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Les aventures de Pinocchio

Les aventures de Pinocchio

de Carlo Collodi

Chapitre 1

 

Comment Maître Cerise, le menuisier,trouva un morceau de bois qui pleurait et riait comme un enfant.

Il était une fois…

– Un roi ! – vont dire mes petits lecteurs.

Eh bien non, les enfants, vous vous trompez.Il était une fois… un morceau de bois.

Ce n’était pas du bois précieux, mais une simple bûche, de celles qu’en hiver on jette dans les poêles et dans les cheminées.

Je ne pourrais pas expliquer comment, mais le fait est qu’un beau jour ce bout de bois se retrouva dans l’atelier d’un vieux menuisier, lequel avait pour nom Antonio bien que tout le monde l’appelât Maître Cerise à cause de la pointe de son nez qui était toujours brillante et rouge foncé, comme une cerise mûre.

Apercevant ce morceau de bois, Maître Cerise devint tout joyeux et, se frottant les mains, marmonna :

– Ce rondin est arrivé à point : je vais m’en servir pour fabriquer un pied de table.

Sitôt dit, sitôt fait : pour enlever l’écorce et le dégrossir, il empoigna sa hache bien aiguisée. Mais comme il allait donner le premier coup, son bras resta suspendu en l’air car il venait d’entendre une toute petite voix qui le suppliait :

– Ne frappe pas si fort !

Imaginez la tête de ce brave Maître Cerise !

Ses yeux égarés firent le tour de la piècepour comprendre d’où pouvait bien venir cette voix fluette, mais ilne vit personne. Il regarda sous l’établi : personne ! Ilouvrit une armoire habituellement fermée mais, là non plus, il n’yavait personne. Il inspecta la corbeille remplie de copeaux et desciure : rien ! Il poussa même la porte de son atelier etjeta un coup d’œil sur la route. Pas âme qui vive ! Maisalors ?

– J’ai compris – dit-il en riant et engrattant sa perruque – cette voix, je l’ai imaginée. Remettons-nousau travail.

Empoignant de nouveau sa hache, il en assénaun formidable coup au morceau de bois.

– Aïe ! Tu m’as fait mal ! – selamenta la même petite voix. Cette fois, Maître Cerise en fut baba.Il resta bouche bée, la langue pendante, les yeux exorbités, commela figurine de pierre d’une fontaine.

Mais d’où peut bien sortir cette voix qui fait« aïe » ? Pourtant il n’y a personne ici. Ou alorsce morceau de bois aurait appris à pleurer et à se lamenter commeun enfant ? C’est impossible. Le bout de bois que voici, c’estdu bois à brûler, une bûche comme une autre, juste bonne à mettredans le feu pour faire cuire une casserole de haricots. A moins quequelqu’un ne soit caché là-dedans ? S’il y a quelqu’un, on vabien voir ! Tant pis pour lui.

Il saisit à deux mains le pauvre morceau debois et se mit à le cogner sans pitié contre les murs de lapièce.

Puis il tendit l’oreille pour entendre leslamentations de la petite voix. Il attendit deux minutes, mais rienne se manifesta. Il attendit cinq minutes, dix minutes :toujours rien !

– J’ai compris – dit-il en s’efforçant derire et en se grattant la perruque – voilà la preuve que cette voixqui fait « aïe » sort tout droit de monimagination ! Remettons-nous au travail.

Et parce qu’il avait eu très peur, il s’essayaà chantonner pour se donner un peu de courage.

Posant sa hache, il prit le rabot pour rendrebien lisse et propre le bois mais, alors qu’il rabotait, ilentendit un petit rire :

– Arrête ! Tu me fais deschatouilles sur tout le corps !

Cette fois, le malheureux Maître Cerises’effondra, comme foudroyé. Quand il rouvrit les yeux, il étaitassis à même le sol.

Son visage était décomposé. Une terrible peuravait changé jusqu’à la couleur de son nez qui, de rouge, avaitviré au bleu foncé.

Chapitre 2

 

Maître Cerise offre le morceau de bois àson ami Geppetto qui le prend pour se fabriquer une marionnetteextraordinaire capable de danser, de tirer l’épée et de faire dessauts périlleux.

C’est alors qu’on frappa à la porte.

– Entrez – dit le menuisier, sans avoirla force de se relever.

Un petit vieux tout guilleret entra dansl’atelier. Il avait pour nom Geppetto mais les enfants duvoisinage, quand ils voulaient le mettre hors de lui, l’appelaientPolenta au motif que sa perruque jaune ressemblait fort à unegalette de farine de maïs.

Geppetto était très susceptible. Gare à quilui donnait de la Polenta ! Il devenait une vraie bête et iln’y avait plus moyen de le tenir.

– Bonjour, Maître Antonio – dit Geppetto– Qu’est-ce que vous faites assis par terre ?

– J’apprends le calcul aux fourmis.

– Grand bien vous fasse !

– Qu’est-ce qui vous amène chez moi,compère Geppetto ?

– Mes jambes ! Maître Antonio, jesuis venu vous demander une faveur.

– Me voici, prêt à vous rendre service –répondit le menuisier en se relevant.

– Ce matin, il m’est venu une idée.

– Voyons cela.

– J’ai pensé que je pourrais faire unebelle marionnette en bois, mais une marionnette extraordinairecapable de danser, de tirer l’épée et de faire des sauts périlleux.Avec elle, je pourrai parcourir le monde en dénichant ici ou là unquignon de pain et un verre de vin. Qu’en dites-vous ?

– Bravo Polenta ! cria la petitevoix, celle qui sortait on ne sait d’où.

A s’entendre appelé ainsi, Geppetto devintrouge comme une pivoine et, fou de rage, se tourna vers lemenuisier :

– Pourquoi m’offensez-vous ?

– Qui donc vous a offensé ?

– Vous m’avez appelé Polenta !…

– Mais ce n’est pas moi.

– Ben voyons ! Ce serait moi, parhasard ! Moi, je dis que c’est vous.

– Non !

– Si !

– Non !

– Si !

S’échauffant de plus en plus, ils passèrentdes paroles aux actes. Ils s’agrippèrent, se chiffonnèrent, segriffèrent et se mordirent.

Le combat fini, Maître Antonio avait dans lesmains la moumoute de Geppetto et Geppetto se rendit compte qu’ilavait entre ses dents la perruque grise du menuisier.

– Donne-moi ma perruque ! – criaMaître Antonio

– Et toi, rends-moi la mienne et faisonsla paix.

Chacun ayant repris sa perruque, les deuxpetits vieux se serrèrent la main et jurèrent de rester bons amispour la vie entière.

– Donc, compère Geppetto – dit lemenuisier pour sceller la paix retrouvée – que puis-je faire pourvous être agréable ?

– Il me faudrait du bois pour fabriquerma marionnette.

Tout content, le menuisier fila prendre surl’établi le bout de bois qui lui avait fait si peur. Mais comme ils’apprêtait à le remettre à son ami, le bout de bois se dégagead’une violente secousse, lui échappa des mains et alla frapperdurement les tibias du pauvre Geppetto.

– Eh bien, Maître Antonio, voilà unejolie manière de faire des cadeaux ! Vous m’avez quasimentestropié !

– Mais je vous jure que ce n’est pasmoi !

– Alors, c’est moi !

– C’est la faute de ce bout de bois

– Je vois bien que c’est du bois, maisc’est vous qui me l’avez envoyé dans les jambes !

– Moi, je n’ai rien envoyé !

– Menteur !

– Geppetto, ne m’offensez pas, sinon jevous appelle Polenta !

– Espèce d’âne !

– Polenta !

– Imbécile !

– Polenta !

– Macaque !

– Polenta !

Trois fois Polenta, c’était une de trop.Geppetto se jeta sur le menuisier et ils s’étripèrent denouveau.

La bataille terminée, Maître Antonio seretrouva avec deux griffures de plus sur le nez, l’autre avec deuxboutons de moins à sa vareuse. Leurs comptes réglés, ils seserrèrent la main et jurèrent de rester bons amis la vieentière.

Sur ce, Geppetto prit le fameux morceau debois et, après avoir remercié le menuisier, rentra chez lui enboitillant.

Chapitre 3

 

De retour chez lui, Geppetto se met toutde suite à fabriquer sa marionnette et lui donne le nom dePinocchio. Premières espiègleries de la marionnette.

La maison de Geppetto se réduisait à unepetite pièce en rez-de-chaussée qu’éclairait une soupente. Lemobilier était des plus rudimentaires : un siège bancal, unmauvais lit et une table complètement délabrée. Au fond de la piècebrûlait un feu dans une petite cheminée. Mais ce feu était peintsur le mur, en trompe-l’œil. Une casserole, peinte elle aussi,bouillait joyeusement près du feu envoyant un nuage de vapeur quisemblait être de la vraie vapeur.

Arrivé chez lui, Geppetto prit sans attendreses outils et se mit à tailler le morceau de bois afin deconfectionner sa marionnette.

– Quel nom lui donner ? – sedemanda-t-il – Je l’appellerai bien Pinocchio. Ce nom lui porterabonheur. J’ai connu une famille entière de Pinocchio. Le père, lamère, les enfants, tous se la coulaient douce. Et le plus aiséd’entre eux se contentait de mendier.

Ayant trouvé le nom de sa marionnette, il semit à travailler sérieusement. Il commença par sculpter lachevelure, puis le front et les yeux.

Les yeux terminés, imaginez son étonnementquand il s’aperçut qu’ils bougeaient et le regardaient avecimpudence.

Ces deux yeux qui le fixaient énervèrentGeppetto. Il dit d’un ton irrité :

– Gros yeux du bois, pourquoi meregardez-vous ainsi ?

Pas de réponse.

Alors il fit le nez, mais le nez à peine finicommença à grandir. Il grandit, grandit, grandit tellement qu’ildevint, en quelques minutes, un nez d’une longueur incroyable.

Le pauvre Geppetto avait beau s’éreinter à leretailler, plus il le retaillait pour le raccourcir, plus ce nezimpertinent s’allongeait

Après le nez, il sculpta la bouche.

Mais la bouche n’était même pas terminéequ’elle commença à rire et à se moquer de lui.

– Arrête de rire ! – dit Geppetto,vexé. Mais ce fut comme s’il parlait à un mur.

– Arrête, je te répète ! –hurla-t-il d’une voix menaçante.

Alors la bouche cessa de rire mais lui tira lalangue.

Geppetto, pour ne pas rater son ouvrage, fitsemblant de ne rien voir et continua à travailler.

Après la bouche, ce fut au tour du menton puisdu cou, du ventre, des bras et des mains.

Les mains achevées, Geppetto sentit qu’on luienlevait sa perruque. Il leva la tête et que vit-il ? Saperruque jaune dans les mains de la marionnette !

– Pinocchio !… Rends-moi tout desuite ma perruque !

Mais au lieu de la lui rendre, Pinocchio lamit sur sa tête. La perruque lui mangeait la moitié du visage.

Ces manières insolentes avaient rendu tristeGeppetto, comme jamais il ne l’avait été de toute sa vie. Il setourna vers Pinocchio et lui dit :

– Bougre de gamin ! Tu n’es même pasfini que tu manques déjà de respect à ton père ! C’est mal,mon garçon, c’est mal !

Et il sécha une larme…

Restaient cependant à fabriquer les jambes etles pieds.

Quand Geppetto eut fini, il reçut un coup depied en plein sur le nez.

– C’est de ma faute – se dit-il alors.J’aurais dû y penser avant. Maintenant c’est trop tard.

Après quoi, il empoigna la marionnette sousles bras et la posa sur le sol de la pièce pour la fairemarcher.

Mais Pinocchio avait les jambes raides et nesavait pas encore s’en servir. Geppetto le prit alors par la mainet lui apprit à mettre un pied devant l’autre.

Une fois ses jambes dégourdies, Pinocchiocommença à marcher tout seul puis il se mit à courir à travers lapièce. Finalement, il passa la porte de la maison, sauta dans larue et s’enfuit.

Et le pauvre Geppetto de courir derrière luisans pouvoir le rattraper parce que ce polisson de Pinocchio filaiten bondissant comme un lièvre. Ses pieds de bois frappaient le pavéde la rue en faisant autant de tapage que vingt paires desabots.

Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! criaitGeppetto, mais les gens, dans la rue, voyant cette marionnette enbois cavalant comme un cheval arabe, étaient enchantés de laregarder et ils riaient, riaient, vous ne pouvez pas savoir commeils riaient.

Survint heureusement un carabinier qui,entendant tout ce vacarme et croyant qu’il s’agissait d’un poulainqui avait échappé à son maître, se campa courageusement au milieude la rue, jambes écartées, avec la ferme résolution de l’arrêteret d’empêcher ainsi de plus graves désordres.

Quand Pinocchio se rendit compte que lecarabinier barrait la rue, il tenta de le tromper en lui passantentre les jambes mais sa tentative échoua.

Sans bouger d’un pouce, le policier l’attrapacarrément par le nez (c’était un nez tellement démesuré qu’ilparaissait n’exister que pour être attrapé par les carabiniers) etle rendit à Geppetto qui, en punition, décida de lui tirer lesoreilles. Mais imaginez sa tête quand, cherchant les oreilles, ilne les trouva pas. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, dans saprécipitation, il avait tout simplement oublié de les faire.

Il le saisit donc par la nuque et, tout en leramenant à la maison, lui secouait la tête et lemenaçait :

– On rentre. Et quand on sera rentrés, onrèglera nos comptes !

A ces mots, Pinocchio se jeta par terre et nevoulut plus marcher.

Immédiatement, curieux et badauds serapprochèrent et commencèrent à former un cercle autour d’eux.

Chacun donnait son avis. Certainsdisaient :

– Pauvre marionnette, elle a raison de nepas vouloir rentrer. Qui sait si elle ne serait pas battue par cediable de Geppetto !

Et les autres, malicieusement, enrajoutaient :

– Ce Geppetto semble un bravehomme ! Mais, en vérité, c’est un vrai tyran avec lesenfants ! Si on lui laisse cette marionnette, il est capablede la mettre en pièces !

Ils firent et dirent tant et si bien que lecarabinier libéra Pinocchio et conduisit en prison le pauvreGeppetto. Incapable de trouver les mots pour se défendre, ilpleurait comme un veau et, tout au long du chemin, murmurait ensanglotant :

– Sale gamin ! Et dire que je mesuis donné toute cette peine pour fabriquer une marionnette biencomme il faut ! Tout reste à faire ! J’aurais dû y penserplus tôt !

Ce qui arriva ensuite est une incroyablehistoire. C’est cette histoire que je vais vous racontermaintenant.

Chapitre 4

 

L’histoire de Pinocchio et duGrillon-qui-parle. Où l’on voit que les méchants garçons nesupportent pas d’être contrariés par qui en sait plus qu’eux.

Voilà donc la suite, les enfants. Alors que lepauvre Geppetto était conduit sans raison en prison, ce polisson dePinocchio, sorti des griffes du carabinier, descendit à toutesjambes à travers champs pour rentrer plus vite à la maison. Dans sacourse folle, il gravissait les plus hauts talus, sautait pardessus des haies de ronces et franchissait des fossés pleins d’eau,exactement comme un chevreau ou un jeune lièvre poursuivi par deschasseurs. Arrivé devant la maison, il trouva la porte fermée. Illui donna une bourrade, entra, tira tous les verrous et s’affalapar terre en poussant un grand soupir de satisfaction.

Mais la satisfaction dura peu car il entendit,quelque part dans la pièce, quelqu’un qui faisait :

– Cri-cri-cri !

– Qui donc m’appelle ? – demandaPinocchio, apeuré.

– C’est moi !

Il se retourna et vit un énorme Grillon quigrimpait lentement sur le mur.

– Dis-moi, Grillon, qui es-tu ?

– Je suis le Grillon-qui-parle, et je visdans cette pièce depuis plus de cent ans.

– Ouais, mais maintenant c’est ma maisonà moi – dit la marionnette – et si tu veux vraiment me faireplaisir, va-t-en tout de suite et ne reviens pas.

– Je ne partirai d’ici – répondit leGrillon – qu’après t’avoir dit une vérité essentielle.

– Bon, alors grouille-toi de me ladire.

– Malheur aux enfants qui se révoltentcontre leurs parents et abandonnent par caprice la maisonpaternelle ! Jamais ils ne trouveront le bien en ce monde et,tôt ou tard, ils s’en repentiront amèrement.

– Cause toujours, mon Grillon, tant qu’ilte plaira : moi je sais que demain, à l’aube, je partiraid’ici car si je reste, il m’arrivera ce qui arrive à tous lesenfants. C’est à dire qu’ils m’enverront à l’école et, que cela meplaise ou non, on m’obligera à étudier. Or moi, je te le dis enconfidence, étudier ne me va pas du tout. Cela m’amuse beaucoupplus de courir derrière les papillons et de grimper dans les arbrespour dénicher les oiseaux.

– Pauvre petit sot ! Tu ne sais doncpas qu’en agissant ainsi tu deviendras le plus beau des ânes et quetout le monde se paiera ta tête ?

– Oh ! La barbe Grillon demalheur ! – cria Pinocchio.

Mais le Grillon, qui était patient etphilosophe, au lieu de prendre mal cette impertinence, continua surle même ton :

– S’il ne te plait pas d’aller à l’école,tu pourrais au moins apprendre un métier, de façon à pouvoir gagnerta vie honnêtement.

– Tu veux que je te dise ? –répliqua Pinocchio, qui commençait à s’énerver – Parmi tous lesmétiers du monde, un seul me conviendrait parfaitement.

– Et ce métier serait ?…

– Celui qui consiste à manger, boire,dormir, m’amuser et me balader du matin au soir.

– Pour ta gouverne – lui répondit leGrillon-qui-parle avec son calme habituel – je te signale que ceuxqui pratiquèrent un tel métier ont tous fini leurs jours àl’hospice ou en prison.

– Cela suffit, Grillon de malheur !…Si la colère me prend, gare à toi !

– Pauvre Pinocchio ! Tu me faispitié !…

– Et pourquoi, Grillon ?

– Parce que tu es une marionnette et, cequi est terrible, que tu as donc la tête dure comme du bois.

Rendu absolument furieux par ces dernièresparoles, Pinocchio se leva d’un bond, s’empara d’un marteau surl’établi et le lança à toute volée vers le Grillon-qui-parle.Peut-être crut-il qu’il ne le toucherait même pas.

Malheureusement, il le frappa en plein sur latête, si bien que le pauvre Grillon, après avoir fait une dernièrefois cri-cri-cri, resta collé au mur, raide mort.

Chapitre 5

 

Pinocchio a faim et cherche un œuf pourfaire une omelette. Mais au moment de la manger, l’omelettes’envole par la fenêtre.

La nuit commençait à tomber. Pinocchioressentit un petit creux à l’estomac et se rappela qu’il n’avaitrien mangé.

Ce petit creux, chez les enfants, granditrapidement. En peu de minutes, il se transforme en véritable faimet cette faim, subrepticement, devient faim de loup, une faimcolossale.

Le pauvre Pinocchio commença par se ruer versla cheminée où fumait une casserole et voulut enlever le couverclepour voir ce qui cuisait. Mais cette casserole n’étant qu’unepeinture murale, imaginez sa stupeur ! Son nez, déjà long,s’allongea encore plus, d’au moins quatre doigts.

Alors il se mit à courir comme un fou danstoute la pièce, fouillant dans toutes les boites, inspectant lesplacards à la recherche d’un peu de pain sec, d’un croûtonquelconque, d’un os pour chien, d’un restant de polenta moisie,d’une arête de poisson ou d’un noyau de cerise, bref de n’importequoi à se mettre sous la dent, mais il ne trouva rien, absolumentrien, rien de rien.

Or la faim grandissait et grandissaittoujours. Cette faim provoquait en lui l’envie de bailler et cesbâillements étaient si conséquents que sa bouche s’étiraitjusqu’aux oreilles. Il baillait, crachotait et sentait que sonestomac lui descendait sur les talons.

Désespéré, il se mit à pleurer :

– Le Grillon-qui-parle avait raison. Jen’aurais pas dû me révolter contre mon papa ni me sauver de lamaison. Si papa était là, je n’en serais pas réduit à bailler à enmourir ! Oh ! Quelle sale maladie que d’avoirfaim !

Mais voilà qu’il lui sembla voir, dans un tasde poussière, quelque chose de rond et blanc, comme un œuf depoule. Il se jeta dessus d’un seul bond. C’était bien un œuf.

La joie de la marionnette fut indescriptible.Croyant rêver, il tournait et retournait cet œuf dans ses mains, lecaressait et l’embrassait tout en disant :

– Et maintenant, comment vais-je lecuire ? En omelette ? A la coque ? Sur le plat, cene serait pas plus savoureux ? Oui, et c’est encore le moyenle plus rapide, j’ai trop envie de le manger.

Sitôt dit, sitôt fait : il mit un poêlonsur un brasero aux cendres chaudes et versa, faute d’huile ou debeurre, un peu d’eau. Quand l’eau commença à bouillir, tac !…elle fit éclater la coquille qui laissa s’échapper ce qu’il y avaità l’intérieur.

Or, au lieu du blanc et du jaune de l’œuf,sortit un petit poussin tout content et très poli qui, après unebelle révérence, dit :

– Merci mille fois, Monsieur Pinocchio,de m’avoir épargné la fatigue de rompre moi-même ma coquille.Portez-vous bien et bonjour chez vous !

Puis il étendit ses ailes et, passant par lafenêtre restée ouverte, s’envola dans le ciel et disparut àl’horizon.

La pauvre marionnette en resta paralysée, lesyeux fixes, la bouche ouverte, la coquille cassée dans la main. Lechoc passé, il se mit à pleurer, à crier, à taper des pieds parterre de désespoir et, tout en pleurant, s’exclama :

– Le Grillon-qui-parle avait doncraison ! Si je ne m’étais pas sauvé de la maison et si monpapa était encore ici, je n’en serais pas réduit à mourir defaim ! Oh ! Quelle sale maladie que la faim !

Et, parce que son corps rouspétait plus quejamais et qu’il ne savait quoi faire pour le contenter, il songea àsortir pour une virée dans le voisinage, histoire de trouverquelque personne charitable qui lui ferait l’aumône d’un peu depain.

Chapitre 6

 

Pinocchio s’endort les pieds posés sur lebrasero et le lendemain matin ils sont entièrement calcinés.

Dehors, c’était proprement infernal. Unterrible orage tonnait avec fracas et la nuit s’éclairait comme sile ciel avait pris feu, un vent glacial tournoyait, sifflantméchamment, soulevant un immense nuage de poussière et faisantgémir tous les arbres de la campagne. Pinocchio avait très peur dutonnerre et des éclairs, mais la faim était encore plus forte quela peur. Alors il poussa la porte et, filant à toute allure, arrivadans le village une petite centaine de bonds plus loin, la languependante et le souffle court, comme un chien de chasse.

Tout était dans l’obscurité. Les boutiquesétaient fermées, closes les portes et les fenêtres des maisons.Dans la rue, pas un chat. On aurait dit un village de morts.

Accablé par le désespoir et la faim, Pinocchiose pendit à la sonnette d’une maison et carillonna, carillonna touten se disant :

– Quelqu’un finira bien par se mettre àla fenêtre.

Effectivement, un petit vieux apparut, sonbonnet de nuit sur la tête et très énervé :

– Qu’est-ce que vous voulez à cetteheure-ci ?

– Peut-être serez-vous assez aimable deme donner un morceau de pain ?

– D’accord, ne bouge pas, je reviens toutde suite – répondit le vieil homme qui croyait avoir à faire à l’unde ces vauriens capables de tout et qui, la nuit, s’amusent à tirerles sonnettes pour le seul plaisir de déranger les gens dormanttranquillement.

Trente secondes plus tard, la fenêtre s’ouvritde nouveau et le petit vieux cria à Pinocchio :

– Mets-toi bien dessous et tends tonchapeau.

Pinocchio enleva immédiatement soncouvre-chef, mais au moment où il le tendait, il reçut une bassineentière d’eau qui l’arrosa de la tête au pied comme s’il était ungéranium desséché.

Revenu à la maison trempé jusqu’aux os, aucomble de la fatigue et de la faim, n’ayant même plus force derester debout, il s’affala sur une chaise et posa ses pieds humidessur le brasero aux braises rouges.

Il s’endormit ainsi et, pendant qu’il dormait,ses pieds, qui étaient en bois, brûlèrent petit à petit jusqu’àêtre réduits en cendre.

Malgré tout, Pinocchio continuait à dormir età ronfler comme si ses pieds étaient ceux d’un autre. Il ne seréveilla qu’à l’aube parce que quelqu’un avait frappé à laporte.

– Qui est-ce ? – questionna-t-il enbaillant et en se frottant les yeux.

– C’est moi – répondit une voix.

Cette voix était celle de Geppetto.

Chapitre 7

 

Revenu chez lui, Geppetto va refaire lespieds de la marionnette et lui donner son propre repas.

Le pauvre Pinocchio, qui était encoreensommeillé, ne s’était pas rendu compte que ses pieds étaientbrûlés. Quand il entendit la voix de son père, il sauta de sontabouret pour lui ouvrir mais, après avoir titubé deux ou troisfois, il tomba de tout son long sur le sol.

Et, en tombant, il fit autant de vacarmequ’une batterie de cuisine dégringolant du cinquième étage.

– Ouvre-moi ! – lui criait Geppettode la rue.

– Mais, mon papa, je ne peux pas – luirépondait la marionnette en pleurant et en se roulant parterre.

– Pourquoi ne peux-tu pas ?

– On m’a mangé les pieds.

– Et qui donc te les a mangés ?

Pinocchio regardait le chat qui s’amusait àpousser des copeaux avec ses pattes :

– C’est le chat – inventa-t-il

– Ouvre-moi, je te dis ! Sinon, jevais t’en donner du chat, mais ce sera du chat à neufqueues !

– Je vous supplie de me croire : jene peux pas me tenir debout. Oh ! Pauvre de moi ! Jedevrai, toute ma vie, me traîner sur les genoux !…

Geppetto était persuadé que toutes cespleurnicheries étaient encore une espièglerie de la marionnette.Pour en finir, il s’accrocha au mur et rentra dans la maison par lafenêtre.

Au début, il voulut mettre les choses au pointmais quand il vit son Pinocchio par terre et qu’il n’avait plus depieds, il fut immédiatement attendri. Le prenant par le cou, ill’embrassa et lui fit mille caresses. Des larmes lui coulaient surles joues. Tout en sanglotant, il lui dit :

– Mon Pinocchio à moi ! Commentas-tu fait pour te brûler les pieds ?

– J’en sais rien, papa, mais c’était unenuit d’enfer dont je me souviendrai toujours. Il tonnait, il yavait des éclairs partout et moi j’avais très faim, alors leGrillon-qui-parle m’a dit ; « Tu as été méchant et c’esttout ce que tu mérites » et moi je lui ai répondu :« Ca suffit, Grillon !… ». Mais il a ajouté :« Tu n’es qu’une marionnette qui a la tête aussi dure que dubois ». Alors, moi, je lui ai envoyé un marteau à la figure.Il est mort mais c’est de sa faute, moi je ne voulais pas le tuer.Après, j’ai mis une poêle sur le brasero allumé, le poussin estsorti et m’a dit : « Adieu… et bonjour chez vous ».Comme j’avais de plus en plus faim, le petit vieux en bonnet denuit m’a ordonné de me mettre sous sa fenêtre et de tendre monchapeau. C’est comme cela que j’ai reçu une bassine d’eau parce queje demandais un peu de pain. Est-ce honteux de demander dupain ? Bon, après je suis revenu à la maison, toujours affamé,j’ai posé mes pieds sur le brasero pour les sécher, puis vous êtesarrivé et je me suis aperçu que mes pieds étaient brûlés.Maintenant, la faim, je l’ai toujours mais les pieds, je n’en aiplus ! Hi !… Hi !… Hi !…

Et Pinocchio de recommencer à pleurer et àbrailler si fort qu’on pouvait l’entendre à cinq kilomètres à laronde.

Geppetto, du long discours embrouillé de samarionnette n’avait retenu que le fait qu’elle mourait de faim etil tira de sa poche trois poires qu’il lui tendit :

– Ces poires devaient être mon déjeunermais je te les donne volontiers. Mange-les et fais-en le meilleurprofit.

– Si vous voulez que je les mange,faites-moi donc le plaisir de les éplucher.

– Les éplucher ? – s’étonna Geppetto– Je ne savais pas, mon garçon, que tu étais si délicat. Tu fais lafine bouche. C’est mal ! Dés le plus jeune âge, en ce basmonde, il faut s’habituer à manger de tout. On ne sait jamais cequi peut arriver, car tout est possible.

– Vous parlez d’or – répliqua Pinocchio,– mais moi je ne mangerai jamais un fruit qui n’est pas épluché. Jene peux pas souffrir les peaux.

Alors le brave Geppetto, sortant un petitcouteau et s’armant de patience, pela les trois poires en prenantsoin de laisser les épluchures sur un coin de la table.

Quand Pinocchio, en deux bouchées, eut mangéla première poire, il fit le geste de jeter le trognon.

Geppetto lui arrêta le bras :

– Ne le jette pas : tout peut êtreutile en ce bas monde.

– Bah ! Le trognon, c’est sûr que jene le mangerai pas ! – hurla la marionnette, menaçante commeune vipère.

– Qui sait ? Tout estpossible !… répéta Geppetto calmement.

Les trois trognons, au lieu de passer par lafenêtre, rejoignirent donc les épluchures sur la table.

Ayant mangé ou plutôt dévoré les trois poires,Pinocchio se remit à bailler et dit en pleurnichant :

– J’ai encore faim !

– Mais, mon garçon, je n’ai plus rien àte donner.

– C’est vrai ? Il n’y a plusrien ?

– Plus rien que ces épluchures et cestrognons de poire.

– Tant pis ! – dit Pinocchio, – s’iln’y a rien d’autre, je mangerais bien une épluchure.

Et il commença à mastiquer. Au début, il pritune mine dégoûtée, mais il engloutit toutes les épluchures l’uneaprès l’autre, puis les trognons. Quand il eut fini, il battit desmains de contentement. Il jubilait :

– Maintenant, je me sens bien !

– Tu vois donc – lui fit remarquerGeppetto, – que j’avais raison quand je te disais qu’il ne fallaitpas être si délicat. Mon cher, on ne sait jamais ce qui peutarriver en ce bas monde. Tout est possible !

Chapitre 8

 

Geppeto taille de nouveaux pieds àPinocchio et vend son manteau pour lui acheter un abécédaire.

La marionnette, une fois rassasiée, commença àbougonner et à pleurnicher parce qu’elle voulait des piedsneufs.

Mais Geppetto, pour le punir de sa fugue,laissa Pinocchio se désespérer durant une bonne partie de lajournée, puis il lui demanda :

– Et pourquoi devrais-je te refaire despieds si c’est pour te sauver une nouvelle fois ?

– Je vous promets – lui répondit entredeux sanglots la marionnette – que désormais je me conduiraibien.

– C’est ce que disent tous les enfantsquand ils veulent quelque chose.

– Je vous promets que j’irai à l’école,que j’étudierai et que je ferai des étincelles…

– Quand les enfants veulent quelquechose, c’est toujours le même refrain.

