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L’Ensorcelée

L’Ensorcelée

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Chapitre 1

La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de la Normandie qu’on appelle la presqu’île du Cotentin.Pays de culture, de vallées fertiles, d’herbages verdoyants, de rivières poissonneuses, le Cotentin, cette Tempé de la France,cette terre grasse et remuée, a pourtant, comme la Bretagne, sa voisine, la Pauvresse-aux-Genêts, de ces parties stériles et nues où l’homme passe et où rien ne vient, sinon une herbe rare et quelques bruyères bientôt desséchées. Ces lacunes de culture, ces places vides de végétation, ces terres chauves pour ainsi dire,forment d’ordinaire un frappant contraste avec les terrains qui les environnent. Elles sont à ces pays cultivés des oasis arides, comme il y a dans les sables du désert des oasis de verdure. Elles jettent dans ces paysages frais, riants et féconds, de soudaines interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères. Elles les ombrent d’une estompe plus noire… Généralement ces landes ont un horizon assez borné. Le voyageur, en y entrant,les parcourt d’un regard et en aperçoit la limite. De partout, les haies des champs labourés les circonscrivent. Mais, si, par exception, on en trouve d’une vaste largeur de circuit, on ne saurait dire l’effet qu’elles produisent sur l’imagination de ceuxqui les traversent, de quel charme bizarre et profond ellessaisissent les yeux et le cœur. Qui ne sait le charme deslandes ?… Il n’y a peut-être que les paysages maritimes, lamer et ses grèves, qui aient un caractère aussi expressif et quivous émeuvent davantage. Elles sont comme les lambeaux, laissés surle sol, d’une poésie primitive et sauvage que la main et la hersede l’homme ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront aupremier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ; carnotre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pourprétention de faire disparaître toute espèce de friche et debroussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine. Asservie auxidées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plusde jeune que ses besoins et qui radote de ses lumières, ne comprendpas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âmequ’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujoursincomplètes, qu’elle n’admet la poésie des yeux, cachée et visiblesous l’apparente inutilité des choses. Pour peu que cet effroyablemouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dansquelques années, un pauvre bout de lande où l’imagination puisseposer son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes.Alors, sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’onprend pour de la Civilisation et du Progrès, il n’y aura ni ruines,ni mendiants, ni terres vagues, ni superstitions comme celles quivont faire le sujet de cette histoire, si la sagesse de notre tempsveut bien nous permettre de la raconter.

C’était cette double poésie de l’inculture du sol et del’ignorance de ceux qui la hantaient qu’on retrouvait encore, il ya quelques années, dans la sauvage et fameuse lande de Lessay. Ceuxqui y sont passés alors pourraient l’attester. Placé entre laHaie-du-Puits et Coutances, ce désert normand, où l’on nerencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’homme oude bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin., dans lapoussière, s’il faisait sec, ou dans l’argile détrempée du sentier,s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristessedésolée qu’il n’était pas facile d’oublier. La lande, disait-on,avait sept lieues de tour. Ce qui est certain, c’est que, pour latraverser en droite ligne, il fallait à un homme à cheval et bienmonté plus d’une couple d’heures. Dans l’opinion de tout le pays,c’était un passage redoutable. Quand de Saint-Sauveur-le-Vicomte,cette bourgade jolie comme un village d’Écosse et qui a vu DuGuesclin défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral dela presqu’île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriverplus vite, on voulait prendre la traverse, car la routedépartementale et les voitures publiques n’étaient pas de ce côté,on s’associait plusieurs pour passer la terrible lande ; etc’était si bien en usage qu’on citait longtemps comme destéméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre,il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou dejour.

On parlait vaguement d’assassinats qui s’y étaient commis àd’autres époques. Et vraiment un tel lieu prêtait à de tellestraditions. Il aurait été difficile de choisir une place pluscommode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi,L’étendue, devant et autour de soi, était si considérable et siclaire qu’on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou lesfuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gensattaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un sivaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dansson sein. Mais ce n’était pas tout.

Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’yattardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plussingulières apparitions. Dans le langage du pays, ily revenait. Pour ces populations musculaires,braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de couragecontre un danger tangible et certain, c’était là le côtévéritablement sinistre et menaçant de la lande, car l’imaginationcontinuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’ily ait dans la vie des hommes. Aussi cela seul, bien plus que l’idéed’une attaque nocturne, faisait trembler le piedde frêne dans la main du plus vigoureux gaillardqui se hasardait à passer Lessay, à la tombée. Pour peu surtoutqu’il se fût amusé autour d’une chopine ou d’un pot, auTaureau rouge, un cabaret d’assez mauvaise minequi se dressait, sans voisinage, sur le nu de l’horizon, du côté deCoutances, il n’était pas douteux que le compère ne vît dans lebrouillard de son cerveau et les tremblantes lignes de ces espacessolitaires, nués des vapeurs du soir ou blancs de rosée, de ceschoses qui, le lendemain, dans ses récits, devaient ajouter àl’effrayante renommée de ces lieux déserts. L’une des sources, dureste, les plus intarissables des mauvais bruits,comme on disait, qui couraient sur Lessay et les environs, c’étaitune ancienne abbaye que la Révolution de 1789 avait détruite etqui, riche et célèbre, était connue à trente lieues à la ronde sousle nom de l’abbaye de Blanchelande. Fondée au douzième siècle parle favori d’Henri II, roi d’Angleterre, le Normand Richard de LaHaye, et par sa femme, Mathilde de Vernon, cette abbaye, voisine deLessay et dont on voyait encore les ruines il y a quelques années,s’élevait autrefois dans une vallée spacieuse, peu profonde, closede bois, entre les paroisses de Varenguebec, de Lithaire et deNeufmesnil. Les moines qui l’avaient toujours habitée étaient deces puissants chanoines de l’ordre de Saint-Norbert qu’on appelaitplus communément Prémontrés. Quant au nom si pittoresque, sipoétique et presque virginal de l’abbaye de Blanchelande, – le nom,ce dernier soupir qui reste des choses ! – les antiquaires nelui donnent, hélas ! que les plus incertaines étymologies.Venait-il de ce que les terres qui entouraient l’abbaye avaientpour fond une pâle glaise, ou des vêtements blancs des chanoines,ou des toiles qui devaient devenir le linge de la communauté etqu’on étendait autour de l’abbaye, sur les terrains qui en étaientles dépendances, pour les blanchir à la rosée des nuits ? Quoiqu’il en fût à cet égard, si on en croyait les irrévérencieuseschroniques de la contrée, le monastère de Blanchelande n’avaitjamais eu de virginal que son nom. On racontait tout bas qu’il s’yétait passé d’effroyables scènes quelques années avant que laRévolution éclatât. Quelle créance pouvait-on donner à de telsrécits ? Pourquoi les ennemis de l’Église, qui avaient besoinde motifs pour détruire les monuments religieux d’un autre âge,n’auraient-ils pas commencé à démolir par la calomnie ce qu’ilsdevaient achever avec la hache et le marteau ? Ou bien, eneffet, en ces temps où la foi fléchissait dans le cœur vieilli despeuples, l’incrédulité avait-elle fait réellement germer lacorruption dans ces asiles consacrés aux plus saintes vertus ?Qui le savait ? Personne. Mais toujours est-il que, faux ouvrais, ces prétendus scandales aux pieds des autels, cesdébordements cachés par le cloître, ces sacrilèges que Dieu avaitenfin punis par un foudroiement social plus terrible que la foudrede ses nuées, avaient laissé, à tort ou à raison, une traînéed’histoires dans la mémoire des populations, empresséesd’accueillir également, par un double instinct de la naturehumaine, tout ce qui est criminel, dépravé, funeste, et tout ce quiest merveilleux.

Il y a déjà quelques années, je voyageais dans ces parages, dontj’aurais tant voulu faire comprendre le saisissant aspect aulecteur. Je revenais de Coutances, une ville morne, quoiqueépiscopale, aux rues humides et étroites, où j’avais été obligé depasser plusieurs jours, et qui m’avait prédisposé peut-être auxprofondes impressions du paysage que je parcourais. Mon âmes’harmonisait parfaitement alors avec tout ce qui sentaitl’isolement et la tristesse. On était en octobre, cette saison mûrequi tombe dans la corbeille du temps comme une grappe d’or meurtriepar sa chute, et, quoique je sois d’un tempérament peu rêveur, jejouissais pleinement de ces derniers et touchants beaux jours del’année où la mélancolie a ses ivresses. Je m’intéressais à tousles accidents de la route que je suivais. Je voyageais à cheval, àla manière des coureurs de chemins de traverse. Comme je nehaïssais pas le clair de lune et l’aventure, en digne fils desChouans, mes ancêtres, j’étais armé autant que Surcouf le Corsaire,dont je venais de quitter la ville, et peu me chalait de voirtomber la nuit sur mon manteau ! Or, justement quelquesminutes avant le chien-et-loup, qui vient bien vite, comme chacunsait, dans la saison d’automne, je me trouvai vis-à-vis du cabaretdu Taureau rouge, qui n’avait de rouge que lacouleur d’ocre de ses volets, et, qui, placé à l’orée de la landede Lessay, semblait, de ce côté, en garder l’entrée. Étranger,quoique du pays, que j’avais abandonné depuis longtemps, maispassant pour la première fois dans ces landes, planes comme une merde terre, où parfois les hommes qui les parcourent d’habitudes’égarent quand la nuit est venue, ou, du moins, ont grand’peine àse maintenir dans leur chemin, je crus prudent de m’orienter avantde m’engager dans la perfide étendue et de demander quelquesrenseignements sur le sentier que je devais suivre. Je dirigeaidonc mon cheval sur la maison de chétive apparence que je venaisd’atteindre et dont la porte, surmontée d’un gros bouchon d’épinesflétries, laissait passer le bruit de quelques rudes voixappartenant sans doute aux personnes qui buvaient et devisaientdans l’intérieur de la maison. Le soleil oblique du couchant, deuxfois plus triste qu’à l’ordinaire, car il marquait deux déclins,celui du jour et celui de l’année, teignait d’un jaune soucieuxcette chaumière, brune comme une sépia, et dont la cheminée àmoitié croulée envoyait rêveusement vers le ciel tranquille lamaigre et petite fumée bleue de ces feux de tourbe que les pauvresgens recouvrent avec des feuilles de chou pour en ralentir laconsomption trop rapide. J’avais, de loin, aperçu une petite filleen haillons, qui jetait de la luzerne à une vache attachée par unecorde de paille tressée au contrevent du cabaret, et je luidemandai, en m’approchant d’elle, ce que je désirais savoir. Maisl’aimable enfant ne jugea point à propos de me répondre, oupeut-être ne me comprit-elle pas, car elle me regarda avec deuxgrands yeux gris, calmes et muets comme deux disques d’acier, et,me montrant le talon de ses pieds nus, elle rentra dans la maisonen tordant son chignon couleur de filasse sur sa tête, d’où ils’était détaché pendant que je lui parlais. Prévenue sans doute parla sauvage petite créature, une vieille femme, verte et rugueusecomme un bâton de houx durci au feu (et pour elle ç’avait étépeut-être le feu de l’adversité), vint au seuil et me demandaqué que j’voulais, d’une voix traînanteet hargneuse.

Et moi, comme je me savais en Normandie, le pays de la terre oùl’on entend le mieux les choses de la vie pratique et où lapolitique des intérêts domine tout à tous les niveaux, je lui disde donner une bonne mesure d’avoine à mon cheval et de l’arroserd’une chopine de cidre, et qu’après je lui expliquerais mieux ceque j’avais à lui demander. La vieille femme obéit avec la vitessede l’intérêt excité. Sa figure rechignée et morne se mit à reluirecomme un des gros sous qu’elle allait gagner. Elle apporta l’avoinedans une espèce d’auge en bois, montée sur trois piedsboiteux ; mais elle ne comprit pas que le cidre, fait pour unchrétian, fût la bâisson d’ouneanimâ. Aussi fus-je obligé de lui répéter l’ordre dem’apporter la chopine que j’avais demandée, et je la versai surl’avoine qui remplissait la mangeoire, à son grand scandaleapparemment, car elle fit claquer l’une contre l’autre ses deuxmains larges et brunes, comme deux battoirs qui auraient longtempsséjourné dans l’eau d’un fossé, et murmura je ne sais quoi dans unpatois dont l’obscurité cachait peut-être l’insolence.

« Eh bien ! la mère, – lui dis-je en regardant manger moncheval, – vous allez me dire à présent quel chemin je dois suivrepour arriver à la Haie-du-Puits dans la nuit et sans m’égarer.»

Alors elle allongea son bras sec, et, m’indiquant la ligne qu’ilfallait suivre, elle me donna une de ces explications compliquées,inintelligibles, où la malice narquoise du paysan, qui prévoit lesembarras d’autrui et qui s’en gausse par avance, se mêle àl’absence de clarté qui distingue les esprits grossiers etnaturellement enveloppés des gens de basse classe.

Je n’avais rien compris à ce qu’elle me disait. Aussi je mepréparais, tout en rebridant mon cheval, à lui faire répéter etéclaircir son explication malencontreuse, quand, s’avisant d’unexpédient qui anima sa figure comme une découverte, elle tourna surle talon de ses sabots ferrés et s’écria d’une voix aiguë enrentrant à moitié dans le cabaret :

« Hé, maître Tainnebouy, v’là un mônsieu qui demande le queminde la Haie-du-Puits, et qui, si vous v’lez, va s’en allerquant et vous ! »

Sur ma parole, je ne me souciais pas trop du compagnon qu’elleme donnait de son autorité privée. Le Taureaurouge était mal famé, et l’air de la vieille n’avait riende très rassurant. Si c’était, comme on le disait, un asile pourdes drôles de toute espèce, pour tous les vagabonds sans aveu, quece cabaret isolé, qui semblait bâti par le diable devenu maçon pourl’accomplissement de quelque dessein funeste, on trouvera naturelque je n’inclinasse guère à recevoir de la main de la reine de cebouge un guide ou un compagnon pour ma route dans cette dangereuselande qu’il fallait traverser et que la nuit allait bientôtcouvrir.

Mais ces réflexions, qui passèrent en moins de temps dans moncerveau que je n’en mets à les exprimer, ne tinrent pas, malgrél’heure qui noircissait, la misérable réputation duTaureau rouge et l’air sinistre de son hôtesse,contre la présence de l’homme qu’elle avait appelé et qui vint àmoi du fond de l’intérieur de la maison, montrant à ma vueagréablement surprise un de ces gaillards de riche mine, lesquelsn’ont pas besoin d’un certificat de bonne vie et mœurs délivré parun curé ou par un maire, car Dieu leur en a écrit un magnifique etlisible dans toutes les lignes de leur personne. Dès que je l’eustoisé du regard, mes défiantes idées s’envolèrent comme une nuée decorneilles dénichées tout à coup d’un vieux château par un joyeuxcoup de fusil tiré au loin dans la plaine. Je vis tout de suite àquelle espèce d’homme j’avais affaire. Il semblait avoir toutes lesqualités nécessaires au passage de la lande, c’est-à-dire, en deuxmots, la figure la plus rassurante pour un honnête homme et lesépaules les plus effrayantes pour un coquin.

C’était un homme de quarante-cinq ans environ, bâti en force,comme on dit énergiquement dans le pays, car de tels hommes sontdes bâtisses, un de ces êtres virils, à la contenance hardie, auregard franc et ferme, qui font penser qu’après tout, le mâle de lafemme a aussi son genre de beauté. Il avait à peu près cinq piedsquatre pouces de stature, mais jamais le refrain de la vieillechanson normande :

C’est dans la Manche

Qu’on trouve le bon bras.

n’avait trouvé d’application plus heureuse et plus complète. Ilme fit l’effet, au premier coup d’œil, et la suite me prouva que jene m’étais pas trompé, d’un fermier aisé de la presqu’île, qui s’enrevenait de quelque marché d’alentour. Excepté le chapeau àcouverture de cuve, qu’il avait remplacépar un chapeau à bords plus étroits et plus commode pour trotter àcheval contre le vent, il avait le costume que portaient encore lespaysans du Cotentin dans ma jeunesse : la veste ronde de droguetbleu, taillée comme celle d’un majo espagnol, mais moinsélégante et plus ample, et la culotte courte, de la couleur de lalaine de la brebis, aussi serrée qu’une culotte de daim, et fixéeau genou avec trois boutons en cuivre. Et il faut le dire,puisqu’il n’y pensait pas, cette sorte de vêtement lui allaitvraiment bien, et dessinait une musculature dont l’homme le moinssoucieux de ses avantages aurait eu le droit d’être fier. Il avaitpassé, par-dessus ses bas de laine bleue à côtes, bien tendus surdes mollets en cœur, ces anciennes bottes sans pied quidescendaient du genou jusqu’à la cheville et dans lesquelles onentrait avec ses souliers. Ces anciennes bottes, qui n’avaientqu’un éperon, et qu’on laissait dans l’écurie avec son cheval quandon était arrivé, étaient, aux jambes de notre Cotentinais,couvertes d’une boue séchée qu’y constellait une boue fraîche, etelles disaient suffisamment qu’elles avaient vu du chemin, et dumauvais chemin, ce jour-là. La boue souillait aussi à une grandehauteur la massue du pied de frêne qu’iltenait à la main, et qu’une lanière de cuir, formant fouet, fixaità son solide poignet, dans des enroulements multipliés.

« J’ n’ai jamais – me dit-il avec l’accent de son pays et unepolitesse simple et cordiale – refusé un bon compagnon quand Dieul’a envoyé sur ma route. »

Il souleva légèrement son chapeau et le remit sur sa forte têtebrune, dont les cheveux épais, droits, coupés carrément et marquésdes coups de ciseaux du frater qui les avait hachés d’unemain inhabile, tombaient jusque sur ses épaules, autour d’un couherculéen, lié à peine par une cravate qui ne faisait qu’un tour, àla manière des matelots.

« La vieille mère Giguet dit, Monsieur, que vous allez à laHaie-du-Puits, où je vais aussi pour la foire de demain. Comme j’n’ai pas de bœufs à conduire, car vous avez un cheval trop ardentpour bien suivre tranquillement un troupeau de bœufs, j’ pouvons,si vous le trouvez bon, faire route ensemble et nous en allerjasant, botte à botte, comme d’honnêtes gens, et, sauf votrerespect, une paire d’amis. La Blanche n’est pas tellementlassée, la pauvre bête, qu’elle ne puisse bien faire la partie devotre cheval. J’ la connais. Elle a de l’amour-propre comme unepersonne. Auprès de votre cheval, elle va joliment renifler !La lande est mauvaise, et, si c’est comme hier soir, dans leslandes de Muneville et de Montsurvent, le brouillard nous prendrabien avant que nous n’en soyons sortis. M’est avis qu’un étranger,comme vous paraissez l’être, ne serait point capable de se tirertout seul d’un tel pas et pourrait bien chercher sa route encoredemain matin au lever du soleil, c’est-à-dire en pleine matinée,car le soleil commence d’être tardif dans cette arrière-saison.»

Je le remerciai de sa politesse et j’acceptai sa proposition degrand cœur. Il y avait dans les manières, la voix, le regard de cethomme quelque chose qui attirait et qui eût forcé la confiance.Quoiqu’il fût Normand, son visage avisé n’était pas rusé. Il étaitpresque aussi noir qu’un morceau de pain de sarrasin ; mais,si tanné qu’il fût par le soleil et les fatigues, il avait aussiles couleurs de la santé et de la force. Il respirait la sécuritéaudacieuse d’un homme toujours par monts et par vaux, comme ill’était par le fait de ses occupations et de son commerce, et qui,comme les chevaliers d’autrefois, ne devait compter, pour sortir debien des embarras et de bien des difficultés, que sur sa vigueur etsur sa bravoure personnelle.

L’accent de son pays, que j’ai dit qu’il avait, n’était pasprononcé et presque barbare comme celui de la vieille hôtesse duTaureau rouge. Il était ce qu’il devait être dansla bouche d’un homme qui, comme lui, voyageait et hantait lesvilles… Seulement, cet accent donnait à ce qu’il disait un goûtrelevé de terroir, et il allait si bien à tout l’ensemble de sa vieet de sa personne que, s’il ne l’avait pas eu, il lui aurait manquéquelque chose. Je lui dis franchement combien je m’estimais heureuxde l’avoir pour compagnon de route.

« Et, – ajoutai-je, – puisque vous parlez de brouillard, c’estassez l’heure où il commence ; – je lui montrai du doigt uncercle de vapeurs bleuâtres qui dansaient à l’horizon depuis que lesoleil couché avait emporté les derniers reflets incarnats qu’illaisse après lui dans le ciel. – Il serait prudent peut-être denous mettre en marche et de ne pas nous attarder pluslongtemps.

– C’est la vérité, – fit-il. – Il est temps de filer notre nœud,comme disent les matelots. La Blanche a mangé sa trémaine,et je serai à vous dans une petite minutede temps. Mère Giguet, – reprit-il de sa voiximpérieuse et forte, – combien la Blanche et moi vousdevons-nous ? »

Je le vis plonger la main dans une ceinture de cuir à poches,comme en portent les herbagers de la vallée d’Auge, et il paya cequ’il devait à l’hôtesse, plantée sur le seuil à nous regarder. Ilalla chercher sa Blanche, comme il l’appelait, et quiétait digne de son nom, car c’était une belle jument blanche commeune jatte de lait, à naseaux roses, et qui, crottée jusqu’à lasous-ventrière, n’en était que plus digne de son très crottécavalier. Elle mangeait sa trémaine, comme il avait dit,attachée à un anneau de fer incrusté dans le pignon du cabaret.Cachée par un angle du mur, je ne l’avais pas remarquée. À peineeut-elle entendu la voix de son maître, qu’elle se mit à hennir età frapper la terre de son sabot avec une gaîté qui ressemblait àune violence.

Maître Tainnebouy, puisque tel était le nom de mon compagnon devoyage, raffermit un énorme manteau bleu, posé en valise sur saselle, brida sa jument et lui grimpa lestement sur le dos avecl’aisance de l’habitude et un aplomb qui eût fait honneur à unécuyer consommé. J’ai vu bien des casse-cou dans ma vie, mais, dema vie, je n’en ai vu un qui ressemblât à celui-là ! Une foistombé en selle, il serra entre ses cuisses l’animal qu’il montait,et le fit crier.

« Voilà qui vous prouvera – me dit-il avec l’orgueil un peusauvage d’un fils des Normands de Rollon – que si nous sommesattaqués dans notre traversée, je suis homme à vous donner,tant seulement avec mon pied defrêne, un bon coup de main ! »

J’avais payé comme lui l’hôtesse du Taureaurouge, et j’étais remonté sur mon cheval. Nous nousplaçâmes, comme il l’avait dit, botte à botte, et nous entrâmesdans cette lande de Lessay à la sombre renommée, et qui, dès lespremiers pas qu’on y faisait, surtout comme nous les faisions, à lachute d’un jour d’automne, semblait plus sombre que son nom.

Chapitre 2

 

Quand on avait tourné le dos au Taureau rougeet dépassé l’espèce de plateau où venait expirer le chemin et oùcommençait la lande de Lessay, on trouvait devant soi plusieurssentiers parallèles qui zébraient la lande et se séparaient les unsdes autres à mesure qu’on avançait en plaine, car ils aboutissaienttous, dans des directions différentes, à des points extrêmementéloignés. Visibles d’abord sur le sol et sur la limite du landage,ils s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et onn’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace,même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’étaitlà pour le voyageur un danger toujours subsistant. Quelques pas lerejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dansces espaces où dériver involontairement de la ligne qu’on suit estpresque fatal, et il allait alors comme un vaisseau sans boussole,après mille tours et retours sur lui-même, aborder de l’autre côtéde la lande, à un point fort distant du but de sa destination. Cetaccident, fort commun en plaine, quand on n’a rien sous les yeux,dans le vide, ni arbre, ni buisson, ni butte, pour s’orienter et sediriger, les paysans du Cotentin l’expriment par un motsuperstitieux et pittoresque. Ils disent du voyageur ainsi dévoyéqu’il a marché sur male herbe,et par là ils entendent quelque charme méchant et caché,dont l’idée les contente par le vague même de son mystère.

« Voilà le sentier que nous devons suivre, – me dit moncompagnon en me désignant, du bout de son pied defrêne, une des lignes blanches qui s’enfonçaient dans lalande. – Tenez votre cheval plus à droite, Monsieur, et ne craignezpas de peser sur moi ! Le chemin va bientôt s’effacer, et ilforme ici une traîtresse de courbe presque insensible. Dansquelques minutes, il sera nuit, et nous n’aurons pas la possibilitéde nous orienter en nous retournant pour regarder leTaureau rouge. Heureusement que laBlanche connaît le chemin par où elle a passé comme unchien de chasse connaît sa voie. Bien des fois, en m’en revenantdes foires et des marchés, le sommeil m’a pris sur ma selle, et jen’en suis pas moins pour ça bien arrivé, comme si j’avais sifflétout le temps, pour me distraire, la chanson de M. de Matignon,l’esprit alerte et les yeux ouverts.

– N’était-ce pas là un peu imprudent ? – lui dis-je ;– car, voyageant de nuit dans des routes peu fréquentées, commecelle-ci, par exemple, ne vous exposiez-vous pas à être attaqué àl’improviste par quelques misérables vauriens, comme il en rôdesouvent le soir dans les campagnes isolées ; surtout si vousavez l’habitude de porter une ceinture de cuir aussi enflée quecelle que je vous vois autour des reins ?

– Je ne dis pas que non, Monsieur, – répondit-il. – Mais à lagrâce de Dieu, après tout ! Il est des moments où, si solidequ’on soit, après avoir bu sous dix tentes différentes dans unefoire et s’être égosillé pour faire le marché d’une dizaine debœufs, la fatigue vous prend et vous assomme, et on dormirait surle clocher de Colomby, par une ventée Saint-François ; à plusforte raison sur la Blanche, qui a l’allure moelleusecomme le mouvement d’un ber, et le pied sûr. Mais pour cequi est des mauvais gars dont vous parlez, c’est bien certainqu’ils eussent pu me jouer quelque vilain tour s’ils m’avaientsurpris ronflant sur ma selle comme au sermon de notre curé.Heureusement que la Blanche n’a jamais avisé de ruinesuspecte, dans le clair de lune ou dans l’ombre, qu’elle n’aithenni à couvrir le bruit d’un moulin ! Allez ! j’étaistoujours à temps sur la défensive et prêt à donner le compte auxplus malins qui seraient venus me tarabuster !

– Et vous l’avez donné quelquefois, – lui demandai-je, – carj’ai ouï dire que les routes étaient bien loin d’être sûres dans cepays ?

– Oh ! deux ou trois petites fois, Monsieur, – répondit-il,– des bagatelles qui ne valent pas la peine qu’on en parle ;un ou deux coups de bâton par-ci, par-là, qui faisaient piauler mescoquins comme un chien qu’on fouette dans un carrefour. Mais jamaisde raclée complète ! Ils ne l’attendaient pas ; ou ilsdécampaient, ou ils tombaient à terre comme un paquet de lingesale, et c’était le meilleur parti qu’ils avaient à prendre, car jen’ai jamais pu frapper un homme à terre… et la Blanchesautait par-dessus ! Mais de cela il y a maintenant desannées ; c’était dans le temps de la bande du fameux Lemaire,qui a été guillotiné à Caen, de ces soi-disant marchands decuillers d’étain qui ont bouté le feu à plus d’une ferme… À présentles routes sont tranquilles, et peut-être, hors celle-ci, à causede la lande, n’y en a-t-il pas une seule dans toute la Manche où ilfaille, comme j’ai vu, dans un temps, quand on y passait, sehausser sur les étriers pour regarder par-dessus les haies et faireun nœud de plus à la lanière de son bâton autour de son bras.

– Et voyagez-vous souvent dans ces parages ? – luidemandai-je encore, ayant bien soin de régler le pas de mon chevalsur le pas du sien.

– Cinq à six fois par an, Monsieur, – dit-il. – J’y fais matournée. J’y viens, de fondation, à la foire Saint-Michel deCoutances, à la Crottée, aux gros marchés de Créance, et il y en adeux en été et deux en hiver. Voilà à peu près tout, sauf erreur.Comme vous voyez, je ne suis pas bien grand coutumier decette route-ci. Mes affaires sont de l’autre côté, du côté de Caenet de Bayeux, où je vais vendre aux Augerons de ce haut pays desbœufs qu’ils conduisent à Poissy, et qui sortent, comme tous ceuxqu’ils y mènent, de nos herbages du bas Cotentin, et non pas deleur vallée d’Auge, dont ils sont si fiers.

– Je vois que vous êtes – lui dis-je, souriant de sonpatriotisme d’éleveur – un herbager de la pointe de notrepresqu’île ; car, quoique vous m’ayez pris pour étranger etque j’aie perdu l’accent qui dit à l’oreille d’un autre qu’on estson compatriote, je suis cependant du pays, et, si mon oreille n’apas oublié autant que ma langue les sons qui me furent familiersautrefois, vous devez être, à votre manière de parler, du côté deSaint-Sauveur-le-Vicomte ou de Briquebec.

– Juste comme bon poids ! – s’écria-t-il avec une explosionde gaieté causée par l’idée que j’étais son compatriote, – vousavez mis la main sur le pot aux roses, mon cher monsieur !Vère ! je suis du côté de Saint-Sauveur-le-Vicomte, car jetiens à bail la grosse ferme du Mont-de-Rauville, qui, comme vousle savez, puisque vous êtes du pays, est entre Saint-Sauveur etValognes. Je suis herbager et fermier, comme l’ont été tous lesmiens, honnêtes vestes rousses de père en fils, et comme le serontmes sept garçons, que Dieu les protège ! La race desTainnebouy doit tout à la terre, et ne s’occupera jamais que de laterre, du moins du vivant de maître Louis, car les enfants ontleurs lubies. Qui peut répondre de ce qui doit survenir après quenous sommes tombés ?… »

Il dit ces derniers mots presque avec mélancolie. Je louaibeaucoup l’honnête Cotentinais de cette résolution intelligente etcourageuse, que malheureusement on ne trouve plus guère parmi lesfermiers de nos provinces enrichis par l’agriculture. Moi qui croisque les sociétés les plus fortes, sinon les plus brillantes, viventd’imitation, de tradition, des choses reprises à la même place oùle temps les interrompit ; moi, enfin, qui me sens plus degoût pour le système des castes, malgré sa dureté, que pour lesystème de développement à fond de train de toutes les facultéshumaines, et qui, d’un autre côté, admirais l’aisance, lafranchise, l’attitude du corps et de l’âme, cet aplomb, cettesimplicité, toutes ces virilités qui circulaient noblement etpaisiblement en cet homme, je trouvais qu’il avait doublementraison de vouloir que ses enfants ne fussent que ce qu’il était etrien de plus.

Je vis bien que cette grosse tête, placée sur de si robustesépaules et solide comme le créneau qui couronne une tour, nes’était pas laissée lézarder par ces fausses idées qui courent lemonde et qu’il avait dû entendre souvent exprimer dans les foireset les marchés où il allait. C’était un homme de l’ancien temps.Quand il avait parlé de Dieu, il avait mis la main sans affectationà son chapeau et l’avait soulevé. La nuit n’était pas si bien venueque je n’eusse très bien discerné ce geste muet. Tout en nousavançant dans la lande, cerclée d’une brume mobile qui venait versnous peu à peu sous une lune froide et voilée, je repris laconversation, que mes réflexions sur le sens droit de mon compagnonavaient un instant suspendue.

« Ma foi ! – lui dis-je en regardant autour de moi, car lebrouillard n’était pas encore assez épais pour que nousn’aperçussions pas devant et à côté de nous à de grandes distances,– je suis fort disposé à vous croire, maître Louis Tainnebouy,quand vous exceptez des routes sûres de votre département cettelande de Lessay. Je suis, comme vous, un voyageur de nuit ;j’ai déjà bien couru, et en plus d’un pays, dans ma vie ; maisje n’ai jamais vu, que je me rappelle, d’endroit qui se prêtâtmieux à une attaque nocturne que celui-ci. Il n’y a pas d’arbres,il est vrai, derrière lesquels on puisse se cacher pour ajuster ousurprendre le voyageur, mais voilà des replis de terrain, desespèces de buttes derrière lesquelles un coquin peut se coucher àplat ventre pour éviter le regard de l’homme qui passe et luienvoyer un bon coup de fusil quand il est passé.

– Par l’oiseau de saint Luc, qui est le patron des bouviers, –dit l’honnête fermier, – vous seriez fort en devinailles,Monsieur, comme on dit chez nous. Vous avez deviné tout à l’heure,en m’entendant causer, que j’étais deSaint-Sauveur-le-Vicomte, et v’là que vous devinez maintenant ceque les sacrés bandits étaient usagés de faire, quand il yen avait dans ces parages. Vère, Monsieur, comme vous dites, ils seblottissaient derrière ces buttes, à la façon d’un lièvre au gîte,car il y a bien des places comme celle-ci dans la lande, qui estbossuée comme la vieille casserole de cuivre d’unmagnam[1] . Le plus souvent, s’ils étaient deux,ils se mettaient comme qui dirait l’un ici, l’autre là, et, aumoment où vous passiez, l’un se levait tout droit de sa butte etsautait à la bride de votre cheval, tandis que l’autre, qui sortaitaussi de sa cachette, vous empoignait la cuisse, et à eux deux ilsvous avaient bientôt démonté. Quelquefois ils ne faisaient pas tantde cérémonies : ils se contentaient de vous envoyer une charge deplomb en guise de coup de chapeau. Qui diable entendait le coup defusil dans ces espaces ? Tout au plus, de ce côté de la lande,la mère Giguet du Tauret rouge, qui se gardaitbien d’en souffler un mot, de peur de discréditer sa maison.

– Et une maison qui ne flaire pas comme baume ! l’ami, –repris-je. – On m’a dit à Coutances qu’il ne fallait pas trop s’yarrêter.

– Ce sont là des mauvais propos et des commérages, – repartitmaître Louis Tainnebouy, – une espèce de méchant renom qui tient auvoisinage de la lande et à la mine de l’auberge plus qu’à autrechose. Je connais la mère Giguet depuis plus de vingt ans,Monsieur. Son mari était boucher à Sainte-Mère-Église. Je lui aivendu plus d’une couple de bœufs qu’il m’a toujours bien payés,rubis sur l’ongle, comme on dit. Mais le malheur est entré dans samaison à la mort de sa fille, un beau brin de blonde, aux jouescomme son tablier d’incarnat des dimanches, morte à l’âge desnoces. Elle n’avait pas dix-huit ans quand Dieu la prit. Pauvrejeunesse ! De ce moment-là, la chance a tourné pour lesGiguet. Le père n’a plus eu le cœur à l’ouvrage. Il était toujourssi hargagne, qu’on disait partout qu’il avait une maladienoire. Pour noyer son chagrin, il s’adonna à l’eau-de-vie,et il a été promptement tourné. Quant à la mère, elle sécha surpied comme un arbre frappé aux racines. Elle n’avait pas de garçon,et saigner des bœufs et en laver les courées n’est pas unmétier qui convienne aux ciseaux ni aux mains d’une femme. Aussibien ferma-t-elle son étal et s’en vint-elle s’établir à vendre ducidre au Tauret rouge. De sorte – ajouta-t-ilavec un gros rire – qu’elle aura passé la moitié de sa vie ànourrir le monde, et l’autre moitié à l’abreuver. Pour ce qui estdes gens qui hantent sa maison, Monsieur, ils ressemblent à ceuxqui fréquentent les cabarets et les auberges. Ils ne sont ni mieuxni pis ; c’est comme partout : cinq mauvaises figures pour unebonne ! Quand on a un bouchon sur sa porte, ce n’est pas pourla fermer. Et d’ailleurs, quand il est gagné honnêtement, le sou ducoquin n’a pas plus de vert-de-gris que celui de l’honnête homme,n’est-il pas vrai, Monsieur ?… »

C’est ainsi que nous allions en devisant. Il y avait à peu prèsune heure que nous chevauchions dans la lande, et le brouillardavait fini par nous envelopper complètement de son réseau diaphane.La lune filtrait dans la vapeur une lumière pâle et incertaine.Tout en trottant, maître Louis Tainnebouy avait détaché les longesde cuir qui retenaient son manteau sur la croupe de son cheval etl’avait étendu de toute sa vaste ampleur autant sur sa monture quesur lui, si bien qu’on eût dit, dans cette brume, que le cavalieret le cheval ne faisaient plus qu’un seul être, bizarre etmonstrueux. Moi-même, j’avais resserré le mien autour de mon corpspour l’opposer à l’humidité qui pénétrait. Si nous avions gardé lesilence, nous eussions ressemblé à deux ombres comme le Dante endut voir errer dans les limbes de son Purgatoire. Les pas de noschevaux s’entendaient à peine sur cette lande qui en amortissait lebruit. Nous allions, et plus nous allions, plus nous devenionscommunicatifs, plus aussi j’avais occasion de remarquer combien surtoutes les questions mon compagnon l’herbager montrait de justesseet d’information, comme disent les Anglais… L’intelligencede cet homme fruste était aussi saine que son corps. Sesconnaissances étaient bornées, mais exactes. Ce qui s’était établidans cette excellente judiciaire y était entré sans l’aide desécoles, par les yeux, par la main, par l’expérience. Si donc il yavait parfois en lui de ces originelles manières de sentir qu’onappelle arriérées dans ce pauvre siècle de mouvement perpétuel etde gesticulation cérébrale, il ne les avait point, comme on eût pule croire, en raison de son infériorité relative de paysan. Surtous les terrains de la vie réelle, il aurait battu les plusmadrés, quand même on eût extrêmement élevé le terrain. Mélange deNormand et de Celte, car le voisinage de la Bretagne et de laNormandie a souvent versé des familles d’une province dans l’autre,il était le type le plus expressif que j’eusse vu de sa doublerace. À travers les formes un peu agrestes – qu’on me passe le mot: « un peu brunes » – de son langage, il transperçait de sagacitéfine et il éclatait de bon sens. Et puis, ce qui lui allaitsurtout, c’est qu’il était et restait toujours à sa place, qu’ilfaisait corps avec sa vie ; c’est qu’il s’ajustait, comme ungant à la main, à sa destinée. Toute chose doit sentir son fruit,disait Henri IV. Lui sentait le sien à pleines narines ; il seconformait sans le savoir aux préceptes de l’ami de Michaud. Cen’était qu’un morceau de pain d’orge, mais il était bon.

Tout à coup, à un de ces replis de terrain que nous nous étionssignalés, la jument de maître Louis Tainnebouy trébucha, etpeut-être serait-elle tombée s’il ne l’eût soutenue de sa mainvigoureuse et d’une bride épaisse. Mais quand elle se releva elleboitait.

« Sacre…  ! – dit-il, et le juron que je n’ose écrire, ille lâcha tout au long avec une rondeur d’intonation qui ressembla àun coup de grosse caisse, – voilà la Blanche qui boite,maintenant ! Que le diable emporte la damnée lande ! Àquoi a-t-elle pu se blesser sur ce sol uni sans cailloux ? Ilfaut que je voie à cela, et tout àl’heure ! Bien des excuses, Monsieur ! – ajouta-t-il endégringolant plus qu’il ne descendit de son cheval. – Je méprisel’homme qui n’a pas soin de sa monture. Qu’est-ce que jedeviendrais sans la Blanche, la meilleure jument de lapresqu’île, sur laquelle je crève depuis sept ans tous lesbouillons du Cotentin ?… »

Je m’étais arrêté le voyant s’arrêter. Mais quand je le visvider l’étrier d’une jambe si leste, je crus que l’amour de laBlanche lui tournait complètement la tête. En effet,quoique la nuit ne fût pas noire et que la lune noyât sa blafardeclarté dans le brouillard, il aurait fallu pourtant être plusnyctalope que tous les chats qui aient jamais miaulé à la ported’une ferme à minuit pour distinguer ce qui se trouvait sous lesabot d’un cheval à une pareille heure. Mais, comme il avait causémon étonnement, il le dissipa aussi vite qu’il l’avait fait naître.Je le vis battre le briquet une seconde et tirer de la poche de sonmanteau à manches une petite lanterne d’écurie qu’il alluma. Aidéde la lueur de cette lanterne, il souleva, l’un après l’autre, lespieds de son cheval, et il s’écria que le pied de devant étaitdéferré !

« Et peut-être depuis longtemps, – ajouta-t-il en répétantl’observation qu’il avait déjà faite ; – car sur ce solpoussiéreux on perdrait les quatre fers de son cheval qu’on ne s’enapercevrait pas ! Il est probable que c’est de ce pied-là quela bête se sera piquée. Seulement, – fit-il inquiet, – je ne voisrien. »

Et il approchait sa lanterne, et il regardait la corne ducheval, comme un maréchal-ferrant l’aurait fait :

« Je ne vois rien, ni sang, ni enflure, et cependant la pauvrebête pose à peine le pied à terre et paraît diantrementsouffrir ! »

Il la prit au défaut du mors et la fit marcher en l’attirant àlui. Mais la jument, si fringante il n’y avait qu’un moment,boitait d’une façon lamentable, et vraiment il y avait raison decraindre qu’elle ne pût continuer son chemin.

« Nous voilà bien ! – dit-il encore, mais avec l’accentd’une contrariété que je comprenais, et que même je commençais àpartager, – nous voilà bien, à mittan de la lande, avec uncheval qui boite, et sans âme qui vive, ni maison, ni rien, à deuxlieues à la ronde, et un fier bout de route à faire encore !La première forge que nous trouverons est à un quart de lieue de laHaie-du-Puits. C’est amusant ! Qu’allons-nous devenir ?Le diable m’emporte si je le sais ! Je n’ai pas d’envie demettre la Blanche sur la litière pour une quinzaine, carc’est le Ier du mois prochain la Toussaint, à Bayeux, une fameusefoire qui dure trois jours et qui n’a pas sa pareille d’ici laChandeleur ! »

Et, toujours armé de sa lanterne, il tira à lui la jument, objetde ses plaintes ; mais la bête éclopée pouvait à peine setraîner.

« Ma fingue ! Monsieur, – finit-il par me dire, comme unhomme qui prend une résolution, – m’est avis qu’à présent noscaravanes sont terminées et qu’il serait sage à vous de me quitteret de vous en aller tout seul, car le temps n’est pas beau et lanuit est froide, comme si l’air était plein d’aiguilles. Vous êtesp’t-être pressé d’arriver… Chacun a ses affaires. Vous ne devez passouffrir du retardement des miennes. Moi, j’ai mis dans ma têted’aller à pied jusqu’à la Haie-du-Puits. J’arriverai, Dieu saitquand, c’est vrai… , demain matin. Mais je suis accoutumé à lapeine. J’en ai vu de grises dans ma vie. J’ai passésouvent la nuit sous Garnetot ou sous Aureville, enfoncé dans lavase du marais jusqu’à la ceinture, pour avoir le plaisir de tuerles canards sauvages et les sarcelles. Ce n’est donc pas une oudeux lieues dans le buhan qui me font bien peur… ,d’autant que Jeannine a doublé la houppelande de son homme commeune ménagère qui aime mieux lui mettre une tranche de jambon sur legril et lui verser un bon pot de cidre que de lui faire de latisane, quand il revient de toutes ses courses à la maison. »

Mais je l’assurai que je ne le laisserais pas ainsi tout seuldans l’embarras après avoir voyagé de si bonne amitié aveclui ; que mes affaires, en fin de compte, n’étaient pas pluspressées que les siennes, peut-être moins… et qu’un peu debrouillard ne m’avait jamais non plus épouvanté.

« Tenez, – lui dis-je, – maître Louis Tainnebouy, arrêtons-nousun moment. Nous sifflerons nos chevaux et nous fumerons un peu pourconjurer les âcres vapeurs de la nuit. Peut-être qu’après un tempsde repos vous pourrez remonter sur votre bête, puisque vous nevoyez, dites-vous, ni plaie ni enflure à son pied.

– Je crains bien, – dit-il d’un air songeur et en hochant latête – que je ne puisse remonter c’te nuit sur la Blanche,si c’est ce que je crais qui la tient.

– Et que croyez-vous donc, maître Louis ? – lui demandai-jeen voyant, à la clarté de la lanterne, un nuage couvrir ses traitsfrancs et hardis où la gaieté brillait d’ordinaire.

– Ma finguette ! – fit-il en se grattant l’oreille comme unhomme qui éprouve une petite anxiété, – j’ ne suis pas très enclinà vous le dire, Monsieur, car vous allez p’t-être vous moquer demoi. Mais si c’est la vérité, pourquoi la tairais-je ? Unerisée n’est qu’une risée, après tout ! Notre curé répète sanscesse que ça fait toujours du bien de se confesser, et, pour monpropre compte, j’ai r’marqué que quand j’ai eu quéque poids surl’esprit et que je l’ai dit à Jeannine, la tête sur la taie del’oreiller, j’ai eu l’esprit plus soulagé le lendemain. D’ailleurs,vous êtes du pays et v’ n’êtes pas sans avoir entendu parler decertaines choses avérées parmi nous autres herbagers et fermiers…comme, par exemple, des secrets qu’ont d’aucunes personnes et qu’onappelle des sorts parmi nous.

– Certes ! oui, j’en ai entendu parler, – lui dis-je, – etmême beaucoup dans mon enfance. J’ai été bercé avec ces histoires…Mais je croyais que tous ces secrets-là étaient perdus.

– Perdus, Monsieur ! – fit-il rassuré en voyant que je necontestais pas la possibilité du fait, mais son existence actuelle,– non, Monsieur, ces secrets-là n’ont jamais été perdus, etprobablement ils ne se perdront jamais, tant que j’aurons dans lepays de ces garnements de bergers qui viennent on ne sait d’où etqui s’en vont un beau jour comme ils sont venus, et à qui il fautdonner du pain à manger et des troupeaux à conduire si on ne veutpas voir toutes les bêtes de ses pâturages crever comme des ratsbourrés d’arsenic. »

Maître Tainnebouy ne m’apprenait là que ce que je savais. Il y adans la presqu’île du Cotentin (depuis combien de temps ? onl’ignore) de ces bergers errants qui se taisent sur leur origine etqui se louent pour un mois ou deux dans les fermes, tantôt plus,tantôt moins. Espèces de pâtres bohémiens, auxquels la voix dupeuple des campagnes attribue des pouvoirs occultes et laconnaissance des secrets et des sortilèges. D’oùviennent-ils ? où vont-ils ? Ils passent. Sont-ils lesdescendants de ces populations de Bohême qui se sont dispersés surl’Europe dans toutes les directions, au Moyen Âge ? Rien nel’annonce dans leur physionomie ni dans la conformation de leurstraits. C’est une population blonde aux cheveux presque jaunes, auxyeux gris clair ou verts, de haute taille, et qui a gardé tous lescaractères des hommes venus autrefois du Nord sur leurs barquesd’osier. Par une singulière anomalie, ces hommes, qui, selon mesincertaines et tremblantes lumières, doivent être une branche deNormands modifiés avec des éléments inconnus, n’ont ni l’âpre goûtau travail, ni la prévoyance profonde, ni le génie pratique de leurrace. Ils sont fainéants, contemplatifs, mous à la besogne, commes’ils étaient les fils d’un brûlant soleil qui leur coula ladissolvante paresse dans les membres avec la chaleur de ses rayons.Mais d’où qu’ils soient issus, du reste, ils ont en eux ce qui agitle plus puissamment sur l’imagination des populations ignorantes etsédentaires : ils sont vagabonds et mystérieux. Bien des fois on aessayé de les bannir des paroisses. Ils s’en sont allés, puis sontrevenus. Tantôt solitaires, tantôt en troupe de cinq à six, ilsrôdent çà et là, en proie à une oisiveté qu’ils n’occupent jamaisque d’une manière, c’est-à-dire en conduisant quelques troupeaux demoutons le long du revers des fossés, ou les bœufs de quelqueherbager d’une foire à une autre. Si par hasard un fermier lesexpulse durement de son service ou ne veut plus les employer, ilsne disent mot, courbent la tête et s’éloignent ; mais un doigtlevé, en se retournant, est leur seule et sombre menace ; etpresque toujours un malheur, soit une mortalité parmi les bestiaux,soit les fleurs de tout un plant de pommiers brûlées dans une nuit,soit la corruption de l’eau des fontaines, vient bientôt suivre lamenace du terrible et silencieux doigt levé.

« Et vous pensez donc – dis-je à mon Cotentinais – qu’on auraitbien pu jeter un sort sur votre jument, maître LouisTainnebouy ?

– J’en ai l’idée, – fit-il en réfléchissant et en donnant unrevers de la main à son chapeau, qu’il poussa par là sur sonoreille, – j’en ai l’idée, Monsieur. C’est la vérité, et voicipourquoi. Il y avait hier au marché de Créance, dans le cabaret oùj’étais, justement un de ces misérables bergers, la teigne du pays,qui s’en vont en se louant à tous les maîtres. Il était accroupidans les cendres de l’âtre et faisait chauffer un godet de cidredoux pendant que je finissais un marché avec un herbager de Carente(Carentan). Je venions de nous taper dans la main, quand monacheteur me dit qu’il avait besoin de quelqu’un pour conduire sesbœufs à Coutances (il allait voir, lui, un de ses oncles malade àMuneville-le-Bengar, et c’est alors que le berger, quis’acagnardait et buvait au bord de l’âtre, se proposa. « Qui es-tu,toi, pour que je te confie mes bêtes ? – fit l’herbager. – Simaître Tainnebouy te connaît et répond pour toi, je ne demande pasmieux que de te prendre. Répondez-vous du gars, maître Louis ?» – « Ma fé, – dis-je à l’herbager, – prenez-le si vous v’lez, maisj’ m’en lave les mains comme Ponce Pilate ; j’ me soucie pasd’encourir des reproches s’il arrivait quéque malencontre à vosbestiaux. Qui cautionne paye, dit le proverbe, et je ne cautionnepoint qui je ne connais pas. » – « Alors, va trouver un autremaître ! » a dit le Carentinais, et ça a été tout. Eh bien, àprésent, je me rappelle que le berger m’a jeté, de dessous lemanteau de la cheminée, un diable de regard, noir comme le péché,et que je l’ai trouvé qui rôdait du côté de l’écurie quand j’ai étépour prendre la Blanche et partir ! »

Rien, au fond, n’était plus admissible que ce récit de maîtreTainnebouy. Pour expliquer l’accident arrivé à son cheval, iln’était pas besoin de creuser jusqu’à l’idée d’un maléfice. Leberger, poussé par le ressentiment, avait pu introduire quelquecorps blessant dans le sabot du cheval pour se venger de sonmaître, comme ce cruel enfant corse (on dit Napoléon) qui enfonçaavec son doigt une balle de carabine dans l’oreille du chevalfavori de son père, parce que son père lui avait infligé unecorrection. Seulement, ce qui pour mon Cotentinais révélaitl’influence du démon dans toute cette affaire, c’est que laBlanche boitait sans blessure ou motif apparent de boiter.Il avait déposé sa lanterne à terre, sur un petit tertre qui setrouvait là, et il chargeait sa pipe en regardant sa jument, qui,comme tous les animaux souffrants, abaissait d’instinct sonintelligente tête vers la partie de son corps qui la faisaitsouffrir. J’étais descendu de mon cheval à mon tour, et je roulaisentre mes doigts les feuilles du maryland que j’allais convertir encigarettes. Le froid piquait, de plus en plus vif.

« C’est dommage – dis-je en jetant les yeux sur le sol dénudé detout et où le vent d’ouest n’avait pas seulement roulé une branched’arbre – que nous n’ayons pas quelque branche de bois mort commeon en trouve parfois d’éparses sur la terre. Nous pourrions allumerune flambée pendant que votre jument se repose et nous réchaufferle bout des doigts.

– Ah ! ben oui ! du bois mort, dans cette lande, –fit-il, – c’est comme du bois vert ! On ne trouve pas plusl’un que l’autre ; et nous n’avons qu’à souffler dans nosdoigts pour les réchauffer. Quand les Chouans tenaient, par lesnuits claires, leurs conseils de guerre là où nous sommes, ilsétaient obligés d’apporter à dos d’homme le bois qu’ils avaientcoupé, pour faire du feu, dans le taillis des Patriotes. »

Ce mot de Chouans, jeté là en passant comme un souvenir dehasard par cette énergique veste rousse qui avait peut-être, danssa jeunesse, fait le coup de fusil par-dessus la haie avec eux,évoqua en ce moment, aux yeux de mon esprit, ces fantômes du tempspassé devant lesquels toute réalité présente pâlit et s’efface. Jevenais précisément d’une ville où la guerre des Chouans a laisséune empreinte profonde. Personne, quand j’y passai, n’y avaitoublié encore le sublime épisode dont elle avait été le théâtre en1799, cet audacieux enlèvement par douze gentilshommes, dans uneville pleine de troupes ennemies, du fameux Des Touches,l’intrépide agent des princes, destiné à être fusillé le lendemain.Comme on ramasse quelques pincées de cendre héroïque, j’avaisrecueilli tous les détails de cette entreprise, sans égale parmiles plus merveilleuses crâneries humaines. Je les avais recueillislà où, pour moi, gît la véritable histoire, non celle des cartonset des chancelleries, mais l’histoire orale, le discours, latradition vivante qui est entrée par les yeux et les oreilles d’unegénération et qu’elle a laissée, chaude du sein qui la porta et deslèvres qui la racontèrent, dans le cœur et la mémoire de lagénération qui l’a suivie. Encore sous l’empire des impressions quej’avais éprouvées, rien d’étonnant que ce nom de Chouans, prononcédans les circonstances extérieures où j’étais placé, réveillât enmoi de puissantes curiosités assoupies.

« Est-ce que vous auriez fait la guerre des Chouans ? –demandai-je à mon compagnon, espérant que j’allais avoir une pagede plus à ajouter aux Chroniques de cette guerre nocturne deCatérans bas-normands, qui se rassemblaient aux cris des chouetteset faisaient un sifflet de guerre de la paume de leurs deuxmains.

