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Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

d’ Alphonse Daudet
Partie 1
À Tarascon

I – Le Jardin du baobab

Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m’en souviens mieux que d’hier.L’intrépide Tartarin habitait alors, à l’entrée de la ville, la troisième maison à main gauche sur le chemin d’Avignon. Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes, et sur le pas de la porte une nichée de petits Savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes à cirage.

Du dehors, la maison n’avait l’air de rien.

Jamais on ne se serait cru devant la demeure d’un héros. Mais, quand on entrait, coquin de sort !…

De la cave au grenier, tout le bâtiment avai tl’air héroïque, même le jardin !…

Ô le jardin de Tartarin, il n’y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France ; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, à se croire en pleine Afrique centrale, à dix mille lieues de Tarascon. Tout cela, bien entendu, n’était pas degrandeur naturelle, ainsi les cocotiers n’étaient guère plus grosque des betteraves, et le baobab (arbre géant, arborgigantea) tenait à l’aise dans un pot de réséda ; maisc’est égal ! pour Tarascon, c’était déjà bien joli, et lespersonnes de la ville, admises le dimanche à l’honneur decontempler le baobab de Tartarin, s’en retournaient pleinesd’admiration.

Pensez quelle émotion je dus éprouver cejour-là en traversant ce jardin mirifique !… Ce fut bien autrechose quand on m’introduisit dans le cabinet du héros.

Ce cabinet, une des curiosités de la ville,était au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab parune porte vitrée.

Imaginez-vous une grande salle tapissée defusils et de sabres, depuis en haut jusqu’en bas ; toutes lesarmes de tous les pays du monde : carabines, rifles,tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux-revolvers,couteaux-poignards, kriss malais, flèches caraïbes, flèches desilex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lassosmexicains, est-ce que je sais !

Par là-dessus, un grand soleil féroce quifaisait luire l’acier des glaives et les crosses des armes à feu,comme pour vous donner encore plus la chair de poule… Ce quirassurait un peu pourtant, c’était le bon air d’ordre et depropreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y étaitrangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie, de loinen loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait :

Flèches empoisonnées, n’y touchezpas !

Ou :

Armes chargées, méfiez-vous !

Sans ces écriteaux, jamais je n’aurais oséentrer.

Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon.Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague turque les Voyagesdu capitaine Cook, les romans de Cooper, de Gustave Aimard, desrécits de chasse, chasse à l’ours, chasse au faucon, chasse àl’éléphant, etc. Enfin, devant le guéridon, un homme était assis,de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, enbras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbecourte et des yeux flamboyants ; d’une main il tenait unlivre, de l’autre il brandissait une énorme pipe à couvercle defer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit dechasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvreinférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure depetit rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonassequi régnait dans toute la maison.

Cet homme, c’était Tartarin, Tartarin deTarascon, l’intrépide, le grand, l’incomparable Tartarin deTarascon.

II – Coup d’œil général jeté sur la bonneville de Tarascon. – Les chasseurs de casquettes

Au temps dont je vous parle, Tartarin deTarascon n’était pas encore le Tartarin qu’il est aujourd’hui, legrand Tartarin de Tarascon si populaire dans tout le Midi de laFrance. Pourtant – même à cette époque – c’était déjà le roi deTarascon.

Disons d’où lui venait cette royauté.

Vous saurez d’abord que là-bas tout le mondeest chasseur, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. La chasseest la passion des Tarasconnais, et cela depuis les tempsmythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les maraisde la ville et où les Tarasconnais d’alors organisaient des battuescontre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.

Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prendles armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil surl’épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, decors de chasse. C’est superbe à voir… Par malheur le gibier manque,il manque absolument.

Si bêtes que soient les bêtes, vous pensezbien qu’à la longue elles ont fini par se méfier.

À cinq lieues autour de Tarascon, les terrierssont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pasle moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc.

Elles sont cependant bien tentantes, cesjolies collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, delavande de romarin ; et ces beaux raisins muscats gonflés desucre, qui s’échelonnent au bord du Rhône, sont diablementappétissants aussi… Oui, mais il y a Tarascon derrière, et, dans lepetit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Lesoiseaux de passage eux-mêmes l’ont marqué d’une grande croix surleurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendantvers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin lesclochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bienfort : « Voilà Tarascon !… voilàTarascon ! » et toute la bande fait un crochet.

Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dansle pays qu’un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle auxseptembrisades tarasconnaises et qui s’entête à vivre là ! ÀTarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Ils’appelle le Rapide. On sait qu’il a son gîte dans la terre deM. Bompard – ce qui, par parenthèse, a doublé et même tripléle prix de cette terre – mais on n’a pas encore pu l’atteindre.

À l’heure qu’il est même, il n’y a plus quedeux ou trois enragés qui s’acharnent après lui.

Les autres en ont fait leur deuil, et leRapide est passé depuis longtemps à l’état de superstition locale,bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa natureet qu’il mange les hirondelles en salmis, quand il en trouve.

Ah çà ! me direz-vous, puisque le gibierest si rare à Tarascon, qu’est-ce que les chasseurs tarasconnaisfont donc tous les dimanches ?

Ce qu’ils font ?

Eh mon Dieu ! ils s’en vont en pleinecampagne, à deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent parpetits groupes de cinq ou six, s’allongent tranquillement à l’ombred’un puits, d’un vieux mur, d’un olivier, tirent de leurs carniersun bon morceau de bœuf en daube, des oignons crus, unsaucissot, quelques anchois, et commencent un déjeunerinterminable, arrosé d’un de ces jolis vins du Rhône qui font rireet qui font chanter.

Après quoi, quand on est bien lesté, on selève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met enchasse. C’est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sacasquette, la jette en l’air de toutes ses forces et la tire au volavec du 5, du 6 ou du 2 – selon les conventions.

Celui qui met le plus souvent dans sacasquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir entriomphateur à Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, aumilieu des aboiements et des fanfares.

Inutile de vous dire qu’il se fait dans laville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même deschapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d’avanceà l’usage des maladroits ; mais on ne connaît guère queBésuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C’estdéshonorant !

Comme chasseur de casquettes, Tartarin deTarascon n’avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, ilpartait avec une casquette neuve : tous les dimanches soir, ilrevenait avec une loque. Dans la petite maison du baobab, lesgreniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous lesTarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur maître, et commeTartarin savait à fond le code du chasseur, qu’il avait lu tous lestraités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuisla chasse à la casquette jusqu’à la chasse au tigre birman, cesmessieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et leprenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.

Tous les jours, de trois à quatre, chezl’armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipeaux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de laboutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et sechamaillant. C’était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice,Nemrod doublé de Salomon.

III – « Nan ! Nan !Nan ! » Suite du coup d’œil général jeté sur la bonneville de Tarascon

À la passion de la chasse, la forte racetarasconnaise joint une autre passion : celle des romances. Cequi se consomme de romances dans ce petit pays, c’est à n’y pascroire. Toutes les vieilleries sentimentales qui jaunissent dansles plus vieux cartons, on les retrouve à Tarascon en pleinejeunesse, en plein éclat. Elles y sont toutes, toutes. Chaquefamille a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait, parexemple, que celle du pharmacien Bézuquet, c’est :

Toi, blanche étoile que j’adore…

Celle de l’armurier Costecalde :

Veux-tu venir au pays des cabanes ?

Celle du receveur del’Enregistrement :

Si j’étais-t-invisible, personne n’me verrait.

(Chansonnette comique.)

Et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux outrois fois par semaine on se réunit les uns chez les autres et onse les chante. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce sonttoujours les mêmes, et que, depuis si longtemps qu’ils se leschantent ces braves Tarasconnais n’ont jamais envie d’en changer.On se les lègue dans les familles, de père en fils, et personne n’ytouche ; c’est sacré. Jamais même on ne s’en emprunte. Jamaisil ne viendrait à l’idée des Costecalde de chanter celle desBézuquet ni aux Bézuquet de chanter celle des Costecalde. Etpourtant vous pensez s’ils doivent les connaître depuis quaranteans qu’ils se les chantent. Mais non ! chacun garde la sienneet tout le monde est content.

Pour les romances comme pour les casquettes,le premier de la ville était encore Tartarin. Sa supériorité surses concitoyens consistait en ceci : Tartarin de Tarasconn’avait pas la sienne. Il les avait toutes.

Toutes !

Seulement c’était le diable pour les lui fairechanter. Revenu de bonne heure des succès de salon, le hérostarasconnais aimait bien mieux se plonger dans ses livres de chasseou passer sa soirée au cercle que de faire le joli cœur devant unpiano de Nîmes entre deux bougies de Tarascon. Ces paradesmusicales lui semblaient au-dessous de lui… Quelquefois cependant,quand il y avait de la musique à la pharmacie Bézuquet, il entraitcomme par hasard, et après s’être bien fait prier, consentait àdire le grand duo de Robert le Diable, avecMme Bézuquet la mère… Qui n’a pas entendu cela n’a jamais rienentendu… Pour moi, quand je vivrais cent ans, je verrais toute mavie le grand Tartarin s’approchant du piano d’un pas solennel,s’accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert des bocaux dela devanture, essayant de donner à sa bonne face l’expressionsatanique et farouche de Robert le Diable. À peine avait-il prisposition, tout de suite le salon frémissait ; on sentait qu’ilallait se passer quelque chose de grand… Alors, après un silence,Mme Bézuquet la mère commençait en s’accompagnant :

Robert, toi que j’aime

Et qui reçus ma foi,

Tu vois mon effroi (bis),

Grâce pour toi-même

Et grâce pour moi.

À voix basse, elle ajoutait : « Àvous, Tartarin », et Tartarin de Tarascon, le bras tendu, lepoing fermé, la narine frémissante, disait par trois fois d’unevoix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre dans lesentrailles du piano : « Non !… non !…non !… », ce qu’en bon Méridional il prononçait :« Nan !… nan !… nan !… » Sur quoiMme Bézuquet la mère reprenait encore une fois :

Grâce pour toi-même

Et grâce pour moi.

– « Nan !… nan !…nan !… » hurlait Tartarin de plus belle, et la chose enrestait là… Ce n’était pas long, comme vous voyez : maisc’était si bien jeté, si bien mimé, si diabolique, qu’un frisson deterreur courait dans la pharmacie, et qu’on lui faisait recommencerses « Nan !… nan !… » quatre et cinq fois desuite.

Là-dessus Tartarin s’épongeait le front,souriait aux dames, clignait de l’œil aux hommes et, se retirantsur son triomphe, s’en allait dire au cercle d’un petit airnégligent : « Je viens de chez les Bézuquet chanter leduo de Robert le Diable ! »

Et le plus fort, c’est qu’il lecroyait !…

IV – Ils ! ! !

C’est à ces différents talents que Tartarin deTarascon devait sa haute situation dans la ville.

Du reste, c’est une chose positive que cediable d’homme avait su prendre tout le monde.

À Tarascon, l’armée était pour Tartarin. Lebrave commandant Bravida, capitaine d’habillement en retraite,disait de lui : « C’est un lapin ! » et vouspensez que le commandant s’y connaissait en lapins, après en avoirtant habillé.

La magistrature était pour Tartarin. Deux outrois fois, en plein tribunal, le vieux président Ladevèze avaitdit, parlant de lui :

« C’est un caractère ! »

Enfin le peuple était pour Tartarin. Sacarrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompettequi ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui luivenait on ne sait d’où, quelques distributions de gros sous et detaloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaientfait le lord Seymour de l’endroit, le roi des hallestarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarinrevenait de la chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglédans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s’inclinaientpleins de respect, et se montrant du coin de l’œil les bicepsgigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout basles uns aux autres avec admiration :

« C’est celui-là qui est fort !… Ila doubles muscles ! »

Doubles muscles ?

Il n’y a qu’à Tarascon qu’on entend de ceschoses-là !

Et pourtant, en dépit de tout, avec sesnombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire etl’estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitained’habillement, Tartarin n’était pas heureux ; cette vie depetite ville lui pesait, l’étouffait. Le grand homme de Tarascons’ennuyait à Tarascon. Le fait est que pour une nature héroïquecomme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvaitque batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables dudésert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue àla casquette et le reste du temps rendre la justice chez l’armurierCostecalde, ce n’était guère… Pauvre cher grand homme ! À lalongue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption.

En vain, pour agrandir ses horizons, pouroublier un peu le cercle et la place du Marché, en vains’entourait-il de baobabs et autres végétations africaines ;en vain entassait-il armes sur armes, kriss malais sur krissmalais ; en vain se bourrait-il de lectures romanesques,cherchant, comme l’immortel don Quichotte, à s’arracher par lavigueur de son rêve aux griffes de l’impitoyable réalité…Hélas ! tout ce qu’il faisait pour apaiser sa soif d’aventuresne servait qu’à l’augmenter. La vue de toutes ses armesl’entretenait dans un état perpétuel de colère et d’excitation. Sesrifles, ses flèches, ses lassos lui criaient « Bataille !bataille ! » Dans les branches de son baobab, le vent desgrands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pourl’achever, Gustave Aimard et Fenimore Cooper…

Oh ! par les lourdes après-midi d’étéquand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de foisTartarin s’est levé en rugissant ; que de fois il a jeté sonlivre et s’est précipité sur le mur pour décrocher unepanoplie !

Le pauvre homme oubliait qu’il était chez luià Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait seslectures en actions, et, s’exaltant au son de sa propre voix,criait en brandissant une hache ou un tomahawk :

« Qu’ils y viennentmaintenant ! »

Ils ? Qui,ils ?

Tartarin ne le savait pas bien lui-même…ils ! c’était tout ce qui attaque, tout ce quicombat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe,tout ce qui hurle, tout ce qui rugit… Ils ! c’étaitl’Indien Sioux dansant autour du poteau de guerre où le malheureuxblanc est attaché.

C’était l’ours gris des montagnes Rocheusesqui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang.C’était encore le Touareg du désert, le pirate malais, le banditdes Abruzzes… Ils, enfin, c’était ils !…c’est-à-dire la guerre, les voyages, l’aventure, la gloire.

Mais, hélas ! l’intrépide Tarasconnaisavait beau les appeler, les défier… ils nevenaient jamais… Pécaïré ! qu’est-ce qu’ils seraientvenus faire à Tarascon ?

Tartarin cependant les attendaittoujours, surtout le soir en allant au cercle.

V – Quand Tartarin allait au cercle

Le chevalier du Temple se disposant à faireune sortie contre l’infidèle qui l’assiège, le tigrechinois s’équipant pour la bataille, le guerrier comanche entrantsur le sentier de la guerre, tout cela n’est rien auprès deTartarin de Tarascon s’armant de pied en cap pour aller au cercle,à neuf heures du soir, une heure après les clairons de laretraite.

Branle-bas de combat ! comme disent lesmatelots.

À la main gauche, Tartarin prenait uncoup-de-poing à pointes de fer, à la main droite une canne àépée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans lapoche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle,un kriss malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée ;ce sont des armes trop déloyales !…

Avant de partir, dans le silence et l’ombre deson cabinet, il s’exerçait un moment, se fendait, tirait au mur,faisait jouer ses muscles ; puis, il prenait sonpasse-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser.– À l’anglaise, messieurs, à l’anglaise ! c’est le vraicourage. – Au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Ill’ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu’elle allâtbattre en dehors contre la muraille… S’ils avaient étéderrière, vous pensez quelle marmelade !… Malheureusement,ils n’étaient pas derrière.

La porte ouverte, Tartarin sortait, jetaitvite un coup d’œil de droite et de gauche, fermait la porte àdouble tour et vivement. Puis en route.

Sur le chemin d’Avignon, pas un chat. Portescloses, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin unréverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône…

Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s’enallait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, etdu bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés…Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenirtoujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précautionqui vous permet de voir venir le danger, et surtout d’éviter cequi, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois desfenêtres. À lui voir tant de prudence, n’allez pas croire au moinsque Tartarin eût peur… Non ! seulement il se gardait.

La meilleure preuve que Tartarin n’avait paspeur, c’est qu’au lieu d’aller au cercle par le cours, il y allaitpar la ville, c’est-à-dire par le plus long, par le plus noir, parun tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhôneluire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu’au détourd’un de ces coupe-gorge ils allaient s’élancer de l’ombreet lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, jevous en réponds… Mais, hélas ! par une dérision du destin,jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n’eut la chance defaire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même univrogne. Rien !

Parfois cependant une fausse alerte. Un bruitde pas, des voix étouffées… « Attention ! » sedisait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l’ombre,prenant le vent, appuyant son oreille contre terre à la modeindienne… Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes…Plus de doutes ! Ils arrivaient… Ils étaientlà. Déjà Tartarin, l’œil en feu, la poitrine haletante, seramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait à bondir enpoussant son cri de guerre… quand tout à coup, du sein de l’ombre,il entendait de bonnes voix tarasconnaises l’appeler bientranquillement :

« Té ! vé !… c’est Tartarin… Etadieu, Tartarin ! »

Malédiction ! c’était le pharmacienBézuquet avec sa famille qui venait de chanter la siennechez les Costecalde. – « Bonsoir ! bonsoir ! »grommelait Tartarin, furieux de sa méprise ; et, farouche, lacanne haute, il s’enfonçait dans la nuit.

Arrivé dans la rue du cercle, l’intrépideTarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long enlarge devant la porte avant d’entrer… À la fin, las de lesattendre et certain qu’ils ne se montreraient pas, iljetait un dernier regard de défi dans l’ombre et murmurait aveccolère : « Rien !… rien !… jamaisrien ! »

Là-dessus le brave homme entrait faire sonbésigue avec le commandant.

VI – Les Deux Tartarin

Avec cette rage d’aventures, ce besoind’émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable auvert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n’eûtjamais quitté Tarascon ?

Car c’est un fait. Jusqu’à l’âge dequarante-cinq ans, l’intrépide Tarasconnais n’avait pas une foiscouché hors de sa ville. Il n’avait pas même fait ce fameux voyageà Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C’est auplus s’il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n’est pasbien loin de Tarascon, puisqu’il n’y a que le pont à traverser.Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par lescoups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant delargeur à cet endroit que, ma foi ! vous comprenez… Tartarinde Tarascon préférait la terre ferme.

C’est qu’il faut bien vous l’avouer, il yavait dans notre héros deux natures très distinctes. « Jesens deux hommes en moi », a dit je ne sais quel Père del’Église. Il l’eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l’âme dedon Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéalhéroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; maismalheureusement n’avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corpsosseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la viematérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sansdéboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée deriz… Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme decorps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, trèsgeignard, plein d’appétits bourgeois et d’exigences domestiques, lecorps ventru et court sur pattes de l’immortel Sancho Pança.

