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Les Blancs et les Bleus – Tome II

Les Blancs et les Bleus – Tome II

d’ Alexandre Dumas

Partie 1

LE 18 FRUCTIDOR

Chapitre 1 Coup d’œil sur la province

Dans la soirée du 28 au 29 mai 1797,c’est-à-dire au moment où sa glorieuse campagne d’Italie terminée,Bonaparte trône avec Joséphine à Montebello, entouré des ministres des puissances étrangères ; où les chevaux de Corinthe descendant du Dôme et le lion de Saint-Marc tombant de sa colonne,partent pour Paris ; où Pichegru, mis en disponibilité sur de vagues soupçons, vient d’être nommé président des Cinq-Cents, et Barbé-Marbois président des Anciens, un cavalier qui voyageait,comme dit Virgile, sous le silence amical de la lune, per amicasilentia lunae, et qui suivait, au trot d’un vigoureux cheval,la route de Mâcon à Bourg, quitta cette route un peu au-dessus du village de Pollias, sauta ou plutôt fit sauter à son cheval le fossé qui le séparait des terres en culture, et suivit pendant cinq cents mètres environ les bords de la rivière de Veyle, où il n’était exposé à rencontrer ni village ni voyageur. Là, ne craignant plus sans doute d’être reconnu ou remarqué, il laissa glisser son manteau, qui, de ses épaules, tomba sur la croupe de son cheval, et, dans ce mouvement, mit à découvert une ceinture garnie de deux pistolets et d’un couteau de chasse. Puis il souleva son chapeau, et essuya son front ruisselant de sueur. On put voir alors que ce voyageur était un jeune homme de vingt-huit à vingt-neuf ans, beau, élégant et de haute mine, et tout prêt à repousser la force par la force, si l’on avait l’imprudence de l’attaquer.

Et sous ce rapport, la précaution qui lui avait fait passer à sa ceinture une paire de pistolets, dont on eût pu voir la pareille dans ses fontes, n’était point inutile. La réaction thermidorienne, écrasée à Paris le 13 vendémiaire, s’était réfugiée en province, et là, avait pris des proportionsgigantesques. Lyon était devenu sa capitale ; d’un côté, parNîmes, elle étendait la main jusqu’à Marseille, et, de l’autre, parBourg-en-Bresse jusqu’à Besançon. Pour voir où en était cetteréaction, nous renverrions bien le lecteur à notre roman des« Compagnons de Jéhu », ou aux « Souvenirs de laRévolution et de l’Empire », de Charles Nodier ; mais lelecteur n’aurait probablement ni l’un ni l’autre de ces deuxouvrages sous la main, et il nous paraît plus court de lesreproduire ici.

Il ne faut pas s’étonner que la réactionthermidorienne, écrasée dans la première capitale de la France, aitélu domicile dans la seconde et ait eu ses ramifications àMarseille et à Besançon. On sait ce qu’avait souffert Lyon, aprèssa révolte : la guillotine eût été trop lente. Colletd’Herbois et Fouché mitraillèrent. Il y eut à cette époque bien peude familles du haut commerce ou de la noblesse qui n’eussent pasperdu quelqu’un des leurs. Eh bien ! ce père, ce frère, cefils perdu, l’heure était venue de le venger et on le vengeait,ostensiblement, publiquement au grand jour. « C’est toi qui ascausé la mort de mon fils, de mon frère et de monpère ! » disait-on au dénonciateur, et on lefrappait.

« La théorie du meurtre, dit Nodier,était montée dans les hautes classes. Il y avait dans les salonsdes secrets de mort qui épouvanteraient les bagnes. On faisaitCharlemagne à la bouillotte pour une partie d’extermination, etl’on ne prenait pas la peine de parler bas pour dire qu’on allaittuer quelqu’un. Les femmes, douces médiatrices de toutes lespassions de l’homme, avaient pris une part offensive dans ceshorribles débats. Depuis que d’exécrables mégères ne portaient plusde guillotines en boucles d’oreilles, d’adorables furies, comme eûtdit Corneille, portaient un poignard en épingle. Quand vousopposiez quelques objections de sentiment à ces épouvantablesexcès, on vous menait aux Brotteaux, on vous faisait marcher malgrévous sur cette terre élastique et rebondissante, et l’on vousdisait : « C’est là que sont nos parents. » Queltableau que celui de ces jours d’exception dont le caractèreindéfinissable et sans nom ne peut s’exprimer que par les faitseux-mêmes, tant la parole est impuissante pour rendre cetteconfusion inouïe des idées les plus antipathiques, cette alliancedes formes les plus élégantes et des plus implacables fureurs,cette transaction effrénée des doctrines de l’humanité et des actesdes anthropophages ! Comment faire comprendre ce tempsimpossible où les cachots ne protégeaient pas le prisonnier, où lebourreau qui venait chercher sa victime s’étonnait d’avoir étédevancé par l’assassin, ce long 2 septembre renouvelé tous lesjours par d’admirables jeunes gens qui sortaient d’un bal et sefaisaient attendre dans un boudoir ?

» Ce que c’était, il faut le dire,c’était une monomanie endémique, un besoin de furie et d’égorgementéclos sous les ailes des harpies révolutionnaires ; un appétitde larcin aiguisé par les confiscations, une soif de sang enflamméepar la vue du sang. C’était la frénésie d’une génération nourrie,comme Achille, de la moelle des bêtes féroces ; qui n’avaitplus de types et d’idéalité devant elle que les brigands deSchiller et les francs juges du Moyen Âge. C’était l’âpre etirrésistible nécessité de recommencer la société par le crime commeelle avait fini. C’était ce qu’envoie toujours, dans les tempsmarqués, l’esprit des compensations éternelles, les titans après lechaos, Python après le déluge, une nuée de vautours après lecarnage ; cet infaillible talion de fléaux inexplicables quiacquitte la mort par la mort, qui demande le cadavre pour lecadavre, qui se paie avec usure et que l’Écriture elle-même acompté parmi les trésors de la Providence.

» La composition inopinée de ces bandes,dont on ignora d’abord le but, offrait bien un peu de ce mélangeinévitable d’états, de conditions, de personnes, qu’on remarquedans tous les partis, dans toutes les bandes qui se ruent autravers d’une société en désordre ; mais il y en avait moinslà qu’il n’en fut jamais ailleurs. La partie des classesinférieures qui y prenait part, ne manquait pas de ce vernis demanières que donnent les vices dispendieux ; populacearistocrate qui courait de débauches en débauches et d’excès enexcès, après l’aristocratie de nom et de fortune, comme pourprouver qu’il n’y a rien de plus facile à outrepasser que lemauvais exemple. Le reste couvrait sous des formes plus élégantesune dépravation plus odieuse, parce qu’elle avait eu à briser lefrein des bienséances et de l’éducation. On n’avait jamais vu tantd’assassins en bas de soie ; et l’on se tromperait fort sil’on s’imaginait que le luxe des mœurs fût là en raison opposée dela férocité des caractères. La rage n’avait pas moins d’accèsimpitoyables dans l’homme du monde que dans l’homme du peuple, etl’on n’aurait point trouvé la mort moins cruelle en raffinementssous le poignard des petits-maîtres que sous le couteau duboucher.

