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Les Aventures de Tom Sawyer

Les Aventures de Tom Sawyer

de Mark Twain

AVERTISSEMENT

La plupart des aventures racontées dans ce livre ont réellement eu lieu. J’en ai vécu une ou deux ; je dois les autres à mes camarades d’école. Huck Finn est un personnage réel ; Tom Sawyer également, mais lui est un mélange de trois garçons que j’ai bien connus. Il est, en quelque sorte, le résultat d’un travail d’architecte.

Les étranges superstitions que j’évoque étaient très répandues chez les enfants et les esclaves dans l’Ouest, à cette époque-là, c’est-à-dire il y a trente ou quarante ans.

Bien que mon livre soit surtout écrit pour distraire les garçons et les filles, je ne voudrais pas que, sous ce prétexte, les adultes s’en détournent. Je tiens, en effet, à leur rappeler ce qu’ils ont été, la façon qu’ils avaient de réagir,de penser et de parler, et les bizarres aventures dans lesquelles ils se lançaient.

L’AUTEUR

Hartford, 1876.

 

 

Chapitre 1

 

« Tom ! »

Pas de réponse.

« Tom ! »

Pas de réponse.

« Je me demande où a bien pu passer ce garçon… Allons, Tom, viens ici ! »

La vieille dame abaissa ses lunettes sur sonnez et lança un coup d’œil tout autour de la pièce, puis elle les remonta sur son front et regarda de nouveau. Il ne lui arrivait pratiquement jamais de se servir de ses lunettes pour chercher un objet aussi négligeable qu’un jeune garçon. D’ailleurs, elle ne portait ces lunettes-là que pour la parade et les verres en étaient si peu efficaces que deux ronds de fourneau les eussent avantageusement remplacés, mais elle en était très fière. La vieille dame demeura un instant fort perplexe et finit parreprendre d’une voix plus calme, mais assez haut cependant pour sefaire entendre de tous les meubles :

« Si je mets la main sur toi, je te jureque… »

Elle en resta là, car, courbée en deux, elleadministrait maintenant de furieux coups de balai sous le lit etavait besoin de tout son souffle. Malgré ses efforts, elle neréussit qu’à déloger le chat.

« Je n’ai jamais vu un garnementpareil ! »

La porte était ouverte. La vieille dame allase poster sur le seuil et se mit à inspecter les rangs de tomateset les mauvaises herbes qui constituaient tout le jardin. Pas deTom.

« Hé ! Tom », lança-t-elle,assez fort cette fois pour que sa voix portât au loin.

Elle entendit un léger bruit derrière elle etse retourna juste à temps pour attraper par le revers de sa vesteun jeune garçon qu’elle arrêta net dans sa fuite.

« Je tetiens !J’aurais bien dû penser à ce placard. Quefaisais-tu là-dedans ?

– Rien.

– Rien ? Regarde-moi tes mains,regarde-moi ta bouche. Que signifie tout ce barbouillage ?

– Je ne sais pas, ma tante.

– Eh bien, moi je sais. C’est de laconfiture. Je t’ai répété sur tous les tons que si tu ne laissaispas ces confitures tranquilles, tu recevrais une belle correction.Donne-moi cette badine. »

La badine tournoya dans l’air. L’instant étaitcritique.

« Oh ! mon Dieu ! Attentionderrière toi, ma tante ! »

La vieille dame fit brusquement demi-tour enserrant ses jupes contre elle pour parer à tout danger. Legaillard, en profitant, décampa, escalada la clôture en planches dujardin et disparut par le chemin. Dès qu’elle fut revenue de sasurprise, tante Polly éclata de rire.

« Maudit garçon ! Je me laisseraidonc toujours prendre ! J’aurais pourtant dû me méfier. Il m’ajoué assez de tours pendables comme cela. Mais plus on vieillit,plus on devient bête. Et l’on prétend que l’on n’apprend pas auxvieux singes à faire la grimace ! Seulement, voilà le malheur,il ne recommence pas deux fois le même tour et avec lui on ne saitjamais ce qui va arriver. Il sait pertinemment jusqu’où il peutaller avant que je me fâche, mais si je me fâche tout de même, ils’arrange si bien pour détourner mon attention ou me faire rire quema colère tombe et que je n’ai plus aucune envie de lui taperdessus. Je manque à tous mes devoirs avec ce garçon-là. Qui aimebien, châtie bien, dit la Bible, et elle n’a pas tort. Je nousprépare à tous deux un avenir de souffrance et de péché : Toma le diable au corps, mais c’est le fils de ma pauvre sœur et jen’ai pas le courage de le battre. Chaque fois que je lui pardonne,ma conscience m’adresse d’amers reproches et chaque fois que jelève la main sur lui, mon vieux cœur saigne. Enfin, l’homme né dela femme n’a que peu de jours à vivre et il doit les vivre dans lapeine, c’est encore la Bible qui le dit. Rien n’est plus vrai. Ilva de nouveau faire l’école buissonnière tantôt et je serai forcéede le faire travailler demain pour le punir. C’est pourtantrudement dur de le faire travailler le samedi lorsque tous sescamarades ont congé, lui qui a une telle horreur du travail !Il n’y a pas à dire, il faut que je fasse mon devoir, sans quoi cesera la perte de cet enfant. »

Tom fit l’école buissonnière et s’amusabeaucoup. Il rentra juste à temps afin d’aider Jim, le négrillon, àscier la provision de bois pour le lendemain et à casser du petitbois en vue du dîner. Plus exactement, il rentra assez tôt pourraconter ses exploits à Jim tandis que celui-ci abattait les troisquarts de la besogne. Sidney, le demi-frère de Tom, avait déjà,quant à lui, ramassé les copeaux : c’était un garçon calme quin’avait point le goût des aventures.

Au dîner, pendant que Tom mangeait etprofitait de la moindre occasion pour dérober du sucre, tante Pollyposa à son neveu une série de questions aussi insidieuses quepénétrantes dans l’intention bien arrêtée de l’amener à se trahir.Pareille à tant d’autres âmes candides, elle croyait avoir le donde la diplomatie et considérait ses ruses les plus cousues de filblanc comme des merveilles d’ingéniosité.

« Tom, dit-elle, il devait faire bienchaud à l’école aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Oui, ma tante.

– Il devait même faire une chaleurétouffante ?

– Oui, ma tante.

– Tu n’as pas eu envie d’allernager ? »

Un peu inquiet, Tom commençait à ne plus sesentir très à son aise. Il leva les yeux sur sa tante, dont levisage était impénétrable.

« Non, répondit-il… enfin, pastellement. »

La vieille dame allongea la main et tâta lachemise de Tom.

« En tout cas, tu n’as pas trop chaud,maintenant. »

Et elle se flatta d’avoir découvert que lachemise était parfaitement sèche, sans que personne pût deviner oùelle voulait en venir. Mais Tom savait désormais de quel côtésoufflait le vent et il se mit en mesure de résister à une nouvelleattaque en prenant l’offensive.

« Il y a des camarades qui se sont amusésà nous faire gicler de l’eau sur la tête J’ai encore les cheveuxtout mouillés. Tu vois ? »

Tante Polly fut vexée de s’être laissé battresur son propre terrain. Alors, une autre idée lui vint.

« Tom, tu n’as pas eu à découdre le colque j’avais cousu à ta chemise pour te faire asperger la tête,n’est-ce pas ? Déboutonne ta veste. »

Les traits de Tom se détendirent. Le garçonouvrit sa veste. Son col de chemise était solidement cousu.

« Allons, c’est bon. J’étais persuadéeque tu avais fait l’école buissonnière et que tu t’étais baigné. Jete pardonne, Tom. Du reste, chat échaudé craint l’eau froide, commeon dit, et tu as dû te méfier, cette fois-ci. »

Tante Polly était à moitié fâchée que sasagacité eût été prise en défaut et à moitié satisfaite que l’on sefût montré obéissant, pour une fois.

Mais Sidney intervint.

« Tiens, fit-il, j’en aurai mis ma mainau feu. Je croyais que ce matin tu avais cousu son col avec du filblanc, or ce soir le fil est noir.

– Mais c’est évident, je l’ai cousu avecdu fil blanc ! Tom ! »

Tom n’attendit pas son reste. Il fila commeune flèche et, avant de passer la porte, il cria :

« Sid, tu me paieras ça ! »

Une fois en lieu sûr, Tom examina deux longuesaiguilles piquées dans le revers de sa veste et enfilées l’une avecdu fil blanc, l’autre avec du fil noir.

« Sans ce maudit Sid, elle n’y auraitrien vu, pensa-t-il. Tantôt elle se sert de fil blanc, tantôt defil noir. Je voudrais tout de même bien qu’elle se décide àemployer soit l’un soit l’autre. Moi je m’y perds. En attendant Sidva recevoir une bonne raclée. Ça lui apprendra. »

Tom n’était pas le garçon modèle du village,d’ailleurs il connaissait fort bien le garçon modèle et l’avait enhorreur.

Deux minutes à peine suffirent à Tom pouroublier ses soucis, non pas qu’ils fussent moins lourds à porterque ceux des autres hommes, mais ils pâlissaient devant denouvelles préoccupations d’un intérêt puissant, tout comme lesmalheurs s’effacent de l’esprit sous l’influence de cette fièvrequ’engendre toujours une nouvelle forme d’activité. Un nègre venaitde lui apprendre une manière inédite de siffler et il mouraitd’envie de la mettre en pratique. Cela consistait à imiter lestrilles des oiseaux, à reproduire une sorte de gazouillementliquide en appliquant à intervalles rapprochés la langue contre lepalais. Si jamais le lecteur a été un petit garçon, il serappellera comment il faut s’y prendre. À force de zèle etd’application, Tom ne tarda pas à mettre la méthode au point et, labouche toute remplie d’harmonies, l’âme débordante de gratitude, ilcommença à déambuler dans les rues du village. Il se sentait dansun état voisin de celui qu’éprouve un astronome ayant découvert unenouvelle planète et, sans aucun doute, d’ailleurs, sa jubilationétait encore plus grande.

Les soirées d’été étaient longues. Il nefaisait pas encore nuit. Bientôt, Tom s’arrêta de siffler. Uninconnu lui faisait face, un garçon guère plus grand que lui. Dansle pauvre petit village de Saint-Petersburg, tout visage nouveauexcitait une profonde curiosité. De plus, ce garçon était bienhabillé, très bien habillé même pour un jour de semaine.

C’était tout bonnement ahurissant. Sacasquette était des plus élégantes et sa veste bleue, bienboutonnée, était aussi neuve que distinguée. Il en allait de mêmepour son pantalon. L’inconnu portait des souliers et une cravate deteinte vive. Il était si bien mis, il avait tellement l’air d’uncitadin que Tom en éprouva comme un coup au creux de l’estomac.Plus Tom considérait cette merveille de l’art, plus il regardait dehaut un pareil étalage de luxe, plus il avait conscience d’êtrelui-même habillé comme un chiffonnier. Les deux garçons restaientmuets. Si l’un faisait un mouvement, l’autre l’imitait aussitôt,mais ils s’arrangeaient pour tourner l’un autour de l’autre sanscesser de se dévisager et de se regarder dans le blanc des yeux.Enfin Tom prit la parole.

« J’ai bonne envie de te flanquer unevolée, dit-il.

– Essaie un peu.

– Ça ne serait pas difficile.

– Tu dis ça, mais tu n’en es pascapable.

– Pas capable ?

– Non, tu n’oseras pas.

– Si !

– Non ! »

Un moment de silence pénible, puis Tomreprit :

« Comment t’appelles-tu ?

– Ça ne te regarde pas.

– Si tu le prends sur ce ton, gare àtoi.

– Viens-y donc.

– Encore un mot et tu vas voir.

– Un mot… un mot… tiens, ça en fait destas tout ça. Eh bien, vas-y !

– Oh ! Tu te crois malin,hein ? Tu ne sais pas que je pourrais te flanquer par terred’une seule main si je le voulais.

– Qu’est-ce que tu attends ?

– Ça ne va pas tarder si tucontinues.

– Je connais la chanson. Il y a des gensqui sont restés comme ça pendant cent sept ans avant de sedécider.

– Dégourdi, va ! Tu te prends pourquelqu’un, hein ? Oh ! en voilà un chapeau !

– Tu n’as qu’à pas le regarder, cechapeau, s’il ne te plaît pas. Seulement, ne t’avise pas d’ytoucher, le premier qui y touchera ira mordre la poussière.

– Menteur !

– Toi-même !

– Tu crânes, mais tu n’as pas le couraged’aller jusqu’au bout !

– Va voir là-bas si j’y suis.

– Dis donc, tu vas te taire, sans ça jet’assomme.

– J’y compte bien.

– Attends un peu.

– Mais alors, décide-toi. Tu dis tout letemps que tu vas me sauter dessus, pourquoi ne le fais-tupas ? C’est que tu as peur.

– Je n’ai pas peur.

– Si.

– Non.

– Si. »

Nouveau silence, nouveaux regards furibonds etnouveau manège des deux garçons dont les épaules finirent par setoucher.

« Allez, file, déclara Tom.

– Débarrasse donc le planchertoi-même.

– Non.

– Eh bien, moi non plus. »

Pied contre pied, les deux garçons arc-boutéscherchèrent chacun à faire reculer l’adversaire. L’œil allumé parla haine, ni l’un ni l’autre ne put prendre l’avantage. Après avoirlutté ainsi jusqu’à devenir cramoisis, ils relâchèrent leursefforts tout en s’observant avec prudence.

« Tu es un lâche et un poseur, dit Tom.Je demanderai à mon grand frère de s’occuper de toi. Il t’écraserad’une chiquenaude.

– Qu’est-ce que tu veux que ça mefasse ? Mon frère est encore plus grand que le tien. Tuverras, il ne sera pas long à l’envoyer valser par-dessus cettehaie. »

(Les deux frères étaient aussi imaginairesl’un que l’autre.)

« Tu mens.

– Pas tant que toi. »

Tom traça une ligne dans la poussière avec sonorteil et dit :

« Si tu dépasses cette ligne, je te tapedessus jusqu’à ce que tu ne puisses plus te relever. »

L’inconnu franchit immédiatement la ligne.

« Maintenant, vas-y un peu.

– N’essaie pas de jouer au plus malinavec moi. Méfie-toi.

– Mais qu’est-ce que tuattends ?

– En voilà assez, pour deux sous, je tecasse la figure ! »

Le garçon sortit deux pièces de cuivre de sapoche et les tendit à Tom d’un air narquois. Tom les jeta à terre.Alors, tous deux roulèrent dans la poussière, agrippés, l’un àl’autre comme des chats. Pendant une longue minute, ils se tirèrentpar les cheveux et par les vêtements, se griffèrent ets’administrèrent force coups de poing sur le nez, se couvrant à lafois de poussière et de gloire. Bientôt, la masse confuse forméepar les deux combattants émergea d’un nuage poudreux et Tom apparutà califourchon sur le jeune étranger dont il labouraiténergiquement les côtes.

« Tu en as assez ? » fitTom.

Le garçon se débattit. Il pleurait, maissurtout de rage.

« Tu en as assez ? »

Pas de réponse, et Tom recommença à taper surl’autre.

Enfin, l’étranger demanda grâce : Tom lelaissa se relever.

« J’espère que ça te servira de leçon,fit-il. La prochaine fois, tâche de savoir à qui tu tefrottes. »

Le garçon s’en alla en secouant la poussièrede ses habits. Il haletait, reniflait, se détournait parfois enrelevant le menton et criait à Tom ce qu’il lui réservait pour lejour où il le « repincerait », ce à quoi Tom répondaitpar des sarcasmes. Fier comme Artaban, il rebroussa chemin. À peineeut-il le dos tourné que son adversaire ramassa une pierre, lalança, l’atteignit entre les deux épaules et prit ses jambes à soncou.

Tom se précipita à la suite du traître et lepoursuivit jusqu’à sa demeure, apprenant ainsi où il habitait. Ilresta un moment à monter la garde devant la porte.

« Sors donc, si tu oses ! »dit-il à son ennemi, mais l’ennemi, le nez collé à la vitre d’unefenêtre, se contenta de lui répondre par une série de grimacesjusqu’à ce que sa mère arrivât et traitât Tom d’enfant méchant etmal élevé, non sans le prier de prendre le large. Forcéd’abandonner la partie, Tom fit demi-tour en se jurant bien derégler son compte au garçon.

Il rentra chez lui fort tard et, au moment oùil se faufilait par la fenêtre, il tomba dans une embuscade. Satante l’attendait. Lorsqu’elle vit dans quel état se trouvaient sesvêtements, elle prit la décision irrévocable d’empêcher son neveude sortir le lendemain, bien que ce fût jour de congé.

Chapitre 2

 

Le samedi était venu. La nature entièreresplendissait de fraîcheur et débordait de vie. Les cœurs étaienten fête et toute la jeunesse avait envie de chanter. Les visagess’épanouissaient, tout le monde marchait d’un pas léger. Lescaroubiers en fleur embaumaient l’air. La colline de Cardiffverdoyait à l’extrémité du village et semblait inviter les gens àla promenade et à la rêverie.

Tom sortit de la maison armé d’un baquet delait de chaux et d’un long pinceau. Il examina la palissade autourdu jardin. Toute joie l’abandonna et son âme s’emplit demélancolie. Trente mètres de planches à badigeonner sur plus d’unmètre et demi de haut ; la vie n’était plus qu’un lourdfardeau. Il poussa un soupir, trempa son pinceau dans le baquet,barbouilla la planche la plus élevée, répéta deux fois la mêmeopération, compara l’insignifiant espace qu’il venait de blanchir àl’immense surface qu’il lui restait à couvrir, puis, découragé, ils’assit sur une souche. À ce moment, Jim s’avança en sautillant, unseau vide à la main et chantant à tue-tête Les Filles deBuffalo. Jusque-là, Tom avait toujours considéré comme uneodieuse corvée d’aller chercher de l’eau à la pompe du village,mais maintenant, il n’était plus de cet avis. Il se rappelaitqu’autour de la pompe, on rencontrait beaucoup de monde. Enattendant leur tour, les Blancs, les mulâtres, les nègres, garçonset filles, flânaient, échangeaient des jouets, se querellaient, sebattaient ou se faisaient des niches. Et il se rappelait égalementque la pompe avait beau n’être qu’à cent cinquante mètres de lamaison, Jim mettait au moins une heure pour en revenir avec sonseau.

« Hé ! Jim, fit Tom, je vais allerchercher de l’eau pour toi si tu veux donner un coup de pinceau àma place. »

Jim secoua la tête.

« J’peux pas, missié Tom. Ma maîtresseelle m’a dit d’y aller et de ne pas m’arrêter en route. Elle m’adit que missié Tom il me demanderait de repeindre la clôture etqu’il fallait pas que je l’écoute. Elle a dit qu’elle surveilleraitelle-même le travail.

– Ne t’occupe donc pas de ce qu’elle dit,Jim. Tu sais bien qu’elle parle toujours comme ça. Passe-moi leseau. J’en ai pour une minute. Elle ne saura même pas que je suissorti.

– Oh ! non, missié Tom, j’peux pas.Ma maîtresse elle m’arracherait la tête, c’est sûr et certain.

– Elle ! Elle ne donne jamais decorrection à personne, à part un bon coup de dé à coudre sur latête, ce n’est pas bien méchant, non ? Elle dit des chosesterribles, mais les paroles, ça ne fait pas de mal, sauf si ellecrie un peu trop fort. Je vais te faire un cadeau magnifique. Jevais te donner une bille toute blanche ! »

Jim commençait à se laisser fléchir.

« Oui, Jim, une bille toute blanche.

– Ça, missié Tom, c’est un beau cadeau,mais j’ai peur de ma maîtresse…

– D’ailleurs, si tu me passes ton seau,je te montrerai la blessure que j’ai au pied. »

Après tout, Jim n’était qu’une créaturehumaine… La tentation était trop forte. Il posa son seau à terre etprit la bille. L’instant d’après, Jim déguerpissait à toute allure,le seau à la main et le derrière en feu ; Tom badigeonnait lapalissade avec ardeur : tante Polly regagnait la maison, lapantoufle sous le bras et la mine triomphante.

L’énergie de Tom fut de courte durée. Ilcommença à songer aux distractions qu’il avait projetées pour cejour-là et sa mauvaise humeur augmenta. Ses camarades n’allaientpas tarder à partir en expédition et ils se moqueraient bien de luien apprenant qu’il était obligé de travailler un samedi. Cettepensée le mettait au supplice. Il tira de ses poches tous les biensqu’il possédait en ce bas monde : des débris de jouets, desbilles, toutes sortes d’objets hétéroclites. Il y avait là de quoise procurer une besogne moins rude en échange de la sienne, maiscertes pas une demi-heure de liberté. Il remit en poche ses maigresrichesses et renonça à l’idée d’acheter ses camarades. Soudain, aubeau milieu de son désespoir, il eut un trait de génie.

Il reprit son pinceau et s’attaqua de nouveauà la palissade. Ben Rogers, celui dont il redoutait le plus lesquolibets, apparaissait à l’horizon. Il grignotait une pomme et, detemps en temps, poussait un long ululement mélodieux, suivi d’unson grave destiné à reproduire le bruit d’une cloche, car Bens’était transformé en bateau à vapeur. Arrivé non loin de Tom, ilréduisit la vitesse, changea de cap et décrivit un cerclemajestueux comme il convenait à un navire calant neuf pieds. Ilétait à la fois Le Grand Missouri, son capitaine, lesmachines et la cloche, et il s’imaginait debout sur sa proprepasserelle, en train de donner des ordres et de les exécuter.

« Stop ! Ding,ding ! »

Le navire fila sur son erre et s’avançalentement vers Tom.

« Machine arrière ! Ding,ding ! »

Les bras de Ben se raidirent, collés contreses flancs.

« Droite la barre ! Tribord unpeu ! Ding, ding ! Touf… Touf…Touf… »

Sa main droite se mit à décrire des cerclesréguliers car elle représentait l’une des deux roues à aubes dubâtiment.

« En arrière toujours ! La barre àbâbord ! Ding, ding ! Touf… Touf… »

La main gauche cette fois entra enmouvement.

« En avant ! Doucement ! Ding,ding ! Laisse courir ! Touf… Touf… En avant toute !Ding, ding ! Lance l’amarre ! Embarque la bosse !Accoste ! Fini pour la machine ! »

Tom continuait de badigeonner sa palissadesans prêter la moindre attention aux évolutions du navire. Ben leregarda bouche bée.

« Ah ! ah ! dit-il enfin, tevoilà coincé, hein ? »

Pas de réponse. Tom examina en artiste l’effetproduit par son dernier coup de pinceau. Du coin de l’œil, ilguignait la pomme de son camarade. L’eau lui en venait à la bouche,mais il demeurait impassible.

« Hé ! bonjour, mon vieux, repritBen. Tu es en train de travailler ? »

Tom se retourna brusquement et dit :

« Tiens, c’est toi, Ben !

– Eh… Je vais me baigner. T’as pas enviede venir ? Évidemment, tu aimes mieux travailler.

– Que veux-tu dire partravailler ?

– Mais je parle de ce que tu fais en cemoment.

– Oui, fit Tom en se remettant àbadigeonner, on peut appeler ça du travail si l’on veut. En toutcas, je sais que ce truc-là me va tout à fait.

– Allons, allons, ne viens pas meraconter que tu aimes ça.

– Je ne vois vraiment pas pourquoi jen’aimerais pas ça. On n’a pas tous les jours l’occasion de passerune palissade au lait de chaux, à notre âge. »

Cette explication présentait la chose sous unjour nouveau. Ben cessa de grignoter sa pomme. Tom, maniant sonpinceau avec beaucoup de désinvolture, reculait parfois pour jugerde l’effet, ajoutait une touche de blanc par-ci, une autre par-là.Ben, de plus en plus intéressé, suivait tous ses mouvements.

« Dis donc, Tom, fit-il bientôt,laisse-moi badigeonner un peu. »

Tom réfléchit, parut accepter, puis seravisa.

« Non, non, Ben, tu ne ferais pasl’affaire. Tu comprends, tante Polly tient beaucoup à ce que sapalissade soit blanchie proprement, surtout de ce côté qui donnesur la rue. Si c’était du côté du jardin, ça aurait moinsd’importance. Il faut que ce soit fait très soigneusement. Je suissûr qu’il n’y a pas un type sur mille, ou même sur deux mille,capable de mener à bien ce travail.

– Vraiment ? Oh ! voyons, Tom,laisse-moi essayer un tout petit peu. Si c’était moi quibadigeonnais, je ne te refuserais pas ça.

– Je ne demanderais pas mieux, Ben, foid’Indien, mais tante Polly… Jim voulait badigeonner mais elle n’apas voulu. Elle n’a pas permis à Sid non plus de toucher à sapalissade. Maintenant, tu comprends dans quelle situation je metrouve ? Si jamais il arrivait quelque chose…

– Oh ! sois tranquille. Je feraiattention. Laisse-moi essayer. Dis… je vais te donner la moitié dema pomme.

– Allons… Eh bien, non, Ben. Je ne suispas tranquille…

– Je te donnerai toute mapomme ! »

Tom, la mine contrite mais le cœur ravi, cédason pinceau à Ben. Et tandis que l’ex-steamer, Le GrandMissouri, peinait et transpirait en plein soleil,l’ex-artiste, juché à l’ombre sur un tonneau, croquait la pomme àbelles dents, balançait les jambes et projetait le massacre denouveaux innocents. Les victimes ne manquaient point. Les garçonsarrivaient les uns après les autres. Venus pour se moquer de Tom,ils restaient pour badigeonner. Avant que Ben s’arrêtât, mort defatigue, Tom avait déjà réservé son tour à Billy Fisher contre uncerf-volant en excellent état.

Lorsque Billy abandonna la partie, JohnnyMiller obtint de le remplacer moyennant paiement d’un rat mort etd’un bout de ficelle pour le balancer. Il en alla ainsi pendant desheures et des heures. Vers le milieu de l’après-midi, Tom qui, lematin encore, était un malheureux garçon sans ressources, roulaitlittéralement sur l’or. Outre les objets déjà mentionnés, ilpossédait douze billes, un fragment de verre bleu, une bobine vide,une clef qui n’ouvrait rien du tout, un morceau de craie, unbouchon de carafe, un soldat de plomb, deux têtards, six pétards,un chat borgne, un bouton de porte en cuivre, un collier de chien(mais pas de chien), un manche de canif, quatre pelures d’orange etun vieux châssis de fenêtre tout démantibulé. Il avait en outrepassé un moment des plus agréables à ne rien faire, une nombreusesociété lui avait tenu compagnie et la palissade était enduited’une triple couche de chaux. Si Tom n’avait pas fini par manquerde lait de chaux, il aurait ruiné tous les garçons du village.

Tom se dit qu’après tout l’existence n’étaitpas si mauvaise. Il avait découvert à son insu l’une des grandeslois qui font agir les hommes, à savoir qu’il suffit de leur fairecroire qu’une chose est difficile à obtenir pour allumer leurconvoitise. Si Tom avait été un philosophe aussi grand et aussiprofond que l’auteur de ce livre, il aurait compris une fois pourtoutes que travailler c’est faire tout ce qui nous est imposé, ets’amuser exactement l’inverse. Que vous fabriquiez des fleursartificielles ou que vous soyez rivé à la chaîne, on dira que voustravaillez. Mais jouez aux quilles ou escaladez le mont Blanc, ondira que vous vous amusez. Il y a en Angleterre des messieurs fortriches qui conduisent chaque jour des diligences attelées à quatrechevaux parce que ce privilège leur coûte les yeux de la tête, maissi jamais on leur offrait de les rétribuer, ils considéreraientqu’on veut les faire travailler et ils démissionneraient.

Tom réfléchit un instant aux changementssubstantiels qui venaient de s’opérer dans son existence, puis ilse dirigea vers la maison dans l’intention de rendre compte de sontravail à tante Polly.

Chapitre 3

 

Tom se présenta devant tante Polly, assiseauprès de la fenêtre d’une pièce agréable, située sur le derrièrede la maison et qui servait à la fois de chambre à coucher, desalle à manger et de bibliothèque. Les parfums de l’été, le calmereposant, le bourdonnement berceur des abeilles avaient accomplileur œuvre et la vieille dame dodelinait de la tête sur son tricot,car elle n’avait pas d’autre compagnon que le chat endormi sur sesgenoux. Par mesure de prudence, les branches de ses lunettesétaient piquées dans sa chevelure grise. Persuadée que Tom avaitabandonné sa tâche depuis longtemps, elle s’étonna de son airintrépide et de son audace.

« Est-ce que je peux aller jouermaintenant, ma tante ?

– Quoi, déjà ? Où en es-tu de tontravail ?

– J’ai tout fini, ma tante.

– Tom, ne mens pas, j’ai horreur decela.

– Je ne mens pas, ma tante. Tout estfini. »

Tante Polly ne se fiait guère à desdéclarations de ce genre. Elle sortit, afin d’en vérifierl’exactitude par elle-même. Elle se fût d’ailleurs estimée trèsheureuse de découvrir vingt pour cent de vérité dans lesaffirmations de Tom. Lorsqu’elle constata que la palissade,entièrement blanchie, avait reçu deux et même trois bonnes couchesde badigeon à la chaux, lorsqu’elle s’aperçut qu’une bande blanchecourait à même le sol, au pied de la clôture, sa stupeur futindicible.

« Je n’aurais jamais cru cela !s’exclama-t-elle. Il n’y a pas à dire, tu sais travailler quand tuveux bien t’y mettre, Tom. Malheureusement, je suis forcée dereconnaître que l’envie ne t’en prend pas souvent, ajouta-t-elle,atténuant du même coup la portée de son compliment. Allons, tu peuxaller jouer, mais tâche de rentrer à l’heure, sinon gare àtoi. »

La vieille dame, émue par la perfection dutravail de Tom, le ramena à la maison, ouvrit un placard, choisitl’une de ses meilleures pommes et la lui offrit en même temps qu’unsermon sur la valeur et la saveur particulières d’un cadeau de cegenre quand il est la récompense de vertueux efforts et non pas lefruit d’un péché. Et, tandis que tante Polly accompagnait la fin deson discours d’un geste impressionnant, Tom « rafla » unbeignet à la confiture.

Comme il s’éloignait, il vit Sid s’engagerdans l’escalier extérieur qui donnait accès aux chambres du secondétage situées derrière la maison. Des mottes de terre se trouvaientà portée de la main de Tom et, en un clin d’œil, l’air en futrempli. Elles s’abattirent furieusement autour de Sid comme uneaverse de grêle et, avant que tante Polly eût recouvré sa présenced’esprit et se fût précipitée à la rescousse, six ou sept mottesavaient atteint leur objectif et Tom avait disparu par-dessus lapalissade du jardin. Le jardin, en fait, possédait une porte, maisTom était toujours trop pressé pour s’en servir.

Désormais Tom avait l’âme en paix. Il avaitréglé son compte à Sid, lui apprenant ainsi ce qu’il en coûtaitd’attirer l’attention sur le fil noir de son col et de lui créerdes ennuis.

Il gagna d’un pas allègre la place du villageoù les garçons du pays, répartis en deux groupes« militarisés », s’étaient donné rendez-vous pour selivrer bataille. Tom était général en chef d’une de ces armées, JoeHarper, son ami intime, commandait l’autre. Ces deux grandscapitaines ne condescendaient jamais à payer de leur personne. Ilslaissaient ce soin au menu fretin et, assis l’un à côté de l’autresur une éminence, ils dirigeaient les opérations par le truchementde leurs aides de camp. L’armée de Tom remporta une grande victoireaprès un combat acharné. Alors, on dénombra les morts, on échangeales prisonniers, on mit au point les conditions de la prochainequerelle et l’on fixa la date de l’indispensable rencontre. Ensuiteles deux armées formèrent les rangs et s’éloignèrent, tandis queTom s’en revenait tout seul chez lui.

En passant devant la demeure de Jeff Thatcher,il aperçut, dans le jardin, une petite qu’il n’avait jamais vueauparavant, une délicieuse petite créature aux yeux bleus. Deuxlongues nattes blondes lui encadraient le visage. Elle portait unerobe d’été blanche et des pantalons brodés.

Le héros paré d’une gloire récente tomba sousle charme sans coup férir. Une certaine Amy Lawrence disparut deson cœur sans même laisser la trace d’un souvenir derrière elle. Ilavait cru l’aimer à la folie. Il avait pris sa passion pour del’adoration ; et voyez un peu : ce n’était qu’une pauvrepetite inclination ! Il avait mis des mois à la conquérir.Elle lui avait avoué ses sentiments une semaine plus tôt, etpendant sept jours, il avait été le garçon le plus heureux et leplus fier qui soit au monde ; et voilà qu’en un instant Amyétait partie, avait quitté son cœur comme un étranger venu nousrendre une petite visite de politesse !

Tom adora ce nouvel ange descendu du cieljusqu’au moment où il se vit découvert. Alors, il feignit de ne pass’apercevoir de la présence de la fille et, recourant à toutessortes de gamineries ridicules, se mit à « faire lepaon » pour forcer son admiration. Il conserva cette attitudegrotesque pendant un certain temps encore, mais, au beau milieud’un périlleux exercice d’acrobatie, il lança un regard de côté ets’aperçut que la fillette lui tournait le dos et se dirigeait versla maison. Tom s’approcha de la clôture du jardin et se penchapar-dessus dans l’espoir qu’elle ne rentrerait pas tout de suite.Elle s’arrêta sur les marches du perron, puis se remit àmonter ; elle allait franchir le seuil. Tom poussa un grossoupir et son visage s’illumina aussitôt car, avant de disparaître,la petite lui lança une pensée par-dessus la clôture.

Tom courut, s’arrêta à quelques centimètres dela fleur et, les mains en écran devant les yeux, parcourut la routedu regard comme s’il avait remarqué quelque chose d’intéressant.Ensuite, il ramassa un long brin de paille, le posa en équilibresur son nez et, tout en se livrant à ce difficile exercice, il serapprocha insensiblement de la pensée. Enfin il couvrit la fleur deson pied nu, son orteil souple s’en empara, et Tom se sauva àcloche-pied avec son trésor. Dès qu’il eut échappé aux yeuxindiscrets, il enfouit la pensée dans sa veste tout près du cœur àmoins que ce ne fût près de son estomac : ses notionsd’anatomie n’étaient pas très précises.

Il retourna se pavaner devant la clôture dujardin et s’y attarda jusqu’au crépuscule, mais la fille ne daignapas se montrer. Pour se consoler, Tom se dit qu’elle étaitpeut-être restée cachée derrière une fenêtre et qu’elle n’avaitperdu aucun de ses mouvements. En désespoir de cause, il reprit lechemin du logis, la tête farcie de visions enchanteresses.

Au cours du dîner, il se montra si gai que satante se demanda ce qui avait bien pu lui arriver. Il se fitgronder pour avoir lancé des mottes de terre à Sid mais il n’y pritpas garde. Il essaya de voler du sucre sous les yeux mêmes de satante, ce qui lui valut une bonne tape sur les doigts.

« Tante, dit-il, tu ne bats pas Sid quandil prend du sucre.

– Sid n’est pas aussi empoisonnant quetoi. Si je ne t’avais pas à l’œil, tu mangerais tout lesucre. »

Quelques instants plus tard, la vieille damese rendit à la cuisine. Fier de son impunité, Sid allongea la mainpour prendre le sucrier non sans décocher à Tom un regardconquérant qui exaspéra ce dernier. Mais les doigts de Sidglissèrent. Le sucrier tomba à terre et se cassa en mille morceaux.Cet accident plongea Tom dans un tel ravissement qu’il réussit àtenir sa langue et observa un mutisme absolu. Il se jura de ne riendire lorsque sa tante arriverait et de ne pas bouger jusqu’à cequ’elle demandât qui était le coupable. Alors il lui apprendrait lavérité et rien ne serait plus doux que de voir le chouchou de tantePolly, le garçon modèle pris en flagrant délit. Il exultait à telpoint qu’il eut bien du mal à se contenir lorsque la vieille damerevint et contempla le désastre, les yeux chargés d’éclairsmenaçants. « Ça va y être ! », se dit-il, mais lemoment venu il était déjà étalé de tout son long sur le plancher etla main puissante de sa tante se levait pour frapper un nouveaucoup quand il s’écria :

« Arrête ! Qu’est-ce que j’ai fait,encore ? C’est Sid qui a cassé le sucrier ! »

Tante Polly demeura perplexe et Tom la regardad’un air suppliant, mais elle se contenta de déclarer :

« Hum ! ce sera pour les fois où tun’as pas été puni quand tu le méritais. »

Tante Polly s’en voulut ensuite de sonattitude et elle faillit manifester son repentir par quelques motsaffectueux. Cependant elle estima que ce serait du même coupreconnaître ses torts, chose que la discipline lui interdisait.Elle prit donc le parti de se taire et, le cœur rempli de doute,continua de vaquer aux soins du ménage. Tom s’en alla bouder dansun coin et donner libre cours à son amertume. Il savait qu’au fondd’elle-même, sa tante regrettait son geste, mais il était fermementdécidé à repousser toutes ses avances. Il sentait sur lui de tempsen temps un regard suppliant voilé de larmes, mais il restait demarbre. Il se représentait sur son lit de mort. Sa tante, penchéesur lui, implorait un mot de pardon, mais lui, inflexible, setournait vers le mur et rendait l’âme sans prononcer une parole.Quel effet est-ce que ça lui ferait ?

Puis il imaginait un homme ramenant soncadavre à la maison. On l’avait repêché dans la rivière. Sesboucles étaient collées à son front et ses pauvres mains immobilespour toujours. Son cœur si meurtri avait cessé de battre. TantePolly se jetterait sur lui. Ses larmes ruisselleraient comme desgouttes de pluie. Elle demanderait au Seigneur de lui rendre sonpetit garçon et promettrait de ne plus jamais le punir à tort. Maisil resterait là, raide et froid devant elle… pauvre petit martyrdont les maux avaient pris fin. Son imagination s’échauffait, sesrêves revêtaient un caractère si dramatique, qu’il avait peine àavaler sa salive et qu’il menaçait d’étouffer. Ses yeuxs’emplissaient de larmes qui débordaient chaque fois qu’ilbattaient des paupières et coulaient le long de son nez. Il secomplaisait dans sa douleur. Elle lui paraissait trop sacrée pourtolérer toute gaieté superficielle, toute joie intempestive. Etbientôt, lorsque sa cousine Mary arriva en dansant de joie à l’idéede se retrouver sous le toit maternel après huit jours d’absence,Tom se leva et, toujours enveloppé de nuées sombres, sortit par uneporte tandis que Mary entrait par une autre, semblant apporter avecelle le soleil et les chansons.

Il évita les endroits fréquentés par lesautres garçons et chercha des lieux désolés en harmonie avec sonétat d’âme. Un train de bois était amarré au bord de la rivière.Tom alla s’y installer et contempla la morne étendue liquide. Ileût aimé mourir, se noyer mais à condition que lui fussentépargnées les cérémonies auxquelles la nature se livre en pareilcas. Alors, il songea à sa pensée. Il sortit la fleur de sa veste.Elle était toute flétrie, ce qui augmenta considérablement leplaisir qu’il prenait à cette sombre rêverie. Il se demanda siElle le plaindrait, si elle savait. Pleurerait-elle ?Oserait-elle mettre ses bras autour de son cou pour leréconforter ? Ou bien lui tournerait-elle le dos ? Luitémoignerait-elle autant de froideur que le reste du monde ?Ces réflexions lui causèrent tant de joie et tant de douleur qu’illes caressa et les retourna jusqu’à leur en faire perdre toutesaveur. Finalement, il se leva, poussa un soupir et s’en alla dansl’obscurité.

Vers les dix heures, il s’engagea dans la ruedéserte en bordure de laquelle s’élevait la demeure de la chèreinconnue. Il s’arrêta un instant. Nul bruit ne venait frapper sonoreille. Une bougie éclairait d’une lueur confuse le rideau d’unefenêtre du second étage. Était-ce là une manifestation de laprésence sacrée ? Tom escalada la clôture du jardin, se glissaen tapinois au milieu des massifs et se posta juste au-dessous dela fenêtre éclairée. Le cœur battant d’émotion, il la contempla unlong moment, puis il s’allongea sur le sol, les mains jointes surla poitrine, sa pauvre fleur flétrie entre les doigts. C’est ainsiqu’il eût voulu mourir, sans toit au-dessus de sa tête, sans amipour éponger sur son front les gouttes de sueur des agonisants,sans visage aimé pour s’incliner sur lui lorsque aurait commencé lagrande épreuve. C’est ainsi qu’elle le verrait le lendemain matinlorsqu’elle se pencherait à la fenêtre pour se faire caresser parle soleil joyeux. Verserait-elle au moins une seule petite larmesur sa dépouille sans vie ? Pousserait-elle au moins un petitsoupir en songeant à l’horreur d’une jeune et brillante existencesi brutalement fauchée ?

La fenêtre s’ouvrit. La voix discordante d’unebonne profana le calme sacré de la nuit et un torrent d’eaus’abattit sur les restes du pauvre martyr. À demi noyé sous cedéluge, notre héros bondit en toussant et en renâclant. Unprojectile siffla dans l’air en même temps que retentissait unjuron. On entendit un bruit de verre brisé et une petite silhouetteindistincte bondit par-dessus la palissade avant de s’effacer dansles ténèbres.

Peu de temps après, Tom, qui s’étaitdéshabillé pour se coucher, examinait à la lueur d’une chandelleses vêtements trempés. Sid se réveilla, mais si jamais l’idée luivint de se livrer à quelques commentaires, il préféra les garderpour lui car dans les yeux de Tom brillait une flammeinquiétante.

Tom se mit au lit sans ajouter à cette journéele désagrément de la prière, et Sid ne manqua pas de noter cetteomission.

Chapitre 4

 

Le soleil se leva sur un monde paisible etétendit sa bénédiction au calme village. Après le petit déjeunereut lieu la prière dominicale. Tante Polly commença par de solidescitations bibliques assorties de commentaires personnels. Pourcouronner le tout, elle débita, comme du haut du Sinaï, un chapitrerébarbatif de la loi de Moïse. Puis Tom s’arma de courage et se mità « apprendre ses versets ». Sid, lui, savait sa leçondepuis plusieurs jours. Tom fit appel à toute son énergie pours’enfoncer dans la tête les cinq versets qu’il avait choisis dansle Sermon sur la Montagne faute d’avoir pu en trouver de pluscourts. Au bout d’une demi-heure, il avait une vague idée de saleçon, sans plus, car sa pensée n’avait cessé de parcourir ledomaine des préoccupations humaines et ses mains de jouer avec ceciou avec cela. Sa cousine Mary lui prit son livre et lui demanda deréciter ce qu’il avait retenu. Il avait l’impression de marcher aumilieu du brouillard.

« Bienheureux les… les… les…

– Les pauvres…

– Oui, les pauvres. Bienheureux lespauvres… en…

– En esprit…

– En esprit. Bienheureux les pauvres enesprit car le… le…

– Le…

– Bienheureux les pauvres en esprit car…le royaume des cieux est à eux. Bienheureux les affligés car ils…ils…

– Se…

– Car ils se… se…

– S. E. R…

– Car ils S. E. R… Oh ! je ne saisplus !

– Seront !

– Ah ! c’est ça ! Car ilsseront, ils seront… ils seront affligés… heu… heu… bienheureux ceuxqui seront… ceux qui… qui… s’affligeront car ils seront… ils serontquoi ? Pourquoi ne me le dis-tu pas, Mary ? Pourquoies-tu si méchante ?

– Oh ! Tom ! Espèce de tête debois ! Ce n’est ni de la méchanceté ni de la taquinerie. Ilfaut que tu apprennes ta leçon. Allons, ne te décourage pas. Tu yarriveras. Et si tu y arrives, je te donnerai quelque chose de trèsjoli. Allons, sois gentil.

– Si tu veux. Mais qu’est-ce que tu vasme donner, Mary ? Dis-le-moi.

– Ne t’occupe pas de cela pour le moment.Tu sais très bien que si je t’ai dit que ce serait joli c’est quec’est vrai.

– D’accord Mary. Je vais« repiocher » ma leçon. »

Tom « repiocha » donc sa leçon et,doublement stimulé par la curiosité et l’appât du gain possible, ildéploya tant de zèle qu’il obtint un résultat éblouissant. Mary luidonna un couteau « Barlow » tout neuf qui valait biendouze cents, et la joie qu’il en ressentit l’ébranlajusqu’au tréfonds de son être. Il est vrai que le couteau necoupait pas, mais c’était un véritable Barlow et il n’en fallaitpas plus pour assurer le prestige de son propriétaire. Où donc lesgars de l’Ouest ont-ils pris l’idée que les contrefaçons pourraientnuire à la réputation d’une telle arme ? Cela reste, etrestera peut-être toujours, un profond mystère. Tom parvint àégratigner le placard avec, et il s’apprêtait à en faire autant surle secrétaire quand il reçut l’ordre de s’habiller pour se rendre àl’école du dimanche. Mary lui remit une cuvette remplie d’eau et unmorceau de savon. Il sortit dans le jardin et posa la cuvette surun petit banc. Puis il trempa le savon dans l’eau, retroussa sesmanches, vida tranquillement le contenu de la cuvette sur le sol,retourna à la cuisine et commença à se frotter le visage avecénergie, à l’aide d’une serviette. Par malheur, Mary s’empara de laserviette.

« Voyons, tu n’as pas honte, Tom ?Il ne faut pas être comme ça. L’eau ne te fera pas demal. »

Tom se sentit un peu penaud. La cuvette futremplie de nouveau et cette fois, prenant son courage à deux mainset poussant un gros soupir, Tom fit ses ablutions. Lorsqu’il rentraà la cuisine, il avait les deux yeux fermés ; l’eau et lamousse qui lui couvraient le visage témoignaient de ses efforts.Tâtonnant comme un aveugle, il chercha la serviette. Lorsqu’il sefut essuyé, on vit apparaître sur son visage une espèce de masqueblanchâtre qui s’arrêtait à la hauteur des yeux et au niveau dumenton. Au-dessus et au-dessous de la ligne ainsi tracée s’étendaittout un territoire sombre, toute une zone non irriguée qui couvraitle front et faisait le tour du cou. Mary se chargea de remédier àcet état de choses, et Tom sortit de ses mains semblables, sous lerapport de la couleur, à tous ses frères de race. Ses cheveuxembroussaillés étaient bien peignés et ses mèches boucléesdisposées sur son front avec autant de grâce que de symétrie. (Engénéral, Tom se donnait un mal inouï pour aplatir ses ondulationsqu’il jugeait trop efféminées et qui faisaient le désespoir de savie.)

Ensuite Mary sortit d’une armoire un completdont il ne se servait que le dimanche depuis deux ans et que l’onappelait simplement « ses autres vêtements », ce qui nouspermet de mesurer l’importance de sa garde-robe. Dès qu’il se futhabillé, sa cousine « vérifia » sa tenue, lui boutonna saveste jusqu’au menton, lui rabattit son large col de chemise surles épaules, le brossa et le coiffa d’un chapeau. Sa mise s’étantconsidérablement améliorée, il paraissait maintenant aussi mal àl’aise que possible, et il l’était vraiment car la propreté et lesvêtements en bon état lui apparaissaient comme une contrainteexaspérante. Il escompta un moment que Mary oublierait sessouliers, mais ses espérances furent déçues. Elle les enduisit desuif, selon la coutume, et les lui apporta. Il se fâcha, disantqu’on l’obligeait toujours à faire ce qu’il ne voulait pas. MaisMary prit un ton persuasif :

« S’il te plaît, Tom. C’est bien, tu esun gentil garçon ! »

Et il enfila ses souliers en grognant.

Mary fut bientôt prête et les trois enfants serendirent à l’école du dimanche, endroit que Tom détestait du plusprofond de son cœur alors que Sid et Mary s’y plaisaientbeaucoup.

La classe durait de neuf heures à dix heureset demie et était suivie du service religieux. Deux des enfantsrestaient de leur plein gré pour écouter le sermon, l’autre y étaittoujours retenu par des raisons plus impératives. L’église, édificede style très dépouillé, était surmontée d’un simple clocheton enbois de pin et pouvait contenir environ trois cents fidèles quis’asseyaient sur des bancs sans coussins. À la porte, Tom accostal’un de ses camarades endimanché comme lui.

« Hé ! dis donc, Bill. Tu as un bonpoint jaune ?

– Oui.

– Que voudrais-tu en échange ?

– Qu’est-ce que tu as à medonner ?

– Un bout de réglisse et un hameçon.

– Fais voir. »

Tom s’exécuta. Les deux objets, offrantentière satisfaction, changèrent de mains ainsi que le bon point.Ensuite, Tom troqua une paire de billes blanches contre trois bonspoints rouges et quelques autres bagatelles contre deux bons pointsbleus. Son manège dura en tout un bon quart d’heure. Lorsqu’il eutterminé, il entra à l’église en même temps qu’une nuée de garçonset de filles bien lavés et fort bruyants. Il gagna sa place etaussitôt commença à se chamailler avec son voisin. Le maître, unhomme grave, d’âge respectable, s’interposa immédiatement, mais Toms’empressa de tirer les cheveux d’un garçon assis sur le bancvoisin dès qu’il lui eut tourné le dos. Quand il fit volte-face,Tom était plongé dans son livre de prières. Non content de cetexploit, il donna alors un coup d’épingle à un autre de sescondisciples pour le plaisir de l’entendre crier « aïe »,et s’attira une nouvelle réprimande.

Tous les camarades de Tom, calqués sur le mêmemodèle, étaient aussi remuants, bruyants et insupportables que lui.Lorsqu’on les interrogeait, aucun d’eux ne savait correctement saleçon et il fallait à chaque instant leur tendre la perche.Néanmoins, ils en venaient à bout cahin-caha et obtenaient unerécompense sous la forme d’un bon point bleu, au verso duquel étaitécrit un passage de la Bible. Chaque bon point bleu représentaitdeux versets récités par cœur. Dix bons points bleus équivalaient àun rouge et pouvaient être échangés contre lui. Dix bons pointsrouges donnaient droit à un bon point jaune et pour dix bons pointsde cette couleur, le directeur de l’école remettait à l’élève unebible qui en ces temps heureux valait quarantecents.Combien de mes lecteurs auraient le courage deretenir par cœur deux mille versets, même pour obtenir une bibleillustrée par Gustave Doré ?

Pourtant, c’était grâce à ce procédé que Maryavait acquis deux bibles. Cela représentait l’effort de deuxannées, et l’on citait le cas d’un garçon, d’origine allemande, quiavait gagné ainsi quatre ou cinq livres saints. Un jour, il luiétait arrivé de réciter trois mille versets d’affilée, mais un telabus de ses facultés mentales l’avait rendu à peu près idiot –véritable désastre pour l’école, car dans les grandes occasions ledirecteur faisait toujours appel à ce garçon pour« parader », ainsi que le disait Tom dans son langage.Seuls les élèves les plus âgés conservaient leurs bons points ets’attelaient à leur besogne monotone assez longtemps pour obtenirune bible. La remise de l’un de ces prix devenait dans cescirconstances un événement rare et important. Le lauréat était sibien mis en vedette que le cœur de ses condisciples brûlait souventpendant quinze jours d’une ardeur nouvelle. Il est possible que Tomn’ait jamais tenu à la récompense en soi, mais il est incontestablequ’il avait pendant des jours et des jours rêvé à la gloire quis’attachait au héros de la cérémonie.

Bientôt le directeur vint se placer en facedes élèves et réclama leur attention. Il tenait à la main un livrede cantiques entre les pages duquel il avait glissé son index.Lorsque le directeur d’une école du dimanche fait son petitdiscours rituel, un recueil de cantiques lui est aussi nécessaireque l’inévitable partition au chanteur qui s’avance sur une scèneet s’apprête à chanter un solo dans un concert. Il y a là quelquechose de mystérieux car, dans l’un ou l’autre cas, le patient n’aréellement besoin ni du livre ni de la partition.

Le directeur était un homme mince detrente-cinq ans environ. Il portait un bouc blond filasse et sescheveux coupés court étaient de la même couleur. Son col empesé luiremontait par-derrière jusqu’aux oreilles et se terminait sur ledevant par deux pointes acérées qui atteignaient la hauteur de sabouche. C’était en somme une sorte de carcan qui l’obligeait àregarder toujours droit devant lui ou bien à se retourner toutentier quand il désirait avoir une vue latérale des choses ou desgens. Son menton s’étayait sur une cravate large et longue comme unbillet de banque et terminée par des franges. Ses souliers étaientà la mode, en ce sens qu’ils relevaient furieusement du bout, effetobtenu par les élégants en passant des heures les pieds arc-boutéscontre un mur. M. Walters était très digne d’aspect et trèsloyal de caractère. Il avait un tel respect pour tout ce quitouchait à la religion, que le dimanche il prenait, à son insu, unevoix qu’il n’avait pas les autres jours.

