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L’Effrayante aventure

L’Effrayante aventure

de Jules Lermina

Partie 1
COXWARD EST-IL COXWARD ?

I – Le crime de l’Obélisque

Vers onze heures du matin, par un doux soleil de printemps – on était au commencement d’avril, le 2, pour bien préciser – tout à coup des hurlements éclatèrent dans la rue Montmartre, à proximité du boulevard, tandis qu’une foule de coureurs rapides, mais peu élégants, se ruaient du coin de la rue du Croissant, les uns vers le carrefour, les autres dévalant vers les Halles, mais tous glapissant des sons aigus, incohérents, à travers lesquels l’oreille déchirée cependant percevait des fragments de mots sinistres :

– Le crime de l’Obélisque… D’mandez le Nouvelliste, édition spéciale. – Horribles détails.

Après quelques hésitations – car combien de fois n’avait-on pas été mystifié par la rouerie des camelots !– quelques-uns achetaient la feuille, l’examinaient, puis subitement entourés, s’arrêtaient sur place comme médusés, et lisaient au milieu d’un groupe d’où émergeaient des facesanxieuses…

– Oui, oui !… un crime !… unassassinat !… De qui ?… On ne sait pas… L’assassin est-ilarrêté ?… Je t’en fiche !…

Voici l’article court mais sensationnel quimotivait cette émotion :

« Ce matin, à quatre heures et demie, àl’heure où Paris désert appartient aux balayeurs et n’est sillonnéque par des haquets[1] d’arrosage,un journalier, M. H… se rendait à son travail et, pouratteindre les chantiers de la Madeleine, traversait, venant deGrenelle, la place de la Concorde, quand tout à coup, du trottoirdes Tuileries par lequel il la contournait, ses outils surl’épaule, il lui sembla apercevoir, au pied de l’Obélisque, un peuau-dessus du sol, quelque chose d’anormal.

« Il passait d’ailleurs, sans plus sepréoccuper de ce détail, quand, s’étant retourné une dernière fois« pour se rendre compte », il lui sembla que ce – quelquechose – avait forme humaine.

« Il se décida alors à traverser etmarcha tout droit vers le monolithe, et quelle ne fut pas sasurprise quand, n’étant plus qu’à quelques pas, il reconnut quel’objet qui avait attiré son attention était un corps humain,appuyé debout devant la grille et dont les pieds ne touchaient pasle sol.

« Pris de peur et redoutant d’être mêlé àune mauvaise affaire, l’ouvrier avait fait volte-face ets’éloignait, quand le hasard voulut qu’il croisât deux agents deville. Ceux-ci, frappés du trouble de sa physionomie,l’interpellèrent et, ahuri, trouvant difficilement ses mots, illeur fit part de son étrange découverte, et tous trois revinrentvers l’Obélisque.

« Il ne s’était pas trompé : c’étaitbien le corps d’un homme qui se trouvait accroché aux piques de lagrille, la tête penchée en dedans de la clôture.

« Tout d’abord on crut qu’il s’agissaitd’un cas de pendaison, de suicide probablement ; mais quandles sergents de ville essayèrent de soulever l’homme afin dechercher le lien et le couper, ils s’aperçurent que leursupposition était mal fondée.

« Le corps était suspendu sur deux despiques de bronze qui avaient pénétré dans la poitrine, siprofondément que, malgré tous leurs efforts, les trois hommes neparvinrent pas à soulever suffisamment le cadavre pour ledégager.

« En vain l’un des deux sergents de villesauta par-dessus la grille sur le soubassement de granit : ilvit bien la tête de l’homme, couverte de sang coagulé qui formaitsur la face un masque rouge, mais il lui fut impossible de dégagerle thorax des pointes qui le transperçaient.

« Comme par miracle, des passants avaientsurgi de toutes parts et formaient groupe autour du mort. Lessergents de ville lancèrent des coups de sifflet d’appel et bientôtdeux autres agents arrivèrent et fendirent la foule. Quand ilseurent constaté le fait, un d’eux se détacha pour aller prévenir lecommissariat.

« Ainsi un quart d’heure se passa. Enfin,M. Richaud, le sympathique commissaire du quartier, arriva,accompagné de l’officier de paix et des hommes du poste.

« S’aidant les uns les autres, ilsparvinrent enfin à enlever le corps qu’ils étendirent sur letrottoir.

« Au premier coup d’œil, il apparut quece n’était pas celui d’un Français. La coupe et l’étoffe desvêtements étaient anglais, à n’en pas douter. La face, rapidementlavée et dégagée des caillots de sang qui la cachaient, étaitlarge, glabre, avec les mâchoires proéminentes, de caractère saxoncertainement.

« Le crâne portait, à la partie frontale,une effroyable blessure, causée évidemment par un instrumentcontondant. Des parcelles de cervelle giclaient hors de laplaie.

« Le corps a été transporté aucommissariat et les autorités ont été prévenues. M. Davaine,le chef de la Sûreté, vient d’arriver et procède à une premièreenquête. On attend M. Lépine d’un moment à l’autre…

« Il ne nous appartient pas d’insistersur les bruits qui se répandent : notre discrétion bien connuenous faisant un devoir de ne pas risquer d’entraver les recherchesde la justice.

« Cependant, d’après l’examen du cadavreet quelques indices déjà recueillis, voici ce qui semble d’ores etdéjà à peu près établi : le mort appartiendrait au monde dusport. Probablement à la suite de quelque querelle, il aurait étéassommé, à l’aide d’un marteau, ou peut-être d’une clef anglaise.Son meurtrier, aidé de quelques complices, aurait transporté lemoribond sur la place et on aurait tenté de jeter le corpspar-dessus la clôture. Mais son poids l’aurait retenu sur lespiques de la grille où on l’aurait abandonné.

« Des renseignements importants ont étérecueillis, qui paraissent devoir promptement mettre la police surla trace du ou des coupables. Dans notre édition de cinq heures,nous donnerons les détails de cette horrible affaire qui paraîtappelée à produire dans le public une profonde sensation et quiprovoquera très vraisemblablement des révélationsinattendues. »

On comprend facilement l’émotion qui courutdans Paris à l’annonce de ce mystérieux forfait.

Et encore qui aurait pu se douter desétonnantes, des incroyables conséquences que devait déchaîner cetévénement.

II – Où nous faisons la connaissance deM. Bobby

 

Nous nous payons facilement de mots :quand nous avons appris qu’une enquête de police est ouverte, nouspoussons un soupir de soulagement et déjà nous éprouvons comme unsentiment de sécurité.

La police bénéficie surtout des inventions desromanciers : depuis le Zadig de Voltaire jusqu’au Dupind’Edgar Poë et à l’incomparable Sherlock Holmes, nous supposonsvolontiers que tous ces personnages ont été plus ou moins attachésau service de la Sûreté et ont émargé au quai des Orfèvres :et ce nous est toujours une nouvelle surprise quand, les uns aprèsles autres, nous devons classer les crimes les plus sensationnelsau nombre des énigmes indéchiffrables.

Il est même gênant de songer au nombred’assassins inconnus qui courent le monde et que nous sommesexposés à coudoyer tous les jours.

Le crime de l’Obélisque – comme avait étébaptisée l’affaire actuelle – allait-il grossir le nombre desdossiers à jamais clos : on commençait à se demander s’ilétait vraiment possible que pareil forfait fût commis en pleinParis, au point central des quartiers les plus luxueux, sans que lapolice pût découvrir le moindre indice.

On avait fouillé tous les bars des environs,interrogé tous les sportsmen de haute et de basse catégorie,questionné l’ambassade d’Angleterre – car ce seul fait était acquisque la victime était anglaise – on n’avait signalé aucunedisparition ni dans les établissements spéciaux, ni dans leshôtels.

Un instant on avait cru tenir une piste :des professionnels de la boxe avaient déclaré que l’inconnu devaitêtre un habitué des assauts de cette spécialité, ceci à certainestraces caractéristiques que les poings laissent sur des parties ducorps, toujours les mêmes, notamment à une déformation desmaxillaires.

Le chef de la Sûreté, M. Davaine, quequelques récents insuccès avaient mis en assez fâcheuse posture,gourmandait ses agents de la belle façon.

En vain, à la Morgue, où le corps avait ététransporté, les indicateurs se mêlaient à la foule, interrogeantles physionomies des visiteurs, provoquant leurs confidences. Aurésumé le résultat était toujours le même : Connaispas !

Un bruit courait, assez singulier.

L’autopsie avait été pratiquée et l’illustremédecin légiste qui avait réalisé l’opération aurait, disait-on,déclaré que l’individu en question n’était mort ni des blessuresqu’il portait au crâne, ni des horribles plaies, déterminées parcette sorte d’embrochement sur les piques de la grille.

Mais qu’il était mort auparavant.

Ce qui eût semblé indiquer qu’il avait étéassassiné et que c’était à l’état de cadavre qu’il avait été portéà la Concorde.

Mais telle n’était pas la conclusion dupraticien : selon lui, l’inconnu était mort de suffocation.L’état de ses poumons ne laissait aucun doute à cet égard… et lecou ne portait aucune trace de violence, aucune marque destrangulation.

Ce qui était acquis, du moins ainsil’affirmait un reporter du Nouvelliste, c’est que la mortne pouvait en aucune façon être attribuée aux blessures du crâne oudu thorax – lesquelles ne s’étaient produites qu’après la mort.

D’autre part, le point où le cadavre avait ététrouvé et qui forme le centre d’un énorme espace vide rendaitdifficile à accepter cette version que des malfaiteurs eussentjustement choisi pour déposer le corps de leur victime un endroitaussi découvert, alors que même en pleine nuit il était contraire àtoute vraisemblance qu’ils pussent faire sans être vus un aussilong trajet – sous la lune qui justement était dans son plein etdans un ciel très clair.

– Et pourtant, s’écriait le sous-chef de laSûreté, en conférence intime avec son chef, ce bonhomme-là ne peutpas être tombé du ciel…

– Quoi qu’il en soit, M. Lépine estfurieux et j’ai subi tout à l’heure un assaut des moins agréables…Il faut s’ingénier, chercher, trouver !…

– Entre nous, fit M. Lavaur, lesous-chef, nous savons bien que si le hasard ne s’en mêle pas, nouspataugerons dans le noir sans rien découvrir…

À ce moment précis, et comme dans les féeriesà certaines paroles prononcées surgissent le personnage oul’incident attendu, la porte du cabinet s’ouvrit et un inspecteurpassa la tête :

– Patron, est-ce que vous êtesvisible ?…

– C’est selon… s’il ne s’agit pas de quelqueraseur…

– C’est un Anglais… qui se dit détectiveattaché à la préfecture de là-bas… et qui demande à vousparler…

Le chef et son subordonné échangèrent unrapide regard. Un détective anglais : est-ce qu’en effet lehasard se mettrait de leur parti ?

– Son nom ?…

– Il m’a remis cette carte.

– Voyons…

M. Davaine prit le carré de bristol etlut :

– Bobby !… ce n’est pas un nom,cela ! mais un sobriquet. Enfin, faites entrer…

Et il ajouta en s’adressant àM. Laveur :

– Cela ne nous engage à rien…

– Dois-je me retirer ?

– Non, non, restez…

La porte se rouvrit et l’inspecteur reparut,précédant le personnage qu’il avait annoncé.

Celui-ci s’avança, le chapeau melon à lamain.

C’était un homme de trente ans environ, petit,mince et fluet, très correctement vêtu, tout de noir, avec un colblanc qui faisait liséré au-dessus de sa cravate. Visage rasé,cheveux en brosse très courts, roux de cuivre. La face maigre,assez pâle, les yeux petits, mais très clairs.

Bien ganté, bien chaussé, en somme l’allured’un pasteur protestant.

– M. Davaine ? fit-il en s’inclinanten point d’interrogation.

– C’est moi. Monsieur est mon sous-chef,M. Lavaur. Vous pouvez parler en toute confiance. Un motd’abord ; votre carte porte ce seul mot :« Bobby ». Je sais assez d’anglais pour ne pas ignorerque Bob est le surnom populaire des policemen… mais je vous prie deme faire connaître votre véritable nom…

– Monsieur, dit l’homme avec un fort accentbritannique, voici ma commission officielle, délivrée parM. le Directeur de Scotland Yard. Elle est notée au nom deBobby qui est le mien… on s’appelle comme on peut…

– C’est vrai, fit M. Davaine lisant lapièce qui lui était remise. Donc, monsieur Bobby…

– J’ajouterai, s’il vous plaît, que ce nomest… comment dites-vous cela, en français ? un peu… célèbre àLondres… en raison de quelques services importants que j’ai rendus…C’est moi qui ai arrêté les faux-monnayeurs de Greenwich…

– Ah ! fit le chef français qui n’avaitjamais entendu parler de cette affaire.

– C’est moi qui ai dépisté et arrêtéM. Lewis Bird, le parricide… qui a été pendu…

– Ah !

– C’est moi qui…

– Pardon, interrompit M. Davaine d’un tonassez sec, je ne suppose pas que ce soit uniquement pour me fairel’énumération de vos exploits que vous ayez demandé à me voir…

L’Anglais se redressa, avec une dignitéquelque peu irritée :

– Je tiens avant tout à être connu… chacuntient à sa propre valeur…

– Très juste… donc, monsieur Bobby, je voustiens en l’estime que vous méritiez… que voulez-vous demoi ?

– Permettez-moi de procéder par ordre… posonsd’abord ce principe qu’attaché à la police de S. M. le roid’Angleterre et empereur des Indes, je ne suis lié par aucuneobligation, de quelque nature qu’elle soit, envers la police de laRépublique française.

Très solennel, M. Bobby.

– C’est posé, dit M. Davaine. Etaprès ?…

– De plus, reprit Bobby, la situation touteparticulière dans laquelle je me trouve actuellement, militeraitabsolument contre la démarche que je fais en ce moment… je metrouve en congé régulier et ne suis tenu à me préoccuper d’aucunévénement, eût-il même trait aux intérêts de mon propre pays…

Le chef de la Sûreté, qui n’était pas pluspatient qu’il ne faut, sentait une infinie démangeaison de rejeterau delà de son seuil cet individu bavard et encombrant.

Mais M. Lavaur lui adressa un légersigne.

L’homme était un original : ceci neprouvait pas qu’il ne pût rendre service. Et puis le hasard !le bienheureux hasard !

– Continues donc, cher monsieur, fit Davaineavec son plus gracieux sourire. Tout ce que vous voulez bien mecommuniquer est d’un intérêt puissant et me fait bien augurer de lasuite de votre discours… nous vous prêtons toute notreattention…

Cette allocution, de forme académique, plutfort à Bobby. Enfin on le traitait avec la considérationméritée.

De la main, M. Davaine lui avait désignéune chaise : mais M. Bobby préférait rester debout, parcequ’il ne perdait rien de sa taille.

– J’ai tenu à vous faire bien comprendre,monsieur le chef de la Sûreté, que si je me présentais chez vous,c’était de ma propre volonté, sans y être contraint par aucuneobligation professionnelle… je suis tout simplement un touriste,qui est venu visiter votre Paris – une belle ville, vraiment,fit-il avec un ton de condescendance – et qu’un mouvement degénérosité toute spontanée entraîne à vous rendre un petitservice…

– Trop bon, en vérité. Mais… seriez-vous assezaimable pour me rendre… ce petit service, le plus tôt possible…j’ai tant d’occupations que je suis un peu pressé…

Une ombre passa sur le visage deM. Bobby :

– Si vous le désirez, fit-il d’une voixblanche, je reviendrai à un autre moment.

– Ah non ! par exemple, clamaM. Davaine. Monsieur Bobby, je vous tiens pour un parfaitgentleman… mais là, sincèrement, je suis on ne peut plus impatientde connaître le véritable motif de votre visite… et si vouspouviez, en deux mots, calmer cette impatience…

À part lui, le policier commençait à sedemander très sérieusement s’il n’allait pas jeter cet imbécile aubas de l’escalier.

Quant à M. Bobby, il eut un légerhaussement d’épaules.

Les Français, toujours les mêmes !Frivoles et légers !

Alors, comme sous le déclanchement d’unressort, il prononça des phrases brèves.

– Vous ne savez pas quel est le mort del’Obélisque ?

Lavaur eut un sursaut.

– Non, dit le chef de la Sûreté.

– Je le sais…

– Eh bien, parlez, parlez vite…

– Mes promenades m’ont mené à la Morgue… j’aivu…

– Et vous avez reconnu…

– Une insigne canaille…

– Qui s’appelle ?

– Coxward, le pugiliste, le boxeur. Voilà.

III – Querelles de boutiques

 

Deux heures après, on lisait dans leNouvelliste les détails suivants :

« Coxward (John) était un boxeur deprofession, non pas un de ces athlètes qui prétendent au titre dechampion du monde, mais un rouleur de baraques foraines qui faisaitle coup de poing pour quelques shillings, battait ou était battu,sans grand dommage ni pour ses adversaires ni pour lui-même, peucoté chez les parieurs, mais assez truqueur en somme pour gagner savie.

« D’ailleurs, ivrogne invétéré,irrespectueux du bien d’autrui, déjà initié aux douceurs de laprison et du « tread-mill ».

Bref, un personnage peu intéressant.

M. Bobby, le célèbre détective anglais,supposait que le personnage avait eu l’idée de chercher fortune àParis où les combats de boxe, juste en ce moment, attiraient dansun de nos plus notoires music-halls une foule aussi élégante quesauvage, qui discutait comme des « aficionados » lescombats de taureaux, les « swings » et les« knock-out » des corpulents compétiteurs.

Coxward eût-il fait bonne figure dans ces« fights » de haute volée : c’était peu probable,mais l’illusion est ardente conseillère à laquelle on résiste peu,sans parler de l’attraction que pouvait exercer Paris sur un pareilpersonnage.

Quant à savoir à la suite de quels événementsCoxward, assommé, s’était trouvé au pied de l’Obélisque, l’intérêtétait en somme fort mince, et l’attention publique s’en fûtrapidement désintéressée, si une circonstance toute particulière nes’était produite et n’avait donné à l’affaire un regain depublicité.

Nul n’ignore que si le Nouvellistetient le haut du pavé, dans la carrière du journalismed’information, il est serré de près par un concurrent, leReporter, dont la vogue augmente tous les jours.

Le Nouvelliste, dédaigneux de sonrival, ne se fait pas faute d’affirmer sa supériorité, en destermes souvent peu bienveillants pour le Reporter qui deson côté cherche, par tous moyens, à prendre son adversaire endéfaut.

C’est entre les deux journaux une guerre aucouteau qui amuse la galerie, mais dans laquelle s’exaspèrentvolontiers les deux lutteurs qui échangent des arguments dontquelquefois la courtoisie laisse à désirer.

Or, il s’était trouvé que dans cette affairede l’Obélisque, le Nouvelliste était arrivé bon premier,tant pour le récit de l’aventure que pour la suite de l’enquête. LeReporter, de son côté, suivait une piste parmi lessportsmen français, alors que, directement informé par laPréfecture, le Nouvelliste avait démoli tout sonéchafaudage de déductions en révélant la déposition deM. Bobby.

Et il avait fait suivre cette publication decette phrase aigre-douce :

« Nous regrettons vivement que lasimple vérité réduise à néant les très ingénieuses hypothèses danslesquelles s’étaient complus certains de nos confrères. Encore unefois, le Nouvelliste a prouvé la sûreté de sesinformations, qui n’ont rien de commun, avec les imaginationsfantaisistes d’une presse assez peu scrupuleuse pour inventer detoutes pièces des renseignements fallacieux. »

C’était livrer à la risée leReporter, accusé de légèreté et presque de mensonge, etles autres journaux ne manquèrent pas de marquer le coup.

Aussi, dans les bureaux du Reporter,l’émotion fut-elle grande : le directeur fulmina et mit deuxde ses collaborateurs à la porte, tout en ripostant par une noted’un caractère patriotique :

« Le Reporter reconnaît qu’iln’est rédigé que par des Français et qu’il ne puise pas sesinformations auprès de collaborateurs étrangers : en tous cas,nous regrettons que l’événement souligne de façon aussidésobligeante la supériorité de la police anglaise sur la nôtre.Et, d’ailleurs, nous n’acceptons pas les yeux fermés lesaffirmations que selon nous la Préfecture a accueillies avecbeaucoup trop de facilité. »

Et il ajoutait :

« Ce Coxward – si Coxward il y a –n’était pas arrivé à Paris en ballon : il a dû nécessairementse trouver en relations avec des gens de son monde et de saspécialité. Cet homme a été assassiné par quelqu’un ou parquelques-uns. Le Reporter institue une enquête qui fera lalumière. Et qui sait ? Rira bien peut-être qui rira ledernier. »

En somme, ce défi ressemblait singulièrement àdu bluff. Mais le public s’en amusa et, comme justement en cemoment, il n’était question ni de renversement de ministère ni detremblement de terre à l’étranger, cette lutte, peu courtoised’ailleurs, captivait la curiosité générale. Or, il fautreconnaître que, malgré la collaboration de l’Anglais Bobby,l’affaire n’avançait pas d’un seul pas.

Chaque jour, le Nouvelliste, puisantsa documentation à bonne source, relatait la déposition des diverstémoins que le juge d’instruction, M. Mallet du Saule, faisaitdéfiler dans son cabinet, et qui malheureusement se résumaienttoujours en cette formule concise, mais peusatisfaisante :

– Le sieur Coxward nous est parfaitementinconnu.

Le Reporter se taisait, se contentantd’insinuations goguenardes, dans lesquelles M. Bobby n’étaitguère ménagé.

Un jour, le Nouvelliste cruttriompher.

On avait découvert, dans les bas-fonds deMénilmontant, une fille anglaise qui avait reconnu la photographiede Coxward. Seulement elle déclarait l’avoir vu à Dieppe, il yavait deux ans de cela, alors qu’en train de plaisir, il était venupasser vingt-quatre heures en France.

La fille avait été arrêtée, cuisinée comme ilconvient, mais elle ne s’était pas contredite. Jamais depuis deuxans, elle n’avait revu ledit Coxward ni n’avait entendu parler delui.

D’autres dépositions contribuaient àcompliquer l’énigme. Certains attribuaient le nom de Coxward à despersonnages du monde sportif, qu’on trouvait parfaitement vivantssous le nom – qui leur appartenait – de Coxwell ou de Coxburn.

Soudain, il y avait quinze jours que cetimbroglio s’enchevêtrait de plus en plus, quand leReporter parut avec une manchette en caractères énormes,ainsi libellée :

RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER

et suivait l’article que voici :

« Nos lecteurs n’ont pas été sansremarquer la discrétion que nous avons apportée dans nosinformations sur l’affaire Coxward : ils savent d’ailleurs quenous avons l’habitude de ne parler que de ce que nous savons et dene pas accepter les renseignements qui peuvent nous parvenir sansles passer au crible de la critique. Si parfois nous nouspermettons de hasarder quelques hypothèses, c’est à ce titre quenous les présentons et seule, la mauvaise foi peut nous faire uncrime de ce qui n’est qu’un souci de la vérité. À bon entendeur,salut !

« Ceci dit, nous affirmons – et cettefois sans ambages ni réticences – que la déposition du sieur Bobby– le célèbre détective anglais – qui a si fort ému l’opinion,légèrement irritée d’ailleurs par l’immixtion d’un étranger dansnos affaires intérieures – que cette déposition, disons-nous,devant laquelle on s’est si fort hâté de s’incliner, comme si elleétait et ne pouvait être que parole d’évangile, que cettedéposition est

ERRONÉE ET INEXACTE DE TOUS POINTS.

« Ceux qui l’ont acceptée avec tantd’empressement seront sans doute fort marris d’apprendre qu’ils ontété la victime

D’UNE ERREUR OU D’UNE IMPOSTURE

LE MORT DE L’OBÉLISQUE N’EST PAS COXWARD

« Et, comme garantie de notreaffirmation, nous émettons un pari de

CENT MILLE FRANCS

contre quiconque voudra le tenir. Nousdéposons aujourd’hui même cette somme, en espèces sonnantes,trébuchantes et ayant cours, chez Me Falloux, notaire.

« Le temps et l’espace nous manquent pournous expliquer plus nettement. La confirmation de nos affirmationsse trouvera établie tout au long dans notre édition de cinqheures. »

– Allez me chercher M. Bobby !s’était écrié le chef de la Sûreté à la lecture de cet impertinentfactum.

Le détective anglais arriva d’assez mauvaisehumeur.

Il était à Paris uniquement pour son plaisir,et justement on venait le déranger au moment où il allait partir envoiture Cook pour Versailles, avec madame Bobby.

Sans prendre garde à sa physionomie quelquepeu rébarbative, M. Davaine lui tendit le journal.

– Avez-vous lu cela ?

– Yes, sir.

– Que dites-vous de cela ?…

– Un pur humbug, déclara Bobby. Même à cesujet j’ai une question à vous adresser. Ces quatre mille livressterling sont bonnes à prendre. Que dois-je faire pour m’en assurerle paiement ?

– Écrire au journal le Reporter unelettre très explicite… mais à mon tour, un mot… Monsieur Bobby,prenez-y bien garde. Vous m’avez mis dans la situation la plusdélicate. J’ai accepté votre déclaration comme émanant d’un hommedu métier qui sait quelles sont ses responsabilités et aussi d’ungentleman incapable de se jouer de la confiance d’autrui.Aujourd’hui, en présence de ces dénégations, êtes-vous sûr devous ? Après tout, on peut être abusé par une ressemblance…vous n’ignorez évidemment pas l’histoire de Lesurques et de sonsosie Dubosc, avez-vous la certitude absolue de ne vous être pastrompé…

M. Bobby qui, d’ordinaire, était de teintplutôt pâle, était soudain devenu cramoisi, et il y avait dans sesmâchoires un frémissement de mauvais augure.

– Monsieur, répondit-il d’une voix étranglée,je ne suis ni un enfant ni un fou. J’appartiens au service de S.M. Britannique et c’est par pure condescendance, je vous lerappelle, que je consens à vous répondre, malgré l’atteinteprofonde que vous venez de porter à ma dignité de citoyen anglais.Je jure que l’homme assassiné est bien John Coxward, et je faisplus, je tiens le pari de quatre mille livres…

– Et si vous les perdiez ! LeReporter n’aurait pas osé porter ce défi, s’il n’était enpossession de documents sérieux.

– Monsieur, j’ai dit ce que j’ai dit. Cesjournalistes sont d’infâmes menteurs, et s’il le faut, je leurferai rentrer leurs impostures dans la gorge.

Il salua, tourna sur ses talons et sortit.

– Cet homme paraît de bonne foi, pensaitM. Davaine. Les renseignements fournis sur lui par l’ambassadeanglaise sont de tout premier ordre, et pourtant, je dois mel’avouer à moi-même, je ne suis pas tranquille.

En effet, il n’y avait pas à se dissimuler quecette erreur, si elle était prouvée, couvrirait de ridicule nonseulement le détective anglais, – ce qui n’avait aucune importance– mais la police française, ce qui était infiniment plus grave,surtout pour M. Davaine dont la position était assezmenacée.

Aussi, on comprend avec quelle impatience lechef de la Sûreté attendait le numéro du Reporter ;il avait bien cherché le moyen de se procurer d’avance des épreuvesde l’article annoncé : mais l’imprimerie était bien gardée ettoutes ses tentatives étaient restées infructueuses. Du reste, toutle Paris des curieux et des badauds était en éveil.

La lutte entre les deux journaux rivauxintéressait, sans que d’ailleurs il y eût sympathie biencaractérisée pour l’un plutôt que pour l’autre. On aime à voir lesgens échanger des horions, sans se soucier de préjuger à quirestera la victoire.

Aussi, à cinq heures moins le quart, il yavait foule sur le boulevard : le temps était très doux et lesterrasses des cafés étaient envahies.

Les camelots vendaient un placardintitulé : La vérité sur l’affaire Coxward, quecertains naïfs achetaient, croyant y trouver le mot de l’énigme.Or, ce n’était qu’une réclame pour un cirage nouveau.

Enfin, les premiers porteurs duReporter sortirent de l’imprimerie de la rue du Croissantet, criant la feuille attendue, se ruèrent à travers la foule.

On arrachait les feuilles encore humides desmains de ces gens qui avaient peine à en percevoir le prix. Il estvrai que par compensation certains les soldaient de pièces blanchesdont ils ne trouvaient pas loisir de rendre la monnaie.

La manchette était sensationnelle :

COXWARD EST VIVANT

C’était court, mais décisif.

Puis plus bas :

M. Bobby a perdu cent millefrancs !

Et sous ces rubriques à grand tam-tam onlisait ceci :

« Nous avons reçu de M. Bobby,l’illustre, l’impeccable détective anglais, une lettre danslaquelle il nous déclare accepter le pari de cent mille francs quenous avons porté. C’est à notre grand regret, en raison del’entente cordiale, que nous faisons signifier à M. Bobby, unesommation d’avoir à verser aux pauvres de Paris, c’est-à-dire entreles mains de M. Mesureur, l’éminent directeur de l’Assistancepublique, la somme en question dont reçu lui sera délivré.

« Car, deux faits seront établis plusloin.

« L’un d’abord, qui ne peut êtrecontesté, c’est que le cadavre de la victime inconnue a été trouvéau pied de l’Obélisque le 2 avril à cinq heures du matin…

« Le second dont les preuves sontindiscutables…

« C’est que le nommé Coxward, boxeur deprofession, se trouvait le 1er avril, entre minuit et une heure dumatin (c’est-à-dire pendant la nuit du 1er au 2) dans une taverne àl’enseigne du Shadow’s-Bar (Bar de l’ombre), Liverpool-Road,Islington.

« Islington est, on le sait, un desfaubourgs de Londres.

« Si donc Coxward était à une heure dumatin dans Liverpool-Road, pour admettre qu’il pût être pendu danscette même nuit à cinq heures à la grille de l’Obélisque, ilfaudrait établir qu’on peut venir de Londres à Paris en quatreheures, sans parler du temps nécessaire pour se faire assassiner etqu’il existe à cette heure un train, Nord ou Ouest, opérant cetteprouesse de rapidité vertigineuse, faits dont évidemment lescompagnies de chemin de fer ne garderaient pas jalousement lesecret.

« Comment établissons-nous que Coxward setrouvait à Londres dans la nuit du 1er au 2 avril.

« De la façon la plus simple et sans quenous ayons eu besoin de nous renseigner en haut lieu. Disons enpassant qu’il est en vérité trop facile de se contenterd’informations toutes faites, sans se donner la moindre peine pouren contrôler l’exactitude.

« Nous avouons être plus sceptiques etpréférer autant que possible le libre examen à la foi.

« C’était, non pas à Paris, mais àLondres que nous devions porter nos investigations, et ainsi nousavons agi.

« Or, ce que ne pouvait nous apprendre unfil télégraphique, si direct fut-il avec la capitale del’Angleterre, c’est que le 2 avril au matin, le nom de Coxward leboxeur figurait, en un entrefilet de très petits caractères, parmiles nouvelles sans importance, dans un petit journal paraissantdans le quartier d’Islington et nous y lûmes ceci :

« Cette nuit, un scandale a éclatédans une de ces tavernes mal famées qui pullulent dansLiverpool-Road. Un boxeur, nommé Coxward, et dont les exploits ontdéjà défrayé plusieurs fois la chronique judiciaire, avait étéengagé pour un assaut de boxe à Shadow’s-Bar, tenu par un certainPat O’Kearn, Irlandais.

« L’assistance se composait de gensdu bas peuple et les paris s’établissaient avec des pence plutôtqu’avec des livres, ou même des shillings. La performanced’ailleurs ne valait pas davantage et le combat provoquait plus dehuées que d’applaudissements. Le nommé Coxward était, d’ailleurs,parfaitement ivre et pouvait à peine se tenir sur ses jambes. Sibien qu’il avait été plusieurs fois knocked-out, sous lesrailleries du public…

« Comme, vers une heure du matin, ildevenait certain qu’il était incapable de tenir le coup, il déclaraqu’il en avait assez et qu’il s’en allait, ce que tout le mondeaccepta par des applaudissements railleurs. Coxward, qui étaithébété par la fatigue et par l’ivresse, entra dans la chambrevoisine du parlour afin de reprendre sesvêtements.

« Un de ses adversaires, qui leconnaissait pour sujet à caution, conçut tout à coup un soupçon etbrusquement entra dans la pièce où Coxward se rhabillait et lesurprit au moment où, ayant fini sa toilette, le misérablefouillait les poches des autres vêtements, s’emparait d’une montreen or et filait par la fenêtre du rez-de-chaussée.

« L’homme se jeta, sur lui pour leretenir ; mais Coxward se dégagea et se rua dehors. Aux crisdu volé, les clients du Shadow’s-Bar s’élancèrent à sa poursuite etalors commença, une véritable chasse à l’homme.

« Coxward avait une assez forteavance, de plus il connaissait admirablement le quartier, où denombreuses lanes se coupent et s’enchevêtrent. Il s’étaitlancé dans la direction de Highbury et finalement il parvint àdépister ses poursuivants et disparut.

« Plainte a été portée contreCoxward, qui ne tardera pas à tomber encore une fois sous la mainde la justice. »

« C’était un fait divers banal, mais quidans la circonstance prenait une importance singulière.

« Coxward, volant une montre à une heuredu matin à Shadow’s-Bar, dans un quartier éloigné de Londres,jouissait-il donc du don d’ubiquité à un tel degré qu’il pût enmême temps se trouver à Paris, aux environs de la place de laConcorde.

« Il ne s’agissait plus que devérifier :

« 1° Si le fait mentionné dans le petitjournal en question était réel ;

« 2° Si le jour et la date mentionnésétaient exacts ;

« 3° S’il n’existait aucun doute sur lapersonnalité du nommé Coxward.

« Notre collaborateur Labergère, à quinous avions confié cette enquête, se mit immédiatement en rapportavec un des plus notables solicitors de Londres, Edwin Battleworth,demeurant à Temple-street, Lincoln’ Inns Fields, qui procéda à uneinformation régulière et recueillit les témoignages indispensables,avec toutes les garanties de sincérité que confère la loi. Lestémoins ci-après ont été entendus sous serment :

« 1° Pat O’Kearn, Irlandais, tenancier dela taverne du Shadow’s-Bar ;

« 2° Mrs O’Kearn, néeO’Keeffe ;

« 3° Gailbraith,pugiliste ;

« 4° Bloxham, boucher.

« Plus sept autres habitués de la taverneen question et appartenant à la classe ouvrière.

« Et tous ont déclaré :

« Que Coxward était, sans aucun doute,l’individu qui avait boxé à Shadow’s-Bar, avait volé une montre etavait été poursuivi ;

« Que tous le connaissaient de longuedate et qu’aucune méprise n’était possible ni mêmesupposable ;

« Que l’incident raconté par le journalétait vrai dans tous ses détails ;

« Enfin que la scène s’était bien passéeentre onze heures du soir 1er avril et une heure du matin, 2avril.

