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Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket

Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket

d’ Edgar Allan Poe

Préface

Lors de mon retour aux États-Unis, il y a quelques mois, après l’extraordinaire série d’aventures dans les mers du Sud et ailleurs, dont je donne le récit dans les pages suivantes, le hasard me fit faire la connaissance de plusieurs gentlemen de Richmond (Virginie), qui, prenant un profond intérêt à tout ce qui se rattache aux parages que j’avais visités, me pressaient incessamment et me faisaient un devoir de livrer ma relation au public. J’avais, toutefois, plusieurs raisons pour refuser d’agir ainsi : les unes, d’une nature tout à fait personnelle et ne concernant que moi ; les autres, il est vrai, un peu différentes. Une considération qui particulièrement me faisait reculer, était que, n’ayant pas tenu de journal durant la plus grande partie de mon absence, je craignais de ne pouvoir rédiger de pure mémoire un compte rendu assez minutieux, assez lié pour avoir toute la physionomie de la vérité, dont il serait cependant l’expression réelle, ne portant avec lui que l’exagération naturelle, inévitable, à laquelle nous sommes tous portés quand nous relatons des événements dont l’influence a été puissante et active sur les facultés de l’imagination. Une autre raison, c’était que les incidents à raconter se trouvaient d’une nature si positivement merveilleuse, que, mes assertions n’ayantnécessairement d’autre support qu’elles-mêmes (je ne parle pas dutémoignage d’un seul individu, et celui-là à moitié Indien), je nepouvais espérer de créance que dans ma famille et chez ceux de mesamis qui, dans le cours de la vie, avaient eu occasion de se louerde ma véracité ; mais, selon toute probabilité, le grandpublic regarderait mes assertions comme un impudent et ingénieuxmensonge. Je dois dire aussi que ma défiance de mes talentsd’écrivain était une des causes principales qui m’empêchaient decéder aux suggestions de mes conseillers.

Parmi ces gentlemen de la Virginie que marelation intéressait si vivement, particulièrement toute la partieayant trait à l’océan Antarctique, se trouvait M. Poe, naguèreéditeur du Southern Literary Messenger, revue mensuellepubliée à Richmond par M. Thomas W. White[1]. Ilm’engagea fortement, lui entre autres, à rédiger tout de suite unrécit complet de tout ce que j’avais vu et enduré, et à me fier àla sagacité et au sens commun du public, affirmant, non sansraison, que, si grossièrement venu que fût mon livre au point devue littéraire, son étrangeté même, si toutefois il y en avait,serait pour lui la meilleure chance d’être accepté commevérité.

Malgré cet avis, je ne pus me résoudre à obéirà ses conseils. Il me proposa ensuite, voyant que je n’en voulaispas démordre, de lui permettre de rédiger à sa manière un récit dela première partie de mes aventures, d’après les faits rapportéspar moi, et de la publier sous le manteau de la fictiondans le Messager du Sud. Je ne vis pas d’objection à faireà cela, j’y consentis et je stipulai seulement que mon nomvéritable serait conservé. Deux morceaux de la prétendue fictionparurent conséquemment dans le Messager (numéros dejanvier et février 1837), et, dans le but de bien établir quec’était une pure fiction, le nom de M. Poe fut placé en regarddes articles à la table des matières du Magazine.

La façon dont cette supercherie fut accueilliem’induisit enfin à entreprendre une compilation régulière et unepublication desdites aventures ; car je vis qu’en dépit del’air de fable dont avait été si ingénieusement revêtue cettepartie de mon récit imprimée dans le Messager (oùd’ailleurs pas un seul fait n’avait été altéré ou défiguré), lepublic n’était pas du tout disposé à l’accepter comme une purefable, et plusieurs lettres furent adressées à M. Poe, quitémoignaient d’une conviction tout à fait contraire. J’en conclusque les faits de ma relation étaient de telle nature qu’ilsportaient avec eux la preuve suffisante de leur authenticité, etque je n’avais conséquemment pas grand-chose à redouter du côté del’incrédulité populaire.

Après cet exposé, on verra tout d’abord ce quim’appartient, ce qui est bien de ma main dans le récit qui suit, etl’on comprendra aussi qu’aucun fait n’a été travesti dans lesquelques pages écrites par M. Poe. Même pour les lecteurs quin’ont point vu les numéros du Messager, il serait superflude marquer où finit sa part et où la mienne commence ; ladifférence du style se fera bien sentir.

A. G. PYM New York, juillet1838.

Chapitre 1Aventuriers précoces.

Mon nom est Arthur Gordon Pym. Mon père étaitun respectable commerçant dans les fournitures de la marine, àNantucket, où je suis né. Mon aïeul maternel était attorney, avecune belle clientèle. Il avait de la chance en toutes choses, et ilfit plusieurs spéculations très heureuses sur les fonds del’Edgarton New Bank, lors de sa création. Par ces moyenset par d’autres, il réussit à se faire une fortune assez passable.Il avait plus d’affection pour moi, je crois, que pour toute autrepersonne au monde, et j’avais lieu d’espérer la plus grosse part decette fortune à sa mort. Il m’envoya, à l’âge de six ans, à l’écoledu vieux M. Ricketts, brave gentleman qui n’avait qu’un bras,et de manières assez excentriques ; il est bien connu depresque toutes les personnes qui ont visité New Bedford. Je restaià son école jusqu’à l’âge de seize ans, et je la quittai alors pourl’académie de M. E. Ronald, sur la montagne. Là je me liaiintimement avec le fils de M. Barnard, capitaine de navire,qui voyageait ordinairement pour la maison Lloyd etVredenburg ; M. Barnard est bien connu aussi à NewBedford, et il a, j’en suis sûr, plusieurs parents à Edgarton. Sonfils s’appelait Auguste, et il était plus âgé que moi de deux ans àpeu près. Il avait fait un voyage avec son père sur le baleinier leJohn Donaldson, et il me parlait sans cesse de sesaventures dans l’océan Pacifique du Sud. J’allais fréquemment aveclui dans sa famille, j’y passais la journée et quelquefois toute lanuit. Nous couchions dans le même lit, et il était bien sûr de metenir éveillé presque jusqu’au jour en me racontant une fouled’histoires sur les naturels de l’île de Tinian, et autres lieuxqu’il avait visités dans ses voyages. Je finis par prendre unintérêt particulier à tout ce qu’il me disait, et peu à peu jeconçus le plus violent désir d’aller sur mer. Je possédais un canotà voiles qui s’appelait l’Ariel, et qui valait biensoixante-quinze dollars environ, Il avait un pont coupé, avec uncoqueron, et il était gréé en sloop ; j’ai oublié son tonnage,mais il aurait pu tenir dix personnes sans trop de peine. C’étaitavec ce bateau que nous avions l’habitude de faire les plus folleséquipées du monde ; et maintenant, quand j’y pense, c’est pourmoi le plus parfait des miracles que je sois encore vivant.

Je raconterai l’une de ces aventures, enmatière d’introduction à un récit plus long et plus important. Unsoir, il y avait du monde chez M. Barnard, et à la fin de lasoirée, Auguste et moi, nous étions passablement gris. Comme jefaisais d’ordinaire en pareil cas, au lieu de retourner chez moi,je préférai partager son lit. Il s’endormit fort tranquillement, jele crus du moins (il était à peu près une heure du matin quand lasociété se sépara), et sans dire un mot sur son sujet favori. Ilpouvait bien s’être écoulé une demi-heure depuis que nous étions aulit, et j’allais justement m’assoupir, quand il se réveillasoudainement et jura, avec un terrible juron, qu’il ne consentiraitpas à dormir, pour tous les Arthur Pym de la chrétienté, quandsoufflait une si belle brise du sud-ouest. Jamais de ma vie je nefus si étonné, ne sachant pas ce qu’il voulait dire, et pensant queles vins et les liqueurs qu’il avait absorbés l’avaient misabsolument hors de lui. Il se mit néanmoins à causer trèstranquillement, disant qu’il savait bien que je le croyais ivre,mais qu’au contraire il n’avait jamais de sa vie été plus calme. Ilétait seulement fatigué, ajouta-t-il, de rester au lit comme unchien par une nuit aussi belle, et il était résolu à se lever, às’habiller, et à faire une partie en canot. Je ne saurais dire cequi s’empara de moi ; mais à peine ces mots étaient-ils sortisde sa bouche, que je sentis le frisson de l’excitation, la plusgrande ardeur au plaisir, et je trouvai que sa folle idée était unedes plus délicieuses et des plus raisonnables choses du monde. Labrise qui soufflait était presque une tempête, et le temps étaittrès froid ; nous étions déjà assez avant en octobre. Jesautai du lit, toutefois, dans une espèce de démence, et je lui disque j’étais aussi brave que lui, aussi fatigué que lui de rester aulit comme un chien, et aussi prêt à faire toutes les parties deplaisir du monde que tous les Auguste Barnard de Nantucket.

Nous mîmes nos habits en toute hâte, et nousnous précipitâmes vers le canot. Il était amarré au vieux quairuiné près du chantier de construction de Pankey et Compagnie,battant affreusement de son bordage les solives raboteuses. Augusteentra dedans et se mit à le vider, car il était à moitié pleind’eau. Cela fait, nous hissâmes le foc et la grande voile, nousportâmes plein, et nous nous élançâmes avec audace vers lelarge.

Le vent, comme je l’ai dit, soufflait frais dusud-ouest. La nuit était claire et froide. Auguste avait pris labarre, et je m’étais installé près du mât sur le pont de la cabine.Nous filions tout droit avec une grande vitesse, et nous n’avionsni l’un ni l’autre soufflé un mot depuis que nous avions détaché lecanot du quai. Je demandai alors à mon camarade quelle route ilprétendait tenir, et à quel moment il croyait que nous reviendrionsà terre. Il siffla pendant quelques minutes, et puis dit d’un tonhargneux :

– Moi, je vais en mer ; quant àvous, vous pouvez bien aller à la maison si vous le jugezà propos !

Tournant mes yeux vers lui, je m’aperçus toutde suite que, malgré son insouciance affectée, il était en proie àune forte agitation. Je pouvais le voir distinctement à la clartéde la lune : son visage était plus pâle que du marbre, et samain tremblait si fort qu’à peine pouvait-elle retenir la barre. Jevis qu’il était arrivé quelque chose de grave, et je devinssérieusement inquiet. À cette époque, je n’étais pas très fort surla manœuvre, et je me trouvais complètement à la merci de lascience nautique de mon ami. Le vent venait aussi de fraîchir toutà coup, car nous étions vigoureusement poussés loin de lacôte ; cependant j’étais honteux de laisser voir la moindrecrainte, et pendant près d’une heure je gardai résolument lesilence. Toutefois, je ne pus pas supporter cette situation pluslongtemps, et je parlai à Auguste de la nécessité de revenir àterre. Comme précédemment, il resta près d’une minute sans merépondre et sans faire attention à mon conseil.

– Tout à l’heure, dit-il enfin, … nous avonsle temps… chez nous… tout à l’heure.

Je m’attendais bien à une réponse de ce genre,mais il y avait dans l’accent de ses paroles quelque chose qui meremplit d’une sensation de crainte inexprimable. Je le considéraide nouveau attentivement. Ses lèvres étaient absolument livides, etses genoux tremblaient si fort l’un contre l’autre qu’il semblaitne pouvoir qu’à peine se tenir debout.

– Pour l’amour de Dieu ! Auguste,criai-je, complètement effrayé cette fois, qu’avez-vous ? qu’ya-t-il ? que décidez-­vous ?

– Qu’y a-t-il ! balbutia Auguste avectoute l’apparence d’un grand étonnement, lâchant en même temps labarre du gouvernail et se laissant tomber en avant dans le fond ducanot, qu’y a-t-il ! mais rien… rien du tout… à la maison…nous y allons, que diable !… ne le voyez-vous pas ?

Alors toute la vérité m’apparut. Je m’élançaivers lui et le relevai. Il était ivre, bestialement ivre ; ilne pouvait plus ni se tenir, ni parler, ni voir. Ses yeux étaientabsolument vitreux. Dans l’excès de mon désespoir, je le lâchai, etil roula comme une bûche dans l’eau du fond du canot d’où jel’avais tiré. Il était évident que, pendant la soirée, il avait bubeaucoup plus que je n’avais soupçonné, et que sa conduite au litétait le résultat d’une de ces ivresses profondément concentrées,qui, comme la folie, donnent souvent à la victime la facultéd’imiter l’allure des gens en parfaite possession de leurs sens.L’atmosphère froide de la nuit avait produit bientôt son effetaccoutumé ; l’énergie spirituelle avait cédé à son influence,et la perception confuse que sans aucun doute il avait eue alors denotre périlleuse situation n’avait servi qu’à hâter la catastrophe.Maintenant il était absolument inerte, et il n’y avait aucuneprobabilité pour qu’il fût autrement avant quelques heures.

Il n’est guère possible de se figurer toutel’étendue de mon effroi. Les fumées du vin s’étaient évaporées, etme laissaient doublement timide et irrésolu. Je savais que j’étaisabsolument incapable de manœuvrer le bateau et qu’une brisefurieuse avec un fort reflux nous précipitait vers la mort. Unetempête s’amassait évidemment derrière nous ; nous n’avions niboussole ni provisions, et il était clair que, si nous tenionsnotre route actuelle, nous perdrions la terre de vue avant le pointdu jour. Ces pensées et une foule d’autres, également terribles,traversèrent mon esprit avec une éblouissante rapidité, et pendantquelques instants elles me paralysèrent au point de m’ôter lapossibilité de faire le moindre effort. Le canot fuyait en pleindevant le vent ; il piquait dans l’eau et filait avec uneterrible vitesse – sans un ris dans le foc ni dans la grande voile,et plongeant complètement son avant dans l’écume. C’était lemiracle des miracles qu’il ne masquât pas, Auguste ayant lâché labarre, comme je l’ai dit, et j’étais, quant à moi, trop agité pourpenser à m’en emparer. Mais, par bonheur, le canot se tint devantle vent, et peu à peu je recouvrai en partie ma présence d’esprit.Le vent augmentait toujours d’une manière furieuse, et quand, aprèsavoir plongé de l’avant, nous nous relevions, la lame retombait,écrasante sur notre arrière, et nous inondait d’eau. Et puisj’étais si absolument glacé dans tous mes membres que je n’avaispresque pas conscience de mes sensations. Enfin j’invoquai larésolution du désespoir, et, me précipitant sur la grande voile, jelarguai tout. Comme je pouvais m’y attendre, elle fila par-dessusl’avant, et submergée par l’eau, elle emporta net le mât par-dessusle bord. Ce fut ce dernier accident qui me sauva d’une destructionimminente. Avec le foc seulement, je pouvais maintenant fuir devantle vent, embarquant de temps à autre de gros paquets de mer parl’arrière, mais soulagé de la terreur d’une mort immédiate. Je mesaisis de la barre, et je respirai avec un peu plus de liberté,voyant qu’il nous restait encore une dernière chance de salut.Auguste gisait toujours anéanti dans le fond du canot ; et,comme il était en danger imminent d’être noyé (il y avait presqueun pied d’eau à l’endroit où il était tombé), je m’ingéniai à lesoulever un peu, et, pour le maintenir dans la position d’un hommeassis, je lui passai autour de la taille une corde que j’attachai àun anneau sur le pont de la cabine. Ayant ainsi arrangé touteschoses du mieux que je pouvais, glacé et agité comme je l’étais, jeme recommandai à Dieu, et je me résolus à supporter tout ce quim’arriverait avec toute la bravoure dont j’étais capable.

À peine m’étais-je affermi dans ma résolution,que soudainement un grand, long cri, un hurlement, commejaillissant des gosiers de mille démons, sembla courir à traversl’espace et passer par-dessus notre bateau. Jamais, tant que jevivrai, je n’oublierai l’intense agonie de terreur que j’éprouvaien ce moment. Mes cheveux se dressèrent roides sur ma tête, jesentis mon sang se congeler dans mes veines, mon cœur cessaentièrement de battre, et, sans même lever une fois les yeux pourvoir la cause de ma terreur, je tombai, la tête la première, commeun poids inerte, sur le corps de mon camarade.

Je me trouvai, quand je revins à moi, dans lachambre d’un grand navire baleinier, Le Pingouin, àdestination de Nantucket. Quelques individus se penchaient sur moi,et Auguste, plus pâle que la mort, s’ingéniait activement à mefrictionner les mains. Quand il me vit ouvrir les yeux, sesexclamations de gratitude et de joie excitèrent alternativement lerire et les larmes parmi les hommes au rude visage qui nousentouraient. Le mystère de notre conservation me fut bientôtexpliqué.

Nous avions été coulés par le baleinier, quigouvernait au plus près et louvoyait vers Nantucket avec toute latoile qu’il pouvait risquer par un pareil temps ;conséquemment, il courait sur nous presque à angle droit. Quelqueshommes étaient de vigie à l’avant ; mais il n’aperçurent notrebateau que quand il était impossible d’éviter la rencontre :leurs cris d’alarme étaient ce qui m’avait tellement terrifié. Levaste navire, me dit-on, avait passé sur nous avec autant defacilité que notre petit bateau aurait glissé sur une plume, etsans le moindre dérangement dans sa marche. Pas un cri ne s’élevadu pont du canot martyrisé ; il y eut seulement un légerbruit, comme d’un déchirement, qui se mêla au mugissement du ventet de l’eau, quand la barque fragile, déjà engloutie, fut rabotéepar la quille de son bourreau, mais ce fut tout. Pensant que notrebateau (démâté, on se le rappelle) n’était qu’une épave de rebut,le capitaine (capitaine E. T. V. Block, de New London) allaitcontinuer sa route sans s’inquiéter autrement de l’aventure. Parbonheur, deux des hommes qui étaient en vigie jurèrent positivementqu’ils avaient aperçu quelqu’un à la barre et dirent qu’il étaitencore possible de le sauver. Une discussion s’ensuivit ; maisBlock se mit en colère et dit au bout d’un instant que « cen’était pas son métier de veiller éternellement à toutes lescoquilles d’œuf ; que le navire ne virerait certainement pasde bord pour une pareille bêtise, et que s’il y avait un hommeenglouti, c’était bien sa faute ; qu’il ne s’en prît qu’àlui-même ; qu’il pouvait bien se noyer et s’en aller audiable ! » ou quelque autre discours dans le même sens.Henderson, le second, reprit la question, justement indigné, commetout l’équipage d’ailleurs, d’un discours qui trahissait une tellecruauté, une telle absence de cœur. Il parla fort nettement, sesentant soutenu par les matelots – dit au capitaine qu’il leconsidérait comme un sujet digne du gibet, et que, pour lui, ildésobéirait à ses ordres, quand même il devrait être pendu pourcela au moment où il toucherait terre. Il courut à l’arrière enbousculant Block (qui devint très pâle et ne répondit pas un mot),et, s’emparant de la barre, cria d’une voix ferme : labarre toute sous le vent ! Les hommes coururent à leurspostes, et le navire vira rondement. Tout cela avait pris à peuprès cinq minutes, et il paraissait à peine possible maintenant desauver l’individu qu’on croyait avoir vu à bord du canot.Cependant, comme le lecteur le sait, Auguste et moi nous avions étérepêchés, et notre salut semblait être le résultat d’un de cesmerveilleux bonheurs que les gens sages et pieux attribuent àl’intervention spéciale de la Providence.

Pendant que le navire était toujours en panne,le second fit amener le canot et sauta dedans, je crois, avec lesdeux hommes qui prétendaient m’avoir vu à la barre. Ils venaientjustement de quitter le bord de dessous le vent (la lune étaittoujours très claire), quand le navire donna un fort et long coupde roulis du côté du vent, et Henderson, au même instant, sedressant sur son banc, cria à ses hommes de nager à culer.Il ne disait pas autre chose, criant toujours avecimpatience : « Nagez à culer ! nagez àculer ! » Ils nageaient aussi vivement quepossible ; mais pendant ce temps le navire avait tourné etcommençait à aller de l’avant, bien que tous les bras à bords’employassent à diminuer la toile. Malgré le danger de latentative, le second se cramponna aux grands porte-haubans,aussitôt qu’ils furent à sa portée. Une nouvelle grosse embardéejeta alors le côté de tribord hors de l’eau presque jusqu’à laquille, et enfin la cause de son anxiété devint visible. Le corpsd’un homme apparaissait, attaché de la manière la plus singulièreau fond poli et brillant (Le Pingouin était doublé etchevillé en cuivre), et battait violemment contre le navire àchaque mouvement de la coque. Après quelques efforts inefficaces,renouvelés à chaque embardée du navire, au risque d’écraser lecanot, je fus enfin dégagé de ma périlleuse situation et hissé àbord, car ce corps, c’était moi. Il paraît que l’une des chevillesde la charpente, qui était ressortie et s’était frayé une voie àtravers le cuivre, m’avait arrêté pendant que je passais sous lenavire, et m’avait ainsi de la manière la plus singulière attachéau fond. La tête de la cheville avait percé le collet de ma vestede gros drap et la partie postérieure de mon cou et s’étaitenfoncée entre deux tendons, juste sous l’oreille droite. Onm’avait mis immédiatement au lit, bien que la vie parût tout à faitéteinte en moi. Il n’y avait pas de médecin à bord. Le capitainenéanmoins me traita avec toute sorte d’attentions, sans doute pourfaire amende aux yeux de son équipage de son atroce conduite dansla première partie de l’aventure.

Cependant Henderson s’était de nouveau éloignédu navire, bien que le vent alors tournât presque à l’ouragan. Aubout de quelques minutes, il tomba sur quelques débris de notrebateau, et peu après l’un de ses hommes lui affirma qu’ildistinguait de temps en temps un cri à travers le mugissement de latempête. Cela poussa les courageux matelots à persévérer dans leursrecherches plus d’une demi-heure, malgré les signaux répétés ducapitaine Block qui leur enjoignait de revenir, et bien que chaqueminute dans cette frêle embarcation fût pour eux un danger mortelet imminent. Il est vraiment difficile de concevoir comment leurpetit canot a pu échapper à la destruction seulement une minute. Ilétait d’ailleurs construit pour le service de la pêche à la baleineet muni, comme j’ai pu le vérifier depuis lors, de cavités à air, àl’instar de quelques canots de sauvetage sur la côte du pays deGalles.

Après qu’ils eurent vainement cherché pendanttout le temps que j’ai dit, ils se déterminèrent à retourner àbord. Ils avaient à peine pris cette résolution, qu’un faible cris’éleva d’un objet noir qui passait rapidement auprès d’eux. Ils semirent à la poursuite de la chose et l’attrapèrent. C’était le pontde l’Ariel et sa cabine. Auguste se débattait auprès,comme dans sa suprême agonie. En s’emparant de lui, on vit qu’ilétait attaché par une corde à la charpente flottante. Cette corde,on se le rappelle, c’était moi qui la lui avais passée autour de lataille et l’avais fixée à un anneau, pour le maintenir dans unebonne position ; et, en faisant ainsi, j’avais finalement, àce qu’il paraît, pourvu au moyen de lui sauver la vie.L’Ariel était légèrement construit, et toute sa charpente,en plongeant, s’était brisée ; le pont de la cabine, toutnaturellement, fut soulevé par la force de l’eau qui s’yprécipitait, se détacha complètement de la membrure et se mit àflotter, avec d’autres fragments sans doute, à la surface ;Auguste flottait avec, et avait ainsi échappé à une mortterrible.

Ce ne fut que plus d’une heure après avoir étédéposé à bord du Pingouin qu’il put donner signe de vie etcomprendre la nature de l’accident qui était survenu à notrebateau. À la longue, il se réveilla complètement et parlalonguement de ses sensations quand il était dans l’eau. À peineavait-il repris un peu conscience de lui-même qu’il s’était trouvéau-dessous du niveau de l’eau, tournant, tournant avec uneinconcevable rapidité, et se sentant une corde étroitement serréeet roulée deux ou trois fois autour du cou. Un instant après, ils’était senti remonter rapidement, quand, sa tête heurtantviolemment contre une matière dure, lui était retombé dans soninsensibilité. En revenant à lui de nouveau, il s’était senti plusmaître de sa raison ; cependant elle était encoresingulièrement confuse et obscurcie. Il comprit alors qu’il étaitarrivé quelque accident et qu’il était dans l’eau, bien que sabouche fût au-dessus de la surface et qu’il pût respirer avecquelque liberté. Peut-être en ce moment la cabine filait rapidementdevant le vent et l’entraînait ainsi, lui flottant et couché sur ledos. Aussi longtemps qu’il aurait pu garder cette position, il eûtété presque impossible qu’il fût noyé. Un coup de lame le jetaalors tout à fait en travers du pont ; il s’efforça de gardercette position nouvelle, criant par intervalles : « AuSecours ! » Juste avant d’être enfin découvert parM. Henderson, il avait été obligé de lâcher prise par suite deson épuisement, et, retombant dans la mer, il s’était cru perdu.Pendant tout le temps qu’avait duré cette lutte, il ne lui étaitpas revenu le plus léger souvenir de l’Ariel ni d’aucunechose ayant rapport à l’origine de la catastrophe. Un vaguesentiment de terreur et de désespoir avait pris possession detoutes ses facultés. Quand finalement il fut repêché, toute saraison l’avait abandonné ; et, comme je l’ai déjà dit, ce nefut guère qu’une heure après avoir été pris à bord duPingouin qu’il eut pleinement conscience de sa situation.En ce qui me concerne, je fus tiré d’un état très voisin de la mort(et seulement après trois heures et demie, pendant lesquelles tousles moyens furent employés) par de vigoureuses frictions deflanelle trempée dans l’huile chaude, procédé qui fut suggéré parAuguste. La blessure de mon cou, quoique d’une assez affreuseapparence, n’avait pas une grande gravité, et j’en guéris bienvite.

Le Pingouin entra au port à neufheures du matin, après avoir eu à lutter contre une des brises lesplus carabinées qui aient jamais soufflé au large de Nantucket.Auguste et moi, nous nous arrangeâmes pour paraître chezM. Barnard à l’heure du déjeuner, qui, heureusement, setrouvait un peu retardée à cause de la soirée précédente. Jesuppose que toutes les personnes présentes à table étaient tropfatiguées elles-mêmes pour remarquer notre physionomie harassée,car il n’eût pas fallu une bien grande attention pour s’enapercevoir. D’ailleurs les écoliers sont capables d’accomplir desmiracles en fait de tromperie, et je ne crois pas qu’il soit venu àl’esprit d’un seul de nos amis de Nantucket que la terriblehistoire que racontèrent en ville quelques marins : qu’ilsavaient coulé un navire en mer et noyé trente ou quarante pauvresdiables, pût avoir trait à l’Ariel, à mon camarade ou àmoi. Lui et moi, nous avons depuis lors causé plus d’une fois del’aventure, mais jamais sans un frisson. Dans une de nosconversations, Auguste me confessa franchement que de toute sa vieil n’avait jamais éprouvé une si atroce sensation d’effroi quequand, sur notre petit bateau, il avait tout d’un coup découverttoute l’étendue de son ivresse, et qu’il s’était senti écrasé parelle.

Chapitre 2La cachette.

En toute histoire de simple dommage ou danger,nous ne pouvons tirer de conclusions certaines, pour ou contre,même des données les plus simples. On supposera peut-être qu’unecatastrophe comme celle que je viens de raconter devait refroidirefficacement ma passion naissante pour la mer. Tout au contraire,je n’éprouvai jamais un si ardent désir de connaître les étrangesaventures qui accidentent la vie d’un navigateur qu’une semaineaprès notre miraculeuse délivrance. Ce court espace de temps suffitamplement pour effacer de ma mémoire les parties ténébreuses, etpour amener en pleine lumière toutes les touches de couleurdélicieusement excitantes, tout le côté pittoresque de notrepérilleux accident. Mes conversations avec Auguste devenaient dejour en jour plus fréquentes et d’un intérêt toujours croissant. Ilavait une manière de raconter ses histoires de mer (je soupçonnemaintenant que c’étaient, pour la moitié au moins, de puresimaginations) bien faite pour agir sur un tempérament enthousiastecomme le mien, sur une imagination quelque peu sombre, maistoujours ardente. Ce qui n’est pas moins étrange, c’est que c’étaitsurtout en me peignant les plus terribles moments de souffrance etde désespoir de la vie du marin, qu’il réussissait à enrôler toutesmes facultés et tous mes sentiments au service de cette romanesqueprofession. Pour le côté brillant de la peinture, je n’avais qu’unesympathie fort limitée. Toutes mes visions étaient de naufrage etde famine, de mort ou de captivité parmi des tribus barbares, d’uneexistence de douleurs et de larmes, traînée sur quelque rochergrisâtre et désolé, dans un océan inaccessible et inconnu. Detelles rêveries, de tels désirs, car cela montait jusqu’au désir,sont fort communs, on me l’a affirmé depuis, parmi la trèsnombreuse classe des hommes mélancoliques ; mais, à l’époquedont je parle, je les regardais comme des échappées prophétiquesd’une destinée à laquelle je me sentais, pour ainsi dire, voué.Auguste entrait parfaitement dans la situation de mon esprit.Véritablement il est probable que notre intimité avait eu pourrésultat un échange d’une partie de nos caractères.

Huit mois environ après le désastre del’Ariel, la maison Lloyd et Vredenburg (maison liéejusqu’à un certain point avec celle de MM. Enderby, deLiverpool, je crois) imagina de réparer et d’équiper le brick leGrampus pour une pêche à la baleine. C’était une vieillecarcasse à peine en état de tenir la mer, même après qu’on eût toutfait pour la réparer. Pourquoi fut-il choisi de préférence àd’autres bons navires appartenant aux mêmes propriétaires, je nesais trop – mais enfin cela fut ainsi. M. Barnard fut chargédu commandement, et Auguste devait partir avec lui. Pendant qu’onéquipait le brick, il me pressait souvent avec instance de profiterde l’excellente occasion qui s’offrait pour satisfaire mon désir devoyager. Il me trouvait certes fort disposé à l’écouter ; maisla chose n’était pas si facile à arranger. Mon père ne s’y opposaitpas directement, mais ma mère tombait dans des attaques de nerfssitôt qu’il était question du projet ; et, pire que tout, mongrand-père, de qui j’attendais beaucoup, jura qu’il ne melaisserait pas un shilling si j’osais désormais entamer ce sujetavec lui. Mais ces difficultés, loin d’abattre mon désir, furentcomme de l’huile sur le feu. Je résolus de partir à touthasard ; et, quand j’eus fait part de mon intention à Auguste,nous nous ingéniâmes à trouver un plan pour la mettre à exécution.Cependant, je me gardai bien de souffler désormais un mot du voyageà aucun de mes parents ; et, comme je m’occupaisostensiblement de mes études ordinaires, on supposa que j’avaisabandonné le projet. Souvent, depuis lors, j’ai examiné ma conduitedans cette occasion avec autant de surprise que de déplaisir. Cetteprofonde hypocrisie dont j’usai pour l’accomplissement de monprojet, hypocrisie dont, pendant un si long espace de temps, furentpénétrées toutes mes paroles et mes actions, je n’avais pu me larendre supportable à moi-même que grâce à l’ardente et étrangeespérance avec laquelle je contemplais la réalisation de mes rêvesde voyage si longuement caressés.

Pour l’accomplissement de mon stratagème,j’étais nécessairement obligé d’abandonner beaucoup de choses àAuguste, employé la plus grande partie de la journée à bord duGrampus et s’occupant de divers arrangements pour son pèredans la cabine et dans la cale ; mais le soir nous étions sûrsde nous retrouver, et nous causions de nos espérances. Après unmois environ passé de cette façon, sans avoir pu rencontrer un pland’une réussite vraisemblable, il me dit enfin qu’il avait pourvu àtout.

J’avais un parent qui vivait à New Bedford, unM. Ross, chez qui j’avais l’habitude de passer quelquefoisdeux ou trois semaines. Le brick devait mettre à la voile vers lemilieu de juin (juin 1827), et il fut convenu qu’un jour ou deuxavant qu’il prît la mer, mon père recevrait, comme d’habitude, unbillet de M. Ross, le priant de m’envoyer vers lui pour passerune quinzaine avec Robert et Emmet, ses fils. Auguste se chargea derédiger ce billet et de le faire parvenir. Ayant donc feint departir pour New Bedford, je devais rejoindre mon camarade, qui mepréparerait une cachette à bord du Grampus. Cettecachette, m’assura-t-il, serait installée d’une manière assezconfortable pour y pouvoir rester quelques jours, durant lesquelsje devais ne pas me montrer. Quand le brick aurait faitsuffisamment de route pour qu’il ne pût pas être question deretour, alors, dit-il, je serais formellement installé dans toutesles jouissances de la cabine ; et quant à son père, il riraitde bon cœur de ce joli tour. Nous rencontrerions bien assez denavires par lesquels je pourrais faire parvenir une lettre à mesparents pour leur expliquer l’aventure.

Enfin, la mi-juin arriva, et tout étaitsuffisamment mûri. Le billet fut écrit et envoyé, et un lundi aumatin je quittai la maison feignant de me rendre au paquebot de NewBedford. Cependant, j’allai tout droit à Auguste, qui m’attendaitau coin d’une rue. Il entrait dans notre plan primitif que je metiendrais caché jusqu’à la brune, et qu’alors je me glisserais àbord du brick ; mais, comme nous avions en notre faveur unbrouillard épais, il fut convenu que je ne perdrais pas de temps àme cacher. Auguste prit le chemin de l’embarcadère, et je le suivisà quelque distance, enveloppé dans un gros caban de matelot qu’ilavait apporté avec lui, pour rendre ma personne difficilementreconnaissable. Juste comme nous tournions au second coin, aprèsavoir passé le puits de M. Edmund, qui apparut, se tenantdroit devant moi et me regardant en plein visage ? mongrand-père lui-même, le vieux M. Peterson !

– Eh bien ! eh bien ! dit-il, aprèsune longue pause, Gordon ! Dieu me pardonne ! À qui cepaletot crasseux que vous avez sur le dos ?

– Monsieur ! répliquai-je, prenant, aussibien que je le pouvais, pour les besoins de la circonstance, un airde surprise offensée, et parlant sur le ton le plus rude qu’onpuisse imaginer, monsieur ! vous faites erreur, que jecrois ; mon nom, avant tout, n’a rien de commun avec Goddin,et je désire pour vous que vous y voyiez un peu plus clair et quevous ne traitiez pas mon caban neuf de paletot crasseux,drôle !

Je ne sais comment je me retins d’éclater derire en voyant la manière bizarre dont le vieux gentleman reçutcette belle rebuffade. Il sauta en arrière de deux ou trois pas,devint d’abord très pâle, et puis excessivement rouge, releva seslunettes, puis, les rabaissant, fondit sur moi à toute bride, enlevant son parapluie. Cependant, il s’arrêta tout court dans sacarrière, comme frappé soudainement d’un souvenir ; et alorsil se détourna et s’en alla clopinant tout le long de la rue,frémissant toujours de rage et marmottant entre sesdents :

– Ça ne va pas ! des lunettesneuves ! j’aurais juré que c’était Gordon ; maudit propreà rien de matelot du diable !

Après l’avoir échappé belle, nous continuâmesnotre route avec plus de prudence, et nous arrivâmes heureusement ànotre destination. Il n’y avait qu’un ou deux hommes à bord, et ilsétaient occupés à je ne sais quoi sur le gaillard d’avant. Lecapitaine Barnard, nous le savions, avait affaire chez Lloyd etVredenburg, et il y devait rester fort avant dans la soirée ;nous n’avions donc pas grand-chose à craindre de son côté. Augustemonta le premier à bord du navire, et je l’y suivis bien vite, sansavoir été remarqué par les hommes qui travaillaient. Nous entrâmestout de suite dans la chambre, et nous n’y trouvâmes personne. Elleétait installée de la manière la plus confortable, chose assezinsolite à bord d’un baleinier. Il y avait quatre excellentescabines d’officier avec des cadres larges et commodes. Je remarquaiaussi un vaste poêle et un tapis très beau et très épais quirecouvrait le plancher de la chambre et des cabines d’officier. Leplafond était bien à une hauteur de sept pieds, et tout était d’uneapparence plus vaste et plus agréable que je ne l’avais espéré.Auguste, toutefois, n’accorda que peu de temps à ma curiosité etinsista sur la nécessité de me cacher le plus promptement possible.Il me conduisit dans sa propre cabine, qui était à tribord et toutprès de la cloison étanche. En entrant, il tira la porte et laferma au verrou. Il me sembla que je n’avais jamais vu une plusjolie petite chambre que celle où je me trouvais alors. Elle étaitlongue de dix pieds environ, et n’avait qu’un seul cadre, qui,comme je l’ai déjà dit, était large et commode. Dans la partie dela cabine contiguë à la cloison étanche, il y avait un espace dequatre pieds carrés, contenant une table, une chaise et une rangéede rayons chargés de livres, principalement de livres de voyages etde navigation. Je vis dans cette chambre une foule d’autres petitescommodités, parmi lesquelles je ne dois pas oublier une espèce degarde-manger ou d’armoire aux rafraîchissements, dans laquelleAuguste me montra une collection choisie de friandises et deliqueurs.

Il pressa avec ses doigts sur un certainendroit du tapis, dans un coin de l’espace dont j’ai parlé, enfaisant voir qu’une portion du parquet, de seize pouces carrésenviron, avait été soigneusement détachée et rajustée. Sous lapression, cette partie s’éleva suffisamment d’un côté pour livreren dessous passage à son doigt. De cette manière il agranditl’ouverture de la trappe (à laquelle le tapis restait fixé par despointes), et je vis qu’elle conduisait dans la cale d’arrière. Ilalluma immédiatement une petite bougie à l’aide d’une allumettephosphorique, et, plaçant la lumière dans une lanterne sourde, ildescendit à travers l’ouverture, me priant de le suivre. Je fiscomme il disait, et alors il ramena la porte sur le trou au moyend’un clou planté sur la face inférieure ; le tapis reprenaitainsi sa position primitive sur le plancher de la cabine, et toutesles traces de l’ouverture se trouvaient dissimulées.

La bougie jetait un rayon si faible que cen’était qu’à grand-peine que je pouvais trouver ma route à traversl’amas confus d’objets dont j’étais entouré. Cependant, mes yeuxs’accoutumèrent par degrés à l’obscurité, et je m’avançai avecmoins d’embarras, me tenant accroché aux basques de l’habit de moncamarade. Il me conduisit enfin, après avoir rampé et tourné àtravers d’innombrables et étroits passages, à une caisse cerclée defer semblable à celle dont on se sert quelquefois pour emballer lafaïence de prix. Elle était haute d’environ quatre pieds et longuede six bons pieds, mais excessivement étroite. Deux vastesbarriques d’huile vides étaient posées au-dessus, et par-dessuscelles-ci une énorme quantité de paillassons empilés jusqu’auplafond. Tout autour et dans tous les sens, était arrimé, aussiserré que possible et jusqu’au plafond, un véritable chaos deprovisions de bord, avec un mélange hétérogène de cages, depaniers, de barils et de balles, au point que c’était pour moicomme un miracle que nous eussions pu nous frayer un chemin jusqu’àla caisse en question. J’appris ensuite qu’Auguste avait disposé àdessein tout l’arrimage dans la cale, dans le but de me préparerune excellente cachette, sans avoir eu d’autre aide dans ce travailqu’un seul homme qui ne partait pas avec le brick.

Mon camarade me montra alors que l’une desparois de la caisse pouvait s’enlever à volonté. Il la fit glisserde côté et me montra l’intérieur, dont je me divertis beaucoup. Unmatelas enlevé à l’un des cadres de la chambre recouvrait tout lefond, et elle contenait tous les genres de confort qui avaient puêtre accumulés dans un si petit espace, me laissant toutefois uneplace suffisante pour me tenir à ma guise, soit sur mon séant, soitcouché tout de mon long. Il y avait, entre autres choses, quelqueslivres, des plumes, de l’encre et du papier, trois couvertures, unegrosse cruche pleine d’eau, un petit baril de biscuits, trois ouquatre énormes saucissons de Bologne, un vaste jambon, une cuissefroide de mouton rôti, et une demi-douzaine de cordiaux et deliqueurs. Je pris tout de suite possession de mon petit appartementavec un sentiment de satisfaction plus vaste, j’en suis certain,que jamais monarque n’en éprouva en entrant dans un nouveau palais.Auguste m’indiqua alors le moyen de fixer le côté mobile de lacaisse ; puis, rapprochant la bougie tout contre le pont, ilme montra un bout de corde noire qui y était attaché. Cette corde,me dit-il, partait de ma cachette, serpentait à travers toutl’arrimage, et aboutissait à un clou fixé dans le pont, justeau-dessous de la trappe qui conduisait dans sa cabine. Au moyen decette corde, je pouvais facilement retrouver mon chemin sans qu’ilme servît de guide, au cas où quelque accident imprévu rendrait cevoyage nécessaire. Il prit alors congé de moi, me laissant lalanterne, avec une bonne provision de bougies et de phosphore, etme promettant de me rendre visite aussi souvent qu’il le pourraitfaire sans attirer l’attention. Nous étions alors au 17 juin.

Je restai dans ma cachette trois jours ettrois nuits (autant, du moins, que je pus le deviner) sans ensortir, excepté deux fois, pour étirer mes membres à mon aise en metenant debout entre deux cages, juste en face de l’ouverture.Durant tout ce temps, je n’eus aucune nouvelle d’Auguste ;mais cela ne me causa pas grande inquiétude, car je savais que lebrick allait prendre la mer d’un moment à l’autre, et, dans toutecette agitation, mon ami ne devait pas trouver facilementl’occasion de descendre me voir. Enfin j’entendis la trappes’ouvrir et se fermer, et il m’appela alors d’une voix sourde, medemandant si tout allait bien pour moi, et si j’avais besoin dequelque chose.

– De rien, répondis-je ; je suis aussibien que je puis être. Quand le brick met-il à la voile ?

– Il lèvera l’ancre dans moins d’unedemi-heure, me répondit-il ; j’étais venu pour vous le fairesavoir, et je craignais que vous ne fussiez inquiet de mon absence.Je n’aurai pas la chance de redescendre avant quelque temps,peut-être bien avant trois ou quatre bons jours. Tout va bienlà-haut. Après que je serai remonté et que j’aurai fermé la trappe,glissez-vous en suivant le filin jusqu’à l’endroit du clou. Vous ytrouverez ma montre ; elle peut vous être utile, car vousn’avez pas la lumière du jour pour apprécier le temps. Je parie quevous ne pourriez pas dire depuis combien de temps vous êtes enterréici : il n’y a que trois jours ; nous sommes aujourd’huile 20 du mois. Je porterais bien la montre jusqu’à votrecaisse ; mais je crains qu’on n’ait besoin de moi.

Et puis il remonta.

Une heure environ après son départ, je sentisdistinctement le brick se mettre en marche, et je me félicitai decommencer un voyage pour de bon. Tout plein de cette idée, jerésolus de me tenir en joie et d’attendre tranquillement la suitedes événements, jusqu’à ce qu’il me fût permis d’échanger monétroite caisse pour les commodités plus vastes, mais à peine plusrecherchées, de la cabine. Mon premier soin fut d’aller chercher lamontre. Je laissai la bougie allumée, et je m’avançai à tâtons dansles ténèbres, tout en suivant la corde à travers ses détours,tellement compliqués que je m’apercevais quelquefois que, malgrétout mon travail et tout le chemin parcouru, j’étais ramené à un oudeux pieds d’une position précédente. À la longue cependant,j’atteignis le clou, et, m’assurant l’objet d’un si long voyage, jem’en revins heureusement. J’examinai alors les livres dont Augustem’avait pourvu avec une si charmante sollicitude, et je choisisl’Expédition de Lewis et Clarke à l’embouchure de laColumbia. Je m’en amusai pendant quelque temps, et puis,sentant mes yeux s’assoupir, j’éteignis soigneusement la bougie, etje tombai bientôt dans un profond sommeil.

En m’éveillant, je me sentis l’espritsingulièrement brouillé, et il s’écoula quelque temps avant que jepusse me rappeler les diverses circonstances de ma situation. Peu àpeu, toutefois, je me souvins de tout. Je fis de la lumière et jeregardai la montre ; mais elle s’était arrêtée ; jen’avais donc aucun moyen d’apprécier combien de temps avait durémon sommeil. Mes membres étaient brisés par des crampes, et je fusobligé, pour les soulager, de me tenir debout entre les cages.Comme je me sentis alors pris d’une faim presque dévorante, jepensai au mouton froid dont j’avais mangé un morceau avant dem’endormir et que j’avais trouvé excellent. Mais quel fut monétonnement en découvrant qu’il était dans un état de complèteputréfaction ! Cette circonstance me causa une grandeinquiétude ; car, rapprochant ceci du désordre d’esprit quej’avais senti en m’éveillant, je commençai à croire que j’avais dûdormir pendant une période de temps tout à fait insolite.L’atmosphère épaisse de la cale y était peut-être bien pour quelquechose, et pouvait, à la longue, amener les plus déplorablesrésultats. Ma tête me faisait excessivement souffrir ; il mesemblait que je ne pouvais tirer ma respiration qu’avec difficulté,et enfin j’étais comme oppressé par une foule de sensationsmélancoliques. Cependant je n’osais pas me hasarder à ouvrir latrappe ou à tenter quelque autre moyen qui aurait pu causer dutrouble, et, ayant simplement remonté la montre, je fis monpossible pour me résigner.

Pendant le long espace de vingt-quatreinsupportables heures, personne ne vint à mon secours, et je nepouvais m’empêcher d’accuser Auguste de la plus grossièreindifférence. Ce qui m’alarmait principalement, c’était que l’eaude ma cruche était réduite à presque une demi-pinte, et que jesouffrais beaucoup de la soif, ayant copieusement mangé dusaucisson de Bologne après la perte de mon mouton. Je devinsexcessivement inquiet, et je ne pris plus aucun intérêt à meslivres. J’étais dominé aussi par un désir étonnant de sommeil, etje tremblais à l’idée de m’y abandonner, de peur qu’il n’existâtdans l’air renfermé de la cale quelque influence pernicieuse, commecelle du charbon en ignition. Cependant, le roulis du brick meprouvait que nous étions en plein océan, et un bruit sourd, unronflement, qui arrivait à mes oreilles comme d’une immensedistance, me convainquait que la brise qui soufflait n’était pasune brise ordinaire. Je ne pouvais imaginer aucune raison pourexpliquer l’absence d’Auguste. Nous étions certainement assezavancés dans la route pour me permettre de monter sur le pont. Ilpouvait lui être arrivé quelque accident ; mais je n’enconjecturai aucun qui m’expliquât comment il me laissait silongtemps prisonnier, sauf qu’il fût mort subitement ou qu’il fûttombé par-dessus bord ; et m’appesantir sur une pareille idée,quelques secondes seulement, était pour moi chose insupportable. Ilétait encore possible que nous eussions été battus par les ventsdebout, et que nous fussions encore à proximité de Nantucket. Maisje fus bientôt obligé de renoncer à cette idée ; car, si teleût été le cas, le brick aurait souvent viré de bord, et j’étaisparfaitement convaincu, d’après son inclinaison continuelle surbâbord, qu’il avait fait route tout le temps avec une brise faite àtribord. D’ailleurs, en accordant que nous fussions toujours dansle voisinage de l’île, Auguste n’aurait-il pas dû me rendre visiteet m’informer de la situation ?

Tout en réfléchissant ainsi sur les embarrasde ma situation déplorable et solitaire, je résolus d’attendreencore vingt-quatre autres heures, après lesquelles, si je nerecevais pas de secours, je me dirigerais vers la trappe et jem’efforcerais, soit d’obtenir une entrevue avec mon ami, soit dumoins de respirer un peu d’air frais à travers l’ouverture etd’emporter de sa cabine une nouvelle provision d’eau. Pendant queje m’occupais de cette idée, je tombai, malgré toute ma résistance,dans un profond sommeil ou plutôt dans une espèce de torpeur. Mesrêves étaient de la nature la plus terrible. Tous les genres decalamité et d’horreur s’abattirent sur moi. Entre autres misères,je me sentais étouffé jusqu’à la mort, sous d’énormes oreillers,par des démons de l’aspect le plus sinistre et le plus féroce.D’immenses serpents me tenaient dans leurs étreintes et meregardaient ardemment au visage avec des yeux affreusementbrillants. Et puis des déserts sans limite et du caractère le plusdésespéré, le plus chargé d’effroi, se projetaient devant moi. Degigantesques troncs d’arbres grisâtres, sans feuilles, sedressaient, comme une procession sans fin, aussi loin que mon œilpouvait atteindre. Leurs racines étaient noyées dans d’immensesmarécages dont les eaux s’étalaient au loin, affreusement noires,sinistres et terribles dans leur immobilité. Et les étranges arbressemblaient doués d’une vitalité humaine, et, agitant çà et là leursbras de squelettes, demandaient grâce aux eaux silencieuses etcriaient miséricorde avec l’accent vibrant, perçant, du désespoiret de l’agonie la plus aiguë. Et puis la scène changeait, et je metrouvais debout, nu et seul, dans les sables brûlants du Sahara. Àmes pieds gisait, blotti et ramassé, un lion féroce des tropiques.Soudainement ses yeux effarés s’ouvraient et tombaient sur moi.D’un bond convulsif il se dressait sur ses pieds et il découvraitl’horrible rangée de ses dents. Aussitôt, de son rouge gosierjaillissait un rugissement semblable au tonnerre du firmament, etje me jetais impétueusement à terre. Suffoqué par le paroxysme dela terreur, je me sentis enfin éveillé à moitié. Et mon rêven’était pas tout à fait un rêve. Maintenant, au moins, j’étais enpossession de mes sens. Les pattes de quelque énorme et véritablemonstre s’appuyaient lourdement sur ma poitrine, sa chaude haleinesoufflait dans mon oreille, et ses crocs blancs et sinistresbrillaient sur moi à travers l’obscurité.

Quand, pour sauver mille fois ma vie, jen’aurais eu qu’à remuer un membre ou qu’à prononcer une syllabe, jen’aurais pu ni bouger ni parler. La bête, quelle qu’elle fût,gardait toujours sa position, sans tenter aucune attaque immédiate,et, moi, je restais couché au-dessous d’elle dans un état completd’impuissance, que je croyais tout proche de la mort. Je sentaisque mes facultés physiques et spirituelles m’abandonnaientrapidement – en un mot, que je me mourais, et que je me mourais depure terreur. Ma cervelle flottait, la mortelle nausée du vertigem’envahissait, mes yeux me trahissaient, et les globes étincelantsdardés sur moi semblaient eux-mêmes s’obscurcir. Faisant un suprêmeet violent effort, je lançai enfin vers Dieu une faible prière, etje me résignai à mourir. Le son de ma voix sembla réveiller toutela furie latente de l’animal ; il se précipita tout de sonlong sur mon corps. Mais quelle fut ma stupéfaction quand, poussantun long et sourd gémissement, il commença à lécher mon visage etmes mains avec la plus grande pétulance et les plus extravagantesdémonstrations d’affection et de joie ! J’étais comme étourdi,perdu d’étonnement, mais je ne pouvais pas avoir oublié legeignement particulier de Tigre, mon terre-neuve, et je connaissaisbien la manière bizarre de ses caresses. C’était lui. Je sentiscomme un torrent de sang se ruer vers mes tempes, comme unesensation vertigineuse, écrasante, de délivrance et deressuscitation. Je me dressai précipitamment sur le matelas de monagonie, et, me jetant au cou de mon fidèle compagnon et ami, jesoulageai la longue oppression de mon cœur par un flot de larmesdes plus passionnées.

Comme dans une circonstance précédente, moncerveau, quand j’eus quitté mon matelas, se trouvait dans unesingulière confusion, dans un parfait désordre. Pendant assezlongtemps, il me sembla presque impossible de lier deuxidées ; mais, lentement et graduellement, la faculté de penserme revint, et je me rappelai enfin les différentes circonstances dema situation. Quant à la présence de Tigre, je m’efforçai en vainde me l’expliquer, et, après m’être perdu en mille conjecturesdiverses à son sujet, je me réjouis simplement, et sans plus derecherches, de ce qu’il était venu partager ma lugubre solitude etme réconforter de ses caresses. Bien des gens aiment leurschiens ; mais, moi, j’avais pour Tigre une affection beaucoupplus ardente que l’affection commune, et jamais sans doute aucunecréature ne la mérita mieux. Pendant sept ans il avait été moninséparable compagnon, et, dans une multitude de cas, il m’avaitdonné la preuve de toutes les nobles qualités qui nous font estimerl’animal. Je l’avais arraché, quand il était tout petit, desgriffes d’un méchant polisson de Nantucket qui le traînait à l’eauavec une corde au cou ; et le chien, devenu grand, m’avaitpayé sa dette, trois ans plus tard à peu près, en me sauvant dugourdin d’un voleur de rue.

Je pris alors la montre et m’aperçus, enl’appliquant à mon oreille, qu’elle s’était arrêtée denouveau ; mais je n’en fus nullement étonné, étant convaincu,d’après l’état particulier de mes sens, que j’avais dormi, commecela m’était déjà arrivé, pendant une très longue période de temps.Combien de temps ? c’est ce qu’il m’était impossible de dire.J’étais consumé par la fièvre, et ma soif était presqueintolérable. Je cherchai à tâtons à travers ma caisse le peu quidevait me rester de ma provision d’eau ; car je n’avais pas delumière, la bougie ayant brûlé jusqu’au ras du chandelier de lalanterne, et je ne pouvais pas mettre pour le moment la main sur lebriquet. Enfin, trouvant la cruche, je m’aperçus qu’elle étaitvide ; Tigre, sans nul doute, n’avait pas résisté au désir deboire, aussi bien que de dévorer tout le restant du mouton dontl’os se promenait, admirablement nettoyé, à l’entrée de ma caisse.Je pouvais faire bon marché de la viande gâtée, mais je sentais lecœur me manquer, rien qu’à l’idée de l’eau. J’étais excessivementfaible, si bien qu’au moindre mouvement, au plus léger effort, jetremblais de tout mon corps, comme dans un violent accès de fièvre.Pour ajouter à mes embarras, le brick tanguait et roulait avec unegrande violence, et les barriques d’huile placées au-dessus de macaisse menaçaient à chaque instant de dégringoler, et de boucherainsi l’unique issue de ma cachette. J’éprouvais aussi d’horriblessouffrances par suite du mal de mer. Toutes ces considérations medéterminèrent à me diriger à tout hasard vers la trappe et àchercher immédiatement du secours, avant que j’en fusse devenu toutà fait incapable. Cette résolution prise, je cherchai de nouveau àtâtons le phosphore et les bougies ; je découvris le briquetphosphorique, non sans quelque peine ; mais, ne trouvant pasles bougies aussi vite que je l’espérais (car je me rappelais à peuprès l’endroit où je les avais placées), j’abandonnai cetterecherche pour le moment, et, recommandant à Tigre de se tenirtranquille, je commençai décidément mon voyage vers la trappe.