Don Quichotte et Sancho Pança dans le mêmehomme ! vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaientfaire ! quels combats ! quels déchirements !…

Ô le beau dialogue à écrire pour Lucien oupour Saint-Évremond, un dialogue entre les deux Tartarin, leTartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichottes’exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : « Jepars ! »

Tartarin-Sancho ne pensant qu’aux rhumatismeset disant : « Je reste. »

TARTARIN-QUICHOTTE, trèsexalté : – Couvre-toi de gloire, Tartarin.

TARTARIN-SANCHO, très calme : –Tartarin, couvre-toi de flanelle.

TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plusexalté : – Ô les bons rifles à deux coups ! ô lesdagues, les lassos, les mocassins !

TARTARIN-SANCHO, de plus en pluscalme : – Ô les bons gilets tricotés ! les bonnesgenouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes àoreillettes !

TARTARIN-QUICHOTTE, hors delui : – Une hache ! qu’on me donne unehache !

TARTARIN-SANCHO, sonnant labonne : – Jeannette, mon chocolat.

Là-dessus, Jeannette apparaît avec unexcellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentesgrillades à l’anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant lescris de Tartarin-Quichotte.

Et voilà comme il se trouvait que Tartarin deTarascon n’eût jamais quitté Tarascon.

VII – Les Européens à Shanghaï. – Le HautCommerce. – Les Tartares. – Serait-il un imposteur ? – LeMirage

Une fois cependant Tartarin avait faillipartir, pour un grand voyage.

Les trois frères Garcio-Camus, desTarasconnais établis à Shanghaï, lui avaient offert la directiond’un de leurs comptoirs là-bas. Ça, par exemple, c’était bien lavie qu’il lui fallait. Des affaires considérables, tout un monde decommis à gouverner, des relations avec la Russie, la Perse, laTurquie d’Asie, enfin le Haut Commerce.

Dans la bouche de Tartarin, ce mot de HautCommerce vous apparaissait d’une hauteur !…

La maison de Garcio-Camus avait en outre cetavantage qu’on y recevait quelquefois la visite des Tartares. Alorsvite on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, onhissait le drapeau consulaire, et pan ! pan ! par lesfenêtres, sur les Tartares.

Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichottesauta sur cette proposition, je n’ai pas besoin de vous ledire ; par malheur, Tartarin-Sancho n’entendait pas de cetteoreille-là, et, comme il était le plus fort, l’affaire ne put pass’arranger. Dans la ville, on en parla beaucoup.Partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Parions que si,parions que non. Ce fut un événement… En fin de compte, Tartarin nepartit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoupd’honneur. Avoir failli aller à Shanghaï ou y être allé, pourTarascon, c’était tout comme. À force de parler du voyage deTartarin, on finit par croire qu’il en revenait, et le soir, aucercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements surla vie à Shanghaï, sur les mœurs, le climat, l’opium, le HautCommerce.

Tartarin, très bien renseigné, donnait debonne grâce les détails qu’on voulait, et, à la longue, le bravehomme n’était pas bien sûr lui-même de n’être pas allé à Shanghaï,si bien qu’en racontant pour la centième fois la descente desTartares, il en arrivait à dire très naturellement :« Alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillonconsulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur lesTartares. » En entendant cela, tout le cercle frémissait…

– Mais alors, votre Tartarin n’était qu’unaffreux menteur.

Non ! mille fois non ! Tartarinn’était pas un menteur…

– Pourtant, il devait bien savoir qu’iln’était pas allé à Shanghaï !

– Eh sans doute, il le savait. Seulement…

Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps des’entendre une fois pour toutes sur cette réputation de menteursque les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n’y a pas dementeurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu’à Nîmes, qu’àToulouse, qu’à Tarascon. L’homme du Midi ne ment pas, il se trompe.Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire… Sonmensonge à lui, ce n’est pas du mensonge, c’est une espèce demirage…

Oui, du mirage !… Et pour bien mecomprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrezce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plusgrand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pasplus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtrontgigantesques, vous verrez la Maison carrée de Nîmes – un petitbijou d’étagère – qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame.Vous verrez… Ah ! le seul menteur du Midi, s’il y en a un,c’est le soleil… Tout ce qu’il touche, il l’exagère !…Qu’est-ce que c’était que Sparte aux temps de sa splendeur ?Une bourgade… Qu’est-ce que c’était qu’Athènes ? Tout au plusune sous-préfecture… et pourtant dans l’Histoire elles nousapparaissent comme des villes énormes. Voilà ce que le soleil en afait…

Vous étonnerez-vous après cela que le mêmesoleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d’un ancien capitained’habillement comme Bravida, le brave commandant Bravida, d’unnavet un baobab, et d’un homme qui avait failli aller à Shanghaï unhomme qui y était allé ?

VIII – La Ménagerie Mitaine. – Un lion del’Atlas à Tarascon. – Terrible et solennelle entrevue

Et maintenant que nous avons montré Tartarinde Tarascon comme il était en son privé, avant que la gloire l’eûtbaisé au front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nousavons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies,ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d’arriver auxgrandes pages de son histoire et au singulier événement qui devaitdonner l’essor à cette incomparable destinée.

C’était un soir, chez l’armurier Costecalde.Tartarin de Tarascon était en train de démontrer à quelquesamateurs le maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sanouveauté… Soudain la porte s’ouvre, et un chasseur de casquettesse précipite effaré dans la boutique, en criant : « Unlion !… un lion !… » Stupeur générale, effroi,tumulte, bousculade, Tartarin croise la baïonnette, Costecaldecourt fermer la porte. On entoure le chasseur, on l’interroge, onle presse, et voici ce qu’on apprend : la ménagerie Mitaine,revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une haltede quelques jours à Tarascon et venait de s’installer sur la placedu Château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et unmagnifique lion de l’Atlas.

Un lion de l’Atlas à Tarascon ! Jamais,de mémoire d’homme, pareille chose ne s’était vue. Aussi comme nosbraves chasseurs de casquettes se regardaient fièrement ! quelrayonnement sur leurs mâles visages, et, dans tous les coins de laboutique Costecalde, quelles bonnes poignées de mainssilencieusement échangées ! L’émotion était si grande, siimprévue, que personne ne trouvait un mot à dire…

Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, lefusil à aiguille encore entre les mains, il songeait debout devantle comptoir… Un lion de l’Atlas, là, tout près, à deux pas !Un lion ! c’est-à-dire la bête héroïque et féroce parexcellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelquechose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouaitde si beaux drames dans son imagination…

Un lion, mille dieux ! ! !

Et de l’Atlas encore !… C’était plus quele grand Tartarin n’en pouvait supporter…

Tout à coup un paquet de sang lui monta auvisage.

Ses yeux flambèrent. D’un geste convulsif iljeta le fusil à aiguille sur son épaule, et, se tournant vers lebrave commandant Bravida, ancien capitaine d’habillement, il luidit d’une voix de tonnerre : « Allons voir ça,commandant. »

« Hé ! bé… hé ! bé… Et monfusil !… mon fusil à aiguille que vous emportez !… »hasarda timidement le prudent Costecalde ; mais Tartarin avaittourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettesemboîtant fièrement le pas.

Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il yavait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais troplongtemps privée de spectacle à sensations, s’était rué sur labaraque Mitaine et l’avait prise d’assaut.

Aussi la grosse Mme Mitaine était biencontente… En costume kabyle, les bras nus jusqu’au coude, desbracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dansl’autre un poulet vivant, quoique plumé, l’illustre dame faisaitles honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et comme elle avaitdoubles muscles, elle aussi, son succès était presqueaussi grand que celui de ses pensionnaires.

L’entrée de Tartarin, le fusil sur l’épaule,jeta un froid.

Tous ces braves Tarasconnais, qui sepromenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sansméfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement deterreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans labaraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait doncquelque chose à craindre, puisque lui, ce héros… En un clin d’œil,tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient depeur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquets’esquiva, en disant qu’il allait chercher son fusil…

Peu à peu cependant, l’attitude de Tartarinrassura les courages. Calme, la tête haute, l’intrépideTarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sanss’arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d’un œildédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait sonpoulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion…

Terrible et solennelle entrevue ! le lionde Tarascon et le lion de l’Atlas en face l’un de l’autre… D’uncôté, Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés surson rifle ; de l’autre, le lion, un lion gigantesque, vautrédans la paille, l’œil clignotant, l’air abruti, avec son énormemufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant… Tous deuxcalmes et se regardant.

Chose singulière ! soit que le fusil àaiguille lui eût donné de l’humeur, soit qu’il eût flairé un ennemide sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnaisd’un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, lelion eut tout à coup un mouvement de colère. D’abord il renifla,gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puisil se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueuleimmense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.

Un cri de terreur lui répondit. Tarascon,affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants,portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravidalui-même… Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas… Il était là,ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cetteterrible moue que toute la ville connaissait… Au bout d’un moment,quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitudeet la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ilsentendirent qu’il murmurait, en regardant le lion : « Ça,oui, c’est une chasse. »

Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pasdavantage…

IX – Singuliers effets du mirage

Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pasdavantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit…

Le lendemain, il n’était bruit dans la villeque du prochain départ de Tartarin pour l’Algérie et la chasse auxlions. Vous êtes tous témoins, chers lecteurs, que le brave hommen’avait pas soufflé mot de cela ; mais vous savez, lemirage…

Bref, tout Tarascon ne parlait que de cedépart.

Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, lesgens s’abordaient d’un air effaré :

– Et autrement, vous savez la nouvelle, aumoins ?

– Et autrement, quoi donc ?… Le départ deTartarin, au moins ?

Car à Tarascon toutes les phrases commencentpar et autrement, qu’on prononce autremain, etfinissent par au moins, qu’on prononce au mouain.Or, ce jour-là, plus que tous les autres, les au mouain etles autremain sonnaient à faire trembler les vitres.

L’homme le plus surpris de la ville, enapprenant qu’il allait partir pour l’Afrique, ce fut Tartarin. Maisvoyez ce que c’est que la vanité ! Au lieu de répondresimplement qu’il ne partait pas du tout, qu’il n’avait jamais eul’intention de partir, le pauvre Tartarin – la première fois qu’onlui parla de ce voyage – fit d’un petit air évasif :« Hé !… hé !… peut-être… je ne dis pas. » Laseconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, ilrépondit : « C’est probable. » La troisièmefois : « C’est certain ! »

Enfin, le soir, au cercle et chez lesCostecalde, entraîné par le punch aux œufs, les bravos, leslumières ; grisé par le succès que l’annonce de son départavait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu’ilétait las de chasser la casquette et qu’il allait, avant peu, semettre à la poursuite des grands lions de l’Atlas…

Un hourra formidable accueillit cettedéclaration. Là-dessus, nouveau punch aux œufs, poignées de mains,accolades et sérénade aux flambeaux jusqu’à minuit devant la petitemaison du baobab.

C’est Tartarin-Sancho qui n’était pascontent ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lionlui donnait le frisson par avance, et, en rentrant au logis,pendant que la sérénade d’honneur sonnait sous leurs fenêtres, ilfit à Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l’appelant toqué,visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menutoutes les catastrophes qui l’attendaient dans cette expédition,naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire,éléphantiasis, et le reste…

En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pasfaire d’imprudences, qu’il se couvrirait bien, qu’il emporteraittout ce qu’il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre.Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, engloutidans les sables du désert comme feu Cambyse, et l’autre Tartarin neparvint à l’apaiser un peu qu’en lui expliquant que ce n’était paspour tout de suite, que rien ne pressait et qu’en fin de compte ilsn’étaient pas encore partis.

Il est bien clair, en effet, que l’on nes’embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelquesprécautions. Il faut savoir où l’on va, que diable ! et ne paspartir comme un oiseau…

Avant toutes choses, le Tarasconnais voulutlire les récits des grands touristes africains, les relations deMungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, d’HenriDuveyrier.

Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avantde chausser leurs sandales pour les excursions lointaines,s’étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, lesmarches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulutfaire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus qued’eau bouillie. – Ce qu’on appelle eau bouillie,à Tarascon, c’est quelques tranches de pain noyées dans de l’eauchaude, avec une gousse d’ail, un peu de thym, un brin de laurier.– Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit lagrimace…

À l’entraînement par l’eau bouillie Tartarinde Tarascon joignit d’autres sages pratiques. Ainsi, pour prendrel’habitude des longues marches, il s’astreignit à faire chaquematin son tour de ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pasaccéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deuxpetits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.

Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes,aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans sonjardin et restait jusqu’à des dix et onze heures, seul avec sonfusil, à l’affût derrière le baobab…

Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta àTarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecaldepurent voir dans l’ombre, en passant sur la place du Château, unhomme mystérieux se promenant de long en large derrière labaraque.

C’était Tartarin de Tarascon, qui s’habituaità entendre sans frémir les rugissements du lion dans la nuitsombre.

X – Avant le départ

Pendant que Tartarin s’entraînait ainsi partoutes sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les yeux surlui ; on ne s’occupait plus d’autre chose. La chasse à lacasquette ne battait plus que d’une aile, les romances chômaient.Dans la pharmacie Bézuquet, le piano languissait sous une housseverte, et les mouches cantharides séchaient dessus le ventre enl’air… L’expédition de Tartarin avait arrêté tout…

Il fallait voir le succès du Tarasconnais dansles salons. On se l’arrachait, on se le disputait, on sel’empruntait, on se le volait. Il n’y avait pas de plus grandhonneur pour les dames que d’aller à la ménagerie Mitaine au brasde Tartarin, et de se faire expliquer devant la cage au lioncomment on s’y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où ilfallait viser, à combien de pas, si les accidents étaient nombreux,etc., etc.

Tartarin donnait toutes les explications qu’onvoulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait la chasse au lionsur le bout du doigt, comme s’il l’avait faite. Aussi parlait-il deces choses avec une grande éloquence.

Mais où il était le plus beau, c’était le soirà dîner chez le président Ladevèze ou le brave commandant Bravida,ancien capitaine d’habillement, quand on apportait le café et que,toutes les chaises se rapprochant, on le faisait parler de seschasses futures…

Alors, le coude sur la nappe, le nez dans sonmoka, le héros racontait d’une voix émue tous les dangers quil’attendaient là-bas. Il disait les longs affûts sans lune, lesmarais pestilentiels, les rivières empoisonnées par la feuille dulaurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, lespluies de sauterelles ; il disait aussi les mœurs des grandslions de l’Atlas, leur façon de combattre, leur vigueur phénoménaleet leur férocité au temps du rut…

Puis, s’exaltant à son propre récit, il selevait de table, bondissait au milieu de la salle à manger, imitantle cri du lion, le bruit d’une carabine, pan ! pan ! lesifflement d’une balle explosive, pfft ! pfft !gesticulait, rugissait, renversait les chaises…

Autour de la table, tout le monde était pâle.Les hommes se regardaient en hochant la tête, les dames fermaientles yeux avec de petits cris d’effroi, les vieillards brandissaientleurs longues cannes belliqueusement, et, dans la chambre à côté,les petits garçonnets qu’on couche de bonne heure, éveillés ensursaut par les rugissements et les coups de feu, avaientgrand-peur et demandaient de la lumière.

En attendant, Tartarin ne partait pas.

XI – Des coups d’épée, messieurs, descoups d’épée !… mais pas de coups d’épingle !

Avait-il bien réellement l’intention departir ?… Question délicate, et à laquelle l’historien deTartarin serait fort embarrassé de répondre.

Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avaitquitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions nebougeait pas… Après tout, peut-être le candide héros, aveuglé parun nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu’il était allé enAlgérie. Peut-être qu’à force de raconter ses futures chasses, ils’imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu’il s’imaginaitavoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares,pan ! pan ! à Shanghaï.

Malheureusement, si cette fois encore Tartarinde Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furentpas. Lorsqu’au bout de trois mois d’attente, on s’aperçut que lechasseur n’avait pas encore fait une malle, on commença àmurmurer.

« Ce sera comme pourShanghaï ! » disait Costecalde en souriant. Et le mot del’armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyaitplus en Tartarin.

Les naïfs, les poltrons, des gens commeBézuquet, qu’une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pastirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtoutétaient impitoyables. Au cercle, sur l’esplanade, ils abordaient lepauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.

– Et autremain, pour quand cevoyage ?

Dans la boutique Costecalde, son opinion nefaisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leurchef !

Puis les épigrammes s’en mêlèrent. Leprésident Ladevèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisirdeux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue ducru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d’uncertain grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusilredoutable devait exterminer jusqu’au dernier tous les lionsd’Afrique. Par malheur ce diable de fusil était de complexionsingulière : on le chargeait toujours, il ne partaitjamais…

Il ne partait jamais ! vous comprenezl’allusion…

En un tour de main, cette chanson devintpopulaire et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, lespetits décrotteurs de devant sa porte chantaient enchœur :

Lou fùsioù de mestre Gervaï

Toujou lou cargon, toujou lou cargon,

Lou fùsioù de mestre Gervaï

Toujou lou cargon, part jamaï.

Seulement cela se chantait de loin, à causedes doubles muscles.

Ô fragilité des engouements deTarascon !…

Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir,de ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerresourde et venimeuse l’affligeait beaucoup ; il sentaitTarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller àd’autres, et cela le faisait horriblement souffrir.

Ah ! la grande gamelle de la popularité,il fait bon s’asseoir devant, mais quel échaudement quand elle serenverse !…

En dépit de sa souffrance, Tartarin souriaitet menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n’était.

Quelquefois cependant ce masque de joyeuseinsouciance, qu’il s’était par fierté collé sur le visage, sedétachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyaitl’indignation et la douleur…

C’est ainsi qu’un matin que les petitsdécrotteurs chantaient sous ses fenêtres : Lou fùsioù demestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu’àla chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant saglace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venaittrop forte, il était obligé de la surveiller.)

Tout à coup la fenêtre s’ouvrit violemment etTartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de bon savonblanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d’unevoix formidable :

« Des coups d’épée, Messieurs, des coupsd’épée !… Mais pas de coups d’épingle ! »

Belles paroles dignes de l’histoire, quin’avaient que le tort de s’adresser à ces petitsfouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, etgentilshommes tout à fait incapables de tenir uneépée !

XII – De ce qui fut dit dans la petitemaison du baobab

Au milieu de la défection générale, l’arméeseule tenait bon pour Tartarin.

Le brave commandant Bravida, ancien capitained’habillement, continuait à lui marquer la même estime :« C’est un lapin ! » s’entêtait-il à dire, et cetteaffirmation valait bien, j’imagine, celle du pharmacien Bézuquet…Pas une fois le brave commandant n’avait fait allusion au voyage enAfrique ; pourtant, quand la clameur publique devint tropforte, il se décida à parler.

Un soir, le malheureux Tartarin était seuldans son cabinet, pensant à des choses tristes, quand il vit entrerle commandant, grave, ganté de noir, boutonné jusqu’auxoreilles.

