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L’Éclat d’obus

L’Éclat d’obus

de Maurice Leblanc

Partie 1

Chapitre 1 Un crime a été commis

– Si je vous disais que je me suis trouvé en face de lui, jadis,sur le territoire même de la France ! Elisabeth regarda Paul Delroze avec l’expression de tendresse d’une jeune mariée pour qui le moindre moi de celui qu’elle aime est un sujet d’émerveillement.

– Vous avez vu Guillaume II en France ? dit-elle.

– De mes yeux vu, et sans qu’il me soit possible d’oublier une seule des circonstances qui ont marqué cette rencontre. Et cependant il y a bien longtemps…

Il parlait avec une gravité soudaine, et comme si l’évocation de ce souvenir eût éveillé en lui les pensées les plus pénibles.Elisabeth lui dit :

– Racontez-moi cela, Paul, voulez-vous ?

– Je vous le raconterai, fit-il. D’ailleurs, bien que je nefusse encore qu’un enfant à cette époque, l’incident est mêlé defaçon si tragique à ma vie elle-même que je ne pourrais pas ne pasvous le confier en tous ses détails.

Ils descendirent. Le train s’était arrêté en gare de Corvigny,station terminus de la ligne d’intérêt local qui part du chef-lieu,atteint la vallée du Liseron et aboutit, six lieues avant lafrontière, au pied de la petite cité lorraine que Vauban entoura,dit-il en ses Mémoires, « des plus parfaites demi-lunesqui se puissent imaginer ».

La gare présentait une animation extrême. Il y avait beaucoup desoldats et un grand nombre d’officiers. Une multitude de voyageurs,familles bourgeoises, paysans, ouvriers, baigneurs des villesd’eaux voisines que desservait Corvigny, attendaient sur le quai,au milieu d’un entassement de colis, le départ du prochain convoipour le chef-lieu.

C’était le dernier jeudi de juillet, le jeudi qui précéda lamobilisation. Elisabeth se serra anxieusement contre son mari.

– Oh ! Paul, dit-elle en frissonnant, pourvu qu’il n’y aitpas la guerre !…

– La guerre ! En voilà une idée !

– Pourtant, tous ces gens qui s’en vont, toutes ces familles quis’éloignent de la frontière…

– Cela ne prouve pas…

– Non, mais vous avez bien lu dans le journal tout à l’heure.Les nouvelles sont très mauvaises. L’Allemagne se prépare. Elle atout combiné… Ah ! Paul, si nous étions séparés !… etpuis, que je ne sache plus rien de vous… et puis, que vous soyezblessé… et puis… Il lui pressa la main.

– N’ayez pas peur, Elisabeth. Rien de tout cela n’arrivera. Pourqu’il y ait la guerre, il faut que quelqu’un la déclare. Or quelest le fou, le criminel odieux, qui oserait prendre cette décisionabominable ?

– Je n’ai pas peur, dit-elle, et je suis même sûre que je seraistrès brave si vous deviez partir. Seulement… seulement, ce seraitplus cruel pour nous que pour beaucoup d’autres. Pensez donc, monchéri, nous ne sommes mariés que de ce matin.

À l’évocation de ce mariage si récent, et où il y avait detelles promesses de joie profonde et durable, son joli visage blondqu’illuminait une auréole de boucles dorées souriait déjà dusourire le plus confiant, et elle murmura :

– Mariés de ce matin, Paul… Alors, vous comprenez, ma provisionde bonheur n’est pas bien lourde.

Il y eut un mouvement dans la foule. Tout le monde se groupaitautour de la sortie. C’était un général, accompagné de deuxofficiers supérieurs, qui se dirigeait vers la cour où l’attendaitune automobile. On entendit une musique militaire : dans l’avenuede la gare passait un bataillon de chasseurs à pied. Puis ce fut,conduit par des artilleurs, un attelage de seize chevaux, quitraînait une énorme pièce de siège dont la silhouette, malgré lapesanteur de l’affût, semblait légère grâce à l’extrême longueur ducanon. Et un troupeau de bœufs suivit.

Les deux sacs de voyage à la main, Paul, qui n’avait pas trouvéd’employé, demeurait sur le trottoir, lorsqu’un homme guêtré decuir, habillé d’une culotte de velours gros vert et d’un veston dechasse à boutons de corne, s’approcha de lui, et, ôtant sacasquette :

– Monsieur Paul Delroze, n’est-ce pas ? Je suis le garde duchâteau…

Il avait une figure énergique et franche, à la peau durcie parle soleil et par le froid, des cheveux déjà gris, et cet air un peurude qu’ont certains vieux serviteurs à qui leur place laisse unecomplète indépendance. Depuis dix-sept ans, il habitait etrégissait pour le comte d’Andeville, père d’Elisabeth, le vastedomaine d’Ornequin, au-dessus de Corvigny.

– Ah ! c’est vous, Jérôme, s’écria Paul. Très bien. Je voisque vous avez reçu la lettre du comte d’Andeville. Nos domestiquessont arrivés ?

– Tous les trois de ce matin, monsieur, et ils nous ont aidés,ma femme et moi, à mettre un peu d’ordre dans le château pourrecevoir monsieur et madame.

Il salua de nouveau Elisabeth qui lui dit :

– Vous me reconnaissez donc, Jérôme ? Il y a si longtempsque je ne suis venue !

– Mademoiselle Elisabeth avait quatre ans. Ç’a été un deuil pourma femme et pour moi quand nous avons su que mademoiselle nereviendrait pas au château… ni M. le comte, à cause de sa pauvrefemme défunte. Et ainsi M. le comte ne fera pas un petit tour parici cette année ?

– Non, Jérôme, je ne le crois pas. Malgré tant d’annéesécoulées, mon père a toujours beaucoup de chagrin.

Jérôme avait pris les sacs et les déposait dans une calèchecommandée à Corvigny, et qu’il fit avancer. Quant aux gros bagages,il devait les emporter avec la charrette de la ferme. Le tempsétait beau. On releva la capote de la voiture. Paul et sa femmes’installèrent.

– La route n’est pas bien longue, dit le garde… quatre lieues…Mais ça monte.

– Le château est-il à peu près habitable ? demandaPaul.

– Dame ! ça ne vaut pas un château habité, mais tout demême monsieur verra. On a fait ce qu’on a pu. Ma femme est sicontente que les maîtres arrivent !… Monsieur et madame latrouveront au bas du perron. Je l’ai avertie que monsieur et madameseraient là sur le coup de six heures et demie, sept heures…

– Un brave homme, dit Paul à Elisabeth quand ils furent partis,mais qui ne doit pas avoir souvent l’occasion de parler. Il serattrape…

La route escaladait en pente raide les hauteurs de Corvigny etconstituait au milieu de la ville, entre la double rangée desmagasins, des monuments publics et des hôtels, l’artère principale,encombrée ce jour-là d’attroupements inusités. Elle redescendaitensuite et contournait les antiques bastions de Vauban. Puis il yeut de légères ondulations à travers une plaine que dominaient àdroite et à gauche les deux forts du Petit et du Grand Jonas. C’esten suivant cette route sinueuse, qui serpentait parmi les piècesd’avoine et de blé, sous le dôme ombreux formé au-dessus d’elle pardes alignements de peupliers, que Paul Delroze revint sur cetépisode de son enfance dont il avait promis le récit àElisabeth.

– Comme je vous l’ai dit, Elisabeth, l’épisode se rattache à undrame terrible, et si étroitement, que cela ne fait et ne peutfaire qu’un dans mon souvenir. Ce drame, on en a beaucoup parlé àl’époque, et votre père, qui était un ami de mon père, comme vousle savez, en eut connaissance par les journaux. S’il ne vous en arien dit, c’est sur ma demande, et parce que je voulais être lepremier à vous raconter ces événements… si douloureux pour moi.

Leurs mains s’unirent. Il savait que chacune de ses phrasesserait accueillie avec ferveur et, après un silence, il reprit:

– Mon père était un de ces hommes qui forcent la sympathie, mêmel’affection, de tous ceux qui les approchent. Enthousiaste,généreux, plein de séduction et de bonne humeur, s’exaltant pourtoutes les belles causes et pour tous les beaux spectacles, ilaimait la vie et en jouissait avec une sorte de hâte. « En 70,engagé volontaire, il avait gagné sur les champs de bataille sesgalons de lieutenant, et l’existence héroïque du soldat convenaitsi bien à sa nature, qu’il s’engagea une seconde fois pourcombattre au Tonkin, et une troisième fois pour aller à la conquêtede Madagascar. « C’est au retour de cette campagne, d’où il revintcapitaine et officier de la Légion d’honneur, qu’il se maria. Sixans plus tard il était veuf.»

« Lorsque ma mère mourut, j’avais à peine quatre ans, et monpère m’entoura d’une tendresse d’autant plus vive que la mort de safemme l’avait frappé cruellement. Il tint à commencer lui-même monéducation. Au point de vue physique, il s’ingéniait à développermon entraînement et à faire de moi un gars solide et courageux.L’été, nous allions au bord de la mer ; l’hiver, dans lesmontagnes de Savoie, sur la neige et sur la glace. Je l’aimais detout mon cœur. Aujourd’hui encore, je ne puis songer à lui sans uneémotion réelle.

« À onze ans, je le suivis dans un voyage à travers la France,qu’il avait retardé depuis des années parce qu’il voulait que jel’accomplisse avec lui, et seulement à l’âge où j’en pourraiscomprendre toute la signification. C’était un pèlerinage aux lieuxmêmes et sur les routes où il avait combattu jadis, durant l’annéeterrible.

« Ces journées, qui devaient se terminer par la plus affreusecatastrophe, m’ont laissé des impressions profondes. Aux bords dela Loire, dans les plaines de la Champagne, dans les vallées desVosges, et surtout parmi les villages de l’Alsace, quelles larmesj’ai versées en voyant couler les siennes ! De quel espoirnaïf j’ai palpité en écoutant ses paroles d’espoir !

« – Paul, me disait-il, je ne doute pas qu’un jour ou l’autre tune te trouves en face de ce même ennemi que j’ai combattu. Dèsmaintenant, et malgré toutes les belles phrases d’apaisement que tupourras entendre, hais-le de toute ta haine, cet ennemi. Quoi qu’ondise, c’est un barbare, une brute orgueilleuse, un homme de sang etde proie. Il nous a écrasés une première fois, il n’aura de cessequ’il ne nous ait écrasés encore, et définitivement. Ce jour-là,Paul, rappelle-toi chacune des étapes que nous parcourons ensemble.Celles que tu suivras seront des étapes de victoire, j’en suis sûr.Mais n’oublie pas un instant les noms de celles-ci, Paul, et que tajoie de triompher n’efface jamais ces noms de douleur etd’humiliation qui sont : Frœschwiller, Mars-la-Tour, Saint-Privat,et tant d’autres ! N’oublie pas, Paul…

« Puis il souriait :

« – Mais pourquoi m’inquiéter ? C’est lui-même qui sechargera d’éveiller la haine au cœur de ceux qui ont oublié et deceux qui n’ont pas vu. Est-ce qu’il peut changer, lui ? Tuverras, Paul, tu verras. Tout ce que je puis te dire ne vaut pasl’effroyable réalité. Ce sont des monstres. »

Paul Delroze s’était tu. Sa femme lui demanda, d’une voix un peutimide :

– Pensez-vous que votre père avait tout à fait raison ?

– Mon père était peut-être influencé par des souvenirs troprécents. J’ai beaucoup voyagé en Allemagne, j’y ai même séjourné,et je crois que l’état d’âme n’est plus le même. Aussi, je l’avoue,j’ai quelquefois du mal à comprendre les paroles de mon père…Cependant… cependant elles me troublent très souvent. Et puis, cequi s’est passé par la suite est si étrange !

La voiture avait ralenti. La route s’élevait doucement vers lescollines qui surplombent la vallée du Liseron. Le soleil penchaitdu côté de Corvigny. Une diligence les croisa, chargée de malles,puis deux automobiles où s’entassaient les voyageurs et les colis.Un piquet de cavalerie galopait à travers les champs.

– Marchons, dit Paul Delroze.

Ils suivirent à pied la voiture et Paul reprit :

– Ce qui me reste à vous dire, Elisabeth, se présente à mamémoire en détails très précis, qui émergent en quelque sorte d’unebrume épaisse où je ne distingue rien. À peine puis-je affirmerque, cette partie du voyage terminée, nous devions aller deStrasbourg vers la Forêt-Noire. Pourquoi notre itinéraire fut-ilchangé ? Je ne le sais pas. Je me vois un matin en gare deStrasbourg et montant dans un train qui se dirigeait vers lesVosges… oui, dans les Vosges. Mon père lisait et relisait unelettre qu’il venait de recevoir et qui semblait lui faire plaisir.Cette lettre avait-elle modifié ses projets ? Je ne sais pasnon plus. Nous avons déjeuné en cours de route. Il faisait unechaleur d’orage et je me suis endormi, de sorte que je me rappelleseulement la place principale d’une petite ville allemande où nousavons loué deux bicyclettes, laissant nos valises à la consigne… Etpuis… comme tout cela est confus !… nous avons roulé à traversun pays dont aucune impression ne m’est restée. À un moment, monpère me dit :

« – Tiens, Paul, nous franchissons la frontière… nous voici enFrance…

« Et, plus tard, combien de temps après ?… il s’arrêta pourdemander son chemin à un paysan qui lui indiqua un raccourci aumilieu des bois. Mais quel chemin ? et quel raccourci ?Dans mon cerveau, c’est une ombre impénétrable où mes pensées sontcomme ensevelies.

« Et tout à coup l’ombre se déchire, et je vois, mais avec unenetteté surprenante, une clairière, de grands arbres, de la moussequi ressemble à du velours et une vieille chapelle. Sur tout celail pleut de grosses gouttes de plus en plus précipitées, et monpère me dit :

« – Mettons-nous à l’abri, Paul.

« Sa voix, comme elle résonne en moi ! et comme je mereprésente exactement la petite chapelle aux murailles verdies parl’humidité ! Derrière, le toit débordant un peu au-dessus duchœur, nous mîmes nos bicyclettes à l’abri. C’est alors que lebruit d’une conversation nous parvint de l’intérieur, et que nousperçûmes aussi le grincement de la porte qui s’ouvrait sur lecôté.

« Quelqu’un sortit et déclara en allemand :

« – II n’y a personne. Dépêchons-nous.

« À ce moment nous contournions la chapelle avec l’intention d’yentrer par cette porte, et il arriva que mon père, qui marchait lepremier, se trouva soudain en présence de l’homme qui avait dûprononcer les mots allemands.

« De part et d’autre il y eut un mouvement de recul, l’étrangerparaissant très contrarié et mon père stupéfait de cette rencontreinsolite. Une seconde ou deux peut-être, ils demeurèrent immobilesl’un en face de l’autre. J’entendis mon père qui murmurait :

« – Est-ce possible ? L’empereur…

« Et moi-même, étonné par ces mots, ayant vu souvent le portraitdu Kaiser, je ne pouvais douter : celui qui était là, devant nous,c’était l’empereur d’Allemagne.

« L’empereur d’Allemagne en France ! Vivement, il avaitbaissé la tête et relevé, jusqu’aux bords rabattus de son chapeau,le col en velours d’une vaste pèlerine. Il se tourna vers lachapelle. Une dame en sortait, suivie d’un individu que je regardaià peine, une façon de domestique. La dame était grande, jeuneencore, assez belle, brune.

« L’empereur lui saisit le bras avec une véritable violence etl’entraîna en lui disant, sur un ton de colère, des paroles quenous ne pûmes distinguer. Ils reprirent le chemin par lequel nousétions venus, et qui conduisait à la frontière. Le domestiques’était jeté dans le bois et les précédait.

« – L’aventure est vraiment bizarre, dit mon père en riant.Pourquoi diable Guillaume II se risque-t-il par là ? Et enplein jour ! Est-ce que la chapelle présenterait quelqueintérêt artistique ? Allons-y, veux-tu, Paul ?

« Nous entrâmes. Un peu de jour seulement passait par un vitrailnoir de poussière et de toiles d’araignées. Mais ce peu de joursuffit à nous montrer des piliers trapus, des murailles nues, rienqui semblât mériter l’honneur d’une visite impériale, selonl’expression de mon père, lequel ajouta :

« – Il est évident que Guillaume II est venu voir cela entouriste, à l’aventure, et qu’il est fort ennuyé d’être surprisdans cette escapade. Peut-être la dame qui l’accompagne luiavait-elle assuré qu’il ne courait aucun risque. De là sonirritation contre elle et ses reproches.

« Il est curieux, n’est-ce pas, Elisabeth, que tous ces menusfaits, qui n’avaient en réalité qu’une importance relative pour unenfant de mon âge, je les aie enregistrés fidèlement, alors quetant d’autres, plus essentiels, ne se sont pas gravés en moi.Cependant, je vous raconte ce qui fut, comme si je le voyais devantmes yeux et comme si les mots résonnaient à mon oreille. Etj’aperçois encore, à l’instant où je parle, aussi nettement que jel’aperçus à l’instant où nous sortions de la chapelle, la compagnede l’empereur qui revient et traverse la clairière d’un pas hâtif,et je l’entends dire à mon père :

« – Puis-je vous demander un service, monsieur ?

« Elle est oppressée. Elle a dû courir. Et tout de suite, sansattendre la réponse, elle ajoute :

« – La personne que vous avez rencontrée désirerait avoir unentretien avec vous.

« L’inconnue s’exprime aisément en français. Pas le moindreaccent.

« Mon père hésite. Mais cette hésitation semble la révolter,comme une offense inconcevable envers la personne qui l’envoie, etelle dit d’un ton âpre :

« – Je ne suppose pas que vous ayez l’intention derefuser !

« – Pourquoi pas ? dit mon père, dont je devinel’impatience. Je ne reçois aucun ordre.

« – Ce n’est pas un ordre, dit-elle en se contenant, c’est undésir.

« – Soit, j’accepte l’entretien. Je reste à la disposition decette personne.

« Elle parut indignée :

« – Mais non, mais non, il faut que ce soit vous…

« – Il faut que ce soit moi qui me dérange, s’écria mon pèrefortement, et sans doute que je franchisse la frontière au-delà delaquelle on daigne m’attendre ! Tous mes regrets, madame,c’est là une démarche que je ne ferai pas. Vous direz à cettepersonne que, si elle redoute de ma part une indiscrétion, ellepeut être tranquille. Allons, Paul, tu viens ?

« Il ôta son chapeau et s’inclina devant l’inconnue. Mais ellelui barra le passage.

« – Non, non, vous m’écouterez. Une promesse de discrétion,est-ce que cela compte ? Non, il faut en finir d’une façon oud’une autre, et vous admettrez bien…

« À partir de ce moment, je n’ai plus entendu. Elle était enface de mon père, hostile, véhémente. Son visage se contractaitavec une expression vraiment féroce qui me faisait peur. Ah !comment n’ai-je pas prévu ?… Mais j’étais si jeune ! Etpuis, cela se passa si vite !… En s’avançant vers mon père,elle l’accula pour ainsi dire jusqu’au pied d’un gros arbre, àdroite de la chapelle. Leurs voix s’élevèrent. Elle eut un geste demenace. Il se mit à rire. Et ce fut brusque, immédiat : d’un coupde couteau – ah ! cette lame dont je vis soudain la lueur dansl’ombre ! – elle le frappa en pleine poitrine, deux fois… deuxfois, là, en pleine poitrine. Mon père tomba. »

Paul Delroze s’était arrêté, tout pâle au souvenir du crime.

– Ah ! balbutia Elisabeth, ton père a été assassiné… Monpauvre Paul, mon pauvre ami…

Et elle reprit, haletante d’angoisse :

– Alors, Paul, qu’est-il advenu ? vous avez crié ?…

– J’ai crié, je me suis élancé vers lui, mais une mainimplacable me saisit. C’était l’individu, le domestique, quisurgissait du bois et m’empoignait. Je vis son couteau levéau-dessus de ma tête. Je sentis un choc terrible à l’épaule. À montour je tombai.

Chapitre 2La chambre close

La voiture attendait Elisabeth et Paul à quelque distance.Arrivés sur le plateau, ils s’étaient assis au bord du chemin. Lavallée du Liseron s’ouvrait devant eux en courbes molles etverdoyantes, où la petite rivière onduleuse était escortée de deuxroutes blanches qui en suivaient tous les caprices. En arrière,sous le soleil, se massait Corvigny que l’on dominait d’unecentaine de mètres tout au plus. Une lieue plus loin, en avant, sedressaient les tourelles d’Ornequin et les ruines du vieuxdonjon.

La jeune femme garda longtemps le silence, terrifiée par lerécit de Paul. À la fin, elle lui dit :

– Ah ! Paul, tout cela est terrible. Est-ce que vous avezbeaucoup souffert ?

– Je ne me rappelle plus rien à partir de ce moment, plus rienjusqu’au jour où je me suis trouvé dans une chambre que je neconnaissais pas, soigné par une vieille cousine de mon père et parune religieuse. C’était la plus belle chambre d’une auberge situéeentre Belfort et la frontière. Un matin, de très bonne heure, douzejours auparavant, l’aubergiste avait découvert deux corps immobilesque l’on avait déposés là durant la nuit, deux corps baignés desang. Au premier examen, il constata que l’un de ces corps étaitglacé. C’était celui de mon pauvre père. Moi, je respirais, mais sipeu !

« La convalescence fut très longue et coupée de rechutes etd’accès de fièvre où, pris de délire, je voulais me sauver. Mavieille cousine, seule parente qui me restât, fut admirable dedévouement et d’attentions. Deux mois plus tard, elle m’emmenaitchez elle à peu près guéri de ma blessure, mais si profondémentaffecté par la mort de mon père et par les circonstancesépouvantables de cette mort, qu’il me fallut plusieurs années pourrétablir ma santé. Quant au drame lui-même… »

– Eh bien ? fit Elisabeth, qui avait entouré de son bras lecou de son mari en un geste de protection passionnée.

– Eh bien, fit Paul, jamais il ne fut possible d’en percer lemystère. La justice s’y employa pourtant avec beaucoup de zèle etde minutie, tâchant de vérifier les seuls renseignements qu’ellepût utiliser, ceux que je lui donnais. Tous ses efforts échouèrent.D’ailleurs, ces renseignements étaient si vagues ! En dehorsde ce qui s’était passé dans la clairière et devant la chapelle,que savais-je ? Où chercher cette clairière ? Où ladécouvrir, cette chapelle ? En quel pays le drame s’était-ildéroulé ?

– Mais cependant vous avez effectué un voyage, votre père etvous, pour venir en ce pays, et il me semble qu’en remontant àvotre départ même de Strasbourg…

– Eh ! vous comprenez bien qu’on n’a pas négligé cettepiste, et que la justice française, non contente de requérirl’appui de la justice allemande, a lancé sur place ses meilleurspoliciers. Mais c’est là précisément ce qui, dans la suite, quandj’ai eu l’âge de raison, m’a semblé le plus étrange, c’estqu’aucune trace de notre passage à Strasbourg n’a été relevée. Vousentendez, aucune ? Or, s’il est une chose dont j’étaisabsolument certain, c’est que nous avions bien mangé et couché aStrasbourg, au moins deux journées entières. Le juge d’instructionqui poursuivait l’affaire a conclu que mes souvenirs d’enfant,d’enfant meurtri, bouleversé, devaient être faux. Mais moi, jesavais que non ; je le savais, et je le sais encore.

– Et alors, Paul ?

– Alors, je ne puis m’empêcher d’établir un rapprochement entrel’abolition totale de faits incontestables, faciles à contrôler ouà reconstituer, comme le séjour de deux Français à Strasbourg,comme leur voyage dans un chemin de fer, comme le dépôt de leursvalises en consigne, comme la location de deux bicyclettes dans unbourg d’Alsace, un rapprochement, dis-je, entre ces faits et cefait primordial que l’empereur fut mêlé directement, oui,directement à l’affaire.

– Mais ce rapprochement, Paul, a dû s’imposer à l’esprit du jugecomme au vôtre…

– Évidemment ; mais ni le juge, ni aucun des magistrats etdes personnages officiels qui recueillirent des dépositions, n’ontvoulu admettre la présence de l’empereur en Alsace ce jour-là.

– Pourquoi ?

– Parce que les journaux allemands avaient signalé sa présence àFrancfort à la même heure.

– À Francfort !

– Parbleu, cette présence est signalée là où il l’ordonne, etjamais là où il ne veut pas qu’elle le soit. En tout cas, sur cepoint encore, j’étais accusé d’erreur, et l’enquête se heurtait àun ensemble d’obstacles, d’impossibilités, de mensonges, d’alibis,qui, pour moi, révélait l’action continue et toute-puissante d’uneautorité sans limites. Cette explication est la seule admissible.Voyons, est-ce que deux Français peuvent loger dans un hôtel deStrasbourg sans qu’on relève leurs noms sur le registre de cethôtel ? Or, qu’un tel registre ait été confisqué, ou tellepage arrachée, nos noms n’ont été relevés nulle part. Donc, aucunepreuve, aucun indice. Patrons et domestiques d’hôtel ou derestaurant, buralistes de gare, employés de chemin de fer, loueursde bicyclettes, autant de subalternes, c’est-à-dire de complices,qui tous ont reçu la consigne du silence et dont pas un seul n’adésobéi.

– Mais plus tard, Paul, vous avez dû cherchervous-même ?

– Si j’ai cherché ! Quatre fois déjà depuis mon adolescencej’ai parcouru la frontière, de la Suisse au Luxembourg, de Belfortà Longwy, interrogeant les individus, étudiant les paysages !Et durant combien d’heures surtout me suis-je acharné à creuserjusqu’au fond de mon cerveau pour en extraire l’infime souvenir quim’eût éclairé. Rien. Dans ces ténèbres, aucune lueur nouvelle.Trois images seulement ont jailli à travers l’épaisse brume dupassé. L’image des lieux et des choses qui furent les témoins ducrime : les arbres de la clairière, la vieille chapelle, le sentierqui fuit au milieu des bois. L’image de l’empereur. Et l’image…l’image de la femme qui tua.

Paul avait baissé la voix. La douleur et la haine contractaientson visage.

– Oh ! celle-là, je vivrais cent ans que je la verraisdevant mes yeux comme on voit un spectacle dont tous les détailssont en pleine lumière. La forme de sa bouche, l’expression de sonregard, la nuance de ses cheveux, le caractère spécial de samarche, le rythme de ses gestes, le dessin de sa silhouette, toutcela est en moi, non pas comme des visions que j’évoque à volonté,mais comme des choses qui font partie de mon être lui-même. Oncroirait que, pendant mon délire, toutes les forces mystérieuses demon esprit ont travaillé à l’assimilation complète de ces souvenirsodieux. Et si, aujourd’hui, ce n’est plus l’obsession maladived’autrefois, c’est une souffrance à certaines heures, quand le soirtombe et que je suis seul. Mon père a été tué, et celle qui l’a tuévit encore, impunie, heureuse, riche, honorée, poursuivant sonœuvre de haine et de destruction.

– Vous la reconnaîtriez, Paul ?

– Si je la reconnaîtrais ? Entre mille et mille femmes. Etfût-elle transformée par l’âge, je retrouverais sous les rides dela vieille femme, le visage même de la jeune femme qui assassinamon père, une fin d’après-midi du mois de septembre. Ne pas lareconnaître ! Mais la couleur même de sa robe, je l’ainotée ! N’est-ce pas incroyable ? une robe grise avec unfichu de dentelle noire autour des épaules, et là, au corsage, enguise de broche, un lourd camée encadré d’un serpent d’or dont lesyeux étaient faits de rubis. Vous voyez, Elisabeth, que je n’ai pasoublié ce que je n’oublierai jamais.

Il se tut. Elisabeth pleurait. Comme son mari, ce passél’enveloppait d’horreur et d’amertume. Il l’attira contre lui et labaisa au front.

Elle lui dit :

– N’oublie pas, Paul. Le crime sera puni parce qu’il le faut.Mais que ta vie ne soit pas soumise à ce souvenir de haine. Noussommes deux maintenant, et nous nous aimons. Regarde versl’avenir.

Le château d’Ornequin est une belle et simple construction duXVIe siècle, avec quatre tourelles surmontées de clochetons, avecde hautes fenêtres à pinacle dentelé, et une fine balustrade ensaillie du premier étage.

Des pelouses régulières, encadrant le rectangle de la courd’honneur, forment esplanade, et conduisent par la droite et par lagauche vers des jardins, des bois et des vergers. Un des côtés deces pelouses se termine en une large terrasse d’où l’on a vue surla vallée du Liseron, et qui supporte, dans l’alignement duchâteau, les ruines majestueuses d’un donjon carré.

Le tout a grande allure. Entouré de fermes et de champs, ledomaine, quand il est bien entretenu, suppose une exploitationactive et vigilante. C’est un des plus vastes du département.

Dix-sept années plus tôt, à la mise en vente qui suivit la mortdu dernier baron d’Ornequin, le comte d’Andeville, pèred’Elisabeth, l’avait acheté sur un désir de sa femme. Marié depuiscinq ans, ayant donné sa démission d’officier de cavalerie pour seconsacrer à celle qu’il aimait, il voyageait avec elle, lorsque lehasard leur fit visiter Ornequin au moment même où la vente, àpeine annoncée dans les journaux de la région, allait s’eneffectuer. Hermine d’Andeville s’enthousiasma. Le comte, quicherchait un domaine dont l’exploitation occupât ses loisirs,enleva l’affaire par l’entremise d’un homme de loi.

Durant tout l’hiver qui suivit, il dirigea, de Paris, lestravaux de restauration que nécessitait l’abandon où l’ancienpropriétaire avait laissé son château. Il voulait que la demeurefût confortable, et, la voulant belle aussi, il y envoya tous lesbibelots, tapisseries, objets d’art, toiles de maîtres, quiornaient son hôtel de Paris.

Ce n’est qu’au mois d’août qu’ils purent s’installer. Ilsvécurent là quelques semaines délicieuses avec leur chèreElisabeth, âgée de quatre ans, et leur fils Bernard, un gros garçonque la comtesse venait de mettre au monde.

Toute dévouée à ses enfants, Hermine d’Andeville ne sortaitjamais du parc. Le comte surveillait ses fermes et parcourait seschasses, en compagnie de son garde Jérôme.

Or, à la fin d’octobre, la comtesse ayant pris froid, et lemalaise qui s’ensuivit ayant eu des conséquences assez graves, lecomte d’Andeville décida de la conduire, ainsi que ses enfants,dans le Midi. Deux semaines après, il y eut une rechute. En troisjours, elle fut emportée.

Le comte éprouva ce désespoir qui vous fait comprendre que lavie est finie et que, quoi qu’il arrive, on ne goûtera plus ni joieni même apaisement d’aucune sorte. Il vécut, mais non pas tant pourses enfants que pour entretenir en lui le culte de la morte et pourperpétuer un souvenir qui devenait sa seule raison d’être.

Incapable de retourner dans ce château d’Ornequin où il avaitconnu une félicité trop parfaite, et, d’autre part, n’admettant pasque des intrus pussent y demeurer, il donna l’ordre à Jérôme d’enfermer les portes et les volets, et de condamner le boudoir et lachambre de la comtesse de manière que nul n’y entrât jamais. Jérômeeut en outre mission de louer les fermes à des cultivateurs et d’entoucher les loyers.

Cette rupture avec le passé ne suffit pas au comte. Chosebizarre pour un homme qui n’existait plus que par le souvenir de safemme, tout ce qui la lui rappelait, objets familiers, cadred’habitation, lieux et paysages, lui était une torture, et sesenfants eux-mêmes lui inspiraient un sentiment de malaise qu’il nepouvait surmonter. Il avait en province, à Chaumont, une sœur plusâgée et veuve. Il lui confia sa fille Elisabeth et son fils Bernardet partit en voyage.

Auprès de sa tante Aline, créature de devoir et d’abnégation,Elisabeth eut une enfance attendrie, grave, studieuse, où la vie deson cœur se forma en même temps que son esprit et que soncaractère. Elle reçut une forte éducation et une discipline moraletrès rigoureuse.

À vingt ans, c’était une grande jeune fille, vaillante et sanscrainte, dont le visage, naturellement un peu mélancolique,s’éclairait parfois du sourire le plus naïf et le plus affectueux,un de ces visages où s’inscrivent d’avance les épreuves et lesravissements que le destin vous réserve. Toujours humides, les yeuxsemblaient s’émouvoir au spectacle de toutes les choses. Lescheveux, avec leurs boucles pâles, donnaient de l’allégresse à saphysionomie.

Le comte d’Andeville, qui, à chaque séjour qu’il faisait auprèsd’elle, entre deux voyages, subissait un peu plus le charme de safille, l’emmena deux hivers de suite en Espagne et en Italie. C’estainsi qu’à Rome elle rencontra Paul Delroze, qu’ils se retrouvèrentà Naples, puis à Syracuse, puis au cours d’une longue excursion àtravers la Sicile, et que cette intimité les attacha l’un à l’autrepar un lien dont ils connurent la force à l’instant de leurséparation.

Ainsi qu’Elisabeth, Paul avait été élevé en province et, commeelle, chez une parente dévouée qui tâcha de lui faire oublier, àforce de soins et d’affection, le drame de son enfance. Si l’oubline vint pas, elle réussit tout au moins à continuer l’œuvre du pèreet à faire de Paul un garçon droit, aimant le travail, d’uneculture étendue, épris d’action et curieux de la vie. Il passa parl’École Centrale, puis, son service militaire accompli, il restadeux ans en Allemagne, étudiant sur place certaines questionsindustrielles et mécaniques qui le passionnaient avant tout.

De haute taille, bien découplé, les cheveux noirs rejetés enarrière, la face un peu maigre, le menton volontaire, il donnaitune impression de force et d’énergie.

Sa rencontre avec Elisabeth lui révéla tout un monde desentiments et d’émotions qu’il avait dédaignés jusqu’ici. Ce futpour lui, comme pour la jeune fille, une sorte d’ivresse, mêléed’étonnement. L’amour créait en eux des âmes nouvelles, libres,légères, dont l’enthousiasme et l’épanouissement contrastaient avecles habitudes que leur avait imposées la forme sévère de leurexistence. Dès son retour en France, il demandait la main de lajeune fille. Elle lui était accordée.

Au contrat qui eut lieu trois jours avant le mariage, le comted’Andeville annonça qu’il ajoutait à la dot d’Elisabeth le châteaud’Ornequin. Les deux jeunes gens résolurent de s’y établir, et Paulchercherait alors dans les vallées industrielles de cette régionune affaire qu’il pût acquérir et diriger.

Jeudi le 30 juillet ils se marièrent à Chaumont. Cérémonie toutintime, car on parlait beaucoup de la guerre, bien que, sur la foide renseignements auxquels il attachait le plus grand crédit, lecomte d’Andeville affirmât que cette éventualité ne pouvait êtreenvisagée. Au déjeuner de famille qui réunit les témoins, Paul fitla connaissance de Bernard d’Andeville, le frère d’Elisabeth,collégien de dix-sept ans à peine dont les vacances commençaient,et qui lui plut par son bel entrain et par sa franchise. Il futconvenu que Bernard les rejoindrait dans quelques jours àOrnequin.

Enfin, à une heure, Elisabeth et Paul quittaient Chaumont enchemin de fer. La main dans la main, ils s’en allaient vers lechâteau où devaient s’écouler les premières années de leur union,peut-être même tout cet avenir de bonheur et de quiétude quis’ouvre au regard ébloui des amants.

Il était six heures et demie lorsqu’ils aperçurent au bas duperron la femme de Jérôme, Rosalie, une bonne grosse mère aux jouescouperosées et à l’aspect réjouissant. En hâte, avant le dîner, ilsfirent le tour du jardin, puis visitèrent le château.

Elisabeth ne contenait pas son émoi. Quoique nul souvenir ne pûtl’agiter, il lui semblait néanmoins retrouver quelque chose decette mère qu’elle avait si peu connue, dont elle ne se rappelaitpas l’image, et qui avait vécu là ses dernières journées heureuses.Pour elle, l’ombre de la défunte cheminait au détour des allées.Les grandes pelouses vertes dégageaient une odeur spéciale. Lesfeuilles des arbres frissonnaient à la brise avec un murmurequ’elle croyait bien avoir perçu déjà en cet endroit même, auxmêmes heures, et tandis que sa mère l’écoutait auprès d’elle.

– Vous paraissez triste, Elisabeth ? demanda Paul.

– Triste, non, mais troublée. C’est ma mère qui nous accueilleici, dans ce refuge où elle avait rêvé de vivre et où nous arrivonsavec le même rêve. Et alors un peu d’inquiétude m’oppresse. C’estcomme si j’étais une étrangère, une intruse qui dérange de la paixet du repos. Pensez donc ! Il y a si longtemps que ma mèrehabite ce château ! Elle y est seule. Mon père n’a jamaisvoulu y venir, et je me dis que nous n’avons peut-être pas le droitd’y venir, nous, avec notre indifférence à ce qui n’est pas nous.Paul sourit :

– Elisabeth, amie chérie, vous éprouvez tout simplement cetteimpression de malaise que l’on éprouve en arrivant à la fin du jourdans un pays nouveau.

– Je ne sais pas, dit-elle. Sans doute avez-vous raison…Cependant, je ne puis me défendre d’un certain malaise, et c’est sicontraire à ma nature ! Est-ce que vous croyez auxpressentiments, Paul ?

– Non, et vous ?

– Eh bien, moi non plus, dit-elle en riant et en lui tendant seslèvres.

Ils furent surpris de trouver, aux salons et aux chambres duchâteau, un air de pièces où l’on n’a pas cessé d’habiter. Selonles ordres du comte, tout avait gardé le même arrangement qu’auxjours lointains d’Hermine d’Andeville. Les bibelots d’autrefoisétaient là, aux mêmes places, et toutes les broderies, tous lescarrés de dentelle, toutes les miniatures, tous les beaux fauteuilsdu XVIIIe siècle, toutes les tapisseries flamandes, tous lesmeubles collectionnés jadis par le comte pour embellir sa demeure.Ainsi, du premier coup, ils entraient dans un cadre de vie charmantet intime.

Après le dîner, ils retournèrent aux jardins et s’y promenèrentenlacés et silencieux. De la terrasse, ils virent la vallée pleinede ténèbres au travers desquelles brillaient quelques lumières. Levieux donjon élevait ses ruines robustes dans un ciel pâle, oùtraînait encore un peu de jour confus.

– Paul, dit Elisabeth à voix basse, avez-vous remarqué qu’envisitant le château nous avons passé près d’une porte fermée par ungros cadenas ?

– Au milieu du grand couloir, dit Paul, et tout près de votrechambre, n’est-ce pas ?

– Oui. C’était le boudoir que ma pauvre mère occupait. Mon pèreexigea qu’il fût fermé, ainsi que la chambre qui en dépend, etJérôme posa un cadenas et lui envoya la clef. Ainsi personne n’y apénétré depuis. Il est ce qu’il était alors. Tout ce qui servait àma mère, ses ouvrages en train, ses livres familiers s’y trouvent.Et, au mur, en face, entre les deux fenêtres toujours closes, il ya son portrait que mon père avait fait faire un an auparavant parun grand peintre de ses amis, un portrait en pied et qui estl’image parfaite de maman, m’a-t-il dit. À côté, un prie-Dieu, lesien. Ce matin, mon père m’a donné la clef du boudoir, et je lui aipromis de m’agenouiller sur ce prie-Dieu, et de prier devant ceportrait.

– Allons, Elisabeth.

La main de la jeune femme frissonnait dans celle de son marilorsqu’ils montèrent l’escalier qui conduisait au premier étage.Des lampes étaient allumées tout au long du couloir. Ilss’arrêtèrent.

La porte était large et haute, pratiquée dans un mur épais, etcouronnée d’un trumeau aux reliefs dorés.

– Ouvrez, Paul, dit Elisabeth, dont la voix tremblait.

Elle lui tendit la clef. Il fit fonctionner le cadenas et saisitle bouton de la porte. Mais soudain elle agrippa le bras de sonmari.

– Paul, Paul, un instant… C’est pour moi un telbouleversement ! Pensez donc, me voici pour la première foisdevant ma mère, devant son image… et vous êtes auprès de moi, monbien-aimé… Il me semble que toute ma vie de petite fillerecommence.

– Oui, de petite fille, dit-il, en la pressant passionnémentcontre lui, et c’est ta vie de femme aussi… Elle se dégagea,réconfortée par son étreinte, et murmura :

– Entrons, mon Paul chéri.

Il poussa la porte, puis il retourna dans le couloir où il pritune des lampes suspendues au mur, et il revint la placer sur unguéridon. Elisabeth avait déjà traversé la pièce et se tenaitdevant le portrait. Le visage de sa mère demeurant dans l’ombre,elle disposa la lampe de manière à la mettre en pleine clarté.

– Comme elle est belle, Paul !

Il s’approcha et leva la tête. Défaillante, Elisabeths’agenouilla sur le prie-Dieu. Mais au bout d’un moment, comme Paulse taisait, elle le regarda et fut stupéfaite. Il ne bougeait pas,livide, les yeux agrandis par la plus épouvantable vision.

– Paul ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que vous avez ?

Il se mit à reculer vers la porte, sans pouvoir détacher sonregard du portrait de la comtesse Hermine. Il chancelait comme unhomme ivre, et ses bras battaient l’air autour de lui.

– Cette femme… cette femme…, balbutia-t-il d’une voixrauque.

– Paul ! implora Elisabeth, que veux-tu dire ?

– Cette femme, c’est celle qui a tué mon père.

Chapitre 3Ordre de mobilisation

L’horrible accusation fut suivie d’un silence effrayant. Debouten face de son mari, Elisabeth cherchait à comprendre des parolesqui n’avaient pas encore pour elle leur sens véritable, mais quil’atteignaient cependant comme des blessures profondes.

Elle fit deux pas vers lui, et, les yeux dans les yeux, ellearticula, si bas qu’il entendit à peine :

– Qu’est-ce que tu viens de dire, Paul ? c’est une chose simonstrueuse !…

Il répondit sur le même ton :

– Oui, c’est une chose monstrueuse. Moi-même je n’y crois pasencore… je ne veux pas y croire…

– Alors… tu t’es trompé, n’est-ce pas ? Tu t’es trompé,avoue-le…

Elle le suppliait de toute sa détresse, comme si elle eût espéréle fléchir. Par-dessus l’épaule de sa femme, il accrocha de nouveauson regard au portrait maudit, et tressaillit des pieds à latête.

– Ah ! c’est elle, affirma-t-il en serrant les poings.C’est elle… je la reconnais… C’est elle qui a tué…

Un sursaut de révolte secoua la jeune femme, et se frappantviolemment la poitrine :

– Ma mère ! ma mère à moi aurait tué… ma mère ! celleque mon père adorait et qu’il n’a pas cessé d’adorer !… mamère qui me berçait autrefois et qui m’embrassait ! J’ai toutoublié d’elle, mais pas cela, pas l’impression de ses caresses etde ses baisers ! Et c’est elle qui aurait tué !

– C’est elle.

– Ah ! Paul, ne dites pas une telle infamie ! Commentpouvez-vous affirmer, si longtemps après le crime ? Vousn’étiez qu’un enfant et, cette femme, vous l’avez si peuvue !… à peine quelques minutes.

– Je l’ai vue plus qu’on ne peut voir, s’exclama Paul avecforce. Depuis l’instant du crime, son image ne m’a pas quitté.J’aurais voulu m’en délivrer parfois, comme on veut se délivrerd’un cauchemar. Je n’ai pas pu. Et c’est cette image qui est làcontre ce mur. Aussi sûrement que j’existe, la voilà, je lareconnais comme je reconnaîtrais votre image après vingt ans !C’est elle… Tenez, mais tenez, à son corsage, cette broche entouréed’un serpent d’or… Un camée ! ne vous l’ai-je pas dit !Et les yeux de ce serpent… des rubis ! Et le fichu de dentellenoire autour des épaules ! C’est elle ! c’est la femmeque j’ai vue !

Une fureur croissante le surexcitait, et il menaçait du poing leportrait d’Hermine d’Andeville.

– Tais-toi, s’écria Elisabeth, que torturait chacune de sesparoles, tais-toi, je te défends…

Elle voulut lui appliquer la main sur la bouche pour le réduireau silence. Mais Paul eut un geste de recul comme s’il se refusaità subir le contact de sa femme, et ce fut un mouvement si brusque,si instinctif, qu’elle s’écroula avec des sanglots, tandis que lui,exaspéré, fouetté par la douleur et la haine, en proie à une sorted’hallucination épouvantée qui le faisait reculer jusqu’à la porte,proférait :

– La voilà ! C’est sa bouche mauvaise, ses yeuximplacables ! Elle pense au crime. Je la vois… je la vois…Elle s’avance vers mon père ! Elle l’entraîne !… Ellelève le bras !… Elle le tue !… Ah, lamisérable !…

Il s’enfuit.

Cette nuit-là, Paul la passa dans le parc, courant comme un fou,au hasard des allées obscures, ou se jetant exténué sur le gazondes pelouses, pleurant, et pleurant indéfiniment.

Paul Delroze n’avait jamais souffert que par le souvenir ducrime, souffrance atténuée, mais qui, néanmoins, dans certainescrises, devenait aiguë, jusqu’à lui sembler la brûlure d’une plaienouvelle. La douleur, cette fois, fut telle et si imprévue que,malgré sa maîtrise habituelle et l’équilibre de sa raison, ilperdit véritablement la tête. Ses pensées, ses actes, sesattitudes, les mots qu’il criait dans la nuit, furent ceux d’unhomme qui n’a plus la direction de lui-même.

Une seule idée revenait toujours en son cerveau tumultueux, oùles idées et les impressions tourbillonnaient comme des feuilles auvent, une seule pensée terrible : « Je connais celle qui a tué monpère, et la femme que j’aime est la fille de cette femme !»

Aimait-il encore ? Certes il pleurait désespérément unbonheur qu’il savait brisé, mais aimait-il encore Elisabeth ?Pouvait-il aimer la fille d’Hermine d’Andeville ?

Au petit jour, quand il rentra et qu’il passa devant la chambred’Elisabeth, son cœur ne battit pas plus vite. Sa haine contre lameurtrière abolissait tout ce qui pouvait palpiter en lui d’amour,de désir, de tendresse ou même de simple et humaine pitié.

L’engourdissement où il tomba durant quelques heures détendit unpeu ses nerfs, mais ne changea pas la disposition de son esprit.Peut-être au contraire, et cela sans même y réfléchir, serefusait-il avec plus de force à rencontrer Elisabeth. Cependant,il voulait savoir, se rendre compte, s’entourer de tous lesrenseignements nécessaires, et ne prendre qu’en toute certitude ladécision qui allait dénouer, dans un sens ou dans l’autre, le granddrame de sa vie.

Avant tout il fallait interroger Jérôme et sa femme, dont letémoignage prenait une valeur considérable du fait qu’ils avaientconnu la comtesse d’Andeville. Certaines questions de dates, parexemple, pouvaient être élucidées sur-le-champ. Il les trouva dansleur pavillon, tous deux très agités. Jérôme un journal à la mainet Rosalie gesticulant avec effroi.

– Ça y est, monsieur, s’écria Jérôme. Monsieur peut en être sûr: c’est pour tantôt !

– Quoi ? fit Paul.

– La mobilisation. Monsieur verra ça. J’ai vu les gendarmes, desamis à moi, et ils m’ont averti. Les affiches sont prêtes. Paulobserva distraitement :

– Les affiches sont toujours prêtes.

– Oui, mais on va les coller tantôt, monsieur verra ça. Et puis,que monsieur lise le journal. Ces cochons-là – que monsieurm’excuse, il n’y a pas d’autre mot – ces cochons-là veulent laguerre. L’Autriche entrerait bien en pourparlers, mais pendant cetemps, eux ils mobilisent, et voici plusieurs jours. À preuve qu’onne peut plus entrer chez eux. Bien plus, hier, pas loin d’ici, ilsont démoli une gare française et fait sauter des rails. Quemonsieur lise !

Paul parcourut des yeux les dépêches de la dernière heure, mais,quoiqu’il eût l’impression de leur gravité, la guerre lui semblaitune chose si invraisemblable qu’il n’y prêta qu’une attentionpassagère.

– Tout cela s’arrangera, conclut-il, c’est leur manière decauser, la main sur la garde de l’épée, mais je ne veux pascroire…

– Monsieur a bien tort, murmura Rosalie.

Il n’écoutait plus, ne songeant au fond qu’à la tragédie de sondestin et cherchant par quelle voie il obtiendrait de Jérôme lesréponses qui lui étaient nécessaires. Mais, incapable de secontenir davantage, il attaqua le sujet franchement.

– Vous savez peut-être, Jérôme, que madame et moi nous sommesentrés dans la chambre de la comtesse d’Andeville.

Cette déclaration fit sur le garde et sur sa femme un effetextraordinaire, comme si c’eût été un sacrilège de pénétrer danscette chambre close depuis si longtemps, la chambre de madame,ainsi qu’ils l’appelaient entre eux.

– Est-ce Dieu possible ! balbutia Rosalie.

Et Jérôme ajouta :

– Mais non, mais non, puisque j’avais envoyé à M. le comte laseule clef du cadenas, une clef de sûreté.

– Il nous l’a donnée hier matin, dit Paul.

Et, tout de suite, sans s’occuper davantage de leur stupeur, ilinterrogea :

– Il y a entre les deux fenêtres le portrait de la comtessed’Andeville. À quelle époque ce portrait fut-il apporté et placélà ?

Jérôme ne répondit pas aussitôt. Il réfléchissait. Il regarda safemme, puis, après un instant, articula :

– Mais c’est bien simple, à l’époque où M. le comte a expédiétous ses meubles au château, avant l’installation.

– C’est-à-dire ?

Durant les trois ou quatre secondes que Paul attendit laréponse, son angoisse fut intolérable. Cette réponse étaitdécisive.

– Eh bien ? reprit-il.

– Eh bien, au printemps de l’année 1898.

– 1898 !

Ces mots, Paul les répéta d’une voix sourde. 1898, c’étaitl’année même où son père avait été assassiné !

Sans se permettre de réfléchir, avec le sang-froid du juged’instruction qui ne dévie pas du plan qu’il s’est tracé, ildemanda :

– Ainsi donc le comte et la comtesse d’Andeville sont arrivésici ?…

– M. le comte et Mme la comtesse sont arrivés au château le 28août 1898, et ils sont repartis pour le Midi le 24 octobre.

Maintenant Paul connaissait la vérité, puisque l’assassinat deson père avait eu lieu le 19 septembre. Et toutes les circonstancesqui dépendaient de cette vérité, qui l’expliquaient en sesprincipaux détails, ou qui en découlaient, lui apparurent d’uncoup. Il se rappela que son père entretenait des relations d’amitiéavec le comte d’Andeville. Il se dit que son père avait dû, aucours de son voyage en Alsace, apprendre le séjour en Lorraine deson ami d’Andeville, et projeter de lui faire la surprise d’unevisite. Il évalua la distance qui séparait Ornequin de Strasbourg,distance qui correspondait bien aux heures passées en chemin defer. Et il interrogea :

– Combien de kilomètres d’ici à la frontière ?

– Exactement sept, monsieur.

– De l’autre côté, on arrive à une petite ville allemande assezrapprochée, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, Ebrecourt.

– Peut-on prendre un raccourci pour aller à lafrontière ?

– Jusqu’à moitié route de la frontière, oui, monsieur, unsentier en haut du parc.

– À travers le bois ?

– À travers les bois de M. le comte.

– Et dans ces bois…

Il n’y avait plus, pour acquérir la certitude totale, absolue,celle qui résulte, non pas d’une interprétation des faits, mais desfaits eux-mêmes, devenus pour ainsi dire visibles et palpables, iln’y avait plus qu’à poser la question suprême : dans les bois n’ya-t-il pas une petite chapelle au milieu d’une clairière ?Pourquoi Paul Delroze ne la posa-t-il pas, cette question ?Jugea-t-il qu’elle était vraiment trop précise, et qu’elle pouvaitamener le garde-chasse à des réflexions et à des rapprochements quemotivait déjà amplement la nature même de l’entretien ? Il secontenta de dire encore :

– La comtesse d’Andeville n’a-t-elle pas voyagé pendant les deuxmois qu’elle habitait Ornequin ? Une absence de quelquesjours…

– Ma foi non. Mme la comtesse n’est pas sortie de sondomaine.

– Ah ! elle restait dans le parc ?

– Mais oui, monsieur. M. le comte allait presque tous lesaprès-midi en voiture jusqu’à Corvigny, ou du côté de la vallée,mais Mme la comtesse ne sortait pas du parc ou des bois.

Paul savait ce qu’il voulait savoir. Indifférent à ce quepourraient penser Jérôme et sa femme, il ne prit pas la peine dedonner un prétexte à cette étrange série de demandes, sans rapportapparent les unes avec les autres. Il quitta le pavillon.

Quelle que fût sa hâte d’aller jusqu’au bout de son enquête, ilremit à plus tard les investigations qu’il voulait faire en dehorsdu parc. On eût dit qu’il redoutait de se trouver en face de cettepreuve dernière, bien inutile cependant après toutes celles que lehasard lui avait fournies.

Il retourna donc au château, puis, quand ce fut l’heure dudéjeuner, il résolut d’accepter cette rencontre inévitable avecElisabeth.

Mais la femme de chambre le rejoignit au salon et lui annonçaque madame s’excusait auprès de lui. Un peu souffrante, elledemandait la permission de manger chez elle. Il comprit qu’ellevoulait le laisser entièrement libre, refusant pour sa part de lesupplier en faveur d’une mère qu’elle respectait et, en fin decompte, se soumettant d’avance aux décisions de son mari.

Il eut alors, à déjeuner seul, sous les yeux des gens qui leservaient, la sensation profonde que sa vie était perdue etqu’Elisabeth et lui, au jour même de leur mariage, devenaient, parsuite de circonstances dont ils n’étaient ni l’un ni l’autreresponsables, des ennemis que rien au monde ne pouvait plusrapprocher l’un de l’autre. Il n’avait, certes, point de hainecontre elle et ne lui reprochait pas le crime de sa mère, maisinconsciemment il lui en voulait, comme d’une faute, d’être lafille de cette mère.

Durant deux heures, après le repas, il resta enfermé dans lachambre du portrait, tragique entrevue qu’il voulait avoir avec lameurtrière, pour s’emplir les yeux de l’image maudite et pourdonner à ses souvenirs une force nouvelle.

Il examina les moindres détails. Il étudia le camée, le cygneaux ailes déployées qui s’y trouvait représenté, les ciselures duserpent d’or qui servait de cadre, l’écartement des rubis, et aussile mouvement de la dentelle autour des épaules, et aussi la formede la bouche, et la nuance des cheveux et le dessin du visage.

C’était bien la femme qu’il avait vue, un soir de septembre.Dans un coin du tableau, il y avait la signature du peintre et, endessous, un cartouche : Portrait de la comtesse H. Sansdoute, le tableau avait-il été exposé, et l’on s’était contenté decette désignation discrète : comtesse Hermine.

« Allons, se dit. Paul, encore quelques minutes et tout ce passéressuscitera. J’ai retrouvé la coupable, il n’y a plus qu’àretrouver le lieu du crime. Si la chapelle est bien là, dans lesbois, la vérité sera complète. »

II marcha résolument vers cette vérité. Il la redoutait moinspuisqu’il ne pouvait plus se dérober à son étreinte. Et, cependant,comme son cœur battait à grands coups douloureux, et combienl’impression lui était affreuse, de faire ce chemin qui conduisaità celui que suivait son père seize ans auparavant !

Un geste vague de Jérôme lui avait enseigné la direction. Iltraversa le parc, du côté de la frontière, en obliquant sur sagauche, et passa près d’un pavillon. À l’entrée des bois s’ouvraitune longue allée de sapins dans laquelle il s’engagea et qui, cinqcents pas plus loin, se divisait en trois allées plus étroites.Deux d’entre elles, qu’il explora, aboutissaient à des fourrésinextricables. La troisième menait au sommet d’un tertre, d’où ilredescendit, encore à sa gauche, par une autre allée de sapins.

Et, en choisissant celle-ci, Paul se rendit compte que le motifde son choix était précisément que cette allée de sapins éveillaiten lui, il n’aurait su dire par quelles similitudes de forme et dedisposition, des réminiscences qui guidaient ses pas.

Droite d’abord assez longtemps, l’allée fit un coude brusquedans une futaie de grands hêtres, dont les dômes de feuillage serejoignaient ; puis elle se redressa et, au bout de la voûteobscure sous quoi elle cheminait, Paul aperçut cet épanouissementde lumière qui indique l’ouverture d’un rond-point.

En vérité, l’angoisse lui brisa les jambes et il dut faire uneffort pour avancer. Était-ce la clairière où son père avait reçule coup mortel ? À mesure que son regard découvrait un peuplus de l’espace lumineux, il se sentait envahi d’une convictionplus profonde. Comme dans la chambre du portrait, le passéreprenait en lui et devant lui la figure même de laréalité !

C’était la même clairière, entourée d’un cercle d’arbres quioffraient le même tableau, et recouverte d’un tapis d’herbes et demousse que les mêmes sentiers divisaient en secteurs analogues.C’était une même portion du ciel que découpait la masse capricieusedes frondaisons. Et c’était, là, sur sa gauche, veillée par deuxifs que Paul reconnut, c’était la chapelle.

La chapelle ! La petite, et vieille, et massive chapelledont les lignes avaient creusé comme des sillons dans le cerveau dujeune homme ! Des arbres grandissent, s’élargissent etchangent de forme. L’apparence d’une clairière se modifie. Leschemins s’y entrelacent de façon différente. On peut se tromper.Mais cela, un édifice de granit et de ciment, cela est immuable. Ilfaut des siècles pour lui donner telle couleur d’un gris verdâtrequi est la marque du temps sur la pierre, et cette patine qui nes’altère plus jamais.

La chapelle qui se dressait là, avec son fronton creusé d’unerosace aux vitraux poussiéreux, était bien celle où l’empereurd’Allemagne avait surgi, suivi de la femme qui, dix minutes plustard, assassinait…

Paul se dirigea vers la porte. Il voulait revoir l’endroit danslequel, pour la dernière fois, son père lui avait adressé laparole. Quelle émotion ! Le même petit toit qui avait abritéleurs bicyclettes débordait par-derrière, et c’était la même portede bois à grosses ferrures rouillées.

Il monta l’unique marche. Il souleva le loquet. II poussa lebattant. Mais, en ce moment exact où il entrait, deux hommes cachésdans l’ombre, à droite et à gauche, bondirent sur lui.