Dans cette tentative, mon extrême faiblessedevint encore plus manifeste. Ce n’était qu’avec la plus grandedifficulté que je pouvais me traîner, et très souvent mes membresse dérobaient soudainement sous moi ; puis, tombant prosternésur le visage, je restais pendant quelques minutes dans un étatvoisin de l’insensibilité. Cependant, je luttais toujours etj’avançais lentement, tremblant à tout moment de m’évanouir dans lelabyrinthe étroit et compliqué de l’arrimage, auquel cas je n’avaisd’autre dénouement à attendre que la mort. À la longue, faisant unepoussée en avant avec toute l’énergie dont je pouvais disposer, jedonnai violemment du front contre l’angle aigu d’une caisse bordéede fer. L’accident ne me causa qu’un étourdissement de quelquesinstants ; mais je découvris avec un inexprimable chagrin quele roulis sec et violent du navire avait jeté la caisse juste entravers de mon chemin, de manière à barricader complètement lepassage. En y mettant toute ma force, je ne pus pas la dérangerseulement d’un pouce, car elle était très solidement calée entreles caisses environnantes et tous les équipements de bord. Il mefallait donc, faible comme je l’étais, ou lâcher le filinconducteur et chercher un autre passage, ou grimper par-dessusl’obstacle et reprendre ma route de l’autre côté. Le premier partiprésentait trop de difficultés et de dangers ; je n’y pouvaispenser sans un frisson. Épuisé de corps et d’esprit, je devaisinfailliblement me perdre, si je tentais une pareille imprudence,et périr misérablement dans ce lugubre et dégoûtant labyrinthe dela cale. Je commençai donc, sans hésitation, à rassembler tout cequi me restait de force et de courage pour tâcher, si faire sepouvait, de grimper par-dessus la caisse.

Comme je me relevais dans ce but, je m’aperçusque l’entreprise dépassait mes prévisions et impliquait une besogneencore plus sérieuse que je ne l’avais imaginé. De chaque côté del’étroit passage, se dressait un véritable mur fait d’une foule dematériaux des plus lourds ; la moindre bévue de ma partpouvait les faire dégringoler sur ma tête ; ou, si j’échappaisà ce malheur, le retour pouvait m’être absolument fermé par lamasse écroulée, et je me trouvais ainsi en face d’un nouvelobstacle. Quant à la caisse, elle était très haute et très massive,et le pied n’y pouvait trouver aucune prise. Enfin j’essayai, partous les moyens possibles, d’attraper le haut, espérant pouvoir mesoulever ainsi à la force des bras. Si j’avais réussi àl’atteindre, il est certain que ma force eût été tout à faitinsuffisante pour me soulever, et, somme toute, il valait mieux queje n’y eusse pas réussi. À la longue, comme je faisais un effortdésespéré pour déranger la caisse de sa place, je sentis comme unevibration sensible du côté qui me faisait face. Je glissai vivementma main sur les interstices des planches, et je m’aperçus que l’uned’elles, une très large, branlait. Avec mon couteau, que j’avaissur moi par bonheur, je réussis, mais non sans peine, à la détacherentièrement ; et, passant à travers l’ouverture, je découvris,à ma grande joie, qu’il n’y avait pas de planches du côté opposé,en d’autres termes, que le couvercle manquait, et que c’était àtravers le fond que je m’étais frayé une voie. Dès lors, je suivisma ligne sans trop de difficultés, jusqu’à ce qu’enfinj’atteignisse le clou. Je me redressai avec un battement de cœur,et je poussai doucement la porte de la trappe. Elle ne s’éleva pasavec autant de promptitude que je l’avais espéré, et je la poussaiavec un peu plus de décision craignant toujours que quelque autrepersonne qu’Auguste ne se trouvât en ce moment dans sa cabine.Cependant, la porte, à mon grand étonnement, resta ferme et jedevins passablement inquiet, car je savais que primitivement ellecédait sans effort et à la moindre pression. Je la poussaivigoureusement, elle ne bougea pas ; de toute ma force, ellene voulut pas céder ; avec rage, avec furie, avec désespoir,elle défia tous mes efforts ; et il était évident, à en jugerpar l’inflexibilité de la résistance, que le trou avait étédécouvert et solidement condamné, ou bien que quelque énorme poidsavait été placé dessus, qu’il ne fallait pas songer à soulever.

Ce que j’éprouvai fut une sensation extrêmed’horreur et d’effroi. J’essayai en vain de raisonner sur la causeprobable qui me murait ainsi dans ma tombe. Je ne pouvais attraperaucune chaîne logique de réflexions ; je me laissai tomber surle plancher, et je m’abandonnai sans résistance aux imaginationsles plus noires, parmi lesquelles se dressaient principalement,écrasants et terribles, la mort par la soif, la mort par la faim,l’asphyxie et l’enterrement prématuré. À la longue cependant, unepartie de ma présence d’esprit me revint. Je me relevai, et jecherchai avec mes doigts les joints et les fissures de la trappe.Les ayant trouvés, je les examinai scrupuleusement, pour vérifiers’ils laissaient filtrer quelque lumière de la cabine ; maisil n’y avait aucune lueur appréciable. J’introduisis alors la lameà tailler les plumes à travers les fentes jusqu’à ce que j’eusserencontré un obstacle dur. En raclant, je découvris que c’était unemasse énorme de fer, et, à la sensation particulière d’ondulationsque me rendit ma lame en frôlant tout le long, je conclus que cedevait être une chaîne. Le seul parti qui me restât à suivremaintenant était de reprendre ma route vers ma caisse, et là de merésigner à mon triste destin, ou de m’appliquer à pacifier monesprit pour le rendre capable de combiner quelque plan de salut.J’entrepris immédiatement la chose, et je réussis, aprèsd’innombrables difficultés, à effectuer mon retour. Comme je melaissais tomber, entièrement épuisé, sur mon matelas, Tigres’étendit tout de son long à mon côté, comme désirant par sescaresses, me consoler de toutes les peines et m’exhorter à lessupporter avec courage.

À la longue, la singularité de sa conduitearrêta fortement mon attention. Après avoir léché mon visage et mesmains pendant quelques minutes, il s’arrêtait tout à coup etpoussait un sourd gémissement. Quand j’étendais ma main vers lui,je le trouvais invariablement couché sur le dos, avec ses pattes enl’air. Cette conduite, si fréquemment répétée, me paraissaitétrange, et je ne pouvais en aucune façon m’en rendre compte. Commele pauvre chien semblait désolé, je conclus qu’il avait reçuquelque coup ; et, prenant ses pattes dans mes mains, je lestâtai une à une mais je n’y trouvai aucun symptôme de mal. Jesupposai alors qu’il avait faim, et je lui donnai un gros morceaude jambon qu’il dévora avidement, et puis il recommença sonextraordinaire manœuvre. J’imaginai alors qu’il souffrait, commemoi, les tortures de la soif, et j’allais adopter cette conclusioncomme la seule vraie, quand l’idée me vint que je n’avaisjusqu’alors examiné que ses pattes, et qu’il pouvait bien avoir uneblessure en quelque endroit du corps ou de la tête. Je tâtaisoigneusement la tête, mais je n’y trouvai rien. Mais en passant mamain le long du dos, je sentis comme une légère érection du poilqui le traversait dans toute sa largeur. En sondant le poil avecmon doigt, je découvris une ficelle que je suivis et qui passaittout autour du corps. Grâce à un examen plus soigneux, jerencontrai une petite bande qui me causa la sensation du papier àlettre ; la ficelle traversait cette bande et avait étéassujettie de façon à la fixer juste sous l’épaule gauche del’animal.

Chapitre 3Tigre enragé.

L’idée me vint tout de suite que ce papierétait un billet d’Auguste, et que, quelque accident inconcevablel’ayant empêché de venir me tirer de ma prison, il avait avisé cemoyen pour me mettre au courant du véritable état des choses. Toutpalpitant d’impatience, je me mis de nouveau à la recherche de mesallumettes phosphoriques et de mes bougies. J’avais comme unsouvenir confus de les avoir soigneusement serrées quelque part,juste avant de m’assoupir, et je crois bien qu’avant ma dernièreexpédition vers la trappe j’étais parfaitement capable de merappeler l’endroit précis où je les avais déposées. Mais,maintenant, c’était en vain que je m’efforçais de me le rappeler,et je perdis bien une bonne heure dans une recherche inutile etirritante de ces maudits objets ; jamais, certainement, je neme trouvai dans un état plus douloureux d’anxiété et d’incertitude.Enfin, comme je tâtais partout, ma tête appuyée presque contre lelest, près de l’ouverture de ma caisse et un peu en dehors,j’entrevis comme une faible lueur dans la direction du poste. Trèsétonné, je m’efforçai de me diriger vers cette lueur, qui mesemblait n’être qu’à quelques pieds de moi. À peine avais-jecommencé à me remuer dans ce but, que je l’avais entièrement perduede vue ; et, pour l’apercevoir de nouveau, je fus obligé detâtonner le long de ma caisse jusqu’à ce que j’eusse exactementretrouvé ma position première. Alors, tâtonnant prudemment avec matête, deçà et delà, je découvris qu’en m’avançant lentement, avecla plus grande précaution, dans un sens opposé à celui que j’avaisadopté d’abord, je pourrais arriver auprès de la lumière sans laperdre de vue. Enfin donc j’y parvins, non sans avoir suivi uneroute péniblement brisée par une foule de détours, et je découvrisque cette lumière provenait de quelques fragments de mes allumetteséparpillées dans un baril vide et couché sur le côté. Je m’étonnaisfort de les retrouver en pareil lieu, quand ma main tomba sur deuxou trois morceaux de cire qui avaient été évidemment mâchonnés parle chien. J’en conclus tout de suite qu’il avait dévoré toute maprovision de bougies, et je désespérai de pouvoir jamais lire lebillet d’Auguste. Les bribes de cire étaient si bien amalgaméesavec d’autres débris dans le baril, que je renonçai à en tirer lemoindre secours, et je les laissai où elles étaient. Quant auphosphore, dont il restait encore une ou deux miettes lumineuses,je le récoltai du mieux que je pus, et je retournai avec beaucoupde peine jusqu’à ma caisse, où Tigre était resté pendant tout cetemps.

Je ne savais, en vérité, que faire maintenant.La cale était si profondément sombre, que je ne pouvais pas voir mamain, même en l’approchant tout près de mon visage. Quant à labande blanche de papier, je pouvais à peine la distinguer, etencore ce n’était pas en la regardant directement, mais en tournantvers elle la partie extérieure de la rétine, c’est-à-dire enl’observant un peu de travers, que je parvenais à la rendrelégèrement sensible à mon œil. On peut ainsi se figurer combienétait noire la nuit de ma prison, et le billet de mon ami, sitoutefois c’était un billet de lui, semblait ne devoir servir qu’àaugmenter mon trouble, en tourmentant sans utilité mon pauvreesprit déjà si agité et si affaibli. En vain je roulais dans moncerveau une foule d’expédients absurdes pour me procurer de lalumière, des expédients analogues à ceux qu’imaginerait, pour unbut semblable, un homme enveloppé du sommeil troublant del’opium ; chacun apparaissant tour à tour au songeur comme laplus raisonnable et la plus absurde des inventions, selon que leslueurs de la raison ou celles de l’imagination dominent dans sonesprit vacillant. À la fin, une idée se présenta à moi, qui meparut rationnelle, et je ne m’étonnai que d’une chose, c’était dene pas l’avoir trouvée tout de suite. Je plaçai la bande de papiersur le dos d’un livre, et, ramassant les débris d’allumetteschimiques que j’avais rapportés du baril, je les mis tous ensemblesur le papier ; puis avec la paume de ma main, je frottai letout vivement, mais solidement. Une lumière claire se répanditimmédiatement à la surface, et s’il y avait eu quelque chosed’écrit dessus, je suis sûr que je n’aurais pas eu la moindredifficulté à le lire. Il n’y avait pas une syllabe, rien qu’unetriste et désolante blancheur ; la clarté s’éteignit enquelques secondes, et je sentis mon cœur s’évanouir avec elle.

J’ai déjà dit que, pendant une périodeprécédente, mon esprit s’était trouvé dans un état voisin del’imbécillité. Il y eut, il est vrai, quelques intervalles deparfaite lucidité et même, de temps à autre, d’énergie ; maisils avaient été peu nombreux. On doit se rappeler que je respirais,depuis plusieurs jours certainement, l’atmosphère presquepestilentielle d’un étroit cachot dans un navire baleinier, et,pendant une bonne partie de ce temps, je n’avais joui que d’unequantité d’eau très insuffisante. Pendant les dernières quatorze ouquinze heures, j’en avais été totalement privé, aussi bien que desommeil. Des provisions salées de la nature la plus irritanteavaient été ma principale et même, depuis la perte de mon mouton,mon unique nourriture, à l’exception du biscuit de mer ; etencore ce dernier m’était devenu d’un usage tout à fait impossible,beaucoup trop sec et trop dur pour que ma gorge pût l’avaler,enflée et desséchée comme elle l’était. J’avais alors une fièvretrès intense, et j’étais à tous égards excessivement mal. Celaexpliquera comment de longues misérables heures d’abattement aientpu s’écouler depuis l’aventure du phosphore, avant que l’idée mevînt que je n’avais encore examiné qu’un des côtés du papier. Jen’essayerai pas de décrire toutes mes sensations de rage (car jecrois que la colère dominait toutes les autres), quand leremarquable oubli que j’avais commis éclata soudainement dans monesprit. Cette bévue n’aurait pas été très grave en elle-même, si mafolie et ma pétulance ne l’eussent pas rendue telle ; dans mondésappointement de ne pas trouver quelques mots sur la bande depapier, je l’avais puérilement déchirée, et j’en avais jeté lesmorceaux ; où ? il m’était impossible de le savoir.

Je fus, pour la partie la plus ardue duproblème, tiré d’affaire par la sagacité de Tigre. Ayant trouvé,après une longue recherche, un petit morceau de billet, je le missous le nez du chien, m’efforçant de lui faire comprendre qu’ilfallait m’apporter le reste. À mon grand étonnement (car je ne luiavais enseigné aucun des tours habituels qui font la renommée deses pareils), il sembla entrer tout de suite dans ma pensée, et,farfouillant pendant quelques moments, il en trouva bien vite unautre morceau assez important. Il me l’apporta, fit une petitepause, et frottant son nez contre ma main, parut attendre quej’approuvasse ce qu’il avait fait. Je lui donnai une petite tapesur la tête, et il repartit immédiatement pour sa besogne. Quelquesminutes s’écoulèrent avant qu’il ne revînt, mais enfin il rapportaune grande bande qui complétait tout le papier perdu ; – je nel’avais lacéré, à ce qu’il paraît, qu’en trois morceaux. Trèsheureusement, je n’eus pas grand-peine à retrouver le peu quirestait de phosphore, guidé par la lueur indistincte qu’émettaienttoujours un ou deux petits fragments. Mes mésaventures m’avaientappris la nécessité de la prudence et je pris alors le temps deréfléchir sur ce que j’allais faire. Très probablement, pensai-je,quelques mots avaient été écrits sur le côté du papier que jen’avais pas examiné ; mais quel était ce côté ?l’assemblage des morceaux ne me donnait aucun renseignement à cetégard et me garantissait simplement que je trouverais tous les mots(si toutefois il y avait quelque chose) du même côté, et se suivantlogiquement comme ils avaient été écrits. Vérifier le point enquestion et d’une manière indubitable était une chose de la plusabsolue nécessité ; car les débris de phosphore eussent ététout à fait insuffisants pour une troisième épreuve, si j’échouaispar malheur dans celle que j’allais tenter. Je plaçai, commej’avais déjà fait, le papier sur un livre, et je m’assis pendantquelques minutes, mûrissant soigneusement la question dans monesprit. À la fin, je pensai qu’il n’était pas tout à faitimpossible que le côté écrit fût marqué de quelque inégalité à sasurface, inégalité qu’une vérification délicate par le toucherpouvait me révéler. Je résolus de faire l’expérience, et je passaisoigneusement mon doigt sur le côté qui se présentait lepremier ; je ne sentis absolument rien, et je retournai lepapier, le rajustant sur le livre. Je promenai de nouveau mon indextout le long et avec une grande précaution, quand je découvris unelueur excessivement faible, mais cependant sensible, quiaccompagnait mon doigt.

Ceci ne pouvait évidemment provenir que dequelques petites molécules du phosphore dont j’avais frotté lepapier dans ma première tentative. L’autre côté, le verso, étaitdonc celui où était l’écriture, si toutefois je devais enfintrouver quelque chose d’écrit. Je retournai donc encore le billetet je me mis à l’œuvre, comme j’avais fait précédemment.

Je frottai le phosphore ; une lumière enrésulta de nouveau, mais cette fois, quelques lignes d’une grosseécriture, et qui semblaient tracées avec de l’encre rouge,devinrent très distinctement visibles. La clarté, quoiquesuffisamment brillante, ne fut que momentanée. Cependant, si jen’avais pas été trop fortement agité, j’aurais eu amplement letemps de déchiffrer les trois phrases entières placées sous mesyeux ; car je vis qu’il y en avait trois. Mais, dans monimpatience de tout lire d’un seul coup, je ne réussis qu’à attraperles sept mots de la fin qui étaient : …sang, restez caché,votre vie en dépend.

Quand même j’aurais pu vérifier le contenuentier du billet, le sens complet de l’avertissement que mon amiavait ainsi essayé de me donner, cet avertissement, m’eût-il révélél’histoire d’un désastre affreux, ineffable, n’aurait pas, j’ensuis fermement convaincu, pénétré mon esprit d’un dixième de lamaîtrisante et indéfinissable horreur que m’inspira ce lambeaud’avis reçu de cette façon. Et ce mot, sang, ce motsuprême, ce roi des mots, toujours si riche de mystère, desouffrance et de terreur, comme il m’apparut alors trois fois plusgros de signifiance ! Comme cette syllabe vague, détachée dela série des mots précédents qui la qualifiaient et la rendaientdistincte, tombait, pesante et glacée, parmi les profondes ténèbresde ma prison, dans les régions les plus intimes de monâme !

Auguste avait indubitablement de bonnesraisons pour désirer que je restasse caché, et je formai milleconjectures sur ce qu’elles pouvaient être ; mais je ne pusrien trouver qui me donnât une solution satisfaisante du mystère.Quand j’étais revenu de mon dernier voyage à la trappe, et avantque mon attention eût été attirée par la singulière conduite deTigre, j’avais pris la résolution de me faire entendre à touthasard par les hommes du bord, ou, si je n’y pouvais pas réussir,d’essayer de me frayer une voie à travers le faux pont. La presquecertitude que j’avais d’être capable d’accomplir, à la dernièreextrémité, l’une de ces deux entreprises, m’avait donné le courage(que je n’aurais pas eu autrement) d’endurer les douleurs de masituation. Et voilà que les quelques mots que je venais de lire mecoupaient ces deux ressources finales ! Alors, pour lapremière fois, je sentis toute la misère de ma destinée. Dans unparoxysme de désespoir, je me rejetai sur le matelas, où je restaiétendu, durant tout un jour et une nuit environ, dans une espèce destupeur que traversaient par instants quelques lueurs de raison etde mémoire.

À la longue, je me levai une fois encore, etje m’occupai à réfléchir sur les horreurs qui m’environnaient. Ilm’était bien difficile de vivre encore vingt-quatre heures sanseau ; au-delà, c’était chose impossible. Durant la premièrepériode de ma réclusion, j’avais librement usé des liqueurs dontAuguste m’avait pourvu, mais elles n’avaient servi qu’à exciter mafièvre, sans apaiser ma soif le moins du monde. Il ne me restaitplus maintenant que le quart d’une pinte, et c’était une espèce deforte liqueur de noyau qui me faisait lever le cœur. Les saucissonsétaient entièrement consommés ; du jambon il ne restait qu’unpetit morceau de la peau ; et, sauf quelques débris d’un seulbiscuit, tout le reste avait été dévoré par Tigre. Pour ajouter àmes angoisses, je sentais que mon mal de tête augmentait à chaqueinstant, toujours accompagné de cette espèce de délire qui m’avaitplus ou moins tourmenté depuis mon premier assoupissement. Depuisplusieurs heures déjà, je ne pouvais plus respirer qu’avec la plusgrande difficulté, et maintenant, chaque effort de respirationétait suivi d’un mouvement spasmodique de la poitrine des plusalarmants. Mais j’avais encore une autre raison d’inquiétude, d’ungenre tout à fait différent, et c’étaient les fatigantes terreursqui en résultaient qui m’avaient surtout arraché à ma torpeur etm’avaient contraint à me relever sur mon matelas. Cette inquiétudeme venait de la conduite du chien.

J’avais déjà observé une altération dans samanière d’être pendant que je frottais le phosphore sur le papierlors de ma dernière expérience. Juste comme je frottais, il avaitfourré son nez contre ma main avec un léger grognement ; maisj’étais, en ce moment, trop fortement agité pour faire grandeattention à cette circonstance. Peu de temps après, on se lerappelle, je m’étais jeté sur le matelas, et j’étais tombé dans uneespèce de léthargie. Je m’aperçus alors d’un singulier sifflementtout contre mon oreille, et je découvris que ce bruit provenait deTigre, qui haletait et soufflait, comme s’il était en proie à laplus grande excitation, les globes de ses yeux étincelantfurieusement à travers l’obscurité. Je lui adressai la parole, etil me répondit par un sourd grognement ; et puis il se tinttranquille. Je retombai alors dans ma torpeur, et j’en fus denouveau tiré de la même manière. Cela se répéta trois ou quatrefois ; enfin sa conduite m’inspira une telle frayeur, que jeme sentis tout à fait éveillé. Il était alors couché tout contrel’ouverture de la caisse, grognant terriblement, quoique dans uneespèce de ton bas et sourd, et grinçant des dents comme s’il étaittourmenté par de fortes convulsions.

Je ne doutais pas que la privation d’eau etl’atmosphère renfermée de la cale ne l’eussent rendu enragé, et jene savais absolument quel parti prendre. Je ne pouvais passupporter la pensée de le tuer, et cependant cela me semblaitabsolument nécessaire pour mon propre salut. Je distinguaisparfaitement ses yeux fixés sur moi avec une expression d’animositémortelle, et je croyais à chaque instant qu’il allait m’attaquer. Àla fin, je sentis que je ne pouvais pas endurer plus longtempscette terrible situation, et je résolus de sortir de ma caisse àtout hasard et d’en finir avec lui, si une opposition de sa partrendait cette extrémité nécessaire. Il me fallait, pour fuir,passer directement sur son corps, et l’on eût dit qu’il pressentaitdéjà mon dessein ; il se dressa sur ses pattes de devant, ceque je devinai au changement de position de ses yeux, et déploya larangée blanche de ses crocs que je pouvais distinguer sans peine.Je pris les restes de la peau de jambon et la bouteille quicontenait la liqueur, et je les assurai bien contre moi, ainsiqu’un grand couteau de table qu’Auguste m’avait laissé ; puis,m’enveloppant de mon paletot, serré autant que possible, je fis unmouvement vers l’ouverture de la caisse. À peine avais-je bougé,que le chien, avec un fort hurlement, s’élança à ma gorge. L’énormepoids de son corps me frappa à l’épaule droite, et je tombaiviolemment à gauche, pendant que l’animal enragé passait toutentier par-dessus moi. J’étais tombé sur mes genoux, ma têteensevelie dans les couvertures, ce qui me protégeait contre lesdangers d’une seconde attaque également furieuse ; car jesentais les dents aiguës qui serraient vigoureusement la laine dontmon cou se trouvait enveloppé, et qui par grand bonheur setrouvaient impuissantes à en pénétrer tous les plis. J’étais alorsplacé sous l’animal, et en peu d’instants je devais me trouvercomplètement en son pouvoir. Le désespoir me donna de lavigueur ; je me relevai violemment, repoussant le chien loinde moi par la simple énergie de mon mouvement, et tirant avec moiles couvertures de dessus le matelas. Je les jetai alors sur lui,et, avant qu’il eût pu s’en débarrasser, j’avais franchi la porteet l’avais heureusement fermée en cas de poursuite. Mais dans cettebataille, j’avais été forcé de lâcher le morceau de peau de jambon,et je me trouvai dès lors réduit à mon quart de pinte de liqueurpour toutes provisions. Quand cette réflexion traversa mon esprit,je me sentis emporté par un de ces accès de perversité[2] semblables au mouvement d’un enfant gâtédans un cas analogue, et, portant le flacon à mes lèvres, je levidai jusqu’à la dernière goutte, et puis je le brisai avec fureurà mes pieds.

À peine l’écho du verre fracassé s’était-ilévanoui, que j’entendis mon nom prononcé d’une voix inquiète, maisétouffée, dans la direction du logement de l’équipage. Un incidentde cette nature était pour moi chose inattendue, et l’émotion qu’ilme causa était si intense, que ce fut en vain que je m’efforçai derépondre. J’avais complètement perdu la faculté de parler, et,torturé par la crainte que mon ami n’en conclût que j’étais mort etne s’en retournât sans essayer de me trouver, je me tenais deboutentre les cages, près de la porte de la caisse, tremblantconvulsivement, la bouche béante, et luttant pour retrouver laparole. Quand même un millier de mondes auraient dépendu d’unesyllabe, je n’aurais pas pu la proférer. J’entendis alors comme unléger mouvement à travers l’arrimage, quelque part en avant de laposition que j’occupais. Et puis le son devint moins distinct, etpuis encore moins, – enfin il allait toujours s’affaiblissant.Oublierai-je jamais mes sensations d’alors ? Il s’en allait,lui, mon ami, mon compagnon, de qui j’avais le droit de tantattendre ! il s’en allait, il voulait m’abandonner, il étaitparti ! Il voulait donc me laisser périr misérablement,expirer dans la plus horrible et la plus dégoûtante desprisons ; et un mot, une seule petite syllabe pouvait mesauver ! et cette syllabe unique, je ne pouvais pas laproférer ! J’éprouvai, j’en suis sûr, plus de dix mille foisles tortures de la mort. La tête me tourna, et je tombai, prisd’une faiblesse mortelle, contre l’extrémité de la caisse.

Comme je tombais, le couteau de table sortitde la ceinture de mon pantalon et coula sur le plancher avec lebruit sec du fer. Non, jamais musique délicieuse n’émut sidoucement mon oreille ! Avec la plus ardente inquiétudej’écoutai, pour constater l’effet du bruit sur Auguste ; carje savais que la personne qui prononçait mon nom ne pouvait êtreque lui. Tout resta silencieux pendant quelques instants. À lalongue, j’entendis de nouveau le mot Arthur ! répétéà plusieurs reprises, d’un ton bas, et une fois plein d’hésitation.L’espérance renaissante délivra tout d’un coup ma parole enchaînée,et je criai de ma voix la plus forte :

– Auguste ! oh ! Auguste !

– Chut ! pour l’amour de Dieu !taisez-vous ! répliqua-t-il d’une voix palpitanted’agitation ; je vais être à vous tout de suite, aussitôt queje me serai frayé un chemin à travers la cale.

Pendant longtemps, je l’entendis remuer parmil’arrimage, et chaque instant me semblait un siècle. Enfin jesentis sa main sur mon épaule, et il porta en même temps unebouteille d’eau à mes lèvres. Ceux-là seulement qui ont étésoudainement arrachés des mâchoires de la mort, ou qui ont connules insupportables tortures de la soif dans des circonstances aussicompliquées que celles qui m’assiégeaient dans ma lugubre prison,peuvent se faire une idée des ineffables délices que me causa cebon coup, aspiré longuement, tout d’une haleine, cette boissonexquise, cette volupté, la plus parfaite de toutes !

Quand j’eus apaisé à peu près ma soif, Augustetira de sa poche trois ou quatre pommes de terre bouillies etfroides, que je dévorai avec la plus grande avidité. Il avaitapporté de la lumière dans une lanterne sourde, et les délicieuxrayons ne me causaient pas moins de jouissance que la nourriture etle liquide. Mais j’étais impatient d’apprendre la cause de sonabsence prolongée, et il commença à me raconter ce qui était arrivéà bord durant mon incarcération.

Chapitre 4Révolte et massacre.

Le brick avait pris la mer, ainsi que j’avaisdeviné, une heure environ après qu’Auguste m’eut laissé sa montre.C’était alors le 20 juin. On se rappelle que j’étais déjà dans lacale depuis trois jours ; et, pendant tout ce temps, il yavait eu à bord un si constant remue-ménage, tant d’allées etvenues, particulièrement dans la chambre et les cabines d’officier,qu’il ne pouvait guère venir me voir sans courir le risque delivrer le secret de la trappe. Lorsque enfin il descendit, je luiaffirmai que j’étais aussi bien que possible ; pendant lesdeux jours qui suivirent, il n’éprouva donc pas une bien grandeinquiétude à mon endroit ; cependant il guettait toujoursl’occasion de descendre. Ce ne fut que le quatrième jourqu’il la trouva enfin. Plusieurs fois durant cet intervalle, ilavait pris la résolution d’avouer l’aventure à son père et de mefaire décidément monter ; mais nous étions toujours àproximité de Nantucket, et il était à craindre, à en juger parquelques mots qui avaient échappé au capitaine Barnard, qu’il nerevînt immédiatement sur son chemin, s’il découvrait que j’étais àbord. D’ailleurs, en pesant bien les choses, Auguste, à ce qu’il medit, ne pouvait pas imaginer que je souffrisse de quelque besoinurgent, ou que j’hésitasse, en pareil cas, à donner de mesnouvelles par la trappe. Donc, tout bien considéré, il conclut à melaisser attendre jusqu’à ce qu’il pût trouver l’occasion de mevenir voir sans être observé. Ceci, comme je l’ai dit, n’eut lieuque le quatrième jour après qu’il m’eut apporté la montre, et leseptième depuis mon installation dans la cale. Il descendit doncsans apporter avec lui d’eau ni de provisions, n’ayant d’abord envue que d’attirer mon attention et de me faire venir de la caissejusqu’à la trappe, puis alors de remonter dans sa chambre, et, delà, de me faire passer ce dont j’avais besoin. Quand il descenditdans ce but, il s’aperçut que je dormais ; car il paraît queje ronflais très haut. D’après toutes les conjectures que j’ai pufaire sur ce sujet, ce devait être ce malheureux assoupissementdans lequel je tombai juste après être revenu de la trappe avec lamontre, sommeil qui a dû, conséquemment, durer plus de troisnuits et trois jours entiers pour le moins. Tout récemment,j’avais appris à connaître, par ma propre expérience et par letémoignage des autres, les puissants effets soporifiques de l’odeurde la vieille huile de poisson quand elle est étroitementrenfermée ; et quand je pense à l’état de la cale danslaquelle j’étais emprisonné et au long espace de temps durantlequel le brick avait servi comme baleinier, je suis bien plusporté à m’étonner d’avoir pu me réveiller, une fois tombé dans cedangereux sommeil, que d’avoir dormi sans interruption pendant toutle temps en question.

Auguste m’appela d’abord à voix basse et sansfermer la trappe, mais je ne fis aucune réponse. Il ferma alors latrappe, et me parla sur un ton plus élevé, et enfin sur un diapasontrès haut, mais je continuais toujours à ronfler. Il lui fallaitquelque temps pour traverser tout le pêle-mêle de la cale etarriver jusqu’à ma guérite, et, pendant ce temps-là, son absencepouvait être remarquée par le capitaine Barnard, qui avait besoinde ses services à chaque minute pour mettre en ordre et transcriredes papiers relatifs au but du voyage. Il résolut donc, touteréflexion faite, de remonter et d’attendre une autre occasion pourme rendre visite. Il fut d’autant plus incliné à prendre ce parti,que mon sommeil semblait être du caractère le plus paisible, et ilne pouvait pas supposer que j’eusse éprouvé la moindre incommoditéde mon emprisonnement. Il venait justement de faire toutes cesréflexions, quand son attention fut attirée par un tumulte tout àfait insolite qui semblait partir de la cabine. Il s’élança par latrappe aussi vivement que possible, la ferma, et ouvrit la porte desa chambre. À peine avait-il mis le pied sur le seuil, qu’un coupde pistolet lui partait au visage, et qu’il était terrassé au mêmeinstant par un coup d’anspect.

Une main vigoureuse le maintenait couché surle plancher de la chambre et le serrait étroitement à lagorge ; cependant il pouvait voir ce qui se passait autour delui. Son père, lié par les mains et les pieds, était étendu le longdes marches du capot d’échelle, la tête en bas, avec une profondeblessure dans le front, d’où le sang coulait incessamment comme unruisseau. Il ne disait pas un mot et avait l’air expirant. Sur luise penchait le second, le regardant au visage avec une expressionde moquerie diabolique, et lui fouillant tranquillement les poches,d’où il tirait en ce moment même un gros portefeuille et unchronomètre. Sept hommes de l’équipage (dont était le coq, unnègre) fouillaient dans les cabines de bâbord pour y prendre desarmes, et ils furent bien vite tous munis de fusils et de poudre.Sans compter Auguste et le capitaine Barnard, il y avait en toutneuf hommes dans la chambre, les plus insignes coquins de toutl’équipage. Les bandits montèrent alors sur le pont, emmenant monami avec eux, après lui avoir lié les mains derrière le dos. Ilsallèrent droit au gaillard d’avant, qui était fermé, deux desmutins se tenant à côté avec des haches, deux autres auprès dugrand panneau. Le second cria à haute voix :

– Entendez-vous, vous autres, en bas ?allons, haut sur le pont ! un à un, entendez-vous bien !et qu’on ne bougonne pas !

Il s’écoula quelques minutes avant qu’un seulosât se montrer ; à la fin, un Anglais, qui s’était embarquécomme novice, grimpa en pleurant pitoyablement, et suppliant lesecond, de la manière la plus humble, de vouloir bien épargner savie. La seule réponse à sa prière fut un bon coup de hache sur lefront. Le pauvre garçon roula sur le pont sans pousser ungémissement, et le coq noir l’enleva dans ses bras, comme il auraitfait d’un enfant, et le lança tranquillement à la mer. Après avoirentendu le coup et la chute du corps, les hommes d’en basrefusèrent absolument de se hasarder sur le pont ; promesseset menaces, tout fut inutile ; lorsque enfin quelqu’un proposade les enfumer là-dedans. Ce fut alors un élan général, et l’on putcroire un instant que le brick allait être reconquis. À la fin,cependant, les mutins parvinrent à refermer solidement le gaillardd’avant et six de leurs adversaires seulement purent se jeter surle pont. Ces six, se trouvant en forces si inégales et complètementprivés d’armes, se soumirent après une lutte très courte. Le secondleur donna de belles paroles, sans aucun doute pour amener ceuxd’en bas à se soumettre ; car ils pouvaient entendre sanspeine tout ce qui se disait sur le pont. Le résultat prouva sasagacité, aussi bien que sa scélératesse diabolique. Tous leshommes emprisonnés dans le gaillard d’avant manifestèrent alorsl’intention de se soumettre ; et, montant un à un, ils furentgarrottés et jetés sur le dos avec les six premiers, en toutvingt-sept hommes d’équipage qui n’avaient pas pris part à larévolte.

Une épouvantable boucherie s’ensuivit. Lesmatelots garrottés furent traînés vers le passavant. Là le coq setenait avec une hache, frappant chaque victime à la tête au momentoù les autres bandits la lui poussaient par-dessus le bord.Vingt-deux périrent de cette manière, et Auguste se considéraitlui-même comme perdu, se figurant à chaque instant que son tourallait venir. Mais il paraît que les misérables étaient ou tropfatigués ou peut-être un peu dégoûtés de leur sanglantebesogne ; car les quatre derniers prisonniers, avec mon amiqui avait été jeté sur le pont comme les autres, furent épargnéspour le présent, pendant que le second envoyait en bas chercher durhum, et toute la bande assassine commença une fête d’ivrognes quidura jusqu’au coucher du soleil. Ils se mirent alors à se disputerrelativement au sort des survivants, qui étaient couchés à quatrepas d’eux tout au plus, et qui ne pouvaient pas perdre un seul motde la discussion. Sur quelques-uns des mutins la liqueur semblaitavoir produit un effet adoucissant ; car quelques voixs’élevèrent pour relâcher complètement les prisonniers, à lacondition qu’ils se joindraient à la révolte et qu’ilsaccepteraient leur part des profits. Cependant le coq nègre (qui, àtous égards, était un parfait démon, et qui semblait exercer autantd’influence, si ce n’est plus, que le second lui-même) ne voulaitentendre aucune proposition de cette espèce et se levait à chaqueinstant pour aller reprendre son office de bourreau au passavant.Très heureusement il était tellement affaibli par l’ivresse, qu’ilput être aisément contenu par les moins sanguinaires de la bande,parmi lesquels était un maître cordier, connu sous le nom de DirkPeters. Cet homme était le fils d’une Indienne, de la tribu desUpsarokas, qui occupe les forteresses naturelles des MontagnesNoires, près de la source du Missouri. Son père était un marchandde pelleteries, je crois, ou au moins avait des relationsquelconques avec les stations de commerce des Indiens sur larivière Lewis. Quant à ce Peters, c’était un des hommes de l’aspectle plus féroce que j’aie jamais vus. Il était de petite taille etn’avait pas plus de quatre pieds huit pouces de haut, mais sesmembres étaient coulés dans un moule herculéen. Ses mains surtoutétaient si monstrueusement épaisses et larges, qu’elles avaient àpeine conservé une forme humaine. Ses bras, comme ses jambes,étaient arqués de la façon la plus singulière et ne semblaientdoués d’aucune flexibilité. Sa tête était également difforme, d’unegrosseur prodigieuse, avec une dentelure au sommet, comme chezbeaucoup de nègres, et entièrement chauve. Pour déguiser ce dernierdéfaut, il portait habituellement une perruque faite avec lapremière fourrure venue, quelquefois la peau d’un épagneul ou d’unours gris d’Amérique. À l’époque dont je parle, il portait unlambeau d’une de ces peaux d’ours, et cela ajoutait passablement àla férocité naturelle de sa physionomie, qui avait gardé le type del’Upsaroka. La bouche s’étendait presque d’une oreille àl’autre ; les lèvres étaient minces et semblaient, commed’autres parties de sa personne, tout à fait dépourvuesd’élasticité, de sorte que leur expression dominante n’était jamaisaltérée par l’influence d’une émotion quelconque. Cette expressionhabituelle se devinera, si l’on se figure des dents excessivementlongues et proéminentes, que les lèvres ne recouvraient jamais,même partiellement. En ne jetant sur l’homme qu’un coup d’œilnégligent, on aurait pu le croire convulsé par le rire ; maisun meilleur examen faisait reconnaître en frissonnant que, si cetteexpression était le symptôme de la gaieté, cette gaieté ne pouvaitêtre que celle d’un démon. Une foule d’anecdotes couraient sur cetêtre singulier parmi les marins de Nantucket. Toutes ces anecdotestendaient à prouver sa force prodigieuse quand il était en proie àune excitation quelconque, et quelques-unes faisaient soupçonnerque sa raison n’était pas parfaitement saine. Mais à bord duGrampusil était, à ce qu’il paraît, au moment de larévolte, considéré plutôt comme un objet de dérision qu’autrement.Si je me suis un peu étendu sur le compte de Dirk Peters, c’estparce que, malgré toute sa férocité apparente, il devint leprincipal instrument de salut d’Auguste, et que j’aurai defréquentes occasions de parler de lui dans le cours de monrécit ; récit qui, dans sa dernière partie, qu’il me soitpermis de le dire, contiendra des incidents si complètement endehors du registre de l’expérience humaine, et dépassantnaturellement les bornes de la crédulité des hommes, que je ne lecontinue qu’avec le désespoir de jamais obtenir créance pour toutce que j’ai à raconter, n’ayant pleine confiance que dans le tempset les progrès de la science pour vérifier quelques-unes de mesplus importantes et improbables assertions.

Après beaucoup d’indécision et deux ou troisquerelles violentes, il fut enfin décidé que tous les prisonniers(à l’exception d’Auguste, que Peters s’obstina, d’une manièrecomique, à vouloir garder comme son secrétaire) seraient abandonnésà la dérive dans une des plus petites baleinières. Le seconddescendit dans la chambre pour voir si le capitaine Barnard vivaitencore ; car on se rappelle que, quand les révoltés étaientmontés sur le pont, ils l’avaient laissé en bas.

Ils reparurent bientôt tous les deux, lecapitaine pâle comme la mort, mais un peu remis des effets de sablessure. Il parla aux hommes d’une voix à peine intelligible, lessupplia de ne pas l’abandonner à la dérive, mais de rentrer dans ledevoir, leur promettant de les débarquer n’importe où ilsvoudraient, et de ne faire aucune démarche pour les livrer à lajustice. Il aurait aussi bien fait de parlementer avec le vent.Deux des gredins l’empoignèrent par les bras et le jetèrentpar-dessus le bord dans l’embarcation, qui avait été amenée pendantque le second descendait dans la chambre. Les quatre hommes quiétaient couchés sur le pont furent alors débarrassés de leurs lienset reçurent l’ordre de descendre, ce qu’ils firent sans essayer lamoindre résistance, Auguste restant toujours dans sa douloureuseposition, bien qu’il s’agitât et implorât la pauvre consolation defaire à son père ses derniers adieux. Une poignée de biscuits etune cruche d’eau furent alors passées aux malheureux – mais pointde mât, point de voile, point d’avirons, point de boussole. Puisl’embarcation fut remorquée à l’arrière pour quelques minutes,pendant lesquelles les révoltés tinrent de nouveau conseil ;enfin ils lâchèrent le canot à la dérive. Pendant ce temps, la nuitétait venue, on ne voyait ni lune ni étoiles, et la mer devenaitcourte et mauvaise, bien qu’il n’y eût pas une forte brise. Lecanot se trouva tout de suite hors de vue, et il ne fallutconserver que bien peu d’espoir pour les infortunés qu’il portait.Cet événement, toutefois, se passait au 35°30’ de latitude nord et61°20’ de longitude ouest, conséquemment à une distance assezmédiocre des Bermudes. Auguste s’efforça donc de se consoler enpensant que le canot réussirait peut-être à atteindre la terre, ouqu’il s’en rapprocherait suffisamment pour rencontrer quelqu’un desbâtiments de la côte.

On mit alors toutes voiles dehors, et le brickcontinua sa route vers le sud-ouest, les mutins ayant en vuequelque expédition de piraterie ; il s’agissait, autantqu’Auguste avait pu comprendre, de surprendre et d’arrêter unnavire qui devait faire route des îles du Cap-Vert à Porto Rico. Onne fit aucune attention à Auguste, qui fut délié et put allerlibrement partout en avant de l’échelle de la cabine. Dirk Petersle traita avec une certaine bonté, et dans une circonstance il lesauva de la brutalité du coq. Sa position était toujours des plustristes et des plus difficiles, car les hommes étaientcontinuellement ivres, et il ne fallait pas faire grand fonds surleur bonne humeur présente et leur insouciance relativement à lui.Cependant, il me parla de son inquiétude à mon égard comme durésultat le plus douloureux de sa situation, et je n’avais vraimentaucune raison de douter de la sincérité de son amitié. Plus d’unefois il avait résolu de révéler aux mutins le secret de ma présenceà bord ; mais il avait été retenu en partie par le souvenirdes atrocités dont il avait été témoin, et en partie parl’espérance de pouvoir bientôt me porter secours. Pour y arriver,il était constamment aux aguets ; mais, en dépit de la plusopiniâtre vigilance, trois jours s’écoulèrent, depuis qu’on avaitabandonné le canot à la dérive, avant qu’une bonne chance seprésentât. Enfin, le soir du troisième jour, un fort grain arrivade l’est et tous les hommes furent occupés à serrer la toile. Grâceà la confusion qui s’ensuivit, il put descendre sans être vu etentrer dans sa chambre. Quels furent son chagrin et son effroi endécouvrant qu’on en avait fait un lieu de dépôt pour des provisionset une partie du matériel de bord, et que plusieurs brasses devieilles chaînes, qui étaient primitivement arrimées sous l’échellede la chambre, en avaient été retirées pour faire place à unecaisse, et se trouvaient maintenant juste sur la trappe ! Lesretirer sans être découvert était chose impossible ; il étaitdonc remonté sur le pont aussi vite qu’il avait pu. Comme ilarrivait, le second le saisit à la gorge, lui demanda ce qu’ilétait allé faire dans la cabine, et il était au moment de le jeterpar-dessus le mur de bâbord, quand Dirk Peters intervint, qui luisauva encore une fois la vie. On lui mit alors les menottes (il yen avait plusieurs paires à bord), et on lui attacha étroitementles pieds. Puis on le porta dans la chambre de l’équipage et on lejeta dans un des cadres inférieurs tout contre la cloison étanchedu gaillard d’avant, en lui affirmant qu’il ne remettrait les piedssur le pont que quand le brick ne serait plus un brick.Telle fut l’expression du coq, qui le jeta dans le cadre ;quel sens précis il attachait à cette phrase, il est impossible dele dire. Cependant l’aventure avait finalement tourné à monavantage et à mon soulagement, comme on le verra tout àl’heure.

Chapitre 5La lettre de sang.

Après que le coq eut quitté le gaillardd’avant, Auguste s’abandonna pendant quelques minutes au désespoir,ne croyant pas sortir jamais vivant de son cadre. Il prit alors leparti d’informer de ma situation le premier homme qui descendrait,pensant qu’il valait mieux me laisser courir la chance de me tirerd’affaire avec les révoltés que de mourir de soif dans lacale ; car il y avait dix jours maintenant que j’y étaisemprisonné, et ma cruche d’eau ne représentait pas une provisionbien abondante, même pour quatre jours. Comme il réfléchissait àcela, l’idée lui vint tout à coup qu’il pourrait peut-être biencommuniquer avec moi par la grande cale. Dans toute autrecirconstance, la difficulté et les hasards de l’entreprisel’auraient empêché de la tenter ; mais actuellement iln’avait, en somme, que peu d’espérance de vivre et conséquemmentpeu de chose à perdre ; il appliqua donc tout son esprit àcette nouvelle tentative.

Ses menottes étaient la première question àrésoudre. D’abord il ne découvrit aucun moyen de s’en débarrasseret craignit de se trouver ainsi arrêté dès le début, mais, à unexamen plus attentif, il découvrit qu’il pouvait simplement, encomprimant ses mains, les faire glisser à son gré hors des fers,sans trop d’effort ni d’inconvénient, cette espèce de menottesétant tout à fait insuffisante pour garrotter les membres d’un toutjeune homme, dont les os plus menus cèdent facilement à lapression. Il délia alors ses pieds, et, laissant la corde de tellefaçon qu’il pût la rajuster aisément, au cas où un hommedescendrait, il se mit à examiner la cloison dans l’endroit où elleconfinait au cadre. La séparation était formée d’une planche desapin tendre, et il vit qu’il n’aurait pas grand mal à se frayer unchemin au travers. Une voix se fit alors entendre en haut del’échelle du gaillard d’avant ; il n’eut que tout juste letemps de fourrer sa main droite dans sa menotte (la gauche n’étaitpas encore débarrassée de la sienne), et de serrer la corde en unnœud coulant autour de sa cheville ; c’était Dirk Peters quidescendait, suivi de Tigre qui sauta immédiatement dans le cadre ets’y coucha. Le chien avait été mené à bord par Auguste, quiconnaissait mon attachement pour l’animal, et qui avait pensé qu’ilme serait agréable de l’avoir auprès de moi tout le temps duvoyage. Il était venu le chercher à la maison de mon pèreimmédiatement après m’avoir conduit dans la cale, mais il n’avaitpas pensé à me faire part de cette circonstance en m’apportant lamontre.

Depuis la révolte, Auguste le voyait pour lapremière fois, faisant son apparition avec Dirk Peters, et ilcroyait l’animal perdu, supposant qu’il avait été jeté par-dessusbord par un des méchants drôles qui faisaient partie de la bande dusecond. Il se trouva qu’il s’était traîné dans un trou sous unebaleinière, d’où il ne pouvait plus se dégager, n’ayant passuffisamment de place pour se retourner. Enfin Peters le délivra,et, avec une espèce de bon sentiment que mon ami sut apprécier, ille lui amenait dans le gaillard d’avant pour lui tenir compagnie,lui laissant en même temps une petite réserve de viande salée etdes pommes de terre, avec un pot d’eau ; puis il remonta surle pont, promettant de descendre encore le lendemain, avec quelquechose à manger.

Quand il fut parti, Auguste délivra ses deuxmains de ses menottes et délia ses pieds ; puis il rabattit lehaut du matelas sur lequel il était couché, et, avec son canif (carles brigands avaient jugé superflu de le fouiller), il commença àentamer vigoureusement l’une des planches de la cloison, aussi prèsque possible du plancher qui faisait le fond du cadre. Ce futl’endroit qu’il choisit, parce que, s’il se trouvait soudainementinterrompu, il pouvait cacher la besogne commencée en laissantsimplement retomber le haut du matelas à sa place ordinaire. Mais,pendant tout le reste du jour, il ne fut pas dérangé, et, à lanuit, il avait complètement coupé la planche. Il faut remarquerqu’aucun des hommes de l’équipage ne se servait du gaillard d’avantcomme de lieu de repos, et que, depuis la révolte, ils vivaientcomplètement dans la chambre de l’arrière, buvant les vins,festoyant avec les provisions du capitaine Barnard, et ne donnant àla manœuvre du bâtiment que l’attention strictement nécessaire.

Ces circonstances tournèrent à l’avantaged’Auguste et au mien ; car autrement il lui eût été impossibled’arriver jusqu’à moi. Dans cette conjoncture, il poursuivit sonprojet avec confiance. Cependant, le point du jour arriva qu’iln’avait pas encore achevé la seconde partie de son travail,c’est-à-dire la fente à un pied environ au-dessus de lapremière ; car il s’agissait de faire une ouverture suffisantepour lui livrer un passage facile vers le faux pont. Une foisarrivé là, il parvint sans trop de peine à la grande écoutilleinférieure, bien que dans cette opération il lui fallût grimperpar-dessus des rangées de barriques d’huile empilées presquejusqu’au second pont, et lui laissant à peine un passage libre pourson corps. Quand il eut atteint l’écoutille, il s’aperçut que Tigrel’avait suivi en se faufilant entre deux rangées de barriques. Maisil était alors trop tard pour espérer d’arriver jusqu’à moi avantle jour, la principale difficulté consistant à passer à traverstout l’arrimage dans la seconde cale.

Il résolut donc de remonter et d’attendrejusqu’à la nuit. Dans ce but, il commença à leverl’écoutille ; c’était autant de temps économisé pour le momentoù il devait revenir. Mais à peine l’eut-il levé que Tigre bonditsur l’entrebâillement, flaira avec impatience pendant un instant,et puis poussa un long gémissement, tout en grattant avec sespattes, comme s’il voulait arracher la trappe. Il était évident,d’après sa conduite, qu’il avait conscience de ma présence dans lacale, et Auguste pensa que la bête pourrait bien venir jusqu’à moi,s’il la laissait descendre. Il s’avisa alors de l’expédient dubillet ; car il avait avant tout à désirer que je ne fisseaucune tentative pour sortir de ma cachette, au moins dans lescirconstances présentes, et, en somme, il n’avait aucune certitudede pouvoir me venir trouver le matin suivant, comme il en avaitl’intention. Les événements qui suivirent prouvèrent combien étaitheureuse l’idée qui lui vint alors ; car si je n’avais pasreçu le billet, je me serais indubitablement arrêté à quelque plandésespéré pour donner l’alarme à l’équipage, et la conséquence trèsprobable eût été l’immolation de nos deux existences.

Ayant donc résolu d’écrire, la difficultémaintenant était de se procurer les moyens de le faire. Un vieuxcure-dents fut bientôt transformé en plume ; encore fit-ill’opération au juger, par sentiment ; car l’entrepont étaitaussi noir que de la poix. Le feuillet extérieur d’une lettre luifournit suffisamment de papier ; c’était un double de lafausse lettre fabriquée pour M. Ross. C’en était la premièreébauche ; mais Auguste, ne trouvant pas l’écritureconvenablement imitée, en avait écrit une autre, et, par grandbonheur, avait fourré la première dans la poche de son habit, où ilvenait de la retrouver très à propos. Il ne manquait plus que del’encre, et il en trouva immédiatement l’équivalent dans une légèreincision qu’il se fit avec son canif au bout du doigt, justeau-dessus de l’ongle ; il en jaillit un jet de sang trèssuffisant, comme de toutes les blessures faites en cet endroit. Ilécrivit alors le billet aussi lisiblement qu’il le pouvait dans lesténèbres et dans une pareille circonstance. Cette note m’expliquaitbrièvement qu’une révolte avait eu lieu, que le capitaine Barnardavait été abandonné au large, que je pouvais compter sur un secoursimmédiat quant aux provisions, mais que je ne devais pas mehasarder à donner signe de vie. La missive concluait par cesmots : Je griffonne ceci avec du sang ; restezcaché ; votre vie en dépend.

La bande de papier une fois attachée au chien,celui-ci avait été lâché à travers l’écoutille, et Auguste étaitretourné comme il avait pu vers le gaillard d’avant, où il n’avaittrouvé aucun indice que quelqu’un de l’équipage fût venu pendantson absence. Pour cacher le trou dans la cloison, il planta soncouteau juste au-dessus et y suspendit une grosse vareuse qu’ilavait trouvée dans le cadre. Il remit alors ses menottes et rajustala corde autour de ses chevilles.