« Tartarin », fit l’ancien capitaineavec autorité :

« Tartarin, il faut partir ! »Et il restait debout dans l’encadrement de la porte – rigide etgrand comme le devoir.

Tout ce qu’il y avait dans ce « Tartarin,il faut partir ! » Tartarin de Tarascon le comprit.

Très pâle, il se leva, regarda autour de luid’un œil attendri ce joli cabinet, bien clos, plein de chaleur etde lumière douce, ce large fauteuil si commode, ses livres, sontapis, les grands stores blancs de ses fenêtres, derrière lesquelstremblaient les branches grêles du petit jardin ; puis,s’avançant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serraavec énergie et, d’une voix où roulaient des larmes, stoïquecependant, il lui dit : « Je partirai,Bravida ! »

Et il partit comme il l’avait dit. Seulementpas encore tout de suite… il lui fallut le temps de s’outiller.

D’abord il commanda chez Bompard deux grandesmalles doublées de cuivre, avec une longue plaque portant cetteinscription :

TARTARIN DE TARASCON

CAISSE D’ARMES

Le doublage et la gravure prirent beaucoup detemps. Il commanda aussi chez Tastavin un magnifique album devoyage pour écrire son journal, ses impressions ; car enfin ona beau chasser le lion, on pense tout de même en route.

Puis il fit venir de Marseille toute unecargaison de conserves alimentaires, du pemmican en tablettes pourfaire du bouillon, une tente-abri d’un nouveau modèle, se montantet se démontant à la minute, des bottes de marin, deux parapluies,un waterproof, des lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies.Enfin le pharmacien Bézuquet lui confectionna une petite pharmacieportative bourrée de sparadrap, d’arnica, de camphre, de vinaigredes quatre-voleurs.

Pauvre Tartarin ! ce qu’il en faisait, cen’était pas pour lui ; mais il espérait, à force deprécautions et d’attentions délicates, apaiser la fureur deTartarin-Sancho, qui, depuis que le départ était décidé, nedécolérait ni de jour ni de nuit.

XIII – Le Départ

Enfin il arriva, le jour solennel, le grandjour.

Dès l’aube, tout Tarascon était sur pied,encombrant le chemin d’Avignon et les abords de la petite maison dubaobab.

Du monde aux fenêtres, sur les toits, sur lesarbres ; des mariniers du Rhône, des portefaix, desdécrotteurs, des bourgeois, des ourdisseuses, des taffetassières,le cercle, enfin toute la ville ; puis aussi des gens deBeaucaire qui avaient passé le pont, des maraîchers de la banlieue,des charrettes à grandes bâches, des vignerons hissés sur de bellesmules attifées de rubans, de flots, de grelots, de nœuds, desonnettes, et même, de loin en loin, quelques jolies filles d’Arlesvenues en croupe de leur galant, le ruban d’azur autour de la tête,sur de petits chevaux de Camargue gris de fer.

Toute cette foule se pressait, se bousculaitdevant la porte de Tartarin, ce bon M. Tartarin, qui s’enallait tuer des lions chez les Teurs.

Pour Tarascon, l’Algérie, l’Afrique, la Grèce,la Perse, la Turquie, la Mésopotamie, tout cela forme un grand paystrès vague, presque mythologique, et cela s’appelle lesTeurs (les Turcs).

Au milieu de cette cohue, les chasseurs decasquettes allaient et venaient, fiers du triomphe de leur chef, ettraçant sur leur passage comme des sillons glorieux.

Devant la maison du baobab, deux grandesbrouettes. De temps en temps, la porte s’ouvrait, laissait voirquelques personnes qui se promenaient gravement dans le petitjardin. Des hommes apportaient des malles, des caisses, des sacs denuit, qu’ils empilaient sur les brouettes.

À chaque nouveau colis, la foule frémissait.On se nommait les objets à haute voix. « Ça, c’est latente-abri… Ça, ce sont les conserves… la pharmacie… les caissesd’armes… » Et les chasseurs de casquettes donnaient desexplications.

Tout à coup, vers dix heures, il se fit ungrand mouvement dans la foule. La porte du jardin tourna sur sesgonds violemment.

– C’est lui !…c’est lui, criait-on.

C’était lui…

Quand il parut sur le seuil, deux cris destupeur partirent de la foule :

– C’est un Teur !…

– Il a des lunettes !

Tartarin de Tarascon, en effet, avait cru deson devoir, allant en Algérie, de prendre le costume algérien.Large pantalon bouffant en toile blanche, petite veste collante àboutons de métal, deux pieds de ceinture rouge autour de l’estomac,le cou nu, le front rasé, sur sa tête une gigantesque chéchia(bonnet rouge) et un flot bleu d’une longueur !… Avec cela,deux lourds fusils, un sur chaque épaule, un grand couteau dechasse à la ceinture, sur le ventre une cartouchière, sur la hancheun revolver se balançant dans sa poche de cuir. C’est tout…

Ah ! pardon, j’oubliais les lunettes, uneénorme paire de lunettes bleues qui venaient là bien à propos pourcorriger ce qu’il y avait d’un peu trop farouche dans la tournurede notre héros !

« Vive Tartarin !… viveTartarin ! » hurla le peuple. Le grand homme sourit, maisne salua pas, à cause de ses fusils qui le gênaient. Du reste, ilsavait maintenant à quoi s’en tenir sur la faveur populaire ;peut-être même qu’au fond de son âme il maudissait ses terriblescompatriotes, qui l’obligeaient à partir, à quitter son joli petitchez lui aux murs blancs, aux persiennes vertes… Mais cela ne sevoyait pas.

Calme et fier, quoique un peu pâle, ils’avança sur la chaussée, regarda ses brouettes, et, voyant quetout était bien, prit gaillardement le chemin de la gare, sans mêmese retourner une fois vers la maison du baobab. Derrière luimarchaient le brave commandant Bravida, ancien capitained’habillement, le président Ladevèze, puis l’armurier Costecalde ettous les chasseurs de casquettes, puis les brouettes, puis lepeuple.

Devant l’embarcadère, le chef de garel’attendait – un vieil Africain de 1830, qui lui serra la mainplusieurs fois avec chaleur.

L’express Paris-Marseille n’était pas encorearrivé. Tartarin et son état-major entrèrent dans les sallesd’attente. Pour éviter l’encombrement, derrière eux le chef de garefit fermer les grilles.

Pendant un quart d’heure, Tartarin se promenade long en large dans les salles, au milieu des chasseurs decasquettes. Il leur parlait de son voyage, de sa chasse, promettantd’envoyer des peaux. On s’inscrivait sur son carnet pour une peaucomme pour une contredanse.

Tranquille et doux comme Socrate au moment deboire la ciguë, l’intrépide Tarasconnais avait un mot pour chacun,un sourire pour tout le monde. Il parlait simplement, d’un airaffable ; on aurait dit qu’avant de partir, il voulait laisserderrière lui comme une traînée de charme, de regrets, de bonssouvenirs. D’entendre leur chef parler ainsi, tous les chasseurs decasquettes avaient des larmes, quelques-uns même des remords, commele président Ladevèze et le pharmacien Bézuquet.

Des hommes d’équipe pleuraient dans des coins.Dehors, le peuple regardait à travers les grilles, et criait :« Vive Tartarin ! »

Enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, unsifflet déchirant ébranla les voûtes… En voiture ! envoiture !

– Adieu, Tartarin !… adieu,Tartarin !…

– Adieu, tous !… murmura le grand homme,et sur les joues du brave commandant Bravida il embrassa son cherTarascon.

Puis il s’élança sur la voie, et monta dans unwagon plein de Parisiennes, qui pensèrent mourir de peur en voyantarriver cet homme étrange avec tant de carabines et derevolvers.

XIV – Le Port de Marseille. –Embarque ! embarque !

Le 1er décembre 186… à l’heure de midi, par unsoleil d’hiver provençal, un temps clair, luisant, splendide, lesMarseillais effarés virent déboucher sur la Canebière unTeur, oh mais un Teur !… Jamais ils n’enavaient vu un comme celui-là ; et pourtant, Dieu sait s’il enmanque à Marseille, des Teurs !

Le Teur en question – ai-je besoin devous le dire ? – c’était Tartarin, le grand Tartarin deTarascon, qui s’en allait le long des quais, suivi de ses caissesd’armes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre l’embarcadèrede la compagnie Touache, et le paquebot le Zouave, quidevait l’emporter là-bas.

L’oreille encore pleine des applaudissementstarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l’odeur de la mer,Tartarin rayonnant marchait, ses fusils sur l’épaule, la têtehaute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseillequ’il voyait pour la première fois, et qui l’éblouissait… Le pauvrehomme croyait rêver. Il lui semblait qu’il s’appelait Sinbad leMarin, et qu’il errait dans une de ces villes fantastiques comme ily en a dans les Mille et une Nuits.

C’était à perte de vue un fouillis de mâts, devergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous lespays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains… Les navires auras du quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangéesde baïonnettes. Au-dessous les naïades, les déesses, les saintesvierges et autres, sculptures de bois peint qui donnent le nom auvaisseau ; tout cela mangé par l’eau de mer, dévoré,ruisselant, moisi… De temps en temps, entre les navires, un morceaude mer, comme une grande moire tachée d’huile… Dansl’enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant dejolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s’appelaient danstoutes les langues.

Sur le quai, au milieu des ruisseaux quivenaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés d’huileet de soude, tout un peuple de douaniers, de commissionnaires, deportefaix avec leurs bogheys attelés de petits chevauxcorses.

Des magasins de confections bizarres, desbaraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, desmarchands de pipes, des marchands de singes, de perroquets, decordes, de toiles à voiles, des bric-à-brac fantastiques oùs’étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosseslanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées,vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettesmarines du temps de Jean Bart et de Duguay-Trouin. Des vendeuses demoules et de clovisses accroupies et piaillant à côté de leurscoquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, desmarmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu’ilsallaient laver dans l’eau blanchâtre des fontaines.

Partout, un encombrement prodigieux demarchandises de toute espèce ; soieries, minerais, trains debois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses,cannes à sucre. L’Orient et l’Occident pêle-mêle. De grands tas defromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avecleurs mains.

Là-bas, quai au blé ; les portefaixdéchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grands échafaudages.Le blé, torrent d’or, qui roulait au milieu d’une fumée blonde. Deshommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis depeau d’âne, et le chargeant sur des charrettes qui s’éloignaientsuivies d’un régiment de femmes et d’enfants avec des balayettes etdes paniers à glanes… Plus loin, le bassin de carénage, les grandsvaisseaux couchés sur le flanc et qu’on flambait avec desbroussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les verguestrempant dans l’eau, l’odeur de la résine, le bruit assourdissantdes charpentiers doublant la coque des navires avec de grandesplaques de cuivre.

Parfois entre les mâts, une éclaircie. AlorsTartarin voyait l’entrée du port, le grand va-et-vient des navires,une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée,avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brickmarseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et àl’arrière un gros capitaine en redingote et chapeau de soie,commandant la manœuvre en provençal. Des navires qui s’en allaienten courant, toutes voiles dehors. D’autres là-bas, bien loin, quiarrivaient lentement, dans le soleil, comme en l’air.

Et puis tout le temps un tapage effroyable,roulement de charrettes, « oh ! hisse » desmatelots, jurons, chants, sifflets de bateaux à vapeur, lestambours et les clairons du fort Saint-Jean, du fort Saint-Nicolas,les cloches de la Major, des Accoules, de Saint-Victor ; parlà-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes cesclameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa proprevoix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme lagrande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir,d’aller loin, d’avoir des ailes. C’est au son de cette bellefanfare que l’intrépide Tartarin de Tarascon s’embarqua pour lepays des lions !…

Partie 2
Chez les Teurs

I – La Traversée. – Les Cinq Positions dela chéchia. – Le Soir du troisième jour. – Miséricorde

Je voudrais, mes chers lecteurs, être peintreet grand peintre pour mettre sous vos yeux, en tête de ce secondépisode, les différentes positions que prit la chéchia (bonnetrouge) de Tartarin de Tarascon, dans ces trois jours de traverséequ’elle fit à bord du Zouave, entre la France etl’Algérie.

Je vous la montrerais d’abord au départ sur lepont, héroïque et superbe comme elle était, auréolant cette belletête tarasconnaise. Je vous la montrerais ensuite à la sortie duport, quand le Zouave commence à caracoler sur leslames : je vous la montrerais frémissante, étonnée, et commesentant déjà les premières atteintes de son mal.

Puis, dans le golfe du Lion, à mesure qu’onavance au large et que la mer devient plus dure, je vous la feraisvoir aux prises avec la tempête, se dressant effarée sur le crânedu héros, et son grand flot de laine bleue qui se hérisse dans labrume de mer et la bourrasque… Quatrième position. Six heures dusoir, en vue des côtes corses. L’infortunée chéchia se penchepar-dessus le bastingage et lamentablement regarde et sonde la mer…Enfin, cinquième et dernière position, au fond d’une étroitecabine, dans un petit lit qui a l’air d’un tiroir de commode,quelque chose d’informe et de désolé roule en geignant surl’oreiller. C’est la chéchia, l’héroïque chéchia du départ, réduitemaintenant au vulgaire état de casque à mèche et s’enfonçantjusqu’aux oreilles d’une tête de malade blême et convulsionnée…

Ah ! si les Tarasconnais avaient pu voirleur grand Tartarin couché dans son tiroir de commode sous le jourblafard et triste qui tombait des hublots, parmi cette odeur fadede cuisine et de bois mouillé, l’écœurante odeur du paquebot ;s’ils l’avaient entendu râler à chaque battement de l’hélice,demander du thé toutes les cinq minutes et jurer contre le garçonavec une petite voix d’enfant, comme ils s’en seraient voulu del’avoir obligé à partir… Ma parole d’historien ! le pauvreTeur faisait pitié. Surpris tout à coup par le mal,l’infortuné n’avait pas eu le courage de desserrer sa ceinturealgérienne, ni de se défubler de son arsenal. Le couteau de chasseà gros manche lui cassait la poitrine, le cuir de son revolver luimeurtrissait les jambes. Pour l’achever, les bougonnements deTartarin-Sancho, qui ne cessait de geindre et de pester :

« Imbécile, va !… Je te l’avais biendit !… Ah ! tu as voulu aller en Afrique… Eh bien,té ! la voilà l’Afrique… Comment latrouves-tu ? »

Ce qu’il y avait de plus cruel, c’est que dufond de sa cabine et de ses gémissements, le malheureux entendaitles passagers du grand salon rire, manger, chanter, jouer auxcartes. La société était aussi joyeuse que nombreuse à bord duZouave. Des officiers qui rejoignaient leurs corps, desdames de l’Alkazar de Marseille, des cabotins, un richemusulman qui revenait de la Mecque, un prince monténégrin trèsfarceur qui faisait des imitations de Ravel et de Gil Pérès… Pas unde ces gens-là n’avait le mal de mer, et leur temps se passait àboire du champagne avec le capitaine du Zouave, un bongros vivant de Marseillais, qui avait ménage à Alger et àMarseille, et répondait au joyeux nom de Barbassou.

Tartarin de Tarascon en voulait à tous cesmisérables. Leur gaieté redoublait son mal…

Enfin, dans l’après-midi du troisième jour, ilse fit à bord du navire un mouvement extraordinaire qui tira notrehéros de sa longue torpeur. La cloche de l’avant sonnait. Onentendait les grosses bottes des matelots courir sur le pont.

« Machine en avant !… machine enarrière ! » criait la voix enrouée du capitaineBarbassou.

Puis : « Machine, stop ! »Un grand arrêt, une secousse, et plus rien… Rien que le paquebot sebalançant silencieusement de droite à gauche, comme un ballon dansl’air…

Cet étrange silence épouvanta leTarasconnais.

« Miséricorde ! noussombrons !… » cria-t-il d’une voix terrible, et,retrouvant ses forces par magie, il bondit de sa couchette, et seprécipita sur le pont avec son arsenal.

II – Aux armes ! auxarmes !

On ne sombrait pas, on arrivait.

Le Zouave venait d’entrer dans larade, une belle rade aux eaux noires et profondes, maissilencieuse, morne, presque déserte. En face, sur une colline,Alger-la-Blanche avec ses petites maisons d’un blanc mat quidescendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Unétalage de blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par là-dessus ungrand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu !…

L’illustre Tartarin, un peu remis de safrayeur, regardait le paysage, en écoutant avec respect le princemonténégrin, qui, debout à ses côtés, lui nommait les différentsquartiers de la ville, la Casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun.Très bien élevé, ce prince monténégrin ; de plus, connaissantà fond l’Algérie et parlant l’arabe couramment. Aussi Tartarin seproposait-il de cultiver sa connaissance… Tout à coup, le long dubastingage, contre lequel ils étaient appuyés, le Tarasconnaisaperçoit une rangée de grosses mains noires qui se cramponnaientpar-dehors. Presque aussitôt une tête de nègre toute crépueapparaît devant lui, et, avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir labouche, le pont se trouve envahi de tous côtés par une centaine deforbans, noirs, jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.

Ces forbans-là, Tartarin les connaissait…C’était eux, c’est-à-dire ILS, ces fameuxILS qu’il avait si souvent cherchés la nuit dans lesrues de Tarascon. Enfin ILS  se décidaient donc àvenir.

D’abord la surprise le cloua sur place. Maisquand il vit les forbans se précipiter sur les bagages, arracher labâche qui les recouvrait, commencer enfin le pillage du navire,alors le héros se réveilla, et dégainant son couteau dechasse : « Aux armes, aux armes ! » cria-t-ilaux voyageurs, et le premier de tous, il fondit sur lespirates.

– Quès aco ? Qu’est-ce qu’il ya ? Qu’est-ce que vous avez ? fit le capitaine Barbassouqui sortait de l’entrepont.

– Ah ! vous voilà, capitaine !…vite, vite, armez vos hommes.

–  Hé ! pourquoi faire, bounDiou ?

–  Mais vous ne voyez donc pas ?

– Quoi donc ?…

– Là… devant vous… les pirates…

Le capitaine Barbassou le regardait toutahuri. À ce moment, un grand diable de nègre passait devant eux, encourant, avec la pharmacie du héros sur son dos :

– Misérable !… attends-moi !… hurlale Tarasconnais ; et il s’élança, la dague en avant.

Barbassou le rattrapa au vol, et, le retenantpar sa ceinture :

– Mais restez donc tranquille, tron deler ! Ce ne sont pas des pirates… Il y a longtemps qu’iln’y en a plus de pirates… Ce sont des portefaix.