L’un d’eux le visa de son revolver en pleine figure. Par quelmiracle Paul put-il discerner le canon de l’arme et se baisser àtemps pour que la balle ne l’atteignît point ? Une deuxièmedétonation retentit. Mais il avait bousculé l’homme et luiarrachait l’arme des mains, tandis que le second de ses agresseursle menaçait d’un poignard. Il recula et sortit de la chapelle, lebras tendu et les tenant en respect avec le revolver.

– Haut les mains ! cria-t-il.

Sans attendre le geste qu’il ordonnait, à son insu il pressa ladétente à deux reprises. Les deux fois il y eut un claquement…aucune détonation. Mais il avait suffi qu’il tirât pour que lesdeux misérables, effrayés, fissent volte-face au plus vite et sesauvassent à toutes jambes.

Une seconde, Paul resta indécis, stupéfait par la brusquerie dece guet-apens. Puis, vivement, il tira de nouveau sur les fuyards.Mais à quoi bon ! l’arme, chargée sans doute de deux coupsseulement, claquait et ne détonait pas.

Alors, il se mit à courir dans la direction que suivaient sesagresseurs, et il se rappelait que jadis l’empereur et sa compagne,en s’éloignant de la chapelle, avaient pris cette même directionqui était évidemment celle de la frontière.

Presque aussitôt les hommes, se voyant poursuivis, entrèrentdans le bois et se faufilèrent entre les arbres. Mais Paul, plusagile, gagnait du terrain, et d’autant plus rapidement qu’il avaitcontourné une dépression encombrée de fougères et de ronces où lesautres s’étaient aventurés.

Soudain l’un d’eux lança un coup de sifflet strident. Était-ceun signal à l’adresse de quelque complice ? Un peu après, ilsdisparurent derrière une ligne d’arbustes très touffus. Quand ileut franchi cette ligne, Paul aperçut à cent pas devant lui un murélevé qui semblait clore les bois de tous côtés. Les hommes setrouvaient à mi-chemin, et il s’avisa qu’ils allaient tout droitvers une partie de ce mur où il y avait une petite porte basse.

Paul redoubla d’efforts afin d’arriver avant qu’ils n’eussent letemps d’ouvrir. Le terrain découvert lui permettait une allure plusvive et les hommes, visiblement épuisés, ralentissaient.

– Je les tiens, les bandits, fit-il à haute voix. Enfin je vaisdonc savoir…

Un deuxième coup de sifflet, suivi d’un cri rauque. Il n’étaitplus qu’à trente pas d’eux et il les entendait parler.

– Je les tiens, je les tiens, se répétait-il avec une joiefarouche. Et il se proposait de frapper l’un au visage avec lecanon de son revolver et de sauter à la gorge de l’autre.

Mais, avant même qu’ils n’eussent atteint le mur, la porte futpoussée du dehors. Un troisième individu apparut, qui leur livrapassage.

Paul jeta son revolver et son élan fut tel, et il déploya unetelle énergie, qu’il réussit à saisir la porte et à la tirer verslui.

La porte céda. Et ce qu’il vit alors l’épouvanta à un tel pointqu’il eut un mouvement de recul et qu’il ne songea pas à sedéfendre contre cette nouvelle attaque. Le troisième individu – ôcauchemar atroce !… et d’ailleurs était-il possible que ce fûtautre chose qu’un cauchemar ? – le troisième individu levaitun couteau sur lui, et le visage de celui-ci, Paul le connaissait…C’était un visage pareil à celui qu’il avait vu autrefois, unvisage d’homme et non de femme, mais la même sorte de visage,incontestablement la même sorte… Un visage marqué par seize annéesde plus et par une expression plus dure et plus mauvaise encore,mais la même sorte de visage, la même sorte !…

Et l’homme frappa Paul, comme la femme d’autrefois, comme cellequi était morte depuis, avait frappé le père de Paul.

Si Paul Delroze chancela, ce fut plutôt par suite del’ébranlement nerveux que lui causa l’aspect de ce fantôme, car lalame du poignard, heurtant le bouton qui fermait l’épaulette dedrap de sa veste, vola en éclats. Étourdi, les yeux voilés debrume, il perçut le bruit de la porte, puis le grincement de laclef dans la serrure, et enfin le ronflement d’une automobile quidémarrait de l’autre côté de la muraille. Quand Paul sortit de satorpeur, il n’y avait plus rien à faire. L’individu et ses deuxacolytes étaient hors d’atteinte.

Pour l’instant d’ailleurs, le mystère de la ressemblanceincompréhensible entre l’être d’autrefois et l’être d’aujourd’huil’absorbait tout entier. Il ne pensait qu’à cela : « La comtessed’Andeville est morte, et voilà qu’elle ressuscite sous l’apparenced’un homme dont le visage est le visage même qu’elle auraitactuellement. Visage de parent ? Visage de frère inconnu, defrère jumeau ? »

Et il songea :

« Après tout, est-ce que je ne me trompe pas ? Ne suis-jepas victime d’une hallucination, si naturelle dans la crise que jetraverse ? Qui m’assure qu’il y a le moindre rapport entre lepassé et le présent ? Il me faudrait une preuve. »

Cette preuve, elle se trouvait à la disposition de Paul, et siforte qu’il lui fut impossible de douter plus longtemps.

Ayant avisé dans l’herbe les débris du poignard, il en ramassale manche. Sur la corne de ce manche, quatre lettres étaientgravées comme au fer rouge, un H, un E, un R et un M. H.E.R.M… lesquatre premières lettres d’Hermine ! …

C’est à ce moment, comme il contemplait les lettres quiprenaient pour lui une telle signification, c’est à ce moment – etPaul ne devait jamais l’oublier – que la cloche d’une églisevoisine se mit à tinter de la façon la plus étrange, tintementrégulier, monotone, ininterrompu, à la fois allègre et siémouvant !

– Le tocsin, murmura-t-il, sans attacher à ce mot le sens qu’ilcomportait. Et il ajouta :

– Quelque incendie probablement.

Dix minutes plus tard, Paul réussissait, en utilisant lesbranches débordantes d’un arbre, à franchir le mur. D’autres boiss’étendaient, que traversait un chemin forestier. Il suivit sur cechemin les traces de l’automobile et, en une heure, parvint à lafrontière.

Un poste de gendarmes allemands campait au pied du poteau etl’on apercevait une route blanche où défilaient des uhlans.

Au-delà, un amas de toits rouges et de jardins. Était-ce lapetite ville où jadis son père et lui avaient loué des bicyclettes,la petite ville d’Ebrecourt ?

La cloche mélancolique n’avait pas cessé. Il se rendait compteque le son venait de France, et même qu’une autre cloche sonnaitquelque part, en France également, et une troisième du côté duLiseron, et toutes trois avec la même hâte, comme si elleslançaient autour d’elles un appel éperdu.

Il répéta anxieusement :

– Le tocsin… le tocsin… Et cela passe d’église en église… Est-ceque ce serait ?…

Mais il chassa la terrifiante pensée. Non, non, il entendaitmal, ou bien c’était l’écho d’une seule cloche qui rebondissait aucreux des vallées, et roulait sur les plaines.

Cependant il regardait la route blanche qui sortait de la petiteville allemande, et il observa qu’un flot continu de cavaliersarrivait par là et se répandait dans la campagne. En outre, undétachement de dragons français surgit à la crête d’une colline. Àla lorgnette, l’officier étudia l’horizon, puis repartit avec seshommes.

Alors, ne pouvant aller plus loin, Paul s’en retourna jusqu’aumur qu’il avait franchi, et constata que ce mur encerclait bientout le domaine, bois et parc. Il apprit d’ailleurs d’un vieuxpaysan que la construction en remontait à une douzaine d’années, cequi expliquait pourquoi, dans ses explorations le long de lafrontière, Paul n’avait jamais retrouvé la chapelle. Une seulefois, il s’en souvint, quelqu’un lui avait parlé d’une chapelle,mais située à l’intérieur d’une propriété close. Comment s’enfût-il inquiété ?

En suivant ainsi l’enceinte du château, il se rapprocha de lacommune même d’Ornequin dont l’église se dressa tout à coup au fondd’une éclaircie pratiquée dans les bois. La cloche, qu’iln’entendait plus depuis un instant, sonna de nouveau trèsnettement. C’était la cloche d’Ornequin. Elle était grêle,déchirante comme une plainte, et, malgré sa précipitation et salégèreté, plus solennelle que le glas qui sonne la mort. Paul sedirigea vers elle…

Un joli village, tout fleuri de géraniums et de marguerites, semassait autour de son église. Des groupes silencieux stationnaientdevant une affiche placardée sur la mairie. Paul avança et lut:

ORDRE DE MOBILISATION

À toute autre époque de sa vie, ces mots lui eussent apparu avectoute leur formidable et lugubre signification. Mais la crise qu’ilsubissait était trop forte pour qu’une grande émotion trouvât placeen lui. À peine même s’il consentit à envisager les conséquencesinéluctables de cette nouvelle. Soit, on mobilisait. Le soir, àminuit, commençait le premier jour de la mobilisation. Soit, chacundevait partir. Il partirait donc. Et cela prenait dans son espritla forme d’un acte si impérieux, les proportions d’un devoir quidominait tellement toutes les petites obligations et toutes lespetites nécessités individuelles, qu’il éprouva au contraire unesorte d’apaisement à recevoir ainsi du dehors l’ordre qui luidictait sa conduite. Aucune hésitation possible. Le devoir était là: partir.

Partir ? En ce cas, pourquoi ne pas partirimmédiatement ? À quoi bon rentrer au château, revoirElisabeth, chercher une explication douloureuse et vaine, accorderou refuser un pardon que sa femme ne lui demandait pas, mais que lafille d’Hermine d’Andeville ne méritait point ?

Devant la principale auberge, une diligence attendait, quiportail cette inscription :

Corvigny-Ornequin – Service de la gare

Quelques personnes s’y installaient. Sans plus réfléchir à unesituation que les événements dénouaient à leur manière, ilmonta.

À la gare de Corvigny, on lui dit que son train ne partait quedans une demi-heure et qu’il n’y en avait plus d’autre, le train dusoir, qui correspondait avec l’express de nuit sur la grande ligne,étant supprimé.

Paul retint sa place, et puis, après s’être renseigné, ilretourna en ville jusqu’au bureau d’un loueur de voitures quipossédait deux automobiles.

Il s’entendit avec ce loueur, et il fut décidé que la plusgrande de ces automobiles irait sans retard au château d’Ornequinet serait mise à la disposition de Mme Paul Delroze.

Et il écrivit à sa femme ces quelques mots :

« Elisabeth,

« Les circonstances sont assez graves pour que je vous prie dequitter Ornequin. Les voyages en chemin de fer n’étant plusassurés, je vous envoie une automobile qui vous conduira cette nuitmême à Chaumont, chez votre tante. Je suppose que les domestiquesvoudront vous accompagner, et que, dans le cas d’une guerre qui,malgré tout, me paraît encore improbable, Jérôme et Rosaliefermeront le château et se retireront à Corvigny.

« Pour moi, je rejoins mon régiment. Quel que soit l’avenir quinous est réservé, Elisabeth, je n’oublierai pas celle qui fut mafiancée et qui porte mon nom. – P. Delroze. »

Chapitre 4Une lettre d’Elisabeth

À neuf heures, la position n’était plus tenable. Le colonelenrageait.

Dès le milieu de la nuit – cela se passait au premier mois de laguerre, le 22 août – il avait amené son régiment au carrefour deces trois routes dont l’une débouchait du Luxembourg belge. Laveille, l’ennemi occupait les lignes de la frontière, à douzekilomètres de distance environ. Il fallait, ordre formel du généralcommandant la division, le contenir jusqu’à midi, c’est-à-direjusqu’à ce que la division entière pût rejoindre. Une batterie de75 appuyait le régiment.

Le colonel avait disposé ses hommes dans un repli de terrain. Labatterie se dissimulait également. Or, dès les premières lueurs dujour, régiment et batterie étaient repérés par l’ennemi etcopieusement arrosés d’obus.

On s’établit à deux kilomètres sur la droite. Cinq minutesaprès, les obus tombaient et tuaient une demi-douzaine d’hommes etdeux officiers.

Nouveau déplacement. Dix minutes plus tard, nouvelle attaque. Lecolonel s’obstina. En une heure, il y eut trente hommes hors decombat. Un des canons fut démoli.

Et il n’était que neuf heures.

– Cré bon sang ! s’écria le colonel, comment peuvent-ilsnous repérer de la sorte ? Il y a de la sorcellerielà-dessous !

Il se dissimulait avec ses commandants, avec le capitained’artillerie et avec quelques hommes de liaison, derrière un taluspar-dessus lequel on découvrait un assez vaste horizon de plateauxonduleux. Non loin, à gauche, un village abandonné. En avant, desfermes éparses, et, sur toute cette étendue déserte, pas un ennemivisible. Rien qui pût indiquer d’où provenait cette pluie d’obus.Vainement les 75 avaient « tâté » quelques points. Le feucontinuait toujours.

– Encore trois heures à tenir, grogna le colonel, noustiendrons, mais le quart du régiment y passera. À ce moment un obussiffla entre les officiers et les hommes de liaison et se ficha enpleine terre. Tous, ils eurent un mouvement de recul dans l’attentede l’explosion. Mais un des hommes, un caporal, s’élança, saisitl’obus et l’examina.

– Vous êtes fou, caporal ! hurla le colonel. Lâchez donc çaet presto.

Le caporal remit doucement le projectile dans son trou, puis, enhâte, il s’approcha du colonel, réunit les talons et porta la mainà son képi.

– Excusez-moi, mon colonel, j’ai voulu voir sur la fusée ladistance à laquelle se trouvaient les canons ennemis. 5 kilomètres250 mètres. Le renseignement peut avoir une valeur.

Son calme confondit le colonel, qui s’exclama :

– Crebleu ! et si ça avait éclaté ?

– Bast ! mon colonel, qui ne risque rien…

– Évidemment… mais, tout de même, c’est un peu raide. Commentvous appelez-vous ?

– Delroze, Paul, caporal à la troisième compagnie.

– Eh bien, caporal Delroze, je vous félicite de votre courage,et je crois bien que vos galons de sergent ne sont pas loin. Enattendant, un bon conseil : ne recommencez pas ce coup-là…

Sa phrase fut interrompue par l’explosion toute proche d’unshrapnell. Un des hommes de liaison tomba, frappé à la poitrine,tandis qu’un officier chancelait sous la masse de terre quil’éclaboussa.

– Allons, dit le colonel quand l’ordre fut rétabli, il n’y arien à faire qu’à courber la tête sous l’orage. Que chacun se metteà l’abri le mieux possible, et patientons.

Paul Delroze s’avança de nouveau.

– Pardonnez-moi, mon colonel, de me mêler de ce qui ne meregarde pas, mais on pourrait, je crois, éviter…

– Éviter la mitraille ? Parbleu ! je n’ai qu’à changerde position une fois de plus. Mais comme nous serons repérésaussitôt… Allons, mon garçon, rejoignez votre poste.

Paul insista :

– Peut-être, mon colonel, ne s’agirait-il pas de changer notreposition, mais de changer le tir de l’ennemi.

– Oh ! oh ! fit le colonel un peu ironique, maisimpressionné cependant par le sang-froid de Paul, et vousconnaissez un moyen ?

– Oui, mon colonel.

– Expliquez-vous.

– Donnez-moi vingt minutes, mon colonel, et dans vingt minutesles obus changeront de direction.

Le colonel ne put s’empêcher de sourire.

– Parfait ! Et sans doute vous les ferez tomber où vousvoudrez ?

– Oui, mon colonel.

– Sur le champ de betteraves qui est là-bas, à quinze centsmètres à droite ?

– Oui, mon colonel.

Le capitaine d’artillerie, qui avait écouté la conversation,plaisanta à son tour :

– Pendant que vous y êtes, caporal, puisque vous m’avez déjàfourni l’indication de la distance, et que je connais à peu près ladirection, ne pourriez-vous me préciser cette direction afin que jerègle exactement mon tir et que je démolisse les batteriesallemandes ?

– Ce sera plus long et beaucoup plus difficile, mon capitaine,répondit Paul. J’essaierai cependant. À onze heures précises, vousvoudrez bien examiner l’horizon, du côté de la frontière. Jelancerai un signal.

– Lequel ?

– Je l’ignore. Trois fusées sans doute…

– Mais votre signal n’aura de valeur que s’il s’élève au-dessusmême de la position ennemie…

– Justement…

– Et pour cela il faudrait la connaître…

– Je la connaîtrai.

– Et s’y rendre…

– Je m’y rendrai.

Paul salua, pivota sur les talons, et, avant même que lesofficiers eussent le temps de l’approuver ou d’émettre uneobjection, il se glissait en courant au ras du talus, s’engageait àgauche dans une sorte de cavée dont les bords étaient hérissés deronces, et disparaissait.

– Drôle de type, murmura le colonel. Où veut-il envenir ?

Une telle décision et une telle audace le disposaient en faveurdu jeune soldat et, bien qu’il n’eût qu’une confiance assezrestreinte dans le résultat de l’entreprise, il lui fut impossiblede ne pas consulter plusieurs fois sa montre durant les minutesqu’il passa, avec ses officiers, derrière le frêle rempart d’unemeule de foin. Minutes effroyables, où le chef de corps ne pensepas un instant au danger qui le menace, mais au danger de tous ceuxdont il a la garde et qu’il considère comme ses enfants.

Il les voyait autour de lui, étendus dans le chaume, la têtecouverte de leur sac, ou bien pelotonnés dans les taillis, ou bientapis dans les creux du sol. L’ouragan de fer s’acharnait aprèseux. Cela se précipitait comme une grêle rageuse qui veut accompliren toute hâte sa besogne de destruction. Soubresauts d’hommes quifont une pirouette et qui retombent immobiles, hurlements deblessés, cris de soldats qui s’interpellent, plaisanteries même… Etpar là-dessus le tonnerre ininterrompu des explosions…

Et puis subitement le silence, un silence total, définitif, unapaisement infini dans l’espace et sur le sol, une sorte dedélivrance ineffable. Le colonel exprima sa joie par un éclat derire.

– Cristi ! le caporal Delroze est un rude homme. Le comble,ce serait que le champ de betteraves en question fût arrosé à sontour, comme il l’a promis.

Il n’avait pas achevé qu’une bombe explosait à quinze centsmètres à droite, non pas sur le champ de betteraves, mais en avant.Une deuxième alla trop loin. À la troisième l’endroit était repéré.Et l’arrosage commença.

Il y avait là, dans l’accomplissement de la tâche que s’étaitimposée le caporal, quelque chose de si prodigieux à la fois etd’une précision si mathématique que le colonel et ses officiers nedoutèrent pour ainsi dire pas qu’il n’allât jusqu’au bout de cettetâche, et que, malgré les obstacles insurmontables, il ne réussît àdonner le signal convenu.

Sans répit, ils fouillèrent l’horizon de leurs jumelles, tandisque l’ennemi redoublait d’efforts contre le champ debetteraves.

À onze heures cinq, il y eut une fusée rouge.

Elle apparut beaucoup plus à droite qu’on n’eût pu lesupposer.

Et deux autres la suivirent.

Armé de sa longue-vue, le capitaine d’artillerie ne tarda pas àdécouvrir un clocher d’église qui émergeait à peine d’une valléedont la dépression demeurait invisible parmi les ondulations duplateau, et la flèche de ce clocher dépassait si peu qu’on avait pula prendre pour un arbre isolé. D’après les cartes il fut facile deconstater que c’était le village de Brumoy.

Connaissant, par l’obus que le caporal avait examiné, ladistance exacte des batteries allemandes, le capitaine téléphona àson lieutenant.

Une demi-heure plus tard, les batteries allemandes se taisaient,et, comme une quatrième fusée avait jailli, les 75 continuèrent àbombarder l’église ainsi que le village et ses abordsimmédiats.

Un peu avant midi, le régiment fut rejoint par une compagnie decyclistes qui précédaient la division. Ordre était donné d’avancerà tout prix.

Le régiment avança, à peine inquiété, lorsqu’on approcha deBrumoy, par quelques coups de fusil. L’arrière-garde ennemie serepliait.

Dans le village en ruine, et dont quelques maisons flambaientencore, on trouva le plus incroyable désordre de cadavres, deblessés, de chevaux abattus, de canons démolis, de caissons et defourgons éventrés. Toute une brigade avait été surprise au momentoù, certaine d’avoir déblayé le terrain, elle allait se mettre enroute.

Mais un appel partit du haut de l’église, dont la nef et lafaçade effondrées ne présentaient plus qu’un chaos indescriptible.Seule la tour du clocher, percée à jour, et noircie par l’incendiede quelques poutres, se maintenait et portait encore, grâce à unmiracle d’équilibre, la mince flèche de pierre qui la couronnait. Àmoitié penché hors de cette flèche, un paysan agitait les bras etcriait pour attirer l’attention.

Les officiers reconnurent Paul Delroze.

Prudemment, parmi les décombres, on monta l’escalier quiconduisait à la plate-forme de la tour. Là, entassés contre lapetite porte pratiquée dans la flèche, il y avait huit cadavresd’Allemands, et la porte, démolie, tombée en travers, barrait lepassage de telle façon qu’il fallut la briser à coups de hache pourdélivrer Paul.

À la fin de l’après-midi, lorsqu’on eut constaté que lapoursuite de l’ennemi se heurtait à des obstacles trop sérieux, lecolonel assembla le régiment sur la place et embrassa le caporalDelroze.

– D’abord, la récompense, lui dit-il. Je demande la médaillemilitaire, et avec un tel motif que vous l’aurez. Maintenant, monpetit, expliquez-vous.

Et Paul, au milieu du cercle que formaient autour de lui lesofficiers et les gradés de chaque compagnie, répondit auxquestions.

– Mon Dieu, c’est bien simple, mon colonel. Nous étionsespionnés.

– Évidemment, mais qui était l’espion et où setrouvait-il ?

– Mon colonel, c’est un hasard qui m’a renseigné. À côté del’emplacement que nous occupions ce matin, il y avait à notregauche, n’est-ce pas, un village avec une église ?

– Oui, mais j’avais fait évacuer le village dès mon arrivée, etil n’y avait personne dans l’église.

– S’il n’y avait eu personne dans l’église, pourquoi le coq quisurmonte le clocher affirmait-il que le vent venait de l’est, alorsqu’il venait de l’Ouest ? Et pourquoi, lorsque nous changionsde position, la direction de ce coq obliquait-elle versnous ?

– Vous êtes sûr ?

– Oui, mon colonel. Et c’est pourquoi, après avoir obtenu votrepermission, je n’ai pas hésité à me glisser jusqu’à l’église et àm’introduire dans le clocher aussi furtivement que possible. Je nem’étais pas trompé. Un homme était là, dont j’ai réussi, non sansmal, à me rendre maître.

– Le misérable ! Un Français ?

– Non, mon colonel, un Allemand déguisé en paysan.

– Il sera fusillé.

– Non, mon colonel, je lui ai promis la vie sauve.

– Impossible.

– Mon colonel, il fallait bien savoir comment il renseignaitl’ennemi.

– Et alors ?

– Oh ! ce n’était pas compliqué. Face au Nord, l’églisepossède une horloge, dont nous ne pouvions, nous, apercevoir lecadran. De l’intérieur notre homme manœuvrait les aiguilles, demanière que la plus grande, alternativement posée sur trois ouquatre chiffres, énonçât la distance exacte où nous nous trouvionsde l’église, et cela dans la direction du coq. C’est ce que je fismoi-même, et aussitôt l’ennemi, rectifiant son tir suivant mesindications, arrosait consciencieusement le champ debetteraves.

– En effet, dit le colonel en riant.

– Il ne me restait plus qu’à me porter au second posted’observation d’où l’on recueillait le message de l’espion. De làje saurais – car l’espion ignorait ce détail essentiel – où secachaient les batteries ennemies. Je courus donc jusqu’ici, et cen’est qu’en arrivant que je constatai, au pied même de l’église quiservait d’observatoire, la présence de ces batteries et de touteune brigade allemande.

– Mais c’était une imprudence folle ! Ils n’ont donc pastiré sur vous ?

– Mon colonel, j’avais endossé les vêtements de l’espion, deleur espion. Je parle allemand, je savais le mot de passe, et unseul d’entre eux connaissait cet espion, l’officier observateur.Sans la moindre défiance, le général commandant la brigade m’envoyadonc vers lui dès qu’il apprit par moi que des Français m’avaientdémasqué et que je venais de leur échapper.

– Et vous avez eu l’audace… ?

– Il le fallait bien, mon colonel, et puis vraiment j’avais tousles atouts. Cet officier ne se doutait de rien, et, quand jeparvins sur la plate-forme de la tour d’où il transmettait sesindications, je n’eus aucun mal à l’assaillir et à le réduire ausilence. Ma tâche était finie, il n’y avait plus qu’à vous faire lesignal convenu.

– Rien que cela ! et au milieu de six ou sept millehommes !

– Je vous l’avais promis, mon colonel, et il était onze heures.Sur la plate-forme se trouvait tout l’attirail nécessaire pourenvoyer des signaux de jour et de nuit. Comment n’en pasprofiter ? J’allumai une fusée, puis une seconde, puis unetroisième et une quatrième, et la bataille commença.

– Mais, ces fusées, c’était autant d’avertissements quiréglaient notre tir sur ce clocher où vous vous trouviez !C’est sur vous que nous tirions !

– Ah ! je vous jure, mon colonel, que ces idées-là, on neles a pas en de pareils moments. Le premier obus qui frappal’église me sembla le bienvenu. Et puis, l’ennemi ne me laissaitguère le temps de réfléchir ! Aussitôt, une demi-douzaine degaillards avait escaladé la tour. J’en démolis quelques-uns avecmon revolver, mais il y eut par la suite un autre assaut, et plustard un autre encore. J’avais dû me réfugier derrière la porte quiferme la cage de la flèche. Quand ils l’eurent jetée bas, elle meservit de barricade, et, comme je disposais des armes et desmunitions prises à mes premiers assaillants, que j’étaisinaccessible et à peu près invisible, il me fut facile de soutenirun siège en règle.

– Tandis que nos 75 vous canonnaient.

– Tandis que nos 75 me délivraient, mon colonel, car vous pensezbien que, l’église une fois démolie et la charpente en feu, onn’osa plus s’aventurer dans la tour. Je n’eus donc qu’à prendrepatience jusqu’à votre arrivée.

Paul Delroze avait fait son récit de la façon la plus simple etcomme s’il se fût agi de choses toutes naturelles. Le colonel,après l’avoir félicité de nouveau, lui confirma sa nomination augrade de sergent, et lui dit :

– Vous n’avez rien à me demander ?

– Si, mon colonel, je voudrais interroger l’espion allemand quej’ai laissé là-bas, et, par la même occasion, reprendre monuniforme que j’ai caché.

– Entendu, vous allez dîner avec nous, et ensuite on vousdonnera une bicyclette.

À sept heures du soir, Paul retournait à la première église. Unevive déception l’y attendait. L’espion avait brisé ses liens ets’était enfui.

Toutes les recherches de Paul, dans l’église et dans le village,furent mutiles. Cependant, sur une des marches de l’escalier, nonloin de l’endroit où il s’était jeté sur l’espion, il ramassa lepoignard avec lequel son adversaire avait essayé de le frapper.

Ce poignard était exactement semblable à celui qu’il avaitramassé dans l’herbe trois semaines plus tôt, devant la petiteporte des bois d’Ornequin. La même lame triangulaire. Le mêmemanche en corne brune, et, sur ce manche, les quatre lettres :H.E.R.M.

L’espion et la femme qui ressemblait si étrangement à Hermined’Andeville, la meurtrière de son père, se servaient tous deuxd’une arme identique.

Le lendemain, la division dont faisait partie le régiment dePaul continuait son offensive et entrait en Belgique après avoirculbuté l’ennemi. Mais le soir le général recevait l’ordre de sereplier.

La retraite commençait. Douloureuse pour tous, elle le futpeut-être davantage pour celles de nos troupes qui avaient débutépar la victoire. Paul et ses camarades de la troisième compagnie nedérageaient pas. Durant la demi-journée passée en Belgique, ilsavaient vu les ruines d’une petite ville anéantie par lesAllemands, les cadavres de quatre-vingts femmes fusillées, desvieillards pendus par les pieds, des enfants égorgés en tas. Et ilfallait reculer devant ces monstres !

Des soldats belges s’étaient mêlés au régiment et, leur visagegardant l’épouvante des visions infernales, ils racontaient deschoses que l’imagination même ne concevait pas. Et il fallaitreculer ! Il fallait reculer avec la haine au cœur et un désirforcené de vengeance qui crispait les mains autour des fusils.

Et pourquoi reculer ? Ce n’était pas la défaite, puisquel’on se repliait en bon ordre, avec des arrêts brusques et desretours violents contre l’ennemi déconcerté. Mais le nombre brisaittoute résistance. Le flot des barbares se reformait. Deux millevivants remplaçaient mille morts. Et on reculait.

Un soir, Paul connut, par un journal qui datait d’une semaine,une des causes de cette retraite et la nouvelle lui fut pénible. Le20 août, après quelques heures d’un bombardement effectué dans lesconditions les plus inexplicables, Corvigny avait été prisd’assaut, alors qu’on attendait de cette place forte une défensed’au moins quelques jours, qui eût donné plus d’énergie à nosopérations sur le flanc gauche des Allemands.

Ainsi Corvigny avait succombé, et le château d’Ornequin,abandonné sans doute, comme Paul lui-même le désirait, par Jérômeet par Rosalie, était maintenant détruit, pillé, saccagé, avec ceraffinement et cette méthode que les barbares apportaient dans leurœuvre de dévastation. Et, de ce côté encore, les hordes furieusesse précipitaient.

Journées sinistres de la fin d’août, les plus tragiquespeut-être que la France ait jamais vécues. Paris menacé. Douzedépartements envahis. Le vent de la mort soufflait sur l’héroïquenation.

C’est au matin d’une de ces journées que Paul entendit derrièrelui, dans un groupe de jeunes soldats, une voix joyeuse quil’interpellait.

– Paul ! Paul ! Enfin, je suis arrivé à ce que jevoulais ! Quel bonheur !

Ces jeunes soldats, c’étaient des engagés volontaires, versésdans le régiment, et parmi eux, Paul reconnut aussitôt le frèred’Elisabeth, Bernard d’Andeville.

Il n’eut pas le temps de réfléchir à l’attitude qu’il luifallait prendre. Son premier mouvement eût été de se détourner,mais Bernard lui avait saisi les deux mains et les serrait avec unegentillesse et une affection qui montraient que le jeune homme nesavait rien encore de la rupture survenue entre Paul et safemme.

– Mais oui, Paul, c’est moi, déclara-t-il gaiement. Je peux tetutoyer, n’est-ce pas ? Oui, c’est moi, et ça t’épate,hein ? Tu imagines une rencontre providentielle, un hasardcomme on n’en voit pas ? Les deux beaux-frères réunis dans lemême régiment !… Eh bien, non, c’est à ma demande expresse. «Je m’engage, ai-je dit, ou à peu près, aux autorités, je m’engagecomme c’est mon devoir et mon plaisir. Mais, à titre d’athlète plusque complet et de lauréat de toutes les sociétés de gymnastique etde préparation militaire, je désire qu’on m’envoie illico sur lefront et dans le régiment de mon beau-frère, le caporal PaulDelroze. » Et comme on ne pouvait pas se passer de mes services, onm’a expédié ici… Et alors, quoi ? Tu ne semblés pastransporté ?

Paul écoutait à peine. Il se disait : « Voilà le fils d’Hermined’Andeville. Celui qui me touche est le fils de la femme qui a tué…» Mais la figure de Bernard exprimait une telle franchise et tantd’allégresse ingénue, qu’il articula :

– Si, si… Seulement tu es si jeune !

– Moi ? Je suis très vieux. Dix-sept ans le jour de monengagement.

– Mais ton père ?

– Papa m’a donné son autorisation. Sans quoi, d’ailleurs, je nelui aurais pas donné la mienne.

– Comment ?

– Mais oui, il s’est engagé.

– Ton père s’est engagé… À son âge ?…

– Comment ? mais il est très jeune. Cinquante ans le jourde son engagement ! On l’a versé comme interprète dansl’état-major anglais. Toute la famille sous les armes, tu vois…Ah ! j’oubliais, j’ai une lettre d’Elisabeth pour toi.

Paul tressaillit. Il n’avait pas voulu jusqu’ici interroger sonbeau-frère sur la jeune femme. Il murmura, en prenant la lettre:

– Ah ! elle t’a remis cela…

– Mais non, elle nous l’a envoyée d’Ornequin.

– D’Ornequin ? Mais c’est impossible ! Elisabeth estpartie le soir même de la mobilisation. Elle allait à Chaumont,chez sa tante.

– Pas du tout. J’ai été dire adieu à notre tante : elle n’avaitaucune nouvelle d’Elisabeth depuis le début de la guerre.D’ailleurs, regarde l’enveloppe. « Paul Delroze, aux soins de M.d’Andeville, à Paris »… Et c’est timbré d’Ornequin et deCorvigny.

Après avoir regardé, Paul balbutia :

– Oui, tu as raison, et la date est visible sur le cachet de laposte : « 18 août ». Le 18 août… Et Corvigny est tombé au pouvoirdes Allemands le 20 août, le surlendemain. Donc Elisabeth étaitencore là.

– Mais non, mais non, s’écria Bernard. Elisabeth n’est pas uneenfant. Tu comprends bien qu’elle n’aura pas attendu les Boches, àdix pas de la frontière ! Au premier coup de feu de cecôté-là, elle a dû quitter le château. Et c’est cela qu’ellet’annonce. Lis donc sa lettre, Paul.

Paul ne doutait pas, au contraire, de ce qu’il allait apprendreen lisant cette lettre, et c’est avec un frisson qu’il en déchiral’enveloppe. Elisabeth avait écrit :

« Paul,

« Je ne puis me décider à partir d’Ornequin. Un devoir m’yretient, auquel je ne faillirai pas, celui de délivrer le souvenirde ma mère. Comprenez-moi bien, Paul : ma mère demeure pour moil’être le plus pur. Celle qui m’a bercée dans ses bras, celle à quimon père a gardé tout son amour, ne peut même pas être soupçonnée.Mais vous l’accusez, vous, et c’est contre vous que je veux ladéfendre.

« Les preuves, dont je n’ai pas besoin pour croire, je lestrouverai pour vous forcer à croire. Et, ces preuves, il me sembleque je ne les trouverai qu’ici. Je resterai donc.

« Jérôme et Rosalie restent également, bien que l’on annoncerapproche de l’ennemi. Ce sont de braves cœurs, et vous n’avez doncrien à craindre, puisque je ne serai pas seule.

« Elisabeth Delroze. »

Paul replia la lettre. Il était très pâle.

Bernard lui demanda :

– Elle n’est plus là-bas, n’est-ce pas ?

– Si, elle y est.

– Mais c’est de la folie ! Comment ! mais avec de telsmonstres !… un château isolé… Voyons, voyons, Paul, ellen’ignore pourtant pas les dangers terribles qui la menacent !Qu’est-ce qui peut la retenir ? Ah ! c’esteffroyable !…

La figure contractée, les poings crispés, Paul gardait lesilence…

Chapitre 5La paysanne de Corvigny

Trois semaines auparavant, en apprenant que la guerre étaitdéclarée, Paul avait senti sourdre en lui, immédiate et implacable,la résolution de se faire tuer.

Le désastre de sa vie, l’horreur de son mariage avec une femmequ’au fond il ne cessait pas d’aimer, les certitudes acquises auchâteau d’Ornequin, tout cela l’avait bouleversé à un tel point quela mort lui apparut comme un bienfait.

Pour lui, la guerre, ce fut, instantanément et sans le moindredébat, la mort. Tout ce qu’il pouvait admirer d’émouvant et degrave, de réconfortant et de magnifique, dans les événements de cespremières semaines, l’ordre parfait de la mobilisation,l’enthousiasme des soldats, l’unité admirable de la France, leréveil de l’âme nationale, aucun de ces grands spectacles n’attirason attention. Au plus profond de lui-même il avait décrété qu’ilaccomplirait de tels actes que la chance la plus invraisemblable nepourrait le sauver.

C’est ainsi qu’il avait cru trouver, dès le premier jour,l’occasion voulue. S’emparer de l’espion dont il soupçonnait laprésence dans le clocher de l’église, pénétrer ensuite au cœur mêmedes troupes ennemies pour signaler leur position, c’était aller àune mort certaine. Il y alla bravement. Et, comme il avait uneconscience très nette de sa mission, il la remplit avec autant deprudence que de bravoure. Mourir, soit, mais mourir après avoirréussi. Et il goûta, dans l’action comme dans le succès, une joiesingulière à laquelle il ne s’attendait point.

La découverte du poignard employé par l’espion l’impressionnavivement. Quel rapport pouvait-il établir entre cet homme et celuiqui avait tenté de le frapper ? Quel rapport entre cela et lacomtesse d’Andeville, morte seize années auparavant ? Etcomment, par quels liens invisibles, se rattachaient-ils tous lestrois à cette même œuvre de trahison et d’espionnage dont Paulavait surpris les différentes manifestations ?

Mais surtout la lettre d’Elisabeth lui porta un coup extrêmementbrutal. Ainsi la jeune femme était là-bas, parmi les obus, lesballes, les luttes sanglantes autour du château, le délire et larage des vainqueurs, l’incendie, les fusillades, les tortures, lesatrocités ! Elle était là, jeune et belle, presque seule, sansdéfense ! Et elle y était parce que lui, Paul, n’avait pas eul’énergie de la revoir et de l’entraîner avec lui !

Ces pensées provoquaient en Paul des crises d’abattement, d’oùil sortait tout à coup pour se jeter au-devant de quelque péril,poursuivant ses folles entreprises jusqu’au bout, quoi qu’iladvînt, avec un courage tranquille et une obstination farouche quiinspiraient à ses camarades autant de surprise que d’admiration. Etpeut-être, moins que la mort, cherchait-il désormais cette ivresseineffable que l’on éprouve à la braver.

Et la journée du 6 septembre arriva ; la journée du miracleinouï où le grand chef, lançant à ses armées d’immortelles paroles,enfin leur ordonna de se jeter sur l’ennemi. La retraite sivaillamment supportée, mais si cruelle, se terminait. Épuisés, àbout de souffle, luttant un contre deux depuis des jours, n’ayantpas le temps de dormir, n’ayant pas le temps de manger, ne marchantque par le prodige d’efforts dont ils n’avaient même plusconscience, ne sachant pas pourquoi ils ne se couchaient point dansle fossé pour y attendre la mort… c’est à ces hommes-là que l’ondit : « Halte ! Demi-tour ! Et maintenant droit àl’ennemi ! »

Et ils firent demi-tour. Ces moribonds retrouvèrent la force. Duplus humble au plus illustre, chacun tendit sa volonté et se battitcomme si le salut de la France eût dépendu de lui seul. Autant desoldats, autant de héros sublimes. On leur demandait de vaincre oude se faire tuer. Ils furent victorieux.

Parmi les plus intrépides, Paul brilla au premier rang. Ce qu’ilfit et ce qu’il supporta, ce qu’il tenta et ce qu’il réussit,lui-même il avait conscience que cela dépassait les bornes de laréalité. Le 6, le 7 et le 8, puis du 11 au 13, malgré l’excès de lafatigue et malgré des privations de sommeil et de nourritureauxquelles on n’imagine pas qu’il soit humainement possible derésister, il n’eut aucune autre sensation que d’avancer, etd’avancer encore, et d’avancer toujours. Que ce fût dans l’ombre ousous la clarté du soleil, sur les bords de la Marne ou dans lescouloirs de l’Argonne, que ce fût vers le Nord ou vers l’est quandon envoya sa division renforcer les troupes de la frontière, qu’ilfût couché à plat ventre et qu’il rampât dans les terres labourées,ou bien debout, qu’il chargeât à la baïonnette, il allait del’avant, et chaque pas était une délivrance, et chaque pas étaitune conquête.

Chaque pas aussi exaspérait sa haine. Oh ! comme son pèreavait eu raison de les exécrer, ces gens-là ! Aujourd’hui Paulles voyait à l’œuvre. Partout c’était la dévastation stupide etl’anéantissement irraisonné. Partout l’incendie, et le pillage, etla mort. Otages fusillés, femmes assassinées bêtement, pour leplaisir. Églises, châteaux, maisons de riches et masures depauvres, il ne restait plus rien. Les ruines elles-mêmes avaientété détruites et les cadavres torturés.

Quelle joie de battre un tel ennemi ! Bien que réduit à lamoitié de son effectif, le régiment de Paul, lâché comme une meute,mordait sans répit la bête fauve. Elle semblait plus hargneuse etplus redoutable à mesure qu’elle approchait de la frontière, etl’on fonçait encore sur elle dans l’espoir fou de lui donner lecoup de grâce. Et un jour, sur le poteau qui marquaitl’embranchement de deux routes, Paul lut :

Corvigny, 14 km.

Ornequin, 31 km 400.

La frontière, 38 km 300.

Corvigny, Ornequin ! Avec quelle émotion de tout son êtreil lut ces syllabes imprévues ! D’ordinaire, absorbé parl’ardeur de la lutte et par tant de soucis divers, il prêtait peud’attention aux noms des localités traversées, et le hasard seulles lui apprenait. Et voilà que tout à coup il se trouvait à si peude distance du château d’Ornequin ! Corvigny, 14 kilomètres…Était-ce vers Corvigny que se dirigeaient la troupe française, versla petite place forte que les Allemands avaient enlevée d’assaut etoccupée dans de si étranges conditions ?

Ce jour-là on se battait depuis l’aube contre un ennemi quisemblait résister plus mollement. Paul à la tête d’une escouade,avait été envoyé par son capitaine jusqu’au village de Blévilleavec ordre d’y entrer si l’ennemi s’en était retiré, mais de ne paspousser plus avant. Et c’est après les dernières maisons de cevillage qu’il aperçut le poteau indicateur.

Il était alors assez inquiet. Un taube venait de survoler lepays. Une embûche était possible.

– Retournons au village, dit-il. On va s’y barricader enattendant.

Mais un bruit soudain crépita derrière une colline boisée quicoupait la route du côté de Corvigny, un bruit de plus en plus net,et dans lequel Paul, au bout d’un instant, reconnut le ronflementénorme d’une auto, sans doute d’une automitrailleuse.

– Fourrez-vous dans le fossé, cria-t-il à ses hommes.Cachez-vous dans les meules. La baïonnette au canon. Et quepersonne ne bouge !

Il avait compris le danger, cette auto traversant le village,fonçant au milieu de la compagnie, semant la panique et se défilantensuite par quelque autre chemin. Rapidement, il escalada le tronccrevassé d’un vieux chêne et s’installa parmi les branches, à unehauteur qui surplombait la route de quelques mètres. Presqueaussitôt, l’auto apparut. C’était bien une auto blindée, formidableet monstrueuse sous sa carapace, mais d’un modèle assez ancien quilaissait voir, au-dessus des plaques d’acier, le casque et la têtedes hommes.

Elle avançait à toute allure, prête à bondir en cas d’alerte.Les hommes courbaient le dos. Paul en compta une demi-douzaine.Deux canons de mitrailleuses dépassaient.

Il épaula son fusil et visa le conducteur, un gros Germain dontla figure écarlate semblait teintée de sang. Puis, posément, àl’instant propice, il tira.

– Chargez, les gars ! cria-t-il en dégringolant de sonarbre. Mais il ne fut même pas besoin de donner l’assaut. Leconducteur, frappé à la poitrine, avait encore eu la présenced’esprit de freiner et d’arrêter sa voiture. Se voyant cernés, lesAllemands levèrent les bras.

– Kamerad ! Kamerad !

Et l’un d’eux, sautant de l’auto après avoir jeté ses armes, seprécipita vers Paul :

– Alsacien, sergent ! Alsacien de Strasbourg !Ah ! sergent, il y a assez de jours que je le guette, cemoment-là !

Tandis que ses hommes conduisaient les prisonniers dans levillage, Paul, en toute hâte, interrogea l’Alsacien :

– D’où vient l’auto ?

– De Corvigny.

– Du monde à Corvigny ?

– Très peu. Une arrière-garde de deux cent cinquante Badois,tout au plus.

– Et dans les forts ?

– À peu près autant. On n’avait pas cru nécessaire de réparerles tourelles et l’on est pris à l’improviste. Vont-ils essayer dese maintenir ou se replier vers la frontière ? Ils hésitent,c’est pourquoi on nous a envoyés en reconnaissance.

– Alors, nous pouvons marcher ?

– Oui, mais tout de suite, sans quoi ils reçoivent des renfortsimportants, deux divisions.

– Qui seront là ?

– Demain. Elles doivent traverser la frontière demain, versmidi.

– Cré nom ! il n’y a pas de temps à perdre, dit Paul.

Tout en examinant l’automitrailleuse et en faisant désarmer etfouiller les prisonniers, Paul réfléchissait aux mesures à prendre,lorsqu’un de ses hommes, resté dans le village, vint lui annoncerl’arrivée d’un détachement français. Un lieutenant lecommandait.

Paul se hâta de mettre cet officier au courant. Les événementsnécessitaient une action immédiate. Il s’offrit à partir à ladécouverte dans l’auto même que l’on avait capturée.

– Soit, dit l’officier ; moi, j’occupe le village et jem’arrange pour que la division soit prévenue le plus tôtpossible.

L’automobile fila dans la direction de Corvigny. Huit hommes s’yétaient entassés. Deux d’entre eux, spécialement chargés desmitrailleuses, en étudiaient le mécanisme. Le prisonnier alsacien,debout afin qu’on pût bien voir de partout son casque et sonuniforme, surveillait l’horizon.

Tout cela fut décidé et exécuté en l’espace de quelques minutes,sans discussion et sans que l’on s’arrêtât aux détails del’entreprise.

– À la grâce de Dieu ! s’exclama Paul lorsqu’il fut auvolant. Vous êtes prêts à mener l’aventure jusqu’au bout, mesamis ?

– Et même au-delà, sergent, fit auprès de lui une voix qu’ilreconnut. C’était Bernard d’Andeville, le frère d’Elisabeth.Bernard appartenant à la 9e compagnie, Paul avait réussi depuisleur rencontre à l’éviter, ou du moins à ne pas lui parler. Mais ilsavait que le jeune homme se battait bien.

– Ah ! c’est toi, dit-il.

– En chair et en os, s’écria Bernard. Je suis venu avec monlieutenant, et lorsque je t’ai vu monter dans l’auto et emmenerceux qui se présentaient, tu comprends si j’ai saisil’occasion !

Et il ajouta, d’un ton qui s’embarrassait :

– L’occasion de faire un joli coup sous tes ordres, etl’occasion de te parler, Paul… car je n’ai pas eu de chancejusqu’ici… Il m’a même semblé que tu n’étais pas avec moi… comme jel’espérais.

– Mais si, mais si, articula Paul… seulement, lespréoccupations…

– Au sujet d’Elisabeth, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je comprends. Tout de même cela n’explique pas qu’il y aitentre nous… comme une gêne…

À ce moment, l’Alsacien prescrivit :

– Il ne faut pas se montrer… Des uhlans !…

Une patrouille débouchait d’un chemin de traverse, au détourd’un bois. Il leur cria, en passant près d’eux :

– Fichez le camp, camarades ! Au galop ! voilà lesFrançais !…

Paul profita de l’incident pour ne pas répondre à sonbeau-frère. Il avait forcé la vitesse, et l’auto filait avec unfracas de tonnerre, escaladant les pentes et dévalant comme unetrombe.

Les détachements ennemis se faisaient plus nombreux. L’Alsacienles interpellait, ou, par signes, les incitait à une retraiteimmédiate.

– Ce que c’est rigolo de les voir ! dit-il en riant. C’estune galopade effrénée derrière nous. Et il ajouta :

– Je vous avertis, sergent, qu’à ce train-là nous allons tomberen plein Corvigny. Est-ce ça que vous voulez ?

– Non, répliqua Paul, on s’arrêtera en vue de la ville.

– Et si l’on est cerné ?

– Par qui ? En tout cas, ce n’est pas ces bandes de fuyardsqui pourraient s’opposer à notre retour. Bernard d’Andevilleprononça :

– Paul, je te soupçonne de ne pas penser du tout au retour.

– Du tout, en effet. As-tu peur ?

– Oh ! quel vilain mot !

Mais, après un silence, Paul reprit d’une voix où il y avaitmoins de rudesse :

– Je regrette que tu sois venu, Bernard.

– Le danger est-il donc plus grand pour moi que pour toi et pourles autres ?

– Non.

– Alors, fais-moi l’honneur de ne rien regretter.

Toujours debout, penché au-dessus du sergent, l’Alsacien indiqua:

– La pointe de clocher en face de nous, derrière le rideaud’arbres, c’est Corvigny. J’estime qu’en obliquant sur les hauteursde gauche nous pourrions voir ce qui se passe dans la ville.

– Nous le verrons bien mieux en y entrant, remarqua Paul.Seulement, nous risquons gros… Toi surtout, l’Alsacien. Prisonnier,on te fusille. Dois-je te descendre avant Corvigny ?

– Vous ne m’avez pas regardé, sergent.

La route rejoignait la ligne du chemin de fer. Puis apparurentles premières maisons des faubourgs. Quelques soldats semontraient.

– Pas un mot à ceux-là, ordonna Paul, il ne faut pas leseffaroucher… sans quoi ils nous prendraient de dos au momentdécisif.

Il reconnut la gare et constata qu’elle était fortement occupée.Le long de l’avenue qui montait à la ville, des casques à pointeallaient et venaient.

– En avant ! s’écria Paul. S’il y a des rassemblements detroupes, ce ne peut être que sur la place. Les mitrailleuses sontprêtes ? Et les fusils ? Prépare le mien, Bernard. Et, aupremier signal, feu à volonté !

L’auto déboucha violemment, en pleine place. Ainsi qu’il l’avaitprévu, une centaine d’hommes s’y trouvaient, tous massés devant leporche de l’église, auprès des faisceaux des baïonnettes. L’églisen’était plus qu’un monceau de décombres, et presque toutes lesmaisons de la place avaient été anéanties par le bombardement.

Les officiers qui se tenaient à l’écart, poussèrent desexclamations joyeuses et gesticulèrent en apercevant cette autoqu’ils avaient envoyée en reconnaissance, et dont ils attendaientévidemment le retour avant de prendre une décision sur la défensede la ville. Rejoints sans doute par des officiers de liaison, ilsétaient nombreux. Un général les dominait tous de sa haute taille.Des automobiles stationnaient à quelque distance.

La rue était pavée, mais aucun trottoir ne la séparait duterrain même de la place. Paul la suivit, puis, à vingt mètres desofficiers, il donna un coup de volant brutal, et l’effroyablemachine fonça droit dans le groupe, renversa, écrasa, obliqualégèrement pour prendre d’enfilade tous les faisceaux de fusils etpénétra comme une masse irrésistible au milieu du détachement. Cefut la mort, et la bousculade, et la fuite éperdue, et lesvociférations de la douleur et de l’épouvante.

– Feu à volonté ! cria Paul qui arrêta la voiture. Et, dece blockhaus imprenable, surgi soudain au centre de la place, lafusillade commença, tandis que se précipitait le crépitementsinistre des deux mitrailleuses.

En l’espace de cinq minutes, la place fut jonchée de morts et deblessés. Le général et plusieurs officiers gisaient inertes. Lessurvivants se sauvèrent.

– Cessez le feu ! ordonna Paul.

Il amena l’auto jusqu’au bout de l’avenue qui descendait à lagare. Attirées par les détonations, les troupes de la gareaccouraient. Quelques décharges de mitrailleuses lesdispersèrent.

Trois fois, à vive allure, Paul fit le tour de la place afin desurveiller les voies d’accès. De tous côtés l’ennemi fuyait par lesroutes et par les sentiers qui conduisaient à la frontière. Et detous côtés aussi les habitants de Corvigny sortaient de leursmaisons et manifestaient leur joie.

– Qu’on relève et qu’on soigne les blessés, commanda Paul. Etqu’on appelle le sonneur de l’église, ou quelqu’un qui sache sonnerles cloches. C’est urgent !

Et tout de suite, au vieux sacristain qui se présenta :

– Le tocsin, mon brave, le tocsin à tour de bras ! et quandtu seras fatigué, qu’un camarade te remplace ! Va… Le tocsin,sans une seconde de répit.

C’était le signal dont Paul était convenu avec le lieutenantfrançais et qui devait annoncer à la division la réussite del’entreprise et la nécessité de la marche en avant.

Il était deux heures. À cinq heures, l’état-major et une brigadeprenaient possession de Corvigny, et nos 75 lançaient quelquesobus. À dix heures du soir, le reste de la division ayant rejoint,les Allemands étaient chassés du Grand-Jonas et du Petit-Jonas etse concentraient en avant de la frontière. Il fut décidé que dèsl’aube on les délogerait.

– Paul, dit Bernard à son beau-frère, avec qui il se retrouvaaprès l’appel du soir, Paul, j’ai à te raconter quelque chose… quim’intrigue… quelque chose de très louche… tu vas en juger. Tout àl’heure, je me promenais dans une des petites rues qui avoisinentl’église, quand je fus abordé par une femme… une femme dont je n’aipas tout d’abord distingué les traits ni le costume, carl’obscurité était à peu près complète, mais qui cependant, au bruitde ses sabots sur le pavé, me parut être une paysanne. Elle me dit,et, pour une paysanne, sa façon de s’exprimer me surprit un peu:

« – Mon ami, vous pourriez peut-être me donner unrenseignement…

« Et, comme je me mettais à sa disposition, elle commença :

« – Voilà. J’habite un petit village tout près d’ici. Tantôtj’ai su que votre corps d’armée était là. Alors, j’y suis venue,parce que je voudrais voir un soldat qui fait partie de ce corpsd’armée. Seulement, je ne sais pas le numéro de son régiment… Oui,il y a eu des changements… ses lettres n’arrivent pas… il n’a pasreçu les miennes sans doute… Oh ! si par hasard vous leconnaissiez !… un bon garçon, si brave !

« Je lui répondis :

« – Le hasard peut vous servir en effet, madame. Quel est le nomde ce soldat ?

« – Delroze, le caporal Paul Delroze. »

Paul s’exclama :

– Comment ! Il s’agissait de moi ?

– Il s’agissait de toi, Paul, et la coïncidence me sembla sicurieuse que je lui donnai simplement le numéro de ton régiment etcelui de ta compagnie, sans lui révéler notre parenté.

« – Ah ! bien, fit-elle, et le régiment est àCorvigny ?

« – Oui, depuis tantôt.

« – Et vous le connaissez, Paul Delroze ?

« – De nom seulement, ai-je répliqué.

« Et vraiment je n’aurais su dire pourquoi je répliquai ainsi etpourquoi, ensuite, je continuai la conversation de manière qu’ellene devinât pas mon étonnement.

« – II a été nommé sergent et cité à l’ordre du jour, c’estcomme cela que j’ai entendu parler de lui. Voulez-vous que jem’enquière et que je vous conduise ?

« – Pas encore, fit-elle, pas encore, j’aurais tropd’émotion.

« Trop d’émotion ? cela me paraissait de plus en pluséquivoque. Cette femme qui te recherchait si avidement et quiretardait le moment de te voir !

« Je lui demandai :

« – Vous vous intéressez beaucoup à lui ?

« – Oui, beaucoup.

« – II est de votre famille, peut-être ?

« – C’est mon fils.

« – Votre fils !

« Sûrement, jusqu’ici, elle n’avait pas soupçonné une secondeque je lui faisais subir un interrogatoire. Mais ma stupeur futtelle qu’elle recula dans l’ombre comme pour se mettre en état dedéfensive.

« J’avais glissé la main dans ma poche et saisi la petitelanterne électrique que je porte toujours sur moi. J’appuyai sur leressort et je lui jetai la lumière en plein visage, tout enm’avançant vers elle. Mon geste la déconcerta et elle demeuraquelques secondes immobile. Puis violemment elle rabattit un fichuqui lui couvrait la tête, et, avec une vigueur imprévue, elle mefrappa le bras de telle sorte que je lâchai ma lanterne. Et ce futle silence immédiat, absolu. Où était-elle ? Devant moi ?À droite ? À gauche ? Comment se pouvait-il qu’aucunbruit ne me révélât sa présence ou son départ. L’explication m’enfut donnée lorsque, après avoir retrouvé et rallumé ma lanterneélectrique, j’aperçus à terre ses deux sabots qu’elle avait laisséspour prendre la fuite. Depuis, je l’ai cherchée, mais vainement.Elle a disparu. »

Paul avait écouté le récit de son beau-frère avec une attentioncroissante. Il lui demanda :

– Alors tu as vu sa figure ?

– Oh ! très distinctement. Une figure énergique… dessourcils et des cheveux noirs… un air de méchanceté… Quant auxvêtements, une tenue de paysanne, mais trop propre et troparrangée, et qui sentait le déguisement.

– Quel âge environ ?

– Quarante ans.

– Est-ce que tu la reconnaîtrais ?

– Sans hésitation.

– Tu m’as parlé de fichu ? De quelle couleur ?

– Noir.

– Fermé, comment ? Par un nœud ?

– Non, par une broche.

– Un camée ?

– Oui, un large camée encerclé d’or. Comment sais-tucela ?

Paul garda le silence assez longtemps et murmura :

– Je te montrerai demain, dans une des pièces du châteaud’Ornequin, un portrait qui doit avoir avec la femme qui t’aaccosté une ressemblance frappante, la ressemblance qui peutexister entre deux sœurs peut-être… ou bien… ou bien…

Il saisit son beau-frère par le bras, et, l’entraînant :

– Écoute, Bernard, il y a autour de nous, dans le passé et dansle présent, des choses effrayantes… qui pèsent sur ma vie et sur lavie d’Elisabeth… sur la tienne aussi par conséquent. Ce sont desténèbres affreuses, au milieu desquelles je me débats et où desennemis que j’ignore poursuivent depuis vingt ans un plan auquel jene puis rien comprendre. Dès le début de cette lutte mon père estmort, victime d’un assassinat. Aujourd’hui, c’est moi que l’onattaque. Mon union avec ta sœur est brisée, et rien ne peut plusnous rapprocher l’un de l’autre, de même que rien non plus ne peutfaire qu’il y ait, entre toi et moi, l’amitié et la confiance quenous avions le droit d’espérer. Ne m’interroge pas Bernard, necherche pas à en savoir d’avantage. Un jour peut-être, et je nesouhaite pas qu’il arrive, tu sauras pourquoi je te demande lesilence.

Chapitre 6Ce que Paul vit au château d’Ornequin

Dès l’aube, Paul Delroze fut réveillé par des sonneries declairon. Et, tout de suite, dans le duel des canons qui commença,il reconnut la voix brève et sèche du 75 et l’aboiement rauque du77 allemand.

– Tu viens, Paul ? appela Bernard. Le café est servi enbas.