» La classe proscrite s’était d’abordjetée avec empressement dans les prisons, pour y chercher un asile.Quand cette triste sauvegarde de l’infortune eut été violée, commetout ce qu’il y avait de sacré chez les hommes, comme les temples,comme les tombeaux, l’administration essaya de pourvoir à la sûretédes victimes en les dépaysant. Pour les soustraire au moins àl’action des vengeances particulières, on les envoyait à vingt, àtrente lieues de leurs femmes et de leurs enfants, parmi despopulations dont elles n’étaient connues ni par leurs noms ni parleurs actes. La caravane fatale ne faisait que changer desépulture. Ces associés de la mort se livraient leur proie paréchange d’un département à l’autre avec la régularité du commerce.Jamais la régularité des affaires ne fut portée aussi loin que danscette horrible comptabilité. Jamais une de ces traites barbares quise payaient en têtes d’hommes ne fut protestée à l’échéance.Aussitôt que la lettre de voiture était arrivée, on balançaitfroidement le doit et l’avoir ; on portait les créances enavances et le mandat de sang était soldé à vue.

» C’était un spectacle dont la seule idéerévolte l’âme, et qui se renouvelait souvent. Qu’on se représenteune de ces longues charrettes à ridelles sur lesquelles on entasseles veaux pour la boucherie, et, là, pressés confusément, les piedset les mains fortement noués de cordes, la tête pendante et battuepar les cahots, la poitrine haletante de fatigue, de désespoir etde terreur, des hommes dont le plus grand crime était presquetoujours une folle exaltation dissipée en paroles menaçantes.Oh ! ne pensez pas qu’on leur eût ménagé, à leur entrée, ni lerepas libre des martyrs, ni les honneurs expiatoires du sacrifice,ni même la vaine expiation d’opposer un moment une résistanceimpossible à une attaque sans péril, comme aux arènes de Constanceet de Gallus ! Le massacre les surprenait immobiles ; onles égorgeait dans leurs liens, et l’assommoir, rouge de sang,retentissait encore longtemps sur des corps qui ne sentaientplus. »

Nodier avait vu et m’a nommé un vieillardseptuagénaire, connu par la douceur de ses habitudes et par cettepolitesse maniérée qui passe avant toutes les autres qualités dansles salons de provinces ; un de ces hommes de bon ton, dontl’espèce commence à se perdre, et qui étaient allés une fois àParis pour faire leur cour aux ministres et pour assister au jeu età la chasse du roi, mais qui devaient à ce souvenir privilégiél’avantage de dîner de temps en temps chez l’intendant, et dedonner leur avis dans les cérémonies importantes sur une questiond’étiquette. Nodier l’avait vu, tandis que des femmes regardaient,paisibles, portant entre les bras leurs enfants qui battaient desmains, Nodier l’avait vu, et je rapporte les propres termes dont ils’est servi, « fatiguer son bras débile à frapper d’un petitjonc à pomme d’or un cadavre où les assassins avaient oubliéd’éteindre le dernier souffle de la vie, et qui venait de trahirson agonie tardive par une dernière convulsion ».

Et maintenant que nous avons essayé de fairecomprendre l’état du pays que le voyageur traversait, on nes’étonnera plus des précautions qu’il avait prises pour letraverser, ni de l’attention qu’il donnait à chaque accident d’unecontrée qui, au reste, paraissait lui être complètement inconnue.En effet, à peine suivait-il depuis une demi-lieue les bords de laVeyle, qu’il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers, et, sepenchant sur sa selle, essaya de percer l’obscurité devenue plusgrande par le passage d’un nuage sur la lune. Il commençait àdésespérer de trouver son chemin sans recouvrir à prendre un guide,soit à Montech, soit à Saint-Denis, quand une voix qui semblaitsortir de la rivière le fit tressaillir, tant elle étaitinattendue. Cette voix disait du ton le plus cordial :

– Peut-on vous être bon à quelque chose,citoyen ?

– Ah ! par ma foi, oui, répondit levoyageur, et, comme je ne puis aller vous trouver, ne sachant pasoù vous êtes, vous seriez bien aimable de venir me trouver, puisquevous savez où je suis.

Et tout en prononçant ces paroles, ilrecouvrit de son manteau et la crosse de ses pistolets, et la mainqui caressait une de ces crosses.

Chapitre 2Le voyageur

Le voyageur ne s’était pas trompé ; lavoix venait bien de la rivière. Une ombre, en effet, gravitlestement la berge et en un instant se trouva à la tête du cheval,la main appuyée sur son cou. Le cavalier, qu’une si grandefamiliarité paraissait inquiéter, fit faire à sa monture un pas enarrière.

– Oh ! pardon, excuse, citoyen, fitle nouveau venu ; je ne savais pas qu’il fût défendu detoucher à votre cheval.

– Cela n’est point défendu, mon ami, ditle voyageur, mais vous savez que, la nuit, dans les temps où noussommes, il est convenable de se parler à une certaine distance.

– Ah ! dame ! je ne sais pasdistinguer ce qui est convenable de ce qui ne l’est pas, moi. Vousm’avez paru embarrassé sur votre chemin ; j’ai vu ça ; jesuis bon garçon, moi. Je me suis dit : « Voilà unchrétien qui me paraît mal sûr de sa route ; je vais la luiindiquer. » Vous m’avez crié de venir ; me voilà. Vousn’aviez pas besoin de moi ; adieu.

– Pardon, mon ami, dit le voyageur enretenant du geste son interlocuteur, le mouvement que j’ai faitfaire à mon cheval est involontaire ; j’avais, en effet,besoin de vous et vous pouvez me rendre un service.

– Lequel ? Parlez… Oh ! moi, jen’ai pas de rancune.

– Vous êtes du pays ?

– Je suis de Saint-Rémy, ici près. Tenez,on voit le clocher d’ici.

– Alors, vous connaissez lesenvirons ?

– Ah ! je crois bien. Je suispêcheur de mon état. Il n’y a pas un cours d’eau à dix lieues à laronde où je n’aie tendu des lignes de fond.

– Alors, vous devez connaître l’abbaye deSeillon ?

– Tiens ! si je connais l’abbaye deSeillon, je crois bien ! Par exemple, je n’en dirai pas autantdes moines.

– Et pourquoi n’en diriez-vous pas autantdes moines ?

– Mais parce que, depuis 1791, ils ontété chassés, donc !

– Alors, à qui donc appartient lachartreuse ?

– À personne.

– Comment ! il y a en France uneferme, un couvent, une forêt de dix mille arpents, et trois millearpents de terre qui n’appartiennent à personne ?

– Ils appartiennent à la République,c’est tout comme.

– La République ne fait donc pas cultiverles biens qu’elle confisque ?