Ces dispositions étaient à peine terminées,que Dirk Peters descendit, très ivre, mais de très bonne humeur, etapportant à mon ami sa pitance pour la journée. Elle consistait enune douzaine de grosses pommes de terre d’Irlande grillées et unecruche d’eau. Il s’assit pendant quelque temps sur une malle, àcôté du cadre, et se mit à parler librement du second et à jasersur toutes les affaires du bord. Ses manières étaient extrêmementcapricieuses et même grotesques. À un certain moment, Auguste sesentit très alarmé par sa conduite bizarre. À la fin, toutefois, ilremonta sur le pont en marmottant quelque chose comme une promessed’apporter le lendemain un bon dîner à son prisonnier.

Pendant la journée, deux hommes de l’équipage,des harponneurs, descendirent accompagnés du coq, tous les trois àpeu près dans le dernier état d’ivresse. Comme Peters, ils ne sefirent aucun scrupule de parler de leurs projets, sans aucuneréticence. Il paraît qu’ils étaient tous très divisés d’avisrelativement au but final du voyage, et qu’ils ne s’accordaient enaucun point, excepté sur l’attaque projetée contre le navire quiarrivait des îles du Cap-Vert et qu’ils s’attendaient à rencontrerd’un moment à l’autre. Autant qu’il en put juger, la révolten’avait pas été amenée uniquement par l’amour du butin ; unepique particulière du second contre le capitaine Barnard en avaitété l’origine principale. Il paraissait qu’il y avait maintenant àbord deux partis bien tranchés, l’un présidé par le second, l’autremené par le coq. Le premier parti voulait s’emparer du premiernavire passable dont on ferait rencontre et l’équiper dansquelqu’une des Antilles pour faire une croisière de pirates. Ladeuxième faction, qui était la plus forte et comprenait Dirk Petersparmi ses partisans, inclinait à suivre la route primitivementassignée au brick vers l’océan Pacifique du Sud, et là, soit àpêcher la baleine, soit à agir autrement, suivant que lescirconstances le commanderaient.

Les représentations de Peters, qui avaitfréquemment visité ces parages, avaient apparemment une grandevaleur auprès de ces mutins, oscillant et hésitant entre plusieursidées mal conçues de profit et de plaisir. Il insistait sur tout unmode de nouveauté et d’amusement qu’on devait trouver dans lesinnombrables îles du Pacifique, sur la parfaite sécurité etl’absolue liberté dont on jouirait là-bas, mais plusparticulièrement encore sur les délices du climat, sur lesressources abondantes pour bien vivre et sur la voluptueuse beautédes femmes. Jusqu’alors, rien n’avait encore été absolumentdécidé ; mais les peintures du maître cordier métis mordaientfortement sur les imaginations ardentes des matelots, et toutes lesprobabilités étaient pour la mise à exécution de son plan.

Les trois hommes s’en allèrent au bout d’uneheure à peu près, et personne n’entra dans le gaillard d’avant detoute la journée. Auguste se tint coi jusqu’aux approches de lanuit. Alors il se débarrassa de ses fers et de sa corde, et seprépara à sa nouvelle tentative. Il trouva une bouteille dans l’undes cadres et la remplit avec l’eau de la cruche laissée parPeters, puis il fourra dans ses poches des pommes de terre froides.À sa grande joie, il fit aussi la découverte d’une lanterne, où setrouvait un petit bout de chandelle. Il pouvait l’allumer quand bonlui semblerait, ayant en sa possession une boîte d’allumettesphosphoriques.

Quand la nuit fut tout à fait venue, il seglissa par le trou de la cloison, ayant pris la précautiond’arranger les couvertures de manière à simuler un homme couché.Quand il eut passé, il suspendit de nouveau la vareuse à soncouteau pour cacher l’ouverture, manœuvre qu’il exécuta facilement,n’ayant rajusté le morceau de planche qu’après. Il se trouva alorsdans le faux pont et continua sa route, comme il avait déjà fait,entre le second pont et les barriques d’huile, jusqu’à la grandeécoutille. Une fois arrivé là, il alluma son bout de chandelle etdescendit à tâtons et avec la plus grande difficulté, à traversl’arrimage compact de la cale. Au bout de quelques instants, il futtrès alarmé de l’épaisseur de l’atmosphère et de son intolérablepuanteur. Il ne croyait pas possible que j’eusse survécu à un silong emprisonnement, contraint de respirer un air aussi étouffant.Il m’appela par mon nom à différentes reprises ; mais je nefis aucune réponse, et ses appréhensions lui semblèrent ainsiconfirmées. Le brick roulait furieusement, et il y avaitconséquemment un tel vacarme, qu’il était bien inutile de prêterl’oreille à un bruit aussi faible que celui de ma respiration ou demon ronflement. Il ouvrit la lanterne, et la tint aussi haut quepossible à chaque fois qu’il trouva la place suffisante, dans lebut de m’envoyer un peu de lumière et de me faire comprendre, sitoutefois je vivais encore, que le secours approchait. Cependantaucun bruit ne lui venait de moi, et la supposition de ma mortcommençait à prendre le caractère d’une certitude. Il résolutcependant de se frayer, s’il était possible, un passage jusqu’à macaisse, pour au moins vérifier d’une manière complète ses terriblescraintes. Il poussa quelque temps en avant dans un déplorable étatd’anxiété, lorsque enfin il trouva le chemin complètementbarricadé, et il n’y eut plus moyen pour lui de faire un pas dansla route où il s’était engagé. Vaincu alors par ses sensations, ilse jeta de désespoir sur un amas confus d’objets et se mit àpleurer comme un enfant. Ce fut dans cet instant qu’il entendit lefracas de la bouteille que j’avais jetée à mes pieds. Mille foisheureux, en vérité, fut cet incident, car c’est à cet incident, sitrivial qu’il paraisse, qu’était attaché le fil de ma destinée.Plusieurs années se sont écoulées, cependant, avant que j’aie euconnaissance du fait. Une honte naturelle et un remords de safaiblesse et de son indécision empêchèrent Auguste de m’avouer toutde suite ce qu’une intimité plus profonde et sans réserve luipermit plus tard de me révéler. En trouvant sa route à travers lacale empêchée par des obstacles dont il ne pouvait pas triompher,il avait pris le parti de renoncer à son entreprise et de remonterdécidément sur le gaillard d’avant. Avant de le condamnerentièrement sur ce chapitre, les circonstances accablantes quil’entouraient doivent être prises en considération. La nuitavançait rapidement, et son absence du gaillard d’avant pouvaitêtre découverte ; et cela devait nécessairement arriver s’ilmanquait à retourner à son cadre avant le point du jour. Sachandelle allait bientôt mourir dans l’emboîture, et il aurait eula plus grande peine dans les ténèbres à retrouver son chemin versl’écoutille. On accordera aussi qu’il avait toutes les raisonspossibles de me croire mort, auquel cas il n’y avait aucun profitpour moi à ce qu’il atteignît ma caisse, et il y avait pour lui unefoule de dangers à affronter très inutilement. Il m’avait appelé àplusieurs reprises, et je n’avais fait aucune réponse. J’étaisresté onze jours et onze nuits sans autre eau que celle contenuedans la cruche qu’il m’avait laissée, provision que trèsprobablement je n’avais pas dû beaucoup ménager au commencement dema réclusion, quand j’avais tout lieu d’espérer un promptélargissement. L’atmosphère de la cale devait lui paraître aussi, àlui sortant de l’air comparativement pur du gaillard d’avant, d’unenature absolument empoisonnée, et bien autrement intolérablequ’elle ne m’avait semblé à moi-même lorsque j’avais pris pour lapremière fois possession de ma caisse, les écoutilles étant restéesconstamment ouvertes depuis plusieurs mois. Ajoutez à cesconsidérations cette scène d’horreur, cette effusion de sang, dontmon camarade avait été tout récemment témoin ; sa réclusion,ses privations, cette mort toujours suspendue, qu’il avait souventvue de si près ; sa vie qu’il ne devait qu’à une espèce depacte aussi fragile qu’équivoque, circonstances toutes si bienfaites pour abattre toute énergie morale, et vous serez facilementamené, comme je le fus moi-même, à considérer son apparentedéfaillance dans l’amitié et la fidélité avec un sentiment plutôtde tristesse que d’indignation.

Le bris de la bouteille avait été entendu parAuguste, mais il n’était pas sûr que ce bruit provînt de la cale.Le doute cependant était un encouragement suffisant pourpersévérer. Il grimpa presque jusqu’au faux pont au moyen del’arrimage ; et alors, profitant d’un temps d’arrêt dans leroulis furieux du navire, il m’appela de toute la force de sa voix,sans se soucier pour l’instant du danger d’être entendu del’équipage. On se rappelle qu’en ce moment sa voix était arrivéejusqu’à moi, mais que j’étais dominé par une si violente agitationque je me sentis incapable de répondre. Persuadé alors que saterrible crainte n’était que trop fondée, il descendit dans le butde retourner au gaillard d’avant sans perdre de temps. Dans saprécipitation, il culbuta avec lui quelques petites caisses, dontle bruit, on se le rappelle, parvint à mon oreille. Il avait déjàfait passablement de chemin pour s’en retourner, quand la chute demon couteau le fit hésiter de nouveau. Il revint immédiatement surses pas, et, grimpant une seconde fois par-dessus l’arrimage, ilcria mon nom aussi haut qu’il avait déjà fait, en profitant d’uneaccalmie. Cette fois-ci, la voix m’était enfin revenue. Transportéde joie de voir que j’étais encore vivant, il résolut de bravertoutes les difficultés et tous les dangers pour m’atteindre. Sedégageant aussi vite que possible de l’affreux labyrinthe dont ilétait enveloppé, il tomba enfin sur une espèce de débouché quipromettait mieux, et finalement, après des efforts multipliés, ilétait arrivé à ma caisse dans un état de complet épuisement.

Chapitre 6Lueur d’espoir.

Tant que nous restâmes auprès de la caisse,Auguste ne me communiqua que les principales circonstances de cerécit. Ce ne fut que plus tard qu’il entra pleinement dans tous lesdétails. Il tremblait qu’on ne se fût aperçu de son absence, etj’éprouvais une ardente impatience de quitter mon infâme prison.Nous résolûmes de nous diriger tout de suite vers le trou de lacloison, près duquel je devais rester pour le présent, pendantqu’il irait en reconnaissance. Abandonner Tigre dans la caisseétait une pensée que nous ne pouvions supporter ni l’un ni l’autre.Cependant, pouvions-nous agir autrement ? Là était laquestion. Celui-ci semblait maintenant parfaitement calme, et, enappliquant notre oreille tout contre la caisse, nous ne pouvionsmême pas distinguer le bruit de sa respiration. J’étais convaincuqu’il était mort, et je me décidai à ouvrir la porte. Nous letrouvâmes couché tout de son long, comme plongé dans une profondetorpeur, mais vivant encore. Nous n’avions certainement pas detemps à perdre, et cependant je ne pouvais pas me résigner àabandonner, sans faire un effort pour le sauver, un animal quiavait été deux fois l’instrument de mon salut. Avec une fatigue etune peine inouïes nous le traînâmes donc avec nous ; Augusteétant contraint, la plupart du temps, de grimper par-dessus lesobstacles qui obstruaient notre voie avec l’énorme chien dans sesbras, trait de force et d’adresse dont mon affreux épuisementm’aurait rendu complètement incapable. Nous réussîmes enfin àatteindre le trou, à travers lequel Auguste passa le premier ;puis Tigre fut poussé dans le gaillard d’avant. Tout était pour lemieux, nous étions sains et saufs et nous ne manquâmes pasd’adresser à Dieu des grâces sincères pour nous avoir simerveilleusement tirés d’un imminent danger. Pour le présent il futdécidé que je resterais près de l’ouverture, à travers laquelle moncamarade pourrait aisément me faire passer une partie de saprovision journalière, et où j’aurais l’avantage de respirer uneatmosphère plus pure, je veux dire relativement pure.

Pour l’éclaircissement de quelques parties dece récit, où j’ai tant parlé de l’arrimage du brick, et qui peuventparaître obscures à quelques-uns de mes lecteurs qui ont peut-êtrevu un arrimage régulier et bien fait, je dois établir ici que lamanière dont cette très importante besogne avait été faite à borddu Grampus était un honteux exemple de négligence de lapart du capitaine Barnard, qui n’était pas un marin aussi soigneuxet aussi expérimenté que l’exigeait impérieusement la naturehasardeuse du service dont il était chargé. Un véritable arrimagedoit être fait avec la méthode la plus soignée, et les plusdésastreux accidents, à ma propre connaissance, sont souvent venusde l’incurie ou de l’ignorance dans cette partie du métier. Lesbâtiments côtiers, dans la confusion et le mouvement quiaccompagnent le chargement ou le déchargement d’une cargaison, sontles plus exposés à mal par manque d’attention dans l’arrimage. Legrand point est de ne pas laisser au lest ou à la cargaison lapossibilité de bouger, même dans les plus violents coups de roulis.À cette fin, on doit faire attention non seulement au chargement enlui-même, mais aussi à la nature du chargement, et si c’est unecargaison complète ou seulement partielle.

Pour la plupart des frets, l’arrimage seprépare au moyen d’un cric à main. Ainsi, s’il s’agit d’une chargede tabac ou de farine, le tout est pressuré si étroitement dans lacale du navire que les barils ou les pièces, quand on les décharge,se trouvent complètement aplatis et sont quelque temps sansreprendre leur forme première. On a recours à cette méthodeprincipalement pour obtenir plus de place dans la cale ; caravec une charge complète de marchandises telles que letabac et la farine, il ne peut pas y avoir de jeu ; il n’y aaucun danger que les pièces bougent, ou du moins il n’en peutrésulter aucun inconvénient grave. Il y a eu, à la vérité, des casoù ce procédé de pressurage au cric a amené les plus déplorablesconséquences, résultant d’une cause tout à fait distincte du dangerdes déplacements dans la cargaison. Il est connu, par exemple,qu’une charge de coton, serrée et pressurée dans certainesconditions, peut, par l’expansion de son volume, opérer desfissures dans un navire et occasionner des voies d’eau.Indubitablement, le même résultat aurait lieu dans le cas du tabaclorsqu’il subit sa fermentation ordinaire, sans les interstices quise forment naturellement sur la partie arrondie des pièces.

C’est quand on embarque une portion decargaison que le danger du mouvement est particulièrement àcraindre, et qu’il faut prendre toutes les précautions pour segarder d’un tel malheur. Ceux-là seulement qui ont essuyé unviolent coup de vent, ou, mieux encore, ceux qui ont subi le roulisd’un navire, quand un calme soudain succède à la tempête, peuventse faire une idée de la force effroyable des secousses. C’est alorsque la nécessité d’un arrimage soigné, dans une cargaisonpartielle, devient manifeste. Quand un navire est à la cape(surtout avec une petite voile d’avant), si son avant n’est pasparfaitement construit, il est fréquemment jeté sur le côté ;ceci peut arriver toutes les quinze ou vingt minutes, en moyenne,sans qu’il en résulte des conséquences bien sérieuses pourvuque l’arrimage soit convenablement fait. Mais, si on n’y a pasapporté un soin particulier, à la première de ces énormesembardées, toute la cargaison croule du côté du navire qui estappuyé sur l’eau, et, ne pouvant retrouver son équilibre, comme ilferait nécessairement sans cet accident, il est sûr de faire eau enquelques secondes et de sombrer. On peut, sans exagération,affirmer que la moitié des cas où les navires ont coulé bas par degros temps, peut être attribuée à un dérangement dans la cargaisonou dans le lest.

Quand on charge à bord une portion decargaison de n’importe quelle espèce, le tout, après avoir étéarrimé d’une manière aussi compacte que possible, doit êtrerecouvert d’une couche de planches mobiles, s’étendant dans toutela largeur du navire. Sur ces planches il faut dresser de fortsétançons provisoires, montant jusqu’à la charpente du pont, quiassujettissent ainsi chaque chose en sa place. Dans les chargementsde grains ou de toute autre denrée analogue, il est nécessaire deprendre encore d’autres précautions. Une cale, entièrement pleinede grains en quittant le port, ne se trouvera plus qu’aux troisquarts pleine en arrivant à destination, et cela, bien que le fret,mesuré boisseau par boisseau par le consignataire, dépasseconsidérablement (en raison du gonflement du grain) la quantitéconsignée. Cela résulte du tassement pendant le voyage, et cetassement est en raison du plus ou moins gros temps que le navirepeut avoir à subir. Si le grain a été chargé d’une manière lâche,si bien assujetti qu’il soit par les planches mobiles et lesétançons, il sera sujet à se déplacer si considérablement dans unelongue traversée qu’il en peut résulter les plus tristes malheurs.Pour les prévenir, il faudra, avant de quitter le port, employertous les moyens pour tasser la cargaison aussi bien quepossible ; il y a pour cela plusieurs procédés, parmi lesquelson peut citer l’usage d’enfoncer des coins dans le grain. Mêmeaprès que tout cela sera fait et qu’on aura pris des peinesinfinies pour assujettir les planches mobiles, tout marin qui saitson affaire ne se sentira pas du tout rassuré, s’il survient uncoup de vent un peu fort, ayant à son bord un chargement de grains,ou, pis encore, un chargement incomplet. Cependant nous avons descentaines de caboteurs, et il y en a encore plus des différentsports d’Europe, qui naviguent journellement avec des cargaisonspartielles, et même de la plus dangereuse nature, sans prendreaucune espèce de précautions. C’est miracle que les accidents nesoient pas plus fréquents. Un exemple déplorable de cetteinsouciance, parvenu à ma connaissance, est celui du capitaine JoëlRice, commandant la goélette le Fire-Fly, qui faisaitroute de Richmond (Virginie) à Madère, avec une cargaison decéréales, en l’année 1825. Le capitaine avait fait nombre devoyages sans accident sérieux, bien qu’il eût pour habitude de nedonner aucune attention à son arrimage, si ce n’est de l’assujettirselon la méthode ordinaire. Il n’avait jamais fait de traverséeavec un chargement de grains, et, en cette occasion, le blé avaitété chargé à bord d’une manière assez lâche et ne remplissait guèreplus de la moitié du bâtiment. Pendant la première partie de sonvoyage, il ne rencontra que de petites brises ; mais, arrivé àune distance d’une journée de route de Madère, il fut assailli parun fort coup de vent du nord-nord-est qui le força à mettre à lacape.

Il amena la goélette au vent sous une simplemisaine, avec deux ris, et le navire se comporta aussi bien qu’onpouvait le désirer, n’embarquant pas une goutte d’eau. Vers lanuit, la tempête se calma un peu, et la goélette commença à rouleravec moins de régularité, se comportant toujours bien, toutefois,quand tout à coup un violent coup de mer la jeta sur le côté detribord. On entendit alors tout le chargement de blé se déplacer enmasse ; l’énergie de la secousse fut telle, qu’elle fit sauterla grande écoutille. Le navire coula comme une balle de plomb. Celaarriva à portée de voix d’un petit sloop de Madère, qui repêcha undes hommes de l’équipage (le seul qui fut sauvé), et qui avaitl’air de jouer avec la tempête aussi aisément qu’aurait pu le faireune embarcation habilement manœuvrée.

L’arrimage à bord du Grampus étaittrès grossièrement fait, si toutefois on peut appeler arrimagequelque chose qui n’était guère qu’un amas confus, un pêle-mêle debarriques d’huile[3] et dematériel de bord. J’ai déjà parlé de la disposition des articlesdans la cale. Dans le faux pont, il y avait, comme je l’ai déjàdit, assez de place pour mon corps entre le second pont et lesbarriques d’huile ; un espace était resté vide autour de lagrande écoutille, et l’on avait aussi laissé vides plusieurs placesassez considérables à travers l’arrimage. Près de l’ouverturepratiquée par Auguste dans la cloison du gaillard d’avant, il yaurait eu assez de place pour une barrique tout entière, et c’estdans cet endroit que je me trouvai pour le moment assez commodémentinstallé.

Pendant le temps que mon camarade avait mis àregagner son cadre et à rajuster ses menottes et sa corde, le jouravait complètement paru. Vraiment, nous l’avions échappébelle ; car à peine avait-il fini tous ses arrangements que lesecond descendit avec Dirk Peters et le coq. Ils parlèrent quelquesminutes du navire faisant voile du Cap-Vert, et ils semblaientextrêmement impatients de le voir paraître. À la fin, le coqs’avança vers la couchette d’Auguste et s’assit au chevet. Jepouvais tout voir et tout entendre de ma niche, car la plancheenlevée n’avait pas été remise à sa place, et je craignais à chaqueinstant que le nègre ne tombât contre la vareuse suspendue pourcacher l’ouverture, auquel cas tout était découvert, et nous étionstous les deux sacrifiés, indubitablement. Notre bonne étoilecependant l’emporta, et bien qu’il touchât souvent le vêtement dansles coups de roulis, il ne s’y appuya jamais assez pour découvrirla chose. Le bas de la vareuse avait été soigneusement fixé à lacloison, de sorte qu’elle ne pouvait pas osciller et révéler ainsil’existence du trou. Pendant tout ce temps, Tigre était au pied dulit, et semblait avoir recouvré en partie la santé, car je pouvaisle voir de temps en temps ouvrir les yeux et tirer longuement sarespiration.

Au bout de quelques minutes, le second et lecoq remontèrent, laissant derrière eux Dirk Peters, qui revintaussitôt qu’ils furent partis, et s’assit juste à la place occupéetout à l’heure par le second. Il commença à causer avec Augusted’une manière tout à fait amicale, et nous nous aperçûmes alors queson ivresse, très apparente pendant que les deux autres étaientavec lui, était feinte en grande partie. Il répondit à toutes lesquestions de mon camarade avec une parfaite facilité. Il lui ditqu’il ne doutait pas que son père eût été recueilli, parce que lejour où on l’avait largué en dérive, juste avant le coucher dusoleil, il n’y avait pas moins de cinq voiles en vue ; enfinil se servit d’un langage qu’il essayait de rendre consolateur, etqui ne me causa pas moins de surprise que de plaisir. À dire vrai,je commençais à concevoir l’espérance que Peters pourrait bien nousservir d’instrument pour reprendre possession du brick, et je fispart de cette idée à Auguste aussitôt que j’en trouvai l’occasion.Il pensa comme moi que la chose était possible, mais il insista surla nécessité de s’y prendre avec la plus grande prudence, parce quela conduite du métis ne lui paraissait gouvernée que par le plusarbitraire caprice ; et vraiment il était difficile de deviners’il avait jamais l’esprit bien sain. Peters remonta sur le pont aubout d’une heure à peu près et ne redescendit qu’à midi, apportantalors à Auguste une fort belle portion de bœuf salé et de pudding.Quand nous fûmes seuls, j’en pris joyeusement ma part, sans medonner la peine de repasser par le trou. Personne ne descendit dansle gaillard d’avant de toute la journée, et le soir je me mis dansle cadre d’Auguste, où je dormis profondément et délicieusementpresque jusqu’au point du jour. Il m’éveilla alors brusquement,ayant entendu du mouvement sur le pont, et je regagnai ma cachetteaussi vivement que possible. Quand il fit grand jour, nous vîmesque Tigre avait entièrement recouvré ses forces et ne donnait aucunsigne d’hydrophobie ; car il but avec une remarquable aviditéun peu d’eau qu’Auguste lui présenta. Pendant la journée, il reprittoute sa première vigueur et tout son appétit. Son étrange folieavait été causée sans aucun doute par la nature délétère del’atmosphère de la cale, et n’avait aucun rapport avec la ragecanine. Je ne pouvais assez me féliciter de m’être obstiné à leramener avec moi de la caisse. Nous étions alors au 30 juin, etc’était le treizième jour depuis que le Grampus étaitparti de Nantucket.

Le 2 juillet, le second descendit, ivre selonson habitude, et tout à fait de bonne humeur. Il vint au cadred’Auguste, et, lui donnant une tape sur le dos, lui demanda s’il seconduirait bien désormais, au cas où on le relâcherait, et s’ilvoulait promettre de ne plus retourner dans la chambre. Mon ami,naturellement, répondit d’une manière affirmative ; alors legredin le mit en liberté, après lui avoir fait boire un coup à unflacon de rhum qu’il tira de la poche de son paletot. Ils montèrentensemble sur le pont, et je ne revis pas Auguste pendant troisheures à peu près. Il descendit alors, en m’annonçant, comme bonnesnouvelles, qu’il avait obtenu la permission d’aller partout où illui plairait sur le brick, en avant du grand mât toutefois, etqu’on lui avait donné l’ordre de coucher, comme d’ordinaire, dansle gaillard d’avant. Il m’apportait aussi un bon dîner et une bonneprovision d’eau. Le brick croisait toujours pour rencontrer lenavire parti du Cap-Vert, et il y avait maintenant une voile en vuequ’on croyait être le navire en question. Comme les événements deshuit jours suivants furent de peu d’importance et n’ont pas derapport direct avec les principaux incidents de mon récit, je vaisles jeter ici sous forme de journal, parce que je ne veux cependantpas les omettre entièrement.

3 juillet. Auguste me fournit troiscouvertures, avec lesquelles je m’arrangeai un lit passable dans macachette. Personne ne descendit de la journée, excepté moncamarade. Tigre s’installa dans le cadre, juste à côté del’ouverture, et dormit pesamment, comme s’il n’était pas encoretout à fait remis des atteintes de sa maladie. Vers le soir, unebrise soudaine surprit le brick, avant qu’on eût le temps de serrerla toile, et le fit presque capoter. Cependant cette bouffée secalma immédiatement, et nous n’attrapâmes aucune avarie, sauf notrepetit hunier qui se déchira par le milieu.

Dirk Peters traita Auguste tout le jour avecune grande bonté, et entra avec lui dans une longue conversationrelative à l’océan Pacifique et aux îles qu’il avait visitées dansces parages. Il lui demanda s’il ne lui plairait pasd’entreprendre, avec l’équipage révolté, un voyage de plaisir etd’exploration dans ces régions, et lui dit que malheureusement leshommes inclinaient peu à peu vers les idées du second. Augustejugea fort à propos de répondre qu’il serait très heureux deprendre part à l’expédition, qu’il n’y avait d’ailleurs rien demieux à faire, et que tout était préférable à la vie de pirate.

4 juillet. Le navire en vue se trouvaêtre un petit brick venant de Liverpool, et on le laissa poursuivresa route sans l’inquiéter. Auguste passa la plus grande partie deson temps sur le pont, dans le but de surprendre tous lesrenseignements possibles sur les intentions des révoltés. Ilsavaient entre eux de violentes et fréquentes disputes, et au milieud’une de ces altercations, un nommé Jim Bonner, un harponneur, futjeté par-dessus bord. Le parti du second gagnait du terrain. Ce JimBonner appartenait à la bande du coq, dont Peters était aussi unpartisan.

5 juillet. Presque au point du jouril nous vint de l’ouest une brise carabinée, qui vers midi sechangea en tempête, si bien que toute la toile fut réduite à lavoile de senau et à la misaine. En serrant le petit hunier, Simms,un des simples matelots, appartenant aussi à la bande du coq, tombaà la mer ; il était très ivre, et il se noya sans qu’on fit lemoindre effort pour le sauver. Le nombre total des hommes à bordfut alors réduit à treize, à savoir : Dirk Peters, Seymour, lecoq noir, … Jones, … Greely, Hartman Rogers, et William Allen, tousdu parti du coq ; le second, dont je n’ai jamais su le nom,Absalon Hicks, … Wilson, John Hunt, et Richard Parker, ceux-cireprésentant la bande du second ; enfin Auguste et moi.

6 juillet. La tempête a tenu bontoute la journée, entremêlée de grosses rafales et accompagnée depluie. Le brick a ramassé pas mal d’eau par ses coutures, et l’unedes pompes n’a pas cessé de fonctionner, Auguste pompant à son tourcomme les autres. Juste à la tombée de la nuit, un grand navirepassa tout auprès de nous, qu’on n’aperçut que quand il fut àportée de voix. On supposa que ce navire était celui qu’on guettaitdepuis longtemps. Le second le héla, mais la réponse se perdit dansle mugissement de la tempête. À onze heures, nous embarquâmes parle travers un gros coup de mer, qui emporta une grande partie de lamuraille de bâbord et nous fit d’autres légères avaries. Vers lematin, le temps se calma, et, au lever du soleil, il ne ventaitpresque plus.

7 juillet. Nous avons eu à supportertoute la journée une houle énorme, et le brick, étant peu chargé, aroulé horriblement, et même plusieurs articles dans la cale se sontdétachés, comme je pus l’entendre distinctement de ma cachette.J’ai beaucoup souffert du mal de mer. Peters a eu, ce jour-là, unelongue conversation avec Auguste, et il lui a dit que deux hommesde son parti, Greely et Allen, étaient passés du côté du second,déterminés à se faire pirates. Il a fait à Auguste plusieursquestions, que celui-ci n’a pas parfaitement comprises. Pendant unepartie de la soirée, on s’est aperçu que le navire faisait beaucoupplus d’eau, et il n’y avait guère moyen d’y remédier, car ilfatiguait horriblement, et c’était par les coutures que l’eaus’introduisait. On a lardé une voile, qui a été fourrée sousl’avant, ce qui nous a été de quelque secours, de sorte qu’on acommencé à maîtriser la voie d’eau.

8 juillet. Au lever du soleil, unebrise s’est élevée de l’est, et le second a fait mettre le cap ausud-ouest pour attraper quelqu’une des Antilles et mettre àexécution son projet de piraterie. Aucune opposition n’est venue dela part de Peters, non plus que du coq, du moins à la connaissanced’Auguste. L’idée de s’emparer du navire parti du Cap-Vert a étécomplètement abandonnée. La voie d’eau a été facilement maîtriséepar une seule pompe fonctionnant d’heure en heure pendant troisquarts d’heure. On a retiré la voile de dessous l’avant. Hélé deuxpetites goélettes dans la journée.

9 juillet. Beau temps. Tous leshommes employés à réparer la muraille. Peters a encore eu unelongue conversation avec Auguste et s’est expliqué un peu plusclairement qu’il n’avait fait jusqu’alors. Il a dit que rien aumonde ne pourrait le contraindre à entrer dans les idées du second,et même il a laissé entrevoir l’intention de lui arracher lecommandement du brick. Il a demandé à mon ami s’il pouvait comptersur son aide en pareil cas ; à quoi Auguste a répondu :« Oui », sans hésitation. Peters lui a dit alors qu’ilsonderait à ce sujet les hommes de son parti, et il l’a quitté.Pendant le reste de la journée, Auguste n’a pu trouver l’occasionde lui parler en particulier.

Chapitre 7Plan de délivrance.

10 juillet. Hélé un brick venant deRio, à destination de Norfolk. Temps brumeux avec une légère brisefolle de l’est. Ce jour-là, Hartman Rogers est mort ; dès le8, il avait été pris de spasmes après avoir bu un verre de grog.Cet homme appartenait au parti du coq, et c’en était un sur lequelPeters comptait plus particulièrement. Celui-ci dit à Auguste qu’ilcroyait que le second l’avait empoisonné, et qu’il craignait fortque son tour ne vînt bientôt, s’il n’avait pas l’œil ouvert. Il n’yavait donc plus de son parti que lui-même, Jones et le coq ;et de l’autre côté ils étaient cinq. Il avait parlé à Jones de sonprojet d’ôter le commandement au second, et l’idée ayant été assezfroidement accueillie, il s’était bien gardé d’insister sur laquestion, ou d’en toucher un seul mot au coq. Bien lui en pritd’avoir été prudent ; car, dans l’après-midi, le coq exprimal’intention de se ranger du parti du second, et finalement iltourna de son côté ; cependant que Jones saisissait uneoccasion de chercher querelle à Peters, et lui faisait entendrequ’il informerait le second du plan qui avait été agité. Il n’yavait évidemment pas de temps à perdre, et Peters exprima sarésolution de tenter à tout hasard de s’emparer du navire, pourvuqu’Auguste lui prêtât main-forte. Mon ami l’assura tout de suite desa bonne volonté à entrer dans n’importe quel plan conçu dans cebut, et, pensant que l’occasion était favorable, il lui révéla maprésence à bord.

Le métis ne fut pas moins étonnéqu’enchanté ; car il ne pouvait plus en aucune façon comptersur Jones, qu’il considérait déjà comme vendu au parti du second.Ils descendirent immédiatement ; Auguste m’appela par mon nom,et Peters et moi nous eûmes bientôt fait connaissance. Il futconvenu que nous essayerions de reprendre le navire à la premièrebonne occasion, et que nous écarterions complètement Jones de nosconseils. Dans le cas de succès, nous devions faire entrer le brickdans le premier port qui s’offrirait, et là le remettre entre lesmains de l’autorité. Peters, par suite de la trahison des siens, sevoyait obligé de renoncer à son voyage dans le Pacifique,expédition qui ne pouvait pas se faire sans un équipage, et ilcomptait soit sur un acquittement pour cause de démence (il nousjura solennellement que la folie seule l’avait poussé à prêter sonassistance à la révolte), soit sur un pardon, au cas où il seraitdéclaré coupable, grâce à mon intercession et à celle d’Auguste.Notre délibération fut interrompue pour le moment par le cri :« Tout le monde à serrer la toile ! » Et Peters etAuguste coururent sur le pont.

Comme d’ordinaire, presque tous les hommesétaient ivres, et avant que les voiles fussent proprement serrées,une violente rafale avait couché le brick sur le côté. Cependant,en arrivant, il se redressa, mais il avait embarqué beaucoup d’eau.À peine tout était-il réparé, qu’un autre coup de temps assaillitle navire, et puis encore un autre immédiatement après, mais sansavaries. Selon toute apparence, nous allions avoir unetempête ; en effet, elle ne se fit pas attendre, et le vent semit à souffler furieusement du nord et de l’ouest. Tout fut serréaussi bien que possible, et nous mîmes à la cape, comme d’habitude,sous une misaine aux bas ris.

Comme la nuit approchait, le vent fraîchitencore davantage, et la mer devint singulièrement grosse. Petersrevint alors dans le gaillard d’avant avec Auguste, et nousreprîmes notre délibération.

Nous décidâmes qu’aucune occasion ne pouvaitêtre plus favorable que celle qui se présentait maintenant pourmettre notre dessein à exécution, attendu qu’on ne pouvait pass’attendre à une tentative de cette espèce dans une pareilleconjoncture. Comme le brick était à la cape, presque à sec detoile, il n’y avait aucune raison de manœuvrer jusqu’au retour dubeau temps, et si nous réussissions dans notre tentative, nouspourrions délivrer un ou peut-être deux des hommes pour nous aiderà ramener le navire dans un port. La principale difficultéconsistait dans l’inégalité de nos forces. Nous n’étions que trois,et dans la chambre ils étaient neuf. Et puis, toutes les armes dubord étaient en leur possession, à l’exception d’une paire depetits pistolets, que Peters avait cachés sur lui, et du grandcouteau de marin qu’il portait toujours dans la ceinture de sonpantalon. Certains indices d’ailleurs nous donnaient à craindre quele second n’eût des soupçons, au moins à l’égard de Peters, etqu’il n’attendît qu’une occasion pour se débarrasser de lui –ainsi, par exemple, on ne pouvait trouver aucune hache ni aucunanspect à leur place ordinaire. Il était évident que ce que nousétions résolus à faire ne pouvait se faire trop tôt. Cependant nousétions trop inégaux en forces pour ne pas procéder avec la plusgrande précaution.

Peters s’offrit à monter sur le pont, et àentamer une conversation avec l’homme de quart (Allen), jusqu’à cequ’il pût trouver un bon moment pour le jeter à la mer sans peineet sans faire de tapage ; ensuite Auguste et moi, nous devionsmonter et tâcher de nous emparer de n’importe quelles armes sur lepont ; enfin, nous précipiter ensemble et nous assurer ducapot d’échelle avant qu’on eût pu opposer la moindre résistance.Je m’opposai à ce plan, parce que je ne croyais pas que le second(qui était un gaillard très avisé dans toutes les questions qui netouchaient pas à ses préjugés superstitieux) fût homme à se laissersurprendre aussi aisément. Ce simple fait qu’il y avait un homme dequart sur le pont était une preuve suffisante que le second étaitsur le qui-vive ; car il n’est pas d’usage, excepté à bord desnavires où la discipline est rigoureusement observée, de mettre unhomme de quart sur le pont quand un navire est à la cape pendant uncoup de vent.

Comme j’écris surtout, sinon spécialement,pour les personnes qui n’ont jamais navigué, je ferai peut-êtrebien d’expliquer la situation exacte d’un navire devant depareilles circonstances. Mettre en panne et mettre à la cape sontdes manœuvres auxquelles on a recours pour différentes raisons, etqui s’effectuent de différentes manières. Par un temps maniable, onmet fréquemment en panne simplement pour arrêter le navire, quandon attend un autre navire ou toute autre chose. Si le navire estalors sous toutes voiles, la manœuvre s’accomplit ordinairement enbrassant à culer une partie de la voilure, de manière qu’elle soitmasquée par le vent ; le navire reste alors stationnaire. Maisnous parlons ici d’un navire à la cape pendant une tempête. Cela sefait avec le vent debout, et quand il est trop fort pour qu’onpuisse porter de la toile sans danger de chavirer, et quelquefoismême avec une belle brise, quand la mer est trop grosse pour que lenavire puisse fuir devant. Quand un navire court devant le ventavec une très grosse houle, il arrive souvent de fortes avaries parsuite des paquets de mer qu’on embarque à l’arrière, et quelquefoisaussi par les violents coups de tangage de l’avant. En pareil cas,on n’a guère recours à ce moyen, excepté quand il y a nécessité.Quand un navire fait de l’eau, on le fait courir devant le ventmême sur les plus grosses mers, parce que, s’il était à la cape, ilfatiguerait trop pour ne pas élargir ses coutures, tandis qu’enfuyant vent arrière il travaille beaucoup moins. Souvent aussi il ya nécessité de fuir devant le vent, quand la tempête est sieffroyable qu’elle emporterait par morceaux la toile orientée pouravoir le vent en tête, ou quand, par suite d’une constructionvicieuse ou, pour toute autre cause, la manœuvre préférable ne peutpas s’effectuer.

Les navires mettent à la cape pendant latempête de différentes manières, suivant leur constructionparticulière. Quelques-uns tiennent fort bien la cape sous unemisaine, et c’est, je crois, la voile le plus ordinairementemployée. Les grands navires mâtés à carré ont des voiles exprès,et qui s’appellent voiles d’étai. Mais quelquefois on se sert dufoc tout seul, quelquefois du foc avec la misaine, ou d’une misaineavec deux ris, et souvent aussi des voiles de l’arrière. Il peutarriver que les petits huniers remplissent mieux le but voulu quetoute autre espèce de voile. Le Grampusmettait d’ordinaireà la cape sous une misaine avec deux ris.

Pour mettre à la cape, on amène le navire auplus près, de manière que le vent remplisse la voile, quand elleest bordée, c’est-à-dire quand elle traverse le navire endiagonale. Cela fait, l’avant se trouve pointé à quelques degrés dupoint d’où vient le vent, et naturellement reçoit le choc de lahoule par le côté du vent. Dans cette situation, un bon navire peutsupporter une grande tempête sans embarquer une goutte d’eau, etsans que les hommes aient besoin de s’en occuper davantage.Ordinairement, on attache la barre ; mais cela est tout à faitinutile, car le gouvernail n’a pas d’action sur un navire à lacape, et cela ne se fait qu’à cause du tapage irritant que produitla barre quand elle est libre. On ferait mieux sans doute de lalaisser libre que de l’attacher solidement comme on fait, parce quele gouvernail peut être enlevé par de gros coups de mer, si on nelui laisse pas un jeu suffisant. Aussi longtemps que tient latoile, un navire bien construit peut garder sa position et franchirtoutes les lames, comme s’il était doué de vie et de raison.Cependant, si la violence du vent déchirait la voile (malheur quine se produit généralement que par un véritable ouragan), alors ily aurait danger imminent. Le navire, dans ce cas, abat et tombesous le vent, et, présentant le travers à la mer, il estcomplètement à sa merci. La seule ressource, dans ce cas, est de semettre vivement devant le vent et de fuir vent arrière jusqu’à cequ’on ait pu tendre une autre voile. Il y a encore des navires quimettent à la cape sans aucune espèce de voile ; mais ceux-làont beaucoup à craindre des gros coups de mer.

Mais finissons-en avec cette digression. Lesecond n’avait jamais eu pour habitude de laisser en haut un hommede quart quand on mettait à la cape par un gros temps ; or, ily en avait un maintenant, et, de plus, cette circonstance deshaches et des anspects disparus nous démontrait clairement quel’équipage était trop bien sur ses gardes pour se laissersurprendre par le moyen que nous suggérait Peters. Il fallaitcependant prendre un parti, et cela, dans le plus bref délaipossible ; car il était bien certain que Peters, ayant unefois attiré des soupçons, devait être sacrifié à la prochaineoccasion. Cette occasion, on la trouverait à coup sûr, ou on laferait naître à la première embellie.

Auguste suggéra alors que, si Peters pouvaitseulement enlever, sous un prétexte quelconque, le paquet dechaînes placé sur la trappe de la cabine, nous réussirionspeut-être à tomber sur eux à l’improviste par le chemin de lacale ; mais un peu de réflexion nous convainquit que le navireroulait et tanguait trop fort pour permettre une entreprise decette nature.

Par grand bonheur, j’eus à la fin l’idéed’opérer sur les terreurs superstitieuses et la conscience coupabledu second. On se rappelle qu’un des hommes de l’équipage, HartmanRogers, était mort dans la matinée, ayant été pris par desconvulsions deux jours auparavant, après avoir bu un peu d’eau etd’alcool. Peters nous avait exprimé l’opinion que cet homme avaitété empoisonné par le second, et il avait, disait-il, pour lecroire, des raisons incontestables, mais que nous ne pûmes jamaislui arracher ; ce refus obstiné était d’ailleurs conforme àtous égards à son caractère bizarre. Mais, qu’il eût ou qu’il n’eûtpas de plus solides motifs que nous-mêmes de soupçonner le second,nous nous laissâmes facilement persuader par ses soupçons, et nousrésolûmes d’agir en conséquence.

Rogers était mort vers onze heures du matin, àpeu près, dans de violentes convulsions ; et son corpsoffrait, quelques minutes après la mort, un des plus horribles etdes plus dégoûtants spectacles dont j’aie gardé le souvenir.L’estomac était démesurément gonflé, comme celui d’un noyé qui estresté sous l’eau pendant plusieurs semaines. Les mains avaient subila même transformation, et le visage, ridé, ratatiné et d’uneblancheur crayeuse, était, en deux ou trois endroits, comme cingléd’éclaboussures d’un rouge ardent, semblables à celles occasionnéespar l’érésipèle. Une de ces taches s’étendait en diagonale àtravers la face et recouvrait complètement un œil, comme un bandeaude velours rouge. Dans cet état affreux, le corps avait été remontéde la chambre vers midi pour être jeté par-dessus bord, quand lesecond, y jetant un coup d’œil (il le voyait alors pour la premièrefois), touché peut-être du remords de son crime, ou simplementfrappé d’horreur par un si affreux spectacle, ordonna aux hommes dele coudre dans son hamac et de lui octroyer la sépulture ordinairedes marins. Après avoir donné ces ordres, il redescendit, commepour éviter désormais le spectacle de sa victime. Pendant qu’onfaisait les préparatifs pour lui obéir, la tempête avait augmentéd’une manière furieuse, et, pour le présent, cette besogne futlaissée de côté. Le cadavre, abandonné à lui-même, se mit à nagerdans les dalots de bâbord, où il était encore au moment dont jeparle, se débattant et se secouant à chacune des embardéesfurieuses du brick.

Ayant arrangé notre plan, nous nous mîmes endevoir de l’exécuter aussi vivement que possible. Peters monta surle pont, et, comme il l’avait prévu, il rencontra immédiatementAllen, qui était posté sur le gaillard d’avant plutôt pour faire leguet que pour tout autre motif. Mais le sort de ce misérable futdécidé vivement et silencieusement ; car Peters, s’approchantde lui d’un air insouciant, comme pour lui parler, l’empoigna à lagorge, et, avant qu’il eût pu proférer un seul cri, il l’avaitlancé par-dessus la muraille. Alors, il nous appela, et nousmontâmes. Notre premier soin fut de regarder partout pour découvrirdes armes quelconques, et, pour ce faire, nous nous avançâmes avecbeaucoup de précautions ; car il était impossible de se tenirun seul instant sur le pont sans s’accrocher à quelque chose, et deviolents coups de mer brisaient sur le navire à chaque plongeon del’avant. Cependant il était indispensable de procéder vivement dansnotre opération ; nous nous attendions à chaque instant à voirmonter le second pour faire pomper, car il était évident que lebrick devait faire beaucoup d’eau. Après avoir fureté pendantquelque temps, nous ne trouvâmes rien de plus propre à notredessein que les deux bringuebales de pompe, dont Auguste pritl’une, et moi l’autre. Après les avoir cachées, nous dépouillâmesle cadavre de sa chemise, et nous le jetâmes par-dessus bord.Peters et moi, nous redescendîmes, laissant Auguste en sentinellesur le pont, où il prit justement le poste d’Allen, mais le dostourné au capot d’échelle de la cabine, afin que, si l’un deshommes du second venait à monter, il supposât que c’était l’hommede quart.

Sitôt que je fus en bas, je commençai à medéguiser de manière à représenter le cadavre de Rogers. La chemiseque nous lui avions ôtée devait nous aider beaucoup, parce qu’elleétait d’un modèle et d’un caractère singulier, et très aisémentreconnaissable, espèce de blouse que le défunt mettait par-dessusson autre vêtement. C’était un tricot bleu, traversé de largesraies blanches. Après l’avoir endossée, je commençai à m’accoutrerd’un estomac postiche à l’instar de l’horrible difformité ducadavre ballonné. À l’aide de quelques couvertures dont je merembourrai, cela fut bientôt fait. Je donnai à mes mains unephysionomie analogue avec une paire de mitaines de laine blancheque nous remplîmes de tous les chiffons que nous pûmes attraper.Alors, Peters grima mon visage, le frottant d’abord partout avec dela craie blanche, et ensuite l’éclaboussant et le paraphant avec dusang qu’il se tira lui-même d’une entaille au bout du doigt. Lagrande raie rouge à travers l’œil ne fut pas oubliée, et elleétait, certes, de l’aspect le plus repoussant.

Chapitre 8Le revenant.

Lorsque enfin je me contemplai dans unfragment de miroir qui était pendu dans le poste, à la lueurobscure d’une espèce de fanal de combat, ma physionomie et leressouvenir de l’épouvantable réalité que je représentais mepénétrèrent d’un vague effroi, si bien que je fus pris d’un violenttremblement, et que je pus à peine rassembler l’énergie nécessairepour continuer mon rôle. Il fallait cependant agir avec décision,et Peters et moi nous montâmes sur le pont.

Là, nous vîmes que tout allait bien pour lemoment, et suivant de près la muraille du navire, nous nousglissâmes tous les trois jusqu’au capot d’échelle de la chambre. Iln’était pas entièrement fermé, et des bûches avaient été placéessur la première marche, précaution qui avait pour but de faireobstacle à la fermeture et d’empêcher que la porte ne fûtsoudainement poussée du dehors. Nous pûmes sans difficultéapercevoir tout l’intérieur de la chambre à travers les fentesproduites par les gonds. Il était vraiment bien heureux que nousn’eussions pas essayé de les attaquer par surprise, car ils étaientévidemment sur leurs gardes. Un seul était endormi et couché justeau pied de l’échelle, avec un fusil à côté de lui. Les autresétaient assis sur quelques matelas qu’ils avaient tirés des cadreset jetés sur le plancher. Ils étaient engagés dans une conversationsérieuse, et bien qu’ils eussent fait carousse, à en juger par deuxcruches vides et quelques gobelets d’étain éparpillés çà et là, ilsn’étaient pas aussi déplorablement ivres que d’habitude. Tousavaient des pistolets, et de nombreux fusils étaient déposés dansun cadre à leur portée.

Nous prêtâmes pendant quelque temps l’oreilleà leur conversation, avant de nous décider sur ce que nous avions àfaire, n’ayant rien résolu jusque-là, si ce n’est que, le moment del’attaque venu, nous tenterions de paralyser leur résistance parl’apparition de Rogers. Ils étaient en train de discuter leursplans de piraterie ; et tout ce que nous pûmes entendre futqu’ils devaient se réunir avec l’équipage de la goélette leHornet,et même commencer, s’il était possible, pars’emparer de la goélette elle-même, comme préparation à unetentative d’une plus vaste échelle ; quant aux détails decette tentative, aucun de nous n’y put rien comprendre.

L’un des hommes parla de Peters ; lesecond lui répondit à voix basse, et nous ne pûmes riendistinguer ; peu après il ajouta, d’un ton plus élevé,« qu’il ne pouvait pas comprendre ce que Peters avait à fairesi souvent dans le gaillard d’avant avec le marmot du capitaine, etqu’il fallait que tous les deux filassent par-dessus bord, et quele plus tôt serait le meilleur ». À ces mots on ne fit pas deréponse ; mais nous pûmes aisément comprendre quel’insinuation avait été bien accueillie par toute la bande, et plusparticulièrement par Jones. En ce moment, j’étais excessivementagité, d’autant plus que je voyais qu’Auguste et Peters ne savaientque résoudre. Toutefois, je me décidai à vendre ma vie aussichèrement que possible et à ne me laisser dominer par aucunsentiment d’effroi.

Le vacarme effroyable produit par lemugissement du vent dans le gréement et par les coups de mer quibalayaient le pont nous empêchait d’entendre ce qui se disait,excepté durant quelques accalmies momentanées. Ce fut dans un deces intervalles que nous entendîmes distinctement le second dire àl’un des hommes « d’aller à l’avant et d’ordonner à cesfaillis chiens de descendre dans la chambre, parce que là ilpourrait au moins avoir l’œil sur eux, et qu’il n’entendait pasqu’il y eût des secrets à bord du brick ». Très heureusementpour nous, le tangage du navire était si vif à ce moment-là quel’ordre ne put pas être mis immédiatement à exécution. Le coq seleva de son matelas pour venir nous trouver, quand une embardée, sieffroyable que je crus qu’elle allait emporter la mâture, lui fitpiquer une tête contre la porte d’une des cabines de bâbord, sibien qu’il l’ouvrit avec son front, ce qui augmenta encore ledésordre. Heureusement, aucun de nous n’avait été culbuté, et nouseûmes le temps de battre précipitamment en retraite vers legaillard d’avant et d’improviser à la hâte un plan d’action, avantque le messager fit son apparition, ou plutôt qu’il passât la têtehors du capot d’échelle ; car il ne monta pas jusque sur lepont. De l’endroit où il était placé, il ne pouvait pas remarquerl’absence d’Allen, et, en conséquence, le croyant toujours là, ilse mit à le héler de toute sa force et à lui répéter les ordres dusecond. Peters répondit en criant sur le même ton et en déguisantsa voix : « Oui ! oui ! » et le coqredescendit immédiatement, sans avoir même soupçonné que toutn’allait pas bien à bord.

Alors mes deux compagnons se dirigèrenthardiment vers l’arrière et descendirent dans la chambre, Petersrefermant la porte après lui de la même façon qu’il l’avaittrouvée. Le second les reçut avec une cordialité feinte, et dit àAuguste que, puisqu’il s’était conduit si gentiment dans cesderniers temps, il pouvait s’installer dans la cabine et seconsidérer désormais comme un des leurs. Il lui remplit à moitié ungrand verre de rhum, et l’obligea à boire. Je voyais et j’entendaistout cela, car j’avais suivi mes amis vers la cabine aussitôt quela porte avait été refermée, et j’avais repris mon premier posted’observation. J’avais apporté avec moi les deux bringuebales depompe, dont j’avais caché l’une près du capot d’échelle, pourl’avoir au besoin sous la main.

Je m’affermis alors aussi bien que possiblepour ne rien perdre de tout ce qui se passait en bas, et jem’efforçai de raidir ma volonté et mon courage pour descendre chezles révoltés aussitôt que Peters me ferait un signal, comme ilavait été convenu. Il s’efforçait en ce moment de tourner laconversation sur les épisodes sanglants de la révolte, etgraduellement il amena les hommes à causer des mille superstitionsqui sont généralement si répandues parmi les marins. Je nedistinguais pas tout ce qui se disait, mais je pouvais aisémentvoir l’effet de la conversation sur les physionomies desassistants. Le second était évidemment très agité, et quand, unmoment après, l’un d’eux parla de l’aspect effrayant du cadavre deRogers, je crus vraiment qu’il allait tomber en faiblesse. Peterslui demanda alors s’il ne pensait pas qu’il vaudrait mieuxdécidément le jeter par-dessus bord ; car c’était, dit-il, unetrop horrible chose de le voir ainsi se débattre et nager dans lesdalots. Alors le misérable respira convulsivement et promenalentement autour de lui ses regards sur ses compagnons, comme s’ilvoulait supplier l’un d’eux de monter pour faire cette besogne.Néanmoins personne ne bougea ; et il était évident que toutela compagnie était arrivée au plus haut degré d’excitationnerveuse. Peters me fit alors le signal ; j’ouvrisimmédiatement la porte du capot d’échelle, et, descendant sansprononcer une syllabe, je me dressai tout d’un coup au milieu de labande.