– Mais je ne suis pas comme les autresenfants ! Je suis le plus gentil et je dis toujours la vérité.Je vous jure, papa, que j’apprendrai un métier et je serai votrebâton de vieillesse.

Geppetto, tout en affichant un airterriblement sévère, avait les yeux pleins de larmes et le cœurgros en voyant dans quel état pitoyable était son Pinocchio.

Il se tut, prit ses outils, deux bouts de boissec et se mit farouchement au travail.

En moins d’une heure, les pieds étaient faits,et bien faits : deux petits pieds rapides et nerveux comme lesaurait sculptés un artiste de génie.

Puis il dit à la marionnette :

– Ferme les yeux et dors !

Pinocchio ferma les yeux et fit semblant dedormir. Et pendant qu’il faisait semblant de dormir, Geppettoramollit de la colle dans une coquille d’œuf et ajusta tellementbien les deux pieds aux jambes de la marionnette que l’on neremarquait rien à l’endroit où il les avait collés.

Dés que Pinocchio se rendit compte qu’il avaitdes pieds, il sauta de la table où il était étendu et, fou de joie,commença à faire mille entrechats et cabrioles.

– Pour vous remercier de ce que vous avezfait pour moi – dit-il alors à son père – j’irai tout de suite àl’école.

– Bravo, mon garçon !

– Oui, mais pour y aller, j’ai besoin devêtements.

Geppetto était pauvre et n’avait pas uncentime en poche. Il lui confectionna donc un ensemble en papier àfleurs, des souliers en écorce d’arbre et un bonnet de mie depain.

Pinocchio courut se mirer dans une bassinepleine d’eau et, très content de lui, revint en sepavanant :

– J’ai l’air d’un vraimonsieur !

– En effet – répliqua Geppetto. Pour êtreun monsieur, mieux vaut un vêtement propre qu’un vêtement luxueux.Tiens-le-toi pour dit.

– A propos – fit remarquer la marionnette– il me manque tout de même quelque chose d’essentiel pour aller àl’école.

– Quoi donc ?

– Je n’ai pas d’abécédaire.

– Tu as raison, mon garçon. Mais commentfait-on pour s’en procurer ?

– Ben, c’est très facile. On va dans unelibrairie et on l’achète.

– Et les sous ?

– Moi, je n’en ai pas.

– Et moi non plus.

Le visage du brave Geppetto s’assombrit. Et,bien que Pinocchio fut d’une nature insouciante et joyeuse, luiaussi devint triste. La misère, quand c’est de la vraie misère,tout le monde la voit, même les enfants.

– Attends un peu ! – cria tout àcoup Geppetto.

Il se leva, enfila son vieux manteau defutaine tout rapiécé et sortit de la maison en courant.

Il revint vite. Il tenait à la main unabécédaire pour son fiston. En revanche, il n’avait plus demanteau. Le pauvre homme était en bras de chemise et, dehors, ilneigeait.

– Et ton manteau, papa ?

– Je l’ai vendu.

– Mais pourquoi ?

– Il me tenait trop chaud.

Pinocchio avait bon cœur. Comprenant àdemi-mot, il sauta au cou de Geppetto et lui couvrit le visage debaisers.

Chapitre 9

 

Pinocchio vend son abécédaire pour allerau théâtre de marionnettes.

La neige ayant cessé de tomber, Pinocchio pritle chemin qui menait à l’école emportant sous son bras,l’abécédaire flambant neuf. Tout en marchant il rêvassait etconstruisait mille châteaux en Espagne, tous plus beaux les uns queles autres.

Il se disait :

– Aujourd’hui, à l’école, j’apprendrai àlire ; demain, j’apprendrai à écrire ; après-demain, jesaurai compter. Avec tout mon savoir, je gagnerai beaucoup d’argentet, dés les premiers sous en poche, j’achèterai à mon papa un beaumanteau de drap.

Que dis-je de drap ? Il sera tissé d’oret d’argent avec des brillants en guise de boutons. Le pauvre hommele mérite bien car, en somme, pour m’acheter des livres et medonner de l’instruction, il se retrouve en bras de chemise… avec lefroid qu’il fait ! Seuls les papas sont capables de faire detels sacrifices !…

Alors que, tout ému, Pinocchio se racontait cegenre de choses, il entendit, au loin, le son aigu de fifres et lescoups sourds d’une grosse caisse : pfuit-pfuit-pfuit,boum-boum-boum.

Il s’arrêta pour mieux écouter. Il y avait unetrès longue route qui croisait la sienne et qui conduisait à unpetit village construit au bord de la mer. La musique venait delà-bas.

– Qu’est-ce donc que cette musique ?– se demanda Pinocchio – Dommage que je sois obligé d’aller àl’école, sinon…

Il restait là, perplexe. Il lui fallaitchoisir entre l’école et les fifres.

– Disons qu’aujourd’hui, je pourraisaller écouter les fifres. Dans ce cas, j’irai à l’école demain.Pour aller à l’école, il sera toujours temps – finit-il parconclure en haussant les épaules.

Sitôt dit, sitôt fait. Il s’engagea sur laroute transversale et se mit à courir à toutes jambes. Et plus ilcourait, mieux il entendait les fifres et la grosse caisse :pfuit-pfuit-pfuit, boum-boum-boum.

Il arriva sur une place pleine de gens quis’agglutinaient autour d’une grande baraque en bois recouverted’une toile bariolée aux mille couleurs.

– C’est quoi, cette baraque ? –demanda-t-il à un gamin du village.

– Tu n’as qu’à lire la pancarte. C’estécrit dessus.

– Je la lirais bien volontiers mais il setrouve qu’aujourd’hui je ne sais pas lire.

– Pauvre ignorant ! Moi, je vais tela lire. Sache donc que, sur cette pancarte, il est écrit enlettres rouges comme du feu : « GRAND THEATRE DEMARIONNETTES »

– Et il y a longtemps que le spectacle acommencé ?

– Il commence.

– Pour entrer, combien çacoûte ?

– Quatre sous.

Pinocchio, dévoré par la curiosité, perdittoute retenue. Toute honte bue, il demanda au jeunegarçon :

– Tu pourrais me prêter quatre sousjusqu’à demain ?

– Je te les donnerais bien volontiers –ricana l’autre – mais il se trouve qu’aujourd’hui je ne peux pasles donner.

– Je te vends mon manteau pour quatresous – répliqua Pinocchio.

– Que veux-tu que je fasse d’un manteauen papier peint ? S’il se met à pleuvoir, il va se coller àmoi et je ne pourrais même plus m’en débarrasser.

– Alors, prends mes chaussures.

– Elles sont tout juste bonnes à allumerle feu.

– Et le bonnet. Tu m’en donneraiscombien ?

– Belle acquisition, en vérité ! Unbonnet en mie de pain ! Les souris finiraient par venir me lemanger sur la tête !

Pinocchio était sur des charbons ardents. Ilavait bien encore une dernière proposition à lui faire, mais iln’osait pas la formuler. Il hésitait, balançait, était à latorture. Puis il se décida :

– Ne pourrais-tu pas me donner quatresous pour cet abécédaire tout neuf ?

– Écoute. Je suis un enfant et je ne faispas de commerce avec les autres enfants – lui répondit son jeuneinterlocuteur qui avait beaucoup plus de jugeote que lui.

– Pour quatre sous, moi je le prends –intervint un chiffonnier qui avait entendu leur conversation.

Le livre fut vendu sur-le-champ. Et dire que,pour avoir acheté ce même abécédaire à son fils chéri, le braveGeppetto, en bras de chemise, grelottait de froid chezlui !

Chapitre 10

 

Les marionnettes reconnaissent enPinocchio l’une des leurs et lui font fête. Au moment oùl’allégresse est à son comble survient Mangiafoco, lemarionnettiste. Pinocchio est promis à une triste fin.

L’entrée de Pinocchio dans le petit théâtre demarionnettes suscita un incident qui provoqua une sorte derévolution.

Il faut savoir que le rideau était levé et quele spectacle avait commencé.

Sur la scène, Arlequin et Polichinelle sequerellaient et s’apprêtaient, comme d’habitude, à en venir auxgifles et aux coups de bâton.

Leur prise de bec faisait se plier de rire unpublic captivé. Les deux marionnettes gesticulaient et s’envoyaientdes injures avec tant de naturel qu’elles paraissaient aussivivantes que vous et moi.

Mais, vivant ou pas, Arlequin s’arrêta soudainde jouer. Faisant face au public, il montra de la main quelqu’un aufond de la salle et se mit à déclamer avec emphase :

– Dieux du ciel ! Est-ce que jerêve ? Pourtant, c’est bien Pinocchio que je voislà-bas !

– C’est vraiment Pinocchio ! – criaPolichinelle à son tour.

– C’est tout à fait lui ! –renchérit madame Rosaura dont la tête passa à travers le décor.

– C’est Pinocchio ! C’estPinocchio ! – reprirent en chœur toutes les marionnettessurgissant des coulisses.

C’est Pinocchio ! C’est notre frère àtous ! Vive Pinocchio !

– Pinocchio, viens-là ! – criaArlequin – Viens te jeter dans les bras de tes frères enbois !

Cette affectueuse invite fit bondir Pinocchiohors de son siège. D’un saut, il fut dans les premiers rangs. Unautre saut le propulsa sur la tête du chef d’orchestre et, de là,il arriva directement sur la scène.

Difficile d’imaginer la débauche de marquesd’amitié que lui témoigna, dans le plus grand désordre, toute latroupe de ce théâtre végétal : ce furent des embrassades, desétreintes, des joyeux petits pinçons de complicité, de tendresfrottements de museaux que seule une fraternité sincère et réellepeut inspirer.

Il n’y a pas à dire : le spectacle étaitémouvant. Pourtant le public, voyant que la comédie n’avançaitplus, s’impatienta et se mit à crier :

– La suite ! La suite !

Ce fut peine perdue car les marionnettes, aulieu de se remettre à jouer, firent encore plus de tapage et,hissant Pinocchio sur leurs épaules, le portèrent en triomphe surle devant de la scène.

C’est alors qu’intervint le marionnettiste, unhomme à la stature colossale et si laid que l’on mourait de peurrien qu’à le regarder. Il avait une barbe noire comme de l’encre,si longue qu’elle traînait par terre et qu’il s’emmêlait les piedsdedans quand il marchait. Sa bouche était vaste comme un four, sesyeux ressemblaient à des lanternes rouges et il faisait claquer unfouet tressé de peaux de serpents et de queues de renards.

Le tapage cessa brusquement à son apparition.Chacun retenait sa respiration et l’on aurait pu entendre unemouche voler. Toutes les pauvres marionnettes, les hommes comme lesfemmes, furent prises de tremblements.

– Pourquoi es-tu venu mettre la pagailledans mon théâtre ? – demanda le marionnettiste à Pinocchiod’une grosse voix d’ogre ayant un bon rhume de cerveau.

– Ce n’est pas de ma faute, Monsieur, jevous supplie de me croire.

– Suffit ! On règlera nos comptes cesoir.

Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Car, lespectacle terminé, le marionnettiste se rendit à la cuisine où ils’était préparé pour le dîner un mouton entier qui cuisaitlentement à la broche. Or, comme il lui manquait du bois pourparachever la cuisson afin qu’il soit bien doré, il appela Arlequinet Polichinelle et leur dit :

– Apportez-moi donc cette marionnette quiest accrochée au clou. Elle m’a paru d’un bois très sec et fera unebelle flambée pour mon rôti.

D’abord ils hésitèrent. Mais un méchant coupd’œil de leur patron terrorisa tellement Arlequin et Polichinellequ’ils obéirent.

Peu après, ils revenaient portant le pauvrePinocchio qui se débattait comme une anguille hors de l’eau et quicriait désespérément :

– Papa, papa, sauve-moi ! Je ne veuxpas mourir ! Je ne veux pas mourir !

Chapitre 11

 

Mangiafoco éternue et pardonne àPinocchio, lequel sauve de la mort son ami Arlequin.

Certes, le montreur de marionnettes Mangiafoco(qui veut dire Mange-feu : c’était vraiment son nom) avaittoutes les apparences d’un homme terrifiant, particulièrement avecsa barbe noire qui, comme un tablier, lui recouvrait entièrementpoitrine et jambes. Mais au fond, ce n’était pas un méchanthomme.

La preuve : quand on lui amena Pinocchio,se débattant et hurlant « Je ne veux pas mourir, je ne veuxpas mourir ! », il fut tout de suite troublé et ressentitde la pitié pour la pauvre marionnette. Il résista bien un bonmoment mais, ne se contrôlant plus, il finit par émettre un trèssonore éternuement.

Arlequin, qui semblait avoir été transformé ensaule pleureur tellement il était affligé, retrouva subitement unvisage joyeux à la suite de cet éternuement et, se penchant versPinocchio, lui souffla :

– Bonne nouvelle, mon frère : lemaître vient d’éternuer, ce qui veut dire qu’il s’est pris decompassion pour toi et que tu es sauvé.

En effet, alors que tous les humains pleurentou, du moins, font semblant de sécher des larmes quand quelqu’unleur fait pitié, Mangiafoco, lui, éternuait.

C’était sa manière à lui de faire savoir qu’ilavait du cœur.

Après avoir éternué, le montreur demarionnettes choisit de refaire le bourru et grommela à l’adressede Pinocchio :

– Arrête de pleurer ! Toutes ceslamentations m’ont ouvert l’appétit. Je sens un tiraillement qui…atchoum, atchoum !

– A vos souhaits ! – ditPinocchio

– Merci ! Dis-moi : ton papa etta maman sont toujours vivants ?

– Papa, oui. Je n’ai jamais connu mamaman.

– Évidemment, évidemment… Quelletristesse ce serait pour ton vieux papa si je te faisais grillersur ces braises rouges ! Pauvre homme ! Vraiment jecompatis !… Atchoum, atchoum, atchoum !

– A vos souhaits – répéta Pinocchio

– Merci ! Mais il faut aussiéprouver de la compassion pour moi car, comme tu le vois, je n’aiplus de bois pour finir de cuire ce mouton. En vérité, te jeterdans le feu m’aurait bien arrangé. Mais, que veux-tu, j’ai eupitié. Maintenant c’est trop tard. Je vais donc te remplacer parl’une de mes marionnettes. Holà, les gendarmes !

Très longs, très maigres, bicornes sur la têteet sabres au clair, deux gendarmes surgirent immédiatement.

Le marionnettiste, d’une voix rauque, leurordonna :

– Attrapez-moi cet Arlequin, ligotez-lebien et jetez-le dans le feu. Je veux que mon rôti soitréussi !

Imaginez la tête du pauvre Arlequin ! Ilfut si épouvanté que ses jambes plièrent sous lui et qu’il seretrouva à plat ventre par terre.

Bouleversé par ce spectacle, Pinocchio, ensanglots, se jeta aux pieds du marionnettiste et inonda sa barbe deses pleurs. Il supplia :

– Pitié, Monsieur Mangiafoco !

– Ici, il n’y aucun monsieur ! –répliqua sèchement le marionnettiste.

– Pitié, Monsieur le Chevalier !

– Il n’y a pas de chevalier nonplus !

– Pitié, Monsieur leCommandeur !

– Où vois-tu des commandeursici ?

– Pitié, Excellence !

Cette fois, très flatté de s’entendre appeléExcellence, le montreur de marionnette s’humanisa et demanda àPinocchio d’un ton plus affable :

– Et bien, que veux-tu ?

– Vous demander la grâce de ce pauvreArlequin.

– Il n’y a pas de grâce qui tienne !Puisque je t’ai épargné, toi, il faut bien que je le mette dans lefeu, lui. Sinon, mon mouton ne sera pas bien doré.

– Dans ce cas – répliqua fièrementPinocchio en se levant et en jetant son bonnet de mie de pain –dans ce cas, je sais où est mon devoir. Avancez, messieurs lesgendarmes ! Attachez-moi et jetez-moi dans les flammes !Il n’est pas juste qu’Arlequin, un véritable ami, dusse mourir à maplace !

Cette déclaration héroïque, prononcée haut etfort, fit couler les larmes de toutes les marionnettes présentes.Jusqu’aux gendarmes qui, bien que de bois, pleuraient comme desveaux.

Au début, Mangiafoco resta intraitable, unvrai bloc de glace. Mais, peu à peu, il s’attendrit, puis iléternua. Après quatre ou cinq éternuements, il ouvrit sesbras :

– Tu es un garçon très courageux. Viensm’embrasser.

Pinocchio se jeta dans les bras dumarionnettiste. Grimpant dans sa barbe comme un écureuil, il allaposer un gros baiser sur son nez.

– Je suis gracié ? – demanda, àpeine audible, le pauvre Arlequin qui n’avait plus qu’un filet devoix.

– Gracié ! – réponditMangiafoco.

Tout en soupirant et en hochant la tête, ilajouta :

– Tant pis ! Aujourd’hui, je mecontenterai d’un mouton à moitié cru mais, la prochaine fois, gareà celui sur qui ça tombera !

Apprenant que la grâce avait été obtenue,toutes les marionnettes se précipitèrent sur la scène et, aprèsavoir allumé toutes les lumières comme pour une soirée de gala, semirent à danser et à sauter dans tous les sens. A l’aube, ellesdansaient encore.

Chapitre 12

 

Mangiafoco, le marionnettiste, donne cinqpièces d’or à Pinocchio pour qu’il les porte à son papa Geppetto.Mais Pinocchio se laisse embobiner par le Renard et le Chat :il part avec eux.

Le jour suivant, Mangiafoco prit Pinocchio àpart et lui demanda :

– Comment s’appelle ton papa ?

– Geppetto

– Et quel est son métier ?

– Le métier de pauvre.

– Cela lui rapporte beaucoup ?

– Suffisamment pour n’avoir jamais un souen poche. Il a dû vendre son manteau tout rapiécé et reprisé, unevraie misère, pour m’acheter l’abécédaire de l’école. Vous vousrendez compte !

– Pauvre diable ! Cela me fait de lapeine. Tiens, voilà cinq pièces d’or. Pars tout de suite les luiporter et salue-le de ma part.

Pinocchio, comme on l’imagine, se confondit enremerciements, embrassa toutes les marionnettes de la Compagnie,même les gendarmes, puis, fou de joie, se mit en route pour rentrerchez lui.

Mais il n’avait pas fait cinq cents mètresqu’il rencontra un Renard clopinant sur trois pieds et un Chataveugle. Ils allaient, s’aidant l’un l’autre, comme deux bonscompagnons d’infortune. Le Renard boiteux s’appuyait sur le Chataveugle qui se laissait guider par son camarade.

– Bonjour Pinocchio – dit le Renard en lesaluant gracieusement.

– Comment sais-tu mon nom ? –s’étonna la marionnette.

– Je connais bien ton papa.

– Tu l’as vu ?

– Je l’ai vu hier. Il était sur le pas desa porte.

– Et que faisait-il ?

– Il était en bras de chemise ettremblait de froid.

– Pauvre papa ! Mais, si Dieu leveut, à partir d’aujourd’hui il ne tremblera plus !

– Pourquoi donc ? – interrogea leRenard.

– Parce que je suis devenu unMonsieur.

– Un Monsieur, toi ?

Le Renard ne put s’empêcher de rire. Un riremoqueur, peu flatteur. Le Chat riait aussi mais, pour qu’on ne s’enaperçoive pas, il se lissait en même temps les moustaches avec sespattes de devant.

– Il n’y a pas de quoi rire – grognaPinocchio, piqué au vif – Désolé de vous faire venir l’eau à labouche mais, si vous vous y connaissez, dites-moi donc ce que vouspensez de ces cinq magnifiques pièces !

Et il montra aux deux compères le cadeau deMangiafoco.

L’agréable tintement des pièces d’or fit quele Renard tendit sans le vouloir sa patte malade alors que le Chatouvrait tout grand ses yeux verts qui brillaient comme deslanternes. Mais il les referma aussitôt, de sorte que Pinocchio nes’aperçut de rien.

– Et que vas-tu faire avec cetargent ? – demanda le Renard.

– D’abord – répondit la marionnette – jevais acheter à mon papa un beau manteau neuf, tissé de fils d’or etd’argent avec des pierres précieuses en guise de boutons. Après, jem’achèterai un abécédaire.

– Un abécédaire ? Pourtoi ?

– Pour moi. Je veux aller à l’école et memettre à étudier pour de bon.

– Moi, j’ai perdu une patte pour avoir eula sotte passion des études.

– Et moi je suis devenu aveugle pour lamême raison – ajouta le Chat.

Pendant ce temps, un merle blanc s’était posésur une haie au bord de la route.

Il siffla, à l’intention dePinocchio :

– N’écoute pas ces deux lascars :sinon, tu t’en repentiras.

Pauvre merle ! Il aurait mieux fait de setaire ! Le Chat, d’un seul bond, lui sauta dessus et, sans quel’autre ait pu dire ouf, l’avala d’une seule bouchée, plumescomprises.

Une fois l’oiseau mangé et son museau nettoyé,le Chat ferma les yeux et refit l’aveugle, comme avant.

– Pauvre merle ! – gémit Pinocchio,– pourquoi as-tu été si cruel avec lui ?

– Pour lui donner une leçon – répondit leChat – Cela lui apprendra à s’occuper de ses oignons.

Ils étaient à mi-parcours quand le Renard,sans crier gare, s’arrêta et demanda à la marionnette :

– Veux-tu multiplier tes piècesd’or ?

– C’est à dire ?

– Eh bien, à la place de ces cinqmisérables sequins, ne voudrais-tu pas en avoir cent, mille, deuxmille ?

– Bien sûr ! Mais comment ?

– C’est très facile. Au lieu de rentrerchez toi, tu n’as qu’à venir avec nous.

– Pour aller où ?

– Au Pays des Nigauds.

Pinocchio réfléchit un moment puis déclararésolument :

– Non, je ne peux pas venir. Je suis prèsde ma maison et je veux retrouver mon papa qui m’attend. Quelssoupirs il a dû pousser, le pauvre homme, quand il ne m’a pas vurevenir ! Je suis vraiment un mauvais fils et leGrillon-qui-parle avait bien raison quand il disait que les enfantsdésobéissants n’avaient aucune chance de réussir dans la vie. Jel’ai appris à mes dépens. Il m’est arrivé beaucoup de malheurs.Hier encore, dans la maison de Mangiafoco, j’ai couru un terribledanger. Brrr, rien que d’y penser me donne le bourdon.

– Si tu tiens vraiment à rentrer, alorsvas-y et tant pis pour toi ! – soupira le Renard.

– Tant pis pour toi ! – répéta leChat.

– Mais en te conduisant ainsi, Pinocchio,tu tournes le dos à la chance – ajouta le Renard.

– A la chance ! – répéta leChat.

– D’ici à demain, tu aurais putransformer tes cinq sequins en deux mille – insista le Renard.

– En deux mille ! – répéta leChat.

– Tant que cela ? Comment est-cepossible ? – s’étonna Pinocchio, éberlué.

– Je vais te l’expliquer – dit le Renard.Sache donc qu’au Pays-des-Nigauds il y a un champ sacré que tout lemonde appelle le Champ des miracles. Dans ce champ, tu creuses unpetit trou et tu y mets, par exemple, un sequin d’or. Tu combles letrou avec de la terre, tu l’arroses avec deux seaux d’eau, tujettes une pincée de sel et tu rentres tranquillement te mettre aulit. Pendant la nuit, le sequin germe et fleurit. Le lendemainmatin, tu retournes dans le champ et qu’y trouves-tu ? Tutrouves un magnifique arbre chargé d’autant de sequins qu’un belépi a de grains de blé en plein mois de juin.

– Alors, moi, si j’enterrais mes cinqpièces dans ce champ, combien de sequins trouverais-je le lendemainmatin ? – demanda Pinocchio, de plus en plus étonné.

– C’est très simple, – répondit le Renard– toi-même pourrais en faire le compte avec les doigts de la main.Attendu que chaque pièce donne une grappe de cinq cents sequins etque tu as cinq pièces, tu te retrouveras, le lendemain matin, avecen poche deux mille cinq cents sequins sonnants et trébuchants.

– Mais c’est formidable ! – hurlaPinocchio, dansant de joie – Formidable ! Dés que j’aurairécolté tous ces sequins, j’en prendrai deux mille pour moi et lescinq cents autres seront pour vous deux.

– Un cadeau ? Pour nous ? Dieut’en préserve ! – s’indigna le Renard en prenant une mineoffensée.

– Dieu t’en préserve ! – répéta leChat.

– Nous n’agissons pas par intérêt, –expliqua le Renard – nous agissons uniquement pour enrichir lesautres.

– Les autres ! – répéta le Chat.

Quels braves gens ! – se dit Pinocchio.Alors, oubliant instantanément son papa, le manteau neuf,l’abécédaire et toutes ses bonnes résolutions, ildéclara :

– D’accord, je viens avec vous.

Chapitre 13

 

A l’auberge de l’Écrevisse Rouge

Ils marchèrent longtemps. A la tombée de lanuit, ils arrivèrent, morts de fatigue, à l’auberge de l’ÉcrevisseRouge.

– On va s’arrêter ici – déclara le Renard– pour avaler une bouchée et se reposer quelques heures. Nousrepartirons à minuit pour être demain, à l’aube, au Champ desmiracles.

Entrés dans l’auberge, ils prirent place tousles trois à une table mais aucun d’eux n’avait très faim.

Le pauvre Chat, ayant l’estomac brouillé, neput manger que trente-cinq rougets à la sauce tomate et quatreportions seulement de tripes à la mode de Parme tout en réclamanttrois fois de suite, ne les trouvant pas assez onctueuses, dubeurre et du fromage râpé.

Le Renard aurait bien aimé, lui aussi, fairebombance mais, comme le médecin l’avait mis à la diète la plussévère, il dut se contenter d’un simple lièvre accompagné d’uneterrine de poulardes et de coquelets. Pour faire passer le lièvre,il commanda ensuite une fricassée de perdrix, de lapin, degrenouille et de lézard aux raisins. Et puis il s’arrêta là, disantqu’il ne pourrait plus rien avaler, que tout ce qui étaitnourriture le dégoûtait.

Mais celui qui mangea le moins, ce futPinocchio. Il demanda une poignée de noix avec un morceau de painet laissa tout dans son assiette. Le pauvre garçon était tellementobsédé par le Champ des miracles qu’il souffrait d’une indigestionanticipée de pièces d’or.

Quand ils eurent fini, le Renard s’adressa àl’aubergiste :

– Donnez-nous deux bonnes chambres :une pour monsieur Pinocchio, une autre pour mon compagnon et moi.Nous ferons un petit somme avant de repartir. N’oubliez pas de nousréveiller à minuit.

A vos ordres, messieurs – réponditl’aubergiste tout en faisant un clin d’œil au Renard et au Chatcomme s’il voulait dire : « Je vois clair dans votre jeu,comptez sur moi. »

Dés que Pinocchio fut au lit, il s’endormit etrêva immédiatement. Il rêva qu’il était dans un champ recouvert dejeunes arbres chargés de grappes de sequins d’or quitintinnabulaient au gré d’une légère brise. Et cette musiquesemblait dire : « Viens donc nous cueillir ». Maisjuste au moment où Pinocchio s’apprêtait à les récolter parpoignées entières et à s’en mettre plein les poches, on frappabruyamment à la porte de la chambre.

C’était l’aubergiste qui venait le prévenirqu’il était minuit.

– Et mes amis ? Sont-ilsprêts ? – lui demanda la marionnette.

– Mieux que prêts. Ils sont partis, il ya déjà deux bonnes heures.

– Si vite ? Mais pourquoi ?

– Le Chat a reçu un message lui apprenantque son fils aîné avait des engelures aux pieds et qu’il étaitentre la vie et la mort.

– Et le repas, ils l’ont payé ?

– Bien sûr que non ! Ce sont despersonnes trop bien éduquées pour faire cet affront à votreseigneurie.

– Ah ? Dommage ! Cet affront nem’aurait pas déplu ! – fit remarquer Pinocchio en se grattantla tête. Et où ont-ils dit qu’ils m’attendraient, ces chersamis ?

– Au Champ des miracles, au lever dujour.

Pinocchio régla donc son repas et celui de sescompagnons : il lui en coûta une pièce d’or. Puis ilpartit.

On peut même dire qu’il partit à l’aveuglettecar, dehors, il faisait si noir qu’on ne voyait goutte autour desoi. Pas une feuille ne bougeait dans la campagne alentour. Seulsquelques gros oiseaux de nuit, volant d’un buisson à l’autre,venaient battre des ailes sous le nez de Pinocchio. Celui-ci,apeuré, criait « Qui va là ? » et seul l’écholointain des collines environnantes répondait : « Qui valà ? Qui va là ? Qui va là ? ».

Alors qu’il marchait, il vit soudain, sur letronc d’un arbre, une petite bestiole qui émettait un pâle halo delumière, comme la petite flamme d’une veilleuse de nuit.

– Qui es-tu ? – s’enquitPinocchio.

– Je suis l’ombre du Grillon-qui-parle –répondit la bestiole d’une voix infiniment faible et qui semblaitvenir de l’au-delà.

– Qu’est-ce que tu me veux ?

– Je veux te donner un conseil. Faisdemi-tour et porte les quatre pièces qui te restent à ton pauvrepapa qui pleure et se désespère en ne te voyant pas revenir.

– Demain, mon papa sera un grand monsieurcar ces quatre sequins vont en faire deux mille.

– Ne te fie jamais, mon garçon, à ceuxqui te promettent de te rendre riche du jour au lendemain. Ce sonttoujours, soit des fous, soit des filous. Crois-moi, rentre cheztoi.

– Et moi, au contraire, je veuxcontinuer.

– Il est tard…

– Je veux continuer.

– Il fait noir…

– Je veux continuer.

– Le chemin est dangereux…

– Je continuerai quand même.

– Rappelle-toi que les enfants capricieuxtôt ou tard s’en repentent toujours.

– Oh ! Toujours les mêmeshistoires ! Bonne nuit, grillon.

– Bonne nuit, Pinocchio. Que le ciel teprotège de la rosée et des assassins !

Ces dernières paroles prononcées, plus rienn’éclaira l’endroit où se tenait le Grillon-qui-parle. Il s’étaitéteint comme s’éteint une chandelle dont on vient de souffler laflamme. Et l’obscurité sur la route en fut plus profondeencore.

Chapitre 14

 

Pinocchio, qui n’a pas suivi lesexcellents conseils du Grillon-qui-parle, se retrouve nez à nezavec des bandits.

La marionnette reprit sa route enbougonnant :

– Nous autres, les enfants, n’avonsvraiment pas de chance. Tout le monde nous donne des leçons ou nousréprimande. A les entendre, ils se prennent tous pour nos papas ounos maîtres d’école. Tous, même un simple grillon ! Parce queje n’ai pas voulu suivre les conseils de cet ennuyeuxGrillon-qui-parle, le voilà qui me prédit plein d’ennuis. D’aprèslui, je risquerais de rencontrer des bandits ! Encore heureuxque je n’y croie pas. D’ailleurs, je n’y ai jamais cru. Pour moi,les bandits ont été inventés exprès par les papas pour faire peuraux enfants qui veulent sortir la nuit. Et même si j’en croisaissur cette route, est-ce que je me laisserais intimidé ? Jamaisde la vie ! Je leur dirais, bien en face : « C’est àquel sujet, messieurs les bandits ? ». Ah mais ! Ilss’apercevraient qu’on ne plaisante pas avec moi. Ils continueraientleur chemin, et basta ! Des paroles bien senties et cesbandits, moi, je les vois détalant comme le vent. D’ailleurs, s’ilsn’étaient pas suffisamment éduqués pour s’en aller, c’est moi quipartirais pour avoir la paix…

Pinocchio n’eut pas le temps d’achever sonraisonnement car il venait d’entendre le bruissement d’une feuillederrière lui.