Les deux beaux-frères avaient trouvé deux chambres au-dessusd’un marchand de vin. Tout en faisant honneur à un déjeunersubstantiel, Paul, qui, la veille au soir, avait recueilli desrenseignements sur l’occupation de Corvigny et d’Ornequin, raconta:

– Mercredi le 19 août, Corvigny, à la grande satisfaction de seshabitants, pouvait encore croire que les horreurs de la guerre luiseraient épargnées. On se battait en Alsace et devant Nancy. On sebattait en Belgique, mais il semblait que l’effort allemandnégligeât la route d’invasion, étroite il est vrai et en apparenced’intérêt secondaire, qu’offrait la vallée du Liseron. À Corvigny,une brigade française poussait activement les travaux de défense.Le Grand et le Petit-Jonas étaient prêts sous leur coupole debéton. On attendait.

– Et Ornequin ? demanda Bernard.

– À Ornequin, nous avions une compagnie de chasseurs à pied dontles officiers habitaient le château. Jour et nuit cette compagnie,soutenue par un détachement de dragons, patrouillait le long de lafrontière.

« En cas d’alerte, la consigne était de prévenir aussitôt lesforts et de se replier tout en résistant énergiquement.

« La soirée de ce mercredi fut absolument tranquille. Unedouzaine de dragons avaient galopé au-delà de la frontière jusqu’envue de la petite ville allemande d’Ebrecourt. Aucun mouvement detroupes ne se dessinait de ce côté ni sur la ligne de chemin de ferqui aboutit à Ebrecourt. Nuit paisible également. Pas un coup defusil. Il est prouvé qu’à deux heures du matin pas un soldatallemand n’avait franchi la frontière. Or c’est à deux heuresprécises qu’une formidable détonation retentit. Quatre autres lasuivirent à des intervalles très rapprochés. Ces cinq détonationsétaient dues à l’explosion de cinq obus de 420 qui détruisirent dupremier coup les trois coupoles du Grand-Jonas et les deuxcoupoles du Petit-Jonas. »

– Comment ! mais Corvigny est à vingt-quatre kilomètres dela frontière, et les 420 ne portent pas à cette distance !

– N’empêche qu’il tomba encore six gros obus à Corvigny, toussur l’église et sur la place. Et ces six obus tombèrent vingtminutes plus tard, c’est-à-dire au moment où l’on pouvait supposerque, l’alerte étant donnée, la garnison de Corvigny s’étaitrassemblée sur la place. C’est, en effet, ce qui eut lieu, et tupeux deviner le carnage qui en résulta.

– Soit, mais encore une fois, la frontière est à vingt-quatrekilomètres. Une telle distance a donc dû laisser à nos troupes letemps de se reformer et de se préparer aux attaques que cebombardement annonçait. On a eu pour le moins trois ou quatreheures devant soi.

– Pas un quart d’heure. Le bombardement n’était pas fini quel’assaut commença. Un assaut ? Non pas. Nos troupes, celles deCorvigny, comme celles qui accouraient des deux forts, nos troupesdécimées et en déroute, étaient entourées d’ennemis, massacrées ouobligées de se rendre, avant même que l’on pût organiser unsemblant de résistance. Cela se produisit subitement, sous lalumière aveuglante de projecteurs dressés on ne sait où et on nesait comment. Et cela eut un dénouement immédiat. On peut direqu’en dix minutes Corvigny fut investi, attaqué, pris et occupé parl’ennemi.

– Mais d’où venait-il ? D’où sortait-il ?

– On l’ignore.

– Et les patrouilles de nuit à la frontière ? Les postes desentinelles ? La compagnie détachée au châteaud’Ornequin ?

– Rien. Aucune nouvelle. De ces trois cents hommes qui avaientpour mission de veiller et d’avertir, on n’a jamais entendu parler,tu entends, jamais. On peut reconstituer la garnison de Corvignysoit avec les soldats qui se sont échappés, soit avec les morts queles habitants ont identifiés et enterrés. Mais les trois centschasseurs d’Ornequin ont disparu sans laisser l’ombre d’une trace.Ni fugitifs, ni blessés, ni cadavres. Rien.

– C’est incroyable. Tu as interrogé ?…

– Dix personnes hier soir, dix personnes qui, depuis un mois,sans être gênées d’ailleurs par les quelques soldats du Landsturmauxquels fut confiée la garde de Corvigny, ont poursuivi uneenquête minutieuse sur tous ces problèmes, et qui n’ont même pas puétablir une hypothèse plausible. Une seule certitude : l’affairefut préparée de longue date et dans ses moindres détails. Lesforts, les coupoles, l’église, la place, avaient été exactementrepérés, et les canons de siège disposés d’avance et rigoureusementpointés de façon que les onze obus pussent atteindre les onzeobjectifs que l’on avait résolu d’atteindre. Voilà. Pour le reste,mystère.

– Et le château d’Ornequin ? Et Elisabeth ?

Paul s’était levé. Les clairons sonnaient l’appel du matin. Lacanonnade redoublait d’intensité. Ils se dirigèrent tous deux versla place, et Paul continua :

– Là aussi le mystère est effarant, et peut-être davantageencore. Une des routes transversales qui coupent la plaine entreCorvigny et Ornequin a été désignée par l’ennemi comme une limiteque personne, ici, n’a eu le droit de franchir sous peine demort.

– Donc, pour Elisabeth ?… dit Bernard.

– Je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Et c’est terrible,cette ombre de mort qui s’étend sur toutes les choses et sur tousles événements. Il paraît – je n’ai pas pu contrôler la provenancede ce bruit – que le village d’Ornequin, situé près du château,n’existe même plus. Il a été entièrement détruit, mieux que cela,supprimé, et ses quatre cents habitants emmenés en captivité. Etalors…

Paul baissa la voix et dit en frissonnant :

– Et alors qu’ont-ils fait au château ? On le voit, lechâteau. On aperçoit encore de loin ses tourelles, ses murs. Maisderrière ces murs, que s’est-il passé ? Qu’est-il advenud’Elisabeth ? Voilà bientôt quatre semaines qu’elle vit aumilieu de ces brutes, seule, exposée à tous les outrages. Lamalheureuse !…

Le jour se levait à peine quand ils arrivèrent sur la place.Paul fut mandé par son colonel qui lui transmit les félicitationstrès chaleureuses du général commandant la division, et lui annonçaqu’il était proposé pour la croix et pour le grade desous-lieutenant, et qu’il avait d’ores et déjà le commandement desa section.

– C’est tout, ajouta le colonel en riant. À moins que vousn’ayez quelque autre désir ?…

– J’en ai deux, mon colonel.

– Allez-y.

– D’abord que mon beau-frère Bernard d’Andeville, ici présent,soit placé dès maintenant dans ma section comme caporal. Il l’amérité.

– Convenu. Et ensuite ?

– Ensuite, que tout à l’heure, quand on va nous porter vers lafrontière, ma section soit dirigée vers le château d’Ornequin, quise trouve sur la route même.

– C’est-à-dire qu’elle soit désignée pour l’attaque même duchâteau ?

– Comment, pour l’attaque ? dit Paul avec inquiétude. Maisl’ennemi s’est concentré le long de la frontière, six kilomètresau-delà du château.

– On le croyait hier. En réalité, la concentration a eu lieu auchâteau d’Ornequin, excellente position de défense où l’ennemis’accroche désespérément en attendant ses renforts. La meilleurepreuve c’est qu’il riposte. Tenez, là-bas, à droite, cet obus quiéclate… et plus loin ce shrapnell… deux… trois shrapnells. Ce sonteux qui ont repéré les batteries que nous avons installées sur leshauteurs environnantes et qui les arrosent en conscience. Ilsdoivent avoir une vingtaine de canons.

– Mais alors, balbutia Paul assailli par une idée atroce, maisalors le tir de nos batteries est dirigé…

– Est dirigé vers eux, cela va sans dire. Voilà une bonne heureque nos 75 bombardent le château d’Ornequin.

Paul jeta un cri.

– Que dites-vous, mon colonel ? Le château d’Ornequin estbombardé…

Et, près de lui, Bernard d’Andeville répétait avec angoisse:

– Bombardé, est-ce possible ?

Surpris, l’officier demanda :

– Vous connaissez ce château ? Il vous appartientpeut-être ? Oui ? Et vous avez des parents qui l’habitentencore ?

– Ma femme, mon colonel.

Paul était très pâle. Bien qu’il s’efforçât pour maîtriser sonémotion, de conserver une immobilité rigide, ses mains tremblaientun peu et son menton se convulsait.

Sur le Grand-Jonas, trois pièces d’artillerie lourde, desRimailhos, hissés par des tracteurs, se mirent à tonner. Et cela,qui s’ajoutait à l’œuvre tenace des 75, prenait, après les parolesde Paul Delroze, une signification terrible. Le colonel, et autourde lui les officiers qui avaient assisté à l’entretien, gardaientle silence. La situation était de celles où les fatalités de laguerre se déchaînent dans leur tragique horreur, plus fortes queles forces mêmes de la nature, et, comme elles, aveugles, injusteset implacables. Il n’y avait rien à faire. Aucun de ces hommesn’eût songé à intercéder pour que l’action de l’artillerie cessâtou diminuât d’intensité. Et Paul n’y songea pas davantage. Ilmurmura :

– On croirait que le feu de l’ennemi se ralentit. Peut-êtresont-ils en retraite…

Trois obus qui éclatèrent au bas de la ville, derrière l’église,démentirent cet espoir. Le colonel hocha la tête.

– En retraite ? Pas encore. La place est trop importantepour eux, ils attendent des renforts, et ils ne lâcheront que quandnos régiments entreront dans la danse… ce qui ne sauraittarder.

En effet l’ordre d’avancer fut apporté quelques instants aprèsau colonel. Le régiment suivrait la route et se déploierait dansles plaines situées à droite.

– Allons-y, messieurs, dit-il à ses officiers. La section dusergent Delroze marchera en tête. Sergent, point de direction : lechâteau d’Ornequin. Il y a deux petits raccourcis. Vous lesprendrez.

– Bien, mon colonel.

Toute la douleur et toute la rage de Paul s’exaspéraient en unimmense besoin d’agir, et lorsqu’il se mit en chemin avec seshommes, il se sentit des forces inépuisables et le pouvoir deconquérir à lui seul la position ennemie. Il allait de l’un àl’autre avec la hâte infatigable d’un chien de berger qui pousseson troupeau. Il multipliait les conseils et lesencouragements.

– Toi, mon brave, tu es un gaillard, je te connais, tu neflancheras pas… Toi non plus… seulement, tu penses trop à ta peau,et tu grognes, tandis qu’il faut rigoler… Hein, les enfants, onrigole, n’est-ce pas ? Il y a un coup de collier à donner, onle donnera en plein, sans regarder derrière soi, pasvrai ?

Au-dessus d’eux, les obus suivaient leur chemin dans l’espace,sifflant, gémissant, explosant, formant comme une voûte demitraille et de fer.

– Courbez la tête ! Couchez-vous ! criait Paul.

Lui, il restait debout, indifférent aux projectiles ennemis.Mais avec quelle épouvante il entendait les nôtres, ceux quivenaient de l’arrière, de toutes les collines avoisinantes et quis’en allaient en avant porter la destruction et la mort. Oùtomberait-il, celui-là ? Et celui-ci, où jaillirait la pluiemeurtrière de ses balles et de ses éclats ? Plusieurs fois ilmurmura :

– Elisabeth ! Elisabeth…

La vision de sa femme, blessée, agonisante, l’obsédait. Depuisplusieurs jours déjà, depuis le jour où il avait apprisqu’Elisabeth s’était refusé à quitter le château d’Ornequin, il nepouvait penser à elle sans une émotion que ne contrariait plusjamais un soubresaut de révolte ou un mouvement de colère. Il nemêlait plus les souvenirs abominables du passé et les réalitéscharmantes de son amour. Quand il songeait à la mère exécrée,l’image de la fille ne se présentait plus à son esprit. C’étaientdeux êtres de race différente et qui n’avaient aucun rapport l’unavec l’autre. Vaillante, risquant sa vie pour obéir à un devoirqu’elle jugeait de valeur plus haute que sa vie, Elisabeth prenaitaux yeux de Paul une noblesse singulière. Elle était bien la femmequ’il avait aimée et chérie, et la femme qu’il aimait encore.

Paul s’arrêta. Il s’était aventuré avec ses hommes sur unterrain plus découvert, et probablement repéré, que l’ennemiarrosait de mitraille. Plusieurs soldats furent culbutés.

– Halte ! commanda-t-il, tout le monde à plat ventre.

Il empoigna Bernard.

– Mais couche-toi donc, petit ! Pourquoi t’exposerinutilement ?… Reste là… Ne bouge pas…

Il le maintenait à terre d’un geste amical, lui entourait le couet lui parlait avec douceur, comme s’il eût voulu manifester aufrère toute la tendresse qui lui remontait au cœur pour sa chèreElisabeth. Il oubliait les âpres paroles qu’il avait dites àBernard la veille au soir, et il lui en disait d’autres toutesdifférentes où palpitait une affection qu’il avait reniée.

– Ne bouge pas, petit. Vois-tu, je n’aurais pas dû te prendreavec moi et t’emmener, comme cela, dans cette fournaise. Je suisresponsable de toi, et je ne veux pas… je ne veux pas que tu soistouché.

Le feu diminua. En rampant, les hommes atteignirent un doublerang de peupliers au long desquels ils progressèrent et qui lesconduisit en pente douce vers une crête que coupait un chemincreux. Paul, ayant escaladé le talus et dominant ainsi le plateaud’Ornequin, aperçut au loin les ruines du village, l’égliseécroulée, et, plus à gauche, un chaos de pierres et d’arbres d’oùémergeaient quelques pans de mur. C’était le château.

Partout autour, des fermes, des meules, des grangesflambaient…

En arrière, les troupes françaises s’éparpillaient de touscôtés. Une batterie était venue s’établir à l’abri d’un bois voisinet tirait sans interruption. Paul voyait là-bas l’éruption des obusau-dessus du château et parmi les ruines.

Incapable de supporter un pareil spectacle, il reprit sa courseen tête de sa section. Le canon ennemi avait cessé de tonner,réduit au silence sans doute. Mais quand ils furent à troiskilomètres d’Ornequin, les balles sifflèrent autour d’eux, et Paulavisa au loin un détachement allemand qui se repliait sur Ornequintout en faisant le coup de feu.

Et toujours les 75 et les Rimailhos grondaient. C’était affreux.Paul saisit Bernard par le bras et prononça d’une voix frémissante:

– S’il m’arrivait malheur, tu dirais à Elisabeth que je luidemande pardon, n’est-ce pas, que je lui demande pardon…

Il avait peur soudain que la destinée ne lui permît pas derevoir sa femme, et il se rendait compte qu’il avait agi enverselle avec une cruauté inexcusable, l’abandonnant comme une coupablepour une faute qu’elle n’avait pas commise, et la livrant à toutesles tortures. Et il marchait rapidement, suivi de loin par seshommes.

Mais, à l’endroit où le raccourci débouche sur la route, en vuedu Liseron, il fut rejoint par un cycliste. Le colonel donnaitl’ordre que la section attendît le gros du régiment pour uneattaque d’ensemble. Ce fut l’épreuve la plus dure.

Paul, en proie à une exaltation croissante, frissonnait defièvre et de colère.

– Voyons, Paul, lui disait Bernard, ne te mets pas dans un étatpareil ! Nous arriverons à temps.

– À temps… pour quoi faire ? répliquait-il. Pour laretrouver morte ou blessée ?… Ou pour ne pas la retrouver dutout ? Et puis quoi ! nos sacrés canons, ils ne peuventpas se taire ? Qu’est-ce qu’ils bombardent maintenant quel’adversaire ne répond plus ? Des cadavres… des maisonsdémolies…

– Et l’arrière-garde qui couvre la retraite allemande ?

– Eh bien, ne sommes-nous pas là, nous, les fantassins ?C’est notre affaire. Un déploiement de tirailleurs, et puis unebonne charge à la baïonnette…

Enfin, la section repartit, renforcée par le reste de latroisième compagnie et sous le commandement du capitaine. Undétachement de hussards passa au galop, se dirigeant vers levillage afin de couper la route aux fugitifs. La compagnie obliquavers le château.

En face c’était le grand silence de la mort. Piègepeut-être ? Ne pouvait-on croire que des forces ennemiessolidement retranchées et barricadées se préparaient à larésistance suprême ?

Dans l’allée des vieux chênes qui conduisait à la courd’honneur, rien de suspect. Aucune silhouette, aucun bruit.

Paul et Bernard toujours en tête, le doigt sur la détente deleur fusil, fouillaient d’un regard aigu le jour confus dessous-bois. Par-dessus le mur, tout proche et troué de brèchesbéantes, s’élevaient des colonnes de fumée.

En approchant, ils entendirent des gémissements, puis la plaintedéchirante d’un râle. C’étaient des blessés allemands.

Et soudain la terre trembla, comme si un cataclysme intérieur eneût brisé l’écorce, et, de l’autre côté du mur, ce fut uneexplosion formidable, ou plutôt une suite d’explosions, comme descoups de tonnerre répétés. L’espace s’obscurcit sous une nuée desable et de poussière, d’où jaillissaient toutes sortes dematériaux et de débris. L’ennemi avait fait sauter le château.

– Cela nous était destiné, sans doute, dit Bernard, nous devionssauter en même temps. L’affaire a été mal calculée.

Quand ils eurent franchi la grille, le spectacle de la courbouleversée, des tourelles éventrées, du château anéanti, descommuns en flammes, des agonisants qui se convulsaient, descadavres amoncelés, les effraya, au point qu’ils eurent unmouvement de recul.

– En avant ! En avant ! cria le colonel qui accouraitau galop. Il y a des troupes qui ont dû se défiler à travers leparc.

Paul connaissait le chemin, l’ayant parcouru quelques semainesplus tôt, en des circonstances si tragiques. Il s’élança à traversles pelouses, parmi les blocs de pierre et les arbres déracinés.Mais, comme il passait en vue d’un petit pavillon qui se dressait àl’entrée du bois, il s’arrêta, cloué net au sol. Et Bernard et tousles hommes demeuraient stupéfaits, béants d’horreur.

Contre le mur de ce pavillon, il y avait, debout, deux cadavresattachés à des anneaux par la même chaîne qui leur encerclait leventre. Les bustes plongeaient au-dessus de la chaîne et les braspendaient jusqu’à terre.

Cadavres d’homme et de femme, Paul reconnaissait Jérôme etRosalie.

Ils avaient été fusillés.

À côté d’eux, la chaîne continuait. Un troisième anneau étaitscellé au mur. Du sang souillait le plâtre, et des traces de ballesétaient visibles. Sans aucun doute, il y avait eu une troisièmevictime et le cadavre avait été enlevé.

En s’approchant, Paul remarqua dans le plâtre un éclat d’obusqui s’y était incrusté. Au bord du trou, entre le plâtre et lefragment de projectile, on voyait une poignée de cheveux, descheveux blonds aux teintes dorées, des cheveux arrachés à la têted’Elisabeth.

Chapitre 7H. E. R. M.

Plus encore que du désespoir et que de l’horreur, Paul éprouva,sur le moment, un immense besoin de se venger, et tout de suite, àn’importe quel prix. Il regarda autour de lui, comme si tous lesblessés qui agonisaient dans le parc eussent été coupables dumeurtre monstrueux…

– Les lâches ! grinçait-il, les assassins !…

– Es-tu sûr ?… balbutia Bernard… Es-tu sûr que ce soientles cheveux d’Elisabeth ?

– Mais oui, mais oui, ils l’ont fusillée comme les deux autres.Je les reconnais tous les deux, c’est le garde et sa femme.Ah ! les misérables…

Paul leva sa crosse sur un Allemand qui se traînait dansl’herbe, et il allait frapper, lorsque son colonel arriva près delui.

– Eh bien, Delroze, qu’est-ce que vous faites ? Et votrecompagnie ?

– Ah ! si vous saviez, mon colonel ! …

Paul se précipita sur son chef. Il avait un air de démence, etil articula, en brandissant son fusil :

– Ils l’ont tuée, mon colonel ; oui, ils ont fusillé mafemme… Tenez, contre ce mur, avec les deux personnes qui laservaient… Ils l’ont fusillée… Elle avait vingt ans, mon colonel…Ah ! il faut les massacrer tous, comme des chiens !…

Mais Bernard l’entraînait déjà.

– Ne perdons pas de temps, Paul, vengeons-nous sur ceux qui sebattent… On entend des coups de feu là-bas. II doit y en avoir decernés.

Paul n’avait plus guère conscience de ses actes. Il reprit sacourse, ivre de rage et de douleur.

Dix minutes après, il rejoignait sa compagnie et traversait, envue de la chapelle, le carrefour où son père avait été poignardé.Plus loin, au lieu de la petite porte qui naguère s’ouvrait dans lemur, une vaste brèche avait été pratiquée par où devaient entrer etsortir les convois de ravitaillement destinés au château. À huitcents mètres de là, dans la plaine, à l’intersection du chemin etde la grand-route, une violente fusillade crépitait.

Quelques douzaines de fuyards essayaient de se frayer un passageau milieu des hussards qui avaient suivi la route. Assaillis de dospar la compagnie de Paul, ils parvinrent à se réfugier dans uncarré d’arbres et de taillis où ils se défendirent avec une énergiefarouche. Ils reculaient pas à pas, tombant les uns après lesautres.

– Pourquoi résistent-ils ? murmura Paul, qui tirait sansrépit et que l’ardeur de la lutte calmait peu à peu. On croiraitqu’ils cherchent à gagner du temps.

– Regarde donc ! articula Bernard, dont la voix semblaitaltérée.

Sous les arbres, venant de la frontière, une automobile, bondéede soldats allemands, débouchait. Étaient-ce des renforts ?Non. L’automobile tourna presque sur la place, et, entre elle etles derniers combattants du petit bois, il y avait, debout, engrand manteau gris, un officier qui, le revolver au poing, lesexhortait à la résistance, tout en opérant sa retraite vers lavoiture envoyée à son secours.

– Regarde, Paul, regarde, répéta Bernard.

Paul fut stupéfait. Cet officier que Bernard signalait à sonattention, c’était… Mais non, la chose ne pouvait être admise. Etpourtant…

Il demanda :

– Qu’est-ce que tu veux dire, Bernard ?

– Le même visage, murmura Bernard, le même visage que celuid’hier, tu sais, Paul, le visage de cette femme qui m’interrogeaithier soir, sur toi, Paul.

Et Paul, de son côté, reconnaissait, sans hésitation possible,l’être mystérieux qui avait tenté de le tuer près de la petiteporte du parc, l’être qui offrait une si inconcevable ressemblanceavec la meurtrière de son père, avec la femme du portrait, avecHermine d’Andeville, avec la mère d’Elisabeth et de Bernard.Bernard épaula son fusil.

– Non, ne tire pas ! cria Paul effrayé d’un tel geste.

– Pourquoi ?

– Tâchons de le prendre vivant.

Il s’élança, soulevé de haine, mais l’officier avait courujusqu’à la voiture. Les soldats allemands lui tendaient déjà lamain et le hissaient parmi eux. D’un coup de feu, Paul atteignitcelui qui se trouvait au volant. L’officier saisit alors le volantà l’instant où l’automobile allait se heurter contre un arbre, laredressa et, la faisant filer au milieu des obstacles avec unegrande habileté, la mena derrière un repli de terrain et, de là,vers la frontière.

Il était sauvé.

Aussitôt qu’il fut à l’abri des balles, les ennemis quicombattaient encore se rendirent.

Paul tremblait de fureur impuissante. Pour lui, cet êtrereprésentait le mal sous toutes ses formes, et, depuis la premièrejusqu’à la dernière minute de cette longue série de drames,assassinats, espionnages, attentats, trahisons, fusillades, qui semultipliaient dans un même sens et dans un même esprit, ilapparaissait comme le génie du crime.

Seule, la mort de cet être aurait pu assouvir la haine de Paul.C’était lui, Paul n’en doutait pas, c’était lui le monstre quiavait fait fusiller Elisabeth. Ah ! l’ignominie !Elisabeth fusillée ! vision infernale qui le martyrisait…

– Qui est-ce ? s’écria-t-il… Comment le savoir ?Comment parvenir à lui, et le torturer, et l’égorger ?…

– Interroge un des prisonniers, dit Bernard.

Sur un ordre du capitaine, qui jugeait prudent de ne pas avancerdavantage, la compagnie se replia pour demeurer en liaison avec lereste du régiment, et Paul fut désigné spécialement pour occuper lechâteau avec sa section et pour y conduire les prisonniers.

En route, il se hâta de questionner deux ou trois gradés etquelques soldats. Mais il ne put tirer d’eux que des renseignementsassez confus, car ils étaient arrivés de Corvigny la veille etn’avaient fait que passer la nuit au château.

Ils ignoraient même le nom de l’officier en grand manteau gris,pour qui ils s’étaient sacrifiés. On rappelait le major, voilàtout.

– Cependant, insista Paul, c’était votre chefimmédiat ?

– Non. Le chef du détachement d’arrière-garde auquel nousappartenons est un oberleutnant, qui a été blessé parl’explosion des mines, alors qu’on s’enfuyait. Nous voulionsl’emmener. Le major s’y est refusé violemment, et, le revolver aupoing, il nous a ordonné de marcher devant lui, menaçant de mort lepremier qui l’abandonnerait. Et, tout à l’heure, pendant qu’on sebattait, il se tenait à dix pas en arrière et continuait à nousmenacer de son revolver, pour nous obliger à le défendre. Troisd’entre nous sont tombés sous ses balles.

– Il comptait sur le secours de l’automobile, n’est-cepas ?

– Oui, et sur des renforts qui devaient nous sauver tous,disait-il. Mais seule l’automobile est venue, et l’a sauvé,lui.

– L’oberleutnant connaît son nom, sans doute ?Est-il blessé grièvement ?

– L’oberleutnant ? Une jambe cassée. Nous l’avonsétendu dans un pavillon du parc.

– Le pavillon contre lequel on a fusillé ?…

– Oui.

Or, on approchait de ce pavillon, sorte de petite orangerie oùl’on rentrait les plantes l’hiver. Les cadavres de Rosalie et deJérôme avaient été enlevés. Mais la chaîne sinistre pendait le longdu mur, attachée aux trois anneaux de fer, et Paul revit, avec unfrémissement d’épouvante, les traces des balles et le petit éclatd’obus qui retenait dans le plâtre les cheveux d’Elisabeth.

Un obus français ! Cela ajoutait encore de l’horreur àl’atrocité du meurtre.

Ainsi donc, la veille, lorsque lui, Paul, par la capture del’automobile blindée et par son raid audacieux jusqu’à Corvigny,avait ouvert la route aux troupes françaises, il déterminait lesévénements qui aboutissaient au meurtre de sa femme ! L’ennemise vengeait de sa reculade en fusillant les habitants duchâteau ! Elisabeth, collée au mur, rivée à une chaîne, étaitcriblée de balles ! Et, par une ironie affreuse, son cadavrerecevait encore les éclats des premiers obus que les canonsfrançais avaient tirés avant la nuit, du haut des collinesavoisinant Corvigny.

Paul enleva le fragment d’obus et détacha les boucles d’or qu’ilrecueillit précieusement. Ensuite, avec Bernard, il entra dans lepavillon où déjà les infirmiers avaient installé une ambulanceprovisoire. Il trouva l’oberleutnant étendu sur une couchede paille, bien soigné, et en état de répondre aux questions.

Tout de suite un point se précisa, de façon très nette, c’estque les troupes allemandes qui avaient tenu garnison au châteaud’Ornequin n’avaient eu, pour ainsi dire, aucun contact avec cellesqui, la veille, s’étaient repliées en avant de Corvigny et desforts contigus. Comme si l’on eût peur qu’une indiscrétion fûtcommise relativement à ce qui s’était passé pendant l’occupation duchâteau, la garnison avait été évacuée dès l’arrivée des troupes decombat.

– À ce moment, raconta l’oberleutnant, qui faisaitpartie de ces dernières, il était sept heures du soir, vos 75avaient déjà repéré le château, et nous n’avons plus trouvé qu’ungroupe de généraux et d’officiers supérieurs. Leurs fourgons debagages s’en allaient et leurs automobiles étaient prêtes. On medonna l’ordre de tenir aussi longtemps que possible et de fairesauter le château. D’ailleurs le major avait tout disposé enconséquence.

– Le nom de ce major ?

– Je ne sais pas. Il se promenait avec un jeune officier auquelles généraux eux-mêmes ne s’adressaient qu’avec respect. C’est cemême officier qui m’appela et m’enjoignit d’obéir au major « commeà l’empereur ».

– Et ce jeune officier, qui était-ce ?

– Le prince Conrad.

– Un des fils du Kaiser ?

– Oui. Il a quitté le château hier, à la fin de la journée.

– Et le major a passé la nuit ici ?

– Je le suppose. En tout cas il était là ce matin. Nous avonsmis le feu aux mines et nous sommes partis. Trop tard, puisque j’aiété blessé auprès de ce pavillon… auprès du mur…

Paul se domina et dit :

– Auprès du mur devant lequel on a fusillé trois Français,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Quand les a-t-on fusillés ?

– Hier soir, vers six heures, je crois, avant notre arrivée deCorvigny.

– Qui les a fait fusiller ?

– Le major.

Paul sentait les gouttes de sueur qui coulaient de son crâne surson front et sur sa nuque. Il ne s’était pas trompé : Elisabethavait été fusillée par ordre de ce personnage innommable etinconcevable, dont la figure évoquait à s’y méprendre la figuremême d’Hermine d’Andeville, la mère d’Elisabeth !

Il continua, d’une voix tremblante :

– Ainsi, trois Français fusillés, vous êtes bien sûr ?

– Oui, les habitants du château. Ils avaient trahi.

– Un homme et deux femmes, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Pourtant il n’y a que deux cadavres attachés aupavillon ?

– Oui, deux. Sur l’ordre du prince Conrad, le major a faitenterrer la dame du château.

– Où ?

– Le major ne me l’a pas dit.

– Mais peut-être savez-vous pourquoi on l’a fusillée ?

– Elle avait surpris, paraît-il, des secrets fortimportants.

– On aurait pu l’emmener prisonnière ?…

– Évidemment, mais le prince Conrad ne voulait plus d’elle.

– Hein !

Paul avait sursauté. L’officier reprit, avec un sourireéquivoque :

– Dame ! On connaît le prince. C’est le don Juan de lafamille. Depuis des semaines qu’il habitait le château, il avait eule temps, n’est-ce pas, de plaire… et puis… et puis de se lasser…D’ailleurs le major prétend que cette femme et que les deuxdomestiques avaient essayé d’empoisonner le prince. Alors, n’est-cepas ?

Il n’acheva pas. Paul se penchait sur lui avec une figureconvulsée, le saisissait à la gorge, et articulait :

– Un mot de plus et je t’étrangle… Ah ! tu as de la chanced’être blessé… sans quoi… sans quoi…

Et Bernard, hors de lui, le bousculait également :

– Oui, tu en as de la chance. Et puis, tu sais, ton princeConrad, eh bien, c’est un cochon… et je me charge de le lui dire enpleine face… un cochon comme toute sa famille et comme voustous…

Ils laissèrent l’oberleutnant fort ahuri et necomprenant rien à cette fureur subite.

Mais dehors Paul eut un accès de désespoir. Ses nerfs sedétendaient. Toute sa colère et toute sa haine se changeaient en unabattement infini. Il retenait à peine ses larmes.

– Voyons, Paul, s’écria Bernard, tu ne vas pas croire unmot…

– Non, mille fois non ! Mais ce qui s’est passé, je ledevine. Ce soudard de prince aura voulu faire le beau devantElisabeth et profiter de ce qu’il était le maître… Pensedonc ! une femme seule, sans défense, voilà une conquête quien vaut la peine. Quelles tortures elle a dû subir, lamalheureuse ! quelles humiliations ! Une lutte de chaquejour… des menaces… des brutalités… Et puis, au dernier moment, pourla punir de sa résistance, la mort…

– On la vengera, Paul, dit Bernard à voix basse.

– Certes, mais oublierai-je jamais que c’est pour moi qu’elleest restée ici… par ma faute. Plus tard je t’expliquerai et tucomprendras combien j’ai été dur et injuste… Et cependant…

Il demeura songeur. L’image du major le hantait, et il répéta:

– Et cependant… cependant… il y a des choses si étranges…

Tout l’après-midi, des troupes françaises continuèrent d’affluerpar la vallée du Liseron et par le village d’Ornequin, afin des’opposer à un retour offensif de l’ennemi. La section de Paulétant au repos, il en profita pour se livrer avec Bernard à desrecherches minutieuses dans le parc et dans les ruines du château.Mais aucun indice ne leur révéla où le corps d’Elisabeth avait étéenfoui.

Vers cinq heures, ils firent donner à Rosalie et à Jérôme unesépulture convenable. Deux croix se dressèrent au sommet d’un petittertre semé de fleurs. Un aumônier vint dire les prières des morts.Et ce fut avec émotion que Paul s’agenouilla sur la tombe des deuxfidèles serviteurs que leur dévouement avait perdus.

À ceux-là aussi, Paul promit de les venger. Et son désir devengeance évoquait en lui, avec une intensité presque douloureuse,l’image exécrée de ce major, cette image qui ne pouvait plusmaintenant se détacher du souvenir qu’il gardait de la comtessed’Andeville.

Il emmena Bernard.

– Es-tu sûr de ne t’être pas trompé en faisant un rapprochemententre le major et la soi-disant paysanne qui t’a interrogé àCorvigny ?

– Absolument sûr.

– Alors, viens. Je t’ai parlé d’un portrait de femme. Nousallons le voir et tu me diras ton impression immédiate.

Paul avait remarqué que la partie du château où se trouvaient lachambre et le boudoir d’Hermine d’Andeville n’avait pas étéentièrement démolie par l’explosion des mines ni par celle desobus. Peut-être ainsi le boudoir demeurait-il dans son étatprimitif.

L’escalier n’existant plus, ils ne purent atteindre le premierétage qu’en escaladant les moellons écroulés. Le corridor sedevinait à certains endroits. Toutes les portes étaient arrachéeset les chambres offraient un chaos lamentable.

– Voici, dit Paul, montrant un vide entre deux pans de mur quise maintenaient par miracle.

C’était bien le boudoir d’Hermine d’Andeville, délabré,crevassé, jonché de plâtras et de débris, mais parfaitementreconnaissable et rempli des meubles que Paul avait entraperçus lesoir de son mariage. Les volets des fenêtres bouchaient le jour enpartie. Mais il y avait assez de lumière pour que Paul devinât lemur opposé. Et tout de suite, il s’écria :

– Le portrait a été enlevé !

Pour lui, ce fut une grosse déception et, en même temps, unepreuve de l’importance considérable que l’adversaire attachait à ceportrait. Si on l’avait enlevé, n’était-ce point parce qu’ilconstituait un témoignage accablant ?

– Je te jure, dit Bernard, que cela ne modifie en rien monopinion. La certitude que j’ai relativement au major et à lapaysanne de Corvigny n’a pas besoin d’être contrôlée. Qu’est-cequ’il représentait, ce portrait ?

– Je te l’ai dit, une femme.

– Quelle femme ? Était-ce un tableau que mon père y avaitmis, un des tableaux de sa collection ?

– Justement, affirma Paul, désireux de donner le change à sonbeau-frère.

Ayant écarté l’un des volets, il distingua sur la muraille nuele grand rectangle que le tableau recouvrait naguère, et il put serendre compte, à certains détails, que l’enlèvement avait étéprécipité. Ainsi, le cartouche arraché du cadre gisait à terre.Paul le ramassa furtivement pour que Bernard ne vît pasl’inscription qui s’y trouvait gravée.

Mais comme il examinait plus attentivement le panneau et queBernard avait décroché l’autre volet, il poussa uneexclamation.

– Qu’y a-t-il ? dit Bernard.

– Là… tu vois… cette signature sur la muraille… à l’endroit mêmedu tableau… Une signature et une date.

C’était écrit au crayon, en deux lignes qui rayaient le plâtreblanc à une hauteur d’homme. La date : mercredi soir, 16 septembre1914. La signature : Major Hermann.

Major Hermann ! Avant même que Paul en eût conscience, sesyeux s’accrochaient à un détail où se concentrait toute lasignification de ces lignes, et, tandis que Bernard se penchait etregardait à son tour, il murmurait avec un étonnement sans bornes:

– Hermann… Hermine…

C’étaient presque les mêmes mots ! Hermine débutait par lesmêmes lettres que le nom ou que le prénom dont le major faisaitsuivre son grade sur la muraille. Major Hermann ! la comtesseHermine ! H. E. R. M… les quatre lettres incrustées sur lepoignard avec lequel on avait voulu le tuer, lui ! H. E. R.M…, les quatre lettres incrustées sur le poignard de l’espion qu’ilavait capturé dans le clocher d’une église ! Bernard prononça:

– À mon avis, c’est une écriture de femme. Mais alors…

Et pensivement il continua :

– Mais alors… que devons-nous conclure ? Ou bien lapaysanne d’hier et le major Hermann ne sont qu’un seul et mêmepersonnage, c’est-à-dire que cette paysanne est un homme ou que lemajor n’en est pas un… Ou bien… ou bien nous avons affaire à deuxpersonnages distincts, une femme et un homme, et je crois qu’il enest ainsi, malgré la ressemblance surnaturelle qui existe entre cethomme et cette femme… Car enfin, comment admettre qu’un mêmepersonnage ait pu hier soir signer cela ici, franchir les lignesfrançaises et, déguisé en paysanne, m’aborder à Corvigny… et puis,ce matin, revenir ici déguisé en major allemand, faire sauter lechâteau, fuir, et, après avoir tué quelques-uns de ses soldats,disparaître en automobile ?

Paul ne répondit pas, absorbé par ses réflexions. Au bout d’unmoment, il passa dans la chambre voisine, qui séparait le boudoirde l’appartement que sa femme Elisabeth avait habité.

De l’appartement, il ne restait rien que des décombres. Mais lapièce intermédiaire n’avait pas trop pâti et il était facile deconstater, au lavabo, au lit couvert de draps en désordre, qu’elleservait de chambre et qu’on y avait couché la nuit précédente.

Sur la table, Paul trouva des journaux allemands et un journalfrançais, daté du 10 septembre, où le communiqué qui relatait lavictoire de la Marne était biffé de deux grands traits au crayonrouge et annoté de ce mot : « Mensonge ! mensonge ! »avec la signature H.

– Nous sommes bien chez le major Hermann, dit Paul àBernard.

– Et le major Hermann, déclara Bernard, a brûlé cette nuit despapiers compromettants… Tu vois dans la cheminée cet amoncellementde cendres.

Il se baissa et recueillit quelques enveloppes et quelquesfeuilles à demi consumées, qui, d’ailleurs, ne présentaient que desmots sans suite et des phrases incohérentes.

Mais le hasard ayant tourné ses yeux vers le lit, il avisa, sousle sommier, un paquet de vêtements cachés, ou peut-être oubliésdans la hâte du départ. Il les tira vers lui et aussitôt s’écria:

– Ah ! celle-là est un peu forte !

– Quoi ? fit Paul, qui fouillait la chambre de soncôté.

– Ces vêtements… des vêtements de paysanne… ceux que j’ai vussur la femme à Corvigny. Pas d’erreur possible… c’était bien cettenuance marron et cette étoffe de bure. Et puis, tiens, ce fichu endentelle noire dont je t’ai parlé…

– Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Paul en accourant.

– Dame ! tu peux regarder, c’est une sorte de fichu et quine date pas d’hier. Ce qu’il est usé et déchiré ! Il y aencore, piquée dedans, la broche que je t’ai signalée, tuvois ?

Dès l’abord, Paul l’avait remarquée, cette broche, et avec queleffroi ! Quel sens terrible elle donnait à la découverte desvêtements dans la chambre même du major Hermann, et près du boudoird’Hermine d’Andeville ! Le camée, gravé d’un cygne aux ailesouvertes, et encerclé d’un serpent d’or dont les yeux étaient faitsde rubis ! Depuis son enfance, Paul le connaissait, ce camée,pour l’avoir vu au corsage même de celle qui avait tué son père, etil le connaissait pour l’avoir revu dans ses moindres détails surle portrait de la comtesse Hermine. Et voilà qu’il le retrouvaitlà, piqué dans le fichu de dentelle noire, mêlé aux vêtements de lapaysanne de Corvigny, et oublié dans la chambre du majorHermann !

Bernard prononça :

– La preuve est certaine maintenant. Puisque les vêtements sontlà, c’est que la femme qui m’a interrogé sur toi est revenue icicette nuit ; mais quel rapport y a-t-il entre elle et cetofficier qui est son image frappante ? L’être quim’interrogeait sur toi est-il le même que l’être qui, deux heuresauparavant, faisait fusiller Elisabeth ? Et qui sont cesgens-là ? À quelle bande d’assassins et d’espions nousheurtons-nous ?

– À des Allemands, sans plus, déclara Paul. Assassiner etespionner, c’est pour eux des formes naturelles et permises de laguerre, et d’une guerre qu’ils avaient commencée en pleine périodede paix. Je te l’ai dit, Bernard, de cette guerre-là, nous sommesles victimes depuis bientôt vingt ans. Le meurtre de mon père futle début du drame. Et maintenant, c’est notre pauvre Elisabeth quenous pleurons. Et ce n’est pas fini.

– Pourtant, dit Bernard, il a pris la fuite.

– Nous le reverrons, sois-en sûr. S’il ne vient pas, c’est moiqui irai le chercher. Et ce jour-là…

Il y avait deux fauteuils dans cette chambre. Paul et Bernardrésolurent d’y passer la nuit, et sans plus tarder ils inscrivirentleurs noms sur le mur du couloir. Puis Paul rejoignit ses hommesafin de surveiller leur installation parmi les granges et lescommuns encore debout. Là, le soldat qui lui servait d’ordonnance,un brave Auvergnat du nom de Gériflour, lui apprit qu’il avaitdéniché deux paires de draps et des matelas propres, au fond d’unemaisonnette attenant au pavillon du garde. Les lits étaient doncprêts.

Paul accepta. Il fut convenu que Gériflour et un de sescamarades iraient au château et s’accommoderaient des deuxfauteuils.

La nuit s’écoula sans alerte, nuit de fièvre et d’insomnie pourPaul, que hantait le souvenir d’Elisabeth. Au matin, il tomba dansun sommeil lourd, agité de cauchemars et que coupa soudain lasonnerie du réveil. Bernard l’attendait.

L’appel eut lieu dans la cour du château. Paul constata que sonordonnance Gériflour et son camarade manquaient.

– Ils doivent dormir, dit-il à Bernard, nous allons lessecouer.

Ils refirent, à travers les ruines, le chemin qui conduisait aupremier étage et le long des chambres démolies.

Dans la pièce que le major Hermann avait occupée, ilstrouvèrent, sur le lit, le soldat Gériflour affaissé, couvert desang, mort. Sur un des fauteuils gisait son camarade, mortégalement.

Autour des cadavres, aucun désordre, aucune trace de lutte. Lesdeux soldats avaient dû être tués pendant leur sommeil.

Quant à l’arme, Paul l’aperçut aussitôt. C’était un poignarddont le manche de bois portait les lettres H. E. R. M.

Chapitre 8Le journal d’Elisabeth

II y avait dans ce double meurtre, qui succédait à une suited’événements tragiques, tous enchaînés les uns aux autres par lelien le plus rigoureux, il y avait une telle accumulationd’horreurs et de fatalité révoltante que les deux jeunes gens neprononcèrent pas une parole et ne firent pas un geste.

Jamais la mort, dont ils avaient tant de fois déjà senti lesouffle au cours des batailles, ne leur était apparue sous unaspect plus sinistre et plus odieux.

La mort ! Ils la voyaient, non pas comme un mal sournoisqui frappe au hasard, mais comme un spectre qui se glisse dansl’ombre, épie l’adversaire, choisit son moment, et lève le brasdans une intention déterminée. Et ce spectre prenait pour eux laforme même et le visage du major Hermann.

Paul articula, et vraiment sa voix avait cette intonationsourde, effarée, qui semble évoquer les forces mauvaises desténèbres :

– Il est venu cette nuit. Il est venu, et comme nous avionsmarqué nos noms sur le mur, ces noms de Bernard d’Andeville et PaulDelroze, qui représentent à ses yeux les noms de deux ennemis, il aprofité de l’occasion pour se débarrasser de ces deux ennemis.Persuadé que c’étaient toi et moi qui dormions dans cette chambre,il a frappé… et ceux qu’il a frappés c’est ce pauvre Gériflour etson camarade, qui meurent à notre place.

Après un long silence, il murmura :

– Ils meurent comme est mort mon père… et comme est morteElisabeth… et aussi le garde et sa femme… et de la même main… lamême, tu entends, Bernard ! Oui, c’est inadmissible, n’est-cepas ? et ma raison se refuse à l’admettre… Pourtant, c’est lamême main qui tient toujours le poignard… celui d’autrefois etcelui-ci.

Bernard examina l’arme. Il dit en voyant les quatre lettres:

– Hermann, n’est-ce pas ? major Hermann ?

– Oui, affirma Paul vivement… Est-ce son nom réel et quelle estsa véritable personnalité ? Je l’ignore. Mais l’être qui acommis tous ces crimes est bien celui qui signe de ces quatrelettres : H. E. R. M.

Après avoir donné l’alerte aux hommes de sa section et faitavertir l’aumônier et le médecin-major, Paul résolut de demander unentretien particulier à son colonel et de lui confier toutel’histoire secrète qui pourrait jeter quelque lumière surl’exécution d’Elisabeth et sur l’assassinat des deux soldats. Maisil apprit que le colonel et son régiment bataillaient au-delà de lafrontière, et que la troisième compagnie était appelée en hâte,sauf un détachement qui devait rester au château sous les ordres dusergent Delroze. Paul fit donc l’enquête lui-même avec seshommes.

Elle ne lui révéla rien. Il fut impossible de recueillir lemoindre indice sur la façon dont le meurtrier avait pénétré,d’abord dans l’enceinte du parc, puis dans les ruines, et enfindans la chambre. Aucun civil n’ayant passé, fallait-il en conclureque l’auteur du double crime était un des soldats de la troisièmecompagnie ? Évidemment non. Et cependant quelle suppositionadopter en dehors de celle-ci ?

Et Paul ne découvrit rien non plus qui le renseignât sur la mortde sa femme et sur l’endroit où on l’avait enterrée. Et celac’était l’épreuve la plus dure.

Auprès des blessés allemands il se heurta à la même ignoranceque chez les prisonniers. Tous ils connaissaient l’exécution d’unhomme et de deux femmes, mais tous ils étaient arrivés après cetteexécution et après le départ des troupes d’occupation.

Il poussa jusqu’au village d’Ornequin. Peut-être savait-onquelque chose là. Peut-être les habitants avaient-ils entenduparler de la châtelaine, de la vie qu’elle menait au château, deson martyre, de sa mort…

Ornequin était vide. Pas une femme, pas un vieillard. L’ennemiavait dû envoyer les habitants en Allemagne, et sans doute dès lecommencement, son but manifeste étant de supprimer tout témoin deses actes pendant l’occupation et de faire le désert autour duchâteau.

Ainsi Paul consacra trois jours à poursuivre de vainesrecherches.

– Et cependant, disait-il à Bernard, Elisabeth n’a pudisparaître entièrement. Si je ne trouve pas sa tombe, ne puis-jepas trouver la moindre trace de son séjour ici ? Elle y avécu. Elle y a souffert. Un souvenir d’elle me serait siprécieux !

Il avait fini par reconstituer l’emplacement exact de la chambrequ’elle habitait, et même, au milieu des décombres, le monceau depierres et de plâtras qui restait de cette chambre.

Cela était confondu avec les débris des salons, aurez-de-chaussée, sur lesquels avaient dégringolé les plafonds dupremier étage, et c’est dans ce chaos, sous le tas des murspulvérisés et des meubles en miettes, qu’un matin il recueillit unpetit miroir brisé, et puis une brosse d’écaille, et puis un canifd’argent, et puis une trousse de ciseaux, tous objets ayantappartenu à Elisabeth.

Mais ce qui le troubla davantage encore, ce fut la découverted’un gros agenda, où il savait que la jeune femme marquait avantson mariage ses dépenses, la liste des courses ou des visites àfaire, et, parfois, des notes plus intimes sur sa vie.

Or, de cet agenda il ne restait que le cartonnage avec la date1914 et la partie qui concernait les sept premiers mois de l’année.Tous les fascicules des cinq derniers mois avaient été non pasarrachés, mais détachés un à un des ficelles qui les retenaient àla reliure.

Tout de suite, Paul pensa :

« Ils ont été détachés par Elisabeth, et cela sans hâte, à unmoment où rien ne la pressait ni ne l’inquiétait, et où elledésirait simplement se servir de ces feuillets pour écrire au jourle jour… Quoi ? quoi, sinon, justement, ces notes plus intimesqu’elle jetait auparavant sur l’agenda, entre un relevé de compteet une recette. Et comme, après mon départ, il n’y a plus eu decomptes et que l’existence n’a plus été pour elle que le drame leplus affreux, c’est sans doute à ces pages disparues qu’elle aconfié sa détresse… ses plaintes… peut-être sa révolte contre moi.»

Ce jour-là, en l’absence de Bernard, Paul redoubla d’ardeur. Ilfouilla sous toutes les pierres et dans tous les trous. Il soulevales marbres cassés, les lustres tordus, les tapis déchiquetés, lespoutres noircies par les flammes. Durant des heures il s’obstina.Il distribua les ruines en secteurs patiemment interrogés tour àtour, et les ruines ne répondant pas à ses questions il refit dansle parc des investigations minutieuses.

Efforts inutiles, et dont Paul sentait l’inutilité. Elisabethdevait tenir beaucoup trop à ces pages pour ne les avoir pas, oubien détruites, ou bien parfaitement cachées. À moins…

« À moins, se dit-il, qu’on ne les lui ait dérobées. Le majordevait exercer sur elle une surveillance continue. Et, en ce cas,qui sait ?… »

Une hypothèse se dessinait dans l’esprit de Paul. Après avoirdécouvert le vêtement de la paysanne et le fichu de dentelle noire,il les avait laissés, n’y attachant pas d’autre importance, sur lelit même de la chambre, et il se demandait si le major, la nuit oùil avait assassiné les deux soldats, n’était pas venu avecl’intention de reprendre les vêtements, ou, du moins, le contenu deleurs poches, ce qu’il n’avait pu faire, puisque le soldatGériflour, couché dessus, les dissimulait aux regards.

Or voilà que Paul croyait se rappeler qu’en dépliant cette jupeet ce corsage de paysanne il avait perçu dans une poche unfroissement de papier. Ne pouvait-on en conclure que c’était lejournal d’Elisabeth, surpris et volé par le majorHermann ?

Paul courut jusqu’à la chambre où le double crime avait étécommis. Il saisit les vêtements et chercha.

« Ah ! fit-il aussitôt, avec une véritable joie, lesvoici ! »

Les feuilles détachées de l’agenda remplissaient une grandeenveloppe jaune. Elles étaient toutes indépendantes les unes desautres, froissées et déchirées par endroits, et il suffit à Pauld’un coup d’œil pour se rendre compte que ces feuilles necorrespondaient qu’aux mois d’août et de septembre, et que même ilen manquait quelques-unes dans la série de ces deux mois.

Et il vit l’écriture d’Elisabeth.

Ce n’était pas d’abord un journal bien détaillé. Des notessimplement, de pauvres notes où s’exhalait un cœur meurtri, et qui,plus longues parfois, avaient nécessité l’adjonction d’une feuillesupplémentaire. Des notes jetées de jour ou de nuit, au hasard dela plume ou du crayon, à peine lisibles parfois, et qui donnaientl’impression d’une main qui tremble, de deux yeux voilés de larmes,et d’un être éperdu de douleur.

Et rien ne pouvait émouvoir Paul plus profondément.

Il était seul, il lut :

 

Dimanche 2 août.

« II n’aurait pas dû m’écrire cette lettre. Elle est tropcruelle. Et puis pourquoi me propose-t-il de quitterOrnequin ? La guerre ? Alors, parce que la guerre estpossible, je n’aurais pas le courage de rester ici et d’y faire mondevoir ? Comme il me connaît peu ! C’est donc qu’il mecroit lâche ou bien capable de soupçonner ma pauvre maman ?…Paul, mon cher Paul, tu n’aurais pas dû me quitter… »

 

Lundi 3 août.

« Depuis que les domestiques sont partis, Jérôme et Rosalieredoublent d’attentions pour moi. Rosalie m’a suppliée de partirégalement. « Et vous, Rosalie, lui ai-je dit, est-ce que vous vousen irez ? – Oh ! nous, nous sommes de petites gens quin’avons rien à craindre. Et puis, c’est notre place d’être ici. » Jelui ai répondu que c’était la mienne aussi. Mais j’ai bien vuqu’elle ne pouvait pas comprendre.

« Quand je rencontre Jérôme, il hoche la tête et il me regardeavec des yeux tristes. »

 

Mardi 4 août.

« Mon devoir ? Oui, je ne le discute pas. J’aimerais mieuxmourir que d’y renoncer. Mais comment le remplir, ce devoir ?Et comment parvenir à la vérité ? Je suis pleine de courage,et pourtant je ne cesse de pleurer, comme si je n’avais rien demieux à faire. C’est que je pense surtout à Paul. Où est-il ?Que devient-il ? Quand Jérôme m’a dit ce matin que la guerreétait déclarée, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Ainsi Paul va sebattre. Il sera blessé peut-être ! Tué ! Ah ! monDieu, est-ce que vraiment ma place ne serait pas auprès de lui,dans une ville voisine de l’endroit où il se bat ? Que puis-jeespérer en restant ici ? Oui, mon devoir, je sais… ma mère.Ah ! maman, je te demande pardon. Mais, vois-tu, c’est quej’aime et que j’ai peur qu’il ne lui arrive quelque chose… »

 

Jeudi 6 août.

« Toujours des larmes. Je suis de plus en plus malheureuse. Maisje sens que, si je devais l’être davantage encore, je ne céderaispas. D’ailleurs, pourrais-je le rejoindre, alors qu’il ne veut plusde moi et qu’il ne m’écrit même pas ? Son amour ? Mais ilme déteste ! Je suis la fille d’une femme pour qui sa hainen’a pas de bornes. Ah ! quelle horreur ! Est-cepossible ? Mais alors, s’il pense ainsi à maman et si je neréussis pas dans ma tâche, nous ne pourrons plus jamais nousrevoir, lui et moi ? Voilà la vie qui m’attend ? »

 

Vendredi 7 août.

« J’ai beaucoup interrogé Jérôme et Rosalie sur maman. Ils nel’ont connue que quelques semaines, mais ils se la rappellent bienet tout ce qu’ils m’ont dit m’a fait tant plaisir ! Il paraîtqu’elle était si bonne et si belle ! Tout le mondel’adorait.

« – Elle n’était pas toujours gaie, m’a dit Rosalie. Était-ce lemal qui la minait déjà, je ne sais pas, mais quand elle souriait,cela vous remuait le cœur.

« Ma pauvre chère maman !… »

 

Samedi 8 août.

« Ce matin, nous avons entendu le canon très loin. On se bat àdix lieues d’ici.»

Tantôt des Français sont venus. J’en avais aperçu bien souventdu haut de la terrasse, qui passaient dans la vallée du Liseron.Ceux-là vont demeurer au château. Leur capitaine s’est excusé. Parcrainte de me gêner, ses lieutenants et lui logent et prennentleurs repas dans le pavillon que Jérôme et Rosalie habitaient.»

 

Dimanche 9 août.

« Toujours sans nouvelles de Paul. Moi non plus je ne tente pasde lui écrire. Je ne veux pas qu’il entende parler de moi jusqu’aumoment où j’aurai toutes les preuves.

« Mais que faire ? Et comment avoir les preuves d’une chosequi s’est passée il y a seize ans ? Je cherche, j’étudie, jeréfléchis. Rien. »

 

Lundi 10 août.

« Le canon ne cesse pas dans le lointain. Pourtant le capitainem’a dit qu’aucun mouvement ne laissait prévoir une attaque ennemiede ce côté. »

 

Mardi 11 août.

« Tantôt, un soldat, de faction dans les bois, près de la petiteporte qui donne sur la campagne, a été tué d’un coup de couteau. Onsuppose qu’il aura voulu barrer le passage à un individu quicherchait à sortir du parc. Mais comment cet individu était-ilentré ? »

 

Mercredi 12 août.

« Qu’y a-t-il ? Voici un fait qui m’a vivementimpressionnée et qui me semble inexplicable. Du reste il y en ad’autres qui sont aussi déconcertants, bien que je ne saurais direpourquoi. Je suis très étonnée que le capitaine et que tous lessoldats que je rencontre paraissent insouciants à ce point etpuissent même plaisanter entre eux. Moi j’éprouve cette impressionqui vous accable à rapproche des orages. C’est sans doute un étatnerveux. « Donc ce matin… »

Paul s’interrompit. Tout le bas de la page où ces lignes étaientécrites, ainsi que la page suivante, étaient arrachées. Devait-onen conclure que le major, après avoir dérobé le journald’Elisabeth, en avait extrait, pour des motifs quelconques, lespages où la jeune femme donnait certaines explications ? Et lejournal reprenait :

 

Vendredi 14 août.

« Je n’ai pu faire autrement que de me confier au capitaine. Jel’ai conduit près de l’arbre mort, entouré de lierre, et je l’aiprié de s’étendre et d’écouter. Il a mis beaucoup de patience etd’attention dans son examen. Mais il n’a rien entendu, et, de fait,recommençant l’expérience à mon tour, j’ai dû reconnaître qu’ilavait raison.

« – Vous voyez, madame, tout est absolument normal.

« – Mon capitaine, je vous jure qu’avant-hier il sortait de cetarbre-là, à cet endroit précis, un bruit confus. El cela a duréplusieurs minutes.

« Il m’a répondu, non sans sourire un peu :

« – Il serait facile de faire abattre cet arbre. Mais nepensez-vous pas, madame, que, dans l’état de tension nerveuse oùnous sommes tous, nous puissions être sujets à certaines erreurs, àdes sortes d’hallucinations ? Car enfin d’où proviendrait cebruit ?…

« Oui, évidemment, il avait raison. Et cependant, j’ai entendu…J’ai vu… »

 

Samedi 15 août.

« Hier soir, on a ramené deux officiers allemands qui furentenfermés dans la buanderie, au bout des communs.

« Ce matin, on n’a plus retrouvé dans cette buanderie que leursuniformes.

« Qu’ils aient fracturé la porte, soit. Mais l’enquête ducapitaine a montré qu’ils s’étaient enfuis, revêtus d’uniformesfrançais, et qu’ils avaient passé devant les sentinelles en sedisant chargés d’une mission à Corvigny.