Le prodigieux effet créé par cette soudaineapparition ne surprendra personne, si l’on veut bien considérer lesdiverses circonstances dans lesquelles elle se produisait.D’ordinaire, dans les cas de cette nature, il reste dans l’espritdu spectateur quelque chose comme une lueur de doute sur la réalitéde la vision qu’il a devant les yeux ; il conserve jusqu’à uncertain point une espérance, si faible qu’elle soit, qu’il est ladupe d’une mystification, et que l’apparition n’est vraiment pas unvisiteur venu du pays des ombres. On peut affirmer que ce douteopiniâtre a presque toujours accompagné les visitations de cettenature, et que l’horreur glaçante qu’elles ont quelquefois produitedoit être attribuée, même dans les cas les plus marquants, dansceux qui ont causé l’angoisse la plus vive, à une espèce d’effroianticipé, à une peur que l’apparition ne soit réelleplutôt qu’à une croyance ferme à sa réalité. Mais, pour le casprésent, on verra tout de suite qu’il ne pouvait pas y avoir dansl’esprit des révoltés l’ombre d’une raison pour douter quel’apparition de Rogers ne fût vraiment la résurrection de sondégoûtant cadavre, ou au moins son image incorporelle. La positionisolée du brick et l’impossibilité de l’accoster en raison de latempête restreignaient les moyens possibles d’illusion dans de siétroites limites, qu’ils durent se croire capables de les embrassertous d’un coup d’œil. Depuis vingt-quatre jours qu’ils tenaient lamer, ils n’avaient eu de communication avec aucun navire, un seulexcepté, qu’on avait simplement hélé. Tout l’équipage, d’ailleurs –tous ceux du moins qui, croyant former l’équipage complet, étaientà mille lieues de soupçonner la présence d’un autre individu à bord–, était rassemblé dans la chambre, à l’exception d’Allen, l’hommede quart ; et quant à celui-ci, leurs yeux étaient trop bienfamiliarisés avec sa stature gigantesque (il avait six pieds sixpouces de haut) pour que l’idée qu’il pût être la terribleapparition entrât un instant dans leur esprit. Ajoutez à cesconsidérations le caractère effrayant de la tempête et la nature dela conversation amenée par Peters, l’impression profonde que lahideur du véritable cadavre avait produite dans la matinée surl’imagination de ces hommes, la perfection de mon travestissement,et la lumière vacillante et incertaine à travers laquelle ils mevoyaient, le fanal de la chambre oscillant violemment çà et là avecle navire et jetant sur moi des éclairs douteux et tremblants, etvous ne trouverez pas étonnant que l’effet de la supercherie aitété beaucoup plus grand que nous n’avions osé l’espérer.

Le second se dressa sur le matelas où il étaitcouché, et, sans proférer une syllabe, retomba à la renverse, roidemort, sur le plancher de la chambre ; un fort coup de roulisle roula sous le vent comme une bûche. Des sept qui restaient, iln’y en eut que trois qui montrèrent d’abord quelque présenced’esprit. Les quatre autres restèrent assis pendant quelque temps,comme s’ils avaient pris racine dans le plancher ; c’étaientbien les plus pitoyables victimes de l’horreur et du désespoir quemes yeux aient jamais contemplées. La seule résistance que nousrencontrâmes vint du coq, de Jones Hunt et de Richard Parker ;mais leur défense fut faible et sans résolution. Les deux premiersfurent immédiatement frappés par Peters, et avec la bringuebale quej’avais apportée avec moi j’assommai Parker d’un coup sur la tête.En même temps, Auguste s’emparait d’un des fusils déposés sur leplancher, et le déchargeait dans la poitrine de Wilson, un desautres révoltés. Il n’en restait donc plus que trois ; mais,pendant ce temps-là, ils s’étaient réveillés de leur stupeur, etcommençaient peut-être à voir qu’ils avaient été dupes d’unstratagème ; car ils combattirent avec beaucoup de résolutionet de furie, et, sans l’effroyable force musculaire de Peters, ilsauraient bien pu finalement avoir raison de nous. Ces trois hommesétaient Jones, Greely et Absalon Hicks. Jones avait renverséAuguste ; il l’avait déjà frappé en plusieurs endroits au brasdroit et l’aurait sans doute bientôt expédié (car, Peters et moi,nous ne pouvions pas nous débarrasser immédiatement de nosadversaires), si un ami sur l’assistance duquel nous n’avionscertes pas compté n’était venu très à propos à son aide. Cet amin’était autre que Tigre. Avec un sourd grondement il bondit dans lachambre au moment le plus critique pour Auguste, et, se jetant surJones, le cloua en un instant sur le plancher. Mon ami, toutefois,était trop gravement blessé pour nous prêter le moindre secours, etj’étais si empêtré dans mon déguisement, que je ne pouvais pasfaire grand-chose. Le chien s’obstinait à ne pas lâcher la gorge deJones ; cependant Peters était bien assez fort pour venir àbout des deux hommes qui restaient, et il les aurait sans douteexpédiés plus tôt, s’il n’avait pas été gêné par l’étroit espacedans lequel il lui fallait agir et par les effroyables embardées dubrick. Il venait de s’emparer de l’un des lourds escabeaux quigisaient sur le plancher. Avec cela, il défonça le crâne de Greelyau moment où celui-ci allait décharger son fusil sur moi ; etimmédiatement après, un roulis du brick l’ayant jeté sur Hicks, ille saisit à la gorge et l’étrangla instantanément à la force dupoignet. Ainsi, en moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour leraconter, nous nous trouvions maîtres du brick.

Le seul de nos adversaires resté vivant étaitRichard Parker. On se rappelle qu’au commencement de l’attaquej’avais assommé cet homme d’un coup de ma bringuebale. Il gisaitimmobile à côté de la porte de la cabine défoncée ; mais,Peters l’ayant touché avec le pied, il retrouva la parole etdemanda grâce. Sa tête n’était que légèrement fendue et il n’étaitpas autrement blessé, le coup l’ayant simplement étourdi. Il sereleva, et pour le moment, nous lui attachâmes les mains derrièrele dos. Le chien était encore sur Jones, grondant toujours avecfureur ; mais en regardant attentivement, nous vîmes quecelui-ci était tout à fait mort ; un ruisseau de sangjaillissait d’une blessure profonde à la gorge, que lui avaientfaite les crocs puissants de l’animal.

Il était alors une heure du matin, et le ventsoufflait toujours d’une manière effroyable. Le brick fatiguaitévidemment beaucoup plus qu’à l’ordinaire, et il devenaitindispensable de faire quelque chose pour l’alléger. Presque àchaque coup de roulis sous le vent il embarquait une lame, etquelques-unes s’étaient même répandues dans la chambre pendantnotre lutte ; car, en descendant, j’avais laissé l’écoutilleouverte. Toute la muraille de bâbord avait été emportée, ainsi queles fourneaux et le canot de l’arrière. Les craquements et lesvibrations du grand mât nous prouvaient aussi qu’il allait bientôtcéder. Pour faire une plus grande place à l’arrimage dans la caled’arrière, le pied de ce mât avait été fixé dans l’entrepont(exécrable méthode à laquelle ont souvent recours les constructeursignorants), de sorte qu’il courait grand risque de sortir de sonemplanture. Mais, pour mettre le comble à nos malheurs, noussondâmes l’archipompe, et nous ne trouvâmes pas moins de sept piedsd’eau.

Nous laissâmes donc les cadavres des hommesdans la chambre, et nous fîmes immédiatement jouer les pompes,Parker, naturellement, ayant été relâché pour nous assister dans cetravail. Nous bandâmes le bras d’Auguste de notre mieux, et lepauvre garçon fit ce qu’il put, c’est-à-dire pas grand-chose.Cependant nous vîmes qu’en faisant fonctionner une pompe sansinterruption, nous pouvions tout juste maîtriser la voie d’eau,c’est-à-dire l’empêcher d’augmenter. Comme nous n’étions quequatre, c’était un rude labeur ; mais nous tâchâmes de ne pasnous laisser abattre, et nous attendîmes le petit jour avecinquiétude, espérant soulager alors le brick en coupant le grandmât.

Nous passâmes ainsi une nuit pleine d’uneanxiété et d’une fatigue horribles ; quand enfin le jourparut, la tempête n’était pas le moins du monde calmée, et il n’yavait même aucun symptôme d’une prochaine embellie. Nous tirâmesalors les corps sur le pont, et nous les jetâmes par-dessus bord.Ensuite nous pensâmes à nous débarrasser du grand mât. Lespréparatifs nécessaires ayant été faits, Peters, qui avait retrouvéles haches dans la cabine, entama le mât, pendant que, nous autres,nous veillions aux étais et aux garants. Comme le brick donnait uneeffroyable embardée sous le vent, le signal fut donné pour couperles garants, et, cela fait, toute cette masse de bois et degréement tomba dans la mer, et débarrassa le brick sans nous faired’avarie notable. Nous vîmes alors que le navire fatiguait moinsqu’auparavant, mais notre situation était toujours extrêmementprécaire, et en dépit des plus grands efforts, nous ne pouvions pasmaîtriser la voie d’eau sans l’aide des deux pompes. Les servicesqu’Auguste pouvait nous rendre étaient vraiment insignifiants. Pourajouter à notre détresse, une lame énorme frappant le brick du côtédu vent le jeta à quelques points hors du vent, et avant qu’il pûtreprendre sa position, une autre lame déferlait en plein dessus etle roulait complètement sur le côté. Alors le lest se déplaça enmasse et passa sous le vent (quant à l’arrimage, il était depuisquelque temps ballotté absolument à l’aventure), et pendantquelques secondes nous crûmes que nous allions inévitablementchavirer. Cependant nous nous relevâmes un peu ; mais le lestrestant toujours à bâbord, nous donnions tellement de la bandequ’il était inutile de songer à faire jouer les pompes, ce qu’enaucun cas d’ailleurs nous n’aurions pu faire plus longtemps, nosmains étant complètement ulcérées par notre excessif labeur etsaignant d’une manière affreuse.

Contrairement à l’avis de Parker, nouscommençâmes alors à abattre le mât de misaine ; nous yréussîmes à la longue, avec la plus grande difficulté, à cause denotre position inclinée. En filant par-dessus bord il emporta aveclui le beaupré et laissa le brick à l’état de simple ponton.

Jusqu’alors nous avions lieu de nous réjouird’avoir pu conserver notre chaloupe, qui n’avait pas été endommagéepar tous ces gros coups de mer. Mais nous n’eûmes pas longtemps ànous féliciter ; car le mât de misaine et la misaine, quimaintenaient un peu le brick, étant partis ensemble, chaque lame àprésent venait briser complètement sur nous, et en cinq minutesnotre pont fut balayé de bout en bout, la chaloupe et la muraillede tribord furent enlevées, et le guindeau lui-même mis en pièces.Il était vraiment presque impossible d’être réduits à une conditionplus déplorable.

À midi, nous eûmes quelque espoir de voir latempête diminuer ; mais nous fûmes cruellement désappointés,car elle ne se calma pendant quelques minutes que pour soufflerensuite avec plus de furie. À quatre heures de l’après-midi, elleavait pris une telle intensité qu’il était impossible de se tenirdebout ; et, quand vint la nuit, je n’avais plus conservél’ombre d’une espérance. Je ne croyais pas que le navire pût tenirjusqu’au matin.

À minuit l’eau nous avait considérablementgagnés ; elle montait alors jusqu’au faux pont. Peu de tempsaprès, le gouvernail partit, et le coup de mer qui l’emportasouleva toute la partie de l’arrière hors de l’eau, de sorte qu’enretombant le brick talonna et donna une secousse semblable à celled’un navire qui échoue. Nous avions tous calculé que le gouvernailtiendrait bon jusqu’à la fin, parce qu’il était singulièrementfort, et installé comme je n’en avais jamais vu jusqu’alors etcomme je n’en ai pas vu depuis. Le long de sa pièce principales’étendait une série de forts crochets de fer, et une autresemblable tout le long de l’étambot. À travers ces crochets passaitune tige de fer forgé très épaisse, le gouvernail étant ainsirattaché à l’étambot et jouant librement sur la tige. La forceterrible de la mer qui l’avait arraché peut être appréciée par cefait que les crochets de l’étambot, qui, comme je l’ai dit,s’étendaient d’un bout à l’autre et étaient rivés de l’autre côté,furent complètement retirés, tous sans exception, de la pièce debois.

Nous avions à peine eu le temps de respireraprès cette violente secousse, qu’une des plus épouvantables lamesque j’eusse jamais vues vint briser d’aplomb par-dessus bord,emportant le capot d’échelle, enfonçant les écoutilles et inondantle navire d’un véritable déluge.

Chapitre 9La pêche aux vivres.

Par bonheur, juste avant la nuit, nous nousétions solidement attachés tous les quatre aux débris du guindeau,et nous étions ainsi couchés sur le pont aussi à plat que possible.Ce fut cette précaution qui nous sauva de la mort. Pour le momentnous étions tous plus ou moins étourdis par cet immense poids d’eauqui nous avait écrasés, et quand enfin elle se fut écoulée, nousnous sentîmes presque anéantis. Aussitôt que je pus respirer,j’appelai à haute voix mes compagnons. Auguste seul merépondit : « C’est fait de nous ; que Dieu ait pitiéde nos âmes ! » Au bout de quelques instants les deuxautres purent parler, et ils nous exhortèrent à prendre courage,disant qu’il y avait encore quelque espoir, qu’il était impossibleque le brick coulât, à cause de la nature de sa cargaison, et qu’ily avait tout lieu de croire que la tempête se dissiperait vers lematin. Ces paroles me rendirent la vie ; car, quelque étrangeque cela puisse paraître, bien qu’il fût évident qu’un navirechargé de barriques vides ne pouvait pas sombrer, j’avais eujusqu’ici l’esprit si troublé que cette considération m’avaitcomplètement échappé, et c’était le danger de sombrer que jeconsidérais depuis quelque temps comme le plus imminent. Sentantl’espérance revivre en moi, je saisis toutes les occasions derenforcer les amarres qui m’attachaient aux débris du guindeau, etje découvris bientôt que mes compagnons avaient eu la même idée eten faisaient autant. La nuit était aussi noire que possible, et ilest inutile d’essayer de décrire le fracas étourdissant et le chaosdont nous étions enveloppés. Notre pont était au niveau de la mer,ou plutôt nous étions entourés d’une crête, d’un rempart d’écume,dont une partie passait à chaque instant par-dessus nous. Nostêtes, ce n’est pas trop dire, n’étaient vraiment hors de l’eauqu’une seconde sur trois. Quoique nous fussions couchés tout prèsles uns des autres, nous ne pouvions pas nous voir, et nousn’apercevions pas davantage la moindre partie du brick sur lequelnous étions si effroyablement secoués. Par intervalles nous nousappelions l’un l’autre, nous efforçant ainsi de raviver l’espéranceet de donner un peu de consolation et d’encouragement à celui denous qui pouvait en avoir le plus besoin. L’état de faiblessed’Auguste faisait de lui un objet d’inquiétude pour lesautres ; et comme, avec son bras droit déchiré, il devait luiêtre impossible d’assujettir assez solidement son amarre, nous nousfigurions à chaque instant qu’il allait être emporté par-dessusbord ; quant à lui prêter secours, c’était une choseabsolument impossible. Très heureusement sa place était plus sûrequ’aucune des nôtres ; car, la partie supérieure de son corpsétant justement abritée par un morceau du guindeau fracassé, laviolence des lames qui tombaient sur lui se trouvait grandementamortie. Dans toute autre position que celle-là (et il ne l’avaitpas choisie, il y avait été jeté accidentellement après s’êtreattaché dans un endroit très dangereux), il eût infailliblementpéri avant le matin. Le brick, comme je l’ai dit, donnait beaucoupde la bande, et, grâce à cela, nous étions moins exposés à êtreemportés que nous ne l’eussions été dans un cas différent. Le côtépar où le navire donnait de la bande était, comme je l’ai remarqué,celui de bâbord, et la moitié du pont à peu près était constammentsous l’eau. Conséquemment, les lames qui nous frappaient à tribordétaient en partie brisées par le côté du navire, et, couchés à platsur le visage, nous n’en attrapions que de grosseséclaboussures ; quant à celles qui nous venaient par bâbord,elles nous attaquaient par le dos, et n’avaient pas, en raison denotre posture, assez de prise sur nous pour nous arracher à nosamarres.

Nous restâmes couchés dans cette affreusesituation jusqu’à ce que le jour vînt nous montrer plus clairementles horreurs dont nous étions environnés. Le brick n’était plusqu’une bûche, roulant çà et là à la merci de chaque lame ; latempête augmentait toujours ; c’était un parfait ouragan, s’ilen fut jamais, et nous ne voyions aucune perspective naturelle dedélivrance. Pendant quelques heures, nous gardâmes le silence,tremblant à chaque instant ou que nos amarres ne cédassent, ou queles débris du guindeau ne filassent par-dessus bord, ou qu’une desénormes lames qui mugissaient autour de nous, au-dessus de nous,dans tous les sens, ne plongeât la carcasse si avant sous l’eau quenous fussions noyés avant qu’elle pût remonter à la surface.Cependant la miséricorde de Dieu nous préserva de ces imminentsdangers, et vers midi nous fûmes gratifiés de la lumière bénie dusoleil. Peu de temps après, nous nous aperçûmes d’une diminutionsensible dans la force du vent, et, pour la première fois depuis lafin de la soirée précédente, Auguste parla et demanda à Peters, quiétait couché tout contre lui, s’il croyait qu’il y eût quelquechance de salut. Comme le métis ne fit d’abord aucune réponse àcette question, nous conclûmes tous qu’il avait été noyé surplace ; mais bientôt, à notre grande joie, il parla, quoiqued’une voix très faible, disant qu’il souffrait beaucoup, qu’ilétait comme coupé par les amarres qui lui serraient étroitementl’estomac, et qu’il lui fallait trouver le moyen de les relâcher,ou mourir, parce qu’il lui était impossible d’endurer cette tortureplus longtemps. Cela nous causa un grand chagrin ; car il nefallait pas songer à venir à son secours, tant que la mercontinuerait à courir sur nous comme elle faisait. Nousl’exhortâmes à supporter ses souffrances avec courage, et nous luipromîmes de saisir la première occasion qui s’offrirait pour lesoulager. Il répondit qu’il serait bientôt trop tard ; que ceserait fait de lui avant que nous pussions lui venir en aide ;et puis, après avoir gémi pendant quelques minutes, il retomba dansson silence, et nous conclûmes qu’il était mort.

Aux approches du soir, la mer tombaconsidérablement ; c’était à peine si dans l’espace de cinqminutes plus d’une lame venait briser sur la coque du côté duvent ; le vent s’était aussi beaucoup calmé, quoiqu’ilsoufflât encore grand frais. Je n’avais entendu parler aucun de mescamarades depuis plusieurs heures ; j’appelai alors Auguste.Il me répondit, mais si faiblement, que je ne pus pas distinguer cequ’il disait. Je parlai alors à Peters et à Parker, mais aucund’eux ne me fit de réponse.

Peu de temps après, je tombai dans unequasi-insensibilité, durant laquelle les images les plus charmantesflottèrent dans mon cerveau ; telles que des arbresverdoyants, des prés magnifiques où ondulait le blé mûr, desprocessions de jeunes danseuses, de superbes troupes de cavalerieet autres fantasmagories. Je me rappelle maintenant que, dans toutce qui défilait devant l’œil de mon esprit, le mouvementétait l’idée prédominante. Ainsi, je ne rêvais jamais d’un objetimmobile, tel qu’une maison, une montagne ou tout autre du mêmegenre ; mais des moulins à vent, des navires, de grandsoiseaux, des ballons, des hommes à cheval, des voitures filant avecune vitesse furieuse, et autres objets mouvants, se présentaient àmoi et se succédaient interminablement. Quand je sortis de cesingulier état, le soleil était levé depuis une heure, autant queje pus le deviner. J’eus la plus grande peine à me souvenir desdifférentes circonstances qui se rattachaient à ma situation, etpendant quelque temps je restai fermement convaincu que j’étaistoujours dans la cale du brick, près de ma caisse, et je prenais lecorps de Parker pour celui de Tigre.

Lorsque j’eus enfin complètement recouvré messens, je m’aperçus que le vent n’était plus qu’une brise trèsmodérée, et que la mer était comparativement calme, de sortequ’elle n’embarquait plus sur le brick que par le travers. Mon brasgauche avait rompu ses liens et se trouvait gravement déchiré versle coude ; le droit était complètement paralysé, et la main etle poignet prodigieusement enflés par la pression du cordage, quiavait agi depuis l’épaule jusqu’en bas. Je souffrais aussi beaucoupd’une autre corde autour de la taille, qui avait été serrée à unpoint intolérable. En regardant mes camarades autour de moi, je visque Peters vivait encore, bien qu’il eût autour des reins unegrosse corde serrée si cruellement qu’il avait l’air presque coupéen deux ; aussitôt que je bougeai, il me fit un geste faiblede la main en me désignant la corde. Auguste ne donnait aucunsymptôme de vie, et était presque plié en deux en travers d’unéclat du guindeau. Parker me parla quand il me vit remuer et medemanda si j’avais encore assez de force pour le délivrer de saposition, me disant que si je voulais ramasser toute mon énergie etsi je réussissais à le délier, nous pouvions encore sauver nosvies, mais qu’autrement nous péririons tous.

Je lui dis de prendre courage, et que jetâcherais de le délivrer. Tâtant dans la poche de mon pantalon, jepris mon canif, et, après plusieurs essais infructueux, je réussisà l’ouvrir. Je parvins alors avec ma main gauche à débarrasser monbras droit de ses amarres, et je coupai ensuite les autres cordesqui me retenaient. Mais en essayant de changer de place, jem’aperçus que mes jambes me manquaient entièrement et que je nepouvais me relever ; il m’était également impossible demouvoir mon bras droit dans un sens quelconque. Je le fis remarquerà Parker, qui me conseilla de rester tranquille pendant quelquesminutes, en me tenant au guindeau avec la main gauche, pour donnerau sang le temps de circuler. En effet, l’engourdissement commençabientôt à disparaître, de sorte que je pus d’abord remuer unejambe, et puis l’autre, et en peu de temps je recouvrai en partiel’usage de mon bras droit. Je me glissai alors vers Parker avec laplus grande précaution et sans me dresser sur mes jambes, et jecoupai toutes les amarres autour de lui ; et au bout de peu detemps, comme moi, il recouvra en partie l’usage de ses membres.Nous nous dépêchâmes alors de défaire la corde de Peters. Elleavait fait une profonde entaille à travers la ceinture de sonpantalon de laine et à travers deux chemises, et elle avait pénétrédans l’aine, d’où le sang jaillit abondamment quand nous enlevâmesla corde. Mais à peine avions-nous fini, que Peters se mit à parleret sembla éprouver un soulagement immédiat ; il était mêmecapable de se remuer beaucoup plus aisément que Parker et moi, cequ’il devait sans aucun doute à cette saignée involontaire.

Auguste ne donnait aucun signe de vie, et nousavions peu d’espoir de le voir reprendre ses sens, mais, enarrivant à lui, nous vîmes qu’il s’était simplement évanoui parsuite d’une perte de sang, les bandages dont nous avions entouréson bras ayant été arrachés par l’eau ; aucune des cordes quile retenaient au guindeau n’était suffisamment serrée pouroccasionner sa mort. L’ayant débarrassé de ses liens et délivré dumorceau de bois, nous le déposâmes du côté du vent, à un endroitsec, la tête un peu plus bas que le corps, et nous nous mîmes toustrois à lui frotter les membres. En une demi-heure à peu près ilrevint à lui ; mais ce ne fut que le matin suivant qu’illaissa voir qu’il reconnaissait chacun de nous et qu’il trouva laforce de parler. Pendant le temps que nous avions mis à nousdébarrasser de toutes nos amarres, la nuit était venue, le cielcommençait à se couvrir, de sorte que nous avions une peur affreuseque le vent ne reprît avec violence, auquel cas rien ne pouvaitnous sauver de la mort, épuisés comme nous l’étions. Par bonheur letemps se maintint très convenablement pendant la nuit, et, la mers’apaisant de plus en plus, nous conçûmes finalement l’espoir denous sauver. Une jolie brise soufflait toujours du nord-ouest, maisle temps n’était pas froid du tout. Auguste, étant beaucoup tropfaible pour se retenir lui-même, fut soigneusement attaché auguindeau, de peur que le roulis du navire ne le fit glisserpar-dessus bord. Quant à nous, nous n’avions pas besoin deprécautions semblables. Nous nous assîmes en nous serrant, et, nousappuyant l’un contre l’autre, en nous aidant des cordes rompues duguindeau, nous nous mîmes à causer des moyens de sortir de notreaffreuse situation. Nous nous avisâmes très à propos de retirer noshabits, et nous les tordîmes pour en exprimer l’eau. Quand ensuitenous les remîmes, ils nous parurent singulièrement chauds etagréables et ne servirent pas peu à nous rendre de la vigueur. Nousdébarrassâmes Auguste des siens, nous les tordîmes pour lui, et ilen éprouva le même bien-être.

Nos principales souffrances étaient maintenantla faim et la soif, et quand nous pensions aux moyens futurs denous soulager à cet égard, nous sentions le cœur nous manquer, etnous en venions même à regretter d’avoir échappé aux dangers moinsterribles de la mer. Nous nous efforçâmes cependant de nousconsoler avec l’espoir d’être bientôt recueillis par quelquenavire, et nous nous encourageâmes à supporter avec résignationtous les maux qui pouvaient nous être encore réservés.

Enfin, l’aube du 14 parut, et le temps semaintint clair et doux, avec une brise constante mais très légèredu nord-ouest. La mer était maintenant tout à fait apaisée, etcomme, pour une cause que nous ne pûmes deviner, le brick nedonnait plus autant de la bande, le pont était comparativement sec,et nous pouvions aller et venir en toute liberté. Il y avait alorsplus de trois jours et trois nuits que nous n’avions rien bu nimangé, et il devenait absolument nécessaire de faire une tentativepour se procurer quelque chose d’en bas. Comme le brick étaitcomplètement plein d’eau, nous nous mîmes à l’œuvre avec tristesseet sans grand espoir d’attraper quelque chose. Nous fîmes uneespèce de drague en plantant quelques clous, que nous arrachâmesaux débris du capot d’échelle, dans deux pièces de bois. Nous lesassujettîmes en croix, et, les attachant au bout d’une corde, nousles jetâmes dans la cabine et les promenâmes çà et là, avec lefaible espoir d’accrocher quelque article qui pût servir à notrenourriture, ou du moins nous aider à nous la procurer. Nouspassâmes la plus grande partie de la matinée à cette besogne, sansrésultat, et nous ne péchâmes que quelques couvertures que lesclous accrochèrent facilement. Notre invention était vraiment sigrossière que nous ne pouvions guère compter sur un meilleursuccès.

Nous recommençâmes l’épreuve dans le gaillardd’avant, mais sans plus de résultat, et nous nous abandonnions déjàau désespoir, quand Peters imagina de se faire attacher une cordeautour du corps, et d’essayer d’attraper quelque chose en plongeantdans la cabine. Nous saluâmes la proposition avec toute la joie quepeut inspirer l’espérance renaissante. Il commença immédiatement àse dépouiller de ses vêtements, à l’exception de sonpantalon ; et une forte corde fut soigneusement assujettieautour de sa taille, que nous ramenâmes par-dessus ses épaules, demanière à l’empêcher de glisser. L’entreprise était pleine dedifficulté et de danger ; car, comme nous n’espérions pastrouver grand-chose dans la chambre, à supposer même qu’il y eûtencore quelques provisions, il fallait que le plongeur, aprèss’être laissé descendre, fît un tour à droite et marchât sous l’eauà une distance de dix ou douze pieds, à travers un passage étroit,jusqu’à la cambuse, revînt enfin sans avoir pu respirer.

Tout étant prêt, Peters descendit dans lacabine en suivant l’échelle jusqu’à ce que l’eau lui atteignît lementon. Alors il plongea, la tête la première, tourna à droiteaprès avoir plongé et s’efforça de pénétrer dans la cambuse ;mais à la première tentative il échoua complètement. Il n’y avaitpas une demi-minute qu’il avait disparu que nous sentîmes la cordesecouée violemment ; c’était le signal convenu pour le retirerde l’eau quand il le désirerait. Nous le tirâmes doncimmédiatement, mais avec si peu de précautions que nous lemeurtrîmes cruellement contre l’échelle. Il ne rapportait rien aveclui, et il lui avait été impossible d’aller au-delà d’un très petitespace à travers le couloir, à cause des efforts constants qu’illui fallait faire pour ne pas remonter et flotter contre le pont.Quand il sortit de la cabine, il était très épuisé, et dut sereposer quinze bonnes minutes avant de se hasarder àredescendre.

La seconde tentative fut encore plusmalheureuse ; car il resta si longtemps sous l’eau sans donnerle signal, que, nous sentant fort inquiets pour lui, nous letirâmes sans plus attendre ; il se trouva qu’il était aumoment d’être asphyxié ; le malheureux avait déjà, dit-il,secoué la corde à plusieurs reprises, et nous ne l’avions passenti. Cela tenait sans doute à ce qu’une partie de la cordes’était accrochée dans la balustrade au pied de l’échelle. Cettebalustrade était un tel embarras, que nous résolûmes de l’arracheravant de procéder à une nouvelle tentative. Comme nous n’avionsaucun moyen de l’enlever, excepté à la force des bras, nousdescendîmes tous les quatre dans l’eau, aussi loin qu’il nous futpossible, et, donnant une bonne secousse avec nos forces réunies,nous réussîmes à la jeter à bas.

La troisième tentative ne réussit pas mieuxque les deux premières, et il devint évident que nous ne pourrionsrien obtenir par ce moyen sans le secours de quelque poids quiservît à maintenir le plongeur et à l’affermir sur le plancher dela cabine, pendant qu’il ferait sa recherche. Nous regardâmeslongtemps autour de nous pour trouver quelque chose propre àremplir ce but ; mais à la fin nous découvrîmes, à notregrande joie, un des porte-haubans de misaine, du côté du vent, quiétait déjà si fortement ébranlé que nous n’eûmes aucune peine à ledétacher entièrement. Peters, l’ayant solidement assujetti à l’unede ses chevilles, opéra alors sa quatrième descente dans la cabine,et, cette fois, réussit à se frayer un chemin jusqu’à la porte dela cambuse. Mais, avec un chagrin inexprimable, il la trouva ferméeet fut obligé de revenir sans avoir pu y pénétrer ; car, enfaisant les plus grands efforts, c’était tout au plus s’il pouvaitrester une minute sous l’eau. Nos affaires prenaient décidément uncaractère sinistre, et nous ne pûmes, Auguste et moi, nous empêcherde fondre en larmes en pensant à cette foule de difficultés quinous assiégeaient et à la chance si improbable de notre salut. Maiscette faiblesse ne fut pas de longue durée. Nous nous agenouillâmeset nous priâmes Dieu de nous assister dans les nombreux dangersdont nous étions assaillis ; et puis, avec une espérance etune vigueur rajeunies, nous nous relevâmes, prêts à chercher encoreet à entreprendre tous les moyens humains de délivrance.

Chapitre 10Le brick mystérieux.

Peu de temps après, un incident eut lieu, qui,gros d’abord d’extrême joie et ensuite d’extrême horreur,m’apparaît, à cause de cela même, comme plus émouvant, plusterrible qu’aucun des hasards que j’aie connus postérieurement dansle cours de neuf longues années, années si pleines d’événements dela nature la plus surprenante, et souvent même la plus inouïe, laplus inimaginable. Nous étions couchés sur le pont, près del’échelle, et nous discutions encore la possibilité de pénétrerjusqu’à la cambuse, quand, tournant mes regards vers Auguste, quime faisait face, je m’aperçus qu’il était tout d’un coup devenud’une pâleur mortelle et que ses lèvres tremblaient d’une manièresingulière et incompréhensible. Fortement alarmé, je lui adressaila parole, mais il ne répondit pas, et je commençais à croire qu’ilavait été pris d’un mal subit, quand je fis attention à ses yeux,singulièrement brillants, et braqués sur quelque objet derrièremoi. Je tournai la tête, et je n’oublierai jamais la joie extatiquequi pénétra chaque partie de mon être quand j’aperçus un grandbrick qui arrivait sur nous, et qui n’était guère à plus de deuxmilles au large. Je sautai sur mes pieds, comme si une balle defusil m’avait frappé soudainement au cœur, et, étendant mes brasdans la direction du navire, je restai debout, immobile, incapablede prononcer une syllabe. Peters et Parker étaient également émus,quoique d’une manière différente. Le premier dansait sur le pontcomme un fou, en débitant les plus monstrueuses extravagances,entremêlées de hurlements et d’imprécations, pendant que le secondfondait en larmes, ne cessant, pendant quelques minutes encore, depleurer comme un petit enfant.

Le navire en vue était un grandbrick-goélette, bâti à la hollandaise, peint en noir, avec unepoulaine voyante et dorée. Il avait évidemment essuyé passablementde gros temps, et nous supposâmes qu’il avait beaucoup souffert dela tempête qui avait été la cause de notre désastre ; car ilavait perdu son mât de hune de misaine ainsi qu’une partie de sonmur de tribord. Quand nous le vîmes pour la première fois, ilétait, je l’ai dit, à deux milles environ, au vent, et arrivant surnous. La brise était très faible, et ce qui nous étonna le plus,c’est qu’il ne portait pas d’autres voiles que sa misaine et sagrande voile, avec un clinfoc ; aussi ne marchait-il que trèslentement, et notre impatience montait presque jusqu’à la frénésie.La manière maladroite dont il gouvernait fut remarquée par noustous, malgré notre prodigieuse émotion. Il donnait de tellesembardées, qu’une fois ou deux nous crûmes qu’il ne nous avait pasvus, ou, qu’ayant découvert notre navire, mais n’ayant aperçupersonne à bord, il allait virer de bord et reprendre une autreroute. À chaque fois, nous poussions des cris et des hurlements detoute la force de nos poumons ; et le navire inconnu semblaitchanger pour un moment d’intention et remettait le cap surnous ; cette singulière manœuvre se répéta deux ou trois fois,si bien qu’à la fin nous ne trouvâmes pas d’autre manière de nousl’expliquer que de supposer que le timonier était ivre.

Nous n’aperçûmes personne à son bord jusqu’àce qu’il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous vîmestrois hommes qu’à leur costume nous prîmes pour des Hollandais.

Deux d’entre eux étaient couchés sur devieilles voiles près du gaillard d’avant, et le troisième, quisemblait nous regarder avec curiosité, était à l’avant, à tribord,près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avecla peau très noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager àprendre patience, nous saluant joyeusement de la tête, mais d’unemanière qui ne laissait pas que d’être bizarre, et souriantconstamment, comme pour déployer une rangée de dents blanches trèsbrillantes. Comme le navire se rapprochait, nous vîmes son bonnetde laine rouge tomber de sa tête dans l’eau ; mais il n’y pritpas garde, continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques.Je rapporte minutieusement ces choses et ces circonstances, et jeles rapporte, cela doit être compris, précisémentcommeelles nous apparurent.

Le brick venait à nous lentement et avec plusde certitude dans sa manœuvre, et (je ne puis parler de sang-froidde cette aventure) nos cœurs sautaient follement dans nospoitrines, et nous répandions toute notre âme en cris d’allégresseet en actions de grâces à Dieu pour la complète, glorieuse etinespérée délivrance que nous avions si palpablement sous la main.Soudainement, du mystérieux navire, qui était maintenant toutproche de nous, nous arrivèrent, portées sur l’océan, une odeur,une puanteur telles, qu’il n’y a pas dans le monde de mots pourl’exprimer : infernales, suffocantes, intolérables,inconcevables ! J’ouvris la bouche pour respirer, et, metournant vers mes camarades, je m’aperçus qu’ils étaient plus pâlesque du marbre. Mais nous n’avions pas le temps de discuter ou deraisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblaitavoir l’intention de nous accoster par notre voûte, afin que nouspussions l’aborder sans l’obliger à mettre un canot à la mer. Nousnous précipitâmes à l’arrière, quand tout à coup une forte embardéele jeta de cinq ou six points hors de la route qu’il tenait, etcomme il passait à notre arrière à une distance d’environ vingtpieds, nous vîmes en plein son pont. Oublierai-je jamais la triplehorreur de ce spectacle ? Vingt-cinq ou trente corps humains,parmi lesquels quelques femmes, gisaient disséminés çà et là, entrel’arrière et la cuisine, dans le dernier et le plus dégoûtant étatde putréfaction ! Nous vîmes clairement qu’il n’y avait pasune âme vivante sur ce bateau maudit ! Cependant nous nepouvions pas nous empêcher d’appeler ces morts à notresecours ! Oui, dans l’agonie du moment, nous avons lentementet fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images des’arrêter pour nous, de ne pas nous laisser devenir semblables àelles, et de vouloir bien nous recevoir dans leur gracieusecompagnie ! L’horreur et le désespoir nous faisaientextravaguer, l’angoisse et la déception nous avaient rendusabsolument fous.

Quand nous poussâmes notre premier hurlementde terreur, quelque chose répondit qui venait du côté du beaupré dunavire étranger, et qui ressemblait si parfaitement au cri d’ungosier humain que l’oreille la plus délicate en aurait tressailliet s’y fût laissé prendre. En ce moment, une autre embardéesoudaine ramena pour quelques minutes le gaillard d’avant sous nosyeux, et du même coup nous aperçûmes la cause du bruit. Nous vîmesle grand et robuste personnage toujours appuyé sur la muraille,faisant toujours aller sa tête de çà de là, mais la face tournéemaintenant de manière que nous ne pouvions plus l’apercevoir. Sesbras étaient étendus sur la lisse, et ses mains tombaient endehors. Ses genoux reposaient sur une grosse manœuvre, tendue roideet allant du pied du beaupré à l’un des bossoirs. Sur son dos, oùune partie de la chemise avait été arrachée et laissait voir le nu,se tenait une mouette énorme, qui se gorgeait activement del’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfouis dansle corps, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme lebrick continuait à tourner comme pour nous voir de plus près,l’oiseau retira péniblement du trou sa tête sanglante, et, aprèsnous avoir considérés un moment comme stupéfié, se détachaparesseusement du corps sur lequel il se régalait, puis il pritdroit son vol au-dessus de notre pont et plana quelque temps dansl’air avec un morceau de substance coagulée et quasi vivante dansson bec. À la fin, l’horrible morceau tomba, avec un sinistrepiaffement, juste aux pieds de Parker. Dieu veuille mepardonner ! mais alors, dans le premier moment, une penséetraversa mon esprit, une pensée que je n’écrirai pas, et je mesentis faisant un pas machinal vers la place ensanglantée. Je levailes yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste qui étaientchargés d’un reproche si intense et si énergique que cela me renditimmédiatement à moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec unprofond frisson, je jetai l’horrible chose à la mer.

Le corps d’où le morceau avait été arraché,reposant ainsi sur cette manœuvre, oscillait aisément sous lesefforts de l’oiseau carnassier, et c’était ce mouvement qui nousavait d’abord fait croire à un être vivant. Quand la mouette ledébarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, desorte que nous pûmes voir son visage en plein. Non, jamaisspectacle ne fut plus plein d’effroi ! Les yeux n’existaientplus, et toutes les chairs de la bouche rongées laissaient lesdents entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avaitencouragé notre espérance ! Tel était… mais je m’arrête. Lebrick, comme je l’ai dit, passa à notre arrière, et continua saroute lentement et régulièrement sous le vent. Avec lui et sonterrible équipage s’évanouirent toutes nos heureuses visions dejoie et de délivrance. Comme il mit quelque temps à passer derrièrenous, nous aurions peut-être trouvé le moyen de l’aborder, si notresoudain désappointement et la nature effrayante de notre découverten’avaient pas anéanti toutes nos facultés morales et physiques.Nous avions vu et senti, mais nous ne pûmes penser et agir,hélas ! que trop tard. On pourra juger par ce simple faitcombien cet incident avait affaibli nos intelligences : quandle navire se fut éloigné au point que nous n’apercevions plus quela moitié de sa coque, nous agitâmes sérieusement la propositiond’essayer de l’attraper à la nage !

J’ai, depuis cette époque, fait tous mesefforts pour éclaircir la vague horrible qui enveloppait ladestinée du navire inconnu. Sa coupe et sa physionomie généralenous donnèrent à penser, comme je l’ai déjà dit, que c’était unbâtiment de commerce hollandais, et le costume de son équipage nousconfirma dans cette opinion. Nous aurions facilement pu lire sonnom à son arrière, et prendre aussi d’autres observations qui nousauraient servi à déterminer son caractère ; mais l’émotionprofonde du moment nous aveugla et nous cacha tout indice de cettenature. D’après la couleur safranée de quelques-uns des cadavresqui n’étaient pas tout à fait décomposés, nous dûmes conclure quetout le monde à bord était mort de la fièvre jaune ou de quelqueautre violent fléau d’espèce analogue. Si tel était le cas (et endehors de cela, je ne sais vraiment qu’imaginer), la mort, à enjuger par la position des corps, avait dû les surprendre d’unefaçon tout à fait soudaine et accablante, d’une manière absolumentdistincte de celle qui caractérise même les pestes les plusmortelles avec lesquelles l’humanité a pu jusqu’ici sefamiliariser. Dans le fait, il se peut qu’un poison, introduitaccidentellement dans quelqu’une des provisions du bord, ait amenéce désastre ; peut-être avaient-ils mangé de quelque poissoninconnu, d’une espèce venimeuse, ou d’oiseau océanique ou de toutautre animal marin, que sais-je ? mais il est absolumentsuperflu de former des conjectures sur un cas qui est enveloppétout entier, et qui restera sans doute éternellement enveloppé dansle plus effrayant et le plus insondable mystère.

Chapitre 11La bouteille de porto.

Nous passâmes le reste de la journée dans unétat de léthargie stupide, regardant toujours le navire, jusqu’aumoment où les ténèbres, le dérobant à notre vue, nous rendirentpour ainsi dire à nous-mêmes. Les angoisses de la faim et de lasoif nous reprirent alors, absorbant tous autres soucis etconsidérations. Il n’y avait toutefois rien à faire jusqu’au matin,et, nous installant de notre mieux, nous nous efforçâmes d’attraperun peu de repos. J’y réussis, pour mon compte, au-delà de mesespérances, et je dormis jusqu’au point du jour, quand mescamarades, qui avaient été moins favorisés que moi, m’éveillèrentpour recommencer nos malheureuses tentatives sur la cambuse.

Il faisait alors un calme plat, avec une merplus unie que je ne l’ai jamais vue, le temps, chaud et agréable.Le brick fatal était hors de vue. Nous commençâmes nos opérationspour arracher, mais non sans peine, un autre porte-haubans demisaine ; et les ayant, tous les deux, attachés aux pieds dePeters, il essaya d’arriver encore une fois à la porte de lacambuse, pensant qu’il réussirait peut-être à la forcer, pourvucependant qu’il pût l’atteindre en très peu de temps ; et il ycomptait, parce que la carcasse du navire gardait sa positionbeaucoup mieux qu’auparavant.

Il réussit en effet à atteindre très vite laporte, et là, détachant un des poids de sa cheville, il essaya des’en servir pour l’enfoncer ; mais tous ses efforts furentvains, la charpente étant beaucoup plus forte qu’il ne s’y étaitattendu.

Il était complètement épuisé par ce longséjour sous l’eau, et il devenait indispensable qu’un de nous leremplaçât. Parker s’offrit immédiatement pour ce service ;mais après trois voyages infructueux, il n’avait même pas réussi àarriver jusqu’à la porte. L’état déplorable du bras d’Augusterendait de sa part tout essai superflu ; car fût-il parvenu àatteindre la chambre, il eût été tout à fait incapable d’en forcerl’entrée ; c’était donc à moi qu’incombait maintenant ledevoir d’employer mes forces au salut de la communauté.

Peters avait laissé un des porte-haubans dansle passage, et je vis, sitôt que j’eus plongé, que je n’avais pasun poids suffisant pour me tenir solidement sous l’eau. Je résolusdonc, pour ma première tentative, de retrouver d’abord etsimplement l’autre poids. Dans ce but, je tâtais le plancher ducouloir, quand je sentis quelque chose de dur, que j’empoignaiimmédiatement, n’ayant pas le temps de vérifier ce quec’était ; puis je m’en revins et je remontai directement à lasurface. Ma trouvaille était une bouteille, et on concevra quellefut notre joie quand nous vîmes qu’elle était pleine de vin dePorto. Nous rendîmes grâces à Dieu pour cette consolation et cesecours si opportun, puis, avec mon canif nous tirâmes le bouchon,et, pour une gorgée très modérée qu’avala chacun de nous, nous nousen sentîmes singulièrement réconfortés, et comme inondés dechaleur, de forces et d’esprits vitaux. Nous rebouchâmes alors labouteille soigneusement, et au moyen d’un mouchoir nous l’amarrâmesde façon qu’il lui fût impossible de se briser.

Je me reposai un peu après cette heureusedécouverte, puis je descendis, et enfin je retrouvai leporte-haubans avec lequel je montai immédiatement. Après l’avoirattaché à mon pied, je me laissai couler pour la troisième fois, etil me fut démontré que je ne pourrais jamais réussir à forcer laporte de la cambuse. Je revins désolé.

Bien décidément, il fallait donc renoncer àtoute espérance, et je pus voir dans les physionomies de mescamarades qu’ils avaient pris leur parti de mourir. Le vin leuravait donné une espèce de délire, dont ma dernière immersionm’avait peut-être préservé. Ils bavardaient d’une manièreincohérente, et sur des choses qui n’avaient aucun rapport avecnotre situation, Peters m’accablant de questions sur Nantucket.Auguste aussi, je me le rappelle, s’approcha de moi, d’un air fortsérieux, et me pria de lui prêter un peigne de poche, parce qu’ilavait, disait-il, les cheveux pleins d’écailles de poisson, etqu’il désirait se nettoyer avant de débarquer. Parker semblait unpeu moins fortement affecté, et me pressait de plonger encore dansla chambre pour lui rapporter le premier objet qui me tomberaitsous la main. J’y consentis, et dès la première tentative, aprèsêtre resté sous l’eau une bonne minute, je rapportai une petitemalle de cuir appartenant au capitaine Barnard. Nous l’ouvrîmesimmédiatement, avec le faible espoir qu’elle contiendrait peut-êtrequelque chose à boire ou à manger ; mais nous n’y trouvâmesrien qu’une boîte à rasoirs et deux chemises de toile. Je plongeaiencore, et je revins sans aucun résultat. Comme ma tête sortait del’eau, j’entendis sur le pont le bruit de quelque chose qui sebrisait, et, en remontant, je vis que mes compagnons d’infortuneavaient ignoblement profité de mon absence pour boire le reste duvin, et qu’ils avaient laissé tomber la bouteille dans leurprécipitation à la remettre en place avant que je les surprisse. Jeleur remontrai leur manque de cœur, et Auguste fondit en larmes.Les deux autres essayèrent de rire et de tourner la chose enplaisanterie ; mais j’espère ne jamais plus avoir à contemplerun rire pareil ; la convulsion de leur physionomie étaitabsolument effrayante. Dans le fait, il était visible quel’excitation produite dans leurs estomacs vides avait eu un effetviolent et instantané, et qu’ils étaient tous effroyablement ivres.Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que j’obtins d’eux qu’ils secouchassent ; ils tombèrent presque aussitôt dans un lourdsommeil, accompagné d’une respiration haute et ronflante.

Je me trouvai alors, pour ainsi dire, seul surle brick, et, certes, mes réflexions étaient de la nature la plusterrible et la plus noire. La seule perspective qui s’offrît à moiétait de mourir de faim lentement, ou, en mettant les choses aumieux, d’être englouti par la première tempête quis’élèverait ; car nous ne pouvions pas, dans notre étatd’épuisement, conserver l’espoir de survivre à une nouvelle.

La faim déchirante que j’éprouvais alors étaitpresque intolérable, et je me sentis capable des dernièresextrémités pour l’apaiser. Avec mon couteau, je coupai un petitmorceau de la malle de cuir, et je m’efforçai de le manger ;mais il me fut absolument impossible d’en avaler même uneparcelle ; cependant il me sembla qu’en mâchant et en chiquantle cuir par petits fragments j’obtenais un léger soulagement à messouffrances. Vers le soir, mes compagnons se réveillèrent, un à un,et tous dans un état de faiblesse et d’horreur indescriptible,causé par le vin, dont les fumées étaient maintenant évaporées. Ilstremblaient, comme en proie à une violente fièvre, et imploraientde l’eau avec les cris les plus lamentables. Leur situationm’affecta de la manière la plus vive, et néanmoins je ne pouvaism’empêcher de me réjouir de l’heureux accident qui m’avait empêchéde me laisser tenter par le vin, m’épargnant ainsi leurs sinistreset navrantes sensations. Cependant leur conduite m’alarmait et mecausait une très forte inquiétude ; car il était évident qu’àmoins d’un changement favorable dans leur état, ils ne pourraientme prêter aucune assistance pour pourvoir à notre salut commun. Jen’avais pas encore abandonné toute idée de rapporter quelque chosed’en bas ; mais l’épreuve ne pouvait se recommencer qu’à lacondition que l’un d’eux fût assez maître de lui-même pour tenir lebout de la corde pendant que je descendrais. Parker semblait seposséder un peu mieux que les autres, et je m’efforçai de leranimer par tous les moyens possibles. Présumant qu’un bain d’eaude mer pourrait avoir un heureux effet, je m’avisai de lui attacherun bout de corde autour du corps, et puis, le conduisant au capotd’échelle (lui, restant toujours inerte et passif), je l’y poussaiet l’en retirai immédiatement. J’eus lieu de me féliciter de monexpérience, car il parut reprendre de la vie et de la force, et enremontant il me demanda d’un air tout à fait raisonnable pourquoije le traitais ainsi. Quand je lui eus expliqué mon but, il meremercia du service, et dit qu’il se sentait beaucoup mieux depuisson bain ; ensuite, il parla sensément de notre situation.Nous résolûmes alors d’appliquer le même traitement à Auguste et àPeters ; ce que nous fîmes immédiatement, et le saisissementleur procura à tous deux un soulagement remarquable. Cette idéed’immersion soudaine m’avait été suggérée par quelque vieillelecture médicale sur les heureux effets de l’affusion et de ladouche dans les cas où le malade souffre du deliriumtremens.

Voyant que je pouvais enfin me fier à mescamarades pour tenir le bout de la corde, je plongeai encore troisou quatre fois dans la cabine, bien qu’il fit tout à fait nuit, etqu’une houle assez douce, mais très allongée, venant du nord,ballottât tant soit peu notre ponton. Dans le cours de cestentatives, je réussis à rapporter deux grands couteaux de table,une cruche de la contenance de trois gallons, mais vide, enfin unecouverture, mais rien qui pût servir à soulager notre faim. Aprèsavoir trouvé ces divers articles, je continuai mes efforts jusqu’àce que je fusse complètement épuisé ; mais je n’attrapai plusrien. Pendant la nuit, Parker et Peters firent la même besogne àtour de rôle ; mais on ne pouvait plus mettre la main surrien, et, persuadés que nous nous épuisions en vain, de désespoirnous abandonnâmes l’entreprise.

Nous passâmes le reste de la nuitdans la plus terrible angoisse morale et physique qui se puisseimaginer. Le matin du 16 se leva enfin, et nos yeux cherchèrentavec avidité le secours à tous les points de l’horizon, maisvainement. La mer était toujours très unie, avec une longue houledu nord, comme la veille. Il y avait alors six jours que nousn’avions goûté d’aucune nourriture ni bu d’aucune boisson, àl’exception de la bouteille de porto, et il était clair que nous nepourrions résister que fort peu de temps, à moins que nous nefissions quelque trouvaille. Je n’avais jamais vu et je désire nejamais revoir des êtres humains aussi complètement émaciés quePeters et Auguste. Si je les avais rencontrés à terre dans leurétat actuel, je n’aurais pas soupçonné que je les eusse jamaisconnus. Leur physionomie avait complètement changé de caractère, sibien que je pouvais à peine me persuader qu’ils étaient bien lesmêmes individus avec lesquels j’étais en compagnie peu de joursauparavant.

 

Parker, quoique piteusement réduit, et sifaible qu’il ne pouvait lever sa tête de sa poitrine, n’en étaitcependant pas au même point que les deux autres. Il souffrait avecune grande patience, ne poussait aucune plainte, et tâchait de nousinspirer l’espérance par tous les moyens qu’il pouvait inventer.Quant à moi, bien que j’eusse été malade au commencement du voyage,et que j’aie toujours été d’une constitution délicate, je souffraismoins qu’aucun d’eux ; j’étais moins amaigri, et j’avaisconservé à un degré surprenant les facultés de mon esprit, pendantque les autres étaient complètement accablés et semblaient tombésdans une sorte de seconde enfance, grimaçant un sourire niais,comme les idiots, et proférant les plus absurdes bêtises. Parintervalles toutefois, et très soudainement, ils semblaientrevivre, comme inspirés tout d’un coup par la conscience de leursituation ; alors ils sautaient sur leurs pieds comme pousséspar un accès momentané de vigueur, et parlaient de la questiond’une manière tout à fait rationnelle, mais pleine du plus intensedésespoir. Il est bien possible aussi que mes camarades aient eu deleur état la même opinion que moi du mien, et que je me sois renduinvolontairement coupable des mêmes extravagances et des mêmesimbécillités ; c’est là un point qu’il m’est impossible devérifier.

Vers midi, Parker déclara qu’il voyait laterre du côté de bâbord, et j’eus toutes les peines du monde àl’empêcher de se jeter à la mer pour gagner la côte à la nage.Peters et Auguste ne firent pas grande attention à ce qu’ildisait ; ils semblaient tous deux ensevelis dans unecontemplation morne. En regardant dans la direction indiquée, il mefut impossible d’apercevoir la plus légère apparence derivage : d’ailleurs je savais trop bien que nous étions loinde toute terre pour m’abandonner à une espérance de cette nature.Il me fallut néanmoins beaucoup de temps pour convaincre Parker desa méprise. Il répandit alors un torrent de larmes, pleurnichantcomme un enfant, avec de grands cris et des sanglots, pendant deuxou trois heures ; enfin, épuisé par la fatigue de sondésespoir, il s’endormit.

Peters et Auguste firent alors quelquesefforts inefficaces pour avaler des morceaux de cuir. Je leurconseillai de chiquer le cuir et de le cracher, mais ils étaienttrop affreusement affaiblis pour exécuter mon conseil. Je continuaià mâcher des morceaux par intervalles, et j’en tirai quelquesoulagement ; mais ma principale souffrance était la privationd’eau, et je ne résistai à l’envie de boire de l’eau de mer qu’enme rappelant les horribles conséquences qui en étaient résultéespour d’autres individus placés dans les mêmes conditions quenous.