Il se retourna. Dans la pénombre, il distinguadeux sinistres individus dissimulés dans des sacs de charbon qui lesuivaient sur la pointe des pieds. On aurait dit deux fantômes.

– Ce sont les bandits ! – sedit-il.

Et, comme il ne savait pas où cacher sespièces d’or, il les fourra dans sa bouche et les glissa sous salangue. Puis il essaya de se sauver. Mais à peine avait-il bougéqu’il sentit qu’on l’attrapait par le bras. Deux voix caverneusesvociférèrent :

– La bourse ou la vie !

Pinocchio ne pouvait pas répondre à cause dessequins qu’il avait dans la bouche. Il multiplia contorsions etmimiques pour expliquer à ces deux encagoulés, dont on ne voyaitque les yeux à travers des trous faits dans les sacs, qu’il n’étaitqu’une pauvre marionnette n’ayant pas la moindre piécette, mêmefausse, sur lui.

– Ca suffit ! Arrête ton baratin etmontre ton argent ! – crièrent en chœur les deux brigands.

Pinocchio, d’un signe de tête accompagné d’unmouvement des mains, leur signifia qu’il n’en avait pas.

– Sors-le ! Sinon, tu es mort. –menaça le plus grand.

– Mort ! – répéta l’autre

– Et après, on tuera aussi tonpère !

– Aussi ton père !

– Non, non, pas mon pauvre papa ! –hurla Pinocchio, désespéré.

Mais, en disant, cela, les piècess’entrechoquèrent dans sa bouche.

– Ah ! Chenapan ! Ton argent,tu l’as donc caché sous ta langue ? Crache ces pièces tout desuite !

Pinocchio resta de marbre.

– Tu fais le sourd maintenant ?Attends un peu qu’on te les fasse cracher, nous !

Le premier le saisit par le nez et le secondlui prit le menton puis ils se mirent à tirer de toutes leursforces pour l’obliger à ouvrir la bouche. Ils n’y parvinrentpas : la bouche de la marionnette paraissait clouée.

Le plus petit des brigands sortit alors ungrand couteau qu’il essaya d’utiliser à la fois comme burin etlevier en l’enfonçant entre les lèvres de Pinocchio.

Mais celui-ci, vif comme l’éclair, referma samâchoire et, d’un coup sec, lui coupa la main. Quand il larecracha, il fut très étonné de constater que c’était une patte dechat.

Encouragé par cette première victoire, ilparvint à se sortir des griffes de ses agresseurs et, sautantpar-dessus la haie bordant la route, s’échappa à travers leschamps. Les deux bandits le suivirent, comme deux chienspoursuivant un lièvre. Même celui qui avait perdu une patte. A sedemander comment il pouvait faire…

Après quinze kilomètres de cettecourse-poursuite, Pinocchio n’en pouvait plus. Se voyant perdu, ils’agrippa au tronc d’un immense pin et grimpa jusqu’au sommet del’arbre. Les autres essayèrent à leur tour mais, à mi-chemin, ilsglissèrent et retombèrent en s’écorchant les mains et lespieds.

Ils ne s’avouèrent pas vaincus pour autant.Ayant ramassé du bois bien sec, ils le déposèrent au pied del’arbre et y mirent le feu. Immédiatement, le pin s’embrasa commeune torche dont la flamme est attisée par le vent. Constatant queles flammes montaient de plus en plus haut et ne voulant pas finiren pigeon rôti, Pinocchio sauta majestueusement de l’arbre etrecommença à courir à travers champs et vignes. Avec, toujoursderrière lui, les deux bandits, manifestement infatigables.

L’aube commençait à luire et ils couraientencore. Soudain, un fossé large et très profond barra la route dePinocchio, un fossé au fond duquel coulait une eau sale, couleurcafé au lait. Que faire ? « Un, deux, trois » :prenant son élan, la marionnette effectua un bond gigantesque et seretrouva sur l’autre rive. Les brigands voulurent sauter à leurtour mais ils avaient mal calculé leur coup et, patatras !,ils se retrouvèrent dans le fossé. Pinocchio, entendant le plouf deleur chute dans l’eau, éclata de rire tout en continuant àcourir :

– Bon bain, messieurs lesassassins !

Il les crut bel et bien noyés. Mais quand ilregarda de nouveau derrière lui, il les vit tous les deux. Ilsavaient repris la poursuite dans leurs sacs à charbon quidégoulinaient.

Chapitre 15

 

Les bandits continuent de poursuivrePinocchio. Après l’avoir rattrapé, ils le pendent à une branche duGrand Chêne.

Découragée, la marionnette était sur le pointde se coucher par terre en se déclarant vaincue quand elle aperçutdans le lointain, contrastant avec le vert sombre de la frondaisondes arbres, une maisonnette blanche comme la neige.

– Si j’ai encore assez de souffle pourarriver jusqu’à cette maison, peut-être serai-je sauvé – pensaPinocchio.

Sans hésiter un seul instant, il reprit doncsa course folle à travers bois, les bandits toujours à sestrousses.

Deux heures plus tard, il arrivait toutessoufflé à la porte de la maisonnette et frappait à la porte.

Pas de réponse.

Entendant croître le bruit des pas et de larespiration haletante de ses persécuteurs, il frappa plus fort.

La maison resta silencieuse.

Puisque frapper ne servait à rien, il s’enprit frénétiquement à la porte en lui donnant des coups de pieds eten la martelant avec sa tête. Finalement, apparut à la fenêtre unejolie fillette aux cheveux bleu-nuit et au visage pâle comme unestatue de cire. Son regard était éteint et elle tenait ses brascroisés sur sa poitrine. Elle murmura d’une voix faible quiparaissait venir de l’au-delà :

– Il n’y a personne dans cette maison.Ils sont tous morts.

– Mais toi, tu peux m’ouvrir ! –cria Pinocchio, pleurant et suppliant.

– Moi aussi, je suis morte.

– Morte ? Mais alors, qu’est-ce quetu fais là, à la fenêtre ?

– J’attends le cercueil quim’emportera.

Sur ces dernières paroles, la fillettedisparut et la fenêtre se referma sans bruit.

– O jolie fillette aux cheveux bleu-nuit,ouvre-moi, par pitié ! Aide un pauvre garçon poursuivi par desban…

Pinocchio ne put finir sa phrase. On l’avaitsaisi par le cou et deux sinistres voix – toujours les mêmes –grondèrent, menaçantes :

– A présent, tu ne nous échapperasplus !

Voyant se profiler le spectre de la mort, lamarionnette fut prise d’un tremblement si intense que l’on pouvaitentendre craquer les jointures de ses jambes et tinter les quatrepièces d’or cachées sous sa langue.

– Et maintenant ? – fulminèrent lesbrigands – Cette bouche, tu vas l’ouvrir, oui ou non ? Tu neréponds toujours pas ? Aucune importance : nous, on vabien t’obliger à l’ouvrir !

Alors, sortant deux longs couteaux tranchantscomme des rasoirs, chlak… ils lui portèrent deux coups dans lesreins.

Par chance, le bois dont était fait lamarionnette était si dur que les lames des couteaux se brisèrent enmille morceaux. Il n’en restait plus que les manches. Les deuxbandits se regardèrent :

– J’ai compris – dit l’un. – Il faut lependre. Pendons-le !

– Pendons-le ! – répéta l’autre.

Sans attendre, ils lui lièrent les mains dansle dos et, lui ayant passé un nœud coulant autour du cou,l’accrochèrent à une branche d’un gros arbre appelé le GrandChêne.

Puis, assis dans l’herbe, ils attendirent quela marionnette eut une dernière convulsion. Mais celle-ci, troisheures après, avait toujours les yeux ouverts et gigotait commejamais.

Finalement, fatigués d’attendre, ilss’adressèrent à Pinocchio en ricanant :

– On te laisse ! Mais reviendronsdemain. D’ici là, espérons que tu auras la courtoisie de mourirtout à fait et d’ouvrir ta bouche toute grande.

Puis ils partirent.

Au même moment se leva la Tramontane, un ventviolent mugissant rageusement qui s’abattit sur le pauvre pendu etle ballotta comme le battant d’une cloche sonnant à toutes volées.Ce terrible balancement lui causait d’horribles douleurs et le nœudcoulant, enserrant de plus en plus sa gorge, l’empêchait derespirer.

Peu à peu, sa vue se brouilla. Tout en sentantla mort arriver, il imaginait encore qu’une âme compatissanteviendrait le sauver. Et quand, après avoir longuement attendu etespéré, il comprit que personne, vraiment personne ne lui porteraitsecours, sa pensée se tourna alors vers son pauvre papa et ilbalbutia tout en agonisant :

– Oh, mon papa à moi ! Si tu pouvaisêtre là !…

Il n’eut pas la force d’en dire plus. Il fermales yeux, ouvrit la bouche, laissa pendre ses jambes puis, après undernier spasme, se figea au bout de sa corde.

Chapitre 16

 

La jolie fillette aux cheveux bleu-nuitenvoie chercher la marionnette, la met au lit et appelle troismédecins pour savoir si elle est morte ou vivante.

Alors que le pauvre Pinocchio, pendu à unebranche du Grand Chêne par les brigands, semblait plus mort quevif, la jolie fillette aux cheveux bleu-nuit se mit de nouveau à safenêtre. En voyant ce malheureux suspendu par le cou que le vent dunord faisait danser au bout de sa corde, elle fut prise de pitié etfrappa dans ses mains trois fois.

On entendit alors un grand bruissement d’ailesbattant l’air avec fougue et un Faucon de belle taille vint seposer sur le rebord de la fenêtre.

– Quels sont les ordres de ma gracieuseFée ? – demanda le Faucon en inclinant respectueusement sonbec.

Il faut savoir que la fillette aux cheveuxbleus était, en fait, une bonne Fée vivant dans ce bois depuis plusde mille ans.

– Tu vois cette marionnette pendue à unebranche du Grand Chêne ? – dit la Fée.

– Je la vois.

– Alors, vole immédiatement jusqu’à elle,sers-toi de ton solide bec pour défaire le nœud qui la retient enl’air et couche-la délicatement sur l’herbe, au pied du chêne.

Le Faucon s’envola. Deux minutes plus tard, ilétait de retour :

– Vos ordres ont été exécutés.

– Et comment l’as-tu trouvée ?Est-elle morte ou vivante ?

– A première vue, la marionnetteparaissait sans vie, mais elle ne devait pas être tout à fait mortecar, alors que je brisais le nœud coulant lui enserrant le cou, jel’ai entendue pousser un soupir et murmurer :« Maintenant, je me sens mieux ».

La Fée frappa dans ses mains deux fois et,cette fois, apparut un magnifique Caniche qui marchait droit surses deux pattes de derrière, comme s’il était un humain.

Le Caniche était habillé comme un cocher ayantrevêtu sa livrée de gala. Il portait une coiffe à trois pointesbordée d’or, une perruque blanche dont les boucles lui tombaientsur les épaules, une veste couleur chocolat avec des boutons quibrillaient et deux grandes poches pour y mettre les os que luidonnait sa patronne, un pantalon court en velours rouge vif, desbas de soie, des souliers découpés et, dans le dos, une sorte defourreau en satin bleu pour y abriter sa queue quand le tempstournait à la pluie.

– Allez, Médor, du courage ! – luidit la Fée. Fais atteler tout de suite le plus beau carrosse de monécurie et dirige-toi vers le bois. Arrivé sous le Grand Chêne, tutrouveras une marionnette à moitié morte étendue sur l’herbe.Prends-la délicatement, pose-la en faisant très attention sur lescoussins du carrosse et amène-la-moi. Tu as compris ?

Le Caniche, pour montrer qu’il avait biencompris, remua le fourreau de satin bleu qu’il avait dans le dos etdétala comme un cheval barbe.

Peu de temps après, on vit sortir de l’écurieun joli petit carrosse bleu-ciel, entièrement capitonné de plumesde canaris et, à l’intérieur, matelassé avec de la crème fouettéeet des biscuits à la cuiller. Le carrosse était tiré par unattelage de deux cents petites souris blanches. Assis sur le siègedu cocher, le Caniche faisait claquer son fouet, tel un postillonayant peur d’être en retard.

Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure quele carrosse revenait. La Fée, qui attendait à la porte de lamaison, prit par le cou la pauvre marionnette, la porta jusque dansune petite chambre aux murs de nacre puis fit appeler les plusfameux médecins du voisinage.

Les médecins arrivèrent l’un après l’autre. Ily avait un Corbeau, une Chouette et un Grillon-qui-parle. Les ayantréunis autour du lit où gisait Pinocchio, la Fée leurdemanda :

– Je souhaiterais que vous me disiez,messieurs, si cette malheureuse marionnette est morte ouvivante.

Le Corbeau fut le premier à s’avancer. Il pritle pouls de Pinocchio, lui tâta le nez, le petit orteil et, aprèsavoir soigneusement accompli son examen, déclarasolennellement :

– A mon avis, cette marionnette est belet bien morte. Pourtant, si par hasard elle n’était pas morte,alors on pourrait dire sans hésitation possible qu’elle esttoujours vivante !

– Je regrette – répliqua la Chouette – dedevoir contredire mon illustre ami et collègue le Corbeau mais,selon moi, bien au contraire, la marionnette est vivante.Évidemment, si par mésaventure elle n’était pas vivante, ce seraitalors le signe indiscutable qu’elle est morte !

– Et vous ? Vous ne ditesrien ? – demanda la Fée au Grillon-qui-parle.

– Moi je dis que la meilleure chose quepuisse faire un médecin qui ne sait pas de quoi il parle seraitqu’il se taise. Du reste, cette marionnette ne m’est pas inconnue.Je la connais même depuis longtemps !…

Pinocchio qui, jusque là, était resté aussiinerte qu’un bout de bois, eut une sorte de frémissement convulsifqui ébranla le lit.

– Cette marionnette – continua leGrillon-qui-parle – est un fieffé coquin.

Pinocchio ouvrit les yeux mais les refermaaussitôt.

– C’est un polisson, un paresseux et unvagabond.

Pinocchio enfouit sa tête sous les draps.

– De plus, c’est un enfant désobéissantqui fera mourir de chagrin son pauvre père.

On entendit alors quelqu’un sangloter.Imaginez la surprise de l’assistance quand, soulevant les draps, oncomprit que c’était Pinocchio qui pleurait.

– Quand un mort pleure, cela signifiequ’il va guérir – déclara alors le Corbeau avec solennité.

– Je déplore de devoir contredire encoremon illustre ami et collègue – intervint la Chouette – mais, pourmoi, quand un mort pleure, cela veut dire qu’il lui déplait d’êtremort.

Chapitre 17

 

Pinocchio accepte le sucre mais refuse lepurgatif. Mais quand les croque-morts viennent le chercher, ilprend le médicament. Puis il ment et son nez s’allonge.

Les médecins partis, la Fée se pencha surPinocchio. Lui touchant le front, elle se rendit compte qu’il avaitune énorme fièvre.

Elle fit alors dissoudre une poudre blanchedans la moitié d’un verre d’eau et le tendit à la marionnette enlui disant avec tendresse :

– Bois cela et tu seras guéri en peu detemps.

Pinocchio regarda le verre, fit la moue etdemanda d’une voix pleurnicharde :

– C’est sucré ou amer ?

– Amer, mais cela te fera du bien.

– Si c’est amer, je n’en veux pas.

– Fais-moi confiance et bois !

– Je n’aime pas ce qui est amer.

– Bois, et quand tu auras bu, je tedonnerai un morceau de sucre pour te refaire la bouche.

– Et où est-il ce morceau desucre ?

– Le voici – lui répondit la Fée enplongeant sa main dans un sucrier en or.

– Je veux d’abord le sucre, après jeboirai cette chose amère.

– Tu me le promets ?

– Oui…

La Fée lui donna le morceau de sucre.Pinocchio le croqua et l’avala en un clin d’œil puis déclara en seléchant les lèvres :

– Ah si le sucre pouvait être unmédicament, je me soignerais tous les jours !

– Maintenant, tiens ta promesse et boisun peu de cette eau qui va te remettre d’aplomb.

Pinocchio s’empara du verre à contrecœur, yfourra son nez, l’approcha de sa bouche, le renifla de nouveau et,finalement, annonça :

– C’est trop amer ! Trop amer !Je ne pourrai pas boire ça.

– Comment peux-tu le savoir puisque tun’y a même pas goûté ?

– Je l’imagine ! Je l’ai senti àl’odeur. Je veux encore du sucre. Après, je boirai !

Avec la patience infinie d’une vraie maman, laFée lui mit dans la bouche un autre morceau de sucre puis luiprésenta une nouvelle fois le verre.

– Je ne peux pas boire dans cesconditions ! – fit la marionnette en grimaçant de plusbelle.

– Et pourquoi ?

– Parce que cet oreiller, là, sur mespieds, me gène.

La Fée ôta l’oreiller.

– C’était pas la peine ! Même commecela, je ne peux pas boire.

– Il y autre chose qui te gène ?

– Oui, la porte qui est entr’ouverte.

La Fée alla fermer la porte.

– Finalement – cria Pinocchio qui éclataen sanglots – ce truc amer, je n’en veux pas, non, non etnon !

– Tu le regretteras mon garçon.

– Ca m’est égal.

– C’est que tu es sérieusementmalade.

– Ca m’est égal.

– En peu de temps, la fièvre peut tefaire passer de vie à trépas.

– Ca m’est égal.

– Tu n’as pas peur de la mort ?

– Pas du tout ! Et puis, plutôtmourir que boire cette sale mixture.

A ce moment-là, la porte de la chambres’ouvrit toute grande. Quatre lapins entrèrent. Ils étaient noirscomme de l’encre et portaient sur leurs épaules un petitcercueil.

– Qu’est-ce que vous me voulez ? –hurla Pinocchio, effrayé, en se redressant sur son lit.

– On est venu te chercher – répondit leplus grand des lapins.

– Me chercher ? Mais je ne suis pasencore mort !

– Pas encore, mais il ne te reste plusque quelques minutes à vivre puisque tu refuses de prendre lemédicament pour combattre la fièvre !

– O Fée, ma bonne Fée – supplia alors lamarionnette – apportez-moi tout de suite ce verre !Dépêchez-vous, par pitié, je ne veux pas mourir, je ne veux pasmourir…

Pinocchio prit le verre à deux mains et levida d’un trait.

– Dommage ! – dirent les lapins – Ona fait le voyage pour rien.

Remettant le cercueil sur leurs épaules, ilssortirent en grommelant De fait, quelques minutes plus tard,Pinocchio sautait de son lit, bel et bien guéri. Il faut savoir queles marionnettes en bois ont la chance de tomber rarement malade etqu’elles se rétablissent très vite.

Le voyant courir et s’ébattre à travers lapièce, vif et joyeux comme un jeune chiot, la Fée lui fitremarquer :

– Donc le médicament t’a vraiment fait dubien.

– Plus que du bien ! Il m’a faitrevivre !

– Alors pourquoi t’es-tu fait tant prierpour le boire ?

– Nous, les enfants, sommes touspareils ! On craint plus les médicaments que la maladie.

– Mais c’est très mal ! Les enfantsdevraient savoir qu’un bon médicament pris à temps peut les guérir,peut-être même les empêcher de mourir.

– Oh ! Une autre fois, je ne meferai pas prier ! Je me souviendrai de ces lapins noirsportant un cercueil sur leurs épaules. J’attraperai tout de suitele verre, et hop !

– Bon, maintenant viens près de moi etraconte-moi comment tu t’es retrouvé entre les mains desbrigands.

– Voilà : le montreur demarionnettes Mangiafoco m’avait donné quelques pièces d’or en medisant : « Tiens, porte-les à ton papa ! ».Mais moi, j’ai rencontré en chemin deux personnes très bien, unRenard et un Chat, qui m’ont proposé de transformer ces pièces enmille, même deux mille autres. Ils m’ont dit : « Viensavec nous, on t’emmènera au Champ des Miracles » et j’airépondu « D’accord ». Après, ils ont dit :« Arrêtons-nous à l’auberge de l’Écrevisse d’Or, nous enrepartirons après minuit ». Mais quand je me suis réveillé,ils étaient déjà partis. Alors, je me mis à marcher dans la nuit,une nuit complètement noire, et là je suis tombé sur deux banditscachés dans des sacs à charbon. « Montre tonargent ! » qu’ils m’ont dit. Moi, j’ai répondu :« Je n’en ai pas ». J’avais caché mes pièces d’or dans mabouche. L’un des brigands a voulu les prendre. Je l’ai mordu trèsfort et lui ai coupé la main mais, quand je l’ai recrachée, je mesuis aperçu que c’était la patte d’un chat. Puis les bandits sesont mis à me courir après, et plus je courais, plus ilscouraient.

Ils ont fini par me rattraper et ils m’ontpendu par le cou à un arbre de ce bois en disant : « Nousreviendrons demain quand tu seras mort. Tu auras la bouche ouverteet nous n’aurons plus qu’à prendre les pièces que tu caches sous talangue ».

– Ces pièces – questionna la Fée – oùsont-elles maintenant ?

– Je les ai perdues !

C’était un mensonge. Les pièces, Pinocchio lesavaient dans sa poche. Et il n’eut pas plus tôt menti que son nez,déjà conséquent, s’allongea immédiatement.

– Et où les as-tu perdues ?

– Dans le bois.

C’était un deuxième mensonge. Le nez dePinocchio s’allongea encore plus.

– Si tu les as perdues dans le bois, onva les chercher et on les retrouvera. Tout ce qui se perd dans cebois se retrouve toujours.

– Ah oui ! Maintenant, je merappelle. – répliqua la marionnette qui s’embrouillait – Les quatrepièces d’or, je ne les ai pas perdues. Je n’ai pas fait attentionet je les ai avalées avec votre médicament.

A ce troisième mensonge, son nez grandittellement que Pinocchio ne pouvait plus tourner la tête. S’il latournait d’un côté, le nez rencontrait le lit ou les vitres de lafenêtre. S’il la tournait de l’autre, il se heurtait aux murs ou àla porte de la chambre. Et s’il relevait tant soit peu la tête, ilrisquait de crever un œil à la Fée.

Celle-ci le regardait en riant.

– Pourquoi riez-vous – s’enquit lamarionnette, soucieuse et confuse à cause de ce nez qui n’arrêtaitpas de croître.

– Je ris de tes mensonges.

– Et comment savez-vous que j’aimenti ?

– Mon garçon, les mensonges se repèrenttout de suite. Il y a ceux qui ont les jambes courtes et ceux quiont le nez long. A l’évidence, tes mensonges à toi font partie dela deuxième catégorie.

Honteux, ne sachant plus où se cacher,Pinocchio essaya de s’enfuir de la pièce mais il n’y parvint pas.Son nez était désormais si grand qu’il ne pouvait plus passer parla porte.

Chapitre 18

 

Pinocchio retrouve le Renard et le Chat.Il part avec eux semer ses quatre pièces d’or dans le Champ desMiracles.

Comme on peut le deviner, la Fée laissapleurer et hurler Pinocchio, furieux de ne pas pouvoir sortir àcause de son nez. Elle voulait lui donner une leçon afin qu’ilperde l’habitude de dire des mensonges, le plus gros défaut qu’unenfant puisse avoir. Mais quand elle le vit transfiguré par ledésespoir, les yeux lui sortant de la tête, elle eut pitié de luiet frappa dans ses mains. Tout un essaim d’oiseaux appelés pivertsentra par la fenêtre. Se posant sur le nez disproportionné de lamarionnette, ils entreprirent de le becqueter tant et si bien qu’enquelques minutes, le nez retrouva sa taille normale.

– Vous êtes ma bonne Fée et je vous aimebeaucoup ! – s’exclama Pinocchio en séchant ses larmes.

– Moi aussi, je t’aime – répondit la Fée– et si tu souhaites rester ici avec moi, tu seras mon petit frèreet moi je serai ta gentille petite sœur.

– Je resterais bien volontiers mais… monpauvre papa ?

– J’ai pensé à tout. Ton papa a étéaverti. Il sera là avant la nuit.

– Vraiment ? – hurla Pinocchio ensautant de joie – Alors, si vous le permettez, ma bonne Fée, jevoudrais aller à sa rencontre. Il me tarde de pouvoir l’embrasser,lui qui a tant souffert à cause de moi !

– Va donc, mais fais attention de ne paste perdre. Prends la route qui traverse le bois. En passant par-là,je suis sûre que tu le trouveras.

Pinocchio partit et, dés qu’il fut dans laforêt, il se mit à courir comme un chevreuil. Pourtant, arrivé prèsdu Grand Chêne, il s’arrêta : il lui avait semblé entendremarcher dans le sous-bois. Il ne s’était pas trompé. Or savez-vousqui apparut sur le chemin ? Le Renard et le Chat, ses deuxcompagnons de voyage avec lesquels il avait dîné à l’auberge del’Écrevisse Rouge !

– Mais c’est notre cher Pinocchio !– s’exclama le Renard en le prenant dans ses bras et enl’embrassant. Que fais-tu donc ici ?

– Que fais-tu donc ici ? – répéta leChat.

– C’est une longue histoire – leurrépondit la marionnette – que je vous raconterai quand j’aurai letemps. Sachez pourtant que l’autre nuit, quand vous m’avez laissétout seul à l’auberge, je suis tombé sur des brigands.

– Des brigands ? Pauvre ami !Et que voulaient-ils, ces brigands ?

– Me voler mes pièces d’or.

– Les infâmes ! – glapit leRenard.

– Les infâmes ! – répéta leChat.

– Je me suis sauvé mais ils m’ont suiviet, après m’avoir rattrapé, ils m’ont pendu à une branche de cechêne.

Pinocchio montra le Grand Chêne.

– C’est vraiment terrible ! – gémitle Renard. Dans quel monde sommes-nous donc condamnés àvivre ! Et quel refuge pouvons-nous trouver, nous, leshonnêtes gens ?

Alors qu’ils devisaient ainsi, Pinocchioremarqua que le Chat boitait de sa jambe antérieure droite, car iln’avait plus ni ongles ni coussinets. Il lui demanda :

– Qu’est-il arrivé à ta patte ?

Le Chat voulut répondre mais il ne savait quedire. Alors, le Renard intervint :

– Mon ami est trop modeste, c’estpourquoi il ne répond pas. Je parlerai pour lui. Apprends donc quenous avons croisé sur le chemin, il y a une heure, un vieux loup àdemi-mort de faim qui nous demanda l’aumône. Comme nous n’avionsmême pas une arête de poisson à lui donner, qu’a fait notre ami quia vraiment un cœur d’or ? Il s’est sectionné une patte dedevant et l’a jetée à cette pauvre bête afin qu’elle cesse dejeûner.

Le Renard essuya une larme.

Pinocchio, troublé lui aussi, s’approcha duChat et lui dit à l’oreille :

– Si tous les chats étaient comme toi,les souris auraient de la chance !

– Et à présent, qu’est-ce qui t’amène parici ? – questionna le Renard.

– J’attends mon papa qui doit arriverd’un moment à l’autre.

– Et tes sequins ?

– Je les ai toujours. Ils sont dans mapoche, sauf un qui m’a servi à payer l’aubergiste.

– Quand on pense qu’au lieu de quatrepièces, tu pourrais en avoir mille ou même deux mille désdemain ! Pourquoi ne suis-tu pas mon conseil ? Pourquoine vas-tu pas les semer dans le Champ des Miracles ?

– Aujourd’hui, c’est impossible. J’iraiun autre jour.

– Un autre jour ? Ce sera troptard.

– Pourquoi ?

– Parce que le champ a été acheté par ungrand seigneur et que, à partir de demain, il sera interdit à toutle monde d’y semer de l’argent.

– On est loin du Champ desMiracles ? – s’enquit alors Pinocchio.

– A peine deux kilomètres. Veux-tu veniravec nous ? Tu y seras dans une demi-heure. En arrivant, tusèmes tes quatre pièces et, en quelques minutes, tu en récolterasdeux mille. Tu seras de retour ce soir même les poches pleines.Alors, tu viens ?

Pinocchio hésitait parce qu’il pensait à labonne Fée, à Geppetto et aux mises en garde du grillon-qui-parle.Mais il fit ce que font tous les enfants qui n’ont pas un brin dejugeote, c’est à dire qu’il finit par dire au Renard et au chat,avec un petit hochement de tête :

– D’accord, je viens avec vous.

Et ils partirent tous les trois.

Après une bonne demi-journée de marche, ilsarrivèrent dans une ville appelée « Attrape-nigauds ». Enentrant dans la ville, Pinocchio découvrit que les rues étaientpleines de chiens pelés que la faim faisait bailler, de moutonstondus qui tremblaient de froid, de coqs sans crêtes qui faisaientl’aumône d’un grain de maïs, de grands papillons cloués au solparce qu’ils avaient vendu leurs belles ailes colorées, de paonssans queue n’osant plus se montrer, des faisans trottinant commedes petits vieux, pleurant leurs habits d’or et d’argent perduspour toujours.

Parfois un magnifique carrosse transportant unRenard, une pie voleuse ou un gros oiseau de proie passait aumilieu de cette foule de mendiants et de pauvres.

– Et le Champ des Miracles, où est-ildonc ? – questionna Pinocchio.

– C’est tout près d’ici.

Ils traversèrent la ville, franchirent lesremparts puis ils s’arrêtèrent dans un champ qui se trouvait àl’écart et ressemblait à n’importe quel autre champ.

– Nous voici arrivés – dit le Renard à lamarionnette – Penche-toi et, avec les mains, creuse un petit troudans lequel tu mettras tes pièces d’or.

Pinocchio obéit. Il fit le trou, y déposa lesquatre sequins qui lui restaient et les recouvrit avec un peu deterre.

– Maintenant – continua le Renard – va àl’étang qui est près d’ici, remplis un seau d’eau et arrosel’endroit où tu as semé.

Pinocchio se rendit à l’étang. Comme iln’avait pas de seau, il enleva une de ses chaussures qu’il remplitd’eau et en arrosa la terre. Puis il demanda :

– Il y a autre chose à faire ?

– Rien d’autre – assura le Renard – Onpeut partir. Mais toi, en revenant dans une vingtaine de minutes,tu trouveras un jeune arbre qui aura déjà poussé et dont lesbranches seront chargées de pièces d’or.

La pauvre marionnette, folle de joie, remerciamille fois le Renard et le Chat et promit de leur faire un superbecadeau.

– Ah non ! Pas de cadeau ! –répliquèrent les deux malandrins – De t’avoir enseigné la manièrede t’enrichir sans te fatiguer nous suffit. Nous sommes heureuxcomme des rois.

Ils saluèrent Pinocchio, lui souhaitèrent unebonne récolte et s’en allèrent de leur côté.

Chapitre 19

 

Non seulement Pinocchio se fait voler sespièces d’or mais il écope en plus de quatre mois de prison.