« Ces documents – dont l’authenticité nesaurait être mise en doute – sont affichés dans notre salle desdépêches : le public parisien peut ainsi juger du bien fondédes critiques discourtoises dont certains concurrents – dépités –avaient cru devoir nous accabler. Cette revanche de la véritécontre le bluff nous suffit.

Seuls nous avions raison ;

LE CADAVRE DE L’OBÉLISQUE N’EST PAS CELUI DE

COXWARD LE BOXEUR

« Décidément, notre ineffable chef de laSûreté, M. Davaine, et son illustre collaborateur, legrotesque Bobby, n’ont rien de commun avec le légendaireSherlock-Holmes.

« Nous rappelons au célèbre M. Bobbyque les caisses de l’Assistance publique sont situées avenueVictoria, à deux pas de l’Hôtel de Ville.

Ce fut par la ville un immense éclat derire.

On ne s’occupait certes plus du crime quiavait été réellement commis, ni de l’assassin, ni de sa victime. Dumoment qu’elle ne s’appelait pas Coxward, il semblait que sa mortn’offrit plus aucun intérêt.

Mais quelque chose survivait, c’était le nomde Bobby, Bobby, l’illustrissime, Bobby, l’admirable détective, etce fut dans les journaux du lendemain matin une ruée deplaisanteries, de blagues féroces.

Des caricatures le flagellaient, sous desapparences plus ou moins folles. On vendait les cartes postalesBobby, Bobby par-ci, Bobby par là. Il était devenu le héros du jouret devant l’hôtel où il demeurait, des groupes se concertaient,hurlant à pleine voix :

– Conspuez Bobby !… Bobby à Charenton,tontaine !…

Ce qui mit le comble à cette excitationgénérale, c’est que Madame Bobby se fit conduire en voiture auxbureaux du Reporter, passa en coup de vent devant lesgarçons de bureau, grimpa l’escalier et, ouvrant une porte auhasard, tomba dans la salle de rédaction.

Et sans crier gare, cette femme sèche, grandeet maigre, type antique de l’Anglaise à longues dents, habilléecomme un chien savant, se jeta sur les rédacteurs, le parapluie enbataille, et distribua des horions à droite et à gauche, taillantet estocadant et risquant fort d’éborgner des adversaires.

Ce ne fut point petite affaire que demaîtriser cette furie qui prétendait venger l’honneur de sonmari.

On parvint enfin à s’emparer d’elle et à laremettre aux mains de sergents de ville qui durent la ligoter pourla réduire à l’impuissance, non sans recevoir encore d’assezvigoureux horions.

On la porta au poste où les agents eurentencore à la défendre contre ses excentricités combatives.

Sur l’ordre de la Préfecture, elle passa parle Dépôt, mais fut immédiatement conduite au bureau deM. Lépine.

Fort heureusement, elle s’était un peu calméeet daigna ne pas répondre par des injures à notre haut magistrat.Toujours frémissante, elle expliqua que M. Bobby, citoyenanglais, que Madame Bobby, fille d’Écosse, ne toléreraient pas lesoutrages dont les journaux français les accablaient, que c’étaitinfâme que d’accuser M. Bobby d’erreur ou de mensonge, qu’ilne s’était jamais trompé et que la tête sur le billot de MarieStuart, elle jurerait encore que le mort de l’Obélisque étaitCoxward.

– Mais vous, madame, vous connaissez ceCoxward ?

– Pour qui me prenez-vous ; est-ce que jefréquente des gens de cette catégorie ?

– Alors, comment savez-vous que c’est luiqui…

– M. Bobby l’a dit…

– Très bien ! très bien ! fit unevoix claire, celle de M. Bobby qui venait d’être introduit.Cette réponse est conforme aux enseignements de la raison. La femmedoit croire à toute parole de son mari…

– Ah ! vous voici, monsieur Bobby, fit lepréfet d’un accent assez sec. Vous êtes citoyen anglais : doncvous savez ce que signifient les mots : To keep thepeace, gardez la paix. Or, si je ne discute pas vos opinions,j’estime qu’il vous est interdit de faire du scandale pour lesaffirmer, et, avant de prendre à votre égard une décision qui mepeinerait, je vous demande si vous et Madame Bobby vous vousengagez à garder la paix, c’est-à-dire à ne point troubler l’ordre…répondez-moi, je vous prie…

M. Bobby se redressa avec une imposantedignité :

– C’est-à-dire qu’à moi, citoyen de la libreAngleterre, vous voulez imposer cette opinion contraire à lavérité… que Coxward n’est pas Coxward.

– Je n’entends rien vous imposer du tout – sice n’est de vous tenir tranquille et de n’aller point assaillir lesgens chez eux, ainsi qu’a eu tort de le faire la très honorablemadame Bobby.

– Madame Bobby, agissant selon sa conscience,ne mérite aucun blâme…

– Donnez-nous au moins votre parole que vousne recommencerez pas…

– Je m’y refuse…

– Et vous, madame Bobby ?

– Je m’y refuse.

– Alors je me vois contraint d’user des droitsque la loi me confère… vous allez rentrer à votre hôtel, vous,monsieur Bobby, et faire vos préparatifs de départ… le train deCalais part à huit heures… vous trouverez Madame Bobby à la gare duNord, et, signification vous étant faite d’un arrêt d’expulsion,vous vous embarquerez incontinent pour l’Angleterre.

– C’est bon, fit noblement M. Bobby, celan’empêchera pas que Coxward ne soit Coxward.

Et, le soir même, Bobby et son irascibleépouse quittaient Paris.

L’affaire était-elle terminée et le dossierserait-il classé ?

On eût été bien surpris – et surtout épouvanté– si on avait pu prévoir les effroyables événements que devaitentraîner à sa suite ce crime de l’Obélisque.

Partie 2
CHIMISTE, DÉTECTIVE ET REPORTER

I – Le carnet de M. Bobby

 

Ceci se passe à Londres.

M. Bobby est seul dans le petit parloirdu cottage qu’il occupe depuis vingt ans, au coin d’IslingtonGardens.

Madame Bobby est absente.

Il a ouvert un tiroir du petit secrétaire,épave du mobilier paternel, et en a tiré un cahier relié de cuir,fermé par une serrure d’acier.

Ceci est le journal de sa vie, tenu au courantdepuis son enfance – sept ans – sans que jamais, selon le principedu poète, aucun jour se soit passé qu’il n’y ait inscrit au moinsune ligne. Nulla dies sine lines.

M. Bobby est mélancolique, mais seslèvres serrées et son menton dur témoignent d’une volonté que rienne fait fléchir.

Il a posé le carnet sur la tablette, a faitjouer le ressort. Il feuillette, remonte en arrière et enfinrelit.

« Moi, citoyen anglais, né dans la villede Londres, cockney pur sang, ayant entendu les cloches deBow-Church mêler leur son grave à mes premiersvagissements…[2] j’ai été expulsé de France et je n’aipu résister. Me pardonnent mes aïeux d’Azincourt !

« Mais la Providence, à laquelle nul nerésiste, avait décidé que son fidèle serviteur n’aurait point, parcet affront, épuisé la coupe d’amertume.

« Dès le lendemain de mon retour en mespénates, une convocation, dont la sécheresse ne me promettait riende bon, m’appelait à Scotland Yard où je fus reçu parM. Sewingtrow, mon chef direct.

« Encouragé par la fermeté de Suzan –c’est-à-dire de Madame Bobby – je me présentai, en homme sûr de labonté de sa cause.

« Mais que valent les mérites affirmésd’un homme, en face de la calomnie, et de ce que j’oserais appelerl’inintelligence.

« Il me fut reproché de m’être mêlé, dansun pays ami, de détails qui ne me regardaient pas, d’avoir attirésur moi et sur l’Angleterre, l’attention malveillante des foules,et – considération qui me fut plus pénible que toute autre –d’avoir rendu la police britannique ridicule et suspected’incohérence.

« En vain je m’expliquai. J’exposai lesprincipes qui avaient été mes guides – l’amour de la vérité, ledésir d’être utile – en vain je rappelai les enseignements morauxet religieux que je m’étais efforcé de mettre en pratique.

« Évidemment j’étais condamné d’avance.Aucun de mes arguments ne produisit l’effet sur lequel j’étais endroit de compter ; et, finalement, je fus informé que j’étaissuspendu de mes fonctions jusqu’à nouvel ordre.

« Il ne me restait qu’à m’incliner, cequi fut fait.

« En quelques paroles dont j’eus lieud’être satisfait, et qui ne furent pas sans éloquence, je protestairespectueusement contre la mesure qui me frappait.

« – Monsieur Sewingthrow, dis-je enmanière de conclusion, le sang des martyrs, tombant sur la terre, afait lever une moisson de vérité : sans que, dans monhumilité, il me convienne de me comparer à ces saints précurseurs,permettez-moi d’affirmer que l’erreur dont je suis la tristevictime aura peut-être un contrecoup regrettable sur la moralitépublique.

« Mon chef, déconcerté, s’en tira par unephrase que je catalogue dans la série des outrages immérités.

« – Vous êtes un imbécile, me dit-il.Tenez-vous tranquille, et attendez les événements.

« Et je suis rentré chez moi, heureux dedéverser dans le sein de ma compagne, l’amertume dont mon cœurétait gonflé.

« – Monsieur Bobby, me dit cette femmeremarquable, l’affront dont vous êtes l’objet, retombe sur moi.J’attendrai que vous nous réhabilitiez tous les deux.

« Ces paroles me dictaient mon devoir. Ilme fallait désormais consacrer ma vie à la recherche de cettevérité, à savoir que Coxward, assassiné à Paris, le 2 avril, setrouvait cependant à Londres quelques heures auparavant.

« Car ici, je dois faire un aveu. J’avaispris connaissance du journal où sa présence dans la nuit du 1er au2 avril était relatée, et j’ai trop le respect de la presse de monpays pour avoir mis un seul instant en doute cette affirmation,qui, émanée du journalisme français, m’eût paru plus quesuspecte.

« Et je ne fus pas surpris lorsque, dèsle lendemain, ayant repris pour mon compte l’enquête naguère menéepar mes critiques, j’acquis la certitude que les témoins consultésavaient dit la vérité. Ils avaient assisté au match de boxe danslequel Coxward s’était disqualifié.

« C’était sous un uppercut aumenton qu’il avait chancelé, essayant d’abord un clinch,mais définitivement abattu par un left qui l’avait jeté àterre. On imputait à la lâcheté sa promptitude à proclamer sadéfaite. Mais, tous détails recueillis, il m’apparut que Coxwardavait un plan spécial, qui était de ménager ses forces pourréaliser le méfait qu’il méditait, c’est-à-dire le vol dont, uninstant après, il allait se rendre coupable.

« Mes précisions se sont établies de lafaçon la plus nette.

« Il était une heure moins cinq minuteslorsque Coxward – très vivant et parfaitement alerte – avait sautépar la fenêtre, au rez-de-chaussée du Shadows-Bar, et s’étaitenfui, poursuivi par la meute furieuse de ses adversaires.

« Que Coxward fût un voleur, la chosen’était pas pour m’émouvoir, son caractère étant établi de longuedate. Rien dans cette aventure n’était contraire à lavraisemblance. Ces témoins n’avaient pu se tromper sur sonidentité, car il leur était connu depuis longtemps, comme àmoi-même, qui, plusieurs fois, avais fait peser sur lui la main dejustice.

« Or, depuis le moment où Coxward,harcelé, avait disparu à quelque distance de Highbury Crescent,avait-il reparu ? Non. Nul n’avait entendu parler de lui. Lesnombreuses tavernes où il fréquentait d’ordinaire n’avaient pas eul’honneur de sa visite, et je dois ajouter que, rompant avec toutesmes délicatesses ordinaires, j’en vins à m’abaisser jusqu’àrechercher une certaine Bessie Bell, fille de mœurs blâmables, aveclaquelle il entretenait d’inqualifiables relations, et que, l’ayantretrouvée, et malgré la répulsion que m’inspirent ces créatures –surtout lorsque je ne suis pas en service commandé – jel’interrogeai et appris d’elle qu’elle n’avait plus reçu sa visite,circonstance dont elle se souciait peu d’ailleurs, ainsi qu’elle mel’affirma cyniquement.

« Donc, le fait était établi. Pourquiconque, il semblait que Coxward avait quitté Londres oupeut-être était mort. J’avais constaté que dans tous les milieux debas sport, et Dieu sait s’ils sont nombreux, il était restéinvisible. L’hypothèse de la mort subite était la plus plausible,bien entendu pour tout autre que pour moi. Mais j’agis comme sielle avait été possible. Un mort laisse des traces, on l’enterre,on le jette à l’eau ou on le brûle, comme chez les Hindous.

« Pas le moindre vestige de soncadavre.

« Donc, et je tiens à établir le fait àl’appui de ma propre conviction, Coxward était vivant, parce querien n’établit le contraire et que je l’ai vu, à la Morgue deParis.

« D’où cette question :

« Qu’a fait Coxward depuis le moment oùon l’a perdu de vue à Londres, aux abords de Highbury Crescent,jusqu’à l’heure où on l’a trouvé – lui et non pas un autre –accroché à la grille de l’Obélisque ?

« Cherchez et vous trouverez, a dit leSeigneur.

« Je chercherai. »

Le carnet de M. Bobby relataitsoigneusement les péripéties de l’enquête minutieuse à laquelle ils’était livré, partant de ce point que, d’après des informationssoigneusement recueillies, Coxward, au moment du match et de lascène du vol, était prodigieusement ivre et par conséquent n’étaitpas susceptible de fournir une très longue traite.

Il avait donc méthodiquement étudié, une àune, toutes les rues, ruelles, lanes qui environnentHighbury Crescent, s’introduisant même chez les particuliers sousdes prétextes plus ou moins spécieux, essuyant philosophiquementdes rebuffades, mais impassible et inébranlable.

Le cercle de ses recherches se resserranttoujours, il en était arrivé à remarquer, dans Corsica street, voieencore nouvelle, tracée en plein champ et où les constructions sontdes plus rares, une maison singulière, un pavillon dont lesfenêtres et les volets étaient toujours hermétiquement clos.

Un mur assez élevé entourait la propriété qui,au premier coup d’œil, semblait inhabitée.

Naturellement, M. Bobby n’avait pasmanqué de chercher à s’introduire dans cette maison, assezmystérieuse en somme, et dont la physionomie était faite pourpiquer la curiosité.

Lisons, par-dessus son épaule, les indicationsde son carnet.

« Tout autre que moi se lasserait devantla difficulté de la tâche que je me suis fixée. Nulle trace deCoxward. Je suis certain – je dis certain – qu’il n’a pénétré dansaucune des maisons aux environs de Highbury Crescent – je les aivisitées toutes, moins une.

« Bien entendu, je me suis présenté à laporte de cette dernière et, marteau ou sonnette, j’ai employé tousles moyens en usage pour obtenir mon introduction. Peine perdue.Mes appels sont restés inentendus ou très probablement leshabitants, ou du moins l’habitant, de cette demeure se refuse parprincipe à accueillir tout visiteur.

« J’ai pris des renseignements auxalentours, mais là encore, ma curiosité est restée insatisfaite, oudu moins ce que j’ai pu apprendre n’a fait que la surexciter.

« Cette maison appartient à un certainsir Athel Random, descendant, paraît-il, d’une des plus vieillesfamilles londoniennes. Ce personnage a acquis la propriété dont ils’agit à un prix assez élevé, immédiatement soldé comme on dit,cash on counter.

« Il s’occupe de recherches chimiques,aussi de mécanique. Du moins on le suppose, d’après les indicationsque portaient d’énormes caisses amenées par des camionneurs, lorsde son emménagement. Il vit seul, sans domestiques, et, choseinouïe, jamais fournisseur n’a été vu lui apportant des provisionsde bouche.

« Il sort très rarement, dans uneautomobile de forme assez bizarre, de si petites dimensions qu’onne peut comprendre en quelle partie peut bien être logé le moteur.Ce véhicule roule avec une rapidité exceptionnelle. Mais, à cesujet, je n’ai pu recueillir que peu de détails.

« Un bruit a couru que, naguère, ilhabitait Kilburo, près de Brondesbury station. Une nuit, la maisonaurait sauté, et sir Athel aurait dû payer une indemnitéconsidérable tant au propriétaire qu’aux voisins. J’ai vérifié lefait qui est exact.

« Un fou, disent les uns ; unmagicien, disent les autres.

« Pendant les premiers temps de sonséjour à Highbury, on le taxait de complicité avec les anarchistes,propagandistes par le fait.

« On parle aussi – mais d’une façonencore plus vague – d’un projet de mariage entre sir Athel Randomet Mary Redmore, fille d’un riche propriétaire des environs. Mais,subitement, les pourparlers auraient été rompus, on ne sait pourquelle cause. Ceci ne s’appuie que sur des racontars dedomestiques, sur ces papotages sans consistance que les Françaisappellent des potins.

« Il semble qu’il n’existe, qu’il nepuisse exister aucune relation entre l’existence de ce mystérieuxpersonnage et la disparition de Coxward. Pourtant il ne faut riennégliger…

« Dix jours plus tard. Peut-êtreune lueur dans la nuit. Devant les difficultés que je rencontrais àm’introduire chez sir Random, j’ai tourné mes batteries d’un autrecôté… il ne m’a pas été très difficile de découvrir le manoir deJedediah Redmore, qui possède une grande fortune et s’est érigé unvéritable château, auprès de Newington Park.

« Les millions qu’il possède auraient étéacquis dans le commerce des produits chimiques. La maison Redmore –Blackwith successeurs – est encore une des plus considérables de laCité.

« Il est veuf et a une fille, Mary, àlaquelle il porte une affection passionnée. Les renseignements prisdans son entourage ont confirmé les informations vagues que j’avaisrecueillies. En effet, sir Athel, qui avait fait la connaissance deM. Redmore comme acheteur de produits chimiques, était devenule familier de la maison et peu à peu une sympathie du meilleuraloi s’était établie entre lui et la jeune fille. Les qualités denaissance, d’éducation, de fortune étant des plus satisfaisantes,M. Redmore n’avait élevé aucune objection contre le choix desa fille et le mariage avait été fixé à l’été prochain, vers juinou juillet.

« Subitement et sans qu’on pût mêmesupposer les motifs de ce revirement, tout avait été rompu. Je suisparvenu à savoir seulement qu’un matin sir Athel était accouru chezM. Redmore, pâle, défait, ayant l’allure d’un fou, qu’il avaitété introduit auprès de miss Mary, qu’un entretien assez long avaiteu lieu, troublé par les éclats d’une voix désespérée qui étaitcelle de sir Athel et qu’enfin il était reparti, le visage couvertde larmes, les traits convulsés et que depuis lors il n’avait pasreparu au château.

« Miss Mary, malgré la retenue imposéeaux jeunes filles, n’avait pu dissimuler le profond chagrin quis’était emparé d’elle et, depuis lors, elle portait des habits dedeuil…

« Certes, moi, Bobby, à qui lesentimentalisme est parfaitement étranger et préoccupé de soucisautrement importants que d’une aventure amoureuse, je n’auraispeut-être prêté à ces faits qu’une attention très superficielle, siun détail ne m’avait frappé.

« Du wattman de M. Redmore, aveclequel j’ai eu une longue causerie au cabaret du King’s Arms – dontle whisky est à recommander – j’ai appris…

« Que la visite de rupture, faite par sirAthel, datait du 2 AVRIL DERNIER, À 9 HEURES DU MATIN…

« Et pourquoi ne serait-ce pas une lueurdans la nuit ? »

II – Où la lueur grandit

 

Avec un aplomb que justifiait sa fonction dedétective – pour le moment honoraire – M. Bobby s’étaitprésenté au château Redmore, demandant carrément à être introduitauprès de miss Redmore.

À sa grande surprise, il avait étéimmédiatement reçu et conduit dans une sorte de bibliothèque où ilavait été invité à attendre.

Un assez long temps s’était écoulé : maisM. Bobby avait fait de la patience sa règle de conduite,quitte à ne la point respecter lorsqu’elle apportait quelque gêne àses desseins.

Enfin une porte s’était ouverte, et unpersonnage était entré.

Une sorte de géant, aux épaules énormes, rouxde cheveux et de barbe, avec lunettes d’or. Gros ventre, jambeslongues, pieds de roi sinon d’empereur.

M. Bobby n’avait pas hésité une seconde àreconnaître en lui M. Jedediah Redmore. Cette carrure demillionnaire ne pouvait le tromper.

Et, en effet, c’était bien M. Redmorequi, d’une voix un peu rude, mais adoucie par la courtoisie,demanda à l’intrus ce qui lui valait l’honneur de sa visite.

Malgré sa force de caractère, M. Bobbyhésita un moment à répondre : il eût mieux aimé se trouver enface d’une jeune fille qu’il eût plus facilement dominée de toutela hauteur de son intelligence.

Mais ce trouble fut court :

– Monsieur Redmore, dit-il, j’ai pour principeque la franchise est encore la seule façon d’arriver à son but.

« Je n’ai aucune raison plausible,palpable, pour me présenter devant vous.

– Alors ? fit M. Redmore d’un tonmoins cordial.

– Cependant, si je suis venu, c’estqu’évidemment j’ai des raisons – que je qualifierai de subtiles, dedélicates – et je vous prie de me prêter quelques minutesd’attention.

Sur un signe d’acquiescement ennuyé, Bobbyreprit :

– Quelques questions tout d’abord… si ellesvous paraissent déplacées, je vous supplie tout d’abord de mepardonner, car je n’agis qu’avec d’excellentes intentions…

– Cher monsieur, interrompit M. Redmore,si dans cinq minutes vous ne m’avez pas expliqué ce que vous venezfaire chez moi, je vous prends à la cravate et je vous jette par lafenêtre !…

Bobby eut un sourire exquis :

– Cinq minutes me suffisent, fit-il.Auriez-vous l’extrême complaisance de me dire si vous êtes enrelations avec un certain sir Athel Random, de Corsica street,Highbury…

De rouge qu’il était, Redmore était devenucramoisi :

– Ah ! vous venez de la part de cemisérable ! s’écria-t-il. Eh bien, vous en serez pour votredémarche, sir ! Mettez-vous dans la direction de la porte, queje vous y lance…

– Les cinq minutes ne sont pas écoulées et jeme fie à votre parole de gentleman. Donc ce nom vous est connupuisqu’il vous exaspère. Je continue. Est-ce vers le 2 avril dansla matinée que se passa ici certaine scène qui a mis fin à desrelations jusque-là assez amicales ?…

– Oui, sir, Le 2 avril. Je n’ai aucune raisonpour le cacher. Mais, by God ! qu’est-ce que celapeut vous faire ?…

– Croyez bien que je n’obéis pas à une vainecuriosité… je ne veux pas m’immiscer dans vos affaires privées.Mais à cette même date, il s’est passé une autre scène qui, je nesais quel instinct me le dit, n’est pas sans quelque lien aveccelle d’ici.

– Une scène !… Quoi ? Où ?

– À Paris, répondit gracieusementM. Bobby.

M. Redmore faisait de visibles effortspour se contenir. Mais à ce mot de Paris, tout son sang-froidl’abandonna. Et, convaincu qu’on se moquait de lui de la façon laplus outrageante, il accabla ce doux M. Bobby d’épithètes peucordiales et, finalement, lui ordonna de sortir.

Mais Bobby, voyant la partie perdue de cecôté, risqua le tout pour le tout et cria à pleine voix :

– Si miss Mary Redmore daignait m’entendre,nous arriverions à sauver sir Athel Random…

Et l’idée était ingénieuse, car la portes’ouvrit instantanément et miss Mary parut.

Ah ! la délicieuse enfant ! Vingtans, potelée, rose, avec un délicieux ébouriffement de cheveuxblonds qui lui faisaient une auréole.

– Qu’y a-t-il, papa ? demanda-t-ellevivement, et qui donc a prononcé le nom de…

Elle rougit vivement, s’apercevant enfin de laprésence de Bobby, qui, incliné, gentleman jusqu’aux bouts de sesbottines, témoignait de son respect pour la beauté.

– C’est cet imbécile, répondit Redmore, quivient me débiter je ne sais quelles sottises… il parle de lamatinée du 2 avril… cette date que nous devons oublier àjamais…

Miss Mary, d’un mouvement fort gentil, avaitporté la main à son cœur, comme si cette date l’y avait frappé.

– Papa, dit-elle, si pénible que soit touteallusion à ce jour malheureux, oubliez-vous que j’ai le plus grandintérêt (elle appuyait sur les mots) à savoir ce qui s’est passéchez la personne dont il s’agit – et par là démêler les motifsd’une aussi horrible aventure. – Si vous le permettez, j’aimerais àinterroger moi-même monsieur ?…

– Bobby, fit notre homme pour répondre àl’interrogation.

M. Redmore regrettait vivement de n’avoirpas plus tôt expédié l’importun par la fenêtre ; mais la voixde sa fille était si douce et remuait si délicieusement ses fibrespaternelles, que, ne se sentant pas de force à lui rien refuser, iltourna brusquement sur ses talons et sortit.

Première victoire de Bobby.

– Parlez, monsieur, lui dit vivement missMary. Que savez-vous de sir Athel ?…

– Rien, hélas ! jusqu’à présent, miss.Mais comme j’avais l’honneur de le dire à votre respectable père,je suis un homme d’intuition, de flair et j’ai la convictionqu’avec un peu d’aide j’arriverais à percer un redoutable mystère –qui, peut-être, vous intéresse autant que moi.

– Vos paroles sont bien obscures.Connaissez-vous sir Athel ?

– J’ai fait l’impossible pour parvenir jusqu’àlui… mais, je n’ai pas réussi…

– Mais quelles relations existent entre vouset lui ?

– Aucune jusqu’à présent. Voyons, miss !écoutez-moi quelques instants, je vous en prie. Le 2 avril aumatin, sir Athel s’est-il, oui ou non, présenté chez vous, pâle, endésordre, avec les allures d’un fou et n’a-t-il pas proféré desparoles qui vous ont à la fois surprise et désolée ?…

– Cela est vrai !

– Oserais-je vous demander, miss, quellesfurent ces paroles… ou tout au moins en est-il que vous consentiezà me répéter ?…

La jeune fille hésita un instant.

Elle regarda Bobby et elle eut la notion qu’ilavait visage d’honnête homme.

– Sir Athel, que j’avais vu deux joursauparavant, affable, bon, confiant en l’avenir que – je le dis sanshonte – je devais partager avec lui, s’est présenté ici, le 2avril, à neuf heures du matin, livide, les traits tirés,méconnaissable… et alors, comme je le pressais de questions, il m’adit qu’il était déshonoré… qu’il avait commis un crime horrible…lui ! lui, si loyal !… qu’il ne pouvait exiger de moil’accomplissement de la promesse échangée entre nous… que je nepouvais pas, que je ne devais pas enchaîner ma vie à celle d’uncoupable ! que sais-je encore ! Les paroles entrecoupées,les sanglots qui les ponctuaient, tout m’épouvantait… je lesuppliai de s’expliquer plus clairement… lui affirmant que mêmes’il avait commis quelque imprudence, je lui pardonnerais… jel’aiderais à la réparer… soudain, il s’est enfui… et depuis lors iln’est plus revenu…

Et elle fondit en larmes en cachant sa têtedans ses mains.

Bobby avait écouté attentivement :

– Vous n’avez jamais remarqué chez sir Athelquelque dérangement d’esprit…

– Jamais !… Certes, il était souventpréoccupé. Je savais qu’il consacrait toute sa vie, toute sonintelligence à la réalisation d’une invention nouvelle qu’il aparfois essayé de m’expliquer… mais, malgré toute l’attention queje prêtais à ses paroles, mon ignorance en matières scientifiquesne me permettait pas de suivre son raisonnement…

– Dans quel ordre d’idées étaient dirigées sesrecherches ?…

– Il m’a dit une fois que s’il parvenait aubout de ses efforts, les ballons dirigeables, les aéroplanes neseraient plus que des jouets d’enfant, et qu’il se ferait fortd’aller de Londres à New-York en deux heures…

M. Bobby bondit sur ses pieds et,obéissant à une force supérieure à sa volonté, esquissa un pas degigue, en chantonnant un vieux refrain de minstrel[3] nègre.

Buffalo girls,

Wont ye come out to night… etc [4]

– Eh bien, sir ! devenez-vous fouvous-même ! s’écria miss Mary, un peu inquiète.

M. Bobby retomba d’aplomb, au portd’armes.

– Excusez-moi, miss. Je ne suis pas fou et jen’ai eu nulle intention de vous offenser… Mais ce que vous venez deme dire !… Si vous pouviez savoir !… En deux heures,mille lieues !… Mais alors de Londres à Paris… 350 kilomètres…une misère ! Dix minutes peut-être !… et alorsCoxward !… oui, évidemment !… le lien existe… ilexiste !…

– Je ne vous comprends pas…

– Mais moi non plus ! répliqua Bobby.Mais l’intuition fonctionne… le flair opère !…

Il s’arrêta tout à coup, puis, de sa voixredevenue correcte :

– Miss Mary Redmore, dit-il, il fautabsolument que je voie sir Athel. Je vous affirme, sur ma parole decitoyen anglais, pur Cockney de Londres, que, dans toute cetteaffaire, je n’ai que des vues parfaitement honorables, j’ajouteraique, touché par votre situation personnelle – je suis marié, miss,et je sais ce que c’est que l’affection d’une femme pour l’hommequ’elle a choisi – je suis tout prêt à vous aider à réparer, s’ilest possible, les conséquences de la matinée du 2 avril… aidez-moià voir sir Athel… et je le ramène à vos pieds…

– Ah ! si vous pouviez accomplir cemiracle…

– Hé ! hé ! à vous regarder, miss,il ne m’apparaît pas que le miracle soit irréalisable… je suiscertain que ce n’est pas de gaieté de cœur que sir Athel a renoncéau bonheur d’être votre époux… il a dû éclater, dans sa vie, unecatastrophe que je pressens, que je devine, mais que je ne puisdéfinir… et dont peut-être j’arriverai à pallier les effets…

– Que je suis heureuse de vous entendre…Hélas ! je perdais tout espoir, et je ne sais pourquoi… maisj’ai confiance en vous…

– Alors, répondez à ma question… Vous est-ilpossible de m’obtenir une entrevue avec sir Athel ?…

– Je ne sais que vous dire… Déjà, faisantlitière de tout amour-propre, je lui ai écrit… il ne m’a pasrépondu…

– Mais vos lettres lui sontparvenues ?…

– J’en suis sûr. C’est ma gouvernanteelle-même qui les a jetées dans sa boîte…

– Et qui pourrait en jeter unenouvelle !

– Oui.

M. Bobby se frappa le front.

– Écrivez, miss, écrivez. Dites à sir Athelque vous le suppliez de recevoir un gentleman qui se présenteraaujourd’hui même, à cinq heures.

Il s’interrompit, puis avec un gestedécidé :

– Allons-y ! (Go on !) Quine risque rien n’a rien.

Puis reprenant sa dictée :

– … et qui désire vous entretenir au sujet dupersonnage dont la photographie est ci-jointe…

Il tira de sa poche une photographie, et missMary, obéissante, l’introduisit dans l’enveloppe.

C’était celle de Coxward…

III – Deux visites au lieu d’une

 

À cinq heures moins le quart – heure précise –quelqu’un sonnait à la porte de sir Athel Random.

Cette porte tournait brusquement sur sesgonds.

Un homme, d’assez haute taille, jeune, trèspâle, présentant le type de l’Anglais moderne, les cheveux noirsbien séparés par une raie impeccable, les moustaches tombant à laceltique des deux côtés des lèvres, se profilait dans le cadre dechêne.

Voyant un étranger devant lui :

– J’ai bien reçu la lettre de miss MaryRedmore, dit sir Athel Random d’une voix un peu traînante, vousêtes le bienvenu, monsieur, entrez…

Le visiteur, sans hésitation, obéit àl’invitation qui lui était adressée.

Sir Athel, le précédant, traversa une petitecour, au fond de laquelle se dressait un bâtiment, enrez-de-chaussée, qui avait des apparences d’atelier.

Il ouvrit une autre porte, dans la partiegauche du bâtiment, s’effaça et, d’un geste courtois, invital’autre à pénétrer dans la pièce.

C’était une sorte de cabinet, vitré, trèsclair, avec au milieu une longue table chargée d’instruments dephysique et de chimie, depuis le baromètre enregistreur jusqu’à lacornue à doubles tubulures, aussi de papiers nombreux et degraphiques étalés.

Sir Athel désigna un siège à l’arrivant,s’assit lui-même.

Ce jeune Anglais – qu’on était bien près detaxer de folie – était un beau garçon de vingt-cinq ans à peuprès.

Sous un front élevé et bombé, des yeux –légèrement enfoncés dans les orbites – brûlaient d’intelligence etpeut-être aussi d’une fièvre interne, combattue par la volonté. Labouche était ferme, charnue, vigoureuse.

L’ensemble dénonçait une nature énergique etcourageuse.

Le nouveau venu était de forte carrure, levisage assez maigre barré d’une moustache dont les pointess’effilaient cosmétiquement, cinquante ans, les cheveux grisonnantstaillés en brosse.

La mise était correcte, le chapeau – qu’ilavait retiré – se trouvait à l’arrivée un peu trop penché sur lecôté ; la main, solide et velue, tenait une canne qui pour unpeu aurait concouru victorieusement pour le diplôme de gourdin.

Comme sir Athel le considérait un instantavant de lui adresser la parole, l’autre – qui n’était pasM. Bobby – tira de sa poche un carnet, de ce carnet une cartede visite qu’il présenta. Sir Athel la prit et lut :

– Arthur de Labergère – avec dans le coin, enbas à gauche, un mot raturé au-dessus duquel on lisait, écrite à laplume, cette annotation : – Le Nouvelliste –Paris.

Sir Athel ne broncha pas. Labergère ditalors :

– Monsieur, je suis journaliste. Chef dureportage au Nouvelliste de Paris, naguère attaché auReporter que j’ai quitté à la suite de péripéties qui nevous intéresseraient nullement et je viens vous prier de m’accorderquelques minutes d’entretien…

– C’est bien vous dont la visite m’a étéannoncée par miss Redmore ?

Labergère s’inclina – à la muette – ce quin’était pas compromettant.

– Et vous venez pour m’entretenir de l’hommedont la photographie m’a été adressée, dans la lettre même quim’avisait de votre visite…

Si maître de lui que fût le reporter en chef –du Nouvelliste – qui auparavant faisait partie de larédaction du Reporter et n’avait quitté ce dernier journalpour aller chez son concurrent qu’à la suite de circonstances trèssimples dont nous dirons un mot tout à l’heure, – Labergère,disons-nous, eut un léger mouvement de surprise.

Il était parti de Paris le matin même etignorait totalement qu’une miss dont le nom lui était parfaitementinconnu eût annoncé sa visite… quant à la photographie dont il luiétait parlé, il n’en savait pas davantage.

– Monsieur, dit-il, j’ai la certitude qu’ilsuffira d’un mot pour vous démontrer l’intérêt de ma démarche, etpour vous et pour moi. Laissez-moi d’abord vous dire que le journalque je représente compte un million de lecteurs, ce qui vousindique la notoriété dont il jouit en France et à l’étranger…

– Je ne lis jamais de journaux, dit doucementsir Athel.

