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L’Épouse du soleil

L’Épouse du soleil

de Gaston Leroux

Partie 1

 

Le navire n’était pas plutôt entré en rade de Callao qu’il était déjà envahi, avant même qu’il eût jeté l’ancre,par une multitude de bateliers criards et tyranniques. Les escaliers, les cabines, les salons furent pleins, en une seconde,de cette engeance matriculée, comme nos commissionnaires, qui avait la prétention d’enlever tous les passagers. L’oncle François-Gaspard Ozoux (de l’Institut, section des Inscriptions et Belles-Lettres), assis sur ses malles où il avait solidement cadenassé tous ses documents et les objets chers à son érudition,se défendit comme un enragé.

C’est en vain qu’on lui fit entendre que le paquebot ne pourrait être remorqué jusqu’au quai de la Darsena que deux heures plus tard ; il se cramponna à ses trésors en jurant que rien ne l’en séparerait… Quant à permettre à ces démons de jeter sur leurs frêles esquifs un bagage aussi précieux, l’idée ne pouvait décemment lui en venir toute seule. Elle fut émise par un grand jeune homme qui ne devait pas être d’un naturel timide,car il ne marqua aucun effroi de la colère que déchaîna illico chez l’irascible vieillard une proposition aussi audacieuse. Raymond Ozoux haussa tranquillement ses épaules, qui eussent pu faire envie à un athlète, et il résolut de laisser son oncle se débrouiller sur son vaisseau. Quant à lui, il avait trop de hâte d’être arrivé pour ne point sauter dans une barque qui, surson ordre, fit aussitôt force rames vers le rivage.

Le cœur battant, Raymond voyait venir à lui lepays fabuleux, l’Eldorado de sa jeune ambition, la terrede l’or et des légendes, le Pérou de Pizarre et des Incas !…et de bien autre chose encore pour lui, Raymond Ozoux, dont le cœurbattait…

Il ne fut point désillusionné par l’aspectmonotone du rivage. Il lui importait peu que la ville s’allongeât,sans beauté, toute plate, au niveau de la mer et qu’elle ne dressâtpoint, au-dessus des flots, ces tours, ces clochers, ces minarets,avec lesquels les antiques cités font de loin leurs gestes de bonaccueil aux voyageurs. Il ne s’intéressa en aucune façon, dès qu’ileut passé le môle, aux ouvrages modernes de la MuelleDarsena qui eussent pu séduire un jeune ingénieur sortirécemment de « Centrale »… Rien de tout cela neparaissait l’occuper…

Chapitre 1L’ARRIVÉE D’UN PRÉTENDANT

Sur sa prière, le batelier lui avait désignéapproximativement l’endroit de la ville où se trouvait lacalle de Lima (la rue de Lima) et le regard du jeune hommene s’en était plus détourné. Quand il débarqua, après avoir jetéquelques centavos à son homme, il repoussa brutalement l’assaut desguides, interprètes, pisteurs d’hôtel et parasites, pour courirdans la direction indiquée. Il arriva bientôt à la calle de Lima,qui semblait être la délimitation entre la vieille ville et lanouvelle. Au-dessus, à l’est, le haut commerce s’était groupé avecses vastes immeubles, ses rues larges et droites, ses boutiquesfrançaises, anglaises, allemandes, italiennes, espagnoles, qui sesuccèdent sans interruption. Au-dessous, tout l’enchevêtrement desruelles étroites et vivement coloriées ; les colonnades, lesvérandas s’avançant les unes vers les autres, prenant presque toutl’espace disponible. Raymond avait pénétré dans ce labyrinthe,bousculé par des Chinois, porteurs agiles de lourds fardeaux et pardes Indiens paresseux. Quelques ranchos, quelques cabaretsà matelots ouvraient leurs portes sur l’ombre fraîche de cequartier que le jeune homme, qui n’était jamais venu au Callao,paraissait parfaitement connaître. À peine hésita-t-il à uncarrefour un peu compliqué. Soudain, il s’arrêta, tout net, ets’appuya, un peu pâle, à la muraille décrépite d’une vieille masuredont la véranda entr’ouverte laissait venir jusqu’à lui une voixféminine, jeune, très musicale, mais aussi très assurée, quidéclarait en espagnol à un interlocuteur invisible :

– Eh ! mon cher Monsieur, c’est commevous voudrez, mais à ce prix-là vous ne pouvez avoir que du guanophosphaté, qui n’aura plus que quatre pour cent d’azote, etencore !…

La discussion, à l’intérieur de la bâtisse, seprolongea quelques minutes encore, et puis, il y eut un échange depolitesses ; on entendit une porte qui se refermait… etRaymond, de plus en plus ému, fit quelques pas du côté de lavéranda et avança la tête. Alors, il put voir une jeune femme d’unebeauté singulière, mais un peu sévère ; du moins, l’occupationqui, dans l’instant, retenait toute son attention et qui consistaità compulser de gros livres de caisse et à prendre rapidement deschiffres sur un mignon carnet attaché à la plus jolie taille dumonde par une chaîne d’or, cette occupation, disons-nous, devaitêtre pour quelque chose dans le froncement des sourcils, dansl’accentuation de la ligne du front et dans la dureté momentanée duprofil. Rien dans cette femme n’apparaissait de la langueur créole,rien non plus de la beauté espagnole en dehors de ses admirablescheveux noirs. Mais c’était là le casque de Carmen sur la tête deMinerve, de Minerve aux yeux bleus, déesse de la sagesse etexcellente comptable. Enfin, elle leva la tête :

– Marie-Thérèse !…

– Raymond !

Elle laissa glisser à ses pieds avec fracas ungros registre vert et courut à la fenêtre. Déjà Raymond couvrait debaisers ses mains prisonnières. Et elle, elle riait, riait… riaitdu bonheur de le voir, si grand, si beau, si fort, avec sa bellebarbe blonde qui le faisait ressembler à un mage doréd’Assyrie.

– Ça va le guano ?

– Pas mal, et vous ?… mais on ne vousattendait que demain.

– Nous avons brûlé une étape.

– Comment va ma petite Jeanne ?

– Oh ! ma sœur est une grande personne,maintenant, elle en est à son second bébé.

– Et Paris ?

– Eh bien ! la dernière fois que nousl’avons vu, il pleuvait !…

– Et le Sacré-Cœur ?

– Mais nous n’y sommes plus retournés, vouspensez bien, depuis vous…

– À ce qu’il paraît qu’on va levendre ?

– Hélas ! que ne suis-je assez riche pourle racheter… si seulement on me permettait d’emporter leparloir !… le petit coin où nous nous asseyions en vousattendant, Jeanne et moi !…

– Mais j’y pense ! et votre oncle, qu’enavez-vous fait ?

– Toujours à bord ! ne veut pas quittersa collection !… continue à prendre des notes avec le zèled’un académicien qui découvre l’Amérique… Mais où est la porte, monDieu ?… où est la porte ?… Je n’ose pas entrer dans vosbureaux par la fenêtre… Et puis, je vous dérange dans voscomptes…

– Énormément ! tournez le coin de la rue,la première porte à droite… et frappez avant d’entrer !…

Il s’élança, trouva une voûte à sa droite quiouvrait sur une immense cour où s’agitait, dans une certaineeffervescence, tout un peuple de coolies chinois et d’Indiensquichuas. Des camions, venant du port, passaient sous la voûte avecun grand bruit de ferrailles ; d’autres chars descendaient àvide. Il y avait un grand tumulte de choses et de gens, dans unepoussière suffocante. Enthousiasmé, l’ingénieur murmura :« C’est elle qui commande à tout cela ! » et il latrouva sur le seuil de son bureau qui l’attendait avec son heureuxsourire.

Ce fut elle qui referma la porte. Elle tenditson front :

– Embrassez-moi !

Il l’embrassa, en tremblant, dans les cheveux.C’était la première fois. Elle était beaucoup moins troublée quelui. Et comme il restait là, debout, les bras ballants, à laregarder avec extase, comme un grand dadais, ne pouvant plusprononcer un mot, ce fut elle encore qui dit :

– On s’aime ?

– Ah ! fit l’autre… en joignant ses mainsde boxeur.

– Eh bien !… pourquoi ne l’avez-vous pasdit plus tôt ?

– Il est trop tard ? s’exclama le pauvreRaymond dans une clameur désespérée.

– Non ! rassurez-vous ! je viens deremercier mon quatrième prétendant, don Alonso de Cuelar, le plusnoble parti de Lima, mon cher Raymond. Mon père est furieux. Àpropos de mon père, vous ne me demandez pas de ses nouvelles…

– Oh ! je vous demande pardon !…oui, oui, des nouvelles de votre papa et des petits… je ne saispas !… je ne sais plus !… je suis là à vousregarder !… je suis stupide !…

– Il se porte très bien, mon bon papa chéri.Il se réjouit de votre arrivée, de celle de votre oncle surtout,car vous, mon pauvre Raymond, vous ne venez que par-dessus lemarché. Oui ! Il est heureux de donner l’hospitalité à unmembre de l’Institut. Depuis un mois, il ne parle que de cetévénement à son cercle et à la Société de Géographie dont il vientd’être nommé secrétaire. Oh ! il s’occupe, mon papa !… ils’occupe d’archéologie !… Il fait creuser la terre un peupartout pour retrouver les os de nos ancêtres… Il s’amuse ! Ilnous amuse !… Il n’a jamais été aussi jeune ni aussigai !… quand vous le connaîtrez mieux, vous l’aimerezbeaucoup !…

– En attendant, vous dites qu’il estfurieux !…

– Eh ! il y a de quoi vraiment !…N’ai-je pas l’âge de me marier ?… Vingt-trois ansbientôt !… Oui, Monsieur !… Et voilà quatre jeunes etbeaux et riches seigneurs qu’il me présente et que jeremercie !… Savez-vous comment on m’appelle à Lima ?La Vierge du Soleil.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Ma bonne tante Agnès et la vieille Irène,qui savent par cœur toutes les légendes de ce pays, vousexpliqueront cela mieux que moi. À ce qu’il paraît que c’estquelque chose comme la Vestale antique.

– Marie-Thérèse, jamais votre noble père, lemarquis Christobal de la Torre n’acceptera pour gendreM. Raymond Ozoux.

– Ne dites donc pas de bêtises ! Mon pèrefera ce que je voudrai. Laissez-moi le choix du moment pourl’avertir, c’est tout ce que je vous demande, mon ami, et ne vousmontez pas l’imagination. Il n’y aura pas de roman et d’ici troismois nous nous marierons très prosaïquement à San Domingo, c’estmoi qui vous le dis.

– Mais je n’ai pas le sou !…

– Vous avez une belle santé, nous nous aimonset je vous donne le Pérou !… Il y a de quoi s’occuper ici,vous savez, pour un ingénieur !… Vous verrez, je me suis déjàintéressée à vos futurs travaux. Nous irons ensemble à Cuzco…

– Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse, commeje vous aime et comme je suis heureux de vous le dire !…Pourquoi ne nous sommes-nous rien dit de tout cela àParis ?

– Parce que nous ne savions pas… on vit côte àcôte, on se voit presque tous les jours… on se croit des amis… debons camarades… et puis on se sépare… alors, la distance… ladistance et l’absence vous apprennent que l’on s’aime…

– Oh ! je le savais avant,Marie-Thérèse…

– Oui, mais c’est moi qui vous l’ai dit lapremière !…

Ils se prirent les mains et restèrent ainsiquelques instants, en silence…

Soudain un gros brouhaha se fit entendre,venant de la cour, et presque aussitôt la porte s’ouvrit, pousséepar un des employés qui paraissait affolé. Cependant, apercevant unétranger, il s’arrêta et ne dit mot. Marie-Thérèse lui ordonna deparler. Raymond comprenait parfaitement et même parlait l’espagnol.Il apprit le malheur qui frappait l’établissement.

– Les Indiens arrivent des îles. Il y a eubataille entre les Indiens et les Chinois. Un coolie est tué, troissont grièvement blessés.

Marie-Thérèse ne manifesta aucune émotion.Elle demanda sur un ton sec et dur :

– Où cela s’est-il passé ?… aux îles dunord ?

– Non, à Chincha.

– Huascar n’était donc pas avec eux ?

– Huascar y était ! Il est revenu aveceux. Il est là…

– Qu’il entre !

Chapitre 2OÙ L’INDIEN HUASCAR ENTRE EN SCÈNE

Le domestique sortit, fit un signe et unmagnifique Indien pénétra dans le bureau. Si calme que voulûtparaître Marie-Thérèse, celui-là l’était encore plus qu’elle. Lajeune fille s’était assise à son pupitre. L’Indien se dirigeatranquillement vers elle en ôtant, d’un geste noble, son immensechapeau de paille. C’était un Indien de Trujillo, c’est-à-dire dupays où ils sont les plus beaux, les plus grands, les plus forts etoù ils ont tous la prétention de descendre de Manco-Capac lui-même,le premier roi des Incas. Ses beaux cheveux noirs tombaient jusquesur ses épaules, encadrant un profil de médaille de cuivre rouge.Son regard, qui fixait Marie-Thérèse, avait une douceur étrange quidéplut tout de suite à Raymond. L’homme était drapé dans une sortede manteau aux couleurs vives, appelé punch. Il avait uncouteau, dans sa gaine, à sa ceinture.

– Raconte-moi comment les choses se sontpassées, fit sévèrement Marie-Thérèse, sans répondre au salut del’Indien.

Celui-ci, malgré son sang-froid, marquaquelque émotion de cet accueil devant un étranger et commença deparler en langage quichua. Mais, tout de suite, la jeune fille lepria de s’exprimer en espagnol, lui faisant entendre, d’un ton deplus en plus sec, que, dans la bonne société, on ne parlait pasdevant un tiers une langue qu’il ne comprît pas. Sous la leçon,l’autre fronça le sourcil et considéra un instant Raymond avec unehauteur méprisante.

– J’attends ! reprit Marie-Thérèse. TesIndiens m’ont assassiné un Chinois !…

– Le fils honteux de l’Occident avait ri parceque nos Indiens avaient allumé des cohetes en l’honneur duquart de lune.

– Je ne paie pas tes Indiens pour qu’ilspassent leur temps à faire partir des pétards !

– C’était la noble fête du quart de lunes.

– Oui, le quart… et la moitié, et la pleinelune, et le soleil ! et les étoiles ! jointes à toutesles fêtes catholiques ! Tes Indiens ne cessent pas de faire lafête. Paresseux et ivrognes, je ne les supportais que parce qu’ilsétaient tes amis, mais, maintenant qu’ils me tuent mes plus utilesserviteurs, que veux-tu que j’en fasse ?

– Les fils honteux de l’Occident ne sont pastes serviteurs. Ils ne t’aiment pas !…

– Ils travaillent.

– Pour rien !… Ils n’ont aucunedignité ! Ce sont des fils de chiens !…

– Ils me rendent service et je n’occupe lestiens que par pitié.

– Par pitié !…

L’Indien répéta le mot comme s’il le crachait.Son poing, soulevant le punch, se dressa au-dessus de sa tête dansun geste de menace et de désespoir, et puis le bras retomba. Ilmarcha vers la porte, mais avant de l’ouvrir, il se retourna. Et,de là, il adressa à Marie-Thérèse quelques phrases rapides enindien quichua. Ce disant, ses yeux semblaient lancer des flammes.Enfin, il rejeta son punch sur l’épaule et sortit.

La jeune fille n’avait cessé de jouermachinalement avec son crayon.

– Bon voyage ! fit-elle.

– Que vous a-t-il dit ?

– Qu’il s’en allait et que je ne le reverraisplus !

– Il a l’air terrible !

– Des airs qu’il se donne. Il m’agace. Trèsdévoué. Il a fait tout ce qu’il a pu, m’a-t-il dit, pour éviter lemalheur de tantôt. Mais son équipe est impossible. Ah ! cesIndiens !… quelle plaie !… Un orgueil !… et rien àen tirer, je ne veux plus occuper que des Chinois…

– C’est vous mettre à l’index, prenezgarde !…

– Qu’est-ce que vous voulez que jefasse ? Je gardais les Indiens de Huascar, sachant bien que jene pourrais pas compter sur leur travail… mais ils étaient là commepréservatifs. Voilà qu’ils me tuent mes coolies, maintenant !Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs.

– Et Huascar ?

– Il fera ce qu’il voudra. Il a été élevé dansl’établissement. Il adorait ma mère.

– Ça doit lui faire de la peine departir ?

– Oui.

– Et vous ne faites rien pour leretenir ?

– Non !… Mais dites donc, nous oublionsvotre oncle !

Elle sonna.

– L’auto ! commanda-t-elle au domestique…Ah ! Eh bien ?… et les Indiens ?

– Ils viennent de partir avec Huascar.

– Tous ?

– Tous !

– Sans crier ?… Sans murmurer ?

– Sans dire un mot !

– Ils sont passés à la caisse ?

– Non !… Huascar le leur avaitdéfendu !

– Et les coolies des Îles ?

– Oh ! on ne les a pas vus ici…

– Mais les blessés ?… le mort ?…qu’est-ce qu’on en a fait ?

– Les Chinois les ont déjà transportés dansleur quartier.

– Race admirable !… Vite,l’auto !…

Elle s’était coiffée d’une toque coquette et,hâtivement, passait ses gants. Ce fut elle qui s’assit auvolant.

Ils descendirent à vive allure vers lamuselle Darsena. Il admirait l’habileté avec laquelle elleévitait l’obstacle, la sûreté de sa direction, la netteté de sesmoindres mouvements dans un quartier plein de surprises. Un boy, enlivrée, accroupi sur le marchepied, ne marquait aucune terreur deraser les murailles.

– Vous faites beaucoup d’auto, auPérou ?

– Certes non !… les routes nous manquent.L’auto me sert surtout dans mes courses quotidiennes de Callao àLima où, naturellement, je rentre tous les soirs. Puis, quelquespromenades vers la mer, vers les stations à la mode, à Ancon ou àCorillos. Une seconde, mon cher Raymond !…

Elle avait stoppé doucement et adressait ungracieux salut de la main à une petite tête poupine, toute rose ettoute frisée, qui souriait à une fenêtre, entre deux pots defleurs. Elle fit un signe et la tête disparut pour réapparaître surles épaules d’un galant vieillard, revêtu d’un somptueux uniforme,qui sortait d’une porte basse où il resta à demi dissimulé.Marie-Thérèse sauta sur le pavé et confia à la tête frisée unrapide secret, puis elle rejoignit Raymond dans l’auto, fit sonnerla trompe et continua sa route vers le port.

– Vous avez vu, lui dit-elle, il seniorinspector superior, le maître de la police ici. Je lui ai faitpart de l’incident. Tout ira bien s’il n’y a pas de plaintes desChinois. Je suis passée par ici parce que j’étais sûre de l’ytrouver.

– Où était-il donc ?

– Chez Jenny l’Ouvrière. Nous sommes au paysde l’amour, mon cher Raymond !

Ils arrivèrent sur les quais, ils n’étaientpas en retard. Le remorqueur entrait à peine dans le port, traînantle paquebot de la Steam Pacific NavigationCompany où l’oncle François-Gaspard devait être encore entrain de prendre des notes : « Quand on entre dans leport de Callao on est frappé, etc., etc. » Il devait envoyerdes correspondances à un grand journal de la dernière heure. Ilaurait dû entendre Marie-Thérèse parler de « son port »avec enthousiasme… soixante millions dépensés par une Compagniefrançaise… les marchandises passant directement du pont du naviredans les wagons de chemins de fer, 51.500 mètres… Oui, monsieur,plus de cinquante mille mètres carrés de bassins… Ah ! cettemuselle Darsena ! comme elle l’aimait !… pourtoute l’activité de son commerce, pour tout le mouvement de sesbateaux, pour la vie de ses quais où, dans quelques années, aprèsl’achèvement du canal de Panama, on embarquerait tant de richesses…la renaissance du Pérou !… Santiago enfoncé !… Le Chilivaincu ! la défaite de 1878 vengée !… et San Franciscolà-haut n’avait qu’à se bien tenir !…

Raymond l’écoutait avec stupéfaction citer deschiffres comme un ingénieur, supputer des bénéfices comme unarmateur. Quel brave petit cerveau admirablement organisé pour luiplaire, lui qui détestait l’imagination aussi bien chez les hommesque chez les femmes, qui en avait été fortement dégoûté, du reste,par la vague littérature de son oncle et les hypothèses chimériquessur lesquelles il continuait d’édifier une Histoire Universelle àdormir debout.

– Tout cela serait très beau, ajouta-t-elle,en fronçant les sourcils, si on ne faisait plus de bêtises !Mais voilà que les bêtises recommencent…

– Lesquelles ?

– Les révolutions !…

Ils étaient descendus sur le quai etattendaient l’accostage du navire.

– Ah ! chez vous aussi ! fitRaymond. Nous en avons trouvé une au Venezuela, et une autre àGuayaquil. La ville était en état de siège. Je ne sais plus quelgénéral qui régnait là en maître depuis quarante-huit heures sedisposait à marcher sur Quito où se trouvait bloqué le gouvernementlégal.

– Oui, c’est comme une épidémie, continua lajeune fille, une épidémie qui court les Andes en ce moment. LaBolivie aussi l’inquiète. On a de mauvaises nouvelles du lacTiticaca.

– Eh, mais ! ça va me gêner pour monaffaire de Cuzco ! dit Raymond qui parut tout de suites’intéresser vivement à l’événement.

– Oui, je n’ai pas voulu vous le dire… Je vousréservais ça pour demain… aujourd’hui, tout devait être à la joie…mais les environs de Cuzco sont aux mains des partisans deGarcia.

– Qui, Garcia ?

– Un ancien amoureux à moi.

– Mais tout le monde a donc été amoureux devous, ma chère Marie-Thérèse ?…

– Ce qu’ils m’ont ennuyé… Ah ! quand jesuis arrivée de Paris !… vous comprenez !… deParis !… au premier bal de la présidence où j’ai pu me rendreaprès le deuil de maman… ils m’ont tous fait des déclarations… Ilssont insupportables, des enfants ! un enfant terrible, ceGarcia qui vient de soulever les Indiens autour d’Ariquipa et deCuzco… Il veut remplacer notre président !… Mais Veintemillane se laissera pas faire.

– On a envoyé des troupes contrelui ?…

– Oui, les deux troupes sont là-bas… maiselles ne se battent pas, naturellement…

– Qu’est-ce qu’elles attendent ?…

– On dit : la grande fête del’Interaymi.

– Quelle fête est-ce là ?

– La fête du Soleil, chez les Quichuas. CesIndiens, quel poison !… Sachez que les trois quarts destroupes présidentielles et révolutionnaires sont constituéesd’éléments indiens… tout simplement… alors !… amis et ennemisattendent le jour de la fête pour s’enivrer ensemble, oh ! ilest à prévoir que Garcia passera finalement en Bolivie, mais enattendant, le cours du guano en aura souffert, pendant troismois !… Et j’aurai été gênée dans mes additions !…

– Eh, bonjour, Monsieur Ozoux ! Bonnetraversée ?…

Elle s’adressait à François-Gaspard qui prèsde « la coupée » agitait son carnet de notes à sonintention comme il eût fait d’un mouchoir. Le steamer accosta, onjeta les passerelles. Ils montèrent à bord. Et Marie-Thérèseembrassa avec joie le bon vieillard qui lui avait servi sipaternellement de correspondant pendant le temps de son séjour àParis. La première chose que l’autre lui demanda fut, comme l’avaitfait son neveu :

– Ça va le guano ?…

Chapitre 3LA COQUETTERIE DES LIMÉNÉENNES

Car, chez les Ozoux où on l’avait connue sijeune, si gaie, si insouciante, si « petite fille » onn’était pas encore « revenu » de la résolution qu’elleavait prise soudain, à la mort de la maman, de rentrer en toutehâte au Pérou pour diriger l’une des plus importantes concessionsd’un engrais naturel qui tend de plus en plus à disparaître de cesîles précieuses, longtemps productrices du meilleur guano dumonde.

Mais Marie-Thérèse ne pouvait oublier qu’elleavait là-bas une petite sœur et un petit frère en bas âge, Isabellaet Christobal, et elle connaissait son papa qui était encore plusenfant qu’eux trois et qui ne savait que dépenser, en grandseigneur, dans ses voyages à Paris, tout l’argent que la mamanavait gagné.

Celle-ci, fille d’un armateur de Bordeaux,avait épousé le séduisant marquis Christobal de la Torre, attaché àla légation du Pérou, dans le moment que ce charmant seigneur avaitle plus grand besoin de redorer son blason. La« connaissance » s’était faite pendant la saison desbains de mer, à Pontaillac. L’hiver suivant, la marquises’embarquait pour le Pérou où elle apportait, en plus de sa dot, unesprit politique, des dons de négoce, une intelligence commercialepeu ordinaires qui lui firent entreprendre, au grand désespoir deson mari, cette affaire de guano pendant que d’autres se ruinaientà chercher de l’or dans un pays qui en contenait plus que tousautres, mais qui manquait alors de moyens de communication.Cependant le marquis, voyant qu’il pouvait puiser à pleines mainsdans une caisse qui se remplissait sans cesse, pardonna à sa femmede le faire si riche et, à la mort de celle-ci, ne s’étonna pointoutre mesure de retrouver dans sa fille les utiles vertus de lamère. Il la laissa faire ce qu’elle voulait et lui eut un gréinfini de s’occuper de toutes les affaires sérieuses.

– Et où est-il, mon bon Christobal ?demanda l’oncle François-Gaspard, tout en surveillant le chargementde ses bagages.

– Il ne vous attend que demain !… Vousallez en avoir une réception !… Une réception solennelle,Monsieur Ozoux, qui vous a été préparée à la Société deGéographie !…

La malle aux documents ayant été soigneusementenregistrée à la gare, François-Gaspard consentit à monter dansl’auto qui prit, à toute vitesse, le chemin de Lima. Marie-Thérèsevoulait arriver avant le soir qui tombe si vite dans cescontrées.

Après avoir dépassé l’agglomération desmaisons en adobes (briques cuites au soleil) et quelquesvillas confortables, ils longèrent une sorte de marécage couvertd’ajoncs et de roseaux, entrecoupés de bosquets de bananiers et detamaris aux tons rougeâtres, de pépinières d’eucalyptus et de pinsaraucarias. Le paysage était brûlé par le soleil, par unesécheresse que ne vient jamais rafraîchir la moindre pluie, ce quifait que le campo qui environne Lima et le Callao estmédiocrement enchanteur. Un peu plus loin ils aperçurent descabanes en bambous et en torchis.

Cette sécheresse, générale dans cette partiedu Pérou, eût donné à la région un aspect d’incroyable désolationsi de temps en temps n’était apparue quelque hacienda,ferme entourée d’une oasis verdoyante avec ses plantations de canneà sucre, de maïs et ses rizières. Dans les chemins encaissés etargileux qui rejoignent la route glissaient des convois de bœufs,des charrettes, des troupeaux que des bergers à cheval ramenaient àla ferme et cette animation formait un contraste inattendu avecl’aridité environnante. Et l’oncle François-Gaspard, malgré lescahots d’une voie mal entretenue, prenait des notes !… prenaitdes notes… Bientôt ils distinguèrent, avec les contreforts de laCordillère, les clochetons et les dômes qui font ressembler Lima àune cité musulmane.[1]

Ils y arrivèrent en côtoyant le Rimac,ruisseau sur lequel des nègres, pêcheurs d’écrevisses, étaientpenchés, traînant à leur ceinture un vaste sac qui plongeait dansl’eau, dans le dessein d’y conserver les victimes vivantes. Raymondse réjouit : il adorait les écrevisses. Comme il confessait sagourmandise à Marie-Thérèse, il fut frappé de l’air préoccupé de lajeune fille et lui en demanda la raison.

– Une chose extraordinaire, dit-elle ; onn’aperçoit pas un Indien.

Mais ils arrivaient à Lima, ils touchaient àla fameuse Ciudad de los Reyes, la cité des Rois, fondée par leConquistador. Marie-Thérèse, qui aimait Lima dans ce qu’elle avaitde plus original, eut la coquetterie de faire faire à l’auto undétour, quitte à crever ses pneus sur les galets pointus ramasséspour un grand pavage, dans le lit du Rimac. Et ils furent tout desuite dans un coin très pittoresque. Les maisons disparaissaientsous les galeries de bois accrochées aux murailles. Ces galeriessemblaient de véritables boîtes ouvragées, garnies de grillages etd’arabesques, elles étaient comme de petites chambres suspendues,offrant un aspect mystérieux et coquet, rappelant les moucharabiésturcs. Seulement, là, dans leur pénombre, il n’était point rared’apercevoir les plus jolis minois du monde, d’adorables visages defemmes qui ne se cachaient nullement. La Liménéenne est renomméepour sa beauté et pour sa coquetterie. Dans ces quartiers, ellessortaient enveloppées de la manta, ce grand châle noir quis’enroule autour de la tête et des épaules et que nulle autreSud-Américaine ne sait draper aussi gracieusement. Semblable auhaïk des Mauresques, la mantra ne laisse apercevoir duvisage que deux grands yeux noirs. Quand parfois cet abris’entr’ouvrait, il permettait à Raymond d’admirer au passage destraits harmonieux et un teint mat rendu plus blanc par l’ombremystérieuse où il se complaisait. Le jeune homme ne cacha pas sonenchantement, ce qui lui valut d’être grondé par Marie-Thérèse.

– Décidément, elles sont trop jolies sous leurmantra ! fit-elle. Je vais vous montrer desEuropéennes !… Et elle donna un demi-tour de volant qui lesramena dans les quartiers neufs, dans les voies larges, dans lespromenades d’où l’on découvre le panorama magnifique ducampo environnant et des Andes prochaines. Ilstraversèrent le paso Amancæs, du nom de la fleur couleurd’or, et là Marie-Thérèse ne s’arrêta point de répondre aux saluts.On se trouvait en plein quartier aristocratique. Là, le voile noirdes Liménéennes était remplacé par les toilettes à l’instar deParis, car le masque trop discret de la manta est interditle soir à toute femme « distinguée ». C’était l’heure dela promenade, du glacier où l’on s’attarde à prendre leshelados en bavardant sur l’amour, les chiffons et lapolitique. Ils arrivèrent sur la plaza Mayor quand lespremières étoiles se levaient à l’horizon. La foule était trèsdense, et les voitures avançaient lentement. Des femmes paréescomme pour le bal, nu-tête, une fleur dans les cheveux, sefaisaient traîner dans des calèches. Des jeunes gens groupés prèsd’une fontaine, au centre de la place, leur adressaient dessourires, des coups de tête…

– C’est extraordinaire ! toujours pas unIndien ! murmura Marie-Thérèse.

– Ils viennent dans ces quartiers ?

– Eh ! il y en a toujours pour venir voirle défilé de la plaza Mayor…

Debout, devant un café, une petite troupe demétis pérorait. Les noms de Garcia et de Veintemilla, le présidentde la République, étaient renvoyés de l’un à l’autre avec descommentaires plus ou moins aimables. Un commerçant gémissait de lacrainte qu’il avait que l’ère des pronunciamientos ne fûtrouverte.

L’auto tourna au coin de la cathédrale, etbientôt s’engagea dans une rue assez étroite. Comme Marie-Thérèsevoyait le chemin libre, elle força un peu l’allure, mais, tout àcoup, elle stoppa sans pouvoir éviter de faire une légère embardée.Elle avait failli écraser un homme qui se tenait maintenant aumilieu de la calle, immobile, drapé orgueilleusement dansun punch. Ils avaient reconnu l’Indien.

– Huascar ! s’écria-t-elle furieuse.

– Huascar vous prie de ne pas passer par cechemin, señorita.

– Le chemin est à tout le monde,Huascar ! Éloigne-toi !

– Huascar n’a plus rien à dire à laseñorita. La voiture passera sur Huascar !…

Raymond voulait intervenir, mais Marie-Thérèsel’arrêta du geste.

– Écoute, Huascar, ta conduite est étrange,fit la jeune fille. Pourrais-tu me dire pourquoi on ne voit plus unIndien dans la ville ?…

– Les frères de Huascar font ce qu’ilsveulent. Ce sont des hommes libres !…

Elle haussa les épaules, sembla réfléchir,puis, cédant à la prière de l’Indien, elle se disposa à prendre unautre chemin. Au moment de partir, elle se retourna et, pensive,dit à l’homme qui n’avait pas bougé :

– Tu es toujours mon ami, Huascar ?

L’Indien, à ces mots, se découvrit lentementet leva les yeux vers les premières étoiles, comme pour attester leciel que Marie-Thérèse n’avait pas de plus grand ami sur la terreque Huascar. Ce fut sa seule réponse. La jeune fille lui cria unbref adios ! et l’auto s’éloigna.

Elle s’arrêta en face d’un magnifique hôteldont le concierge se précipita au-devant de Marie-Thérèse. Mais unpersonnage avait été encore plus rapide que lui. C’était le marquisChristobal de la Torre dont la calèche venait également d’arriver.Il jeta de véritables cris de joie en apercevant les voyageursqu’il n’attendait que le lendemain. Il salua François-Gaspard entermes magnifiques et, lui montrant la porte de sademeure :

– Apease senor, y descause, aqui estausted en su casa !(Mettez pied à terre, senior, etreposez-vous ici, vous êtes chez vous !…).

Le marquis était un petit homme d’uneexcessive élégance. Il était « mis » comme un jeune hommeet ne perdait pas un pouce de sa taille sur laquelle il essayait detromper en chaussant des bottes à hauts talons. Il était vif,remuant, scintillant. Quand il se déplaçait, et il était rare qu’ilrestât en place, tout brillait en lui, sur lui, et autour delui : son regard, sa cravate éclatante, ses bijoux ; etles alentours en étaient comme illuminés. Ce remuement singulier nel’empêchait point d’avoir les plus beaux airs du monde et même derester grand seigneur dans des moments où d’autres, pour yparvenir, eussent dû montrer du calme, du détachement et de lasévérité. Sa plus grande joie, hors de son cercle et de lagéographie, était de faire des parties extravagantes avec le petitChristobal, son fils, âgé de sept ans. On les eût dit tous deuxéchappés de l’école et ils remplissaient la maison de leursculbutes, pendant que la petite Isabella, qui entrait dans sasixième année et qui aimait la « cérémonie », lesgrondait pompeusement, avec des manières d’infante.

L’hôtel du marquis avait cette particularitéd’être mi-moderne, mi-historique. Il présentait des coins devieille maison, tout à fait curieux et inattendus. Christobal avaitfait transporter là d’antiques pans de murailles de bois, desgaleries plusieurs fois centenaires, des bouts d’escaliervermoulus, des meubles rustiques datant de la conquête, destapisseries décolorées, enfin tous les débris qu’il avaitpieusement ramassés dans les différentes villes du Pérou où avaientvécu ses ancêtres, et, naturellement, à chaque objet se rapportaitune anecdote à laquelle le visiteur bénévole n’échappait jamais.C’est dans ce coin historique que l’oncle François-Gaspard et sonneveu Raymond furent présentés à deux vieilles dames quiparaissaient tombées d’une toile de Velasquez et avoir la plusgrande peine à se relever. La tante Agnès et sa vieille duègneIrène étaient habillées selon les modes disparues et semblaient,elles aussi, avoir été apportées dans l’hôtel avec toutes lesantiquités. Le meilleur de leur temps passait à se raconter deshistoires pour se faire peur. Toutes les légendes du Pérous’étaient réfugiées dans ce coin où le soir, après dîner, les deuxChristobal père et fils et la petite infante Isabella venaient lesentendre, en frissonnant, cependant que Marie-Thérèse, à l’autrebout de la pièce, sous la lampe, mettait à jour sa correspondanceavec ses entrepositaires de guano.

François-Gaspard conçut une joie sans mélangede retrouver vivantes ces vieilles images de la Nouvelle Espagne,dans un cadre où il sentait déjà s’exalter sa dangereuseimagination. Il fut tout de suite l’ami des deux dames, prit àpeine le temps de changer de toilette, revint tout de suite lestrouver et, à l’heure du dîner, s’installa, à table, entre ellesdeux. Elles commençaient déjà leurs contes quand Marie-Thérèse crutdevoir parler de choses sérieuses et mit son père au courant del’incident des Indiens et des Chinois. Sitôt qu’elles surent queMarie-Thérèse avait chassé les Indiens, Agnès fit ses réserves etIrène se lamenta. La jeune fille s’était conduite,prétendaient-elles, avec beaucoup d’imprudence, à la veille desfêtes de l’Interaymi. Le marquis fut de leur avis. Etquand il sut que Huascar, lui aussi, était parti, il se récria.Huascar avait toujours été fort dévoué à la maison, que pouvait-ilse passer pour qu’il abandonnât celle-ci d’une façon aussibrusque ? Marie-Thérèse expliqua brièvement que, depuisquelque temps, elle n’était pas contente des manières de Huascar etqu’elle le lui avait fait entendre.

– C’est autre chose, dit le marquis. Tout demême je ne suis pas tranquille… je ne trouve plus aux Indiens leurindifférence accoutumée… Il y a quelque chose dans l’air, quelquechose autour de nous… l’autre jour, sur la plaza Mayor,j’ai entendu des métis échanger des propos étranges avec certainschefs quichuas.

Chapitre 4L’APPROCHE DE LA FÊTE DU SOLEIL

– Comment se fait-il, demanda Raymond, quenous n’ayons plus rencontré d’Indiens depuis Callao et que je n’enaie pas vu un seul dans la ville ?…

– Eh ! toujours pour la même raison,monsieur, fit la vieille Agnès, parce que nous approchons de lafête. Ils ont des réunions secrètes. Ils disparaissent dans lamontagne ou simplement dans des trous connus d’eux seuls, dans devéritables catacombes comme en avaient les premiers chrétiens. Ilsuffit d’un mot d’ordre venu d’on ne sait quel coin perdu des Andespour les faire s’effacer comme des ombres puis réapparaître commeune nuée de sauterelles.

– Ma sœur exagère, interrompit en souriant lemarquis, et, entre nous, ils ne sont pas bien dangereux…

– Vous êtes tout de même inquiet, Christobal,vous l’avez dit vous-même !

« – Oh ! je les crois très capablesde se livrer à quelque manifestation inattendue…

– Est-ce qu’ils se révoltentquelquefois ? demanda François-Gaspard, je les croyaistellement abrutis…

– Ils ne le sont pas tous… oui, nous avons euquelques révoltes, mais ça n’a jamais été bien grave.

– Ils sont nombreux ? interrogeaRaymond.

– Ils forment les deux tiers de la population,répondit Marie-Thérèse. Mais entre nous, ils ne sont pas pluscapables de se soulever sérieusement que de travailler. C’estl’aventure de Garcia qui les a remués un peu. Il y a trop longtempsqu’on était tranquille. Qu’en dit le président ? demanda lajeune fille à son père.

– Le président ne s’en inquiète pas outremesure, il paraît que tous les dix ans cette effervescence serenouvelle.

– Pourquoi tous les dix ans ? fit l’oncleGaspard qui avait sorti son carnet de notes.

– Parce que tous les dix ans, il y a chez lesIndiens quichuas une plus grande fête du Soleil, répliqua enhochant la tête l’antique Irène.

– Et où se passe-t-elle, cette fête ?interrogea Raymond.

– Ah ! on ne saurait dire exactement,expliqua la tante Agnès, à mi-voix, comme si elle allait confier àses auditeurs un grand secret… À ce qu’il paraît qu’à cette fête onaccomplit de nombreux sacrifices… les cendres des victimes sontjetées dans les ruisseaux qui entraînent ainsi dans leur cours tousles péchés de la nation…

– Admirable ! s’écriaFrançois-Gaspard !… Je voudrais bien assister à cettefête-là !

– Taisez-vous, Monsieur ! gémit la tanteen baissant la tête dans son assiette… Il y a à cette fêtedécennale du Soleil des sacrifices humains !…

– Des sacrifices humains !…

– Écoutez-vous ma tante ? fit en riantMarie-Thérèse.

– Mais certes ! protesta l’oncle. Etpourquoi donc ne la croirions-nous pas ? Aux fêtes du Soleilchez les Incas, ces sacrifices étaient coutumiers et mes notes etdocuments, les ouvrages de Prescott et tout ce qui a été écrit surle Pérou nous atteste que les Indiens quichuas, de même qu’ils ontconservé le langage de jadis, en ont encore les mœurs et coutumesd’autrefois.

– Ils sont devenus catholiques depuis laconquête espagnole ! dit Raymond.

– Oh ! ça, j’avoue que ça ne les gênepas ! reprit le marquis, ça leur fait deux religions au lieud’une et ils ont mêlé les rites avec une inconsciencesurprenante !…

– Mais, enfin, qu’est-ce qu’il veulent ?revenir au gouvernement des Incas ?

– Est-ce qu’ils savent ce qu’ilsveulent ! répliqua Marie-Thérèse. Avant la conquête espagnole,sous le gouvernement des Incas, tout le monde, hommes, femmes etenfants, était astreint au travail suivant les forces et lesfacultés de chacun. Depuis qu’il n’est plus asservi ni maintenu parla discipline de fer des fils du Soleil, l’Indien n’a profité de saliberté que pour se livrer à la paresse la plus insouciante. De là,des misères et une servitude matérielle qui le font se souvenir dela prospérité de jadis et redemander sournoisement le retour durègne des fils de Manco-Capac ! C’est, du moins, ce que j’aicru comprendre aux explications de Huascar… à quoi je lui airépondu que, si ces temps revenaient, ses frères n’en seraient pasplus heureux, attendu qu’ils ont perdu l’habitude du travail. En cequi me concerne, je suis fort heureuse de m’être débarrassée de labande de Huascar !… Ça m’a coûté un Chinois, mais ça n’est pastrop cher…

– Et c’est vrai qu’il y a encore dessacrifices humains ? insista Raymond.

– Mais non ! quelles histoires ! ditMarie-Thérèse.

La tante Agnès et la vieille Irèneentreprirent François-Gaspard.

– Marie-Thérèse ne sait pas !… Elle a étéélevée à Paris !… Elle ne peut pas savoir… Cher MonsieurOzoux, écoutez-nous !… Il n’y a pas de quoi rire… elle a tortde rire comme ça !… Car nous sommes absolument sûres, vousentendez, absolument sûres (on en a assez de preuves, monDieu !) que, tous les dix ans (ce qui était la grandemesure de temps chez les Incas) les Indiens quichuas offrentune épouse au Soleil !…

– Comment cela, ils lui offrent uneépouse ? demanda l’oncle qui n’en respirait plus.

– Mais oui, cher Monsieur Ozoux… Ils luisacrifient une jeune femme, en secret, dans des temples qui datentde ce temps-là et où l’étranger n’a jamais pénétré… c’est horrible,mais c’est sûr !…

– Ils sacrifient une jeune femme ! ils latuent !…

– Mais oui ! Ils la tuent !… Ils latuent puisque c’est pour le Soleil !…

– Comment la tuent-ils ?… Ils labrûlent ?…

– Non ! Non !… C’est plus affreuxque cela, Monsieur Ozoux, oui, plus affreux… le bûcher, c’étaitpour des cérémonies beaucoup moins importantes ! Mais dans lacérémonie décennale de l’Interaymi, c’est une viergeennemie, la plus belle qu’ils peuvent trouver et la plus noble dela race ennemie qu’ils offrent à leur Soleil, et ils la murentvivante dans le temple de leur Soleil ! Oui, cherMonsieur Ozoux !… c’est comme on vous le dit !

Marie-Thérèse ne se retenait plus de riredevant l’ahurissement de François-Gaspard. Celui-ci lui jeta uncoup d’œil d’enfant rancuneux, troublé dans son plaisir. Il crutencore devoir prendre la défense des vieilles femmes. Tout cequ’elles disaient, en tout cas, concordait parfaitement avec ce quel’on savait des vierges du Soleil. Et il trouva la minute propice àl’étalage de son érudition. Les sacrifices humains avaient ététoujours en honneur chez les Incas. Tantôt les victimes étaientoffertes au dieu du jour, tantôt au Roi lui-même et souvent cesvictimes étaient volontaires. C’est ce qui arrivait lors de lacérémonie des funérailles royales où le sang coulait de toutesparts avec les larmes. Alors, parmi les femmes de l’Inca c’était àqui s’immolerait.

– Prescott, qui est, avec Wiener, fit l’oncleFrançois-Gaspard, celui qui a édifié le plus beau travail surl’Empire des Incas et sur la conquête du Pérou par les Espagnols,Prescott nous dit, en s’appuyant sur des témoignages les plusdignes de foi, que plus de mille serviteurs, épouses et servantesétaient ainsi sacrifiés sur la tombe du monarque. Et c’étaient lesépouses légitimes qui donnaient l’exemple en se frappantelles-mêmes !…

– Ah ! les folles !… ah ! lesfolles !… s’écria la tante Agnès en joignant les mains.

La vieille Irène se signa et marmotta uneprière.

Le marquis prit la parole pour féliciterFrançois-Gaspard.

– Tout cela est exact, mon cher hôte, luidit-il, et nos travaux de la Société de géographie et d’archéologievous trouveront, je le vois, très averti. Tant mieux, nous neferons que du meilleur ouvrage. Si vous voulez, dès demain, aprèsvotre réception, je vous conduirai à mes dernières fouilles, auxenvirons d’Ancon, et là vous pourrez constater que l’Inca était eneffet enterré avec ses outils les plus précieux et avec ses femmesqui devaient le suivre dans les demeures enchantées duSoleil !

– Qu’est-ce que c’était exactement, demandaRaymond, que la « Vierge du Soleil » ?

– Les vierges du Soleil, reprit avec une joieenfantine François-Gaspard, « les élues », comme on lesappelait, étaient des jeunes filles vouées au service de ladivinité, qui étaient retirées de leur famille dans un âge tendre,et mises dans des couvents où elles étaient placées sous ladirection de certaines matrones âgées, mamaconas,vieillies dans les murs de ces monastères[2]. Sous cesguides vénérables, les vierges consacrées étaient instruites de lanature de leurs devoirs religieux. Elles étaient occupées à fileret à broder, et avec la belle laine de la vigogne, elles tissaientdes tentures pour les temples, et les étoffes pour l’Inca et pourson ameublement[3].

– Oh ! fit la vieille Irène en hochant latête, leur devoir était surtout de veiller à la garde du feu sacréque l’on obtenait à la fête de Raymi.

– Oui, oui, je sais, approuva l’académicien.Elles vivaient absolument isolées. Du moment où elles entraientdans l’établissement, elles renonçaient à toutes relations avec lemonde, même avec leur famille et leurs amis. L’Inca seul et laCoya, ou reine, pouvaient entrer dans l’enceinte consacrée. Onsurveillait avec soin leurs mœurs et chaque année des visiteursétaient envoyés pour inspecter les institutions et faire desrapports sur l’état de leur discipline.

– Et malheur à l’infortunée convaincue d’uneintrigue ! s’écria la tante Irène. D’après la loi sévère desIncas, elle devait être enterrée vivante, et la ville ou le villageauquel elle appartenait, rasé jusqu’au sol et « semé depierres », comme pour effacer jusqu’à la mémoire de sonexistence !…

– Parfaitement ! obtempéraFrançois-Gaspard.

– Doux pays ! fit Raymond.

– Eh ! mon garçon ! ceci prouvequ’il était admirablement civilisé puisque tu y retrouves jusquedans les cérémonies de ses temples les coutumes de la Romeantique !… Ah ! Christophe Colomb, en touchant au rivageoù il ne vit que des sauvages enfermés et grossièrement armés, nese doutait pas que, derrière ces tribus primaires, il y avait surl’autre versant des mers tout un monde avec ses mœurs, sesmonuments, son histoire, ses lois et ses conquêtes, deuxpeuples : celui des Aztèques au Mexique, celui des Incas auPérou qui eussent pu rivaliser avec la civilisationméditerranéenne ! C’est comme si un prince venu de l’Orienteût découvert le monde ancien en touchant les steppes de laScythie. Il eût pu revenir dans ses États croyant qu’il n’avait vuqu’un désert et il ne se serait pas douté qu’il y avait le monderomain derrière !…

– Tout de même, il eût été un peu« bouché », émit, timidement Raymond… Un véritableconquérant, avant de voir sa conquête, la devine !…

– Ce fut la gloire des Pizarre et desCortès ! s’écria le bouillant marquis.

– Oui, ils sont venus tout détruire !…commença l’oncle.

Heureusement, Christobal ne l’entendit pas etil s’arrêta à temps. Sous la table, Marie-Thérèse, qui était enface de lui, lui avait marché sur le pied. Il comprit et se morditles lèvres. L’un des premiers de la Torre, ancêtre du marquis,avait accompagné Pizarre dans sa « destruction ».

Les deux vieilles dames, elles, avaiententendu et elles marquaient quelque effarement d’un jugement aussisommaire et aussi peu « catholique » sur une entreprisequi, à leurs yeux, avait été celle, avant tout, de la vraiereligion contre les infidèles. Mais Marie-Thérèse veillait et ellerejeta tout de suite les deux vieilles Péruviennes à leurshistoires de bonnes femmes !

– Tout cela est fort beau, fit-elle, mais nevous prouve nullement que ces sacrifices humains existent encore denos jours !

– Ah ! malheureuse enfant, il n’y a quevous qui en doutiez, s’écrièrent-elles ensemble.

– Qui est-ce qui les a vus ?

Chapitre 5TROIS JEUNES FILLES MURÉES VIVANTES

La tante Agnès secoua la tête :

– Tenez, dans ma jeunesse, j’avais une vieilleservante quichua des bords du lac Titicaca qui me racontaitcomment, dans l’espace de trente ans, à la fête décennale del’Interaymi, elle avait vu, elle, de ses propres yeux,murer vivantes trois jeunes filles de la ville.

– De quelle ville ? demanda Raymond.

– De Lima !

– Ça se saurait ! reprit Raymond quis’amusait beaucoup des mines des deux vieilles et qui étaitsournoisement poussé par Marie-Thérèse à les taquiner.

– Mais ça se sait !… mon jeune monsieur…insista la tante… on connaît très bien les noms des deux dernièresjeunes filles qui ont été murées vives dans le temple du Soleil,l’une il y a vingt ans et l’autre il y a dix ans.

– Oui, oui ! nous le savons ! nousle savons ! répéta en riant Christobal…

– Il n’y a pas de quoi rire, Monsieur monfrère ! grogna Agnès.

Et la duègne répéta plus bas :

– Non ! Non ! Il n’y a pas de quoirire !…

Mais Christobal était de plus en plus gai.

– Pleurons-les donc, les pauvresenfants ! et il fit le signe de gémir… Enlevées à l’amour deleurs parents, dans la fleur de l’âge !…

– Monsieur mon frère, pourriez-vous nous direcomment sont disparues Amélia de Vargas et Maria-Christinad’Orellana ?

– Oui ! Oui ! qu’il nous ledise ! acquiesçait Irène.

– Nous y sommes !… nous y voilà !…je les attendais !… repartit le marquis.

– Je vous prie de parler un peu sérieusement,mon frère. Vous avez connu Amélia de Vargas…

– Le plus beau sourire de la plazaMayor !… Il y a de cela vingt ans ! Comme le tempspasse !… Oui, en effet, elle a disparu il y a vingtans !… avec un de ses parents !

– J’ai entendu raconter avant-hier qu’ils’agissait d’un toréador ! interrompit Marie-Thérèse… c’estune histoire qui revient, paraît-il, tous les dix ans… quandapproche l’Interaymi.

– C’est une histoire qui, dans son temps, aremué toute la ville… À la suite d’une échauffourée à la plazades Toros, les parents d’Amélia, qui l’accompagnaient,cherchèrent en vain leur fille !… elle avait disparu et ellene reparut plus jamais… on l’avait vu emporter par des Indiens etl’on sait parfaitement qu’elle a été murée vivante…

– Puissance de l’imagination desfoules !… La vérité, je l’ai dite, car dans le même tempsqu’elle, le parent dont je vous ai parlé et qui la protégeait,disparaissait aussi. Ils étaient allés habiter ailleurs !…

– Cela vous plaît à dire, Monsieur monfrère !… Heureusement qu’il nous reste Maria-Christinad’Orellana !…

– Évidemment ! reprit le marquis… sonaventure, à celle-là, fut plus triste… elle se promenait avec sonpère aux environs de Cuzco et entra dans des souterrains dont nuln’a jamais connu les détours. Elle s’y perdit, quoi de plusnaturel ? C’est depuis ce moment-là que le gouvernement a faitmurer les souterrains[4].

– Oui, et c’est depuis ce moment-là, reprit latante, que le père est devenu fou. Il continue d’errer sur lesruines de Cuzco et autour des souterrains en appelant sa fille…depuis dix ans ! Ce n’est pas à lui qu’il faudrait direqu’elle n’a pas été enlevée par les Indiens pour la cérémonie del’Interaymi.

– Puisque vous dites vous-même qu’il estfou !…

– Il l’est devenu à la suite de la certitudequ’il eut de l’horrible sacrifice. Quelques jours avant sadisparition dans les souterrains de Cuzco, Maria-Christina avaitreçu un étrange cadeau, un lourd et vieux bracelet d’or orné en sonmilieu d’un disque représentant le Soleil !

– Ma bonne Agnès, vous savez bien que dans cepays-ci, nos orfèvres mettent le soleil à toutes lessauces !…

– Oui, mais ce bracelet-là était levrai !… celui qui avait été envoyé également, paraît-il,à Amélia…

– Ah ! ma sœur, vous inventez !…vous inventez !… Comment voulez-vous, avec des histoires commeles vôtres, que l’on écrive l’Histoire !…Surtout, moncher hôte, ne prenez pas de notes, je vous en prie !

– Je n’invente rien, reprit la vieille,têtue !… c’était le vrai bracelet Soleil d’or, lebracelet du sacrifice… celui que, tous les dix ans, depuis la mortdu dernier roi inca, Atahualpa, brûlé vif par Pizarre, les prêtresincas envoyèrent à celle qui fut choisie pour être l’épouse duSoleil, et qui devait être murée vivante !… Le pauvre Orellanaen a assez parlé du bracelet Soleil d’or !… Toute laville en a parlé !…

– Oui, oui, ma sœur !… Toute la ville abien de l’imagination aux environs de l’Interaymi !…et le marquis se penchant vers François-Gaspard :

– Vous ne sauriez vous douter, mon cherillustre hôte, du mal que nous avons à la Société de Géographie etd’Archéologie… pour nous débarrasser de toutes ces légendes… Vousqui êtes un vrai savant !…

– Oh ! le savant ne doit pas dédaignerles légendes, répondit l’académicien, et je vous dirai que, pourmon compte, je suis enchanté de mon voyage et bien heureux d’êtretombé dans un pays où elles sont encore si vivantes !…

À ce moment, un domestique entra et se dirigeavers Marie-Thérèse. Il portait un léger registre et une petiteboîte.

– Objet recommandé ! dit-il… Le facteurest déjà venu tantôt et je lui ai dit de repasser ce soir…Mademoiselle doit signer ici !…

Marie-Thérèse signa.

– Tiens ! fit-elle, cela vient deCajamarca !… Mais je ne connais personne à Cajamarca !…Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ?… Vouspermettez ?

Et elle déficela, décacheta, ouvrit la petiteboîte de bois.

– Un bracelet ! s’écria-t-elle en riantun peu nerveusement. Eh bien ! Voilà une coïncidence bienamusante !… mais c’est le bracelet Soleild’or !… Ma parole !… le bracelet de l’épouse duSoleil !…

Tous s’étaient levés, excepté les deuxvieilles qui n’en avaient pas la force. Et tous les yeux étaientsur le lourd anneau de vieil or bruni, avec son disque de soleildont les rayons paraissaient éteints, encrassés par la poussièredes siècles.

– Ah ! bien !… c’est une bonneplaisanterie ! fit en riant Marie-Thérèse…

– Parbleu !… s’écria le marquis, dont lavoix était légèrement changée, elle est bien bonne !… C’est lavengeance, jolie, du reste et très élégante, de ce brave Alonso deCuelar, dont tu viens de refuser la main. Il me l’avait bien dit,avec son triste et aimable sourire : « Je me vengerai dela Vierge du Soleil !… » Tu sais bienque tout le monde au Cercle t’appelle la Vierge duSoleil ! puisque tu ne veux pas te marier !… Maisqu’est-ce que vous avez à faire une tête comme ça, vousautres !

Et, se tournant vers les deuxvieilles :

– Quoi ? tout de même, vous n’allez pasvous rendre malades pour une simple farce !

Marie-Thérèse faisait admirer le bracelet àFrançois-Gaspard et à Raymond.

– Mon père, vous direz à don Alonso quej’accepte son cadeau et que je le porterai en gage de notre bonneamitié… Il est vraiment très joli !… On ne fait plus de cesbijoux-là !… Qu’en dites-vous, Monsieur Ozoux ?

– Moi ?… répondit François-Gaspard, jejurerais que ce bracelet a quatre ou cinq cents ans… aumoins !

– On trouve encore de ces trésors dans lesfouilles autour des tombes royales, mais ils se font rares… Je nem’étonne pas que don Alonso soit allé chercher celui-ci jusqu’àCajamarca ! dit le marquis.

– Où est-ce, Cajamarca ? demandaRaymond.

– Jeune ignorant !… fit l’oncle, sacheque Cajamarca est tout simplement l’ancienne Caxamarxa des Incas,la seconde capitale de leur empire au temps de Pizarre…

– Et la ville où leur dernier roi fut brûlévif ! fit entendre la voix expirante de la tante Agnès.

On se précipita vers elle, car elle setrouvait mal. Il fallut la porter dans son appartement. La vieilleIrène suivait, plus pâle que sa guimpe, et faisant avec son pouce,sur son front, le signe de la croix.

Chapitre 6QUI A OFFERT LE BRACELET ?

Le lendemain de son arrivée à Lima, l’oncleFrançois-Gaspard fut reçu solennellement par la Société deGéographie, dont il sut célébrer l’œuvre magnifique, les travauxarchéologiques, statistiques, hydrographiques[5] avecune émotion scientifique qui fut bientôt partagée par tous ceux quiétaient là. Son succès fut grand et le génie français, à son tour,fut loué dans sa personne. Toutefois, le plus heureux, le plusfier, était encore Christobal, qui prenait sa part de la gloire del’académicien Ozoux. À la sortie de cette séance mémorable, àlaquelle assistèrent naturellement Raymond et Marie-Thérèse,laquelle avait mis son bracelet en dépit des pleurnicheries desdeux vieilles, le marquis rencontra don Alonso de Cuelar, uncharmant jeune homme.

– Mon cher ami, lui dit-il, je vous croyais àCajamarca.

Don Alonso ouvrit des yeux énormes. Il necomprenait pas.

– Écoutez, Cuelar !… ne faites pasl’étonné. Je ne me fâcherai pas. Vous vous êtes gracieusement vengédu refus de Marie-Thérèse.

– Moi ?…

– Allons donc ! le bracelet !

– Quel bracelet ?

À ce moment, Marie-Thérèse et Raymondrejoignirent le marquis. Marie-Thérèse avait vu que son pères’entretenait en riant avec don Alonso et elle ne doutait point quele mystère du bracelet fût déjà éclairci.

– Merci, ami !… fit-elle en tendant lamain à don Alonso, la main où glissait le lourd bijou… vousvoyez ! je le porte en gage de notre bonne amitié.

– Mais je ne me serais pas permis !…protesta le jeune homme en regardant tour à tour le marquis,Marie-Thérèse et Raymond…

– Vous parlez sérieusement ?… Ce n’estpas vous ?…

– Je vous jure !… mais quelle est cettehistoire !… et quel singulier bijou est-ce là ?…

– Vous ne le reconnaissez pas ?… C’est,paraît-il, le bracelet Soleil d’or que les prêtres indiensenvoient toujours à l’épouse du Soleil, à la fête décennale del’Interaymi ! reprit, en lui souriant comme uneenfant espiègle, Marie-Thérèse, car elle n’était point encore bienconvaincue par les protestations de celui qui avait vainementdemandé sa main… Et comme c’est vous qui avez lancé le surnom donton me salue partout maintenant à Lima, nous avions pensé que vousaviez voulu, malgré tout, être gracieux avec la Viergedu Soleil !…

– Ma foi, c’est moi qui ai tort den’avoir pas pensé à cela ! soupira don Alonso. C’était, eneffet, très gentil, historique et ingénieux ! et, puisque vousdeviez le porter, je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas eul’admirable imagination de vous envoyer ce bracelet-là ! Lemérite en revient certainement à l’un de ces malheureux amis quiont brigué le même honneur que moi, señorita, et qui n’ont pas étéplus heureux !… Tenez, voilà justement Pedro Ribera qui passe,sombre et sournois. Ma parole ! Il a bien l’air d’avoir faitle coup !…

Et il l’appela. Mais pas plus que Cuelar,Ribera ne savait ce dont on lui parlait. Comme lui il s’extasia surl’étrangeté du bijou et comme lui il regretta de ne pas l’avoirenvoyé.

Le marquis commençait à être agacé et ilregrettait maintenant d’avoir parlé du bijou à ces messieurs. Il nepouvait sans être ridicule leur demander de taire une aventure qui,après tout, n’était point bien méchante, et il savait que, dansdeux heures, sur la promenade, au glacier, aux thés, à la plazaMayor, on ne parlerait que du mystérieux bracelet de la Vierge duSoleil. Marie-Thérèse comprit très bien ce qui se passait dansl’esprit de son père.

– Écoute, papa, ce bracelet maintenant estridicule ! En attendant que celui qui nous a fait cette petitesurprise veuille prendre la peine de se dévoiler… qu’ildisparaisse !… et n’en parlons plus !…

Sur quoi elle l’ôta, d’un geste gracieux, etl’enfouit dans son sac à main.

– Moi, j’ai une pensée, dit Raymond. Sic’était Huascar ?

– Huascar ? pourquoi Huascar ?demanda le marquis.

– Dame ! voilà un vieux bijou indien…comme je ne connais que cet Indien-là, et que je sais qu’il esttrès dévoué à votre maison, je puis imaginer qu’il n’aura peut-êtrerien trouvé de mieux que de faire cadeau à votre fille d’unbracelet qu’il aurait trouvé et dont il ne saurait quefaire !…

– N’en parlons plus !… n’en parlonsplus !… fit Marie-Thérèse, légèrement rougissante, et, que cesoit Huascar ou un autre, cela ne m’importe plus !… Et puis,ne soyons pas si impatients… nous allons peut-être voir arriverdemain ou après-demain à la maison, un ami de papa, retour de laSierra, qui me dira en me baisant la main : « Ehbien ! vous ne portez pas mon petit cadeau ? »

– Dame ! il faudra bien que ça se passeainsi un jour ou l’autre, fit Raymond avec une très tranquilledésinvolture.

Le marquis qui, lui, tout au fond était un peutroublé, remarqua aussitôt ce bel air dégagé de Raymond. Il ne luiparut point naturel.

– Je parie que c’est vous ! s’écria-t-ildéjà joyeux.

– Quoi ? Moi ?… j’arrive… commentvoulez-vous que ce soit moi ?…

– Vous pouvez avoir acheté ce bijou à l’escalede Guayaquil et l’avoir expédié à un correspondant français deCajamarca pour être réexpédié ici !… oui ! oui !…vous avez voulu vous annoncer !… Vous avez dû lire la légendedu bracelet Soleil d’or dans un des livres de votreoncle !…

– Papa ! Papa !… M. Ozoux estun jeune homme sérieux… un ingénieur qui est venu au Pérou pouressayer d’assécher les mines d’or de Cuzco, grâce à un nouveausiphon…

– Oui, oui ! tu m’en as déjà parlé de cesiphon… cela ne l’empêche pas d’envoyer un bracelet.

– À quel titre, mon père ?…

– Au titre de fiancé, ma fille !…

Cette fois, Marie-Thérèse rougit jusqu’auxoreilles et Raymond toussa et sourit d’un air fort niais. Lemarquis les dévisageait avec malice et obstination tous lesdeux.

