Categories: Romans

Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome I

Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome I

de Paul Féval (père)

PREMIÈRE PARTIE. – LE DÉRIS.

I. – LE MOUTON COURONNÉ.

En 1817, la principale auberge de la ville de Redon était située sur le port et avait pour enseigne un bélier noir, coiffé d’une auréole.

On connaissait le Mouton couronné à Rennes, à Vannes et jusqu’à Nantes ; bon logis à pied et à cheval, tenu par le père Géraud, ancien cuisinier au long cours.

Redon est une cité de trois mille âmes, assise sur les confins de la Loire-Inférieure et de l’Ille-et-Vilaine, au bord même de la rivière qui donne son nom à ce dernier département.Malgré son nom romain, elle renferme peu de monuments remarquables,et la maison de maître Géraud, portant six fenêtres de façade,rivalisait avec les édifices affectés aux plus illustres destinations ; c’était bâti en bonnes pierres comme la sous-préfecture, et grand comme la gendarmerie.

Devant la maison et au delà de l’étroite bande du quai, la Vilaine roulait ses eaux marneuses et saumâtres ;à marée haute, les petits navires caboteurs venaient jusque sous les fenêtres de l’auberge.

Les samedis au soir ou les jours de marché,vous eussiez eu de la peine à trouver une petite place dans l’établissement de maître Géraud. Il avait la triple clientèle des marins du port, des métayers et des gentilshommes. Bien souvent,quand toutes les chambres étaient pleines, la chaude et vastecuisine servait de dortoir à un bataillon serré de matelots et demarchands de bœufs.

Aussi le père Géraud faisait-il d’excellentesaffaires. Bien qu’il fût vieux déjà, les demoiselles du petitcommerce de Redon supputaient parfois, dans leurs rêves, la sommeprobable de ses économies. Mais le père Géraud semblait ennemi dumariage, et comme il n’avait point de parents, chacun se demandaità qui profiteraient, un jour venant, ses honnêtes et rondesépargnes.

On était au milieu de l’automne, et ce n’étaitni jour de foire ni veille de dimanche. Le Mouton couronnéchômait ou à peu de chose près. La cendre était froide dans lesfourneaux de la cuisine ; les crocs de fer des landiers nesoutenaient point de broches, et nulle marmite ne pendait à lagrande crémaillère.

Maître Géraud pouvait fumer sa pipe à l’aisesur le parapet du port. Il n’y avait dans toute son auberge qu’uneseule chambre occupée ; encore était-ce par des hôtes dehasard à qui le père Géraud, courtois envers tout le monde, maissachant graduer ses politesses, ne devait point la respectueusevisite à laquelle s’attendaient ses vieux et fidèles habitués.

Ils étaient arrivés on ne savait tropd’où : deux hommes et une jeune dame. Leurs vêtements et leurapparence de lassitude semblaient annoncer une longue course àpied ; mais le maître du Mouton couronné n’avaitpoint de défiance, et les avait crus sur parole lorsqu’ils luiavaient dit descendre de la voiture de Rennes.

Naturellement, leur bagage était resté aubureau.

La jeune dame avait une mise plus que modeste.Malgré le froid humide d’une journée de novembre, c’était une robed’indienne qui dessinait la fine cambrure de sa taille. Un petitchâle d’étoffe légère et un chapeau de paille, où s’attachait unvoile, complétaient sa toilette.

Il y avait en tout cela quelque chosed’indigent et de malheureux ; mais vraiment la jeune femmerelevait son costume. Bien qu’on ne pût apercevoir son visage, ondevinait la grâce et la beauté derrière les plis épais de sonvoile. Malgré ce grand air, un aubergiste des environs de Paris eûttiré assurément de la robe d’indienne et du chapeau de paillequelque dédaigneuse conclusion, mais notre hôte était habitué auxmœurs économes et prudentes des châtelaines d’alentour. Il savaitqu’en voyage, le long des routes de Bretagne, on trouve parfois descomtesses et des marquises fort étrangement accoutrées.

L’un des deux hommes était en blouse ;l’autre portait un pantalon et un habit de coupe élégante, mais quigardaient de nombreuses traces de boue à demi effacées.

En somme, ces trois voyageurs n’étaient pas lePérou, mais le Mouton couronné, auberge principale de laville de Redon, en recevait encore souvent de plus mal habillés,qui avaient de bons écus de six livres dans leurs poches.

En Bretagne, surtout, il est dangereux dejuger les gens sur l’apparence.

Il était environ deux heures après midi. Nosvoyageurs avaient été installés dans une chambre à deux lits,donnant sur le port. Un feu de bois vert fumait et pétillait dansla cheminée. Tandis qu’une servante joufflue, coiffée du pignonmorbihanais, étendait une rude nappe de chanvre sur la table,l’homme à la blouse et son compagnon brûlaient leurs pieds humidesdans les cendres du foyer. On ne voyait plus la jeune dame, dont lechâle et le chapeau étaient accrochés à l’espagnolette d’unecroisée ; mais, dans les moments de silence, on entendait sonsouffle égal et doux derrière les rideaux de serge épaisse de l’undes deux lits.

– Faut-il mettre trois couverts ?demanda la fille.

L’homme à la blouse ouvrait la bouche pourrépondre affirmativement, mais son compagnon lui coupa laparole.

– N’en mettez que deux ! dit-il avecun accent dur et railleur.

Puis il ajouta entre ses dents :

– Qui dort dîne…

La servante sortit après avoir reçul’injonction de hâter le repas.

Nos deux voyageurs, malgré la différence deleurs habits, semblaient entre eux sur le pied d’une égalitéparfaite. À bien les considérer même, on aurait pu reconnaître,chez celui qui portait un costume bourgeois, une sorte de déférencecombattue. Ils étaient jeunes tous les deux et assez beaux garçons.Le bourgeois, qui avait nom Blaise, était un gaillard biendécouplé, muni de larges épaules, et montrant, quand il souriait,deux rangées de dents blanches comme l’ivoire. Il avait une grossefigure rougeaude et des cheveux blonds crépus. Le caractère de saphysionomie était une jovialité un peu brutale, qui se voilait, ence moment, sous un nuage de mauvaise humeur non équivoque.

Les bons amis de Blaise ignoraient, à ce qu’ilparaît, son nom de famille, car, pour le distinguer du commun desBlaises, on l’avait surnommé l’Endormeur.

L’autre pouvait compter vingt-cinq ans tout auplus, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir dans son passé cinq ou sixromans d’un certain intérêt. Ceux qui le connaissaient intimementlui savaient plus d’un nom ; en ce moment il s’appelaitRobert, dit l’Américain. Il était un peu plus petit queson compagnon, et ses membres n’avaient pas la même apparence devigueur ; mais sa taille était admirablement prise, et lasouplesse de ses mouvements n’excluait point la force.

Il avait les traits aquilins et sculptésénergiquement ; son front large et couvert d’une forêt decheveux noirs respirait la volonté patiente, et il y avait unesorte de puissance dans le dessin hardi de sa lèvre charnue, quiressortait, rouge comme du sang, sur le fond basané de sonteint.

À le voir, quand ses paupières étaient closes,on l’eût jugé pour un de ces esprits robustes, audacieux,infatigables, qui cherchent la lutte et se haussent à la taille detout danger. On eût admiré la forme ovale de son visage, et cettechaude pâleur de sa joue, sous laquelle jouaient des musclesd’acier. Mais s’il venait à ouvrir les yeux, le caractère de saphysionomie changeait comme par enchantement. Il y avait dans sonregard, qui ne savait point se fixer, une agitation nerveuse etinquiète. C’était quelque chose d’étrange et de pénible : degrandes prunelles noires, incessamment mobiles, jetant çà et làleurs œillades aiguës et manœuvrant comme la pointe d’une épée quicherche à tromper la parade.

Ceci, bien entendu, lorsque M. Robertétait hors de garde et se croyait à l’abri de toute investigationcurieuse ; car M. Robert mettait à profit l’axiome de laphilosophie antique : il se connaissait lui-même et n’ignoraitaucun de ses petits défauts. Il avait fait maintes fois ses preuvesen sa vie et pouvait se grimer à l’occasion aussi bien que pas uncomédien de mérite.

Ils étaient l’un vis-à-vis de l’autre, auxdeux coins de la cheminée, regardant fumer le feu de bois vert etplongés dans une rêverie qui ne paraissait point être fortgaie.

– Satané voyage ! dit tout à coupBlaise en donnant un grand coup de pied dans les bûches dufoyer ; c’est pourtant toi, Robert, qui as eu l’idée de venirdans ce pays de loups !…

Robert prit les pincettes massives et rétablitla symétrie du feu.

– L’idée peut être mauvaise,répliqua-t-il, comme elle peut être bonne… Ce n’est pas une raisonpour brûler notre seule paire de bottes.

Il y avait en effet la même différence entreles chaussures de nos deux voyageurs que dans le surplus de leurtoilette ; Robert avait de vieux souliers éculés et béants,tandis que Blaise, dit l’Endormeur, portait des bottes en assez bonétat.

Ce dernier frappa violemment son talon contreterre.

– Il me prend des envies !…grommela-t-il en fronçant ses gros sourcils blonds, quand jet’entends parler comme ça, M. Robert !… Dire que voilàdes mois que nous courons la pretantaine, cherchant toujours lepays où les mauviettes tombent toutes cuites du ciel !… ÀParis, au moins, avec Bibandier, on pouvait gagner sa vie…

– Mauvaise société ! interrompitRobert, qui restait toujours, les yeux baissés, dans une attitudede chagrine insouciance ; Bibandier est au bagne à cetteheure.

– Au bagne, on mange ! murmuraBlaise.

L’Américain releva sur lui ses yeux mobiles etperçants ; leurs regards se choquèrent ; Blaise tourna latête en haussant les épaules.

– Oui, oui…, pensa-t-il tout haut, tu asl’air comme ça d’un malin et c’est pour cela que je t’aisuivi ! Mais tu n’en sais pas plus long que les autres, mongarçon !… Nous voilà au bout de notre rouleau… Qu’as-tu faitde bon pendant ces six mois ?

– J’ai tâché…, commença Robert.

– Peuh !… fit le gros blond ;tu tâcheras toute ta vie !… Moi, je n’aime pas les gens quiont des idées… avec eux, on n’a qu’une chance, c’est de se casserle cou.

Robert ramena son regard vers le foyer où uneflamme rougeâtre commençait à courir parmi la fumée.

– J’en ai une idée, pourtant !…murmura-t-il.

L’Endormeur fit comme s’il ne l’avait pointentendu.

– Je peux bien te dire ce que tu as fait,moi !… reprit-il ; tu m’as empêché de travailler, chaquefois que je l’ai voulu…

– Misères !… dit l’Américain avecmépris.

– Tu m’as fait toujours pousser en avant,poursuivit Blaise, en me montrant au bout du voyage je ne saisquelle chimère que j’ai eu la sottise de prendre au sérieux…

– Patience !…

– Patience !… mais nous voilàmaintenant à plus de cent lieues de Paris, avec un habit pour deuxet quelques francs !…

– Sept francs soixante, interrompitl’Américain, qui compta dans le creux de sa main le contenu de sapoche.

– Et, par-dessus le marché, poursuivitencore Blaise, dont la colère faisait place peu à peu à latristesse, une grande fille que nous traînons partout… et quimange !…

Robert remit son argent sous sa blouse ;ses paupières eurent un battement rapide.

– Elle est bien belle !…murmura-t-il avec une emphase contenue.

– À quoi ça peut-il nousservir ?…

L’Américain jeta un regard de côté vers lelit, dont les rideaux de serge cachaient sa compagne de voyage.

Puis il prit un air de mystérieuse importancepour répliquer :

– À tout !

Blaise mit ses deux coudes sur ses genoux etne répondit que par un geste de fatigue ennuyée.

Il y eut un silence, pendant lequel Robert,attentif et les sourcils rapprochés par la réflexion, semblaitpoursuivre une pensée chère.

Au bout de deux ou trois minutes, une bonneodeur de cuisine, montant des profondeurs du rez-de-chaussée,filtra par les fentes de la porte et vint embaumer l’atmosphère dela chambre.

L’Endormeur se redressa et aspira une fortebouffée de cet air tout plein de promesses. Ses narines segonflèrent ; sa face s’épanouit en un gros souriregourmand.

– Au diable ! s’écria-t-il presquegaiement ; nous aurons le temps de nous battre quand les septfrancs seront mangés !… Aide-moi à rapprocher la table,Robert… Nous allons trinquer encore une fois, les pieds au feu,comme de bons camarades !

L’Américain ne fit pas plus d’attention à ceretour subit de joyeuse humeur qu’à la récente colère de Blaise. Ilprêta son aide sans mot dire, et la table fut poussée jusqu’auprèsdu foyer.

La servante revenait en ce moment avec unemagnifique omelette et une épaule de mouton à peine entamée.

Nos deux compagnons s’assirent l’un vis-à-visde l’autre, et durant un gros quart d’heure, leurs bouches pleinesne donnèrent passage qu’à de rares paroles. C’étaient deuxvaillants mangeurs : Blaise surtout engloutissait les morceauxavec un entrain au-dessus de tout éloge.

L’omelette et l’épaule de moutons’évanouirent, arrosées par un petit vin nantais qui se buvaitcomme du cidre.

Il ne resta bientôt plus sur la table qu’un osmerveilleusement nettoyé, avec un tout petit morceau defromage.

Blaise tendit le bras pour saisir cettedernière proie, mais il rencontra la main de Robert, qui semblaitvouloir défendre l’assiette.

– Nous partagerons, dit-il en riant.

– Ce n’est pas pour moi, répliqual’Américain. Lola n’a pas mangé depuis hier.

La figure de Blaise se rembrunit.

– Lola !… Lola !… grommela-t-ilentre ses dents.

Puis il ajouta tout haut :

– M. Robert, tu es comme cesmendiants imbéciles qui jeûnent pour garder un morceau de pain àleur caniche… mais, cette fois, tu as trop tardé ; il fallaitéconomiser sur ta part. L’œil de Robert eut un rayonnement hostile,mais sa main se retira.

– Tu n’as pas de cœur !…murmura-t-il.

– J’ai faim, répliqua le gros garçon.