La marionnette, revenue en ville, compta lesminutes une à une. Quand il lui parut que c’était l’heure, ilreprit sans tarder le chemin du Champ des Miracles.

Il pressait le pas et son cœur battait à toutrompre. On aurait dit une grosse horloge de salon faisant tac-tac,tac-tac, tac-tac… Tout en marchant, il pensait :

– Si, sur l’arbre, au lieu de millepièces, j’en trouvais deux mille ? Ou même cinq mille ?Et si j’en trouvais cent mille ? Quel grand monsieur jedeviendrai ! Je pourrais avoir un grand palais, plein depetits chevaux de bois avec leurs écuries pour m’amuser, une caveremplie de liqueurs, un magasin entier de fruits confits, detartes, de brioches, de gâteaux aux amandes et de cornets à lacrème.

Il rêva ainsi jusqu’au moment où le champ futen vue. Là, il s’arrêta et regarda. Peut-être pouvait-il déjàapercevoir son arbre chargé de pièces d’or ? Mais il ne vitrien. Il s’approcha d’une centaine de pas : toujoursrien !

Entrant dans le Champ des Miracles, il sedirigea vers le trou où il avait enterré ses sequins. Rien !Il n’y avait rien ! Pensif, il sortit une main de sa poche etse gratta longuement la tête, oublieux des bonnes manières.

C’est alors qu’un grand rire se fit entendre.Levant la tête, il vit un perroquet qui se lissait les quelquesplumes qui lui restaient.

– Pourquoi ris-tu ? – lui demandaPinocchio sans plus de cérémonie.

– Je ris parce que, en me lissant lesplumes, je me suis fait des chatouilles sous les ailes.

Pinocchio en resta là. Il se dirigea versl’étang, remplit d’eau l’une de ses chaussures et revint arroserl’endroit où il avait semé ses pièces d’or.

Mais un autre rire, encore plus impertinentque le premier, résonna dans l’espace silencieux du champisolé.

– Bon, on peut savoir exactement ce quite fait rire, perroquet mal éduqué ? – questionna lamarionnette qui commençait à s’énerver.

– Je ris de tous ces nigauds prêts àfaire n’importe quelle bêtise et qui se font avoir par plus malinsqu’eux.

– De qui tu parles ? Demoi ?

– Mais oui, je parle de toi, mon pauvrePinocchio, qui est assez simplet pour croire que l’on sème et quel’on récolte l’argent dans les champs, comme on fait pousser desharicots ou des citrouilles. Moi aussi, il m’est arrivé d’y croireet, aujourd’hui, crois-moi, je le regrette. Aujourd’hui – maisc’est un peu tard – je sais que pour amasser honnêtement un peud’argent, il faut d’abord savoir le gagner, soit en travaillant deses mains, soit en faisant fonctionner son cerveau.

– Je ne te comprends pas – répliqua lamarionnette qui commençait cependant à avoir peur.

– Attends ! Je vais être plus clair– renchérit le perroquet – Sache donc que, pendant que tu étais enville, le renard et le chat sont revenus, qu’ils ont déterré tespièces d’or et qu’ils se sont sauvés avec, filant comme le vent.Celui qui réussira à les retrouver sera un champion !

Muet, ne voulant pas croire ce que lui disaitle perroquet, Pinocchio s’acharna à creuser avec ses ongles là oùil venait d’arroser la terre. Il creusa, creusa, creusa tellementqu’il réussit à faire un trou si profond qu’on aurait pu y faireentrer une meule de paille. Mais de pièces, point. Elles n’yétaient plus.

Désespéré, il courut jusqu’à la ville et filatout droit au tribunal dénoncer au juge les chenapans qui l’avaientvolé.

Le juge était un gorille, un vieux singe queson grand âge rendait respectable, de même que sa barbe blanche et,plus particulièrement encore, des lunettes en or, sans verres,qu’il était obligé de porter à cause d’une maladie des yeux qui letourmentait depuis des années.

Pinocchio lui raconta par le menu l’iniqueentourloupe dont il avait été la victime. Il lui fournit les noms,prénoms et signalements des deux malandrins et conclut en demandantqu’on lui fasse justice.

Le juge l’écouta avec beaucoup debienveillance. Il prit beaucoup d’intérêt au récit de lamarionnette et même exprima émotion et attendrissement. Puis, quandPinocchio n’eut plus rien à dire, il allongea le bras et appuya surle bouton d’une sonnette.

Immédiatement, deux dogues habillés engendarmes firent irruption dans la pièce.

Le juge, montrant Pinocchio aux gendarmes,leur dit :

– On a volé quatre pièces d’or à cepauvre diable : saisissez-le donc et conduisez-le tout desuite en prison.

Cette sentence inattendue pétrifia lamarionnette qui voulut protester. Mais les gendarmes, afin d’évitertoute perte de temps inutile, l’empêchèrent de parler et lejetèrent en prison.

Il y resta quatre longs mois et il y seraitencore s’il ne s’était pas produit un évènement exceptionnel. Lejeune empereur qui régnait sur la villed’« Attrape-nigauds » ayant, en effet, remporté unegrande victoire sur ses ennemis, ordonna que soient organisées degrandes fêtes populaires avec illuminations, feux d’artifice,courses de chevaux et de vélocipèdes. Et, pour que la joie soit àson comble, il fit ouvrir les portes des prisons et délivrer tousles voyous

– Puisqu’on libère tout le monde, je veuxm’en aller moi aussi – dit Pinocchio à son geôlier.

– Non, pas vous – répliqua ce dernier –Vous ne faites pas partie de ceux qui bénéficient de cettemesure.

– Je vous demande bien pardon – insistaPinocchio – Moi aussi je suis un voyou.

– Dans ce cas, pas de problème – admit legeôlier.

Et, saluant respectueusement Pinocchio ensoulevant sa casquette, il ouvrit la porte de la prison et lelaissa partir.

Chapitre 20

 

A sa sortie de prison, Pinocchio se remeten route pour aller chez la fée. Mais un horrible serpent lui barrele chemin et il tombe dans un piège.

La joie de Pinocchio quand il se retrouvalibre est indicible. Sans demander son reste, il quitta la ville etreprit la route conduisant chez la fée.

Le temps étant à la pluie, le chemin étaitdevenu un vrai bourbier dans lequel on s’enfonçait jusqu’àmi-jambe.

Mais il ne s’en rendait même pas compte.

Ne pensant qu’au plaisir de revoir son papa etsa petite sœur à la chevelure bleue, il courait comme un lévrier enfaisant gicler la boue jusqu’à son bonnet.

Tout en courant, il se disait :

– Dans quels pétrins je me suis fourré…Mais je ne l’ai pas volé ! Je ne suis qu’un pantin têtu etsusceptible qui veut tout faire comme il l’entend, sans suivre lesconseils de ceux qui m’aiment et qui ont mille fois plusd’expérience que moi ! Mais, dés à présent, je prends larésolution de changer de vie et de devenir un garçon comme il fautet un enfant obéissant. Maintenant je sais que les enfantsdésobéissants font tout de travers et qu’il leur arrive toujoursles pires désagréments. Est-ce qu’il m’aura attendu, monpapa ? Vais-je le retrouver chez la fée ? Il y a silongtemps que je ne l’ai pas vu qu’il me tarde de lui faire millecaresses et de le couvrir de baisers ! Et la fée ?Va-t-elle me pardonner ma mauvaise action ? Quand je pensequ’elle s’est si bien occupée de moi en me prodiguant ses soins eten me donnant toute son affection ! Si je suis encore vivantaujourd’hui, c’est bien grâce à elle ! Est-il possible d’êtreplus ingrat que moi ?

A ce point de son monologue intérieur,Pinocchio s’arrêta brusquement, effrayé, et recula de quatrepas.

Qu’avait-il vu ?

Il avait vu un grand serpent étendu sur toutela largeur du chemin. Sa peau était verte, ses yeux rouges comme lefeu et sa queue, dressée, fumait comme une cheminée.

Innommable est la peur qui avait saisi lamarionnette. S’enfuyant le plus loin possible, Pinocchio s’assitsur un tas de cailloux en attendant que le serpent veuille bienretourner à ses affaires et libérer le passage.

Il attendit une heure, deux heures, troisheures… Le serpent était toujours là-bas. Même de loin, on voyaitses yeux de feu et la fumée qui sortait de sa queue.

Alors, s’armant de courage, il s’approcha et,d’une petite voix, susurra :

– Excusez-moi, Monsieur le Serpent,pourriez-vous me faire la grâce de vous pousser un petit peu afinque je puisse passer ?

Autant parler à un mur : le serpent nefit pas un mouvement.

Pinocchio insista :

– Il faut que vous sachiez, Monsieur leSerpent, que je rentre retrouver mon papa qui m’attend et que jen’ai pas vu depuis longtemps. Consentez-donc, s’il vous plait, à melaisser poursuivre mon chemin.

Il attendit vainement une réponse. Le serpentqui, jusqu’à présent, semblait alerte et plein de vie, ne bougeaitplus du tout. Il avait même une raideur toute cadavérique. Ses yeuxétaient fermés et sa queue ne fumait plus.

– Serait-il vraiment mort ? sedemanda Pinocchio qui battit des mains de contentement.

Sans tarder, il entreprit de l’enjamber maisil avait à peine levé le pied que le serpent se dressa subitement,comme un ressort qui se détend. Affolé, Pinocchio fit un bond enarrière, trébucha et tomba.

En fait, il tomba si mal qu’il se retrouva latête enfoncée dans la boue et les jambes battant l’air.

En voyant cette marionnette à l’envers quigigotait avec une frénésie incroyable, le serpent fut prit d’unfou-rire irrépressible qui finit par lui faire éclater une veine dela poitrine. Cette fois, il mourut vraiment.

Pinocchio reprit sa course afin d’arriver chezla fée avant la nuit. Mais en cours de route, comme il ne pouvaitplus résister aux morsures de la faim, il pénétra dans une vigneavec l’intention de cueillir quelques grappes de raisin muscat.C’était la première fois qu’il faisait une chosepareille !

Or, il était à peine à pied d’œuvre que,soudain, crac, il sentit que deux lames tranchantes mordaient sesjambes. Il en fut tout estourbi.

La pauvre marionnette était tombée dans unpiège posé là par des paysans désireux d’attraper quelque grossefouine, fléau de tous les poulaillers du voisinage.

Chapitre 21

 

Pinocchio est délivré par un paysan quil’oblige à faire le chien de garde près d’un poulailler.

Évidemment, Pinocchio se mit à pleurer et àcrier, mais ces pleurs et ces cris étaient inutiles car aucunemaison n’était en vue et personne ne passait sur la route.

La nuit tomba.

Il était au bord de l’évanouissement : àcause de la douleur due au piège qui lui sciait les tibias, maisaussi à cause de la peur de se retrouver ainsi, seul et dansl’obscurité au milieu des champs. C’est alors qu’il vit passer unver luisant juste au-dessus de sa tête. Il l’interpella :

– O joli ver luisant, aurais-tu la bontéde mettre fin à mon supplice ?

– Pauvre enfant ! – répondit le verluisant qui s’était arrêté et le regardait avec compassion –Comment as-tu fait ton compte pour te retrouver prisonnier de ceslames ?

– Je suis entré dans le champ pourcueillir deux grappes de raisin et…

– Ce raisin est à toi ?

– Non…

– Et alors ? Qui t’a appris àdérober le bien d’autrui ?

– J’avais faim

– Ce n’est pas une raison suffisante, mongarçon, pour chercher à t’approprier ce qui ne t’appartientpas.

– C’est vrai ! C’est vrai ! –reconnut Pinocchio qui pleurait toujours – Je ne recommenceraiplus.

Leur dialogue fut interrompu par un légerbruit de pas qui se rapprochaient.

C’était le propriétaire du champ. A pas deloup, il venait voir s’il avait pris au piège l’une de ces fouinesqui venaient la nuit manger ses poulets.

Quel ne fut pas son étonnement quand, ayantsorti une lanterne qu’il dissimulait sous son pardessus, ils’aperçut qu’au lieu d’une fouine, il avait pris un jeunegarçon.

– Ah, sale petit bandit ! – hurla lepaysan en colère – c’est donc toi qui me voles mespoules ?

– Non, non, ce n’est pas moi ! –cria Pinocchio en sanglotant – Moi, je suis entré dans le champseulement pour prendre un peu de raisin !

– Qui vole du raisin peut très bien aussivoler des poulets. Je vais te donner une bonne leçon dont tu tesouviendras longtemps.

Ouvrant le piège, il souleva la marionnettepar la nuque et la porta à bout de bras jusqu’à sa maison, comme sic’était un agneau de lait.

Arrivé dans la cour de la maison, le paysanlaissa choir Pinocchio sur le sol, l’immobilisa avec son pied etlui dit :

– Maintenant il est tard et je vais mecoucher. On règlera nos comptes demain. En attendant, comme monchien est mort aujourd’hui, tu vas prendre sa place. Tu vas fairele chien de garde.

Puis, sans attendre, il lui passa au cou unépais collier clouté et l’ajusta de manière qu’il ne puisse pas ypasser la tête. Une longue chaîne était accrochée au collier etl’autre bout de la chaîne était fixé au mur.

– S’il se met à pleuvoir cette nuit, tupeux aller te coucher dans la niche. Tu y trouveras de la paillequi servait de lit à mon pauvre chien depuis quatre ans. Et si parmalheur des voleurs se présentaient, n’oublie pas de dresser tesoreilles et d’aboyer.

Ce dernier avis donné, le paysan entra dans lamaison et ferma à double tour la porte derrière lui. Le pauvrePinocchio resta prostré dans la cour, plus mort que vif à cause dufroid, de la faim et de la peur. Il passait de temps en temps unemain rageuse dans le collier qui lui serrait le cou et selamentait :

– C’est bien fait pour moi !Vraiment bien fait ! Je me suis conduit comme un paresseux etun vagabond, j’ai suivi les conseils de faux amis, tout cela meplonge une fois encore dans le malheur. Si j’avais été un bongarçon, comme il y en a tant, si j’avais eu le goût d’étudier et detravailler, si j’étais resté avec mon papa à la maison, je ne meretrouverais pas au milieu des champs à faire le chien de gardepour un paysan. Ah, si l’on pouvait recommencer à zéro ! Maisc’est impossible. Il me faut désormais tout endurer.

Ayant déversé tout ce qu’il avait sur le cœur,Pinocchio entra dans la niche et s’endormit.

Chapitre 22

 

Pinocchio démasque les voleurs de poules.Pour sa récompense, il recouvre la liberté.

Il y avait plus de deux heures qu’il dormait àpoings fermés dans la niche quand, vers minuit, Pinocchio futréveillé par des murmures et des chuchotis paraissant venir de lacour. Ces voix avaient d’étranges intonations. Il pointa son nezdehors et vit un attroupement de quatre animaux au pelage sombre.On aurait dit des chats. Mais ces chats, en réalité, étaient desfouines, bêtes carnivores particulièrement friandes d’œufs et dejeunes poulets. L’une des fouines, quittant ses compagnes,s’approcha de la niche et dit à mi-voix :

– Bonsoir, Mélampo.

– Je ne suis pas Mélampo – répondit lamarionnette.

– Qui donc es-tu ?

– Je m’appelle Pinocchio.

– Et que fais-tu là ?

– Je fais le chien de garde.

– Et Mélampo, où est-il ? Où est levieux chien qui habitait dans cette niche ?

– Il est mort ce matin.

– Mort ? Pauvre bête ! Il étaitsi bon ! Mais, à bien te regarder, toi aussi tu me semble êtreun chien tout à fait aimable.

– Navré, mais moi je ne suis pas unchien !

– Qu’es-tu alors ?

– Une marionnette.

– Et tu fais le chien de garde ?

– Malheureusement oui. C’est mapunition.

– Bon, dans ce cas, je te propose quenous reconduisions les accords que j’avais avec Mélampo. Cela meconviendrait parfaitement.

– De quels accords s’agit-il ?

– Voilà : nous viendrons une foispar semaine, comme par le passé, visiter le poulailler dont nousprélèverons huit volailles. Sept seront pour nous et nous tedonnerons la huitième. Mais, entendons-nous bien, à condition quetu t’engages à faire semblant de dormir et que ne te vienne pas lafantaisie d’aboyer et de réveiller le fermier.

– C’est ce que faisait Mélampo ? –s’étonna Pinocchio.

– Exactement et, avec Mélampo, il n’y ajamais eu le moindre problème. Donc, tu dors tranquillement et tupeux être sûr qu’avant de partir nous te laisserons un beau poulettout plumé pour ton repas du lendemain. Nous nous comprenons,n’est-ce pas ?

– Que trop bien !

La réponse de Pinocchio était accompagnée d’unhochement de tête un brin menaçant, comme s’il avait vouludire : « On reparlera de tout celabientôt ! »

Les quatre fouines, désormais rassurées, sedirigèrent alors vers le poulailler qui était tout près de la nichedu chien et, attaquant la porte à coups de griffes et de dents, sefaufilèrent l’une après l’autre à l’intérieur. Mais à peineétaient-elles entrées qu’elles entendirent se refermer violemmentla porte.

C’était Pinocchio qui venait de les enfermer.Et, non content d’avoir repousser la porte du poulailler, il labloqua avec une grosse pierre.

Puis il se mit à aboyer, exactement commel’aurait fait un vrai chien de garde.

Les aboiements réveillèrent le paysan quisauta du lit, prit son fusil et se pencha à la fenêtre :

– Qu’est-ce qui se passe ? –cria-t-il.

– Les voleurs de poules sont là –répondit Pinocchio.

– Là ? Où ?

– Dans le poulailler.

– J’arrive tout de suite.

Effectivement, le fermier fut dans la cour enun rien de temps. Il entra dans le poulailler, attrapa les fouinesqu’il fourra dans un sac et leur dit :

– Enfin, je vous ai attrapées ! Jepourrais vous punir moi-même, mais je ne suis pas aussi mauvais. Jeme contenterai de vous donner demain à l’aubergiste du villagevoisin. Après vous avoir dépecer, il vous cuisinera comme dugibier. C’est un honneur que vous ne méritez pas mais les hommesgénéreux comme moi ne s’arrêtent pas à ce genre de détail.

Puis, s’approchant de Pinocchio, le paysan luiprodigua moult signes de tendresse et lui demanda :

– Comment as-tu fait pour déjouer lesmanigances de ces quatre laronnes ? Quand je pense que monfidèle Mélampo, lui, ne s’est jamais aperçu de rien !

Pinocchio aurait pu alors raconter ce qu’ilsavait sur le honteux pacte qui liait son chien aux fouines. Iln’en fit rien. Se rappelant que Mélampo était mort, il sedit : « Pourquoi accuser les morts ? Les morts sontmorts et la meilleure chose à faire est de les laisser reposer enpaix !

– Quand les fouines sont arrivées, tuétais réveillé ou tu dormais ? – lui demanda encore lefermier.

– Je dormais mais les fouines m’ontréveillé avec leurs bavardages. L’une d’elles est même venue medire que si je promettais de ne pas aboyer pour ne pas vousréveiller, j’aurais droit à un beau poulet tout préparé. Vous vousrendez compte ? Avoir le culot de me faire, à moi, une telleproposition ! Je suis une marionnette certes pleine dedéfauts, mais jamais je n’accepterais d’être la complice demalhonnêtes gens !

– Bravo, mon gars ! – s’exclama lepaysan en donnant à Pinocchio une tape amicale sur l’épaule. -Detels sentiments te font honneur. Pour te prouver ma satisfaction,je te rends ta liberté. Tu peux rentrer chez toi.

Et il lui ôta le collier pour chien.

Chapitre 23

 

Pinocchio pleure la mort de la joliefillette aux cheveux bleu-nuit puis il rencontre un pigeon quil’emmène au bord de la mer. Là, il se jette à l’eau pour sauver sonpapa Geppetto.

Dés qu’il fut débarrassé de l’humiliant etinconfortable collier qui lui serrait le cou, Pinocchio reprit sacourse à travers les champs jusqu’à ce qu’il eut rejoint la routequi conduisait chez la Fée.

Arrivé sur la route, il se retourna pourregarder la plaine qui s’étendait au-dessous de lui. Il distinguafort bien le bois où il avait eu le malheur de croiser le renard etle chat et même, dominant les autres arbres, la cime du Grand Chêneoù il fut pendu. Mais il eut beau scruter le paysage dans tous lessens, il ne parvenait pas à trouver la maisonnette de la filletteaux cheveux bleu-nuit.

Il eut alors un horrible pressentiment et fitappel à toutes les forces qui lui restaient pour atteindre enquelques minutes la clairière où aurait dû se trouver la petitemaison blanche. Mais il n’y avait plus de maison. Il n’y avaitqu’un modeste bloc de marbre sur lequel étaient gravés encaractères d’imprimerie ces tristes mots :

CI-GÎT

LA FILLETTE AUX CHEVEUX BLEUS

MORTE DE CHAGRIN

APRES AVOIR ETE ABANDONNEE

PAR SON PETIT FRERE PINOCCHIO

Ce que ressentit Pinocchio quand il eutdéchiffré tant bien que mal cette inscription, je vous laissel’imaginer. Il se jeta à terre et couvrit de baisers la pierretombale tout en éclatant en sanglots. Il pleura la nuit entière. Aulever du jour, il pleurait encore. Il pleura tant et tant que sesyeux n’avaient plus de larmes. Alentour, les collines avoisinantesrenvoyaient l’écho de ses cris stridents et de ses lamentationsdéchirantes :

– O ma petite Fée, pourquoi es-tumorte ? Pourquoi toi et pas moi, moi qui suis si méchant alorsque toi, tu étais si bonne ? Et mon papa, qu’est-ildevenu ? O ma petite Fée, dis-moi où je pourrais le trouvercar je veux rester avec lui pour toujours, ne plus jamais lequitter, jamais, jamais ! O petite Fée, dis-moi que ce n’estpas vrai, que tu n’es pas morte ! Si vraiment tu m’aimes, situ aimes ton petit frère, alors renais, sois vivante, commeavant ! Cela ne te fait rien de me voir abandonné detous ? Si les bandits revenaient et me pendaient encore à labranche d’un arbre, cette fois je mourrais pour de bon. Que veux-tuque je fasse tout seul dans ce vaste monde ? Maintenant quej’ai perdu mon papa, qui va me donner à manger ? Et la nuit,où pourrai-je dormir ? Qui va me tailler de nouveauxvêtements ? Oh ce serait mieux, cent fois mieux que je meuremoi aussi ! Oh oui, je veux mourir ! Hi ! Hi !Hi !

Au comble du désespoir, il fit le geste des’arracher les cheveux. Mais ses cheveux étant en bois, il nepouvait même pas y passer la main.

A ce moment-là passa très haut dans le ciel ungros pigeon qui, s’arrêtant un instant de battre des ailes, luicria :

– Dis-moi, gamin, qu’est-ce que tu faiscouché par terre ?

– Tu ne le vois donc pas ? Jepleure ! – lui répondit Pinocchio en levant la tête et en sefrottant les yeux avec la manche de sa veste.

– Dis-moi, – lui demanda encore le Pigeon– tu ne connaîtrais pas, par hasard, parmi tes amis, unemarionnette ayant pour nom Pinocchio ?

La marionnette bondit sur ses pieds :

– Pinocchio ? Tu as ditPinocchio ? Mais Pinocchio, c’est moi !

Le Pigeon descendit alors rapidement et vintse poser près lui. Il était plus gros qu’un dindon.

– Ainsi tu connaîtrais Geppetto ? –questionna le Pigeon.

– Si je le connais ? Mais c’est monpapa ! Il t’a parlé de moi ? Tu me conduis verslui ? Il est toujours vivant ? Par pitié,réponds-moi ! Est-ce qu’il est toujours vivant ?

– Il y a trois jours, il était sur uneplage, au bord de la mer.

– Qu’est-ce qu’il faisait ?

– Il se fabriquait une chaloupe pourtraverser l’océan. Depuis plus de quatre mois, le pauvre homme techerche partout. Et comme il n’a pas réussi à te retrouver, ils’est mis dans la tête d’aller voir dans les lointaines contrées duNouveau Monde.

– Elle est loin cette plage ? –s’enquit Pinocchio d’une voix que l’anxiété rendait haletante.

– Plus de mille kilomètres.

– Mille kilomètres ? O Pigeon, si jepouvais avoir des ailes comme toi !

– Si tu veux, je t’emmène.

– Mais comment ?

– A califourchon sur mon dos. Tu eslourd ?

– Lourd ? Pas du tout ! Je suisaussi léger qu’une feuille.

Sans attendre une minute de plus, Pinocchiosauta sur le dos du gros Pigeon, mit une jambe de chaque côté,comme un écuyer, et lança joyeusement : « Galope, galope,petit cheval, car je suis pressé d’arriver ! »

Le Pigeon s’envola. Quelques instants plustard, il volait tellement haut qu’il touchait presque les nuages.La marionnette eut alors la curiosité de regarder en bas mais elleeut très peur et la tête lui tourna. Par crainte de tomber, elleentoura le plus étroitement possible de ses bras le cou de samonture à plumes.

Ils volèrent ainsi toute la journée. Vers lesoir, le Pigeon déclara :

– J’ai très soif !

– Et moi, très faim – ajoutaPinocchio.

– Arrêtons-nous quelques instants dans cecolombier. Après, on reprendra notre voyage et on arrivera à l’aubesur la plage.

Le colombier était désert. Mais ils ytrouvèrent une bassine pleine d’eau ainsi qu’un panier rempli devesces.

Pinocchio, normalement, ne pouvait passouffrir ces herbes. A l’entendre, elles lui donnaient la nausée etlui retournaient l’estomac. Mais ce jour-là, il s’en empiffra.Quand il eut quasiment tout mangé, il se tourna vers le Pigeon etlui dit :

– Je n’aurais jamais cru que les vescesfussent si bonnes !

– Mon garçon, lorsque la faim voustenaille et qu’il n’y a rien d’autre à manger, même les vescesdeviennent une nourriture exquise ! La faim se moque bien descaprices de la gourmandise !

Leur repas hâtivement consommé, ilsrepartirent. Au petit matin, ils étaient sur la plage. Le Pigeondéposa Pinocchio, s’envola immédiatement et disparut dans les airs,apparemment peu soucieux de s’entendre remercier pour sa bonneaction.

La plage était recouverte de gens qui criaientet gesticulaient en regardant la mer.

– Qu’est-ce qui se passe ? – demandaPinocchio à une vieille femme.

– Il se passe qu’un pauvre père à larecherche de son fils s’est embarqué pour tenter de le retrouver del’autre côté de l’océan. Mais la mer est mauvaise aujourd’hui et sachaloupe risque de sombrer.

– Où est-elle cette chaloupe ?

– Là-bas, juste au bout de mon doigt –répondit la vieille femme en montrant une petite embarcation qui,vue de la plage, semblait une coque de noix contenant un hommeminuscule.

Pinocchio scruta la surface de l’océan et,après avoir regardé très attentivement, hurla :

– C’est mon papa ! C’est monpapa !

Ballottée par les ondes en furie, la petiteembarcation disparaissait comme avalée par les énormes vagues puisréapparaissait. Pinocchio, debout sur un rocher élevé, n’enfinissait pas d’appeler son papa et de lui envoyer des signaux enagitant les bras, son mouchoir et même son bonnet.

Geppetto, pourtant loin de la côte, semblaitavoir reconnu son enfant. Lui aussi faisait des signes avec sonbéret et, par gestes, tentait d’expliquer qu’il aurait bienvolontiers fait marche arrière mais que la mer déchaînéel’empêchait de se servir de ses rames et de se rapprocher de laterre.

Soudain, un vague énorme le submergea et lachaloupe disparut.

On attendit vainement que l’embarcationrefasse surface.

– Pauvre homme ! – dirent lespêcheurs rassemblés sur la plage.

Et, marmonnant à voix basse une prière, ils sedécidèrent à rentrer chez eux.

C’est alors qu’ils entendirent un hurlementdésespéré. Se retournant, ils virent un jeune garçon qui, du hautd’un rocher, se jetait dans la mer tout en criant :

– Je vais sauver mon papa !

Puisqu’il était en bois, Pinocchio flottaitfacilement. De plus, il nageait comme un poisson. Longtemps, on putvoir une jambe ou un bras de la marionnette apparaître etdisparaître dans les flots, de plus en plus loin de la côte. A lafin, on ne vit plus rien du tout.

– Pauvre garçon ! – soupirèrent lespêcheurs.

Et ils rentrèrent chez eux en marmonnant uneprière.

Chapitre 24

 

Pinocchio arrive dans une île appelée« Île des Abeilles Industrieuses » et retrouve laFée.

La marionnette, dans l’espoir d’arriver àtemps pour sauver son pauvre père, nagea toute la nuit.

Et quelle horrible nuit il passa ! Letonnerre grondait avec fracas, il tombait des trombes d’eau et mêmede la grêle, des éclairs éclairaient le ciel comme s’il faisaitjour.

Au petit matin, Pinocchio entrevit non loin delui une longue bande de terre qui émergeait de la mer.

Dés lors, il mobilisa toutes ses forces pourarriver jusque là, mais en vain. Il faisait du sur place, ballottécomme une vulgaire brindille par le flux et le reflux des flotsdéchaînés. Surgit, heureusement pour lui, une vague encore plusimpétueuse que les autres qui le catapulta sans ménagement sur lesable du rivage.

Sa chute fut si violente que toutes ses côteset toutes ses jointures craquèrent. Il se consola immédiatement enremarquant :

– Ouf ! Cette fois encore, je l’aiéchappé belle !

Puis, peu à peu, le ciel redevint serein, lesoleil brilla de nouveau et la mer retrouva son calme.

Pinocchio enleva alors ses vêtements pour lesfaire sécher et inspecta l’immense étendue maritime pour tenterd’apercevoir une minuscule embarcation avec un petit homme dedans.Mais il eut beau chercher, il ne voyait rien d’autre que le ciel,l’océan et quelques voiles de bateaux si éloignés qu’ils n’étaientpas plus gros qu’une mouche.

– Si au moins je savais comment se nommecette île ! – se disait-il – Si au moins j’étais sûr qu’elleétait habitée par des gens civilisés, je veux dire par des gens quin’ont pas la mauvaise habitude de pendre les enfants aux branchesdes arbres ! Mais à qui le demander ? A qui, s’il n’y apersonne ?

A la pensée de se retrouver complètement seuldans un pays déserté, toute la tristesse du monde lui tomba dessuset il était sur le point de pleurer quand, soudain, il vit passer,à quelques encablures du rivage, un gros poisson qui vaquaittranquillement à ses affaires. Ne connaissant pas son nom, lamarionnette s’adressa à lui en ces termes :

– Eh !, monsieur le poisson,pourrais-je vous dire un mot ?

– Même deux – répondit le poisson qui, enfait, était un Dauphin, un Dauphin très aimable comme on en trouvepeu dans n’importe quelle mer du globe.

– Pourriez-vous me dire si, dans cetteîle, il y a des villages où l’on puisse manger sans prendre lerisque d’être mangé ?

– Certainement – répondit le Dauphin – Tuen trouveras même un non loin d’ici.

– Comment on y va ?

– Tu prends ce sentier, là, sur tagauche, et tu marches tout droit. Tu ne peux pas te tromper.