« Qui leur a fourni ces uniformes ? Bien plus, il leur afallu connaître le mot d’ordre… Qui leur a révélé ce motd’ordre ?…

« Il paraît qu’une paysanne est venue plusieurs jours de suiteapporter des œufs et du lait, une paysanne habillée un peu tropbien et que l’on n’a pas revue aujourd’hui… Mais rien ne prouve sacomplicité. »

 

Dimanche 16 août.

« Le capitaine m’a engagée vivement à partir. Il ne sourit plus,maintenant. Il semble très préoccupé.

« – Nous sommes environnés d’espions, m’a-t-il dit. En outre, ily a des signes qui nous portent à croire que nous pourrions êtreattaqués d’ici peu. Non pas une grosse attaque, ayant pour but deforcer le passage à Corvigny, mais un coup de main sur le château.Mon devoir est de vous prévenir, madame, que d’un moment à l’autre,nous pouvons être contraints de nous replier sur Corvigny et qu’ilserait pour vous plus qu’imprudent de rester.

« J’ai répondu au capitaine que rien ne changerait marésolution.

« Jérôme et Rosalie m’ont suppliée également. À quoi bon ?Je ne partirai pas. »

Une fois encore, Paul s’arrêta. Il y avait, à cet endroit del’agenda, une page de moins, et la suivante, celle du 18 août,déchirée au commencement et à la fin, ne donnait qu’un fragment dujournal écrit par la jeune femme à cette date :

« … et c’est la raison pour laquelle je n’en ai pas parlé dansla lettre que je viens d’envoyer à Paul. Il saura que je reste àOrnequin, et les motifs de ma décision, voilà tout. Mais il doitignorer mon espoir.

« Il est encore si confus, cet espoir, et bâti sur un détail siinsignifiant ! Néanmoins, je suis pleine de joie. Je necomprends pas la signification de ce détail, et, malgré moi, jesens son importance. Ah ! le capitaine peut bien s’agiter etmultiplier les patrouilles, tous ses soldats visiter leurs armes etcrier leur envie de se battre. L’ennemi peut bien s’installer àEbrecourt, comme on le dit ! Que m’importe ? Une seuleidée compte ! Ai-je trouvé le point de départ ? Suis-jesur la bonne route ?

« Voyons, réfléchissons… »

La page était déchirée là, à l’endroit où Elisabeth allaitentrer dans des explications précises. Était-ce une mesure prisepar le major Hermann ? Sans aucun doute, maispourquoi ?

Déchirée également, la première moitié de la page du mercredi 19août. Le 19 août, veille du jour où les Allemands avaient emportéd’assaut Ornequin, Corvigny et toute la région… Quelles lignesavait tracées la jeune femme en cet après-midi du mercredi ?Qu’avait-elle découvert ? Que se préparait-il dansl’ombre ?

La peur envahissait Paul. Il se souvenait qu’à deux heures dumatin, le jeudi, le premier coup de canon avait tonné au-dessus deCorvigny, et c’est le cœur étreint qu’il lut sur la seconde partiede la page :

Onze heures du soir.

« Je me suis relevée et j’ai ouvert ma fenêtre. De tous côtes ily a des aboiements de chiens. Ils se répondent, s’arrêtent,semblent écouter, et recommencent à hurler comme jamais je ne lesavais entendus. Quand ils se taisent, le silence devientimpressionnant et alors j’écoute à mon tour afin de surprendre lesbruits indistincts qui les tiennent éveillés.

« Et il me semble, à moi aussi, qu’ils existent, ces bruits.C’est autre chose que le froissement des feuilles. Cela n’a aucunrapport avec ce qui anime d’ordinaire le grand calme des nuits.Cela vient de je ne sais pas où, et mon impression est si forte àla fois et si confuse, que je me demande, en même temps, si je nem’attarde pas à noter les battements de mon cœur ou bien si je nedevine pas le bruit de toute une armée en marche.

« Allons ! je suis folle. Une armée en marche ! Et nosavant-postes à la frontière ? Et nos sentinelles autour duchâteau ?… Il y aurait bataille, échange de coups de fusil…»

Une heure du matin.

« Je n’ai pas bougé de la fenêtre. Les chiens n’aboyaient plus.Tout dormait. Et voilà que j’ai vu quelqu’un qui sortait d’entreles arbres et qui traversait la pelouse. J’aurais pu croire quec’était un de nos soldats. Mais, lorsque cette ombre passa sous mafenêtre, il y avait assez de lumière dans le ciel pour me permettrede distinguer une silhouette de femme. Je pensai à Rosalie. Maisnon, la silhouette était haute, l’allure légère et rapide.

« Je fus sur le point de réveiller Jérôme et de donner l’alarme.Je ne l’ai pas fait. L’ombre s’était évanouie du côté de laterrasse. Et tout à coup, il y eut un cri d’oiseau qui me parutétrange… Et puis une lueur qui fusa dans le ciel, comme une étoilefilante jaillissant de la terre même.

« Et puis, plus rien. Encore le silence, l’immobilité deschoses. Plus rien. Et cependant, depuis, je n’ose pas me coucher.J’ai peur, sans savoir de quoi. Tous les périls surgissent de tousles coins de l’horizon. Ils s’avancent, me cernent, m’emprisonnent,m’étouffent, m’écrasent. Je ne puis plus respirer. J’ai peur… j’aipeur… »

Chapitre 9Fils d’empereur

Paul serrait entre ses mains crispées le lamentable journalauquel Elisabeth avait confié ses angoisses.

« Ah ! la malheureuse, pensa-t-il, comme elle a dûsouffrir ! Et ce n’est encore que le début du chemin qui laconduisait à la mort… »

Il redoutait d’aller plus avant. Les heures du suppliceapprochaient pour Elisabeth, menaçantes et implacables, et ilaurait voulu lui crier :

« Mais, va-t’en ! N’affronte pas le destin ! J’oubliele passé. Je t’aime. »

Trop tard ! C’était lui-même, par sa cruauté, qui l’avaitconduite au supplice et il devait, jusqu’au bout, assister à toutesles étapes du calvaire dont il connaissait l’étape suprême etterrifiante.

Brusquement, il tourna les feuillets.

Il y avait d’abord trois pages blanches, celles qui portaientles dates du 20, du 21 et du 22 août… journées de bouleversementdurant lesquelles elle n’avait pas pu écrire. Les pages du 23 et 24manquaient. Celles-là, sans doute, relataient les événements etcontenaient des révélations sur l’inexplicable invasion.

Le journal recommençait au milieu d’une feuille déchirée, lafeuille du mardi 25.

«… Oui, Rosalie, je me sens tout à fait bien et je vous remerciede la façon dont vous m’avez soignée.

« – Alors, plus de fièvre ?

« – Non, Rosalie, c’est fini.

« – Madame me disait déjà cela hier et la fièvre est revenue…peut-être à cause de cette visite… Mais cette visite n’aura paslieu aujourd’hui… Demain seulement… J’ai reçu l’ordre d’avertirMadame… Demain à cinq heures…

« Je n’ai pas répondu. À quoi bon se révolter ? Aucune desparoles humiliantes que je devrai entendre ne me fera plus de malque ce qui est là sous mes yeux : la pelouse envahie des chevaux aupiquet, des camions et des caissons dans les allées, la moitié desarbres abattus, des officiers vautrés sur le gazon, qui boivent etqui chantent, et, juste en face de moi, accroché au balcon même dema fenêtre, un drapeau allemand. Ah ! lesmisérables !

« Je ferme les yeux pour ne pas voir. Et c’est plus horribleencore… Ah ! le souvenir de cette nuit… et ce matin, quand lesoleil s’est levé, la vision de tous ces cadavres. Il y avait deces malheureux qui vivaient encore et autour desquels les monstresdansaient, et je percevais les cris des agonisants qui suppliaientqu’on les achevât.

« Et puis… et puis… Mais je ne veux plus y penser et ne pluspenser à rien de ce qui peut détruire mon courage et monespoir.

« Paul, c’est en songeant à toi que j’écris ce journal. Quelquechose me dit que tu le liras, s’il m’arrive malheur, et il fautalors que j’aie la force de le continuer et de te mettre chaquejour au courant. Peut-être comprends-tu déjà, d’après mon récit, cequi me paraît, à moi, encore bien obscur. Quel rapport y a-t-ilentre le passé et le présent, entre le crime d’autrefois etl’attaque inexplicable de l’autre nuit ? Je ne sais. Je t’aiexposé les faits en détail, ainsi que mes hypothèses. Toi, tuconcluras, et tu iras jusqu’au bout de la vérité. »

Mercredi 26 août.

« Il y a beaucoup de bruit dans le château. On va et vient entous sens et surtout dans les salons au-dessous de ma chambre.Voici une heure qu’une demi-douzaine de camions et autantd’automobiles ont débouché sur la pelouse. Les camions étaientvides. Deux ou trois dames ont sauté de chaque limousine, desAllemandes qui faisaient de grands gestes et riaient bruyamment.Les officiers se sont précipités à leur rencontre, et il y a eu deseffusions de joie. Puis, tout ce monde s’est dirigé vers lechâteau. Quel est leur but ?

« Mais il me semble qu’on marche dans le couloir. Cinq heuresdéjà…

« On frappe…

« Ils sont entrés à cinq, lui d’abord, et quatre officiersobséquieux et courbés devant lui.

« Il leur a dit en français, sur un ton sec :

« – Vous voyez, messieurs. Tout ce qui est dans cette chambre etdans l’appartement réservé à madame, je vous enjoins de n’y pastoucher. Pour le reste, à l’exception des deux grands salons, jevous le donne. Gardez ici ce qui vous est nécessaire et emportez cequi vous plaît. C’est la guerre, c’est le droit de la guerre.

« Avec quel accent de conviction stupide il prononça ces mots : »C’est le droit de la guerre ! » et il répéta :

« – Quant à l’appartement de madame, n’est-ce pas, aucun meublen’en doit bouger. Je connais les convenances.

« Maintenant il me regarde et il a l’air de me dire :

« – Hein ! comme je suis chevaleresque ! Je pourraistout prendre. Mais je suis un Allemand et, comme tel, je connaisles convenances.

« Il attend un remerciement. Je lui dis :

« – C’est le pillage qui commence ? Je m’explique l’arrivéedes camions.

« – On ne pille pas ce qui vous appartient de par le droit de laguerre, répondit-il.

« – Ah !… Et le droit de la guerre ne s’étend pas sur lesmeubles et sur les objets d’art des deux salons ?

« Il rougit. Alors, je me mets à rire.

« – Je comprends, c’est votre part. Bien choisi. Rien que deschoses précieuses et de grande valeur. Le rebut, vos domestiques sele partagent.

« Les officiers se retournent, furieux. Lui, il devient plusrouge encore. Il a une figure toute ronde, des cheveux trop blonds,pommadés, et que divise au milieu une raie impeccable. Le front estbas, et, derrière ce front, je devine l’effort qu’il fait pourtrouver une riposte. Enfin, il s’approche de moi, et d’une voixtriomphante :

« – Les Français ont été battus à Charleroi, battus à Morhange,battus partout. Ils reculent sur toute la ligne. Le sort de laguerre est réglé.

« Si violente que soit ma douleur, je ne bronche pas, mes yeuxle défient, et je murmure :

« – Goujat !

« Il a chancelé. Ses compagnons ont entendu, et j’en vois un quiporte la main à la garde de son épée. Mais lui, que va-t-ilfaire ? Que va-t-il dire ? On sent qu’il est fortembarrassé et que son prestige est atteint.

« – Madame, dit-il, vous ignorez sans doute qui jesuis ?

« – Mais non, monsieur. Vous êtes le prince Conrad, un des filsdu Kaiser. Et après ?

« Nouvel effort de dignité. Il se redresse. J’attends lesmenaces et l’expression de sa colère ; mais non, c’est unéclat de rire qui me répond, un rire affecté de grand seigneurinsouciant, trop dédaigneux pour s’offusquer, trop intelligent pourprendre la mouche.

« – Petite Française ! Est-elle assez charmante,messieurs ! Avez-vous entendu ? Quelleimpertinence ! C’est la Parisienne, messieurs, avec toute sagrâce et toute son espièglerie.

« Et, me saluant d’un geste large, sans un mot de plus, il s’enalla en plaisantant :

« – Petite Française ! Ah ! messieurs, ces petitesFrançaises !… »

Jeudi 27 août.

« Toute la journée, déménagement. Les camions roulent vers lafrontière, surchargés de butin.

« C’était le cadeau de noces de mon pauvre père, toutes sescollections si patiemment et si amoureusement acquises, et c’étaitle décor précieux où Paul et moi nous devions vivre. Queldéchirement !

« Les nouvelles de la guerre sont mauvaises. J’ai beaucouppleuré.

« Le prince Conrad est venu. J’ai dû le recevoir, car il m’afait avertir par Rosalie que si je n’accueillais pas ses visitesles habitants d’Ornequin en subiraient les conséquences !»

À cet endroit de son journal, Elisabeth s’était encoreinterrompue. Deux jours plus tard, à la date du 29, elle reprenait:

« Il est venu hier. Aujourd’hui également. Il s’efforce de semontrer spirituel, cultivé. Il parle littérature et musique,Goethe, Wagner… Il parle seul d’ailleurs, et cela le met dans untel état de colère qu’il a fini par s’écrier :

« – Mais, répondez donc ! Quoi, ce n’est pas déshonorant,même pour une Française, de causer avec le prince Conrad !

« – Une femme ne cause pas avec son geôlier.

« Il a protesté vivement.

« – Mais vous n’êtes pas en prison, que diable !

« – Puis-je sortir de ce château ?

« – Vous pouvez vous promener dans le parc…

« – Donc, entre quatre murs, comme une prisonnière.

« – Enfin, quoi ? Que voulez-vous ?

« – M’en aller d’ici, et vivre… où vous l’exigerez, à Corvigny,par exemple.

« – C’est-à-dire loin de moi !

« Comme je gardais le silence, il s’est un peu incliné et arepris à voix basse :

« – Vous me détestez, n’est-ce pas ? Oh ! je nel’ignore pas. J’ai l’habitude des femmes. Seulement, c’est leprince Conrad que vous détestez, n’est-ce pas ? C’estl’Allemand… Le vainqueur… Car enfin il n’y a pas de raison pour quel’homme lui-même vous soit… antipathique… Et, en ce moment, c’estl’homme qui est en jeu… qui cherche à plaire… Vouscomprenez ?… Alors…

« Je m’étais mise debout, en face de lui. Je n’ai pas prononcéune seule parole, mais il a dû voir, dans mes yeux, un tel dégoûtqu’il s’est arrêté au milieu de sa phrase, l’air absolumentstupide. Puis, la nature reprenant le dessus, grossièrement, il m’amontré le poing et il est parti en claquant la porte, en mâchonnantdes menaces… »

Deux pages ensuite manquaient au journal. Paul était livide.Jamais aucune souffrance ne l’avait brûlé à ce point. Il luisemblait que sa pauvre chère Elisabeth vivait encore et qu’elleluttait sous son regard, et qu’elle se sentait regardée par lui. Etrien ne pouvait le bouleverser plus profondément que le cri dedétresse et d’amour qui marquait le feuillet du 1er septembre.

« Paul, mon Paul, ne crains rien. Oui, j’ai déchiré ces deuxpages parce que je ne voulais pas que tu aies jamais connaissanced’aussi vilaines choses. Mais cela ne t’éloignera pas de moi,n’est-ce pas ? Ce n’est pas parce qu’un barbare s’est permisde m’outrager que j’en suis moins digne d’être aimée, n’est-cepas ? Oh ! tout ce qu’il m’a dit, Paul… hier encore… sesinjures, ses menaces odieuses, ses promesses plus infâmes encore…et toute sa rage… Non, je ne veux pas te le répéter. En me confiantà ce journal, je pensais te confier mes pensées et mes actes dechaque jour. Je croyais n’y apporter que le témoignage de madouleur. Mais cela, c’est autre chose, et je n’ai pas le courage…Pardonne-moi mon silence. Qu’il te suffise de connaître l’offensepour pouvoir me venger plus tard. Ne m’en demande point davantage…»

De fait, les jours suivants, la jeune femme ne raconta plus parle détail les visites quotidiennes du prince Conrad, mais comme onsentait dans son récit la présence obstinée de l’ennemi autourd’elle ! C’étaient des notes brèves où elle n’osait pluss’abandonner comme avant, et qu’elle jetait au hasard des pages,marquant elle-même les jours, sans souci des dates supprimées.

Et Paul lisait en tremblant. Et des révélations nouvellesaugmentaient son effroi.

Jeudi.

« Rosalie les interroge chaque matin. Le recul des Françaiscontinue. Il paraît même que c’est une déroute et que Paris estabandonné. Le gouvernement s’est enfui. Nous sommes perdus. »

Sept heures du soir.

« Il se promène sous mes fenêtres selon son habitude. Il estaccompagné d’une femme que j’ai déjà vue de loin plusieurs fois etqui est toujours enveloppée d’une grande mante de paysanne, etcoiffée d’un fichu de dentelle qui lui cache la figure. Mais laplupart du temps, son compagnon de promenade autour de la pelouseest un officier qu’on appelle le major. Celui-là également garde latête enfoncée dans le col relevé de son manteau gris. »

Vendredi.

« Les soldats dansent sur la pelouse, tandis que leur musiquejoue les hymnes allemands et que les cloches d’Ornequin sonnent àtoute volée. Ils célèbrent l’entrée de leurs troupes à Paris.Comment douter que ce ne soit vrai ? Hélas ! leur joieest la meilleure preuve de la vérité. »

Samedi.

« Entre mon appartement et le boudoir où se trouve le portraitde maman, il y a la chambre que maman occupait. Cette chambre esthabitée par le major. C’est un ami intime du prince et unpersonnage considérable, dit-on, que les soldats ne connaissent quesous le nom de major Hermann. Il ne s’humilie pas comme les autresofficiers devant le prince. Au contraire, il semble s’adresser àlui avec une certaine familiarité.

« En ce moment, ils marchent l’un près de l’autre, dans l’allée.Le prince s’appuie sur le bras du major Hermann. Je devine qu’ilsparlent de moi et qu’ils ne sont pas d’accord. On dirait presqueque le major Hermann est en colère. »

10 heures du matin.

« Je ne me trompais pas. Rosalie m’a appris qu’il y avait euentre eux une scène violente. »

Mardi 8 septembre.

« Il y a quelque chose d’étrange dans leur allure à tous. Leprince, le major, les officiers semblent nerveux. Les soldats nechantent plus. On entend des bruits de querelles. Est-ce que lesévénements nous seraient favorables ? »

Jeudi.

« L’agitation augmente. Il paraît que des courriers arrivent àchaque instant. Les officiers ont renvoyé en Allemagne une partiede leurs bagages. J’ai un grand espoir. Mais, d’un autre côté…

« Ah ! mon Paul chéri, si tu savais la torture de cesvisites !… Ce n’est plus l’homme doucereux des premiers jours.Il a jeté le masque… Mais non, mais non, le silence là-dessus…»

Vendredi.

« Tout le village d’Ornequin a été évacué en Allemagne. Ils neveulent pas qu’il y ait un seul témoin de ce qui s’est passé aucours de l’effroyable nuit que je t’ai racontée. »

Dimanche soir.

« C’est la défaite, le recul loin de Paris. Il me l’a avoué engrinçant de rage et en proférant des menaces contre moi. Je suisl’otage contre lequel on se venge… »

Mardi.

« Paul, si jamais tu le rencontres dans la bataille, tue-lecomme un chien. Mais est-ce que ces gens-là se battent !Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Ma tête se perd. Pourquoisuis-je restée dans ce château ? Il fallait m’emmener deforce, Paul…

« Paul, sais-tu ce qu’il a imaginé ?… Ah ! le lâche…On a gardé douze habitants d’Ornequin, comme otages, et c’est moi,c’est moi qui suis responsable de leur existence. Comprends-tul’horreur ? Selon ma conduite, ils vivront ou seront fusillés,un à un… Comment croire une telle infamie ? Veut-il seulementme faire peur ? Ah ! l’ignominie de cette menace !Quel enfer ! J’aimerais mieux mourir… »

Neuf heures du soir.

«… Mourir ? Mais non, pourquoi mourir ? Rosalie estvenue. Son mari s’est concerté avec une des sentinelles quiprendront la garde cette nuit à la petite porte du parc, plus loinque la chapelle.

« À trois heures du matin, Rosalie me réveillera, et nous nousenfuirons jusqu’à de grands bois où Jérôme connaît un refugeinaccessible… Mon Dieu, si nous pouvions réussir ! »

Onze heures du soir.

« Que s’est-il passé ? Pourquoi me suis-je relevée ?Tout cela n’est qu’un cauchemar, j’en suis sûre… et pourtant jetremble de fièvre, et c’est à peine si je puis écrire… Et ce verred’eau sur ma table ?… Pourquoi est-ce que je n’ose pas boirede cette eau, comme j’ai coutume de le faire aux heuresd’insomnie ?

« Ah ! l’abominable cauchemar ! Comment oublierai-jejamais ce que j’ai vu tandis que je dormais ? Car je dormais,j’en suis certaine ; je m’étais couchée pour prendre un peu derepos avant de fuir, et c’est en rêve que j’ai vu ce fantôme defemme ! Un fantôme ?… Mais oui, il n’y a que des fantômesqui franchissent les portes fermées au verrou, et son pas faisaitsi peu de bruit en glissant sur le parquet que je n’entendais guèreque l’imperceptible froissement de sa jupe.

« Que venait-elle faire ? À la lueur de ma veilleuse, je lavoyais qui contournait la table et qui avançait vers mon lit, avecprécaution, la tête perdue dans les ténèbres. J’eus tellement peurque je refermai les yeux afin qu’elle me crût endormie. Mais lasensation même de sa présence et de son approche grandissait enmoi, et je suivais de la façon la plus nette tout ce qu’ellefaisait. S’étant penchée sur moi, elle me regarda longtemps, commesi elle ne me connaissait pas et qu’elle eût voulu étudier monvisage. Comment, alors, n’entendit-elle point les battementsdésordonnés de mon cœur ? Moi, j’entendais le sien et aussi lemouvement régulier de sa respiration. Comme je souffrais ! Quiétait cette femme ? Quel était son but ?

« Elle cessa son examen et s’écarta. Pas bien loin. À traversmes paupières, je la devinais courbée près de moi et occupée àquelque besogne silencieuse, et, à la longue, je devins tellementcertaine qu’elle ne m’observait plus que je cédai peu à peu à latentation d’ouvrir les yeux. Je voulais voir, ne fût-ce qu’uneseconde, voir sa figure, voir son geste…

« Et je regardai.

« Mon Dieu, par quel miracle ai-je eu la force de retenir le criqui jaillit de tout mon être ? « La femme qui était là et dontje distinguais nettement le visage, éclairé par la veilleuse,c’était… « Oh ! je n’écrirai pas un pareil blasphème !Cette femme eût été près de moi, agenouillée, priant, et j’auraisaperçu un doux visage qui sourît dans ses larmes, non, je n’auraispas tremblé devant cette vision inattendue de celle qui est morte.Mais cette expression convulsée, atroce de haine et de méchanceté,sauvage, infernale… aucun spectacle au monde ne pouvait déchaîneren moi plus d’épouvante. Et c’est pour cela peut-être, pour cequ’un tel spectacle avait d’excessif et de surnaturel, c’est pourcela que je ne criai point et que maintenant je suis presque calme.Au moment où mes yeux regardaient, j’avais déjà compris quej’étais la proie d’un cauchemar.

« Maman, maman, tu n’as jamais eu et tu ne peux pas avoir cetteexpression-là, n’est-ce pas ? Tu étais bonne, n’est-cepas ? Tu souriais ? Et si tu vivais encore tu auraistoujours le même air de bonté et de douceur ? Maman chérie,depuis le soir affreux où Paul a reconnu ton portrait, je suisentrée bien souvent dans cette chambre, pour apprendre ton visagede mère, que j’avais oublié – j’étais si jeune quand tu es morte,maman ! – et si je souffrais que le peintre t’eût donné uneexpression différente de celle que j’aurais voulue, du moins cen’était pas l’expression méchante et féroce de tout à l’heure.Pourquoi me haïrais-tu ? Je suis ta fille. Père m’a ditsouvent que nous avions le même sourire, toi et moi, et aussi qu’enme regardant tes yeux se mouillaient de tendresse. Alors… alors… tune me détestes pas, n’est-ce pas ? et j’ai bienrêvé ?

« Ou du moins, si je n’ai pas rêvé en voyant une femme dans machambre, je rêvais lorsque cette femme me parut avoir ton visage.Hallucination… délire… À force de regarder ton portrait et depenser à toi, j’ai donné à l’inconnue le visage que je connaissais,et c’est elle, et non pas toi, qui avait cette expressionodieuse.

« Et alors je ne boirai pas de cette eau. Ce qu’elle a versé,c’est du poison sans doute… ou peut-être de quoi m’endormirprofondément et me livrer au prince… Et je songe à la femme qui sepromène parfois avec lui…

« Mais je ne sais rien… Je ne comprends rien… Mes idéestourbillonnent dans mon cerveau épuisé…

«… Bientôt trois heures… J’attends Rosalie. La nuit est calme.Aucun bruit dans le château ni aux alentours.

«… Trois heures sonnent. Ah ! me sauver d’ici !… êtrelibre ! »

Chapitre 1075 ou 155 ?

Anxieusement, Paul Delroze tourna la page, comme s’il eût espéréque ce projet de fuite pût avoir une issue heureuse, et ce fut pourainsi dire le choc d’une douleur nouvelle qu’il reçut en lisant lespremières lignes écrites, le matin suivant, d’une écriture presqueillisible :

« Nous avons été dénoncés, trahis. Vingt hommes nous épiaient…Ils se sont jetés sur nous, comme des brutes… Maintenant je suisenfermée dans le pavillon du parc. À côté, un petit réduit sert deprison à Jérôme et à Rosalie. Ils sont attachés et bâillonnés. Moi,je suis libre, mais il y a des soldats à la porte. Je les entendsparler. »

Midi.

« J’ai bien du mal à t’écrire, Paul. À chaque instant le soldatde faction ouvre et me surveille. On ne m’a pas fouillée, de sorteque j’ai conservé les pages de mon journal, et je t’écris vite, parpetits bouts, dans l’ombre…

« … Mon journal !… Le trouveras-tu, Paul ? Sauras-tutout ce qui s’est passé et ce que je suis devenue ? Pourvuqu’ils ne me l’arrachent pas !…

« … Ils m’ont apporté du pain et de l’eau. Je suis toujoursséparée de Rosalie et de Jérôme. On ne leur a pas donné à manger.»

Deux heures.

« Rosalie a réussi à se délivrer de son bâillon. Du réduit oùelle se trouve, elle me parle à demi-voix. Elle a entendu ce quedisaient les soldats allemands qui nous gardent, et j’apprends quele prince Conrad est parti hier soir pour Corvigny, que lesFrançais approchent et que l’on est très inquiet ici. Va-t-on sedéfendre ? Va-t-on se replier vers la frontière ?… C’estle major Hermann qui a fait manquer notre évasion. Rosalie dit quenous sommes perdus… »

Deux heures et demie.

« Rosalie et moi, nous avons dû nous interrompre. Je viens delui demander ce qu’elle voulait dire… Pourquoi sommes-nousperdus ?… Elle prétend que le major Hermann est un êtrediabolique.

« – Oui, diabolique, a-t-elle répété, et comme il a des raisonsspéciales pour agir contre vous…

« – Quelles raisons, Rosalie ?

« – Tout à l’heure, je vous expliquerai… Mais soyez sûre que, sile prince Conrad ne revient pas de Corvigny à temps pour noussauver, le major Hermann en profitera pour nous faire fusiller tousles trois… »

Paul eut un véritable rugissement en voyant ce mot épouvantabletracé par la main de sa pauvre Elisabeth. C’était sur la dernièredes pages. Il n’y avait plus, après cela, que quelques phrasesécrites au hasard, en travers du papier, visiblement à tâtons. Deces phrases haletantes comme des hoquets d’agonie…

« … Le tocsin… Le vent l’apporte de Corvigny… Qu’est-ce que celaveut dire ?… Les troupes françaises ?… Paul, Paul… tu espeut-être avec elles !… «… Deux soldats sont entrés en riant:

« – Capout, la dame !… Capout, tous lestrois… Major Hermann a dit capout…

« … Seule encore… Nous allons mourir… Mais Rosalie voudrait meparler… Elle n’ose pas… »

Cinq heures.

« … Le canon français… Des obus éclatent autour du château…Ah ! si l’un d’eux pouvait m’atteindre !… J’entends lavoix de Rosalie… Qu’a-t-elle à me dire ? Quel secret a-t-ellesurpris ?…

« … Ah ! l’horreur ! Ah ! l’ignoble vérité !Rosalie a parlé. Mon Dieu, je vous en prie, donnez-moi le tempsd’écrire… Paul, jamais tu ne pourras supposer… Il faut que tusaches, avant que je meure… Paul… »

Le reste de la page avait été arraché, et les pages suivantesjusqu’à la fin du mois étaient blanches. Elisabeth avait-elle eu letemps et la force de transcrire les révélations deRosalie ?

C’était là une question que Paul ne se posa même pas. Que luiimportaient ces révélations et les ténèbres qui enveloppaient denouveau et pour toujours une vérité qu’il ne pouvait plusdécouvrir ? Que lui importaient la vengeance, et le princeConrad, et le major Hermann, et tous ces sauvages qui martyrisaientet qui tuaient les femmes ? Elisabeth était morte. Il venaitpour ainsi dire de la voir mourir sous ses yeux.

En dehors de cette réalité, rien ne valait une pensée ni uneffort. Et, défaillant, engourdi par une lâcheté soudaine, les yeuxfixés sur le journal où la malheureuse avait noté les phases dusupplice le plus cruel qu’il fût possible d’imaginer, il se sentaitpeu à peu glisser vers un immense besoin d’anéantissement etd’oubli. Elisabeth l’appelait. À quoi bon lutter maintenant ?Pourquoi ne pas la rejoindre ?

Quelqu’un lui frappa sur l’épaule. Une main saisit le revolverqu’il tenait, et Bernard lui dit :

– Laisse cela tranquille, Paul. Si tu juges qu’un soldat a ledroit de se tuer actuellement, je t’en laisserai libre tout àl’heure, lorsque tu m’auras écouté…

Paul ne protesta pas. La tentation de la mort l’avait effleuré,mais à son insu presque. Et bien qu’il y eût succombé peut-être, enun moment de folie, il était encore dans cet état d’esprit où l’onreprend vite conscience.

– Parle, dit-il.

– Ce ne sera pas long. Trois minutes d’explications tout auplus. Écoute.

Et Bernard commença :

– Je vois, d’après l’écriture, que tu as retrouvé un journalrédigé par Elisabeth. Ce journal confirme bien ce que tusavais ?

– Oui.

– Elisabeth, quand elle l’a écrit, était bien menacée de mortainsi que Jérôme et Rosalie ?

– Oui.

– Et tous trois ont été fusillés le jour même où nous arrivionstoi et moi à Corvigny, c’est-à-dire mercredi le 16 ?

– Oui.

– C’est-à-dire entre cinq et six heures du soir et la veille dujeudi où nous avons pu parvenir ici, au châteaud’Ornequin ?

– Oui, mais pourquoi ces questions ?

– Pourquoi ? Voici, Paul. Je t’ai repris, et j’ai entre lesmains, l’éclat d’obus que tu as recueilli dans le mur du pavillon àl’endroit même où Elisabeth a été fusillée. Le voici. Une boucle decheveux s’y trouvait encore collée.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai causé tout à l’heure avec un adjudantd’artillerie, de passage au château, et il résulte de notreconversation et de son examen que cet éclat ne provient pas d’unobus tiré par un canon de 75, mais d’un obus tiré par un canon de155, un Rimailho.

– Je ne comprends pas.

– Tu ne comprends pas parce que tu ignores, ou que tu as oublié,ce fait que vient de me rappeler mon adjudant. Le soir de Corvigny,mercredi 16, les batteries qui ont ouvert le feu et qui ont lancéquelques obus sur le château, au moment où l’exécution avait lieu,étaient toutes nos batteries de 75, et nos Rimailhos de 155 n’onttiré que le lendemain jeudi, pendant notre marche sur le château.Donc, comme Elisabeth a été fusillée et enterrée le mercredi soirvers six heures, il est matériellement impossible qu’un éclatd’obus tiré par un Rimailho lui ait enlevé des boucles de cheveuxpuisque les Rimailhos n’ont tiré que le jeudi matin.

– Alors ? murmura Paul, la voix altérée.

– Alors, comment douter que l’éclat d’obus du Rimailho, ramassépar terre le jeudi matin, n’ait été volontairement enfoncé parmides boucles de cheveux coupés la veille au soir ?

– Mais tu es fou ! Dans quel but aurait-on faitcela ?

Bernard eut un sourire.

– Mon Dieu, dans le but de faire croire qu’Elisabeth avait étéfusillée alors qu’elle ne Fêtait point.

Paul se jeta sur lui, et, le secouant :

– Tu sais quelque chose, Bernard ! Sans quoi, est-ce que tupourrais rire ? Mais parle donc ! Et ces balles sur lemur du pavillon ? Et cette chaîne de fer ? Ce troisièmeanneau ?

– Justement. Trop de mise en scène ! Lorsqu’une exécution alieu, est-ce qu’on voit ainsi la trace des balles ? Et puis,le cadavre d’Elisabeth, l’as-tu retrouvé ? Qui te prouvequ’après avoir fusillé Jérôme et sa femme ils n’ont pas eu pitiéd’elle ? Ou bien, qui sait, une intervention…

Paul sentait un peu d’espoir l’envahir. Condamnée par le majorHermann, peut-être Elisabeth avait-elle été sauvée par le princeConrad, revenu de Corvigny avant l’exécution…

Il balbutia :

– Peut-être… oui, peut-être… Et alors voici : le major Hermannconnaissant notre présence à Corvigny – souviens-toi de tarencontre avec cette paysanne –, le major Hermann, tenant du moinsà ce qu’Elisabeth fût morte pour nous, et à ce que nous renoncionsà la chercher, le major Hermann a simulé cette mise en scène.Ah ! comment savoir ?

Bernard s’approcha de lui et prononça gravement :

– Ce n’est pas l’espérance que je t’apporte, Paul, c’est lacertitude. J’ai voulu t’y préparer. Maintenant, écoute. Si j’aiinterrogé cet adjudant d’artillerie, c’était pour contrôler desfaits que je n’ignorais plus. Oui, tantôt, au village mêmed’Ornequin, où je me trouvais, il est arrivé de la frontière unconvoi de prisonniers allemands. L’un d’eux, avec qui j’ai puéchanger quelques mots, faisait partie de la garnison qui occupaitle château. Il a donc vu, lui. Il sait ! Eh bien !Elisabeth n’a pas été fusillée. Le prince Conrad a empêchél’exécution.

– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ?s’écria Paul qui défaillait de joie… Alors, tu es sûr ? Elleest vivante ?

– Oui, vivante… Ils l’ont emmenée en Allemagne.

– Mais depuis ?… Car enfin le major Hermann a pu larejoindre et réussir dans ses desseins !

– Non.

– Comment le sais-tu ?

– Par ce soldat prisonnier. La dame française qu’il a vue ici,il l’a revue ce matin.

– Où ?

– Non loin de la frontière, dans une villa des environsd’Ebrecourt, sous la protection de celui qui l’a sauvée, et qui,certes, est de taille à la défendre contre le major Hermann.

– Qu’est-ce que tu dis ? répéta Paul, mais sourdement cettefois, et la figure contractée.

– Je dis que le prince Conrad, qui semble prendre son métier desoldat en amateur – il passe d’ailleurs pour un crétin, même auprèsde sa famille –, a établi son quartier général à Ebrecourt, qu’ilrend chaque jour visite à Elisabeth, et que par conséquent toutecrainte…

Mais Bernard s’interrompit, et demanda, stupéfait :

– Qu’as-tu donc ? Te voilà livide…

Paul saisit son beau-frère aux épaules et articula :

– Elisabeth est perdue. Le prince Conrad s’est épris d’elle…rappelle-toi, on nous l’avait dit déjà… et ce journal n’est qu’uncri d’angoisse… Il s’est épris d’elle, et il ne lâche pas sa proie,comprends-tu ? Il ne reculera devant rien !

– Oh ! Paul, je ne puis croire…

– Devant rien, je te le dis. Ce n’est pas seulement un crétin,c’est un fourbe et un misérable. Quand tu liras ce journal, tuverras… Et puis assez de mots, Bernard. Ce qu’il faut maintenant,c’est agir, et tout de suite, sans même prendre le temps de laréflexion.

– Que veux-tu faire ?

– Arracher Elisabeth à cet homme, la délivrer…

– Impossible.

– Impossible ? Nous sommes à trois lieues de l’endroit oùma femme est prisonnière, exposée aux outrages de ce forban, et tut’imagines que je vais rester là, les bras croisés ? Allonsdonc ! il ne faudrait pas avoir de sang dans les veines !À l’œuvre, Bernard, et si tu hésites, j’irai seul.

– Tu iras seul… où cela ?

– Là-bas. Je n’ai besoin de personne… Je n’ai besoin d’aucuneaide. Un uniforme allemand, et c’est tout. Je passerai à la faveurde la nuit. Je tuerai les ennemis qu’il faudra tuer, et demainmatin Elisabeth sera ici, libre.

Bernard hocha la tête et dit avec douceur :

– Mon pauvre Paul !

– Quoi ? Que signifie ?…

– Cela signifie que j’aurais été le premier à t’approuver, etque nous aurions marché ensemble au secours d’Elisabeth. Lesrisques, ça ne compte pas. Par malheur…

– Par malheur ?

– Eh bien ! voilà, Paul. On renonce de ce côté à uneoffensive plus vigoureuse. Des régiments de réserve et deterritoriale sont appelés. Quant à nous, nous partons.

– Nous partons ? balbutia Paul, atterré.

– Oui, ce soir. Ce soir même notre division s’embarque àCorvigny et nous filons je ne sais où… Reims peut-être, ou Arras.Enfin l’Ouest, le Nord. Tu vois, mon pauvre Paul, que ton projetn’est pas réalisable. Allons, sois courageux. Et ne prends pas cetair de détresse. Tu me crèves le cœur… Voyons, quoi, Elisabethn’est pas en danger… Elle saura se défendre…

Paul ne répondit pas un seul mot. Il se rappelait cette phraseabominable du prince Conrad, rapportée dans le journal d’Elisabeth: « C’est la guerre… C’est le droit, c’est la loi de la guerre. »Cette loi, il en sentait peser sur lui le poids formidable, mais ilsentait en même temps qu’il la subissait dans ce qu’elle a de plusnoble et de plus exaltant : le sacrifice individuel à tout cequ’exige le salut de la nation.

Le droit de la guerre ? Non, le devoir de la guerre, et undevoir si impérieux qu’on ne le discute point, et qu’on ne doitmême pas, si implacable qu’il soit, laisser palpiter, dans lesecret de son âme, le frémissement d’une plainte. Qu’Elisabeth fûten face de la mort ou du déshonneur, cela ne regardait pas lesergent Paul Delroze, et cela ne pouvait pas le détourner uneseconde du chemin qu’on lui ordonnait de suivre. Avant d’être hommeil était soldat. Il n’avait d’autre devoir qu’envers la France, sapatrie douloureuse et bien-aimée.

Il plia soigneusement le journal d’Elisabeth, et sortit, suivide son beau-frère. À la tombée de la nuit il quittait le châteaud’Ornequin.

Partie 2

Chapitre 1Yser… misère

Toul, Bar-le-Duc, Vitry-le-François… Les petites villesdéfilèrent devant le long convoi qui emmenait Bernard et Paul versl’Ouest de la France. D’autres trains, innombrables, précédaient leleur ou le suivaient, chargés de troupes et de matériel. Puis cefut la grande banlieue de Paris, et ce fut ensuite la montée versle Nord, Beauvais, Amiens, Arras.

Il fallait arriver les premiers là-bas, sur la frontière,rejoindre les Belges héroïques, et les rejoindre le plus hautpossible. Chaque lieue de terrain parcourue, ce devait être autantde terrain soustrait à l’envahisseur pendant la longue guerreimmobile qui se préparait.

Cette montée vers le Nord, le sous-lieutenant Paul Delroze – sonnouveau grade lui fut conféré en cours de route – l’accomplit enrêve, pour ainsi dire, se battant chaque jour, risquant la mort àchaque minute, entraînant ses hommes avec une fougue irrésistible,mais tout cela comme s’il l’eût fait à son insu, et par ledéclenchement automatique d’une volonté réglée d’avance. Tandis queBernard jouait sa vie en riant, et soutenait par sa verve et sagaieté le courage de ses camarades, Paul demeurait taciturne etdistrait. Fatigues, privations, intempéries, tout lui semblaitindifférent.

Néanmoins, c’était pour lui une volupté profonde – il l’avouaitparfois à Bernard – que d’aller de l’avant. Il avait l’impressionde se diriger vers un but précis, le seul qui l’intéressât, ladélivrance d’Elisabeth. Que ce fût cette frontière qu’il attaquât,et non pas l’autre, celle de l’Est, c’était toujours et quand mêmel’ennemi exécré contre lequel il se ruait de toute sa haine.L’abattre ici ou là, peu importait. Dans un cas comme dans l’autre,Elisabeth était libre.

– Nous arriverons, lui disait Bernard. Tu comprends bienqu’Elisabeth aura raison de ce morveux. Pendant ce temps, nousdébordons les Boches, nous fonçons à travers la Belgique, noussurprenons Conrad sur ses derrières, et nous nous emparonsd’Ebrecourt en cinq sec ! Ça ne te fait pas rigoler, cetteperspective ? Non, je sais, tu ne rigoles jamais que quand tudémolis un Boche. Ah ! là, par exemple, tu as un petit rirepointu qui me renseigne. Je me dis : « Pan ! la balle a porté…» ou bien : « Ça y est… il en tient un au bout de sa fourchette. »Car tu manies la fourchette, à l’occasion… Ah ! monlieutenant, comme on devient féroce ! Rire parce qu’ontue ! Et penser qu’on a raison de rire !

Roye, Lassigny, Chaulnes… Plus tard, le canal de la Bassée et larivière de la Lys… Et plus tard enfin, Ypres, Ypres ! Les deuxlignes s’arrêtent là, prolongées jusqu’à la mer. Après les rivièresfrançaises, après la Marne, après l’Aisne, après l’Oise, après laSomme, c’est un petit ruisseau belge que va rougir le sang desjeunes hommes. L’effroyable bataille de l’Yser commence.

Bernard, qui gagna rapidement les galons de sergent, et PaulDelroze vécurent dans cet enfer jusqu’aux premiers jours dedécembre. Ils formèrent, avec une demi-douzaine de Parisiens, deuxengagés volontaires, un réserviste, et un Belge du nom de Laschen,échappé de Roulers et qui avait jugé plus expéditif, pour combattrel’ennemi, de se joindre aux Français, une petite troupe que le feusemblait respecter. De toute la section commandée par Paul, il nerestait que ceux-là, et, lorsque cette section fut reconstituée,ils continuèrent à se grouper entre eux. Toutes les missionsdangereuses, ils les revendiquaient. Et toujours, leur expéditionfinie, ils se retrouvaient sains et saufs, sans une égratignure,comme s’ils se portaient mutuellement bonheur.

Durant les deux dernières semaines, le régiment, lancé àl’extrême pointe d’avant-garde, fut flanqué de formations belges etde formations anglaises. Il y eut assaut d’héroïsme. De furieusescharges à la baïonnette furent exécutées, dans la boue, dans l’eaumême des inondations, et les Allemands tombaient par milliers etpar dizaines de milliers.

Bernard exultait.

– Vois-tu, Tommy, disait-il à un petit soldat anglais aux côtésduquel il avançait un jour sous la mitraille, et qui, du reste, necomprenait pas un seul mot de français, vois-tu, Tommy, personneplus que moi n’admire les Belges, mais ils ne m’épatent pas, etcela pour la bonne raison qu’ils se battent à notre manière,c’est-à-dire comme des lions. Ceux qui m’épatent, c’est vous, lesgars d’Albion. Ça, c’est autre chose… vous avez votre façon defaire la besogne… et quelle besogne ! Pas d’excitation, pas defureur. Ça se passe au fond de vous. Ah ! par exemple, de larage quand vous reculez, et alors vous devenez terribles. Vous negagnez jamais de terrain que quand vous avez lâché pied. Résultat :purée de Boches.

C’est le soir de ce jour, comme la troisième compagnietiraillait aux environs de Dixmude, qu’il se produisit un incidentdont la nature parut fort bizarre aux deux beaux-frères. Paulsentit brusquement au-dessus des reins, sur le côté droit, un choctrès vif. Il n’eut pas le temps de s’en inquiéter. Mais, revenudans la tranchée, il constata qu’une balle avait troué le cuir deson étui à revolver et s’était aplatie sur le canon de l’arme. Or,étant donné la position que Paul occupait, il avait fallu que cetteballe fût tirée derrière lui, c’est-à-dire par un soldat de sacompagnie ou d’une compagnie de son régiment. Était-ce unhasard ? Une maladresse ?

Le surlendemain, ce fut au tour de Bernard. La chance leprotégea également. Une balle traversa son sac et lui effleural’omoplate.

Et, quatre jours après, Paul eut son képi percé, et, cette foisencore, le projectile venait des lignes françaises.

Il n’y avait donc aucun doute. Les deux beaux-frères étaientvisés de la façon la plus évidente, et le traître, bandit à lasolde de l’ennemi, se cachait dans les rangs mêmes desFrançais.

– Pas d’erreur, dit Bernard. Toi d’abord, et puis moi, et puistoi. Il y a de l’Hermann là-dessous. Le major doit être àDixmude.

– Et peut-être aussi le prince, observa Paul.

– Peut-être. En tout cas un de leurs agents s’est glissé parminous. Comment le découvrir ? Avertir le colonel ?

– Si tu veux, Bernard, mais ne parlons pas de nous et de notrelutte particulière avec le major. Si j’ai eu l’intention un instantd’avertir le colonel, j’y ai renoncé, ne voulant pas que le nomd’Elisabeth fût mêlé à toute cette aventure.

D’ailleurs, il n’était pas besoin de mettre les chefs sur leursgardes. Si les tentatives contre les deux beaux-frères ne serenouvelèrent pas, les faits de trahison recommençaient chaquejour. Batteries françaises repérées, attaques prévenues, toutprouvait l’organisation méthodique d’un système d’espionnagebeaucoup plus actif que partout ailleurs. Comment ne pas soupçonnerla présence du major Hermann, qui était évidemment un desprincipaux rouages de ce système ?

– Il est là, répétait Bernard, en montrant les lignesallemandes. Il est là parce qu’actuellement la grande partie sejoue dans ces marécages, et qu’il y a de la besogne pour lui. Et ily est aussi parce que nous y sommes.

– Comment le saurait-il ? objectait Paul. Et Bernardripostait :

– Pourquoi ne le saurait-il pas ?

Un après-midi il y eut, dans une cabane qui servait de demeureau colonel, une réunion des chefs de bataillon et des capitaines àlaquelle Paul Delroze fut convoqué. Là, il apprit que le généralcommandant la division avait ordonné la prise d’une petite maisonsituée sur la rive gauche du canal, et qui, en temps ordinaire,était habitée par un passeur. Les Allemands s’y étaient fortifiés.Le feu de leurs batteries lourdes, établies en hauteur, de l’autrecôté, défendait ce blockhaus que l’on se disputait depuis plusieursjours. Il fallait l’enlever.

– Pour cela, précisa le colonel, on a demandé aux compagniesd’Afrique cent volontaires qui partent ce soir et donnerontl’assaut demain matin. Notre rôle est de les soutenir aussitôt, et,une fois le coup de main réussi, de repousser les contre-attaquesqui ne manqueront pas d’être extrêmement violentes vu l’importancede la position. Cette position, vous la connaissez, messieurs. Elleest séparée de nous par des marais où nos volontaires d’Afriques’engageront cette nuit… jusqu’à la ceinture, pourrait-on dire.Mais, à droite de ce marais, il y a, tout le long du canal, unchemin de halage par lequel nous pourrons, nous, arriver à larescousse. Ce chemin, balayé par les deux artilleries, est libre engrande partie. Cependant, cinq cents mètres avant la maison dupasseur, il y a un vieux phare qui était occupé jusqu’ici par lesAllemands et que nous avons démoli tantôt à coups de canon.L’ont-ils évacué tout à fait ? Risquons-nous de nous heurter àun poste avancé ? Voilà ce qu’il serait bon de savoir. J’aisongé à vous, Delroze.

– Je vous remercie, mon colonel.

– La mission n’est pas dangereuse, mais elle est délicate etdoit aboutir à une certitude. Partez cette nuit. Si le vieux phareest occupé, revenez. Sinon, faites-vous rejoindre par une douzained’hommes solides que vous dissimulerez soigneusement jusqu’à notreapproche. Ce sera un excellent point d’appui.

– Bien, mon colonel.

Paul prit aussitôt ses dispositions, réunit le petit groupe desParisiens et des engagés qui, avec le réserviste et le BelgeLaschen, formait sa cohorte habituelle, les prévint qu’il auraitsans doute besoin d’eux dans le courant de la nuit, et, le soir, àneuf heures, il s’en allait en compagnie de Bernardd’Andeville.

Le feu des projecteurs ennemis les retint longtemps au bord ducanal, derrière un énorme tronc de saule déraciné. Puisd’impénétrables ténèbres s’accumulèrent autour d’eux, à tel pointqu’ils ne discernaient même pas la ligne de l’eau.

Ils rampaient plutôt qu’ils ne marchaient, par crainte desclartés inattendues. Un peu de brise passait sur les champs de boueet sur les marécages où frémissait une plainte de roseaux.

– C’est lugubre, murmura Bernard.

– Tais-toi.

– À ta guise, sous-lieutenant.

Des canons tonnaient de temps à autre sans raison, comme deschiens qui aboient pour faire du bruit dans le grand silenceinquiétant, et aussitôt d’autres canons aboyaient rageusement,comme pour faire du bruit à leur tour et montrer qu’ils nedormaient point.

Et, de nouveau, l’apaisement. Rien ne bougeait plus dansl’espace. Il semblait que les herbes des marécages devenaientimmobiles. Pourtant Bernard et Paul pressentaient la progressionlente des volontaires d’Afrique partis en même temps qu’eux, leurslongues haltes au milieu des eaux glacées, leurs effortstenaces.

– De plus en plus lugubre, gémit Bernard.

– Ce que tu es impressionnable, ce soir ! observa Paul.

– C’est l’Yser, Yser, misère, disent les Boches.

Ils se couchèrent vivement. L’ennemi balayait le chemin avec desréflecteurs et sondait aussi les marais. Ils eurent encore deuxalertes, et enfin atteignirent sans encombre les abords du vieuxphare.

Il était onze heures et demie. Avec d’infinies précautions ilsse glissèrent parmi les blocs démolis et purent bientôt se rendrecompte que le poste était abandonné. Cependant, sous les marchesécroulées de l’escalier, ils découvrirent une trappe ouverte et uneéchelle qui s’enfonçait dans une cave où brillaient des lueurs desabres et de casques. Mais Bernard, qui, d’en haut, fouillaitl’ombre avec une lampe électrique, déclara :

– Rien à craindre, ce sont des morts. Les Boches les aurontjetés là, après la canonnade de tantôt.

– Oui, dit Paul. Aussi faut-il prévoir le cas où ils viendraientles rechercher. Monte la garde du côté de l’Yser, Bernard.

– Et si l’un de ces bougres-là vit encore ?

– Je vais le descendre,

– Retourne leurs poches, dit Bernard en s’en allant, etrapporte-nous leurs carnets de route. Ça me passionne. Il n’est pasde meilleur document sur l’état de leur âme… ou plutôt de leurestomac.

Paul descendit. La cave était de proportions assez vastes. Unedemi-douzaine de corps en jonchaient le sol, tous inertes et déjàglacés. Distraitement, sur le conseil de Bernard, il retourna lespoches et visita les carnets. Rien d’intéressant ne retint sonattention. Mais, dans la vareuse du sixième soldat qu’il examina,un petit maigre, frappé en pleine figure, il trouva un portefeuilleau nom de Rosenthal, qui contenait des billets de banque françaiset belges et un paquet de lettres timbrées d’Espagne, de Hollandeet de Suisse. Les lettres, toutes écrites en allemand, avaient étéadressées à un agent d’Allemagne résidant en France, dont le nom neparaissait pas, et transmises par lui au soldat Rosenthal surlequel Paul les découvrait. Ce soldat devait les communiquer, ainsiqu’une photographie, à une troisième personne désignée sous le nomd’Excellence.

« Service d’espionnage, se dit Paul en les parcourant…Renseignements confidentiels… Statistiques… Quelle race decoquins ! »

Mais, ayant ouvert de nouveau le portefeuille, il en sortit uneenveloppe qu’il déchira. Dans cette enveloppe il y avait unephotographie, et la surprise de Paul fut si grande en regardantcette photographie qu’il poussa un cri.

Elle représentait la femme dont il avait vu le portrait dans lachambre close d’Ornequin, la même femme, avec le même fichu dedentelle arrangé de façon identique, et avec cette même expressiondont le sourire ne masquait pas la dureté. Et, cette femme,n’était-ce pas la comtesse Hermine d’Andeville, la mère d’Elisabethet de Bernard ?

L’épreuve portait la marque de Berlin. L’ayant retournée, Paulaperçut une chose qui augmenta sa stupeur. Quelques mots y étaientinscrits : À Stéphane d’Andeville, 1902.

Stéphane, c’était le prénom du comte d’Andeville !

Ainsi donc la photographie avait été envoyée de Berlin au pèred’Elisabeth et de Bernard en 1902, c’est-à-dire quatre ansaprès la mort de la comtesse Hermine. De telle sorte qu’onse trouvait en face de deux solutions : ou bien la photographie,prise avant la mort de la comtesse Hermine, portait la date del’année où le comte l’avait reçue, ou bien la comtesse Herminevivait encore…

Et, malgré lui, Paul songeait au major Hermann, dont cetteimage, pareillement au portrait de la chambre close, évoquait lesouvenir en son esprit troublé, Hermann ! Hermine ! Etvoilà maintenant que l’image d’Hermine il la découvrait sur lecadavre d’un espion allemand, aux bords de cet Yser où devait rôderle chef d’espionnage qu’était certainement le majorHermann !

– Paul ! Paul !

C’était son beau-frère qui l’appelait. Paul se redressavivement, cacha la photographie, bien résolu à n’en point parler,et monta jusqu’à la trappe.

– Eh bien, Bernard, qu’y a-t-il ?

– Une petite troupe de Boches. J’ai cru d’abord qu’il s’agissaitd’une patrouille, qu’on relevait les postes, et qu’ils resteraientde l’autre côté. Mais non. Ils ont détaché deux barques et ilsfranchissent le canal.

– En effet, je les entends.

– Si on tirait dessus ? proposa Bernard.

– Non, ce serait donner l’alarme. Il est préférable de lesobserver. C’est d’ailleurs notre mission.

Mais, à ce moment, il y eut un léger coup de sifflet quiprovenait du chemin de halage, que Bernard et Paul avaient suivi.On répondit, de la barque, par un coup de sifflet de même nature.Deux autres signaux furent échangés à intervalles réguliers. Unehorloge d’église sonna minuit.

– Un rendez-vous, supposa Paul. Cela devient intéressant. Viens.J’ai remarqué, en bas, un endroit où je pense qu’on peut se mettreà l’abri de toute surprise.

C’était une arrière-cave, séparée de la première par un bloc demaçonnerie dans lequel il y avait une brèche qu’il leur fut aisé defranchir. Rapidement ils remplirent cette brèche avec des pierrestombées de la voûte et des murs.

Ils avaient à peine fini qu’un bruit de pas retentit au-dessusd’eux et que des mots allemands leur parvinrent. La troupe ennemiedevait être assez nombreuse. Bernard engagea l’extrémité de sonfusil dans une des meurtrières que formait leur barricade.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Paul.

– Et s’ils viennent ? Je m’apprête. Nous pouvons soutenirun siège en règle.

– Pas de bêtises, Bernard. Écoutons. Peut-être pourrons-noussurprendre quelques mots.

– Toi, peut-être, Paul, mais moi qui ne comprends pas unesyllabe d’allemand…

Une lueur violente inonda la cave. Un soldat descendit etaccrocha une grosse lampe à un clou du mur. Une douzaine d’hommesle rejoignirent et les deux beaux-frères furent aussitôtrenseignés. Ces hommes étaient venus pour enlever les morts.

Ce ne fut pas long. Au bout de quinze minutes, il ne restaitplus dans la cave qu’un cadavre, celui de l’agent Rosenthal. Enhaut, une voix impérieuse commanda :

– Restez-là, vous autres, et attendez-nous. Et toi, Karl,descends le premier.

Quelqu’un apparut sur les échelons supérieurs. Paul et Bernardfurent stupéfaits d’apercevoir un pantalon rouge, puis une capotebleue, enfin l’uniforme complet d’un soldat français. L’individusauta à terre et cria :

– J’y suis. Excellence. À votre tour.

Ils virent alors le Belge Laschen, ou plutôt le soi-disant Belgequi se faisait appeler Laschen et qui comptait dans la section dePaul. Maintenant ils savaient d’où venaient les trois coups defusil tirés sur eux. Le traître était là. Sous la lumière, ilsdistinguaient nettement son visage, le visage d’un homme dequarante ans, aux traits lourds et chargés de graisse, aux yeuxbordés de rouge.

Il saisit les montants de l’échelle de façon à bien la caler. Unofficier descendit prudemment, enveloppé dans un large manteau grisau col relevé. Ils reconnurent le major Hermann.

Chapitre 2Le major Hermann

Tout de suite, et malgré le sursaut de haine qui l’eût poussé àun acte de vengeance immédiate, Paul appuya sa main sur le bras deBernard pour l’obliger à la prudence.

Mais quelle rage le bouleversait lui-même à l’aspect de cedémon ! Celui qui représentait à ses yeux l’ensemble de tousles crimes commis contre son père et contre sa femme, celui-làs’offrait à la balle de son revolver, et Paul ne pouvait pasbouger ! Bien plus, les circonstances se présentaient de tellefaçon que, en toute certitude, cet homme s’en irait dans quelquesminutes, vers d’autres crimes, sans qu’il fût possible del’abattre.

– À la bonne heure, Karl, dit le major en allemand – et ils’adressait au faux Laschen – à la bonne heure, tu es exact aurendez-vous. Et alors, quoi de nouveau ?