– Nenni pas, Monsieur, – me répondit-il après avoir allumé sapipe et l’avoir coiffée d’une espèce de bonnet de cuivre, attaché àune chaînette du même métal qui tenait au tuyau. –Nenni-da !J’étais trop jeune alors ; je n’étais qu’un marmot bon àfouetter. Mais mon père et mon grand-père, qui ont toujours été unpeu de la vache à Colas, ont chouannédans le temps comme leurs maîtres. J’ai même un de mes oncles qui aété blessé de deux chevrotines dans le pli du bras, au combat de laFosse, auprès de Saint-Lô, sous M. de Frotté. C’était un joyeuxvivant que mon oncle, qui jouait du violon comme un meunier etaimait à faire pirouetter les filles. J’ai ouï dire à mon oncle quesa blessure, le soir même du combat, ne l’empêcha pas de jouer deson violon à ses camarades, dans une grange, pas bien loin del’endroit où le matin on s’était si fort capuché. Ons’attendait à voir les Bleus dans la nuit, mais on sautait tout demême, comme s’il n’y avait eu dans le monde que des cotillonscourts et de beaux mollets ! Les fusils chargés ne dormaientque d’un œil dans un coin de la grange. Mon enragé et joyeuxcompère d’oncle tenait son violon de son bras blessé et saignant,et il jouait gaiement, comme le vieux ménétrier Pinabel, dans un deses meilleurs soirs, malgré le diable d’air que lui jouait, à luisa blessure. Savez-vous ce qui arriva, Monsieur ? Son brasresta toute sa vie dans la position qu’il avait prise pour jouercette nuit-là ; il ne put l’allonger jamais. Il fut cloué parles chevrotines des Bleus dans cette attitude de ménétrier qu’ilavait tant aimée pendant sa jeunesse, et jusqu’à sa mort, bienlongtemps après, il n’a plus été connu à la ronde que sous lesurnom de Bras-de-Violon… »

Enchanté d’une parenté aussi honorable et qui semblait mepromettre les récits que je désirais, je poussai mon Cotentinais àme raconter ce qu’il savait de la guerre à laquelle ses pèresavaient pris une part si active. Je l’interrogeai, je le pressai,j’essayai de lever une bonne contribution sur les souvenirs de sonenfance, sur toutes les histoires qu’il avait dû entendre raconter,au coin du feu, pendant la veillée d’hiver, quand il se chauffaitsur son escabeau, entre les jambes de son père. Mais, ôdésappointement cruel, et triste preuve de l’impuissance de l’hommeà résister au travail du temps dans nos cœurs, maître LouisTainnebouy, fils de Chouan, neveu de cet héroïqueBras-de-Violon, le blessé de la Fosse,qui aurait mérité d’ouvrir la tranchée à Lérida, avait à peu prèsoublié, s’il l’avait su jamais, tout ce qui, à mes yeux,sacrait ses pères. Hormis ces faits généraux et notoires,qui m’étaient aussi familiers qu’à lui, il n’ajouta pas l’obole duplus petit renseignement à mes connaissances sur une époque aussiintéressante à sa manière que l’époque de 1745, en Écosse, après lagrande infortune de Culloden. On sait que tout ne fut pas dit aprèsCulloden, et qu’il resta encore dans les Highlands plusieurspartisans en kilt et en tartan, qui continuèrent, sans réussir, lecoup de feu, comme les Chouans à la veste grise et au mouchoir nouésous le chapeau le continuèrent dans le Maine et la Normandie aprèsque la Vendée fut perdue. Ce que j’aurais voulu, c’est qu’au moinsle souvenir de cette guerre eût laissé une étincelle des passionsde ses pères dans l’âme du neveu deBras-de-Violon. Or, je dois le dire,j’eus beau souffler dans cette âme l’étincelle que je cherchais, jene la trouvai pas. Le Temps, qui nous use peu à peu de sa main develours, a une fille plus mauvaise que lui : c’est la Légèretéoublieuse. D’autres intérêts, d’un ordre moins élevé mais plus sûr,avaient saisi de bonne heure l’activité de maître Tainnebouy. Lapolitique, pour ce cultivateur occupé de ses champs et de sesbestiaux, se trouvait trop hors de sa portée pour n’être pas unobjet fort secondaire dans sa vie. À ses yeux de paysan, lesChouans n’étaient que des réveille-matin un peutrop brusques, et il était plus frappé de quelques faits demaraudage, de quelques jambons qu’ils avaient dépendus de lacheminée d’une vieille femme, ou d’un tonneau qu’ils avaient mis àdalle dans une cave, que de la cause pour laquelle ilssavaient mourir. Dans le bon sens de maître Louis, la Chouanneriequi n’avait pas réussi était peut-être une folie de la jeunesse deses pères. Conscrit de l’Empire, à qui il avait fallu dix millefrancs pour se racheter de la coupe réglée des champs de bataille,un tel souvenir l’animait plus contre Bonot – commedisaient les paysans, qui vous dépoétisaient si bien le nom qui ale plus retenti sur les clairons de la gloire – que la mort dugénéral de son oncle, ce Frotté, à l’écharpe blanche, tué par lefusil des gendarmes, avec un sauf-conduit sur le cœur !

Cependant, quand il eut fumé sa pipe et qu’il eut regardé encoreune fois sous le pied déferré de sa jument, maître Tainnebouy parlade se mettre en route, que bien que mal, et de gagner comme nouspourrions la Haie-du-Puits. L’heure, au pied ailé, volait toujoursà travers nos accidents et nos propos, et la nuit s’avançaitsilencieuse. La lune, alors dans son premier quartier, étaitcouchée. Comme l’aurait dit Haly dans L’Amourpeintre, il faisait noir autant que dans un four, et nulleétoile ne montrait le bout de son nez. Nous gardâmes la lanterneallumée, dont les rais tremblants produisaient l’effet d’une queuede comète dans la vapeur fendue du brouillard. Bientôt même elles’éteignit, et nous fûmes obligés de marcher à pied, cahin-caha,tirant péniblement nos chevaux par la bride et n’y voyant goutte.La situation, dans cette lande suspecte, ne laissait pas que d’êtrepérilleuse ; mais nous avions le calme de gens qui ont sousleur main des moyens de résistance et dans leur cœur la fermevolonté, si l’occasion l’exigeait, de s’en servir. Nous allionslentement, à cause du pied malade de la Blanche, et aussià cause des grosses bottes que nous traînions. Si nous noustaisions un moment, ce qui me frappait le plus dans ces flots debrouillard et d’obscurité, c’était le mutisme morne des airschargés. L’immensité des espaces que nous n’apercevions pas serévélait par la profondeur du silence. Ce silence, pesant au cœuret à la pensée, ne fut pas troublé une seule fois pendant leparcours de cette lande, qui ressemblait, disait maître Tainnebouy,à la fin du monde, sice n’est, de temps à autre, par le bruit d’ailes de quelque hérondormant sur ses pattes, que notre approche faisait envoler.

Nous ne pouvions guères, dans une obscurité aussi complète,apprécier le chemin que nous faisions. Cependant des heuresretentirent à un clocher qui, à en juger par la qualité du son,nous parut assez rapproché. C’était la première fois que nousentendions l’heure depuis que nous étions dans la lande ; nousarrivions donc à sa limite.

L’horloge qui sonna avait un timbre grêle et clair qui marquaminuit. Nous le remarquâmes, car nous avions compté l’un et l’autreet nous ne pensions pas qu’il fût si tard. Mais le dernier coup deminuit n’avait pas encore fini d’osciller à nos oreilles, qu’à unpoint plus distant et plus enfoncé dans l’horizon nous entendîmesrésonner non plus une horloge de clocher, mais une grosse cloche,sombre, lente et pleine, et dont les vibrations puissantes nousarrêtèrent tous les deux pour les écouter.

« Entendez-vous, maître Tainnebouy ? – dis-je un peu ému,je l’avoue, de cette sinistre clameur d’airain dans la nuit, – onsonne à cette heure : serait-ce le feu ?

– Non, – répondit-il, – ce n’est pas le feu. Le tocsin sonneplus vite, et ceci est lent comme une agonie. Attendez ! voilàcinq coups ! en voilà six ! en voilà sept ! huit etneuf ! C’est fini, on ne sonnera plus.

– Qu’est-ce que cela ? – fis-je. – La cloche à cetteheure ! C’est bien étrange. Est-ce que les oreilles nouscorneraient, par hasard ?…

– Vère ! étrange en effet, mais réel ! – répondit,d’une voix que je n’aurais pas reconnue, si je n’avais pas été sûrque c’était lui, maître Louis Tainnebouy, qui marchait à côté demoi dans la nuit et le brouillard ; – voilà la seconde fois dema vie que je l’entends, et la première m’a assez porté malheurpour que je ne puisse plus l’oublier. La nuit où je l’entendis,Monsieur, il y a des années de ça, c’était de l’autre côté deBlanchelande, et minute pour minute, à cette heure-là, mon cherenfant, âgé de quatre ans et qui semblait fort comme père et mère,mourait de convulsions dans son berceau. Que m’arrivera-t-il cettefois ?

– Qu’est donc cette cloche de mauvais présage ? – dis-je àmon Cotentinais, dont l’impression me gagnait.

– Ah ! – fit-il, – c’est la cloche de Blanchelande quisonne la messe de l’abbé de La Croix-Jugan.

– La messe, maître Tainnebouy ! – m’écriai-je. –Oubliez-vous que nous sommes en octobre, et non pas à Noël, endécembre, pour qu’on sonne la messe de minuit ?

– Je le sais aussi bien que vous, Monsieur, – dit-il d’un tongrave ; – mais la messe de l’abbé de La Croix-Jugan n’est pasune messe de Noël, c’est une messe des Morts, sans répons et sansassistance, une terrible et horrible messe, si ce qu’on en rapporteest vrai.

– Et comment peut-on le savoir, – repartis-je, – si personne n’yassiste, maître Louis ?

– Ah ! Monsieur, – dit le fermier du Mont-de-Rauville, –voici comment j’ai entendu qu’on le savait. Le grand portail del’église actuelle de Blanchelande est l’ancien portail de l’abbaye,qui a été dévastée pendant la Révolution, et on voit encore dansses panneaux de bois de chêne les trous qu’y ont laissés les ballesdes Bleus. Or, j’ai ouï dire que plusieurs personnes quitraversaient de nuit le cimetière pour aller gagner un chemin d’ifsqui est à côté, étonnées de voir ces trous laisser passer de lalumière à une telle heure et quand l’église est fermée à clef, ontguetté par là et ont vu c’te messe, qu’elles n’ont jamais eu latentation d’aller regarder une seconde fois, je vous enréponds ! D’ailleurs, Monsieur, ni vous ni moi ne sommes dansles vignes ce soir, et nous venons d’entendre parfaitement les neufcoups de cloche qui annoncent l’Introïbo. Il y a vingt ans que toutBlanchelande les entend comme nous, à des époquesdifférentes ; et dans tout le pays il n’est personne qui nevous assure qu’il vaut mieux dormir et faire un mauvais somme qued’entendre, du fond de ses couvertures, sonner la messe nocturne del’abbé de La Croix-Jugan !

– Et quel est cet abbé de La Croix-Jugan, maître Tainnebouy, –repris-je, – lequel se permet de dire la messe à une heure aussiindue dans toute la catholicité ?

– Ne jostez pas ! Monsieur, – répondit maîtreLouis. – Il n’y a pas de risée à faire là-dessus. C’était unecréature qui en a rendu d’autres aussi malheureuses et criminellesqu’elle était. Vous me parliez des Chouans il n’y a qu’une minute,Monsieur ; eh bien ! il paraît qu’il avait chouanné, toutprêtre qu’il fût, car il était moine à l’abbaye de Blanchelandequand l’évêque Talaru, un débordé qui s’est bien repenti depuis,m’a-t-on conté, et qui est mort comme un saint en émigration, yvenait faire les quatre coups avec les seigneurs desenvirons ! L’abbé de La Croix-Jugan avait pris sans doute,dans la vie qu’on menait lors à Blanchelande, de ces passions et deces vices qui devaient le rendre un objet d’horreur pour les hommeset pour lui-même, et de malédiction pour Dieu. Je l’ai vu, moi, en18… , et je puis dire que j’ai vu la face d’un réprouvé qui vivaitencore, mais comme s’il eût été plongé jusqu’au creux de l’estomacen enfer. »

Ce fut alors que je demandai à mon compagnon de voyage de meraconter l’histoire de l’abbé de La Croix-Jugan, et le brave hommene se fit point prier pour me dire ce qu’il en savait. J’aitoujours été grand amateur et dégustateur de légendes et desuperstitions populaires, lesquelles cachent un sens plus profondqu’on ne croit, inaperçu par les esprits superficiels, qui necherchent guères dans ces sortes de récits que l’intérêt del’imagination et une émotion passagère. Seulement, s’il y avaitdans l’histoire de l’herbager ce qu’on nomme communément dumerveilleux (comme si l’envers, le dessous de toutes les choseshumaines n’était pas du merveilleux tout aussi inexplicable que cequ’on nie, faute de l’expliquer !), il y avait en même tempsde ces évènements produits par le choc des passions oul’invétération des sentiments, qui donnent à un récit, quel qu’ilsoit, l’intérêt poignant et immortel de ce phénix des radoteursdont les redites sont toujours nouvelles, et qui s’appelle le cœurde l’homme. Les bergers dont maître Tainnebouy m’avait parlé, etauxquels il imputait l’accident arrivé à son cheval, jouaient aussileur rôle dans son histoire. Quoique je ne partageasse pas toutesses idées à leur égard, cependant j’étais bien loin de lesrepousser, car j’ai toujours cru, d’instinct autant que deréflexion, aux deux choses sur lesquelles repose en définitive lamagie, je veux dire : à la tradition de certains secrets,comme s’exprimait Tainnebouy, que des hommes initiés se passentmystérieusement de main en main et de génération en génération, età l’intervention des puissances occultes et mauvaises dans lesluttes de l’humanité. J’ai pour moi dans cette opinion l’histoirede tous les temps et de tous les lieux, à tous les degrés de lacivilisation chez les peuples, et, ce que j’estime infiniment plusque toutes les histoires, l’irréfragable attestation de l’Égliseromaine, qui a condamné, en vingt endroits des actes de sesConciles, la magie, la sorcellerie, les charmes, non comme chosesvaines et pernicieusement fausses, mais comme choses RÉELLES, etque ses dogmes expliquaient très bien. Quant à l’intervention depuissances mauvaises dans les affaires de l’humanité, j’ai encorepour moi le témoignage de l’Église, et d’ailleurs je ne crois pasque ce qui se passe tout à l’heure dans le monde permette aux plusrécalcitrants d’en douter… Je demande qu’on me passe ces gravesparoles, attachées un peu trop solennellement peut-être aufrontispice d’une histoire d’herbager, racontée de nuit dans unelande du Cotentin. Cette histoire, mon compagnon de route me laraconta comme il la savait, et il n’en savait que les surfaces.C’était assez pour pousser un esprit comme le mien à en pénétrerplus tard les profondeurs. Je suis naturellement haïsseurd’inventions. J’aurais pu, la mémoire fraîchement imbibée dulangage de maître Tainnebouy, écrire, quand nous fûmes arrivés à laHaie-du-Puits, tout ce qu’il m’avait raconté, nais je passai montemps à y songer, et c’est ce que j’en puis dire de mieux.Aujourd’hui que quelques années se sont écoulées, m’apportant toutce qui complète mon histoire, je la raconterai à ma manière, qui,peut-être, ne vaudra pas celle de mon herbager cotentinais.Donnera-t-elle au moins à ceux qui la liront la même volupté desongeries que j’eus à en ruminer dans ma pensée les évènements etles personnages, le reste de cette nuit-là, le coude appuyé sur unemauvaise table d’auberge, entre deux chandelles qui coulaientdevant une braise de fagot flambé, au fond d’une bourgadesilencieuse et noire, « dans laquelle je ne connaissais pas un chat», aurait dit maître Louis Tainnebouy, – expression qui, parparenthèse, m’a toujours paru un peu trop gaie pour signifier unechose aussi triste que l’isolement !

Chapitre 3

 

L’an VI de la République française, un homme marchait avecbeaucoup de peine, aux derniers rayons du soleil couchant quitombaient en biais sur la sombre forêt de Cerisy. On entrait enpleine canicule, et, quoiqu’il fût près de sept heures du soir, lachaleur, insupportable tout le jour, était accablante. L’orbe dusoleil, rouge et fourmillant comme un brasier, ressemblait, penchévers l’horizon, à une tonne de feu défoncée qu’on aurait à moitiéversée sur la terre. L’air n’avait pas de vent, et, dans la mateatmosphère, nul arbre ne bougeait, du tronc à la tige. Pouremprunter à maître Tainnebouy (que je rappellerai souvent dans cerécit) une expression énergique et familière : on cuisait dans sonjus. L’homme qui s’avançait sur la lisière de la forêt paraissaitbrisé de fatigue. Il avait peut-être marché depuis le matin etamoncelé sur lui les lourdes influences de cette longue etdévorante journée. Quoi qu’il en fût à cet égard, aux yeux de toutepersonne accoutumée aux faits de cette époque et qui eût avisé cetinconnu, il n’aurait pas été un voyageur ordinaire, armé, parprécaution, pour longer les bords de cette forêt, réputée sidangereuse que les voitures publiques ne la traversaient pas sansune escorte de gendarmeries. À sa tournure, à son costume, à ce jene sais quoi qui s’élève, comme une voix, de la forme muette d’unhomme, il était aisé, sinon de reconnaître, au moins de soupçonnerqui il était, tout en s’étonnant de le voir errer seul à une heurede la soirée où le jour était si haut encore. En effet, ce devaitêtre un Chouan ! Ses vêtements étaient d’un gris semblable auplumage de la chouette, couleur que les Chouans avaient, comme onsait, adoptée pour désorienter l’œil et la carabine des vedettesquand, au clair de la lune ou dans l’obscurité, ils se rangeaientcontre un vieux mur ou s’aplatissaient dans un fossé comme unmonceau de poussière que le vent y aurait charriée. Ces vêtements,fort simples, étaient coupés à peu près comme ceux que j’avais vusà maître Tainnebouy. Seulement, au lieu de la botte sans pied denotre herbager, l’inconnu portait des guêtres en cuit fauve qui luimontaient jusqu’au-dessus du genou, et sot grand chapeau, rabattuen couverture à cuve, couvraitpresque entièrement son visage.

Selon l’usage de ces guérillas de halliers, qui sereconnaissaient entre eux par des noms de guerre mystérieux commedes mots d’ordre, afin de n’offrir à l’ennemi que des prisonniersanonymes, rien, dans la mise de l’inconnu, n’indiquait qu’il fût unchef ou un soldat. Une ceinture, du cuir de ses guêtres, soutenaitdeux pistolets et un fort couteau de chasse, et il tenait de lamain droite une espingole. D’ordinaire, les Chouans, qui n’allaientguères en expédition que la nuit, ne se montraient point sur lesroutes, de jour, avec leurs armes. Mais, comme personne ne savaitmieux qu’eux l’état du pays, et comme ils eussent pu dire combienen une heure devaient passer de voyageurs et de voitures en telchemin, c’est là ce qui donnait sans doute à ce Chouan, si c’enétait un, sa sécurité. La diligence, avec son écharpe de gendarmes,était passée dans un flot de poussière vers les cinq heures, sonheure accoutumée. Il ne s’exposait donc qu’à rencontrer quelquescharrettes attelées de leurs quatre bœufs et de leurs deux chevaux,ou quelques fermiers et leurs femmes, montés sur leursbidets d’allure, et revenant tranquillement desmarchés voisins. C’était à peu près tout. Les routes neressemblaient point à ce qu’elles sont aujourd’hui ; ellesn’étaient point, comme à présent, incessamment sillonnées devoitures élégantes et rapides. Terrifié par la guerre civile, lepays n’avait plus de ces communications qui sont la circulationd’une vie puissante. Les châteaux, orgueil de la Francehospitalière, étaient en ruines ou abandonnés. Le luxe manquait. Iln’y avait de voitures que les voitures publiques. Quand on sereporte par la pensée à cette curieuse époque, on se rappelle lasensation que causa, même à Paris, la fameuse calèche blanche de M.de Talleyrand, la première qui ait, je crois, reparu après laRévolution. Du reste, pour en revenir à notre voyageur, au premierbruit suspect, à la première vue de mauvais augure, il n’avaitqu’un léger saut à faire et il entrait dans la forêt.

Mais s’il avait songé à tout cela, calculé tout cela, il n’yparaissait guère. Quand la précaution et la défiance dominentl’homme le plus brave, on s’en aperçoit dans sa démarche et jusquedans le moindre de ses mouvements. Or, le Chouan qui se traînaitentre les deux bords de la forêt de Cerisy, appuyé sur sonespingole comme un mendiant s’appuie sur son bâton fourchu etferré, n’avait pas seulement la lenteur d’une fatigue affreuse,mais l’indifférence la plus complète à tout danger présent ouéloigné. Il ne fouillait point le fourré du regard. Il ne tendaitpoint le cou pour écouter le bruit des chevaux dans l’éloignement.Il s’avançait insoucieusement, comme s’il n’avait pas eu consciencede sa propre audace. Et, de fait, il ne l’avait pas. L’obsessiond’une pensée cruelle, ou l’abattement d’une fatigue immense,l’empêchait d’éprouver la palpitation du danger, chère aux hommesde courage. Aussi, de sang-froid, commit-il une grande imprudence.Il s’arrêta et s’assit sur le revers du fossé qui séparait le boisde la route, et là il ôta son chapeau qu’il jeta sur l’herbe, commeun homme vaincu par la chaleur et qui veut respirer.

C’est à ce moment que ceux qui l’auraient vu auraient comprisson insouciance pour tous les dangers possibles, eussent-ils étérassemblés autour de lui et embusqués derrière chaque arbre de laforêt qui s’élevait aux deux bords du chemin. Débarrassé de songrand chapeau, sa figure, qu’il ne cachait plus, en disait pluslong que n’aurait fait le plus éloquent des langages. Jamaispeut-être, depuis Niobé, le soleil n’avait éclairé une si poignanteimage du désespoir. La plus horrible des douleurs de la vie y avaitincrusté sa dernière angoisse. Beau, mais marqué d’un sceau fatal,le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert, tantil était pâle ! et cette pâleur verdâtre et meurtrieressortait durement sous le bandeau qui ceignait ses tempes, car ilportait le mouchoir noué autour de la tête comme tous les Chouans,qui couchaient à la belle étoile, et ce mouchoir, dont les coinspendaient derrière les oreilles, était un foulard ponceau, passé enfraude, comme on commençait d’en exporter de Jersey à la côte deFrance. Aperçus de dessous cette bande d’un âpre éclat, les yeux duChouan, cernés de deux cercles d’un noir d’encre, et dont le blancparaissait plus blanc par l’effet du contraste, brillaient de cefeu profond et exaspéré qu’allume dans les prunelles humaines lafunèbre idée du suicide. Ils étaient vraiment effrayants. Pour quiconnaît la physionomie, il était évident que cet homme allait setuer. Selon toute probabilité, il était de ceux qui avaient prispart à un engagement de troupes républicaines et de Chouans, lequelavait eu lieu aux environs de Saint-Lô, le matin même ; un deces vaincus de la Fosse, qui fut vraiment la fosse de plus d’unbrave et la dernière espérance des Chasseurs duRoi. Son front portait la lueur sinistre d’un désastreplus grand que le malheur d’un seul homme. Redressé à moitié sur leflanc comme un loup courageux abattu, cet homme isolé avait, dansla poussière de ce fossé, une incomparable grandeur : c’était lagrandeur de l’instant suprême… Il tourna vers le soleil du soir,qui, comme un bourreau attendri, semblait lui compter avecmélancolie le peu d’instants qui lui restaient à vivre, un regardd’une lenteur altière ; et ses yeux, qu’il allait fermer àjamais, luttèrent, sans mollir, avec le disque de rubis de l’astreéblouissant encore, comme s’il eût cherché à ce cadran flamboyantsi l’heure enfin était sonnée à laquelle il s’était juré,dans son âme, qu’il cesserait de respirer. Qui sait ? c’étaitpeut-être la même heure où l’héroïque ménétrierBras-de-Violon ouvrait gaiement surl’aire d’une grange ce bal intrépide de blessés et d’échappés aufeu qu’il conduisit toute une nuit avec son bras fracassé.Seulement, pour ces joyeux compères à l’espoir éternel, et pourlui, cette heure n’avait pas le même timbre. Il n’acceptait pas silégèrement sa défaite. À en juger par la profondeur de sa peine, ildevait être un des chefs les plus élevés de son parti, car on nes’identifie si bien à une cause perdue, pour périr avec elle, quequand on tient à elle par la chaîne du commandement. Résolu donc àen partager la destinée, il avait ouvert le gilet strictementboutonné sur sa poitrine, et, sous la chemise collée à la peau parles caillots d’un sang coagulé, il avait pris un parchemin cachetéqui renfermait sans doute des instructions importantes, car,l’ayant déchiré avec ses dents comme une cartouche, il en mangeatous les morceaux. Dans sa préoccupation sublime, il ne rabattitpas même son œil d’aigle sur la blessure de son sein, qui se remità couler… Quand, le soir du combat des Trente, Beau manoirBois-de-ton-sang en but pour sedésaltérer, certes, il était bien beau, et l’Histoire n’a pasoublié ce grand et farouche spectacle ; mais peut-êtreétait-il moins imposant que ce Chouan solitaire, dont l’ingrate etignorante Histoire ne parlera pas, et qui, avant de mourir, mâchaitet avalait les dépêches trempées du sang de sa poitrine pour mieuxles cacher en les ensevelissant avec lui.

Et lorsqu’il eut rempli ce devoir d’une fidélité prévoyante,quand du parchemin dévoré il ne lui resta plus entre les doigts quele large cachet de cire pourpre qui le fermait et qu’il avaitrespecté, une idée, triste comme un espoir fini, traversa son âmeintrépide. Chose étrange et touchante à la fois ! on le vitcontempler rêveusement, et avec l’adoration mouillée de pleurs d’unamour sans bornes, ce cachet à la profonde empreinte, comme s’ileût voulu graver un peu plus avant dans son âme le portrait d’unemaîtresse dont il eût été idolâtre. Qu’y a-t-il de plus émouvantque ces lions troublés, que ces larmes tombées de leurs yeux fiersqui vont, roulant sur leurs crinières, comme la rosée des nuits surla toison de Gédéon ! Et pourtant il n’y avait point deportrait sur la cire figée. Il n’y avait que l’écusson qui scellaitd’ordinaire toutes les dépêches de la maison de Bourbon. C’étaittout simplement l’écusson de la monarchie, les trois fleurs de lys,belles comme des fers de lance, dont la France avait été couronnéetant de siècles, et dont son front révolté ne voulait plus !Aux yeux de ce Chouan, un tel signe était le saint emblème de lacause pour laquelle il avait vainement combattu. Il l’embrassa doncà plusieurs reprises, comme Bayard expirant embrassa la croix deson épée. Mais, si la passion de ses baisers fut aussi pieuse quecelle du Chevalier sans reproche, elle fut aussi plus désolée, carla croix parlait d’espérance, et les armes de France n’en parlaientplus ! Quand il eut ainsi apaisé la tendresse de sa dernièreheure, lui qui n’avait pas sur son glaive le signe du martyre divinqui ordonne même aux héros de se résigner et de souffrir, il saisitprès de lui sa compagne, son espingole, chaude encore de tant demorts qu’elle avait données le matin même, et, toujours silencieuxet sans qu’un mot ou un soupir vînt faire trembler ses lèvres,bronzées par la poudre de la cartouche, il appuya l’arme contre sonmâle visage et poussa du pied la détente. Le coup partit. La forêtde Cerisy en répéta la détonation par éclats qui se succédèrent etrebondirent dans ses échos mugissants. Le soleil venait dedisparaître. Ils étaient tombés tous deux à la même heure, l’underrière la vie, l’autre derrière l’horizon.

C’était véritablement un beau soir. L’air avait repris sonsilence, et la brise qui s’élève quand le soleil est couché, commela balle siffle quand elle est passée, commençait d’agiterdoucement les feuilles de la forêt et pouvait caresser de sessouffles le front ouvert du suicidé. Une bonne femme, qui rôdaitpar là et qui ramassait des bûchettes, remonta lentement ce fosséqu’une créature de Dieu venait de combler avec son argile. Toutoccupée de son ouvrage, sourde peut-être ou, si elle avait entendula déchirante espingole, l’ayant prise pour le fusil de quelquechasseur attardé, elle heurta par mégarde de son sabot le corps dumeurtrier. Comme on le pense bien, elle eut peur d’abord de cecadavre ; mais elle avait son fils aux Chouans. Plus mère quefemme, elle finit par courber sa vieille tête, en pensant à sonfils, vers le corps du Chouan défiguré, et elle lui mit la main surle cœur. Qui l’eût cru ? il battait encore. Alors cettevieille n’hésita plus. Elle regarda, d’un œil inquiet, la route, letaillis, la clairière ; mais partout ne voyant personne, etl’ombre venant, elle chargea le Chouan sur son dos, malgré savieillesse, comme un fagot qu’elle aurait volé, et elle l’emportadans sa cabane, sise contre la lisière du bois. L’ayant couché surson grabat, elle lava toute la nuit, à la lueur fumeuse de songrasset, les horribles blessures de cette tête aux oscassés et aux chairs pendantes. Il y en avait plusieurs qui secroisaient dans le visage du suicidé comme d’inextricables sillons.L’espingole était chargée de cinq ou six balles. En sortant de cecanon évasé, elles avaient rayonné en sens divers, et c’est, sansnul doute, à cette circonstance que le Chouan devait de n’être pasmort sur le coup. Cependant la bonne femme pansa, du mieux qu’elleput, cette effroyable momie sanglante, dont toute forme humaineavait disparu. Experte en misère, l’âme plus forte que tous lesdégoûts, elle se dévoua à la tâche de pitié que Dieu lui envoyait àla fin de sa journée, comme au bon Samaritain sur le chemin deJérusalem à Jéricho. C’était une rude chrétienne, une femme d’untemps bien différent du nôtre. Elle avait gardé cette foi ducharbonnier qui rend la vertu efficace, pousse aux bonnes œuvres etfait passer la charité du cœur dans les muscles de la main. Ellen’imagina pas que l’homme qui était l’objet de sa pieusesollicitude eût tourné contre lui-même une violence impie. Unsigne, qu’elle trouva sur cet homme, l’eût arrachée d’ailleurs àl’horreur de cette pensée, si elle avait pu la concevoir.Royaliste, parce qu’elle honorait Dieu, elle ne douta donc pas quedes balles bleues n’eussent fait les plaies qu’elle pansait, et celui fut une raison nouvelle pour les soigner avec un dévouement etplus chaleureux et plus tendre. Il fallait la voir, cettehospitalière de la souffrance ! Quand elle avait finid’éponger, de bassiner et de fermer avec les lambeaux de sespauvres chemises mises en pièces ces épouvantables blessures, elles’agenouillait devant une image de la Vierge et priait pour ceChouan déchiré de douleur. La Vierge-Mère l’exauçait-elle ?…Toujours est-il que le blessé tardait à mourir.

Or, dix jours environ s’étaient écoulés depuis que Marie Hecquet(c’est le nom de notre bonne femme) avait ramassé le Chouanexpirant. Isolée sur la lisière de ce bois solitaire, n’ayant nivoisins ni voisines, elle n’était exposée à aucune interrogationmaladroite ou ennemie. De ce côté, du moins, elle était tranquille.Mais, comme dans un temps de troubles civils on ne saurait exagérerla prudence, elle avait enterré les armes et les habits du Chouandans un coin de sa chaumière, prête à ruser si les Bleus passaient,et à leur dire que ce blessé qui se mourait était son fils. Elle necraignait pas de lui quelque noble imprudence. Ses blessures ne luipermettaient pas d’articuler un seul mot.

« Que si les Bleus – pensait-elle – l’avaient vu parfois dans lafumée de la poudre et dans le face-à-face du combat, ils nepourraient, certes ! pas le reconnaître, car sa mère, sa mèreelle-même, si cet homme en avait une encore, ne l’aurait pasreconnu. »

Tout semblait donc favoriser son œuvre de charité pieuse ;mais l’urne de la destinée est plus perfide que celle de Pandore.On croit l’avoir vidée de tous les malheurs de la vie, qu’ons’aperçoit qu’il y a encore un double fond, et qu’il est toutplein !

C’était un soir, comme le jour du suicide, un soir long, orangé,silencieux. Marie Hecquet, au seuil de sa porte ouverte, parlaquelle venait au blessé cet air des bois qui porte la vie en sesémanations parfumées, lavait dans un baquet posé devant elle leslinges rougis de plusieurs bandelettes. Comme toutes cesplébéiennes si facilement héroïques quand elles ont du cœur, commetoutes ces Marthe de l’Évangile qui agissent toujours, mais chezqui l’action n’étouffe point la pensée, pas plus que le travail deschamps n’étouffe et ne brise l’enfant qu’elles y portent souventdans leur sein, la mère Hecquet surveillait son malade, quoiqu’elleeût les mains plongées dans la broue sanglante de sonsavonnage et qu’elle parût absorbée par ce qu’elle faisait. Unepetite coche, qu’on ne voyait pas, vint à tinter tout près de là.Ce n’était pas la faible clochette d’une de ces mousseuseschapelles d’ermite, bâties jadis dans les profondeurs des bois, carles églises ne se rouvraient point encore. C’était latinterelle de quelque hutte de sabotier qui marquait lesheures et la fin du travail et de la journée. Mais pour MarieHecquet, cette femme antique, restée ferme de cœur dans la religionde ses pères et dans les souvenirs de son berceau, ces sept heuressonnant, n’importe où, étaient demeurées l’heure bénie quidescendait autrefois des clochers, à présent muets, dans lescampagnes, et qui conviaient à la prière du soir. Aussi, dèsqu’elle les entendit, elle laissa retomber au fond du baquet leslinges qu’elle tordait et qu’elle allait étendre au noisetiervoisin, et portant sa vieille main mouillée à ce front jaune commele buis aux yeux des hommes, mais pur comme l’or aux yeux de Dieu,elle se mit, la noble bonne femme, à réciter sonAngélus.

Ce qui doit nous sauver peut nous perdre. Ce signe de croix futson malheur.

Cinq Bleus, sortis à pas de loup de la forêt en face, s’étaientarrêtés sur le bord du chemin. Appuyés sur leurs fusils, éveillés,silencieux, l’œil plongeant dans toutes les directions de la route,ils guettaient çà et là, comme des chiens en train de battre lebuisson et de faire lever le gibier. Leur gibier à eux, c’était del’homme ! Ils chassaient au Chouan. Ils espéraient saisir,après leur récente défaite, quelques-uns de ces hardis partisanséparpillés dans le pays. Depuis quelques minutes déjà ils semontraient par signes, les uns aux autres, la chaumière ouverte dela mère Hecquet, dont le soir rougissait l’argile, et cette pauvrefemme qui savonnait à son seuil. Quand elle redressa son corpspenché sur son ouvrage pour faire le signe de la Rédemption, à cesigne qu’on leur avait appris à maudire, ils ne doutèrent plusqu’elle ne fût une Chouanne, et ils s’avancèrent sur elle enpoussant des cris.

« Hélas ! c’est des chauffeurs, – dit-elle. – Jésus !ayez pitié de nous !

– Brigande, – fit le chef de la troupe, – nous t’avons vuemarmotter ta prière : tu dois avoir des Chouans cachés dans tonchenil.

– Je n’ai que mon fils qui se meurt, – dit-elle, – et qui s’estblessé à la tête en revenant de la chasse. »

Et elle les suivit, pâle et tremblante, car ils s’étaient ruésdans la maison comme eût fait une troupe de sauvages.

Ils allèrent d’abord au lit, découvrirent avec leurs mainsbrutales le blessé dévoré de fièvre, et reculèrent presque envoyant cette tête enflée, hideuse, énorme, masquée de bandeletteset de sang séché.

« Cela ! ton fils ! – dit celui qui avait parlé déjà.– Pour ton fils, il a les mains bien blanches, – ajouta-t-il enrelevant avec le fourreau de son sabre une des mains du Chouan quipendait hors du lit. – Par la garde de mon briquet, tu mens,vieille ! C’est quelque blessé de la Fosse qui se sera traînéjusqu’ici, après la débâcle. Pourquoi ne l’as-tu pas laissémourir ? Tu mériterais que je te fisse fusiller à l’instantmême, ou que mes camarades et moi rôtissions avec les planches deton baquet les manches à balai qui te servent de jambes !Ramasser un pareil bétail ! Heureusement pour ta peau que lebrigand est diablement malade. Nos camarades l’ont arrangé de labelle manière, à ce qu’il paraît. Mille têtes de rois ! quellehure de sanglier égorgé ! Cela ne vaut pas la balle qui dortdans les canons de nos fusils. Nous épargnerons notre poudre et lelaisserons mourir tout seul. Nous avons bien nos sabres ; maisil ne sera pas dit que nous serons venus ici pour abréger sessouffrances en l’achevant d’un seul coup. Non, de parl’enfer ! Allons, la vieille bique ! donne-nous àboire ! As-tu du cidre ? que nous puissions trinquer à laRépublique en regardant agoniser ce brigand-là ! »

La malheureuse Marie Hecquet sentait ses ongles noircir deterreur à de telles paroles ; mais, refoulant en elle sesémotions, elle alla tirer d’un petit fût, placé au pied de son lit,le cidre demandé par le Bleu. Elle le plaça dans un pot d’étain,avec des godets de Monroc, son humble vaisselle, sur une table quela hache avait à peine dégrossie. Les cinq réquisitionnaires de laRépublique s’assirent sur le banc qui entoure toujours les pluspauvres tables normandes, et le pot, circulant, se remplit unedizaine de fois. Ils se souciaient fort peu de mettre à sec laprovision de la vieille femme ; et elle, trop contente devoir, à ce prix, leur attention détournée, allait et venait dans lachaumine, tantôt balayant l’aire, tantôt ranimant la cendre dufoyer, pour faire, comme la Baucis du poète, tiédirl’onde nécessaire au pansement du soir, quand sesterribles hôtes seraient partis. Les discours des Bleus, quis’exaltaient de plus en plus à force de parler et de boire,augmentaient encore les premières peurs de Marie Hecquet. Il semêlait de temps à autre à ces discours les noms funestes deRossignol et de Pierrot, de Pierrot surtout, ce Cacus dont lesférocités avaient le grandiose de sa force, et qui s’amusait àrompre, comme il eût rompu une branche d’arbre, les reins de sesprisonniers sur son genou. De pareils discours étaient bien dignes,du reste, de soldats irrités comme eux par le fanatisme et larésistance des guerres civiles, dont le caractère est d’êtreimpitoyable, comme tout ce qui tient aux convictions. Dépravés parces guerres implacables, ces cinq Bleus n’étaient point de cesnobles soldats de Hoche ou de Marceau que l’âme de leurs générauxsemblait animer. Tout vin a sa lie, toute armée ses goujats. Ilsétaient de ces goujats horribles qu’on retrouve dans les bas-fondsde toute guerre, de cette inévitable race de chacals qui viennentsouiller le sang qu’ils lapent, après que les lions ontpassé ! En un mot, c’étaient des traînards appartenant à cesbandes de chauffeurs alors si redoutées dans l’Ouest, lesquelles,par l’outrance de leurs barbaries, avaient appelé, il faut bien enconvenir, des représailles cruelles. Marie Hecquet avait entendusouvent parler de ces bandits à des voyageurs et à des fermiers.Elle se rappelait même une affreuse histoire que son fils, sabotierdans la forêt, et qui venait parfois la voir entre deux expéditionsnocturnes, lui avait dernièrement racontée avec l’indignation d’uneâme de Chouan révoltée. C’était l’histoire de ce seigneur dePontécoulant (je crois) dont, au matin, au soleil de l’aurore, onavait trouvé la tête coupée et déposée – immonde et insultanteraillerie ! – dans un pot de chambre, sur une des fenêtresplacées au levant de son château dévasté[2] .

De tels récits, de tels souvenirs jetaient leur reflet sur cesBleus sinistres et la faisaient frissonner, elle qui n’était nifaible ni folle, à chaque atroce plaisanterie de ces hommes buvantavec une joie de cannibales, auprès du lit de torture du Chouan. «C’est peut-être les assassins de Pontécoulant », pensait-elle. Lanuit s’avançait. Fut-ce l’influence de ces ombres et de cesténèbres, car la nuit couve les forfaits dans les cœurs scélérats,fut-ce plutôt l’échauffement de l’ivresse, ou encore l’odieuxremords qui s’élève dans les âmes perverses quand elles ontsuspendu l’accomplissement d’un crime ou laissé là quelqueépouvantable dessein, qui le sait ?… mais, à mesure que lanuit tomba plus noire sur la chaumière, les pensées de vengeance etde sang reprirent ces Bleus et montèrent dans leurs cœurs. LeChouan, renversé sur son grabat, expirait sans pouvoir même crierde douleur. Les bandages qui liaient son visage fracassé appuyaientsur sa bouche un silence pesant comme un mur. Il ne gémissait pas,mais sa respiration entrecoupée, ce râle permanent et sourd, qu’onentendait dans ce coin de chaumière obscur, et sur lequel,incessant, éternel, funèbre, se détachaient les éclats de la voixet du rire des Bleus, tout cela leur fit sans doute l’effet du défid’un ennemi par terre, d’une dernière morsure au talon, comme ladouleur vaincue en imprime parfois, de sa bouche mourante, au piedbrutal de la Victoire.

« Ce Chouan m’ennuie, à la fin, avec son râle ! – dit lechef des cinq, – et la tentation me prend de l’envoyer à tous lesdiables avant de partir !

– Tope ! – fit un autre, peut-être le plus repoussant de latroupe : une tête écrasée et livide, aux tempes de vipère, sortantd’une énorme cravate lie-de-vin, métamorphosée pour le moment envalise, car elle contenait une chemise de rechange, volée la veilleà un curé ; cet homme, c’était l’horrible et le bouffonréunis. – Tope, sergent ! – répéta-t-il d’une voix enrouée, –c’est parler en homme, ça. Tuons ce Chouan après cette chopine, carnous ne pouvons boire ici jusqu’à demain matin. Mais comment letuer ? Tu le disais tout à l’heure, citoyen sergent, lesflambards des Colonnes Infernales ne sont pas venus ici pourabréger les souffrances d’une chouanaille qui jouit en ce moment detous les avant-goûts de l’enfer, s’il y en a un. Il faudrait luiinventer une agonie qui lui procurerait, avant la culbutedéfinitive, l’enfer tout entier !

– Par le diable et ses cornes ! tu as raison,Sifflet-de-voleur. – Le Bleu, en effet, avait le nez taillé encette aimable forme, et il en tirait son nom de guerre. – Il fautle tuer, comme dit le capitaine Morisset, avecl’intelligence de la chose. Jevous forme en conseil de guerre, citoyens, pour délibérer sur legenre de mort qu’il convient d’infliger à ce brigand-là !»

Et ils remplirent leurs cinq godets de Monroc comme pours’inspirer.

L’infortunée Marie Hecquet voulut intervenir au nom de tous lessentiments naturels soulevés dans son cœur. Elle implora, avec desparoles de feu et des larmes, ces cinq hommes sourds à toute pitié.C’était à croire ce qu’elle leur avait dit d’abord, qu’elle étaitla mère du blessé, tant elle fut pathétique dans ses discours, sonaction, sa manière de les supplier ! Mais tout fut vain.

« Te tairas-tu, brigande ! – fit l’un deux en lui envoyantun coup de crosse de son fusil dans les reins.

– Empare-toi de cette vieille sorcière, Sans-Façon, reprit lesergent, – et fais-lui un bâillon de la poignée de ton sabre pourqu’elle ne trouble pas les délibérations du conseil de guerre parses cris ! »

Mais la femme du peuple, qui ne craint pas sa peine, et qui saitmettre, comme on dit, la main àla pâte, eut en Marie Hecquet un derniermouvement d’énergie, trahi, hélas ! par la vieillesse. Quandelle vit venir le Bleu à elle, elle voulut prendre un tison allumédans l’âtre, pour se défendre contre l’outrageante agression, mais,avant qu’elle eût pu saisir l’arme qu’elle cherchait, il l’avaitdéjà terrassée, et il la contenait.

« Maintenant, citoyens, – dit le sergent, – délibérons. »

Et ils délibérèrent. Dix genres de mort différente furentproposés ; dix affreuses variétés du martyre !

La plume se refuse à tracer ce chaos de pensées de bourreaux endélire, ce casse-tête de propositions effroyables qui se mêlèrenten s’entrechoquant. Le chef de ces bandits eut le dégoût de lahideuse verve et de l’anarchie de son conseil, où, comme dans toutconseil, chaque avis voulait prévaloir.

« Nous sommes des imbéciles ! – cria-t-il en fermant ladiscussion par un coup de poing sur la table. – Tout considéré, jen’ai jamais été d’avis de tuer ce Chouan, qui, dans l’état où ilest, serait trop heureux de mourir. Mais voici mes adieux à sadamnée carcasse. Regardez ! »

Il marcha au lit du Chouan et, saisissant avec ses ongles lesligatures de son visage, il les arracha d’une telle force qu’ellescraquèrent, se rompirent, et durent ramener à leurs tronçons brisésdes morceaux de chair vive enlevés aux blessures qui commençaient àse fermer. On entendit tout cela plutôt qu’on ne le vit, car lanuit était tout à fait tombée, mais ce fut quelque chose de siaffreux à entendre que Marie Hecquet s’évanouit.

Un rugissement rauque qui n’avait plus rien de l’homme sortit,non plus de la poitrine du blessé, mais comme de la profondeur deses flancs. C’était la puissance de la vie forcée par la douleurdans son dernier repaire et qui poussait un dernier cri.

« Et maintenant, – dit l’exécrable sergent des ColonnesInfernales, – salons le Chouan avec du feu ! »

Et tous les cinq prirent de la braise rouge dans l’âtre embrasé,et ils en saupoudrèrent ce visage, qui n’était plus un visage. Lefeu s’éteignit dans le sang, la braise rouge disparut dans cesplaies comme si on l’eût jetée dans un crible.

« Qu’il vive maintenant, s’il peut vivre, – dit le sergent, – etque la vieille fasse sa lessive, si elle veut ! Laissons-lescomme les voilà, à tous les diables ! Voici la nuit ; onn’y voit pas son poing devant soi, dans cette cahute, depuis quenous avons pris le feu pour cuire la grillade de ce Chouan. Il fautpartir. Haut les fusils, camarades, et en avant !… »

Et ils s’en allèrent. Qu’arriva-t-il après leur départ ? untel détail n’importe guère à cette histoire. Qu’on sache seulementque le Chouan défiguré ne mourut pas. Le rayonnement des balles del’espingole lui avait sauvé la vie. L’enflure du visage, quicachait ses yeux quand les Bleus poudrèrent ses plaies avec du feu,le sauva de la cécité. Après la guerre de la Chouannerie, etlorsqu’on rouvrit les églises, on le vit un jour se dresser dansune stalle, aux vêpres de Blanchelande, enveloppé dans un capuchonnoir. C’était l’ancien moine de l’abbaye dévastée : le fameux abbéde La Croix-Jugan.

Chapitre 4

 

Or ce jour-là précisément, à ces vêpres qui, plus tard, luidevinrent fatales, une femme, jeune encore, assistait dans un despremiers bancs de l’église qui touchaient au chœur. Comme ellehabitait un peu loin de là, elle était arrivée tard à l’office.N’oublions pas de dire qu’on était en Avent, dans ces tempsd’attente pour l’église, macérée par la pénitence, et quis’harmonisent si bien avec la tristesse de l’hiver. Il semblequ’ayant à son usage toutes les grandeurs de la poésie pourexprimer la grandeur de toutes les vérités, l’Église ait combiné,dans un esprit profond, l’effet de ses cérémonies avec l’effet dela nature et des saisons, inévitable aux imaginations humaines. Àcette époque, elle éteint la pourpre dans le violet de sesornements, emblème de la gravité de ses espérances. En raison de lasaison et de l’heure avancée, l’église de Blanchelande commençait àse voiler de teintes grisâtres, foncées par ces vitraux coloriésdont le reflet est si mystérieux et si sombre quand le soleil neles vivifie pas de ses rayons. Ces vitraux, mêlés à la vitrevulgaire noircie par le temps, étaient des débris sauvés del’abbaye détruite. La femme dont j’ai parlé s’unissait à mi-voix àla psalmodie des prêtres. Son paroissien, de maroquin rouge, àtranche dorée, imprimé à Coutances avec approbation et privilège deMgr… , le premier évêque de ce siège après la Révolution, indiquaitpar son luxe (un peu barbare) qu’elle n’était pas tout à fait unepaysanne, ou que du moins c’était une richarde, quoiqueson costume ressemblât beaucoup à celui de la plupart des femmesqui occupaient les autres bancs de la nef. Elle portait un manteletou pelisse, d’un tissu bleu-barbeau, à longs poils, dont la capedoublée de même couleur tombait sur ses épaules, et elle avait surla tête la coiffe traditionnelle des filles de la conquête, lacoiffe blanche, très élevée et dessinant comme le cimier d’uncasque, dont un gros chignon de cheveux châtains, hardimentretroussés, formait la crinière. Cette femme avait pour mari un desgros propriétaires de Blanchelande et de Lessay, qui avaitacquis des biens nationaux, homme d’activité et d’industrie, un deces hommes qui poussent dans les ruines faites par les révolutions,comme les giroflées (mais un peu moins purs) dans les crevassesd’un mur croulé ; un de ces compères qui pêchent du moinsadmirablement dans les eaux troubles, s’ils ne les troublent paspour mieux y pêcher. Autrefois, quand elle était jeune fille, onappelait cette femme Jeanne-Madelaine de Feuardent, un nom noble etrévéré dans la contrée ; mais depuis son mariage, c’est-à-diredepuis dix ans, elle n’était plus que Jeanne Le Hardouey, ou, pourparier comme dans le pays, la femme à maître Thomas Le Hardouey.Tous les dimanches que le bon Dieu faisait, on la voyait assisteraux offices de la journée, assise contre la porte de son bancouvrant dans l’allée de la nef, la place d’honneur, parce qu’ellepermet mieux de voir la procession quand elle passe. Elle n’étaitpoint une dévote, mais elle avait été religieusement élevée, et seshabitudes étaient religieuses. Elle connaissait donc toutes lesfigures, plus ou moins vénérables, du clergé paroissial et deséglises voisines qui envoyaient parfois à Blanchelande, politessed’église à église, un de leurs prêtres pour y dire la messe ou poury prêcher.

C’est là ce qui expliquera son étonnement quand, ce jour-là, enlevant les yeux de son paroissien de maroquin rouge, elle aperçutun prêtre de haute taille, et dont elle n’eût pas, certes !oublié la tournure si elle l’avait vu déjà, la figure à moitiécachée par son capuchon rabattu, monter à l’une des stalles duchœur placées en face d’elle et s’y tenir dans une attituded’orgueil sombre que la religion dont il était le ministre n’avaitpu plier. On célébrait le deuxième dimanche de l’Avent, et aumoment où, s’avançant des portes de la sacristie, en traînant surles dalles le manteau de son capuchon, il monta lentement dans sastalle, une voix chantait ces mots de l’antienne du jour :et statim veniet dominator.Jeanne Le Hardouey avait la traduction de ces paroles dans sonparoissien, imprimé sur deux colonnes, et elle ne put s’empêcherd’en faire l’application à ce prêtre inconnu, à l’air siétrangement dominateur !

Elle se retourna et demanda à Nônon Cocouan, la couturière, quiétait agenouillée sur le banc placé derrière le sien, si elleconnaissait ce prêtre, qu’elle lui désigna, et qui était restédebout, adossé à la stalle fermée ; mais Nônon Cocouan,quoique fort au courant des choses et du personnel de l’église deBlanchelande, pour laquelle elle travaillait, eut beau regarder ets’informer en chuchotant à deux ou trois commères des bancsvoisins, elle ne put ramasser que des négations ou des hochementsde tête, et fut obligée d’avouer à Jeanne qu’elle ni personne dansl’église ne connaissait le prêtre en question.

Nônon était une de ces vieilles filles entre trente-cinq etquarante ans, plus près de quarante que de trente-cinq, qui ont étébelles et un peu fières, qui ont inspiré l’amour sans le partager,ou qui, si elles l’ont éprouvé, l’ont caché soigneusement dans leurâme, car c’était pour quelqu’un de plus haut placé qu’elles, etqu’elles ne pouvaient avoir, comme ditl’expression populaire avec tant de mélancolie ; enfin une deces belles pommes de passe-pomme qui ont, hélas ! passé malgréle ferme et frais tissu de leur chair blanche et rose, mais qui,comme la nèfle, meurtrie par l’hiver, devait conserver une doucesaveur jusque dans l’hiver de la vie !

Comme toutes ces dévotes à qui la joie et les tendressesmaternelles ont manqué, et qui n’ont plus à se cacher de l’amour deDieu comme elles se cachaient autrefois de l’amour d’un homme,Nônon Cocouan avait l’âme ardente et portait dans toutes lespratiques de sa vie la flamme longtemps contenue d’une jeunessesans apaisement. Aussi les mauvais plaisants, les beaux parleursimpies de Blanchelande la nommaient-ils une hanteusede confessionnal. Que pouvaient-ils comprendre àcette rose mystique sauvage, dont la brûlante profondeur devaitleur rester à jamais cachée ?

Cependant, je suis bien forcé de l’avouer, malgré ma sympathietrès vive pour les vieilles filles dévotes, espèce de femmes enverslesquelles on a toujours été d’une injustice aussi superficielleque révoltante, Nônon Cocouan avait les petitesses, lesenfantillages et les défauts de son type. Elle aimait les prêtres,non seulement dans leur ministère, mais dans leurs personnes. Elleaimait à s’occuper d’eux et de leurs affaires. Elle en étaitidolâtre. Idolâtrie très pure, du reste, mais qui avait bien sesridicules et ses légers inconvénients. Jeanne Le Hardouey s’étaitbien adressée, en l’interrogeant, pour savoir le nom du prêtreimposant qui l’avait tant frappée. Nul dans tout Blanchelande nedevait savoir ce qu’il était, si Nônon Cocouan ne le savaitpas.

Jeanne Le Hardouey prit enfin son parti de cette ignorance. Sacuriosité excitée n’était pas de la même nature que celle de Nônon.Ces deux femmes différaient par trop de côtés pour éprouver, sur cepoint-là, rien de semblable. La curiosité de Jeanne tenait à deschoses qui venaient autant de sa destinée que de son caractère. Etd’ailleurs, pour le moment, cet intérêt et cette curiositén’avaient pas une intensité si grande qu’elle ne pût très bienattendre l’occasion favorable pour la satisfaire. Elle se remitdonc à suivre et à chanter les vêpres ; mais,involontairement, ses yeux se portaient de temps en temps sur leslignes altières de ce capuchon noir, immobile et debout dans sastalle fermée, autour duquel l’ombre des voûtes, croissant à chaqueminute, tombait un peu plus.

Cependant, à cause peut-être de la réouverture récente deséglises, il y avait un salut, ce dimanche-là, à l’église deBlanchelande, et comme d’usage, quand les vêpres furent dites, onse mit en devoir de couronner ce touchant office du soir, dont lapsalmodie berce les âmes religieuses sur un flot d’émotionsdivines, par l’éclat d’une bénédiction. Les cierges, éteints aprèsle Magnificat, se rallumèrent. L’hymne s’élança de toutesles poitrines, l’encens roula en fumée sous les voûtes du chœur, etla procession s’avança bientôt dans la nef pour se replier autourde l’église et de sa forêt de colonnes, comme une vivante spiraled’or et de feu. Rien n’est beau comme cet instant solennel descérémonies catholiques, alors que les prêtres, vêtus de leursblancs surplis ou de chapes étincelantes, marchent lentement,précédant le dais et suivant la croix d’argent qu’éclairent lescierges par-dessous, et qui coupe de son éclat l’ombre des voûtesdans laquelle elle semble nager, comme la croix, il y a dix-huitsiècles, sillonna les ténèbres qui couvraient le monde.