– Des portefaix !…

– Hé ! oui, des portefaix, qui viennentchercher les bagages pour les porter à terre… Rengainez donc votrecoutelas, donnez-moi votre billet, et marchez derrière ce nègre, unbrave garçon, qui va vous conduire à terre, et même jusqu’àl’hôtel, si vous le désirez !…

Un peu confus, Tartarin donna son billet, et,se mettant à la suite du nègre, descendit par le tire-vieille dansune grosse barque qui dansait le long du navire. Tous ses bagages yétaient déjà, ses malles, caisses d’armes, conservesalimentaires ; comme ils tenaient toute la barque, on n’eutpas besoin d’attendre d’autres voyageurs. Le nègre grimpa sur lesmalles et s’y accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains.Un autre nègre prit les rames… Tous deux regardaient Tartarin enriant et montrant leurs dents blanches.

Debout à l’arrière, avec cette terrible mouequi faisait la terreur de ses compatriotes, le grand Tarasconnaistourmentait fiévreusement le manche de son coutelas ; car,malgré ce qu’avait pu lui dire Barbassou, il n’était qu’à moitiérassuré sur les intentions de ces portefaix à peau d’ébène, quiressemblaient si peu aux braves portefaix de Tarascon…

Cinq minutes après, la barque arrivait àterre, et Tartarin posait le pied sur ce petit quai barbaresque,où, trois cents ans auparavant, un galérien espagnol nommé MichelCervantes préparait – sous le bâton de la chiourme algérienne – unsublime roman qui devait s’appeler DonQuichotte !

III – Invocation à Cervantes. –Débarquement. – Où sont les Teurs ? – Pas de Teurs. –Désillusion

Ô Michel Cervantes Saavedra, si ce qu’on ditest vrai, qu’aux lieux où les grands hommes ont habité, quelquechose d’eux-mêmes erre et flotte dans l’air jusqu’à la fin desâges, ce qui restait de toi sur la plage barbaresque duttressaillir de joie en voyant débarquer Tartarin de Tarascon, cetype merveilleux du Français du Midi en qui s’étaient incarnés lesdeux héros de ton livre, Don Quichotte et Sancho Pança…

L’air était chaud ce jour-là. Sur le quairuisselant de soleil, cinq ou six douaniers, des Algériensattendant des nouvelles de France, quelques Maures accroupis quifumaient leurs longues pipes, des matelots maltais ramenant degrands filets où des milliers de sardines luisaient entre lesmailles comme de petites pièces d’argent.

Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre,le quai s’anima, changea d’aspect. Une bande de sauvages, encoreplus hideux que les forbans du bateau, se dressa, d’entre lescailloux de la berge et se rua sur le débarquant. Grands Arabestout nus sous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles,Nègres, Tunisiens, Mahonnais, M’zabites, garçons d’hôtel en tablierblanc, tous criant, hurlant, s’accrochant à ses habits, sedisputant ses bagages, l’un emportant ses conserves, l’autre sapharmacie, et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la têtedes noms d’hôtel invraisemblables…

Étourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarinallait, venait, pestait, jurait, se démenait, courait après sesbagages, et, ne sachant comment se faire comprendre de cesbarbares, les haranguait en français, en provençal, et même enlatin, du latin de Pourceaugnac, rosa, la rose, bonus, bona,bonum, tout ce qu’il savait… Peine perdue. On ne l’écoutaitpas… Heureusement qu’un petit homme, vêtu d’une tunique à colletjaune, et armé d’une longue canne de compagnon, intervint comme undieu d’Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette racaille àcoups de bâton. C’était un sergent de ville algérien. Trèspoliment, il engagea Tartarin à descendre à l’hôtel de l’Europe, etle confia à des garçons de l’endroit qui l’emmenèrent, lui et sesbagages, en plusieurs brouettes.

Aux premiers pas qu’il fit dans Alger,Tartarin de Tarascon ouvrit de grands yeux. D’avance, il s’étaitfiguré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chosetenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar… Il tombait enplein Tarascon… Des cafés, des restaurants, de larges rues, desmaisons à quatre étages, une petite place macadamisée où desmusiciens de la ligne jouaient des polkas d’Offenbach, desmessieurs sur des chaises buvant de la bière avec des échaudés, desdames, quelques lorettes, et puis des militaires… et pas unTeur !… Il n’y avait que lui… Aussi, pour traverserla place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait.Les musiciens de la ligne s’arrêtèrent, et la polka d’Offenbachresta un pied en l’air.

Les deux fusils sur l’épaule, le revolver surla hanche, farouche et majestueux comme Robinson Crusoé, Tartarinpassa gravement au milieu de tous les groupes ; mais enarrivant à l’hôtel ses forces l’abandonnèrent. Le départ deTarascon, le port de Marseille, la traversée, le princemonténégrin, les pirates, tout se brouillait et roulait dans satête… Il fallut le monter à sa chambre, le désarmer, ledéshabiller… Déjà même on parlait d’envoyer chercher unmédecin ; mais, à peine sur l’oreiller, le héros se mit àronfler si haut et de si bon cœur, que l’hôtelier jugea les secoursde la science inutiles, et tout le monde se retiradiscrètement.

IV – Le Premier Affût

Trois heures sonnaient à l’horloge duGouvernement, quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute lasoirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un bon morceau del’après-midi ; il faut dire aussi que depuis trois jours lachéchia en avait vu de rudes !…

La première pensée du héros, en ouvrant lesyeux, fut celle-ci : « Je suis dans le pays dulion ! » Pourquoi ne pas le dire ? À cette idée queles lions étaient là tout près, à deux pas, et presque sous lamain, et qu’il allait falloir en découdre, brr !… un froidmortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous sacouverture.

Mais, au bout d’un moment, la gaieté dudehors, le ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans lachambre, un bon petit déjeuner qu’il se fit servir au lit, safenêtre grande ouverte sur la mer, le tout arrosé d’un excellentflacon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancienhéroïsme. « Au lion ! au lion ! »cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s’habillaprestement.

Voici quel était son plan : sortir de laville sans rien dire à personne, se jeter en plein désert, attendrela nuit, s’embusquer, et, au premier lion, qui passerait,pan ! pan !… Puis revenir le lendemain déjeuner à l’hôtelde l’Europe, recevoir les félicitations des Algériens et fréter unecharrette pour aller chercher l’animal.

Il s’arma donc à la hâte, roula sur son dos latente-abri dont le gros manche montait d’un bon pied au-dessus desa tête, et raide comme un pieu, descendit dans la rue. Là, nevoulant demander sa route à personne de peur de donner sur sesprojets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu’au bout lesarcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques des nuéesde juifs algériens le regardaient passer, embusqués dans un coincomme des araignées ; traversa la place du Théâtre, prit lefaubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.

Il y avait sur cette route un encombrementfantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des fourgons du train,de grandes charrettes de foin traînées par des bœufs, des escadronsde chasseurs d’Afrique, des troupeaux de petits ânesmicroscopiques, des négresses qui vendaient des galettes, desvoitures d’Alsaciens émigrants, des spahis en manteaux rouges, toutcela défilant dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris,des chants, des trompettes, entre deux haies de méchantes baraquesoù l’on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leursportes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers,d’équarrisseurs…

« Qu’est-ce qu’ils me chantent donc avecleur Orient ? pensait le grand Tartarin ; il n’y a pasmême tant de Teurs qu’à Marseille. »

Tout à coup, il vit passer près de lui,allongeant ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, unsuperbe chameau. Cela lui fit battre le cœur.

Des chameaux déjà ! Les lions ne devaientpas être loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vitarriver vers lui, le fusil sur l’épaule, toute une troupe dechasseurs de lions.

« Les lâches ! » se dit notrehéros en passant à côté d’eux, « les lâches ! Aller aulion par bandes, et avec des chiens !… » Car il ne seserait jamais imaginé qu’en Algérie on pût chasser autre chose quedes lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si bonnes figures decommerçants retirés, et puis cette façon de chasser le lion avecdes chiens et des carnassières était si patriarcale, que leTarasconnais, un peu intrigué, crut devoir aborder un de cesmessieurs.

– Et autrement, camarade, bonnechasse ?

– Pas mauvaise, répondit l’autre en regardantd’un œil effaré l’armement considérable du guerrier deTarascon.

– Vous avez tué ?

– Mais oui… pas mal… voyez plutôt.

Et le chasseur algérien montrait sacarnassière, toute gonflée de lapins et de bécasses.

– Comment ça ! votre carnassière ?…Vous les mettez dans votre carnassière ?

– Où voulez-vous donc que je lesmette ?

– Mais alors, c’est… c’est des toutpetits…

– Des petits et puis des gros, fit lechasseur. Et comme il était pressé de rentrer chez lui, ilrejoignait ses camarades à grandes enjambées…

L’intrépide Tartarin en resta planté destupeur au milieu de la route… Puis, après un moment deréflexion : « Bah ! » se dit-il, « ce sontdes blagueurs… Ils n’ont rien tué du tout… » et il continuason chemin.

Déjà les maisons se faisaient plus rares, lespassants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient confus…

Tartarin de Tarascon marcha encore unedemi-heure.

À la fin il s’arrêta… C’était tout à faitnuit. Nuit sans lune, criblée d’étoiles. Personne sur la route…Malgré tout, le héros pensa que les lions n’étaient pas desdiligences et ne devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Ilse jeta à travers champs… À chaque pas des fossés, des ronces, desbroussailles. N’importe ! il marchait toujours… Puis tout àcoup, halte ! « Il y a du lion dans l’air, parici », se dit notre homme, et il renifla fortement de droiteet de gauche.

V – Pan ! Pan !

C’était un grand désert sauvage, tout hérisséde plantes bizarres, de ces plantes d’Orient qui ont l’air de bêtesméchantes. Sous le jour discret des étoiles, leur ombre agrandies’étirait par terre en tous sens. À droite, la masse confuse etlourde d’une montagne, l’Atlas peut-être !… À gauche, la merinvisible, qui roulait sourdement… Un vrai gîte à tenter lesfauves.

Un fusil devant lui, un autre dans les mains,Tartarin de Tarascon mit un genou en terre et attendit… Il attenditune heure, deux heures… Rien !…

Alors il se souvint que, dans ses livres, lesgrands tueurs de lions n’allaient jamais à la chasse sans emmenerun petit chevreau qu’ils attachaient à quelques pas devant eux etqu’ils faisaient crier en lui tirant la patte avec une ficelle.N’ayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut l’idée d’essayer desimitations, et se mit à bêler d’une voix chevrotante :« Mé ! Mé !… »

D’abord très doucement, parce qu’au fond del’âme il avait tout de même un peu peur que le lion l’entendît…puis, voyant que rien ne venait, il bêla plus fort :« Mê !… Mê !… » Rien encore !… Impatienté,il reprit de plus belle et plusieurs fois de suite :« Mê !… Mê !… Mê !… » avec tant depuissance que ce chevreau finissait par avoir l’air d’un bœuf…

Tout à coup, à quelques pas devant lui,quelque chose de noir et de gigantesque s’abattit. Il se tut… Celase baissait, flairait la terre, bondissait, se roulait, partait augalop, puis revenait et s’arrêtait net… c’était le lion, à n’en pasdouter !… Maintenant on voyait très bien ses quatre pattescourtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux quiluisaient dans l’ombre… En joue ! feu ! pan !pan !… C’était fait. Puis tout de suite un bondissement enarrière, et le coutelas de chasse au poing.

Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlementterrible répondit.

« Il en a ! » cria le bonTartarin, et, ramassé sur ses fortes jambes, il se préparait àrecevoir la bête ; mais elle en avait plus que son compte ets’enfuit au triple galop en hurlant… Lui pourtant ne bougea pas. Ilattendait la femelle… toujours comme dans ses livres !

Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout dedeux ou trois heures d’attente, le Tarasconnais se lassa. La terreétait humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait.

« Si je faisais un somme en attendant lejour ? » se dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, ileut recours à la tente-abri… Mais voilà le diable ! cettetente-abri était d’un système si ingénieux, si ingénieux, qu’il neput jamais venir à bout de l’ouvrir.

Il eut beau s’escrimer et suer pendant uneheure, la damnée tente ne s’ouvrit pas… Il y a des parapluies qui,par des pluies torrentielles, s’amusent à vous jouer de cestours-là… De guerre lasse, le Tarasconnais jeta l’ustensile parterre, et se coucha dessus, en jurant comme un vrai Provençal qu’ilétait.

« Ta, ta, ra, ta !Tarata !… »

– Quès aco ?… fit Tartarin,s’éveillant en sursaut.

C’étaient les clairons des chasseurs d’Afriquequi sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha… Le tueur delions, stupéfait, se frotta les yeux… Lui qui se croyait en pleindésert !… Savez-vous où il était ?… Dans un carréd’artichauts, entre un plant de choux-fleurs et un plant debetteraves.

Son Sahara avait des légumes… Tout près delui, sur la jolie côte verte de Mustapha supérieur, des villasalgériennes, toutes blanches, luisaient dans la rosée du jourlevant : on se serait cru aux environs de Marseille, au milieudes bastides et des bastidons.

La physionomie bourgeoise et potagère de cepaysage endormi étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit de fortméchante humeur.

« Ces gens-là sont fous », sedisait-il, « de planter leurs artichauts dans le voisinage dulion… car enfin, je n’ai pas rêvé… Les lions viennent jusqu’ici… Envoilà la preuve… »

La preuve, c’étaient des taches de sang que labête en fuyant avait laissées derrière elle. Penché sur cettepiste sanglante, l’œil aux aguets, le revolver au poing, levaillant Tarasconnais arriva, d’artichaut en artichaut, jusqu’à unpetit champ d’avoine… De l’herbe foulée, une mare de sang, et, aumilieu de la mare, couché sur le flanc avec une large plaie à latête, un… Devinez quoi !…

« Un lion, parbleu !… »

Non ! un âne, un de ces tout petits ânesqui sont si communs en Algérie et qu’on désigne là-bas sous le nomde bourriquots.

VI – Arrivée de la femelle. – Terriblecombat. – Le Rendez-vous des Lapins

Le premier mouvement de Tartarin à l’aspect desa malheureuse victime fut un mouvement de dépit. Il y a si loin eneffet d’un lion à un bourriquot !… Son secondmouvement fut tout à la pitié. Le pauvre bourriquot était sijoli ; il avait l’air si bon ! La peau de ses flancs,encore chaude, allait et venait comme une vague. Tartarins’agenouilla, et du bout de sa ceinture algérienne essayad’étancher le sang de la malheureuse bête ; et ce grand hommesoignant ce petit âne, c’était tout ce que vous pouvez imaginer deplus touchant.

Au contact soyeux de la ceinture, lebourriquot, qui avait encore pour deux liards de vie, ouvrit songrand œil gris, remua deux ou trois fois ses longues oreilles commepour dire : « Merci !… merci !… » Puis unedernière convulsion l’agita de tête en queue et il ne bougeaplus.

« Noiraud ! Noiraud ! »cria tout à coup une voix étranglée par l’angoisse. En même tempsdans un taillis voisin les branches remuèrent… Tartarin n’eut quele temps de se relever et de se mettre en garde… C’était lafemelle !

Elle arriva, terrible et rugissante, sous lestraits d’une vieille Alsacienne en marmotte, armée d’un grandparapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha.Certes il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à unelionne en furie qu’à cette méchante vieille… Vainement lemalheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s’étaitpassée ; qu’il avait pris Noiraud pour un lion… La vieillecrut qu’on voulait se moquer d’elle, et poussant d’énergiques« tarteifle ! » tomba sur le héros à coups deparapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux,parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait,criait : – « Mais madame… mais madame… »

Va te promener ! Madame était sourde, etsa vigueur le prouvait bien.

Heureusement un troisième personnage arrivasur le champ de bataille. C’était le mari de l’Alsacienne, Alsacienlui-même et cabaretier, de plus, fort bon comptable. Quand il vit àqui il avait affaire, et que l’assassin ne demandait qu’à payer leprix de la victime, il désarma son épouse et l’on s’entendit.

Tartarin donna deux cents francs ; l’âneen valait bien dix. C’est le prix courant des bourriquotssur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre Noiraud au piedd’un figuier, et l’Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur desdouros tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte àson cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur le bord dela grande route.

Les chasseurs algériens venaient y déjeunertous les dimanches, car la plaine était giboyeuse et à deux lieuesautour de la ville il n’y avait pas de meilleur endroit pour leslapins.

« Et les lions ? » demandaTartarin.

L’Alsacien le regarda, très étonné.

– Les lions ?

– Oui… les lions… en voyez-vousquelquefois ? reprit le pauvre homme avec un peu moinsd’assurance.

Le cabaretier éclata de rire.

– Ah ! ben ! merci… Des lions… pourquoi faire ?…

– Il n’y en a donc pas en Algérie ?…

– Ma foi ! je n’en ai jamais vu… Etpourtant voilà vingt ans que j’habite la province. Cependant jecrois bien avoir entendu dire… Il me semble que les journaux… Maisc’est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud…

À ce moment, ils arrivaient au cabaret. Uncabaret de banlieue, comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec unrameau tout fané au-dessus de la porte, des queues de billardpeintes sur les murs et cette enseigne inoffensive :

AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS

Le Rendez-vous des Lapins !… Ô Bravida,quel souvenir !

VII – Histoire d’un omnibus, d’uneMauresque et d’un chapelet de fleurs de jasmin

Cette première aventure aurait eu de quoidécourager bien des gens ; mais les hommes trempés commeTartarin ne se laissent pas facilement abattre.

« Les lions sont dans le Sud »,pensa le héros ; « eh bien ! j’irai dans leSud. »

Et dès qu’il eut avalé son dernier morceau, ilse leva, remercia son hôte, embrassa la vieille sans rancune, versaune dernière larme sur l’infortuné Noiraud, et retourna bien vite àAlger avec la ferme intention de boucler ses malles et de partir lejour même pour le Sud.

Malheureusement la grande route de Mustaphasemblait s’être allongée depuis la veille : il faisait unsoleil, une poussière ! La tente-abri était d’un lourd !Tartarin ne se sentit pas le courage d’aller à pied jusqu’à laville, et le premier omnibus qui passa, il fit signe et montadedans…

Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon !Combien il aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de nepas entrer dans cette fatale guimbarde et de continuer pédestrementsa route, au risque de tomber asphyxié sous le poids del’atmosphère, de la tente-abri et de ses lourds fusils rayés àdoubles canons…

Tartarin étant monté, l’omnibus fut complet.Il y avait au fond, le nez dans son bréviaire, un vicaired’Alger à grande barbe noire. En face, un jeune marchand maure, quifumait de grosses cigarettes. Puis, un matelot maltais, et quatreou cinq Mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne pouvaitvoir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions aucimetière d’Abd-el-Kader ; mais cette vision funèbre nesemblait pas les avoir attristées. On les entendait rire etjacasser entre elles sous leurs masques, en croquant despâtisseries.