– Je le regrette, monsieur, car la presse estla grande éducatrice du monde… passons ! Seriez-vous assezaimable pour répondre à cette seule et unique question : vousêtes bien sir Athel Random, de Highbury, London ?

– Tel est, en effet, mon nom… mais avant quevous poursuiviez votre interrogatoire, permettez-moi à mon tour devous poser aussi une question. Oui ou non, êtes-vous l’homme quim’a été annoncé par miss Mary Redmore ?

– Mais, je vous affirme…

– Avez-vous quelques renseignements à medonner sur l’homme dont la photographie m’a été adressée… et quevoici ?

Et très froid, très maître de lui, sir Athelprésenta à Labergère la photographie glissée par la jeune filledans la lettre dont Bobby lui avait dicté la teneur…

Rappelons maintenant que Labergère étaitattaché au Reporter pendant l’incident Coxward-Bobby, àParis : son enquête, à Londres, avec l’aide du solicitor EdwinBatleworth, avait abouti à la constatation de l’existence deCoxward, à Londres, dans la nuit du 1er au 2 avril, et grâce auxpreuves qu’il avait recueillies, la victoire du Reportersur son concurrent le Nouvelliste avait été complète ethumiliante pour son rival.

C’est alors que, quoique très largementrémunéré par le Reporter, Labergère – qui faisait passerles affaires avant le sentiment – était allé trouver le directeurdu Nouvelliste et lui avait offert moyennant rétributionsupérieure à ce qu’il pouvait espérer du Reporter,d’employer tous ses talents d’enquêteur à infliger auditReporter une revanche dont celui-ci supporterait à sontour tous les inconvénients.

C’était d’une délicatesse discutable, mais ilconvient d’accepter les mœurs de certains milieux pour ce qu’ellesvalent et de ne point monter sur les chevaux, beaucoup trop grands,de la simple probité.

Or la spécialité de Labergère – dont lacapacité était indéniable et reconnue par tous – c’était de setenir au courant des moindres incidents et d’un détail, enapparence insignifiant, de faire jaillir des conséquencesinattendues.

D’ailleurs homme d’une indomptable énergie etd’un courage à toute épreuve, et prêt à toute action mêmegénéreuse, du moment qu’il y trouvait son intérêt.

Donc sir Athel lui mettait sous les yeux laphotographie en question, sans pensée de défiance d’ailleurs :miss Mary n’ayant pas écrit le nom du visiteur annoncé, pourquoi nes’appellerait-il pas Labergère ?

Celui-ci regarda le portrait : or, ilfaut se rappeler qu’il n’avait vu le personnage qu’à l’état decadavre horriblement mutilé, les yeux convulsés, la mâchoirebrisée, bref, fort peu semblable à cette photographie d’hommevivant, avec sa physionomie de brute active et batailleuse.

Et malgré lui, obéissant à un sentiment desincérité – regrettable dans la spécialité de sa profession – ilrépondit :

– Je ne le connais pas…

– En ce cas, monsieur, dit sir Athel en selevant, je n’ai point à engager de relations avec vous et je vousprie…

La phrase fut coupée par un formidable coup desonnette venant de l’intérieur.

Sir Athel saisit Labergère par lepoignet ; et d’honneur, cet Anglais d’apparence frêle étaitd’une force peu ordinaire. Car sous la pression, il força Labergèreà se lever, le poussa vers la porte de la pièce, puis dehors, luifit traverser la cour, ouvrit la porte extérieure et s’apprêtait àle jeter dehors, quand un double cri retentit :

– Monsieur Bobby !

– Un homme du Reporter !…

Bobby avait reconnu du premier coup d’œil lerédacteur du journal qui l’avait si férocement raillé et, lespoings en avant, il se disposait à lui marteler la figure d’unswing de choix, quand, voyant sir Athel, il reprit sonsang-froid et avec sa correction reconquise, lui dit ens’inclinant :

– De la part de miss Redmore…

Surpris par l’intervention de ce tiers quiprononçait le « Sésame, ouvre-toi ! » qu’ilattendait, sir Athel avait lâché Labergère qui, assez penaud del’aventure, s’accotait au chambranle de la porte.

Lui aussi avait reconnu Bobby et se sentaitfort marri de cette apparition inattendue.

Bobby avait passé devant lui, avec unearrogance non dissimulée.

– Vous avez bien reçu la photographie ?demanda Bobby à sir Athel.

– C’est donc bien vous que j’attends…

– Yes, sir !… quant à celui-ci, je medemande à quel propos je le trouve sur le seuil de votre porte… entout cas, je sais que c’est un méchant homme et un traître… et jevous engage à le jeter dehors…

– Ah mais ! dites donc ! vous savezque vous commencez à m’échauffer les oreilles, s’écriaLabergère.

– Monsieur, dit froidement sir Athel, je vousprie de garder la paix. Je ne vous connais pas et n’ai aucun désirde vous connaître… Vous avez cherché à vous introduirefrauduleusement chez moi… je ne sais pour quel motif… et je vousinvite à vous retirer…

– Soit ! fit Labergère qui avait replantéson chapeau sur sa tête, en une attitude de casseur d’assiettes,vous m’avez présenté une photographie… que je n’ai pas reconnue…moi je vous présente ceci et j’espère que vous le reconnaissez…

Il avait brusquement déboutonné son veston etde la pochette de son portefeuille avait extrait une feuille depapier maculée, à demi déchirée, qui laissait voir un en-têtecommercial et quelques lignes d’écriture.

Sir Athel y jeta les yeux et poussant uncri :

– Certes ! Ceci est un fragment delettre…

– Qui vous a été adressée, qui porte votre nomet qui, autant que j’ai pu le comprendre, a trait à une commande deproduits chimiques…

– C’est absolument vrai. Mais, reprit Atheldont la voix tremblait, comment cette lettre est-elle entre vosmains ? Où l’avez-vous trouvée ?

– Je vous l’expliquerai, monsieur, lorsquevotre courtoisie aura pris le dessus sur je ne sais quelle lubiequi me fait presque douter de votre intellect.

Sir Athel réfléchit un instant.

– Vous avez raison, dit-il, et je vous pried’agréer mes excuses. Monsieur Bobby, veuillez entrer dans moncabinet. Vous, monsieur Labergère, je vous prie de m’accorder unedemi-heure, une heure peut-être… et si vous le voulez bien, vousattendrez dans mon laboratoire…

Un vrai reporter doit ignorer l’amour-propreet ne jamais se formaliser. Que voulait Labergère ? Causeravec sir Athel. Une heure plus tôt, une heure plus tard,qu’importait ?

– Je suis à vos ordres, dit-il, en s’inclinantpresque poliment.

Bobby, qui, après réflexion, ne se souciaitpas d’engager une querelle, était entré dans le cabinet de sirAthel.

Celui-ci conduisit le reporter à un petitbâtiment situé au milieu du jardin et, l’y introduisant, lui montrades rayons couverts de flacons, bocaux et vases divers.

– Dans votre intérêt, je vous engage à netoucher à aucun de ces produits : il en est de fort dangereux,voire même de foudroyants et je serais au désespoir d’être encoreune fois (il dit entre ses dents ces trois derniers mots) la caused’un accident.

– Soyez tranquille, dit Labergère avec un grosrire, je tiens trop à ma peau pour enfreindre la consigne… vousdites une heure de plus ? Je vous serai fort reconnaissant dene pas abuser de ma patience…

– Je ferai tout pour abréger cette attente,dit sir Athel.

Les deux hommes se saluèrent encore une foiset l’Anglais sortit.

IV – Le triomphe de M. Bobby

 

Pendant cet incident, M. Bobby serongeait les poings : par quelle fatalité trouvait-il sur saroute un des hommes à qui il voulait mal de mort, un misérable quil’avait insulté, bafoué !… et cela au moment même où ilsentait – en une intuition géniale – que l’affaire Coxward allaitprendre une physionomie toute nouvelle…

– Allons ! Bobby ! trêve auxrancunes personnelles ! Tu as une tâche à remplir, tu doisréhabiliter le nom que tu as donné à ta digne épouse… Sois homme etdéploie toutes les ressources de ta remarquable intelligence… tavengeance viendra plus tard, froide et meilleure à déguster, commea dit le poète !

Sir Athel rentra. Bobby salua,militairement.

– Monsieur, lui dit le jeune Anglais, vousvous présentez sous les auspices d’une personne qui m’est pluschère que ma vie… et dont une circonstance effroyablement tragiquem’a contraint à m’éloigner… à sa lettre était jointe unephotographie…

– Vous connaissez cet homme ? s’écriaBobby, incapable de maîtriser plus longtemps son impatience…

– Hélas ! puis-je dire que je leconnais ! je ne l’ai vu que pendant quelques secondes à peine…et en telle occurrence, si terrible et si atroce, que c’est miraclesi ses traits se sont fixés dans ma mémoire…

– Vous ignorez qui il est ?

– Absolument !…

– Et quand l’avez-vous vu ?…

– Oh ! cette date ne s’effacera jamais dema pensée… c’est…

– Laissez-moi achever… dans la nuit du 1er au2 avril…

– Oui ! mais à votre tour commentsavez-vous cela ?…

Bobby eut un petit geste de tête que sesparoles accentuèrent :

– Que voulez-vous ? Un peu de divination…l’intuition, sir Athel, l’intuition ! Donc cette date est bienexacte…

– Absolument…

– Et j’ajoute que ce fut entre une et deuxheures du matin…

– À une heure trente-cinq minutes… Oui, c’està ce moment que, sous les coups d’une affreuse fatalité, toute monexistence fut brisée… que la douleur, le désespoir, le remordsentrèrent dans mon cœur et en prirent possession, pour n’en plusjamais sortir… jamais… jamais !

Le jeune homme laissa tomber sa tête dans sesmains.

– Un instant ! fit Bobby, avec un gested’autorité. Je ne sais pas encore ce qui s’est passé… mais si c’estpour ce personnage que vous vous mettez en de tels états, car JohnCoxward – vous ignorez ce nom à ce qu’il paraît…

– Je l’entends prononcer pour la premièrefois…

– Ce John Coxward, dis-je, est – ou plutôtétait le plus insigne vaurien qui eut jamais traîné ses savatesdans les bas-fonds de Londres…

– Était… dites-vous ? Quoi ! Il estbien vrai qu’il est…

– Mort ! archi-mort ! Ce dont il nefaut s’émouvoir qu’avec modération. Cet incident lui ayant évité lapotence qui l’attendait à très courte échéance…

– Qu’importe ! c’était un homme… et jen’avais aucun droit sur sa vie… Mais, dites-moi ! commentêtes-vous sûr qu’il est mort ?

– Par une constatation fort simple… j’aireconnu son cadavre…

– Ah ! on a retrouvé son cadavre… Oùcela ?

– Ici, sir, je vous prie de faire appel àtoute votre énergie. Car ici c’est le point grave, la crête de lacôte mystérieuse que je cherche à gravir… le cadavre de JohnCoxward a été trouvé au milieu d’une place publique, dans cettemême nuit du 1er au 2 avril, à cinq heures du matin, àParis !

– À Paris, s’écria sir Athel en seredressant.

– Yes, sir ! c’est-à-dire à 250 millesd’ici, à vol d’oiseau… or, de une heure trente-cinq minutes à cinqheures du matin, cela nous donne justement trois heures vingt-cinqminutes dont il convient de déduire les dix minutes d’avance queParis a sur nous, donc trois heures quinze. – Or, est-il possiblequ’un homme fasse – volontairement ou non – ce voyage en un délaiaussi court ?

– Mais oui… cela est possible ! clama sirAthel. Je dis plus, ce délai est trois, quatre fois plus long qu’ilne devrait être… 250 milles, mais monsieur, c’est l’affaire detrois quarts d’heure au plus !…

On comprend que Bobby ne l’interrompitpas.

Pour lui, la lueur, naguère entrevue sifaible, s’élargissait, s’épanouissait, aveuglait.

– Il n’est rien d’impossible, dit-il. Maisvous avouerez qu’il est difficile de croire que le nommé JohnCoxward, espèce de va-nu-pieds, sans sou ni maille, fût enpossession de moyens de locomotion aussi rapides… Malgré toute laconfiance que vous méritez, vous me permettrez de douter un peu… Vupar vous, à ce que vous dites, à une heure et demie du matin, unhomme ne pouvait être à cent lieues d’ici à cinq heures dumatin !…

Sir Athel eut un geste de colère :

– Mais quand je vous dis qu’il aurait dû êtreà Paris, à deux heures et demie au plus tard…

Et il ajouta d’un ton plus bas :

– Oui, je me rappelle… le vriliogire étaitorienté vers l’est…

– Vrilio… quoi ? cria Bobby, d’un toninterrogateur.

– Ah ! vous ne comprenez pas… vous nepouvez pas comprendre… vous ignorez… que l’être chétif que je suisest en possession d’une force prodigieuse, à laquelle nul miraclen’est impossible… et que lorsque m’est arrivée la catastrophe enquestion, je n’avais plus que quelques misérables détails à réglerpour que cette énergie formidable, dont je suis le maître, fûtrévélée au monde stupéfait.

– Mais, quelle catastrophe ? s’écriaBobby.

Et, voyant l’exaltation qui s’emparait dujeune Anglais :

– Sir Athel, reprit-il doucement, je m’appelleBobby, attaché à la police de S. M. Britannique… Par suite del’aventure arrivée à ce misérable Coxward, je suis en passe d’êtrechassé de mon emploi, c’est-à-dire déshonoré en face del’Angleterre tout entière – et ce qui est plus douloureux encorepour moi – aux yeux de mistress Bobby, ma digne épouse, je suis unesprit pondéré, précis, qui recherche les faits, rien que lesfaits… je vous en conjure, dites-moi quand, où, comment vous avezvu le nommé Coxward et comment il a pu accomplir ce prodige d’êtrevivant ici et trois heures après mort à Paris…

Sir Athel passa la main sur son front.

– Vous avez raison. Aussi bien mon secretm’étouffe, et, puisqu’il est déjà à demi révélé, ce sera pour moiun soulagement décisif que de le livrer tout entier.

Il se mit à marcher dans son cabinet d’un pasfiévreux :

– Sachez donc que, par l’étude des terresrares…

– Hein ? fit Bobby involontairement.

– Ah ! c’est vrai ! vous ignoreztout de notre science… iridium, gallium, thallium, polonium sontpour vous des mots barbares, ne présentant aucun sens précis…

– J’ai entendu parler du radium, dittimidement Bobby.

– Laissons cela… bref, j’ai découvert le moyende condenser une force radiographique, inouïe, colossale, sous unvolume d’une petitesse et d’une légèreté incomparables.

Il tira de la poche de son gilet un objet quiressemblait à une montre.

– Tenez… voyez ceci… je n’aurais qu’un geste àfaire, un coup d’ongle à donner, pour vous foudroyerinstantanément…

M. Bobby eut un léger mouvement de recul.Il songea à mistress Bobby.

– N’ayez aucune crainte, reprit sir Atheld’une voix soudainement calmée. Je continue. J’ai construit unappareil d’aviation – c’est-à-dire un plus lourd que l’air,n’empruntant rien à l’air lui-même comme moyen desustentation ; agissant d’après sa propre force, sans aucunsecours extérieur, ne tenant compte ni du vent ni de la tempête…mais allant devant lui, à la façon du boulet de canon qui sort dela pièce, avec cette supériorité que la force propulsive est en lui– et j’ajoute enfin, est inépuisable…

– C’est merveilleux, hasarda Bobby qui, voyantl’éclat excessif des yeux de son interlocuteur, se demandait sivraiment il n’était pas en face d’un véritable aliéné dontpeut-être la fréquentation pourrait devenir dangereuse.

– C’est tout simplement beau, rectifia sirAthel. Donc cet appareil, encore inachevé, quoique poussé à sapresque ultime perfection, se trouvait là, dans la petite cour quevous voyez. Il se composait d’une caisse très simple, de métal etde bois, capable de résister aux chocs les plus violents. Lemoteur, c’est-à-dire la partie vivante, le centre, à la fois lecerveau et le plexus solaire de l’appareil avait été mis au pointpar moi-même le 1er avril au matin. J’avais adapté en sa place lesiège très confortable d’ailleurs du conducteur du vriliogire…j’avais chargé le moteur, installant, dans des poches intérieuresde la caisse, une quantité suffisante de la substance génératrice,ainsi que des provisions de bouche pour plusieurs semaines :tout cela ne tenant qu’une place infinitésimale… J’étais décidé àpartir le 2 avril dès le lever du soleil… pour aller ! Lesavais-je ? Je voulais piquer devant moi, à travers le ciel, àtravers l’espace, m’enivrant de l’immensité, et surtout, savourantcette joie indicible d’avoir, moi et moi seul, définitivementréalisé la conquête de l’air…

« Et alors, au retour, avec quel orgueilje me serais élancé chez miss Mary Redmore… et je lui auraiscrié :

« – Maître de l’univers, je le mets à vospieds !

« Hélas ! la fatalitéveillait !… et le coup qu’elle allait me porter devait, enanéantissant mes espérances, briser à jamais ma vie !…

Il s’interrompit et son visage exprima unprofond désespoir.

– Voyons ! voyons ! fit bonnementl’excellent Bobby, un enfant de la grande Angleterre ne se laissepas abattre ; tenez, celui qui vous parle, Bobby, qui n’estpas des premiers venus, a subi de grandes crises dans sa vie… ettoujours il s’est tenu droit devant la Fatalité et il l’adomptée !…

Sir Athel parut n’avoir pas entendu cettesymphonie héroïque.

Il continua :

– J’avais passé la journée du 1er avril àréviser certains calculs, à essayer certaines pièces de monappareil. J’avais écrit à miss Mary une lettre où je lui faisaispart et de mon départ et de mon prochain retour… modestement etsans emphase, je lui faisais pressentir l’immense importance del’œuvre que j’allais accomplir.

« Et après un rapide repas – deux pilulesBerthelot – je m’étais installé dans un fauteuil, ici, devant cettefenêtre, regardant amoureusement l’appareil qui, sous la doucelueur lunaire, se profilait à la fois robuste et élégant…

« Je m’étais légèrement assoupi, bercépar mes rêves d’avenir…

« Quand, tout à coup…

« Un bruit insolite me fittressaillir…

« J’ouvris les yeux et je vis une formehumaine qui se silhouettait au sommet du mur, à côté de lagrille.

« Je me dressai précipitamment etm’élançai dehors. Hélas ! si rapide qu’eût été mon mouvement,il était encore trop tardif.

« D’un vigoureux élan, l’homme – dont jevis très bien le visage à la clarté de la lune – avec des gestesfous, courut vers l’appareil dont la forme rappelait – je dois vousle dire – celle des chaises à porteurs.

« Brusquement, il ouvrit la porte et s’yintroduisit.

« – Sur votre vie ! criai-je, pas ungeste, pas un mouvement !…

« Que se passa-t-il ? je ne puis queformer une hypothèse. Sans doute cet inconnu, s’étant assis sur lesiège que j’avais préparé de telle sorte que tous les élémentsmécaniques de mon appareil fussent à ma portée, a posé la main auhasard, sur un des leviers dont l’action mettait en pleindéveloppement la force dont je vous ai parlé…

« Bref, avant que j’eusse pu intervenirautrement que par des appels et par des cris dont il n’étaitd’ailleurs tenu aucun compte, je vis l’hélice supérieure se mettreen marche avec une rapidité vertigineuse, le vriliogire fut enlevéde terre avec plus de facilité que s’il n’eut été qu’un fétu depaille, monta dans l’air avec la rapidité d’un obus et disparutdans le ciel, dans la nuit, dans l’immensité obscure etprofonde.

« Il me sembla que je venais de recevoirun coup en plein crâne. Je tombai de toute ma hauteur, commefoudroyé.

« Car, comprenez-le bien, monsieurBobby ! ma vie si paisible, toute de patience et d’étude,soudain se trouvait bouleversée par une double catastrophe.

« J’avais tué un homme – un inconnu,soit ! – mais un de mes frères en humanité…

– Tué ! tué ! fit Bobby, il s’estbien tué lui-même !

– Mais n’est-ce pas moi qui ai fournil’instrument de sa mort ?… Pourquoi cet appareil formidable –que moi seul savais guider – avait-il été abandonné par moi dansune cour ?…

– Où on ne pouvait pénétrer que par escalade,c’est-à-dire en ivrogne ou en fou !… On ne passe paspar-dessus un mur, que diable, ou alors c’est à vos risques etpérils… Or, vous avez bien reconnu celui dont je vous ai montré laphotographie…

– Si court qu’ait été le temps pendant lequelje l’ai vu, je ne puis concevoir aucun doute… lemalheureux !…

– Dites ce misérable, ce bandit ! JohnCoxward… serait mort la corde au cou… en débarrassant lasociété ; sans le vouloir, vous lui avez rendu service, et unfameux encore !…

– Son visage me hante toutes les nuits… commeaussi le cri horrible qu’il a poussé quand il s’est senti arrachéde terre…

– Pas de sensiblerie ! repritM. Bobby d’un ton péremptoire. À conduite de coquin, chancesde coquin !… Cessez de vous apitoyer sur le sort de ce gueux…mais, selon vous, que lui est-il arrivé pour qu’on l’ait retrouvémort, accroché aux grilles d’un monument public, à Paris, commec’eût été ici, par exemple, à Trafalgar Square, le cadavre plié endeux sur la grille qui entoure la statue de Nelson…

– Hélas ! l’explication est trop simple.Emporté par le vriliogire, l’homme a d’abord été étourdi,désemparé, ne comprenant pas ce qui arrivait… l’installation ayantété disposée par moi et pour moi, j’en connaissais les détails etje m’y adaptais sans aucun gêne… mais il ne pouvait en être de mêmepour un intrus…

« La rapidité vertigineuse de la course,le bruit de l’hélice, peut-être le ronflement du moteur qui,n’étant pas dirigé, devait tourner avec une intensité effroyable,tout, au milieu de la nuit, et avec l’appréhension naturelle queprocure l’espace immense autour de soi, a dû contribuer àl’affolement de ma victime qui a essayé de s’échapper de cettemachine d’enfer…

– Et est tombée place de la Concorde, àParis !… Donc Coxward est bien Coxward !… j’ai recouvrémon honneur ! Ah ! sir Athel ! combien mistressBobby vous sera reconnaissante !… et comme je vais taper surles doigts de ces stupides journalistes français qui m’ont abreuvéd’outrages !… Ah ! ils n’en seront pas les bonsmarchands, je vous le jure…

Or, voici que juste à ce moment, Labergère quipatientait depuis plus d’une heure – car le récit de sir Athelavait duré fort longtemps – étant sorti de la pièce où il avait étéséquestré, s’était décidé, à tout risque, à venir réclamer celuiqu’il venait interviewer.

Il avait facilement retrouvé la cour d’entrée,avait avisé la porte par laquelle il avait vu Bobby pénétrer àl’intérieur ; et, ma foi, arrive qui plante ! iltroublerait un entretien beaucoup trop prolongé…

Il posa donc nettement la main sur le boutonde la porte et ouvrit brusquement au moment où M. Bobby, toutà la joie féroce de la revanche espérée, accentuait son monologuede gestes exaspérés…

Or, voici qu’il aperçut Labergère, et seretournant encore une fois en face d’un de ses ex-persécuteurs, ilse rua sur lui et, le saisissant à la cravate, se mit àhurler :

– Ha ! ha ! Coxward n’était pasCoxward !… Ah ! étant à Londres à une heure du matin,Coxward ne pouvait pas être à cinq heures place de laConcorde !… eh bien ! il y était, monsieur lejournaliste, il y était… je le prouverai !…

Labergère, qui au demeurant était fort solide,saisit les poignets du rageur Bobby et l’éloignant de lui, le forçaà s’asseoir, et alors, s’adressant à sir Athel :

– Monsieur, je vous demande sincèrementpardon, mais il me plairait fort que l’attente ne se prolongeât pasoutre mesure… maintenant que vous avez donné audience à cetimbécile, daignerez-vous m’entendre à mon tour…

Sir Athel n’avait prêté qu’une fort légèreattention à ce nouvel incident. Il était absorbé dans sespensées ; mais déjà un peu rasséréné, grâce aux renseignementsque lui avait fournis Bobby sur l’identité de sa victime.

Coxward, un bandit ! le crime setransformant en accident…

– Mille excuses, monsieur, dit-il à Labergère.Mais vous me pardonnerez de vous avoir presque oublié, je l’avoue,en raison de l’importance, du profond intérêt des nouvelles queM. Bobby venait m’apporter…

Et Bobby, l’incorrigible, des’écrier :

– À propos de Coxward… vous vous rappelezcomment vous tous, tas de folliculaires français, vous vous êtesrués après mes chausses lorsque je soutenais que le corps del’Obélisque était celui de Coxward !… A-t-on assez ri !A-t-on assez insulté la police de mon pays et cherché à déshonorerl’Angleterre en l’humble personne de son plus fidèle citoyen…

« Eh bien, môsieur ! il faudradéchanter et reconnaître que c’était vous, misérablesgratte-papier, qui, en infligeant un stupide démenti à un homme debien, commettiez une action répréhensible de tout point et dontvous porterez la peine en ce monde et dans l’autre…

Labergère regardait Bobby avec quelqueétonnement. Que rabâchait-il avec son histoire de Coxward,ubiquiste ? Il savait bien, lui, que cette simultanéité deprésence était impossible, puisque c’était lui qui, rédacteur auReporter, avait, pour le compte de ce journal, institué etmené à bien l’enquête à laquelle le solicitor de Londres avaitconféré toute authenticité.

Pourtant, comme maintenant il était attaché auNouvelliste, adversaire du Reporter, il eût étéfort satisfait que Bobby ne fût pas fou et que, malgré toutevraisemblance, Coxward de Londres et le mort de Paris étantréellement et définitivement le même homme, il lui fût permis dedauber sur le Reporter, son ancien patron, au bénéfice duNouvelliste, son nouveau client, qui gardait toujours àson rival une rancune colossale et paierait fort cher le droit delui tailler des croupières.

Il s’adressa à sir Athel, en apparence fortindifférent à la querelle :

– Il semble, lui dit-il, que votre entretienavec ce bonhomme ait eu trait à cette ridicule affaire Coxward quiun instant a passionné Paris… il ne peut être exact que ce Coxwardse soit trouvé à Paris le 2 avril à 3 heures du matin…

– Hélas ! fit sir Athel en tressaillant,il devait y être beaucoup plus tôt que cela…

– Il n’était donc pas à Londres dans la soiréedu 1er ?…

– Si fait… il y était… je ne le sais quetrop !

– Mais c’est impossible !…

– Cela peut vous paraître impossible, ditfroidement sir Athel, mais cela est… Ce malheureux Coxward estparti d’ici, de cette cour que vous voyez, à une heure trente-cinqminutes du matin…

– Et il aurait fait 450 kilomètres en quatreheures…

– En beaucoup moins que cela, monsieur…

– Je ne puis comprendre !…

– C’est évident, cria Bobby, que les ignorantsde Français ne peuvent rien comprendre… est-ce qu’ils connaissentles terres rares, le tadium, le foronium…

Le brave détective s’embrouillait un peu dansces dénominations scientifiques, mais il continuait :

– Et le vriliogire ! monsieur lejournaliste, et la force électrique qui va bouleverser lemonde ! et le trajet de Londres à Pékin en trenteminutes !… Est-ce que vous avez la moindre notion de toutcela ?…

Labergère, comme tous les journalistesfrançais d’ailleurs, était doué d’une imagination rapide, jointe àune vive faculté d’assimilation.

– Il s’agit d’une machine électrique ?demanda-t-il à sir Athel.

– Le mot n’est pas parfaitement exact… machineradio-active plutôt – mais j’ai dû employer l’expressiond’électrique pour être plus clair…

– Et cette machine, continua Labergère, est unappareil d’aviation ?

– En effet…

– Et c’est par cet appareil que Coxward auraitfait le trajet de Londres à Paris ?… dans la nuit du 1er au 2avril ?…

– Hélas ! je n’en suis que tropconvaincu !… C’est ainsi que j’ai à déplorer et la mort d’unhomme et la destruction d’un engin dont la construction etl’aménagement m’avaient coûté deux années de travail… et quepeut-être je n’aurai pas le courage de reconstituer…

– Un engin… encore un mot, fit Labergère, quiparaissait violemment ému… quelle forme à peu près ?…

– Celle d’une guérite ou d’une chaise àporteurs !…

– Mais c’est justement au sujet d’une machinede ce genre que je suis en mission journalistique à Londres… Nevous rappelez-vous pas que je vous ai montré une lettre, à votreadresse, émanant d’une maison de produits chimiques…

– Oui ! oui ! s’écria sir Athel.Dans les émotions multiples qui m’assaillent, j’avais oublié cedétail… Cette lettre m’appartient en effet… où donc l’avez-voustrouvée ?…

– Dans un terrain vague du quartier desCarrières-d’Amérique, à Paris…

Expliquons à quelle aventure se rattachaitcette péripétie nouvelle.

V – Le mystère du XIXearrondissement

 

L’incident Coxward – si amusant qu’il eût étépour la galerie des badauds parisiens, surtout en raison de lalutte épique qui s’était livrée entre les deux grands journaux leNouvelliste et le Reporter – était tombé bienvite dans le panier d’oubli.

D’autant que certains faits politiques avaienttout à coup donné un nouvel aliment à la curiosité : desgifles avaient été échangées en plein Parlement entre personnagesassez haut cotés et ministrables, et la chronique scandaleuse, àl’affût des faiblesses humaines, avait révélé que de cette querellele motif concernait beaucoup moins le budget de la France que celuide certaine petite personne, grassouillette et aimable, qui jouaitavec grand succès un rôle de libellule dans une revue desVariétés.

Puis c’avait été l’arrestation sensationnelled’un officier ministériel qui, curieux des joies de la grande vie,avait dilapidé en dépenses – à côté – le patrimoine de cinquantefamilles. Affaire assez banale d’ailleurs.

Enfin, ajoutons un carnage au boulevardMénilmontant, le mariage d’une Américaine milliardaire avec unpanné à nom illustre, et l’accalmie subitement s’était de nouveauabattue sur le journalisme parisien dont le marasme faisaitpeine.

En vain, à propos d’un écrasé ou d’unmisérable incendie, on multipliait les manchettes à effet ;mais, comme on dit, le public ne mordait pas et les bouillonsaugmentaient.

Or, le vrai talent d’un reporter, c’est detrouver une affaire de peu d’importance en soi, et par le tam-tamorganisé alentour, par le grossissement des moindres détails, luidonner – en apparence – une valeur d’étrangeté qui émeuve lespopulations.

Labergère était maître en ces sortesd’opérations : tout récemment attaché au Nouvellistequi lui avait fait un pont d’or pour l’arracher auReporter, il cherchait donc activement quelque fait auquelil pût attacher tous les grelots de la publicité.

Voici ce qu’il avait appris :

Dans un des quartiers excentriques de Paris, àl’extrémité est des Buttes-Chaumont, se trouvent, du côté de laplace du Danube et de l’hôpital Hérold, des terrains, encore videsde constructions, attenant aux fortifications.

Ces terrains reposent sur d’anciennesexcavations, naguère connues sous le nom de carrières d’Amérique,et dont l’exploitation a été dès longtemps abandonnée…

D’importants travaux de comblement et desoutènement ont été exécutés à très grands frais, mais il sembleque le sol lui-même repose sur des fondements mouvants et, de tempsà autre, malgré toutes les précautions prises, des fentes seproduisent, assez profondes et susceptibles de causer de gravesaccidents.

Même, il y avait quelques mois, une pauvrejournalière, passant dans ces parages, avait été surprise par unede ces subites dépressions du sol et aurait été certainementengloutie si des secours rapides ne lui avaient été portés.

Encore son sauvetage n’avait-il pu s’effectuerqu’au prix des plus grands efforts. Par une chance inespérée, elles’en était tirée saine et sauve.

Mais à la suite de ces accidents, lesterrains, pour en éviter le retour, avaient été clos de palissadesen planches et, avant que de nouveaux travaux fussent entreprispour la consolidation du sol, l’accès en avait été formellementinterdit.

Le temps passant, les vagabonds, les apacheset les chemineaux avaient pratiqué des ouvertures dans cettepalissade et souvent élisaient domicile à l’abri de toute ingérencede la police, dans ce lieu que protégeaient à la fois et sonisolement et une certaine crainte de la part des plus prochesvoisins.

Or, un matin, des gamins en rupture d’école,s’étaient avisés de franchir l’enclos et s’étaient répandus àtravers le terrain, tout de sable, de pierres, de plâtras, dansl’intention d’ailleurs bien innocente d’y jouer, tranquilles,quelque partie de balle ou de course.

Soudain on entendit des cris horribles et lesenfants s’enfuirent dans la rue, quelques-uns livides, à demimorts, les membres tordus… les autres ne cherchaient pas à lessecourir ; ils couraient de-ci, de-là, affolés, poussant desclameurs inarticulées.

Bien que l’endroit soit fort peu fréquenté,cependant des passants accoururent et bientôt un groupe lesentoura, relevant ceux qui, à terre, semblaient en proie à devéritables convulsions, d’autres interrogeant ceux qui paraissaientles plus valides. Les enfants répondaient par des mots sanssuite…

Là, dans le terrain, une bête, un monstre, quis’était jeté sur eux, les avait égratignés, mordus, à demidévorés…

Certes, il y avait exagération dans cesracontars, puisque tous étaient encore pourvus de leurs membresintacts : cependant, il s’était certainement produit un faitnaturel… et, bien que très courageux, certes, les assistantsrestaient devant la palissade sans se hasarder à la franchir,d’autant, assuraient quelques-uns, qu’on entendait derrière lesplanches une sorte de rugissement sourd – de ronflement – qui neprésageait rien de bon.

Heureusement, on avisa deux sergents de villeet on les appela.

Ceux-ci s’approchèrent avec la majestueuselenteur qui caractérise cette institution.

Ils virent trois enfants – de huit à douze ans– inertes maintenant, immobiles et étendus sur la terre. À leursquestions, il fut encore répondu par des explicationsincompréhensibles d’où seulement jaillissaient les mots de monstre,d’animal féroce…

Ayant lancé des coups de sifflet à l’appel deleurs camarades, les policiers, bientôt au nombre de quatre, sedivisèrent en deux groupes, le premier emportant les enfants quivivaient, mais semblaient plongés dans une prostration profonde,vers le commissariat ; le second faisant sentinelle, le sabreà la main, devant l’ouverture pratiquée dans lapalissade :

– Si qu’on verrait un peu voir ce qu’il y alà-dedans ! dit l’un.

– Ça va ! dit l’autre.

Et, vaillamment, ils engagèrent leurs robustesépaules dans l’ouverture assez étroite.

Le terrain avait bien cent mètres de long surquarante de profondeur : il était bosselé, vallonné, avec çàet là des tas de pierrailles ou des collinettes de sable surlesquelles poussaient de maigres touffes d’herbe.