– Hein ! dites que ça n’est pasvrai !… si tu crois que je n’ai rien deviné !… Meprends-tu pour un sot !… je savais bien que tu avais laissé unpetit coin de ton cœur là-bas, à Paris, et ce n’était que pour enêtre sûr que je t’ai amené tant de jolis prétendants. Ah !Monsieur Ozoux, je l’ai éprouvée, elle vous aime bien !… etvous êtes un heureux gaillard !…

– Monsieur… balbutia le pauvre Raymond, quiavait les larmes aux yeux… Monsieur, je vous assure… jamais… je nepeux pas… je ne pouvais pas avoir la pensée…

– Taisez-vous !… Et remettez vous-même lebracelet de vos fiançailles au bras de Marie-Thérèse !…

– Avec quelle joie ! cette fois !répondit la jeune fille… et, après avoir regardé autour d’elle pours’assurer que, dans le coin où ils se trouvaient, il n’y avaitpoint de gêneurs, elle sauta au cou de son père ou plutôt elleéleva son père dans ses bras, l’embrassa tendrement, le déposa, seretourna vers Raymond et, ouvrant son sac devant le jeune homme,lui murmura rapidement à l’oreille :

– Dites donc que c’est vous qui l’avezenvoyé !… qu’est-ce que ça peut vous faire ?…

Raymond passa l’anneau en tremblant au bras deMarie-Thérèse. Les oreilles lui sonnaient de si furieuses clochesqu’il lui était impossible d’entendre les paroles de triomphe dumarquis, lequel rayonnait d’avoir deviné le mystère des amoureux etdu bracelet Soleil d’or… Raymond se contentait d’approuverde la tête tout ce que l’autre disait.

– Ah ! bien ! comme on dit à Paris,termina Christobal, vous pouvez vous vanter de nous avoir« fait marcher » !…

Et il courut à la recherche de l’oncleFrançois-Gaspard auquel on offrait un Champagne d’honneur.

Chapitre 7UNE PARTIE DE BOULES AVEC DES CRÂNES

Raymond et Marie-Thérèse restèrent seulsquelques secondes pendant lesquelles ils se regardèrent avectendresse. Et puis, tout de suite, ils furent rappelés auxcontingences par la ruée enthousiaste de toute la gentgéographique. Les deux jeunes gens se laissèrent entraîner par leflot.

– Mais que dira votre père, demanda Raymond,quand celui qui a véritablement envoyé le bracelet se feraconnaître ?

– Eh bien ! il nous pardonnera !… jene vous ai fait mentir que pour le rassurer… car, entre nous, leshistoires de la tante Agnès et d’Irène ne l’ont pas laissé tout àfait indifférent… c’est un petit enfant, mon papa. Nous l’aimeronsbien, n’est-ce pas ?

Les voitures officielles, les calèches étaientdéjà envahies par les membres de la Société qui se disposaient àaller faire visiter à François-Gaspard, les dernières fouillesincaïques aux environs de la ville, puis à prendre le chemin de ferpour les fouilles d’Ancouf. Le marquis était assis en face del’académicien et tous deux étaient radieux. Marie-Thérèse, aupassage, les salua et leur cria qu’ils allaient bientôt lesrejoindre. En effet, il était entendu que ce soir-là, on seretrouverait pour y dîner et passer la nuit à la villa que lemarquis possédait au bord de la mer, entre Lima et Ancon, ce quipermettrait à François-Gaspard de se livrer, dès le lendemainmatin, à sa passion scientifique, car cette demeure estivale, déjàencombrée, comme un musée, des derniers trésors historiquesarrachés à la terre, s’élevait au centre des fouilles mêmes.

Cependant, les deux jeunes gens, moinsamateurs des choses de la mort que MM. les membres de laSociété de Géographie et d’Archéologie, s’attardèrent à Lima queMarie-Thérèse voulait faire apprécier et aimer à Raymond. Ce n’estqu’après une longue promenade sur le paso deAmancæs qu’ils songèrent à aller rejoindre le cortège. Ilspartirent en auto, par un chemin impossible, déjà menacés parl’approche du soir et puis suivis par le vol sinistre desgallinazos, ces vautours noirs toujours affamés que l’ontolère cependant dans les rues, au Pérou, et même que l’onrespecte, car les municipalités leur savent gré de contribuer à lapropreté des rues.

L’auto avançait dans une plaine immense où sesuccédaient les haciendas, les poireros, prairies où sefait l’élevage des chevaux et séparées entre elles par destapis, sorte de petits murs en terre d’un mètre environ.Et puis la plaine n’offrit plus guère à la vue que du sable, vasteétendue lugubre, toute jonchée d’ossements, étalant les restes desmalheureux que les collectionneurs ont déterrés et laissé blanchirau soleil.

– Eh bien ! c’est gai par ici !s’exclama Raymond.

Marie-Thérèse, tout en ne cessant de gouvernerpour le mieux sa voiture, montra du doigt quelques métis quiavaient abandonné la garde des chevaux, au coin d’une hacienda,pour faire une partie de boules avec des crânes magnifiques :un tibia servait de but[6].

Ils arrivèrent bientôt aux environs d’Ancon oùils retrouvèrent le marquis, et François-Gaspard, et toute lasociété qui se promenait parmi les huacas les plusimportantes, cimetières indiens du temps des Incas. Le terrainentier était rempli d’obscures cavités. Dans chacune d’elles avaitdormi une momie que l’on avait arrachée à son sommeil millénaire.Raymond et Marie-Thérèse étaient descendus d’auto, mais nes’étaient pas joints aux groupes. Ils se promenaient isolés,tristes, au milieu de ces débris funèbres. Ils s’étaientdébarrassés de l’auto que le boy avait conduite à son garaged’Ancon.

– Pourquoi ne pas laisser dormir en paix lesmorts quand la vie est si belle ? fit la jeune fille enserrant la main de Raymond.

Celui-ci la fit asseoir sur un monticule, àl’abri de tous les regards, et il se mit à genoux près d’elle, etil lui jura qu’il l’aimerait toute sa vie, il lui jura cela surtous les morts qui étaient là. Et ils joignirent leurs lèvres aumilieu de cet affreux cimetière. Le bruit d’un discours les fitrevenir aux choses de la mort.

Le président de la Société, suivi de tout sonmonde, expliquait les travaux au fur et à mesure qu’il passaitdevant les fouilles les plus fraîches.

– En se promenant dans cette nécropole, onpeut évoquer, disait-il, l’ombre des Incas, et se croire un instantau milieu d’eux !… Voici un trou de deux mètres au fond duquelon a trouvé un paquet couvert de sable. C’était le chien qu’onsacrifiait sur la tombe du maître et qui devait l’accompagner avecsa femme et ses principaux serviteurs ; le chien portaitencore au cou la corde qui l’avait étranglé et ses pattes étaientligotées. Puis nous trouvâmes le cadavre de l’épouse qui, elleaussi, avait une corde au cou et qui avait dû être étranglée commele chien, peut-être parce qu’elle n’avait pas eu le courage de sedonner la mort elle-même. Enfin, nous eûmes la joie d’entendrel’ouvrier s’écrier : « Aqui esta elmuerto ! » (Voici le mort !), car, pourl’Indien, les cadavres autres que celui du maître ne sont, enaucune façon, dignes d’intérêt. Et, bientôt, en effet, le cheflui-même, – gros rouleau d’étoffes – dépassait la fosse et étaitdéposé ici à mes pieds. Nous avons déroulé les liens et les tissusdont il était enveloppé. Les tissus et la momie étaient dans unétat de conservation extraordinaire… la peau adhérait encore aux osde la face et le chef avait conservé tous ses cheveux et toutes sesdents. Les Égyptiens ne faisaient pas mieux,Messieurs !…[7].

À ce moment, il y eut un certain tumulte et lebruit se répandit que les ouvriers venaient de faire une découvertesensationnelle, celle de trois grands chefs Incas avec destêtes extraordinaires !

Les groupes revinrent sur leurs pas et Raymondet Thérèse les suivirent. Alors ils assistèrent à une exhumation demomies vraiment fantastique.

D’abord, dans ces dernières tombes, on avaittrouvé des petits sacs, pleins de grains de maïs et de feuilles decoca, des jarres qui avaient dû être emplies de chicha, tout leviatique enfin pour le grand voyage. Et puis des vases d’or, desamphores d’argent, des coupes, des statuettes martelées, desbijoux : tout un trésor qu’un coup de pioche venait de révéleret qui avait été déposé au bord de la fosse. Enfin les momies destrois chefs étaient déterrées ou plutôt désensablées avec milleprécautions. Et un membre de la Société leur avait déjà découvertle visage… Et ce fut presque terrible…

Pour comprendre ce que Raymond etMarie-Thérèse furent des premiers à apercevoir, il faut savoir quechez les Incas, comme du reste, de nos jours encore, chez lesBasques de la montagne, on faisait prendre aux crânes vivantsla forme que l’on voulait. Les crânes des bébés étaientdéformés au moyen d’éclisses, de planches rapprochées et serrées decordes : tantôt le sommet de la tête était façonné encône ; tantôt il était aplati et se développaitlatéralement ; tantôt on en faisait une énorme citrouille,etc.… On est maintenant fixé sur le motif de ces différentesdéformations : les Incas n’ignoraient point les sciencesphrénologiques et, précurseurs de Gall et de Spezhurn, ilsessayaient de développer telle ou telle qualité guerrière ouintellectuelle en augmentant telle ou telle partie du cerveau. Maisil est établi que cette déformation n’était permise que pour lesenfants de l’Inca qui étaient destinés aux plus hautes fonctions.Le peuple était condamné à vivre avec son crâne et son cerveauordinaires.

Donc les trois têtes des trois chefsapparurent : quelle apparition !

L’une de ces têtes était cunéiforme,c’est-à-dire qu’elle montait tel un énorme pain de sucre.Et c’était une chose hideuse que ce front de cauchemar, de bêted’apocalypse, entouré de ses cheveux qui semblaient encore vivants,doucement agités par la brise de mer ; la seconde tête étaitaplatie comme une casquette, casquette-crâne très rejetéeen arrière. La troisième ressemblait à une véritable boîte carrée,à une petite valise[8].

Chapitre 8DES FANTÔMES SUR UN BALCON

Marie-Thérèse recula devant cette triplehorreur et entraîna son fiancé, en dépit de la curiosité quecelui-ci manifestait, loin de toutes ces violations de sépulture.Ils s’en furent ainsi jusqu’à la plage qui, à Ancon, estgénéralement douce et apaisante. Le flot du Pacifique y vientmourir dans un calme absolu. Les courants et la houle y sont peusensibles. Une grande paix vient du large. Les Liménéens ont faitde ce coin de mer une station balnéaire des plus connues, mais qui,en cette saison était encore déserte. Marie-Thérèse et Raymondarrivèrent en vue de la villa du marquis de la Torre à la nuittombante et encore sous l’impression des étranges figures de mortsqu’ils venaient d’apercevoir. C’est en vain qu’ils voulaient enrire et qu’ils essayaient d’en plaisanter. La brise qui, au brusquecoucher du soleil, s’était élevée plus forte, soulevait dansl’ombre de pâles et légers tourbillons de sable qui, autour d’eux,semblaient autant de fantômes accourus du fond des huacas pour leurreprocher leur impiété et leur sacrilège. Ces jeunes gens n’avaientpoint coutume de « se monter l’imagination ». Cependantils furent heureux d’être abordés, devant la villa, par un énormeMajordomo, le valet de chambre de Christobal, bien enchair et en os, qui leur apprit que le marquis et François-Gaspardétaient déjà arrivés. Une petite domestique quichua, nommée Concha,se jeta avec les démonstrations coutumières de l’amour et de laservitude au pied de sa maîtresse en lui affirmant qu’elle, Concha,avait été certainement morte pendant son absence et qu’elle nevivait qu’en sa présence véritablement !

– Voilà comme nous les avons ici pour huitsoles par mois, fit Marie-Thérèse, tout à fait remise deses émotions et reprise par les détails du ménage. Et encore, cettepetite fait admirablement le puchero, un pot-au-feu créoledont vous me donnerez des nouvelles, mon cher Raymond.

– Maîtresse ! fit la petite en souriantavec bonheur de ses énormes lèvres, qui lui barraient toute lafigure, je vous ai préparé le locro que vous aimeztant.

Ce soir-là, le dîner fut vite expédié, cartout le monde était fatigué et François-Gaspard devait se lever àla première heure du jour. Raymond et Thérèse s’étaient trèsprosaïquement bourrés de locro, maïs cuit à l’eau au sucreavec des petits morceaux de viande, le tout relevé de piment etarrosé de chica, la piquette de rigueur pour ces metspopulaires, et, quand ils se retrouvèrent au premier étage, prêt àse séparer sur le seuil de leurs chambres, ils purent se rappeleren riant d’eux-mêmes, leurs transes passagères, sur la plage, aprèsleur fuite du huacas. La main de Marie-Thérèse s’attardaitdans celle de Raymond.

– Bonne nuit à la Vierge du Soleil ! fitle jeune homme, et il posa un baiser sur le disque de soleillui-même qui brillait au poignet de sa fiancée… Tout de même, vousn’allez pas dormir avec ce bracelet qui vient d’on ne sait où, d’onne sait qui…

– Il m’est cher à partir d’aujourd’hui… etpuisque vous y avez posé vos lèvres, Raymond, je le garde !…je ne veux point d’autre gage de notre bonheur…

Et elle entra dans sa chambre…

Elle n’en avait pas plutôt passé la portequ’elle poussait un cri terrible et reparaissait, affolée, sur lepalier…

– Ils sont là !… Ils sont là !…balbutiait-elle avec toutes les marques du plus grand effroi.

– Quoi ?… qui ?… interrogea Raymondépouvanté de la voir dans un si singulier état d’agitation et detremblement nerveux. Elle claquait des dents.

– Les trois crânesvivants !…

– Marie-Thérèse, est-ce que vousdevenez folle ?…

– Je vous dis qu’ils sont là tous les trois,les trois crânes vivants appuyés à la vitre de monbalcon !… Ils m’ont regardée entrer dans la chambre avecdes yeux épouvantables… mais avec des yeux vivants, des yeux quiont retrouvé leurs prunelles. Raymond ! Raymond !non ! non ! n’entrez pas… appelez papa !

Le jeune homme pénétra dans la chambre avec lalumière qui vacillait encore dans la main de Marie-Thérèse. Il allaau balcon, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait d’un côté sur uncoin de la mer, et de l’autre sur le panorama lunaire de la plaineoù, pendant le jour, les pioches sacrilèges avaient violé lesdemeures millénaires des morts !… Et il ne vit rien qui ne fûttout à fait normal. Il se retourna vers la jeune fille quis’appuyait, toujours tremblante, à la porte et il lui dit qu’elleavait été certainement victime d’une hallucination…

– Voyons, Marie-Thérèse, vous qui êtes siraisonnable…

– Raymond, je vous dis que je les aivus !…

– Mais enfin, qu’est-ce que vous avezvu ?…

– Là, sur le balcon, derrière la vitre… lestrois crânes des chefs incas, les trois abominables crânes vivants,qui me regardaient !…

– Mais enfin, Marie-Thérèse, revenez àvous ! Vous savez bien que nous les avons vu tirer sur le bordde la fosse… Ils y sont peut-être encore… comment voulez-vousqu’ils viennent se promener sur votre balcon ?… Vous croyezaux revenants, aux fantômes !…

– Mais non !… mais non !… mais jevous dis que ceux que j’ai vus n’étaient pas morts, qu’ils étaientvivants !…

Raymond, pour la rassurer, crut devoir éclaterde rire.

– Ne riez pas ! ne riez pas !… Jeles ai bien reconnus, allez ! exactement. Ils y étaient tousles trois : la casquette-crâne, le crâne pain desucre et le crâne petite valise !Exactement,exactement !… qu’est-ce qu’ils venaient faire là,pourriez-vous me le dire ?…

Christobal, attiré par le bruit que faisaientles deux jeunes gens, s’amusa de la peur enfantine deMarie-Thérèse. L’oncle François-Gaspard se montra, lui aussi, enbonnet de coton. Sa vue fit rire tout le monde, excepté cependantMarie-Thérèse. Pour la rassurer, le majordome dut faire letour de la maison. Il rentra sans avoir rien vu de suspect.

– Ce sont tous les morts de tantôt qui t’ontmonté la tête, ma pauvre enfant, je te croyais tout de même plussérieuse que cela… dit Christobal.

Elle ne voulut point coucher dans sa chambreet elle en fit préparer une autre à l’autre bout de la villa.Raymond, pendant ce temps, parvenait à lui faire entendre raison.Elle comprenait enfin qu’elle avait été, qu’elle ne pouvaitqu’avoir été troublée par les visions funèbres del’après-midi… et elle fut en fin d’avis que les crânes desmorts ne reviennent pas se promener vivants derrière les fenêtresdes demoiselles.

Elle se trouva même un peu niaise, entraînaRaymond sur le balcon du salon du premier étage pour pouvoir luiconfesser à lui, qui la croyait si sage, si raisonnable, combienelle avait honte d’elle-même.

Ce balcon surplombait la mer dont le flotvenait mourir de ce côté, au pied du mur de la villa. L’immensepaix de l’océan finit par la calmer tout à fait. Alors, posément,elle ôta son bracelet.

– C’est lui, fit-elle, qui peut-êtrem’inquiète. En vérité, avant d’avoir passé à mon poignet cebracelet inconnu, je n’avais jamais été assez sotte pour voir desfantômes derrière mes fenêtres…

Et elle jeta le bracelet dans la mer.

Raymond n’arrêta point son geste.

– Ma foi, dit-il, je ne suis point fâché decette solution !… Je vous offrirai une « alliance »comme tout bon bourgeois de chez nous et, au moins, on saura dechez quel bijoutier elle vient !…

Chacun s’en fut se reposer. La nuit se passasans incident. Mais, vers sept heures du matin, un horrible cri,parti de la chambre occupée par Marie-Thérèse, faisait seprécipiter de ce côté Raymond et les domestiques…

Ils pénétrèrent dans l’appartement.Marie-Thérèse était assise sur son lit, la poitrine haletante, lesyeux hagards. Elle fixait son poignet. Marie-Thérèse venait de seréveiller avec le bracelet Soleil d’or !…

Partie 2
LE PASSÉ VIVANT

L’événement était si extraordinaire queRaymond en fut presque aussi effrayé que Marie-Thérèse. Il netrouvait rien à dire devant l’épouvante de la jeune fille. Ill’avait vue, la veille au soir, jeter le fameux bracelet dans lamer, du haut du balcon et voilà qu’au réveil l’infernal bijoubrillait encore au poignet de sa fiancée !

N’y avait-il pas là de quoi troubler les plussceptiques ?

Il se rappelait, du coup, toutes les fablesdont les deux vieilles leur avaient rebattu les oreilles ; etc’est en vain qu’il essayait de repousser l’idée de la cruellelégende. Celle-ci se dressait entre eux dans toute sa hideur.

Sur ces entrefaites, le marquis etFrançois-Gaspard, attirés par les cris et l’émoi des domestiques,entrèrent dans la chambre. Ils virent les jeunes gens muets eteffarés. Christobal, redoutant quelque catastrophe, demandaprécipitamment des explications qu’on lui donna. Il ne s’agissaitplus de le tromper. On lui dit toute la vérité. Raymond avoua que,sur l’instigation de Marie-Thérèse, il avait endossé laresponsabilité de l’envoi d’un bijou dont il ignorait l’origine, etil raconta comment la jeune fille, avant de s’aller reposer,s’était brutalement délivrée de l’anneau fatal.

Marie-Thérèse tremblait de fièvre. Son père laprit dans ses bras.

Christobal était moins frappé par le récit decette invraisemblable histoire que tourmenté par l’état dans lequelil trouvait sa fille. Il avait toujours vu celle-ci si maîtressed’elle-même dans les circonstances les plus difficiles, qu’uneinsurmontable angoisse l’étreignait à son tour en la sentant sipeureuse devant ce mystère.

Quant à François-Gaspard, il répétait,enchanté au fond de la tournure que prenaient des événementsdestinés à fournir l’un des plus curieux chapitres de son voyagetransatlantique : « Ça n’est pas possible !… Çan’est pas possible ! »

C’était si bien possible que tout s’expliquade la façon la plus simple et même la plus plate.

La petite Coucha rentra du marché.

Elle revenait d’Ancon et se pressait dansl’intention d’aider sa maîtresse dans sa toilette. Elle trouva lamaison sens dessus dessous, et, en haut, dans la chambre deMarie-Thérèse, tout le monde réuni autour du fameuxbracelet-soleil-d’or.

Alors, elle raconta, avec une naïvetéenfantine, qu’en partant, à la première heure, pour le marché, parle chemin de grève, selon sa coutume, elle avait vu quelque chosebriller sur le sable. Elle se baissa et ramassa le lourdbracelet-soleil-d’or, déjà à moitié enfoui. Elle reconnut le bijoupour l’avoir vu la veille, au bras de sa maîtresse, et ne doutapoint que celle-ci l’eût laissé glisser sans s’en apercevoir, duhaut du balcon. Petite Concha, qui aimait sa maîtresse, avait couruavec joie à la chambre de Marie-Thérèse. Celle-ci dormait encore.Elle ne la réveilla point, mais lui remit l’anneau au poignet avecun soin touchant. Et c’était là toute l’histoire qui avait faillifaire basculer les esprits les mieux équilibrés. Un éclat de riregénéral accueillit la fin du récit de Concha qui se sauva, touterougissante, et un peu vexée.

– Nous devenons tous fous ! s’écria lemarquis.

– Ce bracelet nous rendra malades ! fitRaymond. Il faut à toute force nous en débarrasser !…

– Gardez-vous en bien ! il n’aurait qu’àrevenir encore ! et, cette fois, je ne répondrais plus de maraison ! dit Marie-Thérèse qui riait, maintenant, comme lesautres, et même, plus nerveusement que les autres. Savez-vous cequ’il faut faire ? ajouta-t-elle. Il faut nous promener,changer d’air… aller faire un tour dans la montagne, montrer lasierra à Raymond et à M. Ozoux. Nous rentronsaujourd’hui à Lima. Ne rien dire à ma tante Agnès, ni à la vieilleIrène qui nous monteraient encore l’imagination. Avec Raymond,j’irai faire un tour à Callao où vous nous rejoindrez. Là, jeprendrai les dispositions nécessaires et donnerai mes ordres pourque les affaires ne souffrent point de mon absence. Le soir, nousprenons tous le bateau !

– Le bateau pour aller dans lasierra ! s’exclama Christobal.

– Le bateau pour Pacasmayo, cherpère !

– Pacasmayo ! mais nous en sortons !gémit l’oncle. Nous sommes restés au moins quatre heures à cetteescale, en face de cette côte qui n’a rien de bien attrayant.

– Rien de bien attrayant, illustreM. Ozoux ! reprit Marie-Thérèse, vous dites : riende bien attrayant !… Savez-vous où l’on va quand on est àPacasmayo ?… Non, vous ne le savez pas ? eh bien !je vais vous le dire ! on va à Cajamarca !

François-Gaspard porta la main à soncœur : Cajamarca !… l’ancienne Caxamarxa desIncas !

– Vous l’avez dit, Monsieur l’académicien.

– Le rêve de ma vie !

– Eh bien ! nous allons le réaliser, moncher maître… et du même coup, mon cher papa, nous nous informeronsdu nom du mystérieux expéditeur de ce trop mystérieux bijou,puisque le bracelet-soleil-d’or nous est venu de Cajamarcamême.

– Tu as raison, ma fille, approuva Christobal,il faut décidément savoir à quoi s’en tenir sur cette sotteaffaire !

– Et si c’est une plaisanterie d’un de mesamoureux évincés, fit Marie-Thérèse, qui jouait maintenant avec lebracelet, je vous prie de croire qu’il me la paiera son prix !On s’amusera un peu à Lima !

Sur quoi, elle les chassa tous de sa chambre,et appela, pour sa toilette, la petite Concha qui accourut toutjuste pour recevoir une maîtresse gifle, destinée à lui apprendre àréveiller sa maîtresse, le jour où elle retrouverait unbracelet-soleil-d’or sur le sable du rivage. L’enfant,surprise de ce traitement exceptionnel, ne retint pas ses larmes.Alors, la jeune fille la gava de bonbons. Marie-Thérèse ne sereconnaissait plus. Elle eût voulu être calme ; et chacun deses gestes trahissait sa nervosité. Surtout elle ne se pardonnaitpas d’avoir eu peur.

On peut dire en principe qu’au Pérou il n’y apas de routes et que, depuis la construction par les Incas de lavoie pavée qui traversait tout le pays des confins de la Bolivie àla capitale de l’Équateur, et devant laquelle les plus grandstravaux de l’époque gallo-romaine représentent une somme de travailbien insignifiante, les routes actuelles ne sont, en somme, que devéritables sentiers muletiers[9]. D’où lanécessité, quand on veut pénétrer dans l’intérieur du pays, deprendre la mer pour aller chercher sur la Costa l’une deslignes de chemin de fer qui, traversant les Andes, conduisent lesvoyageurs au cœur de la Sierra. Car le Pérou,physiquement, se divise en trois bandes parallèles à la mer, laCosta (la Côte) qui s’élève graduellement depuis le bordde l’Océan jusqu’à une hauteur de 1.500 à 2.000 mètres sur leversant occidental des Andes ; la Sierra, montagneset plateaux, comprenant la région intra-andine dont l’altitudevarie entre 2.000 et 4.000 mètres ; enfin la Montana(région des forêts) qui s’abaisse en longues pentes à l’est de laCordillère, du côté de l’Amazone, avec une altitude décroissante de2.000 à 500 mètres. Entre ces trois zones, tout diffère, aspect,climat et productions.

La Costa est riche ; laSierra offre des vallées riantes et relativementchaudes ; la Montana présente l’aspect d’un véritableocéan de verdure. Le plus curieux de ce curieux pays est lamultiplicité de ses aspects dans un espace relativementrestreint : comme, pour pénétrer dans la Sierra, ilfaut gravir l’une des plus hautes montagnes du monde, et cela, dansdes régions équatoriales, il arrive que l’on passe quelques heuresdans des contrées où les arbres de toutes les latitudes, lesplantes de tous les climats se trouvent réunis et cultivés :le noyer croît à côté du palmier, la betterave tout près de lacanne à sucre ; ici, un verger rempli de pommierssuperbes ; plus loin un groupe de bananiers qui étalentmajestueusement leurs larges feuilles. Dans cette étonnantecontrée, on trouve des propriétaires qui peuvent faire servir àleur hôte, dans le même repas, de la glace ramassée quelques heuresauparavant sur leurs terres, dans la région des neiges, et unlimon doux, fruit essentiellement tropical que l’on vientde cueillir dans ce même jardin.

Ah ! que de notes à prendre pourFrançois-Gaspard ! que de spectacles nouveaux ! qued’enchantements ! et quelles belles pages enperspective !… Raymond et le marquis et Marie-Thérèseelle-même riaient de son zèle d’écolier qui ne veut rien laisserperdre.

Chapitre 1L’OMBRE DU CONQUÉRANT

Ils faillirent le faire devenir fou, une foisqu’ils lui avaient caché son stylo. Enfin l’on s’amusait ; etil paraissait bien que l’on avait tout à fait oublié lebracelet-soleil-d’or, laissé, du reste, à la garde de la tanteAgnès et de la duègne Irène, lesquelles l’avaient, aussitôt aprèsle départ des voyageurs, porté à San Domingo sur l’autel de laVierge, préservatrice des maléfices, conjuratrice desortilèges.

L’arrivée à Pacasmayo avait particulièrementexcité la joie de l’oncle Ozoux. Le débarquement s’opéra sur unénorme radeau, qui, obéissant aux flots de l’éternelle houle,montait à mi-hauteur du pont du paquebot pour redescendre quelquesmètres au-dessous. Pour arriver sur le radeau, il fallait d’abordmonter dans un tonneau que soulevait un palan, ensuite, le tonneauredescendu, rencontrait le radeau et il ne s’agissait plus que debien prendre son temps pour sauter du tonneau sur le radeau.

Marie-Thérèse montra l’exemple et réussitgracieusement cette gymnastique compliquée ; le marquis, quiavait l’habitude, sembla voltiger dans les airs ; Raymond sutmesurer son effort de telle sorte qu’il put descendre de sontonneau les mains dans les poches ; quant à François-Gaspard,son débarquement fut si mal combiné que, le tonneau rencontrantbrutalement le radeau dans la seconde que le professeur rêvait àautre chose, le malheureux membre de l’Institut (section desInscriptions et Belles-Lettres) en jaillit comme d’une boîte àressorts. Inutile de dire qu’en arrivant au rivage, le bon oncle,qui était encore dans l’exaltation littéraire de cet exceptionneldébarquement et qui ne s’était nullement préparé au chocinévitable, roula du radeau sur le sable où la dernière vague de la« barre » vint le tremper comme un barbet. Il dut sedévêtir à moitié, et se sécher au soleil avant de continuer unvoyage commencé sous d’aussi heureux auspices.

Ce ne fut que le lendemain matin que lesvoyageurs quittèrent Pacasmayo sans qu’il leur fût survenu riend’autre qui pût retenir leur attention.

Cependant Raymond dut remarquer la coïncidencequi réunissait à leur petite troupe un certain gentleman de mine unpeu cuivrée qui, s’il n’avait été vêtu d’un complet à la dernièremode, eût pu facilement passer pour un de ces types de la raceindienne de Trujillo dont Huascar était certainement le plussuperbe représentant. Cependant le voyageur portait le costume avecaisance et, en cours de route, s’était montré fort civilisé,notamment à l’égard de Marie-Thérèse à laquelle il avait eul’occasion de rendre de ces services qui sont dus, en voyage, à unefemme, même quand vous ne lui avez pas été présenté. L’hommes’était embarqué en même temps qu’eux à Callao, avait débarqué surle même radeau, avait couché dans la même auberge à Pacasmayo et,le lendemain, prenait le même train pour Cajamarca.

Le spectacle de la traversée de la premièreCordillère des Andes était si « captivant » que nul nes’aperçut tout d’abord que l’homme s’était glissé jusque dans lecompartiment du marquis et de ses compagnons. Mais il sut serappeler à l’attention de ceux-ci et d’une façon si inattendue queles voyageurs, sans trop se rendre compte de ce qui se passait oude ce qu’ils ressentaient, en conçurent immédiatement une gêneinsupportable.

On avait jusqu’alors admiré le paysage et lesdifférentes transformations d’une nature multiple ; on venaitd’entrer dans les défilés les plus sauvages qui se peuvent imaginerquand l’inconnu prononça d’une voix grave :

– Vous voyez ce cirque, senores,c’est là que Pizarre a envoyé ses premiers messagers au dernier roides Incas !

Tous avaient tourné la tête. L’inconnu nesemblait voir personne. Debout sur la plateforme, les bras croisés,ses yeux ne quittaient point ces rochers au pied desquels le plusgrand aventurier de la terre s’était arrêté avant de conquérir unempire.

– Mon aïeul en était ! s’écria lemarquis.

L’inconnu ne regarda même pas soninterlocuteur, mais il prononça d’une voix si bizarre cettephrase : « Nous le savons ! Nous lesavons ! » que Christobal et les autres se demandèrent àquel original ils avaient affaire. Sa majestueuse immobilité nelaissa point que de les inquiéter.

Enfin, l’autre reprit, après unsilence :

– Oui, nous n’avons pas oublié qu’il y avaitun Christobal de la Torre avec les Pizarre ! Monsieur leMarquis, nous connaissons notre histoire. Lorsque Pizarre, descendude la colonie espagnole de Panama, dans la prescience qu’iltrouverait au-delà de l’Équateur un empire fabuleux plus riche quecelui que Cortès venait de donner à Charles-Quint…, lorsquePizarre, après mille dangers, et dénué de toutes ressources, se vitsur le point d’être abandonné de tous, il tira son épée et traçaune ligne sur le sable, de l’est à l’ouest. Se tournant ensuitevers le sud : « Amis et camarades, dit-il, de ce côtésont les fatigues, la faim, la nudité, les pluies torrentielles,l’abandon et la mort ; de l’autre, le bien-être et lamédiocrité. Mais aussi au sud, c’est le Pérou et ses richesses,c’est la gloire, c’est l’immortalité ! Choisissez donc chacunce qui convient le mieux à un brave Castillan. Pour moi, je vais ausud ! » Disant ces mots, il enjamba par-dessus la ligne.Il fut suivi du brave pilote Ruiz ; puis par Pedro de Candia,cavalier né, comme le dit son nom, dans une des îles de la Grèce.Onze autres traversèrent successivement la ligne, montrant ainsileur volonté de partager la bonne et la mauvaise fortune de leurchef. Parmi ces onze-là, il y eut un Juan-Christobal de la Torre,nous le savons ! Señor… nous le savons !…

– Mais qui donc êtes-vous, Monsieur ?demanda brutalement le marquis que les airs de l’inconnu, bien quecelui-ci ne se départît point de la plus extrême politesse,commençaient à exaspérer.

L’autre sembla n’avoir pas entendu. Ilcontinua, comme s’il rendait hommage aux hauts faits del’ancêtre :

– N’est-ce pas, messieurs, n’est-ce pas,señorita, qu’il y a quelque chose de frappant pourl’imagination dans le spectacle de ce petit nombre de braves, seconsacrant ainsi à une entreprise audacieuse qui semblait autantau-dessus de leurs forces qu’aucune de celles que racontent lesannales de la chevalerie errante ? Une poignée d’hommes,messieurs ! sans nourriture, sans habits, presque sans armes,étaient laissés sur un roc solitaire avec le dessein avouéd’accomplir une croisade contre l’un des plus puissants empires quiaient jamais existé et ils n’hésitaient point cependant pour cela àmettre leur vie en enjeu.

Et parmi ces hommes, il y avait un Christobalde la Torre… Monsieur le Marquis, permettez-moi de vous fairetoutes mes félicitations ! et aussi de vous présenter :votre serviteur Huagna Capac Runtu, premier commis à la banquefranco-belge de Lima. Nous pouvons voyager de compagnie, Monsieurle Marquis, car nous sommes de noble race tous les deux. Moi, jesuis de race royale. Huagna Capac, roi inca, qui n’avait que seizeans lorsqu’il succéda à son père, eut pour femme légitime PillanHuaco dont il n’eut pas d’enfant. Il épousa en secondes noces deuxautres femmes légitimes, Rava-Bello et sa cousine Mama Runtu. Jesuis un descendant de ce Huagna Capac et de cette MamaRuntu !

– Votre administration vous a donc donné uncongé ? demanda, avec une certaine insolence, le marquis.

Un sombre éclair passa dans les yeux de HuagnaCapac Runtu.

– Oui, dit-il, d’une voix sourde, monadministration m’a donné congé pour la fête del’Interaymi !…

Raymond ne put s’empêcher de tressaillir enréentendant ce mot qui avait été si souvent prononcé à l’occasiondu bracelet-soleil-d’or. Il regarda Marie-Thérèse quiétait plutôt inquiète de la tournure que prenait la conversationentre son père et ce singulier voyageur. Elle se rappelaitparfaitement maintenant avoir aperçu l’individu dans les bureaux dela banque franco-belge et elle avait eu affaire à lui plusieursfois à Callao, dans son établissement même, pour des règlements decompte à propos du guano phosphaté à destination d’Anvers. Il luiavait paru alors le plus insignifiant des commis de banque et ilétait passé près d’elle en laissant une image bien effacée dans samémoire. Ce n’était qu’à cette heure où ce pseudo-Péruviens’avouait orgueilleusement, dans son complet veston, comme un purIndien quichua, qu’elle découvrait en lui les marques de la race deTrujillo et l’allure générale qui en faisait un frère de Huascar.Elle savait par expérience combien cette sorte d’indigène estsusceptible et elle craignait que l’imprudent marquis ne déchaînâtune tempête, peut-être sans s’en douter. Elle intervintaimablement :

– La fête de l’Interaymi, mais c’estvotre grande fête à vous, nobles Indiens ! Est-ce qu’elle seraparticulièrement célébrée à Cajamarca ? demanda-t-elle.

– Cette année ! fit l’autre, elle seraparticulièrement célébrée dans les Andes entières !…

– Et vous n’y admettez point deprofanes ?… je serais si curieuse d’assister à cette fête donton parle tant !… On en dit tant de choses ! tant dechoses !…

– Des niaiseries, señorita, des niaiseries,croyez-le, reprit l’autre redevenu tout à fait petit garçon devantla noble Péruvienne. Et, souriant d’un bizarre sourire quidécouvrit des dents éclatantes, une mâchoire qui parut féroce àRaymond, il ajouta en zézayant légèrement d’une voix molle etlasse :

– Je sais ! on parle desacrifices !… mais c’est là des contes de bonnes femmes… Àl’Interaymi, des sacrifices humains !… maisregardez-moi avec mon complet veston de chez Zarate si j’ai l’airde me rendre à une boucherie sacrée ! Non !… quelquesrites qui nous rappellent notre splendeur passée, quelquesinvocations au Dieu du jour et un pieux souvenir à notre dernierroi, à ce malheureux Atahualpa, notre martyr à nous ! et c’esttout, croyez-le bien !… et je reviendrai bien tranquillementvous présenter les traites de la maison franco-belge, à laCalle de Lima, à la fin du mois prochain,señorita !…

Raymond se trouva tout à fait rassuré par lesdernières paroles de l’homme. Un sourire de Marie-Thérèse et unegrimace de François-Gaspard (de nouveau désorienté par le prosaïsmede ce descendant des Incas, commis de banque) chassèrent lesdernières vilaines pensées surgies à nouveau dans la cervelle desvoyageurs au nom de l’Interaymi.

Raymond regarda le paysage qui devenait deplus en plus sombre. Le train glissait au fond d’un gouffre, entredeux parois d’une hauteur vertigineuse. Tout là-haut, dans unebande de ciel éclatante, des condors aux ailes immenses éployéesdécrivaient des cercles lourds.

– Et c’est par des chemins pareils que Pizarreest venu à la conquête des Incas ! s’exclama Raymond, maiscomment, avec sa petite troupe, n’a-t-il pas été écrasé ?

– Mon cher Monsieur, ricana lugubrement lecommis de banque, il n’a pas été écrasé parce qu’il venait enami !

– Tout de même on ne s’empare pas« comme cela » d’un empire. Quand ils ont marché surCajamarca, combien Pizarre et ses compagnons étaient-ils ?

– Ils avaient reçu du renfort, fit le marquisen frisant sa moustache, ils étaient centsoixante-dix-sept !

– Moins neuf, rectifia le completveston.

– Ce qui fait : cent soixante-dix-septmoins neuf égale : cent soixante-huit ! si je ne metrompe, inscrivit François-Gaspard sur son éternel carnet.

– Pourquoi moins neuf ? demandaMarie-Thérèse.

– Parce que, Mademoiselle, répliqua ledescendant de Mama Runtu, qui semblait connaître l’histoire de laconquête de la Nouvelle-Espagne mieux que les descendants desEspagnols eux-mêmes, parce que Pizarre refit, pour ces nouveauxcompagnons, ce qu’il avait déjà fait pour les anciens. Il ne leurdissimula pas la difficulté de la tâche et leur donna une foisencore à choisir.

« Pizarre s’était arrêté au milieu desmontagnes pour donner du repos à sa troupe et en faire uneinspection plus complète. Oh ! vous avez lieu d’être fiers,Messieurs ! Leur nombre était bien alors, en tout, de centsoixante-dix-sept hommes, dont soixante-sept cavaliers. Il n’avaitdans toute sa compagnie que trois arquebusiers et quelquesarbalétriers n’excédant pas ensemble le nombre de vingt. Etc’est dans cet équipage que Pizarre se portait au-devant d’unepremière armée de cinquante mille hommes ! et contre un peuplede plus de vingt millions d’habitants, car le Pérou, sous lesIncas, comprenait à la fois ce que nous appelons maintenantl’Équateur, le Pérou, la Bolivie et le Chili ! C’est alors,Messieurs, qu’il trouva que ses soldats étaient encore tropnombreux. Il avait remarqué avec inquiétude qu’il s’en trouvaitquelques-uns dont le visage était assombri et qui étaient loin demarcher avec leur entrain ordinaire. Il sentait que, si cettedisposition devenait contagieuse, ce serait la ruine del’entreprise, et il jugea qu’il valait mieux retrancher, d’unefois, la partie gangrenée que d’attendre que le mal eût gagné lamasse entière. Ayant ramassé ses hommes, il leur dit que leursaffaires étaient arrivées à une crise qui exigeait tout leurcourage. Nul ne pouvait songer à poursuivre l’expédition s’il avaitle moindre doute du succès. Si quelques-uns se repentaient d’yavoir pris part il n’était pas trop tard pour s’en retirer. Ceux-làn’avaient qu’à retourner au bord de l’Océan, à San Miguel où ilavait déjà laissé quelques compagnons. Avec ceux qui voudraientpartager les chances de sa fortune, qu’ils fussent peu ou beaucoup,il poursuivrait l’aventure jusqu’au bout. Alors, il s’en retiraneuf ! quatre appartenaient à l’infanterie et cinq à lacavalerie. Les autres acclamèrent leur général…

– Obéissant à la voix de celui qui servaitPizarre comme un second frère, s’écria le marquis, à la voix de monaïeul Christobal de la Torre !

– Nous le savons ! nous lesavons ! répéta encore, avec son inquiétante ironie, lesingulier commis de la banque franco-belge.

– Et pourrions-nous savoir pourquoi vous nousracontez toutes ces belles choses ? interrogea le marquis, surun ton d’une grande hauteur.

– Pour vous prouver, senor, que lesvaincus savent l’histoire de leur pays mieux encore queles vainqueurs !… répliqua l’autre du tac au tac et avec uneemphase un peu ridicule pour un homme qui portait si bien le vestonde la maison Zarate et Cie « (la meilleure maisonde confection du paseo de amancæs).

– Mon Dieu ! que c’est beau !s’écria soudain Marie-Thérèse qui enrayait encore une discussion enrejetant l’attention des voyageurs sur le paysage.

Chapitre 2UN COLLOQUE DANS LA NUIT NOIRE

À ce moment, le train traversait un pont d’oùl’on pouvait apercevoir un panorama d’une splendeur sans égale. Enface, s’élevait la chaîne prodigieuse des Andes, rocs entassés surrocs, – plus bas, par une fissure de la montagne, on avait uneéchappée sur des forêts toujours vertes, entremêlées çà et là deterrasses cultivées en jardins, chacune avec sa chaumière rustiquesuspendue à ses flancs hérissés, et, pour peu que le regards’élevât, on apercevait la crête neigeuse des monts étincelantsdans le soleil, spectacle présentant à la fois un chaos si sauvagede magnificence et de beauté qu’aucun autre paysage de montagnen’en peut offrir un semblable.

Mais cela était plus terrible encore que beauet les abîmes que le train franchissait à chaque instant donnaientle frisson à Marie-Thérèse qui, appuyée au bras de Raymond, etsongeant à l’audace folle des conquistadors se prit àmurmurer : « Et voilà cependant ce rempart qui n’a puarrêter les soldats de Pizarre ! »

Malheureusement, ces paroles furent entenduesde l’étranger qui répondit, cette fois, d’une voix nettementhostile :

– N’est-ce pas que nous aurions pu lesécraser ?…

Sur quoi le marquis fut tout de suite, par unpetit bond, vers le descendant Quichua des rois Incas. Il se haussasur la pointe des pieds et lui détacha une petite tape méprisantesur l’épaule :

– Pourquoi donc ne l’avez-vous pasfait, señor ?

– Parce que nous, nous ne trahissonspas !

Raymond n’eut que le temps de saisir à lataille et d’emprisonner de ses bras puissants le tumultueux marquisqui était déjà parti en bolide contre l’insolent Indien.

Dans cette position, Christobal se débattaitcomme un petit diable et était parfaitement ridicule. Quelquesparoles de Marie-Thérèse réussirent cependant à le calmer presqueinstantanément. La jeune fille, qui connaissait l’orgueil de sonpère, lui fit comprendre, à mi-voix, combien il s’abaissait, lui,marquis de la Torre, en discutant avec un petit commis de banquefranco-belge.

– Tu as raison, déclara Christobal enreprenant pied et en jetant à son interlocuteur qui n’avait pasbougé un regard d’une insolence telle, que Huagna Capac Runtu enpâlit. L’Indien n’avait pas été non plus sans comprendre le sens del’observation de Marie-Thérèse et les choses allaient peut-êtreencore se gâter quand le train s’arrêta. La ligne, qui était alorsen construction, n’allait pas plus loin. Il restait une quarantainede kilomètres pour se rendre à Cajamarca et ces derniers kilomètresdevaient être faits à dos de mules, car on se trouvait alors enpleine montagne, en pleins défilés.

Les voyageurs du reste goûtèrent lepittoresque du campement où ils allaient passer la nuit. On avaitaccroché aux flancs des monts quelques baraques en planches danslesquelles logeaient pêle-mêle les ouvriers. La cantines’accompagnait d’une douzaine de tentes assez confortables oùs’installaient les voyageurs qui ne devaient partir pour Cajamarcaque le lendemain matin. Une trentaine de mules paissaient sur lesol, l’herbe rare, en liberté. Les éternels galinazoscontinuaient de décrire leurs larges cercles dans le cielempourpré. Le dîner servi au bord d’un abîme d’où montait lamusique tumultueuse d’un torrent fut très gai. Le commis de banqueavait disparu. Marie-Thérèse le retrouva soudain auprès de satente, le soir venu. Il la saluait bien humblement et lui demandaitpardon de l’incident du train. Il ne croyait pas, disait-il, qu’enremontant à une aussi vieille histoire, il serait désagréable à« Monsieur le Marquis » qu’il respectait infiniment.Enfin, il savait que le marquis était au mieux avec le directeur dela banque franco-belge et il espérait que cette affaire n’auraitpas de suite.

La jeune fille le rassura en dissimulant uneforte envie de rire. Le farouche descendant des Incas avait peur deperdre sa place.

Quand il se fut éloigné, elle alla toutraconter à son père et à Raymond, qui s’en amusèrent beaucoup. Puischacun s’en fut se coucher, excepté cependant l’oncle Ozoux quipassa une grande partie de la nuit à mettre ses notes en ordre et àécrire une longue lettre à son grand journal du soir, lettre danslaquelle il annonçait qu’il refaisait toute la conquête du Pérouavec Pizarre et avec un Indien descendant des rois Incas. Ildépeignait cet Indien sons les traits et sous l’aspect le plusglorieusement sauvages, lui mettait des plumes dans les cheveux etoubliait naturellement de dire qu’il s’habillait dans une maison deconfection de Lima.

Marie-Thérèse eut comme toutes les nuits,depuis l’apparition sur son balcon du crâne-pain-de-sucre,de la casquette-crâne, et du crâne-petite-valise,un sommeil assez agité.

Elle se tournait et retournait sur son lit decamp sans parvenir à trouver le repos dont elle avait grandbesoin.

Soudain, elle se dressa sur sa couche,l’oreille aux aguets. Il lui avait semblé entendre dehors, toutprès de sa tente, une voix dont elle connaissait bien l’accent.

Elle se glissa sans faire de bruit jusqu’à laporte de toile de sa chambre improvisée et, la soulevant d’undoigt, elle put voir dehors ce qui se passait. Deux ombress’éloignaient sous la lune.

Elle reconnut tout de suite le commis de labanque franco-belge, mais elle hésita devant l’autre dont ellen’apercevait pas le visage. Enfin, les deux ombres s’étantarrêtées, se retournèrent du côté de la tente qu’ils montrèrent dela main, et Marie-Thérèse, cette fois, ne put retenir un nom :« Huascar ! »

Qu’est-ce que Huascar faisait là ? Etpourquoi ce colloque dans la nuit, en face de sa tente, avec cesingulier Huagna Capac Runtu ? Pourquoi désignaient-ilsl’endroit où elle reposait ? Qu’est-ce que tout celasignifiait ?… Les deux ombres avaient repris leur marche. Lapaix de la nuit fut alors troublée du hennissement d’un cheval. Etla jeune fille aperçut le cheval, qui, attaché à un piquet,piaffait d’impatience. Huascar était déjà en selle pendant que lecommis de banque détachait la bête tout en continuant lamystérieuse conversation et en désignant encore de temps à autre latente de Marie-Thérèse. Enfin le cavalier glissa derrière lestentes et le commis disparut en même temps que lui. Tout redevintcalme et le petit plateau où les voyageurs campaient restadésert.

Chapitre 3HUASCAR SE MONTRE CRUELLE HANTISE ?

Marie-Thérèse ne put refermer les yeux de lanuit. Cette inattendue réapparition de Huascar lui donnait àréfléchir et n’était point faite pour calmer l’inquiétude qui étaitmaintenant latente, tout au fond d’elle-même, bien qu’elle s’endéfendît et qu’elle se l’avouât à peine, ayant honte de ce qu’elleappelait sa pusillanimité.

Avait-elle quelque chose à craindre deHuascar ? Elle ne pouvait l’admettre. Elle se rendaitparfaitement compte que l’Indien l’aimait, mais comme un chienfidèle, et elle eût juré qu’elle pouvait compter sur son dévouementdans le cas où elle eût couru quelque danger.

Et cependant ! Et cependant !… Etcependant quoi ? de quel danger s’agissait-il donc ? Elleavait envie de se battre ! Elle se trouvait plus sotte que lesvieilles dames là-bas, qui vivaient au fond de leurs vieuxsouvenirs, au milieu de leurs vieux meubles avec leurs stupideshistoires. Elle résolut de ne point parler de ce qu’elle avait vucette nuit-là ni à Raymond ni à son père. Elle ne voulait paspasser pour une petite fille qui a peur, la nuit, des ombres qui sepromènent sous la lune.

Mais elle se dit qu’à la prochaine occasionelle questionnerait très catégoriquement Huagna Capac Runtu.

Cette occasion se présenta dès le début del’étape du lendemain.

Tous les voyageurs s’étaient mis en route surleur mule. Le petit groupe de Marie-Thérèse, du marquis, de Raymondet de Ozoux était en tête. François-Gaspard, qui s’était mis toutd’abord allègrement en selle, voulut en descendre quand le cheminlui parut trop dangereux. Sur sa mule, il lui semblait qu’il étaitdix fois plus haut, au-dessus des précipices, que s’il avait été àpied, et, par instants, il eût voulu, pour plus de sûreté, sehisser sur le chemin, à quatre pattes. Sa bête, accrochée au flancdu roc, lui donnait des terreurs folles. Il craignait qu’elle neglissât à chaque instant. N’y pouvant plus tenir, il s’arrêta, etcomme, dans l’instant, on ne pouvait passer deux de front, ilarrêta du coup derrière lui toute la caravane.

Le pis est, qu’en voulant descendre, il avaitdes gestes maladroits qui tendaient à faire perdre l’équilibre à samonture. On lui cria de rester tranquille. Il répondit qu’ilvoulait bien ne pas descendre, mais qu’il ne ferait plus un pas. Laposition était des plus ridicules.

C’est sur ces entrefaites que le commis debanque, descendant de sa propre mule et se glissant entre la paroiet les bêtes, parvint jusqu’à la mule de François-Gaspard dont ilprit la bride et à laquelle il fit, avec une grande adresse,franchir le passage difficile, malgré les gesticulations del’oncle. Raymond, le marquis et Marie-Thérèse durent le remercier.Marie-Thérèse se trouva mule à mule près de lui.

– Bonjour, señor Huagna CapacRuntu ! fit-elle avec un sourire engageant.

– Eh ! señorita, laissons tousces noms illustres qui sont morts avec mes ancêtres ; je n’aiplus droit aujourd’hui qu’à celui sous lequel on me connaît dans labanque. Je m’appelle Oviedo… comme tout le monde.

– Ah ! Je me rappelle maintenant… oui,oui, je vous ai aperçu aux fins de mois. Oviedo de la banquefranco-belge… Eh bien ! señor Oviedo, pourriez-vousme dire ce que vous faisiez cette nuit, tout près de ma tente, avecmon ancien employé Huascar ?

Oviedo Huagna Capac Runtu ne broncha pas. Maissa mule eut un léger mouvement. Il la retint d’une main ferme.

– Ah ! vous avez vu Huascar, il estarrivé en pleine nuit à l’étape et m’a fait réveiller. C’est unvieil ami. Il savait que je me rendais à Cajamarca et, comme il s’yrendait lui-même, il n’a pas voulu passer sans me serrer la main.Nous nous sommes, en effet, tenus un moment auprès de votre tente.Quand il a su que vous étiez là (c’est moi qui le lui ai dit) ilm’a recommandé de veiller sur vous… et il est reparti aussitôt.

– En quoi ai-je besoin que quelqu’un veillesur moi ? demanda Marie-Thérèse. Est-ce que je cours quelquedanger ?

– Aucun. Mais vous courez le danger auquelchacun est exposé ici ! Ces défilés sont dangereux. Une mulepeut faire un faux pas. Ça s’est vu. Une selle mal attachée peuttourner… et c’est la mort ! Voilà ce que voulait dire Huascaret voilà pourquoi j’ai choisi moi-même votre mule, ce matin, etpourquoi j’ai sanglé moi-même votre selle.

– Merci, Monsieur, dit-elle d’un ton assezsec, car elle était très agacée.

François-Gaspard la rejoignit alors. Il avaitretrouvé son sang-froid, car la route était maintenant plus large.Il parla avec désinvolture de ce chemin de sauvage et se défenditd’avoir eu peur.

– Tout de même, ajouta-t-il, je me demandecomment Pizarre a pu passer par ici avec sa petite armée !

Marie-Thérèse jeta à l’académicien un coupd’œil qui l’eût certainement fait basculer dans l’abîme si l’autrel’avait surpris. Mais François-Gaspard commettait les gaffes avecsérénité et remettait la conversation sur le terrain quil’intéressait, tant brûlant fût-il.

– Oui, c’est bien incroyable, répliqua lecommis. Moi, voyez-vous, cela m’a amusé d’étudier la question.Parfois, le chemin était si raide que, dans plusieurs endroits, lescavaliers furent obligés de mettre pied à terre et de conduireleurs chevaux par la bride en grimpant comme ils pouvaient. Un fauxpas pouvait les précipiter à des milliers de pieds. Les défilés dela Sierra praticables à l’Indien demi-nu, étaient formidables pourl’homme d’armes chargé de sa panoplie. Tous ces passages évidemmentprésentaient des points de défense et les Espagnols, lorsqu’ilsentraient dans ces défilés entourés de roches, devaient chercherd’un regard inquiet, l’ennemi.

– Mais que faisait donc l’ennemi, pendant cetemps-là ? interrogea Raymond qui s’approchait à son tour.

– L’ennemi ne faisait rien, señor…l’ennemi derrière la montagne attendait la visite desEspagnols… Il y avait eu échange de messages d’où il résultait quel’on devait se rencontrer en amis…

– Pardon, Monsieur le commis de la banquefranco-belge, fit la voix du marquis… voulez-vous me permettre unepetite observation ? une question ?… Croyez-vous que sivotre roi Atahualpa avait pu imaginer une seconde que ses cinquantemille hommes ne pourraient le défendre contre cent cinquanteEspagnols, il aurait attendu sous sa tente Pizarre et sescompagnons ? Il n’a point marché contre eux parce qu’ilméprisait leur faiblesse… tout simplement ! Et il a eu tort,Monsieur Runtu !

L’Indien s’inclina humblement sur saselle.

– Oui, Monsieur le Marquis, il a eu tort.

Et se relevant cependant que son doigtmontrait un point extrême des roches tout là-haut, dans le lointainazur.

– Il aurait dû apparaître dans ces défiléscomme ce cavalier au-dessus de nos têtes, et il ne serait rienresté de la folle entreprise ; et le Soleil notre Dieurégnerait encore sur l’Empire des Incas !

Ce disant, le commis de la banque franco-belgesemblait avoir grandi sur sa selle. Son geste romantique embrassaitle colossal massif des Andes qui semblait être là pour servir depiédestal à l’Indien de là-haut qui, sur son cheval, ne bougeaitpas plus qu’une statue de bronze. Il regardait passer la caravaneau-dessous de lui.

– Huascar ! s’écria Marie-Thérèse…

Et tous, en effet, reconnurent Huascar. Etjusqu’au moment où ils sortirent de la première chaîne des Andes,tantôt devant, tantôt derrière, toujours immobile pendant qu’ilspassaient, toujours au-dessus d’eux, comme une protection ou commeune menace, ils devaient l’apercevoir. Sa haute silhouette équestrene cessait de les dominer et de les hanter.

Les voyageurs passèrent encore une nuit sousla tente et le lendemain ils arrivèrent en vue de la vallée deCajamarca, qu’ils découvrirent émaillée de toutes les beautés de lanature. Elle se déroulait comme un tapis de verdure riche et varié,offrant un contraste frappant avec la sombre forme des Andes quil’entourait. Telle apparut cette vallée heureuse aux yeux éblouisdes soldats de Pizarre ! Elle était au temps duconquistador habitée par une population supérieure àtoutes celles que les Espagnols avaient rencontrées de l’autre côtédes montagnes, comme le témoignaient le goût de leurs vêtements, lapropreté et le confort que présentaient visiblement les personneset les habitations[10].

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, laplaine offrait l’apparence d’une culture soignée et prospère. Àtravers les prairies coulait une large rivière, qui facilitait uneirrigation abondante au moyen des canaux et des aqueducssouterrains. Le pays, entrecoupé de haies verdoyantes, étaitbigarré de cultures diverses ; car le sol était riche, et leclimat, s’il était moins puissant que celui des régions brûlantesde la côte, favorisait davantage les productions vigoureuses deslatitudes tempérées. Au-dessous des aventuriers s’étendait lapetite ville de Cajamarca avec ses maisons blanches brillant ausoleil, semblable à une pierre précieuse étincelante sur la sombrelisière de la Sierra.

Environ une lieue plus loin dans la vallée,Pizarre avait pu voir des colonnes de vapeur s’élevant vers le cielet indiquant la place des fameux bains chauds, très fréquentés parles princes péruviens.

Là aussi s’était offert un spectacle moinsagréable aux yeux des soldats de Pizarre. Ils aperçurent sur lapente des hauteurs un nuage blanc de pavillons qui couvraient laterre, aussi pressés que des flocons de neige, dans un espace quiparaissait de plusieurs milles[11].« Nous fûmes tous remplis d’étonnement », s’écrie un desconquérants, « de voir les Indiens occupant une si fièreposition, un si grand nombre de tentes mieux disposées qu’il nes’en était jamais vu aux Indes. Ce spectacle jeta une sorte deconfusion et même de crainte dans les cœurs les plus fermes. Maisil était trop tard pour revenir sur ses pas ou pour laisserparaître le moindre signe de faiblesse. Ainsi donc, faisant aussibonne contenance que possible, après avoir froidement reconnu leterrain, nous nous préparâmes à entrer dans Caxamarxa. »

Tout brûlant de ces souvenirs merveilleux ettout exalté de se trouver sur un coin de terre où s’était dérouléela plus incroyable aventure du monde, François-Gaspard, debout surses étriers, ne cessait de saluer en termes enthousiastes laCajamarca de ses rêves ! Instruit par Oviedo Runtu, ildésignait l’endroit où attendaient Atahualpa et ses cinquante milleguerriers. Cette armée prodigieuse dans ce pays d’Amérique queChristophe Colomb avait découvert seulement une quarantained’années avant que Pizarre entreprît sa folle conquête, cette arméeformidable ne faisait pas peur à François-Gaspard qui, lui aussi,semblait un conquistador et qui n’était pas loin de seprendre pour un héros de l’antique histoire, et qui s’écria :« En avant ! »

On ne dit pas quels furent les sentiments dumonarque péruvien lorsqu’il vit la cavalcade belliqueuse deschrétiens avec ses bannières flottantes et ses armures étincelantesaux rayons du soleil couchant, déboucher des sombres profondeurs dela Sierra et s’avancer dans un appareil hostile sur les beauxdomaines qui, à cette époque, n’avaient encore été foulés que parle pied de l’homme rouge, mais quand les voyageurs virent partir àfond de train François-Gaspard emporté par sa mule emballée, ce futdans toute la troupe un immense éclat de rire. Excitées par cesrires et par les cris de joie, toutes les autres mules suivirent,qui au grand trot, qui au galop. Le tumulte qui accourait derrièreelle ne faisait qu’exciter la monture du malheureux académicien, sibien que le dénouement prévu de cette chevauchée ne se fit guèreattendre.

La mule culbuta et l’oncle fut projeté lesjambes en l’air à quelques pas de là. On se précipita. Onl’entoura, il était déjà debout. Nullement marri, il paraissait aucontraire enchanté.

– Mesdames et Messieurs, s’écria-t-il, c’estainsi que Pizarre a gagné sa première bataille !

Et il expliqua à Marie-Thérèse et à Raymond,amusés, qu’en effet, lors d’une première rencontre que l’aventurierespagnol avait eue avec les Incas, quelque temps après sondébarquement, avant son passage des Andes, il était sur le point,lui et sa petite troupe, d’être anéanti par une troupe plus fortequand l’un de ses cavaliers fut désarçonné. Or, les Incas, quiignoraient le cheval et par conséquent l’art de l’équitation,furent tellement stupéfaits de voir se séparer en deux cetanimal extraordinaire (cheval et cavalier) qu’ils avaient crujusqu’alors « ne faire qu’un », qu’ils abandonnèrent leterrain en poussant des cris d’aliénés. Personne, naturellement, necrut François-Gaspard qui, cependant, rapportait l’exacte vérité.Mais toute cette histoire de la conquête du Pérou est sifantastique qu’il faut pardonner aux incrédules qui n’ont pas lules textes très authentiques, sortis des Archives de Madrid, dontFrançois-Gaspard Ozoux avait eu soin de prendre copie avant des’embarquer avec son neveu pour une nouvelle découverte del’Amérique. On riait encore de l’aventure quand on arriva sous lesmurs de Cajamarca.

Chapitre 4UN CADEAU D’ATAHUALPA

Ils pénétrèrent dans la ville vers le soir etce qui frappa d’abord tous les voyageurs fut le grand nombre desIndiens qu’ils rencontrèrent dans les rues et aussi leursilence.

Cajamarca compte à l’ordinaire douze à treizemille habitants ; ce soir-là, elle en abritait certainement ledouble. Du reste, la caravane avait rencontré en cours de route delongues files d’Indiens qui, toutes, par les routes venant de laCosta, ou de la Montana, se dirigeaient vers laCité sainte, car Cajamarca est l’une des plus sacrées qui soientpour les indigènes. On peut dire d’elle qu’elle est la nécropoledes Incas et l’on ne peut faire un pas dans ses rues ou sur sesplaces publiques sans retrouver nombre de souvenirs de l’antiquesplendeur de l’Empire disparu.

Il était facile de voir, à l’allure desquichuas rencontrés sur ces pavés historiques, que tout ce peuples’était rendu là dans une pieuse pensée de pèlerinage. Et les plusétonnés ne furent point les voyageurs, mais les habitants de laville eux-mêmes qui ne se souvenaient point d’une pareilleinvasion. Jusqu’alors, de mémoire d’homme vivant, la fête del’Interaymi n’avait visiblement remué aucune foule ;même pour la grande solennité décennale, l’Indien disparaissaitplutôt qu’il n’apparaissait.

Que signifiait au juste tout cemouvement ? Les autorités étaient assez inquiètes, maisn’avaient aucune raison d’intervenir. Les quelques troupes dont ondisposait alors à Cajamarca et qui étaient venues dans cette villepour parer à toute éventualité depuis que Garcia avait brandi àl’autre extrémité du Pérou l’étendard de la révolte en faisantappel au fanatisme des Indiens, avaient été consignées.

Les portes des huit églises étaient gardéesmilitairement dans la crainte de surprise, car chacun de cesmonuments pouvait facilement être transformé en forteresse. Enfin,le reste de la force publique se trouvait réuni sur la placecentrale non loin des restes du palais où se trouve la fameusepierre sur laquelle avait été brûlé Atahualpa, le dernier roiInca.

C’était là le centre de toute cette muettemanifestation, le but des longs voyages d’Indiens à travers lamontagne. Du moins était-ce là, – cette visite à cette pierre, – leprétexte religieux qui semblait les avoir poussés vers Cajamarca enun si grand nombre.

Le marquis, stupéfait, rappelait avecinquiétude que la grande révolte indigène de 1818 avait étéprécédée de manifestations semblables. Est-ce que vraiment lesfêtes de l’Interaymi qui devaient commencer le lendemainet durer quinze jours allaient être le signal d’un de cesmouvements populaires que les gouvernements péruviens croyaientdepuis longtemps n’avoir plus à redouter ?