Tartarin crut s’apercevoir qu’elles leregardaient beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en facede lui, avait planté son regard dans le sien, et ne le retira pasde toute la route. Quoique la dame fût voilée, la vivacité de cegrand œil noir allongé par le khol, un poignet délicieux et finchargé de bracelets d’or qu’on entrevoyait de temps en temps entreles voiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux,presque enfantins de la tête, disait qu’il y avait là-dessousquelque chose de jeune, de joli, d’adorable… Le malheureux Tartarinne savait où se fourrer. La caresse muette de ces beaux yeuxd’Orient le troublait, l’agitait, le faisait mourir ; il avaitchaud, il avait froid…

Pour l’achever, la pantoufle de la dame s’enmêla sur ses grosses bottes de chasse, il la sentait courir, cettemignonne pantoufle, courir et frétiller comme une petite sourisrouge… Que faire ? Répondre à ce regard, à cettepression ! Oui, mais les conséquences… Une intrigue d’amour enOrient, c’est quelque chose de terrible !… Et avec sonimagination romanesque et méridionale, le brave Tarasconnais sevoyait déjà tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux quecela peut-être, cousu dans un sac de cuir, et roulant sur la mer,sa tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu… En attendant,la petite pantoufle continuait son manège, et les yeux d’en faces’ouvraient tout grands vers lui comme deux fleurs de velours noir,en ayant l’air de dire :

– Cueille-nous !…

L’omnibus s’arrêta. On était sur la place duThéâtre, à l’entrée de la rue Bab-Azoun. Une à une, empêtrées dansleurs grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avecune grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine deTartarin se leva la dernière, et en se levant son visage passa siprès de celui du héros qu’il l’effleura de son haleine, un vraibouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et de pâtisserie.

Le Tarasconnais n’y résista pas. Ivre d’amouret prêt à tout, il s’élança derrière la Mauresque… Au bruit de sesbuffleteries, elle se retourna, mit un doigt sur son masque commepour dire « chut ! » et vivement, de l’autre main,elle lui jeta un petit chapelet parfumé fait avec des fleurs dejasmin. Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser ;mais, comme notre héros était un peu lourd et très chargéd’armures, l’opération fut assez longue…

Quand il se releva, le chapelet de jasmin surson cœur, – la Mauresque avait disparu.

VIII – Lions de l’Atlas,dormez !

Lions de l’Atlas, dormez ! Dormeztranquilles au fond de vos retraites, dans les aloès et les cactussauvages… De quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vousmassacrera point. Pour le moment, tout son attirail de guerre, –caisse d’armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires, –repose paisiblement emballé, à l’hôtel d’Europe dans un coin de lachambre 36.

Dormez sans peur, grands lions roux ! LeTarasconnais cherche sa Mauresque. Depuis l’histoire de l’omnibus,le malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur sonvaste pied de trappeur, les frétillements de la petite sourisrouge ; et la brise de mer, en effleurant ses lèvres, separfume toujours – quoi qu’il fasse – d’une amoureuse odeur depâtisserie et d’anis.

Il lui faut sa Maugrabine !

Mais ce n’est pas une mince affaire !Retrouver dans une ville de cent mille âmes une personne dont on neconnaît que l’haleine, les pantoufles et la couleur des yeux ;il n’y a qu’un Tarasconnais, féru d’amour, capable de tenter unepareille aventure.

Le terrible c’est que, sous leurs grandsmasques blancs, toutes les Mauresques se ressemblent ; puisces dames ne sortent guère, et, quand on veut en voir, il fautmonter dans la ville haute, la ville arabe, la ville desTeurs.

Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. Depetites ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre deuxrangées de maisons mystérieuses dont les toitures se rejoignent etfont tunnel. Des portes basses, des fenêtres toutes petites,muettes, tristes, grillagées. Et puis, de droite et de gauche untas d’échoppes très sombres où les Teurs farouches à têtesde forbans – yeux blancs et dents brillantes – fument de longuespipes, et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvaiscoups.

Dire que notre Tartarin traversait sansémotion cette cité formidable, ce serait mentir. Il était aucontraire très ému, et dans ces ruelles obscures, dont son grosventre tenait toute la largeur, le brave homme n’avançait qu’avecla plus grande précaution, l’œil aux aguets, le doigt sur ladétente d’un revolver. Tout à fait comme à Tarascon, en allant aucercle. À chaque instant il s’attendait à recevoir sur le dos touteune dégringolade d’eunuques et de janissaires, mais le désir derevoir sa dame lui donnait une audace et une force de géant.

Huit jours durant, l’intrépide Tartarin nequitta pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied degrue devant les bains maures, attendant l’heure où ces damessortent par bandes, frissonnantes et sentant le bain ; tantôtil apparaissait accroupi à la porte des mosquées, suant etsoufflant pour quitter ses grosses bottes avant d’entrer dans lesanctuaire…

Parfois, à la tombée de la nuit, quand il s’enrevenait navré de n’avoir rien découvert, pas plus au bain qu’à lamosquée, le Tarasconnais, en passant devant les maisons mauresques,entendait des chants monotones, des sons étouffés de guitare, desroulements de tambours de basque, et des petits rires de femme quilui faisaient battre le cœur.

« Elle est peut-être là ! » sedisait-il.

Alors, si la rue était déserte, ils’approchait d’une de ces maisons, levait le lourd marteau de lapoterne basse, et frappait timidement… Aussitôt les chants, lesrires cessaient. On n’entendait plus derrière la muraille que depetits chuchotements vagues, comme dans une volière endormie.

« Tenons-nous bien ! » pensaitle héros. « Il va m’arriver quelquechose ! »

Ce qui lui arrivait le plus souvent, c’étaitune grande potée d’eau froide sur la tête, ou bien des peauxd’oranges et de figues de Barbarie… Jamais rien de plus grave…

Lions de l’Atlas, dormez !

IX – Le Prince Grégory du Monténégro

Il y avait deux grandes semaines quel’infortuné Tartarin cherchait sa dame algérienne, et trèsvraisemblablement il la chercherait encore, si la Providence desamants n’était venue à son aide sous les traits d’un gentilhommemonténégrin. Voici :

En hiver, toutes les nuits de samedi, le grandthéâtre d’Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l’Opéra.C’est l’éternel et insipide bal masqué de province. Peu de mondedans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, viergesfolles suivant l’armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, etcinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, maisgardent de leur temps de vertu un vague parfum d’ail et de saucessafranées. Le vrai coup d’œil n’est pas là. Il est au foyer,transformé pour la circonstance en salon de jeu… Une foulefiévreuse et bariolée s’y bouscule, autour des longs tapisverts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt,des Maures marchands de la ville haute, des mères, des Maltais, descolons de l’intérieur qui ont fait quarante lieues pour venirhasarder sur un as l’argent d’une charrue ou d’un couple de bœufs…tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regardsingulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force defixer toujours la même carte.

Plus loin, ce sont des tribus de juifsalgériens, jouant en famille. Les hommes ont le costume orientalhideusement agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours. Lesfemmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leursétroits plastrons d’or… Groupée autour des tables, toute la tribupiaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De tempsen temps seulement, après de longs conciliabules, un vieuxpatriarche à barbe de Père éternel se détache et va risquer ledouro familial… C’est alors, tant que la partie dure, unscintillement d’yeux hébraïques tournés vers la table, terriblesyeux d’aimant noir qui font frétiller les pièces d’or sur le tapiset finissent par les attirer tout doucement comme par un fil…

Puis des querelles, des batailles, des juronsde tous les pays, des cris fous dans toutes les langues, descouteaux qu’on dégaine, la garde qui monte, de l’argent quimanque !…

C’est au milieu de ces saturnales que le grandTartarin était venu s’égarer un soir pour chercher l’oubli et lapaix du cœur.

Le héros s’en allait seul, dans la foule,pensant à sa Mauresque, quand parmi les cris, tout à coup, à unetable de jeu, par-dessus le bruit de l’or, deux voix irritéess’élevèrent :

– Je vous dis qu’il me manque vingt francs,M’sieu !…

– M’sieu !…

– Après ?… M’sieu !…

– Apprenez à qui vous parlez,M’sieu !

– Je ne demande pas mieux, M’sieu !

– Je suis le prince Grégory du Monténégro,M’sieu !…

À ce nom Tartarin, tout ému, fendit la fouleet vint se placer au premier rang, joyeux et fier de retrouver sonprince, ce prince monténégrin si poli dont il avait ébauché laconnaissance à bord du paquebot…

Malheureusement, ce titre d’altesse, qui avaittant ébloui le bon Tarasconnais, ne produisit pas la moindreimpression sur l’officier de chasseurs avec qui le prince avait sonalgarade.

– Me voilà bien avancé… fit le militaire enricanant ; puis se tournant vers la galerie : Grégory duMonténégro… qui connaît ça ?… Personne !

Tartarin indigné fit un pas en avant.

– Pardon… je connais lepréïnce ! dit-il d’une voix très ferme, et de sonplus bel accent tarasconnais.

L’officier de chasseurs le regarda un momentbien en face, puis levant les épaules :

– « Allons ! c’est bon…Partagez-vous les vingt francs qui manquent et qu’il n’en soit plusquestion. » Là-dessus il tourna le dos et se perdit dans lafoule.

Le fougueux Tartarin voulait s’élancerderrière lui, mais le prince l’en empêcha :

– Laissez… j’en fais mon affaire.

Et, prenant le Tarasconnais par le bras, ill’entraîna dehors rapidement.

Dès qu’ils furent sur la place, le princeGrégory du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre héros,et, se rappelant vaguement son nom, commença d’une voixvibrante :

– Monsieur Barbarin…

– Tartarin ! souffla l’autretimidement.

– Tartarin, Barbarin, n’importe ! Entrenous, maintenant, c’est à la vie, à la mort !

Et le noble Monténégrin lui secoua la mainavec une farouche énergie… Vous pensez si le Tarasconnais étaitfier.

– Préïnce !Préïnce !…répétait-il avec ivresse.

Un quart d’heure après, ces deux messieursétaient installés au restaurant des Platanes, agréable maison denuit dont les terrasses plongent sur la mer, et là, devant uneforte salade russe arrosée d’un joli vin de Crescia, on renouaconnaissance. Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ceprince monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petitfer, rasé à la pierre ponce, constellé d’ordres bizarres, il avaitl’œil futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui luidonnait un faux air de Mazarin sans moustaches ; très ferréd’ailleurs sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite,Horace et les Commentaires.

De vieille race héréditaire, ses frèresl’avaient, paraît-il, exilé dès l’âge de dix ans, à cause de sesopinions libérales, et depuis il courait le monde pour soninstruction et son plaisir, en Altesse philosophe… Coïncidencesingulière ! Le prince avait passé trois ans à Tarascon, etcomme Tartarin s’étonnait de ne l’avoir jamais rencontré au cercleou sur l’esplanade : « Je sortais peu… » fitl’Altesse d’un ton évasif. Et le Tarasconnais, par discrétion,n’osa pas en demander davantage. Toutes ces grandes existences ontdes côtés si mystérieux !…

En fin de compte, un très bon prince, ceseigneur Grégory. Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, ilécouta patiemment Tartarin lui parler de sa Mauresque et même il sefit fort, connaissant toutes ces dames, de la retrouverpromptement.

On but sec et longtemps. On trinqua « auxdames d’Alger ! au Monténégro libre !… »

Dehors, sous la terrasse, la mer roulait etles vagues, dans l’ombre, battaient la rive avec un bruit de drapsmouillés qu’on secoue. L’air était chaud, le ciel pleind’étoiles.

Dans les platanes, un rossignol chantait…

Ce fut Tartarin qui paya la note.

X – Dis-moi le nom de ton père, et je tedirai le nom de cette fleur

Parlez-moi des princes monténégrins pour leverlestement la caille.

Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dèsle petit jour, le prince Grégory était dans la chambre duTarasconnais.

– Vite, vite, habillez-vous… Votre Mauresqueest retrouvée… Elle s’appelle Baïa… Vingt ans, jolie comme un cœur,et déjà veuve…

– Veuve !… quelle chance ! fitjoyeusement le brave Tartarin, qui se méfiait des marisd’Orient.

– Oui, mais très surveillée par son frère.

– Ah ! diantre !…

– Un Maure farouche qui vend des pipes aubazar d’Orléans…

Ici un silence.

– Bon ! reprit le prince, vous n’êtes pashomme à vous effrayer pour si peu ; et puis on viendrapeut-être à bout de ce forban en lui achetant quelques pipes…Allons vite, habillez-vous… heureux coquin !

Pâle, ému, le cœur plein d’amour, leTarasconnais sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vastecaleçon de flanelle :

– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

– Écrire à la dame tout simplement, et luidemander un rendez-vous !

– Elle sait donc le français ?… fit d’unair désappointé le naïf Tartarin qui rêvait d’Orient sansmélange.

– Elle n’en sait pas un mot, répondit leprince imperturbablement… mais vous allez me dicter la lettre, etje traduirai à mesure.

– Ô prince, que de bontés !

Et le Tarasconnais se mit à marcher à grandspas dans la chambre, silencieux et se recueillant.

Vous pensez qu’on n’écrit pas à une Mauresqued’Alger comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement quenotre héros avait par devers lui ses nombreuses lectures qui luipermirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens deGustave Aimard avec le Voyage en Orient de Lamartine, etquelques lointaines réminiscences du Cantique descantiques, de composer la lettre la plus orientale qu’il sepût voir. Cela commençait par :

« Comme l’autruche dans lessables… »

Et finissait par :

« Dis-moi le nom de ton père, et jete dirai le nom de cette fleur… »

À cet envoi, le romanesque Tartarin auraitbien voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques, à la modeorientale ; mais le prince Grégory pensa qu’il valait mieuxacheter quelques pipes chez le frère, ce qui ne manquerait pasd’adoucir l’humeur sauvage du monsieur et ferait certainement trèsgrand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.

– Allons vite acheter des pipes ! fitTartarin plein d’ardeur.

– Non !… non !… Laissez-moi y allerseul. Je les aurai à meilleur compte…

– « Comment ! vous voulez… Ô prince…prince… »

Et le brave homme, tout confus, tendit sabourse à l’obligeant Monténégrin, en lui recommandant de ne riennégliger pour que la dame fût contente.

Malheureusement l’affaire – quoique bienlancée – ne marcha pas aussi vite qu’on aurait pu l’espérer.

Très touchée, paraît-il, de l’éloquence deTartarin et du reste aux trois quarts séduite par avance, laMauresque n’aurait pas mieux demandé que de le recevoir ; maisle frère avait des scrupules, et, pour les endormir, il fallutacheter des douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes…

« Qu’est-ce que diable Baïa peut faire detoutes ces pipes ? » se demandait parfois le pauvreTartarin ; – mais il paya quand même et sans lésiner.

Enfin, après avoir acheté des montagnes depipes et répandu des flots de poésie orientale, on obtint unrendez-vous.

Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelsbattements de cœur le Tarasconnais s’y prépara, avec quel soin émuil tailla, lustra, parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes,sans oublier – car il faut tout prévoir – de glisser dans sa pocheun casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.

Le prince, toujours obligeant, vint à cepremier rendez-vous en qualité d’interprète. La dame habitait dansle haut de la ville. Devant sa porte, un jeune Maure de treize àquatorze ans fumait des cigarettes. C’était le fameux Ali, le frèreen question. En voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deuxcoups à la poterne et se retira discrètement.

La porte s’ouvrit. Une négresse parut qui,sans dire un seul mot, conduisit ces messieurs à travers l’étroitecour intérieure dans une petite chambre fraîche où la dameattendait, accoudée sur un lit bas… Au premier abord, elle parut auTarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque del’omnibus… Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon nefit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.

La dame était si jolie ainsi avec ses piedsnus, ses doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine, etsous son corselet de drap doré, sous les ramages de sa robe àfleurs laissant deviner une aimable personne un peu boulotte,friande à point, et ronde de partout… Le tuyau d’ambre d’unnarghilé fumait à ses lèvres et l’enveloppait toute d’une gloire defumée blonde.

En entrant, le Tarasconnais posa une main surson cœur, et s’inclina le plus mauresquement possible, enroulant de gros yeux passionnés… Baïa le regarda un moment sansrien dire ; puis, lâchant son tuyau d’ambre, se renversa enarrière, cacha sa tête dans ses mains, et l’on ne vit plus que soncou blanc qu’un fou rire faisait danser comme un sac rempli deperles.

XI – Sidi Tart’ri ben Tart’ri

Si vous entriez, un soir, à la veillée, chezles cafetiers algériens de la ville haute, vous entendriez encoreaujourd’hui les Maures causer entre eux, avec des clignementsd’yeux et de petits rires, d’un certain Sidi Tart’ri ben Tart’ri,Européen aimable et riche qui – voici quelques années déjà – vivaitdans les hauts quartiers avec une petite dame du cru appeléeBaïa.

Le Sidi Tart’ri en question qui a laissé de sigais souvenirs autour de la Casbah n’est autre, on le devine, quenotre Tartarin…

Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a commecela, dans la vie des saints et des héros, des heuresd’aveuglement, de trouble, de défaillance. L’illustre Tarasconnaisn’en fut pas plus exempt qu’un autre, et c’est pourquoi – deux moisdurant – oublieux des lions et de la gloire, il se grisa d’amouroriental et s’endormit, comme Annibal à Capoue, dans les délicesd’Alger-la-Blanche.

Le brave homme avait loué au cœur de la villearabe une jolie maisonnette indigène avec cour intérieure,bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il vivait là loin detout bruit en compagnie de sa Mauresque, Maure lui-même de la têteaux pieds, soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeantdes confitures au musc.

Étendue sur un divan en face de lui, Baïa… laguitare au poing, nasillait des airs monotones, ou bien pourdistraire son seigneur elle mimait la danse du ventre, en tenant àla main un petit miroir dans lequel elle mirait ses dents blancheset se faisait des mines.

Comme la dame ne savait pas un mot de françaisni Tartarin un mot d’arabe, la conversation languissaitquelquefois, et le bavard Tarasconnais avait tout le temps de fairepénitence pour les intempérances de langage dont il s’était renducoupable à la pharmacie Bézuquet ou chez l’armurier Costecalde.

Mais cette pénitence même ne manquait pas decharme, et c’était comme un spleen voluptueux qu’il éprouvait àrester là tout le jour sans parler, en écoutant le glouglou dunarghilé, le frôlement de la guitare et le bruit léger de lafontaine dans les mosaïques de la cour.

Le narghilé, le bain, l’amour remplissaienttoute sa vie. On sortait peu. Quelquefois Sidi Tart’ri, sa dame encroupe, s’en allait sur une brave mule manger des grenades à unpetit jardin qu’il avait acheté aux environs… Mais jamais, au grandjamais, il ne descendait dans la ville européenne. Avec ses zouavesen ribote, ses alcazars bourrés d’officiers, et son éternel bruitde sabres traînant sous les arcades, cet Alger-là lui semblaitinsupportable et laid comme un corps de garde d’Occident.