– Avant tout. Excellence, répondit Karl qui semblait traiter lemajor avec cette déférence mêlée de familiarité que l’on avis-à-vis d’un supérieur qui est à la fois votre complice, avanttout une permission…

Il enleva sa capote bleue, revêtit la vareuse d’un des morts et,faisant le salut militaire :

– Ouf !… Voyez-vous, Excellence, je suis un bon Allemand.Aucune besogne ne me répugne. Mais sous cet uniforme-là,j’étouffe.

– Donc, tu désertes ?

– Excellence, le métier pratiqué de la sorte est trop dangereux,la blouse du paysan français, oui ; la capote du soldatfrançais, non. Ces gens-là n’ont peur de rien, je suis obligé deles suivre, et je risque d’être tué par une balle allemande.

– Mais les deux beaux-frères ?

– Trois fois je leur ai tiré dans le dos, et trois fois j’airaté mon coup. Rien à faire, ce sont des veinards, et je finiraispar être pincé. Aussi, comme vous dites, je déserte, et j’aiprofité du gamin qui fait la navette entre Rosenthal et moi pourvous donner rendez-vous.

– Rosenthal m’a réexpédié ton mot au quartier général.

– Mais il y avait aussi une photographie, celle que vous savez,ainsi qu’un paquet de lettres reçues de vos agents de France. Je nevoulais pas, si j’étais découvert, qu’on trouvât sur moi de tellespreuves.

– Rosenthal devait me les apporter lui-même. Par malheur, il acommis une bêtise.

– Laquelle, Excellence ?

– Celle de se faire tuer par un obus.

– Allons donc !

– Voilà son cadavre à tes pieds.

Karl se contenta de hausser les épaules et de dire :

– L’imbécile !

– Oui, il n’a jamais su se débrouiller, ajouta le major,complétant l’oraison funèbre. Reprends-lui son portefeuille, Karl.Il le mettait dans une poche intérieure de son gilet de laine.

L’espion se baissa et dit au bout d’un instant :

– Il n’y est pas, Excellence.

– C’est qu’il l’a changé de place. Regarde dans les autrespoches.

– Pas davantage, affirma Karl, après avoir obéi.

– Comment ? Celle-là est raide ! Rosenthal ne seséparait jamais de son portefeuille. Il le gardait sur lui pourdormir. Il l’aura gardé pour mourir.

– Cherchez vous-même, Excellence.

– Mais alors ?

– Alors quelqu’un est venu ici depuis tantôt et a pris leportefeuille.

– Qui ? Des Français ?

L’espion se releva, demeura silencieux un moment, et,s’approchant du major, lui dit d’une voix lente :

– Des Français, non. Excellence ; mais un Français.

– Que veux-tu dire ?

– Excellence, Delroze est parti tantôt en reconnaissance avecson beau-frère Bernard d’Andeville. De quel côté ? Je n’ai pule savoir. Je le sais maintenant. Il est venu par ici. Il a exploréles ruines du phare et, voyant des morts, il a retourné lespoches.

– Mauvaise affaire, bougonna le major. Tu es sûr ?

– Certain. Il devait être là, il y a une heure au plus.Peut-être même, ajouta Karl en riant, peut-être y est-il encore,caché dans quelque trou… L’un et l’autre, ils jetèrent un regardautour d’eux, mais machinalement, et sans que ce geste indiquât deleur part une crainte sérieuse. Puis le major reprit pensivement:

– Au fond, ce paquet de lettres reçues par nos agents, lettressans adresses et sans noms, cela n’a qu’une importance relative.Mais la photographie, c’est plus grave.

– Beaucoup plus. Excellence ! Comment ! voilà unephotographie tirée en 1902, et que nous recherchons par conséquentdepuis douze ans ! Je réussis, après combien d’efforts, à laretrouver dans les papiers que le comte Stéphane d’Andeville alaissés chez lui durant la guerre. Et cette photographie, que vousvouliez reprendre au comte d’Andeville à qui vous aviez eul’imprudence de la donner, est à l’heure actuelle entre les mainsde Paul Delroze, le gendre de M. d’Andeville, le mari d’Elisabethd’Andeville, et votre ennemi mortel !

– Eh ! mon Dieu ! je le sais bien, s’écria le majorvisiblement agacé. Tu n’as pas besoin de m’en dire tant !

– Excellence, il faut toujours regarder la vérité en face. Quela été votre but à l’égard de Paul Delroze ? Lui cacher tout cequi peut le renseigner sur votre véritable personnalité, et, pourcela, tourner son attention, ses recherches, sa haine, vers lemajor Hermann. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Vous avez étéjusqu’à multiplier les poignards gravés des quatre lettres H. E. R.M., et même jusqu’à mettre la signature « major Hermann » sur lepanneau où était accroché le fameux portrait. Bref, toutes lesprécautions. De la sorte, quand vous aurez jugé à propos de fairerentrer le major Hermann dans le néant, Paul Delroze croira que sonennemi est mort, et il ne pensera plus à vous. Or, qu’arrive-t-ilaujourd’hui ? C’est qu’il possède, avec cette photographie, lapreuve la plus certaine du rapport qui existe entre le majorHermann et ce fameux portrait qu’il a vu le soir de son mariage,c’est-à-dire entre le présent et le passé.

– Évidemment, mais cette photographie trouvée sur un cadavrequelconque ne prendrait d’importance pour lui que s’il enconnaissait la provenance, par exemple s’il pouvait voir sonbeau-père d’Andeville.

– Son beau-père d’Andeville se bat dans les rangs de l’arméeanglaise, à trois lieues de Paul Delroze.

– Le savent-ils ?

– Non, mais un hasard peut les rapprocher. En outre, Bernard etson père s’écrivent, et Bernard a dû raconter à son père lesévénements qui se sont passés au château d’Ornequin, du moins ceuxque Paul Delroze et lui ont pu reconstituer.

– Eh ! qu’importe, s’ils ignorent les autres événements. Etc’est là l’essentiel. Par Elisabeth ils sauraient tous nos secretset ils devineraient qui je suis. Or, ils ne la rechercheront paspuisqu’ils la croient morte.

– En êtes-vous bien sûr. Excellence ?

– Que dis-tu ?

Les deux complices étaient l’un contre l’autre, les yeux dansles yeux, le major inquiet et irrité, l’espion un peu narquois.

– Parle, dit le major, qu’y a-t-il ?

– Excellence, il y a que, tantôt, j’ai pu mettre la main sur lavalise de Delroze. Oh ! pas longtemps… quelques secondes… maistout de même assez pour voir deux choses…

– Dépêche-toi.

– D’abord les feuilles volantes de ce manuscrit dont vous avezbrûlé par précaution les pages les plus importantes, mais dontmalheureusement vous avez égaré toute une partie.

– Le journal de sa femme ?

– Oui.

Le major lâcha un juron.

– Que je sois damné ! On brûle tout, dans ces cas-là !Ah ! si je n’avais pas eu cette curiosité stupide !… Etaprès ?

– Après, Excellence ? Oh ! presque rien, un fragmentd’obus, oui, un petit fragment d’obus, mais qui m’a bien eu l’aird’être l’éclat que vous m’avez ordonné d’enfoncer dans le mur dupavillon, après y avoir plaqué des cheveux d’Elisabeth. Qu’enpensez-vous, Excellence ?

Le major frappa du pied avec colère et lança une nouvelle bordéede jurons et d’anathèmes sur la tête de Paul Delroze.

– Qu’en pensez-vous, Excellence ? répéta l’espion.

– Tu as raison, s’écria-t-il. Par le journal de sa femme, cesatané Français peut entrevoir la vérité, et ce morceau d’obus ensa possession, c’est la preuve que, pour lui, sa femme vitpeut-être encore, et c’est cela que je voulais éviter. Sans quoinous l’aurons toujours sur le dos.

Sa fureur s’exaspérait.

– Ah ! Karl, il m’embête, celui-là. Lui et son gamin debeau-frère, quels sacripants ! Par Dieu, je croyais bien quetu m’en avais débarrassé le soir où nous sommes revenus au châteaudans leur chambre et où nous avons vu leurs noms inscrits sur lamuraille. Et tu comprends qu’ils n’en resteront pas là, maintenantqu’ils savent que la petite n’est pas morte. Ils la chercheront.Ils la trouveront. Et comme elle connaît tous nos secrets !…Il fallait la supprimer, Karl !

– Et le prince ? ricana l’espion.

– Conrad est un idiot. Toute cette famille de Français nousportera malheur, à Conrad le premier, qui est assez bête pours’amouracher de la péronnelle. Il fallait la supprimer, tout desuite, Karl, je te l’avais ordonné, et ne pas attendre le retour duprince…

Placé en pleine lumière, le major Hermann montrait la plusépouvantable face de bandit que l’on pût imaginer, épouvantable nonpoint par la difformité des traits ou par quelque chose despécialement laid, mais par l’expression qui était repoussante etsauvage, et où Paul retrouvait encore, mais portée à son paroxysme,l’expression de la comtesse Hermine, d’après son portrait etd’après sa photographie. À l’évocation du crime manqué, le majorHermann semblait souffrir mille morts, comme si le crime eût été sacondition de vivre. Les dents grinçaient. Les yeux étaient injectésde sang.

D’une voix distraite, les doigts crispés à l’épaule de soncomplice, il articula, et, cette fois, en français :

– Karl, on dirait que nous ne pouvons pas les atteindre et qu’unmiracle les protège contre nous. Toi, ces jours-ci, tu as raté toncoup trois fois. Au château d’Ornequin, tu en as tué deux autres àleur place. Moi aussi, je l’ai manqué un jour, près de la petiteporte du parc. Et c’était dans ce même parc… près de la mêmechapelle… tu n’as pas oublié… Il y a seize ans… lorsqu’il n’étaitqu’un enfant, lui, et que tu lui as planté ton couteau en pleinechair… Eh bien, ce jour-là, tu commençais tes maladresses… L’espionse mit à rire, d’un rire cynique et insolent.

– Que voulez-vous, Excellence ? Je débutais dans lacarrière et je n’avais pas votre maîtrise. Voilà un père et songosse que nous ne connaissions même pas dix minutes auparavant, etqui ne nous avaient rien fait que d’embêter le Kaiser. Moi, la mainm’a tremblé, je le confesse. Tandis que vous… Ah ! ce que vousavez expédié le père, vous ! Un petit coup de votre petitemain, ouf ! ça y était !

Cette fois ce fut Paul qui, lentement, avec précaution, engageale canon de son revolver dans une des brèches. Il ne pouvait plusdouter, maintenant, après les révélations de Karl, que le major eûttué son père. C’était bien cet être-là ! et son compliced’aujourd’hui, c’était déjà son complice d’autrefois, le subalternequi avait tenté de le tuer, lui, Paul, tandis que son pèreexpirait.

Bernard, devant le geste de Paul, lui souffla à l’oreille :

– Tu es décidé, hein ? Nous l’abattons ?

– Attends mon signal, murmura Paul, mais ne tire pas sur lui.Tire sur l’espion.

Malgré tout, il pensait au mystère inexplicable des liens quiunissaient le major Hermann à Bernard d’Andeville et à sa sœurElisabeth, et n’admettait pas que ce fût Bernard qui accomplîtl’œuvre de justice. Lui-même il hésitait, comme on hésite devant unacte dont on ne connaît pas toute la portée. Qui était cebandit ? Quelle personnalité lui attribuer ?Aujourd’hui,major Hermann et chef de l’espionnage allemand ; hier,compagnon de plaisir du prince Conrad, tout-puissant au châteaud’Ornequin, se déguisant en paysanne et rôdant à traversCorvigny ; jadis assassin, complice de l’empereur, châtelained’Ornequin… Parmi toutes ces personnalités, qui toutes n’étaientque les aspects divers d’un seul et même être, quelle était lavéritable ?

Éperdument, Paul regardait le major, comme il avait regardé laphotographie, et, dans la chambre close, le portrait d’Hermined’Andeville. Hermann… Hermine… les noms se confondaient en lui.

Et il notait la finesse des mains, blanches et petites ainsi quedes mains de femme. Les doigts effilés s’ornaient de bagues auxpierres précieuses. Les pieds aussi, chaussés de bottes, étaientdélicats. Le visage, très pâle, n’offrait aucune trace de barbe.Mais toute cette apparence efféminée était démentie par le sonrauque d’une voix éraillée, par la lourdeur des mouvements et de ladémarche, et par une sorte d’énergie réellement barbare.

Le major plaqua ses deux mains sur sa figure et réfléchitpendant quelques minutes. Karl le considérait avec une certainepitié et un air de se demander si son maître n’éprouvait pas, ausouvenir de crimes commis, un commencement de remords.

Mais le maître, secouant sa torpeur, lui dit – et sa haine seulefrissonnait en sa voix à peine perceptible :

– Tant pis pour eux, Karl, tant pis pour tous ceux qui essaientde nous barrer la route. J’ai supprimé le père, et j’ai bien fait.Un jour ce sera le tour du fils… Maintenant… maintenant, il s’agitde la petite.

– Voulez-vous que je m’en charge. Excellence ?

– Non, j’ai besoin de toi ici, et j’ai besoin d’y restermoi-même. Les affaires vont très mal. Mais au début de janvier,j’irai là-bas. Le 10 au matin, je serai à Ebrecourt. Quarante-huitheures après, il faut que ce soit fini. Et ce sera fini, je lejure.

De nouveau il se tut, tandis que l’espion éclatait de rire. Pauls’était baissé pour se mettre à la hauteur de son revolver. Unehésitation plus longue eût été coupable. Tuer le major, ce n’étaitplus se venger et tuer l’assassin de son père, c’était prévenir uncrime nouveau et sauver Elisabeth. Il fallait agir, quelles quepussent être les conséquences de l’acte. Il s’y décida.

– Tu es prêt ? dit-il très bas à Bernard.

– Oui. J’attends ton signal.

Il visa froidement, guettant la seconde propice, et il allaitpresser la détente, lorsque Karl prononça en allemand :

– Dites donc. Excellence, vous savez ce qui se prépare pour lamaison du passeur ?

– Quoi ?

– Tout bonnement une attaque. Cent volontaires des compagniesd’Afrique sont déjà en route par les marais. L’assaut aura lieu dèsl’aube. Vous n’avez que le temps d’avertir le quartier général etde vous assurer des précautions qu’ils comptent prendre.

Le major déclara simplement :

– Elles sont prises.

– Que dites-vous. Excellence ?

– Je te dis qu’elles sont prises. J’ai été prévenu par un autrecôté, et, comme on tient fortement à la maison du passeur, j’aitéléphoné au commandant du poste qu’on lui enverrait trois centshommes à cinq heures du matin. Les volontaires d’Afrique donnerontdans le piège. Pas un n’en reviendra vivant.

Le major eut un petit rire satisfait et releva le col de sonmanteau en ajoutant :

– D’ailleurs, pour plus de sûreté, j’irai passer la nuit là-bas…d’autant que je me demande si, par hasard, ce n’est pas lecommandant de poste qui aurait envoyé des hommes ici, et faitprendre les papiers de Rosenthal dont il savait la mort.

– Mais…

– Assez bavardé. Occupe-toi de Rosenthal, et partons.

– Je vous accompagne, Excellence ?

– Inutile. Une des barques me conduira par le canal. La maisonn’est pas à quarante minutes d’ici.

Sur l’appel de l’espion, trois soldats descendirent, et lecadavre fut hissé jusqu’à la trappe supérieure.

Karl et le major restaient immobiles tous deux, au pied del’échelle, et Karl portait vers la trappe la lumière de la lanternequ’il avait détachée. Bernard murmura :

– Nous tirons ?

– Non, répondit Paul.

– Mais…

– Je te le défends…

Lorsque l’opération fut terminée, le major prescrivit :

– Éclaire-moi bien et que l’échelle ne bouge pas. Il monta etdisparut.

– Ça y est, cria-t-il. Dépêche-toi.

À son tour, l’espion grimpa. On entendit leurs pas au-dessus dela cave. Ces pas s’éloignèrent dans la direction du canal, et iln’y eut plus aucun bruit.

– Eh bien, quoi, s’écria Bernard, qu’est-ce qui t’a pris ?L’occasion était unique. Les deux bandits tombaient du coup.

– Et nous après, prononça Paul. Ils étaient douze là-haut. Nousétions réglés.

– Mais Elisabeth était sauvée, Paul ! En vérité, je ne tecomprends pas. Comment ! nous avons de pareils monstres àportée de nos balles, et tu les laisses partir ! L’assassin deton père, le bourreau d’Elisabeth est là, et c’est à nous que tupenses !

– Bernard, dit Paul Delroze, tu n’as pas compris les dernièresparoles qu’ils ont échangées. L’ennemi est prévenu de l’attaque etde nos projets sur la maison du passeur. Tout à l’heure les centvolontaires d’Afrique qui rampent dans le marais seront victimes del’embuscade qui leur est tendue. C’est donc à eux qu’il nous fautpenser. C’est eux que nous devons sauver d’abord. Nous n’avons pasle droit de nous faire tuer, alors qu’il nous reste à accomplir untel devoir. Et je suis sûr que tu me donnes raison.

– Oui, dit Bernard. Mais tout de même l’occasion étaitbonne.

– Nous la retrouverons, et bientôt peut-être, affirma Paul, quisongeait à la maison du passeur, où le major Hermann devait serendre.

– Enfin, quelles sont tes intentions ?

– Je rejoins le détachement des volontaires. Si le lieutenantqui les commande est de mon avis, l’assaut n’aura pas lieu à septheures, mais tout de suite, et je serai de la fête.

– Et moi ?

– Retourne auprès du colonel. Expose-lui la situation, etdis-lui que la maison du passeur sera prise ce matin et que nous ytiendrons jusqu’à l’arrivée des renforts.

Ils se quittèrent sans un mot de plus et Paul se jeta résolumentdans les marais.

La tâche qu’il entreprenait ne rencontra pas les obstaclesauxquels il croyait se heurter. Après quarante minutes d’une marcheassez pénible, il perçut des murmures de voix, lança le mot d’ordreet se fit conduire vers le lieutenant.

Les explications de Paul convainquirent aussitôt l’officier : ilfallait ou bien renoncer à l’affaire ou bien en brusquerl’exécution.

La colonne se porta en avant.

À trois heures, guidés par un paysan qui connaissait une passeoù les hommes n’enfonçaient que jusqu’aux genoux, ils réussirent àgagner les abords de la maison sans être signalés. Mais, l’alarmeayant été donnée par une sentinelle, l’attaque commença. Cetteattaque, un des plus beaux faits d’armes de la guerre, est tropconnue pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici le détail. Ellefut d’une violence extrême. L’ennemi, qui se tenait sur ses gardes,riposta avec une vigueur égale. Les fils de fer s’entremêlaient.Les pièges abondaient. Un corps à corps furieux s’engagea devant lamaison, puis dans la maison, et lorsque les Français, victorieux,eurent abattu ou fait prisonniers les quatre-vingt-trois Allemandsqui la défendaient, eux-mêmes avaient subi des pertes quiréduisaient leur effectif de moitié.

Le premier, Paul avait sauté dans les tranchées dont la ligneflanquait la maison vers la gauche et se prolongeait en demi-cerclejusqu’à l’Yser. Il avait son idée : avant que l’attaque ne réussît,il voulait couper toute retraite aux fugitifs.

Repoussé d’abord, il gagna la berge, suivi de trois volontaires,s’engagea dans l’eau, remonta le canal, parvint ainsi de l’autrecôté de la maison, et trouva, comme il s’y attendait, un pont debateaux. À ce moment il aperçut une silhouette qui s’évanouissaitdans l’ombre.

– Restez-là, dit-il à ses hommes, et que personne ne passe.

Lui-même, il s’élança, franchit le pont, et se mit à courir.

Un projecteur ayant illuminé la rive, il avisa de nouveau lasilhouette à cinquante pas en avant. Une minute plus tard, ilcriait :

– Halte ! ou je fais feu.

Et, comme le fugitif continuait, il tira, mais de façon à ne pasl’atteindre.

L’homme s’arrêta et déchargea quatre fois son revolver tandisque Paul, courbé en deux, se jetait dans ses jambes et lerenversait.

Maîtrisé, l’ennemi n’opposa aucune résistance. Paul l’enrouladans son manteau et le saisit à la gorge.

De sa main libre, il lui jeta en pleine figure la lumière de salanterne. Son instinct ne l’avait pas trompé : il tenait le majorHermann.

Chapitre 3La maison du passeur

Paul Delroze ne prononça pas une parole. Poussant devant lui sonprisonnier, dont il avait attaché les poignets derrière le dos, ilrevint vers le pont, parmi les ténèbres illuminées de courteslueurs.

L’attaque se poursuivait. Cependant un certain nombre de fuyardsayant voulu s’échapper, et les volontaires qui gardaient le pontles ayant accueillis à coups de fusil, les Allemands se crurenttournés, et cette diversion précipita leur défaite.

Lorsque Paul arriva, le combat était fini. Mais unecontre-attaque ennemie, soutenue par les renforts promis aucommandant du poste, ne pouvait pas tarder à se produire et tout desuite on organisa la défense.

La maison du passeur, que les Allemands avaient puissammentfortifiée et entourée de tranchées, se composait d’unrez-de-chaussée et d’un seul étage dont les trois pièces n’enformaient plus qu’une seule. Une soupente cependant, qui servaitautrefois de mansarde à un domestique, et à laquelle on accédaitpar trois marches de bois, s’ouvrait comme une alcôve au fond decette vaste pièce. C’est là que Paul à qui était réservéel’organisation de l’étage, c’est là que Paul amena son prisonnier.Il le coucha sur le parquet, le ligota à l’aide d’une corde etl’attacha solidement à une poutre, et, tout en agissant, il futpris d’un tel élan de haine qu’il le saisit à la gorge comme pourl’étrangler.

Il se domina. À quoi bon se presser ? Avant de tuer cethomme ou de le livrer aux soldats qui le colleraient au mur, neserait-ce pas une joie profonde que de s’expliquer aveclui ?

Comme le lieutenant entrait, il lui dit de façon à être entendude tous et surtout du major :

– Mon lieutenant, je vous recommande ce misérable, qui n’estautre que le major Hermann, un des chefs de l’espionnage allemand.J’ai des preuves sur moi. S’il m’arrivait malheur, qu’on nel’oublie pas. Et, au cas où il faudrait battre en retraite…

Le lieutenant sourit.

– Hypothèse inadmissible. Nous ne battrons pas en retraite, pourla bonne raison que je ferais plutôt sauter la bicoque. Et, parconséquent, le major Hermann sauterait avec nous. Donc, soyeztranquille.

Les deux officiers se concertèrent sur les mesures de défense,et rapidement on se mit à l’œuvre.

Avant tout, le pont de bateaux fut disloqué, des tranchéescreusées sur le long du canal, et les mitrailleuses retournées. Àson étage, Paul fit transporter les sacs de terre d’une façade àl’autre et consolider, à l’aide de poteaux placés en arcs-boutants,les parties de mur qui semblaient le moins solides.

À cinq heures et demie, sous la clarté des projecteursallemands, plusieurs obus tombèrent aux environs. L’un d’euxatteignit la maison. Les grosses pièces commençaient à balayer lechemin de halage.

C’est par ce chemin que déboucha, un peu avant le jour, undétachement de cyclistes envoyés en hâte. Bernard d’Andeville lesprécédait.

Il expliqua que deux compagnies et une section de sapeurs,devançant un bataillon complet, s’étaient mis en route, mais que,gênés par les obus ennemis, ils devaient longer les marais, encontrebas et à l’abri du talus qui étayait le chemin de halage.Leur marche étant ainsi ralentie, il faudrait les attendre pour lemoins une heure.

– Une heure, dit le lieutenant, ce sera long. Mais c’estpossible. Donc…

Tandis qu’il donnait de nouveaux ordres et qu’il assignait leurspostes aux cyclistes, Paul remonta, et il allait raconter à Bernardla capture du major Hermann lorsque son beau-frère lui annonça:

– Tu sais, Paul, papa est ici avec moi !

Paul tressauta.

– Ton père est ici ? Ton père est venu avec toi ?

– Parfaitement, et de la manière la plus naturelle du monde.Figure-toi qu’il cherchait l’occasion depuis quelque temps déjà…Ah ! à propos, il a été nommé sous-lieutenant interprète.

Paul n’écoutait pas. Il se disait seulement :

« M. d’Andeville est là… M. d’Andeville, le mari de la comtesseHermine. Il ne peut pas ne pas savoir, lui. Est-elle vivante oumorte ? Ou bien a-t-il été jusqu’au bout la dupe d’uneintrigante, et garde-t-il à la disparue son souvenir et satendresse ? Mais non, cela n’est pas croyable, puisqu’il y acette photographie, faite quatre ans plus tard, et qui lui a étéenvoyée, et envoyée de Berlin ! Donc il sait, et alors… »

Paul était vivement troublé. Les révélations de l’espion Karllui avaient montré tout à coup M. d’Andeville sous un jour étrange.Et voilà que les circonstances amenaient M. d’Andeville auprès delui, à l’instant même où le major Hermann venait d’êtrecapturé !

Paul se tourna vers la soupente. Le major ne bougeait pas, levisage collé contre la muraille.

– Ton père est donc resté dehors ? dit Paul à sonbeau-frère.

– Oui, il avait pris la bicyclette d’un homme qui a couru prèsde nous et qui a été légèrement blessé. Papa le soigne.

– Va le chercher, et, si le lieutenant n’y voit pasd’inconvénient…

Il fut interrompu par l’éclatement d’un shrapnell dont lesballes criblèrent les sacs entassés devant eux. Le jour se levait.On voyait une colonne ennemie surgir de l’ombre à mille mètres auplus.

– Qu’on se prépare ! cria d’en bas le lieutenant. Et pas uncoup de feu avant mon ordre. Que personne ne se montre !…

Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure, et seulement durantquatre ou cinq minutes, que Paul et M. d’Andeville purent échangerquelques mots, d’une façon si heurtée d’ailleurs que Paul n’eut pasle loisir de se demander quelle attitude il prendrait en face dupère d’Elisabeth. Le drame du passé, le rôle que le mari de lacomtesse Hermine pouvait jouer dans ce drame, tout cela se mêlaiten son esprit avec la défense du blockhaus. Et, malgré l’affectionqui les liait l’un à l’autre, leur poignée de main fut presquedistraite.

Paul faisait boucher une petite fenêtre avec un matelas. Bernardavait son poste à l’autre bout de la salle. M. d’Andeville dit àPaul :

– Vous êtes sûr de tenir, n’est-ce pas ?

– Absolument, puisqu’il le faut.

– Oui, il le faut. J’étais à la division hier avec le généralanglais auquel je suis attaché comme interprète, quand on a résolucette attaque. La position, paraît-il, est de premier ordre, et ilest indispensable qu’on s’y accroche. C’est alors que j’ai vu làl’occasion de vous revoir, Paul. Je connaissais la présence devotre régiment. J’ai donc demandé à accompagner le contingentdésigné pour…

Nouvelle interruption. Un obus trouait le toit et crevait lafaçade opposée au canal.

– Personne n’est touché ?

– Personne, répondit-on.

Un peu après, M. d’Andeville reprenait :

– Le plus curieux, c’est d’avoir retrouvé Bernard chez votrecolonel, cette nuit. Vous pensez avec quelle joie je me suis mêléaux cyclistes. C’était le seul moyen de rester un peu auprès de monpetit Bernard et de venir vous serrer la main… Et puis, je n’avaispas de nouvelles de ma pauvre Elisabeth, et Bernard m’araconté…

– Ah ! dit Paul vivement, Bernard vous a raconté tout cequi s’est passé au château ?

– Du moins tout ce qu’il a pu savoir, et il y a bien des chosesinexplicables sur lesquelles, selon lui, Paul, vous avez desdonnées plus précises. Ainsi, pourquoi Elisabeth est-elle restée àOrnequin ?

– C’est elle qui l’a voulu, répliqua Paul, et je n’ai été avertide sa décision que plus tard, par lettre.

– Je sais. Mais pourquoi ne l’avez-vous pas emmenée,Paul ?

– En quittant Ornequin, j’ai pris toutes les dispositionsnécessaires pour qu’elle pût s’en aller.

– Soit. Mais vous n’auriez pas dû quitter Ornequin sans elle.Tout le mal vient de là.

M. d’Andeville avait parlé avec une certaine rigueur, et, commePaul se taisait, il insista :

– Pourquoi n’avez-vous pas emmené Elisabeth ? Bernard m’adit qu’il y avait eu des choses très graves, que vous aviez faitallusion à des événements exceptionnels. Vous pourriez peut-êtrem’expliquer…

Il semblait à Paul deviner en M. d’Andeville une hostilitésourde, et cela l’irritait d’autant plus que la part d’un hommedont la conduite lui paraissait maintenant si déconcertante.

– Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit le moment ?

– Mais oui, mais oui, nous pouvons être séparés d’un moment àl’autre…

Paul ne le laissa pas achever. Il se tourna brusquement vers luiet s’écria :

– Vous avez raison, monsieur ! C’est là une idée affreuse.Il serait effrayant que je ne pusse pas répondre à vos questions etque vous ne pussiez pas répondre aux miennes. Le sort d’Elisabethdépend peut-être des quelques phrases que nous allons prononcer.Car la vérité est entre nous. Un mot pour la mettre en lumière, ettout nous presse. Il faut parler dès maintenant, quoi qu’ilarrive.

Son émotion surprit M. d’Andeville qui lui dit :

– Ne serait-il pas bon d’appeler Bernard ?

– Non ! non ! fit Paul, à aucun prix ! C’est unechose qu’il ne doit pas connaître, puisqu’il s’agit…

– Puisqu’il s’agit ? questionna M. d’Andeville, de plus enplus étonné.

Un homme tomba près d’eux, frappé par une balle. Paul seprécipita : touché au front, l’homme était mort. Et deux ballesencore pénétrèrent par une ouverture trop grande que Paul fitboucher en partie.

M. d’Andeville, qui l’avait aidé, poursuivit l’entretien.

– Vous disiez que Bernard ne doit pas entendre parce qu’ils’agit ?…

– Parce qu’il s’agit de sa mère, répondit Paul.

– De sa mère ? Comment ! Il s’agit de sa mère ?…De ma femme ? Je ne comprends pas.

Par les meurtrières, on apercevait trois colonnes ennemies quis’avançaient, au-dessus des plaines inondées, sur des chausséesétroites convergeant vers le canal en face de la maison dupasseur.

– Quand ils seront à deux cents mètres du canal, nous tirerons,dit le lieutenant commandant les volontaires, qui était venuinspecter les travaux de défense. Mais pourvu que leurs canons nedémolissent pas trop la bicoque !

– Et nos renforts ? demanda Paul.

– Ils seront là dans trente à quarante minutes. En attendant,les 75 font de la bonne besogne.

Dans l’espace les obus se croisaient. Il en tombait au milieudes colonnes allemandes. Il en tombait autour du blockhaus.

Paul, courant de tous côtés, encourageait les hommes et leurdonnait des conseils.

De temps à autre, s’approchant de la soupente, il examinait lemajor Hermann. Puis il retournait à son poste.

Pas une seconde il ne cessait de penser au devoir qui luiincombait comme officier et comme combattant, et pas une secondenon plus à ce qu’il lui fallait dire à M. d’Andeville. Mais cesdeux obsessions en se confondant lui enlevaient toute lucidité, etil ne savait comment s’expliquer avec son beau-père et commentdébrouiller l’inexplicable situation. Plusieurs fois M. d’Andevillel’interrogea. Il ne répondit pas.

La voix du lieutenant se fit entendre.

– Attention !… En joue !… Feu !…

À quatre reprises le commandement fut répété.

La colonne ennemie la plus proche, décimée par les balles, paruthésiter.

Mais les autres la rejoignirent, et elle se reforma.

Deux obus allemands éclatèrent sur la maison. Le toit fut enlevéd’un coup, quelques mètres de la façade démolis, et trois hommesécrasés.

À la tourmente une accalmie succéda. Mais Paul avait eu sinettement la sensation du danger qui les menaçait tous qu’il luifut impossible de se contenir plus longtemps. Se décidant soudain,il apostropha M. d’Andeville, et, sans plus chercher de préambules,il lui jeta :

– Un mot avant tout… Il faut que je sache… Êtes-vous bien sûrque la comtesse d’Andeville soit morte ?

Et aussitôt il reprit :

– Oui, ma question vous semble folle… Elle vous semble ainsiparce que vous ne savez rien. Mais je ne suis pas fou, et je vousdemande d’y répondre comme si j’avais eu le temps de vous exposertous les motifs qui la justifient. La comtesse Hermine est-ellemorte ?

M. d’Andeville se domina, et, acceptant de se mettre dans l’étatd’esprit que réclamait Paul, il prononça :

– Existe-t-il une raison quelconque qui vous permettrait desupposer que ma femme est encore vivante ?

– Des raisons très sérieuses, j’oserais dire des raisonsirréfutables.

M. d’Andeville haussa les épaules et déclara d’une voix ferme:

– Ma femme est morte dans mes bras. J’ai senti sous mes lèvresses mains glacées, ce froid de la mort qui est si horrible quand onaime. Je l’ai enveloppée moi-même, suivant son désir, dans sa robede mariée, et j’étais là quand on a cloué le cercueil. Etaprès ?

Paul l’écoutait en songeant :

« Est-ce qu’il a dit la vérité ? Oui, et néanmoins puis-jeadmettre ?… »

– Après ? répéta M. d’Andeville d’une voix plusimpérieuse.

– Après, reprit Paul, une autre question… celle-ci : le portraitqui se trouvait dans le boudoir de la comtesse d’Andeville était-ilson portrait ?

– Évidemment, son portrait en pied…

– La représentant, dit Paul, avec un fichu de dentelle noireautour des épaules ?

– Oui, un fichu comme elle aimait à en porter.

– Et que fermait par devant un camée encerclé d’un serpentd’or ?

– Oui, un vieux camée qui me venait de ma mère, et que ma femmene quittait jamais.

Un élan irréfléchi souleva Paul. Les affirmations de M.d’Andeville lui semblaient des aveux, et tout frémissant de colèreil scanda :

– Monsieur, vous n’avez pas oublié que mon père a été assassiné,n’est-ce pas ? Nous en avons souvent parlé tous deux. C’étaitvotre ami. Eh bien, la femme qui l’a assassiné et que j’ai vue,dont l’image est creusée dans mon cerveau, cette femme portait unfichu de dentelle noire autour des épaules, et un camée encercléd’un serpent d’or. Et cette femme, j’ai retrouvé son portrait dansla chambre de votre femme… Oui, le soir de mes noces, j’ai vu sonportrait… Comprenez-vous, maintenant ?…Comprenez-vous ?

Entre les deux hommes la minute fut tragique. M. d’Andeville,les mains crispées autour de son fusil, tremblait.

« Mais pourquoi tremble-t-il ? se demandait Paul dont lessoupçons grandissaient jusqu’à devenir une accusation véritable.Est-ce la révolte ou la rage d’être démasqué qui le fait frémirainsi ? Et dois-je le considérer comme le complice de safemme ? Car enfin… »

Il sentit son bras tordu par une étreinte violente. M.d’Andeville balbutiait, livide :

– Vous osez ! Ainsi ma femme aurait assassiné votrepère !… Mais vous êtes ivre ! Ma femme qui était unesainte devant Dieu et devant les hommes ! Et vous osez ?Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de vous casser lafigure.

Paul se dégagea rudement. Tous deux secoués par une fureur quesurexcitaient le vacarme du combat et la folie même de leurquerelle, ils furent sur le point de se colleter pendant que lesballes et les obus sifflaient autour d’eux.

Un pan de mur encore s’écroula. Paul donna des ordres, et, enmême temps, il pensait au major Hermann qui était là dans un coin,et devant qui il aurait pu amener M. d’Andeville, comme un criminelque l’on confronte avec son complice. Pourquoi cependantn’agissait-il pas ainsi ?

Se souvenant tout à coup, il tira de sa poche la photographie dela comtesse Hermine trouvée sur le cadavre de l’AllemandRosenthal.

– Et cela, dit-il, en la lui plaçant sous les yeux, vous savezce que c’est que cela ? La date est dessus : 1902. Et vousprétendez que la comtesse Hermine est morte ? Hein !répondez : une photographie de Berlin, qui vous fut envoyée parvotre femme quatre ans après sa mort !

M. d’Andeville chancela. On eût dit que toute sa colères’évanouissait et se changeait en une stupeur infinie. Paulbrandissait devant lui la preuve accablante que constituait lemorceau de carton. Et il l’entendit murmurer :

– Qui m’a volé cela ? C’était dans mes papiers à Paris…Mais aussi pourquoi ne l’ai-je pas déchirée ?…

Et, très bas, il articulait :

– Oh ! Hermine, mon Hermine bien-aimée !…

N’était-ce pas l’aveu ? Mais alors que signifiait un aveuexprimé en ces termes et avec cette affirmation de tendresse pourune femme chargée de crimes et d’infamies ?

Du rez-de-chaussée, le lieutenant hurla :

– Tout le monde aux tranchées de l’avant, sauf dix hommes.Delroze, gardez les meilleurs tireurs, et feu à volonté !

Les volontaires, sous la conduite de Bernard, descendirent enhâte. Malgré les pertes subies, l’ennemi approchait du canal. Déjàmême, à droite et à gauche, des groupes de pionniers, constammentrenouvelés, s’acharnaient à réunir les bateaux échoués sur la rive.Contre l’assaut imminent, le lieutenant des volontaires ramassaitses hommes en première ligne, tandis que les tireurs de la maisonavaient mission, sous la rafale des obus, de tirer sans relâche. Unà un, cinq de ces tireurs tombèrent.

Paul et M. d’Andeville se multipliaient, tout en se concertantsur les ordres à donner et sur les actes à accomplir. Il n’y avaitpoint de chance, eu égard à la grande infériorité du nombre, quel’on pût résister. Mais peut-être pouvait-on tenir jusqu’àl’arrivée des renforts, ce qui eût assuré la possession dublockhaus.

L’artillerie française, dans l’impossibilité d’un tir efficaceparmi la mêlée des combattants, avait cessé le feu, tandis que lescanons allemands gardaient toujours la maison comme objectif, etdes obus éclataient à tous moments.

Un homme encore fut blessé, que l’on transporta jusqu’à lasoupente auprès du major Hermann, et qui mourut presqueaussitôt.

Dehors, la lutte s’engageait sur l’eau et dans l’eau même ducanal, sur les barques et autour des barques. Corps à corpsfurieux, tumulte, cris de haine et cris de douleur, hurlementsd’effroi et chants de victoire… la confusion était telle que Paulet M. d’Andeville avaient peine à placer leurs balles.

Paul dit à son beau-père :

– Je crains que nous succombions avant d’être secourus. Je doisdonc vous prévenir que le lieutenant a pris ses dispositions pourfaire sauter la maison. Comme vous êtes ici par hasard, sansmission qui vous donne le titre et les devoirs d’un combattant…

– Je suis ici à titre de Français, riposta M. d’Andeville. Jeresterai jusqu’à la dernière minute.

– Alors peut-être aurons-nous le temps de finir. Écoutez-moi,monsieur. Je tâcherai d’être bref. Mais si un mot, un seul mot vouséclairait, je vous demande de m’interrompre tout de suite.

Il comprenait qu’il y avait entre eux des ténèbresincommensurables, et que, coupable ou non, complice ou dupe de safemme, M. d’Andeville devait savoir des choses que lui, Paul,ignorait, et que ces choses ne pouvaient être précisées que par uneexposition suffisante des événements.

Il commença donc à parler. Il le fit posément, calmement, tandisque M. d’Andeville écoutait en silence. Et ils ne cessaient detirer, armant leurs fusils, épaulant, visant et rechargeant avectranquillité, comme s’ils étaient à l’exercice. Autour d’eux etau-dessus d’eux, la mort poursuivait son œuvre implacable.

Mais Paul avait à peine raconté son arrivée à Ornequin avecElisabeth, son entrée dans la chambre close et son épouvante à lavue du portrait, qu’un obus énorme explosa sur leurs têtes et leséclaboussa de mitraille.

Les quatre volontaires furent touchés. Paul tomba également,frappé au cou, et aussitôt, bien qu’il ne souffrît pas, il sentitque toutes ses idées sombraient peu à peu dans la brume sans qu’ilpût les retenir. Il s’y efforçait cependant, et il avait encore,par un prodige de volonté, un reste d’énergie qui lui permettaitcertaines réflexions et certaines impressions. Ainsi vit-il sonbeau-père à genoux près de lui, et il réussit à lui dire :

– Le journal d’Elisabeth… vous le trouverez dans ma valise, aucampement… avec quelques pages écrites par moi… qui vous ferontcomprendre… Mais d’abord il faut… tenez, cet officier allemand quiest là, attaché… c’est un espion… surveillez-le… tuez-le… sinon le10 janvier… Mais vous le tuerez, n’est-ce pas ?

Paul ne pouvait plus articuler. D’ailleurs il s’apercevait queM. d’Andeville n’était pas à genoux pour l’écouter ou le soigner,mais que, atteint lui-même, le visage en sang, il se ployait endeux et, finalement s’accroupissait avec des plaintes de plus enplus sourdes.

Dans la vaste pièce il y eut alors un grand calme au-delà duquelcrépitaient les détonations des fusils. Les canons allemands netiraient plus. La contre-attaque de l’ennemi devait se poursuivreavec succès, et Paul, incapable d’un mouvement, attendait laformidable explosion annoncée par le lieutenant.

Plusieurs fois il prononça le nom d’Elisabeth. Il pensaitqu’aucun danger ne la menaçait désormais, puisque le major Hermannallait mourir, lui aussi. D’ailleurs, son frère Bernard sauraitbien la défendre. Mais, à la longue, cependant, cette sorte dequiétude s’évanouissait, se changeait en malaise, puis en tourment,et faisait place à une sensation dont chaque seconde aggravait latorture. Était-ce un cauchemar, une hallucination maladive qui lehantait ? Cela se passait du côté de la soupente où il avaitentraîné le major Hermann et où gisait le cadavre d’un soldat.Horreur ! il lui semblait que le major avait coupé ses liens,qu’il se soulevait, et qu’il regardait autour de lui.

De toutes ses forces Paul ouvrit ses yeux, et de toutes sesforces il exigea qu’ils demeurassent ouverts.

Mais une ombre de plus en plus épaisse les voilait, et autravers de cette ombre il discernait, comme on voit la nuit unspectacle confus, le major qui se débarrassait de son manteau, quise penchait sur le cadavre, qui lui ôtait sa capote de drap bleu,qui s’en revêtait lui-même, qui mettait sur sa tête le képi dumort, s’entourait le cou de sa cravate, prenait son fusil, sabaïonnette, ses cartouches, et qui, ainsi transformé, descendaitles trois marches de bois.

Vision terrible ! Paul aurait voulu douter et croire àl’apparition de quelque fantôme surgi de sa fièvre et de sondélire. Mais tout lui attestait la réalité du spectacle. Et c’étaitpour lui la plus infernale des souffrances. Le majors’enfuyait !

Paul était trop faible pour envisager la situation telle qu’ellese présentait. Le major songeait-il à le tuer et à tuer M.d’Andeville ? Le major savait-il qu’ils étaient là, tous deuxblessés, à portée de sa main ? Autant de questions que Paul nese posait pas. Une seule idée obsédait son cerveau défaillant : lemajor Hermann s’enfuyait. Grâce à son uniforme il se mêlerait auxvolontaires ! À la faveur de quelque signal, il rejoindraitles Allemands ! Et il serait libre ! Et il reprendraitcontre Elisabeth son œuvre de persécution, son œuvre demort !

Ah ! si l’explosion avait pu se produire ! Que lamaison du passeur sautât, et le major était perdu…

Dans son inconscience, Paul se rattachait encore à cet espoir.Cependant sa raison vacillait. Ses pensées devenaient de plus enplus confuses. Rapidement, il s’enfonça parmi les ténèbres où l’onne peut plus voir, où l’on ne peut plus entendre…

Trois semaines plus tard, le général commandant en chef lesarmées descendait d’automobile devant le perron d’un vieux châteaudu Boulonnais, transformé en hôpital militaire.

L’officier d’administration l’attendait à la porte.

– Le sous-lieutenant Delroze est prévenu de ma visite ?

– Oui, mon général.

– Conduisez-moi dans sa chambre.

Paul Delroze était levé, le cou enveloppé de linge, mais levisage calme et sans trace de fatigue.

Très ému par la présence du grand chef dont l’énergie et lesang-froid avaient sauvé la France, il prit aussitôt la positionmilitaire. Mais le général lui tendit la main et s’écria d’unebonne voix affectueuse :

– Asseyez-vous, lieutenant Delroze… Je dis bien lieutenant, carc’est votre grade depuis hier. Non, pas de remerciements.Fichtre ! Nous sommes en reste avec vous. Et alors, déjà surpied ?

– Mais oui, mon général. La blessure n’était pas bien grave.

– Tant mieux. Je suis content de tous mes officiers. Mais, toutde même, un gaillard de votre espèce, cela ne se compte pas pardouzaines. Votre colonel m’a remis sur vous un rapport particulierqui offre une telle suite d’actions incomparables que je me demandesi je ne ferai pas exception à la règle que je me suis imposée, etsi je ne communiquerai pas ce rapport au public.

– Non, mon général, je vous en prie.

– Vous avez raison, mon ami. C’est la noblesse de l’héroïsmed’être anonyme, et c’est la France seule qui doit avoir pour lemoment toute la gloire. Je me contenterai donc de vous citer unefois de plus à l’ordre de l’armée, et de vous remettre la croixpour laquelle vous étiez déjà proposé.

– Mon général, je ne sais comment…

– En outre, mon ami, si vous désirez la moindre chose, j’insistevivement auprès de vous pour que vous me donniez cette occasion devous être personnellement agréable.

Paul hocha la tête en souriant. Tant de bonhomie et desattentions si cordiales le mettaient à l’aise.

– Et si je suis trop exigeant, mon général ?

– Allez-y !

– Eh bien, soit, mon général. J’accepte. Et voici ce que jedemande. Tout d’abord un congé de convalescence de deux semaines,qui comptera du samedi 9 janvier, c’est-à-dire du jour où jequitterai l’hôpital.

– Ce n’est pas une faveur. C’est un droit.

– Oui, mon général. Mais ce congé, j’aurai le droit de le passeroù je voudrai.

– Entendu.

– Bien plus, j’aurai en poche un permis de circulation écrit devotre main, mon général, permis qui me donnera toute latituded’aller et de venir à travers les lignes françaises et de requérirtoute assistance qui me serait utile.

Le général regarda Paul un instant, puis prononça :

– Ce que vous me demandez là est grave, Delroze.

– Je le sais, mon général. Mais ce que je veux entreprendre estgrave aussi.

– Soit. C’est entendu. Et après ?

– Mon général, le sergent Bernard d’Andeville, mon beau-frère,participait comme moi à l’affaire de la maison du passeur. Blessécomme moi, il a été transporté dans ce même hôpital dont, selontoute probabilité, il pourra sortir en même temps que moi. Jevoudrais qu’il eût le même congé et l’autorisation dem’accompagner.

– Entendu. Après ?

– Le père de Bernard, le comte Stéphane d’Andeville,sous-lieutenant interprète auprès de l’armée anglaise, a été blesséégalement ce jour-là, à mes côtés. J’ai appris que sa blessure,quoique grave, ne met pas ses jours en danger, et qu’il a étéévacué sur un hôpital anglais… j’ignore lequel. Je vous prierai dele faire venir dès qu’il sera rétabli, et de le garder dans votreétat-major jusqu’à ce que je vienne vous rendre compte de la tâcheque j’entreprends.

– Accordé. C’est tout ?

– À peu près tout, mon général. Il ne me reste plus qu’à vousremercier de vos bontés, en vous demandant une liste de vingtprisonniers français, retenus en Allemagne, auxquels vous prenez unintérêt spécial. Ces prisonniers seront libres d’ici à quinze joursau plus tard.

– Hein ?

Malgré tout son sang-froid, le général semblait un peuinterloqué. Il répéta :

– Libres d’ici à quinze jours ! Vingtprisonniers !

– Je m’y engage.

– Allons donc ?

– Il en sera comme je le dis.

– Quel que soit le grade de ces prisonniers ? Quelle quesoit leur situation sociale ?

– Oui, mon général.

– Et par des moyens réguliers, avouables ?

– Par des moyens à l’encontre desquels aucune objection n’estpossible.

Le général regarda Paul de nouveau, en chef qui a l’habitude dejuger les hommes et de les estimer à leur juste valeur. Il savaitque celui-là n’était pas un hâbleur, mais un homme de décision etde réalisation, qui marchait droit devant lui et qui tenait cequ’il promettait.

Il répondit :

– C’est bien, mon ami. Cette liste vous sera remise demain.

Chapitre 4Un chef-d’œuvre de la kultur

Le dimanche matin 10 janvier, le lieutenant Delroze et lesergent d’Andeville débarquaient en gare de Corvigny, allaient voirle commandant de place et, prenant une voiture, se faisaientconduire au château d’Ornequin.

– Tout de même, dit Bernard en s’allongeant dans la calèche, jene pensais vraiment pas que les choses tourneraient de la sorte,lorsque je fus atteint d’un éclat de shrapnell entre l’Yser et lamaison du passeur. Quelle fournaise à ce moment-là ! Tu peuxme croire, Paul, si nos renforts n’étaient pas arrivés, cinqminutes de plus et nous étions fichus. C’est une rudeveine !

– Oui, dit Paul, une rude veine ! Je m’en suis rendu comptele lendemain, en me réveillant dans une ambulance française.

– Ce qui est vexant, par exemple, reprit Bernard, c’estl’évasion de ce bandit de major Hermann. Ainsi, tu l’avais faitprisonnier ? Et tu l’as vu se dégager de ses liens ets’enfuir ? Il en a du culot, celui-là ! Sois sûr qu’ilaura réussi à se défiler sans encombre. Paul murmura :

– Je n’en doute pas, et je ne doute pas non plus qu’il neveuille mettre à exécution ses menaces contre Elisabeth.

– Bah ! Nous avons quarante-huit heures, puisqu’il donnaità son complice Karl le 10 janvier comme date de son arrivée, etqu’il ne doit agir que deux jours après.

– Et s’il agit dès aujourd’hui ? objecta Paul d’une voixaltérée.

Malgré son angoisse, cependant, le trajet lui sembla rapide. Ilse rapprochait enfin, d’une façon réelle cette fois, du but dontchaque jour l’éloignait depuis quatre mois. Ornequin, c’était lafrontière, et à quelques pas de la frontière se trouvait Ebrecourt.Les obstacles qui s’opposeraient à lui avant qu’il n’atteignîtEbrecourt, avant qu’il ne découvrît la retraite d’Elisabeth, etqu’il ne pût sauver sa femme, il n’y voulait pas songer. Il vivait.Elisabeth vivait. Entre elle et lui il n’y, avait pointd’obstacles.

Le château d’Ornequin, ou plutôt ce qui en restait – car lesruines mêmes du château avaient subi en novembre un nouveaubombardement – servait de cantonnement à des troupes territoriales,dont les tranchées de première ligne longeaient la frontière.

On se battait peu de ce côté, les adversaires, pour des raisonsde tactique, n’ayant pas avantage à se porter trop en avant. Lesdéfenses s’équivalaient, et de part et d’autre, la surveillanceétait très active.

Tels furent les renseignements que Paul obtint du lieutenant deterritoriale avec lequel il déjeuna.

– Mon cher camarade, conclut l’officier, après que Paul lui eûtconfié l’objet de son entreprise, je suis à votre entièredisposition mais s’il s’agit de passer d’Ornequin à Ebrecourt,soyez-en certain, vous ne passerez pas.

– Je passerai.

– Par la voie des airs, alors ? dit l’officier enriant.

– Non.

– Donc, par une voie souterraine ?

– Peut-être.

– Détrompez-vous. Nous avons voulu exécuter des travaux de sapeet de mine. Vainement. Nous sommes ici sur un terrain de vieillesroches dans lequel il est impossible de creuser.

Paul sourit à son tour.

– Mon cher camarade, ayez l’obligeance de me donner, durant uneheure seulement, quatre hommes solides, armés de pics et de pelles,et ce soir je serai à Ebrecourt.

– Oh ! oh ! pour creuser dans le roc un tunnel de dixkilomètres, quatre hommes et une heure de temps !

– Pas davantage. En outre, je demande le secret absolu, et surla tentative, et sur les découvertes assez curieuses qu’elle nepeut manquer de produire. Seul, le général en chef en auraconnaissance par le rapport que je dois lui faire.

– Entendu. Je vais choisir moi-même mes quatre gaillards. Oùdois-je vous les amener ?

– Sur la terrasse, près du donjon.

Cette terrasse domine le Liseron d’une hauteur de quarante àcinquante mètres, et, par suite d’un repli de la rivière, s’orienteexactement face à Corvigny, dont on aperçoit au loin le clocher etles collines avoisinantes. Le donjon n’a plus que sa base énorme,que prolongent les murs de fondation, mêlés de roches naturelles,qui soutiennent la terrasse. Un jardin étend jusqu’au parapet sesmassifs de lauriers et de fusains.

C’est là que Paul se rendit. Plusieurs fois il arpental’esplanade, se penchant au-dessus de la rivière et inspectant,sous leur manteau de lierre, les blocs écroulés du donjon.

– Et alors, dit le lieutenant qui survint avec ses hommes, voilàvotre point de départ ? Je vous avertis que nous tournons ledos à la frontière.

– Bah ! répondit Paul sur le même ton de plaisanterie, tousles chemins mènent à Berlin.

Il indiqua un cercle qu’il avait tracé à l’aide de piquets, et,invitant les hommes à l’ouvrage :

– Allez-y mes amis.

Ils attaquèrent, sur une circonférence de trois mètres environ,un sol végétal où ils creusèrent, en vingt minutes, un trou d’unmètre cinquante. À cette profondeur, ils rencontrèrent une couchede pierres cimentées les unes avec les autres, et l’effort devintbeaucoup plus difficile, car le ciment était d’une duretéincroyable, et on ne pouvait le disjoindre qu’à l’aide de picsintroduits dans les fissures. Paul suivait le travail avec uneattention inquiète.

– Halte ! cria-t-il au bout d’une heure.

Il voulut descendre seul dans l’excavation et continua, dèslors, à creuser, mais lentement, et en examinant pour ainsi direl’effet de chacun des coups qu’il portait.

– Ça y est, dit-il en se relevant.

– Quoi ? demanda Bernard.

– Le terrain où nous sommes n’est qu’un étage de vastesconstructions qui avoisinaient autrefois le vieux donjon,constructions rasées depuis des siècles et sur lesquelles on aaménagé ce jardin.

– Alors ?

– Alors, en déblayant le terrain, j’ai percé le plafond d’unedes anciennes salles. Tenez.

Il saisit une pierre, et l’engagea au centre même de l’orificeplus étroit pratiqué par lui, et la lâcha. La pierre disparut. Onentendit presque aussitôt un bruit sourd.

– Il n’y a plus qu’à élargir l’entrée. Pendant ce temps nousallons nous procurer une échelle et de la lumière… le plus possiblede lumière.

– Nous avons des torches de résine, dit l’officier.

– Parfait.

Paul ne s’était pas trompé. Lorsque l’échelle fut introduite etqu’il put descendre avec le lieutenant et avec Bernard, ils virentune salle de dimensions très vastes et dont les voûtes étaientsoutenues par des piliers massifs qui la divisaient, comme uneéglise irrégulière, en deux nefs principales et en bas-côtés plusétroits.

Mais tout de suite Paul attira l’attention de ses compagnons surle sol même de ces deux nefs.

– Un sol en béton, remarquez-le… Et, tenez, comme je m’yattendais, voici deux rails qui courent dans la longueur d’une destravées !… Et voici deux autres rails dans l’autretravée !

– Mais enfin, quoi, qu’est-ce que cela veut dire ?s’écrièrent Bernard et le lieutenant.

– Cela veut dire tout simplement, déclara Paul, que nous avonsdevant nous l’explication évidente du grand mystère qui entoura laprise de Corvigny et de ses deux forts.

– Comment ?

– Corvigny et ses deux forts furent démolis en quelques minutes,n’est-ce pas ? D’où venaient ces coups de canon, alors queCorvigny se trouve à six lieues de la frontière, et qu’aucun canonennemi n’avait franchi la frontière ? Ils venaient d’ici, decette forteresse souterraine.

– Impossible !

– Voici les rails sur lesquels on manœuvrait les deux piècesgéantes qui effectuèrent le bombardement.

– Voyons ! On ne peut pas bombarder du fond d’unecaverne ! Où sont les ouvertures ?

– Les rails vont nous y conduire. Éclaire-nous bien, Bernard.Tenez, voici une plate-forme montée sur pivots. Elle est de taille,qu’en dites-vous ? Et voici l’autre plate-forme.

– Mais les ouvertures ?

– Devant toi, Bernard.

– C’est un mur…

– C’est le mur qui, avec le roc même de la colline, soutient laterrasse au-dessus du Liseron, face à Corvigny. Et dans ce mur deuxbrèches circulaires ont été pratiquées, puis rebouchées par lasuite. On distingue très nettement la trace encore visible, presquefraîche, des remaniements exécutés.

Bernard et le lieutenant n’en revenaient pas.

– Mais c’est un travail énorme ! prononça l’officier.

– Colossal ! répondit Paul ; mais n’en soyez pas tropsurpris, mon cher camarade. Voilà seize ou dix-sept ans, à maconnaissance, qu’il est commencé. En outre, comme je vous l’ai dit,une partie de l’ouvrage était faite, puisque nous nous trouvonsdans les salles inférieures des anciennes constructions d’Ornequinet qu’il a suffi de les retrouver et de les arranger selon le butauquel on les destinait. Il y a quelque chose de bien pluscolossal.

– Qui est ?

– Qui est le tunnel qu’il leur a fallu construire pour amenerici leurs deux pièces.

– Un tunnel ?

– Dame ! par où voulez-vous qu’elles soient venues ?Suivons les rails en sens inverse et nous allons y arriver.

De fait, un peu en arrière, les deux voies ferrées serejoignaient et ils aperçurent l’orifice béant d’un tunnel large dedeux mètres cinquante environ et d’une hauteur égale. Ils’enfonçait sous terre, en pente très douce. Les parois étaient enbriques. Aucune humidité ne suintait des murs et le sol lui-mêmeétait absolument sec.

– Ligne d’Ebrecourt, dit Paul en riant. Onze kilomètres à l’abridu soleil. Et voilà comment fut escamotée la place forte deCorvigny. Tout d’abord quelques milliers d’hommes ont passé, quiont égorgé la petite garnison d’Ornequin et les postes de lafrontière, puis qui ont continué leur chemin vers la ville. En mêmetemps les deux canons monstrueux étaient amenés, montés et pointéssur des emplacements repérés d’avance. Leur besogne accomplie, ilss’en allaient et l’on rebouchait les trous. Tout cela n’avait pasduré deux heures.