– Bon ! est-ce qu’elle a letemps ? Elle a bien autre chose à faire, la République.

– Qu’a-t-elle à faire, donc ?

– Elle a à faire peau neuve.

– En effet, elle renouvelle son tiers.Vous vous occupez donc de cela ?

– Oh ! un peu, dans les tempsperdus. Nos voisins du Jura, ils lui ont envoyé le généralPichegru, tout de même.

– Oui.

– Dites donc, ça n’a pas dû les fairerire là-bas. Mais je bavarde, moi ! je bavarde, et je vousfais perdre votre temps. Il est vrai que, si vous allez à Seillon,vous n’avez pas besoin de vous presser.

– Pourquoi cela ?

– Dame, parce qu’il n’y a personne àSeillon.

– Personne ?

– Excepté les fantômes des anciensmoines ; mais, comme ils ne reviennent qu’à minuit, vouspouvez attendre.

– Vous êtes sûr, mon ami, insista levoyageur, qu’il n’y a personne à l’abbaye de Seillon ?

Et il appuya sur le mot« personne ».

– J’y suis encore passé hier en portantmon poisson au château des Noires-Fontaines, chezMme de Montrevel : il n’y avait pas unchat.

Puis, appuyant sur les motssuivants :

– C’étaient tous des prêtres de Baal,ajouta-t-il ; le mal n’est pas grand.

Le voyageur tressaillit plus visiblementencore que la première fois.

– Des prêtres de Baal ? répéta-t-ilen regardant fixement le pêcheur.

– Oui, et, à moins que vous ne veniez dela part d’un roi d’Israël, dont j’ai oublié le nom.

– De la part du roi Jéhu, n’est-cepas ?

– Je ne suis pas bien sûr : c’est unroi sacré par un prophète nommé… nommé… Comment donc nomme-t-on leprophète qui a sacré le roi Jéhu ?

– Élisée, fit sans hésitation levoyageur.

– C’est bien cela, mais il l’avait sacréà une condition. Laquelle ? Aidez-moi donc.

– Celle de punir les crimes de la maisond’Achab et de Jézabel.

– Eh ! sacrebleu ! dites-moicela tout de suite.

Et il tendit la main au voyageur.

Le voyageur et le pêcheur se firent, en setendant la main, un dernier signe de reconnaissance, qui ne laissaplus ni à l’un ni à l’autre le doute qu’ils n’appartinssent à lamême association ; pourtant ils ne se firent pas la moindrequestion sur leur personnalité ni sur l’œuvre qu’ilsaccomplissaient, l’un en se rendant à l’abbaye de Seillon, l’autreen relevant ses liens de fond et ses verveux. Seulement :

– Je suis désespéré d’être retenu ici parordre supérieur, dit le jeune homme aux lignes de fond ; sansquoi, je me fusse fait un plaisir de vous servir de guide, mais jene dois rentrer à la chartreuse que lorsqu’un signal m’y aurarappelé ; au reste, il n’y a plus à vous tromper maintenant.Vous voyez ces deux masses noires dont l’une est plus forte quel’autre ? La plus forte, c’est la ville de Bourg ; laplus faible, c’est le village de Saint-Denis. Passez entre lesdeux, à égale distance de l’un et de l’autre, et continuez votrechemin jusqu’à ce qu’il vous soit barré par le lit de la Reyssouse.Vous le traverserez, à peine si votre cheval aura de l’eaujusqu’aux genoux ; alors, vous verrez un grand rideau noirdevant vous, c’est la forêt.

– Merci ! dit le voyageur ; unefois à la lisière de la forêt, je sais ce qui me reste à faire.

– Même quand on ne répondrait pas de laforêt à votre signal ?

– Oui.

– Eh bien ! allez donc, et bonvoyage.

Les deux jeunes gens se serrèrent une dernièrefois la main, et, avec la même rapidité que le pêcheur avaitescaladé la berge, il la descendit.

Le voyageur allongea machinalement le cou pourvoir ce qu’il était devenu. Il était invisible. Alors, il lâcha labride de son cheval, et, comme la lune avait reparu, comme il luirestait à franchir une prairie sans obstacle, il mit son cheval augrand trot et se trouva bientôt entre Bourg et Saint-Denis.

Là, en même temps, l’heure sonna dans les deuxlocalités. Le voyageur compta onze heures.

Après avoir traversé la route de Lyon à Bourg,le voyageur se vit, comme lui avait dit son guide, sur le bord dela petite rivière ; en deux enjambées, son cheval se trouva del’autre côté, et, arrivé là, il ne vit plus devant lui qu’uneplaine de deux kilomètres à peu près bordée par cette ligne noirequ’on lui avait dit être la forêt, il piqua droit sur elle.

Au bout de dix minutes, il était sur le cheminvicinal qui la bordait dans toute sa longueur. Là, il s’arrêta uninstant et regarda tout autour de lui. Il n’hésitait point à fairele signal qu’on lui avait indiqué, mais il voulait s’assurer qu’ilétait bien seul. La nuit a parfois des silences si profonds, quel’homme le plus téméraire les respecte, s’il n’est pas forcé de lesrompre. Un instant, comme nous l’avons dit, notre voyageur regardaet écouta, mais il ne vit rien et n’entendit rien. Il porta la mainà sa bouche et tira du manche de son fouet trois coups de sifflet,dont le premier et le dernier fermes et assurés, et celui du milieutremblotant comme celui d’un contremaître de bâtiment. Le bruit seperdit dans les profondeurs de la forêt, mais aucun autre bruitanalogue ou différent ne lui répondit.

Pendant que notre voyageur écoutait, minuitsonna à Bourg et fut répété par l’horloge de tous les clochersvoisins. Le voyageur répéta le signal une seconde fois, et uneseconde fois le silence seul lui répondit.

Alors, il parut se décider, suivit le cheminvicinal jusqu’à ce qu’un autre chemin vînt le rejoindre comme laligne verticale d’un T joint la ligne horizontale, prit ce chemin,s’y enfonça résolument ; au bout de dix minutes, le voyantcoupé transversalement par un autre, il suivit cet autre enappuyant à gauche, et, cinq minutes après, se trouva hors de laforêt.

Devant lui, à deux cents pas, s’élevait unemasse sombre qui était à n’en point douter le but de son voyage.D’ailleurs, en s’approchant, il devait, à certains détails,s’assurer que c’était bien la vieille chartreuse qu’il avait sousles yeux.

Enfin le cavalier s’arrêta devant une grandeporte, surmontée et accompagnée de trois statues : celle de laVierge, celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ et celle de saintJean-Baptiste. La statue de la Vierge, placée immédiatementau-dessus de la porte, formait le point le plus élevé du triangle.Les deux autres descendaient jusqu’à la traverse formant la branchede la croix de pierre dans laquelle s’emboîtait une double portemassive de chêne, qui, plus heureuse que certaines parties de lafaçade, et surtout que les contrevents du premier étage, paraissaitavoir bravé les efforts du temps.