Dans une de ses parties, la plus proche de larue, il se creusait en forme d’entonnoir dont le centre se trouvaità environ un mètre de profondeur, et là on voyait, à demiémergeant, d’un chaos de cailloux et de mottes de terre séchée,quelque chose de bizarre, d’hétéroclite, comme un sommet de kiosqueà journaux ou de colonne à affiches.

Les deux sergots[5] examinaientcela avec quelque défiance : on avait vu parfois descoffres-forts, enlevés par des cambrioleurs, et ainsi abandonnésdans un terrain désert.

Mais que des malfaiteurs eussent enlevé unkiosque ou une vespasienne pour les transporter derrière cetteclôture de planches, cela apparaissait singulier, voire mêmeinvraisemblable.

Comme en prévision d’une rencontre avec unanimal sauvage – qui sait, un fauve échappé de quelque ménagerie –nos deux héros avaient dégainé ; l’un d’eux, se penchant surle bord de l’entonnoir, et allongeant le bras, toucha l’objet de lapointe de son coupe-choux…

Subitement, il laissa échapper une exclamationde douleur, sauta en l’air à une hauteur d’un mètre et vints’affaler dans les bras de son compagnon.

– Hé là ! hé là !… Qu’est-ce qui teprend, mon vieux !

Mais « mon vieux » ne répondait pas,ses bras et ses jambes étaient secoués d’un mouvement presqueconvulsif…

Le pis, c’est que l’autre éprouvait lui-mêmeun malaise dont il ne comprenait pas la nature, une espèce defourmillement dans tous les membres, en même temps que des lueursfulgurantes tourbillonnaient devant ses yeux…

Par un geste réflexe, il lâcha son compagnonqui tomba sur le sol.

Alors il se sentit soudainement soulagé, maisune invincible lassitude le brisait, et il se laissa tomber sur ungenou, dodelinant de la tête comme un homme étourdi d’un coup debâton en plein crâne…

Il ne revint à lui qu’au moment où, parl’ouverture de la palissade, arrivèrent le commissaire de police,accompagné de son secrétaire, avec une demi-douzaine de sergents deville.

La foule avait grossi autour de l’enclos etmaintenant, rassurée par la présence de l’autorité, faisaitirruption à sa suite.

Une poignée de gamins fit cortège.

Les sergents de ville, apercevant leurscamarades en mauvaise posture, s’élancèrent à leur secours : àpeine les eurent-ils touchés qu’ils ressentirent quelques secoussesqui ne firent d’ailleurs que les étonner, sans autre résultatfâcheux.

– Voyons ! qu’est-ce qu’il y a ?demanda le magistrat, et comment êtes-vous dans cet état ?

Le sergent n° 2, qui recouvrait l’usage de laparole, dit :

– Machine infernale ! Là dans letrou !…

Et, suivant la direction de son geste, lecommissaire vit le toit du kiosque – employons ce mot pour êtreclairs – surmonté d’une sorte de hampe en métal, venue sans doutede quelque drapeau ou attribut quelconque.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?…

– Si qu’on le saurait ! repartit lesergent. C’est ce camarade qui y a touché du bout de son sabre etqui a été f… par terre, comme ma femme sous une gifle…

– Mais on m’a parlé d’un animal dangereux,d’une bête féroce…

– Il n’y en a pas d’autre que cet outil-là…qui doit être quelque machine d’anarchisse…

Le commissaire haussa les épaules :perplexe, il s’abstint cependant de toucher à l’objet et interdit àses hommes tout contact avec lui. Après tout, cette idéed’anarchisme n’était peut-être pas si folle…

D’autant que maintenant on percevait trèsclairement à l’intérieur du kiosque un halètement, un ronronnementintermittent, comme l’aurait produit le gosier d’un fauve encolère, ou quelque ressort énorme d’une montre ou d’une mécaniquequelconque. Cela n’était pas continuel, s’arrêtait, recommençait…mais n’en était pas pour cela plus rassurant…

Le sergent – au coupe-choux – avait été raniméà grand renfort de kirsch, mais était incapable de fournir lamoindre explication sur la nature de ses sensations – qu’ondevinait seulement n’avoir pas été des plus agréables.

Que faire ? Heureusement quel’administration a des principes qui lui servent de guide en toutecirconstance. En celle-ci, la règle était simple, en référer à seschefs.

Le commissaire, résolu à suivre ce préceptedont l’observation le dégageait de toute responsabilité, se mitalors en devoir de recueillir tous les renseignements nécessairespour dresser procès-verbal, et en premier lieu, de décrire aussiexactement que possible l’objet mystérieux qui gisait là, à demi,aux trois quarts peut-être enfoui dans les pierres et le sable.

S’approchant avec toute la prudence compatibleavec son courage civique, le magistrat dicta des notes à sonsecrétaire.

Le toit de l’objet, arrondi et rappelantvaguement la forme du casque allemand, reposait sur quatrecolonnettes de métal, réunies elles-mêmes par des croisillons quiparaissaient d’argent, ou plus vraisemblablement de nickel. Laforme générale était carrée.

Cette cage (le mot décidément valait mieux quecelui de kiosque) sortait de la terre d’environ 80 centimètres, etla partie inférieure était cachée dans le sol.

En tendant l’oreille, on entendait de temps àautre à l’intérieur un bruit difficile à définir, comme d’unressort qui se serait déclanché, et aurait mis en mouvement uneroue ou un volant.

Le procès-verbal décrivait de la façon la pluscorrecte possible les phénomènes bizarres qui se développaient,lorsqu’on touchait l’engin, « que, malgré son incompétenceavouée, le commissaire n’hésitait pas à qualifier d’électrique ouapprochant ».

Un petit incident se produisit. Un des gosses,rôdaillant dans le terrain, trouva dans un coin, profondémentenfoncée dans la muraille, une pièce de métal, plate, étroite,assez longue, aux bases arrondies, une sorte de palette oud’ailette. Comme il essayait de l’arracher, le magistrat s’y opposaformellement, estimant que désormais il appartenait à l’autoritésupérieure de parfaire l’enquête qu’il avait si intelligemmentcommencée.

Inutile de dire qu’il avait interrogé lesvoisins les plus proches et que tous s’étaient accordés à dire –avec une rare unanimité – qu’ils ignoraient absolument ce quepouvait être la machine en question et comment elle se trouvaitdans le terrain vague.

Ajoutons enfin qu’au bout d’une demi-heure,les enfants et le sergot, si abominablement secoués parl’incompréhensible commotion, étaient tout à fait revenus à leurétat normal.

Un menuisier, requis, boucha les ouvertures dela palissade, un sergent de ville fut placé en faction et chacuns’en alla, léger, à ses affaires, le procès-verbal s’acheminantdoucettement vers la préfecture où peut-être, vu le caractère trèsanodin de l’aventure, il se serait sans doute endormi placidementdans le carton n° 7, à moins que ce ne fût le dossier n° 23.

Mais on avait compté sans notre ami Labergèrequi, comme nous l’avons expliqué, était en quête d’une affairesensationnelle, et, comme le roi Richard III, de shakespeariennemémoire, eût volontiers donné son cheval – ou son auto – pour unveau à trois têtes ou un cataclysme à Nogent-sur-Marne.

Or, ayant son service de fouinage – c’étaitson mot – parfaitement organisé, il avait été avisé l’un despremiers de l’étrange aventure de la rue des Carrières-d’Amérique,et aussitôt son sang de reporter s’était mis à bouillonner.

Cela pouvait n’être rien du tout ; mais,dès le premier moment, il se dit qu’il fallait que cela devintquelque chose…

Il ne se doutait, certes pas, que c’était làle début de la plus terrible, la plus stupéfiante, la plusabracadabrante épreuve à laquelle eût jamais été soumise la Villede Paris : peut-être même, s’il eût pu lire dans l’avenir,aurait-il reculé devant les épouvantables événements qu’il allaitdéchaîner.

Mais non ! le devoir professionnel avanttout ! Le Nouvelliste payait fort cher ; ilfallait qu’il en eût pour son argent.

Le lendemain, il arborait cettemanchette :

Un sinistre phénomène en plein Paris.

Trois enfants électrocutés.

Un sergent de ville foudroyé.

Il racontait, sous les couleurs les plusémouvantes, la découverte de l’engin infernal et les premièrescatastrophes qu’il avait causées, et il concluait par ces critiquesvirulentes :

« Douze heures se sont déjà passées etnous avons le regret de constater que l’administration n’a prisaucune mesure pour parer aux dangers très réels courus par lapopulation. On nous permettra de demander si ce n’est pas enpareilles circonstances que le Laboratoire municipal doit prouverson utilité, trop souvent contestable. »

Naturellement, le Reporter,qu’exaspérait la défection de son principal rédacteur, se hâtad’entrer en lice :

« Certains journaux, à court de nouvellessensationnelles, mènent grand bruit autour d’une affaire sansimportance : il s’agit tout simplement, nous affirme-t-on,d’un appareil de physique, machine électrique ou bouteille deLeyde, que des cambrioleurs ont abandonnée dans un terrain vague…quelques étincelles électriques se sont produites et ont causé plusd’émoi que de mal véritable… »

Ah ! ses anciens patrons entraient enlice ! Labergère allait s’amuser.

Il était arrivé bon premier et il allait leleur prouver. Et le numéro suivant du Nouvelliste marchaitcarrément de l’avant :

« Les aboiements enroués d’une presseaphone ne nous empêcheront pas de poursuivre notre tâche.

« Nous avons signalé un danger inconnu,mystérieux, dont les effets échappent jusqu’ici à toute analyse. Etnous ne craignons pas, hélas ! qu’on nous taxed’exagération.

« On se souvient de la découverte quenous signalions hier d’un engin étrange, sorte d’appareilélectrique ou peut-être radiographique, trouvé dans un terrainvague, à l’extrémité du dix-neuvième arrondissement, et qui a déjàfailli coûter la vie à des enfants innocents et à un bravedéfenseur de l’ordre public.

« Nous avons pris ce matin des nouvellesde ces victimes et nous avons appris que leur état, pour êtresatisfaisant, n’en présentait pas moins un caractère encore assezalarmant. Les internes de l’hôpital Hérold que nous avons puinterroger ont recueilli de leurs bouches des détails surl’événement. Tous s’accordent à déclarer qu’à peine ont-ils touchél’engin en question qu’ils ont éprouvé une commotion violente –comme un coup de fouet dans les moelles, a dit un des enfants –comme un coup de poing américain sur la nuque, a dit le sergent deville.

« Des étincelles ont éclaté devant leursyeux, en même temps qu’une sensation d’engourdissement paralysaitleurs membres.

« Il est évident que ce sont là deseffets de nature électrique et que nous nous trouvons en présenced’un appareil inconnu, dégageant des effluves dont l’effet rappellecelui des piles les plus puissantes.

« Nous nous étions, d’ailleurs, trophâtés d’objurguer l’administration en lui reprochant sonincurie.

« Dès ce matin, à la première heure,M. Lépine – qui ne ménage jamais son activité ni sa fatigue –s’est rendu accompagné de M. Loustalot, chef du laboratoiremunicipal, et de ses préparateurs, au terrain de la rue desCarrières-d’Amérique.

« Déjà une foule considérable obstruaitles rues voisines de l’endroit désigné et il fallut établir unimportant service d’ordre pour la contenir.

« Un bruit courait que l’engin enquestion – qui a une capacité approximative de deux mètres cubes(la partie enfoncée dans le sol ne permettant pas un calcul plusexact) – était peut-être rempli de matières explosives et qu’ilpouvait éclater au moment où on s’y attendrait le moins, et fairesauter tout le quartier.

« Déjà, les locataires quittaient leursmaisons en emportant leurs meubles, tristes épaves, d’ailleurs, carce quartier est un des plus pauvres de Paris.

« Quand les sergents de ville parvinrentà frayer à notre courageux préfet un passage à travers la foule,tous se découvrirent respectueusement.

« M. Lépine, en chapeau melon et enveston, gardait, comme d’ordinaire, une physionomie très calme,avec à la lèvre un sourire quelque peu sceptique. Il en a vu biend’autres.

« Son calme courage était déjà rassurantpour les groupes de curieux, et on eut toutes les peines du monde àles empêcher de se précipiter, à travers l’issue pratiquée dans lapalissade. Il fallut que par quelques-unes de ces parolesénergiques dont il a le secret, notre préfet empêchât une véritableinvasion.

« Et, flanqués d’une douzaine de sergentsde ville, M. Lépine, M. Loustalot et les attachés aulaboratoire municipal restèrent seuls dans le vaste enclos.

« Il se groupèrent immédiatement autourde l’engin : un des sergents de ville qui, la veille, étaitentré l’un des premiers et avait examiné l’appareil mystérieux,déclara que, selon lui, il avait légèrement changé de situation. Ilaurait, affirma-t-il, tourné sur lui-même et se serait enfoncé dequelques centimètres.

« Il s’agissait d’abord de constater siles effets électriques, observés la veille, se reproduisaientencore. M. Loustalot fit disposer des appareils isolateurs,qui, nous expliqua-t-on, rempliraient, au besoin, l’office deparatonnerres et, soutirant pour ainsi dire l’électricité – s’ilétait vrai que l’engin en fût saturé – la forcerait à se perdredans la terre.

« Ces préparatifs durèrent assezlongtemps. L’impatience du public grandissait à chaque instant.

« Malgré les efforts des agents, ons’était accroché aux planches de la palissade au-dessus de laquellesurgissaient des centaines de têtes.

« M. Lépine conféra un instant avecM. Loustalot qui se refusa à admettre un danger réel. En toutcas, conclut-il, nous sommes en mesure d’y faire face.

« – Agissez donc, dit le préfet qui setint au premier rang, avec sa crânerie ordinaire.

« M. Loustalot appela alors un deses aides qui s’approcha, armé d’une longue tige de métal, dont ungant de caoutchouc empêchait le contact avec sa peau, et aprèss’être assuré que les appareils de déperdition étaient en état defonctionnement parfait, mit la baguette métallique en contact avecle toit de l’engin…

« À ce moment éclata une détonationterrible, pareille à celle d’un canon de petit calibre, en mêmetemps qu’une flamme longue de plusieurs mètres sifflait dans l’airavec un bruit effrayant.

« Malgré la substance isolatrice qui leprotégeait, le malheureux électricien fut projeté en l’air à unehauteur de deux mètres et retomba sur M. Lépine, qui,arc-bouté sur ses jambes, impavide et inébranlable, le reçut dansses bras et amortit sa chute.

« Une clameur horrifiée avait salué cetincompréhensible phénomène, et en une seconde la palissade s’étaitdégarnie de spectateurs, tous s’enfuyant dans toutes les directionsen poussant des cris de terreur.

« L’électricien – nommé Dargent (Émile) –avait eu heureusement plus de peur que de mal. Un courtévanouissement avait suivi sa chute, un cordial et quelquesinhalations d’oxygène avaient eu raison du malaise déterminé parcette secousse.

« Quoi qu’il en fût, il était évidentqu’il y aurait de graves dangers à poursuivre une expérience dansces conditions. M. Loustalot, d’ailleurs – malgré sonindiscutable compétence – semblait désemparé et il répétait ce motdécouragé :

« – Je ne comprends pas ! Je necomprends pas ! Que faire ?

« Mais le préfet, toujours souriant etsatisfait que l’événement n’eût pas eu de conséquences plustragiques, prit bien vite, avec son initiative habituelle, lesmesures nécessaires.

« – Que faire ? répliqua-t-il àM. Loustalot. C’est bien simple, rien du tout ! Cettetentative suffit pour démontrer qu’il y a péril à s’entêter pluslongtemps. Nous ne croyons pas au surnaturel, n’est-il pasvrai ? Donc, il n’y a là rien de diabolique. Nous possédonsassez de savants à Paris pour que ce petit problème puisse êtrebientôt résolu. Il s’agit seulement de défendre la populationcontre sa propre imprudence. Nous verrons après.

« En effet, une heure après, des soldatsarrivaient qui fermaient toutes les voies conduisant au terrainvague en question.

« M. Lépine se rendait au ministèrede l’Intérieur et rendait compte au ministre du résultat de sapremière enquête.

« Une commission fut aussitôt nommée,sous la présidence de M. Poincarré, et composée des membresles plus éminents de l’Académie des Sciences et du Conservatoiredes Arts et Métiers.

« En tout cas, il est opportun derappeler aux plaisantins de la presse qu’il y a loin de là à unemachine électrique ou à une bouteille de Leyde( ! ! !) abandonnées par des cambrioleurs.

« Peut-être nos confrères – si sceptiquesqu’ils soient – daigneront-ils reconnaître que le fait – dont nousavons les premiers et les seuls signalé l’étrangeté – valait mieuxque quelques lignes de pasquinade et de mauvais goût… »

On devine l’effet produit dans Paris par cetarticle sensationnel. La grande ville se complaît à l’affolementcollectif. Un souffle d’inquiétude passa, circulant des loges deconcierge aux salons du grand monde… On commençait à avoir peur. Unjournal ultra-pessimiste n’hésitait pas à accuser les anarchisteset nihilistes de préparer un monstrueux attentat contre Paris dontl’anéantissement était décidé depuis longtemps.

On parlait déjà de déserter les hôtels et lecommerce s’inquiétait. Une note officielle parut, dans l’excellenteintention de rassurer les esprits, et eut, comme toujours, unrésultat absolument contraire.

En même temps – et par une contradiction bienhumaine – tout Paris se portait vers les Buttes-Chaumont, la rueManin et le boulevard Sérurier, où les quelques débits de vinréalisaient des affaires d’or. Les fortifications faisaientconcurrence aux boulevards et au Bois de Boulogne…

Une première visite de la commission avait eulieu, mais sans apporter aucune lumière nouvelle : seulement,cette fois encore, l’appareil s’était enfoncé légèrement dans lesol et on avait constaté, non sans une nouvelle inquiétude, que leterrain qui l’entourait semblait se désagréger de plus en plus.

Naturellement, le reporter Labergère, quiavait ses entrées partout et trouvait toujours le moyen de sefaufiler même dans les endroits les plus fermés, s’était mêlé auxmembres de la commission, et tandis que ces messieurs exerçaientleur sacerdoce, groupés autour du kiosque électrique, lui s’enallait de-ci, de-là, examinant attentivement les diversesdépressions du terrain, cherchant à découvrir quelque indice quipût fournir à son initiative une direction nouvelle.

Ce fut ainsi qu’il trouva d’abord une seconde,puis une troisième palette d’hélice, qui prouvait à n’en pas douterqu’on se trouvait en présence d’un appareil de locomotionquelconque, sans doute un auto de nouvelle combinaison et qu’uninventeur avait essayé dans de malheureuses conditions. C’était àvérifier.

Mais il y avait encore, dans un creux desable, des débris de bois, portant un reste de serrure et quiprovenaient évidemment d’une sorte de coffret, et tout auprès,Labergère qui ne négligeait rien ramassa un morceau de papier que,par hasard sans doute, un fragment de pierre avait fixé à terre… Cepapier, c’était un fragment de lettre, portant l’en-tête de lamaison Lorell et Cie de Londres, et justement l’adresse dudestinataire y figurait.

– Sir Athel Random, Corsica-street,Highbury-London, N. W.

Et ce sont ces diverses circonstances quemaintenant dans la maison de Corsica-street, le reporter duNouvelliste exposait à sir Athel, en présence de Bobby, ledétective honoraire…

Les explications ne furent pas longues.

Sir Athel n’hésitait pas. Oui, l’appareilmystérieux de Paris n’était autre que le merveilleux vriliogire etson échouement dans un terrain vague du XIXearrondissement était la conséquence naturelle de la terribleimprudence de Coxward…

Quant au danger que pouvaient courir lesParisiens, sir Athel ne concluait pas nettement ; mais ilétait facile de deviner, à son attitude fiévreuse, qu’il n’étaitpas aussi rassuré qu’il eût voulu le paraître.

– Oui… oui… murmurait-il en se promenant àgrands pas dans son atelier, il y a là plus de cinquante grammes,la force propulsive est énorme. Si le piston A venait à rencontrerle réservoir D… ce serait effroyable.

– Voyons, voyons, interrompit Labergère,parlons peu, mais parlons bien ! Vous reconnaissez que, parvotre faute, ou plutôt par celle de votre génie d’inventeur, toutun quartier de Paris est en péril… Votre devoir est tout tracé, ilfaut réparer le mal que vous avez fait !… il faut empêcher quese produise quelque nouvelle catastrophe…

– Vous avez raison ! s’écria sir Athel. Àquoi sert-il de chercher quels peuvent être les effets duvrilium…

– Vous dites ?

– Ah ! pardon, vous ne savez pas !je dis le vrilium, c’est le nom que j’ai donné à la substance quej’ai découverte et dont la puissance est incalculable. Donc il fautsur le champ partir pour Paris…

– Enfin c’est là ce que j’attendais… Comment yallons-nous ! Avez-vous ici quelque nouvel appareil – fût-ilmû par le feu du diable – qui puisse nous y transporter…

– Hélas ! l’appareil d’essai – le seulque j’aie possédé – est là-bas…

– Bon ! il nous faut donc user des moyensordinaires, comme les simples mortels. Quelle heure est-il ?…Une heure un quart… il y a un train par Boulogne à deux heuresvingt qui arrive à Paris à neuf heures du soir… c’estparfait !… en route !… êtes-vous prêt !…

– Oui… Cinq minutes seulement ! le tempsde prendre certaines substances dont l’usage m’est indispensablepour les opérations que j’aurai à effectuer…

Il ouvrit rapidement une armoire scellée dansle mur et qui semblait blindée comme les parois d’un cuirassé.

Il y choisit deux fioles de métal qu’ilenfouit dans ses poches.

– Ah ! vous n’avez sans doute pasdéjeuné ?

– Ma foi non, dit Labergère. Dans notremétier, on va comme on peut.

Sir Athel lui présenta une petite boîte en or,forme tabatière :

– Prenez une de ces boulettes, lui dit-il.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?…

– Des pilules Berthelot. Avec une seule de cesboulettes, vous êtes nourri pour plus de vingt-quatre heures.

– La nourriture chimique ! Hum !enfin j’en serai quitte pour un bon souper en arrivant…

– Je voudrais bien aussi une pilule, dittimidement Bobby qui, depuis qu’il avait entendu le récit deLabergère, se sentait en état d’infériorité manifeste.

– Bah ! mon brave détective, dit lereporter, vous déjeunerez mieux chez vous…

– C’est que… c’est que j’entends bien partiravec vous !

– Vous ! s’écria sir Athel. À quoibon ?

– Comment ! à quoi bon ? s’écriaBobby en se redressant. Mais qui donc est le plus intéressé en toutcela ! monsieur Labergère, oubliez-vous que le nom de Bobby aété déshonoré… et que c’est vous, oui, vous, qui avez déversé surla police britannique et sur son modeste représentant le méprisuniversel… je vous en veux à mort, je ne vous le cache pas…cependant je suis prêt à vous tendre loyalement la main… si nonmoins loyalement vous vous déclarez prêt à reconnaître publiquementque Coxward était bien Coxward…

– Mais parfaitement, mon camarade ! dit àson tour Labergère en lui présentant sa dextre largement ouverte.C’est trop naturel… et je vous offre tout ce que j’ai d’excuses surmoi…

– Ah ! que vous me faites du bien !…ce n’est pas tant pour moi que pour Mme Bobby qui va pouvoirenfin relever la tête…

– Aussi haut qu’elle le voudra… donc vousvoulez revenir à Paris, brave Bobby, qu’il soit fait selon votrevolonté… Sir Athel, pilulez ce bon détective et ne perdons plusnotre temps… n’oublions pas que pour gagner Charing-Cross, nousavons tout Londres à traverser…

– Le Métropolitain est là, dit Bobby. Nousarriverons encore à temps pour pouvoir télégraphier de la gare… ilfaut bien que je prévienne Mrs. Bobby de mon départ.

– Trop juste.

– Et moi, dit sir Athel, je dois rassurer missRedmore…

– Comme si je n’avais pas à télégraphiermoi-même, ajouta Labergère. Le Nouvelliste aura ce soirune manchette qui ne sera pas dans une musette et leReporter en crèvera de rage !…

Et les trois hommes, la maison deCorsica-street étant fermée, s’élancèrent au pas de course vers lastation d’Islington.

VI – La revanche du« Nouvelliste »

 

À vrai dire, Paris – pour employer uneexpression familière – n’en menait pas large, d’autant que denouveaux phénomènes étaient survenus.

La nuit précédente on avait vu des lueurssingulières se dégager de l’appareil qui s’enfouissait à chaqueinstant davantage, et d’où il semblait qu’une intarissable sourceélectrique lançât de continuelles effluves.

Les journaux faisaient rage. Naturellement lesfeuilles hostiles aux progrès clamaient à la faillite de lascience.

Que faisait cette Commission qui comportaitdans son sein toutes nos notoriétés académiques et qui siégeait enpermanence ? En fait, il semblait que les discussionsdégénéraient en papotages incohérents et inutiles.

L’illustre M. Verloret, le roi del’Aviation, comme on l’avait surnommé depuis son invention duparachute à roulettes, avait seul émis un avis assez sensé pourrallier tous les suffrages.

Selon lui, l’appareil de Ménilmontant étaitune sorte d’hélicoptère, basée sur le principe exposé en 1784 parLaunay et Bienvenu devant l’Académie des Sciences et que renouvelaPonaud en 1870, en utilisant le ressort à caoutchouc. Il rappelaitensuite les magnifiques expériences de M. Marey avec sesinsectes mécaniques.

Tout indiquait qu’on se trouvait en présenced’un appareil de cette nature, et où la démonstration de cettehypothèse s’affirmait dans les palettes d’hélice qui avaient étédécouvertes dans le terrain vague.

Ce premier point semblant acquis,M. Verloret passait à la question du moteur dont la puissancelui paraissait être énorme, et qui, très probablement, étaitactionné par l’électricité.

– Soit, répliquait M. Alavoine, le génialrégénérateur de l’automobilisme. Ceci est un fait constaté ;mais il ne faut pas être grand clerc pour formuler une hypothèseque nul ne songe à combattre. Moteur électrique, fort bien. Maiscomment se peut-il que le moteur ne soit pas encore épuisé ?Comment expliquer son action continue qui, à l’heure actuelle,s’exerce même sur le terrain dans lequel l’appareil menace dedisparaître, comme si un mécanisme invisible agissait en manière deperforation.

« Qui de nous connaît une pile qui ait uneffet perpétuel, avec une pareille puissance ?

« L’explication de l’honorableM. Verloret n’est qu’une question qui s’ajoute à une autrequestion. Électrique, d’accord. Mais quelle est la source de cetteélectricité ? Comment pouvons-nous tarir cette source ?C’est pour résoudre ce problème que nous sommes ici, et il nesemble pas que nous ayons fait encore le moindre pas vers sasolution. »

Sur cette constatation pessimiste, ladiscussion s’était envenimée, et les observations aigres-doucesavaient corsé outre mesure les argumentations qui dégénérèrent bienvite en querelles personnelles. On vit même deux de ces illustreschauves prêts à se prendre à ce qui pouvait leur rester decheveux.

Le grave journal, Le Temps, ayantparu à cinq heures, ne pouvait s’empêcher, en donnant un compterendu humoristique de cette séance mouvementée, de terminer sonspirituel article par la phrase proverbiale : « Et voilàpourquoi votre fille est muette. »

Paris eût bien voulu s’égayer. Mais en véritéune étrange inquiétude régnait. Un véritable malaise serrait toutesles poitrines et les plaisanteries se figeaient sur les lèvres.

Certes, les terrasses des cafés étaientpleines ; mais il n’y régnait pas cette insouciance de bonaloi qui fait si légère et si douce l’atmosphère de notre pays. Lescauseurs se taisaient soudain, comme s’ils avaient entendu –là-bas, on ne sait où – quelque rumeur menaçante. C’était autrechose, qu’aux jours du siège de Paris. Le caractère mystérieux,inexplicable de l’événement réveillait au fond des âmes une sortede mysticisme apeuré. Il subsiste en chacun de nous un sentiment dedéfiance contre le surnaturel.

Le Reporter parut le premier, verssix heures du soir. Il était prolixe en détails sur les incidentsqui avaient marqué, dans la journée, le travail lent, maisinarrêté, qui semblait s’opérer dans l’appareil mystérieux et aussidans le terrain où il s’enfouissait.

Bien entendu, la fameuse commission étaitvitupérée à souhait. Nos savants étaient habillés, comme on dit, depapier à six liards, et ces critiques virulentes n’étaient pasfaites pour rassurer le public. Les Parisiens avaient supportébeaucoup plus gaillardement le passage de la comète de Halley qui,finalement, ne leur avait donné que le spectacle d’une magnifiqueaurore boréale.

Ici le danger semblait plus proche, plustangible, en quelque sorte.

Chacun donnait son idée, toujoursimpraticable, sur les moyens d’en finir. Il fallait amener du canonet pulvériser l’appareil, ou bien apporter des tonnes de matériauxpour l’ensevelir.

Soit. Mais qui pouvait affirmer que le chocd’un obus, que l’écrasement sous des pierres ou du sable,n’amènerait pas une explosion épouvantable ?

Le Reporter n’eut aucun succès, etmême comme il avait affecté, à la fin de son article, de prendre unton de plaisanterie goguenarde, il y eut dans la foule un mouvementd’irritation qui se manifesta par les pires violences contre lepapier innocent, dont on fit un autodafé au carrefourMontmartre.

Comme le Nouvelliste était un peu enretard, des groupes compacts stationnaient devant la maison, toutepeinte en vert cru, que le journal a élevé au coin de la rueDrouot.

C’étaient des cris, de véritablesvociférations. On ne sait quels caprices peuvent secouer lesfoules ; déjà des enragés se jetaient sur les cadres de verreoù, d’ordinaire, s’affichait le journal, et les brisaient à coupsde canne.

On levait les poings vers l’énorme transparentqui, à la hauteur du deuxième étage, servait d’ordinaire à afficherles nouvelles sensationnelles, et qui restait immaculé.

Tout à coup, un éclair de magnésium illuminala façade : il était sept heures et demie et le jour baissait.En même temps, toutes les lampes électriques s’allumèrent… et delarges lettres noires apparurent sur le fond blanc dutransparent.

Poussant des acclamations frénétiques, lafoule lut :

SAUVÉS ! ! !

Le mystère est connu !

Tout danger sera conjuré cette nuit même.

Dans un quart d’heure,

LE NOUVELLISTE

Dira toute la vérité !

COXWARD ÉTAIT BIEN COXWARD.

Et ce fut alors sur le boulevard, au moment oùparurent les porteurs, une véritable émeute dans laquelle une foisde plus apparut la sauvagerie atavique. On s’arracha littéralementles journaux, on se battit, des paquets entiers jonchaient le sol,sur lesquels se ruaient les gens, les déchirant de leurs onglesimpatients.

Mais qu’importait aux porteurs grassementpayés ! au journal lui-même qui reconquérait du coup toute sapopularité et portait au Reporter un coup d’assommage dontil se relèverait difficilement.

C’était d’ailleurs pour le lui mieux assénerque le Nouvelliste avait retardé son apparition, quoiqu’il fût nanti depuis trois heures de la dépêche que Labergère luiavait adressée avant son départ de Londres et qui figurait en groscaractères en tête du numéro.

Elle était ainsi conçue :

« J’ai découvert la clef du mystère.L’appareil en question est un engin d’aviation mû par une pile denouvelle invention et d’une incroyable énergie. L’inventeur, qui senomme sir Athel Random, part à l’instant pour Paris où nousarriverons dans la soirée, accompagnés de M. Bobby, ledétective anglais qui fut si fort vilipendé par certain de nosconfrères et qui, en reconnaissant le boxeur Coxward dans le mortde l’Obélisque, disait l’exacte vérité. Coxward était venu en uneheure de Londres à Paris par l’appareil de sir Random qu’il abaptisé du nom de vriliogire.

« Toutes explications, toutes preuvesseront données par l’inventeur qui comparaîtra ce soir même devantla commission scientifique, si elle daigne se réunir. Une heureaprès, l’appareil aura été neutralisé. Donc plus d’inquiétude. Nuldanger ne menace Paris. »

Et, après un blanc d’un demi-centimètre, unenouvelle dépêche :

« Serons à Paris à neuf heuresquinze.

« Signé : LABERGÈRE. »

VII – Les merveilles du vrilium

 

Ces dépêches – avant d’être remises au journal– avaient, comme il est accoutumé dans notre pays où la censure estabolie, passé par le ministère de l’Intérieur. Communication enavait été donnée, toujours selon l’usage, à la préfecture depolice, et, en prévision de l’affluence considérable de curieux quiafflueraient à la gare du Nord, pour saluer l’arrivée deslibérateurs de Paris, d’importantes mesures d’ordre avaient étéprises.

Mais c’était uniquement pour donner lechange : car avant d’atteindre Paris, le train stoppa à Pantinet, avec une politesse d’ailleurs exquise, les trois voyageursfurent invités à descendre.

Labergère avait reconnu M. Lépine – ainsique Bobby qui avait frémi jusqu’au fond de son être, se souvenantavec indignation de l’arrêt d’expulsion dont lui et Mrs. Bobbyavaient été l’objet.

Quant à sir Athel, il était à la fois tropAnglais et trop grand seigneur pour laisser paraître le moindresigne d’étonnement.

Le préfet s’expliqua avec la plus grandecourtoisie. Il eut un mot poli pour Bobby et expliqua à sir Athelque la mesure prise à son égard n’était dictée que par unrespectable souci de l’ordre public.

Il lui exposa en quelques mots l’état defièvre dans lequel se trouvait Paris, l’émotion et l’espérance quesuscitaient son arrivée.

– J’en appelle à M. Labergère,ajouta-t-il, il vous dira que dans ces moments d’affolement il estbien difficile de maintenir les foules dans des conditions de calmeet de raison.

« J’ai donc pensé que mieux valait voussoustraire, provisoirement du moins, à l’enthousiasme excessif denotre population.

« Si vous le voulez bien, nous nousrendrons immédiatement chez M. le ministre de l’Intérieur. Là,vous trouverez la commission scientifique qui a été nommée enraison des dangers redoutés, et il vous sera demandé de vousexpliquer en toute sincérité sur la nature de l’engin qui nouscause tant d’inquiétude, sur la façon dont il est arrivé ici etenfin sur les mesures à prendre pour écarter toute complicationnouvelle…

– Monsieur, dit sir Athel, je suis tout àvotre disposition et à celle des autorités : bien que tout cequi est arrivé de fâcheux ne soit pas absolument de mon fait, jesais que seul je puis le réparer.

« Je comprends aussi que je doism’expliquer aussi clairement et nettement que possible, ce que jeferai, tout en sachant d’avance que je me heurterai à un certainscepticisme, dont j’espère d’ailleurs avoir facilement raison…

– Me permettez-vous d’accompagner sirAthel ? demanda Labergère.

– Certainement. Vous pourrez fournir d’utilesrenseignements.