« Allons, mes enfants, commença-t-il deson ton dominical, je voudrais que vous vous leviez et que vousvous teniez tous bien droits, bien gentiment et que vousm’accordiez votre attention pendant une ou deux minutes. Parfait.Nous y voilà. C’est ainsi que doivent se conduire de bons petitsgarçons et de bonnes petites filles. Je vois une petite fille quiest en train de regarder par la fenêtre… Je crains qu’elle ne mecroie de ce côté-là. Peut-être se figure-t-elle que je suis perchédans un arbre et que je tiens un discours aux petits oiseaux(murmures approbateurs dans l’assistance). Je veux vousdire combien ça me fait plaisir de voir réunis en ce lieu tant depetits visages proprets et clairs, tant d’enfants venus ici pourapprendre à se bien conduire et à être gentil. » Etc. Inutilede reproduire le reste de l’homélie. Ce genre de discours nousétant familier, nous n’insisterons pas.

Le dernier tiers de la harangue fut gâché parla reprise des hostilités entre les fortes têtes, par des bruits depieds et des chuchotements dont le murmure assourdi déferla commeune vague contre ces rocs de vertu qu’étaient Sid et Mary.Cependant, le tapage cessa dès que M. Walters eut fermé labouche, et la fin de son discours fut accueillie par une explosionde muette reconnaissance.

L’agitation, d’ailleurs, avait tenu en partieà un événement assez rare : l’arrivée de visiteurs. Accompagnéd’un petit vieillard grêle, d’un bel homme entre deux âges, d’unedame distinguée, sans aucun doute l’épouse de ce dernier, maîtreThatcher avait fait son entrée à l’église. La dame tenait unepetite fille par la main. Depuis le début de la classe, Tom n’avaitcessé de se débattre contre sa conscience. La vue d’Amy Lawrence,dont il ne pouvait soutenir le regard affectueux, le mettait ausupplice. Cependant, lorsqu’il aperçut la nouvelle venue, il sesentit inondé de bonheur des pieds à la tête. Aussitôt, il commençaà « faire le paon », pinça ses camarades, leur tira lescheveux, fit des grimaces ; bref se livra à toutes lesfacéties susceptibles, selon lui, de séduire une jeune personne. Iln’y avait qu’une ombre au tableau de sa félicité : le souvenirde ce qui s’était passé la veille au soir dans le jardin del’Inconnue.

Les visiteurs s’assirent aux places d’honneuret, dès que M. Walters eut terminé sa harangue, il lesprésenta à ses élèves. Le monsieur entre deux âges n’était rien demoins que l’un des juges du comté. Les enfants n’avaient jamais eul’occasion de voir en chair et en os un personnage aussiconsidérable et ils le regardaient de tous leurs yeux avec unmélange d’admiration et d’effroi, se demandant de quoi il étaitfait. C’est tout juste si dans leur excitation, ils nes’attendaient pas à l’entendre rugir. Il venait de Constantinople,petite ville distante d’une vingtaine de kilomètres, ce qui voulaitdire combien il avait voyagé et vu de pays. Et que ses yeux avaientbel et bien contemplé le Tribunal du comté qui, disait-on, avait untoit de tôle ondulée. Il s’agissait du grand juge Thatcher enpersonne, le propre frère du notaire de l’endroit. Jeff Thatcherquitta les rangs et vint s’entretenir avec lui sous les yeux de sescamarades verts de jalousie.

« Regarde donc, Jim ! Mais regardedonc : il lui serre la main. Sapristi, il en a de la veine, ceJeff ! »

Tout gonflé de son importance, M. Walterss’agita, donna des ordres à tort et à travers. Le bibliothécaire,les bras chargés de livres, ne voulut pas être en reste et courutde droite et de gauche comme un insecte affairé, en se donnanttoute l’autorité dont se délectent les petits chefs. La contagiongagna les jeunes maîtresses. Elles se penchèrent de façon charmantesur des élèves qu’elles avaient giflés l’instant d’avant, et avecun joli geste de la main, rappelèrent à l’ordre les mauvais sujetset caressèrent les cheveux de ceux qui se tenaient bien. Lesmaîtres distribuèrent des réprimandes et s’efforcèrent de maintenirune stricte discipline. La plupart des professeurs des deux sexeseurent soudain besoin de recourir aux services de la bibliothèqueprès de l’estrade, et ceci, à maintes reprises, en affichant chaquefois une contrariété apparente. Les petites filles firent tout pourse faire remarquer ; quant aux garçons, ils déployèrent tantd’ardeur à ne point passer inaperçus que l’air s’emplit deboulettes de papier et de murmures divers.

Majestueux, rayonnant, le juge contemplait cespectacle avec un sourire et se réchauffait au soleil de sa propreimportance car lui aussi « paradait ». Une seule chosemanquait à M. Walters pour que sa félicité fût complète :pouvoir remettre une bible d’honneur à un jeune prodige. Il eûtdonné n’importe quoi pour que ce garçon, d’origine germanique, fûten possession de toutes ses facultés mentales et figurât en cemoment au nombre de ses élèves. Certains bambins avaient beaudétenir plusieurs bons points jaunes, aucun n’en avait assez poursatisfaire aux conditions requises.

Alors que tout semblait irrémédiablementperdu, Tom Sawyer quitta les rangs, s’avança avec neuf bons pointsjaunes, neuf bons points rouges, dix bons points bleus et réclamaune bible. Coup de tonnerre dans un ciel serein !M. Walters n’en croyait pas ses yeux. Venant d’un tel sujet,il ne se serait pas attendu à semblable demande avant une dizained’années. Mais à quoi bon nier l’évidence ? Appuyées par lenombre réglementaire de bons points, les prétentions de Tom étaientdes plus justifiées. En conséquence, Tom fut installé à côté dujuge et des puissants du jour. Lorsque M. Walters annonça lanouvelle, ce fut une surprise comme on n’en avait pas connu auvillage depuis dix ans. Du même coup, Tom se hissa au niveau dujuge Thatcher et les élèves abasourdis eurent deux héros à admirerau lieu d’un. Les garçons crevaient de jalousie, mais les plusfurieux étaient ceux qui avaient contribué à la gloire de Tom enlui échangeant des bons points contre les richesses qu’il avaitamassées la veille devant la palissade de sa tante. Ils s’envoulaient tous d’avoir été la dupe d’un escroc aussi retors, d’unserpent si plein de ruse.

La récompense fut remise à Tom avec toutel’effusion dont le directeur se sentit capable. Néanmoins, sesparoles manquèrent un peu de conviction car le malheureux pensaitqu’il y avait là un mystère qu’il valait mieux ne pas approfondir.Que ce garçon-là, parmi tant d’autres, eût emmagasiné deux milleversets de la Bible, dépassait l’entendement car sa capaciténormale d’absorption ne devait guère se monter à plus d’unedouzaine de ces mêmes versets. Amy Lawrence, heureuse et fière,essayait d’attirer l’attention de Tom, qui évitait de regarder deson côté. Elle en fut d’abord surprise, puis un peu inquiète etfinalement, s’étant rendu compte d’où provenait l’indifférence deson ami, elle fut mordue par le serpent de la jalousie. Son cœur sebrisa, les larmes lui montèrent aux yeux et elle se mit à détestertout le monde en général et Tom en particulier.

Tom fut présenté au juge. Son cœur battait, salangue était comme paralysée, il pouvait à peine respirer. Celatenait en partie à l’importance du personnage, mais surtout au faitqu’il était le père de l’Adorée. Le juge caressa les cheveux deTom, l’appela « mon brave petit » et lui demanda son nom.Le garçon bredouilla, bafouilla et finalement répondit d’une voixmal assurée :

« Tom.

– Oh ! non, pas Tom, voyons…

– Non, Thomas.

– Ah ! c’est bien ce qui mesemblait. Tom, c’est un peu court. Mais ce n’est pas tout. Tu as unautre nom.

– Allons, dis ton nom de famille aumonsieur, Thomas, intervint M. Walters. Et n’oublie pas dedire « monsieur ». Il ne faut pas que l’émotion t’empêched’avoir de bonnes manières.

– Thomas Sawyer, monsieur.

– Très bien. C’est un bon petit. Il esttrès gentil, ce garçon. Un vrai petit homme. Deux mille versets, çacompte… Et tu ne regretteras jamais le mal que tu t’es donné pourles apprendre. Le savoir est la plus belle chose au monde. C’estgrâce à la science qu’il y eut et qu’il y a de grands hommes, deshommes dignes de ce nom. Un jour, mon petit Thomas, tu seras ungrand homme. Tu te retourneras vers ton passé et tu diras que tudois ta situation au précieux enseignement de l’école du dimanche,que tu la dois aux chers maîtres qui t’ont montré ce qu’était lesavoir, à ton excellent directeur qui t’a encouragé, qui a veillésur tout, qui t’a donné une belle bible, une bible magnifique, quisera tienne pour toujours, bref, que tu dois tout à la bonneéducation que tu as reçue, voilà ce que tu diras, mon petit Thomas.D’ailleurs je suis sûr que jamais tu ne pourrais accepter d’argentpour ces deux mille versets. Et maintenant, tu ne refuseras pas deme répéter, ainsi qu’à cette dame, quelques-unes des choses que tuas apprises. Nous aimons beaucoup les jeunes garçons studieux.Voyons, tu sais évidemment les noms des douze apôtres. Veux-tu medire quels furent les deux premiers ? »

Tom ne cessait de tirailler un bouton de saveste. Il avait l’air désemparé. Il se mit à rougir et baissa lesyeux. Le cœur de M. Walters se serra. « Cet enfant estincapable de répondre à la moindre question, se dit le pauvrehomme. Pourquoi le juge l’a-t-il interrogé ? » Cependant,il se crut obligé de tenter quelque chose.

« Allons, Thomas, fit-il, réponds donc àmonsieur. N’aie pas peur.

– Vous ne refuserez pas de me répondre àmoi, n’est-ce pas, mon petit ? déclara la dame. Les deuxpremiers disciples s’appelaient… ?

– DAVID ET GOLIATH ! »

La charité nous force à tirer le rideau sur lereste de cette scène.

Chapitre 5

 

Vers dix heures et demie, la cloche fêlée dela petite église se mit à sonner et les fidèles ne tardèrent pas àaffluer. Les enfants qui avaient assisté à l’école du dimanche sedispersèrent et allèrent s’asseoir auprès de leurs parents afin dene pas échapper à leur surveillance. Tante Polly arriva. Tom, Sidet Mary prirent place à ses côtés, Tom le plus près possible del’allée centrale afin d’échapper aux séductions de la fenêtreouverte sur le beau paysage d’été.

La nef était pleine à craquer. On y voyait lemaître de poste qui, désormais vieux et besogneux, avait connu desjours meilleurs ; le maire et sa femme, car entre autreschoses inutiles, le village possédait un maire ; le juge depaix ; la veuve Douglas, dont la quarantaine belle etélégante, l’âme généreuse et la fortune faisaient la plushospitalière des hôtesses dans son château à flanc de coteau où lesréceptions somptueuses éclipsaient tout ce qu’on pouvait voir demieux dans ce domaine à Saint-Petersburg ; et aussi levénérable commandant Ward, tout voûté, avec sa femme ; maîtreRiverson également, un nouveau venu ; sans oublier la belle duvillage suivie d’un essaim de bourreaux des cœurs sur leur trenteet un ; ainsi que tous les commis de Saint-Petersburg, entrésen même temps car ils avaient attendu sous le porche, pommadés etguindés, en suçant le pommeau de leur canne, le passage de ladernière jeune fille ; et, pour finir, Will Mufferson, legarçon modèle du village qui prenait autant de soin de sa mère quesi elle eût été en cristal. Il la conduisait toujours à l’église etfaisait l’admiration de toutes les dames. Les garçons ledétestaient. Il était si gentil et on leur avait tellement rebattules oreilles de ses perfections ! Comme tous les dimanches, lecoin d’un mouchoir blanc sortait négligemment de sa poche et Tom,qui ne possédait point de mouchoir, considérait cela comme de lapose.

Tous les fidèles paraissant assemblés, lacloche tinta une fois de plus à l’intention des retardataires et unprofond silence s’abattit sur l’église, troublé seulement par leschuchotements des choristes réunis dans la tribune. Il y eut jadisdes choristes qui se tenaient convenablement, mais voilà silongtemps que je ne sais plus très bien où cela se passait, en toutcas, ce ne devait pas être dans notre pays.

Le pasteur lut le cantique que l’assistanceallait chanter. On admirait beaucoup sa diction dans la région. Savoix partait sur une note moyenne, montait régulièrement pours’enfler sur le mot clef et replonger ensuite vers la fin. Celadonnait à peu près ceci  :

Il était de toutes les réunions de charité oùson talent de lecteur faisait les délices de ces dames. À la fin dupoème, leurs mains levées retombaient sans force sur leurs genoux,leurs yeux se fermaient, et elles hochaient la tête comme poursignifier : « Il n’y a pas de mots pour le dire ;c’est trop beau, trop beau pour cette terre. »

Après que l’hymne eut été chantée en chœur, lerévérend Sprague fit fonction de « bulletin paroissial »en communiquant une liste interminable d’avis de toutes sortes. EnAmérique, malgré le développement considérable de la presse, cettecoutume se maintient envers et contre tout, ce qui ne laisse pasd’être assez bizarre et fastidieux. Il en est souvent ainsi descoutumes traditionnelles. Moins elles se justifient, plus il estdifficile de s’en débarrasser.

Le bulletin terminé, le révérend Spragues’attaqua à la prière du jour. Quelle belle et généreuse prière, etsi détaillée, si complète ! Le pasteur intercéda en faveur del’église et de ses petits enfants de la congrégation ; enfaveur des autres églises du village ; en faveur du villagelui-même, du comté, de l’État, des fonctionnaires, des États-Unis,des églises des États-Unis, du Congrès, du Président, desfonctionnaires du gouvernement, des pauvres marins ballottés parles flots courroucés, en faveur des millions d’êtres opprimés parles monarques européens et les despotes orientaux, de ceux quiavaient des yeux et ne voulaient pas voir, de ceux qui avaient desoreilles et ne voulaient pas entendre, en faveur des païens desîles lointaines. Il acheva sa prière en souhaitant que ses vœuxfussent exaucés et que ses paroles tombassent comme des graines surun sol fertile. Amen.

Aussitôt, les fidèles se rassirent dans ungrand froufrou de robes. Le garçon dont nous racontons l’histoirene goûtait nullement cette prière. Il ne faisait que la subir, siseulement il y parvenait ! Son humeur rétive ne l’empêchaitpas d’en noter inconsciemment tous les détails. Car il connaissaitdepuis toujours le discours et la manière du révérend. Ilréagissait à la moindre nouveauté. Toute addition lui paraissaitparfaitement déloyale et scélérate. Le thème général lui en étaitsi familier que, perdu dans une sorte de rêverie, il réagissaitseulement si une parole ou une phrase nouvelle frappait sonoreille. Au beau milieu de l’oraison, une mouche était venue seposer sur le dossier du banc, en face de Tom. Sans s’inquiéter dece qui se passait autour de lui, l’insecte commença sa toilette, sefrotta vigoureusement la tête avec ses pattes de devant et sefourbit consciencieusement les ailes avec celles de derrière. Latentation était forte, mais Tom n’osait pas bouger car il craignaitla vengeance céleste. Cependant à peine le pasteur eut-il prononcéle mot amen que la pauvre mouche était prisonnière. Parmalheur, tante Polly s’en aperçut et obligea son neveu à relâchersa victime.

Après la prière, le pasteur lut son texte,puis s’engagea dans un commentaire si ennuyeux que bien des têtes,bercées par son bourdonnement, se mirent à dodeliner. Et pourtant,il y parlait de foudre, de feu éternel et d’un nombre si réduit deprédestinés que la nécessité du salut ne paraissait plus siévidente. Tom comptait les pages du sermon. En sortant de l’église,il savait toujours en dire le nombre. Mais il pouvait rarementparler du contenu. Néanmoins, cette fois-ci, il s’y intéressaréellement pendant un court instant. Le pasteur dressait un tableaugrandiose et émouvant de l’assemblée des peuples à la fin destemps, quand le lion et l’agneau reposeraient ensemble, et qu’unpetit enfant les conduirait par la main. Mais ni l’enseignement, nila morale, ni le côté pathétique de ce spectacle impressionnant nele touchaient. Il ne pensait qu’au rôle éclatant joué par leprincipal personnage devant le concert des nations. Son visages’éclaira. Il se dit qu’il aimerait être cet enfant. S’ils’agissait d’un lion apprivoisé, bien sûr. Mais le sermon devenantde plus en plus obscur, son attention se lassa et il tira de sapoche l’un des trésors dont il était le plus fier.

C’était un gros scarabée noir, aux mandibulesformidables, qu’il avait baptisé du nom de « hanneton àpinces ». Il ouvrit la petite boîte dans laquelle il l’avaitenfermé. Le premier geste de l’animal fut de le pincer au doigt.Tom le lâcha ; le « hanneton » s’échappa et retombasur le dos au milieu de la nef, tandis que le gamin suçait sondoigt meurtri. Incapable de se retourner le gros insecte battaitdésespérément l’air de ses pattes. Tom le surveillait du coin del’œil et aurait bien voulu remettre la main dessus, mais il étaittrop loin. Certaines personnes, que le sermon n’intéressait pas,profitèrent de cette distraction et suivirent les ébats del’insecte. Bientôt entra sans hâte un caniche errant. Alangui parla chaleur estivale et le silence, triste et las de sa captivité,il aspirait visiblement à quelque diversion. Il aperçut lescarabée ; sa queue pendante se releva et s’agita dans tousles sens. Il considéra sa trouvaille ; en fit le tour, laflaira de plus près, puis retroussant ses babines, fit une prudenteplongée dans sa direction. Son coup de dents la manqua de peu. Unnouvel essai, puis un autre… Il commençait à prendre goût au jeu.Il se mit sur le ventre, la bête entre ses pattes, essayant ànouveau de l’atteindre. Mais il s’en lassa, l’indifférence legagna, puis la somnolence. Sa tête retomba et, petit à petit, sonmenton descendit et toucha l’ennemi dont les pinces se refermèrentsur lui. Avec un bref jappement et une secousse de la tête, lecaniche envoya promener à deux mètres le scarabée qui se retrouvaune fois de plus sur le dos. Les spectateurs proches étouffèrentdes rires, le nez dans leur mouchoir ou dans leur éventail. Tométait parfaitement heureux. Le chien avait l’air penaud, mais ilétait furieux et méditait sa vengeance. Il revint sur l’insecte entournant autour avec des bonds calculés qui s’arrêtaient net à deuxcentimètres de lui, et des coups de dents toujours plus proches, latête vire-voltante et l’oreille au vent. Puis il se lassa ànouveau, voulut attraper une mouche qui passait à sa portée, lamanqua, se lança le nez au sol à la poursuite d’une fourmivagabonde, bâilla, soupira et alla s’asseoir juste sur le scarabéequ’il avait complètement oublié ! Aussitôt le malheureuxpoussa un hurlement de douleur et détala comme s’il avait eu tousles diables de l’enfer à ses trousses. Aboyant, gémissant, ilremonta la nef, rasa l’autel, redescendit l’aile latérale, passales portes sans les voir et, toujours hurlant, repartit en lignedroite. Son supplice allait croissant au rythme de sa course, etbientôt il ne fut plus qu’une comète chevelue se déplaçant sur sonorbite à la vitesse de la lumière. À la fin, la malheureuse victimefit une embardée et acheva sa course frénétique sur les genoux deson maître qui s’en saisit et la lança par la fenêtre ouverte. Lesjappements angoissés diminuèrent peu à peu d’intensité ets’éteignirent au loin.

Les fidèles cramoisis avaient toutes lespeines du monde à garder leur sérieux. Le Pasteur s’était arrêté.Il tenta de reprendre le fil du discours, mais sans conviction,sentant fort bien qu’il n’arrivait plus à toucher son auditoire,car les paroles les plus graves suscitaient à chaque instant surquelque prie-Dieu éloigné les éclats de rire mal contenus d’unejoie sacrilège, à croire que le malheureux pasteur venait de tenirdes propos du plus haut comique. Ce fut un soulagement généralquand il prononça la bénédiction.

Tout joyeux, Tom s’en retourna chez lui. Il sedisait qu’en somme un service religieux n’est pas une épreuve troppénible, à condition qu’un élément imprévu vienne en rompre lamonotonie. Une seule chose gâchait son plaisir. Il avait étéenchanté que le caniche s’amusât avec son « Hanneton àpinces » mais il lui en voulait de s’être sauvé enl’emportant.

Chapitre 6

 

Le lendemain, Tom Sawyer se sentit toutdésemparé. Il en était toujours ainsi le lundi matin car ce jour-làmarquait le prélude d’une semaine de lentes tortures scolaires. Ences occasions, Tom en arrivait à regretter sa journée de congé quirendait encore plus pénible le retour à l’esclavage.

Tom se mit à réfléchir. Il ne tarda pas à sedire que s’il se trouvait une bonne petite maladie, ce serait unexcellent moyen de ne pas aller à l’école. C’était une idée àapprofondir. À force de se creuser la cervelle, il finit par sedécouvrir quelques symptômes de coliques qu’il chercha àencourager, mais les symptômes disparurent d’eux-mêmes et ce futpeine perdue. Au bout d’un certain temps, il s’aperçut qu’une deses dents branlait. Quelle chance ! Il était sur le pointd’entamer une série de gémissements bien étudiés quand il seravisa. S’il se plaignait de sa dent, sa tante ne manquerait pas devouloir l’arracher et ça lui ferait mal. Il préféra garder sa denten réserve pour une autre occasion et continua de passer en revuetoutes les maladies possibles.

Il se rappela soudain qu’un docteur avaitparlé devant lui d’une affection étrange qui obligeait les gens àrester deux ou trois semaines couchés et se traduisait parfois parla perte d’un doigt ou d’un membre. Il souleva vivement son drap etexamina l’écorchure qu’il s’était faite au gros orteil.Malheureusement, il ignorait complètement de quelle façon semanifestait cette maladie bizarre. Cela ne l’empêcha pas de pousserincontinent des gémissements à fendre l’âme. Sid dormait du sommeildu juste et ne se réveilla pas. Tom redoubla d’efforts et eut mêmel’impression que son orteil commençait à lui faire mal. Sid nebronchait toujours pas.

Tom ne se tint pas pour battu. Il reprit sonsouffle et gémit de plus belle. Sid continuait à dormir. Tom étaitexaspéré.

« Sid ! Sid ! »appela-t-il en secouant son frère.

Sid bâilla, s’étira, se souleva sur les coudeset regarda le malade.

« Tom, hé, Tom ! »

Pas de réponse.

« Tom ! Tom ! Que sepasse-t-il, Tom ? »

À son tour, Sid secoua son frère et jeta surlui un regard anxieux.

« Oh ! ne me touche pas, Sid,murmura Tom.

– Mais enfin, qu’as-tu ? Je vaisappeler tante Polly.

– Non, ce n’est pas la peine. Ça va allermieux. Ne dérange personne.

– Mais si, il le faut. Ne crie pas commeça, Tom. C’est effrayant. Depuis combien de tempssouffres-tu ?

– Depuis des heures. Aïe ! Oh !non, Sid, ne me touche pas. Tu vas me tuer.

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plustôt ? Oh ! tais-toi. Ça me donne la chair de poule det’entendre. Mais que se passe-t-il ?

– Je te pardonne, Sid (ungémissement), je te pardonne tout ce que tu m’as fait. Quandje serai mort…

– Oh ! Tom, tu ne vas pas mourir.Voyons, Tom. Non, non. Peut-être…

– Je pardonne à tout le monde, Sid(nouveau gémissement).Sid, tu donneras mon châssis defenêtre et mon chat borgne à la petite qui vient d’arriver auvillage et tu lui diras… »

Mais Sid avait sauté dans ses vêtements etquitté la chambre au triple galop. L’imagination de Tom avait sibien travaillé, ses gémissements avaient été si bien imités que legamin souffrait désormais pour de bon. Sid dégringolal’escalier.

« Tante Polly ! cria-t-il. Viensvite ! Tom se meurt !

– Il se meurt ?

– Oui. Il n’y a pas une minute à perdre.Viens !

– C’est une blague. Je n’en crois pas unmot. »

Néanmoins, tante Polly grimpa l’escalierquatre à quatre, Sid et Mary sur ses talons. Elle était blême. Seslèvres tremblaient. Haletante, elle se pencha sur le lit deTom.

« Tom, Tom, qu’est-ce que tuas ?

– Oh ! ma tante, je…

– Qu’est-ce qu’il se passe, mais voyons,qu’est-ce qu’il se passe, mon petit ?

– Oh ! ma tante, mon gros orteil esttout enflé. »

La vieille dame se laissa tomber sur unechaise, riant et pleurant à la fois.

« Ah ! Tom, fit-elle, tu m’en asdonné des émotions. Maintenant, arrête de dire des sottises et sorsde ton lit. »

Les gémissements cessèrent comme parenchantement et Tom, qui ne ressentait plus la moindre douleur aupied, se trouva un peu penaud.

« Tante Polly, j’ai eu l’impression quemon orteil était un peu enflé et il me faisait si mal que j’en aioublié ma dent.

– Ta dent ! qu’est-ce que c’est quecette histoire-là ?

– J’ai une dent qui branle et ça me faitun mal de chien.

– Allons, allons, ne te remets pas àcrier. Ouvre la bouche. C’est exact, ta dent remue, mais tu ne vaspas mourir pour ça. Mary, apporte-moi un fil de soie et va chercherun tison à la cuisine.

– Oh ! non, tante ! je t’enprie. Ne m’arrache pas la dent. Elle ne me fait plus mal. Nel’arrache pas. Je ne veux pas manquer l’école.

– Tiens, tiens, c’était donc cela !Tu n’avais pas envie d’aller en classe. Tom, mon petit Tom, moi quit’aime tant, et tu essaies par tous les moyens de me faire de lapeine ! »

Comme elle prononçait ces mots, Mary apportales instruments de chirurgie dentaire. La vieille dame prit le filde soie, en attacha solidement une des extrémités à la dent de Tomet l’autre au pied du lit, puis elle s’empara du tison et lebrandit sous le nez du garçon. Une seconde plus tard, la dent sebalançait au bout du fil. Cependant, à quelque chose malheur estbon. Après avoir pris son petit déjeuner, Tom se rendit à l’écoleet, en chemin, suscita l’envie de ses camarades en crachant d’unemanière aussi nouvelle qu’admirable, grâce au trou laissé par sadent si magistralement arrachée. Il eut bientôt autour de lui unepetite cour de garçons intéressés par sa démonstration tandis qu’unautre, qui jusqu’alors avait suscité le respect et l’admiration detous pour une coupure au doigt, se retrouvait seul et privé de sagloire. Ulcéré, il prétendit avec dédain que cracher comme TomSawyer n’avait rien d’extraordinaire. Mais l’un des garçons luilança : « Ils sont trop verts », et le héros déchus’en alla.

En cours de route, Tom rencontra le jeuneparia de Saint-Petersburg, Huckleberry Finn, le fils de l’ivrognedu village. Toutes les mères détestaient et redoutaient Huckleberryparce qu’il était méchant, paresseux et mal élevé, et parce queleurs enfants l’admiraient et ne pensaient qu’à jouer avec lui. Toml’enviait et, bien qu’on le lui défendît, le fréquentait aussisouvent que possible.

Les vêtements de Huckleberry, trop grands pourlui, frémissaient de toutes leurs loques comme un printempsperpétuel rempli d’ailes d’oiseaux. Un large croissant manquait àla bordure de son chapeau qui n’était qu’une vaste ruine, sa veste,lorsqu’il en avait une, lui battait les talons et les boutons de samartingale lui arrivaient très bas dans le dos. Une seule bretelleretenait son pantalon dont le fond pendait comme une poche basse etvide, et dont les jambes, tout effrangées, traînaient dans lapoussière, quand elles n’étaient point roulées à mi-mollet.Huckleberry vivait à sa fantaisie. Quand il faisait beau, ilcouchait contre la porte de la première maison venue ; quandil pleuvait, il dormait dans une étable. Personne ne le forçait àaller à l’école ou à l’église. Il n’avait de comptes à rendre àpersonne. Il s’en allait pêcher ou nager quand bon lui semblait etaussi longtemps qu’il voulait. Personne ne l’empêchait de se battreet il veillait aussi tard que cela lui plaisait. Au printemps, ilétait toujours le premier à quitter ses chaussures, en automne,toujours le dernier à les remettre. Personne ne l’obligeait nonplus à se laver ou à endosser des vêtements propres. Il possédaiten outre une merveilleuse collection de jurons ; en un mot, cegarçon jouissait de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue.C’était bien là l’opinion de tous les garçons respectables deSaint-Petersburg tyrannisés par leurs parents.

« Hé ! bonjour, Huckleberry !lança Tom au jeune vagabond.

– Bonjour. Tu le trouves joli ?

– Qu’est-ce que tu as là ?

– Un chat mort.

– Montre-le-moi, Huck. Oh ! il esttout raide. Où l’as-tu déniché ?

– Je l’ai acheté à un gars.

– Qu’est-ce que tu lui as donné pourça ?

– Un bon point bleu et une vessie quej’ai eue chez le boucher.

– Comment as-tu fait pour avoir un bonpoint bleu ?

– Je l’avais eu en échange, il y a unequinzaine de jours, contre un bâton de cerceau.

– Dis donc, à quoi est-ce que ça sert,les chats morts, Huck ?

– Ça sert à soigner les verrues.

– Non ! sans blague ? En toutcas, moi je connais quelque chose de meilleur.

– Je parie bien que non. Qu’est-ce quec’est ?

– Eh bien, de l’eau de bois mort.

– De l’eau de bois mort ? Moi, ça nem’inspirerait pas confiance.

– As-tu jamais essayé ?

– Non, mais Bob Tanner s’en estservi.

– Qui est-ce qui te l’a dit ?

– Il l’a dit à Jeff qui l’a dit à JohnnyBaker. Alors Johnny l’a dit à Jim Hollis qui l’a dit à Ben Rogersqui l’a dit à un Nègre et c’est le Nègre qui me l’a dit.Voilà ! tu y es ?

– Qu’est-ce que ça signifie ? Ilssont tous aussi menteurs les uns que les autres. Je ne parle pas deton Nègre, je ne le connais pas, mais je n’ai jamais vu un Nègrequi ne soit pas menteur. Maintenant, je voudrais bien que tu meracontes comment Bob Tanner s’y est pris.

– Il a mis la main dans une vieillesouche pourrie, toute détrempée.

– En plein jour ?

– Bien sûr.

– Il avait le visage tourné du côté de lasouche ?

– Oui, je crois.

– Et il a dit quelque chose ?

– Je ne pense pas. Je n’en sais rien.

– Ah ! Ah ! On n’a pas idée devouloir soigner des verrues en s’y prenant d’une manière aussigrotesque ! On n’obtient aucun résultat comme ça. Il fautaller tout seul dans le bois et se rendre là où il y a un vieuxtronc d’arbre ou une souche avec un creux qui retient l’eau depluie. Quand minuit sonne, on s’appuie le dos à la souche et l’ontrempe sa main dedans en disant : « Eau de pluie, eau debois mort, grâce à toi ma verrue sort. »

« Alors on fait onze pas très vite enfermant les yeux puis on tourne trois fois sur place et l’on rentrechez soi sans desserrer les dents. Si l’on a le malheur de parler àquelqu’un, le charme n’opère pas.

– Ça n’a pas l’air d’être une mauvaiseméthode, mais ce n’est pas comme ça que Bob Tanner s’y estpris.

– Ça ne m’étonne pas. Il est couvert deverrues. Il n’y en a pas deux comme lui au village. Il n’en auraitpas s’il savait comment s’y prendre avec l’eau de bois mort. Moi,tu comprends, j’attrape tellement de grenouilles que j’ai toujoursdes verrues. Quelquefois, je les fais partir avec une fève.

– Oui, les fèves, ce n’est pas mauvais.Je m’en suis déjà servi.

– Vraiment ? Comment as-tufait ?

– Tu coupes une fève en deux, tu faissaigner la verrue, tu enduis de sang une des parties de la fève, tucreuses un trou dans lequel tu l’enfonces à minuit quand la luneest cachée. Seulement, pour cela, il faut choisir le bon endroit.Un croisement de routes par exemple. L’autre moitié de la fève, tula brûles. Tu comprends, le morceau de fève que tu as enterrécherche par tous les moyens à retrouver l’autre. Ça tire le sangqui tire la verrue et tu vois ta verrue disparaître.

– C’est bien ça, Huck. Pourtant, quand tuenterres le morceau de fève, il vaut mieux dire :« Enfonce-toi, fève, disparais, verrue, ne viens plus metourmenter. » Je t’assure, c’est plus efficace. Mais, dis-moi,comment guéris-tu les verrues avec les chats morts ?

– Voilà. Tu prends ton chat et tu vas aucimetière vers minuit quand on vient d’enterrer quelqu’un qui a étéméchant. Quand minuit sonne, un diable arrive, ou bien deux, oubien trois. Tu ne peux pas les voir, mais tu entends quelque chosequi ressemble au bruit du vent. Quelquefois, tu peux les entendreparler. Quand ils emportent le type qu’on a enterré, tu lances tonchat mort à leurs trousses et tu dis : « Diable, suis lecadavre, chat, suis le diable, verrue, suis le chat, toi et moi,c’est fini ! » Ça réussit à tous les coups et pour toutesles verrues.

– Je le crois volontiers. As-tu jamaisessayé, Huck ?

– Non, mais c’est la vieille mère Hopkinsqui m’a appris ça.

– Je comprends tout, maintenant ! Ondit que c’est une sorcière !

– On dit ! Eh bien, moi, Tom, jesais que c’en est une. Elle a ensorcelé papa. Il rentrait chez luiun jour et il l’a vue qui lui jetait un sort. Il a ramassé unepierre et il l’aurait touchée si elle n’avait pas paré le coup. Ehbien, ce soir-là, il s’est soûlé, et il est tombé et il s’est casséle bras.

– C’est terrible ! Mais commentsavait-il qu’elle était en train de l’ensorceler ?

– Ce n’est pas difficile ! Papa ditque quand ces bonnes femmes-là vous regardent droit dans les yeux,c’est qu’elles ont envie de vous jeter un sort, et surtout quandelles bredouillent quelque chose entre leurs dents, parce qu’à cemoment-là elles sont en train de réciter leur « NotrePère » à l’envers.

– Dis donc, Huck, quand vas-tu faire uneexpérience avec ton chat ?

– Cette nuit. Je pense que les diablesvont venir chercher le vieux Hoss William aujourd’hui.

– Mais on l’a enterré samedi. Ils nel’ont donc pas encore pris ?

– Impossible. Ils ne peuvent sortir deleur cachette qu’à minuit et, dame, ce jour-là à minuit, c’étaitdimanche ! Les diables n’aiment pas beaucoup se balader ledimanche, je suppose.

– Je n’avais jamais pensé à cela. Tu melaisses aller avec toi ?

– Bien sûr… si tu n’as pas peur.

– Peur, moi ? Il n’y a pas dedanger ! Tu feras miaou ?

– Oui, et tu me répondras en faisantmiaou toi aussi, si ça t’est possible. La dernière fois, tu m’asobligé à miauler jusqu’à ce que le père Hays me lance des pierresen criant : « Maudit chat ! » Moi, j’ai ripostéen lançant une brique dans ses vitres. Tu ne le diras àpersonne.

– C’est promis. Cette fois-là, je n’avaispas pu miauler parce que ma tante me guettait, mais ce soir jeferai miaou. Dis donc… qu’est-ce que tu as là ?

– Un grillon.

– Où l’as-tu trouvé ?

– Dans les champs.

– Qu’est-ce que tu accepterais enéchange ?

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas envie dele vendre.

– Comme tu voudras. Tu sais, il n’est pastrès gros.

– On peut toujours se moquer de ce qu’onn’a pas. Moi, il me plaît.

– On en trouve des tas.

– Alors qu’est-ce que tu attends pouraller en chercher ? Tu ne bouges pas parce que tu sais trèsbien que tu n’en trouverais pas. C’est le premier que je vois cetteannée.

– Dis, Huck, je te donne ma dent enéchange.

– Fais voir. »

Tom sortit sa dent d’un papier où il l’avaitsoigneusement mise à l’abri. Huckleberry l’examina. La tentationétait très forte.

« C’est une vraie dent ? »fit-il enfin.

Tom retroussa sa lèvre et montra la place videjadis occupée par la dent.

« Allons, marché conclu », déclaraHuck.

Tom mit le grillon dans la petite boîte quiavait servi de prison au « hanneton à pinces » et lesdeux garçons se séparèrent, persuadés l’un et l’autre qu’ilss’étaient enrichis.

Lorsque Tom atteignit le petit bâtiment del’école, il allongea le pas et entra de l’air d’un bon élève quin’avait pas perdu une minute en route. Il accrocha son chapeau àune patère et se glissa à sa place. Le maître somnolait dans ungrand fauteuil d’osier, bercé par le murmure studieux des enfants.L’arrivée de Tom le tira de sa torpeur.

« Thomas Sawyer ! »

Tom savait par expérience que les choses segâtaient infailliblement quand on l’appelait par son nomentier.

« Monsieur ?

– Lève-toi. Viens ici. Maintenant veux-tume dire pourquoi tu es en retard une fois de plus ? »

Tom était sur le point de forger un mensongerédempteur quand il reconnut deux nattes blondes et s’aperçut quela seule place libre du côté des filles se trouvait précisémentprès de l’enfant aux beaux cheveux.

« Je me suis arrêté pour causer avecHuckleberry Finn », répondit-il.

Le sang de l’instituteur ne fit qu’un tour. Lemurmure cessa aussitôt. Les élèves se demandèrent si Tom n’étaitpas devenu subitement fou.

« Quoi… Qu’est-ce que tu asfait ?

– Je me suis arrêté pour causer avecHuckleberry Finn.

– Thomas Sawyer, c’est l’aveu le plusimpudent que j’aie jamais entendu ! Mon garçon, tu n’en seraspas quitte pour un simple coup de férule. Retire taveste ! »

Lorsqu’il eut tapé sur Tom jusqu’à en avoir lebras fatigué, le maître déclara :

« Maintenant, va t’asseoir avec lesfilles et que cela te serve de leçon. »

Les ricanements qui accueillirent ces parolesparurent décontenancer le jeune Tom, mais en réalité son attitudetenait surtout à l’adoration respectueuse que lui inspirait sonidole inconnue et au plaisir mêlé de crainte que lui causait sachance inouïe. Il alla s’asseoir à l’extrémité du banc de bois etla fillette s’écarta de lui, avec un hochement de tête dédaigneux.Les élèves se poussèrent du coude, des clins d’œil, des murmuresfirent le tour de la salle mais Tom, imperturbable, feignit de seplonger dans la lecture de son livre. Bientôt, on cessa des’occuper de lui et il commença à lancer des coups d’œil furtifs àsa voisine.

Elle remarqua son manège, lui fit une grimaceet regarda de l’autre côté. Quand elle se retourna, une pêche étaitposée devant elle. Elle la repoussa. Tom la remit en place. Elle larepoussa de nouveau mais avec plus de douceur. Tom insista et lapêche resta finalement là où il l’avait d’abord mise. Ensuite, ilgribouilla sur une ardoise : « Prends cette pêche. J’enai d’autres. » La fillette lut ce qu’il avait écrit et nebroncha pas. Alors le garnement dessina quelque chose sur sonardoise en ayant bien soin de dissimuler ce qu’il faisait à l’aidede sa main gauche. Pendant un certain temps, sa voisine refusa des’intéresser à son œuvre, mais sa curiosité féminine commença àprendre le dessus, ce qui était visible à de légers indices. Tomcontinuait de dessiner comme si de rien n’était. La petites’enhardit et essaya de regarder par-dessus sa main. Tom ignora samanœuvre. Forcée de s’avouer vaincue, elle murmura d’une voixhésitante :

« Laisse-moi voir. »

Tom retira sa main gauche et découvrit ungrossier dessin représentant une maison à pignons dont la cheminéecrachait une fumée spiraloïde. La fillette en oublia tout le reste.Lorsque Tom eut mis la dernière touche à sa maison, elle luiglissa :

« C’est très joli. Maintenant, fais unbonhomme. »

Le jeune artiste campa aussitôt un personnagequi ressemblait à une potence. Il était si grand qu’il aurait puenjamber la maison. Heureusement, la petite n’avait pas un senscritique très développé et, satisfaite de ce monstre, elledéclara :

« Il est très bien ton bonhomme…Maintenant, dessine mon portrait. »

Tom dessina un sablier surmonté d’une pleinelune et compléta l’ensemble par quatre membres gros comme des brinsde paille et un éventail impressionnant.

« C’est ravissant, déclara la fille.J’aimerais tant savoir dessiner !

– C’est facile, répondit Tom à voixbasse. Je t’apprendrai.

– Oh ! oui. Quand cela ?

– À midi. Est-ce que tu rentresdéjeuner ?

– Je resterai si tu restes.

– Bon, entendu. Commentt’appelles-tu ?

– Becky Thatcher. Et toi ? Ah !oui, je me rappelle, Thomas Sawyer.

– C’est comme ça qu’on m’appelle quand onveut me gronder, mais c’est Tom, quand je suis sage. Tum’appelleras Tom, n’est-ce pas ?

– Oui. »

Tom se mit à griffonner quelques mots sur uneardoise en se cachant de sa voisine. Bien entendu, la petitedemanda à voir.

« Oh ! ce n’est rien du tout,affirma Tom.

– Mais si.

– Non, non.

– Si, je t’en prie. Montre-moi ce que tuas écrit.

– Tu le répéteras.

– Je te jure que je ne dirai rien.

– Tu ne le diras à personne ? Aussilongtemps que tu vivras ?

– Non, je ne le dirai jamais, à personne.Maintenant fais-moi voir.

– Mais non, ce n’est pas la peine…

– Puisque c’est ainsi, je verrai quandmême, Tom, et… »

Becky essaya d’écarter la main de Tom. Legarçon résista pour la forme et bientôt apparurent ces mots tracéssur l’ardoise :

« Je t’aime.

– Oh ! le vilain ! » fitla petite fille qui donna une tape sur les doigts de Tom, mais enmême temps rougit et ne parut pas trop mécontente.

À ce moment précis, Tom sentit deux doigtsimplacables lui serrer lentement l’oreille et l’obliger à se lever.Emprisonné dans cet étau, il traversa toute la classe sous lesquolibets de ses camarades et fut conduit à son banc. Pendantquelques instants, qui lui parurent atroces, le maître d’écoleresta campé devant lui. Finalement, son bourreau l’abandonna sansdire un mot et alla reprendre place sur son estrade. L’oreille deTom lui faisait mal, mais son cœur jubilait.

Lorsque les élèves se furent calmés, Tom fitun effort méritoire pour étudier, mais toutes ses idées dansaientdans sa tête et, pendant la classe de géographie, il transforma leslacs en montagnes, les montagnes en fleuves, les fleuves encontinents, faisant retourner le monde aux temps de la Genèse.

Le cours d’orthographe l’acheva, car il se vit« recalé » pour une suite de simples mots élémentaires.Il se retrouva en queue de classe, et dut rendre la médailled’étain qu’il avait portée avec ostentation pendant des mois.

Chapitre 7

 

Plus notre héros cherchait à s’appliquer, plusson esprit vagabondait. Finalement, il poussa un soupir accompagnéd’un bâillement et renonça à poursuivre la lecture de son livre. Illui semblait que la récréation de midi n’arriverait jamais. Il n’yavait pas un souffle d’air. Rarement la chaleur avait plus incitéau sommeil. Le murmure des vingt-cinq élèves qui ânonnaient leurleçon engourdissait l’âme comme l’engourdit le bourdonnement desabeilles. Au loin, sous le soleil flamboyant, le coteau de Cardiffdressait ses pentes verdoyantes qu’estompait une buée tremblotante.Des oiseaux passaient en volant à coups d’ailes paresseux. Dans leschamps, on n’apercevait aucun être vivant, excepté quelques vachesqui d’ailleurs somnolaient.

Tom eût donné n’importe quoi pour être libreou pour trouver un passe-temps quelconque. Soudain, son visages’illumina d’une gratitude qui, sans qu’il le sût, était uneprière. Il mit la main à sa poche et en tira la petite boîte danslaquelle était enfermé le grillon. Il souleva le couvercle et posal’insecte sur son pupitre. Le grillon rayonnait probablement de lamême gratitude que Tom, mais il se réjouissait trop tôt, car legarçon, à l’aide d’une épingle, le fit changer de direction.

Joe le meilleur ami de Tom, était précisémentassis à côté de lui et, comme il partageait les souffrances moralesde son voisin, il prit aussitôt un vif plaisir à cette distractioninattendue. Tom et Joe Harper avaient beau être ennemis jurés lesamedi, ils s’entendaient comme larrons en foire tout le reste dela semaine. Joe s’arma à son tour d’une épingle et entreprit luiaussi le dressage du prisonnier. Du même coup, le jeu devintpalpitant. Alors Tom déclara que Joe et lui se gênaient etn’arrivaient pas à tirer du grillon tout le plaisir qu’ils étaienten droit d’espérer. Il posa donc l’ardoise de Joe sur le pupitre ety traça à la craie une ligne qui la divisait en deux.

« Maintenant, dit-il, tant que le grillonsera de ton côté tu en feras ce que tu voudras et moi je n’ytoucherai pas. Mais si tu le laisses passer la ligne il sera dansmon camp et tu attendras qu’il revienne chez toi.

– Entendu. Commence… »

Tom ne tarda pas à laisser se sauver legrillon qui franchit l’équateur. Joe le taquina pendant un certaintemps et la bête finit par rallier son point de départ. Ceva-et-vient dura un bon moment. Tandis que l’un des garçonstyrannisait l’insecte avec son épingle, l’autre ne perdait pas unde ses gestes et attendait l’occasion propice pour intervenir.Penchés sur l’ardoise, tête contre tête, ils étaient si absorbéspar leur jeu que le monde extérieur paraissait aboli pour eux.Petit à petit, la chance sourit à Joe et la victoire s’installa àdemeure dans son camp. Le grillon essayait vainement de s’échapperet finissait par être aussi nerveux que les garçons eux-mêmes. Maischaque fois qu’il allait franchir la ligne fatidique, Joe leremettait adroitement dans le bon chemin d’un léger coup d’épingle.La tentation était trop forte. N’y tenant plus, Tom avança sonépingle hors de la zone permise et voulu attirer la bestiole.

« Tom, laisse-le tranquille, fit Joefurieux.

– Je voulais simplement le chatouiller unpeu.

– Non, ce n’est pas le jeu.Laisse-le.

– Mais je t’assure que je ne ferai que lechatouiller un peu.

– Je te dis de le laisser.

– Non.

– Si… D’ailleurs, il est dans moncamp…

– Dis donc, Joe, à qui appartient cegrillon ?

– Ça, ça m’est bien égal… Il est dans moncamp et tu n’y toucheras pas.

– Tu vas voir un peu si je n’y toucheraipas ! »

Un formidable coup de férule s’abattit surl’épaule de Tom, puis un autre sur celle de Joe. Au granddivertissement de la classe, la poussière continua à s’élever deleurs deux vestes pendant quelques instants encore. Les championsavaient été trop accaparés par leur jeu pour remarquer le silencequi s’était abattu un instant plus tôt sur la classe lorsque lemaître, avançant sur la pointe des pieds, était venu se posterderrière eux. Il avait assisté à une bonne partie de la compétitionavant d’y apporter son grain de sel.

À midi, dès qu’il fut libre, Tom rejoignitBecky Thatcher et lui chuchota à l’oreille :

« Mets ton chapeau et fais croire que turentres chez toi. Quand tu seras arrivée au tournant, laisse partirtes amies et reviens sur tes pas. Moi, je couperai par le chemincreux et je te retrouverai devant l’école. »

Ce qui fut dit fut fait et, un peu plus tard,lorsque Tom et Becky se furent retrouvés, ils eurent l’école toutentière à leur disposition. Ils s’assirent sur un banc, une ardoisedevant eux. Tom donna son crayon à Becky, lui guida la main et créaune seconde maison d’un style surprenant. Après avoir épuisé lesémotions artistiques, les deux amis recoururent aux joies de laconversation. Tom nageait dans le bonheur.

« Aimes-tu les rats ? demanda-t-il àBecky.

– Non, je les ai en horreur.

– Moi aussi… quand ils sont vivants. Maisje veux parler des rats morts, de ceux qu’on fait tourner autour desa tête avec une ficelle.

– Non, morts ou vivants, je n’aime pasles rats. Moi, ce que j’aime, c’est le chewing-gum.

– Moi aussi ! Je voudrais bien enavoir en ce moment.

– C’est vrai ? Moi j’en ai. Je vaist’en donner mais il faudra me le rendre. »

Comme c’était agréable ! Tom et Becky semirent à mâcher alternativement le même morceau de gomme tout en sedandinant sur leur siège pour mieux manifester leur plaisir.

« Es-tu jamais allée au cirque ? fitTom.

– Oui, et j’y retournerai avec papa si jesuis bien sage.

– Moi, j’y suis allé trois ou quatrefois… des tas de fois. Au cirque, ce n’est pas comme à l’église, ily a toujours quelque chose à regarder. Quand je serai grand, jedeviendrai clown.

– Oh ! quelle bonne idée ! Lesclowns sont si beaux avec leur costume !

– Je pense bien. Et puis ils gagnent del’argent gros comme eux. Au moins un dollar par jour d’après ce quem’a raconté Ben Rogers. Dis-moi, Becky, as-tu jamais étéfiancée ?

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Eh bien, as-tu été fiancée pour temarier ?

– Non.

– Ça te plairait ?

– Je crois que oui. Je n’en sais rien.Comment fait-on ?

– Il suffit de dire à un garçon qu’on nese mariera jamais, jamais qu’avec lui. Alors on s’embrasse et c’esttout. C’est à la portée de tout le monde.

– S’embrasser ? Pourquois’embrasser ?

– Parce que, tu sais, c’est pour… euh…tout le monde fait ça.

– Tout le monde ?

– Bien sûr ! Tous ceux qui s’aiment.Tu te rappelles ce que j’ai écrit sur ton ardoise ?

– Heu… oui.

– Qu’est-ce que c’était ?

– Je ne te le dirai pas.

– Faut-il que ce soit moi qui te ledise ?

– Heu… oui… mais une autre fois.

– Non, maintenant.

– Non, pas maintenant… demain.

– Oh ! non, maintenant. Je t’ensupplie, Becky. Je te le dirai tout bas. »

Becky hésita. Tom prit son silence pour uneacceptation. Il chuchota doucement à l’oreille de la petite fillece qu’il voulait dire.

« Et maintenant, c’est à toi à dire lamême chose. »

Elle hésita un peu, puis déclara :

« Tourne la tête pour ne pas me voir etje le dirai. Mais il ne faudra en parler à personne. Promis,Tom ?

– Promis ! Alors,Becky ? »

Il tourna la tête. Elle se pencha timidement,si près que son souffle agita un instant les boucles du garçon. Etelle murmura :

« Je t’aime ! »

Alors la petite se leva d’un bond et galopaautour des bancs et des pupitres. Tom se lança à sa poursuite.Finalement, elle alla se réfugier dans un coin et ramena sontablier blanc sur son visage. Tom la prit par les épaules.

« Maintenant, Becky, il ne manque plusque le baiser. N’aie pas peur, ce n’est rien du tout. »

Tout en parlant, Tom lui lâcha les épaules ettira sur son tablier. Becky laissa retomber ses mains. Son visageapparut. La course lui avait donné des joues toutes rouges. Toml’embrassa.

« Ça y est, Becky, dit-il. Après cela, tusais, tu n’aimeras plus jamais que moi et tu n’épouseras jamaispersonne d’autre que moi. C’est promis ?

– Oui, Tom. Je n’aimerai jamais que toiet je n’épouserai jamais que toi, mais toi, tu n’aimeras jamaisquelqu’un d’autre, non plus ?

– Évidemment. Évidemment. C’est toujourscomme ça. Et quand tu rentreras chez toi ou que tu iras à l’école,tu marcheras toujours à côté de moi, à condition que personne nepuisse nous voir… Et puis dans les réunions, tu me choisiras commecavalier et moi je te choisirai comme cavalière. C’est toujourscomme ça que ça se passe quand on est fiancé.

– Oh ! c’est si gentil ! jen’avais jamais entendu parler de cela.

– Je t’assure qu’on s’amuse bien. Quandmoi et Amy Lawrence… »

Les grands yeux de Becky apprirent à Tom qu’ilvenait de faire une gaffe. Il s’arrêta, tout confus.

« Oh ! Tom ! Alors je ne suisdonc pas ta première fiancée ? »

La petite se mit à pleurer.

« Ne pleure pas, Becky, lui dit Tom. Jen’aime plus Amy.

– Si, si, Tom… Tu sais bien que tul’aimes… »

Tom essaya de la calmer à l’aide de tendresparoles, mais elle l’envoya promener. Alors l’orgueil du garçonl’emporta. Tom s’éloigna et sortit dans la cour. Il resta là unmoment, fort mal à son aise et regardant sans cesse vers la portedans l’espoir que Becky viendrait à sa recherche. Comme elle n’enfit rien, notre héros commença à se demander s’il n’était pas dansson tort. Quoiqu’il lui en coûtât, il se décida enfin à retournerauprès de son amie. Becky était toujours dans son coin à sangloter,le visage contre le mur. Le cœur de Tom se serra.

Il resta planté là un moment, ne sachantcomment s’y prendre. À la fin, il dit en hésitant :

« Becky, je… je n’aime quetoi. »

Mais il n’obtint pas d’autre réponse que denouveaux sanglots.