– C’est ici, dit le cavalier. Voyonsmaintenant laquelle des trois statues est celle de saint Jean.

Chapitre 3La chartreuse de Seillon

Le voyageur reconnut que la statue qu’ilcherchait était celle qui était placée dans une niche à droite dela grande porte. Il força son cheval de s’approcher du mur, et, sehaussant sur les étriers, il atteignit le piédestal de la statue.Un intervalle existait entre la base et les parois de laniche ; il y glissa la main, sentit un anneau, tira à lui etdevina, plutôt qu’il n’entendit, la trépidation d’une sonnette.Trois fois il recommença le même exercice. À la troisième fois, ilécouta, il lui sembla alors entendre s’approcher de la porte un pasinquiet.

– Qui sonne ? demanda une voix.

– Celui qui vient de la part du prophète,répondit le voyageur.

– De quel prophète ?

– De celui qui a laissé son manteau à sondisciple.

– Comment s’appelait-il ?

– Élisée.

– Quel est le roi auquel les filsd’Israël doivent obéir ?

– Jéhu !

– Quelle est la maison qu’ils doiventexterminer ?

– Celle d’Achab.

– Êtes-vous prophète oudisciple ?

– Je suis disciple, mais je viens pourêtre reçu prophète.

– Alors, soyez le bienvenu dans la maisondu Seigneur !

À peine ces paroles avaient-elles été dites,que les barres de fer qui maintenaient la porte basculèrent sansbruit, que les verrous muets sortirent sans grincer de leurstenons, et que la porte s’ouvrit silencieusement et comme parmagie.

Le cavalier et le cheval disparurent sous lavoûte. La porte se referma derrière eux. L’homme qui venaitd’ouvrir si lentement et de la refermer si vite, s’approcha dunouveau venu qui mettait pied à terre. Celui-ci jeta sur lui unregard de curiosité. Il était vêtu de la longue robe blanche deschartreux, et avait la tête entièrement voilée par son capuchon. Ilprit le cheval à la bride, mais évidemment plutôt pour rendreservice que par servilité. Et, en effet, pendant ce temps, levoyageur détachait sa valise et tirait de ses fontes les pistoletsqu’il passait à sa ceinture, près de ceux qui y étaient déjà.

Le cavalier jeta un coup d’œil autour de lui,et, ne voyant aucune lumière, n’entendant aucun bruit :

– Les compagnons seraient-ilsabsents ? demanda-t-il.

– Ils sont en expédition, répondit lefrère.

– Les attendez-vous cette nuit ?

– Je les espère cette nuit, mais je neles attends guère que la nuit prochaine.

Le voyageur réfléchit un instant. Cetteabsence paraissait le contrarier.

– Je ne puis loger à la ville,dit-il ; je craindrais d’être remarqué, sinon d’être reconnu.Puis-je attendre les compagnons ici ?

– Oui, sur votre parole d’honneur de nepas essayer d’en sortir.

– Vous l’avez.

Pendant ce temps, la robe d’un second moines’était dessinée dans l’ombre, blanchissant au fur et à mesurequ’elle approchait du premier groupe. Celui-ci était sans doute uncompagnon secondaire, car le premier moine lui jeta aux mains labride du cheval, l’invitant, avec la forme d’un ordre, plutôt quecelle d’une prière, à le conduire à l’écurie. Puis, tendant la mainau voyageur :

– Vous comprenez, lui dit-il, pourquoinous n’allumons point la lumière… Cette chartreuse est censéeinhabitée ou peuplée simplement par des fantômes ; une lumièrenous dénoncerait. Prenez ma main et suivez-moi.

Le voyageur ôta son gant et prit la main dumoine. C’était une main douce et, on le sentait, inhabile à tousles travaux qui enlèvent à cet organe son aristocratie primitive.Dans les circonstances où se trouvait le voyageur, tout est indice.Il fut aise de savoir qu’il avait affaire à un homme comme il faut,et le suivit dès lors avec une entière confiance. Après quelquesdétours faits dans des corridors complètement obscurs, on entradans une rotonde prenant sa lumière par en haut. C’était évidemmentla salle à manger des compagnons. Elle était éclairée de quelquesbougies appliquées au mur par des candélabres. Un feu était alluméet brûlait dans une grande cheminée, entretenu par du bois sec,faisant peu ou point de fumée.

Le moine présenta un siège au voyageur, et luidit :

– Si notre frère est fatigué, qu’il serepose ; si notre frère a faim, on va lui servir àsouper ; si notre frère a envie de dormir, on va le conduire àson lit.

– J’accepte tout cela, dit le voyageur endétirant ses membres élégants et vigoureux à la fois. Le siègeparce que je suis fatigué, le souper parce que j’ai faim, le litparce que j’ai envie de dormir. Mais, avec votre permission, montrès cher frère, chaque chose viendra à son tour.

Il jeta sur la table son chapeau à largesbords, et, passant sa main dans ses cheveux flottants, il mit àdécouvert un large front, de beaux yeux, et un visage plein desérénité. Le moine qui avait conduit le cheval à l’écurie rentra,et, interrogé par son confrère, répondit que l’animal avait salitière fraîche et son râtelier garni.

Puis, sur l’ordre qui lui fut donné, ilétendit sur l’extrémité de la table une serviette, posa sur cetteserviette une bouteille de vin, un verre, un poulet froid, un pâtéet un couvert, avec couteau et fourchette.

– Quand vous voudrez, mon frère, dit lemoine au voyageur et lui montrant de la main la table prête.

– Tout de suite, répondit celui-ci.

Et, sans se séparer de sa chaise, ils’approcha de la table et s’assit devant elle. Le voyageur attaquabravement le poulet, dont il transporta la cuisse d’abord, puisl’aile sur son assiette. Puis, après le poulet, vint le pâté, dontil mangea une tranche en buvant à petits coups le reste de labouteille et en cassant son vin, comme disent les gourmands.Pendant tout ce temps, le moine était demeuré debout et immobile àquelques pas de lui. Le moine n’était pas curieux, le voyageuravait faim ; ni l’un ni l’autre n’avaient laissé échapper uneparole. Le repas fini, le voyageur tira sa montre de sa poche.

– Deux heures, dit-il ; nous avonsencore deux heures à attendre le jour.

Puis, s’adressant au moine :

– Si nos compagnons ne sont pas rentréscette nuit, dit-il, nous ne devons pas les attendre, n’est-ce pas,que la nuit prochaine ?

– C’est probable, répondit lemoine ; à moins de nécessité absolue, nos frères ne voyagentpas le jour.

– Eh bien ! dit l’étranger, sur cesdeux heures, je vais en attendre une. Si, à trois heures, nosfrères ne sont pas arrivés, vous me conduirez à ma chambre. D’icilà, si vous avez affaire, ne vous gênez pas pour moi. Vousappartenez à un ordre silencieux ; moi, je ne suis bavardqu’avec les femmes. Vous n’en avez pas ici, n’est-ce pas ?