En somme, le Tarasconnais était très heureux.Tartarin-Sancho surtout, très friand de pâtisseries turques, sedéclarait on ne peut plus satisfait de sa nouvelle existence…Tartarin-Quichotte, lui, avait bien par-ci par-là quelques remords,en pensant à Tarascon et aux peaux promises… Mais cela ne duraitpas, et pour chasser ses tristes idées il suffisait d’un regard deBaïa ou d’une cuillerée de ces diaboliques confitures odorantes ettroublantes comme les breuvages de Circé.

Le soir, le prince Grégory venait parler unpeu du Monténégro libre… D’une complaisance infatigable, cetaimable seigneur remplissait dans la maison les fonctionsd’interprète, au besoin même celles d’intendant, et tout cela pourrien, pour le plaisir… À part lui, Tartarin ne recevait que desTeurs. Tous ces forbans à têtes farouches, qui naguère luifaisaient tant de peur du fond de leurs noires échoppes, setrouvèrent être, une fois qu’il les connut, de bons commerçantsinoffensifs, des brodeurs, des marchands d’épices, des tourneurs detuyaux de pipes, tous gens bien élevés, humbles, finauds, discretset de première force à la bouillotte. Quatre ou cinq fois parsemaine, ces messieurs venaient passer la soirée chez Sidi Tart’ri,lui gagnaient son argent, lui mangeaient ses confitures, et sur lecoup de dix heures se retiraient discrètement en remerciant leProphète.

Derrière eux, Sidi Tart’ri et sa fidèle épousefinissaient la soirée sur la terrasse, une grande terrasse blanchequi faisait toit à la maison et dominait la ville. Tout autour, unmillier d’autres terrasses blanches aussi, tranquilles sous leclair de lune, descendaient en s’échelonnant jusqu’à la mer. Desfredons de guitare arrivaient, portés par la brise.

… Soudain, comme un bouquet d’étoiles, unegrande mélodie claire s’égrenait doucement dans le ciel, et, sur leminaret de la mosquée voisine, un beau muezzin apparaissait,découpant son ombre blanche dans le bleu profond de la nuit, etchantant la gloire d’Allah avec une voix merveilleuse quiremplissait l’horizon.

Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et sesgrands yeux tournés vers le muezzin semblaient boire la prière avecdélices. Tant que le chant durait, elle restait là, frissonnante,extasiée, comme une sainte Thérèse d’Orient… Tartarin, tout ému, laregardait prier et pensait en lui-même que c’était une forte etbelle religion, celle qui pouvait causer des ivresses de foipareilles.

Tarascon, voile-toi la face ! tonTartarin songeait à se faire renégat.

XII – On nous écrit de Tarascon

Par une belle après-midi de ciel bleu et debrise tiède, Sidi Tart’ri à califourchon sur sa mule revenait toutseul et de son petit clos… Les jambes écartées par de largescoussins en sparterie que gonflaient les cédrats et les pastèques,bercé au bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corpsle balin-balan de la tête, le brave homme s’en allaitainsi dans un paysage adorable, les deux mains croisées sur sonventre, aux trois quarts assoupi par le bien-être et lachaleur.

Tout à coup, en entrant dans la ville, unappel formidable le réveilla.

– Hé ! monstre de sort ! on diraitmonsieur Tartarin.

À ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusementméridional, le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas delui la brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine duZouave, qui prenait l’absinthe en fumant sa pipe sur laporte d’un petit café.

– Hé ! adieu Barbassou, fit Tartarin enarrêtant sa mule.

Au lieu de lui répondre, Barbassou le regardaun moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à rire, àrire tellement, que Sidi Tart’ri en resta tout interloqué, lederrière sur ses pastèques.

– Qué turban, mon pauvre monsieurTartarin !… C’est donc vrai ce qu’on dit, que vous vous êtesfait Teur ?… Et la petite Baïa, est-ce qu’ellechante toujours Marco la Belle ?

– Marco la Belle ! fit Tartarinindigné… Apprenez, capitaine, que la personne dont vous parlez estune honnête fille maure, et qu’elle ne sait pas un mot defrançais.

– Baïa, pas un mot de français ?… D’oùsortez-vous donc ?…

Et le brave capitaine se remit à rire plusfort.

Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart’ri quis’allongeait, il se ravisa.

– Au fait, ce n’est peut-être pas la même…Mettons que j’ai confondu… Seulement, voyez-vous, monsieurTartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier desMauresques algériennes et des princes du Monténégro !…

Tartarin se dressa sur ses étriers en faisantsa moue.

– Le prince est mon ami, capitaine.

– Bon ! bon ! ne nous fâchons pas…Vous ne prenez pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire aupays ?… Non plus… Eh bien ! alors, bon voyage… À propos,collègue, j’ai là du bon tabac de France, si vous en vouliezemporter quelques pipes… Prenez donc ! prenez donc ! çavous fera du bien… Ce sont vos sacrés tabacs d’Orient qui vousbarbouillent les idées.

Là-dessus le capitaine retourna à son absintheet Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de samaisonnette… Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire,les insinuations de Barbassou l’avaient attristé, puis ces juronsdu cru, l’accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vaguesremords.

Au logis, il ne trouva personne. Baïa était aubain… La négresse lui parut laide, la maison triste… En proie à uneindéfinissable mélancolie, il vint s’asseoir près de la fontaine etbourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac étaitenveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant,le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.

On nous écrit de Tarascon :

« La ville est dans les transes.Tartarin, le tueur de lions, parti pour chasser les grands félinsen Afrique, n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois…Qu’est devenu notre héroïque compatriote ?… On ose à peine sele demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cetteaudace, ce besoin d’aventures… A-t-il été comme tant d’autresenglouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dentmeurtrière d’un de ces monstres de l’Atlas dont il avait promis lespeaux à la municipalité ?… Terrible incertitude !Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire,prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont lesignalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait versTombouctou… Dieu nous garde notre Tartarin ! »

Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit,pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, leschasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et,planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache dubrave commandant Bravida.

Alors, de se voir là, comme il était,lâchement accroupi sur sa natte, tandis qu’on le croyait en trainde massacrer des fauves, Tartarin de Tarascon eut honte de lui-mêmeet pleura.

Tout à coup le héros bondit :

« Au lion ! aulion ! »

Et s’élançant dans le réduit poudreux oùdormaient la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caissed’armes, il les traîna au milieu de la cour.

Tartarin-Sancho venait d’expirer ; il nerestait plus que Tartarin-Quichotte.

Le temps d’inspecter son matériel, de s’armer,de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d’écrire deuxmots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sousl’enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, etl’intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route deBlidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant lenarghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane deSidi Tart’ri qui traînait piteusement sous les petits trèflesblancs de la galerie…

Partie 3
Chez les lions

I – Les Diligences déportées

C’était une vieille diligence d’autrefois,capitonnée à l’ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec cesénormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route,finissent par vous faire des moxas dans le dos… Tartarin deTarascon avait un coin de la rotonde ; il s’y installa de sonmieux, et en attendant de respirer les émanations musquées desgrands félins d’Afrique, le héros dut se contenter de cette bonnevieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs,hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.

Il y avait de tout un peu dans cette rotonde.Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaientleur corps – le 3ème hussards – un photographed’Orléansville… Mais, si charmante et variée que fut la compagnie,le Tarasconnais n’était pas en train de causer et resta là toutpensif, le bras passé dans la brassière, avec ses carabines entreses genoux… Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, laterrible chasse qu’il allait entreprendre, tout cela lui troublaitla cervelle, sans compter qu’avec son bon air patriarcal cettediligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelaitvaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue,de petits dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs…

Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur allumases lanternes… La diligence rouillée sautait en criant sur sesvieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelotstintaient… De temps en temps, là-haut, sous la bâche del’impériale, un terrible bruit de ferraille… C’était le matériel deguerre.

Tartarin de Tarascon, aux trois quartsassoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquementsecoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombresfalotes, puis ses yeux s’obscurcirent, sa pensée se voila, et iln’entendit plus que très vaguement geindre l’essieu des roues, etles flancs de la diligence qui se plaignaient…

Subitement, une voix, une voix de vieille fée,enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par sonnom :

– Monsieur Tartarin ! monsieurTartarin !

– Qui m’appelle ?

– C’est moi, monsieur Tartarin ; vous neme reconnaissez pas ?… Je suis la vieille diligence quifaisait – il y a vingt ans – le service de Tarascon à Nîmes… Que defois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasserles casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde !… Je nevous ai pas remis d’abord, à cause de votre bonnet de Teuret du corps que vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtesmis à rouler, coquin de bon sort ! je vous ai reconnu tout desuite.

– C’est bon ! c’est bon ! fit leTarasconnais un peu vexé.

Puis, se radoucissant :

– Mais enfin, ma pauvre vieille, qu’est-ce quevous êtes venue faire ici ?

– Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n’ysuis pas venue de mon plein gré, je vous assure… Une fois que lechemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m’ont plus trouvéebonne à rien et ils m’ont envoyée en Afrique… Et je ne suis pas laseule ! presque toutes les diligences de France ont étédéportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, etmaintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère… C’estce qu’en France vous appelez les chemins de fer algériens.

Ici la vieille diligence poussa un longsoupir ; puis elle reprit :

– Ah ! monsieur Tartarin, que je leregrette, mon beau Tarascon ! C’était alors le bon temps pourmoi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir lematin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes rouesvernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et mabâche toujours frottée d’huile ! C’est ça qui était beau quandle postillon faisait claquer son fouet sur l’air de :Lagadigadeou, la Tarasque ! la Tarasque ! et quele conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée surl’oreille, jetant d’un tour de bras son petit chien, toujoursfurieux, sur la bâche de l’impériale, s’élançait lui-même là-haut,en criant : « Allume ! allume ! » Alorsmes quatre chevaux s’ébranlaient au bruit des grelots, desaboiements, des fanfares, les fenêtres s’ouvraient, et toutTarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la granderoute royale.

« Quelle belle route, monsieur Tartarin,large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petitstas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de gauche sesjolies plaines d’oliviers et de vignes… Puis, des auberges tous lesdix pas, des relais toutes les cinq minutes… Et mes voyageurs,quels braves gens ! des maires et des curés qui allaient àNîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers quirevenaient du Mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances,des paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin, etlà-haut, sur l’impériale, vous tous, messieurs les chasseurs decasquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiezsi bien chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, enrevenant !…

« Maintenant, c’est une autre histoire…Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venusje ne sais d’où, qui me remplissent de vermine, des nègres, desBédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, descolons en guenilles qui m’empestent de leurs pipes, et tout celaparlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… Etpuis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamaislavée. On me plaint le cambouis de mes essieux… Au lieu de mes grosbons chevaux tranquilles d’autrefois, de petits chevaux arabes quiont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courantcomme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds…Aïe !… aïe !… tenez ! Voilà que cela commence… Etles routes ! Par ici, c’est encore supportable, parce que noussommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien, pas dechemin du tout. On va comme on peut, à travers monts et plaines,dans les palmiers nains, dans les lentisques… Pas un seul relaisfixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme,tantôt dans une autre.

« Quelquefois ce polisson-là me faitfaire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boirel’absinthe ou le champoreau… Après quoi, fouette,postillon ! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit,la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, onverse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à lanage, on s’enrhume, on se mouille, on se noie… Fouette !fouette ! fouette !… Puis le soir, toute ruisselantec’est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes !… – ilme faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérailouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennentflairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée semettent au chaud dans mes compartiments… Voilà la vie que je mène,mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu’au jour où,brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai –ne pouvant plus faire autrement – sur un coin de méchante route, oùles Arabes feront bouillir leur couscous avec les débris de mavieille carcasse…

– Blidah ! Blidah ! fit leconducteur en ouvrant la portière.

II – Où l’on voit passer un petitmonsieur

Vaguement, à travers les vitres dépolies parla buée, Tartarin de Tarascon entrevit une place de joliesous-préfecture, place régulière, entourée d’arcades et plantéed’orangers, au milieu de laquelle de petits soldats de plombfaisaient l’exercice dans la claire brume rose du matin. Les cafésôtaient leurs volets. Dans un coin, une halle avec des légumes…C’était charmant, mais cela ne sentait pas encore le lion.

« Au Sud !… Plus auSud ! » murmura le bon Tartarin en se renfonçant dans soncoin.

À ce moment, la portière s’ouvrit. Une boufféed’air frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum desorangers fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette,vieux, sec, ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, unecravate en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir,un parapluie : le parfait notaire de village.

En apercevant le matériel de guerre duTarasconnais, le petit monsieur, qui s’était assis en face, parutexcessivement surpris et se mit à regarder Tartarin avec uneinsistance gênante.

On détela, on attela, la diligence partit… Lepetit monsieur regardait toujours Tartarin… À la fin, leTarasconnais prit la mouche.

– Ça vous étonne ? fit-il en regardant àson tour le petit monsieur bien en face.

– Non ! Ça me gêne, répondit l’autre forttranquillement, et le fait est qu’avec sa tente-abri, son revolver,ses deux fusils dans leur gaine, son couteau de chasse – sansparler de sa corpulence naturelle, Tartarin de Tarascon tenaitbeaucoup de place…

La réponse du petit monsieur lefâcha :

– Vous imaginez-vous par hasard que je vaisaller au lion avec votre parapluie ? dit le grand hommefièrement.

Le petit monsieur regarda son parapluie,sourit doucement ; puis, toujours avec son mêmeflegme :

– Alors, monsieur, vous êtes ?…

– Tartarin de Tarascon, tueur delions !

En prononçant ces mots, l’intrépideTarasconnais secoua comme une crinière le gland de sa chéchia.

Il y eut dans la diligence un mouvement destupeur.

Le trappiste se signal, les cocottespoussèrent de petits cris d’effroi, et le photographed’Orléansville se rapprocha du tueur de lions, rêvant déjàl’insigne honneur de faire sa photographie.

Le petit monsieur, lui, ne se déconcertapas.

– Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup delions, monsieur Tartarin ? demanda-t-il trèstranquillement.

Le Tarasconnais le reçut de la bellemanière :

– Si j’en ai beaucoup tué, monsieur !… Jevous souhaiterais d’avoir seulement autant de cheveux sur latête.

Et toute la diligence de rire en regardant lestrois cheveux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur lecrâne du petit monsieur.

À son tour le photographe d’Orléansville pritla parole :

– Terrible profession que la vôtre, monsieurTartarin !… On passe quelquefois de mauvais moments… Ainsi, cepauvre M. Bombonnel…

– Ah ! oui, le tueur de panthères… fitTartarin assez dédaigneusement.

– Est-ce que vous le connaissez ? demandale petit monsieur.

– Té ! pardi… Si je le connais… Nousavons chassé plus de vingt fois ensemble.

Le petit monsieur sourit.

– Vous chassez donc la panthère aussi,monsieur Tartarin ?

Quelquefois, par passe-temps… fit l’enragéTarasconnais.

Il ajouta, en relevant la tête d’un gestehéroïque qui enflamma le cœur des deux cocottes :

– Ça ne vaut pas le lion !

– En somme, hasarda le photographed’Orléansville, une panthère, ce n’est qu’un gros chat…

– Tout juste ! fit Tartarin qui n’étaitpas fâché de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtoutdevant les dames.

Ici la diligence s’arrêta, le conducteur vintouvrir la portière et s’adressant au petit vieux :

– Vous voilà arrivé, monsieur, lui dit-il d’unair très respectueux.

Le petit monsieur se leva, descendit, puisavant de refermer la portière :

– Voulez-vous me permettre de vous donner unconseil, monsieur Tartarin ?

– Lequel, monsieur ?

– Ma foi ! écoutez, vous avez l’air d’unbrave homme, j’aime mieux vous dire ce qu’il en est… Retournez viteà Tarascon, monsieur Tartarin… Vous perdez votre temps ici… Ilreste bien encore quelques panthères dans la province ; mais,fi donc ! c’est un trop petit gibier pour vous… Quant auxlions, c’est fini. Il n’en reste plus en Algérie… mon ami Chassaingvient de tuer le dernier.

Sur quoi le petit monsieur salua, ferma laportière, et s’en alla en riant avec sa serviette et sonparapluie.

– Conducteur, demanda Tartarin en faisant samoue, qu’est-ce que c’est donc que ce bonhomme-là ?

– Comment ! vous ne le connaissezpas ? Mais c’est M. Bombonnel.

III – Un couvent de lions

À Milianah, Tartarin de Tarascon descendit,laissant la diligence continuer sa route vers le Sud.

Deux jours de durs cahots, deux nuits passéesles yeux ouverts à regarder par la portière s’il n’apercevrait pasdans les champs, au bord de la route, l’ombre formidable du lion,tant d’insomnies méritaient bien quelques heures de repos. Et puis,s’il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec Bombonnel, le loyalTarasconnais se sentait mal à l’aise, malgré ses armes, sa moueterrible, son bonnet rouge, devant le photographe d’Orléansville etles deux demoiselles du 3ème hussards.

Il se dirigea donc à travers les larges ruesde Milianah, pleines de beaux arbres et de fontaines ; mais,tout en cherchant un hôtel à sa convenance, le pauvre homme nepouvait s’empêcher de songer aux paroles de Bombonnel… Si c’étaitvrai pourtant ? S’il n’y avait plus de lions enAlgérie ?… À quoi bon alors tant de courses, tant defatigues ?…

Soudain, au détour d’une rue, notre héros setrouva face à face… avec qui ? Devinez… Avec un lion superbe,qui attendait devant la porte d’un café, assis royalement sur sontrain de derrière, sa crinière fauve au soleil.

« Qu’est-ce qu’ils me disaient donc,qu’il n’y en avait plus ? » s’écria le Tarasconnais enfaisant un saut en arrière… En entendant cette exclamation, le lionbaissa la tête et, prenant dans sa gueule une sébile en bois poséedevant lui sur le trottoir, il la tendit humblement du côté deTartarin immobile de stupeur… Un Arabe qui passait jeta un gros soudans la sébile ; le lion remua la queue… Alors Tartarincomprit tout. Il vit, ce que l’émotion l’avait d’abord empêché devoir, la foule attroupée autour du pauvre lion aveugle etapprivoisé, et les deux grands nègres armés de gourdins qui lepromenaient à travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.

Le sang du Tarasconnais ne fit qu’untour : « Misérables, cria-t-il d’une voix de tonnerre,ravaler ainsi ces nobles bêtes ! » Et, s’élançant sur lelion, il lui arracha l’immonde sébile d’entre ses royalesmâchoires. Les deux nègres, croyant avoir affaire à un voleur, seprécipitèrent sur le Tarasconnais, la matraque haute… Ce fut uneterrible bousculade… Les nègres tapaient, les femmes piaillaient,les enfants riaient. Un vieux cordonnier juif criait du fond de saboutique : « Au zouge de paix ! Au zouge depaix ! » Le lion lui-même, dans sa nuit, essaya d’unrugissement, et le malheureux Tartarin, après une lutte désespérée,roula par terre au milieu des gros sous et des balayures.