Dans le moment que Christobal se posait cettequestion, il s’arrêta tout net devant une bâtisse dont l’enseigneannonçait le bureau de poste. Et il mit pied à terre, tout desuite. Raymond et Marie-Thérèse échangèrent un sourire. On allaitenfin savoir quel était le nom du facétieux expéditeur dubracelet-soleil-d’or.

Et ils arrêtèrent leur mule, attendant leretour du marquis avec une indifférence qui était peut-être un peuaffectée.

Au bout de dix minutes, le marquis ressortaitdu bureau de poste.

– J’ai le nom et l’adresse, dit-il, d’un airassez préoccupé.

– Et comment s’appelle notre expéditeur ?demanda Marie-Thérèse.

– Il s’appelle Atahualpa !répliqua le marquis en remontant sur sa mule.

– C’est la plaisanterie qui continue !répliqua Marie-Thérèse, la voix légèrement changée.

– Je le crois, fit Christobal, j’ai parlé àl’employé qui a reçu le colis postal et qui n’a pas de peine à serappeler la physionomie de l’expéditeur, car ce nom del’Atahualpa l’avait également frappé. La boîte a étéapportée par un Indien quichua qui, sur la question de l’employé, arépondu qu’Atahualpa était véritablement son nom, ce qui, aprèstout, est bien possible.

– Puisqu’il a donné son adresse, allons luifaire une petite visite, dit Raymond.

– J’allais vous le proposer, fit Christobal.Et il poussa sa mule, prenant la direction de la troupe.François-Gaspard fermait la marche, toujours prenant des notes, lecarnet sur le pommeau de sa selle.

Ils traversèrent un ruisseau qui va se jeterdans un affluent du haut Maranon, passèrent près des ruines de SanFrancisco, la première église construite au Pérou, et le marquis,après avoir demandé plusieurs fois son chemin, conduisit sescompagnons sur une place grouillante d’Indiens.

Sur un des côtés de cette place s’élevaientd’antiques murailles qui avaient encore conservé forme de palais.Ç’avait été là la dernière demeure du dernier roi Inca. Là, ilavait vécu dans sa gloire et là il s’était préparé au martyre.

Là, avait habité Atahualpa et c’était là quel’employé des postes avait envoyé Christobal de la Torre !

Prise dans un remous de la foule, la caravanedut subir un singulier mouvement qui la poussa vers le palais dontelle se trouva avoir franchi les vastes portes sans qu’elle pûtexactement se rendre compte de la façon dont elle y avait étéamenée.

Ils étaient maintenant dans une large enceintepleine d’Indiens, les uns debout montrant orgueilleusement desfronts de chefs, les autres prosternés autour d’une pierrecentrale, la pierre sacrée, la pierre du martyre.

Derrière cette pierre, debout sur un escabeau,un indigène drapé dans un punch d’un rouge éclatant et tel qu’aucunEspagnol qui était là n’avait pu encore en voir sur les épaulesd’un Indien, parlait… et tous l’écoutaient dans un silenceimpressionnant.

Il parlait à cette foule en indienquichua.

Or, à l’arrivée de Christobal, deMarie-Thérèse, de Raymond et de François-Gaspard, une voix se fitentendre qui interrompit l’espèce de récit psalmodié de l’homme aupunch rouge. Et cette voix disait :

– Parlez espagnol. Tout le mondecomprendra !

Le marquis et Marie-Thérèse seretournèrent.

Le commis de la banque franco-belge étaitderrière eux, les saluant et leur faisant comprendre qu’il étaitaimablement intervenu à leur intention.

Chose extraordinaire, cette interruption, quieût pu passer pour sacrilège, ne fut suivie d’aucun murmure. Etl’Indien au punch rouge parla espagnol !

Il disait :

– En ce temps-là, l’Inca était tout puissant,son armée était formidable. La cité avait ses maisons d’argile ausoleil et ses trois murailles en spirale bâties en pierre detaille. C’était un lieu très fort et il y avait une citadelle et uncouvent habité par les Vierges du Soleil. L’Inca hospitalier, quine craignait rien et qui ne connaissait pas la trahison, laissaentrer les hommes blancs dans cette ville qui eût pu être leurprison et où ils furent reçus en amis, comme des envoyés nobles del’autre grand empereur qui régnait au-delà des mers.

« Or, également en ce temps-là, le chefdes étrangers avait partagé sa petite armée en trois parts et ilavait marché sur la ville en ordre de bataille, car il doutait ducœur généreux de l’Inca. Alors, l’Inca dit : « Puisqu’ilscraignent notre hospitalité, sortons tous de cette ville dont ilsferont leur asile, et la paix entrera dans leur cœur. » Ainsi,lorsque le Conquistador approcha avec ses soldats en bataille,personne ne sortit pour le recevoir et il traversa les rues àcheval sans rencontrer aucun être vivant et sans entendre d’autreson que l’écho des pas de ses lourds guerriers. »

Ici, l’homme rouge sembla se recueillir, et ilreprit :

« Ceci se passait à une heure avancée del’après-midi. L’Étranger envoya aussitôt une ambassade au camp del’Inca. Le frère de l’Étranger qui s’appelait Fernando vint au campavec vingt cavaliers ; il demanda à parler à l’Inca. Or,celui-ci le reçut sur son trône, le front entouré du borlaroyal !

« Il était au milieu de ses officiers etde ses femmes. Les étrangers apportaient des paroles de miel. Or,l’Inca dit : « Dites à votre capitaine que j’observe unjeûne qui finira demain. Je le visiterai alors avec mes principauxchefs. En attendant, je lui permets d’occuper les bâtiments publicsde la place et point d’autres, jusqu’à mon arrivée ;j’ordonnerai alors ce qu’il y aura à faire. »

« Or, après ces bonnes paroles, il arrivaqu’un cavalier espagnol, pour remercier l’Inca qui n’avait encorejamais vu d’homme à cheval, déploya son talent d’écuyer. Maisquelques personnages présents ayant marqué de la frayeur, cependantque l’Inca restait impassible, l’Inca les fit mettre à mort commeil était juste. Après quoi les ambassadeurs burent lachica dans les vases d’or présentés par les Vierges duSoleil. Et ils s’en retournèrent à Cajamarca. Or, ils rapportèrenttristement à leur chef ce qu’ils avaient vu : la magnificencedu camp, la force et le nombre des troupes, leur belle ordonnanceet leur discipline ; le désespoir entra dans le cœur dessoldats de l’Étranger, surtout lorsque la nuit fut venue et qu’ilsvirent les feux de l’Inca éclairant les flancs des montagnes etbrillant dans l’obscurité aussi pressés que les étoiles duciel !

Ici, l’homme rouge se recueillit encore ;puis il poursuivit :

– Mais l’Étranger, que rien n’abattait dans lemal, passa dans leurs rangs et leur versa la parole honteuse quidevait ranimer les courages. Or, le lendemain, à midi, le cortègede l’Inca se mit en marche. Élevé au-dessus de la foule, onapercevait le roi porté sur les épaules des principaux de lanation. L’armée derrière lui se déployait dans les vastes prairiesaussi loin que l’œil pouvait atteindre[12]. Danstoute la ville régnait un profond silence, interrompu seulement detemps en temps par le cri de la sentinelle qui signalait du haut dela forteresse les mouvements de l’armée de l’Inca.

« D’abord entrèrent dans la villequelques centaines de serviteurs qui chantaient dans leur marchedes chants de triomphe résonnant aux oreilles de l’Étranger commeles chants de l’Enfer. Puis, des guerriers, des gardes, desseigneurs aux costumes lamés d’argent, de cuivre et d’or. NotreAtahualpa, fils du Soleil, était porté sur une litière et assisau-dessus de tous sur un trône d’or massif. Or, le cortège parvintjusqu’au cœur de la Plaza sans avoir rencontré un visageblanc. Quand Atahualpa, fils du Soleil, fut entré dans cette placeavec six mille des nôtres, il demanda : « Où sont lesétrangers ? » Or, à ce moment, un moine, que personnen’avait encore aperçu, s’avança vers l’Inca, une croix dans lamain. Il était accompagné d’un Indien interprète qui lui exposa lesprincipes de la foi de l’Étranger et lui demanda d’abandonner sondieu pour celui des chrétiens. Atahualpa répondit :« Votre Dieu fut mis à mort par les hommes qu’il avaitcréés ! Mais le mien, dit-il, en montrant sa divinitéqui, dans ce moment même s’abaissait dans sa gloire, derrière lesmontagnes, Mon Dieu vit encore dans les cieux d’où il regardeses enfants ! »

À ces paroles de l’orateur rouge, tous lesIndiens qui entouraient Christobal et son compagnon se tournèrentvers le soleil qui allait disparaître derrière les Andes et firententendre un étrange cri d’allégresse, cri d’adieu et d’espoir àl’astre du jour, transmis par les générations. Par une fente de lamuraille, on apercevait la pourpre éclatante du soir inca et lascène avait une telle grandeur que Marie-Thérèse et Raymond nepurent s’empêcher de tressaillir. Oui, on ne pouvait plus endouter, le dieu Soleil avait encore ses fidèles comme au soirtragique d’Atahualpa ! Il n’y avait qu’à les voir, tousexaltés, frémissants, ces hommes qui avaient conservé le mêmelangage, les mêmes mœurs depuis tant de siècles ! La conquêteavait passé sur eux sans les changer. Ils avaient conservé latradition ! Et ce n’était peut-être pas une légende, aprèstout, qu’au fond des montagnes, dans quelque cité restéeinconnue, insoupçonnée des autres races, défendue par le rempartinaccessible des Andes et les neiges éternelles, il y avait desprêtres qui travaillaient incessamment à attiser la flammesainte. Leur Histoire, plus durable encore que leurs monumentsdont les ruines prodigieuses étonnent cependant le voyageur autantqu’aux plaines de Louqsor et de Karnack, leur histoire immortellepassait, avec tous ses détails privés, de bouche en bouche, àtravers les âges ! Et le miracle de l’immobilité du récit nes’était peut-être accompli que parce que ce peuple n’avait pasd’écriture ! Pas d’écriture (elle était défendue), pas delittérature chez l’Inca, pas de mensonge poétique. Seule, lamémoire fidèle, aidée par les quipos (petites cordes ànœuds qui servaient à compter et à se rappeler), seule la mémoirefidèle répétait les mêmes mots et faisait recommencer les mêmeschoses aux mêmes heures du monde, depuis un temps sansnombre.

Ils écoutèrent le récit de la mort d’Atahualpaà genoux. Chose singulière, la plupart d’entre eux, en se courbant,faisait le signe de la croix ! D’où venait-il, ce signelà ? Fallait-il trouver là seulement la preuve nouvelle de cetamalgame extraordinaire des cultes anciens et nouveaux dont s’étaitaccommodée la basse classe indienne jadis pourchassée parl’Inquisition ? Arrivait-il de plus loin encore ?Certains historiens ont prétendu que les premiers conquérants letrouvèrent, ce signe, chez les Aztèques et les Incas, d’où cetteconclusion que la civilisation des deux Empires pouvait avoir pourorigine ou pour accélératrice la prodigieuse aventure de naufragéschrétiens, chercheurs de l’Inconnu, à travers les Indes, la Chine,les mers du Pacifique. Que de problèmes soulevés et jamaisrésolus ! Indifférent au drame actuel qui se nouait autour delui, l’illustre François-Gaspard Ozoux, de l’Institut, ne vivaitque dans le passé, sa philosophie de pacotille ne trouvant pas lelien qui rattachait la tragédie antique au geste de l’Homme aupunch rouge et aussi au mouvement de cette foule qui avait rejetéles descendants du Conquistador jusque dans cette salle où l’onpleurait la mort d’Atahualpa…

De sa voix psalmodique, le prêtre rougerappelait les terribles étapes de l’étrange infortune :

« Pizarre et ses cavaliers, prêts aucombat, se tenaient dissimulés dans les vastes salles des palaisqui entouraient la plaza. » C’est là que le moine quiavait su parler du vrai Dieu à Atahualpa vint les rejoindre.« Ne voyez-vous pas, dit-il à Pizarre, que, tandis que nousnous épuisons en paroles avec ce chien plein d’orgueil, la campagnese couvre d’Indiens ? Courez-lui sus ! Je vous donnel’absolution ! »

On était arrivé au drame, à ce que l’hommerouge appelait : le crime de l’Étranger. Pour leraconter, il se haussa encore sur son escabeau et son gestemenaçant domina la foule et Christobal lui-même, sur sa mule, etses compagnons.

On sut alors comment, s’élançant sur la place,Pizarre et ses soldats avaient poussé leur vieux cri deguerre : « Saint-Jacques et tombons sur eux ! »Tous les Espagnols qui étaient dans la ville y répondirent par lecri de combat, et, s’élançant des grandes salles où ils étaientcachés, ils se répandirent sur la plaza, fantassins etcavaliers, et se jetèrent au milieu de la foule des Indiens.Ceux-ci furent saisis d’une terreur panique. Ils ne savaient oùfuir pour éviter la mort qui les menaçait.

« Nobles et gens du peuple, tous avaientété foulés aux pieds sous les charges furieuses des cavaliers quifrappaient à droite et à gauche sans ménagement, pendant que leursépées, étincelant dans la fumée, portaient l’épouvante au cœur desmalheureux indigènes, qui voyaient alors pour la première fois lecheval et son cavalier dans tout ce qu’ils ont de terrible. Ils nefirent aucune résistance ; à la vérité, ils n’avaient pasd’armes. Toutes les issues étaient fermées, car l’entrée de laplace était encombrée des corps de ceux qui avaient péri en faisantde vains efforts pour fuir, et telle était l’angoisse dessurvivants, sous la pression effroyable de leurs assaillants,qu’une troupe nombreuse d’Indiens renversa, par des effortsconvulsifs, le mur de pierre et de mortier séché qui formait enpartie l’enceinte de la plaza ! Ce mur tomba,laissant une ouverture de plus de cent pas, par laquelle desmultitudes se jetèrent dans la campagne, toujours chaudementpoursuivies par la cavalerie qui, sautant par-dessus les décombres,s’élança sur les fugitifs, les abattant de tous côtés[13].

Au milieu de cette bataille, la litièred’Atahualpa et son trône d’or massif étaient ballottésterriblement, cependant que le roi assistait au massacre des siens.Les soldats espagnols parvinrent par un effort suprême jusqu’à luiet voulurent le tuer. Mais, Pizarre, qui était le plus rapproché delui, s’écria d’une voix de stentor : « Que celui quitient à sa vie ne touche pas à l’Inca » ; et, en étendantle bras pour le protéger, il fut blessé à la main par un de sessoldats.

La lutte devint plus acharnée que jamaisautour de la litière royale. Elle vacillait de plus en plus, etenfin, plusieurs des nobles qui la portaient ayant été tués, ellefut renversée. Pizarre et ses compagnons reçurent l’Inca dans leursbras. Le borla impérial fut immédiatement arraché du frontdu malheureux monarque par un soldat nommé Estete, et Atahualpa,fortement escorté, fut conduit dans la salle voisine à l’endroitmême où le prêtre rouge quichua, tantôt de sa voix râlante, tantôtgémissante, tantôt menaçante, racontait ces choses mémorables ettristes.

Toute résistance avait cessé à l’instant. Lanouvelle du sort de l’Inca se répandit bientôt dans la ville etdans tout le pays. Le charme qui aurait pu tenir les Péruviensréunis était rompu. Chacun ne pensait qu’à sa sûreté. Les soldatsmêmes, qui étaient campés dans les champs voisins, prirent l’alarmeen apprenant la fatale nouvelle et se dispersèrent.

Le soir, Pizarre fit souper Atahualpa à satable. L’Inca montra un courage surprenant et rien ne put lui faireperdre son impassibilité.

Le lendemain on commença à piller. Jamais lesEspagnols n’avaient rêvé autant d’or ni d’argent. Et c’est alorsque Atahualpa ne tarda guère à découvrir chez ses vainqueurs, sousles apparences du zèle religieux qui tendait à le convertir, unepassion cachée plus puissante dans la plupart des cœurs que lareligion ou l’ambition : c’était l’amour de l’or. Il dit unjour à Pizarre que, s’il voulait le mettre en liberté, ils’engagerait à couvrir d’or le plancher de la chambre où ilsétaient.

Ses auditeurs l’écoutaient avec un sourireincrédule ; et, comme l’Inca ne recevait pas de réponse, ildit avec emphase « qu’il ne couvrirait pas seulement leplancher, mais qu’il remplirait la chambre d’or aussi haut qu’ilpouvait atteindre » ; et, se mettant sur la pointe despieds, il leva sa main contre le mur.

Tous les yeux exprimèrent la surprise ;car ces paroles semblaient la vanité insensée d’un homme trop avidede recouvrer sa liberté pour peser la valeur de ses mots. CependantPizarre était cruellement embarrassé. À mesure qu’il s’avançaitdans le pays, beaucoup de choses, qu’il avait vues et toutes cellesqu’il avait entendues avaient confirmé les rapports éblouissantsqu’on avait reçus d’abord au sujet des richesses du Pérou.Atahualpa lui-même lui avait fait la peinture la plus brillante del’opulence de Cuzco, la première capitale des Incas, où les toitsdes temples étaient revêtus d’or, tandis que les murailles étaientcouvertes de tapisseries et le sol pavé de tuiles de ce précieuxmétal. Il devait y avoir quelque fondement à tout cela. Dans tousles cas, il était prudent d’accepter la proposition de l’Inca,puisqu’en agissant ainsi, il pouvait réunir tout l’or dont ildisposait et par là empêcher les indigènes de le soustraire ou dele cacher.

Il acquiesça donc à l’offre d’Atahualpa, et,tirant une ligne rouge sur le mur à la hauteur que l’Inca avaitindiquée, il fit enregistrer exactement par le notaire les termesde la proposition. La chambre avait environ dix-sept pieds de largesur vingt-deux de long, et la ligne était tracée sur le mur à neufpieds du sol[14].

Arrivé à cet endroit de sa psalmodie que nousavons résumée ici dans un récit nécessaire à faire apparaître lepassé vivant aux yeux du lecteur, le prêtre rouges’arrêta, s’en fut à la muraille et indiqua du doigt une traceencore assez nettement visible et il dit : « Là fut lamarque de la rançon ! »[15]

L’espace devait donc être rempli d’or jusqu’àcette ligne, mais il fut entendu que l’or devait ne pas être fonduen lingots, mais conserver la forme des objets qu’on en avaitfabriqués, afin que l’Inca eût le bénéfice de l’espace qu’ilsoccupaient. Atahualpa convint en outre, de remplir deux foisd’argent une chambre voisine de grandes dimensions et il demandadeux mois pour remplir ses promesses. Bientôt ses émissaires,choisis parmi les prisonniers, partirent pour toutes les provincesde l’Empire.

L’Inca dans sa prison était très surveillé,naturellement, car, en même temps que sa captivité assurait lasécurité de Pizarre, il représentait pour lui maintenant unerichesse fabuleuse. Dans son infortune, Atahualpa reçut la visitedes principaux seigneurs de la Cour qui ne se risquaient jamais ensa présence sans avoir d’abord quitté leurs sandales et sans porteren signe de respect un fardeau sur leurs épaules. Les Espagnolsregardaient d’un œil curieux ces actes d’hommage ou plutôt desoumission servile, d’une part, et, de l’autre, l’air de parfaiteindifférence avec lequel ils étaient reçus comme une chose toutenaturelle ; et ils conçurent une haute idée du caractère d’unprince qui, même dans l’impuissance où il se trouvait, pouvaitinspirer à ses sujets de tels sentiments de respect. Cependant lachambre commençait à se remplir d’objets précieux. Mais lesdistances étaient grandes et les rentrées se faisaientlentement : la plupart se composaient de pièces de vaissellemassives, dont quelques-unes pesaient deux ou trois arrobas – poidsespagnol de vingt-cinq livres. À certains jours on apporta desarticles de la valeur de trente ou quarante mille pesos deoro, et parfois de cinquante ou même soixante millepesos. Les yeux avides des conquérants couvaient lesmasses brillantes de trésors qui étaient sur les épaules desIndiens, et que ceux-ci déposaient aux pieds de leur infortunémonarque. Mais quel espace il restait encore à remplir ! Commeses soldats commençaient à montrer de l’impatience, Pizarre envoyason frère Fernand à Cuzco avec ses cavaliers et un ordre de l’Inca.Et les Péruviens durent hâtivement dépouiller leurs maisons etleurs temples.

Le nombre des plaques que les envoyés dePizarre enlevèrent eux-mêmes au temple du Soleil était de septcents, et, quoiqu’elles ne fussent sans doute pas d’une grandeépaisseur, on les compare pour la dimension au couvercle d’uncoffre de dix ou douze pouces de large. L’édifice était entouréd’une corniche d’or pur, mais qui était si solidement fixée dans lapierre, qu’elle défia heureusement tous les efforts desspoliateurs.

Les messagers rapportaient avec eux, outrel’argent, deux cents cargas ou charges d’or complètes.C’était un accroissement considérable aux contributionsd’Atahualpa ; et, bien que le trésor fût encore fortau-dessous de la marque prescrite, le monarque voyait approcheravec satisfaction le moment où serait entièrement réalisée sarançon.

Les Espagnols n’eurent point encore lapatience d’attendre ce moment-là. Des bruits de révolte couraientle royaume. Il fallait marcher sur Cuzco au plus vite avec lesquelques renforts venus récemment de Panama. Mais pour rien aumonde les aventuriers n’eussent laissé derrière eux un pareiltrésor. Ils décidèrent le partage.

Cependant, avant d’y procéder, il fallaitréduire la totalité en lingots d’un titre et d’un poidsuniformes ; car le butin se composait d’une variété infinied’articles, dans lesquels l’or se trouvait à des degrés de puretétrès différents. Ces articles consistaient en gobelets, aiguières,plateaux, vases de toutes formes et de toutes grandeurs, ornementset ustensiles pour les temples et les palais royaux, tuiles etplaques pour la décoration des édifices publics, imitation curieusede plantes et d’animaux divers. Parmi les plantes, la plus belleétait le maïs, dont l’épi d’or était renfermé dans ses largesfeuilles d’argent, d’où pendait un gland formé de fils du mêmemétal. On admirait beaucoup aussi une fontaine qui lançait un jetbrillant d’or, tandis qu’au-dessous des oiseaux et des animaux dela même matière se jouaient dans les eaux. La délicatesse dutravail, la beauté et l’habile exécution du dessin excitèrentl’admiration de meilleurs juges que les grossiers conquérants duPérou.[16]

Avant de briser ces échantillons de l’artindien, il fut décidé d’en envoyer à Charles-Quint un certainnombre qui seraient déduits du cinquième royal. Ils donneraient uneidée de l’habileté des indigènes et témoigneraient du prix de laconquête.

La fonte de la vaisselle fut confiée auxorfèvres du pays, à qui on demandait ainsi de détruire l’ouvrage deleurs mains. Ils travaillèrent jour et nuit ; mais la quantitéde métal à refondre était si considérable qu’il fallut un moisentier. Lorsque le tout fut réduit en lingots d’un titre uniforme,ils furent pesés soigneusement, sous la surveillance desinspecteurs royaux. On trouva que la valeur totale de l’or étaitd’un million trois cent vingt-six mille cinq cent trente-neufpesos de oro, ce qui, en tenant compte de la plus-value del’argent au XVIe siècle, équivaudrait aujourd’hui à plusde trois millions et demi de livres sterling, ou un peu moins dequinze millions et demi de dollars, c’est-à-diresoixante-dix-sept millions et demi de francs !

La quantité d’argent fut estimée à cinquanteet un mille six cent dix marcs.[17]

Le partage de toutes ces richesses effectué,le roi captif gênait de plus en plus les conquérants. RemettreAtahualpa en liberté était la dernière des fautes à commettre.Alors ? alors ils résolurent l’abominable chose. D’abord, ilsl’accusèrent de préparer sournoisement le soulèvement de ses sujetscontre les Espagnols de Cajamarxa. Atahualpa répondit àPizarre :

– Ne suis-je pas un pauvre captif entre vosmains ? Comment pourrais-je former les projets que vousm’imputez, moi qui en serais la première victime, s’ils venaient àéclater ? Et vous connaissez peu mon peuple, si vous croyezqu’un tel mouvement se ferait sans mes ordres, lorsque lesoiseaux mêmes dans mes États, oseraient à peine voler contre mavolonté.[18]

Mais ces protestations d’innocence eurent peud’effet sur les troupes, parmi lesquelles le bruit d’un soulèvementgénéral continuait à s’accréditer d’heure en heure. On disaitqu’une force considérable était déjà rassemblée à Guamachucho, àmoins de cent milles du camp, et qu’on pouvait s’attendre à êtreattaqué d’un moment à l’autre. Le trésor que les Espagnols avaientacquis présentait un butin plutôt séduisant, et leurs alarmess’accroissaient par la crainte de le perdre. Les patrouilles furentdoublées, les chevaux tenus sellés et bridés. Les soldats dormaienttous armés, et Pizarre faisait régulièrement sa ronde pour voir sichaque sentinelle était à son poste. La petite armée, en un mot, sepréparait à repousser une attaque soudaine.

Mais les aventuriers réclamaient, avant tout,la mort de l’Inca. Pizarre se défendit ou feignit de se défendred’une pareille trahison, mais enfin il dut céder et l’Inca passa enjugement. Il fut convaincu d’avoir essayé d’exciter uneinsurrection contre les Espagnols et condamné à être brûlé vif.

Lorsque la sentence fut communiquée àAtahualpa, il en fut extrêmement surpris. Il était jeune, il étaitbrave, et il fallait mourir !

Cette conviction accablante abattit un momentson courage et il s’écria, les larmes aux yeux :« Qu’avons-nous fait, moi ou mes enfants, pour mériter unetelle destinée ? Et par vos mains encore », dit-il ens’adressant à Pizarre, « vous qui n’avez rencontré chez monpeuple qu’amitié et bienveillance, avec qui j’ai partagé mestrésors, qui n’avez reçu de moi que des bienfaits ! »

L’arrêt de l’Inca fut proclamé au son de latrompette sur la grande place de Cajamarxa ; deux heures aprèsle coucher du soleil, les soldats espagnols s’assemblèrent sur laplaza, à la lueur des torches, pour assister à l’exécutionde la sentence. C’était le 29 d’août 1533.

– Atahualpa sortit de cette salle chargéde chaînes ! Le martyr est passé par cetteporte !

L’Homme rouge était descendu à nouveau de sonescabeau ; il allait, venait, suivait sur les dalles la marched’Atahualpa conduit au supplice, cependant que sa voix s’étaitfaite plus solennelle, plus évocatrice encore. De cette lugubrehistoire que nous venons de rapporter il avait eu la science delaisser de côté tout ce qui pouvait faire admirer l’audace immensedes conquistadores, et la lâcheté des serviteurs del’Inca. Tout était mis sur le compte de la trahison. Arrivé à cepoint de son récit où le malheureux monarque monta sur le bûcher,l’orateur se tourna soudain vers ce coin de la salle où, immobiles,emprisonnés par la foule des fidèles, se tenaient Christobal de laTorre et ses compagnons. Et là, de toute évidence, il parla poureux, il parla pour les étrangers. Son verbe se fitmenaçant et prophétique.

– En vérité, en vérité, je vous le dis,maudits sont les fils de ceux qui ont eu le mensonge en bouche.Mourront comme des fils de chiens et ne connaîtront jamais lesdemeures enchantées du Soleil les fils de ceux qui ont prétenduqu’au moment de la mort Atahualpa a abjuré notre saintereligion ! Le fils du Soleil est resté fidèle à l’Astre dujour !…

Et, en effet, cette protestation n’était sansdoute que l’expression de la vérité. Tout ce que les témoinsoculaires nous ont rapporté d’Atahualpa, de son courage, de soncaractère, de son impassibilité, ne concorde nullement avec lerécit que nous ont laissé les moines relativement à la conversion.Ils prétendent que, lorsque l’Inca fut attaché au poteau dusupplice, entouré des fagots qui allaient bientôt le consumer, ledominicain Valrude promit au roi que, s’il consentait à recevoir lebaptême, la mort cruelle à laquelle il était condamné seraitcommuée en la peine plus douce du garrot. Onl’étranglerait avant qu’il brûlât. Et Atahualpa aurait consenti etaurait reçu le nom de Jean en l’honneur de saint Jean-Baptiste donton célébrait la fête ce jour-là.

Pendant que l’Indien rouge protestait ainsi etmaudissait les bourreaux, pendant qu’il s’écriait :« Ainsi mourut le dernier roi des Incas, de la mort d’un vilmalfaiteur ! », pendant qu’il montrait avec extase lapierre où Atahualpa avait rendu le dernier soupir, un grondement decolère et de révolte commençait de monter dans la vaste salle,autour des Étrangers. Tous les visages tournés vers eux étaientmenaçants. Sans doute les trouvait-on bien sacrilèges d’avoir oséfranchir le seuil de ce lieu sacré, dans un pareil moment !Tant de siècles d’esclavage n’avaient point courbé si bien lesfronts, qu’ils ne pussent, à certaines heures, se relever, et ilparaissait bien que l’on fût dans une de ces heures-là.

Chapitre 5LAISSEZ PASSER LA VIERGE DU SOLEIL !

Hommes, femmes, enfants qui avaient envahil’enceinte derrière les chefs, se poussaient autour de la petitecaravane dans une intention si évidemment hostile que Raymonds’écria : « Il faut sortir d’ici ! »

– Oui, sortons d’ici, sortons d’ici au plusvite ! fit Marie-Thérèse.

Le marquis voulut y consentir, bien qu’ilrépugnât à montrer de la crainte de quoi que ce fût. Comme ilsessayaient de pousser leurs montures, un grand cri quichua lesenveloppa, une immense clameur, douloureuse où la mort d’Atahualpaétait pleurée ! Et des poings se levèrent sur eux.

La situation était des plus critiques.

Christobal cria : « Enavant ! »

Et, le premier, il enfonça ses éperons dansles flancs de sa mule qui se cabra au milieu d’un tumulte inouï etretomba sur la foule hurlante.

Des couteaux sortirent de leur gaine et lesang allait couler quand un grand remous se produisit dans lasalle. Un homme de haute stature se frayait un chemin jusqu’à lacaravane et chacun s’effaçait avec respect ou terreur sur sonpassage. Il frappait de droite et de gauche ceux qui ne luifaisaient pas place assez vite. Marie-Thérèse, Christobal etRaymond reconnurent Huascar. Ainsi arriva-t-il devant la mule deMarie-Thérèse dont il prit les rênes en main et sa voixretentissante couvrit tous les bruits : « Celui-làest mort ! s’écria-t-il, qui touche à la Vierge duSoleil ! » À ces mots, tous les poings, tous lesbras menaçants s’abaissèrent, et un grand calme succédaimmédiatement au tumulte. Alors, la voix de Huascar se fit encoreentendre : « Laissez passer lesÉtrangers ! »

Et il marcha devant eux.

Sans autre dommage ils parvinrent sur la placeoù des gardiens municipaux vinrent immédiatement se mettre à leurdisposition en leur faisant comprendre combien il était imprudentpour eux de rester dans ce quartier au milieu d’Indiens fanatiques,à la veille de l’Interaymi.

– Nous allons vous conduire à l’auberge,dirent-ils.

Et il les y accompagnèrent. Christobal auraitvoulu remercier Huascar, mais l’Indien avait déjà disparu.

Quant à Marie-Thérèse et à Raymond, ilsétaient fort pâles et ne disaient pas un mot. François-Gaspardparaissait tout à fait abasourdi et ne prenait plus de notes.

À l’auberge, ils ne trouvèrent qu’une chambredans laquelle ils s’enfermèrent immédiatement et ce fut Raymondqui, le premier, prononça la parole fatale :

– Si c’était vrai !

– Oui ! oui ! s’écriaMarie-Thérèse, si c’était vrai !

– Quoi ? si c’était vrai ?…Quoi ?… si c’était vrai ? interrogea à demi fou, lemarquis qui comprenait bien ce que les deux autres voulaientdire.

– Si c’était vrai, l’épouse duSoleil !…

Ils restèrent un moment sans parler, courbéssous le poids de la pensée extraordinaire, absurde, monstrueuse. Etils se regardèrent, inquiets et peureux, comme des enfants que l’onpromène dans un abominable conte de fées. Raymond reprit, d’unevoix sourde :

– Vous avez entendu Huascar : Mortest celui qui touchera à la Vierge du Soleil ! Laissez passerla Vierge du Soleil !…

– C’est peut-être une façon de parlerqu’ils ont comme ça, émit François-Gaspard. Ça ne peut être queça !

– Que ça, quoi ? Que ça, que ça,quoi ? s’exclama encore le marquis qui perdait tout à fait latête et qui regrettait bien le voyage à Cajamarca.

François-Gaspard, timidement, expliqua :Ça ne peut être que ça, parce que ça ne peut pas être autre chose…l’autre chose. Si Mlle Marie-Thérèsedevait être l’épouse du Soleil, on ne l’aurait pas laisséepartir… ils l’auraient gardée.

– Ah ça ! mais, qu’est-ce que vous nouschantez, mon cher hôte, est-ce que vous devenez fou ? s’écriaChristobal qui ne se voyait pas lui-même. Est-ce que vous croyezqu’on peut nous arrêter comme ça !… mais nous sommes lesmaîtres, ici… mais il y a de la police, ici ! de latroupe !… mais tous ces misérables sont nos esclaves ! Maparole, nous rêvons tout haut.

– Oui, oui, nous rêvons tout haut ! fitMarie-Thérèse en secouant sa belle tête pensive.

– Mon avis est que nous quittions Cajamarca leplus tôt possible ! dit Raymond sans autre explication. Et ilalla se camper au coin d’une fenêtre pour regarder ce qui sepassait devant l’auberge. La nuit était venue. La place étaitdéserte. Il y avait maintenant un grand silence sur Cajamarca.Soudain on frappa à la porte de la chambre. Un domestique apportaitune lettre, un mot à l’adresse de Marie-Thérèse. Elle lut touthaut : « Partez, rentrez à Lima, quittez Cajamarca cettenuit. » Ce n’était pas signé, mais la jeune fille n’hésitapas.

– C’est un avis qui nous vient de Huascar,fit-elle.

– Et il faut le suivre ! dit Raymond.

De nouveau on frappa à la porte, cette foisc’était le maître de police qui se faisait annoncer.

On le reçut.

Il voulait savoir ce qui s’était passé et siChristobal avait eu réellement à se plaindre des Indiens. On luiavait fait un rapport qui représentait ceux-ci comme fort excitéscontre les étrangers, lesquels avaient osé, la veille del’Interaymi, pénétrer dans l’ancien palais d’Atahualpa àl’heure de la prière. Il ajouta qu’un employé de la banquefranco-belge de Lima, qui prétendait connaître le marquis et safamille et avoir fait le voyage de compagnie, était venu le trouverpour lui conseiller de dire au marquis et à ses compagnons de ne sepoint montrer dans la ville, le lendemain, surtout dans lesquartiers fréquentés par les Indiens, après l’imprudence qu’ilsavaient commise.

Il était visible que le maître de policeredoutait quelque mauvaise histoire et aurait voulu voir Christobalet ses compagnons à cent lieues de là. On le rassura en luiannonçant que le départ était décidé pour la nuit même. Il s’yemploya aussitôt avec zèle, procura à la petite troupe des mulesfraîches, un bon guide et la fit accompagner de quatre soldats quine devaient la quitter qu’à la première station de chemin defer.

L’expédition se mit en route vers onze heuresdu soir et refit le même chemin, parcourut les mêmes étapes enmoitié moins de temps qu’à l’aller. Raymond pressait tout le mondeet se montrait, lui ordinairement si calme, le plus déraisonnable.Ce ne fut que le lendemain soir, quand ils furent tous installésdans le chemin de fer de Pascamayo, que les voyageurs se rendirentcompte de ce que cette fuite avait d’un peu ridicule. « Noussommes plus enfants que la tante Agnès et que la vieilleIrène », déclara en riant le marquis. De fait, tout le mondefut de son avis.

De retour dans la vie ordinaire civilisée ilsne comprenaient plus comment ils s’étaient laissés tous aller àcette inquiétude galopante et cela, à la suite d’un événement toutnaturel : la méchante humeur d’un peuple troublé parl’étranger dans ses habitudes ou dans son culte et qui devait, dureste, avoir déjà oublié l’incident. Le mieux serait qu’ilsl’oubliassent eux-mêmes, au plus vite. Le voyage se termina lemieux du monde, en gaieté à cause de François-Gaspard qui se fit« rincer » pour embarquer avec le même entrain qu’ilavait montré au débarquement.

À Lima, toute sécurité leur était revenue. Etil ne fallut pas quarante-huit heures pour effacer, comme ilsdisaient, le souvenir de leurs enfantillages. Au surplus,Marie-Thérèse avait trouvé en rentrant beaucoup de besogne enretard. Le « guano » attendait de promptes décisions, etla jeune fille dut « se plonger jusqu’au cou » dans lesaffaires et dans les chiffres. Certes elle n’avait plus le temps depenser au fameux bracelet-soleil-d’or ! À Callao, elle nequittait point les gros registres verts jusqu’à l’heure où Raymondvenait frapper à sa fenêtre pour lui annoncer que l’heure du retourà Lima avait sonné.

Certain soir (huit jours environ après lesévénements de Cajamarca), les coups habituels furent frappés à uneheure moins tardive qu’à l’ordinaire. Elle se leva pour accueillirson fiancé. Elle ouvrit la fenêtre. Mais cette fenêtre ne fut pasplutôt ouverte que Marie-Thérèse recula en poussant une sourdeexclamation. Ce n’était pas Raymond qui était là, devantelle !… C’était, c’était… maintenant elle ne distinguait plusrien devant l’obscurité commençante. Elle se frotta les yeux commesi elle voulait chasser une hallucination… Et puis, elle eut lecourage, oui, le vrai courage de se pencher à nouveau sur la rue…Il lui semblait que quelque chose de bizarre et de mal équilibréremuait, et balançait dans l’ombre… quelque chose qui ressemblaitau crâne pain de sucre, oscillant sur sa base. Elle seretourna, tremblant de la tête aux pieds… et alors, et alors,aussi, dans les deux coins d’ombre du bureau, elle crut voirencore, se balançant aussi tout en s’avançant vers elle avec desmouvements de pendule, la casquette crâne et le crânepetite valise… Elle put croire à un moment de folie et qu’elleétait encore hantée par toutes les vieilles histoires qui avaientaccompagné le bracelet-soleil-d’or.Elle fit un effortprodigieux pour chasser cette folie de son cerveau et de sesyeux : Voyons ! Voyons ! Voyons !… Elle savaitbien que les crânes des momies ne reviennent pas vivants sur desépaules vivantes !… Et cependant ils approchaient, ilsapprochaient, oscillant, basculant. Alors elle poussa un criaffreux pour chasser l’abominable vision, un appel au secours,délirant : Raymond !… mais ce cri mourut étouffé dans sagorge. Les trois crânes vivants avaient sauté sur elle, lecrâne pain de sucre avait bondi par le trou noir de lafenêtre ; et maintenant les trois crânes grouillaient surelle, l’annihilaient, la faisaient muette et prisonnière etl’emportaient par le trou noir de la fenêtre. Là, l’auto attendaitavec le boy. Et ce boy au singulier sourire tenait le volant. Etl’auto partit à toute vitesse dès qu’y furent montés les troismonstres avec leur fardeau, les trois affreuses larves quiglissaient sur la bouche râlante de l’épouse du Soleil,leurs petits poings hideux de momies vivantes !…

Partie 3

À Callao, Raymond, en attendant que l’heurefût venue d’aller retrouver Marie-Thérèse, remontaitmélancoliquement la calle de Lima. Il venait de la Darsenaet se remémorait les tristes propos que lui avaient tenus lesingénieurs du port. Ces Messieurs des Ponts et Chaussées ne luiavaient point caché que, dans l’état politique du pays, il ne luiserait point facile de tenter quoi que ce fût avant longtemps, ducôté des antiques mines d’or abandonnées du Cuzco. Depuis deuxjours, on se battait là-bas, à l’autre bout du Pérou, ou l’onfaisait semblant de se battre. Enfin, on brûlait de la poudre.

Le prétendant Garcia, que l’on croyaittranquillement en train de festoyer à Arequipa, avait réussi àjeter une partie de ses troupes sur le dos des forcesrépublicaines, entre Sicuani et Le Cuzco. Aux dernières nouvelles,même, le bruit courait que Le Cuzco était tombé en son pouvoir.

Si le fait était exact, la paix n’était pointprès de se faire entre les belligérants, qui allaient s’arracher lePérou morceau par morceau ; et la situation du présidentVeintemilla se trouvait du coup fort ébranlée.

Or, Veintemilla, sur l’intervention du marquisde la Torre et les démarches diplomatiques de la Société françaisedes mines qui devait fournir les fonds nécessaires, avait accordéfort aimablement à Raymond Ozoux la licence dont il avait besoinpour mener à bien ses travaux ou tout au moins pour expérimenterson nouveau siphon. Qu’allait valoir cette licence après lavictoire de Garcia ?

Actif, aimant les affaires au moins autant queMarie-Thérèse, Raymond se désolait à l’idée qu’il lui faudrait sansdoute attendre de longs mois, les bras croisés, l’issue d’unerévolution qui en était encore à son aurore. Arrivé dans lacalle de Lima, il regarda l’heure à sa montre et constataqu’il pouvait encore disposer de quelques instants avant d’allerrejoindre Marie-Thérèse. Il ne voulait point la déranger dans sescomptes, et il savait qu’elle n’y tenait point non plus. Tous deuxs’aimaient de tout leur cœur, mais « les affaires étaient lesaffaires ».

Il entra, pour lire les journaux, auCirculo de los Amigos de las Artes (Cercle des Amis desArts) qui était une sorte de café où la lecture des principalespublications du vieux et du nouveau monde était offertegratuitement au consommateur.

Dans le moment, la vaste salle durez-de-chaussée était pleine de clients, et il y avait de bruyantesdiscussions autour des nouvelles de la dernière heure. On neparlait que du Cuzco. Le nom de l’ex-première capitale du Pérouétait dans toutes les bouches et de notables citoyens de Callao,qui avaient été jusque-là de farouches partisans de Veintemilla,commençaient à trouver à Garcia quelque vertu, quand une feuilleofficielle fut criée dans la rue par des gamins échevelés etessoufflés dont on s’arrachait la volante marchandise.

Un amigo de los Amigos de las Artes(un ami des Amis des Arts) monta sur une table, le journal à lamain, et lut une proclamation du président de la République,conseillant le calme et démentant catégoriquement la prise du Cuzcopar les insurgés. De plus, Veintemilla annonçait que le généralGarcia était enfermé avec ses troupes dans Arequipa, que tous lesdéfilés de la sierra étaient aux mains des républicains et que letraître allait être incessamment jeté à la mer ou repoussé dans lesdéserts de sable du Chili. La notice officielle se terminait parune objurgation relative aux Indiens quichuas et attribuait auxfêtes de l’Interaymi l’importance exceptionnelle dequelques troubles populaires dans les faubourgs. Ces fêtes allaientsuivre leur cours normal et la classe indienne retomberait à sonapathie bien connue. C’est alors que Veintemilla promettait defrapper le dernier coup, qui débarrasserait pour toujours le paysde Garcia et de ses partisans. Les Amigos de las Artes, àla suite de cette lecture, poussèrent des acclamations chaleureusesen l’honneur du Président.

Chacun se retrouva l’ami de Veintemilla. Onjugeait sa proclamation magnifique : « Es verdaveramente magnifico ! – Es cosa inaudita !(c’est une chose inouïe !) – Dios mio ! mucho mealegro ! (Mon Dieu ! j’en suis bien aise !)

Raymond sortit de l’établissement un peuconsolé, bien qu’il n’attachât qu’une importance relative auxdémentis officiels de la feuille du soir.

Il se dirigea en hâte vers l’établissement dela haute ville, car le soir était tombé tout à coup et il craignaitmaintenant d’être en retard. Il pénétra dans le petit dédale desruelles qu’il avait parcourues avec tant d’émotion à son arrivée auPérou, ruelles qu’il connaissait déjà alors sans les avoir jamaisvues, tant étaient présentes à sa mémoire les descriptions précisesqu’en avait faites Marie-Thérèse dans ses lettres à sa sœurJeanne.

Il aperçut de loin la lumière à la fenêtre envéranda et il vit que cette fenêtre était ouverte comme au premierjour.

« Elle m’attend », se dit-il, et soncœur amoureux battit plus fort. Il fit quelques pas encore etavança la tête. C’est ainsi qu’il avait fait la première fois,c’est ainsi qu’il l’avait vue penchée sur ses gros registres vertsà coins de cuivre et prenant des notes sur son carnet, alignant deschiffres, cependant que sa voix claire et nette, sa voix bien« décidée » de bonne petite commerçante qui connaît bienson affaire lançait à un interlocuteur qu’il n’apercevaitpas : « Eh ! mon cher Monsieur, c’est comme vousvoudrez ! Mais, à ce prix-là, vous ne pourrez avoir que duguano phosphaté qui n’aura plus que 40/0 d’azote, et encore ! »Oh ! il avait toujours la phrase dans l’oreille !… ellene l’avait pas fait sourire. Elle l’avait rendu plus amoureux, sipossible, tant il aimait le côté sérieux, pratique, mêmecommercial, chez la femme, surtout chez la jeune fille, après avoireu la haine de toutes les petites « évaporées » qu’ilavait rencontrées dans les salons et dans les casinos, autour de sasœur. C’était un brave et honnête fils de bourgeois qui n’étaitpeut-être devenu amoureux tout à fait de la Péruvienne qu’enapprenant qu’elle était capable de mener une maison de commerce. Entout cas, cela l’avait transporté d’allégresse et avait vaincu satimidité. C’est alors que sa sœur Jeanne avait reçu ses premièresconfidences. Elle est jolie, avait dit Jeanne. Elle a un« cerveau d’homme » ! avait-il répondu.

Et cependant, à eux deux, avec leurs deuxcerveaux d’homme, comment avaient-ils pu, à un moment donné,être impressionnés comme des femmes, oh ! comme de vieillesbonnes femmes tremblantes et inquiètes, par une histoire… par unehistoire !… « quelle histoire tout de même que celle dubracelet soleil d’or… » De cela il rirait longtemps,longtemps, quand il serait marié, quand il pourrait dire « mafemme » à l’Épouse du Soleil !

– Bonsoir, Marie-Thérèse !

Pas de réponse. Raymond va à la fenêtre.

– Bonsoir, Marie-Thérèse !

Mais Marie-Thérèse n’est pas là ! Raymondse soulève sur la pointe des pieds, s’accroche à la fenêtre,regarde : personne ! Et qu’est-ce que ceci ?… cestables renversées, ces livres, ces papiers jonchant en désordre lecarreau !

– Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !

Raymond a sauté sur la fenêtre, bondi dans lebureau. Il regarde, éperdu, autour de lui. Il appelle. Il necomprend pas ! Quelle est cette affreuse confusion et quesignifie ce plus affreux silence ? Sa voix retentissante etqui tremble cependant appelle les serviteurs. Mais nul ne seprésente. Pas un domestique ! pas un gardien ! pas unemployé ! personne ! Et les portes sontouvertes !

– Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !

Chapitre 1OÙ L’ON RETROUVE LE BON NATIVIDAD

Raymond sort dans la cour déserte, puis seprécipite à nouveau dans le bureau. Il n’y retrouve que la sinistrecertitude de son malheur. Tout ici prouve qu’il y a eu lutte,violence, rapt : les meubles qui ont roulé dans les coins, lerideau de la fenêtre arraché, un carreau brisé. Ce n’est plus uncri d’appel qui sort de la bouche désespérée du jeune homme, c’estun rauque gémissement, ce sont des pleurs, ce sont des sanglots.« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » On la lui avolée !… Et il ne doute plus que les Indiens ne l’aientemportée comme une proie ! Les Indiens de ce Huascar en quielle avait placé une confiance enfantine et qui l’aimait, non commeun frère, mais comme un admirateur. Ah ! Raymond a vu les yeuxde Huascar quand Huascar regardait Marie-Thérèse. Et un homme,surtout un homme qui aime Marie-Thérèse, ne saurait se tromper surun regard pareil !

Raymond, haletant, est à la fenêtre. Ilinterroge la nuit, ces ténèbres, ce silence. Et il appelleencore : « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse ! »… mais encore rien ni personne ne luirépond. Et le voilà maintenant qui cherche en vain un indice, unetrace permettant de voler utilement au secours de sa fiancée.Comment les misérables ont-ils pu « oser » un pareilcrime ? Il voit la malheureuse se débattant dans les bras deHuascar, et l’appelant, lui, Raymond, pendant qu’il restaittranquillement à se promener sur les quais de la Darsena ou àécouter les propos insensés des Amigos de las Artes !Que n’est-il accouru plus tôt ?… Il aurait surprisHuascar !… Ah ! c’est de celui-là qu’il fallait seméfier, c’est celui-là qu’il fallait craindre et surveiller pendantqu’ils étaient hypnotisés par cette ridicule histoire dubracelet soleil d’or et qu’ils se faisaient répéter commedes enfants toutes les légendes stupides des Épouses duSoleil !

Un Indien qui aime une blanche ! Et quidésire se venger ! cela, ce n’est pas du rêve !… Il se lereprésentait encore ce Huascar, la première fois qu’il lui avaitété donné à lui, Raymond, de pénétrer dans cette pièce, il levoyait encore dans ce coin, orgueilleusement drapé dans son punchet levant un poing de menace avant de disparaître, quandMarie-Thérèse l’avait chassé, lui et les siens !… Imageséclatantes, brûlantes, vacillantes dans son cerveau en délire…Ah ! se recueillir ! raisonner !… penser !…savoir !… d’un bond, il est retombé dans la rue noirequ’éclaire à peine, là-bas, au coin du carrefour, cette lanterne aubout d’une corde. Il n’y a là que des portes de magasins, des mursaux visages fermés, des trous d’ombre.

Ah ! au tournant de la rue des éclats devoix ! Il se rappelle un cabaret, la seule chose vivante dansce quartier mort. Il y court. La porte en est ouverte. Il entre. Etil saute sur un homme, le garde-magasin, Domingo, qui se retourne,effaré :

– Où est ta maîtresse ?…

Domingo semble ne pas comprendre, répondcraintivement qu’il « croyait la señorita retournée à Lima,avec Raymond, comme tous les soirs, car il a vu passer tout àl’heure l’automobile !

– Quelle automobile ? Quelleautomobile ?

Domingo hausse les épaules. Il n’y en a pastant à Callao et à Lima, d’automobiles !

– Qui la conduisait ?

– Le boy !

– Libertad ?

– Si, señor, Libertad !

– Et il ne t’a rien dit en passant ?

– Oh ! il ne m’a pas vu !

– Et ta maîtresse, tu l’as vue ?

– La bâche était relevée… je n’ai eu le tempsde rien voir distinctement. La voiture allait si vite ! c’esttoute la vérité ! Juro que es la verdad !

Et Domingo leva la main en l’air, attestant ladivinité.

Raymond le secoua comme un prunier :

– Qu’est-ce que tu faisais, ici ?Pourquoi n’étais-tu pas près de ta maîtresse, à tonposte ?

– Un Quichua m’a emmené boire un petit verrede pisco, du vrai pisco, señor !

Raymond le poussait déjà devant lui, le jetaitdans la rue, le faisait entrer dans le bureau ravagé.

– Es horrororo !horrororo !…

Et Domingo fut prêt à s’arracher les cheveux,mais Raymond le saisit à la gorge et tâcha à voir clair dans sesyeux qui sortaient des orbites, prêts à jaillir des paupières commedes noyaux de la pulpe d’une cerise. Stupide ou traître ?Imbécile ou complice ?

Raymond n’acheva point de l’étouffer. Il avaitbesoin encore de quelques renseignements précis, qu’il comptaitbien obtenir après cette démonstration de sa force. Il les eut toutde suite : on ne pouvait douter que le coup eût été monté avecla complicité active du boy, un infâme métis, ce Libertad, queMarie-Thérèse avait recueilli par pitié et aussi à cause de sonintelligence et qu’elle avait réservé pour le service de l’auto.L’heure et le jour du rapt avaient été bien choisis : le soirdu samedi il n’y avait plus personne dans les magasins.

– Quand tu es parti boire avec ton Quichua,l’auto était déjà là ? demanda Raymond.

– Si, señor ! depuis unedemi-heure.

– Et la capote était déjà relevée ?

– Non ! Libertad attendait seul sur lesiège, comme toujours.

Raymond, abandonnant Domingo, était déjà loin,dégringolant vers la Darsena par le seul chemin que pût prendre lavoiture. Le fait que le rapt avait été accompli dans l’automobilede Marie-Thérèse facilitait singulièrement la poursuite de Raymond.D’abord, l’auto ne pouvait aller bien loin à cause du manque deroutes praticables. Ensuite, on pouvait retrouver sa pisteimmédiatement.

Courant toujours, il se heurta, sous unréverbère, à une ombre qui sortait d’un porche avec certainesprécautions et qui se montra de fort méchante humeur d’avoir étéainsi bousculée. À la frisure des cheveux, à la jeunesse égayée decette tête poupine, Raymond reconnut l’homme qui lui était apparu,lors de son arrivée à Callao, à une fenêtre de ce quartier, entredeux pots de fleurs : l’ami de Jenny l’ouvrière : lemaître de police ! Il poussa une telle exclamation, et se jetasur lui avec tant d’ardeur que l’autre recula, épouvanté :

– Qui est là ?

– Excusez-moi, señor inspectorsuperior ! je suis Raymond Ozoux, le fiancé de laseñorita de la Torre ! Des bandits viennent d’enleverla señorita !

– Que dites-vous ? Est-cepossible ! La señorita Marie-Thérèse ?…

Hâtivement, en quelques mots, Raymond mit lecommissaire au courant du drame, en accusant catégoriquement lesIndiens et Huascar. Le magistrat était désespéré d’une pareilleaventure, qui venait le trouver au moment où il se disposait àaller quérir le souper de Jenny, mais c’était un brave homme et unhomme brave qui avait conscience de son devoir ; il allait semettre immédiatement à la disposition de Raymond. Cependant, il luidemandait la permission de remonter un instant auprès de sa petiteamie, pour la prévenir de ce fâcheux contre-temps.

L’ingénieur, outré, ne lui répondit même paset continua sa route vers le port, interrogeant les petitscommerçants, sur le pas de leur porte, et ne négligeant aucunrenseignement sur le passage de l’auto. En somme, la voituren’avait pas plus d’une demi-heure d’avance.

Raymond était persuadé qu’il ne reverrait plusle commissaire, en quoi il se trompait, car il entendit courirderrière lui et reconnut son homme.

– Vous ne m’attendiez plus, señor ? Ehbien ! me voilà ! On peut toujours compter surNatividad !

Il s’appelait Perez, mais sa tête charmanted’enfant Jésus lui avait fait donner à Callao le sobriquet deNatividad (Noël). Et il était le premier à s’en amuser,car il accomplissait sa difficile besogne avec une rare bonnehumeur. Cependant Natividad avait sa bête noire, l’Indien. Il avaithorreur des indigènes quichuas, les trouvant sournois, paresseux,sales et capables des plus méchantes entreprises pour peu quequelqu’un d’intelligent les y poussât. Le coup qu’ils venaient defaire ne l’étonnait pas outre mesure.

Un peu avant d’arriver sur le port, comme lesdeux hommes débouchaient dans la petite calle de SanLorenzo, Natividad arrêta Raymond, et le colla contre lamuraille. Ce quartier était lointain et désert. Et il n’y avaitd’autre lueur pour éclairer les tristes ténèbres de la rue étroiteque celle qui apparaissait derrière les vitres d’une porte basse, àquelques pas de là. Or, cette porte basse venait de s’ouvrir, etune tête était apparue, qui regardait dans la rue avec précaution.Raymond faillit crier de joie. Il venait de reconnaîtreHuascar !

L’Indien siffla et aussitôt deux ombresmontèrent du bas de la calle, semblant se détacher desmurs. Les nouveaux venus étaient coiffés de larges chapeauxindiens. Ils glissèrent jusqu’à la hauteur de Huascar qui,maintenant, se trouvait dans la rue, après avoir refermé la portederrière lui. Une rapide conversation s’engagea entre les troisindividus à voix basse, en indien aïmara, puis les deuxombres redescendirent vers le port, Huascar rentra dans la maison àla vitre éclairée et la calle retomba à une paixparfaite.

Natividad, pendant tout ce temps, n’avaitcessé de serrer la main de Raymond, geste qui commandaitl’immobilité. Le jeune homme tremblait d’impatience :« Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Avez-vouscompris ce qu’ils se sont dit ? Marie-Thérèse est peut-êtreenfermée là avec ce misérable ? »

Natividad ne répondit point, mais se glissajusqu’à la porte basse et, au risque d’être découvert, regarda àtravers les vitres. Raymond, aussitôt, le rejoignit. Ils pouvaientvoir distinctement, de l’endroit où ils se trouvaient, une sallepleine d’Indiens, assis à des tables où ils ne buvaient ni nefumaient, observant tous un étrange et impressionnant silence.Huascar se promenait au milieu d’eux, arpentant toute la pièce, etparaissant plongé dans les plus sombres pensées. Un moment ildisparut par une porte qui ouvrait sur un escalier, lequel devaitfaire communiquer le rez-de-chaussée avec le premier étage.Natividad parut en avoir assez vu. Peut-être craignait-il d’êtredécouvert. Il entraîna Raymond sous un porche.

– Je ne sais, dit-il, et je ne puis comprendrece que font ces Indiens, ici, en pleines fêtes del’Interaymi. Que signifie cette réunion ? La plupartdes Quichuas de Callao sont partis pour la montagne et on ne lesreverra guère avant une dizaine de jours. En tout cas, il n’estguère raisonnable de penser que Huascar puisse être l’auteur durapt. Quand on veut enlever une noble Péruvienne, il n’est pasnécessaire de s’y mettre à trente et de confier son secret à tousles Indiens du Pérou qui viendront me le vendre pour quelquescentavos !

– Attendons ! fit Raymond. Nousretrouverons toujours bien l’auto, mais vide sans doute, et monidée est que Huascar est au courant de l’enlèvement deMarie-Thérèse, s’il n’en est l’auteur ! Ne le perdons pas devue.

– Nous n’attendrons pas longtemps, dit lecommissaire en dressant l’oreille au bruit qui venait du fond de lacalle. Voilà les Indiens qui reviennent avec les bêtes etme voilà, moi, bien intrigué… Ah ! ça, mais ! à propos del’Interaymi, est-ce que ?… est-ce que ?…Oh ! oh ?… silence !

Le bruit des sabots de toute une petitecavalerie retentissait maintenant sur les pavés pointus de lacalle et se rapprochait rapidement. Le commissaire etRaymond durent reculer encore et se dissimuler dans une petiteruelle qui venait couper à angle droit la calle de SanLorenzo et d’où ils pouvaient voir tout ce qui se passait auxenvirons de la porte basse derrière laquelle était réunie la troupede Huascar. Au bruit des montures, cette porte s’ouvrit encore etl’on aperçut tous les Indiens debout dans la salle et semblantattendre quelqu’un, car tous les visages inclinés étaient tournésvers la porte du fond.

Ce fut d’abord Huascar qui apparut, puis unIndien que Raymond reconnut immédiatement pour l’avoir entendupsalmodier la terrible aventure d’Atahualpa sur la pierre dumartyre, à Cajamarca ; puis, ce fut un jeune homme vêtu, àl’européenne, d’un parfait complet veston de chez Zarate :Oviedo Huaynac Runtu lui-même. Or, événement incroyable ! tousces gens, qui n’avaient pas bronché en face de Huascar et du prêtrede Cajamarca, mirent genoux en terre au passage de Huaynac Runtu,devant l’employé de la Banque franco-belge ! et courbèrent lefront, les mains écartées en avant dans la manifestation du plusprofond respect. À ce moment, toute la troupe des chevaux et desmules était arrivée à hauteur de la porte basse. Alors desserviteurs sortirent dans la calle avec des lanternes etéclairèrent la cavalcade. Le commis de la Banque franco-belge futle premier à se mettre en selle, aidé par Huascar qui lui tenaithumblement l’étrier. Puis Huascar sauta à son tour sur sa bête,puis le prêtre de Cajamarca. Ils se placèrent de chaque côté deHuaynac Runtu, un peu en arrière. C’est alors que se produisit, surun signe de Huascar qui s’était retourné, un incident singulier quiéclaira terriblement la situation aux yeux de Natividad. En semettant en selle, tous les Indiens de la suite retournèrentleur punch et montrèrent, aux lueurs des lanternes et des torches,un punch rouge.

– Les punchs rouges ! Lespunchs rouges !fit, d’une voix étouffée, Natividad ensaisissant le bras de Raymond.

Il y eut une sorte de sifflement qui venait dubas de la calle et auquel répondit un autre lointain sifflement,tout là-bas, à l’extrémité du quai de la Darsena… et la troupes’ébranla.

Raymond voulut la suivre, mais le commissairele retint.

– Écoutez ! Écoutez ! il faut savoirde quel côté ils se dirigent !

Chapitre 2SUR LA PISTE DES PUNCHOS ROUGES

Et il tendit l’oreille. Quand il se releva, ilétait fixé…

– Ils prennent la route de Chorillos ! Ouje me trompe fort, ou je parierais bien qu’ils vont rejoindrel’auto !…

– Un cheval !… Un cheval ! gémissaitRaymond… nous ne pouvons rester ici !

– Eh ! suivez-moi, nous avons mieux qu’uncheval ! Nous avons le téléphone et le chemin de fer !fit Natividad.

Et il reprit sa litanie : les punchsrouges ! les punchs rouges !

– Mais qu’est-ce que les punchsrouges ?… Rouges ou gris, s’exclamait Raymond… cespunchs-là font partie de la bande de Huascar et l’ont aidé dans sonentreprise… Voilà ce qui me paraît plus clair encore que cette nuittropicale !

– Oui, Monsieur Ozoux, je suis de votre avis,maintenant, reprenait Natividad, essoufflé de suivre le jeune hommequi, sur son instigation, avait pris le chemin de la gare… Vousaviez raison !… Ils en sont ! Ils en sont !Ce sont eux qui ont enlevé la señorita de la Torre !… lespunchs rouges !… les prêtres du Soleil !

Raymond s’arrêta net dans sa course… Lesderniers mots de Natividad lui avaient fait entrevoir avecépouvante le sort le plus horrible pour Marie-Thérèse ! Etdans son affreux désarroi ce furent les deux figures des deuxvieilles, Agnès et Irène, qui lui apparurent. Elles avaientraison ! Que ne les avait-il crues au lieu de semoquer !…

– Ah ! la malheureuse !gémit-il.

Et il se mit à courir comme un fou. Encourant, il criait au commissaire :

– Mais vous allez faire arrêter tous cesmisérables, hein ? On va les coffrer !… leschâtier !… On va la sauver !…

– Nous ferons ce que nous pourrons ! Ilssont bien une trentaine et nous ne disposons, en ce moment,d’aucune force, à Callao, on a tout réquisitionné pour la luttecontre Garcia et les troupes sont dans la sierra.

– Mais vous pouvez téléphoner àLima !

– Et l’on me prendra encore pour un fou,comme il y a dix ans ! répondit énigmatiquementNatividad.

– Enfin, serons-nous arrivés à Chorillos avanteux ?

– Certes, il y a un train dans dixminutes !

– Ah ! vous auriez mieux fait de meprocurer un cheval ! Donnez-moi un cheval, fit Raymond, que jeles suive ! que je les rejoigne, que je sache au moins où ilsvont ! je marcherai tout seul contre eux !

– Non ! Non ! j’irai avecvous ! je ne vous quitte pas !

Et, poursuivant sa pensée Natividad ajoutaitpour lui-même : « Ils n’ont pas voulu me croire, il ya dix ans ! Eh bien, ça recommence ! çarecommence ! »

Mais Raymond ne l’écoutait pas. Il voulaitagir, agir, et il craignait de perdre la piste en prenant le train…Il le dit au commissaire.