– Je suppose, dit à son tour M. Bobby,qu’il n’existe aucune raison valable pour exclure le citoyen loyalet fidèle de Sa Majesté Britannique, que je suis, et qui, je le disavec quelque amertume, à quelques griefs valables contrel’administration française…

– D’autant, ajouta Labergère en riant, quel’aventure de ce brave M. Bobby est étroitement liée à cellede l’engin de sir Athel…

– Comment cela ?

– En effet, dit sir Athel, cet engin est unappareil d’aviation… et c’est par lui qu’avait été transporté àParis un certain Coxward…

– Mon Coxward ! accentuaM. Bobby…

– Bien, bien, fit le préfet. Je ne comprendspas tout à fait, mais vous vous expliquerez tout à l’heure. Il estbon que tous les intéressés soient entendus. La commission pourraau moins se prononcer en toute connaissance de cause…

– Quelques minutes seulement, demandaLabergère, pour téléphoner à mon journal… et je suis à vous…

– Faites le plus vite possible. L’automobileest là qui nous amènera promptement à la place Beauvau.

Quelques instants après, l’auto roulait àtoute vitesse dans la direction de Paris.

Dix heures venaient de sonner au moment où ils’arrêtait devant le perron du ministère.

Un huissier attendait, qui reçut les arrivantset les conduisit immédiatement dans la galerie précédant le bureaudu ministre.

– Permettez-moi d’entrer le premier, dit lepréfet. Soyez tranquilles, l’attente ne sera pas de longuedurée.

Il entra chez le ministre qui, se levant, allavivement à lui :

– Je vous attends avec impatience, mon cherpréfet. J’apprends que l’agitation augmente à toute minute et on nesait de quoi nos braves Parisiens sont capables, en un coup depassion, et si un peu de peur s’en mêle. Votre Anglais est là…

– Oui… et je reconnais que son aspect est faitpour donner confiance. Un homme du monde, certainement, et d’aprèssa physionomie, d’intelligence exceptionnelle. Ses yeux vousfrapperont comme moi.

– Et il sait à quoi s’en tenir sur cettemisérable mécanique qui nous donne tant de souci.

– Certes, puisqu’il s’en dit l’inventeur… j’aiamené avec lui le reporter Labergère…

– Une de mes vieilles connaissances… aveccelui-là on doit être fort économe de sa confiance…

– À moins qu’il ne soit intéressé à dire lavérité… et je crois que c’est ici le cas. Je vous annonce aussiM. Bobby…

– Quid ?M. Bobby ?

– Monsieur le ministre ne se souvient-il pasde certain détective anglais qui a failli révolutionner Paris enaffirmant que le mort de l’Obélisque, trouvé à cinq heures du matinplace de la Concorde, était un nommé Coxward qui avait été vu àLondres à une heure du matin…

– Oui, oui, il avait fait du scandale poursoutenir ce mensonge…

– Qui n’en était pas un !

– Vous dites…

– Monsieur le ministre entendra sir Athel etcomprendra tout. Nous nageons non pas en plein mystère, mais enpleine étrangeté scientifique… je crois que nous allons fortétonner messieurs de la commission…

– Soit ! Puisse votre Anglais intelligentnous délivrer de notre cauchemar…

– Ne voulez-vous pas causer d’abord avec sirAthel Random ?…

– À quoi bon ? il devrait répéter devantla commission les explications qu’il m’aurait données, perdons lemoins de temps possible. Je me rends moi-même à la commission queje vais chapitrer avant la comparution de nos hommes… car lebaromètre est un peu à l’orage. On vous appellera dans cinq minutesau plus tard…

Le préfet revint auprès de sir Athel qui,toujours grave et pensif, n’avait pas échangé un seul mot avec sesdeux compagnons.

Peu d’instant après, une porte s’ouvrit et unhuissier apparaissait, disant à haute voix :

– Monsieur le préfet de police et lespersonnes qui l’accompagnent.

Le préfet appuya sa main sur le bras de sirAthel et l’introduisit avec lui dans la salle où siégeait lacommission, selon les rites ordinaires, c’est-à-dire autour d’unelongue table couverte d’un tapis vert.

Labergère et Bobby venaient en serre-file.

Sur un signe du président, l’huissier leurapprocha des sièges sur lesquels ils prirent place. Le préfet à undes bouts de la table, le ministre restant à l’autre bout, mêlé auxmembres de la commission.

Le président prit la parole :

– Monsieur le préfet, dit-il, c’est à votrerequête que nous nous sommes réunis d’urgence. Nous vous seronsvivement reconnaissants de vouloir bien nous donner les motifs decette convocation, et soyez certain que nous vous écoutons avec leplus vif intérêt.

– Je ne suis ici, dit M. Lépine, quecomme introducteur. J’ai donc l’honneur de vous présenter sir AthelRandom, sujet anglais, qui va vous fournir des explicationsprécises au sujet des faits dont Paris s’est violemment ému – etMM. Labergère, reporter au journal le Nouvelliste, etBobby, attaché à la police britannique, tous deux devant corroborerdans ses détails l’exposé de sir Athel Random.

Il faut dire que M. Poincaré, s’étanttrouvé empêché à la dernière minute, avait délégué la présidence audoyen de la commission, le respectable M. Alavoine, dont laface large et rouge s’épanouissait en deux immenses favoris blancsqui ressemblaient à des nageoires.

– Monsieur Random, dit-il à l’Anglais, nousvous écoutons.

Sir Athel se leva.

Nous avons dit que le jeune Anglais étaitd’assez haute taille, très mince, le visage régulier, éclairé pardeux yeux noirs d’une intensité remarquable. Ce qui frappaitsurtout en lui, après le développement de son front de penseur, quirappelait celui de Victor Hugo, c’était l’exquise distinction detoute sa personne, la délicatesse de ses mains, la sobriété de sesgestes et aussi, dès qu’il parlait, la sonorité harmonieuse d’unevoix à la fois très mâle et très prenante.

Ce fut sans aucun embarras qu’ilrépondit :

– Messieurs, d’après ce qui m’a été rapporté,il paraît que Paris s’inquiète d’un appareil singulier qui esttombé, dans un terrain inhabité, à l’extrémité d’un des faubourgset dont jusqu’ici il aurait été impossible de s’approcher… Cetappareil, autant du moins qu’on peut en juger en raison de sonenfouissement partiel dans la terre, affecterait la forme d’un devos kiosques à journaux ou d’une guérite ainsi que j’en ai vu à laporte de vos casernes… enfin on aurait relevé à quelque distance del’engin les débris d’une hélice métallique…

– C’est bien cela. Vous est-il possible denous dire ce qu’est cet engin et d’où il provient ?

– Rien de plus simple, dit doucement sirAthel, cet engin est un auto aérien, construit d’après lesprincipes du plus lourd que l’air, et qui diffère des aéroplanes,en ce qu’il n’a ni ailes ni gouvernail, qu’il est entièrementmétallique et ne tient compte ni du vent ni des intempériesaériennes.

– Une sorte d’hélicoptère, se hâta de demanderM. Verloret avec un regard de défi à l’adresse de soncontradicteur Alavoine.

– S’il vous plaît, fit sir Athel. Je vousdonne ces détails pour vous bien convaincre que je connaisl’appareil dont il s’agit, puisque c’est moi qui l’aiconstruit.

– Vous êtes mécanicien ? demandaM. Alavoine avec une légère moue de dédain.

– Je me présente. Je m’appelle sir AthelRandom, élève et modeste collaborateur de William Crookes, leprésident de la Société Royale Scientifique de Londres… et si lachose pouvait vous intéresser, je pourrais vous énumérer les titreset diplômes que m’ont conférés les plus importantes Institutionsscientifiques de la Grande-Bretagne : peut-être mêmepourrez-vous vous souvenir de certain mémoire sur les terres raresqui eut l’honneur de la lecture et dont votre regretté collègueM. Berthelot voulut bien faire l’éloge en termes qui, jel’avoue, eussent donné quelque orgueil à tout autre que moi.

– Mais oui, je me le rappelle fort bien !dit une voix cassée. Ce mémoire a été inséré dans le Journaldes Savants… il est fort remarquable.

– Je vous remercie, dit sir Athel. Je reviensau fait qui nous intéresse.

« Cet appareil est en réalité des plussimples ; ce qui le différencie de ceux qui ont été construitsjusqu’ici, c’est qu’il comporte deux hélices, l’une à la partiesupérieure, l’autre à la partie inférieure ; elles sont muespar un arbre de couche, simple tige métallique, qui obéit elle-mêmeà un moteur de très petite dimension. La direction est obtenue parun système d’inclinaison de l’une ou l’autre hélice, selon lavolonté de l’opérateur.

« Mon intention était de ne faire monpremier et définitif essai de cet aviateur d’un genre nouveau qu’àla fin du présent mois ; je serais certainement passé parParis, mais ce n’eût été qu’une étape, mon plan bien arrêtécomportant le tour du monde en passant par la Russie, la Sibérie,la Chine et le Japon, avec retour par l’Amérique du Nord…

Il s’arrêta un instant : les membres dela commission commençant à donner des signes non équivoquesd’impatiente incrédulité.

Le ministre se demandait lui-même si onn’était pas victime d’un humbug excessif ou de lamonomanie d’un fou.

Mais le préfet qui avait mieux l’habitude del’invraisemblable – et à qui, il faut bien le dire, la physionomiede sir Athel plaisait fort, lui fit signe de continuer.

Sir Athel, toujours très froid et comme s’ileût disserté sur les matières les plus simples du monde, reprit laparole :

– Je comprends, messieurs, que mesaffirmations puissent, à première audition, paraître entachéesd’une certaine exagération.

« Je vous prie de croire que je n’ai pasdit un seul mot qui ne soit l’expression de la plus absolue vérité,ainsi que d’ailleurs j’aurai l’honneur de vous en donner la preuvedécisive…

– Une seule observation, dit l’illustreAlavoine, vous parlez de moteur… quel est-il ? et de quellesubstance l’approvisionnez-vous ?

– C’est ce que je vous expliquerai tout àl’heure. Mais permettez-moi de reprendre mon exposé selon le planque je me suis tracé.

« La question qui vous intéresse le plusc’est de savoir comment cet appareil qui, le 1er avril à une heuredu matin, se trouvait dans la cour de ma maison, Corsica-street,dans le faubourg d’Highbury, à Londres, est venu s’échouer dans unterrain de votre capitale…

« Voilà ce qui s’est passé…

Et, très nettement, il raconta la scène quenous connaissons : l’apparition subite d’un inconnu, sonintrusion dans l’appareil, puis le départ instantané, l’enlèvement,la disparition.

– Ce malheureux dont j’ai déploré le sort aété emporté avec une vitesse vertigineuse ; il a évidemmentfait jouer inconsciemment le moteur, sans aucune notion de la façonde le diriger, de le modérer. Il a été enlevé à une hauteur que jepuis évaluer à deux, ou peut-être trois mille mètres. Le moteurétait orienté à l’est. Il a piqué droit sur la France.

« Je suppose – car ici je suis réduitmoi-même à une hypothèse – que, le premier étourdissement passé, lemalheureux s’est affolé, a essayé de s’échapper de la cage danslaquelle il s’était si involontairement séquestré… qu’a-t-ilfait ? à quel ressort s’est-il accroché ? Je ne pourraile savoir que lorsque j’aurai moi-même très soigneusement examinél’appareil… je le soupçonne fort d’avoir fait jouer l’hélicesupérieure, auquel cas la descente a dû être foudroyante… l’homme,perdant l’équilibre, est tombé d’abord au milieu de votre ville etson cadavre, à ce que j’ai appris, a été retrouvé au pied d’un devos monuments publics…

« Quant à l’appareil, il me paraîtprobable que, sous l’impulsion du moteur inarrêté, il a fait unbond prodigieux ; mais l’équilibre étant rompu, il s’estabattu à l’endroit où il a été trouvé, ayant fouillé la terre commepour s’y frayer un passage…

« Je sais depuis hier que l’homme qui futla malheureuse victime de son imprudence, est un nommé John Coxwarddont l’identité fut difficile à établir, en raison derapprochements de date qui rendaient invraisemblable sa présencepresque simultanée en deux endroits éloignés l’un de l’autre…

« Du reste, à ce sujet M. Bobbypourra vous fournir des explications précises qui seront appuyéespar le témoignage de M. Labergère. »

Les membres de la commission se sentaient fortperplexes.

Toute cette histoire avait été débitée d’unton grave et qui, en dépit de leur partialité, excluait toute idéede mystification.

Mais, scientifiquement, cela ne tenait pasdebout, et nos illustres savants ne craignaient rien tant qued’être victimes d’une facétie qui aurait déconsidéré les noblesAcadémies qu’ils représentaient.

On entendit Bobby et Labergère. Leur récit,très solennel de la part du détective anglais, qui insista plus quede raison sur les avanies imméritées que lui avait attiréesl’affaire Coxward, plein de désinvolture au contraire de la part dureporter, enchanté de l’aventure, troublait la commission, maissans la convaincre. La peur du ridicule dominait.

Après s’être consulté avec sescollègues :

– Sir Athel Random, dit le président, loin denous la pensée de mettre votre parole en doute. Cependant ils’agit, vous le reconnaissez, d’intérêts fort graves.

« Vous vous faites fort, nous avez-vousdit, d’enlever, de faire disparaître ou tout au moins deneutraliser l’appareil dangereux qui inquiète à bon droit la villede Paris.

« Mais avant de vous autoriser à unetentative qui, remarquez-le, peut mettre votre propre vie en périlen même temps que compromettre la sécurité de tout un quartier deParis, il nous semble que quelques précisions sont nécessaires.

« Vous parlez d’un moteur de très petitvolume, dont la force serait telle qu’elle ferait agir un mécanismependant des journées, des semaines, des mois peut-être…

– Vous pouvez dire des années, rectifia sirAthel.

– Sans être renouvelé ?…

– Exactement.

– Vous avouerez vous-même que ce sont là desconditions tellement exceptionnelles, si contraires à tout ce quejusqu’ici nous a révélé l’expérience, qu’elles pourraient êtrequalifiées de miraculeuses…

– Il n’y a pas de miracle, interrompit encoresir Athel, sinon je n’en connaîtrais pas de plus étrange quel’expérience banale qui s’opère dans un ballon de verre, deux gazinvisibles, oxygène et hydrogène, produisant de l’eau sous l’actiond’une décharge électrique.

M. Alavoine toussa : ce diabled’homme avait réponse à tout.

– Quoiqu’il en soit, vous ne trouverez sansdoute pas étonnant, monsieur, que nous vous demandions quels sont–grosso modo – la nature, le mécanisme de votre moteur, etquel est le produit qui l’actionne…

– Je redoute que mes explications vousparaissent un peu longues, dit sir Athel, d’autant que votreimpatience doit être grande de mettre fin aux angoisses de votreville. Cependant il ne m’appartient pas de vous refuser ce que vousme demandez.

« Mon moteur n’est alimenté par aucunesubstance, car il est la substance elle-même, produisant lemouvement par sa propre action.

« Il est d’une force colossale, car unmilligramme suffirait à pulvériser la maison où nous sommes.

« Il est inépuisable, car sa déperditionpar l’action, peut se mesurer à un dix millionième de gramme parvingt-quatre heures.

Malgré leur patience, les membres de lacommission laissèrent échapper quelques ho ! corsés etquelques ha ! d’incrédulité.

Sir Athel, pour la première fois, se prit àsourire.

– Vous ne pourriez pas mettre à ma dispositionun bloc minéral quelconque d’une seule pièce, pavé de grès, objeten marbre – je me permettrais de vous démontrer, sans danger pourpersonne, bien entendu, un des effets de la matière dont estcomposé mon moteur.

Il y eut un moment d’hésitation : l’offreétait tentante. Les vieux comme les jeunes aiment les expériences…C’est toujours un peu du théâtre.

Justement, il y avait sur le milieu de latable verte un énorme encrier de marbre, pesant au moins troiskilos et dont la spécialité était de ne jamais contenird’encre.

– Finissons-en, dit M. Alavoine, exercezvotre puissance (le mot fut dit avec un fort accent d’ironie) surce bloc de marbre…

Sir Athel s’approcha :

– Cet objet n’a aucune valeur artistique…c’est bien. Vous n’aurez rien à regretter.

Il fouilla dans la poche de son gilet et entira un objet qui ressemblait à s’y méprendre à un porte-crayond’or. C’était mince et coquet. Il le mania, le mettant bien en vuepour toute la commission.

– Ceci est bien peu de chose, messieurs. Laforce renfermée dans ce petit tube est cependant telle que lesadjectifs les plus excessifs ne pourraient la qualifier.

Et comme il lui semblait lire sur le visage deses auditeurs des signes évidents d’inquiétude :

– Soyez sans crainte aucune, messieurs.L’opération va s’accomplir sans bruit appréciable et sansmanifestation inquiétante.

En vérité, tous retenaient leur haleine etceux qui faisaient meilleur visage n’en avaient pas moins lapoitrine quelque peu serrée.

Les yeux du préfet éclataient decuriosité : quant au ministre, dont le devoir était d’êtreimpassible, il s’était contenté de baisser légèrement lespaupières.

Sir Athel vint à table, attira l’encrier surle bord, puis, s’étant penché, avec l’attention d’un chirurgien quicherche le point juste où frappera son bistouri, il toucha lemorceau de marbre de la pointe de son porte-crayon…

Il y eut un léger, très léger craquement,comme d’un ressort de montre qui se brise.

Et, à la place de l’encrier, il ne restait surla table qu’un petit tas de poudre, à peine de quoi remplir uncoquetier.

Des cris éclatèrent, tous s’étaient levés etgroupés autour de ce résidu. Ils ne pouvaient plus douter, ilsavaient vu, de leurs yeux vu…

– Je crois, dit sir Athel, qu’un de voscompatriotes, le docteur Lebon, appelle cela la dissociation de lamatière…

– Inouï ! stupéfiant !renversant !… et c’est avec ce petit tube…

Des mains se tendaient vers l’objet que sirAthel tenait entre le pouce et l’index, comme une tige defleur.

Il donna un léger tour à une virole et remitle tube dans sa poche, simplement.

– Ne risquons pas d’accident, dit-il. L’objetest d’un maniement fort délicat et son usage nécessite unapprentissage assez long… j’ai mis dix ans, messieurs, à me rendremaître de cette force…

– De quoi est composée cette substance ?Comment l’avez-vous obtenue ?…

– Toutes questions qui nous mèneraient bienloin, répliqua sir Athel.

– Mais, du moins, comment lanommez-vous ?

– Je l’ai baptisée le vrilium…

– Vrilium ? répétèrent les gens,cherchant une étymologie qu’ils ne trouvaient pas, parce que cen’était pas du grec. – Nom purement fantaisiste, messieurs.Peut-être avez-vous lu cependant un livre fort remarquable d’un demes plus célèbres compatriotes – La Race future, par sirHenry Bulwer Lytton.

« Il s’agit dans ce roman, utopique sil’on veut, mais où je vois, pour ma part, une anticipation del’avenir, d’un peuple que la science a armé d’une force sipuissante, si irrésistible – et à la fois si maniable – qu’elle està la disposition de tous : hommes, femmes ou enfants ;qu’il n’est pas d’obstacle qu’elle ne renverse, de résistancequ’elle ne brise, si bien que les effets se neutralisent les unspar les autres… sous peine de destruction mutuelle etd’anéantissement réciproque, nul ne peut attaquer son prochain…

« Par le développement de la force, lavertu, la patience, la bonté, règnent sur la terre – mais,entendez-le bien, parce que cette force n’est pas aux mains dequelques-uns ; mais au pouvoir de tous, des plus faibles commedes plus vigoureux. Elle rétablit l’égalité et par conséquent laliberté…

« Cette force, notre Bulwer l’a appeléele Vril, d’où le nom de vrilium que j’ai donné à la substance quej’ai découverte…

« Quant à cette substance elle-même, unmot suffira à vous en faire comprendre la nature. Elle est analogueau Gallium que découvrit jadis votre grand compatriote Lecoq deBoisbaudran, et surtout au radium de votre immortel Curie. Elleprend rang à la tête des terres dites rares, dont je vous cite lesnoms pour mémoire : l’yttrium, le palladium, l’osmium, leruthénium, le vanadium, et enfin le polonium, révélé tout récemmentpar Mme Curie… m’aidant des travaux de mes prédécesseurs, desir Arthur Ramsay, de Lord Raleigh, de Norman Lockyer, deMM. Berthelot, Becquerel, Le Bon et tant d’autres, j’aidécouvert, moi, le vrilium dont j’ai tenté une première utilisationpratique en le domestiquant pour l’aviation…

« Le moteur de mon appareil est donc levrilium, émanant la force de lui-même, comme le radium émane de lalumière et de la chaleur ; mais en proportions telles,qu’adapté à un mécanisme approprié, il détermine des rotations devingt mille tours par minute…

« Le petit appareil que j’ai sorti de mapoche est muni d’une imperceptible tarière, faite d’une pointe dediamant : c’est pourquoi en une seconde elle désagrège, sousune rotation que lui imprime le vrilium, les blocs les plus durs –à condition bien entendu qu’on l’applique à ce que la sciencehindoue appelle le centre de laya, je me réserve d’expliquer celaplus tard – c’est-à-dire le point où en toute masse concrète toutesles molécules s’appuient et se soutiennent les unes les autres…

« Mais j’en ai trop dit, messieurs, etcraindrais d’abuser de votre patience… si vous voulez bien me faireconfiance, je me livrerai sans plus tarder aux opérationsnécessaires pour neutraliser l’effet de mon vriliogire… et délivrervotre beau Paris des angoisses que je lui ai bien involontairementcausées. »

Il y eut une acclamation approbative : lejeune Anglais avait eu enfin raison des défiances et des jalousiesinavouées des savants officiels… Certes, plus tard, quand ils seressaisiraient, ils traiteraient toutes ces affirmations dechimères sinon de mensonges… mais devant le petit tas de poussièrede marbre, ils se sentaient désarçonnés et ne cachaient pas leurenthousiasme.

Le ministre et le préfet s’étaient emparés desir Athel et s’entendaient avec lui pour les mesures à prendre envue de l’opération qui aurait lieu le lendemain à dix heures dumatin.

La seule inquiétude que témoignât sir Athel,c’était que la qualité du vrilium dont était chargé l’appareilenfoui, ne produisit d’énormes étincelles qui pourraient effrayerle voisinage : il importait de prévenir toute panique.

Sir Athel répondait de tout, « autant dumoins, ajoutait-il, que les prévisions humaines le peuventpermettre ». Et encore « le danger, à supposer qu’ilexistât, n’existerait que pour lui-même ».

Et comme le ministre se récriait, l’adjurantde prendre toutes les précautions nécessaires, lui offrant même dereculer l’opération pour lui laisser le temps de mettre touteschoses au point :

– Monsieur le ministre, dit simplement sirAthel, le plus humble chimiste, dans son laboratoire, risque sa vievingt fois par jour. Et la statistique prouve, conclut-il ensouriant, que c’est une des fonctions qui mènent leur homme à l’âgele plus avancé.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain, neufheures et demie, au terrain de la rue des Carrières-d’Amérique. Uncordon de troupes tiendrait le public à distance suffisante… SirAthel entendait agir seul, il n’admettait auprès de lui que lesautorités supérieures, le préfet de police…

– Et le reporter duNouvelliste ! fit une voix mâle qui n’était autre quecelle de Labergère.

– Je ne puis rien vous refuser, réponditcourtoisement sir Athel.

– Eh bien ! et à moi ? hasardaBobby. Si je n’avais pas fait tout mon tapage autour de Coxward,est-ce que les journaux s’en seraient occupés !… Est-ce que cene sont pas les injures dont on m’a accablé qui ont donnél’éveil !… Sir Athel, vous ne pousserez pas l’ingratitudejusqu’à me repousser…

– Vous serez des nôtres, mon cher monsieurBobby, dit l’Anglais.

Les dernières salutations furent échangées.Sir Athel se fit conduire au Carlton où, dès le lendemain matin,Labergère viendrait le chercher.

Et quand ils se furent serré les mains sur leseuil de l’hôtel Beauvau, Labergère resté seul avec Bobby lui pritfamilièrement le bras :

– Toi, mon vieux Bobby, tu vas venir avec moiau Nouvelliste… Il faut qu’on te voie… on tephotographiera, et ta binette paraîtra demain, en première page…Nous ferons mon article ensemble, et après ça, nous irons casserune croûte à l’Américain… Hein ! brave Bobby, des truffes, duChampagne et des petites femmes. Hé ! hé !

Bobby se laissa entraîner !…

Hélas ! tous ces gens croyaient toucher àun dénouement !…

Pouvaient-ils deviner les horribles traîtrisesdu destin qui les guettait !

Partie 3
PARIS AVANT LA CRÉATION DE L’HOMME

I – Catastrophe qui n’est qu’undébut

 

Le lendemain, à l’heure dite, tout le mondefut exact au rendez-vous.

Sans parler de cent mille Parisiens qui,alléchés par l’article étincelant de Labergère, s’étaient dirigésvers les Buttes-Chaumont et les rues avoisinantes dans l’espoir devoir l’inventeur du vrilium et d’assister à l’intéressanteopération promise.

Du reste, avec la versatilité qui est lacaractéristique de notre esprit national, déjà, sur la simpleassurance d’un article de journal, toutes les craintes avaientdisparu. On ne voyait, dans ce petit voyage au fond de Belleville,qu’une excursion de plaisir.

Il est vrai que Labergère, tout entranscrivant fidèlement les explications données par sir Athel,avait, pourrait-on dire, optimisé l’affaire de telle sorte quel’opération qui allait être tentée était présentée comme un simplejeu pour le génial inventeur : et nul ne songeait à le luireprocher, car il était de première utilité de modifier dans unsens d’accalmie la mentalité des Parisiens, si prompts às’affoler.

Seulement toute cette foule – dans laquelle oncomptait des représentants de toutes les classes sociales, semontra quelque peu désappointée, quand elle se heurta à undéploiement de troupes qui la reléguait à quelque cinq cents mètresdu lieu intéressant.

Il y eut quelques bagarres, d’autant que denombreuses gens prétendaient se targuer de titres ou de fonctionspour enfreindre la consigne : sénateurs, députés, porteurs decoupe-files, qui le prenaient de très haut. Mais la règle restaimpitoyable. On ne passait pas.

D’autant que le matin même deux incidentss’étaient produits qui n’avaient pas peu contribué à réveiller lesinquiétudes de M. Lépine.

D’abord, c’était un pauvre ivrogne qui, dansla nuit, avait trouvé le moyen de s’introduire dans l’enclos,imprudence qu’il avait payée très cher. Car, s’étant évidemmentapproché de l’appareil, il avait été trouvé à quelques pas, inerte,comme mort.

On avait dû le transporter d’urgence àl’hôpital voisin, mais malgré tous les soins qui lui avaient étéprodigués, il restait plongé dans un coma qui faisait craindre poursa vie.

– Ah çà ! lui dit M. Lépine, est-ceque votre vrilium aurait la prétention de ressusciter lesmorts !

– Pas tout à fait, répliqua sir Athel ensouriant ; mais je crois bien que tant qu’il existe, dans uncorps organisé, une étincelle de vie, si petite soit-elle, levrilium la galvanise et lui rend toute sa vigueur. Ainsi, je l’aiessayé sur des animaux qui paraissaient morts de froid, ayant étéenfermés dans des caisses de glace. Ils ne donnaient plus aucunsigne de vie. Le vrilium les a ranimés et les animaux ontressuscité sans même donner signe de malaise.

– Décidément vous êtes un magicien…

– Oubliez-vous que l’on affubla de ce nom lesalchimistes d’autrefois qui, votre Berthelot l’a démontré,n’étaient que des précurseurs, ayant eu le seul tort d’arriver troptôt…

Le second fait qui avait attiré l’attention dupréfet avait une certaine gravité. Un des principaux fonctionnairesde la Préfecture de la Seine, M. Gérards, auteur d’études trèsintéressantes sur le Paris souterrain, était venu le trouver degrand matin et, plaçant des graphiques sous ses yeux, lui avaitdémontré que le sol, le tuf sur lequel reposait le terrain de larue des Carrières-d’Amérique, avait été reconnu, à la suited’explorations malheureusement restées incomplètes, comme offrantdes caractères tout particuliers d’instabilité.

Déjà, on en avait acquis la preuve par lesprécédents éboulements, assez fréquents dans cette région. Il étaitgrandement à craindre que les opérations qu’on se proposait enamenassent de nouveaux.

– Nous devons avouer, avait ajoutéM. Gérards, que nous ignorons absolument quelle est la naturedes terrains sous-jacents, et, de quelques observations qui me sontpersonnelles, je crois pouvoir déduire qu’ils reposent sur descouches absolument anciennes, quaternaires et peut-être mêmetertiaires, ainsi qu’en témoigne la découverte de certainsossements fossiles.

« Je serais enclin à supposer, concluaitle savant géologue, que cette partie de Paris fut, il y a desmilliers d’années, secouée par un cataclysme de nature volcaniqueou autre, et que le tassement définitif n’est pas encore accompli.D’où la possibilité d’écroulements dangereux. »

M. Lépine, frappé de ces communications,avait cru devoir les transmettre à sir Athel.

Pour la première fois, le savant anglais avaitparu légèrement troublé ; mais il avait bien vite ressaisi sonsang-froid :

– Ce ne sont là que des hypothèses, avait-ildit. Tout homme qui agit sait qu’il doit compter avec l’imprévu.Vous avez vu vous-même, monsieur le préfet, que la présence del’appareil constitue un danger continuel. Je ne veux pas avoir à mereprocher de nouvelles morts d’homme. Si indigne d’intérêt que fûtce pauvre Coxward, l’épouvantable accident dont il a été victime melaissera un perpétuel remords. Je dois tout tenter pour éviter leretour de pareille catastrophe ; et d’ailleurs, je vous lerépète, il n’y a ici que moi qui risquerai quelque chose. Jeréponds de tout…

Et il ajouta avec un geste vague :

– Sauf de l’insupposable…

– Allez donc, monsieur, lui dit le préfet d’unton grave. Puisse l’événement donner raison à vos espérances.Permettez-moi de vous serrer la main comme à un homme de cœur,digne de toute notre estime.

Labergère et Bobby, forts de l’autorisationtoute personnelle qui leur avait été donnée, avaient pu seulspénétrer dans l’enclos.

Sir Athel prit Labergère à part :

– Monsieur, lui dit-il : je n’ai eu qu’àme louer de vos procédés et je vous remercie de la confiance quevous m’avez témoignée. Malgré mon intime certitude du succès, jedois tenir compte de toutes les éventualités. Si prévoyant qu’ilsoit, l’homme est toujours soumis aux caprices du hasard.

« Au cas où quelque accidentm’atteindrait, voulez-vous être assez bon pour vous charger d’unelettre que j’ai préparée et l’adresser à celle à qui elle estdestinée, Mlle Mary Redmore, ma fiancée.

– Ce sont là services qui ne se refusent pas,répondit Labergère, mais je compte bien ne pas avoir à vous lerendre, d’abord parce que nous sortirons sains et saufs del’aventure et encore parce que, s’il vous arrive quelque malheur,j’en aurai ma large part, étant absolument décidé à ne pas vouslâcher d’une semelle…

– Je n’y consens pas, s’écria vivement sirAthel. J’ai le droit de disposer de ma vie, mais non pas de celledes autres… je vous remercie d’être venu ici ce matin, maismaintenant je vous prie de vous retirer.

– Jamais de la vie. J’y suis, j’y reste et quisait ? peut-être bien un homme solide et de bon vouloirpourra-t-il vous être d’un utile concours… on a souvent besoin d’unmoins savant que soi… enfin, dites tout ce que vous voudrez, je nebouge pas… par exemple, je serais bien d’avis de renvoyer l’amiBobby, d’autant que peu habitué au noctambulisme parisien, il doitavoir la tête un peu lourde… Hé, Bobby ?

– Je suis là, dit le détective ens’approchant, et j’attends que vous veuillez bien user de messervices…

– Mon cher Bobby, tu es beau, tu es vaillant,tu portes sur tes épaules la gloire de la grande Angleterre… maistu vas avoir la bonté de nous ficher le camp…

– Ficher le camp ? fit l’Anglais enregardant Labergère d’un air ahuri.

– Ça veut dire de te barrer, de cavaler, en unmot de t’en aller…

– Moi ! m’en aller ! s’écria Bobbyen se campant sur ses jambes, les deux poings en avant, comme prêtà boxer… Sir Athel, j’ai votre parole ! j’ai le droit dedemeurer ici et d’être témoin de tout ce qui va se passer… il y aengagement pris et pour le faire respecter, je n’hésiterais pas àrecourir, le fallût-il, à l’ambassadeur de la Grande-Bretagne…

– Là ! là ! mon petit Bobby !ne te fâche pas ! fit Labergère, qui le traitait de plus enplus familièrement – car le bonhomme lui plaisait – tout ça, c’estparce qu’il nous ennuierait fort, pour Mrs. Bobby, que tu te fassesdémolir…

– Je suis aussi solide que vous deux… et si ondoit être démoli, on le sera ensemble… j’ai à réhabiliter la policede Sa Majesté… et je ne faillirai pas à mon devoir…

Sir Athel haussa les épaules :

– Qu’il soit fait selon votre volonté, dit-il.Après tout, qui sait si nous n’aurons pas à nous entr’aider les unsles autres. À l’œuvre, maintenant, car on pourrait croire quej’hésite.

Rappelons en quelques mots quelle était lasituation.

Presque au milieu du terrain, une excavationen forme de cuvette, à demi remplie de sable et de pierres, etémergeant au milieu le fameux vriliogire, enfoui jusqu’aux deuxtiers de sa hauteur, avec, au-dessus, son toit métallique en formede casque allemand et sa tige veuve de l’hélice.

Le vriliogire était tétragonal, les paroisétant faites de croisillons de métal, et dans l’une d’elles uneporte étant ménagée.

Aucune poignée, aucune saillie ne pouvaitoffrir de prise pour le soulever : et la porte étant fermée,et maintenue dans son cadre par les pierres et le sable quipesaient sur elle, il semblait impossible qu’à moins d’engins trèssolides, tels que grues ou vérins, on pût parvenir à le fairesortir de l’étau qui l’enserrait.

Cependant, sir Athel s’était approché, arméd’outils qui paraissaient de cuivre et lui permettant de toucherl’appareil à distance. Il avait passé sur ses mains et sur sesavant-bras des sortes de longs gants faits d’un tissu métalliquebrillant et souple, qui rappelait celui des brassards, à maillesd’acier, des anciens chevaliers.

Un peu pâle, mais ayant au visage le signe nonéquivoque d’une volonté que rien ne saurait ébranler, sir Athel,invitant du geste ses amis à lui laisser le champ libre, étaitdescendu sur la déclivité de la cuvette, posant soigneusement sespieds sur les parties qui offraient le plus de résistance…

Alors, d’une de ses baguettes dont la formeétait identique à celle des crosses d’évêque, il commença à toucherlégèrement les colonnettes, soutenant les rebords du toit, descrépitements se faisaient entendre, tandis que de courtesétincelles jaillissaient.