Le jour s’écoula de cette façon, quand jedécouvris soudainement une voile à l’est, dans la direction denotre avant, du côté de bâbord. C’était, à ce qu’il me semblait, ungrand navire, venant presque en travers de nous, et sans doute àune distance de douze ou quinze milles. Aucun de mes compagnons nel’avait encore découvert, et je me gardais bien de le leur montrertout de suite, dans la crainte que nous ne fussions encore frustrésde notre espérance. À la longue, comme il approchait, je vispositivement qu’il avait le cap droit sur nous, avec ses voileslégères portant plein. Je ne pus me retenir plus longtemps, et jele montrai à mes compagnons de souffrance. Ils se dressèrentimmédiatement sur leurs pieds, se livrant de nouveau aux plusextravagantes démonstrations de joie, pleurant, riant à la manièredes idiots, sautant, piétinant sur le pont, s’arrachant lescheveux, priant et sacrant tour à tour. J’étais si influencé parleur conduite, aussi bien que par cette perspective de délivranceque je considérais maintenant comme sûre, que je ne pus m’empêcherde me joindre à eux, de participer à leurs folies, et de donnerpleine liberté à toutes les explosions de ma joie et de monbonheur, me vautrant et me roulant sur le pont, frappant des mains,criant et faisant mille enfantillages semblables, jusqu’à ce que jefusse rappelé à moi-même et aux dernières limites du désespoir etde la misère humaine, en voyant tout à coup le navire nousprésenter maintenant son arrière en plein, et gouverner d’un côtétout à fait opposé à celui où je l’avais d’abord vu se diriger.

Il me fallut quelque temps pour démontrernotre nouveau malheur à mes pauvres camarades. Ils répondaient àtoutes mes assertions par des regards fixes et des gestes quisignifiaient qu’ils ne pouvaient pas être dupes de pareillesplaisanteries. Ce fut Auguste dont la conduite me fit le plus demal. En dépit de tout ce que je pus dire ou faire contre sapersuasion, il persista à affirmer que le navire se rapprochaitvivement de nous, et à faire ses préparatifs pour monter à sonbord. Il montrait quelques plantes marines qui flottaient le longdu brick, et il affirmait que c’était l’embarcation dunavire ; il s’efforça même de s’y jeter, hurlant et criant demanière à fendre le cœur ; enfin j’employai la violence pourl’empêcher de se précipiter dans la mer.

Quand nous fûmes un peu remis de notreémotion, nous continuâmes à guetter le navire, jusqu’à ce que, letemps s’étant couvert et une petite brise s’étant levée, nous leperdîmes finalement de vue. Quand il eut entièrement disparu,Parker se tourna soudainement de mon côté avec une telle expressiondans sa physionomie, que j’en eus le frisson. Il avait un air detranquillité, un sang-froid que je n’avais pas encore remarqué enlui jusqu’à présent, et avant qu’il eût ouvert la bouche, mon cœurm’avait appris ce qu’il allait dire. Il me proposa, en termesbrefs, que l’un de nous fût sacrifié pour sauver l’existence desautres.

Chapitre 12La courte paille.

Depuis quelque temps déjà j’avais réfléchi aucas où nous serions réduits à cette épouvantable extrémité, etj’avais pris la résolution secrète d’endurer n’importe quelleespèce de mort plutôt que d’invoquer une pareille ressource. Etcette résolution n’avait été en aucune façon affaiblie par laviolence de la faim qui me travaillait. La proposition n’avait étéentendue ni par Auguste ni par Peters. Je pris donc Parker à part,et priant Dieu mentalement de me donner assez d’éloquence pour ledissuader de son abominable projet, je lui fis de longuesremontrances, je le suppliai ardemment, je l’implorai au nom detout ce qu’il tenait pour sacré, je le pressai, par toutes lesespèces d’arguments que me suggéra ce cas suprême, d’abandonner sonidée et de n’en faire part à aucun des deux autres.

Il écouta tout ce que je lui dis sans essayerde réfuter mes raisons, et je commençais à espérer que jeparviendrais à le dominer ; mais quand j’eus cessé de parler,il répondit qu’il savait que tout ce que je venais de dire étaitvrai, et que recourir à un pareil moyen était la plus horriblealternative qui pût se présenter à l’esprit humain, mais qu’ilavait souffert aussi longtemps que la nature le pouvaitendurer ; qu’il n’était pas utile que tous mourussent quand ilétait possible, et même probable, que par la mort d’un seul lesautres fussent définitivement sauvés ; ajoutant que je pouvaism’épargner la peine de vouloir le détourner de son projet, parcequ’il avait entièrement arrêté sa résolution là-dessus, même avantl’apparition du navire, et que c’était cette apparition seule quil’avait empêché de faire sa proposition plus tôt.

Je le suppliai alors, si je ne pouvais pasobtenir qu’il lâchât son projet, de le différer au moins jusqu’à unautre jour, puisque quelque navire pouvait encore venir à notresecours ; je repris tous les arguments qui me vinrent àl’esprit, et ceux que je présumai bons pour influencer une rudenature comme la sienne. Il me répondit qu’il avait attendu, pourparler de cela, aussi longtemps que possible, jusqu’à l’instantsuprême ; qu’il ne lui était pas possible de vivre sans unaliment quelconque ; et, conséquemment, que son idée, renvoyéeà un autre jour, viendrait trop tard, du moins en ce qui leconcernait.

Voyant que rien ne l’émouvait, et que je nepouvais pas le prendre par la douceur, j’usai d’un ton différent,et je lui dis qu’il devait savoir que j’avais souffert moinsqu’aucun d’eux de toutes nos calamités, que j’étais donc en cemoment bien supérieur en force et en santé, non seulement à lui,mais même à Peters et à Auguste ; bref, que j’étais en mesured’employer la force si je le jugeais nécessaire, et que, s’ilessayait d’une façon quelconque de faire part aux autres de sonaffreux projet de cannibale, je n’hésiterais pas à le jeter à lamer. Là-dessus, il m’empoigna immédiatement à la gorge, et, tirantun couteau, il fit quelques efforts inutiles pour me frapper àl’estomac, atrocité que son extrême faiblesse l’empêcha seuled’accomplir. Cependant, monté à un haut degré de colère, je lepoussai jusqu’au bord du navire, avec la ferme intention de lejeter par-dessus bord. Mais il fut sauvé de sa destinée parl’intervention de Peters, qui s’approcha et nous sépara, demandantle sujet de la querelle. Parker le lui dit avant que j’eusse trouvéun moyen de l’en empêcher.

L’effet de ces paroles fut encore plusterrible que je ne m’y étais attendu. Auguste et Peters, qui depuislongtemps, à ce qu’il paraît, nourrissaient en secret la terriblepensée que Parker avait simplement émise le premier, s’accordèrentavec lui, et insistèrent pour la mettre immédiatement à exécution.J’avais présumé que l’un des deux au moins aurait encore assez deforce d’âme et serait assez maître de lui pour se ranger de moncôté et s’opposer à l’exécution de cet affreux dessein ; etavec l’aide de l’un d’eux je me croyais parfaitement capable d’enempêcher l’accomplissement. Frustré de cette espérance, il devenaitindispensable pour moi de pourvoir à ma propre sûreté ; carune plus longue résistance de ma part pouvait être considérée parces hommes qu’exaspérait leur situation comme une excuse suffisantepour me refuser mon franc jeu dans la tragédie qui allaitmaintenant se jouer vivement.

Je leur dis que j’adhérais volontiers à laproposition, et que je demandais simplement un délai d’une heure àpeu près pour laisser au brouillard qui nous enveloppait le tempsde s’élever, parce qu’alors le navire que déjà nous avions aperçuserait peut-être encore en vue. Après de longues difficultés,j’obtins d’eux la promesse d’attendre encore jusque-là ; et,comme je l’avais espéré, grâce à une brise qui survint rapidement,la brume s’éleva avant l’expiration de l’heure ; mais aucunnavire n’apparaissant à l’horizon, nous nous préparâmes à tirer ausort.

C’est avec une excessive répugnance que jem’étends sur la scène épouvantable qui suivit, scène qu’aucunévénement postérieur n’a pu effacer de ma mémoire, qui y est restéegravée avec ses plus minutieux détails, et dont le cruel souvenirempoisonnera chaque instant de mon existence à venir. Qu’il me soitpermis d’expédier cette partie de mon récit aussi promptement quele comporte la nature des incidents à relater. La seule méthode quifût à notre disposition pour cette terrible loterie, dans laquellenous avions chacun une chance à courir, était de tirer à la courtepaille. De petits éclats de bois pouvaient remplir le but proposé,et il fut convenu que je tiendrais les lots. Je me retirai à unbout du navire, pendant que mes pauvres camarades prirentsilencieusement position à l’autre bout, en me tournant le dos. Lemoment le plus cruel de ce terrible drame, le plus pleind’angoisse, fut pendant que je m’occupais de l’arrangement deslots. Il est peu de situations décisives pour l’homme où iln’attache pas à la conservation de son existence un profondintérêt, intérêt qui s’accroît de minute en minute avec lafragilité du lien où cette existence est suspendue. Maismaintenant, la nature silencieuse, positive, rigoureuse, de labesogne à laquelle je me livrais (si différente des tumultueuxpérils de la tempête ou des horreurs graduées et progressives de lafamine) me donna à réfléchir sur le peu de chances que j’avaisd’échapper à la plus effrayante des morts, à une mort de la pluseffrayante utilité, et chaque parcelle de cette énergie qui m’avaitsi longtemps soutenu fuyait maintenant comme les plumes devant levent, me laissant la proie impuissante de la plus abjecte, de laplus pitoyable terreur. D’abord, je ne pus même pas trouver laforce suffisante pour arracher et pour assembler les petitesesquilles de bois ; mes doigts me refusaient absolument leurservice, et mes genoux claquaient violemment l’un contre l’autre.Mon esprit parcourut rapidement mille absurdes expédients pouréviter de jouer mon jeu dans cette affreuse spéculation. Je pensaià me jeter aux genoux de mes camarades et à les supplier de mepermettre de me soustraire à cette nécessité ; à me précipitersur eux à l’improviste, à en mettre un à mort, et à rendre ainsisuperflue la décision par le sort ; bref, je pensai à tout,excepté à exécuter ce que j’avais à faire. À la fin, après avoirperdu beaucoup de temps dans cette conduite imbécile, je fusrappelé à moi-même par la voix de Parker qui me pressait de lestirer enfin de la terrible inquiétude qu’ils enduraient. Et encore,je ne pus me résigner à arranger sur-le-champ les éclats de bois.Je me pris à réfléchir sur toutes les finasseries à employer pourtricher au jeu, et pour induire un de mes pauvres compagnonsd’infortune à tirer la courte paille, puisqu’il avait été convenuque celui qui tirerait la plus courte des quatre esquilles mourraitpour la conservation des autres. Que quiconque a envie de mecondamner pour cette apparente infamie veuille bien se placer dansune position exactement semblable à la mienne !

Enfin aucun délai n’était plus possible, et,sentant mon cœur près d’éclater dans ma poitrine, je m’avançai versle gaillard d’avant, où mes camarades m’attendaient. Je présentaima main avec les esquilles, et Peters tira immédiatement. Il étaitlibre ! son esquille, du moins, n’était pas la pluscourte ; j’avais donc maintenant une chance de plus contremoi. Je rassemblai toute mon énergie, et je tendis les lots àAuguste. Il tira immédiatement le sien et se trouva égalementlibre ; et maintenant, que je dusse vivre ou mourir, leschances étaient précisément égales. En ce moment, toute la férocitédu tigre s’empara de mon cœur, et je sentis contre Parker, monsemblable, mon pauvre camarade, la haine la plus intense et la plusdiabolique. Mais ce sentiment ne dura pas, et à la longue, avec unfrisson convulsif et les yeux fermés, je tendis vers lui les deuxesquilles restantes. Il s’écoula bien cinq bonnes minutes avantqu’il pût se résoudre à tirer la sienne, et, durant ce siècled’indécision à déchirer le cœur, je n’ouvris pas une seule fois lesyeux. Enfin un des lots fut vivement tiré de ma main. Le sort étaitdécidé, mais je ne savais pas s’il était pour ou contre moi.Personne ne disait mot, et je n’osais pas éclaircir mon incertitudeen regardant le morceau qui me restait. À la fin, Peters me saisitla main, et je m’efforçai de regarder ; mais je vis tout desuite, à la physionomie de Parker, que j’étais sauvé et qu’il étaitla victime condamnée. Je respirai convulsivement, et je tombai surle pont sans connaissance.

Je revins à temps de mon évanouissement pourvoir le dénouement de la tragédie et assister à la mort de celuiqui, comme auteur de la proposition, était, pour ainsi dire, sonpropre meurtrier. Il ne fit aucune résistance, et, frappé dans ledos par Peters, il tomba mort sur le coup. Je n’insisterai pas surle terrible festin qui s’ensuivit immédiatement : ceschoses-là, on peut se les figurer, mais les mots n’ont pas unevertu suffisante pour frapper l’esprit de la parfaite horreur de laréalité. Qu’il me suffise de dire qu’après avoir, jusqu’à uncertain point, apaisé dans le sang de la victime la soif enragéequi nous dévorait, et détaché d’un commun accord les mains, lespieds et la tête, que nous jetâmes à la mer avec les entrailles,nous dévorâmes le reste du corps, morceau par morceau, durant lesquatre jours à jamais mémorables qui suivirent, 17, 18, 19 et 20juillet.

Le 19, il survint une superbe averse qui duraquinze ou vingt minutes, et qui nous permit de ramasser un peud’eau au moyen d’un drap que notre drague avait pêché dans lacabine juste après la tempête. La quantité que nous recueillîmesainsi ne montait pas en tout à plus d’un demi-gallon ; maiscette chétive provision suffit pourtant à nous rendre,comparativement, un peu de force et d’espérance.

Le 21, nous fûmes de nouveau réduits à ladernière extrémité. La température se maintenait chaude etagréable, avec quelque brouillard et de petites brises, variantgénéralement du nord à l’ouest.

Le 22, comme nous étions tous trois assis,serrés l’un contre l’autre, et rêvant mélancoliquement à notrelamentable situation, mon esprit fut traversé d’une idée soudainequi brilla comme un vif rayon d’espérance. Je me souvins que, quandle mât de misaine avait été coupé, Peters se trouvant au vent, dansles porte-haubans, m’avait passé une des haches, en me priant de lamettre, s’il était possible, en lieu de sûreté, et que, quelquesminutes avant le dernier coup de mer qui avait attrapé et inondé lebrick, j’avais serré cette hache dans le gaillard d’avant etl’avais déposée dans un des cadres de bâbord. Je pensais maintenantque, si nous pouvions mettre la main dessus, il nous seraitpeut-être possible d’ouvrir le pont au-dessus de la cambuse et denous procurer ainsi des provisions sans difficulté.

Quand je communiquai ce projet à mescamarades, ils poussèrent un faible cri de joie, et nous allâmesimmédiatement vers le gaillard d’avant. Ici la difficulté dedescendre se présentait beaucoup plus grande que pour la cabine,l’ouverture étant beaucoup plus étroite ; car on se rappelleque toute la charpente autour du capot d’échelle de la chambreavait été enlevée, tandis que le passage vers le gaillard d’avant,n’étant qu’une simple écoutille de trois pieds carrés environ,était resté intact. Cependant je n’hésitai pas à tenter l’aventure,et, une corde ayant été assujettie autour de mon corps, commeprécédemment, je plongeai hardiment, les pieds les premiers ;je parvins rapidement au cadre, et du premier coup je rapportai lahache. Elle fut saluée avec extase, avec des cris de joie et detriomphe, et la facilité avec laquelle nous l’avions trouvée futconsidérée comme un présage de notre salut définitif.

Nous commençâmes à attaquer le pont avec toutel’énergie de l’espérance rallumée, Peters et moi jouant de la hacheà tour de rôle ; quant à Auguste, son bras blessé l’empêchaitde nous rendre aucun service. Comme nous étions encore trop faiblespour rester ainsi debout sans nourriture, et que nous ne pouvionspas conséquemment travailler une minute ou deux sans nous reposer,il devint bientôt évident qu’il nous faudrait plusieurs longuesheures pour accomplir une pareille tâche, c’est-à-dire pourpratiquer une ouverture suffisamment large et nous frayer un libreaccès vers la cambuse. Cette considération, toutefois, ne nousdécouragea pas, et, travaillant toute la nuit à la clarté de lalune, le matin du 23, au point du jour, nous en étions venus à nosfins.

Peters s’offrit alors pour descendre, et,ayant fait tous ses préparatifs ordinaires, il plongea et revintbientôt, rapportant avec lui une petite jarre, qui, à notre grandejoie, se trouva être pleine d’olives. Nous nous les partageâmes, etnous les dévorâmes avec la plus grande avidité ; puis nousdescendîmes Peters de nouveau. Il réussit cette fois au-delà detoutes nos espérances, car il revint immédiatement avec un grosjambon et une bouteille de madère. Nous ne bûmes du vin qu’un petitcoup chacun, sachant maintenant par expérience quels dangers il yavait à s’y livrer immodérément. Le jambon, sauf la valeur de deuxlivres environ près de l’os, avait été entièrement gâté par l’eausalée et n’était pas dans un état mangeable. La partie saine futpartagée en trois parts. Peters et Auguste, incapables de maîtriserleur appétit, engloutirent la leur immédiatement ; pour moi,je fus plus prudent, et, redoutant la soif qui devait en résulter,je ne mangeai qu’un petit morceau de la mienne. Alors nous nousreposâmes un peu de notre labeur, qui avait été horriblementrude.

Vers midi, nous sentant un peu remis etfortifiés, nous recommençâmes nos attaques sur les provisions,Peters et moi plongeant alternativement, et toujours avec plus oumoins de succès, jusqu’au coucher du soleil. Pendant cetintervalle, nous eûmes le bonheur de rapporter en tout quatrenouvelles petites jarres d’olives, un autre jambon, une grossebouteille d’osier contenant presque trois gallons d’excellentmadère et, ce qui nous fit encore plus de plaisir, une petitetortue de l’espèce galapago ; le capitaine Barnard, au momentoù le Grampus quittait le port, en avait reçu à son bordplusieurs de la goélette Mary-Pitts, qui revenait d’unvoyage dans le Pacifique à la chasse du veau marin.

Dans une partie subséquente de ce récit,j’aurai fréquemment l’occasion de parler de cette espèce de tortue.On la trouve principalement, comme la plupart de mes lecteurs lesavent, dans le groupe d’îles appelées les Galapagos,qui,dans le fait, tirent leur nom de l’animal, le mot espagnolgalapagosignifiant tortue d’eau douce. Sa formeparticulière et son allure lui font donner quelquefois le nom detortue-éléphant. On en trouve souvent qui sont d’une grosseurénorme. J’en ai vu moi-même quelques-unes qui pesaient de douze àquinze cents livres, bien que je n’aie pas souvenir qu’aucunnavigateur ait parlé de tortues de cette espèce pesant plus de huitcents livres. Leur aspect est singulier, et même répugnant. Leurdémarche est très lente, mesurée, lourde, le corps s’élevant à peuprès à un pied du sol. Le cou est long et excessivementgrêle ; la longueur ordinaire de ce cou est de dix-huit poucesà deux pieds, et j’en ai tué une chez qui la distance de l’épaule àl’extrémité de la tête n’était pas de moins de trois pieds dixpouces. La tête a une ressemblance frappante avec celle d’unserpent. Elles peuvent vivre sans manger pendant un temps si longque c’est presque incroyable, et l’on cite des cas où des tortuesde cette espèce ont été jetées dans la cale d’un navire et y sontrestées deux ans sans aucune nourriture, aussi grasses et à touségards aussi bien portantes à l’expiration de ce terme qu’au momentmême où on les y avait mises. Par une particularité de leurorganisme ces singuliers animaux ressemblent au dromadaire ouchameau du désert. Elles portent toujours une provision d’eau dansune poche à la naissance du cou. En les tuant après les avoirprivées de toute nourriture pendant une année entière, on aquelquefois trouvé dans la poche de quelques-unes de ces tortuesjusqu’à trois gallons d’eau parfaitement douce et fraîche. Ellesmangent principalement du persil sauvage et du céleri, avec dupourpier, de la soude et des raquettes, ce dernier végétal, quileur profite d’une manière étonnante, existant en grande abondancesur le versant des collines près du rivage où l’on trouve l’animallui-même. Cette tortue, un aliment excellent et des plussubstantiels, a servi sans aucune doute à conserver l’existence demilliers de marins employés à la pêche de la baleine et autresspéculations dans le Pacifique.

Celle que nous eûmes la chance de rapporter dela cambuse n’était pas très grosse et pesait probablementsoixante-cinq ou soixante-dix livres. C’était une femelle, dans unétat excellent, excessivement grasse, et ayant dans son sac plusd’un quart de gallon d’eau douce et limpide. C’était vraiment untrésor ; et, tombant sur nos genoux d’un commun accord, nousrendîmes à Dieu des actions de grâces ferventes pour ce soulagementsi opportun.

Nous eûmes beaucoup de peine à faire passerl’animal par l’ouverture ; car il résistait avec fureur, et saforce était prodigieuse. Il était sur le point d’échapper des mainsde Peters et de retomber dans l’eau, quand Auguste, lui jetantautour du cou une corde à nœud coulant, le retint par ce moyenjusqu’à ce que j’eusse sauté dans le trou à côté de Peters pourl’aider à soulever la bête jusqu’au pont.

Nous transvasâmes joyeusement l’eau du sac del’animal dans la cruche que nous avions, comme on se le rappelle,rapportée précédemment de la cabine. Ensuite nous cassâmes legoulot d’une bouteille, de manière à faire à l’aide du bouchon, uneespèce de verre à boire qui ne contenait pas tout à fait le quartd’une pinte. Nous bûmes chacun un de ces verres plein, et nousrésolûmes de nous restreindre à cette quantité par jour, aussilongtemps que pourrait durer la provision.

Durant les deux ou trois derniers jours, letemps ayant été sec et doux, les couvertures que nous avions tiréesde la cabine se trouvèrent complètement séchées, ainsi que nosvêtements, de sorte que nous passâmes cette nuit (la nuit du 23)dans une espèce de bien-être relatif, et que nous jouîmes d’unsommeil paisible, après nous être régalés d’olives et de jambon,ainsi que d’une petite ration de vin. Comme nous avions peur devoir quelqu’une de nos provisions filer par-dessus bord pendant lanuit, au cas où la brise se lèverait, nous les assujettîmes denotre mieux avec une corde aux débris du guindeau. Quant à notretortue, que nous tenions vivement à conserver vivante aussilongtemps que possible, nous la tournâmes sur le dos, et nousl’attachâmes d’ailleurs soigneusement.

Chapitre 13Enfin !

24 juillet. Le matin du 24 noustrouva singulièrement restaurés en forces et en courage. Malgré lasituation périlleuse où nous étions placés, ignorant notreposition, à coup sûr loin de toute terre, sans plus de nourritureque pour une quinzaine, même en la ménageant soigneusement,entièrement privés d’eau, et flottant çà et là, sur la plus piteuseépave du monde, à la merci de la houle et du vent, les angoisses etles dangers infiniment plus terribles auxquels nous avions toutrécemment et si providentiellement échappé nous faisaientconsidérer nos souffrances actuelles comme quelque chose d’assezordinaire, tant il est vrai que le bonheur et le malheur sontpurement relatifs.

Au lever du soleil, nous nous préparions àrecommencer nos tentatives pour rapporter quelque chose de lacambuse, quand, une vigoureuse averse étant survenue, nous mîmestous nos soins à recueillir de l’eau avec le drap qui nous avaitdéjà servi à cet effet. Nous n’avions pas d’autre moyen pourrecueillir la pluie que de tenir le drap tendu par le milieu avecune des ferrures des porte-haubans de misaine. L’eau, ainsiramassée au centre, s’égouttait dans notre cruche. Nous l’avionspresque remplie par ce procédé, quand une forte rafale survenant dunord nous contraignit à lâcher prise ; car notre bateaucommençait à rouler si violemment que nous ne pouvions plus noustenir sur nos pieds. Nous allâmes alors à l’avant, et, nousamarrant solidement au guindeau comme nous avions déjà fait, nousattendîmes les événements avec beaucoup plus de calme que nous nel’aurions cru possible dans de pareilles circonstances. À midi, levent avait fraîchi ; c’était déjà une brise à serrer deux ris,et, à la nuit, une brise carabinée, accompagnée d’une houleeffroyablement grosse. Cependant l’expérience nous ayant appris lameilleure méthode pour arranger nos amarres, nous supportâmes cettetriste nuit sans trop d’inquiétude, bien que nous fussions à chaqueminute entièrement inondés, et en perpétuel danger d’être balayéspar la mer. Très heureusement, le temps extrêmement chaud rendaitl’eau presque agréable.

25 juillet. Ce matin-là, la tempêtecalmée n’était plus qu’une brise à filer dix nœuds, et la mer étaitsi considérablement tombée que nous pouvions nous tenir au sec surle pont ; mais, à notre grand chagrin, nous vîmes que deux denos jarres d’olives, aussi bien que tout le jambon, avaient étébalayés par-dessus bord, en dépit de tout le soin que nous avionsmis à les attacher. Nous résolûmes de ne pas encore tuer la tortue,et nous nous contentâmes pour le présent de déjeuner de quelquesolives et d’une petite ration d’eau à moitié étendue de vin ;ce mélange servit beaucoup à nous soulager et à nous ranimer, etnous évitâmes ainsi la douloureuse ivresse qui était résultée duporto. La mer était encore trop grosse pour recommencer nostentatives sur la cambuse. Pendant la journée, plusieurs articles,sans importance pour nous, dans notre situation présente, montèrentà la surface à travers l’ouverture et glissèrent immédiatementpar-dessus bord. Nous observâmes aussi que notre carcasse donnaitde plus en plus de la bande, si bien que nous ne pouvions plus noustenir un instant debout sans nous attacher. Aussi nous passâmes unejournée mélancolique et des plus pénibles. À midi le soleil nousapparut presque au-dessus de nos têtes, et nous ne doutâmes pas quecette longue suite de vents de nord et de nord-ouest ne nous eûtentraînés presque à proximité de l’équateur. Vers le soir, nousvîmes quelques requins, et nous fûmes passablement alarmés par l’und’eux, un énorme, qui s’approcha de nous d’une façon tout à faitaudacieuse. Un instant, comme une embardée avait fait plonger lepont très avant dans l’eau, le monstre nageait positivementau-dessus de nous ; il se débattit pendant quelques momentsjuste au-dessus de l’écoutille, et frappa vivement Peters avec saqueue. Un fort coup de mer le roula par-dessus bord à notre grandesatisfaction. Avec un temps calme, nous nous en serions facilementemparés.

26 juillet. Ce matin, le vent étaitbien tombé, et, la mer n’étant plus très grosse, nous résolûmes dereprendre notre pêche aux provisions dans la cambuse. Après un rudelabeur qui dura toute la journée, nous vîmes qu’il n’y avait plusrien à espérer de ce côté, parce que les cloisons avaient étédéfoncées pendant la nuit et que les provisions avaient roulé dansla cale. Cette découverte, comme on doit le penser, nous remplit dedésespoir.

27 juillet. Mer presque unie, avecune légère brise, et toujours du nord ou de l’ouest. Le soleil dansl’après-midi étant devenu très chaud, nous nous sommes occupés àsécher nos vêtements. Trouvé beaucoup de soulagement contre la soifet de bien-être de toute façon en nous baignant dans la mer ;mais il nous fallut user en cela de beaucoup de prudence, car nousavions une grande peur des requins, dont nous avions vu nagerquelques-uns autour du brick pendant toute la journée.

28 juillet. Toujours beau temps. Lebrick commençait alors à se coucher sur le côté d’une manière sialarmante que nous craignions qu’il ne tournât définitivement, lacarène en l’air. Nous nous préparâmes de notre mieux à cetaccident. Notre tortue, notre cruche d’eau et les deux jarresrestantes d’olives, nous attachâmes tout du côté du vent, aussiloin que possible en dehors de la coque, au-dessous des grandsporte-haubans. Toute la journée, une mer très unie, avec peu oupoint de vent.

29 juillet. Continuation du mêmetemps. Le bras blessé d’Auguste commençait à donner des symptômesde gangrène. Mon ami se plaignait d’un engourdissement et d’unesoif excessive ; mais de douleur aiguë, point. Nous nepouvions rien faire pour le soulager, si ce n’est de frotter sesblessures avec un peu du vinaigre des olives, et il ne semblait pasqu’il en résultât aucun avantage. Nous fîmes pour lui tout ce quiétait en notre pouvoir, et nous triplâmes sa ration d’eau.

30 juillet. Journée excessivementchaude, sans vent. Un énorme requin s’est tenu le long de la coquependant tout l’après-midi. Nous avons fait quelques tentativesinfructueuses pour le prendre au moyen d’un nœud coulant. Augusteallait beaucoup plus mal et s’affaiblissait évidemment autant parmanque d’une nourriture convenable que par l’effet de sesblessures. Il suppliait sans cesse qu’on le délivrât de sessouffrances, disant qu’il n’aspirait qu’à la mort. Ce soir-là, nousmangeâmes nos dernières olives, et nous trouvâmes l’eau de notrecruche trop putride pour pouvoir l’avaler sans y mêler un peu devin. Il fut décidé que nous tuerions notre tortue dans lamatinée.

31 juillet. Après une nuitd’inquiétude et de fatigue excessives, dues à la position dunavire, nous nous mîmes à tuer et à dépecer notre tortue. Il setrouva qu’elle était beaucoup moins forte que nous ne l’avionssupposé, quoique de bonne qualité ; toute la chair que nous enpûmes tirer ne montait pas à plus de dix livres. Dans le but d’enréserver une portion aussi longtemps que possible, nous la coupâmesen tranches très minces, nous en remplîmes les trois jarresrestantes et la bouteille au madère (que nous avions précieusementconservées), et nous versâmes dessus le vinaigre des olives. Decette façon, nous mîmes de côté trois livres environ de chair detortue, nous promettant de n’y pas toucher avant d’avoir consomméle reste. Nous résolûmes de nous restreindre à une ration de quatreonces à peu près de viande par jour ; le tout devait donc nousdurer treize jours. À la brune, pluie intense accompagnée d’éclairset de violents coups de tonnerre, mais qui dura si peu de temps,que nous ne pûmes recueillir à peu près qu’une demi-pinte d’eau.D’un consentement commun, nous donnâmes tout à Auguste, quisemblait maintenant à la dernière extrémité. Il buvait l’eau à mêmele drap à mesure que nous la recueillions, lui couché sur le pont,et nous, tenant le drap de manière à laisser couler l’eau dans sabouche ; car il ne nous restait rien qui pût servir à contenirl’eau, à moins de vider le vin de la grosse bouteille d’osier, oul’eau croupie de la cruche. Nous aurions eu cependant recours àl’un de ces expédients si l’averse avait duré.

Le malade ne sembla tirer de son breuvagequ’un pauvre soulagement. Son bras était complètement noir depuisle poignet jusqu’à l’épaule, et ses pieds étaient comme de laglace. Nous nous attendions à chaque instant à lui voir rendre ledernier soupir. Il était effroyablement amaigri ; à ce pointque, bien qu’il pesât cent vingt-sept livres en quittant Nantucket,maintenant il ne pesait pas plus de quarante ou cinquantelivres au maximum. Ses yeux étaient profondément enfoncés danssa tête, visibles à peine, et la peau de ses joues pendait, lâcheet traînante, au point de l’empêcher de mâcher aucune nourriture oud’avaler aucun liquide à moins d’une excessive difficulté.

1er août. Toujours le mêmetemps : grand calme, avec un soleil étouffant. Horriblementsouffert de la soif, l’eau de la cruche étant absolument putride etfourmillant de vermine. Nous réussîmes cependant à en avaler unepartie en la mêlant avec du vin ; mais notre soif n’en fut quemédiocrement apaisée. Nous trouvâmes plus de soulagement à nousbaigner dans la mer, mais nous ne pûmes recourir à cet expédientqu’à de longs intervalles, à cause de la présence continuelle desrequins. Ce fut alors chose démontrée pour nous qu’Auguste étaitperdu ; évidemment il se mourait. Nous ne pouvions rien fairepour diminuer ses souffrances, qui semblaient horribles. Vers midi,il expira dans de violentes convulsions, et sans avoir proféré unmot depuis plusieurs heures. Sa mort nous pénétra des plusmélancoliques pressentiments et eut sur nos esprits un effet sipuissant, que nous restâmes couchés auprès du corps tout le restedu jour, sans échanger une parole, si ce n’est à voix basse. Ce nefut qu’après la tombée de la nuit que nous eûmes le courage de nouslever et de jeter le cadavre par-dessus bord. Il était alors hideuxau-delà de toute expression et dans un tel état de décomposition,que Peters ayant essayé de le soulever, une jambe entière lui restadans la main. Quand cette masse putréfiée glissa dans la merpar-dessus le mur du navire, nous découvrîmes, à la clartéphosphorique dont elle était pour ainsi dire enveloppée, sept ouhuit requins, dont les affreuses dents rendirent, pendant qu’ils separtageaient leur proie par lambeaux, un craquement sinistre quiaurait pu être entendu à la distance d’un mille. À ce bruitfunèbre, nous fûmes pénétrés d’horreur jusqu’au plus profond denotre être.

2 août. Même temps, calme terrible,chaleur excessive. L’aube nous a surpris dans un état d’abattementpitoyable et de complet épuisement physique. L’eau de la cruchen’était vraiment plus potable ; ce n’était qu’une épaissemasse gélatineuse, mélange effrayant de vers et de vase. Nous lajetâmes, et, après avoir lavé soigneusement la cruche dans la mer,nous y versâmes un peu de vinaigre des bouteilles où nous faisionsmariner les débris de la tortue. Notre soif alors était presqueintolérable, et nous essayâmes vainement de l’apaiser par le vin,qui semblait de l’huile sur le feu et qui nous poussait à uneviolente ivresse. Nous essayâmes ensuite de soulager nossouffrances par le mélange du vin avec de l’eau de mer ; maisil en résulta immédiatement les plus violentes nausées, de sorteque nous n’y revînmes plus. Pendant tout le jour nous guettâmesavec anxiété l’occasion de nous baigner, mais vainement ; carnotre ponton était littéralement assiégé de tous côtés par lesrequins, les mêmes monstres, sans aucun doute, qui avaient dévorénotre pauvre camarade dans la soirée précédente, et qui attendaientà chaque instant un nouveau régal de même nature. Cettecirconstance nous causa le regret le plus amer et nous remplit despressentiments les plus mélancoliques et les plus accablants. Lebain nous avait déjà procuré un soulagement inconcevable, et nousne pouvions endurer l’idée de nous voir frustrés de cette ressourced’une manière si affreuse.

D’ailleurs, nous n’étions pas absolumentlibres de toute crainte ni à l’abri d’un danger immédiat ; carla plus légère glissade ou un faux mouvements pouvait nous jeter àla portée de ces poissons voraces, qui venaient en nageant sous levent et poussaient souvent droit jusqu’à nous. Ni cris nimouvements de notre part ne semblaient les effrayer. L’un des plusgros, ayant été frappé d’un coup de hache par Peters, et rudementblessé, n’en persista pas moins à s’avancer jusqu’à nous. Un nuages’éleva à la brune, mais, à notre extrême désappointement, il passasans crever. Il est absolument impossible de concevoir ce que noussouffrions alors par la soif. En raison de ces tortures, et aussipar crainte des requins, nous passâmes une nuit sans sommeil.

3 août. Aucune perspective desoulagement, et le brick se couchant de plus en plus sur le côté,en sorte que nos pieds n’avaient plus du tout prise sur le pont.Nous être occupés à mettre en sûreté notre vin et nos restes detortue, de manière à ne pas les perdre en cas de culbute. Arrachédeux forts clous des porte-haubans de misaine, et, au moyen de lahache, les avoir enfoncés dans la coque du côté du vent, à unedistance de l’eau de deux pieds environ ; ce qui n’était pastrès loin de la quille, car nous étions presque sur notre côté. Àces clous nous amarrâmes nos provisions, qui nous parurent plus ensûreté qu’à l’endroit où nous les avions placées précédemment.Horribles souffrances par la soif pendant toute la journée ;pas d’occasion de nous baigner, à cause des requins qui ne nousquittèrent pas un instant. Le sommeil, impossible.

4 août. Un peu de temps avant lepoint du jour, nous nous aperçûmes que le navire tournait la quilleen l’air, et nous nous ingéniâmes pour éviter d’être lancés par lemouvement. D’abord, la révolution fut lente et graduée, et nousréussîmes très bien à grimper tout en haut du côté du vent, ayanteu l’heureuse idée de laisser traîner des bouts de cordes aux clousqui retenaient nos provisions. Mais nous n’avions pas suffisammentcalculé l’accélération de la force impulsive ; car lemouvement devenait maintenant trop violent pour nous permettre demarcher de pair avec lui, et, avant que nous eussions eu le tempsde nous reconnaître, nous nous sentîmes impétueusement précipitésdans la mer, nous débattant à plusieurs brasses au-dessous duniveau de l’eau, avec l’énorme coque juste au-dessus de nous.

En plongeant sous l’eau j’avais été obligé delâcher ma corde ; et sentant que j’étais absolument sous lenavire, mes pauvres forces complètement épuisées, je fis à peine uneffort pour sauver ma vie, et en quelques secondes je me résignai àmourir. Mais encore en ceci je m’étais trompé, et je n’avais pasréfléchi au rebondissement naturel de la coque du côté du vent. Letourbillonnement de l’eau qui remontait, causé par cette révolutionpartielle du navire, me ramena à la surface encore plus vivementque je n’avais été plongé. En revenant au-dessus de l’eau, je metrouvai à peu près à vingt yards de la coque, autant que j’en pusjuger. Le navire avait tourné la quille en l’air et se balançaitfurieusement bord sur bord, et tout autour, dans tous les sens, lamer était très agitée et pleine de violents tourbillons. Plus dePeters. Une barrique d’huile flottait à quelques pieds de moi, etd’autres articles provenant du brick étaient éparpillés çà etlà.

Ma principale terreur avait pour objet lesrequins, que je savais être dans mon voisinage. Pour les éloignerde moi, s’il était possible, je battis violemment l’eau de mespieds et de mes mains, tout en nageant vers la coque, et faisantainsi une masse d’écume. Je ne doute pas que ce ne soit à cetexpédient, si simple qu’il fût, que je dus mon salut ; car,avant que le brick ne tournât, la mer tout autour fourmillaittellement de ces monstres, que j’ai dû être et que j’ai étépositivement en contact immédiat avec eux durant mon trajet. Pargrand hasard et très heureusement, j’atteignis toutefois le bord dunavire sain et sauf ; mais j’étais si complètement épuisé parles violents efforts qu’il m’avait fallu déployer, que je n’auraisjamais pu y remonter sans l’assistance opportune de Peters, qui,ayant grimpé sur la quille par l’autre côté de la coque, reparutalors à ma grande joie, et me jeta un bout de corde, d’une decelles que nous avions attachées aux clous.

À peine avions-nous échappé à ce danger quenotre attention fut attirée par une autre imminence non moinsterrible : mourir absolument de faim. Toutes nos provisionsavaient disparu, avaient été balayées en dépit de tout le soin quenous avions mis à les placer en lieu de sûreté ; et, ne voyantplus aucune possibilité de nous en procurer d’autres, nous nousabandonnâmes tous les deux au désespoir, et nous nous mîmes àsangloter comme des enfants, aucun des deux n’essayant même dedonner du courage à l’autre. À peine pourra-t-on comprendre unepareille faiblesse, et ceux qui ne se sont jamais trouvés àpareille fête la jugeront sans doute hors nature ; mais ondoit se rappeler que notre intelligence était si complètementdésorganisée par cette longue série de privations et de terreurs,que nous ne pouvions pas en ce moment être considérés commejouissant des lumières des êtres raisonnables. Dans des périlssubséquents, presque aussi graves, si ce n’est plus, j’ai luttéavec courage contre toutes les douleurs de ma situation, et Peters,comme on le verra, a montré une philosophie stoïque presque aussiinconcevable que son abandon actuel et sa présente imbécillitéenfantine ; le tempérament moral a fait toute ladifférence.

Le renversement du brick, et même la perte duvin et de la tortue qui en était la conséquence, n’avaient pas, ensomme, rendu notre situation beaucoup plus misérable qu’auparavant,n’était la disparition des draps et des couvertures, qui nousavaient servi jusqu’ici à recueillir l’eau de pluie, et de lacruche dans laquelle nous la conservions ; car nous trouvâmestoute la carène, à partir de deux ou trois pieds de la préceintejusqu’à la quille, et toute la quille elle-même, recouvertesd’une couche épaisse de gros cirrhopodes, qui nous fournirent unenourriture excellente et des plus substantielles. Ainsil’accident qui d’abord nous avait causé une si grande frayeur avaittourné à notre profit plutôt qu’à notre dommage, relativement àdeux choses des plus importantes ; il nous avait découvert unemine de provisions que nous n’aurions pas pu, même en l’attaquantsans modération, épuiser en un mois ; et il avait fortementcontribué à alléger notre position, car nous nous trouvionsmaintenant bien plus à notre aise et infiniment moins exposésqu’auparavant.

Cependant la difficulté de nous procurer del’eau nous fermait les yeux sur tous les bénéfices résultant denotre changement de position. Pour nous mettre en mesure deprofiter, autant que possible, de la première ondée qui pouvaitsurvenir, nous ôtâmes nos chemises afin d’en user comme nous avionsfait des draps ; mais, naturellement, nous n’espérions pas parce moyen en recueillir, même dans les circonstances les plusfavorables, plus d’un huitième de pinte en une fois. Aucuneapparence de nuage ne se manifesta de toute la journée, et lessouffrances de la soif devinrent presque intolérables. À la nuit,Peters parvint à attraper une heure à peu près d’un sommeilagité ; quant à moi, l’intensité de mes souffrances ne mepermit pas de fermer les yeux un seul instant.

5 août. Ce jour-là, une jolie brisese leva qui nous porta à travers une masse d’algues, parmilesquelles nous eûmes le bonheur de découvrir onze petits crabesqui nous fournirent plusieurs repas délicieux. Comme les écaillesen étaient très tendres, nous les mangeâmes tout entiers, et nousdécouvrîmes qu’ils irritaient notre soif beaucoup moins que lescirrhopodes. Ne voyant pas trace de requins parmi les algues, nousnous hasardâmes à nous baigner et nous restâmes dans l’eau quatreou cinq heures, pendant lesquelles nous sentîmes une notablediminution dans notre soif. Nous en fûmes singulièrementréconfortés et, ayant pu tous deux attraper un peu de sommeil, nouspassâmes une nuit un peu moins pénible que la précédente.

6 août. Nous fûmes ce jour-làgratifiés d’une pluie serrée et continue qui dura depuis midienviron jusqu’après la brune. Alors, nous déplorâmes amèrement laperte de notre cruche et de notre bouteille d’osier, car, malgrél’insuffisance de nos moyens actuels pour recueillir l’eau, nousaurions pu remplir l’une d’elles, si ce n’est toutes les deux. Ensomme nous réussîmes à apaiser les ardeurs de notre soif enlaissant nos chemises se saturer d’eau et en les tordant de manièreà exprimer dans notre bouche le liquide béatifique. La journéeentière se passa dans cette occupation.

7 août. Juste au point du jour, nousdécouvrîmes tous deux, au même instant, une voile à l’est quise dirigeait évidemment vers nous ! Nous saluâmes cettesplendide apparition par un long et faible cri d’extase ; etnous nous mîmes immédiatement à faire tous les signaux possibles, àfouetter l’air de nos chemises, à sauter aussi haut que notrefaiblesse le permettait, et même à crier de toute la force de nospoumons, bien que le navire fût à une distance de quinze milles aumoins. Cependant, il continuait à se rapprocher de notre coque, etnous comprîmes que, s’il gouvernait toujours du même côté, ilviendrait infailliblement assez près de nous pour nous apercevoir.Une heure environ après que nous l’eûmes découvert, nous pouvionsfacilement distinguer les hommes sur le pont. C’était une goélettelongue et basse, avec une mâture très inclinée sur l’arrière, etqui semblait posséder un nombreux équipage. Nous éprouvâmes alorsune forte angoisse ; car nous ne pouvions nous imaginerqu’elle ne nous vît pas, et nous tremblions qu’elle ne voulût nousabandonner à notre sort et nous laisser périr sur les débris denotre navire ; acte de barbarie vraiment diabolique, maintesfois accompli sur mer, quelque incroyable que cela puisse paraître,par des êtres qui étaient regardés comme appartenant à l’espècehumaine[4]. Mais nous étions cette fois, grâce àDieu, destinés à nous tromper heureusement ; car bientôt nousaperçûmes un mouvement soudain sur le pont du navire étranger, quihissa immédiatement le pavillon anglais, et, serrant le vent,gouverna droit sur nous. Une demi-heure après, nous étions dans lachambre. Cette goélette était la Jane Guy, de Liverpool,capitaine Guy, partie pour chasser le veau marin et trafiquer dansles mers du Sud et le Pacifique.

Chapitre 14Albatros et pingouins.

La Jane Guy était une goélette debelle apparence, de la contenance de cent quatre-vingts tonneaux.Elle était singulièrement effilée de l’avant, et au plus près, parun temps maniable, c’était bien le meilleur marcheur que j’aiejamais vu. Toutefois ses qualités, comme bateau propre à tenir lamer, étaient loin d’être aussi grandes, et son tirant d’eau étaitbeaucoup trop considérable pour l’usage auquel elle était destinée.Pour ce service particulier, on a surtout besoin d’un navire plusgros et d’un tirant d’eau relativement faible, c’est-à-dire d’unnavire de trois à trois cent cinquante tonneaux. Elle aurait dûêtre gréée en trois-mâts-barque, et différer à tous égards desconstructions usitées pour les mers du Sud. Il eût étéindispensable qu’elle fût bien armée. Elle aurait dû avoir dix oudouze caronades de douze, et deux ou trois beaucoup plus longues,avec des espingoles de bronze et des caissons imperméables à l’eaupour chaque hune. Ses ancres et ses câbles auraient dû êtrebeaucoup plus forts que ne l’exige tout autre service, etpar-dessus tout, il lui fallait un équipage nombreux et montant aumoins à cinquante ou soixante hommes solides, ce qu’il faut à unnavire de l’espèce en question. La Jane Guy possédait unéquipage de trente-cinq hommes, tous bons marins, sans compter lecapitaine et le second ; mais elle n’était ni aussi bien arméeni aussi bien équipée qu’aurait pu le désirer un navigateurfamiliarisé avec les dangers et les difficultés de ce métier.

Le capitaine Guy était un gentleman demanières tout à fait distinguées, possédant une remarquableexpérience de tout le négoce du Sud, auquel il avait consacré laplus grande partie de sa vie ; mais il manquait d’énergie etconséquemment de l’esprit indispensable dans une entreprise de cegenre. Il était copropriétaire du navire sur lequel il faisait sesvoyages, et possédait un pouvoir discrétionnaire pour croiser dansles mers du Sud et embarquer toute cargaison qu’il pourrait seprocurer facilement. Il avait à bord, comme cela est d’usage dansces sortes d’expéditions, des colliers, des miroirs, des briquets,des haches, des cognées, des scies, des erminettes, des rabots, desciseaux, des gouges, des vrilles, des limes, des planes, des râpes,des marteaux, des clous, des couteaux, des ciseaux à découper, desrasoirs, des aiguilles, du fil, de la faïencerie, du calicot, de labijouterie commune, et autres articles de même nature.

La goélette était partie de Liverpool le 10juillet, avait passé le tropique du Cancer le 25, par 20° delongitude ouest, et le 29, ayant atteint Sal, une des îles duCap-Vert, elle y avait pris du sel et autres provisions nécessairespour le voyage. Le 3 août, elle avait quitté le Cap-Vert et avaitgouverné au sud-ouest, en portant sur la côte du Brésil, de manièreà traverser l’équateur entre 28° et 30° de longitude ouest. C’estla route habituellement suivie par les navires qui vont d’Europe aucap de Bonne-Espérance, ou qui vont au-delà, jusqu’aux Indesorientales. En suivant ce chemin, ils évitent les calmes et lesforts courants contraires qui règnent continuellement sur la côtede Guinée, de sorte que, tout compte fait, c’est le chemin le pluscourt, parce qu’on est toujours sûr de trouver ensuite des ventsd’ouest qui vous poussent jusqu’au cap. Le capitaine Guy avaitl’intention de faire sa première relâche à la terre de Kerguelen,je ne sais trop pour quelle raison. Le jour où nous fûmesrecueillis par lui, la goélette était à la hauteur du capSaint-Roque, par 31° de longitude ouest, de sorte que, quand ilnous découvrit, il est probable que nous n’avions pas dérivé demoins de vingt-cinq degrés, du nord au sud !

À bord de la Jane Guy nous fûmestraités avec toute la bienveillance que réclamait notre déplorableétat. En une quinzaine de jours à peu près, pendant lesquels ongouverna continuellement vers le sud-est, avec beau temps et joliesbrises, Peters et moi, nous fûmes complètement remis de nosdernières privations et de nos terribles souffrances, et bientôttout le passé nous apparut plutôt comme un rêve effrayant d’où leréveil nous avait heureusement arrachés, que comme une suited’événements ayant pris place dans la positive et pure réalité.J’ai eu depuis lors l’occasion de remarquer que cette espèced’oubli partiel est ordinairement amené par une transition soudainesoit de la joie à la douleur, soit de la douleur à la joie, lapuissance d’oubli étant toujours proportionnée à l’énergie ducontraste. Ainsi, dans mon propre cas, il me semblait maintenantimpossible de réaliser le total de misères que j’avais enduréespendant les jours passés sur notre ponton. On se rappelle bien lesincidents, mais non plus les sensations engendrées par lescirconstances successives. Tout ce que je sais, c’est que, au furet à mesure que ces événements se produisaient, j’étais toujoursconvaincu que la nature humaine était incapable d’endurer ladouleur à un degré au-delà.

Pendant quelques semaines, nous continuâmesnotre voyage sans incidents autrement importants, si ce n’est quenous rencontrâmes de temps en temps des baleiniers et plus souventencore des baleines noires ou baleines franches, qu’on nomme ainsipour les distinguer des cachalots. Le 16 septembre, comme nousétions à proximité du cap de Bonne-Espérance, la goélette attrapason premier coup de vent un peu sérieux depuis son départ deLiverpool. Dans ces parages, mais plus fréquemment au sud et àl’est du promontoire (nous étions à l’ouest), les navigateurs ontsouvent à lutter contre les tempêtes du nord, qui soufflent avecune rage effroyable. Elles amènent toujours une grosse houle, et unde leurs caractères les plus dangereux est la saute de vent, lasaute de vent subite, accident qui a presque toujours lieu au plusfort de la tempête. Un véritable ouragan soufflera, à un momentdonné, du nord ou du nord-est, et une minute après, il ne viendrapas un souffle de vent du même côté ;c’est ausud-ouest qu’aura sauté la tempête, et avec une violence presqueinimaginable. Une éclaircie au sud-ouest est le symptômeavant-coureur le plus sûr d’un pareil changement, et les naviresont ainsi le moyen de prendre les précautions nécessaires.

Il était à peu près six heures du matin quandle coup de temps arriva, du nord comme d’habitude, avec une rafalequ’aucun nuage n’avait annoncée. À huit heures, le vent s’étaitconsidérablement accru et avait lâché sur nous une des pluseffroyables mers que j’aie jamais vues. On avait tout serré, aussibien que possible, mais la goélette fatiguait horriblement etmontrait son impuissance à bien tenir la mer, piquant violemment del’avant à chaque fois qu’elle descendait sur la lame, et remontantavec la plus grande difficulté en attendant qu’elle fût engloutiepar une lame nouvelle. Juste avant le coucher du soleil,l’éclaircie que nous attendions avec inquiétude apparut ausud-ouest, et une heure plus tard notre unique petite voile d’avantralinguait contre le mât. Deux minutes après, nous étions, en dépitde toutes nos précautions, jetés sur le côté comme par magie, et uneffroyable tourbillon d’écume venait briser sur nous par letravers. Par grand bonheur, il se trouva que le coup de vent dusud-ouest n’était qu’une rafale momentanée, et nous eûmes la chancede nous relever sans avoir perdu un espars. Une grosse mer creusenous causa pendant quelques heures encore beaucoupd’inquiétude ; mais vers le matin nous nous trouvâmes à peuprès dans d’aussi bonnes conditions qu’avant la tempête. Lecapitaine Guy jugea que nous l’avions échappé belle et que notresalut était presque un miracle.

Le 13 octobre, nous arrivâmes en vue de l’îledu Prince-Édouard, par 46°53’ de latitude sud et 37°46’ delongitude est. Deux jours après, nous nous trouvions près de l’îlede la Possession ; nous doublâmes bientôt les îles Crozet par42°59’ de latitude sud et 48° de longitude est. Le 18, nousatteignîmes l’île de Kerguelen ou de la Désolation, dans l’océanIndien du Sud, et nous jetâmes l’ancre à Christmas Harbour, surquatre brasses d’eau.

Cette île ou plutôt ce groupe d’îles est situéau sud-est du cap de Bonne-Espérance, à une distance de 800 lieuesenviron. Il fut découvert en 1772 par le baron de Kerguelen ouKerguelen, un Français qui, présumant que cette terre n’étaitqu’une portion d’un vaste continent au sud, fit à son retour unrapport dans ce sens, qui produisit alors une grande curiosité. Legouvernement, s’emparant de la question, y renvoya le baron l’annéesuivante, dans le but de vérifier de nouveau sa découverte, et cefut alors qu’on s’aperçut de la méprise. En 1777, le capitaine Cookaborda au même groupe, et donna à l’île le nom d’île de laDésolation, nom qu’elle mérite bien certainement. En approchant dela terre, le navigateur pourrait toutefois s’y tromper et supposerle contraire, car le versant de presque toutes les collines, depuisseptembre jusqu’à mars, est revêtu de la plus brillante verdure.Cet aspect illusoire est causé par une petite plante qui ressembleaux saxifrages et qui abonde dans les îles, croissant par largesnappes sur une espèce de mousse sans consistance. Sauf cetteplante, on y trouve à peine trace de végétation, si nous exceptonstoutefois près du port un peu de gazon sauvage et dur, quelqueslichens, et un arbuste qui ressemble à un chou arrivé à maturité,et qui a un goût amer et âcre.