Il vida dans le verre de son compagnon lereste de la dernière bouteille, et frappa sur la table à grandbruit.

– D’autre vin ! cria-t-il à laservante qui accourait ; du tabac et des pipes !…

Quelques secondes après, ils ne se voyaientplus qu’à travers un nuage. Blaise était dans un état de béatitudeincomparable ; il ne songeait ni à la veille ni au lendemain.Robert lui-même avait évidemment subi l’influence heureuse ducopieux repas qui venait après une longue diète ; son visageexprimait le bien-être et le repos ; mais il semblaitréfléchir toujours.

– Est-ce que tu me gardes rancune ?demanda l’Endormeur.

– Pourquoi ?…

– Pour Lola.

– Non.

– À la bonne heure !… Vois-tu bien,Robert, si je te savais amoureux, je te passerais pas mal dechoses… Mais du diable si tu es capable d’être amoureux,toi !

Robert, qui venait de bourrer sa pipe,regardait machinalement les lignes imprimées sur le papier ducornet à tabac.

Tout à coup ses yeux brillèrent en même tempsque de profondes rides se creusaient à son front.

– Comme cela ferait notre affaire !…murmura-t-il.

Et, au lieu de répondre à la muette questionque lui adressait le regard de Blaise, il ajouta :

– Cinq mille francs de contributionsdirectes !… ça suppose bien quarante mille livres de rente…n’est-ce pas, l’Endormeur ?

– À peu près.

– Quarante mille livres de rente en bonsimmeubles !… Toi qui as été dans les affaires, Blaise, combiença peut-il valoir en capital ?

– C’est selon les pays.

– En Bretagne… ici… aux environs deRedon ? Blaise compta sur ses doigts ; il était d’humeurà se prêter à toute fantaisie.

– Ici, répliqua-t-il, on afferme mal. Ilfaut bien des bouts de terre pour faire mille francs de rente… Çadoit valoir douze à quinze cent mille francs.

Robert s’agita sur sa chaise et ses yeuxbrillèrent davantage.

Il versa le tabac sur la nappe et déroula lecornet, afin de lire mieux.

On eût dit que les lignes tracées sur cechiffon de papier avaient un mystérieux pouvoir, tant l’émotion del’Américain était visible.

– Quinze cent mille francs !répétait-il en caressant le cornet du regard ; ça vaut lapeine, au moins !…

L’Endormeur se pencha en avant pour voir cemystérieux papier qui semblait jeter son camarade en de siprofondes rêveries.

C’était tout simplement un rôle decontributions pour l’année 1816, signé par M. le percepteur ducanton de la Gacilly.

Blaise se renversa sur le dossier de sonsiége. À tout hasard, il avait espéré mieux.

L’Américain, cependant, lisait lentement et àdemi-voix :

« René-Charles-Julien le Tixier, vicomtede Penhoël, propriétaire, pour sa maison de Penhoël et retenue,trois cent cinquante francs ; pour sa métairie de laLande-Triste, soixante et quatorze francs ; pour sa chanvrièredu Port-Corbeau et dépendances, cent cinquante francs ; poursa métairie du Pré-Neuf, ensemble les taillis de Fontaine, centfrancs. »

– Ça t’amuse ?… interrompitl’Endormeur.

« Pour la maison dite de l’Aîné,poursuivit Robert, qui s’absorbait de plus en plus dans sa lecture,et les moulins des Houssayes, sous le haut pays, cent vingt-cinqfrancs. Pour le petit Penhoël avec la futaie deQuintaine… »

Blaise bâilla ; puis il se prit à sifflerun air de chanson à boire.

Robert interrompit sa lecture et se mit àcontempler le papier avec de grands yeux fixes.

– Dire que j’avais l’idée !murmura-t-il en appuyant un doigt sur son front, et que cela metombe justement sous la main !

– Le fait est que c’est un coup duciel ! répliqua Blaise ; nous avons sept francs et je nesais plus combien de centimes ; si nous achetions le châteaude Penhoël, les moulins des Broussailles,la ferme den’importe quoi et la futaie de pretantaine ?…

Robert le regarda fixement et secoua la têted’un air sérieux.

– Je ne ris pas, dit-il.

– Parbleu ! je croisbien !…

– J’ai une idée.

Blaise fit la grimace.

– Écoute, reprit l’Américain enrapprochant son siége et d’un ton si positif que le gros blondperdit son sourire moqueur, nous n’avons pas de quoi poursuivrenotre voyage…, nous n’avons pas de quoi rebrousser chemin… Il fautnous établir ici.

– Je ne demanderais pas mieux, commençaBlaise.

– Ne m’interromps pas… Paris est bon pourles folies, et les voyages conviennent aux jeunes gens. Mais tevoilà qui arrives à la maturité, ami Blaise… et moi, je suis plusvieux que mon âge.

– D’où il faut conclure, murmural’Endormeur, qu’il y aurait pour nous avantage à devenir desprovinciaux paisibles et payant de notables contributions… Je suisde ton avis.

– Moi, je te dis de me laisserpoursuivre… Nous sommes venus en Bretagne sur sa réputation debonne foi antique et de patriarcale loyauté… De loin, j’avoue queje la regardais comme une terre promise… j’ai perdu là-dessusquelques illusions… Mais, en somme, si nous n’avons rien gagné,c’est que nous n’avons rien risqué… J’attendais une occasion… jecherchais… nous étions trop riches… Aujourd’hui nous sommes danscette excellente situation qui gagna toutes les grandesbatailles : il nous faut vaincre ou mourir !

Il éleva l’extrait du rôle des contributionsau-dessus de sa tête.

– Voilà le prix de la victoire !s’écria-t-il avec un véritable enthousiasme ; le total est decinq mille francs, ce qui, d’après ton propre calcul, donnequarante mille livres de rente, soit cinq cent mille écus decapital !… Eh bien, au pis aller, quand il ne nous enreviendrait que la moitié !

Le petit vin du Nantais n’abonde pas enprincipes alcooliques, mais nos deux voyageurs en avaient bu unequantité considérable. Blaise était rouge comme une cerise, et lesang se montrait sous la peau basanée de Robert lui-même.

Blaise se prit à rire à la conclusion dudiscours de son frère en aventures ; mais, sous ce rire, quin’était plus de la franche moquerie, perçait déjà un vague etsecret espoir.

Nous l’avons dit, Robert, quoique bien jeune,avait fait ses preuves.

– Je me contenterais du pis aller, ditBlaise.

– Le hasard est le plus fort de tous lesdieux ! reprit Robert et je vois un augure dans ce chiffon quime tombe du ciel… Veux-tu partager l’aubaine ?

L’Endormeur hésita un instant, car il restaiten lui une bonne dose d’incrédulité.

– Décide-toi, poursuivit Robert ; àla rigueur, je puis me passer de ta compagnie… et, franchement,s’il n’était pas pénible… et dangereux… d’abandonner un boncamarade tel que toi, j’aimerais à tenter seul l’aventure…

Blaise, à son tour, rapprocha son siége.

– Voyons ton idée ? dit-il enmettant définitivement de côté son sourire.

– Acceptes-tu ?

– Quand tu m’auras expliqué…

– C’est à prendre ou à laisser…Acceptes-tu ?

– J’accepte.

– Touche là ! dit l’Américain dontle regard inquiet prit tout à coup une fixité résolue ; etgare à celui qui renoncera !

Il se leva et alla ouvrir la porte de lachambre pour voir si par hasard quelque oreille curieuse n’étaitpoint aux écoutes. Il n’y avait personne dans le corridor.

En revenant vers le foyer, il s’arrêta devantle lit où reposait sa compagne de voyage, et en écarta les rideauxdoucement.

Le jour qui pénétra par cette ouvertureéclaira une charmante figure de jeune femme.

C’était un visage d’une régularité parfaite,mais dont les traits, fatigués déjà et pâlis, avaient comme unvoile de froideur morne. Peut-être était-ce l’effet de lasouffrance ou du sommeil. Lola dormait profondément. Son front etsa joue se cachaient à moitié sous les boucles prodigues d’unechevelure noire en désordre.

Lola s’était jetée tout habillée sur le lit.Elle y gardait la pose que son extrême fatigue lui avait conseilléeau moment de l’arrivée. Sa tête s’appuyait sur son bras ; toutson corps s’affaissait en un abandon avide de repos. L’étoffe uséede sa robe dessinait ses formes exquises et jeunes, comme cesindiscrètes draperies que le statuaire colle sur le nu.

Robert avait raison : elle était bienbelle !

Il la contempla un instant dans son sommeil deplomb ; puis il laissa retomber les rideaux de serge.

Un sourire satisfait errait autour de sa lèvrebombée.

L’Endormeur attendait ; ses yeux disaientune curiosité impatiente.

Robert reprit sa place auprès du feu, etemplit les deux verres jusqu’aux bords.

II. – UNE REDINGOTE À DEUX.

Robert s’était recueilli un instant.

– Suis-moi bien, dit-il d’un tontrès-froid et en sablant son vin de Nantes à petites gorgées. Il ya ici un jeune homme fort riche et de bonne maison qui voyage avecson domestique.

– Où ça ? demanda Blaise dont leregard fit ingénument le tour de la chambre.

– Ne te donne pas la peine de chercher,répliqua l’Américain. Le jeune homme riche et son domestique, c’esttoi et c’est moi.

– Ah !… fit l’Endormeur dont labouche large resta entr’ouverte.

– Nous n’avons qu’un habit, poursuivitRobert en forme d’explication ; et il faut pouvoir seprésenter si l’on veut faire quelque chose…

– C’est juste, dit l’Endormeur quientrevoyait vaguement l’idée de son camarade ; mais c’est queça peut durer longtemps, et une fois la comédie entamée, nous nepourrons plus changer de rôle comme par le passé.

Blaise faisait ici allusion aux règleséquitables et fraternelles qui régissaient l’association. Ilsavaient quitté tous les deux Paris, où leur industrie subissaitpeut-être une de ces crises qui jettent périodiquement sur laprovince une nuée de bons garçons de leur sorte. On leur avaitparlé de la Bretagne, ce paradis de bonne foi antique, où ladéfiance n’a point encore pénétré. Ils étaient venus l’esprit toutplein de pensées de conquête, comme Pizarre ou Cortès à la veillede vaincre Montézume ou les Incas. Mais de Paris à Redon la routeest longue, et ils s’étaient arrêtés plus d’une fois en chemin. Onavait fait argent de tout.

Depuis que le dernier habit avait été vendupour subvenir aux frais du voyage, les deux compagnons separtageaient loyalement les bénéfices de la redingote. Chacun avaitson jour pour porter les bottes presque neuves, le chapeau noir etle reste du costume bourgeois. Le lendemain venaient les grossouliers invalides, la blouse et la casquette.

Robert mit son verre vide sur la table.

– Il s’agit d’une fortune ! dit-ilsans élever la voix, mais avec emphase ; voilà des moisentiers que j’arrange tout cela dans ma tête. J’aime à mûrir unprojet, vois-tu bien, et si nous n’étions pas au bord du fossé,j’attendrais volontiers encore…

– Quant à cela, interrompit Blaise, moij’aime assez à faire les choses en deux temps ; mais reste àsavoir qui sera le maître et qui sera le domestique…

L’Américain plongea sa main sous sa blouse etramena un jeu de cartes dont la couleur annonçait un fort longusage.

– On peut jouer ça, dit-il.

L’Endormeur regardait avec une certainedéfiance les doigts de son compagnon, qui mettait à brouiller lescartes une surprenante agilité.

– Hum !… fit-il en secouant latête ; c’est que tu joues diablement bien,M. Robert !

Celui-ci cessa de mêler son paquet decartes.

– Il y a un autre moyen,murmura-t-il ; partageons et séparons-nous !

Blaise fronça le sourcil et ne réponditpoint.

– Mais, surtout, décidons-nous !reprit l’Américain d’un ton délibéré. Tu pourras m’être fort utile,sans doute ; mais en somme, je ne sais pas encore àquoi !… Pas de surprise !… si l’affaire ne te va pas, jete rends ta parole !

– Bien obligé ! grommelaBlaise ; j’aime mieux jouer.

– Réfléchis bien !… Il ne s’agit nid’un jour ni d’une semaine… ça peut durer longtemps, comme tu dis,et une fois l’affaire lancée, je le répète, gare à quireculera !

– Mais, objecta l’Endormeur, le perdantne sera domestique que pour la montre ?

– Pas tout à fait !… Assurément,dans le tête-à-tête, nous resterons deux bons amis comme autrefois…mais, pour tout ce qui regarde l’affaire, il faudra que le maîtrepuisse commander et que le domestique obéisse.

– Diable !… fit Blaise en segrattant l’oreille.

– Quant à la conduite à tenir devant lesétrangers, je n’ai pas besoin de t’en parler…

– Sans doute…

– Tant que durera l’affaire, depuis lepremier jour jusqu’au dernier, respect et obéissance !

– Mais, dit Blaise, en définitive,combien de temps ça pourrait-il se prolonger ?…

– Je n’en sais rien.

– Un mois ?

L’épaule de l’Américain eut un mouvementsignificatif.

– Six mois ? reprit Blaise ;pas possible !

– Six mois… un an… deux ans, répliquaRobert ; on ne peut rien préciser.

– Ah çà ! s’écria Blaise en fixantsur lui ses gros yeux bleus, tu es donc bien sûr de gagner lapartie ?

Un imperceptible sourire releva la lèvre del’Américain, qui retint sa réponse durant deux ou troissecondes.

– J’y compte, dit-il enfin d’un ton depersuasive franchise. Pourquoi m’en cacherais-je ? Mais quandje devrais perdre dix fois, j’engagerais encore la partie…Qu’est-ce qu’un an ou deux de travail et de peine ?… et lemaître, d’ailleurs, n’aura-t-il pas plus de mal que ledomestique ?… Vois-tu, je sens que je ne suis pas à ma placedans cette vie d’aventures… J’ai des goûts honnêtes et paisibles…Je regarde le but avant de mesurer l’épreuve… Que diable ! mongarçon, il faut un peu de philosophie ! Quand on a laperspective de mourir de faim un jour ou l’autre, on ne raisonnepas comme un millionnaire… Je n’ai rien, et je me demande ce que jene ferais pas pour avoir quelque chose.

L’Endormeur approuva du bonnet.