À ce moment, un homme fendit la foule, écartales nègres d’un mot, les femmes et les enfants d’un geste, relevaTartarin, le brossa, le secoua, et l’assit tout essoufflé sur uneborne.

– Comment ! préïnce, c’estvous ?… fit le bon Tartarin en se frottant les côtes.

– Eh ! oui, mon vaillant ami, c’est moi…Sitôt votre lettre reçue, j’ai confié Baïa à son frère, loué unechaise de poste, fait cinquante lieues ventre à terre, et me voilàjuste à temps pour vous arracher à la brutalité de ces rustres…Qu’est-ce que vous avez donc fait, juste Dieu ! pour vousattirer cette méchante affaire ?

– Que voulez-vous, préïnce ?… Devoir ce malheureux lion avec sa sébile aux dents, humilié, vaincu,bafoué, servant de risée à toute cette pouillerie musulmane…

– Mais vous vous trompez, mon noble ami. Celion est, au contraire, pour eux un objet de respect etd’adoration. C’est une bête sacrée, qui fait partie d’un grandcouvent de lions, fondé, il y a trois cents ans parMohammed-ben-Aouda, une espèce de Trappe formidable et farouche,pleine de rugissements et d’odeurs de fauve, où des moinessinguliers élèvent et apprivoisent des lions par centaines et lesenvoient de là dans toute l’Afrique septentrionale, accompagnés defrères quêteurs. Les dons que reçoivent les frères servent àl’entretien du couvent et de sa mosquée ; et si les deuxnègres ont montré tant d’humeur tout à l’heure, c’est qu’ils ont laconviction que pour un sou, un seul sou de la quête, volé ou perdupar leur faute, le lion qu’ils conduisent les dévoreraitimmédiatement.

En écoutant ce récit invraisemblable etpourtant véridique, Tartarin de Tarascon se délectait et reniflaitl’air bruyamment.

– Ce qui me va dans tout ceci, fit-il enmatière de conclusion, c’est que, n’en déplaise à mon Bombonnel, ily a encore des lions en Algérie !…

– S’il y en a ! dit le prince avecenthousiasme… Dès demain, nous allons battre la plaine du Chéliff,et vous verrez !

– Eh quoi ! prince… Auriez-vousl’intention de chasser, vous aussi !

– Parbleu ! pensez-vous donc que je vouslaisserais vous en aller seul en pleine Afrique, au milieu de cestribus féroces dont vous ignorez la langue et les usages…Non ! non ! illustre Tartarin, je ne vous quitte plus…Partout où vous serez, je veux être.

– Oh ! préïnce,préïnce…

Et Tartarin, radieux, pressa sur son cœur levaillant Grégory, en songeant avec fierté qu’à l’exemple de JulesGérard, de Bombonnel et tous les autres fameux tueurs de lions, ilallait avoir un prince étranger pour l’accompagner dans seschasses.

IV – La Caravane en marche

Le lendemain, dès la première heure,l’intrépide Tartarin et le non moins intrépide prince Grégory,suivis d’une demi-douzaine de portefaix nègres, sortaient deMilianah et descendaient vers la plaine du Chéliff par un raidillondélicieux tout ombragé de jasmins, de thuyas, de caroubiers,d’oliviers sauvages, entre deux haies de petits jardins indigèneset des milliers de joyeuses sources vives qui dégringolaient deroche en roche en chantant… Un paysage du Liban.

Aussi chargé d’armes que le grand Tartarin, leprince Grégory s’était en plus affublé d’un magnifique et singulierképi tout galonné d’or, avec une garniture de feuilles de chênesbrodées au fil d’argent, qui donnait à Son Altesse un faux air degénéral mexicain, ou de chef de gare des bords du Danube.

Ce diable de képi intriguait beaucoup leTarasconnais ; et comme il demandait timidement quelquesexplications :

« Coiffure indispensable pour voyager enAfrique », répondit le prince avec gravité ; et tout enfaisant reluire sa visière d’un revers de manche, il renseigna sonnaïf compagnon sur le rôle important que joue le képi dans nosrelations avec les Arabes, la terreur que cet insigne militaire a,seul, le privilège de leur inspirer, si bien que l’administrationcivile a été obligée de coiffer tout son monde avec des képis,depuis le cantonnier jusqu’au receveur de l’enregistrement. Ensomme pour gouverner l’Algérie – c’est toujours le prince qui parle– pas n’est besoin d’une forte tête, ni même de tête du tout. Ilsuffit d’un képi, d’un beau képi galonné reluisant au bout d’unetrique comme la toque de Gessler.

Ainsi causant et philosophant, la caravaneallait son train. Les portefaix – pieds nus – sautaient de roche enroche avec des cris de singes. Les caisses d’armes sonnaient. Lesfusils flambaient. Les indigènes qui passaient s’inclinaientjusqu’à terre devant le képi magique… Là-haut, sur les remparts deMilianah, le chef du bureau arabe, qui se promenait au bon fraisavec sa dame, entendant ces bruits insolites, et voyant des armesluire entre les branches, crut à un coup de main, fit baisser lepont-levis, battre la générale, et mit incontinent la ville en étatde siège.

Beau début pour la caravane !

Malheureusement, avant la fin du jour, leschoses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l’un futpris d’atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de lapharmacie. Un autre tomba sur le bord de la route ivre-mortd’eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l’album devoyage, séduit par les dorures des fermoirs, et persuadé qu’ilenlevait les trésors de la Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutesjambes…

Il fallut aviser… La caravane fit halte, ettint conseil dans l’ombre trouée d’un vieux figuier.

– Je serais d’avis, dit le prince, enessayant, mais sans succès, de délayer une tablette de pemmicandans une casserole perfectionnée à triple fond, je serais d’avisque, dès ce soir, nous renoncions aux porteurs nègres… Il y aprécisément un marché arabe tout près d’ici. Le mieux est de nous yarrêter, et de faire emplette de quelques bourriquots…

– Non !… non !… pas debourriquots !… interrompit vivement le grand Tartarin, que lesouvenir de Noiraud avait fait devenir tout rouge.

Et il ajouta, l’hypocrite :

– Comment voulez-vous que de si petites bêtespuissent porter tout notre attirail ?

Le prince sourit.

– C’est ce qui vous trompe, mon illustre ami.Si maigre et si chétif qu’il vous paraisse, le bourriquot algériena les reins solides… Il le faut bien pour supporter tout ce qu’ilsupporte… Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquentnotre organisation coloniale… En haut, disent-ils, il y amouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape surl’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur lesoldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape surl’Arabe, l’Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, lejuif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petitbourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et portetout. Vous voyez bien qu’il peut porter vos caisses.

C’est égal, reprit Tartarin de Tarascon, jetrouve que, pour le coup d’œil de notre caravane, des ânes neferaient pas très bien… Je voudrais quelque chose de plus oriental…Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau…

– Tant que vous en voudrez, fit l’Altesse, etl’on se mit en route pour le marché arabe.

Le marché se tenait à quelques kilomètres, surles bords du Chéliff… Il y avait là cinq ou six mille Arabes enguenilles, grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieudes jarres d’olives noires, des pots de miel, des sacs d’épices etdes cigares en gros tas ; de grands feux où rôtissaient desmoutons entiers, ruisselant de beurre, des boucheries en plein air,où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras rouges,dépeçaient, avec de petits couteaux, des chevreaux à uneperche.

Dans un coin, sous une tente rapetassée demille couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et deslunettes. Ici, un groupe, des cris de rage : c’est un jeu deroulette, installé sur une mesure à blé, et des Kabyles quis’éventrent autour… Là-bas, des trépignements, une joie, desrires : c’est un marchand juif avec sa mule, qu’on regarde senoyer dans le Chéliff… Puis des scorpions, des chiens, descorbeaux ; et des mouches !… des mouches !…

Par exemple, les chameaux manquaient. On finitpourtant par en découvrir un, dont des Mozabites cherchaient à sedéfaire. C’était le vrai chameau du désert, le chameau classique,chauve, l’air triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bossequi, devenue flasque par suite de trop longs jeûnes, pendaitmélancoliquement sur le côté.

Tartarin le trouva si beau, qu’il voulut quela caravane entière montât dessus… Toujours la folieorientale !…

La bête s’accroupit. On sangla les malles.

Le prince s’installa sur le cou de l’animal.Tartarin pour plus de majesté, se fit hisser tout en haut de labosse, entre deux caisses ; et là, fier et bien calé, saluantd’un geste noble tout le marché accouru, il donna le signal dudépart… Tonnerre ! si ceux de Tarascon avaient pu levoir !…

Le chameau se redressa, allongea ses grandesjambes à nœuds, et prit son vol…

Ô stupeur ! Au bout de quelquesenjambées, voilà Tartarin qui se sent pâlir, et l’héroïque chéchiaqui reprend une à une ses anciennes positions du temps duZouave. Ce diable de chameau tanguait comme unefrégate.

« Préïnce, préïnce,murmura Tartarin tout blême, et s’accrochant à l’étoupe sèche de labosse, préïnce, descendons… Je sens… je sens… que je vaisfaire bafouer la France… »

Va te promener ! le chameau était lancé,et rien ne pouvait plus l’arrêter. Quatre mille Arabes couraientderrière, pieds nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisantluire au soleil six cent mille dents blanches…

Le grand homme de Tarascon dut se résigner. Ils’affaissa tristement sur la bosse. La chéchia prit toutes lespositions qu’elle voulut… et la France fut bafouée.

V – L’Affût du soir dans un bois delauriers-roses

Si pittoresque que fût leur nouvelle monture,nos tueurs de lions durent y renoncer, par égard pour la chéchia.On continua donc la route à pied comme devant, et la caravane s’enalla tranquillement vers le Sud par petites étapes, le Tarasconnaisen tête, le Monténégrin en queue, et dans les rangs le chameau avecles caisses d’armes.

L’expédition dura près d’un mois.

Pendant un mois, cherchant des lionsintrouvables, le terrible Tartarin erra de douar en douar dansl’immense plaine du Chéliff, à travers cette formidable et cocasseAlgérie française, où les parfums du vieil Orient se compliquentd’une forte odeur d’absinthe et de caserne, Abraham et Zouzoumêlés, quelque chose de féerique et de naïvement burlesque, commeune page de l’Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée oule brigadier Pitou… Curieux spectacle pour des yeux qui auraient suvoir… Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons, en luidonnant nos vices… L’autorité féroce et sans contrôle de bachagasfantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs grands cordonsde la Légion d’honneur, et pour un oui ou pour un non font bâtonnerles gens sur la plante des pieds. La justice sans conscience decadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi, quirêvent de quinze août et de promotion sous les palmes, et vendentleurs arrêts, comme Esaü son droit d’aînesse, pour un plat delentilles ou de couscous au sucre. Des caïds libertins et ivrognes,anciens brasseurs d’un général Yusuf quelconque, qui se soûlent dechampagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font desripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toutela tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de laribote seigneuriale.

Puis, tout autour, des plaines en friche, del’herbe brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus et delentisques, le grenier de la France !… Grenier vide de grains,hélas ! et riche seulement en chacals et en punaises. Desdouars abandonnés, des tribus effarées qui s’en vont sans savoiroù, fuyant la faim, et semant des cadavres le long de la route. Deloin en loin, un village français, avec des maisons en ruine, deschamps sans culture, des sauterelles enragées, qui mangentjusqu’aux rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés,en train de boire de l’absinthe en discutant des projets de réformeet de constitution.

Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s’ils’en était donné la peine ; mais, tout entier à sa passionléonine, l’homme de Tarascon allait droit devant lui, sans regarderni à droite ni à gauche, l’œil obstinément fixé sur ces monstresimaginaires, qui ne paraissaient jamais.

Comme la tente-abri s’entêtait à ne pass’ouvrir et les tablettes de pemmican à ne pas fondre, la caravaneétait obligée de s’arrêter matin et soir dans les tribus. Partout,grâce au képi du prince Grégory, nos chasseurs étaient reçus à brasouverts. Ils logeaient chez les agas, dans des palais bizarres,grandes fermes blanches sans fenêtres, où l’on trouve pêle-mêle desnarghilés et des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et deslampes-modérateur, des coffres de cèdre pleins de sequins turcs, etdes pendules à sujets, style Louis-Philippe… Partout on donnait àTartarin des fêtes splendides, des diffas, desfantasias… En son honneur, des goums entiers faisaientparler la poudre et luire leurs burnous au soleil. Puis, quand lapoudre avait parlé, le bon aga venait et présentait sa note… C’estce qu’on appelle l’hospitalité arabe…

Et toujours pas de lions. Pas plus de lionsque sur le Pont-Neuf !

Cependant le Tarasconnais ne se décourageaitpas. S’enfonçant bravement dans le Sud, il passait ses journées àbattre le maquis, fouillant les palmiers-nains du bout de sacarabine, et faisant « frrt ! frrt ! » à chaquebuisson. Puis, tous les soirs avant de se coucher, un petit affûtde deux ou trois heures… Peine perdue ! le lion ne se montraitpas.

Un soir pourtant, vers les six heures, commela caravane traversait un bois de lentisques tout violet où degrosses cailles alourdies par la chaleur sautaient çà et là dansl’herbe, Tartarin de Tarascon crut entendre – mais si loin, mais sivague, mais si émietté par la brise – ce merveilleux rugissementqu’il avait entendu tant de fois là-bas à Tarascon, derrière labaraque Mitaine.

D’abord le héros croyait rêver… Mais au boutd’un instant, lointains toujours, quoique plus distincts, lesrugissements recommencèrent ; et cette fois, tandis qu’à tousles coins de l’horizon on entendait hurler les chiens des douars –secouée par la terreur et faisant retentir les conserves et lescaisses d’armes, la bosse du chameau frissonna.

Plus de doute. C’était le lion… Vite, vite, àl’affût. Pas une minute à perdre.

Il y avait tout juste près de là un vieuxmarabout (tombeau de saint) à coupole blanche, avec lesgrandes pantoufles jaunes du défunt déposées dans une nicheau-dessus de la porte, et un fouillis d’ex-voto bizarres, pans deburnous, fils d’or, cheveux roux, qui pendaient le long desmurailles… Tartarin de Tarascon y remisa son prince et son chameauet se mit en quête d’un affût. Le prince Grégory voulait le suivre,mais le Tarasconnais s’y refusa ; il tenait à affronter lelion seul à seul. Toutefois il recommanda à Son Altesse de ne pass’éloigner, et, par mesure de précaution, il lui confia sonportefeuille, un gros portefeuille plein de papiers précieux et debillets de banque, qu’il craignait de faire écornifler par lagriffe du lion. Ceci fait, le héros chercha son poste.

Cent pas en avant du marabout, un petit boisde lauriers-roses tremblait dans la gaze du crépuscule, au bordd’une rivière presque à sec. C’est là que Tartarin vints’embusquer, le genou en terre, selon la formule, la carabine aupoing et son grand couteau de chasse planté fièrement devant luidans le sable de la berge.

La nuit arriva. Le rose de la nature passa auviolet, puis au bleu sombre… En bas, dans les cailloux de larivière, luisait comme un miroir à main une petite flaque d’eauclaire. C’était l’abreuvoir des fauves. Sur la pente de l’autreberge, on voyait vaguement le sentier blanc que leurs grossespattes avaient tracé dans les lentisques. Cette pente mystérieusedonnait le frisson. Joignez à cela le fourmillement vague des nuitsafricaines, branches frôlées, pas de velours d’animaux rôdeurs,aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le ciel, à cent,deux cents mètres, de grands troupeaux de grues qui passent avecdes cris d’enfants qu’on égorge ; vous avouerez qu’il y avaitde quoi être ému.

Tartarin l’était. Il l’était même beaucoup.Les dents lui claquaient, le pauvre homme ! Et sur la garde deson couteau de chasse planté en terre le canon de son fusil rayésonnait comme une paire de castagnettes… Qu’est-ce que vousvoulez ! Il y a des soirs où l’on n’est pas en train, et puisoù serait le mérite, si les héros n’avaient jamais peur…

Eh bien ! oui, Tartarin eut peur, et toutle temps encore. Néanmoins, il tint bon une heure, deux heures,mais l’héroïsme a ses limites… Près de lui, dans le lit desséché dela rivière, le Tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas, descailloux qui roulent. Cette fois la terreur l’enlève de terre. Iltire ses deux coups au hasard dans la nuit, et se replie à toutesjambes sur le marabout, laissant son coutelas debout dans le sablecomme une croix commémorative de la plus formidable panique qui aitjamais assailli l’âme d’un dompteur d’hydres.

– À moi, préïnce… le lion !…

Un silence.

– Préïnce, préïnce,êtes-vous là ?

Le prince n’était pas là. Sur le mur blanc dumarabout, le bon chameau projetait seul au clair de lune l’ombrebizarre de sa bosse. Le prince Grégory venait de filer en emportantportefeuille et billets de banque… Il y avait un mois que SonAltesse attendait cette occasion…

VI – Enfin !…

Le lendemain de cette aventureuse et tragiquesoirée, lorsqu’au petit jour notre héros se réveilla, et qu’il eutacquis la certitude que le prince et le magot étaient réellementpartis, partis sans retour ; lorsqu’il se vit seul dans cettepetite tombe blanche, trahi, volé, abandonné en pleine Algériesauvage avec un chameau à bosse simple et quelque monnaie de pochepour toute ressource, alors, pour la première fois, le Tarasconnaisdouta. Il douta du Monténégro, il douta de l’amitié, il douta de lagloire, il douta même des lions ; et, comme le Christ àGethsémani, le grand homme se prit à pleurer amèrement.

Or, tandis qu’il était là pensivement assissur la porte du marabout, sa tête dans ses deux mains, sa carabineentre ses jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquisd’en face s’écarte et Tartarin, stupéfait, voit paraître, à dix pasdevant lui, un lion gigantesque s’avançant la tête haute etpoussant des rugissements formidables qui font trembler les murs dumarabout tout chargés d’oripeaux et jusqu’aux pantoufles du saintdans leur niche.

Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.

« Enfin ! » cria-t-il enbondissant, la crosse à l’épaule… Pan !… pan !pfft ! pfft ! C’était fait… Le lion avait deux ballesexplosibles dans la tête… Pendant une minute, sur le fondembrasé du ciel africain, ce fut un feu d’artifice épouvantable decervelle en éclats, de sang fumant et de toison rousse éparpillée.Puis tout retomba et Tartarin aperçut… deux grands nègres quicouraient sur lui, la matraque en l’air. Les deux nègres deMilianah !