Or, ce soir-là, le salut était d’autant plus beau à l’église deBlanchelande pour ces paysans prosternés, qu’un tel spectacle avaitlongtemps manqué à leur foi. À cette époque, sans aucun doute, ildut y avoir de véritables ivresses pour les âmes croyantes dans lacontemplation ressuscitée de ces anciennes cérémonies revenantdéployer leurs pompes vénérées dans ces temples fermés troplongtemps, quand ils n’avaient pas été profanés. De tellesimpressions dorment maintenant dans le cercueil de nos pères, maison comprend bien qu’elles durent être puissantes et profondes.Jeanne Le Hardouey éprouvait ces émotions comme les eût éprouvéesune femme plus pieuse qu’elle, car il est des moments où lacroyance s’élève dans les plus tièdes et les plus froids, comme unbouillonnement éblouissant, mais trop souvent pour retomber !Elle était à genoux, comme toute l’église, quand la processions’avança flamboyante, à travers les ténèbres de la nef. Les prêtresdéfilaient un par un, chantant les hymnes traditionnelles, uncierge allumé dans une main, et dans l’autre leur livre deplain-chant ; et le dais pourpre, avec ses panaches blancsrenversés, rayonnait dans la perspective. Jeanne regardait passertous ces prêtres le long de son banc et attendait, avec uneimpatience dont elle n’avait pas le secret, l’étranger qui l’avaittant frappée. Probablement, en sa qualité d’étranger, on avaitvoulu lui faire honneur, car il marchait le dernier de tous, un peuavant les diacres en dalmatique qui précédaient immédiatementl’officiant chargé du Saint-Sacrement et abrité sous le dais. Seulde tous ces prêtres splendides, il n’avait pas changé de costume,les vêpres finies. Il avait gardé son manteau et son austèrecapuchon noir, et il s’en venait, silencieux parmi ceux quichantaient, avec cette majesté presque profane, tant elle étaithautaine ! qui se déployait dans son port impérieux. Il avaitun livre dans sa main gauche, tombant négligemment vers la terre,le long des plis de son manteau, et de la droite il tenait uncierge, presque à bras tendu, comme s’il eût essayé d’écarter lalumière de son visage. Dieu du ciel ! avait-il la consciencede son horreur ? Seulement s’il l’avait, cette conscience, cen’était pas pour lui, c’était pour les autres. Lui, sous ce masquede cicatrices, il gardait une âme dans laquelle, comme dans cetteface labourée, on ne pouvait marquer une blessure de plus. Jeanneeut peur, elle l’a avoué depuis, en voyant la terrible têteencadrée dans ce capuchon noir ; ou plutôt non, elle n’eut paspeur : elle eut un frisson, elle eut une espèce de vertige, unétonnement cruel qui lui fit mal comme la morsure de l’acier. Elleeut enfin une sensation sans nom, produite par ce visage qui étaitaussi une chose sans nom.

Du reste, ce qu’elle sentit plus que personne, dans cette églisede Blanchelande, parce que son âme n’étaitpas une âme comme lesautres, toute l’assistance l’éprouva à des degrésdifférents, et l’impression fut si profonde que, sans la présencedu Saint-Sacrement qui jetait ses rayons comme un soleil sur cesfronts courbés et les accablait de sa gloire, elle fût alléejusqu’aux murmures. La procession mit longtemps à tourner sessplendeurs mobiles autour de l’église, laissant derrière elle unsillage d’ombre plus noire que celle qu’elle chassait devant sesflambeaux. Quand elle descendit dans la grande allée pour rentrerau chœur, Jeanne-Madelaine voulut se raidir et s’affermir contre lasensation que lui avait faite l’effroyable prêtre au capuchon, ellese détourna de trois quarts pour le revoir passer… Il repassa avecle cortège, muet, impassible dans sa pose de marbre, et le secondregard qu’elle lui jeta enfonça dans son âme l’impressiond’épouvante qu’y avait laissée le premier. Malgré la solennité dela cérémonie, malgré les chants de fête et les gerbes de lumièrequi jaillissaient du chœur, le recueillement ou l’émotion despensées édifiantes ne put rentrer dans l’âme troublée de Jeanne LeHardouey. Au lieu de s’unir aux chants des fidèles ou de seréfugier dans une prière, elle cherchait par-dessus les épauleschaperonnées d’écarlate des confrères du Saint-Sacrement quisuivaient le dais et qui envahissaient le chœur, par-dessus lesfeux fumants de leurs cierges tors de cire jaune qui vibraientcomme des feux de torches dans l’air ému par les voix, le prêtreinconnu, au capuchon noir, alors à genoux, près de l’officiant, surles marches du maître-autel, toujours rigide comme la statue duMépris de la vie taillée pour mettre sur un tombeau. Aux yeux d’uneâme faite comme celle de Jeanne, ce prêtre inouï semblait se vengerde l’horreur de ses blessures par une physionomie de fierté sisublime qu’on en restait anéanti comme s’il avait été beau !Jeanne ne savait pas ce qu’elle avait, mais elle succombait à unefascination pleine d’angoisse. Quand l’officiant monta les degréset, prenant le Saint-Sacrement de ses mains gantées, se tourna versl’assistance pour la bénir, à cette minute suprême Jeanne oublia debaisser la tête. Elle rêvait ! elle se demandait ce qu’ilpouvait être arrivé à une créature humaine pour avoir sur sa facel’empreinte d’un pareil martyre, et ce qu’il y avait dans son âmepour la porter avec un pareil orgueil. Elle resta si absorbée danssa fixe rêverie, après la bénédiction, qu’elle ne s’aperçut pas quele salut était fini. Elle n’entendit pas les sabots de la foule quis’écoulait, en diminuant, par les deux portes latérales, et ne vitpoint l’église vidée qui s’enfonçait peu à peu dans la fumée descierges éteints et les cintres effacés des voûtes, comme dans unemer de silence et d’obscurité.

« Suis-je folle de rester là ! » – dit-elle, tirée tout àcoup de son rêve par le bruit de la chaîne de la lampe du chœur,que le sacristain venait de descendre pour y renouveler l’huile dela semaine. Et elle prit une petite clef, ouvrit un tiroir placésous son prie-Dieu, et y déposa son paroissien. Elle pensaitqu’elle s’était attardée en voyant l’église si sombre, et elle selevait, quand le bruit clair d’un sabot lui fit tourner la tête, etelle aperçut Nônon Cocouan, qui était sortie avant tout le monde,mais qui rentrait et venait à elle.

« Je sais qui c’est, ma chère dame, – dit Nônon Cocouan, aveccet air ineffable et particulier aux commères. Et ceci n’est pointune injure, car les commères, après tout, sont des poétesses aupetit pied qui aiment les récits, les secrets dévoilés, lesexagérations mensongères, aliment éternel de toute poésie ; cesont les matrones de l’invention humaine qui pétrissent, à leurmanière, les réalités de l’Histoire. – Oui, je sais qui c’est, machère madame Le Hardouey, – dit la volubile Nônon en remontant avecJeanne la nef déserte et en lui donnant de l’eau bénite aubénitier. – J’ l’ai demandé à Barbe Causseron, la servante à M. lecuré. Barbe dit que c’est un moine de l’Abbaye qui a chouanné dansle temps, et que c’est les scélérats de Bleus qui lui ont mis lafigure dans l’état horrible où il l’a ! Jésus ! mon douxSauveur ! c’ n’est plus la face d’un homme, mais d’unmartyr ! Il y aura, demain lundi, huit jours qu’il arriva chezm’sieur le curé, à la tombée, m’a conté la Barbe Causseron, et, surla sainte croix, il n’avait pas trop l’air de ce qu’il était, caril portait de grosses bottes et des éperons comme un gendarme, et,joint à cela, une espèce de casaque quine ressemble pas beaucoup à la lévite de messieurs les prêtres.Quand il entra avec cette figure chigaillée, lamalheureuse Barbe, qui n’est pas trop cœurue, faillitavoir le sang tourné. Fort heureusement que M. le curé, qui lisaitson bréviaire le long de l’espalier à pêchers de son jardin, arrivaet lui fit bien des politesses comme à un homme de grande famillequ’il est, et qui aurait été abbé de Blanchelande et évêque deCoutances sans la Révolution ; enfin, un ami de Mgr Talaru,l’ancien évêque émigré ! Tant il ya donc que depuis qu’il est au presbytère m’sieurle curé ne mange plus dans sa cuisine, mais dans la p’tite salle àcôté ; et Barbe, qui les sert à table, a entendu toutes leursconversations. Il paraît que le nouveau gouvernement a proposé àcet abbé… attendez ! comment qu’il s’appelle ? l’abbé deLa Croix-Cingan, ou Engan, c’est un nom quasiment comme ça… d’êtreévêque ; mais il ne veut rien être que sous le Roi – (et iciNônon baissa la voix, comme si elle eût craint de dire tout haut cenom proscrit). – Il a parlé de louer la petite maison du bonhommeBouët, qui est tout contre le prieuré. Alors, ma chère madame LeHardouey, ce serait un desservant de plus que nous aurions à laparoisse ; mais, que Dieu me pardonne si je l’offense !il me semble que je ne pourrais pas aller à confesse à lui, quéqueméritant et exemplaire qu’il pût être. Je ne puis pas dire ce queça me ferait de voir sa figure auprès de la mienne à travers leviquet du confessionnal. M’est avis que j’aurais toujourspeur, en recevant l’absolution, de penser plus au diable qu’au bonDieu !

– Pour une fille pieuse comme vous, Nônon, – fit gravementJeanne Le Hardouey, – vous avez là une mauvaise idée. Vous savezbien que ce n’est pas à l’homme dans le prêtre qu’on se confesse,mais à Dieu.

– J’sais bien qu’ils le disent au catéchisme et dans la chaire,– répondit Nônon, – mais le bon Dieu ne demande pas plus que force,et j’sens qu’il me serait impossible de me confesser également àtous les prêtres. La confiance ne se commande pas. »

Elles étaient arrivées, en parlant ainsi, à l’extrémité ducimetière qui entourait l’église et qui se fermait de ce côté parun échalier. Il n’était pas nuit, mais le jour se retirait peu àpeu du ciel.

« Il faut que je me dépêche, ma pauvre Nônon, – fit Jeanne, –car j’ai un bon bout de chemin d’ici chez nous. J’ai laissé allernos gens après les vêpres, et me suis attardée à l’église. Leschemins sont mauvais, et on ne va guères vite avec des sabots.Bonsoir donc, Nônon ; si vous venez au Clos cette semaine,vous savez bien, ma fille, qu’il y a toujours une petite collationpour vous.

– Vous êtes bien honnête, madame Le Hardouey, – dit NônonCocouan. Et, sans doute pour payer une politesse par une autre : –Voulez-vous que j’aille quant et vousjusqu’au Vieux Presbytère ? – ajouta-t-elle.

– Merci, ma fille, merci, – répondit Jeanne. – Je ne suis paspeureuse, et j’irai si vite que je rattraperai peut-être nos gens.»

Et lestement, et avec l’aisance des femmes de la campagne, ellefranchit l’échalier avec ses sabots et ses jupes, se souciant peude montrer à Nônon Cocouan et la couleur de ses jarretières et lesplus belles jambes qui eussent jamais passé bravement à travers unehaie et sauté, pieds joints, un fossé.

Nônon n’insista pas. Elle avait une déférence respectueuse pourJeanne Le Hardouey, qu’elle avait connue mademoisellede Feuardent, il y avait des années. Elle lui eûtbien volontiers rendu service, mais Nônon avait toutes lessuperstitions du pays où elle était née. Le Vieux Presbytère ou,pour parler comme on parlait dans le patois de la contrée, le VieuxProbytère était aussi redouté que la lande de Lessayelle-même. C’était la ruine abandonnée, il y avait longtemps déjà,de l’ancienne maison du curé, située dans un carrefour solitaire oùsix chemins aboutissaient et se coupaient à angle aigu. Un assezvaste corps de bâtiment qui subsistait encore appartenait alors àun cultivateur qui ne l’habitait pas, mais qui l’utilisait en yengrangeant ses orges et ses foins. On disait que c’était un lieuhanté par les mauvais esprits et qu’on y rencontrait parfois degros chats, qui marchaient obstinément à côté de vous, dans laroute, et qui tout à coup se mettaient à vous dire bonsoir avec desairs fort singuliers. La Cocouan ne tenait pas infiniment à allerjusque-là, aux approches de la nuit, pour s’en revenir seule etmonter les chasses qui y conduisaient. Elle se retournapour regarder Jeanne qui s’éloignait en sautant les mares, d’unepierre sur l’autre, dans ces chemins défoncés. Et quand elle eut vutourner sa pelisse bleue au bout d’une haie :

« Elle est moins peureuse que moi, – fit-elle comme se parlant àelle-même, – et plus jeune : elle a eu plus d’éducation que noustoutes. C’est la fille deLouisiane-à-la-hache, et c’estune Feuardent par son père. J’ai ouï dire à défunt le mien quec’étaient là des gens qui n’ont jamais rencontré, sous la calottedes cieux, rien qui pût les épouvanter. »

Et, rassurée sur le sort de Jeanne, elle revint sur ses pas, fitune révérence et se signa devant la croix de pierre grise quis’élevait au centre du cimetière, en fit encore une avec un autresigne de croix, en passant entre l’if au feuillage glauque et leportail de l’église, en face duquel, selon l’ancienne coutume, cetarbre des morts était planté, et elle regagna promptement le groupede maisons qu’on appelait le bourg et qu’elle habitait. Quand ellerepassa dans ce cimetière ceint de murs qui s’écroulaient et qu’onoubliait de relever, où de hautes herbes, qu’aucune faux jamais necoupait, se courbaient au souffle du soir comme une moissonmortuaire ; lorsqu’elle entendit quelques corbeaux croasserdans les ouvertures grillées du clocher, par ce déclin d’un jourd’hiver, gris et bas, l’âme ouverte à tous les sentiments d’unenature religieuse, ignorante et timide, Nônon se félicita, en seserrant dans son mantelet de ratine blanche, de n’être pas à cetteheure au Vieux Presbytère et dans la chemise de Jeanne LeHardouey.

Celle-ci cependant marchait, le cœur ferme comme le pas,accoutumée à tous les chemins des environs, qu’elle avait maintesfois parcourus, soit à cheval, soit à pied, depuis qu’elle étaitmariée, et même bien avant qu’elle le fût, et d’ailleurs troppréoccupée, ce jour-là, pour s’inquiéter soit des mauvaisesrencontres, soit des endroits de la route d’une suspecteréputation.

Chapitre 5

 

Pour bien comprendre cette préoccupation nouvelle, si soudaineet si diabolique, dont elle devait plus tard être la victime, ilfaut dire ce qu’était alors Jeanne-Madelaine de Feuardent, femmepar mariage de maître Thomas Le Hardouey.

C’était une femme dans la fleur mûrie de la jeunesse, active,courageuse, et de ce sens droit, perçant et supérieur, qu’onrencontre dans une grande quantité de femmes de Normandie, la terreclassique de cette forte race de ménagères qui entendent si bien legouvernement du logis. Il fallait qu’elle inspirât beaucoupd’estime dans la contrée, car, quoique riche, et d’une richesse malacquise par Thomas Le Hardouey, qui passait pour un homme violentet rusé, on ne la haïssait pas.

On savait la distinguer de son mari quand on en parlait. À elle,on ne lui reprochait rien, si ce n’est un peu de hauteur quand onpensait à son mariage, mais qu’on lui pardonnait quand on pensait àsa naissance. Les Feuardent avaient été une famille puissante.

Des fautes, des malheurs, des passions, cette triple cause detous les renversements de ce monde, avaient, depuis plusieurssiècles, poussé, de générations en générations, les Feuardent à uneruine complète. Avant que 1789 éclatât, cette ruine étaitconsommée.

Jeanne-Madelaine de Feuardent, le dernier rejeton du vieux chênenormand déraciné, orpheline à la merci du sort, fut recueillie parla famille des Aveline, qui avait de grandes obligations auxFeuardent, et qui l’éleva avec ses autres enfants comme un enfantde plus. Sans cela, elle aurait pu aller rejoindre dans leur misèreces marquis de Pottigny, « que j’ai vus aux portes, Monsieur !» me disait maître Louis Tainnebouy avec une espèce d’horreurreligieuse, mourant éclat de cette flamme divine du respect desraces, éteinte maintenant dans tous les cœurs et qui brillaitencore dans ce dernier peut-être des paysans d’autrefois !

Les Aveline (Aveline de la Saussaye, comme ils se faisaientappeler) étaient de ces bourgeois d’un honneur antique, qui, sousl’ancienne monarchie française, étaient les nobles du lendemain,car la noblesse finissait toujours par leur ouvrir son sein, en lesinvertissant de certaines charges, grave initiation à la viepublique, qu’on ne définissait point comme aujourd’hui : legouvernement de tous par tous, – ce qui est impossible et absurde,– mais le gouvernement de tous par quelques-uns, ce qui estpossible, moral et intelligent. Jeanne-Madelaine de Feuardent pritsa part d’une éducation aussi cultivée qu’elle pouvait l’être à lacampagne et à cette époque, mais qui l’était trop encore pour lavie qui devait lui échoir. Ce qui eût convenu à la file desFeuardent ne devenait-il pas un danger pour une femme dont ladestinée n’était pas au niveau du nom !… Quand elle atteignitl’âge nubile, la Révolution était finie, et les enfants desAveline, élevés avec elle, mariés et dispersés dans les environs,la laissèrent seule avec leurs vieux parents, qui, se voyant aubord de leurs tombes, songèrent aussi à l’établir. Maître LeHardouey se présenta, et, comme il n’avait pas encore taché saréputation d’honnête homme en achetant du bien d’émigré, lesAveline appuyèrent sa recherche auprès de leur fille d’adoption.Cependant Jeanne-Madelaine n’aimait guères son prétendu. Le sangdes Feuardent bouillonnait dans ce cœur vierge à l’idée d’épouserun paysan et un homme comme maître Thomas Le Hardouey, beaucoupplus âgé qu’elle et d’une rudesse de mœurs et de caractère quichoquait ses instincts délicats de jeune fille. Elle ne l’agréadonc point tout d’abord. Il fallut même le cruel empire descirconstances pour la décider, non pas à donner sa main, mais à sela laisser prendre par cet homme pour qui elle n’éprouvait que del’éloignement. La prévoyance, cette sévère conseillère, laprévoyance, ce sentiment si profondément normand, lui montral’avenir dans toute sa sombre et inquiétante réalité. Les Avelinepouvaient mourir d’un instant à l’autre, et alors quedeviendrait-elle ? La Révolution avait détruit ces couvents,asiles naturels des filles nobles sans fortune, dont la fierté nevoulait pas souffrir la honte forcée d’une mésalliance.

Quelle ressource devait lui rester ? Serait-elle obligéed’aller comme ouvrière à la journée, ou,ce qui serait pire encore, d’entrer quelque part encondition ?… Une telle pensée navrait son courage. Elle sesouvenait aussi de sa mère, qui était une plébéienne, et voilàcomment, les dernières fiertés de son cœur vaincues, elle détournala tête et se laissa épouser.

Car sa mère, cetteLouisine-à-la-hache, commel’avait appelée Nônon Cocouan, était la première mésalliance de cesFeuardent dont elle portait le nom et qui devaient à jamaiss’éteindre en elle. Elle, Jeanne-Madelaine, serait la seconde, maisce serait la dernière.

En effet, son père, le seigneur de Feuardent, avait couronné unevie d’excès et de folies par un mariage qui l’avait mis, comme ondit, au ban de toute la noblesse du pays.

Il avait épousé, dans l’âge où les passions des hommes quifurent longtemps passionnés contractent je ne sais quoi de plusimpérieux et de plus désordonné que dans la superficielle jeunesse,la fille d’un simple garde-chasse d’un seigneur de ses amis, sonvoisin de terre, le seigneur de Sang-d’Aiglon, vicomte deHaut-Mesnil. Cet ami, ce Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil, était unhomme beaucoup plus taré et décrié que jamais ne l’avaient été lesFeuardent. Il a laissé dans le pays des souvenirs tels que, si onles remue encore aujourd’hui dans l’esprit des générations quientendirent parler de cet homme à leurs pères, il en sort ou le feud’une imprécation ou la pâleur glacée de l’effroi.

Pendant vingt ans il avait été l’horreur et la désolation de lacontrée. Dernier venu d’une race faite pour les grandes choses,mais qui, décrépite, et physiologiquement toujours puissante,finissait en lui par une immense perversité, il était duelliste,débauché, impie, contempteur de toutes les lois divines ethumaines ; il avait enfin tous les vices qui peuvent tenir enfaisceau dans un lien de fer sans le fausser, car son âme en étaitun que la plus épouvantable corruption ne put amollir.

On disait que la fille de son garde, le vieux Dagoury, le fameuxsonneur de trompe qui sonnait toujours dans une chasse et faussaitles meilleurs instruments avec son souffle de fer rougi, si bienqu’on prétendait qu’il avait fait un pacte avec le Diable pourpouvoir sonner de cette force-là ! oui, on disait que la fillede Dagoury était la sienne, et la dissolution des mœurs du maîtreexpliquait bien la honte du valet. Cette fille était la belleLouisine. Ce qui autorisait encore de pareils bruits, c’est queLouisine n’était point traitée au château de Haut-Mesnil comme lafille d’un serviteur. Elle y jouissait d’une position étrange,exceptionnelle, osée, depuis le jour surtout où elle avait conquis,par une intrépidité étonnante dans une si jeune enfant, ce nomsingulier deLouisine-à-la-hache qu’elleporta jusqu’à sa mort. Voici le fait en quelques mots :

Un jour, un dimanche, tous les gens du village étaient à lagrand-messe, et depuis une semaine Ruffin Dagoury chassait lesanglier avec son maître dans les forêts des environs.

Il n’y avait que Louisine au château. C’était d’autant plusimprudent de le faire garder par une fille dequinze ans, qu’à cette époque le pays était infesté par une troupede brigands fort redoutables. Mais c’est aussi un traitcaractéristique de la Normandie que la téméraire sécurité de cepays qui tient tant à sonfait, comme il dit dans son langage antique et populaire,et qui ne songe à le défendre que quand on a littéralementla main dessus.

Ainsi, dans mon enfance, j’ai vu des fermiers isolés, n’ayantdes voisins qu’à une lieue de là, coucher tranquillement, la porteouverte. On s’y croyait toujours au temps de Rollon. La Louisine,avec ses quinze ans, n’était qu’une amorce de plus, une odeur dechair fraîche pour les misérables vagabonds qui couraient,pillaient, et parfois incendiaient le pays.

Mais, de son pays plus que personne, elle n’y songeait guères,ce jour-là. Elle allait et venait dans la cuisine. Et comme elletaillait un de ces énormes morceaux de pain bis que l’on appelle unmousquetaire et qu’elle appuyait contre son sein rond et calme,voilà qu’un mendiant poussa la porte et lui demanda la charité.

« Entrez, mon bonhomme, – lui dit-elle, – et asseyez-vous sur lebanc. Je taille la soupe, elle sera bientôt trempée, et je vous endonnerai plein votre écuelle. »

Le pauvre s’assit en geignant, et Louisine continua de vaqueraux soins du ménage.

Mais, dans l’entre-deux de ces soins, comme elle était passéedans une pièce voisine, elle vit dans la mirette, devantlaquelle elle ajusta son tour de gorge des dimanches, le mendiantqui rattachait sa fausse barbe grise ; et ce fut alors quel’idée des vols et des assassinats dont on parlait tant dans lepays lui revint.

« On n’est pas encore au sacrement de la messe, – pensa-t-elle,– et, sans doute, ce mendiant n’est pas seul. »

Comme elle sentait qu’elle devenait pâle, elle alla au feu ets’y pencha, pour que la chaleur fit remonter le sang à ses joues.Bientôt elle enleva la marmite à bras tendu et la porta fumantedans la pièce où elle était allée déjà, et en referma la porte.Après qu’elle eut versé la soupe dans un plat de terre où elleavait coupé le pain par tranches, elle regarda encore une fois bienfurtivement par la serrure, comme elle avait fait dans la mirette,et elle vit le mendiant qui ouvrait un grand couteau par-dessous latable auprès de laquelle il s’était assis. Alors, avec cesang-froid de la tête que ne troublent pas les plus impétueusespalpitations de nos cœurs, elle coucha une hache sur le pli de sonbras nu, et prenant avec les deux mains le vase de terre danslequel la soupe bouillait :

« Bonhomme ! – cria-t-elle à travers la porte, – voicivotre soupe ; mais j’ai les deux mains chargées,ouvrez-moi ! »

Le brigand, son couteau à la main, vint lui ouvrir pour se jetersur elle ; mais, cruelle jusque dans sa vaillance, elle luijeta dans les yeux cette soupe bouillante qui l’aveugla et le fithurler de douleur. Puis, saisissant la hache au pli de son bras,elle l’en frappa dans le front, adroite comme un boucher qui frappele bœuf entre les cornes et l’abat, le front fendu, d’un seul coup.Elle laissa la hache dans la blessure et sauta par-dessus le corpsdu bandit, tombé dans une mare de sang, comme elle eût sauté unetouffe d’églantiers au bout d’un buisson. Elle respirait toutes lesqualités de son pays dans son action.

Prévoyante autant qu’inspirée, elle ferma la porte au verrou,poussa contre cette porte la grosse table de la cuisine, et,décrochant le fusil de son père au manteau de la cheminée, ellemonta en haut, sans plus s’inquiéter de ce corpsvautré dans son sang et qui râlait son agonie. Une fois montée,elle arma son fusil, ouvrit la fenêtre, et attendit.

Deux brigands parurent. Ils allèrent d’abord à cette porte,qu’ils trouvèrent fermée, à leur grand étonnement ; puis,levant les yeux, ils l’aperçurent.

« Ouvre-nous la porte, fillette ! » – lui crièrent-ils.

Mais la fillette les coucha en joue et les menaça de faire feus’ils ne se retiraient pas. Eux se moquèrent de cette jeunesse, et,comme ils essayaient de forcer la porte, l’un d’eux tomba frappédans le cœur. L’autre crut venger son complice en envoyant uneballe à cette jeune fille, qui rechargeait le fusil de son père. Laballe emporta la coiffe de linon de Louisine, qui resta décoiffée,et que les gens du château, en revenant de la messe, trouvèrent àla fenêtre, son fusil armé, les joues aussi ardentes que le rubande fil rouge qui retenait à sa tête son abondant chignon, blondcomme une gerbe d’épis mûrs.

Le brigand s’était sauvé, et, s’il y en avait d’autres dans levoisinage, la fin de la messe s’avançant, ils n’avaient pas osévenir.

C’était depuis cette aventure mémorable que la Louisine avaitété traitée au château comme une enfant gâtée, ou comme une sultanefavorite. Cette mâle intrépidité dans une fillette, cette enfant àqui il ne fallait peut-être, pour être une héroïne, que l’occasionhistorique, cette Jeanne Hachette obscure, qui n’avait pas tous lesyeux d’une ville sur elle pour lui décharger dans le cœur les chocsélectriques du courage, fut l’objet de l’enthousiasme des amis duvicomte de Haut-Mesnil, de ces nobles qui, à travers leurs vices,n’avaient qu’une vertu restée fidèle, la vertu du sang, labravoure. Remy de Sang-d’Aiglon crut sans doute reconnaître uneinspiration de sa race dans le courage de cette enfant, et sentitsa paternité longtemps muette se réveiller par les tressaillementsde l’orgueil.

Il fit asseoir Louisine à sa table et lui donna, malgré sajeunesse, la haute main et la surveillance du château. Souvent ill’emmena dans ses parties de chasse. Il aimait à la voir abattre unsanglier aussi bien que lui, et monter avec l’adresse hardie d’uneCotentinaise les chevaux les plus jeunes et les plus fringants. Àcoup sûr, si Louisine avait eu l’âme faible, c’eût été pour elleune mauvaise école que le château de Haut-Mesnil, que ces festinsqu’elle présidait au retour des chasses, et dont les convives yamenaient des femmes sans vertu et se gênaient d’autant moinsqu’elle n’était pas une demoiselle, une fille de leurrang, et que tout le leur rappelait, même le costume deLouisine-à-la-hache ; car elle avait gardé son bavolet etcette fière coiffe de la conquête, abandonnée aux paysannes enNormandie, mais qui n’en est pas moins digne de la tête d’une fillede roi. Heureusement Louisine, qui n’avait plus de mère, était decette famille d’êtres forts qui s’élèvent seuls, et dont Dieu asculpté la lèvre de manière à trouver de quoi boire aux mamelles deBronze de la Nécessité.

Elle sut imposer un respect qu’ils ne connaissaient plus auxhommes sans frein dont elle était entourée. Elle inspira même àquelques-uns d’entre eux de ces passions d’âmes inassouvies qui sesoulèvent avec les rages du vieux Tibère à Caprée, contre leurpropre assouvissement.

On le conçoit. La jeune fille en elle voilait l’amazone de sestimidités rougissantes.

C’était un piquant mélange que cette combinaison d’intrépiditéet de suave faiblesse dans cette jeune et innocente meurtrière dedeux hommes, que ces quelques gouttes d’un sang fièrement versé,retrouvées sur ses bras, plus frais que la fleur des pêchers !C’était un goût nouveau qu’aurait ce breuvage dans leur verre, àces blasés de gentilshommes, à ces satrapes usés dejouissances ; et plus d’une fois ils voulurent l’y fairecouler ! Mais Louisine-à-la-hache, on l’a vu, savait sedéfendre, et elle se défendit si bien que Loup de Feuardent, quin’avait plus guères qu’un débris de fortune et à qui nulle femme dehobereau bas-normand n’aurait voulu donner sa fille, ayant conçupour elle une passion irrésistible, mit cette tache dans son blasonet l’épousa.

Telle avait été la mère de Jeanne, cette célèbreLouisine-à-la-hache, à qui Jeanne ressemblait, disaient ceux quil’avaient connue. Louisine était morte bien peu de temps après lanaissance de sa fille. Le pied d’un cheval furieux brisa ce cœurqui battait dans une poitrine digne d’allaiter des héros, et broyace beau sein dont jamais nulle passion mauvaise n’avait altéré lelait pur. Louisine avait transmis à sa fille la force d’âme quirespirait en elle comme un souffle de divinité ; mais, pour lemalheur de Jeanne-Madelaine, il s’y mêlait le sang des Feuardent,d’une race vieillie, ardente autrefois comme son nom, et ce sangdevait produire en elle quelque inextinguible incendie, pour peuqu’il fût agité par cette vieille sorcière de Destinée qui remue sisouvent nos passions dans nos veines endormies, avec un tisonenflammé ! Hélas ! quand Jeanne avait épousé Thomas LeHardouey, elle avait senti un soulèvement de ce sang qui arrosaitdans son cœur les rêves que toute jeune fille y porte, et quirendait les siens plus brûlants et plus impérieux.

Mais elle mit par-dessus cet orage la volonté courageuse qu’elletenait de sa mère, et l’idée que ce sang, après tout, confondu aveccelui d’une fille du peuple, n’avait pas tant le droit degronder ! Plus tard, la vie active, cette laborieuse et saineexistence des cultivateurs, qu’elle avait épousée avec son mari, leménage, l’intérêt domestique, l’éloignement de la classe à laquelleelle appartenait par son père, pesèrent et agirent sur elle avectant d’empire qu’elle ne semblait plus que ce qu’elle devait être,c’est-à-dire une femme qui avait pris son parti avec le sort et quiportait au doigt son alliance de mariage, comme le premieranneau de cette chaîne, formée de devoirs, que, parmi nous autreschrétiens, on appelle la résignation.

Elle avait été belle comme le jour à dix-huit ans : moins bellecependant que sa mère ; mais cette beauté, qui passe plus vitedans les femmes de la campagne que dans les femmes du monde, parcequ’elles ne font rien pour la retenir, elle ne l’avait plus.

Je veux parler de cette chair lumineuse de roses fondues etdevenues fruit sur des joues virginales, de cette perle defraîcheur des filles normandes près de laquelle la plus pure nacredes huîtres de leurs rochers semble manquer de transparence etd’humidité. À cette époque, les soins de la vie active, les soucisde la vie domptée, avaient dû éteindre au visage de Jeanne cettenuance des larmes de l’Aurore sous une teinte plus humaine, plusdigne de la terre dont nous sommes sortis et où bientôt nous devonsrentrer : la teinte mélancolique de l’orange, pâle et meurtrie.Grands et réguliers, les traits de Maîtresse Le Hardoueyavaient conservé la noblesse qu’elle avait perdue, elle, par sonmariage. Seulement ils étaient un peu hâlés par le grand air, etparsemés de ces grains d’orge savoureux et âpres, qui vont bien, dureste, au visage d’une paysanne. La centenaire comtesse Jacquelinede Montsurvent, qui l’avait connue, et dont le nom reviendra plusd’une fois dans ces Chroniques de l’Ouest, m’a raconté que c’étaitsurtout aux yeux de Jeanne-Madelaine qu’on reconnaissait laFeuardent. Partout ailleurs, on pouvait confondre la femme deThomas Le Hardouey avec les paysannes des environs, avec toutes cesmagnifiques mères de conscrits qui avaient donné ses plus beauxrégiments à l’Empire ; mais aux yeux, non ! il n’étaitplus permis de s’y tromper. Jeanne avait les regards de faucon desa race paternelle, ces larges prunelles d’un opulent bleu d’indigofoncé comme les quinte-feuilles veloutées de la pensée, et quiétaient aussi caractéristiques des Feuardent que les émaux de leurblason. Il n’y a que des femmes ou des artistes pour tenir comptede ces détails. Naturellement, ils avaient échappé à maître LouisTainnebouy, comme bien d’autres choses d’ailleurs, quand il m’avaitraconté l’histoire que j’ai complétée depuis qu’il m’en eut touchéla première note, dans cette lande de Lessay où nous nous étionsrencontrés. Lui, mon rustique herbager, jugeait un peu les femmescomme il jugeait les génisses de ses troupeaux, comme les pasteursromains durent juger les Sabines qu’ils enlevèrent dans leurs brasnerveux : il ne voyait guère en elle que les signes de la force etles aptitudes de la santé. Avec sa taille moyenne, mais bien prise,sa hanche et son sein proéminents, comme toutes ses compatriotesdont la destination est de devenir mères, si Jeanne n’était plusalors une femme belle, pour maître Tainnebouy, elle était encoreune belle femme. Aussi, quand il m’en parla, et quoiqu’elle fûtmorte depuis des années, son enthousiasme de bouvier bas-normands’exalta et atteignit des vibrations superbes, je dois enconvenir.

« Ah ! Monsieur, – me disait-il en frappant de son pied defrêne les cailloux du chemin, – c’était une fière et vertecommère ! Il fallait la voir revenant du marché de Créance,sur son cheval bai, un cheval entier, violent comme la poudre,toute seule, ma foi ! comme un homme ; son fouet de cuirnoir orné de houppes de soie rouge à la main, avec son justaucorpsde drap bleu et sa jupe de cheval ouverte sur le côté et fixée parune ligne de boutons d’argent ! Elle brûlait le pavé etfaisait feu des quatre pieds, Monsieur ! Et il n’y avait pasdans tout le Cotentin une femme de si grande mine et qu’on pûtciter en comparaison ! »

Chapitre 6

 

Jeanne Le Hardouey, après avoir quitté Nônon Cocouan, se dirigeavers le Clos par le chemin qu’elle suivait souvent. Ai-je besoin dedire maintenant que c’était une de ces femmes dont les impressionsse succédaient avec la régularité que leur naturel imprime auxêtres forts ? Et cependant le prêtre quelle venait de voir, cetragique Balafré en capuchon, et ce que lui en avait raconté cetteflânière de Nônon Cocouan, s’enfonçait en elle avecpuissance et l’empêchait de marcher aussi vite qu’elle l’auraitfait dans tout autre moment. Les chemins étaient déserts. Les gensdes vêpres s’en étaient allés dans des directions différentes.Malgré ce qu’elle avait dit à Nônon, qu’elle irait vite une foisqu’elle serait seule, elle ne se hâtait pas, car nulle peur ne ladominait. Il ne faisait pas froid, du reste. Le temps était doux,quoique agité. C’était une de ces molles journées du commencementde l’hiver où le vent souffle du sud, et où les nuées, grises commele fer et basses à toucher presque avec la main, semblent peser surnos têtes. Jeanne ne vit rien qui justifiât les appréhensions de laCocouan.

Elle passa de jour encore au Vieux Presbytère. Tout y étaitsolitaire et silencieux. Seulement, sous une des grandes ouverturesde la cour, cintrée comme l’arche d’un pont et fermée autrefois pardes portes colossales, maintenant arrachées de leurs énormes gonds,restés rouillés dans les murs, elle aperçut un de ces bergersrôdeurs, la terreur du pays, occupé à faire brouter à quelquesmaigres chèvres l’herbe rare qui poussait dans les cours vides decette espèce de manoir.

Elle le reconnut. C’était un berger qui s’était, il y avait peude temps, présenté chez maître Thomas Le Hardouey pour del’ouvrage, et que maître Thomas avait durement repoussé, ne voulantpas, disait-il, employer des gens sans aveu. Le Hardouey partageaitcontre ces gens-là les préjugés de maître Tainnebouy, qui sont, dureste, les préjugés universels de la contrée. Mais, comme il étaitriche et puissant, il ne cachait pas ses antipathies, et ilsemblait provoquer les bergers à une lutte ouverte contre lui pourles accabler.

On lui avait plus d’une fois entendu dire, soit au moulin, chezLendormi, soit à la forge, chez Dussaucey, le maréchal ferrant,qu’à la première mortalité de ses bêtes, au moindre malheur quiarriverait et qu’on pourrait imputer aux bergers, il en nettoieraitle pays pour tout jamais. Certainement de telles paroles, quebeaucoup de gens trouvaient imprudentes, n’étaient pas ignorées deshommes contre lesquels elles avaient été proférées, et cela pouvaitdonner à Jeanne, isolée dans des chemins écartés, l’idée quel’homme chassé par son mari et qu’elle y rencontrait par hasardétait fort capable de lui faire unmauvais parti ; mais, si cette idée lui vintà la tête, elle n’en montra rien, et elle fut la première, selon lacoutume des campagnes quand on se rencontre, à adresser la paroleau berger.

Il était assis sur une de ces grosses pierres comme on en trouveà côté de toutes les portes en Normandie. Il était enveloppé danssa limousine aux grandes raies rousses et blanches, espèce demanteau qui ressemble à un cotillon de femme qu’on s’agraferaitautour du cou. Son immobilité était telle que ses yeux mêmes neremuaient pas et qu’on l’aurait volontiers pris pour une momiedruidique, déterrée de quelque caverne gauloise.

Il était nécessaire que Jeanne, pour gagner dans la direction oùelle marchait, passât devant lui, et il dut la voir venir à plus devingt pas de distance ; mais ses comme les yeux de certainspoissons, avoir été faits pour traverser des milieux plus quel’élément qui nous entoure, ne témoignaient leur expression qu’ilsl’eussent seulement aperçue.

« Dis donc, le pâtre ! – lui cria-t-elle, – y a-t-illongtemps que les gens qui sortaient des vêpres sont passés, etcrois-tu qu’en traversant la Prairie aux Ajoncs qui coupe le chemind’ici au Clos je pourrais encore les rattraper ? »

Mais il ne répondit pas. Il ne fit pas un geste. Ses yeuxrestèrent dans la direction qu’ils avaient quand elle s’étaittrouvée devant lui, et elle se crut obligée de répéter plus haut laquestion qu’elle lui avait faite, pensant qu’il ne l’avait pasentendue.

« Es-tu sourd, pâtureau ? – lui dit-elle, impatientée commeune femme qui a l’habitude d’être obéie et pour qui toute paroleaux inférieurs était commandement.

– Sourd pour vous, vère ! – dit enfin le berger, toujoursimmobile ; – sourd comme un mouron, sourd comme un caillou,sourd comme votre mari et vous avez été sourds pour moi, maîtresseLe Hardouey ! Pourquoi m’ demandez-vous quéque chose ? Nem’avez-vous pas tout refusé l’aut’e jour ? Je n’ai rien à vousdire, pas plus que vous n’avez eu rien à me donner. T’nez, –ajouta-t-il en prenant un long fétu à la paille de ses sabots et lebrisant, – la paille est rompue ! Craiyez-vous que les deuxbouts que v’là et que je jette, le vent qui souffle puisse lesréunir et les renouer ? »

Il y avait un tremblement de colère dans la voix gutturale de cepâtre, qui accomplissait, sans le savoir, à des siècles dedistance, le vieux rite de guerre des anciens Normands.

« Allons, allons ! pas de rancune, berger ! – réponditJeanne en voyant qu’elle était seule avec cet homme irrité, quitenait à la main un bâton de houx, coupé fraîchement dans leshaies. – Dis-moi ce que je te demande, et quand tu passeras par leClos et que mon mari sera absent je te mettrai du pain blanc et unbon morceau de lard dans ton bissac.

– Gardez votre pain et votre lard pour vos chiens ! –reprit-il. – Ce n’est pas avec de la viande ou du pain qu’on apaisela colère d’un homme. Non, non ! l’homme qui dépendrait de sonventre au point de manger l’oubli des injures avec le pain qu’onlui jetterait n’aurait qu’un gésier à la place de cœur. J’compterons plus tard, maîtresse Le Hardouey !

– Prends garde aux menaces, pâtureau ! – fît-elle, plusmenaçante que lui et entraînée par son caractère décidé.

– Ah ! je sais bien – dit le berger avec un regard profondet une bouche amère – que vous êtes haute comme le temps, maîtresseLe Hardouey ! Mais vous n’êtes pas ici sous les poutres devotre cuisine. Vous êtes au Vieux Presbytère, dans un mauvaiscarrefour où âme qui vive ne passera plus maintenant que demainmatin. Qu’est-ce donc qui m’empêcherait, si je voulais ? –ajouta-t-il lentement en grinçant un sourire féroce qui fit brillerson œil vitreux, et montrant son bâton de houx… – Mais je ne veuxpas ! Non, je ne veux pas ! – fit-il avec explosion. –Les coups attirent les coups. Lâchez c’te pierre que vous avezprise et soyez tranquille. Je ne vous toucherai pas ! Ilsdiraient que je vous ai assassinée, si je portais seulement la mainà votre chignon, et je roulerais bientôt au fond de la prison deCoutances. Il y a de meilleures vengeances, et plus sûres. La cornemet du temps à venir au tauret, et ses coups n’en sont que plusmortels. Allez ! marchez ! – insista-t-il d’une voixsinistre. – Vous vous souviendrez longtemps des vêpres d’où voussortez, maîtresse Le Hardouey ! »

Et il se leva de sa pierre conique, se prit à siffler un airbizarre qui attira un chien aux longs poils blancs, droits etpointus comme des arêtes, et de cette espèce particulière ditede berger, le plus intelligent des chiens, maisaussi le plus mélancolique ; et il alla rassembler ses chèvreséparses dans la cour.

Jeanne, trop fière pour ajouter un mot à ceux qu’elle avait déjàprononcés, passa et prit la Prairie aux Ajoncs, moins inquiète dela déclaration de guerre du berger que frappée de ses dernièresparoles. Qu’entendait-il, en effet, par ces vêpres dont il luidisait de se souvenir ? Quel rapport pouvait-il y avoir entreune cérémonie religieuse et un de ces pâtres qui n’avaientpeut-être pas reçu le baptême, païens ambulants qu’on ne voyaitjamais aux églises et qu’on avait plus d’une fois rencontrés menantpaître leurs brebis sur l’herbe sacrée des cimetières, au grandscandale des gens religieux ? Ces vêpres, il est vrai, étaientdéjà marquées pour elle d’un point de rappel singulier : la vue dece prêtre inconnu qui lui avait mis au cœur des sensations si peufamilières à sa nature tranquille et forte ! Le mot du berger,coïncidant avec la rencontre de ce martyr des Bleus, comme luiavait conté Nônon, des Bleus, contre lesquels se serait battu Loupde Feuardent s’il avait vécu lors des guerres de l’Ouest, ce mot,venant après l’impression qu’elle avait reçue pendant les vêpres,la redoublait et la faisait fermenter en elle. C’est quelquefoisune si faible chose que le mystère d’organisation de la têtehumaine, qu’une circonstance (la plus misérable des circonstances,une coïncidence, un hasard) la trouble d’abord et finit parl’asservir. Jeanne rentra au Clos toute pensive, ne pouvants’empêcher d’associer dans ses émotions intérieures l’idée dusombre prêtre et les menaces du berger.

Mais son activité et ses occupations ordinaires la tirèrentde devant elle, comme on dit, et luifurent de salutaires distractions. Elle se débarrassa de sa pelissebleue et de ses sabots aux plettes noires, et elle se mità tourner dans sa maison, le front aussi serein que si riend’insolite n’avait traversé son esprit.

Elle donna ses ordres accoutumés pour le souper des gens, leurparla à tous comme elle en avait l’habitude et fixa à chacun saquote-part de travail pour la journée du lendemain. Domestiques etjournaliers, les gens du Clos étaient nombreux et formaient unelarge attablée dans la cuisine de maître Thomas Le Hardouey.Pendant que Jeanne surveillait toutes choses avec cet œil vigilantqui est l’attribut de la royauté domestique comme de l’autreroyauté, elle entendit qu’on s’entretenait, autour de la table, duprêtre au noir capuchon qui avait presque épouvanté à la processiontous les paroissiens de Blanchelande. C’était là l’évènement dujour.

« Je ne sais pas son nom de chrétien, – disait le grand valet,beau parleur aux cheveux frisés, qui mangeait une énorme galette desarrasin beurrée de graisse d’oie, – mais Dieu me punisse si on luiferait tort en l’appelant l’abbé de la goulefracassée !

– J’ai bien vu des coups de fusil dans ma vie, – reprenait à sontour le batteur en grange, qui avait servi sous le généralPichegru, – mais je ne peux croire que ce soient là de véritablesmarques de coups de fusil tirés par les hommes. Si le diable en aune fabrique dans l’arsenal de son enfer, ils doivent marquer commecela ceux qu’ils atteignent et qu’ils ne couchent pas à tout jamaissur le carreau. Au demeurant, il a plus l’air d’un soldat que d’unprêtre, ce capuchon-là ! Je l’ai vu samedi, vers quatre heuresde relevée, qui galopait dans le chemin qui est sous la ChesnaieCentsous, un chemin de perdition où verse plus d’une paire decharrettes par hiver ; il montait une pouliche qui semblaitavoir le feu sous le ventre. Par le flêt du démon !je vous affie et certifie qu’il n’y avait pas dans toutel’armée de Hollande, de l’époque où j’y étais, bien des douzainesde capitaines de dragons aussi crânement vissés que lui sur leurselle. »

Ceci se rapportait assez exactement à ce qu’avait dit NônonCocouan à Jeanne de l’arrivée du prêtre étranger chez M. le curé deBlanchelande. Mais, hors ce détail, les domestiques du Clos ensavaient beaucoup moins long que Nônon sur le compte de cet abbé,dont la présence inattendue et la grandiose laideur avaient remuépourtant cette population, si peu extérieure, occupée de travail etde gain, fidèle à l’esprit de ses pères, dont l’ancien cri deguerre était : gainage ! lourde à soulever parconséquent, et qui n’a pas, comme les populations du Midi, de pentenaturelle vers l’émotion et l’intérêt dramatique.

Or, il était dit que, ce soir-là, Jeanne ne pourrait se séparerde la pensée de l’être funeste qu’elle avait vu sous ces vêtementsde prêtre, si peu faits pour lui. Elle la repoussait comme uneobsession fatidique, et tout, autour d’elle, la lui rejetait. Il ya parfois dans la vie de ces entrelacements de circonstances quisemblent donner le droit de croire au destin ! Les domestiquessortis ou couchés, après leur repas du soir, Jeanne-Madelaineordonna le souper de son mari et le sien.

Habituellement, maître Thomas Le Hardouey, quand il n’était pasaux foires et aux marchés des cantons voisins, ne rentrait guère auClos que vers sept heures, pour souper tête à tête avec sa femme ouun ami en tiers, quelque fermier des environs, invité à venirjaser, à la veillée. La maison du Clos qu’ils habitaient était unancien manoir un peu délabré vers les ailes, séparé de la ferme,placé au fond d’une seconde cour, et quoique ce manoir fût diviséen plusieurs appartements, qu’il y eût une salle à manger et unsalon de compagnie où Jeanne avaitrangé, avec un orgueil douloureux, toute la richesse mobilièrequ’elle avait de son père, c’est-à-dire quelques vieux portraits defamille des Feuardent, cependant elle et son mari mangeaient surune table à part, dans leur cuisine, ne croyant pas déroger à leurdignité de maîtres ni compromettre leur autorité en restant sousles yeux de leurs gens.

C’est une idée du temps présent, où le pouvoir domestique a étédégradé comme tous les autres pouvoirs, de croire qu’en se retirantde la vie commune on sauvegarde un respect qui n’existe plus. Il nefaut pas s’abuser : quand on s’abrite avec tant de soin contre lecontact de ses inférieurs, on ne préserve guères que ses propresdélicatesses, et qui dit délicatesse dit toujours un peu defaiblesse par quelque côté. Certainement, si les mœurs étaientfortes comme elles l’étaient autrefois, l’homme ne croirait pas ques’isoler de ses serviteurs fût un moyen de se faire respecter ouredouter davantage. Le respect est bien plus personnel qu’on nepense. Nous sommes tous plus ou moins soldats ou chefs dans lavie ; eh bien ! avons-nous jamais vu que les soldats encampagne fussent moins soumis à leurs chefs parce qu’ils viventplus étroitement avec eux ? Jeanne Le Hardouey et son mariavaient donc conservé l’antique coutume féodale de vivre au milieude leurs serviteurs, coutume qui n’est plus gardée aujourd’hui (sielle l’est encore) que par quelques fermiers représentant lesanciennes mœurs du pays. Jeanne-Madelaine de Feuardent, élevée à lacampagne, la fille de Louisine-à-la-hache, n’avait aucune desfausses fiertés ou des pusillanimes répugnances qui caractérisentles femmes des villes. Pendant que la vieille Gotton préparait lesouper, elle dressa elle-même le couvert. Elle dépliait une de cesbelles nappes ouvrées, éblouissantes de blancheur et qui sentent lethym sur lequel on les a étendues, quand maître Le Hardouey entra,suivi du curé de Blanchelande, qu’il avait rencontré, dit-il, aubas de l’avenue qui menait au Clos.

« Jeanne, – fit-il, – v’là M. le curé que j’ai rencontré dans matournée d’après les vêpres, et que j’ai engagé, comme c’estdimanche, à venir souper avec nous. »

Jeanne accueillit le curé comme elle avait accoutumé de lefaire. Elle le voyait souvent, et souvent elle lui avait donné del’argent ou du blé pour les pauvres de la paroisse ; car,religieuse d’éducation et royale de cœur, Jeanne était aumônière,comme disaient les mendiants du pays, qui ôtaient leur bonnet delaine grise quand ils parlaient d’elle.

Cette libéralité, qui s’exerçait parfois à l’insu de maître LeHardouey, était une raison pour que le curé vînt fréquemment auClos. Il n’y était guère attiré par le maître du logis, qui avaitacheté des biens d’Église, et dont la réputation était, pour cetteraison, loin d’être bonne.

Le Temps, qui jette sur toutes choses, grain à grain, uneimpalpable poussière, laquelle, sans l’Histoire, finirait parcouvrir les évènements les plus hauts, le Temps a déjà répandu sonsable niveleur sur bien des circonstances d’une époque si peuéloignée, et nous n’avons plus la note juste que donnaient lessentiments d’alors. Un acquéreur des biens d’Église inspirait à peuprès l’horreur qu’inspire le voleur sacrilège, et il n’y a guèreque la raison immortelle de l’homme d’État qui comprenne bienaujourd’hui ce qu’avait de grand et de sacré une opinion qui paraîtexcessive aux esprits lâches et perdus de la génération actuelle.Au sortir de ces guerres civiles, le curé de Blanchelande avaitbesoin de se rappeler son ministère de paix et de miséricorde pourne pas regarder Thomas Le Hardouey comme un ennemi. Aussin’était-ce qu’en considération de Jeanne qu’il acceptait lespolitesses du riche propriétaire, son paroissien. Ce dernier lesfaisait, du reste, un peu par déférence pour sa femme, et aussi parcet esprit de faste grossier et d’hospitalité bruyante, l’attributde tous les parvenus. Le curé, d’un autre côté, avait en lui toutce qui fait pardonner d’être prêtre aux esprits irréligieux, bornéset sensuels comme était Le Hardouey et comme il en est tant sortidu giron du dix-huitième siècle. L’abbé Caillemer était ce qu’onappelle un homme à pleine main, de joviale humeur, rond d’espritcomme de ventre, ayant de la foi et des mœurs, malgré son amourpour le cidre en bouteille, le gloria et le pousse-café,trois petits écueils contre lesquels, hélas ! vient échouerquelquefois la mâle sévérité d’un clergé né pauvre, et dont lajeunesse n’a pas connu les premières jouissances de la vie. L’abbéCaillemer ajoutait à toutes ces qualités vulgaires de n’avoirpoint, dans son être extérieur, ce caractère de dignité sacerdotaleque la basse classe des esprits ne peut souffrir, parce qu’il luiimpose et qu’elle est obligée de le respecter.

« Quand j’ai rencontré M. le curé, – fit le fermier ens’asseyant à sa table, étincelante de pots d’étain, et ens’adressant à sa femme, – il n’était pas seul, il avait avec lui unconfrère. Et si ce n’était pas un confrère, et que je ne craignissepas de manquer de respect à M. le curé, je dirais qu’il a plutôtl’air d’un diable que d’un prêtre. Je l’ai invité aussi à notrerepas, quoique, par ma foi, Jeannine, vous eussiez bien pu, toutehardie que vous êtes, en avoir peur. »

Jeanne sourit, mais la pommette de sa joue brûlait.

« Je sais, – dit-elle ; – je l’ai vu aux vêpres et ausalut.

– C’est l’abbé de La Croix-Jugan, ma chère madame, – fit le curéen nouant sa serviette sous son menton pour ne pas gâter, enmangeant, sa belle soutane des dimanches, – et vous avez tort deprendre pour de la fierté, je vous l’ai déjà dit, maître LeHardouey, le refus qu’il a fait de souper avec nous ce soir, car jesais, de source certaine, qu’il est invité, depuis huit jours, chezMme la comtesse de Montsurvent.

– Humph ! – fit Le Hardouey d’un ton défiant et incrédule,– ne dites pas que celui-là n’est pas fier, monsieur le curé. Je nesuis pas déniché d’hier matin, et me connais encore à l’air deshommes… Mais, Dieu de Dieu ! où donc a-t-il pris ceseffroyables blessures qui lui ont retourné le visage comme le socde la charrue retourne un champ ?

– Ah ! sainte mère de Dieu ! fit le curé, qui avalaitore profundo une large cuillerée de soupe auxchoux, – c’est une assez tragique histoire ! »

Et, commère comme il était, il entama l’histoire de l’abbé de LaCroix-Jugan.

« C’était – apprit-il à ses hôtes – le quatrième fils du marquisde La Croix-Jugan, l’un des plus anciens noms du Cotentin avec lesToustain, les Hautemer et les Hauteville. Selon la coutume de lanoblesse de France, l’aîné de La Croix-Jugan avait succédé auxbiens considérables de son père, et, plus tard, avait émigré. Lecadet, entré dans la Maison du Roi, était, au commencement de laRévolution, lieutenant aux gardes du Corps, et avait été, le 10août, massacré en défendant la porte de Marie-Antoinette. Letroisième, sur le berceau duquel on avait mis le ruban de l’ordrede Malte, était allé, vers quinze ans, rejoindre son oncle lecommandeur et commencer ce qu’on appelait les caravanes. Enfin, ledernier de tous, celui dont il était question, obligé d’être prêtrepour obéir à la loi des familles nobles de ce temps, et destiné àdevenir, bien jeune encore, évêque de Coutances et abbé de l’abbayede Blanchelande, n’était encore que simple moine quand laRévolution éclata.