C’était exactement comme si un accumulateur sedéchargeait au contact d’un corps bon conducteur del’électricité : mais les étincelles étaient de couleursingulière, comme noires, avec un reflet de rouge brun.

À chacune de ces décharges, on voyait unedésagrégation s’opérer entre le toit et la partie qui lesupportait. La calotte de métal se détachait par saccades, laissantun intervalle de plus en plus large entre les deux rebords.

– Monsieur Labergère, dit alors sir Athel,auriez-vous l’obligeance de me passer l’outil en S qui se trouve àcôté de la boîte ; ne craignez rien, il est inoffensif…

Mais il se trouva que l’objet était plusproche de Bobby que du reporter. Tout content de prouver son bonvouloir, Bobby se précipita, saisit l’outil et, se penchant sur lebord de la cuvette, le tendit à sir Athel… mais n’ayant pris aucuneprécaution pour assujettir ses pieds sur le sable mouvant, ilglissa…

Et dégringola jusqu’au fond de la cuvette,roulant comme une boule…

Il tomba juste entre les jambes de sir Athel,qui, perdant l’équilibre, fut projeté contre l’appareil qu’ilfrappa, sans le vouloir, de toute la force de la baguette qu’iltenait à la main.

Labergère s’était élancé pour retenir Bobbyet, arc-bouté sur ses jambes, l’avait saisi par le fond de sonpantalon, s’efforçant de le tirer en arrière…

Que se passa-t-il alors ?

Il se produisit un effet foudroyant :sans doute, sous l’action du choc de la baguette de vrilium contrel’appareil, celui-ci se souleva, s’arracha de la terre entournoyant…

Puis il y eut au sommet du casque qui n’étaitpas tout à fait dégagé de son support un éclatement bruyant,fulgurant d’étincelles longues de près d’un mètre, véritables lamesde feu qui coupaient l’air en dardant vers le ciel…

Puis un craquement formidable…

Et, soudain, le sol s’effondra sur unpérimètre de plus de dix mètres… des vagues de sable et de pierrese soulevèrent pour retomber avec un bruit sinistre…

On eût dit qu’un abîme s’ouvrait…

Et, dans cette perturbation effroyable, toutdisparut, s’engloutit, l’appareil et les trois bommes…

Un gouffre s’était tout à coup creusé, danslequel s’éboulaient toutes les terres, tout le sable, toutes lespierres d’alentour…

Et quand, attirés par le fracas de lacatastrophe, le préfet, le ministre, les agents accoururent, ils nevirent plus qu’un chaos de pierres et de terres, à une profondeurde plus de dix mètres… et qui s’était refermé sur lesmalheureux…

Il y eut une clameur de désespoir…

Le malheureux sir Athel Random avait payé desa vie l’effort héroïque qu’il avait tenté pour sauver Paris… etavec lui avaient péri ses deux courageux acolytes, Bobby, ledétective, et Labergère, le reporter…

Douloureuse tragédie…

II – Angoisses du lendemain

 

L’effet produit dans Paris par cettecatastrophe fut énorme.

Ce fut un déchaînement de malédictions contrel’administration, coupable de n’avoir entouré l’opération d’aucunedes précautions qu’indiquait la plus vulgaire prudence…

En dépit de toutes les dénégations, la légendese formait que, par raison d’économie, on s’était refusé à exécuterdes travaux d’étayage et de soutènement que le malheureux sir Athelavait réclamés.

– C’est un véritable assassinat, criait leReporter. Vit-on jamais pareille incurie ! Quefaisait pendant ce temps le service de la voirie ? Pourquoin’avait-on pas convoqué les sapeurs du génie ? Comment, pourle moindre incident sur la voie publique, on n’hésite pas àmobiliser les pompiers, et cette fois, quand il s’agissait d’untravail énorme, dont évidemment un seul homme ne pouvait secharger, on avait montré une insouciance criminelle…

Puis, c’était la préfecture de la Seine quiétait visée. Les sous-sols de Paris lui étaient-ils doncinconnus ? À quoi servaient des cartes et des graphiquespubliés à frais énormes aux dépens des contribuables ! Enétions-nous réduits une fois de plus à devenir la risée del’Europe ?

Le Nouvelliste paraissait, encadréd’un double filet noir.

Car si Labergère était un de ses rédacteurs –sa biographie occupait trois colonnes de la première page ! –Bobby ne lui appartenait-il pas aussi, par le zèle avec lequel lejournal l’avait défendu contre les inqualifiables attaques d’unepresse brutale et mensongère !…

En fait, tout le monde n’avait-il pas sa partde responsabilité, depuis le ministre qui avait autorisé, avecquelle facilité ! la téméraire tentative d’un homme dont lacompétence n’était affirmée que par lui-même !

Et que dire de ces prétendus savants quiavaient accueilli, avec une légèreté coupable, les affirmations lesplus chimériques et avaient permis qu’un homme risquât sa vie, sansles avoir soumises à aucune épreuve préalable !…

Ah ! ils avaient cru à la toute-puissancedu vrilium ! Ces libres-penseurs avaient eu la foi !Cette fois, c’était bien la faillite de la science : il étaitévident que ce malheureux Random n’était qu’un fou qui, par quelquetour de passe-passe, avait su leur en imposer. La prétenduedissociation du bloc de marbre n’était qu’un truc deprestidigitation auquel tous s’étaient laissé prendre, jusqu’aupréfet de police, qui pourtant n’était pas un naïf.

Ce désastre avait eu son contre-coup à laChambre des députés : le leader de l’extrême-gauche avait,pour ainsi dire – bondi sur le cabinet, enveloppant dans la mêmeréprobation tous les services, y compris la Guerre, la Marine etles Travaux publics.

Qu’attendre de gouvernants qui ne savaientmême pas défendre le sol d’un quartier de Paris. Aujourd’huic’était une parcelle du dix-neuvième arrondissement quidisparaissait dans l’abîme, demain ce serait la France toutentière ! (Applaudissements à l’extrême-gauche et sur lesbancs de la droite. L’orateur, revenant à son banc, est vivementfélicité.)

Il ne fallut rien moins que toute lasouplesse, toute l’onction, assaisonnée d’ironie, du chef ducabinet pour résister à l’attaque. Reprenant la célèbre métaphoredu bloc, il le montra se dressant, robuste et sans fissures, poursoutenir l’édifice superbe de notre pays.

– Qu’importent, s’écria-t-il, des parolesamères à nous adressées, qu’importent ces attaques injustesauxquelles nous n’opposons que l’impassibilité des consciencesfortes et sûres d’elles-mêmes ! Sont-ce donc des mots quisauveront les malheureux engloutis ! Est-ce parce que nousaurons laissé échapper de nos mains ces portefeuilles dont certainssont si friands que le sol s’entr’ouvrira pour rendre sesvictimes ! Nous acceptons toutes les responsabilités, sanshésiter, d’un cœur ferme, parce que nous sommes prêts à en assumerd’autres… c’est-à-dire toutes les mesures déjà prises et à prendrepour l’œuvre difficile du salut des trois hommes, des trois martyrsde la Science ! (Acclamations sur les bancs de la gaucheet du centre. L’orateur, revenant à sa place, est vivementfélicité.)

L’ordre du jour de confiance fut voté à unemajorité de 293 voix.

Mais pendant ce temps-là, on travaillait.

Toute la cohorte des ingénieurs parisiensavait été mobilisée, des puisatiers, des égoutiers, des maçons, desterrassiers avaient été appelés sur les lieux.

Car, bien qu’on ne conservât plus aucun espoirde sauver les engloutis, il fallait bien, pour satisfairel’opinion, accumuler toutes les preuves possibles de bonvouloir.

Voici quel était maintenant l’aspect duterrain :

Un trou, un large trou, un immense trou ayantune profondeur de douze mètres, un pourtour de terre et decaillasses, presque à pic et semblant en équilibre plusqu’instable. Au fond du trou, un amas de débris sans forme et sansconsistance qui semblait s’affaisser de moment en moment.

Ensevelis sous cette masse, les malheureuxn’avaient pas même dû souffrir. L’écrasement – et c’était unvéritable bonheur ! – devait avoir été immédiat,instantané.

Restait-il une chance quelconque de lesarracher à leur sort, très probablement accompli depuis la premièreminute ; pas un des ingénieurs ne se fût hasardé à répondrepar l’affirmative.

Bien plus, étant donnée la nature du terrain,il était certain que tout travail tenté ne pouvait que déterminerde nouveaux éboulements, et par conséquent augmenter la masse desmatériaux sous laquelle les victimes n’agonisaient même plus.

On décida que l’impossible serait tenté.

Un étayage solide serait établi pour contenirles parois du gouffre ; puis on installerait une sorte dedrague avec laquelle on enlèverait la plus grande quantité possiblede sables et de gravats.

Quant à la durée des travaux, qui aurait pules prévoir ?

Il était peu probable qu’on pût, avantquarante-huit heures au plus, commencer le labeur dedéblaiement.

Ne satisfaisant personne, ces mesures étaientcependant les seules auxquelles on pût songer. On ne se faisaitplus d’illusions, mais on essayait d’en éveiller chez autrui…

Du reste, le deuil public se manifestait avecson intensité habituelle : le temps étant très beau, lesterrasses de café regorgeaient et le soir, les salles de théâtrefurent combles.

On eut volontiers préparé une fête,représentation ou bal de gala, au profit des victimes. Maispuisqu’elles étaient mortes !…

Le Reporter eut une idée de génie –pour diminuer la triste victoire du Nouvelliste.

Un de ses rédacteurs fut dépêché à Londresavec mission d’avertir la veuve de M. Bobby et de la ramener àParis.

Ce qui fut fait : et la malheureuse femme– véritablement désespérée de la mort de son brave détective demari, dut parader sur les boulevards en une voiture sur laquelleplanait un étendard noir, avec, en lettres d’or, cetteinscription :

Le « Reporter » à la veuve duMartyr.

Une souscription était en même temps ouvertedans ses colonnes, afin de mettre madame Bobby à l’abri du besoin.Le journal s’inscrivait pour mille francs.

En même temps, le Nouvelliste, quin’entendait plus se laisser distancer, faisait appel à tous lesjournalistes, à tous les intellectuels, pour que fût élevé à lamémoire de Labergère, le héros du reportage, un monument dontl’exécution fut confiée au grand Rodin. On rêvait une statuerappelant le Moïse de Michel-Ange, dont les cornes électriquessymboliseraient la nature de l’accident où il avait péri.

Il n’était que sir Athel Random dont nul ne sepréoccupât. Après tout, il était le véritable auteur responsable dela catastrophe. Déjà, de ses prétendues inventions, John Coxwardavait été la première victime ; et voici que ses fantaisiespseudo-scientifiques avaient encore causé la mort de troispersonnes.

Seul, Émile Gautier – le chroniqueurscientifique – élevait la voix en sa faveur et, dans un articlesérieusement documenté, exposait la théorie des terres rares et duvrilium. L’avenir réhabilitera sir Athel, victime irresponsabled’un accident, tout à fait indépendant de sa volonté, et dûseulement à l’incurie de l’édilité parisienne. Suivait une charge àfond de train sur les hauts fonctionnaires de la Préfecture de laSeine.

Vingt-quatre heures s’étaient déjà écoulées,quand on signala l’arrivée à Paris de miss Mary Redmore, la fiancée– hélas, déjà veuve – de sir Athel Random.

La malheureuse jeune fille – qui portait à sirAthel une profonde affection – avait voulu apporter l’hommage deson inconsolable douleur sur cette tombe effrayante où nul vestigene rappelait plus le souvenir de celui qu’elle avait aimé.

Elle était accompagnée de son père,l’énergique M. Redmore qui, ayant pris définitivement le partide sa fille et n’admettant pas l’irresponsabilité des Français danscette horrible catastrophe, se mit immédiatement en rapport avecnos plus éminents avocats d’affaires. Il était décidé à intenter unprocès à la Ville de Paris et à lui réclamer, au nom de la famillede sir Athel, dont il s’était fait confier les pouvoirs – desdommages-intérêts qu’il évaluait à vingt mille livres sterling,c’est-à-dire à cinq cent mille francs.

Une complainte se vendait sur lesboulevards :

Français, écoutez l’histoire

Qu’on ne pourrait pas y croire

D’un Anglais qu’un triste sort

Précipita dans la mort…

À Blériot faisant la pige,

Armé d’une simple tige,

Il s’imaginait, pauvre homme…

À l’aide du vrilium,

Voler à travers l’espace…

Voir le soleil face à face ;

Il est tombé dans un trou,

Ous qu’on ne voit rien du tout !…

L’éditeur de cette œuvre – qui se chantait surl’air de Fualdès – fit une fortune rapide…

Mais peut-être est-il nécessaire de diremaintenant ce qu’il était advenu des trois protagonistes de cettetragédie…

III – Sous Paris

 

Pour tout homme de sens rassis, se défendantcontre les suggestions d’une imagination fantaisiste, il n’est pasdouteux que, si un kiosque à journaux et trois hommes sontentraînés dans la débâcle de centaines de mètres cubes de matériauxdivers, les probabilités militant en faveur de leur écrasement sepeuvent chiffrer par – sur mille – 999 à une chance pour leursalut.

Cependant étudiez les faits divers que nousapportent les journaux, et vous serez surpris de voir le rôle qu’enles cas les plus effrayants, joue cette force que nous nommons –sans la comprendre – le hasard.

Sans qu’il y ait miracle, sans qu’aucune deslois connues et vérifiées soit violée, ce couvreur tombe du sixièmeétage, rebondit sur un balcon et vient s’étaler sur une voitured’ordures ménagères, qui lui fait un lit moelleux et sauveur.

Sur deux automobilistes emportés par la mêmevoiture, mis en péril par la même rupture de frein, culbutant surle même obstacle, sous la même voiture qui capote, l’un d’eux esttué raide, l’autre en est quitte pour quelques douleurs internes etprovisoires, dont le seul intérêt sera de servir de justificationpour réclamer une indemnité au célèbre Qui de droit, anonyme auteurde tous nos maux.

Sous les rafales de la tempête, sur dixnavires, neuf parviennent à fuir devant le vent et atteignentl’accalmie. Le dixième, le plus solide, le plus neuf, le mieuxcommandé disparaît, happé par la mer et des passagers, un seulsurvit, un boiteux qui n’avait jamais navigué et, bien entendu,ignorait les plus élémentaires principes de la natation.

Il y a, sur mon trottoir, une pelured’orange : depuis le matin cent personnes ont déambulé, aupas, au trot, au galop, sans même y prendre garde. Je sors, je voisla pelure et, d’un coup de pied, l’envoie dans le ruisseau. Jetombe et me casse la jambe.

La vie et la mort sont à la merci de milliersde circonstances, les unes visibles et dont nous croyons pouvoirnous écarter, les autres invisibles et sournoises qui règlent notrecompte, sans que nous ayons supposé qu’il y avait un calcul àfaire.

Il n’est rien de moins vraisemblable que levrai, rien de plus vrai que l’invraisemblable.

C’est pourquoi, si étrange, si stupéfiant queparaisse la suite de ce récit, l’incrédulité du lecteur ne seraitqu’une preuve d’inexpérience.

Le mot – impossible – a dit Arago, n’existepas, sinon dans les mathématiques pures… et encore !

C’est pourquoi ce serait faire preuve d’unefâcheuse étroitesse d’esprit que de s’étonner quand nousretrouvons, à une profondeur que nous n’avons pas encore eu letemps d’évaluer numériquement…

Sir Athel Random, assis, le front dans la mainet réfléchissant profondément…

Assis ? oh ? sur quoi ?

Très simplement sur le plancher de sonkiosque, de sa guérite, de quelque nom qu’on veuille la nommer.

Brisé ? Ou tout au moins étourdi ?Point. Très calme, très valide et en possession de toutes sesfacultés.

Seulement un peu étonné : 1° de setrouver à l’intérieur de son appareil d’aviation, 2° de n’entendreaucun bruit, et de se sentir en pleine et lourde solitude, 3°d’avoir la sensation d’une descente plutôt que d’une chute, sansheurt violent.

Naturellement l’obscurité était profonde et cen’était qu’à tâtons que sir Athel avait reconnu le plancher et lesparois.

Encore n’avait-il hasardé ces gestes qu’avecune infinie précaution ; il savait trop, par expérience, quelspérils pouvait présenter une brusquerie de geste dans un local munide tous côtés d’une machinerie aussi délicate que dangereuse.

Donc il avait pris le parti le plus sage, quiétait de se tenir aussi immobile que possible et de réfléchir,aussi nettement et aussi froidement que les circonstances lepermettaient.

Sir Athel – on l’a deviné du reste – était unesprit précis, méthodique, sériant les questions.

Le fait de se trouver à de nombreux mètressous terre, enfermé dans une caisse d’explosifs, n’était pas, àpremier examen, de ceux que l’on choisirait bénévolement pouroccuper ses loisirs.

Mais, d’autre part, c’était satisfactionréelle que de sentir son cœur battre, que de faire jouer sesmuscles, que de constater l’activité de son cerveau ; en unmot, de se retrouver, après pareille alerte, parfaitementvivant.

Sir Athel monologua, à la muette, bienentendu.

– Je me rappelle fort bien, se disait-il, queje touchais au succès. J’allais en quelques minutes – et par laseule force du vrilium, convenablement adaptée, soulever lentementle vriliogire.

« Mon but était, aussitôt que j’auraisdégagé la porte, de m’introduire à l’intérieur, avec lesprécautions convenables, d’atteindre l’isolateur central et ainside neutraliser l’effet du vrilium, redevenu provisoirement inerte.Et alors on aurait achevé le sauvetage de l’appareil par les moyensordinaires. Quelques cordes solides et de vigoureux bras auraientachevé l’œuvre.

« Que s’est-il alors passé ? Je mesouviens que j’avais déjà déchargé certaines parties descondensateurs… encore quelques instants et je touchais au but.Seulement j’eus besoin – ma mémoire est très fidèle – d’une destiges que j’avais préparées et qui, par sa forme recourbée, mepermettait de la faire pénétrer à l’intérieur. J’atteignais ainsile ressort supérieur de la porte dont une partie se repliait etlivrait passage à ma main qui achevait l’œuvre…

« J’eus le tort, je le reconnaismaintenant, de faire appel à autrui – à M. Labergère, si je neme trompe – pour obtenir l’outil désiré… ce fut alors qu’un corpslourd se précipita sur moi… détermina le choc de ma baguette àvrilium contre une partie de la paroi… »

Il se donna à lui-même quelques explicationsdont le résultat fut qu’il ignorait comment la porte avait pus’ouvrir et se refermer sur lui… en même temps que les charges devrilium contenues dans des baguettes, et soudain libérées,déterminaient un éboulement et la chute de l’appareil.

Mais la science constate nombre de faits dontles modalités lui échappent.

Le phénomène actuel les augmentait d’uneunité. C’était tout.

Ce qui était évident, c’est que, par les chocssubis, tels déclanchements s’étaient produits dans les ressortsmoteurs qui avaient opéré la neutralisation du vrilium. Car aumoment actuel il semblait en vérité que l’appareil fût pour ainsidire mort, ne produisant plus ni force, ni chaleur, ni lumière.Question à étudier de plus près, si jamais on avait encore leloisir de l’étude.

– Tout ceci, pensa sir Athel, ne me renseigneque très médiocrement sur les moyens qui me restent de sortir de laposition plus que précaire dans laquelle je me trouve.

Et tout à coup il eut un frisson.

Une pensée – un instant écartée – lui sautaitau cerveau.

Il n’était pas la seule victime de cettecatastrophe. Il avait deux compagnons ! Labergère, Bobby, lereporter génial, le détective si fortement britannique. Les… deuxmalheureux avaient-ils péri, soit qu’ils eussent été foudroyés parles décharges vriliennes qui avaient déterminé et accompagnél’effondrement ; soit, ce qui était plus horrible encore,qu’ils eussent été écrasés par les décombres…

Sir Athel avait le cœur essentiellement bon.Toutes ses recherches scientifiques n’avaient d’autre objet qued’augmenter, si possible, la somme de bien-être dont disposaitl’humanité.

Qu’importait sa vie à lui ! Dèslongtemps, il en avait fait le sacrifice. Mais avait-il le droit dedisposer de celle d’autrui ? Or ici sa responsabilité étaitentière et indéniable. Pourquoi, connaissant les périls del’opération, sachant que lui seul pouvait les conjurer ;comment, pourquoi, avait-il été assez faible pour autoriser cesdeux hommes à l’accompagner ?

Encore pour le cas de Coxward, pouvait-ilalléguer pour sa défense personnelle que c’était par la propreimprudence du boxeur que l’accident s’était produit. Sir Athel enavait été témoin sans y participer en quoi que ce fût.

Mais là, il ne pouvait pas adresser le moindrereproche à ces deux hommes, qui ne l’avaient suivi que par intérêtpour lui… il aurait dû, c’était son devoir d’honnête homme, lesrepousser, rejeter impitoyablement leur requête.

Et sir Athel se demandait en rougissant s’iln’avait pas obéi à un ridicule instinct de vanité en les acceptantpour proches témoins de ce qu’il croyait être une victoire.

Il se dit qu’après tout il avait expié cecrime : car quel espoir de sortir du gouffre où il étaitenlisé ! Eh bien, qu’il mourût, ce n’était après tout que lechâtiment qui lui était dû !

Sous le poids de ces pensées douloureuses, sirAthel se sentait faiblir. Toute son énergie l’abandonnait. Était-cemanque d’air ou simplement l’effet de la tension morale, ses nerfsse brisaient, son cerveau s’embrumait, un voile s’étendait sur sesyeux. Il éprouvait la sensation épouvantable de l’inhumationprématurée, et ses deux mains, en un geste désespéré, se crispèrentcontre sa poitrine, secouée par un spasme convulsif. Ce gesteinconscient le sauva.

Sous ses doigts, il sentit des objets dursqu’il connaissait bien : c’étaient de petites boîtes plates,pareilles à des bonbonnières, dans lesquelles il avait enfermé desparcelles de vrilium !

Le vrilium ! Quoi ! Il était enpossession de ce produit étonnant, de ce moteur universel, de cettepanacée à laquelle rien ne résistait ! Et il se laissait allerau découragement !

À quoi donc eût servi de s’être rendu maîtred’un des plus puissants secrets de la nature, si cette découvertene lui eût pas apporté le salut dans les circonstances les plusdésespérées ?

Après tout, puisqu’il n’était pas mort,pourquoi ses deux compagnons eussent-ils nécessairementsuccombé ?

Rien que pour avoir touché une des boîtes quirenfermaient le vrilium, déjà sir Athel se sentaitréconforté ! Non, non, il ne s’abandonnerait pas, illutterait, il vaincrait !…

Et il lui sembla voir, dans une vaguepénombre, le doux visage de Mary Redmore qui l’encourageait.

– Je suis dans le vriliogire, se dit-il. Maisoù se trouve l’appareil. C’est là ce qu’il faut savoir, et pourcela il faut de la lumière. Le vrilium va m’en procurer.

Il y avait encore un danger, c’était dehasarder un faux mouvement qui agit sur quelqu’un des ressorts dela machinerie et déchaînât encore quelque décharge. Car sir Athelqui, avant le 1er avril, ne songeait pas encore à utiliser sonavion, s’en servait volontairement pour emmagasiner les parties devrilium qu’il obtenait dans son laboratoire.

Avec d’infinies précautions, il tira de lapoche de son gilet le menu porte-crayon qui lui avait servi naguèreà dissocier l’encrier de marbre. Il le palpa, fit jouerdélicatement une virole, destinée à modifier les effets à obtenir,puis poussa un ressort. Il y eut un léger déclic et une languettede feu jaillit, assez semblable à la flamme de l’acétylène.

Une clarté éblouissante envahit la cabinedisposée comme celle d’un poste téléphonique ; et sur toutesles parois, étaient installées des petites caisses, munies depoignées ou de boutons, le tout formant, pourrait-on dire, unesorte de clavier dont les touches agissaient sur les diversesparties du mécanisme. Un faisceau de fils reliait ce système à unesphère, de très petite dimension, fixée sur une tige métallique quitraversait la cabine de haut en bas, et qui, nous le savons déjà,commandait les deux hélices, aux deux extrémités verticales del’appareil.

Au premier coup d’œil, sir Athel comprit cequi s’était passé. Dans le choc brutal qu’avait produit sa chute,un des ressorts de l’intérieur s’était déclanché, et le moteur semettant en marche avec une rapidité énorme avait fait agir l’arbredes hélices.

À son extrémité supérieure, l’hélice qui avaitété brisée n’existait plus ; mais, à la partie inférieure,elle subsistait dans son entier, et tournant avec une vélocitévertigineuse, elle s’était enfoncée dans le sol friable, faisant enquelque sorte office de tire-bouchon – ou mieux de vis d’Archimède.Et elle avait creusé un puits dans lequel l’appareil tout entierétait descendu, comme dans une gaine où il s’était frayé sa voie,ralenti cependant par le frottement.

Ce qui expliquait comment la descente, au lieude présenter le caractère d’une chute dans laquelle tout se fûtfracassé, avait pris celui d’un glissement.

Mais pourquoi l’arrêt ?

Ayant allumé une lampe attachée à la paroi,Athel, libre de ses mouvements et complètement maître de lui-même,chercha. La charge de vrilium qui actionnait le moteur et lesdiverses parties du mécanisme était presque épuisée, et pourtantsuffisante encore pour produire de très réels effets. Il étaitévident qu’un obstacle puissant s’était opposé à la continuation dumouvement, et bientôt Athel en reconnut la cause.

Après avoir perforé les diverses couches deterre, de sable, de pierres désagrégées qui ne lui avaient opposéqu’une résistance relative, l’hélice inférieure s’était trouvéesubitement arrêtée. L’énorme foret dont elle était garnie à soncentre s’était engagé dans une matière dont la dureté était tellequ’il n’avait pu la percer ; son mouvement de rotation s’étaitarrêté et l’appareil se trouvait, par le fait même, immobilisé parl’obstacle.

Cependant Athel savait qu’à la force duvrilium pas une substance connue ne pouvait résister : cetarrêt devait donc provenir d’une cause spéciale qu’il ne tarda pasà découvrir. Par un accident dû à la rupture d’un des ressortsmétalliques, la communication se trouvait interrompue entre l’arbrede couche et le moteur, ce qui était facile à réparer.

En somme, et grâce à un hasard incroyable,mais qui prouvait l’excellente qualité des matériaux employés à laconstruction de l’armature, le vriliogire était pour ainsi direintact et Athel ne doutait pas qu’il pût facilement le remettre enactivité.

Mais ici se posait la question la plusgrave.

Y avait-il lieu de provoquer un nouveaudéplacement ? Dans quel sens devait-il être dirigé ? Enun mot, où se trouvait-on ? À quelle profondeur ?

Le savant anglais avait la sensation trèsnette qu’il avait perdu connaissance… pendant combien detemps ? Était-il à dix, vingt, trente, cent mètres au-dessousdu sol ? La descente s’était-elle opérée en ligne droite ouinclinée ? Toutes interrogations qui restaient nécessairementsans réponse.

Athel regarda sa montre. Elle marquait uneheure. C’est-à-dire que depuis le moment où il avait commencél’opération – dix heures du matin – trois heures s’étaientécoulées. Et encore où était la preuve que ce fût trois heuresplutôt que quinze heures. Ceci pouvait se vérifiermécaniquement.

Il fit jouer soigneusement le remontoir. Lenombre de tours lui démontra que c’était bien une heure del’après-midi. Mais pendant combien de temps était-il resté inerteet inconscient ?

Les termes du problème ne se simplifiaientpas.

Enfin de quoi était enveloppé levriliogire ? Dans quelle sorte de matière se trouvait-ilencastré, enchâssé ?… Comment le savoir ?…

Pour se donner de la force, Athel ouvrit unepetite boîte qui contenait des pilules Berthelot. On sait que notregrand chimiste avait émis cette hypothèse qu’un jour viendrait oùla nourriture de l’homme par les substances organiques seraitremplacée par les éléments chimiques qui les composaient.

Si bien que l’alimentation en serait assuréepar des condensés de l’essence même des choses, des éléments,azote, carbone, phosphore dont sont formés les viandes, leslégumes, le lait, etc., tablettes ou pilules qui sous un très petitvolume serviraient à la réparation des forces.

Sir Athel avait étudié cette question depuislongtemps et l’avait en partie résolue.

Dans une boîte d’un décimètre carré, Athelétait en possession de provisions suffisantes pour assurer sonalimentation pendant des mois entiers.

Craignant donc une nouvelle défaillancephysique, il prit deux pilules riches en azote et y ajouta même,afin d’éclaircir son cerveau, une tasse de café (en pilule).

Il se sentit rasséréné, alerte ! etéprouva cette sensation qu’il était vraiment trop vivant pourmourir. Il savait enfin, qu’en dernier ressort, il lui restait unesuprême ressource : l’injection sous-cutanée du vrilium, qui,tant que les organes étaient intacts, rendait à l’être toute savitalité.

La confiance en soi est la première conditiondu succès.

Dans le très petit espace où Athel pouvait semouvoir, il examina un à un tous les divers mécanismes de samachine, interrompit les contacts qui pouvaient encore développerl’action du vrilium. Il ne laissa rien au hasard et comme ungénéral qui a inspecté toutes les parties de son champ de bataille,il se décida à agir.

Ce fut alors que, levant les yeux pour lapremière fois jusqu’au plafond du kiosque, il s’aperçut que lapartie supérieure était soulevée. N’avait-il pas été pratiqué eneffet une sorte d’arrachement du casque prussien qui le couronnait.Dans la chute, ce couvercle – il n’est pas de terme plus clair –avait basculé et par l’orifice ainsi pratiqué, il était possible dejeter un regard au dehors.

Il se hissa sur un escabeau, et grâce à sahaute taille, il atteignit le sommet et passa sa tête parl’orifice. L’obscurité était noire, mais une tiédeur lui monta auvisage. On eût dit qu’un certain espace s’étendait alentour.

Il prit le fameux porte-crayon – bon à toutfaire – et ayant passé le bras, fit jaillir la lueur claire etblanche. Il eut une exclamation de surprise. Le vriliogire n’étaitpas engainé, comme il l’avait cru d’abord. Au-dessus de lui,l’espace était libre ; et aussi, devant l’une des parois,celle justement où se trouvait la porte, qu’il n’avait pas jugéprudent d’ouvrir jusqu’ici, dans la crainte d’un éboulement àl’intérieur.

Il lui parut que ce qui l’entourait fût depierres dures, de roc même.

Alors il n’hésita plus : il fit jouer lesressorts de la porte et se pencha sur le seuil, avançant dans lesténèbres la torche minuscule qui répandit des flots de lumière.

Athel avait devant lui une caverne, une grottetrès spacieuse, dont l’ossature était faite de pierres énormes,tassées, encastrées les unes dans les autres, donnant la sensationd’une solidité inébranlable.

Il ne voyait pas distinctement le sol :regardant prudemment à ses pieds, avant de franchir le seuil, ils’aperçut qu’entre le vriliogire et le terrain de la caverne,s’étendait un espace vide, large de plus d’un mètre.

Il pencha le jet de lumière, et il lui semblaqu’il y avait là un abîme très profond, dans lequel ses regards nedistinguaient rien. Au delà de cet intervalle était le sol de lacaverne qui lui parut fait d’une voûte peu épaisse, comme d’unecroûte de ciment qui aurait recouvert un espace creuxau-dessous.

Cependant cette sorte de carapace étaitd’apparence solide. Décidé à tout, Athel prit son élan, franchitl’espace vide et se trouva debout, sain et sauf, sous la hautevoûte de la caverne.

L’air y était épais, lourd, presque suffocant,avec un relent de moisissure qui écœurait.

Mais on n’en était pas à s’émouvoir de cesdétails. Athel éprouvait comme une sensation de libération.N’avait-il pas ressenti cette crainte, inavouée à lui-même, qu’ilresterait séquestré, inhumé dans le vriliogire transformé encercueil ! La mort lente, horrible, dans l’immobilité etl’asphyxie.

Jamais touriste en face de l’espace, du ciel,des bouquets d’arbres, des vastes paysages, n’éprouva joie plusintense que celle de notre bon savant, enveloppé de tous côtésd’une calotte de pierres, avec, sous les pieds, un abîme sansfond ? Preuve nouvelle de la relativité des jouissanceshumaines !…

Et sir Athel, emporté par son enthousiasme,s’écria :

– Vive la vie !… Vive lascience !

– Qui est-ce qui piaille là-haut ?répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de laterre.

IV – Le tout pour le tout

 

Sir Athel s’attendait si peu à entendre unevoix humaine répondant à la sienne, qu’il était resté un instantinterdit, comme suffoqué.

Mais, se ressaisissant aussitôt, il plaça sesdeux mains en porte-voix devant ses lèvres et cria à pleinspoumons :

– Qui a parlé ?…

Voilée, paraissant lointaine, la voixrépliqua :

– Moi, Eusèbe Labergère, rédacteur auNouvelliste.

– Et moi, je suis sir Athel Random…

– N. de D. ! (pardon del’exclamation ! mais avouons qu’elle était dans la note). Vouspouvez vous vanter d’être un joli coco et de nous avoir fourrésdans un beau pétrin !…

– Où êtes-vous ?

– Je n’en sais rien… là ou ailleurs, quelquepart ou nulle part, à deux ou trois cents pieds sousterre !…

– Êtes-vous blessé ?

– Je n’en sais rien… mais moulu, démoli, nepouvant remuer ni pieds ni pattes !… Oh ! ce que jedonnerais pour prendre un distingué au café deBoubouroche !

– Ne vous découragez pas ! On en sortira…C’est déjà beaucoup de n’être pas mort !… Voyons,écoutez-moi !… (il agita la flamme autour de lui). Voyez-vousune lueur, un reflet…

– Je ne vois rien… je suis trop abruti…

– Bon ! tenez-vous tranquille etattendez !…

Labergère gronda encore quelques mots qu’onn’entendit pas. Athel, qui avait recouvré toutes ses facultés delogique, se disait très justement que la grotte où il se trouvaitcommuniquait certainement avec quelque autre poche ou caverne, sansdoute celle dont le plancher de celle-ci formait le plafond.

Armé de sa lampe, il se mit donc à explorersoigneusement la caverne, se rapprochant peu à peu du vriliogirequi occupait l’une de ses extrémités.

Déjà il en avait fait deux fois le tour, trèssurpris de ne trouver aucune ouverture par laquelle Labergère eûtpu être précipité dans les sous-sols, si cette expression peut-êtreemployée à cette profondeur.

Soudain, il s’arrêta devant une masse noirâtrequ’il avait déjà frôlée en passant et qui lui avait produitl’impression d’être un bloc de pierre de nuance plus foncée que lesautres.

Mais cette fois, la heurtant volontairement dupied, il eut une surprise.

Cela n’avait pas la rigidité de la pierre,c’était mou et élastique.

Il se pencha vivement et tâta de sa main largeouverte.