– Mais pour ces deux heures décisives, dit Bernard, le roi dePrusse a travaillé dix-sept ans !

– Et il arrive, conclut Paul, qu’en réalité c’est pour nousqu’il a travaillé, le roi de Prusse.

– Bénissons-le, et en route !

– Voulez-vous que mes hommes vous accompagnent ? proposa lelieutenant.

– Merci. Il est préférable que nous allions seuls, monbeau-frère et moi. Si cependant l’ennemi avait démoli son tunnel,nous reviendrions chercher du secours. Mais cela m’étonnerait.Outre qu’il avait pris toutes ses précautions pour que l’on ne pûten découvrir l’existence, il l’aura conservé pour le cas oùlui-même devrait s’en servir de nouveau.

Ainsi donc, à trois heures de l’après-midi, les deuxbeaux-frères s’engageaient dans le tunnel impérial, selon le mot deBernard. Ils étaient bien armés, pourvus de provisions et demunitions, et résolus à mener l’aventure jusqu’au bout.

Presque aussitôt, c’est-à-dire deux cents mètres plus loin, lalumière de leur lanterne de poche leur montra les marches d’unescalier qui remontait à leur droite.

– Bifurcation numéro 1, nota Paul. D’après mon calcul il y en apour le moins trois.

– Et cet escalier mène ?…

– Évidemment au château. Et si tu me demandes dans quelle partiedu château, je te répondrai : dans la chambre du portrait. C’estincontestablement par là que le major Hermann est venu au châteaule soir de l’attaque. Son complice Karl l’accompagnait. Voyant nosnoms inscrits sur le mur, ils ont poignardé ceux qui dormaient danscette chambre. C’étaient le soldat Gériflour et son camarade.

Bernard d’Andeville plaisanta :

– Écoute, Paul, depuis tantôt tu me stupéfies. Tu agis avec unedivination et une clairvoyance ! allant droit à la place où ilfaut creuser, racontant ce qui s’était passé comme si tu en avaisété le témoin, sachant tout et prévoyant tout. En vérité, nous nete connaissions pas de pareils dons ! As-tu fréquenté ArsèneLupin ?

Paul s’arrêta.

– Pourquoi prononces-tu ce nom ?

– Le nom de Lupin ?

– Oui.

– Ma foi, le hasard… Est-ce qu’il y aurait un rapportquelconque ?…

– Non, non… et cependant…

Paul se mit à rire.

– Écoute une drôle d’histoire. Est-ce une histoire, même ?Oui, évidemment, ce n’est pas un rêve… Néanmoins… Toujours est-ilqu’un matin, comme je sommeillais tout fiévreux à l’ambulance d’oùnous venons, je me suis aperçu, avec une surprise que tucomprendras, qu’il y avait, dans ma chambre, un officier que je neconnaissais pas, un médecin-major, qui s’était assis devant unetable et qui, tranquillement, fouillait dans ma valise.

« Je me levai à moitié, et je vis qu’il avait étalé sur la tabletous mes papiers, et, parmi ces papiers, le journal mêmed’Elisabeth.

« Au bruit que je fis, il se tourna. Décidément, je ne leconnaissais pas. Il avait une moustache fine, un air d’énergie, etun sourire très doux. Il me dit… non, en vérité, ce n’était pas unrêve… il me dit :

« – Ne bougez pas… ne vous surexcitez pas…

« Il referma les papiers, les rentra dans la valise ets’approcha de moi :

« – Je vous demande pardon de ne pas m’être présenté d’abord –je le ferai tout à l’heure – et pardon aussi du petit travail queje viens d’effectuer sans votre autorisation. J’attendaisd’ailleurs votre réveil pour vous en rendre compte. Donc voici. Undes émissaires que j’entretiens actuellement auprès de la policesecrète m’a remis des documents qui concernent la trahison d’uncertain major Hermann, chef d’espionnage allemand. Dans cesdocuments, il est question plusieurs fois de vous. C’est pourquoile hasard m’ayant révélé votre présence ici, j’ai voulu vous voiret m’entendre avec vous. Je suis donc venu, et me suis introduit…par des moyens qui me sont personnels. Vous étiez malade, vousdormiez, mon temps est précieux (je n’ai que quelques minutes), jene pouvais donc hésiter à prendre connaissance de vos papiers. Etj’ai eu raison puisque je suis fixé.

« Je contemplai avec stupeur l’étrange personnage. Il prit sonképi, comme pour se retirer et me dit :

« – Je vous félicite, lieutenant Delroze, de votre courage et devotre adresse. Tout ce que vous avez fait est admirable et lesrésultats obtenus sont de premier ordre. Il vous manque évidemmentquelques dons spéciaux qui vous permettraient d’arriver plus viteau but. Vous ne saisissez pas bien les rapports entre lesévénements, et vous n’en faites pas jaillir les conclusions qu’ilscomportent. Ainsi je m’étonne que certains passages du journal devotre femme, où elle parle de ses découvertes troublantes, ne vousaient pas donné l’éveil. Si vous vous étiez demandé, d’autre part,pourquoi les Allemands avaient accumulé tant de mesures destinées àfaire le vide autour du château, de fil en aiguille, de déductionen déduction, interrogeant le passé et le présent, vous souvenantde votre rencontre avec l’empereur d’Allemagne, et de beaucoupd’autres choses qui se relient d’elles-mêmes les unes aux autres,vous en seriez arrivé à vous dire qu’il doit y avoir, entre lesdeux côtés de la frontière, une communication secrète aboutissantexactement à l’endroit d’où l’on pouvait tirer sur Corvigny.

À priori, cet endroit me semble devoir être la terrasse, et vousen serez tout à fait certain si vous retrouvez sur cette terrassel’arbre mort entouré de lierre auprès duquel votre femme a cruentendre des bruits souterrains. Dès lors, vous n’aurez plus qu’àvous mettre à l’ouvrage, c’est-à-dire, n’est-ce pas, à passer enpays ennemi et à… Mais je m’arrête là. Un plan d’action trop précispourrait vous gêner. Et puis, un homme comme vous n’a pas besoinqu’on lui mâche la besogne. Bonsoir, mon lieutenant. Ah ! àpropos, il serait bon que mon nom ne vous fût pas tout à faitinconnu. Je me présente : le médecin-major… Mais après tout,pourquoi ne pas vous dire mon vrai nom ? Il vous renseigneradavantage : Arsène Lupin.

« Il se tut, me salua d’un air aimable et se retira sans dire unmot de plus. Voilà l’histoire. Qu’en dis-tu Bernard ? »

– Je dis que tu as eu affaire à un fumiste.

– Soit, mais tout de même personne n’a pu me dire ce que c’étaitque ce médecin-major ni comment il s’était introduit auprès de moi.Et puis avoue que, pour un fumiste, il m’a dévoilé des choses quime sont rudement utiles en ce moment.

– Mais Arsène Lupin est mort…

– Oui, je sais, il passe pour mort, mais sait-on jamais avec unpareil type ! Toujours est-il que, vivant ou mort, faux ouvrai, ce Lupin-là m’a rendu un fier service.

– Alors, ton but ?

– Je n’en ai qu’un, la délivrance d’Elisabeth.

– Ton plan ?

– Je n’en ai pas. Tout dépendra des circonstances, mais j’ai laconviction que je suis dans la bonne voie.

De fait, toutes ses hypothèses se vérifiaient. Au bout de dixminutes ils parvinrent à un carrefour où s’embranchait, vers ladroite, un autre tunnel muni également de rails.

– Seconde bifurcation, dit Paul, route de Corvigny. C’est par làque les Allemands ont marché vers la ville pour surprendre nostroupes avant même qu’elles se fussent rassemblées, et c’est par làque passa la paysanne qui t’aborda le soir. L’issue doit se trouverà quelque distance de la ville, dans une ferme peut-être,appartenant à cette soi-disant paysanne.

– Et la troisième bifurcation ? dit Bernard.

– La voici, répliqua Paul.

– C’est encore un escalier.

– Oui, et je ne doute pas qu’il ne conduise à la chapelle.Comment ne pas supposer, en effet, que, le jour où mon père a étéassassiné, l’empereur d’Allemagne venait examiner les travauxcommandés par lui et exécutés sous les ordres de la femme quil’accompagnait ? Cette chapelle, que les murs du parcn’entouraient pas alors, est évidemment l’un des débouchés duréseau clandestin dont nous suivons l’artère principale.

De ces ramifications Paul en avisa deux autres encore qui,d’après leur emplacement et leur direction, devaient aboutir auxenvirons de la frontière, complétant ainsi un merveilleux systèmed’espionnage et d’invasion.

– C’est admirable, disait Bernard. Voilà de la « kultur », ou jene m’y connais pas. On voit bien que ces gens-là ont le sens de laguerre. L’idée de creuser pendant vingt ans un tunnel destiné aubombardement possible d’une petite place forte ne viendrait jamaisà un Français. Il faut pour cela un degré de civilisation auquelnous ne pouvons prétendre. Ah ! les bougres !

Son enthousiasme s’accrut encore lorsqu’il eut remarqué que letunnel était muni à sa partie supérieure de cheminées d’aération.Mais à la fin Paul lui recommanda de se taire ou de parler à voixbasse.

– Tu penses bien que, s’ils ont jugé utile de conserver leurslignes de communication, ils ont dû faire en sorte que cette lignene pût servir aux Français. Ebrecourt n’est pas loin. Peut-être ya-t-il des postes d’écoute, des sentinelles placées aux bonsendroits. Ces gens-là ne laissent rien au hasard.

Ce qui donnait du poids à l’observation de Paul, c’était laprésence, entre les rails, de ces plaques de fonte qui recouvrentles fourneaux de mine préparés d’avance et qu’une étincelleélectrique peut faire exploser. La première portait le numéro 5, laseconde le numéro 4, et ainsi de suite. Ils les évitaientsoigneusement, et leur marche en était ralentie, car ils n’osaientplus allumer leurs lanternes que par brèves saccades.

Vers sept heures, ils entendirent, ou plutôt il leur semblaentendre, les rumeurs confuses que propagent à la surface du sol lavie et le mouvement. Ils en éprouvèrent une grande émotion. Laterre allemande s’étendait au-dessus d’eux, et l’écho leurapportait des bruits provoqués par la vie allemande.

– C’est tout de même curieux, observa Paul, que ce tunnel nesoit pas mieux surveillé et qu’il nous soit possible d’aller aussiloin sans encombre.

– Un mauvais point pour eux, dit Bernard ; la « kultur »est en défaut.

Cependant des souffles plus vifs couraient le long des parois.L’air du dehors pénétrait par bouffées fraîches, et ils aperçurentsoudain dans l’ombre une lumière lointaine. Elle ne bougeait pas.Tout paraissait calme autour d’elle, comme si c’eût été un de cessignaux fixes que l’on plante aux abords des voies ferrées.

En s’approchant ils se rendirent compte que c’était la lumièred’une ampoule électrique, qu’elle se trouvait à l’intérieur d’unebaraque établie à la sortie même du tunnel, et que la clarté seprojetait sur de grandes falaises blanches et sur des montagnes desable et de cailloux.

Paul murmura :

– Ce sont des carrières. En plaçant ici l’entrée de leur tunnel,cela leur permettait de poursuivre les travaux en temps de paixsans éveiller l’attention. Sois sûr que l’exploitation de cessoi-disant carrières se faisait discrètement, dans une enceintefermée où l’on parquait les ouvriers.

– Quelle « kultur » ! répéta Bernard.

Il sentit la main de Paul qui lui serrait violemment le bras.Quelque chose avait passé devant la lumière, comme une silhouettequi se dresse et qui s’abat aussitôt.

Avec d’infinies précautions ils rampèrent jusqu’à la baraque etse relevèrent à moitié de façon que leurs yeux atteignissent lahauteur des vitres.

Il y avait là une demi-douzaine de soldats, tous couchés, etpour mieux dire vautrés les uns sur les autres, parmi lesbouteilles vides, les assiettes sales, les papiers gras et lesdétritus de charcuterie.

C’étaient les gardiens du tunnel. Ils étaient ivres morts.

– Toujours la « kultur », dit Bernard.

– Nous avons de la chance, répliqua Paul, et je m’expliquemaintenant le manque de surveillance : c’est dimancheaujourd’hui.

Une table portait un appareil de télégraphie. Un téléphones’accrochait au mur, et Paul remarqua, sous une plaque de verreépaisse, un tableau qui contenait cinq manettes de cuivre,lesquelles correspondaient évidemment par des fils électriques avecles cinq fourneaux de mine préparés dans le tunnel.

En s’éloignant, Bernard et Paul continuèrent de suivre les railsau creux d’un étroit défilé taillé dans le roc, qui les conduisit àun espace découvert où brillaient une multitude de lumières. Toutun village s’étendait devant eux, composé de casernes et habité pardes soldats dont ils voyaient les allées et venues. Ils lecontournèrent. Un bruit d’automobile et les clartés violentes dedeux phares les attiraient, et ils aperçurent, après avoir franchiune palissade et traversé des fourrés d’arbustes, une grande villatout illuminée.

L’automobile s’arrêta devant un perron où se trouvaient deslaquais et un poste de soldats. Deux officiers et une dame vêtue defourrures en descendirent. Au retour, la lueur des phares éclairaun vaste jardin clos par des murailles très hautes.

– C’est bien ce que je supposais, dit Paul. Nous avons ici lacontrepartie du château d’Ornequin. Au point de départ comme aupoint d’arrivée, une enceinte solide qui permet de travailler àl’abri des regards indiscrets. Si la station est en plein air ici,au lieu d’être en sous-sol comme là-bas, du moins les carrières,les chantiers, les casernes, les troupes de garnison, la villa del’état-major, le jardin, les remises, tout cet organisme militairese trouve enveloppé par des murailles et gardé sans aucun doute pardes postes extérieurs. C’est ce qui explique que l’on puissecirculer à l’intérieur aussi facilement.

À ce moment, une seconde automobile amena trois officiers etrejoignit la première du côté des remises.

– Il y a fête, remarqua Bernard.

Ils résolurent d’avancer le plus possible, ce à quoi les aidal’épaisseur des massifs plantés le long de l’allée qui entourait lamaison.

Ils attendirent assez longtemps, puis, des clameurs et des riresvenant du rez-de-chaussée, par-derrière, ils en conclurent que lasalle du festin se trouvait là et que les convives se mettaient àtable. Il y eut des chants, des éclats de voix. Dehors, aucunmouvement. Le jardin était désert.

– L’endroit est tranquille, dit Paul. Tu vas me donner un coupde main et rester caché.

– Tu veux monter au rebord d’une des fenêtres ? Mais lesvolets ?

– Ils ne doivent pas être bien solides. La lumière filtre aumilieu.

– Enfin, quel est ton but ? Il n’y a aucune raison pours’occuper de cette maison plutôt que d’une autre.

– Si. Tu m’as rapporté toi-même, d’après les dires d’un blessé,que le prince Conrad s’est installé dans une villa aux environsd’Ebrecourt. Or, la situation de celle-ci au milieu d’une sorte decamp retranché et à l’entrée du tunnel me paraît tout au moins uneindication.

– Sans compter cette fête qui a des allures vraiment princières,dit Bernard en riant. Tu as raison. Escalade.

Ils traversèrent l’allée. Avec l’aide de Bernard, Paul putaisément saisir la corniche qui formait le soubassement de l’étageet se hisser jusqu’au balcon de pierre.

– Ça y est, dit-il. Retourne là-bas et en cas d’alerte, un coupde sifflet.

Ayant enjambé le balcon, il ébranla peu à peu l’un des volets enpassant les doigts, puis la main, par la fente qui les séparait, etil réussit à tirer Panneau de fermeture.

Les rideaux croisés à l’intérieur lui permettaient d’agir sansêtre vu, mais, mal croisés dans le haut, ils laissaient un trianglepar lequel, lui, il pourrait voir à condition de monter sur lebalcon.

C’est ce qu’il fit. Alors il se pencha et regarda.

Et le spectacle qui s’offrit à ses yeux fut tel et le frappad’un coup si horrible que ses jambes se mirent à trembler souslui…

Chapitre 5Le prince Conrad s’amuse

Une table, une table qui s’allonge parallèlement aux troisfenêtres de la pièce. Un incroyable entassement de bouteilles, decarafons et de verres, laissant à peine de place aux assiettes degâteaux et de fruits. Des pièces montées soutenues par desbouteilles de Champagne. Une corbeille de fleurs dressée sur desbouteilles de liqueur.

Vingt convives, dont une demi-douzaine de femmes en robe de bal.Le reste, des officiers somptueusement chamarrés et décorés.

Au milieu, donc face aux fenêtres, le prince Conrad, présidantle festin, avec une dame à sa droite et une dame à sa gauche. Etc’est la vue de ces trois personnages, réunis par le plusinvraisemblable défi à la logique même des choses, qui fut pourPaul un supplice incessamment renouvelé.

Que l’une des deux femmes se trouvât là, à droite du princeimpérial, toute rigide en sa robe de laine marron, un fichu dedentelle noire dissimulant à demi ses cheveux courts, celas’expliquait. Mais l’autre femme, vers qui le prince Conrad setournait avec une affectation de galanterie si grossière, cettefemme que Paul regardait de ses yeux terrifiés et qu’il eût vouluétrangler, à pleines mains, cette femme que faisait-elle là ?Que faisait Elisabeth au milieu d’officiers avinés et d’Allemandsplus ou moins équivoques, à côté du prince Conrad, à côté de lamonstrueuse créature qui le poursuivait de sa haine ?

La comtesse Hermine d’Andeville ! Elisabethd’Andeville ! La mère et la fille ! Il n’y avait pas unseul argument plausible qui permît à Paul de donner un autre titreaux deux compagnes du prince. Et, ce titre, un incident luifournissait toute sa valeur d’affreuse réalité, un moment après,lorsque le prince Conrad se levait, une coupe de Champagne à lamain, et hurlait :

– Hoch ! hoch ! hoch !Je bois à notre amie vigilante ! Hoch !hoch ! hoch ! à la santé de la comtesseHermine !

Les mots épouvantables étaient prononcés, et Paul lesentendit.

– Hoch ! hoch ! hoch !vociféra le troupeau des convives. À la comtesse Hermine !

La comtesse saisit une coupe, la vida d’un trait et se mit àdire des paroles que Paul ne put pas percevoir, tandis que lesautres s’efforçaient d’écouter avec une ferveur que rendaient plusméritoires les copieuses libations.

Et, elle aussi, Elisabeth écoutait.

Elle était vêtue d’une robe grise que Paul lui connaissait,toute simple, très montante, et dont les manches descendaientjusqu’à ses poignets.

Mais autour du cou pendait, sur le corsage, un merveilleuxcollier de grosses perles à quatre rangs, et ce collier, Paul ne leconnaissait point.

« La misérable, la misérable ! », balbutia-t-il.

Elle souriait. Oui, il vit sur les lèvres de la jeune femme unsourire provoqué par des mots que le prince Conrad lui dit ens’inclinant vers elle.

Et le prince eut un accès de gaieté si bruyant que la comtesseHermine, qui continuait à parler, le rappela au silence d’un coupd’éventail sur la main.

Toute la scène était effrayante pour Paul, et une tellesouffrance le brûlait qu’il n’eut plus qu’une idée : s’en aller, neplus voir, abandonner la lutte, et chasser de sa vie, comme de sonsouvenir, l’épouse abominable.

« C’est bien la fille de la comtesse Hermine », pensait-il avecdésespoir.

Il allait partir, lorsqu’un petit fait le retint. Elisabethportait à ses yeux un mouchoir chiffonné dans le creux de sa main,et furtivement essuyait une larme prête à couler.

En même temps il s’aperçut qu’elle était affreusement pâle, nonpoint d’une pâleur factice, qu’il avait attribuée jusqu’ici à lacrudité de la lumière, mais de la pâleur même de la mort. Ilsemblait que tout le sang s’était retiré de son pauvre visage. Etquel triste sourire, au fond, que celui qui tordait ses lèvres enréponse aux plaisanteries du prince !

« Mais alors, que fait-elle ici ? se demanda Paul. N’ai-jepas le droit de la croire coupable, et de croire que c’est leremords qui lui arrache des larmes ? Le désir de vivre, lapeur, les menaces, l’ont rendue lâche, et aujourd’hui elle pleure.»

Il continuait de l’injurier, mais une grande pitié l’envahissaitpeu à peu pour celle qui n’avait pas eu la force de supporter lesintolérables épreuves.

Cependant la comtesse Hermine achevait son discours. Elle but denouveau, coup sur coup, en jetant son verre derrière elle aprèschaque rasade. Les officiers et leurs femmes l’imitaient. Leshoch enthousiastes s’entrecroisaient, et, dans un accèsd’ivresse patriotique, le prince se leva et entonna leDeutschland über Alles que les autres reprirent avec unesorte de frénésie.

Elisabeth avait posé ses coudes sur la table et ses mains contresa figure, comme si elle eût voulu s’isoler. Mais le prince,toujours debout et braillant, lui saisit les bras et les écartabrutalement.

– Pas de simagrées, la belle !

Elle eut un geste de répulsion qui le mit hors de lui.

– Quoi ! quoi ! on « rouspète », et puis ne dirait-onpas qu’on pleurniche ! Ah ! madame en a de bienbonnes ! Mais, palsambleu ! que vois-je ? Le verrede madame est encore plein !

Il attrapa le verre et, tout en tremblant, l’approcha des lèvresd’Elisabeth.

– À ma santé, petite. À la santé du seigneur et maître ! Ehbien, on refuse ?… Je comprends. On ne veut plus de Champagne.À bas le Champagne ! C’est du vin du Rhin qu’il te faut,n’est-ce pas la gosse ? Tu te rappelles la chanson de ton pays: « Nous l’avons eu votre Rhin allemand. Il a tenu dans notreverre… » Le vin du Rhin !

D’un seul mouvement les officiers s’étaient dressés etvociféraient : « Die Wacht am Rhein. » « Ils ne l’auront pas, leRhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris, comme descorbeaux avides… »

– Ils ne l’auront pas, repartit le prince exaspéré, mais tu enboiras, toi, la petite !

On avait rempli une autre coupe. De nouveau, il voulutcontraindre Elisabeth à la porter à ses lèvres, et, comme elle lerepoussait, il lui parla tout bas, à l’oreille, tandis que leliquide éclaboussait la robe de la jeune femme.

Tout le monde s’était tu, dans l’attente de ce qui allait sepasser. Elisabeth, plus pâle encore, ne bougeait pas. Penché surelle, le prince montrait un visage de brute qui, tour à tour,menace, et supplie, et ordonne, et outrage. Vision écœurante !Paul aurait donné sa vie pour qu’Elisabeth, dans un sursaut derévolte, poignardât l’insulteur. Mais elle renversa la tête, fermales yeux, et, défaillante, acceptant le calice, elle but quelquesgorgées.

Le prince jeta un cri de triomphe en brandissant la coupe, puis,goulûment, il y porta ses lèvres au même endroit et la vida d’untrait.

– Hoch ! hoch ! proféra-t-il.Debout, les camarades ! Debout sur vos chaises et un pied surla table ! Debout les vainqueurs du monde ! Chantons laforce allemande ! Chantons la galanterie allemande ! «Ils ne l’auront pas le libre Rhin allemand, aussi longtemps que dehardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées. »Elisabeth, j’ai bu le vin du Rhin dans ton verre. Elisabeth, jeconnais ta pensée. Pensée d’amour, mes camarades ! Je suis lemaître ! Oh ! Parisienne… Petite femme de Paris… C’estParis qu’il nous faut… Oh ! Paris ! Oh ! Paris…

Il titubait. La coupe s’échappa de ses mains et se brisa contrele goulot d’une bouteille. Il tomba à genoux sur la table, dans unfracas d’assiettes et de verres cassés, empoigna un flacon deliqueur, et s’écroula par terre en balbutiant :

– Il nous faut Paris… Paris et Calais… C’est papa qui l’a dit…L’Arc de Triomphe… Le Café Anglais… Le Grand Seize… LeMoulin-Rouge !…

Le tumulte cessa d’un coup. La voix impérieuse de la comtesseHermine commanda :

– Qu’on s’en aille ! Que chacun rentre chez soi ! Plusvite que cela, messieurs, s’il vous plaît.

Les officiers et les dames s’esquivèrent rapidement. Dehors, surl’autre façade de la maison, plusieurs coups de siffletretentirent. Presque aussitôt des automobiles arrivèrent desremises. Le départ général eut lieu.

Cependant la comtesse avait fait un signe aux domestiques, et,montrant le prince Conrad :

– Portez-le dans sa chambre.

En un tour de main, le prince fut enlevé.

Alors, la comtesse Hermine s’approcha d’Elisabeth.

Il ne s’était pas écoulé cinq minutes depuis l’effondrement duprince sous la table, et, après le vacarme de la fête, c’étaitmaintenant le grand silence dans la pièce en désordre où les deuxfemmes se trouvaient seules.

Elisabeth avait de nouveau enfoui sa tête entre ses mains, etelle pleurait abondamment avec des sanglots qui lui convulsaientles épaules. La comtesse Hermine s’assit auprès d’elle et la touchalégèrement au bras.

Les deux femmes se regardèrent sans un mot. Étrange regard, chezl’une et chez l’autre, chargé d’une haine égale. Paul ne lesquittait pas des yeux. À les observer l’une et l’autre, il nepouvait pas douter qu’elles ne se fussent déjà vues, et que lesparoles qui allaient être échangées ne fussent la suite de laconclusion d’explications antérieures. Mais quellesexplications ? Et que savait Elisabeth au sujet de la comtesseHermine ? Acceptait-elle comme sa mère cette femme qu’elleconsidérait avec tant d’aversion ?

Jamais deux êtres ne s’étaient distingués par une physionomieplus différente et surtout par une expression qui indiquât desnatures plus opposées. Et pourtant, combien était fort le faisceaudes preuves qui les liait l’une à l’autre ! Ce n’étaient plusdes preuves, mais les éléments d’une réalité si vivante que Paul nesongeait même pas à les discuter. Le trouble de M. d’Andeville enprésence de la photographie de la comtesse, photographie prise àBerlin quelques années après la mort simulée de la comtesse, nemontrait-il pas d’ailleurs que M. d’Andeville était complice decette mort simulée, complice peut-être de beaucoup d’autreschoses ?

Et alors Paul en revenait à la question que posait l’angoissanterencontre de la mère et de la fille : que savait Elisabeth de toutcela ? Quelles clartés avait-elle réussi à se faire sur cetensemble monstrueux de hontes, d’infamies, de trahisons et decrimes ? Accusait-elle sa mère ? Et, se sentant écraséesous le poids des forfaits, la rendait-elle responsable de sapropre lâcheté ?

« Oui, oui, évidemment, se disait Paul, mais pourquoi tant dehaine ? Il y a entre elles une haine que la mort seulepourrait assouvir. Et le désir du meurtre est peut-être plusviolent dans les yeux d’Elisabeth que dans les yeux mêmes de cellequi est venue pour la tuer. »

Paul éprouvait cette impression de façon si aiguë qu’ils’attendait vraiment à ce que l’une ou l’autre agît sur-le-champ,et qu’il cherchait le moyen de secourir Elisabeth. Mais il seproduisit une chose tout à fait imprévue. La comtesse Herminesortit de sa poche une de ces grandes cartes topographiques dont seservent les automobilistes, la déplia, posa son doigt sur un point,suivit le tracé rouge d’une route jusqu’à un autre point, et, là,s’arrêtant, prononça quelques mots qui parurent bouleverser de joieElisabeth.

Elle agrippa le bras de la comtesse et se mit à parlerfiévreusement avec des rires et des sanglots, tandis que lacomtesse hochait la tête en ayant l’air de dire :

« C’est entendu… Nous sommes d’accord… tout se passera commevous le désirez… »

Paul crut qu’Elisabeth allait baiser la main de son ennemie,tellement elle semblait déborder d’allégresse et de reconnaissance,et il se demandait anxieusement dans quel nouveau piège tombait lamalheureuse, lorsque la comtesse se leva, marcha vers une porte, etl’ouvrit.

Ayant fait un signe, elle revint.

Quelqu’un entra, vêtu d’un uniforme.

Et Paul comprit. L’homme que la comtesse Hermine introduisait,c’était l’espion Karl, son complice, l’exécuteur de ses desseins,celui qu’elle chargeait de tuer Elisabeth. L’heure de la jeunefemme avait sonné.

Karl s’inclina. La comtesse Hermine le présentait, puis,montrant la route et les deux points de la carte, elle lui expliquace qu’on attendait de lui.

Il tira sa montre et eut un mouvement comme pour promettre :

« Ce sera fait à telle heure. »

Aussitôt, Elisabeth, sur une invitation de la comtesse,sortit.

Bien que Paul n’eût pas entendu un seul mot de ce qui s’étaitdit, cette scène rapide prenait pour lui le sens le plus clair etle plus terrifiant. La comtesse, usant de ses pouvoirs illimités,et profitant de ce que le prince Conrad dormait, proposait àElisabeth un plan de fuite, sans doute en automobile et vers unpoint des régions voisines désigné d’avance. Elisabeth acceptaitcette délivrance inespérée. Et la fuite aurait lieu sous ladirection et sous la protection de Karl !

Le piège était si bien tendu et la jeune femme, affolée desouffrance, s’y précipita avec tant de bonne foi que les deuxcomplices, restant seuls, se regardèrent en riant. En vérité, labesogne s’accomplissait trop facilement et il n’y avait point demérite à réussir dans de pareilles conditions.

Il y eut alors entre eux, avant même toute explication, unecourte mimique, deux gestes, pas plus, mais d’un cynisme infernal.Les yeux fixés sur la comtesse, l’espion Kari entrouvrit son dolmanet tira à demi, hors de la gaine qui le retenait, un poignard. Lacomtesse fit un signe de désapprobation et tendit au misérable unpetit flacon qu’il empocha en répondant d’un haussement d’épaules:

« Comme vous voulez ! Cela m’est égal. »

Et, assis l’un près de l’autre, ils s’entretinrent avecanimation, la comtesse donnant ses instructions que Karl approuvaitou discutait.

Paul eut la sensation que, s’il ne maîtrisait pas son effroi,s’il n’arrêtait pas les battements désordonnés de son cœur,Elisabeth était perdue. Pour la sauver, il fallait avoir un cerveaud’une lucidité absolue, et prendre, au fur et à mesure descirconstances, sans réfléchir et sans hésiter, d’immédiatesrésolutions.

Or, ces résolutions, il ne pouvait les prendre qu’au hasard etpeut-être à contresens, puisqu’il ne connaissait pas réellement lesplans de l’ennemi. Néanmoins, il arma son revolver.

Il supposait alors que la jeune femme, une fois prête à partir,rentrerait dans la salle et s’en irait avec l’espion ; mais,au bout d’un moment, la comtesse frappa sur un timbre et ditquelques mots au domestique qui se présenta. Le domestique sortit.Paul entendit deux coups de sifflet, puis le ronflement d’uneautomobile dont le bruit se rapprochait.

Karl regardait dans le couloir par la porte entrouverte. Il setourna vers la comtesse comme s’il eût dit :

« La voilà… Elle descend… »

Paul comprit alors qu’Elisabeth s’en allait directement versl’automobile où Karl la rejoindrait. En ce cas, il fallait agir etsans retard.

Une seconde, il resta indécis. Profiterait-il de ce que Karlétait encore là pour faire irruption dans la salle et pour le tuerà coups de revolver ainsi que la comtesse Hermine ? C’était lesalut d’Elisabeth, puisque seuls les deux bandits en voulaient àson existence.

Mais il redouta l’échec d’une tentative aussi audacieuse, et,sautant du balcon, il appela Bernard.

– Elisabeth part en automobile. Karl est avec elle et doitl’empoisonner. Suis-moi… le revolver au poing…

– Que veux-tu faire ?

– Nous verrons.

Ils contournèrent la villa en se glissant parmi les buissons quibordaient l’allée. D’ailleurs, ces parages étaient déserts.

– Écoute, dit Bernard. Une automobile qui s’en va…

Paul, très inquiet d’abord, protesta :

– Mais non, mais non, c’est le bruit du moteur.

De fait, quand il leur fut possible d’apercevoir la façadeprincipale, ils virent devant le perron une limousine autour delaquelle étaient groupés une douzaine de soldats et de domestiques,et dont les phares illuminaient l’autre partie du jardin, laissantdans l’ombre l’endroit où se trouvaient Paul et Bernard.

Une femme descendit les marches du perron et disparut dansl’automobile.

– Elisabeth, dit Paul. Et voici Karl…

L’espion s’arrêta sur la dernière marche et donna au soldat quiservait de chauffeur des ordres que Paul entendit par bribes.

Le départ approchait. Encore une minute et, si Paul ne s’yopposait pas, l’automobile emportait l’assassin et sa victime.Minute horrible, car Paul Delroze sentait tout le danger d’uneintervention qui n’aurait même point l’avantage d’être efficace,puisque la mort de Karl n’empêcherait pas la comtesse Hermine depoursuivre ses projets.

Bernard murmura :

– Tu n’as cependant pas l’intention d’enlever Elisabeth ?Il y a là tout un poste de factionnaires.

– Je ne veux qu’une chose : abattre Karl.

– Et après ?

– Après ? On s’empare de nous. Il y a interrogatoire,enquête, scandale… Le prince Conrad se mêle de l’affaire.

– Et on nous fusille. Je t’avoue que ton plan…

– Peux-tu m’en proposer un autre ?

Il s’interrompit. L’espion Karl, très en colère, invectivaitcontre son chauffeur et Paul saisit ces paroles :

– Bougre d’idiot ! Tu n’en fais jamais d’autres ! Pasd’essence. Crois-tu que nous en trouverons cette nuit ? Où yen a-t-il de l’essence ? À la remise ? Cours-y,andouille. Et ma fourrure ? Tu l’as oubliée également ?Au galop ! Rapporte-la. Je vais conduire moi-même. Avec unabruti de ton espèce, on risque trop…

Le soldat se mit à courir. Et, aussitôt, Paul constata que, pouraller lui-même jusqu’à la remise dont on discernait les lumières,il n’aurait pas à s’écarter des ténèbres qui le protégeaient.

– Viens, dit-il à Bernard, j’ai mon idée que tu vascomprendre.

Leurs pas assourdis par l’herbe d’une pelouse, ils gagnèrent lescommuns réservés aux écuries et aux garages d’autos, et où ilspurent pénétrer sans que leur silhouette fût aperçue del’extérieur. Le soldat se trouvait dans un arrière-magasin dont laporte était ouverte. De leur cachette ils le virent qui décrochaitd’une patère une énorme peau de bique qu’il jeta sur son épaule,puis qui prenait quatre bidons d’essence. Ainsi chargé, il sortitdu magasin et passa devant Paul et Bernard.

Le coup fut vivement exécuté. Avant même qu’il eût le temps depousser un cri, il était renversé, immobilisé et pourvu d’unbâillon.

– Voilà qui est fait, dit Paul. Maintenant donne-moi son manteauet sa casquette. J’aurais voulu m’épargner ce déguisement. Mais quiveut la fin…

– Alors demanda Bernard, tu risques l’aventure ? Et si Karlne reconnaît pas son chauffeur ?

– Il ne pensera même pas à le regarder.

– Mais s’il t’adresse la parole ?

– Je ne répondrai pas. D’ailleurs, dès que nous serons hors del’enceinte, je n’ai plus rien à redouter de lui.

– Et moi ?

– Toi, attache soigneusement ton prisonnier et enferme-le dansquelque réduit. Ensuite retourne dans les massifs, derrière lafenêtre au balcon. J’espère t’y rejoindre avec Elisabeth vers lemilieu de la nuit, et nous n’aurons qu’à prendre tous trois laroute du tunnel. Si par hasard tu ne me voyais pas revenir…

– Eh bien ?

– Eh bien va-t’en seul, avant que le jour ne se lève.

– Mais…

Paul s’éloignait déjà. Il était dans cette disposition d’espritoù l’on ne consent même plus à réfléchir aux actes que l’on adécidé d’accomplir. Du reste, les événements semblaient lui donnerraison. Karl le reçut avec des injures, mais sans prêter la moindreattention à ce comparse pour lequel il n’avait pas assez de mépris.L’espion enfila sa peau de bique, s’assit au volant, et mania lesleviers tandis que Paul s’installait à côté de lui.

La voiture s’ébranlait déjà quand une voix, qui venait duperron, ordonna :

– Karl ! Karl !

Paul eut un instant d’inquiétude. C’était la comtesseHermine.

Elle s’approcha de l’espion et lui dit tout bas, en français:

– Je te recommande, Karl… Mais ton chauffeur ne comprend pas lefrançais, n’est-ce pas ?

– À peine l’allemand. Excellence. C’est une brute. Vous pouvezparler.

– Voilà. Ne verse que dix gouttes du flacon, sans quoi…

– Convenu, Excellence. Et puis ?

– Tu m’écriras dans huit jours si tout s’est bien passé.Écris-moi à notre adresse de Paris, et pas avant, ce seraitinutile.

– Vous retournerez donc en France, Excellence ?

– Oui. Mon projet est mûr.

– Toujours le même ?

– Oui. Le temps paraît favorable. Il pleut depuis plusieursjours, et l’état-major m’a prévenue qu’il allait agir de son côté.Donc je serai là-bas demain soir et il suffira d’un coup depouce…

– Oh ! ça, d’un coup de pouce, pas davantage. J’y aitravaillé moi-même et tout est au point. Mais vous m’avez parléd’un autre projet, pour compléter le premier, et j’avoue quecelui-là…

– Il le faut, dit-elle. La chance tourne contre nous. Si jeréussis, ce sera la fin de la série noire.

– Et vous avez le consentement de l’empereur ?

– Inutile. Ce sont là de ces entreprises dont on ne parlepas.

– Celle-ci est dangereuse et terrible.

– Tant pis.

– Pas besoin de moi, là-bas. Excellence ?

– Non. Débarrasse-nous de la petite. Pour l’instant cela suffit.Adieu.

– Adieu, Excellence.

L’espion débraya ; l’auto partit.

L’allée qui encerclait la pelouse centrale conduisait devant unpavillon qui commandait la grille du jardin et qui servait au corpsde garde. De chaque côté s’élevaient les hautes murailles del’enceinte.

Un officier sortit du pavillon. Karl jeta le mot de passe : «Hohenstaufen ». La grille fut ouverte et l’auto s’élança sur unegrande route qui traverse d’abord la petite ville d’Ebrecourt etserpente ensuite au milieu de collines basses.

Ainsi Paul Delroze, à onze heures du soir, se trouvait seul,dans la campagne déserte, avec Elisabeth et avec l’espion Karl.Qu’il parvînt à maîtriser l’espion, et de cela il ne doutait point,Elisabeth serait libérée. Il n’y aurait plus alors qu’à revenir, àpénétrer dans la villa du prince Conrad, grâce au mot de passe, età retrouver Bernard. L’entreprise achevée, et complétée selon lesdesseins de Paul, le tunnel les ramènerait tous trois au châteaud’Ornequin.

Paul s’abandonna donc à la joie qui l’envahissait. Elisabethétait là, sous sa protection, Elisabeth dont le courage certesavait fléchi sous le poids des épreuves, mais à laquelle il devaitson indulgence puisqu’elle était malheureuse par sa faute à lui. Iloubliait, il voulait oublier toutes les vilaines phases du drame,pour ne songer qu’au dénouement proche, au triomphe, à ladélivrance de sa femme.

Il observait attentivement la route, afin de ne pas se perdre auretour, et il combinait le plan de son attaque, le fixant à lapremière halte qu’on serait obligé de faire. Résolu à ne pas tuerl’espion, il l’étourdirait d’un coup de poing et, après l’avoirterrassé et ligoté, il le jetterait dans quelque taillis.

On rencontra un bourg important, puis deux villages, puis uneville où il fallut s’arrêter et montrer les papiers de lavoiture.

Après, ce fut encore la campagne, et une série de petits boisdont les arbres s’illuminaient au passage.

À ce moment, la lumière des phares faiblissant, Karl ralentitl’allure. Il grogna :

– Double brute, tu ne sais même pas entretenir tes phares !As-tu remis du carbure ?

Paul ne répondit pas. Karl continua de maugréer. Puis il freinaen jurant :

– Tonnerre d’imbécile ! Plus moyen d’avancer… Allons,secoue-toi et rallume.

Paul sauta du siège, tandis que l’auto se rangeait sur le bordde la route.

Le moment était venu d’agir.

Il s’occupa d’abord du phare, tout en surveillant les mouvementsde l’espion et en ayant soin de se tenir en dehors des projectionslumineuses. Karl descendit, ouvrit la portière de la limousine,engagea une conversation que Paul n’entendit pas. Puis il remontaensuite le long de la voiture.

– Eh bien, l’abruti, en finiras-tu ?

Paul lui tournait le dos, très attentif à son ouvrage etguettant la seconde propice où l’espion, avançant de deux pas,serait à sa portée. Une minute s’écoula. Il serra les poings. Ilprévit exactement le geste nécessaire, et il allait l’exécuter,lorsque soudain il fut saisi par-derrière, à bras-le-corps, etrenversé sans avoir pu offrir la moindre résistance.

– Ah ! tonnerre ! s’écria l’espion en le maintenantsous son genou, c’est donc pour ça que tu ne répondais pas ?…Il me semblait aussi que tu avais une drôle d’attitude à côté demoi… Et puis je n’y pensais pas… C’est à l’instant, la lanterne quit’a éclairé de profil. Ah ça ! mais qu’est-ce que cegaillard ? Un chien de Français, peut-être ?

Paul s’était raidi, et il crut un moment qu’il lui seraitpossible d’échapper à l’étreinte. L’effort de l’adversairefléchissait, il le dominait peu à peu, et il s’exclama :

– Oui, un Français, Paul Delroze, celui que tu as voulu tuerautrefois, le mari d’Elisabeth, de ta victime… Oui, c’est moi, etje sais qui tu es… le faux Belge Laschen, l’espion Karl.

Il se tut. L’espion, qui n’avait faibli que pour tirer unpoignard de sa ceinture, levait l’arme sur lui.

– Ah ! Paul Delroze… Tonnerre de Dieu, l’expédition serafructueuse… Les deux l’un après l’autre… le mari… la femme…Ah ! tu es venu te fourrer entre mes griffes… Tiens !attrape, mon garçon…

Paul vit au-dessus de son visage l’éclair d’une lame quibrillait : il ferma les yeux en prononçant le nom d’Elisabeth…

Une seconde encore, et puis, coup sur coup, il y eut troisdétonations. En arrière du groupe formé par les deux adversaires,quelqu’un tirait.

L’espion poussa un juron abominable. Son étreinte se desserra.L’arme tomba, et il s’abattit à plat ventre en gémissant :

– Ah ! la sacrée femme… la sacrée femme… J’aurais dûl’étrangler dans l’auto… Je me doutais bien que ça arriverait…

Plus bas il bégaya :

– J’y suis en plein ! Ah ! la sacrée femme, ce que jesouffre !…

Il se tut. Quelques convulsions. Un hoquet d’agonie, et ce futtout.

D’un bond, Paul s’était dressé. Il courut vers celle qui l’avaitsauvé, et qui tenait encore à la main son revolver.

– Elisabeth ! dit-il, éperdu de joie.

Mais il s’arrêta, les bras tendus. Dans l’ombre, la silhouettede cette femme ne lui semblait pas être celle d’Elisabeth, mais unesilhouette plus haute et plus forte.

Il balbutia avec une angoisse infinie :

– Elisabeth… Est-ce toi ?… Est-ce bien toi ?…

Et, en même temps, il avait l’intuition profonde de la réponsequ’il allait entendre.

– Non, dit la femme, Mme Delroze est partie un peu avant nous,dans une autre automobile, Karl et moi nous devions larejoindre.

Paul se souvint de cette automobile dont il avait bien cru eneffet percevoir le ronflement lorsqu’il contournait la villa avecBernard. Cependant, comme les deux départs avaient eu lieu àquelques minutes d’intervalle tout au plus, il ne perdit pascourage et s’écria :

– Alors, vite, dépêchons-nous. En accélérant l’allure, il estcertain qu’on les rattrapera… Mais la femme objecta aussitôt :

– Les rattraper ? C’est impossible, les deux automobilessuivent des routes différentes.

– Qu’importe, si elles se dirigent vers le même but. Oùconduit-on Mme Delroze ?

– Dans un château qui appartient à la comtesse Hermine.

– Et ce château se trouve ?…

– Je ne sais pas.

– Vous ne savez pas ? Mais c’est effrayant. Vous savez sonnom tout au moins ?

– Karl ne me l’a pas dit. Je l’ignore.

Chapitre 6La lutte impossible

Dans la détresse immense où ces derniers mots le précipitèrent,Paul éprouva, ainsi qu’au spectacle de la fête donnée par le princeConrad, le besoin d’une réaction immédiate. Certes tout espoirétait perdu. Son plan, qui consistait à utiliser le passage dutunnel avant que l’éveil ne fût donné, son plan s’écroulait. Enadmettant qu’il parvînt à rejoindre Elisabeth et à la délivrer, cequi devenait invraisemblable, à quel moment ce fait seproduirait-il ? Et comment, après cela, échapper à l’ennemi etentrer en France ?

Non, il avait contre lui désormais l’espace et le temps. Sadéfaite était de celles après quoi il n’y a plus qu’à se résigneret à attendre le coup de grâce.

Cependant il ne broncha point. Il comprenait qu’une défaillanceserait irréparable. L’élan qui l’avait emporté jusqu’ici devait sepoursuivre sans relâche et avec plus de fougue encore.

Il s’approcha de l’espion. La femme était penchée sur le corpset l’examinait à la lueur d’une des lanternes qu’elle avaitdécrochée.

– Il est mort, n’est-ce pas ? dit-il.

– Oui, il est mort. Deux balles l’ont atteint dans le dos. Ellemurmura d’une voix altérée :

– C’est horrible, ce que j’ai fait. Voilà que je l’ai tué,moi ! Ce n’est pas un meurtre, monsieur, n’est-ce pas ?Et j’en avais le droit ?… Tout de même, c’est horrible… Voilàque j’ai tué Karl !

Son visage, jeune encore et assez joli, bien que très vulgaire,était décomposé. Ses yeux ne semblaient pas pouvoir se détacher ducadavre.

– Qui êtes-vous ? demanda Paul.

Elle répondit avec des sanglots :

– J’étais son amie… mieux que cela, ou plutôt pis que cela… Ilm’avait juré qu’il m’épouserait… Mais les serments de Karl !…Un tel menteur, monsieur, un tel lâche !… Ah ! tout ceque je sais de lui… Moi-même, peu à peu, à force de me taire, jedevenais sa complice. C’est qu’il me faisait si peur ! Je nel’aimais plus, mais je tremblais et j’obéissais… Avec quelle haine,à la fin !… et comme il la sentait, cette haine ! Il medisait souvent : « Tu es bien capable de m’égorger un jour oul’autre. » Non, monsieur… J’y pensais bien, mais jamais je n’auraiseu le courage. C’est seulement tout à l’heure, quand j’ai vu qu’ilallait vous frapper… et surtout quand j’ai entendu votre nom…

– Mon nom, pourquoi ?

– Vous êtes le mari de Mme Delroze.

– Et alors ?

– Alors je la connais. Pas depuis longtemps, depuis aujourd’hui.C’est ce matin que Karl, venant de Belgique, a passé par la villeoù j’habite et m’a emmenée chez le prince Conrad. Il s’agissait deservir, comme femme de chambre, une dame française que nous devionsconduire dans un château. J’ai compris ce que cela voulait dire. Làencore, il me fallait être complice, inspirer confiance… Et puisj’ai vu cette dame française… Je l’ai vue pleurer… Et elle est sidouce, si bonne, qu’elle m’a retourné le cœur. J’ai promis de lasecourir… Seulement, je ne pensais pas que ce serait de cettefaçon, en tuant Karl…

Elle se releva brusquement et prononça d’un ton âpre :

– Mais il le fallait, monsieur. Cela ne pouvait pas êtreautrement, car j’en savais trop sur son compte. Lui ou moi… C’estlui… Tant mieux, je ne regrette rien… Il n’y avait pas au monde unpareil misérable, et, avec des gens de son espèce, il ne faut pashésiter. Non, je ne regrette rien.

Paul lui dit :

– Il était dévoué à la comtesse Hermine, n’est-ce pas ?

Elle frissonna et baissa la voix pour répondre.

– Ah ! ne parlons pas d’elle, je vous en supplie. Celle-làest plus terrible encore, et elle vit toujours, elle !Ah ! si jamais elle me soupçonne !

– Qui est cette femme ?

– Est-ce qu’on sait ? Elle va et vient, elle est maîtressepartout où elle se trouve… On lui obéit ainsi qu’à l’empereur. Toutle monde la redoute. C’est comme son frère…

– Son frère ?

– Oui, le major Hermann.

– Hein ! vous dites que le major Hermann est sonfrère ?

– Certes, d’ailleurs il suffit de le voir. C’est la comtesseHermine elle-même !

– Mais vous les avez vus ensemble ?

– Ma foi… je ne me rappelle plus… Pourquoi cettequestion ?

Le temps était trop précieux pour que Paul insistât. Ce quecette femme pouvait penser de la comtesse Hermine importaitpeu.

Il lui demanda :

– Elle demeure bien chez le prince ?

– Actuellement, oui… Le prince habite au premier étage,par-derrière ; elle, au même étage, mais par-devant.

– Si je lui fais dire que Karl, victime d’un accident, m’envoie,moi, son chauffeur, la prévenir, me recevra-t-elle ?

– Assurément.

– Connaît-elle le chauffeur de Karl, celui dont j’ai pris laplace ?

– Non. C’est un soldat que Karl a emmené de Belgique.

Paul réfléchit un instant, puis reprit :

– Aidez-moi.

Ils poussèrent le cadavre vers le fossé de la route, l’ydescendirent et le recouvrirent de branches mortes.

– Je retourne à la villa, dit-il. Quant à vous, marchez jusqu’àce que vous rencontriez un groupe d’habitations. Éveillez les genset racontez l’assassinat de Karl par son chauffeur et votre fuite.Le temps de prévenir la police, de vous interroger, de téléphoner àla villa, c’est plus qu’il n’en faut.

Elle s’effraya :

– Mais la comtesse Hermine ?

– Ne craignez rien de ce côté. En admettant que je ne la réduisepas à l’impuissance, comment pourrait-elle vous soupçonner, puisquel’enquête rejettera tout sur moi seul ? D’ailleurs, nousn’avons pas le choix.

Et, sans plus l’écouter, il remit la voiture en mouvement,saisit le volant, et, malgré les prières effarées de la femme, ilpartit.

Il partit avec autant d’ardeur et de décision que s’il se pliaitaux exigences d’un projet nouveau dont il eût fixé tous les détailset connu l’efficacité certaine.

« Je vais voir la comtesse, se disait-il. Et alors, soit que,inquiète sur le sort de Karl, elle veuille que je la conduiseauprès de lui, soit qu’elle me reçoive dans une pièce quelconque dela villa, je l’oblige par n’importe quel procédé à me révéler lenom du château qui sert de prison à Elisabeth. Je l’oblige à medonner le moyen de la délivrer et de la faire évader. »

Mais comme tout cela était vague ! Que d’obstacles !Que d’impossibilités ! Comment supposer que les circonstancesseraient dociles au point de rendre la comtesse aveugle et de lapriver de tout secours ? Une femme de son envergure n’étaitpas de celles qui se laissent berner par des mots et soumettre pardes menaces.

N’importe ! Paul n’acceptait pas le doute. Au bout de sonentreprise, il y avait le succès, et, pour y atteindre plus vite,il forçait l’allure, jetant son auto comme une trombe à travers lacampagne et ralentissant à peine au passage des bourgs et desvilles.

« Hohenstaufen », cria-t-il à la sentinelle plantée devant leposte de l’enceinte.

L’officier de garde, après l’avoir interrogé, le renvoya ausous-officier du poste qui stationnait près du perron. Celui-làseul avait libre accès dans la villa et, par lui, la comtesseserait prévenue.

– Bien, dit Paul, je vais d’abord mettre mon auto à laremise.

Une fois arrivé, il éteignit ses phares, et, comme il sedirigeait vers la villa, il eut l’idée, avant de se rendre auprèsdu sous-officier, de chercher Bernard et de se renseigner sur ceque son beau-frère avait pu surprendre.

Il le trouva derrière la villa, dans les massifs groupés en facede la fenêtre au balcon.

– Tu es donc seul ? lui demanda Bernard anxieusement.

– Oui, l’affaire est manquée. Elisabeth a été emmenée par unepremière auto.

– C’est terrible, ce que tu me dis là !

– Oui, mais le mal est réparable.

– Comment ?

– Je ne sais pas encore. Parlons de toi. Où en es-tu ? Etle chauffeur ?

– En sûreté. Personne ne le découvrira… du moins pas avant cematin, lorsque d’autres chauffeurs viendront aux remises.

– Bien. En dehors de cela ?

– Une patrouille dans le parc, il y a une heure. J’ai pu medissimuler.

– Et puis ?

– Et puis j’ai poussé une pointe jusqu’au tunnel. Les hommescommençaient à se remuer. D’ailleurs, il y a quelque chose qui lesa remis d’aplomb, et rudement !

– Quoi ?

– L’irruption d’une certaine personne de notre connaissance, lafemme que j’ai rencontrée à Corvigny, celle qui ressemble sifurieusement au major Hermann.

– Elle faisait une ronde ?

– Non, elle partait…

– Oui, je sais, elle doit partir.

– Elle est partie.

– Voyons, ce n’est pas croyable, son départ pour la Francen’était pas immédiat.

– J’ai assisté à ce départ.

– Mais où ? Quelle route ?

– Eh bien, et le tunnel ? Crois-tu qu’il ne serve plus àrien, ce tunnel ? Elle a pris ce chemin-là, et sous mes yeux,et dans des conditions éminemment confortables… un wagonnet conduitpar un mécanicien et actionné par l’électricité. Sans doute,puisque le but de son voyage était, comme tu le dis, d’aller enFrance, on l’aura aiguillée sur l’embranchement de Corvigny. Il y adeux heures de cela. J’ai entendu le wagonnet revenir.

La disparition de la comtesse Hermine était pour Paul un nouveaucoup. Comment, dès lors, retrouver et comment délivrerElisabeth ? À quel fil se rattacher parmi les ténèbres oùchacun de ses efforts aboutissait à un désastre ?

Il se raidit, tendant les ressorts de sa volonté et résolu àcontinuer l’entreprise jusqu’au succès complet.

Il demanda à Bernard :

– Tu n’as rien remarqué d’autre ?

– Rien du tout.

– Pas d’allées et venues ?

– Non. Les domestiques sont couchés. Les lumières ont étééteintes.

– Toutes les lumières ?

– Sauf une, cependant. Tiens là, sur nos têtes.

C’était au premier étage, et à une fenêtre située au-dessus dela fenêtre par laquelle Paul avait assisté au souper du princeConrad. Il reprit :

– Cette lumière s’est-elle allumée pendant que j’étais monté surle balcon ?

– Oui, vers la fin.

Paul murmura :

– D’après mes renseignements, ce doit être la chambre du princeConrad. Lui aussi, il est ivre, et il a fallu le monter.

– J’ai vu des ombres, en effet, à ce moment-là, et depuis toutest immobile.

– Évidemment, il cuve son Champagne. Ah ! si l’on pouvaitvoir !… Pénétrer dans cette chambre !

– Facile, dit Bernard.

– Par où ?

– Par la pièce voisine, qui doit être le cabinet de toilette, etdont on a laissé la fenêtre entrouverte, sans doute pour donner unpeu d’air au prince.

– Mais il faudrait une échelle…

– J’en connais une, accrochée au mur de la remise. Laveux-tu ?

– Oui, oui, dit Paul, vivement. Dépêche-toi.

Dans son esprit, toute une nouvelle combinaison se formait,reliée d’ailleurs à ses premières dispositions de combat, et quilui semblait maintenant capable de le mener au but.

Il s’assura donc que les abords de la villa, à droite et àgauche, étaient déserts, et qu’aucun des soldats du poste nes’écartait du perron, puis, dès que Bernard fut de retour, ilplanta l’échelle dans l’allée et l’appuya au mur.

Ils montèrent.

La fenêtre entrouverte était bien celle du cabinet de toilette.La lumière de la chambre voisine l’éclairait. Aucun bruit ne venaitde cette chambre que le bruit d’un ronflement sonore. Paul avançala tête.

En travers de son lit, vêtu de son uniforme dont le plastronétait souillé de taches, affalé comme un mannequin, le princeConrad dormait. Il dormait si profondément que Paul ne se gêna paspour examiner la chambre. Une petite pièce en guise de vestibule laséparait du couloir, ce qui dressait entre la chambre et le couloirdeux portes dont il poussa les verrous et ferma les serrures àdouble tour. Ainsi ils se trouvaient seuls avec le prince Conrad,sans qu’on pût rien entendre de l’intérieur.

– Allons-y, dit Paul, lorsqu’ils se furent distribués labesogne.

Et il appliqua sur le visage du prince une serviette roulée dontil essayait de lui entrer les extrémités dans la bouche, pendantque Bernard, à l’aide d’autres serviettes, entortillait les jambeset les poignets. Cela s’exécuta silencieusement. De la part duprince aucune résistance, aucun cri. Il avait ouvert les yeux etregardait ses agresseurs avec l’air d’un homme qui ne comprendd’abord rien à ce qui lui arrive, mais qu’une peur de plus en plusforte envahit au fur et à mesure qu’il a conscience du danger.

– Pas brave l’héritier de Guillaume, ricana Bernard. Quellefrousse ! Voyons, jeune homme, il faut se remettre d’aplomb.Où est votre flacon de sels ?

Paul avait fini par lui introduire dans la bouche la moitié dela serviette.

– Maintenant, dit-il, partons.

– Que veux-tu faire ? demanda Bernard.

– L’emmener.

– Où ?

– En France.

– En France ?

– Parbleu ! Nous le tenons, qu’il nous serve !

– On ne le laissera pas sortir.

– Et le tunnel ?

– Impossible ! La surveillance est trop activemaintenant.

– Nous verrons bien.

Il saisit son revolver et le braqua sur le prince Conrad.

– Écoutez-moi. Vous avez les idées trop embrouillées pourcomprendre mes questions. Mais un revolver, ça se comprend toutseul, n’est-ce pas ? C’est un langage très clair, même pourquelqu’un qui est ivre et qui tremble de peur. Eh bien, si vous neme suivez pas tranquillement, si vous essayez de vous débattre etde faire du bruit, si mon camarade et moi nous sommes en péril unseul instant, vous êtes flambé. Le browning dont vous sentez lecanon sur votre tempe, vous fera sauter la cervelle. Nous sommesd’accord ?