« Becky, implora Tom, Becky, tu ne veuxrien me dire ? »

Il tira de sa poche son joyau le plusprécieux, une boule de cuivre qui jadis ornait un chenet. Il avançale bras de façon que Becky puisse l’admirer.

« Tu n’en veux pas, Becky ?Prends-la. Elle est à toi. »

Becky la prit, en effet, mais la jeta à terre.Alors Tom sortit de l’école et, bien décidé à ne plus retourner enclasse ce jour-là, il se dirigea vers les coteaux lointains.

Au bout d’un certain temps, Becky s’alarma deson absence. Elle se précipita à la porte. Pas de Tom. Elle fit letour de la cour, pas de Tom !

« Tom ! Tom, reviens ! »lança-t-elle à pleins poumons.

Elle eut beau écouter de toutes ses oreilles,aucune réponse ne lui parvint. Elle n’avait plus pour compagnon quele silence et la solitude. Alors, elle s’assit sur une marche etrecommença à pleurer et à se faire des reproches. Bientôt elle dutcacher sa peine devant les écoliers qui rentraient, et accepter laperspective d’un long après-midi de souffrance et d’ennui, sanspersonne à qui pouvoir confier son chagrin.

Chapitre 8

 

Lorsqu’il fut certain de s’être écarté dessentiers ordinairement battus par les écoliers, Tom ralentit le paset s’abandonna à une sombre rêverie. Il atteignit un ruisseau et lefranchit à deux ou trois reprises pour satisfaire à cettesuperstition enfantine selon laquelle un fugitif dépiste sespoursuivants s’il traverse un cours d’eau. Une demi-heure plustard, il disparaissait derrière le château deMme Douglas, situé au sommet du coteau de Cardiff,et là-bas, dans la vallée, l’école s’estompait au point de ne plusêtre reconnaissable. Tom pénétra à l’intérieur d’un bois touffu et,malgré l’absence de chemins, en gagna facilement le centre. Ils’assit sur la mousse, au pied d’un gros chêne.

Il n’y avait pas un souffle d’air. La chaleurétouffante de midi avait même imposé silence aux oiseaux. La natureentière paraissait frappée de mort. Seul un pivert faisaitentendre, de temps en temps, son martèlement monotone. L’atmosphèredu lieu était en harmonie avec les pensées de Tom. De plus en plusmélancolique, le garçon appuya ses deux coudes sur ses genoux et,le menton entre les mains, se laissa emporter par ses méditations.L’existence ne lui disait plus rien et il enviait Jimmy Hodges quil’avait quittée depuis peu. Comme cela devait être reposant demourir et de rêver pour l’éternité à l’abri des arbres du cimetièrecaressés par le vent, sous l’herbe et les fleurettes !Sommeiller ainsi, ne plus jamais avoir de soucis ! Siseulement il avait pu laisser derrière lui le souvenir d’un bonélève, il serait parti sans regret.

Et cette fille ? Que lui avait-il doncfait ? Rien. Il avait eu les meilleures intentions du monde etelle l’avait traité comme un chien. Elle le regretterait un jour…peut-être lorsqu’il serait trop tard. Ah ! si seulement ilpouvait mourir, ne fût-ce que pour quelque temps !

Cependant, les cœurs juvéniles se refusent àsupporter trop longtemps le poids du chagrin. Peu à peu, Tom revintà la vie et à des préoccupations plus terre à terre. Que sepasserait-il s’il disparaissait mystérieusement ? Que sepasserait-il s’il traversait l’Océan et gagnait des terresinconnues pour ne plus jamais revenir ? Qu’en penseraitBecky ? Il se souvint alors d’avoir manifesté le désir d’êtreclown. Pouah ! Quelle horreur ! La vie frivole, lesplaisanteries, les costumes pailletés ! Quelle injure pour unesprit qui se mouvait avec tant d’aisance dans l’auguste domaine del’imagination romanesque. Non, il serait soldat et reviendrait aupays tout couvert de décorations, de cicatrices et de gloire. Non,mieux que cela. Il irait rejoindre les Indiens. Il chasserait lebison avec eux, il ferait la guerre dans les montagnes, ilparcourrait les plaines désertes du Far West. Plus tard, ildeviendrait un grand chef tout couvert de plumes et de tatouageshideux.

Un jour d’été, alors que tous les élèvessomnoleraient, il ferait son entrée, en pleine classe du dimanche,et pousserait un cri de guerre qui glacerait tous les assistantsd’épouvante et remplirait d’une folle jalousie les yeux de sescamarades. Mais non, il y avait encore bien mieux. Il seraitpirate. C’est cela. Pirate. Maintenant son avenir lui apparaissaittout tracé, tout auréolé de hauts faits. Son nom serait connu dansle monde entier et inspirerait aux gens une sainte terreur. Sonnavire, L’Esprit des Tempêtes, labourerait les mers d’uneétrave glorieuse tandis que son pavillon noir, cloué à la corne dumât, claquerait fièrement au vent. Alors, à l’apogée de sa gloire,il reviendrait brusquement respirer l’air du pays natal, ilentrerait à l’église de sa démarche hardie, le visage basané, tannépar le souffle du large. Il porterait un costume de velours noir,de hautes bottes à revers, une ceinture cramoisie à laquelleseraient passés de longs pistolets. Son coutelas, rouillé à forcede crimes, lui battrait la hanche, une plume ornerait son chapeaude feutre, et déjà il entendait avec délices la foule murmurer àvoix basse : « C’est Tom Sawyer, le pirate, le piratenoir de la mer des Antilles. »

Oui, c’était décidé. Sa carrière était toutetracée. Il quitterait la maison de sa tante le lendemain matin. Ilfallait donc commencer tout de suite ses préparatifs. Il fallaitréunir toutes ses ressources. Tom tira de sa poche le couteauoffert par Mary et se mit à creuser la terre. Il exhuma bientôt unjoli petit coffret de bois et, avant de l’ouvrir, murmurasolennellement l’incantation suivante :

« Que ce qui n’est pas venu,vienne ! Que ce qui n’est pas parti, reste ! »

Alors Tom souleva le couvercle. La boîtecontenait une seule bille. La surprise de Tom était à son comble.Il se gratta la tête et dit :

« Ça, ça dépasse tout ! »

Furieux, il prit la bille, la lança au loin etse plongea dans de sombres réflexions. Il y avait de quoi. Pour lapremière fois, une formule magique, jugée infaillible par sescamarades et par lui-même, manquait de produire son effet.Pourtant, lorsqu’on enfouissait une bille dans le sol, après avoireu soin de prononcer les incantations nécessaires, on était sûr,quinze jours plus tard, de retrouver à côté de cette bille toutescelles que l’on avait perdues au jeu ou en d’autres occasions.Toute la foi de Tom vacillait sur ses bases. Il avait toujoursentendu dire que la formule était infaillible. Il oubliaitévidemment qu’il s’en était servi plusieurs fois sans résultat. Ilest vrai qu’il n’avait pas retrouvé l’endroit où il avait enterrésa bille. À force de chercher une explication à ce phénomène, ilfinit par décréter qu’une sorcière avait dû lui jouer un tour à safaçon. Il voulut en avoir le cœur net. Il regarda autour de lui etaperçut un petit trou creusé dans le sable. Il s’agenouilla,approcha la bouche de l’orifice et dit tout haut :

« Scarabée, scarabée, dis-moi ce que jeveux savoir ! Scarabée, scarabée, dis-moi ce que je veuxsavoir ! »

Le sable remua. Un scarabée tout noir montrale bout de son nez et, pris de peur, disparut aussitôt au fond deson trou.

« Il ne m’a rien dit ! C’est doncbien une sorcière qui m’a joué ce tour-là. J’en étaissûr ! »

Sachant qu’il était inutile de lutter contreles sorcières, Tom renonça à retrouver ses billes perdues, mais ilsongea à récupérer celle qu’il avait jetée dans un moment d’humeur.Il eut beau fureter partout, ses recherches demeurèrent vaines.

Alors il retourna auprès de son coffret, tiraune bille de sa poche et la lança dans la direction de la premièreen disant :

« Petite sœur, va retrouver tasœur ! »

Il se précipita vers l’endroit où était tombéela bille, mais celle-ci avait dû aller trop loin ou pas assez. Sansse décourager, Tom répéta deux fois l’opération et finit parremettre la main sur la première bille. L’autre était à trentecentimètres de là.

Au même instant, le son aigrelet d’une petitetrompette d’enfant résonna dans les vertes allées de la forêt.

Aussitôt, Tom se débarrassa de sa veste et deson pantalon, déboutonna ses bretelles et s’en fit une ceinture,écarta des broussailles entassées à côté de la souche pourrie, ensortit un arc et une flèche, un sabre de bois et une trompette enfer-blanc et, pieds nus, la chemise au vent, détala comme unlièvre. Il s’arrêta bientôt sous un grand orme, souffla dans satrompette et, dressé sur la pointe des pieds, regarda à droite et àgauche, avec précaution.

« Ne bougez pas, mes bravesguerriers ! dit-il à une troupe imaginaire. Restez cachésjusqu’à ce que j’embouche ma trompette. »

Alors, Joe Harper fit son apparition. Il étaitaussi légèrement vêtu et aussi puissamment armé que Tom.

« Arrêtez ! s’écria notre héros. Quiose pénétrer ainsi dans la forêt de Sherwood sans monautorisation ?

– Guy de Guisborne n’a pas besoind’autorisation ! Qui es-tu donc toi qui… qui…

– Qui oses tenir pareil langage, achevaTom, car les deux garçons s’assenaient les phrases d’un livrequ’ils connaissaient par cœur.

– Oui, toi qui oses tenir pareillangage ?

– Qui je suis ? Eh bien, je suisRobin des Bois ainsi que ta carcasse branlante ne tardera pas às’en apercevoir.

– Tu es donc ce fameux hors-la-loi ?Me voici enchanté de te disputer le droit de passer dans cettebelle forêt. En garde ! »

Tom et Joe saisirent leurs sabres, posèrentleurs autres armes sur le sol, se mirent en garde et, gravement,commencèrent le combat. Après quelques passes prudentes « deuxpas en avant, deux pas en arrière », Tom s’écria :

« Bon, si tu as saisi le truc, on yva ! »

Et ils y allèrent ; haletants, inondés desueur, ils se livrèrent un assaut acharné.

« Tombe ! Mais tombe donc !s’écria Tom au bout d’un moment. Pourquoi ne tombes-tupas ?

– Non, je ne tomberai pas. C’est à toi detomber. Tu as reçu plus de coups que moi.

– Ça n’a pas d’importance. Moi, je nepeux pas tomber. Ce n’est pas dans le livre. Le livre dit :« Alors, d’un revers de son arme, il porte au pauvre de Guy deGuisborne un coup mortel. » Tu dois te tourner et me laisserporter un « revers ».

Forcé de s’incliner devant l’autorité dulivre, Joe se tourna, reçut la botte de son ami et tomba parterre.

« Maintenant, déclara Joe en se relevant,laisse-moi te tuer, comme ça, on sera quittes.

– Mais ce n’est pas dans le livre,protesta Tom.

– Eh bien, tu n’as qu’à être le frèreTuck ou Much, le fils du meunier. Après, tu seras de nouveau Robindes Bois et moi je ferai le shérif de Nottingham. Alors, tu pourrasme tuer. »

Cette solution étant des plus satisfaisantes,les deux garçons continuèrent à mimer les aventures de Robin desBois. Redevenu proscrit, Tom se confia à la nonne qui, partraîtrise, ne soigna pas sa blessure et laissa tout son sangs’échapper. Finalement, Joe, représentant à lui seul toute unetribu de hors-la-loi, s’approcha de Robin des Bois et remit un arcentre ses faibles mains. Alors Tom murmura :

« Là où cette flèche tombera, vousenterrerez le pauvre Robin des Bois. »

Sur ce, il tira la flèche et tomba à larenverse. Il serait mort si dans sa chute il n’avait posé la mainsur une touffe d’orties et ne s’était redressé un peu trop vitepour un cadavre.

Les deux garçons se rhabillèrent,dissimulèrent leurs armes sous les broussailles et s’éloignèrent enregrettant amèrement de ne plus être des hors-la-loi et en sedemandant ce que la civilisation moderne pourrait bien leurapporter quant à elle. Ils déclarèrent d’un commun accord qu’ilsaimeraient mieux être proscrits pendant un an dans la forêt deSherwood que président des États-Unis pour le restant de leurvie.

Chapitre 9

 

Ce soir-là, comme tous les soirs, tante Pollyenvoya Tom et Sid se coucher à neuf heures et demie. Les deuxfrères récitèrent leurs prières et Sid ne tarda pas à s’endormir.Tom n’avait nulle envie de l’imiter. Il bouillait d’impatience. Àun moment, il eut l’impression que le jour allait se lever. Lapendule le détrompa en sonnant dix coups. Il en fut désespéré. Ilaurait aimé faire quelque chose, remuer, mais il avait peur deréveiller Sid et il dut rester immobile sur son lit environné deténèbres.

Peu à peu, le silence se peupla de faiblesbruits. Le tic-tac de la pendule se fit entendre distinctement. Desmeubles se mirent à craquer mystérieusement, bientôt imités par lesmarches de l’escalier. Des esprits rôdaient sûrement dans lamaison. Un ronflement étouffé montait de la chambre de tante Polly.Un grillon commença à grincer sans qu’il fût possible de dire où ilse trouvait. Ça devenait agaçant, à la fin. Une bête qu’on appelle« horloge-de-la-mort » gratta le mur tout près du lit deTom qui ne put réprimer un frisson d’angoisse, car cela signifieque vos jours sont comptés. Au loin, un chien aboya, un autre luirépondit faiblement de plus loin encore. Tom était dans lestranses. Néanmoins, le sommeil le gagna et il s’assoupit. Lapendule sonna onze heures sans le réveiller. Un miaulementmélancolique vint d’abord se mêler à son rêve. Puis une fenêtre quis’ouvrait troubla son sommeil. Enfin, une voix cria :« Fiche-moi le camp, sale chat », et une bouteilles’écrasa sur le bûcher de sa tante : cette fois il avait lesyeux bien ouverts.

Une minute plus tard, habillé de pied en cap,il enjambait l’appui de la fenêtre et se glissait sur le toit d’unappentis. Il miaula avec précaution à deux ou trois reprises etsauta sur le sol. Huckleberry Finn était là, son chat mort à lamain. Les deux garçons s’enfoncèrent dans l’obscurité. À onzeheures et demie, ils foulaient l’herbe épaisse du cimetière.

C’était un vieux cimetière comme on enrencontre tant en Europe. Il était accroché au flanc d’un coteau àenviron deux kilomètres du village. La palissade folle quil’entourait penchait tantôt en avant, tantôt en arrière, maisn’était jamais droite. Les mauvaises herbes y régnaient enmaîtresses incontestées. Les sépultures anciennes étaient touteseffondrées. Il n’y avait pas une seule pierre tombale, mais desstèles de bois arrondies au sommet et dont les planches mangées desvers oscillaient en équilibre instable sur les tombes. « À lachère mémoire de Untel », y lisait-on jadis. Les lettreseffacées étaient maintenant presque toutes illisibles, même enplein jour.

Le vent gémissait dans les arbres, et Tom,effrayé, pensa que c’était peut-être l’âme des morts qui protestaitcontre cette intrusion nocturne. Les deux garçons n’échangeaientque quelques mots à voix basse, car l’heure et le lieu lesimpressionnaient fortement. Ils découvrirent le tertre tout neufqu’ils cherchaient et se tapirent derrière les troncs de troisgrands ormes, à quelques centimètres de la tombe de HossWilliams.

Alors, ils attendirent en silence. Les minutesétaient longues comme des siècles. Le ululement d’un hiboutroublait seul le calme angoissant de la nuit. Tom n’en pouvaitplus. Il avait besoin de parler pour se changer les idées.

« Dis donc, Hucky, dit-il d’une voixsourde, crois-tu que ça fait plaisir aux morts de nous voirici ?

– Je n’en sais rien. C’est lugubre cecimetière…

– Oui, plutôt. »

Les deux garçons retournèrent cette penséedans leur tête pendant un long moment, puis Tom murmura :

« Dis donc, Hucky, crois-tu que HossWilliams nous entend parler ?

– Bien sûr. Enfin… c’est son âme qui nousentend.

– J’aurais dû l’appeler MonsieurWilliams, alors, déclara Tom. Mais ce n’est pas ma faute, tout lemonde l’appelait Hoss.

– Oh ! les morts ne doivent pasfaire attention à ces détails. »

La conversation en resta là. Bientôt, Tomserra le bras de son camarade.

« Hé !…

– Qu’est-ce qu’il y a,Tom ? »

Le cœur battant, les deux garçons seblottirent l’un contre l’autre.

« Hé !… Ça recommence. Tu n’as pasentendu ?

– Je…

– Tiens ! Tu l’entendsmaintenant !

– Oh ! mon Dieu, Tom ! Lesvoilà qui viennent ! C’est sûr ! Qu’est-ce que nousallons faire ?

– Je ne sais pas. Tu crois qu’ils vontnous voir ?

– Oh ! Tom. Ils voient dans le noirtout comme les chats. Je regrette bien d’être venu.

– N’aie pas peur. Ils ne nous dirontrien. Nous ne faisons rien de mal. Si nous restons tranquilles ilsne nous remarqueront peut-être même pas.

– Je vais essayer de ne pas bouger. Maistu sais, Tom, je tremble de la tête aux pieds.

– Écoute ! »

Les deux garçons baissèrent la tête etretinrent leur souffle. De l’autre extrémité du cimetière leurparvenaient des murmures assourdis.

« Regarde ! Regarde par là !chuchota Tom. Qu’est-ce que c’est ?

– Un feu follet. Ça vient de l’enfer.Oh ! Tom, c’est affreux ! »

Des silhouettes confuses s’approchèrent. L’uned’elles tenait à la main une vieille lanterne qui criblait le solde petites taches lumineuses.

« Pour sûr, ce sont les diables, glissaHuckleberry à l’oreille de son compagnon. Il y en a trois.Seigneur, notre compte est bon. Tu sais tes prières ?

– Je vais essayer de les réciter, maisn’aie pas peur, ils ne nous feront pas de mal. Maintenant, je vaisfaire semblant de dormir. Je…

– Hé !…

– Qu’y a-t-il, Huck ?

– Hé ! Ce sont des êtreshumains ! En tout cas, l’un des trois est sûrement un homme.Je reconnais sa voix. C’est le vieux Muff Potter.

– Ce n’est pas possible.

– Si, si, je te jure. Ne bouge pas. Il nenous verra pas. Il ne nous verra pas si nous restons tranquilles.Il est soûl, comme par hasard… Ah ! l’animal !

– Entendu, je me tiens tranquille. Tiens,les voilà qui s’arrêtent… Non, ils repartent. Ça y est ! Ilss’arrêtent à nouveau. Ils doivent chercher quelque chose. Ilschauffent. Ils gèlent. Ils chauffent encore. Ils brûlent !Cette fois, je crois qu’ils y sont. Dis donc, Huck ? J’enreconnais un autre. C’est Joe l’Indien.

– Il n’y a pas de doute… C’est bien cesatané métis. J’aimerais encore mieux avoir affaire à un vraidiable. Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ici ? »

Les deux garçons se turent car les étrangesvisiteurs du cimetière avaient atteint la tombe de Hoss ets’étaient arrêtés près des ormes.

« C’est ici », fit la troisièmesilhouette en soulevant sa lanterne, si bien que Tom et Huckreconnurent le visage du jeune docteur Robinson.

Potter et Joe l’Indien avaient apporté unesorte de brouette sans roue et deux pelles. Ils s’emparèrent decelles-ci et se mirent à creuser le tertre.

Le docteur posa la lanterne à la tête de latombe et revint s’asseoir, le dos contre l’un des ormes. Il étaitsi près que les garçons auraient pu le toucher.

« Pressez-vous ! ordonna le docteurà voix basse. La lune peut se montrer d’un moment àl’autre. »

Ils grognèrent une vague réponse puis seremirent à leur long travail monotone. On n’entendit plus que leraclement des pelles qui déversaient leur charge de glaise et degravier. Finalement, l’une des bêches heurta le cercueil avec unbruit sourd. Quelques minutes plus tard, les deux hommes lehissaient à la surface. Ils forcèrent le couvercle avec leurspelles, sortirent le corps et le laissèrent tomber lourdement surle sol. Le visage blafard du mort sortit de son linceul sous leregard de la lune qui venait de se débarrasser d’un nuage. Potterchargea le cadavre sur la brouette, le recouvrit d’une couverture,le ficela et coupa un bout de corde qui pendait à l’aide de soncouteau à cran d’arrêt.

« Allons, ça y est, déclara-t-il.Seulement vous allez nous refiler un autre billet de cinq dollars,sans ça votre cadavre reste en panne.

– C’est comme ça, renchérit Joel’Indien.

– Mais dites donc, qu’est-ce que çasignifie ? interrogea le docteur à qui ce discourss’adressait. Vous m’aviez demandé de payer d’avance et je l’aifait. Je ne vous dois plus rien.

– Vous ne me devez rien, reprit Joe ens’approchant du docteur, ça se peut, mais il y a des choses qu’onn’oublie pas. Il y a cinq ans, vous m’avez chassé de la cuisine devotre père parce que j’étais venu demander un bout de pain. Et,quand j’ai juré que je me vengerais, votre père m’a fait arrêterpour vagabondage. Vous croyez que j’ai oublié, hein ? Ce n’estpas pour rien que j’ai du sang indien dans les veines. Maintenantje vous tiens et vous allez me payer ça. »

Il brandissait son poing sous le nez dudocteur. Celui-ci recula et, d’un crochet magistral, envoya lemétis rouler sur le sol. Potter, lâchant son couteau,s’écria :

« Hé ! dites, ne touchez pas à moncopain ! »

Il s’avança et saisit le docteur àbras-le-corps. Les deux hommes basculèrent et engagèrent une luttefarouche. Les yeux brillants, Joe l’Indien se releva, s’empara ducouteau de Potter et, tel un chat aux aguets, se mit à tournerautour des combattants, attendant le moment favorable pour frapperson ennemi. Le docteur ne tarda pas à avoir le dessus. Il sedégagea, empoigna la lourde stèle de bois de Williams et s’enservit pour assommer Potter qui s’abattit sur le sol. Joe profitade l’occasion et planta son couteau dans la poitrine du jeunehomme. Le docteur tomba en avant et inonda Potter de son sang. À cemoment, un gros nuage masqua la lune et l’obscurité enveloppa cetatroce spectacle, tandis que les deux garçons épouvantéss’enfuyaient à toutes jambes.

Lorsque la lune réapparut, Joe l’Indiencontemplait les deux corps allongés devant lui. Le docteurbredouilla quelques mots, poussa un profond soupir et se tut.

« Notre compte est réglémaintenant », fit le métis entre ses dents.

Il se pencha sur le cadavre, vida le contenude ses poches, mit l’arme du crime dans la main de Potter ets’assit sur le cercueil de Hoss Williams. Trois, quatre, cinqminutes passèrent. Potter s’agita et laissa échapper une sorte degrognement. Sa main se referma sur le couteau. Il en examina lalame et laissa échapper son arme avec un frisson. Alors, repoussantle corps du docteur, il se dressa sur son séant, regarda autour delui et aperçut Joe.

« Seigneur ! Qu’est-ce qu’il s’estpassé, Joe ? demanda-t-il.

– C’est une vilaine histoire, répondit lemétis. Pourquoi as-tu fait ça ?

– Moi ? mais je n’ai rienfait !

– Écoute, ce n’est pas en disant que tues innocent que ça arrangera les choses. »

Potter se mit à trembler et pâlitaffreusement.

« Et moi qui me croyais devenu un hommesobre ! Je n’aurais pas dû boire ce soir… Me voilà dans debeaux draps ! Et je ne peux rien me rappeler. Dis-moi, Joe…sois sérieux… Dis-moi, mon vieux… C’est vrai que j’ai fait lecoup ? Je te jure que je n’en avais pas l’intention. C’estépouvantable… Un type si jeune, si plein d’avenir.

– Tu lui as sauté dessus. Vous êtestombés dans l’herbe et vous vous êtes battus. Il s’est dégagé lepremier, il a pris la stèle et il t’en a donné un grand coup sur lecrâne. Alors, tu t’es relevé en titubant, tu as ramassé ton couteauet tu lui as planté la lame dans la poitrine au moment où il allaitte porter un nouveau coup. Maintenant, le voilà raide mort.

– Oh ! je ne savais pas ce que jefaisais. Si c’est moi qui ai fait ça, j’aimerais mieux mourir.C’est à cause du whisky et de l’excitation, tout ça. Jamais je nem’étais servi d’une arme auparavant. Tu sais, Joe, je me suissouvent battu, mais toujours avec mes poings. Tout le monde te ledira. Sois un chic type, Joe, garde cette histoire-là pour toi.Dis, mon vieux, tu n’iras raconter cela à personne. On s’esttoujours bien entendu, nous deux, hein ? Dis, Joe, tu neparleras pas. »

Le malheureux tomba à genoux devant lemeurtrier impassible et joignit les mains, implorant.

« Non, je ne dirai rien, Muff Potter. Tuas toujours été très chic avec moi et je ne veux pas te dénoncer.Tu es tranquille, maintenant ?

– Oh ! Joe, tu es unange ! »

Et Potter se mit à pleurer.

« Allons, allons, fit Joe. En voilàassez. Ce n’est pas le moment de pleurnicher. Tu files par ici, etmoi par là. Maintenant, pars et ne laisse pas de traces derrièretoi. »

Potter s’éloigna et, une fois sorti ducimetière, se mit à courir.

« S’il est aussi ivre qu’il en a l’air ets’il est aussi abruti par le coup qu’il a reçu, il ne pensera plusà son couteau ou bien, s’il y pense, il n’osera jamais revenir lechercher murmura Joe. Quelle poule mouillée ! »

Quelques instants plus tard, le corps de lavictime, le cadavre de Hoss, le cercueil grand ouvert et la tombebéante n’avaient plus pour témoin que la lune. Le calme régnait denouveau sur le petit cimetière.

Chapitre 10

 

Muets d’horreur, Tom et son ami Huck prirentla fuite vers le village au pas de course. De temps en temps, ilsregardaient par-dessus leur épaule pour voir si personne ne lessuivait. La moindre souche rencontrée prenait pour eux figurehumaine et menaçante, aussi retenaient-ils leur souffle. Comme ilsatteignaient les quelques maisons isolées aux abords deSaint-Petersburg, les aboiements des chiens de garde arrachés àleur sommeil leur donnèrent des ailes.

« Si seulement nous pouvions arriver àl’ancienne tannerie avant d’être à bout de forces ! Je n’enpeux plus », murmura Tom d’une voix entrecoupée.

Seule lui répondit la respiration haletante deHuck, et les deux garçons poursuivirent leur effort les yeux fixéssur leur but. Ils gagnaient régulièrement du terrain et franchirenten même temps la porte de l’usine abandonnée. Soulagés maisépuisés, ils s’allongèrent par terre dans l’obscuritéprotectrice.

« Dis donc, Huckleberry, fit Tom à voixbasse. Comment tout cela va-t-il se terminer ?

– Par une bonne petite pendaison sijamais le docteur n’en réchappe pas.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– Oui, mais qui est-ce qui va prévenir lapolice ? demanda Tom après avoir réfléchi. Nous ?

– Tu n’es pas fou ! s’exclama Huck.Suppose que Joe l’Indien ne soit pas pendu pour une raison ou pourune autre, il finira toujours par nous tuer, aussi sûr que noussommes couchés là !

– C’est justement ce que je me disais,Huck.

– Si quelqu’un doit parler, il vaut mieuxque ce soit Muff Potter. Il est assez ivrogne pour ne pas savoirtenir sa langue. »

Tom se tut et continua de réfléchir.

« Dis donc, Huck, fit-il au bout d’unmoment. Muff Potter ne sait rien. Il ne pourra rien dire.

– Pourquoi ne sait-il rien ?

– Parce qu’il avait perdu connaissancequand Joe a fait le coup.

– Sapristi ! C’est pourtantvrai !

– Et puis, il y a autre chose : ledocteur l’a peut-être tué avec la stèle…

– Non, je ne pense pas, Tom. Il avaittrop bu. C’est plutôt ça. Il boit comme un trou. Tu sais, moi jem’y connais. Quand papa a pris un coup de trop, on pourraitl’assommer avec une cathédrale, ça ne le tuerait pas. C’estlui-même qui le dit. Forcément, c’est la même chose pour MuffPotter. En tout cas, j’avoue que s’il avait été à jeun, un couppareil de stèle l’aurait tué net.

– Huck, es-tu vraiment sûr de pouvoirtenir ta langue, toi ?

– Nous sommes bien forcés de ne riendire, Tom. Si jamais la police ne pend pas ce diable de métis et sinous ne gardons pas pour nous ce que nous savons, il nous fichera àl’eau et nous noiera comme deux chats. Maintenant, écoute-moi, Tom.Ce que nous avons de mieux à faire c’est de jurer de nous tairequoi qu’il arrive.

– D’accord. Je crois aussi que c’est ceque nous avons de mieux à faire. Lève la main et dis : je lejure !…

– Non, non. Pour une chose commecelle-là, ça ne suffit pas. C’est bon pour les filles de jurer decette façon : elles, elles finissent toujours par vous laissertomber, et dès qu’elles sont en colère contre vous, elles disenttout. Non, non, c’est trop important ! Il faut signer unpapier. Signer avec du sang ! »

Tom trouva l’idée sublime. Elle s’accordait àmerveille avec l’heure, le lieu et les circonstances. Il vit parterre, grâce au clair de lune, un éclat de pin assez propre, sortitde sa poche un fragment d’ocre rouge et, coinçant la langue entreses dents à chaque plein, puis relâchant son effort à chaque délié,il profita d’un rayon de lune pour tracer ces mots  :

Huckleberry était rempli d’admiration pour lafacilité avec laquelle Tom maniait sa plume improvisée et parl’élégance de son langage. Il prit une épingle, fichée dans lerevers de sa veste, et allait se piquer le pouce quand Toml’arrêta.

« Ne fais pas ça ! C’est une épingleen laiton. Elle est peut-être couverte de vert-de-gris.

– Qu’est-ce que c’est que ça, levert-de-gris ?

– C’est du poison, voyons. Amuse-toi à enavaler un jour et tu verras. »

Tom prit l’une des aiguilles qui lui servaientà recoudre son col, et les deux garçons, après s’être piqué lepouce, en firent jaillir une goutte de sang. Tom se pressa le doigtà plusieurs reprises et réussit à tracer tant bien que mal sesinitiales. Ensuite, il montra à Huck comment former un H et un F,et le document fut achevé. À grand renfort d’incantations, les deuxamis enterrèrent le morceau de bois tout près du mur.

Cette cérémonie scellait pour eux, désormais,de manière inviolable, les chaînes qui leur liaient la langue.

À l’autre extrémité du bâtiment, unesilhouette furtive se glissait dans l’ombre sans éveiller leurattention.

« Tom, murmura Huckleberry, est-ce quecela nous empêchera vraiment de le dire à tout jamais ?

– Bien sûr. Quoi qu’il arrive, nousdevons nous taire, tu le sais !

– Oui, je crois qu’il le faut. »

Ils continuèrent de parler à voix bassependant un certain temps, puis, à un moment donné, un chien poussaun aboiement lugubre à trois mètres d’eux.

Les deux garçons se serrèrent l’un contrel’autre comme ils l’avaient fait au cimetière.

« C’est pour lequel d’entre nous ?souffla Huckleberry.

– Je ne sais pas, regarde par le trou.Vite !

– Non, vas-y, Huck.

– Je t’en prie, Tom. Oh ! ilrecommence !

– Dieu merci ! soupira Tom. J’aireconnu sa voix, c’est Bull Harbison.

– J’aime mieux cela. Je croyais quec’était un chien errant. »

Le chien se remit à hurler. L’espoir desenfants retomba.

« Oh ! mon Dieu, ce n’est pas lechien de Harbison, murmura Huckleberry. Je t’en prie, Tom, vavoir ! »

Tremblant de peur, Tom céda et regarda par letrou. Quand il parla, sa voix était à peine audible.

« Oh ! Huck, c’est un chienerrant !

– Vite, Tom, vite ! C’est pourqui ?

– Ça doit être pour nous deux, Huck,puisqu’on est ensemble.

– Oh ! Tom, je crois qu’on estfichus. Aucun doute en ce qui me concerne. Je sais où je finirai.J’ai été trop mauvais.

– Et moi, donc ! Voilà ce que c’estde faire l’école buissonnière, et de désobéir tout le temps.J’aurais pu être sage, comme Sid, si j’avais essayé – mais biensûr, je ne voulais pas… Si jamais j’en réchappe cette fois, je jureque je serai toujours fourré à l’école du dimanche. »

Et Tom se mit à renifler.

« Toi, mauvais ! fit Huck enreniflant lui aussi, voyons, Tom Sawyer, tu es un ange à côté demoi. Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! jevoudrais tellement être à ta place ! »

Soudain, Tom manqua s’étouffer :

« Regarde, Hucky, regarde ! Il noustourne le dos ! »

Hucky, fou de joie, regarda à son tour.

« Mais, bon sang, c’est vrai ! Et lapremière fois ?

– La première fois aussi. Mais moi, commeun imbécile, je n’y avais pas pensé. C’est merveilleux, non ?Mais alors, pour qui est-il donc venu ? »

L’aboiement s’interrompit. Tom dressal’oreille.

« Chut ! Tu entends ?

– On dirait… on dirait des cochons quigrognent. Non, c’est quelqu’un qui ronfle, Tom.

– Oui, c’est ça. D’où est-ce que çavient, Huck ?

– Il me semble que c’est à l’autre bout.Tu sais, papa venait dormir ici quelquefois, avec les cochons. Maislui quand il ronfle, il soulèverait les montagnes ! Et puis,je crois qu’il est parti pour de bon et qu’il ne reviendra plusjamais au village. »

L’esprit d’aventure reprenait peu à peu sesdroits chez les deux garçons.

« Hucky, tu me suis, si je passe lepremier ?

– Je n’en ai pas très envie, Tom. Sic’était Joe l’Indien ? »

Tom frissonna. Mais la tentation d’aller voirfut la plus forte. Les garçons commencèrent par s’entendre :ils iraient, mais se sauveraient dare-dare si le ronflements’arrêtait. Ils se mirent en marche à pas de loup, l’un derrièrel’autre. Quand ils furent à cinq pas du dormeur, Tom marcha sur unbâton qui se cassa avec un bruit sec. L’homme gémit, s’agita. Unrayon de lune lui effleura le visage : c’était Muff Potter.Dès qu’il avait bougé, les garçons s’étaient figés. Ils n’enreprenaient pas moins courage. Ils repartirent sur la pointe despieds, passèrent sous l’auvent brisé, et s’arrêtèrent un peu plusloin pour se dire au revoir. Le lugubre aboiement reprit. Ils setournèrent et virent le chien inconnu dressé à quelques pas dePotter, le regard fixé sur lui.

« Mon Dieu, c’est pour lui !s’exclamèrent les deux garçons dans un souffle.

– Dis donc, Tom, on dit qu’un chienerrant est venu hurler sous les fenêtres de Johnny Miller versminuit, il y a déjà deux semaines, et qu’un engoulevent s’est poséle même soir sur l’appui de sa fenêtre, et qu’il a chanté. Malgréça, personne n’est mort dans la famille…

– Je sais. Mais Gracie Miller est quandmême tombée dans l’âtre et s’est terriblement brûlée le samedisuivant !

– Elle n’est pas morte ; elle vamême plutôt mieux.

– Très bien ; mais attends de voirce qui va se passer. Elle est fichue, aussi sûr que Muff Potter estfichu. C’est ce que disent les nègres, et ils s’y connaissent,Huck, crois-moi. »

Puis ils se séparèrent, absorbés dans deprofondes réflexions.

Lorsque Tom regagna sa chambre par la fenêtre,la nuit tirait à sa fin. Notre héros se déshabilla avec d’infiniesprécautions et s’endormit tout en se félicitant que personne ne sefût aperçu de son escapade. Sid ronflait doucement et son frère nepouvait pas se douter qu’il était déjà réveillé depuis uneheure.

Lorsque Tom s’arracha au sommeil, Sid étaitparti. Tom eut l’impression qu’il était plus tard qu’il ne pensaitet se demanda pourquoi on n’était pas venu, comme tous les matins,le tarabuster pour le sortir du lit. Il s’habilla en un tournemain.L’âme inquiète, il descendit l’escalier et pénétra dans la salle àmanger, encore tout engourdi et endolori. Le petit déjeuner étaitterminé, mais tout le monde était resté à table. Il régnait dans lapièce une atmosphère solennelle impressionnante : aucunreproche, mais tous les regards se détournaient de lui. Il s’assit,essaya de paraître gai, mais c’était aller à contre-courant. Iln’obtint ni sourire ni réponse d’aucune sorte. Il essaya de fairede l’esprit, mais le cœur n’y était pas et ses plaisanteriesn’éveillèrent aucun écho. Alors il se tut.

Après le repas, sa tante le prit à part. Tomse réjouit presque à l’idée de recevoir une correction, mais iln’en fut rien. Tante Polly fondit en larmes et lui dit entre deuxsanglots que s’il continuait ainsi, elle ne tarderait pas à mourirde chagrin, car tous ses efforts étaient inutiles. C’était pirequ’un millier de coups de fouet. Tom pleura lui aussi, demandapardon, promit de se corriger, mais ne parvint ni à obtenirrémission complète de ses péchés ni à inspirer confiance en sespromesses.

Trop abattu pour songer à se venger de Sid, ilprit tristement le chemin de l’école. En classe, il reçut uncertain nombre de coups de férule pour avoir fait, la veille,l’école buissonnière avec Joe Harper. Le châtiment le laissaindifférent et il le supporta de l’air de quelqu’un qui a trop desoucis pour s’arrêter à de pareilles bagatelles. Ensuite, il allas’asseoir à son banc et là, les coudes à son pupitre, le mentonentre les mains, il pensa qu’il avait atteint les limites de ladouleur humaine.

Au bout de quelque temps, il sentit contre soncoude le contact d’un objet dur. Il changea de position, prit cetobjet, qui était enveloppé dans un papier, et défit le paquet. Ilpoussa un soupir à fendre l’âme. Son cœur se brisa : le papierenveloppait sa boule de cuivre. Ce fut la goutte qui fit déborderla coupe de son amertume.

Chapitre 11

 

Sur le coup de midi, l’horrible nouvelle serépandit dans le village comme une traînée de poudre. Point besoinde télégraphe, auquel d’ailleurs on ne songeait pas à l’époque oùse passe ce récit. Bien entendu, le maître d’école donna congé àses élèves pour l’après-midi. S’il ne l’avait pas fait, tout lemonde l’eût regardé d’un mauvais œil.

On avait retrouvé un couteau ensanglantéauprès du cadavre du docteur, et ce couteau avait étéidentifié : il appartenait à Muff Potter, disait-on.Circonstance aggravante pour ce dernier, un villageois attardél’avait surpris vers les deux heures du matin en train de faire sesablutions au bord d’un ruisseau, chose vraiment extraordinaire pourun gaillard aussi sale, et qui d’ailleurs s’était aussitôt éclipsé.On avait déjà fouillé tout le village, mais sans succès, pourmettre la main sur le « meurtrier » (le public a vitefait, comme on le voit, de faire son choix parmi les témoignages,et d’en tirer ses propres conclusions). Des cavaliers étaientpartis à sa recherche dans toutes les directions et le shérif sefaisait fort de l’arrêter avant le soir.

Tous les habitants de Saint-Petersburg sedirigèrent vers le cimetière. Oubliant ses peines, Tom se joignit àeux. Une sorte d’horrible curiosité le poussait. Il se faufila aumilieu de la foule et aperçut l’effroyable spectacle. Il lui semblaqu’il s’était écoulé un siècle depuis qu’il avait visité ces lieux.Quelqu’un lui pinça le bras. Il se retourna et vit Huckleberry. Lesdeux garçons échangèrent un long regard. Puis ils eurent peur qu’onne lût leurs pensées dans leurs yeux et ils se séparèrent. Maischacun était bien trop occupé à échanger ses réflexions avec sonvoisin pour leur prêter attention.

« Pauvre garçon ! Pauvre jeunehomme ! Ça servira de leçon à ceux qui profanent lestombes !

– Muff Potter n’y coupera pas. Il serapendu.

– C’est un châtiment envoyé par leCiel ! » déclara le pasteur.

Tom frissonna de la tête aux pieds. Son regardvenait de se poser sur Joe l’Indien.

À ce moment, un murmure courut dans lafoule.

« Le voilà ! Le voilà ! C’estlui !

– Qui ? Qui ? firent plus devingt voix.

– Muff Potter.

– Attention, il va s’échapper ! Nele laissez pas partir !

– Quelle audace diabolique !remarqua un badaud. Il vient contempler son œuvre. Il ne devait pass’attendre à trouver tant de monde. »

Les gens s’écartèrent et le shérif apparutpoussant devant lui le pauvre Potter. Des quidams juchés dans lesarbres au-dessus de Tom firent remarquer qu’il ne cherchait pas àse sauver. Il était seulement indécis et perplexe. Il avait levisage décomposé et ses yeux exprimaient l’épouvante. Lorsqu’il setrouva en présence du cadavre, il se mit à trembler et, se prenantla tête à deux mains, éclata en sanglots.

« Ce n’est pas moi qui ai fait cela, mesamis, dit-il entre deux hoquets. Je vous le jure sur ce que j’ai deplus cher, ce n’est pas moi.

– Qui vous accuse ? » lança unevoix.

Le coup parut porter. Potter releva la tête etjeta autour de lui un regard éperdu. Il aperçut Joe l’Indien ets’exclama :

« Oh ! Joe, tu m’avais promis de nerien…

– C’est bien ton couteau ? »lui demanda le shérif en lui présentant l’arme du crime.

Potter serait tombé si on ne l’avait pasretenu.

« Quelque chose me disait bien que si jene revenais pas le chercher… » balbutia-t-il.

Alors il fit un geste de la main et se tournavers le métis.

« Raconte-leur ce qui s’est passé, Joe…Raconte… Maintenant ça ne sert plus à rien de se taire. »

Muets de stupeur, Tom et Huckleberryécoutèrent le triste personnage raconter à sa manière ce quis’était passé au cimetière. Ils s’attendaient d’une minute àl’autre à ce que la foudre lui tombât sur la tête pour le punir,mais, voyant qu’il n’en était rien, ils en conclurent que lemisérable avait vendu son âme au diable et que en rompant leurserment ils ne pourraient rien contre lui. Du même coup, Joe devintpour eux l’objet le plus intéressant qu’ils eussent jamaiscontemplé, et ils se proposèrent intérieurement de suivre tous sesfaits et gestes, dans la mesure du possible, afin de surprendre lesecret de son commerce avec le maître des enfers.

« Pourquoi n’es-tu pas parti ?demanda-t-on à Potter.

– Je ne pouvais pas faire autrement,gémit celui-ci. Je voulais me sauver, mais tout me ramenaitici. » Et il se remit à sangloter…

Joe l’Indien répéta sous serment sadéclaration précédente, puis il aida à poser le corps de sa victimesur une charrette. On chuchota dans la foule que la blessures’était rouverte et avait saigné un peu. Les deux garçonsespérèrent que cet indice allait aiguiller les soupçons dans labonne direction mais, encore une fois, il n’en fut rien etquelqu’un remarqua même :

« C’est en passant devant Potter que lecadavre a saigné. »

Pendant une semaine, Tom fut tellement rongépar le remords que son sommeil s’en ressentit et que Sid déclara unmatin au petit déjeuner :

« Tom, tu as le sommeil si agité que tum’empêches de dormir. »

Tom baissa les yeux.

« C’est mauvais signe, remarqua tantePolly. Qu’est-ce que tu peux bien avoir derrière la tête,Tom ?

– Rien, rien du tout, matante. »

Pourtant, les mains de Tom tremblaienttellement qu’il renversa son café.

– « Et tu rêves tout haut, ajoutaSid. Tu en racontes des choses ! L’autre nuit, tu asdit : « C’est du sang, du sang. Voilà ce quec’est ! » Tu as dit aussi : « Ne me torturezpas comme ça… Je dirai tout. » Qu’est-ce que tu as donc àdire, hein ? »

Tom se crut perdu, mais tante Polly vintinopinément à son secours.

« Je sais bien ce que c’est, moi,dit-elle. C’est cet horrible crime. J’en rêve toutes les nuits, jerêve même quelquefois que c’est moi qui l’ai commis. »

Mary déclara qu’elle aussi en avait descauchemars, et Sid parut satisfait.

À la suite de cet incident, Tom se plaignit,pendant une huitaine, de violents maux de dents, et, la nuit, sebanda la mâchoire pour ne pas parler. Il ne sut jamais que Sidépiait souvent son sommeil et déplaçait le bandage. Petit à petit,le chagrin de Tom s’estompa. Il abandonna même l’alibi du mal dedents qui devenait gênant. En tout cas, si son frère apprit quelquechose, il le garda soigneusement pour lui. Après l’assassinat dudocteur, ce fut la grande mode à l’école de se livrer à une enquêteen règle lorsqu’on découvrait un chat mort. Sid remarqua que Tomrefusait toujours d’y participer malgré son goût pour les jeuxnouveaux. Enfin, les garçons se fatiguèrent de ce genre dedistractions et Tom commença à respirer.

Tous les jours, ou tous les deux jours, Tomsaisissait une occasion favorable pour se rendre devant la fenêtregrillagée de la prison locale et passer en fraude àl’« assassin » tout ce qu’il pouvait. La prison était uneespèce de cahute en briques construite en bordure d’un marais, àl’extrémité du village, et il n’y avait personne pour la garder. Enfait, il était rare d’y rencontrer un prisonnier. Ces offrandessoulageaient la conscience de Tom.

Les gens du village avaient bonne envie defaire un mauvais parti à Joe l’Indien pour avoir déterré le cadavrede Hoss Williams, mais il effrayait tout le monde et personnen’osait prendre une initiative quelconque à son égard. D’ailleurs,il avait pris soin de commencer ses deux dépositions par le récitdu combat, sans parler du vol de cadavre qui l’avait précédé. Ontrouva plus sage d’attendre avant de porter le procès devant lestribunaux.

Chapitre 12

 

Becky Thatcher était malade. Elle ne venaitplus à l’école et Tom en eut tant de regrets que ses préoccupationssecrètes passèrent au second plan. Après avoir lutté contre sonorgueil pendant quelques jours et essayé vainement d’oublier lafillette, il commença à rôder le soir autour de sa maison pourchercher à la voir. Il ne pensait plus qu’à Becky. Et si ellemourait ! La guerre, la piraterie n’avaient plus d’intérêtpour lui. La vie lui paraissait insipide. Il ne touchait plus ni àson cerceau, ni à son cerf-volant.

Tante Polly s’en inquiéta. Elle entreprit delui faire absorber toutes sortes de médicaments. Elle était de cesgens qui s’entichent de spécialités pharmaceutiques et desdernières méthodes propres à vous faire retrouver votre bonne santéou à vous y maintenir. C’était une expérimentatrice invétérée en cedomaine. Elle était à l’affût de toutes les nouveautés et il luifallait les mettre tout de suite à l’épreuve. Pas sur elle-même carelle n’était jamais malade, mais sur tous ceux qu’elle avait sousla main. Elle souscrivait à tous les périodiques médicaux, aidaitles charlatans de la phrénologie, et la solennelle ignorance dontils étaient gonflés était pour elle souffle de vie. Toutes lessottises que ces journaux contenaient sur la vie au grand air, lamanière de se coucher, de se lever, sur ce qu’il fallait manger, cequ’il fallait boire, l’exercice qu’il fallait prendre, lesvêtements qu’il fallait porter, tout cela était à ses yeux paroled’évangile et elle ne remarquait jamais que chaque mois, lesnouvelles brochures démolissaient tout ce qu’elles avaientrecommandé le mois précédent. C’était un cœur simple et honnête,donc une victime facile. Elle rassemblait ses journaux et sesremèdes de charlatan et partait comme l’ange de la mort sur soncheval blanc avec, métaphoriquement parlant, « l’enfer sur lestalons ». Mais jamais elle ne soupçonna qu’elle n’avait riend’un ange guérisseur ni du baume de Galaad personnifié, pour sesvoisins.

L’hydrothérapie était fort en vogue à cetteépoque et l’abattement de Tom fut une aubaine pour tante Polly.Elle le faisait se lever tous les matins de très bonne heure,l’emmenait sous l’appentis, et là, armée d’un seau, le noyait sousdes torrents d’eau glacée. Ensuite, elle le frottait jusqu’au sangpour le ranimer, avec une serviette qui râpait comme une lime,l’enveloppait dans un drap mouillé, l’allongeait sous descouvertures et le faisait transpirer jusqu’à l’âme ;« pour en faire sortir les taches jaunes », disaitTom.

Le garçon restait triste comme un corbillard.Elle compléta l’hydrothérapie par un frugal régime de bouillied’avoine et des emplâtres. Elle évaluait la contenance de sonmalade comme elle l’aurait fait d’un bocal, et le bourrait chaquejour des pires panacées.

Malgré ce traitement, le garçon devint de plusen plus mélancolique, pâle et déprimé. Cette fois, tante Polly eutrecours aux bains chauds, aux bains de siège, aux douches brûlanteset aux plongeons glacés.

Tom subissait son martyre avec uneindifférence qui finit par alarmer l’excellente dame. Il fallait àtout prix découvrir quelque chose qui tirât le garçon de sonapathie. À ce moment, tante Polly entendit parler pour la premièrefois du Doloricide. Elle en commanda aussitôt une ample provision,y goûta, et son cœur s’emplit de gratitude. Ce n’était ni plus nimoins que du feu sous une forme liquide. Tante Polly renonça àl’hydrothérapie et à tout le reste, et plaça toutes ses espérancesdans le Doloricide. Elle en donna une cuillerée à Tom et guettaavec anxiété l’effet produit. Ses appréhensionss’évanouirent : l’indifférence de Tom était vaincue. L’enfantn’aurait pas manifesté plus de vitalité si elle avait allumé unbrasier sous lui.

Tom estima que le moment était venu de sesecouer. Ce genre d’existence commençait à ne plus devenir drôle dutout. Pour commencer, il prétendit raffoler du Doloricide et endemanda si souvent que sa tante, lassée de s’occuper de lui, lepria de se servir lui-même et de ne plus la déranger. Par mesure deprécaution, et comme il s’agissait de Tom, elle surveilla labouteille en cachette et, à sa grande satisfaction, s’aperçut quele contenu en diminuait régulièrement. Il ne lui vint pas uneminute à l’idée que le garnement s’en servait pour soigner unelatte malade du plancher du salon. Un jour, Tom était précisémenten train d’administrer au plancher la dose prescrite quand le chatjaune de sa tante s’approcha de lui et jeta un regard gourmand surla cuiller de potion.

« N’en demande pas, si tu n’en veux pas,Peter », fit Tom.

Peter fit comprendre qu’il avait bel et bienenvie de goûter au breuvage.

« Tu es bien sûr que ça teplaira ? »

Peter dut répondre par l’affirmative.

« Bon, déclara Tom. Je vais t’en donnerpuisque tu y tiens. Mais, si tu n’aimes pas ça, tu ne t’en prendrasqu’à toi-même. »

Peter avait l’air ravi. Tom lui ouvrit lagueule et y versa le Doloricide. Immédiatement le chat fit un bondd’un mètre cinquante, poussa un hurlement sauvage, fila comme uneflèche, tourna autour de la pièce, se heurta à tous les meubles,renversa quelques pots de fleurs, bref, causa une véritablecatastrophe. Non content de cela, il se dressa sur ses pattes dederrière, caracola autour de la pièce dans un joyeux délire, latête sur l’épaule et proclamant dans un miaulement triomphant sonincomparable bonheur. Puis il repartit comme un fou dans toute lamaison, semant le chaos et la désolation sur son chemin. TantePolly entra juste à temps pour le voir exécuter quelques doublessauts périlleux, pousser un dernier et puissant hourra, ets’élancer par la fenêtre en emportant avec lui le reste des pots defleurs. La vieille femme resta pétrifiée, regardant la scènepar-dessus ses lunettes.

Tom était allongé sur le plancher, pouffant derire.

« Tom, vas-tu me dire ce qui est arrivé àce chat ?

– Je n’en sais rien, ma tante !haleta le jeune garçon.

– Je ne l’ai jamais vu ainsi. Il est fou.Qu’est-ce qui l’a mis dans cet état ?

– Je ne sais pas. Les chats sont toujourscomme ça quand ils s’amusent.

– Ah ! vraiment ? »

Le ton employé par sa tante rendit Tom plusprudent.

« Oui, ma tante. Je crois bien que…

– Ah ! tu crois ?

– Oui, ma… »

Tante Polly se pencha. Tom l’observait avec unintérêt qu’augmentait l’anxiété. Il devina trop tard lasignification de son geste. Le manche de la cuillère indiscrètedépassait de dessous le lit. Tante Polly s’en saisit et l’éleva aujour.