– Non, répondit le chartreux.

– Eh bien ! allez à vos affaires, sivous en avez, et laissez-moi à mes pensées.

Le chartreux s’inclina et sortit, laissant levoyageur seul, mais ayant la précaution, avant de sortir, dedéposer devant lui une seconde bouteille de vin. Le conviveremercia par un salut le moine de son attention, et, machinalement,continua de boire son vin à petits coups et de manger la croûte deson pâté à petits morceaux.

– Si c’est là l’ordinaire de noschartreux, murmura-t-il, je ne les plains pas. Du pommard à leurordinaire, une poularde (il est vrai que nous sommes dans le paysdes poulardes) et un pâté de bécassines… C’est égal, le dessertmanque.

Ce désir était à peine exprimé, que le moinequi avait pris soin du cheval et du cavalier entra, portant sur unplat une tranche de ce beau fromage de Sassenage pointillé de vert,et dont l’invention remonte, dit-on, à la fée Mélusine. Sans faireprofession de gourmandise, le voyageur paraissait, comme on l’a vu,sensible à l’ordonnance d’un souper. Il n’avait pas dit commeBrillat-Savarin : « Un repas sans fromage est une femme àlaquelle il manque un œil », mais sans doute il lepensait.

Une heure se passa à vider sa bouteille depommard et à piquer les miettes de son fromage à la pointe ducouteau. Le petit moine l’avait laissé seul, et libre parconséquent de se livrer à sa guise à cette double occupation. Levoyageur tira sa montre, il était trois heures.

Il chercha s’il y avait une sonnette, il n’entrouva pas. Il fut sur le point de frapper du couteau sur sonverre ; mais il trouva que c’était prendre une bien grandeliberté à l’endroit des dignes moines qui le recevaient siconfortablement.

En conséquence, voulant se tenir la parolequ’il s’était donnée à lui-même, et gagner son lit, il déposa, pourne pas même être soupçonné de vouloir manquer à sa parole, sesarmes sur la table, et, nu-tête, son couteau de chasse au côtéseulement, il s’engagea dans le corridor par lequel il était entré.À moitié du corridor, il rencontra le moine qui l’avait reçu.

– Frère, dit celui-ci au voyageur. Deuxsignaux viennent de nous annoncer que les compagnonsapprochent ; dans cinq minutes, ils seront ici ; j’allaisvous avertir.

– Eh bien ! dit le voyageur, allonsau-devant d’eux.

Le moine ne fit aucune objection ; ilretourna sur ses pas et rentra dans la cour, suivi de l’étranger.Le second moine ouvrait la porte à deux battants, comme il avaitfait pour le voyageur. La porte ouverte, il fut facile d’entendrele galop de plusieurs chevaux qui allait se rapprochant avecrapidité.

– Place ! place ! dit vivementle moine en écartant le voyageur de la main et en l’appuyant contrele mur.

Et, en effet, en même temps, un tourbillond’hommes et de chevaux s’engouffra sous la voûte avec le bruit dutonnerre.

Le voyageur crut un instant que les compagnonsétaient poursuivis. Il se trompait.

Chapitre 4Le traître

La porte se referma derrière eux. Le journ’était point encore venu. Cependant, la nuit était déjà moinsobscure. Le voyageur vit avec un certain étonnement que lescompagnons amenaient un prisonnier. Ce prisonnier, les mains liéesderrière le dos, était attaché sur un cheval dont deux compagnonstenaient la bride. Les trois cavaliers étaient entrés de face sousla porte cochère. Le galop de leurs chevaux les emporta jusqu’aufond de la cour. Deux par deux, les autres étaient entrés ensuite,et les avaient entourés. Tous avaient mis pied à terre.

Un instant le prisonnier était resté à cheval,mais on l’avait descendu à son tour.

– Faites-moi parler au capitaine Morgan,dit le voyageur au moine qui, jusque-là, s’était occupé de lui. Ilfaut avant tout qu’il sache que je suis arrivé.

Le moine alla dire quelques mots à l’oreilledu chef, qui s’approcha vivement du voyageur.

– De la part de qui venez-vous ? luidemanda-t-il.

– Faut-il répondre par la formuleordinaire, demanda celui-ci, ou dire tout simplement de la part dequi je viens, en effet ?

– Puisque vous êtes ici, c’est que vousavez satisfait aux exigences. Dites-moi de la part de qui vousvenez.

– Je viens de la part du généralTête-Ronde.

– Vous avez une lettre de lui ?

– La voici.

Et le voyageur porta la main à sa poche ;mais Morgan l’arrêta.

– Plus tard, dit-il. Nous avons d’abord ànous occuper de juger et de punir un traître. Conduisez leprisonnier dans la salle du conseil, ajouta Morgan.

En ce moment, on entendit le galop d’uneseconde troupe de cavaliers.

Morgan écouta.

– Ce sont nos frères, dit-il. Ouvrez laporte !

La porte s’ouvrit.

– Rangez-vous ! cria Morgan.

Et une seconde troupe de quatre hommes entrapresque aussi rapidement que l’avait fait la première.

– Avez-vous le prisonnier ? criacelui qui la commandait.

– Oui, répondirent en chœur lescompagnons de Jéhu.

– Et vous, demanda Morgan, avez-vous leprocès-verbal ?

– Oui, répondirent d’une seule voix lesquatre arrivants.

– Alors, tout va bien, dit Morgan, etjustice va être faite.

Voici ce qui était arrivé.

Comme nous l’avons dit, plusieurs bandes,connues sous le nom de compagnons de Jéhu ou sous celui deVengeurs, et même sous tous les deux, battaient le pays depuisMarseille jusqu’à Besançon. L’une se tenait aux environs d’Avignon,l’autre dans le Jura ; la troisième, enfin, où nous l’avonsvue, c’est-à-dire dans la chartreuse de Seillon.

Comme tous les jeunes gens qui composaient cesbandes appartenaient à des familles du pays, aussitôt le coupprémédité accompli, qu’il eût réussi ou qu’il eût manqué, on seséparait et chacun rentrait chez soi. Un quart d’heure après, notredétrousseur de diligences, le chapeau sur le coin de l’oreille, lelorgnon à l’œil, la badine à la main, se promenait par la ville,demandant des nouvelles des événements et s’étonnant del’incroyable insolence de ces hommes pour lesquels rien n’étaitsacré, pas même l’argent du Directoire. Or, comment soupçonner desjeunes gens dont les uns étaient riches, dont les autres étaient degrande naissance, qui étaient apparentés aux premières autoritésdes villes, de faire le métier de voleurs de grand chemin ?Puis, disons-le, on ne les soupçonnait pas ; mais, les eût-onsoupçonnés, nul n’eût pris sur lui de les dénoncer.

Cependant, le gouvernement voyait avec grandepeine son argent, détourné de sa destination, prendre la route dela Bretagne au lieu de celle de Paris, et aboutir à la caisse deschouans au lieu d’aboutir à celle des directeurs. Aussi voulut-illutter de ruse avec ses ennemis.