L’aspect du pays est montagneux, bienqu’aucune de ses collines ne puisse s’appeler une montagne. Leurssommets sont éternellement couverts de neige. Il y a plusieursports, et Christmas Harbour est le plus commode. C’est le premierqu’on trouve du côté est de l’île, quand on a doublé le capFrançois qui marque le côté nord et qui sert, par sa formeparticulière, à distinguer le port. Il se projette, par sonextrémité, en un rocher très élevé, à travers lequel s’ouvre ungrand trou, qui forme une arche naturelle. L’entrée est par 48°40’de latitude sud et 69°6’ de longitude est. Quand on a passé, onpeut trouver un bon mouillage à l’abri de quelques petites îles quivous protègent suffisamment contre tous les vents d’est. Enavançant vers l’est à partir de ce mouillage, on trouve Wasp Bay, àl’entrée du port. C’est un petit bassin, complètement fermé par laterre, dans lequel vous pouvez entrer sur quatre brasses d’eau eten trouver de dix à trois pour le mouillage, avec un fond d’argilecompacte. Un navire peut rester là toute l’année sur sa secondeancre sans aucun péril. À l’entrée de Wasp Bay, à l’ouest, coule unpetit ruisseau qui fournit une eau excellente, qu’on peut seprocurer aisément.

On trouve dans l’île de Kerguelen quelquesveaux marins à soies et à fourrure, et les phoques à trompe ouéléphants de mer y abondent. Les pingouins s’y trouvent en masse,et il y en a de quatre familles différentes. Le pingouin royal,ainsi nommé à cause de sa taille et de la beauté de son plumage,est le plus gros de tous. La partie supérieure de son corps estordinairement grise, quelquefois teintée de lilas ; la partieinférieure est du blanc le plus pur qu’on puisse imaginer. La têteest d’un noir lustré et très brillant, ainsi que les pieds. Mais labeauté principale du plumage consiste dans deux larges raiescouleur d’or qui descendent de la tête à la poitrine. Le bec estlong, quelquefois rose, quelquefois d’un rouge vif. Ces oiseauxmarchent très droits, avec une allure pompeuse. Ils portent la têtetrès haut, avec leurs ailes pendantes, comme deux bras ; etcomme la queue se projette hors du corps sur la même ligne que lescuisses, l’analogie avec la figure humaine est vraiment frappanteet pourrait tromper le spectateur au premier coup d’œil ou dans lecrépuscule du soir. Les pingouins royaux que nous trouvâmes sur laterre de Kerguelen étaient un peu plus gros que des oies. Lesautres genres sont : le pingouin macaroni, lejackass et le pingouin rookery. Ils sont beaucoupplus petits, d’un plumage moins beau, et différents à touségards.

Outre le pingouin, on trouve encore sur cetteîle beaucoup d’autres oiseaux, parmi lesquels on peut citer le fou,le pétrel bleu, la sarcelle, le canard, la poule de Port Egmont, lecormoran vert, le pigeon du Cap, la nelly, l’hirondelle demer, la sterne, la guifette, le pétrel des tempêtes ou MotherCarey’s chicken, le grand pétrel, ou, dans la langue desmarins, Mother Carey’s goose, enfin l’albatros.

Le grand pétrel est aussi gros que l’albatroscommun, et il est carnivore. On le nomme souvent pétrel-brise-os,ou pétrel-balbusard. Ces oiseaux ne sont pas du tout farouches, etquand ils sont convenablement assaisonnés, ils font une nourritureassez passable. Quelquefois, en volant, ils rasent de très près lasurface des eaux, avec les ailes étendues, et sans paraître lesremuer ou s’en servir le moins du monde.

L’albatros est un des plus gros et des plusrapides oiseaux des mers du Sud. Il appartient à l’espèce goéland,et saisit sa proie au vol, ne se posant jamais à terre que pours’occuper des jeunes. Cet oiseau et le pingouin sont liés de laplus singulière sympathie. Leurs nids sont construits d’une manièretrès uniforme, sur un plan concerté entre les deux espèces, celuide l’albatros étant placé au centre d’un petit carré formé par lesnids de quatre pingouins. Les navigateurs se sont accordés àappeler cette sorte d’établissement, ou assemblage de nids, unerookery. Ces espèces de colonies ont été décrites plusd’une fois ; mais, comme tous nos lecteurs n’ont peut-être paslu ces descriptions, et comme j’aurai plus tard l’occasion deparler du pingouin et de l’albatros, il ne me paraît pas hors depropos de dire ici quelques mots sur leur mode de construction etd’existence.

Quand la saison de l’incubation est arrivée,ces oiseaux se rassemblent par vastes troupes, et pendant quelquesjours ils semblent délibérer sur la meilleure méthode à suivre.Enfin ils procèdent à l’action. Ils choisissent un emplacement uni,d’une étendue convenable, embrassant trois ou quatre acresordinairement, et situé aussi près de la mer que possible, quoiquetoujours au-delà de ses atteintes. Ce qui les dirigeparticulièrement dans le choix du lieu est l’égalité de surface, etl’endroit préféré est celui qui est le moins encombré de pierres.Cette question vidée, les oiseaux se mettent, d’un commun accord etcomme mus par un seul esprit, à faire, avec une correctionmathématique, le tracé d’un carré ou de tout autre parallélogrammele plus adaptable à la nature du terrain et d’une étenduesuffisante pour loger toute la population, mais pas davantage,semblant ainsi exprimer leur intention de fermer la colonie à toutvagabond qui n’aurait pas participé au travail du campement. L’undes côtés de la place court parallèlement au bord de la mer etreste ouvert pour les oiseaux qui entrent ou qui sortent.

Après avoir tracé les limites de l’habitation,ils commencent à la débarrasser de toute espèce de débris,ramassant tout, pierre à pierre, et les portant en dehors, maistout près des lignes d’enceinte, de manière à élever une muraillesur les trois côtés qui regardent la terre. Contre ce mur et endedans, ils forment une allée parfaitement plane et unie, large desix à huit pieds, qui s’étend tout autour du campement, à cette find’établir une sorte de promenoir commun.

L’opération qui suit consiste à partager toutle terrain en petits carrés absolument égaux en dimension. Ilsfont, pour obtenir cette division, des sentiers étroitsparfaitement aplanis et se croisant à angles droits, à traverstoute l’étendue de la rookery. À chaque intersection setrouve un nid d’albatros, et au centre de chaque carré un nid depingouins, de sorte que chaque pingouin est entouré de quatrealbatros, et chaque albatros d’un nombre égal de pingouins. Le niddu pingouin consiste en un trou creusé dans la terre, seulement àune profondeur suffisante pour empêcher son œuf unique de rouler.L’albatros adopte un arrangement un peu moins simple, et élève unpetit monticule, haut d’un pied à peu près et large de deux. Il lefaçonne avec de la terre, des algues et des coquilles. Au sommet ilbâtit son nid.

Les oiseaux prennent un soin spécial pour nejamais laisser les nids inoccupés pendant toute la durée del’incubation, et même jusqu’à ce que la progéniture soitsuffisamment forte pour se pourvoir elle-même. Pendant l’absence dumâle qui est allé en mer à la recherche de la nourriture, lafemelle reste à ses fonctions, et c’est seulement au retour de soncompagnon qu’elle se permet de sortir. Les œufs ne restent jamaissans être couvés ; quand un oiseau quitte le nid, l’autreniche à son tour. Cette précaution est indispensable à cause dupenchant à la filouterie qui règne dans la colonie, les habitantsne se faisant aucun scrupule de se voler réciproquement leurs œufsà chaque bonne occasion.

Bien qu’il existe quelques établissements dece genre, peuplés uniquement de pingouins et d’albatros, cependanton trouve dans la plupart une assez grande variété d’oiseauxocéaniques qui jouissent de tous les droits de cité, éparpillantleurs nids çà et là, partout où ils peuvent trouver de la place,mais n’usurpant jamais les postes occupés par les plus grossesespèces. L’aspect de ces colonies, quand on les aperçoit de loin,est excessivement singulier. Tout l’espace atmosphérique au-dessusde l’établissement est obscurci par une multitude d’albatros (mêlésd’espèces plus petites) qui planent continuellement sur larookery, soit qu’ils partent pour l’Océan, soit qu’ilsrentrent chez eux. En même temps, on remarque une foule depingouins dont les uns vont et viennent à travers les ruellesétroites et d’autres marchent, avec cette pompeuse allure militairequi les caractérise, le long du grand promenoir commun qui fait letour de la cité. Bref, de quelque façon qu’on envisage la chose,rien n’est plus surprenant que le sens de réflexion manifesté parces êtres emplumés, et rien, à coup sûr, n’est mieux fait pourprovoquer la méditation dans toute intelligence humaine bienordonnée.

Le matin même de notre arrivée à ChristmasHarbour, le second, M. Patterson, fit amener les embarcations,pour se mettre à la recherche du veau marin (bien que la saison fûtpeu avancée), et laissa le capitaine, avec un jeune parent à lui,sur un point du rivage à l’ouest, ces messieurs ayant probablementà faire, à l’intérieur de l’île, quelque chose dont je n’ai pu êtreinstruit. Le capitaine Guy emporta avec lui une bouteille, danslaquelle était une lettre cachetée, et se dirigea de l’endroit oùil mit pied à terre vers un des pics les plus élevés du pays. Ilest présumable qu’il avait l’intention de déposer la lettre surcette hauteur pour quelque navire qu’il savait devoir aborder aprèslui. Aussitôt que nous l’eûmes perdu de vue (car Peters et moi,nous étions dans le canot du second), nous commençâmes à explorerla côte, à la recherche du veau marin. Nous employâmes environtrois semaines à cette besogne, examinant avec un soin minutieuxtous les coins et recoins, non seulement à la terre de Kerguelen,mais aussi dans quelques petites îles voisines. Cependant nostravaux ne furent pas couronnés d’un succès bien notable. Nousvîmes beaucoup de phoques à fourrure, mais ils étaient extrêmementsoupçonneux, et, en nous donnant un mal infini, nous ne pûmes nousprocurer que trois cent cinquante peaux en tout. Les éléphants demer, ou phoques à trompe, abondent particulièrement sur la côte estde l’île principale, mais nous n’en tuâmes qu’une vingtaine, etencore avec la plus grande difficulté. Sur les petites îles nousdécouvrîmes une grande quantité de phoques à poil rude, mais nousles laissâmes tranquilles. Le 11 novembre nous revînmes à bord dela goélette, où nous trouvâmes le capitaine Guy et son neveu, quinous firent sur l’intérieur de l’île un détestable rapport, lareprésentant comme une des contrées les plus tristes et les plusstériles de l’univers. Ils avaient passé deux nuits à terre, grâceà un malentendu entre eux et le lieutenant qui ne leur avait pasenvoyé, aussitôt qu’il l’aurait fallu, une embarcation pour lesramener à bord.

Chapitre 15Les îles introuvables.

Le 12, nous partîmes de Christmas Harbour, enrevenant sur notre route à l’ouest, et laissant à bâbord l’îleMarion, une des îles de l’archipel Crozet. Nous passâmes ensuitel’île du Prince-Édouard, que nous laissâmes aussi sur notregauche ; puis, gouvernant plus au nord, nous atteignîmes enquinze jours les îles de Tristan d’Acunha, situées à 37°8’ delatitude sud et 12°8’ de longitude ouest.

Ce groupe, si bien connu aujourd’hui, et quise compose de trois îles circulaires, fut découvert primitivementpar les Portugais, visité plus tard par les Hollandais en 1643, etpar les Français en 1767. Les trois îles forment ensemble untriangle et sont distantes l’une de l’autre de 10 milles environ,laissant ainsi entre elles de larges passes. Dans toutes les trois,la côte est très haute, particulièrement à celle proprement diteTristan d’Acunha. C’est l’île la plus grande du groupe : ellea 15 milles de circonférence, et elle est si élevée que par untemps clair on peut l’apercevoir d’une distance de 80 ou 90 milles.Une partie de la côte vers le nord s’élève perpendiculairementau-dessus de la mer à plus de 1000 pieds. À cette hauteur il existeun plateau qui s’étend presque jusqu’au centre de l’île, et de ceplateau s’élance un cône semblable au pic de Ténériffe. La moitiéinférieure de ce cône est revêtue d’arbres assez gros, mais larégion supérieure est une roche nue, ordinairement cachée par lesnuages et recouverte de neige pendant la plus grande partie del’année. Il n’y a aux environs de l’île ni hauts-fonds ni dangersd’aucune espèce ; les côtes sont singulièrement nettes ethardiment coupées, et les eaux sont profondes. Sur la côte dunord-ouest se trouve une baie, avec une plage de sable noir, où uncanot peut facilement atterrir pourvu qu’il ait pour lui une brisedu sud. On y trouve sans peine d’excellente eau en abondance, etl’on y pêche, à l’hameçon et à la ligne, la morue et autrespoissons.

L’île la plus grande après celle-ci, et leplus à l’ouest du groupe, s’appelle l’Inaccessible. Sa positionexacte est par 37°7’ de latitude sud et 12°24’ de longitude ouest.Elle a sept ou huit milles de circuit, et se présente de tous côtéssous l’aspect d’un rempart à pic. Le sommet est parfaitementaplati, et tout le pays est stérile ; rien n’y vient, exceptéquelques arbustes rabougris.

L’île Nightingale, la plus petite et la plusau sud, est située à 37°26’ de latitude sud et 12°12’ de longitudeouest. Au large de son extrémité sud se trouve un récif assez élevéformé de petits îlots rocheux ; on en voit encore quelques-unsde semblable aspect au nord-est. Le terrain est stérile etirrégulier, et une vallée profonde traverse l’île en partie.

Les côtes de ces îles abondent, dans la saisonfavorable, en lions marins, éléphants marins, veaux marins etphoques à fourrure, ainsi qu’en oiseaux océaniques de toute sorte.La baleine aussi est fréquente dans le voisinage. La facilité aveclaquelle on s’emparait autrefois de ces différents animaux fit quece groupe fut, dès sa découverte, fréquemment visité. LesHollandais et les Français y vinrent souvent et dès les premierstemps. En 1790, le capitaine Patten, commandant le vaisseauIndustry, de Philadelphie, fit un voyage à Tristand’Acunha, où il resta sept mois (d’août 1790 à avril 1791), pourrecueillir des peaux de veaux marins. Durant cette période, il n’enramassa pas moins de cinq mille six cents, et il affirme qu’iln’aurait pas eu de peine à faire en trois semaines un chargementd’huile pour un grand navire. À son arrivée, il ne trouva pas dequadrupèdes, à l’exception de quelques aegagres ou chèvressauvages ; maintenant l’île est fournie de tous nos meilleursanimaux domestiques, qui y ont été successivement introduits parles navigateurs.

Je crois que ce fut peu de temps aprèsl’expédition du capitaine Patten que le capitaine Colquhoun, dubrick américain Betsey, toucha à la plus grande des îlespour se ravitailler. Il planta des oignons, des pommes de terre,des choux et une foule d’autres légumes qu’on y trouve encoremaintenant en abondance.

En 1811, un certain capitaine Heywood, duNereus, visita Tristan. Il y trouva trois Américains quiétaient demeurés sur les îles pour préparer de l’huile et des peauxde veaux marins. L’un de ces hommes se nommait Jonathan Lambert, etil s’intitulait lui-même le souverain du pays. Il avait défriché etcultivé environ soixante acres de terre, et mettait alors tous sessoins à y introduire le caféier et la canne à sucre, dont il avaitété fourni par le ministre américain résidant à Rio de Janeiro.Finalement cet établissement fut abandonné, et, en 1817, legouvernement anglais envoya un détachement du cap deBonne-Espérance pour prendre possession des îles. Cependant cesnouveaux colons n’y restèrent pas longtemps ; mais, aprèsl’évacuation du pays comme possession de la Grande-Bretagne, deuxou trois familles anglaises y établirent leur résidence en dehorsde tout concours du gouvernement.

Le 25 mars 1824, le Berwick,capitaine Jeffrey, parti de Londres à destination de la terre deVan Diémen, toucha à l’île, où l’on trouva un Anglais nommé Glass,ex-caporal dans l’artillerie anglaise. Il s’arrogeait le titre degouverneur suprême des îles, et avait sous son contrôle vingt et unhommes et trois femmes. Il fit un rapport très favorable de lasalubrité du climat et de la nature productive du sol. Cette petitepopulation s’occupait principalement à recueillir des peaux dephoques et de l’huile d’éléphant marin, qu’elle trafiquait avec lecap de Bonne-Espérance, Glass étant propriétaire d’une petitegoélette. À l’époque de notre arrivée, le gouverneur y résidaitencore, mais la petite communauté s’était multipliée, et il y avaità Tristan d’Acunha soixante-cinq individus, sans compter unecolonie secondaire de sept personnes sur l’île Nightingale. Nousn’eûmes aucune peine à nous ravitailler convenablement, car lesmoutons, les cochons, les bœufs, les lapins, la volaille, leschèvres, le poisson de diverses espèces et les légumes s’ytrouvaient en grande abondance. Nous jetâmes l’ancre tout auprès dela grande île, sur dix-huit brasses de profondeur, et nousembarquâmes très convenablement à notre bord tout ce dont nousavions besoin. Le capitaine Guy acheta aussi à Glass cinq centspeaux de phoques et une certaine quantité d’ivoire. Nous restâmeslà une semaine, pendant laquelle les vents régnèrent toujours dunord-ouest, avec un temps passablement brumeux. Le 5 décembre, nouscinglâmes vers le sud-ouest pour faire une exploration positiverelativement à un certain groupe d’îles nommées les Auroras, surl’existence desquelles les opinions les plus diverses ont étéémises.

On prétend que ces îles ont été découvertes,dès 1762, par le commandant du trois-mats Aurora. En 1790,le capitaine Manuel de Oyarvido, du trois-mâts Princess,appartenant à la Compagnie royale des Philippines, affirme qu’il apassé directement à travers ces îles. En 1794, la corvetteespagnole Atrevida partit dans le but de vérifier leurposition exacte, et, dans un mémoire publié par la Société royalehydrographique de Madrid en 1809, il est question de cetteexploration dans les termes suivants :

« La corvette Atrevida a faitdans le voisinage immédiat de ces îles, du 21 au 27 janvier, toutesles observations nécessaires, et a mesuré avec des chronomètres ladifférence de longitude entre ces îles et le port de Soledad dansles Malvinas. Elles sont au nombre de trois, situées presque aumême méridien, celle du milieu un peu plus bas, et les deux autresvisibles à neuf lieues au large. »

Les observations faites à bord del’Atrevida fournissent les résultats suivants relativementà la position précise de chaque île : celle qui est plus aunord est située à 52°37’24” de latitude sud et à 47°43’15” delongitude ouest ; celle du milieu à 53°2’40” de latitude sudet à 47°55’15” de longitude ouest ; enfin celle qui occupel’extrémité sud, à 53°15’22” de latitude sud et à 47°57’15” delongitude ouest.

Le 27 janvier 1820, le capitaine JamesWeddell, appartenant à la marine anglaise, fit voile de StatenLand, toujours à la découverte des Auroras. Il dit dans son rapportque, bien qu’il ait fait les recherches les plus laborieuses etqu’il soit passé non seulement sur les points précis indiqués parle commandant de l’Atrevida, mais encore dans tous lessens aux environs desdits points, il n’a pu découvrir aucun indicede terre. Ces rapports contradictoires ont incité d’autresnavigateurs à chercher les îles ; et, chose étrange à dire,pendant que quelques-uns sillonnaient la mer dans tous les sens àl’endroit supposé, sans pouvoir les découvrir, d’autres, et ilssont nombreux, déclarent positivement les avoir vues, et mêmes’être trouvés à proximité de leurs côtes. Le capitaine Guy avaitl’intention de faire tous les efforts possibles pour résoudre unequestion si singulièrement controversée[5].

Nous continuâmes notre route, entre le sud etl’ouest, avec des temps variables, jusqu’au 20 du même mois, etnous nous trouvâmes enfin sur le lieu en discussion, par 52°15’ delatitude sud et 47°58’ de longitude ouest, c’est-à-dire presque àl’endroit désigné comme position de l’île méridionale du groupe.Comme nous n’apercevions pas trace de terre, nous continuâmes versl’ouest par 53° de latitude sud, jusqu’à 50° de longitude ouest.Alors nous portâmes au nord jusqu’au 52eparallèle de latitude sud ; puis nous tournâmes à l’est, etnous tînmes notre parallèle par double hauteur, matin et soir, etpar les hauteurs méridiennes des planètes et de la lune. Ayantainsi poussé vers l’est jusqu’à la côte ouest de Georgia, noussuivîmes ce méridien jusqu’à ce que nous eussions atteint lalatitude d’où nous étions partis. Nous fîmes alors plusieursdiagonales à travers toute l’étendue de mer circonscrite, gardantune vigie en permanence à la tête de mât, et répétant soigneusementnotre examen trois semaines durant, pendant lesquelles nous eûmestoujours un temps singulièrement beau et agréable, sans aucunebrume. Aussi fûmes-nous pleinement convaincus que, si jamais desîles avaient existé dans le voisinage à une époque antécédentequelconque, présentement il n’en restait plus aucun vestige. Depuismon retour dans mes foyers, j’apprends que le même parcours a étésoigneusement suivi en 1822 par le capitaine Johnson, de lagoélette américaine Henry, et par le capitaine Morrell, dela goélette américaine Wasp ; mais ces messieursn’ont pas obtenu de meilleurs résultats que nous.

Chapitre 16Explorations vers le pôle.

Il entrait primitivement dans les intentionsdu capitaine Guy, après avoir satisfait sa curiosité relativementaux Auroras, de filer par le détroit de Magellan et de longer lacôte occidentale de Patagonie ; mais un renseignement qu’ilavait reçu à Tristan d’Acunha le poussa à gouverner au sud, dansl’espérance de découvrir quelques petites îles qu’on lui avait ditêtre situées par 60° de latitude sud et 41°20’ de longitude ouest.Dans le cas où il ne trouverait pas ces terres, il avait le projet,pourvu que la saison le permît, de pousser vers le pôle.Conséquemment, le 12 décembre[6], nouscinglâmes dans cette direction. Le 18, nous nous trouvâmes sur laposition indiquée par Glass, et nous croisâmes pendant trois joursaux environs sans découvrir aucune trace des îles en question. Le21, le temps étant singulièrement beau, nous remîmes le cap au sud,avec la résolution de pousser dans cette route aussi loin quepossible. Avant d’entrer dans cette partie de mon récit, je feraispeut-être aussi bien, pour l’instruction des lecteurs qui n’ont passuivi avec attention la marche des découvertes dans ces régions, dedonner un compte-rendu sommaire des quelques tentatives faitesjusqu’à ce jour pour atteindre le pôle sud.

L’expédition du capitaine Cook est la premièresur laquelle nous ayons des documents positifs. En 1772, il fitvoile vers le sud, sur la Resolution,accompagné dulieutenant Furneaux, commandant l’Adventure. En décembre,il se trouvait au 58e parallèle de latitudesud, par 26°57’ de longitude est. Là, il rencontra des bancs deglace d’une épaisseur de huit à dix pouces environ, s’étendant aunord-ouest et au sud-est. Cette glace était amassée par blocs, etpresque toujours si solidement amoncelée, que les navires avaientla plus grande peine à forcer le passage. À cette époque, lecapitaine Cook supposa, d’après la multitude des oiseaux en vue etd’autres indices, qu’il était dans le voisinage de quelque terre.Il continua vers le sud, avec un temps excessivement froid,jusqu’au 64e parallèle, par 38°14’ de longitude est. Làil trouva un temps doux avec de jolies brises pendant cinq jours,le thermomètre marquant 36 degrés[7]. En janvier1773, les navires traversaient le cercle Antarctique, mais nepouvaient réussir à pénétrer plus loin ; car, arrivés à 67°15’de latitude, ils trouvèrent leur marche arrêtée par un amas immensede glaces qui s’étendait sur tout l’horizon sud aussi loin quel’œil pouvait atteindre. Cette glace était en quantité variée, etquelques vastes bancs s’étendaient à plusieurs milles, formant unemasse compacte et s’élevant à dix-huit ou vingt pieds au-dessus del’eau. La saison était avancée, et, désespérant de pouvoir tournerces obstacles, le capitaine Cook remonta à regret vers le nord.

Au mois de novembre suivant, il recommença sonvoyage d’exploration vers le pôle Antarctique. À 59°40’ de latitudeil rencontra un fort courant portant au sud. En décembre, comme lesnavires étaient à 67°31’ de latitude et 142°54’ de longitude ouest,ils trouvèrent un froid excessif, avec brouillards et grands vents.Là encore, les oiseaux étaient nombreux : l’albatros, lepingouin et particulièrement le pétrel. À 70°23’ de latitude, ilsrencontrèrent quelques vastes îles de glace, et un peu plus loinles nuages vers le sud apparurent d’une blancheur de neige, ce quiindiquait la proximité des champs de glace. À 71°10’ de latitude et106°54’ de longitude ouest, les navigateurs furent arrêtés, commela première fois, par une immense étendue de mer glacée qui bornaittoute la ligne de l’horizon au sud. Le côté nord de cette plaine deglace était hérissé et dentelé, et tous ces blocs étaient sisolidement assemblés qu’ils formaient une barrière absolumentinfranchissable, s’étendant jusqu’à un mille vers le sud. Au-delà,la surface des glaces semblait s’aplanir comparativement dans unecertaine étendue, jusqu’à ce qu’enfin elle fût bornée à son extrêmelimite par un amphithéâtre de gigantesques montagnes de glace,échelonnées les unes sur les autres. Le capitaine Cook conclut quecette vaste étendue confinait au pôle ou à un continent.M. J.-N. Reynolds dont les vaillants efforts et lapersévérance ont à la longue réussi à monter une expéditionnationale, dont le but partiel était d’explorer ces régions, parleen ces termes du voyage de la Resolution :

« Nous ne sommes pas surpris que lecapitaine Cook n’ait pas pu aller au-delà de 71°10’ de latitude,mais nous sommes étonnés qu’il ait pu atteindre ce point par106°54’ de longitude ouest. La terre de Palmer est située au suddes îles Shetland, à 64° de latitude, et s’étend au sud-ouest plusloin qu’aucun navigateur ait jamais pénétré jusqu’à ce jour. Cookfaisait route vers cette terre, quand sa marche fut arrêtée par laglace, cas qui se représentera toujours, nous le craignons fort,surtout dans une saison aussi peu avancée que le 6 janvier, et nousne serions pas étonné qu’une portion des montagnes de glace enquestion se rattachât au corps principal de la terre de Palmer, ouà quelque autre partie de continent située plus avant vers lesud-ouest. »

En 1803, Alexandre, empereur de Russie,chargea les capitaines Kreutzenstern et Lisiauski d’un grand voyagede circumnavigation. Dans leurs efforts pour pousser vers le sud,ils ne purent aller au-delà de 59°58’ de latitude et 70°15’ delongitude ouest. Là, ils rencontrèrent de forts courants portantvers l’est. La baleine était abondante, mais ils ne virent pas deglaces. Relativement à ce voyage, M. Reynolds remarque que, siKreutzenstern était arrivé à ce point dans une saison moinsavancée, il aurait indubitablement trouvé des glaces ; c’étaiten mars qu’il atteignait la latitude désignée. Les vents quirègnent alors du sud-ouest avaient, à l’aide des courants, pousséles banquises vers cette région glacée, bornée au nord par laGeorgia, à l’est par les Sandwich et les Orkneys du Sud, et àl’ouest par les Shetland du Sud.

En 1822, le capitaine James Weddell,appartenant à la marine anglaise, pénétra, avec deux petitsnavires, plus loin dans le sud qu’aucun navigateur précédent, etmême sans rencontrer d’extraordinaires difficultés. Il rapporteque, bien qu’il ait été souvent entouré par les glacesavant d’atteindre le 72e parallèle, cependant,arrivé là, il n’en vit plus un morceau, et qu’ayant poussé jusqu’à74°15’ de latitude, il n’aperçut pas de vastes étendues de glace,mais seulement trois petites îles. Ce qui est singulier, c’est que,bien qu’il eût vu de vastes bandes d’oiseaux et d’autres indices deterre, et qu’au sud des Shetland l’homme de vigie eût signalé descôtes inconnues s’étendant vers le sud, Weddell ait persisté àrepousser l’idée qu’un continent puisse exister dans les régionspolaires du sud.

Le 11 janvier 1823, le capitaine BenjaminMorrell, de la goélette américaine Wasp, partit de laterre de Kerguelen avec l’intention de pousser vers le sud aussiloin que possible. Le 1er février, il se trouvait à64°52’ de latitude sud et 118°27’ de longitude est. J’extrais deson journal, à cette date, le passage suivant :

« Le vent fraîchit bientôt et devint unebrise à filer onze nœuds ; nous profitâmes de l’occasion pournous diriger vers l’est ; étant d’ailleurs pleinementconvaincus que plus nous pousserions dans le sud au-delà de 64°,moins nous aurions à craindre les glaces, nous gouvernâmes un peuau sud, et, ayant franchi le cercle Antarctique, nous poussâmesjusqu’à 69°15’ de latitude sud. Nous n’y trouvâmes aucune plaine deglace ; seulement quelques petites îles de glace étaient envue. »

À la date du 14 mars, je trouve aussi cettenote :

« La mer était complètement libre devastes banquises, et nous n’apercevions pas plus d’une douzained’îlots de glace. En même temps la température de l’air et de l’eauétait au moins de 13 degrés plus élevée que nous ne l’avions jamaistrouvée entre les 60e et 62e parallèles sud.Nous étions alors par 70°14’ de latitude sud, et la température del’air était à 47, celle de l’eau à 44. Nous estimâmes alors que ladéviation de la boussole était de 14°27’ vers l’est, par azimut…J’ai franchi plusieurs fois le cercle Antarctique, à différentsméridiens, et j’ai constamment remarqué que la température de l’airet de l’eau s’adoucissait de plus en plus, à proportion que jepoussais au-delà du 65e degré de latitude sud, et que ladéclinaison magnétique diminuait dans la même proportion. Tant quej’étais au nord de cette latitude, c’est-à-dire entre 60° et 65°,le navire avait souvent beaucoup de peine à se frayer un passageentre les énormes et innombrables îles de glace, dont quelques-unesavaient de 1 à 2 milles de circonférence, et s’élevaient à plus de500 pieds au-dessus du niveau de la mer. »

Se trouvant presque sans eau et sanscombustible, privé d’instruments suffisants, la saison étant aussitrès avancée, le capitaine Morrell fut obligé de revenir, sansessayer de pousser plus loin vers le sud, bien qu’une mercomplètement libre s’ouvrît devant lui. Il prétend que si cesconsidérations impérieuses ne l’avaient pas contraint à battre enretraite, il aurait pénétré, sinon jusqu’au pôle, au moins jusqu’au85e parallèle. J’ai relaté un peu longuement ses idéessur la matière, afin que le lecteur fût à même de juger jusqu’àquel point elles ont été corroborées par ma propre expérience.

En 1831, le capitaine Briscœ, naviguant pourMM. Enderby, armateurs baleiniers à Londres, fit voile sur lebrick Livelypour les mers du Sud, accompagné du cutterTula. Le 28 février, se trouvant par 66°30’ de latitudesud et 47°31’ de longitude est, il aperçut la terre et« découvrit positivement à travers la neige les pics noirsd’une rangée de montagnes courant à l’est-sud-est ». Il restadans ces parages pendant tout le mois qui suivit, mais ne puts’approcher de plus de dix lieues de la côte, à cause de l’étateffroyable du temps. Voyant qu’il lui était impossible de faireaucune découverte nouvelle pendant cette saison, il remit le cap aunord et alla hiverner à la terre de Van Diémen.

Au commencement de 1832, il se remit en routepour le Sud, et, le 4 février, il vit la terre au sud-est par67°15’ de latitude et 69°29’ de longitude ouest. Il se trouva quec’était une île située près de la partie avancée de la contréequ’il avait d’abord découverte. Le 21 du même mois il réussit àatterrir à cette dernière, et en prit possession au nom deGuillaume IV, lui donnant le nom d’île Adélaïde, en l’honneur de lareine d’Angleterre. Ces détails ayant été transmis à la Sociétéroyale géographique de Londres, elle en conclut « qu’une vasteétendue de terre se continuait sans interruption depuis 47°30’ delongitude est jusqu’à 69°29’ de longitude ouest, entre les66e et 67e degrés de latitude sud ».

Relativement à cette conclusion,M. Reynolds fait cette remarque : « Nous ne pouvonspas adopter cette conclusion comme rationnelle, et les découvertesde Briscœ ne justifient pas une pareille hypothèse. C’est justementà travers cet espace que Weddell a marché vers le sud en suivant unméridien à l’est de la Georgia, des Sandwich, de l’Orkney du Sud etdes îles Shetland. » On verra que ma propre expérience sert àmontrer plus nettement la fausseté des conclusions adoptées par laSociété.

Telles sont les principales tentatives qui ontété faites pour pénétrer jusqu’à une haute latitude sud, et l’onvoit maintenant qu’il restait, avant le voyage de la JaneGuy, environ 300 degrés de longitude par lesquels on n’avaitpas encore pénétré au-delà du cercle Antarctique. Ainsi un vastechamp de découvertes s’ouvrait encore devant nous, et ce fut avecun sentiment de voluptueuse et ardente curiosité que j’entendis lecapitaine Guy exprimer sa résolution de pousser hardiment vers lesud.

Chapitre 17Terre !

Pendant quatre jours, après avoir renoncé à larecherche des îles de Glass, nous courûmes au sud sans trouver deglaces. Le 26, à midi, nous étions par 63°23’ de latitude sud et41°25’ de longitude ouest. Nous vîmes alors quelques grosses îlesde glace et une banquise qui n’était pas, à vrai dire, d’uneétendue considérable. Les vents se tenaient généralement au sud-estmais très faibles. Quand nous avions le vent d’ouest, ce qui étaitfort rare, il était invariablement accompagné de rafales de pluie,Chaque jour, plus ou moins de neige. Le thermomètre, le 27, était à35 degrés.

1er janvier 1828. Cejour-là, nous fûmes complètement environnés de glaces, et notreperspective était en vérité fort triste. Une forte tempête souffladu nord-est pendant toute la matinée et chassa contre le gouvernailet l’arrière du navire de gros glaçons avec une telle vigueur, quenous tremblâmes pour les conséquences. Vers le soir, la tempêtesoufflait encore avec furie ; mais une vaste banquise en facede nous s’ouvrit, et nous pûmes enfin, en faisant force de voiles,nous frayer un passage à travers les glaçons plus petits jusqu’à lamer libre. Comme nous en approchions, nous diminuâmes la toilegraduellement, et, à la fin, nous étant tirés d’affaire, nous mîmesà la cape sous la misaine avec un seul ris.

2 janvier. Le temps fut assezpassable. À midi, nous nous trouvions par 69°10’ de latitude sud et42°20’ de longitude ouest, et nous avions passé le cercleAntarctique. Du côté du sud, nous n’apercevions que très peu deglace, bien que nous eussions derrière nous de vastes banquises.Nous fabriquâmes une espèce de sonde avec un grand pot de fer,d’une contenance de vingt gallons, et une ligne de deux centsbrasses. Nous trouvâmes le courant portant au sud, avec une vitessed’un quart de mille à l’heure. La température de l’air étaitenviron à 33 ; la déviation de l’aiguille, de 14°28’ versl’est, par azimut.

5 janvier. Nous nous sommes toujoursavancés vers le sud sans trouver beaucoup d’obstacles. Ce matincependant, étant par 73°15’ de latitude sud et 42°10’ de longitudeouest, nous fîmes une nouvelle halte devant une immense étendue deglace. Néanmoins, nous apercevions au-delà vers le sud la pleinemer, et nous étions persuadés que nous réussirions finalement àl’atteindre. Portant sur l’est et filant le long de la banquise,nous arrivâmes enfin à un passage, large d’un mille à peu près, àtravers lequel nous fîmes, tant bien que mal, notre route aucoucher du soleil. La mer dans laquelle nous nous trouvâmes alorsétait chargée d’îlots de glace, mais non plus de vastes bancs, etnous allâmes hardiment de l’avant comme précédemment. Le froid nesemblait pas augmenter, bien que nous eussions fréquemment de laneige et de temps à autre des rafales de grêle d’une violenceextrême. D’immenses troupes d’albatros ont passé ce jour-làau-dessus de la goélette, filant du sud-est au nord-ouest.

7 janvier. La mer toujours à peu prèslibre et ouverte, en sorte que nous pûmes continuer notre routesans empêchement. Nous vîmes à l’ouest quelques banquises d’unegrosseur inconcevable, et dans l’après-midi nous passâmes très prèsd’une de ces masses dont le sommet ne s’élevait certainement pas demoins de quatre cents brasses au-dessus de l’océan. Elle avaitprobablement à sa base trois quarts de lieue de circuit, et parquelques crevasses sur ses flancs couraient des filets d’eau. Nousgardâmes cette espèce d’île en vue pendant deux jours, et nous nela perdîmes que dans un brouillard.

10 janvier. D’assez grand matin nouseûmes le malheur de perdre un homme, qui tomba à la mer. C’était unAméricain, nommé Peter Vredenburgh, natif de New York, et l’un desmeilleurs matelots que possédât la goélette. En passant surl’avant, le pied lui glissa, et il tomba entre deux quartiers deglace pour ne jamais se relever. Ce jour-là, à midi, nous étionspar 78°30’ de latitude et 40°15’ de longitude ouest. Le froid étaitmaintenant excessif, et nous attrapions continuellement des rafalesde grêle du nord-est. Nous vîmes encore dans cette directionquelques banquises énormes, et tout l’horizon à l’est semblaitfermé par une région de glaces élevant et superposant ses masses enamphithéâtre. Le soir, nous aperçûmes quelques blocs de boisflottant à la dérive, et au-dessus planait une immense quantitéd’oiseaux, parmi lesquels se trouvaient des nellies, despétrels, des albatros, et un gros oiseau bleu du plus brillantplumage. La variation, par azimut, était alors un peu moinsconsidérable que précédemment, lorsque nous avions traversé lecercle Antarctique.

12 janvier. Notre passage vers le sudest redevenu une chose fort douteuse ; car nous ne pouvionsrien voir dans la direction du pôle qu’une banquise en apparencesans limites, adossée contre de véritables montagnes de glacedentelée, qui formaient des précipices sourcilleux, échelonnés lesuns sur les autres. Nous avons porté à l’ouest jusqu’au 14, dansl’espérance de découvrir un passage.

14 janvier. Le matin du 14, nousatteignîmes l’extrémité ouest de la banquise énorme qui nousbarrait le passage, et, l’ayant doublée, nous débouchâmes dans unemer libre où il n’y avait plus un morceau de glace. En sondant avecune ligne de deux cents brasses, nous trouvâmes un courant portantau sud avec une vitesse d’un demi-mille par heure. La températurede l’air était à 47, celle de l’eau à 34. Nous cinglâmes vers lesud, sans rencontrer aucun obstacle grave, jusqu’au 16 ; àmidi, nous étions par 81°21’ de latitude et 42° de longitude ouest.Nous jetâmes de nouveau la sonde, et nous trouvâmes un courantportant toujours au sud avec une vitesse de trois quarts de millepar heure. La variation par azimut avait diminué, et la températureétait douce et agréable, le thermomètre marquant déjà 51. À cetteépoque, on n’apercevait plus un morceau de glace. Personne à bordne doutait plus de la possibilité d’atteindre le pôle.

17 janvier. Cette journée a étépleine d’incidents. D’innombrables bandes d’oiseaux passaientau-dessus de nous, se dirigeant vers le sud, et nous leur tirâmesquelques coups de fusil ; l’un d’eux, une espèce de pélican,nous fournit une nourriture excellente. Vers le milieu du jour,l’homme de vigie découvrit par notre bossoir de bâbord un petitbanc de glace et une espèce d’animal fort gros qui semblait reposerdessus. Comme le temps était beau et presque calme, le capitaineGuy donna l’ordre d’amener deux embarcations et d’aller voir ce quece pouvait être. Dirk Peters et moi, nous accompagnâmes le seconddans le plus grand des deux canots. En arrivant au banc de glace,nous vîmes qu’il était occupé par un ours gigantesque de l’espècearctique, mais d’une dimension qui dépassait de beaucoup celle duplus gros de ces animaux. Comme nous étions bien armés, nousn’hésitâmes pas à l’attaquer tout d’abord. Plusieurs coups de feufurent tirés rapidement, dont la plupart atteignirent évidemmentl’animal à la tête et au corps. Toutefois, le monstre, sans s’eninquiéter autrement, se précipita de son bloc de glace et se mit ànager, les mâchoires ouvertes, vers l’embarcation où nous étions,moi et Peters. À cause de la confusion qui s’ensuivit parmi nous etde la tournure inattendue de l’aventure, personne n’avait puapprêter immédiatement son second coup, et l’ours avaitpositivement réussi à poser la moitié de sa masse énorme en traversde notre plat-bord et à saisir un de nos hommes par les reins,avant qu’on eût pris les mesures suffisantes pour le repousser.Dans cette extrémité, nous ne fûmes sauvés que par l’agilité et lapromptitude de Peters. Sautant sur le dos de l’énorme bête, il luienfonça derrière le cou la lame d’un couteau et atteignit dupremier coup la moelle épinière. L’animal retomba dans la mer sansfaire le moindre effort, inanimé, mais entraînant Peters dans sachute et roulant sur lui. Celui-ci se releva bientôt ; on luijeta une corde, et, avant de remonter dans le canot, il attacha lecorps de l’animal vaincu. Nous retournâmes en triomphe à lagoélette, en remorquant notre trophée à la traîne. Cet ours, quandon le mesura, se trouva avoir quinze bons pieds dans sa plus grandelongueur. Son poil était d’une blancheur parfaite, très rude etfrisant très serré. Les yeux étaient d’un rouge de sang, plus grosque ceux de l’ours arctique, le museau plus arrondi et ressemblantpresque au museau d’un bouledogue. La chair en était tendre, maisexcessivement rance et sentant le poisson ; cependant, leshommes s’en régalèrent avec avidité, et la déclarèrent unenourriture excellente.

À peine avions-nous hissé notre proie le longdu bord, que l’homme de vigie fit entendre le cri joyeux deTerre par le bossoir de tribord ! Tout le monde setint alors sur le qui-vive, et, une brise s’étant très heureusementlevée au nord-est, nous fûmes bientôt sur la côte. C’était un îlotbas et rocheux, d’une lieue environ de circonférence, etcomplètement privé de végétation, à l’exception d’une espèce deraquette épineuse. En approchant par le nord, nous vîmes unsingulier rocher, faisant promontoire, qui imitait remarquablementla forme d’une balle de coton cordée. En doublant cette pointe versl’ouest, nous trouvâmes une petite baie au fond de laquelle nosembarcations purent atterrir commodément.

Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pourexplorer toutes les parties de l’île : mais, à une seuleexception près, nous n’y trouvâmes rien qui fût digned’observation. À l’extrémité sud, nous ramassâmes tout près durivage, à moitié enterrée sous un monceau de pierres éparses, unepièce de bois, qui semblait avoir servi de proue à une embarcation.Il y avait eu évidemment quelque intention de sculpture, et lecapitaine Guy crut y découvrir une figure de tortue, mais je doisavouer que, pour mon compte, la ressemblance ne me frappa que trèsmédiocrement. Sauf cette proue, si toutefois c’en était une, nousne découvrîmes aucun indice qui prouvât qu’une créature vivante eûtjamais habité ce lieu. Autour de la côte, nous trouvâmes par-cipar-là quelques petits blocs de glace, mais en très petit nombre.La situation exacte de l’îlot (auquel le capitaine Guy donna le nomd’îlot de Bennet, en l’honneur de son associé dans lapropriété de la goélette) est par 82°50’ de latitude sud et 42°20’de longitude ouest.

Nous avions alors pénétré dans le sud de plusde huit degrés au-delà des limites atteintes par tous lesnavigateurs précédents, et la mer s’étendait toujours devant nousparfaitement libre d’obstacles. Nous trouvions aussi que lavariation diminuait régulièrement à mesure que nous avancions, etque la température atmosphérique, et plus récemment celle de l’eau,s’adoucissaient graduellement. Le temps pouvait s’appeler un tempsagréable, et nous avions une brise très douce mais constante, quisoufflait toujours de quelque point nord du compas. Le ciel étaitgénéralement clair ; de temps en temps une vapeur légère etténue apparaissait à l’horizon sud ; mais, invariablement,elle était d’une très courte durée. Nous n’apercevions que deuxdifficultés : nous étions à court de combustible, et dessymptômes de scorbut s’étaient déjà manifestés chez quelques hommesde l’équipage. Ces considérations commençaient à agir sur l’espritde M. Guy, et il parlait souvent de mettre le cap au nord.Pour ma part, persuadé, comme je l’étais, que nous allions bientôtrencontrer une terre de quelque valeur, en suivant toujours la mêmeroute, et que nous n’y trouverions pas le sol stérile des hauteslatitudes arctiques, j’insistais chaudement auprès de lui sur lanécessité de persévérer, au moins pendant quelques jours encore,dans la direction suivie jusqu’alors. Une occasion aussi tentantede résoudre le grand problème relatif à un continent antarctique nes’était encore présentée à aucun homme, et je confesse que je mesentais gonflé d’indignation à chacune des timides et inopportunessuggestions de notre commandant. Je crois positivement que tout ceque je ne pus m’empêcher de lui dire à ce sujet eut pour effet dele raffermir dans l’idée de pousser de l’avant. Aussi, bien que jesois obligé de déplorer les tristes et sanglants événements quifurent le résultat immédiat de mon conseil, je crois que j’ai droitde me féliciter un peu d’avoir été, jusqu’à un certain point,l’instrument d’une découverte, et d’avoir servi en quelque façon àouvrir aux yeux de la science un des plus enthousiasmants secretsqui aient jamais accaparé son attention.

Chapitre 18Hommes nouveaux.

18 janvier. Ce matin-là[8] nous reprîmes notre route vers le sud,avec un temps aussi beau que les jours précédents. La mer étaitcomplètement unie, le vent du nord-est, suffisamment chaud, latempérature de l’eau à 53. Nous recommençâmes notre opération desondage, et, avec une ligne de 150 brasses, nous trouvâmes lecourant portant au pôle avec une vitesse d’un mille par heure.Cette tendance constante du vent et du courant vers le sudsuggérèrent passablement de réflexions et même quelque alarme parmile monde de la goélette, et je vis positivement qu’elle avaitproduit une forte impression sur l’esprit du capitaine Guy. Maispar bonheur il était excessivement sensible au ridicule, et jeréussis finalement à le faire lui-même se divertir de sesappréhensions. La variation était maintenant presque insignifiante.Dans le cours de la journée, nous vîmes quelques baleines del’espèce franche, et d’innombrables volées d’albatros passèrentau-dessus du navire. Nous péchâmes aussi une espèce de buissonchargé de baies rouges comme celles de l’aubépine, et le corps d’unanimal, évidemment terrestre, de l’aspect le plus singulier. Ilavait 3 pieds de long sur 6 pouces de hauteur seulement, avecquatre jambes très courtes, les pieds armés de longues griffes d’unécarlate brillant et ressemblant fort à du corail. Le corps étaitrevêtu d’un poil soyeux et uni, parfaitement blanc. La queue étaiteffilée comme une queue de rat, et longue à peu près d’un pied etdemi. La tête rappelait celle du chat, à l’exception des oreilles,rabattues et pendantes comme des oreilles de chien. Les dentsétaient du même rouge vif que les griffes.

19 janvier. Ce jour-là, nous trouvantpar 83°20’ de latitude et 43°5’ de longitude ouest (la mer étantd’un foncé extraordinaire), la vigie signala la terre de nouveau,et, à un examen attentif, nous découvrîmes que c’était une îleappartenant à un groupe de plusieurs îles très vastes. La côteétait à pic et l’intérieur semblait bien boisé, circonstance quinous causa une grande joie. Quatre heures environ après avoirdécouvert la terre, nous jetions l’ancre sur dix brasses deprofondeur, avec un fond de sable, à une lieue de la côte ;car un fort ressac, avec des remous courant çà et là, en rendaientl’abord d’une commodité douteuse. Nous reçûmes l’ordre d’amener lesdeux plus grandes embarcations, et un détachement bien armé (dontPeters et moi nous faisions partie) se mit en devoir de trouver uneouverture dans le récif qui faisait à l’île une espèce de ceinture.Après avoir cherché pendant quelque temps, nous découvrîmes unepasse où nous entrions déjà, quand nous aperçûmes quatre grandscanots qui se détachaient du rivage, chargés d’hommes quisemblaient bien armés. Nous les laissâmes arriver, et, comme ilsmanœuvraient avec une grande célérité, ils furent bientôt à portéede la voix. Le capitaine Guy hissa alors un mouchoir blancà la pointe d’un aviron : mais les sauvages s’arrêtèrent toutnet et se mirent soudainement à jacasser et à baragouiner trèshaut, poussant de temps en temps de grands cris parmi lesquels nouspouvions distinguer les mots : Anamoomoo ! etLama-Lama ! Ils continuèrent leur vacarme pendant unebonne demi-heure, durant laquelle nous pûmes examiner leurphysionomie tout à loisir.

Dans les quatre canots, qui pouvaient bienavoir cinquante pieds de long et cinq de large, il y avait en toutcent dix sauvages. Ils avaient, à peu de chose près, la statureordinaire des Européens, mais avec une charpente plus musculeuse etplus charnue. Leur teint était d’un noir de jais, et leurs cheveux,longs, épais et laineux. Ils étaient vêtus de la peau d’un animalnoir inconnu, à poils longs et soyeux, et ajustée assezconvenablement au corps, la fourrure tournée en dedans, exceptéautour du cou, des poignets et des chevilles. Leurs armesconsistaient principalement en bâtons d’un bois noir et enapparence très lourd. Cependant, nous aperçûmes aussi quelqueslances à pointe de silex et quelques frondes. Le fond des canotsétait chargé de pierres noires de la grosseur d’un gros œuf.

Quand ils eurent terminé leur harangue (carc’était évidemment une harangue que cet affreux baragouinage), l’und’eux, qui semblait être le chef, se leva à la proue de son canotet nous fit signe, à différentes reprises, d’amener nosembarcations au long de son bord. Nous fîmes semblant de ne pascomprendre son idée, pensant que le parti le plus sage était demaintenir, autant que possible, un espace suffisant entre lui etnous ; car ils étaient plus de quatre fois plus nombreux quenous. Devinant notre pensée, le chef commanda aux trois autrescanots de se tenir en arrière, pendant qu’il s’avançait vers nousavec le sien. Aussitôt qu’il nous eut atteints, il sauta à bord duplus grand de nos canots, et il s’assit à côté du capitaine Guy,montrant en même temps du doigt la goélette, et répétant lesmots : Anamoo-moo / Lama-Lama / Nousretournâmes vers le navire, les quatre canots nous suivant àquelque distance.

En arrivant au long du bord, le chef donna lessignes d’une surprise et d’un plaisir extrêmes, claquant des mains,se frappant les cuisses et la poitrine et poussant des éclats derire étourdissants. Toute sa suite, qui nageait derrière nous, unitbientôt sa gaieté à la sienne, et en quelques minutes ce fut untapage à nous rendre absolument sourds. Heureux d’être ramené à sonbord, le capitaine Guy commanda de hisser les embarcations, commeprécaution nécessaire, et donna à entendre au chef (qui s’appelaitToo-wit, comme nous le découvrîmes bientôt) qu’il nepouvait pas recevoir sur le pont plus de vingt de ses hommes à lafois. Celui-ci parut s’accommoder parfaitement de cet arrangement,et transmit quelques ordres aux canots, dont l’un s’approcha, lesautres restant à peu près à cinquante yards au large. Vingt dessauvages montèrent à bord et se mirent à fureter dans toutes lesparties du pont, à grimper çà et là dans le gréement, faisant commes’ils étaient chez eux, et examinant chaque objet avec uneexcessive curiosité.

Il était positivement évident qu’ils n’avaientjamais vu aucun individu de race blanche, et d’ailleurs notrecouleur semblait leur inspirer une singulière répugnance. Ilscroyaient que la Jane était une créature vivante, et l’oneût dit qu’ils craignaient de la frapper avec la pointe de leurslances, qu’ils retournaient soigneusement. Il y eut un moment oùtout notre équipage s’amusa beaucoup de la conduite de Too-wit. Lecoq était en train de fendre du bois près de la cuisine, et paraccident, il enfonça sa hache dans le pont, où il fit une entailled’une profondeur considérable. Le chef accourut immédiatement, et,bousculant le coq assez rudement, il poussa un petit gémissement,presque un cri, qui montrait énergiquement combien il sympathisaitavec les douleurs de la goélette ; et puis il se mit à tapoteret à patiner la blessure avec sa main et à la laver avecun seau d’eau de mer qui se trouvait à côté. Il y avait là un degréd’ignorance auquel nous n’étions nullement préparés, et, pour moncompte, je ne pus m’empêcher de croire à un peu d’affectation.