Le visage de Tom se crispa, il baissa lesyeux. Tante Polly souleva son neveu par la « poignée »prévue à cet effet : son oreille.

« Et maintenant, Monsieur, fit-elle enadministrant à Tom un coup de dé sur la tête, allez-vous me direpourquoi vous avez fait prendre cette potion au chat ?

– Parce que j’ai eu pitié de lui, iln’avait pas de tante.

– Pas de tante ! Espèce de nigaud.Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Des tas de choses ! Parce que s’ilavait eu une tante, elle l’aurait brûlé elle-même. Elle lui auraitrôti les boyaux sans plus de pitié que s’il avait été ungarçon. »

Tante Polly se sentit brusquement mordue parle remords. Ce qui était cruel pour un chat l’était peut-être aussipour un enfant. Elle se radoucit, regrettant son geste. Ses yeuxs’embuèrent de larmes. Elle caressa les cheveux de Tom.

« Je voulais te faire du bien, te guérir,mon petit Tom. Et tu sais que cette médecine t’a vraimentréussi.

– Je sais que tu étais remplie de bonnesintentions, répondit Tom avec un regard malicieux. C’est comme moiavec Peter. Je lui ai fait du bien, moi aussi. Je ne l’ai jamais vuaussi gai depuis…

– Allez, décampe, Tom, avant que je ne meremette en colère. Si tu deviens un bon garçon, je ne te ferai plusprendre de remèdes. »

Tom arriva en avance à l’école. Ce phénomèneétrange se produisait d’ailleurs fort régulièrement depuis quelquesjours. Selon sa nouvelle habitude, il alla se poster près del’entrée de la cour et refusa de jouer avec ses camarades. Ildéclara qu’il était malade, et il en avait l’air. Il essaya deprendre une attitude dégagée, mais ses yeux fixaient obstinément laroute. Jeff Thatcher s’approcha et le visage de Tom s’éclaira. Ils’arrangea pour lui demander d’une manière détournée des nouvellesde la cousine Becky, mais l’étourdi ne mordit pas à l’hameçon.Chaque fois qu’une robe apparaissait au loin, le cœur de Tom semettait à battre. Hélas ! chaque fois, il lui fallaitdéchanter.

Bientôt, plus aucune robe ne se montra et, deguerre lasse, Tom alla s’asseoir dans la classe vide pour yremâcher sa douleur. Alors une autre robe encore franchit la portede la cour. Tom se sentit inondé de joie. Il se rua dehors. Riant,criant, glapissant comme un Indien, il se précipita sur sescamarades, les bouscula, sauta par-dessus une barrière au risque dese rompre les os, se tint sur les mains, sur la tête, se livra auxfantaisies les plus périlleuses qu’il pût imaginer et ne cessa deregarder du côté de Becky Thatcher pour s’assurer qu’elle le voyaitbien. Par malheur, elle semblait ne s’apercevoir de rien. Elle nelui adressa pas le moindre regard.

Était-il possible qu’elle n’eût point remarquésa présence ? Il s’approcha sans cesser de gambader, tournoyaautour de la petite en lançant un cri de guerre, s’empara duchapeau d’un élève, le lança sur le toit de l’école, fondit sur ungroupe de garçons qu’il envoya promener dans toutes les directionset vint s’étaler de tout son long aux pieds de Becky qu’il faillitmême renverser. La petite leva le nez vers le ciel et Toml’entendit murmurer : « Peuh ! Il y en a qui secroient très malins… Ils sont toujours en train de faire lesimbéciles ! »

Les joues en feu, Tom se releva et s’éloigna,anéanti.

Chapitre 13

 

La décision de Tom était irrévocable. Rongépar le désespoir, il considérait qu’il n’avait plus d’amis et quepersonne ne l’aimait. Un jour, les gens regretteraient peut-être del’avoir poussé sur une voie fatale. Tant pis pour eux ! Tantpis pour lui ! Il n’avait plus le choix : il allaitdésormais mener une vie de criminel.

Il en était là de ses réflexions quand ilentendit tinter au loin la cloche appelant les élèves. Il étouffaun sanglot. Jamais, jamais plus il n’entendrait ce bruit familier.C’était dur, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement.Puisque la société le rejetait, il devait se soumettre. Mais illeur pardonnait à tous. Ses sanglots redoublèrent. Au même moment,Joe Harper, son meilleur ami, déboucha d’un chemin creux, le regarddur et le cœur plein d’un sombre et vaste dessein. Tom s’essuya lesyeux sur sa manche et, toujours pleurant à chaudes larmes, luiannonça sa résolution de fuir les mauvais traitements et l’absencede compréhension des siens pour gagner le vaste monde et ne jamaisrevenir. Il termina en espérant que Joe ne l’oublierait pas. Or, cedernier était précisément à la recherche de Tom afin de prendrecongé de lui avant de s’en aller tenter l’aventure. Sa mère l’avaitfouetté pour le punir d’avoir volé de la crème à laquelle iln’avait pas touché. Il était clair qu’elle en avait assez de sonfils et qu’elle ne demandait qu’à le voir partir. Eh bien,puisqu’il en était ainsi, il n’avait qu’à s’incliner devant sondésir, en lui souhaitant d’être heureuse et de ne jamais sereprocher d’avoir abandonné son enfant dans cette vallée delarmes.

Tout en marchant, les deux garçonsrenouvelèrent leur serment d’amitié, jurèrent de se considérerdésormais comme des frères et de ne jamais se quitter jusqu’au jouroù la mort les délivrerait de leurs tourments. Alors, ils se mirentà étudier des projets d’avenir. Joe songeait à se faire ermite, àvivre de racines d’arbre et d’eau claire au fond d’une grotte et àmourir sous l’effet conjugué du froid, des privations et duchagrin. Cependant, après avoir entendu les arguments de Tom, ilreconnut qu’une vie de crimes avait ses avantages, et il accepta dedevenir un pirate.

À cinq kilomètres en aval de Saint-Petersburg,à un endroit où le Mississippi a plus d’un kilomètre et demi delarge, s’étendait une île longue et étroite, couverte d’arbres. Unbanc de sable en rendait l’accès facile et, comme elle étaitinhabitée, elle constituait un repaire idéal. C’est ainsi que l’îleJackson fut acceptée d’enthousiasme.

Aussitôt, les deux compères se mirent en quêtede Huckleberry Finn qui se joignit instantanément à eux, toutescarrières lui paraissant égales : il était indifférent. Tom,Joe et Huck se séparèrent bientôt après s’être donné rendez-vous aubord du fleuve à minuit sonnant. Ils avaient choisi un endroitsolitaire où était amarré un petit radeau dont ils avaientl’intention de s’emparer. Chacun devait se munir de lignes etd’hameçons et apporter autant de provisions qu’il pourrait.

Ils ignoraient les uns et les autres sur quis’exerceraient leurs criminelles entreprises, mais cela leur étaitbien égal pour le moment, et ils passèrent leur après-midi àraconter à qui voulait l’entendre qu’il se produirait bientôtquelque chose de sensationnel au village. La consigne jusque-làétait de « se taire et d’attendre ».

Vers minuit, Tom arriva au lieu du rendez-vousavec un jambon fumé et autres menus objets. Il s’allongea surl’herbe dure qui recouvrait un petit tertre. Il faisait nuitclaire. Les étoiles brillaient. Tout était calme et silencieux. Lefleuve puissant ressemblait à un océan au repos. Tom prêtal’oreille : aucun bruit. Il siffla doucement. Un sifflementlui répondit, puis un autre. Une voix s’éleva : « Qui valà ?

– Tom Sawyer, le Pirate noir de la merdes Antilles. Et vous, qui êtes-vous ?

– Huck Finn, les Mains Rouges, et JoeHarper, la Terreur des mers. »

C’était Tom qui avait trouvé ces noms-là ens’inspirant de sa littérature favorite.

« Parfait, donnez-moi le mot depasse. »

Deux ombres lancèrent en chœur dans la nuitcomplice le mot sinistre : SANG !

Alors Tom fit dévaler son jambon et le suivit,non sans déchirer ses vêtements et s’écorcher la peau. Il existaitun chemin facile et confortable le long de la rive, sous la butte,mais il n’offrait pas la difficulté et le danger chers auxpirates.

La Terreur des mers avait apporté un grosquartier de lard. Finn les Mains Rouges avait volé une poêle, desfeuilles de tabac et des épis de maïs pour en faire des pipes. Maisaucun des pirates ne fumait ni ne « chiquait » à partlui. Le pirate noir de la mer des Antilles dit qu’il étaitimpossible de partir sans feu. Il valait mieux s’en aviser car lesallumettes n’existaient pas à l’époque. Ils regardèrent autourd’eux et aperçurent, à quelque distance, le reflet d’un bûcher quiachevait de se consumer au bord de l’eau. Ils s’en approchèrentprudemment et se munirent de tisons bien rouges. Ensuite, ilspartirent à la recherche du radeau sur lequel ils avaient jeté leurdévolu. Ils avançaient à pas feutrés, la main sur le manche d’unpoignard imaginaire et se transmettaient leurs instructions à voixbasse : « Si l’ennemi se montre, enfoncez-lui votre lamedans le ventre jusqu’à la garde. Les morts ne parlent pas. »Ils savaient parfaitement que les hommes du radeau étaient allésboire au village et qu’ils n’avaient rien à craindre. Mais cen’était pas une raison pour oublier qu’il fallait agir en vraispirates. Lorsqu’ils eurent trouvé leur embarcation, ils montèrent àbord.

Huck s’empara d’un aviron. Joe en fit autant.Le premier se mit à l’avant, le second à l’arrière et Tom, les brascroisés, les sourcils froncés, s’installa au milieu du navire etprit le commandement.

« Lofez ! Amenez au vent.

– On lofe, commandant.

– Droit comme ça.

– Droit comme ça », répétal’équipage.

Tous ces ordres n’étaient donnés que pour laforme, mais chacun prenait son rôle au sérieux et le radeauavançait sans encombre.

« Toutes les voiles sontlarguées ?

– On a largué les focs, les trinquetteset les bonnettes.

– Bon. Larguez aussi les huniers.

– Oh ! hisse ! Oh !hisse !

– Allez, mes braves, ducourage !

– Bâbord un peu !

– Bâbord un peu !

– Droite la barre !

– Droite la barre ! »

Le radeau dérivait au milieu du fleuve. Lesgarçons redressèrent, puis reposèrent les avirons. Le fleuven’était pas haut, il n’y avait donc de courant que sur cinq ou sixkilomètres. Pas un mot ne fut prononcé pendant trois quartsd’heure. Au loin, une ou deux lumières signalaient le village quidormait paisiblement au-delà de la vaste et vague étendue d’eausemée d’étoiles.

Le Pirate noir adressa un « dernierregard au pays » où il s’était amusé et surtout où il avaitsouffert. Il aurait bien voulu que Becky pût le voir cinglant versle large, vers le danger et peut-être vers la mort, filant pleinvent arrière, un sourire désabusé au coin des lèvres. Les deuxautres pirates adressaient, eux aussi, un « dernier regard aupays ». Ils avaient tous assez d’imagination pour allongerdans des proportions considérables la distance qui séparait l’îleJackson de Saint-Petersburg.

Leurs rêves d’aventure les accaparaient à telpoint qu’ils faillirent dépasser leur but. Ils s’en aperçurent àtemps, rectifièrent la position et, vers deux heures du matin,s’échouèrent sur le banc de sable à la pointe de l’île. Ilsdébarquèrent aussitôt les divers articles qu’ils avaient emportés.Ils avaient trouvé une vieille toile à voile sur le radeau. Ilss’en servirent pour abriter leurs provisions. Eux-mêmes décidèrentde coucher à la belle étoile, comme il convenait à deshors-la-loi.

Grâce à leurs tisons, ils allumèrent un feu àla lisière de la forêt et firent frire du lard dans la poêle.C’était beau de faire ripaille à l’orée d’une forêt vierge, sur uneîle déserte, loin des hommes. Ils déclarèrent d’un commun accordqu’ils rompaient à jamais avec la civilisation. Les hautes flammesilluminaient leurs visages, jetaient leurs vives lueurs sur lesgrands troncs qui les entouraient comme les piliers d’un temple, etfaisaient luire les feuillages vernissés et leurs festons delianes. Après avoir englouti le dernier morceau de lard et leurdernière tranche de pain de maïs, les garçons s’allongèrent surl’herbe. Ils étaient enchantés de la tournure que prenaient lesévénements. Ils auraient pu trouver un endroit plus frais, maispour rien au monde ils n’auraient voulu se priver de l’attraitromantique d’un beau feu de camp.

« On s’amuse drôlement, hein ? ditJoe.

– C’est génial ! s’exclama Tom. Quediraient les copains s’ils nous voyaient ?

– Tu parles ! Ils mourraient d’envied’être ici, tu ne crois pas Hucky ?

– Si, dit Huckleberry, de toute façon çame va cette vie-là. En général, je ne mange jamais à ma faim, etpuis, ici, personne ne viendra m’embêter.

– Ce que j’apprécie, fit Tom, c’est queje ne serai pas obligé de me lever de bonne heure le matin pouraller en classe. C’est rudement chouette. Je ne me laverai pas sije n’en ai pas envie et je n’aurai pas à faire un tasd’imbécillités comme à la maison. Tu comprends, Joe, un pirate n’arien à faire quand il est à terre, tandis qu’un ermite doit priertout le temps. Ce n’est pas drôle.

– Oui, je n’avais pas pensé à cela, avouaJoe. En tout cas, maintenant que j’y ai goûté, le métier de pirateme tente beaucoup plus.

– Tu comprends, reprit Tom, ce n’est pluscomme autrefois. Les gens se moquent des ermites aujourd’hui. Lespirates, c’est différent. On les respecte toujours. Et puis lesermites doivent dormir dans des endroits impossibles, se mettre unsac de cendres sur la tête, rester sous la pluie, et…

– Tu peux être sûr que je ne ferais pasça ! fit Huck.

– Alors qu’est-ce que tuferais ?

– Je ne sais pas, mais pas ça.

– Tu serais pourtant bien obligé. Tu nepourrais pas faire autrement.

– Je ne pourrais pas le supporter et jeme sauverais.

– Tu te sauverais ! Eh bien, tuferais un bel ermite. Ce serait la honte !

– Pourquoi se mettent-ils des cendres surla tête ? demanda Huck.

– Je n’en sais rien, mais ils sontobligés. Ils le font tous. Toi comme les autres, si tu étaisermite. »

Mains Rouges ne répondit rien. Il avait mieuxà faire. Après avoir évidé un épi de maïs, il y ajustait maintenantune tige d’herbe folle et le bourrait de tabac. Il approcha untison du fourneau de son brûle-gueule, aspira et renvoya unebouffée de fumée odorante. Les deux autres pirates l’admirèrent ensilence, bien résolus de se livrer eux aussi bientôt au même vice.Tout en continuant de fumer, Huck demanda à Tom :

« Dis donc, qu’est-ce que les pirates ontà faire ?

– Ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, jet’assure. Ils prennent des bateaux à l’abordage, ils les brûlent,ils font main basse sur l’argent qu’ils trouvent à bord, ilsl’emmènent dans leur île et l’enfouissent dans des cachettesgardées par des fantômes, ils massacrent tous les membres del’équipage, ils… oui, c’est ça, ils les font marcher sur uneplanche et les précipitent dans l’eau.

– Et ils emportent les femmes sur l’île,dit Joe. Ils ne tuent pas les femmes.

– Non, approuva Tom, ils ne tuent pas lesfemmes. Ils sont trop nobles ! Et puis les femmes sonttoujours belles.

– Et ils ne portent que des habitsmagnifiques, tout couverts d’or et de diamants ! s’écria Joeavec enthousiasme.

– J’ai bien peur de ne pas être habillécomme il faut pour un pirate, murmura Huck d’une voix attristée.Mais je n’ai que ces habits-là à me mettre. »

Ses compagnons le rassurèrent en lui disantqu’il ne serait pas long à être vêtu comme un prince dès qu’ils seseraient mis en campagne. Et ils lui firent comprendre que seshaillons suffiraient au départ, bien qu’il soit de règle pour lespirates de débuter avec une garde-robe appropriée.

Peu à peu la conversation tomba et le sommeilcommença à peser sur les paupières des jeunes aventuriers. MainsRouges laissa échapper sa pipe et ne tarda pas à s’endormir dusommeil du juste. La Terreur des mers et le Pirate noir de la merdes Antilles eurent plus de mal à trouver le repos. Comme personnen’était là pour les y contraindre, ils négligèrent de s’agenouillerafin de réciter leurs prières, mais n’oublièrent pas d’invoquermentalement le Seigneur, de peur que celui-ci ne les punît d’unemanière ou d’une autre de leur omission.

Ils auraient bien voulu s’assoupir mais leurconscience était là pour les tenir éveillés malgré eux. Petit àpetit, ils en arrivèrent à penser qu’ils avaient eu tort des’enfuir. Et puis, ils n’avaient pas que cela à se reprocher. Ilss’étaient bel et bien rendus coupables en emportant qui un jambon,qui un quartier de lard. Ils eurent beau se dire qu’ils avaientmaintes et maintes fois dérobé des pommes ou des gâteaux, ilsfurent forcés de reconnaître que ce n’était là que du« chapardage » et non pas du vol qualifié. D’ailleurs, ily avait un commandement là-dessus dans la Bible.

Afin d’apaiser leurs remords, ils décidèrenten eux-mêmes de ne jamais souiller leurs exploits de pirates pardes vols de ce genre. Leur conscience leur accorda une trêve et,plus tranquilles, ils finirent par s’endormir.

Chapitre 14

 

Lorsque Tom se réveilla, il se demanda où ilétait. Il s’assit, se frotta les yeux, regarda tout autour de luiet comprit aussitôt. Le jour pointait. Il faisait frais et bon. Uncalme délicieux enveloppait les bois. Pas une seule feuille neremuait, pas un bruit ne troublait la grave méditation de lanature. L’herbe était couverte de gouttes de rosée. Le feu, alluméla veille, n’était plus qu’une épaisse couche de cendresblanchâtres d’où s’échappait un mince filet de fumée bleue. Joe etHuck dormaient encore. Dans les bois, un oiseau se mit à chanter.Un autre lui répondit et les piverts commencèrent à martelerl’écorce de leur bec.

La buée grise du matin devenait de plus enplus ténue et, à mesure qu’elle se dissipait, les sons semultipliaient et la vie prenait possession de l’île. La nature quisortait du sommeil proposa ses merveilles à la rêverie du garçon.Un petit ver couleur de mousse vint ramper sur une feuille voisinecouverte de rosée. Il projetait en l’air, de temps à autre, lesdeux tiers de son corps, « reniflait alentour », puisrepartait. « Il arpente », se dit Tom. Quand le vers’approcha de lui, il resta d’une immobilité de pierre. L’espoir enlui allait et venait, au gré des hésitations de la minusculecréature. Après un pénible moment d’attente, où son corps flexibleresta en suspens, elle se décida enfin à entamer un voyage sur lajambe de Tom. Il en fut ravi : cela signifiait qu’il auraitbientôt un rutilant uniforme de pirate ! Survint alors uneprocession de fourmis qui allaient à leurs affaires. L’une d’ellesattaqua vaillamment une araignée morte, cinq fois grosse commeelle, et parvint à la hisser tout en haut d’un tronc. Unecoccinelle mouchetée de brun se lança dans l’ascension vertigineused’un brin d’herbe. Tom se pencha vers elle et murmura :

« Coccinelle, coccinelle, rentre vite chez toi

Ta maison brûle et tes enfants sont seuls… »

Aussitôt, elle s’envola à tire-d’aile pouraller vérifier la chose. Tom n’en fut pas autrement surpris car ilconnaissait depuis longtemps la crédulité de ces insectes quand onleur parle d’incendie. Il en avait souvent abusé. Un bousier passa,arc-bouté sur sa boule. Tom le toucha pour le voir rentrer sespattes et faire le mort. Les oiseaux menaient déjà un tapageinfernal. Un merle alla se jucher sur une branche, juste au-dessusde Tom, et sembla prendre un vif plaisir à imiter les autreshabitants de la forêt. Un geai au cri strident zébra l’air de saflamme bleue, s’arrêta sur un rameau, presque à portée de main dugarçon, et, la tête penchée sur l’épaule, dévisagea les étrangersavec une intense curiosité. Une galopade annonça un écureuil griset une grosse bête du genre renard, qui s’arrêtèrent à plusieursreprises pour examiner les garçons et leur parler dans leur jargon,car ces petits animaux sauvages n’avaient probablement jamais vud’êtres humains et ne savaient pas trop s’il fallait avoir peur ounon. Tout ce qui vivait était maintenant parfaitement réveillé. Lesrayons obliques du soleil levant traversaient le feuillage touffudes arbres et quelques papillons se mirent à voleter de droite etde gauche.

Tom secoua ses deux camarades. Ils furent vitesur pied. Un instant plus tard, les pirates, débarrassés de leursvêtements, gambadaient et folâtraient dans l’eau limpide d’unelagune formée par le banc de sable. Sur la rive opposée, onapercevait les maisons de Saint-Petersburg, mais les garçonsn’éprouvèrent nul regret d’avoir quitté ce lieu. Pendant la nuit,le niveau du fleuve avait monté et un remous avait entraîné à ladérive le radeau sur lequel nos aventuriers avaient effectué leurpremière traversée. Ils se réjouirent fort de cet incident. C’étaitcomme si l’on avait définitivement coupé le pont qui les reliaitencore à la civilisation.

Rafraîchis, débordant de joie et mourant defaim, ils retournèrent au campement et ranimèrent le feu. Huckdécouvrit non loin de là une source d’eau claire. Les garçonsramassèrent de larges feuilles de chêne et d’hickory dont ils sefirent des tasses. Après s’être désaltérés, ils déclarèrent quel’eau de source remplaçait avantageusement le café. Joe se mit endevoir de couper quelques tranches de lard. Tom et Huck le prièrentd’attendre un peu avant de continuer sa besogne, puis, armés delignes, ils se rendirent au bord de l’eau. Ils furent presqueaussitôt récompensés de leur idée. Quand ils rejoignirent Joe, ilsétaient en possession de quelques belles perches et d’unpoisson-chat – de quoi nourrir une famille tout entière. Ils firentfrire les poissons avec un morceau de lard et furent stupéfaits durésultat, car jamais plat ne leur avait semblé meilleur. Ils nesavaient pas que rien ne vaut un poisson d’eau douce fraîchementpéché quand il est cuit instantanément, et ils réfléchirent peu àla merveilleuse combinaison culinaire que composent un peu de vieen plein air, un soupçon d’exercice… et l’appétit de lajeunesse !

Après le petit déjeuner, Tom et Joe sereposèrent quelque temps tandis que Huck fumait une pipe, puis ilsdécidèrent de partir en exploration dans le bois. Ils marchaientd’un pas allègre, enjambant les troncs d’arbres, écartant lesbroussailles, se faufilant entre les seigneurs de la forêtenrubannés de lianes. De temps en temps, ils rencontraient uneminuscule clairière tapissée de mousse et fleurie à profusion.

Au cours de leur expédition, beaucoup dechoses les amusèrent, mais rien ne les étonna vraiment. Ilsdécouvrirent que l’île avait cinq kilomètres de long sur huit ouneuf cents mètres de large et qu’à l’une de ses extrémités, ellen’était séparée de la rive que par un étroit chenal d’à peine deuxcents mètres. Comme ils se baignèrent environ toutes les heures,ils ne revinrent au camp que vers le milieu de l’après-midi. Ilsavaient trop faim pour se donner la peine de prendre du poisson.Ils se coupèrent donc de somptueuses tranches dans le jambon deTom, après quoi ils s’installèrent à l’ombre pour bavarder.Cependant, la conversation ne tarda pas à tomber. Le calme, lasolennité des grands bois, la solitude commençaient à peser surleurs jeunes esprits. Ils se mirent à réfléchir, puis se laissèrentemporter par une rêverie empreinte de mélancolie qui ressemblaitfort au mal du pays. Finn les Mains Rouges, lui-même, songeait auxmurs et aux portes bien closes qui jadis, dans son autre vie, luiservaient d’abri pendant la nuit. Néanmoins, tous avaient honte deleur faiblesse et aucun ne fut assez courageux pour exprimer touthaut ce qu’il pensait.

Depuis un moment, les garçons avaientdistingué au loin un bruit indistinct auquel, tout d’abord, ilsn’avaient pas prêté attention. Mais maintenant, le bruit serapprochait et les aventuriers échangèrent des regards inquiets. Ily eut un long silence, rompu soudain par une sorte de détonationsourde.

« Qu’est-ce que c’est ? s’exclamaJoe d’une voix étranglée.

– Je me le demande, murmura Tom.

– Ce n’est sûrement pas le tonnerre,déclara Huck d’un ton mal assuré, parce que le tonnerre…

– Écoutez ! dit Tom. Écoutez donc,au lieu de parler. »

Ils attendirent en retenant leur souffle et denouveau la même détonation assourdie se fit entendre.

« Allons voir. »

Ils se levèrent tous trois et se précipitèrentvers la rive qui faisait face au village. Ils écartèrent lesbroussailles et parcoururent le fleuve du regard. À deux kilomètresde Saint-Petersburg, le petit bac à vapeur dérivait avec lecourant. Le pont était noir de monde. De nombreux petits canotsl’entouraient, mais les garçons ne purent se rendre compte de cequi s’y passait. Bientôt, un jet de fumée blanche fusa par-dessusle bordage du navire et monta nonchalamment vers le ciel tandisqu’une nouvelle détonation ébranlait l’air.

« Je sais ce que c’est maintenant !s’écria Tom. Quelqu’un s’est noyé !

– C’est ça, approuva Huck. On a fait lamême chose l’été dernier quand Bill Turner s’est noyé. On tire uncoup de canon au ras de l’eau et ça fait remonter le cadavre. Onprend aussi une miche de pain dans laquelle on met une goutte demercure. On la lance à l’eau, elle flotte et elle s’arrête là où lapersonne s’est noyée.

– Oui, j’ai entendu parler de cela, ditJoe. Je me demande comment le pain peut donner ce résultat.

– Oh ! ce n’est pas tellement lepain, expliqua Tom. Je crois que c’est surtout ce qu’on dit avantde le jeter à l’eau.

– Mais on ne dit rien du tout, protestaHuck. Moi, j’ai assisté…

– C’est bizarre, coupa Tom. Ceux quilancent le pain doivent sûrement dire quelque chose tout bas. C’estforcé. Tout le monde sait cela. »

Les deux autres garçons finirent par selaisser convaincre car il était difficile d’admettre qu’un morceaude pain fût capable, sans formule magique, de retrouver unnoyé.

« Sapristi ! dit Joe, je voudraisbien être de l’autre côté de l’eau.

– Moi aussi, fit Huck, je donneraisn’importe quoi pour savoir qui l’on recherche. »

Les garçons se turent et suivirent lesévolutions du vapeur. Soudain, une idée lumineuse traversa l’espritde Tom.

« Hé ! les amis ! lança-t-il.Je sais qui s’est noyé. C’est nous ! »

Au même instant, les trois garnements sesentirent devenir des héros. Quel triomphe pour eux ! Ilsavaient disparu, on les pleurait ! Des cœurs se brisaient, deslarmes ruisselaient ! Des gens se reprochaient d’avoir ététrop durs avec eux ! Enfin tout le village devait parlerd’eux ! Ils étaient célèbres. En somme, ce n’était pas sidésagréable d’être pirates.

Au crépuscule, le bac reprit son service etles embarcations qui lui avaient fait escorte disparurent. Lespirates retournèrent à leur camp. Ils étaient fous d’orgueil et deplaisir. Ils prirent du poisson, le mangèrent pour leur dîner et sedemandèrent ce qu’on pouvait bien penser de leur disparition auvillage. La détresse de leurs parents et de leurs amis leur fut unspectacle bien doux à imaginer, mais, lorsque la nuit tomba tout àfait, leur entrain tomba lui aussi. Tom et Joe ne pouvaients’empêcher de penser à certaines personnes qui ne devaient sûrementpas prendre leur équipée avec autant de légèreté. Le doute lessaisit, puis l’inquiétude ; ils se sentirent un peu malheureuxet soupirèrent malgré eux. Au bout d’un certain temps, Joe tâta leterrain et demanda à ses amis ce qu’ils penseraient d’un retour àla civilisation, pas tout de suite, bien sûr, mais…

Tom repoussa cette idée d’un ton sarcastiqueet Huck, qui ne partageait pas les soucis de ses camarades, traitaJoe de poule mouillée. La mutinerie en resta à ce début.

Il faisait nuit. Huck ronflait et Joel’imitait. Tom se leva sans bruit et s’approcha du feu. Il ramassaun morceau d’écorce de sycomore, le cassa en deux, sortit de sapoche son petit fragment d’ocre rouge et se mit à gribouillerquelque chose. Ensuite, il roula l’un des deux morceaux d’écorce,l’enfouit dans sa poche et alla déposer l’autre dans le chapeau deJoe. Dans ce même chapeau, il plaça certain trésors d’écolier,d’une valeur pratiquement inestimable : un morceau de craie,une balle en caoutchouc, trois hameçons et une bille d’agate.Alors, il s’éloigna sur la pointe des pieds. Quand il fut bien sûrqu’on ne pouvait plus l’entendre, il prit sa course dans ladirection du banc de sable.

Chapitre 15

 

Quelques minutes plus tard, Tom pataugeaitdans les eaux basses du chenal en direction de la rive del’Illinois. Il avança tant bien que mal jusqu’au milieu de lapasse. Il lui restait cent mètres à couvrir en eau profonde. Il semit à nager de biais pour lutter contre la force du courant, maisil fut quand même déporté, beaucoup plus vite qu’il ne l’auraitcru. Il atteignit la rive, chercha une plage accessible, et sortitde l’eau. Il mit la main à sa poche, constata que le morceaud’écorce y était toujours et, les vêtements ruisselants, commença àsuivre la berge. Un peu avant dix heures, il arriva en face duvillage, à un endroit découvert auprès duquel le bac était amarré.Les étoiles brillaient. Tout était silencieux. Tom se glissajusqu’au niveau du fleuve, entra de nouveau dans l’eau, fitquelques brasses et, à la force des poignets, grimpa dans le canotde service attaché à la proue du vapeur. Là, il se cacha sous labanquette et attendit.

Bientôt, une cloche sonna et une voixcria : « Larguez ! » Une minute après, le canotrelevait le nez et se mettait à danser sur le sillage laissé par lebac. Le voyage commençait. Tom était enchanté de son succès car ilsavait que c’était la dernière traversée du bac pour la journée. Aubout d’un quart d’heure, les aubes des roues cessèrent de battrel’eau. Tom enjamba le bordage du canot et gagna la berge à la nage.Il aborda cinquante mètres plus bas pour éviter les promeneurstardifs, puis, empruntant les chemins déserts, il ne tarda pas àarriver derrière la maison de sa tante. Il escalada la palissade,s’approcha à pas de loup de la fenêtre du salon derrière laquellebrûlait une lampe. Dans la pièce, tante Polly, Sid, Mary et la mèrede Joe Harper étaient réunis et bavardaient. Entre leur petitgroupe et la porte se dressait un lit. Tom s’approcha, souleva leloquet, poussa légèrement, recula en entendant un craquement,s’agenouilla et pénétra au salon sans être vu.

« Tiens, pourquoi la lampe vacille-t-ellecomme cela ? demanda tante Polly. La mèche est pourtant bonne.Et cette porte qui s’ouvre ! Nous n’avons pas fini de voir deschoses étranges. Sid, va donc fermer la porte. » Tom disparutjuste à temps sous le lit. Il reprit son souffle et, en rampant,alla se placer presque sous le fauteuil de tante Polly.

« Je disais donc qu’il n’était pasméchant, fit la vieille dame. Il était seulement turbulent. Voilà.Un jeune poulain, un cheval échappé. Il n’avait jamais de mauvaisesintentions. C’était un petit cœur en or… »

Et la pauvre femme se mit à pleurer.

« C’était la même chose avec mon Joe,déclara Mme Harper. Toujours prêt à faire unebêtise mais si gentil, si peu égoïste… Quand je pense que je l’aifouetté pour avoir volé cette crème que j’avais jetée moi-mêmeparce qu’elle était tournée ! Dire que je ne le reverrai plusjamais, jamais, à cause de cela ! Pauvrepetit ! »

Et Mme Harper se mit àsangloter comme si son cœur allait éclater.

« J’espère que Tom n’est pas trop mal làoù il est, fit Sid. En tout cas, s’il avait été plus gentil…

– Sid ! »

Tom sentit le regard de la vieille dame seposer sur son frère, bien qu’il fût incapable de le voir.

« Sid ! pas un mot contre mon Tommaintenant qu’il n’est plus. Dieu aura soin de lui, ne t’inquiètepas. Oh ! Madame Harper, je ne pourrai jamais m’en remettre.Ce garçon était un tel réconfort pour moi. Il avait beau me faireenrager…

– Le Seigneur te l’a donné, le Seigneurte l’a repris. Que le nom du Seigneur soit béni ! Mais c’estdur… Je le sais… Tenez, dimanche dernier, mon Joe m’a fait partirun pétard sous le nez et je l’ai battu… Si j’avais su… je l’auraisembrassé.

– Ah ! oui, madame Harper, je vouscomprends, allez ! Hier après-midi, mon Tom a fait boire duDoloricide au chat, qui a failli tout casser dans la maison. Alors,Dieu me pardonne, j’ai donné un coup de dé à Tom. Pauvre, pauvrepetit ! Mais il est mort, maintenant, il ne souffre plus. Lesderniers mots que je lui ai entendu prononcer, c’était pour mereprocher… »

La vieille dame était à bout. Elle éclata ensanglots. Tom était si apitoyé sur son propre sort qu’il en avaitles larmes aux yeux. Il entendait Mary pleurer et dire de temps entemps quelque chose de très gentil sur son compte. Il commença mêmeà avoir une plus haute opinion de lui-même qu’auparavant. Soudain,il éprouva une envie irrésistible de sortir de sa cachette et desauter au cou de sa tante. Sûr de l’effet extraordinaire qu’ilproduirait sur l’assemblée, il fut sur le point de céder à ce gestethéâtral bien dans sa nature, mais il résista à la tentation qui,au fond, partait d’un bon cœur. Il continua donc à suivre laconversation et finit par reconstituer ce qui s’était passé depuisson départ.

On avait d’abord pensé que les garçonss’étaient noyés en se baignant, puis on s’était aperçu de ladisparition du petit radeau, et certains écoliers racontèrent queTom et ses amis leur avaient confié qu’il allait y avoir quelquechose de « sensationnel ». Les gens sages recueillirenttous ces renseignements et en conclurent que le trio avait fait unefugue en radeau et qu’on les retrouverait au prochain village.Cependant, vers midi, on avait découvert le radeau tout seul échouéà une dizaine de kilomètres en aval, sur la rive du Missouri, etl’on avait tout de suite pensé que les fugitifs s’étaient noyés,sans quoi la faim les aurait ramenés depuis longtemps chez eux. Lesrecherches que l’on avait entreprises dans l’après-midi étaientdemeurées vaines, parce que les garçons avaient dû disparaître aubeau milieu du fleuve. S’ils étaient tombés à l’eau non loin de larive, ils étaient tous trois assez bons nageurs pour se sauver. Onétait mercredi soir. Si l’on ne retrouvait rien d’ici dimanche, ilfallait renoncer à tout espoir et célébrer l’office des morts. Tomen frissonna.

Après un dernier sanglot.Mme Harper se retira. Tante Polly embrassa Sid etMary plus tendrement que de coutume. Sid renifla un peu, et Marypleura de tout son cœur. Tante Polly s’agenouilla auprès du lit etrécita ses prières avec de tels accents que Tom ruissela de pleursavant qu’elle eût fini.

Tante Polly couchait dans son salon et Tom dutattendre fort longtemps avant de pouvoir sortir de son repaire carelle se retournait sans cesse, poussant de temps à autre desexclamations désolées. Mais elle finit par s’endormir d’un sommeilentrecoupé de soupirs. Une chandelle brûlait sur sa table de nuit.Tom s’approcha et, le cœur gros d’émotion, regarda la vieille dame.Il tira le morceau d’écorce de sa poche et le posa contre lebougeoir, mais il se ravisa, le reprit, se pencha, baisa les lèvresfanées de sa tante, sortit de la pièce et referma la porte sansbruit.

Il regagna d’un pas léger l’embarcadère où lebac était amarré pour la nuit et monta hardiment dans le bateau,sachant qu’il n’y avait là personne d’autre que l’homme de garde,qui se couchait toujours et dormait comme une image. Il détacha lecanot à l’arrière, s’y glissa, et à coups de rames prudents,remonta le fleuve. Quand il eut dépassé le village de deuxkilomètres environ, il commença la traversée en luttant avec forcecontre la dérive. Il la mena à bien sans encombre, car ilconnaissait son affaire. Il fut tenté de s’emparer du canot. Aprèstout c’était un bateau, et une bonne prise de guerre pour unpirate ! Mais il savait qu’on ferait une recherche en règle etque des révélations seraient à craindre. Il mit le pied sur laberge et entra dans le bois. Il s’assit, prit un long repos, touten se torturant pour rester éveillé. Puis il repartit en lignedroite d’un pas lourd de fatigue. La nuit était presque finie. Ilfaisait grand jour quand il se retrouva devant le banc de sable del’île. Il s’accorda à nouveau un instant de repos avant de voir lesoleil monter dans le ciel et illuminer le grand fleuve de sasplendeur dorée. Puis il plongea. Un instant plus tard, il setenait debout, tout ruisselant, au seuil du camp. Il entendit lavoix de Joe dire à Huck :

« Non, tu sais, on peut se fier à Tom. Ila dit qu’il reviendrait. Il ne nous abandonnera pas. Ce seraitdéshonorant pour un pirate et il est trop fier pour faire une chosecomme celle-là. Quand il nous a quittés, il avait sûrement un planen tête, mais je me demande ce que ça pouvait bien être.

– En tout cas, fit Huck, les affairesqu’il a laissées dans ton chapeau nous appartiennent.

– Pas tout à fait encore, Huck. Il aécrit sur son message qu’elles seraient à nous s’il n’était pasrevenu pour le petit déjeuner.

– Et me voilà ! » s’exclama Tomavec un effet des plus dramatiques.

Un somptueux petit déjeuner composé de jambonet de poisson fut bientôt préparé et, tout en y faisant honneur,Tom narra ses aventures en les embellissant. Avec un peu de vanitéet beaucoup de vantardise, nos trois amis se retrouvèrent à la findu conte transformés en héros.

Ensuite, Tom alla s’étendre à l’ombre etdormit jusqu’à midi tandis que les deux autres pirates pêchaient àla ligne.

Chapitre 16

 

Après le déjeuner, les trois camaradess’amusèrent à chercher des œufs de tortue sur le rivage. Armés debâtons, ils tâtaient le sable et, quand ils découvraient un endroitmou, ils s’agenouillaient et creusaient avec leurs mains. Parfois,ils exhumaient cinquante ou soixante œufs d’un seul coup. C’étaientde petites boules bien rondes et bien blanches, à peine moinsgrosses qu’une noix. Ce soir-là, ils se régalèrent d’œufs frits etfirent de même au petit déjeuner du lendemain, c’est-à-dire celuidu vendredi matin. Leur repas terminé, ils s’en allèrent jouer surla plage formée par le banc de sable. Gambadant et poussant descris de joie, ils se poursuivirent sans fin, abandonnant leursvêtements l’un après l’autre jusqu’à se retrouver tout nus. De là,ils passèrent dans l’eau peu profonde du chenal où le courant trèsfort leur faisait brusquement lâcher pied, ce qui augmentait lesrires. Puis ils s’aspergèrent en détournant la tête afin d’éviterles éclaboussures, et finalement s’empoignèrent, luttant tour àtour pour faire toucher terre à l’autre. Tous trois furent bientôtconfondus en une seule mêlée, et l’on ne vit plus que des bras etdes jambes tout blancs. Ils ressortirent de l’eau, crachant etriant en même temps.

Épuisés, ils coururent alors se jeter sur lesable pour s’y vautrer à loisir, s’en recouvrir, et repartir deplus belle vers l’eau où tout recommença. Il leur apparut soudainque leur peau nue rappelait assez bien les collants des gens ducirque. Ils firent une piste illico, en traçant un cercle sur lesable. Naturellement, il y eut trois clowns, car aucun d’eux nevoulait laisser ce privilège à un autre.

Ensuite, ils sortirent leurs billes et yjouèrent jusqu’à satiété. Joe et Huck prirent un troisième bain.Tom refusa de les suivre : en quittant son pantalon, il avaitperdu la peau de serpent à sonnettes qui lui entourait la cheville,et il se demandait comment il avait pu échapper aux crampes sans laprotection de ce talisman. Quand il l’eut retrouvée, ses camaradesétaient si fatigués qu’ils s’étendirent sur le sable, chacun de soncôté, et le laissèrent tout seul.

Mélancolique, notre héros se mit à rêvasser ets’aperçut bientôt qu’il traçait le nom de Becky sur le sable àl’aide de son gros orteil. Il l’effaça, furieux de sa faiblesse.Mais il l’écrivit malgré lui, encore et encore. Il finit par allerrejoindre ses camarades pour échapper à la tentation. Les troispirates se seraient fait hacher plutôt que d’en convenir, maisleurs yeux se portaient sans cesse vers les maisons.deSaint-Petersburg que l’on distinguait au loin. Joe était si abattu,il avait tellement le mal du pays, que pour un rien il se fut mis àpleurer. Huck n’était pas très gai, lui non plus. Tom broyait dunoir, cependant il s’efforçait de n’en rien laisser paraître. Ilavait un secret qu’il ne tenait pas à révéler tout de suite, àmoins, bien entendu, qu’il n’y eût pas d’autre solution pourdissiper l’atmosphère de plus en plus lourde.

« Je parie qu’il y a déjà des pirates surcette île, déclara-t-il en feignant un entrain qu’il était loind’avoir. Nous devrions l’explorer encore. Il y a certainement untrésor caché quelque part. Que diriez-vous, les amis, d’un vieuxcoffre rempli d’or et d’argent ? »

Ses paroles ne soulevèrent qu’un faibleenthousiasme. Il fit une ou deux autres tentatives aussimalheureuses. Joe ne cessait de gratter le sable avec un bâton. Ilavait l’air lugubre. À la fin, n’y tenant plus, ilmurmura :

« Dites donc, les amis, si on abandonnaitla partie ? Moi, je veux rentrer à la maison. On se sent tropseuls ici.

– Mais non, Joe, fît Tom. Tu vas t’yhabituer. Songe à tout le poisson qu’on peut pêcher.

– Je me moque pas mal du poisson et de lapêche. Je veux retourner à la maison.

– Mais, Joe, il n’y a pas un endroitpareil pour se baigner.

– Ça aussi, ça m’est égal, j’ail’impression que ça ne me dit plus rien quand personne nem’interdit de le faire. Je veux rentrer chez moi.

– Oh ! espèce de bébé, va ! Jesuis sûr que tu veux revoir ta mère.

– Oui, je veux la revoir, et tu voudraisrevoir la tienne si tu en avais une. Je ne suis pas plus un bébéque toi. »

Sur ce, le pauvre Joe commença àpleurnicher.

« C’est ça, c’est ça, pleure, mon bébé,ricana Tom. Va retrouver ta mère. On le laisse partir, n’est-cepas, Huck ? Pauvre petit, pauvre mignon, tu veux revoir tamaman ? Alors, vas-y. Toi, Huck, tu te plais ici, hein ?Eh bien, nous resterons tous les deux.

– Ou… ou… i, répondit Huck sans grandeconviction.

– Je ne t’adresserai plus jamais laparole, voilà ! déclara Joe en se levant pour serhabiller.

– Je m’en fiche ! répliqua Tom.Allez, file, rentre chez toi. On rira bien en te voyant. Tu en faisun joli pirate ! Nous au moins, nous allons persévérer et nousn’aurons pas besoin de toi pour nous débrouiller. »

Malgré sa faconde, Tom ne se sentait pas trèsbien à l’aise. Il surveillait du coin de l’œil Joe qui serhabillait et Huck, qui suivait ses mouvements, pensif etsilencieux. Bientôt, Joe s’éloigna sans un mot et entra dans l’eaudu chenal. Le cœur de Tom se serra. Il regarda Huck. Huck ne putsupporter son regard et baissa les yeux.

« Moi aussi, je veux m’en aller, Tom,dit-il. On se trouvait déjà bien seuls, mais maintenant, qu’est-ceque ça va être ? Allons-nous-en, Tom.

– Moi, je ne partirai pas. Tu peux t’enaller si tu veux, moi, je reste.

– Tom, il vaut mieux que je parte.

– Eh bien, pars ! Qu’est-ce qui teretient ? »

Huck ramassa ses hardes.

« Tom, je voudrais bien que tu viennesaussi. Allons, réfléchis. Nous t’attendrons au bord de l’eau.

– Dans ce cas, vous pourrez attendrelongtemps », riposta le chef des pirates.

Huck s’éloigna à son tour, le cœur lourd, etTom le suivit du regard, partagé entre sa fierté et le désir derejoindre ses camarades. Il espéra un moment que Joe et Hucks’arrêteraient, mais ils continuèrent d’avancer dans l’eau à paslents. Alors, Tom se sentit soudain très seul et, mettant tout sonorgueil de côté, il s’élança sur les traces des fuyards encriant :

« Attendez ! Attendez ! J’aiquelque chose à vous dire ! »

Joe et Huck s’arrêtèrent, puis firentdemi-tour. Lorsque Tom les eut rejoints, il leur exposa son secret.D’abord très réticents, ils poussèrent des cris de joie quand ilseurent compris quel était le projet de leur ami, et lui affirmèrentque, s’il leur avait parlé plus tôt, ils n’auraient jamais songé àl’abandonner. Il leur donna une excuse valable. Ce n’était pas labonne. Il avait toujours craint que ce secret lui-même ne suffisepas à les retenir près de lui, et il l’avait gardé en réserve commedernier recours.

Les trois garçons reprirent leurs ébats avecplus d’ardeur que jamais, tout en parlant sans cesse du plan génialde Tom. Ils engloutirent au déjeuner un certain nombre d’œufs detortue, suivis de poissons frais.

Après le repas, Tom manifesta le désird’apprendre à fumer et, Joe ayant approuvé cette nouvelle idée,Huck leur confectionna deux pipes qu’ils bourrèrent de feuilles detabac. Jusque-là, ils n’avaient fumé que des cigares taillés dansdes sarments de vigne qui piquaient la langue et n’avaient rien deviril.

Ils s’allongèrent, appuyés sur les coudes et,quelque peu circonspects, commencèrent à tirer sur leurs pipes. Lespremières bouffées avaient un goût désagréable et leur donnaient unpeu mal au cœur, mais Tom déclara :

« C’est tout ? Mais c’est trèsfacile. Si j’avais su, j’aurais commencé plus tôt.

– Moi aussi, dit Joe. Ce n’est vraimentrien. »

Tom reprit :

« J’ai souvent regardé fumer des gens enme disant que j’aimerais bien en faire autant, mais je ne pensaispas y arriver. N’est-ce pas, Huck ? Huck peut le dire, Joe.Demande-lui.

– Oui, des tas de fois !

– Moi aussi, sans mentir, des centainesde fois ! Souviens-toi, près de l’abattoir. Il y avait BobTanner, Johnny Miller et Jeff Thatcher quand je l’ai dit. Tu terappelles, Huck ?

– Oui, c’est vrai. C’est le jour où j’aiperdu une agate blanche. Non, celui d’avant.

– Tu vois bien, je te le disais, Hucks’en souvient.

– J’ai l’impression que je pourrais fumertoute la journée. Mais je te parie que Jeff Thatcher en seraitincapable.

– Jeff Thatcher ! Après deuxbouffées, il tomberait raide. Qu’il essaie une fois et ilverra.

– C’est sûr ! Et JohnnyMiller ? J’aimerais bien l’y voir !

– Bah ! Je te parie que JohnnyMiller ne pourrait absolument pas y arriver. Juste un petit coup,et hop !…

– Aucun doute, Joe. Si seulement lescopains nous voyaient !

– Si seulement !

– Dites donc, les gars. On tient notrelangue et puis, un jour où les autres sont tous là, j’arrive et jedemande : « Joe, tu as ta pipe ? Je veuxfumer. » Et mine de rien, tu réponds : « Oui, j’aima vieille pipe, j’en ai même deux, mais mon tabac n’est pasfameux. » Et j’ajoute : « Oh ! ça va, il estassez fort ! » Alors tu sors tes pipes, et on les allumesans se presser. On verra leurs têtes !

– Mince, ça serait drôle, Tom. J’aimeraisbien que ça soit maintenant !

– Moi aussi. On leur dirait qu’on aappris quand on était pirates. Ils regretteraient rudement de nepas avoir été là. Tu ne crois pas ?

– Je ne crois pas, j’en suissûr ! »

Ainsi allait la conversation. Mais bientôt,elle se ralentit, les silences s’allongèrent. On cracha de plus enplus. La bouche des garçons se remplit peu à peu d’un liquide âcrequi arrivait parfois jusqu’à la gorge et les forçait à des renvoissoudains. Ils étaient blêmes et fort mal à l’aise. Joe laissaéchapper sa pipe. Tom en fit autant. Joe murmura enfin d’une voixfaible :

« J’ai perdu mon couteau, je crois que jevais aller le chercher.

– Je t’accompagne, dit Tom dont leslèvres tremblaient. Va par là. Moi, je fais le tour derrière lasource. Non, non, Huck, ne viens pas. Nous le trouverons bien toutseuls. »

Huck s’assit et attendit une bonne heure. À lafin, comme il s’ennuyait, il partit à la recherche de sescamarades. Il les trouva étendus dans l’herbe à bonne distance l’unde l’autre. Ils dormaient profondément et, à certains indices, Huckdevina qu’ils devaient aller beaucoup mieux.

Le dîner fut silencieux, et quand Huck allumasa pipe et proposa de bourrer celles des deux autres pirates,ceux-ci refusèrent en disant qu’ils ne se sentaient pas bien etqu’ils avaient dû manger quelque chose de trop lourd.

Chapitre 17

 

Vers minuit, Joe se réveilla et appela sescamarades. L’air était lourd, l’atmosphère oppressante. Malgré lachaleur, les trois garçons s’assirent auprès du feu dont lesreflets dansants exerçaient sur eux un pouvoir apaisant. Un silencetendu s’installa. Au-delà des flammes, tout n’était que ténèbres.Bientôt, une lueur fugace éclaira faiblement le sommet des grandsarbres. Une deuxième plus vive lui succéda, puis une autre. Alorsun faible gémissement parcourut le bois et les garçons sentirentpasser sur leurs joues un souffle qui les fit frissonner car ilss’imaginèrent que c’était peut-être là l’Esprit de la Nuit.Soudain, une flamme aveuglante creva les ténèbres, éclairant chaquebrin d’herbe, découvrant comme en plein jour le visage blafard destrois enfants. Le tonnerre gronda dans le lointain. Un courantd’air agita les feuilles et fit neiger autour d’eux les cendres dufoyer. Un nouvel éclair brilla, immédiatement suivi d’un fracasépouvantable, comme si le bois venait de s’ouvrir en deux.Épouvantés, ils se serrèrent les uns contre les autres. De grossesgouttes de pluie se mirent à tomber.

« Vite, les gars ! Tous à latente ! » s’exclama Tom.

Ils s’élancèrent dans l’obscurité, trébuchantcontre les racines, se prenant les pieds dans les lianes. Un ventfurieux ébranla le bois tout entier, faisant tout vibrer sur sonpassage. Les éclairs succédaient aux éclairs, accompagnésd’incessants roulements de tonnerre. Une pluie diluvienne cinglaitles branches et les feuilles. La bourrasque faisait rage. Lesgarçons s’interpellaient, mais la tourmente et le tonnerre sechargeaient vite d’étouffer leurs voix. Cependant, ils réussirent àatteindre l’endroit où ils avaient tendu la vieille toile à voilepour abriter leurs provisions. Transis, épouvantés, trempés jusqu’àla moelle, ils se blottirent les uns contre les autres, heureuxdans leur malheur de ne pas être seuls. Ils ne pouvaient pasparler, car les claquements de la toile les en eussent empêchés,même si le bruit du tonnerre s’était apaisé. Le vent redoublait deviolence et bientôt la toile se déchira et s’envola comme un fétu.Les trois garçons se prirent par la main et allèrent chercher unnouveau refuge sous un grand chêne qui se dressait au bord dufleuve.

L’ouragan était à son paroxysme. À la lueurconstante des éclairs, on y voyait comme en plein jour. Le ventcourbait les arbres. Le fleuve bouillonnait, blanc d’écume. Àtravers le rideau de la pluie, on distinguait les contours escarpésde la rive opposée. De temps en temps, l’un des géants de la forêtrenonçait au combat et s’abattait dans un fracas sinistre. Letonnerre emplissait l’air de vibrations assourdissantes, siviolentes qu’elles éveillaient irrésistiblement la terreur. À cemoment, la tempête parut redoubler d’efforts et les troismalheureux garçons eurent l’impression que l’île éclatait, sedisloquait, les emportait avec elle dans un enfer aveuglant. Tristenuit pour des enfants sans foyer.