Dans une des diligences qui conduisaientl’argent, il fit monter, habillés en bourgeois, sept ou huitgendarmes qui avaient fait porter d’avance à la voiture leurscarabines et leurs pistolets, et qui reçurent l’ordre exprès deprendre vivant un de ces dévaliseurs. La chose fut exécutée assezhabilement pour que les compagnons de Jéhu n’entendissent parler derien. Le véhicule, avec l’honnête allure d’une diligence ordinaire,c’est-à-dire bourrée de bourgeois, s’aventura dans les gorges deCavaillon et fut arrêtée par huit hommes masqués ; une vivefusillade, qui partit de l’intérieur de la voiture, dénonça la ruseaux compagnons de Jéhu qui, peu curieux d’entamer une lutteinutile, mirent au galop leurs montures, et, grâce à l’excellencede leurs chevaux, eurent bientôt disparu. Mais le cheval de l’und’eux avait eu la cuisse cassée par une balle et s’était abattu surson cavalier. Le cavalier, pris par son cheval, n’avait pu fuir etavait été ramassé par les gendarmes, qui avaient ainsi atteint ledouble mandat qui leur avait été confié, celui de défendre l’argentdu gouvernement et de mettre la main sur un de ceux qui voulaientle prendre.

Comme les anciens francs-juges, comme lesilluminés du XVIIIe siècle, comme les francs-maçonsmodernes, les affiliés, pour être reçus compagnons passaient par decruelles épreuves et faisaient de terribles serments. Un de cesserments était de ne jamais dénoncer un compagnon, quelles quefussent les tortures que l’on endurât. Si la faiblesse l’emportait,si le nom d’un complice s’échappait de la bouche du prisonnier, sesubstituant à la justice qui faisait grâce ou qui adoucissait lapeine en récompense de la délation, le premier venu des compagnonsavait le droit de lui enfoncer un poignard dans le cœur.

Or, le prisonnier fait sur la route deMarseille à Avignon, dont le nom de guerre était Hector, et levéritable nom de Fargas, après avoir longtemps résisté tant auxpromesses qu’aux menaces, las enfin de la prison, tourmenté par ledéfaut de sommeil, la pire de toutes les tortures, connu sous sonvéritable nom, avait fini par faire des aveux et par nommer sescomplices.

Mais, aussitôt que la chose avait étédivulguée, les juges avaient reçu un tel déluge de menaces, soitpar lettres, soit de vive voix, qu’on avait résolu d’envoyerl’instruction se faire à l’autre bout de la France, et qu’on avaitchoisi, pour y suivre le procès, la petite ville de Nantua, situéeà l’extrémité du département de l’Ain.

Mais, en même temps que le prisonnier, toutesprécautions prises pour sa sûreté, était expédié à Nantua, lescompagnons de Jéhu de la chartreuse de Seillon avaient reçu avis dela trahison et de la translation du traître.

C’est à vous, leur disait-on, quiêtes les frères les plus dévoués de l’ordre, c’est à Morgan, votrechef, le plus téméraire et le plus aventureux de nous tous, desauver ses compagnons en détruisant le procès-verbal qui lesaccuse, et en faisant un exemple terrible sur la personne de celuiqui a trahi. Qu’il soit jugé, condamné, poignardé, disait lalettre, et exposé aux regards de tous avec le poignard vengeur dansla poitrine.

C’était cette terrible mission que Morganvenait d’accomplir.

Il s’était rendu avec dix de ses compagnons àNantua. Six d’entre eux, après avoir bâillonné la sentinelle,avaient frappé à la porte de la prison, et, le pistolet sur lagorge, avaient forcé le concierge d’ouvrir. Une fois dans laprison, ils s’étaient fait indiquer le cachot de Fargas, s’yétaient fait conduire par le concierge et le geôlier, les avaientenfermés tous deux dans le cachot du prisonnier, avaient liécelui-ci sur un cheval de main qu’ils avaient amené avec eux, etils étaient repartis au grand galop.

Les quatre autres, pendant ce temps, s’étaientemparés du greffier, l’avaient forcé de les conduire au greffe dontil avait la clé et où, dans les moments de presse, il travaillaitparfois toute la nuit. Là, ils s’étaient fait donner la procédureentière, les interrogatoires, contenant les dénonciations signéesde l’accusé. Puis, pour sauvegarder le greffier qui les suppliaitde ne pas le perdre, et qui, peut-être, n’avait pas fait toute larésistance qu’il eût pu faire, ils vidèrent une vingtaine decartons, y mirent le feu, refermèrent la porte du greffe, rendirentla clé au greffier qui fut libre de rentrer chez lui, et partirentau galop à leur tour, emportant les pièces du procès et laissant legreffe brûler tranquillement.

Inutile de dire que, pour faire cetteexpédition, tous étaient masqués.

Voilà pourquoi la seconde troupe, en entrantdans la cour de l’abbaye, avait crié : « Avez-vous leprisonnier ? » et pourquoi la première, après avoirrépondu : « Oui », avait demandé : « Etvous, avez-vous le procès-verbal ? » Et voilà toujourspourquoi, sur la réponse affirmative, Morgan avait dit, de cettevoix qui ne trouvait jamais de contradicteurs : « Alors,tout va bien, et justice va être faite. »

Chapitre 5Le jugement

Le prisonnier était un jeune homme devingt-deux à vingt-trois ans, ayant plutôt l’air d’une femme qued’un homme, tant il était blanc et mince. Il était nu-tête et enchemise, avec son pantalon et ses bottes seulement. Les compagnonsl’avaient pris dans son cachot, tel qu’il était, et enlevé sans luidonner un instant de réflexion.

Son premier sentiment avait été de croire à sadélivrance. Ces hommes qui descendaient dans son cachot, il n’yavait pas de doute, étaient des compagnons de Jéhu, c’est-à-diredes hommes appartenant à la même opinion et aux mêmes bandes quelui. Mais, quand il avait vu ceux-ci lui lier les mains, quand ilavait vu, à travers les masques, les éclairs que lançaient leursyeux, il avait compris qu’il était tombé dans des mains bienautrement terribles que celles des juges, entre les mains de ceuxqu’il avait dénoncés, et qu’il n’avait rien à espérer de complicesqu’il avait voulu perdre.

Pendant toute la route, il n’avait pas faitune question, et nul ne lui avait adressé la parole. Les premiersmots qu’il avait entendus sortir de la bouche de ses juges étaientceux qu’ils venaient de prononcer. Il était très pâle, mais nedonnait pas d’autre signe d’émotion que cette pâleur.

Sur l’ordre de Morgan, les faux moinestraversèrent le cloître. Le prisonnier marchait le premier entredeux compagnons, tenant chacun un pistolet à la main.