– Autre chose. Vous qui passez vos jourset vos nuits à sillonner l’océan, n’auriez-vous pas croisé parhasard une chaloupe avec mon papa dedans ?

– Qui donc est ton papa ?

– Oh, c’est le meilleur papa du mondecomme moi je suis le plus sale gosse qui puisse exister.

– Avec la tempête de cette nuit, lachaloupe a dû sombrer.

– Et mon papa ?

– Ton papa, à cette heure, aura sansdoute été avalé par un redoutable requin qui sème terreur etdésolation dans les eaux de cette île.

– Ce requin, il est vraiment grand ?– s’enquit Pinocchio qui commençait à trembler.

– S’il est grand ? – répliqua leDauphin – Pour t’en faire une idée, je te dirai qu’il est plusgrand qu’un immeuble de cinq étages et que dans sa gueule pourraitpasser un train entier avec sa locomotive.

– Mamma mia ! – geignit lamarionnette effrayée.

Pinocchio se rhabilla à toute vitesse etremercia le Dauphin :

– Adieu, monsieur le poisson, excusez ledérangement et merci mille fois pour votre courtoisie.

Puis, sans attendre, il s’engagea sur lesentier à pas vifs, si vifs qu’il courait presque. Mais à chaquebruit, il se retournait afin de vérifier qu’il n’était pas suivipar le terrible requin grand comme une maison de cinq étages etavec un train entier dans la gueule.

Après une demi-heure de marche, il arriva dansun petit village nommé « Le Village des AbeillesIndustrieuses ». Les rues étaient sillonnées de gens quicouraient dans tous les sens et qui avaient tous quelque chose àfaire. On avait beau chercher, on ne voyait ni oisif, nivagabond.

– J’ai compris – conclut immédiatement ceparesseux de Pinocchio – ce pays n’est pas pour moi ! Moi, jene suis pas né pour travailler !

Mais, en même temps, la faim le tourmentaitcar il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, pas même unplat de vesces.

Que faire ?

Pour cesser de jeûner, il avait le choix entrechercher un peu de travail ou alors mendier quelques sous ou unmorceau de pain.

Mendier lui faisait honte car son papa luiavait enseigné que seuls les vieillards et les infirmes avaient ledroit de demander l’aumône. Les vrais pauvres méritant assistanceet compassion étaient uniquement ceux qui, trop âgés ou malades, nepouvaient plus subvenir à leurs besoins en travaillant de leurspropres mains. Tous les autres devaient travailler et s’ilssouffraient de la faim parce qu’ils ne faisaient rien, tant pispour eux.

A ce moment-là passa dans la rue un hommetranspirant et haletant qui tirait à grand peine deux charrettes decharbon.

Pinocchio, jugeant sa physionomie avenante,l’accosta et lui demanda d’une petite voix tout en baissant lesyeux :

– Me feriez-vous la charité d’un petitsou, car je meurs de faim ?

– Ce n’est pas un mais quatre sous que jete donnerai – répondit le charbonnier – si tu m’aides à tirer cescharrettes jusque chez moi.

– Quelle idée ! – répliqua lamarionnette offensée – Sachez, pour votre gouverne, que je ne suispas une bête de somme et que je n’ai jamais été attelé à unecharrette !

– Tant mieux pour toi. Dans ce cas, mongarçon, si tu meurs vraiment de faim, mange donc deux bellestranches de ton superbe orgueil et prends bien garde de ne pasattraper une indigestion.

Deux minutes plus tard, c’est un maçon quipassait en portant sur l’épaule un sac de chaux.

– Mon bon monsieur, feriez-vous l’aumôned’un sou à un pauvre garçon qui baille tellement il a faim ? –supplia Pinocchio.

– Bien volontiers – lui répondit le maçon– Je te donnerai même cinq sous si tu m’aides à porter ce sac.

– Mais la chaux, c’est très lourd – fitremarquer Pinocchio – et je ne veux pas me fatiguer.

– Si tu ne veux pas te fatiguer, mongarçon, alors amuse-toi à bailler et grand bien te fasse.

Ainsi passèrent, en moins d’une demi-heure,une vingtaine de personnes à qui la marionnette demanda l’aumône.Toutes lui répondirent :

– Tu n’as pas honte ? Au lieu detraîner dans la rue, cherche plutôt du travail et apprends à gagnerta vie !

Finalement apparut une sympathique jeune femmequi portait deux jarres pleines d’eau.

– Bonne dame, accepteriez-vous que jeboive une gorgée d’eau à l’une de vos cruches – quémanda Pinocchiodont la gorge brûlait, asséchée par la soif.

– Bois, mon garçon ! – lui dit lajeune femme en posant son fardeau à terre.

Pinocchio but comme une éponge puis murmura,tout en s’essuyant la bouche :

– Maintenant, je n’ai plus soif. Maiscomment faire pour ne plus avoir faim ?

La gentille dame, entendant ces paroles,s’empressa de dire :

– Si tu m’aides à porter l’une de cesjarres, je te donnerai un beau morceau de pain quand nous seronsarrivés à la maison.

Pinocchio regarda sans répondre la grandecruche.

– Et avec le pain, je te servirai un platde choux-fleurs à la vinaigrette – ajouta la jeune femme.

Pinocchio jeta un autre coup d’œil sur lacruche mais sans se décider.

– Et après le chou-fleur, tu auras droità une dragée fourrée au rossolis.

La perspective d’une telle friandise eutraison de la résistance de la marionnette qui, s’armant de courage,se décida :

– D’accord ! Je porterai l’un de cescruches jusque chez vous.

Elle était fort lourde et Pinocchio n’eut pasla force de la porter à bout de bras. Il se résigna à la poser sursa tête.

Une fois arrivés, la gentille jeune femme fitasseoir Pinocchio à une petite table qui était déjà mise et disposadevant lui le pain, le chou-fleur et la dragée au rossolis.

Pinocchio ne mangea pas : il dévora. Sonestomac était aussi vide qu’un quartier déserté par ses habitantsdepuis des lustres.

Les morsures de la faim se calmant, il relevaalors la tête pour remercier sa bienfaitrice mais il l’avait àpeine dévisagée qu’il poussa un long « Oooh ! » destupéfaction et en resta médusé, les yeux écarquillés, lafourchette en l’air et la bouche pleine de choux-fleurs.

– Qu’est-ce qui me vaut tantd’étonnement ? – interrogea la jeune femme en riant.

– Vous êtes… – balbutia Pinocchio – Vousêtes… Mais vous êtes… Comme vous lui ressemblez… Je me rappellebien… Oui, oui : les mêmes yeux, les mêmes cheveux, oui, oui,des cheveux bleu-nuit comme les siens ! O ma chère petiteFée ! Ma Fée à moi ! Dites-moi que c’est vous, que c’estvraiment vous ! Ne me faites plus pleurer ! Si voussaviez comme j’ai pleuré ! J’ai tant pleuré !…

En disant cela et tout en pleurant à chaudeslarmes, Pinocchio se jeta à terre et enserra de ses bras les genouxde la mystérieuse jeune femme.

Chapitre 25

 

Lassé d’être une marionnette et voulantdevenir un bon garçon, Pinocchio promet à la Fée de s’améliorer etd’étudier.

Au début, la gentille jeune femme avait biencommencé par prétendre qu’elle n’était pas la petite Fée auxcheveux bleu-nuit mais, se sachant découverte et ne voulant pasrendre cette comédie interminable, elle finit parl’admettre :

– Sacrée marionnette ! Et commentas-tu fait pour me reconnaître ?

– Tout simplement parce que je vous aimeénormément.

– Tu te rends compte ? Tu m’asquittée alors que je n’étais encore qu’une fillette et maintenantje suis une femme qui pourrait être ta mère.

– Cela me plait bien. Car, au lieu de« petite sœur », je vous appellerai « maman ».Il y a si longtemps que je meurs d’envie d’avoir une maman commeles autres enfants ! Comment avez-vous fait pour grandir sivite ?

– C’est un secret.

– Confiez-le-moi ! Moi aussi, jevoudrais grandir un peu. Je suis resté haut comme trois pommes.

– Toi, tu ne peux pas grandir.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que les marionnettes negrandissent jamais. Marionnettes elles naissent, marionnettes ellesvivent et marionnettes elles meurent.

– Oui, mais moi j’en ai assez d’être unemarionnette – s’exclama Pinocchio en se frappant la tête – Ilserait temps que je devienne un humain.

– Tu le deviendras… Mais il faut lemériter.

– Vraiment ? Alors, qu’est-ce que jedois faire pour le devenir ?

– C’est très facile : il suffit quetu consentes à être un bon petit garçon.

– Ce que, peut-être, je ne suis pas…

– Effectivement ! Un gentil garçonest obéissant et toi, au contraire…

– Et moi, je n’obéis jamais.

– Un gentil garçon aime étudier ettravailler. Toi, au contraire…

– Et moi, au contraire, je flâne etvagabonde à longueur de temps.

– Un gentil garçon dit toujours lavérité…

– Et moi toujours des mensonges.

– Un gentil garçon ne rechigne pas àaller à l’école…

– Moi l’école me rend malade. Maismaintenant, je veux changer.

– Tu me le promets ?

– Je le jure. Je veux devenir un enfantbien élevé et être la fierté de mon papa… Au fait, où est-il monpauvre papa à présent ?

– Je ne sais pas.

– Aurai-je le bonheur de le revoir et delui faire des gros baisers ?

– Je crois que oui. J’en suis mêmesûre.

La réponse de la Fée rendit Pinocchio sicontent que, transporté, il lui prit les mains et les embrassa avecfougue. Puis, levant vers elle des yeux pleins d’amour, il luidemanda :

– Ainsi, ma petite maman, tu n’es pasmorte ?

– Apparemment non – répondit la Fée ensouriant.

– Si tu savais combien j’ai eu la gorgeserrée et quelle douleur j’ai ressentie quand j’ai lu cet affreux« ci-gît »

– Je sais. C’est même pour cela que jet’ai pardonné. Cela m’a fait comprendre que tu avais bon cœur etquand les enfants ont du cœur, on peut toujours espérer d’euxqu’ils retrouveront le droit chemin, même s’ils sont des polissonset qu’ils ont pris de mauvaises habitudes. Voilà pourquoi je suisvenue jusqu’ici te chercher. Je serai ta maman…

– Formidable ! – hurla Pinocchio ensautant de joie.

– Mais tu devras m’obéir et faire tout ceque je te dis.

– Bien sûr, bien sûr, bien sûr !

– Bon. Alors, dés demain, tu vas àl’école.

Brusquement, Pinocchio se sentit un peu moinsjoyeux.

– Puis tu choisiras le métier que tu asenvie de faire.

Le visage de Pinocchio se ferma un peuplus.

– Qu’est-ce que tu ronchonnes entre tesdents ? – demanda la Fée qui commençait à s’impatienter.

– Eh bien… – répondit la marionnetted’une voix geignarde – Pour l’école, ce n’est pas un peutard ?

– Non monsieur ! Pour s’instruire,il n’est jamais trop tard.

– Mais moi, un métier, cela nem’intéresse pas…

– Pourquoi donc ?

– Travailler me fatigue.

– Écoute-moi, mon garçon. Tous ceux quiparlent de cette façon finissent presque toujours en prison ou àl’hospice. Sache que l’homme, sur cette terre, qu’il soit riche oupauvre, doit toujours s’occuper à faire quelque chose, qu’il doittravailler. Prends garde à ne pas tomber dans l’oisiveté !L’oisiveté est une maladie terrible qu’il faut guérir très vite,dés que l’on est enfant. Sinon, après, c’est trop tard : elledevient une maladie incurable.

Touché par ces paroles, Pinocchio relevavivement la tête et déclara :

– J’étudierai, je travaillerai, je feraitout ce que tu voudras car la vie de marionnette ne me convientplus. Je veux devenir coûte que coûte un enfant comme les autres.Tu me l’as promis, n’est-ce pas ?

– Je te l’ai promis. Dorénavant, celadépend de toi.

Chapitre 26

 

Pinocchio va au bord de la mer avec sescamarades de classe pour voir le terrible Requin.

Le lendemain, Pinocchio partit pourl’école.

Je vous laisse imaginer la tête de tous cespolissons d’écoliers quand ils virent une marionnette entrer dansleur classe. Ce fut un éclat de rire général. Les uns s’amusèrent àlui piquer son bonnet, d’autres à lui tirer sa veste par derrièreou à lui dessiner à l’encre deux grosses moustaches sous le nez.Certains allèrent même jusqu’à lui attacher une ficelle aux jambeset aux bras pour le faire danser.

Au début, Pinocchio joua les indifférents etresta impassible. Mais sa patience ayant des limites, il finit pars’en prendre fermement à ceux qui l’asticotaient le plus :

– Les gars, ça suffit ! Je ne suispas venu pour être votre souffre-douleur. Je respecte lesautres ; les autres doivent me respecter.

– Bravo ! Tu parles comme unlivre ! – hurlèrent ces sales gosses dont les riresredoublèrent.

L’un d’eux, encore plus effronté que lesautres, chercha alors à attraper le nez de la marionnette. Sanssuccès car, sous la table, Pinocchio lui décocha un bon coup depied dans les tibias.

– Aïe ! Aïe ! Il a les piedsdrôlement durs ! – se plaignit le gamin en se frottant lajambe.

– Et ses coudes donc ! Ils sontencore plus durs que ses pieds ! – ajouta un autre qui venaitde recevoir une bourrade dans l’estomac en réponse à sesplaisanteries grossières.

Coup de pied et coup de coude firent leureffet : Pinocchio y gagna immédiatement l’estime et lasympathie de tous les écoliers qui se mirent à l’aimer sincèrementet à lui prodiguer mille signes d’amitié.

Même le maître faisait son éloge tellement ilétait attentif, studieux, intelligent, toujours le premier àarriver à l’école et le dernier à se lever de son banc, la leçonfinie.

Son seul défaut était d’avoir des amis dontbeaucoup d’entre eux n’étaient que des petits chenapans bien connuspour ne pas aimer travailler et qui ne brillaient guère àl’école.

Chaque jour le maître le mettait en garde.Même la bonne Fée ne manquait pas de lui dire et redire :

– Méfie-toi, Pinocchio ! Ces mauvaiscamarades finiront tôt ou tard par te détourner de l’étude et,peut-être même, par t’attirer de gros ennuis.

– Il n’y a pas de danger ! –répliquait-il en haussant les épaules et en pointant son index versson front comme pour dire : « J’ai de lajugeote ! »

Or il advint qu’un beau jour, alors qu’il sedirigeait vers l’école, Pinocchio vit venir vers lui toute la bandede ses copains habituels :

– Tu sais la grande nouvelle ?

– Non.

– Dans la mer, pas loin d’ici, il y a unRequin grand comme une montagne.

– Vraiment ? C’est peut être le mêmequi rodait déjà quand mon papa a disparu.

– On va à la plage pour le voir. Tu viensavec nous ?

– Non, non. Moi, je vais à l’école.

– L’école ? Aucune importance !On ira demain… Une leçon de plus ou de moins n’y changerarien : on restera toujours des ânes.

– Et le maître ? Qu’est-ce qu’il vadire ? – fit remarquer Pinocchio.

– Le maître dira ce qu’il veut. De toutesfaçons, il est payé pour rouspéter toute la journée.

– Et ma maman ?

– Les mamans ne sont jamais au courant derien – assurèrent ces petites pestes.

– Bon, voilà ce que je vais faire –décida Pinocchio – Ce Requin, moi aussi je veux aller le voir etj’ai mes raisons pour cela. Mais j’irai après l’école.

– Pauvre cloche ! – fit l’un desgarçons – Tu crois vraiment qu’un poisson d’une telle taille varester où il est pour te faire plaisir ? Dés qu’il s’ennuiera,il filera ailleurs et alors… bonjour !

– Il faut combien de temps pour aller àla plage ? – s’enquit la marionnette.

– Dans une heure, on sera revenus.

– Alors, on court ! Le premier quiarrive, a gagné ! – cria Pinocchio.

Le signal du départ donné, toute la bande devauriens s’ébranla, s’égayant dans les champs avec leurs livres etleurs cahiers. Pinocchio, qui semblait avoir des ailes aux pieds,filait en avant.

De temps en temps, il se retournait et semoquait de ses camarades qui, loin derrière, haletaient, couvertsde poussière et la langue pendante. Il riait de bon cœur. Lemalheureux ne savait pas encore dans quel épouvantable pétrin ilallait se fourrer.

Chapitre 27

 

Grosse bagarre entre la marionnette et sescamarades d’école. L’un d’eux ayant été blessé, Pinocchio estarrêté par les gendarmes.

Dés qu’il fut sur la plage, Pinocchio inspectal’océan mais ne vit aucun requin.

C’était une mer d’huile dont la surfacebrillait comme un miroir.

– Le Requin, où est-il ? – demandala marionnette en se tournant vers ses petits camarades.

– Il sera parti déjeuner – répondit l’und’eux en riant.

– Ou alors il fait la sieste – ajouta unautre en s’esclaffant encore plus fort.

Ces réponses bizarres, ces rires niaisconduisirent Pinocchio à penser que ses copains lui avaient faitune farce en lui racontant des sornettes. D’une voix fâchée, illeur dit :

– Et maintenant, dites-moi pour quelleraison vous m’avez raconté cette histoire idiote derequin ?

– Pour une bonne raison – répondirent enchœur tous ces petits polissons.

– Laquelle ?

– Te faire manquer l’école en t’attirantici. Tu devrais avoir honte d’être toujours à l’heure en classe etde travailler autant.

– Et si je veux étudier, moi, qu’est-ceque cela peut vous faire ?

– Cela nous fait beaucoup parce que, àcause de toi, on est mal vu par le maître.

– A cause de moi ? Pourquoidonc ?

– Parce que les écoliers assidus commetoi font toujours de l’ombre à ceux qui, comme nous, n’ont pasenvie de travailler. Et nous, nous ne voulons pas être considéréscomme des moins que rien. Nous avons, nous aussi, notreamour-propre.

– Qu’est-ce que je dois faire pour quevous soyez contents ?

– Tu dois te désintéresser de l’école,des leçons et du maître, nos trois grands ennemis.

– Et si je veux continuer àétudier ?

– On ne te parlera plus et, à la premièreoccasion, tu nous le paieras.

– Vous me faites bien rire ! –rétorqua la marionnette en les défiant d’un mouvement de tête.

– Ca suffit, Pinocchio ! – menaçaalors le plus grand des garnements – Arrête de faire le fanfaron etde jouer les petits coqs ! Si tu n’as pas peur de nous, nousn’avons pas peur de toi. N’oublie pas que tu es tout seul et quenous sommes sept.

– Ouais, comme les sept péchés capitaux –lança Pinocchio en éclatant de rire.

– Vous avez entendu ? Il nous ainsultés ! Il nous a traités de péchés capitaux !

– Pinocchio, demande pardon ! Sinon,gare à toi !

– Coucou, je suis là ! – fit lamarionnette en se tapotant le nez avec le doigt pour se moquerd’eux.

– Pinocchio, ça va mal finir !

– Coucou !

– On te battra comme plâtre !

– Coucou ! Coucou !

– Tu vas rentrer chez toi le nez encompote !

– Coucou !

– Je vais t’en donner du coucou, moi –hurla le plus hardi des gamins – En attendant, prends toujours cetacompte et garde-le au chaud pour ton dîner de ce soir.

Et il lui décocha un coup de poing en pleinefigure.

Comme il fallait s’y attendre, la marionnetterépondit du tac au tac en frappant à son tour son agresseur et labagarre devint générale

Bien qu’il fut seul contre tous, Pinocchio semontrait héroïque. Pour tenir à distance ses ennemis, il se servaitavec dextérité de ses pieds en bois qui étaient très durs. Et quandil faisait mouche, il laissait toujours un bleu en souvenir.

Les garçons, dépités de ne pas pouvoir semesurer au corps à corps avec la marionnette, imaginèrent alors delui envoyer des projectiles. Défaisant leurs ballots de livres, ilsse mirent à lui lancer à la figure abécédaires et grammaires, les« Contes » de Thouar et le « Poussin » deMadame Baccini, toutes sortes de manuels scolaires que Pinocchio,qui était vif et dégourdi, évitait en baissant la tête si bien que,passant au-dessus de lui, les livres finissaient tous dans lamer.

Quant aux poissons, croyant que ces bouquinsétaient de la nourriture, ils accouraient à la surface de l’eau parbancs entiers. Mais après avoir attrapé une page ou une couverture,ils la recrachaient aussitôt avec une mine de dégoût comme pourdire : « Ces trucs-là ne sont pas pour nous. Ce que l’onmange d’habitude est bien meilleur ! »

Alors que le combat s’intensifiait, un grandcrabe, sorti des fonds marins et qui s’était hissé pesamment sur lerivage, cria aux écoliers d’une voix éraillée de tromboneenrhumé :

– Arrêtez, petits drôles ! Cespugilats finissent toujours mal. A chaque fois un malheurarrive !

Pauvre crabe ! C’est comme s’il avaitprêché dans le désert. Même ce benêt de Pinocchio le regarda detravers et lui lança fort peu aimablement :

– La ferme, espèce de raseur ! Tuferais mieux de sucer deux pastilles de lichen pour guérir tonrhume. Va donc te mettre au lit et attraper une bonnesuée !

Au même moment les écoliers, qui avaientépuisé leurs propres stocks de livres, repérèrent ceux de lamarionnette qui traînaient non loin d’eux et s’en emparèrent en unclin d’œil.

Parmi ces livres, il y avait un volume reliéavec du carton épais et du parchemin au dos et aux angles. C’étaitun traité d’arithmétique qui pesait des tonnes.

L’un des gamins attrapa le livre, visa la têtede Pinocchio et le lança de toutes ses forces. Mais au lieu detoucher la marionnette, le traité d’arithmétique rencontra la temped’un autre gosse et le garçon, blanc comme un linge, s’effondra surle sable en hurlant :

– Maman, au secours ! Je meurs…

A la vue du gisant, les enfants, effrayés,détalèrent à toutes jambes et disparurent

Attristé et paralysé par la peur, Pinocchiofut le seul à rester. Il parvint néanmoins à aller tremper sonmouchoir dans l’eau pour rafraîchir le front de son camaraded’école. Pleurant à chaudes larmes, il l’appelait par son nom et lesuppliait :

– Eugène, mon pauvre Eugène ! Ouvreles yeux, regarde-moi ! Pourquoi tu ne réponds pas ? Cen’est pas moi, tu sais, qui t’ai fait mal ! Crois-moi, cen’est pas de ma faute ! Ouvre les yeux, Eugène !Ouvre-les, sinon je vais mourir moi aussi… Oh, mon Dieu !Comment je vais faire pour rentrer à la maison ? Commenttrouver le courage de me montrer à ma chère maman ? Quevais-je devenir ? Où m’enfuir ? Où me cacher ?Oh ! J’aurais bien mieux fait d’aller à l’école !Pourquoi donc ai-je écouté mes camarades ? A cause d’eux, jesuis damné. Pourtant, le maître me l’avait bien dit, et aussi mamaman : « Méfie-toi des mauvais camarades ! ».Mais j’ai la tête dure comme du bois, je suis obstiné comme unemule… Je n’écoute rien et n’en fais qu’à ma guise ! Et après,je paie les pots cassés. C’est comme cela depuis que je suis né.Jamais je n’ai eu une minute de répit. Oh ! Mon Dieu !Que vais-je devenir ? Que vais-je devenir ?

Et il pleurait. Et il braillait. Et il sefrappait le front en appelant le pauvre Eugène. Et puis il entenditdes pas.

C’étaient deux gendarmes.

– Qu’est-ce que tu fais par terre ?– demandèrent-ils

– Je soigne mon copain.

– Il s’est fait mal ?

– Ben oui !

– C’est même sérieux ! – observal’un des gendarmes qui s’était penché sur Eugène – Ce garçon estblessé à la tempe. Qui lui a fait ça ?

– Ce n’est pas moi – balbutia lamarionnette qui ne respirait plus.

– Si ce n’est pas toi, c’estqui ?

– C’est… Ce n’est pas moi…

– Et avec quoi a-t-il étéblessé ?

– Avec ce livre.

Pinocchio ramassa le traité d’arithmétique etle montra aux gendarmes.

– Ce livre, il est à qui ? –questionna l’un des gendarmes.

– A moi…

– Bon, on a compris. Lève-toi etsuis-nous.

– Mais je…

– Suis-nous, je te dis !

– Mais je suis innocent…

– Allez ! En route !

Comme des pêcheurs venaient à passer, frôlantle rivage avec leur bateau, les gendarmes lesinterpellèrent :

– On vous confie ce garçon blessé.Emmenez-le chez vous et soignez-le. On passera demain le voir.

Puis ils placèrent Pinocchio entre eux et luiordonnèrent brutalement :

– Maintenant, en avant ! Et pas detraînasserie ! Sinon, gare à toi !

La marionnette ne se le fit pas répéter deuxfois et ils s’engagèrent sur le sentier qui conduisait au village.Mais le pauvre diable de Pinocchio ne savait plus où il en était.Il lui semblait être en plein rêve, vivre un cauchemar. Il n’étaitplus lui-même. Il voyait double, ses jambes tremblaient, sa langue,collée au palais, l’empêchait de parler. Pourtant, malgré sonhébétude, une pensée lui déchirait le cœur : celle de devoirpasser sous les fenêtres de la bonne Fée escorté de deux gendarmes.Il aurait préféré mourir.

Ils étaient sur le point d’entrer dans levillage quand une bourrasque de vent arracha le bonnet de Pinocchioqui alla valser une dizaine de pas plus loin. Alors, s’adressantaux gendarmes :

– Puis-je aller chercher monbonnet ?

– D’accord. Mais faisons vite.

Pinocchio alla donc ramasser le bonnet mais,au lieu de le remettre sur sa tête, il le fourra entre ses dents etse mit à courir à toute allure vers la plage. Il filait comme uneballe de fusil.

Les gendarmes, comprenant qu’il leur seraitdifficile de le rattraper, lâchèrent un énorme dogue qui gagnaithabituellement toutes les courses de chiens. Pinocchio courait trèsvite, le chien aussi. Les villageois se pressèrent à leurs fenêtreset dans la rue, curieux de connaître l’épilogue de cette férocecompétition.

Ils durent rester sur leur faim :Pinocchio et le dogue soulevaient une telle poussière qu’en peu detemps il ne fut plus possible de rien voir.

Chapitre 28

 

Pinocchio court le grand danger d’êtrefrit à la poêle, comme un poisson.

Lors de cette course désespérée arriva unmoment terrible où la marionnette se crut perdue. En effet, Alidor– c’était le nom du chien – courait si vite qu’il avait presquerattrapé Pinocchio. A tel point que celui-ci pouvait entendre,juste derrière lui, la respiration haletante de la sale bête etsentir la chaleur de son haleine.

Heureusement, la plage était toute proche caron pouvait déjà voir la mer.

Arrivé sur le sable du rivage, Pinocchio sautacomme une grenouille et plongea dans les flots. Son poursuivant, aucontraire, voulut s’arrêter mais, emporté par sa course infernale,il se retrouva à l’eau lui aussi. Ne sachant pas nager, le dogue semit à agiter convulsivement ses pattes pour se maintenir à lasurface. Or, plus il remuait ses pattes, plus il coulait.

Hagard, ses yeux exprimant la terreur, lepauvre chien aboyait et suppliait :

– Au secours ! Je me noie ! Jeme noie !

– Va te faire… – répliquait lamarionnette qui se tenait à distance, loin de tout danger.

– Aide-moi, Pinocchio, mon ami !Sauve-moi de la mort !

Pinocchio, qui avait le cœur sur la main,finit par être ému par ces cris déchirants. Alors, s’adressant audogue :

– Si je t’aide à te tirer de ce mauvaispas, tu me promets de me laisser tranquille ?

– Je te le jure ! Je te lejure ! Dépêche-toi, par pitié ! Si tu hésites une minutede plus, je suis mort.

C’est vrai qu’il hésitait, Pinocchio. Mais ilse rappela ce que son papa lui avait dit tant de fois, à savoirqu’un bienfait n’est jamais perdu. Il nagea donc jusqu’à Alidor, lesaisit par la queue et le tira jusque sur le sable sec durivage.

Le chien ne tenait plus sur ses pattes. Ilavait bu tellement d’eau salée qu’il était gonflé comme un ballon.Pour autant Pinocchio ne s’y fiait pas trop et il estima plusprudent de retourner dans la mer. En s’éloignant du bord, il lançaà son poursuivant devenu son obligé :

– Adieu Alidor, bon voyage et bonjourchez toi

– Adieu, Pinocchio. – répondit le dogue –Merci mille fois de m’avoir sauvé la vie. Tu m’as rendu un fierservice et, en ce monde, un bienfait n’est jamais perdu. Sil’occasion se présente, on en reparlera.

Pinocchio continua à nager en restant près dubord et il arriva dans une zone où il lui sembla être en sécurité.Là il vit, creusée dans les rochers qui surplombaient la côte, uneespèce de grotte d’où sortait un long panache de fumée.

– Dans cette grotte – se dit-il – il doity avoir du feu. Tant mieux ! Ainsi je pourrai me sécher et meréchauffer. Et après ? Après, on verra bien…

Sa résolution prise, il se rapprocha desrochers, mais au moment où il était sur le point de se hisser horsde l’eau, il sentit quelque chose qui le soulevait et le tirait àl’air libre. Il tenta de fuir. Trop tard : à sa grandesurprise, il réalisa qu’il était pris dans un grand filet au milieud’une multitude de poissons de toutes formes et de toutes tailles,qui se débattaient et remuaient leurs nageoires caudales avec larage du désespoir.

En même temps, il vit sortir de la grotte unpêcheur très laid, si laid qu’il ressemblait à un monstre marin. Aulieu de cheveux, il avait sur la tête un buisson touffu d’alguesvertes, verte également était la couleur de sa peau, verts étaientses yeux et même sa longue barbe, qui descendait jusqu’à ses pieds,était verte. On aurait dit un énorme lézard vert debout sur sespattes de derrière.

Quand le pêcheur eut achevé d’amener le filet,il s’exclama tout content :

– Bénie soit la Providence ! Je vaisfaire bombance de poissons encore aujourd’hui.

– Heureusement que je ne suis pas unpoisson ! – se dit Pinocchio qui reprenait courage.

L’homme traîna le filet plein de poissonsjusque dans la grotte, une grotte sombre et enfumée au centre delaquelle trônait une grande poêle dans laquelle frémissait del’huile qui dégageait une odeur insoutenable de bougie fondue.

– Maintenant, voyons ce que nous avonspris – dit le pêcheur vert de la tête aux pieds.

Plongeant dans le filet une main grande commeune pelle de boulanger, il en sortit une poignée de rougets.

– Bien, très bien ces rougets ! –estima-t-il en les regardant et en les flairant, la minesatisfaite.

Les ayant bien flairés, il les jeta dans unecuvette vide.

Il répéta plusieurs fois la même opération. Aufur et à mesure qu’il sortait les poissons, son appétit grandissaitet il jubilait :

– Parfaits ces merlans !…

– Exquis ces mulets !…

– Délicieuses ces soles !…

– Impeccables ces vives !…

– Et ces anchois frais !Magnifiques !

Évidemment, merlans, mulets, soles, vives etanchois allèrent tous rejoindre pêle-mêle les rougets dans lacuvette.