– Mais c’est un tas d’étoffes, murmura-t-il. Àmoins que…

Il palpa cette fois plus vigoureusement :sous l’étoffe, il y avait de la chair. C’était un corpsorganique !…

Mais en vain, il s’efforçait – à la lueur desa lampe – de reconnaître la forme, la nature de l’objet. Il nevoyait qu’une sorte de rotondité, sur laquelle était tendue commeune gaine de drap noir.

Tout à coup, il poussa un cri : c’étaitun corps humain, mais si étroitement encastré dans un cadre depierre qu’il semblait impossible de l’en arracher.

Vivant ? Mort ? il ne bougeait pas,n’avait pas un frisson, pas un tressaillement… pourtant posant samain bien à plat sur l’étoffe, Athel constatait que la chaleuranimale n’avait pas disparu. Il s’agenouilla, posa son oreille surla partie qui saillait et écouta attentivement.

Cela respirait. Cela vivait !… le drapétait celui d’une redingote, d’une redingote anglaise… d’où enconclusion ce nom qui jaillit des lèvres d’Athel Random :Bobby !

Et quand il l’eut crié, il se fit dans le dosen question comme un léger remous. Donc quelque part, sous ce dos,il y avait une tête, avec des oreilles.

Pourtant Athel considérait cette chose avecinquiétude : certes, il semblait fort simple d’empoigner cedos, à pleine main, par l’étoffe, et de l’enlever, en attirant aveclui le reste du corps.

Mais la pierre formait autour de lui unebordure si étroitement adaptée qu’il semblait impossible que cereste suivit l’impulsion. Heureusement, sir Athel n’était pas hommeà abandonner la partie. À force d’efforts, il parvint à introduireses deux mains entre la bordure de pierre et le cadre, et lesjambes écartées, tirant en haut de toute sa vigueur, il arriva àdesserrer l’étau qui comprimait le thorax du malheureux.

Il eut alors une autre crainte : ilsentit que le corps, dégagé de l’étreinte qui le retenait, tendaità tomber dans l’espace vide qui s’étendait au-dessous de lui. Ilfallut que sir Athel fît appel à toute sa vigueur, très supérieureà la moyenne d’ailleurs, pour que, soutenant le corps d’une seulemain, il pût user de l’autre pour le redresser…

Enfin le corps bascula légèrement, et lesépaules, puis la tête sortirent. Un dernier sursaut et Bobby, ouiBobby, émergeait de ce trou où il s’était encadré simaladroitement.

Mais dans quel état, hélas ! livide, lesyeux clos, avec une éraflure au front d’où perlaient des gouttes desang ?… Sir Athel, rapidement, le palpa, l’ausculta. Rien decassé. C’était miracle. Seulement un évanouissement, suite d’unechute. Le vrilium n’était-il pas là ! Le portefeuille dusavant était une véritable trousse, un arsenal médical… la petiteseringue fit son apparition et, ayant mis le mollet à nu, sir Athelfit une toute petite injection.

Puis, en attendant l’effet, il revint du côtéoù il avait entendu la voix de Labergère. Chose fort curieuse, illui était impossible de trouver une nouvelle fissure dans la pierrequi formait le plancher. Mais alors ! était-il d’aventurepassé tout entier par le trou à l’orifice duquel Bobby s’était simalencontreusement arrêté ?

C’était réel : il en eut la preuveimmédiate, car le reporter qui s’impatientait là-dessous, se mit àcrier :

– Hé ! là-haut ! est-ce que vousauriez la prétention de me laisser moisir dans cescatacombes ?

Cette fois, sa voix, tout à l’heure arrêtéepar le corps de Bobby qui faisait tampon, arriva claire etvibrante. Cela explique aussi comment la lumière du vrilium nepouvait parvenir jusqu’à lui. Maintenant, il la voyait, au-dessusde lui.

– Écoutez-moi, lui cria Athel. Nous ne pouvonsnous dissimuler que nous nous trouvons dans une situation plus quecritique. Apprenez d’abord que Bobby est vivant, là, près de moi,et que dans quelques minutes il sera parfaitement valide…

– Chouette ! clama Labergère d’un accentgamin. Il m’aurait manqué.

– Donc nous serons trois à unir nos effortspour sortir d’ici. Il s’agit de conserver notre sang-froid, defaire appel à toute notre ingéniosité. Commencez-vous à secouervotre accablement ?…

– Oui, oui !… si j’y voyais plus clair,je me remettrais tout à fait… mais vous savez, dans le noir d’unecave qu’on ne connaît pas, on n’en mène pas très large…

– Je vais vous éclairer aussi largement quepossible et vous répondrez à mes questions…

– Allez-y !

Sir Athel s’étendit sur le sol et, par le trouque l’extraction de Bobby avait laissé libre, il passa son tube àlumière.

– Parfait ! cria Labergère. Gaz à tousles étages ! Y a du mieux !

– Pouvez-vous vous dresser, regarder où vousêtes !

– Je suis sur pied. L’endroit n’est pas gai.Une cave, une grotte, ce qu’on voudra, mais énorme.

– Quelle est à votre avis la hauteur duplafond ?…

– Hum ! Je n’ai pas l’œil très juste ence moment… dans les cinq à six mètres…

– Voyez-vous quelque moyen de vous hisserjusqu’à l’orifice où est la lumière…

– Aucun ! pas la plus petiteéchelle ! des murs qui semblent d’un seul morceau, sansaspérité où poser le bout du pied ni accrocher un ongle.

– Si bien que vous ne pourriez remonterici…

– C’est de toute impossibilité… il faudrait aumoins trois hommes se faisant la courte échelle…

– Question à étudier !… vous allez pourun instant retomber dans le noir, il faut que je m’occupe deBobby…

– Faites donc, je vous prie. Je ne suis quepatience !…

Sir Athel avait entendu Bobby bouger derrièrelui : il se retourna. Bobby était maintenant assis par terre,les yeux écarquillés et l’air parfaitement ahuri. Il faisait desgestes incohérents comme s’il eût adressé un monologue muet à unepersonne invisible.

Évidemment, la terrible secousse qu’il avaitéprouvée avait quelque peu déséquilibré ses méninges ; etquand sir Athel s’approcha de lui, il eut un mouvement derecul.

Le jeune Anglais lui parla lentement,doucement, cherchant à imprimer dans son esprit la conviction qu’ilétait sauvé – affirmation dont, hélas ! à part lui, ilcontestait l’absolue vérité. Mais à mesure qu’il le rassurait,Bobby, peu à peu, reprenait sa physionomie normale.

Enfin il reconnut son interlocuteur ets’écria :

– By God !… Vivel’Angleterre !… Vive sa Majesté l’Empereur et Roi !…

Cette effusion de loyalisme acheva de leremettre d’aplomb.

– Tiens ! nous sommes vivants !fit-il. Ah ! c’est Mrs. Bobby qui sera contente. Je vais luitélégraphier tout de suite.

– Hum ! dit sir Athel, dites-vous bien,cher monsieur Bobby, qu’il nous faut d’abord sortir d’ici…

Bobby promena autour de lui des regardslégèrement hagards :

– Ah çà ! où sommes-nous ?

– À quelques centaines de pieds sous terre,tout simplement…

– Haô ! fit le détective. C’estbeaucoup ! alors nous sommes perdus !…

– Tant que le sang circule dans nos veines,répliqua sir Athel, tant que la tête est saine et les musclesélastiques, il ne faut jamais désespérer. Vous n’avez rien decassé ?

– Rien !

– La tête est nette ?

– À peu près !…

– Eh bien, je vous dis, moi, sir Athel, quenous ne devons nous avouer vaincus qu’après tout avoir tenté pournous tirer d’affaire… Allons ! Bobby !… vous êtes citoyenanglais… il faut que vous et moi nous fassions honneur à notrepays… n’oubliez pas qu’il y a là-dessous un Français qui nousjugera.

– Un Français ! Qui cela ?

– Mais votre ami Labergère…

– Tiens ! c’est vrai !…Comment ! il n’est pas plus démoli que nous !…

– Penchez-vous sur ce trou et parlez-lui.

– Hé ! M. Labergère, howdo you do ?…

– Quite well, much obliged !répondit le reporter avec un bon rire.

– Où êtes-vous ?

– Je vous raconterai ça quand je le saurai.Pour le moment, je voudrais bien que sir Athel nous dise s’il a uneidée quelconque pour sauver nos carcasses.

– Écoutez-moi tous les deux, dit l’Anglais.Nous avons été précipités dans une espèce de gouffre dont nous nepouvons, malheureusement, connaître la profondeur. Par on ne saitquel miracle, le vriliogire a résisté au choc et nous a frayé lavoie dans une sorte de puits au fond duquel nous avons glissé.Comme vous étiez au-dessus de lui, peut-être soutenu par le toit,vous êtes arrivés jusqu’à l’endroit où, dans une des parois dupuits, une solution de continuité existait. Vous avez roulé dans lapoche où nous nous retrouvons M. Bobby et moi : là étaitune ouverture dans la paroi inférieure. Vous, monsieur Labergère,vous y êtes tombé et c’est chose surprenante que vous ne vous soyezpas brisé les os… M. Bobby s’est mal présenté et a été arrêtépar les contours de l’orifice où il était enchâssé comme un diamantdans l’or qui le sertit…

« Je l’ai tiré d’affaire. Je voudraisfaire mieux. Raisonnons donc. Il n’est aucun moyen humain deremonter dans le puits qui d’ailleurs doit être obstrué. Pour unepareille ascension, nous ne disposons d’aucun moyen, et le vriliumlui-même ne peut pas nous être d’utile secours.

« Conclusion, il nous faut trouver uneautre issue.

« Nous sommes parés pour certaineséventualités, contre l’obscurité, contre la faim et contre desobstacles matériels que le vrilium peut renverser. Nous nousfraierons notre chemin, et, la science aidant, nous parviendronspeut-être à remonter à la surface de la terre…

– Oh ! Paris ! les boulevards !gémit comiquement Labergère. Et un bock… bien tiré !

– Enfin, comme vous, Labergère, ne pouvezvenir à nous, il faut que nous descendions jusqu’à vous, et c’estde l’endroit où vous êtes que nous commencerons notre exploration…Monsieur Bobby, avez-vous quelque objection à présenter contre ceplan ?

– Aucune ! fit Bobby, bombant le torse.Avec le vrilium, j’irais au bout du monde !

– Par malheur, pour le moment, le monde pournous n’est pas très spacieux, et le bout n’en est pas éloigné…Agissons, monsieur Bobby, ne bougez pas. Je rentre dans levriliogire, pauvre épave que je me vois forcé d’abandonner… jeprends divers objets dont nous pouvons avoir besoin… MonsieurBobby, tenez la tige éclairante à bout de bras et laissez-moifaire…

D’un bond léger, sir Athel rentra dans lacabine. Cinq minutes après, il en ressortait muni d’une petitecaisse et d’un rouleau de cordelettes grosses comme le petitdoigt :

– Maintenant, mon cher monsieur Bobby, je vaisavoir l’honneur de vous attacher par les aisselles et de vousdescendre auprès de votre ami, M. Labergère. Vous n’y voyezpas d’objection ?

– Dès maintenant, je me considère comme enservice et je vous tiens pour mon chef…

– Perfectly well ! Goon !

En un instant, Bobby fut solidement amarrésous les bras : avec la meilleure volonté du monde, tenantdans ses bras la caisse qui lui était confiée, il se laissa glisserdans le trou en question, suffisamment large pour qu’un corps ensituation normale y passât tout entier, et la descentecommença.

Cinq mètres ! Labergère avait calculéjuste. L’affaire s’opéra sans encombre :

– J’ai Bobby dans mes bras ! criaLabergère. Mon cœur palpite. Ah çà, et vous, comment diableallez-vous nous rejoindre…

– Comme ceci ! dit sir Athel, qui, sesuspendant par les mains au rebord de la voûte, se laissa tomber,souple et habile, et se trouva sur pied.

Bien vite, il ralluma la lampe un instantéteinte.

– Prenez vite chacun une pilule Berthelot,dit-il. Il nous faut toute notre force.

– Ce n’est pas que ce soit mauvais, ditLabergère, mâchonnant l’aliment chimique, mais ça ne vaut pas unbifteck…

– Nous n’en sommes pas à faire de lagourmandise. La caisse, monsieur Bobby !

Il l’ouvrit et en tira deux tiges qu’il remità ses compagnons, après en avoir fait jaillir le fluidelumineux.

– Inspectons les lieux, dit-il.

Marchant l’un derrière l’autre, sir Athel enavant, ils se mirent à explorer l’énorme poche creuse dans laquelleils étaient emprisonnés.

Et soudain sir Athel poussa un cri dejoie.

– Il y a une issue…

C’est-à-dire qu’il venait de découvrir unefente, très haute, étroite, qui semblait avoir été tranchée dans leroc d’un coup de hache.

– Nous sommes sauvés ! fit Bobby quiétait d’humeur optimiste.

– À condition, rectifia sir Athel, que cecouloir, qui me paraît fort étroit, conduise quelque part.

– Ailleurs vaut mieux qu’ici !…

– Très vrai, approuva Labergère. Et direqu’au-dessus de nous, il y a de bons Parisiens qui vont, quitrottent, qui blaguent… peut-être dans l’axe de ma tête setrouve-t-il juste une brasserie ! Eh bien ! où diable estpassé notre Anglais ?…

En effet, sir Athel venait de s’engagerrésolument dans la fente et avait disparu.

– Attendez un peu, cria-t-il, à quoi bon nousrisquer tous trois dans cette exploration première ?…

Il y eut un long silence ; puis la voixreprit :

– Venez tous deux !… faites attention, ily a là une descente assez rapide…

– Une descente ! soupira le reporter.Ah ! nous n’aspirons guère à descendre, comme disait le vieuxCorneille. Enfin, mon vieux Bobby, qui sait, nous sortironspeut-être d’ici aux Antipodes, par quelque île ignorée de l’océanPacifique… Ça ne me ferait rien ! mais ça sera long !… etmoi qui avais un rendez-vous à deux heures rue Taitbout !…

Il s’engagea rapidement dans le souterraindont les parois à pic permettaient à peine à ses larges épaules dese déployer. Bobby, toujours obéissant, le suivait enserre-file.

– Eh bien ! demanda le reporter.Qu’est-ce que vous pensez de nos affaires, monsieur duvrilium ?…

Sir Athel, arc-bouté sur ses deux pieds,promenait la lueur de sa torche sur la hauteur de la paroi.

– Êtes-vous géologue ? demanda-t-il àLabergère.

– Hum ! j’ai quelques notions de ça,comme de tout. Un bon journaliste doit être bon à n’importe quoi,fut-ce à faire au pied levé une conférence à la Sorbonne, sur lesRévolutions du Globe…

– Bon ! vous me comprendrez, c’est toutce qu’il faut. Je suis, je vous l’avoue, profondément étonné.Ignorant aussi bien que vous à quelle profondeur nous noustrouvons, pourtant, je ne puis m’imaginer comment les sédimentssont composés, les roches qui nous enveloppent appartiennent à ladernière période de l’ère tertiaire – ce que nous appelons lemiocène, au moment où commence le pliocène… C’est à cette époqueque remonte la formation du terrain sur lequel aujourd’hui reposeParis…

– Alors, fit Labergère, en allumant unecigarette – hélas ! la dernière qu’il avait tenue en réserve,c’était avant 1830…

– Il doit y avoir de cela quelques centainesde mille ans…

– La pierre est bien conservée… elle ne paraîtpas son âge…

– Et cependant, que de secousses, que deperturbations le sol subit à cette époque ! s’écria sir Athel.Des phénomènes puissants, dont nous pouvons à peine nous former uneidée, modifiaient continuellement et avec une brusqueriestupéfiante, les conditions climatériques, qui passaient d’uneexcessive chaleur à un froid glacial… aux effluves du soleil dontles ardeurs tropicales peuvent à peine nous donner une idée,succédaient presque instantanément des rafales de neige et depluie, que des vents furieux et desséchants figeaient en glaciers –c’était le temps des éruptions volcaniques de l’Auvergne et lesroches microlithiques…

– Cher monsieur, interrompit doucement lereporter, excusez-moi de vous couper la parole : mais nepourriez-vous pas remettre ces explications à plus tard… le tempspasse et (il regarda sa montre) il est bientôt l’heure del’apéritif…

– Vous avez raison ! fit sir Athel enriant. Quand le démon scientifique s’empare de vous, on oublie toutle reste…

– Au moins, cette science – aux nomsrébarbatifs – nous indique-t-elle un moyen de salut ?…

– Hélas ! en aucune façon !Cependant les bouleversements qui eurent lieu à cette époque furentsi énormes qu’ils permettent toutes les hypothèses… qui sait si, aumoment où nous nous y attendrons le moins, nous ne trouverons pasune issue…

– À moins que nous n’en trouvions pas !Parfaitement, c’est compris. Enfin, je prends des notes pour leplus beau reportage qui ait jamais été perpétré… j’ai montitre : « Voyage à travers le Miocène !… » maisje vous avoue que je voudrais bien en être à l’heure où jetoucherai mes droits d’auteur…

Ils s’étaient remis en marche : la failles’était subitement élargie, puis le sol était devenu de plus enplus difficile, avec des saillies et des creux qui les faisaienttrébucher…

Soudain, une triple exclamation – faite desurprise et de désappointement – s’échappa de leurs poitrines…

Devant eux, fermant complètement le chemin,une muraille se dressait, haute, lisse, jointoyée avec autant deperfection que si elle eût été faite de ciment, sans une fissure,sans un interstice. Le long couloir dans lequel ils marchaientdepuis si longtemps était coupé…

Labergère avait laissé échapper un juron aussiénergique que peu parlementaire, le brave Bobby lui-même, malgré lacorrection de sa tenue et de son langage, avait lâché un équivalentdans sa langue.

Seul, sir Athel était resté muet, commesuffoqué : seulement, de grosses gouttes de sueur mouillaientson front.

Cette fois, c’était bien la fin, ladésespérance, la mort…

En admettant qu’ils revinssent sur leurs pas,ils se retrouveraient dans la caverne qu’ils avaient quittée, il yavait déjà plus de deux heures, et déjà ils savaient que, de là,nulle évasion n’était possible.

Ils étaient cernés, enterrés, séquestrés…

– Nous sommes f… dit laconiquementLabergère.

– Adieu, Mrs. Bobby, murmura douloureusementle détective.

– Et tout cela est mon œuvre ! s’écriasir Athel. Que la mort vienne donc pour me délivrer d’un immortelremords !…

– Voyons, mon vieux, dit Labergère, d’un tonconciliant, ne vous frappez pas comme ça !… il est vrai quenotre belle carrière est achevée, et je sais que ma mort est unevraie catastrophe pour le monde entier… Bah ! il s’enconsolera !… il ne nous reste qu’à prendre notre parti ;ce qui me taquine, c’est que j’avais toujours rêvé de mourir enbeauté… et c’est laid, c’est sale, de crever dans une cave…fût-elle pliocène !… Si encore on pouvait s’offrir un bonfrichti avec champagne, café et liqueurs variées… sherry-brandy ouFernet Branca !…

La voix de Bobby s’éleva, pleurarde commecelle d’un enfant :

– Moi ça me fait tout de même de la peine demourir… Voyons, sir Athel, essayez quelque chose… vous êtes savant…vous avez le vrilium…

À ce mot, sir Athel releva la tête. Mais oui,Bobby avait raison !… Cette force énorme dont il disposait,avait-il le droit de ne la point employer, fut-ce mêmeimprudemment, follement ! Puisque tout espoir semblait perdu,le moment n’était-il pas venu de tout risquer !…

– Écoutez, amis, dit-il d’une voix résolue.M. Bobby dit vrai, j’ai le vrilium : grâce aux appareilsque j’ai placés dans la caisse qui est là, je peux tenter depercer, de renverser la muraille qui nous fait obstacle et au-delàde laquelle, qui sait ? nous pouvons trouver le salut…

– Parfaitement, fit Labergère. Allez-y…

– Sachez bien ce que nous risquons… peut-êtrecette muraille fait-elle partie de l’assise sur laquelle repose lavoûte qui nous couvre… Cet appui lui manquant, elle peuts’écrouler… alors c’est l’écrasement, la mort immédiate…

– Eh bien, on mourra, voilà tout. Il estcertain que, si nous restions là à nous tourner les pouces, nousn’en viendrions pas moins au couic final, et peut-être très laid…nous serions capables de nous disputer, de nous battre… même denous manger les uns les autres !…

– Haô ! fit Bobby.

– Mais oui, mon petit !… Quand tu aurasperdu la tête, tu es parfaitement capable de vouloir me grignoterun bras… donc, M. Random, vous avez ma pleine autorisation…que votre aimable vrilium tape là-dedans, coupe, tranche,démolisse… quoi qu’il arrive, ça fera le compte… et puis,dites-vous bien, avant de commencer, que, moi, Labergère, je nevous en veux pas le moins du monde… Ça n’est pas votre faute si cetimbécile de Coxward est venu s’affaler dans votre avion, et jereconnais que vous avez tout tenté pour réparer le mal qu’il avaitcausé et sauver nos braves Parigots de la plus intense froussequ’ils aient jamais éprouvée… vous avez risqué votre peau… ça a maltourné… moi et Bobby, nous sommes ici en amateurs, c’est notreaffaire… donc voilà ma main, mettez-y la vôtre, et c’est un bonshake-hand d’amis qui aimeraient évidemment mieux trinqueravec un vermouth exportation, à la terrasse du café Cardinal… ouVéron au choix ; mais qui, au moins, prennent la chosephilosophiquement, en braves garçons qu’ils sont, et qu’ilsregrettent seulement de n’être pas plus longtemps…

Labergère, qui pourtant n’était passentimental, avait débité cette petite tirade d’une voix légèrementrauque, qui, venant du cœur, lui grattait le gosier.

Sir Athel prit la main qui lui étaittendue.

– Eh bien ! et moi, fit Bobby en avançantla sienne, je ne vous en veux pas non plus… ça m’ennuie, voilàtout.

Les trois hommes se serrèrent vigoureusementles mains.

– Le serment des Horaces… dessus dependule ! ricana l’incorrigible Labergère.

Sir Athel ne proféra pas une parole :pâle, mais très calme et de parfait sang-froid, il s’étaitagenouillé, avait ouvert la caisse que Bobby avait déposée sur lesol et s’était emparé de divers instruments qu’il adaptaitsoigneusement.

Quand il se redressa, il rayonnait.

Malgré les épouvantables risques qui lemenaçaient, lui et ses amis, la passion de la science leressaisissait… car il allait procéder à l’une des plusintéressantes expériences auxquelles le vrilium peut se prêter…

– Restez à quelques mètres de moi, dit-il, ilse peut que des éclats de pierre soient projetés qui pourraientvous blesser… mettons au moins toutes les chances de notrecôté…

Armé alors d’une sorte de tarière, emmanchéeau bout d’une forte tige de métal à laquelle était adaptée unepetite sphère contenant évidemment le vrilium, il l’appliqua contrela muraille…

Il fit jouer un ressort : une étincellejaillit, on entendit un grincement, comme d’un mouvement rotatoired’une vitesse énorme… la tarière désagrégeait la roche de gypse etune poussière infinitésimale tourbillonnait et retombait…

– Victoire ! cria Athel. Cette muraillen’a pas plus de trente pouces d’épaisseur. J’en aurai raison.

Il retira sa tarière qui laissa un largetrou : puis, patiemment, il recommença l’opération à côté.Ainsi font les cambrioleurs qui veulent détacher la porte blindéed’un coffre-fort. En quelques minutes, un cadre était formé, nelaissant plus entre les trous qu’un très petit intervalle.

Sir Athel alors modifia son appareil et à latarière, substitua une sorte de masse, de marteau, et de nouveau unressort joua. Cette fois, les étincelles furent plus fortes,crépitantes comme des coups de revolver. Et le panneau de pierre sefendit, se brisa, tomba… une ouverture était pratiquée, d’un mètrecarré… permettant largement le passage d’un homme.

La route, les murailles, rien n’avaitbougé.

Saisissant la torche, sir Athel se pencha àmi-corps par le panneau ouvert, et cria :

– Amis !… un prodige !… une grottede diamants !…

V – Une ménagerie comme on en voitpeu

 

De diamants ! Non. Mais deglace !

Éclatement de facettes, tourbillonnementd’étoiles, flamboiement d’astres.

Sous l’irradiation avivée par le geste destrois torches vriliennes, des girandoles éclataient, avec desfulgurations mouvantes, des couleurs de feu qui fusaient enpoussière de cristal…

Ivres de la vie retrouvée dans cette apothéosede féerie, ils secouaient follement leurs flambeaux dont leséclairs, pareils à ceux du lycopode, provoquaient des ripostes demétéores, des lancées d’aurores boréales, des girations de rayons,tantôt se brisant sur un plan sombre, comme un espace sans fond,tantôt jaillissant dans le vide comme des balles de plomb enfusion.

Sir Athel, enthousiaste, avait sauté lepremier par l’issue ouverte et était tombé sur une plate-forme,sommet d’un vaste pylône d’où la grotte dominée semblait étendre àl’infini ses richesses de reflets et ses queues de comète.

Les deux autres l’avaient suivi.

Éblouis, les pupilles dilatées, ilsregardaient, jouissant de cette ivresse de beauté, jouant comme desenfants avec ce kaléidoscope de splendeur, ayant tout oublié :les fatigues, les affres de la mort qui étaient passées sur leurstêtes, s’enveloppant dans cette magnificence qui les pénétrait,rallumant en eux la volonté de vivre !

Sir Athel, le premier, s’était ressaisi ;s’arrachant à l’étourdissement physique qu’il avait subi, ilcherchait à se rendre compte des dimensions de la grotte, de sonorigine, de son orientation.

Il n’en pouvait douter, cette excavationglaciaire datait de périodes si lointaines que, jusqu’ici, lascience n’a pu les calculer ; elle était l’œuvre d’un de cesbouleversements telluriques qui ont accompagné, déterminé laformation de notre sol.

Cette grotte était immense : cherchant àdiriger la lumière de sa torche, il n’apercevait au-dessus de luique des pics aux formes hétéroclites, aiguilles aux arêtestranchantes, tours carrées comme des castels du moyen âge,plates-formes et balustres suspendus en dehors de toutes les règlesde la statique…

En bas, des mamelons, des collines, des blocsd’où des pointes dardaient, comme s’élançant à la rencontre desstalactites qui pendaient des hauteurs.

Aussi des creux profonds, sombres, presquenoirs.

Là-bas, aux dernières limites de sa vision,une énorme tache se plaquait sur la blancheur des névés, et uneautre, sur le sommet d’un des pics, cachant sa crête et qui luiinspira le souvenir d’une chauve-souris gigantesque.

Alors il s’aperçut que le froid était intense,surtout en comparaison de la température lourde dans laquelle, ilsétaient si longtemps restés immergés… Et se tournant du côté del’issue qui lui avait donné passage, il sentit que de là venait uncourant tiède qui, vivement, filait dans la grotte.

Tirant de sa trousse un petit thermomètre, ilconstata que l’ambiance était de six degrés au-dessous de zéro,température sans danger pour l’organisme humain.

Alors il s’adressa à ses compagnons :

– Eh bien ! mes amis, que pensez-vous dece spectacle ?…

– Inouï ! beautiful !magnifique ! splendid !

Les exclamations se heurtaient aux adjectifs,débauche d’épithètes.

– Comme mise en scène, dit Labergère, ça faitla pige au Châtelet !… il n’y manque que des figurantes enmaillot !…

– Quel décor pour une féerie deChristmas ! compléta Bobby.

– Donc, vous admirez, reprit Athel. Moi aussi.Mais si vous m’en croyez, nous ferons trêve à notre enthousiasme.D’abord il fait froid…

– C’est vrai, j’ai l’onglée…

– Et il nous sera bon de prendre un peud’exercice…

– Je ne m’y refuse pas… Ah çà ! oùsommes-nous ?

– Sur le sommet d’un pic de roche et de glace,répondit Athel. Et je dois ajouter, pour vous arracher au rêve etvous ramener à la réalité, que sauf examen ultérieur, nous n’ensommes guère plus avancés que tout à l’heure : nous savonscomment nous sommes entrés ici, mais nous ignorons absolumentcomment nous en sortirons…

– Diable ! je n’y pensais plus, fitLabergère. Comme quoi on ne peut jamais être un instant tranquille,même à cent pieds sous terre… ça ne fait rien, j’ai eu dix minutesde bon temps ! Maintenant, ô vous qui êtes le dieu de lasagesse, racontez votre petite affaire…

– D’abord, avons-nous tous nos outils… lacaisse ?…

– Sous mon bras, dit Bobby. Je ne connais quela consigne…

– C’est bien… Le vrilium nous a rendu service,il nous aidera encore… Tout d’abord il nous faudra descendre…

– De notre perchoir, dit Labergère, mais ça neme paraît guère facile…

– Ce n’est qu’un jeu… je vois des aspéritésqui nous serviront d’échelons et en cas d’interruption, le vriliumnous taillera des marches d’escalier… mais, vous, monsieurLabergère, regardez donc autour de vous et dites-moi donc quelleidée vous vous faites de la grotte…

– Je la vois énorme… une vraie cathédrale…Mais, qu’est-ce qu’il y a donc, tout au fond, entre deux pics deglace… une chose colossale, toute noire… une forme arrondie… etluisante…

– Je la vois aussi. Tout à fait immobile,n’est-ce pas ?

– Absolument… mais ce n’est pas la seule… ondirait d’énormes blocs de pierre noire… basalte, granit ?Peut-être quelque chose comme les moraines, ces roches charriéespar la fonte des neiges et qu’on retrouve aux bords desglaciers…

– C’est possible ! fit évasivement sirAthel. J’irai examiner cela…

– Nous irons ensemble…

– J’irai, si vous me le permettez, j’iraiseul…

Le ton péremptoire, presque autoritaire de sirAthel étonna quelque peu Labergère ; mais il commençait à lerespecter profondément et ne répliqua pas.

– Occupons-nous d’abord de reprendre desforces, reprit sir Athel, de son ton redevenu naturel. Nous avonsbesoin de sommeil et il nous faudrait trouver un coin où nousn’eussions pas trop froid…

– Nous pouvons rentrer chez nous, hasardaBobby, désignant de la main l’ouverture par laquelle ils avaientpénétré dans la grotte…

– Je crois que ce nous serait impossible,répondit Athel.

– Pourquoi ?

– Regardez vous-même ; l’aiguille surlaquelle nous sommes est revêtue d’une couche de neige durcie…Examinez bien, et vous verrez que le courant d’air chaud qui vientde l’ouverture a déjà désagrégé la partie glacée qui le reçoitdirectement… elle ne serait pas assez dure pour nous servir depoint d’appui… elle se déroberait sous nos pieds et nous nousbriserions dans le vide…

– C’est pardieu, vrai ! dit Labergère.Mais alors, peut-être en déblayant la place avec le vrilium – cardécidément il est bon à tout – nous pourrions, profitant de ce peude calorique, installer ici notre chambre à coucher…

– Essayons ! dit sir Athel.

La flamme de vrilium fit merveille, cette foisencore. Sur un périmètre de quatre mètres, la glace et la neigefurent écartées, puis la roche fut séchée et les trois hommess’installèrent, sans grand souci de l’heure future.

Labergère et Bobby, épuisés, s’endormirentprofondément.

Mais sir Athel veillait.

Certes, il savait bien que, sur cetteplate-forme qui les isolait, lui et ses camarades ne couraientaucun danger immédiat. Mais une idée vague, obscure, le hantait etlui inspirait la crainte de complications nouvelles, plus terriblesencore que celles qu’ils avaient surmontées…

Il attendit patiemment. Labergère ronfla,Bobby susurra. Ils dormaient profondément… il était libred’agir.

Avec des précautions infinies, il se glissavers la partie déclive de la plate-forme : ayant attaché à sonfront un bandeau métallique auquel était fixée une lampe vrilienne,il se mit à descendre.

Rompu comme tous les Anglais aux exercices ducorps, à tous les jeux d’agilité et d’adresse, et de plusexceptionnellement robuste, sir Athel utilisa à merveille lesmoindres anfractuosités du roc et de la glace. Bientôt, ilatteignit une sorte de corniche qui lui permit de prendre quelquesinstants de repos : il aspira largement l’air frais quidonnait à ses poumons une nouvelle activité. Bien qu’il ne pût seflatter d’être sorti, avec ses amis, de la passe effroyable où lafatalité les avait engagés, pourtant il ne s’était jamais sentil’esprit plus libre ni de vaillance plus active. Il avait acceptéla lutte, il était certain de ne pas faiblir.

Il reprit la descente. Maintenant, ilcommençait à apercevoir le fond de la grotte, fait de stratescongelées qui se chevauchaient les unes les autres, comme si leflot d’une rivière s’était tout à coup figé, en une brusquecongélation qui avait arrêté ses mouvements pendant qu’ilss’accomplissaient encore.

Au pied de l’aiguille qu’il abandonnait, unlarge espace s’étendait, formant une sorte de mamelon, de teintenoire, comme les taches qu’il avait aperçues d’en haut avecLabergère. Cependant une couronne de glace entourait la base detoute cette partie, d’une blancheur éclatante, ne faisant que mieuxressortir la noirceur du bloc qui gisait au-dessous. Sir Athel posaenfin ses pieds sur cette galerie : il avait accompli la plusdure partie de sa tâche. Mais c’était maintenant surtout qu’il sesentait saisi par une curiosité si intense que son cœur battait àlui rompre la poitrine.

Avec une prudence que doublait la crainte decompromettre le succès de l’enquête qui s’imposait à lui, le jeuneAnglais fit d’abord le tour de la couronne de glace, projetant lalumière aussi loin qu’il lui était possible.

Il aperçut encore des taches noires, mais dedimensions plus petites que celles déjà remarquées. Il sentitquelque chose craquer sous ses pieds : il détacha sa lampe, sepencha, regarda : il venait de marcher sur un objet qu’ilavait écrasé à moitié et, l’ayant ramassé, il eut un cri desurprise.

Très versé dans la science paléontologique, ilvenait de reconnaître les os d’une aile qu’il reconnut aussitôtpour avoir appartenu à un Ptérodactyle, cet animal à jamaisdisparu, et dont le crâne avait suggéré au grand anatomiste RichardOwen cette pensée, que jamais organe de vertébré n’avait étéconstruit avec plus d’économie de matériaux, pour allier lalégèreté à la force.

Alors, comme si cette découverte avaitcorroboré certaine pensée qu’il n’osait pas, dans sa modestie desavant, s’avouer à lui même, il descendit résolument de l’îlot deglace et marcha vers l’énorme tache noire qui avait attiré sonattention.

Et bien vite il reconnut que ce n’était là niun bloc de basalte, ni une masse de granit, mais bien le corpsentier d’un animal gigantesque, le mammouth, disparu, depuis descentaines de siècles, et qui ne nous est connu que par dessquelettes ou parties de squelettes trouvés dans les profondeursdes couches paléozoïques.