– Et une bonne abbaye que Blanchelande ! – fit maître LeHardouey, – et qui valait gros à l’abbé ! C’était là unemaison de bénédiction pour ceux qui l’habitaient. On n’y riait pasque du bout des dents, comme saint Médard, et on n’y chantait pasque du plain-chant, comme dans votre église, monsieur le curé. On ypassait le temps joyeusement à l’époque où le Talaru menait lediocèse comme un ivrogne mène sa jument, et, jarnigoi ! cen’est pas menterie, monsieur le curé, car j’ai vu, moi, cet évêqued’ancien régime et tous les moines de l’abbaye…

– Allons, allons, maître Thomas, – dit le curé en interrompantamicalement les souvenirs peu respectueux de son paroissien, – jene veux pas savoir ce que vous prétendez avoir vu, et, d’ailleurs,vous êtes un petit brin mauvaise langue, et peut-être mauvaise vueet mauvaise mémoire par-dessus le marché. Je sais qu’il y a eu biendes abus et bien du péché, même dans l’Église, et que notreseigneur de Talaru, qui avait été officier de cavalerie, n’avaitpas assez oublié l’esprit de son premier état. Mais à tout péchémiséricorde, d’autant qu’il est mort comme un saint dans lestristesses de l’émigration ! Dieu lui a fait la grâced’expier, par sa mort, le scandale qu’il avait causé pendant savie.

– Je ne dis pas que non… mais enfin… suffit ! – dit LeHardouey, qui voyait l’œil de Jeanne devenir d’un bleu plus sombreen le regardant. – Toujours est-il que ce n’est pas en chantantmatines ou vêpres qu’il s’est ainsi marqué le visage, votre abbé deLa Croix-Jugan !

– Je crois bien ! – repartit le curé en joignant les mainssur son rabat avec componction. – Ah ! mes chers amis, quenous sommes de fragiles créatures ! – poursuivit-il avec ladolente onction qu’il avait quand il faisait son prône ; –mais aussi cette Révolution, fille de Satan, avait renversé toutesles têtes, et elle doit porter le poids de bien des iniquités.L’abbé de La Croix-Jugan, qui s’appelait, à Blanchelande, le frèreRanulphe, aurait-il jamais quitté son monastère sans la persécutionde l’Église ? Au lieu d’émigrer, comme nous autres, quidisions la messe à Jersey ou à Guernesey, il oublia que l’Égliseavait horreur du sang, et il s’alla battre avec les seigneurs etles gentilshommes dans la Vendée et dans le Maine, et, plus tard,dans ce côté du bas pays.

– Oh ! oh ! il aurait donc chouanné, monsieurl’abbé ? – dit maître Thomas Le Hardouey avec une explosiond’ironie qui montrait combien il était dominé par les passions dutemps, à moitié apaisées, mais toujours brûlantes ; carc’était un compagnon assez madré pour ne point se risquer auximprudences et pour tourner sept fois sa langue dans sa boucheavant de lâcher le moindre mot compromettant.

– Oui, il a chouanné, – reprit gravement le curé Caillemer, – cequi ne convenait guères à un homme de son état, à un lévite, à unprêtre. C’est la vérité. Mais, sainte Vierge ! c’est la véritéaussi que le bon Dieu l’en a bien puni et lui a écrit, en lettresassez profondes, un terrible châtiment sur le visage.

« Du reste, les circonstances ont tellement dépassé les limitesde la prudence humaine, et la cause pour laquelle l’abbé de LaCroix-Jugan se battait était si sacrée, puisque c’était celle denotre sainte religion, qu’on n’aurait encore rien à dire s’iln’avait que chouanné, mais…

– Eh ! mais ?… – fit Le Hardouey, l’œil pétillantd’une curiosité haineuse, en tenant son verre à la hauteur de sabouche, mais ne buvant pas.

– Mais… » reprit le curé en baissant la voix, comme s’il avaitun douloureux aveu à faire.

Jeanne eut une espèce de frisson qui courut dans les racines deses cheveux, relevés droit sous la dentelle de sa coiffe, et quidécouvraient les sept pointes de son front impérieux.

« Il y a pis – continua le curé – que de répandre le sang desennemis du Seigneur et de son Église, quoique ce ne soit pas à unprêtre à le faire et que les Saints Canons le défendent. Et si jedis ceci, mes chers paroissiens, ce n’est pas que j’oublie leprécepte de la charité, mais c’est qu’il est bon, parfois, pourl’exemple, de proclamer la vérité. D’ailleurs, si l’abbé de LaCroix-Jugan a été un grand coupable, il est maintenant un grandpénitent. Entraîné sans doute par les passions de cette vie desoldat qu’il a menée, il s’est, un instant, perdu dans les voieshumaines. Après le combat de la Fosse, il crut la cause de sonparti désespérée, et, oubliant tout à fait qu’il était un chrétienet un prêtre, il osa, de ses mains consacrées, accomplir sur sapersonne l’exécrable crime du suicide, qui termina la vie del’infâme Judas.

– Comment ! c’est lui qui s’est ainsi labouré laface ?… – dit Le Hardouey.

– C’est lui, – répondit le curé, – mais ce n’est pas lui toutseul. »

Et il raconta la scène qui avait eu lieu chez Marie Hecquetcomment cette brave femme avait sauvé le suicidé et l’avait arrachéà la mort. Jeanne écoutait ce récit avec une horreur passionnée,visible seulement à l’entrouvrement de sa belle bouche et à lacontraction de ses sourcils. Elle ne jeta point de cesinterjections par lesquelles les âmes faibles se soulagent. Elledemeura silencieuse, et la rêverie qui l’avait saisie à vêpresrecommença.

Chapitre 7

 

Le repas fut long, comme tout repas normand. Le curé Caillemerparla encore quelque temps de l’abbé de La Croix-Jugan. Il venait,disait-il, habiter Blanchelande, à côté des ruines de son abbaye,et racheter, par une vie exemplaire, le crime de son suicide et desa vie de partisan. Il avait choisi Blanchelande par la raisonqu’il faut que le mal soit expié là où il a causé le plus descandale. À ces raisons chrétiennes, il s’en mêlait peut-être uneautre moins élevée, que le bon curé ne savait pas. L’abbé, homme depart d’une grande importance, chef de Chouans, devait, à cetteépoque où la guerre venait de finir, mais où la pacificationn’était pas encore à l’épreuve du premier espoir qui pouvaitrenaître, se trouver placé sous la surveillance d’uneadministration inquiète. À Blanchelande, à Lessay, pays perdu, ilétait moins exposé à cette vigilance, nécessairement tracassière,que tous les gouvernements menacés exercent, sans qu’on puissejustement la leur reprocher. Bientôt on laissa là l’ancien moine,dont le nom et les aventures avaient rendu tout à coup laconversation si sérieuse. Le curé et maître Le Hardouey passèrent àd’autres sujets de causerie et s’égayèrent vers la fin du repas.Une bûche énorme brûlait dans la vaste cheminée, sous le manteau delaquelle la table était placée, et cette bûche, qui se dissolvaitpeu à peu en charbons flambants, entourait nos trois convives d’unechaude atmosphère et joignait son influence à cette excitation quivient de tout repas fait en commun, surtout quand il est arroséd’un cidre en bouteille ambré, pétillant et mousseux, que le curéappelait en riant « un aimable casse-tête du bon Dieu ».

« Pas vrai, monsieur le curé, qu’il n’est pas mauvais ? –disait maître Thomas avec le double sentiment de l’homme quipossède et de l’homme qui a créé ; – c’est un caramel pour lacouleur et pour le goût. J’ai moi-même goûté à chaque pomme dont ila été fait.

– Sainte Vierge ! – répondait le curé, les mains jointessur son rabat, sa pose favorite, et avec une humide jubilation surles lèvres et dans le regard, – ce devait être du pareil cidre quebuvait le fameux prieur de Regneville avec M. de Matignon quand letonnerre tomba sur le prieuré et leur mit le ciel du lit sur latête, comme un dais dont ils eussent été les bâtons, sans qu’ils ensentissent la moindre chose et prissent seulement la peine de sedéranger. »

C’était une anecdote du pays. Le prieur de Regneville était unde ces prêtres grands viveurs, une de ces granges à dîme, comme ondit encore en Normandie, dont le physique colossal justifiait bienun pareil nom.

Il avait été fort célèbre dans le Cotentin, pays de grandsmangeurs et de buveurs intrépides, et il était devenu, sur la finde sa vie, d’un embonpoint si considérable qu’il avait été obligéde faire une entaille circulaire à sa table pour y loger la rotondecapacité de son ventre. Le curé de Blanchelande l’avait connu,pendant l’émigration, à Jersey, où il étonnait et émerveillait lesAnglais par les prodiges de son estomac, toujours prêt à tout, etle bon abbé Caillemer en avait conservé une telle mémoire qu’iln’achevait jamais un repas plantureux et gai sans parler du prieurde Regneville. On pouvait même apprécier le degré d’excitationcérébrale du curé par le nombre d’anecdotes qu’il racontait sur leprieur.

Mais la gaieté des deux convives n’atteignait pas Jeanne. Ellevivait à part de ce qu’ils disaient. Elle en était restée à l’abbéde La Croix-Jugan. Ce prêtre-soldat, ce chef de Chouans, ce suicidééchappé de la mort volontaire et à la fureur des Bleus, la frappaitmaintenant par le côté moral de la physionomie, comme, à l’église,il l’avait frappée par le côté extérieur. C’était un genre desentiment qu’eue éprouvait, analogue à sa première sensation.L’horreur y était toujours, mais, chez cette femme d’action et derace, qui ne s’était jamais consolée d’avoir humilié la sienne dansune mésalliance, l’admiration pour ce moine décloîtré par la guerrecivile, qui ne s’était souvenu que d’une chose, au prix du salut deson âme, c’est qu’il était gentilhomme, oui, l’admirationl’emportait alors sur l’horreur et la changeait en une enthousiasteet noble pitié, Pendant que son mari et le curé buvaient, elle setenait grave et sans boire, soutenant son coude droit dans sa maingauche, et jouant pensivement avec sa jeannette, la croixsurmontée d’un gros cœur d’or quelle portait attachée à son cou parun ruban de velours noir, Placée en face de l’âtre embrasé, entreles deux soupeurs, le feu du foyer incendiait sa joue pâled’ordinaire, et aussi le feu de sa pensée ! Son œil distraitne quittait pas le canon d’un fusil de chasse qui luisait doucementau-dessus du manteau de la cheminée, là où, d’ordinaire, lespaysans mettent leurs armes.

Le lendemain de ce souper, qui se prolongea un peu dans la nuit,Jeanne Le Hardouey se leva de bonne heure et s’occupa des détailsde sa maison avec une activité supérieure à celle qu’elle déployaitd’ordinaire. Son ton de commandement fut plus bref, presque dur,ses mouvements plus rapides. Chez les êtres très actifs, lafébrilité de certaines pensées se révèle par une intensité de lavie habituelle, par une espèce de transport muet de la voix, duregard et du geste, qui sera peut-être du délire bien caractériséle lendemain. La nuit, en passant sur la joue de Jeanne, n’y avaitpoint éteint la flamme que les troubles de son âme avaient alluméepresque sous ses yeux. On aurait pu même remarquer que plus lajournée s’avança, plus se fonça cette trace enflammée. Après lerepas de midi, et quand Thomas Le Hardouey fut aux champs, Jeannejeta sur ses épaules sa pelisse bleue et quitta le Clos. Cependantelle ne se cachait point de son mari. Elle ne profitait pas, commebien des femmes, du moment où il avait le dos tourné pour faire unedémarche sur laquelle il aurait pu lui adresser une question.Maître Le Hardouey avait un grand respect pour sa femme. Jamais ilne lui demanda compte de ses actions. Dix ans de raison et deménage consacraient, pour Jeanne, une indépendance que les femmesne connaissent pas à un pareil degré dans les villes, où chaque pasqu’elles font est un danger et quelquefois une perfidie.

Elle s’en alla visiter une de ses anciennes connaissances, laClotte, comme on disait dans le pays. C’est une abréviationpopulaire du nom de Clotilde. Connue surtout sous cettedénomination à Blanchelande, Clotilde Mauduit était une vieillefille paralytique, qui ne sortait plus de sa maison depuisplusieurs années, et dont la jeunesse avait, comme celle deplusieurs de ses contemporaines, belles et passionnées, jeté unscandaleux éclat. Orgueilleuse de sa beauté, elle avait été unefille sage jusqu’à vingt-sept ans. Sa froideur naturelle l’avaitpréservée. Mais, à vingt-sept ans, cet orgueil fou, courroucéd’attendre, la rage d’une curiosité qui perdit Ève, le regret, plusaffreux qu’un remords, qui commençait pour elle, d’avoir perdu sajeunesse, la firent succomber. Ses passions violentes, mais toutesde tête, ne descendirent jamais plus bas que ses yeux. Tout le paysl’avait courtisée sans succès, quand elle tomba volontairement surla dernière flatterie d’un monceau d’hommages, entassés vainement àses pieds superbes depuis dix ans. C’était le temps oùSang-d’Aiglon de Haut-Mesnil faisait de son château le repaired’une noblesse qui se corrompait dans le sang des femmes, quandelle ne se ravivait pas dans le sang des ennemis. Clotilde Mauduit,après sa chute, fut une des reines villageoises des fêtescriminelles qu’on y célébrait. Seulement, ce n’était pas aux reinsque cette bacchante portait sa peau de tigre, c’était autour ducœur. La nature avait jeté cette fille du peuple dans le moulevaste et glacé des grandes coquettes, non de celles-là qui prennentà la pipée des imaginations imbéciles avec les singeries del’amour, mais de celles qui ont le calme meurtrier des sphinx etqui exaspèrent les coupables passions qu’elles font naître avec lescruautés du sang-froid. Au château de Haut-Mesnil, les débauchésqui l’y attirèrent- avec tant d’autres belles filles des environs,l’appelaient Hérodiade. C’est là qu’elle avait connuLouisine-à-la-hache, bien différente d’elle et de toutes les autresfemmes qui s’enfonçaient sous les voûtes de ce dévorant château,sous la cambrure rougie de ce four dévorant de la débauche, d’où labeauté, la pudeur, la vertu, la jeunesse ne ressortaient jamaisqu’en cendres !

Louisine, qui avait vécu pure là où les autres s’étaientperdues, n’y resta pas longtemps après son mariage avec Loup deFeuardent. Cette connaissance de sa mère, cette amitié de jeunesse,était la principale raison qui avait attiré à la Clotte l’intérêtde Jeanne. Tout ce qui lui parlait de sa mère lui étaitsacré ! Une autre raison encore de cet intérêt qu’ellemontrait courageusement à la Mauduit, car, dans l’opinion du pays,Clotilde s’était déshonorée, et le poids de son déshonneur devait,sans qu’on l’allégeât, rester sur elle, c’est que, fière de sessouvenirs comme elle l’avait été de sa beauté, la Clotte, ainsiqu’on l’appelait alors, aimait à tenir tête au mépris public enrappelant hardiment à quel monde elle s’était mêlée autrefois. Elleavait un respect exalté pour les anciennes familles éteintes, commel’était celle des Feuardent. Vassale orgueilleuse de ceux quil’avaient entraînée, elle gardait une espèce de fierté féodale mêmede son déshonneur. Vieille, pauvre, frappée de paralysie depuis laceinture jusqu’aux pieds, elle avait toujours montré à chacun, dansce pays, une hauteur silencieuse que sa honte n’avait pu courber.Les compagnes de ses désordres étaient mortes autour d’elle ;le château de Haut-Mesnil s’était écroulé, et la Révolution enavait dispersé les ruines ; les infirmités étaientvenues ; elle s’était trouvée isolée au milieu d’unegénération qui avait grandi et à qui, dès l’enfance, on l’avaitmontrée du doigt comme un objet de réprobation. Eh bien, malgrétout cela, Clotilde Mauduit, ou plutôt la Clotte, était restée toutce qu’on l’avait connue dans sa coupable prospérité. Elle habitaitune pauvre cabane à quelques pas du bourg de Blanchelande, la seulechose qu’elle eût au monde avec un petit courtil, dontelle faisait vendre les légumes et les fruits, et elle vivait làdans une méprisante et sourcilleuse solitude. Une voisine, quicalculait que, pour prix de ses attentions, la Clotte, en mourant,lui léguerait la petite maison ou le courtil, lui envoyait, chaquejour, sa fille, âgée de quatorze ans, pour la soigner. Elle nehantait personne, et personne ne la hantait… excepté Jeanne, à quielle avait toujours montré un bon visage, à cause de ce nom deFeuardent qui lui rappelait sa jeunesse. Jeanne, cette mésalliéequi gardait dans son âme la blessure immortelle de la fierté,trouvait une jouissance, vengeresse de tout ce que son mariage luiavait fait souffrir, dans ses rapports avec la Clotte, qui avaitmaudit autant qu’elle l’inexorable nécessité de ce mariage, et auxyeux de qui elle n’était jamais que la fille de Loup de Feuardent.Après cela, qui ne comprendrait la force du lien qui existait entreces deux femmes ?… Jeanne-Madelaine, obligée de vivre avec deshommes du niveau de son mari, attachée aux intérêts d’un ménage decultivateur, n’ayant jamais connu les mœurs d’une société plusélevée qui, sans les évènements, aurait été la sienne, ignorantemais instinctive ne sentait vivement, ne vivait réellement qu’avecla Clotte. Son âme patricienne comprimée se dilatait avec cettevieille, qui lui parlait sans cesse des seigneurs qu’elle avaitconnus, et dont le langage, enflammé par la solitude, parl’orgueil, par le caractère, avait parfois une extraordinaireéloquence. Pour Jeanne, qui ne connaissait que son missel, laClotte et ses récits étaient la poésie. Cette fille perdue, et quine s’était pas repentie, cette vieille endurcie dans son péché, àqui personne ne tendait la main, parlait à l’imagination demaîtresse Le Hardouey comme elle consolait son orgueil. Comment nel’eût-elle pas souvent visitée ?… Les gens du bourg s’enétonnaient.

« Que diable – disaient-ils – cette sorcière de la Clottea-t-elle fait à maîtresse Le Hardouey pour qu’elle aille si souventla visiter dans son taudis, et pourquoi ne laisse-t-elle pas sedébattre avec le démon, sur son grabat, ce reste d’impudicité qui afait honte à tout Blanchelande pendant dix ans ? »

Ce jour-là, Jeanne allait chez la Clotte, poussée par unensemble de circonstances qui, depuis les vêpres de la veille,cernaient pour ainsi dire son âme et lui donnaient sans qu’elle pûtles comprendre les plus singulières agitations. Il était troisheures de relevée quand elle arriva chez la Clotte. La porte de lachaumière était grande ouverte, comme c’est la coutume dans lescampagnes de Normandie quand le temps est doux. Selon son éternelusage, la Clotte se tenait assise sur une espèce de fauteuilgrossier contre l’unique croisée qui éclairait du côté du courtill’intérieur enfumé et brun de son misérable logis. Les vitres decette croisée, en forme de losanges, étaient bordées de petit plombet tellement jaunies par la fumée que le soleil le plus puissantdes beaux jours de l’année, qui se couchait en face, – car lachaumière de la Clotte était sise au couchant, – n’aurait pas pules traverser.

Or, comme ce jour-là, qui était un jour d’hiver, il n’y avaitpas de soleil, à peine si quelques gouttes de lumière passaient àtravers ce verre jauni, qui semblait avoir l’opacité de la corne,pour tomber sur le front soucieux de Clotilde Mauduit. Elle étaitseule, comme presque toujours lorsque la petite de la mère Ingou setrouvait à l’école ou en commission à Blanchelande. Son rouet, quid’ordinaire faisait entendre ce bruit monotone et sereinementrêveur qui passe le seuil dans la campagne silencieuse et avertitle voyageur au bord de la route que le travail et l’activitéhabitent au fond de ces masures que l’on dirait abandonnées, sonrouet était muet et immobile devant elle. Elle l’avait un peurepoussé dans l’embrasure de la croisée, et elle tricotait des basde laine bleue, d’un bleu foncé, presque noir, comme j’en ai vuporter à toutes les paysannes dans ma jeunesse. Quoique l’âge etles passions eussent étendu sur elle leurs mains ravageuses, onvoyait bien qu’elle avait été une femme « dont la beauté – me ditTainnebouy quand il m’en parla – avait brillé comme un feu de joiedans le pays ». Elle était grande et droite, d’un buste puissantcomme toute sa personne, dont les larges lignes s’attestaientencore, mais dont les formes avaient disparu. Sa coiffe plate auxpapillons tuyautés, qui tombaient presque sur sesépaules, laissait échapper autour de ses tempes deux fortes mèchesde cheveux gris qui semblaient être la couronne de fer de sa fièreet sombre vieillesse. Son visage, sillonné de rides, creusé commeun bronze florentin qu’aurait fouillé Michel-Ange, avait cetteexpression que les âmes fortes donnent à leur visage quand ellesrésistent pendant des années au mépris. Sans les propos de lacontrée, on n’aurait jamais reconnu sous ce visage de médailleantique, aux yeux de vert-de-gris, la splendide maîtresse de Remyde Sang-d’Aiglon, une créature sculptée dans la chair purpurine desfilles normandes. Les lèvres de cette femme avaient-elles étédévorées par les vampires du château de Haut-Mesnil ? On neles voyait plus. La bouche n’était qu’une ligne recourbée,orgueilleuse. La Clotte portait un corset couleur de rouille endroguet, un cotillon plissé à larges bandes noires sur un fondgris, et un devantey bleu en siamoise. À côté de son fauteuil, onvoyait son bâton d’épine durcie au four sut lequel elle appuyaitses deux mains, quand, avec des mouvements de serpent à moitiécoupé qui tire son tronçon en saignant, elle se traînait jusqu’aufeu de tourbe de sa cheminée afin d’y surveiller soit le pot quichauffait dans l’âtre, soit quelques pommes de reinette ou quelqueschâtaignes qui cuisaient pour la petite Ingou.

« Je vous ai reconnue au pas, mademoiselle deFeuardent, – dit-elle quand Jeanne parut au seuil garni depaille de sa demeure, – j’ai reconnu le bruit de vos sabots. »

Jamais, depuis son mariage, la Clotte n’avait appelé Jeanne LeHardouey du nom de son mari. Pour elle, Jeanne-Madelaine étaittoujours Mlle de Feuardent, malgré la loi, et, disait cet espritfort de village, malgré les simagrées des hommes. Quand ellen’était pas en train de maudire ce mariage, elle l’oubliait.

Jeanne souhaita le bonsoir à la Clotte et vint s’asseoir sur unescabeau à côté de la paralytique.

« Ah ! – dit-elle, – je suis fatiguée ; – et elle fitun mouvement d’épaules, comme si sa pelisse avait été de plomb. –Je suis venue trop vite, – ajouta-t-elle pour répondre au regard dela Clotte, qui avait laissé tomber son tricot sur ses genoux etplanté une de ses aiguilles dans les cheveux de ses tempes en laregardant.

– Vère ! – fit la Clotte, – vous serez venue trop vite. Lessabots pèsent la mort par la boue qu’il fait, et le chemin doitêtre bien mauvais au Carrefour des Raines. Vous, qui n’êtes pasrouge d’ordinaire, vous avez les joues comme du feu.

– J’ai presque couru, – reprit Jeanne. – On va si vite quand ona l’ennui derrière soi ! Il est des jours, ma pauvre Clotte,où les ouvrages, les marchés, la maison, toute cette vied’occupations que je me suis faite, n’empêchent pas d’avoir lecœur, on ne sait pourquoi, entre deux pierres, et vous savez bienque c’est toujours dans ces moments-là que je viens vous voir.

– Je le sais, – dit gravement la Clotte, – et je voyais bienqu’il n’y avait pas que la fatigue de la marche dans l’éclat de voscouleurs, ma fille. C’est donc aujourd’hui – reprit-elle après unsilence, comme une femme qui parle une langue déjà bien parléeentre elles deux – un de nos mauvais jours ? »

Jeanne fit le geste d’un aveu silencieux. Elle courba latête.

« Ah ! – dit la Clotte déjà exaltée, – ils ne sont pasfinis, ces jours-là, mon enfant. Vous êtes si jeune et siforte ! Le sang des Feuardent, qui vous brûle les joues, serévoltera encore longtemps avant de se calmer tout à fait.

« Peut-être – ajouta-t-elle en fronçant les rides de son front –que des enfants, si vous en aviez, vous feraient plus de bien quetout le reste ; mais des enfants qui ne seraient pas desFeuardent !… »

Et elle s’arrêta, comme si elle se fût repentie d’en avoir tropdit.

« Tenez, la Clotte, – dit Jeanne-Madelaine en mettant sa mainsur une des mains desséchées de la vieille femme, – je crois quej’ai la fièvre depuis hier au soir. »

Et alors elle raconta sa rencontre avec le berger sous le porchedu Vieux Presbytère, et la menace qu’il lui avait jetée et qu’ellen’avait pu oublier.

La Clotte l’écouta en jetant sur elle un regard profond.

« Il y a d’autres anguilles sous roche, – dit-elle en hochant latête. – La fille de Louisine-à-la-hache n’a pas peur des sornettesque débitent les bergers pour effrayer les fileuses. Je ne dis pasqu’ils n’aient pas de méchants secrets pour faire mourir les bêteset se venger des maîtres qui les ont chassés ; mais qu’est-cequ’un de ces misérables pourrait faire contre Mademoiselle deFeuardent ? Vous avez autre chose que ça sur l’esprit, monenfant… »

Mais Jeanne Le Hardouey resta muette, et la Clotte, qui semblaitchercher la pensée de Jeanne dans sa vieille tête, à elle,fouillait les cheveux gris de sa tempe creusée, avec le bout de sonaiguille à bas, comme on cherche une chose perdue dans les cendresd’un foyer éteint, et continuait à la dévisager de ses redoutablesyeux pers.

« Vous qui avez connu tant de monde, la Clotte, – dit, aprèsquelques minutes de silence, Jeanne Le Hardouey, qui succombaitenfin à sa pensée secrète, – avez-vous connu, dans le temps, unabbé de La Croix-Jugan ?

– L’abbé de La Croix-Jugan ! Jéhoël de LaCroix-Jugan ! qu’on appelait le frère Ranulphe deBlanchelande ! – s’écria tout à coup la Clotte, redevenueClotilde Mauduit, avec le frémissement d’un souvenir quigalvanisait sa vieillesse, – si je l’ai connu ! Oui, ma fille.Mais pourquoi me demander cela ? Qui vous a parlé de l’abbé deLa Croix-Jugan ? Je ne l’ai que trop connu, ce Jéhoël. C’étaitavant la Révolution. Il était moine à l’abbaye. Sa famille l’yavait mis presque au sortir de son enfance ; et ma jeunesse, àmoi, quand je l’ai connu, commençait déjà à se passer. On disaitque, comme tant d’autres prêtres de grande famille, il n’avait pasde vocation, mais que, toujours, chez les La Croix-Jugan, ledernier des enfants était moine depuis des siècles. Si je l’aiconnu ! oh ! ma fille, comme je vous connais ! Ilsortait bien sou vent de son monastère, et il s’en venait chez leseigneur de Haut-Mesnil les jours qu’ils appelaient leur jour desabbat, et il voyait là de terribles spectacles pour un homme quidevait un jour porter la mitre et la croix d’abbé. Jéhoël de LaCroix-Jugan ! comme l’appelaient Rémy de Sang-d’Aiglon deHaut-Mesnil et ses anis, car ils ne lui donnaient jamais son nomreligieux de frère Ranulphe, alors qu’il était avec eux, quoiqu’ilportât la soutane blanche et son manteau de chanoine deSaint-Norbert par-dessus, quand il venait au château, entrel’office et matines. J’ai ouï dire qu’ils voulaient, en lui donnantson nom de gentilhomme, lui enfoncer dans le cœur un dégoût encoreplus profond que celui qu’il avait pour son état de prêtre, et jen’ai pas de peine à croire que cela ait été l’idée de pareilsréprouvés, mon enfant !

– Comment était-il quand vous l’avez connu ? – fitavidement Jeanne-Madelaine.

– Je vous l’ai dit, ma fille, il était bien jeune alors, – ditla Clotte, – oui, jeune d’âge ; rais qui le voyait oul’entendait ne l’aurait pas dit, car il était sombre comme unvieux. Jamais son visage ne s’éclaircissait. On disait qu’iln’était pas heureux d’être moine, mais ce n’était pas, malgré sagrande jeunesse, un homme à se plaindre et à porter la tonsure quilui brûlait le crâne moins fièrement qu’il n’eût fait un casqued’acier. Il était haut comme le ciel, et je crois que l’orgueilétait son plus grand vice. Car, je vous l’ai déjà dit, mon enfant,nous étions là, au château de Haut-Mesnil, une troupe d’affolées,et jamais, au grand jamais, je n’ai entendu dire que l’abbé de LaCroix-Jugan ait oublié sa robe de prêtre avec aucune de nous.

– Pourquoi donc, s’il était ce que vous dites, – repartitJeanne, – allait-il au château de Haut-Mesnil ?

– Pourquoi ? Qui sait pourquoi, ma fille ? – dit laClotte. – Il trouvait là des seigneurs comme lui, des gens de sasorte, et des occupations qui lui plaisaient plus que les officesde son abbaye. Il n’était pas né pour faire ce qu’il faisait… Ilchassait souvent, tout moine qu’il fût, avec les seigneurs deHaut-Mesnil, de la Haye et de Varanguebec, et c’était toujours luiqui tuait le plus de loups ou de sangliers. Que de fois je l’ai vu,à la soupée, couper la hure saignante et les pattes boueuses de labête tuée le matin et les plonger dans le baquet d’eau-de-vie àlaquelle on mettait le feu et dont on nous barbouillait les lèvres.Oh ! ma fille, je ne vous dirai pas les blasphèmes et lesabominations qu’il entendait alors. « Tiens ! – lui disaitRichard de Varanguebec en lui versant cette eau-de-vie à feu, leurrégal de démons, – tu aimes mieux ça que le sang du Christ, buveurde calice ! » Mais il continuait de boire en silence, sombrecomme le bois de Limore et froid comme un rocher de la mer devantles excès dont il était témoin. Non, ce n’était pas un homme commeun autre que Jéhoël de La Croix-Jugan ! Quand la Révolutionest venue, il a été un des premiers qui aient disparu de soncloître. On raconte qu’il a passé dans le Bocage et qu’il a tuéautant de Bleus qu’il avait jadis tué de loups… Mais pourquoi neparlez-vous de l’abbé de La Croix-Jugan, ma fille ? –interrompit la Clotte en laissant là ses souvenirs, vers lesquelselle s’était précipitée, pour revenir à la question de Jeanne LeHardouey.

– C’est qu’il est revenu à Blanchelande et qu’hier il était auxvêpres, mère Clotte, – répondit Jeanne-Madelaine.

– Il est revenu ! – fit avec éclat la vieille femme.

– Vous êtes sûre qu’il est revenu, Jeanne de Feuardent ?Ah ! si vous ne vous trompez pas, je me traînerai sur monbâton jusqu’à l’église pour le revoir. Il a été mêlé à une mauvaiseet coupable jeunesse, mais dont le souvenir me poursuit toujours.Quelquefois je crois, – reprit-elle en fermant ses yeux ardents etrigides comme si elle regardait en elle-même, – oui, je crois queles vices qu’on a eus vous ensorcellent, car pourquoi, moi quevoilà sur le bord de ma fosse, désiré-je revoir ce Jéhoël de LaCroix-Jugan ?

– D’autant que vous ne le reconnaîtriez pas, mère Clotte !– dit Jeanne. – Quand vous le reverrez, on peut vous défier de direque c’est lui. On raconte que, dans un moment de désespoir, quandil a vu les Chouans perdus, il s’est tiré d’une arme à feu dans levisage. Dieu n’a pas permis qu’il en soit mort, mais il lui alaissé sur la face l’empreinte de son crime inaccompli, pour enépouvanter les autres et peut-être pour lui en faire horreur àlui-même. Nous en avons tous tremblé hier, à l’église deBlanchelande, quand il y a paru.

– Quoi ! – reprit la Clotte avec un sentiment d’étonnement,– Jéhoël de La Croix-Jugan n’a plus son beau visage de saint Michelqui tue le dragon ! Il l’a perdu sous le fer du suicide, commenous, qui l’avons trouvé si beau, nous, les mauvaises filles deHaut-Mesnil, nous avons perdu notre beauté aussi sous les chagrins,l’abandon, les malheurs du temps, la vieillesse ! Il est jeuneencore, lui, mais un coup de feu et de désespoir l’a mis d’égal àégal avec nous ! Ah ! Jéhoël, Jéhoël ! –ajouta-t-elle avec cette abstraction des vieillards qui les faitparler, quand ils sont seuls, aux spectres invisibles de leurjeunesse, – tu as donc porté les mains sur toi et détruit cettebeauté sinistre et funeste qui promettait ce que tu as tenu !Que dirait Dlaïde Malgy, si elle vivait et qu’elle terevît ?

– Qu’était-ce que Dlaïde Malgy, mère Clotte ? – dit JeanneLe Hardouey toute troublée, et dont l’intérêt s’accroissait àmesure que parlait la vieille femme.

– C’était une de nous, et la meilleure peut-être, – fit laMauduit ; – c’était l’amie de votre mère, Jeanne de Feuardent.Mais, hélas ! Louisine, qui était sage, ne put sauver DlaïdeMalgy par ses conseils. La pauvre enfant se perdit, comme toutesles hanteuses du château de Haut-Mesnil, comme Marie Otto, JulieTravers, Odette Franchomme, et Clotilde Mauduit avec elles, toutesfilles orgueilleuses, qui aimèrent mieux être des maîtresses deseigneurs que d’épouser des paysans, comme leurs mères. Vous nesavez pas, Jeanne de Feuardent, vous ne saurez jamais, vous quiavez été forcée d’épouser un vassal de votre père, ce que c’est quel’amour de ces hommes qui, autrefois, étaient les maîtres desautres, et qui se vantaient que la couleur du sang de leurs veinesn’était pas la même que celle de notre sang. Allez ! il étaitimpossible d’y résister. Dlaïde Malgy l’apprit par sa propreexpérience. Elle fut une des plus folles de ces folles quilivrèrent leur vertu à Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil et à sesabominables compagnons. Mais aussi qu’elle en fut punie !Ah ! nous avons toutes été châtiées ! Mais elle fut lapremière qui sentit la main de Dieu s’étendre comme un feu surelle. Au sein de toutes ces perditions dans lesquelles seconsumaient nos jeunesses, elle aima Jéhoël de La Croix-Jugan, lebeau et blanc moine de Blanchelande, comme elle n’avait aimépersonne, comme elle ne croyait pas, elle qui avait été si rieuseet si légère de cœur, qu’on pût aimer un homme, un être fait avecde la terre et qui doit mourir ! Elle ne s’en cacha point.Belle, amoureuse, devenue effrontée, elle croyait facile de sefaire aimer… Mais elle s’abusa. Elle fut méprisée pour sa peine.Nous n’étions pas dans les passions de ce Jéhoël, s’il en avait.Roger de la Haye, Richard de Varanguebec, Jacques de Néhou, Lucasde Lablaierie, Guillaume de Hautemer se moquèrent de l’amourméprisé de Dlaïde. « Fais ta belle et ta fière, maintenant ! –disaient-ils. – Tu n’as pas même su mettre le feu à la robed’amadou d’un moine. Tu as trouvé ton maître, ton maître qui neveut pas de toi. » Elle, exaspérée par leurs railleries, jura qu’ill’aimerait. Mais ce serment fut un parjure… Jéhoël avait despensées qu’on ne savait pas. L’acier de son fusil de chasse étaitmoins dur que son cœur orgueilleux, et le sang des bêtes massacréesqu’il rapportait sur ses mains du fond des forêts, il ne l’essuyajamais à nos tabliers ! Nous ne lui étions rien ! Unsoir, Dlaïde, devant nous toutes, dans un de ces repas qui duraientdes nuits, lui avoua son amour insensé. Mais, au lieu de l’écouter,il prit au mur un cor de cuivre, et, y collant ses lèvres pâles, ilcouvrit la voix de la malheureuse des sons impitoyables du cor, etlui sonna longtemps un air outrageant et terrible comme s’il eûtété un des Archanges qui sonneront un jour le DernierJugement ! Je vivrais cent ans, Jeanne-Madelaine, que jen’oublierais pas ce mouvement formidable, et l’action cruelle de ceprêtre, et l’air qu’il avait en l’accomplissant ! Pour Dlaïde,elle en tomba folle tout à fait. La pauvre tête perdue s’abandonnaaux faiseuses de breuvages, qui lui donnèrent des poudres pour sefaire aimer. Elle les jetait subtilement, par derrière, dans leverre du moine, à la soupée ; mais les poudres étaient desmenteries. Rien ne pouvait empoisonner l’âme de Jéhoël. Toutindigne qu’il fût, Dieu gardait-il son prêtre ? ou l’Espritdes ténèbres se servait-il de l’oint du Seigneur pour mieuxmaîtriser le cœur de Dlaïde ?… Exemple effroyable pour noustoutes, mais qui ne nous profita pas ! Dlaïde Malgy passabientôt pour une possédée et une coureuse de guilledou, dans toutle pays. Les femmes se signaient quand elles la rencontraient lelong des chemins, ou assise contre les haies, presque à l’étatd’idiote, tant elle avait le cœur navré ! D’aucuns disaientqu’elle n’était pas toujours si tranquille… et que, la nuit, onl’avait vue souvent se rouler, avec des cris, sur lestêtes de chat de la chaussée deBroquebœuf, hurlant de douleur, au clair de lune, comme une louvequi a faim. C’était peut-être une invention que cettedirie de la chaussée de Broquebœuf… mais ce qui estcertain, c’est que, dans le temps, quand nous allions nous baignerdans la rivière, je comptai bien des meurtrissures, bien des placesbleues sur son pauvre corps, et quand je lui demandais : «Qu’est-ce donc que ça ? où t’es-tu mise ?… » elle medisait, dans son égarement : « C’est une gangrène qui me vient ducœur et qui me doit manger partout. » Ah ! sa beauté et sasanté furent bientôt mangées. La toux la prit. C’était la plusfaible d’entre nous. Mais la maladie et son corps, qui se fondaitcomme un suif au feu, ne l’empêchèrent point de mener la vie quenous menions à Haut-Mesnil. Ce n’étaient pas des délicats que lesdébauchés qui y vivaient ! L’amour de la Malgy pour Jéhoël, samaladie, sa maigreur, sa langueur, quelle enflammait en buvant dugenièvre comme on boit de l’eau quand on a soif, ce qui lui fitbientôt trembler les mains, bleuir les lèvres, perdre la voix, rienn’arrêta les forcenés dont elle était entourée. Ils aimaient,disaient-ils, à monter dans le clocher quand il brûle ! et ilsse passaient de main en main cette mourante, dont chacun prenait sabouchée, cette fille consumée, qui flambait encore par dedans, maispas pour eux ! Ils l’ont tuée ainsi, l’infortunée ! Ça nefut pas long… Mais pourquoi pâlissez-vous, Jeanne deFeuardent ? – s’écria, en s’interrompant, Clotilde Mauduit,épouvantée du visage de Jeanne. – Ah ! ma fille, Jéhoël a-t-ilencore le don d’émouvoir les femmes, maintenant qu’il n’est plus lebeau Jéhoël d’autrefois ? A-t-il encore cette puissancediabolique qu’on crut longtemps accordée par l’enfer à ce prêtreglacé, puisque, malgré le changement de son visage, vous pâlissez,ma fille, rien qu’à m’en entendre parler ?… »

La femme des passions avait vu l’éclair souterrain qu’ellesjettent parfois du fond d’une âme.

« Ai-je donc pâli ? – fit Jeanne effrayée à son tour.

– Oui, ma fille, – dit la Clotte, pensive devant cette pâleur,comme le médecin pénétrant devant le premier symptôme du mal caché,– et, Dieu me punisse, je crois même que vous pâlissezencore ! »

Jeanne-Madelaine baissa les yeux et ne répondit pas, car ellesentait que la Clotte disait vrai et que quelque chose deterrifiant et d’indicible lui étreignait le cœur et le lui tordaitencore plus fort que la veille aux vêpres, à la même heure. Clouéesur l’escabeau où elle s’était assise, elle ne put pas même, elle,Jeanne la forte, relever ses paupières, lourdes comme d’un plombmortel, vers la Clotte, qui ne parlait plus.

Maître Louis Tainnebouy, qui n’était pas un moraliste et quiregardait plus au poil de ses bœufs qu’à l’âme humaine, m’avaitpeint d’un mot rude et terrible, dans son patois de mots etd’idées, ce que je cherche à exprimer avec des nuances.

« Les femmes se perdent avec des histoires ! – me dit-il. –La vieille sorcière de la Clotte avait écopi sur maîtresseLe Hardouey le venin de ses radoteries. À dater de ce moment, elles’hébéta comme la Malgy, – ajouta-t-il ; – elle avait le sangtourné. »

Chapitre 8

 

Ce dut être un moment solennel que le silence qui saisit tout àcoup ces deux femmes après le récit de la Clotte. La Clotte, seridant d’attention inquiète devant la pâleur de morte qui avaitenveloppé Jeanne et qui semblait s’incruster jusqu’au fond de sachair, regardait ce visage passant au bloc de marbre, et cespesantes paupières qui couvraient rigidement de leurs voilesopaques les yeux disparus. L’absorption en elle-même deJeanne-Madelaine était si complète que, si elle ne se fût pas tenuedroite, comme une figure de bas-relief, sur son siège sans dossier,on eût pu la croire évanouie.

La Clotte mit une de ses mains aux doigts ténus comme la serred’un oiseau de proie sut la paroi de glace de ce front sans sueur,sans frémissement d’épiderme, n’ayant plus rien d’humain, un vraifront de cataleptique.

« Ah ! tu es donc ici, ô Jéhoël de La Croix-Jugan ! »– cria-t-elle.

Cette femme exaltée avait-elle conscience de ce qu’elledisait ?… Parlait-elle de la vision intérieure qu’il y avaitsous la coupole de ce front fermé, dans cette tête vivante, sousson écorce momentanée de cadavre, et qu’elle palpait curieusementde ses doigts, comme le fossoyeur d’Hamlet touchait et retournaitson crâne vide ?… Ou parlait-elle seulement du retour du moinede Blanchelande dans la contrée ?… Quoi qu’il en pût être,cette espèce d’évocation sembla réussir, car une grande ombre sedressa dans le cadre clair de la porte ouverte, et une voix sonorerépondit du seuil :

« Qui donc parle de La Croix-Jugan et peut dire, s’il l’a connu,quel est celui-là qu’on appelait autrefois Jéhoël ? »

Et l’ombre épaissie devint un homme qui entra, enveloppé dansune carapousse portée de manière à lui cacher le bas du visage,comme la visière à moitié levée d’un ancien casque.

« Laquelle de vous a parlé, femmes ? – fit-il en les voyantlà toutes les deux. Mais son regard, errant de l’une à l’autre,s’arrêta bientôt sur la Clotte. – Clotilde Mauduit ! –cria-t-il, – c’est donc toi ? Je te cherchais, et je tetrouve ! Je te reconnais. Les malheurs du temps n’ont donc pasaboli ta mémoire, puisque tu te rappelles l’ancien moine deBlanchelande, le Jéhoël de La Croix-Jugan…

– J’apprenais, quand vous êtes entré, que vous étiez revenu àBlanchelande, frère Ranulphe, – dit la vieille femme avec unrespect troublé dû à la religion de ses souvenirs et aussi àl’ascendant surnaturel de cet homme.

– Il n’y a plus de frère Ranulphe, Clotilde ! – dit leprêtre d’une voix âpre en jetant ces paroles comme la derrièrepelletée de terre sur un cercueil. – Le frère Ranulphe est mortavec son ordre. Les puissants chanoines de Saint-Norbert sontfinis. En venant ici, il n’y a qu’une heure, j’ai vu la statuemutilée de notre saint fondateur servir de contrefort à la ported’un cabaret, et les ruines de l’abbaye que je devais gouvernersont en poussière. Il y a devant toi un prêtre obscur, isolé,désarmé, vaincu, qui a répandu le sang des hommes et le sien commel’eau, et qui n’a rien sauvé, au prix de son sang, et peut-être deson âme, de tout ce qu’il voulait sauver. Vanités folles du vouloirhumain ! Il n’y a plus rien du passé, Clotilde ! Te voilàvieille, infirme, m’a-t-on dit, paralysée. Le château desSang-d’Aiglon de Haut-Mesnil a été rasé, jusque dans le sol, parlesColonnes Infernales. Tiens, vois ! ceci est noir ! –continua-t-il en frappant sa manche de sa main ; – le blanchabit des Prémontrés ne brillera plus dans nos églises appauvrieset esclaves. Et ceci… regarde encore ! – fit-il avec un gested’une majesté tragique, en détachant la mentonnière de velours noirqui lui cachait la moitié du visage, – de quelle couleur et dequelle forme c’est-il devenu ! »

L’espèce de chaperon qu’il portait tomba, et sa tête gorgonienneapparut avec ses larges tempes, que d’inexprimables douleursavaient trépanées, et cette face où les balles rayonnantes del’espingole avaient intaillé comme un soleil de balafres. Ses yeux,deux réchauds de pensées allumés et asphyxiants de lumière,éclairaient tout cela, comme la foudre éclaire un piton qu’elle afracassé. Le sang faufilait, comme un ruban de flamme, sespaupières brûlées, semblables aux paupières à vif d’un lion qui atraversé l’incendie. C’était magnifique et c’étaitaffreux !

La Clotte demeura stupéfaite.

« Eh bien ! – dit-il, orgueilleux peut-être de l’effet queproduisait toujours le coup de tonnerre de sa sublime laideur, –reconnais-tu, Clotilde Mauduit, dans ce restant de torture,Ranulphe de Blanchelande et Jéhoël de La Croix-Jugan ? »

Quant à Jeanne, elle n’était plus pâle. Sur sa pâleur sortaientde partout des taches rouges, un semis de plaques ardentes, commesi la vie, un instant refoulée au cœur, revenait frapper contre sacloison de chair avec furie. À chaque mot, à chaque geste del’abbé, apparaissaient ces taches effrayantes. Il y en avait sur lefront, aux joues. Plusieurs se montraient déjà sur le cou et sur lapoitrine, et c’était à croire, à tous ces désordres de teint, quemaître Tainnebouy avait raison avec sa grossière physiologie, etqu’elle avait le sang tourné !

« Si, – dit la Clotte, – je vous reconnais, malgré tout. Vousêtes toujours le même Jéhoël qui nous imposait, à nous toutes, dansnos folles jeunesses ! Ah ! vous autres seigneurs,qu’est-ce qui peut effacer en vous la marque de votre race ?Et qui ne reconnaîtrait pas ce que vous étiez, aux seuls os de voscorps, quand ils seraient couchés dans la tombe ? »

Cette vassale idolâtre de ses maîtres, cette fille d’une sociétéfinie, disait alors la pensée de Jeanne la mésalliée, qui, depuisl’histoire du curé Caillemer, ne voyant plus dans les cicatrices del’ancien moine que la parure faite par la guerre et le désespoir aufront martial d’un gentilhomme. Ce chêne humain, dévasté par lesballes à la cime, avait toujours la forte beauté de son tronc.Jéhoël n’avait perdu que les lignes muettes d’un visage superbeautrefois ; mais il s’était étendu sur ces lignes brisées unesurhumaine physionomie, et, partout ailleurs qu’à la face, danstout le reste de sa personne, l’imposant abbé se distinguait parles formes et les attitudes des anciens Rois de la Mer, de cesimmenses races normandes, qui ont tout gardé de ce qu’elles ontconquis, et qui faisaient pousser, à la fin du IXe siècle, ce grandcri dont l’Histoire tressaille : A furoreNormanorum libera nos,Domine !

« Oui, bon sang ne saurait mentir ; regardez à votre tour,abbé ! – dit la Clotte. – La femme que voilà, et qui n’a pashonte d’être assise sur l’escabeau de Clotilde Mauduit, ne lareconnaissez-vous pas aux traits de son père ? C’est la fillede Loup de Feuardent.

– Loup de Feuardent ! l’époux de la belleLouisine-à-la-hache ! mortavant nos guerres civiles ! » – reprit l’abbé, regardantattentivement Jeanne, dont le visage n’était plus qu’écarlate dutour de gorge jusqu’aux cheveux.

L’idée de son mariage, de sa chute volontaire dans les bras d’unpaysan, lui fondait le front dans le feu de la honte. Elle avaitbien souffert déjà de sa mésalliance, mais pas comme aujourd’hui,devant ce prêtre gentilhomme qui avait connu son père. Heureusementpour elle, la nuit, qui venait et envahissait, en s’y glissant, lachaumière enfumée de la Clotte, la sauva du regard de l’abbé, quandla Clotte parla de son mariage avec Le Hardouey et le déplora commeune nécessité cruelle et un éternel chagrin. Si le sentiment de lafamille était plus fort dans Jéhoël de La Croix-Jugan que l’espritde son sacerdoce, Jeanne n’en sut rien, du moins ce jour-là. Leprêtre laissa tomber d’austères paroles sur les malheurs de lanoblesse, mais la nuit empêcha de voit le dédain ou la condamnationde l’homme de race, au blason pur, se mouler dans ces traitstatoués par le plomb, le feu et la cendre, et ajouter les froideshorreurs du mépris à leurs autres épouvantements. Dans ladisposition de son âme, elle n’eût pas supporté une telle vue.

Ferai-je bien comprendre ce caractère ? Si on ne lecomprenait pas, ce récit serait incroyable. On serait alors obligéd’en revenir aux idées de Maître Tainnebouy, et ces idées ne sontplus dans la donnée de notre temps. Pour l’observateur qui s’abîmedans le mystère de la passion humaine et de ses sources, ellesn’étaient pas plus absurdes qu’autre chose, nais le scepticismed’un siècle comme le nôtre les repousserait.

Cependant l’abbé de La Croix-Jugan s’était assis chez ClotildeMauduit avec la simplicité des hommes grandement nés, qui sesentent assez haut placés dans la vie pour ne pouvoir jamaisdescendre. D’ailleurs la Clotte n’était pas pour lui une vieillebonne femme ordinaire. S’il était aigle, elle était faucon. Ellereprésentait, à ses yeux des souvenirs de jeunesse, ces premièresheures de la vie, si chères aux caractères qui n’oublient pas,qu’elles aient été heureuses, insignifiantes ou coupables !Puis, on était à une époque où l’infortune sociale avait mêlé tousles rangs et où la pensée politique était le seul milieu réel. LaFrance, rouge de sang, s’essuyait. La Clotte, aristocrate,comme on disait alors de tous ceux qui respectaient la noblesse,aurait, sans sa paralysie, été dans la maison d’arrêt de Coutances,pour, de là, charriée à l’échafaud. L’abbé, Jeanne Le Hardouey elleparlèrent donc des temps qui venaient de s’écouler, et leurs âmespassionnées vibrèrent toutes trois à La Clotte avait des rancunesplus grandes peut-être que celles du terrible défiguré qui était làdevant elle, et dont le visage avait été si atrocement déchiré parles Bleus.

« Ils vous ont fait bien du mal, – lui dit-elle ; – maismoi, qui les bravais, eux et leur guillotine, et qui n’ai jamaisvoulu porter leur livrée tricolore, faites état qu’ils ne m’ont pasépargnée ! Ils m’ont prise à quatre, un jour de décade, et ilsm’ont tousée sur la place du marché, à Blanchelande, avecles ciseaux d’un garçon d’écurie qui venait de couper le poil à sesjuments. »

Et cet outrage rappelé creusa la voix de la vieille et donna àses yeux pers l’expression d’une indéfinissable cruauté.

« Oui, – reprit-elle, – ils se mirent à quatre pour faire cecoup de lâches ! et, quoique je n’eusse déjà plus l’usage demes jambes, ils furent obligés de me lier, avec la corde d’unlicou, au poteau où l’on attache les chevaux pour les ferrer.J’avais bien aimé et choyé mon corps, mais la maladie et l’âgel’avaient brisé. Qu’étaient, pour moi, quelques poignées de cheveuxgris de plus ou de moins ? Je les vis tomber, l’œil sec etsans mot dire ; mais je n’ai jamais oublié le son clair et lefroid des ciseaux contre mes oreilles, et cela, que j’entends et jesens toujours, m’empêcherait, même à l’article de la mort, depardonner.

– Ne te plains pas, Clotilde Mauduit, ils t’ont traitée commeles rois et les reines ! – dit ce singulier prêtre, qui avaitle secret de consoler par l’orgueil les âmes ulcérées, comme s’ilavait été un ministre de Lucifer au lieu d’être l’humble prêtre deJésus-Christ.

– Et je ne me plains pas non plus, – fit-elle fièrement, – j’aiété vengée ! Tous les quatre sont morts de malemort, hors deleur lit, violemment et sans confession. Mes cheveux ont repousséplus gris et ont couvert l’injure faite au front de celle qu’àHaut-Mesnil vous appeliez l’Hérodiade. Mais le cœur outragé estresté plus tousé que ma tête. Rien n’y a repoussé, rienn’y a effacé la trace de l’injure ressentie, et j’ai compris querien n’arrache du cœur la rage de l’offense, pas même la mort del’offenseur.

– Et tu as raison », – dit sombrement le prêtre, qui aurait dû,à ce qu’il semblait, faire couler l’huile d’une parolemiséricordieuse sur cet opiniâtre ressentiment, et qui ne lefaisait pas ; ce qui, par parenthèse, démentait bien un peul’idée de cette grande pénitence et de cet édifiant repentir dontavait parlé le curé Caillemer, la veille, au repas du soir, chezmaître Thomas Le Hardouey.

…  …  …  …  …  …  …  …. .

Ce soir-là, on attendit Jeanne-Madelaine au Clos. Elle étaitrégulière dans ses habitudes et ordinairement toujours rentréeavant son mari. Ce soir-là, par exception, ce fut le mari quirentra le premier à la maison. On ne vit point maîtresse LeHardouey assister au repas de ses gens, et on entendit maîtreThomas demander plusieurs fois où donc sa femme était allée. Plusétonné qu’inquiet, cependant, il se mit à table, après un quartd’heure d’attente prolongée. C’est à ce moment qu’elle rentra.

« Vous êtes bien désheurée, Jeanne, – fit Le Hardouey enl’apercevant et pendant qu’elle ôtait ses sabots dans l’angle de laporte.

– Oui, – dit-elle, – la nuit nous a surpris chez la Clotte, etelle est si noire que nous avons perdu deux notre route envenant.

– Qui, vous ? » – répondit Le Hardouey trèsnaturellement.

Elle hésita ; mais, surmontant une répugnance queconnaissons tous quand il s’agit de prononcer tout haut le nom quenous lisons éternellement dans notre pensée et dont les syllabesnous effrayent comme si elles allaient trahir notre secret, elleajouta :

« Moi et cet abbé de La Croix-Jugan dont nous parlait hier M. lecuré, et qui est venu chez la Clotte pendant que je m’y trouvais.»