Le cloître traversé, on entra dans le jardin.Cette procession de douze moines, marchant silencieusement dans lesténèbres, avait quelque chose d’effrayant. Elle s’avança vers laporte de la citerne. Un de ceux qui marchaient près du prisonnierdérangea une pierre ; sous la pierre, il y avait unanneau ; à l’aide de cet anneau, il souleva la dalle quifermait l’entrée d’un escalier.

Le prisonnier eut un instant d’hésitation,tant l’entrée de ce souterrain ressemblait à celle d’un tombeau.Les deux moines qui marchaient à ses côtés descendirent lespremiers ; puis, dans une rainure de la pierre, ils prirentdeux torches qui étaient là, pour guider de leur lumière ceux quivoulaient s’engager sous ces sombres voûtes. Ils battirent lebriquet, allumèrent les torches et ne dirent que ce seulmot :

– Descendez !

Le prisonnier obéit.

Les moines disparurent jusqu’au dernier sousla voûte. On marcha ainsi trois ou quatre minutes, puis onrencontra une grille ; un des deux moines tira une clé de sapoche et ouvrit.

On se trouva dans le caveau des tombes.

Au fond du caveau s’ouvrait la porte d’uneancienne chapelle souterraine, dont les compagnons de Jéhu avaientfait leur salle de conseil. Une table couverte d’un drap noirs’élevait au milieu, douze stalles sculptées, où les chartreuxs’asseyaient pour chanter l’office des morts, attenaient à lamuraille de chaque côté de la chapelle. La table était chargée d’unencrier, de plusieurs plumes, d’un cahier de papier ; deuxtenons de fer sortaient de la muraille, comme des mains prêtes àrecevoir les torches. On les y enfonça.

Les douze moines se placèrent chacun dans unestalle. On fit asseoir le prisonnier sur un escabeau au bout d’unetable ; de l’autre côté de la table se tenait debout levoyageur, le seul qui ne portât pas une robe de moine, le seul quine fût pas masqué.

Morgan prit la parole :

– Monsieur Lucien de Fargas, dit-il,c’est bien par votre propre volonté, et sans y être contraint niforcé par personne que vous avez demandé à nos frères du Midi defaire partie de notre association et que vous êtes entré, après lesépreuves ordinaires, dans cette association sous le nomd’Hector ?

Le jeune homme inclina la tête en signed’adhésion.

– C’est de ma pleine et entière volonté,sans y être forcé, dit-il.

– Vous avez prêté les serments d’usage,et vous saviez, par conséquent, à quelle punition terribles’exposaient ceux-là qui y manquaient ?

– Je le savais, répondit leprisonnier.

– Vous saviez que tout compagnonrévélant, même au milieu des tortures, les noms de ses complices,encourait la peine de mort, et que cette peine était appliquée sanssursis ni retard, du moment que la preuve de son crime lui étaitfournie ?

– Je le savais.

– Qui a pu vous entraîner à manquer à vosserments ?

– L’impossibilité de résister à cettetorture qu’on appelle le manque de sommeil. J’ai résisté cinqnuits ; la sixième, je demandais la mort, c’était dormir. Onne voulut pas me la donner. Je cherchai tous les moyens de m’ôterla vie ; les précautions étaient si bien prises par mesgeôliers, que je n’en trouvai aucun. La septième nuit, jesuccombai !… Je promis de faire des révélations lelendemain ; j’espérais qu’on me laisserait dormir ; maisces révélations, on exigea que je les fisse à l’instant même. Cefut alors que désespéré, fou d’insomnie, soutenu par deux hommesqui m’empêchaient de dormir tout debout, je balbutiai les quatrenoms de M. de Valensolles, de M. de Barjols, deM. de Jayat et de M. de Ribier.

Un des moines tira de sa poche le dossier duprocès qu’il avait pris au greffe, il chercha la page de ladéclaration et la mit sous les yeux du prisonnier.

– C’est bien cela, dit celui-ci.

– Et votre signature, dit le moine, lareconnaissez-vous ?

– Je la reconnais, répondit le jeunehomme.

– Vous n’avez pas d’excuse à fairevaloir ? demanda le moine.

– Aucune, répliqua le prisonnier. Jesavais, en mettant mon nom au bas de cette page, que je signais monarrêt de mort ; mais je voulais dormir.

– Avez-vous quelque grâce à me demanderavant de mourir ?

– Une seule.

– Parlez.

– J’ai une sœur que j’aime et quim’adore. Orphelins tous deux, nous avons été élevés ensemble, nousavons grandi l’un auprès de l’autre, nous ne nous sommes jamaisquittés. Je voudrais écrire à ma sœur.

– Vous êtes libre de le faire ;seulement, vous écrirez au bas de votre lettre le post-scriptum quenous vous dicterons.

– Merci, dit le jeune homme.

Il se leva et salua.

– Voulez-vous me délier les mains,dit-il, afin que je puisse écrire ?

Ce désir fut exaucé. Morgan, qui lui avaitconstamment adressé la parole, poussa devant lui le papier, laplume et l’encre. Le jeune homme écrivit, d’une main assez ferme, àpeu près la valeur d’une page.

– J’ai fini, messieurs, dit-il.Voulez-vous me dicter le post-scriptum ?

Morgan s’approcha, posa un doigt sur lepapier, tandis que le prisonnier écrivait.

– Y êtes-vous ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le jeune homme.

Je meurs pour avoir manqué à un sermentsacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tuveux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cettenuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard que l’ontrouvera planté dans ma poitrine, indiquera que je ne meurs pasvictime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance.

Morgan tira alors de dessous sa robe unpoignard forgé, lame et poignée, d’un seul morceau de fer. Il avaitla forme d’une croix, pour que le condamné, à ses derniers moments,pût la baiser en l’absence d’un crucifix.

– Si vous le désirez, monsieur, luidit-il, nous vous accorderons cette faveur de vous laisser vousfrapper vous-même. Voici le poignard. Vous sentez-vous la mainassez sûre ?

Le jeune homme réfléchit un instant.

– Non, dit-il, je craindrais de memanquer.

– C’est bien, dit Morgan. Mettezl’adresse à la lettre de votre sœur.

Le jeune homme plia la lettre etécrivit :

À Mademoiselle Diana de Fargas, àNîmes.

– Maintenant, monsieur, lui dit Morgan,vous avez dix minutes pour faire votre prière.

L’ancien autel de la chapelle était encoredebout, quoique mutilé. Le condamné alla s’y agenouiller. Pendantce temps, on déchira une feuille de papier en douze morceaux, et,sur l’un de ces morceaux, on dessina un poignard. Les douzemorceaux furent mis dans le chapeau du messager qui était arrivétout juste pour assister à cet acte de vengeance. Puis, avant quele condamné eût achevé de prier, chacun des moines avait tiré unfragment de papier du chapeau. Celui auquel était échu l’office debourreau ne prononça pas une parole ; il se contenta deprendre le poignard déposé sur la table et d’en essayer la pointe àson doigt. Les dix minutes écoulées, le jeune homme se leva.

– Je suis prêt, dit-il.