Quand nos visiteurs eurent satisfait de leurmieux leur curiosité relativement au gréement et au pont, ilsfurent conduits en bas, où leur étonnement dépassa toutes lesbornes. Leur stupéfaction semblait trop forte pour s’exprimer pardes paroles, car ils rôdaient partout en silence, ne poussant detemps à autre que de sourdes exclamations. Les armes leurfournissaient une grosse matière à réflexions, et on leur permit deles manier à loisir. Je crois qu’ils n’en soupçonnaient pas lemoins du monde l’usage, mais qu’ils les prenaient plutôt pour desidoles, voyant quel soin nous en prenions et l’attention aveclaquelle nous guettions tous leurs mouvements pendant qu’ils lesmaniaient. Les canons redoublèrent leur étonnement. Ils s’enapprochèrent en donnant toutes les marques de la vénération et dela terreur la plus grande, mais ne voulurent pas les examinerminutieusement. Il y avait dans la cabine deux grandes glaces, etce fut là l’apogée de leur émerveillement. Too-wit fut le premierqui s’en approcha, et il était déjà parvenu au milieu de lachambre, faisant face à l’une des glaces et tournant le dos àl’autre, avant de les avoir positivement aperçues. Quand le sauvageleva les yeux et qu’il se vit réfléchi dans le miroir, je crusqu’il allait devenir fou ; mais, comme il se tournaitbrusquement pour battre en retraite, il se revit encore faisantface à lui-même dans la direction opposée ; pour le coup jecrus qu’il allait rendre l’âme. Rien ne put le contraindre à jetersur l’objet un second coup d’œil ; tout moyen de persuasionfut inutile ; il se jeta sur le parquet, cacha sa tête dansses mains et resta immobile, si bien qu’enfin nous nous décidâmes àle transporter sur le pont.

Tous les sauvages furent ainsi reçus à bordsuccessivement, vingt par vingt ; quant à Too-wit, il lui futaccordé de rester tout le temps. Nous ne découvrîmes chez eux aucunpenchant au vol, et nous ne constatâmes après leur départ ladisparition d’aucun objet. Pendant toute la durée de leur visite,ils montrèrent les manières les plus amicales. Il y avait cependantcertains traits de leur conduite dont il nous fut impossible denous rendre compte ; par exemple, nous ne pûmes jamais lesfaire s’approcher de quelques objets inoffensifs, tels que lesvoiles de la goélette, un œuf, un livre ouvert ou une écuelle defarine. Nous essayâmes de découvrir s’ils possédaient quelquesarticles qui pussent devenir objets de trafic et d’échange, maisnous eûmes la plus grande peine à nous faire comprendre. Toutefois,nous apprîmes avec le plus grand étonnement que les îles abondaienten grosses tortues de l’espèce des Galapagos, et nous en vîmes unedans le canot de Too-wit. Nous vîmes aussi de la biche demer entre les mains d’un des sauvages, qui la dévorait àl’état de nature avec une grande avidité.

Ces anomalies, ou du moins ce que nousconsidérions comme anomalies relativement à la latitude, poussèrentle capitaine Guy à tenter une exploration complète du pays, dansl’espérance de tirer de sa découverte quelque spéculationprofitable. Pour ma part, désireux comme je l’étais de pousser plusloin la découverte, je n’avais qu’une visée et qu’un but, je nepensais qu’à poursuivre sans délai notre voyage vers le sud. Nousavions alors un beau temps, mais rien ne nous disait combien ildurerait ; et, nous trouvant déjà au 84e parallèle,avec une mer complètement libre devant nous, un courant qui portaitvigoureusement au sud et un bon vent, je ne pouvais prêterpatiemment l’oreille à toute proposition de nous arrêter dans cesparages plus longtemps qu’il n’était absolument nécessaire pourrefaire la santé de l’équipage, pour nous ravitailler et embarquerune provision suffisante de combustible. Je représentai aucapitaine qu’il nous serait facile de relâcher à ce groupe d’îleslors de notre retour, et même d’y passer l’hiver dans le cas où lesglaces nous barreraient le passage. À la longue, il se rangea à monavis (car j’avais, par quelque moyen inconnu à moi-même, acquis ungrand empire sur lui), et finalement il fut décidé que, même dansle cas où nous trouverions la biche de mer en abondance,nous ne resterions pas là plus d’une semaine pour nous refaire, etque nous pousserions vers le sud pendant que cela nous étaitpossible.

Nous fîmes conséquemment tous les préparatifsnécessaires, et ayant conduit heureusement, d’après les indicationsde Too-wit, la goélette à travers les récifs, nous jetâmes l’ancreà un mille environ du rivage, dans une baie excellente, fermée detous côtés par la terre, sur la côte sud-est de l’île principale,et par dix brasses d’eau, avec un fond de sable noir. À l’extrémitéde cette baie coulaient (nous dit-on) trois jolis ruisseaux d’uneeau excellente, et nous vîmes que les environs étaient abondammentboisés. Les quatre canots nous suivaient, mais observant toujoursune distance respectueuse. Quant à Too-wit, il resta à bord, et,quand nous eûmes jeté l’ancre, il nous invita à l’accompagner àterre et à visiter son village dans l’intérieur. Le capitaine Guy yconsentit, et, dix des sauvages ayant été laissés à bord commeotages, un détachement de douze hommes d’entre nous se prépara àsuivre le chef. Nous prîmes soin de nous bien armer, mais sanslaisser voir la moindre méfiance. La goélette avait mis ses canonsaux sabords, hissé ses filets de bastingage, et l’on avait pristoutes les précautions convenables pour se garder d’une surprise.Il fut particulièrement recommandé au second de ne recevoirpersonne à bord pendant notre absence, et, dans le cas où nousn’aurions pas reparu au bout de douze heures, d’envoyer la chaloupearmée d’un pierrier à notre recherche autour de l’île.

À chaque pas que nous faisions dans le pays,nous acquérions forcément la conviction que nous étions sur uneterre qui différait essentiellement de toutes celles visitéesjusqu’alors par les hommes civilisés. Rien de ce que nousapercevions ne nous était familier. Les arbres ne ressemblaient àaucun des produits des zones torrides, des zones tempérées, ou deszones froides du Nord, et différaient essentiellement de ceux deslatitudes inférieures méridionales que nous venions de traverser.Les roches elles-mêmes étaient nouvelles par leur masse, leurcouleur et leurs stratifications ; et les cours d’eau, quelqueprodigieux que cela puisse paraître, avaient si peu de rapport avecceux des autres climats, que nous hésitions à y goûter, et que nousavions même de la peine à nous persuader que leurs qualités étaientpurement naturelles. À un petit ruisseau qui coupait notre chemin(le premier que nous rencontrâmes), Too-wit et sa suite firenthalte pour boire. En raison du caractère singulier de cette eaunous refusâmes d’y goûter, supposant qu’elle était corrompue ;et ce ne fut qu’un peu plus tard que nous parvînmes à comprendreque telle était la physionomie de tous les cours d’eau dans toutcet archipel. Je ne sais vraiment comment m’y prendre pour donnerune idée nette de la nature de ce liquide, et je ne puis le fairesans employer beaucoup de mots. Bien que cette eau coulât avecrapidité sur toutes les pentes, comme aurait fait toute eauordinaire, cependant elle n’avait jamais, excepté dans le cas dechute et de cascade, l’apparence habituelle de lalimpidité.Néanmoins je dois dire qu’elle était aussilimpide qu’aucune eau calcaire existante, et la différencen’existait que dans l’apparence. À première vue, etparticulièrement dans les cas où la déclivité était peu sensible,elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaissedissolution de gomme arabique dans l’eau commune. Mais cela n’étaitque la moins remarquable de ses extraordinaires qualités. Ellen’était pas incolore ; elle n’était pas non plus d’une couleuruniforme quelconque, et tout en coulant elle offrait à l’œil toutesles variétés possibles de la pourpre, comme des chatoiements et desreflets de soie changeante. Pour dire la vérité, cette variationdans la nuance s’effectuait d’une manière qui produisit dans nosesprits un étonnement aussi profond que les miroirs avaient faitsur l’esprit de Too-wit. En puisant de cette eau plein un bassinquelconque, et en la laissant se rasseoir et prendre son niveau,nous remarquions que toute la masse de liquide était faite d’uncertain nombre de veines distinctes, chacune d’une couleurparticulière ; que ces veines ne se mêlaient pas ; et queleur cohésion était parfaite relativement aux molécules dont ellesétaient formées, et imparfaite relativement aux veines voisines. Enfaisant passer la pointe d’un couteau à travers les tranches, l’eause refermait subitement derrière la pointe, et quand on laretirait, toutes les traces du passage de la lame étaientimmédiatement oblitérées. Mais, si la lame intersectaitsoigneusement deux veines, une séparation parfaite s’opérait, quela puissance de cohésion ne rectifiait pas immédiatement. Lesphénomènes de cette eau formèrent le premier anneau défini de cettevaste chaîne de miracles apparents dont je devais être à la longueentouré.

Chapitre 19Klock-Klock.

Nous mîmes à peu près trois heures pourarriver au village ; il était à plus de trois milles dansl’intérieur des terres, et la route traversait une régionraboteuse. Chemin faisant, le détachement de Too-wit (les cent dixsauvages des canots) se renforça d’instants en instants de petitestroupes de six ou sept individus, qui, débouchant par différentscoudes de la route, nous rejoignirent comme par hasard. Il y avaitlà comme un système, un tel parti pris, que je ne pus m’empêcherd’éprouver de la méfiance et que je fis part de mes appréhensionsau capitaine Guy. Mais il était maintenant trop tard pour revenirsur nos pas, et nous convînmes que la meilleure manière de pourvoirà notre sûreté était de montrer la plus parfaite confiance dans laloyauté de Too-wit. Donc, nous poursuivîmes, ayant toujours un œilouvert sur les manœuvres des sauvages, et ne leur permettant pas dediviser nos rangs par des poussées soudaines. Ayant ainsi traverséun ravin escarpé, nous parvînmes à un groupe d’habitations qu’onnous dit être le seul existant sur toute l’île. Comme nousarrivions en vue du village, le chef poussa un cri et répéta àplusieurs reprises le mot Klock-Klock, que nous supposâmesêtre le nom du village, ou peut-être le nom générique appliqué àtous les villages.

Les habitations étaient de l’espèce la plusmisérable qu’on puisse imaginer, et, différant en cela de cellesdes races les plus infimes dont notre humanité ait connaissance,elles n’étaient pas construites sur un plan uniforme. Quelques-unes(et celles-ci appartenaient aux Wampoos ouYampoos,les grands personnages de l’île) consistaient enun arbre coupé à quatre pieds environ de la racine, avec une grandepeau noire étalée par-dessus, qui s’épandait à plis lâches sur lesol. C’était là-dessous que nichait le sauvage. D’autres étaientfaites au moyen de branches d’arbre non dégrossies, conservantencore leur feuillage desséché, piquées de façon à s’appuyer, enfaisant un angle de quarante-cinq degrés, sur un banc d’argile,lequel était amoncelé, sans aucun souci de forme régulière, à unehauteur de cinq ou six pieds. D’autres étaient de simples trouscreusés perpendiculairement en terre et recouverts de branchagessemblables, que l’habitant de la cahute était obligé de repousserpour entrer, et qu’il lui fallait ensuite rassembler de nouveau.Quelques-unes étaient faites avec les branches fourchues desarbres, telles quelles, les branches supérieures étant entaillées àmoitié et retombant sur les inférieures, de manière à former unabri plus épais contre le mauvais temps. Les plus nombreusesconsistaient en de petites cavernes peu profondes, dont était, pourainsi dire, égratignée la surface d’une paroi de pierre noire,tombant à pic et ressemblant fort à de la terre à foulon, quibordait trois des côtés du village. À l’entrée de chacune de cescavernes grossières se trouvait un petit quartier de roche quel’habitant du lieu plaçait soigneusement à l’ouverture chaque foisqu’il quittait sa niche ; dans quel but, je ne pus pas m’enrendre compte ; car la pierre n’était jamais d’une grosseursuffisante pour boucher plus d’un tiers du passage.

Ce village, si toutefois cela méritait unpareil nom, était situé dans une vallée d’une certaine profondeur,et l’on ne pouvait y arriver que par le sud, la muraille ardue dontj’ai parlé fermant l’accès dans toute autre direction. À travers lemilieu de la vallée clapotait un courant d’eau de la même apparencemagique que celle déjà décrite. Nous aperçûmes autour deshabitations quelques étranges animaux qui semblaient tousparfaitement domestiqués. Les plus gros rappelaient notre cochonvulgaire, tant par la structure du corps que par le groin ; laqueue, toutefois, était touffue, et les jambes grêles comme cellesde l’antilope. La démarche de la bête était indécise et gauche, etnous ne la vîmes jamais essayant de courir. Nous remarquâmes aussiquelques animaux d’une physionomie analogue, mais plus longs decorps, et recouverts d’une laine noire. Il y avait une grandevariété de volailles domestiques qui se promenaient aux alentours,et qui semblaient constituer la principale nourriture desindigènes. À notre grand étonnement, nous aperçûmes parmi lesoiseaux des albatros noirs complètement apprivoisés, qui allaientpériodiquement en mer chercher leur nourriture, revenant toujoursau village comme à leur logis, et se servant seulement de la côtesud qui était à proximité comme de lieu d’incubation. Là, commed’habitude, ils étaient associés avec leurs amis les pingouins,mais ces derniers ne les suivaient jamais jusqu’aux habitations dessauvages. Parmi les autres oiseaux apprivoisés il y avait descanards qui ne différaient pas beaucoup du canvass-back ouanas valisneria de notre pays, des boubies noires, et ungros oiseau qui ressemblait assez au busard, mais qui n’était pascarnivore. Le poisson semblait en grande abondance. Nous vîmes,pendant notre excursion, une quantité considérable de saumons secs,de morues, de dauphins bleus, de maquereaux, de tautogs, de raies,de congres, d’éléphants de mer, de mulets, de soles, de scares ouperroquets de mer, de leather jackets, de rougets, demerluches, de carrelets, de paracutas, et une fouled’autres espèces. Nous remarquâmes qu’elles ressemblaient, pour laplupart, à celles qu’on trouve dans les parages de l’archipel deLord Auckland, à 51° de latitude sud. La tortue galapago étaitaussi très abondante. Nous ne vîmes que très peu d’animauxsauvages, aucun de grosses proportions, aucun non plus qui nous fûtconnu. Un ou deux serpents d’un aspect formidable traversèrentnotre chemin, mais les naturels n’y firent pas grande attention, etnous en conclûmes qu’ils n’étaient pas venimeux.

Comme nous approchions du village avec Too-witet sa bande, une immense populace se précipita à notre rencontre,poussant de grands cris parmi lesquels nous distinguions leséternels Anamoo-moo ! etLama-Lama !Nous fûmes très étonnés de voir que cesnouveaux arrivants étaient, à une ou deux exceptions près,entièrement nus, les peaux à fourrure n’étant à l’usage que deshommes des canots. Toutes les armes du pays semblaient aussi en lapossession de ces derniers, car nous n’en voyions pas une seuleentre les mains des habitants du village. Il y avait aussi unemultitude de femmes et d’enfants, celles-ci ne manquant pasabsolument de ce qu’on peut appeler beauté personnelle. Ellesétaient droites, grandes, bien faites et douées d’une grâce etd’une liberté d’allure qu’on ne trouve pas dans une sociétécivilisée. Mais leurs lèvres, comme celles des hommes, étaientépaisses et massives, à ce point que même en riant elles nedécouvraient jamais les dents. Leur chevelure était d’une natureplus fine que celle des hommes. Parmi tous ces villageois nus, onpouvait bien trouver dix ou douze hommes habillés de peaux, commela bande de Too-wit, et armés de lances et de lourdes massues. Ilsparaissaient avoir une grande influence sur les autres, et on neleur parlait jamais sans les honorer du titre de Wampoo.C’étaient les mêmes hommes qui habitaient les fameux palais depeaux noires. L’habitation de Too-wit était située au centre duvillage, et beaucoup plus grande et un peu mieux construite que lesautres de même espèce. L’arbre qui en formait le support avait étécoupé à une distance de douze pieds environ de la racine, etau-dessous du point de la coupe quelques branches avaient étélaissées, qui servaient à étaler la toiture et l’empêchaient ainside battre contre le tronc. Cette toiture, qui consistait en quatregrandes peaux reliées entre elles par des chevilles de bois, étaitassujettie par le bas avec de petits pieux qui la traversaient ets’enfonçaient dans la terre. Le sol était jonché d’une énormequantité de feuilles sèches qui remplissait l’office de tapis.

Nous fûmes conduits à cette hutte en grandesolennité, et derrière nous s’amassa une foule de naturels, autantqu’il en put tenir. Too-wit s’assit sur les feuilles et nousengagea par signes à suivre son exemple. Nous obéîmes, et nous noustrouvâmes alors dans une situation singulièrement incommode, si cen’est même critique. Nous étions assis par terre, au nombre dedouze, avec les sauvages, au nombre de quarante, accroupis surleurs jarrets, et nous serrant de si près que, s’il était survenuquelque désordre, il nous eût été impossible de faire usage de nosarmes, ou même de nous dresser sur nos pieds. La cohue n’était passeulement en dedans de la tente, mais aussi en dehors, où sefoulait probablement toute la population de l’île, que les effortset les vociférations de Too-wit empêchaient seuls de nous écrasersous ses pieds. Notre principale sécurité était dans la présence deToo-wit parmi nous, et, voyant que c’était encore la meilleurechance de nous tirer d’affaire, nous résolûmes de le serrer de prèset de ne pas le lâcher, décidés à le sacrifier immédiatement à lapremière manifestation hostile.

Après quelque tumulte, il fut possibled’obtenir un peu de silence, et le chef nous fit une harangue d’unebelle longueur, qui ressemblait fort à celle qui nous avait étéadressée des canots, sauf que les Anamoo-moo !s’ytrouvaient un peu plus vigoureusement accentués que lesLama-Lama !Nous écoutâmes ce discours dans un profondsilence jusqu’à la péroraison ; le capitaine Guy y répondit enassurant le chef de son amitié et de son éternelle bienveillance,et il conclut sa réplique en lui faisant cadeau de quelqueschapelets ou colliers de verroterie bleue et d’un couteau. Enrecevant les colliers, le monarque, à notre grand étonnement,releva le nez avec une certaine expression de dédain ; mais lecouteau lui causa une satisfaction indescriptible, et il commandaimmédiatement le dîner.

Ce repas fut passé dans la tente par-dessusles têtes des assistants, et il consistait en entraillespalpitantes de quelque animal inconnu, probablement d’un de cescochons à jambes grêles que nous avions remarqués en approchant duvillage. Voyant que nous ne savions comment nous y prendre, ilcommença, pour nous montrer l’exemple, à engloutir la séduisantenourriture yard par yard, si bien qu’à la fin il nous futpositivement impossible de supporter plus longtemps un pareilspectacle et que nous laissâmes voir des haut-le-cœur et de tellesrébellions stomachiques, que Sa Majesté en éprouva un étonnementpresque égal à celui que lui avait causé les miroirs. Nousrefusâmes, malgré tout, de partager les merveilles culinaires quinous étaient présentées, et nous nous efforçâmes de lui fairecomprendre que nous n’avions aucun appétit, puisque nous venionstout justement d’achever un solide déjeuner.

Quand le monarque eut fini son régal, nouscommençâmes à lui faire subir une espèce d’interrogatoire, de lafaçon la plus ingénieuse que nous pûmes imaginer, dans le but dedécouvrir quels étaient les principaux produits du pays, et s’il yen avait quelques-uns dont nous pussions tirer profit. À la longue,il parut avoir quelque idée de ce que nous voulions dire, et ilnous offrit de nous accompagner jusqu’à un certain endroit de lacôte, où nous devions, nous assura-t-il (et il désignait en mêmetemps un échantillon de l’animal), trouver la biche de meren grande abondance. Nous saisîmes avec bonheur cette occasiond’échapper à l’oppression de la foule, et nous signifiâmes notreimpatience de partir. Nous quittâmes donc la tente, et, accompagnéspar toute la population du village, nous suivîmes le chef àl’extrémité sud-est de l’île, pas très loin de la baie où notrenavire était mouillé. Nous attendîmes là une heure environ, jusqu’àce que les quatre canots fussent ramenés par quelques-uns dessauvages jusqu’au lieu de notre station. Tout notre détachements’embarqua dans l’un de ces canots, et nous fûmes conduits à lapagaie le long du récif dont j’ai parlé, puis vers un autre situéun peu plus au large, où nous vîmes une quantité de biches demer plus abondante que n’en avait jamais vu le plus vieux denos marins dans les archipels des latitudes inférieures si renomméspour cet article de commerce. Nous restâmes le long de ces récifsassez longtemps pour nous convaincre que nous en aurions facilementchargé une douzaine de navires s’il eût été nécessaire ; etpuis nous remontâmes à bord de la goélette, et nous prîmes congé deToo-wit, après lui avoir fait promettre qu’il nous apporterait,dans le délai de vingt-quatre heures, autant de canardscanvass-back et de tortues galapagos que ses canots enpourraient contenir. Pendant toute cette aventure nous ne vîmesdans la conduite des naturels rien de propre à éveiller nossoupçons, sauf la singulière manière systématique dont ils avaientgrossi leur bande pendant notre marche de la goélette auvillage.

Chapitre 20Enterrés vivants !

Le chef fut fidèle à sa parole, et nous fûmesabondamment pourvus de provisions fraîches. Nous trouvâmes lestortues aussi bonnes qu’aucune que nous eussions jamais goûtée, etles canards étaient supérieurs à nos meilleures espèces d’oiseauxsauvages, excessivement tendres, juteux, et d’une saveur exquise.En outre, les sauvages nous apportèrent, après que nous leur eûmesfait comprendre notre désir, une grande quantité de céleri brun etde cochléaria, ou herbe au scorbut, avec un plein canot de poissonfrais et de poisson sec. Le céleri fut pour nous un vrai régal, etle cochléaria eut un résultat admirable et servit à guérir ceux denos hommes chez qui avaient déjà paru les symptômes du mal. En trèspeu de temps nous n’eûmes plus un seul cas sur le rôle des malades.Nous reçûmes aussi d’autres provisions fraîches en abondance, parmilesquelles je dois citer une espèce de coquillage qui par sa formeressemblait à la moule, mais qui avait le goût de l’huître. Nouseûmes également en abondance des crevettes des deux espèces et desœufs d’albatros et d’autres oiseaux dont les coquilles étaientnoires. Nous embarquâmes encore une bonne provision de chair decochon, de l’espèce dont j’ai déjà parlé. La plupart de nos hommesy trouvèrent une nourriture agréable ; mais pour ma part elleme sembla imprégnée d’une odeur de poisson, et d’ailleursrépugnante. En retour de toutes ces bonnes choses, nous offrîmesaux naturels des colliers à grains bleus, des bijoux de cuivre, desclous, des couteaux et des morceaux de toile rouge, et ils semontrèrent complètement enchantés de l’échange. Nous établîmes surla côte un marché régulier, juste sous les canons de la goélette,et tout le trafic s’y opéra avec toutes les apparences de la bonnefoi et avec un ordre auquel nous ne nous serions pas attendus de lapart de ces sauvages, à en juger par leur conduite au village deKlock-Klock.

Les choses allèrent ainsi fort amiablementpendant quelques jours et, durant cette période, des bandes denaturels vinrent fréquemment à bord de la goélette, et desdétachements de nos hommes descendirent souvent à terre, faisant delongues excursions dans l’intérieur et n’éprouvant de la part deshabitants aucune espèce de vexation. Voyant avec quelle facilité lenavire pouvait être chargé de biche de mer, grâce auxdispositions amicales des insulaires, et quels secours ilspouvaient prêter pour la ramasser, le capitaine Guy résolutd’entrer en négociation avec Too-wit relativement à l’érection debâtiments commodes, pour préparer l’article, et à la récompense dueà lui et à ses hommes qui se chargeraient d’en recueillir le pluspossible, pendant que nous profiterions du beau temps pourpoursuivre notre voyage vers le sud. Quand il fit entendre sonprojet au chef, celui-ci sembla très disposé à entrer enaccommodement. Un marché fut donc conclu, parfaitement satisfaisantpour les deux parties, et on convint qu’après avoir fait lespréparatifs nécessaires, tels que le tracé d’un emplacementconvenable, l’érection d’une partie des bâtiments, et quelquesautres besognes pour lesquelles tout notre équipage serait mis enréquisition, la goélette se remettrait en route, laissant sur l’îletrois de ses hommes pour surveiller l’accomplissement du projet etenseigner aux naturels la dessiccation de la biche de mer.Quant aux conditions de traité, elles dépendaient du zèle et del’activité des sauvages pendant notre absence. Ils devaientrecevoir une quantité convenue de verroterie bleue, de couteaux, detoile rouge, et ainsi de suite, pour autant de fois un certainnombre de piculs de biche de mer, que nousdevions trouver toute préparée à notre retour.

Une description de la nature de cet importantarticle de commerce et de la méthode de le préparer peut être dequelque intérêt pour mes lecteurs, et je ne vois pas de meilleureplace que celle-ci pour introduire ce compte-rendu. La noticecomplète qui suit, relative à la substance en question, est tiréed’une relation moderne de voyage dans les mers du Sud :

« C’est ce mollusque des mers de l’Indequi est connu dans le commerce sous le nom français de bouchede mer (fin morceau tiré de la mer). Si je ne me trompe pas,l’illustre Cuvier l’appelle gasteropoda pulmonifera. On lerecueille en abondance sur les côtes des îles du Pacifique,principalement pour le marché chinois, où il est coté à un trèshaut prix, presque autant que ces fameux nids comestibles, qui sontprobablement faits d’une matière gélatineuse ramassée par uneespèce d’hirondelle sur le corps de ces mollusques. Ils n’ont nicoquilles ni pattes, ni aucun membre proéminent, rien que deuxorganes, l’un d’absorption, l’autre d’excrétion, situés àl’opposite l’un de l’autre ; mais, grâce à leurs anneaux,élastiques comme ceux des chenilles et des vers, ils rampent versles hauts-fonds, où quand la mer est basse, ils sont aperçus parune espèce d’hirondelle, dont le bec aigu, piquant dans le corpstendre du mollusque, en retire une substance gommeuse etfilamenteuse qui lui sert, en séchant, à solidifier les parois deson nid. De là le nom de gasteropoda pulmonifera.

« Ces mollusques sont de forme oblongueet d’une dimension variable de trois à dix-huit pouces delong ; j’en ai vu qui n’avaient pas moins de deux pieds. Ilssont presque ronds, mais légèrement aplatis sur un côté, celui quiest tourné vers le fond de la mer, et ils sont d’une grosseur quivarie de un à huit pouces. Ils grimpent en rampant dans leshauts-fonds à de certaines époques de l’année, probablement pour sereproduire, car on les voit souvent alors par couples. C’est quandle soleil agit puissamment sur l’eau et qu’il l’attiédit qu’ilsapprochent de la côte ; et ils vont quelquefois sur des fondsoù l’eau est si basse que, la marée se retirant, ils restent à sec,exposés à la chaleur du soleil. Mais ils ne produisent pas leurspetits dans les hauts-fonds, car nous n’avons jamais vu un seul deceux-ci, et quand on les a observés remontant des eaux profondes,ils étaient toujours parvenus à leur pleine croissance. Ils senourrissent principalement de cette classe de zoophytes qui produitle corail.

« On prend généralement la biche demer à une profondeur de trois ou quatre pieds ; aprèsquoi on la porte à la côte, et on la fend par un bout avec uncouteau, l’incision étant d’un pouce ou de plus, suivant ladimension du mollusque. À travers cette ouverture, l’on fait par lapression sortir les entrailles, qui d’ailleurs ressemblent beaucoupà celles de tous les menus habitants de la mer. On lave alorsl’objet, puis on le fait bouillir à une certaine température qui nedoit être ni trop élevée ni trop faible. On l’ensevelit ensuitedans la terre pendant quatre heures, et on le fait encore bouillirpendant un peu de temps, après quoi on le met à sécher, soit aufeu, soit au soleil. Les mollusques qu’on fait sécher au soleilsont les meilleurs ; mais quand j’en puis obtenir par ce moyenla valeur d’un picul(133, 33 livres), j’en puis fairesécher trente piculs par le feu. Quand ils sontconvenablement séchés, on peut les conserver sans danger trois ouquatre ans dans un endroit sec ; mais il faut les examiner deloin en loin, soit quatre fois par an, pour voir si quelquehumidité ne les a pas atteints et gâtés.

« Les Chinois, comme nous l’avons dit,considèrent la biche de mer comme une friandise des plusrecherchées, comme un mets des plus nourrissants et des plusfortifiants, et aussi comme très propre à rajeunir un tempéramentépuisé par les voluptés immodérées. L’article de première qualitéest coté à un très haut prix à Canton et se vend 90 dollars lepicul ; la seconde qualité, 75 dollars ; latroisième, 50 dollars ; la quatrième, 30 dollars ; lacinquième, 20 dollars ; la sixième, 12 dollars ; laseptième, 8 dollars ; et la huitième, 4 dollars ;toutefois, il arrivera souvent que de petites cargaisonsrapporteront davantage sur les marchés de Manille, de Singapour etde Batavia. »

Nous entrâmes donc en arrangement, et nousdébarquâmes immédiatement tout ce qui était nécessaire pourcommencer les bâtiments et déblayer le terrain. Nous fîmes choixd’un vaste espace uni près de la côte est de la baie, où setrouvaient en égale abondance l’eau et le bois, et à une distanceconvenable des principaux récifs sur lesquels on pouvait seprocurer la biche de mer. Nous nous mîmes tous à l’œuvreavec une grande ardeur ; bientôt, au grand étonnement dessauvages, nous eûmes abattu un nombre d’arbres suffisant pour notredessein, et nous les fixâmes régulièrement pour établir lacharpente des bâtiments, qui en deux ou trois jours se trouvèrentassez avancés pour abandonner en toute confiance le reste de labesogne aux trois hommes que nous devions laisser derrière nous.Ces hommes étaient John Carson, Alfred Harris et… Peterson (toustrois natifs de Londres, à ce que je crois), qui d’ailleurss’offrirent d’eux-mêmes pour ce service.

À la fin du mois nous avions fait tous nospréparatifs de départ. Cependant nous étions convenus de faire unesolennelle visite d’adieux au village, et Too-wit insista siopiniâtrement sur la nécessité de tenir notre promesse que nous nejugeâmes pas convenable de l’offenser par un refus définitif. Jecrois que pas un de nous à cette époque n’avait le plus légersoupçon relativement à la bonne foi des sauvages. Ils s’étaienttous conduits avec les plus grands égards, nous aidant avecempressement dans notre besogne, nous offrant leurs marchandisessouvent gratuitement, et jamais, dans aucun cas, n’escamotant unseul objet, bien qu’ils manifestassent par leurs éternelles etextravagantes démonstrations de joie, à chaque présent que nousleur faisions, quelle haute valeur ils attribuaient aux articlesque nous avions en notre possession. Les femmes particulièrementétaient extrêmement obligeantes en toutes choses, et, en somme,nous aurions été les hommes les plus défiants du monde si nousavions soupçonné la moindre pensée de perfidie de la part d’unpeuple qui nous traitait si bien. Il nous suffit de très peu detemps pour nous convaincre que cette bienveillance apparenten’était que le résultat d’un plan profondément étudié pour amenernotre destruction, et que les insulaires qui nous avaient inspiréde si singuliers sentiments d’estime appartenaient à la race desplus barbares, des plus subtils et des plus sanguinaires misérablesqui aient jamais contaminé la face du globe.

Ce fut le 1er février que nousallâmes à terre pour rendre visite au village. Bien que nousn’eussions pas, je le répète, le plus léger soupçon, cependantaucune précaution convenable ne fut négligée. Six hommes restèrentà bord de la goélette, avec ordre de ne laisser approcher aucunsauvage pendant notre absence, sous quelque prétexte que ce fût, etde rester constamment sur le pont. On hissa les filets debastingage, les canons reçurent une double charge de grappes deraisin et de mitraille, et les pierriers furent chargés de boîtes àballes de fusils. Le navire était mouillé, avec son ancre à pic, àun mille environ de la côte, et aucun canot ne pouvait en approcherd’aucun côté sans être aperçu et sans s’exposer immédiatement aufeu de nos pierriers.

Les six hommes laissés à bord, notredétachement se composait en tout de trente-deux individus. Nousétions armés jusqu’aux dents ; nous avions des fusils, despistolets et des poignards ; chaque homme possédait en outreun long couteau de marin, ressemblant un peu aubowie-knife si popularisé maintenant dans toutes noscontrées du sud et de l’ouest. Une centaine de guerriers revêtus depeaux noires vint à notre rencontre au débarquement pour nous fairela conduite. Je dois dire que nous remarquâmes alors, non sansquelque surprise, qu’ils étaient complètement sans armes ; etquand nous questionnâmes Too-wit relativement à cette circonstance,il répondit simplement : Mattee non we pa pa si– c’est-à-dire : Là où tous sont frères, il n’estpas besoin d’armes. Nous prîmes cela en bonne part,et nous continuâmes notre route.

Nous avions passé la source et le ruisseaudont j’ai déjà parlé, et nous entrions dans une gorge étroite quiserpentait à travers les collines de pierre de savon au milieudesquelles se trouvait situé le village. Cette gorge était rocheuseet très inégale, au point que, lors de notre première excursion àKlock-Klock, nous n’avions pu la franchir qu’avec la plus grandedifficulté. Le ravin, dans toute sa longueur, pouvait bien avoir unmille et demi ou même deux milles. Il se contournait en millesinuosités à travers les collines (il avait probablement, à uneépoque reculée, formé le lit d’un torrent), et jamais il ne secontinuait plus de vingt yards sans faire un brusque coude. Je suissûr que les versants de cette vallée s’élevaient, en moyenne, àsoixante-dix ou quatre-vingts pieds de hauteur perpendiculaire danstoute son étendue, et en quelques endroits les parois montaient àune élévation surprenante, obscurcissant tellement la passe que lalumière du jour n’y pénétrait plus qu’à peine. La largeur ordinaireétait de quarante pieds environ, et quelquefois elle serétrécissait au point de ne livrer passage qu’à cinq ou six hommesde front. Bref, il ne pouvait pas y avoir au monde d’endroit mieuxchoisi pour une embuscade, et il n’était que trop naturel deveiller soigneusement à nos armes aussitôt que nous y entrâmes.

Quand maintenant je pense à notre prodigieusefolie, mon principal sujet d’étonnement est que nous ayons pu nousaventurer ainsi, dans n’importe quelles circonstances, et nousremettre à la discrétion de sauvages inconnus, au point de leurpermettre de marcher devant et derrière nous tout le long de laravine. Cependant, tel fut l’ordre de marche que nous adoptâmes enaveugles, nous fiant sottement à la force de notre troupe, à ladisparition des armes chez Too-wit et ses hommes, à l’effet sûr denos armes à feu (qui était encore un secret pour les naturels), et,avant toutes choses, à la longue affectation d’amitié de cesinfâmes misérables. Cinq ou six d’entre eux ouvraient la marche,comme pour nous montrer la route, faisant grand étalage de bonssoins et écartant pompeusement les grosses pierres et les débrisqui entravaient nos pas. Ensuite venait notre bande. Nous marchionsserrés les uns contre les autres, ne prenant souci que d’empêchernotre séparation. Derrière suivait le corps principal des sauvages,qui observait un ordre et un décorum tout à fait insolites.

Dirk Peters, un nommé Wilson Allen et moi,nous marchions à la droite de nos camarades, examinant tout le longde notre route les singulières stratifications de la muraille quisurplombait au-dessus de nos têtes. Une fissure dans la rochetendre attira notre attention. Elle était assez large pourpermettre à un homme d’y entrer sans se serrer, et elle s’enfonçaitdans la montagne à dix-huit ou vingt pieds en droite ligne,biaisant ensuite vers la gauche. La hauteur de cette ouverture,aussi loin que notre regard put pénétrer, était peut-être desoixante ou soixante-dix pieds. À travers les crevassess’allongeaient deux ou trois arbustes rabougris, rappelant un peule coudrier, que j’eus la curiosité d’examiner ; m’avançantvivement dans ce but, je détachai cinq ou six noisettes d’unegrappe, et je me retirai en toute hâte. Comme je me retournais, jevis que Peters et Allen m’avaient suivi. Je les priai de reculer,parce qu’il n’y avait pas place pour laisser passer deux personnes,et je leur dis que je leur donnerais quelques-unes de mesnoisettes. En conséquence ils se retournèrent, et ils sefaufilaient vers la route, Allen étant presque à l’orifice de lacrevasse, quand j’éprouvai soudainement une secousse qui neressemblait à rien qui m’eût été familier jusqu’alors et quim’inspira comme une vague idée (si en vérité je puis dire que j’eusune idée quelconque) que les fondations de notre globe massifs’entrouvraient tout à coup, et que nous touchions à l’heure de ladestruction universelle.

Chapitre 21Cataclysme artificiel.

Aussitôt que je pus rappeler mes sens éperdus,je me sentis presque suffoqué, pataugeant dans une nuit complèteparmi une masse de terre diffuse qui croulait lourdement sur moi detous les côtés et menaçait de m’ensevelir entièrement. Horriblementalarmé par cette idée, je m’efforçai de reprendre pied, et à la finj’y réussis. Je restai alors immobile pendant quelques instants,m’appliquant à comprendre ce qui m’était arrivé et où je pouvaisêtre. Bientôt j’entendis un profond gémissement tout contre monoreille et peu de temps après la voix étouffée de Peters qui mesuppliait au nom de Dieu de venir à son aide. Je m’avançaipéniblement d’un ou deux pas, et je tombai juste sur la tête et lesépaules de mon camarade, que je trouvai enseveli jusqu’à mi-corpsdans une masse de terre molle, et qui luttait avec désespoir pourse délivrer de cette oppression. J’arrachai la terre tout autour delui avec toute l’énergie dont je pouvais disposer, et je réussis àla longue à le tirer d’affaire.

Aussitôt que nous fûmes suffisamment revenusde notre frayeur et de notre surprise et que nous pûmes causerraisonnablement, nous en vînmes tous deux à cette conclusion, queles murailles de la fissure dans laquelle nous nous étionsaventurés s’étaient, par quelque convulsion de la nature ouprobablement par leur propre poids, effondrées par le haut, et que,nous trouvant ainsi ensevelis tout vivants, nous étions perdus àjamais. Pendant longtemps, nous nous abandonnâmes lâchement à ladouleur et au désespoir le plus affreux, tels que ceux qui ne sesont pas trouvés dans une situation semblable ne pourront jamais seles figurer. Je crois fermement qu’aucun des accidents dont peutêtre semée l’existence humaine n’est plus propre à créer leparoxysme de la douleur physique et morale qu’un cas semblable aunôtre : être enterrés vivants ! La noirceur des ténèbresqui enveloppent la victime, l’oppression terrible des poumons, lesexhalaisons suffocantes de la terre humide se joignent à cetteeffrayante considération, que nous sommes exilés au-delà desconfins les plus lointains de l’espérance et que nous sommes biendans la condition spéciale des morts, pour jeter dans lecœur humain un effroi, une horreur glaçante qui sont intolérables,qu’il est impossible de concevoir !

À la longue, Peters fut d’avis que nousdevions avant tout vérifier jusqu’où s’étendait notre malheur ettâtonner à travers notre prison ; car il n’était pasabsolument impossible, ajouta-t-il, que nous pussions découvrir uneouverture pour nous échapper. Je m’accrochai vivement à cet espoir,et, rappelant mon énergie, je m’efforçai de me frayer une voie àtravers cet amas de terre éparse. J’avais à peine avancé d’un pasqu’un filet de lumière arriva jusqu’à moi, imperceptible, il estvrai, mais suffisant pour me convaincre qu’en tout cas nous nepéririons pas immédiatement par manque d’air. Nous reprîmes alorsun peu courage, et nous tâchâmes de nous persuader mutuellement quetout irait pour le mieux. Ayant grimpé par-dessus un banc dedécombres qui obstruait notre passage dans la direction de lalumière, nous eûmes moins de peine à avancer, et nous éprouvâmesaussi quelque soulagement à l’excessive oppression qui torturaitnos poumons. Il nous fut bientôt possible de distinguer les objetsautour de nous, et nous découvrîmes que nous étions presque àl’extrémité de la partie de la fissure qui s’étendait en lignedroite, c’est-à-dire à l’endroit où elle faisait un coude sur lagauche. Encore quelques efforts, et nous atteignions le coude, oùnous aperçûmes, avec une joie inexprimable, une longue cicatrice oulézarde qui s’étendait à une vaste distance vers la régionsupérieure, faisant généralement un angle de quarante-cinq degrésenviron, mais quelquefois beaucoup plus ardue. Notre œil ne pouvaitpas parcourir toute l’étendue de cette ouverture ; mais lalumière y descendant en quantité suffisante, nous avions presque lacertitude (si toutefois nous pouvions grimper jusqu’au sommet) detrouver en haut un passage débouchant en plein air.

Je me souvins alors que nous étions trois quiavions quitté la gorge principale pour entrer dans cette fissure,et que notre camarade Allen n’était pas encore retrouvé ; nousrésolûmes donc de revenir sur nos pas et de le chercher. Après unelongue perquisition, qui était d’ailleurs pleine de dangers à causede la masse de terre supérieure qui s’effondrait sur nous, Petersme cria enfin qu’il venait d’empoigner l’un des pieds de notrecamarade, et que tout son corps était si profondément enseveli sousles décombres qu’il était impossible de l’en retirer. Je découvrisbientôt que ce que disait Peters n’était que trop vrai, et que lavie devait être éteinte depuis longtemps. Le cœur plein detristesse, nous abandonnâmes donc le corps à sa destinée et nousnous acheminâmes de nouveau vers le coude du corridor.

La largeur de la déchirure était à peinesuffisante pour notre corps, et, après une ou deux tentativesinfructueuses pour remonter, nous recommençâmes à désespérer. J’aidéjà dit que la chaîne de hauteurs à travers lesquelles sefaufilait la gorge principale était formée d’une espèce de rochesressemblant à la stéatite ou pierre de savon. Les parois del’ouverture sur lesquelles nous nous efforcions alors de grimperétaient faites de la même substance, et si glissantes et simouillées que nos pieds pouvaient à peine mordre sur les partiesles moins ardues ; en quelques endroits, quand la montéedevenait presque perpendiculaire, la difficulté se trouvaitnaturellement beaucoup plus grave, et pendant quelque temps nouscrûmes positivement qu’elle serait insurmontable. Nous tirâmestoutefois le courage du désespoir et, ayant eu l’heureuse idée detailler des degrés dans la roche tendre avec nosbowie-knives, nous nous suspendîmes, au risque de noustuer, à de petites proéminences faites d’une espèce d’argileschisteuse un peu plus dure, qui saillaient çà et là de la massegénérale, et nous arrivâmes enfin à une plate-forme naturelle d’oùl’on pouvait apercevoir un lambeau de ciel bleu, à l’extrémitéd’une ravine solidement boisée. Regardant alors derrière nous, etexaminant un peu plus à loisir le passage à travers lequel nousavions émergé, nous vîmes clairement, à l’aspect de ses parois,qu’il était de formation récente, et nous en conclûmes que lasecousse, de quelque nature qu’elle fût, qui nous avait siinopinément engloutis, nous avait en même temps ouvert cette voiede salut. Presque épuisés par nos efforts, et vraiment si faiblesque nous pouvions à peine nous tenir sur nos pieds et prononcer uneparole, Peters eut l’idée de donner l’alarme à nos compagnons endéchargeant nos pistolets qui étaient restés fixés à notre ceinture– car, pour les fusils et les coutelas, nous les avions perdusparmi les décombres de terre molle au fond de l’abîme. Lesévénements subséquents prouvèrent que, si nous avions fait feu,nous nous en serions amèrement repentis ; mais, par grandbonheur, un demi-soupçon de l’infâme tour dont nous étions victimess’était pendant ce temps-là éveillé dans mon esprit, et nous prîmesbien garde de faire connaître aux sauvages en quel lieu nous noustrouvions.

Après nous être reposés pendant une heureenviron, nous poussâmes lentement vers le haut de la ravine, etnous n’étions pas allés bien loin que nous entendîmes une série dehurlements effroyables. Nous atteignîmes enfin ce que nous pouvionsdécidément appeler la surface du sol ; car notre routejusque-là, depuis que nous avions quitté la plate-forme, avaitserpenté sous une voûte de roches élevées et de feuillage, à unegrande distance au-dessus de nos têtes. Avec la plus grandeprudence, nous nous coulâmes vers une étroite ouverture d’où ilnous fut facile d’embrasser du regard toute la contréeenvironnante, et enfin tout le terrible secret du tremblement deterre nous fut révélé en un moment et au premier coup d’œil.

Notre point de vue n’était pas loin du sommetdu pic le plus élevé parmi cette chaîne de montagne de stéatite. Lagorge dans laquelle s’était engagé notre détachement de trente-deuxhommes courait à cinquante pieds à notre gauche. Mais, dans uneétendue de cent yards au moins, le défilé, ou lit de cette gorge,était absolument comblé par les débris chaotiques de plus d’unmillion de tonnes de terre et de pierres, véritable avalancheartificielle qui y avait été adroitement précipitée. La méthodeemployée pour faire s’écrouler cette vaste masse était aussi simplequ’évidente, car il restait encore des traces positives de l’œuvremeurtrière. En quelques endroits, le long de la crête du côté estde la gorge (nous étions alors à l’ouest), nous pouvions apercevoirdes poteaux de bois plantés dans la terre. En ces endroits-là, laterre n’avait pas fléchi ; mais tout le long de la paroi duprécipice d’où la masse s’était détachée, il était évident, d’aprèscertaines traces empreintes dans le sol et ressemblant à celleslaissées par la sape, que des pieux semblables à ceux que nousvoyions subsistant encore avaient été fixés, à une distance d’unyard au plus l’un de l’autre, dans une longueur peut-être de troiscents pieds, sur une ligne située à dix pieds environ du bord duprécipice. De forts ligaments de vigne adhéraient encore auxpoteaux subsistant sur la colline, et il était évident que descordes de même nature avaient été attachées à chacun des autrespoteaux. J’ai déjà parlé de la singulière stratification de cescollines de pierre de savon, et la description que j’ai faite toutà l’heure de l’étroite et profonde crevasse à travers laquelle nousavions échappé à notre terrible sépulture doit servir à en faireplus complètement comprendre la nature. Elle était telle que lapremière convulsion naturelle devait, à coup sûr, fendre le sol encouches perpendiculaires ou lignes de partage parallèles les unesaux autres, et qu’un effort très modéré de l’art pouvait suffirepour obtenir le même résultat. C’était de cette stratificationparticulière que les sauvages s’étaient servis pour mener à bonnefin leur abominable traîtrise. Il est impossible de mettre en doutequ’une rupture partielle du sol n’ait été opérée, grâce à cetteligne continue de poteaux, à une profondeur d’un ou deux piedspeut-être, et qu’un sauvage placé à l’extrémité de chacune descordes et tirant à lui (ces cordes étant attachées à la pointe despoteaux et s’étendant depuis la crête de la colline) n’ait obtenuune énorme puissance de levier capable de précipiter, à un signaldonné, toute la paroi de la colline dans le fond du gouffre. Ladestinée de nos pauvres camarades ne pouvait plus être l’objet d’undoute. Seuls nous avions échappé à cet écrasant cataclysmeartificiel. Nous étions les seuls hommes blancs restés vivants surl’île.

Chapitre 22Tekeli-li !

Notre situation, telle qu’elle nous apparutalors, était à peine moins terrible que lorsque nous nous étionscrus enterrés à tout jamais. Nous n’avions pas d’autre perspectiveque d’être mis à mort par les sauvages ou de traîner parmi eux unemisérable existence de captifs. Nous pouvions, il est vrai, pendantquelque temps échapper à leur attention dans les replis descollines, et, à la dernière extrémité, dans l’abîme d’où nousvenions de sortir ; mais il nous fallait ou mourir de froid etde faim pendant le long hiver polaire, ou finalement trahir notreexistence dans nos efforts pour trouver quelques ressources.

Tout le pays environnant semblait fourmillerde sauvages, et de nouvelles bandes, que nous aperçûmes alors,étaient arrivées sur des radeaux des îles situées au sud,indubitablement pour aider à prendre et à piller laJane.Le navire était toujours tranquillement à l’ancredans la baie, les hommes à bord ne pouvant pas soupçonner qu’undanger quelconque les menaçât. Combien nous brûlâmes en ce momentd’être avec eux, soit pour les aider à opérer leur fuite, soit pourpérir ensemble en essayant de nous défendre ! Nousn’apercevions même aucun moyen de les avertir du péril sans attirerimmédiatement la mort sur nos têtes, et encore, dans ce cas,n’avions-nous que peu d’espoir de leur être utiles. Un coup depistolet aurait suffi pour leur annoncer qu’il était arrivé unmalheur ; mais cet avis ne pouvait pas leur faire comprendreque leur seule chance de salut consistait à lever l’ancreimmédiatement, qu’aucun principe d’honneur ne les contraignait àrester, puisque leurs compagnons avaient disparu du rôle desvivants. Pour avoir entendu la décharge, ils ne pouvaient pas êtremieux préparés qu’ils n’étaient et qu’ils n’avaient été jusqu’alorsà recevoir un ennemi prêt à l’attaque. Aucun avantage ne pouvaitrésulter d’une alarme donnée par un coup de feu, et il en pouvaitrésulter un mal infini ; aussi, après mûre délibération, nousnous en abstînmes.

Nous eûmes ensuite l’idée de nous précipitervers le navire, de nous emparer d’un des quatre canots amarrés àl’entrée de la baie, et d’essayer de nous frayer un passage jusqu’àla goélette. Mais l’absolue impossibilité de réussir dans cettetentative désespérée devint bientôt évidente. Tout le pays, commeje l’ai dit, fourmillait littéralement de sauvages, qui se rasaientderrière les buissons et les replis des collines de manière à nepas être aperçus de la goélette. Particulièrement dans notrevoisinage immédiat, et bloquant le seul passage par lequel nouspouvions espérer atteindre le rivage au bon endroit, était postéetoute la bande des guerriers aux peaux noires, Too-wit à leur tête,qui semblait n’attendre que quelques renforts pour commencerl’abordage de la Jane. Les canots aussi, à l’entrée de labaie, étaient montés par des sauvages, non armés, il est vrai, maisayant sans aucun doute des armes à leur portée. Nous fûmes doncforcés, malgré tout notre bon vouloir, de rester dans notrecachette, simples spectateurs de la bataille qui ne tarda pas às’engager.

Au bout d’une demi-heure à peu près, nousvîmes soixante ou soixante-dix radeaux, ou bateaux plats, àbalanciers de pirogue, se remplir de sauvages et doubler la pointesud de la baie. Il ne paraissait pas qu’ils eussent d’autres armesque de courtes massues et des pierres amassées au fond des bateaux.Aussitôt après, un autre détachement, encore plus considérable,s’approcha par une direction opposée, avec des armes semblables.Les quatre canots se remplirent aussi très rapidement d’une foulede naturels qui sortaient des fourrés, se dirigeant tous versl’entrée du port, et qui poussèrent vivement au large pourrejoindre les autres troupes. Ainsi, en moins de temps qu’il nem’en a fallu pour le raconter, et comme par magie, laJanese vit assiégée par une multitude immense de forcenésévidemment résolus à s’en emparer à tout prix.

Qu’ils dussent réussir dans cette entreprise,nous n’osions pas en douter un seul instant. Les six hommes laisséssur le navire, quelque résolus qu’ils fussent à se bien défendre,étaient bien loin de suffire au service convenable des pièces, etde toutes façons ils étaient incapables de soutenir un combat aussiinégal. Je pouvais à peine me figurer qu’ils fissent la moindrerésistance ; mais en cela je me trompais ; car je les visbientôt s’embosser et amener le côté de tribord de manière quetoute la bordée portât sur les canots qui se trouvaient alors àportée de pistolet, les radeaux restant à peu près à un quart demille au vent. Par suite de quelque cause inconnue, probablement del’agitation de nos pauvres amis se voyant dans une position aussidésespérée, la décharge ne fut qu’un four complet. Pas un canot nefut atteint, pas un sauvage blessé, le tir étant trop court, et lacharge faisant ricochet par-dessus leurs têtes. Le seul effetproduit sur eux fut un grand étonnement à cette détonationinattendue et à cette fumée ; et cet étonnement fut si grandque je crus pendant quelques instants qu’ils allaient abandonnerleur dessein et regagner la côte. Et à coup sûr il en eût été commeje le crus d’abord, si nos hommes avaient soutenu leur bordée parune décharge de mousqueterie ; car, pour le coup, les canotsétant si près d’eux, ils n’auraient pas manqué de faire quelquesravages qui eussent au moins suffi à empêcher cette bande-là des’approcher davantage, et qui leur eussent permis de lâcher uneautre bordée sur les radeaux. Mais, au contraire, en courant àbâbord pour recevoir les radeaux, ils laissèrent aux hommes descanots le temps de revenir de leur panique, et, en regardant autourd’eux, de vérifier qu’ils n’avaient subi aucun dommage.

La bordée de bâbord produisit l’effet le plusterrible. La mitraille et les boulets ramés des gros canonscoupèrent complètement sept ou huit des radeaux, et tuèrent roidetrente ou quarante sauvages peut-être, pendant qu’une centaine aumoins se trouvaient précipités dans l’eau, dont la plupartcruellement blessés. Ceux qui restaient, perdant complètement latête, commencèrent tout de suite une retraite précipitée, ne sedonnant même pas le temps de repêcher leurs compagnons mutilés, quinageaient çà et là de tous côtés, criant et hurlant au secours. Cegrand succès, néanmoins, arriva trop tard pour sauver nosénergiques camarades. La bande des canots était déjà à bord de lagoélette au nombre de plus de cent cinquante hommes, la plupartd’entre eux ayant réussi à grimper aux porte-haubans et par-dessusles filets de bastingage, même avant que les mèches fussentappliquées aux canons de bâbord. Rien ne pouvait plus arrêter larage de ces brutes. Nos hommes furent tout de suite culbutés,écrasés, foulés aux pieds et complètement mis en lambeaux en uninstant.