– Je ne suis pas un voleur, moi, repritRobert qui s’animait en parlant. J’ai l’ambition d’être un hommed’esprit et de ressources, voilà tout !… Avec cela et ducourage, on trouve toujours un petit trou par où passer… On cherchelongtemps ; les sots vous accusent d’être unsonge-creux ; puis l’occasion arrive, et vogue lagalère !

– Ça peut avoir son bon côté, ditBlaise.

– Qu’importe un an ou deux ?poursuivit encore l’Américain. Nous sommes jeunes, et, pour mapart, quand le tour sera fait, je n’aurai pas même l’âge d’êtreélecteur.

– Électeur !… répéta Blaise.

– Oui, je pense un peu à la politique…Mais c’est une autre histoire… Y sommes-nous ?

– Donne les cartes, répliqua l’Endormeurnon sans un reste de répugnance ; et fais attention que tu nejoues pas contre un bourgeois !

L’Américain lui jeta le paquet de cartes d’unair superbe.

– Donne toi-même, dit-il, si tu aspeur.

Et pendant que Blaise mêlait, ilajouta :

– C’est bien entendu, n’est-cepas ?… Nous savons ce que nous jouons.

– Pas trop, repartit Blaise, et il fautêtre bien bas percé pour risquer comme ça un an ou deux de sa vie,sans être sûr…

– Deux ans ou plus, interrompitRobert ; je vois que tu comprends parfaitement notrepartie.

– Quel jeu ?… demandal’Endormeur.

– Celui que tu voudras.

– C’est que tu les sais tous tropbien !…

– Tu peux en inventer un nouveau.

Blaise réfléchit un instant.

– Eh bien, reprit-il, je vais donner septcartes sans atout, et celui qui fera le moins de levées auragagné.

– Convenu !

L’Américain coupa sans avoir l’air d’ytoucher, et Blaise fit les jeux.

Les quatorze cartes tombèrent l’une aprèsl’autre ; Robert avait trois levées et l’Endormeur quatre.

– Tu as triché ! s’écria ce dernieren frappant son poing contre la table.

Robert repoussa les cartes.

– J’ai joué franc jeu, répondit-il, et jevais te dire pourquoi… Il m’était indifférent de perdre ou degagner, parce que, dans notre affaire, le métier de maître seratrès-difficile… Je ne t’aurais pas donné trois jours pour medemander à changer de rôle !… Allons, mon fils,déshabille-toi !

Ce disant, l’Américain ôta sa blouse, sonpantalon et ses vieux souliers.

Blaise ne se pressait point.

– J’ai froid…, dit Robert. Ce seraitdommage de casser les vitres entre vieux amis !…

L’Endormeur était d’une force musculaireévidemment supérieure ; cependant cette menace détournée fitquelque effet sur lui, car il se prit à dépouiller lentement soncostume fashionable.

Robert chaussa les bottes avec un évidentplaisir.

– Te voilà bien malade ! disait-ilen activant sa toilette ; tu vas être bien logé, bien nourri,bien vêtu, et la fortune te viendra en dormant… car nouspartagerons en frères.

– Et si tout ça tombe dans l’eau ?…soupira Blaise.

Robert passait la redingote.

– Écoute, dit-il en jetant un coup d’œilau petit miroir qui pendait au-dessus de la cheminée ; çacommence bien, et j’ai tant de confiance que je te promettraispresque de te servir, à mon tour, si tu n’es pas content aprèsl’affaire faite !…

– Promets, dit Blaise.

– Eh bien, soit.

– Le même temps que je t’auraiservi ?…

– Le même temps.

– Je te préviens, M. Robert, que jen’oublierai pas cela !… Maintenant, explique-toi en grand, etplutôt deux fois qu’une, car du diable si je devine la fin de lafarce !

L’échange des costumes était accompli ;et, en vérité, les choses semblaient ainsi bien plus logiquementarrangées. Chacun des deux compagnons était désormais à saplace : l’Américain avait l’air d’un monsieur dans toute laforce du terme, et la blouse allait à l’Endormeur comme ungant.

– Ça s’expliquera de soi-même, réponditRobert, et dans un quart d’heure tu en sauras tout aussi long quemoi ; mais, avant tout, il nous reste quelques petits détailsà régler… D’abord, tu as trop d’esprit pour prendre la chose enmauvaise part, j’aimerais à te voir mettre de côté cette habitudeque tu as de me tutoyer…

– Ah ! fit Blaise.

– Mesure de prudence, tu m’entendsbien ?… Ça pourrait t’échapper devant le monde.

– On te dira vous,M. Robert !

– À merveille !… À présent ce nom-làlui-même ne me convient plus guère… Quand on est né un peu, on nes’appelle pas Robert ; il faut prendre carrément son rang dansle monde… Voyons parmi mes anciens noms… À Londres, je m’appelaisRobert Wolf.

– C’est trop goddam ! ditBlaise.

– En Italie, on m’appelait Gaëtano.

– C’est trop ténor !

– À Vienne, Belowski…

– C’est trop bottier !… Quediable ! je veux au moins être le valet d’un hommed’importance… Appelle-toi le baron de quelque chose.

– Peuh ! fit l’Américain, on meprendrait pour un sous-préfet de l’empire… Et puis les titres sontbien usés !… Je m’appellerai tout bonnement M. Robert deBlois… C’est simple et ça sonne la noblesse historique… Encore uncoup, ami Blaise, et puis nous allons commencer !

Il versa deux amples rasades et leva son verrecomme s’il allait porter un toast.

Ses yeux se fixaient à travers les carreaux dela fenêtre sur le port Saint-Nicolas et les campagnes de laLoire-Inférieure qui s’étendaient, à perte de vue, au delà de laVilaine. Le soleil d’automne, à son déclin, jetait sa lumièrerougeâtre sur le paysage. Robert semblait pris par une subiterêverie.

– Le pays est mauvais pour les pauvresdiables, c’est vrai, murmura-t-il ; mais voilà de bonnesterres et de jolies maisons !… Un homme sage pourrait êtreheureux là comme le poisson dans l’eau… Qui sait si l’une d’ellesn’appartient pas à notre brave M. de Penhoël ?

Blaise ne put retenir un sourire.

– Je ne sais pas ce que tu vas faire,dit-il ; mais tu es fameusement fort, après tout, pour entamerune drôlerie, et j’ai bon espoir… Ce brave monsieurcampagnard !… Il me semble le voir !

– Et moi aussi !

– Cinquante-cinq à soixanteans !

– Plutôt soixante.

– Front chauve…

– Deux touffes de cheveux grisâtres surles tempes !

– Lunettes d’or…

– Tabatière dito !

– Habit marron…

– Souliers à boucles !

– Une femme respectable…

– Qui eut une grande réputation de beautéavant la constituante…

– Sèche et roide comme un portrait defamille !…

– Et qui l’a rendu père de huit à dixenfants, décemment échelonnés !

Blaise tendit son verre.

– À nos quarante mille livres derente ! dit-il.

Robert trinqua et but avec action.

Puis il se redressa tout à coup en secouantson épaisse chevelure noire.

– À l’œuvre ! s’écria-t-il ;suivant les circonstances, nous pourrons avoir une soiréelaborieuse… À dater de ce moment, Blaise, vous entrez enexercice.

– J’attends les ordres de monsieur, ditl’Endormeur qui gardait au coin de sa lèvre un reste de souriresceptique, mais dont le regard indiquait une singulièrecuriosité.

– Vous allez descendre, repritl’Américain d’un ton de commandement ; sans faire semblant derien, vous sortirez dans la rue et vous lirez l’enseigne del’auberge.

– Jusqu’à présent, murmura Blaise, ça neme paraît pas la mer à boire !

– Une fois pour toutes, répondit Roberten reprenant sa familiarité accoutumée, il faut bien te mettre dansla tête que j’agis d’après un plan raisonnable, et que lescommissions dont je pourrais te charger auront toute leurimportance… Ris tant que tu voudras, mais exécute mes ordres à lalettre, ou je ne réponds de rien !… Tu vas donc lirel’enseigne de l’auberge, et me rapporter le nom de notre hôte… Enrevenant, tu prieras le brave homme de monter me parler…va !

Blaise sortit.

Le jeune M. de Blois, resté seul, seprit à parcourir la chambre de long en large.

Sa tête travaillait énergiquement, et desparoles sans suite tombaient par instants de ses lèvres.

C’était véritablement un cavalier assezremarquable. La redingote indivise que bourrait naguère le groscorps de Blaise dessinait la grâce souple et forte de sa taille. Ily avait de l’intelligence et de la volonté sur les traits réguliersde son visage bruni ; mais, dans ce moment où il se savait àl’abri de tout regard, son œil avait plus que jamais cette étrangeexpression d’inquiétude qui déparait sa physionomie. On lisait danssa prunelle mobile et comme tremblante une sorte d’agitationmaladive, agissant à l’encontre d’une hardiesse apprise.

Cet homme devait oser beaucoup, mais trembleren osant.

Deux ou trois fois, dans sa promenade, ils’arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage. La belleLola dormait toujours, subissant l’effet d’une lassitudeaccablante. L’étape de la matinée avait été rude, puisque Robert etBlaise, jeunes et forts tous les deux, étaient arrivés haletants etbrisés de fatigue.

Il y avait bien longtemps que la pauvre Lolamarchait ainsi chaque jour, et que les cailloux des routes deBretagne faisaient saigner ses petits pieds charmants.

Chaque fois que Robert s’arrêtait auprès dulit, il restait trois ou quatre secondes en contemplation devant labeauté de la jeune femme. Son regard semblait compter les brunsanneaux de la luxueuse chevelure qui s’éparpillait sur l’oreillerde Lola. Il admirait d’un œil connaisseur l’ovale pur et gracieuxde son visage, la frange riche de ses cils, et ce bel abandon quele sommeil gardait à sa pose.

Mais, dans la contemplation de Robert, il n’yavait pas un atome d’amour. Sa prunelle restait froide, et vouseussiez dit quelque marchand d’esclaves détaillant les suprêmesbeautés d’une almée à vendre sur le pont d’un corsaire deTurquie.

Quand il laissait retomber le rideau, unsourire content mais fugitif errait autour de sa lèvre.

Puis ses réflexions se renouaient, craintiveset agitées ; sa paupière frémissait à son insu ; sonregard s’agitait, cauteleux et inquiet.

La porte s’ouvrit, donnant passage àl’aubergiste et à Blaise.

Au bruit qu’ils firent en entrant, laphysionomie de Robert se remonta brusquement comme par l’effet d’unmystérieux ressort. Son œil devint calme et souriant : on eûtdit un de ces hommes heureux qui passent dans la vie sanspréoccupation et sans soucis.

L’aubergiste, qui s’arrêta auprès de la porte,la casquette à la main, dut lui trouver assurément grande mine, caril exécuta le plus beau de ses saluts.

Robert lui envoya, en se rasseyant au coin dufeu, un bonjour affable et gracieux.

– Entrez, mon cher monsieur, dit-il.

Blaise, qui avait devancé l’aubergiste, passatout auprès de Robert et lui glissa ces seuls mots àl’oreille :

– M. Géraud…

L’Américain remercia par un signe de tête.

– Approchez donc…, reprit-il. Je vousdemande pardon de vous avoir dérangé ainsi sans compliment, maisc’est que j’ai beaucoup de choses à vous demander, mon chermonsieur.

Les gens de la haute Bretagne sont presqueaussi défiants que des Normands ; c’est une rude tâche que deleur accrocher la première parole.

En revanche, une fois la glace rompue, on estsouvent dédommagé trop amplement.

L’aubergiste était un vieil homme bien couvertet d’apparence fort honnête. Ses petits yeux gris avaient cettepointe sournoise qui, chez les campagnards, n’est pas absolumentinconciliable avec la franchise.

Il se tenait debout entre Blaise et Robert.Sans faire semblant de rien, son regard poussait à droite et àgauche de courtes reconnaissances. Sa casquette, qu’il tortillaitentre ses doigts avec zèle, lui servait de maintien, et le tuyaunoir de sa pipe, sortant du vaste gousset de son gilet, laissaitéchapper encore un mince filet de fumée.

– Ah ! ah ! fit-il en manièrede réponse à l’exorde de Robert.

Et il salua.

– Beaucoup de choses, répéta l’Américain.Vous ne vous doutez guère, je parie, que vous êtes ici en faced’une bien vieille connaissance ?

– Oh ! oh ! fit le bonhomme enécarquillant les yeux.

– Ça vous étonne ! repritl’Américain qui redoublait de condescendante gaieté. Vous ne voussouvenez pas de m’avoir jamais vu ? Aussi n’est-ce pas commecela que je l’entends… Blaise, mon garçon, tu peux t’asseoir… Envoyage on ne fait pas de façons… Mais, auparavant, avance un siégeà notre hôte… Mon cher monsieur, pas de compliments ; il y aplace pour trois.

L’aubergiste et Blaise s’assirent.

– Quand je dis que vous êtes pour moi unevieille connaissance, reprit Robert, c’est que j’ai entendu parlerbien souvent de vous.

– Eh ! eh !… fit lebonhomme.

– Le père Géraud, parbleu !… maîtredu Mouton couronné !

– Tout ça est sur mon enseigne, grommelal’aubergiste.

Blaise, qui n’avait rien à faire, sinon àjuger les coups, se détourna pour cacher un sourire.

L’Américain fit comme s’il n’avait pasentendu.

– La meilleure auberge de Redon !poursuivit-il, et le plus franc compère de tout le départementd’Ille-et-Vilaine !

L’aubergiste eut un demi-sourire ; lecompliment le flattait au vif ; mais sa vieille prudence luiconseillait la retenue.

– Et ce n’est pas tout près d’ici qu’onme disait cela, père Géraud ! reprit encore Robert. Ce n’estni à Vannes, ni à Nantes, ni même Rennes.

– À Saint-Brieuc peut-être ?…murmura le bonhomme.

– Non pas !… c’est plus loin encore…Père Géraud, vous êtes connu jusqu’à Paris !

Paris est le lieu magique que la provincedéteste et adore.

Le maître du Mouton couronné relevases yeux gris, où brillait un orgueil modeste, mélangé decuriosité.

– Ah ! ah ! fit-il, àParis !… en la grand’ville !… et qui donc parle du pèreGéraud de ce côté-là ?