– La route qu’ils ont prise, réponditNatividad, suit la ligne du chemin de fer. Je m’entends avec lechef de train. Si nous apercevons une auto qui attend sur la route,nous faisons stopper. Si nous apercevons les punchsrouges, nous les dépassons et les attendons de pied ferme àChorillos, dont les autorités seront prévenues. Rien n’est perdu,Monsieur Ozoux.

Ils arrivèrent à la gare. Là, Natividad eut letemps de téléphoner à son commissariat, auquel il donna l’ordre dese mettre en communication immédiate avec Chorillos. La police deChorillos devait s’opposer par tous les moyens au passage d’uneauto qui venait de Callao.

Raymond et le commissaire s’entretenaientfiévreusement avec le chef de train, sur le quai de la gare, quandils virent descendre d’un train de Lima et accourir vers eux lemarquis de la Torre, l’oncle François-Gaspard et le petitChristobal.

– Marie-Thérèse ? Où estMarie-Thérèse ? s’écria le marquis du plus loin qu’il aperçutRaymond.

Et il courut à lui.

– Pourquoi êtes-vous seul ? Oùest-elle ? Mon Dieu qu’est-il arrivé ? maisparlez !

Le petit Christobal était déjà pendu auxjambes de Raymond et demandait en pleurant des nouvelles de sasœur. L’oncle Ozoux était des plus agités et tournait autour dugroupe avec ses longues jambes stupides. Le train siffla. Natividadse précipita à son tour sur Raymond et fit monter tout le mondedans le convoi qui déjà s’ébranlait. Raymond avait pu enfinjeter : « Oui, les Indiens l’ont enlevée ! Mais noussavons où elle se trouve, à Chorillos ! »

Ainsi, en quelques mots, lui annonçait-il lemalheur en essayant d’en diminuer l’importance. Il dut parler,cependant, s’expliquer. Le marquis jurait qu’il tuerait de sa maintous les Indiens quichuas. Le petit Christobal sanglotait. Mais,eux, comment étaient-ils là ? Qui donc les avaitprévenus ? Qui les avait fait venir à Callao ? Raymondapprit qu’à l’angélus du soir, Agnès et Irène s’étaient aperçuesqu’on avait volé le bracelet soleil d’or qu’elles avaientdéposé aux pieds de la Vierge de San Domingo. Effrayées dusacrilège, elles étaient rentrées à l’hôtel, poussées par le plussinistre pressentiment et ayant grande hâte de retrouverMarie-Thérèse pour lui conseiller de se tenir sur ses gardes. Lapremière personne à laquelle elles s’étaient heurtées avait étéjustement le marquis, qui n’était pas moins effrayé qu’elles. Ilaccourait de son cercle où il n’avait pas mis les pieds depuis unesemaine, passant son temps à faire visiter ses nécropoles à l’oncleOzoux. Or, là, il avait trouvé une lettre écrite dans le style decelle qui les avait fait fuir de Cajamarca et qui lui conseillaitde veiller nuit et jour sur Marie-Thérèse pendant les fêtes del’Interaymi et surtout de ne point laisser sa fille serendre à Callao, le prochain samedi !… Or, leprochain samedi était celui-là, c’est-à-dire le jour même où iltrouvait cette lettre qui l’attendait depuis leur retour deCajamarca !… Et voilà qu’il était près de sept heures du soir,et que ni Marie-Thérèse ni Raymond n’étaient encore revenus deCallao. Il n’y avait pas à hésiter. Il fallait courir là-bas.

Les vieilles avaient voulu partir, ellesaussi, tant elles pressentaient la catastrophe et aussi la petiteIsabelle, mais on laissa les femmes à la maison et le marquis sejeta dans le premier train avec François-Gaspard, suivi du petitChristobal qu’aucun ordre, qu’aucune menace n’avaient pu fairerester à Lima.

Le récit simultané des tribulations de lafamille de la Torre à Lima et celui de l’enlèvement deMarie-Thérèse, à Callao, se mêlaient, dans un éclat désespéré, auxinterjections des uns et des autres, aux malédictions du marquis,aux pleurs du petit Christobal et aux soupirs effrayants deRaymond. Le jeune homme avait arraché sa cravate et son col, car ilétouffait. « Qu’une chose pareille fût possible en pleinecivilisation, dans un pays où l’on voyageait en chemin defer ! Cela dépassait toute imagination ! », car ilne s’agissait plus de l’entreprise audacieuse d’un misérable foud’amour, non, non, on était bel et bien en face d’un enlèvementdevant aboutir à un crime rituel. Le commissaire, qui avaitfini par glisser son mot au milieu des gémissements et desexplications, ne laissait, à ce point de vue, subsister aucundoute. Le plus extraordinaire était qu’il paraissait, à la fois,très peiné de l’événement, car c’était un brave homme, et,cependant, assez satisfait, à part lui, que cet événement eût pu seproduire, car c’était un fonctionnaire dont on s’était beaucoupmoqué et que l’administration centrale n’avait jamais pris ausérieux quand il avait envoyé des rapports sur certaines mœursobscures des Indiens quichuas, sur le meurtre rituel des enfants etle sacrifice incaïque des femmes. On l’avait accusé de faire de lalittérature. Et il en avait conçu une juste indignation.L’événement se chargeait de le venger : l’enlèvement d’unePéruvienne pendant les fêtes de l’Interaymi ! et dansquelles circonstances ! avec tout le cortège des punchsrouges !Avait-on assez ri, en haut lieu, de sespunchs rouges ! Eh bien ! on les voyait àl’œuvre, maintenant !…

Tous l’écoutaient en silence et avecdésespoir. Voyant cette douleur, Natividad s’efforça de rassurerson monde. Les Indiens ne pouvaient aller bien loin avec leurprécieux fardeau. Tous les défilés de la sierra étaientoccupés par les troupes de Veintemilla et il serait toujours facilede trouver auprès d’elles le renfort nécessaire, dès que la bandedes fanatiques aurait quitté la Costa. Le principal étaitde ne point perdre la piste.

Justement, dans le moment, le train venait derejoindre la route parallèle à la côte et les yeux des voyageurs nequittèrent plus cette large bande blanche et déserte sous la lune.Quelques cabanes en torchis, quelques maisons en bambou furentdépassées encore, puis ce fut la nudité de la plaine sablonneuse.Penchés aux portières, le marquis, Raymond et le commissaireessayèrent d’apercevoir quelque chose. François-Gaspard avait dûprendre le petit Christobal dans ses bras pour que, lui aussi pûtvoir. Le malheureux enfant gémissait à tout instant !« Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma grande petitesœur ! pourquoi on me l’a prise, ma petite grandesœur ? » Le marquis et Raymond ne pouvaient retenir leurslarmes en l’entendant. Tout à coup, tous furent debout :« l’auto ! » Ce fut un cri unique qui leuréchappa.

Ils venaient d’apercevoir l’auto, l’auto surla route, arrêtée devant la porte d’une hacienda !…Le commissaire avait déjà bondi sur le signal d’alarme. Et le trainstoppa. Le chef de train accourut. Nos voyageurs étaient déjàdescendus sur la voie. Le commissaire lui cria d’envoyer vers eux,de Chorillos, le plus tôt possible, de la police, des soldats,surtout des chevaux, enfin le secours qu’il pouvait trouver !Le convoi se remit en marche. Raymond courait comme un fou, àtravers la plaine, n’écoutant point les objurgations du commissairequi lui recommandait la prudence et le suppliait de ne pas donnerl’éveil. Il arriva le premier à la route et fut, à bout de souffle,près de l’auto. Il tenait un revolver à la main, prêt à casser lafigure du premier Indien qui se présenterait. Mais il ne vitpersonne. Il n’y avait personne dans l’auto, ni autour de l’auto.Elle paraissait là, abandonnée sur cette route déserte au coin decette hacienda mystérieuse dont les murs d’ombre nes’éclairaient de-ci de-là que des rayons blêmes de la lune.

Chapitre 3ON L’ASSASSINE ! ON L’ASSASSINE !

La porte de l’hacienda était ouverte.Raymond s’avança sous la voûte. Tout paraissait abandonné. Pas uneâme dans la grande cour entourée de bâtiments dont quelques-unsapparaissaient en ruines. C’était là, tout au plus, unehiguela, ou plutôt une chara, c’est-à-dire unetoute petite hacienda dont les propriétaires devaient cultiver lesplantes maraîchères qu’ils allaient vendre à la ville. Raymondavait, à sa droite, le bodega ou dépôt pour lesmarchandises et les outils agricoles et, à sa gauche, lacasa ou maison qui devait servir d’habitation aupropriétaire. Là encore, toutes les portes étaient ouvertes.Raymond fut rejoint par le commissaire et le marquis dans le momentqu’il retournait à l’auto dont il prit une lanterne qu’il alluma.Tous observaient le plus grand silence. Il n’y avait pas le moindrebruit dans la plaine. Et ils entrèrent dans la casa. Ilsn’avaient pas plutôt pénétré dans la première pièce qu’ils furentsaisis par l’odeur singulière, par le parfum lourd, âcre etentêtant qui y régnait. Ils firent prudemment quelques pas et, toutà coup, poussèrent des cris d’horreur. Les meubles, renversés,gisaient là dans le plus grand désordre ; Raymond avait glissédans une flaque de sang ! Du sang, il y en avaitpartout ! Raymond et le marquis, tremblants d’une atroceangoisse, appelèrent désespérément :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » Et ils seturent soudain, car ils eurent en même temps la sensation qu’onleur avait répondu !

– Mon Dieu ! s’écria le jeunehomme, on l’assassine ; on l’assassine !…

Et il bondit vers un escalier qui grimpait aupremier étage d’où venait, distinctement pour tous, maintenant, uneplainte prolongée… Et le jeune homme encore glissa, dut se reteniraux marches d’une main qui essuya quelque chose de chaud ! Ilregarda cette main avec épouvante ! elle était rouge !…du sang !…

Ils avaient désiré une piste ! Ils enavaient une… et qui ne pouvait tromper ! la piste conduisait àla plainte, aux gémissements d’agonie qui perçaient les murs et lesplanchers, qui résonnaient maintenant lugubrement dans toutel’hacienda. Ainsi, ils se ruèrent à travers deux chambres, deuxchambres où il y avait eu poursuite, où l’on s’était battu,défendu !… « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !… » Un palier, une porte, un cabinet noiret la plainte dans le cabinet noir !… et un corps mourantcontre lequel ils trébuchent !… près duquel ils se jettent àgenoux, qu’ils enlacent, dont ils redressent le buste quirâle : Libertad !… ça n’est que Libertad quimeurt ! Et ils sont tous là, maintenant, à remercier le ciel,parce que ce n’est que Libertad qui meurt !

Le malheureux boy est criblé de coups decouteau. Il a été frappé à la poitrine, dans le dos, au visage,partout. Il râle, il demande de l’air. On le traîne à une fenêtre.On le confesse et l’on apprend qu’il expie son crime… Mais Raymondne l’écoute que pour savoir où est Marie-Thérèse… et dès que legeste de Libertad a montré la lointaine sierra, le cheminqui monte de la route vers la montagne, il redescend comme un fou,car il a compris que les prêtres rouges sont déjà loin d’ici avecsa fiancée.

Sur la route, il trouve l’oncle Ozoux quiessaie vainement de faire entendre des paroles consolatrices aupetit Christobal, lequel est monté dans l’auto, y a trouvé lemanteau de sa sœur et fait retentir toute la costa de sespleurs et de ses appels déchirants : « Marie-Thérèse…Marie-Thérèse !… » Le petit se jette dans les bras deRaymond, sanglote : « Ils l’ont emportée, lesméchants ! », mais il est si rudement rejeté sur la routepar le jeune homme éperdu qui demande à tous les échos : uncheval ! qu’il comprend tout à coup qu’il n’y a plus place icipour ses pleurs d’enfant ! Ah ! un cheval ! unemule ! quelque chose pour la poursuite !… Et cette vaine,cette stupide auto, qui est là et qui, après avoir servi àl’enlèvement, ne peut plus servir à rien !… à rien !…dans ces chemins de montagnes où les prêtres rouges se sont enfuisavec leur proie. Mais le petit, tout à coup, a donné l’éveil… Illui a semblé entendre, là-bas, derrière la bodega, au fondde la cour, comme un bruit de sabots contre des planches, et aussiun hennissement. Se tromperait-il ? N’y aurait-il pas desbêtes, là-bas, au fond d’une écurie ?… Il court… ce sont deslamas !… trois pauvres lamas efflanqués, las d’avoir porté, detrop longues années, de trop lourds fardeaux et qui seraientincapables, maintenant, de porter même cet enfant !… Cependantun lama ne hennit pas ! et le petit Christobal a bien entenduhennir tout à l’heure… Il fait le tour de la bâtisse et tout à coupse colle contre le mur… un cavalier est là, qui se dresse au milieude la plaine, immobile comme s’il surveillait l’hacienda. Et, prèsde lui, dans la même immobilité attentive, une bête légère, fine,aux jarrets de chèvre, au long cou, aux oreilles dressées, enéveil, un lama de la Cordillère, qui doit suivre ce cavalier commeun chien suit son maître. Un cheval et un lama ! le petitChristobal n’en respire plus !…

– Oui, mais il y a un cavalier de trop…

Dans le moment qu’il se fait cette réflexion,le cheval fait tout à coup un écart considérable, le cavalierpousse un juron et un coup de feu retentit. Une ombre, qui semblesurgie de terre et qui s’était glissée sournoisement à quelques pasde là, vient de décharger l’éclair de son arme. Le cavalier étendles bras et tombe, roule dans le sable, cependant que l’ombre adéjà sauté à la bride, puis bondi en selle. Le petit Christobal estaccouru :

– Tu diras à ton père que j’en ai toujoursdémoli un ! et que j’ai un cheval ! lui crie Raymond quia fait ce beau coup. Et il lance sa monture sur le chemin de lasierra.

Mais l’enfant ne lui répond pas, il court detoutes ses petites jambes derrière le lama qui court, lui, derrièrele cheval. Il lui agrippe la laine et il lui parle comme il fautparler aux lamas, et il saute dessus, et il l’enfourche de sespetites cuisses nerveuses… et voilà que les deux cavaliers passentcomme des flèches devant l’oncle Ozoux, qui lève vers la nuit bleueses deux longs bras dégingandés avec lesquels il semble mesurertout le désespoir du monde…

Pendant ce temps, au premier étage, Libertadachevait sa sinistre et précieuse confession. Le commissaire aretenu le marquis en lui faisant entendre de quelle importancepouvaient être les derniers propos du misérable boy et de quelleinutilité serait la présence de Christobal sur une route où il nepourrait rien faire tant qu’on ne leur aurait pas amené de chevaux.Natividad attendait des secours, après ses deux coups de téléphone,soit de Callao, soit de Chorillos. Et il pensait qu’on ne tarderaitpas à venir. Il pensait surtout qu’il était fort heureux d’avoir untémoin comme le marquis pour recueillir avec lui une déposition quiallait lui donner raison quant à tous les crimes obscurs desIndiens. Et il tourmenta Libertad jusqu’à son dernier soupir.

De cette déposition hachée, coupée par ladouleur, suspendue par les râles et arrêtée par la mort, ilressortit, plus clair que cette merveilleuse nuit tropicale, quel’affaire avait été préparée de longue main et qu’il y avait aumoins deux mois que la fille du marquis de la Torre avait étéchoisie comme la future victime de l’Interaymi.

C’est à cette date qu’on avait commencé àtâter la fidélité du boy, qui n’avait pas longtemps résisté à uneoffre pécuniaire assez sérieuse. On ne lui avait demandéqu’une chose, c’était d’être prêt, certain soir, à conduirelui-même l’auto où on lui dirait et sans qu’il sepréoccupât de ce qui se passerait derrière lui. Il avaitconsenti à tout, moyennant deux cents soles d’argent, dontcinquante lui avaient été comptés tout de suite.

– Et avec qui avais-tu passé ce traité ?demanda le commissaire.

– Avec le commis de la banque franco-belge quivenait quelquefois au magasin et qui s’appelle Oviedo.

Le marquis bondit : « Oviedo HuaynacRuntu ! » l’homme qui ne les avait pas quittés lors duvoyage de Cajamarca ! l’Indien qui se faisait habiller chezZarate ! celui qui les avait suivis pas à pas depuis leurdépart de Lima ! Si ce misérable avait préparé à Callaol’enlèvement de Marie-Thérèse, il avait dû, en effet, voir avecregret le départ de la jeune fille pour Cajamarca… Ainsis’expliquaient ses soins assidus et aussi la démarche faite auprèsdu maître de police de Cajamarca pour qu’il fit comprendre auxvoyageurs le danger qu’ils couraient et la nécessité pour eux deredescendre au plus vite à Lima et à Callao ! Peut-être mêmeétait-ce lui qui avait fait envoyer à l’auberge cet avis anonymequi, sous les apparences de l’intérêt et de la pitié, devaitrejeter plus vite la pauvre Marie-Thérèse dans le piège qui luiavait été tendu.

– Et quand as-tu été averti du jour et del’heure de l’affaire ? demanda encore le commissaire aumalheureux dont il fallait soulever de plus en plus le buste, car,par instants, il étouffait.

– Tantôt, Oviedo est venu me trouver et m’adit : « C’est pour aujourd’hui ! quelqu’un viendrate dire : « Dios anki tiou-rata » (le« bonjour » en langue aïmara), aussitôt, tumonteras sur ta machine, et tu ne tourneras pas la tête, quoi qu’ilarrive. On te dira où il faut aller, par où il faut passer et tu net’arrêteras pas avant qu’on te le dise ! sous peine demort ! »

Libertad retrace en quelques phrases, dontquelques-unes restent inachevées, le rapide drame.

Il était un peu plus de six heures et demiequand le boy se sentit touché au bras, dans la rue et aussitôt ilentendit le Dios anik tiourata prononcé par un être dontl’aspect le fit tout d’abord reculer. Il n’avait jusqu’alors vu depareille tête que dans les panthéons (les cimetières) incaïques etn’avait pas été éloigné de croire à quelque spectre. Toutefois, ilse ressaisit, monta sur sa machine, et, persuadé qu’il y allait desa vie, attendit des ordres. Il eut beau ne point tourner la tête,il lui fallut bien entendre le jeu qui se jouait à la fenêtre, etil avait compris que, derrière lui, on enlevait la fille du marquisde la Torre.

À ce moment, il regretta ce qu’il avait fait,mais il était trop tard pour reculer ! Sur l’ordre qui lui enfut donné, il descendit vers la muselle Darsena, par larue San Lorenzo. Dans la rue San Lorenzo, on lefit arrêter une seconde devant une porte basse d’où sortit unIndien qu’il avait reconnu immédiatement : c’était Huascar.Huascar s’était avancé jusqu’à l’auto et avait jeté un coup d’œil àl’intérieur, puis il avait dit en quichua : « C’estbien ! à tout à l’heure ! » et il avait donnél’ordre à Libertad de repartir sur la route de Chorillos et des’arrêter seulement à l’hacienda d’Ondegardo qu’ilconnaissait bien pour s’y être approvisionné plusieurs foisd’eau-de-vie de maïs. Il y était parvenu à toute allure. Dans lavoiture, derrière lui, on n’entendait rien. La señoritaétait-elle morte ? On aurait pu le croire. Pas un mot, pas unsoupir, rien ! Ayant stoppé devant la porte de l’hacienda, ilconstata que la porte était ouverte et que l’hacienda paraissaitvide de ses habitants. Il se retourna alors instinctivement et ilvit trois gnomes extraordinaires dont les têtes abominablessortaient, l’une haute comme un pain de sucre, l’autre carrée,l’autre oblongue, du trou du punch rouge. Et ils étaienten train de descendre avec de grandes précautions le corps de laseñorita qu’il avait bien reconnu sous le voile safrandont elle était couverte. Elle paraissait dormir.

Ils la transportèrent dans la casa.Et lui, Libertad, attendit sur son siège, ne pensant plus qu’à sefaire payer, à reconduire l’auto à Callao, à se sauver dans lasierra, et à sortir au plus tôt de cette affreusehistoire.

Sur ces entrefaites, le métis avait entenduderrière lui le galop d’une troupe de cavaliers, et presqueaussitôt, il avait été entouré par une trentaine d’hommes qui,tous, avaient revêtu le punch rouge. Ils étaient conduits parOviedo lui-même et par Huascar qui avait ordonné à Libertad depénétrer avec lui dans la casa.

Libertad n’avait pas été peu étonné en entrantdans la première pièce d’y trouver une demi-douzaine de femmesentièrement voilées de noir et ne laissant voir sous le haïk dedeuil que leurs yeux, et se tenant debout devant la porte d’uneautre salle dans laquelle on avait certainement transporté la filledu marquis de la Torre.

– Les mammaconas ! s’étaitécrié, à cet endroit de la confession du boy, le commissaire quisuait à grosses gouttes du travail qu’il se donnait pour arracherles derniers lambeaux de sa déposition à Libertad. Lesmammaconas ! Ah ! nous savons maintenant à quinous avons affaire !… Et après !… et après !… achèveavant de mourir, malheureux ! Et Dieu tepardonnera !…

– Oui, les mammaconas !…c’étaient les mammaconas !… mais Dieu aura pitié,gémit l’agonisant… je ne savais pas qu’on voulait enlever votrefille, Monsieur le Marquis !… mais elle n’est pasperdue !… Non ! Dieu ne le voudra pas, señor !… Vousla sauverez avant l’abominable sacrifice !… Oui… oui… j’aitout appris ici… des punchs rouges qui ne savaient pas que jeparlais l’aïmara… Ils ne se sont pas gênés devantmoi !… Ils disaient qu’Atahualpa allait avoir une belleépouse ! et que le Soleil et les fils du Soleil pouvaientse réjouir !… Et ils se prosternèrent tous quand elle vint àpasser !…

Chapitre 4LA « SEÑORITA » AUX MAINS DES« MAMMACONAS »

– Tu l’as vue passer ! s’écria le marquisqui, penché sur Libertad, semblait respirer son dernier souffle enrecueillant ses dernières paroles.

– Oui, je l’ai vue, elle… señor !…Elle !… Celle que j’ai vendue pour deux cents solesd’argent !… Et qui me pardonnera quand vous l’aurez arrachée àces monstres, car elle est bonne… elle était… bonne… ma maîtresse…et je l’ai vendue… pour deux cents soles d’argent !…

– Comment est-elle passée ? commentl’as-tu vue ?… questionnait fiévreusement le commissaire. Ellen’était donc plus endormie ?…

– Elle est sortie de la salle, soutenue pard’autres femmes aux voiles et aux haïks noirs… et les trois affreuxgnomes dansaient autour… Elle, elle semblait n’avoir plus aucuneforce, vous comprenez… on lui avait certainement fait boire quelquechose de trouble… ou respirer quelque monstrueux parfum… comme ilsen ont !… comme ils en ont !… oui… j’ai vu… une dernièrefois… la señorita… elle était enveloppée du voile d’or… etelle avait le haïk d’or sur la figure… on ne voyait de son visageque ses yeux… ses grands yeux fixes… qui ne m’ont pas vu… quisemblaient ne voir personne… des yeux de morte vivante qui mefirent tomber à genoux, moi aussi… elle marchait soutenue par lesfemmes noires, comme dans un rêve… et les mammaconasétaient autour d’elle… et les gnomes dansaient… en silence !…Elle sortit de la casa avec toutes les femmes et tous leshommes rouges dont certains portaient des torches éteintes… Et toutce monde, sur la route, monta à cheval, et les femmes montèrent àmules… des mules magnifiques que l’on avait amenées de la sierra…ah !… comme je n’en ai jamais vu… des mules demammaconas !… Ah ! je vais mourir… mais, avant,il faut que je vous dise que je suis allé à la fenêtre… que j’aitout vu à la fenêtre… j’avais bien entendu parler, au fond desranchos, en buvant le pisco avec les quichuas…parler d’histoires où il y avait des mammaconas… Eh bien,c’est terrible !… elles sont terribles à voir… Elles marchentcomme des fantômes noirs… Tout avait été préparé ici… dans cettehacienda abandonnée… dont ils ont peut-être tué les propriétaires…et les gardiens… Une mammacona a pris la señoritaavec elle, sur sa mule… Et toutes les mammaconas suivaientpour porter la señorita, bien certainement à tour de rôle…La señorita paraissait dans les bras noirs, dans les voiles noirs,comme un paquet jaune… et elle ne remuait pas plus que si elleétait morte… devant, il y avait les trois gnomes à cheval, précédésd’Oviedo Runtu qui donna le signal du départ… je m’étais traînéderrière la fenêtre pour voir… je ne pensais pas qu’ils nem’avaient pas payé… Ils partirent au grand trot, tous ! lespunchs rouges fermaient la marche… et ils disparurent là-bas, dansle chemin creux, dans le petit torrent à sec qui monte vers lasierra… Ils emportaient vers… le temple du Soleil…l’Épouse du Soleil !… car c’est… la fête… de l’… Inter… aymi… inter… a y mi !…Mais vous aurez le temps de larejoindre… dans la sierra… Et Dieu mepardonnera !

Sur ces mots, il ferma les yeux et l’on putcroire qu’il était mort… cependant, il respira à nouveau et ànouveau remua les paupières…

– Et toi, qui est-ce qui t’a frappé ?demanda Natividad… c’est en voulant sauver ta maîtresse, peut-être,que tu as été arrangé de la sorte ?

L’agonisant eut un sourire amer, car ilcomprenait encore que l’inspector superior raillait satrahison et sa lâcheté…

– Je n’ai eu que ce que je mérite… dit le boy(et il essaya de faire le signe de la croix, mais son brasretomba). Oui… quand je me retournai, il n’y avait plus dans lasalle que Huascar et moi : alors, je lui dis : « Mepaieras-tu ? » Il ne me répondit pas… mais il me montrames deux cents soles d’argent sur une table… je me penchaisur les deux cents soles d’argent. Il n’y avait pas unepièce de trop. Je dis : « Pour une besogne pareille, cen’est pas cher ! Je ne savais pas que l’on voulait enlever mamaîtresse ! » Alors, il daigna me parler. « Si tuavais su qu’on voulait enlever ta maîtresse, qu’aurais-tufait ?… » Je lui ai répondu : « Bien sûr,j’aurais demandé quatre cents soles au moins !Donne-moi quatre cents soles et je ne dirairien ! » C’est cette réponse qui m’a perdu. Huascartenait sa main droite sous son punch, depuis qu’il meparlait. Il s’approcha tout près de moi avec un sourire affreux etil me donna tout à coup un premier coup de poignard qui me fitchanceler. D’abord, je n’avais pas compris, j’avais cru à un coupde poing… mais son poing se releva sur moi avec le large couteau…je m’enfuis en hurlant… il bondit sur moi et me frappa parderrière… je lui échappai… il me poursuivit… je pus me sauverjusqu’à cet étage… en criant, en demandant grâce… mais il necessait pas de me frapper, et je vins tomber ici où il me crut mortet où… où… je vais… mourir…

En effet, il commença le dernier râle, mais lemarquis et le commissaire ne prirent point le temps d’assister à samort. Ils avaient autre chose à faire que de lui fermer les yeux.Un coup de feu venait de retentir au dehors.

Ils se précipitèrent à la fenêtre etregardèrent ce qui pouvait bien se passer sur la route. L’oncleOzoux tournait toujours autour de l’auto. Ils lui demandèrent oùétaient Raymond et le petit Christobal. L’autre leur répondit commeun ahuri qu’il les cherchait… et dans le même moment on vit passer,traversant la route avec la rapidité de l’éclair et courant auravin qui passait sous la ligne de chemin de fer, montant sur lasierra, Raymond sur son cheval… Petit Christobal sur sonlama !… Ils les appelèrent, mais il est probable que lesautres ne les entendirent même pas.

Le bruit de cette folle chevauchée ne s’étaitpas plus tôt éteint du côté du ravin que l’on entendit un galopvers la droite, du côté de la sente qui conduisait à Chorillos. Descavaliers apparurent sur la route.

– Nous sommes sauvés, si nous avons deschevaux ! fit Natividad… Il n’est point douteux que nosIndiens se rendent au Cuzco ou aux environs de Titicaca, à traversla sierra ; mais ils ne peuvent faire autrement que de seheurter aux troupes de Veintemilla. Ce qu’il faut, c’est les suivrejusque-là et avertir le premier officier que nous rencontrerons etqui nous prêterait main-forte. Les misérables savent bien ce qu’ilsfont en abandonnant la costa. Ils n’auraient pas été loinen pareil équipage. Je les faisais arrêter à Canête ou àPisco !

Ils descendirent et coururent sur la routeau-devant des cavaliers.

L’oncle Ozoux adressa une question au marquisqui ne lui répondit même pas ; mais les cavaliers, qui étaientbien des soldats envoyés de Chorillos sur le coup de téléphone deNatividad, n’avaient pas plus tôt mis pied à terre que le marquissautait sur un cheval et partait à folle allure par le même cheminqu’avaient suivi tout à l’heure Raymond et son fils.

– De la folie ! murmura Natividad. Ilsrejoindront la bande qui n’en fera qu’une bouchée…

– Mais que faut-il donc faire, monsieur lecommissaire ? implora François-Gaspard que le sort de cettepauvre fille attendrissait littérairement, mais qui ne demandaitpas mieux, dans une pareille aventure, que de rester un peu enarrière…

– Les suivre de loin !… répliquaNatividad.

– Très bien !… Parfait ! savoir oùils vont !… et les faire guetter à leur passage !

– Sur des renseignements sûrs que nousfournirons… Il y a encore un gouvernement au Pérou, il y a encorede la police, des soldats qui ne craignent point de se dévouer pourla chose publique !… s’écria Natividad.

Ce disant, il se tournait vers les quatresoldats qu’on lui avait envoyés et qui représentaient tout ce quirestait de la force armée sur la costa.

François-Gaspard approuva ce plan qui luiallait comme un gant, surtout quand il apprit que celui qu’ilappelait le commissaire et qui avait haut grade : elinspector superior !… allait se faire accompagner de lapetite troupe. Justement, dans le même moment, arrivaient de Callaotrois agents de la police montés, qui cédèrent à leur chef leursmules, puisqu’il en avait besoin pour son expédition.

Natividad rentra un instant dans lacasa et écrivit quelques mots sur une feuille de soncarnet – destinée à être portée au palais de la Présidence àl’adresse de Veintemilla lui-même, qu’il avertissait del’enlèvement de la fille du marquis de la Torre par les prêtresquichuas de l’Interaymi. Quelle revanche pour Natividadqui avait été presque mis en disgrâce dix ans auparavant parVeintemilla, alors simple chef de la police de Lima, lequel n’avaitpas voulu entendre parler des « rapports » singuliers deson sous-ordre Perez, dans lesquels celui-ci prétendait apporter lapreuve de l’enlèvement « rituel » de la pauvreMaria-Christina d’Orellana !…

L’un des policiers reçut la commission etreprit immédiatement le chemin de Callao. Les deux autres furentchargés de s’occuper du cadavre du boy et de commencer une enquêtedans la casa et autour de l’hacienda. Puis elinspector superior invita François-Gaspard à se mettre enselle et tous deux, sur leurs mules, prirent la direction de lapetite troupe. Le soldat de qui le marquis avait pris la montureenfourcha la troisième mule. Quand les militaires virent qu’on lesemmenait du côté de la sierra, dans le moment qu’ilscroyaient bien rentrer à Chorillos, ils commencèrent à grogner,mais el inspector superior leur ferma la bouche en leurcriant de marcher au nom du supremo gobernio !(gouvernement supérieur).

Natividad avait eu soin de se munir des deuxgrosses couvertures des agents qu’il laissait derrière lui, et lesavait attachées à sa selle.

– En route ! commanda-t-il.

Et ils s’enfoncèrent à une honnête allure dansle ravin qui coupait la route.

– Nous irons toujours aussi vite que lesmammaconas, dit tout haut le commissaire.

– Les mammaconas ! elles étaientdonc ici ? s’exclama le vieil Ozoux en poussant sa monture àla hauteur de celle du commissaire.

– Rien ne manquait, señor !… lespunchos rouges ! les mammaconas !… etles trois chefs du temple qui, avec les mammaconas, ont seulsle droit de toucher à l’Épouse du Soleil !…Mais,señor, voilà quinze ans que je le crie à tous les échos denotre administration que rien n’a changé chez ces sauvages !…Rien !… Est-ce qu’ils n’ont pas toujours leur langue, aussipure qu’au temps des Incas ? Est-ce qu’ils ne mangent pas, neboivent pas, ne prient pas, ne se marient pas, dans la même manièrequ’il y a cinq cents ans ?… Est-ce que leurs mœursapparentes ont bougé depuis la conquête ?… Pourquoivoulez-vous que leurs mœurs cachées se soientmodifiées ? Pourquoi ? surtout en ce qui concerne lareligion qui est, par principe, immuable ?… La religioncatholique n’a fait que s’ajouter à l’ancienne sans lamodifier ! Ah ! si on avait voulu me croire. Tenez, moi,cela m’intéressait cette question-là ! Dès le début de macarrière, je me suis trouvé en face d’un crime qu’il étaitimpossible d’expliquer normalement… mais qui devenaitcompréhensible religieusement, si l’on prenait la peine dese souvenir que nous avions affaire encore aujourd’hui à des Incas.On m’a envoyé promener !… J’ai vu le moment où l’on allait me« casser »… eh bien ! je me suis incliné, j’aiaccepté n’importe quelle version officielle du crime… mais endessous, j’ai travaillé… je ne me suis pas contenté d’apprendre àfond la langue quichua, mais aussi la langue aïmara quiest la langue sacrée aux environs de Cuzco et du lac Titicaca.C’est de ce lac-là que tout est venu, à l’origine du mondeincaïque… et de ce côté, n’en doutez pas, que les Indiens nousmènent !… non point vers quelque pan de muraille que tout lemonde connaît, mais vers leur temple caché… celui dans lequel leursprêtres n’ont point cessé de travailler depuis la conquêteespagnole !…

Chapitre 5L’ENLÈVEMENT DU PETIT CHRISTOBAL

Ah ! comme il s’expliquait avec entraindans la gaie nuit tropicale, à cheval sur son dada, le bonNatividad, sur son dada incaïque, et sur la mule qui le conduisaitvers le temple du Soleil, sauver l’Épouse du Soleil !… Ilavait tout à fait oublié Jenny l’ouvrière.

– Nous les rattraperons, n’est-ce pas,questionna François-Gaspard qui, depuis quelques instants,considérait M. l’inspecteur supérieur, avec l’inquiétude qu’ilne se moquât de l’Institut dans sa personne, car enfin, cecommissaire lui paraissait bien désinvolte… presque gai, dans uneaussi horrible conjoncture…

– Mais si, señor, tranquillisez-vous…J’en fais mon affaire !… Dios mio ! zosécontente ! s’exclama Natividad Es una gramsatisfaccion !… Où voulez-vous qu’ils aillent ? dumoment qu’ils nous ont sur leurs talons !… Dans la montagne,ils trouveront tous les soldats de Veintemilla !… Sur lacosta, tous les corregidors (maires) sont à ladisposition de l’inspector superior !… Voulez-vousvotre manteau, señor ?… Cette nuit, il y a un peu degarna (rosée)… mais nous allons quitter la costa…et déjà, tenez… voici les lomas, les petites collines quiprécèdent la montagne… Voyez-vous ! pour pénétrer dans laCordillère, ils n’ont pu passer que par ici !… Au petit jour,nous retrouverons leur trace visible… pourvu que ces messieurs, cesjeunes gens qui sont partis en avant ne fassent pas debêtises !… Ce gamin à cheval sur son lama est biencourageux !… Mais nous allons les retrouver vite… onn’escalade pas la Cordillère, comme un torero saute unebarrière à la plaza !…

François-Gaspard ricana alors sisingulièrement que Natividad s’arrêta tout net dans son discours etqu’il demanda au vieillard « ce qu’il avait ». L’autre secontenta de répondre : « Je comprends ! jecomprends ! » sans en dire plus long. Mais, Natividad,lui, ne comprenait pas.

Ils entrèrent avant le jour dans les premierscontreforts des Andes. Les bêtes ne paraissaient pas fatiguées, et,après un repos de deux heures dans une petite guebrada oùon leur trouva du fourrage et où elles furent honnêtement soignées,ils reprirent l’ascension de la chaîne gigantesque, aux rayons del’aurore qui leur arrivaient comme projetés d’une monstrueusefournaise par la coupure des Andes dans laquelle ils allaients’engager.

Interrogés sur ce qu’ils avaient pu voir ouentendre pendant la nuit, les métis de la guebradan’avaient pu ou voulu fournir aucun renseignement. En tout cas, onpouvait être certain que l’escorte de l’Épouse du Soleil ne s’étaitpas arrêtée là, car il ne serait rien resté dans les coffres nidans les écuries. L’oncle et Natividad, – lequel avait exhibé saqualité d’inspector superior – trouvèrent le moyen detroquer là, momentanément, deux chevaux des soldats contre deuxmules, toujours au nom du supremo gobierno !…

Dès leur première étape, sur le roc de lamontagne qu’ils foulaient, ils trouvèrent maints chardons piétinéset les grandes fleurs jaunes de l’amancaès, dont lesdébris encore tout frais jonchant le sol, avaient été visiblementhachés par le passage d’une troupe nombreuse.

– Nous voici donc sur la piste de guerre,illustre maître ! faisait entendre Natividad, et cela dans leplus pur français, pour prouver à son éminent interlocuteur qu’uncommissaire de police, au Pérou, peut parler le quichua,l’aïmara et ne point ignorer « la belle languefrançaise ! »

– Oui ! oui ! fitFrançois-Gaspard ! allez toujours, mon brave !

Et il toussota d’un air malin qui remplit deconsternation son compagnon, lequel commença à s’inquiéterrelativement à la santé intellectuelle de l’illustre Ozoux.

Une autre inquiétude ne tarda pas à travaillerégalement ce brave Natividad. On n’apercevait encore aucun desvoyageurs qui avaient précédé la petite troupe dans la poursuitedes Indiens. Chose singulière ! ce détail ne paraissait pointtracasser François-Gaspard qui n’était occupé qu’à jouir desbeautés de la nature. Ils montaient ! Ils montaienttoujours !… On ne voit plus que des pics et le ciel ! etla route se fait de plus en plus menaçante… ils la gravissent enzigzags. Les mules, le cheval, inquiets, prennent des positionsinvraisemblables ; quelques bêtes sauvages fuient devant eux…des chèvres, plus loin, semblent accrochées, haut dans le ciel, lesquatre pieds réunis sur une même pointe de pierre… Le froidcommence à se faire sentir. Il faut dire, du reste, que l’escortemilitaire a recommencé à grogner de la façon la plus nauséabonde.Déjà el inspector superior a été obligé de rappeler à cesguerriers quichuas qu’ils marchaient par ordre du supremogobernio, mais ils ont fait entendre, en crachant vilainementpar terre, qu’ils s’en fichaient un peu du supremogobernio.

– Êtes-vous sûr de ces hommes-là ? ainterrogé l’illustre membre de l’Institut.

– Sûr, comme de moi-même, a répondu Natividadqui est toujours sûr de tout.

– Mais de quelle race sont-ils ?

– De la race quichua, pardi !… Oùvoulez-vous que nous prenions des soldats, si nous ne les prenonspas chez les Indiens ?

– Ceux-ci ne m’ont pas l’air d’avoir lavocation ! fait observer François-Gaspard !

– C’est une erreur, señor, une graveerreur ! Ils sont heureux comme tout d’être soldats, qu’est-cequ’ils seraient s’ils n’étaient pas soldats !

– Ils ont demandé à le devenir ? continuel’académicien qui, pour la plus grande stupéfaction de Natividad, aressorti son carnet de notes…

– Que non point, illustreseñor !… Voici comme les choses se passent cheznous !… C’est bien simple… Un détachement de troupes parcourtles villages de l’intérieur et arrête de force les Indiens qui nese sont pas dissimulés à temps. Ces recrues sont naturellementdésignées sous le nom d’engagés volontaires !…

– Ah ! ah ! délicieux ! Et vousne craignez pas qu’ils vous fusillent quand vous les avez armés,vos volontaires ?

– Oh ! señor ! une fois passés lespremiers jours, ils se trouvent tellement bien du régime qu’ils neveulent plus retourner dans leurs familles, et ce sont ces mêmesIndiens qui deviennent des recruteurs impitoyables. Ils font detrès bons soldats. Ceux-là sont de méchante humeur à cause de lamontagne, mais ils se feraient tuer pour Veintemilla !

– Allons ! tant mieux ! conclutOzoux avec une grande philosophie.

Et il ajouta même, ce qui eut pour effet deporter à son comble la stupéfaction du commissaire :

– Vous savez, ils peuvent s’en aller, nousretrouverons bien les Indiens tout seuls !

Natividad eut un haut-le-corps :« Quel homme est-ce donc là ? » se demanda-t-il.Mais son attention fut attirée sur la route.

– Qu’est-ce que ceci ? Ah !ah ! on a campé ici !

En effet, sur le roc du sentier qui,brusquement, s’était élargi en une sorte de cirque, on pouvaitapercevoir encore toutes les traces du séjour d’une troupe assezimportante. Dans ce coin, on avait fait du feu ; dans cetautre, on avait mangé. Des débris de boîtes de conserves, desrestes de victuailles jonchaient le sol. Là, avait été certainementla première étape de l’escorte de l’Épouse du Soleil. Natividadaccéléra la marche.

– Ce qu’il y a de plus en plus extraordinaire,c’est que l’on n’aperçoit encore ni le marquis, ni le petitChristobal, ni votre neveu !

– Bah ! Bah ! Monsieur l’inspecteursupérieur ! ne vous faites pas tant de bile, réponditflegmatiquement l’oncle, on les retrouvera toujours bien,allez !… un jour ou l’autre !

– Hein ?

– Je dis que… Aïe… voilà ma mule qui refused’avancer ! Hue donc ! Sale bête !

Décidément, François-Gaspard devenait bienbrave ! Comme il avait changé depuis le premier voyage dans laCordillère, depuis Cajamarca ! Là-bas, il avait été ridicule.Ici, il montrait un calme héroïque, tenait la tête de la caravaneet répondait en plaisantant aux inquiétudes de ses compagnons deroute. Mais sa mule n’avançait toujours pas, malgré les coups detalon du caballero. Le commissaire se pencha.

– Le corps d’un lama !

Ils s’arrêtèrent devant ce cadavre de bête quibarrait le chemin. Natividad descendit, tâta l’animal, lui soulevala tête, lui inspecta les naseaux et trouva la blessure d’où sonsang s’était échappé, car il y avait du sang sur les cailloux, puisil poussa son cadavre dans l’abîme et remonta sur sa mule.

– Pas de doute, fit-il, c’est le lama surlequel était monté le petit Christobal. L’enfant aura été jusqu’aubout du souffle de sa monture. Pour l’exciter à la course, il l’amême piqué de son couteau et lui a fait à l’épaule une assez largeblessure, car le lama est ordinairement assez lent etparesseux.

– Pauvre bête ! fit François-Gaspard quiécrivait sur son carnet.

– Pauvre enfant ! fit Natividad,qu’est-il devenu ?

– Mais, rassurez-vous, Monsieur l’inspecteur.Il n’était pas seul ! Raymond ne l’aura pas abandonné… et, enadmettant que mon neveu l’eût laissé derrière lui, le marquis l’acertainement recueilli.

– C’est assez plausible, avoua Natividad enhochant la tête.

– On monte à lama, chez vous ?

– Non ! Non ! si l’on excepte lesenfants, qui quelquefois s’amusent quand le lama le veut bien. Oui,on en donne pour ce jeu aux enfants de riches. Le petit Christobaldoit avoir le sien !

– Jamais je n’aurais cru qu’un lama étaitcapable d’une pareille course et d’une pareille vitesse !

– Oh ! celui-là ne me paraît pas avoirfait partie de ces troupeaux conduits par les arrieros quiles ont habitués à n’être plus que des bêtes de somme. Ce devaitêtre un animal de luxe qui n’avait pas perdu son caractère et sasouplesse de chèvre folle, à moins que ce ne soit un lama dressédéjà à porter des enfants !… Et puis le petit Christobal nedoit pas peser bien lourd !… Mais où donc a-t-il trouvé cettebête et où donc, monsieur votre neveu a-t-il trouvé soncheval ? Dans les écuries de l’hacienda sans doute ! Danstous les cas, je le regrette bien ! Ils seraient avec nous àcette heure s’ils n’avaient rien trouvé du tout ! Et lemarquis lui-même nous aurait attendu ! Pourvu qu’il ne leursoit pas arrivé un malheur !

Comme ils venaient de contourner le rocherqu’ils avaient devant eux, ils se trouvèrent tout à coup en face dumarquis à cheval, et de Raymond à pied. Et pas de petit Christobal.Raymond était pâle, mais le marquis était livide ! Tels ilsapparurent à Natividad, car pour François-Gaspard, qui n’avait passes lunettes, le teint de ces messieurs ne lui parut pas autrementinquiétant. Natividad demanda tout de suite des nouvelles du petitChristobal.

– Les misérables m’ont pris mes deuxenfants ! répondit lugubrement le marquis.

Voici ce qui était arrivé :

Le marquis avait un mauvais cheval et c’estavec la plus grande peine qu’il avait fourni cette énorme étape.Plus d’une fois, pendant cette ascension, il avait été sur le pointd’abandonner sa bête, mais l’idée qu’elle pouvait lui être utileplus tard le fit patienter. Parfois il avait été obligé dedescendre et de tirer l’animal derrière lui. Enfin, à l’aurore, ilavait trouvé l’animal moins rétif et avait traversé le cirque oùles Indiens avaient campé. Là, il chercha en vain une trace, unavertissement qui lui vînt de sa fille. Rien ! Rien ! pasun indice !… Ah ! l’Épouse du Soleil devait être biengardée !… Enfin il atteignit l’endroit où gisait le cadavre dulama qui avait porté son fils. Il ne douta point que Raymond n’eûtle petit Christobal avec lui, mais tout de même ce fut avec un cœurplus anxieux qu’il continua cette abominable marche ! Un peuplus tard, il poussait une exclamation de surprise en apercevantRaymond, Raymond seul, Raymond sans le petit Christobal !… Lefiancé de Marie-Thérèse expliqua au père désespéré l’événementinouï auquel il venait d’assister. D’abord, le petit Christobal,dès que l’on eut laissé derrière soi les lamas et que l’onfut entré dans la montagne, l’avait tout de suite dépassé et sibien dépassé que Raymond n’avait pas tardé à le perdre de vue. Deuxheures plus tard, Raymond, lui, n’avait plus de cheval, sa bêteayant fait un faux-pas et ayant roulé dans le torrent où elles’était tuée. Il n’avait eu que le temps de se rejeter de l’autrecôté et de s’accrocher à la paroi de la montagne, où, un instant,il était resté suspendu, puis, il avait repris son chemin à pied,un chemin de chèvre et avait, enfin, découvert l’endroit ducampement où les Indiens avaient dû passer la dernière heure de lanuit, ce qui lui fit espérer qu’ils ne pouvaient être bienloin !… Il avait continué sa route et, tout à coup, il avaitaperçu le petit Christobal qui s’effondrait sur le roc avec sonlama. Raymond l’avait appelé, et l’enfant l’avait entendu puisqu’ilavait, aussitôt relevé, tourné la tête, mais aussitôt il avaitrepris sa course en avant, en criant :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! »… Et c’estalors que l’ingénieur, levant les yeux plus haut, sur le chemin enzigzag qui serpentait au flanc des monts, avait aperçu la troupedes Indiens et des mammaconas. L’enfant était tout proche,et les autres semblaient l’attendre. En effet, aussitôt que lepetit fut arrivé à portée du premier Indien qui marchait enarrière-garde, celui-ci se pencha, le saisit et l’emporta sur saselle, pendant que le jeune captif continuait de crier :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Raymonds’était précipité, mais il était beaucoup trop loin et, aussitôtqu’ils se furent emparés de l’enfant, les Indiens étaient repartisà très vive allure. L’ingénieur s’était arrêté, épuisé, et avaitété rejoint par le marquis quelques instants plus tard.

– Ces nouvelles ne sont point mauvaises,déclara Natividad quand on l’eut mis rapidement au courant desévénements. Les Indiens sont devant nous. Nous ne pouvons plusperdre leur piste. Ils sont obligés de passer par Huancavelica. Là,ils trouveront à qui parler ! Rassurez-vous, Monsieur leMarquis.

Le commissaire fit descendre un soldat etcelui-ci dut donner sa monture à Raymond. Quand le soldat vit cequ’on voulait de lui, il protesta dans un charabia indigné. Mais onne lui demanda pas son avis et il continua de grogner en trottant àpied derrière les autres. Ainsi arriva-t-on à un endroit où lechemin se partageait en deux. L’un des sentiers continuait demonter, l’autre descendait pour aller rejoindre, beaucoup plusloin, un second torrent qui, naturellement, se dirigeait vers lacosta. Raymond et le marquis et toute la troupe avaientdéjà pris le sentier qui continuait de monter quand le soldat,resté à pied, déclara qu’il abandonnait l’expédition et qu’ilredescendait vers la costa ; enfin qu’il seplaindrait au supremo gobierno de ce qu’un civil commel’inspector superior s’était permis de lui prendre soncheval. Le commissaire lui souhaita bon voyage. Celui-ci prit doncle chemin de descente, mais il réapparut presque aussitôt, agitantun petit chapeau de feutre mou qu’il venait de trouver sur leroc.

– Le chapeau de Christobal ! s’écria lemarquis.

Et tous rebroussèrent chemin. Il ne faisaitplus de doute qu’il y avait là la plus précieuse indication.L’enfant avait ainsi indiqué le chemin à suivre, mais cetteindication eût été tout de même perdue si on n’avait pas enlevé ausoldat sa monture. Le marquis lui glissa une pièce d’or et il sedéclara prêt à mourir pour el caballero !

Cependant Natividad restait perplexe, ilcraignait qu’il n’y eût là quelque stratagème des Indiens destiné àles dépister. On ne prit le chemin de descente que fortprécautionneusement et ce ne fut qu’après avoir trouvé la preuveréelle du passage des mules et des chevaux sur le sable du torrentdont on avait rejoint la berge, que le commissaire retrouva sasérénité.

– Les voilà donc repartis vers lacosta ! expliqua-t-il. On a dû les renseigner surl’impossibilité de passer dans la sierra et d’atteindre Cuzco de cecôté sans rencontrer les troupes de Veintemilla… Mais sur lacosta, ils sont bien plus à nous ! Où sont-ilsallés ?… À Canête ? Et puis après ?… En attendant,ils ont, par ce détour, évité Chorillos. Mais il faudra bien qu’ilss’arrêtent ! La partie est perdue pour eux !…

Et l’on reprit la course de plus belle aprèsun repos d’une heure donné aux bêtes. L’un des soldats avait prisson camarade en croupe.

– La partie est perdue pour eux !Aviez-vous réellement cru que nous ne pourrions pas lagagner ? demanda tout bas François-Gaspard à Natividad d’unair assez énigmatique.

– Ma foi, j’ai pu le redouter, illustreseigneur ! Et il n’est que temps, entre nous, que nous lagagnions ! car je ne verrais pas arriver sans angoisse ledernier jour des fêtes de l’Interaymi, alors que cesbrigands auraient encore entre leurs mains la fille et le fils dumarquis de la Torre !

– En vérité, vous pensez qu’ilsmartyriseraient même l’enfant !

– Plus bas, señor, plus bas !…Rien n’est trop beau, ni trop frais, ni trop jeune, ni tropinnocent pour le Soleil ! Comprenez-vous ?

– À peu près, repartit l’oncle, à peuprès…

– Si vous saviez les horreurs dont ils sontcapables… dès qu’il s’agit de répandre le sang sur les dallessaintes… Vous voyez bien qu’ils ont encore les prêtres d’autrefois…je ne vous parle pas des punchs rouges qui sont de noblesquichuas dont la fonction est renouvelée tous les dix ans, mais destrois gnomes, des trois monstres qui se sont emparés de laseñorita !…Ceux-là, je vous l’ai dit, ce sont eux quisont chargés de fournir les victimes et l’épouse du sacrifice… sivous avez visité nos panthéons on a dû vous montrer de ces momieseffrayantes. Ainsi, dans les huacas, on trouve toujoursles trois monstres de compagnie, avec leurs têtes énormes etdéformées par les éclisses et les cordes desmammaconas !… Dès leur plus jeune âge, les troisenfants destinés à l’horrible fonction étaient entrepris par lesmammaconas et les sorcières sacrées leur travaillaient lecrâne pour leur donner les vertus nécessaires, le courage, la ruse,le goût du sang !… Nés le même jour, ils devaient mourir lemême jour. Dès que l’un d’eux succombait, les deux autres devaientse sacrifier dans la tombe. Enfin, à la mort du roi, ils se tuaientgénéralement au début de la cérémonie funèbre, pour donnerl’exemple aux principaux serviteurs, aux épouses et aux compagnes.Sur le cadavre d’Atahualpa, les Espagnols virent plus de milleIndiens et Indiennes se sacrifier ainsi[19]. Lestrois monstres gardiens du temple étaient toujours les maîtres deces tueries. Nous avons la preuve aujourd’hui (nous l’avons devantnous), nous courons derrière elle, qu’on ne retrouve plusseulement ces effrayants dignitaires au fond des cimetières !…Il en existe toujours !… Il y a quelque part, au fond desAndes, nous ne savons où, un endroit sacré où lesmammaconas préparent encore les trois crânes pour gardiensdu temple !… Et il y en a toujours en fonctions !… Jevous ai parlé de l’enlèvement de Maria d’Orellana, je vous ai parléaussi de certain crime rituel que j’ai voulu « châtier »et qu’il m’a fallu « étouffer » sur l’ordre de la hauteadministration. Eh bien ! je puis vous dire, señor,qu’il s’agissait de deux morceaux du corps d’un enfant, d’un enfantde cinq ans que j’avais trouvé sur une dalle, dans la cave d’unrancho d’où les Indiens venaient de s’enfuir en hâte parcequ’on leur avait signalé mon arrivée !… Ils l’avaient découpéen deux, par la taille ! d’un seul coup de couteau, comme oncoupe en deux une guêpe !… Et ils ont bu sonsang !… Eh bien ! mon cher illustre seigneur, quiest-ce qui a failli perdre sa place pour avoir eu la preuve deça ? c’est le pauvre Natividad !… Tout de même j’avaisraison !… On le verra bien ! Et on ne me traitera plusd’imbécile !… Tenez, vous qui êtes un savant, vous avezentendu parler du Temple de la Mort ?… Oui, ehbien ! vous savez combien on a trouvé de victimes autour de lamomie de Huayna Capac, dans le temple de la mort ? Quatremille ! quatre mille êtres humains dont les uns se sontsacrifiés volontairement, dont les autres ont été découpés,étranglés, étouffés pour honorer le mort[20]. Voilàce qui s’est passé dans le temple de la mort !… Eh bien !et dans la Maison du Serpent ? Mais j’aimemieux ne pas vous dire ce qui se passait dans la Maisondu Serpent !…

– Vous me le direz un autre jour,répondit François-Gaspard, mais permettez-moi dès aujourd’hui devous adresser toutes mes félicitations. Tout ce que vous me ditesest fort intéressant. Le gobierno supremo a su me faireaccompagner par le plus intéressant et le plus érudit descommissaires ! soyez persuadé, señor inspectorsuperior, que je lui en suis fort reconnaissant et que je luien exprimerai toute ma satisfaction.

– Que voulez-vous dire ? demandaNatividad, complètement abruti, cette fois.

– Rien ! Rien ! jeplaisante !…

Natividad, outré, poussa sa mule, tandis queFrançois-Gaspard, derrière, avait un petit ricanement sec.

Dans cette lamentable et tragique expédition,il faisait véritablement honneur à l’Académie française… C’étaitlui le moins fatigué de tous. Habitué à vivre dans lesbibliothèques, il ne pouvait imaginer qu’il pourrait assistervraiment à toute cette horreur vécue. Cela lui produisait l’effetd’une sorte d’expédition instructive, montée pour lui,François-Gaspard, de l’Institut, par les soins du Gouvernement etde la Société de Géographie et destinée à lui fournir de la copie.Il admettait ces mœurs dans le passé, mais le présent n’arrivaitpas à l’épouvanter. Après de sérieuses réflexions, il restaitpersuadé que tout cela se terminerait très bien. N’était-ce pas, dureste, l’avis de Natividad dont les propos monstrueux luiparaissaient l’évocation d’un professeur d’histoire un peu emballésur son sujet ?

Et cette Histoire se dressait maintenant àchaque instant devant eux… Ils étaient revenus dans la région de lacosta ; des débris prodigieux d’aqueducs qui auraientétonné les Romains, les restes de la route incaïque qui traversaitde bout en bout le monde du Sud-Amérique, du Chili à l’Équateur, sedressaient devant eux, dans le tourbillon d’une poussièresuffocante, nobles épaves d’un passé qui paraissait bien mort.Morts les Incas ! Et l’on voulait lui faire croire que desIncas de ce temps-là leur avaient volé, pour les offrir àleur dieu, une jeune fille et un petit garçon d’aujourd’hui… Allonsdonc ! on avait décidé de le faire voyager dans lerêve !… avec la chimère ! Tout de même il jugea qu’on semoquait un peu de lui !… Cette idée ne le fâcha pas, ilsourit : « Ah ! on se moque de moi ! Ehbien ! Ils ne m’auront pas !… Et rira bien quirira le dernier ! »

Chapitre 6LE SCEPTICISME DE FRANÇOIS-GASPARD

Plus il réfléchissait, plus il luiapparaissait que tous ceux qui l’entouraient ou qui leprécédaient s’étaient concertés pour l’intriguer et le« faire marcher » et même courir ! L’affaire avaitété savamment montée entre Raymond, le marquis, Marie-Thérèse etNatividad. François-Gaspard se rappelait très bien, maintenant, quele premier soir où était survenu cet accident du coolie chinois,Marie-Thérèse avait rassuré son père en lui disant que son amiNatividad se chargeait de tout ! Eh bien ! son amiNatividad s’était chargé de tout une fois de plus !« Elle était bien bonne !… » Et il s’attacha à nerien laisser perdre du paysage. Ils étaient arrivés dans un petitvillage bâti au pied de la montagne ; comme par enchantementle vilain tourbillon, la poussière s’étaient dissipés. Ils setrouvaient dans des jardins verdoyants auxquels un ruisseau né dansla Cordillère donnait une fécondité bienfaisante. François-Gaspardeût passé avec joie quelques heures douces dans cette oasis. MaisRaymond, le marquis et même Natividad étaient comme des enragés.Ils accéléraient leur course autant qu’ils le pouvaient, maintenantqu’ils étaient en pays plat. L’oncle prit bien garde de ne pointélever la moindre protestation. Il était bien décidé à leur fairecroire jusqu’au bout qu’il était leur dupe. On ne s’arrêtait quepour s’enquérir du passage de la bande et l’enquête était assezdifficile. Les visages rencontrés étaient rares. Les fêtes del’Interaymi avaient à peu près dépeuplé ce pays. Et lesquelques Indiens qui se laissaient voir montraient, dès lespremières questions, une méfiance très marquée, et même del’hostilité.

Il fallait s’armer de patience et de douceuret accompagner le tout d’un trago, gorgée d’eau-de-viedont les soldats avaient toujours provision dans leur gourde. Mêmel’argent ne leur déliait pas souvent la langue. On se heurtait, enleur demandant les choses les plus banales, au sacramentelmanatiancho (je n’en ai pas) ou au no hay señor(il n’y a rien). Heureusement quelques Péruviens de sang mêlé semontrèrent plus accommodants et fournirent des détails sur la fuitede Huascar et de ses compagnons. Toute la troupe traversait à brideabattue toute la costa. Les Indiens, cependant, avaientdissimulé leurs habits de cérémonie qu’ils avaient dû arborerrituellement pour la réception de l’Épouse de l’Inca. Ils passaientsi rapidement que nul ne pouvait dire s’il avait aperçu un enfantou une femme captive. Du reste, à ces questions dernières, chacunfaisait l’étonné et comme s’il ne comprenait rien à une pareilleenquête et ne disait plus mot, tournant la tête, s’éloignant sansqu’il fût possible de l’arrêter. Huascar pouvait avoir maintenantdeux heures d’avance, au plus, mais à chaque étape il« gagnait » malgré toute la diligence des poursuivants.Ainsi arriva-t-on à Canête. Le commissaire ne comprenait rien àcette tactique qui conduisait les Indiens vers la mer, dans uneville où ils allaient avoir affaire aux autorités. C’est le soirque Raymond, toujours en tête, puis le marquis, puis lecommissaire, puis François-Gaspard, puis les soldats firent leurentrée dans Canête. Ils tombaient sur une fête de nuit, accompagnéedu tumulte assourdissant des pétards et d’une retraite auxflambeaux. La moitié de la population indigène était en étatd’ivresse. Canête est une petite cité où le mélange de l’ancien etdu moderne apparaît plus que partout ailleurs. Les cheminées desusines alternent avec la voûte des aqueducs construits du temps desIncas, aqueducs qui distribuent encore aujourd’hui les eaux du RioCanête dans les plantations environnantes. On voit encore en amontde Canête les vestiges d’une grande forteresse indienne que levice-roi de la Manelova a fait démolir, il y a deux cents ans, pouren employer les matériaux à la construction du fort de Callao.C’est assez dire que là, malgré toute l’autorité dugobierno supremo, le sentiment indien, dans labasse classe surtout, est encore assez puissant pour se montrer entemps de troubles publics. Et Natividad n’eut aucune peine àdécouvrir que l’on était « en temps de troublespublics ». Sa première visite fut pour le corregidorqui lui apprit que toute cette manifestation se faisait enl’honneur de Garcia dont les succès militaires avaient déchaînél’enthousiasme de la basse classe. Il se confirmait, en effet,qu’il avait pris Cuzco et fait reculer les troupes républicaines.De son côté, le commissaire mit le corregidor au courant de laterrible situation dans laquelle se trouvaient les enfants dumarquis de la Torre. Le corregidor fit la sourde oreille. Il laissaà entendre qu’il ne croyait pas à une histoire de revenants et que,si la troupe d’Indiens dont il parlait avait un crime semblable surla conscience, jamais ceux-ci n’auraient eu l’audace de passer parchez lui.

– Ils ne peuvent rester dans lasierra, fit Natividad, il faut bien qu’ils aillent quelquepart. Peut-être veulent-ils s’embarquer ? atteindre par mer laprovince d’Arequipa et remonter par là jusqu’à Cuzco !

– C’est fort possible ! approuva aussitôtle corregidor pour se débarrasser du commissaire. Ils sont, eneffet, passés aujourd’hui dans notre faubourg, se sont ravitaillésau plus vite et ont continué leur chemin vers Pisco. Là, ils ont pus’embarquer ! Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je fassepour vous ? Je ne dispose plus d’un soldat, plus d’unagent ! Toute la police a été réquisitionnée militairementpour combattre le Garcia !

À ce moment, passait sous les fenêtres ducorregidor une cavalcade extraordinaire, une processiondansante, chantante, en tête de laquelle Natividad reconnut sesquatre troupiers ! Il ouvrit la fenêtre et leur cria desordres, mais ces menaces, au nom du gobierno supremo,n’eurent aucun effet, et il quitta le corregidor dans unétat d’esprit des plus tristes. Au moment où il croyait tenir lesIndiens, est-ce que ceux-ci allaient lui échapper ? Sansdonner aucune explication aux malheureux qui l’attendaient, il leurcria seulement : « En route sur Pisco ! » Tousrepartirent. Il ne voulut répondre à aucune question.François-Gaspard lui-même, qui demandait si cette fête del’Interaymi ne répondait pas un peu chez le peuple de labasse classe à la fête du 14 juillet chez les Français, ne reçutaucune réponse. Le marquis, en apprenant que les Indiens avaientpris le chemin de Pisco, pensa que cette affreuse situation allaitavoir une fin ! À Pisco, il n’y serait pas un inconnu, bienqu’il ne fût allé là que deux ou trois fois, mais sa fille y étaitbien connue pour y être allée très souvent surveiller leurs dépôtsde guano, les magasins du port et le travail des coolies aux îlesChincha qui se trouvent en face. Là, il avait des employés, desamis ; le marquis de la Torre y était un personnage par lesaffaires qu’y faisait sa fille. Il saurait parler, lui, aucorregidor.