Cependant, la bataille s’acheva et les forcesde la nature se retirèrent dans un roulement de tonnerre de plus enplus faible. Le calme se rétablit. Encore tremblants de peur, lesgarçons retournèrent au camp et s’aperçurent qu’ils l’avaientéchappé belle. Le grand sycomore, au pied duquel ils dormaientd’habitude, avait été atteint par la foudre et gisait de tout sonlong dans l’herbe.

La terre était gorgée d’eau. Le camp n’étaitplus qu’un marécage et le feu, bien entendu, était éteint car lesgarçons, imprévoyants, comme on l’est à cet âge, n’avaient pas prisleurs précautions contre la pluie. C’était grave car ilsgrelottaient de froid. Ils se répandirent en lamentations sur leurtriste sort, mais ils finirent par découvrir sous les cendresmouillées un morceau de bûche qui rougeoyait encore. Ils s’enallèrent vite chercher des bouts d’écorce sèche sous de vieillessouches à demi enfouies en terre et, soufflant à qui mieux mieux,ils parvinrent à ranimer le feu. Lorsque les flammes pétillèrent,ils ramassèrent des brassées de bois mort et eurent un véritablebrasier pour se réchauffer l’âme et le corps. Ils en avaientbesoin. Ils se découpèrent, après l’avoir fait sécher, de solidestranches de jambon, et festoyèrent en devisant jusqu’à l’aube, caril n’était pas question de s’allonger et de dormir sur le soldétrempé.

Dès que le soleil se fut levé, les enfants,engourdis par le manque de sommeil, allèrent s’allonger sur le bancde sable et s’endormirent. La chaleur cuisante les réveilla. Ils sefirent à manger, mais, après le repas, ils furent repris par lanostalgie du pays natal. Tom essaya de réagir contre cette nouvelleattaque de mélancolie. Mais les pirates n’avaient envie ni de joueraux billes ni de nager. Il rappela à ses deux compagnons le secretqu’il leur avait confié et réussit à les dérider. Profitant del’occasion, il leur suggéra de renoncer à la piraterie pendant uncertain temps et de se transformer en Indiens. L’idée leur pluténormément. Nus comme des vers, ils se barbouillèrent de vase biennoire et ne tardèrent pas à ressembler à des zèbres, car ilsavaient eu soin de se tracer sur le corps une série de rayures duplus bel effet. Ainsi promus au rang de chefs sioux, ilss’enfoncèrent dans le bois pour aller attaquer un campementd’Anglais.

Peu à peu, le jeu se modifia. Représentantchacun une tribu ennemie, ils se dressèrent des embuscades,fondirent les uns sur les autres, se massacrèrent et se scalpèrentimpitoyablement plus d’un millier de fois. Ce fut une journéesanglante et, partant, une journée magnifique.

Ravis et affamés, ils regagnèrent le camp aumoment du dîner. Une difficulté imprévue se présenta alors. TroisIndiens ennemis ne pouvaient rompre ensemble le pain del’hospitalité sans faire la paix au préalable et, pour faire lapaix, il était indispensable de fumer un calumet. Pas d’autresolution : il fallait en passer par là, coûte que coûte. Deuxdes nouveaux sauvages regrettèrent amèrement de ne pas être restéspirates. Néanmoins, dans l’impossibilité de se soustraire à cetteobligation, ils prirent leurs pipes et se mirent à tirervaillamment dessus.

À leur grande satisfaction, ils s’aperçurentque la vie sauvage leur avait procuré quelque chose. Maintenant, illeur était possible de fumer sans trop de déplaisir et sans avoir àpartir brusquement à la recherche d’un couteau perdu. Plus fiers decette découverte que s’ils avaient scalpé et dépouillé les SixNations, ils fumèrent leurs pipes à petites bouffées et passèrentune soirée excellente.

Chapitre 18

 

Cependant, en ce calme après-midi du samedi,la joie était loin de régner au village de Saint-Petersburg. Lafamille Harper et celle de tante Polly préparaient leurs vêtementsde deuil à grand renfort de larmes et de sanglots. Un silenceinhabituel pesait sur toutes les maisons. Les enfants redoutaientle congé du dimanche et n’avaient aucun goût à jouer, aucunentrain.

Au cours de la journée, Becky Thatcher sesurprit à errer dans la cour déserte de l’école, mais ne trouvarien pour dissiper sa mélancolie.

« Oh ! si seulement j’avais gardé saboule de cuivre ! soupira-t-elle. Mais je n’ai rien pour mesouvenir de lui ! »

Elle s’arrêta et considéra l’un des angles dela classe.

« C’était ici, fit-elle, poursuivant sonmonologue intérieur. Si c’était à recommencer, je ne dirai jamaisce que j’ai dit… Non, pour rien au monde. Mais, maintenant, c’estfini. Il est parti. Je ne le reverrai plus jamais, jamais,jamais… »

Cette pensée lui fendit le cœur et les larmeslui inondèrent le visage. Garçons et filles, profitant de leurjournée de congé, vinrent à l’école comme on va faire un pieuxpèlerinage. Ils se mirent à parler de Tom et de Joe, et chacundésigna l’endroit où il avait vu ses deux camarades pour ladernière fois.

« J’étais là, juste comme je suismaintenant. Il se tenait ici, à ta place. J’étais aussi près queça, et il souriait ainsi. Et puis quelque chose de terrible m’atraversé. Je n’ai pas compris à ce moment-là. Si j’avaissu ! »

Puis on se querella pour savoir qui les avaitvus le dernier, chacun se disputant ce triste privilège. Quand lestémoins eurent tranché, les heureux élus prirent un aird’importance, éveillant autour d’eux l’admiration et l’envie. Unpauvre garçon qui n’avait rien d’autre à proposer alla jusqu’àdire, avec une fierté manifeste à ce souvenir :

« Eh bien, moi, une fois, Tom Sawyer m’abattu ! »

Mais cette tentative pour mériter la gloirefut un échec : la plupart des garçons pouvaient en direautant, et cela ôtait tout son prix à l’exploit. Le groupes’éloigna enfin en évoquant à voix sourde le souvenir des hérosdisparus.

Le lendemain, après l’école du dimanche, leglas se mit à sonner au lieu du carillon qui conviait d’habitudeles fidèles au service. L’air était calme et le son triste de lacloche s’harmonisait parfaitement avec le silence de la nature. Lesvillageois arrivèrent un à un. Ils s’arrêtaient un instant sous leporche pour échanger à voix basse leurs impressions sur le tristeévénement. À l’intérieur de l’église, pas un murmure, pas unchuchotement, rien que le frou-frou discret des robes de deuil.Jamais la petite chapelle n’avait contenu tant de monde. Lorsquetante Polly fit son entrée, suivie de Sid, de Mary et de toute lafamille Harper, l’assistance entière se leva et attendit debout queles parents éplorés des petits disparus se fussent assis au premierrang. Alors, au milieu du silence recueilli, ponctué de brefssanglots, le pasteur étendit les deux mains et commença tout haut àprier. Puis l’assemblée chanta une hymne émouvante, suivie dutexte : « Je suis la Résurrection et la Vie. »

Le pasteur fit alors un tableau des vertus, dela gentillesse des jeunes disparus, et des promessesexceptionnelles qu’ils laissaient entrevoir. Au point que chaquefidèle présent, conscient de la justesse de ces paroles, sereprocha son aveuglement devant ce qu’il avait pris pour desdéfauts et des lacunes graves chez ces pauvres garçons. Le révérendrappela mille traits qui prouvaient la bonté et la générosité deleur nature. Et tous, en pensant à ces épisodes, regrettaientd’avoir songé à l’époque que tout cela ne méritait que le fouet.Plus le révérend parlait, plus il devenait lyrique. À la fin,l’assistance émue jusqu’au tréfonds de l’âme se joignit au chœurlarmoyant des parents éplorés et laissa libre cours à ses larmes età ses sanglots. Le pasteur lui-même, gagné par la contagion,mouilla de ses pleurs le rebord de la chaire.

Si les gens avaient été moins accaparés parleur chagrin, ils eussent distingué comme une sorte de grincementau fond de l’église. Le pasteur releva la tête et regarda à traversses larmes du côté de la porte. Il parut soudain pétrifié.Quelqu’un se retourna pour voir ce qui le troublait tant. Une autrepersonne fit de même, et bientôt tous les fidèles, debout etmédusés, purent voir Tom qui s’avançait au milieu de la nef,escorté de Joe et de Huck aussi déguenillés que lui. Les troismorts s’étaient cachés dans un recoin et avaient écouté d’un bout àl’autre leur oraison funèbre.

Tante Polly, Mary et les Harper se jetèrentsur leurs enfants retrouvés, les étouffèrent de baisers et serépandirent en actions de grâce tandis que le pauvre Huck, nesachant que faire, songeait déjà à rebrousser chemin devant lesregards peu accueillants.

« Tante Polly, murmura Tom. Ce n’est pasjuste. Il faut que quelqu’un se réjouisse aussi de revoir Huck.

– Mais, voyons, Tom, je suis trèsheureuse de le revoir, le pauvre petit. Viens, Huck, que jet’embrasse. »

Les démonstrations de la vieille dame nefirent qu’augmenter la gêne du garçon.

Tout à coup, le pasteur lança à pleinspoumons :

« Béni soit le Seigneur de qui nousviennent tous nos bienfaits… Chantez, mes amis !… mettez-ytoute votre âme ! »

Aussitôt, l’hymne Old Hundred jaillitde toutes les bouches et, tandis que les solives du plafond entremblaient, Tom le pirate regarda ses camarades béats d’admirationet reconnut que c’était le plus beau jour de sa vie.

À la sortie de l’église, les villageois bernéstombèrent d’accord : ils étaient prêts à se laisser couvrir deridicule une fois de plus, rien que pour entendre encore chanterl’Old Hundred de cette façon-là.

En fait, ce jour là, Tom, selon les sautesd’humeur de tante Polly, reçut plus de tapes et de baisers qu’enune année. Et il fut incapable de dire lesquels, des tapes ou desbaisers, traduisaient le mieux la reconnaissance de sa tante enversle Ciel, et sa tendresse pour son garnement de neveu.

Chapitre 19

 

Tel était le grand secret de Tom. C’étaitcette idée d’assister à leurs propres funérailles qui avait tantplu à ses frères pirates. Le samedi soir, au crépuscule, ilsavaient traversé le Missouri sur un gros tronc d’arbre, avaientabordé à une dizaine de kilomètres en amont du village et, aprèsavoir dormi dans les bois jusqu’à l’aube, ils s’étaient faufilésentre les maisons, sans se faire voir, et ils étaient allés secacher à l’église derrière un amoncellement de bancsdétériorés.

Le lundi matin, au petit déjeuner, tante Pollyet Mary parurent redoubler de prévenances à l’égard de Tom. Laconversation allait bon train.

« Allons, Tom, fit la vieille dame, jereconnais que c’est une fameuse plaisanterie de laisser les gens semorfondre pendant une semaine pour pouvoir s’amuser à sa guise,mais c’est tout de même dommage que tu aies le cœur si dur et quetu aies pu me faire souffrir à ce point. Puisque tu es capable detraverser le fleuve sur un tronc d’arbre pour assister à tonenterrement, tu aurais bien pu t’arranger pour me faire savoir quetu n’étais pas mort. Je n’aurais pas couru après toi, va.

– Oui, tu aurais pu faire cela, déclaraMary. D’ailleurs, je suis persuadée que tu l’aurais fait si tu enavais eu l’idée.

– N’est-ce pas, Tom, tu l’auraisfait ?

– Je… Je n’en sais rien. Ça aurait toutgâché.

– J’espérais que tu m’aimais assez pourcela, dit la vieille dame d’un ton grave, qui impressionna legarnement. Cela m’aurait fait plaisir, même si tu n’avais fait qu’ypenser.

– Écoute, ma tante, ce n’est pasdramatique, expliqua Mary. C’est seulement l’étourderie de Tom. Ilest toujours tellement pressé !…

– C’est d’autant plus regrettable. Sid yaurait pensé, lui. Et il serait venu. Un jour, Tom, quand il seratrop tard, tu y réfléchiras, et tu regretteras de ne pas l’avoirfait, alors que cela te coûtait si peu.

– Mais enfin, petite tante, tu sais queje t’aime.

– Je le saurais mieux si tu me lemontrais.

– Eh bien, je regrette de ne pas y avoirpensé, fit Tom, repentant. Et pourtant j’ai rêvé de toi. C’estquelque chose ça, non ?

– C’est peu, un chat en ferait toutautant ! Mais c’est mieux que rien. Qu’as-tu rêvé ?

– Eh bien, mercredi soir, j’ai rêvé quetu étais assise auprès de ton lit avec Sid et Mary à côté detoi.

– Ça n’a rien d’extraordinaire. Tu saisque nous nous tenons très souvent au salon le soir.

– Oui, mais j’ai rêvé qu’il y avait aussiMme Harper.

– Tiens, ça c’est curieux ! C’estexact. Elle était avec nous mercredi. As-tu rêvé autrechose ?

– Oh ! des tas d’autreschoses ! Mais c’est bien vague, tout cela maintenant.

– Essaie de te rappeler.

– J’ai l’impression que le vent a souffléet que la lampe…

– Continue, Tom, continue. »

Tom se prit le front à deux mains et parutfaire un violent effort.

« Ça y est ! Le vent a failliéteindre la lampe !

– Grands dieux ! Continue,Tom !

– Il me semble aussi que tu as fait uneréflexion sur la porte qui venait de s’ouvrir.

– Oh ! Tom, continue, continue…

– Alors… je ne suis pas certain… mais tuas dû dire à Sid d’aller la fermer.

– Oh ! Tom, c’estinvraisemblable ! Tout s’est bien passé ainsi ! Je n’aijamais rien entendu de pareil. Dire qu’il y a des gens qui sefigurent que les rêves ne signifient rien ! Je voudrais bienêtre plus vieille d’une heure pour aller raconter cela à SerenyHarper. Continue, Tom.

– Tout devient clair maintenant. Je merappelle très bien. Tu as dit que je n’étais pas méchant maisseulement turbulent. Tu as parlé de chevaux échappés, je crois…

– Mais c’est vrai ! Vas-y, Tom, jet’en supplie.

– Alors tu t’es mise à pleurer.

– C’est vrai. Je t’assure que ce n’étaitd’ailleurs pas la première fois depuis ton départ. Et alors…

– Alors Mme Harper s’estmise à pleurer elle aussi en disant que c’était la même chose pourJoe et qu’elle regrettait de l’avoir fouetté parce que ce n’étaitpas lui qui avait volé la crème.

– Tom ! Mais c’est un miracle !Tu as un don ! Continue…

– Alors Sid a dit… ?

– Je n’ai sûrement rien dit, coupaSid.

– Si, si, tu as dit quelque chose,rectifia Mary.

– Il a dit qu’il espérait que je n’étaispas trop mal là où j’étais, mais que si j’avais été plusgentil…

– Écoutez-moi ça ! s’exclama tantePolly ! Ce sont les propres paroles de Sid.’

– Et tu lui as imposé silence, matante.

– Ce n’est pas possible, il devait yavoir un ange dans le salon ce soir-là.

– Et puis, Mme Harper adit que Joe lui avait fait éclater un pétard sous le nez et tu luias raconté l’histoire du Doloricide et du chat…

– C’est la pure vérité.

– Alors, vous avez parlé des recherchesentreprises pour nous retrouver et du service funèbre prévu pour ledimanche. Ensuite Mme Harper t’a embrassée et elleest partie en pleurant.

– Et alors, Tom ?

– Alors, tu as prié pour moi et tu t’escouchée. J’avais tellement de chagrin que j’ai pris un morceaud’écorce de sycomore et que j’ai écrit dessus : « Nous nesommes pas morts, nous sommes seulement devenus des pirates. »J’ai posé le morceau d’écorce sur la table près de la bougie, et tuavais l’air si gentille pendant que tu dormais que je me suispenché et que je t’ai embrassée sur les lèvres.

– C’est vrai, Tom, c’est vrai ? Ehbien, je te pardonne tout pour cela ! » Et la vieilledame se leva et embrassa son neveu à l’étouffer. Tom eutl’impression d’être le plus affreux coquin que la terre ait jamaisporté.

« C’est touchant… même si ça ne s’estpassé qu’en rêve, murmura Sid en appuyant sur le dernier mot.

– Tais-toi, Sid. On agit dans les rêvescomme dans la réalité. Tiens, Tom, voilà une belle pomme que jegardais pour te la donner quand on te retrouverait. Maintenant, vaà l’école. Je remercie le Seigneur, notre Père à tous, de t’avoirretrouvé. Il est patient et miséricordieux pour ceux qui croient enlui et gardent sa parole. Dieu sait si je n’en suis pas digne, maiss’il n’accordait secours qu’à ceux qui le sont, il n’y aurait pasbeaucoup à se réjouir ici-bas, et encore moins à entrer dans sapaix quand arrivera l’heure du repos éternel. Allez, partez tousles trois. Vous m’avez retardée assez longtemps. »

Les enfants prirent le chemin de l’école, etla vieille dame se dirigea vers la maison deMme Harper dont elle comptait bien vaincre lescepticisme en lui racontant le merveilleux rêve de Tom. Sidcomprit qu’il valait mieux garder pour lui cette pensée qui luitrottait par la tête : « Bizarre, cette histoire :un rêve aussi long sans aucune erreur ! »…

Tom était devenu le héros du jour. Prenant sonair le plus digne, il refusa de se mêler aux jeux ordinaires de sescamarades si peu en rapport avec la personnalité d’un pirateauthentique. Il essaya de ne point voir les regards braqués sur luiet de ne point entendre les voix qui chuchotaient son nom, maiscela ne l’empêchait pas de boire comme du petit-lait toutes lesremarques qu’il pouvait surprendre. Les plus petits s’attachaient àses pas, fiers d’être tolérés à ses côtés. Ceux de son âgefeignaient de ne pas s’être aperçus de son absence, maisintérieurement crevaient de jalousie. Ils auraient donné tout cequ’ils avaient au monde pour avoir cette peau tannée et cettecélébrité désormais attachée à son nom.

En fin de compte, les élèves cachèrent si peuleur admiration pour lui et pour Joe que les deux héros del’aventure devinrent vite « puants » d’orgueil. Ilsn’arrêtaient pas de narrer leurs exploits et, avec des imaginationscomme celles dont ils étaient dotés, ils ne risquaient guère d’êtreà court. Quand ils sortirent leur pipe de leur poche et se mirent àfumer, ce fut du délire. Tom décida que désormais il pouvait sepasser de Becky Thatcher. Il ne vivrait plus que pour la gloire,elle lui suffirait. Maintenant qu’il était un héros, Beckychercherait peut-être à se réconcilier. Eh bien, qu’elleessaie ! Elle verrait qu’il pouvait jouer les indifférentstout comme n’importe qui. Du reste, elle ne tarda pas à faire sonentrée dans la cour de l’école. Tom fit mine de ne pas la voir,rejoignit un groupe de garçons et de filles et se mit à parler aveceux. La petite avait l’air très gai. Les joues roses et l’œil vif,elle courait après ses camarades et s’esclaffait quand elle enavait attrapé une. Mais il remarqua qu’elle venait toujours leschercher dans son voisinage et qu’elle en profitait pour regarderde son côté. Cela flatta sa vanité et acheva de le convaincre del’ignorer. Elle cessa alors son jeu et erra sans but, soupirant etjetant des regards furtifs dans sa direction. La vue de Tom engrande conversation avec Amy Lawrence lui serra le cœur. Ellechangea de visage et de comportement. Elle essaya de s’éloignermais ses pas la ramenaient malgré elle vers le petit groupe. Elles’adressa à une fille voisine de Tom :

« Tiens ! Mary Austin, pourquoin’es-tu pas venue à l’école du dimanche ?

– Mais j’y étais !

– C’est drôle, je ne t’ai pas vue !Je voulais te parler du pique-nique.

– Oh ! ça c’est chic ! Quiest-ce qui l’offre ?

– C’est ma mère.

– Oh ! j’espère bien être de lafête.

– Bien sûr. C’est pour me faire plaisirqu’elle donne ce pique-nique. Je peux inviter qui je veux.

– Quand est-ce ?

– Probablement au moment des grandesvacances.

– On va bien s’amuser ! Tu vasinviter tous nos camarades ?

– Oui, tous ceux que je considère commedes amis », répondit Becky en se tournant vers Tom, mais Tomne voulait rien entendre. Il était en train d’expliquer à AmyLawrence comment il avait échappé par miracle à la mort, la nuit del’orage, lorsque le sycomore géant s’était abattu à quelquescentimètres de lui.

« Oh ! est-ce que je pourraivenir ? demanda Gracie Miller.

– Oui.

– Et moi ? fit Sally Rogers.

– Oui.

– Et moi aussi ? dit Susy Harper. Etje pourrai amener Joe ?

– Oui, oui. »

Et ainsi de suite jusqu’à ce que chacun desmembres du groupe eût demandé une invitation, sauf Tom et Amy.Alors Tom fit demi-tour et emmena Amy avec lui. Les lèvres de Beckytremblèrent, ses yeux s’embuèrent. Elle essaya de donner le changeen se montrant particulièrement gaie, mais l’idée de sonpique-nique ne présentait plus aucun charme pour elle. Elle alla seréfugier dans un coin et « pleura un bon coup » commedisent les personnes de son sexe. Elle resta là, seule, avec safierté blessée et son humeur morose. Quand la cloche sonna, elles’arracha à son banc, secoua ses tresses et partit, bien décidée àse venger.

Pendant la récréation, Tom continua à semettre en frais pour Amy Lawrence. Au bout d’un moment, il s’étonnade l’absence de Becky et la chercha partout pour l’humilier encoreen lui infligeant le spectacle de son entente parfaite avec Amy. Ilfinit par la trouver sur un banc derrière l’école. Son sang ne fîtqu’un tour. La rage l’étouffa. Elle était fort occupée à feuilleterun livre d’images avec Alfred Temple. Ils étaient si absorbés,leurs têtes étaient si rapprochées au-dessus du livre, qu’ils nevoyaient plus rien autour d’eux. La jalousie envahit Tom. Il s’envoulut d’avoir rejeté la chance de réconciliation offerte parBecky. Il se traita de tous les noms. Il aurait pleuré de rage.Tout en marchant près de lui, Amy bavardait joyeusement. Mais Tomavait perdu sa langue. Il ne l’entendait pas et répondait à côté detoutes ses questions. Il retournait sans cesse derrière l’écolepour mieux se déchirer à ce spectacle ; il ne pouvait s’enempêcher. Cela le rendait fou que Becky Thatcher semblât ignorertout de son existence. Mais elle n’était pas aveugle ; ellesavait pertinemment qu’elle était en train de gagner la bataille etn’était pas mécontente de le voir souffrir ce qu’elle avaitsouffert.

Le gentil babillage d’Amy devenaitintolérable. Tom eut beau faire allusion à des occupations urgenteset dire que le temps passait, rien n’y fit. Elle continuait àpépier. Tom pensa : « Qu’elle aille au diable !Est-ce que je ne vais pas arriver à m’en débarrasser ? »Il fallait bien qu’il parte enfin. Elle promit ingénument d’être« dans les parages » à la sortie de l’école. Et il laquitta en hâte, plein de ressentiment contre elle.

« N’importe qui, grinça Tom entre sesdents, n’importe qui, mais pas ce gandin de la ville qui se prendpour un aristocrate parce qu’il est bien habillé. Oh ! attendsun peu ! Je t’ai rossé le premier jour où je t’ai rencontré ette rosserai encore. Tu ne perds rien pourattendre ! »

Il étrilla un garçon imaginaire, frappantl’air de ses bras, de ses pieds, visant les yeux.

« Ah ! oui, vraiment ! Tu criestrop fort, mon vieux ! Tiens, attrape ça ! »

Et la correction fictive se termina à sa plusgrande satisfaction.

À midi, Tom s’enfuit chez lui. Il étaitpartagé entre sa jalousie et sa conscience qui ne lui permettaitplus de supporter la gratitude évidente et le bonheur d’Amy. Becky,de son côté, profita de la seconde récréation pour reprendre lemanège avec Alfred, mais comme Tom refusait obstinément de venirétaler sa douleur devant elle, le jeu ne tarda pas à perdre de soncharme. Son attitude se fit sérieuse, puis distraite, enfinfranchement mélancolique. Elle crut reconnaître un pas à deux outrois reprises. Espérance vite déçue. Ce n’était pas Tom. Ellecommença à se sentir très malheureuse et regretta d’être allée siloin.

Comprenant qu’il la perdait sans saisirpourquoi, le pauvre Alfred ne savait plus à quel moyenrecourir.

« Oh ! la belle image !s’exclama-t-il. Regarde ça !

– Cesse de m’ennuyer avec cela, je m’enmoque ! répondit Becky. Je m’en moque pas mal. »

Et là-dessus, elle fondit en larmes.

Alfred se pencha vers elle pour la consoler.Elle le repoussa.

« Laisse-moi tranquille ! Je tedéteste ! »

Le garçon se demanda ce qu’il avait bien pufaire. C’était elle qui avait proposé de regarder des images et lavoilà qui partait tout en pleurs. Furieux, humilié, Alfred s’en futméditer dans l’école déserte. La vérité lui apparut trèsvite : Becky s’était servie de lui pour se venger de TomSawyer. Comme il était loin de nourrir une sympathie exagérée pource dernier, il décida de lui jouer un bon tour sans courir lui-mêmetrop de risques. Il se leva et pénétra dans la classe. Ils’approcha du banc de Tom. Sur le pupitre était posé son livre delecture. Alfred l’ouvrit, chercha la page qui correspondait à laleçon du soir et versa dessus le reste d’un encrier. Embusquéederrière la fenêtre, Becky l’avait observé sans se faire remarquer.Dès qu’il eut terminé, elle se mit en route pour aller prévenirTom. Il lui en saurait gré et ce serait la fin de leurbrouille.

À mi-chemin, cependant, elle s’était ravisée.La façon dont Tom l’avait traitée pendant qu’elle lançait desinvitations à son pique-nique ne pouvait pas se pardonner aussifacilement. Tant pis pour lui. Elle décida de le laisser punir, etde le détester à tout jamais par-dessus le marché !

Chapitre 20

 

Tom rentra chez lui de fort méchante humeur.Il se sentait tout triste et les premières paroles de sa tante luimontrèrent qu’il n’était pas encore au bout de ses tourments.

« Tom, j’ai bonne envie de t’écorchervif !

– Qu’est-ce que j’ai fait, tantePolly ?

– Ah ! tu trouves que tu n’as rienfait ! Voilà que je m’en vais comme une vieille imbécile chezSereny Harper pour lui raconter ton rêve et, pas plus tôt chezelle, j’apprends que Joe lui a dit que tu étais venu ici encachette et que tu avais écouté toute notre conversation. Maisenfin, Tom, je me demande ce qu’un garçon capable de faire deschoses pareilles pourra bien devenir dans la vie ? Je ne saispas ce que ça me fait de penser que tu m’as laissée aller chezSereny sans dire un mot. Tu ne t’es donc pas dit que j’allais mecouvrir de ridicule ? »

Tom, qui s’était trouvé très malin le matin aupetit déjeuner, retomba de son haut.

« Je regrette, tante, mais je… je n’avaispas pensé à cela.

– Ah ! mon enfant ! Tu nepenses jamais à rien ! Tu ne penses qu’à ce qui te feraplaisir. Tu as bien pensé à venir en pleine nuit de l’île Jacksonpour te moquer de nos tourments et tu as bien pensé à me jouer unbon tour en me racontant ton prétendu rêve, mais tu n’as pas penséune minute à nous plaindre et à nous épargner toutes cessouffrances.

– Tante Polly, je me rends comptemaintenant que je vous ai fait beaucoup de chagrin, mais je n’enavais pas l’intention. Tu peux me croire. Et puis, ce n’est pas parméchanceté et pour me moquer de vous tous que je suis venu icil’autre nuit.

– Alors, pourquoi es-tu venu ?

– Pour vous dire de ne pas vous inquiéterparce que nous n’étions pas noyés.

– Tom, Tom, je serais bien trop contentede pouvoir te croire, seulement tu sais bien toi-même que ce n’estpas vrai, ce que tu me dis là.

– Mais si, ma tante, je te le jure. Queje meure, si ce n’est pas vrai !

– Voyons, Tom, ne mens pas. Ça ne faitqu’aggraver ton cas.

– Ce n’est pas un mensonge, tante, c’estla vérité. Je voulais t’empêcher de te tourmenter, c’est uniquementpour ça que je suis venu.

– Je paierais cher pour que ce soit vrai,ça me ferait oublier bien des choses, mais ça ne tient pas debout.Pourquoi serais-tu venu et ne m’aurais-tu rien dit ?

– Tu comprends, tante Polly, j’avaisl’intention de te laisser un message, mais quand tu as parlé deservice funèbre, j’ai eu tout de suite l’idée d’assister à notrepropre enterrement en nous cachant dans l’église et, forcément, çaaurait raté si je t’avais prévenue d’une manière ou d’une autre.Alors, j’ai remis mon morceau d’écorce dans ma poche et je suisreparti.

– Quel morceau d’écorce ?

– Celui sur lequel j’avais écrit que nousétions partis pour devenir pirates. Je regrette bien maintenant quetu ne te sois pas réveillée quand je t’ai embrassée, jet’assure. »

Les traits de la vieille dame se détendirentet ses yeux s’emplirent d’une soudaine tendresse.

« C’est vrai, Tom, tu m’as bienembrassée, Tom ?

– Absolument vrai.

– Pourquoi m’as-tu embrassée,Tom ?

– Parce que je t’aime beaucoup et que tuavais tant de chagrin. »

Les mots sonnaient si vrais que la vieilledame ne put s’empêcher de dire avec un tremblement dans lavoix :

« Allons, Tom, viens m’embrasser etsauve-toi à l’école, et surtout tâche de ne plus me causer detracas. »

Dès qu’il fut parti, tante Polly se dirigeavers un placard et en sortit la malheureuse veste dans laquelle Tomavait exercé ses talents de pirate.

« Non, dit la vieille dame à haute voix.Je vais la remettre en place. Je sais que Tom a menti, mais il amenti pour me faire plaisir. Dieu lui pardonnera. Alors, ce n’estpas la peine de regarder dans ses poches. »

Elle posa la veste sur une chaise ets’éloigna. Mais la tentation était trop forte. Elle revint sur sespas et enfouit sa main dans la poche de Tom. Un moment plus tard,les joues ruisselantes de larmes, elle lisait le message écrit surun morceau d’écorce.

« Maudit polisson, murmura-t-elle. Je luipardonnerais encore, même s’il avait commis un million depéchés ! »

Chapitre 21

 

Le baiser affectueux que tante Polly lui avaitdonné avant son départ pour l’école avait chassé toutes les idéesnoires de Tom et il s’en alla le cœur léger. Au détour d’un chemincreux, il eut la chance d’apercevoir Becky Thatcher. Commetoujours, son humeur lui dicta son attitude. Sans l’ombre d’unehésitation, il courut vers elle et lui dit :

« J’ai été très méchant aujourd’hui,Becky. Je suis désolé. Je ne recommencerai plus jamais, jamais…Veux-tu que nous redevenions amis ? »

La petite le toisa du regard et luirépondit :

« Je vous serais reconnaissante de vousmêler de vos affaires, Monsieur Thomas Sawyer. Dorénavant, je nevous adresserai plus jamais la parole. »

Elle releva le menton et passa son chemin. Tométait si abasourdi qu’il n’eut pas la présence d’esprit de luicrier : « Ça m’est bien égal, espèce depimbêche ! » Quand il lança cette phrase, Becky étaitdéjà trop loin.

À son arrivée à l’école, Tom était dans unebelle colère. Broyant du noir, il déambula dans la cour. Avec quelplaisir il l’aurait rossée si elle avait été un garçon !Bientôt, il se trouva nez à nez avec elle et lui fit une remarquecruelle. La fillette riposta. Elle était si furieuse qu’elle ne setenait plus d’impatience à l’idée que la classe allait commencer etque Tom se ferait punir pour avoir renversé de l’encre sur sonlivre de lecture. Elle ne songeait plus maintenant à dénoncerAlfred Temple. Ah ! ça, non !

La malheureuse ne savait pas qu’elle était surle point de s’attirer elle-même de graves ennuis.

M. Dobbins, le maître d’école, étaitarrivé à un certain âge, et faute d’argent, avait dû renoncer àjamais à satisfaire ses ambitions les plus chères. Il aurait vouluêtre médecin, mais il lui fallait se contenter de son posted’instituteur dans un modeste village. Chaque jour, lorsque lesélèves ne récitaient pas leurs leçons, il se plongeait dans lalecture d’un énorme livre qu’en temps ordinaire il gardaitprécieusement sous clef dans le tiroir de sa chaire. Les enfants seperdaient tous en conjectures sur la nature du mystérieux volume eteussent donné n’importe quoi pour satisfaire leur curiosité.

Becky entra dans la classe. La pièce étaitdéserte. Elle passa auprès de la chaire et s’aperçut que la clef dutiroir était dans la serrure. Quelle aubaine ! La petiteregarda autour d’elle. Elle était seule. D’un geste prompt, elleouvrit le tiroir, en sortit le livre. Le titre, Traitéd’anatomie du professeur X…, ne lui dit rien et elle se mit àen feuilleter les pages. Elle s’arrêta devant une superbe gravurereprésentant un corps humain avec toutes ses veines et ses artèresen bleu et en rouge. À ce moment, une ombre se dessina sur la page.Tom Sawyer qui venait d’entrer avait aperçu le livre ets’approchait. Becky voulut le refermer, mais, dans saprécipitation, elle s’y prit si mal qu’elle déchira la moitié de lapage qui l’avait tant intéressée. Elle enfouit le livre dans letiroir, referma celui-ci à clef et se mit à pleurer de honte.

« Tom Sawyer, bredouilla-t-elle, ce n’estpas très joli ce que tu fais là ! C’est bien ton genre devenir espionner les gens pendant qu’ils sont en train de regarderquelque chose.

– Comment aurais-je pu savoir que tuétais en train de regarder quelque chose ?

– Tu devrais rougir, Tom Sawyer. Tu saistrès bien que tu iras me dénoncer. Et alors qu’est-ce que je vaisdevenir ? Le maître me battra. Je n’ai jamais été battue enclasse. »

Alors, Becky frappa le sol de son petitpied.

« Eh bien, tant pis !s’écria-t-elle. Fais ce que tu voudras. Je m’en moque. Je sais cequi va se passer tout à l’heure. Attends un peu, tu verras !Tu es un être odieux, odieux, odieux ! »

Et elle se précipita dehors, dans un nouvelaccès de larmes.

Tom resta un peu décontenancé par cettebrusque explosion de rage.

« Ah ! là ! là ! sedit-il, ce que c’est que les filles ! Jamais reçu decorrections en classe ! Peuh ! En voilà une affaired’être battu ! Ce sont toutes des poules mouillées. Bien sûr,je n’irai pas la dénoncer au vieux Dobbins. Il y a des façons moinsméprisables de régler ses comptes. D’ailleurs ce n’est pas lapeine, le vieux saura toujours qui a déchiré son bouquin. Ça sepassera comme d’habitude. Il interrogera d’abord les garçons.Personne ne répondra. Ensuite, il interrogera les filles une parune. Quand il arrivera à la coupable, il sera tout de suite fixé.Le visage des filles les trahit toujours. Elles n’ont pas de cran.En tout cas, voilà Becky Thatcher dans de beaux draps ; ellesera battue parce qu’elle n’a aucun moyen de s’en tirer. Enfin, çala dressera… »

Tom sortit rejoindre le groupe des écoliersqui s’amusaient dans la cour. Au bout d’un moment, le maître arrivaet la classe commença. Tom ne s’intéressa guère aux sujets traités.De temps en temps, il regardait du côté des filles et ne pouvait sedéfendre d’un sentiment de pitié en apercevant le visage bouleverséde Becky. Bientôt, cependant, il découvrit la tache d’encre sur sonlivre de lecture et ne pensa plus à autre chose. Becky lesurveillait du coin de l’œil et fit effort sur elle-même pour mieuxvoir ce qui allait se passer.

M. Dobbins avait l’œil exercé. De loin,il remarqua la tache qui s’étalait sur le livre de Tom ets’approcha en tapinois.

« Qui a fait cela ?

– Ce n’est pas moi, monsieur. »

Bien entendu le maître n’accorda aucunecréance aux dénégations de Tom qui aggravait singulièrement son casen protestant de son innocence. Becky fut sur le point de se leverpour dénoncer le véritable coupable, mais, à la pensée que Tom nemanquerait pas de la trahir un peu plus tard, elle se retint.

Tom accepta avec résignation la correction quelui infligea l’instituteur et regagna sa place en se disantqu’après tout c’était peut-être bien lui qui avait renversé del’encre sur son livre par mégarde.

Une bonne heure passa ainsi. L’air était lourddu bourdonnement de l’étude et le maître somnolait derrière sachaire. Peu à peu, M. Dobbins sortit de sa torpeur, s’installaconfortablement sur sa chaise et ouvrit le traité d’anatomie. Lesélèves ne perdaient pas un seul de ses gestes. Tom jeta un regardfurtif à Becky et surprit dans les yeux de la petite l’expressionnavrante du jeune lapin qui se sait condamné. Du même coup, il enoublia son ressentiment contre elle. Vite, il fallait agir sansperdre une seconde ! Mais l’imminence du péril lui paralysaitl’esprit ! Vite, voyons ! Ah ! c’est cela, il allaitsauter sur le livre et s’enfuir avec ! Hélas ! trop tard,M. Dobbins feuilletait déjà son gros bouquin. Becky étaitperdue. Le maître releva la tête et regarda sa classe d’un air siterrible que les meilleurs élèves se sentirent pris de panique. Unsilence absolu régnait dans la salle.

« Qui a déchiré ce livre ? »demanda M. Dobbins dont la colère montait à vue d’œil.

Personne ne répondit. On aurait pu entendrevoler une mouche. Le maître scruta chaque visage dans l’espoir quele coupable se trahirait.

« Benjamin Rogers, avez-vous déchiré celivre ?

– Non, monsieur. »

Nouveau silence.

« Joseph Harper, est-ce vous ?

– Non, monsieur. »

Tom devenait de plus en plus nerveux, etplaignait Becky de tout son cœur d’avoir à endurer ce lent martyre.Le maître examina les autres garçons d’un air soupçonneux et setourna vers les filles.

« Amy Lawrence ? »

L’enfant fit non de la tête.

« Gracie Miller ? »

Même réponse.

« Susan Harper, est-ce vous ?

– Non, monsieur. »

Maintenant c’était au tour de Becky Thatcher.Tom tremblait de la tête aux pieds. La situation était sansespoir.

« Rebecca Thatcher… »

Tom la regarda. Elle était blanche comme unlinge.

« Avez-vous déchiré… Non, regardez-moi enface… »

Les mains de la petite se levèrent en un gestesuppliant.

« Avez-vous déchiré celivre ? »

Un éclair traversa l’esprit de Tom qui se levad’un bond.

« Monsieur, s’écria-t-il, c’est moi quiai fait ça ! »

Les élèves médusés se tournèrent vers lui. Ilresta un moment avant de reprendre ses esprits. Quand il s’avançapour recevoir son châtiment, la surprise, la gratitude, l’adorationqui se peignaient sur le visage de Becky le dédommagèrent des centcoups de férule dont il était menacé. Galvanisé par la beauté deson acte, il reçut sans un cri la plus cinglante volée queM. Dobbins eût jamais administrée de sa vie. Il accepta avecla même indifférence l’ordre de rester à l’école deux heures aprèsla fin de la classe, car il savait bien qu’une certaine personne,peu soucieuse de ces deux heures perdues à l’attendre, serait là, àsa sortie de prison.

Ce soir-là, Tom alla se coucher en méditantdes projets de vengeance contre Alfred Temple. Honteuse etrepentante, Becky lui avait tout raconté sans oublier sa propretraîtrise. Mais ses noirs desseins cédèrent la place à des penséesplus douces et Tom s’endormit bercé par la musique des derniersmots que Becky avait prononcés à son oreille.

« Tom, comme tu as éténoble ! »

Chapitre 22

 

Les vacances approchaient. Le maître se fitencore plus sévère et plus exigeant car il voulait voir briller sesélèves au tournoi de fin d’année. Sa baguette et sa férule nechômaient pas, du moins avec les jeunes écoliers. Seuls yéchappaient les aînés, garçons et filles de dix-huit à vingt ans.Les coups de fouet de M. Dobbins étaient particulièrementvigoureux, car malgré la calvitie précoce qu’il cachait sous uneperruque, son bras ne donnait aucun signe de faiblesse, comme ilsied à un homme dans la force de l’âge. À mesure qu’approchait legrand jour, sa tyrannie latente s’exprimait de plus en plusouvertement. Il semblait prendre un malin plaisir à punir lesmoindres peccadilles. Si bien que les petits écoliers passaient lejour dans la terreur, et la nuit à ruminer des projets devengeance. Ils ne manquaient aucune occasion de jouer un mauvaistour au maître. Mais dans ce combat inégal, le maître avaittoujours une bonne longueur d’avance. À chaque victoire del’adversaire, il répondait par un châtiment d’une telle sévéritéque les garçons quittaient immanquablement le champ de bataille enpiteux état. Ils finirent, en une véritable conspiration, parmettre au point un plan qui promettait une réussite éblouissante.Ils entraînèrent dans leurs rangs le fils du peintre d’enseignes etlui firent jurer le silence. Le maître, qui logeait dans la maisonde ses parents, lui avait donné de bonnes raisons de ledétester ; aussi se réjouissait-il de ce projet. La femme duvieil instituteur devait partir pour quelques jours à la campagne.Rien ne s’opposerait donc à la bonne marche du complot.

Le maître d’école se préparait toujours auxgrandes occasions en buvant passablement la veille. Le fils dupeintre profiterait du petit somme où l’auraient plongé seslibations, pour « faire ce qu’il avait à faire ». Iln’aurait plus qu’à le réveiller à l’heure dite pour l’accompagneren hâte à l’école. Le temps passa et le grand soir arriva.

À huit heures, l’école ouvrit ses portes. Elleétait brillamment illuminée et décorée de couronnes, de feuillageset de fleurs. Le maître présidait devant son tableau noir. Sachaire trônait sur une estrade surélevée qui dominait toutel’assemblée. Il était visiblement éméché. Les notables et lesparents d’élèves avaient pris place sur des bancs en face de lui. Àsa gauche, sur une plate-forme de circonstance, se tenaient, assisen rangs serrés, les élèves qui devaient prendre part aux exercicesde la soirée : petits garçons horriblement gênés dans leurpeau et leurs vêtements trop propres, adolescents gauches,fillettes et jeunes filles noyées sous une neige de batiste et demousseline, toutes visiblement conscientes de leurs bras nus, despetits bijoux de la grand-mère, de leurs bouts de rubans roses etbleus, et de leurs cheveux piqués de fleurs.

Les exercices commencèrent. Un bambin vintgauchement réciter : « Qui s’attendrait à voir sur scèneun enfant de mon âge… » Ses gestes mécaniques et saccadésrappelaient ceux d’une machine quelque peu déréglée. Mais ilréussit à aller jusqu’au bout malgré sa peur et se retira sous lesapplaudissements après avoir salué d’un geste artificiel.

Une fillette toute honteuse récita enzézayant : « Marie avait un petit mouton », fit unerévérence pitoyable, eut sa bonne mesure d’applaudissements et serassit, rouge d’émotion, ravie.

Tom Sawyer s’avança, la mine assurée, et selança avec une belle fureur et des gestes frénétiques dansl’immortelle et intarissable tirade : « Donnez-moi laliberté ou la mort. » Hélas ! saisi par un horrible trac,il dut s’arrêter au beau milieu, les jambes tremblantes et la voixétranglée. Il est vrai que la sympathie de la salle lui étaitmanifestement acquise. Son trou de mémoire aussi, ce qui étaitpire. Le maître fronça les sourcils et cela l’acheva. Il ne putreprendre pied et se retira dans une totale déconfiture. Une brèvetentative d’applaudissements mourut d’elle-même.

Après « Le garçon se tenait sur le pontdu navire en flammes », « L’Assyrien descendit » etautres chefs-d’œuvre déclamatoires, les auditeurs eurent droit àdes exercices de lecture et à un concours d’orthographe. La maigreclasse de latin s’en tira avec honneur. Enfin ce fut le grandmoment de la soirée : celui des « compositionsoriginales » des jeunes filles. Chacune à son tour s’avançajusqu’au bord de l’estrade, s’éclaircit la voix, brandit sonmanuscrit orné d’un beau ruban, et entreprit une lecture laborieuseoù l’« expression » et la ponctuation faisaient l’objetd’un soin extrême. Les thèmes étaient ceux qui avaient déjà servi àleurs mères, leurs grand-mères, et sans doute à leurs ancêtres, dumême sexe en ligne directe depuis les Croisades :« L’Amitié », « Les Souvenirs des jourspassés », « La Religion dans l’Histoire », « LePays du rêve », « Les Avantages de la culture »,« Les Formes du gouvernement politique comparées etopposées », « La Mélancolie », « L’Amourfilial », « Les Aspirations du cœur ».

On retrouvait chez tous ces« auteurs » la même mélancolie jalousement cultivée,l’amour immodéré du « beau langage » inutile et pompeux,enfin l’abus de mots si recherchés qu’ils en devenaient vides desens.

Mais ce qui faisait la particularité unique deces travaux, ce qui les marquait et les défiguraitirrémédiablement, c’était l’inévitable, l’intolérable sermon quiterminait chacun d’eux à la façon d’un appendice monstrueux. Peuimportait le sujet. On était tenu de se livrer à une gymnastiqueintellectuelle inouïe pour le faire entrer coûte que coûte dans lepetit couplet d’usage où tout esprit moral et religieux pouvaittrouver matière à édification personnelle. L’hypocrisie flagrantede ces sermons n’a jamais suffi à faire bannir cet usage desécoles. Aujourd’hui encore, il n’y en a pas une seule dans toutnotre pays, où l’on n’oblige les jeunes filles à terminer ainsileurs compositions. Et vous découvrirez que le sermon de la jeunefille la plus frivole et la moins pieuse de l’école est toujours leplus long et le plus impitoyablement dévot. Mais assez disserté.Nul n’est prophète en son pays. Revenons au Tournoi.

La première composition s’intitulait« Est-ce donc là la vie ? » Peut-être le lecteurpourra-t-il supporter d’en lire un extrait :

« Dans les sentiers habituels de lavie, avec quelle délicieuse émotion le jeune esprit ne regarde-t-ilpas vers quelque scène anticipée de réjouissances ? La folledu logis s’évertue à peindre de douces couleurs ces images de joie.La voluptueuse adoratrice de la mode s’imagine, au sein de la fouleen fête, la plus regardée de ceux qui regardent. Sa silhouettegracieuse parée de robes de neige tourbillonne entre les groupes dejoyeux danseurs. Ses yeux sont les plus brillants, son pas est leplus rapide de toute l’allègre assemblée. À de si doucesfantaisies, le temps passe bien vite et l’heure tant attenduearrive enfin de son entrée dans ces champs élyséens dont elle atant rêvé. Combien féerique apparaît tout ce qui touche sonregard.

Chaque scène est plus charmante que laprécédente. Mais vient le temps où elle découvre sous ces bellesapparences que tout est vanité.

La flatterie qui jadis a charmé son âmegrince alors rudement à son oreille. La salle de bal a perdu de sesattraits. La santé ruinée et le cœur rempli d’amertume, elle sedétourne avec la conviction que les plaisirs terrestres ne peuventsatisfaire les aspirations de l’âme. » Etc., etc.

Des murmures d’approbation, ponctuésd’exclamations à voix basse, accompagnaient de façon intermittentecette lecture : « Comme c’est charmant ! »« Quelle éloquence ! » « Comme c’estvrai ! »

Cela se termina par un sermon particulièrementaffligeant, et les applaudissements furent enthousiastes.

Alors se leva une mince jeune fillemélancolique dont le visage avait cette « pâleurintéressante » due aux pilules et à une mauvaise digestion.Elle lut un poème. Deux strophes suffiront :

L’ADIEU D’UNE JEUNE FILLE

DU MISSOURI À L’ALABAMA

Alabama, adieu ! Jet’aime !

Mais je dois te quitter pour untemps !

De tristes, tristes pensées de toi,s’enfle mon cœur,

Et les souvenirs brûlants se pressent surmon front.

Car j’ai souvent marché dans tes forêtsfleuries

Et lu, et rêvé près du ruisseau de laTallapoosa,

Écouté les flots furieux de laTallassee

Et courtisé, près de Coosa, le rayond’Aurore.

Je n’ai point de honte à porter ce cœurtrop plein,

Et je ne rougis pas de me cacher derrièreces yeux remplis de larmes.

Ce n’est pas un pays étranger que je doismaintenant quitter.

Ce ne sont pas des étrangers à qui vontces soupirs.

Foyer et bon accueil étaient miens partouten cet État

Dont je dois abandonner les vallées, dontles clochers s’éloignent si vite de moi.

Et bien froids seront alors mes yeux, etmon cœur, et ma tête[1]

S’ils viennent un jour à être froids pourtoi, cher Alabama.

Rares étaient ceux qui connaissaient le sensde tête, mais le poème reçut néanmoins l’approbation detous.

Enfin apparut une fille noire de cheveux,d’yeux et de teint. Elle attendit un temps infini, prit uneexpression tragique et commença à lire d’une voixmesurée :

UNE VISION

Sombre et tempétueuse était la nuit.Autour du trône céleste ne frémissait pas une seule étoile. Maisles accents profonds du puissant tonnerre vibraient constamment àl’oreille, tandis que l’éclair terrifiant s’enivrait de sa colèredans les appartements célestes et semblait mépriser le frein mispar l’illustre Franklin à la terreur qu’il exerce. Les ventsexubérants eux-mêmes sortaient tous de leur asile mystique et sedéchaînaient comme pour rehausser de leur aide la sauvagerie de lascène. En un tel moment si morne, si sombre, vers l’humainecompassion mon cœur se tourna. Mais au lieu de cela, mon amie laplus chère, ma conseillère, mon soutien et mon guide, ma joie dansla peine, ma félicité dans la joie, vint à mon côté. Elle avançaitcomme l’un de ces êtres merveilleux marchant dans les sentiersensoleillés du Paradis imaginaire des jeunes romantiques. Une reinede splendeur, sans ornement que celui de sa beauté transcendante.Si léger était son pas qu’il ne faisait aucun bruit, et sans lemagique frisson de son doux contact, sa présence serait passéeinaperçue, ignorée. Une étrange tristesse pesait sur ses traits,comme les larmes de glace sur le manteau de décembre, tandisqu’elle me montrait les éléments furieux au-dehors, et me priait decontempler les deux êtres qui m’étaient présentés.

Ce cauchemar occupait dix bonnes pages demanuscrit et se terminait par un sermon si destructeur de touteespérance pour des non-presbytériens qu’il remporta le premierprix. Cette composition fut considérée comme le plus bel effort dela soirée. En remettant la récompense à son auteur, le maire duvillage fit une chaleureuse allocution où il disait que c’était deloin la « chose la plus éloquente qu’il ait jamais entendue,et que Daniel Webster lui-même pourrait en être fier ».

Le nombre de compositions où revenaient sanscesse les mots « beauté sublime », et « pages devie » pour désigner l’expérience humaine, fut égal à lamoyenne habituelle.

Attendri par l’alcool jusqu’à labienveillance, le maître repoussa sa chaise, tourna le dos àl’assistance et se mit à dessiner sur le tableau une carted’Amérique pour les exercices de géographie. Mais le résultat futlamentable tant sa main tremblait. Des ricanements étouffésfusèrent dans la salle. Il en connaissait la raison et voulut yremédier. Il effaça et recommença, mais ne fit qu’aggraver leschoses. Les ricanements augmentèrent. Il concentra alors toute sonattention sur sa tâche, bien déterminé à ne pas se laisseratteindre par les rires. Il sentait tous les yeux fixés sur lui. Ilcrut en venir enfin à bout, mais les ricanements continuèrent etaugmentèrent manifestement.

Rien d’étonnant à cela : de la trappe dugrenier située juste au-dessus de l’estrade, descendait un chatsoutenu par une corde liée aux hanches. Un foulard lui nouait latête et les mâchoires, pour l’empêcher de miauler. Pendant cettelente descente il se débattit, tantôt vers le haut afin d’attraperla corde, tantôt vers le bas sans autre résultat que de battrel’air de ses pattes. Cette fois, les rires emplissaient la salle.Le chat était maintenant à quinze centimètres de la tête du maîtretotalement absorbé dans sa tâche. Plus bas, plus bas, encore plusbas ; enfin le chat put en désespoir de cause s’agripper à laperruque, s’y cramponna, et fut alors remonté en un tournemain avecson trophée.

Comme il brillait, ce crâne chauve sous leslumières ! Il brillait d’autant plus que le fils du peintred’enseignes l’avait bel et bien enduit de peinture dorée.

Cela mit fin à la séance. Les garçons étaientvengés. Les vacances commençaient.