Il ne restait plus que Pinocchio.

Dés que le pêcheur l’eut sorti du filet, ilécarquilla ses grands yeux verts et grommela, inquiet :

– Quel sorte de poisson est-cedonc ? Des poissons comme celui-là, je n’en ai jamaismangé !

Il le regarda longuement sous tous les angleset conclut :

– J’ai compris : ce doit être unesorte de crabe.

Mortifié qu’on puisse le prendre pour uncrabe, Pinocchio intervint, irrité :

– Qu’est-ce que c’est que cette histoirede crabe ? C’est une drôle de façon de me traiter ! Vousne voyez pas que je suis une marionnette ?

– Une marionnette ? – répondit lepêcheur – A vrai dire, c’est la première fois que je vois unpoisson-marionnette ! Mais c’est très bien ainsi. Je ne t’endégusterai que plus volontiers ?

– Me déguster ? Mais je me tue àvous dire que je ne suis pas un poisson ! Vous n’entendez pasque je parle et que je raisonne comme vous ?

– Ma foi, c’est vrai – admit le pêcheur –Et comme je vois que tu es un poisson qui parle et raisonne commemoi, tu auras droit à tous les égards dus à ton espèce.

– C’est à dire ?

– Eh bien, parce que tu as toute monamitié et toute mon estime, je te laisse choisir la manière dont tusouhaites être cuisiné. Veux-tu être frit à la poêle ou cuit aucourt-bouillon et accompagné de sauce tomate ?

– Pour tout dire – fit remarquerPinocchio – si vraiment j’avais le choix, je préférerais être librede rentrer chez moi.

– Tu plaisantes ? Tu crois que jevais laisser passer l’occasion de manger un poisson aussi rare quetoi ? C’est pas tous les jours que l’on trouve unpoisson-marionnette dans la mer. Bon, laisse-moi faire : je teferai frire avec les autres et tu en seras content. Etre frit avecde la compagnie est toujours une consolation.

L’adage ne consola point le malheureuxPinocchio qui se mit à pleurer, disant entre deuxsanglots :

– Ah ! Que ne suis-je allé à l’écoleau lieu d’écouter mes camarades ! Hi ! Hi !Hi !

Comme il se tordait comme une anguille pourtenter d’échapper aux griffes du pêcheur, ce dernier lui lia leschevilles et les poignets avec du jonc et le jeta avec les autrespoissons.

Puis, étalant de la farine sur une planche enbois, il en saupoudra tous les poissons avant de les mettre à friredans la poêle.

Les premiers à danser dans l’huile bouillantefurent les pauvres rougets. Ensuite arrivèrent les merlans, lesvives, les mulets, les soles, les anchois, puis vint le tour dePinocchio qui, se sentant si proche de la mort (et de quelleaffreuse mort !), était pris de tels tremblements qu’iln’avait plus de force ni de voix pour se plaindre.

Le pauvre enfant n’avait plus que ses yeuxpour supplier le pêcheur.

Mais le pêcheur, insensible, le roula cinq-sixfois dans la farine, si bien que Pinocchio finit par ressembler àune marionnette en plâtre.

Puis il l’attrapa par la tête et…

Chapitre 29

 

Pinocchio retourne chez la Fée qui luipromet qu’il va devenir un vrai petit garçon. Pour fêter cetévènement majeur, un grand goûter est organisé.

Alors que le pêcheur était sur le point dejeter Pinocchio dans la poêle entra un gros chien attiré par laforte et appétissante odeur de friture.

– Va-t-en ! – lui cria le pêcheurqui tenait toujours la marionnette enfarinée à la main.

Le pauvre chien avait une faim de loup. Ilgémissait doucement en remuant la queue, semblant dire :« Donne-moi un peu de cette friture et je te laissetranquille. »

– Va-t-en, je te dis ! – répéta lepêcheur qui lui décocha un coup de pied.

Mais ce chien n’avait pas l’habitude de selaisser brutaliser, surtout quand il avait faim. Menaçant, ilgronda et montra ses terribles crocs.

A ce moment-là, une petite voix mourante sefit entendre :

– Sauve-moi, Alidor !… Sinon, jesuis cuit !

Le chien reconnut tout de suite la voix dePinocchio et comprit, à sa grande surprise, qu’elle venait de cetteespèce de paquet ficelé et enfariné que tenait le pêcheur.

Que fit le chien ? Il bondit, attrapal’objet plein de farine et, le tenant avec précaution entre sesdents, sortit de la grotte en un éclair.

Le pêcheur, furieux de se voir subtiliser unpoisson qu’il avait tant envie de manger, tenta de rattraper lechien, mais il fut pris très vite d’une quinte de toux et il revintsur ses pas.

Alidor courut jusqu’au sentier qui menait auvillage, s’arrêta et déposa délicatement l’ami Pinocchio sur lesol.

– Comment te remercier ? – demandala marionnette.

– Ne cherche pas. – répondit le dogue –Tu m’as sauvé la vie. Or un bienfait n’est jamais perdu. Il fautbien s’entraider en ce bas monde.

– Mais comment as-tu fait pour metrouver ?

– J’étais couché sur la plage, plus mortque vif, quand le vent a apporté une odeur de friture qui m’aouvert l’appétit. Alors, j’ai suivi ces effluves qui m’ont mené àla grotte. Si jamais j’étais arrivé une minute plustard !…

– Ne dis pas ça ! – hurla Pinocchioqui tremblait encore de tout son être – Une minute plus tard,j’étais bel et bien frit, mangé et digéré. Brrr ! J’en ai lachair de poule rien que d’y penser !

En riant, Alidor tendit sa patte droite à lamarionnette qui la serra avec effusion, puis ils se quittèrent.

Le chien reprit sa route pour rentrer etPinocchio, resté seul, se dirigea vers une chaumière qui setrouvait non loin de là. Sur le seuil, un vieil homme seréchauffait au soleil. Il s’adressa à lui :

– Dites-moi, Monsieur, auriez-vousentendu parler d’un pauvre garçon blessé à la tête qui s’appelleEugène ?

– Mais oui. Ce garçon a été amené ici pardes pêcheurs. Mais à présent…

– Il est mort ! – l’interrompitPinocchio qui ressentit une vive douleur.

– Pas du tout ! Il est vivant et ilest rentré chez lui.

– Vraiment ? Vraiment ? –s’exclama la marionnette qui sauta de joie – Alors, sa blessuren’était pas grave ?

– Cela aurait pu être très grave, et mêmemortel – répondit le vieux monsieur – car il a reçu sur la tête ungros livre relié en carton.

– Qui donc a fait cela ?

– L’un de ses camarades d’école, uncertain Pinocchio.

– Pinocchio ? Qui est-ce ? –questionna l’intéressé qui faisait l’ignorant.

– On dit que c’est un sale gosse, unvagabond, un vrai casse-cou…

– Calomnies ! Ce sont descalomnies !

– Ah bon ? Tu le connais, toi, cePinocchio ?

– De vue…

– Puisque tu le connais, qu’enpenses-tu ?

– Pour moi, c’est un enfant modèle, pleinde bonne volonté pour travailler, obéissant, affectueux avec sonpapa et tous les siens…

Pendant que Pinocchio débitait tous cesmensonges d’un air innocent, il se toucha le nez et s’aperçut quecelui-ci s’était allongé d’au moins une main. Effrayé, il seravisa :

– Non, non, ne m’écoutez pas,monsieur ! Je connais fort bien Pinocchio et je peux vousassurer que c’est vraiment un sale gamin désobéissant et paresseux,qu’au lieu d’aller à l’école, il va faire les quatre cents coupsavec ses copains.

Le nez retrouva sa taille normale

– Pourquoi es-tu tout blanc ? –demanda le vieil homme.

– C’est à dire que… voilà : sansm’en apercevoir, je me suis frotté à un mur qui venait d’être peint– expliqua la marionnette qui avait honte d’avouer qu’il avait étéenduit de farine comme un poisson pour être frit à la poêle.

– Et qu’as-tu fait de ta veste, de tonpantalon et de ton bonnet ?

– J’ai rencontré des voleurs qui m’onttout pris. Au fait, vous n’auriez pas, par hasard, des vêtementspour que je puisse rentrer chez moi ?

– Mon garçon, pour tout vêtement jen’aurais que ce petit sac dans lequel je mets du lupin. Si tu veux,prends-le.

Pinocchio ne se le fit pas dire deux fois. Ils’empara du sac à lupin qui était vide, découpa, avec une paire deciseaux, un trou dans le fond et deux sur les côtés, puis il enfilale sac comme si c’était une chemise. Ainsi sommairement vêtu, il sedirigea vers le village.

Une fois sur le chemin, il ne se sentit pastranquille. Il s’arrêtait, repartait, marmonnait pour luiseul :

– Comment vais-je m’y prendre quand jeretrouverai ma bonne petite Fée ? Et elle ? Que va-t-elledire ? Est-ce qu’elle me pardonnera cette deuxièmebêtise ? Je parie qu’elle me pardonnera ! Enfin, ce n’estpas sûr… D’ailleurs, ce serait normal : je suis un farceur quipromet toujours de s’amender et qui, jamais, ne tientparole !

Il faisait déjà nuit quand il arriva auvillage. De plus, le temps était épouvantable. Il tombait descordes. Il alla tout droit à la maison de la Fée, résolu à frapperà la porte et à se faire ouvrir.

Mais arrivé à pied d’œuvre, le courage luimanqua. Au lieu de frapper, il fit demi-tour en courant. Puis ilrevint, mais n’osa rien faire. La troisième fois, pareil. Laquatrième fut la bonne : tout en tremblant, il se saisit duheurtoir et frappa un tout petit coup.

Il attendit, attendit… Une bonne demi-heurepassa avant que ne s’ouvrit une fenêtre au dernier étage de lamaison, qui en comptait quatre. Une grosse Limace, qui tenait unlumignon, se pencha :

– Qui donc frappe à cetteheure-ci ?

– La Fée est là ? – demandaPinocchio.

– La Fée dort et ne veut pas qu’on laréveille. Mais toi, qui es-tu ?

– Ben, c’est moi !

– Qui moi ?

– Pinocchio.

– Pinocchio ? C’est qui ?

– Pinocchio la marionnette ! Je visici, avec la Fée.

– D’accord, j’y suis maintenant.Attends-moi ! J’arrive tout de suite…

– Dépêche-toi, par pitié, je meurs defroid – supplia Pinocchio.

– Mon garçon, je fais ce que je peux. Jesuis une Limace et les Limaces ne vont pas vite.

Une heure s’écoula, puis deux, et la porte nes’ouvrait toujours par. Inquiet, transi de froid avec la pluie quis’abattait sur lui, Pinocchio prit son courage à deux mains etfrappa à la porte, un peu plus fort que la première fois. La Limaceapparut à la fenêtre du troisième étage.

– Chère Limace, – implora Pinocchio –cela fait deux heures que j’attends. Et deux heures, avec ce tempsde chien, c’est plus long que deux années. Viens m’ouvrir, s’il teplait.

– Mon garçon – lui rétorqua de sa fenêtrecet animal flegmatique et serein – mon garçon, je suis une Limaceet les Limaces ne vont pas vite.

Puis la fenêtre se referma.

Bientôt minuit sonna. Une heure passa encore,puis deux. Pinocchio attendait toujours à la porte.

Perdant patience, celui-ci se saisitrageusement du heurtoir pour frapper fort afin de se faire entendredans toute la maison. Mais le marteau en fer se transforma enanguille qui lui glissa des mains et disparut dans la rigole de larue.

– Ah ! C’est ainsi ? – hurlaPinocchio de plus en plus en colère – Dans ce cas, je vais meservir de mes pieds.

Prenant son élan, il donna un grand coup dansla porte. Si fort que son pied pénétra dans le bois et quand ilvoulut l’enlever, il n’y parvint pas : celui-ci était coincéet tenait aussi fermement qu’un rivet.

Vous vous rendez compte de la situation de lapauvre marionnette qui dut passer le reste de la nuit un pied enl’air ?

Finalement, au petit matin, la portes’ouvrit.

C’était cette brave bête de Limace. Elle avaitmis seulement neuf heures pour descendre du quatrième étage. Autantdire qu’elle avait attrapé une belle suée !

– Qu’est-ce que tu fais avec ce pied dansla porte ? – demanda-t-elle à Pinocchio.

– C’est un accident. Regardez donc, jolieLimace, si vous ne pourriez pas mettre fin à mon supplice.

– Mon garçon, c’est un bûcheron qu’ilfaudrait. Et moi, je ne suis pas un bûcheron.

– Peut-être pourriez-vous appeler laFée ?

– Elle dort et ne veut pas êtreréveillée.

– Mais enfin ! Qu’est-ce que vousvoulez que je fasse de toute la journée cloué à cetteporte ?

– Amuse-toi à compter les fourmis quipassent dans la rue.

– Apportez-moi au moins quelque chose àmanger. Je me sens à bout de force.

– Tout de suite – répondit la Limace.

Trois heures plus tard, Pinocchio la vitrevenir avec un plateau d’argent sur la tête. Sur le plateau, il yavait du pain, un poulet rôti et quatre abricots bien mûrs.

– Voici le repas que vous envoie laFée.

La vue de ce festin consola la marionnette detous ses malheurs.

Mais son désappointement n’en fut que plusgrand quand il commença à manger car le pain était en plâtre, lepoulet en carton et les abricots de l’albâtre peint.

Il était sur le point de s’effondrer enlarmes, de s’abandonner au désespoir, d’envoyer valser plateau etnourriture factice mais – fut-ce parce que sa peine était profondeou parce que son estomac était vide ? – il ne fit ques’évanouir.

Quand il reprit connaissance, il était étendusur un divan, la Fée à ses côtés.

– Cette fois encore, je te pardonne – luidit-elle – mais gare à toi si tu fais encore des tiennes !

Pinocchio promit, jura qu’il étudierait etque, désormais, il se conduirait bien. Toute l’année, il tintparole. Aux prix, il fut le plus récompensé de l’école. Soncomportement provoqua tellement de louanges que la Fée, trèscontente, lui annonça :

– Demain, Pinocchio, ton désir sera enfinsatisfait !

– C’est à dire ?

– Tu ne seras plus une marionnette enbois. Demain, tu deviendras un enfant comme les autres.

Qui n’a pas assisté à la joie de Pinocchioapprenant cette grande nouvelle ne peut pas l’imaginer ! Tousses copains, tous ses camarades d’école étaient invités le joursuivant à un grand goûter afin de fêter l’évènement. La Fée avaitfait préparer deux cents bols de café au lait et quatre centstartines beurrées. Une journée qui promettait d’être merveilleuseet joyeuse. Mais…

Malheureusement, dans la vie des marionnettesil y a toujours un « mais » qui gâche tout.

Chapitre 30

 

Au lieu de se transformer en petit garçon,la marionnette part en cachette au Pays des Jouets avec son ami LaMèche.

Naturellement, Pinocchio demanda tout de suiteà la Fée la permission de sortir pour faire les invitations augoûter du lendemain. Celle-ci lui répondit :

– Va, mais rappelle-toi que tu dois êtrerentré avant la nuit. Tu as bien compris ?

– Dans une heure, je serai de retour –affirma la marionnette.

– Attention, Pinocchio ! Les enfantspromettent facilement mais, le plus souvent, ils ne tiennent pasparole.

– Moi, je ne suis pas comme les autresenfants. Quand je dis une chose, je la fais.

– On verra. Mais si tu désobéis, tu leregretteras.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il arrive toujours malheur auxenfants qui n’écoutent pas ceux qui en savent plus long qu’eux.

– Je m’en suis déjà aperçu ! –reconnut Pinocchio – Mais maintenant, on ne m’y reprendraplus !

– On verra bien si tu dis vrai.

Pinocchio ne répondit rien, dit au revoir à sabonne Fée qui était pour lui comme une maman et il partit enchantant et en esquissant des pas de danse.

Une heure plus tard, il avait fait le tour detous ses amis pour les inviter.

Certains acceptèrent tout de suite avec joie,d’autres se firent un peu prier, mais quand ils surent que lestartines à tremper dans le café au lait seraient beurrées des deuxcôtés, ils finirent par dire : « D’accord, on viendrapour te faire plaisir ».

Ici, il faut savoir que, parmi tous sescopains et camarades d’école, Pinocchio en préférait un qui luiétait particulièrement cher. Celui-ci se prénommait Roméo mais toutle monde l’appelait La Mèche à cause de son physique allongé etraide, comme une mèche neuve pour lampe à huile.

La Mèche était le garçon le plus paresseux etle plus indiscipliné de toute l’école, mais Pinocchio l’aimaitbeaucoup. Il était allé chez lui en premier pour l’inviter augoûter et ne l’avait pas trouvé. Il y retourna deux fois, sans plusde succès.

Où pouvait-il le dénicher ? Il le cherchaun peu partout. Finalement, il le retrouva caché sous le porched’une ferme.

– Qu’est-ce que tu fais là ? –demanda Pinocchio en s’approchant de lui.

– J’attends minuit pour partir.

– Où vas-tu donc ?

– Loin, très loin !

– Je suis allé trois fois chez toi.

– Que me voulais-tu ?

– Tu ne connais donc pas la grandenouvelle ? Tu ne sais donc pas la chance que j’ai ?

– Quelle chance ?

– Demain s’achève ma vie de marionnette.Je vais être un garçon comme un autre.

– Grand bien te fasse !

– C’est pourquoi je t’invite à un goûterchez moi demain.

– Mais je te dis que je pars ce soir.

– A quelle heure ?

– Bientôt.

– Tu vas où exactement ?

– Je vais vivre dans le plus beau pays dumonde, un vrai pays de cocagne !

– Comment s’appelle ce pays ?

– C’est le Pays des Jouets. Tu ne veuxpas venir avec moi ?

– Moi ? Certainement pas !

– Tu as tort, Pinocchio ! Si tu neviens pas, tu t’en repentiras, crois-moi. Car où trouver ailleursun pays aussi idyllique pour nous autres les enfants ? Il n’ya ni école, ni maîtres, ni livres. Dans ce pays béni, il n’y a rienà apprendre. Ici, le jeudi est un jour de congé. Eh bien, dans cepays, la semaine se compose de six jeudis, plus le dimanche. Lesgrandes vacances commencent le Premier de l’An et finissent à laSaint-Sylvestre. Voilà un pays qui me convient parfaitement !Tous les pays civilisés devraient lui ressembler.

– Que fait-on de ses journées au Pays desJouets ? – interrogea la marionnette.

– On joue, on s’amuse du matin au soir.Le soir, on va au lit, et le lendemain matin, on recommence. Qu’endis-tu ?

– Hum ! – fit Pinocchio avec unmouvement de tête approbateur qui semblait dire : « C’estune vie que je mènerais volontiers, moi aussi ».

– Alors, tu viens ou pas ?Décide-toi !

– Non, non, non et non ! J’ai promisà la Fée d’être un bon garçon et de tenir mes promesses.D’ailleurs, je vois que le soleil se couche. Je te laisse et jefile. Adieu et bon voyage !

– Mais où es-tu si presséd’aller ?

– Chez moi. Ma bonne Fée veut que jerevienne avant la nuit.

– Attends au moins deux minutes.

– C’est que je suis déjà en retard.

– Deux minutes seulement…

– Et si la Fée me gronde ?

– Laisse-là dire. Après, elle s’arrêtera– affirma ce polisson de La Mèche.

– Tu pars seul ou avec d’autres ? –questionna encore Pinocchio.

– Seul ? Mais nous serons plus decent !

– Et le voyage, vous le faites àpied ?

– A minuit passera une charrette qui doitnous emmener dans ce pays extraordinaire.

– Qu’est-ce que je donnerai pour être icià minuit ! – soupira Pinocchio.

– Pourquoi ?

– Pour vous voir tous partirensemble.

– Tu n’as qu’à rester et tu nousverras.

– Non, non. Il faut que je rentre chezmoi.

– Allez ! Deux minutesseulement…

– J’ai déjà trop tardé ! La Fée vaêtre inquiète.

– Oh, la pauvre Fée !… De quoia-t-elle peur ? Que les chauve-souris te dévorent ?

– Ainsi – continua Pinocchio – tu esvraiment sûr que, dans ce pays, il n’y a pas du toutd’école ?

– Pas l’ombre d’une.

– Ni de maîtres ?

– Pas un seul.

– Que l’on n’est pas obligé detravailler ?

– Absolument !

– Quel beau pays ! – s’exclamaPinocchio qui se sentait venir l’eau à la bouche – Quel beaupays ! Je n’y suis jamais allé mais je l’imagine fortbien !

– Alors ? Pourquoi ne pas y aller,toi aussi ? – s’étonna La Mèche.

– Ne me tente pas, c’est inutile !J’ai promis à la Fée de ne pas renier ma parole.

– Puisque c’est ainsi, au revoirPinocchio ! Salue de ma part les petits et les grands del’école si tu les croises sur ton chemin !

– Adieu, La Mèche ! Bonvoyage ! Amuse-toi bien et pense de temps en temps auxamis !

La marionnette s’éloigna de deux pas,s’arrêta, se retourna :

– Tu es sûr et certain que, dans ce pays,il y a six jeudis et un dimanche dans la semaine ?

– Tout à fait sûr.

– Que les vacances commencent le premierjanvier et se terminent le trente et un décembre ?

– Je te l’ai dit !

– Quel beau pays ! – répétaPinocchio, rêveur.

Puis, d’un ton résolu, il lançaprécipitamment :

– Cette fois, adieu pour debon !

– Adieu ! – répondit La Mèche.

– Au fait, vous partez dans combien detemps ?

– Dans deux heures.

– Dommage ! Si cela avait été dansune heure, j’aurais pu attendre.

– Mais la Fée ? – fit remarquer soncamarade.

– Maintenant je suis vraiment en retard.Alors, une heure de plus ou de moins…

– Sacré Pinocchio ! Et si la Fée tegronde ?

– Bah ! Je la laisserai dire. Après,elle s’arrêtera bien…

Il faisait nuit, et même nuit noire quand ilsaperçurent dans le lointain une lanterne allumée qui se balançait.Bientôt, ils entendirent un léger bruit de grelots et un coup detrompe aussi ténu que le zinzin d’un moustique.

– La voilà ! – cria La Mèche ensautant sur ses pieds.

– Qu’est-ce que c’est ? – demandaPinocchio à voix basse.

– C’est la charrette qui vient mechercher. Alors, tu viens ou pas ?

– C’est vraiment vrai que, dans ce pays,les enfants ne sont pas obligés d’aller à l’école ?

– C’est tout à fait vrai !

– Quel beau pays !… Quel beaupays !… Quel beau pays tout de même !…

Chapitre 31

 

Après cinq mois passés au pays de cocagne,Pinocchio, à sa grande surprise, se voit pousser des oreillesd’âne. Il devient un vrai bourricot, avec la queue et tout lereste.

Enfin la charrette arriva. Elle ne faisaitaucun bruit car ses roues étaient enrobées d’étoupe et dechiffons.

Douze paires d’ânons composaient l’attelage.Ils avaient tous la même taille mais leurs pelages étaient decouleurs différentes.

Quelques-uns uns de ces petits ânes étaienttout gris, d’autres blancs, d’autres encore avaient viré au poivreet sel. Certains avaient des grandes rayures jaunes et bleues. Maisle plus singulier était qu’au lieu d’être ferrés comme le sonthabituellement les bêtes de trait ou de somme, ils étaient touschaussés de bottes de cuir blanc.

Et le cocher ?

Imaginez un petit bonhomme plus large quehaut, mou et onctueux comme une motte de beurre, au visage commeune pomme de rose, avec une petite bouche toujours rieuse et unevoix douce et caressante comme celle d’un chat cherchant às’attirer les bonnes grâces de la maîtresse de maison.

Dés qu’ils le voyaient, tous les enfantsétaient séduits et se mettaient à courir pour monter dans sacharrette qui devait les emmener dans ce pays de cocagne que lescartes de géographie désignent sous le nom de « Pays desJouets ».

La charrette était déjà occupée par de jeunesenfants entre huit et douze ans, entassés les uns contre les autrescomme des anchois dans la saumure. Serrés comme ils étaient, ilspouvaient à peine respirer mais aucun d’eux ne se plaignait. Ils seconsolaient en pensant que, bientôt, ils arriveraient dans unendroit sans livres, ni écoles, ni maîtres. Cela les rendait sicontents et si patients qu’ils en oubliaient les désagréments et lafatigue du voyage ainsi que la faim, la soif et l’envie dedormir.

La charrette arrêtée, le petit homme se tournavers La Mèche et, après mille minauderies, lui demanda, toutsourire :

– Dis-moi, bel enfant, tu veux aller, toiaussi, au pays du bonheur ?

– Sûr que je veux y aller – répondit legarçon.

– Le problème, mon chéri, c’est qu’il n’ya plus de place. Comme tu vois, la charrette est pleine.

– Aucune importance ! Puisqu’il n’ya plus de place dedans, je vais m’installer sur les brancards.

La Mèche prit son élan et s’assit àcalifourchon sur la pièce de bois

– Et toi, mon joli ? – demanda lecocher en se penchant, cérémonieux, vers Pinocchio – Quesouhaites-tu faire ? Venir avec nous ou rester ici ?

– Moi, je reste. – décida la marionnette– Je veux rentrer chez moi pour étudier et réussir à l’école commefont tous les enfants sages.

– Alors, bonne chance !

– Pinocchio, écoute ! – intervint LaMèche – Viens avec nous, cela nous fera plaisir !

– Non, non, non !

– Viens ! Cela nous fera plaisir. –lui crièrent d’autres enfants.

– Viens avec nous ! – hurlèrent tousensemble les occupants de la charrette.

– Mais si je viens avec vous, qu’est-ceque je vais dire à ma bonne fée ? – interrogea la marionnettequi commençait à faiblir et à tergiverser.

– Ne te tracasse donc pas comme cela.Pense plutôt que nous allons dans un pays où l’on peut faire toutce que l’on veut du matin au soir.

Nulle réponse de la part de Pinocchio mais unpremier soupir, puis un autre, et encore un autre. Et, au bout ducompte :

– D’accord ! Faites-moi un peu deplace. Je pars avec vous.

– C’est complet – fit remarquer le cocher– mais comme tu es le bienvenu, je te cède volontiers monsiège.

– Mais vous ?

– Moi, j’irai à pied.

– Non, non. Ne vous dérangez pas. Je vaisgrimper sur le dos de l’un de ces ânes.

Sitôt dit, sitôt fait. Choisissant l’une desdeux bêtes de tête, Pinocchio s’apprêtait à la monter quandl’animal, sans prévenir, lui donna un grand coup de museau dansl’estomac, l’envoyant valdinguer les quatre fers en l’air.

Vous imaginez l’énorme éclat de rire et lesquolibets des enfants entassés dans la charrette qui avaient toutvu !

Seul le petit homme ne rit pas. Affectant laplus grande tendresse, il s’approcha de l’âne rebelle et fitsemblant de l’embrasser. En réalité, il lui mordit l’oreille droiteet lui en arracha la moitié.

Au même moment, Pinocchio se relevait,furieux, et sautait d’un bond sur le dos du pauvre animal. Le sautavait été si beau que les enfants cessèrent de rire, se mirent àcrier « Vive Pinocchio ! » et à applaudir à toutrompre.

Mais, sans crier gare, l’âne rua de ses deuxpattes arrière et éjecta la marionnette qui se retrouva sur un tasde graviers au milieu de la route.

De nouveau les rires fusèrent. Seul le cocherresta imperturbable tout en manifestant la même tendresse pourl’indiscipliné en allant lui couper net la moitié de l’autreoreille. Ceci fait, il se tourna vers Pinocchio :

– N’aie pas peur et remonte ! Cettebête avait en tête des idées malsaines mais je lui ai glissé deuxmots à l’oreille. Maintenant elle restera tranquille et seraraisonnable.

La marionnette regrimpa donc sur le dos dupetit âne et la charrette démarra.

Or, pendant que l’attelage galopait sur lagrande route pierreuse, Pinocchio crut entendre une voix étouffée,à peine intelligible, qui lui disait :

– Pauvre idiot ! Tu as voulu n’enfaire qu’à ta tête, mais tu le regretteras !

Apeurée, la marionnette regarda autour d’ellepour savoir qui avait bien pu parler ainsi. Elle ne vitpersonne : les ânons trottaient, la charrette roulait et lesenfants dormaient. La Mèche ronflait comme un loir et le cocherchantonnait sur son siège :

« La nuit, tout le monde dort ! Moi,je ne dors jamais… »

Cinq cents mètres plus loin, Pinocchioentendit encore la même voix sourde :

– Tiens-toi-le pour dit, petitimbécile ! Les enfants qui arrêtent de travailler, qui semoquent des livres, de l’école et des maîtres, qui ne pensent qu’àjouer et à s’amuser finissent toujours dans le malheur ! Je lesais par expérience. Je peux donc te l’affirmer. Viendra le jour oùtu pleureras, toi aussi, comme je pleure, moi, aujourd’hui… Mais cesera trop tard !

Plus effrayé que jamais par ces murmures,Pinocchio quitta la croupe de sa monture pour aller s’agripper àson cou.

Et là, quel ne fut pas son étonnement quand ilse rendit compte que le petit âne pleurait… Et qu’il pleurait commeun enfant !

– Hé ! Ho ! Monsieur le petitbonhomme ! – cria alors Pinocchio au charretier – Vous savezquoi ? Eh bien, cet âne pleure.

– Laisse-le pleurer. Il rira le jour deses noces.

– Peut-être lui avez-vous aussi appris àparler ?

– Non. Il a appris tout seul à balbutierquelques mots car il a vécu trois ans avec des chiens savants.

– Pauvre bête !

– Allez, allez… On ne va pas perdre notretemps à regarder pleurer un âne. Remets-toi d’aplomb que l’onpuisse repartir. La nuit est fraîche et la route est longue.

La marionnette obéit sans ajouter un mot et lacharrette reprit sa course. Le lendemain, au lever du jour, ilsarrivèrent sans encombre au Pays des Jouets.

Ce pays ne ressemblait à aucun autre. Il n’yavait que des enfants. Les plus vieux avaient quatorze ans, lesplus jeunes à peine huit. Dans les rues ce n’étaient que bonnehumeur, tapages et cris à vous crever le tympan ! Des bandesde gamins partout jouant aux osselets, à la marelle, au ballon,faisant du vélo ou du cheval de bois, ayant organisé une partie decolin-maillard ou se courant après. Certains chantaient, d’autresfaisaient des sauts périlleux ou s’amusaient à marcher sur lesmains. Un général au casque fabriqué avec du feuillage passait enrevue un escadron en papier mâché. On riait, on hurlait, ons’appelait, on battait des mains, on sifflait, on imitait le chantde la poule venant de pondre un œuf… Le boucan était tel qu’ilaurait fallu se mettre du coton dans les oreilles pour ne pasdevenir sourd. Sur chaque place, il y avait un spectacle sous tentequi attirait tout au long de la journée une foule d’enfants et surles murs des maisons on pouvait lire, tracées au charbon, de jolieschoses comme : « Vive les joués » (au lieu de« jouets »), « On ne veu plus des colles » (aulieu de « On ne veut plus d’école »), « A bas LariTemétique » (au lieu de « A bas l’arithmétique ») etautres perles de ce genre.