Ils arrivèrent à Pisco harassés, les bêtescrevées. À côté de l’agitation maladive de ses trois compagnons,François-Gaspard affichait un calme magnifique, avec un petit airentendu qui l’eût fait passer pour un fou si l’on avait eu le tempsde l’observer. À Pisco, plus encore qu’à Canête, la populationétait en délire. Là, la nouvelle certaine de la prise de Cuzcovenait d’être apportée.

Le marquis avait pris la direction de lapetite troupe et la conduisait vers les magasins de son dépôt où ilpensait bien trouver quelque employé qui le renseignerait surl’arrivée et le départ des Indiens, mais ses magasins étaientdéserts et il n’y trouva âme qui vive.

– Chez le corregidor !commanda-t-il.

Les quatre voyageurs venaient d’entrer dans lagrande et unique rue qui conduit à l’aréna, l’immenseplace centrale où l’on enfonce dans le sable jusqu’à la cheville,quand ils furent arrêtés par un grand feu de joie. Les Indiensbrûlaient la feuille sacrée du maïs, toujours en l’honneur deGarcia, risquant de mettre le feu aux petites maisons basses toutesbadigeonnées de blanc et de bleu, habitées par les métis riches dela province qui s’étaient enfuis pour n’avoir pas à secompromettre.

La folie de l’alcool et la folie des pétardsavaient entrepris tout ce qui était visible de la population. Onavait mis au pillage une fabrique de pisco, eau-de-vietrès renommée qui a pris le nom de la ville et que l’on tire d’unesorte de raisin de malaga. Excités par la boisson, les indigènesallaient chercher au feu de joie des feuilles de maïs enflamméesdont ils se frappaient les uns et les autres en s’écriant en langueaïmara : « Que le mal s’en aille ! que lemal s’en aille ! » et quelques-uns se brûlaientatrocement, ce dont ils ne paraissaient pas s’apercevoir dans leurexaltation.

Natividad aperçut un métis qui, dans le coind’une porte, se tenait tranquille et triste, car il avait sansdoute quelque chose à perdre dans cette petite fête : samaison dont il craignait l’incendie, sa cave dont il redoutait lepillage. Il lui demanda où il pourrait voir lecorregidor.

Le métis lui répondit simplement :« Suivez-moi ! » Et tous suivirent. Et il lesconduisit le long d’un trottoir en bois qui commençait à brûler,jusqu’à l’aréna, en face de l’église.

Cette place s’adorait de quatre palmiersrachitiques. Autour de l’un d’eux il y avait une grande populacedansante… et au pied de ce palmier un feu commençait d’allonger sesflammes pâles dans le jour cendré. À une branche de palmier quelquechose pendait. Le métis montra cette chose à l’inspecteursupérieur.

– Voici le corregidor, dit-il.

Natividad, le marquis, Raymond s’arrêtèrent,muets d’horreur. Alors le métis se pencha à l’oreille de Natividadet celui-ci s’enfuit épouvanté.

– Sauvons-nous, sauvons-nous, criait-il à sescompagnons.

– Qu’y a-t-il donc ? questionnaflegmatiquement François-Gaspard en allongeant le ciseau de seslongues jambes.

– Il y a… il y a qu’ils vont lemanger !

– Pas possible ! répliquaFrançois-Gaspard qui prit le temps de se moucher pour cacher sonplus fin sourire. Mais le commissaire n’eut point l’occasiond’admirer tant de tranquillité désinvolte. Natividad se sauvaitréellement, ne tenant pas à être témoin du renouvellement d’unescène terrible dont on frémissait encore à Lima. Il se rappelait lafin tragique des frères Guttierg, usurpateurs de la présidence.Portés au pouvoir par la foule, ils avaient été massacrés dans larue par cette même foule, puis pendus à la cathédrale, et deslambeaux de leur chair avaient été ensuite mangés par la populace,qui, sur la place publique, avait allumé des bûchers et rôtissaitses présidents ![21].

Le marquis et Raymond avaient peine à lesuivre ; François-Gaspard fermait la marche et separlait à lui-même : « Ils ne me feront pas peur,disait-il, avec leur mannequin !… »

Partie 4
LE DICTATEUR

À Arequipa, c’était jour de fête. Lapopulation de la ville et de la campina (banlieue) sepressait sur la grande place publique et dans les callesenvironnantes pour assister au retour triomphal du vainqueur deCuzco, le brave général Garcia que l’on avait déjà surnommé« le bon dictateur » et qui avait promis à ses partisansde balayer, dans les quinze jours, le président Veintemilla, lesChambres et tout le système parlementaire qui, affirmait-il, avaitruiné le Pérou.

Les Arequipenos étaient préparés àentendre ce langage. La politique avait toujours dominé dans cepays ; c’est de là qu’étaient parties toutes les révolutions.Terriblement turbulents, les habitants d’Arequipa trouvaient qu’ily avait bien longtemps qu’ils n’avaient vu un « sauveur »à cheval ! Aussi, puisque ce jour-là il devait leur apparaîtredans le plus bel équipage, avaient-ils mis leurs plus beaux habits.Les femmes se montraient particulièrement coquettes. Des roses dansles cheveux, elles avaient encore les bras pleins de fleurs,celles-ci à destination du héros. Les Indiens, après avoir venduleurs poules au marché, s’étaient mêlés en grande quantité aumouvement qui poussait tout ce monde sur les pas du vainqueur.

La place principale semblait, pour lacirconstance, avoir relevé les ruines de ses arcades un peu tropsecouées par le dernier tremblement de terre, ou tout au moins elleles avait cachées sous les tapis éclatants, et les drapeaux et lesoriflammes et les guirlandes. Les vieilles tours des égliseslézardées, les fenêtres historiées, les portes massives, lesbalcons de bois, les galeries fleuries étaient noirs de monde.Au-dessus de la ville, le Misti, l’un des plus hautsvolcans du monde, dressait un bonnet tout neuf, tout éclatant desneiges de la nuit. Et voilà que les cloches sonnèrent et que lapoudre à canon déchira l’air. Puis il y eut un grand silence.

Puis il y eut un bruit de trompettes. Et milleacclamations montèrent vers le ciel. C’était le défilé des troupesqui commençait… Contrairement à ce qui se passe en Europe où lesimpedimenta de l’armée suivent celle-ci, ils ouvraient lamarche à Arequipa. Aussi jamais déroute n’a donné idée de ce quepouvait être le défilé des bandes singulières qui précédaientl’armée : des Indiens traînant des animaux chargés de bagages,de fusils cassés, d’ustensiles de cuisine, de victuailles ;puis tout un régiment de femmes pliant sous le poids de bissacsgonflés d’armes, d’enfants au maillot, ou de provisions.

On acclamait tout, jusqu’aux lamas porteurs deglorieux trophées, jusqu’aux femmes, aux rabonas comme onles appelle là-bas. Elles venaient de Bolivie, car c’était laBolivie qui avait sournoisement prêté ces précieuses auxiliaires àGarcia. Les rabonas sont une admirable institution quitirerait d’embarras plus d’une intendance européenne[22]. L’équipement du soldat en campagnecomprend, là-bas, non seulement le fourniment militaire, maisencore une femme qui l’accompagne partout, fait ses provisions,prépare son repas, porte ses bagages et veille entièrement à sasubsistance.

Les dernières rabonas passées, ce futle tour des troupes à la tête desquelles s’était placé,naturellement, Garcia. Monté sur un magnifique cheval, vêtu d’ununiforme étincelant, il avait l’éclat d’une étoile de premièregrandeur au milieu de la constellation d’un brillant état-major.Très grand, il dépassait de la tête et de toute la hauteur de sesplumes les généraux et les colonels qui cavalcadaient autour delui. Son grand panache multicolore flottait glorieusement au vent.Un bruit assourdissant de trompettes guerrières l’accompagnait. Ilétait beau, il était radieux, il était superbe. Il était content.Il frisait sa moustache noire et montrait ses dents blanches. Ilavait des bottes qui brillaient comme des miroirs.

Il souriait aux dames quand il passait sousles balcons. Celles-ci l’appelaient par son petit nom :Pedro ! lui jetaient les fleurs qu’elles détachaient de leursein ou le saupoudraient entièrement de feuilles de roses. Ainsifit-il, lentement, le tour de la place, deux fois. Puis ils’arrêta, au milieu, entre deux canons, son état-major derrièrelui, deux Indiens devant lui tenant leur étendard, composé depetits carrés d’étoffe de différentes nuances : ces Indiensportaient un chapeau tout couvert de plumes aux couleurs voyantes,et avaient, sur les épaules, une sorte de surplis. À chaqueinstant, ils agitaient leur singulier drapeau, signe de ralliementet de soumission de toutes les tribus indiennes au nouveaugouvernement.

Pendant ce temps, autour de la place, serangeaient cinq cents fantassins et deux cents cavaliers. Desjeunes filles, habillées de tuniques flottantes et portant lescouleurs de Garcia s’avancèrent alors vers le général, les mainslourdes des couronnes qu’elles allaient offrir au triomphateur.

Elles lui débitèrent un petit compliment qu’ilaccueillit en continuant de friser sa moustache et en montrant sesdents blanches. Il avait aussi de petits hochements de têteprotecteurs. Quand elles eurent fini, il se pencha galamment, leurprit leurs couronnes et se les passa toutes au bras comme ferait ungarçon boulanger de sa marchandise en forme de cercle. Et, ce brasglorieux, il le leva pour demander le silence.

Tout se tut, sur la terre et dans lescieux.

Alors le dictateur s’écria : « Vivela Liberté ! » ce qui lui valut une ovation monstre. Illeva encore le bras aux couronnes. On écouta. Il commença l’exposéde son programme : « Liberté pour tout, excepté pourle mal ! Avec un pareil programme, est-ce que nous avonsbesoin de parlement ? » – Non ! Non !Non ! rugit la foule en délire. Vive Garcia ! Et,naturellement, on voua Veintemilla aux gémonies :« Muera, Muera Veintemilla !Muera ! Muera el lagron desalitre ! » (À mort, à mort Veintemilla ! Àmort ! À mort ! le voleur de salpêtre !), car onaccusait fortement Veintemilla d’avoir tripoté dans les dernièresconcessions de phosphates.

Garcia était un orateur. Il voulut le prouverune fois de plus et raconta en quelques mots historiques sonadmirable campagne et comment il venait de combattre les troupesdes « voleurs de salpêtre » dans la plaine de Cuzco, avecl’aide de ses braves soldats.

Pour être entendu et vu de tous, il se dressadebout sur ses étriers, mais – événement incroyable, indigne de ladivinité qui eût dû veiller à ce que rien ne vînt troubler un sibeau jour de fête – une averse terrible se mit à tomber. Il y eutun commencement de sauve-qui-peut. Ceux qui se trouvaient sous lesgaleries ne bronchèrent pas, mais les autres se mirent à larecherche d’un abri. Les fantassins eux-mêmes se débandèrent. Quantaux cavaliers, qui étaient des sortes de hussards, ils mirenthâtivement pied à terre, enlevèrent leur selle et la chargèrent surleur tête en guise de parapluie. Ces dames militaires, lesrabonas, relevèrent leurs jupons en forme de cloche surleur chignon. Garcia était furieux d’un pareil désarroi au plusbeau de son triomphe.

L’averse ne l’avait pas fait reculer d’un paset il menaça de la peine de mort immédiate ceux de ses généraux etde ses colonels qui feraient mine de l’abandonner. Ils se letinrent pour dit et restèrent sous la douche. Garcia n’était pasmême retombé sur sa selle. Toujours droit, toujours debout sur sesétriers, il fixait le ciel d’un regard terrible. Et il lui montrale poing, celui où s’accrochaient les couronnes. Alors le chefd’état-major s’approcha de lui, fit trois fois le salut militaireet lui dit :

– Excellence ! ce n’est point au cielqu’il faut s’en prendre. Le ciel n’aurait jamaisosé ! C’est vous seul, Excellence, qui avez commandé auxnuages avec vos canons. Ce sont les canons de Son Excellence quiont démonté le ciel.

– Vous avez raison ! s’écria Garcia. Etpuisque les canons ont fait le mal, je leur ordonne de leréparer !

Aussitôt, sur son commandement, la batteriefut mise en position, et commença un feu continu sous les nuagesjusqu’à ce que les éléments se fussent apaisés, ce qui ne fut paslong. Alors il dit de sa voix retentissante : « J’aieu le dernier mot avec le ciel » et il fit rompre lesrangs.[23]

Chapitre 1JE VIENS TROUVER LE MAÎTRE DU PÉROU

Dans un coin de la grande place d’Arequipa, àl’une des fenêtres de l’hôtel du Jockey-Club qui était une espèced’auberge pour muletiers, le marquis de la Torre et Natividadassistaient avec impatience au triomphe du dictateur. Ils eussentbien voulu que la cérémonie fût au plus tôt terminée, car ilsn’avaient plus d’espoir qu’en Garcia.

À Pisco, ils avaient acquis la certitude quel’escorte de l’Épouse du Soleil s’était embarquée sur leremorqueur même qui appartenait au marquis et qui servait àl’ordinaire à conduire les chalands chargés de guano des îlesChincha à Callao, ce qui prouvait une fois de plus que l’entrepriseavait été longuement préparée et soignée dans tous ses détails etqu’on y avait employé les Indiens chassés par Marie-Thérèse,Indiens au courant de tous les services de magasinage et denavigation.

La « pointe » que les punchs rougesavaient poussée dans la sierra n’avait eu d’autre but quede donner le change, mais tout le voyage avait été réglé par lacosta pour aboutir, après voyage en mer, de Pisco àMollendo, à Arequipa, d’où l’on devait gagner le Cuzco. Embarqués àleur tour, le marquis, Raymond, François-Gaspard, toujourstranquille, et Natividad qui commençait à désespérer de tout,s’étaient fait conduire à prix d’or à Mollendo, avaient pris lechemin de fer et étaient arrivés à Arequipa quelques heures aprèsles punchs rouges.

Ils étaient tombés dans une ville sens dessusdessous où les gens ne se donnaient même pas la peine de répondre àleurs questions. Et c’est par le plus grand des hasards qu’ayantreconnu de loin Huascar qui se promenait paisiblement dans cettecité en ébullition, ils l’avaient suivi et avaient découvert lamaison où l’on tenait Marie-Thérèse et son frère prisonniers.C’était une petite bâtisse en adobes (briques cuites ausoleil) qui s’élevait à l’extrémité d’une rue, à l’entrée de lacampina, sur le bord du Rio Chili. Une dizaine de punchsrouges armés montaient la garde ostensiblement autour de la masure.Le marquis et Raymond ne purent même point en approcher. Ils virentse dresser devant eux, à une cinquantaine de mètres de la maison,des gardes civiques qui les invitèrent à rétrograder.

Ainsi les soldats de Garcia veillaienteux-mêmes sur l’Épouse du Soleil !

Une pareille chose dépassait touteimagination. « Garcia ne sait certainement pas ce qui sepasse, dit le marquis, sans quoi il aurait vite fait d’enlever mafille à ces sauvages ! Je le connais ! Il a ses défauts,mais c’est un homme civilisé. Il m’a demandé ma fille en mariage.Allons le trouver ! »

Mais Raymond ne voulut pas quitter de vue lesmurs de la maison où était Marie-Thérèse ! Si on l’avaitécouté, on n’aurait pas attendu l’entremise de Garcia et on seserait fait fusiller comme des lapins !… C’est ce que finitpar lui faire entendre Natividad. En ce temps de révolution,c’était vite fait ! Pan ! Pan !… deux, troiscadavres de plus dans le Rio Chili, ça n’était pas pour le fairedéborder ! et ça n’était pas non plus cela qui aurait sauvéMarie-Thérèse et son frère !… Il promit de ne point faire lefou et se glissa dans une embarcation dont il ne bougea plus, lesyeux sur la porte devant laquelle punchs rouges et soldatspassaient et repassaient l’arme en bataille. Le marquis etNatividad regagnèrent la seule auberge qui avait pu leur fournirune chambre, et se firent servir quelque nourriture en attendantimpatiemment l’arrivée de Garcia. Plus il réfléchissait, plusChristobal reprenait confiance. Au fond, il était très bien avecGarcia. Et puis, il lui promettrait son appui et celui de ses amis.Il serait son agent à Lima. Enfin, un homme civilisé ne pouvaitlaisser s’accomplir une chose pareille !

Natividad était naturellement de cet avis.L’idée qu’il allait être présenté au vainqueur du Cuzco ne luiétait point déplaisante. Certes, il ne prononcerait point desparoles qui pussent le compromettre, mais enfin il est bon deconnaître ceux qui peuvent devenir les maîtres du jour.

Quant à François-Gaspard, on l’avait perdu, ouplutôt on l’avait laissé en contemplation devant la hautaineapparition du Misti et on ne l’avait plus revu. Sans doutedevait-il être maintenant quelque part à prendre des notes surl’entrée en triomphe du nouveau dictateur.

Garcia, dans toute sa gloire, déplutprofondément au marquis qui aimait les choses brillantes, mais quin’en restait pas moins un délicat.

– Je ne l’aurais pas cru si panachard, dit-ilà Natividad ; à Lima, il était plus simple, mais j’ai toujourspensé qu’il avait du sang de métis dans les veines.

– Le succès l’a grisé, observa Natividad. Ilne sait pas garder la mesure.

– Tout de même, il me rendra mesenfants ! affirma le marquis.

Quand Garcia quitta la place, ils le suivirentderrière son état-major, après avoir dit un mot à l’aubergiste. Àl’entrée de la rue où se trouvait le palais du dictateur, ilsfurent arrêtés, mais le marquis marqua tant de hauteur, d’insolenceet d’impatience, parla si fort de « son ami Garcia »qu’on finit par le laisser passer, lui, et Natividad qu’il traînaitpar la main.

Au corps de garde, le marquis donna sa carte.Le sous-officier revint aussitôt en priant les caballerosde le suivre. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Il y avaitdes soldats partout, mais beaucoup étaient fatigués, et le marquiset Natividad durent enjamber plusieurs militaires qui dormaientdéjà sur les degrés de l’escalier d’honneur, le fusil entre lesjambes.

Enfin le sous-officier poussa une porte et ilsse trouvèrent sans encombre dans la chambre à coucher de SonExcellence qui y présidait un conseil de ministres qu’il avaitnommé la veille. Quelques-uns de ces hauts fonctionnaires étaientassis sur le lit, d’autres sur la table ou même sur un paquet delinge sale. C’est ainsi que se débattaient les grandes affaires dupays.

Ils furent reçus plus que courtoisement.Garcia, qui avait la tête dans une cuvette et qui, en bras dechemise, les manches retroussées, était en train de se faire labarbe, courut aussitôt au-devant du marquis en faisant s’envolerautour de lui tout un nuage de mousse de savon. Il s’excusa :« Excusez-moi, señor ! La simplicitéantique !… La simplicité antique !… Je vous reçois dansma chambre comme un ami !… car j’espère bien, Monsieur lemarquis, que vous venez en ami, en ami du nouveaugouvernement ! Permettez-moi de vous le présenter. »

Il commença par le ministre de la guerre quiétait à cheval sur le traversin et finit par le ministre des posteset télégraphes, un horrible métis qui mâchait des feuilles de cocasur le paquet de linge sale.

– Vous voyez, nous ne faisons pas de manières.Je suis un type, moi, dans le genre de Caton. L’antiquité, il n’y aque cela pour forger des hommes ! Les bons padresnous l’ont appris et j’ai reçu une excellente éducation !

Bon enfant, il éclata de rire, les pria des’asseoir où ils pouvaient et continua : « Vouscomprenez ! tout le flafla, toute l’étiquette, tout cela c’estpour le dehors ! pour la foule ! Il faut étonner lafoule ! Si on n’étonne pas la foule, on est fichu, Monsieur lemarquis ! »

Il zézayait un peu et roulait des prunellesnoires énormes. C’était un épouvantail pour enfants. Mais sonextérieur funambulesque n’empêchait point qu’il fût magnanime commeHector et malin comme un singe.

– Avez-vous vu ma revue ? Hein !quels soldats ! Quelle armée ! Et si vous les voyiez aufeu ! Pan ! pan ! gais comme s’ils faisaient partirdes cohetes ! (pétards). Et la pluie !Hein ! Avez-vous vu comme elle s’est arrêtée, la pluie !…Que dit-on de moi, Monsieur le marquis, à Lima ?…

Tout ce verbiage était une tactique. Pendantce temps, il examinait son homme, il dévisageait aussi, sans qu’ily parût, Natividad… Il essayait de les deviner, se demandant s’ilsn’étaient point envoyés par Veintemilla en ambassade et cherchaitdéjà la réponse qu’il devait faire à une demande d’amnistie ou à untraité de paix avec l’offre rémunératrice de quelque grosgouvernement. Et il se décidait à tout repousser, voulant jouer sursa carte jusqu’à son dernier sole (il était très riche) etsa vie, par-dessus le marché !

Le marquis put enfin parler :

– Je suis venu trouver le maître duPérou !…

À ces mots, Garcia qui avait fini de sedébarbouiller releva la tête et regarda le marquis, au-dessus de laserviette dont il se tamponnait le visage qu’il avait en effet unpeu trop hâlé pour un pur-sang… « Le Maître duPérou »… Garcia savait que le marquis de la Torre était un amide Veintemilla. Qu’est-ce qu’une pareille démarche et une pareillephrase voulaient dire ?… Dès lors, il se tint plus que jamaissur ses gardes. Quant à Natividad, en entendant le marquis, ilavait baissé la tête, rouge comme une cerise. « Je suisdéfinitivement compromis », se disait-il, et il regrettaitd’être venu. Le marquis répéta : « Je suis venu trouverle maître du Pérou pour lui demander, à lui qui peut tout, à luidont la devise est « liberté pour tout, excepté pour lemal ! » qu’il me fasse rendre ma fille et mon petitgarçon que l’on m’a volés !

– Que dites-vous ! s’écria Garcia. Quedites-vous ! On vous a volé vos enfants ! mais c’est uncrime abominable qui sera châtié de la mort des coupables ! Jevous le jure ! J’en atteste mon ancêtre, Pedro de la Vega quia donné sa vie pour la noble cause de la Religion contre lesinfidèles, en l’an de grâce 1537, ayant reçu dix-sept blessures àla bataille de Xauxa, aux côtés de votre parent, Monsieur lemarquis, l’illustre Christobal de la Torre !

Le marquis avait toujours prétendu à soncercle que Garcia ne descendait en aucune sorte de ce Pedro de laVega, et Garcia savait quelle était l’opinion du marquis, maiscelui-ci n’eut garde de la faire voir.

– C’est justement ces infidèles, Excellence,qui m’ont pris ma fille !…

– L’adorable señorita ! que medites-vous ? Les infidèles ! Quels infidèles ?

– Excellence ! Vous connaissez ma fille,Marie-Thérèse. Des Indiens quichuas s’en sont emparés dans mesmagasins de Callao…

– Les misérables ! les bandits !

–… au début des fêtes de l’Interaymipour la sacrifier dans leur temple comme ils sacrifiaient autrefoisles Vierges du Soleil !…

– Hein !… quoi ?qu’est-ce ?… que dites-vous ? sacrifier laseñorita ! Qui vous a dit cela ?… Unehistoire ! Ça n’est pas possible !…

– Enfin, Excellence, je suis sûr qu’on me l’aenlevée… Permettez-moi de vous présenter M. Natividad, elinspector superior de la police à Callao, un homme qui, commemoi, vous sera tout dévoué et qui a assisté à tout. Parlez,Natividad !…

Écrasé par la présentation du marquis,Natividad confirma les dires du marquis, en paroles vagues ettimides. Il paraissait avoir perdu la tête. Il se disait :« Cette fois, ça y est, si Garcia ne met pas Veintemilla danssa poche, je n’ai plus qu’à passer en Bolivie ! »

– Mais enfin ! pourquoi venez-vous medire cela à moi ? On vous a volé votre fille à Callao !Je n’en suis pas responsable ! C’est encoreVeintemilla qui est le maître de Callao ! C’est à Veintemillaqu’il faut vous plaindre ! Moi je ne puis malheureusement rienpour vous ! soupira très hypocritement Garcia qui ne tenaitnullement à se mêler d’une affaire pareille dans laquelle ilentrevoyait des démêlés avec les quichuas, ses partisans et sesalliés.

– Excellence ! ma fille et mon petitgarçon, – car le petit Christobal est également entre leurs mains –sont ici ! chez vous ! dans votre ville ! dans votrecapitale ! et la maison que l’on a transformée pour eux enprison est gardée par vos soldats !

– Ça, c’est impossible, je le saurais !et si par un mystère qui reste à éclaircir, il en était ainsi jen’ai pas besoin de vous dire que vous avez eu raison de venir metrouver, Monsieur le marquis !

– Je connais votre grande âme !Excellence ! je savais bien que ce ne serait pas en vain queje m’adresserais à vous ! Mes enfants sont sauvés ! je nel’oublierai de ma vie et vous pouvez compter sur moi et sur mesamis, à Lima, Excellence ! et vous savez si j’en ai desamis ! Et Monsieur aussi en a ! (Il montrait Natividad.)Toute la police de Callao est pour vous ! Elle attendimpatiemment votre arrivée ! Excellence, pardonnez-moi !Il n’y a pas un instant à perdre… Accompagnez-nous jusqu’aux portesde la ville, jusqu’au Rio Chili, et mes biens ! et ma vie sontà vous !

– Il m’est impossible de me déranger dans lemoment, répliqua le dictateur avec un soupir attristé ;j’attends le consul d’Angleterre qui m’a demandé une entrevue, maisje mets à votre disposition mon ministre de la guerre qui vousaccompagnera et qui vous sera tout aussi utile que moi, mon chermarquis !

Sur quoi il « siffla » sonministre de la guerre qui se leva avec assez peu d’empressement.« Va donc voir ce qui se passe du côté du Rio Chili, luiordonna Garcia, et reviens bien vite me faire ton rapport. Entrenous, Messieurs, je crois que l’on vous a abusés, mais croyez bienque tout ce que je puis faire pour vous, dans une aussi étrangeaventure, sera fait ! »

Et il ouvrit lui-même la porte pour bien leurfaire entendre que l’audience était terminée.

Le marquis, à défaut de Garcia, entraîna auplus vite le ministre de la guerre, dont les énormes éperonsremplissaient de leur bruit de ferrailles l’écho sonore del’escalier d’honneur. Natividad suivait. Garcia referma la porte.« Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là ? sedemanda-t-il tout haut, visiblement très ennuyé. Je parie qu’OviedoRuntu est encore dans l’affaire. S’il est vrai qu’il se soitattaqué à la señorita de la Torre, ce n’est pas ce quiavancera nos affaires à Lima ! »

La porte s’ouvrit et un officier annonça leconsul d’Angleterre. Celui-ci se présenta avec mille compliments àl’adresse du vainqueur. C’était un gros négociant de l’endroit quiavait fourni des vivres à l’expédition et qui avait obtenu descommandes de Garcia en lui promettant l’appui de l’Angleterre.Garcia lui vanta encore ses troupes et le consul trouva l’occasionde déclarer que des soldats ne sont rien sans un bon général.Garcia s’inclina, mais l’autre eut le tort, voulant outrer soncompliment, d’ajouter : « Car entre nous, Excellence,nous les connaissons, ces troupes quichuas, elles ne valent pasgrand’chose et si vous n’aviez pas été là !…

– Mes troupes ne valent pas grand’chose !hurla Garcia. Savez-vous, Monsieur le consul, les étapes qu’ellesont fournies dans la sierra, après un combat terrible !… Yparaissait-il ce matin ?… Avez-vous vu un seul de mes soldatstraîner la patte…

– Non ! mais ils dorment tous dansl’escalier ! répliqua le consul.

– Mes soldats dorment dansl’escalier !…

Chapitre 2RENDEZ-MOI MES ENFANTS !

Le général ouvrit la porte et courut sepencher au-dessus de l’escalier d’honneur. Là, il vit et entenditsa garde qui ronflait « comme un seul homme ». Il eut tôtfait de la réveiller d’une voix de tonnerre qui fit sortir lespauvres hussards de leurs rêves. Ils crurent leur dernier momentvenu. Garcia, pâle de rage, appela l’officier et lui ordonna deréunir tous ses hommes sur le palier. La porte de la chambre étaitrestée ouverte.

– Mes soldats ne dorment jamais ! criaGarcia au consul d’Angleterre. Regardez-moi ces hommes-là, Monsieurle consul, et dites-moi s’ils ont envie de dormir ! Un peu degymnastique, mes garçons, hein ?… Allons, une, deux !…une, deux !… pas gymnastique ! Et sautez tous par lafenêtre !

Son bras terrible leur montrait la fenêtre desa chambre qui était à cinq ou six mètres au-dessus du pavé pointude la rue. Il était effrayant à voir. Les soldats n’hésitèrent pas.Ils sautèrent tous, il ne restait plus que l’officier.

– Eh bien ! commandant, il faut rejoindrevos hommes ! Et comme le commandant hésitait, il le prit sousles épaules et le jeta dans la rue ! Le consul d’Angleterre,les ministres et Garcia qui riait maintenant avec allégresse, tousse penchèrent à la fenêtre. En bas, les soldats qui avaient sautésans se faire trop de mal ramassaient trois de leurs camarades quis’étaient cassé les jambes ; quant à l’officier, onl’emportait. Il avait le crâne fendu[24].

Cet exercice était à peine terminé que leministre de la guerre arrivait, toujours suivi du marquis et deNatividad.

– Eh bien ? demanda Garcia, en refermantla fenêtre.

– Eh bien ! répondit le ministre enclignant de l’œil du côté de son illustre maître, il s’agit despunchs rouges ! c’est Oviedo Runtu qui leur a donnécette maison à garder et qui a placé là quelques soldats pour leurprêter main forte. Les punchs rouges quittent, du reste,Arequipa demain soir, se rendant au Cuzco.

– Et alors ? fit Garcia qui tortillaitnerveusement la pointe de son énorme moustache…

– Et alors ! ils ne comprennent rien àl’histoire de la jeune fille enlevée et du petit garçon.

– Excellence ! il faut fouiller cettemaison, s’écria le marquis qui avait perdu tout sang-froid. Il fautla visiter de fond en comble, les misérables y cachent mesenfants !… il n’y a pas un instant à perdre !… Vous nelaisserez pas ces fanatiques emmener mes enfants au Cuzco !…Vous savez ce dont ils sont capables !… Ils ne les ont pasenlevés pour rien !… Ce qui se prépare est atroce… Dansquelques jours, les fêtes de l’Interaymi seront achevéeset le sacrifice abominable sera consommé !… C’est un père…c’est un ami qui vous supplie !… Le général Garcia ne laisserapas souiller sa gloire d’un crime aussi horrible ! qui lemettrait au ban de la civilisation !… Jamais la noblepopulation péruvienne ne lui pardonnerait de s’être fait, mêmeinconsciemment, le complice d’une semblable horreur ; en toutcas, de n’avoir point tout fait pour l’empêcher !… Enfin,Excellence, il s’agit de la vie ou de la mort de mon petitChristobal, le dernier héritier d’une illustre famille qui atoujours combattu pour la civilisation, à côté de la vôtre !…Et de ma fille que vous avez aimée !…

Cette dernière considération n’eût point faitpeut-être une profonde impression sur l’esprit du général qui,comme tous les grands hommes, se vantait de ne point mêler lesaffaires de cœur à sa politique, mais elle avait été précédée d’unephrase qui le bouleversa de fond en comble : « le dernierhéritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour lacivilisation à côté de la vôtre ! » Ceciemportait tout. Garcia se retourna brusquement vers son« ministre de la guerre » :

– Enfin ! tu as dû voir quelque chose,toi !… Tu as pénétré dans cette maison !

– Mais non ! Excellence.Impossible !… C’est un lieu défendu ! Les punchsrouges et les mammaconas ont avec eux les empreintessacrées qu’ils sont allés chercher à Cajamarca et qu’ilsemportent au Cuzco pour les dernières solennités del’Interaymi ! Si je violais cette demeure, tous nossoldats quichuas, avertis par ceux qui la gardent sur l’ordred’Oviedo Runtu, se révolteraient !

– Laissez-nous ! gronda Garcia en jetanttous ses ministres à la porte (il suffit pour qu’ils disparussentd’un froncement de ses sourcils). Et il resta seul avec Natividadet le marquis qui tremblait d’énervement, de douleur etd’impuissance, et qui ne parvenait point à retenir ses larmesbrûlantes.

– Monsieur le marquis, s’il est vrai que vosenfants sont aux mains de ces misérables, c’est épouvantable, carje ne peux rien pour vous !

Le marquis reçut le coup, et l’on put croirequ’il allait s’évanouir. Il s’appuya à la muraille et râla.

– Écoutez, Garcia, parvint-il à prononcer, sicette chose a lieu, je vous en rends, personnellement, moi,responsable devant le monde civilisé. Le sang répandu retombera survotre tête. Jamais le Pérou ne vous le pardonnera !

Puis il tomba à genoux et pleura :« Rendez-moi mes enfants ! »

Garcia se précipita sur lui et l’enleva dansses bras puissants comme il eût fait d’un tout petit. Mais l’autres’était déjà ressaisi, lui glissait des mains comme une anguille,se redressait sur ses courtes jambes et lui criait :

– Laissez-moi !… laissez-moi !… Vousn’êtes qu’un général d’assassins.

Garcia pâlit. Natividad épouvanté crut qu’ilallait littéralement dévorer le marquis, car on étendit un bruit degrincement de mâchoires. Christobal s’était déjà dirigé vers laporte, n’ayant plus rien à ajouter à une pareille invective, ets’attendant, du reste, à être frappé, assassiné par derrière.Soudain la parole zézayante et douce du dictateur le surprit etl’arrêta :

– Ne vous en allez pas encore, Monsieur lemarquis, je ne puis rien pour vous, mais je peux au moins vousdonner un bon conseil.

Christobal se retourna ; l’autre de lamain lui faisait signe de s’asseoir. Mais le marquis attendait. Ilavait déjà perdu trop de minutes précieuses avec cet homme :« Parlez, Monsieur ! lui dit-il, le tempspasse ! »

– Avez-vous de l’argent ? demandabrusquement Garcia.

– De l’argent ? pourquoi faire !…pour… Il allait dire : « pour vous payer »… mais iln’acheva pas sa phrase sur un coup d’œil suppliant de Natividad quilui faisait des signes d’apaisement derrière le dictateur. Celui-cis’aperçut que l’on jouait la pantomime derrière lui et se retourna,aperçut Natividad, le prit par le bras et le fit sortir sans autreexplication. La porte refermée, il alla s’asseoir à une petitetable recouverte de paperasses, posa les coudes sur cette table,laissa retomber sa lourde tête dans la coupe de ses deux mainsénormes et prononça ces mots, d’affilée, à mi-voix, sans regarderle marquis qui était resté debout, méfiant :

Chapitre 3LA TOUTE-PUISSANCE D’OVIEDO RUNTU

– Je ne puis rien, moi, contre les punchsrouges ni contre les mammaconas. Vous avez entendumon ministre de la guerre tout à l’heure ! L’endroit où cesprêtres, où ces prêtresses passent, la maison qu’ils habitent sontsacrés. Ils traînent avec eux des reliques et les stigmates de leurAtahualpa. Vous venez me dire qu’ils ont également avec eux vosdeux enfants prisonniers ! Rien ne me le prouve ! et rienne peut me le prouver, attendu que cette preuve il m’estimpossible, il m’est défendu d’aller la chercher. Eh bien !cependant, j’admets avec vous que ce soit l’horrible vérité.Raisonnez avec moi ! Qui est-ce qui garde vos enfants ?Vous me répondez : vos soldats ! C’est faux ! moi,je ne suis pour rien dans tout cela ! Qui les a mis là ?C’est Oviedo Runtu, ce sont les soldats d’Oviedo Runtu. Qui est-cequ’Oviedo Runtu ? Vous l’avez sans doute rencontré à Lima,vous avez peut-être eu affaire à lui ? Vous vous dites :C’est un commis de la banque franco-belge ! Moi, jeréponds : oui, oui et non… c’est un commis de banque, maisc’est aussi celui auquel obéissent actuellement tous les Indiensquichuas, civils et militaires. C’est extraordinaire, mais c’estainsi. Cet Indien qui se fait habiller chez un tailleur à la modede Lima, ce quichua a appris à lire, à écrire, à compter, il s’estcontraint à gagner sa vie comme un humble employé, mais, en somme,à faire un métier de civilisé. Pendant ce temps il a vécu cheznous, avec nous, s’est mêlé à nos affaires, à nos mœurs, nous aétudiés, s’est rendu compte du mécanisme de nos institutionsfinancières, base de tout bon gouvernement et sa force. Il gagnedeux cents soles par mois derrière un comptoir et ilest peut-être roi ; je n’en sais rien ! Mais c’estbien possible !… En tout cas, il a rêvé la régénération de sarace et le bouleversement du Pérou, à son profit ; tous leschefs quichuas et aïmaras sont ses serviteurs. Huascar, que vousavez eu chez vous, est son bras droit ! Au moment où, moi, jesoulevais la province d’Arequipa pour mon compte, Huascar est venume trouver de la part d’Oviedo Runtu et m’a offert son alliance. Etje n’ai pas pu la refuser !… Et je marche la main dans la mainavec Oviedo Runtu parce que je ne puis pas faire autrement !…M’avez-vous compris, maintenant, Monsieur le marquis ?… Cen’est pas moi qui vous gêne dans cette affaire ! C’est OviedoRuntu !… Vous le trouvez devant vous comme je l’ai trouvédevant moi !… Et je le regrette pour vous, croyez-le bien,autant que pour moi !

– C’est lui, en effet, qui a tout conduit, quia préparé le rapt de ma fille et qui l’a exécuté avec les punchsrouges !

– Vous voyez bien !… ne faites donc pasretomber le poids d’une affaire aussi abominable sur la tête d’unhomme qui a rêvé de mettre le Pérou à la tête des nationscivilisées de l’Amérique du Sud !… Momentanément, j’ai lesmains liées par cet homme !… mais on s’expliquera, et je vousprie de croire que j’aurai le dernier mot, car, au fond, malgré soncomplet veston de chez Zaratte, c’est un sauvage… sauvage, ilcommande à des sauvages et avec des moyens naturellement destinés àfrapper leur imagination. L’Interaymi, dont nous entendonsordinairement si peu parler, dans nos milieux, a étépréparée cette année d’une façon exceptionnelle. Oviedo a pupromettre à ses congénères une belle proie, une bellevictime !… Avec les mœurs de nos quichuas, de nos Incas (caril ne faut pas nous le dissimuler, nous avons toujours affaire auxIncas) tout est possible ! Ce qui est possible aussi, c’estqu’il aime votre fille et qu’il s’en soit emparé de force pour luitout seul ! Écoutez-moi, je vous prie, j’examine toutes leshypothèses et je conclus en vous répétant : « Quelle quesoit l’hypothèse, je ne puis rien pour vous, rien que de vousdonner un conseil. Ces punchs rouges, nous nepouvons pas les combattre, mais vous, vous pouvezles séduire. Ce sont des quichuas. On les a tousavec de l’argent. Achetez-les, et voilà pourquoi je vous aidemandé : « Avez-vous de l’argent ? »

– Non ! je n’en ai pas ! répondit lemarquis qui avait écouté ardemment la parole rapide du dictateur.Je suis parti à la hâte ; je n’ai plus d’argent !

– Eh bien, moi, Monsieur, j’en ai !…

Et il siffla d’une certaine manière. Aussitôtla porte s’ouvrit et le ministre des finances se présenta.

– Où est le trésor de guerre ? demandaGarcia.

– Sous le lit ! répondit l’autre.

Et il se jeta à genoux pour tirer à lui unevalise de bois cerclée de fer qu’il traîna devant la table oùGarcia était assis.

– Eh bien ! va-t-en ! qu’est-ce quetu attends ?

Quand ils furent seuls, le général sortit unepetite clef de son portefeuille, ouvrit la valise et en tira uneliasse de billets de banque qu’il jeta sur la table. Puis, iltraîna lui-même, cette fois, le trésor de guerre jusque sous lelit, et, l’ayant repoussé d’un dernier coup de pied, il prit laliasse sur la table, la donna au marquis et lui dit :

– Prenez ! vous les compterez et vous meles rendrez quand je serai président, à Lima. Il y a là de quoiblanchir tous les punchs rouges, croyez-moi ! Ce sont despetites images dont ces messieurs connaissent la valeur. Et c’estpeut-être bien Oviedo Runtu lui-même qui la leur a apprise. Adieu,Monsieur, et bonne chance !

– Excellence ! s’écria le marquis enredonnant son titre à cet homme qu’il venait de traiter d’assassin…je ne vous remercie pas ! mais si je réussis…

– Oui, oui… je sais… vos biens, votre viem’appartiennent !…

– Excellence, encore un mot, je vais essayerégalement de séduire vos soldats qui gardent la maison avec lespunchs rouges !

– Séduisez ! Séduisez !

– Et si je ne réussis pas, Excellence, je vousavertis que, si faibles soyons-nous, et si sûrs que nous puissionsêtre d’avance de notre défaite et de notre mort, nous allonsattaquer, mes amis et moi, les prêtres du Soleil et leur escorte.Je puis compter sur votre neutralité ?

– Mais comment donc ! s’exclama Garcia,bon enfant. Et si par hasard vous faites un peu bobo à l’Oviedo, audescendant du Huayna Capac, vous savez ! je ne vous ferai paspasser devant un conseil de guerre !

Ils se serrèrent les mains et le marquis sesauva. Il n’avait pas passé le seuil que Garcia haussa lesépaules.

– Sa fille est perdue ! dit-il, mais jel’ai acheté, lui ! L’imbécile ! Tout cela ne serait pasarrivé s’il me l’avait donnée en mariage !

Le marquis avait retrouvé Natividad quil’attendait, très anxieux, au pied de l’escalier d’honneur qu’ilavait descendu un peu vite sous la poussée de l’extraordinaireGarcia.

Dans la rue, ils rencontrèrent Raymond quivenait les chercher. Pour que Raymond eût abandonné son posted’observation, il fallait que quelque chose de très grave se fûtpassé. Le jeune homme était pâle, très agité.

– Qu’y a-t-il ? lui cria le marquis.

Raymond lui dit :

– Venez vite ! nous retournons àl’auberge ! Il est temps de prendre un parti sérieux, un partidésespéré, mais il faut faire quelque chose ! Je meurs !Qu’a dit Garcia ?

– Qu’il ne pouvait rien pour nous, mais il m’adonné un conseil et de l’argent et peut-être tout n’est-il pasperdu ? Mais pourquoi avez-vous quitté votre posted’observation, vous ? Qu’est-il arrivé ? Ils sonttoujours là !

– Oui !… un seul être est sorti de lamaison gardée par les punchs : Huascar !… jel’ai suivi, j’étais décidé à profiter du premier endroit un peusolitaire pour avoir avec lui une explication définitive. Jevoulais lui demander de nous rendre Marie-Thérèse ou le tuer commeun chien ! Mais il a pris tout de suite par lagrand’calle, est arrivé sur la place, et à ma stupéfactiona pénétré dans notre auberge. Il ne m’avait pas vu, j’ai pu medissimuler sous la voûte pendant qu’il se tenait dans le cabaret etj’ai entendu qu’il demandait au patron à parler au marquis de laTorre. Celui-ci lui répondit que vous étiez absent pour le momentet que vous deviez être allé chez le général dictateur, car ensortant vous aviez demandé l’adresse du palais dugouvernement ! Sur quoi, Huascar a demandé si vous deviezrevenir. L’aubergiste a répondu que vous reviendriez certainement.Alors, Huascar a dit : j’attendrai et je viens vous prévenirqu’il attend !

– Ils sont sauvés ! s’écria le marquisdont la mine s’éclairait, au fur et à mesure que parlait Raymond.Ils sont certainement sauvés ! Car, que me voudrait Huascar,pourquoi viendrait-il me parler s’il n’avait pas l’intention desauver mes enfants !

– C’est ce que je me suis dit tout d’abord,répliqua Raymond, mais je l’ai examiné à la dérobée, et cet hommem’a l’air bien sombre. Il me fait peur depuis que je le connais, dureste ! il me fait peur ! N’oublions pas que nous avonsaffaire à un fanatique et qu’il a à se venger deMarie-Thérèse !

– La marquise, qui était la bonté même, l’asauvé de la plus affreuse misère ! Je ne peux pas croire qu’ill’ait oublié ! dit précipitamment Christobal qui avait hâté lepas. J’ai été bien étonné de le voir dans cette affaire, mais monintime pensée a toujours été qu’il s’y trouvait mêlé malgré lui etque peut-être il n’y prenait part que dans le but de sauverMarie-Thérèse. C’est certainement lui qui m’a envoyé ou faitenvoyer l’avertissement que j’ai trouvé trop tard, hélas ! àmon cercle !

– Puissiez-vous dire vrai !Monsieur ! répliqua Raymond qui était loin de partager laconfiance du marquis ; mais puisqu’il est venu à nous, ne lequittons pas que nous n’ayons percé son dessein ! et je vousjure que je suis prêt à l’égorger comme un mouton s’il ne répondpas comme il convient à nos questions.

– N’oublions pas, Raymond, qu’ils ont desotages !

– Des otages qu’ils massacreront même si nousépargnons Huascar ! Ah ! Monsieur, j’ai hâte de mebattre, j’ai hâte de tuer ! Je voudrais mourir !

– Et moi, je voudrais bien sauver mes enfants,Monsieur !

Cela fut dit d’un ton si glacé que Raymond eneut froid au cœur. Il ne prononça plus une parole jusqu’àl’auberge.

Comme ils y arrivaient, Natividad aperçut sousla voûte, collé contre le mur, se dissimulant, ou plutôt croyantqu’il se dissimulait derrière une charrette et regardant avec uneétrange fixité ce qui se passait dans le cabaret où se trouvaittoujours Huascar, une bien singulière figure.

C’était un grand vieillard sec, décharné, dontla carcasse tremblante s’appuyait sur un bâton de berger. Unmanteau en loques flottait sur ses épaules. Des mèches de cheveuxblancs descendaient le long d’un visage effroyablement pâle, auxyeux décolorés. Natividad s’était arrêté et considérait ce spectreen se demandant :

– Mais où ai-je donc vu cettefigure-là ?… Cette figure ne m’est pas inconnue ?

Le marquis avait passé rapidement en disant àRaymond : « Allez trouver Huascar, dites-lui que jel’attends dans notre chambre, et amenez-le moi ! »L’escalier qu’il fallait prendre pour monter au premier étage avaitsa première marche sous la voûte. Le marquis en y posant le piedvit Natividad arrêté et regardant l’homme dont nous venons de fairela description. Alors il fixa l’homme à son tour, fut frappé decette physionomie fantomatique et, tout en continuant de gravir lesmarches, se demanda lui aussi : « Mais où ai-je vu cespectre ? Ce n’est pas la première fois que je lerencontre ! »

Chapitre 4LE SERMENT D’HUASCAR UN PACTE SOLENNEL

Le marquis n’était pas plus tôt arrivé dans lachambre que Huascar faisait son entrée, suivi de Raymond etNatividad comme un prisonnier de ses deux gardiens. L’Indien enlevason chapeau, souhaita le bonjour en aïmara aumarquis : Dios anik tiourata !ce qui, pour un Quichua, était une marque de grande vénération, carcette langue était celle adoptée par les prêtres incas au moment del’Interaymi et lorsqu’ils parlaient aux foules réuniesdans le culte du Soleil. Puis, comme le marquis le dévisageaitsévèrement sans répondre à cette politesse, il prit la parole enespagnol :

– Señor ! fit-il d’une voixrude, mais calme, je vous apporte des nouvelles de laseñorita et de votre fils. Si le Dieu des chrétiens, quema bienfaitrice et les pares m’ont appris à invoquer,seconde le bras de Huascar, ils vous seront bientôt, tous deux,rendus en bonne santé.

Christobal, en dépit des sentiments tumultueuxqui l’agitaient et de son impatience à connaître le but et le plande Huascar, s’attachait à se montrer aussi froid, aussi maître delui que l’Indien. Il croisa les bras et demanda :

– Pourquoi toi et les tiens ont-ils commis lecrime de les enlever ?

Huascar répliqua :

– Pourquoi toi et les tiens ont-ils commiscelui de les laisser prendre ? N’avais-tu pas étéaverti ? As-tu pu douter que ce pût être par un autre que parHuascar ? Huascar, pour toi, a trahi ses frères, son dieu etsa patrie ! mais il s’est souvenu que la madrede la señorita a ramassé un jour àCallao un enfant tout nu ! et il a juré de sauver laseñorita du terrible honneur d’entrer dans les demeuresenchantées du Soleil.

L’homme se tut. Le marquis lui tendit la main.Il ne la prit pas.

– Gracias, señor, remerciala voix rauque de l’Indien.

Et un triste sourire erra sur ses lèvrespâles.

– Et mon fils, Huascar, me le rendras-tuaussi ?

– Votre fils ne court aucun danger,señor ! Huascar veille sur lui !

– Oui ! oui ! tu veilles sur monfils ! tu veilles sur ma fille, et demain peut-être je n’auraiplus d’enfants !

– Tu n’auras plus d’enfants ! répliquaHuascar de plus en plus sombre, si tu ne fais pas tout ce que tedira Huascar. Mais si tu fais tout ce que dira Huascar, je te jure,sur les mânes d’Atahualpa qui attend ta fille et que je trahis,pour ma damnation éternelle, que la señorita serasauvée !

– Et que faut-il faire ?

– Rien ! Voilà pourquoi Huascar est venute trouver. C’était pour te dire : Ne fais rien, resteici ! toi et tes amis ! N’approchez plus de la petitemaison en adobes du Rio Chili. Ne poursuivez plus lespunchs rouges ! N’excitez pas leursurveillance ! Cessez de les mettre en garde !et laissez-moi agir ! Je réponds de tout si tu me donnes taparole que ni toi ni les tiens, on ne vous verra plus rôder autourde nous. Ils vous connaissent. Votre apparition, si mystérieusesoit-elle, est immédiatement signalée et les mammaconasfont la chaîne noire autour de la fiancée duSoleil, prêtes à la tuer à l’apparition des premiers visagesétrangers et à l’offrir morteà Atahualpa s’ils nepeuvent la lui donnervivante ! Ne quittez point cette auberge, ou tout aumoins ne sortez pas des limites de cette place. Si tu me jurescela, je puis déjà te promettre une chose, c’est que cette nuit,environ à minuit, je t’amènerai ici ton fils, ton bien-aiméChristobal ! que ta fille suivra bientôt dans tesbras !

Le marquis alla détacher un petit crucifixattaché à la muraille au-dessus du lit et il revint à Huascar.

– La marquise t’a fait élever dans notresainte religion, dit-il ; jure-moi que tu feras bien ce que tuviens de dire, jure-le-moi sur le Christ !

Huascar étendit la main et jura.

– Moi, fit-il au marquis après avoir juré,moi, je n’ai besoin que de votre parole !

– Tu l’as ! déclara Christobal. Et noust’attendons ici à minuit !…

– À minuit ! répéta Huascar qui remit sonchapeau et gagna la porte.

– Messieurs, demanda le marquis en seretournant vers Raymond et Natividad quand on entendit les pas del’Indien dans l’escalier, j’ai donné ma parole, nous la tiendrons.Je crois fermement que Huascar nous sauvera de cette terribleaventure. Nous n’avons aucune raison de douter de lui après lapreuve qu’il nous a donnée par deux fois de son dévouement, en nousavertissant à Cajamarca et à Lima !

– C’est mon avis ! dit Natividad.

Mais Raymond se taisait.

Plusieurs fois il avait fixé le regard del’Indien et il lui semblait bien n’y avoir point trouvé cettefranchise héroïque qu’il étalait dans ses discours.

– Qu’en dites-vous, vous, Raymond ? Queleffet vous a-t-il produit ?

– Un mauvais effet ! répliqua le jeunehomme. Maintenant, je me trompe peut-être, je sens que Huascar medéteste et, moi, je ne l’aime pas. Nous sommes dans un mauvais étatd’esprit pour nous juger l’un l’autre. En attendant, nous sommesses prisonniers ! termina-t-il.

Mais la triste réflexion de Raymond se perditdans le bruit que Natividad faisait en ouvrant la fenêtre. En mêmetemps, il s’écriait :

– Mais je vous assure que j’ai vu cettefigure-là quelque part !

– Moi aussi ! elle ne m’est certainementpas inconnue !… dit Christobal qui était venu se placer à côtéde Natividad.

Raymond les rejoignit. Il aperçut sur la placele grand squelette de vieillard qu’il avait vu sous la voûte.

Toujours appuyé sur son bâton, s’arrêtantencore et se dissimulant d’une façon enfantine, ici derrière unecharrette, là derrière un auvent, il suivait Huascar !L’Indien s’était retourné deux ou trois fois du côté de l’homme etpuis avait poursuivi son chemin sans autrement s’en préoccuper.Tout à coup, le marquis qui était resté pensif, à la fenêtre, serecula très pâle :

– Oh ! fit-il, je reconnais cethomme ! C’est le père de Maria-Christina d’Orellana !

Natividad, dans le même moment, fit entendreune sourde exclamation :

– Oui ! oui ! C’est lui ! Nousl’avons tous connu à Lima avant son malheur !…

Ils restèrent sous le coup de l’apparition dece fantôme qui avait surgi devant eux comme pour leur rappeler que,lui aussi, avait eu une fille, belle et aimée, une fille qui avaitdisparu dix ans auparavant, pendant les fêtes del’Interaymi… une fille qu’il ne reverrait jamaisplus ! De ce malheur, le marquis ne doutait point maintenant.Il se laissa tomber, atterré sur une chaise et, quand on lui servitson repas, il ne toucha à aucun plat, malgré les encouragements deNatividad qui lui rappelait les promesses de Huascar. Quant àRaymond, après avoir entendu l’exclamation du marquis, il étaitdescendu sur la place, et, au coin de cette place où se trouve unerue qui conduisait à la petite maison en adobes du RioChili, il rejoignit le grand squelette de vieillard et lui mit lamain sur l’épaule. L’autre se retourna et, un instant, fixaRaymond :

– Que me voulez-vous ? lui demanda-t-ild’une voix sans force et sans accent.

– Je voudrais savoir pourquoi vous suivez cethomme. Et il lui montra Huascar qui tournait le coin de lacalle.

– Comment ! vous ne le savez pas ?fit le vieillard étonné. Vous ignorez donc que nous serons bientôtau grand jour de l’Interaymi ? J’ai suivi cet hommequi commande l’escorte de l’Épouse du Soleil. C’est lui le chef deces punchs rouges qui mènent mafille au Cuzco en l’honneur du grand Atahualpa. Mais,cette fois-ci, je ne la laisserai pas mourir comme la dernièrefois. Je la sauverai et nous reviendrons bien tranquillement à Limaoù son fiancé l’attend. Gracias,señor !…

Et il s’éloigna de toute la longueur de sesjambes, en s’appuyant sur son bâton.

– Le malheureux est fou ! dit tout hautRaymond qui se prit la tête entre les mains comme s’il craignaitque sa raison ne vînt a lui échapper, à lui aussi. Plus encore quependant leur ardente poursuite sur la costa, plus mêmequ’à l’heure atroce où il avait découvert le rapt, il souffrait.Cette situation extraordinaire d’immobilité, à deux pas deMarie-Thérèse vouée au supplice et enfermée dans une maison, enpleine cité civilisée lui emplissait le cœur d’une douleurfurieuse. Ne pouvoir rien faire, rien qu’attendre tout du bonplaisir, de la reconnaissance et peut-être de la traîtrise deHuascar ! Mais enfin, les heures s’écoulaient !pensait-il en fermant ses poings impuissants… Il faudrait fairequelque chose, ne pas se laisser arrêter par les gardes, lessoldats de Garcia qui veillaient inconsciemment sur cette proiesacrée. Il rêvait de se ruer jusqu’à la petite maison enadobes, d’essuyer le feu des miliciens et des punchsrouges, de forcer le seuil de cette prison, d’y pénétrer sanglantet râlant et d’arriver pour expirer aux pieds deMarie-Thérèse !

Et puis après ? Était-ce cela qui lasauverait ?… Le marquis avait raison, il fallait se contenir,réfléchir, agir par la ruse, essayer de soudoyer cesmisérables !… entrer en rapport avec eux !… On verraitbien ce qui resterait à faire à minuit quand Huascar reviendrait…Minuit, comme cela lui paraissait loin !… Il avait fait dixfois le tour de la place, se demandant s’il n’était pas possible desoulever cette ville, en lui criant la vérité ?… N’y avait-ilpas dans ces maisons, derrière ces galeries, ces drapeaux, cesguirlandes, toute une population qui se révolterait à l’idée queces abominables Indiens allaient sacrifier une chrétienne… Il futsur le point de s’arrêter au milieu de la place et de hurler :« Au secours !… Au secours !… », mais un grandtumulte de musique et de chants le fit se détourner. Là-bas, dufond d’une calle lointaine accouraient des rumeurs de fêteet il la vit, cette population qu’il voulait soulever contre Garciaet qui n’obéissait qu’à Garcia, et celui-ci avait dit, comme Pilatedevant Jésus, « qu’il s’en lavait les mains ». Elleapprochait au bruit des tambours et des trompettes et à la lueurdes torches et des lampions, car le soir était tombé. Ce qui arrivasur la place était une cavalcade et aussi une procession. Il yavait des torches et aussi il y avait des cierges. Il y avait desdrapeaux, des croix, et de mystérieux emblèmes qui dataientpeut-être de deux mille ans. Les pares, qui constituentlà-bas tout le clergé de l’intérieur des terres, n’ont pu avoirquelque influence sur les Indiens qu’en ne heurtant pas lesantiques superstitions… et, dans une manifestation à la foiscivile, patriotique et religieuse comme celle-là, on voyaits’amalgamer de la façon la plus bizarre et aussi la plus sauvage lechristianisme et le paganisme particulier aux Indiens. Évidemmentla haute société du Pérou ni même celle d’Atahualpa n’étaient làreprésentées, mais il y avait sur cette place, flamboyantemaintenant comme si on y avait allumé un incendie, la masse de lapopulation délirante, chantant des cantiques, riant et fumant etbuvant et dansant, cependant que les éternels cohetes(pétards) éclataient dans les jambes de tout le monde… Quelques-unsentrèrent à l’église en continuant de danser et les autres authéâtre où ils observèrent tout de suite le plus religieux silence.On y attendait le dictateur pour commencer la représentation.Raymond, de plus en plus furieux, s’était croisé les bras,regardant passer les « débordements populaires » :« Rien à faire avec ces brutes ! » Et il résolutd’aller à la petite maison en adobes, en dépit de cequ’avait dit Huascar ; et, violant sans remords la parole dumarquis, il quitta la place, serrant nerveusement, dans la poche deson veston, son revolver. Quelle folie allait-il commettre ?Que voulait-il faire ? C’est justement ce que lui demandaHuascar lui-même qui venait de se dresser devant lui :

– Señor ! oùallez-vous ?…

Il lui avait posé sa main sur le bras,l’arrêtant.

– Vous savez bien où je vais, réponditrudement Raymond.

Et il voulut passer. Huascar s’y opposa.

– Rentrez chez vous, señor, lui ditl’Indien d’une voix calme, et j’y serai dans deux heures avec lepetit marquis. Mais je ne réponds plus de votrefiancée si vous faites un pas de plus.

La voix de Huascar avait tremblé sur cesmots : Votre fiancée. Raymond regardaHuascar, il ne vit que de la haine dans les yeux de l’Indien.« Marie-Thérèse est perdue ! » se dit-il dans unâpre désespoir. Soudain, une lueur sublime éclaira l’abîme où il sesentait rouler avec Marie-Thérèse.

– Huascar, fit-il, sur un ton solennel, sivous sauvez la fille du marquis de la Torre…

Il s’arrêta un instant, car son cœur battaitson thorax de coups si durs qu’il put croire qu’il allait étouffer.Les quelques secondes de silence qui précédèrent ce qui lui restaità dire à Huascar, ce qui devait être dit, lui parurent éternelleset il devait à jamais conserver dans sa mémoire le cliché barbarede ce coin de rue sombre et désert, de cette arcade obscure souslaquelle l’Indien et lui s’étaient réfugiés et où leur arrivaientpar intermittence les clameurs de la plaza majoret le bruit tout proche des cohetes que les petits garçonsfaisaient éclater dans les calles voisines, sous les piedsdes passants. Sur la droite, il y avait, à une fenêtre d’un premierétage, le clignotement de veilleuse d’une demi-douzaine de verresde couleurs dans lesquels la famille d’arequipenos quihabitait là avait allumé les petits disques de cire en l’honneur deGarcia, avant de se rendre aux joies de la retraite aux flambeauxou au triomphe du grand théâtre municipal. Il attendit qu’un Indienqui marchait courbé sous le poids d’un stock de pelliones(couvertures de selles) se fût éloigné du côté du Rio Chili et cene fut que lorsqu’il n’entendit plus sur les pavés le glissement dupolio dont les quichuas chaussent leurs pieds nus qu’ilparla. Peut-être, inconsciemment, attendait-il que quelqueévénement l’eût empêché de dire cette chose que l’autre écouta sansplus remuer qu’une statue : Si tula sauves, je te juresur mon Dieu queMarie-Thérèse ne serapas ma femme. Huascar ne répondit pastout de suite. Un tel marché devait l’avoir pris au dépourvu.Enfin, il dit :

– Je la sauverai ! Et maintenantva-t’en ! Rentre à l’auberge ! J’y serai à minuit.

Et il prit le chemin du Rio Chili sans pluss’occuper de Raymond. Celui-ci retourna à la plazamayor, étourdi, les oreilles bourdonnantes, persuadé qu’ilavait délivré Marie-Thérèse. Il vivait à ce point dans son rêveintérieur et jouissait si âprement de son sacrifice et de savictoire qu’il ne vit rien de ce qui se passait autour de lui etqu’il faillit se faire écraser par une escorte de hussards quibousculait la foule sur son passage. Il fallut bien alors qu’illevât la tête. Au centre de cet escadron galopant, il aperçut unecalèche traînée par quatre chevaux harnachés comme pour le mardigras. Dans la calèche, deux hommes : le général Garcia, avectous ses galons, toutes ses décorations, toutes ses plumes… et, àcôté de lui, en correct habit noir encadrant l’irréprochablecuirasse du plastron blanc, la figure calme et mystérieuse d’OviedoRuntu. Dès qu’il eut reconnu ce dernier, Raymond fonça sur lafoule, les poings prêts pour l’étranglement. Mais il fut roulé parle flot populaire et se trouva dans une salle de théâtre, sanspouvoir se rendre exactement compte de la façon dont il était entrélà. Il voulut ressortir immédiatement, mais n’y réussit point.Garcia, penché au-dessus de la loge présidentielle, entouré de sonresplendissant état-major, dont les broderies scintillaient auxfeux de la rampe, saluait la multitude qui l’acclamait. Raymondétait placé de telle sorte qu’il ne pouvait voir Oviedo Runtu,lequel se dissimulait modestement derrière une colonne de la loge,laissant le général aux prises avec la gloire. Le public criait etbattait des mains avec transport.

Chapitre 5OÙ L’ON RETROUVE L’ONCLE GASPARD

Une actrice de Paris, « de laComédie-Française », vint réciter des strophes espagnoles oùGarcia était traité de « Sauveur de la Patrie ». Unrideau de fond s’écarta et laissa voir sur un socle un buste degénéral qui avait servi déjà plusieurs fois à d’autres généraux etqui, cette fois, représentait le général Garcia. Ce monument étaitentouré par toute la troupe qui entonna un chœur. Après quoi chaqueartiste défila avec un petit compliment à la statue et des palmeset des couronnes dont ils la recouvrirent.

Au moment où le buste allait disparaître sousce faix glorieux, une demoiselle habillée en Indienne quichua, avecla petite veste de laine échancrée sur la poitrine et une douzainede jupes de différentes couleurs mises les unes sur les autres, etla mante de laine aux épaules, retenue sous le menton par unegrosse épingle d’argent en forme de cuiller, se présenta.