Oui, c’était bien cette masse gigantesque,lourde, véritable ébauche de la nature dont l’éléphant actuel estla descendante réduite au tiers. Et, avec une fièvre passionnée,sir Athel voyait, reproduit sous ses yeux, le prodige naguère déjàconstaté en Sibérie : la conservation entière, absolue, par lefroid, d’un animal colossal, avec sa peau, sa chair. Il se hissasur les épaules du monstre pour considérer de plus près cette têteénorme avec ses deux défenses recourbées sur elles-mêmes ; iltâta de ses mains le poil raidi par le froid, il descendit jusqu’àses pieds immenses qui semblaient taillés dans un bloc demarbre.

Oh ! il ne pensait plus alors au dangerqu’il courait avec ses compagnons : il vivait son rêve desavant, palpant ces membres que nulle force humaine n’aurait pusoulever… quel triomphe pour un chercheur !… quelle réponsevictorieuse aux adversaires de l’évolution !…

Et pris d’une sorte de folie, sir Athel grimpasur le corps du mammouth, pour mieux examiner les autres tachesnoires qui – il n’en doutait plus – étaient des animauxpréanthropiques, antérieurs à l’apparition de l’homme… et unpremier examen ayant confirmé son hypothèse, il redescendit et semit à courir à travers la grotte…

Ici, il retrouvait intact, dans sonimmobilité, séculaire, le megathérium, avec son train de derrièremassif, avec ses pattes projetées en avant et armées de griffespareilles à des sabres et qui saisissaient la proie en lalacérant.

Plus loin, c’était, couché sur le flanc, commeendormi, le mastodonte, le proboscidien gigantesque, le géant desmammifères des temps primitifs, avec six mètres de hauteur, huitmètres de long, la trompe non comprise !

Là, surpris sans doute et immobilisé par lefroid, le mégacéros, l’ancêtre de notre cerf, avec des cornesénormes se déployant en éventail et trouant l’air à une hauteur dequatre mètres ! Celui-là, penché sur ses jambes de devant,repliées vers le sol, semblait prêt à achever un saut interrompupar le cataclysme.

Il faillit tomber, s’embarrassant les piedsdans les écailles d’un crocodile monstrueux, mesurant plus de deuxmètres, affalé sur son ventre, avec la gueule ouverte comme pour lecombat.

Enfin, les deux chefs-d’œuvre de cettecollection – le seul terme qui pût caractériser cette étonnanteagglomération de monstres – c’était un brontausaure, le géant desdinosauriens, d’une longueur d’au moins quinze mètres, d’un poidsde quinze tonnes !… il était étendu, son long cou relevé etdardant en l’air sa tête minuscule – et enfin la tache noire queLabergère avait aperçue, dressée sur la paroi d’un bloc de roche oude glace, c’était le dinornis, l’énorme oiseau, prototype de nosautruches, et qui, du pied au crâne, mesurait plus de trois mètres…l’animal était resté debout, accoté contre la masse qui lesoutenait… étonnamment conservé, avec ses plumes longues et raides,encore luisantes…

Quelle commotion terrestre avait pu déterminerce stupéfiant phénomène !… Évidemment une vague de froids’était abattue sur la région, si terrible, si foudroyante,pourrait-on dire, que devant elle un groupe d’animaux avait tentéde fuir, oubliant, en cette évasion terrible, les rivalités et leshaines… et par l’afflux soudain des neiges et des glaces, ilsavaient été bloqués dans cette caverne où le froid les avaitcloués, glaçant instantanément leur sang et leur moelle… puisl’abîme s’était refermé sur eux… les enterrant dans cettetempérature glaciale et à jamais conservatrice…

Les siècles et les siècles avaient passé, etéternellement ces spécimens formidables des premiers efforts de lanature créatrice devaient rester ignorés… et il avait fallu, pourque ce repos fût troublé… que John Coxward, le boxeur, ayant voléune montre, vint, pour échapper à ceux qui le poursuivaient, sauterpar-dessus le mur de sir Athel Random, et se réfugier, ivrogneaffolé, dans le vriliogire !…

À quoi tiennent les destinées !…

De sa longue course à travers la grotte, sirAthel était exténué ; mais il ne pouvait abandonner sescompagnons qui, ne le trouvant pas auprès d’eux à leur réveil,auraient pu s’épouvanter et commettre quelque imprudence…

Le courageux Anglais – à qui la joie de sadécouverte rendait d’ailleurs des forces nouvelles – remonta, à laforce des poignets et des reins, sur la plate-forme où il avaitlaissé Labergère et Bobby…

Il les retrouva, calmes, immobiles, ronflantet susurrant…

Et, s’étant laissé tomber sur le sol, ils’endormit profondément.

Hélas ! son sommeil eût-il été aussipaisible, s’il avait pu deviner l’effroyable catastrophe qui allaitse déchaîner sur Paris !

VI – Écroulement

 

Bobby s’éveilla le premier : dans sondemi-sommeil, il se voyait, au bord de la mer, aux environsd’Hastings, dans le petit cottage du village d’Inverstead,délicieuse maison de quatre pièces – avec basement – que Mrs. Bobbyavait héritée d’un oncle, et dans laquelle ils avaient rêvé definir leurs jours.

Il eut un tressaillement subit : quelquechose venait de lui tomber sur l’œil. Il se secoua : la mêmeimpression se renouvela d’une pichenette sur le nez… cette fois, iléternua, puis s’ébroua, ouvrit les yeux… Sa tige vrilienne étaitfichée un peu loin de lui : il ne vit rien de spécial etencore reçut une nasarde.

Décidément, il se passait un faitbizarre : il porta la main à son visage et la sentit mouillée.Puis, descendant à son collet, il constata la fâcheuse vérité… sonvêtement, son gilet, sa chemise étaient littéralement trempés… ilpleuvait !…

Il bondit sur ses pieds qui claquèrent sur uneflaquette d’eau…

– Hé ! messieurs, cria-t-il,alerte !… nous sommes inondés…

À sa voix, Labergère et Athel s’étaientbrusquement éveillés… et tous deux, éprouvant la même sensationd’humidité, poussèrent des exclamations de surprise…

– Une inondation ! fit Labergère. Ça merappelle Ivry !…

Mais sir Athel n’avait nul désir deplaisanter : bien vite, il s’était aperçu que cette pluie degouttelettes provenait de la fonte des stalactites qui pendaient dela voûte… et en même temps, prêtant l’oreille, il lui semblapercevoir le bruit doux et persistant de ruissellements… en mêmetemps, il n’était pas douteux que la roche sur laquelle ils étaientréfugiés avait perdu la plus grande partie de son revêtement deneige et de glace, et qu’ainsi disparaissaient peu à peu lessaillies ou anfractuosités dont il s’était aidé dans son expéditionnocturne.

– C’est le dégel, dit-il. L’issue que nousavons pratiquée dans la muraille close de la caverne a donnépassage à un courant d’air chaud…

– Bon ! fit Labergère. On va pouvoirsortir le veston d’été…

Mais Athel se pencha vivement verslui :

– Ne riez pas, lui dit-il à voix basse… c’estpeut-être la débâcle, c’est-à-dire la catastrophe finale… qui saitsi ces énormes quartiers de roche, retenus par la glace qui faitl’office de ciment, ne s’écrouleront pas sur nous…

– Diable ! voilà les bêtises quirecommencent… je demande à m’en aller…

– C’est ce qu’encore une fois nous allonsessayer… mais ne nous dissimulons pas que la situation est pluscritique que jamais…

Il s’interrompit tout à coup et, malgré sonempire sur lui-même, sa physionomie exprima une angoisse siprofonde que Labergère, en dépit de son insouciance, eut unmouvement d’inquiétude…

– Hein ? Qu’est-ce qui vousprend ?…

Athel s’était avancé sur l’extrême bord de laroche :

– Écoutez ! fit-il. Dites-moi, tous deux,si mes oreilles tintent, si je deviens fou… ou bien siréellement…

– J’entends quelque chose, dit Bobby d’unevoix qui chevrota, on dirait qu’on remue là-dedans…

– Mais c’est vrai, cria Labergère. Ça grouilleici !… Regardez !… est-ce qu’il ne vous semble pas queces énormes taches noires, remarquées à notre arrivée, se déplacentpeu à peu…

Ils avaient rallumé leurs torches et sepenchaient en avant, avivant la flamme pour qu’elle portât lalumière jusqu’aux profondeurs… et dans les masses de granit et debasalte, il y avait une sorte d’oscillation…

– Ces pierres sont donc vivantes ! Que sepasse-t-il ? articula Labergère d’une voix étranglée…

– Il se passe, s’écria sir Athel avecdésespoir, que nous assistons en ce moment au plus étonnantphénomène qui se soit produit depuis les premières formations de laterre… il se passe que, là, au-dessous de nous, autour de nous, descolosses monstrueux, engourdis depuis la période glaciaire,c’est-à-dire depuis des époques dont nous ne pouvons calculerl’éloignement ; aujourd’hui, sous l’influence de lasurélévation de la température – que nous avons déterminée, nous,moi surtout, imprudent et stupide ! – soudain se réveillent,ressuscitent de leur sommeil séculaire…

« Que va-t-il se passer ? Nulleintelligence humaine ne peut le prévoir !

Bobby, comme frappé d’une idée subite, serappelant des mots entendus à l’école :

– Ce sont des animaux antédiluviens !…s’écria-t-il.

– Ni plus ni moins, mon petit père, fit lereporter qui s’efforçait de retrouver sa gouaillerie parisienne.Quelque chose comme le diplodocus du généreux M. Carnegie,que, si nous vivions encore demain, nous pourrions aller voirensemble au Jardin des Plantes… quand ça vous marche sur un cor, çafait mal, je t’en donne mon billet !…

Et, dans les profondeurs de la grotte, lesmouvements s’accentuaient… C’était comme un froissement de lourdesétoffes, puis des coups sourds comme de lourdes poutres qui seseraient dressées de soi-même et se fussent, avec effort,arc-boutées sur le sol…

Il y eut un affreux craquement : de lavoûte une masse se détacha, tomba avec un fracas effroyable,abattant les icebergs, rebondissant sur les roches, tandis querauquaient, sinistres et jamais entendus par une oreille humaine,des barrissements d’épouvante et de douleur…

L’œuvre du dégel s’opérait avec une rapiditéfoudroyante : autour du môle sur lequel se tenaient les troisamis, terrés en un groupe, paralysés par l’horreur du spectacle malentrevu dans les fonds ténébreux, ce n’étaient plusqu’écroulements, les blocs de glace se désagrégeaient, entraînantdans leur chute des blocs énormes qui rebondissaient…

– Le vrilium ! Le vrilium ! criaBobby.

Ah ! oui, le vrilium ! si puissantqu’il fût, est-ce qu’il pouvait lutter contre ce déchaînementtumultueux et colossal des forces naturelles !… est-ce qu’ilpouvait soulever une montagne…

Pourtant, au milieu de ce désordre atroce, desanimaux se dressaient, dont l’échine énorme secouait des quartiersde roches, glissant sur la peau épaisse et se brisant à leurspieds… les voix formidables se répondaient, les pieds battaient lesol… ces évadés de l’âge tertiaire n’avaient-ils pas assisté déjà àdes bouleversements identiques, alors que l’eau, la terre, le feuse livraient l’inimaginable combat des éléments non équilibrés… ilsreprésentaient la force brute, l’instinct aveugle et tout puissantde la conservation, la persistance de la vie en des longévitésfabuleuses, la cohésion des énergies premières en qui bouillaitl’avenir des mondes.

Les hommes ! Ah, qu’étaient-ils en facede ces agrégats de muscles et de tendons, de ces Léviathans que lafable avait à peine osé décrire !

En vain, Labergère et Bobby – qui n’étaientrien moins que des lâches – essayaient de tendre leurs nerfs ;en vain sir Athel, éperdu, faisait appel à l’intelligence par quil’être pensant a vaincu la force…

Ils se sentaient amoindris, contractés,atténués jusqu’à n’avoir plus la notion de la résistance… ils neparlaient plus, à peine s’ils pensaient : dans leur cerveau,qui s’anémiait, les choses perdaient leurs formes, leursreliefs ; les idées chevauchaient sans plus se fixer ; lesens de la mémoire, de la comparaison, du jugements’atrophiait…

L’eau tombait toujours, clapotante maintenantcomme une pluie d’orage : les flambeaux de vrilium s’étaientéteints, et rien ne subsistait plus que les bruits fantastiques queproduisait cette faune, évoquée tout à coup dans une palingénésieprodigieuse…

Et tandis qu’ils étaient ainsi, hypnotisés parle mystère, étouffés par l’inconnu, voici que la catastrophe finales’acheva… dans le tumulte de fracas tonitruante, la grotte toutentière creva, se disjoignit… les roches trépidantes s’abattirent,les aiguilles de glace coupèrent l’espace comme des glaivesd’argent.

Tout s’effondra, se disloqua, en undémembrement effroyable… les monstres hurlèrent des clameurs, desrugissements… et comme si l’invraisemblable voulait encore défierle possible, une partie de la voûte se déchira, d’énormes fissuress’ouvrirent.

Et la lumière du soleil entra, éclatante, enune ruée triomphale…

VII – L’invasion de Paris

 

C’était un dimanche, fin avril, un de cesbeaux jours qui sont les hérauts du mois de mai.

Huit heures du matin : la villeparesseuse avait fait la grasse matinée. Avant de partir pourquelque partie de campagne, les hommes, languissamment, sereposaient au lit des levers matinaux de la semaine.

En ces quartiers populaires desButtes-Chaumont, des rues Secrétan, Bolivar, Botzaris, lesménagères sont complaisantes aux ouvriers qui ont peiné toute lasemaine : elles se lèvent les premières et, s’étant assuréesque le bébé, bien endormi, n’éveillera pas son père, elles seglissent bien vite dehors pour les provisions du matin, courant lesboutiques, attentives à la qualité des légumes et à la fraîcheur dela viande, préoccupées de ne pas trop écorner la paie du samedi,gaies, alertes, vivaces, bavardes, échangeant aux coins destrottoirs de rapides causettes, impatientes elles aussi, ellessurtout, de s’évader vers quelque coin de banlieue où on boira del’air – et d’autre chose – le petit riant et chantant sur lesépaules de papa.

Le temps avait été mauvais dans cette dernièrequinzaine ; c’était, par ce beau matin de soleil, unerésurrection de lumière. Les visages et les cœurs s’épanouissaient.Il faisait bon vivre !…

Un de ces groupes de braves Parigotes s’étaitarrêté au coin de la rue Pradier et du square Boucher de Perthes,les papotages allaient leur train, sans malignité, tant lebien-être adoucit les caractères !

Tout à coup, la fruitière, campée sur le pande sa porte et débitant une motte de beurre, resta hébétée,tendant, à bout de bras, son couteau de travail, et poussant un crihorrible, tourna sur elle-même, se précipitant à travers sa porteet la refermant d’un coup de pied.

Les femmes se retournèrent et desglapissements de terreur jaillirent de tous les gosiers…

Une forme noire, énorme, obstruait le fond dusquare, apparition démoniaque qui mettait sur l’horizon bleuté unecolossale tache d’encre…

Et soudainement, sans qu’un seul mot fûtéchangé, les femmes s’enfuirent, se poussant, se bousculant, lesjambes coupées, les gorges sèches, gloussant des appels éperdus…elles atteignirent la rue Bolivar, là se heurtèrent à d’autresgroupes calmes, mais qu’elles affolèrent… là, derrière elles, unépouvantable monstre… le diable, hurlait une vieille en sesignant.

Le diable ! d’autres riaient.

Elles étaient donc folles ! Justementdeux sergents de ville passaient, placides. On se jeta sur eux, lesmains agrippaient leurs pèlerines… indulgents, ils écoutaient,interrogeaient… c’était là, au square…

Eux aussi crurent avoir affaire à des folles…mais comment si nombreuses ! C’est qu’il y avait quelquechose… Voyons voir !…

Du reste, la preuve qu’il se passait un faitanormal, c’est que toutes les fenêtres de la rue Laugier s’étaientouvertes et que, dans leurs cadres, des êtres apparaissaient, têteseffarées, bras battant l’air en des convulsions d’horreur, lesbouches grandes ouvertes et clamant…

Et au moment précis où les deux agentsatteignaient le coin du square, apparut, frôlant la maison dont sondos atteignait le second étage…

Le mammouth, lourd, solennel, balançant satête monstrueuse, au front plat et large, en labourant le pavé deses défenses recourbées, ses yeux à peine visibles sous les vastesloques de ses oreilles, arrivant, sans hâte, monumental, posantl’un après l’autre sur le sol qui s’ébranlait, les quatremarteaux-pilons qui étaient ses pieds…

Les deux représentants de la loi étaientrestés cloués sur place, sans arrogance d’ailleurs, les yeuxdésorbités… le plus jeune, en un élan de vaillance, eut au poingson revolver d’ordonnance et à quatre mètres tira…

La balle ricocha, alla casser la glace d’uneboutique…

L’autre, plus calme, dit simplement :

– Allons prévenir le poste !

Et pour qu’on n’oubliât pas qu’il étaitl’autorité :

– Circulez, cria-t-il à la foule des femmesqui, terrifiées, mais encore plus curieuses, obstruaient le coin dela rue Bolivar, rentrez toutes chez vous et que nulle ne sorteavant que M. le commissaire soit arrivé.

Le mammouth marchait toujours, dodelinant dela croupe, jouant de sa queue poilue qui battait l’air comme ungigantesque blaireau.

À la voix des agents, les femmes s’enfuirent,entraînant les curieux qui, peu à peu, s’étaient amassés, tous prisd’une panique folle : les uns courant vers la rue Manin oucherchant à franchir la grille du parc, les autres lancés à fond detrain dans la direction de la rue de Crimée… Mais ces derniersn’allèrent pas loin : car voici qu’au coin de la rue duPlateau, une silhouette terrifiante se dessina… le mégathérium,tatou gigantesque, de quatre mètres de hauteur, avec ses mâchoiresbizarres, sa lèvre pendante… celui-là, fortement campé sur sesjambes de derrière, s’avançait par bonds, les membres antérieursau-dessus de terre, jambes très courtes armées d’onglesformidables… le masque était horrible, diabolique – les yeux trèsproéminents roulaient en une alternative de blanc et de noir, d’uncaractère effrayant…

Devant cette apparition nouvelle la ruées’arrêta, fit volte-face, et la galopade reprit, en sens contraire,vers le grand Paris… et les deux monstres les suivirent, mais àdistance, sans paraître pressés, allant au pas…

À ce moment, arrivaient au pas de course lesagents requis, le sabre-baïonnette en main, prêts a tout combat –comme s’il s’agissait d’une grève – et avec eux, le commissaire depolice, un petit gros, plein de dignité, qui avait ceint sonécharpe pour être plus imposant.

Mais les deux compères – d’avant le déluge –descendaient maintenant la rue Botzaris, et, comme si les dédalesdu quartier n’avaient pas de secrets pour eux, enfilaient la rue del’Atlas… descendant vers le boulevard de la Villette… Le magistrat,correct, très pâle, reculait pour ne point les gêner… sans savoirque faire ; l’autorité cependant gardait bonne contenance…

Quand soudain, de toutes les rues avoisinantle square Boucher-de-Perthes – et en vérité n’y avait-il pas là unhommage discret à celui qui le premier révéla l’importance au tempsquaternaire de l’homme sur la terre – d’autres monstres, d’autresgéants, d’autres colosses surgissaient, l’hipparion, ancêtre denotre cheval, et d’une hauteur double ; le mastodonte, masseinforme, véritable bloc de chair de quatre mètres de longueur, d’oùjaillissaient comme des glaives quatre défenses menaçantes…d’autres encore que la science n’avait pas catalogués, ébauches maléquarries de rhinocéros géants, enveloppés de leurs carapaces commed’une armure, avec sur le sommet du crâne de triples cornes acéréeset dardées en piques, ondulations gigantesques de croupes, decuisses gainées de cuir, d’épaules d’où saillaient des os pareils àdes bielles de machines transatlantiques, tous, brontosaures,tricératops, reptiles marchant sur leurs pattes de derrière à lafaçon des kangourous.

Au-dessus de ces mamelons mouvants, quelquechose oscillait, un petit amas d’os qui figurait une tête, fichéeau bout d’un cou maigre et long de deux mètres et faisant comme unguidon de ralliement au troupeau de cauchemar : c’étaitl’iguanodon, mesurant plus de cinq mètres, équilibré sur sontrépied, deux jambes postérieures et une queue sans fin, tandis quede ses membres antérieurs, ridiculement courts et armés d’un ergotredoutable, il semblait s’avancer hâtivement vers quelque luttedésirée, de se frayer un passage à travers les derrières qui sepressaient en muraille…

Tandis qu’après avoir vingt foismaladroitement essayé de prendre son essor, gêné pour l’éploiementde ses ailes nues de plumes ou d’écailles, un monstrueuxptérodactyle – de dix mètres d’envergure – enfin surmontant lesmaisons et lourdement, gigantesque aéroplan, volait au-dessus deParis…

C’était l’invasion des prodigieux aïeuls,évadés de leurs tombes !

La troupe dévalait vers les boulevardsextérieurs, suivant la pente déclive du terrain. Au coin de la ruede l’Atlas, le mammouth avait heurté une colonne d’affiches quis’était abattue d’un bloc ; au boulevard de la Villette, lemastodonte était entré en conflit avec le bureau des omnibus quiavait oscillé, puis s’était écroulé… un tramway arrivant à toutevitesse, le brontosaure qu’il avait frôlé eut un brusque mouvementqui jeta hors de ses rails la lourde voiture, bondée de voyageurs…le trolley se brisa, tomba sur l’ancêtre, déchargeant sur lui unmillier de volts… cela le mit en colère, et allongeant le pas, ils’enfila dans le faubourg du Temple…

On ne comprenait pas, on fuyait, on hurlait…c’était la panique universelle dans toute son horreur… un gaminaffolé criait :

– En voilà des sales bêtes… ils ont des poilsaux pattes…

Devant cette inondation de chairs et d’os, quenulle digue ne pouvait tenter d’arrêter, c’était la fuiteirraisonnée, en un tourbillon d’épouvante.

L’iguanodon, plus actif que les autres, passaà toute volée, dépassant la troupe ; parfois il s’arrêtait, etpar une des fenêtres ouvertes au second étage passait la tête,regardant par simple curiosité, sans doute, et c’était dans unménage surpris des ululations terrifiées… sans s’émouvoir, ilcontinuait son chemin, comme sachant où il allait… et comme,pendant quelques instants, il resta, place de la République, nez ànez avec la monumentale effigie de Marianne, ceux qui dans la fouleeurent le courage de regarder virent, accroché à son cou, véritableloque, quelque chose qui ressemblait à un homme…

L’iguanodon repartit… les autresapparaissaient au carrefour du funiculaire de Belleville… Là, unehésitation, d’où une collision, la voie étant trop étroite pour lesmouvements de ces reins étonnants qui cherchaient à fairevolte-face et, bousculés, cognaient les deux côtés de la rue,défonçant ici une boutique, là une vespasienne qui dégringolaitavec fracas. Pour un peu, ils eurent renversé la caserne.

De se sentir aussi gênés, cela les enragea,et, s’arrachant à l’étau de leur pression mutuelle, ils selancèrent : les uns par le boulevard Saint-Martin, d’autresvers la Bastille ; d’autres, ayant suivi l’iguanodon,s’engagèrent dans la rue Turbigo ou la rue du Temple… et toujoursla foule fuyait éperdue, les chevaux entraînaient à grande voléeles omnibus subitement vidés, les cochers dévalaient de leur siège,les wattmen lâchaient les autos ; on baissait à toute vitesseles volets de fer des magasins… c’était un désordre indescriptible,avec, dominant les grondements des thérions, les clameurs deshommes, les glapissements aigus des voix de femmes… et la nouvellede cette invasion infernale éclatait à travers Paris, lestéléphones, les télégraphes, les pneumatiques emportaient de tousles côtés ces invraisemblables informations qui, d’abord,semblaient une colossale mystification…

On mobilisait les troupes, on lançait la garderépublicaine, les conseillers municipaux avaient voulu courir àl’Hôtel de Ville… toutes les issues étaient encombrées… une sorted’ornithorynque avait bloqué la station du Métro, place de laRépublique, et dans les souterrains, les voyageurs refouléss’exaspéraient et réclamaient leur argent !

Justement, ce matin-là, M. Lépine avaitété appelé en banlieue par une affaire urgente. M. Davaine, lechef de la Sûreté ; M. Larmion, le chef de la policemunicipale ; M. Ostriot, le secrétaire général,attendaient des ordres du ministère de l’Intérieur. Les avis secroisaient, contradictoires.

Enfin le préfet arriva et entra dans soncabinet dont les fenêtres, grandes ouvertes pour aspirer lespremières bouffées de printemps, donnaient sur le quai.

Ne sachant rien, venant de la rive gauche, ilne comprenait pas pourquoi tous ces fonctionnaires étaient groupéslà, frémissants :

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il desa voix brève, autoritaire.

Tous voulurent répondre à la fois ; etsuccessivement les informations manquaient de clarté.

– Quoi ? demandait-il, une ménagerie quis’est échappée !… Des lions, des ours, des tigres !…

– Pis que cela ! des animaux monstrueux,inconnus, qui dévastent Paris, qui massacrent la population…

Le téléphone appela. M. Lépine s’yprécipita.

– Allô ! monsieur le ministre del’Intérieur !… des renseignements !… je procède àl’enquête !… Comment ? sur les boulevards ?… Unserpent de vingt mètres de long dans le passage desPanoramas ?… Bien ! j’y cours !… Ne serait-il pasurgent d’avertir M. le ministre de la Guerre… le gouverneur deParis !… Hein ! oui ! monsieur le ministre, jeréponds de tout !… À tout à l’heure !…

Il replaça le cornet, puis se tournant versson personnel :

– Moins on comprend, dit-il, plus il convientde déployer d’énergie… il doit y avoir, comme toujours, uneexagération folle… des monstres !… est-ce qu’il y a desmonstres ?…

Une clameur éclata :

– Là, là ! derrière vous, monsieur lepréfet ?…

M. Lépine tournait le dos à la fenêtreouverte. Il sentit que quelque chose se posait sur son épaule etlui frôlait l’oreille. Il se retourna précipitamment… et son nezheurta celui de l’iguanodon.

L’horrible bête, par la rue du Temple et leboulevard Sébastopol, avait atteint le boulevard du Palais, s’étaitarrêtée – sans raison appréciable – devant la préfecture de policeet, trouvant à hauteur de sa tête une fenêtre ouverte, y avaitengagé la moitié de son cou… et balançait sa tête que terminait unbec corné, dans le cabinet préfectoral.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? cria lepréfet, en se jetant en arrière.

– C’est l’invasion des monstres !répliqua le chef de la Sûreté, qui savait tout.

La bête, d’ailleurs, n’était pasmenaçante : d’un air abruti, elle exécutait un mouvementd’oscillation, stupide et sans but. Et pas d’armes pour sedéfendre !… Le préfet courut à la porte et avisant dans lecouloir un agent qui somnolait dans la douce ignorance de lacatastrophe :

– Brigadier, cria-t-il, venez…

L’autre fit un bond et s’élança.

– Tirez votre sabre, commanda M. Lépine,et coupez-moi ça !

Ça, c’était le cou de l’iguanodon.

Le brigadier fit tournoyer son arme, la lançad’une main sûre – et ne coupa rien. La lame rebondit sur le cuirépidermique et sauta en l’air.

Au même instant apparut, s’accrochant aubalcon, quelque chose qui était peut-être un homme et qui sehissait au cou de la bête… et ce quelque chose roula avec un bruitflasque sur le tapis.

C’était bien un homme, oui, mais si dévasté,si chaviré, si affalé que cela n’avait plus de forme. Tandis que latête – d’un mouvement monotone, oscillait toujours, touchantpresque le plafond ; on releva le malheureux, on le dressa surses pieds, on lui soutint la tête, et M. Lépines’écria :

– Mais je connais ce bonhomme-là ! C’estle détective Bobby !…

Il fallait le ranimer à tout prix : on legava de kirsch. Ce n’était pas le whisky national, mais çagalvanisait quand même… et soudain M. Bobby se dressa,reconnut le préfet, se mit au port d’armes et dit :

– By god, it is an awfulaffair !

– Quelle affaire ?

– Je n’en sais rien… un trou, des trous, de laglace, des rochers, des formes noires qui remuent… et puisl’écroulement, un cou qui passe auquel je me suspends et quim’emporte !…

– Expliquez-vous ! Qu’est-ilarrivé ?…

L’iguanodon sembla regarder Bobby et d’unhochement de tête approuver son récit… puis le cou disparut par lafenêtre comme un tuyau qu’on tire en arrière…

Bobby eut un long soupir : c’étaitl’évanouissement du cauchemar, pour un instant du moins. Et ils’expliqua plus clairement…

Incroyable, inexplicable, l’aventure n’enétait pas moins réelle.

M. Lépine prit son chapeau et s’adressantà son personnel :

– Suivez-moi, messieurs ! Paris est endanger… Faisons notre devoir…

……………………………

Il se passait dans la grande ville des chosesstupéfiantes.

Le tricératops s’était arrêté devant laPorte-Saint-Denis et ayant essayé d’y entrer, la trouvant tropétroite, s’était reculé et à la façon d’un bélier antique ; ilse ruait contre les pierres, les cornes en avant, faisant jailliren débris les pierres glorieuses de Louis XIV.

Le mammouth, plus calme, passait au petittrot, emplissant toute la chaussée, devant le Gymnase, stoppait uninstant en face de la Maison Rouge ; il semblait las,maintenant, son pas devenait lourd et, arrivé devant Brébant, ilplia les jarrets et se coucha, obstruant l’entrée du faubourgMontmartre.

Un brontosaure, qui mesurait vingt mètres delong, avait voulu à toute force entrer dans le passage desPanoramas ; mais, à mi-corps, il avait été arrêté parl’exiguïté de l’arcade et restait là, la tête à la galerie desVariétés – côté des artistes – tandis que sa queue enguirlandait laterrasse du café Véron…

Sur les marches de l’Opéra, le mégathériums’était dressé, comme un orateur qui veut parler au peuple, puiss’était appuyé contre les portes basses, en gardien vigilant prêt àaccueillir les abonnés.

Le ptérodactyle, dont le vol était lourd,s’était juché, peut-être pour prendre haleine, sur une descorniches de la Madeleine… sa queue pendait, agitée, caressant del’autre côté la statue de Jules Simon.

Déjà, trois heures s’étaient passées. Il étaitmidi.

Enfin, l’autorité, convaincue de la réalité dupéril, avait pris des mesures. Par les avenues désertées,l’artillerie arrivait au galop des chevaux aux reins trapus,amenant des canons, des mitrailleuses… dût-on bombarder la moitiéde Paris, l’action devait être prompte et énergique.

Toute la population de la rive droite s’étaitrenfermée dans les maisons, haletante, ayant perdu jusqu’au désirde la fuite…

En tenue de combat, les troupes avançaientprudemment, l’arme à magasin toute prête. Les obus dormaient dansles canons, impatiente du réveil ; les batteries s’étaientplacées en l’enfilade des Boulevards, tandis que M. Lépinemarchait, à la tête d’un corps d’agents, en avant-garde…

Et il se passa alors un fait non moins étrangeque les précédents.

À mesure qu’on avançait, on voyait lesmonstres chanceler, tituber sur leur jambes monstrueuses, puiss’abattre… L’un d’eux, de sa masse énorme, remplit l’Olympia… unautre, celui de l’Opéra, se traînait jusqu’au groupe de Carpeauxet, ayant levé la tête pour savourer les lignes des danseuses, lalaissait retomber…

Le gigantesque oiseau de la Madeleine semblaits’aplatir sur les pierres, puis glissait, et de sa masse flasque,comme vidée, qui tombait, engloutissait les baraques du marché auxfleurs.

L’énorme saurien des Variétés s’écrasait surles dalles du passage, ayant le long de l’épine dorsale unefluctuation qui à chaque instant diminuait d’intensité… L’iguanodonde la préfecture, se traînant jusqu’au parapet qu’il essayait defranchir, tournait sur lui-même et tombait dans la Seine, où ilécrasait une péniche dont les habitants avaient tout juste le tempsde se jeter à l’eau…

Et, de tous côtés, le même phénomène seproduisait…

Ces dégelés du Quaternaire ne s’étaientréveillés que mus par une vie factice, provisoire… ils portaientquand même la tare de leur vieillesse, de leur décrépitude, et, unà un, sous la pression de l’air ambiant, sous le soleil duprintemps, inaptes à vivre en cette atmosphère de quelquescentaines de siècles plus jeune que celle qu’ils avaient respiréenaguère… ils mouraient, revenus trop anciens dans un monde tropnouveau. Et, à une heure de l’après-midi, Paris était sauvé…

Rayonnant, M. Perrier, le directeur duMuséum, examinait les cadavres de ces ancêtres et parlaitjoyeusement de faire construire de nouvelles galeries pour lareconstitution de ces témoins des temps Paléozoïques…

Oubliant ses projets de promenade campagnarde,la population entière de Paris se pressait autour de ces corpsénormes, dont on riait parce qu’ils étaient inanimés : et lesterrasses des cafés, et les débits de boissons se remplissaient…joueurs de bridge et de manille faisaient claquer les cartes surles tables de marbre…

Mais qu’advint-il des acteurs de cetteeffrayante aventure ?

Hélas ! sir Athel Random ne reparut pas.Dans quel abîme avait-il disparu ? Sous quelle masse de rochesavait-il été englouti !…

Et cependant qui sait ? On en a vuressusciter qui étaient plus morts que lui…

Pauvre Mary Redmore ! Cette fois, toutespoir était perdu… et, pleurant, sous de longs voiles de deuil,elle retourna en Angleterre. M. Redmore eut bien l’idéed’intenter un procès à la Ville de Paris en un million dedommages-intérêts – de sages conseils le détournèrent de ce projet,au grand regret des hommes de loi qui s’y seraient enrichis.

Sir Athel avait emporté avec lui le secret duvrilium ! Et les débris du vriliogène étaient enfouis dans lesprofondeurs de la planète !

Mais Labergère !

Comment s’était-il évadé de ce pandémonium depierre et de glace !

Quand le soir il reparut dans les bureaux duNouvelliste pour rédiger le compte rendu de son excursionsouterraine, il raconta qu’il s’était trouvé, sans savoir comment,dans un des souterrains du Nord-Sud, inachevé bien entendu… Sortide là, il était allé prendre le bock si longtemps désiré etrevenait réclamer sa place au grand soleil du journalisme…

Un banquet fut organisé en l’honneur de Bobby,qui y prit la parole en un discours qui rappelait quelque peu celuide Roosevelt et que Mrs. Bobby, très fêtée, écouta en pleurant…

Et ainsi se termina l’aventure la plusfantastique, la plus étonnante – et la plus navrante à la fois – dela première moitié du XXe siècle. Il se trouva même desgens pour dire que ce n’était pas arrivé.

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