Elle avait posé sa pelisse sur une chaise, et elle s’assit enface de son mari, qui devint soucieux. Elle n’avait pas perdu lescouleurs foncées que la vue de Jéhoël avait étendues sur sonvisage.

« Il m’a quittée au bout de l’avenue, – ajouta-t-elle ; –je l’ai prié d’entrer chez nous, mais il m’a refusée…

– Comme moi hier, – dit Le Hardouey avec amertume. – Sans doute,il s’en allait encore chez la comtesse de Montsurvent. »

L’ironie haineuse de l’homme du peuple qui se croit dédaignégrinçait dans ce peu de paroles. Elles trouvèrent un triste échodans le cœur de Jeanne, car elle aussi pensait au dédain du prêtre,et elle en souffrait d’autant plus qu’il lui paraissaitlégitime.

La haine se pressent comme l’amour. Elle est soumise aux mêmeslois mystérieuses. L’ancien Jacobin de village, l’acquéreur desbiens d’Église, maître Le Hardouey, avait senti, à la première vue,que le moine dépouillé, le chef de Chouans vaincu, cet abbé de LaCroix-Jugan que les évènements ramenaient à Blanchelande, devaitêtre toujours son ennemi, son ennemi implacable, et que lespacifications politiques en avaient menti dans le cœur deshommes.

Il ne disait rien, mais il coupa au chanteau un morceau de pain,qu’il tendit à sa femme avec un mouvement dont la brusquerie agitéeet farouche aurait épouvanté un être plus faible et d’uneimagination plus nerveuse que Jeanne de Feuardent.

Maître Thomas Le Hardouey n’aimait pas de voir sa femme allerchez la Clotte, sur laquelle il partageait toutes les opinions dupays. Il fallait le caractère de Jeanne et l’empire de ce caractèresur un homme grossièrement passionné comme Le Hardouey pour qu’ilsupportât les visites que sa femme faisait à cette vieille, quin’était bonne, pensait-il, qu’à monter la tête à une femme sage, etil n’en parlait jamais qu’avec une rancune concentrée.

« Ah ! la vieille Clotte, c’est une Chouanne, – dit-il, –et c’est trop juste qu’un ancien chef de Chouans aille la visiterdès son débotté dans le pays ! Elle en a caché plus d’un dansses couvertures, la vieille gouge ! et les chouettes nes’abattent que sur l’arbre où d’autres chouettes ont déjà perché. –Mais comme Jeanne prenait cet air sévère qui lui imposait toujours: – Vous aussi, Jeannine, – ajouta-t-il en riant d’un air faux, –vous êtes un petit brin aristocrate ; c’est de souche chezvous, et vous ne vous plaisez que trop avec des gens comme cettevision de Bréha de la Clotte et ce nouveau venu d’abbé.

– Ils ont connu mon père », – fit gravement Jeanne.

Ce mot produisit l’effet qu’il produisait toujours entre eux, unsilence. Le nom de son père était comme un bouclier sacré queJeanne-Madelaine dressait entre elle et son mari, et qui lacouvrait tout entière ; car, si ennemi des nobles qu’il fût,comme tous les hommes d’extraction populaire qui ne haïssent lanoblesse que par vanité ou par jalousie, Thomas Le Hardouey étaittrès flatté, au fond, d’avoir épousé une fille de naissance ;et le respect qu’elle avait pour la mémoire de son père, malgré luiil le partageait.

Du reste, ce jour-là et les jours suivants, il ne fut question,au Clos, ni de l’abbé de La Croix-Jugan ni de la Clotte. On n’enparla plus. Jeanne-Madelaine enferma ses pensées dans son tour degorge, dit Tainnebouy, et continua de s’occuper de son ménage et deson faire-valoir comme par le passé. Les moiss’écoulèrent ; les temps des foires vinrent, et elle y alla.Elle se montra enfin la même qu’elle avait été jusqu’alors et qu’onl’avait toujours connue. Elle était si forte ! Seulement lesang qu’elle avait tourné,croyait maître Tainnebouy, parla pour elle ! Il lui étaitmonté du cœur à la tête le jour où elle avait rencontré l’abbé deLa Croix-Jugan chez la Clotte, et jamais il n’en redescendit. Commeune torche humaine, que les yeux de ce prêtre extraordinaireauraient allumée, une couleur violente, couperose ardente de sonsang soulevé, s’établit à poste fixe sur le beau visage deJeanne-Madelaine.

« Il semblait, Monsieur, – me disait l’herbager Tainnebouy, –qu’on l’eût plongée, la tête la première, dans un chaudron de sangde bœuf. »

Elle était belle encore, mais elle était effrayante tant elleparaissait souffrir ! Et la comtesse Jacqueline de Montsurventajoutait qu’il y avait des moments où, sur la pourpre de ce visageincendié, il passait comme des nuées d’un pourpre plus foncé,presque violettes ou presque noires ; et ces nuées,révélations d’affreux troubles dans ce malheureux cœur volcanisé,étaient plus terribles que toutes les pâleurs ! Hors cela, quitouchait à la maladie, et qui finit par inquiéter maître Thomas LeHardouey et lui faire consulter le médecin de Coutances, on ne sutrien, pendant bien longtemps, du changement de vie deJeanne-Madelaine ; et cependant cette vie était devenue unenfer caché, dont cette cruelle couleur rouge qu’elle portait auvisage était la lueur.

Chapitre 9

 

En 1611, un prêtre de Provence, nommé Louis Gaufridi, fut accuséd’avoir ensorcelé une jeune fille. Cette fille était noble ets’appelait Madeleine de la Palud. La procédure du procès existe. Ony trouve détaillés des faits de possession aussi nombreuxqu’extraordinaires. La science moderne, qui a pris connaissance deces faits et qui les explique ou croit les expliquer, ne trouverajamais le secret de l’influence d’un être humain sur un autre êtrehumain dans des proportions aussi colossales. En vain prononce-t-onle mot d’amour. On veut éclairer un abîme par un second abîme qu’oncreuse dans le fond du premier. Qu’est-ce que l’amour ? Etcomment et pourquoi naît-il dans les âmes ?

Madeleine de la Palud, qui appartenait à la société éclairée deson époque, déposa que Gaufridi l’avait ensorcelée seulement en luisoufflant sur le front. Gaufridi était jeune encore, il était beau,il était surtout éloquent. Shakespeare a écrit quelque part : « Jemépriserais l’homme qui, avec une langue, ne persuaderait pas à unefemme ce qu’il voudrait. » Et, d’ailleurs, que les motifs de l’abbéGaufridi fussent d’un fanatique, d’un insensé ou d’un homme quifaisait habilement servir le Diable à ses passions ; qu’ilsfussent purs ou impurs, qu’importe ! il avait vouluexercer une action énergique sur Madeleine de la Palud, et on saitla magie invincible, le coup de baguette de la volonté ! Maisl’abbé de La Croix-Jugan était, comme il le disait lui-même, unrestant de torture : il effrayait et tourmentait le regard. Il nevoulait pas, il n’a jamais voulu inspirer àJeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’ajuré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dontmaître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyaitparfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que lavieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancienmoine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout cequ’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge deses ignorances par ses erreurs.

D’un autre côté, la vie de l’abbé de La Croix-Jugan prêtaitmerveilleusement aux imaginations étranges. Il avait, ainsi quel’avait dit Barbe Causseron, la servante du curé, fieffé la maisondu bonhomme Bouët, auprès des ruines de l’Abbaye, et il y vivaitsolitaire comme le plus sauvage hibou qui ait jamais habité untronc d’arbre creux. Le jour, on ne l’apercevait guères qu’àl’église de Blanchelande, enroulé, comme le premier jour qu’on l’yvit, dans le capuchon de son manteau noir qu’il portait par-dessusson rochet, et dont les plis profonds, comme des cannelures, luidonnaient quelque chose de sculpté et de monumental. Toujours sousle coup d’une punition épiscopale pour avoir manqué aux SaintsCanons et à l’esprit de son état en guerroyant avec un fanatismequ’on accusait d’avoir été sanguinaire, il ne lui était permis nide dire la messe ni de confesser. L’Église, qui a le génie de lapénitence, lui avait infligé la plus sévère, en lui interdisant lesgrandes fonctions militantes du prêtre. Il était tenu seulementd’assister à tous les offices, sans étole, et il n’y manquaitjamais. Hors les jours fériés, où il venait à l’église deBlanchelande, on ne le rencontrait guères dans les environs que denuit ou au crépuscule. Ancienne habitude de Chouan, disaient lesuns ; noire mélancolie, disaient les autres ; chosesingulière et suspecte, disaient à peu près tous. Quelques esprits,à qui les circonstances politiques d’alors donnaient une défianceraisonneuse, prétendaient que cet abbé-soldat, toujours dangereux,cachait des projets de conspiration et de reprise de guerre civiledans sa solitude, et que, cet isolement calculé servait à voilerdes absences, des voyages et des entrevues avec des hommes de sonparti. Qui a bu boira, disaientles sages. Par exception à leur immémorial usage, peut-être que lessages ne se trompaient pas. D’un dimanche à l’autre, on voyait lapetite maison de l’abbé de La Croix-Jugan fenêtres et portestrictement fermées. Nul bruit ne se faisait entendre de l’écurie,où son cheval entier hennissait, se secouait et frappait si fort ladalle de ses pieds ferrés, quand il y était, qu’on l’entendait àtrente pas de là, sur la route.

Les malins qui passaient le long de cette maison, morne etmuette, se disaient tout bas avec une brusquerie cynique : « Ilfait plus de pèlerinages que de prières, cet enragé demoine-là ! » Mais, le dimanche suivant, les malinsretrouvaient le noir capuchon dans la stalle de chêne, avec laponctualité rigide et scrupuleuse du prêtre et du pénitent.

Or, il y avait un peu plus d’un an que le mystérieux abbé menaitcette vie impénétrable, quand, un soir de Vendredi Saint, aprèsTénèbres, deux femmes qui sortaient de l’église, et qui se direntbonsoir à la grille du cimetière, prirent, en causant, le chemin dubourg.

L’une d’elles était Nônon Cocouan, la couturière enjournée ; l’autre, Barbe Causseron, la servante de l’honnêtecuré Caillemer. C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ceslangues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles ettous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés àleurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie,ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer. Barbe était plusâgée que Nônon. Elle n’avait jamais eu la beauté de la couturière.Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu detentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moinsvertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle,et, plus qu’avec personne, ce sentiment s’exaltait-il avec unedévote comme l’était Nônon ! « Elle approchait de MM. lesprêtres », disait Nônon avec une envie respectueuse. Ce mot-làéclairait bien leurs relations. Que n’eût-elle pas donné, NônonCocouan, pour être à la place de Barbe Causseron, eût-elle dû enprendre, par-dessus le marché, le bec pincé, les reins de manche àbalai et le teint faune, sec et fripé comme une guezettede l’année dernière ! La Barbe Causseron, cette insupportableprécieuse de cuisine, avait des manières si endoctrinantes de dire: « Ma fille » à Nônon Cocouan, que celle-ci ne les eûtprobablement point souffertes sans cette grande position qui luiconsacrait Barbe, « d’approcher MM. les prêtres », et qui était,pour elle, la chimère, caressée dans son cœur, des derniers joursde sa vieillesse, car Nônon voulait mourir servante de curé.

« Barbe, – dit Nônon avec cet air de mystère qui précède toutcommérage chez les dévotes, – vous qui êtes d’Eglise, ma très chèrefille, est-ce que notre vénérable seigneur de Coutances a relevé deson interdiction M. l’abbé de La Croix-Jugan ?

– D’abord, ma fille, il n’est pas interdit, il n’est quesuspens, – répondit la Causseron avec un air derenseignement et de savoir qui faisait de sa coiffe plate le plusbouffon des bonnets de docteur. – Mais nenni ! point que jesache, ma fille. La suspense est toujoursmaintinte. Nous n’avons rien reçu de l’évêché. Il y a plusde quinze jours que le piéton n’a rien apporté au presbytère, etm’est avis que les pouvoirs, s’ils étaient remis à M. l’abbé de LaCroix-Jugan, passeraient par les mains de M. le curé deBlanchelande. Il n’y a paslà-dessus la seuledifficulté ! »

Et Barbe se rengorgea sur ce mot, pris au vicaire de laparoisse, qui le bredouillait et en fermait toutes sesdémonstrations en chaire quand la difficulté qu’il niait commençaitde lui apparaître.

« C’est drôle, alors ! – fit Nônon, marchant de concertavec Barbe et comme se parlant à elle-même.

– Qui ? drôle ? – repartit Barbe curieuse, avec unfilet de vinaigre rosat dans la voix.

– C’est que, – dit Nônon en se rapprochant comme si les haiesdes deux bords du chemin avaient eu des oreilles, – c’est que j’aivu, il n’y a qu’un moment, maîtresse Le Hardouey, qui n’était pointdans son banc pendant qu’on a chanté Ténèbres, se glisser dans lasacristie, et je suis sûre et certainequ’il n’y avait dans la sacristie que M. l’abbé de LaCroix-Jugan.

– Vous vous serez trompée, ma fille, – répondit Barbecompendieusement et les yeux baissés avec discrétion.

– Nenni, – fit Nônon, – je l’ai parfaitement vue, et comme jevous vois, Barbe. J’étais toute seule dans la nef, et ce qui estresté de monde après Ténèbres priait au sépulcre. Les deuxconfessionnaux de la chapelle de la Vierge et du bas de l’égliseétaient pleins. Vous savez qu’il y en a un autre tout vermouluauprès des fonts, qui servait dans le temps à feu le vieux curé deNeufmesnil quand il venait confesser ses pratiques àBlanchelande. Le custo y renferme à présent des bouts decierges brûlés et les chandeliers de cuivre qui ont été remplacéspar les chandeliers d’argent. Eh bien ! sur mon salut éternel,croyez-le si vous voulez maintenant, maîtresse Le Hardouey estsortie de là, bien enveloppée dans sa pelisse, et a gagné toutdoucement, à petits pas et en chaussons, par la contre-allée, lechœur de l’église, où M. l’abbé de La Croix-Jugan faisait saméditation dans sa stalle, et, pour lors, ils’est levé et ils s’en sont allés dans la sacristie tous lesdeux.

– Si vous êtes bien sûre de l’avoir vue, – reprit Barbe, qui nevoulait pas nier une minute de plus ce qu’elle grillait d’envie decroire vrai, – je dis comme vous, Nônon, que c’est un peu étonnant,ça ! Car quelle affaire peut avoir maîtresse Le Hardouey avecl’abbé de La Croix-Jugan, qui ne confesse pas et qui ne parle pas àtrois personnes, en exceptant M. le curé ?

– Vère ! – dit Nônon. – C’est la pure vérité, ce que vousdites. Mais voulez-vous que des trois personnes àqui il parle, je vous en nomme deuxauxquelles il cause plus souvent p’t-être quevous ne pensez ? »

Barbe s’arrêta dans le chemin, et regardant Nônon comme unevieille chatte qui regarde une jatte de crème :

« Vous êtes donc instruite ? – fit-elle avec unepapelardise ineffable.

– Ah ! ma chère dame Barbe, – s’écria Nônon, – je suiscouturière à la journée. Je n’ai pas, comme vous, le bonheur, etl’honneur – ajouta-t-elle en parenthèse ravisée – de rester dans unpresbytère, toute la semaine des sept jours du bon Dieu, à soignerle dîner de MM. les prêtres et à raccommoder les effets de M. lecuré. Il faut que je me lève matin et que je revienne tard àBlanchelande. Je suis obligée de trotter partout, dans lesenvirons, pour de l’ouvrage, et voilà pourquoi je sais etj’apprends bien des choses que vous, avec tous vos mérites, machère et respectable fille, vous ne pouvez réellement passavoir.

– Est-ce que vous avez appris quelque chose – dit Barbe, que lacuriosité démangeait et commençait de cuire – ayant rapport àmaîtresse Le Hardouey et à l’abbé de La Croix-Jugan ?

– Oh ! rien du tout ! – répondit Nônon, qui aimait, aufond, Jeanne-Madelaine, mais qui cédait au besoin de commérer ancréau cœur de toutes les femmes ; – seulement l’abbé de LaCroix-Jugan et maîtresse Le Hardouey se connaissent plus qu’ils neparaissent ; c’est moi qui vous le dis ! L’abbé, qui estun ancien Chouan et un seigneur, ne met pas, bien entendu, le boutde son pied chez un acquéreur de biens d’Eglise comme ce LeHardouey ; mais il voit Jeanne-Madelaine, qui est uneFeuardent, une fille de condition, chez la vieille Clotte. Et c’estbien souvent qu’il y va et qu’il l’y rencontre, m’a conté la petiteIngou, qu’on envoie à l’école dès qu’ils arrivent, ou à jouer auxcallouets toute seule au fond du courtil.

– Chez la vieille Clotte ! – fit Barbe Causseron, atrocecomme une fille qui, pendant toute sa vie, n’a jamais senti lecruel bonheur d’avoir un cœur aimé du sien, et à qui la faute et ladouleur n’ont point appris la miséricorde. – Chez cetteMarie-je-t’en-prie, malade deses vices ! joli lieu de rendez-vous pour un prêtre et unefemme mariée ! Pas possible, ma chère : ce serait une chosetrop affreuse, par exemple ! Je ne la croirai, celle-là, quequand je l’aurai vue. Il n’y apas sur ça la seuledifficulté.

– Mon Dieu, Barbe, – repartit Nônon, qui était bonne, elle,comme un reste de belle fille indulgente, – le mal n’est pas sigrand, après tout ! On ne peut pas avoir de mauvaises penséessur cet abbé, qui ferait plus peur qu’autre chose à une femme, avecson visage dévoré… Jamais, au grand jamais, on n’a rien dit deJeanne. Sa réputation est nette comme l’or. Et pourtant il y a eubien des jeunes gens amoureux d’elle, soit ici, à Blanchelande,soit à Lessay ! Si donc ils se voient chez la Clotte, c’estqu’il y a peut-être là-dessous quelque manigance de chouannerie. LaClotte a été suspectée d’être une Chouanne dans le temps, et vousvous rappelez qu’ils l’ont tousée, comme on disait alors,sur la place du Marché. Ils croient pouvoir se fier à elle pourquelque chose qui tient à c’te chouannerie, mais il n’y a pasd’autre mal que ça à penser, bien sûr !

– C’est égal, – dit la Causseron, restée défiante, quoiqu’ellene trouvât pas de réponse au raisonnement très sensé de Nônon, – jedois avertir M. le curé, tout de même. Si c’est ce que vous dites,la sacristie de l’église de Blanchelande ne doit pas être un nid àChouans qui se cachent. Et d’ailleurs pourquoi toute cettechouannerie qui n’a que trop duré, maintenant que les églises sontrouvertes et que nous r’avons nos curés ? Ce prêtre m’atoujours épeurée, – fit-elle ; – on dit de lui biendes choses terribles. Il ferait mettre à sac tout Blanchelande,avec ses comploteries contre le gouvernement. S’il était vraimentpénitent, depuis le temps, Mgr l’évêque lui aurait remis sespouvoirs de confesser et de dire la messe. Il faut qu’il soit bienenragé, au contraire, puisqu’il entraîne une femme comme maîtresseLe Hardouey dans son péché. Mon doux Jésus ! qu’est-ce qu’ilspeuvent bien avoir fait, tous deux, dans la sacristie ? Etpeut-être en ce moment qu’ils y sont encore ! Ah !certainement j’en parlerai à M. le curé, et dès ce soir, en luiservant sa collation de jeûne. Ne m’en détournez pas. Adieu, mafille. Je suis tenue en conscience, et sous peine de péché mortel,d’avertir M. le curé de ce qui se passe. Il n’ya pas là-dessus laseule difficulté. »

Et, après avoir lâché ce flux saccadé de paroles, elle se mit àtrottiner sous le vent qui la poussait, – un vent sec et froid deSemaine Sainte, – qui n’avait cessé de souffler aux jupes et aumantelet de nos deux flânières et qui emporta leurs propospar-dessus les haies. En effet, c’est à partir de cette journéequ’à Lessay et à Blanchelande on commença de joindre ensemble lesnoms de Jeanne Le Hardouey et de l’abbé de La Croix-Jugan.

Nônon Cocouan ne s’était pas trompée. Elle avait très bien vuJeanne Le Hardouey entrer dans la sacristie de l’église deBlanchelande, et elle avait très bien deviné, avec son bon sensdépourvu de malice, « que quelque chouannerie couvait là-dessous ».C’était de cela qu’il retournait, en effet. L’abbé de LaCroix-Jugan faisait depuis plus de six mois servir Jeanne LeHardouey à ses desseins. Il la voyait fréquemment chez la Clotte.Il avait jugé sans doute, avec ce regard suraigu des hommes appelésà gouverner les autres hommes, – car, d’après toutes lesobservations de la comtesse de Montsurvent, il était de cetterace-là, – le profit qu’il pouvait tirer de Jeanne-Madelaine.Mariée comme elle l’était à un cultivateur-herbager, elle pouvait,sous prétexte d’aller au marché de Coutances et aux foires du pays,porter des lettres, des informations, des signaux convenus, auxchefs du parti royaliste cachés ou dispersés dans les environs. Quiaurait suspecté une femme dans la position de Jeanne, laquellecontinuait de faire, et sans plus, ce qu’elle avait fait toute savie ? D’un autre côté, par la nature ferme de son âme, par lesouvenir ardent et fier de sa naissance, par l’humiliation de sonmariage, par les sentiments nouveaux et extraordinaires qu’ilvoyait en elle et qui entrouvraient, de temps en temps, ce masquerouge de sang extravasé, que les révoltes d’un cœur trop concentréavaient moulé sur son visage, Jeanne offrait à l’abbé de LaCroix-Jugan un instrument que rien ne fausserait, et il l’avaitsaisi comme tel. Ce Jéhoël, qui, à dix-huit ans, était resté muetet indifférent à l’amour fauve et sans frein d’Adélaïde Malgy, lemoine blanc et pâle, qui semblait l’archange impassible de l’orgie,tombé du ciel, mais relevé au milieu de ceux qui chancelaientautour de lui, devait être un de ces hommes mauvais à rencontrerdans la vie pour les cœurs tendres qui savent aimer. C’était une deces âmes tout en esprit et en volonté, composées avec un étherimplacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leursardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des chosesinvisibles, une cause, une idée, un pouvoir, une patrie ! Lesfemmes, leurs affections, leur destinée, ne pèsent rien dans lesvastes mains de ces hommes, vides ou pleines des mondes qui lesdoivent remplir. Or, par cela même qu’il était tout cela, Jéhoël nepouvait-il donc pas, dans l’intérêt de la cause à laquelle ils’était dévoué, et quoique prêtre, et quoiqu’il n’eût pas vouluinspirer à Jeanne une passion coupable, souffler de ses lèvres demarbre dans la forge allumée de ce cœur qui se fondait pour lui,malgré sa force, comme le fer finit par devenir fusible dans laflamme ?

Car, il faut bien le dire, il faut bien lâcher le grand mot quej’ai retardé si longtemps : Jeanne-Madelaine aimait d’amour l’abbéJéhoël de La Croix-Jugan. Que si, au lieu d’être une histoire, ceciavait le malheur d’être un roman, je serais forcé de sacrifier unpeu de la vérité à la vraisemblance, et de montrer au moins, pourque cet amour ne fût pas traité d’impossible, comment et parquelles attractions une femme bien organisée, saine d’esprit, d’uneâme forte et pure, avait pu s’éprendre du monstrueux défiguré de laFosse. Je me trouverais obligé d’insister beaucoup sur la naturevirile de Jeanne, de cette brave et simple femme d’action, pour quile mot familièrement héroïque : « Un homme est toujours assez beauquand il ne fait pas peur à son cheval », semblait avoir étéinventé. Dieu merci, toute cette psychologie est inutile. Je nesuis qu’un simple conteur. L’amour de Jeanne, que je n’ai point àjustifier, qu’il fût venu à travers l’horreur, à travers la pitié,à travers l’admiration, à travers vingt sentiments, impulsions ouobstacles, possédait le cœur de cette femme avec la furie d’unepassion qui, comme la mer, a dévoré tout ce qui barrait sonpassage ; et cet amour, auquel avait résisté longtempsJeanne-Madelaine, commençait enfin d’apparaître aux yeux les moinsclairvoyants. Extraordinaire même pour ceux à qui la réflexionenseigne quelle aliénation de toutes les facultés humaines estl’amour, que ne dut-il pas être pour les esprits qui entouraientJeanne, pour tous ces paysans cotentinais parmi lesquels ellevivait ! À ses propres yeux même, Jeanne-Madelaine dut pendantlongtemps – ainsi qu’on l’a cru et qu’on le croyait encore du tempsde maître Tainnebouy – être ensorcelée. La prédiction menaçante duberger s’était peu à peu enfoncée dans son âme. D’abord elle enavait bravé et insulté l’influence, mais la force de ce qu’elleéprouvait l’y fit croire. Autrement elle n’aurait rien compris àtout ce qui se passait en elle. Quand elle pensait à l’objet de sonamour : « Suis-je dépravée ? » se disait-elle ; et cedoute rendait son amour plus profond… plus marqué du caractère dela bête dont il est parlé dans l’Apocalypse, et qui, pour les âmes,est le sceau de la damnation éternelle. L’histoire de la Malgy nelui sortait point de la pensée ; elle se croyait réservée àune fin pareille ; mais, d’une autre trempe que cette filleviolente et faible, elle s’était imposé ledevoir de cacher la passion qui la minait et de ne révélerà personne l’énigme cruelle de sa vie. Illusion commune aux âmesfortes ! On croit pouvoir cacher la folie de son cœur, et, defait, on la dissimule pendant un laps de temps qui use lavie ; mais tout à coup voilà que la honteuse folie aparu ; voilà que tout le monde en parle et que chacun s’enrécrie, sans qu’on sache même comment pareille chose a puarriver !

Et pour Jeanne ce moment-là était venu. À dater de cettepremière révélation faite à la servante du curé Caillemer par NônonCocouan, des bruits vagues, un mot dit par-ci et par-là, dessouffles plutôt que des mots, mais des souffles qui vont tout àl’heure devenir un orage, commencèrent à circuler sur la pauvreJeanne. D’abord on parla, comme Nônon, de chouannerie… Mais, commele pays resta tranquille, comme l’abbé de La Croix-Jugan ne fitaucune démonstration extérieure qui prouvât que le chef de Chouans,toujours soupçonné en lui, malgré son attitude de pénitent, vivaitet agissait, on perdit peu à peu l’idée qu’on avait eue d’abordpour expliquer les espèces de relations qui existaient entre lui etmaîtresse Le Hardouey. La cause royaliste était, en effet,désespérée, et les efforts de cette âme à la Witikind qui respiraitsous le capuchon ténébreux de l’ancien moine n’aboutirent jamais àréveiller autour de lui les âmes lassées des gentilshommes, sescompagnons d’armes. Les jours tombant les uns sur les autres sansamener d’évènement, et les entrevues chez la Clotte entre l’abbé deLa Croix-Jugan et Jeanne restant aussi fréquentes que par le passé,on vit des étonnements qui avaient l’air sournois des soupçons. «Ma foi, – disaient beaucoup de bonnes têtes, – maîtresse LeHardouey a beau être une fille de condition, une demoiselle deFeuardent, et l’abbé de La Croix-Jugan une face criblée etcouturée, pire que si toutes les petites véroles de la terre yavaient passé… , le diable est bien malin, et, si j’étais maîtreThomas, je ne me soucierais guères des accointances de ma femmeavec ce prêtre qui, malgré ses airs d’aujourd’hui, n’a jamaisbeaucoup tenu à sa robe, puisqu’il s’est défroqué si vite pouraller aux Chouans. Ces sortes de réflexions, faites en passant,finirent par acquérir une consistance qu’involontairement lamalheureuse Jeanne augmenta. Elle souffrait alors des peinescruelles. Elle était arrivée à cette crise de l’amour où lespreuves du dévouement ne suffisent plus à l’apaisement du sentimentqu’on éprouve. D’ailleurs, ces preuves elles-mêmes devenaientimpossibles à donner. Elle avait multiplié pendant longtemps lescourses les plus périlleuses, pour le compte de cet abbé, qui nepensait qu’à relever sa cause abattue, portant des dépêches à lafaire fusiller, toute femme qu’elle fût, si elle eût été arrêtée.Quand, à Blanchelande, on la croyait à Coutances pour quelqueaffaire de son mari, elle était sur la côte, qui n’est éloignée deLessay que d’une faible distance, et elle remettait elle-même auxhommes intrépides qui, comme Quintal ou le fameux Des Toucheslui-même, portaient la correspondance du parti royaliste enAngleterre, les lettres de l’abbé de La Croix-Jugan. Cette vieaventureuse et qui la soutenait n’était plus possible. L’abbé avaitperdu sa dernière espérance… et il avait serré autour de lui, etavec la rage qui autrefois avait armé son espingole, ce camailbrûlant dans lequel il faudrait désormais mourir ! Jeannesentait bien que même l’œil de cet homme ne la regardait plusdepuis qu’il avait été obligé d’abandonner ses desseins. Avecl’élévation de son caractère, et religieuse comme elle l’était,elle dut terriblement souffrir des mouvements désordonnés quil’entraînaient vers ce prêtre, dont l’âme était inaccessible. Ellese vit, au fond de son cœur, déshonorée. De tels supplices ne segardent pas éternellement enfermés sous un tourde gorge, comme l’avait dit maître Tainnebouy, eton ne put s’empêcher de les voir, malgré les efforts deJeanne-Madelaine pour les cacher. Une fois aperçus, une fois cettegrande question posée dans Blanchelande : « Qu’a donc cette pauvremaîtresse Le Hardouey ? » Dieu sait tout ce qu’on put ajouter.Sa pure renommée était flétrie. – C’est précisément dans cetemps-là que maître Louis avait connu Jeanne.

« Monsieur, – me racontait-il avec des accents que je ne puisoublier, – je vous l’ai déjà dit, depuis bien longtemps avant cetteépoque l’entendement n’y était plus, et elle avait bien l’air de cequ’elle était. J’ai vu souvent qu’on lui parlait, et elle ne vousrépondait pas ; mais elle vous regardait d’un grand œil mort,comme celui d’une génisse abattue, elle qui avait eu des yeux àcasser toutes les vitres d’une cathédrale ! Toute safaisance-valoir, qui était la plus considérable du pays, ne luiétait de rien. Elle aimait encore à monter sapouliche et à aller au marché ; mais, à la maison, plus defemme, Monsieur, plus de ménagère, plus de maîtresse Le Hardouey,mais une arbalète rompue, une anatomie dans un coin ! Quand LeHardouey, qui n’était pas, c’est vrai, une grande sorte d’homme,mais qui l’aimait à sa manière, après tout, comme la suite ne l’aque trop prouvé, lui demandait ce qu’elle avait et pourquoi elleétait comme ça, elle disait qu’elle ne savait pas ce qui luibouillait dans la tête ; et, par le bœuf de la saintecrèche ! elle était bien fondée à parler ainsi, carson visage avait l’air d’une fournaise, vère ! d’un four àchaux qui flambe dans la nuit ! Je suis bien souvent restédevant à songer qu’elle était perdue. Maître Le Hardouey laconduisit lui-même, et à plusieurs fois, aux médecins deCoutances ; mais les médecins ne pouvaient rien à ce quin’était pas une maladie d’homme ou de femme, Monsieur ! Età preuve que le malin esprit était fourré làdedans et qu’elle savait la griffe qui l’avait blessée et qui latenait, c’est que le curé Caillemer lui conseilla de faire uneneuvaine à la bonne Vierge de la Délivrance, et que, religieusecomme elle l’avait toujours été, elle ne voulut pas. C’était là ledernier degré de sortilège et de misère, Monsieur : elle ne voulaitpas guérir ! Elle aimait le sort qu’on lui avait jeté !Les uns parlaient du berger du Vieux Probytère,les autres de l’abbé de La Croix-Jugan, et, croyez-moi, Monsieur…c’étaient de terribles et ordes remarques qu’on faisait alors surmaîtresse Le Hardouey, à Blanchelande, au bourg de Lessay et plusloin, – et je n’ai jamais su bien tirer au clair ce qu’onracontait ; mais, vrai comme nous v’là dans c’te lande, pourqui, comme moi, nombre de fois les vit à l’église, lui, cet abbénoir comme la nuée dans sa stalle, et elle, rouge comme le feu dela honte dans son banc, et ne lisant plus dans son livre de messe,debout quand il fallait être assise, assise quand il fallait être àgenoux, il n’y a pas moyen de penser que le maître de cettemisérable ensorcelée ait été un autre que ce prêtre, qui semblaitle démon en habit de prêtre, et qui s’en venait braver Dieu jusquedans le chœur de son église – sous la perche de son crucifix !»

Chapitre 10

 

C’est à l’époque dont maître Louis Tainnebouy, le brave fermierdu Mont-de-Rauville, me parlait en termes, qu’un soir la vieilleClotte, qui avait filé à sa porte une bonne partie de la relevée,arrêta, fatiguée, le mouvement de son rouet. Elle regarda autourd’elle et appela la petite Ingou.

« Petiote ! » – fit-elle.

Mais Petiote ne répondit pas. La maison de la Clotte, détruitemaintenant, s’élevait à peu de pieds de terre, sur la route quiconduisait de Blanchelande au bourg de Lessay, et elle n’avait pourvoisinage, à deux ou trois portées de fusil, sur le bord opposé duchemin, que la chaumière de la mère Ingou, dont la petite fillevenait, chaque jour, aider la Clotte dans son pauvre ménage. Cejour-là, cette petite, qui avait de bonne heure rangé lefait de la vieille Clotte, tentée par la beauté de lasoirée et ces derniers rayons du soir qui conseillent levagabondage, avait pris ses sabots sans bride à chaque main, ets’était mise à dévaler le bout de la route en pente qui conduisaitchez sa mère, élevant sous ses pieds nus de ces tourbillons depoussière chers aux enfants de tous les pays. C’était pour seprocurer cette joie d’enfant que la petite Ingou avait oublié dedire « qu’elle s’en allait » à la Clotte, et n’avait pas pensé àrentrer son rouet dans la maison. Or, la Clotte, infirme et quiavait besoin de ses deux mains pour s’appuyer sur son bâton etgagner péniblement le fond de sa demeure, était tout à faitincapable de rentrer le rouet dont elle s’était servie une partiedu jour, à son seuil… « Comment ferai-je ? » se disait-elle,quand elle aperçut, se dirigeant vers elle, maîtresse LeHardouey.

Elle venait lentement, la pauvre Jeanne. Elle ne marchait pluscomme autrefois de ce pas ferme et rapide qui avait été le sien. Ily avait dans sa démarche quelque chose d’appesanti et de frappé,dont rien ne peut donner l’idée. Sa grande coiffe blanche, cecimier de batiste qui allait si bien à sa physionomie décidée, ellene la portait plus haut et d’un front léger. Et, sans les veloursnoirs qui la rattachaient sous le menton, peut-être serait-elletombée, tant la tête que cette coiffe couvrait s’inclinaitmaintenant sous la pensée fixe qu’elle emportait à son front, commele taureau emporte la hache qui l’a frappé ! En voyant de loinvenir cette femme dont elle avait connu naguère la beauté etsurtout la force, les yeux secs de la fière Clotilde Mauduit, quiavait pleuré, disait-elle, toutes leslarmes de son corpssur les ruines de sajeunesse, ressentirent la moiteur d’une dernière larme, ladernière goutte de la pitié. Elle savait toute l’histoire deJeanne. Dès le premier jour, si on se le rappelle, elle avaitsoupçonné tout ce que ce fatal indifférent de Jéhoël, qui avait tuéDlaïde Malgy de désespoir, apporterait de malheur à la fille deLoup de Feuardent, et elle l’en avait avertie.

« Fuyez cet homme, – lui avait-elle dit pendant quelque temps,avec l’espèce d’égarement qu’elle avait parfois et queJeanne-Madelaine croyait le résultat de son caractère ardemmentulcéré et de la solitude épouvantable de sa vie ; – une voixm’avertit, la nuit, quand je ne dors pas, une voix qui est la voixde Dlaïde, que si vous ne fuyez pas cet homme il sera un jour votredestin. Ne dites pas non, Jeanne de Feuardent ! Est-ce que lafille des gentilshommes, ces nobles époux de la guerre, aurait peurde quelques blessures sur un front qui sait les porter ? Vousn’êtes pas un de ces faibles cœurs de femme éternellementtremblants devant des cicatrices et toujours prêts à s’évanouirdans une vaine horreur. Non ! vous êtes une Feuardent ;vous descendez d’une de ces races irlandaises, m’a dit votre père,dans lesquelles on faisait baiser la pointe d’une épée à l’enfantqui venait au monde, avant même qu’il eût goûté au lait maternel.Non, ce ne sont pas les coutures de l’acier sur un visage ouvertpar les balles qui pourraient vous empêcher, vous, d’aimerJéhoël ! »

Jeanne ne la crut pas, ou la crut peut-être. Mais elle n’évitapas cet homme, à qui elle attachait un intérêt grandiose, idéal etpassionné. Entre elle et lui il y avait, pour embellir cette facecriblée, la tragédie de sa laideur même le passé des ancêtres, lesang patricien qui se reconnaissait et s’élançait pour serejoindre, des sentiments et un langage qu’elle ne connaissait pasdans la modeste sphère où elle vivait, mais qu’elle avait toujoursrêvés. Elle vint plus souvent chez la Clotte. Il y vint aussi, et,comme je l’ai dit, il la dévoua à ses périlleux desseins. Ce futalors que l’amour de Jeanne pour ce chef de guerre civile, grand àsa manière, comme ce Georges Cadoudal (dont on parlait beaucoup àcette époque) l’était à la sienne, se creusa et s’envenima dedouleur, de honte et de désespoir ; car, si le chef chouanavait un instant caché le prêtre, le prêtre reparut bien vite,sévère, glacé, imperturbable, le Jéhoël enfin dont on pouvait direce que sainte Thérèse disait du Démon : « Le malheureux ! iln’aime pas ! » Les souffrances de Jeanne furent intolérables.Elle ne pouvait les confier qu’à la Clotte, qui lui avait préditson malheur et raconté l’histoire de Dlaïde. C’était avec cetteParia des mépris de toute une contrée qu’elle se dédommageait desimpostures courageuses de sa fierté. La Clotte, en effet,l’enthousiaste impénitente, la Garce deHaut-Mesnil comme disaient les paysans de cesparages, comprenait seule cet amour, inacceptable aux âmesreligieuses et tranquilles qui devraient faire l’opinion dans tousles pays.

Quant à l’abbé de La Croix-Jugan, lorsque les projets qu’ilavait si opiniâtrement préparés eurent été trahis une fois de pluspar la fortune de sa cause, devenu plus farouche et plus noir quejamais, il cessa de venir chez la Clotte. Il n’avait plus rien à yfaire. Tout, pour lui, n’était-il pas perdu ?…Jeanne-Madelaine ne vit donc qu’à l’église l’effrayant génie de sadestinée. La religion s’était-elle ressaisie de ce prêtre, dont lesort des armes ne voulait plus ? Après avoir abdiqué l’espoirde vaincre, comme Charles-Quint l’ennui de régner, l’ancien moinede Blanchelande se faisait-il, dans son propre cœur, un cloîtreplus vaste et plus solitaire que celui qu’il avait quitté dans sajeunesse, et prenait-il, dans sa froide stalle de chêne, la mesuredu cercueil au fond duquel il se couchait tout vivant en récitantsur lui-même les prières des morts ?… Qui sut jamaisexactement ce qui s’agita dans cette âme ? Ce qui estincontestable, c’est que le caractère funèbre et terrible de toutela personne de l’abbé augmenta aux yeux des populations, quil’avaient toujours regardé comme un être à part et redoutable, àmesure que la physionomie de Jeanne marqua mieux lesbouleversements et les dévorements intérieurs auxquels elle étaiten proie, comme si plus la victime était tourmentée, plus sinistredevenait le bourreau !

Or, l’isolement dans lequel retomba volontairement le noir abbéaprès la ruine de ses dernières espérances fut la fin du courage deJeanne. Mais la fin du courage chez la fille de Louisine-à-la-hacheétait encore une chose puissante. Elle était de ces natures à laMarius qui prennent de leur sang dans leur main et le jettent enmourant contre leur ennemi, fût-ce le ciel ! Rien de lâche oud’élégiaque n’entrait dans la composition de cette femme. Lorsqueles derniers rayons du soir teignaient d’un rose mélancolique sacoiffe blanche, sur la route de Lessay, à cette heure où le jour semet en harmonie avec les cœurs déchirés, elle ne sentait rien defaible, rien de languissant, rien d’énervé en elle. La pléthore deson cœur ressemblait à la pléthore brûlante de son visage.Seulement, elle se disait, en appuyant sa main ferme sur ce cœurqui lui battait jusque dans la gorge, que le dernier bouillonnementallait en jaillir, qu’après cela le volcan serait vide et nefumerait peut-être plus ; et cette pensée, plus que tout lereste, troublait et appesantissait sa démarche, car elle venait deprendre la résolution définitive qui est l’acte suprême de lavolonté désespérée et qui produit sur l’âme énergique l’effet de lamise en chapelle sur le condamné espagnol.

« Ah ! vous êtes là, mère Clotte ! – fit-elle d’unevoix rauque et dure, la voix des grandes résolutions, en atteignantla vieille filandière assise devant son rouet à son seuil.

– Mon Dieu ! qu’y a-t-il de nouveau, mademoiselle deFeuardent ? – s’écria tout à coup la Clotte frappée de l’airet de la voix de Jeanne. – Vous n’êtes pas comme tous les jours, cesoir, quoique tous les jours soient tristes pour vous, ma noblefille. On dirait que vous allez faire un malheur. Vous ressemblezcomme deux gouttes d’eau à l’image de la Judith qui tua Holopherne,que j’ai à la tête de mon lit.

– Ah ! – fit Jeanne avec une exaltation farouche etironique ; – attendez, mère Clotte, je n’ai pas encore du sangsur les mains, pour me comparer à une tueuse ; je n’en aiencore qu’à la figure, et c’est le mien, qui me brûle, mais qui necoule pas… S’il eût coulé depuis qu’on l’y voit, je serais plusheureuse : je serais morte et à présent tranquille, comme DlaïdeMalgy, qui dort si bien dans sa tombe, là-bas ! –ajouta-t-elle en tendant son bras qui tremblait vers la haie,par-dessus laquelle on voyait le toit bleu du clocher deBlanchelande, rongé par les violettes vapeurs du soir. – Non, ne mecomparez pas à Judith, mère Clotte ! Ne disent-ils pas quel’esprit de Dieu était en elle ? C’est l’esprit du mal qui esten moi ! et il est fort ce soir, cet esprit du mal, connu devous aussi, Clotilde Mauduit, dans votre jeunesse, que j’en veuxfinir avec la vie, avec la réserve, avec la fierté, avec la vertu,avec tout !

– Rentrons, ma fille, on pourrait nous entendre à cette porte,et on en dit assez sur vous à Blanchelande », fit la Clotte,presque maternelle.

Et la paralytique prit son bâton à côté d’elle, et, les deuxmains dessus, elle passa le seuil de sa porte avec l’effort,douloureux à voir, d’une vieille couleuvre à moitié écrasée par uneroue de charrette, qui traverse péniblement une ornière, et varegagner, en face, son buisson.

Jeanne-Madelaine prit le rouet et suivit la Clotte.

« Quenouille finie, – dit-elle en regardant l’ouvrage qu’avaitfait la vieille femme, dont la journée avait été laborieuse, –fierté finie et vie finie. Tout finit donc, excepté desouffrir ? Qui sait – continua-t-elle dans une rêverie sombreet en déposant le rouet à sa place ordinaire – si le fil roulé surce fuseau ne servira pas à tisser bientôt le drap mortuaire deJeanne de Feuardent ?…

– Oh ! ma pauvre enfant, – dit la Clotte, – qu’est-ce doncque vous avez, ce soir ?

– Je m’en vais vous le dire », – reprit Jeanne avec un air demystère qui tenait du délire et du crime.

Elle s’assit, sur son escabeau, auprès de la Clotte, mit soncoude sur son genou et sa joue de feu dans sa main, et, comme sielle allait commencer quelque récit extraordinaire :

« Écoutez, – dit-elle avec un regard fou. – J’aime unprêtre ; j’aime l’abbé Jéhoël de La Croix-Jugan ! »

La Clotte joignit les deux mains avec angoisse.

« Hélas ! je le sais bien, – fit-elle ; – c’est de làque vient tout votre malheur.

– Oh ! je l’aime, et je suis damnée, – reprit lamalheureuse, – car c’est un crime sans pardon que d’aimer unprêtre ! Dieu ne peut pas pardonner un tel sacrilège ! Jesuis damnée ! mais je veux qu’il le soit aussi. Je veux qu’iltombe au fond de l’enfer avec moi. L’enfer sera bon alors ! ilme vaudra mieux que la vie Lui qui ne sent rien de ce quej’éprouve, peut-être se doutera-t-il de ce que je souffre, quandles brasiers de l’enfer chaufferont enfin son terrible cœur !Ah ! tu n’es pas un saint, Jéhoël : je t’entraînerai dans maperdition éternelle ! Ah ! Clotilde Mauduit, vous avez vubien des choses affreuses dans votre jeunesse, mais jamais vousn’en avez vu comme celles qui se passeront près d’ici, ce soir.Vous n’avez qu’à écouter, si vous ne dormez pas cette nuit : vousentendrez l’âme de Dlaïde Malgy crier plus fort que toutes lesorfraies de la chaussée de Broquebœuf.

– Taisez-vous, Jeanne de Feuardent, ma fille ! –interrompit la Clotte avec le geste et l’accent d’unetoute-puissante tendresse ; et elle prit la tête deJeanne-Madelaine et la serra contre son sein desséché, avec lemouvement de la mère qui s’empare d’un enfant qui saigne et veutl’empêches de crier.

– Ah ! je vous fais l’effet d’une folle ! – dit plusdoucement Jeanne, que cette mâle caresse d’un cœur dévoué apaisa, –et je le suis bien dans un sens, mais dans l’autre je ne le suispas… J’ai essayé de tout pour être aimée de ce prêtre. Il n’a pasmême pris garde à ce que je souffrais. Il n’a méprisée comme DlaïdeMalgy, comme vous toutes, les filles de Haut-Mesnil, qu’il adédaignées. Eh bien ! je vous vengerai toutes. Il m’en coûterama part de paradis, mais je vous vengerai. Oh ! j’ai été plusfolle que je ne le suis aujourd’hui, mère Clotte. Il y a six mois,je ne vous l’ai pas dit alors… je suis allée en cachette auxbergers. Je m’en étais longtemps moquée, d’eux et de leurssortilèges, mais j’y suis allée, le front bas, le cœur bas… J’aireconnu celui que j’avais vu sous la porte du Vieux Presbytère, quim’avait fait cette menace que je n’ai jamais pu oublier. Je l’aiprié, ce mendiant, ce vagabond, ce pâtre, comme on ne doit prierque Dieu, d’avoir pitié de moi et de m’ôter le sort qu’il m’avaitjeté. J’ai usé mes genoux devant lui, dans la poussière de lalande ! J’en aurais mangé, s’il l’avait voulu, de cettepoussière ! Je lui ai donné mes pendants d’oreilles, majeannette d’or, mon esclavage, mon épinglette et del’argent, et de tout, et je lui aurais donné de mon sang pour qu’ilme découvrît un moyen de me faire aimer de Jéhoël, s’il y en avait.Le misérable va-nu-pieds, après bien des refus, aiguisés par lahaine et par la vengeance, a fini par me dire qu’il fallait porterune chemise sur ma poitrine, l’imbiber de ma sueur et la faireporter à Jéhoël. Le croirez-vous, mère Clotte ?… Jeanne deFeuardent n’a pas pris cela pour une injure ! Elle a cru quec’était un conseil… L’amour nous abêtit-il assez, nous autresfemmes ! J’ai taillé et cousu de mes mains cette chemise et jel’ai portée sur ce corps que la seule pensée de Jéhoël baignait defeu ! je l’en ai imbibée, traversée… Je l’aurais imbibée demon sang si le berger avait dit que c’était du sang qu’il fallait àla place de sueur. Puis, un soir que la porte de la maison deJéhoël était entrouverte et que je l’avais entendu qui parlait dansson écurie à ses chevaux, les seules créatures vivantes qu’il aitl’air d’aimer, je m’y glissai comme une voleuse et je jetai lachemise sur son lit, espérant qu’il la mettrait (la trouvant soussa main) sans y penser. La mit-il ? je ne sais. Mais, s’il l’amise, il n’a pas mis l’amour avec ! Hélas ! il ne m’aimapas davantage. « Il fallait qu’elle n’eût pas séché », fit leberger en ricanant et en me retournant ce couteau dans le cœur.C’était me demander l’impossible. Le pâtureau se vengeait. Mais lataie que j’avais sur les yeux tomba. Je n’allai plus au berger. Etpourtant la crédulité me tenait toujours ! Dans toutes lesfoires et les marchés je consultais les tireuses de cartes. Ellesne disaient jamais qu’une seule chose, c’est que j’aimais un hommebrun qui avait un pouvoir supérieur auleur et que cet homme brun me tuerait. Ah ! j’étaisdéjà tuée ! Est-ce que je suis cette Jeanne de Feuardentconnue jadis à Blanchelande et à Lessay ? Est-ce que cemalheureux visage, affreux comme une apoplexie, dit que je suis unefemme vivante ?… Oui ! je suis tuée. Jéhoël m’a tuée.Mais moi, je lui tuerai son âme ! Je ne finirai pas comme cemisérable pigeon sans fiel de Dlaïde Malgy qui n’a su que se roulerà des pieds d’homme et puis mourir ! »

Un étrange sourire passa sur les lèvres de l’ancienne odalisquedes sultans de Haut-Mesnil, en entendant ce cri de la femme quisait la force de la tentation que son péché a mise en elle.

« Insensée ! – fit-elle, – insensée ! tu ne connaisdonc pas encore ce La Croix-Jugan ? »

Et avec une force de regard et d’affirmation qui troubla Jeanne,malgré le désordre de tout son être, elle ajouta :

« Quand tu te mettrais encore plus bas que la Malgy aux pieds decet homme, tu ne pourras jamais ce que tu veux !

– Ce n’est donc pas un homme ? – dit Jeanne avec un frontde bronze, tant les sentiments purs de la femme, le chaste honneurde toute sa vie, avaient disparu dans les flammes d’une passionplus forte, hélas ! que quinze ans de sagesse et enflammée pardix-huit mois d’atroces combats !

– C’est un prêtre, – répondit la Clotte.

– Les anges sont bien tombés ! – dit Jeanne.

– Par orgueil, – répondit la vieille ; – aucun n’est tombépar amour. »

Il y eut un moment de silence entre ces deux femmes. La nuit,chargée de ses mauvaises pensées, commença de pénétrer dans lachaumière de la Clotte.

« Il aime la vengeance, – fit profondément Jeanne-Madelaine, –et je suis la femme d’un Bleu.

– Ce qu’il aime, qui le sait, ma fille ? – répondit laClotte, plus profonde encore. – Il n’a jamais peut-être aimé que sacause, et sa cause n’est point dans tes bras ! Ah ! s’ilpouvait écraser tout ce qu’il y a de Bleus sous ton matelas,peut-être s’y coucherait-il avec toi. Oui ! même au sortir dela messe, la bouche teinte du sang de son Dieu qui lecondamnerait ! Mais, à toi seule, tu n’as à lui offrir qu’uncœur, qu’il dédaigne, dans sa pensée de prêtre, comme une proiedestinée aux vers du cercueil.

– Et si tu te trompais, la Clotte ? – fit Jeanne en selevant impétueusement de son escabeau.

– Non, Jeanne de Feuardent, – fit la vieille Clotte avec ungeste d’Hécube, – non, je ne me trompe point. Je le connais. Nevous avilissez point pour cet homme. Gardez votre grand cœur.N’allez pas à la honte, ma fille, pour n’en rapporter que lesrebuts du mépris. – Et elle saisit Jeanne par le bas de son tablierde cotonnade rouge pour l’empêcher de sortir.

– Ah ! la vieillesse t’a donc rendue lâche, ClotildeMauduit ! – fit Jeanne exaspérée et en qui le dernier éclairde la raison s’éteignait. – Quand tu avais mon âge et que tu étaisamoureuse, aurais-tu tremblé devant la honte, et t’aurait-onarrêtée en te parlant de mépris ? »

Et elle tira brusquement son tablier qui se déchira et dont lelambeau resta dans les mains crispées de la Clotte. Elle s’étaitprécipitée hors de la chaumière, comme une folle qui s’échapperaitde l’hôpital.

Chapitre 11

 

Le même soir, presque à la même heure où la Clotte, assise à saporte, avait aperçu Jeanne-Madelaine qui s’en venait vers elle,maître Thomas Le Hardouey, monté sur sa forte jument d’allure,traversait la lande de Lessay. Il revenait de Coutances, où ilavait passé plusieurs jours à s’entendre avec ces acquéreurscollectifs de propriétés dont l’association a porté plus tard lenom expressif de Bande noire. Quoiqu’il eût faitavec ses associés ce qu’on appelle de bonnes affaires, et qu’il eûtlieu de se féliciter, maître Thomas Le Hardouey n’avait pascependant, ce jour-là, dans son air et sur son visage, le je nesais quoi d’inexprimable qui fait dire en toute sûreté deconscience et de coup d’œil : « Voilà un heureux coquin quipasse ! » Il est vrai qu’il n’avait jamais eu, ainsi quemaître Louis Tainnebouy, une de ces physionomies gaies et franchesqui sont comme la grande porte ouverte d’une âme où chacun peutentrer.

Jamais, au contraire, plus que ce soir-là, sa figure hargneuseet froncée n’avait mieux ressemblé aux fagots d’orties et d’épinesavec lesquels on bouche les trous d’une haie contre les bestiaux.Ses traits durs, hâves et gravés, n’étaient point adoucispar les tons de la lumière dorée et chaude d’un soleil quidisparaissait à l’horizon de la lande, comme un étincelant coureurqui l’avait traversée tout le jour. Depuis quelque temps, malgrél’état florissant d’une fortune qui s’arrondissait, maître LeHardouey nourrissait une bilieuse humeur, causée par la santé etpar la situation d’esprit de sa femme. Il l’avait plusieurs foismenée au médecin de Coutances, qui n’avait pas compris grand’choseà la souffrance de Jeanne, à cet état sans nom qui, comme toutesles maladies dont la racine est dans nos âmes, trompe l’œil bornéde l’observation matérielle. « Qu’avait sa femme, cetteperle des femmes ? » comme ondisait dans le pays. Telle était l’idée fixe de maître Thomas LeHardouey. Un jour, dans cette lande où il cheminait, il l’avaitsurprise, assise par terre, son visage, ce visage presque altier,tout en larmes, et pleurant comme Agar au désert. Et, quand ill’avait interrogée, elle avait eu un courroux dans lequelil la tint pour morte. C’est alors qu’il prit le parti de ne pluslui adresser la moindre question. Seulement, ce qu’il n’accepta pasavec cette souterraine manière d’enrager, qui était toute larésignation de son caractère, ce fut de voir bientôt cette ménagèreincomparable, si vigilante et si active, se déprendre peu à peu detout ce qui avait rempli et dominé sa vie, et laisser allertout à trac au Clos. Jeanne, dévorée parune passion muette, était tombée dans une stupeur qui ressemblaitpresque à un commencement de paralysie. Ajoutez à tout cela sesvisites à la Clotte, ses rencontres chez la vieilletousée, comme disait Le Hardouey dans son ancien langagede Jacobin, avec ce Chouan dont on glosait tant dans la contrée, etenfin les propos de chacun, ramassés en miettes, à droite et àgauche, et vous aurez le secret des ennuis qui s’épaississaient surles sourcils barrés de maître Thomas.