Chapitre 23

 

L’Ordre des Cadets de la Tempérance avait ununiforme et des insignes si magnifiques que Tom résolut d’y entrer.Il dut promettre de s’abstenir de fumer, de boire, de mâcher de lagomme et de jurer. Il fit alors cette découverte : quepromettre de ne pas faire une chose est le plus sûr moyen au mondepour avoir envie de la faire. Tom se trouva vite en proie au désirde boire et de jurer ; ce désir devint si intense que seule laperspective de s’exhiber avec sa belle ceinture rouge l’empêcha dese retirer de l’Ordre. Cependant, pour justifier pareilledémonstration, il fallait une occasion valable. Le 4 juilletapprochait, certes, mais Tom, renonçant à attendre jusque-là, misaentièrement sur le vieux juge Frazer qui, selon toutevraisemblance, était sur son lit de mort et ne manquerait pasd’avoir, en tant que juge de paix et grand notable, des funéraillesofficielles.

Pendant trois jours, Tom s’inquiéta fortementde l’état de santé du juge et se montra avide de nouvelles. Sonespoir fut bientôt tel qu’il sortit son uniforme et s’exerça devantla glace. Mais l’état du juge était d’une instabilitédécourageante. On annonça finalement un mieux, puis uneconvalescence. Tom fut écœuré et se sentit même atteintpersonnellement. Il remit sa démission immédiatement. Cettenuit-là, le juge fit une rechute et mourut. Tom jura de ne plusjamais accorder sa confiance à un grand homme de son espèce. Lacérémonie fut remarquable, et les cadets paradèrent avec tantd’allure que l’ex-membre crut en mourir… de dépit !

Tom avait toutefois gagné quelque chose :il était à nouveau un garçon libre. Il pouvait boire et fumer, maisdécouvrit avec surprise qu’il n’en avait plus envie. Le simple faitde pouvoir le réaliser tuait tout désir, et ôtait tout son charme àla chose.

Tom s’étonna bientôt de constater que lesvacances tant désirées lui pesaient.

Il essaya de rédiger son journal, mais étantdans une période creuse, il abandonna au bout de trois jours.

Les premiers groupes de chanteurs noirsarrivèrent en ville et firent sensation. Tom et Joe Harpermontèrent un orchestre, ce qui fit leur bonheur pendant deuxjours.

La fameuse fête du 4 elle-même fut en un sensun échec car il plut à verse : il n’y eut pas de défilé. Deplus, au grand désappointement de Tom, l’« homme le plus granddu monde », un certain M. Benton – sénateur des U. S. A.de son état –, était loin de mesurer huit mètres comme il l’avaitcru !

Un cirque passa. Les garçons jouèrent aucirque pendant trois jours sous un chapiteau fait de morceaux detapis. Trois jetons pour les garçons, deux pour les filles !Puis on abandonna la vie du cirque.

Un phrénologue et un magnétiseur firent leurapparition, puis s’en retournèrent, laissant le village plus tristeet plus morne que jamais.

Il y eut quelques soirées entre garçons etfilles. Hélas ! Elles eurent beau se révéler fort agréables,elles furent si peu nombreuses qu’entre-temps la vie sembla encoreplus vide.

Becky Thatcher était partie dans sa maison deConstantinople pour y rester avec ses parents pendant toute ladurée des vacances. Il n’y avait donc aucune perspectiveréjouissante, où qu’on se tournât.

Ajoutez à cela le terrible secret dumeurtre : c’était pour Tom un supplice permanent, un véritablecancer qui le rongeait. Ensuite vint la rougeole.

Pendant deux longues semaines, Tom restaprisonnier, absent au monde et aux événements extérieurs. Trèsatteint, il ne s’intéressait à rien. Quand il put se lever et fairepéniblement une première sortie, il dut constater que le village etles gens étaient tombés encore plus bas.

Il y avait eu un « réveilreligieux » et tout le monde s’était« converti » ; pas seulement les adultes, mais lesgarçons et les filles. Tom fit le tour du pays, espérant en dépitde tout rencontrer au moins un visage de pécheur heureux, mais, oùqu’il allât, ce ne fut qu’amère déception. Il découvrit Joe Harperabsorbé dans l’étude d’un Évangile : il s’éloigna tristementde ce déprimant spectacle. Il chercha Ben Rogers, et le trouva entrain de distribuer des tracts religieux. Il alla relancer JimHollis… et celui-ci attira son attention sur la précieusebénédiction que constituait l’avertissement donné par sa rougeole.Chaque garçon qu’il rencontrait ajoutait un peu plus à sondécouragement. Quand, en désespoir de cause, ayant voulu chercherrefuge dans le sein de Huckleberry Finn, il fut reçu avec unecitation biblique, il n’y tint plus : vaincu, il rentra à lamaison se mettre au lit. Il comprenait qu’il était désormais leseul dans ce village à être irrémédiablement damné, damné àjamais.

Il y eut cette nuit-là un orageépouvantable : une pluie torrentielle, des coups de tonnerreeffroyables et des éclairs aveuglants qui illuminaient le cielentier. Il enfouit sa tête sous les couvertures, croyant sadernière heure venue. Pas de doute : ce déchaînement générallui était destiné ; il avait poussé à bout la patience despuissances célestes.

Il aurait toutefois pu penser que c’étaitbeaucoup d’honneur et de munitions pour un moucheron comme lui, quede mettre toute une batterie d’artillerie en branle afin del’anéantir. Pourtant, il ne trouva pas autrement incongru qu’ondéclenchât un orage aussi impressionnant dans le seul but de fairesauter la terre sous les pattes du malheureux insecte qu’ilétait.

Néanmoins, la tempête s’apaisa peu à peu. Elles’éteignit finalement sans avoir accompli son œuvre. La premièreréaction du garçon fut de se convertir instantanément en signe degratitude. La seconde fut d’attendre quelque peu pour ce faire…Sait-on jamais : peut-être n’y aurait-il plus de tempêtescomme celle-ci !

Le lendemain, le docteur était de retour. Tomavait rechuté. Les trois semaines qu’il passa au lit lui parurentun siècle entier. Quand il mit enfin le pied dehors, considérantson état de solitude et d’abandon, il n’avait plus guère dereconnaissance envers le Ciel qui l’avait épargné. Il erra sans butau long des rues. Il trouva Jim Hollis qui tenait le rôle du jugedans un tribunal d’enfants prétendant juger un chat pour meurtre,en présence de la victime : un oiseau. Il surprit peu aprèsJoe Harper et Huck Finn en train de manger un melon dérobé dans uneruelle. Pauvres types ! Eux aussi, tout comme lui, avaientlamentablement rechuté !

Chapitre 24

 

Un événement impatiemment attendu vint enfinsecouer pour de bon la torpeur de Saint-Petersburg. Muff Potterallait être jugé devant le tribunal du pays. Aussitôt, il ne futplus question que de cela. Tom ne pouvait s’en abstraire. Chaquefois qu’on parlait du crime devant lui, le garçon sentait son cœurse serrer. Sa conscience le mettait au supplice et il étaitpersuadé que des gens abordaient ce sujet avec lui, uniquement pourtâter le terrain. Il avait beau se dire qu’on ne pouvait riensavoir, il n’était pas tranquille. Il emmena Huck dans un endroitdésert afin d’avoir en sa compagnie une sérieuse conversation surce point. Cela le soulagerait un peu de délier sa langue pendant uncourt moment et de partager son fardeau avec un autre.

« Huck, tu n’as rien dit àpersonne ?

– À propos de quoi ?

– Tu sais très bien.

– Ah ! oui… Mais non, bien sûr, jen’ai rien dit.

– Pas un mot ? Jamais ?

– Non, pas un mot. Pourquoi medemandes-tu ça ?

– Je craignais que tu n’aies parlé.

– Mais voyons, Tom Sawyer, nous n’enaurions pas pour deux jours à vivre si nous ne tenions pas notrelangue. Tu le sais bien. »

Tom se sentit rassuré.

« Huck, fit-il après une pause, on nepeut pas nous forcer à parler ?

– Me forcer à parler, moi ! Qu’onessaie ! Je n’ai aucune envie de me faire assassiner.

– Allons, je crois que nous n’aurons rienà craindre tant que nous nous tairons. Mais nous ferions tout demême mieux de renouveler notre serment. C’est plus sûr.

– Si tu veux. »

Les deux garçons jurèrent donc de nouveau dene jamais parler de ce qu’ils avaient vu la nuit, dans lecimetière.

« Dis donc, demanda Tom, ça ne te faitpas de la peine pour Muff Potter ?

– Si, forcément. Il ne vaut pasgrand-chose mais ce n’est pas un mauvais type. Et puis, il n’ajamais rien fait de mal. Il pêche un peu pour avoir de quoi boire,il ne fiche rien d’un bout à l’autre de la journée, maisquoi ! Nous en sommes tous plus ou moins là ! Non, jet’assure que c’est un brave type. Une fois, il m’a donné la moitiéde son poisson parce qu’il n’en avait pas d’autre. Il m’a souventaidé dans les moments difficiles.

– Et moi, il m’a réparé mon cerf-volantet il a fixé des hameçons à ma ligne. Je voudrais bien luipermettre de s’évader.

– C’est impossible, mon pauvre Tom !Et puis on ne serait pas long à le repincer, va.

– Oui, mais ça me dégoûte de les entendreparler de lui comme ils le font, alors qu’il est innocent.

– Moi aussi, je te prie de croire. Toutle monde dans le pays dit que c’est un monstre et qu’il aurait dûêtre pendu depuis longtemps.

– J’ai entendu dire que si jamais on nele condamnait pas, il serait certainement lynché.

– Et ils le feraient, c’estsûr ! »

Les deux garçons continuèrent longtemps àbavarder sur ce thème, bien que cela ne leur apportât guère deréconfort. Au moment du crépuscule, ils se retrouvèrent en train derôder autour de la petite prison isolée comme s’ils attendaient quequelque chose ou quelqu’un vînt résoudre leur dilemme. Mais rien nese produisit. On eût dit que ni les anges ni les fées nes’intéressaient au sort de l’infortuné prisonnier.

Tom et Huck firent ce qu’ils avaient déjà faitmaintes fois auparavant : ils se hissèrent jusqu’à l’appuiextérieur de la petite fenêtre grillagée et passèrent du tabac etdes allumettes à Potter. Il était seul dans sa cellule. Il n’yavait pas de gardien pour le surveiller.

Ses remerciements avaient toujours éveillé lesremords des deux camarades, mais ce soir-là, ils lesbouleversèrent. Ils se sentirent particulièrement ignobles etlâches, lorsque Potter leur dit :

« Vous avez été rudement bons pour moi,les gars, meilleurs que n’importe qui dans le pays. Je n’oublieraijamais ce que vous avez fait, jamais. Je me dis souvent :« Autrefois, je rafistolais les cerfs-volants des garçons, jeleur apprenais un tas de trucs, je leur montrais les bons endroitspour pêcher, j’essayais d’être gentil avec eux, mais maintenant,ils m’ont tous oublié, ils ont tous oublié le vieux Muff parcequ’il est dans le pétrin. Oui, tous, sauf Tom et Huck. Et moi nonplus, je ne les oublie pas… » Vous savez, les gars, j’ai faitune chose épouvantable. J’étais soûl, j’étais fou, je ne m’expliquepas ça autrement, et maintenant je vais aller me balancer au boutd’une corde : c’est juste ! Et puis, je crois qu’il vautmieux en finir. Allons, je n’en dirai pas plus pour ne pas vousfaire de peine, mais je veux quand même vous dire de ne jamais vousenivrer, comme ça, vous n’irez pas en prison. Maintenant, montrezvos frimousses. Faites-vous la courte échelle. Ça fait du bien devoir les amis. Là, c’est ça. Laissez-moi vous caresser les joues.C’est ça. Serrons-nous la main. La vôtre passera à travers lesbarreaux, mais la mienne est trop grosse. Braves petites mains. Çane tient pas beaucoup de place, mais elles ont bien aidé le pauvreMuff et elles l’aideraient encore bien plus si elles lepouvaient. »

Tom rentra chez lui la mort dans l’âme. Cettenuit-là, il eut d’effroyables cauchemars. Le lendemain et le joursuivant, il erra aux abords du tribunal. Il était attiré là par uneforce irrésistible, mais il lui restait encore assez de volontépour ne pas entrer. Il en allait de même pour Huck et les deuxcamarades étaient si troublés qu’ils s’évitaient avec soin.

Chaque fois que quelqu’un sortait du tribunal,Tom s’approchait et essayait d’obtenir des renseignements sur lamarche du procès. À la fin du second jour, le verdict ne faisaitplus de doute pour personne. Joe l’Indien n’avait pas varié d’uneligne au cours de sa déposition et le sort de Potter était réglécomme du papier à musique.

Tom resta dehors fort tard ce soir-là etrentra dans sa chambre par la fenêtre. Il était dans un étatd’énervement indescriptible. Il lui fallut des heures pours’endormir.

Le lendemain matin, la salle d’audience étaitpleine à craquer. Tout le village était là, car c’était le jour oùdevait se décider le sort de l’accusé. Les hommes et les femmes sepressaient en nombre égal sur les bancs étroits. Après une longueattente, les jurés vinrent s’asseoir aux places qui leur étaientréservées. Puis, Potter entra à son tour avec ses chaînes. Il étaitpâle. Il avait les yeux hagards d’un homme qui se sait perdu. Onl’installa sur un banc exposé à tous les regards ; Joel’Indien, toujours impassible, attirait lui aussi l’attention detous. Après quelque temps, le juge arriva, suivi du shérif quidéclara que l’audience était ouverte.

Comme toujours dans le procès, on entendit lesavocats se parler à voix basse et remuer des papiers. Aucun de cespetits détails n’échappa au public, et tous contribuèrent à créerune atmosphère angoissante.

Bientôt, on appela le premier témoin. Celui-ciconfirma qu’il avait surpris Potter en train de se laver au bordd’un ruisseau pendant la nuit du crime, et que l’accusé s’étaitenfui en l’apercevant.

« Vous n’avez rien à demander autémoin ? demanda le juge à l’avocat de Potter.

– Non, rien. »

Le témoin suivant raconta comment il avaittrouvé le couteau auprès du cadavre du docteur.

« Vous n’avez rien à demander autémoin ? fit de nouveau le juge.

– Non, rien », répondit le défenseurde Muff Potter malgré le regard suppliant de son client.

Un troisième témoin jura qu’il avait vusouvent l’arme du crime entre les mains de Potter. Plusieurs autresinsistèrent sur son air coupable quand il était revenu sur leslieux du crime. Les détails des tristes événements qui s’étaientpassés ce matin-là dans le cimetière, et qui étaient présents àl’esprit de tous, furent ainsi rapportés par des témoins dignes defoi, mais tous défilèrent à la barre sans que l’avocat voulût poserla moindre question.

L’assistance commençait à trouver bizarrel’attitude du défenseur.

« Allait-il donc laisser condamner sonclient à mort sans ouvrir la bouche ? » Telle était laquestion que tout le monde se posait. On était déçu et on le fitbien voir en manifestant sa désapprobation par des murmures quivalurent au public une remontrance du juge.

Le procureur se leva d’un air solennel.

« Messieurs les jurés, les dépositions deces honorables citoyens, dont nous ne saurions mettre en doute laparole, nous renforcent dans notre idée qu’il ne peut y avoird’autre coupable que l’accusé ici présent. Nous n’avons rien àajouter et nous nous en rapportons à vous. »

Le malheureux Potter laissa échapper ungémissement et se prit la tête à deux mains tandis que des sanglotsagitaient ses épaules. Les hommes étaient émus et les femmeslaissaient couler leurs larmes sans vergogne.

L’avocat de la défense se leva à son tour etdit :

« Monsieur le juge, nos remarques aucours des débats ont dû vous faire deviner que nous comptionsprésenter la défense de notre client en invoquantl’irresponsabilité entraînée par état d’ivresse. Nous avons changéd’avis et nous renonçons à ce moyen. » Il se tourna vers legreffier.

« Faites appeler Thomas Sawyer, je vousprie. »

La stupeur se peignit sur tous les visages, ycompris celui de Potter. Tout le monde eut les yeux braqués sur Tomlorsqu’il traversa la salle pour se rendre à la barre des témoins.Le jeune garçon avait l’air un peu affolé car il avait très peur.Il prêta serment.

« Thomas Sawyer, où étiez-vous le 17 juinvers minuit ? »

Tom jeta un coup d’œil à Joe l’Indien dont levisage immobile avait l’air sculpté dans la pierre. Aucun mot nesortait de sa bouche. Finalement, Tom rassembla assez de couragepour répondre d’une voix étranglée :

« Au cimetière.

– Un peu plus haut, s’il vous plaît.N’ayez pas peur. Où étiez-vous ?

– Au cimetière. »

Un sourire méprisant erra sur les lèvres deJoe l’Indien.

« Vous étiez près de la tombe de HossWilliams ?

– Oui, monsieur.

– Allons, un tout petit peu plus haut. Àquelle distance en étiez-vous ?

– Aussi près que je le suis de vous.

– Étiez-vous caché ?

– Oui.

– Où cela ?

– Derrière un orme, tout à côté de latombe. »

Joe l’Indien réprima un mouvementimperceptible.

« Y avait-il quelqu’un avecvous ?

– Oui. J’étais là avec…

– Attendez… Attendez. Inutile de citer lenom de votre compagnon. Nous le ferons comparaître quand le momentsera venu. Aviez-vous quelque chose avec vous ? »

Tom hésita et parut tout penaud.

« Allons, parlez, mon garçon. N’ayez paspeur. La vérité est toujours digne de respect. Vous n’aviez pas lesmains vides, n’est-ce pas ?

– Non… nous avions emporté… un chatmort. »

Un murmure joyeux courut dans la salle, viteétouffé par le juge.

« Nous montrerons le squelette du chat.Maintenant, mon garçon, racontez-nous tout ce qui s’est passé.N’oubliez rien. N’ayez pas peur. Allez-y carrément. »

Tom commença son récit. Au début, ils’embrouilla, mais, à mesure qu’il s’échauffait, les mots luivenaient plus facilement. Au bout d’un moment, on n’entendit plusdans la salle que le son de sa voix. Tous les yeux étaient fixéssur lui. Chacun retenait son souffle pour mieux écouter la sinistreet passionnante histoire. L’émotion fut à son comble lorsque Tomdéclara : « Le docteur venait d’assommer Muff Potter avecune planche, quand Joe l’Indien sauta sur lui avec son couteauet… »

On entendit une sorte de craquement. Promptcomme l’éclair, le métis, bousculant tous ceux qui lui barraient lepassage, avait sauté par la fenêtre et pris la poudred’escampette !

Chapitre 25

 

Tom était de nouveau le héros du jour. Lesvieux ne juraient que par lui, les jeunes crevaient de jalousie.Son nom passa même à la postérité car il figura en bonne place dansles colonnes du journal local. D’aucuns prédirent qu’il serait unjour président des États-Unis, à moins qu’il ne fût pendu d’icilà.

Comme toujours, l’humanité légère et versatilerouvrit tout grand son sein au pauvre Muff Potter et chacun lechoya tant et plus, après l’avoir traîné dans la boue. En fait,cela est tout à l’honneur de notre bas monde et, par conséquent,nous n’y trouvons rien à redire.

Dans la journée, Tom exultait et seréchauffait au soleil de sa gloire, mais la nuit, Joe l’Indienempoisonnait ses rêves et le regardait de ses yeux effrayants où selisait une sentence de mort. Pour rien au monde, Tom n’eût voulumettre le nez dehors, une fois la nuit tombée. Le pauvre Huck étaitdans les mêmes transes, car, la veille du verdict, Tom était allétrouver l’avocat de Potter et lui avait tout raconté. Huck mouraitde peur qu’on n’arrivât à connaître son rôle dans l’affaire, bienque la fuite précipitée de Joe l’Indien lui eût épargné le suppliced’une déposition devant le tribunal. Tom avait obtenu de l’avocatla promesse de garder le secret, mais jusqu’à quel point pouvait-onse fier à lui ? Cela restait à voir. D’ailleurs, la confiancede Huckleberry dans le genre humain était sérieusement ébranléedepuis que Tom, poussé par sa conscience, avait rompu un sermentsolennel, scellé dans le sang.

Chaque jour, les témoignages de gratitude deMuff Potter mettaient du baume au cœur de Tom qui se félicitaitd’avoir parlé. Mais la nuit, comme il regrettait de ne pas avoirtenu sa langue ! Tantôt il aurait tout donné pour apprendrel’arrestation de Joe l’Indien, tantôt il redoutait que le coupablene fût pris. Il savait qu’il ne serait jamais tranquille tant quecet homme ne serait pas mort et qu’il n’aurait pas vu soncadavre.

On eut beau promettre une récompense à celuiqui le trouverait, des battues eurent beau être organisées, Joel’Indien échappa à toutes les recherches. L’une de ces merveillesambulantes, de ces sages omniscients, un détective, vint exprès deSaint-Louis. Il fourra son nez partout, hocha la tête et, commetous ses semblables, finit par découvrir une « piste ».Par malheur, en cas de crime, ce n’est pas la piste que l’onconduit à la potence ; si bien que, une fois sa trouvaillefaite, notre détective regagna ses pénates, laissant Tom aussiinquiet qu’auparavant.

Néanmoins, les jours s’écoulaient et, aveceux, diminuaient peu à peu les appréhensions de notre héros.

Chapitre 26

 

 

À un moment donné de son existence, toutgarçon digne de ce nom éprouve un besoin irrésistible de s’en allerà la chasse au trésor. Un beau jour, ce désir s’empara donc de TomSawyer. Il essaya de joindre Joe Harper mais ne le trouva pas. Ilse rabattit sur Ben Rogers, mais celui-ci était à la pêche. Enfinil songea à Huck Finn, dit les Mains Rouges. Tom l’emmena dans unendroit désert et lui exposa son projet loin des oreillesindiscrètes. Huck accepta d’enthousiasme. Huck acceptait toujoursde participer aux entreprises qui promettaient de l’amusement etn’exigeaient point de capitaux, car il possédait en surabondancecette sorte de temps qui n’est pas de l’argent.

« Où allons-nous chercher ? demandaHuck.

– Oh ! n’importe où.

– Quoi ! Il y a des trésors cachésdans tous les coins ?

– Non, évidemment. Les trésors ont descachettes toujours très bien choisies : quelquefois dans uneîle déserte, d’autres fois dans un coffre pourri, enfoui au piedd’un vieil arbre, juste à l’endroit où l’ombre tombe à minuit, maisle plus souvent sous le plancher d’une maison hantée.

– Qui est-ce qui les met là ?

– Des voleurs, voyons ! En voilà unequestion ! Tu te figures peut-être que ce sont les professeursde l’école du dimanche qui ont des trésors à cacher ?

– Je n’en sais rien. En tout cas, sij’avais un trésor, je ne le cacherais pas. Je le dépenserais et jem’offrirais du bon temps.

– Moi aussi, mais les voleurs ne font pascomme ça. Ils enfouissent toujours leurs trésors dans le sol et lesy laissent.

– Ils ne viennent jamais lesrechercher ?

– Non. Ils en ont bien l’intention, maisen général ils oublient l’endroit exact où ils ont laissé leurbutin, ou bien encore ils meurent trop tôt. De toute manière, letrésor reste enfoui pendant un certain temps. Un beau jour,quelqu’un découvre un vieux papier jauni sur lequel toutes lesindications nécessaires sont portées. Il faut te dire qu’on met unesemaine entière à déchiffrer le papier parce qu’il est couvert designes mystérieux et d’hiéroglyphes.

– D’hiéro… quoi ?

– D’hiéroglyphes. Tu sais, ce sont desdessins, des espèces de trucs qui n’ont pas l’air de signifiergrand-chose.

– Tu as trouvé un de ces papiers-là,Tom ?

– Non.

– Eh bien, alors, comment veux-tudénicher ton trésor ?

– Je n’ai pas besoin de documents pourça. Les trésors sont toujours enterrés quelque part dans une île ousous une maison hantée ou au pied d’un arbre mort. Ce n’est passorcier ! Nous avons déjà exploré un peu l’île Jackson. Nouspourrons recommencer, à la rigueur. Il y a aussi la maison hantéeauprès de la rivière de la Maison Morte, comme on l’appelle. Quantaux arbres morts, il y en a des tas dans le pays.

– On peut trouver un trésor sous chacunde ces arbres ?

– Tu n’es pas fou ?

– Comment vas-tu savoir sous lequel ilfaut creuser ?

– Nous les essaierons tous.

– Ça va prendre tout l’été.

– Et après ? Suppose que noustrouvions une cassette avec une centaine de beaux dollars rouillésou bien un coffre rempli de diamants, qu’est-ce que tu dirais deça ? »

Les yeux de Huck se mirent à briller.

« Ce sera épatant ! Moi je prendrailes cent dollars et toi tu garderas les diamants. Ça ne m’intéressepas.

– Si tu veux, mais je te parie que tu necracheras pas sur les diamants. Il y en a qui valent au moins vingtdollars pièce.

– Non ! Sans blague ?

– Bien sûr, tout le monde te ledira ! Tu n’en as jamais vu ?

– Je ne crois pas.

– Pourtant les rois les ramassent à lapelle !

– Tu sais, Tom, je ne connais pas derois.

– Je m’en doute. Mais si tu allais enEurope, tu en verrais à foison, il en sort de partout.

– D’où sortent-ils ?

– Et ta sœur ! Ils sortent de nullepart.

– Alors pourquoi as-tu dit ça ?

– Zut ! C’est simplement pour direque tu en verrais beaucoup. Comme ce vieux bossu de Richard.

– Richard qui ?

– Il n’avait pas d’autre nom. Les roisn’ont qu’un nom de baptême.

– Sans blague ?

– Je t’assure !

– Remarque ! Si ça leur plaît, Tom,tant mieux, mais moi je n’ai pas du tout envie d’être roi et den’avoir qu’un nom de baptême, comme un nègre ! Mais dis donc,où vas-tu commencer à creuser ?

– Je n’en sais rien. Qu’en dirais-tu sinous attaquions d’abord le vieil arbre de l’autre côté de larivière de la Main Morte ?

– Ça me va. »

Après s’être armés d’une pelle et d’unepioche, nos deux gaillards se mirent en route. Le vieil arbre étaitbien à cinq ou six kilomètres de là. Ils y arrivèrent suants ethaletants, et se couchèrent aussitôt dans l’herbe pour se reposeret fumer une pipe.

« Moi, ça me plaît beaucoup, cetteexpédition-là, déclara Tom.

– Moi aussi.

– Dis donc, Huck, si nous dénichions untrésor ici, qu’est-ce que tu ferais de ta part ?

– Eh bien, je m’offrirais une bouteillede limonade et un gâteau tous les jours, et j’irais à tous lescirques qui passent dans le pays. Je te prie de croire que je nem’ennuierais pas.

– Mettrais-tu un peu d’argent decôté ?

– Pour quoi faire ?

– Pour avoir de quoi vivre plus tard,tiens !

– Oh ! Ça ne sert à rien leséconomies. Moi, si j’en faisais, papa débarquerait ici un de cesjours et me les raflerait. Je t’assure qu’elles ne seraient paslongues à fondre. Et toi, Tom, qu’est-ce que tu ferais de tapart ?

– Eh bien, j’achèterais un nouveautambour, une vraie épée, une cravate rouge, un petit bouledogue, etje me marierais.

– Te marier !

– Pourquoi pas ?

– Tom… Tu n’as pas reçu un coup sur latête, par hasard ?

– Attends un peu et tu verras si je suisfêlé.

– Mais enfin, c’est la plus grande bêtiseque tu puisses faire. Regarde maman et papa. Ils passaient leurtemps à se battre. Je m’en souviens, tu sais.

– Ce n’est pas la même chose. La femmeque j’épouserai ne se battra pas avec moi.

– Tom, moi j’ai l’impression que lesfemmes sont toutes les mêmes. Tu ferais bien de réfléchir un peu.Comment s’appelle la fille que tu veux épouser ?

– Ce n’est pas une fille, c’est unedemoiselle.

– Je ne vois pas la différence. Alors,comment s’appelle-t-elle ?

– Je te le dirai un de ces jours. Pasmaintenant.

– Tant pis… Seulement, si tu te maries,je me sentirai bien seul.

– Mais non, voyons. Tu viendras habiterchez moi. Allez, ne parlons plus de cela. Autravail ! »

Ils peinèrent et transpirèrent pendant plusd’une heure, sans aucun résultat. Une demi-heure d’effortssupplémentaires ne les avança pas davantage.

« C’est toujours enfoui aussi profond queça ? demanda Huck.

– Quelquefois… Ça dépend. J’ail’impression que nous n’avons pas trouvé le bon endroit. »

Ils en choisirent donc un autre etrecommencèrent. Le travail avançait lentement, mais sûrement. Aubout d’un moment, Huck s’appuya sur sa bêche et s’essuya le frontdu revers de sa manche.

« Où creuserons-nous après cetarbre-là ?

– Nous essaierons celui qui se trouvederrière le coteau de Cardiff. Tu sais bien, auprès de chez laveuve.

– Ça ne m’a pas l’air d’une mauvaiseidée. Mais est-ce que la veuve ne nous prendra pas notre trésor,Tom ? Nous creuserons dans son champ.

– Elle ! Nous prendre notretrésor ! Qu’elle y vienne ! Le trésor appartient à celuiqui le découvre. »

Sur cette déclaration réconfortante, letravail reprit pendant un certain temps. Au bout d’un moment, Hucks’écria :

« Ah ! Zut ! Nous ne devons pasêtre encore au bon endroit. Qu’en penses-tu, Tom ?

– C’est curieux, tu sais, Huck.Quelquefois, c’est la faute des sorcières. Ça doit être pour ça quenous ne trouvons rien.

– Penses-tu ! Les sorcières nepeuvent rien faire en plein jour.

– Tiens, c’est vrai. Je n’avais pasréfléchi à cela. Oh ! je sais ce qui ne va pas. Quelsimbéciles nous sommes ! Avant de commencer, il aurait fallusavoir où se projette l’ombre de l’arbre quand minuit sonne. C’estlà qu’il faut creuser.

– Alors, on a fait tout ce travail pourrien ? C’est charmant ! Et puis, il va falloir revenirici cette nuit. Ce n’est pas tout près ! Tu pourras sortir dechez toi ?

– Certainement. Il faut absolument venircette nuit parce que si quelqu’un remarque les trous que nous avonscreusés, il saura tout de suite de quoi il s’agit, et le trésornous filera sous le nez.

– Bon, je ferai miaou sous ta fenêtrecomme d’habitude.

– Entendu. Cachons nos outils dans unfourré. »

Cette nuit-là, à l’heure dite, les deuxgarçons se retrouvèrent au pied de l’arbre. Ils attendirent dansl’ombre. L’endroit était désert, et l’heure revêtait une solennitéconforme à la tradition. Des esprits bruissaient dans les feuilles,des fantômes se glissaient au ras des herbes, un chien aboyait auloin, un hibou lui répondait de sa voix sépulcrale. Impressionnés,les garçons ne parlaient guère. À un moment, ils estimèrent qu’ildevait être minuit, marquèrent l’endroit où se projetait l’ombre del’arbre et se mirent à creuser. Le trou s’approfondissait de minuteen minute et les aventuriers, le cœur battant, guettaient l’instantoù le fer de leurs outils heurterait le bois d’un coffre ou lemétal d’une cassette. Quand une pierre faisait vibrer la bêche oula pioche, leur émotion était à son comble et la désillusion quisuivait d’autant plus vive.

« Ce n’est pas la peine d’aller plusloin, Huck, finit par dire Tom. Nous nous sommes encoretrompés.

– C’est impossible, voyons. Nous avonsrepéré l’endroit exact où l’ombre se projetait.

– Je sais bien, mais il s’agit d’autrechose.

– Quoi ?

– Nous nous sommes contentés de devinerl’heure. Comment être sûr qu’il était vraimentminuit ? »

Huck laissa tomber sa pelle.

« Ça doit être cela, fit-il. Il vautmieux abandonner. Nous ne saurons jamais l’heure exacte. Et puis,moi je n’aime pas être dehors de ce côté-ci en pleine nuit. Avectoutes ces sorcières, tous ces fantômes et ces esprits qui rôdent,on ne sait jamais. J’ai continuellement l’impression d’avoirquelqu’un derrière moi et je n’ose pas me retourner pour voir. J’enai la chair de poule.

– C’est à peu près la même chose pourmoi, avoua Tom. Et puis, tu sais, les voleurs enterrent presquetoujours un cadavre à côté de leur trésor, pour le garder.

– Oh ! mon Dieu !

– Oui, je t’assure. Je l’ai souvententendu dire.

– Tom, je n’aime pas beaucoup me trouverlà où il y a un cadavre. Ça risque toujours de mal finir.

– Je n’aime pas ça non plus, Huck.Suppose qu’il y en ait un au fond du trou et qu’il pointe son crânepour nous parler !

– Tais-toi, Tom. C’esteffrayant !

– Ce n’est pas impossible. Moi, je ne mesens pas plus tranquille que ça.

– Dis donc, Tom, si on allait essayerailleurs ?

– D’accord. Je crois que ça vautmieux. »

Tom réfléchit un instant.

« Si on tentait le coup dans la maisonhantée, dit-il.

– Ah ! zut. Je n’aime pas du toutles maisons hantées, moi. C’est encore pire que les cadavres. Unmort viendra peut-être te parler, mais il ne se glissera pas auprèsde toi enveloppé dans un linceul. Ce n’est pas lui qui passera latête par-dessus ton épaule et se mettra à grincer des dents commefont tous les fantômes. Moi, je n’y résisterais pas. D’ailleurs,personne ne peut supporter la vue d’un fantôme.

– C’est vrai, Huck, mais les fantômes nese promènent que la nuit. En plein jour, ils ne pourront pas nousempêcher de creuser.

– Tu oublies que personne n’approche dela maison hantée, pas plus en plein jour qu’en pleine nuit.

– C’est parce que les gens ont peurd’entrer dans une maison où un homme a été assassiné. Mais il n’y aque la nuit qu’on a remarqué quelque chose d’anormal dans cettemaison. Et encore, on n’y a jamais vu rien d’autre qu’une lumièrebleue qui brillait, jamais de vrais fantômes.

– Écoute, Tom, là où on voit briller unelumière bleue, on peut être sûr qu’un fantôme est dans les parages.Ça tombe sous le sens. Tu sais bien qu’il n’y a qu’eux qui seservent d’une lumière bleue.

– Oui, je sais ; n’empêche qu’ils nese baladent pas en plein jour et que nous serions ridicules d’avoirpeur.

– Eh bien, entendu. Nous essaierons lamaison hantée, seulement je t’avoue que c’est risqué. »

Tout en bavardant, les deux garçons avaientabandonné leurs fouilles et s’étaient mis à descendre le coteau. Àleurs pieds, au beau milieu de la vallée éclairée par la lune, sedressait la maison « hantée ».

Elle était complètement isolée de toutehabitation. La clôture qui l’entourait jadis n’existait plus depuislongtemps. Les mauvaises herbes poussaient jusque sur le seuil. Iln’y avait plus un carreau aux fenêtres. La cheminée s’étaiteffondrée sur le toit, dont l’une des extrémités s’incurvaitdangereusement.

Les deux garçons s’arrêtèrent pour regarder,s’attendant presque à surprendre le reflet d’une lumière bleuederrière une fenêtre ; puis, parlant à voix basse comme ilconvenait au lieu et aux circonstances, ils prirent assez loin surla droite pour passer au large de la maison et, reprenant leurchemin, coupèrent à travers les bois de Cardiff, avant de rentrerau village.

Chapitre 27

 

Vers midi, le lendemain, Tom et Huckretournèrent à l’arbre mort pour chercher leurs outils. Tom avaithâte d’arriver à la maison hantée. Huck était moins pressé.

Soudain, ce dernier s’écria :

« Hé ! Tom ! Sais-tu quel journous sommes aujourd’hui ? »

Tom se livra à une récapitulation rapide desjours de la semaine et fit les yeux ronds.

« Sapristi ! Je n’avais pas pensé àcela, Huck.

– Moi non plus, mais je me suis rappelétout à coup que c’était vendredi.

– Ça, c’est embêtant, Huck. Il va falloirfaire très attention. Ça pourrait nous porter malheur de nousmettre au travail un vendredi.

– Tu veux dire que ça va nousporter malheur. Le vendredi, c’est toujours un jour de guigne.

– Tu n’es pas le premier à faire cettedécouverte, mon vieux.

– Je n’ai pas cette prétention, seulementça ne change rien. C’est connu. Et puis, Tom, j’ai eu un cauchemarcette nuit. J’ai rêvé de rats.

– C’est vrai ? Oh ! Oh !C’est mauvais signe, ça. Est-ce qu’ils se battaient ?

– Non.

– Ça vaut mieux. Quand les rats ne sebattent pas, ça veut seulement dire qu’il y a du grabuge dansl’air. En tout cas, il va falloir être joliment prudent. Réflexionfaite, il vaut même mieux rester tranquille aujourd’hui et nousamuser. Connais-tu Robin des Bois, Huck ?

– Non. Qui est Robin des Bois ?

– Il a été l’un des plus grands hommesd’Angleterre. C’était un voleur.

– Oh ! alors, je voudrais bien enêtre un. Qui a-t-il volé ?

– Rien que des shérifs, des évêques, desrichards, des rois et des gens de cet acabit-là. Mais il ne s’estjamais attaqué aux pauvres. Il les aimait et il a toujours partagéavec eux ce qu’il avait.

– Ça devait être un chic type.

– Je crois bien ! C’était l’homme leplus noble qui ait jamais existé. Il n’y a plus de types comme çade nos jours, tu peux me croire. Il pouvait tuer n’importe quid’une seule main. Il prenait son arc en bois d’if et faisait mouchesur une pièce de deux sous qu’on avait placée deux kilomètres plusloin.

– Qu’est-ce que c’est qu’un arc en boisd’if ?

– Je ne sais pas. C’est une espèce d’arc…et s’il ne faisait qu’effleurer sa pièce, il se mettait à pleureret à jurer. Tiens, nous allons jouer à Robin des Bois. C’est un jeumagnifique. Je t’apprendrai.

– Si tu veux. »

Ainsi les deux compères passèrent leur journéeà s’amuser, mais sans cesser de jeter en direction de la maisonhantée des regards impatients et d’évaluer leurs chances pour lelendemain.

Quand le soleil descendit à l’horizon, ilsprirent le chemin du retour à travers les grandes ombres quis’allongeaient sous leurs pas, et furent vite dérobés aux regardspar la forêt de la colline de Cardiff.

Le samedi, un peu après midi, Tom et Huckarrivèrent au pied de l’arbre mort. Ils fumèrent une pipe endevisant et, sans grande conviction, allèrent creuser un peu letrou qu’ils avaient abandonné la nuit précédente, uniquement parceque Tom avait déclaré que souvent les gens renonçaient à toutespoir à quelques centimètres du but et que le premier venudéterrait d’un seul coup de pelle le trésor qu’ils avaienteux-mêmes négligé. Ce ne fut pas le cas cette fois-là et nos deuxgaillards, leurs outils sur l’épaule, partirent bientôt chercherfortune ailleurs.

Lorsqu’ils atteignirent la maison hantée,chauffée à blanc par le soleil, ils furent saisis par l’atmosphèreétrange et le silence de mort qui l’entouraient. La sinistredésolation du lieu les impressionna à tel point qu’ils hésitèrentd’abord à entrer. Puis ils s’aventurèrent jusqu’à la porte et serisquèrent, en tremblant, à jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ilsvirent une pièce au sol de terre battue, aux murs de pierre nue,envahie par les mauvaises herbes, une cheminée délabrée, desfenêtres sans carreaux, un escalier en ruine et, partout, destoiles d’araignée qui s’effilochaient. L’oreille tendue, le soufflecourt, prêt à battre en retraite à la moindre alerte, ils entrèrentà pas prudents.

Au bout d’un moment, ils s’habituèrent, leurcrainte s’atténua, ils commencèrent à examiner la pièce en détail,non sans admirer beaucoup la hardiesse dont ils faisaient preuve.Ensuite, l’idée leur vint de monter voir ce qui se trouvait dansles pièces du haut. C’était assez téméraire, car, en cas de danger,toute retraite leur serait coupée, mais ils se mirent mutuellementau défi de le faire. Le résultat était prévisible : ilsposèrent leurs outils dans un coin et commencèrent la périlleuseascension.

En haut, tout n’était également que décombres.Ils découvrirent dans un coin un placard qui leur parut mystérieux.Déception : il était vide. Ayant recouvré tout leur courage,ils allaient redescendre et se mettre au travail, quand…

« Chut ! fit Tom.

– Qu’y a-t-il ? murmura Huck, blêmede frayeur.

– Là. Tu entends ?

– Oui ! Oh ! mon Dieu, fichonsle camp !

– Tiens-toi tranquille ! Ne bougepas. Les voilà qui arrivent ! »

Les garçons s’allongèrent à plat ventre sur leplancher, l’œil collé à une fissure. Ils grelottaient de peur.

« Ils se sont arrêtés… Non… Ilsapprochent… Les voilà ! Pas un mot, Huck. Oh ! monDieu ! Je voudrais bien être ailleurs. »

Deux hommes entrèrent. Chacun des garçons sedit en lui-même : « Tiens, je reconnais le vieuxsourd-muet espagnol qui est venu au village une ou deux fois cesderniers temps. L’autre, je ne sais pas qui c’est. »

« L’autre », qui parlait à voixbasse, était un individu malpropre et couvert de haillons dont lamine ne disait rien de bon. L’Espagnol était drapé dans unserape. Il avait d’épais favoris tout blancs, de longscheveux qui s’échappaient de dessous son sombrero et il portait deslunettes vertes. Les deux hommes allèrent s’asseoir contre le mur,face à la porte. « L’autre » parlait toujours, mais avecmoins de précautions, et ses mots se firent plus distincts.

« Tu sais, finit-il par dire, j’ai bienréfléchi. Ça ne me plaît pas. C’est trop dangereux.

– Dangereux ! bougonna le sourd-muetespagnol, à la grande stupeur des deux garçons. Froussard,va ! »

Tom et Huck se regardèrent, pâles d’effroi.Ils venaient de reconnaître la voix de Joe l’Indien.

Celui-ci se remit à parler, après une courtepause.

« Voyons, ce ne sera pas plus dangereuxque notre dernier coup et, ma foi, nous ne nous en sommes pas simal tirés.

– Il n’y a aucun rapport. Ça se passaittout en haut de la rivière à un endroit complètement isolé. Detoute façon, personne ne saura qu’on a essayé, puisqu’on n’a pasréussi.

– En tout cas, ce ne sera pas plus risquéque de venir ici en plein jour. N’importe qui pourrait se douter dequelque chose en nous voyant, déclara « l’autre » d’unton désagréable.

– Je le sais bien. Que veux-tu ? Jen’ai aucune envie, moi non plus, de m’éterniser dans cette bicoque,mais je n’ai rien trouvé de plus commode après ce coup raté. Jeserais bien parti hier, s’il n’y avait pas eu ces maudits gaminsqui s’amusaient sur la colline, juste en face de nous. »

Les « maudits gamins » tremblèrent àcette remarque lourde de sous-entendus et se réjouirentintérieurement de ne pas avoir mis leur projet à exécution laveille. Si seulement ils avaient attendu encore un an !

Les deux hommes tirèrent quelques provisionsd’une besace et cassèrent la croûte en silence.

« Dis donc, mon vieux, fit Joe au boutd’un certain temps, tu iras m’attendre chez toi au bord de larivière. Moi, je tâcherai d’aller voir ce qui se passe au village.Si tout se présente bien, nous liquiderons ce travail« dangereux ». Puis en route pour le Texas. Nousficherons le camp tous les deux !

– Entendu. »

Les deux hommes bâillèrent.

« Je tombe de sommeil, dit Joe. Je vaisdormir un peu. Toi, tu monteras la garde. C’est tontour. »

Il se coucha en chien de fusil sur les herbesfolles et ne tarda pas à s’endormir. Son compagnon s’étira, bâillade nouveau, ferma les yeux et, quelques instants plus tard, lesdeux hommes ronflaient comme des bienheureux.

En haut, les deux garçons poussèrent un soupirde soulagement.

« C’est le moment de filer, glissa Tom àl’oreille de Huck. Viens.

– Non, je ne peux pas. J’ai trop peur.Pense un peu. Si jamais ils se réveillaient ! »

Tom insista. Huck résistait. Tom se leva et semit en marche, lentement, précautionneusement. Dès le premier pas,le plancher vermoulu rendit un son épouvantable. Notre héros crutmourir de peur. Il n’essaya pas une seconde fois.

Les deux amis restèrent là immobiles, comptantles secondes qui se traînaient comme si le temps s’était arrêté,cédant la place à une insupportable éternité. À un moment, ilss’aperçurent avec joie que la nuit tombait.

En bas, Joe l’Indien s’agita et cessa deronfler. Il se dressa sur son séant, regarda son camarade d’un airméprisant et lui décocha un coup de pied.

« Tu parles d’un veilleur !

– Quoi ! fit l’autre en seréveillant en sursaut. J’ai dormi ?

– On dirait. Dieu merci, il ne s’est rienpassé. Allons, il est temps de partir. Qu’est-ce qu’on fait denotre magot ?

– Je n’en sais rien… Je crois qu’il vautmieux le laisser ici. Nous l’emporterons quand nous partirons pourle Texas. Six cent cinquante dollars en argent, c’est lourd àtransporter.

– Tu as raison… On sera obligés deremettre les pieds dans cette baraque. Tant pis.

– À condition de revenir la nuit. Pas debêtises, hein !

– Écoute-moi. Je ne réussirai peut-êtrepas tout de suite mon coup. On ne sait jamais ce qui peut sepasser. Ce serait peut-être plus prudent d’enterrer nos dollars àcet endroit.

– Bonne idée », fit le camarade dupseudo-sourd-muet qui traversa la pièce et s’agenouilla devant lacheminée, souleva une dalle et brandit un sac dont le contenu tintaagréablement. Il l’ouvrit, en sortit pour son propre usage vingt outrente dollars et en donna autant à Joe, fort occupé à creuser lesol, à l’aide de son couteau.

En un clin d’œil, Tom et Huck oublièrenttoutes leurs craintes. Le regard brûlant de convoitise, ilssuivaient les moindres gestes des deux complices. Quellechance ! Ça dépassait tout ce qu’il était possible d’imaginer.Six cent cinquante dollars ! Une fortune, de quoi rendre richeune bonne douzaine de leurs camarades. Plus la peine de se fatiguerà chercher. Le trésor était là, à portée de leurs mains. Ilséchangèrent une série de coups de coude éloquents, comme pour sedire : « Hein, tu n’es pas content d’êtreici ? »

Le couteau de Joe heurta quelque chose dedur.

« Hé ! dis donc ! fit-il.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda soncamarade.

– Une planche pourrie… Non, c’est uncoffre, aide-moi. On va voir ce que c’est. »

Il plongea la main dans l’orifice qu’il avaitpratiqué avec son couteau.

« Oh ! ça, par exemple ! Del’argent ! »

Les deux hommes examinèrent la poignée depièces que Joe avait sorties du coffre. C’était de l’or. Tom etHuck étaient aussi émus que les deux bandits.

« Attends, fit « l’autre ». Çane va pas être long. Il y a une vieille pioche toute rouilléeauprès de la cheminée. Je l’ai vue il y a une minute. »

Il courut à la cheminée et rapporta la pelleet la pioche abandonnées par Tom et Huck. Joe prit la pioche,l’examina en fronçant les sourcils, murmura quelque chose entre sesdents et se mit au travail.

Le coffre sortit bientôt de terre. Il n’étaitpas bien gros. Il était cerclé de fer et avait dû être très solideavant d’être rongé par l’humidité. Les deux hommes contemplèrent letrésor en silence.

« Eh bien, mon vieux, finit par dire Joe,il y a des milliers de dollars là-dedans.

– J’ai toujours entendu dire que Murrelet sa bande avaient rôdé tout un été de ce côté-ci, remarqua soncomplice.

– Je le sais. C’est sûrement lui qui aenterré le coffre.

– Maintenant, Joe, tu peux renoncer aucoup que tu as projeté. »

Le métis fronça les sourcils.

« Tu ne me connais pas. Ou alors tu nesais pas la suite. Eh bien, mon vieux, il ne s’agit pas d’un volmais d’une vengeance. D’ailleurs, j’aurai besoin de toi. Après… leTexas. Va retrouver ta femme et tes gosses, et attends que je tefasse signe.

– Comme tu voudras. Que va-t-on faire ducoffre ? On le remet en place ?

– Oui. (Joie délirante à l’étagesupérieur.) Non… Non ! (Profonde déception à l’étagesupérieur.) J’allais oublier cette pioche. Il y a encore de laterre toute fraîche au bout. (Les deux garçons devinrent d’unepâleur de cendre.) Pourquoi y a-t-il une pioche ici,hein ? Pourquoi y a-t-il une pelle à laquelle sont encoreattachées des mottes de terre ? Qui les a apportées ?As-tu entendu quelque chose ? As-tu vu quelqu’un ?Non ! Eh bien, ceux qui ont apporté la pelle et la pioche sontpartis, mais ils vont revenir et, s’ils voient qu’on a remué laterre, ils creuseront et trouveront le coffre. Alors, moi je vaisl’emporter dans ma cachette.

– Bien sûr. On aurait dû penser à celaplus tôt. Tu le cacheras au numéro 1 ?

– Non, non. Pas au numéro 1. Au numéro 2,sous la croix. L’autre, c’est trop facile à découvrir.

– Ça va. Il fait presque assez noir pours’en aller. »

Joe l’Indien alla d’une fenêtre à l’autre pourregarder ce qui se passait autour de la maison.

« Il n’y a personne en vue, dit-il. Maisje me demande qui a bien pu apporter ces outils ici. Dis donc, ilssont peut-être en haut, qu’est-ce que tu enpenses ? »

Tom et Huck en eurent le souffle coupé. Joecaressa le manche de son couteau, hésita un instant, puis sedirigea vers l’escalier. Les deux garçons pensèrent à aller secacher dans le placard, mais ils n’en eurent pas la force. Lespremières marches de l’escalier gémirent. L’imminence du périlredonna du courage aux deux amis et ils allaient se précipiter versle placard quand ils entendirent un craquement sinistre. Joe poussaun juron et dégringola au milieu des débris de l’escalierpourri.

Son complice l’aida à se relever.

« Ne t’en fais pas, dit-il. S’il y a desgens là-haut, qu’ils y restent. Ils ne pourront plus descendre, àmoins de se rompre le cou. Il va faire nuit dans un quart d’heure.Ils peuvent toujours essayer de nous suivre. Et puis, même si onnous a vus, on nous aura pris pour des fantômes ou des diables. Çane m’étonnerait pas que les propriétaires de la pelle et de lapioche aient déjà décampé avec une bonne frousse ! »

Joe bougonna puis tomba d’accord avec sonami : il valait mieux utiliser le reste du jour à toutpréparer pour partir. Quelques instants plus tard, son compagnon etlui se dirigeaient vers la rivière, emmenant leur précieux fardeauavec eux.

Tom et Huck, soulagés d’un poids immense, lesregardèrent s’éloigner. Les suivre ? Il n’en était pasquestion. Ils s’estimèrent satisfaits de se retrouver dans la piècedu bas sans s’être rompu les os comme l’avait prédit l’inconnu. Ilsquittèrent la maison hantée et reprirent le chemin du village,rongeant leur frein en silence. Ils étaient furieux d’avoir laisséderrière eux la pelle et la pioche. Sans ces maudits outils, Joen’aurait jamais soupçonné leur présence. Il aurait enterré son oret son argent dans un coin de la pièce en attendant de pouvoirsatisfaire sa « vengeance », ensuite de quoi il aurait eula désagréable surprise de voir que le trésor avait disparu. Quellemalchance ! Ils résolurent d’épier l’Espagnol quand ilviendrait au village et de le suivre jusqu’au numéro 2. Alors, unepensée sinistre germa dans l’esprit de Tom.

« Dis donc, Huck, fit-il, tu ne crois pasque Joe pensait à nous en parlant de vengeance ?

– Oh ! tais-toi », murmura Huckqui manqua de défaillir.

Ils débattirent longuement de la question. Enentrant au village, ils en étaient arrivés à la conclusion que Joeavait peut-être quelqu’un d’autre en tête, ou du moins que seul Tométait visé, puisqu’il avait été le seul à témoigner. Ce fut unmince réconfort pour Tom que de se retrouver sans son ami face audanger. Un peu de compagnie ne lui aurait pas déplu !

Chapitre 28

 

Les aventures de la journée troublèrent lesommeil de Tom. Quatre fois, il rêva qu’il mettait la main sur lefabuleux trésor et quatre fois, celui-ci lui échappait au derniermoment, en même temps que le sommeil. Il dut revenir à la dureréalité. Au matin, alors que, les yeux grands ouverts, ilrécapitulait les événements de la veille, il eut l’impression quetout cela s’était passé dans un autre monde et il se demanda si,après tout, la grande aventure n’était pas elle-même un rêve.

Il y avait un argument très fort en faveur decette théorie : la quantité de pièces qu’il avait aperçuequand Joe avait ouvert le coffre était trop fantastique pour êtrevraie. Il n’avait jamais vu auparavant plus de cinquante dollars àla fois et, comme tous les garçons de son âge, il se figurait quequand on les comptait par milliers ou centaines, ce n’était qu’unefaçon de parler. Il ne lui serait pas venu un instant à l’espritqu’une personne pût posséder à elle seule la somme considérablereprésentée par cent dollars. Si on avait essayé d’approfondirl’idée qu’il se faisait d’un trésor caché, on aurait constaté quecela revenait à une poignée de menue monnaie bien réelle et à unboisseau de pièces d’or imaginaires.