– C’est là le diable ! pensal’Endormeur.

Robert mit un reproche caressant dans sonsourire.

– Oh ! M. Géraud !M. Géraud !… dit-il. Le bon garçon serait cruellementmortifié s’il vous entendait faire cette question-là… Vous avezdonc bien des amis à Paris ?

– Non fait ! répliqual’aubergiste ; je ne m’en connais même pas du tout…

– Ça se gâte ! pensa Blaise ;mauvaise histoire !…

– Eh bien, poursuivit Robert, àl’entendre parler de vous, je ne me serais jamais douté que vouseussiez pu l’oublier !

– Mais qui donc, à la fin ?…

– Ainsi, vous me laisserez vous dire sonnom ? prononça Robert avec lenteur, comme s’il eût voululaisser à l’ami ingrat le temps de se souvenir.

Il n’y avait pas une ombre de trouble sur saphysionomie calme et souriante. Blaise, au contraire, qui voyaitl’audacieux mensonge sur le point d’être découvert, et la comédietomber dès la première scène, cachait mal son désappointement.

Tandis qu’il maugréait contre l’imprudence deson camarade, celui-ci regardait toujours l’aubergiste, quifouillait sa mémoire de la meilleure foi du monde.

– Je veux que Gripi[1] me brûle…, grommelait le bonhomme.

Robert l’interrompit en répétant :

– Ah ! M. Géraud !…M. Géraud !…

Puis il ajouta d’un air presquesévère :

– Si vous n’avez pas trouvé dans uneminute, je vous dirai son nom… et vous aurez grande honte del’avoir oublié !

Il y avait une sincérité si profonde dansl’accent de Robert, que Blaise lui-même ne savait plus quepenser.

Quant à l’aubergiste, il se creusait la têtede tout son cœur.

– Je suis un gueux !… s’écria-t-iltout à coup se frappant le front d’un énorme coup de poing.

À cet instant seulement, un observateur auraitpu deviner combien grande avait été l’anxiété de Robert. Il respirafortement. Ce fut l’affaire d’une seconde, et sa physionomie netrahit aucune surprise.

– Un gueux ! disait cependant lebonhomme ; c’est vrai tout de même !… sans JosephGautier, j’aurais passé l’arme à gauche dans la rade deBrest ! Je parie que c’est Joseph Gautier ?

– Parbleu ! s’écria Robert.

Blaise éprouvait ce sentiment d’un dilettanteexpert qui écoute un talent de premier ordre.

– Enfin, père Géraud, continual’Américain, mieux vaut tard que jamais !… Ce brave Josephm’a-t-il souvent parlé de vous au moins !… Géraud !ancien matelot.

– Artilleur de marine, puis cuisinier aulong cours, rectifia le bonhomme.

– À qui le dites-vous !… s’écriaRobert ; la langue m’a tourné… Mettez-vous bien dans la têteque je sais votre histoire mieux que vous-même !

– C’est égal, dit l’aubergiste ;j’aurais dû penser à Gautier tout de suite !… Mais commentva-t-il à présent ?

– À merveille… sa femme aussi.

– Sa femme !… depuis quand doncest-il marié ?

– Depuis trois mois… Blaise, mondomestique, a été son garçon de noces…

– Oui…, dit l’Endormeur, et ça a étéassez bien !

La bonne figure de l’aubergiste exprima un peude défiance revenue.

– Tiens ! tiens ! murmura-t-il,c’est que Joseph Gautier était un monsieur, autrefois…

– Et ça vous surprend qu’il ait choisi undomestique ?… commença Robert.

– Oh ! oh !… dit le pèreGéraud, je n’ai pas voulu offenser M. Blaise.

– J’entends bien… mais tel que vous levoyez, Blaise n’est pas tout à fait un domestique ordinaire… Il aété élevé dans ma famille, et c’est presque mon ami.

Le père Géraud salua Blaise.

– Comme ça ou autrement, dit-il, je n’aipas besoin de vous faire de grandes phrases… Puisque vous venez dela part de mon vieux Gautier, le père Géraud et sa case sont àvotre disposition… Une poignée de mains s’il n’y a pasd’offense ?

Robert s’empressa de tendre sa main que lebonhomme serra en conscience.

– Et venez-vous comme ça pour passer dutemps par chez nous ? reprit-il.

– Je viens de Paris, comme je vous l’aidit, répliqua Robert ; et même de beaucoup plus loin… Le butde mon voyage est de visiter un gentilhomme de vos environs que jene connais pas du tout personnellement, et au sujet duquel jeserais bien aise de prendre langue à l’avance.

Cette phrase, malgré sa simplicité apparente,était de celles qui sonnent toujours mal aux oreilles bretonnes. Ence temps-là, comme avant et depuis, il y avait force dissidencespolitiques dans la province ; or, partout où la guerre civilea passé, le questionneur curieux prend volontiers physionomied’espion.

Le petit œil gris du père Géraud se baissa,tandis qu’il murmurait son prudent :

– Ah ! ah !…

– Les détails que je demande, repritl’Américain, sont en définitive peu de chose, car je sais d’avanceque la famille de Penhoël est riche et respectable…

– Oh ! oh !… fit le bonhommeavec une certaine emphase ; il s’agit des Penhoël ?…

– Un message que j’ai pour le vicomte, etqui m’a fait prendre par Redon au lieu d’aller tout droit à Nantes…Y a-t-il loin d’ici à Penhoël ?

– Un bon bout de chemin, répliqua le pèreGéraud.

– Et… le vicomte est-il aussi galanthomme qu’on le dit ?

Le maître du Mouton couronné fut uninstant avant de répondre.

– Pour ça, répliqua-t-il enfin, Penhoël atoujours été l’honneur du pays depuis que le monde est monde !Monsieur est un bon chrétien, madame est une sainte… Mais il y en aqui disent que le nom de Penhoël serait mieux porté encore sil’aîné n’avait pas quitté le pays pour aller le bon Dieu saitoù…

– Ah ! dit l’Américain comme s’ileût été initié déjà en partie aux secrets de cette famille dont unchiffon de papier lui avait révélé l’existence par hasard, on parleencore de l’aîné ?

– On en parlera toujours, répliqual’aubergiste avec lenteur et d’un accent de tristesse.

– Et cependant, reprit Robert, il y alongtemps déjà qu’il est parti !…

– Voilà bientôt quinze ans… Maisqu’importent les années quand on a laissé un bon souvenir au fondde tous les cœurs ?

Robert croisa ses mains sur ses genoux ethocha la tête d’un air attendri.

– Pauvre cher Penhoël !…murmura-t-il.

Le bonhomme Géraud, qui s’était incliné toutpensif, se redressa vivement et jeta sur Robert un regardétonné.

Sa surprise n’était pas plus grande que cellede Blaise, qui suivait cette scène avec la curiosité d’un amateurde spectacle, savourant les péripéties imprévues d’une premièrereprésentation.

Il connaissait le but de Robert, et, depuisl’arrivée de l’aubergiste, il devinait peu à peu la route que soncompagnon voulait prendre ; mais comme il eût été incapablelui-même de suivre sans broncher cette voie difficile etpérilleuse, chaque pas fait en avant lui était un sujetd’admiration.

Robert grandissait à ses yeux et prenait pourlui, depuis quelques minutes, des proportions héroïques.

Il attendait, dissimulant de son mieux sasurprise et gardant l’air indifférent qui convenait à son rôle.

– Ce sont de bonnes paroles que vousvenez de prononcer, M. Géraud, poursuivait cependantRobert ; je ne peux pas vous dire combien elles m’ont réjouil’âme !… Ah ! si le pauvre Penhoël était seulement làpour les entendre !…

L’honnête figure de l’aubergiste devenaittoute pâle d’émotion.

– De quel Penhoël parlez-vous donc,monsieur ?… murmura-t-il d’une voix tremblante.

– De celui qui est bien loin de laBretagne, à cette heure.

– De l’aîné ? reprit le père Géraud,dont la voix trembla davantage ; de M. Louis ?… iln’est donc pas mort ?…

L’Américain eut un gros rire joyeux etfranc.

– Pas que je sache, répliqua-t-il.

– Et vous le connaissez ?

– Mon digne M. Géraud, repartitRobert en clignant de l’œil, pourquoi toutes ces questions ?…Depuis deux minutes, vous avez deviné que je vais au château de lapart du pauvre Louis de Penhoël.

Blaise se mit à tisonner le feu pourdissimuler son enthousiasme.

Une larme roula sur la joue du pèreGéraud.

III. – L’ABSENT.

Robert dit l’Américain, M. de Blois,était un de ces fils du hasard qui naissent on ne sait où et netiennent à rien sur la terre. Était-il Français d’origine ouétranger ? Personne n’aurait pu le dire. Son accent étaitcelui des Parisiens de Paris ; mais Paris, tout grand qu’ilest, ne peut accepter la paternité des aventuriers innombrables quis’y arrangent une patrie. Ils viennent là, de près, de loin, departout, attirés par un irrésistible instinct. Puis, de ce centrehéroïque où le talent et l’audace sont dans l’atmosphère, où lesexpédients se respirent, où chacun peut devenir valet de comédierien qu’à laisser ses pores absorber le vent d’intrigue, ons’élance, armé de toutes pièces, à la conquête de l’innocenteprovince.

Car pour briller à Paris même, il faut être depremière force.

Robert de Blois avait son mérite, mais iln’était point pourtant un de ces étincelants sujets qui éblouissentde temps en temps la capitale, et qui portent au bagne de grossesépaulettes avec des titres de duc. Il y a des degrés dans laprofession. Robert ne pouvait guère prétendre qu’à la bonnebourgeoisie dans la hiérarchie aigrefine.

Ce n’est pas qu’il fût dépourvu de qualitéstrès-éminentes ; seulement il n’était pas complet.

Pour faire en quelque mot son bilan moral, ilavait, à son actif, une sécheresse de cœur extrêmement désirable,un grand tact et beaucoup de cette adresse crochue qui saitharponner un secret au fond de l’âme la mieux close. Il avait, enoutre, du sang-froid, de l’esprit et de l’élégance. À son passif,il faut placer en première ligne une irrésolution native qui ne seguérissait qu’en face des situations extrêmes. Robert étaitexcellent pour entamer une guerre désespérée ; au moment où ilfallait choisir entre la mort ou la victoire, la faim lui donnaitdu génie.

Mais dès qu’il avait quelque chose à perdre,son audace se changeait en mollesse. Il s’arrêtait à moitié cheminpar une trop grande frayeur de se voir enlever le bénéfice déjàconquis.

Retombait-il tout en bas de sa misère, ilredevenait homme. Son esprit subtil s’aiguisait, ses idéesbouillonnaient de nouveau dans sa tête, et gare aux écus malgardés !

En somme, c’était un aventurier d’ordreévidemment secondaire, mais dangereux outre mesure, et capabled’atteindre, à ses heures, l’habileté suprême du genre.

Il avait déjà dix ans de service, ayant prisde l’emploi dans quelque pendable troupe dès le commencement de saquinzième année.

Depuis lors, Dieu sait qu’il avait travaillétantôt soldat, tantôt capitaine, tantôt pauvre, tantôt riche,exploitant parfois l’intrigue de haute comédie, parfois descendantaux tours de l’escroquerie vulgaire, et risquant sa liberté pourquelques francs.

Il se formait, cependant, et prenait des idéesrassises. Son but était de voler assez pour jouer à l’honnête hommedans un bon château lui appartenant, avec une femme aimable et bienapparentée.

Car Robert détestait le petit monde.

Blaise et lui s’étaient accolés ensemble àParis, par suite de relations communes avec un recéleur du nom deBibandier qui, peu de temps auparavant, était allé au bagne deBrest expier son obligeance. Blaise était un coquin à la douzaine,moins endurci que Robert peut-être, moins peureux de nature, maisn’ayant pas non plus ce courage factice et à l’épreuve quel’Américain s’était donné par la force seule de sa volonté.

Ils avaient gagné tous les deux leurs surnomsà la bataille, comme Scipion l’Africain et le grand Fabius. Tousles deux avaient, sinon inventé, du moins perfectionné notablementdes genres de vol qui sont tombés, de nos jours, à la portée detout le monde. Pour comprendre le sens spécial de ces deuxsobriquets, l’Américain et l’Endormeur, il suffitd’avoir lu la Gazette des Tribunaux trois fois en savie.

Quant à Lola, Robert l’avait prise sur unecorde roide où elle dansait pour ne pas être battue. Elle avaitdix-huit ans.

Personne n’avait pris souci de lui direjamais : « Ceci est bien, cela est mal. »

Il eût été difficile de savoir ce qu’il yavait au fond du cœur de cette pauvre belle fille. À contempler sonfront de marbre et la hardiesse froide de ses grands yeux noirs, oùs’allumait parfois une volupté de commande, lascive et à la foisglacée, on eût dit que, derrière tant de beauté, Dieu avait oubliéde mettre une âme…

Aujourd’hui Robert était en une heure devaillance. Sa poche vide et la famine menaçante le poussaient. Maisla lutte s’annonçait rude, et Robert ne se souvenait point d’enavoir affronté jamais de plus malaisée. En ce moment, ses manièreslibres et sa physionomie sereine cachaient le plus énergique effortqu’il eût fait peut-être de sa vie.

C’était un travail de tous les instants, unsourd combat sans trêve ni relâche. Il était là, guettant, derrièreson sourire, chaque parole du bon aubergiste, interprétant chaquegeste et prodiguant son adresse consommée à se faire un levier dela moindre circonstance.

On ne peut dire qu’il eût agi dès l’abord sansréflexion. Tout ce qu’il avait osé était le résultat d’uncalcul ; mais il est certain que sa position extrême l’avaitjeté, trop brusquement, à son gré, dans cette périlleuseépreuve.

Il avait abordé la bataille sans armes et avecle courage du désespoir. C’était une partie que l’on pouvait gagnerà la rigueur, mais qui, considérée de sang-froid, présentait millechances de perte.

Ces parties-là s’amendent parfois entre lesmains d’un joueur habile ; une manœuvre savante peut forcer lesort. À mesure que l’entrevue avançait, Robert se sentait grandiret prendre de la force. Sa tentative absurde et impossible sefaisait presque raisonnable, tant il avait tourné habilement lespremières difficultés.