Ô misère ! c’était le lion apprivoisé, lepauvre aveugle du couvent de Mohammed que les balles tarasconnaisesvenaient d’abattre.

Cette fois, par Mahom ! Tartarinl’échappa belle. Ivres de fureur fanatique, les deux nègresquêteurs l’auraient sûrement mis en pièces, si le Dieu deschrétiens n’avait envoyé à son aide un ange libérateur, legarde-champêtre de la commune d’Orléansville arrivant son sabresous le bras, par un petit sentier.

La vue du képi municipal calma subitement lacolère des nègres. Paisible et majestueux, l’homme de la plaquedressa procès-verbal de l’affaire, fit charger sur le chameau cequi restait du lion, ordonna aux plaignants comme au délinquant dele suivre, et se dirigea sur Orléansville, où le tout fut déposé augreffe.

Ce fut une longue et terribleprocédure !

Après l’Algérie des tribus, qu’il venait deparcourir, Tartarin de Tarascon connut alors une autre Algérie nonmoins cocasse et formidable, l’Algérie des villes, processive etavocassière. Il connut la judiciaire louche qui se tripote au fonddes cafés, la bohème des gens de loi, les dossiers qui sententl’absinthe, les cravates blanches mouchetées dechamporeau ; il connut les huissiers, les agréés, lesagents d’affaires, toutes ces sauterelles du papier timbré,affamées et maigres, qui mangent le colon jusqu’aux tiges de sesbottes et le laissent déchiqueté feuille par feuille comme un plantde maïs…

Avant tout il s’agissait de savoir si le lionavait été tué sur le territoire civil ou le territoire militaire.Dans le premier cas l’affaire regardait le tribunal decommerce ; dans le second, Tartarin relevait du conseil deguerre, et, à ce mot de conseil de guerre, l’impressionnableTarasconnais se voyait déjà fusillé au pied des remparts, oucroupissant dans le fond d’un silo…

Le terrible, c’est que la délimitation desdeux territoires est très vague en Algérie… Enfin, après un mois decourses, d’intrigues, de stations au soleil dans les cours desbureaux arabes, il fut établi que si d’une part le lion avait ététué sur le territoire militaire, d’autre part, Tartarin, lorsqu’iltira, se trouvait sur le territoire civil. L’affaire se jugea doncau civil et notre héros en fut quitte pour deux mille cinqcents francs d’indemnité, sans les frais.

Comment faire pour payer tout cela ? Lesquelques piastres échappées à la razzia du prince s’en étaientallées depuis longtemps en papiers légaux et en absinthesjudiciaires.

Le malheureux tueur de lions fut donc réduit àvendre la caisse d’armes au détail, carabine par carabine. Ilvendit les poignards, les kriss malais, les casse-tête… Un épicieracheta les conserves alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait dusparadrap. Les grandes bottes elles-mêmes y passèrent et suivirentla tente-abri perfectionnée chez un marchand de bric-à-brac, quiles éleva à la hauteur de curiosités cochinchinoises… Une fois toutpayé, il ne restait plus à Tartarin que la peau du lion et lechameau. La peau, il l’emballa soigneusement et la dirigea surTarascon, à l’adresse du brave commandant Bravida. (Nous verronstout à l’heure ce qu’il advint de cette fabuleuse dépouille.) Quantau chameau, il comptait s’en servir pour regagner Alger, non pas enmontant dessus, mais en le vendant pour payer la diligence ;ce qui est encore la meilleure façon de voyager à chameau.Malheureusement, la bête était d’un placement difficile, etpersonne n’en offrit un liard.

Tartarin cependant voulait regagner Alger àtoute force. Il avait hâte de revoir le corselet bleu de Baïa, samaisonnette, ses fontaines, et de se reposer sur les trèfles blancsde son petit cloître, en attendant de l’argent de France. Aussinotre héros n’hésita pas : et navré, mais point abattu, ilentreprit de faire la route à pied, sans argent, par petitesjournées.

En cette occurrence, le chameau ne l’abandonnapas. Cet étrange animal s’était pris pour son maître d’unetendresse inexplicable, et, le voyant sortir d’Orléansville, se mità marcher religieusement derrière lui, réglant son pas sur le sienet ne le quittant pas d’une semelle.

Au premier moment, Tartarin trouva celatouchant ; cette fidélité, ce dévouement à toute épreuve luiallaient au cœur, d’autant que la bête était commode et senourrissait avec rien. Pourtant, au bout de quelques jours, leTarasconnais s’ennuya d’avoir perpétuellement sur les talons cecompagnon mélancolique, qui lui rappelait toutes sesmésaventures ; puis, l’aigreur s’en mêlant, il lui en voulutde son air triste, de sa bosse, de son allure d’oie bridée. Pourtout dire, il le prit en grippe et ne songea plus qu’à s’endébarrasser ; mais l’animal tenait bon… Tartarin essaya de leperdre, le chameau le retrouva ; il essaya de courir, lechameau courut plus vite… Il lui criait :« Va-t’en ! » en lui jetant des pierres. Le chameaus’arrêtait et le regardait d’un air triste, puis, au bout d’unmoment, il se remettait en route et finissait toujours par lerattraper. Tartarin dut se résigner.

Pourtant, lorsque, après huit grands jours demarche, le Tarasconnais poudreux, harassé, vit de loin étincelerdans la verdure les premières terrasses blanches d’Alger, lorsqu’ilse trouva aux portes de la ville, sur l’avenue bruyante deMustapha, au milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tousgrouillant autour de lui et le regardant défiler avec son chameau,pour le coup la patience lui échappa : « Non !non ! dit-il, ce n’est pas possible… je ne peux pas entrerdans Alger avec un animal pareil ! » et, profitant d’unencombrement de voitures, il fit un crochet dans les champs et sejeta dans un fossé !…

Au bout d’un moment, il vit au-dessus de satête, sur la chaussée de la route, le chameau qui filait à grandesenjambées, allongeant le cou d’un air anxieux.

Alors, soulagé d’un grand poids, le hérossortit de sa cachette et rentra dans la ville par un sentierdétourné qui longeait le mur de son petit clos.

VII – Catastrophes sur catastrophes

En arrivant devant sa maison mauresque,Tartarin s’arrêta très étonné. Le jour tombait, la rue étaitdéserte. Par la porte basse en ogive que la négresse avait oubliéde fermer, on entendait des rires, des bruits de verres, desdétonations de bouchons de champagne, et dominant tout ce jolivacarme une voix de femme qui chantait, joyeuse etclaire :

Aimes-tu, Marco la belle,

La danse aux salons en fleurs…

« Tron de Diou ! » fit leTarasconnais en pâlissant, et il se précipita dans la cour.

Malheureux Tartarin ! Quel spectaclel’attendait… Sous les arceaux du petit cloître, au milieu desflacons, des pâtisseries, des coussins épars, des pipes, destambourins, des guitares, Baïa debout, sans veston bleu nicorselet, rien qu’une chemisette de gaze argentée et un grandpantalon rose tendre, chantait Marco la Belle avec unecasquette d’officier de marine sur l’oreille… À ses pieds, sur unenatte, gavé d’amour et de confitures, Barbassou, l’infâme capitaineBarbassou, se crevait de rire en l’écoutant.

L’apparition de Tartarin, hâve, maigri,poudreux, les yeux flamboyants, la chéchia hérissée, interrompittout net cette aimable orgie turco-marseillaise. Baïa poussa unpetit cri de levrette effrayée, et se sauva dans la maison.Barbassou, lui, ne se troubla pas, et riant de plusbelle :

– Hé ! bé ! monsieur Tartarin,qu’est-ce que vous en dites ? Vous voyez bien qu’elle savaitle français !

Tartarin de Tarascon s’avançafurieux :

– Capitaine !

– Digo-li qué vengué, moun bon !cria la Mauresque, se penchant de la galerie du premier avec unjoli geste canaille. Le pauvre homme, atterré, se laissa choir surun tambour. Sa Mauresque savait même le marseillais !

– Quand je vous disais de vous méfier desAlgériennes ! fit sentencieusement le capitaine Barbassou.C’est comme votre prince monténégrin.

Tartarin releva la tête.

– Vous savez où est le prince ?

– Oh ! il n’est pas loin. Il habite pourcinq ans la belle prison de Mustapha. Le drôle s’est laissé prendrela main dans le sac… Du reste, ce n’est pas la première fois qu’onle met à l’ombre. Son Altesse a déjà fait trois ans de maisoncentrale quelque part… et, tenez ! je crois même que c’est àTarascon.

– À Tarascon !… s’écria Tartarinsubitement illuminé… C’est donc ça qu’il ne connaissait qu’un côtéde la ville…

– Hé ! sans doute… Tarascon vu de lamaison centrale… Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, il fautjoliment ouvrir l’œil dans ce diable de pays, sans quoi on estexposé à des choses bien désagréables… Ainsi votre histoire avec lemuezzin…

– Quelle histoire ? Quelmuezzin ?

– Té ! pardi !… le muezzin d’en facequi faisait la cour à Baïa… L’Akbar a raconté l’affairel’autre jour, et tout Alger en rit encore… C’est si drôle cemuezzin qui, du haut de sa tour, tout en chantant ses prières,faisait sous votre nez des déclarations à la petite, et lui donnaitdes rendez-vous en invoquant le nom d’Allah…

Mais c’est donc tous des gredins dans cepays ?… hurla le malheureux Tarasconnais.

Barbassou eut un geste de philosophe.

– Mon cher, vous savez, les pays neufs… C’estégal ! si vous m’en croyez, vous retournerez bien vite àTarascon.

– Retourner… c’est facile à dire… Etl’argent ?… Vous ne savez donc pas comme ils m’ont plumé,là-bas, dans le désert ?

– Qu’à cela ne tienne ! fit le capitaineen riant… Le Zouave part demain, et si vous voulez, jevous rapatrie… ça vous va-t-il, collègue ?… Alors, très bien.Vous n’avez plus qu’une chose à faire. Il reste encore quelquesfioles de champagne, une moitié de croustade… asseyez-vous là, etsans rancune !…

Après la minute d’hésitation que luicommandait sa dignité, le Tarasconnais prit bravement son parti. Ils’assit, on trinqua ; Baïa, redescendue au bruit des verres,chanta la fin de Marco la Belle, et la fête se prolongeafort avant dans la nuit.

Vers trois heures du matin, la tête légère etle pied lourd, le bon Tartarin revenait d’accompagner son ami lecapitaine, lorsqu’en passant devant la mosquée, le souvenir dumuezzin et de ses farces le fit rire, et tout de suite une belleidée de vengeance lui traversa le cerveau. La porte était ouverte.Il entra, suivit de longs couloirs tapissés de nattes, montaencore, et finit par se trouver dans un petit oratoire turc, où unelanterne en fer découpé se balançait au plafond, brodant les mursblancs d’ombres bizarres.

Le muezzin était là, assis sur un divan, avecson gros turban, sa pelisse blanche, sa pipe de Mostaganem, etdevant un grand verre d’absinthe, qu’il battait religieusement, enattendant l’heure d’appeler les croyants à la prière… À la vue deTartarin, il lâcha sa pipe de terreur.

– Pas un mot, curé, fit le Tarasconnais, quiavait son idée… Vite, ton turban, ta pelisse !…

Le curé turc, tout tremblant, donna sonturban, sa pelisse, tout ce qu’on voulut. Tartarin s’en affubla, etpassa gravement sur la terrasse du minaret.

La mer luisait au loin. Les toits blancsétincelaient au clair de lune. On entendait dans la brise marinequelques guitares attardées… Le muezzin de Tarascon se recueillitun moment, puis, levant les bras, il commença à psalmodier d’unevoix suraiguë :

« La Allah il Allah… Mahomet estun vieux farceur… L’Orient, le Coran, les bachagas, les lions, lesMauresques, tout ça ne vaut pas un viédaze !… Il n’y a plus deTeurs. Il n’y a que des carotteurs… ViveTarascon !… »

Et pendant qu’en un jargon bizarre, mêléd’arabe et de provençal, l’illustre Tartarin jetait aux quatrecoins de l’horizon, sur la mer, sur la ville, sur la plaine, sur lamontagne, sa joyeuse malédiction tarasconnaise, la voix claire etgrave des autres muezzins lui répondait, en s’éloignant de minareten minaret, et les derniers croyants de la ville haute sefrappaient dévotement la poitrine.

VIII – Tarascon !Tarascon !

Midi. Le Zouave chauffe, on vapartir. Là-haut, sur le balcon du café Valentin, MM. lesofficiers braquent la longue-vue, et viennent, colonel en tête, parrang de grade, regarder l’heureux petit bateau qui va en France.C’est la grande distraction de l’état-major… En bas, la radeétincelle. La culasse des vieux canons turcs enterrés le long duquai flambe au soleil. Les passagers se pressent. Biskris etMahonnais entassent les bagages dans les barques.

Tartarin de Tarascon, lui, n’a pas de bagages.Le voici qui descend de la rue de la Marine, par le petit marché,plein de bananes et de pastèques, accompagné de son ami Barbassou.Le malheureux Tarasconnais a laissé sur la rive du Maure sa caissed’armes et ses illusions, et maintenant il s’apprête à voguer versTarascon, les mains dans les poches… À peine vient-il de sauterdans la chaloupe du capitaine, qu’une bête essoufflée dégringole duhaut de la place, et se précipite vers lui, en galopant. C’est lechameau, le chameau fidèle, qui, depuis vingt-quatre heures,cherche son maître dans Alger.

Tartarin, en le voyant, change de couleur etfeint de ne pas le connaître ; mais le chameau s’acharne. Ilfrétille au long du quai. Il appelle son ami, et le regarde avectendresse : « Emmène-moi, semble dire son œil triste,emmène-moi dans la barque, loin, bien loin de cette Arabie encarton peint, de cet Orient ridicule, plein de locomotives et dediligences, où – dromadaire déclassé – je ne sais plus que devenir.Tu es le dernier Turc, je suis le dernier chameau… Ne nous quittonsplus, ô mon Tartarin… »

– Est-ce que ce chameau est à vous ?demande le capitaine.

– Pas du tout ! répondit Tartarin, quifrémit à l’idée d’entrer dans Tarascon avec cette escorteridicule ; et, reniant impudemment le compagnon de sesinfortunes, il repousse du pied le sol algérien, et donne à labarque l’élan du départ… Le chameau flaire l’eau, allonge le cou,fait craquer ses jointures et, s’élançant derrière la barque àcorps perdu, il nage de conserve vers le Zouave, avec sondos bombé, qui flotte comme une gourde, et son grand col, dressésur l’eau en éperon de trirème.

Barque et chameau viennent ensemble se rangeraux flancs du paquebot.

– À la fin, il me fait peine cedromadaire ! dit le capitaine Barbassou tout ému, j’ai enviede le prendre à mon bord… En arrivant à Marseille, j’en feraihommage au jardin zoologique.

On hissa sur le pont, à grand renfort depalans et de cordes, le chameau, alourdi par l’eau de mer, etle Zouave se mit en route.

Les deux jours que dura la traversée, Tartarinles passa tout seul dans sa cabine, non pas que la mer fûtmauvaise, ni que la chéchia eût trop à souffrir, mais le diable dechameau, dès que son maître apparaissait sur le pont, avait autourde lui des empressements ridicules… Vous n’avez jamais vu unchameau afficher quelqu’un comme cela !…

D’heure en heure, par les hublots de la cabineoù il mettait le nez quelquefois. Tartarin vit le bleu du cielalgérien pâlir, puis enfin, un matin, dans une brume d’argent, ilentendit avec bonheur chanter toutes les cloches de Marseille. Onétait arrivé… le Zouave jeta l’ancre.

Notre homme, qui n’avait pas de bagages,descendit sans rien dire, traversa Marseille en hâte, craignanttoujours d’être suivi par le chameau, et ne respira que lorsqu’ilse vit installé dans un wagon de troisième classe, filant bon trainsur Tarascon… Sécurité trompeuse ! À peine à deux lieues deMarseille, voilà toutes les têtes aux portières. On crie, ons’étonne. Tartarin, à son tour, regarde, et… qu’aperçoit-il ?…Le chameau, monsieur, l’inévitable chameau, qui détalait sur lesrails, en pleine Crau, derrière le train, et lui tenant pied.Tartarin, consterné, se rencoigna, en fermant les yeux.

Après cette expédition désastreuse, il avaitcompté rentrer chez lui incognito. Mais la présence de cequadrupède encombrant rendait la chose impossible. Quelle rentréeil allait faire ! bon Dieu ! pas le sou, pas de lions,rien… Un chameau !…

« Tarascon !…Tarascon !… »

Il fallut descendre…

Ô stupeur ! à peine la chéchia du hérosapparut-elle dans l’ouverture de la portière, un grand cri :« Vive Tartarin ! » fit trembler les voûtes vitréesde la gare. « Vive Tartarin ! vive le tueur delions ! » Et des fanfares, des chœurs d’orphéonséclatèrent… Tartarin se sentit mourir ; il croyait à unemystification. Mais non ! Tout Tarascon était là, chapeaux enl’air, et sympathique. Voilà le brave commandant Bravida,l’armurier Costecalde, le président, le pharmacien, et tout lenoble corps des chasseurs de casquettes qui se presse autour de sonchef, et le porte en triomphe tout le long des escaliers…

Singuliers effets du mirage ! la peau dulion aveugle, envoyée à Bravida, était cause de tout ce bruit. Aveccette modeste fourrure, exposée au cercle, les Tarasconnais, etderrière eux tout le Midi, s’étaient monté la tête. LeSémaphore avait parlé. On avait inventé un drame. Ce n’étaitplus un lion que Tartarin avait tué, c’étaient dix lions, vingtlions, une marmelade de lions ! Aussi Tartarin, débarquant àMarseille, y était déjà illustre sans le savoir, et un télégrammeenthousiaste l’avait devancé de deux heures dans sa villenatale.

Mais ce qui mit le comble à la joie populaire,ce fut quand on vit un animal fantastique, couvert de poussière etde sueur, apparaître derrière le héros, et descendre à cloche-piedl’escalier de la gare. Tarascon crut un instant sa Tarasquerevenue.

Tartarin rassura ses compatriotes.

– C’est mon chameau, dit-il.

Et déjà sous l’influence du soleiltarasconnais, ce beau soleil, qui fait mentir ingénument, ilajouta, en caressant la bosse du dromadaire :

– C’est une noble bête !… Elle m’a vutuer tous mes lions.

Là-dessus, il prit familièrement le bras ducommandant, rouge de bonheur ; et, suivi de son chameau,entouré des chasseurs de casquettes, acclamé par tout le peuple, ilse dirigea paisiblement vers la maison du baobab, et, tout enmarchant, il commença le récit de ses grandes chasses :

« Figurez-vous, disait-il, qu’un certainsoir, en plein Sahara… »

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