Pinocchio, La Mèche et tous les enfants quiétaient dans la charrette du petit homme se fondirent dans cettecohue dés qu’ils furent dans la ville et ils n’eurent aucun mal,comme on peut le deviner, à devenir les amis de tout le monde.Impossible d’être plus heureux qu’eux !

Jeux et divertissements ne cessant jamais, lesheures, les jours et les semaines filaient à toute vitesse.

– Quelle belle vie ! – s’exclamaitPinocchio à chaque fois qu’il croisait La Mèche.

– Tu vois que j’avais raison – répliquaitl’autre – Et dire que tu ne voulais pas venir ! Que tu t’étaismis dans la tête de retourner chez la fée et de perdre ton temps àétudier ! Si aujourd’hui tu ne t’ennuies plus avec les livreset l’école, c’est bien grâce à moi et à mes conseils,d’accord ? Seuls les vrais amis savent rendre de telsservices.

– C’est vrai ! Si je suis enfincontent, c’est à toi que je le dois.

Quand je pense à ce que me disait le maître enparlant de toi… Tu sais ce qu’il me disait ? Il me disaittoujours : « Ne fréquente pas ce fripon de LaMèche ! C’est un mauvais compagnon qui ne peut que t’attirersur la mauvaise pente. »

– Pauvre maître ! – soupira La Mèche– Je sais qu’il ne m’avait pas à la bonne et qu’il n’arrêtait pasde me calomnier. Mais je suis généreux et je luipardonne !

– Quel bon cœur tu as ! – conclutPinocchio en étreignant affectueusement son ami et en l’embrassantsur le front.

Cinq mois passèrent ainsi, à s’amuser jouraprès jour sans jamais voir ni livre, ni école. Puis, un matin, ense réveillant, Pinocchio eut une fort désagréable surprise qui lemit hors de lui.

Chapitre 32

 

Ses oreilles ayant poussé, Pinocchio semet à braire comme un vrai petit âne.

Quelle fut cette mauvaise surprise ?

Je vais vous le dire, mes chers petitslecteurs. En se réveillant, Pinocchio se gratta la tête et c’est làqu’il découvrit que…

Vous avez deviné, n’est-ce pas ?

Il découvrit, à son grand étonnement, que sesoreilles avaient poussé au moins de la longueur d’une main.

Vous vous rappelez que la marionnette avaittoujours eu des oreilles si petites qu’on ne pouvait même pas lesvoir à l’œil nu. Imaginez donc la surprise de Pinocchio quand il serendit compte que celles-ci s’étaient tellement allongées pendantla nuit qu’elles ressemblaient maintenant à deux écouvillons.

Il chercha immédiatement un miroir pour seregarder. N’en trouvant pas, il remplit d’eau une cuvette pour latoilette et, se mirant dedans, vit ce qu’il n’aurait jamais vouluvoir. C’est à dire sa propre image agrémentée d’une magnifiquepaire d’oreilles d’âne.

Je vous laisse imaginer la souffrance, lahonte et le désespoir du pauvre Pinocchio !

Il commença par pleurer, gémir et se cogner latête contre le mur. Mais plus son désespoir grandissait, plus sesoreilles s’allongeaient et se recouvraient de poils. Alertée parces cris aigus, une jolie petite marmotte qui habitait l’étageau-dessus entra dans la pièce. Voyant la grande agitation de lamarionnette, elle lui demanda avec empressement :

– Que se passe-t-il, chervoisin ?

– Je suis malade, petite marmotte, trèsmalade. Et malade d’une maladie qui me fait peur ! Tu saisprendre le pouls ?

– Un peu.

– Alors, dis-moi si j’ai de lafièvre.

La marmotte prit le pouls de la marionnetteavec l’une de ses pattes de devant et lui dit ensoupirant :

– Hélas, mon pauvre ami, j’ai unemauvaise nouvelle à te donner.

– C’est à dire ?

– Tu as une méchante et forte fièvre

– Mais de quelle sorte de fièvres’agit-il ?

– Tu as une fièvre de cheval, ou plutôtd’âne.

– Je ne comprends rien à ce que tu dis –répliqua la marionnette qui avait trop bien compris.

– Je vais donc t’expliquer. Dans deux outrois heures tu ne seras pas plus une marionnette qu’un petitgarçon.

– Et que serai-je ?

– D’ici deux heures ou trois tudeviendras un bourricot, un vrai, comme ceux qui tirent lescarrioles ou portent choux et salades au marché.

– Oh ! Pauvre de moi ! Pauvrede moi ! – hurla Pinocchio en saisissant ses oreilles à pleinemain, tirant dessus et essayant de les arracher rageusement commesi ce n’étaient pas les siennes.

– Mon ami – intervint la marmotte pour lecalmer – que cherches-tu donc à faire ? Tu n’y peuxrien ! C’est le destin ! Il est prouvé scientifiquementque tous les enfants paresseux qui rejettent les livres, l’école etles maîtres, qui passent leurs journées à jouer et à se divertir,deviennent tôt ou tard des petits ânes.

– C’est prouvé ? – questionna lamarionnette en sanglotant.

– Hélas, oui ! Et désormais lespleurs sont inutiles. Il fallait y penser plus tôt.

– Mais ce n’est pas de ma faute,crois-moi, petite marmotte, c’est à cause de La Mèche !

– La Mèche ? Qui est-ce ?

– Un copain d’école. Moi, je voulaisrentrer à la maison, je voulais être obéissant, je voulais étudieret me distinguer… Mais La Mèche m’a dit : « Pourquoit’embêter à travailler ? Pourquoi aller en classe ? Viensplutôt avec nous au Pays des Jouets. Là-bas, on n’étudie pas, ons’amuse du matin au soir et on est toujours joyeux.

– Pourquoi avoir suivi les conseils de cefaux ami, de ce mauvais compagnon ?

– Pourquoi ? Parce que, petitemarmotte, je suis une marionnette sans cervelle… et sans cœur. Siau moins j’avais eu un peu de cœur, je n’aurais pas abandonné mabonne fée qui m’aimait comme son propre enfant et qui a tant faitpour moi ! A cette heure, je ne serais plus une marionnettemais un vrai petit garçon, comme tous les autres. Oh ! Sijamais je rencontre La Mèche, gare à lui ! Je lui dirai sesquatre vérités.

Il fut sur le point de sortir mais, arrivé surle pas de la porte, il se rappela qu’il avait des oreilles d’âne.Il avait honte de se montrer ainsi en public, mais que faire ?Il finit par prendre un bonnet de coton qu’il mit sur sa tête etenfonça jusqu’au nez.

Ensuite, il partit à la recherche de La Mèche,décidé à le retrouver n’importe où. Il le chercha dans les rues,sur les places, dans les petits théâtres, mais il ne le trouvanulle part. Il eut beau demander à tous ceux qu’il croisait,personne ne l’avait vu.

Alors il se rendit chez lui et frappa à saporte.

– Qui est-ce ? – demanda La Mèchequi était là.

– C’est moi – répondit lamarionnette.

– Attends une minute ! Je vaist’ouvrir.

Une demi-heure plus tard, la porte s’ouvrit.Et Pinocchio n’en revint pas : son ami La Mèche avait, luiaussi, un grand bonnet de coton qui lui descendait jusqu’aunez !

A la vue de cet accoutrement, la marionnettese sentit presque consolée et se dit :

« N’aurait-il pas attrapé la même maladieque moi ? N’aurait-il pas, lui aussi, la fièvre desânes ? »

Faisant semblant de n’avoir rien remarqué, illui demanda en souriant

– Comment vas-tu, mon cher LaMèche ?

– Aussi bien qu’une souris dans une meulede gruyère.

– Tu es sûr ?

– Pourquoi donc te mentirai-je ?

– Excuse-moi mais, dans ce cas, pourquoiportes-tu ce bonnet qui te couvre les oreilles ?

– Ordonnance du médecin parce que je mesuis fait mal au genou. Et toi, ma vieille, pourquoi as-tu aussi unbonnet de coton qui te descend jusqu’au nez ?

– Ordonnance du médecin parce que j’aiune écorchure au pied.

– Pauvre Pinocchio !

– Pauvre La Mèche !

Un long silence s’ensuivit durant lequel lesdeux amis ne firent rien d’autre que de s’observer avec un souriremoqueur.

Pinocchio fut le premier à reprendre ledialogue :

– Pardonne ma curiosité, mon cher LaMèche, mais as-tu jamais souffert des oreilles ?

– Jamais ! Et toi ?

– Jamais ! Pourtant, depuis cematin, j’ai une oreille qui me fait mal.

– Moi, c’est pareil.

– Ah ! Toi aussi ? Et quelleoreille te fait mal, La Mèche ?

– Les deux, Pinocchio. Et toi ?

– Les deux. Ne s’agirait-il pas de lamême maladie ?

– J’ai bien peur que oui.

– Veux-tu me faire plaisir, LaMèche ?

– Volontiers, Pinocchio.

– Alors, fais-moi voir tes oreilles.

– Pas de problème. Mais j’aimeraisd’abord voir les tiennes, mon cher Pinocchio.

– Non, non. Toi en premier.

– Mais non, cher ami ! Aprèstoi !

– Bon, dans ce cas, je propose unarrangement – dit la marionnette.

– Voyons l’arrangement.

– Enlevons nos bonnets en même temps.D’accord ?

– D’accord.

– Attention ! Je compte jusqu’àtrois. Un ! Deux ! Trois !

A trois, les deux garçons arrachèrent leurscoiffes et les jetèrent en l’air.

La scène qui suivit parait incroyable.Pourtant, elle est vraie. Découvrant qu’ils étaient l’un et l’autreatteints de la même maladie, Pinocchio et La Mèche, au lieu d’êtremortifiés et de prendre un air désolé, se mirent à débiter millegrosses plaisanteries à propos de leurs longues oreilles etéclatèrent de rire.

Longtemps ils se tordirent de rire mais LaMèche se tut tout à coup, changea de couleur, chancela etimplora :

– Au secours, Pinocchio !Aide-moi !

– Qu’est-ce qui t’arrive ?

– Je ne peux plus tenir sur mesjambes.

– Mais moi non plus ! – criaPinocchio titubant à son tour et fondant en larmes.

Leurs jambes plièrent et ils se retrouvèrentpar terre à marcher sur les mains et sur les genoux. Et alorsqu’ils faisaient ainsi le tour de la pièce, leurs bras setransformèrent en pattes, leurs visages s’allongèrent pour devenirmuseaux et leurs dos se couvrirent d’un pelage gris clair tachetéde noir.

Pourtant, savez-vous quel moment fut le plusdur pour ces deux malheureux ? Le moment le plus dur, le plushumiliant pour eux, ce fut quand ils sentirent leur pousser unequeue. Vaincus par la honte et la douleur, ils tentèrent alors,face à la cruauté de leur destin, de se plaindre et de gémir.

Ils n’y parvinrent pas. Plaintes etgémissements ne furent que des braiments d’âne. Tous deux ne purentémettre que de bruyants « Hi-han ! Hi-han !Hi-han ! ».

Et c’est juste à ce moment-là que l’on frappaà la porte et qu’une voix ordonna :

– Ouvrez ! Je suis le petit homme,le charretier qui vous a amenés ici. Ouvrez immédiatement, sinongare à vous !

Chapitre 33

 

Devenu un vrai âne, Pinocchio est vendu audirecteur d’un cirque qui lui apprend à danser et à sauter dans descercles. Un soir de représentation, il s’estropie, et il estrevendu pour sa peau.

Voyant que la porte restait fermée, le petitbonhomme l’ouvrit d’un grand coup de pied. Il entra dans la pièceet s’adressa à Pinocchio et La Mèche en arborant son habituel petitsourire :

– Bravo, les enfants ! Vos braimentsétaient parfaits et je vous ai tout de suite reconnus. C’est mêmepour cela que je suis ici.

Les deux ânons prirent un air penaud, la têteet les oreilles baissées, la queue entre les jambes.

Le charretier commença par les flatter et lespalper puis il se mit à les étriller vigoureusement.

Une fois étrillés, les bourricots brillaientcomme des miroirs. Il leur passa alors un licou et les conduisitsur la place du marché avec l’espoir de les vendre et d’en tirer unbon prix.

Les acheteurs, de fait, ne se firent pasattendre.

La Mèche fut acquis par un paysan qui avaitperdu son âne la veille et Pinocchio acheté par le directeur d’uncirque pour le dresser à sauter et à danser avec les autres animauxde sa compagnie.

Et maintenant vous avez compris, mes cherspetits lecteurs, quel beau métier faisait l’homme à lacharrette ? Cet avorton, ce monstre à la mine si avenantesillonnait de temps en temps le pays et, chemin faisant, embobinaitavec ses minauderies et ses promesses tous les enfants paresseuxqui n’aimaient ni les livres ni l’école. Il les faisait monter danssa carriole et les conduisait au Pays des Jouets. Là, ils passaientleurs journées à s’amuser. Mais bientôt ces pauvres enfants naïfs,à force de jouer tout le temps et de n’étudier jamais, devenaientdes ânes que, tout content, le petit homme allait vendre au marchéou sur les foires. C’est ainsi qu’en peu d’années, il accumula tantd’argent qu’il était devenu millionnaire.

Ce qu’il advint de La Mèche, je n’en saisrien. En revanche, je sais que Pinocchio dut endurer, dés lespremiers jours, une vie très dure et particulièrementexténuante.

Après l’avoir conduit à l’écurie, son nouveaumaître remplit son râtelier de paille. Pinocchio y goûta puis larecracha.

Tout en maugréant, le directeur du cirque ymit du foin, mais le foin ne plut pas non plus à Pinocchio.

– Ah bon ! Le foin non plus ne teplait pas ? – cria l’homme énervé – Alors, écoute ! Achaque fois qu’il te viendra la fantaisie de faire des caprices,attends-toi, mon beau, à ce que je te les ôte de lacervelle !

Et pour le punir, il lui cingla les pattesavec son fouet.

Ce qui fit pleurer et braire Pinocchio quihoqueta :

– Hi-han ! Hi-han ! La paille,je ne peux pas la digérer !…

– Alors, mange le foin ! – répliquason maître qui comprenait très bien la langue des ânes.

– Hi-han ! Hi-han ! Le foin medonne des maux d’estomac !…

– Tu prétends donc qu’à un baudet commetoi je devrais donner du blanc de poulet et du chapon engelée ? – ajouta l’homme de plus en plus en colère et lefouettant de nouveau.

Cette fois Pinocchio, devenu prudent, préférase taire.

La porte de l’écurie refermée, Pinocchio restaseul et, comme il n’avait pas mangé depuis longtemps, il se mit àbailler. En baillant, il ouvrait une bouche grande comme unfour.

Finalement, ne trouvant rien d’autre dans samangeoire, il se résigna à mastiquer un peu de foin. Puis, aprèsl’avoir bien malaxé, il ferma les yeux et l’avala.

– Ce foin n’est pas vraiment mauvais – sedit-il – mais j’aurais quand même mieux fait de continuer àétudier. A cette heure-ci, au lieu de foin, j’aurais pu manger unmorceau de pain frais avec une bonne tranche de salami !Dommage !

Le lendemain matin, à son réveil, il cherchatout de suite le foin dans le râtelier. Mais il n’y en avait pluscar il avait tout mangé dans la nuit.

Il se consola en prenant une bouchée de paillebroyée. Mais tout en la mastiquant, il fut bien obligé dereconnaître que cette paille n’avait la saveur ni d’un risotto à lamilanaise, ni de macaronis à la napolitaine.

– Dommage ! – répéta-t-il tout enmastiquant – Qu’au moins mes malheurs servent de leçon à tous lesenfants désobéissants qui ne veulent pas aller à l’école !Mais c’est dommage ! Bien dommage !

– Tu te plains ? Attends unpeu ! – hurla le directeur qui venait d’entrer dans l’écurie –Car tu crois peut-être que je t’ai acheté uniquement pour te donnerà boire et à manger ? Je t’ai acheté, moi, pour que tutravailles et que tu me fasses gagner beaucoup de sous. Allez,debout ! Tu vas venir avec moi sur la piste et je vaist’apprendre à sauter dans des cerceaux, à danser la valse et lapolka debout sur tes pattes arrières.

Effectivement, le pauvre Pinocchio dutapprendre de gré ou de force toutes ces belles choses mais il luifallut trois mois et beaucoup de coups de fouet qui lui arrachaientla peau pour y arriver.

Un jour, son maître put enfin annoncer unspectacle tout à fait extraordinaire.

Sur les affiches placardées à tous les coinsde rues, on pouvait lire :

Ce soir

GRAND SPECTACLE DE GALA

Des sauts et des exercices surprenants

Avec tous les artistes et les chevaux

De la Compagnie

Et, pour la première fois, le fameux

PETIT ANE PINOCCHIO

dit

L’Étoile de la Danse

Le théâtre sera illuminé

Comme de bien entendu, ce fameux soir, lethéâtre était bondé bien avant que le spectacle ne commence. Plusaucune place n’était à vendre, même à prix d’or.

Sur les gradins s’entassaient des nuéesd’enfants de tous âges très excités à l’idée de voir danser lefameux âne Pinocchio.

A la fin de la première partie, le directeurde la compagnie, veste noire, pantalons blancs et bottes de cuirjusqu’aux genoux, se présenta, s’inclina profondément devant lafoule des spectateurs et entama avec solennité cediscours-fleuve :

« Honorable public, gentilshommes etbelles dames !

« Votre humble serviteur, de passage danscette illustre cité, a le plaisir mais aussi la fierté de présenterà son éminent public un célèbre petit âne qui a déjà eu l’honneurde danser devant Sa Majesté l’Empereur de toutes les principalesCours d’Europe

« Je vous remercie de votre participationet de votre indulgence ! »

Rires et applaudissements suivirent cetteintroduction mais les applaudissements redoublèrent et déferlèrentcomme un coup de tonnerre quand Pinocchio entra sur la piste. Ilétait paré comme s’il allait à une fête. Il arborait une brideneuve en cuir qui reluisait et qui était chargée de boucles et declous en cuivre, deux camélias blancs ornaient ses oreilles, sacrinière tressée était parsemée de petits nœuds argentés et desrubans de velours amarante et bleu-ciel enveloppaient sa queue.C’était, en somme, un amour de petit âne !

Le directeur continua son discours :

« Vénérable public ! Je ne vouscacherai pas les grandes difficultés que j’ai éprouvées pourcomprendre et maîtriser ce mammifère alors qu’il paissait librementde montagne en montagne dans les plaines torrides du sud. Observez,je vous prie, la sauvagerie de son regard et vous comprendrez que,tous les moyens habituels pour en faire un quadrupède domestiqueayant échoué, j’ai dû souvent recourir à l’aimable dialogue dufouet. Mettant en pratique la méthode de Galles, j’ai découvertqu’il avait dans son crâne le cartilage de Carthage que la Facultéde Médecine de Paris elle-même désigne comme le bulbe régénérateurdes cheveux et celui de la danse pyrrhique, la danse guerrière desanciens Grecs. C’est pourquoi je l’ai non seulement dressé à sauterdans des cerceaux, mais aussi à danser. Admirez et appréciez !Mais avant de prendre congé de vous, je vous invite, Messieurs etMesdames, à venir au spectacle diurne de demain soir. Dansl’hypothèse où la pluie menacerait, la représentation de demainsoir serait alors reportée à demain matin, à onze heures del’après-midi ».

Après une nouvelle profonde révérence, ledirecteur se tourna vers Pinocchio :

– Courage, Pinocchio ! Mais avantles exercices, il vous faut saluer ce respectable public.

Pinocchio, obéissant, se mit à genoux sur sespattes avant et resta ainsi jusqu’au moment où, faisant claquer sonfouet, le directeur ordonna :

– Au pas !

L’ânon se releva et commença à tourner, aupas, autour de la piste.

Puis le directeur commanda :

– Au trot !

Et Pinocchio passa au trot.

– Au galop !

Pinocchio galopa.

– A toute allure !

Et alors que l’ânon filait comme un chevalarabe, le dompteur leva un bras en l’air et tira un coup depistolet.

L’âne, faisant semblant d’être blessé,s’effondra au milieu de la piste et fit le mort.

Une fois relevé, des hurlements et desapplaudissements assourdissants emplirent le cirque. Pinocchio levala tête vers le public et… il vit dans une loge une belle jeunefemme qui portait à son cou un collier en or au bout duquel pendaitun médaillon.

On distinguait, dans ce médaillon, le portraitde la marionnette.

– Mais c’est mon portrait ! Cettedame est la Fée ! – s’étonna Pinocchio en reconnaissant lajeune femme. Alors, sa joie lui faisant oublier toute prudence, ilvoulut crier :

– Ma Fée ! Ma bonne petiteFée !

Mais rien ne sortit de sa gorge que desbraiments sonores et prolongés qui firent éclater de rire tous lesspectateurs, et surtout les enfants.

Le directeur, pour lui faire comprendre qu’iln’est pas bien élevé de braire au nez du public, lui appliqua unbon coup sur le museau avec le manche de son fouet.

Le pauvre petit âne, tirant une langue longuecomme le bras, se lécha le museau pendant plusieurs minutes afin decalmer la douleur.

Mais son plus profond désespoir fut quand,regardant de nouveau le public, il ne vit plus personne dans laloge. La Fée avait disparu !

Il crut qu’il allait mourir. Ses yeux seremplirent de larmes et il se mit à sangloter. Personne ne s’enrendit compte et encore moins le directeur du cirque qui fitclaquer son fouet et cria :

– Allez Pinocchio ! Maintenant faisvoir à ces messieurs-dames avec quelle élégance tu sais sauter dansles cercles.

Pinocchio fit plusieurs tentatives mais àchaque fois qu’il se présentait devant le cerceau, au lieu de letraverser, il passait dessous. Prenant une nouvelle fois son élan,il faillit réussir mais ses pattes arrières restèrent accrochés aucerceau et il s’affala de tout son long sur la piste.

Quand il se releva, il boitait et il eut leplus grand mal à rejoindre l’écurie.

– Pinocchio, reviens ! On veut lepetit âne ! Pinocchio ! Pinocchio ! – hurlaient lesenfants apitoyés par ce qu’ils venaient de voir.

Mais le petit âne ne revint pas.

Le lendemain matin, le vétérinaire, c’est àdire le médecin des animaux, déclara qu’il resterait estropié toutesa vie.

Alors le directeur du cirque appela son garçond’écurie :

– Que veux-tu que je fasse d’un baudetboiteux ? Ce serait le nourrir à perte. Emmène-le donc aumarché et revends-le.

Arrivés sur la place du marché, ils trouvèrenttout de suite un acheteur :

– Combien cet âne boiteux ?

– Vingt lires.

– Je t’en donne vingt centimes. Ne croispas que je vais m’en servir. Je l’achète uniquement pour sa peau.Je vois qu’il a la peau particulièrement dure et j’en ai besoinpour fabriquer un tambour pour l’orchestre de mon village.

Je vous laisse imaginer, mes enfants, lessentiments du pauvre Pinocchio quand il entendit qu’il allaitdevenir un tambour !

Après avoir versé les vingt centimes,l’acheteur conduisit l’ânon jusqu’à un rocher qui surplombait lamer, lui suspendit une grosse pierre au cou, attacha une corde àl’une de ses pattes tout en gardant l’autre bout à la main et luidonna une forte bourrade qui le projeta dans l’eau.

Avec ce poids autour du cou, Pinocchio coulatout au fond de la mer tandis que l’acheteur, tenant toujoursl’autre extrémité de la corde, alla s’asseoir sur le rocher enattendant que l’âne ait tout le temps de se noyer pour qu’ilpuisse, ensuite, récupérer sa peau…

Chapitre 34

 

Le petit âne Pinocchio est mangé par lespoissons et redevient une marionnette. Alors qu’il nage pour sauversa vie, il est avalé par le terrible Requin.

Il y avait presque une heure que l’âne étaitdans l’eau et son acquéreur se dit :

– Maintenant, il doit être tout à faitnoyé. Remontons-le pour faire le tambour avec sa peau.

Il tira sur la corde qu’il avait attachée àl’une des pattes de l’âne, tira, tira, et vit affleurer à lasurface de l’eau… vous savez quoi ? Au lieu d’un petit ânemort, apparut une marionnette bien vivante qui se tortillait commeune anguille.

Le pauvre homme crut rêver. Il resta là,abasourdi, la bouche grande ouverte et les yeux exorbités.

Revenu de sa stupeur, il balbutia :

– Et l’âne que j’ai jeté à la mer, oùdonc est-il ?

– L’âne, c’est moi ! – répondit lamarionnette en riant.

– Toi ?

– Moi !

– Dis, petit rigolo ! Tu te moquesde moi peut-être ?

– Me moquer de vous ? Pas du tout,mon maître ! Je vous parle sérieusement.

– Mais enfin, comment as-tu fait pourdevenir une marionnette en bois alors que tu étais, tout à l’heure,un bourricot ?

– C’est sans doute un effet de l’eau demer. Parfois, la mer nous joue de ces tours…

– Ca suffit, la marionnette, çasuffit ! N’espère pas rire à mes dépens et gare à toi si tu mefais perdre patience !

– D’accord, mon maître. Vous voulezsavoir exactement ce qui s’est passé ? Dans ce cas,détachez-moi et je vous raconterai tout.

Désireux de comprendre quelque chose à cettehistoire, l’acheteur défit le nœud de la corde et Pinocchio seretrouva libre comme l’air :

– Apprenez donc, mon maître, qu’avant dedevenir un âne, j’étais une marionnette sur le point de devenir unpetit garçon comme les autres. Mais mon peu de goût pour le travailet les mauvais conseils de petits camarades me firent quitter lamaison. C’est ainsi que, un matin, en me réveillant, je me suisretrouvé changé en baudet, avec les oreilles, la queue et tout.Quelle honte fut la mienne ! Que Saint-Antoine ne vous fassejamais éprouver cet affront ! Emmené pour être vendu au marchédes ânes, je fus acheté par le directeur d’une compagnie équestrequi se mit dans la tête de faire de moi un grand danseur et unsauteur de cercles hors-pair. Or, au beau milieu du spectacle, jefis une chute et me retrouvai estropié. Comme le directeur ducirque ne voulait pas s’encombrer d’un âne boiteux, il me revenditet c’est vous qui m’avez acheté.

– Eh oui ! Malheureusement ! Jet’ai même payé vingt centimes. Qui va me rendre mes vingt centimesmaintenant ?

– Vous m’avez même acheté pour fabriquerun tambour avec ma peau, n’est-ce pas ? Untambour ! !

– Eh oui ! Malheureusement ! Oùvais-je trouver une autre peau maintenant ?

– Ne vous laissez pas aller au désespoir,mon maître. Des ânes, il y en a tant en ce monde…

– Dis-moi, petit impertinent, tonhistoire s’arrête là ?

– Pas tout à fait. Deux mots encore.Donc, après m’avoir acheté, vous m’avez conduit ici pour me tuer.Cédant à un sentiment de la plus grande humanité, vous avez préféréme mettre une pierre au cou et me jeter dans la mer. Cettedélicatesse vous honore infiniment et je vous en seraiéternellement reconnaissant. Mais c’était compter sans la Fée…

– C’est quoi cette Fée ?

– Cette Fée, c’est ma maman. Elle estcomme toutes les mamans qui aiment beaucoup leurs enfants, veillentsur eux et les secourent tendrement en cas de danger, même si cesenfants, par leur étourderie et leur comportement indélicat,mériteraient d’être abandonnés et livrés à eux-mêmes. Je disaisdonc que la Fée, voyant que j’allais me noyer, m’envoya un bancd’innombrables poissons qui se mirent à dévorer cet ânon qu’ilscroyaient bel et bien mort. Quelles bouchées ils faisaient demoi ! Je n’aurais jamais cru que les poissons fussent aussigloutons que les enfants ! C’était à qui mangerait lesoreilles, le museau, l’encolure et sa crinière, la peau des patteset le pelage du dos ! Il y a même un tout petit qui eut lacourtoisie d’accepter de me dévorer la queue.

– Jamais plus je ne mangerai depoisson ! – s’exclama, horrifié, le fabricant de tambour –J’aurais trop peur de trouver une queue d’âne dans le ventre d’unetruite ou d’un merlan.

– Je suis bien d’accord avec vous –répondit la marionnette qui se tordait de rire – Enfin, quand ilseurent fini de manger toute cette chair de baudet qui m’enrobait dela tête aux pieds, les poissons arrivèrent naturellement ausquelette. Mais dés les premières morsures, ces gloutonss’aperçurent que le bois très dur dont je suis fait n’était paspain béni pour leurs dentitions et ils se dispersèrent sans même meremercier. Et voici comment, tirant sur votre corde, vous aveztrouvé une marionnette à la place de votre âne !

– Je me moque de tout cela ! – hurlal’acheteur fou de rage – Tout ce qui m’intéresse c’est que j’aidépensé vingt centimes pour t’avoir et que je veux les récupérer.Sais-tu ce que je vais faire ? Je vais retourner au marché ette revendre comme du bois sec pour allumer le feu de lacheminée.

– D’accord, revendez-moi ! J’enserai ravi. – répliqua Pinocchio.

Mais en même temps, il bondit et sauta loindans l’eau. Tout en nageant allègrement pour s’éloigner de la rive,il cria au pauvre acheteur :

– Adieu, mon maître. Si vous avez besoind’une peau pour faire un tambour, pensez à moi !

Un peu plus loin, toujours nageant et riant,il lança encore :

– Adieu, mon bon maître. Si vous avezbesoin d’un peu de bois pour allumer votre cheminée, pensez àmoi !

Pinocchio s’éloignait à toute vitesse. C’étaitdevenu un petit point noir à la surface de l’eau. Parfois une pairede jambes émergeait de la mer ou alors il faisait des cabriolesdans l’eau, tel un dauphin de très bonne humeur.

Nageant au hasard, Pinocchio aperçut un rocherblanc comme du marbre sur lequel béguetait gentiment une joliepetite chèvre qui lui faisait signe d’approcher.

La chose étonnante était que cette chèvren’était ni blanche, ni noire, comme le sont d’habitude la plupartdes chèvres, mais sa laine était d’un bleu-nuit éclatant quirappelait beaucoup la couleur des cheveux de la jolie petiteFée.

Évidemment, le cœur de Pinocchio se mit àbattre très fort. Redoublant d’effort, il se dirigea vers le rocherblanc. C’est alors que surgit une tête horrible, celle d’un monstremarin qui venait à sa rencontre. Sa bouche grande ouverte était ungouffre et découvrait trois rangées de dents à faire peur même endessin.

Et vous savez qui était ce monstremarin ?

C’était, ni plus ni moins, ce gigantesqueRequin déjà rencontré dans cette histoire et que l’on surnommait, àcause de ses nombreux massacres et de son insatiable voracité,« l’Attila des poissons et des pécheurs ».

Vous imaginez l’épouvante qui saisit le pauvrePinocchio à la vue de ce monstre ! Il essaya de l’éviter, dechanger de route, de le fuir mais l’énorme bouche s’approchait à lavitesse d’une flèche.

– Dépêche-toi, Pinocchio ! Je t’ensupplie ! – bêlait la jolie petite chèvre.

Celui-ci nageait désespérément. Il se servaitde tout : ses bras, sa poitrine, ses jambes, ses pieds…

– Cours ! Cours, Pinocchio ! Lemonstre se rapproche !