Il n’était déjà plus ce fou qui voit le nomd’un homme par hasard, et qui s’écrie étourdiment « À moicette proie ! » La porte close de la maison de Penhoëls’entr’ouvrait pour lui peu à peu…

Il avait déjà la moitié d’un secret !

Bien des choses pouvaient encore déranger sonplan fragile et réduire à néant l’échafaudage de sesmensonges ; mais, jusqu’à présent, il avait marché droit dansles ténèbres, et son pied prudent avait trompé tous les obstaclesde la route inconnue.

À voir ce début inespéré, Blaise se croyaitdéjà hors d’affaire, et avait peine à contenir sa joie.

L’Américain, lui, n’avait pas encore le tempsde se réjouir. Il était tout entier à son affaire, et son œil delynx interrogeait constamment la physionomie du père Géraud, quiétait son unique boussole.

Il lui restait tant de choses à deviner !Et cette route, où il avait essayé quelques pas, était simystérieuse encore !

Il fallait savoir. Que voulait dire, parexemple, cette larme qui coulait silencieusement sur la joue dubonhomme ?

Robert attendit quelques secondes, puis ilavança son siége et prit sans mot dire la main de l’aubergiste,qu’il serra entre les siennes.

– Vous l’aimez ?… dit-il d’une voixcontenue et qui jouait admirablement l’émotion.

Le père Géraud détourna la tête pour cacherses yeux humides :

– Tonnerre de Brest ! murmura-t-il,je ne suis pas un pleurnicheur, pourtant !… Mais c’est queM. Louis était presque mon enfant !… Je l’ai fait sautersi souvent sur mes genoux, quand le commandant venait en congé auchâteau… J’ai servi vingt ans sous les ordres du père des jeunesgens, monsieur et quand on l’avait vu comme moi, le commandant,deux ou trois douzaines de fois, debout sur son banc de quart,démolissant l’Anglais en grand costume de capitaine de vaisseau, onlui aurait donné son corps et son âme, voyez-vous bien !… Etsi bon, avec cela !

– J’ai entendu parler du commandant dePenhoël, interrompit Robert.

– Je crois bien !… qui n’en a pasentendu parler !… Ah c’était un bon temps !… mais il estmort, et celui de ses fils qui lui ressemblait le mieux a quitté unbeau jour notre Bretagne pour n’y plus revenir… L’autre…

– L’autre n’est-il pas digne de sonpère ? demanda l’Américain.

– Si fait ! s’écria vivement le pèreGéraud. Dieu me garde d’avoir rien dit qui puisse vous faire pensercela, monsieur !… Le cadet de Penhoël est un digne jeunehomme… Mais votre Louis…

L’aubergiste s’interrompit et poussa un grossoupir.

Blaise se disait en remuant lescendres :

– Il paraît que le brave vicomte auxquarante mille livres de rente n’a pas tout à fait soixante anscomme nous l’avions pensé !…

– Notre Louis ! poursuivitl’aubergiste ; c’est qu’on ne trouverait pas un cœur comme lesien… Mais vous, qui venez de sa part, monsieur, pouvez-vous medire où il est et ce qu’il fait ?

– Il est aux États-Unis, réponditl’Américain sans hésiter, lieutenant-colonel dans l’armée ducongrès…

– Ah ! fit l’aubergiste ; lebrave enfant ! et… est-il heureux ?

– Non, répliqua Robert.

Le père Géraud leva les yeux au ciel.

– Il n’a dit son secret à personne !murmura-t-il ; mais on ne s’exile pas ainsi sans souffrir… QueDieu le protége !

Il y eut un silence, dont Robert profita pourmettre de l’ordre dans ses batteries.

– Voyons !… reprit-il tout à coup enfeignant de secouer sa prétendue mélancolie, il ne s’agit passeulement de s’attendrir… Moi, je passerais ma journée à parler dece cher et bon Louis !… Mais je crois qu’il vaut mieux faireses affaires.

– S’il y a une lettre de lui à porter aumanoir, dit l’aubergiste, je monte ma jument grise et je pars toutde suite…

Robert secoua la tête.

– Est-ce qu’il a écrit depuis sondépart ? demanda-t-il.

Cette question, si importante pour lui, futfaite de ce ton grave qui pose les prémisses d’un argument.

– Une seule fois, réponditl’aubergiste ; et c’était une année après son départ.

– Eh bien, père Géraud, il faut supposerqu’il a eu ses raisons pour se taire si longtemps. Pourquoi écrireaprès quatorze ans de silence ?

– C’est juste… c’est juste, murmura lebonhomme ; et pourtant il aimait si tendrement son frère…Ah ! il y a là dedans bien des choses que je ne comprendspas !

Il s’arrêta et passa la main sur son front, enhomme qui recueille involontairement ses souvenirs.

– Jamais on ne vit deux enfants s’aimercomme cela ! reprit-il (et l’Américain, cette fois, n’eutgarde de l’interrompre). Depuis le jour de leur naissance jusqu’àl’âge de vingt ans, on ne les avait jamais vus l’un sans l’autre.On eût dit qu’ils n’avaient à deux qu’un seul cœur. Et puis tout àcoup, du vivant même du vieux monsieur et de la vieille dame, quisont maintenant un saint et une sainte dedans le ciel, unmystérieux vent de malheur passa sur le manoir… Il y avait unejeune fille belle comme les anges…

L’aubergiste s’interrompit encore et poussa ungros soupir.

L’Américain était tout oreilles.

– On ne sait pas ce qui eut lieu,poursuivit le père Géraud. Vers ce temps, les Pontalès revinrent aumanoir. Et quand Pontalès serre la main de Penhoël, le diable ritau fond de l’enfer !

Une question se pressa sur la lèvre de Robert,qui fit effort pour garder le silence.

Le bonhomme reprit :

– C’est l’eau et le feu !… LesPontalès avaient autrefois une petite maison sur la lande… Mon pèrea vu des sabots à leurs pieds… À présent la forêt est à eux, laforêt et le grand château ! Mais que disais-je ?…mademoiselle Marthe est la plus belle fille du pays… On croyaitqu’elle aimait M. Louis… Ah ! cela étonna bien dumonde !… M. Louis partit, et ceux qui le rencontrèrent enchemin virent bien qu’il avait des larmes dans les yeux… Ce futRené, le cadet, qui épousa mademoiselle Marthe… et depuis lors, aumanoir, on ne prononça plus guère le nom de M. Louis, ce nomqui est au fond de tous les bons cœurs à dix lieues à la ronde…

Si l’Américain avait eu sa bourse bien garnie,il aurait payé cher cette courte et vague histoire.

– Louis m’avait parlé de ces Pontalès,dit-il, mais j’étais loin de les croire si riches…

– Trois fois riches comme Penhoël !s’écria le père Géraud avec colère ; et quatre fois aussi,pour sûr !… Ah ! le vieux Pontalès est un fin Normandavec sa figure de brave homme ! Il y a plus de ruse sous sescheveux blancs que dans un demi-cent de têtes bretonnes…Heureusement que monsieur l’a encore une fois chassé du manoir, caril y a bien assez de mauvais présages comme cela autour dePenhoël !

Il se tut. Un instant Robert attendit,espérant d’autres détails sur Louis de Penhoël, mais l’aubergistegardait le silence, et l’on pouvait voir clairement qu’il n’ensavait pas davantage.

Aussi Robert reprit :

– Père Géraud, je vous prie en grâce dene plus me parler de Louis !… Je vous écoute, voyez-vous,c’est plus fort que moi… et cependant le temps me presse… dites-moiplutôt ce qui se passe maintenant au manoir… Si Penhoël n’écritpas, il veut qu’on lui écrive, et le moindre détail sera bienprécieux…

L’aubergiste n’en était plus à la défiance. Ileût mis ce qu’il avait de plus cher sous la garde de cet homme, quilui apportait des nouvelles du fils aîné de son maître.

– Au manoir, répondit-il, je crois qu’onest heureux… En quinze ans on peut oublier bien des choses quand ona la volonté de ne plus se souvenir !… Le cadet a recouvré unebonne part des biens de la famille vendus pendant la révolution… Sice n’est pas la maison la plus riche du pays à cause des Pontalès,qui ont acheté en 1793 le vieux château, la forêt du Cosquer etbien d’autres terres de la famille, c’est encore, malgré ce qui apu se passer, la maison la plus respectée… Quand vous lui écrirez,monsieur, vous lui direz que la fille de son père, la petitedemoiselle Blanche de Penhoël est si belle et si douce que lesbonnes gens l’appellent l’Ange, depuis Carentoir jusqu’à la montéede Redon !… Madame n’a point perdu sa beauté, bien qu’il y aitdepuis longtemps un voile de pâleur sur son visage… Elle ne semontre guère aux fêtes des châteaux voisins, mais les pauvres laconnaissent et prient pour elle, car elle est la providence dumalheureux… Monsieur est bon mari et bon père, quoique certainsaient dit dans le temps qu’il jetait parfois des regards étrangesvers le berceau de la petite demoiselle Blanche… Il sert l’église,il aime le roi et sa porte est toujours ouverte ; c’est unPenhoël, après tout !… Mais il y a d’autres hôtes encore aumanoir, et ce qui réjouirait le cœur de l’aîné, j’en suis sûr, ceserait de voir les deux filles de l’oncle Jean !…

– Le brave oncle ! interrompitRobert, qui cherchait l’occasion de continuer son rôle et deparaître au fait.

– L’oncle en sabots ! s’écriaGéraud, je parie qu’il vous a parlé de l’oncle en sabots !

– Plus de cent fois !

– Il l’aimait tant !… Oh ! etcelui-là ne l’a pas oublié !… Quand je parlais du neveu Louis,combien de fois n’ai-je pas vu sa tête blanche s’incliner et unelarme venir sous sa paupière ! Si vous écrivez à notre jeunemaître, il faudra lui dire tout cela, et lui dire encore quel’oncle a eu deux filles, sur son vieil âge… Deux petitesdemoiselles plus jolies encore, s’il est possible, que Blanche dePenhoël. Elles sont là comme les bons génies de la maison ;leur gai sourire réchauffe l’âme ; il semble que le malheur nepourrait point entrer sous le toit qu’elles habitent, etpourtant…

Il s’interrompit et ajouta en baissant la voixinvolontairement :

– Monsieur Louis vous a-t-il parléquelquefois de Benoît Haligan ?…

Robert fit semblant de chercher dans samémoire.

– Benoît, le passeur…, repritl’aubergiste.

– Attendez donc !…Benoît ?…

– Benoît le sorcier !

– Mais certainement !… Un drôle decorps !

– Il y en a qui rient de lui… moi je saisqu’il connaît d’étranges choses !…

Le père Géraud secoua la tête, et baissant lavoix davantage :

– Il ne faudra pas en parler àM. Louis, quand vous lui écrirez, murmura-t-il ; maisBenoît dit que le manoir perdra bientôt ses douces joies… Elless’en iront toutes à Dieu, toutes ensemble !… l’Ange et lesdeux filles de l’oncle… Cyprienne, la vive enfant… et Diane, lajolie sainte !…

– Quelle folie !…

– Oui… oui ! Benoît les voit ensonge, vêtues de longues robes blanches comme des belles-de-nuit…Mais Benoît se sera trompé peut-être une fois en sa vie… Dieu leveuille ! Dieu le veuille ! et puissent mes pauvres yeuxse fermer avant de voir cela !

La tête de l’aubergiste se pencha sur sapoitrine. Il semblait rêver. Au bout de quelques secondes, unsourire triste vint à sa lèvre.

– Les chères enfants !… reprit-ild’une voix plus émue ; mais vous verrez l’Ange,monsieur ! vous verrez Diane et Cyprienne, les perles du pays,avec leurs jupes en laine rayée et les petites coiffes de paysannesqui couvrent leurs nobles chevelures… Car, bien qu’elles soient duplus pur sang de Penhoël, elles n’ont rien en ce monde, et l’oncleJean, leur père, veut qu’elles soient habillées comme les pauvresfilles du bourg… mais vous les couvririez de haillons qu’ilfaudrait bien encore les saluer quand elles passent… On dirait depetites reines, monsieur !… Et comment ne seraient-elles pasbelles entre toutes ? ajouta le bon aubergiste en sourianttristement ; elles lui ressemblent trait pour trait.

– À qui ?

– À l’aîné de Penhoël… comme deux fillespourraient ressembler à leur père.

– Oh ! oh ! fit Robert ;ce pauvre oncle en sabots !…

La voix du père Géraud prit un accentsévère :

– C’est une famille sainte,monsieur ! dit-il, et notre Louis respectait la mère des deuxjeunes filles comme sa propre mère…

L’Américain avait déjà mis de côté son sourireégrillard.

– Enfin, poursuivit l’aubergiste, quandvous lui aurez dit tout cela, et le reste, s’il y a encore unepetite place et que vous daigniez prononcer le nom d’un pauvrehomme, dites-lui qu’il y a sur le port de Redon un vieux serviteurde la famille qui donnerait pour lui son sang jusqu’à la dernièregoutte.

– Il y aura toujours de la place pourcela, mon brave monsieur Géraud, répliqua Robert de Blois ;mais m’avez-vous nommé tous les hôtes du manoir ?

– Pas encore… Le vieil oncle a un filsplus âgé que Diane et Cyprienne… Il s’appelle Vincent : c’est,jusqu’ici, le seul héritier mâle du nom de Penhoël, un braveenfant, un peu rude et sauvage, mais le cœur sur la main !… Ily a enfin le fils adoptif du vicomte et de madame, qui a nom Rogerde Launoy… C’est une tête vive et folle, capable de bien desétourderies…, mais je l’aime pour l’amour sincère qu’il porte àmadame…

– Et combien y a-t-il au juste d’icijusqu’au château ?

– Deux fortes lieues.

– La route est-elle bonne ?

– Affreuse, mais toute droite jusqu’aubac de Port-Corbeau.

Robert regarda par la fenêtre et semblamesurer la hauteur du soleil, qui éclairait d’une lueur jaunâtreles maisons du port Saint-Nicolas.

– Il faut que nous partions sur-le-champ,dit-il.

– À présent ! s’écria l’aubergiste.Il n’y a pas plus d’une heure de jour… C’est impossible.