Cependant, à force de réfléchir, il en arrivaà conclure qu’il n’avait peut-être pas rêvé du tout et que letrésor existait bel et bien. Il fallait tirer cela au clair, sanstarder. Il se leva donc, avala son petit déjeuner au triple galopet courut retrouver Huck.

Huck était assis sur le rebord d’une« plate » et laissait ses pieds pendre dans l’eau. Ilavait l’air fort mélancolique. Tom décida de le laisser aborder lepremier le sujet qui lui tenait tant au cœur. Si Huck lui enparlait, ce serait la preuve qu’il n’avait pas rêvé.

« Bonjour, Huck !

– Bonjour, toi ! »

Silence.

« Tom, si nous avions laissé nos mauditsoutils auprès de l’arbre mort, nous serions en possession du trésorà l’heure qu’il est. C’est terrible, avoue.

– Alors, ce n’était pas un rêve ! Etpourtant, je préférerais presque, d’une certaine manière.

– Comment, un rêve ?

– Eh bien, je parle de ce qui nous estarrivé hier.

– Tu en as de bonnes avec tes rêves,toi ! Si l’escalier ne s’était pas effondré, tu aurais vu ledrôle de rêve que nous aurions fait. J’ai rêvé toute la nuit de Joeet de son complice. Que le diable les emporte !

– Non, non. Je ne veux pas qu’il lesemporte. Je veux retrouver Joe, et l’argent avec.

– Tom, nous ne le retrouverons jamais. Tusais, on n’a pas tous les jours l’occasion de mettre la main sur unmagot pareil. Nous autres, nous avons laissé passer notre chance.C’est raté maintenant. Je suis à peu près sûr qu’on ne reverra plusl’Espagnol.

– Je suis de ton avis. Je paieraispourtant cher pour le suivre jusqu’au numéro 2.

– Le numéro 2. Oui, c’est la clef dumystère. J’y ai réfléchi, mais je nage complètement. Et toi,Tom ?

– Moi aussi, mon vieux. C’est trop calépour moi. Dis donc, Huck C’est peut-être le numéro d’unemaison !

– Penses-tu ! En tout cas, si jamaisc’est le numéro d’une maison, ce n’est pas ici. Il n’y a pas denuméros aux maisons dans notre patelin. C’est trop petit.

– Attends que je réfléchisse. C’estpeut-être le numéro d’une chambre dans une taverne ou dans unhôtel.

– Eh ! mais, c’est une idée !Il n’y a que deux tavernes dans le pays. Nous saurons vite à quoinous en tenir.

– Reste ici, Huck, etattends-moi. »

Tom partit sur-le-champ. Il n’avait aucuneenvie de s’afficher en public en compagnie de Huck. Il resta absentune demi-heure.

À la première taverne, la meilleure deSaint-Petersburg, il apprit que le numéro 2 était occupé par unjeune clerc de notaire. À l’autre hôtel, un endroit plus ou moinslouche, le fils du propriétaire lui déclara que le numéro 2 étaitun pur mystère. La chambre était fermée à clef toute la journée etla porte ne s’en ouvrait que la nuit pour livrer passage à des gensqu’il ne connaissait pas. Il ne savait pas à quoi attribuer cetétat de choses. Pour lui, cette chambre était hantée. Il ne voyaitpas d’autre explication. La nuit précédente, il y avait aperçu unelumière.

« Voilà ce que j’ai trouvé, Huck. Jecrois que nous sommes sur la bonne voie.

– Moi aussi, Tom. Et maintenant,qu’allons-nous faire ?

– Laisse-moi réfléchir. »

Les réflexions de Tom l’absorbèrent un longmoment.

« Écoute-moi, finit-il par dire. Cenuméro 2 a deux entrées. L’une d’elles donne sur une impasse entrela taverne et la briqueterie. Toi, tu vas rafler toutes les clefsque tu pourras. Moi, je chiperai celles de ma tante et, à laprochaine nuit noire, nous tâcherons d’entrer dans cette pièce. Etpuis, ouvre l’œil. Joe l’Indien a dit qu’il viendrait faire un tourpar ici pour essayer de se venger. Si tu le vois, tu le suivras.S’il ne va pas à la taverne, ce sera que nous nous sommestrompés.

– Tu vas fort ! Je n’ai pas du toutenvie de le suivre !

– Ne t’inquiète pas. S’il revient, cesera sûrement la nuit. Il ne te verra pas et, même s’il te voit, ilne se doutera de rien.

– Allons, s’il fait très noir, je croisque je le suivrai. Mais je ne garantis rien…

– Du courage, Huck. Il ne faut pas lelaisser filer comme ça avec son trésor. Tu veux que ce soit moi quile suive ?

– Non, Tom. Compte sur moi.

– Ça, c’est parler ! Ne faiblis pas,Huck. Et tu peux compter sur moi ! »

Chapitre 29

 

Cette nuit-là, Tom et Huck s’apprêtèrent àtenter l’aventure. Jusqu’à neuf heures passées, ils rôdèrent auxabords de la taverne, l’un surveillant l’impasse, l’autre l’entréede l’auberge. Personne n’emprunta l’allée. Personne qui ressemblâtà l’Espagnol ne franchit le seuil de la taverne. La nuits’annonçait belle. Néanmoins, Tom rentra chez lui assuré que s’ilfaisait suffisamment noir, Huck viendrait miauler sous sa fenêtre.Mais la nuit resta claire et vers minuit, Huck se retira dansl’étable qui lui servait d’abri.

Il en alla de même le mardi, puis le mercredi.Le jeudi, la nuit s’annonça plus propice. Tom sortit de sa chambremuni de la lanterne de sa tante et d’une large serviette pour endissimuler la lueur. Il cacha la lanterne dans l’étable de Huck etles deux amis commencèrent à monter la garde. À onze heures, lataverne ferma et ses lumières s’éteignirent. Personne ne s’étaitengagé dans l’impasse. Aucune trace de l’Espagnol. Une obscuritécomplète régnait sur le village. En dehors de quelques roulementsde tonnerre dans le lointain, tout était parfaitement silencieux.Les auspices étaient en somme des plus favorables.

Tom alluma sa lanterne dans l’étable,l’entoura soigneusement de la serviette, et les deux coureursd’aventures se glissèrent dans l’ombre vers la taverne. Huck restaà faire le guet à l’entrée de l’impasse et Tom disparut.

L’angoisse s’empara de Huck. Le malheureuxperdit toute notion du temps. Il lui sembla qu’il attendait làdepuis des siècles. Pourquoi Tom ne revenait-il pas ? Cen’était pas possible, il s’était évanoui, ou bien il était mort.Petit à petit, Huck s’avança dans l’impasse. Il s’attendait d’unmoment à l’autre à une catastrophe épouvantable qui le priverait deses derniers moyens. Déjà, le souffle lui manquait et son cœurbattait à se rompre. Soudain, il aperçut une lueur et Tom passa entrombe à côté de lui.

« Sauve-toi, au nom du Ciel,sauve-toi ! » cria-t-il à Huck.

Un seul avertissement aurait suffi car ausecond « sauve-toi ! » Huck faisait déjà du quaranteou du cinquante à l’heure. Les deux amis ne s’arrêtèrent quelorsqu’ils eurent atteint un abattoir désaffecté, à l’extrémité duvillage. À peine y eurent-ils pénétré que l’orage éclata. La pluiese mit à tomber à torrents. Dès qu’il eut repris son haleine, Tommurmura :

« Oh ! Huck, c’est effroyable !J’ai essayé deux des clefs que j’avais prises, mais elles faisaientun tel bruit dans la serrure que je ne pouvais plus bouger. Etpuis, elles ne voulaient pas tourner. Alors, sans savoir ce que jefaisais, j’ai pris le bouton de la porte à pleines mains et laporte s’est ouverte. Elle n’était pas fermée à clef ! Je suisentré, j’ai découvert ma lanterne, et qu’est-ce que j’aivu ?

– Allons, parle.

– Huck, j’ai failli écraser la main deJoe l’Indien.

– Non !

– Si. Il était étendu de tout son longsur le plancher.

– Sapristi ! Alors, qu’est-ce que tuas fait ? Il s’est réveillé ?

– Non, il n’a pas bronché. Je crois qu’ilétait ivre. J’ai juste ramassé ma serviette et j’ai décampé.

– Moi, je suis sûr que je n’aurais jamaispensé à ma serviette dans un moment pareil.

– J’étais bien forcé. Ma tante auraitfait une histoire de tous les diables si je l’avais perdue.

– Dis donc, Tom, tu as vu lecoffre ?

– Je ne suis pas resté à inspecter leslieux. Je n’ai vu ni le coffre ni la croix. Je n’ai vu, en fait,qu’une bouteille vide et un gobelet posés auprès de Joe. Oui, etj’ai vu aussi deux barriques et un tas d’autres bouteilles dans lapièce. Comprends-tu maintenant pourquoi on peut dire que cettechambre est hantée ?

– Non, je ne saisis pas.

– Mais voyons, elle est hantée par lewhisky ! Il y a bien des chances pour que toutes les tavernesqui ne paient pas patente pour vendre de l’alcool aient une chambrehantée, mon vieux.

– Comme tu dis ! Qui aurait cru unechose pareille, hein ? Seulement, Tom, voilà le moment oujamais de rafler le coffre si Joe est ivre.

– Tu crois ? Eh bien, essaie unpeu ! »

Huck frissonna.

« Je pense que… Après tout, j’aime mieuxpas.

– Moi non plus, Huck. Une seule bouteilleauprès de Joe, ce n’est pas assez. S’il y en avait eu trois, je nedis pas. J’aurais tenté le coup.

– Écoute-moi, Huck, reprit Tom après uninstant de réflexion. Attendons d’être certains que Joe n’est pasau numéro 2 pour fouiller la chambre. En montant la garde toutesles nuits, nous finirons bien par le voir sortir. Alors, nous nousprécipiterons et nous lui chiperons son coffre en cinq sec.Autrement, c’est trop dangereux.

– Bon, j’accepte. Je veux bien monter lagarde toute la nuit et tu te charges de la monter dans lajournée.

– Ça va. Si tu vois quelque chose, tuviendras faire miaou sous ma fenêtre. Si je dors trop dur, tulanceras du sable. Ça me réveillera.

– Tope là, mon vieux.

– Maintenant, Huck, l’orage est fini. Jevais rentrer chez moi. Il va faire jour dans deux heures. Tumonteras la garde jusque-là ?

– Puisque je te le dis. Je surveilleraicette taverne pendant un an s’il le faut. Je veillerai la nuit etdormirai le jour.

– Entendu, mais où dormiras-tu ?

– Dans la grange de Ben Rogers. Il m’en adonné la permission et son vieux nègre aussi. Tu sais, l’oncleJake. Je tire souvent de l’eau pour l’oncle Jake et il me donnequelquefois un morceau à manger. C’est un brave nègre, Tom. Ilm’aime bien parce que je ne le traite pas de haut. Seulement, il nefaudra pas le répéter. Quand on a le ventre creux, on faitquelquefois ce qu’on ne ferait pas si l’on avait mangé à safaim.

– Allons, si je n’ai pas besoin de toidans la journée, je te laisserai dormir. En tout cas, c’est promis,hein ? Si tu vois quelque chose d’anormal pendant la nuit, tuviens miauler sous ma fenêtre. »

Chapitre 30

 

Le vendredi matin, Tom apprit une bonnenouvelle : la famille du juge Thatcher était rentrée àSaint-Petersburg la veille au soir. Pour le moment, Joe l’Indien etson trésor furent relégués à l’arrière-plan et le garçon ne pensaplus qu’à Becky. Il ne tarda pas à revoir la petite et tous deuxs’amusèrent follement avec leurs camarades d’école.

La journée s’acheva encore mieux qu’ellen’avait commencé. À force de harceler sa mère, Becky finit parobtenir que son fameux pique-nique fût fixé au lendemain. La petiteéprouva une joie délirante qui n’eut d’égal que le bonheur de Tom.Les invitations furent lancées aussitôt et toute la jeunesse duvillage entra dans la fièvre des préparatifs. Tom était si énervéqu’il ne put s’endormir. L’oreille aux aguets, il attendait lemiaou de Huck et espérait bien mettre la main sur le trésor sansplus tarder, ce qui lui permettrait d’éblouir Becky et ses amis aupique-nique. Mais la nuit se passa sans incident et il lui fallutdéchanter.

Le lendemain matin vers onze heures, une fouleaussi joyeuse que bruyante était rassemblée chez le juge Thatcheret n’attendait plus que le signal du départ. Les grandes personnesn’avaient point coutume de gâcher la joie des enfants par leurprésence. Elles estimaient que leur sauvegarde était suffisammentassurée par quelques jouvencelles de dix-huit printemps et leurscavaliers de trois ou quatre années plus âgés. Le vieux bac àvapeur fut affrété pour l’occasion. Bientôt la cohorte enfantine serépandit dans la rue principale du village. Presque tout le mondeportait un panier à provisions sous le bras. Sid, malade, nepouvait participer aux réjouissances, et Mary était restée auprèsde lui.

Avant le départ, Mme Thatcherfit ses recommandations à sa fille.

« Vous rentrerez certainement très tard,lui dit-elle. Tu ferais peut-être mieux de passer la nuit chez unede tes petites amies qui habitent à côté du débarcadère.

– Alors, j’irai couchez chez Susy Harper,maman.

– Très bien. Et tâche d’être sage et dene gêner personne. »

En chemin, Tom dit à Becky :

« Voilà ce que nous allons faire. Au lieud’aller chez Joe Harper, nous monterons le coteau et nous ironscoucher chez la veuve Douglas. Elle aura des glaces. Elle en atoujours plein sa cuisine. Elle sera ravie de nous héberger.

– Oh ! comme ce seraamusant !

Mais les sourcils de Becky se froncèrent.

« Que va dire maman ?demanda-t-elle.

– Elle n’en saura rien.

– Oui, mais… ce n’est pas bien de…

– Et alors ? Du moment qu’elle n’estpas au courant ! D’ailleurs, nous ne ferons rien de mal. Toutce qu’elle désire c’est que tu passes une bonne nuit tranquille. Etpuis, je suis sûr que si tu lui avais parlé de la veuve Douglas,elle t’aurait conseillé elle-même d’aller chez elle. »

L’hospitalité royale de la veuve Douglas étaitévidemment bien tentante, et Tom réussit à lever les derniersscrupules de Becky. Les deux enfants décidèrent d’un commun accordde ne pas souffler mot de leur projet.

Tout à coup, Tom songea que cette nuit mêmeHuck était fort capable de venir miauler sous sa fenêtre. Quefaire ? Il ne pouvait pourtant pas renoncer à aller chez laveuve Douglas. Du reste, tout bien réfléchi, il n’y avait aucuneraison pour que Huck l’appelât cette nuit plutôt que les autres. Leplaisir certain de la soirée à venir l’emporta sur l’attrait dutrésor hypothétique. Et, avec la légèreté de son âge, Tom n’y pensaplus de toute la journée.

À six kilomètres en aval du village, le bacs’arrêta devant une crique entourée de bois. Aussitôt l’ancrejetée, la jeunesse se rua sur la berge et ne tarda pas à remplir laforêt de cris et de rires sonores. Tous les moyens d’attraper descourbatures et de se mettre en nage furent essayés. Peu à peu, lesmembres de la troupe regagnèrent leur base. Ils avaient tousl’estomac dans les talons et la dévastation des victuaillescommença. Après le festin, on se reposa et l’on bavarda à l’ombrede grands chênes. Soudain, quelqu’un lança :

« Y a-t-il des volontaires pour lagrotte ? »

Tout le monde en fut. On se jeta sur lespaquets de chandelles, et une caravane improvisée se mit en devoird’escalader la falaise. Au sommet se trouvait la grotte MacDougal,dont l’entrée, en forme de A, était défendue par une porte de chênemassif. La porte était justement ouverte et les explorateurspénétrèrent dans une sorte de chambre glaciale. Il faisait sombre.La pierre des murs suintait. Quand on se retournait, on voyait sedessiner dans l’encadrement de l’entrée la vallée inondée desoleil. L’endroit était romantique à souhait. D’abord les visiteursse turent, mais leur exubérance naturelle reprit le dessus et lecharivari recommença. Un garçon alluma une chandelle. Toute latroupe se rua sur lui. Il défendit vaillamment son bien jusqu’aumoment où il succomba sous le nombre. Une autre chandelle s’allumaet fut éteinte au milieu des cris et des rires.

Cependant, tout a une fin et une sageprocession de garçons et de filles, munis de chandelles dont lereflet tremblait sur les voûtes vingt mètres au-dessus de leurstêtes, se mit à descendre la pente rapide du couloir principal. Cecouloir n’avait guère plus de trois mètres de large. Sur chacune deses parois s’ouvraient des galeries latérales très rapprochées. Lagrotte MacDougal était un véritable labyrinthe et l’on disait qu’onaurait pu errer pendant des jours et des nuits, descendant toujoursplus bas dans le méli-mélo de ses couloirs, ses crevasses et sesgouffres, sans jamais en atteindre le fond, fût-ce dans lesentrailles même de la terre. Si bien que personne ne pouvait sevanter de « connaître » la grotte. La plupart des jeuneshommes en avaient exploré une partie et Tom, pour sa part, enconnaissait au moins autant qu’eux.

La procession s’étira le long du couloircentral et bientôt de petits groupes l’abandonnèrent pour se livrerà une poursuite en règle dans les allées latérales. On s’évitait,on se guettait aux carrefours, on s’attaquait par surprise et l’onparvenait même à échapper à l’ennemi pendant une bonne demi-heure,sans s’écarter des endroits « repérés ».

Groupe après groupe, les explorateurs,haletants, couverts de glaise et de coulées de chandelle seretrouvèrent à l’entrée de la grotte, ravis de leur journée. Alors,ils s’aperçurent avec stupeur qu’ils ne s’étaient pas inquiétés del’heure et que la nuit était sur le point de tomber. La cloche dubac sonnait depuis un certain temps, et cette fin romantique à labelle aventure lui conférait, de l’avis de tous, un charmesupplémentaire. On redescendit au galop et, lorsque le vieux bateaueut quitté la rive, personne, hormis le capitaine, ne regretta ceretard.

Huck était déjà à son poste quand le bac, toutéclairé, longea l’appontement. Le jeune garçon n’entendit aucunbruit à bord car tous les passagers, brisés de fatigue, s’étaientendormis. Il se demanda quel pouvait bien être ce vapeur etpourquoi il ne s’arrêtait pas, mais, comme il avait d’autres chatsà fouetter, il n’y pensa plus. La nuit devenait très sombre. Lesnuages s’amoncelaient. Dix heures sonnèrent. Les bruitss’apaisèrent, les lumières s’éteignirent, les derniers passantsrentrèrent chez eux, le village s’endormit et le petit guetteurresta seul avec le silence et les fantômes.

À onze heures, les lumières de la tavernes’éteignirent. Il fit noir comme dans un four. Huck était toujoursaux aguets mais rien ne se produisit. L’inutilité de sa missioncommença à lui apparaître et il songea à aller se coucher.

Soudain, il perçut un bruit. Tous les sens enéveil, il fouilla l’obscurité. La porte de l’auberge qui donnaitsur l’impasse se referma doucement. Huck se tapit dans un coin.Deux hommes passèrent tout près de lui. L’un semblait porterquelque chose sous son bras. Ça devait être le coffre ! Ainsi,ils emportaient leur trésor ! Fallait-il prévenir Tom ?Mais non, c’était absurde Les deux hommes se perdraient dans lanuit et il serait impossible de retrouver leurs traces. Il n’yavait qu’à les suivre sans se faire voir. C’était une chosefaisable, grâce à l’obscurité.

Huck se glissa hors de sa cachette et, piedsnus, léger comme un chat, il emboîta le pas aux voleurs de trésor,ayant soin de conserver entre eux et lui une distance suffisammentréduite pour ne pas les perdre de vue.

Ils suivirent le fleuve pendant un certaintemps, puis tournèrent à gauche. Ensuite, ils s’engagèrent dans lechemin qui menait en haut de la colline de Cardiff. Passée lamaison du vieux Gallois à flanc de coteau, ils continuèrent leurascension. « Bon, pensa Huck, ils vont aller enfouir le coffredans la vieille carrière. » Mais ils ne s’arrêtèrent pas à lacarrière. Une fois au sommet, ils commencèrent à redescendre par unétroit sentier qui plongeait entre de hauts buissons de sumac.L’obscurité se referma sur eux.

Huck hâta le pas pour raccourcir la distancequi les séparait, sûr maintenant de ne pas être repéré. Il marchaainsi un temps ; puis craignant d’aller trop vite, il ralentitun peu, fit encore quelques mètres, puis s’arrêta. Il écouta :aucun autre bruit que le battement de son cœur. Une chouette ululadans le lointain. Sinistre présage ! Où se trouvaient donc lesdeux hommes. La partie était-elle perdue ? Huck était sur lepoint de s’élancer quand quelqu’un toussota à un mètre delui ! La gorge du jeune garçon se serra, ses membrestremblèrent comme s’il avait été en proie à un violent accès defièvre. Soudain, Huck se rendit compte de l’endroit où il étaitarrivé : à quelques mètres de l’allée qui donnait accès à lapropriété de la veuve Douglas. « C’est parfait, se dit Huck,qu’ils enfouissent leur trésor ici. Il ne sera pas difficile àtrouver ! »

Une voix sourde s’éleva alors, la voix de Joel’Indien.

« Que le diable emporte cette bonnefemme, fit-il. Il y a du monde chez elle. Je vois de lalumière.

– Moi je ne vois rien », réponditune autre voix, celle de l’inconnu de la maison hantée.

Le sang du pauvre Huck se glaça dans sesveines. Joe avait dû entraîner son complice jusque-là pour l’aiderà satisfaire sa vengeance. La première pensée du gamin fut des’enfuir, mais il se rappela que la veuve Douglas avait souvent ététrès bonne pour lui et il se dit que les deux hommes avaientpeut-être l’intention de l’assassiner. Il aurait bien voulul’avertir du danger qu’elle courait, mais il n’osait pas bouger, depeur de révéler sa présence.

« Tu ne vois pas la lumière parce qu’il ya un arbuste devant toi, reprit Joe. Tiens, approche-toi. Tu vois,maintenant ?

– Oui. En effet, il doit y avoir du mondechez elle. Nous ferions mieux de renoncer à notre projet.

– Y renoncer au moment où je vais quitterle pays pour toujours ! Mais, voyons, l’occasion ne sereprésentera peut-être jamais. Je t’ai répété sur tous les tons quece n’est pas son magot qui m’intéresse. Tu peux le prendre si ça techante. Le fait est que son mari m’a toujours traité comme un chienet m’a fait condamner pour vagabondage quand il était juge de paix.Et ce n’est pas tout. Il m’a fait fouetter devant la porte de laprison. Fouetter comme un vulgaire nègre ! Comprends-tu ?Il est mort avant que je puisse me venger, mais c’est sur sa femmeque je me vengerai aujourd’hui.

– Oh ! ne la tue pas ! Ne faitpas une chose pareille !

– La tuer ! Qui a parlé de latuer ? Quand on veut se venger d’une femme, on ne la tue pas,on la défigure. On lui fend les narines, on lui coupe lesoreilles.

– Mon Dieu ! mais c’est du…

– Garde tes réflexions pour toi !C’est plus prudent ! Je l’attacherai à son lit. Si elle saignetrop et qu’elle en meurt, tant pis pour elle. Je ne verserai pasune larme sur son cadavre. Mon vieux, tu es ici pour m’aider dansma besogne. Seul, je n’y arriverai pas. Fourre-toi bien ça dans latête. Si tu bronches, je te tue ! Tu m’entends ? Et si jesuis obligé de te tuer, je la tuerai elle aussi. Comme ça, personnene saura ce qui s’est passé.

– Eh bien, puisqu’il le faut, allons-ytout de suite. Plus vite ce sera fait, mieux ça vaudra… Mais j’ensuis malade.

– Y aller tout de suite ! Avec lemonde qu’il y a chez elle ! Dis donc, tu me ferais presquedouter de toi. Nous pouvons attendre. Nous ne sommes paspressés. »

Huck devina que les deux hommes n’avaient plusrien à se dire pour le moment. Mais le silence l’effrayait encoredavantage que cette horrible conversation. Retenant son souffle, iltenta de faire un pas en arrière, se balança en équilibre précairesur une jambe, faillit basculer d’un côté puis de l’autre, serattrapa, et se stabilisa enfin avec d’infinies précautions. Encoreun pas, puis un autre. Une branche craqua sous son pied. Ils’arrêta de respirer, écouta. Aucun bruit, le silence était total.Sa gratitude envers le Ciel fut sans bornes. Bientôt, il retrouvale sentier enfoui dans les sumacs, lentement il vira de bord avecla souplesse d’un bateau sur l’eau, puis repartit d’un pas rapideet prudent. Il ne prit finalement sa course qu’une fois arrivé à lacarrière, et hors d’atteinte. Il courut d’une seule traite jusqu’àla maison du Gallois. Il tambourina à la porte de la ferme. Unefenêtre s’ouvrit et le vieil homme apparut encadré de ses deuxfils, deux superbes gaillards.

« Qui est-ce qui fait tout cetapage ? cria-t-il. Qui frappe à ma porte ? Que mevoulez-vous ?

– Laissez-moi entrer… Vite… J’ai quelquechose à vous dire.

– Qui êtes-vous ?

– Huckleberry Finn… Vite, laissez-moientrer !

– Ah ! C’est toi, Huckleberry !Je n’ai guère envie de t’ouvrir ma porte. Ouvrez-lui quand même,mes gars, et voyons ce qu’il nous veut. »

« Je vous en supplie, ne dites jamais queje suis venu vous trouver. » Telles furent les premièresparoles de Huck lorsque les fils du Gallois l’eurent fait entrer.« Je vous en supplie… autrement on me tuera… mais la veuve asouvent été très gentille pour moi et je veux vous dire… Je vousdirai tout si vous me jurez de ne jamais raconter que je suisvenu.

– Sacrebleu ! s’exclama le Gallois.Ça doit être joliment important, sans quoi il ne serait pas danscet état. Allons, parle, petit. Nous te promettons de ne riendire. »

Trois minutes plus tard, le vieillard et sesfils gravissaient la colline et se dirigeaient vers la propriété dela veuve. Chacun d’eux tenait son fusil à la main. Huck les laissaà mi-chemin et se blottit derrière un arbre.

Après un long silence, il entendit unedétonation suivie d’un cri. Le jeune garçon n’attendit pas la suiteet dévala la pente aussi vite que s’il avait eu tous les diables del’enfer à ses trousses.

Chapitre 31

 

Dès les premières lueurs de l’aube, Huckgravit à tâtons la colline et vient frapper doucement à la porte duGallois. Les occupants de la ferme, émus par les événements de lanuit, ne dormaient que d’un œil.

– Qui est là ? cria-t-on d’unefenêtre.

– Ouvrez-moi, répondit le gamin d’unevoix tremblante. Ce n’est que moi, Huck Finn.

– Sois le bienvenu, mon garçon !Cette porte te sera désormais ouverte jour et nuit. »

C’était bien la première fois que le petitvagabond recevait un tel accueil. Il se sentit tour réconforté.

Une clef tourna dans la serrure, la portes’ouvrit, et il entra. On le fit asseoir ; le Gallois et sesfils s’habillèrent en un tournemain.

« J’espère que tu as faim, mon garçon,dit le vieil homme. Le petit déjeuner sera prêt dès que le soleilsera levé. Tu tâcheras d’y faire honneur. Mes fils et moi, nousespérions que tu aurais couché ici cette nuit, mais nous ne t’avonspas retrouvé.

– J’étais mort de peur, avoua Huck, et jeme suis sauvé quand j’ai entendu le coup de feu. J’ai couru pendantprès de cinq kilomètres sans m’arrêter. Je suis revenu parce que jevoudrais bien savoir ce qui est arrivé. Et si vous me voyez aupetit jour c’est parce que je ne tiens pas du tout à rencontrer lesdeux démons, même s’ils sont morts.

– Mon pauvre gosse, tu m’as tout l’aird’avoir passé une bien mauvaise nuit. Mais j’ai un lit pour toi. Tuiras te coucher dès que tu auras mangé. Hélas ! non. Lesdiables ne sont pas morts. Nous le regrettons joliment, jet’assure. Grâce à ta description, nous savions pourtant bien où lesdénicher. Nous nous sommes avancés sur la pointe des pieds. Nousétions à dix mètres d’eux. Il faisait noir comme dans un four.Personne ne pouvait nous voir. Tout à coup, j’ai été pris d’uneterrible envie d’éternuer, quelle malchance ! J’ai voulu meretenir, mais rien à faire. Il a fallu que ça sorte. J’ai entendules branches remuer. Les deux lascars fichaient le camp. Commej’étais en tête avec mon fusil, j’ai dit à mes fils de faire commemoi et j’ai tiré dans la direction du bruit. On les entendaitcourir. On a couru après eux à travers bois en tirant quelquescartouches au jugé, mais je suis bien sûr que nous ne les avons pastouchés. Ils ont tiré deux balles sur nous en s’enfuyant. Dieumerci ! ils nous ont ratés. Dès que nous ne les avons plusentendus, nous avons cessé de les poursuivre et nous sommes alléstout de suite prévenir les policiers. Ils sont partis monter lagarde au bord de la rivière et, sitôt qu’il fera grand jour, leshérif rassemblera des volontaires et organisera une battue. Mesfils y prendront part. Je voudrais bien savoir comment sont faitsces animaux-là… ça faciliterait rudement les recherches. Mais tu nepeux pas nous donner leur signalement, je suppose ? Il faisaittrop noir, cette nuit.

– Si, si, je peux vous les décrire. Jeles ai vus au village et je les ai suivis jusque par ici.

– C’est merveilleux ! Vas-y, monpetit : à quoi est-ce qu’ils ressemblent ?

– L’un d’eux, c’est le vieux sourd-muetespagnol qui est venu rôder deux ou trois fois dans le pays.L’autre, c’est un type mal rasé, déguenillé et…

– Ça suffit, mon garçon. Nous lesconnaissons ! Nous les avons surpris un jour dans les boisderrière la maison de la veuve ; ils ont décampé en nousvoyant. Allez vite, mes gars. Courez prévenir le shérif… Vousprendrez votre petit déjeuner demain ! »

Les fils du Gallois partirent aussitôt. Commeils franchissaient le seuil, Huck se dressa d’un bond ets’écria :

« Surtout ne dites à personne que c’estmoi qui ai découvert leur piste ! Je vous ensupplie !

– Nous ne dirons rien, Huck, puisque tule demandes, mais c’est dommage de ne pas pouvoir raconter tesexploits.

– Non, non, je vous en prie, ne ditesrien. »

Lorsque les jeunes hommes se furent éloignés,le vieil homme déclara :

« Ils ne diront rien… moi non plus. Maispourquoi ne veux-tu pas qu’on sache ce que tu asfait ? »

Huck se contenta d’expliquer que l’un des deuxhommes le tuerait certainement s’il apprenait qui avait lancé lesGallois et les policiers à sa poursuite.

« Mais enfin, mon garçon, comment as-tueu l’idée de suivre ces individus-là ? » demanda levieillard.

La question était gênante et Huck réfléchitavant de répondre.

« Voilà, dit-il. Je ne mène pas une viebien gaie et, à force d’y penser et de chercher un moyen de m’entirer, ça m’empêche quelquefois de dormir. Hier soir, je n’arrivaispas à fermer l’œil. Alors, je suis allé faire un tour. En passantdevant la vieille briqueterie, à côté de la taverne, je me suisarrêté et je me suis adossé au mur pour penser plus à mon aise. Àce moment, les deux types sont passés tout près de moi. L’un d’euxportait une espèce de caisse sous le bras et je me suis tout desuite dit qu’il avait dû la voler. Il fumait un cigare. Soncamarade lui a demandé du feu. La braise de leurs cigares leur aéclairé le visage et j’ai reconnu le sourd-muet espagnol à sesfavoris blancs. J’ai vu que l’autre était, tout couvert deguenilles.

– Quoi ! Tu as pu voir ses guenillesà la lueur de son cigare ? »

Huck parut déconcerté.

« je… je ne sais pas… Enfin, j’ai eucette impression.

– Alors, ils ont continué leurchemin ; et toi… ?

– Moi, je les ai suivis, oui… C’est ça.Je voulais voir ce qu’ils allaient faire. Je les ai suivis jusqu’àl’entrée de la propriété de la veuve. Ils… Ils se sont arrêtés dansle noir et j’ai entendu l’Espagnol dire à son camarade qu’ilvoulait défigurer la veuve et que…

– Hein ! C’est le sourd-muet qui adit tout cela ? »

Huck venait de commettre une énormebêtise ! Il faisait tout pour que le vieux Gallois ne sachepas qui était l’Espagnol et, plus il parlait, plus il s’enferraitet accumulait les bourdes.

« N’aie pas peur, mon garçon, lui dit levieillard. Avec moi, tu ne crains rien. Je m’en voudrais de toucherà un seul de tes cheveux. Je te protégerai… Compte sur moi. CetEspagnol n’est donc ni muet ni sourd. Tu l’as dit malgré toi. Tu nepeux pas revenir là-dessus maintenant. Bon, tu en sais davantagesur cet Espagnol que tu n’en as l’air. Allons, aie confiance enmoi… Parle. Je ne te trahirai pas. »

Huck regarda le Gallois. Son visage respiraitl’honnêteté. Il s’approcha de lui et lui glissa dans l’oreille.

« Ce n’est pas un Espagnol… c’est Joel’Indien ! »

Le vieillard se leva comme s’il avait étémordu par un serpent.

« Ça explique tout, fit-il. Quand tu m’asparlé de narines fendues et d’oreilles coupées, j’ai cru que tuinventais, parce que les Blancs ne pensent pas à des vengeances dece genre. Mais un Indien ! C’est différent ! »

La conversation se poursuivit pendant le petitdéjeuner et le Gallois raconta qu’avant d’aller se coucher, sesfils et lui avaient pris une lanterne et étaient allés examiner lesol auprès de l’allée pour voir s’il n’y avait pas de traces desang. Ils n’en avaient pas trouvé, mais ils avaient découvert ungros sac contenant des…

« Des quoi ? »s’exclama Huck, les lèvres tremblantes.

Le souffle coupé, les yeux écarquillés, ilattendit la réponse. Le Gallois, stupéfait, le regarda à son tour.Une, puis trois, puis cinq secondes passèrent. Enfin le vieillardrépondit :

« Un sac contenant des outils decambrioleur. »

Huck poussa un soupir de soulagement.

« Oui, un attirail de cambrioleur, répétale Gallois sans quitter Huck des yeux. Ça m’a l’air de te faireplaisir, ce que je te dis là. Pourquoi as-tu fait une tête pareilletout à l’heure ? Que croyais-tu que nous avions trouvé dans cesac ? »

Huck était au pied du mur. Il eût donnén’importe quoi pour pouvoir inventer une explication plausible.Mais rien ne lui venait à l’esprit et le Gallois le regardaittoujours dans le blanc des yeux. Alors, le pauvre garçon aux aboissauta sur la première idée venue.

« Des livres de prières,peut-être », risqua-t-il d’une voix blanche.

Le pauvre Huck était trop désespéré pourvouloir plaisanter, mais le vieil homme donna libre cours à sonhilarité et déclara qu’une pareille rigolade valait tous lesmédicaments du monde.

« Mon pauvre enfant, ajouta-t-il, tevoilà tout pâle et épuisé. Tu ne dois pas être dans ton assiette.Il y a de quoi d’ailleurs. Allons, après un bon somme, il n’yparaîtra plus. »

Huck était furieux contre lui-même de s’êtretrahi aussi bêtement ; d’un autre côté, il était ravi depenser que le paquet emporté par Joe l’Indien et son complicen’était pas le trésor, comme il l’avait cru tout d’abord, mais unvulgaire sac contenant un attirail de cambrioleur. Le coffre auxdollars devait donc être resté au numéro 2, et ce serait l’enfancede l’art de s’en emparer le soir même car, à cette heure-là, Joe etson compagnon auraient été arrêtés par les gendarmes et jetés enprison.

À peine le petit déjeuner terminé, on entenditfrapper à la porte. Huck alla se cacher dans un coin. Il n’avaitaucune envie d’être mêlé de près ou de loin aux événements de lanuit. Le Gallois ouvrit et fit entrer plusieurs messieurs etplusieurs dames, parmi lesquelles la veuve Douglas. Du pas de saporte, il aperçut des groupes de villageois qui prenaient le cheminde la colline pour aller se rendre compte sur place de ce quis’était passé. Bien entendu, la nouvelle s’était répandue dans toutle pays.

Le Gallois fut obligé de retracer à sesvisiteurs les péripéties de la nuit. La veuve Douglas lui exprimatrès spontanément sa gratitude.

« N’en parlons plus, madame, fit levieux. Il y a quelqu’un à qui vous devez beaucoup plus dereconnaissance qu’à mes fils ou à moi. Malheureusement, cettepersonne ne m’a pas permis de révéler son nom. Sans elle, nous neserions pas arrivés à temps. »

Comme il fallait s’y attendre, cettedéclaration excita une telle curiosité qu’on finit par en oublierle drame lui-même. Cependant, le vieil homme tint bon et refusa delivrer son secret.

Voyant qu’il n’y avait rien à faire pourobtenir d’autres précisions du Gallois, la veuve Douglas changea desujet de conversation.

« Pourquoi ne m’avez-vous pasréveillée ? demanda-t-elle. Je m’étais endormie sur mon livre,sans éteindre la lumière, et je n’ai rien entendu, malgré le bruitque vous avez dû faire.

– Nous avons pensé que ce n’était pas lapeine. À quoi bon vous effrayer ? Les deux bandits étaientpartis et ils n’avaient sans doute pas l’intention de revenir. Mestrois nègres ont monté la garde autour de votre maison tout lerestant de la nuit. Ils sont rentrés il y a un instant. »

De nouveaux visiteurs vinrent à la ferme et leGallois fut obligé de répéter son histoire un certain nombre defois.

C’était dimanche. Pendant les vacances, il n’yavait pas d’école avant le service religieux, mais tout le monde serendit de bonne heure à l’église. On ne parlait que de l’événementet l’on s’étonnait que les deux bandits n’eussent pas encore étéarrêtés.

Après le sermon, comme la foule se dispersait,Mme Thatcher s’approcha deMme Harper.

« Est-ce que ma petite Becky va passer sajournée au lit ? lui demanda-t-elle. Elle doit être morte defatigue.

– Votre petite Becky ?

– Mais oui. N’a-t-elle donc pas passé lanuit chez vous ?

– Non. »

Mme Thatcher pâlit et s’assitsur un banc, juste au moment où passait tante Polly.

« Bonjour, madame Thatcher, bonjourmadame Harper, dit la vieille dame. Figurez-vous que mon garçonn’est pas rentré. Je pense qu’il a couché chez l’une d’entre vouscette nuit. »

Mme Thatcher fit non de latête et pâlit davantage.

« Il n’a pas couché à la maison »,déclara Mme Harper qui commençait à se sentir mal àl’aise.

L’anxiété se peignit sur les traits de tantePolly.

« Joe Harper, fit-elle, as-tu vu Tom, cematin ?

– Non, madame.

– Quand l’as-tu aperçu pour la dernièrefois ? »

Joe essaya de se rappeler mais il n’y parvintpas.

Maintenant, les gens s’arrêtaient etentouraient le banc où Mme Thatcher s’était assise.D’autres personnes revenaient sur leurs pas pour voir ce qui sepassait. Des murmures couraient dans l’assistance. On interrogeaitles enfants, on posait des questions aux jeunes professeurs quiavaient pris part à l’expédition de la veille. Tous reconnurentqu’ils n’avaient vu ni Becky ni Tom sur le bac. D’ailleurs,personne n’avait songé à demander s’il y avait des manquants. Unjeune homme émit l’idée que Tom et Becky étaient peut-être restésdans la grotte. Mme Thatcher s’évanouit. TantePolly fondit en larmes et se tordit les mains.

L’alarme donnée, la nouvelle courut de boucheen bouche, de groupe en groupe, de maison en maison. Au bout decinq minutes, le tocsin sonnait et le village entier était sensdessus dessous. Oublié l’incident nocturne de la colline deCardiff ! Oubliés les voleurs ! On sella les chevaux, onsauta dans les barques, on prévint le capitaine du bac d’avoir àappareiller séance tenante. Au bout d’une demi-heure, deux centshommes se ruaient, par des moyens divers, du côté de la grotteMacDougal. Pendant tout l’après-midi, le village sembla vide etmort. De nombreuses femmes rendirent visite à tante Polly et àMadame Thatcher, et tentèrent de les réconforter. Elles pleurèrentavec elles, ce qui valait mieux que des paroles.

Toute la nuit, le village attendit desnouvelles. À l’aube, la consigne circula de rue en rue :« Envoyez d’autres chandelles. Envoyez d’autresprovisions. » Mme Thatcher et tante Pollyétaient à moitié folles de douleur. Le juge Thatcher eut beau leurenvoyer des messages optimistes de la grotte, il ne réussit pas àles rassurer.

Le vieux Gallois rentra chez lui au petitmatin, couvert de taches de suif et d’argile. Il trouva Huck couchédans le lit qu’il avait mis à sa disposition. Le gamin avait lafièvre et délirait. Comme tous les médecins étaient à la grotte, laveuve Douglas vint soigner le malade. Elle déclara que Huck pouvaitêtre ce qu’il voulait mais qu’il n’en restait pas moins unecréature du Bon Dieu et qu’elle se dévouerait à lui de toute sonâme, qu’il fût bon ou méchant. Le Gallois lui dit que Huck avaitses bons côtés. La veuve abonda dans son sens :

« Vous pouvez en être sûr. C’est lamarque du Seigneur. Il ne l’oublie jamais et la met sur toutecréature qui sort de ses mains. »

Tôt le matin, des hommes exténués commencèrentà revenir au village. Les plus robustes étaient restés à la grotte.Ceux qui rentraient chez eux n’avaient pas grand-chose à raconter.Toute la partie connue de la grotte avait été fouillée de fond encomble et les recherches continuaient. Dans toutes les galeries, aubord de chaque crevasse, on apercevait la chandelle d’un sauveteur.À chaque instant, on entendait lancer un appel ou tirer un coup depistolet. Dans un couloir, souvent fréquenté par les touristes, onavait trouvé sur la paroi les mots « Becky et Tom »tracés avec la fumée d’une chandelle et, tout près, sur le sol, unbout de ruban. Mme Thatcher reconnut ce ruban etéclata en sanglots. Elle dit que ce serait la dernière reliquequ’elle aurait de son enfant. Trois journées effroyables passèrentainsi et le village peu à peu sombra dans le désespoir. Les gensn’avaient plus aucun goût à l’existence. Malgré l’importance dufait, on ne s’occupa guère de la découverte d’un débit clandestin àla taverne où Tom avait vu Joe vautré sur le sol. Dans unintervalle de lucidité, Huck demanda à la veuve Douglas si parhasard on n’avait rien découvert là-bas. Le cœur battant, ilattendit la réponse.

« Si », fit l’excellente dame.

Huck se dressa sur son séant, une expressionde terreur dans le regard.

« Qu’est-ce qu’on a trouvé ?

– De l’alcool, et l’on a fermé l’auberge.Recouche-toi, mon enfant. Tu m’en donnes, des émotions !

– Dites-moi encore une chose… rien qu’uneseule, murmura Huck. Est-ce Tom Sawyer qui a découvertcela ? »

La veuve Douglas éclata en sanglots.

« Tais-toi, mon enfant, tais-toi. Je t’aidéjà dit qu’il ne faut pas parler. Tu es très, trèsmalade. »

Alors, on n’avait trouvé que de l’alcool. Sil’on avait trouvé autre chose, quel charivari ! Le trésorn’était donc plus là… Il était perdu, irrémédiablement perdu !Au fait, pourquoi la veuve pleurait-elle ? Oui,pourquoi ? Ces pensées s’agitèrent confusément dans l’espritde Huck qui, sous l’effet de la fatigue, ne tarda pas às’assoupir.

« Allons… Il dort, le pauvre petit. TomSawyer, découvrir de l’alcool à la taverne ! En voilà uneidée ! Ah ! si seulement on pouvait retrouver cemalheureux Tom ! Mais, hélas ! les gens n’ont plusbeaucoup d’espoir, ni de forces, pour continuer à lechercher. »

Chapitre 32

 

Revenons maintenant à Tom et à Becky que nousavions laissés à l’entrée de la grotte. Mêlés au reste de la bandejoyeuse, ils visitèrent en détail les célèbres merveilles cachéesau flanc de la falaise et pompeusement appelées « Le GrandSalon », « La Cathédrale », « Le Palaisd’Aladin ». Bientôt, la partie de cache-cache commença. Tom etBecky s’y adonnèrent de toute leur âme jusqu’à ce que le jeu finîtpar les lasser.

Alors, tenant leur chandelle au-dessus de leurtête, déchiffrant les noms, les dates, les adresses et les devisesécrites à la fumée contre les parois, ils s’engagèrent dans uncouloir sinueux. Marchant et bavardant, ils remarquèrent à peinequ’ils se trouvaient désormais dans une partie de la grotte dontles murs ne portaient plus de graffitis. Ils tracèrent leurspropres noms sur une pierre en saillie et poursuivirent leurchemin. Ils arrivèrent à un endroit où un petit ruisseau,franchissant un barrage, avait entraîné pendant des siècles et dessiècles des sédiments calcaires et formé une chute du Niagara enminiature dont les eaux pétrifiées scintillaient lorsqu’ellesrecevaient de la lumière. Tom se glissa derrière la cascade etl’illumina, à la plus grande joie de sa compagne. Il s’aperçut quele barrage dissimulait une sorte d’escalier naturel à pente trèsraide, et aussitôt il conçut l’ambition de se muer en explorateur.Becky partagea son désir et, après avoir laissé une marque àl’entrée de l’escalier, ils se lancèrent dans l’inconnu. Ils sefaufilèrent ainsi dans les profondeurs secrètes de la grotte et,laissant derrière eux un nouveau point de repère, ils poursuivirentleurs investigations.

Un étroit passage latéral les amena dans unelarge caverne dont la voûte s’ornait d’une multitude de stalactitesscintillantes. Ils en firent le tour en admirant ces beautés etquittèrent la caverne par l’un des innombrables couloirs qui ydébouchaient. Une seconde caverne, plus vaste que la première,s’offrit à leurs yeux émerveillés. Au centre jaillissait une sourcequ’entourait un bassin cristallin. De gigantesques stalactites etstalagmites, que le temps avait jointes, servaient de supports à lavoûte. Sous celle-ci, des chauves-souris par centaines avaient éludomicile. La lumière des chandelles les arracha à leur quiétude et,poussant de petits cris, battant furieusement des ailes, ellesfondirent sur les enfants. Tom n’ignorait pas les dangers d’unetelle attaque. Il saisit Becky par la main et l’entraîna dans lepremier couloir qui se présenta. Il était temps, car déjà unechauve-souris avait éteint d’un coup d’aile la chandelle de lapetite.

Les chauves-souris pourchassèrent les fuyardspendant un certain temps et les obligèrent à accumuler les tours etles détours pour se soustraire à leur fureur. Bientôt Tom découvritun lac souterrain dont les contours imprévus se perdaient dansl’obscurité environnante. Le jeune garçon voulut en explorer larive mais il se ravisa et décida qu’il valait mieux s’asseoir uninstant pour se reposer. Alors, pour la première fois, le profondsilence de la grotte exerça son effet déprimant sur l’âme des deuxenfants.

« Je n’ai pas fait très attention, ditBecky, mais il me semble que nous n’avons pas entendu les autresdepuis bien longtemps.

– Nous nous sommes enfoncés dans lagrotte et d’ici il est impossible de les entendre. D’ailleurs,j’ignore absolument dans quelle direction ils se trouventmaintenant. »

Becky commençait à s’inquiéter.

« Je me demande depuis combien de tempsnous les avons quittés. Nous ferions mieux d’aller lesretrouver.

– Oui, je crois que tu as raison.

– Tu reconnaîtras le chemin,Tom ?

– Certainement, mais il y a leschauves-souris. Si jamais elles éteignent nos chandelles, ce seraune catastrophe. Tâchons de découvrir un autre parcours pour leséviter.

– Oui, à condition de ne pas nous perdre.Ce serait épouvantable ! »

Et, à cette pensée, Becky ne put réprimer unfrisson.

Le garçon et la fillette s’engagèrent dans unlong couloir qu’ils suivirent en silence, examinant chaquecrevasse, chaque allée latérale, pour voir s’ils ne lareconnaissaient pas.

Chaque fois, Becky guettait un signed’encouragement sur le visage de Tom et, chaque fois, celui-cidéclarait d’un ton optimiste :

« Ça va, ça va. Ce n’est pas encore lebon couloir, mais nous n’en sommes pas loin. »

Cependant, à mesure qu’il avançait, Tomsentait le découragement s’emparer de lui. Les couloirs succédaientaux couloirs. Tom s’y engageait, rebroussait chemin et ne cessaitde répéter : « Ça va, ça va » avec de moins en moinsde conviction. Becky ne le quittait pas d’une semelle ets’efforçait en vain de refouler ses larmes.

« Oh ! Tom ! finit-elle pardire. Tant pis pour les chauves-souris. Revenons par la caverne,sans quoi nous allons nous perdre pour de bon. »

Tom s’arrêta.

« Écoute ! » fit-il.

Le silence était impressionnant, bouleversant.Tom lança un appel. L’écho lui répondit et alla se perdre au fonddes couloirs obscurs en une cascade de ricanements moqueurs.

« Oh ! ne recommence pas, Tom,supplia Becky. C’est horrible.

– Peut-être, Becky, mais ce serait unmoyen d’attirer l’attention de nos camarades. »

Ce « serait » était encore plusterrible à entendre que l’écho fantôme. Il traduisait trop bienl’affaiblissement de leurs derniers espoirs.

Tom recommença. En dehors de l’écho, aucunevoix ne lui répondit. Entraînant Becky, il revint sur ses pas et,au bout d’un moment, la petite, horrifiée, s’aperçut qu’il hésitaitet allait tout simplement à l’aventure.

« Tom, Tom ! Mais tu n’as laisséaucune marque derrière nous ! »

– Becky, c’est de la folie !J’aurais dû penser à cela. Maintenant, je ne peux plus retrouvermon chemin. Je ne sais plus où je suis.

– Tom, nous sommes perdus, perdus !Nous ne pourrons jamais sortir de cette terrible grotte !Oh ! pourquoi avons-nous quitté les autres ? »

Becky s’allongea par terre et fut secouée desanglots si violents que Tom, épouvanté, crut qu’elle allait mourirou perdre la raison. Il s’assit à côté d’elle et la prit dans sesbras. Elle blottit sa tête dans le creux de son épaule, secramponna à lui, confia tout haut ses erreurs et ses regretsinutiles, et l’écho répétait chacun de ses mots comme s’il avaitvoulu se moquer d’elle. Tom la supplia de reprendre espoir, maiselle déclara que tout était fini. Alors, il changea de tactique. Ils’accusa en termes violents d’avoir entraîné Becky dans une tellesituation. Cette méthode eut plus de succès. Becky promit de ne passe laisser aller et de suivre Tom où il voudrait, à condition qu’ilne la traitât plus comme il venait de le faire.

Alors ils se remirent à errer à l’aventure,marchant, marchant, car c’était là tout ce qu’il leur restait àfaire. Pendant un court instant, l’espoir parut renaître – sansraison, simplement parce que c’est dans sa nature de « seremettre en marche » quand le ressort n’en a pas été brisé parl’âge ou les échecs répétés.

Bientôt Tom souffla la chandelle de sacompagne. Ce geste était significatif et se passait de mots. Beckycomprit, et son espoir retomba. Elle savait que Tom avait unechandelle entière, et deux ou trois morceaux dans ses poches.Pourtant il fallait économiser.

Puis la fatigue se fit sentir, mais lesenfants ne voulaient pas s’arrêter, comme si la mort, qui rôdaiteût guetté ce moment-là pour fondre sur eux.

Pourtant, les frêles jambes de Beckyrefusèrent de la porter davantage. La petite s’assit et Toml’imita. Ils se mirent à parler de leurs maisons, de leurs amis, delits confortables et surtout de la lumière. Becky pleurait et Toms’efforçait de la consoler, mais tous les mots qu’il trouvaitsonnaient à ses oreilles comme de sinistres railleries. Becky étaitsi lasse qu’elle finit par s’endormir. Tom lui en futreconnaissant. Il regarda son joli visage se détendre peu à peusous l’effet d’un rêve agréable. Un sourire erra sur les lèvres deson amie. Il se sentit réconforté à cette vue. Ses penséess’évadèrent alors vers le passé, un passé qui se perdait dans dessouvenirs désormais vagues et indistincts.

Tandis qu’il était plongé dans sa rêverie,Becky s’éveilla avec un petit rire léger qui se figea vite sur seslèvres et fut suivi d’un gémissement.