Elle fut immédiatement acclamée par toutl’élément indien de la salle. Et, elle aussi, pour prouver que rienne manquait au succès de Garcia, chanta quelque chose, mais enindien, quelque chose dans quoi le peuple indien mettait égalementtout son espoir dans le sauveur de la patrie. Le dernier coupletenvolé, elle cria, comme il convenait : « Vive le généralGarcia ! », mais des voix lui répondirent aussitôt par« Vive Huayna-Capac-Runtu ! »

Ce fut un beau tapage. Tous les Indiens de lasalle étaient debout et aussi de nombreux métis qui se rappelaientleur origine et qui étaient las d’être méprisés par les blancs ethurlaient : « Vive Huayna-Capac-Runtu ! »tandis que la classe purement péruvienne, dans les loges,s’abstenait de toute manifestation.

Cependant, dans la loge présidentielle, legénéral Garcia attirait sur son cœur constellé le plastron éclatantde blancheur du commis de la banque franco-belge et donnaitl’accolade, devant tous, à l’illustre descendant des roisIncas.

Ce fut du délire. La représentation étaitterminée. Raymond fut poussé dehors comme on l’avait poussé dedans.Il en avait assez vu pour comprendre l’inutilité de la démarche dumarquis auprès du dictateur. Celui-ci ne pouvait rien contre lesIndiens et le véritable maître était Oviedo. Raymond n’avait plusd’espoir qu’en Huascar. Il était onze heures. Il courut àl’auberge.

Il trouva le marquis et Natividad inquiets deson absence et de tout ce qu’il avait pu faire pendant ce temps.Pour ce qui était de François-Gaspard, personne ne l’avait revudepuis l’arrivée à Arequipa, et personne ne s’en préoccupait.

Raymond leur apprit qu’il avait rencontréHuascar et que celui-ci avait renouvelé les promesses faites aumarquis, et de telle façon qu’il croyait maintenant à sa bonne foi.Enfin, le rendez-vous était toujours pour minuit. Il devait luiamener le petit Christobal.

Ils ne dirent plus rien jusqu’à minuit,regardant derrière les fenêtres, s’ils n’apercevaient point sur laplace quelque chose qui pût confirmer leur espoir. Natividad étaitaussi anxieux que ses deux compagnons. Natividad avait bon cœur etil s’était jeté si avant dans l’aventure qu’il lui eût étémaintenant difficile de reculer sans qu’il perdît quelque chose desa propre estime. Enfin il était si fort compromis au point de vueadministratif, que, toutes réflexions faites, il valait encoremieux pour lui suivre jusqu’au bout le marquis, lequel, quoi qu’ilarrivât, ne le laisserait pas mourir sur la paille.

Ainsi l’heure de minuit arriva et les douzecoups sonnèrent à l’église.

Le théâtre s’était vidé depuis longtemps. Laplace maintenant était à peu près déserte. Les lampions s’étaientéteints. Mais la nuit était claire et l’on pouvait très biendistinguer les ombres qui, le long des arcades, regagnaient leurdomicile. Aucune d’elles ne se dirigeait vers l’auberge duJockey-Club. Minuit et quart. Aucun des trois hommes qui étaient làn’osait prononcer une parole.

À minuit et demi, rien encore ! Lemarquis poussa un effrayant soupir. À une heure moins un quart,Raymond s’approcha de la petite lampe fumeuse qui brûlait sur unetable. Il examina minutieusement son revolver, en constata le bonfonctionnement, l’arma et dit, d’une voix sourde :« Huascar nous a trahis, il nous a joués comme des enfants. Ilest venu ici, sans se cacher, en plein jour, ne craignant pasd’avoir à répondre d’une pareille démarche auprès des siens. Ilétait d’accord avec eux. Il a réussi à nous tenir ici enferméspendant des heures dont nous connaîtrons le prix ! Je n’aiplus aucun espoir. Marie-Thérèse est perdue, mais je pénétreraijusqu’à elle ou je mourrai avant elle. »

Et il sortit.

Le marquis ne dit rien, mais il s’arma luiaussi et suivit Raymond.

Natividad suivit le marquis.

Ils traversèrent la place. Quand ils furentdans la petite ruelle qui conduisait à la maison enadobes, Natividad demanda au marquis ce qu’il comptaitfaire contre une cinquantaine d’hommes armés.

– Le premier punch rouge que je rencontre, jelui offre mille soles pour causer, reprit-il.S’il ne les prend pas, ou s’il ne me comprend pas, je lui brûle lacervelle. Après on verra !

Quand ils arrivèrent à l’endroit où ilsavaient été arrêtés dans la journée par un hussard quichua de latroupe de Garcia, ils s’étonnèrent de ne plus avoir à parlementeravec cette sentinelle. La voie était libre et ils en conçurent unnouvel espoir. Mais quand ils eurent fait encore une centaine depas et qu’ils aperçurent la petite maison en adobes sansgardes et la porte ouverte, un horrible pressentiment leur serra lecœur. Ils se précipitèrent, ils s’engouffrèrent dans la masure. Lespièces en étaient désertes. Dans l’une d’elles, régnait cette odeurparticulière, ce parfum violent de résine odorante qui avait déjàfrappé le marquis et Natividad quand ils avaient pénétré dans lapremière salle de l’hacienda d’Ondegardo, sur la route deChorillos ! « Oh ! le parfum magique ! »soupira Natividad. « Marie-Thérèse !…Marie-Thérèse !… ma fille !… Christobal ! mon enfantchéri ! gémissait le marquis ! Où êtes-vous ? C’estlà que vous nous avez attendus ! C’est là que nous aurions dûvous sauver !… » Son désespoir et ses vaines parolesfurent interrompus par le bruit d’une lutte sur le seuil. Ilscoururent. Raymond venait de maîtriser un métis qui tremblait deterreur entre ses mains. C’était le maître de la masure quirevenait d’on ne sait où et qui était ivre. La menace de mort luirendit toute lucidité et il dut dire tout ce qu’il savait.

Une voiture fermée était entrée dans la courvers les onze heures du soir ; il ne savait pas qui on avaitfait monter dans cette voiture, mais un certain nombre de femmes ettous les punchs rouges l’avaient accompagnée à pied jusqu’à lagare. Il pouvait l’affirmer, puisqu’il avait suivi le cortège parsimple curiosité, car il avait été payé. À la gare, l’Indien quel’on appelait Huascar l’avait aperçu et lui avait donné de l’argentpour qu’il s’éloignât en lui faisant promettre qu’il neretournerait pas chez lui avant le lendemain matin.

– Le misérable ! gronda Raymond, il sedoutait bien que nous viendrions ici. À la gare, vite !…

Quand ils y arrivèrent, ils eurent toutes lespeines du monde à trouver un employé endormi sur une banquette quine fit aucune difficulté pour leur apprendre qu’une trouped’Indiens s’était embarquée vers onze heures et quart dans un trainspécial, commandé dans l’après-midi par les soins d’Oviedo Runtu« pour ses serviteurs ». Cet employé, après avoir assuréle marquis qu’il ne pourrait avoir aucun train spécial dans lanuit, à quelque prix que ce fût, et lui avoir conseillé, dans lecas où il voudrait se rendre à Sicuani, d’attendre le convoi dumatin, se rendormit paisiblement.

Ce fut une nuit sans nom pour les troisvoyageurs. Ils essayèrent en vain de pénétrer encore jusqu’à Garciaet errèrent jusqu’au matin dans les rues. Christobal commençait àdivaguer et à montrer les marques avant-coureuses de la folie.Raymond retourna à la maison en adobes et se jeta à genouxdans la pièce la plus reculée qui était encore tout imprégnée duparfum magique. Il la remplit de ses sanglots. Au départ du train,ce furent trois spectres qui montèrent dans un même compartiment.Natividad était presque aussi malade que les deux autres. Cettefabuleuse course à la mort avait fini par les jeter hors del’humanité. Les voyageurs qui les aperçurent s’enfuirentlittéralement comme s’ils avaient vu des fauves. Raymond et lemarquis avaient des mouvements de mâchoires de bêtes enragées.

Le train n’allait que jusqu’à Sicuani, maisils n’y arrivèrent pas le même jour ; ils durent descendrepasser la nuit à Juliaca, à quatre mille mètres d’altitude, et làencore trouvèrent la trace du passage récent de la troupe indienne.Le froid était âpre et cinglant et le mal des montagnes lesentreprit, les étourdit, les assomma sur des banquettes et ne lesquitta que le lendemain à Sicuani, gros village quichua qui étaitentièrement désert. Heureusement pour eux, de Sicuani au Cuzco, ily avait un service automobile qui fonctionnait toujours malgré lestroubles politiques et militaires. Le marquis, qui voulait ne sefier à personne, acheta, pour un prix fou, une auto, dansl’arrière-pensée qu’elle pourrait servir à autre chose qu’à fairehonnêtement le voyage. En sortant de la cour de la gare, avec leurauto, ils trouvèrent l’oncle François-Gaspard qui venait à eux,tranquille, dispos et frais comme l’œil.

– Eh bien ! qu’est-ce que vous êtesdevenus ? leur demanda le bon savant. Je vous ai perdus àArequipa, mais je me suis dit : « On se retrouveratoujours autour des punchs rouges. » Alors, comme j’en airencontré un, je ne l’ai pas quitté. Je l’ai suivi jusqu’à unepetite maison qui était au bord d’une rivière et qui était gardéepar des soldats. Je me suis dit : « C’est là qu’est notrepauvre Marie-Thérèse et notre petit Christobal. » Et je vousai attendus. Vous n’êtes pas venus, je me suis dit :« Ils sont partis en avant des punchsrouges, car on sait où ils vont, n’est-ce pas, pour cescérémonies-là ? » Ainsi, la nuit, quand ils ont pris letrain, je suis parti avec eux. À la gare on me disait :« Impossible, c’est un train spécial », mais j’ai donnédeux soles à l’employé et je suis monté dans le fourgon. Àl’arrivée, je ne vous ai pas vus, à Cuzco, pas davantage, je mesuis dit : « Ils vont arriver par le train du lendemainmatin », et me voilà !

François-Gaspard ne se doutait pas qu’ilcourait, dans la minute, le risque d’être assassiné par le marquis,par Raymond qui l’eussent très simplement tué, supprimé pour neplus entendre son odieuse voix calme, ni voir davantage sa bonnemine.

– Où ont-ils conduit Marie-Thérèse ?demanda Raymond brutalement, alors qu’ils auraient dû le remercier,car enfin il avait été le plus habile.

– Eh ! vous le savez bien !à la Maison du Serpent !

– La Maison duSerpent ! s’écria le jeune homme, et il saisit de sa maincrispée la manche de Natividad. Vous m’avez parlé de cettemaison-là ! Qu’est-ce que c’est que cette maison-là ?

– Cette maison-là, répondit Natividad, dans unsouffle, c’est l’antichambre de la mort !

Chapitre 6DANS LA MAISON DU SERPENT

Marie-Thérèse ouvrit les yeux. De quel rêvesortait-elle ? Dans quel rêve entrait-elle ? La voixplaintive du petit Christobal la rappela d’une façon précise etaiguë à l’horrible réalité. Elle tendit les bras pour qu’il s’yvînt jeter, mais elle ne sentit ni ses baisers, ni ses larmes. Sespaupières se soulevèrent avec effort pour rejeter le poids dusommeil magique qui l’étouffait encore. Son front pâle roulait sousses cheveux dénoués et flottants ; elle desserra les dentspour respirer ; et elle semblait une noyée point tout à faitmorte qui revient à la surface des eaux pour chercher l’air et lavie. Ainsi remontait-elle du fond des ténèbres et des songes où laplongeait presque instantanément le sachet sacré toujours prêt aupoing hideux des trois momies vivantes. Les mammaconas,elles aussi, avaient des parfums redoutables qu’elles allumaientautour d’elle, pour la rendreimmobile. Et l’Épouse du Soleil devenait statue quandelles brûlaient dans des vases précieux la résine de Sandia, plusodorante que l’encens, plus endormante que la jusquiame et plushallucinante que l’opium. Alors elles pouvaient chanter sanscrainte d’être dérangées. Marie-Thérèse était partie pour ailleurset ne les entendait pas et ne voyait rien de ce qui se passaitautour d’elle. Chose singulière, « dans cet état detransposition » elle était portée parl’esprit dans son bureau des magasins de Callao, àl’instant précis où Raymond, à la fenêtre, avait appeléMarie-Thérèse et où elle avait laissé tomber le gros registre vert.Puis elle était tourmentée par l’idée qu’elle avait laisséinachevée une lettre qu’elle écrivait au correspondant de la maisond’Anvers pour lui rappeler qu’au prix qu’il voulait y mettre, il nepourrait avoir que du « guano phosphaté » qui n’auraitque 4 % d’azote, et encore !… Elle avait laissé cettelettre inachevée parce que l’on avait frappé à la fenêtre qu’elleétait allée ouvrir et où elle croyait voir apparaître Raymond… etc’étaient les trois crânes monstrueux des trois momies vivantes quis’avançaient maintenant vers elle, dans la nuit, avec leurmouvement de pendule et qui se jetaient tout à coup sur elle et quiposaient brutalement sur sa bouche leurs mains parcheminées par lanuit éternelle des catacombes. Quand elle sortait de sa lourdeléthargie, elle croyait avoir fait un rêve, mais, les yeux ouvertssur la réalité, elle ne savait plus si, au contraire, elle nefaisait qu’entrer dans le songe.

Quand Marie-Thérèse, cette fois, ouvrit lesyeux, elle était dans la Maison du Serpent.

Elle savait que le jour où elle seréveillerait dans cette maison-là, elle serait bien près de lamort, car on ne devait l’y faire entrer que pour la donner à HuaynaCapac, l’avant-dernier roi des Incas, qui viendrait la chercherpour la conduire et l’offrir à Atahualpa, dans les demeuresenchantées du Soleil. Les mammaconas l’avaient instruitede ce détail, comme c’était leur devoir. Car, au cours du voyage,on lui avait laissé des moments lucides où on la nourrissait dunectar nécessaire à la conserver vivante jusqu’à la cérémonie etaussi des principes d’une Religion dont elle était la proie sacrée.On lui avait appris ses devoirs d’Épouse du Soleil.

Elle avait cru d’abord qu’elle serait assezheureuse pour perdre la raison. Une fièvre si terrible l’avaitprise dans les bras de ses gardiennes qu’elle avait pu espérer queson âme s’envolerait avant qu’elles eussent martyrisé son corps.Mais elles connaissaient les secrets qui guérissent cettefièvre-là, ayant été élevées dans la Montana . À l’étape,elles lui avaient fait boire une eau rougeâtre, pendant qu’elleschantaient : « La fièvre a étendu sur toi sa robeempoisonnée. La haine que nous avons jurée à ta race nous apoussées à faire serment de ne jamais révéler le secret qui laguérit ; mais le mal t’a frappée et notre amour pour l’Épousedu Soleil est plus fort que notre haine contre les tiens. Bois aunom d’Atahualpa qui t’attend !… »[25]

Ainsi elle était revenue à la vie pour mourir,mais après chaque étape, au moment du départ, les petites momiesvivantes revenaient avec leur sachet sacré et il suffisait ainsique les mammaconas allumassent en chantant laSandia au fond des vases précieux pour qu’elle ne fût plusà nouveau qu’une statue inerte entre leurs mains agiles. Ainsi luiavait-on fait traverser tout le Pérou ; ainsi était-ellearrivée à Arequipa, dans la petite maison en adobes quidevait être la dernière étape avant la Maison du Serpent. Là, elleavait vu apparaître pour la première fois Huascar qui portait dansses bras un léger fardeau recouvert d’un voile. Elle avait eu laforce de se lever à son approche. Elle lui avait crié :« Tu viens pour me sauver ! » Elle avait dit celasans se préoccuper de toutes les oreilles qui étaient là. L’autrelui avait répondu : « Tu appartiens au Soleil, mais,avant qu’il te prenne, je t’apporte une grande joie. Tu vas pouvoirembrasser ton petit frère. » Il avait alors soulevé le voileet lui avait présenté l’enfant endormi. Elle poussa un cri etvoulut se jeter en avant, mais Huascar recula, car il était défendude toucher à l’Épouse du Soleil. Les trois gardiens du templeétaient là, balançant leurs crânes hideux. Ils donnèrent l’ordre àl’une des mammaconas de porter l’enfant endormi àMarie-Thérèse. Alors celle-ci l’avait pris dans ses bras avecdésespoir, et l’avait embrassé en pleurant. C’était la premièrefois qu’elle pleurait depuis qu’elle était prisonnière. Ses larmestombèrent sur les paupières de l’enfant qui ouvrit les yeux.

Elle dit : « Comment l’avez-vousici ? Vous n’allez point lui faire de mal ? »Huascar, pendant que l’enfant, pendu au cou de sa grande sœur,sanglotait dans son sein « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse ! » avait répondu :

– Nous ferons ce qu’il voudra. Moi, je nedemande pas mieux que de le rendre à ses parents. C’est lui qui estvenu nous chercher. C’est lui qui décidera de son sort, qu’ilprenne garde à ses paroles ! c’est tout ce que je puisdire, tout ce que je puis faire pour vous. J’en appelle aux troisgardiens du temple.

Ceux-ci balançaient leurs crânes hideux, pourapprouver tout ce que disait Huascar.

Marie-Thérèse, qui couvrait l’enfant debaisers, releva son beau visage où était peinte une épouvantenouvelle :

– Que voulez-vous dire ? Que voulez-vousdire avec : qu’il prenne garde à ses paroles ?Est-ce qu’un petit enfant peut prendre garde à sesparoles ?

Huascar, alors, s’était adressé au petitChristobal :

– Enfant ! veux-tu venir avec moi ?Je te rendrai à ton père !

– Je veux rester avec Marie-Thérèse, avaitrépondu Christobal.

– L’enfant a parlé, avait dit Huascar, ilne te quittera plus ! C’est le rite, n’est-ce pas, vousautres ?

Les trois gardiens du temple balançaient leurscrânes.

Alors, Huascar, avant de partir, avaitprononcé les mots du psaume aïmara : « Heureux sont ceuxqui parviendront purs dans le royaume du Soleil, purs comme le cœurdes petits enfants, à l’aurore du monde ! »

– Huascar ! Huascar ! souviens-toide ma mère ! Aie pitié de nous !…

Mais Huascar avait salué les gardiens dutemple et était parti. Marie-Thérèse avait étreint le petitChristobal, l’avait serré sur sa poitrine comme une folle :Malheureux enfant, pourquoi es-tu venu ?

– Pour te dire, Marie-Thérèse, de ne pas avoirpeur. Papa et Raymond vont venir… Ils te cherchent, ils sontderrière nous. Ils nous sauveront… mais si tu meurs, je veux mouriravec toi !

Alors ils avaient pleuré, pleuré tous lesdeux, et ils n’avaient pas cessé de s’embrasser, et leurs deuxvisages étaient ruisselants de leurs larmes mêlées.

Puis étaient revenues les mammaconasqui avaient disposé leurs trépieds, leurs vases sacrés, et on avaitallumé la Sandia. Et ils s’étaient endormis tous les deux,dans les bras l’un de l’autre.

Et, maintenant, elle se réveillait dans laMaison du Serpent et elle ne sentait plus contre elle les baiserset les larmes de Christobal. Cependant, il criait, il l’appelait…Elle parvint à se dresser dans le fauteuil où on l’avait étendue.Et alors elle vit, en face d’elle, l’enfant tout nu entre les mainsdes mammaconas. Effrayée, Marie-Thérèse voulut courir ausecours de Christobal, mais six mammaconas l’entourèrentet la calmèrent momentanément en lui affirmant qu’on ne feraitaucun mal à l’enfant et qu’on procédait simplement à sa toilette,comme il allait être fait pour elle, car ils devaient revêtir tousdeux la robe en peau de chauve-souris ![26]. En lui parlant, elles lui donnaient untitre qu’elle n’avait pas encore entendu dans leurs bouches. Elleslui disaient : « Coya » qui, en inca,signifie : « Reine ».

Elles la prirent dans leurs bras puissants,comme une poupée, lui enlevèrent la robe couleur de soufre dont onl’avait revêtue dès la première étape, dans l’hacienda d’Ondegardo,et elles recommencèrent comme elles avaient fait alors, à lafrotter d’huile et d’onguents odoriférants, en chantant une lentemélopée qui berçait singulièrement l’esprit. C’étaient de grandeset fortes femmes de la province de Puno, nées aux rives du lacTiticaca. Elles étaient vigoureuses et belles ; leur démarcheétait un peu dansante, presque toujours rythmée, mais souple etharmonieuse. Leurs bras dorés et fermes sortaient nus des voilesnoirs. Elles avaient des yeux magnifiques, la seule chose qu’elleslaissaient voir de leur visage.

Marie-Thérèse et le petit Christobal avaientpeur d’elles, mais elles n’étaient point méchantes. Deux d’entreelles devaient mourir avec Marie-Thérèse, pour lui préparer lachambre nuptiale dans le palais du Soleil, et c’étaient celles quise montraient les plus alertes, les plus chantantes, les plus« encourageantes ». Elles étaient pleinement heureuses etregrettaient que la jeune fille ne montrât pas la même joie. Ellesfaisaient cependant ce qu’il fallait pour cela, lui décrivant lesplaisirs qui l’attendaient là-haut et lui vantant avec prosélytismele bonheur qu’elle avait d’être choisie entre toutes pour devenirla Coya. Elles portaient de lourds bracelets d’or auxpieds qui sonnaient, quand se heurtaient leurs chevilles, et delarges anneaux aux oreilles.

On n’entendait plus l’enfant. Il était sage.On lui avait promis, s’il se tenait tranquille, de le reporter dansles bras de Marie-Thérèse. Celle-ci, également, se laissait alleraux mains des mammaconas avec docilité. La litanie dontelles endormaient ses oreilles endormait aussi son esprit, lourdencore du sommeil magique dont il sortait.

Une pensée était en elle qui la soutenaitaussi. C’est que l’on savait où elle était, ce qu’elle étaitdevenue, qui l’avait enlevée et pourquoi. Elle était sûre qu’unepareille horreur ne serait pas commise. On les sauverait tous deux.Le petit Christobal avait pu la rejoindre ; que ne pouvaientfaire son père et Raymond ! S’ils n’étaient pas intervenusplus tôt, c’est évidemment qu’ils voulaient agir à coup sûr. Elles’attendait d’un moment à l’autre à voir apparaître leurs sauveursavec la police et des soldats. Et tous ces sauvages s’enfuiraientdans leur montagne, et on ne les verrait plus. Et cet affreux rêveserait oublié. En attendant, elle ne résistait pas. Elle se sentaitfaible comme une enfant, devant le destin. Seuls, les pleurs dupetit Christobal parvenaient à l’émouvoir.

Chapitre 7L’ÉPOUSE DU SOLEIL REVÊT LA ROBE NUPTIALE

« Dans la demeure du Soleil, chantent lesmammaconas, pour la centième fois, les arbres produisentdes fruits lourds, et, lorsqu’ils sont mûrs, les branchesfléchissent pour que l’Indien n’ait pas à se donner la peine delever le bras pour les cueillir. Ne pleurez pas ! Vous vivrezéternellement, éternellement, éternellement ! La mort vientfrapper aux portes du palais terrestre et le génie du mal étend sesailes maudites sur nos forêts, mais ne pleurez pas, car, là-haut,auprès du soleil et de la lune qui est sa sœur et sa première femmelégitime[27] et auprès de Charca[28] quiest son page fidèle, vous vivrez éternellement, éternellement,éternellement ! »

On mit sur les cheveux parfumés deMarie-Thérèse le borla royal dont les franges lui tombaient jusquesur les yeux et lui donnaient déjà une sorte de beauté hiératique.Elle tressaillit quand on glissa sur ses membres nus la robe enpeau de chauve-souris. Il lui sembla qu’elle entrait dans quelquechose de visqueux et de glacé et qu’elle appartenait, dès cemoment, à la nuit éternelle dont la chauve-souris est laCoya.

Puis on lui prit le poignet et on y glissa unanneau qu’elle regarda… et qu’elle reconnut. C’était lebracelet-soleil d’or ! Alors, elle comprit qu’àpartir de cette heure commençait vraiment son agonie et elle serappela avec une amertume désespérée l’heure heureuse et terribleoù ce bracelet lui était apparu pour la première fois, lesplaisanteries dont il avait été l’objet, sa tante Agnès effrayée,la duègne Irène se signant, son père sceptique, et Raymondamoureux ! Où étaient-ils tous maintenant ? Que nevenaient-ils les chercher ? Qu’est-ce qu’ilsattendaient ? Il était temps ! Il était temps !…

Elle tendit les bras vers le salutprovidentiel qui ne vint pas et elle les referma sur le petitChristobal qu’on venait de lui apporter dans sa petite robesinistre, en peau d’oiseau nocturne.

Quand elle le vit habillé comme elle, elle selamenta sur cette innocente victime. Elle voulut parler auxgardiens du temple qui vinrent à elle en balançant, balançant leurscrânes immondes. Ah ! c’étaient bien ceux-là qui étaientsortis, devant elle et devant Raymond, des huacasfunèbres, qui avaient surgi de la tombe et qui allaient l’yemporter. Ils n’étaient revenus sur la terre que pour cela !C’étaient eux qui la guettaient derrière les vitres de sonbalcon ! Quoi qu’elle en ait dit, la petite Concha, ce n’étaitpas cette esclave qui avait ramassé sur le sable de la mer lebracelet-soleil d’or !… C’étaient eux ! C’étaient eux àqui elle appartenait déjà, à qui elle était promise, qui avaientreçu dans leurs poings hideux le bracelet-soleil d’or détaché deson bras ! et c’étaient eux qui le lui avaient rattaché, cetanneau plus redoutable que les chaînes dont on charge les condamnésà mort ! Ah ! si elle les reconnaissait ! Voici lacasquette crâne !… et le crânepain-de-sucre, et le crâne-petite-valise. S’ilspouvaient seulement arrêter leur balancement de pendule. Elle leurparlerait et ils comprendraient, peut-être. Mais ils ne s’arrêtentpas ! Ils ne s’arrêtent pas ! Alors, elle leur dit, sansles regarder, car ce balancement perpétuel l’étourdit et pourraitl’endormir, elle leur dit qu’elle est bien décidée à mourircorrectement, comme doit mourir une épouse du Soleil, mais à unecondition, c’est qu’ils ne feront pas de mal au petit enfant !Et qu’on le reportera tout de suite sain et sauf, à Lima.

– Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !

– Le petit aparlé ! c’est le rite !… dirent les gardiens ense regardant, et, sans plus rien ajouter, ils s’en vont en sebalançant, en se balançant. Marie-Thérèse pousse un sanglot defolle. Le petit Christobal, pour calmer sa grande sœur, l’étreint àl’étouffer.

– Ils vont venir, Marie-Thérèse, ne pleurepas ! Ils vont venir !… Chut ! écoute !…

On entend, en effet, derrière les murs, uneétrange musique et presque aussitôt entre la théorie des joueurs deflûtes. Ce sont de beaux hommes tristes qui s’asseoient en rondautour de Marie-Thérèse et de l’enfant, et qui jouent de laflûte dans des os de morts[29] !Ce sont les musiciens sacrés de la quena. Leur chant estplus triste qu’un de profundis. Rien qu’àl’entendre, une sueur glacée se répand sur les membres deMarie-Thérèse dont le regard éperdu fait le tour de cette vastesalle toute nue qui est certainement l’antichambre de sontombeau.

Des pierres cyclopéennes, monstrueuses,hexagonales, posées les unes sur les autres, sans ciment, sansautre attache que leur poids énorme, forment les murs de « laMaison du Serpent ». Les mammaconas lui ontdit : « C’est la Maison du Serpent. » Elle en aentendu parler autrefois. Il y a deux Maisons du Serpent, l’une àCajamarca[30], l’autre à Cuzco. Elles sont appeléesainsi du serpent de pierre qui est sculpté au-dessus de la ported’entrée. Ce serpent est là pour garder les enceintes sacrées. Ilne laisse jamais sortir les victimes destinées au Soleil. Lavieille tante Agnès et la duègne Irène savent cela et elles ontappris cela à Marie-Thérèse qui avait bien ri de ce dernier détail.Marie-Thérèse est donc au Cuzco, dans un palais bien connu desvoyageurs, des étrangers en visite au Pérou, des historiens, desarchéologues, enfin des hommes civilisés… un palais qui se trouveen plein Cuzco… et dans lequel chacun peut entrer, d’où chacun peutsortir… que les maîtres d’auberge font visiter à leurs clients depassage ! Alors !… alors ?… quoi ?… Qu’est-cequ’elle craint ?… Que signifie cette comédie ?… on vavenir !… On va venir !… Pourquoi ne vient-onpas ?

Par où va-t-on venir ? Ah ! elle aentendu du bruit, des murmures… oui, par delà les chants funèbresdes flûtes d’os de morts on entend comme une foule qui vient… là,derrière le vaste rideau, le large rideau, le large rideau jauned’or qui est tiré d’un bout à l’autre de la salle dans sa grandelargeur et qui l’empêche de voir ce qui se passe. Pourquoi cesrumeurs, ces chuchotements, cet innombrable remuement depieds ?

Elle questionne les deux mammaconasqui doivent mourir avec elle et qui sont étendues à ses pieds, dansleurs longs voiles noirs. Celles-ci lui répondent avec respect etamitié que l’on se prépare à adorer le roi Huayna-Capac qui doitvenir la chercher pour la conduire à Atahualpa. Marie-Thérèse necomprend pas. Ce roi est mort depuis très longtemps. Commentveut-on qu’il vienne ? On ne sait même pas où il est. Elleslui répondent qu’on sait parfaitement où il est. Il est au fond dela nuit et il va venir du fond de la nuit et il les emporteratoutes les trois. Et elles traverseront la nuit, elles, avec leursrobes de deuil, Marie-Thérèse avec sa robe de peau d’oiseau denuit, et elles arriveront dans les demeures enchantées du Soleil.Alors elles seront habillées tout en or, avec des robes d’or et desbijoux d’or, pour éternellement.

– Et le petit garçon ? demandaMarie-Thérèse. Que va-t-on faire du petit garçon ?…

Horreur ! elles détournent la tête et nerépondent point. Marie-Thérèse serre encore davantage le petitgarçon et le couvre de baisers, comme si elle voulait l’étoufferelle-même, comme si elle voulait le faire mourir elle-même sous sesbaisers. Et l’enfant Christobal lui dit encore : « Nepleure pas, ma grande petite sœur, ce n’est pas ce vilain Roi quiva venir, mais papa et Raymond, ne pleure pas ! » et illui rend ses baisers.

Sur l’une des grandes pierres, il y a dessignes mystérieux que les mammaconas regardent à chaqueinstant et que les joueurs de flûtes d’os de morts se montrent ensoufflant plus fort leur de profundis. Ce sontdes sculptures étranges qui représentent des oiseaux à têted’hommes et à corps de coraquenque. Lecoraquenque est un oiseau incaïque dont Marie-Thérèse adéjà vu l’image dans les musées de Lima. Elle sait que, de touttemps et sur toute la terre, il n’a existé à la fois qu’un seulcouple de ces oiseaux qui apparaissent dans la montagne au momentde l’investiture d’un nouveau roi auquel ils donnent deux de leursplumes pour orner sa chevelure[31]. Ceux-làsont en pierre et font partie de la pierre. Pourquoi lesregarde-t-on ainsi ?

Mais le bruit, derrière le rideau, a cessé etles joueurs de flûtes d’os de morts font entendre un modulementtout à coup si strident que les oreilles en sont comme percées. Lepetit a peur et s’appuie davantage au sein de Marie-Thérèse. Ettout à coup le rideau glisse. Et l’on voit toute la salle.

Chapitre 8LE MORT VA VENIR ! ÉCOUTEZ !

Elle est pleine d’une foule prosternée etsilencieuse. Seuls sont debout, sur les marches de porphyre rougequi descendent jusqu’à ce peuple, d’abord les trois gardiens dutemple aux trois crânes incroyables. Ils sont habillés de robes devigogne. Derrière eux, un degré plus bas, debout aussi, se tientHuascar, les bras croisés sous un punch rouge. Et puis, plus basencore, à l’autre degré, il y a quatre punchs rouges prosternés. Cesont les veilleurs du sacrifice. Leurs têtes, recouvertesdu bonnet sacré à oreillettes, sont si courbées sur la pierre qu’onne voit point leurs visages.

Thérèse n’a point plutôt aperçu cette foulequ’elle ne peut croire qu’il ne se trouvera point là quelqu’un pourla délivrer. Elle se lève avec l’enfant dans les bras, ellecrie : « Délivrez-nous !Délivrez-nous ! », mais un immense cri lui répond :Muera la Coya ! Muera la Coya ! Ils lui donnentson nom de reine en aïmara-quichua, mais ils la vouent à la mort,en espagnol, pour qu’elle comprenne bien qu’elle n’a rien àattendre de leur pitié : « À mort, laReine ! »

Les quatre mammaconas qui sont à sadroite, les quatre mammaconas qui sont à sa gauche et lesdeux autres qui doivent mourir, qui sont devant elle, lui ont faitreprendre sa place sur son siège. Mais elle se débat encore, ellese dresse encore, elle lève au-dessus de sa tête le petitChristobal, elle crie : « Que celui-là au moins soitsauvé ! », mais tous reprennent : « Celui-làest pour Pacahuamac ! Celui-là est pourPacahuamac !… » Et les douze mammaconaschantent : « Au commencement, avant le dieu Soleil, et sasœur la lune, son épouse, il y avait Pacahuamac, qui étaitl’esprit, le pur esprit ! »

« Il faut du sang pur àPacahuamac ! » répondent en chantant les assistants etpuis l’un d’eux ayant crié encore : Celui-là est pourPacahuamac ! Huascar se retourna et le fit taire.

Ils étaient tous debout, maintenant, exceptéles quatre punchs rouges toujours prosternés, veilleurs dusacrifice. Les souffleurs de quenas faisaient un bruitterrible avec leurs os de flûtes de morts. Bientôt, on n’entenditplus qu’eux, car leur bruit avait eu raison de tous les bruits.Marie-Thérèse, effondrée, vaincue, ne criait plus, ne résistaitplus. Aucune voix, aucun signe n’avait répondu à son appel.Christobal et elle étaient perdus ! Elle demanda, dans unsouffle, aux mammaconas qui l’entouraient :« Allumez au moins les parfums ! Nous ne souffrironspas ! », mais les deux qui devaient mourir avec elle luidirent : « Nous devons mourir de tout notre esprit et detout notre cœur pour revivre avec tout notre esprit et tout notrecœur. On n’allumera pas les parfums ! »

Et voilà que les joueurs de quenas seturent à leur tour et qu’il y eut un silence effrayant. Toutel’assemblée à nouveau se prosterne. Et la voix sonore de Huascardit : « Silence dans la Maison du Serpent ! Le mortva venir ! Écoutez ! »

Alors une sorte de tremblement de terre sembleébranler les murs cyclopéens, cependant que le sourd roulement dutonnerre se faisait entendre, mais, au lieu de venir du ciel, ilmontait des entrailles mêmes de la terre.

À ce moment, le petit Christobal tressaillitdans les bras de sa sœur et elle crut que c’était de peur. Mais illui dit à l’oreille : « Regarde, Marie-Thérèse, regardeles quatre punchs rouges. » Alors, elle leva sa têteappesantie et regarda, et elle aussi tressaillit. Pendant que, sousle coup de l’effroi causé par ces étranges phénomènes, toutel’assistance était courbée sur les dalles, quatre têtesapparaissaient, soulevées, tendues vers Marie-Thérèse, et, sousleur bonnet à oreillettes, sous les cheveux qui balayaient leurvisage tanné, bruni par les fards indiens, l’Épouse du Soleilvenait de reconnaître son fiancé, son père, Natividad, et l’oncleFrançois-Gaspard.

Une joie immense inonda son cœur. Le petitChristobal et elle se serrèrent éperdument.

Les quatre bonnets des quatre punchs rougesétaient déjà retombés sur les dalles pendant que toute l’assistancerelevait la tête au cri poussé par Huascar, annonciateur du roidéfunt Huayna-Capac.

Tandis qu’un nouvel ébranlement de la terresemblait secouer tout l’édifice, Huascar, les bras tendus vers lamuraille qui s’entr’ouvrait, criait à Marie-Thérèse : Aqui esta el morto ! (Voici le mort !).

Partie 5

La partie de la muraille où étaient sculptésles signes mystérieux et le couple d’oiseaux à têtes d’hommessembla pivoter sur elle-même et, dans le même moment, Marie-Thérèsepoussa un grand cri, car le mort arrivait. Il vint jusqu’à elle, dufond du gouffre obscur qu’avait ouvert le déplacement des pierrescyclopéennes[32]. Quand celles-ci eurent repris leurposition première, Marie-Thérèse le vit assis devant elle dans unfauteuil d’or à deux places. L’une de ces deux places à côté de lamajesté défunte était encore inoccupée. La foule des Indiensacclama : « Gloire à l’Inca ! » et se prosternade nouveau. Les joueurs de quena soufflèrent leurs airsles plus funèbres dans leurs os de mort. Les deuxmammaconas qui devaient accompagner Marie-Thérèse dans lesdemeures enchantées du Soleil se placèrent à sa droite et à sagauche et les dix autres prêtresses formèrent deux théories qui necessèrent de se croiser en balançant leurs voiles. Quand ellesarrivaient devant le Roi Embaumé, elles s’agenouillaient,relevaient la tête et criaient à l’écho : « Celui-là estHuayna Capac, roi des rois, fils du grand Tapac Inca Yupanqui. Ilest venu par les couloirs de la nuit pour chercher la nouvelleCoya que le peuple inca offre à son filsAtahualpa ! », puis elles se redressaient et serecroisaient et recommençaient à balancer leurs voiles. Ellesfirent ce manège douze fois. Chaque fois elles criaient plus fortet chaque fois les joueurs de flûte dans les os de mort faisaiententendre des airs plus stridents. Marie-Thérèse, toujours serrantdans ses bras le petit Christobal qui avait caché sa tête sur sonsein à l’apparition de Huayna Capac, fixait le Mort et le Mort lafixait. Il semblait à tous qu’une épouvante hypnotique immobilisaitla jeune fille en face de l’envoyé de l’enfer incaïque quivenait la chercher.

Le Roi avait, lui aussi, revêtu la robe depeau de chauve-souris propre à la traversée des couloirs de lanuit, mais, sous cette parure passagère, il laissait entrevoir lemanteau royal et les sandales d’or. Sa noble figure impassible etsévère était découverte. Elle avait conservé cette teinte brune quilui avait été naturelle. Il ne portait sur ses cheveux, d’un noirde corbeau, que le llantu, la couronne légère à franges età glands pareille à celle que l’on avait posée sur le front deMarie-Thérèse ; mais celle du roi avait les deux plumes decoraquenque. Les gardiens du Temple de la Mort avaient-ilsglissé sous les paupières embaumées le faux éclat des billes deverre, ou le prodigieux secret des embaumeurs avait-il conservé àtravers les siècles la lumière des royales pupilles ? Mais ilparaissait à Marie-Thérèse que ce monarque funèbre la fixait d’unregard effroyablement vivant ? Il était assis trèsnaturellement, les mains aux genoux. Il sembla même à la jeunefille qu’il respirait, tant ce mort présentait la perfection de lavie réelle[33]. Elle eut un gémissement d’horreur que,seul, le petit Christobal entendit, car c’était la douzième foisque les mammaconas passaient en chantant toujours plusfort et que les joueurs de quena les accompagnaient et ilsétaient arrivés tous à un diapason tel qu’on ne percevait plus,dans la Maison du Serpent, que leurs accents déchirants etbarbares.

Les Indiens de l’assemblée commençaient, euxaussi, à se trémousser en hululant, de droite et de gauche, enimitant le balancement des trois gardiens du Temple. Marie-Thérèseregardait toujours le mort, non seulement parce qu’elle ne pouvaitfaire autrement, se trouvant en face de lui et comme hypnotisée parlui, mais encore parce qu’elle ne voulait pas regarder lespunchs rouges. Elle sentait que ses yeux, s’ils ne restaientpas sur le mort, iraient fatalement à ceux-là et lestrahiraient.

Marie-Thérèse était déjà comme à moitiéenfouie dans l’idée de la mort ; il lui semblait que déjà laterre la possédait qui devait l’étouffer, mais que sa tête étaitencore libre. Et elle n’avait plus qu’une crainte particulière aumilieu de la terreur sans fond dans laquelle elle descendait, c’estque sa tête se tournât malgré elle du côté de ceux qui pouvaientencore la sauver, et les désignât à ce peuple fanatique. Ainsi seforçait-elle à « l’hypnotisation », en face du mort. Etle peuple inca, voyant ce miracle s’accomplir, et qu’elle étaitdéjà prise par le mort, rendait des actions de grâce à ladivinité.

Mais Huascar leva le bras, fit un signe dedeux doigts de la main droite, et il y eut le silence et uneimmobilité de tous instantanée et absolue. Qu’allait-il sepasser ? Le crâne pain-de-sucre, le crânepetite-valise et la casquette-crâne s’approchèrent etdésignèrent aux deux mammaconas qui devaient mourir laplace restée libre sur le double fauteuil d’or. Celles-ci direntaussitôt à Marie-Thérèse en indien aïmara : « Allons,Coya, viens ! sois heureuse et douce, le Roit’appelle. » Et elles la soulevèrent et la portèrent danscette place restée libre sur le double fauteuil d’or, à côté du roidéfunt Huayna Capac, fils du grand Tupac Inca Yupanqui. Et cecifait, le fauteuil se trouva face à l’assemblée et face auxpunchs rouges.

Chapitre 1SA CROUPE SE RECOURBE EN REPLIS TORTUEUX

Marie-Thérèse ferma les yeux pour échapper àl’horreur de se voir côte à côte, sur le même fauteuil, avec lemort qui devait l’emporter dans la terre et aussi pour ne pas lesvoir, eux, les punchos rouges… pour ne pas les voir… pour ne pasles voir ; car elle se rendait de plus en plus compteque si son regard se croisait avec celui de Raymond, ou avec celuide son père, elle éclaterait en sanglots ou se lèverait comme unefemme ivre pour courir à eux, ou leur crierait quelque chose quiles perdrait tous. Cependant, malgré ses paupières closes et malgréqu’elle parût déjà aussi momifiée que son compagnon le Roi, elleétait renseignée. Le petit Christobal, par-dessus les brasrecourbés de sa sœur, regardait tout ce qui se passait ; et illui disait tout bas, si bas que Marie-Thérèse sentait à peine sonsouffle monter le long de sa gorge nue : « Raymond a levéla tête… et puis papa… papa a fait un signe… mais il ne faut pas ledire… » Marie-Thérèse mit sur le souffle de l’enfant sa mainqui tremblait et il comprit qu’il devait se taire. « Ainsi,ils étaient là, pensait-elle. Qu’allaient-ils tenter ?qu’allaient-ils pouvoir faire ? » C’était horrible de lessavoir là, cachés et impuissants… car s’ils n’avaient pas étéimpuissants, ils ne se cacheraient pas !… Ils seraient venusavec la police… avec des soldats !… C’était cela qu’elle necomprenait pas !… Pourquoi se cachait-on pour la sauver !Les Indiens étaient donc les maîtres du pays, maintenant ?…Elle pensa à la révolution, au général Garcia qui avait demandé samain. Pourquoi n’était-on pas allé trouver Garcia, ilserait accouru avec son armée, près d’elle. Mais, eux, cachés sousleurs punchs rouges, qu’allaient-ils faire au milieu de ce peuplequi voulait sa mort ? que pouvaient-ils pour elle ?Cependant ils devaient avoir leur plan.

Les mammaconas chantaient :« Des tremblements de terre ébranlèrent le sol, la lune futentourée d’anneaux de feu de diverses couleurs ; le tonnerretomba sur l’un des palais royaux et le réduisit en cendres ;on vit un aigle chassé par plusieurs faucons remplir l’air deses cris, planer au-dessus de la grande place de la cité et, percépar les serres de ses agresseurs, tomber sans vie en présence desplus nobles Incas ! » À ces derniers mots quirappelaient, selon le rite, la défaite et la mort de leur dernierroi, tous courbèrent la tête, avec des gémissements, et le souffledes joueurs de quénia trembla dans les os des morts.Huascar, lui aussi, s’était incliné ; puis il releva le front,ses yeux rencontrèrent les paupières de Marie-Thérèse quis’entr’ouvraient. Elle le vit et frissonna. Elle ne doutait plusqu’il l’aimât et que c’était lui qui la faisait mourir. Quand ilfit quelques pas vers elle, elle crut sa dernière heure venue, tantson regard était sombre. Elle avait pu supplier la fouleanonyme ; celui-là, elle ne le pourrait point. Elle refermales yeux.

Elle l’entendit alors qui lui disait d’unevoix lente et monotone comme celle d’un prêtre à l’église :« Coya, tu appartiens à Huayna Capac, le grand Roivenu des enfers pour te conduire dans la maison du fils du Soleil.Nous te laissons seule avec lui. C’est lui qui te conduira au seuildu mystère qui doit rester inconnu des vivants. Il te feratraverser les couloirs de la nuit et te fera connaître, selon lerite, la gloire du Cuzco, fille du Soleil. Enfin, c’est lui qui,dans le Temple, te fera asseoir au milieu des cent épouses. Tu doislui obéir et, si tu veux que le charme ne soit rompu, ne telève que s’il se lève ! Et souviens-toi que le serpent veilledans la Maison du Serpent. »

Il se retira à reculons avec les troisgardiens du Temple, pendant que la foule des Indiens s’écoulaitlentement par les trois portes. Toutes les mammaconas s’enallèrent aussi, en ramassant leurs longs voiles noirs sur leurstêtes comme des femmes en deuil qui sortent du cimetière. Et mêmeles deux qui allaient mourir se retirèrent après avoir baisé lespieds de Marie-Thérèse, qui étaient nus sous la robe de peau dechauve-souris.

L’idée qu’on allait la laisser toute seuledans cette salle que gagnait la prompte obscurité de la nuit, seuleavec son petit Christobal dans les bras, à côté du Mort,l’emplissait d’une horreur plus grande que le spectacle quevenaient de lui donner ces sauvages. Pourquoi s’enallaient-ils ?… Sans doute, parce qu’il allait se passerquelque chose de si atroce qu’ils n’avaient pas le courage d’yassister. Huascar l’avait dit : « Il y a des mystères queles vivants ne doivent pas connaître ! » Qu’est-cequ’on lui avait préparé avec ce mort ? Pourquoi luiavait-on défendu de se lever ? « Ne te lève que s’il selève ! » Il allait donc se lever ? Ce Mort allaitdonc marcher devant elle ? la prendre par la main avec sa mainhideuse de momie ? l’entraîner chez les morts, par lescouloirs de la nuit ?

Au fur et à mesure que la salle se vidait, oneût dit également que la lumière la quittait.

Et les punchs rouges ?… est-cequ’ils n’allaient pas enfin venir à son secours ?… est-cequ’ils n’allaient pas l’arracher aux bras du mort ?… ou bienallaient-ils s’en aller comme les autres ?… Elle les regardemaintenant… tous les quatre… tous les quatre prosternés sur lesdalles !… Les mammaconas lui ont dit : « Cesont les veilleurs du sacrifice !… » Alors, eux,ils vont sans doute rester… parce que le sacrifice est proche…c’est leur devoir de rester !… Huascar a dit que tout le mondeallait s’en aller, excepté le Mort… Il ne pensait certainement pasaux veilleurs du sacrifice qui doivent avoir le droit derester. Cependant, il faudrait savoir… les gardiens du Temple sontpartis… Huascar est parti… les quatre punchs rouges vont peut-êtrele suivre… Non ! ils ne bougent pas !… Ah !Marie-Thérèse peut les regarder… ils ne la regardent pas ! Ilssont là, écrasés sur la pierre, comme des choses inertes…

Mais il n’y a plus qu’une vingtaine d’Indiensdans la salle. Qu’attendent les punchs rouges pour bondir verselle ?… Qu’attend Raymond ?… Qu’attend Raymond !…« Oh ! Marie-Thérèse, nous allons rester seuls avec eux,murmure le petit Christobal… ils nous sauveront ! »…C’est cela ! évidemment, pense-t-elle… c’est bien cela !…Voilà le plan !… Ils ont dû séduire les vrais veilleurs dusacrifice, les séduire ou les tuer, acheter la complicité dequelques caciques (ils aiment tant l’argent !)… et ainsi sesont-ils introduits dans la Maison du Serpentsous les punchs rouges, sachant qu’à la fin de la cérémonie on leslaisserait seuls, tout seuls avec Marie-Thérèse, le petitChristobal et le Mort !… Allons, tout allait se passer le plussimplement du monde, car tout pour la fuite avait dû être préparé…et, bien sûr… ce n’est pas le Mort qui résisterait ?

Maintenant, le Mort faisait moins peur àMarie-Thérèse.

Elle embrassa le petit Christobal qui luirendit son baiser et la serra dans ses petits bras… Encore cinq,quatre, trois Indiens… Ils se retournent pour la voir avant departir… Ah ! elle n’a garde de bouger… non… non… pas unmouvement… c’est défendu !… Elle ne doit se lever que si leMort se lève !… Alors, elle reste bien sage, avec son petitfrère dans ses bras, sur son fauteuil d’or… plus d’Indiens !…plus un !… plus personne que les quatre veilleurs dusacrifice, qui se lèvent à leur tour, et prennent lentement à leurtour le chemin des portes… Oui, ils s’en vont eux aussi… ils s’envont !…

Ah ! Marie-Thérèse a un sourdgémissement… Elle n’ose crier, elle ne sait pas si elle doit, sielle peut crier !… Mais de les voir s’en aller comme lesautres, sans un regard de son côté… cela lui arrache le cœur… etvoilà que le petit Christobal pleure… ne peut plus se retenir depleurer… « Ils s’en vont ! ils s’en vont ! »dit-il dans ses larmes, mais encore elle le fait taire… Il fautvoir… il faut avoir du courage jusqu’au bout… Il y en a trois,trois veilleurs du sacrifice… qui, lentement, les têtes courbéessous le bonnet sacerdotal, s’en sont allés vers les trois portes…mais il y en a un, le quatrième qui s’est arrêté au milieu de lasalle, à demi tourné vers Marie-Thérèse… et celui-là lui fait unsigne… et celui-là, c’est Raymond !… Ah ! sûrement, ilssont sauvés ! ils sont sauvés ! mais il faut agir bienprudemment, n’est-ce pas ?… bien prudemment… Les trois sontdonc allés aux trois portes, et ils regardent avec précaution dansles cours, car chaque porte donne sur une cour comme dans tous lespalais incaïques où aucune pièce ne communique avec aucune autrepièce.

Est-ce que le peuple d’Indiens estparti ? Est-ce qu’il est bien parti ?… évidemment, c’estcela qu’ils regardent, c’est de cela qu’ils s’assurent. Et Raymondtrouve, certainement, qu’ils y mettent trop de temps. Il attend lesignal ! Il attend le signal ! Et ses mains armées,terriblement armées, se tendent vers Marie-Thérèse, qui déjà,oubliant la recommandation de Huascar, se soulève sur son trôned’or, alors que le Mort, lui, reste, comme il convient aux morts,surtout aux Rois morts qui ont de la dignité et le respectd’eux-mêmes, immobile… Ah ! le signal ! le signal !…c’est le marquis qui le donne !… Recuerda !(souviens-toi).

À ce mot d’ordre, qu’il attendait avec uneimpatience mortelle, Raymond se précipite sur Marie-Thérèse. Lemarquis le suit et, tandis que les deux autres continuent deveiller aux portes, tous deux bondissent, gravissent les hautsdegrés de porphyre, tendent les bras à Marie-Thérèse… EtMarie-Thérèse, se levant tout à fait cette fois, pousse un cri dejoie et de délivrance et est déjà prête à se jeter dans leurs brastendus avec le petit Christobal… quand, tout à coup, dans laseconde même où elle va quitter le siège fatal, un sifflementsinistre se fait entendre, cependant qu’elle jette une clameureffroyable et qu’elle se débat avec l’enfant dans les replismonstrueux d’une bête énorme qui vient de jaillir autourd’elle, qui l’enserre de ses anneaux, qui la broie, qui laretient, qui l’emprisonne sur le fauteuil de la Mort, avec leMort ! C’est le serpent de la Maison du Serpent qui gardesa proie !…

Raymond, le marquis, ont jeté un égal crid’horreur devant ce rempart inattendu qui se dresse en face d’euxet ils se sont rués sur le monstre dont la tête se balancefantastiquement au-dessus d’eux en faisant entendre un singulierbruit de clochettes. Ils veulent lui arracher ses deuxvictimes !… Ils le frappent ! Ils l’étreignent à leurtour !… Ils voudraient le tuer ! l’étouffer !…Épouvante nouvelle !… Leurs mains insensées ne rencontrentpoint la chair vivante, mais le froid du métal, des anneaux quigrincent, qui glissent les uns sur les autres, mus par quelquemécanisme infernal[34],écailles de cuivre[35] quidéfendent Marie-Thérèse et l’enfant contre les efforts qui tententde les sauver, mieux que ne le feraient les barreaux d’uneprison !…

C’est en vain que Raymond essaie d’attirer àlui les membres glacés de Marie-Thérèse, en vain que le marquis atenu dans ses mains les mains du petit Christobal… Ils sontimpuissants à les arracher au monstre qui continue de balancerau-dessus d’eux sa tête triangulaire dont la gueule entr’ouvertelaisse échapper un sifflement de plus en plus aigu et cetétourdissant bruit de clochettes… auquel on accourt de partout…

Natividad a crié : « Lesvoilà ! les voilà !… » et il s’est sauvé… mais où sesauver !… Et le marquis ne veut plus fuir… Et Raymond ne veutplus quitter Marie-Thérèse !… Et la salle tout entière seremplit à nouveau d’Indiens !… de dignitaires !… decaciques… de punchs rouges qui crient au sacrilège… demammaconas qui agitent désespérément leurs voiles noirs…de soldats quichuas qui font ouvertement cause commune avec labande d’Oviedo Runtu, lequel seul reste invisible.

Chapitre 2LES PRÉCAUTIONS DU FOU ORELLANA

Huascar enfin apparaît. D’où vient-il ?…Son calme, son immobilité, au milieu de tout ce tumulte, semblentattester qu’une pareille scène ne l’a point surpris… que rien nepouvait le surprendre… Il aurait été prévenu de ce qui allait sepasser qu’il ne montrerait pas plus de tranquillité. C’est lui quicommande, qui fait charger de chaînes les captifs, le marquis,Natividad et l’oncle François-Gaspard, lequel, devant la brutalitéde ses agresseurs, recommence à s’inquiéter et à se laisser gagnerà son tour par l’épouvante… c’est Huascar qui ordonne à ses Indiensd’emmener les malheureux.

Le marquis appelle une dernière fois :« Christobal ! Marie-Thérèse ! », mais, ils nelui répondent pas, car ils sont déjà comme morts parmi les anneauxdu serpent.

Cependant Huascar est de plus en plus sombre,car c’est en vain que sur son ordre, dans la salle envahie, oncherche Raymond. Raymond s’est enfui. Raymond serait-il le seul àéchapper à sa vengeance ?

Derrière les captifs, les Indiens ont quittéla salle en chantant la gloire, la force, la ruse et l’adresse duserpent dans la Maison du Serpent. Pendant le tumulte, lesmammaconas ont jeté leurs voiles de deuil sur la momieassise de Huayna Capac. Les Indiens repartis, elles ont reprisleurs voiles, et, à leur tour, sont parties. Puis sont partis tousles autres dignitaires, à l’exception de Huascar et des troisgardiens du temple dont les petits poings hideux caressent lesanneaux du serpent. Puis, Huascar est passé derrière le doublefauteuil d’or. Alors, comme s’il recevait un ordre, le serpent acessé de siffler, et il a refermé son ignoble gueule sur le bruitdes clochettes… et, peu à peu, il s’est replié… aussi lentementqu’il avait été rapide à se détendre et à encercler la pauvreMarie-Thérèse et le petit Christobal. Enfin, anneau par anneau, leserpent a fini par disparaître tout à fait derrière le fauteuild’or. Huascar, alors, a touché la pierre du mur à l’endroit ducoraquenque, l’oiseau à tête d’homme, et la pierre, denouveau a tourné, ouvrant le couloir de la nuit. Aussitôtle double trône a glissé dans le couloir de la nuit,emportant le roi mort et Marie-Thérèse et le petit Christobal. Etla muraille, sur eux, s’est refermée, car il y a des mystères queceux qui ne sont pas encore prêts à mourir ne doivent pasconnaître. Aussitôt, les trois gardiens du Temple ont incliné leurstrois têtes de monstres devant Huascar et Huascar est resté seuldans la Maison du Serpent, comme c’est son droit, parce que Huascarest le dernier grand-prêtre des derniers Incas. Il s’est assis,solitaire, sur la plus haute marche de porphyre et, dans la nuit,il s’est pris la tête dans les deux mains. Ainsi il resta jusqu’àl’aurore.

** * * * * * *

Dissimulé dans une niche de pierre creusée parla main des Incas, Raymond attendit Huascar toute la nuit, devantla Maison du Serpent. Mais il ne vit sortir aucun de ceux pourlesquels il était resté là, malgré le danger qu’il courait d’êtrereconnu par les quichuas, dignitaires de l’Interaymi.Certains, en passant, jetèrent un coup d’œil rapide sur ce pauvreIndien qui semblait dormir, roulé dans son punch, mais nul ne sedouta que l’homme était celui qui leur avait échappé, au moment dusacrilège ! Les ombres de la nuit étaient du reste favorablesà Raymond. C’étaient elles qui l’avaient sauvé dans cette vastesalle où s’étaient rués les Indiens à l’appel du serpent àclochettes. Dans le tumulte et la confusion générale, il avait eula présence d’esprit de retourner le punch rouge qui ressemblaitmaintenant sur ses épaules à tous les autres punchs quichuas. Ilétait sorti avec la foule, s’était trouvé dans la rue avec elle etétait resté dans cette niche, accablé par les événements.

Il n’avait plus aucun espoir ; lesquichuas étaient les maîtres du pays. La dernière victoire deGarcia leur avait livré le Cuzco. Tout ce qui n’était pas indigèneavait fui. Or, sur les 50.000 habitants de l’antique cité, les septhuitièmes étaient de pure race indienne, qui ne s’étaient pas vus àpareille fête depuis la conquête espagnole. Les quelques troupesque Garcia avait laissées là, auxquelles du reste étaient venus sejoindre avec enthousiasme les soldats vaincus de Veintemilla,faisaient chorus avec la population indigène d’où ils étaient toussortis et dont ils partageaient les mœurs, les croyances, lefétichisme.

Toute la région était dans un étatd’exaltation incaïque que rien ne pouvait calmer depuis que Garcias’était éloigné, par prudence, du reste. Le général n’avait pasvoulu tenter l’aventure de s’opposer personnellement auxmanifestations d’un fanatisme qui, selon lui, devait tomber toutnaturellement, après les fêtes de l’Interaymi.

En attendant, le pays était redevenu ledomaine sacré des fils du Soleil comme aux plus grands jours desIncas. Les chants, les processions, les danses ne cessaient pas.Quand Raymond et ses compagnons étaient arrivés aux environs duCuzco où ils avaient caché leur automobile dans un des tambos(auberge de campagne) dont ils avaient « acheté » lepropriétaire, il leur avait bien fallu se rendre compte del’impossibilité où ils étaient de tenter un coup de force.Heureusement, l’or de Garcia était là, suprême espoir. Ils avaientpromis à l’aubergiste, qui était un métis fort pauvre ne demandantqu’à devenir riche, une petite fortune s’il parvenait à leur amenerun ou deux punchs rouges, susceptibles de s’entendre aveceux pour affaire d’importance, moyennant la forte somme ; etcela en cachette de Huascar.

Le métis leur en amena quatre qui devaientêtre le soir même les veilleurs du sacrifice et dont lafonction consisterait à rester les derniers dans la Maison duSerpent, devant la Coya et le Huayna Capac avant lemystère des couloirs de la nuit. Cela, vraiment,« tombait » bien. Cela « tombait » trop bien etils eussent dû se méfier. Mais Raymond et le marquis étaient tropheureux de pouvoir enfin pénétrer jusqu’à Marie-Thérèse pours’arrêter à des détails qui auraient éveillé la prudence des moinshabiles. François-Gaspard qui avait assisté à lacombinazione avait pu, avec quelque raison, cette fois,hausser les épaules de mépris pour une aussi pauvre politique. Toutavait été réglé avec les punchs qui touchèrent immédiatement moitiéde la somme et qui devaient avoir le reste après le succès del’entreprise. Il était entendu, du reste, qu’ils y collaboreraienten facilitant l’enlèvement et en se faisant les gardiens de l’unedes portes par laquelle la petite troupe pourrait s’échapper, lecoup fait, avec leur précieux butin. Sur quoi, les quatre voyageursavaient revêtu le manteau des veilleurs du sacrifice et s’étaientgrimés, et avaient coiffé le bonnet à oreillettes. La cérémoniedevait avoir lieu vers la fin du jour au milieu d’une populace enliesse : qui donc se mêlerait de reconnaître ces faux-prêtresdont le rôle consistait à toucher de leurs fronts les degrés depierre ? François-Gaspard avait été naturellement le premier àse prêter à cette mascarade, comme il l’appelait ; il avaitaccepté son rôle avec une bravoure tranquille qui lui avait faitreconquérir toute l’estime perdue dans l’esprit du marquis et aussidans celui de son neveu. Natividad pensait lui-même un peu à Jennyl’ouvrière, mais l’affaire paraissait proche du dénouement. Ilsavait, par métier, qu’on pouvait faire, dans ce pays, beaucoup dechoses avec de l’or et il connaissait particulièrement la vénalitédes Indiens. Il ne doutait point, lui, du succès final de cettepetite tragi-comédie. L’Indien, tant de fois, avait été joué par leBlanc !

Or, dans la circonstance, c’était le Blanc quiétait joué par l’Indien. Ils s’en aperçurent à leurs dépens.Huascar les avait, dans leurs punchs rouges, convenablement« roulés ».

Où étaient-ils, maintenant, les veilleurs dusacrifice ? ceux qui devaient sauver Marie-Thérèse etChristobal ? Où le marquis ? Où Natividad ? Oùl’illustre membre de l’Institut ? Au fond de quel cachot etpromis à quel destin ?

Dans cette rue sombre, devant ce palais fatal,Raymond attendait Huascar pour le tuer. Mais personne ne sortaitplus de la Maison du Serpent. À l’aurore, une main se posa sur lebras du faux Indien. Celui-ci releva la tête. Il reconnut le grandvieillard qui suivait Huascar sur la place d’Arequipa. Il avaitdevant lui le père de Maria-Christina d’Orellana.

– Pourquoi restes-tu ici ? lui demanda levieillard. Ce n’est pas de ce côté que la procession apparaîtra.Viens avec moi, tu pourras voir ma fille qui va sortir ducouloir de la nuit.