– Cependant, puisque la route est toutedroite…

– Droite, oui, mais défoncée par lesdernières pluies et coupée de fondrières en plus de trenteendroits.

– Avec de bons chevaux, dit Robert, on araison des fondrières.

– Pas toujours…, répliqua l’aubergiste…Et puis les chevaux ne peuvent rien contre les uhlans…

– Les uhlans ?…

– Une bande de coquins, venant on ne saitd’où, et qui se moquent de la gendarmerie… Il y a tant de trousmaudits dans nos landes !

– Ce serait bien le diable, ditl’Américain, si les uhlans nous guettaient justement aupassage !

– Il y en a bien d’autres, murmural’aubergiste, qui ont parlé comme vous, et qui s’en sontrepentis !… Mais, j’y songe !… vous arrivez de nuit aubac de Port-Corbeau, et les gens du haut pays disent que l’Oust estdébordé…

– Quel danger, une fois qu’on estaverti ?…

– Vous venez de la part de l’aîné,répondit le père Géraud, et je m’intéresse à vous comme à un ami…Ne partez pas à cette heure, monsieur, je vous en prie !…, carsi le déris (inondation) vous prenait là-bas, sousPenhoël, vous n’auriez plus qu’à recommander votre âme àDieu !…

L’Américain réfléchit durant quelquesinstants.

L’Endormeur, que cette longue énumération desdangers de la route affriandait médiocrement, avait bonne envie devenir en aide à la prudence du père Géraud ; mais il n’osaitpas, parce que Robert venait de conquérir vis-à-vis de lui uneposition tout à fait supérieure.

Il sentait que son rôle était de se taire, etil se taisait.

L’Américain se leva.

– Peut-être resterons-nous bien longtempsà Penhoël, dit-il ; mais, dans telles circonstances données,il faut que nous en puissions repartir demain avec le jour… D’unautre côté, mon message est de nature à n’être confié à personne…Vous devez sentir cela, père Géraud, ajouta-t-il en baissant lavoix ; il ne s’agit pas seulement pour moi de voir le maîtrede Penhoël…

– Vous avez à parler à madame,peut-être ?… murmura l’aubergiste d’un air timide, et commes’il craignait d’exprimer trop clairement sa pensée.

Robert fit un signe de tête affirmatif.L’aubergiste leva les yeux au ciel et cessa d’interroger.

Sa dernière question avait été comme lecomplément des détails précédemment fournis. Elle ouvrait à Roberttout un horizon nouveau, et il en savait à cette heure pluspeut-être que le brave aubergiste lui-même.

– Quelle que soit l’issue de notreexcursion, dit-il, vous nous reverrez demain, M. Géraud, àmoins que vos uhlans ne nous mangent en route… Il faut, en effet,que je passe à Redon, soit pour prendre des bagages assezimportants que j’ai laissés au bureau des voitures, soit pourcontinuer mon voyage, au cas où j’aurais mes raisons pour ne pointabuser de l’hospitalité de Penhoël… Pour le moment, il me reste àvous prier de faire seller deux bons chevaux.

– Vous êtes donc bien déterminé àpartir ?…

– Très-déterminé… L’heure avance…, etplus tôt les chevaux seront prêts, plus je vous aurai dereconnaissance.

Ceci fut dit d’un ton qui n’admettait point deréplique. Le maître du Mouton couronné sortit engrommelant sa litanie d’objections : La nuit qui allaittomber, les fondrières, les uhlans et le déris.

Quand il eut passé la porte, Blaise repoussason siége et fit une cabriole.

– Enlevé ! s’écria-t-il. Ah !fameux ! fameux ! M. Robert !… tu es encoreplus fort que je ne croyais !… Vrai, je ne donnerais pas mapart de l’affaire pour mille écus !

– Tout n’est pas dit, murmural’Américain, dont le front restait pensif ; nous avons encoreplus d’un obstacle à tourner…

– Les uhlans ?… commença Blaise.

Robert haussa les épaules.

– Au contraire, répliqua-t-il ;c’est ce qui me fait partir ce soir… Les uhlans sont placés là toutexprès pour expliquer l’absence de notre bagage… Nous aurons étédépouillés en chemin, et le triste état où nous sommes n’inspireraplus que de la sympathie…

– C’est pourtant vrai, dit l’Endormeur.Je ne sais pas si tu as ton pareil sous la calotte des cieux,M. Robert !

Un mouvement que fit Lola derrière ses rideauxsembla changer brusquement le cours des idées de l’Américain.

– Cours après M. Géraud,s’écria-t-il ; où diable avais-je l’esprit ?… Je n’aicommandé que deux chevaux, et il nous en faut trois !

Le front de Blaise se rembrunit.

– Voilà l’écueil ! murmura-t-il.Sans cette femme-là, tu serais le Napoléon de la chose !… Aunom de Dieu ! que veux-tu que nous fassions d’elle, là-basavec ces bonnes gens ?

– Va commander un troisièmecheval !

Blaise hocha la tête d’un air de mauvaisehumeur, et se dirigea néanmoins vers la porte, afin d’obéir.

Mais, avant qu’il eût passé le seuil,l’Américain parut se raviser.

– Reste ! dit-il. Au fait, on peutattendre jusqu’à demain ; ça nous dispensera de régler notrecompte avec ce vieil innocent de père Géraud…

– Mon opinion, répliqua l’Endormeur, estque nous pourrions bien la laisser ici tout à fait, en payement dupetit vin de Nantes et de l’omelette.

Robert était auprès du lit, dont il soulevales rideaux. Les rayons du soleil couchant envoyèrent un pâlereflet d’or au visage de la jeune femme endormie.

Elle semblait sourire…

L’Américain étendit sa main vers elle, et salèvre gonflée eut un mouvement de sarcastique gaieté.

– Fou que tu es ! prononça-t-ild’une voix sourde et brève ; il y a là-bas un homme jeuneencore, un homme simple et ardent sans doute comme tous lessauvages de ce pays breton… La femme de cet homme ne l’aime pas,car elle songe à l’absent… et vois comme notre Lola estbelle !…

IV. – BOSTON DE FONTAINEBLEAU.

À trois lieues et demie de Redon, ce qui faitdeux bonnes petites lieues de pays, tout au plus, un peu à droitede la route de Vannes, la rivière d’Oust coupe en deux une hautecolline pour arriver dans les marais de Glénac. Entre les deuxmoitiés de la colline il n’y a d’autre vallée que le cours étroitde la rivière ; cela semble tranché de main d’homme.

À l’orient de la double rampe, le pays estmontueux et présente un aspect sauvage. Vers le nord-ouest, aucontraire, la vallée s’élargit brusquement, au sortir même de lagorge creusée par le courant de l’Oust, et forme une assez vasteplaine. Cette plaine s’étend à perte de vue, entre deux rangées depetites montagnes parallèlement alignées.

En été, c’est un immense tapis de verdure, oùl’œil suit au loin les courants de l’Oust et de deux ou troisautres petites rivières qui se rapprochent, qui s’éloignent, quis’enroulent, semblables à de minces filets d’argent. L’hiver, c’estun grand lac qui a ses vagues comme la mer, et où le pêcheur denacre poursuit son butin chanceux.

L’été, aussi loin que le regard peuts’étendre, on voit, paissant le gazon vert, des troupeaux de petitschevaux poilus, de génisses folles qui secouent en frémissant leurgarde-vue de bois, et de moutons nains dont la chair est forttendrement appréciée par les gourmets d’Ille-et-Vilaine.

Tous les bourgs et les hameaux environnantsenvoient leurs bestiaux à ce pacage commun. Le pays estpauvre ; chacun profite de l’aubaine, et il y a tel mois del’année où l’innombrable troupeau s’étend sans interruption depuisla gorge de l’Oust, qui a nom Port-Corbeau, jusqu’aux environs dela Vilaine. Les marais de Glénac et de Saint-Vincent, transformésen riantes prairies, présentent alors l’aspect d’une Arcadiefortunée. On ne voit que bergers couchés sur l’herbe et bergèresfilant la blonde quenouille. Il y a de longs flageolets qui valentpresque des pipeaux, et, d’une rivière à l’autre, les coupletsalternés de quelque rustique chanson bien souvent vont etviennent…

L’hiver, les chalands glissent où paissaientles troupeaux. C’est à peine si quelques îlots de verdure tachent àde longs intervalles la plate uniformité du grand lac, où lesoiseaux d’eau, rassemblés par troupes innombrables, remplacent lesbestiaux affamés.

Au lieu de cette vie sereine qui animait lavallée, c’est une solitude silencieuse et morne, au centre delaquelle, par les froides matinées, se dresse le fantôme colossalde la femme blanche[2].

La configuration même des lieux fait que cechangement se produit presque toujours avec une surprenanterapidité. Il suffit de quelques heures parfois pour transformercomplétement le paysage, et jamais il ne faut plus d’une nuit.

C’est par la tranchée du Port-Corbeauqu’arrivent les principaux affluents de cette petite mer :l’Oust et la Verne réunies.

L’Oust est une tranquille rivière, dont lecours se déroule en anneaux de serpent et qui semble copier lesméandres de la Seine ; mais la Verne, qui descend du hautpays, s’enfle à la moindre pluie et change son mince filet d’eau,chaque automne, en torrent redoutable.

À partir de l’étang où elle prend sa source, àquelques lieues de là, jusqu’au Port-Corbeau, la naturemontueuse du terrain défie l’inondation ; mais, une foispassée la double colline, toute défense cesse et l’eau victorieusene trouve plus un seul obstacle. L’Oust et la Verne franchissent enbouillonnant la gorge trop étroite et s’élancent dans la plaine, oùles troupeaux fuient devant elles.

À l’heure de ces crues périodiques et sirapides, un messager à cheval part des sources de la Verne etdevance au grand galop la marche de l’inondation. Il court le longdes rives de la petite rivière et arrive jusqu’à la porte dumarais, où sa trompe lugubre annonce de loin l’eau menaçante.

Une demi-heure après que la trompe a sonné, ungrand bruit se fait dans la gorge et une nappe d’écume s’élance surla route de Redon, qui disparaît sous l’eau la première.

Du haut de la colline, coupée en deux par lePort-Corbeau, le paysage est toujours admirable, soit que l’Oust etla Verne coulent endormies dans leurs lits sinueux, soit que ledéris étende à perte de vue sa nappe bleuâtre. Du côté dumarais, c’est un encadrement de collines boisées, sur la croupedesquelles s’étagent au loin les maisons de quelques bons bourgs,dominées par le clocher aigu et gris de la paroisse. Dans ladirection de Vannes, on aperçoit la ligne noire de l’antique forêtde Penhoël, au-devant de laquelle se dresse le beau château quiportait autrefois le même nom, et qui, à l’époque où se passe notrehistoire, appartenait à M. de Pontalès.

De l’autre côté des deux collines, vers lenord et l’orient, c’est une lande énorme, rase comme velours, etqui va rejoindre à trois lieues de là les bourgs de Renac et deSaint-Jean. On l’appelle la lande Triste. Aussi loin que le regardpeut se porter, on aperçoit le rose mélancolique de ses bruyères,où tranche çà et là la voile blanche d’un moulin à vent.

Au bord même de l’Oust et sur la rive opposéeà la route de Redon, se trouve une petite cabane couverte enchaume, à demi cachée par les plants de châtaigniers qui tapissentla montée. C’est la cabane du passeur de Port-Corbeau, dont le bacest amarré à la sortie de la gorge.

Au-dessus de cette cabane et le long de lagorge même, court une massive muraille en maçonnerie, vieille commeles plus vieilles traditions du pays. La muraille descend en biais,robuste encore et sans lézardes sous son vêtement de lierre,jusqu’à une vingtaine de pieds de l’eau. À son extrémité orientales’élève un petit donjon à demi ruiné que les paysans connaissentsous le nom de la Tour-du-Cadet.

C’est là tout ce qui reste d’un château fortappartenant aux sires de Penhoël, et qui servait sans doute àgarder le passage de l’Oust.

La massive muraille soutenait autrefois uneligne de fortifications dont la Tour-du-Cadet faisait partie et quidominait toute la contrée.

En 1817, ces formidables fondements n’avaientplus déjà leur couronne de remparts crénelés, et ne supportaientplus qu’un petit manoir moderne, construit vers la fin du règne deLouis XV.

C’était là qu’avaient habité jusqu’à larévolution les cadets de la riche famille de Penhoël, tandis queles aînés demeuraient au grand château possédé maintenant par lesPontalès.

Le manoir était en parfait état deconservation et bâti dans un style assez gracieux ; mais, posécomme il l’était au-dessus d’un véritable précipice et surl’extrême rebord d’une plate-forme nue, il prenait un air detristesse et d’abandon.

Sa façade, composée d’un petit corps de logiset de deux ailes en retour, était tournée vers le marais etsemblait regarder mélancoliquement, par delà les verts coteaux deGlénac, le château antique où résidait jadis l’aîné des Penhoël.Malgré la distance, on pouvait distinguer encore la fièrearchitecture du château qui se dressait, superbe, au sommet de laplus haute colline des environs et entouré d’une magnifiqueceinture de futaies.

……  … . .

La nuit était tombée depuis quelque tempsdéjà ; c’était environ deux heures après que M. Robert deBlois et son domestique avaient quitté l’auberge du Moutoncouronné, sur le port de Redon.

L’Oust coulait, silencieuse, entre les deuxrampes de la gorge, et malgré l’obscurité croissante on voyaitencore les divers cours d’eau, disséminés dans l’étendue du marais,trancher en blanc sur le gazon noir.

La partie de la route de Redon qui descendaitau Port-Corbeau était parfaitement sèche, et les petits flotstranquilles qui clapotaient doucement à l’arrivoir éloignaientjusqu’à l’idée du danger.

Cependant, une personne du pays même etconnaissant les coutumes des alentours aurait senti d’instinctl’approche d’une crise imminente.

Le marais restait, en effet, bien plussilencieux que d’habitude à cette heure. Les bestiaux étaientévidemment rentrés et Dieu sait que d’ordinaire les petits chevauxbretons ne craignent point de passer les nuits d’automne à la belleétoile. Ce soir, le marais était une solitude.

Un autre symptôme d’alarme non moinssignificatif se présentait sous l’espèce d’une petite lueur,brillant, parmi les châtaigniers, devant la cabane du passeur.