Rassemblant toutes ses forces, la marionnetteredoubla d’ardeur.

– Attention, Pinocchio ! Le monstrete rejoint ! Il arrive ! Il arrive ! Dépêche-toi, jet’en supplie ou tu es perdu !

Il ne pouvait pas aller plus vite. Il filaitcomme une balle de fusil. Alors qu’il était sur le point de toucherle rocher, la petite chèvre se pencha et lui tendait déjà sespattes de devant pour l’aider à sortir de l’eau.

Mais c’était trop tard ! Le monstrel’avait rejoint et aspira la pauvre marionnette comme on gobe unœuf. Ce fut si violent que Pinocchio, dégringolant dans le corps duRequin, s’assomma et resta évanoui pendant un bon quartd’heure.

Quand il revint à lui, il ne savait plus niqui il était, ni où il était. Tout, autour de lui, était plongédans le noir le plus profond comme s’il était entré dans un encrierplein d’encre. On n’entendait rien que, de temps en temps, degrandes bouffées de vent qui lui cinglaient le visage. Au début, ilne comprit pas, puis il pensa que ces rafales devaient sortir despoumons du monstre. De fait, le Requin souffrait d’asthme et, quandil respirait, on aurait dit que soufflait la Tramontane.

Pinocchio chercha d’abord à se donner ducourage mais quand il eut cent fois la preuve qu’il était bien dansle corps du monstre, il s’effondra en larmes et se mit àgémir :

– Au secours ! A l’aide ! Oh,pauvre de moi ! N’y a-t-il personne pour me sauver ?

– Qui donc pourrait te sauver,malheureux ! – grinça une voix dans le noir, fêlée comme uneguitare désaccordée.

– Qui parle ? – demanda Pinocchioqui tremblait de peur.

– C’est moi ! Je suis un pauvre Thonque le Requin a avalé en même temps que toi. Et toi, quel poissones-tu ?

– Moi, je n’ai rien à voir avec lespoissons. Je suis une marionnette.

– Et alors ? Si tu n’es pas unpoisson, pourquoi t’es-tu fait avaler par le monstre ?

– Je n’en sais rien. D’ailleurs je ne mesuis pas « fait avaler ». C’est lui qui m’a avalé.Nuance ! Bon, et maintenant, qu’est-ce que l’on peutfaire ?

– Se résigner et attendre que le Requinnous digère.

– Mais je ne veux pas être digéré !– cria Pinocchio qui se remit à pleurer.

– Ben, moi non plus – fit remarquer leThon – mais je suis philosophe et je me console en pensant que,pour un Thon, il est plus digne de mourir dans l’eau que dans lafriture.

– Balivernes ! – hurlaPinocchio.

– C’est mon opinion – se défendit le Thon– et toutes les opinions, comme l’assurent les Thons politiques,sont respectables !

– Moi, je veux m’en aller d’ici. Je veuxm’en aller…

– Va-t-en, si tu y arrives.

– Il est vraiment gros ce Requin ? –questionna la marionnette.

– S’il est gros ? Son corps mesureplus d’un kilomètre de long, sans compter la queue.

Tandis qu’ils conversaient ainsi, Pinocchiocrut discerner dans le lointain une vague lueur.

– Cette lueur, tout là-bas, qu’est-ce quec’est ? demanda Pinocchio.

– Sans doute un autre malheureux quiattend d’être digéré.

– Je vais aller voir. Il s’agit peut-êtred’un vieux poisson qui sait, lui, comment sortir d’ici.

– Je te le souhaite, chèremarionnette.

– Alors, adieu le Thon.

– Adieu, la marionnette. Et bonnechance !

– On se reverra ?

– Qui sait ? Le mieux est de ne pasy penser !

Chapitre 35

 

Pinocchio, dans le corps du Requin,retrouve… Mais qui donc retrouve-t-il ? Vous le saurez enlisant ce chapitre.

Après avoir dit adieu à son ami le thon,Pinocchio s’engouffra dans l’obscurité régnant dans le corps duRequin et marcha à tâtons dans le noir, progressant pas à pas verscette pâle lueur qui brillait vaguement dans le lointain.

Il entendait ses pieds clapoter dans une eaugrasse et glissante qui dégageait une forte odeur de poisson frit,comme si c’était la Mi-Carême.

Plus il avançait, plus cette lueur lointaineet imprécise gagnait en brillance et en netteté. Il marchalongtemps avant d’atteindre son but. Et là, que trouvaPinocchio ? Je vous le donne en mille ! Il trouva unepetite table sur laquelle était allumée une bougie enfilée dans unebouteille en cristal vert et, assis à cette table, un petit vieuxaux cheveux blancs comme de la neige ou de la crème fouettée. Ilmâchouillait des petits poissons vivants, si vivants d’ailleursque, la plupart du temps, ils parvenaient à s’échapper de sabouche.

La vue de ce vieil homme provoqua chezPinocchio une telle surprise et une telle allégresse qu’il failliten devenir fou. Il était partagé entre le rire, les pleurs etl’envie de raconter une foule de choses. Il n’arrivait qu’àbalbutier confusément, à crachoter des bouts de mots ne voulantrien dire. Finalement, il parvint à sortir de sa gorge un cri dejoie, ouvrit grand ses bras et se jeta au cou de l’homme :

– Oh ! Mon papounet ! Enfin, jete retrouve ! Plus jamais je ne te quitterai !Jamais ! Jamais !

– Donc mes yeux ne m’ont pastrompé ? – répondit le vieil homme en se les frottant – Donctu es bien mon cher Pinocchio ?

– Oui, oui, c’est moi ! C’estvraiment moi ! Et vous, vous m’avez déjà pardonné, n’est-cepas ? Oh ! Mon petit papa à moi, comme vous êtesbon ! Alors que moi, au contraire… Mais j’en ai eu desmisères ! Tout est allé de travers ! Figurez-vous, monpauvre petit papa, que le jour où vous avez vendu votre veste pourm’acheter un abécédaire, je suis allé au spectacle de marionnetteset là le marionnettiste voulait me jeter au feu pour faire cuireson mouton puis il m’a donné cinq pièces d’or pour vous mais j’airencontré le renard et le chat qui m’ont emmené à l’auberge del’Écrevisse Rouge où ils ont mangé comme des loups affamés, aprèsje suis parti tout seul dans la nuit et des assassins m’ontpoursuivi longtemps et m’ont pendu au grand chêne puis la joliefillette aux cheveux bleu-nuit a envoyé un carrosse me chercher etles médecins ont dit : « S’il n’est pas mort, celasignifie qu’il est toujours vivant » et comme j’avais dit unmensonge, mon nez s’est allongé au point de ne plus pouvoir sortirpour aller avec le renard et le chat enterrer mes quatre piècesd’or – car avec la cinquième, j’avais payé l’aubergiste – ce quifit rire le perroquet et, au lieu des deux mille sequins que jedevais récolter, je n’ai rien retrouvé, c’est pourquoi le juge,sachant que j’avais été volé, m’envoya en prison d’où je sortisgrâce à une mesure de clémence jusqu’à ce que, voyant une bellegrappe de raisin, je tombai dans un piège et le paysan, pour medonner une leçon, m’a fait garder le poulailler et quand il m’arendu ma liberté le serpent dont la queue fumait se mit lui aussi àrire si fort qu’il fit éclater une veine de sa poitrine et c’estcomme cela que je suis retourné chez la jolie fillette aux cheveuxbleu-nuit qui était morte, alors le pigeon, voyant que je pleurais,me dit « J’ai vu ton papa qui fabriquait une chaloupe pour techercher » et moi, je lui ai répondu « Ah ! Commej’aimerais avoir des ailes, moi aussi ! » et il m’a dit« Tu veux voir ton papa ? » et moi j’ai dit« Oh oui alors ! Mais qui va m’emmener ? » etlui « Moi, je te porterai » et moi« Comment ? » et lui « Tu n’as qu’à monter surmon dos », c’est ainsi que nous avons volé toute la nuit et lelendemain matin des pêcheurs qui regardaient la mer me dirent« Il y a un pauvre homme sur une barque qui est en train de senoyer » et moi, de loin, je t’ai tout de suite reconnu parceque mon cœur me disait que c’était vous et alors je t’ai fait signede revenir…

– Moi aussi, je t’ai reconnu –l’interrompit Geppetto – et j’aurais volontiers fait demi-tour,mais comment ? La mer était grosse et une énorme vague a faitchavirer ma chaloupe. C’est à ce moment-là qu’un horrible requinqui rôdait dans les parages m’a repéré, s’est dirigé vers moi et,tirant la langue, m’a avalé comme une tartelette bolonaise.

– Cela fait combien de temps que vousêtes enfermé ici ? – interrogea Pinocchio.

– Depuis ce jour, il a dû s’écouler deuxannées. Deux années, mon pauvre Pinocchio, qui m’ont paru deuxsiècles !

– Et comment avez-vous fait pourvivre ? Et où avez-vous trouvé cette bougie ? Et lesallumettes pour l’allumer, qui vous les a données ?

– Je vais tout te raconter. En fait, lamême tornade qui me fit chavirer coula aussi un navire marchand.Son équipage parvint à se sauver mais le Requin, qui avait cejour-là bon appétit, avala aussi le bâtiment.

– Comment ? D’un seul coup ? –s’étonna Pinocchio qui n’en revenait pas.

– Il n’en fit qu’une bouchée,effectivement. Il ne rejeta que le mât principal qui s’était coincédans ses dents comme une vulgaire arête de poisson. Ma grandechance fut que ce navire était chargé de viande conservée dans descaisses étanches, de pain grillé, de bouteilles de vin, de raisinsec, de fromage, de café, de sucre, de bougies et de boitesd’allumettes en cire. Grâce à ce véritable don de Dieu, j’ai pusurvivre durant deux ans mais aujourd’hui, cela touche à sa fin. Iln’y plus rien dans le garde-manger et cette bougie allumée est ladernière qui restait.

– Et après ?

– Après, mon cher enfant, nous resteronsdans le noir.

– Alors – décida Pinocchio – il n’y a pasde temps à perdre. Il faut trouver un moyen pour fuir.

– Fuir ? Mais commentfuir ?

– En sortant par la gueule du monstre eten se jetant à l’eau.

– C’est vite dit, Pinocchio. Moi, je nesais pas nager.

– Aucune importance, mon papounet !Vous monterez sur mon dos et moi, qui suis un bon nageur, je vousporterai jusqu’à la côte.

– Tu rêves, mon garçon ! – soupiraGeppetto en secouant la tête et en souriant tristement – Commentune marionnette comme toi, qui mesure à peine un mètre,pourrait-elle avoir la force de nager avec moi sur sondos ?

– Bah ! Essayons ! On verrabien ! De toutes façons, s’il est écrit que nous devionsmourir tous les deux, nous aurons au moins la consolation d’êtredans les bras l’un de l’autre.

Sans ajouter un mot de plus, Pinocchio sesaisit de la bougie et commença à avancer en éclairant lechemin :

– Suivez-moi, mon petit papa et n’ayezpas peur !

Longtemps, ils cheminèrent ainsi dans le corpsdu Requin, traversèrent l’estomac du monstre et arrivèrent dans sonénorme bouche. Là, ils s’arrêtèrent pour faire le point et choisirle moment opportun pour s’échapper.

Le Requin, qui était très vieux, souffraitd’asthme et avait des palpitations cardiaques, si bien qu’il étaitobligé de dormir la bouche ouverte. Pinocchio en profita pourregarder au dehors. Le ciel était parsemé d’étoiles et un beauclair de lune éclairait la mer.

– C’est le moment. – murmura-t-il à sonpère – Le Requin dort comme un loir, la mer est tranquille et on yvoit comme en plein jour. Suis-moi, papa, et dans peu de temps nousserons sauvés…

Ils s’engagèrent sur la langue du monstre, unelangue aussi large qu’une allée de jardin, et ils progressèrent surla pointe des pieds. Mais au moment où ils s’apprêtaient à faire legrand plongeon dans la mer, le Requin éternua, ce qui provoqua unetelle secousse que Pinocchio et Geppetto dégringolèrent de nouveaudans l’estomac du monstre.

Dans leur chute, la bougie s’éteignit et ilsse retrouvèrent dans le noir.

– Et maintenant, comment on vafaire ? – dit Pinocchio d’un air préoccupé.

– Maintenant, mon fils, nous sommes toutà fait fichus.

– Pourquoi fichus ? Donnez-moi lamain, mon papa, et attention de ne pas glisser !

– Où veux-tu me conduire ?

– Nous devons essayer encore. Venez etn’ayez pas peur.

Pinocchio prit donc son papa par la main et,marchant toujours sur la pointe des pieds, ils remontèrent dans lagueule du monstre, passèrent sur sa langue et franchirent les troisrangées de dents. Juste avant de plonger, la marionnette seretourna vers son père :

– Grimpez sur mon dos et serrez-moifort ! Je m’occupe du reste.

Dés que celui-ci fut bien installé, Pinocchio,sûr de lui, se jeta à l’eau et commença à nager. La mer étaitd’huile, la lune brillait et le Requin continuait de dormir siprofondément qu’un coup de canon ne l’aurait pas réveillé.

Chapitre 36

 

La marionnette Pinocchio devient enfin unvrai petit garçon.

Alors que Pinocchio nageait le plus vitepossible pour rejoindre la côte, il s’aperçut que son papa, àcheval sur son dos, avait les jambes à moitié dans l’eau et qu’iltremblait fortement comme s’il avait une crise de paludisme.

Tremblait-il de froid ou de peur ?Peut-être des deux mais, optant plutôt pour la peur, Pinocchio luidit pour le réconforter :

– Courage, papa ! Dans quelquesminutes nous arriverons sur la terre ferme et nous seronssauvés.

– Mais où est-il ce fameux rivage ?– demanda le vieil homme, de plus en plus inquiet, en plissant lesyeux comme le font les tailleurs pour enfiler une aiguille.

– Moi, je le vois. – assura lamarionnette – Vous savez, je suis comme les chats qui ont unemeilleure vue la nuit que le jour.

Pinocchio faisait semblant d’être de bonnehumeur. En réalité, les forces commençaient à lui manquer, sarespiration était de plus en plus courte et il était au bord dudécouragement car la côte était encore très loin.

Il continua néanmoins de nager jusqu’à cequ’il n’ait plus du tout de souffle.

Alors, il tourna la tête vers Geppetto et,haletant, lui dit :

– Mon papa, aidez-moi… je n’en peuxplus ! Je crois que je vais mourir…

Ils étaient effectivement sur le point de senoyer quand ils entendirent une voix de guitare désaccordée quidemandait :

– Qui parle de mourir ?

– C’est moi et mon pauvre papa.

– Mais je reconnais cette façon deparler ! – continua la voix éraillée

– Tu ne serais pas Pinocchio ?

– Si, si, c’est moi ! Et toi, quies-tu ?

– Je suis le Thon. J’étais avec toi dansle corps du Requin.

– Comment as-tu fait pourt’échapper ?

– J’ai suivi ton exemple. C’est toi quim’as montré le chemin et je me suis sauvé moi aussi.

– Ah, joli Thon, tu tombes à pic !Au nom de l’amour que je te porte et que je porte à toute taprogéniture, je t’en supplie, aide-nous, sinon nous sommesperdus.

– De tout cœur. Accrochez-vous à ma queueet laissez-vous tirer. Dans quelques minutes, nous aurons atteintle rivage.

Geppetto et Pinocchio ne se le firent pas diredeux fois mais ils préférèrent se mettre à califourchon sur le dosdu Thon :

– On n’est pas trop lourds ? –s’inquiéta Pinocchio.

– Lourds ? Pas le moins lemonde ! J’ai l’impression d’avoir deux coquilles vides sur mondos – affirma le Thon qui avait la puissante stature d’un veau dedeux ans.

Arrivé sur le rivage, Pinocchio sauta à terre,aida son père à en faire autant puis, se tournant vers le Thon, luidit d’une voix très émue :

– Ami, tu as sauvé mon papa ! Jen’ai pas assez de mots pour te remercier. Permets-moi au moins det’embrasser en signe de reconnaissance éternelle.

Le Thon sortit son museau de l’eau. Pinocchios’agenouilla et posa sur sa bouche un baiser très affectueux. Cegeste si spontané et qui exprimait tant d’amitié troublaprofondément le Thon peu habitué à ce genre d’effusion. Du coup,honteux qu’on puisse le voir pleurer comme un bébé, il rentra satête dans l’eau et disparut.

Entre-temps, le jour s’était levé.

Pinocchio offrit son bras à Geppetto quipouvait à peine tenir debout et lui dit :

– Appuyez-vous sur moi, mon petitpapa ! On va marcher lentement, comme des tortues, et quandnous serons fatigués, on s’arrêtera.

– Mais où nous emmènes-tu ?

– On va chercher une maison ou unecabane, en espérant que l’on nous donnera un morceau de pain pourmanger et un peu de paille pour dormir.

Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils virent,assis sur le bord de la route, deux individus à l’air louche etminable qui demandaient l’aumône.

C’étaient le Chat et le Renard. Ils étaientbeaucoup moins fringants qu’autrefois. Le Chat, à force de jouer àl’aveugle, avait fini par perdre la vue pour de bon. Quant auRenard, la vieillesse l’avait rendu à moitié paralysé et il n’avaitmême plus de queue. Ce triste gibier de potence était tombé dansune misère si grande qu’il dut un beau jour vendre ce superbeappendice à un marchand ambulant qui l’acheta pour en faire unchasse-mouches.

– Eh ! Pinocchio ! – cria leRenard d’une voix pleurnicharde – Aie pitié de deux pauvresinfirmes !

– Infirmes ! – répéta le Chat.

– Adieu, beaux masques ! – réponditla marionnette – Vous m’avez embobiné une fois, mais vous ne m’yreprendrez plus.

– Tu vois bien, Pinocchio, qu’aujourd’huinous sommes vraiment pauvres et malheureux !

– Malheureux ! – répéta le Chat.

– Si vous êtes pauvres, c’est bien devotre faute. Rappelez-vous le proverbe : « Bien malacquis ne profite jamais ». Adieu, mes jolis !

– Aie pitié de nous !

– De nous !

– Adieu, beaux masques !Rappelez-vous le proverbe : « La farine du diable en sontoujours se transforme »

– Ne nous abandonne pas !

– Pas ! – répéta le Chat.

– Adieu, beaux masques !Rappelez-vous le proverbe : « Qui vole à autrui sonmanteau n’aura même pas de chemise pour mourir ».

Pinocchio et Geppetto continuèrenttranquillement leur chemin. Peu après, ils découvrirent un sentierqui menait à une jolie chaumière au milieu des champs.

Elle était en paille mais recouverte d’un toitde tuiles.

– Cette maison est certainement habitée –fit remarquer Pinocchio – Allons-y !

Ils s’engagèrent dans le sentier et allèrentfrapper à la porte de la chaumière.

Une voix ténue se fit entendre :

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est un pauvre papa et son pauvreenfant qui n’ont rien pour manger ni pour dormir.

– Tournez la clé et entrez !

Pinocchio manœuvra la clé, la porte s’ouvritet ils purent entrer. Mais ils eurent beau regarder partout, ils nevirent personne.

– Où donc est le maître de ceslieux ? – s’étonna Pinocchio.

– Je suis là-haut !

Le fils et le père levèrent la tête en mêmetemps : ils aperçurent alors, sur une poutre du plafond, leGrillon-qui-parle.

– Oh ! Mais c’est mon chergrillon ! – s’exclama Pinocchio en le saluant poliment.

– Ah bon ! Maintenant, je suis ton« cher grillon », n’est-ce pas ?

Rappelle-toi pourtant que tu m’as envoyé unmarteau à la figure pour me chasser de chez toi !

– C’est vrai, grillon ! Alorschasse-moi toi aussi et, si tu veux, assomme-moi avec un marteaumais aie pitié de mon pauvre papa !

– J’aurai pitié de vous deux. Mais jetenais à te rappeler ta grossièreté pour que tu saches qu’en cemonde il vaut mieux se montrer courtois envers autrui si l’on veut,dans les moments difficiles, bénéficier de la courtoisie desautres.

– Tu as raison, grillon, mille foisraison et je retiendrai la leçon. Mais, dis-moi, comment as-tu faitpour acquérir une si belle chaumière ?

– Elle m’a été donnée hier par unegracieuse chèvre à la toison bleu-nuit.

– Et cette chèvre, où est-elleallée ?

– Je n’en sais rien.

– Mais quand reviendra-t-elle ? –insista Pinocchio.

– Elle ne reviendra pas. En partant,hier, elle semblait très affectée.

Elle avait des bêlements qui semblaientdire : « Pauvre Pinocchio… jamais je ne le reverrai… leRequin l’aura bel et bien dévoré… »

– C’est ce qu’elle a dit ?Vraiment ? Donc c’était bien elle, c’était bien ma bonnepetite Fée ! – se mit à hurler Pinocchio en éclatant ensanglots.

Il pleura beaucoup puis essuya ses larmes etprépara un bon lit de paille sur lequel s’étendit le vieuxGeppetto. Alors, se tournant vers le grillon :

– Dis-moi, mon petit grillon, sais-tu oùje pourrais trouver un verre de lait pour papa ?

– Tu trouveras du lait chez Giangio lemaraîcher. Il possède des vaches.

C’est le troisième champ à partir d’ici.

Pinocchio courut donc chez le maraîcher quilui demanda :

– Quelle quantité de laitveux-tu ?

– Un verre plein.

– Un verre de lait coûte un sou. Commencedonc par me donner un sou.

– Mais je n’ai même pas un centime –répondit Pinocchio, à la fois vexé et désolé.

– Alors, jeune marionnette, rien àfaire ! Si tu n’as même pas un centime à me donner, moi jen’ai même pas un doigt de lait à te vendre.

– Tant pis ! – dit Pinocchio quin’avait plus qu’à s’en aller.

– Attends un peu ! – ajouta Giangiole maraîcher – On peut toujours s’arranger. Cela t’irait de tournerla noria ?

– La noria ? C’est quoi ?

– C’est cette machine en bois qui sert àremonter l’eau du puits pour arroser mes légumes.

– Je vais essayer.

– Dans ce cas, tu me tires une centainede seaux et, en échange, je te donne un verre de lait.

– D’accord.

Giangio conduisit la marionnette dans lepotager et lui montra comment faire fonctionner la noria. Pinocchiose mit immédiatement au travail mais il n’avait pas encore tiré sescent seaux d’eau qu’il était déjà ruisselant de sueur de la têteaux pieds. Jamais il n’avait éprouvé une telle fatigue.

– Jusqu’à présent, c’est mon âne quifaisait ce travail pénible mais la pauvre bête est moribonde. –expliqua le maraîcher.

– Je pourrais le voir ? – demandaPinocchio.

– Bien sûr.

En entrant dans l’écurie, Pinocchio vit unjoli petit âne couché sur la paille, usé par trop de travail et pasassez de nourriture.

Il le regarda longuement et se dit,troublé :

– Mais cet ânon, je le connais !J’ai déjà vu sa tête quelque part !

Alors, se penchant vers lui et utilisant lelangage des ânes, il lui demanda :

– Qui es-tu ?

Le petit âne parvint à ouvrir les yeux etbalbutia, dans le même dialecte :

– Je… m’appelle… La… Mè… che…

Puis, refermant les yeux, il expira.

– Pauvre Lucignolo ! – soupiraPinocchio en essuyant avec de la paille une larme qui coulait lelong de sa joue.

– Tu es ému par un âne qui ne t’a riencoûté ? – s’étonna le maraîcher – Qu’est-ce que je devraisdire, moi qui l’ai payé quatre pièces d’or comptant !

– C’est à dire… c’était monami !

– Un ami ?

– Oui, un copain de l’école.

– Comment ! – s’esclaffa Giangio quiriait à gorge déployée – Comment !

Tu avais des bourricots comme camarades declasse ? Eh bien ! Tu as dû faire de fameusesétudes !

La marionnette, froissée par cette remarque,ne répondit rien, prit son verre de lait encore chaud et s’enretourna à la maison du grillon.

Il continua, cinq mois durant, à se leverchaque jour avant l’aube pour aller manœuvrer la noria afin degagner les verres de lait qui faisait tant de bien à son papa dontla santé était délicate. Non content d’exercer cette tâche, ilprofita de son temps libre pour apprendre à fabriquer avec du jonccorbeilles et paniers. Grâce à l’argent qu’il gagnait ainsi, ilréussit à faire face aux dépenses domestiques qu’il gérait avecbeaucoup de sagesse. Parmi mille autres choses, il fabriquaégalement une élégante carriole pour promener son père afin qu’ilprenne un peu l’air quand il faisait beau.

Lors des veillées, il s’entraînait à lire et àécrire. Pour la lecture, il avait acheté au village, pour quelquescentimes, un gros livre auquel il manquait les premières et lesdernières pages. Pour l’écriture, il utilisait une brindille enguise de plume, et comme il n’avait ni encre ni encrier, il latrempait dans un petit récipient rempli de jus de mûres et decerises.

Il en résulta que, grâce à sa volontéd’apprendre, de travailler et d’aller de l’avant, non seulement ilparvint à soigner son père toujours maladif, mais il put aussimettre de côté assez d’argent pour s’acheter un habit neuf.

Un matin, il dit à Geppetto :

– Papa, je vais au marché m’acheter uneveste, un chapeau et des chaussures. Et quand je rentrerai, jeserai tellement chic que vous me prendrez pour un grandmonsieur.

Une fois dehors, il se mit à courir, toutcontent et joyeux quand, soudain, il entendit qu’on l’appelait parson nom. C’était une belle Limace qui sortait d’une haie :

– Tu ne me reconnais pas ? – demandala Limace.

– C’est à dire…

– Tu ne te rappelles pas la Limace quiservait de femme de chambre à la Fée aux cheveux bleu-nuit ?De cette nuit où je suis descendue pour te donner de la lumièrealors que tu avais un pied coincé dans la porte de samaison ?

– Oui, oui, je me rappelle tout –s’exclama Pinocchio – Réponds-moi vite, jolie Limace ! Oùas-tu laissée ma bonne Fée ? Que fait-elle maintenant ?M’a-t-elle pardonné ? Ne m’a-t-elle pas oublié ? Est-cequ’elle m’aime toujours ? Elle est loin d’ici ? Jepourrais la retrouver ?

A toutes ces questions formulées par lamarionnette dans la plus grande précipitation et sans mêmereprendre souffle, la Limace répondit avec son flegmecoutumier :

– Ah, mon pauvre Pinocchio ! Tabonne Fée gît sur un lit d’hôpital !

– Elle est à l’hôpital ?

– Malheureusement ! Elle a eu biendes malheurs ! Maintenant, elle est gravement malade et n’amême plus de quoi s’acheter un morceau de pain.

– Oh, quelle peine tu me fais !Pauvre, pauvre Fée ! Si j’avais un million, je voleraisjusqu’à elle pour le lui donner. Mais je n’ai que ces quarantesous, juste de quoi m’acheter des vêtements. Prends-les, Limace, etporte-les immédiatement à ma bonne Fée.

– Mais tes vêtements ?

– Que m’importe de nouveaux habits !Je vendrais les haillons que je porte si cela pouvait l’aider. Va,Limace ! Dépêche-toi ! Et d’ici deux jours, reviens à cetendroit ! Peut-être pourrais-je te donner encore un peud’argent. Jusqu’à présent, j’ai travaillé pour aider mon papa.Désormais, je travaillerai cinq heures de plus pour ma maman. Aurevoir, Limace ! A après-demain !

La Limace, contrairement à son habitude, filacomme un lézard sortant de son trou au plus fort de la canicule dumois d’août.

Quand Pinocchio fut revenu chez lui, Geppettolui demanda :

– Et cette veste neuve ?

– Impossible d’en trouver une quim’aille ! Ce n’est pas grave : je l’achèterai une autrefois.

Et ce soir-là, au lieu de veiller jusqu’à dixheures, Pinocchio travailla jusqu’à minuit tapant. Au lieu de huitpaniers, il en fit seize.

A peine couché, il s’endormit. Mais dans sonsommeil, il vit en songe la Fée, souriante et éblouissante debeauté, qui lui dit ceci après lui avoir donné un baiser :

– Bravo Pinocchio ! Parce que tu assi bon cœur, je te pardonne pour toutes les bêtises que tu asfaites jusqu’à aujourd’hui. Les enfants qui s’occupent tendrementde leurs parents quand ils sont dans la gène ou qu’ils sont maladesméritent toujours louanges et affection. Même s’ils ne sont pastoujours des modèles d’obéissance et de bonne conduite. Si, àl’avenir, tu deviens raisonnable, tu trouveras le bonheur.

Le rêve s’achevait ainsi. Mais, à son réveil,Pinocchio ouvrit de grands yeux.

Car, figurez-vous qu’en se réveillantPinocchio découvrit, émerveillé, qu’il n’était plus une marionnetteen bois, qu’il ressemblait enfin à un enfant comme un autre !La pièce aux murs nus de la cabane en paille était devenue unejolie chambre meublée et décorée avec une élégante simplicité.Sautant du lit, il découvrit aussi un costume neuf, un nouveauchapeau et une paire de bottines en cuir qui lui allèrentparfaitement.

En mettant machinalement les mains dans lespoches de ses nouveaux habits, il trouva un petit porte-monnaied’ivoire sur lequel était gravé : « La Fée aux cheveuxbleu-nuit rembourse ses quarante sous à son cher petit Pinocchio etle remercie pour sa générosité ». Mais les quarante sousn’étaient plus de vulgaires pièces en cuivre. Le porte-monnaiecontenait quarante sequins en or, flambant neuf et brillant de tousleurs feux.

Il alla se contempler dans le miroir et ne sereconnut pas. L’image familière d’une marionnette en bois avaitdisparu. A sa place souriait joyeusement un beau petit garçon àl’air vif et intelligent, aux cheveux châtains et aux yeuxbleus.

Tous ces évènements merveilleux se succédaientsi vite que Pinocchio ne savait plus s’il était vraiment éveillé ous’il continuait de rêver les yeux ouverts.

– Et mon papa dans tout cela ? –cria-t-il soudain.

Il entra dans la pièce voisine et y trouva levieux Geppetto en pleine forme, guilleret et de très bonne humeur,comme autrefois. Retrouvant son métier de sculpteur sur bois, ilétait en train de fabriquer un magnifique cadre orné de feuillages,de fleurs et de têtes d’animaux. Pinocchio lui sauta au cou et lecouvrit de baisers :

– Comment expliquer tout ce changement,mon petit papa ?

– Tout cela, c’est grâce à toi – réponditGeppetto

– Grâce à moi ?

– Mais oui. Quand les sales gossesdeviennent de bons petits, ils ont aussi le pouvoir de transformertoute leur famille.

– Et le vieux Pinocchio en bois,qu’est-il devenu ?

– Il est là.

La grande marionnette était contre une chaise,la tête penchant sur le côté, les bras ballants, les jambesemmêlées et à demi repliées. A se demander comment elle pouvaittenir debout.

Pinocchio la regarda un moment avec attentionpuis poussa un grand soupir de satisfaction :

– Quel drôle d’air j’avais quand j’étaisune marionnette ! Et comme je suis content d’être devenu unvrai et bon petit garçon !

FIN

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