Ces paroles du pauvre fou frappèrent Raymond,d’autant que de nombreux groupes d’Indiens passaient maintenantdans la rue, suivant tous la même direc­tion. Le vieillard lui ditencore : « Viens avec eux. Tu vois, ils vont tous à lapro­cession de l’Épouse duSoleil ! » Raymond se leva et le suivit. Dansson horrible situation qui n’était comparable à rien de ce qui pûtêtre imaginé de raisonnable dans le monde actuel civilisé, ilfinissait par trouver tout naturel qu’il se laissât diriger par unfou. Le vieillard, en mar­chant, lui disait : « Je teconnais bien. Tu es venu dans le pays pour voir l’Épousedu Soleil. Tu t’es même déguisé en Indien pourcela, mais c’est bien inutile, tu n’as qu’à venir avec moi, tu laverras, l’Épouse du Soleil ! Jesuis celui qui connaît le mieux Cuzco et la province, pardessus et par dessous. J’aivécu dix ans dans les sou­terrains. Quand je ne suis pas dans lessouterrains, je fais visiter la ville aux étrangers. Et je lesconduis à toutes les étapes que parcourait autrefoisl’Épouse du Soleil avant d’être réunieau Soleil dans le temple de la mort, qui est aussi, bien entendu,le temple du Soleil, mais par en dessous. Tuverras, c’est très curieux !… Aujourd’hui, ce sera même pluscurieux que la dernière fois, parce que, la dernière fois, ilsétaient obligés de se cacher et les processions n’avaient lieu quedans les couloirs de la nuit,mais aujourd’hui, ils sont les maîtres par-dessus commepar-dessous ; Huayna Capac, le roi mort, osera regarderune fois encore le Soleil vivant. Et ils se promèneront dans lesrues de la ville. Si tu ne sais pas cela, c’est que tu n’écoutespas ce qui se dit autour de toi. Où sont tes compagnons ?J’aurais pu leur faire visiter la ville à eux aussi ! et leurfaire suivre les étapes, aussi. Et, tu sais, je n’auraispas demandé plus cher. Quelques centavos me font vivrependant des semai­nes. Les aubergistes le savent bien qui meconfient leurs étrangers pour la visite de la ville et nul ne laconnaît mieux que moi. Tu es venu pour les fêtes del’Interaymi. Je t’ai vu pour la première fois à Mollendo,puis, à côté de la maison du Rio Chili, à Arequipa, puis devantla Mai­son du Serpent. Ce sont toutes les étapesavant les couloirs de la nuit. C’est par là, qu’il y a dixans, ils ont conduit ma fille Maria-Christina, qui était la plusbelle fille de Lima et qu’ils ont jugée digne de leur dieu. Moi, jen’étais pas prévenu. Mais, cette fois, ça ne se passera pas commeils le croient. Quand j’ai vu revenir les fêtes del’Interaymi, je me suis dit : « Orellana, ilfaut prendre tes précautions ! Et je les ai prises, ma parole.Viens, j’entends le bruit des flûtes d’os de mort ! »

Chapitre 3LE CORTÈGE DE L’INTERAYMI

Il lui fit traverser tout Cuzco. Et Raymond nevoyait rien de l’antique Cuzco cyclopéen sur lequel est construitle Cuzco mo­derne ; il passait au milieu de cette villeprodigieuse qui fut élevée, sans doute, par des géants ou par desdieux, car les blocs de granit et de porphyre dont elle est faite,n’ont pas bougé depuis qu’une force inconnue aux hommes de notretemps les a amenés là. Et ils ne bougeront jamais, et ils mourrontavec la terre, cependant que le souffle du ciel ou le tremblementdes monts aura depuis longtemps fait dispa­raître les petitesbâtisses des conqui­stadors. Il passait aveugle au milieude ces effarants vestiges du passé. Il marchait, suivant la foule,suivant le vieillard qui le conduisait à une nouvelle étape dumartyre de Marie-Thérèse.

Ils sortirent de la ville, et Orellana, leprenant par la main, comme il eût fait d’un enfant, lui fit gravirun monticule appelé, en quichua, qqiiisillo Hungu-Ina(l’endroit où danse le singe). Là, ils durent gravir un des blocsgranitiques sculptés et transformés par les travailleurs incas enterrasses, en galeries, en marches géantes. D’innombrables Indienscouvraient déjà ces pentes surnaturelles et tous avaient lesregards tournés vers le Sacsay-Huaynam, lacolline de pierre, le fort cyclopéen, pre­mier témoin de lagrandeur des Anciens Ages. Sa longueur dépasse mille pieds et ilpossède trois murs d’enceinte montant les uns au-dessus des autreset creusés de niches où, ce jour-là, comme autrefois, s’abritaientles sentinelles.

Tous les yeux étaient donc tournés vers leSacsay-Huaynam, et tous les yeux, sur leSacsay-Huaynam, regardaientl’Intihuatana, qui est le pilier où l’on attache leSoleil !

Orellana, de sa voix cassée, expliquait commeun guide qui ne saurait perdre l’habitude d’expliquer :« Vous voyez, senior, le pilier qui servait auxIndiens à mesurer le temps. C’est lui, aujourd’hui, qui distribue,comme il convient, les heures de la fête. C’est une pierrereligieuse érigée pour fixer l’époque précise des équinoxes. C’estpourquoi on l’appelle Intihuatana « où l’on attachele Soleil ». Ah ! ah ! attention !…tenez !… voilà la procession qui commence !… Il faut quevous sachiez que les couloirs de lanuit s’étendent sous la ville et la campagne entre laMaison du Serpent et le Sacsay-Huaynam[36]. Quand ma fille sortira des couloirs dela nuit, ce sera pour faire le tour duSacsay-Huaynam et le tour del’Intihuatana. Alors, le Soleil ayant été détaché par legrand-prêtre, la procession s’en ira vers les portes de laville. »

En effet, Raymond voyait maintenant trèsdistinctement tout un cortège qui se formait autour des murailleset il distingua, en tête, Huascar qui donnait des ordres. Alors, ilne s’occupa plus d’Orellana et courut de ce côté et se rapprocha leplus qu’il pût de la procession, sans parvenir toutefois à percerles rangs des premiers Indiens qui remplissaient l’air de leurscris. Il n’était pas trop loin du pilier à mesurer les solstices.Il put voir que cette colonne solitaire, placée au centre d’uncercle, toute chargée de guirlandes de fleurs et de fruits, étaitsurmontée d’un trône doré. Exclusivement réservé au Soleil[37], ce trône, qui avait disparu depuis dessiècles, avait été apporté là avant l’aurore, du fond des couloirsde la nuit. Étourdi par les cris, les chants, les bousculades,Raymond dut attendre là pendant plusieurs heures, luttant avec uneastuce silencieuse pour garder sa place. Il ne voyait plus Huascaret il finit par comprendre que les quelques prêtres qui tournaientincessamment autour de l’Intihuatana attendaient l’heurede midi.

Enfin, il revit Huascar qui avait revêtu unechape d’or qui brillait comme le Soleil lui-même. Tourné vers lefauteuil du Soleil, le grand-prêtre attendit quelques secondes.Puis il cria en aïmara cette phrase qui fut répétée detoutes parts en quichua et en espagnol : Le dieu est assisdans toute sa lumière sur la colonne ! Et, après avoirattendu encore quelques secondes, il frappa dans ses mains et donnale signal de la marche de tous. Le dieu était délivré, c’est-à-direqu’après avoir visité son peuple, il continuait librement sonchemin dans les cieux. Le peuple le suivit sur la terre, de l’est àl’ouest.

Ce fut d’abord le cortège sacré qui s’ébranla,Huascar en tête, suivi de quelques centaines de serviteurs du dieu,habillés simplement et employés à débarrasser le chemin de toutobstacle et chantant dans leur marche les chants de triomphe. Puisune centaine de personnages leur succédèrent, vêtus d’une étoffeéclatante, à carreaux rouges et blancs, disposés comme les casesd’un échiquier. À leur aspect, le peuple cria : « lesamautas ! les amautas ! »c’est-à-dire : les sages, et il leur fit fête. Puisd’autres vinrent qui étaient tout en blanc, portant des marteaux etdes massues en argent et en cuivre : c’étaient les« appariteurs » du palais royal ; puis les gardesainsi que les gens de la suite immédiate du prince qui sedistinguaient par une riche livrée azur et par une profusiond’ornements éclatants, enfin les nobles qui avaient d’énormespendants d’oreilles. Toute la procession descendait duSacsay-Huaynam vers la plaine et ce fut le tourde la vaste litière qui portait le double trône d’or, d’apparaîtreaux yeux éblouis du peuple assemblé. Mille acclamations montèrentvers elle, à l’aspect du Roi défunt et de sa compagne vivante, crismêlés d’enthousiasme pour le descendant de Manco-Capac et de hainesauvage pour celle qui représentait la race conquérante, la victimequ’on allait offrir en holocauste à l’astre du jour. Sur tous lesgradins, une clameur funèbre la salua : « Muerala Coya ! Muera laCoya ! » (à mort la reine ! à mort lareine !) Marie-Thérèse paraissait déjà aussi morte que le roi,son compagnon. Elle se laissait balancer au rythme des pas desnobles Incas, porteurs de la litière. Elle était d’une beauté destatue et aussi blanche que le marbre le plus blanc et elle avaittoujours dans les bras le petit Christobal, comme une Vierge Marie,l’Enfant-Jésus.

On leur avait enlevé, à la sortie des couloirsde la nuit, leur robe de chauve-souris pour leur faire revêtir latunique de laine de vigogne si fine qu’elle avait l’apparence de lasoie. Les deux mammaconas qui devaient mourir venaientderrière la litière, la tête entièrement recouverte de leurs voilesnoirs. Les autres mammaconas et les trois gardiens duTemple avaient disparu. Enfin, le cortège se terminait par unecompagnie très mêlée de soldats quichuas qui avaient le fusil surl’épaule et qui marchaient au pas, au son des flûtes d’os demort ; les joueurs de quénia fermaient la marche.

Le contraste était assez savoureux duspectacle de ce cortège antique et de ce bout d’armée moderne, maisseul l’oncle Ozoux eût pu en jouir, et l’oncle Ozoux n’était paslà ! Quant à Raymond, aussitôt qu’il avait aperçuMarie-Thérèse, il était devenu comme fou.

Ne pouvant pénétrer plus avant dans la foule,il s’était rué en arrière pour pouvoir courir vers les portes de laville où il espérait bien se placer directement sur le passage ducortège. Mais au moment où il atteignait les derniers degrés de lacolline du singe qui danse, il fut immobilisé par la fouleimmobile, tournée vers le sommet duSacsay-Huaynam où apparaissaient tout en haut dela plus haute tour, la silhouette éclatante rouge dans l’azur d’unprêtre, dont la voix se répandait sur la plaine.

Raymond reconnut le prêcheur de la pierre dusacrifice, le moine rouge de Cajamarca. Et il sut qui il était, carautour de lui on murmurait : « le grand officier desquipucamyas », c’est-à-dire des « gardiensdu quipus », c’est-à-dire des gardiens de l’Histoire. Et,la voix descendue du Sacsay-Huaynam, chantait, pendant que lecortège s’était arrêté, la gloire d’autrefois ; puis ellerappela le jour où l’Étranger était entré, pour lapremière fois, dans cette plaine, avec son armée diabolique, aprèsla mort d’Atahualpa. Le soleil comme aujourd’hui inondait de sesrayons la cité impériale, où tant d’autels étaient consacrés à sonculte. Alors, d’innombrables édifices, dont il ne devait faire quedes ruines, couvraient de leurs lignes blanches le centre de lavallée et les pentes inférieures des montagnes. La multitude desIncas s’en était allée au-devant de son nouveau maître, dans laterreur où l’avait jetée l’affreux sacrilège, le crime qui avaitfrappé la divinité sur la terre. Et ils avaient regardé avecépouvante ces soldats dont les exploits avaient retenti dans lesparties les plus reculées de l’Empire. Ils avaient contemplé,étonnés, leurs armes brillantes, le teint de leurs visages siblancs, qui semblaient les proclamer les véritables enfants duSoleil : ils avaient écouté avec un sentiment de craintemystérieuse la trompette qui jetait ses sons prolongés à traversles rues de la capitale et le sol qui résonnait sous les paspesants des chevaux[38]. Et ilsavaient fini par se demander, en ce temps-là, de quel côté étaitl’imposture, car le chef des Étrangers traînait avec lui Manco, ledescendant des rois, et agissait en son nom, et commandait en sonnom ! Quand le soleil s’était caché, ce jour-là, derrière lesCordillères, on eût pu croire que l’Empire des Incas avaitvécu !

Mais il n’en est rien, reprenait la voix, avecune force nouvelle. Il n’en est rien puisque le soleil brilletoujours sur ses enfants, puisque les Andes nourricières dressentencore leurs pics dans les cieux, puisque Cuzco[39], lenombril du monde, tressaille toujours à la voix de ses prêtres,puisque dans la plaine sacrée, le Sacsay-Huaynam etl’Intihuatana sont toujours debout et puisque se dérouleaux pieds des murailles saintes, comme jadis, le cortège del’Interaymi ! »

Chapitre 4UN CRI QUI VIENT DU CIEL

À ces dernières paroles, la procession seremit en marche, et, en vérité, n’étaient les derniers soldatsquichuas qui avaient apporté là, avec leur fusil, un fâcheuxanachronisme, on eût pu penser que rien n’avait changé dans laplaine de Cuzco, depuis plus de quatre cents ans.

Raymond avait enfin pu se dégager, maispartout il avait trouvé la foule, et il désespérait de se fairejour jusqu’à Marie-Thérèse quand il rencontra le lugubre vieillardqui l’avait conduit à la colline du singe qui danse.

– Que cherches-tu ? un endroit pourvoir ? lui demanda Orellana, viens avec moi et je te montreraima fille. Je connais le Cuzco mieux que les Incas, viens !…viens !…

Encore une fois, Raymond se laissa conduirepar le fou. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se louer de sesservices ; il paraissait être un précieux guide et, comme ilsavaient tous deux la même idée fixe, celle de se rapprocher deMarie-Thérèse, le jeune homme s’abandonna à Orellana.

Le vieillard le fit entrer dans la ville parles bords du ravin Huatanay que traversent encore les vieux pontsbâtis par les conquistadors. Ils fuirent hâtivement lafoule par des chemins détournés. Ainsi durent-ils faire le tour duprodigieux mur. Hatua Rumioc (qui veutdire : fait d’une grande pierre) qui ne craint aucunecomparaison au monde pour la masse et la solidité ; ilspassèrent près du Calcaurpata que la tradition dit avoirété le palais de Manco Capac lui-même, le premier roi Inca, lefondateur du Cuzco ; puis ils redescendirent vers laplaza principale, la Huacaypata,disaient les Incas jadis, disent encore les quichuasaujourd’hui ! Pour y arriver, Orellana fit traverser à Raymondle palais des vierges du Soleil (Acca-Huasi) où les fillesde la maison royale étaient dès l’âge de huit ans confiées auxmammaconas, littéralement « mèresinstitutrices ». Là, quinze cents jeunes filles, quoiquevierges du Soleil, et vouées à son culte, étaient fiancées à l’Incaroi et lorsqu’elles arrivaient à l’âge nubile, les plus bellesétaient transférées au sérail royal. Orellana, d’un geste et d’uneparole qui lui étaient coutumiers montrait ces murs, ces chambres,ces cours et donnait des explications. C’était le métier qui lefaisait vivre. Raymond le poussait devant lui avec colère, mais levieillard ne s’émouvait pas pour si peu et disait :« Nous avons le temps. Je te promets que tu verras ma fille desi près que tu pourras lui parler. Arrête-toi et écoute la voix dupassé et le chant des joueurs de quénia, la tête ducortège n’a certainement pas atteint encore SanDomingo qui a été élevé sur les pierres mêmes du Temple duSoleil. Je n’ai jamais vu un visiteur aussi peu curieux que toi.Sache que ce cloître antique des vierges du Soleil est toujourshabité par la vertu et par la prière. Les chrétiens en ont fait uncouvent sous les auspices de Santa Catalina ! » Raymonds’enfuit, courut au bruit que faisait le cortège en se rapprochant.Mais l’autre courait derrière lui en lui criant :« Paie-moi, au moins, paie-moi ! donne-moi mondû !… » Raymond lui jeta une poignée de centavos que levieillard ramassa. Descendant toujours vers la plaza principale,animé par la fureur d’avoir perdu son temps avec le vieillardévocateur du passé, il se heurta à nouveau aux derniers rangs de lafoule indienne et il fut très heureux de retrouver Orellana unefois de plus qui le tirait par un pan de son punch. « Te voilàbien avancé, lui disait le vieillard, tu ferais mieux de resteravec moi. Je connais un petit couloir de la nuit qui nous conduiraau Soleil, sur la plus haute pierre de l’ancien temple élevé aupage du Soleil, qui est la divine Vénus qu’ils appellentChasca ou le jeune homme aux cheveux longs etbouclés. » Orellana avait pris la main de Raymond avecautorité et il le fit descendre dans une cave où ils trouvèrent unescalier qu’ils gravirent et au bout duquel ils furent, en effet,en plein soleil et au sommet de la place centrale. Ils étaientcertainement les mieux placés pour voir la cérémonie, et le cortègeet le peuple qui accourait, car toutes les rues aboutissaient àcette place comme les rayons au moyeu d’un char.

Ils étaient sur l’une des plus hautes pierresde ces temples qui entouraient jadis le Temple du Soleil, ruinesconsacrées à la lune, aux « armées du ciel » qui sont lesétoiles, l’arc-en-ciel, à l’éclair, au tonnerre… murailles toujoursdebout, mais temples changés en boutiques, en ateliers, enécuries.

Penché à tomber, s’il n’avait été retenu parle fou plus sage que lui, Raymond regardait… mais il ne voyait pasencore les porteurs de litière, le trône d’or où Marie-Thérèse, àcôté de la momie du Roi, avait déjà une attitude de momie. Lecommencement du cortège fit le tour de la place dans l’ordre quiavait été dit à la sortie du Sacsay-Huaynam. Tous les« serviteurs » avaient fait reculer la foule qui, tout àcoup, se prosterna avec de grands cris et d’immenses gémissements.La litière d’or venait d’apparaître et le roi Huayna Capac revoyaitpour la première fois, depuis bien des siècles, le centre du monde,l’Ombilic dont il avait été le maître, la place sainte, laHuacaypata où se dressaient les piliers des équinoxesdevant le Temple du Soleil. La piété, autour de cette grande ombresouveraine et de ce prodigieux souvenir revivant, fit s’agenouillertout ce peuple qui en oublia sa haine pour l’étrangère, pour laCoya immobile, avec, dans ses bras, son petitd’étranger.

La litière fut amenée au centre même de laplace. Alors, tout le peuple se releva avec une clameurd’allégresse, car, autour de la litière, les caciques et tous leschefs, et tous les nobles et les amputas qui sont les sages, setinrent par la main et commencèrent à tourner, à danser en rondcomme autrefois, quand ils tenaient chacun un anneau de la chaîned’or et qu’ils dansaient la danse de la chaîne. Mais ils n’avaientplus la chaîne, car chacun sait qu’en apprenant la mortd’Atahualpa, les nobles de Cuzco s’en furent jeter cette chaîne auplus profond du lac Titicaca pour qu’elle ne tombât point aux mainsdu vainqueur puisqu’elle ne pouvait plus servir à la rançon duvaincu[40].

La danse sacrée de la chaîne d’or déroulaitrythmiquement ses anneaux quand un événement inattendu vint entroubler la belle harmonie. Un cri, un appel retentissant sembladescendre du ciel ! Recuerda !(souviens-toi !). Ce mot espagnol, qui avait été le signal dela tentative d’enlèvement de Marie-Thérèse dans la Maison duSerpent, fit tressaillir la Coya qui, sur son trône, avaitparu jusqu’alors aussi morte que son compagnon, le Roi Mort.L’enfant qu’elle tenait dans ses bras releva la tête et tous deux,maintenant, les yeux au ciel cherchaient d’où pouvait bien leurvenir cette parole d’espoir.

« Oh ! mon Dieu, murmuraient leslèvres tremblantes de Marie-Thérèse, n’as-tu pas reconnu la voix deRaymond, Christobal ? – Oui ! oui ! dit l’enfant, jel’ai reconnue. C’est Raymond ! Il vient noussauver ! »…

Où était-il ? Où se cachait-il ? Lavoix venait d’en haut. Ils regardèrent vers les étages de pierre oùs’étaient hissés les groupes mouvants des Indiens. Mais comment lereconnaître parmi cette foule ? Comment le voir ? Commentsavoir d’où viendrait le salut ? car, maintenant, puisqu’ilsavaient entendu sa voix, ils ne désespéraient plus tout à fait. Etils firent ainsi, du regard, le tour des pierres et ne le virentpoint. Alors le mot retentit de nouveau au-dessus de leurs têtes etsi fort qu’il fut entendu de toute la place et des ruesavoisinantes : Recuerda !

La fête en fut arrêtée, la danse suspendue.Toutes les têtes étaient tournées vers le ciel et un murmurehostile commençait de monter de cette foule qu’un mot espagnolfaisait sortir de son rêve de renaissance et de liberté. PourquoiRecuerda. ! Souviens-toi ! De quoi donc devaitse souvenir cette foule ? Qu’elle était esclave ? Et queces réjouissances qui essayaient de faire revivre un passé aboli nedureraient que l’espace d’un jour ? Et que le soleil dedemain, oubliant le soleil d’aujourd’hui, éclairerait à nouveau saservitude ? On vit Marie-Thérèse se dresser sur son trône d’oravec le petit d’étranger dans les bras ; elle revivait à cecri qui apportait le trouble dans les jeux sacrés. Et tous, levantplus haut leurs regards, aperçurent enfin, sur la plus haute pierrede l’azur, une silhouette penchée qui tendait la main vers laCoya et lui criait : « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !… » Et la Coya cria à sontour : « Raymond ! » Alors, tous comprirentqu’il y avait là-haut quelqu’un qui n’était point de leur race etqui était venu leur prendre, pour l’emporter avec lui, l’âme de laCoya.

Chapitre 5DANS LE DÉDALE DES COULOIRS DE LA NUIT

Ils auraient voulu qu’elle fût déjà morte.C’était un sacrilège ! N’appartenait-elle point déjà auxdieux ? Celui-là aussi qui avait crié méritait la mort, et ily eut un grand mouvement, une ruée le long des murs, une escaladedes pierres, des ruines des temples, une course furieuse àl’étranger, au faux Indien. Cependant que la litière d’or avec sonroi mort et sa reine qui allait mourir était emportée avec rapiditépar les veilleurs du sacrifice et les amautas et que lesairs retentissaient des mille cris de Muera la Coya !Muera la Coya ! (à mort la reine !).Marie-Thérèse avait refermé les yeux, emportant dans la mort lebaiser de Raymond qui, pour lui avoir envoyé ce baiser-là, allaitpeut-être, lui aussi, mourir.

Le fou Orellana avait dit à Raymond :« Tu es fou ! » quand il l’avait vu se pencher,quand il l’avait entendu crier, et appeler la Coya etquand la Coya, debout sur son trône, avait levé vers euxson front de lumière, il avait dit : « Tu connais donc mafille ? »

La colère populaire les enveloppait, montaitvers eux, accourait. Il eut toutes les peines du monde à secouerRaymond de l’étrange torpeur qui le tenait là, sur sa pierre commes’il avait été transformé en statue de pierre depuis qu’il avaitéchangé ce baiser suprême avec la Coya.

Enfin, il l’entraîna, le rendit au trou dontil l’avait fait sortir, le replongea dans le couloir de la nuitdont il connaissait seul les détours et le fit marcher longtemps,longtemps dans la nuit éclairée çà et là par des rayons carrés ouronds ou aigus qui descendaient de la terre supérieure, entre lespierres millénaires. De temps à autre, il lui disait :« Ici, au-dessus de nos têtes, il y a tel temple, telpalais ! Tiens ! en ce moment nous sommes sous leYaca-Huasi que l’on appelle aussi la Maison duSerpent ».

Raymond l’arrêta : « Ils y ontpeut-être conduit l’Épouse du Soleil ? ».

– Non ! Non ! Maintenant les étapessont finies, crois-moi. L’Épouse du Soleil est partie pour leTemple de la Mort.

– Et nous ? Où allons-nous ? Où nousconduis-tu ?

– Au Temple de la Mort !

Alors Raymond le suivit sans plus riendemander. Cependant, il s’étonna quand il sortit du souterrain dese retrouver en pleine campagne.

– Où donc est le Temple de la Mort ?dit-il.

– Le Temple de la Mort, répondit l’autre, estdans l’île Titicaca ! Ne crains rien ! Nous arriveronsavant eux. Ten paciencia !(aie patience !)

Dans un des tambos du bord de laroute, ils louèrent des chevaux qui les conduisirent à Sicuani oùils prirent le train et, par l’embranchement de Juliaca, sedirigèrent vers Puno, sur les bords du lac. Tout le long du chemin,Orellana ne cessait de parler à Raymond, lui donnait des détailssur la contrée qu’ils traversaient et sur la cérémonie qu’ilsallaient voir, « une cérémonie à laquelle n’a jamais assistéaucun étranger », mais lui, Orellana, ne demandait lapermission de personne et puisqu’on allait marier sa fille auSoleil, c’était bien le moins qu’il assistât aux noces. D’autantplus qu’il avait tout préparé pour cela ! Ah ! il avaitmis du temps à trouver le Temple de la Mort, car ce temple étaitbien caché, mais avec de la patience de plusieurs années, on arriveà tout, quand on le veut bien ! Il n’y avait pas une conduitedésertée par les eaux, sous la terre, pas une mine d’or abandonnéequ’il ne connût et dans lesquelles il n’eût pu se promener les yeuxfermés. Ah ! que de fortunes, que de fortunes sous la terre,une fortune égale à toutes les fortunes du monde ! Évidemment,les Incas avaient dû prendre tout leur or quelque part !… Etil en restait ! Et il en restait à prendre !… Le jour oùun ingénieur intelligent s’en mêlerait (sourire amer du jeuneingénieur qui ne pense plus du tout à son fameux siphon)… il n’yaurait qu’à se baisser simplement… mais lui, Orellana, s’étaittoujours moqué de toute la fortune du monde, et il n’aimait aumonde que sa fille, sa Maria-Christina que les Indiens avaientconduite dans le Temple de la Mort et c’est le Temple de la Mortseul qui l’avait occupé pour y reprendre sa fille, la prochainefois qu’une pareille cérémonie recommencerait. Il avait attendu desannées. Maintenant tout était prêt. Entre nous, il serait bienheureux d’embrasser Maria-Christina, pour la première fois, depuisdix ans !… Ainsi divaguait-il et ces divagations, Raymond lestrouvait précieuses. Le jeune homme lui demanda :

– Eux, comment vont-ils du Cuzco au Temple dela Mort ?

– Ne t’occupe pas de cela. Par lescouloirs de la nuit !par les couloirs des montagnes de lanuit ! et par les couloirs du lac de la nuit ! À propos,sais-tu pêcher à la ligne ?

Raymond n’eut pas le temps de répondre à cetteextraordinaire question, car le chef de train venait les chercherpour les inviter à voir danser la samacuena, dans lefourgon aux bagages. Il fallut bien accepter l’invitation pour nepoint se singulariser. Tous les voyageurs s’y rendaient. Ilstrouvèrent là, réunis, une société indigène, dansant, chantant etjouant de la guitare, et buvant sec. À chaque arrêt du train, lechef de train en signe de réjouissance pour les victoires de Garciafaisait partir des cohetes dont les échos de la montagnerépétaient joyeusement les détonations. Puis les quelques soldatsquichuas qui se trouvaient dans le train se donnèrent le plaisir dela chasse. En traversant les hauteurs, ils aperçurent de nombreuxtroupeaux de vigognes qui paissaient tranquillement. De laplate-forme de leur wagon, les soldats examinaient tous lesmouvements des troupeaux errants et de temps en temps, épaulaient,envoyaient une balle à l’animal le plus rapproché. Une vigognetomba. Aussitôt le mécanicien serra les freins, donna le signal del’arrêt, et le chef de train courut ramasser lui-même la victime.Raymond, impatient, eût voulu monter sur la locomotive, conduirelui-même le convoi à toute vapeur. Mais Orellana le calma :« Nous arriverons avant eux, tu verras ! On aura encorele temps de pêcher à la ligne. C’est sûr ; toute la nuit ettout un jour, je le crois ! »

Et il l’entraîna, pendant que danseurs etdanseuses dépeçaient la vigogne, auprès du poêle qui était installédans leur wagon.

La température s’était, en effet,considérablement abaissée. Ils étaient parvenus dans la région desneiges. Ils étaient à une altitude de plus de quatorze mille pieds,presque au niveau du sommet du Mont-Blanc. Raymond recommença àsubir le mal des montagnes, appelé dans le payssoroche ; le sang lui coula par le nez et par lesoreilles et il tomba dans un état voisin du coma où il put oubliertoutes ses douleurs morales. Il ne se retrouva aux prises avec soneffroyable cauchemar que lorsqu’ils arrivèrent à Punho qui est unecité sur les bords du lac. Là, il réclama d’Orellana le Temple dela Mort avec une énergie farouche.

– Nous y allons ! lui répondit l’étrangevieillard ; mais il le fit passer d’abord sur la grande placeoù étaient rangées une centaine de jeunes Indiennes fort belles,aux jupes de couleur sombre et au corsage grand ouvert commel’exige la mode, là-bas. Elles se tenaient accroupies en filessymétriques et vendaient des fruits et des légumes desséchés par lefroid.

– Ordinairement, elles sont deux cents, fitremarquer Orellana, mais les punchs rouges ont passé par ici et ontchoisi les cent plus belles pour la cérémonie. C’est ainsi tous lesdix ans.

Et il leur fit quelques achats avec l’argentde Raymond. Il se lesta également d’une gourde de pisco etils sortirent de la ville. Ils arrivèrent sur le soir dansd’immenses marais d’où partaient à tire d’ailes des nuéesd’oiseaux. Ils traversèrent ensuite une bruyère d’où s’enfuirentdes lamas et des alpagas et enfin se trouvèrent en un certainendroit assez lugubre des rives du lac. Le lac Titicaca, dans sacuvette de montagnes, est le plus haut des lacs de la terre. Leseaux, ce soir-là, en étaient sombres, lourdes et mortes.

Mais un orage grondait dans le lointain etbientôt toute la nature commença de s’animer. Les éclairs sesuccédèrent follement. La bourrasque fut dans son plein. Les vaguesbattirent furieusement le rivage et toutes les montagnes d’alentourfurent illuminées par le feu du ciel. La pluie tomba à flots :« Tout ceci est très bon, car nous aurons beau temps demain,déclara Orellana ; en attendant nous allons souper. » Ilavait conduit le jeune homme sous un énorme monolithe taillé enforme de porte. Dans une niche de cette pierre formidable ilparvint à allumer du feu avec des taquina, qui sont desfientes desséchées de lama, lesquelles brûlent comme de la tourbe.Autour de ce feu, ils mangèrent un peu et se réchauffèrent à lagourde de pisco. Raymond sentit peu à peu sa têtes’appesantir et il se réveilla à l’aurore. Il trouva le vieillardqui veillait sur lui et qui l’avait paternellement enveloppé dansses pelliones (couvertures de cheval).

– Cet abri m’a toujours porté bonheur depuisque je recherche ma fille, dit Orellana, mais je ne sais à qui doitaller ma gratitude. Le dieu qui est ici est indéchiffrable. Et illui montrait les bas-reliefs qui couvraient la pierre. Ilsreprésentaient un être humain dont la tête était ornée de rayonsallégoriques et dont chaque main tenait un sceptre différent ;à l’entour étaient rangées symétriquement des figures ayant unvisage d’homme, les autres une tête de condor, toutes tenantégalement un sceptre et faisant face au centre.

– Oui, reprit, entêté et tout pensif,Orellana, ceci ne ressemble en rien à ce que faisaient les Incas.C’est beaucoup plus sculptural, mais c’est aussi beaucoup plusancien. Il y a eu des mondes sur ces rives avant les Incasqui ne sont que des sauvages qui volent les jeunes filles. Mais,viens dans mon bateau, au-devant du Soleil.

Alors Raymond aperçut dans une petite crique,à demi cachée par les herbes, une pirogue en jonc dans laquelleOrellana eut tôt fait de dresser un mât et de hisser une voile denattes, que gonfla aussitôt la brise propice.

– Viens pêcher à la ligne, dit le vieillard,c’est le chemin du Temple de la Mort.

Raymond monta dans la nacelle detotora, le bateau de joncs et ils voguèrent sur les îles.Ils arrivèrent en vue de celles-ci vers le soir. Elles étaient àpeine visibles. C’étaient les îles saintes ; ellesparaissaient flotter comme des ombres menaçantes au-dessus des eauxet elles apparurent à Raymond comme des fantômes, gardiens duTemple de la Mort !…

Ce soir-là, Orellana n’accosta point aurivage. Il immobilisa sa barque en jetant à l’eau une grosse pierrequ’une corde retenait, puis il rangea sa voile et donna à Raymondun bâton pour la pêche. L’autre ne comprenait pas. Le fou quipensait à tout lui expliqua : « On vient aux îles pourpêcher, car, aux îles, la pêche bénie du dieu est plus fructueuseque partout ailleurs. Ne peux-tu faire comme tout lemonde ? »

Et il lui montra autour d’eux des feux quis’allumaient à la proue des petites barques, et, dans ces barques,les ombres immobiles des Indiens pêcheurs.

– Ce sont les Indiens qui pêchent dans leurscanots de totora, dit le vieillard. Fais comme eux ou dorset laisse-nous tranquilles. Demain, tu auras un beauréveil !

Il le réveilla, en effet, un peu avantl’aurore. À l’approche de l’Astre-Roi, les dernières étoiless’éteignaient au ciel des tropiques. Sur les eaux profondes du lac,il n’y avait plus aucune lumière et Raymond ne vit plus aucuneombre. Aucun bruit dans la nature ; pas un souffle dans l’air.Soudain, du côté de l’Orient, la cime des monts s’embrasa ; unprodigieux incendie s’alluma derrière le rideau déchiré desCordillères et les reflets sanglants de l’astre firent sortir de lanuit les ombres teintées de rose des îles saintes.

Quand ils passent devant la principale d’entreces îles qui est l’île Titicaca, jamais les Indiens qui glissentsur les eaux dans leurs pirogues fragiles n’oublient de seprosterner ni de chanter en « aïmara » l’hymne desAncêtres au dieu du jour, car c’est de cette île qu’est sortie, ily a des années sans nombre, la souche des Incas dans la personne deManco-Capac et de Mama Cello, le mari et la femme, en même tempsque le frère et la sœur, tous deux enfants du Soleil. Ils sontpartis de là pour fonder Cuzco et jeter les bases de leur empiresacré.

Du large, on aperçoit sur la côte du Titicacades ruines formidables ou amoncellement de pierres énormessuperposées d’une façon inexplicable et auxquelles la science n’ajamais pu fixer d’âge : ce sont les bains, les palais et lesTemples des Incas[41]. Cequ’aperçut Raymond du fond de sa pirogue lui arracha un cri desurprise et le remplit d’une stupeur profonde. Rêvait-il ?Était-il sous le coup de quelque hallucination déterminée par lesangoisses et les atroces préoccupations de cette semainemaudite ? Ses yeux lui faisaient-ils réellement voir ceschoses que d’autres yeux avaient contemplé avec extase il y avaitde cela des siècles et des siècles, à l’aurore du mondeincaïque ! Mais au fur et à mesure que s’éclaircissaient lesombres de la nuit et que l’île sacrée apparaissait dans tout sondessin terrestre au-dessus des eaux, ce ne furent point seulementdes pierres mortes, des temples défunts, des palais abandonnés quisurgirent devant lui dans le premier rayonnement du jour :tous les degrés cyclopéens, toutes ces marches du ciel étaientcouvertes d’une foule immobile et silencieuse tournée vers l’orienten flammes.

Et ce qui faisait croire au rêve, c’était biencette immobilité et ce silence. Ils étaient là des milliers quisemblaient ne pas respirer dans l’attente de quelque événementmystérieux et sacré.

Le disque du soleil est encore caché par lesAndes prochaines, mais tout fait prévoir son essor victorieux. Leflanc des monts se pare de mille pierreries éblouissantes ; etles ruisseaux sont en feu. Le lac n’est plus qu’une immense glacerose qui reflète le rêve immobile des palais et des Temples. Desvierges, portant comme au temps jadis les emblèmes religieux et lesplus belles fleurs de la saison se pressent sous les portiques. Ausommet des tours allumées par l’aurore les prêtres attendent levisage de leur dieu.

Soudain, Il apparaît… Il monte… Il rayonne surson empire et une immense acclamation le salue. « Salut,Soleil ! roi des Cieux, père des hommes ! » La terretremble, les eaux frissonnent, le ciel est si ému de ce grand criqui monte de l’île sacrée qu’il en laisse tomber les oiseauxétourdis[42]. « Salut, Soleil, père del’Inca ! » Les bras se tendent vers lui, les mainslourdes d’offrandes s’élèvent au-dessus des têtes et toutes lesbouches chantent sa gloire : « Reconnais-tu tesenfants ? Es-tu toujours accompagné de l’âme innombrable desguerriers morts pour la patrie ? » Le cri de joie part dela multitude entière, accompagné de chants de triomphe et dutumulte des instruments barbares. Toutes ces fanfares sauvageséclatent de plus en plus et à mesure que le disque brillant del’astre se dresse à l’orient et inonde de lumière ses adorateurs. ÔSoleil ! Regarde ton empire ! Après tant de siècles, voisles hommes qui habitent ces champs et ces montagnes, tous lesfronts sont tournés vers toi. Toutes les bouches sont ouvertes verstoi. Aujourd’hui comme autrefois, tes enfants s’enivrent de tesrayons !…

Les vierges ont levé leurs bras dorés et ontoffert au dieu la libation dans les vases sacrés, remplis de laliqueur fermentée du maïs ou du maguey ; et les prêtres à latête des théories religieuses ont entonné les hymnes rituels qui,après s’être élevés vers les cieux semblent maintenant s’enfoncerdans la terre. Quel est ce miracle ? Le rêve a disparu !s’est évanoui comme se dispersent sous les premiers rayons dusoleil les buées légères du matin ?…

Raymond se frotte les yeux comme un enfant àson réveil. Où donc est cette foule qui peuplait tout à l’heure cedésert de pierres ? Qui donc a crié vers le Soleil ?Maintenant que l’astre est haut dans les cieux et que les chosesapparaissent avec leurs formes coutumières que ne peut plushabiller l’imagination, Raymond ne voit que ce qui est : despalais en ruines et la solitude ! Mais Orellana fait glisserrapidement sa pirogue vers le rivage ; il aborde. Il ordonneau jeune homme de sauter avec lui sur la grève. Et quand ilsapprochent de la falaise, il lui fait signe d’écouter : lafoule pieuse s’est enfoncée dans la terre ; la falaise résonnede chants intérieurs : « Et maintenant, viens, dit levieillard. Ils sont descendus vers le Temple de la Mort mais nous yserons avant eux. »

Chapitre 6REGARDEZ, C’EST ICI LE TEMPLE DE LA MORT

Ils entrent dans une grotte. Raymond n’a plusaucune volonté. Marie-Thérèse est perdue ! Le baiser qu’il luia envoyé est celui qui les unissait dans la mort, car le jeunehomme compte bien ne point lui survivre. Quand il sera sûr qu’elleest morte, son tour, à lui, viendra. Il aurait voulu se tuer à sescôtés, comme font les amoureux, sur la tombe de la bien-aimée. Onlui a dit qu’elle doit mourir dans le Temple de la Mort :alors il suit ce vieillard dont on a tué jadis la fille dans ceTemple et qui a cherché ce Temple dix ans et qui prétend savoirmaintenant où il se trouve.

La grotte est profonde. Après avoir marchéquelques instants sur le sable et les coquillages, le vieillardalluma une branche de résine. La flamme éclaire l’entrée d’unétroit couloir de nuit, mais, avant de s’y introduire,Orellana a ramassé dans une excavation une chose qui attirel’attention de Raymond. Qu’est-ce que c’est ? C’est unepioche. « Vieillard, que comptes-tu faire avec cettepioche ? – Je compte sauver ma fille, répond Orellana. Tuverras ! Tu verras !… Cette fois, je ne laisserai pas cesbrigands l’étouffer comme il y a dix ans. Tu comprends, ils lamurent vivante. Eh bien ! nous n’avons qu’à attendre qu’ilssoient partis, et nous la délivrerons !… As-tu compris ?…bien compris ! c’est tout à fait simple !… quand j’eustrouvé le Temple de la Mort et que je vis dans la muraille toutesles pierres qui recouvrent les épouses du Soleil, jem’écriai : « Ça n’aurait pas été bien difficile de ladélivrer si on avait été là ! », mais, alors, il étaittrop tard ! d’abord, je ne savais pas où elle était…Était-elle à droite, à gauche ou en face ?… mais la prochainefois… nous verrons bien ! nous verrons bien !…Viens ! » Raymond, d’avoir écouté la parole d’Orellana,tremblait. Était-il possible que ce fût si simple que cela dela sauver ?… Les fous avec leurs idées fixes ontquelquefois plus raison que tous les autres hommes avec leurraison !… Et il suivait le vieillard, hâtif, et fiévreux, dansle couloir de la nuit illuminé par la torche au poing tremblantd’Orellana. Mais Raymond avait pris la pioche. On n’entendait plusrien que leurs pas sur le roc. La terre dans laquelle ils étaiententrés et dans laquelle ils descendaient avait étouffé les chantscomme elle allait peut-être les étouffer tout à l’heure.

Ce couloir avait été creusé dans le roc etaboutissait à de petites salles carrées où avait dû se trouver lasépulture des prêtres et des hauts dignitaires, comme on voit dansles pyramides et hypogées d’Égypte. Dans la dernière de ces salles,Orellana éteignit sa torche et se mit à genoux. On ne pouvait, eneffet, se tenir debout dans l’étroit boyau dans lequel il seglissa, suivi de Raymond. Mais, bientôt, ils purent serelever ; ils étaient dans une niche de pierre moins obscureque ce couloir qu’ils venaient de traverser. Orellana arrêtaRaymond et lui dit : « C’est ici ! » Les yeuxdu jeune homme s’habituaient déjà aux ténèbres moins opaques. D’oùvenait donc cette légère lueur diffuse grâce à laquelle ilentrevoyait des formes, des angles, des colonnes ? Il ne putd’abord s’en rendre compte, mais il put définir assez facilement laposition qu’ils occupaient dans un renfoncement de la pierre situéà plusieurs pieds au-dessus du sol d’une vaste salle dont ils nepercevaient pas encore les limites : « Le Temple de laMort ! murmura Orellana. Écoutez !… Le Temple de laMort !… »

En effet, le bruit lointain des chantsparvenait maintenant jusqu’à leurs oreilles. On eût dit ungrondement rythmique de la terre. Et soudain la lumière se fit,complète, et ils en furent éblouis et, instinctivement, ils serejetèrent en arrière. Au-dessus d’eux, au sommet et au centre dela prodigieuse salle souterraine, une pierre venait de se déplacer,ouvrant un orifice assez large par lequel la lumière dorée entraità flots. Il y avait là, creusée dans la voûte[43],une espèce de cône tronqué dont le sommet était à l’extrémitésupérieure de telle sorte que la lumière du soleil glissaitobliquement le long de ses parois et allait rayonner tout le longdes murs, promenant son éclat tour à tour sur chacune des pierresqui formaient l’enceinte intérieure de ce temple mystérieux. Surles dalles, sur les autels, sur les marches, dans les niches,partout resplendissait l’or dans une magnificence incomparable, desplaques d’or liées les unes aux autres par une sorte de cimentmerveilleux dans lequel était entré de l’or liquide[44].

Ce temple caché était, à la lettre, une mined’or. Il formait un immense cercle. Sur la partie orientale de lamuraille était représentée l’image de la divinité. C’était unefigure humaine, centre d’innombrables rayons de lumière quiparaissaient en jaillir de tous côtés. Ainsi chez nous, onpersonnifie quelquefois le soleil. Cette figure était gravée surune plaque d’or massif de dimensions énormes, parsemée d’unemultitude d’émeraudes et de pierres précieuses[45].Les rayons du soleil levant venaient la frapper directement,illuminant tout le Temple d’une clarté qui paraissait surnaturelle,et que réfléchissaient de toutes parts les ornements d’or dont lemur et la voûte étaient incrustés. L’or, dans le langage figuré dupeuple, était « les larmes versées par le soleil », ettoutes les parties de l’intérieur du Temple étincelaient de plaquespolies et de têtes de clou du précieux métal.

Les corniches qui entouraient les murs dusanctuaire étaient de la même matière, et un large cordon ou frised’or incrusté dans la pierre enveloppait toute la salle.

De l’endroit où se trouvaient Raymond etOrellana, on apercevait plusieurs chapelles disposéessymétriquement autour de la grande pièce centrale. L’une d’ellesétait consacrée à la lune, divinité qui tenait le second rang dansla vénération publique comme mère des Incas. Son effigie étaitreprésentée de la même manière que celle du soleil sur une plaquecolossale, mais cette plaque était d’argent comme il convenait à lalueur pâle et argentée de la douce planète. Une autre chapelleétait dédiée aux armées du ciel qui sont les étoiles, courbrillante de la sœur du soleil ; une autre était consacrée auxterribles ministres de ses vengeances, le tonnerre etl’éclair ; une autre à l’arc-en-ciel et, dans ces chapelles,tout ce qui n’était pas en argent était en or, en or, enor[46].

Le Temple de la Mort représentait à peu prèstoutes les dispositions de l’antique Temple du Soleil du Cuzco etil ne devait certainement d’avoir traversé les siècles avec toutesa magnificence qu’à la montagne et au lac qui le protégeaient,qu’au mystère dont ses prêtres n’ont cessé de l’entourer, carcombien en ont entendu parler qui ne l’ont jamais vu, même parmices Indiens dont la piété et la prière naviguent encore aujourd’huientre les cérémonies de la religion nouvelle et les rites desancêtres[47]. Les couloirs de la nuit ensont bien gardés ; la foule n’y fut jamais admise et en dehorsdes grands dignitaires et des victimes qui y viennent, elles, pourn’en point sortir, après avoir contemplé la figure de la Mort, ilfallait le prodigieux hasard qui avait servi Raymond et Orellanapour pénétrer dans cette enceinte par un étroit boyau oublié depuisdes générations.

Quand ses yeux, peu à peu, se furentaccoutumés à cet éclat comme, tout à l’heure, ils s’étaientaccoutumés à l’obscurité, Raymond distingua tous les détails duTemple. Son regard fut attiré par l’autel central élevé deplusieurs marches et sur lequel étaient disposées les coupes d’orremplies de graines de maïs, les encensoirs pour les parfums, lesaiguières destinées à recevoir le sang du sacrifice et le grandcouteau d’or dans le plat d’or.

Chapitre 7LE DIEU ASSIS DANS SA LUMIÈRE

Le regard de Raymond descend encore et ilaperçoit alors rampant sur les dalles qu’il avait cru désertes,glissant d’un autel à l’autre, et de chapelle en chapelle, actifs àla besogne religieuse et finissant de tout préparer pour lacérémonie, les trois gnomes, les trois gardiens du Temple aux troiscrânes hideux. La casquette-crâne, à qui lesmammaconas ont donné dès son plus jeune âge, par ladéformation de sa tête, le goût du sang, presse les deux autres etde temps à autre saute sur les degrés de l’autel, se haussejusqu’au plateau d’or et regarde le couteau. Derrièrel’autel et au-dessus de l’autel, il y a une sorte de pyramide d’orau sommet de laquelle se trouve un trône d’or. « Le trône duRoi », dit Orellana. Des deux côtés de l’autel, et devantl’autel, il y a trois autres pyramides assez hautes, mais qui nesont pas en or. Et il semble bien que ce sont les seules choses dutemple qui ne soient pas en or. Ce sont des pyramides de bois.« Les trois bûchers », dit Orellana.

– Les bûchers ?… mais est-ce qu’on vala brûler ? demande la voix expirante de Raymond.

– Non ! non ! elle, elle va êtremurée vive ; elle, c’est l’Épouse du Soleil ! Pourquoiveux-tu qu’on brûle l’épouse du Soleil ? Cela ne se faitpas ! Tu n’as donc jamais parlé de ces choses avec un simplepetit enfant aïmara. Un simple petit enfantaïmara sait cela ! Les petits enfants ne voient pasle Temple de la Mort tant qu’ils n’y doivent pas mourir, mais toutle peuple aïmara et les petits enfants du peuple aïmarasavent ce qui s’y passe. Tais-toi donc et regarde ! Celavaudra mieux ainsi. Brûler l’Épouse du Soleil ! C’estinouï !… brûler ma fille !… Et tu crois que je laisseraiss’accomplir une horreur pareille ? Pour qui meprends-tu ? Et pourquoi aurais-je apporté ma pioche ? Jete le demande. Tu ne me réponds pas. Tu fais bien ! Regardetout autour de toi, sur les murs du Temple. Entre les plaques d’or,tu distingues des plaques de granit rouge. C’est le porphyre aveclequel on ferme les tombes des épouses du Soleil muréesvivantes ! Compte ces plaques de porphyre, compte toutalentour, tout autour, elles sont cent dans la muraille.Cent ! pas une de plus, pas une de moins ! Je suis venusouvent ici, tout seul, reprit le pauvre fou, en soupirant, oui,tout seul, depuis que j’ai découvert les couloirs de lanuit un matin que je me réveillai dans la grotte, au bord dulac !… Eh bien ! je te dis qu’elles sont cent ! Sij’avais su dans laquelle de ces cent tombes de porphyre on avaitenfermé ma fille vivante, tu penses bien que je l’aurais délivrée.Mais comment savoir ? Impossible ! Rien ne distingue cestombes l’une de l’autre. Ce sont des plaques de porphyre toutespareilles. Seulement, ils n’ont pas pensé qu’aujourd’huije serais là, avec ma pioche ! Je verrai bien, cette fois, oùils mettront ma fille. Et quand ils seront partis, j’aurai tôt faitde la délivrer !

– Elle sera peut-être déjà morte quand tu ladélivreras, morte étouffée, fit Raymond qui étouffait, mais qui,dans son atroce agonie, essayait de percevoir, dans la bizarreconversation du vieillard et dans ce qu’il disait des tombes, unelueur d’espoir.

– Non ! Non ! elle n’aura pas letemps d’étouffer !… La niche est profonde comme un placard.Elle peut s’asseoir dedans. Tu sais bien que nos morts s’assoientdans nos tombes comme chez eux. Elle peut respirer là-dedans aumoins pendant une heure, peut-être pendant deux heures. Et moi jel’aurai délivrée en dix minutes, c’est sûr ! »

Raymond, maintenant, ne quittait plus des yeuxces plaques de porphyre derrière lesquelles dormaient les épousesdu Soleil. Cette disposition funèbre des tombes n’était point faitepour l’étonner, car dans les panthéons (cimetières)péruviens, il avait vu des murailles pleines de morts. Et encoreactuellement, on les emmure ainsi, mais morts et non vivantscertainement autant que possible. Et les plaques qui les recouvrentsont disposées en bel ordre comme les rayons d’unebibliothèque.

– Mais si elles sont cent dans leurs centtombes, dit Raymond, il n’y a plus de place pour personne !Ces bûchers m’épouvantent ! Es-tu sûr qu’on ne la brûlerapas ?…

– Mais oui ! J’en suis sûr ! affirmele vieillard, agacé. Sois donc tranquille. Les bûchers sont pourles deux mammaconas qui doivent mourir et précéderl’Épouse dans les demeures enchantées du Soleil.

– Mais il y a trois bûchers, riposta Raymondqui se sentait devenir fou.

– Justement, le troisième bûcher qui estdevant l’autel est pour l’Épouse du Soleil la plus ancienne quel’on va désemmurer pour mettre ma fille à sa place. Et cettevieille épouse, bien entendu, on va la brûler ! Qu’est-ce quetu veux qu’ils en fassent ?

– Tu vois bien qu’on brûle les épouses duSoleil ! répond Raymond qui délire autour de cette idée du feucontre lequel il ne pourrait rien si c’était par le feu queMarie-Thérèse devait mourir, tandis que l’emmurement tel quel’avait dépeint Orellana lui laissait quelque espoir.

– Je t’ai dit, répliqua encore le vieillard,cette fois tout à fait fâché, qu’il y a là cent épouses du Soleilauquel on en offre une tous les dix ans. Sais-tu compter, oui ounon ? Eh bien ! la plus ancienne qu’on lui reprend tousles dix ans pour mettre à sa place, une ancienne, la plus anciennea mille ans !… On peut bien brûler une épouse de milleans !… Le Soleil en a assez au bout de mille ans !… Et lapreuve, c’est qu’il la brûle lui-même !… Oui !oui ! c’est le Soleil qui allume les trois bûchers ! Sanscela, personne ne se le permettrait. C’est le Soleil enpersonne ! Tu vas voir !… Écoute ! Écoute ! lesvoilà !… les voilà !…

Les chants se rapprochaient et bientôt lesprêtres apparurent.

En effet, le lointain grondement des chants sepercevait et bientôt les nobles, reconnaissables à leurs bijouxd’oreilles, pendants et poinçons que seuls pouvaient porter desdescendants de l’Inca firent leur entrée. Ils étaient vêtus d’unesorte de chemise rouge sans manches et portaient chacun uneoriflamme sur laquelle était brodé l’arc-en-ciel en couleursdifférentes qui constituait les armoiries de chaque maison. Puis cefut une troupe de jeunes filles qui balançaient, en marchant, desguirlandes de la saison et dont la chevelure s’ornait de couronnesfleuries. C’étaient les filles des nobles, qui devaient jadisentrer dans les couvents des vierges du Soleil puis s’offrir ensacrifice au dieu ou être choisies pour épouses par l’Inca. Ellesétaient suivies de leurs frères adultes : un groupe de jeunesgens habillés de chemises blanches sur lesquelles était brodéeune croix[48], commec’était la coutume pour les fils de nobles qui allaient être arméschevaliers. Puis s’avancèrent les curacas, qui étaient lescaciques ou descendants de caciques, chefs des nations soumises parl’Inca et des tribus qui avaient prêté le serment de fidélité àl’Inca. Ceux-là étaient habillés de chemises multicolores sansbroderie d’or. Ils s’étaient avancés jusqu’au milieu du Temple ettout à coup, comme les chants cessèrent, ils se retournèrent ettout le cortège se retourna vers la porte par laquelle il étaitentré. Un étrange silence avait succédé à l’espèce de bourdonnementrythmé que faisait le chant sous la terre et Raymond, dont laterrible angoisse grandissait de minute en minute, se demandait cequi allait se passer quand un cri affreux, atroce, une clameurdésespérée d’enfant que l’on égorge se fit entendre jusqu’au fonddu temple. Les cheveux de Raymond se dressèrent sur son front.

– Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-il d’unevoix râlante.

– Ceci, lui répondit Orellana, ne nous regardepas. C’est l’enfant que l’on sacrifie à l’entrée du Temple dans lachapelle noire de Pacahuamac, le Dieu Pur Esprit.

– Les misérables ! s’écria Raymond. Et ilétait prêt à bondir sur eux, à commettre quelque folie quandOrellana le retint.

– Si tu veux sauver avec moi l’Épouse duSoleil, ne dis rien, ne fais pas un geste ou tout est perdu !…Si tu ne te sens pas la force de cela, va-t-en !

Le jeune homme avait pris le poignet duvieillard et lui meurtrissait les chairs.

– Tu me fais mal ! dit Orellana… Il fautte tenir tranquille, quoi qu’il arrive, quoi qu’ilarrive !…

– Ah ! le malheureux petit !… lemalheureux petit !… gémit Raymond… c’est Christobal qu’ils ontégorgé !… qu’ils en finissent donc une bonne fois et qu’ilsnous tuent tous… je voudrais être mort !

– Tu devrais avoir honte, mon fils, de parlerainsi ! répliqua le fou qui était extraordinairement calme.Quand on a des nerfs de femme, on ne pénètre point dans le Templede la Mort !

Et maintenant, on n’entendait plus rien. Lesnobles, les jeunes gens et les curacas se retournèrent etcontinuèrent leur marche en silence, faisant le tour du Temple.Derrière eux, arrivèrent les ameutas (les sages) quiinstruisent les enfants de l’Inca. Puis ce furent lespunchs rouges, qui entourèrent l’autel comme unegarde sacrée. Ni les uns, ni les autres n’avaient d’armes visibles.Défilèrent ensuite les hauts dignitaires de la maison royale, vêtusdu blanchana, qui est une chemise d’écorce légère, trèsample et peinte des plus riches couleurs. Ces dignitaires portaientchacun un emblème barbare à gueule ouverte destiné à faire peur auxmauvais esprits qui rôdent toujours autour de la maison.

Dans le moment que Raymond croyait voirapparaître Marie-Thérèse, il vit s’avancer une grande litièreportée par des nobles et sur laquelle était assis un personnagequ’il ne reconnut pas tout d’abord. Sa robe, ses sandalesparaissaient tout en or, ses oreilles étaient alourdies pard’énormes, de prodigieux anneaux d’or qui tombaient jusqu’à sesépaules. Autour de sa tête, il portait le llantu royal,turban du tissu le plus délicat, roulé en plis, de couleurs viveset diverses et orné des deux plumes de coraquenque. Sestempes s’entouraient encore du borla dont la frangeécarlate, mêlée d’or, lui couvrait en partie les yeux. Il descenditde sa litière soutenu par deux pages et gravit les degrés de lapyramide d’or pendant que toute l’assistance se mettait à genoux etcourbait la tête. C’était le Roi. Quand il eut atteint le sommet dela pyramide, il s’assit dans son fauteuil en disant à tousDios anik tiourata, qui est le bonjourque l’on souhaite en langue aïmara. Alors, tous serelevèrent et, dès lors, il ne bougea plus. Raymond le voyaitmaintenant de face. Il le reconnut. « Le commis de la banquefrance-belge ! » murmura-t-il. C’était en effet OviedoHuaynac Runtu, Roi des Incas !

L’assemblée répéta trois fois, toujours enaïmara « Le dieu est assis dans salumière ! » et aussitôt on entendit le chant des flûtes.C’étaient les joueurs de quena qui soufflaient dans leursos de morts et qui précédaient le cortège religieux : d’abordles quatre veilleurs du sacrifice qui, cette fois,pouvaient relever la tête, car leurs bonnets à oreillettes necachaient aucun subterfuge. Puis un autre punch rouge dont lesmains portaient quantité de cordelettes à nœuds de différentescouleurs. Raymond reconnut le moine prêcheur de Cajamarca. C’étaitle gardien des quipos, transmetteur de la tradition, lechef vénéré du quipucamyas : celui qui saitl’Histoire. Derrière lui, devant un groupe de servants, venaitHuascar dans la grande tunique safran du grand-prêtre. Legrand-prêtre appelé Villas Vmu apparaissait sousun dais porté par quatre curacas. Le dais était formé deplumes éclatantes. Tous s’inclinaient au passage de Huascar :l’Inca seul était au-dessus de lui.

Raymond vit sa figure tragique, ses yeuxsombres, et il essaya de voir si ses mains n’étaient point déjàrouges du sacrifice ! Et comme il passait près de lui, souslui, il pensa une seconde à le tuer, là, comme un chien, àl’abattre comme une bête malfaisante, à coups de revolver, aumilieu de son cortège, de ses prêtres et de tous ses Incas. Maisles mammaconas survenaient en chantant. Il releva la tête,cherchant Marie-Thérèse. Il ne la vit point tout d’abord ; ilfallut attendre que les mammaconas eussent fini le jeu desvoiles noirs dont elles l’entouraient. Alors, elles s’écartèrent etd’abord les deux femmes qui allaient mourir s’avancèrent, le visagedécouvert et montrant à tous des sourires, une joie presqueenfantine. Les quenas cessèrent leurs chants, et, dans lesilence solennel de tous, la seconde litière apparut, portant deuxstatues d’or assises. C’était le roi défunt Huayna Capac etMarie-Thérèse, sur le double fauteuil d’or. Derrière eux, venaient,fermant la marche, les trois gnomes à crâne hideux, les troisgardiens du Temple qui avaient un instant disparu et qui revenaientavec Marie-Thérèse, car on sait qu’ils avaient seuls le droit, avecles mammaconas, de toucher à l’Épouse du Soleil. Raymond,dont le souffle était suspendu, avait espéré que la litière deMarie-Thérèse passerait près de lui comme avait passé le dais deHuascar. Il avait espéré cela pour savoir si, dès maintenant, safiancée n’était point morte. Elle ne paraissait pas plus vivanteque le mort. Et elle n’avait plus le petit Christobal dans lesbras ! Ce que les joyaux d’or qui la couvraientlaissaient voir de son visage appartenait déjà à la tombe. Lestrépassés n’ont point plus de pâleur au front ni aux joues. Et lespaupières étaient immobiles, comme lorsqu’on les a fermées et quela piété des proches parents les a rabaissées sur les pupilles sansregard, pour toujours.

Ah ! si elle était passée près de lui,Raymond aurait essayé une fois encore de soulever ces paupières-là,avec un mot tombé du ciel !… Mais le double fauteuil d’or futdéposé tout de suite entre l’autel et les trois bûchers.

Huascar s’était assis à droite de l’autel etle chef des quipucamyas à la gauche. Lesmammaconas en couvraient les degrés dans une harmoniefunèbre. Seules, les deux qui allaient mourir et qui avaient quittéleurs voiles noirs pour des robes de fête aux tissus éclatants etqui avaient des fleurs dans les cheveux étaient étendues aux piedsde Marie-Thérèse.

Les nobles et les curacas étaientrangés tout à l’entour du temple, les jeunes gens et les jeunesvierges au milieu d’eux. Les trois gardiens du Temple étaient allésfermer les portes. Le peuple, qui n’assiste jamais à ces mystères,avait été laissé au loin, en prière dans les couloirs de lanuit qui sont innombrables et dont il ignore les détours, dansl’attente des prêtres qui, après la cérémonie, devaient ramener lespèlerins à la lumière du jour.

Chapitre 8LE SERMENT DES ENFANTS SU SOLEIL

Huascar se leva et, par les paroles sacrées,donna le signal de la cérémonie : « Au commencement étaitPacahuamac, le pur esprit qui régnait dans les ténèbres, puisvenait son fils, le Soleil, puis sa fille, la Lune, et Pacahuanacleur donna des armées qui sont les étoiles.

Le Soleil et la Lune eurent des enfants.D’abord, il y eut les Pirhuas, rois pontifes, puis lesamautas, pontifes-rois, puis les Incas, rois des rois,délégués pour gouverner le genre humain. »

L’assemblée répétait les paroles de Huascarcomme une litanie. Celle-ci terminée, des jeunes gens apportèrent àHuascar un lama vivant. Huascar ordonna qu’on étendît la victimesur la dalle d’or de l’autel et le gardien du Temple, qui avait lagarde des couteaux d’or, ouvrit les entrailles du lama surlesquelles se pencha Huascar. Huascar, après les avoir interrogées,se leva et déclara au roi que les dieux étaient propices. Sur quoile roi donna la parole au chef des quipucamyas qui retraçaen quelques versets les principaux épisodes terrestres del’histoire des Incas. L’assemblée répondait par d’autres versets.Le chant était monotone et toujours sur le même rythme et, pendantqu’il chantait, le chef des quipucamyas égrenait les nœudsde ses quipos comme un chrétien égrène son chapelet.

Quand il eut psalmodié le verset qui rappelaitle martyre d’Atahualpa et l’invasion par l’étranger de la terre desancêtres, un grand cri fut poussé par toute l’assistance et le Roisur son trône, au sommet de sa pyramide, leva la main qui tenait lesceptre et annonça à tous que l’épreuve envoyée à son peuple parles dieux allait prendre fin, qu’il avait été choisi par le Soleilpour chasser l’étranger, et qu’en gage de réconciliation avec sonpeuple, le Soleil avait permis qu’on lui offrît la plus belle et laplus noble des vierges, descendante directe de ceux qui avaientbrûlé Atahualpa.

Aux paroles d’Oviedo Runtu, tous les yeux setournèrent vers Marie-Thérèse et les clameurs de mort l’entourèrentde nouveau : « Muera ! Muerala Coya ! À mort la Reine du Roimort ! » Mais qui voulaient-ils tuer ? N’était-ellepoint déjà morte ! Raymond le crut fermement, car, même cescris atroces ne la firent point tressaillir, ne lui firent pointouvrir les yeux. Si elle n’était point morte, elle devait êtreprivée de tout sentiment et Raymond en remercia le ciel.

Le Roi avait repris son discours et chacunmaintenant l’écoutait avec satisfaction affirmer que l’empireallait retrouver son antique splendeur, ses mœurs publiques etprivées, ses rites, qui, depuis des siècles, se cachaient dans lasolitude des montagnes ou dans le sein de la terre, et ses plusbelles cérémonies. Les vieillards pourraient mourir heureux quiavaient vu cette fête de l’Interaymi, comme on n’en avaitpoint connu depuis la mort de l’Inca martyr. Les pères et mèresdevaient regarder avec orgueil leur progéniture promise au plusglorieux destin et le cœur des vierges devait éclater d’espoir,car, pour elles, grandissaient en force et en courage et en beautéles libres enfants du Soleil.