Ce n’était pas Benoît Haligan, batelier dePort-Corbeau, qui eût allumé ainsi sans nécessité une lanterne à saporte.

À part cette lueur, on n’apercevait absolumentrien dans la campagne, et pour rencontrer une autre lumière, ilfallait que le regard s’élevât jusqu’au faîte de la colline, oùbrillaient faiblement les fenêtres du manoir…

Au manoir, la famille de Penhoël étaitrassemblée dans un salon d’assez vaste étendue, dont les ornementsmodestes accusaient néanmoins le style fleuri du XVIIIesiècle. Au fond de la grande cheminée en marbre brun brûlait un bonfeu de souches, dont la flamme vive éclairait la chambre presqueautant que la terne lumière des chandelles.

Nous eussions trouvé là, réunis et tuant lesheures lentes qui précèdent le souper, tous les personnagesmentionnés par maître Géraud dans le précédent chapitre.

À l’un des angles du foyer, autour d’unepetite table carrée, se tenaient le maître de Penhoël, l’oncle Jeanet deux hôtes du manoir, engagés dans une partie de cartes.

René de Penhoël était un homme de trente-cinqans à peu près, robuste de corps et pouvant prétendre au titre debeau cavalier. Ses traits réguliers se chargeaient seulement d’unpeu trop d’embonpoint, et les boucles de ses cheveux châtainstombaient sur un front où manquait l’énergie. L’aspect général deson visage peignait une humeur paresseuse et lourde.

L’oncle Jean était un vieillard. Impossible devoir une figure plus vénérable et plus digne. La bonté sans bornesse peignait dans ses grands yeux bleus, baissés presque toujourstimidement. Son front large et un peu fuyant avait une couronne decheveux blancs, légers et fins.

Son sourire était rêveur et beau comme lesourire d’une femme.

Il parlait peu ; quand il parlait, ons’étonnait d’ouïr la voix douce et musicale qui tombait de cettebouche sexagénaire.

Il portait la veste de futaine des paysans duMorbihan, et sa chaussure consistait en gros sabots, bourrés depeau de mouton.

Les deux autres joueurs n’étaient rien moinsque le père Chauvette, maître d’école au bourg de Glénac, et maîtreProtais le Hivain, jurisconsulte rustique, chargé de cultiver legoût des procès à cinq ou six lieues à la ronde.

La Bretagne aime les procès presque autant quela basse Normandie : il y a des bourgades trop pauvres pourentretenir un médecin et qui jouissent de leur homme de loi.

Cela ressemble à ces petits arbres indigents,maigres, étiolés, où se prélasse quelque grosse et laidechenille…

Le père Chauvette était un petit homme gras,simple d’esprit, paisible de mœurs et content de tout le monde,excepté de M. le Hivain, son ennemi naturel. L’homme de loiavait une figure étroite, sèche, bilieuse, qui essayaitperpétuellement de sourire. Malgré sa gaieté humble et grimaçante,on devinait en lui l’esprit envieux et méchant. Sa longue têteosseuse, couronnée de cheveux noirs et plats, lui avait fait donnerpar le père Chauvette le sobriquet scientifique de Macrocéphale, etchaque fois que le bon maître d’école se livrait à cetteplaisanterie, il ajoutait en manière de note : « Genred’insectes coléoptères, dont le nom est tiré du grec et qui ont latête longue comme M. le Hivain… »

La table, dressée entre les quatre joueurs,supportait, outre les cartes et les chandelles de suif, cinq petitspaniers remplis de fiches et une pancarte imprimée contenant lesrègles du boston de Fontainebleau.

L’autre angle de la cheminée était occupé parun groupe plus nombreux où dominait l’élément féminin. Tout auprèsdu foyer, une femme, jeune encore, et dont le visage régulièrementbeau avait un caractère de douce dignité, s’asseyait renversée dansune immense bergère à ramages. Elle tenait entre ses bras une jeunefille de douze ans, dont la tête blonde s’appuyait sur sonsein.

C’étaient la vicomtesse Marthe de Penhoël etsa fille Blanche, que les bonnes gens du pays entre Carentoir etRedon avaient surnommée l’Ange.

Les hommes de la campagne sont poëtes. Ondisait que l’Ange de Penhoël était trop bonne et trop jolie pourcette terre, et que Dieu la voudrait bientôt dans son paradis…

Comme pour confirmer cette croyance, il yavait souvent une maladive pâleur sur le front de Blanche, et dansson idéale beauté on devinait la faiblesse et la mélancolie.

En ce moment, elle semblait reposer. On nevoyait point l’azur céleste de ses grands yeux, et ses longs cilsretombaient sur sa joue. Les formes enfantines mais toutesgracieuses de son corps s’affaissaient sur les genoux de sa mère,qui la tenait entre ses bras, et dont le regard abaissé étaitempreint d’une tendresse passionnée.

La mère et la fille formaient ainsi un tableaucharmant, tout plein d’abandon et d’amour.

De temps à autre, le maître de Penhoëlquittait des yeux la partie engagée, et jetait vers elles uneœillade rapide. C’était comme à la dérobée qu’il les contemplaitainsi, et l’on eût difficilement défini le vague sentiment demalaise qui assombrissait alors son visage.

Son sourire, ébauché dans la joie, se teignaitd’amertume. Il posait son jeu sur la table et versait une rasaded’eau-de-vie dans un petit gobelet d’argent placé auprès de lui surun guéridon.

Il y avait dans la salle une autre personnequi regardait l’Ange bien plus souvent encore : c’était unjeune homme de dix-huit ans, portant une veste en drap grossier etdes culottes de toile écrue. D’énormes cheveux d’un brun fauve seséparaient au sommet de son front et retombaient jusque sur sesépaules. Ses traits étaient taillés fièrement, et son teint, brunipar le soleil, annonçait la vigueur précoce. Il était beau, malgréle feu sombre et presque sauvage qui brûlait au fond de sonœil.

C’était Vincent, le fils du pauvre oncle Jean,et le seul héritier mâle du nom de Penhoël.

Sa prunelle, large et ardente, semblait fixéesur sa cousine par une force qui ne dépendait point de lui.Blanche, enfant qu’elle était, avait inspiré déjà un amour fougueuxet poussé jusqu’à l’enthousiasme.

Dans cet amour, il y avait de l’admiration, durespect, de l’extase. C’était un culte.

Et il y avait de la douleur aussi, car larobuste nature du jeune homme semblait plier parfois sous denavrantes pensées.

Il se tenait un peu à l’écart, entre les deuxgroupes, la tête appuyée sur sa main qui se perdait dans les massesincultes de sa grande chevelure. Il gardait le silence. Sonimmobilité complète eût pu faire croire au sommeil, sans le brûlantéclat dont rayonnait toujours sa prunelle.

Derrière la vicomtesse, que nous appelleronsMadame, pour nous conformer aux mœurs du manoir, unepetite société, composée d’un jeune garçon et de deux jeunesfilles, chuchotait et riait tout bas.

Le garçon, qui se nommait Roger de Launoy,était de l’âge de Vincent à peu près : un joli cavalier auvisage étourdi, à la tournure leste et dégagée, un vrai page, prisà la veille du jour fatal où l’amour rend les pages langoureux.

Ses deux compagnes, qui pouvaient avoirquatorze ou quinze ans, étaient bien les deux créatures les plusmignonnes que l’imagination d’un peintre puisse rêver.

Elles étaient habillées toutes deux enpaysannes, suivant la volonté de l’oncle Jean, leur père ;mais il y avait dans leurs costumes une si délicieuse coquetterie,que plus d’une belle dame eût porté envie à leur toilette. Leurslongs cheveux d’une nuance pareille, tenant le milieu entre lechâtain sombre et le brun, s’échappaient en boucles abondantes desbords étroitement serrés de leurs bonnets collants. À chaquemouvement qu’elles faisaient, on voyait ces riches cheveluresondoyer et se jouer autour de leur cou blanc, où tranchait unepetite ganse noire, supportant une croix d’or. Leurs tailles,souples et fines, étaient emprisonnées dans des corsages de lainebrune, autour desquels s’attachaient de courtes jupes rayées. Il neleur manquait ni le tablier bleu ni les souliers à boucles d’étainde la paysanne.

Elles étaient grandes toutes les deux, et detaille à peu près égale. Là s’arrêtait la parité.

Vous avez vu souvent deux jeunes filles, dontles traits diffèrent essentiellement et que rapprochent néanmoinsde mystérieux rapports ; elles ont, comme on dit, un air defamille ; elles ressemblent toutes deux à leur mère commune,et ne se ressemblent point entre elles.

Ainsi étaient Diane et Cyprienne de Penhoël.Seulement le terme commun auquel on eût pu comparer leurs gracieuxvisages manquait ; leur mère était morte depuis bien desannées, et rien en elles ne rappelait la grave et douce physionomiede l’oncle Jean, leur père.

Ceux qui se souvenaient du frère aîné deMonsieur, absent du pays depuis quinze ans, prétendaient que leurssourires rappelaient son sourire ; mais la mémoire de Louis dePenhoël était adorée dans le pays, et quand on songe aux absentsaimés, on se fait, comme cela, bien souvent des idées.

Cyprienne et Diane étaient venues au mondealors que Louis de Penhoël avait quitté déjà le manoir de sespères.

Cyprienne avait de grands yeux noirs, destraits d’une finesse extrême dont l’ensemble indiquait une gaietémutine. Les yeux de Diane étaient d’un bleu obscur. Il y avait surson jeune visage quelque chose de pensif et à la fois d’intrépide.Quand sa physionomie, plus sérieuse que celle de sa sœur,s’éclairait tout à coup par le sourire, c’était comme le cielouvert…

On ne voyait jamais l’une des sœurs sans quel’autre fût bien près. L’amour des bonnes gens de la contrée ne lesséparait point, et il semblait à tous que la rencontre des deuxjeunes filles présageait du bonheur. Leurs caractères différaientet se ressemblaient comme leurs visages, mais elles n’avaient, àdeux, qu’un seul cœur.

Elles étaient la gaieté de la maison dePenhoël. Leurs innocentes et vives joies combattaient la monotonetristesse du manoir.

Ce qu’elles aimaient le plus au monde avecleur père le bon oncle Jean, c’était Madame ; pour Madametoute seule, elles domptaient la pétulance de leur nature. Ellesauraient passé leur vie heureuse à servir Madame et à l’adorer.

Marthe de Penhoël, si bonne pour tout lemonde, était, chose étrange, sévère et froide vis-à-vis des deuxsœurs, à genoux devant elle. On eût dit souvent qu’elles’impatientait de leur caressante tendresse. D’autres fois, il estvrai, mais bien rarement, son œil s’attendrissait à les contemplersi jolies, et une mystérieuse émotion semblait monter de son cœur àson visage. Diane et Cyprienne comptaient chèrement ces heures, oùle baiser de Madame s’appuyait sur leurs fronts, long et doux,presque maternel…

Hélas ! ces heures étaient lentes àrevenir ! Madame semblait regretter ses caresses, comme si onlui eût dérobé par surprise une part de l’amour passionné qu’elleportait à sa fille.

Diane et Cyprienne, loin d’être jalouses,étendaient à Blanche, leur cousine, le tendre dévouement qu’ellesportaient à Madame…

Tout en causant et en riant, le petit groupecomposé des deux sœurs et de Roger de Launoy prenait grand soin dene pas faire de bruit et respectait le sommeil de l’Ange. De tempsen temps Roger se penchait pour baiser la main de Madame, dont ilétait le favori. Un peu de mélancolie venait attrister le souriredes deux jeunes filles, qui se sentaient moins aimées et quin’osaient pas demander la même faveur…

Autour du tapis vert, le boston deFontainebleau allait son train paisible et ne nuisait en rien à laconversation.

– Prussiens !… Prussiens !disait maître le Hivain, l’homme de loi, pourquoi seraient-ilsPrussiens ?

– Leur nom de uhlans…, commençale père Chauvette.

– Leur nom de uhlans ne prouverien !… J’ai vu les Prussiens à Rennes, et c’étaient de bravesmilitaires, malgré leur accent… Il ne manque pas d’anciens soldatsde Bonaparte…

– Prussiens ou soldats de Bonaparte,interrompit le maître d’école, ils ont brûlé la belle ferme dePontalès, là-bas, de l’autre côté de Glénac…

– C’est bien fait ! dit rudementRené de Penhoël ; si le diable brûlait Pontalès comme lesuhlans ont brûlé sa ferme, ce serait mieux fait encore !… Jedemande six levées…

L’oncle Jean ne parlait point ; ilsuivait le jeu avec distraction et semblait combattre une penséepénible.

L’oncle Jean était bien pauvre ; personnene faisait grande attention à lui.

– Petite misère ! dit le pèreChauvette.

– Huit levées ! répliquaM. de Penhoël ; ces coquins de Pontalès sont-ils auchâteau, M. le Hivain ?

– Ils sont revenus à cause de la fermebrûlée… et le vieux Pontalès a dit qu’il ferait la garde lui-mêmeavec son fusil autour de ses métairies, puisque les gendarmes nesont bons à rien !…

Penhoël eut un sourire sec et dédaigneux.

– Si les uhlans n’ont que lui à craindre,dit-il, ils engraisseront cet hiver… Pontalès est un lâche !…comme son père !… comme son grand-père !… comme tout cequi est de son sang et de son nom !

Le maître d’école baissa les yeux, et l’hommede loi approuva du bonnet.

L’oncle en sabots n’avait pas entendu.

Penhoël but un grand verre d’eau-de-vie.

– On prétend là-bas, du côté de Rennes,murmura le Hivain d’un ton doucereux, que le petit M. Alain dePontalès est un gentil garçon tout de même !… Vous me devezquatre fiches, M. de Penhoël.

Celui-ci avait du sang dans les yeux. Depuisqu’on avait prononcé le nom de Pontalès, une sourde colèrecontractait sa lèvre et pâlissait sa joue. Le bon maître d’école secreusait la tête pour trouver un moyen de changer la conversation,mais c’était en vain.

L’homme de loi, au contraire, éprouvait unméchant plaisir à chauffer le courroux de son hôte.

L’oncle Jean se taisait toujours. Son œilbleu, d’une douceur presque féminine, regardait à peine ses carteset se perdait à chaque instant dans le vide. Quand son regardtombait sur ses deux filles, par hasard, il se baissait tout à coupchargé d’une mystérieuse tristesse.