Il tenait assez bien le milieu de la lande, et son chevalmarchait d’un bon pas. Il ne voulait pas que la nuit le prît dansces parages, alors au plus fort de leur mauvaise renommée, et dontl’aspect trouble encore aujourd’hui les cœurs les plus intrépides.Fort avancé du côté de Blanchelande, il calculait, en éperonnant samonture, ce qui lui restait de jour pour sortir de cette étendue,après que le soleil, qui n’était plus qu’un point d’or tremblant àcette place de l’horizon où la terre et le ciel, a dit un grandpaysagiste, s’entrebaisent quand letemps est clair, aurait entièrementdisparu. La journée, qui avait été magnifique et torride, finissaitsur l’Océan grisâtre, sans transparence et sans mobilité, de cettelande déserte, avec la langoureuse majesté de mélancolie qu’a lafin du jour sur la pleine mer. Aucun être vivant, homme ou bête,n’animait ce plan morne, semblable à l’épaisse superficie d’unecuve qui aurait jeté les écumes d’une liqueur vermeille par-dessusses bords, aux horizons. Un silence profond régnait sur ces espacesque le pas de la jument d’allure et le bourdonnement monotone dequelque taon, qui la mordait à la crinière, troublaient seuls.Maître Thomas trottait, pensif, la tête plongée au creux de sonestomac et le dos arrondi comme un sac de blé, lorsqu’une haleinedu vent qui lui venait à la face lui apporta les sons brisés d’unevoix humaine et lui fit relever des yeux méfiants. Il les tournaautour de lui, mais, de près ni de loin, il ne vit que la lande,fuyante à l’œil, qui poudroyait. Tout esprit fort que fût maître LeHardouey, ces sons humains sans personne, dans ces landages ouvertsaux chimères et aux monstres de l’imagination populaire,produisirent sur ses sens un effet singulier et nouveau, et ledisposèrent sans nul doute à la scène inouïe qui allait suivre.Plus il s’avançait, plus la voix s’élevait du sentier que suivaitson cheval aux oreilles frissonnantes, qui titillaient et dansaienten vis-à-vis des nerfs tendus du cavalier.

La pourpre éclatante du couchant devenait d’un rouge plus âpre,et plus cette rouge lumière brunissait, plus la voix montait etdevenait distincte, comme si de tels sons sortissent de terre, demême que les feux follets sortent des marais vers le soir. Cessons, du reste, étaient plus tristes qu’effrayants. Le Hardouey lesavait maintes fois entendus traîner aux lèvres des fileuses.C’était une complainte de vagabond, dont il distingua les coupletssuivants :

Nous étions plus d’ cinq cents gueux,

Tous les cinq cents d’une bande,

C’est moi qui suis l’ plus heureux,

Car c’est moi qui les commande !

Mon trône est sous un buisson,

J’ai pour sceptre mon bâton,

Toure loure la,

La, la, la, la, la, la, la, la !

Je rôde par tout chemin

Et de village en village.

L’un m’ donne un morcet de pain,

L’autre un morcet de fromage…

Et quelquefois, par hasard,

Un petit morcet de lard…

Toure loure la,

La, la, la, la, la, la, la, la !

Je ne crains pé, pour ma part,

De tomber dans la ruelle,

Ou qu’ la chaleur de mes draps

Ne m’engendre la gravelle.

Je couche sur le pavé,

Ma besace à mon côté.

Toure loure la,

La, la, la, la, la, la, la, la !

 

Au dernier la de ce couplet, le Hardouey atteignait unde ces replis de terrain que j’avais, si on se le rappelle,remarqués dans ma traversée avec Louis Tainnebouy, et il avisa,très bien cachés par ce mouvement du sol, comme une barque estcachée par une houle, trois mauvaises mines d’hommes couchés ventreà terre, comme des reptiles. Malgré la chanson de pauvre quechantait l’un d’eux et le costume qu’ils portaient, et qui est lecostume séculaire des mendiants dans le pays, ce n’étaient pas desmendiants, mais des bergers. Ils avaient la vareuse de toile écruede la couleur du chanvre, les sabots sans bride garnis de foin, legrand chapeau jauni par les pluies, le bissac et les longs bâtonsfourchus et ferrés. Des liens d’une paille dorée et luisante,solidement tressée, avec lesquels ils attachaient le porc indocilepar le pied ou le bœuf têtu par les cornes, pour les conduire, setordaient autour de leur avant-bras, comme de grossiers bracelets,et ils avaient aussi de ces liens qu’ils tressaient eux-mêmes enbandoulière par-dessus leurs bissacs, et autour de leurs reinspar-dessus leur ceinture. À l’immobilité de leur attitude, à leurscheveux blonds comme l’écorce de l’osier, à la somnolence de leursregards vagues et lourds, il était aisé de reconnaître les pâtreserrants, les lazzarones des landes normandes, les hommes durien-faire éternel.

Quand ils entendirent derrière eux, et prés d’eux, les pas ducheval de Le Hardouey, qui, sans les voir, arrivait au trot surleur groupe, le plus rapproché se leva à demi en s’aidant de sonbâton, qu’il dressa, et, par ce geste, effraya la jument, qui fitun écart.

« Orvers ! – lui cria Thomas Le Hardouey en reconnaissantla tribu errante qu’il avait bannie du Clos, – est-ce pour fairebroncher la monture des honnêtes gens que vous vous couchez commedes chiens ivres sur leur passage ? Engeance maudite ! lepays ne sera donc jamais purgé de vous ?… »

Mais celui qui s’était soulevé en s’appuyant sur son bâton piquéen terre retomba et s’accroupit sur les talons ferrés de sessabots, en jetant sur Le Hardouey un regard ouvert et fixe comme leregard d’un crapaud. C’était le pâtre rencontré par Jeanne sous laporte du Vieux Presbytère. Il portait une appellation mystérieusecomme lui et toute sa race. On l’appelait : « le Pâtre ». Personne,dans la contrée, ne lui connaissait d’autre nom, et peut-être n’enavait-il pas.

« Porqué que j’ ne coucherions pas ichin ? – répondit-il. –La terre appartient à tout le monde ! » – ajouta-t-il avec uneespèce de fierté barbare, comme s’il eût, du fond de sa poussière,proclamé d’avance l’axiome menaçant du Communisme moderne.Accroupi, comme il l’était, sur le talon de ses sabots, le bâtonfiché dans la terre comme une lance, la lance du partage, au piedde laquelle on doit faire, un jour, l’expropriation du genrehumain, cet homme aurait frappé, sans doute, l’œil d’un observateurou d’un artiste. Ses deux compagnons, étalés sur le ventre, commedes animaux vautrés dans leur bauge ou les bêtes rampantes d’unblason, ne bougeaient pas plus que des sphinx au désert etguignaient le fermier à cheval, de leurs quatre yeux effacés sousleurs sourcils blanchâtres. Maître Le Hardouey ne voyait dans toutcela, lui, que la réunion de trois pâtres indolents, insolents,sournois, une vraie lèpre humaine qu’il méprisait fort du haut deson cheval et de sa propre vigueur ; car il n’avait pas froidaux yeux, maître Le Hardouey, et il savait enlever un boisseau defroment sur les reins d’un cheval aussi lentement qu’il en eûtdescendu sa femme dans ses cottes bouffantes ! Et c’estpourquoi ces trois fainéants, au teint d’albinos, qui, de leurslongs corps de mollusques, barraient le sentier à cet endroit de lalande, ne l’effrayaient guère… Et pourtant… oui, pourtant… était-cel’heure ? était-ce la réputation du lieu où il setrouvait ? étaient-ce les superstitions qui enveloppaient cespâtres contemplatifs, dont l’origine était aussi inconnue que celledu vent ou que la demeure des vieilles lunes ?… mais il étaitcertain que Le Hardouey ne se sentait pas, sur sa selle à pommeaucuivré, aussi à l’aise que sous la grande cheminée du Clos etdevant un pot de son fameux cidre en bouteille. Et vraiment, pourlui comme pour un autre, ce groupe blafard, à ras de terre, éclairéobliquement par un couchant d’un rouge glauque, avait, dans satranquillité saisissante et ses reflets de brique pilée, quelquechose de fascinateur.

« Allons ! – dit-il, ne voulant que les effrayer etréagissant contre l’impression glaçante qu’ils lui causaient, –allons, debout, Quatre-sous ! En route, race de vipèresengourdies ! Débarrassez-moi le passage, ou… »

Il n’acheva pas. Mais il fit claquer la longe de cuir qu’ilavait à la poignée de son pied de frêne, et, de l’extrémité, iltoucha même l’épaule du berger placé devant lui.

« Pas de joueries de mains ! – fit le pâtre, dans les yeuxde qui passa une lueur de phosphore, – il y a du quemin à côté,maître Le Hardouey. Ne burguez pas votre quevâ sû nous, ou i’ vousarrivera du malheur ! »

Et, comme Le Hardouey poussait sa jument, il allongea son bâtonferré aux naseaux de la bête, qui recula en reniflant.

Le Hardouey blêmit de colère, et il releva son pied de frêne enjurant le Saint Nom.

« J’ n’avons pè paoû de vos colères de Talbot, maître LeHardouey, – dit le berger avec le calme d’une joie concentrée etféroce, – car j’ vous rendrons aussi aplati et le cœur aussibresillé que votre femme, qui était bien haute itou,lorsque j’ voudrons.

– Ma femme ? – dit Le Hardouey troublé et qui abaissa sonbâton.

– Vère ! votre femme, votre moitié d’arrogance et de tout,et dont la fierté est maintenant aussi éblaquée quecha ! – répondit-il en frappant de sa gaule ferrée une mottede terre qu’il pulvérisa. – D’mandez-lui si elle connaît le bergerdu Vieux Probytère, vous ouïrez ce qu’elle vousrépondra !

– Chien de mendiant, – cria maître Thomas Le Hardouey, – quelleaccointance peut-il y avoir entre ma femme et un pouilleux gardeurde cochons ladres comme toi ?… »

Mais le berger ouvrit son bissac par devant et y prit, aprèsavoir cherché, un objet qui brilla dans sa main terreuse.

« Connaissez-vous pas cha ? » – fit-il.

Le soir avait encore assez de clarté pour que Le Hardoueydiscernât très bien une épinglette d’or émaillé qu’il avaitrapportée de la Guibray à sa femme et que Jeanne avait l’habitudede porter, par derrière, à la calotte de sa coiffe.

« Où as-tu volé ça ? – dit-il en descendant de sa jumentd’allure, avec le mouvement d’un homme pris aux cheveux par unepensée qui va le traîner à l’enfer.

– Volé ! – répondit le berger, qui se mit à ricaner. – Voussavez si je l’ai volée, vous ! vous autres, les fils ! –ajouta-t-il en se retournant vers ses compagnons, qui se prirent àricaner aussi du même rire guttural. – Maîtresse Le Hardouey me l’abien donnée elle-même, au bout de la lande, contre laButte-aux-Taupes, et m’a asseztourmenté-tourmenteras-tu pour laprendre. Ah ! la fierté était partie. Elle gimaitalors comme une pauvresse qui a faim et qui s’éplore à l’ue d’unefarme. Vère, elle avait faim itou, mais de quel choine ! d’unchoine bénit que tout le pouvait des bergers n’eût su luidonner. »

Et il recommença son ricanement.

Thomas Le Hardouey n’avait que trop compris. La sueur froide del’outrage qu’il fallait cacher coulait sur son visage bourrelé. Lespropos qui lui étaient revenus sur sa femme, vagues, il est vrai,sans consistance, sans netteté comme tous les propos quireviennent, étaient donc bien positifs et bien hardis, puisque cesmisérables bergers les répétaient. Le choine bénit, c’étaitl’odieux prêtre ! Et qui l’eût cru jamais ?Jeanne-Madelaine, cette femme d’un si grand sens autrefois, avaitdes rapports avec ces bergers ! Elle avait eu recours à leurassistance ! Humiliation des humiliations ! Le couteauqui l’atteignait au cœur entrait jusqu’au manche, et il ne pouvaitle retirer !

« Tu mens fils de gouge ! – dit Le Hardouey, serrant lapoignée en cuir de son pied de frêne dans sa main crispée ; –il faut que tu me prouves tout à l’heure ce que tu me dis.

– Vère ! – répondit l’imperturbable pâtre avec un feuétrange qui commença de s’allumer dans ses yeux verdâtres, comme onvoit pointer un feu, le soir, derrière une vitre encrassée. – Maisqué que vous me payerez, maître Le Hardouey, si je vous montre quece que je dis, c’est la pure et vraie vérité ?

– Ce que tu voudras ! – dit le paysan dévoré du désir quiperd ceux qui l’éprouvent, le désir de voir son destin.

– Eh bien ! – fit le berger, – approchez, maître, etguettez ichin ! »

Et il tira encore du bissac d’où il avait tiré l’épinglette unpetit miroir, grand comme la mirette d’un barbier devillage, entouré d’un plomb noirci et traversé d’une fente qui lecoupait de gauche à droite. L’étamage en était livide et jetait unéclat cadavéreux. Il est vrai aussi que les empâtements rouges ducouchant devenu venteux s’éteignaient et que la lande commençaitd’être obscure.

« Qu’est-ce donc que tu tiens ? – dit Le Hardouey ; –on n’y voit plus.

– Buttez-vous là et guettez tout de même, – fit le pâtre, – nevous lassez… »

Et les autres bergers, attirés par le charme, s’accroupirentauprès de leur compagnon, et tous les trois, avec maître Thomas,qui tenait passée à son bras la bride de sa jument, laquellereculait et s’effarait, ils eurent bientôt rapproché leurs têtesau-dessus du miroir, plongé dans l’ombre de leurs grandschapeaux.

« Guettez toujours », – disait le pâtre.

Et il se mit à prononcer tout bas des mots étranges, inconnus àmaître Thomas Le Hardouey, qui tremblait à claquer des dents,d’impatience, de curiosité, et, malgré ses muscles et son dédaingrossier de toute croyance, d’une espèce de peur surnaturelle.

« Véy’ous quéque chose à cette heure ? – dit le berger.

– Vère ! – répondit Le Hardouey, immobile d’attention,appréhendé, – je commence…

– Dites ce que vous véyez, – reprit le pâtre.

– Ah ! je vois… je vois comme une salle, – dit le grospropriétaire du Clos, – une salle que je ne connais pas…Tiens ! il y fait le jour rouge qu’il faisait tout à l’heuredans la lande et qui n’y est plus.

– Guettez toujours, – reprenait monotonement le pâtre.

– Ah ! maintenant, – dit Le Hardouey après un silence, – jevois du monde dans la salle. Ils sont deux et accotés à lacheminée. Mais ils ont le dos tourné, et le jour rouge quiéclairait la salle vient de mourir.

– Allez ! guettez, ne vous lassez, – répétait toujours leberger qui tenait le miroir.

– V’là que je revois ! – dit le fermier… – Il brille uneflamme. On dirait qu’ils ont allumé quelque chose… Ah ! c’estdu feu dans la cheminée… – Mais la voix de Thomas Le Hardoueys’étrangla, et son corps eut des tremblements convulsifs.

– Il faut dire ce que vous véyez, – dit l’implacable pâtre, –autrement le sort va s’évanir.

– C’est eux, – fit Le Hardouey d’une voixfaible comme celle d’un homme qui va passer. Que font-ils là-bas àce feu qui flambe ? Ah ! ils ont remué… La broche estmise et tourne…

– Et qué qu’y a à c’te brocbe qui tourne ?… – demanda lepâtre avec sa voix glacée, une voix de pierre, la voix dudestin ! – Ne vous lassez, que je vous dis… Guettez toujours,nous v’là à la fin.

– Je ne sais pas, – dit Le Hardouey qui pantelait, – je ne saispas… On dirait un cœur… Et, Dieu me damne ! je crois qu’ilvient de tressauter sur la broche quand ma femme l’a piqué de lapointe de son couteau.

– Vère, c’est un cœur qu’ils cuisent, – fit le pâtre, – etch’est le vôtre, maître Thomas Le Hardouey ! »

La vision était si horrible que Le Hardouey se sentit frappéd’un coup de massue à la tête, et il tomba à terre comme un bœufassommé. En tombant, il s’empêtra dans les rênes de son cheval,qu’il retint ainsi du poids de son corps, lequel était fort etpuissant. Pas de doute que, sans cet obstacle, le cheval épouvanténe se fût sauvé en faisant feu des quatre pieds, comme disait monami Tainnebouy ; car depuis longtemps l’ombrageux animalressentait toutes les allures de la peur et se baignait dans sonécume.

Lorsque maître Le Hardouey revint à lui, il était tard et lanuit profonde. Les bergers sorciers avaient disparu… Maître LeHardouey vit un petit feu contre la terre. Était-ce un morceaud’amadou laissé derrière eux par les bergers après en avoir alluméleurs brûle-gueule de cuivre ? Il n’eut pas le courage d’alleréteindre, de son soulier ferré, ce petit feu. Il voulut remonter àcheval, mais il chercha longtemps l’étrier. Il tremblait, le chevalaussi. Enfin, à force de tâtonnements dans ces ténèbres, l’hommeenfourcha le cheval. C’était le tremblement sur letremblement ! Le cheval, qui sentait l’écurie, emporta lecavalier comme une tempête emporte un fétu, et Le Hardouey faillitcasser sa bride quand il l’arrêta devant la porte de la maison,moitié forge, moitié cabaret, qui se trouvait sur le chemin, ausortir de la lande, et qu’on appelait la forge à Dussaucey dans lepays.

Le vieux forgeron travaillait encore, quoiqu’il fût près de dixheures du soir, car il avait une pacotille de fers à livrer à unmaréchal de Coutances pour le lendemain.

Il a lui-même raconté qu’il ne reconnut pas la voix de LeHardouey quand celui-ci l’appela de la porte et qu’il lui demandaun verre d’eau-de-vie. Le vieux forgeron prit la bouteille sur laplanche enfumée, versa la rasade qu’on lui demandait et l’apporta àmaître Thomas, qui la but avidement sans descendre de l’étrier. Lecyclope villageois avait posé sur la pierre de sa porte un bout dechandelle grésillante et fumeuse, et c’est à cette lumièretremblotante qu’il s’aperçut que la jument de Le Hardouey découlaitcomme un linge qu’on a trempé dans la rivière.

« À quoi donc avez-vous fourbu votre meilleure jument comme lav’là ?… » – fit-il au propriétaire du Clos, qui ne réponditpas et qui, muet comme une statue noire, tendit, d’un air funèbre,son verre vidé pour qu’on le lui remplît encore. « C’était unepratique que maître Le Hardouey, – avait raconté le vieux forgeronlui-même à Louis Tainnebouy dans sa jeunesse, – et il était bien unbrin quinteux à la façon des grandes gens, quoiqu’il ne fût qu’unenrichi. Je lui versai une seconde taupette, puis unetroisième… mais il les sifflait si vite qu’à la quatrième je leregardai fixement et que je lui dis : « Vous soufflez, vous et lajument, comme le grand soufflet de ma forge, et vous buvez del’eau-de-vie comme un fer rouge boirait de l’eau de puits. Est-cequ’il vous est arrivé quelque chose à tra la lande, cesoir ? » Mais brin de réponse. – Et il sifflait toujours lestaupettes, tant et si bien qu’il arriva vite, de ce train-là, aufond du bro. Quand il y fut : « V’là qu’est tout », fis-jeen ricachant, car je n’avais pas trop l’envie de rire. Sonair me glaçait comme verglas. « Cha fait tant, not’ maître », luidis-je. Mais il ne mit pas tant seulement la main à l’escarcelle,et il disparut comme l’éclair et comme si l’eau-de-vie qu’il avaitlampée eût passé dans le ventre de son quevâ. Après tout, jen’étais pas inquiet de la dépense. J’étions gens de revue, comme ondit. Mais, quand je rentrai dans la forge, j’ dis à Pierre Cloud,mon apprenti, qui était à l’enclume : « Dis donc, garçon !bien sûr qu’il y a queuque malheur qui couve à Blanchelande. Tuverras, fils ! V’là Le Hardouey qui rentre au Clos, aussieffaré qu’un Caïn. On jurerait qu’il porte un meurtre àcalifourchon sur la jointure de ses sourcils. »

Chapitre 12

 

Maître Thomas Le Hardouey, en rentrant au Clos, n’y trouva à laplace de sa femme qu’une grande inquiétude, car Jeanne-Madelainen’était pas ordinairement si tardive. Elle manquait depuisl’Angélus, qui sonne à sept heures du soir. Comme on pensaitqu’elle s’était égarée, on avait envoyé plusieurs valets de fermela chercher avec des lanternes dans différentes directions… Quandmaître Thomas arriva dans la cour du Clos, tout le monde remarquaqu’il ne descendit pas de cheval pour demander sa femme, et que,brusquant toutes les lamentations qu’il entendait faire à ses gens,il sortit, ventre à terre, de la cour, sur la même jument quil’avait amené, en proie à une de ces colères sombres qui mordentleurs lèvres en silence, mais qui ne disent pas leur secret.

La maison où il la croyait et où il parvint d’un tempsde galop, plus noire que les ténèbres qui l’entouraient, avait sesvolets de chêne strictement fermés, et sa porte aux vantaux épaisne laissait passer aucun liséré de lumière qui accusât la vie de laveillée à l’intérieur. Le Hardouey l’ébranla bientôt, mais en vain,des meilleurs coups de pied de frêne qu’il eût jamais donnés desa poigne de Cotentinais. Il frappa ensuite auxvolets comme il avait frappé à la porte. Il appela, blasphéma,maugréa, refrappa encore ; mais coups et bruits heurtaient lamaison et le silence sans les entamer l’une et l’autre. La maisonrésistait. Le silence reprenait plus profond, après le bruit.L’eau-de-vie et la rage bouillonnaient sous le cuir chevelu demaître Thomas. Il s’épuisait en efforts terribles. Il essaya mêmede mettre le feu à cette porte, ferme et dure comme une porte decitadelle, avec son briquet et de l’amadou, mais l’amadous’éteignit. Alors une furie, comme les plus violents n’en ontguères qu’une dans leur vie, le jeta hors de lui. Cette broche quitournait, ce cœur qui cuisait ne quittaient pas sa pensée ; illes voyait toujours. Oui, il sentait réellement la pointe ducouteau de Jeanne dans son cœur vivant, comme cela avait eu lieudans le miroir, et il tressautait sous les coups dardés du couteau,comme ce cœur rouge tressautait au feu sur son pal ! Soncheval, qu’il n’avait pas attaché, retourna tout seul au Clos.

L’eau-de-vie qu’il avait bue, peut-être, et aussi la rageimpuissante, car rien ne fatigue le cerveau comme l’impossibilitéde s’assouvir, le firent au bout d’une heure tomber dans un sommeilprofond, une espèce de sommeil apoplectique, sur la pierre même oùil s’était assis avec l’obstination d’un bouledogue, et il dormitlà, d’une seule traite, de ce sommeil sans rêve qui anéantit l’êtreentier. Mais vers quatre heures cet homme de la campagne, toujoursmatinal, se réveilla sous le froid aigu du matin. La rosée avaitpénétré ses vêtements. Il était cloué par des douleurs vives auxarticulations. Quand il reprit sa connaissance, il ouvrit un œilhébété, dans lequel revenaient les flots d’une noire colère, surcette maison où il croyait sa femme infidèle et le Chouan maudit.Chose singulière ! depuis qu’il se croyait trahi par Jeanne,l’idée du Chouan étouffait en lui l’idée du prêtre, et c’était leBleu, plus encore que le mari, qui aspirait à la vengeance. Lamaison du bonhomme Bouët, fieffée par l’abbé de La Croix-Jugan,apparaissait, aux premiers rayons de l’aurore, comme un coffret depierres d’un granit bleuâtre, aux lignes nettes et fortes, sansvigne alentour. Elle semblait sommeiller sous ses volets fermés,comme une dormeuse sous ses paupières. Maître Thomas recommença defrapper à coups redoublés. Il fit plusieurs fois le tour de cettemaison carrée, comme une bête fauve arrêtée par un mur, qui chercheà se couler par quelque fente. Cette maison semblait un tombeau quin’avait plus rien de commun avec la vie. C’était une ironiepétrifiée. Ah ! bien souvent les choses, avec leur calmeéternel et stupide, nous insultent, nous, créatures de fangeenflammée qui nous dissolvons vainement auprès, dans la fureur denos désirs, et nous concevons alors l’histoire de ce fou sacrilègequi, dans un accès de ressentiment impie, tirait des coups depistolet contre le ciel !

Vers cinq heures cependant, Thomas Le Hardouey aperçut la femmede ménage de l’abbé de La Croix-Jugan, la vieille Simone Mahé, dubas du bourg de Blanchelande, qui se dirigeait vers la maison dontil gardait et frappait la porte. « Ah ! – dit-il, – cettedamnée porte va enfin s’ouvrir ! » L’étonnement de Simone Mahéne fut pas médiocre en voyant maître Thomas à cette place.

« Tiens ! – fit-elle, – est-ce que vous voulez quelquechose à M. l’abbé de La Croix-Jugan, maître Thomas LeHardouey ? Il sera bien fâché de ne pas y être, mais il estparti d’hier soir pour Montsurvent.

– À quelle heure est-il parti ? – dit Le Hardouey, qui serappelait l’heure où il était dans la lande et où il regardait dansle fatal miroir des bergers.

– Ma fé, il était nuit close, – répondit la Mahé, – et iln’avait pas l’idée de bouger de chez lui de tout le soir. Je l’yavais laissé, disant son bréviaire au coin du feu ; mais c’estun homme si agité, et dont la tête donne tant d’occupation à soncorps, qu’il m’a souvent dit : « Je ne sortirai pas ce soir, Simone», que je l’ai trouvé parti, le lendemain, dès patron-jaquet, et laclef de la maison sous la pierre où il est convenu que j’ lamettrons, pour la trouver, quand l’un des deux rentre. Seulement,c’te nuit, il n’est pas parti, comme une fumée, sans qu’on le voieet sans qu’on sache où il est allé, car j’ l’ai rencontré vers dixheures sur son cheval noir qui passait dans le bas du bourg. J’reconnaîtrais le pas de son cheval et sa manière de renifler quandje n’y verrais goutte comme les taupes et quand je serais aveuglecomme le fils Crépin, de sorte que je me dis en moi-même : « Çadoit être M. l’abbé de La Croix-Jugan qui passe là. » Lui qui yvoit dans la nuit comme un cat, car il a été Chouan, voussavez ! m’a dit avec cette voix du commandement qui vous coupele sifflet quand il parle : « C’est toi, la Simone ! Mme lacomtesse de Montsurvent, qui est malade, vient de m’envoyerchercher, et je pars. Tu trouveras la clef à la place ordinaire. »T’nez, mon cher monsieur Le Hardouey, v’nez quant et moi, etregardez là… sous c’te pierre. Vous n’êtes pas un voleur, vous, etj’ peux bien vous le dire… C’est là qu’il met toujours sa clef. Et,vous l’ voyez, la v’là qui s’y trouve. » – Et, en effet, elle pritune clef sous une pierre qu’elle souleva dans le petit mur de lacour, et, l’ayant tournée dans la serrure, ils entrèrent tous deux,lui comme elle. Elle, pour faire son ménage accoutumé ; lui,ne sachant trop à quel instinct de défiance il obéissait, maisvoulant voir.

C’était la construction élémentaire de toute maison enNormandie, que la maison du bonhomme Bouët, fieffée par l’abbé deLa Croix-Jugan. Il y avait au rez-de-chaussée tout simplement unpetit corridor, avec deux pièces, l’une à droite, l’autre à gauche,faisant cuisine et salle, et au premier étage deux chambres àcoucher. Simone Mahé et Le Hardouey entrèrent dans la salle d’enbas, et, quand elle eut poussé les volets de la fenêtre, LeHardouey, qui regardait autour de lui avec une investigationardente, reconnut cette salle du miroir qui ne s’effaçait pas de samémoire et qu’il revoyait toujours en fermant les yeux.

« Vous êtes pâle comme la mort, – dit Simone. – Est-ce que vousauriez du mal chez vous, maître Le Hardouey, que vous venez simatin pour parler à M. l’abbé de La Croix-Jugan ? Qué qu’il ya ? Auriez-vous des malades au Clos ? Vous savez bien –ajouta-t-elle avec l’air mystérieux qu’on prend en parlant dechoses redoutables – que M. l’abbé de La Croix-Jugan ne confessepas. Il est suspens. »

Mais Le Hardouey n’écoutait guère le bavardage de la Mahé. Ils’était approché de la cheminée, et du bout de son pied de frêne ilremuait fortement les cendres de l’âtre avec un air si préoccupé etsi farouche que la Mahé commença d’avoir peur.

« Oui, – dit-il, se croyant seul et parlant haut, comme dans lespréoccupations terribles, – v’là le feu dans lequel ils ont faitcuire mon cœur, et c’est sous ce crucifix qu’ils l’ont mangé !»

Et, d’un coup de son pied de frêne, il frappa le crucifix avecfurie, l’abattit, et, l’ayant poussé dans les cendres, il sortit enpoussant des jurements affreux. La Mahé, comme elle disait, eut lesbras et les jambes cassés par un tel spectacle. Elle crut que LeHardouey était la proie de quelque abominable démon. Elle se signade terreur, mais, sa peur devenant plus forte dans cette solitude,elle se hâta de s’en aller.

« Le lit n’est pas défait, – dit-elle, – et, si je restais làtoute seule plus longtemps, je crois, sur mon âme, que j’enmourrais de frayeur. »

Et en s’en retournant elle rencontra la mère Ingou et qui toutesdeux allaient laver leur pauvre linge au lavoir. Elles sesouhaitèrent la bonne journée. Le lavoir n’était pas tout à faitsur la route qu’avait à suivre Simone Mahé pour regagner le bas dubourg, mais la flânerie qui est aux vieilles femmes ce qu’est dansle nez du buffle l’anneau de fer par lequel on le mène, fit suivreà la Mahé le chemin du lavoir avec l’autre commère.

« Je sis de l’aisi, – lui dit-elle ; – M. l’abbé de LaCroix-Jugan est à Montsurvent depuis hier soir. Si vous v’lez queje vous aide, mère Ingou, je puis bien vous donner un coup debattoir. »

Et elle l’accompagna, moins pour l’aider, quoiqu’elle ne manquâtpas de l’obligeance qu’ont les pauvres gens entre eux, que pour luiraconter ce qui lui démangeait la langue et ce qu’elle appelait lalubie de maître Thomas Le Hardouey.

« En vous en venant, – dit-elle, – vous n’avez pas rencontrémaître Le Hardouey, mère Ingou ?… Je l’ai trouvé, dès leréveil-minet, planté à la porte de M. l’abbé de La Croix-Jugan,plus pâle que le linge que vous avez sur le dos et les yeux touttroublés. « Qu’est-ce qu’un homme sans religion, un acquéreur debiens de prêtre, un terroriste, vient faire de si à bonne heurechez M. de La Croix-Jugan ? » que je me suis dit à monà-part ; mais, ma chère, les jambes me tremblent rien que d’ypenser ! C’ n’était rien que l’air qu’il avait. Il est entréavec moi dans la salle de M. l’abbé, et alors !!!… »

Et elle raconta ce qu’elle avait vu, mais avec des circonstancesnouvelles et plus horribles encore, écloses tout à coup sur cettelangue de flânière, qui chante d’elle-même, comme les oiseaux, unlangage dans lequel la responsabilité de ces pauvres diablesses(chrétiennement, il faut le croire du moins) n’est pour rien.

« Ah ! – dit la mère Ingou, – j’ crais ben qu’ vous avezété épeurée ! mais vous savez bien les diries, mère Mahé, surla femme de maître Le Hardouey et sur l’abbé de La Croix-Jugan. Etc’était sans doute cha qui tenait Le Hardouey de si bon matin.»

Alors elles ne s’arrêtèrent plus. Elles se débondèrent. Commetout le monde à Blanchelande et à Lessay, elles recevaientl’influence des bruits qui couraient sur l’ancien moine et surcette maîtresse Le Hardouey qu’on avait vue si brillante de santéet d’entendement, et qui était tombée, sans qu’on sût même cequ’elle avait, dans un état si digne de pitié. Elles interrogèrentl’enfant qui les suivait et qui portait le savon gris et lesbattoirs, sur le nombre de fois qu’elle avait vu Jeanne-Madelaineet l’abbé de La Croix-Jugan chez la Clotte, sur ce qu’ils faisaientquand ils y étaient ; mais la petite ne savait rien.L’imagination des deux vieilles ne chômait pas pour cela, et elleremplissait tous les vides qu’il y avait dans les dépositions de lajeune enfant.

C’est en commérant ainsi qu’elles arrivèrent enfin au lavoir,situé de côté sur la route, au bout d’un petit pré qui s’en allaiten pente, jusqu’à ce lavoir naturel que les hommes n’avaient pascreusé et qui n’était qu’une mare d’eau de pluie, assez profonde,sur cailloutis.

« Tiens ! il y a du monde déjà, si mes vieux yeux ne metrompent pas, – dit la mère Ingou en entrant dans le pré ; –la pierre est prise, et j’allons être obligées d’espérer.

– C’ n’est pas une lessivière, mère Ingou, – dit Simone, – car,en venant, j’aurions entendu le bruit du battoir.

– Nenni-da ! c’est le pâtre du Vieux Probytère quiaiguise son coutet sur la pierre du lavoir, – fit la petite Ingou,dont les yeux d’émerillon dénichaient les plus petits nids dans lesarbres.

– I’ ne s’en ira pas donc du pays ? » – dit la mère Mahé àsa compagnonne.

Ni l’une ni l’autre n’aimait ces bergers suspects à toute lacontrée, mais la misère unit ses enfants et de ses bras décharnésles rapproche dans la vie, comme sa fille, la mort, étreint lessiens dans le tombeau. Les bergers errants causaient moins d’effroià des porte-haillons comme ces deux femmes qu’à ces riches quiavaient des troupeaux de vaches dont ils pouvaient tourner le laitpar leurs maléfices, et des champs dont ils versaient parfois leblé dans une nuit. Parce qu’un de ces pâtres sinistres était là, aumoment où elles le croyaient peut-être bien loin, elles ne s’eneffrayèrent pas davantage, et elles descendirent la pente du préjusqu’à lui.

D’ailleurs, quand elles arrivèrent contre le lavoir, il avaitfini d’aiguiser son couteau sur la pierre où les lavandièresbattent et tordent leur linge, et il l’essuyait dans lesherbes.

« Vous v’nez à bonne heure, la mère Ingou, – dit alors le pâtreà la bonne femme, et si vous n’avez pas paoû de tremper vot’ lingedans de l’iau de mort, v’là vot’ pierre ; lavez !

– Quéque vous voulez dire avec votre iau de mort, berger ?– dit la mère Ingou, laquelle ne manquait ni d’un certain bon sensni de courage. – Est-ce que vous pensez nous épeurer ?

– Que nenni ! – dit le pâtre, – faites ce qui vous plaira,mais je vous dis, mé, que si vous trempez votre linge ichin, i’sentira longtemps la charogne, et même quand il seraséquié !

– V’là de vilains propos si matin, sous cette sainte lumièrebénie du bon Dieu ! – dit la bonne femme avec une poésie naïvedont certainement elle ne se doutait pas. – Laissez-nous en paix,pâtre ! J’ n’ai jamais vu l’iau si belle qu’à ce matin. »

Et, de fait, le lavoir, encaissé par un côté dans l’herbe,étincelait de beaux reflets d’agate, sous le ciel d’opale d’uneaube d’été. Sa surface lisse et pure n’avait ni une ride, ni unetache, ni une vapeur. Quant à l’autre côté du lavoir, comme l’eaude pluie qui le formait n’était pas contenue par un bassin pavé àcet effet, elle allait se perdre dans une espèce de grand fossécouvert de joncs, de cresson et de nénuphars.

« Vère, – reprit le berger pendant que la mère Ingou dénouaitson paquet au bord du lavoir et que Simone Mahé et la petite, moinscourageuses, commençaient de regarder avec inquiétude ce pâtre demalheur, planté là, debout, devant elles, – vère, l’iau est bellecomme bien des choses au regard, mais au fond… , mauvaise !Quand tout à l’heure j’affilais mon coutet sur c’te pierre, jem’disais : « V’là de l’iau qui sent la mort et qui gâtera mon pain», et v’là pourqué vous m’avez veu l’essuyer si fort dans lesherbes et le piquer dans la terre, car la terre est bienfaisante,quand vous avez dévalé le pré. Créyez-mé si vou v’lez, mère Ingou,– fit-il en étendant son bâton vers le lavoir avec une assuranceenflammée, – mais je suis sûr comme de ma vie qu’il y a quéquechose de mort, bête ou personne, qui commence de rouir dans cetteiau. »

Et se courbant, appuyé sur sa gaule, vers la nappe limpide, ilprit de cette eau diaphane dans sa main, et l’approchant du visagede la mère Ingou :

« Les vieilles gens sont têtues ! – fit-il avec ironie. –Mais, si vous n’êtes pas punaise, jugez vous-même, vieille mule, sicette iau ne sent pas à mâ.

– Allons donc ! – dit la mère Ingou, – c’est ta main quisent à mâ, pâtre ! ce n’est pas l’iau. »

Et, relevant ses cottes, elle s’agenouilla près de la pierrepolie et elle fit rouler dans l’eau une partie du linge quelleavait apporté sur son dos ; puis, se retournant :

« Eh bien ! – dit-elle à Simone et à sa fillette, – v’zêtesdonc figées ? À l’ouvrage, Petiote ! Sur mon salut, mèreMahé, j’ vous créyais pus d’ cœur que cha. »

Et elle se plongea les bras et les mains dans cette eau fraîchecomme de la rosée et qui retomba, en mille rais d’argent, autour deson battoir.

Simone Mahé et la petite fille s’approchèrent et se décidèrent àsuivre son exemple, mais elles ressemblaient à des chattes quirencontrent une mare et qui ne savent comment s’y prendre pour nepas mouiller leurs pattes en passant.

« Et où donc qu’il est, le pâtre ? » – fit encore la mèreIngou en regardant derrière elle entre deux coups de battoir quel’écho matinal répéta.

Toutes trois regardèrent – il n’était plus là. Il avait disparucomme s’il s’était envolé.

« Il avait donc sous sa langue du trèfle àquatre feuilles, qui rend invisible, car il étaitlà tout à l’heure et il n’y est plus, – dit la Mahé, visitée cematin-là par tous les genres de terreur. Elle ressemblait à unevieille pelote couverte d’aiguilles, et dans laquelle on en piquetoujours une de plus.

– Est-ce que vous créyez à toutes ces bêtises ? – réponditla mère Ingou, tordant son linge dans ses mains sèches. – Du trèfleà quatre feuilles !… qui en a jamais vu, du trèfle à quatrefeuilles ? En v’là une idée ! A-t-on assez joqueté dansBlanchelande quand le bonhomme Bouët est allé un jour, avec un deces bergers qui font les sorciers, chercher de ce soi-disant trèfleet de la verveine dans la Chesnaie Cent-sous, après minuit, auclair de la lune, et en marchant à reculons !

– Les risées n’y font rien, – dit la mère Mahé, – que vère, j’ycrais, au trèfle à quatre feuilles ! Et pourqué pas ?Défunt mon père, qui n’était pas déniché d’hier matin, m’a dit biendes fois qu’il y en avait… »

Mais tout à coup elles furent interrompues par le rire gutturaldu berger. Il avait, sans qu’on le vît, tourné autour de la pièced’eau, à moitié circulaire, et il montrait sa face blafardepar-dessus les roseaux, qui de ce côté étaient d’une certainehauteur.

« Oh ! ohé ! les buandières ! – leur cria-t-il, –guettez ichin ! et voyez si je n’avais pas raison de dire quel’iau était pourrie. Connaissez-vous cha ? »

Et, par-dessus le lavoir, il leur tendit un objet blanc quipendait à sa gaule ferrée.

« Sainte Vierge ! – s’écria la mère Ingou, – c’est lacoiffe de Jeanne Le Hardouey !

– Ah ! que le bon Dieu ait pitié de nous ! – ajoutaSimone. – Il n’y a jamais eu qu une coiffe pareille dansBlanchelande, et la v’là ! Queu malheur ! mon Dieu !Oh ! c’est bien certain que celle qui la portait s’est périeet qu’elle doit être au fond du lavoir ! »

Et au risque d’y tomber elles-mêmes elles se penchèrent sur sasurface et atteignirent la coiffe déchirée et mouillée quipendillait à la gaule ferrée du berger. Elles l’examinèrent.C’était en effet la coiffe de Jeanne, son fond piqué et brodé, sesgrands papillons et ses belles dentelles de Caen. Elles latouchaient, l’approchaient de leurs yeux, l’admiraient, puis sedésolaient ; et bientôt, mêlant la perte de la femme à laperte de la coiffe, elles se répandirent en toutes sortes delamentations.

Quant au berger, il était entré dans l’eau jusqu’au genou, et ilsondait le lavoir, tout autour de lui, avec son bâton.

« Elle n’est pas de votre côté. Elle est là… – cria-t-il auxtrois femmes qui s’éploraient sur l’autre bord. – Elle estlà ! je la tiens ! je la sens sous ma gaule. Allons, mèreIngou, venez par ichin ! vous êtes la plus cœurue et la plusforte. Si je pouvais fourrer ma gaule par-dessous elle, je lasoulèverais des vases du fond et l’approcherais du bord, qui n’estpas bien haut de ce côté. P’t-être que je l’aurions à nous deux.»

Et la mère Ingou laissa la coiffe aux mains de Simone et dePetiote et courut au berger. Ce que celui-ci avait prévu arriva. Ens’efforçant beaucoup, il put soulever le corps de la noyée et leranger contre le bord.

« Attendez ! je la vois ! » – dit la mère Ingou, quiécarta les roseaux ; et, se couchant sur l’herbe et plongeantses mains dans l’eau du fossé, elle saisit par les cheveux lapauvre Jeanne.

« Ah ! comme elle pèse ! » – fit-elle en appelant àson aide l’enfant et Simone ; et, toutes les trois, ellesparvinrent, avec l’aide du berger, à retirer le corps bleui deJeanne-Madelaine et à le coucher dans l’herbe du pré.

« Eh bien, – dit le berger presque menaçant, – l’iaumentait-elle ? À présent, êtes-vous sûre de ce que je disais,mère Ingou ? Crairez-vous maintenant au pouvait despâtres ?

« Elle itou – fit-il en montrant le cadavre de Jeanne – n’yvoulut pas craire, et elle a fini par l’éprouver ; et sonmari, qui était encore plus rêche et plus mauvais qu’elle, y crait,depuis hier au soir, pus qu’au bon Dieu !

– Quéque vous v’lez dire par là, pâtre ? – fit la bonnefemme.

– Je dis ce que je dis, – répondit le pâtre. – Les Hardoueyavaient chassé les bergers du Clos. Les bergers se sont vengésenui. V’là la femme nayée, et l’homme…

– Et l’homme ?… – interrompit la Mahé, qui venait dequitter, il n’y avait qu’un moment, maître Thomas Le Hardouey.

– L’homme – continua le berger – court à cette heure dans lacampagne, comme un quevâ qui a le tintouin ! »

Et les deux commères frissonnèrent. L’accent du pâtre était plusterrible que le pouvoir dont il parlait et auquel ellescommençaient de croire, frappées qu’elles étaient de l’horriblespectacle qu’elles avaient alors sous les yeux.

« Vère, – s’écria-t-il, – la v’là morte, couchée à mes pieds,orde de vase ! – Et de son sabot impie il poussa ce beau corpsnaguère debout et si fier. – Un jour, elle avait cru tourner lesort et m’apaiser en m’offrant du lard et du choine qu’elle m’eûtdonné comme à un mendiant, en cachette de son homme, mais je n’aivoulu rin ! rin que le sort… Un sort à li jeter ! et ellel’a eu ! Ah ! je savais ce qui la tenait, quand personnen’en avait doutance de Blanchelande à Lessay. Je savais qu’elleferait une mauvaise fin… mais quand je repassais mon coutet ichinet que je le purifiais dans la terre, pour qu’il ne sentît pas lamort, j’ignorais que ce qui pourrissait l’iau, ce fût elle. Sanscha, je n’aurais pas essuyé mon allumelle, j’auraistoujours voulu trouver dessus le goût de la vengeance, plus fortque le goût de mon pain. »

Et il prit avec des mains frissonnantes le couteau dont ilparlait, dans son bissac, l’ouvrit et le plongea impétueusementdans l’eau du lavoir. Il l’en retira ruisselant, l’y replongeaencore. Jamais assassin enivré ne regarda sur le fer de sonpoignard couler le sang de sa victime comme il regarda l’eau quiroulait sur le manche et la lame de ce couteau ignoble et grossier.Puis, égaré, forcené, et comme délirant à cette vue, il l’approchade ses lèvres, et, au risque de se les couper, il passa, sur toutela largeur de cette lame, une langue toute rutilante de la soifd’une vengeance infernale. Tout en la léchant, il l’accompagnaitd’un grognement féroce. Avec sa tête carrée, ses poils hérissés etjaunes, et le mufle qu’il allongeait en buvant avidement cette eauqui avait une si effroyable saveur pour lui, il ressemblait àquelque loup égaré qui, traversant un bourg la nuit, se fût arrêté,en haletant, à laper la mare de sang filtrant sous la porte maljointe de l’étal immonde d’un boucher.

« C’est bon, cha ! – dit-il, – C’est bon ! » –murmurait-il ; et, comme si ces quelques gouttes ramassées parsa langue avide eussent allumé en lui des soifs nouvelles plusdifficiles à étancher, il prit, sans lâcher son couteau, de l’eaudans sa main, et il la but d’une longue haleine.

« Oh ! voilà le meilleur baire que j’aie beu de mavie ! – cria-t-il d’une voix éclatante, – et je le bais, –ajouta-t-il avec une épouvantable ironie, – à ta santé, Jeanne LeHardouey, la damnée du prêtre ! Il a goût de ta chair maudite,et il serait encore meilleur si tu avais pourri pus longtemps danscette iau où tu t’es nayée ! »

Et, affreuse libation ! il en but frénétiquement àplusieurs reprises. Il se baissait sur le lavoir pour la puiser, etil se relevait et se baissait encore, et d’un mouvement siconvulsif qu’on eût dit qu’il avait les trémoussements de la dansede Saint-Guy. Cette eau l’enivrait. « Supe !Supe ! » se disait-il en buvant et en se parlant àlui-même dans son patois sauvage, « supe ! » Sa facede céruse écrasée avait une expression diabolique, si bien que lesvieilles crurent voir le Diable, qui, d’ordinaire, ne rôde que lanuit sur la terre, se manifester, pâle, sous cette lumière, enplein jour, et elles s’enfuirent, laissant là leur linge, jusqu’àBlanchelande, pour chercher du secours.

Chapitre 13

 

La nouvelle de la mort de Jeanne Le Hardouey se répandit dansBlanchelande avec la rapidité naturelle aux évènements tragiquesqui viennent sur nous, comme par les airs, tant les retentissementsen sont électriques et instantanés ! Jeanne-Madelaines’était-elle noyée volontairement ? Était-elle victime d’undésespoir, d’un accident, ou d’un crime ? Questions qui seposèrent, voilées et funèbres, dans tous les esprits, problèmes quise remuèrent avec une fiévreuse curiosité dans toutes lesconversations, et qui, à bien des années de là, s’y agitaientencore avec une terreur indicible, soit à la veillée des fileuses,soit aux champs sur le sillon commencé, quand une circonstanceremettait en mémoire l’histoire mystérieuse de la femme à maîtreThomas Le Hardouey.

Lorsque la mère Ingou et la mère Mahé prirent la fuite,épouvantées par l’action monstrueuse du berger, pour aller chercherau bourg du secours, hélas ! bien inutile, la petite Ingou,qui partageait la terreur des vieilles femmes, s’était enfuie avecelles, mais dans une direction différente. Habituée au cheminqu’elle faisait tous les jours, elle courut à la chaumine de laClotte.

Quelle nuit celle-ci avait passée ! Quand elle avait vouluretenir Jeanne, elle avait bien senti l’amère parole que lamalheureuse lui avait jetée en s’arrachant de ses bras. « J’ai ceque je mérite ! – pensa-t-elle. – Est-ce à moi de parler devertu ? » et tous les souvenirs de sa vie lui étaient tombéssur le cœur. Paralysée, enchaînée à son seuil depuis bien desannées, que pouvait-elle faire : empêcher, prévenir ? Ellen’avait de puissant que le cœur ; et le cœur quand il estseul, si grand qu’il soit, est inutile. Ah ! ce qu’elleéprouva fut bien douloureux ! Des pressentiments sinistress’étaient levés dans son âme. L’insomnie visitait souvent son durgrabat avec tous les spectres de sa jeunesse ; mais, de seslongues nuits passées sans sommeil, aucune n’avait eu le caractèrede cette nuit désolée. Ce n’était plus elle dont il était question.C’était de la seule personne qu’elle respectât et aimât dans lacontrée. C’était de la seule âme qui se fût intéressée à son sortet à sa solitude depuis que le mépris et l’horreur du monde avaientétendu leurs cruels déserts autour d’elle. Où Jeanne-Madelaineétait-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? Cette passiondont elle avait encore les cris dans les oreilles, et la Clotteconnaissait l’empire terrible des passions ! allait-elleperdre la pauvre Jeanne ? À ces cris répondirent bientôt lesgémissements des orfraies, qui se mirent, tourterelles effarées ethérissées de la tombe, à roucouler leurs amours funèbres dans lesifs qui bordaient alors la chaussée rompue de Broquebœuf. Commetoutes les imaginations solitaires et près de la nature, la Clotteétait superstitieuse. Dans les plus grandes âmes, il y a comme unrepli de faiblesse où dorment les superstitions.

Inquiète, fébrile, retournée vainement d’un flanc sur l’autre,elle se souleva et alluma son grasset. On croit, dans leslongues insomnies, brûler, consumer, à cette lampe qu’on allume,les longues heures, les pensées dévorantes, les souvenirs. On nebrûle rien. Pensées, souvenirs, longues heures, rien ne disparaît.Tout vous reste. Le grasset de la Clotte, avec sa lueur vacillante,fut aussi sombre pour ses yeux que l’était pour ses oreilles le crirauque et lointain des orfraies expirant tristement dans la nuit.La lumière elle-même doubla les visions dont elle était obsédée.Cette image de Judith qui tue Holopherne et qu’elle avait entre lesrideaux de son lit, cette image grossièrement enluminée semblaits’animer sous son regard fasciné. L’épais vermillon de cette imagepopulaire ressemblait à du sang liquide, du vrai sang ! LaClotte, qui n’était pas timide, frissonnait. Cette forte Stoïcienneavait peur. Elle souffla le grasset. Mais les ténèbres ne noientpas nos rêves. La vision demeure au fond des yeux, au fond du cœur,dans son impitoyable lumière. Assise sur son lit, roulée dans saméchante camisole, tunique de Nessus de la misère et de l’abandonqu’elle ne devait plus dépouiller, elle posa son front sur sesgenoux entrelacés de ses mains nouées, et resta ainsi, absorbée,courbée, jusqu’au point du jour, quand la petite Ingou tourna leloquet et qu’elle ouvrit brusquement la porte, comme si elle avaitété poursuivie :

« Quel bruit tu fais, – dit-elle, – Petiote ! – Et, voyantle visage de l’enfant, elle sentit que l’anxiété de sa nuit sechangeait en affreuse certitude.

– Ah ! il y a du malheur dans Blanchelande ! –fit-elle.

– Il y a – dit la petite Ingou d’une voix saccadée par l’émotionet par la course – que maîtresse Le Hardouey est morte, et que jev’nons de la trouver au fond du lavoir. »

Un cri qui n’était pas sénile, un cri de lionne qui seréveillait, sortit de cette poitrine brisée et s’interrompit surles lèvres de la Clotte. Son buste incliné sur ses genoux tomba,renversé en arrière, sur le lit, et la tête s’enroula dans lescouvertures, comme si une hache invisible l’avait abattue d’un seulcoup.

« Jésus-Marie !  » s’écria l’enfant avec une angoisseeffarée qui fuyait la mort et qui semblait la retrouver.

Et elle s’approcha du lit d’où chaque jour elle aidait laparalytique à descendre : et elle la vit, l’œil fixe, les tempesblêmes, la ligne courbe de ses lèvres impassibles et hautainestremblante, tremblante comme quand le sanglot qu’on dévores’entasse dans nos cœurs et va en sortir.

« Tenez ! tenez ! mère Clotte, – dit l’enfant, –écoutez : voici l’agonie ! »

Et, en effet, le vent qui venait du côté de Blanchelandeapportait les sons de la cloche qui sonnait le trépas deJeanne-Madelaine avec ces intervalles sublimes toujours plus longsà mesure qu’on avance dans cette sonnerie lugubre qui sembledistiller la mort dans les airs et la verser par goutte, à chaquecoup de cloche, dans nos cœurs.

Rien, à ce moment, dans les campagnes toujours si tranquillesd’ailleurs, n’empêchait d’entendre les sons poignants de lenteur etbrisés de silence qui finissent par un tintement suprême et grêlecomme le dernier soupir de la vie au bord de l’éternité. Le matin,gris avant d’être rose, commençait de s’emplir des premiers rayonsd’or de la journée et retenait encore quelque chose du calme sonoreet vibrant des nuits. Les sons de la cloche mélancolique, toujoursplus rares, passaient par la porte laissée ouverte derrière lapetite Ingou et venaient mourir sur ce grabat, où un cœur altier,qui avait résisté à tout, se brisait enfin dans les larmes etallait comprendre ce qu’il n’avait jamais compris, le besoinbrûlant et affamé d’une prière.

La Clotte se souleva à ces sons qui disaient que Jeanne ne serelèverait jamais plus.

« Je ne suis pas digne de prier pour elle, – fit-elle alors,comme si elle était seule ; – la pleurer, oui. – Et elle passases mains sur ses yeux où montaient des larmes, et elle regarda sesmains mouillées avec un orgueil douloureux, comme si c’était uneconquête pour elle que des pleurs ! – Qui m’aurait ditpourtant que je pleurerais encore ?… Mais prier pour elle, jene puis, j’ai été trop impie ; Dieu rirait de m’entendre si jepriais ! Il sait trop qui j’ai été et qui je suis, pourécouter cette voix souillée qui ne lui a jamais rien demandé pourClotilde Mauduit, mais qui lui demanderait, si elle osait, samiséricorde pour Jeanne-Madelaine de Feuardent ! »

Et, comme la proie d’une idée subite : – « Écoute, Petiote, –lui dit-elle en prenant les mains de l’enfant dans les siennes, –tu vaux mieux que moi. Tu n’es qu’une enfant ; tu as l’âmeinnocente : à ton âge, on me disait que Dieu, venu sur la terre,aimait les enfants et les exauçait. Agenouille-toi là et prie pourelle ! »

Et, avec ce geste souverain qu’elle avait toujours gardé au seindes misères de sa vie, elle fit tomber l’enfant à genoux au bord deson lit.