Le prince remua la tête.

– Parfait, conclut Paul. Bernard, délie ses jambes, maisattache-lui les bras autour du corps… Bien… En route.

La descente s’effectua dans les meilleures conditions, et ilsmarchèrent au milieu des massifs jusqu’à la palissade qui séparaitle jardin du vaste enclos réservé aux casernes. Là ils se passèrentle prince d’un côté à l’autre, comme un paquet, puis, en suivant lemême chemin qu’à l’arrivée, ils parvinrent aux carrières.

Outre que la nuit était suffisamment claire pour qu’ils pussentse diriger, ils apercevaient devant eux une lueur épandue quidevait monter du corps de garde établi à l’entrée du tunnel. Eneffet, dans le poste, toutes les lumières étaient allumées, et leshommes, debout en dehors de la baraque, buvaient du café.

Devant le tunnel, un soldat déambulait, le fusil surl’épaule.

– Nous sommes deux, souffla Bernard. Ils sont six, et, aupremier coup de feu, ils seront rejoints par les quelques centainesde Boches qui cantonnent à cinq minutes d’ici. La lutte est un peuinégale, qu’en dis-tu ?

Ce qui aggravait la difficulté jusqu’à la rendre insurmontable,c’est qu’ils n’étaient pas deux en réalité, mais trois, et que leurprisonnier constituait pour eux la gêne la plus terrible. Avec lui,impossible de courir, impossible de fuir. Il fallait s’aider dequelque stratagème.

Lentement, prudemment, afin qu’aucune pierre ne roulât sousleurs pas ou sous les pas du prince, ils décrivirent, en dehors del’espace éclairé, un circuit qui les amena, au bout d’une heure, àproximité même du tunnel, sur les pentes rocheuses contrelesquelles s’appuyaient ses premiers contreforts.

– Reste là, dit Paul – et il parlait très bas, mais de manièreque le prince entendît – reste là et retiens bien mes instructions.Tout d’abord, tu te charges du prince… revolver au poing et la maingauche fixée à son collet. S’il se rebiffe, tu lui casses la tête.Tant pis pour nous, mais tant pis pour lui également. De mon côté,je retourne à une certaine distance de la baraque et j’attire lescinq hommes du poste. Alors, ou bien l’homme qui monte la garde, làen-dessous, se joint à ses camarades – auquel cas tu passes avec leprince – ou bien, fidèle à sa consigne, il ne bouge pas – auquelcas tu tires sur lui, tu le blesses… et tu passes.

– Oui, je passe, mais les Boches courent après moi.

– Évidemment.

– Et ils nous rattrapent.

– Ils ne vous rattraperont pas.

– Tu en es sûr ?

– Certain.

– Du moment que tu l’affirmes…

– Donc, c’est compris. Et vous aussi, dit Paul au prince, c’estcompris, n’est-ce pas ? La soumission absolue, sans quoi, uneimprudence, un malentendu peuvent vous coûter la vie.

Bernard dit à l’oreille de son beau-frère :

– J’ai ramassé une corde, je vais la lui attacher autour du cou,et, à la moindre incartade, un petit geste sec le rappellera ausentiment de la réalité. Seulement, Paul, je te préviens que, s’illui prend la fantaisie de se débattre, je suis incapable de letuer… comme ça… froidement…

– Sois tranquille… il a trop peur pour se débattre. Il te suivracomme un chien jusqu’à l’autre bout du tunnel.

– Et alors, une fois arrivé ?

– Une fois arrivé, enferme-le dans les ruines d’Ornequin, maissans révéler son nom à personne.

– Et toi, Paul ?

– Ne t’occupe pas de moi.

– Cependant…

– Le risque est le même pour nous deux. La partie que nousallons jouer est effroyable, et il y a bien des chances pour quenous la perdions. Mais, si nous la gagnons, c’est le salutd’Elisabeth. Donc, allons-y de tout cœur. À bientôt, Bernard. Endix minutes, tout doit être réglé, dans un sens ou dansl’autre.

Ils s’embrassèrent longuement, et Paul s’éloigna.

Paul l’avait annoncé, cet effort suprême ne pouvait réussir qu’àforce d’audace et de promptitude, et il fallait l’exécuter ainsiqu’on exécute une manœuvre désespérée.

Encore dix minutes, et c’était le dénouement de l’aventure.Encore dix minutes, et il serait victorieux ou fusillé.

Tous les actes qu’il accomplit dès ce moment furent aussiordonnés et méthodiques que s’il avait eu le temps d’en prépareravec soin le déclenchement et d’en assurer l’inévitable succès,alors que, en réalité, ce fut une série de décisions isolées qu’ilprenait au fur et à mesure des circonstances les plustragiques.

Il gagna par un détour, et en se maintenant sur les pentes desmonticules que formait l’exploitation de sable, le défilé quimettait en communication les carrières et le camp réservé à lagarnison. Sur le dernier de ces monticules le hasard lui fitheurter un bloc de pierre qui vacilla. À tâtons, il se renditcompte que ce bloc retenait derrière lui tout un amoncellement desable et de cailloux.

« Voilà ce qu’il me faut », se dit-il sans même réfléchir.

D’un coup de pied violent, il ébranla la masse qui, aussitôt,suivant le creux d’un ravin, se précipita dans le défilé avec lefracas d’un éboulement.

D’un bond, Paul sauta parmi les pierres, s’étendit à plat ventreet se mit à crier au secours, comme s’il eût été victime d’unaccident.

De l’endroit où il gisait, on ne pouvait, à cause des sinuositésdu défilé, l’entendre des casernes, mais le moindre appel devaitporter jusqu’à la baraque du tunnel, qui n’était distante que decent mètres au plus. Et, de fait, les hommes du poste accoururentaussitôt.

Il n’en compta pas moins de cinq, qui s’empressèrent autour delui et le relevèrent, tout en l’interrogeant. D’une voix à peineintelligible, il fit au sous-officier des réponses incohérentes,haletantes, d’où l’on pouvait conclure qu’il était envoyé par leprince Conrad à la recherche de la comtesse Hermine.

Paul sentait bien que son stratagème n’avait aucune chance deréussir au-delà d’un temps très limité, mais toute minute gagnéeétait d’un prix inestimable, puisque Bernard en profitait pour agirde son côté contre le sixième homme en faction devant le tunnel etpour s’enfuir avec le prince Conrad. Peut-être même cet hommeallait-il venir lui aussi… Ou bien peut-être Bernard sedébarrasserait-il de lui sans faire usage de son revolver et parconséquent sans attirer l’attention.

Et Paul, haussant peu à peu la voix, bredouillait desexplications confuses auxquelles le sous-officier s’irritait de nerien comprendre, lorsqu’un coup de feu claqua là-bas, suivi de deuxautres détonations.

Sur le moment le sous-officier hésita, ne sachant pas très biend’où venait le bruit. Les hommes, s’écartant de Paul, prêtèrentl’oreille. Alors il passa au milieu d’eux et partit en avant sansqu’ils se rendissent compte, dans l’obscurité, que c’était lui quis’éloignait. Puis au premier détour, il se mit à courir, et enquelques bonds atteignit la baraque.

D’un coup d’œil, il aperçut, à trente pas de lui, devantl’orifice du tunnel, Bernard qui luttait avec le prince Conrad,lequel essayait de s’échapper. Près d’eux, la sentinelle traînait àterre en gémissant.

Paul eut la vision très exacte de ce qu’il fallait faire. Porterassistance à Bernard et tenter avec lui le risque d’une évasion,aurait été de la folie, puisque leurs adversaires les eussentfatalement rejoints, et qu’en tout cas le prince Conrad eût étédélivré. Non, l’essentiel était d’arrêter la ruée des hommes duposte, dont les ombres déjà apparaissaient au sortir du défilé, etde permettre à Bernard d’en finir avec le prince.

À moitié caché par la baraque, il tendit vers eux son revolveret cria :

– Halte !

Le sous-officier n’obéit pas et pénétra dans la zone éclairée.Paul tira. L’Allemand tomba, mais blessé seulement, car il se mit àcommander d’une voix sauvage :

– En avant ! Sautez dessus ! En avant donc, tas defroussards !

Les hommes ne bougeaient pas. Paul empoigna un fusil dans lefaisceau qu’ils avaient formé près de la baraque, et, tout en lesajustant, il put, d’un regard jeté en arrière, constater queBernard, enfin maître du prince Conrad, l’entraînait dans lesprofondeurs du tunnel.

– Il ne s’agit plus que de tenir cinq minutes, pensa Paul, afinque Bernard aille aussi loin que possible.

Et il était si calme à ce moment qu’il les eût comptées, lesminutes, au battement régulier de son pouls.

– En avant ! Sautez dessus ! En avant ! necessait de proférer le sous-officier qui, sans aucun doute, s’iln’avait pu reconnaître le prince Conrad, avait discerné lasilhouette de deux fugitifs.

À genoux, il tira un coup de revolver sur Paul. Celui-ci luicassa le bras d’une balle. Mais le sous-officier vociféra de plusbelle :

– En avant ! Il y en a deux qui ont fichu le camp par letunnel ! En avant ! Voilà du renfort !

C’était une demi-douzaine de soldats des casernes, accourus aubruit des détonations. Paul, qui avait réussi à pénétrer dans labaraque, cassa le carreau d’une lucarne et tira trois fois. Lessoldats se mirent à l’abri, mais d’autres arrivèrent, prirent lesordres du sous-officier, puis se dispersèrent, et Paul les vit quiescaladaient les pentes voisines afin de le tourner. Il tira encorequelques coups de fusil. À quoi bon ! Tout espoir d’unerésistance plus longue disparaissait.

Il s’obstina néanmoins, tenant ses adversaires à distance,tirant sans relâche et gagnant ainsi du temps jusqu’aux limites dupossible. Mais il s’aperçut que la manœuvre de l’ennemi avait pourbut, après l’avoir tourné, de se diriger vers le tunnel et dedonner la chasse aux fugitifs…

Paul se cramponnait. Il avait réellement conscience de chaqueseconde qui s’écoulait, de chacune de ces secondes inappréciablesqui augmentaient la distance où se trouvait Bernard.

Trois hommes s’engouffrèrent dans l’orifice béant, puis quatre,puis cinq.

En outre, les balles commençaient à pleuvoir sur la baraque.

Paul calculait :

« Bernard doit être à six ou sept cents mètres. Les trois hommesqui le poursuivent sont à cinquante mètres… à soixante-quinzemaintenant. Tout va bien, »

Une masse serrée d’Allemands s’en venait sur la baraque. Ilétait évident que l’on ne croyait pas que Paul y fût seul enfermé,tellement il multipliait ses efforts. Cette fois il n’y avait plusqu’à se rendre.

« Il est temps, pensa-t-il, Bernard est en dehors de la zonedangereuse. »

Brusquement, il se précipita vers le tableau qui contenait lesmanettes correspondant aux fourneaux de mine pratiqués dans letunnel, d’un coup de crosse fit voler la vitre en éclats, etrabattit la première et la seconde de ces manettes.

Il sembla que la terre frémissait. Un grondement de tonnerreroula sous le tunnel, et se propagea longuement, comme un écho quirebondit.

Entre Bernard d’Andeville et la meute qui cherchait àl’atteindre, la route était barrée. Bernard pouvait emmenertranquillement en France le prince Conrad.

Alors Paul sortit de la cabane, en levant les bras et en criantd’une voix joyeuse :

– Camarade ! Camarade !

Dix hommes l’entouraient déjà, et un officier qui les commandaithurla, fou de rage :

– Qu’on le fusille !… Tout de suite… tout de suite… qu’onle fusille ! …

Chapitre 7La loi du vainqueur

Si brutalement qu’on le traitât, Paul n’opposa pas la moindrerésistance. Tandis qu’on le collait, avec une violence exaspérée,contre une partie verticale de la falaise, il continuait enlui-même ses calculs :

« Il est mathématiquement certain que les deux explosions sesont produites à des distances de trois cents et quatre centsmètres. Donc, je puis admettre également comme certain que Bernardet le prince Conrad se trouvaient au-delà, et que les hommes quileur donnaient la chasse se trouvaient en deçà. Donc, tout est pourle mieux.

Docilement, avec une sorte de complaisance ironique, il seprêtait aux préparatifs de son exécution, et, déjà, les douzesoldats qui en étaient chargés, s’alignant sous la vive lumièred’un projecteur électrique, n’attendaient plus qu’un ordre. Lesous-officier qu’il avait blessé au début du combat, se traînajusqu’à lui et grinça :

– Fusillé !… Fusillé !… Sale Franzose…

Il répondit en riant :

– Mais non, mais non, les choses ne vont pas si vite quecela.

– Fusillé, répéta l’autre. Le herr leutnant l’adit.

– Eh bien, quoi ! Qu’est-ce qu’il attend, le herrleutnant ?

Le lieutenant faisait une rapide enquête à l’entrée du tunnel.Les hommes qui s’y étaient engouffrés revinrent en courant, à demiasphyxiés par les gaz de l’explosion. Quant au factionnaire dontBernard avait dû se débarrasser, il perdait son sang en telleabondance qu’il fallut renoncer à tirer de lui de nouveauxrenseignements.

C’est à ce moment que des nouvelles arrivèrent des casernes. Onvenait d’apprendre par une estafette envoyée de la villa que leprince Conrad avait disparu, et l’on mandait aux officiers dedoubler les postes et de faire bonne garde, surtout aux abords dutunnel.

Certes Paul avait escompté cette diversion, ou toute autre dumême genre, qui suspendrait son exécution. Le jour commençait àpoindre, et il supposait bien que, le prince Conrad ayant étélaissé ivre-mort dans sa chambre, un de ses domestiques devaitavoir mission de veiller sur lui. Ce domestique, trouvant lesportes fermées, avait donné l’alarme. D’où les recherchesimmédiates.

Mais la surprise pour Paul, ce fut que l’on ne soupçonnât pointl’enlèvement du prince par la voie du tunnel. Le factionnaireévanoui ne pouvait parler. Les hommes ne s’étaient pas renduscompte que, sur les deux fugitifs aperçus de loin, l’un des deuxentraînait l’autre. Bref, on crut le prince assassiné. Sesagresseurs avaient dû jeter son cadavre dans quelque coin descarrières, puis s’étaient enfuis. Deux d’entre eux avaient réussi às’échapper. On tenait le troisième. Et, pas une seconde, on n’eutl’idée d’une entreprise dont l’audace, justement, dépassaitl’imagination.

En tout cas, il ne pouvait plus être question de fusiller Paulsans une enquête préalable, et sans que les résultats de cetteenquête fussent communiqués en haut lieu.

On le conduisit à la villa, où, après l’avoir débarrassé de sacapote allemande et fouillé minutieusement, on l’enferma dans unechambre sous la protection de quatre gaillards solides.

Il y demeura plusieurs heures à somnoler, ravi de ce repos dontil avait grandement besoin, et fort tranquille du reste, puisqueKarl étant mort, la comtesse Hermine absente, Elisabeth à l’abri,il n’y avait qu’à s’abandonner au cours normal des événements.

Vers dix heures, il reçut la visite d’un général qui tenta del’interroger, et qui, ne recevant aucune réponse satisfaisante, semit en colère, mais avec une certaine réserve où Paul démêla cettesorte de considération que l’on éprouve pour les criminels demarque.

« Tout va bien, se dit-il. Cette visite n’est qu’une étape etm’annonce la venue d’un ambassadeur plus sérieux, quelque chosecomme un plénipotentiaire. »

D’après les paroles du général, il comprit que l’on continuait àchercher le corps du prince. On le cherchait d’ailleurs aussi endehors de l’enceinte, car un nouveau fait, la découverte et lesrévélations du chauffeur emprisonné dans la remise par Paul et parBernard, de même que le départ et le retour de l’automobile,signalés par les postes, étendaient singulièrement le champ desinvestigations.

À midi, on servit à Paul un repas substantiel. Les égardsaugmentaient. Il y eut de la bière et du café.

« Je serai peut-être fusillé, pensait-il, mais dans les règles,et pas avant que l’on sache exactement quel est le mystérieuxpersonnage que l’on a l’honneur de fusiller, les raisons de sonentreprise, et les résultats obtenus. Or, moi seul peux donner lesrenseignements. Donc… »

Il sentait si nettement la force de sa position et la nécessitéoù l’adversaire se trouvait de contribuer au succès de son planqu’il ne s’étonna point d’être conduit, une heure plus tard, dansun petit salon de la villa, en présence de deux personnageschamarrés qui le firent fouiller une fois encore, puis attacheravec un luxe de précautions insolite.

« C’est au moins, se dit-il, le chancelier de l’empire qui sedérange en ma faveur… à moins que… »

Au fond de lui, étant donné les circonstances, il ne pouvaits’empêcher de prévoir une intervention plus puissante même quecelle du chancelier, et lorsqu’il entendit, sous les fenêtres de lavilla, une automobile s’arrêter, lorsqu’il constata le trouble desdeux personnages chamarrés, il fut convaincu que ses calculsrecevaient une éclatante confirmation.

Tout était prêt. Avant même que l’apparition ne se produisît,les deux personnages se guindèrent en posture militaire, et lessoldats, plus raides encore, prirent un air de mannequins.

La porte s’ouvrit.

L’entrée se fit en coup de vent, dans un cliquetis de sabre etd’éperons. Tout de suite l’homme qui arrivait ainsi donnaitl’impression de la hâte fiévreuse et du départ imminent. Ce qu’ilvenait accomplir, il n’avait le temps de l’accomplir qu’en unnombre restreint de minutes.

Un geste : tous les assistants défilèrent.

L’empereur et l’officier français restaient l’un en face del’autre.

Et aussitôt l’empereur articula d’une voix furieuse :

– Qui êtes-vous ? Qu’êtes-vous venu faire ? Où sontvos complices ? Sur l’ordre de qui avez-vous agi ?

Il était difficile de reconnaître en lui l’image qu’offraientses photographies ou les dessins des journaux, tellement la figureavait vieilli, masque ravagé maintenant, creusé de rides,barbouillé d’une teinte jaunâtre.

Paul tressaillit de haine, non pas tant d’une haine personnellesuscitée par le souvenir de ses propres souffrances que d’une hainefaite d’horreur et de mépris pour le plus grand criminel qui se pûtimaginer. Et, malgré sa volonté absolue de ne pas s’écarter desformules d’usage et des règles du respect apparent, il répondit:

– Qu’on me détache !

L’empereur sursauta. C’était certes la première fois qu’on luiparlait ainsi, et il s’écria :

– Mais vous oubliez qu’il suffit d’un mot pour qu’on vousfusille ! Et vous osez ! Des conditions !…

Paul garda le silence. L’empereur allait et venait, la main à lapoignée de son sabre qu’il laissait traîner sur le tapis. Deux foisil s’arrêta et regarda Paul, et, comme celui-ci ne sourcillait pas,il repartait avec un surcroît d’indignation.

Et tout à coup il pressa le bouton d’un timbre électrique.

– Qu’on le détache ! ordonna-t-il à ceux qui seprécipitèrent à son appel.

Délivré de ses liens, Paul se dressa et rectifia la positioncomme un soldat devant un supérieur.

De nouveau la pièce se vida. Alors l’empereur s’approcha, et,tout en laissant entre Paul et lui le rempart d’une table, ildemanda, la voix toujours rude :

– Le prince Conrad ?

Paul répondit :

– Le prince Conrad n’est pas mort. Sire, il se porte bien.

– Ah ! fit le Kaiser visiblement soulagé.

Et il reprit, évitant encore d’attaquer le fond du sujet :

– Cela ne change pas les choses en ce qui vous concerne :agression… espionnage… Sans compter le meurtre d’un de mesmeilleurs serviteurs…

– L’espion Karl, n’est-ce pas. Sire ? En le tuant, je n’aifait que me défendre contre lui.

– Mais vous l’avez tué ? Donc, pour ce meurtre et pour lereste, vous serez passé par les armes.

– Non, Sire. La vie du prince Conrad répond de la mienne.

L’empereur haussa les épaules.

– Si le prince Conrad est vivant, on le trouvera.

– Non, Sire, on ne le trouvera pas.

– Il n’y a pas de retraite en Allemagne où l’on puisse lesoustraire à mes recherches, affirma-t-il en frappant du poing.

– Le prince Conrad n’est pas en Allemagne, Sire.

– Hein ? Qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis que le prince Conrad n’est pas en Allemagne, Sire.

– Où est-il en ce cas ?

– En France.

– En France !

– Oui, Sire, en France, au château d’Ornequin, sous la garde demes amis. Si demain soir, à six heures, je ne les ai pas rejoints,le prince Conrad sera livré à l’autorité militaire.

L’empereur sembla suffoqué, au point que sa colère en fut briséenet et qu’il ne chercha même pas à dissimuler la violence du coup.Toute l’humiliation, tout le ridicule qui rejaillissaient sur lui,sur sa dynastie et sur l’empire, si son fils était prisonnier,l’éclat de rire du monde entier à cette nouvelle, l’insolence quedonnerait à l’ennemi la possession d’un tel otage, tout celaapparut dans son regard inquiet et dans ses épaules qui secourbèrent.

Paul sentit le frisson de la victoire. Il tenait cet homme aussisolidement que l’on tient sous son genou le vaincu qui vous demandegrâce, et l’équilibre des forces en présence était si bien rompu ensa faveur que les yeux mêmes du Kaiser, se levant sur lui,donnèrent à Paul l’impression de son triomphe.

L’empereur entrevoyait les phases du drame qui s’était joué aucours de cette nuit, l’arrivée par le tunnel, l’enlèvement par letunnel, l’explosion des mines provoquée pour assurer la fuite desagresseurs.

Et la hardiesse folle de l’aventure le confondait.

Il murmura :

– Qui êtes-vous ?

Paul se départit un peu de son attitude rigide. Une de ses mainsse posa frémissante sur la table qui les séparait, et il prononçagravement :

– Il y a seize ans, Sire, une fin d’après-midi du mois deseptembre…

– Hein ! Que signifie ?… articula l’empereur,interloqué par ce préambule.

– Vous m’avez questionné. Sire, je dois vous répondre.

Et il recommença, avec la même gravité :

– Il y a seize ans, Sire, une fin d’après-midi du mois deseptembre, vous avez visité sous la conduite d’une personne…comment dirais-je ? d’une personne chargée de votre serviced’espionnage, les travaux du tunnel d’Ebrecourt à Corvigny. Àl’instant même où vous sortiez d’une petite chapelle située dansles bois d’Ornequin, vous avez fait la rencontre de deux Français,le père et le fils… Vous vous rappelez, Sire ? il pleuvait… etcette rencontre vous fut si désagréable qu’un mouvement d’humeurvous échappa. Dix minutes plus tard, la dame qui vous accompagnaitrevint, et voulut entraîner un des Français, le père, sur leterritoire allemand, sous le prétexte d’une entrevue avec vous. LeFrançais refusa. La femme l’assassina sous les yeux de son fils. Ils’appelait Delroze. C’était mon père.

Le Kaiser avait écouté avec une stupeur croissante. Il sembla àPaul que la teinte de son visage se mêlait de plus de bile encore.Cependant il tint bon sous le regard de Paul. Pour lui, la mort dece M. Delroze était un de ces incidents minimes auquel un empereurne s’attarde pas. S’en souvenait-il seulement ?

Refusant donc de s’expliquer sur un crime qu’il n’avaitcertainement pas ordonné, mais dont son indulgence pour lacriminelle le rendait complice, il se contenta, après un silence,de laisser tomber ces mots :

– La comtesse Hermine est responsable de ses actes.

– Et elle n’en est responsable que devant elle-même, remarquaPaul, puisque la justice de son pays n’a pas voulu qu’on luidemandât compte de celui-là.

L’empereur haussa les épaules, en homme qui dédaigne dediscourir sur des questions de morale allemande et de politiquesupérieure. Il consulta sa montre, sonna, prévint que son départaurait lieu dans quelques minutes, et, se retournant vers Paul:

– Ainsi, dit-il, c’est pour venger la mort de votre père quevous avez enlevé le prince Conrad ?

– Non, Sire, cela c’est une affaire entre la comtesse Hermine etmoi, mais avec le prince Conrad j’ai autre chose à régler. Lors deson séjour au château d’Ornequin, le prince Conrad a poursuivi deses assiduités une jeune femme qui habitait ce château. Rebuté parelle, il l’a emmenée comme prisonnière, ici, dans sa villa. Cettejeune femme porte mon nom. Je suis venu la chercher.

À l’attitude de l’empereur, il était évident qu’il ignorait toutde cette histoire et que les frasques de son fils l’importunaientsingulièrement.

– Vous êtes sûr ? fit-il. Cette dame est ici ?

– Elle y était hier soir, Sire. Mais la comtesse Hermine, ayantrésolu de la supprimer, a confié ma femme à l’espion Karl avecmission de soustraire la malheureuse aux recherches du princeConrad et de l’empoisonner.

– Mensonge ! Mensonge abominable ! s’écrial’empereur.

– Voici le flacon remis par la comtesse Hermine à l’espionKarl.

– Après ? Après ? commanda le Kaiser d’une voixirritée.

– Après, Sire ? L’espion Karl étant mort, et l’endroit oùse trouvait ma femme ne m’étant pas connu, je suis revenu ici. Leprince Conrad dormait. Avec un de mes amis, je l’ai descendu de sachambre et expédié en France par le tunnel.

– Vous avez fait cela ?

– J’ai fait cela, Sire.

– Et sans doute, en échange de la liberté du prince Conrad, vousdemandez la liberté de votre femme ?

– Oui, Sire.

– Mais, s’exclama l’empereur, j’ignore où elle est,moi !

– Elle est dans un château qui appartient à la comtesse Hermine.Réfléchissez un instant. Sire… un château auquel on arrive enquelques heures d’automobile, donc situé à cent cinquante, deuxcents kilomètres au plus.

Taciturne, l’empereur frappait la table avec le pommeau de sonsabre, à petits coups rageurs.

– C’est tout ce que vous me demandez ? dit-il.

– Non, Sire.

– Quoi encore ?

– La liberté de vingt prisonniers français dont la liste m’a étéremise par le général commandant les armées françaises.

Cette fois l’empereur se dressa, d’un bond.

– Vous êtes fou ! Vingt prisonniers, et des officiers sansdoute ? Des chefs de corps, des généraux !

– La liste comprend aussi des simples soldats, Sire.

L’empereur ne l’écoutait pas. Sa fureur s’exprimait par desgestes désordonnés et par des interjections incohérentes. Ilfoudroyait Paul du regard. L’idée de subir la loi de ce petitlieutenant français, captif, et qui pourtant parlait en maître,devait lui sembler terriblement désagréable. Au lieu de châtierl’insolent ennemi, il fallait discuter avec lui et baisser la têtesous l’outrage de ses propositions ! Mais que faire ?Aucune issue ne s’offrait. Il avait comme adversaire un homme quela torture même n’eût pas fléchi.

Et Paul reprit :

– Sire, la liberté de ma femme contre la liberté du princeConrad, le marché serait vraiment trop inégal. Que vous importe àvous, Sire, que ma femme soit captive ou libre ? Non, il estéquitable que la libération du prince Conrad soit l’objet d’unéchange qui la justifie… Et vingt prisonniers français, ce n’estpas trop… Du reste, il est inutile que cela ait lieu publiquement.Les prisonniers rentreront en France un par un, si vous lepréférez, comme échangés contre des prisonniers allemands de mêmegrade… de sorte que…

Quelle ironie dans ces paroles conciliantes destinées à adoucirl’amertume de la défaite et à dissimuler, sous l’apparence d’uneconcession, le coup porté à l’orgueil impérial ! Paul goûtaitprofondément la saveur de telles minutes. Il avait l’impression dece que cet homme, à qui une déception d’amour-propre relativementsi petite infligeait un si grand tourment, devait souffrir, parailleurs, de voir l’avortement de son plan gigantesque et de sesentir écrasé sous le poids formidable du destin.

« Allons, pensa Paul, je suis bien vengé, et ce n’est que lecommencement de ma vengeance. »

La capitulation était proche. L’empereur déclara :

– Je verrai… je donnerai des ordres.

Paul protesta :

– Il serait dangereux d’attendre. Sire. La capture du princeConrad pourrait être connue en France…

– Eh bien, dit l’empereur, ramenez le prince Conrad, et le jourmême votre femme vous sera rendue.

Mais Paul fut impitoyable. Il exigeait qu’on lui fît entièreconfiance.

– Sire, je ne pense pas que les choses doivent se passer ainsi.Ma femme se trouve dans la situation la plus horrible qui soit, etson existence même est en jeu. Je demande à être conduitimmédiatement près d’elle. Ce soir, elle et moi, nous serons enFrance. Il est indispensable que nous y soyons ce soir.

Il répéta ces mots du ton le plus ferme, et il ajouta :

– Quant aux prisonniers français. Sire, leur remise seraeffectuée dans les conditions qu’il vous plaira de préciser. Envoici la liste avec leur lieu d’internement.

Paul saisit un crayon et une feuille de papier. Dès qu’il eutfini, l’empereur lui arracha la liste des mains, et aussitôt safigure se convulsa. Chacun des noms, pour ainsi dire, le secouaitde rage impuissante. Il froissa la feuille et la réduisit en boulecomme s’il était résolu à rompre tout accord.

Mais soudain, à bout de résistance, d’un mouvement brusque, oùil y avait une hâte fiévreuse d’en finir avec toute cette histoireexaspérante, il appuya par trois fois sur la sonnerieélectrique.

Un officier d’ordonnance entra vivement et se planta devantlui.

L’empereur réfléchit encore quelques instants.

Puis il commanda :

– Conduisez le lieutenant Delroze en automobile au château deHildensheim, d’où vous le ramènerez avec sa femme aux avant-postesd’Ebrecourt. Huit jours plus tard, vous le rencontrerez à ce mêmepoint de nos lignes. Il sera accompagné du prince Conrad, et vousdes vingt prisonniers français dont les noms sont inscrits surcette liste. L’échange se fera d’une manière discrète, que vousfixerez avec le lieutenant Delroze. Voilà. Vous me tiendrez aucourant par des rapports personnels.

Cela fut jeté d’un ton saccadé, autoritaire, comme une série demesures que l’empereur eût prises de lui-même, sans subir lamoindre pression et par le simple effet de sa volontéimpériale.

Ayant ainsi réglé cette affaire, il sortit, la tête haute, lesabre vainqueur et l’éperon sonore.

« Une victoire de plus à son actif. Quel cabotin ! » pensaPaul, qui ne put s’empêcher de rire, au grand scandale del’officier d’ordonnance.

Il entendit l’auto de l’empereur qui démarrait.

L’entrevue n’avait pas duré dix minutes.

Un moment après, lui-même s’en allait et roulait sur la route deHildensheim.

Chapitre 8L’éperon 132

L’heureux voyage ! Et avec quelle allégresse Paul Delrozel’accomplit ! Enfin il touchait au but, et ce n’était pascette fois une de ces entreprises hasardeuses au bout desquelles iln’y a si souvent que la plus cruelle des déceptions ; il yavait au bout de celle-là le dénouement logique et la récompense deses efforts. L’ombre même d’une inquiétude ne pouvait l’effleurer.Il est des victoires – et celle qu’il venait de remporter surl’empereur était de ce nombre – qui entraînent à leur suite lasoumission de tous les obstacles. Elisabeth se trouvait au châteaude Hildensheim, et il se dirigeait vers ce château sans que rienpût s’opposer à son élan.

À la clarté du jour, il lui sembla reconnaître les paysages quise cachaient à lui dans les ténèbres de la nuit précédente, telvillage, tel bourg, telle rivière côtoyée. Et il vit la successiondes petits bois. Et il vit le fossé près duquel il avait lutté avecl’espion Karl.

Il ne lui fallut guère plus d’une heure encore pour arriver surune colline que dominait la forteresse féodale de Hildensheim. Delarges fossés la précédaient, enjambés par un pont-levis. Unconcierge soupçonneux se présenta, mais quelques mots de l’officierouvrirent les portes toutes grandes.

Deux domestiques accoururent du château, et, sur une question dePaul, ils répondirent que la dame française se promenait du côté del’étang.

Il se fit indiquer le chemin et dit à l’officier :

– J’irai seul. Nous repartirons aussitôt.

Il avait plu. Un pâle soleil d’hiver, se glissant entre les grosnuages, éclairait des pelouses et des massifs. Paul longea desserres, franchit un groupe de rochers artificiels d’où s’échappaitle mince filet d’une cascade qui formait, dans un cadre de sapinsnoirs, un vaste étang égayé de cygnes et de canards sauvages.

À l’extrémité de cet étang, il y avait une terrasse ornée destatues et de bancs de pierre.

Elisabeth était là.

Une émotion indicible bouleversa Paul. Depuis la veille de laguerre, Elisabeth était perdue pour lui. Depuis ce jour-là elleavait subi les épreuves les plus affreuses, et les avait subiespour cette seule raison qu’elle voulait apparaître aux yeux de sonmari comme une femme sans reproche, fille d’une mère sansreproche.

Et voilà qu’il la retrouvait à une heure où aucune desaccusations lancées contre la comtesse Hermine ne pouvait êtreécartée, et où Elisabeth elle-même, par sa présence au souper duprince Conrad, avait suscité en Paul une telle indignation.

Mais comme tout cela était loin déjà ! Et comme celacomptait peu ! L’infamie du prince Conrad, les crimes de lacomtesse Hermine, les liens de parenté qui pouvaient unir les deuxfemmes, toutes les luttes que Paul avait soutenues, toutes sesangoisses, toutes ses révoltes, toutes ses haines… autant dedétails insignifiants, maintenant qu’il apercevait à vingt pas delui sa bien-aimée malheureuse. Il ne songea plus qu’aux larmesqu’elle avait versées et n’aperçut plus que sa silhouette amaigrie,frissonnante sous la bise d’hiver.

Il s’approcha. Son pas grinça sur le galet de l’allée, et lajeune femme se retourna.

Elle n’eut pas un geste. Il comprit, à l’expression de sonregard, qu’elle ne le voyait pas, en réalité, mais qu’il était pourelle comme un fantôme qui surgit des brumes du rêve, et que cefantôme devait bien souvent flotter devant ses yeux hallucinés.

Elle lui sourit même un peu, et si tristement que Paul joignitles mains et fut près de s’agenouiller.

– Elisabeth… Elisabeth…, balbutia-t-il.

Alors elle se redressa et porta la main à son cœur, et elledevint plus pâle encore qu’elle ne l’était la veille au soir, entrele prince Conrad et la comtesse Hermine. L’image sortait desbrumes. La réalité se précisait en face d’elle et dans son cerveau.Cette fois elle voyait Paul !

Il se précipita, car il lui semblait qu’elle allait tomber. Maiselle fit un effort sur elle-même, tendit les mains pour qu’iln’avançât point, et le regarda profondément, comme si elle eûtvoulu pénétrer jusqu’aux ténèbres mêmes de son âme et savoir cequ’il pensait.

Paul ne bougea plus, tout palpitant d’amour.

Elle murmura :

– Ah ! je vois que tu m’aimes… tu n’as pas cessé dem’aimer… maintenant j’en suis sûre.

Elle gardait cependant les bras tendus comme un obstacle, etlui-même ne cherchait pas à avancer. Toute leur vie et tout leurbonheur étaient dans leur regard, et, tandis que leurs yeux semêlaient éperdument, elle continua :

– Ils m’ont dit que tu étais prisonnier. C’est donc vrai ?Ah ! ce que je les ai suppliés pour qu’on me conduisît auprèsde toi ! Ce que je me suis abaissée ! J’ai dû mêmem’asseoir à leur table, et rire de leurs plaisanteries, et porterdes bijoux, des colliers de perles qu’ils m’imposaient. Tout celapour te voir !… Et ils promettaient toujours… Et puis, enfin,cette nuit on m’a emmenée jusqu’ici, et j’ai cru qu’ils s’étaientjoués de moi une fois encore… ou bien que c’était un piège nouveau…ou bien qu’ils se décidaient enfin à me tuer… Et puis tevoilà !… Te voilà !… toi, mon Paul chéri !…

Elle lui saisit la figure entre ses deux mains et, tout à coup,désespérée :

– Mais tu ne vas pas t’en aller encore ? Demain seulement,n’est-ce pas ? Ils ne te reprennent pas à moi, comme cela,après quelques minutes ? Tu restes, n’est-ce pas ?Ah ! Paul, je n’ai plus de courage… Ne me quitte plus…

Elle fut très étonnée de le voir qui souriait.

– Qu’est-ce que tu as, mon Dieu ? Comme tu as l’air d’êtreheureux !

Il se mit à rire et, cette fois, l’attirant contre lui avec uneautorité qui n’admettait point de résistance, il lui baisa lescheveux, et le front, et les joues, et les lèvres, et il disait:

– Je ris parce qu’il n’y a pas autre chose à faire que de rireet de t’embrasser. Je ris aussi parce que je me suis imaginé destas d’histoires absurdes… Oui, figure-toi, ce souper hier soir… jet’ai aperçue de loin, et j’ai souffert la mort… je t’ai accusée deje ne sais quoi… Faut-il être bête !

Elle ne comprenait pas sa gaieté, et elle répéta :

– Comme tu es heureux ! Comment se peut-il que tu sois siheureux ?

– Il n’y a aucune raison pour que je ne le sois pas, dit Paultoujours en riant. Voyons, réfléchis… On se retrouve tous les deux,à la suite de malheurs auprès desquels ceux qui ont frappé lafamille des Atrides ne comptent pas. Nous sommes ensemble, rien nepeut plus nous séparer, et tu ne veux pas que je soiscontent ?

– Rien ne peut donc plus nous séparer ? dit-elle toutanxieuse.

– Évidemment. Est-ce donc si étrange ?

– Tu restes avec moi ? Nous allons vivre ici ?

– Ah ! non, alors… En voilà une idée ! Tu vas fairetes paquets en deux temps, trois mouvements, et nous filons.

– Où ?

– Où ? Mais en France. Tout bien pesé, il n’y a encore quelà que l’on se sente à l’aise.

Et, comme elle l’observait avec stupeur, il lui dit :

– Allons, dépêchons-nous. L’auto nous attend et j’ai promis àBernard… oui, ton frère Bernard, je lui ai promis que nous lerejoindrions cette nuit… Tu es prête ? Ah ça, mais pourquoicet air d’effarement ? Il te faut des explications ?Mais, ma chérie adorée, nous en avons pour des heures et des heuresà nous expliquer tous deux. Tu as tourné la tête à un princeimpérial… Et puis tu as été fusillée… Et puis… et puis… Enfin,quoi ! Dois-je demander main-forte pour que tu mesuives ?

Elle comprit soudain qu’il parlait sérieusement, et elle luidit, sans le quitter des yeux :

– C’est vrai ? nous sommes libres ?

– Entièrement libres.

– Nous rentrons en France ?

– Directement.

– Nous n’avons plus rien à craindre ?

– Rien.

Alors elle eut une brusque détente. À son tour elle se mit àrire, dans un de ces accès de joie désordonnés où l’on se laissealler à toutes les gamineries et à tous les enfantillages. Pour unpeu, elle eût chanté, elle eût dansé. Et ses larmes coulaient,cependant. Et elle balbutiait :

– Libre !… C’est fini !…Ai-je souffert ?… Maisnon… Ah ! tu savais que j’ai été fusillée ? Eh bien, jete le jure, ça n’est pas si terrible… Je te raconterai cela, ettant d’autres choses … Toi aussi, tu me raconteras… Mais commentas-tu réussi ? Tu es donc plus fort qu’eux ? Plus fortque l’ineffable Conrad, plus fort que l’empereur ? Mon Dieu,que c’est drôle ! Mon Dieu, que c’est drôle !…

Elle s’interrompit et, lui prenant le bras avec une violencesubite :

– Allons-nous-en, mon chéri. C’est de la folie de rester ici uneseconde de plus. Ces gens-là sont capables de tout. Ce sont desfourbes, des criminels. Allons-nous-en… Allons-nous-en…

Ils partirent,

Aucun incident ne troubla leur voyage. Le soir ils arrivaientaux lignes du front, en face d’Ebrecourt.

L’officier d’ordonnance, qui avait tous pouvoirs, fit allumer unréflecteur, et lui-même, après avoir ordonné qu’on agitât undrapeau blanc, conduisit Elisabeth et Paul à l’officier françaisqui se présenta.

Celui-ci téléphona aux services de l’arrière. Une automobile futenvoyée.

À neuf heures, Elisabeth et Paul s’arrêtaient à la grilled’Ornequin, et Paul faisait demander Bernard, au-devant duquel ilse rendit :

– C’est toi, Bernard ? lui dit-il. Écoute-moi, et soyonsbrefs. Je ramène Elisabeth. Oui, elle est ici dans l’auto. Nouspartons pour Corvigny, et tu viens avec nous. Pendant que je vaischercher ma valise et la tienne, toi, donne les ordres nécessairespour que le prince Conrad soit surveillé de près. Il est en sûreté,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Alors dépêchons. Il s’agit de rejoindre la femme que tu as vuela nuit dernière au moment où elle entrait dans le tunnel.Puisqu’elle est en France, donnons-lui la chasse.

– Ne crois-tu pas, Paul que nous trouverions plutôt sa piste enretournant nous-mêmes dans le tunnel et en cherchant l’endroit oùil débouche aux environs de Corvigny ?

– Du temps perdu. Nous en sommes à un moment de la lutte où ilfaut brûler les étapes.

– Voyons, Paul, la lutte est finie puisque Elisabeth estsauvée.

– La lutte ne sera pas finie tant que cette femme vivra.

– Mais enfin, qui est-ce ?

Paul ne répondit pas.

… À dix heures ils descendaient tous trois devant la station deCorvigny. Il n’y avait plus de train. Tout le monde dormait. Sansse rebuter, Paul se rendit au poste militaire, réveilla l’adjudantde service, fit venir le chef de gare, fit venir la buraliste, etréussit, après une enquête minutieuse, à établir que, le matin mêmede ce lundi, une femme avait pris un billet pour Château-Thierry,munie d’un sauf-conduit en règle au nom de Mme Antonin. Aucuneautre femme n’était partie seule. Elle portait l’uniforme de laCroix-Rouge. Son signalement, comme taille et comme visage,correspondait à celui de la comtesse Hermine.

– C’est bien elle, déclara Paul, lorsqu’il se fut installé àl’hôtel voisin, ainsi qu’Elisabeth et que Bernard, pour y passer lanuit. C’est bien elle. Elle ne pouvait s’en aller de Corvigny quepar là. Et c’est par là que demain matin mardi, à la même heurequ’elle, nous nous en irons. J’espère qu’elle n’aura pas le tempsde mettre à exécution le projet qui l’amène en France. En tout casl’occasion est unique pour nous. Profitons-en.

Et comme Bernard répétait :

– Mais enfin, qui est-ce ?

Il répliqua :

– Qui est-ce ? Elisabeth va te le dire. Nous avons uneheure devant nous pour nous expliquer sur certains points, et puison se reposera, ce dont nous avons besoin tous les trois.

Le lendemain, ce fut le départ.

La confiance de Paul était inébranlable. Bien qu’il ne sût riendes intentions de la comtesse Hermine, il était sûr de marcher dansla bonne voie. De fait, à plusieurs reprises, ils eurent la preuvequ’une infirmière de la Croix-Rouge, voyageant seule et en premièreclasse, avait passé la veille par les mêmes stations.

Ils descendirent à Château-Thierry vers la fin de l’après-midi.Paul s’informa. La veille au soir, une automobile de laCroix-Rouge, qui attendait devant la gare, avait emmenél’infirmière. Cette automobile, si l’on s’en rapportait à l’examende ses papiers, faisait le service d’une des ambulances établies enarrière de Soissons, mais on ne pouvait préciser le lieu exact decette ambulance.

Le renseignement suffisait à Paul. Soissons, c’était la lignemême de la bataille.

– Allons-y, dit-il.

L’ordre qu’il possédait, signé du général en chef, lui donnaittous les pouvoirs nécessaires pour réquisitionner une automobile etpour pénétrer dans la zone de combat. Ils arrivaient à Soissons aumoment du dîner.

Les faubourgs, bombardés et ravagés, étaient déserts. La villeelle-même semblait en grande partie abandonnée. Mais, à mesurequ’ils approchaient du centre, une certaine animation se remarquaitdans les rues. Des compagnies passaient à vive allure. Des canonset des caissons filaient au trot de leurs attelages, et dansl’hôtel qu’on leur indiqua sur la grand-place, et où logeaient uncertain nombre d’officiers, il y avait de l’agitation, des alléeset venues, et comme un peu de désordre.

Paul et Bernard se firent mettre au courant. Il leur fut réponduque, depuis plusieurs jours, on attaquait avec succès les pentessituées en face de Soissons, de l’autre côté de l’Aisne.L’avant-veille, des bataillons de chasseurs et de Marocains avaientpris d’assaut l’éperon 132. La veille, on maintenait les positionsconquises et l’on enlevait les tranchées de la dent de Crouy.

Or, au cours de la nuit précédente, au moment même où l’ennemicontre-attaquait violemment, il se produisit un fait assez bizarre.L’Aisne, grossissant à la suite des pluies abondantes, débordait etemportait tous les ponts de Villeneuve et de Soissons.

La crue de l’Aisne était normale, mais, si forte qu’elle fût,elle n’expliquait pas la rupture des ponts, et cette rupture,coïncidant avec la contre-attaque allemande, et qui semblaitprovoquée par des moyens suspects que l’on tâchait d’éclaircir,avait compliqué la situation des troupes françaises en rendantpresque impossible l’envoi de renforts. Toute la journée, ons’était maintenu sur l’éperon, mais difficilement et avec beaucoupde pertes. En ce moment on ramenait sur la rive droite de l’Aisneune partie de l’artillerie.

Paul et Bernard n’eurent pas une seconde d’hésitation. Dans toutcela ils reconnaissaient la main de la comtesse Hermine. Rupturedes ponts, attaques allemandes, les deux événements se produisantla nuit même de son arrivée, comment douter qu’ils ne fussent laconséquence d’un plan conçu par elle et dont l’exécution, préparéepour l’époque où les pluies grossiraient l’Aisne, prouvait lacollaboration de la comtesse et de l’état-major ennemi.

D’ailleurs, Paul se rappelait les phrases qu’elle avaitéchangées avec l’espion Karl devant le perron de la villa du princeConrad :

– Je vais en France… tout est prêt. Le temps est favorable etl’état-major m’a prévenue… Donc j’y serai demain soir… et ilsuffira d’un coup de pouce.

Le coup de pouce, elle l’avait donné. Tous les ponts,préalablement travaillés par l’espion Karl ou par des agents à sasolde, s’étaient effondrés.

– Évidemment, c’est elle, dit Bernard. Et alors, si c’est elle,pourquoi ton air inquiet ? Tu devrais te réjouir au contraire,puisque maintenant nous sommes logiquement sûrs de l’atteindre.

– Oui, mais l’atteindrons-nous à temps ? Dans saconversation avec Karl, elle a prononcé une autre menace qui mesemble beaucoup plus grave, et dont je t’ai rapporté également lestermes : « La chance tourne contre nous… Si je réussis, ce sera lafin de la série noire. » Et comme son complice lui demandait sielle avait le consentement de l’empereur, elle a répondu : «Inutile. L’entreprise est de celles dont on ne parle pas. » Tucomprends bien, Bernard, qu’il ne s’agit pas de l’attaque allemandeni de la rupture des ponts – cela, c’est de bonne guerre, etl’empereur est au courant –, non, il s’agit d’autre chose qui doitcoïncider avec les événements et leur donner leur significationcomplète. Cette femme ne peut pas croire qu’une avance d’unkilomètre ou deux soit un incident capable de mettre fin à cequ’elle appelle la série noire. Alors, quoi ? Qu’ya-t-il ? Je l’ignore. Et c’est la raison de mon angoisse.

Toute cette soirée et toute la journée du mercredi 13, Paul lesemploya en investigations dans les rues de la ville ou sur lesbords de l’Aisne. Il s’était mis en relation avec l’autoritémilitaire. Des officiers et des soldats participaient à sesrecherches. Ils fouillèrent plusieurs maisons et interrogèrentplusieurs des habitants.

Bernard s’était offert à l’accompagner, mais il avait refuséobstinément :

– Non. Il est vrai que cette femme ne te connaît pas, mais il nefaut pas qu’elle voie ta sœur. Je te demande donc de rester avecElisabeth, de l’empêcher de sortir, et de veiller sur elle sans uneseconde de répit, car nous avons affaire à l’ennemi le plusterrible qui soit.

Le frère et la sœur vécurent donc toutes les heures de cettejournée collés aux vitres de leurs fenêtres. Paul revenait prendreses repas en hâte. Il était tout frémissant d’espoir.

– Elle est là, disait-il. Elle a dût quitter, ainsi que ceux quil’ont accompagnée en auto, son déguisement d’infirmière, et elle setapit au fond de quelque trou, comme une araignée derrière satoile. Je la vois, le téléphone à la main, et donnant des ordres àtoute une bande d’individus, terrés comme elle, et comme elleinvisibles. Mais, son plan, je commence à le discerner, et j’ai surelle un avantage, c’est qu’elle se croit en sécurité. Elle ignorela mort de son complice Karl. Elle ignore mon entrevue avec leKaiser. Elle ignore la délivrance d’Elisabeth. Elle ignore notreprésence ici. Je la tiens, l’abominable créature. Je la tiens.

Les nouvelles de la bataille, cependant, ne s’amélioraientpas.

Le mouvement de repli continuait sur la rive gauche. À Crouy,l’âpreté des pertes et l’épaisseur de la boue arrêtaient l’élan desMarocains. Un pont de bateaux, hâtivement construit, s’en allait àla dérive.

Lorsque Paul reparut, vers six heures du soir, un peu de sangdégouttait sur sa manche. Elisabeth s’effraya.

– Ce n’est rien, dit-il en riant. Une égratignure que je me suisfaite, je ne sais où.

– Mais ta main, regarde ta main. Tu saignes !

– Non, ce n’est pas mon sang. Ne t’inquiète pas. Tout vabien.

Bernard lui dit :

– Tu sais que le général en chef est à Soissons depuis cematin ?

– Oui, il paraît… Tant mieux. J’aimerais à lui offrir l’espionneet sa bande. Ce serait un beau cadeau.

Durant une heure encore il s’éloigna. Puis il revint et se fitservir à dîner.

– Maintenant, tu sembles sûr de ton fait, observa Bernard.

– Est-on jamais sûr ? Cette femme est le diable enpersonne.

– Mais tu connais son repaire ?

– Oui.

– Et tu attends quoi ?

– Neuf heures. Jusque-là, je me repose. Un peu avant neufheures, réveillez-moi.

Le canon ne cessait de tonner dans la nuit lointaine. Parfois unobus tombait sur la ville avec un grand fracas. Des troupespassaient en tous sens. Puis il y avait des silences où tous lesbruits de la guerre semblaient suspendus, et c’étaient cesminutes-là peut-être qui prenaient la signification la plusredoutable.

Paul s’éveilla de lui-même.

Il dit à sa femme et à Bernard :

– Vous savez, vous êtes de l’expédition. Ce sera dur, Elisabeth,très dur. Es-tu certaine de ne pas faiblir ?

– Oh ! Paul… Mais toi-même, comme tu es pâle !

– Oui, dit-il, un peu d’émotion. Non point à cause de ce qui vase passer… Mais, jusqu’au dernier moment, et malgré toutes lesprécautions prises, j’aurai peur que l’adversaire ne se dérobe…

– Cependant…

– Eh ! oui, une imprudence, un mauvais hasard qui donnel’éveil, et tout est à recommencer… Qu’est-ce que tu fais donc,Bernard ?

– Je prends mon revolver.

– Inutile.

– Quoi ! fit le jeune homme, on ne va donc pas se battre,dans ton expédition ?

Paul ne répondit pas. Selon son habitude, il ne s’exprimaitqu’en agissant ou après avoir agi. Bernard prit son revolver.

Le dernier coup de neuf heures sonnait lorsqu’ils traversèrentla grand-place, parmi des ténèbres que trouait ça et là un mincerayon de lumière surgi d’une boutique close.

Au parvis de la cathédrale, dont ils sentirent au-dessus d’euxl’ombre géante, un groupe de soldats se massait.

Paul, ayant lancé sur eux le feu d’une lanterne électrique, dità celui qui les commandait :

– Rien de nouveau, sergent ?

– Rien, mon lieutenant. Personne n’est entré dans la maison etpersonne n’en est sorti.

Le sergent siffla légèrement. Vers le milieu de la rue, deuxhommes se détachèrent de l’obscurité qui les enveloppait et serabattirent sur le groupe.

– Aucun bruit dans la maison ?

– Aucun, sergent.

– Aucune lumière derrière les volets ?

– Aucune, sergent.

Alors Paul se mit en marche, et, tandis que les autres, seconformant à ses instructions, le suivaient sans faire le moindrebruit, il avançait résolument, comme un promeneur attardé quirejoint son domicile.

Ils s’arrêtèrent devant une étroite maison, dont on distinguaità peine le rez-de-chaussée dans le noir de la nuit. La portes’élevait au haut de trois degrés. Paul la heurta quatre fois àpetits coups En même temps il tira une clef de la poche etouvrit.

Dans le vestibule il ralluma sa lanterne électrique, et, sescompagnons observant toujours le même silence, il se dirigea versune glace qui partait des dalles mêmes du vestibule.

Après avoir frappé cette glace de quatre petits coups, il lapoussa en appuyant sur le côté. Elle masquait l’orifice d’unescalier qui descendait au sous-sol et dans la cage duquel ilenvoya aussitôt de la lumière.

Cela devait être un signal, le troisième signal convenu, card’en bas une voix, une voix féminine, mais rauque, éraillée,demanda :

– C’est vous, père Walter ?

Le moment était venu d’agir. Sans répondre, Paul dégringolal’escalier en quelques bonds.

Il arriva juste à l’instant où une porte massive se refermait etoù l’accès de la cave allait être barré.

Une pesée violente… Il entra.

La comtesse Hermine était là, dans la pénombre, immobile,hésitante.

Puis, soudain, elle courut à l’autre bout de la cave, saisit unrevolver sur une table, se retourna et tira.

Le ressort claqua. Mais il n’y eut aucune détonation.

Trois fois elle recommença et les trois fois il en fut demême.

– Inutile d’insister, ricana Paul. L’arme a été déchargée.

La comtesse eut un cri de rage, ouvrit le tiroir de la table,et, prenant un autre revolver, tira coup sur coup quatre fois.Aucune détonation.

– Rien à faire, dit Paul en riant, celui-là aussi a étédéchargé, et pareillement celui qui est dans le second tiroir, etpareillement toutes les armes de la maison.

Et, comme elle regardait avec stupeur, sans comprendre, atterréede son impuissance, il salua et, se présentant, il prononçasimplement ces deux mots qui voulaient tout dire :

– Paul Delroze.

Chapitre 9Hohenzollern

Sans en avoir les dimensions, la cave offrait l’aspect de cesgrandes salles voûtées que l’on trouve en Champagne. Des murspropres, un sol égal où couraient des chemins de briques, uneatmosphère tiède, une alcôve réservée entre deux tonneaux et ferméepar un rideau, des sièges, des meubles, des carpettes, tout celaformait, en même temps qu’une habitation confortable, à l’abri desobus, un refuge certain pour quiconque redoutait les visitesindiscrètes.

Paul se rappela les ruines du vieux phare au bord de l’Yser etle tunnel d’Ornequin à Ebrecourt. Ainsi, la lutte se continuaitsous terre. Guerre de tranchées et guerre de caves, guerred’espionnage et guerre de ruse, c’étaient toujours les mêmesprocédés sournois, honteux, équivoques, criminels.

Paul avait éteint sa lanterne, de sorte que la salle n’étaitplus que vaguement éclairée par une lampe à pétrole suspendue à lavoûte, et dont la lueur, que rabattait un abat-jour opaque,dessinait un cercle blanc au milieu duquel ils se trouvaient tousdeux seuls.

Elisabeth et Bernard restaient en arrière, dans l’ombre.

Le sergent et ses hommes n’avaient pas paru. Mais on entendaitle bruit de leur présence au bas de l’escalier.

La comtesse ne bougeait pas. Elle était vêtue comme au soir dusouper dans la villa du prince Conrad. Son visage, où ne sevoyaient plus ni peur ni effarement, montrait plutôt l’effort de laréflexion, comme si elle eût voulu calculer toutes les conséquencesde la situation qui lui était révélée. Paul Delroze ? Quelétait le but de son agression ? Sans doute – et c’étaitévidemment cette pensée qui détendait peu à peu les traits de lacomtesse Hermine –, sans doute poursuivait-il la délivrance de safemme.

Elle sourit. Elisabeth prisonnière en Allemagne, quelle monnaied’échange pour elle-même, pour elle, prise au piège, mais quipouvait encore commander aux événements !

Sur un signe, Bernard s’avança, et Paul dit à la comtesse :

– Mon beau-frère. Le major Hermann, lorsqu’il était attaché dansla maison du passeur, l’a peut-être vu, comme il m’a peut-être vu.Mais, en tout cas, la comtesse Hermine, soyons plus précis, lacomtesse d’Andeville, ne connaît pas, ou du moins a oublié sonfils, Bernard d’Andeville.

Elle paraissait maintenant tout à fait rassurée, et gardaitl’air de quelqu’un qui combat avec des armes égales et même pluspuissantes. Elle ne se troubla donc pas en face de Bernard, et fitd’un ton dégagé :

– Bernard d’Andeville ressemble beaucoup à sa sœur Elisabeth,que les circonstances m’ont permis de ne pas perdre de vue, elle.Il y a trois jours encore nous soupions, elle et moi, avec leprince Conrad. Le prince Conrad a une grande affection pourElisabeth, et c’est justice, car elle est charmante, et siaimable ! Je l’aime beaucoup, en vérité !

Paul et Bernard eurent un même geste, qui les eût jetés sur lacomtesse s’ils n’avaient réussi à contenir leur haine. Paul écartason beau-frère dont il sentait l’exaspération, et, répondant audéfi de l’adversaire sur un ton aussi allègre :

– Mais oui, je sais… j’étais là… J’ai même assisté à sondépart.

– Vraiment ?

– Vraiment. Votre ami Karl m’a offert une place dans sonautomobile.

– Dans son automobile ?

– Parfaitement, et nous sommes tous partis pour votre château deHildensheim… une bien belle demeure que j’aurais eu plaisir àvisiter plus à fond… Mais le séjour en est dangereux, souventmortel… de sorte que…

La comtesse le regardait avec une inquiétude croissante. Quevoulait-il dire ? Comment savait-il ces choses ?