Alors le Roi se leva et dit :« Qu’ils avancent, les enfants duSoleil ! »

Et les jeunes gens s’avancèrent.

Pendant trente jours, ils avaient subi, commeautrefois, l’épreuve nécessaire ; ils avaient jeûné, ilsavaient combattu, ils avaient montré leur force et leur adresse àla course, au pugilat et dans le maniement des armes et ils avaientblessé et tué quelques-uns de leurs camarades, ils avaient dormisur la dure, ils avaient porté des vêtements grossiers et ilsavaient marché pieds nus. Maintenant, ils s’avançaient dans leurrobe blanche, la poitrine barrée d’une croix, comme les jeuneshommes du moyen âge chrétien qui attendaient d’être faitschevaliers. Mais leurs pieds étaient encore nus.

Ils entourèrent la pyramide d’or et Huascar,auquel deux vierges présentaient un bassin d’or rempli de plantesvertes, présenta les jeunes gens au Roi. Il les nommait à mesurequ’ils défilaient devant lui et qu’ils tournaient autour de lapyramide et il déposait dans leurs cheveux des feuilles d’uneplante toujours verte pour indiquer que les vertus qu’ils avaientacquises doivent durer à jamais[49]. Puis,un à un, les jeunes gens montèrent vers le Roi, ets’agenouillèrent, et le Roi, avec un poinçon d’or, leur faisait unlarge trou dans les oreilles[50]. Ilsredescendaient, leur robe blanche pleine de sang et désormaissacrée, et Huascar, puisant dans un autre bassin d’or présenté pardeux autres vierges, leur accrochait aux oreilles de grands disquesd’or. Rien dans leur physionomie ne trahissait la souffrance.

Quand ils eurent tous l’anneau, ils se mirenten rang devant le Roi qui leur adressa encore une allocution. Ilfélicita les jeunes gens sur leurs progrès dans tous les exercicesmilitaires et il leur rappela les obligations attachées à leurnaissance et à leur rang. « Enfants du Soleil !leur dit-il, je vous exhorte à imiter votre père, le Roi des Cieux,dans sa carrière glorieuse de bienfaits versés sur le genre humain.Et surtout n’oubliez jamais que notre glorieux ancêtre, le RoiHuayna Capac a quitté les demeures enchantées du Soleil pourrecevoir votre serment ! » Tous se tournèrent alors versla momie du Roi et levèrent la main et prononcèrent le serment debravoure et de fidélité à l’Inca.

« C’est bien ! fit le Roi en serasseyant, vous pouvez maintenant chausser lasandale ! »

Cette partie du cérémonial incombait augardien des quipos, l’un des plus vénérables, qui attachaà chacun des candidats les sandales, portées par l’ordre desIncas ![51]

« C’est bien ! dit encore le Roi,maintenant vous pouvez ceindre le ceinturon ! » Et legardien des quipos leur passa autour des reins, leceinturon auquel ils attacheraient, pour le combat, leurs armes deguerre.[52]

« C’est bien ! dit pour la troisièmefois le Roi. Maintenant, je vous certifie devant le Roi Mort etdevant la Coya qui va mourir, de telle sorte qu’ils lerépéteront aux ancêtres, que notre race est toujours la premièredes races du monde vivant, que vous en êtes les représentants surcette terre, car vous êtes les purs enfants du ciel, sans aucunmélange terrestre ! le frère ayant toujours bu lesang de sa sœur ! » Et il donna le signal pour quele couteau d’or piquât la gorge des vierges. Celles-ci s’avancèrentà leur tour et gravirent les marches de l’autel, pendant que lespères et les frères entonnaient le chant du triomphe aïmara :« Ah ! les sauvages !… les sauvages !… grondaitRaymond qui, depuis que cette idée lui était venue queMarie-Thérèse était déjà morte, ne songeait plus qu’à la vengeance.Ah ! les tuer !… les tuer tous ! les fairesouffrir !… les engloutir tous dans une mêmecatastrophe ! Et mourir moi-même sur leursruines !… »

Mais que faire ? S’il avait pu mettre lefeu à ces murailles, à ce granit, à ces murs d’or, il n’eût pashésité !… Que faire ?… Il pouvait tout de même en tuerquelques-uns avec son revolver. S’il bondissait au milieu de cesfous, plus fous, plus dangereux que le vieillard Orellana, ilaurait tout de même son moment ! Et il leur montrerait commenton expédie dans la lune les fils du Soleil !… et legrand-prêtre Huascar !… et le Roi Runtu, commis à la banquefranco-belge… Oui, il pouvait toujours tuer ces deux-là !… etpuisse tuer après !…

Évidemment ! évidemment, si Marie-Thérèseétait morte ! Mais était-elle morte, Marie-Thérèse ?…Justement il lui sembla qu’elle avait remué, que sa tête avait euun mouvement, que les joyaux d’or avaient glissé légèrement le longdes joues et des épaules. Était-ce une illusion ? Il ledemanda à Orellana qui lui répondit que sa fille était trèsfatiguée et qu’elle devait dormir.

Pendant ce temps, le gardien du Temple àl’horrible crâne déformé ou casquette-crâne (déformationqui lui donnait le goût du sang) piquait à la gorge les vierges etrecueillait dans une coupe d’or le sang qui coulait de leursblessures. Quand la coupe fut pleine, il y trempa ses lèvres et ladonna ensuite à boire aux jeunes gens, parmi lesquels elle passa demain en main pendant que les vierges, en face d’eux, glorieuses deleur blessure légère, criaient : « Gloire aux enfants duSoleil ! » Quand la coupe fut vide, on le dit au Roi qui,levant les bras au ciel, pria le Soleil de donner lui-même lesignal des sacrifices.

Chapitre 9LA « COYA » MILLÉNAIRE SUR SON BUCHER

Une odeur pareille à celle de l’encens, maisplus forte, plus exaltante se répandit dans le Temple ; lesfumées des brûle-parfums se rejoignirent sous la voûte pour prendreleur essor par le trou circulaire qui découpait au-dessus de toutesles têtes un disque d’azur et qui bientôt le cacha. Aussitôt, lesdeux mammaconas qui devaient mourir se levèrent etcoururent au Roi en protestant selon le rite : « ÔRoi ! lui dirent-elles, nous te supplions de faire cessertoutes les fumées de la terre ! Comment veux-tu que le soleildonne le signal du sacrifice, si elles nous cachent sonvisage !… »

Le Roi fit signe et les brûle-parfums furentéteints et le disque d’azur rayonnant reparut.

Alors, on vit sur les trois bûchers les troisgardiens du Temple, les trois petits gnomes à crânes déformés quitenaient en leurs mains immobiles un miroir de métal dont ilsdirigeaient les rayons sur une petite quantité de coton déposée aucentre de la plate-forme de résine. Ainsi attiraient-ils, pourmettre le feu au bûcher, la bonne volonté du Dieu !…[53] Sur cette plate-forme, il n’y avaitaucun poteau, rien à quoi on pût attacher les victimes, lesquellesdevaient brûler à peu près volontairement. Mais le pirequi pouvait leur arriver était que le dieu ne voulût pas d’elles.S’il n’en voulait pas, il n’avait qu’à se couvrir le visage d’unnuage et le bûcher ne brûlait pas. Celles qui devaient mourirn’avaient plus qu’à vivre, mais à disparaître : Ellesdevenaient « la honte de la nation ».

Elles savaient cela, celles qui, la faceanxieuse, les yeux agrandis par l’espoir en la bonté du dieu,attendaient la première flamme. Autour d’elles, l’assembléechantait et priait le, dieu qu’il leur fût propice et les miroirsrestaient toujours immobiles entre les mains des trois gardiens duTemple !

Si le bûcher destiné à la dépouille de laCoya, vieille de mille ans, dont la nouvelle Coyaallait prendre la place dans le mur du Temple, ne s’allumait pas,cela ne signifiait point que le dieu ne voulait pas de l’épousenouvelle (et celle-ci était toujours descendue vivante dans latombe de l’ancienne), cela signifiait que l’ancienne n’avait pas suplaire au dieu pendant les mille années de mariage solaire et queses restes ne méritaient point l’honorable sépulture du feu. Alorson les jetait aux égouts de la montagne, domaine des vautoursnoirs.

Or, ce jour-là, des trois bûchers celui quis’alluma le premier fut celui de l’antique Coya etaussitôt on alla la chercher. Elle était toute prête. Des chantsretentirent en son honneur et les prêtres firent tomber un voile depourpre que Raymond n’avait pas remarqué dans le flamboiement de cetemple d’or et de porphyre.

Le rideau, arraché, laissa voir, dans lamuraille, un trou dans lequel pouvait tout juste se tenir unepersonne assise. C’était l’une des cent tombes du Temple de la Mortet, dans ce trou, on apercevait la vague silhouette de laCoya millénaire encore soutenue par ses bandelettes. Cen’était plus guère qu’un squelette, car, enterrée vivante commetoutes les autres Coyas de ce Temple, elle n’avait eu, unefois morte, pour tout embaumement que l’encerclement de sesbandelettes parfumées ; toutefois la vertu de ce sol péruvien« de conserver ses morts » se manifestait une fois deplus en montrant, entre les bandelettes, non point les os, mais lapeau du visage. C’est ce dont pouvaient se rendre compte lescuracas et les néophytes, et les prêtres placés de ce côtédu Temple ; Raymond ne voyait qu’une morte assise et il nepensait qu’à une chose, c’est qu’elle allait céder sa place àMarie-Thérèse qui peut-être n’était point morte.

Et, une fois encore, sincèrement, il souhaitaqu’elle le fût.

Si elle ne l’était point, quelle devait êtresa torture ! si elle pouvait penser encore derrière sespaupières closes, quelle devait être sa pensée ? Peut-être, ence moment suprême, songeait-elle à lui qui avait été incapable dela reprendre à ses bourreaux. Peut-être à cette heure infernale oùse déroulaient, pour son supplice, toutes les affreuses pratiquesde l’antique superstition, songeait-elle à leur calme et bourgeoisamour qui était né si paisiblement dans leurs cœurs simples et sipeu avides d’aventures. Quel destin que celui qui avait pris cettejeune fille occupée uniquement des intérêts d’une entreprisecommerciale, au sein de la moderne civilisation qui ne vit point decontes fantastiques, mais de bonne et saine mathématique ; quil’avait arrachée à une table-bureau, entre un livre de caisse et uncopie-lettres pour la jeter en croupe de la chimère ? Etcelle-ci, monstre fabuleux qui franchit tous les espaces, lui avaitfait remonter en quelques heures tout le chemin parcouru depuis dessiècles par les hommes et venait de la jeter sur le rivage barbareoù brûlaient encore les bûchers de l’aurore du monde !Hélas ! on mourait donc encore comme Iphigénie, jeune, belle,en pleine santé et déjà prête pour l’époux !

Ah ! comme elle tenait les paupièrescloses pour ne point voir l’affreux cauchemar, la chimère, lahideuse chimère qui rôdait autour d’elle avec son odeur de soufreet tous ses parfums honteux et sa tête demammacona !… Mais, encore une fois, tout simplement,peut-être, était-elle morte ! Elle avait dû mourir quand onlui avait enlevé le petit garçon ou quand elle avait entendu le cride l’enfant supplicié dans la chapelle du grandPacahuamac !

Les prêtres avaient retiré la vieillecoya de son trou et ils l’avaient portée dans sa chaiseroyale sur le bûcher. Cette coya qui allait brûler avaitconservé « attitude que doivent avoir les coyas quandelles meurent étouffées par l’absence d’air dans leur tombe ;c’est-à-dire une attitude des plus dignes de reine assise sur sontrône et on obtenait cette attitude-là en faisant le trou de latombe des coyas si étroit que, dans leur agonie, elles nepouvaient que rester assises.

Ainsi, celle-ci brûla-t-elle assise et sicalme, au milieu des flammes, que les mammaconas, vouéesau même supplice, l’envièrent.

Raymond ne regardait plus les bûchers, niMarie-Thérèse, mais le trou dans lequel on allait mettre celle-ci.Il se disait que si elle était encore vivante et si on pouvaitencore la sauver, il ne faudrait pas perdre de temps pour la sortirde là. Et sa main se crispait sur le manche de la pioched’Orellana, mais son autre main avait toujours le revolver ettoujours une furieuse envie de tuer. Il aurait voulu aussi queMarie-Thérèse ouvrît les yeux si elle n’était point morte.

Cependant les deux autres bûchers nes’allumaient toujours point et les mammaconas commençaientde gémir, car elles devaient mourir avant Marie-Thérèse, comme celaétait écrit, pour aller lui préparer sa chambre dans les demeuresenchantées du Soleil et, si le Soleil n’allumait point les bûchers,elles n’arriveraient jamais à temps. Elles dressèrent vers l’astredes gorges haletantes, des mains suppliantes, et ellesdirent : « Ô Soleil ! nous sommes des femmes !Donne-nous la force qui peut nous manquer ! Salutaires rayonsdu Soleil, soyez-nous propices ! Roi du ciel, vois notredestinée. Envoie-nous ta flamme !… Aie pitié denous !… »

Tous les chœurs reprirent, après elles, lalitanie, dix fois : « Envoie-nous ta flamme, aie pitié denous ! »

Mais le Soleil n’envoya sa flamme que lorsquela fumée du premier bûcher se trouva à peu près dissipée, ce qui netarda pas, du reste, car les veilleurs du sacrifice activaient lacombustion en versant sur le bûcher des parfums lourds d’alcool.Dès que les gardiens du Temple furent descendus avec leurslentilles et que la résine commença de pétiller, les deuxmammaconas, laissant tomber leurs robes de fêtes,s’élancèrent sur leurs bûchers comme des folles, avec des crisd’allégresse et elles attendaient d’être prises par la flamme avecdes yeux d’extase tournés vers le ciel, cependant qu’une musiqueinfernale éclatait autour d’elles et qu’une exaltation sauvagegagnait toutes les autres mammaconas qui dansaient autourdes bûchers. Bientôt la flamme enveloppa les deux malheureuses quijetèrent un cri terrible, et l’une d’elles se sauva !

« Reviens dans la flamme ! Reviensdans la flamme ! » lui crièrent ses compagnes enl’entourant, mais l’autre hurlait de douleur et réclamait lecouteau du sacrificateur.

Alors, le gardien du Temple, au crâne hideux(casquette-crâne, pour le goût du sang) lui enfonça son couteaud’or dans la gorge et le sang jaillit sur les voiles noirs desmammaconas, lesquelles reprirent leurs danses et leurschants. Quant à la victime, elle était tombée, à demi morte, entreles petits poings hideux des deux autres gardiens du Temple qui larepoussèrent sur son bûcher, où elle disparut. L’autremammacona avait subi le supplice, debout, n’ayant jeté quele premier cri terrible et, quand elle s’effondra dans laprodigieuse corolle écarlate que lui avait envoyée le dieu pour latransporter dans les demeures du Soleil, des clameurs enthousiastessaluèrent ce triomphant martyre.

Chapitre 10MARIE-THÉRÈSE MURÉE VIVANTE

Les mammaconas, de plus en plusaffolées par le feu, le sang dont elles étaient couvertes, etl’odeur atroce, et la fumée odieusement parfumée des bûchers,réclamaient, elles aussi, le supplice. Trois d’entre elles sejetèrent dans les flammes, mais en ressortirent presque aussitôt,tendant la gorge au sacrificateur qui les fit mourir, comme ellesle désiraient. Et on ne sait jusqu’où aurait été ce délire dusacrifice et de la mort si le geste de Huascar n’y avait misfin[54].

Sur un signe de lui la musique infernalecessa, les danses et les chants s’apaisèrent et les gardiens duTemple éteignirent sous la cendre les restes des bûchers. C’étaitle tour de Marie-Thérèse. Raymond, presque évanoui, rouvrit lesyeux à la parole d’Orellana.

Il vit les mammaconas dépouillerMarie-Thérèse des ornements de prix dont elle était littéralementcouverte. Sur elle, « les larmes du Soleil », selonl’expression consacrée, brillaient de leur éclat doré, de la têteaux pieds. Sa chevelure, ses oreilles, ses joues, sa poitrine, sesépaules, ses beaux bras, ses nobles jambes, ses chevilles sur lessandales d’or, ne laissaient voir que bijoux, plaques et disqueséblouissants, pendentifs et bracelets. Tout cela lui fut enlevé etprécieusement déposé dans un bassin d’or. On lui ôta également lefatal bracelet-soleil d’or. Ces bijoux devaient être à nouveaucachés jusqu’au jour qui viendrait dans dix ans, où l’Inca auraitbesoin d’une nouvelle épouse du Soleil.

Pendant qu’on la dévêtait ainsi de sa gained’or, au fur et à mesure du travail rapide des mammaconas,Marie-Thérèse, dont les yeux étaient toujours clos, apparaissaitentièrement cerclée de bandelettes. Extérieurement, on en avaitdéjà fait une momie. Ses bras étaient attachés à son corps. Onn’avait plus qu’à la déposer dans son tombeau. Les yeux de Raymondne quittaient plus ce qu’il pouvait voir encore de ce visagebien-aimé sous les bandes de toile parfumées qui lui liaient lementon, le front et les lèvres, laissant seulement à découvert lesyeux fermés et la bouche entr’ouverte, mais immobile comme si ellevenait d’exhaler le dernier soupir. Et il crut fermement queMarie-Thérèse était bien morte. Et cela, ne cessait-il de serépéter, était mieux ainsi. Ainsi, elle ne se sentait pas enleverpar les trois hideux gardiens du Temple qui la déposaient sur lachaise funèbre et qui, suivis de toute la théorie desmammaconas la glissaient dans l’épaisseur de la muraille,dans ce trou où elle devait rester mille ans pour être ensuitebrûlée à son tour.

À ce moment, les rayons du soleil, comme pourfaire une échelle d’or à celle que les Incas, ses enfants, luienvoyaient dans leur piété cruelle, vinrent se poser près deMarie-Thérèse. Ils illuminaient sa tombe étroite et Raymond neperdit rien des derniers gestes de l’atroce cérémonie. Ils’agissait de replacer les trois plaques lourdes, de granit rose,qui, glissant les unes sur les autres et s’adaptant et s’ajustantd’une façon parfaite, allaient fermer la tombe, selon le modearchitectural des Incas.

L’opération se poursuivit dans le silence leplus terrible.

Toute l’assemblée avait les yeux fixés surcelle que l’on murait, mais nul n’eût pu dire si elle n’était pointdéjà morte.

La première plaque glissée par les troisgardiens du Temple qui pliaient sous le fardeau cacha Marie-Thérèsejusqu’aux genoux. La seconde, apportée à hauteur du niveausupérieur de la première pierre vers une plate-forme roulante, futpoussée à son tour et cacha Marie-Thérèse jusqu’aux épaules.

On ne voyait plus maintenant que sa tête dansce trou funèbre, sa tête entourée de bandelettes, sa tête de momie,son visage de morte. Et c’est alors que tout à coup un long frissonparcourut toute cette assemblée qui avait cependant assisté sansfrémir à toutes les précédentes horreurs sacrées : les yeux deMarie-Thérèse venaient de s’ouvrir !…

De s’ouvrir tout grands au fond de ce tombeauqui se refermait sur elle ! Les yeux étaient bien vivants,effroyablement ouverts, tout grands, tout grands sur ce qui luirestait à voir de la vie avant de n’avoir plus à contempler que laTénèbre éternelle. Son regard vivant fixait ces gens qui laregardaient mourir, cette foule en habits de fête, ce Templeresplendissant, et, pour la dernière fois, la douce, la bellelumière du jour !

Une angoisse surhumaine faisait s’agrandirencore, encore, ce grand, ce suprême regard qui n’allait plus rienvoir, jamais !… Les lèvres remuèrent et l’on put croire qu’uncri suprême d’appel à la vie, qu’une clameur d’horreur pour la nuitdu tombeau allait s’en échapper. Mais elles se refermèrent sur unpauvre gémissement sans force, tandis que la dernière pierre étaitpoussée sur le grand regard vivant !

Maintenant, elle appartenait au dieu.

Huascar fit un signe sacré et l’exode commençaen silence. Il convenait à tous de se retirer du Temple comme lesancêtres se retiraient de la chambre nuptiale après y avoir amenéla tremblante épouse. Le départ s’accomplit, sans aucun chant, sansbruit, sans murmure. Il y eut le glissement des sandalesinnombrables sur les dalles. Et les prêtres, Huascar en tête, etles nobles, et les curacas, et les jeunes gens, et lesvierges, et les mammaconas franchirent le seuil des portesd’or.

Oviedo Runtu était descendu de son trône ets’était assis à côté de la momie royale, sur la chaise d’or occupéetout à l’heure par Marie-Thérèse ; les punchsrouges chargèrent sur leurs épaules les deux monarques, lemort et le vivant, et disparurent à leur tour au fond du couloir dela nuit.

Il ne restait plus dans le Temple que lestrois gardiens du Temple et les cendres des victimes.

Les trois gnomes avaient à peine refermé leslourdes portes pour vaquer en paix à leurs soins domestiques qu’ilsvirent arriver sur eux une ombre forcenée et ils s’enfuirent,épouvantés, dans la chapelle de la Lune. Mais la sœur du dieu neles protégea point. C’est sur les marches de son autel qu’ilsfurent abattus par le feu humain comme des bêtes mauvaises. C’estlà que les trois crânes hideux éclatèrent sous les balles deRaymond ! Et le jeune homme, l’exécution achevée, bondit dansle Temple où déjà Orellana ébranlait les pierres tombales à grandscoups de pioche. Il lui arracha l’outil, et, haletant, frappa à sontour.

Mais les pierres ne remuaient point, etRaymond, le front couvert d’une sueur glacée, se demandaitmaintenant si tant de brutalité était utile. Il essayait de voir,de raisonner, en ce moment suprême. Il faisait appel à sa scienced’ingénieur, à ses souvenirs d’école. Il s’efforçait d’oublierMarie-Thérèse qui agonisait derrière ces pierres pour ne penserqu’au problème qui les ferait basculer. Elles n’étaient point troplourdes. Les forces d’Orellana et les siennes suffiraient à lessoulever puisqu’elles avaient obéi aux efforts des trois gnomes. Etsi on ne les avait point faites plus lourdes, c’était à cause de lanécessité où les prêtres incas étaient, évidemment, de les déplacerpour certaines cérémonies. Mais par où les prendre ? par oùles prendre ?[55].

Chapitre 11LA PRISON DE GRANIT S’OUVRIRA-T-ELLE ?

Il essaya, posément, tranquillement, domptantla tempête intérieure qui l’eût précipité aveuglément contre cerempart, de trouver le joint. Ordonnant à ses mains de ne pastrembler, il tenta de glisser la partie plate de l’outil entre lesdeux pierres, mais n’y réussit point. C’était le miracle de leurarchitecture que, sans ciment, ces pierres étaient si bienajustées, qu’il était souvent difficile d’en trouver la ligne dedémarcation. Comment les remuait-on ? Comment les avait-onremuées ? Car, enfin, on les avait tirées de leur alvéole.Elles tournaient peut-être sur elles-mêmes ? Mais oùfallait-il toucher ou frapper ? Et, pendant ce temps,Marie-Thérèse mourait dans sa prison de granit.

Désespéré, il reprit la pioche qu’il dutdisputer encore à Orellana, lequel l’étourdissait déjà de sesgémissements effrayants et il lança, à tout hasard, sur la gauchede la pierre, un coup, à toute volée. Il avait donné là toutes sesforces. Il avait rassemblé toutes ses énergies. Il avait donné uncoup de titan. La pierre tourna un peu sur elle-même, à droite.Oui, elle dépassa le joint ! Il poussa un cri de victoire etcontinua de frapper avec rage.

L’alvéole semi-circulaire était ainsi faiteque la pierre pouvait glisser et tourner sur la droite et sortir deson cadre sur la droite. Alors, il commença d’appeler :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » comme sidéjà elle pouvait entendre, et Orellana qui tournait derrière luicriait : « Maria-Christina !Maria-Christina ! » Raymond frappait, frappait ! Etle moment vint où la pierre fut suffisamment sortie sur la droitepour qu’il pût la prendre entre ses mains, entre ses ongles qui,inutilement s’y arrachèrent. Alors, avec le manche de sa pioche, ilcontinua de pousser à gauche et le côté droit vint tout entier.

Cette fois, il put prendre la pierre etOrellana se joignit à lui et ils attirèrent à eux la pierre, à eux,à eux !… elle venait à eux : Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !… Il délivrait Marie-Thérèse !… Ah !elle était sauvée !…

Un suprême effort, un prodigieux han !…et la pierre bascula tout à fait, tomba avec fracas sur le parvisdu temple. Marie-Thérèse !… La figure entourée de bandelettesapparaît au fond de son trou noir… Ce n’est pasMarie-Thérèse !…

Raymond pousse un cri de rage inexprimable…C’est le visage mort d’une reine morte, c’est la momie d’uneancienne coya qu’il a devant lui !… Il s’esttrompé !…

Secoué d’un tremblement affreux, il seretourne vers Orellana, les mains prêtes à étrangler le misérablefou qui s’était attaqué avec sa pioche à une autre tombe ! Etlui, le plus insensé, Raymond, avait continué l’ouvrage dufou !… s’était laissé diriger, à cette minute suprême d’oùdépendait la vie de Marie-Thérèse, par un fou !…

Chapitre 12TOUTES LES TOMBES SE RESSEMBLENT !

Et maintenant, est-ce la tombe dedroite ?… Est-ce celle de gauche ?… Ah ! toutes cesaffreuses pierres se ressemblent ! Toutes ces tombes qui fontle tour du temple sont pareilles !…

Cependant il ne peut y avoir une erreurnouvelle. Puisque ce n’est pas cette tombe qu’il vient d’ouvrir quirenferme Marie-Thérèse, c’est certainement celle qui se trouve àdroite. Ceci est bien déterminé par l’angle de l’autel sur lequelson regard glissait du haut de la niche pour arriver au trou danslequel on avait enfoui Marie-Thérèse. C’est sûr !… c’estsûr !… Et il s’attaqua fermement à la tombe de droite. Ilrecommença le même effort brutal. Il frappe ! Ilfrappe !… et Orellana derrière lui ! Orellana qui estplus fou que jamais depuis qu’il n’a pas reconnu sa fille, lui crieà chaque coup : Han !… Han !… Han !… comme s’ildonnait le coup lui-même… Enfin, la pierre tourne… Elle vient… elleglisse dans leurs bras !… Voici le trou… Marie-Thérèse !…C’est moi, Raymond !… Réponds-moi… Et il se penche sur cettetête immobile de morte ! Ce n’est pasMarie-Thérèse ! Ce n’est pasMarie-Thérèse !…

Ah ! Dieu du ciel !… Raymond tombeépuisé et désespéré sur les dalles. Et il pousse un sanglotterrible où il a mis toute sa rage, et toute son impuissance, ettoute sa révolte contre le destin… Mais déjà, de nouveau, il estdebout, il est à l’ouvrage, c’est Orellana qui lui a donnél’exemple. Car déjà Orellana frappe, frappe !… Puisque cen’est point la tombe de droite, c’est celle de gauche !… EtRaymond arrache encore la pioche des mains débiles du vieillard etil frappe furieusement le granit !… Ah ! que de tempspassé déjà, que de minutes perdues… pendant qu’elle étouffe, elle,victime de leur erreur !… Frappe, Raymond !…frappe !… frappe encore !… la pierre cède sous tescoups !… Et tu vas enfin la voir, ta tragique fiancée… Tu vasla sauver… tu vas enfin la reconnaître !…

Han ! Han ! Tire la pierre à toi…encore un effort !… là !… elle est à toi, lapierre !… jette-la sur le parvis !… Regarde !…Hélas ! malheureux !… Tu ne la reconnais pas !…Ce n’est pas Marie-Thérèse !… Ce n’est paselle !… c’est encore… c’est toujours une morte !…

Mais, pendant que tu jettes pour la troisièmefois ton cri d’infernal désespoir et que tu te heurtes le frontcontre les murs et que tu appelles la mort pour te délivrer de cetatroce supplice, Orellana, lui, a poussé une clameur d’allégresseet de triomphe : « Ma fille ! Ma fille ! MaMaria-Christina !… Me voilà !… c’est moi !… C’estton père qui vient te délivrer !… » Le fou a reconnu sonenfant… C’est elle, c’est bien elle, celle qui lui a été ravie il ya dix ans et qu’il cherche depuis dix ans au fond des couloirs dela nuit et dans tous les Temples de la Mort !« Maria-Christina ! attends ! attends !… monenfant !… Encore une pierre ! encore une pierre !…Et je te sors de ta prison !… Mon enfant ! monenfant ! » Il pleure, il sanglote de joie, il étouffe dejoie. Ses bras insensés ont repris la pioche et frappé legranit.

Mais voilà que Raymond est sur lui :« Tu perds ton temps à délivrer une morte et il y a unevivante dans ces tombes ! » Une lutte terrible s’engageentre le vieillard et Raymond pour la possession de l’outil quireste fatalement dans les mains du jeune homme. Alors, tandis queRaymond recommence d’ébranler avec rage ces murs funèbres, levieillard, pour le dernier effort de sa vie, parvient à tirer à luila seconde pierre et à sortir de sa tombe le squelette enveloppé debandelettes de sa fille chérie, de sa Maria-Christina qu’il serredans ses bras, qu’il étreint, qu’il couvre de baisers, avec lequelil roule sur les dalles du temple, et sur lequel, après un heureuxsoupir, il s’endort pour toujours.

Orellana est mort, mais il a retrouvé safille.

Chapitre 13LE DÉSESPOIR DE RAYMOND

Et Raymond, lui, retrouvera-t-ilMarie-Thérèse ?… Encore une tombe ouverte… et encore unemorte !… Ô mystère des dieux ! Mystère du Temple de laMort qui ne rend que ses morts et qui ici garde la jeune épousevivante !… Chancelant, criant, pleurant, enfonçant les onglesdans sa chair, se déchirant, prêt à s’offrir lui-même, pantelantevictime, au dieu féroce à qui il faut de la chair et du sang,Raymond, titubant, tombant, se relevant, traînant derrière lui sapioche inutile qui ne sait plus où frapper… essaie encore decomprendre, de se rendre compte… Son regard insensé fait le tour dece temple circulaire où tous les ornements se répètent, où il estpresque impossible de trouver un point de repère… Alors, il ne saitplus… il va au hasard… Cela vaut peut-être mieux !… Le hasardlui donnera peut-être ce que le raisonnement lui a refusé, luilivrera cette tombe où parmi les quatre-vingt-dix neuf mortes, aété enfouie la vivante. Et il frappe !… Mais combienlourdement maintenant… oh ! combien lourdement !…Ah ! que la pioche est lourde entre ses mainstremblantes !… Il n’en peut plus !… Il ne peutplus !… Elle lui échappe… Et, lui, reste là, les brasballants, les yeux hagards… regardant les yeux des mortes qui lefixent au milieu des débris de sa besogne sacrilège… Il y a combiend’heures qu’il travaille ? Les rayons obliques du soleil ontremonté le long des murs, puis ont disparu, et la lumière qui lessuit s’est retirée à son tour. Et l’ombre est venue. Et la nuit…Sur les marches de l’autel où il s’est traîné, il est étendu,enveloppé par la nuit, qui jette sur son agonie des voiles aussinoirs que ceux des mammaconas et il ferme les yeux pourdormir ou pour mourir. Puisque Marie-Thérèse est morte !…

Chapitre 14DERNIER CHAPITRE – DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE LES AMOUREUX NEDOIVENT JAMAIS DÉSESPÉRER DE LA PROVIDENCE

 

Un matin que le petit bateau a vapeur qui faitle service du lac Titicaca passait au large des Îles, il fut hélépar un grand Indien quichua qui se tenait debout dans sa pirogue detotora et, sous son punch, agitait désespérémentles bras. Le bateau ralentit sa marche et le capitaine, ayantcompris qu’il s’agissait de sauver un blanc, lequel gisait étenduau fond du canot consentit à stopper. C’est ainsi que Raymond Ozouxrentra dans la civilisation.

Après une fièvre qui l’eût fatalement emportés’il ne s’était justement trouvé dans le pays où le Monde a apprisà la guérir, il se réveilla dans l’honnête lit d’un marchand delaine d’alpaga de Punho, lequel se trouvait à bord duYavari quand on y avait hissé le pauvre corps frissonnantde Raymond et qui en avait eu pitié. L’Indien avait raconté qu’ilavait trouvé la nuit précédente, l’étranger, – quelque touristesans doute – au milieu des ruines de l’Île sainte, perdu, abandonnéet râlant. Il lui avait fait boire de l’eau rose[56] et l’avait transporté dans son canot,dans l’espérance de rencontrer le Yavari au petit jour.Ayant dit, l’Indien s’était éloigné sans avoir voulu recevoiraucune récompense. On l’estima bien honnête, car, fouillé, Raymondfut trouvé porteur d’une somme importante et l’on ne comprit guèreque le quichua ne l’eût point dépouillé.

Quand le malade fut en état de comprendre cequi se disait autour de lui et qu’on lui eut rapporté l’incident del’Indien, il ne douta point que ce généreux quichua dont on luiavait fait la description fût Huascar lui-même.

En sa qualité de Grand-Prêtre du Temple de laMort, Huascar avait dû être ramené par ses devoirs sacerdotaux dansce lieu maudit, y avait découvert Raymond, les traces de sa besognesacrilège, et sans doute les cadavres des trois gardiens du Templesur les degrés de la chapelle de la Lune. La froide colèrecalculatrice de l’Indien avait alors inventé pour Raymond le piresupplice, celui de le laisser vivre après la mort deMarie-Thérèse…

Mais ce supplice, le jeune homme était biendécidé à ne le point subir longtemps. L’idée qu’il aurait pu sauverMarie-Thérèse et que celle-ci était morte par sa faute, à cause deson manque de sang-froid, lui était particulièrementinsupportable ; et il se rendait compte qu’il ne pourraitjamais se débarrasser de cette idée-là, qu’elle pèserait toujourssur lui, qu’elle parviendrait à l’étouffer et qu’il fallait mieuxen finir tout de suite.

Seulement, il ne voulait point mourir dans cesaffreuses montagnes, témoins de tant d’horreurs. L’image deMarie-Thérèse, qui ne le quittait pas, ne ressemblait plus, depuisqu’il avait décidé de l’aller rejoindre, à cette terrible figure demomie vivante apparue au-dessus de la pierre du tombeau… mais à ladouce et tranquille et heureuse silhouette qui vaquait à sa besognecommerciale, dans les bureaux de Callao, entre les gros registresverts. C’est là qu’il l’avait revue après une si longue absence,c’est là que, pour la première fois, elle lui avait dit :« On s’aime » et c’est là qu’il irait la retrouver pourmourir.

La pensée de cette mort-là fit qu’il se portamieux tout de suite. Après avoir généreusement remercié son hôte,il se jeta dans le premier train qui partait pour la côte, pourMollendo, d’où il prendrait quelque bateau à destination de Calloa.Le voyage lui parut long ; en passant à Arequipa, il vit deloin la petite maison en adobes et songea aux vainesdémarches qu’ils avaient faites auprès de ce bandit de Garcia, et,pour la première fois depuis qu’il était sorti du Temple de laMort, il se demanda ce que pouvaient être devenus ses compagnons devoyage, son oncle François-Gaspard, le marquis et Natividad.

Peut-être étaient-ils morts, eux aussi, vouésà quelque martyre au fond du couloir de la nuit, dans la Maison duSerpent. Pauvre oncle François-Gaspard qui ne ferait plus deconférences, pauvre Natividad qui ne verrait jamais plus Jennyl’ouvrière ! Mais, s’il en était ainsi, le marquis, au moins,n’avait pas enduré la torture d’assister impuissant au supplice deses deux enfants.

À Mollendo, Raymond s’en fut tout de suite,malgré un temps de tempête, sur le débarcadère, où il trouva,errantes sur la plage, deux ombres. Cependant, comme celles-ciaccouraient avec force démonstrations, il dut bientôt constaterqu’elles étaient vivantes : l’oncle François-Gaspard !…Natividad !

Bien que leur mine fût des plus tristes, ilsne paraissaient pas avoir trop souffert. Raymond leur serra la mainsans même s’enquérir de ce qui leur était arrivé. Quant aux deuxautres, ils voyaient le jeune homme si pâle et si défait qu’ilsn’osèrent pas lui poser une seule question relative à Marie-Thérèseet au petit Christobal.

Ils marchèrent tous trois quelque temps, ensilence, plongés dans leurs pensées néfastes. Enfin l’oncle Ozouxdemanda à son neveu : « Et le marquis, tu ne sais pas cequ’il est devenu ?

– Je le croyais avec vous, répondit Raymond desa voix déjà détachée de toutes les choses de ce monde. »

Chapitre 15BIENHEUREUSE APPARITION

Ce fut alors seulement que Natividad expliqua,sans que personne ne lui demandât, qu’après la funeste tentative dela Maison du Serpent ils avaient été jetés tous deux, M. Ozouxet lui, au fond d’un cachot où ils étaient restés quatre jours etdans lequel l’illustre membre de l’Institut avait pu se rendre uncompte exact de la réalité de son aventure. Au bout de ces quatrejours, ils avaient trouvé la porte de leur prison ouverte ets’étaient sauvés sans avoir même eu le temps de demander desnouvelles du marquis. À ce moment, en effet, tous les Indiensabandonnaient précipitamment le Cuzco et s’enfuyaient dans lamontagne. Ignorant à quelle catastrophe nouvelle ils avaientaffaire, Natividad et François-Gaspard avaient couru vers Sicuani,où ils prenaient le train, et c’était justement cette catastrophequi les avait sauvés. Veintemilla venait de surprendre et de battre« à plate couture » les troupes de Garcia, indisciplinéeset abruties par les fêtes de l’Interaymi. Des milliers dequichuas, soldats et civils, avaient été balayés du Cuzco enquelques heures par les quatre escadrons d’escorte qui étaientrestés fidèles au président de la République et à la tête desquelscelui-ci avait chargé pour tenter, par un effort suprême, deramener la fortune. Ces cinq cents hommes, de sang espagnol,avaient vaincu les Incas comme jadis Pizarre, dans ces mêmesplaines de Xauxa et sous ces mêmes murs qui continuaientd’assister, avec l’impassibilité des choses immortelles, à la luttedes races.

Garcia avait dû s’enfuir en Bolivie. Il allaitse faire sauter la cervelle quand la nouvelle d’une révolution auParaguay lui redonna le goût de la vie et il passa la frontière duParaguay avec tout son ministère péruvien, à la grande joie duprésident de la République en Bolivie.

Partis de Sicuani, Natividad et Ozoux nes’étaient arrêtés qu’à Mollendo, et ils comptaient bien yrencontrer le marquis, si le nouveau destin de la République luiavait également ouvert les portes de sa prison. En ce quiconcernait Raymond, qui avait pu s’enfuir, ils n’espéraient plus lerevoir qu’à Lima « après qu’il aurait tout tenté pour sauverMarie-Thérèse ! »

C’était la première fois qu’ils prononçaientson nom depuis qu’ils avaient retrouvé le jeune homme. Celui-ci vitqu’ils le regardaient avec une angoisse réelle. Une touchantedouleur était peinte sur le visage de François-Gaspard :« Mon oncle ! elle est morte ! » Et il se jetadans ses bras. François-Gaspard pleura et embrassa son neveu avecune grande, une véritable tendresse. Raymond s’arracha de sonétreinte, tout secoué de sanglots, et ils le laissèrent s’éloignerle long de la plage où le flot retentissant les retenaitprisonniers depuis plus de dix jours. Le Pacifique les trahissait àson tour et s’opposait à leur embarquement.

« Pauvre Raymond ! PauvreMarie-Thérèse !… Pauvre petit Christobal ! »gémissait François-Gaspard. Il avait fallu de pareils malheurs pourque le bon cœur de l’oncle Ozoux se montrât dans toute sa nudité,jadis trop habillée de froide et mauvaise littérature officielle.Il se reprochait amèrement d’avoir affiché, au commencement del’expédition et jusqu’au Cuzco, une attitude indifférente qui avaitjustement outré ses compagnons, mais pouvait-il se douter ?…Une pareille chose !… Cette pauvre jeune fille… ce pauvrepetit garçon !… Mais c’était affreux !… Qui est-ce quiaurait pu croire ça ?… En France, on ne le croiraitjamais ! jamais !… il aurait beau le raconter dans desconférences, avec projections et preuves à l’appui… non, on ne lecroirait pas. C’était terrible ! Il pleurait et Natividadaussi pleurait. « Cette fois, disait celui-ci, il faudra bienque Veintemilla m’entende. Il nous vengera ; que dis-je ?Il nous a déjà vengés par ses victoires. Le Pérou lui doit tout.C’est un grand homme. Garcia nous aurait fait retomber dans labarbarie ! Il l’a bien prouvé dans toute cette affaire et nousavons failli être ses victimes ! »

Huit jours encore se passèrent. Tant qu’on neput prendre le bateau pour Callao, Ozoux et Natividad surveillèrentle désespoir de Raymond, mais celui-ci avait un calme qui lestrompa et, quand ils furent à bord, Natividad et Ozoux se permirentde le questionner sur les événements terribles auxquels il avaitassisté. Il leur raconta tout ce qu’il avait vu dans le Temple dela Mort et l’agonie de Marie-Thérèse. Cette narration, faite d’unevoix simple et singulièrement paisible, fut écoutée avec horreurpar Natividad et François-Gaspard qui s’enfuirent aussitôt dansleur cabine où ils s’enfermèrent pour pleurer, sans être dérangés,sur le cahier de notes qui allaient fixer un si étrange récit.

Raymond, appuyé au bastingage, regardaitmaintenant venir à lui cette côte qu’il avait récemment abordéeavec tant de bonheur et où dans une heure il allait mourir.Ah ! le Pérou de Pizarre et des Incas ! le pays fabuleuxde l’or et de la légende ! la terre de sa jeune ambition et deson amour ! Mort son amour ! morte son ambition !Seule vivait toujours la légende dont il avait ri ! et quiavait tué tout cela ! et qui allait le tuer, lui, aprèsMarie-Thérèse, pour avoir ri, ri de ce que racontaient les deuxvénérables vieilles dames tombées d’un tableau de Vélasquez et quisemblaient avoir tant de mal à se relever : la tante Agnès etla duègne Irène qui racontaient de si curieuses histoires autour dubracelet-soleil d’or !…

Comme la première fois, ce fut lui qui se jetale premier dans la petite embarcation du batelier criard, maiscette fois il n’eut point besoin de demander où se trouvait lacalle de Lima. Et ses yeux ne quittèrent plus cet endroitde la ville où il avait couru si plein d’espoir, où l’avait attenduMarie-Thérèse !…

Hélas ! aujourd’hui, après avoir abordé,c’est sans hâte qu’il gravit les petites ruelles, qu’il pénètredans leur labyrinthe, qu’il glisse dans l’ombre des arcades etqu’il atteint enfin l’étroit carrefour d’où l’on aperçoit lavéranda !… C’est là qu’il avait entendu sa voix, c’est làqu’il venait la chercher tous les soirs, c’est là qu’un soir il nel’avait plus trouvée. Jamais plus elle ne reviendra la pauvreMarie-Thérèse… jamais plus elle ne pliera, sous le poids des grosregistres verts, sa souple taille où s’enroulait la chaîne d’or quiretient le crayon pour les chiffres… jamais plus il ne l’entendradiscuter de sa jolie voix claire le prix et la qualité du guano…jamais plus elle ne se penchera à la fenêtre pour voir s’il arrive…Et Raymond s’avance, et, tout à coup, il s’arrête et chancelle. Samain se porte à son cœur. Ah ! cette fois, il va mourir !Tant mieux ! N’est-il pas venu ici pour cela !… Cetteapparition, là-bas, à la fenêtre de la véranda, lui fait trop demal… Il étouffe !… C’est la plus cruelle deshallucinations !… ou bien, c’est peut-être vrai que lesombres, après la mort, viennent errer autour des endroits qui leurfurent chers… car il voit, il voit l’ombre de Marie-Thérèse… et cesombres ont certainement le pouvoir de se montrer à ceux qui les ontaimées !… L’ombre de Marie-Thérèse est à la fenêtre…Dieu ! comme elle est pâle… elle est diaphane… quel visage detristesse et de mort ont les ombres des morts qui viennent sepromener dans la vie… Elle se penche comme autrefois… elle tournela tête comme autrefois… elle a tous les gestes d’autrefois… maisce sont des ombres de gestes… Et Raymond ose à peinemurmurer : « Marie-Thérèse ! » de peur quetoute cette ombre ne s’efface, ou qu’au seul son de sa voix nes’évanouisse sa bienheureuse hallucination… À pas prudents ils’avance… il glisse avec la précaution d’un enfant qui s’apprête àsaisir un papillon et qui a la crainte de le voir s’envoler… et soncœur bat, son cœur bat… son cœur se gonfle… son cœur va éclater…car c’est bien un grand cri vivant qui s’échappe des lèvres del’ombre !… « Raymond ! » –« Marie-Thérèse ! »…

Encore une fois ils sont dans les bras l’un del’autre…

Il serre la chère ombre et il ne se doute pasqu’elle, comme lui, pourrait croire ne serrer qu’une ombre. Ils onttant souffert, tous les deux ! tant souffert !… Ilsdéfaillent aux bras l’un de l’autre… Ils tomberaient si on ne lesentourait, si on ne les soutenait !… Voilà les bonnes vieillesdames, Agnès et Irène, qui retiennent, en pleurant, Marie-Thérèsesous les bras. Et le marquis, plus vaillant, a couru dans lacalle et ramène Raymond à son bras… et tous pleurent,pleurent !… Il n’y a que le petit Christobal qui ne pleurepas, mais qui saute de joie à la porte du bureau, en revoyant sonbon ami Raymond, et qui tape d’allégresse dans ses menottes…« Je te l’avais bien dit, Marie-Thérèse, qu’il n’était pasmort !… Tu vas guérir maintenant !… Tu vasguérir ! »

Et Marie-Thérèse, dans les bras de Raymond,dit :

– Je savais bien, moi, que, s’il devaitrevenir, c’est ici qu’il reviendrait !… mais est-ce bientoi ?… est-ce bien toi, mon Raymond ?…

– Et toi, Marie-Thérèse, est-ce toi que jetiens dans mes bras ?

– Oh ! Marie-Thérèse a été bien malade,et nous avons cru qu’elle allait mourir, fait le petit Christobalpendant que les deux vieilles sanglotent et que le marquis semouche, mais on l’a guérie, en lui disant que Raymond n’était pasmort ! Moi je lui disais : « Tu verras ! le bonHuascar l’aura sauvé aussi, c’est sûr !… » Huascar nous atous sauvés, tous ! Il faudra bien l’aimer quand il reviendraà la maison… Papa le dit bien : sans lui, nous serions tousmorts !… Mais maintenant il ne faut plus mourir. »

Chapitre 16LE GRAND-PRÊTRE À TENU PAROLE

Marie-Thérèse a voulu revoir son bureau avantde mourir, le bureau où Raymond venait la chercher. Maintenant,Raymond est revenu. Maintenant, elle ne mourra plus !… CommentHuascar avait-il pu sauver Marie-Thérèse ? Raymond était sûrqu’avant qu’il ne s’évanouît dans le Temple de la Mort, après sestentatives désespérées, Marie-Thérèse avait eu le temps de mourirétouffée, au moins dix fois, certes !

– Marie-Thérèse, lui dit-il, je t’ai vue quandils t’ont mise dans la tombe !

– Tu étais là ! s’écria-t-elle, avec uneénergie soudaine et revivant l’affreux drame, en dépit du marquiset des tantes qui faisaient signe à Raymond et qui voulaientl’empêcher, elle, de reparler de ces choses… Oui, tu étaislà ?… pour me sauver, n’est-ce pas, mon bien-aimé !… Mesyeux se sont ouverts tout à coup, parce que je savais que tu étaislà ! je sentais tes yeux sur mes yeux… et je les aiouverts !… et les méchants ont fermé la tombe !…

– Tais-toi ! Tais-toi, Marie-Thérèse, jet’en supplie, dit le marquis… Il faut oublier tout cela !… Ilne faut plus parler de tout cela !…

– Si ! si !… maintenant, Raymond estlà ? Il n’y a plus de danger !… Il faut que Raymondsache !… Ça a été la nuit dans la tombe !… Ah ! tuas dû voir que j’étais comme morte !… depuis qu’on m’avaitpris mon petit Christobal qui avait poussé ce cri déchirant aumoment où Huascar l’arrachait de mes bras, j’étais déjà morte…j’avais cru qu’on allait le tuer… C’est en vain que Huascar m’avaitdit qu’on respecterait sa vie… je ne pouvais croire Huascar… et jefermai les yeux pour mourir… dès mon entrée dans l’abominableTemple… et je les ai rouverts quand je t’ai senti là !…qu’allais-tu faire pour me sauver ?… car je savais que tutenterais tout !… tout !… ah ! mon amour !…même dans la nuit de la tombe, j’espérais en toi !… Au fonddes minutes atroces que j’ai passées là, dans le domaine des morts,la pensée que tu me sauverais ne me quittait pas. Tu ne melaisserais pas mourir ainsi, entre ces pierres… et je t’attendais…je t’attendais, moi que la mort avait liée déjà… et puis, j’aicommencé à étouffer !… et alors, je me suis dit :« Il viendra trop tard !… trop tard !… je seraimorte quand il arrivera ! » Sous mes bandelettes mapoitrine se soulevait, ma bouche cherchait l’air qui commençait àme manquer… Oh ! papa ! mon bon papa !… Laissez-moidire à Raymond, puisque c’est fini !… puisque… puisque je suisvivante… et que nous vivrons, et que nous nous aimerons…j’étouffais !… et mes oreilles commençaient à me faireentendre d’étranges musiques… quand tout à coup la muraille futsecouée, ébranlée autour de moi. Des coups sourds faisaienttrembler la montagne qui était mon tombeau !… « C’estlui, me disais-je, c’est lui !… Vite !… Vite !…qu’il se dépêche ! » Mes yeux étaient grands ouverts dansles ténèbres et j’attendais la lumière… et, après un dernier coupterrible contre la muraille, la lumière vint ! je fermai lesyeux en criant : « Raymond ! » Je me suissentie tirée par derrière. Je rouvris les yeux. J’étais dans lesbras de Huascar !… de Huascar qui me tenait étroitement serréecontre sa poitrine, de Huascar dont le visage passionné se penchaitsur le mien, dont le regard de flammes me brûlait et je demandai àDieu pourquoi il ne m’avait pas laissée mourir !… L’Indien medéposa dans un couloir obscur qu’éclairait un feu de résine, et là,il commença de délier mes bandelettes. Quand j’eus les bras et lesmains libres, il me recouvrit de la robe de chauve-souris que l’onm’avait ôtée avant de me faire entrer dans le Temple.

Je le regardais agir avec épouvante, comme uneesclave que rien ne peut sauver de son maître. Mais il m’annonçad’une voix rauque que je n’avais rien à craindre de lui et qu’ilm’avait sauvée. Je ne pouvais le croire. Je ne pouvais pas croireHuascar. Je le regardais maintenant replacer dans la tombe d’où ilm’avait tirée une momie pareille à celles dont nos« panthéons » sont pleins et refermer le trou qu’il avaitcreusé et préparé à l’avance autant qu’il lui avait été possible,sans éveiller les soupçons autour de lui : « Il n’y a pasde sacrilège, fit-il, puisque le dieu a le nombre d’épouses qu’illui faut ! »

Il se tourna vers moi et, instinctivement, jereculai. « Je te fais encore peur, me dit-il… Sache donc que,sans moi, tu serais déjà morte et que j’avais tout disposé pour tonsalut ! Et ne me remercie pas, puisque j’ai fait cela parceque je t’aime… » Je reculai encore, ou plutôt je me traînai,misérable et sans force, hors de ses bras qui se tendaient versmoi. « Il y en a d’autres qui t’aiment, dit-il encore, et quiauraient voulu te sauver… et qui ont tout fait pour que tumeures !… J’ai dû faire échouer moi-même leurs tentativesdangereuses, car les quichuas t’auraient offerte au dieu,quand même, morte s’ils ne pouvaient te gardervivante !… »

Je ne croyais pas Huascar. Je lui dis :« Tu ne m’as sauvée que pour mieux me perdre. Qu’as-tu fait demon frère ?

– Tu veux le voir, me dit-il, viens !

Et comme j’étais incapable de faire un pas, ilme prit dans ses bras et nous nous enfonçâmes dans les couloirs dela nuit qui ne doivent avoir aucun secret pour lui.

J’entendais contre moi le battement de soncœur et j’avais plus peur que lorsque j’étouffais dans la murailledu Temple.

Chapitre 17UN SERMENT QUI NE COMPTE PLUS

Enfin, il poussa une porte, et deux crisjoyeux retentirent. J’étais en face de papa et de Christobal qui meprirent des bras de Huascar et me couvrirent de baisers. L’Indiendit : « Je vous avais promis de vous rendre votre filleet votre fils, senior ! les voici ! Vous necourez plus maintenant aucun danger ! Un Inca ne manque jamaisà sa parole ! »

Sur quoi, il salua, et nous ne l’avons plusrevu !… J’ai voulu te dire tout cela, Raymond, pour que, sipar hasard tu rencontrais jamais cet homme, tu saches ce quenous lui devons !…

À ces derniers mots, le jeune hommetressaillit et serra nerveusement la main de Marie-Thérèse.

– Oh ! Marie-Thérèse, fit-il, la voixtremblante, je sais ce que je lui dois. Il t’a sauvée, ilm’a sauvé… et moi je lui ai juré que, s’il te sauvait, tu ne seraisjamais ma femme.

– Mon Raymond !… Mon Raymond ! jesais cela !… Il a dit cela à papa… n’est-ce pas, papa, qu’ilt’a dit cela ?… Oh ! papa te le dirai pourquoitrembles-tu ?… c’est un enfantillage…

– Tu n’as peut-être été sauvée qu’à cause dece serment-là, fit Raymond, lugubre…

– Malgré ce serment-là, voulez-vous dire,interrompit le marquis. Huascar l’a considéré comme une insulte.Lorsque dans l’Île où j’avais été amené prisonnier à la suite ducortège qui emportait Marie-Thérèse, je me trouvai seul, un soir,face à face avec l’homme que j’accusais de nous avoir trahis etd’être la cause de tous nos malheurs, je voulus lui cracher toutema haine et mon mépris, mais il ne m’en laissa pas le temps. Ilarrêta mes premières invectives pour me faire conduire et garderdans une grotte près du rivage, où il me rejoignit bientôt et où jem’attendais à être sa victime. Là, il m’apprit froidement qu’iln’avait jamais cessé de travailler à nous sauver de nous-mêmes etde nos imprudences, et que tout était préparé pour notre fuite, quebientôt il m’amènerait mes enfants et que je n’aurais la nuitsuivante qu’à me jeter avec eux dans sa pirogue et qu’à m’enremettre de notre salut aux deux Indiens qu’il m’avait donnés pourgardes et qui lui étaient dévoués jusqu’à la mort.

Son ton était si solennel que je ne mis pointsa parole en doute. Rien ne le forçait plus à me mentir, puisquenous étions ses prisonniers. Je lui tendis la main, mais il ne laprit pas. C’est alors qu’il me parla du singulier serment que vouslui aviez fait, un soir, à Arequipa : « Je ne connaispoint ce jeune homme, me dit-il, j’ignore pourquoi il m’a proposéun pareil marché. La señorita sera libre comme son cœur etje ne suis point le marchand de son cœur. Il ne m’appartient ni dele prendre, ni de le donner, ni de le retenir. Il faut que ce jeunehomme sache cela, à qui je n’ai jamais fait de mal et qui m’ainsulté. Je lui pardonne. » Il s’apprêtait à partir, je voulusencore le remercier, dans la certitude où sa parole m’avait misequ’il tenterait tout pour notre salut : « Remerciez cellequi est au ciel et qui fut la señora de la Torre,señor, et ne remerciez point Huascar qui ne vous demandequ’une chose, en échange du service qu’il a pu vous rendre, c’estde n’en parler jamais. Il ne faut point que la mémoire dugrand-prêtre de l’Inca soit déshonorée. » Ainsi a parléHuascar. Vous pourrez épouser Marie-Thérèse,Raymond !… »

Sur ces entrefaites survinrent l’oncle Ozouxet Natividad ! Ils avaient appris en route que le marquisétait de retour à Lima, qu’on l’avait vu ce jour-là à Callao, etqu’il y avait ramené, ils ne savaient par quel miracle,Marie-Thérèse et le petit Christobal, et ils accouraient comme desfous !

Chapitre 18IMAGINONS QUE NOUS AVONS RÊVÉ

Et maintenant ils riaient, ils pleuraient desurprise et de bonheur, et tout ce monde s’embrassait. En vain, lesdeux vénérables dames voulurent-elles entraîner Marie-Thérèse et lasoustraire à toutes ces démonstrations, Marie-Thérèse leur fitcomprendre que la joie générale était encore le meilleur médicamentcontre de si affreux souvenirs. « C’est un mauvais rêve !fit-elle… imaginons-nous que nous avons fait un mauvaisrêve !… »

– Oui ! il nous faut imaginer cela,appuya le marquis. J’ai vu Veintemilla et je lui ai toutraconté ; il nous prie de nous imaginer que nous avons fait unmauvais rêve ! Il nous le demande patriotiquement. Enrevanche, il a promis de nous aider dans la liquidation de notreentreprise de guano et dans la vente de nos concessions. Le mariagede Marie-Thérèse et de Raymond aura lieu en France, si personne n’yvoit d’inconvénient ; nous ne reviendrons que plus tardessayer le siphon de l’ingénieur Ozoux dans les mines antiques duCuzco, quand nous serons à peu près sûrs que ceux qui tenteront deles fréquenter ne risqueront plus défaire d’aussi mauvaisrêves !

– Ah ! si on m’écoutait, je vous prie decroire que l’on verrait bientôt clair dans les couloirs de lanuit ! s’exclama Natividad… mais non, c’est toujours lemême système… on ne veut rien voir, on se bouche les yeux !…même après une aventure aussi effroyable où nous avons failli touslaisser notre peau. Veintemilla, qui devrait mater une bonne foisles Indiens, Veintemilla vous demande de croire que vous avez faitun mauvais rêve !…

Et le pauvre Natividad leva vers le plafonddes bras désenchantés.

– Monsieur Natividad, vous êtes un mauvaisesprit, déclara le marquis. J’ai, du reste, une triste nouvelle àvous annoncer. Vous n’êtes plus Inspector superior deCallao ! Vous êtes dégommé, mon cher MonsieurNatividad !

Natividad se laissa tomber sur une chaise, labouche ouverte, ne trouvant pas un mot pour qualifier la joie aveclaquelle un homme pour lequel il avait tout risqué lui annonçaitson malheur.

Il était si comique ainsi que tout le mondeéclata de rire. Il se leva alors, furieux, et se dirigea vers laporte à grands pas. Il suffoquait d’indignation. Ça lui apprendraità quitter, pendant des semaines, Jenny l’ouvrière !

– Pas si vite ! lui cria lemarquis ; pas si vite, mon cher Monsieur Natividad ! Sij’ai une triste nouvelle à vous annoncer, j’en ai également uneexcellente. Vous êtes nommé Inspector superior deLima !

Natividad retomba sur une chaise, mais cettefois éperdu de joie.

– C’est un rêve ! gémit le bravehomme.

Et, cette fois, il ne savait comment remercierle marquis grâce auquel se trouvait réalisé le plus beaurêve de sa vie.

– Mais enfin ! finit-il par s’écrier…j’aurais pu être mort !…

– Oh ! répliqua en souriant le marquis,la nomination que m’a remise le président de la République n’estvalable, évidemment, que dans le cas où vous seriez vivant !…Allons, puisqu’ils ne vous ont pas mangé, vous allez pouvoir lessurveiller, vos Indiens !…

– Chut ! fit Natividad en quirenaissaient les qualités prudentes du magistrat. Qu’on n’en sacherien !…

La voix de François-Gaspard se fitentendre :

– Nous allons rentrer en France, mon chermarquis. Est-ce que je pourrai parler dans… mes…conférences ?…

– Vous raconterez que vous avez fait un rêve,mon cher académicien, pendant lequel vous sont apparues toutes lessplendeurs et toutes les horreurs des cérémonies du vieuxPérou.

– Et nous ? croirons-nous jamais que nousavons fait un rêve ? demanda tout bas Raymond à Marie-Thérèseen fixant tristement ce pauvre visage qui attestait, lui, que laréalité était encore bien proche.

– Quand les couleurs nous seront revenues… luirépondit Marie-Thérèse qui contemplait, le cœur serré, la pâlefigure de son fiancé… Tout de même, continua-t-elle, quand je meretrouve ici, dans ces bureaux, en train de prendre le thé, à côtéde ma bonne tante et de la vieille Irène, de me faire gâter parvous tous, quand je revois ces bons registres verts sur lesquels jeme suis tant pliée pour aligner des chiffres, et cecopie-de-lettres qui attend encore la réponse au correspondantd’Anvers, tu sais, mon Raymond : « Pour ce prix-là, vousn’aurez que du guano phosphaté à quatre pour cent d’azote, etencore ! »… oui, quand je vois ce cadre domestique, oùjoue mon petit Christobal, quand je nous revois tous vivants aprèsle Temple de la Mort, je ne puis m’empêcher, par moments, de medire : « N’ai-je pas rêvé ?… »

Chapitre 19TRAGIQUE RÉALITÉ

À ce moment, Natividad prenait congé dumarquis et ouvrait la porte du bureau. Il recula soudain avec uneexclamation étouffée.

Un corps soutenu par la porte venait des’allonger sur le carreau du magasin. Et ce corps était le cadavred’un Indien. Marie-Thérèse, qui le reconnut la première, tomba àgenoux : « Non ! Non ! Raymond, s’écria-t-elle,nous n’avons pas fait un rêve !… »

Et elle pleura sur Huascar qui s’était traînéjusqu’à ce seuil d’où elle l’avait chassé et qui mourait, uncouteau dans le cœur.

ÉPILOGUE

Il faut à cette histoire un épilogue, à causeque nous n’avons pas eu l’occasion de reparler, dans le dernierchapitre, d’Oviedo Huaynac Runtu, ex-commis à la banquefranco-belge de Lima, dernier roi des Incas.

Après mille aventures mystérieuses dans lesAndes, que nous raconterons peut-être un jour et où la police dubon Natividad le traqua, lui et tous les Indiens qui avaientsoutenu la révolte de Garcia, Oviedo Runtu demanda à traiter.

Il eut la vie sauve, à condition qu’il incitâtles derniers rebelles à faire leur soumission. Condamné par untribunal militaire à l’exil perpétuel, l’astuce de Natividad luivalut la grâce et ce fut encore l’ancien commissaire de Callao quilui procura une place à Punho, dans une succursale de la banquefranco-belge.

Là, Natividad put surveiller tous ses gestes àloisir et constater qu’il ne faisait plus rien pour ressusciter lemerveilleux Raymi. Oviedo Runtu mourut fort bourgeoisementaprès avoir épousé une dame de Lima qui avait fait le voyage du lacTiticaca pour voir le dernier roi des Incas. Ils se marièrent etles voyageurs qui passaient par Punho et auxquels on montrait lecouple royal souriaient quand on leur disait que le roi gagnait,derrière le grillage de son administration, cent cinquantesoles par mois.

Un jour que l’on s’amusait du petit train demaison de la veuve du roi, que l’on nommait par dérision laCoya, celle-ci raconta que, s’ils avaient voulu, ilsauraient été les époux les plus riches de la terre, mais lestrésors des Incas, disait-elle, appartiennent aux morts et auxdieux et il est défendu d’y toucher. Alors on lui demanda sielle les avait vus, ces trésors.

Elle répondit que son mari les lui avaitmontrés et elle raconta des histoires fabuleuses sur les richessesdu Temple de la Mort que personne, naturellement, ne crut[57].

Ainsi personne ne croyait les soldats dePizarre quand ils racontaient qu’au Pérou ils ferraient leurcavalerie avec des fers d’argent !

FIN.

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