« Oui ! prie, – dit-elle d’une voix entrecoupée par seslarmes, – je pleurerai pendant que tu prieras !

« Mais surtout prie haut, – continua-t-elle, s’exaltant dans sapeine à mesure qu’elle parlait, – que je puisse t’entendre !Oui ! que je puisse t’entendre, si je ne puis m’unir à toi.Ah ! parle-lui donc, – fit-elle impétueusement, – parle-lui, àce Dieu des enfants, des purs, des patients, des doux, enfin detout ce que je ne suis plus !

– C’est aussi le Dieu des misérables, – dit la petite fille,naïvement sublime et qui répétait simplement ce que son curé luiavait appris.

– Ah ! c’est donc le mien ! – fit la Clotte, quisentit l’atteinte du coup de foudre que Dieu fait quelquefoispartir des faibles lèvres d’un enfant. – Attends !attends ! je m’en vais prier avec toi, ma fille… »

Et, s’appuyant sur l’épaule de l’enfant agenouillée, elle sejeta en bas de son lit. Paralytique dont l’âme était tout entièreet qui retrouvait des organes, elle tomba à genoux près de lapetite fille, et elles prièrent toutes les deux.

À ce moment-là, revenaient au lavoir la mère Ingou et la mèreMahé, accompagnées de tous les curieux de Blanchelande. Parmi cescurieux il y avait Barbe Causseron et Nônon Cocouan ; Nônonvéritablement désolée. Elles trouvèrent le cadavre de Jeannetoujours couché dans les hautes herbes, mais le berger, que lesdeux vieilles avaient fui, avait disparu. Seulement, avant dedisparaître, l’horrible pâtre avait accompli sur le cadavre un deces actes qui, quand ils ne sont pas un devoir pieux, sont unsacrilège. Il avait coupé les cheveux de Jeanne, ces longs cheveuxchâtains « qui lui faisaient – disait Louis Tainnebouy – le plusreluisant chignon qui ait jamais été retroussé sur lanuque d’une femme », et, pour les couper, il avait été obligé de seservir du seul instrument qu’il eût sous la main, de cetteallumelle qu’il avait, on l’a vu, trempée dans l’eau dulavoir. Aussi les cheveux de Jeanne-Madelaine avaient-ils été «sciés comme une gerbe avec une mauvaise faucille », ajoutaitl’herbager, et, par places, durement arrachés. Était-ce un trophéede vengeance que cette chevelure emportée par le pâtre errant pourla montrer à sa tribu nomade, comme les Peaux-Rouges et tous lessauvages, car, à une certaine profondeur, l’unité de la racehumaine se reconnaît par l’identité des coutumes ? Était-ceplutôt une convoitise d’âme sordide, qui saisissait l’occasion devendre cher une belle chevelure à ces marchands de cheveux qui s’envont, traversant les campagnes et moissonnant, pour quelques piècesd’argent, les chevelures des jeunes filles pauvres ? ouplutôt, comme le croyait maître Tainnebouy, ces cheveux d’une femmemorte d’un sort devaient-ils servir àquelque sortilège et devenir dans les mains de ce berger quelqueredoutable talisman ? Ce fut Nônon Cocouan qui la premières’aperçut du larcin fait à la noble tête appuyée sur le gazon.

« Ah ! le pâtre s’est vengé jusqu’au bout ! » –dit-elle. En effet, ces cheveux coupés paraissaient à ces paysanscomme un meurtre de plus. Chacun d’eux commentait cette mortsoudaine et s’apitoyait sur le sort d’une femme qui avait méritél’affection de tous. Les gens du Clos, au premier bruit de la mortde leur maîtresse, étaient arrivés. Seul, le mari de Jeanne, maîtreLe Hardouey, manquait encore. Reparti la veille, on le sait, aumoment où il rentrait au Clos d’un galop si farouche, quand on luiavait dit sa femme absente, il n’avait point reparu… Son chevalseul était revenu, couvert de sueur, les crin hérissés, traînant sabride dans laquelle il se prenait les pieds en courant. Or, commemaître Le Hardouey n’était point aimé dans Blanchelande, on sedemandait déjà à voix basse, et à mots couverts, si cette mort deJeanne n’était pas un crime, et si le coupable n’était point cemari qui ne se trouvait pas…

Depuis longtemps les bruits du pays avaient dû mettre martel entête à Le Hardouey. Cet homme, d’un tempérament sombre, était plusbilieux, plus morose, plus grinchard que jamais, disaientles commères, et, quoiqu’il pût cuver silencieusement une profondejalousie, il pouvait également l’avoir laissée éclater en frappantquelque terrible coup. Une telle opinion, du reste, en rencontraitune autre dans les esprits. Cet ancien moine, chef de partisans, cepénitent hautain auquel se rattachaient tant de sentiments etd’idées puissantes et vagues, ce Chouan qu’on accusait d’avoirtroublé la vie de Jeanne et d’avoir, on ne sait comment, égaré saraison, paraissait aussi capable de tout. S’il ne l’avait paspoussée avec la main du corps dans le lavoir où elle s’était noyée,il l’y avait précipitée avec la main de l’esprit en lui brisant lecœur de honte et de désespoir. De ces deux opinions, on n’auraitpas trop su laquelle devait l’emporter, mais toutes les deuxmêlaient à l’expression des regrets donnés à la mort de Jeannequelque chose de sinistrement soupçonneux et de menaçant, qui,échauffé comme il allait l’être, eût fait prévoir à un observateurla scène épouvantable qui devait avoir lieu le lendemain.

Cependant il fallait que le corps de Jeanne restât exposé dansla prairie jusqu’au moment où le médecin et le juge de paix deBlanchelande viendraient faire, conformément à la loi, ce qu’elleappelle énergiquement la levée ducadavre. Ces hommes et ces femmes, qui étaient accourusrassasier leur curiosité d’un spectacle inattendu et tragique,appelés aux champs par les travaux de la journée, se retirèrentdonc peu à peu, parlant entre eux d’un évènement dont ils devaientrechercher longtemps les causes. De ce flot de curieux écoulé, ilne demeura auprès du cadavre que le grand valet du Clos, chargé deveiller sur le corps de la morte jusqu’à l’arrivée du médecin et dujuge de paix, et Nônon Cocouan, qui, d’un mouvement spontané,s’était proposée pour cette pieuse garde. Toute cette histoire l’adit assez : Nônon avait toujours été dévouée à Jeanne. Dans cesderniers temps, elle l’avait vaillamment défendue contre tous ceuxqui l’accusaient d’avoir oublié la sagesse de sa vie « dans deshantises de perdition », et on entendait par là, à Blanchelande,ses visites à la Clotte et ses obscures relations avec l’abbé de LaCroix-Jugan. Nônon, plus que personne, excepté la Clotte peut-être,était touchée de cette mort subite, et elle l’était deux fois, carles cœurs frappés se devinent. Tout en défendant Jeanne, etquoiqu’elle n’eût jamais reçu de confidence, Nônon avait reconnul’amour qui souffre, parce qu’autrefois, dans sa jeunesse, elleaussi l’avait éprouvé. La pauvre fille s’était prise pourJeanne-Madelaine d’un véritable fanatisme de pitié silencieuse. Ungrand respect l’avait empêchée de lui en donner de ces muets etexpressifs témoignages qui pressent le cœur mais sans le blesser.Or, aujourd’hui qu’elle le pouvait, elle le faisait avec une ardeuréplorée. Dévote comme elle l’était, elle croyait queJeanne-Madelaine la voyait de là-haut auprès de sa dépouille sur laterre. Être vu de ceux qu’on a aimés dans le silence et à qui onn’a pas pu dire dans la vie comme on les aimait, ah ! c’est làun de ces apaisements célestes qui vengent de toutes lesimpossibilités de l’existence, et que la Religion donne en prix àceux qui ont la foi ! Nônon Cocouan sentait cet arôme de labonté de Dieu se mêler aux larmes qu’elle répandait sur Jeanne, etles adoucir. La matinée s’avançait avec splendeur. C’était une desplus belles journées d’été qu’on eût vues depuis longtemps : l’airétait pur ; le lavoir, diaphane ; les herbes sentaientbon ; la chaleur montait dans les plantes ; les insectes,attirés par l’immobilité de Jeanne, bourdonnaient autour de cecorps étendu avec une grâce de fleur coupée ; et Nônon, assiseà côté et par moment agenouillée, tenant son chapelet dans sesmains jointes, priait Celle qui a pitié encore lorsque Dieu ne serappelle que sa justice ; car le don que Dieu a fait à saMère, c’est d’avoir pitié plus longtemps que lui ! De temps entemps, cette mystique de village élevait ses yeux, beaux encore etd’un bleu que le feu du cœur avait, en les incendiant autrefois,rendu plus macéré et plus chaste, vers cet autre bleu éternel querien ne ternit, ni siècles ni orages ; vers ce ciel d’un azurétincelant alors, à travers lequel elle voyait Jeanne se penchervers elle et affectueusement lui sourire. Assis comme elle, parterre, à quelque distance, le grand valet du Clos se tenait danscette stupeur accablée que cause aux natures vulgaires le voisinagede la mort. Pour le préserver d’un soleil qui devenait plus vif,Nônon avait recouvert le visage de Jeanne de ce tablier decotonnade rouge que la Clotte avait déchiré en s’efforçant de laretenir. Seul lambeau de pourpre grossière que la destinéelaissait, pour la couvrir, à cette fille noble qui avait emprisonnédans un corset de bure une âme patricienne longtemps contenue,longtemps surmontée, et qui tout à coup, éclatant à l’approched’une âme de sa race, avait tué son bonheur et brisé savie !

Ce fut vers le soir qu’eut lieu la levée ducadavre. Après l’accomplissement de cet acte légal, lejuge de paix ordonna au serviteur qui l’accompagnait et au grandvalet du Clos de transporter Jeanne dans la maison la plus voisinede la prairie. L’enterrement de maîtresse Le Hardouey était fixépour le lendemain, à l’église paroissiale de Blanchelande. Dansl’incertitude où l’on était sur le genre de mort de Jeanne, lacharité du bon curé Caillemer n’eut point à s’affliger d’avoir àappliquer cette sévère et profonde loi canonique qui refuse lasépulture chrétienne à toute personne morte d’un suicide et sansrepentance. Il estimait beaucoup Jeanne-Madelaine, qu’il appelaitla nourrice de ses pauvres, et il aurait eu le cœur déchiré de nepas bénir sa poussière. Dieu sauva donc à la tendresse du pasteurcette rude épreuve, et Jeanne, justiciable du mystère de sa mort àDieu seul, put être déposée en terre sainte.

On l’y porta au milieu d’un concours immense de gens venus desparoisses voisines de Lithaire et de Neufmesnil. Les cloches deBlanchelande, qui, selon la vieille coutume normande, avaient sonnétout le jour et la veille, avaient appris à ces campagnes que «quelqu’un de riche » était mort. Les informations allant de boucheen bouche, on avait bientôt su que c’était maîtresse Le Hardouey.En Normandie, dans ma jeunesse encore, de toutes les cérémonies quiattiraient les populations aux églises, la plus solennelle et quiremuait davantage l’imagination publique, c’étaient lesfunérailles. Les indifférents y accouraient autant que lesintéressés ; les impies, quoiqu’il y eût moins qu’à présent decette race orgueilleuse et sotte, les impies autant que les genspieux. Ce n’était pas comme en Écosse, où les repas funérairespouvaient déterminer un genre de concours sans élévation et sanspureté. En Normandie, il n’y avait de repas, après l’enterrement,que pour les prêtres. La foule, elle, s’en retournait, le ventrevide, comme elle était venue, mais elle était venue pour voir un deces spectacles qui l’émouvaient et l’édifiaient toujours, et elles’en retournait la tête pleine de bonnes pensées, quand ce n’étaitpas le cœur. Ce jour-là, l’enterrement de maîtresse Le Hardoueyn’attirait pas seulement parce qu’il était une cérémoniereligieuse, ou parce que la décédée était connue à dixlieues à la ronde pour la reine des ménagères, mais aussi parce quesa mort soudaine n’avait pas été naturelle, et qu’il planait commele nuage d’un crime au-dessus. On vint donc aux obsèques de Jeanneencore plus pour parler de sa mort extraordinaire et inexpliquéeque pour s’acquitter envers elle d’un dernier devoir. Lajaserie, ce mouvement éternel de la langue humaine, nes’arrête ni sur une tombe fermée ni en suivant un cercueil, et rienne glace, pas même la religion et la mort, l’implacable curiositéqu’Ève a léguée à sa descendance. Pour la première fois peut-être,le recueillement manqua à ces Paysans. Ce qui, surtout, les renditdistraits, parce que cela leur paraissait étrange et terrible, àeux, qui avaient au fond de leur cœur le respect de la famille,comme le christianisme l’a fait, c’était de ne pas voir de parentsaccompagner et suivre cette bière. La famille de Jeanne deFeuardent, dont elle avait blessé l’orgueil nobiliaire en épousantThomas Le Hardouey, n’était point venue à ses funérailles, et, d’unautre côté, les parents de Le Hardouey, envieux de la fortune qu’ilavait amassée, et blessés aussi par son mariage, qui les avaitéloignés d’eux, n’avaient point paru dans le cortège, malgrél’invitation qu’on avait eu soin de leur adresser. Il y avait doncun assez grand espace entre la bière, portée, selon l’usage dupays, par les domestiques du Clos, sur des serviettes ouvrées dontils tenaient les extrémités deux par deux, et les pauvres de laparoisse, qui, pour six blancs et un pain de quatrelivres, assistaient à la cérémonie, une torche de résine à la main.De mémoire d’homme, à Blanchelande, on n’avait vu d’enterrement oùcet espace, réservé au deuil, fût resté vide. On en faisait touthaut la remarque. Maître Le Hardouey n’était pas rentré au Clos.Tous les yeux étaient fixés sur la place qu’il aurait dû occuper…Hélas ! Il y avait un autre homme encore que les regards del’assistance cherchèrent plus d’une fois en vain : c’était l’abbéde La Croix-Jugan. Parti pour Montsurvent, la veille, ainsi quel’avait dit la mère Mahé à Le Hardouey, il n’était point revenu dechez la comtesse Jacqueline. Pendant toute la funèbre cérémonie, sastalle de chêne resta fermée dans le chœur, et le redoutablecapuchon qu’on y voyait tous les dimanches ne s’y montra pas.

Fut-ce cette préoccupation de la foule, répartie entre ces deuxabsents, qui empêcha qu’on ne prît garde à une personne dont laprésence, si elle avait été remarquée, eût semblé aussiextraordinaire que l’absence simultanée des deux autres ?… Eneffet, impiété ou souffrance physique, la Clotte n’allait point àl’église. Il y avait plus de quinze ans qu’on ne l’y avait vue. Ilest juste de dire aussi qu’on ne l’avait point vue ailleurs. Ellen’allait que jusqu’à son seuil. D’un esprit trop ferme pourinsulter les choses saintes, la Clotte semblait les dédaigner, enne les invoquant jamais dans sa vie. L’Hérodiade de Haut-Mesnil,qui avait eu avec les hommes toutes les férocités d’une beautépuissante comme un fléau, devenue l’ascète de la solitude et laMarie Égyptienne de l’orgueil blessé, n’avait pas soupçonné laforce qu’elle aurait trouvée au pied d’une croix. Lorsque, dans satournée de Pâques, le curé Caillemer entrait et s’asseyait chezelle pour lui parler des consolations qu’elle puiserait dansl’accomplissement de ses devoirs de chrétienne, elle souriait avecune hauteur amère. Rachel égoïste et stérile, qui ne voulait pasêtre consolée parce que sa jeunesse et sa beauté n’étaientplus ! Elle souriait aussi de l’humble prêtre, enfant de laparoisse, qu’elle avait vu grandir derrière la charrue, sur lesillon voisin, et qui ne portait pas sur son front la marque denoblesse, qui l’eût consacré, aux yeux d’une femme comme elle, plusque l’huile sainte du sacerdoce. Cette hauteur, ce sourire, cettefierté désespérée, mais sans une seule plainte, cette attitudeéternelle, car il la retrouvait toujours la même à chaque année,cette manière de vider son calice d’absinthe et de le tenir commeelle avait tenu le verre de l’orgie au château de Haut-Mesnil, toutcela imposait au curé et arrêtait sur sa lèvre timide la parole quipeut convertir. Il le disait lui-même. Cette femme chargéed’iniquités, au fond de sa masure délabrée et sous les vêtementsd’une pauvreté rigide, le troublait plus que la comtesse deMontsurvent dans son château et sous le dais féodal qu’elle avaiteu le courage de rétablir dans la salle de chêne sculpté de sesancêtres, comme si la trombe de la Révolution n’avait pas emportétous les droits et les signes qui représentaient ces droits !Pour toutes ces raisons, le bon curé s’était bien souvent demandéce que deviendrait la vieille Clotte… et si, après toute une vie descandale et d’incrédulité orgueilleuse, il n’était pas grand temps,pour elle, de donner l’exemple du repentir !

Et qui sait ? l’heure peut-être était venue. La mort deJeanne, dernière goutte d’amertume, avait déjà fait déborder cecœur qui, pendant des années, avait porté sa misère sans se pencheret sans trembler ! Ce qu’elle n’aurait point fait pour elle,cette femme, qui n’avait jamais demandé quartier à Dieu, l’avaitfait pour Jeanne. Elle avait prié. Elle avait retrouvé l’humilitéde la prière et des larmes ! Sous le coup de la mort deJeanne, elle s’était juré à elle-même que, malgré sa paralysie,elle irait jusqu’à l’église de Blanchelande, qu’elle accompagneraitjusqu’à sa tombe celle qu’elle appelait sonenfant, et que, si elle ne pouvait pas marcher, elle s’ytraînerait sur le cœur ! Eh bien, ce qu’elle s’était juré,elle l’accomplit ! Le matin du jour des funérailles, elle seleva dès l’aurore, s’habilla avec ce qu’elle avait de plus noirdans ses vêtements, et, les deux mains sur le bâton sans lequelelle ne pouvait faire un seul pas, elle commença le pénible trajetqui, pour elle, était un voyage. Il y avait environ une lieue de sachaumière au clocher de Blanchelande ; mais une lieue pourelle, c’était loin ! Elle ne marchait pas ; elle rampaitplutôt sur la partie morte de son être, que son buste puissant etune volonté enthousiaste traînaient d’un effort continu. Les poètesont parlé quelquefois de l’union de la mort et de la vie. Elleétait l’image de cette union, mais la vie était si intense dans sapoitrine appuyée sur ses mains nerveuses, soutenues à leur tour parson bâton noueux… qu’on aurait cru, à certains moments, que cettevie descendait et la reprenait tout entière. Elle allait bienlentement, mais enfin elle allait ! Son front s’empourprait defatigue. Son austère visage prenait des teintes de feu, comme unvase de bronze rongé par une flamme intérieure dont les flancsopaques, devenus transparents, se colorent.

Quelquefois, trahie par sa force, vaincue, mais non désespérée,elle s’arrêtait, haletante, s’asseyait sur une butte ou un tas decailloux dans le chemin, puis se relevait et poursuivait sa routepour se rasseoir encore après quelques pas. Les heuress’écoulaient. La cloche de Blanchelande sonna la messe funèbre. Lamalheureuse l’entendit presque avec égarement ! Elle mesurait,et de quel regard ! à travers les airs, l’espace qui laséparait de l’église, ce qui lui restait à dévorer par la pensée età traverser avec ses pieds lents et maudits ! « Oh !j’arriverai ! » elle se l’était dit plus d’une fois avecespérance. Maintenant elle se disait : « Arriverai-je àtemps ? » Nul voyageur à cheval, nul fermier avec sacharrette, qui, peut-être, eussent été touchés de l’énergie trompéede cette sublime infirme qui défaillait et allait toujours, et quil’auraient prise avec eux, ne passèrent sur cette route solitaire.Ah ! sa poitrine se soulevait d’anxiété et de folle colère.Son cœur trépignait sur ses pieds morts ! Bientôt elle ne putmême plus s’arrêter pour reprendre haleine, et comme elle étaitbrisée dans son corps et qu’elle tombait affaissée, ne voulant pasêtre retardée par sa chute, l’héroïque volontaire se mit à marchersur les mains, à travers les pierres, tenant dans ses dents lebâton dont elle ne pouvait se séparer et qu’elle mordait avec uneexaspération convulsive… Dieu, sans doute, eut pitié de tant decourage et permit qu’elle arrivât à l’église de Blanchelande avantque la messe ne fût dite.

Quand, à moitié morte, elle franchit la grille du cimetière, leprêtre qui officiait chantait la Préface. L’église était troppleine pour qu’elle pût y pénétrer. Aussi resta-t-elle au seuild’une des petites portes latérales qui s’ouvrait dans une chapellede la Vierge, et là, accroupie sur le talon de ses sabots, derrièrequelques femmes plantées debout et qui regardaient dans cettechapelle, elle mêla sa prière et sa désolation intérieure à lamagnifique psalmodie que l’Église chante sur ses morts, et aucroassement des corbeaux dont les noires volées tournaient alorsautour du clocher retentissant. Comme elle agissait au nom d’undevoir et que, d’ailleurs, elle était toujours la fière Clotte,elle ne parla point à ces femmes qui, le dos tourné, chuchotaiententre elles et s’entretenaient de la morte, de maître Thomas LeHardouey et de l’abbé de La Croix-Jugan. Et voilà pourquoi aussi,quand elle se leva, d’accroupie qu’elle était, avant que la messefût finie, elle put échapper au regard de ces femmes qui nel’avaient pas remarquée.

Cependant, la messe étant dite, les porteurs reprirent la bièresur les tréteaux où elle avait été déposée, les prêtres se mirent àmonter la nef en chantant les derniers psaumes, et débouchèrent parle portail, suivis de la foule, dans le cimetière, où la fossecreusée attendait le cercueil, Instant pathétique etredoutable ! Le cœur de l’homme le plus fort n’y résiste pas,lorsque, rangés en cercle, leurs cierges éteints, au bord de latombe entrouverte, les prêtres versent l’eau bénite, dans unrequiescat suprême, sur la bière dépouillée de sa draperienoire et sur laquelle la terre, poussée par les bêches, croule avecun bruit lamentable et sourd. On était parvenu à ce momentterrible, et jusque-là rien n’avait troublé l’imposante et navrantecérémonie. Seulement, quand le clergé, ayant béni le cercueil, sefut retiré, après un Amen suivi d’un morne et vaste silence,laissant la foule groupée autour de la fosse qu’on remplissait etjetant à son tour l’eau sainte, comme il l’avait fait avant elle,une femme, qui était agenouillée sur la terre relevée de la fosse,et à laquelle personne n’avait fait attention, se leva péniblement,et, se plaçant derrière l’homme qui aspergeait alors la tombe,s’avança pour prendre le goupillon qu’il tenait ; mais, aumoment de le lui remettre, l’homme regarda la main tendue vers luiet l’être à qui appartenait cette main.

« Oh ! dit-il en tressaillant, – la Clotte ! »

Et, comme si cette main tendue eût été pestiférée, il reculaavec horreur.

« Que viens-tu faire ici, vieille Tousée ? – poursuivit-il,et pour quel nouveau malheur es-tu donc sortie de ton trou ?»

Le non de la Clotte, sa présence inattendue, l’accent et legeste de cet homme firent passer dans la foule cette vibrationattentive qui précède, comme un avertissement de ce qui va suivre,les grandes scènes et les grands malheurs.

La Clotte avait pâli à ce nom de Tousée qui lui rappelaitbrutalement un outrage qu’elle n’avait jamais pu oublier. Mais,comme si elle n’eût pas entendu, ou comme si la douleur de la mortde Jeanne l’eût désarmée de toute colère :

« Donne ! que je la bénisse, – fit-elle lentement, – etn’insulte pas la vieillesse en présence de la mort », –ajouta-t-elle avec une ferme douceur et une imposantemélancolie.

Mais l’homme à qui elle parlait était d’une nature rude etgrossière, et les habitudes de son métier augmentaient encore saférocité habituelle. C’était un boucher de Blanchelande, élevé dansl’exécration de la Clotte. Il s’appelait Augé. Son père, bouchercomme lui, était un des quatre qui l’avaient liée au poteau dumarché et qui avaient fait tomber sous d’ignobles ciseaux, en 1793,une chevelure dont elle avait été bien fière. Cet homme était mortde mort violente peu de temps après son injure, et la mort, imputéevaguement à la Clotte par des parents superstitieux, passionnés, eten qui les haines de parti s’ajoutaient encore à l’autre haine,devait rendre le fils implacable.

« Non ! – dit-il, – tu ferais tourner l’eau bénite, vieillesorcière ! tu ne mets jamais le pied à l’église, et tev’là ! Es-tu effrontée ! Et est-ce pour maléficier aussison cadavre que tu t’en viens, toi qui ne peux plus traîner tes os,à l’enterrement d’une femme que tu as ensorcelée, et qui n’estmorte peut-être que parce qu’elle avait la faiblesse de tehanter ? »

L’idée qu’il exprimait saisit tout à coup cette foule, qui avaitconnu Jeanne si malheureuse et qui n’avait pu s’expliquer nil’égarement de sa pensée, ni la violence de son teint, ni sa mortaussi mystérieuse que les derniers temps de sa vie. Un long etconfus murmure circula parmi ces têtes pressées dans le cimetièreet qu’un pâle rayon de soleil éclairait. À travers ce grondementinstinctif, les mots de sorcière et d’ensorcelées’entendirent comme des cris sourds qui menaçaient d’être perçantstout à l’heure… Étoupes qui commençaient de prendre et qui allaientmettre tout à feu.

Il n’y avait plus là de prêtres ; ils étaient rentrés dansl’église ; il n’y avait plus là d’homme qui, par l’autorité desa parole et de son caractère, pût s’opposer à cette foule etl’arrêter en la dominant. La Clotte vit-elle le péril quil’entourait dans les plis épais de cette vaste ceinture d’hommesirrités, ignorants, et depuis des années sans liens avec elle, avecelle qui les regardait du haut de son isolement comme on regarde duhaut d’une tour ?

Mais, si elle le vit, son sang d’autrefois, son vieux sang deconcubine des seigneurs du pays monta à sa joue sillonnée comme unelueur dernière, en présence de ces hommes qui, pour elle, étaientdes manants et qui commençaient de s’agiter. Appuyée sur son bâtond’épine, à pas de cette fosse entr’ouverte, elle jeta à Augé, leboucher, un de ces regards comme elle en avait dans sa jeunessequand, posée sur la croupe du cheval de Sang-d’Aiglon deHaut-Mesnil, elle passait dans le bourg de Blanchelande, scandaliséet silencieux.

« Tais-toi, fils de bourreau, – dit-elle ; – cela n’a pastant porté bonheur à ton père de toucher à la tête de ClotildeMauduit !

– Ah ! j’achèverai l’œuvre de mon père ! – fit leboucher mis hors de lui par le mot de la Clotte. – Il ne t’a querasée, vieille louve, mais moi, je te prendrai par latignasse et je t’écalerai comme un mouton. »

Et, joignant le geste à la menace, il leva sa main épaisse,accoutumée à prendre le bœuf par les cornes pour le contenir sousle couteau. La tête menacée resta droite… Mais un coup la sauva del’injure. Une pierre lancée du sein de cette foule, quel’inflexible dédain de la Clotte outrait, atteignit son front, d’oùle sang jaillit, et la renversa.

Mais renversée, les yeux pleins du sang de son front ouvert,elle se releva sur ses poignets de toute la hauteur de sonbuste.

« Lâches ! » – cria-t-elle, quand une seconde pierre,sifflant d’un autre côté de la foule, la frappa de nouveau à lapoitrine et marqua d’une large rosace de sang le mouchoir noir quicouvrait la place de son sein.

Ce sang eut, comme toujours, sa fascination cruelle. Au lieu decalmer cette foule, il l’enivra et lui donna la soif avecl’ivresse. Des cris : « À mort, lavieille sorcière ! » s’élevèrent etcouvrirent bientôt les autres cris de ceux qui disaient : «Arrêtez ! non ! ne latuez pas ! » Le vertige descendait ets’étendait, contagieux, dans ces têtes rapprochées, dans toutes cespoitrines qui se touchaient. Le flot de la foule remuait etondulait, compacte à tout étouffer. Nulle fuite n’était possiblequ’à ceux qui étaient placés au dernier rang de cettetassée d’hommes ; et ceux-là curieux, et quidiscernaient mal ce qui se passait au bord de la fosse, regardaientpar-dessus les épaules des autres et augmentaient la poussée. Lecuré et les prêtres, qui entendirent les cris de cette foule enémeute, sortirent de l’église et voulurent pénétrer jusqu’à latombe, théâtre d’un drame qui devenait sanglant. Ils ne le purent.« Rentrez, monsieur le curé, – disaient des voix ; vous n’avezque faire là ! C’est la sorcière de la Clotte, C’est cetteprofaneuse dont on fait justice ! je vous rendronsdemain votre cimetière purifié. »

Et, en disant cela, chacun jetait son caillou du côté de laClotte, au risque de blesser ceux qui étaient rangés près d’elle.La seconde pierre, qui avait brisé sa poitrine, l’avait roulée dansla poussière, abattue aux pieds d’Augé, mais non évanouie.Impatient de se mêler à ce martyre, mais trop près d’elle pour lalapider, le boucher poussa du pied ce corps terrassé.

Alors, comme la tête coupée de Charlotte Corday qui rouvrit lesyeux quand le soufflet du bourreau souilla sa joue virginale, laClotte rouvrit ses yeux pleins de sang à l’outrage d’Augé, et d’unevoix défaillante :

« Augé, – dit-elle, – je vais mourir ; mais je te pardonnesi tu veux me traîner jusqu’à la fosse de Mlle de Feuardent et m’yjeter avec elle, pour que la vassale dorme avec les maîtres qu’ellea tant aimés !

– I’ g’n’a pus de maîtres ni de demoiselles de Feuardent, –répondit Augé, redevenu Bleu tout à coup et brûlant des passions deson père. – Non ! tu ne seras pas enterrée avec celle que tuas envoûtée par tes sortilèges, fille maudite du diable, et je tedonnerai à mes chiens ! »

Et il la refrappa de son soulier ferré au-dessus du cœur. Puis,avec une voix éclatante :

« La v’là écrasée dans son venin, la vipère ! – fit-il. –Allons, garçons ! qui a une claie que je puissions traîner sacarcasse dessus ? »

La question glissa de bouche en bouche, et soudain, avec cetteélectricité qui est plus rapide et encore plus incompréhensible quela foudre, des centaines de bras rapportèrent pour réponse, en lapassant des uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de sesgonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la Clotte. Deshommes haletants s’attelèrent à cette grille et se mirent àtraîner, comme des chevaux sauvages ou des tigres, le char devengeance et d’ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur lespierres, avec son fardeau. Éperdus de férocité, de haine, de peurrévoltée, car l’homme réagit contre la peur de son âme, et alors ildevient fou d’audace ! Ils passèrent comme le vent rugissantd’une trombe devant le portail de l’église, où se tenaient lesprêtres rigides d’horreur et livides ; et renversant tout surleur passage, en proie à ce delirium tremens desfoules redevenues animales et sourdes comme les fléaux, ilstraversèrent en hurlant la bourgade épouvantée et prirent le cheminde la lande… Où allaient-ils ? ils ne le savaient pas. Ilsallaient comme va l’ouragan. Ils allaient comme la laves’écoule.

Seulement, chose moins rare qu’on ne croirait si on connaissaitles convulsifs changements des masses, à mesure qu’ils s’avançaientdans leur exécution terrible ils devenaient moins nombreux, moinsardents, moins furieux. Cette foule, cette légion, cet immenseanimal multiple, à plusieurs têtes, à plusieurs bras, perdait de satoison d’hommes aux halliers du chemin. Ses rangss’éclaircissaient. On voyait les uns se détacher des autres ets’enfuir en silence. On en voyait rester au détour d’une route etne pas rejoindre la troupe effrénée et clamante, pris de frisson,de remords, d’horreur lentement venue, mais enfin ressentie etglacée. Ce n’était plus qu’une poignée d’hommes, la lie du flot quiécumait il n’y avait qu’un moment. La conscience du crime revenaiteux, sur ce fond et bas-fond humain qui s’opiniâtre au crime quandles coups de violence sont passés ! et toujours allant, maismoins vite, elle grandit si fort en eux, cette conscience, qu’elleles arrêta court, de son bras fort et froid comme l’acier. La peurdu crime qu’ils venaient de commettre, et qui peu à peu avaitdécimé leur nombre, prit aussi ces derniers qui traînaient sur saclaie de fer cette femme tuée par eux, assassinée ! Une autrepeur s’ajouta à cette peur. Ils entraient dans la lande, la lande,le terrain des Mystères, la possession des esprits, la landeincessamment arpentée par les pâtres rôdeurs et sorciers ! Ilsn’osèrent plus regarder ce cadavre souillé de sang et de boue quileur battait les talons. Ils le laissèrent et s’enfuirent, sedispersant comme les nuées qui ont versé le ravage sur une contréese dispersent sans qu’on sache où elles ont passé.

Le silence s’étendit dans ces campagnes, devenues tout coupsolitaires. Il était d’autant plus profond qu’il succédait à descris. Le clocher de Blanchelande, dont la sonnerie bruyante s’étaitarrêtée après vingt-quatre heures de continuelles volées, ne futplus qu’une flèche muette sur laquelle l’ombre montait à mesure quele soleil penchait à l’horizon. Nul bruit ne venait du bourg.L’affreux spectacle qui l’avait sillonné, comme une vision de sanget de colère, avait laissé comme le poids d’une consternation surces maisons dont la terreur du matin semblait encore garder lesportes. L’après-midi s’allongea dans une morne tristesse ; et,quand le soir de ce jour de funeste mémoire commença de tomber surla terre, on n’entendit, dans les lointains bleuâtres, ni le chantmélancoliquement joyeux des vachères, ni les cris des enfants auseuil des portes, ni les claquements fringants du fouet desmeuniers regagnant le moulin, assis sur leurs sacs, les piedsballant au flanc de leurs juments d’allure. On eût dit Blanchelandemort au bout de sa chaussée… Pour qui pratiquait ce paysd’ordinaire vivant et animé à ces heures, il y avait quelque chosed’extraordinaire qui ne se voyait pas, mais qui se sentait… L’abbéde La Croix-Jugan, revenant ce soir-là de chez la comtesseJacqueline, eut peut-être le sentiment que j’essaye de fairecomprendre. Il avait traversé la lande de Lessay sur sa pouliche,noire comme ses vêtements, et, depuis qu’il s’avançait versl’endroit de cette lande où la solitude finissait, il n’avaitrencontré âme qui vive. Tout à coup son ardente monture, quiportait au vent, fit un écart et se cabra en hennissant… Cela letira de sa rêverie, car cet homme renversé sous les débris d’unecause ruinée, cette espèce de Marius vaincu, trouvait son marais deMinturnes dans l’abîme de sa propre pensée… Il regarda alorsl’obstacle qui faisait dresser le crin sur le cou de sa noirepouliche, et il vit, devant les pieds levés de l’animal, la Clottesanglante, inanimée, étendue dans la route sur sa claied’acier.

« Voilà de la besogne de Bleus ! – dit-il, mettant le doigtsur la moitié de la vérité par le fait de sa préoccupationéternelle, – les bandits auront tué la vieille Chouanne. »

Et il vida l’étrier, s’approcha du corps de la Clotte, ôta songant de daim et tourna vers lui la face saignante. Un instants’écoula, il interrogea les artères. Par un prodige de force vitalecomme il s’en rencontre parfois dans d’exceptionnellesorganisations, la Clotte, évanouie, remua. Elle n’était pas encoremorte, mais elle se mourait.

« Clotilde Mauduit ! – fit le prêtre de sa voix sonore.

– Qui m’appelle ? – murmura-t-elle d’une voix faible. –Qui ? Je n’y vois plus.

– C’est Jéhoël de La Croix-Jugan, Clotilde, – répondit l’abbé.Et il la souleva et lui appuya la tête contre une butte. –Oui ! c’est moi. Reconnais-moi, Clotilde. Je viens pour tesauver.

– Non ! – dit-elle, toujours faible, et elle sourit d’undédain qui n’avait plus d’amertume, – vous venez pour me voirmourir… Ils m’ont tuée…

– Qui t’a tuée ? qui ? – dit impétueusement le prêtre.– Ce sont les Bleus, n’est-ce pas, ma fille ? – insista-t-ilavec une ardeur dans laquelle brûlait toute sa haine.

– Les Bleus ! – fit-elle comme égarée, – les Bleus !Augé, c’est un Bleu ; c’est le fils de son père. Mais tous yétaient… tous m’ont accablée… Blanchelande… tout entier. »

Sa voix devint inintelligible ; les noms ne sortaient plus.Seul, son menton remuait encore… Elle ramenait sa main à sapoitrine et faisait ce geste épouvantable de ceux qui agonisent,quand ils semblent écarter de leurs doigts convulsifs les araignéesde leur cercueil. Quia vu mourir connaît cette effroyabletrépidation.

L’abbé la connaissait. Il voyait que la mort était proche.

Il interrogea encore la mourante, mais elle ne l’entendit pas.Elle avait l’absorption de l’agonie… Lui, qui ne savait pas laraison de cette mort terrible qu’il avait là devant les yeux,pensait aux Bleus, sa fixe pensée, et il se disait que tout crimede parti pouvait rallumer la guerre éteinte. Le cadavre mutilé dela vieille Clotte lui paraissait aussi bon qu’un autre pour mettreau bout d’une fourche et faire un drapeau qui ramenât les paysansnormands au combat.

« Que se passe-t-il donc ? » – fit-il avec explosion, déjàfrémissant, palpitant et frappant la terre de ses bottes àl’écuyère aux éperons d’argent. Le chef, l’inflexible partisan, sedressa, redevenu indomptable, dans le prêtre, et, oubliant, lui, leministre d’un Dieu de miséricorde, qu’il y avait là une mourantequi n’était pas encore trépassée, il s’enleva à cheval comme s’ileût entendu battre la charge. Lorsqu’il retomba sur sa selle, samain caressa fiévreusement la crosse des pistolets qui garnissaientles fontes… Le soleil, qui se couchait en face de lui, éclairait enplein son visage cerclé de sa jugulaire de velours noir et hachépar d’infernales blessures, auxquelles le feu de sa pensée faisaitmonter cette écarlate qu’un aveugle célèbre comparait au son de latrompette. Il enfonça ses éperons dans les flancs de la pouliche,qui bondit à casser sa sangle. Par un mouvement plus prompt que lapensée, il tira un des pistolets de ses fontes et le leva en l’air,le doigt à la languette, comme si l’ennemi avait été à quatre pas,visionnaire à force de belliqueuse espérance ! Ces pistoletsétaient ses vieux compagnons. Ils n’avaient, durant la guerre,jamais quitté sa ceinture. Quand la mère Hecquet l’avait sauvé,elle les avait enfouis dans sa cabane. C’étaient ses pistolets deChouan. Sur leur canon rayé, il y avait une croix ancrée de fleursde lys qui disait que le Chouan se battait pour le Sauveur, sonDieu, et son seigneur le roi de France.

Cette croix que le soleil couchant fit étinceler à ses yeux luirappela l’austère devoir de toute sa vie, auquel il avait sisouvent manqué.

« Ah ! – dit-il, replongeant l’arme aux fontes de la selle,– tu seras donc toujours le même pécheur, insensé Jéhoël ! Lasoif du sang de l’ennemi desséchera donc toujours ta boucheimpie ! Tu oublieras donc toujours que tu es un prêtre !Cette femme va mourir et tu songes à tuer, au lieu de lui parler deson Dieu et de l’absoudre. À bas de cheval, bourreau, etprie ! »

Et il descendit de sa pouliche comme la première fois.

« Clotilde Mauduit, es-tu morte ? » – lui dit-il ens’approchant d’elle.

Fut-ce une convulsion suprême, mais elle se tordit sur lapoussière comme une branche de bois sec dans le feu. Il semblaitque la voix du prêtre galvanisât sa dernière heure.

« Si tu m’entends, – dit-il, – ô ma fille ! pense au Dieuterrible vers lequel tu t’en vas monter. Fais, par la pensée, unacte de contrition, ô pécheresse ! et, quoique indignemoi-même et pénitent, mais prêtre du Dieu qui lie et qui délie, jevais t’absoudre et te bénir. »

Et, les mains étendues, il prononça lentement les parolessacramentelles de l’absolution sur ce front offusqué déjà desombres de la mort. Singulier prêtre, qui rappelait ces évêques dePologne, lesquels disent la messe, bottés et éperonnés comme dessoldats, avec des pistolets sur l’autel. Jamais être plus hautaindebout n’avait récité de plus miséricordieuses paroles sur un êtreplus hautain renversé. Quand ce fut fini : « Elle a passé »,dit-il, et il détacha son manteau et l’étendit sur le cadavre. Puisil prit deux branches cassées dans un ravin et les posa en forme decroix par-dessus le manteau. Le soleil s’était couché dans un bancde brume sombre : « Adieu, Clotilde Mauduit, – dit-il. – Ô complicede ma folle jeunesse, te voilà ensevelie de mes mains ! Si ungrand cœur sauvait, tu serais sauvée ; mais l’orgueil a égaréta vie comme la mienne. Dors en paix, cette nuit, sous le manteaudu moine de Blanchelande. Nous viendrons te chercher demain. » Ilremonta à cheval, regarda encore cette forme noire qui jonchait lesol. Son cheval, qui connaissait son genou impérieux, frémissaitd’être contenu et voulait s’élancer, mais il le retenait… Sa mainbaissée sur le pommeau de la selle rencontra par hasard la crossedes pistolets : « Taisez-vous, – dit-il, – tentations deguerre ! » Et, conduisant au pas cette pouliche qu’ilprécipitait d’ordinaire dans des galops qu’on appelait insensés, ils’en alla, récitant à demi-voix, dans les ombres qui tombaient, lesprières qu’on dit pour les morts.

Chapitre 14

 

Il était nuit noire quand l’abbé de La Croix-Jugan traversaBlanchelande et rentra dans sa maison, sise à l’écart du bourg. Iln’avait rencontré personne. En Normandie, comme ils disent, lespaysans se couchent avec les poules, et, d’ailleurs, la scèneeffrayante du matin avait vidé la rue de Blanchelande, car leshommes se blottissent dans leur maison comme les bêtes dans leurtanière, quand ils ont peur. Rappelé par la mort de la Clotte ausentiment de ses devoirs de prêtre, l’abbé de La Croix-Juganattendit le lendemain, malgré les impatiences naturelles à soncaractère, pour s’informer d’un évènement dans lequel l’ardeur desa tête lui avait fait entrevoir la possibilité d’une reprised’armes. Il sut alors, par la mère Mahé, les détails des horriblescatastrophes qui venaient de plonger Blanchelande dans lastupéfaction et l’effroi.

L’une de ces catastrophes avait un tel caractère que l’autorité,qui se refaisait alors en France, au sortir de la Révolution, duts’inquiéter et sévir. Les meurtriers de la Clotte furentpoursuivis. Augé, qui fut jugé selon les lois du temps, passaplusieurs mois dans les prisons de Coutances. Quant à sescomplices, ils étaient trop nombreux pour pouvoir être poursuivis.La législation était énervée, et, en frappant sur une trop grandesurface, on aurait craint de rallumer une guerre dans un pays donton n’était pas sûr. Quant à la mort de Jeanne Le Hardouey, on laconsidéra comme un suicide. Nulle charge, en effet, au sens précisde la loi, ne s’élevait contre personne. La seule chose qui, dansle mystère profond de la mort de Jeanne, ressemblât à uneprésomption, fut la disparition de maître Thomas Le Hardouey. S’ilétait entièrement innocent du meurtre de sa femme, pourquoiavait-il quitté si soudainement un pays où il avait de gros bienset sa bonne terre du Clos, l’admiration et la jalousie des autrescultivateurs du Cotentin ?

Était-il mort ? S’il l’était, pourquoi sa famillen’avait-elle pas entendu parler de son décès ? S’il vivait, etsi réellement, coupable ou non, il avait craint d’être inquiété surle meurtre de sa femme, les jours et les mois s’accumulant les unssur les autres avec l’oubli à leur suite et les distractions quiforment le train de la vie et empêchent les hommes de penserlongtemps à la même chose, pourquoi ne reparaissait-il pas ?Plusieurs disaient l’avoir vu aux îles, à l’île d’Aurigny et àGuernesey, mais ils n’avaient pas osé lui parler. Était-ce unevérité ? Était-ce une méprise, ou une vanterie ? car ilest des gens qui ont toujours vu ce dont on parle, pour peu qu’ilsaient fait quatre pas. Dans tous les cas, maître Le Hardoueyrestait absent. On mit ses biens sous le séquestre, et un si longtemps s’écoula qu’on finit par désespérer de son retour.

Mais ce que le train ordinaire de la vie ne diminua point etn’emporta point comme le reste, ce fut l’impression de terreurmystérieuse, redoublée encore par les évènements de cette histoire,qu’inspirait à tout le pays le grand abbé de La Croix-Jugan. Si,comme maître Thomas Le Hardouey, l’abbé avait quitté la contrée,peut-être aurait-on perdu à peu près ces idées qui, dans l’opiniongénérale du pays, avaient fait de lui la cause du malheur deJeanne-Madelaine. Mais il resta sous les yeux qu’il avait attiréssi longtemps et dont il semblait braver la méfiance. Cettecirconstance de son séjour à Blanchelande, l’inflexible solitudedans laquelle il continua de vivre, et, qu’on me passe le mot, lanoirceur de sa physionomie, sur laquelle des ténèbres nouvelless’épaississaient de plus en plus, voilà ce qui fixa et dutéterniser à Blanchelande et à Lessay la croyance au pouvoir occulteet mauvais que l’abbé avait exercé sur Jeanne, croyance que maîtreLouis Tainnebouy avait trouvée établie dans tous les esprits. Lamort de Jeanne avait-elle atteint l’âme du prêtre ?

« Quand vous lui avez appris qu’elle s’était périe, –avait dit Nônon à la mère Mahé un matin qu’elles puisaient de l’eauau puits Colibeaux – qué qu’vous avez remarqué en lui, mèreMahé ?

– Ren pus qu’à l’ordinaire, – répondit la mèreMahé.

– Il était dans son grand fauteuil, au bord de l’âtre. Mé,j’étais assise sur mes sabots, et je soufflais le feu. J’avais savoix qui me parlait au-dessus de ma tête et je n’osais guère meretourner pour le voir, car, quoiqu’un chien regarde bien unévêque, che n’est pas un homme bien commode à dévisager. I’ m’demanda qué qu’il était arrivé à la Clotte, et quand j’ lui eus ditqu’elle avait eu le cœur d’aller à l’enterrement de maîtresse LeHardouey, et que ch’était au bénissement de la tombequ’ils avaient commencé à la pierrer, oh ! alors…savait-il déjà c’te mort de maîtresse Le Hardouey, oul’ignorait-il ? mais mé qui m’attendais à unapitoiement de la part de qui, comme lui, avait connu, et tropconnu, maîtresse Le Hardouey, je fus toute saisie du silence qui sefit dans la salle, car il ne répondit pas tant seulement une miettede parole. Le bois qui prenait craquait, craquait, et je soufflaistoujours. La flamme ronflait ; mais je n’entendais que cha, eti’ n’ remuait pas pus qu’une borne ; si bienque j’ m’ risquai à m’ retourner, mais je n’ m’yattardai guère, ma pauvre Nônon, quand j’eus vu ses deux yeux decat sauvage. Je visai encore un tantet dans lasalle ; mais ses yeux et son corps ne bougèrent et je lelaissai, regardant toujours le feu avec ses deux yeux fixes, quiauraient mieux valu que mes vieux soufflets pour allumer monfagot.

– V’là tout ? – fit Nônon triste et déçue.

– V’là tout, vère ! – reprit la Mahé en laissant glisser lachaîne du puits, qui emporta le seau au fond du trou frais etsonore, en retentissant le long de ses parois verdies.

– Il n’est donc pas une créature comme les autres ? » – ditNônon rêveuse, son beau bras que dessinait la manche étroite de sonjuste appuyé à sa cruche de grès, placée sur la margelledu puits.

Et elle emporta lentement la cruche remplie, pensant que de tousceux qui avaient aimé Jeanne-Madelaine de Feuardent elle était laseule, elle, qui l’eût aimée et ne lui eût pas fait de mal.

Et peut-être avait-elle raison. En effet, la Clotte avaitprofondément aimé Jeanne-Madelaine, mais son affection avait eu sondanger pour la malheureuse femme. Elle avait exalté des facultés etdes regrets inutiles, par le respect passionné qu’elle avait pourl’ancien nom de Feuardent. Il n’est pas douteux, pour ceux quisavent la tyrannie des habitudes de notre âme, que cetteexaltation, entretenue par les conversations de la Clotte, n’aitprédisposé Jeanne-Madelaine au triste amour qui finit sa vie. Quantà l’abbé lui-même, à cette âme fermée comme une forteresse sansmeurtrières et qui ne donnait à personne le droit de voir dans sespensées et ses sentiments, est-il téméraire de croire qu’il avaiteu pour Jeanne de Feuardent ce sentiment que les âmes dominatriceséprouvent pour les âmes dévouées qui les servent ? Il est vraiqu’à l’époque de la mort de Jeanne le dévouement de cette noblefemme était devenu inutile par le fait d’une pacification que tousles efforts et les vastes intrigues de l’ancien moine ne purentempêcher. Mais, quoi qu’il en fût, du reste, la vie de l’abbé n’ensubit aucune modification extérieure, et l’on ne put tirerd’induction nouvelle d’habitudes qui ne changèrent pas. L’abbé deLa Croix-Jugan resta ce qu’on l’avait toujours connu, et ni plus nimoins. Cloîtré dans sa maison de granit bleuâtre, où il ne recevaitpersonne, il n’en sortait que pour aller à Montsurvent, dont lestourelles, disaient les Bleus du pays, renfermaient encore plusd’un nid de chouettes royalistes ; mais jamais il n’y passaitde semaine entière, car une des prescriptions de la pénitence quilui avait été infligée était t’assister à tous les offices dudimanche dans l’église paroissiale de Blanchelande, et nonailleurs. Que de fois, quand on le croyait retenu à Montsurvent parune de ces circonstances inconnues qu’on prenait toujours pour descomplots, on le vit apparaître au chœur, sa place ordinaire,enveloppé dans sa fière capuce : et les éperons qui relevaient lesbords de son aube et de son manteau disaient assez qu’il venait dequitter la selle. Les paysans se montraient les uns aux autres ceséperons si peu faits pour chausser les talons d’un prêtre, et quecelui-ci faisait vibrer d’un pas si hardi et si ferme ! Horsces absences de quelques jours, l’abbé Jéhoël, ce sombre oisifauquel l’imagination du peuple ne comprenait rien, tuait le tempsde ses jours vides à se promener, des heures durant, les brascroisés et la tête basse, d’un bout de la salle à l’autre bout. Onl’y apercevait à travers les vitres de ses fenêtres ; et illassa plus d’une fois la patience de ceux qui, de loin, regardaientcet éternel et noir promeneur.

Souvent aussi il montait à cheval, au déclin du jour, et ils’enfonçait intrépidement dans cette lande de Lessay qui faisaittout trembler à dix lieues alentour. Comme on procédait parétonnement et par questions à propos d’un pareil homme, on sedemandait ce qu’il allait chercher dans ce désert, à des heures sitardives, et d’où il ne revenait que dans la nuit avancée, et siavancée qu’on ne l’en voyait pas revenir. Seulement on se disaitdans le bourg, d’une porte à l’autre, le matin : « Avez-vousentendu c’te nuit la pouliche de l’abbé de La Croix-Jugan ? »Les bonnes têtes du pays, qui croyaient que jamais l’ancien moinede Blanchelande ne parviendrait à se dépouiller de sa vieille peaude partisan, avaient plusieurs fois essayé de le suivre et del’épier de loin dans ses promenades vespérales et nocturnes, afinde s’assurer si, dans ce steppe immense et désert, il ne se tenaitpas, comme autrefois il s’en était tenu, des conseils de guerre auclair de lune ou dans les ombres. Mais la pouliche noire de l’abbéde La Croix-Jugan allait comme si elle eût eu la foudre dans lesveines et désorientait bientôt le regard en se perdant dans cesespaces. Et par ce côté, comme par tous les autres, l’ancien moinede Blanchelande restait la formidable énigme dont maître LouisTainnebouy, bien des années après sa mort aussi mystérieuse que savie, n’avait pas encore trouvé le mot.

Or, une de ces nuits, m’affirma maître Tainnebouy sur le diredes pâtres qui l’avaient raconté quelque temps après le dénouementde cette histoire, une de ces nuits pendant lesquelles l’abbé de LaCroix-Jugan errait dans la lande selon ses coutumes, plusieurs dela tribu de ces bergers sans feu ni lieu, qu’on prenait pour descoureurs de sabbat, se trouvaient assis en rond sur des pierrescarrées qu’ils avaient roulées avec leurs sabots jusqu’au pied d’unpetit tertre qu’on appelait la Butte auxsorciers. Quand ils n’avaient pas de troupeaux à conduireet par conséquent d’étables à partager avec les moutons qu’ilsrentraient le soir, les bergers couchaient dans la lande, à labelle étoile. S’il faisait froid ou humide, ils y formaient uneespèce de tente basse et grossière avec leurs limousines et latoile de leurs longs bissacs étendus sur leurs bâtons ferrés,plantés dans le sol. Cette nuit-là, ils avaient allumé du feu avecdes plaques de marc de cidre, ramassées aux portes des pressoirs,et de la tourbe volée dans les fermes, et ils se chauffaient à cefeu sans flamme qui ne donne qu’une braise rouge et fumeuse, maispersistante. La lune, dans son premier quartier, s’était couchée debonne heure.

« La blafarde n’est plus là ! – dit l’un d’eux. – L’abbédoit être dans la lande. C’est lui qui l’aura épeurée.

– Vère ! – dit un autre, qui colla son oreille contre laterre, – j’ouïs du côté du sû les pas de son quevâ, mais il estloin ! »

Et il écouta encore.

« Tiens ! – dit-il, – il y a un autre pas pus près, et unpas d’homme ; quelqu’un de hardi pour rôder dans la lande àpareille heure après nous et cet enragé d’abbé de LaCroix-Jugan ! »

Et, comme il cessait de parler, les deux chiens qui dormaient aubord de la braise, le nez allongé sur leurs pattes, se mirent àgrogner.

« Paix, Gueule-Noire ! – dit le pâtre qui avait parlé lepremier et qui n’était autre que le pâtre du Vieux Presbytère. – Agn’y a pas de moutons à voler, mes bêtes ; dormez. »

Il faisait noir comme dans la gueule de ce chien qu’il venait denommer Gueule-Noire, et qui portait ce signe caractéristique de laférocité de sa race. Les bergers virent une ombre vague qui sedessinait assez près d’eux dans le clair-obscur d’un ciel brun.Seulement, comme la pureté de l’air dans la nuit double la valeurdu son et en rend distinctes les moindres nuances :

« Il est donc toujours de ce monde, cet abbé de LaCroix-Jugan ? – dit une voix derrière les bergers, – et vous,qui savez tout, pâtureaux du diable, diriez-vous, à qui vouspayerait bien cette bonne nouvelle, s’il doit prochainement ensortir ?