Elle voulut l’effrayer à son tour, afin de voir clair dans lejeu de l’ennemi, et prononça d’une voix âpre :

– En effet, le séjour en est souvent mortel ! On respire làun air qui n’est pas bon pour tout le monde…

– Un air empoisonné…

– Justement.

– Et vous craignez pour Elisabeth ?

– Ma foi, oui. La santé de cette pauvre petite est déjàcompromise, et je ne serai tranquille…

– Que quand elle sera morte, n’est-ce pas ?

Elle laissa passer quelques secondes, puis répliqua trèsnettement, de façon que Paul comprît bien la portée de ses paroles:

– Oui, quand elle sera morte… ce qui ne peut pas beaucouptarder… si ce n’est déjà fait.

Il y eut un assez long silence. Une fois de plus, en face decette femme, Paul éprouvait le même besoin de meurtre, le mêmebesoin d’assouvir sa haine. Il fallait que cela fût. Son devoirétait de tuer, et c’était un crime que de n’y pas obéir.

Elisabeth restait dans l’ombre, debout à trois pas enarrière.

Sans un mot, lentement, Paul se retourna de son côté, leva lebras, pressa le ressort de sa lanterne, et la dirigea vers la jeunefemme, dont le visage demeura ainsi en pleine lumière.

Jamais Paul, en accomplissant ce geste, n’eût pensé que l’effeten dût être si violent sur la comtesse Hermine. Une femme commeelle ne pouvait se tromper, se croire le jouet d’une hallucinationou la dupe d’une ressemblance. Non. Elle admit sur-le-champ quePaul avait délivré sa femme, et qu’Elisabeth était là devant elle.Mais comment un aussi formidable événement était-il possible ?Elisabeth, que, trois jours auparavant, elle avait laissée entreles mains de Karl… Elisabeth, qui, à l’heure actuelle, devait êtremorte ou prisonnière dans une forteresse allemande dont plus dedeux millions de soldats interdisaient l’approche… Elisabeth étaitlà ? En moins de trois jours elle avait échappé à Karl, elleavait fui le château de Hildensheim, elle avait traversé les lignesde deux millions d’Allemands ?

La comtesse Hermine, le visage décomposé, s’assit devant cettetable qui lui servait de rempart, et, rageusement, colla ses poingscrispés contre ses joues. Elle comprenait la situation. Il nes’agissait plus de plaisanter ni de provoquer. Il ne s’agissaitplus d’un marché à débattre. Dans la partie effroyable qu’ellejouait, toute chance de victoire lui manquait subitement. Elledevait subir la loi du vainqueur, et le vainqueur c’était PaulDelroze !

Elle balbutia :

– Où voulez-vous en venir ? Quel est votre but ?M’assassiner ?

Il haussa les épaules.

– Nous ne sommes pas de ceux qui assassinent. Vous êtes là pourêtre jugée. La peine que vous aurez à subir sera la peine qui voussera infligée à la suite d’un débat légal, où vous pourrez vousdéfendre.

Elle fut secouée d’un tremblement et protesta :

– Vous n’avez pas le droit de me juger, vous n’êtes pas desjuges.

La peur, ce sentiment qu’elle semblait ignorer jusqu’ici, lapeur montait en elle.

Tout bas, elle répéta :

– Vous n’êtes pas des juges… je proteste… Vous n’avez pas ledroit.

À ce moment, il y eut du côté de l’escalier un certain tumulte.Une voix cria : « Fixe ! »

Presque aussitôt la porte, qui restait entrebâillée, fut pousséeet livra passage à trois officiers couverts de leurs grandsmanteaux.

Paul alla vivement à leur rencontre et les fit asseoir sur deschaises, dans la partie où la lumière ne pénétrait pas.

Un quatrième survint. Reçu par Paul, celui-ci s’assit plus loin,à l’écart.

Elisabeth et Bernard se tenaient l’un près de l’autre.

Paul reprit sa place en avant, sur le côté de la table, etdebout. Et il dit gravement :

– Nous ne sommes pas des juges, en effet, et nous ne voulons pasprendre un droit qui ne nous appartient pas. Ceux qui vousjugeront, les voici. Moi, j’accuse.

Le mot fut articulé d’une façon âpre et coupante, avec uneénergie extrême.

Et tout de suite, sans hésitation, comme s’il eût bien établid’avance tous les points du réquisitoire qu’il allait prononcer, etprononcer d’un ton où il ne voulait montrer ni haine ni colère, ilcommença :

– Vous êtes née au château de Hildensheim, dont votre grand-pèreétait régisseur et qui fut donné à votre père après la guerre de1870. Vous vous appelez réellement Hermine, Hermine deHohenzollern. Ce nom de Hohenzollern, votre père s’en faisaitgloire, bien qu’il n’y eût pas droit, mais la faveur extraordinaireque lui marquait le vieil empereur empêcha qu’on le lui contestâtjamais. Il fit la campagne de 70 comme colonel, et s’y distinguapar une cruauté et une rapacité inouïes. Toutes les richesses quiornent votre château de Hildensheim proviennent de France et, pourcomble d’effronterie, sur chaque objet se trouve une note quiétablit son lieu d’origine et le nom du propriétaire à qui il futvolé. En outre, dans le vestibule, une plaque de marbre porte enlettres d’or le nom de tous les villages français brûlés par ordrede Son Excellence le colonel comte de Hohenzollern. Le Kaiser estvenu souvent dans ce château. Toutes les fois qu’il passe devant laplaque de marbre, il salue.

La comtesse écoutait distraitement. Cette histoire devait luiparaître d’une importance médiocre. Elle attendait qu’il fûtquestion d’elle.

Paul continua :

– Vous avez hérité de votre père deux sentiments qui dominenttoute votre vie, un amour effréné pour cette dynastie desHohenzollern à qui il semble que le hasard d’un caprice impérial,ou plutôt royal, ait rattaché votre père, et une haine féroce,sauvage, contre cette France à laquelle il regrettait de ne pasavoir fait assez de mal. L’amour de la dynastie, vous l’avezconcentré tout entier, aussitôt femme, sur celui qui la représenteactuellement, et, cela, à un tel point qu’après avoir eu l’espoirinvraisemblable de monter sur le trône, vous lui avez toutpardonné, même son mariage, même son ingratitude, pour vous dévouerà lui, corps et âme. Mariée par lui à un prince autrichien quimourut on ne sait pas comment, puis à un prince russe qui mourut onne sait pas non plus comment, partout vous avez travaillé pourl’unique grandeur de votre idole. Au moment où la guerre entrel’Angleterre et le Transvaal fut déclarée, vous étiez au Transvaal.Au moment de la guerre russo-japonaise, vous étiez au Japon. Vousétiez partout, à Vienne lorsque le prince Rodolphe futassassiné ; à Belgrade lorsque le roi Alexandre et la reineDraga furent assassinés. Mais je n’insisterai pas davantage survotre rôle… diplomatique. J’ai hâte d’arriver à votre œuvre deprédilection, celle que vous avez poursuivie depuis vingt anscontre la France.

Une expression méchante, presque heureuse, contracta le visagede la comtesse Hermine. Vraiment oui, c’était son œuvre deprédilection. Elle y avait employé toutes ses forces et toute saperverse intelligence.

– Et même, rectifia Paul, je n’insisterai pas non plus sur labesogne gigantesque de préparation et d’espionnage que vous avezdirigée. Jusque dans un village du Nord, au sommet d’un clocher,j’ai trouvé l’un de vos complices armé d’un poignard à vosinitiales. Tout ce qui s’est fait, c’est vous qui l’avez conçu,organisé, exécuté. Les preuves que j’ai recueillies, les lettres devos correspondants comme vos lettres à vous, sont déjà entre lesmains du tribunal. Mais ce que je veux mettre spécialement enlumière, c’est la partie de votre effort qui concerne le châteaud’Ornequin. D’ailleurs ce ne sera pas long. Quelques faits reliéspar des crimes. Voilà tout.

Un silence encore. La comtesse prêtait l’oreille avec une sortede curiosité anxieuse. Paul articula :

– C’est en 1894 que vous avez proposé à l’empereur le percementd’un tunnel d’Ebrecourt à Corvigny. Après études faites par lesingénieurs, il fut reconnu que cette œuvre « colossale » n’étaitpossible et ne pourrait être efficace que si l’on entrait enpossession du château d’Ornequin. Le propriétaire de ce châteauétait justement d’une très mauvaise santé. On attendit. Comme il nese pressait pas de mourir, vous êtes venue à Corvigny. Huit joursplus tard, il mourait. Premier crime.

– Vous mentez ! Vous mentez ! cria la comtesse. Vousn’avez aucune preuve. Je vous défie de donner la preuve.

Paul continua sans répondre :

– Le château fut mis en vente, et, chose inexplicable, sans lamoindre publicité, en cachette pour ainsi dire. Or, il arriva ceci,c’est que l’agent d’affaires à qui vous aviez donné vosinstructions manœuvra si maladroitement que le château fut adjugéau comte d’Andeville, qui vint y demeurer l’année suivante avec safemme et ses deux enfants.

« D’où colère, désarroi, et enfin, résolution de commencer quandmême, et de pratiquer les premiers sondages à l’endroit où setrouvait une petite chapelle située, à cette époque, en dehors duparc. L’empereur vint plusieurs fois d’Ebrecourt. Un jour, ensortant de cette chapelle, il fut rencontré et reconnu par mon pèreet par moi. Dix minutes plus tard, vous accostiez mon père. J’étaisfrappé. Mon père tombait. Deuxième crime.

– Vous mentez ! proféra de nouveau la comtesse. Ce ne sontlà que des mensonges ! Pas une preuve !

– Un mois plus tard, continua Paul, toujours très calme, lacomtesse d’Andeville, contrainte par sa santé à quitter Ornequin,s’en allait dans le Midi, où elle finissait par succomber dans lesbras de son mari, et la mort de sa femme inspirait à M. d’Andevilleune telle répulsion pour Ornequin qu’il décidait de n’y jamaisretourner.

« Aussitôt votre plan s’exécute. Le château étant libre, il fauts’y installer. Comment ? En achetant le garde, Jérôme et safemme. Oui, en les achetant, et c’est pourquoi j’ai été trompé, moiqui m’en rapportais à leurs figures franches et à leurs manièrespleines de bonhomie. Donc vous les achetez. Ces deux misérables,qui ont en réalité comme excuse qu’ils ne sont pas Alsaciens, ainsiqu’ils le prétendent, mais d’origine étrangère, et qui ne prévoientpas les conséquences de leur trahison, ces deux misérablesacceptent le pacte. Dès lors, vous êtes chez vous, et libre devenir à Ornequin lorsque cela vous plaît. Sur votre ordre, Jérômeva même jusqu’à tenir secrète la mort de la comtesse Hermine, de lavéritable comtesse Hermine. Et, comme vous vous appelez aussicomtesse Hermine, que personne ne connaissait Mme d’Andeville,laquelle vivait à l’écart, tout se passe très bien.

« Vous accumulez d’ailleurs les précautions. Une entre autresqui me déroute, autant que la complicité du garde et de sa femme.Le portrait de la comtesse d’Andeville se trouvait dans le boudoirnaguère habité par elle. Vous faites faire de vous un portraitd’égale grandeur, qui s’adapte dans le cadre même où le nom de lacomtesse est inscrit. Et ce portrait vous représente sous le mêmeaspect qu’elle, vêtue, coiffée de la même façon. Bref, vous devenezce que vous avez cherché à paraître dès le début, et du vivant deMme d’Andeville dont vous commenciez déjà à copier la tenue, vousdevenez comtesse Hermine d’Andeville, tout au moins pendant vosséjours à Ornequin.

« Un seul danger, le retour possible, imprévu, de M.d’Andeville. Pour y parer d’une façon certaine, un seul remède, lecrime.

« Vous faites donc en sorte de connaître M. d’Andeville, ce quivous permet de le surveiller et de correspondre avec lui. Seulementil arrive ceci, sur quoi vous n’avez pas compté, c’est qu’unsentiment, vraiment inattendu chez une femme comme vous, vousattache peu à peu à celui que vous avez choisi comme victime. J’aidéposé au dossier une photographie de vous, envoyée de Berlin à M.d’Andeville. À cette époque, vous espériez l’amener au mariage,mais il voit clair dans votre jeu, se dérobe et rompt. »

La comtesse avait froncé les sourcils. Sa bouche se tordit. Onsentait toute l’humiliation qu’elle avait subie et toute la rancunequ’elle en gardait. En même temps, elle éprouvait, non point de lahonte, mais une surprise croissante à voir ainsi sa vie divulguéedans ses moindres détails, et son passé de crimes surgir desténèbres où elle le croyait enseveli.

– Quand la guerre fut déclarée, reprit Paul, votre œuvre étaitau point. Postée dans la villa d’Ebrecourt, à l’entrée du tunnel,vous étiez prête. Mon mariage avec Elisabeth d’Andeville, monarrivée subite au château d’Ornequin, mon désarroi devant leportrait de celle qui avait tué mon père, tout cela, qui vous futannoncé par Jérôme, vous surprit un peu, et il vous fallutimproviser un guet-apens où je manquai d’être assassiné à mon tour.Mais la mobilisation vous débarrassa de moi. Vous pouviez agir.Trois semaines après, Corvigny était bombardé, Ornequin envahi,Elisabeth prisonnière du prince Conrad.

« Vous avez vécu là des heures inexprimables. Pour vous, c’estla vengeance, mais c’est aussi, et cela grâce à vous, la grandevictoire, le grand rêve accompli ou presque, l’apothéose desHohenzollern. Encore deux jours et Paris est pris. Encore deux moiset l’Europe est vaincue. Quelle ivresse ! Je connais des motsprononcés par vous à cette époque, et j’ai lu des lettres écritespar vous, qui témoignent d’une véritable folie, folie d’orgueil,folie barbare, folie de l’impossible et du surhumain…

« Et puis, soudain, le réveil brutal. La bataille de laMarne ! Ah ! là encore, j’ai vu des lettres écrites parvous. Du premier coup, une femme de votre intelligence devaitprévoir – et vous avez prévu – que c’était l’effondrement desespoirs et des certitudes. Vous l’avez écrit à l’empereur. Oui,vous l’avez écrit ! J’ai la copie de la lettre ! Ilfallait se défendre cependant. Les troupes françaises approchaient.Par mon beau-frère Bernard, vous apprenez ma présence à Corvigny.Elisabeth sera-t-elle délivrée ? Elisabeth, qui connaît tousvos secrets… Non, elle mourra. Vous ordonnez son exécution. Toutest prêt. Si elle est sauvée, grâce au prince Conrad, et si, àdéfaut de sa mort, vous devez vous contenter d’un simulacred’exécution destiné à couper court à mes recherches, du moins elleest emmenée comme une esclave. Et puis, deux victimes vousconsolent, Jérôme et Rosalie. Vos complices, bourrelés de remordset attendris par les tortures d’Elisabeth, ont essayé de fuir avecelle. Vous redoutez leur témoignage ; ils sont fusillés.Troisième et quatrième crimes. Et, le lendemain, il y en a deuxautres, deux soldats que vous faites assassiner, les prenant pourBernard et pour moi. Cinquième et sixième crimes. »

Ainsi tout le drame se reconstituait en ses épisodes tragiques,et selon l’ordre des événements et des meurtres. Et c’était unspectacle plein d’horreur que celui de cette femme, coupable detant de forfaits, et que le destin murait au fond de cette cave, enface de ses ennemis mortels. Comment se pouvait-il cependantqu’elle ne parût pas avoir perdu toute espérance ? Car il enétait ainsi, et Bernard le remarqua.

– Observe-la, dit-il en s’approchant de Paul. Deux fois elle aconsulté sa montre. On croirait qu’elle attend un miracle, mieuxque cela, un secours direct, inévitable, qui doit lui venir à uneheure fixe. Regarde… Ses yeux cherchent… Elle écoute…

– Fais entrer tous les soldats qui sont au bas de l’escalier,répondit Paul. Il n’y a aucune raison pour qu’ils n’entendent pasce qui me reste à dire.

Et, se tournant vers la comtesse, il prononça, d’une voix quis’animait peu à peu :

– Nous approchons du dénouement. Toute cette partie de la lutte,vous l’avez conduite sous les apparences du major Hermann, ce quivous était plus commode pour suivre les armées et pour jouer votrerôle d’espion en chef. Hermann, Hermine… Le major Hermann, que vousfaisiez passer au besoin pour votre frère, c’était vous, comtesseHermine. Et c’est vous dont j’ai surpris l’entretien avec le fauxLaschen, ou plutôt avec l’espion Karl, dans les ruines du phare aubord de l’Yser. Et c’est vous que j’ai pu saisir et attacher dansla soupente de la maison du passeur.

« Ah ! quel beau coup vous avez manqué ce jour-là. Vostrois ennemis blessés, à portée de votre main… Et vous avez fuisans les apercevoir, sans les achever ! Et vous ne saviez plusrien de nous, tandis que nous, nous connaissions vos projets.Dimanche le 10 janvier, rendez-vous à Ebrecourt, rendez-voussinistre que vous avez pris avec Karl, tout en lui annonçant votrevolonté implacable de supprimer Elisabeth. Et ce dimanche 10janvier j’étais exact au rendez-vous. J’assistais au souper duprince Conrad ! J’étais là, après le souper, lorsque vous avezremis à Karl la fiole de poison ! J’étais là, sur le siègemême de l’automobile, lorsque vous avez donné à Karl vos dernièresinstructions ! J’étais partout. Et, le soir même, Karlmourait. Et, la nuit suivante, j’enlevais le prince Conrad. Et lelendemain, c’est-à-dire avant-hier, maître d’un pareil otage,obligeant ainsi l’empereur à négocier avec moi, je lui dictais mesconditions, dont la première était la liberté immédiated’Elisabeth. Et l’empereur cédait. Et nous voici ! »

Une parole entre toutes ces paroles, dont chacune montrait à lacomtesse Hermine avec quelle énergie implacable elle avait ététraquée, une parole la bouleversa, comme la plus effroyable descatastrophes.

Elle balbutia :

– Mort ? Vous dites que Karl est mort ?

– Abattu par sa maîtresse au moment même où il essayait de metuer, s’exclama Paul que la haine emportait de nouveau. Abattucomme une bête enragée ! Oui, l’espion Karl est mort, etjusqu’à sa mort, il fut le traître qu’il avait été toute sa vie.Vous me demandiez des preuves ? C’est dans la poche de Karlque je les ai trouvées ! C’est dans son carnet que j’ai lul’histoire de vos crimes, et la copie de vos lettres, et certainesde vos lettres elles-mêmes. Il prévoyait qu’un jour ou l’autre, unefois votre œuvre accomplie, vous le sacrifieriez à votre sécurité,et il se vengeait d’avance… Il se vengeait comme le garde Jérôme etsa femme Rosalie, sur le point d’être fusillés par votre ordre, sesont vengés en révélant à Elisabeth votre rôle mystérieux auchâteau d’Ornequin. Voilà vos complices ! Vous les tuez, maisils vous perdent. Ce n’est plus moi qui vous accuse. Ce sont eux.Leurs lettres, leurs témoignages sont déjà entre les mains de vosjuges. Que pouvez-vous répondre ?

Paul se tenait presque contre elle. À peine si le coin de latable les séparait l’un de l’autre, et il la menaçait de toute sacolère et de toute son exécration.

Elle recula jusqu’au mur, sous un porte-manteau où étaientpendus des vêtements, des blouses, toute une défroque qui devaitlui servir à se déguiser. Bien que cernée, prise au piège,confondue par tant de preuves, démasquée et impuissante, ellegardait une attitude de défi et de provocation. La partie nesemblait pas perdue pour elle. Des atouts restaient dans son jeu.Et elle dit :

– Je n’ai pas à répondre. Vous parlez d’une femme qui a commisdes crimes. Et je ne suis pas cette femme. Il ne s’agit pas deprouver que la comtesse Hermine est une espionne et une criminelle.Il s’agit de prouver que je suis la comtesse Hermine. Or qui peutle prouver ?

– Moi !

À l’écart des trois officiers que Paul avait indiqués commefaisant fonction de juges, il y en avait un quatrième, entré enmême temps, et qui avait écouté dans le même silence et dans lamême immobilité.

Celui-là s’avança.

La lueur de la lampe illumina sa figure.

La comtesse murmura :

– Stéphane d’Andeville… Stéphane…

C’était en effet le père d’Elisabeth et de Bernard. Il étaittrès pâle, affaibli par les blessures qu’il avait reçues et dont ilcommençait seulement à se remettre.

Il embrassa ses enfants. Bernard lui dit avec émotion :

– Ah ! te voici, père.

– Oui, dit-il, j’ai été averti par le général en chef, et jesuis venu à l’appel de Paul. Un rude homme que ton mari, Elisabeth.Tantôt, déjà, quand nous nous sommes retrouvés dans les rues deSoissons, il m’avait mis au courant. Et maintenant, je me rendscompte de tout ce qu’il a fait… pour écraser cette vipère.

Il s’était posé face à la comtesse, et l’on sentait toutel’importance des mots qu’il allait dire. Un moment, elle baissa latête devant lui. Mais ses yeux redevinrent bientôt provocants. Etelle articula :

– Vous aussi, vous venez m’accuser ? Qu’avez-vous à direcontre moi, à votre tour ? Des mensonges, n’est-ce pas ?Des infamies ?

Il attendit qu’un long silence eût recouvert ces paroles. Puis,lentement, il prononça :

– Je viens d’abord en témoin, qui apporte sur votre identitél’attestation que vous réclamiez tout à l’heure. Vous vous êtesprésentée jadis sous un nom qui n’était pas le vôtre, et souslequel vous avez réussi à gagner ma confiance. Plus tard, lorsquevous avez cherché à nouer entre nous des relations plus étroites,vous m’avez révélé votre véritable personnalité, espérant ainsim’éblouir par vos titres et par vos alliances. J’ai donc le droitet le devoir de déclarer, devant Dieu et devant les hommes, quevous êtes bien la comtesse Hermine de Hohenzollern. Les parcheminsque vous m’avez montrés sont authentiques. Et c’est justement parceque vous étiez la comtesse de Hohenzollern que j’ai cessé desrapports qui m’étaient d’ailleurs, je ne savais pas pourquoi,pénibles et désagréables. Voilà mon rôle de témoin.

– Rôle infâme, s’écria-t-elle furieusement. Rôle de mensonge, jevous l’avais bien dit. Pas une preuve !

– Pas une preuve ? fit le comte d’Andeville, qui s’approchad’elle, tout vibrant de colère. Et cette photographie, envoyée deBerlin par vous, et signée par vous ? Cette photographie, oùvous avez eu l’impudence de vous habiller comme ma femme ?Oui, vous ! Vous ! vous avez fait cela ! Vous avezcru qu’en essayant de rapprocher votre image et l’image de mapauvre bien-aimée, vous évoqueriez en moi des sentiments qui vousseraient favorables ! Et vous n’avez pas senti que c’était lapire injure, pour moi, et le pire outrage, pour la morte ! Etvous avez osé, vous, vous, après ce qui s’était passé !…

Ainsi que Paul Delroze un instant auparavant, le comte étaitdebout contre elle, menaçant et plein de haine. Elle murmura, avecune sorte d’embarras :

– Eh bien, pourquoi pas ?

Il serra les poings et reprit :

– En effet, pourquoi pas ? J’ignorais alors ce que vousétiez, et je ne savais rien du drame… du drame d’autrefois… C’estaujourd’hui seulement que j’ai rapproché les faits, et si je vousai repoussée autrefois avec une répulsion instinctive, c’est avecune exécration sans pareille que je vous accuse maintenant…maintenant que je sais… oui, que je sais, et en toute certitude.Déjà, lorsque ma pauvre femme se mourait, plusieurs fois, dans sachambre d’agonie, le docteur me disait : « C’est un mal étrange.Bronchite, pneumonie, certes, et cependant il y a des choses que jene comprends pas… des symptômes… pourquoi ne pas le dire ? dessymptômes d’empoisonnement. » Je protestais alors. L’hypothèseétait impossible. Empoisonnée, ma femme ! Et par qui ?Par vous, comtesse Hermine, par vous ! Je l’affirmeaujourd’hui. Par vous ! Je le jure sur mon salut éternel. Despreuves ? Mais, c’est votre vie elle-même, c’est tout ce quivous accuse.

« Tenez, il est un point sur lequel Paul Delroze n’a pas faittoute la lumière. Il n’a pas compris pourquoi, lorsque vousassassiniez son père, pourquoi vous portiez des vêtementssemblables à ceux de ma femme. Pourquoi ? mais pour cetteabominable raison que, déjà, à cette époque, la mort de ma femmeétait résolue, et que, déjà, vous vouliez créer dans l’esprit deceux qui pourraient vous surprendre une confusion entre la comtessed’Andeville et vous. La preuve est irrécusable. Ma femme vousgênait : vous l’avez tuée. Vous aviez deviné qu’une fois ma femmemorte je ne reviendrais plus à Ornequin, et vous avez tué mafemme!… Paul Delroze, tu as annoncé six crimes. Voilà le septième,l’assassinat de la comtesse d’Andeville ! »

Le comte avait levé ses deux poings et les tenait devant lafigure de la comtesse Hermine. Il tremblait de rage, et l’on eûtdit qu’il allait frapper.

Elle, pourtant, demeurait impassible. Contre cette nouvelleaccusation, elle n’eut pas un mot de révolte. Il semblait que toutlui fût devenu indifférent, aussi bien cette charge imprévue quetoutes celles qui l’accablaient. Tous les périls s’écartaientd’elle. Ce qu’elle avait à répondre ne l’obsédait plus. Sa penséeétait ailleurs. Elle écoutait autre chose que ces paroles. Ellevoyait autre chose que ce spectacle, et, comme l’avait remarquéBernard, on eût dit qu’elle se préoccupait plus de ce qui sepassait dehors que de la situation, cependant si effrayante, oùelle se trouvait.

Mais pourquoi ? Qu’espérait-elle ?

Une troisième fois elle consulta sa montre. Une minute s’écoula.Une autre minute encore.

Puis, quelque part dans la cave, à la partie supérieure, il yeut un bruit, une sorte de déclenchement.

La comtesse se redressa. Et, de toute son attention, elleécouta, avec une expression si ardente que personne ne troubla lesilence énorme. Instinctivement Paul Delroze et M. d’Andevilleavaient reculé jusqu’à la table. La comtesse Hermine écoutait… Elleécoutait…

Et soudain, au-dessus d’elle, dans l’épaisseur des voûtes, unesonnerie vibra. Quelques secondes seulement… Quatre appels égaux…Et ce fut tout.

Chapitre 10Deux exécutions

Plus encore peut-être que par la vibration inexplicable de cettesonnerie, le coup de théâtre fut produit par le soubresaut detriomphe qui secoua la comtesse Hermine. Elle poussa un cri de joiesauvage, puis éclata de rire. Son visage se transforma. Plusd’inquiétude, plus de cette tension où l’on sent la pensée quicherche et qui s’effare, mais de l’insolence, de la certitude, dumépris, un orgueil démesuré.

– Imbéciles ! ricana-t-elle… Imbéciles !… Alors vousavez cru ? Non, faut-il que les Français soient naïfs !…Vous avez cru que, moi, vous me prendriez ainsi, dans unesouricière ? Moi ! Moi !…

Les paroles ne pouvaient plus sortir de sa bouche, tropnombreuses et trop pressées. Elle se raidit, ferma les yeux uninstant dans un grand effort de volonté, puis, allongeant le brasdroit et poussant un fauteuil, découvrit une petite plaque d’acajousur laquelle il y avait une manette de cuivre qu’elle saisit àtâtons, les yeux toujours dirigés vers Paul, vers le comted’Andeville, vers son fils, vers les trois officiers.

Et elle scanda d’une voix sèche, coupante :

– Qu’ai-je à craindre de vous maintenant ? La comtesseHermine de Hohenzollern ? Vous voulez savoir si c’estmoi ? Oui, c’est bien moi. Je ne le nie pas… Je le proclamemême… Tous les actes que vous appelez stupidement des crimes, oui,je les ai accomplis… C’était mon devoir envers mon empereur…Espionne ? non pas… Allemande, tout simplement. Et ce que faitune Allemande pour sa patrie est justement fait.

« Et puis… et puis assez de paroles niaises et de bavardages surle passé. Le présent seul et l’avenir importent. Et, du présentcomme de l’avenir me voilà redevenue maîtresse. Mais oui, mais oui,grâce à vous, je reprends la direction des événements, et nousallons rire. Voulez-vous savoir une chose ? Tout ce qui vientde se produire ici depuis quelques jours, c’est moi qui l’aipréparé. Les ponts que la rivière a enlevés, c’est sur mes ordresqu’ils avaient été sapés à leur base… Pourquoi ? Pour lepiètre résultat de vous faire reculer ? Certes, il nousfallait cela d’abord, nous avions besoin d’annoncer une victoire…Victoire ou non, elle sera annoncée, et elle aura son effet, jevous en réponds. Mais ce que je voulais, c’était mieux. Et j’airéussi. »

Elle s’arrêta, puis reprit d’un ton plus sourd, le buste penchévers ceux qui l’écoutaient :

– Le recul, le désordre parmi vos troupes, la nécessité de faireobstacle à l’avance et d’amener des renforts, c’était de touteévidence l’obligation pour votre général en chef de venir ici et des’y concerter avec ses généraux. Depuis des mois, je le guette,celui-là. Impossible de l’approcher. Impossible d’exécuter monplan. Alors que faire ? Que faire, mais tout bonnement lefaire venir à moi, puisque je ne pouvais aller à lui… Le fairevenir et l’attirer dans un endroit choisi par moi, où j’aurais pristoutes mes dispositions. Or, il est venu. Mes dispositions sontprises. Et je n’ai plus qu’à vouloir… Je n’ai plus qu’àvouloir ! Il est ici, dans une des chambres de la petite villaqu’il habite chaque fois qu’il vient à Soissons. Il y est. Je lesais. J’attendais le signal qu’un de mes agents devait me donner.Ce signal, vous l’avez entendu. Donc, n’est-ce pas, aucun doute.Celui que je guettais travaille en ce moment avec ses généraux dansune maison que je connais et que j’ai fait miner. Il y a près delui un commandant d’armée, un des meilleurs, et un commandant decorps d’armée, un des meilleurs aussi. Ils sont trois – je ne parlepas des comparses – et, ces trois-là, je n’ai qu’un geste à faire,cette manette à lever, pour qu’ils sautent tous les trois avec lamaison qui les abrite. Dois-je le faire, ce geste ?

Dans la pièce, il y eut un claquement bref. Bernard d’Andevillearmait son revolver.

– Mais il faut la tuer, la misérable, cria-t-il.

Paul se jeta devant lui en proférant :

– Tais-toi ! et ne bouge pas !

La comtesse se mit à rire de nouveau, et quelle joie méchantefrémissait dans ce rire !

– Tu as raison, Paul Delroze. Tu comprends la situation, toi. Sirapidement que ce jeune écervelé m’envoie sa balle, j’auraitoujours le temps de lever la manette. Et c’est cela qu’il ne fautpas, n’est-ce pas ? C’est cela que ces messieurs et toi voulezéviter à tout prix… même au prix de ma liberté, n’est-cepas ? Car nous en sommes là, hélas ! Tout mon beau plans’écroule puisque je suis entre vos mains. Mais je vaux bien à moiseule vos trois grands généraux, hein ? et j’ai bien le droitde les épargner pour me sauver… Ainsi nous sommes d’accord ?Leur vie contre la mienne ! Et tout de suite !… PaulDelroze, tu as une minute pour consulter ces messieurs. Si, dansune minute, parlant en ton nom et au leur, tu ne me donnes pas taparole que vous me considérez comme libre, et que toute protectionme sera accordée pour passer en Suisse, alors… alors « la bobinettecherra », comme on dit dans le Petit Chaperon rouge.Ah ! ce que je vous tiens tous ! Et combien c’estcomique ! Dépêche-toi, ami Delroze. Ta parole… Mais oui, celame suffit. Dame ! la parole d’un officier français !…Ah ! ah ! ah !

Son rire, un rire nerveux et méprisant, se prolongea dans legrand silence. Et il arriva peu à peu qu’il y résonna de façonmoins assurée, comme ces paroles qui ne provoquent pas l’effetprévu. De lui-même il sembla se disloquer, s’interrompit et cessatout d’un coup.

Et elle était stupéfaite : Paul Delroze n’avait pas bougé, etaucun des officiers, et aucun des soldats qui se trouvaient dans lasalle, n’avait bougé.

Elle les menaça du poing.

– J’ordonne qu’on se hâte !… Vous avez une minute,messieurs les Français. Une minute, pas davantage…

Personne ne bougea.

Elle comptait à voix basse, et, de dix en dix, proclamait lessecondes écoulées.

À la quarantième, elle se tut, la face inquiète. Parmi lesassistants, même immobilité.

Une crise de fureur la souleva.

– Mais vous êtes fous ! Vous n’avez donc pas compris ?Ou bien vous ne me croyez pas peut-être ? Oui, j’ai deviné,ils ne me croient pas ! Ils n’imaginent pas que ce soitpossible, et que j’aie pu atteindre un pareil résultat ! Unmiracle, n’est-ce pas ? Mais non, de la volonté, toutsimplement, et de l’esprit de suite. Et puis, vos soldatsn’étaient-ils pas là ? Mon Dieu oui, vos soldats eux-mêmes quiont travaillé pour moi en posant des lignes téléphoniques entre laposte et la maison réservée au quartier général ! Mes agentsn’ont eu qu’à se brancher là-dessus, et c’était chose faite : lefourneau de mine creusé sous la maison se trouvait relié avec cettecave ! Me croyez-vous maintenant ?

Sa voix se cassait, haletante et rauque. Son inquiétude, de plusen plus précise, lui ravageait les traits. Pourquoi ces hommes neremuaient-ils pas ? Pourquoi ne tenaient-ils aucun compte deses ordres ? Avaient-ils pris l’inadmissible résolution detout accepter plutôt que de lui faire grâce ?

– Voyons, quoi ? murmura-t-elle, vous me comprenez biencependant ?… Ou alors c’est de la folie ! Voyons,réfléchissez… Vos généraux ? L’effet que leur mortcauserait ?… L’impression formidable que cette mort donneraitde notre puissance ?… Et quel désarroi !… Le recul de vostroupes !… Le haut commandement désorganisé!… Voyons,voyons !…

On eût cru qu’elle cherchait à les convaincre… bien plus,qu’elle les suppliait de se placer à son point de vue à elle, etd’admettre les conséquences qu’elle avait assignées à son acte.Pour que son plan réussît, il fallait qu’ils consentissent à agirdans le sens de la logique. Sinon… sinon…

Brusquement, elle se révolta contre elle-même et contre cetteespèce de supplication humiliante à quoi elle s’abaissait. Et,reprenant son attitude de menace, elle cria :

– Tant pis pour eux ! Tant pis pour eux ! C’est vousqui les aurez condamnés ! Alors vous le voulez ? Noussommes bien d’accord ? Et puis, vous croyez me tenirpeut-être ? Allons donc ! Même si vous vous entêtez, lacomtesse Hermine n’a pas dit son dernier mot ! Vous ne laconnaissez pas, la comtesse Hermine… Elle ne se rend jamais… lacomtesse Hermine… la comtesse Hermine…

Elle était abominable à voir. Une sorte de démence la possédait.Convulsée, tordue de rage, hideuse, vieillie de vingt ans, elleévoquait l’image d’un démon que brûlent les flammes de l’enfer.Elle injuriait. Elle blasphémait. Elle lançait des imprécations.Elle riait même à l’idée de la catastrophe que son geste allaitprovoquer. Et elle bégayait :

– Tant pis ! C’est vous… c’est vous, les bourreaux…Ah ! quelle folie ! Alors vous l’exigez ? Mais ilssont fous !… Leurs généraux ! leurs chefs ! Non,mais ils ont perdu la tête ! Voilà qu’ils sacrifient de gaietéde cœur leurs grands généraux ! leurs grands chefs ! Etcela, sans raison, par entêtement stupide. Eh bien ! tant pispour eux ! Tant pis pour eux ! Vous l’aurez voulu !Vous l’aurez voulu. Je vous rends responsables. Il s’agissait d’unmot. Et ce mot…

Elle eut une hésitation suprême. La figure farouche etinflexible, elle épia ces hommes obstinés qui semblaient obéir àune implacable consigne.

Aucun d’eux ne bougea.

Alors on eût dit que, mise en face de la décision fatale, elleétait envahie par un tel bouillonnement de volupté méchante qu’elleen oubliait l’horreur de sa situation. Elle prononça simplement:

– Que la volonté de Dieu soit faite, et que mon empereur soitvictorieux !

Les yeux fixes, le buste rigide, du doigt elle leva lamanette.

Ce fut immédiat. À travers les voûtes, à travers l’espace, lebruit de l’explosion lointaine pénétra jusqu’à la cave. Le solparut trembler comme si le choc se fût propagé dans les entraillesde la terre.

Puis, le silence.

La comtesse Hermine écouta encore quelques secondes. Son visageétait illuminé de joie. Elle répéta :

– Pour que mon empereur soit victorieux !

Et tout à coup, rabattant son bras contre elle, elle fit uneffort violent en arrière, parmi les vêtements et les blousesauxquels son dos s’appuyait, eut l’air vraiment de s’enfoncer dansle mur, et disparut.

On entendit le fracas d’une lourde porte qui se referme, et,presque en même temps, au milieu de la cave, une détonation.

Bernard avait tiré dans le tas des vêtements. Et déjà ils’élançait vers la porte cachée lorsque Paul l’empoigna et le clouasur place. Bernard se débattit sous l’étreinte.

– Mais elle nous échappe !… et tu l’as laissée faire ?Enfin, quoi ! Tu te rappelles pourtant bien le tunneld’Ebrecourt et le système des fils électriques ?… C’est lamême chose !… Et la voici qui s’enfuit !…

Il ne comprenait rien à la conduite de Paul. Et sa sœur étaitcomme lui, indignée. C’était là l’immonde créature qui avait tuéleur mère, qui avait pris le nom et la place de leur mère, et on lalaissait échapper !

Elisabeth cria :

– Paul, Paul, il faut la poursuivre… il faut l’écraser… Paul,oublies-tu donc tout ce qu’elle a fait ?

Elle ne l’avait pas oublié, elle. Elle se souvenait du châteaud’Ornequin, et de la villa du prince Conrad, et du soir où elleavait dû vider une coupe de Champagne, et du marché qu’on lui avaitimposé, et de toutes les hontes, et de toutes les tortures…

Mais Paul ne prêtait attention ni au frère, ni à la sœur, pasplus que les officiers et que les soldats. Tous observaient la mêmeconsigne d’impassibilité. Aucun événement n’avait prise sureux.

Il s’écoula deux ou trois minutes durant lesquelles on échangeaquelques paroles à voix basse, sans que personne pourtant ne remuâtde sa place. Défaillante et brisée par l’émotion, Elisabethpleurait. Bernard, que les sanglots de sa sœur horripilaient, avaitl’impression d’un de ces cauchemars où l’on assiste aux spectaclesles plus affreux sans avoir la force ni la puissance de réagir.

Et puis il arriva une chose que tout le monde, sauf lui et saufElisabeth, eut l’air de trouver très naturelle. Un bruit grinça ducôté des vêtements. La porte invisible roula sur ses gonds. Lesvêtements s’agitèrent et livrèrent passage à une forme humaine quifut jetée sur le sol comme un paquet.

Bernard d’Andeville poussa une exclamation de joie. Elisabethregardait et riait à travers ses larmes.

C’était la comtesse Hermine, ficelée et bâillonnée.

À sa suite trois gendarmes entrèrent.

– Voilà l’objet, plaisanta l’un d’eux d’une bonne grosse voix.Ah ! c’est qu’on commençait à se faire des cheveux, monlieutenant, et on se demandait si vous aviez deviné juste et sic’était bien là l’issue par où elle décamperait. Mais cré bon sang,mon lieutenant, la bougresse nous a donné du fil à retordre. Quellefurie ! Elle mordait comme une bête puante. Et ce qu’ellegueulait ! Ah ! la chienne !…

Et, s’adressant aux soldats chez qui ses paroles provoquaientune vive hilarité :

– Camarades, il ne manquait plus que ce gibier-là à notre chassede tantôt. Mais, vrai, c’est une belle pièce, et le lieutenantDelroze avait bien relevé sa piste. Le tableau est au completmaintenant. Toute une bande de Boches en une journée !Eh ! mon lieutenant, que faites-vous ? Attention !La bête a des crocs !

Paul s’était penché sur l’espionne. Il lui desserra son bâillon,qui paraissait la faire souffrir. Aussitôt elle s’efforça de crier,mais c’étaient des syllabes étouffées, incohérentes, où Paulcependant discerna quelques mots contre lesquels il protesta.

– Non, dit-il, pas même cela, pas même cette satisfaction. Lecoup est raté… Et c’est là le châtiment le plus terrible, n’est-cepas ?… Mourir sans avoir fait le mal qu’on voulait faire. Etquel mal !

Il se releva et s’approcha du groupe des officiers.

Ils causaient tous les trois, leur mission de juges étant finie,et l’un d’eux dit à Paul :

– Bien joué, Delroze. Tous mes compliments.

– Je vous remercie, mon général. J’aurais pu éviter cettetentative d’évasion, mais j’ai voulu accumuler le plus de preuvespossible contre cette femme, et non pas seulement l’accuser descrimes qu’elle a commis, mais vous la montrer en pleine action eten plein crime.

Le général observa :

– Eh ! c’est qu’elle n’y va pas de main morte, lagueuse ! Sans vous, Delroze, la villa sautait avec tous mescollaborateurs, et moi par-dessus le marché ! Mais, ditesdonc, cette explosion que nous avons entendue ?…

– Une construction inutile, mon général, construction déjàdémolie par les obus, d’ailleurs, et dont le commandement de laplace voulait se débarrasser. Nous n’avons eu qu’à faire dévier lefil électrique qui part d’ici.

– Ainsi, toute la bande est prise ?

– Oui, mon général, grâce à l’un des complices, sur qui j’ai eula chance de mettre la main tantôt, et qui m’a fourni lesindications nécessaires pour pénétrer ici, après m’avoir révélé endétail le plan de la comtesse Hermine et le nom de tous lescomplices. Ce soir, à dix heures, celui-là devait, si vous étiez entrain de travailler dans votre villa, en avertir la comtesse aumoyen de cette sonnerie. L’appel a eu lieu, mais sur mon ordre etdonné par un de nos soldats.

– Bravo, et encore une fois merci, Delroze.

Le général s’avança dans le cercle de lumière. Il était grand etfort. Une épaisse moustache toute blanche lui couvrait lalèvre.

Il y eut parmi les assistants un mouvement de surprise. Bernardd’Andeville et sa sœur s’étaient rapprochés. Les soldats prirent laposition militaire. Ils avaient reconnu le général en chef. Lecommandant d’armée et le commandant de corps d’arméel’accompagnaient.

En face d’eux, les gendarmes avaient poussé l’espionne contre lemur. Ils lui délièrent les jambes, mais ils durent la soutenir, carses jambes flageolaient sous elle.

Et, plus encore que l’épouvante, c’était une stupeur indicibleque son visage exprimait. De ses yeux agrandis, elle contemplaitfixement celui qu’elle avait voulu tuer, celui qu’elle croyaitmort, et qui vivait, et qui prononcerait contre elle l’inévitablesentence de mort.

Paul répéta :

– Mourir sans avoir fait le mal qu’on voulait faire, c’est celaqui est terrible, n’est-ce pas ?

Le général en chef vivait ! L’affreux et formidable complotavait avorté ! Il vivait, et tous ses collaborateurs vivaientaussi, et tous les ennemis de l’espionne vivaient également, PaulDelroze, Stéphane d’Andeville, Bernard, Elisabeth… ceux qu’elleavait poursuivis de sa haine inlassable, ils étaient là ! Elleallait mourir avec cette vision, atroce pour elle, de ses ennemisheureux et réunis.

Et surtout elle allait mourir avec cette idée que tout étaitperdu. Son grand rêve s’écroulait.

Avec la comtesse Hermine disparaissait l’âme même desHohenzollern. Et tout cela se voyait dans ses yeux hagards, oùpassaient des lueurs de démence.

Le général dit à l’un de ses compagnons :

– Vous avez donné les ordres ? La bande va êtrefusillée ?

– Oui, mon général, dès ce soir.

– Eh bien, qu’on commence par cette femme-là. Et tout de suite.Ici même.

L’espionne tressauta. Sous l’effort d’une grimace, elle réussità déplacer son bâillon, et on l’entendit qui implorait sa grâcedans un flux de paroles et de gémissements.

– Partons, fit le général en chef.

Il sentit que deux mains brûlantes pressaient les siennes.Elisabeth, inclinée vers lui, le suppliait en pleurant.

Paul présenta sa femme. Le général dit avec douceur :

– Je vois que vous avez pitié, madame, malgré tout ce qu’on vousa fait. Il ne faut pas avoir pitié, madame. Oui, évidemment, c’estla pitié que l’on a pour ceux qui vont mourir. Mais il ne faut pasen avoir pour ceux-là ni pour ceux de cette race. Ils se sont misen dehors de l’humanité et jamais nous ne devrons l’oublier. Quandvous serez mère, madame, vous apprendrez à vos enfants un sentimentque la France ignorait et qui sera une sauvegarde dans l’avenir :la haine des Barbares.

Il lui prit le bras d’un geste amical et l’entraîna vers laporte.

– Permettez-moi de vous conduire. Vous venez, Delroze ?Vous devez avoir besoin de repos après une telle journée.

Ils sortirent.

L’espionne hurla :

– Grâce ! Grâce !

Déjà les soldats se rangeaient le long du mur opposé.

Le comte, Paul et Bernard demeurèrent un instant. Elle avait tuéla femme du comte d’Andeville. Elle avait tué la mère de Bernard etle père de Paul. Elle avait torturé Elisabeth. Et, bien que leurâme fût troublée, ils éprouvaient ce grand calme que donne lesentiment de la justice. Aucune haine ne les agitait. Aucune idéede vengeance ne palpitait en eux.

Pour la soutenir, les gendarmes avaient attaché l’espionne à unclou par la ceinture. Ils s’écartèrent.

Paul lui dit :

– Un des soldats qui sont là est prêtre. Si vous avez besoin deson assistance…

Mais elle ne comprenait pas. Elle n’écoutait pas. Elle voyaitseulement ce qui se passait et ce qui allait se passer, et ellebredouillait interminablement :

– Grâce !… Grâce !.., Grâce !…

Ils partirent tous les trois. Lorsqu’ils arrivèrent au haut del’escalier, un commandement leur parvint :

– En joue !…

Afin de ne pas entendre, Paul referma vivement sur lui la portedu vestibule et la porte de la rue. Dehors c’était le grand air, lebon air pur que l’on respire à pleins poumons. Les troupescirculaient en chantant. Ils apprirent que le combat était terminéet nos positions assurées définitivement. Là aussi, la comtesseHermine avait échoué…

Quelques jours plus tard, au château d’Ornequin, lesous-lieutenant Bernard d’Andeville, que douze hommes suivaient,entrait dans une sorte de casemate, saine et bien chauffée, quiservait de prison au prince Conrad.

La table portait des bouteilles et les vestiges d’un repasabondant.

À côté, sur son lit, le prince dormait. Bernard lui frappa surl’épaule.

– Ayez du courage, monseigneur. Le prisonnier se dressa,terrifié.

– Hein ! quoi ! qu’est-ce que vous dites ?

– Ayez du courage, monseigneur. L’heure est venue.

Il balbutia, pâle comme un mort :

– Du courage ?… Du courage ?… Je ne comprends pas… MonDieu ! mon Dieu ! est-ce possible !…

Bernard formula :

– Tout est toujours possible, et ce qui doit arriver arrivetoujours, surtout les catastrophes.

Et il proposa :

– Un verre de rhum pour vous remettre, monseigneur ?… Unecigarette ?…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta le prince, quitremblait comme une feuille.

Il accepta machinalement la cigarette que lui tendait Bernard.Mais elle lui tomba des lèvres aux premières bouffées.

– Mon Dieu !… Mon Dieu !…, ne cessait-il debredouiller.

Sa détresse redoubla lorsqu’il aperçut les douze hommes quiattendaient, le fusil sous le bras. Il eut ce regard fou ducondamné qui, dans la lueur pâle de l’aube, devine la silhouette dela guillotine. On dut le porter jusqu’à la terrasse, devant un pande mur.

– Asseyez-vous, monseigneur, lui dit Bernard.

Le malheureux eût été d’ailleurs incapable de se tenir debout.Il s’affaissa sur une pierre.

Les douze soldats prirent position en face de lui. Il courba latête pour ne pas les voir et tout son corps était agité comme lecorps d’un pantin dont on tire les ficelles. Un moment se passa.Bernard lui demanda sur un ton de bonne amitié :

– Aimez-vous mieux de face ou de dos ?

Et comme le prince, anéanti, ne répondait pas, il s’écria :

– Eh bien, quoi, monseigneur, vous avez l’air un peusouffrant ? Voyons, il faut prendre sur soi. Vous avez tout letemps. Le lieutenant Paul Delroze ne sera pas là avant dix minutes.Il veut absolument assister… comment dirais-je ?… assister àcette petite cérémonie. Et vraiment, il vous trouvera mauvaisemine. Vous êtes vert, monseigneur.

Toujours avec beaucoup d’intérêt, et comme s’il eût cherché à ledistraire, il lui dit :

– Qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter ? La mort devotre amie la comtesse Hermine ? Ah ! ah ! il mesemble que cela vous fait dresser l’oreille ! Eh bien, oui,figurez-vous que cette digne personne a été exécutée l’autre jour àSoissons. Et vraiment elle ne faisait pas meilleure figure quevous. On a dû la soutenir. Et ce qu’elle criait ! Et cequ’elle demandait grâce ! Aucune tenue, quoi ! Aucunedignité ! Mais je m’aperçois que vous pensez à autre chose.Diable ! comment vous divertir ? Ah ! une idée…

Il sortit de sa poche un opuscule.

– Tenez, monseigneur, je vais vous faire la lecture, toutsimplement. Certes, une Bible serait plus de circonstance, mais jen’en ai point. Et puis, il s’agit surtout de vous procurer uninstant d’oubli, n’est-ce pas ? et je ne sais rien de meilleurpour un bon Allemand, fier de son pays et des exploits de sonarmée, je ne sais rien de plus réconfortant que ce petit livre-là.Nous allons le savourer ensemble, voulez-vous, monseigneur ?Titre : les Crimes allemands d’après tes témoignagesallemands. Ce sont des carnets de route écrits par voscompatriotes, donc un de ces documents irréfutables devant lesquelsla science allemande s’incline avec respect. J’ouvre, et je lis auhasard :

« Les habitants ont fui le village. Ce fut horrible. Du sang estcollé contre toutes les maisons, et, quant aux visages des morts,ils étaient hideux. On les a enterrés tous aussitôt, au nombre desoixante. Parmi eux, beaucoup de vieilles femmes, des vieux et unefemme enceinte et trois enfants qui s’étaient serrés les uns contreles autres et qui sont morts ainsi. Tous les survivants ont étéexpulsés et j’ai vu quatre petits garçons emporter sur deux bâtonsun berceau où était un enfant de cinq à six mois. Tout est livré aupillage. Et j’ai vu aussi une maman avec ses deux petits ; etl’un avait une grande blessure à la tête et un œil crevé.

« C’est curieux, tout cela, n’est-ce pas, monseigneur ?»

Il continua :

« 26 août. – L’admirable village de Gué-d’Hossus (Ardennes) aété livré à l’incendie, bien qu’innocent, à ce qu’il me semble. Onme dit qu’un cycliste est tombé de sa machine et que dans sa chute,son fusil est parti tout seul ; alors, on a fait feu dans sadirection. Là-dessus, on a tout simplement jeté les habitants mâlesdans les flammes.

« Et plus loin :

« 25 août (en Belgique). – Des habitants de la ville, on en afusillé trois cents. Ceux qui survécurent au feu de salve furentréquisitionnés comme fossoyeurs. Il aurait fallu voir les femmes àce moment… »

Et la lecture continua, coupée de réflexions judicieuses queBernard émettait d’une voix placide, comme s’il eût commenté untexte d’histoire. Et le prince Conrad semblait près des’évanouir.

Lorsque Paul arriva au château d’Ornequin, et que, descendud’automobile, il se rendit sur la terrasse, la vue du prince, lamise en scène des douze soldats, tout lui indiqua la petite comédiequelque peu macabre à laquelle Bernard s’était livré. Il protesta,d’un ton de reproche : « Oh ! Bernard… »

Le jeune homme s’écria, affectant un air innocent :

– Ah ! te voilà, Paul ? Vite ! Monseigneur etmoi, nous t’attendions. Enfin, nous allons expédier cetteaffaire !

Il alla se placer devant ses hommes à dix pas du prince.

– Vous êtes prêt, monseigneur ? Ah ! décidément, vouspréférez de face… Parfait ! D’ailleurs vous êtes bien plussympathique de face. Ah ! par exemple, les jambes moinsmolles, s’il vous plaît ! Un peu de ressort !… Et lesourire, n’est-ce pas ? Attention… Je compte… Un, deux…Souriez donc, sacrebleu !…

Il avait baissé la tête, et il tenait contre sa poitrine unpetit appareil de photographie. Presque aussitôt le déclic seproduisit. Il s’exclama :

– Voilà ! Ça y est ! Monseigneur, je ne saurais tropvous remercier. Vous y avez mis une complaisance, unepatience ! Le sourire est peut-être un peu forcé, la boucheconserve son rictus de condamné à mort, et les yeux ont un regardde cadavre. À part ça, l’expression est charmante. Tous mesremerciements.

Paul ne put s’empêcher de rire. Le prince Conrad n’avait pastrès bien pris la plaisanterie. Pourtant il sentait que le dangeravait disparu, et il tâchait de se raidir comme un monsieur quisupporte toutes les infortunes avec une dignité méprisante. PaulDelroze lui dit :

– Vous êtes libre, monseigneur. Un des officiers d’ordonnance del’empereur et moi, nous avons rendez-vous à trois heures sur lefront même. Il amène vingt prisonniers français, et je vousremettrai entre ses mains. Veuillez avoir l’obligeance de monterdans cette automobile.

Visiblement, le prince Conrad ne saisissait pas un mot de ce quelui disait Paul. Le rendez-vous sur le front, les vingt prisonnierssurtout, autant de phrases confuses qui n’entraient pas en soncerveau.

Mais comme il avait pris place dans l’automobile et que lavoiture contournait lentement la pelouse, il eut une vision quiacheva de le déconcerter : Elisabeth d’Andeville, debout surl’herbe, s’inclinait en souriant.

Hallucination, évidemment. Il se frotta les yeux d’un air ahuri,et son geste indiquait si bien sa pensée que Bernard lui dit :

– Détrompez-vous, monseigneur. C’est bien Elisabeth d’Andeville.Ma foi oui, Paul Delroze et moi, nous avons jugé qu’il étaitpréférable d’aller la chercher en Allemagne. Alors, on a pris sonBaedeker. On a demandé un rendez-vous à l’empereur. Et c’estlui-même qui a bien voulu, avec sa bonne grâce habituelle…Ah ! par exemple, monseigneur, attendez-vous à ce que votrepapa vous lave la tête. Sa Majesté est furieuse après vous.Quoi ! Du scandale !… Une conduite de bâton dechaise ! Quel savon, monseigneur !

L’échange eut lieu à l’heure fixée.

Les vingt prisonniers français furent rendus.

Paul Delroze prit à part l’officier d’ordonnance.

– Monsieur, lui dit-il, vous voudrez bien rapporter à l’empereurque la comtesse Hermine de Hohenzollern a essayé d’assassiner, àSoissons, le général en chef. Arrêtée par moi et jugée, elle a été,sur les ordres du général en chef, fusillée. Je suis possesseurd’un certain nombre de ses papiers et surtout de lettres intimesauxquelles, je n’en doute pas, l’empereur attache personnellementla plus grande importance. Ces lettres lui seront renvoyées le jouroù le château d’Ornequin aura retrouvé tous ses meubles et toutesses collections. Je vous salue, monsieur.

C’était fini. Sur toute la ligne, Paul gagnait la bataille. Ilavait délivré Elisabeth et vengé son père. Il avait frappé à latête le service d’espionnage allemand et tenu, en exigeant laliberté des vingt officiers français, toutes les promesses faitesau général en chef.

Il pouvait concevoir de son œuvre une fierté légitime.

Au retour, Bernard lui dit :

– Alors, je t’ai choqué tout à l’heure ?

– Plus que choqué, dit Paul en riant, indigné.

– Indigné, vraiment !… Indigné !… Ainsi voilà un jeunemufle qui essaye de te prendre ta femme, et il en est quitte pourquelques jours de cellule ! Voilà un des chefs de ces brigandsqui assassinent et qui pillent, et il va rentrer chez lui etrecommencer ses pillages et ses assassinats ! Voyons, c’estabsurde. Réfléchis un peu que tous ces bandits qui ont voulu laguerre, princes, empereurs, femmes de prince et d’empereur, neconnaissent de la guerre que ses grandeurs et que ses beautéstragiques, et jamais rien des angoisses qui torturent les pauvresgens. Ils souffrent moralement dans l’effroi du châtiment qui lesguette, mais non point physiquement dans leur chair et dans lachair de leur chair. Les autres meurent. Eux, ils continuent àvivre. Et alors que j’ai cette occasion unique d’en tenir un, alorsque je pourrais me venger de lui et de ses complices, l’exécuterfroidement comme ils exécutent nos sœurs et nos femmes, tu trouvesextraordinaire que je lui fasse connaître pendant dix minutes lefrisson de la mort ! Non, c’est-à-dire qu’en bonne justicehumaine et logique j’aurais dû lui infliger un minimum de supplicequ’il n’aurait jamais oublié. Lui couper une oreille, par exemple,ou le bout du nez.

– Tu as mille fois raison, dit Paul.

– Tu vois, j’aurais dû lui couper le bout du nez ! Tu es demon avis ! Combien je regrette ! Et moi, imbécile, je mesuis contenté d’une misérable leçon dont il ne se souviendra mêmeplus demain. Quelle poire je suis ! Enfin, ce qui me console,c’est que j’ai pris une photographie qui constitue le plusinestimable des documents… la tête d’un Hohenzollern en face de lamort. Non, mais l’as-tu vue, cette tête !

L’auto traversait le village d’Ornequin. Il était désert. Lesbarbares avaient brûlé toutes les maisons et emmené tous leshabitants, comme on chasse devant soi des troupeaux d’esclaves.

Cependant ils aperçurent assis parmi les décombres un homme enhaillons, un vieillard. Il les regarda stupidement avec des yeux defou.

À côté, un enfant leur tendit les bras, de pauvres petits brasqui n’avaient plus de mains…

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