« Je m’en veux d’avoir pu dormir !s’écria-t-elle. Et pourtant, j’aurais voulu ne jamais meréveiller.

– Ne dis pas cela, Becky. Il ne faut pasdésespérer. Tu es reposée maintenant. Essayons de retrouver notrechemin.

– Je veux bien, Tom, mais j’ai vu un sibeau pays dans mon rêve. C’est là que nous allons, n’est-cepas ?

– Peut-être, Becky, peut-être. Allons,courage, il faut continuer. »

Ils se levèrent et, la main dans la main, seremirent en route. Ils avaient l’impression d’avoir passé dessemaines et des semaines dans la grotte, et pourtant c’étaitimpossible puisque leurs chandelles n’étaient pas toutes usées.

Longtemps après – mais ils avaient perdu lanotion du temps –, Tom demanda à Becky de faire le moins de bruitpossible en marchant, et d’écouter, elle aussi, afin de surprendreéventuellement le murmure d’une source. Quelques minutes plus tard,ils en trouvèrent effectivement une. Les deux enfants étaient mortsde fatigue, mais Becky voulait avancer quand même. Elle fut trèssurprise d’entendre Tom s’opposer à son désir. Tom l’obligea às’asseoir et, avec une poignée d’argile, fixa sa chandelle contrela paroi rocheuse.

« Tom, j’ai si faim ! » ditBecky au bout d’un moment.

Tom sortit quelque chose de sa poche.

« Te rappelles-tu ceci ?demanda-t-il.

– Oui, c’est notre gâteau de mariage,répondit-elle avec un pauvre sourire.

– C’est exact et je regrette drôlementqu’il ne soit pas gros comme une barrique. C’est tout ce que nousavons à manger.

– Tu te rappelles, c’est moi qui te l’aidonné pendant le pique-nique. J’aurais tant aimé que nous legardions comme souvenir. Toutes les grandes personnes qui semarient font cela. Mais, pour nous, ce gâteau sera… notre…notre… »

Becky ne continua pas sa phrase. Tom partageale gâteau en deux. Becky y mordit à belles dents, Tom grignota samoitié. Ensuite, les deux enfants se désaltérèrent à la source. Unpeu réconfortée, Becky voulut se remettre en route. Tom ne réponditrien tout d’abord, puis il demanda :

« Becky, j’ai quelque chose de trèssérieux à te dire. Auras-tu le courage dem’écouter ? »

Becky pâlit mais pria Tom d’exprimer sapensée.

« Eh bien, voilà, Becky. Il nous fautrester ici où nous avons de l’eau. Songe que nous n’avons plus quece petit bout de chandelle pour nous éclairer. »

Becky éclata en sanglots.

« Tom ! murmura-t-elle d’un tondéchirant.

– Oui ?

– Nos amis vont se rendre compte que nousavons disparu et se mettre à notre recherche.

– Mais oui, sûrement.

– Ils doivent même être en train de nouschercher en ce moment.

– Probablement. En tout cas, jel’espère.

– Quand se seront-ils aperçus de notreabsence, Tom ?

– En remontant sur le bateau, jepense.

– Mais, Tom, ils n’ont pas dû arriver aubateau avant la nuit et ils n’ont peut-être pas remarqué que nousn’étions pas là.

– Je n’en sais rien. N’importe comment,ta mère verra bien que tu n’es pas rentrée. »

L’expression terrifiée de Becky fit comprendreà Tom qu’il venait de commettre une sottise. Becky ne devait pascoucher chez elle ce soir-là ! M. etMme Thatcher risquaient de ne s’apercevoir del’absence de Becky que le dimanche après-midi quand ils sauraientque leur fille n’était pas chez Mme Harper. Lesenfants se turent et regardèrent brûler la chandelle. Bientôt, lamèche grésilla, vacilla, fuma et s’éteignit, faute de suif. Alorsrégna l’obscurité totale dans toute son horreur.

Combien de temps Becky dormit-elle, pelotonnéedans les bras de Tom avant de se réveiller en larmes ? Lesenfants eussent été incapables de le dire. Ils comprirent seulementqu’après un temps infini, ils s’éveillaient tous deux d’un sommeilhébété pour retrouver leur malheur inchangé. Tom essaya de faireparler Becky, mais elle était submergée par le chagrin et elleavait perdu tout espoir. Il lui dit que tout le monde devait être àleur recherche et qu’on allait les retrouver d’un moment à l’autre.Il se leva et, les mains en porte-voix, lança un appel rendu silugubre par le silence et les ténèbres qu’il n’osa pasrecommencer.

Becky était inconsolable. Les heuress’écoulaient avec une lenteur désespérante. Les enfants mouraientde faim. Tom n’avait mangé que la moitié de son gâteau. Il partageale reste avec Becky, ce qui ne fit qu’augmenter leur fringale. Toutà coup, Tom saisit sa compagne par le bras.

« Chut ! murmura-t-il.Entends-tu ? »

Ils retinrent leur souffle et écoutèrent.Quelque part, dans l’obscurité, on distinguait de temps en temps uncri à peine perceptible. Tom, à son tour, cria de toutes sesforces, prit Becky par la main et l’entraîna à tâtons dans ladirection d’où venait cet appel. Il s’arrêta pour écouter encore.Le cri monta, plus rapproché cette fois.

« Ils sont là ! Ils arrivent !s’exclama Tom. Viens, Becky. Nous sommes sauvés ! »

La joie des captifs était presque trop fortepour eux. Ils auraient voulu courir mais ils n’y voyaient pas et lesol était semé d’embûches. Ils arrivèrent au bord d’une crevassequi barrait le couloir. Était-elle profonde ? Pouvait-on lafranchir d’une seule enjambée ? À plat ventre, Tom essayad’atteindre le bord opposé de la faille. Impossible. Becky et luiétaient condamnés à attendre que les sauveteurs vinssent de leurcôté. On entendait encore appeler, mais la voix se faisait de moinsen moins distincte. Finalement, on n’entendit plus rien. Tomhurlait à pleins poumons. Rien ne lui répondit. Il s’arrêta,épuisé.

Les enfants, découragés, retournèrent auprèsde la petite rivière. La fatigue aidant, ils s’endormirent. Quandils se réveillèrent, la faim se mit à les tenailler cruellement.Ils n’avaient rien à manger. Tom estima que trois jours avaientpassé depuis leur disparition.

Bientôt, une idée germa dans le cerveau dujeune garçon : un couloir s’ouvrait non loin de là ; ilestima qu’il valait encore mieux voir où il menait que de resterinactif. Il sortit une pelote de ficelle de sa poche, l’attacha àune pierre en saillie et, tirant Becky par la main, il avança endéroulant sa corde. Après une vingtaine de mètres, le couloir seterminait brusquement dans le vide. Tom se remit à plat ventre ettâta le terrain autour de lui. Il eut l’impression que l’obstaclequi l’avait arrêté n’était pas infranchissable. Il s’avança avecprécaution et contourna une roche. À ce moment, droit en face delui, au détour d’une autre galerie, apparut une main d’hommebrandissant une chandelle. Tom poussa une sorte de rugissement etaussitôt le propriétaire de la main se montra tout entier. C’étaitJoe l’Indien ! Tom en resta littéralement paralysé. Un instantplus tard, le pseudo-« Espagnol » décampait et Tom,soulagé, bénit le Ciel que le bandit n’eût pas reconnu sa voixdéformée par l’écho, sinon il n’eût pas manqué de le tuer pouravoir déposé contre lui au tribunal.

Lorsque Tom se fut un peu remis de sesfrayeurs, il rejoignit Becky et, sans lui souffler mot de sadécouverte par crainte de l’alarmer, lui dit qu’il avait crié àtout hasard. Mais à la longue la faim et l’accablement finirent parl’emporter sur la peur. Après une interminable attente, les enfantss’endormirent. Quand ils se réveillèrent, torturés par une faimatroce, Tom eut l’impression que Becky et lui étaient dans lagrotte depuis près d’une semaine et qu’il leur fallait désormaisrenoncer à tout espoir d’être secourus. Dès lors, peu lui importaitd’affronter Joe l’Indien et il proposa à sa compagne d’explorer unautre passage. Becky, épuisée, refusa. Elle avait sombré dans unesorte d’apathie dont rien ne pouvait la tirer. À l’entendre, lamort n’allait pas tarder et elle l’attendrait là où elle était.Elle dit à Tom de partir tout seul faire ses recherches, mais ellele supplia de revenir bavarder avec elle de temps en temps et luifît promettre d’être auprès d’elle au moment fatal et de lui tenirla main jusqu’à ce que tout soit fini.

Tom l’embrassa, la gorge serrée par l’émotionet lui laissa croire qu’il avait l’espoir de trouver les sauveteursou du moins une issue. Alors, rongé par la faim et le pressentimentd’une mort prochaine, il prit sa pelote de ficelle et s’engagea surles mains et sur les genoux dans un couloir qu’il n’avait pasencore exploré.

Chapitre 33

 

La journée du mardi passa. Le village deSaint-Petersburg continuait à être plongé dans l’affliction. Onn’avait pas retrouvé les enfants. Malgré les prières publiques,aucune nouvelle réconfortante n’était parvenue de la grotte. Laplupart des sauveteurs avaient abandonné leurs recherches ets’étaient remis au travail, persuadés que les enfants étaientperdus à jamais.

Mme Thatcher était très maladeet délirait presque continuellement. Les gens disaient que c’étaitatroce de l’entendre parler de son enfant, de la voir se dressersur son séant, guetter le moindre bruit et retomber inerte. TantePolly se laissait miner par le chagrin et ses cheveux gris étaientdevenus tout blancs. Le mardi soir, les villageois allèrent secoucher, tristes et mélancoliques.

Au beau milieu de la nuit, les clochessonnèrent à toute volée et les rues s’emplirent de gens quicriaient à tue-tête : « Levez-vous !Levez-vous ! On les a retrouvés ! » Des instrumentsde musique improvisés ajoutèrent au vacarme et, bientôt, lapopulation entière s’en alla au-devant des enfants assis dans unecarriole, tirée par une douzaine d’hommes hurlant de joie. Onentoura l’attelage, on lui fit escorte, on le ramena au village oùil s’engagea dans la rue principale, au milieu des clameurs et desvociférations.

Saint-Petersburg était illuminé. Personne neretourna se coucher. Jamais le village n’avait connu pareille nuit.Pendant plus d’une demi-heure, une véritable procession défila chezles Thatcher. Chacun voulait embrasser les rescapés, serrer la mainde Mme Thatcher et dire une phrase gentille quel’émotion empêchait de passer.

Le bonheur de tante Polly était complet etcelui de Mme Thatcher attendait pour l’être que lemessage envoyé de toute urgence à la grotte eût annoncé l’heureusenouvelle à son mari.

Tom, allongé sur un sofa, racontait samerveilleuse odyssée à un auditoire suspendu à ses lèvres et ne sefaisait pas faute d’embellir son récit. Pour finir, il expliquacomment il avait quitté Becky afin de tenter une dernièreexploration. Il avait suivi un couloir, puis un second et s’étaitrisqué dans un troisième, bien qu’il fût au bout de sa pelote deficelle. Il allait rebrousser chemin quand il avait aperçu unelueur qui ressemblait fort à la lumière du jour. Abandonnant sacorde, il s’était approché et, passant la tête et les épaules dansun étroit orifice, il avait fini par voir le Grand Mississippirouler dans la vallée ! Si cela s’était passé la nuit, iln’aurait pas aperçu cette lueur et n’aurait pas continué sonexploration. Il était aussitôt retourné auprès de Becky qui nel’avait pas cru, persuadée qu’elle était que la mort allaitrépondre d’un moment à l’autre à son appel. À force d’insister, ilavait réussi à la convaincre, et elle avait failli mourir de joiequand elle avait aperçu un pan de ciel bleu. Tom l’avait aidée àsortir du trou. Dehors, ils s’étaient assis et avaient sangloté debonheur. Peu de temps après, ils avaient aperçu des hommes dans unebarque et les avaient appelés. Les hommes les avaient pris à leurbord, mais s’étaient refusés à croire leur histoire fantastiqueparce qu’ils se trouvaient à une dizaine de kilomètres de l’endroitoù s’ouvrait la grotte. Néanmoins, ils les avaient ramenés chezeux, leur avaient donné à manger, car ils mouraient de faim, et,après leur avoir fait prendre un peu de repos, les avaientreconduits au village, en pleine nuit. Au petit jour, le jugeThatcher et la poignée de sauveteurs qui étaient restés avec luifurent prévenus et hissés hors de la grotte à l’aide de cordesqu’ils avaient eu le soin de dérouler derrière eux.

Tom et Becky devaient s’apercevoir qu’on nepasse pas impunément trois jours et trois nuits comme ceux qu’ilsavaient passés. Ils restèrent au lit le mercredi et le jeudi. Tomse leva un peu ce jour-là et sortit le samedi. Becky ne quitta sachambre que le dimanche, et encore avec la mine de quelqu’un quirelève d’une grave maladie.

Tom apprit que Huck était très souffrant. Ilalla le voir le vendredi, mais ne fut pas admis auprès de lui. Lesamedi et le dimanche, il n’eut pas plus de succès. Le lundi et lesjours qui suivirent, on le laissa s’asseoir au pied du lit de sonami, mais on lui défendit de raconter ses aventures et d’aborderdes sujets susceptibles de fatiguer le malade. La veuve Douglasveilla elle-même à ce que la consigne fût observée. Tom apprit chezlui ce qui s’était passé sur la colline de Cardiff. Il appritégalement qu’on avait retrouvé le corps de l’homme en haillons toutprès de l’embarcadère où il avait dû se noyer en voulant échapperaux poursuites.

À une quinzaine de jours de là, Tom se renditauprès de Huck, assez solide désormais pour aborder n’importe quelsujet de conversation. En chemin, il s’arrêta chez le juge Thatcherafin de voir Becky. Le juge et quelques-uns de ses amis firentbavarder le jeune garçon. L’une des personnes présentes demanda àTom d’un ton ironique s’il avait envie de retourner à la grotte.Tom répondit que cela lui serait bien égal. Alors le jugedéclara :

« Il y en a sûrement d’autres qui ontenvie d’y retourner, Tom. Mais s’ils y vont, ils perdront leurtemps. Nous avons pris nos précautions. Personne ne s’égarera plusjamais dans cette grotte.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai fait cadenasser etbarricader l’énorme portail qui autrefois en interdisait l’entrée.Et j’ai les clefs sur moi », ajouta M. Thatcher avec unsourire.

Tom devint blanc comme un linge.

« Qu’y a-t-il, mon garçon ? Quequelqu’un aille vite lui chercher un verre d’eau ! »

Le verre d’eau fut apporté et le juge aspergeale visage de notre héros.

« Allons, ça va mieux maintenant ?Qu’est-ce que tu as bien pu avoir, Tom ?

– Oh ! monsieur le juge, Joel’Indien est dans la grotte ! »

Chapitre 34

 

En l’espace de cinq minutes, la nouvelle serépandit dans le village. Une douzaine de barques, chargéesd’hommes, se détachèrent du rivage et furent bientôt suivies par levieux bac rempli de passagers. Tom Sawyer avait pris place dans lamême embarcation que le juge Thatcher. Dès que l’on eut ouvert laporte de la grotte, un triste spectacle s’offrit à la vue des gensréunis dans la demi-obscurité de l’entrée. Joe l’Indien gisait,mort, sur le sol, le visage tout près d’une fente de la porte commes’il avait voulu regarder la lumière du jour jusqu’à son derniersouffle. Tom fut ému car il savait par expérience ce que le banditavait dû souffrir ; néanmoins, il éprouva une telle impressionde soulagement qu’il comprit soudain au milieu de quelles sourdesangoisses il avait vécu, depuis sa déposition à la barre destémoins.

On retrouva près du cadavre le couteau de Joebrisé en deux. Le grand madrier à la base du portail présentait desmarques d’entailles multiples et laborieuses. Labeur bien inutile,car le roc où il s’appuyait formait un rebord sur lequel le couteauavait fini par se briser. Si la pierre n’avait pas fait obstacle,et si le madrier avait été retiré, cela n’eût rien changé carjamais Joe l’Indien n’aurait pu passer sous la porte, et il lesavait. Il avait tailladé le bois pour faire quelque chose, pourpasser le temps interminable, pour oublier sa torture. D’ordinaire,on découvrait toujours dans la grotte des quantités de bouts dechandelle laissés par les touristes. Cette fois, on n’en trouvaaucun, car Joe les avait mangés pour tromper sa faim. Il avaitégalement mangé des chauves-souris dont il n’avait laissé que lesgriffes.

Non loin de là, une stalagmite s’élevait,lentement édifiée à travers les âges par l’eau qui coulait goutte àgoutte d’une stalactite. Le prisonnier avait brisé la pointe de lastalagmite et y avait placé une pierre dans laquelle il avaitcreusé un trou pour recueillir la goutte précieuse qui tombait làtoutes les trois minutes avec la régularité d’une clepsydre. Unecuillerée en vingt-quatre heures. Cette goutte tombait déjà lorsqueles Pyramides furent construites, lorsque Troie succomba, lorsquel’Empire romain fut fondé, lorsque le Christ fut crucifié, lorsqueGuillaume le Conquérant créa l’Empire britannique, lorsqueChristophe Colomb mit à la voile, lorsqu’eut lieu le massacre deLexington. Elle tombe encore. Elle continuera de tomber lorsquetout ce qui nous entoure aura sombré dans la nuit épaisse del’oubli. Tout sur cette terre a-t-il un but, un rôle à jouer pourle futur ? Cette goutte n’est-elle tombée patiemment pendantcinq mille ans que pour étancher la soif d’un malheureuxhumain ? Aura-t-elle une autre mission à accomplir dans dixmille ans ? Peu importe. Bien des années se sont écouléesdepuis que le malheureux métis a creusé la pierre pour capter lesprécieuses gouttes. Mais ce sont désormais cette pierre, cettegoutte d’eau auxquelles s’attarde le plus le touriste, quand ilvient voir les merveilles de la grotte MacDougal. La « Tassede Joe l’Indien » a évincé le « Palais d’Aladin »lui-même.

Joe l’Indien fut enterré à proximité de lagrotte. On vint pour l’occasion de plus de quinze kilomètres à laronde. Les gens arrivèrent en charrettes, à pied, en bateau. Lesparents amenèrent leurs enfants. On apporta des provisions, et lesassistants reconnurent qu’ils avaient pris autant de bon temps auxobsèques du bandit qu’ils en eussent pris à son supplice.

Ceci eut au moins un avantage, celui de mettrefin à la demande de pétition adressée au gouverneur pour le recoursen grâce du criminel. Cette pétition avait déjà réuni de nombreusessignatures et on avait formé un comité d’oies blanches chargéesd’aller pleurnicher en grand deuil auprès du gouverneur, del’implorer d’être un généreux imbécile et de fouler ainsi sondevoir aux pieds. Joe l’Indien avait probablement le meurtre decinq personnes sur la conscience. La belle affaire ! S’ilavait été Satan lui-même, il y aurait encore eu assez de poulesmouillées prêtes à griffonner une pétition de recours en grâce et àtirer une larme de leur fontaine toujours disposée à couler.

Le lendemain de l’enterrement, Tom emmena Huckdans un endroit désert afin d’avoir avec lui une importanteconversation. Grâce à la veuve Douglas et au Gallois, Huck était aucourant de tout ce qu’avait fait Tom pendant sa maladie, mais ilrestait certainement une chose qu’il ignorait et c’était d’elle queson ami voulait l’entretenir. La tristesse se peignit sur le visagede Huck.

« Tom, dit-il, je sais de quoi tu veux meparler. Tu es entré au numéro 2 et tu n’y as vu que du whisky. Jesais bien que c’est toi qui as découvert le pot aux roses et jesais bien aussi que tu n’as pas trouvé l’argent, sans quoi tu teserais arrangé pour me le faire savoir, même si tu n’avais rien ditaux autres. Tom, j’ai toujours eu l’impression que nous nemettrions jamais la main sur ce magot.

– Tu es fou, Huck. Ce n’est pas moi quiai dénoncé l’aubergiste. Tu sais très bien que la taverne avaitl’air normale le jour où je suis allé au pique-nique. Tu ne terappelles pas non plus que cette nuit-là tu devais monter lagarde ?

– Oh ! si. Il me semble qu’il y ades années de cela. C’est cette nuit-là que j’ai suivi Joe l’Indienjusque chez la veuve.

– Tu l’as suivi ?

– Oui, mais tu ne le diras à personne. Ilse peut très bien que Joe ait encore des amis et je ne veux pasqu’on vienne me demander des comptes. Sans moi, il serait au Texasà l’heure qu’il est. »

Alors Huck raconta ses aventures à Tom quin’avait entendu que la version du Gallois.

« Tu vois, fit Huck, revenu par ce détourau sujet qui les occupait, celui qui a découvert du whisky aunuméro 2 a découvert aussi le trésor et l’a barboté… En tout cas,mon vieux Tom, je crois que nous pouvons en faire notre deuil.

– Huck, je vais te dire une chose :cet argent n’a jamais été au numéro 2 !

– Quoi ! Aurais-tu donc retrouvé latrace du trésor, Tom ?

– Huck, le coffre est dans lagrotte. »

Les yeux de Huck brillèrent.

« Tu en es sûr ?

– Oui, absolument.

– Tom, c’est vrai ? Tu n’es pas entrain de te payer ma tête ?

– Non, Huck. Je te le jure sur tout ceque j’ai de plus cher. Veux-tu aller à la grotte avec moi etm’aider à en sortir le coffre ?

– Tu penses ! J’y vais tout desuite. À une condition pourtant. C’est que tu me promettes que nousne nous perdrons pas.

– Mais non, tu verras. Ce sera simplecomme bonjour.

– Sapristi ! Mais qu’est-ce qui tefait dire que l’argent…

– Huck, attends que nous soyons là-bas.Si nous ne trouvons pas le coffre, je te jure que je te donne montambour et tout ce que je possède. Je le jure !

– Entendu… J’accepte. Quand yvas-tu ?

– Maintenant, si le cœur t’en dit. Tesens-tu assez fort ?

– Est-ce que c’est loin à l’intérieur dela grotte ? Je me suis levé il y a trois jours et j’ai encoredes jambes de coton. Je ne pourrais pas faire plus d’un kilomètreou deux.

– Il y a une dizaine de kilomètres enpassant par où tout le monde passe. Mais moi, je connais un fameuxraccourci. Je suis même le seul à le connaître. Tu verras. Jet’emmènerai et te ramènerai en bateau. Tu n’auras pratiquement rienà faire.

– Alors, partons tout de suite, Tom.

– Si tu veux. Il nous faut du pain, unpeu de viande, nos pipes, un ou deux petits sacs, deux ou troispelotes de ficelle à cerf-volant et une boîte de ces nouvellesallumettes qu’on vend chez l’épicier. »

Un peu après midi, les deux garçons« empruntèrent » la barque d’un brave villageois absentet se mirent en route. Lorsqu’ils furent à quelques kilomètresau-delà du « creux de la grotte », Tom dit àHuck :

« Tu vois la falaise en face. Il n’y a nimaison, ni bois, ni buisson, rien. Ça se ressemble pendant deskilomètres et des kilomètres. Mais regarde là-bas, cette tacheblanche. Il y a eu là un éboulement de terrain. Ça me sert de pointde repère. Nous allons aborder. »

C’est ce qu’ils firent.

« Maintenant, mon petit Huck, fit Tom,cherche-moi ce trou par lequel je suis sorti avec Becky. On va voirsi tu y arrives. »

Au bout de quelques minutes, Huck s’avouavaincu. Tom écarta fièrement une touffe de broussailles etdécouvrit une petite excavation.

« Nous y voilà ! s’écria-t-il.Regarde-moi ça, Huck ! C’est ce qu’il y a de plus beau dans lepays. Toute ma vie, j’ai rêvé d’être brigand, mais je savais quepour le devenir il me fallait dénicher un endroit comme celui-là.Nous l’avons maintenant et nous ne le dirons à personne, à moinsque nous ne prenions Joe Harper et Ben Rogers avec nous. Bienentendu, il va falloir former une bande, sans quoi ça neressemblerait à rien. La bande de Tom Sawyer… Hein, avoue que çasonne bien ! Avoue que ça a de l’allure, non ?

– Si, tout à fait. Et qui allons-nousdévaliser ?

– Oh ! presque tout le monde. Tousceux qui tomberont dans nos embuscades. C’est encore ce qu’il y ade mieux.

– Et nous les tuerons ?

– Non. Nous les garderons dans la grottejusqu’à ce qu’ils paient une rançon.

– Qu’est-ce que c’est que ça, unerançon ?

– C’est de l’argent. Tu obliges les gensà demander à leurs amis tout ce qu’ils peuvent donner et, au boutd’un an, s’ils n’ont pas réuni une somme suffisante, tu les tues.En général, c’est comme cela que ça se passe. Seulement, on ne tuepas les femmes. On s’arrange pour les faire taire. C’est tout.Elles sont toujours belles et riches et elles ont une peur bleuedes voleurs. On leur prend leur montre et leurs bijoux, maistoujours après avoir enlevé son chapeau et en leur parlantpoliment. Il n’y a pas plus poli que les voleurs. Tu verras ça dansn’importe quel livre. Alors, elles tombent amoureuses de toi et,après deux ou trois semaines dans la grotte, elles s’arrêtent depleurer et ne veulent plus te quitter. Si tu les chasses, ellesreviennent. Je t’assure que c’est comme ça dans tous leslivres.

– Dis donc, Tom, mais c’est épatant cettevie-là. Je crois que ça vaut encore mieux que d’être pirate.

– Oui, ça vaut mieux dans un sens parcequ’on n’est pas loin de chez soi et qu’on peut aller aucirque. »

Sur ce, les deux camarades, ayant débarquétout ce qu’il leur fallait, pénétrèrent dans le trou. Tom ouvraitla marche. Ils fixèrent solidement leur ficelle et, après avoirlongé le couloir, arrivèrent au petit ruisseau. Tom ne put réprimerun frisson. Il montra à Huck les restes de sa dernière chandelle etlui expliqua comment Becky et lui avaient vu expirer la flamme.Oppressés par le silence et l’obscurité du lieu, les deux garçonsreprirent leur marche sans mot dire et ne s’arrêtèrent qu’àl’endroit où Tom avait aperçu Joe l’Indien. À la lueur de leurschandelles, ils constatèrent qu’ils étaient au bord d’une sorte defaille, profonde de dix mètres à peine.

« Huck, fit Tom à voix basse, je vais temontrer quelque chose. Tu vois là-bas ? Là, juste sur le grosrocher. C’est dessiné avec la fumée.

– Tom, mais c’est une croix !

– Et maintenant, où est ton numéro2 ? Sous la croix, hein ? C’est exactement là que j’ai vuJoe brandir sa chandelle. »

Huck contempla un instant l’emblème sacré etfinit par dire d’une voix tremblante :

« Tom, allons-nous-en !

– Quoi ! Tu veux laisser letrésor ?

– Oui, ça m’est égal. Le fantôme de Joel’Indien rôde sûrement par ici.

– Mais non, Huck, mais non. Il rôde là oùJoe est mort. C’est à l’entrée de la grotte, à une dizaine dekilomètres d’ici.

– Non, Tom, le fantôme n’est pas loin. Ildoit tourner autour du trésor. Je m’y connais en fantômes, et toiaussi pourtant. »

Tom commença à redouter que son ami n’eûtraison, mais soudain, une idée lui traversa l’esprit.

« Écoute, Huck, nous sommes des idiots,toi et moi. Le fantôme de Joe ne peut pas rôder là où il y a unecroix. »

L’argument était de poids. Huck en fut toutébranlé.

« J’avoue que je n’avais pas pensé àcela, Tom. Mais tu as raison. Nous avons finalement de la chancequ’il y ait cette croix. Allons, il faut essayer de descendre et dedénicher le coffre. »

À l’aide de son couteau, Tom se mit en devoirde tailler des marches grossières dans l’argile. Les deux garçonsfinirent par atteindre le fond de la faille. Quatre galeriess’ouvraient devant eux. Ils en examinèrent trois sans résultat. Àl’entrée de la quatrième, tout contre le rocher marqué d’une croix,ils découvrirent un réduit qui leur avait échappé tout d’abord. Surle sol était étendue une paillasse avec des couvertures. Unevieille paire de bretelles gisait dans un coin ainsi qu’une couennede bacon et un certain nombre d’os de volaille à demi rongés. Maisnulle trace de coffre ! Tom et Huck eurent beau chercher, ilsne trouvèrent rien.

« Dis donc, Huck, fit notre héros, Joeavait dit : « sous la croix ». Or, nous ne pouvonspas être plus près de la croix que nous le sommes en ce moment.D’un autre côté, je ne pense pas que le trésor soit enfoui sous lerocher, parce que ça doit être impossible de creuser dans lapierre. »

Ils cherchèrent une fois de plus, puiss’assirent, découragés.

« Hé, Huck, fît Tom au bout d’un moment,il y a des empreintes de pied par ici et des taches de suif. Çafait presque le tour du rocher mais ça s’arrête brusquement. Ildoit bien y avoir une raison à cela. Moi, je parie que le coffreest enterré au pied du rocher. Je vais creuser l’argile. On verrabien.

– Ce n’est pas une mauvaise idée »,fit Huck.

Tom sortit son couteau. À peine avait-ilcreusé quelques centimètres que la lame heurta un morceau debois.

« Huck ! Tu asentendu ? »

Huck se mit à creuser à son tour. Les deuxcompères eurent tôt fait de découvrir et de déplacer les quelquesplanches qui formaient comme une trappe. Cette trappe, elle-même,dissimulait une excavation naturelle sous le rocher. Tom s’yfaufila, tendit sa chandelle aussi loin qu’il put, mais sansapercevoir l’extrémité de la faille. Il voulut aller plus avant,passa sous le rocher ; l’étroit sentier descendait par degrés.Tom en suivit les contours, tantôt à droite, tantôt à gauche, Hucksur ses talons. Soudain, après un tournant très court, Toms’exclama :

« Mon Dieu, Huck, regarde-moiça ! »

C’était bien le coffre au trésor, niché dansun joli creux de roche. À côté, on pouvait voir un baril de poudrecomplètement vide, deux fusils dans leur étui de cuir, deux outrois paires de mocassins, une ceinture et divers objets endommagéspar l’humidité.

« Enfin, il est à nous ! s’écriaHuck en se précipitant vers le coffre et en enfouissant les mainsdans les dollars ternis. Nous sommes riches, mon vieuxTom !

– Huck, j’étais sûr que nous mettrions lamain dessus. C’est presque trop beau pour être vrai, hein ?Dis donc, ne nous attardons pas ici. Essayons de soulever lecoffre. »

Le coffre pesait bien vingt-cinq kilos. Tomréussit à le soulever, mais il fut incapable de le déplacer.

« Je m’en doutais, dit-il. J’ai bien vuque c’était lourd à la façon dont Joe et son complice l’ont emportéquand ils ont quitté la maison hantée. Je crois que j’ai eu raisond’emmener des sacs. »

L’argent fut transféré dans les sacs et déposéau pied du rocher marqué d’une croix.

« Maintenant, allons chercher les fusilset les autres affaires, suggéra Huck.

– Non, mon vieux. Nous en aurons besoinquand nous serons des brigands. Laissons-les où ils sont, puisquec’est là que nous ferons aussi nos orgies. C’est un joli coin pourfaire des orgies !

– Qu’est-ce que c’est, desorgies ?

– Je ne sais pas, mais les brigands fonttoujours des orgies, et nous en ferons. Allez, viens, nous sommesrestés ici assez longtemps. Il est tard, je crois. Et puis, jemeurs de faim. Nous mangerons un morceau et nous fumerons une pipedans la barque. »

Après avoir émergé des buissons de sumac etjeté un regard prudent alentour, ils trouvèrent le champ libre etregagnèrent la barque où ils se restaurèrent. Ils repartirent aucoucher du soleil. Tom longea la côte pendant le long crépuscule,tout en devisant gaiement avec Huck. Ils accostèrent à la nuittombée.

« Maintenant, dit Tom, nous irons cacherle magot dans le bûcher de la veuve. Demain matin, je monterai teretrouver. Nous compterons les dollars, nous les partagerons etnous dénicherons une cachette dans les bois où ils seront ensûreté. Pour le moment, reste ici à surveiller notre trésor. Moi,je vais filer et « emprunter » la charrette à bras deBenny Taylor. Je serai de retour dans une minute. »

En effet, Tom ne fut pas long. Il revint avecla charrette, y chargea les deux sacs, les dissimula sous de vieuxchiffons et se mit en route en remorquant sa précieusecargaison.

Comme ils passaient devant la ferme, leGallois parut sur le pas de sa porte et interpella les deuxcompères.

« Hé ! qui va là ?

– Huck et Tom Sawyer.

– Ah ! tant mieux. Venez avec moi,les enfants. Tout le monde vous attend. Allons, plus vite ! Jevais vous aider à tirer votre voiture. Tiens, tiens, mais ce n’estpas aussi léger que ça en a l’air, ce qu’il y a dedans. Qu’est-ceque c’est ? Des briques ? De la ferraille ?

– De la ferraille, dit Tom.

– Je m’en doutais. Les gars du village sedonnent plus de mal à trouver des bouts de fer qu’ils vendront dixsous, qu’ils ne s’en donneraient à travailler et à gagner ledouble. Mais quoi, la nature humaine est ainsi faite. Allons, plusvite que ça ! »

Les garçons auraient bien voulu savoirpourquoi le Gallois était si pressé.

« Vous verrez quand vous serez chez laveuve Douglas, leur déclara le vieil homme.

– Monsieur Jones, risqua Huck, un peuinquiet. Nous n’avons rien fait de mal ? »

Le Gallois éclata de rire.

« Je ne sais pas, mon petit Huck. Je nepeux pas te dire. En tout cas, la veuve Douglas et toi vous êtesbons amis, n’est-ce pas ?

– Oui, elle a été très gentille pourmoi.

– Alors, ce n’est pas la peine d’avoirpeur, pas vrai ? »

Huck n’avait pas encore répondu mentalement àcette question que Tom et lui étaient introduits dans le salon deMme Douglas par M. Jones.

La pièce était brillamment éclairée et toutesles notabilités du village se trouvaient réunies. Il y avait là lesThatcher, les Harper, les Rogers, tante Polly, Sid, Mary, lepasteur, le directeur du journal local. Tous s’étaient mis sur leurtrente et un. La veuve accueillit les deux garçons aussiaimablement qu’on peut accueillir deux individus couverts de terreglaise et de taches de suif. Tante Polly rougit de honte à la vuede son neveu et fronça les sourcils à son intention. Néanmoins,personne ne fut aussi gêné que les deux explorateurs eux-mêmes.

« Tom n’était pas encore rentré chez lui,déclara M. Jones, et j’avais renoncé à vous les ramener, quandje suis tombé par hasard sur Huck et sur lui. Ils passaient devantchez moi et je les ai obligés à se dépêcher.

– Vous avez joliment bien fait, fit laveuve. Venez avec moi, mes enfants. »

Elle les emmena dans une chambre à coucher etleur dit : « Maintenant, lavez-vous et habillez-vousproprement. Voilà deux complets, des chemises, des chaussettes,tout ce qu’il faut. C’est à Huck… Non, non, Huck. Pas deremerciements. C’est un cadeau que nous te faisons, M. Joneset moi. Oui, c’est à Huck, mais vous êtes à peu près de la mêmetaille. Habillez-vous. Nous vous attendrons. Vous descendrez quandvous serez devenus élégants. »

Sur ce, Mme Douglas seretira.

Chapitre 35

 

« Dis donc, Tom, fit Huck. La fenêtren’est pas bien haute. Si on trouve une corde, on file. Tu esd’accord ?

– Chut ! Pourquoi veux-tu tesauver ?

– Moi, tu sais, je n’ai pas l’habitude dubeau monde. Je ne veux pas descendre, il n’y a rien à faire.

– Oh ! ne te frappe pas. Ce n’estrien du tout. Moi, je n’y pense même pas. Descends et jem’occuperai de toi. »

Sid apparut.

« Tom, dit-il. Tante t’a attendu toutl’après-midi. Mary a préparé tes habits du dimanche. Tout le mondeétait encore aux cent coups. Mais, ajouta-t-il, qu’est-ce que jevois là ? Ce sont bien des taches de suif et de glaise quevous avez sur vos vêtements tous les deux ?

– Mon cher, répondit Tom, tu es prié dete mêler de ce qui te regarde. En attendant, je voudrais biensavoir à quoi rime tout ce tralala.

– Tu sais bien que la veuve aime beaucouprecevoir. Cette fois-ci, elle donne une réception en l’honneur duGallois et de ses fils. Mais je peux t’en dire davantage si tu ytiens.

– De quoi s’agit-il ?

– Voilà. Le vieux Jones veut réserver unesurprise aux invités de la veuve. Il a confié son secret à tantePolly, et moi j’ai tout entendu. Mais je crois la mèche un peuéventée à l’heure qu’il est et que pas mal de gens savent déjà àquoi s’en tenir, à commencer par la veuve Douglas elle-même. Ellefera celle qui ne sait rien, évidemment, mais le petit effet dupère Jones sera raté. Tu sais que le vieux cherchait Huck partoutparce que sans lui sa grande surprise aurait manqué de sel.

– Mais enfin, qu’est-ce que c’est, cettesurprise ?

– Eh bien, le Gallois dira à tout lemonde que c’est Huck qui a découvert la trace des bandits.

– Et c’est toi qui as vendu lamèche ? demanda Tom, agacé par les ricanements de sonfrère.

– Qu’est-ce que ça peut bien tefaire ? Quelqu’un a parlé, ça doit te suffire.

– Sid, il n’y a qu’une personne assezméchante dans le pays pour faire un coup comme ça. C’est toi. À laplace de Huck, tu te serais sauvé comme un lapin et tu n’auraisjamais donné l’alarme. Tu n’as que de mauvaises idées en tête et tune peux pas supporter de voir féliciter les autres pour leursbonnes actions. Tiens… et pas de remerciements, comme dit la veuve,fit Tom en giflant son frère et en le reconduisant à la porte àcoups de pied. Maintenant, va te plaindre à tante Polly si tu en asle toupet et, demain, tu auras de mes nouvelles. »

Quelques minutes plus tard, les invités deMme Douglas s’asseyaient à la grande table, tandisqu’une douzaine d’enfants prenaient place à une autre plus petite,dressée dans la même pièce selon les coutumes du pays. En tempsvoulu, M. Jones se leva pour prononcer un petit discours danslequel il remercia la veuve de l’honneur qu’elle lui faisait, ainsiqu’à ses fils, et déclara qu’il y avait une autre personne dont lamodestie, etc.

Avec un talent dramatique qu’il était seul àposséder, le vieux Gallois révéla le rôle joué par Huck au cours decette nuit fertile en incidents. Malheureusement, la surprise quecausèrent ses paroles sonna faux et n’engendra ni les clameurs niles effusions qui n’eussent pas manqué de les accompagner en descirconstances plus favorables. Néanmoins, la veuve manifesta unétonnement du meilleur aloi et abreuva Huck d’une telle quantité decompliments que le brave garçon en oublia presque la gêne que luicausaient ses vêtements neufs et le fait d’être la cible de tousles regards et de l’admiration générale.

Mme Douglas annonça qu’elleentendait désormais offrir un gîte au vagabond sous son propre toitet pourvoir à son éducation. Plus tard, quand elle aurait économiséun peu d’argent, elle lui achèterait un petit commerce.

C’était le bon moment pour Tom. Il seleva.

« Huck n’a pas besoin de tout ça, dit-il.Huck est riche ! »

Le sens des convenances empêcha les invités derépondre à cette plaisanterie. Ils se continrent tant bien que malet un silence gêné pesa un instant sur l’assistance. Tom se chargeade le rompre.

« Huck a de l’argent, reprit-il. Vous neme croyez peut-être pas, mais il en a des tas. Oh ! inutile desourire. Attendez un peu, je vais vous en donner lapreuve. »

Tom sortit comme une flèche. Les gens seregardèrent et regardèrent Huck qui ne soufflait mot.

« Sid, qu’est-ce qui arrive à tonfrère ? demanda tante Polly. On peut s’attendre à tout avec cegarçon. Jamais je… »

Tom rentra à ce moment, courbé par le poidsdes deux sacs. Tante Polly n’acheva pas sa phrase. Tom répandit lespièces d’or sur la table et dit :

« Hein ! qu’en pensez-vous ?Dire que vous ne vouliez pas me croire ! La moitié appartientà Huck. L’autre moitié à moi-même. »

Muets de stupeur, le souffle coupé, lesspectateurs contemplèrent un instant ce monceau d’or. Puis chacunvoulut avoir des explications. Tom ne se fit pas prier longtemps.Son récit fut si palpitant que personne ne l’interrompit.

Lorsqu’il eut fini, M. Jonesdéclara :

« Moi qui avais cru vous faire une petitesurprise, je m’aperçois que ce n’était pas grand-chose à côté decelle-ci. »

On compta l’argent. Il y en avait pour un peuplus de douze mille dollars. C’était plus qu’aucun des assistantsn’avait jamais vu dans sa vie, même si certains d’entre euxpossédaient bien plus que cela en terres et en immeubles.

Chapitre 36

 

Le lecteur devine sans peine quelle sensationproduisit au village la bonne fortune de Tom et de son ami Huck. Ily avait quelque chose d’incroyable dans une somme aussi importanteen espèces sonnantes et trébuchantes. Les langues allèrent leurtrain, les imaginations aussi et la raison de quelques habitantseut à pâtir de cette émotion malsaine. Toutes les maisons« hantées » de Saint-Petersburg et des villagesenvironnants furent « disséquées » planche par planche,non pas par des enfants, comme on serait tenté de le croire, maisbel et bien par des hommes dont certains étaient pourtant,auparavant, de réputation aussi sérieuse que peu romanesque.

Partout où Tom et Huck se montraient, on lesaccablait de compliments, on les admirait, on ne les quittait pasdes yeux. On notait et on répétait chacune de leurs paroles. Toutce qu’ils faisaient passait pour remarquable. Ils avaientapparemment perdu la faculté de dire et de faire des chosesbanales. On fouilla leur passé et on y découvrit la trace d’uneoriginalité manifeste. Le journal du pays publia une biographie desdeux héros.

La veuve Douglas plaça l’argent de Huck à sixpour cent et le juge Thatcher en fit autant pour celui de Tom à larequête de tante Polly. Chacun des deux compères jouissaitdésormais d’un revenu tout simplement considérable : un dollarpour chaque jour de la semaine et pour un dimanche sur deux.C’était exactement ce que touchait le pasteur, ou tout au moins ceque lui promettaient ses fidèles. Or, en ces temps lointains où lavie était simple, il suffisait d’un dollar et vingt-cinqcents par semaine pour entretenir un enfant, payer sonécole, lui acheter des vêtements et même du savon pour faire satoilette.

Le juge Thatcher avait conçu une haute opinionde Tom. Il se plaisait à dire que n’importe quel garçon n’auraitpas réussi à faire sortir sa fille de la grotte. Lorsque Beckyraconta à son père, sous le sceau du secret, la façon dont Toms’était fait punir à sa place, le juge fut manifestement ému etdéclara qu’un garçon aussi noble et généreux pouvait marcherfièrement dans la vie et figurer dans l’histoire à côté d’un GeorgeWashington. Becky trouva que son père n’avait jamais paru aussigrand et beau qu’en ponctuant cette déclaration d’un vigoureux coupde pied au plancher. La petite alla tout droit raconter cette scèneà son ami Tom.

Le juge Thatcher caressait l’espoir de voirTom devenir un jour un grand avocat ou un grand général. Il annonçaqu’il s’arrangerait pour le faire entrer à l’Académie nationalemilitaire, puis dans la meilleure école de droit du pays, afinqu’il fût également préparé à embrasser soit une carrière, soitl’autre, soit même les deux.

La fortune de Huck et le fait qu’il étaitdésormais le protégé de la veuve Douglas lui valurent d’êtreintroduit dans la société de Saint-Petersburg.« Introduit » d’ailleurs n’est pas le mot. Il vaudraitmieux dire tiré, traîné, ce serait plus exact. Cette vie mondainele mettait au supplice et il pouvait à peine la supporter.

Les bonnes de Mme Douglasveillaient à ce qu’il fût toujours propre et net comme un sou neuf.Elles le peignaient, elles le brossaient, elles le bordaient lesoir dans un lit aux draps immaculés. Il lui fallait manger avec uncouteau et une fourchette, se servir d’une serviette, d’une tasseet d’une assiette. Il lui fallait apprendre des leçons, aller àl’église, surveiller son langage au point que sa conversationperdait toute sa saveur. De quelque côté qu’il se tournât, il seheurtait aux barreaux de la civilisation.

Il supporta stoïquement ses maux pendant troissemaines, puis, un beau jour, il ne reparut plus. Durantquarante-huit heures, Mme Douglas, éplorée, lechercha dans tous les coins. Les gens du village étaientprofondément peinés de sa disparition et allèrent même jusqu’àdraguer le lit du fleuve à la recherche de son corps. Le troisièmejour au matin, Tom Sawyer eut l’astucieuse idée d’aller fureterdans une étable abandonnée derrière les anciens abattoirs etdécouvrit le fugitif. Huck avait couché là. Il venait d’achever sonpetit déjeuner composé des restes les plus divers qu’il avaitdérobés à droite et à gauche. Il était allongé sur le dos et fumaitsa pipe. Il était sale, ébouriffé et portait les guenilles qui lerendaient si pittoresque au temps où il était heureux et libre. Tomle fit sortir de son antre, lui dit que tout le monde était inquietde son sort et l’incita vivement à retourner chez la veuve. Lamélancolie se peignit sur les traits du brave Huck.

« Ne me demande pas ça, Tom, dit-il. J’aiessayé, il n’y a rien à faire. Rien à faire, Tom. Je ne pourraijamais m’habituer à cette vie-là. La veuve est très bonne, trèsgentille pour moi, mais qu’est-ce que tu veux ? Elle me forceà me lever tous les matins à la même heure et elle ne me permet pasde dormir dans les bûchers. Ses bonnes me lavent, me peignent,m’astiquent et me font enfiler de satanés vêtements dans lesquelsj’étouffe parce que l’air ne passe pas. Mes habits sont si beaux,si chic, que je n’ose ni m’asseoir, ni m’allonger, ni me rouler parterre. Je ne suis pas entré dans une cave depuis… Oh ! jen’ose pas calculer tellement ça me paraît loin. On me traîne àl’église et je transpire ! j’ai chaud ! Je déteste cessermons prétentieux, pendant lesquels on ne peut même pas attraperune mouche. C’est effrayant. Je n’ai pas le droit de chiquer et jesuis forcé de porter des souliers toute la sainte journée dudimanche. La veuve mange à la cloche, se couche et se lève à lacloche… Tout est réglé d’avance. Non, je t’assure, ça n’est plustenable.

– Mais tout le monde en fait autant,Huck.

– Ça m’est égal, Tom. Moi, je ne suis pastout le monde et je ne peux pas me faire à cette vie-là. C’estépouvantable d’être vissé comme ça. Et puis, c’est trop facile. Ily a toujours tout ce qu’il faut sur la table et ça ne devient mêmeplus drôle de chaparder un morceau. Je dois demander la permissionde pêcher à la ligne ou de me baigner dans la rivière… Quand on nepeut rien faire sans autorisation, c’est le commencement de lafin ! Il faut aussi que je surveille mes paroles. J’en suismalade, et si je n’étais pas monté tous les jours au grenier pourjurer un bon coup, j’en serais déjà mort. La veuve me défend defumer. Elle me défend également de bâiller, de m’étirer ou de megratter devant les gens… Je ne pouvais pas faire autrement, Tom, ilfallait que je fiche le camp. N’oublie pas non plus que l’école vabientôt rouvrir et que je serai forcé d’y aller. Ça, mon vieux, jete garantis que je ne le supporterai pas ! Écoute, Tom, quandon est riche, ce n’est pas aussi drôle que ça devrait être. On n’aque des embêtements par-dessus la tête et on n’a qu’une idée, c’estde casser sa pipe le plus tôt possible. Les guenilles que je portemaintenant me plaisent et je veux les garder. Je veux continuer àcoucher dans cette étable. Je m’y trouve très bien. Tom, sans cemaudit argent, tous ces ennuis ne me seraient pas arrivés. Alors,tu vas prendre ma part et tu me donneras une petite pièce de tempsen temps. Oh ! pas trop souvent parce que je n’aime pas leschoses qu’on obtient sans se donner de mal ! Je te charged’aller expliquer tout ça à la veuve, mon vieux.

– Voyons, Huck, tu sais très bien que jene peux pas faire ça. Ce ne serait pas juste. Je suis persuadé quesi tu y mets de la bonne volonté, tu t’habitueras très vite à cettevie-là, et que tu finiras même par l’aimer.

– L’aimer ! L’aimer comme j’aimeraisun poêle chauffé au rouge si j’étais forcé de m’asseoirdessus ! Non, non, Tom, je ne veux pas être riche, je ne veuxpas vivre dans ces maudites maisons bourgeoises ! Moi, j’aimeles bois, le fleuve et les étables où je couche. Je ne veux pas lesquitter ! C’est bien là notre veine. Juste au moment où nousavons des fusils, une grotte et tout ce qu’il nous faut pourdevenir des brigands, il y a ce maudit argent qui vient toutgâcher ! »

Tom saisit la balle au bond.

« Dis donc, Huck, ce n’est pas d’êtreriches qui va nous empêcher de devenir des brigands.

– Sans blague ! Oh ! ça c’estchouette, mais tu n’es pas en train de te payer ma tête, mon vieuxTom ?

– Non, je te jure, seulement, Huck, nousne pourrons pas t’accepter dans la bande si tu n’es pas un typerespectable. »

Le visage de Huck s’assombrit.

« Comment ! Vous ne m’accepterezpas ? Vous m’avez bien accepté, Joe et toi, quand vous êtesdevenus des pirates.

– C’est différent. En général, lesbrigands sont des gens bien plus distingués que les pirates. Dansla plupart des pays, ce sont tous des aristocrates, des ducs, des…enfin, des types dans ce goût-là.

– Voyons, Tom, tu resteras toujours monami, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas me tourner le dos ? Tune peux pas faire une chose pareille, hein ?

– Que veux-tu, mon vieux, ça me seraittrès dur, mais que diraient les gens ? « La bande de TomSawyer ! Peuh ! Un joli ramassis ! » Et c’est àtoi qu’ils feraient allusion, Huck. Tu ne voudrais pas de ça,hein ? et moi non plus. »

Huck se tut et se mit à réfléchir.

« Allons, finit-il par dire, je veux bienfaire un effort, Tom, à condition que tu me laisses entrer dans tabande. Je retournerai passer un mois chez la veuve pour voir si jepeux m’habituer à la vie qu’elle me fait.

– D’accord, mon vieux. C’est entendu.Suis-moi. Je demanderai à la veuve de te laisser un peu la bridesur le cou.

– Vraiment, Tom ! Tu vas faireça ? C’est rudement chic. Tu comprends, si elle n’est pas toutle temps sur mon dos, je pourrai fumer, jurer dans mon coin etsortir un peu, sinon je vais éclater. Mais dis-moi, quand vas-tuformer ta bande et commencer à faire le brigand ?

– Ça ne va pas tarder. Nous allonspeut-être nous réunir ce soir et faire subir à tous les membres lesépreuves de l’initiation.

– Hein ? qu’est-ce que tu dis ?Qu’est-ce que c’est que ça, l’initiation ?

– Eh bien, voilà. On jure de ne jamais sequitter et de ne jamais révéler les secrets de la bande, même sil’on se fait couper en petits morceaux. On jure aussi de tuer tousceux qui ont fait du mal à l’un des membres de la famille.

– Ça, par exemple, c’est génial, monvieux.

– Je pense bien ! Et ce n’est pastout. Il faut prêter serment à minuit dans l’endroit le plus désertet le plus effrayant qu’on puisse trouver. Une maison hantée depréférence ; mais, aujourd’hui, on les a toutes rasées.

– Oh ! tu sais, Tom, du moment queça se passe à minuit, ça doit marcher.

– Bien sûr. Et il faut jurer sur uncercueil et signer avec du sang.

– Ça, au moins, ça ressemble à quelquechose, parole d’homme ! C’est mille fois plus chouette qued’être pirate. Je vais retourner chez la veuve, Tom, et je resteraichez elle. Si je deviens un brigand célèbre, je parie qu’elle serafière de m’avoir tiré de la misère. »

 

CONCLUSION

Ainsi s’achève cette chronique. Elle nepourrait guère aller plus loin car ce serait alors l’histoire d’unhomme. Le romancier qui écrit une histoire d’adulte sait exactementoù et comment s’arrêter, c’est le plus souvent par un mariage.Quand il s’agit d’un enfant, il s’arrête où il peut.

La plupart des personnages de ce livre viventtoujours. Ils sont prospères et heureux. Peut-être aura-t-on enviede reprendre un jour ce récit et de voir quel type d’hommes et defemmes sont devenus les enfants dont nous avons parlé. Il est doncplus sage à présent de ne rien révéler d’autre sur cette partie deleur vie.

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Tags: Mark Twain