– Ah ! vous v’là donc revenu ! maître Le Hardouey, –fit le pâtre sans même se retourner du côté de la voix, et lesmains toujours étendues sur la braise, – v’là treize mois que leClos chôme de vous ! Que vous êtes donc tardif,maître ! et comme les os de votre femme sont devenus mous envous espérant ! »

Était-ce vraiment Le Hardouey qui était là dans l’ombre ?On aurait pu en douter, car il était violent et il ne répondaitpas.

« Ah ! j’ nous sommes donc ramolli itou ? » – repritle pâtre, continuant son abominable ironie et reprenant le cœur decet homme silencieux, comme Ugolin le crâne de son ennemi, pour yrenfoncer une dent insatiable.

Si c’était Le Hardouey, cet homme carabiné de corps et d’âme,disait Tainnebouy, pour renvoyer l’injure et la payer comptant, surplace, à celui qui la lui jetait, il était donc bien changé pour nepas bouillir de colère en entendant les provocantes et dérisoiresparoles de ce misérable berger !

« Tais-toi, damné ! – finit-il par dire d’un ton brisé… ,mais avec une amère mélancolie, – les morts sont les morts… et lesvivants, on croit qu’ils vivent, et les vers y sont, quoiqu’ilsparlent et remuent encore. J’ ne suis pas venu pour parler avec toide celle qui est morte…

– Porqué donc que vous êtes revenu ? – dit le bergerincisif et calme comme la Puissance, toujours assis sur sa pierreet les mains étendues sur son brasier.

– Je suis venu, – répondit alors Thomas Le Hardouey, d’une voixoù la résolution comprimait de rauques tremblements, – pour vendremon âme à Satan, ton maître, pâtre ! J’ai cru longtemps qu’iln’y avait pas d’âme, qu’il n’y avait pas de Satan non plus. Mais ceque les prêtres n’avaient jamais su faire, tu l’as fait, toi !Je crois au démon, et je crois à vos sortilèges, canailles del’enfer ! On a tort de vous mépriser, de vous regarder commede la vermine… , de hausser les épaules quand on vous appelle dessorciers. Vous m’avez bien forcé à croire les bruits qui disaientce que vous étiez… Vous avez du pouvoir. Je l’ai éprouvé…Eh bien ! je viens livrer ma vie et mon âme, pour toutel’éternité, au Maudit, votre maître, si vous voulez jeter un de vossorts à cet être exécré d’abbé de La Croix-Jugan ! »

Les trois bergers se mirent à ricaner avec mépris en seregardant de leurs yeux luisants aux reflets incertains dubrasier.

« Si vous n’avez que cha à nous dire, maître Le Hardouey, –reprit le berger du Vieux Presbytère, – vous pouvez vous enretourner au pays d’où vous venez et ne jamais remettre le pieddans la lande, car les sorts ne peuvent rien sur l’abbé de LaCroix-Jugan.

– Vous n’avez donc pas de pouvoirs ? – dit LeHardouey ; – vous n’êtes donc plus que des valets d’étable, desales racleurs de ordet à cochon ?

– Du pouvai ! j’ n’en avons pas contre li, – dit le pâtre,– il a sur li un signe plus fort que nous !

– Quel signe ? – repartit l’ancien propriétaire du Clos. –Est-ce son bréviaire, ou sa tonsure de prêtre ?… »

Mais les bergers restèrent dans le silence, indifférents à ceque disait Le Hardouey de la perte de leur pouvoir et à sesinsultantes déductions.

« Sans-cœur ! » fit-il.

Mais ils laissèrent tomber l’injure, opiniâtrement silencieux etimmobiles comme les pierres sur lesquelles ils étaient assis.

« Ah ! du moins, – continua Le Hardouey après une pause, –si vous ne pouvez faire de lui ce que vous avez fait de moi et…d’elle, n’ pouvez-vous me montrer son destin dans votre miroir etm’ dire s’il doit charger la terre du poids de son corps encorebien longtemps ? »

Le silence et l’immobilité des bergers avaient quelque chose deplus irritant, de plus insolent, de plus implacable que les plusoutrageantes paroles. C’était comme l’indifférence de ce sourddestin qui vous écrase sans entendre tomber vos débris !

« Brutes ! – reprit Thomas Le Hardouey, – vous ne répondezdonc pas ? – Et sa voix monta jusqu’aux éclats de lacolère ! – Eh bien, je me passerai de vous ! – etl’expression dont il se servit, il l’accompagna d’un blasphème. –Gardez vos miroirs et vos sorcelleries. Je saurai à moi tout seulquel jour il doit mourir, cet abbé de La Croix-Jugan !

– Demandez-li, maître Thomas, – fit le berger d’un ton desarcasme. – Le v’là qui vient ! Entend’ous hennir sapouliche ? »

Et, en effet, le cavalier et le cheval, lancés à triple galop,passèrent dans l’obscurité comme un tourbillon, et frisèrent de siprès les pâtres et Le Hardouey qu’ils sentirent la ventilation dece rapide passage, et qu’elle courut sur la braise en une petiteflamme qui s’éteignit aussitôt.

« Tâchez donc de le rattraper, maître Thomas ! » – cria leberger, qui prenait un plaisir cruel à souffler la colère de LeHardouey.

Celui-ci frappa de son bâton une pierre du chemin, qui jeta dufeu et se brisa sous la force du coup.

« Vère ! – reprit le pâtre, – frappez les pierres. Leschiens les mordent, et votre furie n’a pas plus de sens que lacolère des chiens. Crayez-vous qu’un homme comme cet abbé, pussoldat que prêtre, s’abat sous un pied de frêne comme unfaraud des foires de Varanguebec ou de Créance ? Ign’y a qu’une balle qui puisse tuer un La Croix-jugan,maître Thomas ! et des balles, les Bleus n’en fondentpus !

– C’est-il là le pronostic surl’abbé, pâtre ? – fit Le Hardouey en crispant sa rude main surl’épaule du berger et en le secouant comme une branche. Ses yeux,dilatés par un désir exalté jusqu’à la folie, brillaient dansl’ombre comme deux charbons.

– Vère ! – dit le pâtre, auquel tant de violence arrachaitl’oracle, – il a entre les deux sourcils l’M qui dit qu’on mourrad’une mort terrible. Il mourra comme il a vécu. Les balles ont déjàfait un lit sur sa face à la dernière qui s’y couchera, pour lecoucher sous elle à jamais. Ch’est le bruman desballes ! mais la mariée peut tarder à venir à c’te heure oùles Chouans et les Bleus ne s’envoient plus de plomb, comme autemps passé, dans l’air des nuits !

– Ah ! j’en trouverai, moi ! – s’écria maître LeHardouey avec la joie d’un homme en qui se coulait, à la fin,l’idée d’une vengeance certaine, qu’aucun évènement ne dérangerait,puisque c’était une destinée ; – j’en trouverai, pâtre, quandje devrais l’arracher avec mes ongles des vitres de l’église deBlanchelande et le mâcher pour le mouler en balle, comme un mastic,avec mes dents. En attendant, v’là pour ta peine, puisque enfin tuas causé, bouche têtue ! »

Et il jeta, au milieu du cercle des bergers, quelque chose quiretentit comme de l’argent en tombant dans le feu qui s’éparpilla…Puis il s’éloigna, grand train, dans la lande, s’y fondant presque,tant il fit peu de bruit, en s’y perdant ! Il en connaissaitles espaces et les sentiers pleins de trahisons. Que depréoccupations et d’images cruelles l’y avaient suivi déjà !Cette nuit-là, la lande à l’effrayante physionomie lui avait ditson dernier mot avec le dernier mot du pâtre. Il la traversait lecœur si plein qu’il ne dut pas entendre la vieille mélopée patoisedes bergers, qui se mirent à la chanter hypocritement, en comptantpeut-être les pièces qu’ils avaient retirées du feu :

Tire lire lire, ma cauche (ma chausse) étrille !

Tire lire lire, raccommod’-l’an (la) !

Tire lire lire, j’ n’ai pas d’aiguille !

Tire lire lire, achetez-en !

Tire lire lire, j’ n’ai pas d’argent ! etc., etc.

 

Quand ils racontèrent cette histoire à maître Tainnebouy, ilsdirent qu’ils avaient laissé l’argent dans la braise, les coutumesde leur tribu ne leur permettant pas de prendre d’argent pouraucune pronostication. Comme on ne l’y retrouva point, etque pourtant on retrouvait ordinairement très bien, au matin, lesronds de cendre qui marquaient, dans la lande, les places où lesbergers avaient allumé leur tourbe pendant la nuit, on dit que cefeu des sorciers, très parent du feu de l’enfer, l’avait faitfondre, à moins pourtant que quelque passant discret ne l’eûtramassé sans se vanter de son aubaine. Car la Normandie n’en estplus tout à fait au temps de son glorieux Duc, où l’on pouvaitsuspendre à la branche d’un chêne, quand on passait par une forêt,un bracelet d’or ou un collier d’argent, gênant pour la route, et,un an après, les y retrouver !

Ceci se passait vers la fin du carême de 18… Les bergers, deleur naturel peu communicatifs avec les populations défiantes quiles employaient par habitude ou par terreur, ne dirent point alorsqu’ils avaient vu Le Hardouey dans la lande (ce qu’ils dirent plustard) ; et nulle part, ni à Blanchelande ni à Lessay, on ne sedouta que le mari de Jeanne eût reparu, même pour une heure, dansle pays.

Cependant le jour de Pâques arriva, et cette année il dut êtreplus solennel à Blanchelande que dans toutes les paroissesvoisines. Voici pourquoi. Le temps de la pénitence que sessupérieurs ecclésiastiques avaient infligée à l’abbé de LaCroix-Jugan était écoulé. Trois ans de la vie extérieurementrégulière qu’il avait menée à Blanchelande avaient paru uneexpiation suffisante de sa vie de partisan et de son suicide. Dansl’esprit de ceux qui avaient le droit de le juger, les bruits quiavaient couru sur l’ancien moine et sur Jeanne ne méritaient aucunecroyance. Or, quand il n’y a point de motif réel de scandale,l’Église est trop forte et trop maternelle dans sa justice pourtenir compte d’une opinion qui ne serait plus que du respect humainà la manière du monde si on l’écoutait. Elle prononce alors avec samajesté ordinaire : « Malheur à celui qui se scandalise ! » etrésiste à la furie des langues et à leur confusion. Telle avait étésa conduite avec l’abbé de La Croix-Jugan. Elle ne l’avait pas tiréde Blanchelande pour l’envoyer sur un autre point du diocèse où iln’eût scandalisé personne, disaient les gens à sagesse mondaine quine comprennent rien aux profondes pratiques de l’Église. Calme,imperturbable, informée, elle avait, au bout de ces trois ans,remis à l’abbé ses pleins pouvoirs de prêtre, et c’était lui quidevait chanter la grand-messe à Pâques dans l’église deBlanchelande, après une si longue interruption dans l’exercice deson ministère sacré.

Quand on sut cette nouvelle dans le pays, on se promit biend’assister à cette messe célébrée par le moine chouan dont lesblessures et la vie, mal éclairée des reflets d’incendie d’uneguerre éteinte, avaient passionné la contrée d’une curiosité mêléed’effroi. L’évêque de Coutances serait venu lui-même célébrer samesse épiscopale à Blanchelande, qu’il n’eût point excité decuriosité comparable à celle que l’abbé de La Croix-Juganinspirait. Taillé lui-même pour être évêque ; de nom, decaractère et de capacité, disait-on, à s’élever aux premiers rangsdans l’Église, il ne resterait pas, sans doute, à Blanchelande.L’imagination populaire couvrait déjà du manteau de pourpre ducardinalat cette arrogante épaule qui brisait enfin la cagoulenoire de la pénitence, comme le mouvement puissant d’un lion crèveles toiles insultantes de fragilité dans lesquelles on le croyaitpris. La comtesse de Montsurvent, qui ne quittait jamais sonchâteau et qui n’entendait de prières que dans sa chapelle, vint àcette messe, où toute la noblesse des environs se donna rendez-vouspour honorer, dans la personne de l’abbé, le gentilhomme et chef deguerre.

Le jour de Pâques tombait fort tard cette année-là. On était enavril, le 16 d’avril, car cette date est restée célèbre. C’étaitune belle journée de printemps, me dit la vieille comtessecentenaire quand je lui en parlai et qu’elle me mit les lambeaux deses souvenirs par-dessus l’histoire de mon brave herbagerTainnebouy. L’église de Blanchelande avait peine à contenir lafoule qui se pressait sous ses arceaux. Il fait toujours beau tempsle jour de Pâques, affirment, avec une superstition chrétienne quine manque pas de grâce, les paysans du Cotentin. Ils associent dansleur esprit la résurrection du Christ avec la résurrection de lanature, et acceptent comme un immuable fait, qui a sa loi dans leurcroyance, la simultanéité que l’Église a établie entre les fêtes deson rituel et le mouvement des saisons. Les neiges de Noël, la biseplaintive du Vendredi Saint, le soleil de Pâques, sont desexpressions proverbiales dans le Cotentin. Le soleil brillait donc,ce jour-là, et éclairait l’église de ses premiers joyeux rayons,qui ne sont pas les mêmes que ceux des autres jours de l’année. Ôcharme emporté des premiers jours, qui n’est si doux que parcequ’il est si vite dissipé et que la mémoire en est pluslointaine !

Tous les bancs de l’église étaient occupés par les familles quiles louent à l’année. Revêtus de leurs plus beaux habits, lespaysans se pressaient jusque dans les chapelles latérales, et on nevoyait de tous côtés que ceintures et gilets rouges aux boutons decuivre, la parure séculaire de ces farauds Bas-Normands. Dans lagrande allée de la nef, ce n’était qu’une mer un peu houleuse deces coiffes qu’on appela plus tard du nom éblouissant decomètes, et qui donnaient aux jeunes filles du pays un airde mutinerie héroïque qu’aucune autre coiffure de femme n’a jamaisdonné comme celle-là ! Toutes ces coiffes blanches sirapprochées les unes des autres, qu’un prédicateur de mauvaisehumeur comparait assez exactement, un jour, à une troupe d’oiesdans un marais, étaient agitées par le désir de voir enfin une foissans son capuchon ce fameux abbé de la Goule-Fracassée, comme ondisait dans le pays. Surnom populaire qu’à une autre époque sa raceaurait gardé s’il n’avait pas été le dernier de sa race ! Leseul banc qui fût vide dans cette foule de bancs qui regorgeaientétait le banc, fermé à la clef, de maîtresse Le Hardouey. On n’yavait plus revu personne depuis la mort de la femme etl’inexplicable disparition du mari. Ce banc vide rappelait, cedimanche-là mieux que jamais, toute l’histoire que j’ai racontée.Il faisait penser davantage à cette morte, à laquelle onpensait toujours et dont le souvenir amenait infailliblement dansl’esprit l’idée de l’abbé de La Croix-Jugan, de ce moine blanc del’abbaye en ruines, qui allait chanter la grand-messe pour lapremière fois. On pensait que la tragédie de l’ensorcellement deJeanne avait commencé à ce banc, à une procession comme celle-ci,et que le malheur était venu de ce premier regard, sorti deces trous par lesquels, ditBossuet, Dieu verse la lumièredans la tête del’homme, et qui, sous le front balafré du prêtre et lapointe de son capuchon, semblaient deux soupiraux de l’enfer :la bouche en feu dufour du Diable, disaient ces paysans quisavaient peindre avec un mot, comme Zurbaran avec un trait. Quandon se reportait aux bruits qui avaient couru sur l’abbé, et dontl’écho ne mourait pas, on était haletant de voir quellemine il aurait, en passant le long du banc de savictime (car on la croyait sa victime), le jour où ilallait dire la messe et consacrer le corps et le sang deNotre-Seigneur Jésus-Christ. C’était une épreuve ! Il sejouait donc dans toutes ces têtes un drame dont le dernier acteétait arrivé et qui touchait au dénouement. Aussi me serait-ilimpossible de peindre l’espèce de frémissement de curiosité quicircula soudainement dans cette foule quand la rouge bannière de laparoisse, qui devait ouvrir la marche de la procession, commença deflotter à l’entrée du chœur, et que les premiers tintements de lasonnette annoncèrent, au portail, que la procession allait sortir.Qui ne sait, d’ailleurs, l’amour éternel de l’homme pour lesspectacles et même pour les spectacles qu’il a déjà vus ?Cette bannière, qui ne sort guère qu’aux grandes fêtes, et delaquelle tombent, comme de ses glands d’or et de soie vermeille, jene sais quelle influence de joie et de triomphe sur les fidèles, lacroix d’argent, avec son velarium brodé par des mains virginales,cette espèce d’obélisque de cire blanche qu’on appelle le ciergepascal et qui domine la croix de sa pointe allumée, les primevèresqui jonchaient la nef, ces premières primevères de l’année que lesprêtres étendent sur les autels lavés du Samedi Saint et dont lesdébris odorants de la veille se mêlaient à la forte et toniquesenteur du buis coupé, tous ces détails avaient aussi leur émotionsainte. La procession étincelait d’ornements magnifiques donnés parla comtesse de Montsurvent et qu’on portait alors pour la premièrefois. Elle avait voulu que son grand abbé de La Croix-Jugan (c’estainsi qu’elle avait coutume de l’appeler) ne dît sa première messedepuis sa pénitence que dans une pourpre et une splendeur dignes delui ! Comme il est d’usage, il venait le dernier dans cettefoule solennelle, précédé du curé de Varenguebec et de l’abbéCaillemer, tous deux en dalmatique, car ils devaient l’assistercomme diacre et sous-diacre à l’autel. La foule tendait le cou surson passage, et plusieurs jeunes filles montèrent même sur lesbanquettes de leurs bancs lorsqu’il s’avança dans la nef. Le jourbleu qui entrait alors par le portail tout grand ouvert et quirépandait ses clartés jusqu’au fond du chœur dans son mystère devitraux sombres, et tournait ses blancheurs vives autour despiliers, frappait bien en face ce visage extraordinaire qu’onvoulait voir, tout en frémissant de le regarder, et qui produisaitla magnétique horreur des abîmes. Seulement (sans y penserassurément) l’abbé de la Croix-jugan devait impatienter cettecuriosité, avide de le contempler enfin dans l’ensemble de sonatterrante physionomie. Comme officiant, il portait l’étole, l’aubeet la chape, mais il avait gardé son capuchon noir en agrafant sachape par-dessus, en sorte que sa tête n’avait point quitté sonencadrement habituel, fermé par la barre de velours noir del’espèce de mentonnière qu’il portait toujours.

« Qui fut bien surpris et eut le nez cassé ? – me ditmaître Tainnebouy, qui prétendait tenir tous ces détails de Nônonelle-même, – ce furent les filles de Blanchelande, Monsieur !Quand il passa auprès du banc de la malheureuse dont il avait causéla perte, on ne s’aperçut pas tant seulement qu’il eût un cœur àl’air de son visage. On n’y vit rien, ni stringo nistringuette, et on se demanda tout bas s’il avait unelicence du pape, le vieux diable, pour dire la messe en capuchon.Mais ne vous tourmentez, Monsieur ! la suite prouva bien qu’iln’en avait pas ; et les filles et les gars de Blanchelande, etbien d’autres, en virent plus long à c’te messe-là qu’ilsn’auraient voulu. »

Ainsi, pour un moment, la curiosité et l’attente universellefurent trompées. L’abbé de La Croix-Jugan n’avait rien de nouveauque sa chape fermée sur sa poitrine par une agrafe de pierresprécieuses, d’un éclat prodigieux aux yeux de ces paysanséblouis.

« D’aucunes fois, depuis, j’ons bien regardé ! ce tas depierreries n’a éclaffé com’ cha sur la poitrine de nosprêtres », disaient-ils à la comtesse de Montsurvent, quiexpliquait le phénomène un peu par l’imagination, un peu par lemanteau du capuchon qui faisait repoussoir au blanc éclat despierreries, mais qui ne pouvait s’empêcher de sourire de cesincroyables superstitions.

La procession fit le tour de l’église, le long des murs ducimetière, et rentra par le portail, qui resta ouvert. Il y avaittant de monde à Blanchelande ce jour-là, et le temps était si douxet presque si chaud, que beaucoup de personnes se groupèrent auportail et, de là, entendirent la messe. Il y en avait jusque sousl’if planté en face du portail.

Cependant, après le temps mis à chanter l’Introït, pendantlequel l’officiant va revêtir les ornements sacrés, les portes dela sacristie s’ouvrirent, et l’abbé de La Croix-Jugan, précédé desenfants de chœur portant les flambeaux, des thuriféraires et desdiacres, apparut sur le seuil, en chasuble, et marcha lentementvers l’autel. Le mouvement de curiosité qui avait eu lieu dansl’église quand la procession était passée recommença, mais pourcette fois sans déception. Le capuchon avait disparu, et la têteidéale de l’abbé put être vue sans aucun voile…

Jamais la fantaisie d’un statuaire, le rêve d’un grand artistedevenu fou, n’auraient combiné ce que le hasard d’une charged’espingole et le déchirement des bandelettes de ses blessures parla main des Bleus avaient produit sur cette figure, autrefois sidivinement belle qu’on la comparait à celle du martial Archange desbatailles. Les plus célèbres blessures dont parle l’Histoire,qu’étaient-elles auprès des vestiges impliqués sur le visage del’abbé de La Croix-Jugan, auprès de ces stigmates qui disaient siatrocement le mot sublime du duc de Guise à son fils :

« Il faut que les fils des grandes races sachent se bâtir desrenommées sur les ruines de leur propre corps ! »

Pour la première fois, on jugeait dans toute sa splendeurfoudroyée le désastre de cette tête, ordinairement à moitié cachée,mais déjà, par ce qu’on en voyait, terrifiante ! Les cheveux,coupés très courts, de l’abbé, envahis par les premiers floconsd’une neige prématurée, miroitaient sur ses tempes et découvraientles plans de ses joues livides, labourées par le fer. C’était toutun massacre, me dit Tainnebouy avec une poésie sauvage, mais cemassacre exprimait un si implacable défi au destin, que siles yeux s’en détournaient, c’était presque comme les yeux de Moïsese détournèrent du buisson ardent qui contenait Dieu ! Il yavait, en effet, à force d’âme comme un dieu en cet homme plus hautque la vie, et qui semblait avoir vaincu la mort en lui résistant.Quoiqu’il se disposât à offrir le Saint Sacrifice et qu’ils’avançât les yeux baissés, l’air recueilli et les mains jointes,ces mains qui avaient porté l’épée interdite aux prêtres, et dontle galbe nerveux et veiné révélait la puissance des éperviers dansleurs étreintes, il était toujours le chef fait pour commander etentraîner à sa suite. Avec sa grande taille, la blancheurflamboyante de sa chasuble lamée d’or, que le soleil, tombant parune des fenêtres du chœur, sembla tout à coup embraser, il neparaissait plus un homme, mais la colonne de flammes qui marchaiten avant d’Israël et qui le guidait au désert. La vieille comtessede Montsurvent parlait encore de ce moment-là, du fond de ses centans, comme s’il eût été devant elle, quand Blanchelande agenouillévit ce prêtre, colossal de physionomie, se placer au pied del’autel et commencer cette messe fatale qu’il ne devait pasfinir.

Nul, alors, ne pensa à ses crimes. Nul n’osa garder dans unrepli de son âme subjuguée une Mauvaise pensée contre lui. Il étaitdigne des pouvoirs que lui avait remis l’Église, et le calme de sagrandeur, quand il monta les marches de l’autel, répondit de soninnocence. Impression éphémère, mais pour le momenttoute-puissante ! On oublia Jeanne Le Hardouey. On oublia toutce qu’on croyait il n’y avait qu’un moment encore.

Entrevu à l’autel à travers la fumée d’azur des encensoirs, quivomissaient des langues de feu de leurs urnes d’argent balancéesdevant sa terrible face, sur laquelle le sentiment de la messequ’il chantait commençait de jeter des éclairs inconnus qui s’yfixaient comme des rayons d’auréole et faisaient pâlir l’éclat desflambeaux, il était le point culminant et concentrique oùl’attention fervente et respectueuse de la foule venait aboutir. Letimbre profond de sa voix retentissait dans toutes les poitrines.La lenteur de son geste, sa lèvre inspirée, la manière dont il seretournait, les bras ouverts, vers les fidèles, pour leur envoyerla paix du Seigneur, toutes ces sublimes attitudes du prêtre quiprie et qui va consacrer, et dans lesquelles le sublime de sapersonne, à lui, s’incarnait avec une si magnifique harmonie,prenaient ces paysans hostiles et fondaient leur hostilité au pointqu’il n’y paraissait plus…

La messe s’avançait cependant, au milieu des alleluiad’enthousiasme de ce grand jour… Il avait chanté la Préface. Lesprêtres qui l’assistaient dirent plus tard que jamais ils n’avaiententendu sortir de tels accents d’une bouche de chair. Ce n’étaitpas le chant du cygne, de ce mol oiseau de la terre qui n’a pointsa place dans le ciel chrétien, mais les derniers cris de l’aiglede l’Évangéliste, qui allait s’élever vers les Cimes Éternelles,puisqu’il allait mourir. Il consacra, dirent-ils encore, comme lesSaints consacrent ; et vraiment, s’il avait jamais étécoupable, ils le crurent plus que pardonné. Ils crurent que lecharbon d’Isaïe avait tout consumé du vieil homme dans sapurification dévorante, quand, à genoux près de lui et tenant lebord de sa tunique de pontife, les diacres le virent éleverl’hostie sans tache, de ses deux mains tendues vers Dieu. Toute lafoule était prosternée dans une adoration muette. L’Osalutaris hostia ! allait sortir, avec savoix d’argent, de cet auguste et profond silence… Elle ne sortitpas… Un coup de fusil partit du portail ouvert, et l’abbé de LaCroix-Jugan tomba la tête sur l’autel.

Il était mort.

Des cris d’effroi traversèrent la foule, aigus, brefs, et touts’arrêta, même la cloche qui sonnait le sacrement de la messe etqui se tut, comme si le froid d’une terreur immense était montéjusque dans le clocher et l’eût saisie !

Ah ! qui pourrait raconter dignement cette scène uniquedans les plus épouvantables spectacles ? L’abbé de LaCroix-Jugan, abattu sur l’autel, arraché par les diacres del’entablement sacré qu’il souillait de son sang, et couché sur lesdernières marches, dans ses vêtements sacerdotaux, au milieu desprêtres éperdus et des flambeaux renversés ; la foulesoulevée, toutes les têtes tournées, les uns voulant voir ce qui sepassait à l’autel, les autres regardant d’où le coup de feu étaitparti ; le double reflux de cette foule, qui oscillait duchœur au portail, tout cela formait un inexprimable désordre, commesi l’incendie eût éclaté dans l’église ou que la foudre eût fondules plombs du clocher !

« L’abbé de La Croix-Jugan vient d’être assassiné ! » Telfut le mot qui vola de bouche en bouche. La comtesse deMontsurvent, qui avait le courage de ceux de sa maison, tenta depénétrer jusqu’au chœur, mais ne put percer la foule amoncelée.

« Fermez les portes ! arrêtez l’assassin ! » criaientles voix. Mais on n’avait vu ni arme ni homme. Le coup de fusilavait été entendu. Il était parti du portail, tiré probablementpar-dessus la tête des fidèles prosternés ; et celui quil’avait tiré avait pu s’enfuir, grâce au premier moment de surpriseet de confusion. On le cherchait, on s’interrogeait.

Le chaos s’emparait de cette église, qui résonnait, il n’y avaitque quelques minutes, des chants joyeux d’alleluia… Il y avait deuxscènes distinctes dans ce chaos : la foule qui se gonflait auportail ; et à la grille du sanctuaire, dans le chœur, lesprêtres jetés hors de leurs stalles, et les chantres, pâles,épouvantés, entourant le corps inanimé, et les deux diacres, deboutauprès, pâles comme des linceuls, en proie à l’indignation et àl’horreur ! Un crime affreux aboutissait à un sacrilège !L’hostie, teinte du sang, était tombée à côté du calice. Le curé deVarenguebec la prit et communia.

Alors ce curé de Varanguebec, qui était un homme puissant, unrobuste prêtre, commanda le silence, d’une voix tonnante, et, choseétrange, due, sans nul doute, à l’impression d’un tel spectacle, ill’obtint. Puis il dépouilla sa dalmatique, et n’ayant plus que sonaube, tachée du sang qui avait jailli de tous côtés sur l’autel, ilmonta en chaire et dit :

« Mes frères, l’église est profanée. L’abbé de La Croix-Juganvient d’être assassiné en offrant le divin sacrifice. Nous allonsemporter son corps au presbytère et nous en ferons l’inhumation àla paroisse de Neufmesnil. L’église de Blanchelande va resterfermée jusqu’au moment où Notre Seigneur de Coutances viendrasolennellement la rouvrir et la purifier. Lui seul, de sa droiteépiscopale, et non pas nous, humble prêtre, peut laver ici la placed’un détestable sacrilège. Allez, mes frères, rentrez dans vosmaisons, consternés et recueillis. Les jugements de Dieu sontterribles, et ses voies cachées. Allez, la messe est dite :Ite, missa est ! »

Et il descendit de la chaire. Le silence le plus profondcontinua de régner dans l’assemblée, qui s’écoula, mais aveclenteur. Les plus curieux restèrent à voir les prêtres éteindre lesflambeaux et voiler le saint tabernacle. On éteignit jusqu’à lalampe du chœur, cette lampe qui brûlait nuit et jour, image del’Adoration perpétuelle. Puis les prêtres enlevèrent sur leurs brasentrelacés le corps de l’abbé de La Croix-Jugan, dans sa chasublesanglante, en récitant à voix basse le Deprofundis. Resté le dernier sur le seuil de l’églisedéserte, le curé Caillemer en ferma les portes, comme sous les septsceaux de la colère du Seigneur. Arrêtées un moment dans lecimetière, quelques personnes furent sommées d’en sortir, et lesgrilles en furent fermées, comme les portes de l’église l’avaientété. Étrange et formidable jour de Pâques ! le souvenirsaisissant devait s’en transmettre à la génération suivante. On eûtdit qu’on remontait au moyen âge et que la paroisse de Blanchelandeavait été mise en interdit.

Chapitre 15

 

Ce ne fut que quarante jours après cet effroyable drame, dont lerécit, même dans la bouche du paysan qui me le fit me sembla aussipathétique que celui du meurtre de ce Médicis frappé dans l’églisede Florence lors de la conjuration des Pazzi, laquelle a fourni auxhistoriens italiens l’occasion d’une si terrible page, que l’évêquede Coutances, accompagné d’un clergé nombreux, vint rouvrir etreconsacrer l’église de Blanchelande ; cérémonie imposante,dont la solennité devait rendre plus profond encore dans tous lesesprits le souvenir de cette fameuse fête de Pâques interrompue parun meurtre.

Quant au meurtrier, tout le monde crut que c’étaitmaître Thomas Le Hardouey ; mais de preuve certaine etmatérielle que cela fût, on n’en eut jamais. Les bergersracontèrent ce qui s’était passé, la nuit, dans la lande ;mais ils haïssaient Le Hardouey, et peut-être se vengeaient-ils delui jusque sur sa mémoire. Disaient-ils vrai ? C’étaient despaïens auxquels il ne fallait pas trop rajouter foi.

Le Hardouey, assurément, avait plus que personne un intérêt devengeance à tuer l’abbé de La Croix-Jugan. Le lingot de plomb quiavait traversé de part en part la tête de l’abbé, et qui était alléfrapper la base d’un grand chandelier d’argent placé à gauche dutabernacle, fut reconnu pour être un morceau de plomb arraché d’unedes fenêtres du chœur avec la pointe d’un couteau ; et cettecirconstance parut confirmer le récit des pâtres.

Ainsi Le Hardouey avait fait ce qu’il avait dit ; car onreconnut encore que le plomb avait été mâché avec les dents, soitpour le forcer à entrer dans le canon du fusil, soit pour en rendrela blessure mortelle. Excepté cette notion incertaine, tous lesrenseignements manquèrent à la justice. Interrogées par elle, lespersonnes qui entendaient la messe au portail (et c’étaient desfemmes pour la plupart) répondirent n’avoir entendu que l’arme àfeu par-dessus leurs têtes, agenouillées qu’elles étaient et lefront baissé au moment de l’Élévation.

Leur surprise, leur effroi avaient été si grands, que l’hommequi avait tiré le coup de fusil avait eu le temps de courir jusqu’àl’échalier du cimetière et de le franchir avant d’être reconnu.Seule, une vieille mendiante, qui ne pouvait s’agenouiller à causede l’état de ses pauvres jambes, et qui était restée debout, lesmains à son bâton et les reins contre le tronc noir de l’if, vittout à coup au portail un large dos d’homme, et au-dessus de ce dosun bout de fusil couché en joue et qui brillait au soleil. Quand lecoup fut parti, l’homme se retourna, mais il avait, dit-elle, uncrêpe noir sur la figure, et il s’ensauvait comme uncat poursuivi par unquien. Tout cela, ajouta-t-elle, eut lieu si vite, et elleavait été si saisie, qu’elle n’avait pas même pucrier.

Si c’était Le Hardouey, du reste, on ne le découvrit ni àBlanchelande, ni à Lessay, ni dans aucune des paroisses voisines,et sa disparition, qui a toujours duré depuis ce temps, demeuraaussi mystérieuse qu’elle l’avait été après la mort de sa femme.Seulement, s’il était restédans l’esprit du monde, disaitTainnebouy, que l’abbé de la Croix-jugan avait maléficiéJeanne-Madelaine, il resta aussi acquis à l’opinion de toute lacontrée que Le Hardouey avait été l’assassin, par vengeance, del’ancien moine.

Telle avait été l’histoire de maître Louis Tainnebouy sur cetabbé de La Croix-Jugan, dont le nom était resté dans le paysl’objet d’une tradition sinistre. Je l’ai dit déjà, mais il meparaît nécessaire d’insister. le fermier du Mont-de-Rauville omitdans son récit bien des traits que je dus plus tard à la comtesseJacqueline de Montsurvent ; seulement, ces détails, quitenaient tous à la manière de voir et de sentir de la comtesse et àsa hauteur de situation sociale, ne portaient nullement sur le fondet les circonstances dramatiques de l’histoire que mon Cotentinaism’avait racontée. À cet égard l’identité était complète ;seule, la manière d’envisager ces circonstances étaitdifférente.

Et cependant, dans les idées de la centenaire féodale, de cettedécrépite à qui la vieillesse avait arraché les dernièresexaltations, s’il y en avait jamais eu dans ce caractère, auquelles guerres civiles avaient donné le fil et le froid de l’acier,l’abbé de La Croix-Jugan était, autant que dans les appréciationsde l’honnête fermier, un de ces personnages énigmatiques etredoutables qui, une fois vus, ne peuvent s’oublier.

Maître Tainnebouy en pariait beaucoup par ouï-dire, et pourl’avoir entr’aperçu une ou deux fois du bout de l’église deBlanchelande à l’autre bout, mais la vieille comtesse l’avaitconnu… Elle ne l’avait pas seulement vu à cette distance quitransforme les bâtons flottants ; elle l’avait coudoyé danscet implacable plain-pied de la vie qui renverse les piédestaux etrapetisse les plus grands hommes :

« Voyez-vous cette place ? – me disait-elle le jour que jelui en parlai, et elle me désignait de son doigt, blanc comme lacire et chargé de bagues jusqu’à la première phalange, une espècede chaire en ébène, de forme séculaire, placée en face de sondais ; – c’était là qu’il s’asseyait quand il venait àMontsurvent. Personne ne s’y mettra plus désormais. Il a passé làbien des heures ! Lorsqu’il arrivait dans la cour, moi quisuis toujours seule dans cette salle vide, avec les portraits desMontsurvent et des Toustain (c’était une Toustain que la vieillecomtesse Jacqueline), je reconnaissais le bruit du sabot de soncheval, et je tressaillais dans mes vieux os sans moelle et dansmes dentelles rousses, comme une fiancée qui eût attendu sonfiancé. N’étions-nous pas fiancés aux mêmes choses mortes ? Levieux Soutyras, car tout est vieux autour de moi, l’annonçait, ensoulevant devant lui, d’un bras tremblant de la terreur qu’ilinspirait à tous, la portière que voilà là-bas, et alors ilentrait, le front sous sa cape, et il s’en venait me baiser de seslèvres mutilées cette main solitaire, à laquelle les baisers durespect ont manqué depuis que la vieillesse et la Révolution sonttombées sur ma tête chenue. Puis il s’asseyait… , et, aprèsquelques mots, il s’abîmait dans son silence et moi dans lemien ! Car, depuis que la Chouannerie était finie et qu’il n’yavait plus d’espoir de soulèvement dans cette misérable contrée oùles paysans ne se battent que pour leur fumier, il n’avait plusrien à m’apprendre, et nous n’avions plus besoin de parler.

– Quoi ! comtesse, – m’écriai-je, croyant qu’au moins cetteintimité grandiosement sévère entre cet homme si viril, vaincu, etcette femme dépossédée de tout, excepté de la vie, laissaitéchapper dans cette solitude de fiers cris de rage et de regret, –vous ne parliez même pas ! Et vous avez ainsi vécu pendant desannées !

– Seulement deux ans, – fit-elle, – le temps qu’il demeura àBlanchelande, quand toute espérance fut perdue, jusqu’à sa mort…Qu’avions-nous à nous dire ? Sans parler, nous nousentendions… Si, pourtant ! il me parla encore une fois, –fit-elle en se ravisant et en baissant un chef qui branlait, commesi elle eût cherché un objet perdu entre son busc et sa poitrine,par un dernier mouvement de femme qui cherche ses souvenirs là oùelle mettait ses lettres d’amour dans sa jeunesse, – ce fut quandce malheureux et fatal duc d’Enghien… »

Elle hésitait, et cette hésitation me parut si sublime que jelui épargnai la peine d’achever.

« Oui, – lui dis-je, – je comprends…

– Ah ! oui, vous comprenez, – dit-elle avec un vague éclairau fond de son regard d’un bleu froid et effacé, nageant dans unblanc presque sépulcral, – vous comprenez ; mais je puis bienle dire : cent ans de douleur pavent la bouche pour tout prononcer.»

Elle s’arrêta, puis elle reprit :

« Ce jour-là, il vint plus tôt qu’à l’ordinaire. Il nem’embrassa pas la main, et il me dit : « Le duc d’Enghien est mort,fusillé dans les fossés de Vincennes… Les royalistes n’auront pasle cœur de le venger ! » Moi, je poussai un cri, mon derniercri ! Il me donna les détails de cette mort terrible, et ilmarchait de long en large en me les donnant. Quand ce fut fini, ils’assit et reprit son silence qu’il n’a pas rompu désormais. Aussi,– ajouta-t-elle encore après une pause, – il n’y a pas grandedifférence pour moi qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, comme ill’est maintenant. Les vieillards vivent dans leur pensée. Je levois toujours !… Demandez à la Vasselin, si je ne lui ai pasdit bien souvent, le soir, à l’heure où elle vient m’apporter monsirop d’oranges amères : « Dis donc, Vasselin, n’y a-t-il personne,là… , sur la chaise noire ? Je crois toujours que l’abbé de LaCroix-Jugan y est assis !… »

En vérité, ce silence de trappiste étendu entre ces deuxsolitaires restés les derniers d’une société qui n’était plus,cette amitié ou cette habitude d’un homme de venir s’assoitrégulièrement à la même place, et qui frappait de la contagion deson silence une femme assez hautaine pour que rien jamais pûtbeaucoup influer sur elle, oui, en vérité, tout cela fut comme ledernier coup d’ongle du peintre qui m’acheva et me fit tournercette figure de l’abbé de La Croix-Jugan, de cet être taillé pourterrasser l’imagination des autres et compter parmi cesindividualités exceptionnelles qui peuvent ne pas trouver leurcadre dans l’histoire écrite, mais qui le retrouvent dansl’histoire qui ne s’écrit pas, car l’Histoire a ses rapsodes commela Poésie, Homères cachés et collectifs, qui s’en vont semant leurlégende dans l’esprit des foules ! Les générations qui sesuccèdent viennent pendant longtemps brouter ce cytise merveilleuxd’une lèvre naïve et ravie, jusqu’à l’heure où la dernière feuilleest emportée par la dernière mémoire, et où l’oubli s’empare àjamais de tout ce qui fut poétique et grand parmi les hommes.

Chapitre 16

 

Pour l’abbé de La Croix-Jugan, la légende vint aprèsl’histoire.

« J’avoue, – dis-je à l’herbager cotentinais quand il eut finison récit tragique, – j’avoue que voilà d’étranges et d’horribleschoses ; mais quel rapport, maître Louis Tainnebouy, cettemesse de Pâques a-t-elle avec celle que nous avons entendue sonneril y a deux heures, et que vous avez nommée la messe de l’abbé deLa Croix-Jugan ?

– Quel rapport il y a, Monsieur ? – fit maître Tainnebouy,– il n’est pas bien difficile de l’apercevoir après ce que j’aitant ouï raconter…

– Et qu’avez-vous donc entendu, maître Louis ? –repartis-je, – car je veux, puisque vous m’en avez tant dit, toutsavoir de ce qui tient à l’histoire de l’abbé de LaCroix-Jugan.

– Vous êtes dans votre droit, Monsieur, – fit le Cotentinais,dont la parole n’avait pas le même degré de vivacité qu’elle avaitquand il me racontait son histoire. – D’ailleurs, vous avez entendules neuf coups de Blanchelande, il faut bien que vous sachiezpourquoi ils ont sonné. Puisque je vous ai dit tout ceci, il fautbien que j’achève, quoique p’t-être il aurait mieux valu ne pascommencer. »

Il était évident que le fermier du Mont-de-Rauville, cette bonnetête si raisonnable, si calme et d’un sens si affermi par lapratique de la vie, était la proie d’une terreur secrète, quivenait sans doute de l’enfant qu’il avait perdu au berceau aprèsavoir entendu sonner les neuf coups de Blanchelande, et que, danstous les cas, pour une raison ou pour une autre, il se repentaitd’avoir comméré sur les morts.

Il surmonta pourtant sa répugnance, et il reprit : « Il y avaitun an, jour pour jour, que l’abbé de La Croix-Jugan était décédé :on était donc au jour de Pâques de l’année ensuivant. L’années’était passée à beaucoup causer de lui et à la veilléedans les fermes, et en revenant, sur le tard, des foires et desmarchés, et Partout…

« C’était une dierie qui ne finissait pas, et dont j’aieu moi-même les oreilles diantrement battues et rebattues dans majeunesse. Que oui, cette dierie a durélongtemps !

« J’ai vu, dans ces époques-là, et à Lessay, un tauret blanc quiavait des cornes noires entrelacées et recourbées sur son muflecomme l’ancien capuchon du moine, et qu’on appelait pour cetteraison le moine deBlanchelande, tant on était imbu de l’histoire de l’abbéde La Croix-Jugan ! Le surnom, du reste, avait porté malheur àla bête, car elle s’était éventrée sur le pieu ferré d’une barrièredans un accès de fureur, et d’aucuns disaient qu’on avait eu tortet grand tort, et qu’on en avait été puni, d’avoir donné à unanimal un surnom qui avait été le nom d’un prêtre.

« On était donc au jour de Pâques, et M. le curé Caillemer avaitrecommandé au prône du matin cet abbé de La Croix-Jugan, dont lamort avant tant épanté Blanchelande. Les esprits étaientplus pleins de lui que jamais.

« Pierre Cloud, ce compagnon à Dussaucey le forgeron, qui avaittant versé de taupettes à Le Hardouey le soir qu’il rentraau Clos pour n’y pas retrouver sa femme, s’en revenait de Lessay,où il avait passé la journée et où il s’était attardé un peu trop àpinter avec de bons garçons… Mais il n’en avait pas prisassez pour ne pas voir sa route ; et d’ailleurs ceux qui l’ontaccusé d’avoir un coup de soleil dans les yeux sont depuis convenusqu’il avait dit la pure et sainte vérité, et que ses yeux n’avaientpas été égalués.

« Il faisait une nuitée noire comme suie, mais beau temps toutde même, et Pierre Cloud marchait bien tranquille et p’t-être detous les gens de Blanchelande celui qui pensait le moins à l’abbéde La Croix-Jugan. Il était parti de la veille au soir et n’avait,par conséquent, pas assisté au prône du curé Caillemer, ni entenduparler dans les cabarets de Blanchelande, comme on en parlait cejour-là, de l’ancien moine, assassiné il y avait juste un an… Or,comme il n’était pas loin du cimetière, qu’il était obligé detraverser pour arriver au bourg, et qu’il longeait la haie d’épinesplantée sur le mur du jardin d’Amant Hébert, le gros liquoriste dubourg, qui fournissait à tous les prêtres du canton, il entenditsonner ces neuf coups de cloche que j’avons, c’te nuit, entendussonner dans la lande, et il s’arrêta, comme vous itou vous avezfait, Monsieur.

« J’ai entendu dire à lui-même que ces neuf coups lui figèrentsa sueur au dos et qu’il se laissa choir par terre, faites excuse,Monsieur, comme si le battant de la cloche lui était tombé sur latête, dru comme sur l’enclume le marteau !

« Mais comme la cloche se tut et ne rebougea plus, et qu’il nepouvait rester là jusqu’au jour pendant que sa femme l’espérait aulogis, il crut avoir trop levé le coude avec les amis de Lessay, etil se remit en route pour Blanchelande, quand, arrivé à l’échalierdu cimetière, il sentit un diable de tremblement dans ses molletset r’marqua une grande lumière qui éclairait les trois fenêtres duchœur de l’église.

« Il pensa d’abord que c’était la lampe qui envoyait c’te lueuraux vitres ; mais la lampe ne pouvait pas donner une clarté sirouge « qu’elle ressemblait au feu de ma forge », me dit-il quandj’en devisâmes tous les deux. Ces vitraux qui flamboyaient luifirent croire qu’il n’avait pas rêvé quand il avait entendu lacloche :

« Je ne suis pas pus aveugle que jodu, – pensa-t-il. –Qué qu’il y a donc dans l’église, à pareille heure, pour qu’il ybrille une telle lumière, d’autant qu’elle est silencieuse, lavieille église, comme après complies, et que les autres fenêtres deses bas-côtés ne laissent passer brin de clarté ? J’ sommesentre le dimanche et le lundi de Pâques, mais i’ se commence à êtretard pour le Salut. Qué qu’il y a donc ? »

« Et il restait effarouché sur son échalier, guettant, sur lesherbes des tombes qu’elle rougissait, c’te lueur violente quiallait p’t-être casser en mille pièces les vitraux tout contrelesquels elle paraissait allumée…

« Mais, tiens ! – dit-il, – les prêtres ont des idées àeux, qui ne sont pas comme les autres. Qu’est-ce qui sait ce qu’ilsforgent dans l’église à c’te heure où l’on dort partout ? Jeveux vais à cha ! »

« Et i’ dévala de l’échalier et s’avança résolument tout près duportail.

« Je vous l’ai dit, Monsieur ; c’était l’ancien portailarraché aux décombres de l’abbaye. Les Bleus l’avaient percé deplus d’une balle, il était criblé de trous par lesquels on pouvaitajuster son œil. Pierre Cloud y guetta donc, comme il avait guettétant de fois, en rôdant par là, le dimanche, quand il voulaitsavoir où l’on en était de la messe, et alors il vit une chose quilui dressa le poil sur le corps, comme à un hérisson saisi par unecouleuvre. Il vit, nettement, par le dos, l’abbé de La Croix-Jugandebout au pied du maître-autel. Il n’y avait personne dansl’église, noire comme un bois, avec ses colonnes. Mais l’autelétait éclairé, et c’était la lueur des flambeaux qui faisait cerouge des fenêtres que Pierre Cloud avait aperçu de l’échalier.L’abbé de La Croix-Jugan était, comme il y avait un an à pareiljour, sans capuchon et la tête nue ; mais cette tête, dontPierre Cloud ne voyait en ce moment que la nuque, avait du sang àla tonsure, et ce sang, qui plaquait aussi la chasuble, n’était pasfrais et coulant, comme il était, il y avait un an, lorsque lesprêtres l’avaient emporté dans leurs bras.

« Je ne me souviens pas – disait Pierre Cloud – d’avoir eujamais bien grand-peur dans ma vie, mais cette fois j’étaisépanté. J’entendais une voix qui me disait tout bas : – Env’là assez, garçon ! et qui m’ conseillait de m’en aller. Maisj’étais fiché comme un poteau en terre, à ce damné portail, etj’étais ardé du désir de voir… Il n’y avait que lui àl’autel… Ni répondant, ni diacre, ni chœuret. Il étaitseul. Il sonna lui-même la clochette d’argent qui était sur lesmarches quand il commença l’Introïbo. Il se répondait à lui-mêmecomme s’il avait été deux personnages ! Au Kyrieeleison, il ne chanta pas… C’était une messe basse qu’ildisait… et il allait vite. Moi, je ne pensais rien qu’à regarder.Toute ma vie se ramassait dans ce trou de portail… Tout à coup, aupremier Dominus vobiscum qui l’obligea à seretourner, je fus forcé de me fourrer les doigts dans les trous quivironnaient celui par lequel je guettais, pour ne pastomber à la renverse… Je vis que sa face était encore plus horriblequ’elle n’avait été de son vivant, car elle était toute semblable àcelles qui roulent dans les cimetières quand on creuse les vieillesfosses et qu’on y déterre d’anciens os. Seulement les blessures quiavaient foui la face de l’abbé étaient engravéesdans ses os. Les yeux seuls y étaient vivants, comme dans une têtede chair, et ils brûlaient comme deux chandelles. Ah ! je crusqu’ils voyaient mon œil à travers le trou du portail, et que leurfeu allait m’éborgner en me brûlant… Mais j’étais endiablé de voirjusqu’au bout… et je regardais ! Il continua de marmotter saprière, se répondant toujours et sonnant aux endroits où il fallaitsonner ; mais pus il s’avançait, pus il se troublait… Ils’embarrassait, il s’arrêtait… On eût gagé qu’il avait oublié sascience… Vère ! i’ n’ savait pus ! Néanmoins il allaitencore, buttant à tout mot comme un bègue, et reprenant… , quand,arrivé à la préface, il s’arrêta court… Il prit sa tête demort dans ses mains d’esquelette, comme un homme perdu qui chercheà se rappeler une chose qui peut le sauver et qui ne se la rappellepas ! Une espèce de courroux lui creva la poitrine…Il voulut consacrer, mais il laissa choir le calice sur l’autel… Ille touchait comme s’il lui eût dévoré les mains. Il avait l’air dedevenir fou. Vère ! un mort fou ! Est-ce que les mortspeuvent devenir fous jamais ? Ch’était pus qu’horrible !J’m’attendais à voir le démon sortir de dessous l’autel, se jetersur lui et le remporter ! Les dernières fois qu’il seretourna, il avait des larmes, de grosses larmes qui ressemblaientà du plomb fondu, le long de son visage. Il pleurait, ah !mais il pleurait comme s’il avait été vivant ! C’est Dieu quile punit, – me dis-je, – et quelle punition !… Et lesmauvaises pensées me revinrent : vous savez, toutes cesaffreusetés qu’on avait traînées sur la renommée de ceprêtre et de Jeanne Le Hardouey. Sans doute qu’il était damné, maisil souffrait à faire pitié au démon lui-même. Vère ! par saintPaterne, évêque d’Avranches, c’était pis pour lui que l’enfer, c’temesse qu’il s’entêtait à achever et qui lui tournait dans lamémoire et sur les lèvres ! Il en avait comme une manière desueur de sang mêlée à ses larmes qui ruisselaient, éclairées parles cierges, sur sa face et presque sur sa poitrine, comme du plombdans la rigole d’un moule à balles ou du vitriol. Quand je vousdirais qu’il recommença pus de vingt fois c’te messe impossible, j’ne vous mentirais pas. Il s’y épuisait. Il en avait labroue à la bouche comme un homme qui tombe de hautmal ; mais il ne tombait pas, il restait droit. Il priaittoujours, mais il brouillait toujours sa messe, et, de temps entemps, il tordait ses bras au-dessus de sa tête et les dressaitvers le tabernacle comme deux tenailles, comme s’il eût demandégrâce à un Dieu irrité qui n’écoutait pas !

« J’étais si appréhendé par un tel spectacle que je ne m’enallai point. J’oubliai tout, ma femme qui attendait, l’heure qu’ilétait, et je restai collé à ce portail jusqu’au jour… Car il n’yeut qu’au jour que ce terrible diseur de messe rentra dans lasacristie, toujours pleurant, et sans avoir jamais pu aller plusloin que la Consécration… Les portes de la sacristie s’ouvrirentd’elles-mêmes devant lui, en tournant lentement sur leurs gondscomme s’ils avaient été de laine huilée… Les cierges s’éteignirent,comme les portes de la sacristie s’étaient ouvertes, sanspersonne ! La nef commençait de blanchir. Tout était, dansl’église, tranquille et comme à l’ordinaire. Je m’en allaide delà, moulu de corps et d’esprit… et de toutcha je ne dis mot à ma femme. C’est pus tard que j’encausai pour ma part, parce qu’on en causait dansla paroisse. Un matin, le sacristain Grouard avait, à l’ouverture,trouvé dans les bénitiers des portes l’eau bénite qui bouillait, enfumant, comme du goudron. Ce ne fut que peu à peu qu’elle s’apaisaet se refroidit ; mais il paraît que pendant la messe de ceprêtre maudit, elle bouillait toujours ! »

« Tel fut le dire de Pierre Cloud lui-même, – ajouta maîtreLouis Tainnebouy, dont la voix avait subi, en me les répétant, lesmêmes altérations que quand il avait commencé de me parler de cettemesse nocturne, – et voilà, Monsieur, ce qu’on appelle la messe del’abbé de La Croix-Jugan ! »

J’avoue que cette dernière partie de l’histoire, cette expiationsurnaturelle, me sembla plus tragique que l’histoire elle-même.Était-ce l’heure à laquelle un croyant à cette épouvantable visionme la racontait ? Était-ce le théâtre de cette dramatiquehistoire, que nous foulions alors sous nos pieds ? Étaient-celes neuf coups entendus et dont les ondes sonores frappaient encoreà nos oreilles et versaient par là le froid à nos cœurs ?Était-ce enfin tout cela combiné et confondu en moi qui m’associaità l’impression vraie de cet homme si robuste de corps etd’esprit ? Mais je conviens que je cessai d’être un instant duXIXe siècle, et que je crus à tout ce que m’avait dit Tainnebouy,comme il y croyait.

Plus tard, j’ai voulu me justifier ma croyance, par une suitedes habitudes et des manies de ce triste temps, et je revins vivrequelques mois dans les environs de Blanchelande. J’étais déterminéà passer une nuit aux trous du portail, comme Pierre Cloud, leforgeron, et à voir de mes yeux ce qu’il avait vu. Mais comme lesépoques étaient fort irrégulières et distantes auxquelles sonnaientles neuf coups de la messe de l’abbé de La Croix-Jugan, quoiqu’onles entendît retentir parfois encore, me dirent les anciens dupays, mes affaires m’ayant obligé à quitter la contrée, je ne pusjamais réaliser mon projet.

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