– Vous aviez un jeu à nous faire bostonsur table, M. Jean, reprit le Hivain mais du diable si vousn’avez pas martel en tête !… Quant à Pontalès, on dit qu’il afait le voyage de Paris… Il a rapporté la décoration du Lis, et ilaura l’an prochain la croix de Saint-Louis…

– Ce n’est pas vrai, gronda Penhoël, dontla joue devint écarlate ; le roi ne peut pas donner la croixde Saint-Louis à un voleur !

– Je répète ce qui se dit dans le bourg…Une chose certaine, c’est qu’il est noble, maintenant…

Penhoël posa ses cartes sur la table, et sessourcils se froncèrent violemment.

– Coquin de Macrocéphale !… pensa lemaître d’école.

Il fit signe à l’homme de loi de setaire ; celui-ci ne voulut point comprendre etpoursuivit :

– Noble comme Rieux ou Rohan, par mafoi !… Il nous faudra l’appeler désormais M. le marquisde Pontalès.

– Et il prendra pour écusson, grommelaMonsieur entre ses dents serrées, un pichet de cidre et un bouchonde buis en souvenir de son grand-père qui était cabaretier àCarentoir !… J’enlève votre piccolo, papa Chauvette…Grande misère d’écart !

Ces dernières paroles furent prononcées d’unton qui ferma péremptoirement la bouche à maître le Hivain. Le jeuse poursuivit en silence durant quelques minutes.

Mais René buvait à chaque instant del’eau-de-vie, ce qui est un mauvais moyen pour recouvrer le calmeperdu. L’impression produite par les paroles de l’homme de loi nes’effaçait point, et il y avait toujours un nuage sombre sur lefront du maître de Penhoël.

Cependant, la distraction de l’oncle Jeandevenait un fait remarquable. Depuis plus d’une demi-heure, iln’avait pas prononcé une parole, et son jeu allait à la grâce deDieu.

Penhoël était dans cette situation d’esprit oùl’on cherche instinctivement une victime sur qui décharger sacolère. Il avait accueilli les premières fautes de l’oncle engrondant sourdement.

Maître le Hivain, dit Macrocéphale, sechargea, comme toujours, de mettre le feu à la mine.

– Voilà trois fois que vous mettez ducœur sur du carreau, M. Jean, dit-il de sa voix sèchementdoucereuse ; c’est signe d’orage !

René de Penhoël jeta ses cartes sur la tableet se croisa les bras.

– Il paraît que l’oncle est décidémenttrop grand seigneur pour faire la partie de pauvres gens commenous ! prononça-t-il avec amertume.

La raillerie était d’autant plus rude que lepauvre vieillard, cadet de famille sans héritage et sanspatrimoine, vivait à peu près à la charge de son neveu.

Il tressaillit et leva vers ce dernier unregard tout plein de tristesse, où se peignait la douce patience deson âme.

– Je vous prie de m’excuser, Penhoël,dit-il.

René haussa les épaules. Il eût vouluquelqu’un pour lui tenir tête.

– Vous avez donc des pensées bienintéressantes ? reprit-il sans rien perdre de sa mauvaisehumeur.

L’oncle Jean ne répondit point et sa paupièrese baissa.

– Nous ferez-vous la grâce de nous dire,poursuivit René de Penhoël, quel est le sujet de vos attachantesméditations ?

L’oncle releva les yeux avec lenteur. Sapaupière était humide.

– C’est que je me souviens, moi !…dit-il d’une voix basse et presque solennelle.

– Et de quoi voussouvenez-vous ?

L’oncle Jean croisa ses bras sur sapoitrine.

– Il y a aujourd’hui quinze ans, monneveu, murmura-t-il, que Louis de Penhoël a quitté la maison de sonpère pour n’y plus revenir…

Ce nom tomba au milieu du silence.

Le maître de Penhoël tressaillit et devintpâle.

Tous les hôtes du manoir étaient muets.

V. – CHANSON BRETONNE.

On eût dit que ce nom de l’aîné de la famille,jeté ainsi à l’improviste, avait évoqué un fantôme. Un voile detristesse était sur tous les visages, et durant une grande minuteun silence presque lugubre régna dans le salon de Penhoël.

Cet intérieur, tout à l’heure si calme et aubonheur duquel on ne pouvait supposer d’autre ennemi que l’ennuimonotone de la vie campagnarde, se montrait tout à coup sous unautre aspect.

Il y avait un secret dans cette maison.Naguère encore, avant que le nom de l’aîné eût été prononcé, rienn’expliquait dans la physionomie du manoir les demi-mots et lesmélancoliques réticences du père Géraud, l’honnête aubergiste deRedon.

C’était une famille paisible : deuxépoux, jeunes encore, qui s’aimaient de la tendresse un peu tropcalme du mariage.

Maintenant, les paroles de l’aubergisteprenaient un sens. Sous cette paix, on découvrait une sourdesouffrance, et le mystère d’un drame de famille se montrait à demiderrière le rideau soulevé.

Madame était devenue pâle comme une statued’albâtre, et ses yeux baissés ne regardaient plus l’Ange quidormait toujours.

Le maître de Penhoël, qui avait jeté d’abordsur l’oncle Jean un coup d’œil de reproche, examinait maintenant safemme avec une attention sournoise. Ses sourcils se fronçaient, etdes rides se creusaient sous ses cheveux.

L’oncle Jean appuyait sa tête blanche sur samain. Le passé l’absorbait ; il semblait se perdre dans delointains souvenirs, où il y avait de la joie et des larmes.

Cyprienne et Diane, vaguement effrayées,avaient perdu leurs jolis sourires. Elles regardaient, à ladérobée, tantôt le sombre visage du maître, tantôt la pâle figurede Madame, et leur cœur se serrait.

Le reste de l’assemblée était immobile etmuet. Personne n’osait rompre le glacial silence.

Au dehors, il y avait tempête. Le vent hurlaitdans les fentes des croisées et la grêle battait contre lescarreaux.

Deux personnes dans le salon restaient àl’abri du malaise général ; c’était Blanche qui était gardéepar son sommeil, et c’était Vincent de Penhoël qui, perdu dans lacontemplation de Blanche, n’entendait ni ne voyait rien.

Tandis que ses deux sœurs et Roger de Lannoysubissaient de plus en plus l’effet de cette tristesse morne quioppressait les hôtes du manoir, Vincent se prit à sourire parce quel’Ange souriait à son rêve.

Durant quelques secondes, la pure beauté del’enfant s’éclaira d’un rayon de joie. Une teinte rose vint colorersa joue, et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour murmurer decaressantes paroles…

Vincent avait les mains jointes et retenaitson souffle.

Puis le sourire de Blanche se voila peu àpeu ; un nuage douloureux descendit sur son front. Elles’agita faiblement contre le sein de sa mère.

Puis encore, éveillée par le silence,peut-être autant que par son rêve, elle se dressa, effrayée, enpoussant un faible cri.

En voyant s’ouvrir ses yeux bleus, doux commel’amour d’un enfant, on eût compris pourquoi la poésie des bonnesgens de Bretagne l’avait surnommée l’Ange.

Elle jeta tout autour d’elle un regard où il yavait un reste de crainte ; puis elle étendit ses jolis brasdemi-nus pour se pendre au cou de sa mère.

– Oh !… dit-elle tout bas, commecela m’a fait peur !… je l’ai vu ! je l’ai vu !

Dans le silence contraint qui pesait sur lasalle, sa voix arrivait aux oreilles de chacun.

– Sais-tu de qui je parle ?…reprit-elle voyant que sa mère ne l’interrogeait pas ; tu m’asdit souvent combien il était beau et bon !… oh ! je l’aibien reconnu tout de suite !…

La pâleur de Madame devint plus mate. Sapaupière n’osait point se relever.

Il y avait dans les yeux du maître de Penhoëlun feu étrange et sombre.

La bouche pincée de l’homme de loi remuait etdisait malgré lui toutes les pensées d’ironie méchante quitraversaient son étroite cervelle.

Les jeunes gens écoutaient, curieux. Cyprienneet Diane s’étaient rapprochées de Madame pour caresser les petitesmains de Blanche.

– Tu ne veux pas me dire que tudevines ? reprit cette dernière avec un reprocheenfantin ; et pourtant tu sais bien de qui je parle, toi quime fais prier le bon Dieu tous les soirs pour mon oncleLouis !…

La respiration du maître de Penhoëls’embarrassa dans sa poitrine. Il passa le revers de sa main surson front que mouillaient quelques gouttes de sueur.

Madame restait immobile et froide enapparence.

– Je l’ai vu, reprit Blanche, et j’ai étébien heureuse, car il m’a prise dans ses bras en me disant :« Conduis-moi vers ta mère !… » Oh !mère ! s’interrompit-elle, comme il avait l’air de nous aimertoutes les deux !…

René de Penhoël se leva d’un mouvement violentet se prit à parcourir la chambre à grands pas.

Au bruit de sa marche, les yeux baissés deMadame s’ouvrirent, chargés d’une tristesse profonde, mais fiers etcalmes.

L’Ange ne prenait point garde etcontinuait : – Comme j’allais le mener vers toi, mère, le beausoleil qui brillait s’est caché derrière la montagne. Il a faitnuit tout à coup. Mon oncle Louis est devenu pâle… son corpss’allongeait, s’allongeait !… il avait de grands bras maigres…Il s’est couché sur la terre, et j’ai vu qu’il était couvert d’undrap blanc…

Penhoël venait de s’arrêter en face de safemme, les sourcils contractés et les bras croisés sur sa poitrine.Ses lèvres tremblaient comme s’il eût retenu des paroles prêtes às’élancer.

Blanche se taisait, pressée contre sa mère. Onentendit la voix de l’oncle Jean étouffée et lente quidisait :

– Qu’as-tu vu encore, ma fille ?…Dieu parle parfois dans les rêves des enfants…

Blanche eut un frisson de peur.

– Oh ! je ne voudrais pas revoircela ! murmura-t-elle. Comme il était étendu par terre, je mesuis penchée au-dessus de lui… Où donc était son beausourire ? Ses yeux ne remuaient plus… je l’ai touché… il étaitfroid comme du marbre…

La voix de l’oncle Jean rompit encore lesilence.

– Dans tes prières du soir, ma fille,prononça-t-il lentement, tu diras désormais : « MonDieu ! prenez pitié de l’âme de mon pauvre oncleLouis… »

Depuis que le jeu de boston avait étéinterrompu, pas une parole n’était tombée de la bouche du maître dePenhoël. Ses traits, dont la régularité lourde n’exprimait,d’ordinaire, que l’apathie et la paresse de l’intelligence,reflétaient maintenant d’énergiques émotions.

On eût suivi sur sa physionomie violemmentagitée les traces successives de la colère, de la jalousie, de ladouleur poignante, et peut-être aussi du remords.

Il avait bu la moitié du flacon d’eau-de-vie.L’alcool se joignait à la passion excitée pour fouetter lapesanteur épaisse de son sang.

Un instant, son regard allumé enveloppa safemme et sa fille dans une menace muette, mais terrible.

Ce ne fut qu’un instant. À la voix de l’oncleJean, ses traits se détendirent, et sa paupière se baissa commepour contenir une larme.

Durant deux ou trois secondes, il lutta contrelui-même ; puis il cacha son visage entre ses deux mains.

– Mensonge !… mensonge !…murmura-t-il. Je suis le maître ici, et je défends à qui que cesoit de dire que mon frère Louis est mort !…

Personne ne répliqua. Un sanglot souleva laforte poitrine de Penhoël.

– Louis !… mon frère Louis !…reprit-il à voix basse ; tout le monde sait combien jel’aimais !… Non, non, il n’est pas mort !… Dieu m’auraitenvoyé des songes à moi aussi… Je suis son frère… Qui donc a ledroit ici de l’aimer plus que moi ?

À ces derniers mots, son œil eut encore unéclair farouche, et son regard fit le tour de la chambre comme pourchercher un contradicteur. Il ne rencontra que des visages morneset dociles, sa colère tomba.

Il s’approcha de sa femme et lui baisa la maind’un air qui demandait pardon ; puis il prit Blanche entre sesbras et la pressa passionnément contre son cœur, tandis que leregard jaloux de Vincent suivait tous ses mouvements.

On eût découvert dans les yeux de Madame unsentiment analogue à celui de Vincent. Elle aussi semblaitinquiète, comme si l’enfant n’eût pas été en sûreté dans les brasde son père.

Tout cela eût paru bien bizarre à l’étrangerqu’on aurait introduit pour la première fois dans la maison dePenhoël. Il y avait dans la conduite du maître une énigmeinexplicable. L’élan de tendresse qui l’entraînait maintenants’adressait à sa femme autant qu’à sa fille, et contredisaiténergiquement ce sombre regard dans lequel il les enveloppaitnaguère.

Une chose non moins étrange, c’était lafroideur égale avec laquelle Madame accueillait les colères, puisle repentir de son mari.

Il y avait pourtant sur la noble et bellefigure de Marthe tous les indices d’un cœur dévoué…

Chacun cependant restait silencieux. Roger deLaunoy, Cyprienne et Diane détournaient leurs regards avec unesorte de respectueuse pudeur. L’oncle rêvait toujours. Le bonmaître d’école battait machinalement les cartes pour se donner unecontenance, et l’homme de loi, lorgnant à la dérobée le flacond’eau-de-vie à moitié vide, y trouvait évidemment l’explication del’incohérente conduite de Penhoël. Un seul être parmi les hôtes dumanoir aurait pu l’expliquer autrement et mieux ; mais c’étaitune âme discrète et loyale, dans laquelle mouraient les secretsconfiés.

Penhoël s’était assis auprès de sa femme etcaressait les cheveux blonds de l’Ange qui lui souriaitdoucement.

– Marthe, disait-il d’une voix basse ettremblante d’émotion, je suis un fou !… j’ai trop debonheur !… et Dieu me punira, car je suis ingrat envers samiséricorde.

Il pressait la main de Madame contre seslèvres, et son regard voilé par un reste d’égarement la parcouraitavec adoration.

– Sais-je pourquoi je souffre tant ?reprit-il. Oh ! Marthe !

Share