Voyant cela, les sauvages des radeauxrevinrent de leur frayeur et arrivèrent en foule pour le pillage.En cinq minutes la Jane fut le théâtre déplorable d’unedévastation et d’un désordre sans pareil. Le pont fut fendu,arraché, entrouvert ; les cordages, les voiles et toutes lesmanœuvres, démolis comme par magie ; cependant que, poussant àl’arrière, remorquant avec ses canots et hâlant sur les côtés,cette multitude de misérables qui nageait autour du navire parvintfacilement à l’échouer à la côte (le câble ayant été filé par lebout), et le remit aux bons soins de Too-wit, qui, durant toute labataille, comme un général consommé, avait précieusement gardé sonposte d’observation au milieu des collines, mais qui, maintenantque la victoire était aussi complète qu’il le désirait, consentaità accourir avec son état-major velu et à prendre sa part dubutin.

La descente de Too-wit nous permit de quitternotre cachette et de faire une reconnaissance dans la colline auxenvirons du ravin. À cinquante yards à peu près de l’entrée, nousvîmes une petite source où nous étanchâmes la soif brûlante quinous consumait. Non loin de cette source nous découvrîmes quelquescoudriers de l’espèce dont j’ai déjà parlé. En goûtant auxnoisettes, nous les trouvâmes assez passables et ressemblant parleur saveur à la noisette anglaise commune. Nous en remplîmesimmédiatement nos chapeaux, nous les déposâmes dans la ravine etnous retournâmes à la cueillette. Pendant que nous nous occupionsactivement à les ramasser, un frémissement dans les buissons nouscausa une vive alarme, et nous étions au moment de nous raser versnotre gîte, quand un gros oiseau noir du genre butor s’élevalentement et pesamment des arbrisseaux. J’étais si surpris que jene savais que faire ; mais Peters eut assez de présenced’esprit pour courir sus à l’oiseau, avant qu’il pût s’échapper, etpour l’empoigner par le cou. L’animal se débattait furieusement etpoussait de si effroyables cris que nous fûmes au moment de lelâcher, craignant que le bruit ne donnât l’alarme à quelques-unsdes sauvages qui pouvaient encore être en embuscade aux environs. Àla fin cependant, un bon coup de bowie-knife le terrassa,et nous le traînâmes dans la ravine, en nous félicitant d’avoir, entout cas, mis la main sur une provision de nourriture qui pouvaitnous suffire pour une semaine.

Nous sortîmes de nouveau pour regarder autourde nous, et nous nous aventurâmes à une distance considérable surla pente sud de la montagne, mais nous ne découvrîmes rien de plusà ajouter à nos provisions. Nous ramassâmes donc une bonne quantitéde bois sec, et nous nous en revînmes, voyant une ou deux grandesbandes de naturels qui se dirigeaient vers leur village, toutchargés du butin du navire, et qui pouvaient, nous le craignionsfort, nous apercevoir en passant au pied de la colline.

Nous appliquâmes immédiatement nos soins àrendre notre lieu de retraite aussi sûr que possible, et, dans cebut, nous arrangeâmes quelques broussailles au-dessus del’ouverture dont j’ai parlé, celle à travers laquelle nous avionsaperçu un morceau de ciel bleu, quand, remontant du gouffre, nousavions atteint la plate-forme. Nous ne laissâmes qu’un très petitorifice, juste assez large pour nous permettre de surveiller labaie, sans courir le risque d’être aperçus d’en bas. Quand nouseûmes fini, nous nous félicitâmes de la sûreté de notreposition ; car aussi longtemps qu’il nous plairait de resterdans la ravine et de ne pas nous hasarder sur la colline, nousétions absolument à l’abri de toute observation. Nous n’apercevionsaucune trace qui prouvât que les sauvages fussent jamais entrésdans ce trou ; mais quand nous en vînmes à réfléchir que lafissure à travers laquelle nous étions parvenus avait étéprobablement opérée tout récemment par la chute du versant opposé,et que nous ne pouvions découvrir aucune autre voie pour y arriver,nous ne fûmes pas aussi portés à nous réjouir de la sécurité denotre abri qu’effrayés de l’idée qu’il nous serait absolumentimpossible de descendre. Nous résolûmes d’explorer entièrement lesommet de la colline, jusqu’à ce qu’une bonne occasion vînts’offrir à nous. Cependant nous surveillions tous les mouvementsdes sauvages à travers notre lucarne.

Ils avaient déjà complètement dévasté lenavire, et ils se préparaient maintenant à y mettre le feu. En peude temps nous vîmes la fumée monter en lourds tourbillons à traversla grand écoutille, et bientôt une masse épaisse de flammess’élança du gaillard d’avant. Le gréement, les mâts et ce quipouvait rester des voiles prirent feu immédiatement, et l’incendiese propagea rapidement tout le long du pont. Cependant une foule desauvages restaient toujours à leur poste sur le navire, attaquant,avec de grosses pierres, des haches et des boulets de canon tousles boulons, toutes les ferrures et tous les cuivres. Sur la côte,dans les canots, sur les radeaux, tout autour de la goélette, il yavait bien en tout dix mille insulaires, sans compter les bandes deceux qui s’en retournaient chargés de butin vers l’intérieur ouvers les îles voisines. Nous comptâmes alors sur une catastrophe,et nous ne fûmes pas déçus dans notre espoir. Comme premiersymptôme, il se produisit une vive secousse (dont nous sentîmesparfaitement le contrecoup, comme si nous avions éprouvé une légèredécharge de pile voltaïque), mais qui ne fut pas suivie de signesvisibles d’explosion. Les sauvages furent évidemment surpris, etils interrompirent pour un instant leur besogne et leurs cris.

Ils étaient au moment de se remettre àl’œuvre, quand l’entrepont vomit une masse soudaine de fumée quiressemblait à un lourd et ténébreux nuage électrique, puis, commejaillissant de ses entrailles, s’éleva une longue colonne de flammebrillante à une hauteur apparente d’un quart de mille, puis il yeut une soudaine expansion circulaire de la flamme, toutel’atmosphère fut magiquement criblée, en un instant, d’uneffroyable chaos de bois, de métal et de membres humains, etfinalement se produisit la secousse suprême dans toute sa furie quinous renversa impétueusement pendant que les collines serenvoyaient les échos multipliés de ce tonnerre et qu’une pluie defragments imperceptibles s’abattait, droite et drue, de tous lescôtés autour de nous.

Le ravage parmi les insulaires dépassa nosplus belles espérances, et ils recueillirent les fruits mûrs etparfaits de leur trahison. Un millier d’hommes peut-être périrentpar l’explosion, et mille autres au moins furent effroyablementmutilés. Toute la surface de la baie était littéralement jonchée deces misérables se débattant et se noyant, et sur la côte les chosesétaient pires encore. Ils semblaient entièrement terrifiés par lasoudaineté et la perfection de leur déconfiture, et ils nefaisaient aucun effort pour se prêter secours les uns aux autres. Àla fin nous remarquâmes un changement total dans leur conduite.D’une stupeur absolue ils parurent tout à coup passer au degré leplus élevé de l’excitation ; ils se précipitèrent çà et làd’une manière désordonnée, courant vers un certain point de la baieet s’enfuyant aussitôt, avec les plus étranges expressions de rage,de terreur et d’ardente curiosité peints sur leurs physionomies, etvociférant de toute la force de leurs poumons :Tekeli-li ! Tekeli-li !

Nous vîmes bientôt une grande troupe seretirer dans les collines d’où ils sortirent au bout de peu detemps, avec des pieux de bois. Ils les portèrent à l’endroit où lapresse était le plus compacte, et cette multitude s’ouvrit commepour nous révéler l’objet d’une si grande agitation. Nous aperçûmesquelque chose de blanc qui reposait sur le sol, mais nousne pûmes pas distinguer immédiatement ce que c’était. À la longue,nous vîmes que c’était le corps de l’étrange animal aux dents etaux griffes écarlates, que la goélette avait pêché en mer, le 18janvier. Le capitaine Guy avait fait conserver le corps pourempailler la peau et la rapporter en Angleterre. Je me rappellequ’il avait donné quelques ordres à ce sujet, juste avant detoucher à l’île, et qu’on avait porté dans la cabine et serré dansun des caissons ce précieux échantillon. Il venait d’être jeté surla côte par l’explosion ; mais pourquoi causait-il une sigrande agitation parmi les sauvages, c’est ce qui dépassait notreintelligence. Bien que la foule se fût amassée autour de la bête, àune petite distance, aucun d’eux n’avait l’air de vouloir enapprocher tout à fait. Bientôt, les hommes armés de pieux lesplantèrent en cercle autour du cadavre, et à peine cet arrangementfut-il achevé, que toute cette immense multitude se précipita versl’intérieur de l’île, en vociférant ses Tekeli-li !Tekeli-li !

Chapitre 23Le labyrinthe.

Pendant les six ou sept jours qui suivirentnous restâmes dans notre cachette sur la colline, ne sortant que detemps à autre, et toujours avec les plus grandes précautions, pourchercher de l’eau et des noisettes. Nous avions établi sur laplate-forme une espèce d’appentis ou de cabane, et nous l’avionsmeublée d’un lit de feuilles sèches et de trois grosses pierresplates, lesquelles nous servaient également de cheminée et detable. Nous allumâmes du feu sans peine en frottant l’un contrel’autre deux morceaux de bois, l’un tendre, l’autre dur. L’oiseauque nous avions pris si à propos nous procura une nourritureexcellente, bien qu’un peu coriace. Ce n’était pas un oiseauocéanique, mais une espèce de butor, avec un plumage d’un noir dejais parsemé de gris et des ailes fort petites relativement à sagrosseur. Nous en vîmes plus tard trois autres de même espèce dansles environs du ravin, qui avaient l’air de chercher celui que nousavions capturé ; mais, comme ils ne s’abattirent pas une seulefois, nous ne pûmes nous en emparer.

Tant que dura l’animal, nous n’eûmes pas àsouffrir de notre situation ; mais il était maintenantentièrement consommé, et il y avait absolue nécessité d’aviser auxprovisions. Les noisettes ne suffisaient pas à apaiser lesangoisses de la faim ; de plus, elles nous causaient decruelles coliques d’intestins, et même de violents maux de têtequand nous en mangions abondamment. Nous avions aperçu quelquesgrosses tortues près du rivage, à l’est de la colline, et nousavions vu qu’il nous serait facile de nous en emparer, pourvu quenous puissions arriver jusqu’à elles sans être découverts par lesnaturels. Nous résolûmes donc de tenter une descente.

Nous commençâmes par descendre le long de lapente sud, qui semblait nous présenter de moindresdifficultés ; mais nous avions à peine fait cent yards quenotre marche (comme nous l’avions prévu d’après l’inspection deslieux faite du sommet de la colline) fut complètement barrée par unembranchement de la gorge dans laquelle nos camarades avaient péri.Nous longeâmes le bord de cette ravine pendant un quart de mille àpeu près ; mais nous fûmes arrêtés de nouveau par un précipiced’une immense profondeur, et, comme il nous était impossible dedescendre le long de sa paroi, nous fûmes contraints de revenir surnos pas en suivant la ravine principale.

Nous poussâmes alors vers l’est, mais nousn’eûmes pas meilleure chance, et le cas se trouva exactementsemblable. Après une heure d’une gymnastique à nous casser le cou,nous découvrîmes que nous étions simplement descendus dans un vasteabîme de granit noir, dont le fond était recouvert d’une poussièrefine, et d’où nous ne pouvions sortir que par la route raboteuseque nous avions suivie pour y descendre. Nous nous échinâmes doncde nouveau sur ce chemin périlleux, et puis nous tentâmes la crêtenord de la montagne. Là, nous fûmes obligés de manœuvrer avectoutes les précautions imaginables, car la plus légère imprudencepouvait nous exposer en plein à la vue des sauvages du village.Nous nous mîmes donc à ramper sur nos mains et sur nos genoux, etde temps en temps il nous fallait nous jeter à plat-ventre,traînant alors notre corps en tirant sur les arbustes. Avec toutesces précautions nous n’avions encore fait que fort peu de chemin,quand nous arrivâmes à un abîme encore plus profond qu’aucun quenous eussions vu jusque-là, et qui conduisait directement dans lagorge principale, Ainsi nous vîmes nos craintes parfaitementconfirmées, et nous nous trouvâmes complètement isolés et sansaccès possible vers la contrée située au-dessous de nous,Radicalement épuisés par tant d’efforts, nous regagnâmes de notremieux la plate-forme, et, nous jetant sur notre lit de feuilles,nous dormîmes pendant quelques heures d’un sommeil profond etbienfaisant.

Après cette recherche infructueuse, nous nousoccupâmes pendant quelques jours à explorer dans toutes ses partiesle sommet de la montagne pour vérifier quelles ressources réellesil pouvait nous offrir. Nous vîmes qu’il était impossible d’ytrouver aucune nourriture, à l’exception des pernicieuses noisetteset d’une espèce très drue de cochléaria qui croissait sur unepetite étendue de quatre verges carrées au plus, et que nous eûmesbientôt épuisée. Le 15 février, autant du moins que je puis merappeler, il n’en restait plus un brin, et les noisettes devenaientrares ; aussi nous était-il difficile de concevoir unesituation plus déplorable[9]. Le 16,nous recommençâmes à longer les remparts de notre prison dansl’espérance de trouver quelque échappée ; mais ce fut en vain.Nous redescendîmes aussi dans le trou dans lequel nous avions étéengloutis, avec le faible espoir de découvrir, en suivant cecouloir, quelque ouverture aboutissant sur la ravine principale. Làencore nous fûmes désappointés ; mais nous trouvâmes et nousrapportâmes avec nous un fusil.

Le 17, nous sortîmes, résolus à examiner plussoigneusement l’abîme de granit noir dans lequel nous étions entréslors de notre première exploration. Nous nous souvînmes de n’avoirregardé qu’imparfaitement à travers l’une des fissures quisillonnaient la paroi du gouffre, et nous nous sentîmes impatientsde l’explorer, bien que nous n’eussions guère l’espoir de découvrirune issue.

Nous pûmes atteindre sans trop de peine lefond de cette cavité, comme nous avions déjà fait, et il nous futalors possible de l’examiner tout à loisir. C’était positivement undes endroits les plus singuliers du monde, et il nous étaitdifficile de nous persuader que ce fût là purement l’œuvre de lanature. L’abîme avait, de l’extrémité est à l’extrémité ouest, àpeu près cinq cents yards de long, en supposant toutes lessinuosités alignées bout à bout ; la distance de l’est àl’ouest, en ligne droite, n’était guère de plus de quarante àcinquante yards, autant que je pus conjecturer car je n’avais pasde moyens exacts de mesure. Au commencement de notre descente,c’est-à-dire jusqu’à une centaine de pieds à partir du sommet de lacolline, les parois de l’abîme ressemblaient fort peu l’une àl’autre et ne paraissaient pas avoir été jamais réunies, l’une dessurfaces étant de pierre de savon, l’autre de marne, mais granuléede je ne sais quelle substance métallique. La largeur moyenne, ouintervalle entre les deux murailles, était quelquefois de soixantepieds environ ; mais ailleurs disparaissait toute régularitéde formation. Toutefois, en descendant encore, au-delà de la limiteque j’ai indiquée, l’intervalle se rétrécissait rapidement, et lesparois commençaient à courir parallèlement l’une à l’autre,quoiqu’elles fussent encore, jusqu’à une certaine étendue,différentes par la matière et par la physionomie de leur surface.En arrivant à cinquante pieds du fond commençait la régularitéparfaite. Les murailles apparaissaient complètement uniformes quantà la substance, à la couleur et à la direction latérale, la matièreétant un granit très noir et très brillant, et l’intervalle entreles deux côtés, qui se faisaient régulièrement face l’un à l’autre,restant exactement de vingt yards. La forme précise de ce gouffresera plus facile à comprendre, grâce à un dessin pris sur leslieux ; car j’avais heureusement sur moi un portefeuille et uncrayon que j’ai très soigneusement conservés à travers une longuesérie d’aventures subséquentes, et auxquels je dois une foule denotes de toute espèce qui autrement auraient disparu de mamémoire.

Cette figure (figure 1) donne lecontour général de l’abîme, sauf les cavités moindres sur lesparois, qui étaient assez fréquentes, chaque enfoncementcorrespondant à une saillie opposée. Le fond du gouffre étaitrecouvert, jusqu’à trois ou quatre pouces de profondeur, d’unepoussière presque impalpable, sous laquelle nous trouvâmes unprolongement du granit noir. À droite, à l’extrémité inférieure, onremarquera la figuration d’une petite ouverture ; c’est lafissure dont j’ai parlé ci-dessus, et dont un examen plus minutieuxfaisait l’objet de notre seconde visite. Nous nous y poussâmesalors avec vigueur, élaguant une masse de ronces qui obstruaientnotre route, et écartant des tas de cailloux aigus, dont la formerappelait celle des sagittaires. Toutefois, nous nous sentîmesencouragés à persévérer, en apercevant une faible lumière quivenait de l’autre extrémité. À la longue, nous nous faufilâmesdouloureusement pendant un espace de trente pieds environ, et nousdécouvrîmes que l’ouverture en question était une voûte basse etd’une forme régulière, avec un fond de cette même poussièreimpalpable qui tapissait l’abîme principal. Une lumière vigoureuseéclata alors sur nous, et, faisant un brusque coude, nous noustrouvâmes dans une autre galerie élevée, semblable à tous égards,sauf par sa forme longitudinale, à celle que nous venions dequitter. J’en donne ici la figure générale (figure 2).

La longueur totale de cet abîme, en commençantpar l’ouverture a, et en tournant par la courbe bjusqu’à l’extrémité d, est de 550 yards. À c nousdécouvrîmes une petite fissure semblable à celle par laquelle nousétions sortis de l’autre abîme, et celle-ci était pareillementencombrée de ronces et d’une masse de cailloux jaunâtres en têtesde flèches. Nous nous y frayâmes notre chemin, et nous vîmes qu’àune distance de quarante pieds environ elle aboutissait à untroisième abîme. Celui-là aussi était exactement semblable aupremier sauf par sa forme longitudinale, que représente la figure3.

La longueur totale du troisième abîme setrouva être de 320 yards. Au point a était une ouverturelarge de six pieds environ, qui s’enfonçait à une profondeur dequinze pieds dans le roc, où elle se terminait par une couche demarne ; au-delà il n’y avait pas d’autre abîme, commed’ailleurs nous nous y attendions. Nous étions au moment de quittercette fissure, dans laquelle la lumière ne pénétrait qu’à peine,quand Peters appela mon attention sur une rangée d’entaillesd’apparence bizarre dont était décorée la surface de marne quiterminait le cul-de-sac. Avec un très léger effort d’imagination,on aurait pu prendre l’entaille située à gauche, ou le plus aunord, pour la représentation intentionnelle, quoique grossière,d’une figure humaine, se tenant debout avec un bras étendu. Quantaux autres, elles avaient quelque peu de ressemblance avec descaractères alphabétiques, et cette opinion en l’air, que c’étaientréellement des caractères, séduisit Peters, qui adopta cetteconclusion à tout hasard. Je le convainquis finalement de sonerreur en dirigeant son attention vers le sol de la crevasse, où,parmi la poussière, nous ramassâmes, morceau par morceau, quelquesgros éclats de marne qui avaient évidemment jailli, par l’effet dequelque convulsion, de la surface où apparaissaient les entailles,et qui gardaient encore des points de saillie s’adaptant exactementaux creux de la muraille ; preuve que c’était bien l’ouvragede la nature. La figure 4 représente une copie soignée del’ensemble.

Après nous être bien convaincus que cessingulières cavités ne nous offraient aucun moyen de sortir denotre prison, nous reprîmes notre route, abattus et désespérés,vers le sommet de la colline. Pendant les vingt-quatre heuressuivantes, il ne nous arriva rien valant la peine d’être rapporté,sauf qu’en examinant le terrain à l’est du troisième abîme, nousdécouvrîmes deux trous triangulaires d’une grande profondeur, dontles parois étaient également de granit noir. Quant à descendre dansces trous, nous jugeâmes qu’ils n’en valaient pas la peine ;car ils étaient sans issue et avaient l’apparence de simples puitsnaturels. Ils avaient chacun vingt pieds environ de circonférence,et leur forme, ainsi que leur position relativement au troisièmegouffre, est indiquée dans la figure 5.

Chapitre 24L’évasion.

Le 20 du mois, voyant qu’il nous étaitabsolument impossible de vivre plus longtemps sur les noisettes,dont l’usage nous causait des tortures atroces, nous résolûmes defaire une tentative désespérée pour descendre le versant méridionalde la colline. De ce côté, la paroi du précipice était d’une espècede pierre de savon extrêmement tendre, mais presque perpendiculairedans toute son étendue (une profondeur de cent cinquante pieds aumoins), et même surplombant en plusieurs endroits. Après un longexamen, nous découvrîmes une étroite saillie à vingt pieds à peuprès au-dessous du bord du précipice ; Peters réussit à sauterdessus ; encore lui prêtai-je toute l’assistance possible avecnos mouchoirs attachés ensemble. J’y descendis à mon tour avec unpeu plus de difficulté ; et nous vîmes alors qu’il y avaitpossibilité de descendre jusqu’au bas par le même procédé que nousavions employé pour grimper du gouffre où nous avait ensevelis lacolline écroulée, c’est-à-dire en taillant avec nos couteaux desdegrés sur la paroi de stéatite. On peut à peine se figurer jusqu’àquel point l’entreprise était hasardeuse ; mais, comme il n’yavait pas d’autre ressource, nous nous décidâmes à tenterl’aventure.

Sur la saillie où nous étions placéss’élevaient quelques méchants coudriers ; à l’un d’eux nousattachâmes par un bout notre corde de mouchoirs.. L’autre boutétant assujetti autour de la taille de Peters, je le descendis lelong du précipice jusqu’à ce que les mouchoirs fussent rendusroides. Il se mit alors à creuser un trou profond (de huit ou dixpouces environ) dans la pierre de savon, talutant la roche à unpied au-dessus à peu près, de manière à pouvoir planter, avec lacrosse d’un pistolet, une cheville suffisamment forte dans lasurface nivelée. Je le hissai alors de quatre pieds à peu près, etlà il creusa un trou semblable au trou inférieur, planta unenouvelle cheville de la même manière, et obtint ainsi un pointd’appui pour les deux pieds et les deux mains. Je détachai alorsles mouchoirs de l’arbrisseau, et je lui jetai le bout, qu’ilassujettit à la cheville du trou supérieur ; il se laissaensuite glisser doucement à trois pieds environ plus bas qu’iln’avait encore été, c’est-à-dire de la longueur totale desmouchoirs. Là il creusa un nouveau trou et planta une nouvellecheville. Alors il se hissa lui-même, de manière à poser ses piedsdans le trou qu’il venait de creuser, empoignant avec ses mains lacheville dans le trou au-dessus.

Il lui fallait alors détacher le bout dumouchoir de la cheville supérieure pour le fixer à la seconde, etici il s’aperçut qu’il avait commis une faute en creusant les trousà une si grande distance l’un de l’autre. Néanmoins, après une oudeux tentatives périlleuses pour atteindre le nœud (ayant à seretenir avec sa main gauche pendant que la droite travaillait àdéfaire le nœud), il se décida enfin à couper la corde, laissant unlambeau de six pouces fixé à la cheville. Attachant alors lesmouchoirs à la seconde cheville, il descendit d’un degré au-dessousde la troisième, ayant bien soin cette fois de ne pas se laisseraller trop bas. Grâce à ce procédé (que pour mon compte je n’auraisjamais su inventer, et dont nous fûmes absolument redevables àl’ingéniosité et au courage de Peters), mon camarade réussit enfin,en s’aidant de temps à autre des saillies de la paroi, à atteindrele bas de la colline sans accident.

Il me fallut un peu de temps pour rassemblerl’énergie nécessaire pour le suivre ; mais enfin j’entreprisla chose. Peters avait ôté sa chemise avant de descendre, et, en yjoignant la mienne, je fis la corde nécessaire pour l’opération.Après avoir jeté le fusil trouvé dans l’abîme, j’attachai cettecorde aux buissons et je me laissai couler rapidement, m’efforçant,par la vivacité de mes mouvements, de bannir l’effroi qu’autrementje n’aurais pas pu dominer.

Ce moyen me réussit en effet pour les quatreou cinq premiers degrés ; mais bientôt mon imagination setrouva terriblement frappée en pensant à l’immense hauteur quej’avais encore à descendre, à la fragilité et à l’insuffisance deschevilles et des trous glissants qui faisaient mon seul support.C’était en vain que je m’efforçais de chasser ces réflexions et demaintenir mes yeux fixés sur la muraille unie qui me faisait face.Plus je luttais vivement pour ne pas penser, plus mespensées devenaient vives, intenses, affreusement distinctes.

À la longue, arriva la crise de l’imagination,si redoutable dans tous les cas de cette nature, la crise danslaquelle nous appelons à nous les impressions qui doiventinfailliblement nous faire tomber, nous figurant le mal de cœur, levertige, la résistance suprême, le demi-évanouissement et enfintoute l’horreur d’une chute perpendiculaire et précipitée. Et jevoyais alors que ces images se transformaient d’elles-mêmes enréalités, et que toutes les horreurs évoquées fondaientpositivement sur moi. Je sentais mes genoux s’entrechoquerviolemment tandis que mes doigts lâchaient graduellement mais trèscertainement leur prise. Il y avait un bourdonnement dans mesoreilles, et je me disais : c’est le glas de ma mort ! Etvoilà que je fus pris d’un désir irrésistible de regarderau-dessous de moi. Je ne pouvais plus, je ne voulais plus condamnermes yeux à ne voir que la muraille, et avec une émotion étrange,indéfinissable, moitié d’horreur, moitié d’oppression soulagée, jeplongeai mes regards dans l’abîme.

Pour un instant mes doigts s’accrochèrentconvulsivement à leur prise, et, une fois encore, l’idée de monsalut possible flotta, ombre légère, à travers mon esprit ; uninstant après, toute mon âme était pénétrée d’un immense désirde tomber, un désir, une tendresse pour l’abîme ! unepassion absolument immaîtrisable ! Je lâchai tout à coup lacheville, et faisant un demi-tour contre la muraille, je restai uneseconde vacillant sur cette surface polie. Mais alors se produisitun tournoiement dans mon cerveau ; une voix imaginaire etstridente criait dans mes oreilles ; une figure noirâtre,diabolique, nuageuse, se dressa juste au-dessous de moi ; jesoupirai, je sentis mon cœur près de se briser, et je me laissaitomber dans les bras du fantôme.

Je m’étais évanoui, et Peters s’était emparéde moi comme je tombais. De sa place, au bas de la colline, ilavait étudié mes mouvements, et, apercevant mon imminent danger, ilavait essayé de m’inspirer du courage par tous les moyens qui luiétaient venus à la pensée ; mais le trouble de mon espritétait si grand que je n’avais pu entendre ce qu’il me disait et queje n’avais même pas soupçonné qu’il me parlât. À la fin, me voyantchanceler, il s’était dépêché de venir à mon secours, et enfin ilétait arrivé juste à temps pour me sauver. Si j’étais tombé de toutmon poids, la corde de linge se serait inévitablement rompue, etj’aurais été précipité dans l’abîme ; mais, grâce à Peters,qui amortit la secousse, je pus tomber doucement, de manière àrester suspendu, sans danger, jusqu’à ce que je revinsse à la vie.Cela eut lieu au bout de quinze minutes. Quand je recouvrai messens, ma terreur s’était entièrement évanouie ; je sentais enmoi comme un être nouveau, et, en me faisant aider encore un peupar mon camarade, j’atteignis le fond sain et sauf.

Nous nous trouvâmes alors à peu de distance dela ravine qui avait été le tombeau de nos amis et au sud del’endroit où la colline était tombée. Le lieu avait un aspect dedévastation étrange, qui me rappelait les descriptions que font lesvoyageurs de ces lugubres régions qui marquent l’emplacement de laBabylone ruinée. Pour ne pas parler des décombres de la collinearrachée qui formaient une barrière chaotique devant l’horizon dunord, la surface du sol, de tous les autres côtés, était parseméede vastes tumuli qui semblaient les débris de quelques gigantesquesconstructions artificielles. Cependant, en examinant les détails,il était impossible d’y découvrir un semblant d’art. Les scoriesétaient abondantes et de gros blocs de granit noir se mêlaient àdes blocs de marne[10], lesdeux espèces étant grenaillées de métal. Aussi loin que l’œilpouvait atteindre, il n’y avait aucune trace de végétationquelconque dans toute l’étendue de cette surface désolée. Nousvîmes quelques énormes scorpions et divers reptiles qui ne setrouvent pas ailleurs dans les hautes latitudes.

Comme la nourriture était notre but immédiat,nous résolûmes de nous diriger vers la côte, qui n’était situéequ’à un demi-mille, dans l’idée de faire une chasse aux tortues,car nous en avions remarqué quelques-unes du haut de notre cachettesur la colline. Nous avions fait quelque chose comme cent yards,filant avec précaution derrière les grosses roches et les tumuli,et nous tournions un angle, quand cinq sauvages s’élancèrent surnous d’une petite caverne et terrassèrent Peters d’un coup demassue. Comme il tombait, toute la bande se jeta sur lui pours’assurer de sa victime, et me laissa du temps pour revenir de masurprise. J’avais encore le fusil, mais le canon avait été siendommagé par sa chute du haut de la montagne que je le jetai commeune arme de rebut, préférant me fier à mes pistolets que j’avaissoigneusement conservés et qui étaient en bon état. Je m’avançaiavec mes armes sur les assaillants et je les ajustai rapidementl’un après l’autre. Deux des sauvages tombèrent, et un troisième,qui était au moment de percer Peters de sa lance, sauta sur sespieds sans accomplir son dessein. Mon compagnon se trouvant ainsidégagé, nous n’éprouvâmes plus d’embarras. Il avait aussi sespistolets, mais il jugea prudent de n’en pas faire usage, se fiantà son énorme force personnelle, qui était vraiment plusconsidérable que celle d’aucun homme que j’aie jamais connu.S’emparant du bâton d’un des sauvages qui étaient tombés, il fitsauter instantanément la cervelle des trois qui restaient, et tuachacun d’un seul coup de son arme, ce qui nous rendit complètementmaîtres du champ de bataille.

Ces événements s’étaient passés si rapidementque nous pouvions à peine croire à leur réalité, et nous noustenions debout auprès des cadavres dans une espèce de contemplationstupide, quand nous fûmes rappelés à nous-mêmes par des crisretentissant dans le lointain. Il était évident que les coups defeu avaient donné l’alarme aux sauvages et que nous étions en granddanger d’être découverts. Pour regagner la montagne il eût fallunous diriger dans la direction des cris ; et quand même nousaurions réussi à atteindre notre base, nous n’aurions pas puremonter sans être vus. Notre situation était des plus périlleuses,et nous ne savions de quel côté diriger notre fuite, quand un dessauvages sur lequel j’avais fait feu, et que je croyais mort, sautavivement sur ses pieds et essaya de décamper. Cependant nous nousemparâmes de lui avant qu’il eût fait quelques pas, et nous allionsle mettre à mort quand Peters eut l’idée qu’il y aurait peut-êtrequelque avantage pour nous à le contraindre à nous accompagner dansnotre tentative de fuite. Nous le traînâmes donc avec nous, luifaisant bien comprendre que nous étions décidés à le tuer s’ilfaisait la moindre résistance. Au bout de quelques minutes ildevint parfaitement docile, et se faufila à nos côtés pendant quenous poussions à travers les roches, toujours dans la direction durivage.

Jusque-là les inégalités du terrain que nousavions parcouru avaient caché la mer à nos regards, excepté parintervalles, et quand enfin nous l’aperçûmes pleinement devantnous, elle était peut-être à une distance de deux cents yards.Comme nous surgissions à découvert dans la baie, nous vîmes, ànotre grand effroi, une foule immense de naturels qui seprécipitaient du village et de tous les points visibles de l’île,se dirigeant vers nous avec une gesticulation pleine de fureur, ethurlant comme des bêtes sauvages. Nous étions au moment deretourner sur nos pas et d’essayer de faire une retraite dans lesabris que pouvaient nous offrir les irrégularités du terrain, quandnous découvrîmes l’avant de deux canots se projetant de derrièreune grosse roche qui se continuait dans l’eau. Nous y courûmes detoute notre vitesse, et, les ayant atteints, nous les trouvâmes nonoccupés, chargés seulement de trois grosses tortues galapagos etpourvus de pagaies nécessaires pour soixante rameurs. Nous prîmesimmédiatement possession d’un de ces canots, et, jetant notrecaptif à bord, nous poussâmes au large avec toute la vigueur dontnous pouvions disposer.

Mais nous ne nous étions pas éloignés durivage de cinquante yards que, nous trouvant un peu plus desang-froid, nous comprîmes quelle énorme bévue nous avions commiseen laissant l’autre canot au pouvoir des sauvages, qui pendant cetemps s’étaient rapprochés de la baie, ne se trouvant plus qu’à unedistance double de celle qui nous en séparait, et avançaientrapidement dans leur course. Il n’y avait pas de temps à perdre.Notre espoir était un espoir chétif ; mais enfin nous n’enn’avions point d’autres. Il était douteux que, même en faisant lesplus grands efforts, nous pussions arriver à temps pour nousemparer du canot avant eux ; mais, cependant, il y avait unechance. Si nous réussissions, nous pouvions nous sauver ;mais, si nous ne faisions pas la tentative, nous n’avions qu’à nousrésigner à une boucherie inévitable.

Notre canot était construit de telle façon quel’avant et l’arrière se trouvaient semblables, et au lieu de virer,nous changeâmes simplement de mouvement pour ramer. Aussitôt queles sauvages s’en aperçurent, ils redoublèrent de cris et devitesse et se rapprochèrent avec une inconcevable rapidité.

Cependant nous nagions avec toute l’énergie dudésespoir, et, quand nous atteignîmes le point disputé, un seul dessauvages y était arrivé. Cet homme paya cher son agilitésupérieure ; Peters lui déchargea un coup de pistolet dans latête comme il touchait au rivage. Les plus avancés parmi les autresétaient peut-être à une distance de vingt ou trente pas quand nousnous emparâmes du canot. Nous nous efforçâmes d’abord de le tirerpour le mettre à flot ; mais, voyant qu’il était tropsolidement échoué, et n’ayant pas de temps à perdre, Peters, d’unou deux vigoureux coups avec la crosse du fusil, réussit à briserun bon morceau de l’avant et d’un des côtés. Alors nous poussâmesau large. Pendant ce temps, deux des naturels avaient empoignénotre bateau et refusaient obstinément de le lâcher, si bien quenous fûmes obligés de les expédier avec nos couteaux.

Pour le coup, nous étions tirés d’affaire etnous filâmes rondement sur la mer. Le gros des sauvages, enarrivant au canot brisé, poussa les plus épouvantables cris de rageet de désappointement qu’on puisse imaginer. En vérité, d’aprèstout ce que j’ai pu connaître de ces misérables, ils m’ont apparucomme la race la plus méchante, la plus hypocrite, la plusvindicative, la plus sanguinaire, la plus positivement diaboliquequi ait jamais habité la face du globe. Il était clair que nousn’avions pas de miséricorde à espérer si nous étions tombés dansleurs mains. Ils firent une tentative insensée pour nous poursuivreavec le canot fracassé ; mais, voyant qu’il ne pouvait plusservir, ils exhalèrent de nouveau leur rage dans une série devociférations horribles, et puis ils se précipitèrent vers leurscollines.

Nous étions donc délivrés de tout dangerimmédiat ; mais notre situation était toujours passablementsinistre. Nous savions que quatre canots de la même espèce que lenôtre avaient été, à un certain moment, en la possession dessauvages, et nous ignorions (fait qui nous fut plus tard affirmépar notre prisonnier) que deux de ces bateaux avaient été mis enpièces par l’explosion de la Jane Guy. Nous calculâmesdonc que nous serions poursuivis aussitôt que nos ennemis auraientfait le tour et seraient arrivés à la baie (distante de troismilles environ) où les canots étaient ordinairement amarrés. Danscette crainte, nous fîmes tous nos efforts pour laisser l’îlederrière nous, et nous nous avançâmes rapidement en mer, forçantnotre prisonnier de prendre une pagaie. Au bout d’une demi-heure àpeu près, comme nous avions probablement fait cinq ou six millesvers le sud, nous vîmes une vaste flotte de radeaux et de bateaux àfond plat surgir de la baie, évidemment dans le but de nouspoursuivre. Mais bientôt ils s’en retournèrent, désespérant de nousattraper.

Chapitre 25Le géant blanc.

Nous nous trouvâmes alors sur l’océanAntarctique, immense et désolé, à une latitude de plus de 84degrés, dans un canot fragile, sans autres provisions que les troistortues. De plus, nous devions considérer que le long hiver polairen’était pas très éloigné, et il était indispensable de réfléchirmûrement sur la route à suivre. Nous avions six ou sept îles envue, appartenant au même groupe, à une distance de cinq ou sixlieues l’une de l’autre ; mais nous n’étions pas tentés denous aventurer sur aucune d’elles. En arrivant par le nord sur laJane Guy, nous avions graduellement laissé derrière nousles régions les plus rigoureuses de glace, et, bien que cela puisseparaître un absolu démenti aux notions généralement acceptées surl’océan Antarctique, c’était là un fait que l’expérience ne nouspermettait pas de nier. Aussi, essayer de retourner vers le nordeût été folie, particulièrement à une période si avancée de lasaison. Une seule route semblait encore ouverte à l’espérance. Nousnous décidâmes à gouverner hardiment vers le sud, où il y avaitpour nous quelque chance de découvrir d’autres îles, et où il étaitplus que probable que nous trouverions un climat de plus en plusdoux.

Jusqu’ici nous avions trouvé l’océanAntarctique comme l’Arctique, exempt de violentes tempêtes ou delames trop rudes ; mais notre canot était, pour ne pas direpis, d’une construction fragile, quoique grand ; et nous nousmîmes vivement à l’œuvre pour le rendre aussi sûr que lepermettaient les moyens très limités dont nous pouvions disposer.La matière qui composait le fond du bateau était tout simplement del’écorce, écorce de quelque arbre inconnu. Les membrures étaientfaites d’un osier vigoureux dont la nature s’appropriaitparfaitement à l’usage en question. De l’avant à l’arrière nousavions un espace de cinquante pieds, de quatre à six en largeur,avec une profondeur générale de quatre pieds et demi ; cesbateaux, comme on le voit, diffèrent singulièrement par leur formede ceux de tous les habitants de l’Océan du sud avec lesquels lesnations civilisées ont pu entretenir des relations. Nous n’avionsjamais cru qu’ils pussent être l’œuvre des ignorants insulaires quiles possédaient ; et, quelques jours après, nous découvrîmes,en questionnant notre prisonnier, qu’en réalité ils avaient étéconstruits par les naturels habitant un groupe d’îles au sud-ouestde la contrée où nous les avions trouvés, et qu’ils étaient tombésaccidentellement dans les mains de nos affreux barbares.

Ce que nous pouvions faire pour la sûreté denotre bateau était vraiment bien peu de chose. Nous découvrîmesquelques larges fentes auprès des deux bouts, et nous nousingéniâmes à les raccommoder de notre mieux avec des morceaux denos chemises de laine. À l’aide des pagaies superflues, qui setrouvaient en grande quantité, nous dressâmes une espèce decharpente autour de l’avant, de manière à amortir la force deslames qui pouvaient menacer d’embarquer par ce côté. Nousinstallâmes aussi deux avirons en guise de mâts, les plaçant àl’opposite l’un de l’autre, chacun sur un des plats-bords, nousépargnant ainsi la nécessité d’une vergue. À ces mâts nousattachâmes une voile faite avec nos chemises ; ce qui nousdonna passablement de mal, car en cela il nous fut impossible denous faire aider par notre prisonnier, bien qu’il ne se fût pasrefusé à travailler à toutes les autres opérations. La vue de latoile parut l’affecter d’une façon très singulière. Nous ne pûmesjamais le décider à y toucher ou même à en approcher ; il semit à trembler quand nous voulûmes l’y contraindre, criant de toutesa force : Tekeli-li !

Quand nous eûmes terminé tous nos arrangementsrelativement à la sûreté du canot, nous naviguâmes vers lesud-sud-est, de manière à doubler l’île du groupe située le plus ausud. Cela fait, nous tournâmes l’avant droit au plein sud. Nous nepouvions en aucune façon trouver le temps désagréable. Nous avionsune brise très douce qui soufflait constamment du nord, une merunie, et un jour permanent. Nous n’apercevions aucune glace, etmême nous n’en avions pas vu un morceau depuis que nous avionsfranchi le parallèle de l’îlot Bennet. La température de l’eauétait alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindreglace. Nous tuâmes la plus grosse de nos tortues, d’où nous tirâmesnon seulement notre nourriture, mais encore une abondante provisiond’eau, et nous continuâmes notre route, sans aucun incidentimportant, pendant sept ou huit jours peut-être ; et durantcette période nous dûmes avancer vers le sud d’une distance énorme,car le vent fut toujours pour nous, et un très fort courant nouspoussa continuellement dans la direction que nous voulionssuivre.

1er mars.[11] Plusieurs phénomènes insolites nousindiquèrent alors que nous entrions dans une région de nouveauté etd’étonnement. Une haute barrière de vapeur grise et légèreapparaissait constamment à l’horizon sud, s’empanachant quelquefoisde longues raies lumineuses, courant tantôt de l’est à l’ouest,tantôt de l’ouest à l’est, et puis se rassemblant de nouveau demanière à offrir un sommet d’une seule ligne, bref, se produisantavec toutes les étonnantes variations de l’aurore boréale. Lahauteur moyenne de cette vapeur, telle qu’elle nous apparaissait dupoint où nous étions situés, était à peu près de vingt-cinq degrés.La température de la mer semblait s’accroître à chaque instant, etil y avait dans sa couleur une très sensible altération.

2 mars. Ce jour-là, à force dequestionner notre prisonnier, nous avons appris quelques détailsrelativement à l’île, théâtre du massacre, à ses habitants et àleurs usages ; mais ces choses pourraient-ellesmaintenant arrêter l’attention du lecteur ? Je puisdire cependant que nous apprîmes que le groupe comprenait huitîles ; qu’elles étaient gouvernées par un seul roi, nomméTsalemon ou Psalemoun,qui résidait dans la pluspetite de toutes ; que les peaux noires composant le costumedes guerriers provenaient d’un animal énorme qui ne se trouvait quedans une vallée près de la résidence du roi ; que leshabitants du groupe ne construisaient pas d’autres embarcations queles radeaux à fond plat ; les quatre canots étant tout cequ’ils possédaient dans l’autre genre et leur étant venus, par puraccident, d’une grande île située vers le sud-ouest ; que sonnom, à lui, était Nu-Nu ; qu’il n’avait aucune connaissance del’îlot Bennet, et que le nom de l’île que nous venions dequitter était Tsalal. Le commencement des motsTsalemon et Tsalal s’accusait avec un sifflementprolongé qu’il nous fut impossible d’imiter, même après des effortsrépétés, et qui rappelait précisément l’accent du butor noir quenous avions mangé sur le sommet de la colline.

3 mars. La chaleur de l’eau étaitalors vraiment remarquable, et sa couleur, subissant une altérationrapide, perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque etlaiteuse. À proximité de nous, la mer était habituellement unie,jamais assez rude pour mettre le canot en danger ; mais nousétions souvent étonnés d’apercevoir, à notre droite et à notregauche, à différentes distances, de soudaines et vastes agitationsà la surface, lesquelles, nous le remarquâmes à la longue, étaienttoujours précédées par d’étranges vacillations dans la région devapeur au sud.

4 mars. Le 4, dans le but d’agrandirnotre voile, comme la brise du nord tombait sensiblement, je tiraide la poche de mon paletot un mouchoir blanc. Nu-Nu était assistout contre moi, et, le linge lui ayant par hasard effleuré levisage, il fut pris de violentes convulsions. Cette crise futsuivie de prostration, de stupeur et de ses éternels :Tekeli-li ! Tekeli-li ! soupirés d’une voixsourde.

5 mars. Le vent était entièrementtombé, mais il était évident que nous nous précipitions toujoursvers le sud, sous l’influence d’un puissant courant. En vérité, ileût été tout naturel d’éprouver quelque frayeur au tour singulierque prenait l’aventure ; mais non, nous n’en éprouvionsaucune ! La physionomie de Peters ne trahissait rien desemblable, bien que de temps à autre elle revêtit une expressionmystérieuse dont je ne pouvais pénétrer le sens. L’hiver polaireapprochait évidemment, mais il approchait sans son cortège deterreurs. Je sentais un engourdissement de corps et d’esprit, unepropension étonnante à la rêverie, mais c’était tout.

6 mars. La vapeur s’était alorsélevée de plusieurs degrés au-dessus de l’horizon, et elle perdaitgraduellement sa nuance grisâtre. La chaleur de l’eau étaitexcessive, et sa nuance laiteuse plus évidente que jamais. Cejour-là une violente agitation dans l’eau se produisit très près ducanot. Elle fut, comme d’ordinaire, accompagnée d’un étrangeflamboiement de la vapeur au sommet et d’une séparation momentanéeà sa base. Une poussière blanche très fine, ressemblant à de lacendre, mais ce n’en était certainement pas, tomba sur le canot etsur une vaste étendue de mer, pendant que la palpitation lumineusede la vapeur s’évanouissait et que la commotion de l’eaus’apaisait. Nu-Nu se jeta alors sur le visage au fond du canot, etil fut impossible de le persuader de se relever.

7 mars. Nous questionnâmes Nu-Nu surles motifs qui avaient pu pousser ses compatriotes à détruire noscamarades ; mais il semblait dominé par une terreur quil’empêchait de nous faire aucune réponse raisonnable. Il se tenaittoujours obstinément couché au fond du bateau ; et comme nousrecommencions sans cesse nos questions relativement au motif dumassacre, il ne répondait que par des gestes idiots, comme, parexemple, de soulever avec son index sa lèvre supérieure et demontrer les dents qu’elle recouvrait. Elles étaient noires.Jusqu’alors nous n’avions jamais vu les dents d’un habitant deTsalal.

8 mars. Ce jour-là, passa à côté denous un de ces animaux blancs dont l’apparition sur la baie deTsalal avait causé un si grand émoi parmi les sauvages. J’eus enviede l’accrocher au passage ; mais un oubli, une indolencesoudaine s’abattirent sur moi, et je n’y pensai plus. La chaleur del’eau augmentait toujours, et la main ne pouvait plus la supporter.Peters parla peu, et je ne savais que penser de son apathie. Nu-Nusoupirait, et rien de plus.

9 mars. La substance cendreusepleuvait alors incessamment autour de nous et en énorme quantité.La barrière de vapeur au sud s’était élevée à une hauteurprodigieuse au-dessus de l’horizon, et elle commençait à prendreune grande netteté de formes. Je ne puis la comparer qu’à unecataracte sans limites, roulant silencieusement dans la mer du hautde quelque immense rempart perdu dans le ciel. Le gigantesquerideau occupait toute l’étendue de l’horizon sud. Il n’émettaitaucun bruit.

21 mars. De funestes ténèbresplanaient alors sur nous, mais des profondeurs laiteuses de l’océanjaillissait un éclat lumineux qui glissait sur les flancs du canot.Nous étions presque accablés par cette averse cendreuse et blanchequi s’amassait sur nous et sur le bateau, mais qui fondait entombant dans l’eau. Le haut de la cataracte se perdait entièrementdans l’obscurité et dans l’espace. Cependant, il était évident quenous en approchions avec une horrible vélocité. Par intervalles, onpouvait apercevoir sur cette nappe de vastes fentes béantes, maiselles n’étaient que momentanées, et à travers ces fentes, derrièrelesquelles s’agitait un chaos d’images flottantes et indistinctes,se précipitaient des courants d’air puissants, mais silencieux, quilabouraient dans leur vol l’océan enflammé.

22 mars. Les ténèbres s’étaientsensiblement épaissies et n’étaient plus tempérées que par laclarté des eaux, réfléchissant le rideau blanc tendu devant nous.Une foule d’oiseaux gigantesques, d’un blanc livide, s’envolaientincessamment de derrière le singulier voile, et leur cri était lesempiternel Tekeli-li ! qu’ils poussaient ens’enfuyant devant nous. Sur ces entrefaites, Nu-Nu remua un peudans le fond du bateau ; mais, comme nous le touchions, nousnous aperçûmes que son âme s’était envolée. Et alors nous nousprécipitâmes dans les étreintes de la cataracte, où un gouffres’entrouvrit, comme pour nous recevoir. Mais voilà qu’en travers denotre route se dressa une figure humaine voilée, de proportionsbeaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et lacouleur de la peau de l’homme était la blancheur parfaite de laneige.

Chapitre 26Conjectures.

Les circonstances relatives à la mort récentede M. Pym, si soudaine et si déplorable, sont déjà bienconnues du public, grâce aux communications de la pressequotidienne. Il est à craindre que les chapitres restants quidevaient compléter sa relation, et qu’il avait gardés, pour lesrevoir, pendant que les précédents étaient sous presse, ne soientirrévocablement perdus par suite de la catastrophe dans laquelle ila péri lui-même. Cependant il se pourrait que tel ne fût pas lecas, et le manuscrit, si finalement on le retrouve, sera livré aupublic.

On a tenté tous les moyens pour remédier à cedéfaut. Le gentleman dont le nom est cité dans la préface, et qu’onaurait supposé capable, d’après ce qui est dit de lui, de comblerla lacune, a décliné cette tâche, et cela, pour des raisonssuffisantes tirées de l’inexactitude générale des détails à luicommuniqués et de sa défiance relativement à l’absolue vérité desdernières parties du récit. Peters, de qui on pourrait espérerquelques renseignements, est encore vivant et réside dansl’Illinois ; mais on ne peut pas le trouver pour le moment.Plus tard, on pourra le voir, et sans aucun doute il fournira desdocuments pour compléter le compte-rendu de M. Pym.

La perte des deux ou trois derniers chapitres(car il n’y en avait que deux ou trois) est une perte d’autant plusdéplorable qu’ils contenaient indubitablement la matière relativeau pôle même, ou du moins aux régions situées dans la proximitéimmédiate du pôle, et que les affirmations de l’auteur relativementà ces régions pourraient être bientôt vérifiées ou contredites parl’expédition dans l’océan Antarctique que le gouvernement prépareen ce moment même.

Il y a un point de la relation sur lequel ilest bon de présenter quelques observations ; et ce sera pourl’auteur de cet appendice un plaisir très vif, si ses réflexionsont pour résultat de donner un certain crédit aux très singulièrespages récemment publiées. Nous voulons parler des gouffresdécouverts dans l’île de Tsalal et de l’ensemble des figurescomprises dans le chapitre XXIII.

M. Pym a donné les dessins des abîmessans commentaire, et il décide résolument que les entaillestrouvées à l’extrémité du gouffre situé le plus à l’est n’ontqu’une ressemblance fantastique avec des caractères alphabétiques,enfin, et d’une manière positive, qu’elles ne sont pas descaractères. Cette assertion est faite d’une manière si simple etsoutenue par une sorte de démonstration si concluante (c’est-à-direl’adaptation des fragments trouvés dans la poussière dont lessaillies remplissaient exactement les entailles du mur), que noussommes forcés de croire l’écrivain de bonne foi ; et aucunlecteur raisonnable ne supposera qu’il en soit autrement. Maiscomme les faits relatifs à toutes les figures sont desplus singuliers (particulièrement quand on les rapproche decertains détails dans le corps du récit), nous ferons peut-êtrebien de toucher quelques mots de l’ensemble de ces faits, et celanous paraît d’autant plus à propos que les faits en question ont,sans aucun doute, échappé à l’attention de M. Poe.

Ainsi, les figures 1, 2, 3, 4 et 5, quand onles joint l’une à l’autre dans l’ordre précis suivant lequel seprésentent les gouffres eux-mêmes, et quand on les débarrasse despetits embranchements latéraux ou galeries voûtées (qui, on se lerappelle, servaient simplement de moyens de communication entre lesgaleries principales et étaient d’un caractère totalementdifférent), constituent un mot-racine éthiopien, la racine  ouêtre ténébreux, d’où viennent tous les dérivés ayant traità l’ombre et aux ténèbres.

Quant à l’entaille placée à gauche et leplus au nord, dans la figure 4, il est plus que probable quel’opinion de Peters était bonne, et que son apparencehiéroglyphique était véritablement l’ouvrage de l’art et unereprésentation intentionnelle de la force humaine. Le lecteur a ledessin sous les yeux ; il saisira ou ne saisira pas laressemblance indiquée ; mais la suite des entailles fournitune forte confirmation de l’idée de Peters. La rangée supérieureest évidemment le mot-racine arabe ou être blanc, d’oùtous les dérivés ayant trait à l’éclat et à la blancheur. La rangéeinférieure n’est pas aussi nette ni aussi facile à saisir. Lescaractères sont quelque peu cassés et disjoints ; néanmoins iln’y a pas à douter que, dans leur état parfait, ils ne formassentcomplètement le mot égyptien  ou la région du sud. Onremarquera que ces interprétations confirment l’opinion de Petersrelativement à la figure située le plus au nord. Le brasest étendu vers le sud.

De telles conclusions ouvrent un vaste champaux rêveries et aux conjectures les plus excitantes. Peut-êtredoit-on les rapprocher de quelques-uns des incidents du récit quisont le plus faiblement indiqués ; quoique la chaîne desrapports ne saute pas aux yeux, elle est bien complète.Tekeli-li !était le cri des naturels de Tsalalépouvantés à la vue du cadavre de l’animal blanc ramasséen mer. Tekeli-li ! était aussi l’exclamation deterreur du captif tsalalien au contact des objets blancsappartenant à M. Pym. C’était aussi le cri des gigantesquesoiseaux blancs au vol rapide qui sortaient du rideaublanc de vapeur au sud. On n’a rien trouvé deblanc à Tsalal, et rien au contraire qui ne fût tel dansle voyage subséquent vers la région ultérieure. Il ne serait pasimpossible que Tsalal,le nom de l’île aux abîmes, soumis àune minutieuse analyse philologique, ne trahît quelque parenté avecles gouffres alphabétiques ou quelque rapport avec les caractèreséthiopiens si mystérieusement façonnés par leurs sinuosités.

J’ai gravé cela dans la montagne, et mavengeance est écrite dans la poussière du rocher.

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