Alors, sans hésitation, sans retard, muet etrigide, le moine à qui était échu l’office suprême marcha droit àlui et lui enfonça le poignard dans le côté gauche de la poitrine.On entendit un cri de douleur, puis la chute d’un corps sur lesdalles de la chapelle, mais tout était fini. Le condamné étaitmort. La lame du poignard lui avait traversé le cœur.

– Ainsi périsse, dit Morgan, toutcompagnon de notre association sainte qui manquera à sesserments !

– Ainsi soit-il ! répondirent enchœur tous les moines qui avaient assisté à l’exécution.

Chapitre 6Diana de Fargas

Vers la même heure où le malheureux Lucien deFargas rendait le dernier soupir dans la chapelle souterraine de lachartreuse de Seillon, une voiture de poste s’arrêtait devantl’Auberge du Dauphin, à Nantua.

Cette Auberge du Dauphin avait une certaineréputation à Nantua et dans les environs, réputation qu’elle tenaitdes opinions bien connues de maître René Servet, sonpropriétaire.

Sans savoir pourquoi, maître René Servet étaitroyaliste. Grâce à l’éloignement de Nantua de tout grand centrepopuleux, grâce surtout à la douce humeur de ses habitants, maîtreRené Servet avait pu traverser la Révolution sans être autrementinquiété pour ses opinions, si publiques qu’elles fussent.

Il faut dire cependant que le digne hommeavait bien fait tout ce qu’il avait pu pour être persécuté. Nonseulement il avait conservé à son auberge le titre d’Auberge duDauphin, mais encore, dans la queue du poisson fantastique, queuequi sortait insolemment de la mer, il avait fait dessiner le profildu pauvre petit prince qui était resté enfermé quatre ans à laprison du Temple et qui venait d’y mourir après la réactionthermidorienne.

Aussi, tous ceux qui, à vingt lieues à laronde – et le nombre de ceux-là était grand – partageaient, dans ledépartement ou hors du département de l’Ain, les opinions de RenéServet, ne manquaient pas de venir loger chez lui, et pour rien aumonde n’eussent consenti à aller loger ailleurs.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’une chaise deposte, ayant à s’arrêter à Nantua, déposât, en opposition avecl’auberge démocratique de la Boule-d’Or, son contenu à l’hôtelaristocratique du Dauphin.

Au bruit de la chaise, quoiqu’il fût à peinecinq heures du matin, maître René Servet sauta à bas de son lit,passa un caleçon et des bas blancs, mit ses pantoufles de lisière,et vêtu seulement, par-dessus, d’une grande robe de chambre debasin, tenant à la main son bonnet de coton, se trouva sur le seuilde sa porte en même temps que descendait de la voiture une jeune etbelle personne de dix-huit à vingt ans.

Elle était vêtue de noir, et, malgré sa grandejeunesse et sa grande beauté, voyageait seule.

Elle répondit par une courte révérence ausalut obséquieux que lui fit maître René Servet, et, sans attendreses offres de service, elle lui demanda s’il avait dans son hôtelune bonne chambre et un cabinet de toilette.

Maître René indiqua le N° 7 au premierétage ; ce qu’il avait de mieux.

La jeune femme, impatiente, alla elle-même àla plaque de bois sur laquelle les clés étaient pendues à desclous, et qui indiquait le numéro de la chambre qu’ouvrait chacunede ces clés.

– Monsieur, dit-elle, seriez-vous assezbon pour m’accompagner jusque chez moi ? J’ai quelquesquestions à vous faire. Vous m’enverrez la femme de chambre en vousen allant.

René Servet s’inclina jusqu’à terre ets’empressa d’obéir. Il marcha devant, la jeune femme le suivit.Lorsqu’ils furent arrivés dans la chambre, la voyageuse ferma laporte derrière elle, s’assit sur une chaise, et, s’adressant àl’aubergiste resté debout :

– Maître Servet, lui dit-elle avecfermeté, je vous connais de nom et de réputation. Vous êtes resté,au milieu des années sanglantes que nous venons de traverser, sinondéfenseur, du moins partisan de la bonne cause. Aussi suis-jedescendue directement chez vous.

– Vous me faites honneur, madame,répondit l’aubergiste en s’inclinant.

Elle reprit :

– Je négligerai donc tous les détours ettous les préambules que j’emploierais près d’un homme dontl’opinion serait inconnue ou douteuse. Je suis royaliste :c’est un titre à votre intérêt. Vous êtes royaliste : c’est untitre à ma confiance. Je ne connais personne ici, pas même leprésident du tribunal, pour lequel j’ai une lettre de sonbeau-frère d’Avignon ; il est donc tout simple que jem’adresse à vous.

– J’attends, madame, répondit RenéServet, que vous me fassiez l’honneur de me dire en quoi je puisvous être agréable.

– Avez-vous entendu dire, monsieur, quel’on ait amené, il y a deux ou trois jours, dans les prisons deNantua un jeune homme nommé M. Lucien de Fargas ?

– Hélas ! oui, madame ; ilparaît même que c’est ici, ou plutôt à Bourg, que l’on va lui faireson procès. Il fait partie, nous a-t-on assuré, de cetteassociation intitulée les Compagnons de Jéhu.

– Vous savez le but de cette association,monsieur ? demanda la jeune femme.

– C’est, à ce que je crois, d’enleverl’argent du gouvernement et de le faire passer à nos amis de laVendée et de la Bretagne.

– Justement, monsieur, et le gouvernementvoudrait traiter ces hommes-là comme des voleursordinaires !

– Je crois, madame, répondit René Servetd’une voix pleine de confiance, que nos juges seront assezintelligents pour reconnaître une différence entre eux et desmalfaiteurs.

– Maintenant, arrivons au but de monvoyage. On a cru que l’accusé, c’est-à-dire mon frère, couraitquelque danger dans les prisons d’Avignon et on l’a transporté àl’autre bout de la France. Je voudrais le voir. À qui faut-il queje m’adresse pour obtenir cette faveur ?

– Mais justement, madame, au présidentpour lequel vous avez une lettre.

– Quelle espèce d’homme est-ce ?

– Prudent, mais, je l’espère, pensantbien. Je vous ferai conduire chez lui dès que vous ledésirerez.

Mlle de Fargas tira samontre ; il était à peine cinq heures et demie du matin.

– Je ne puis cependant me présenter chezlui à une pareille heure, murmura-t-elle. Me coucher ? Je n’aiaucune envie de dormir.

Puis, après un moment de réflexion :

– Monsieur, demanda-t-elle, de quel côtéde la ville sont les prisons ?

– Si madame voulait faire un tour de cecôté, dit maître Servet, je réclamerais l’honneur del’accompagner.

– Eh bien ! monsieur, faites-moiservir une tasse de lait, de café, de thé, tout ce que vousvoudrez, et achevez de vous habiller… En attendant que j’y puisseentrer, je veux voir les murs où est enfermé mon frère.

L’hôtelier ne fit aucune observation. Ledésir, en effet, était tout naturel ; il descendit, fit monterà la jeune voyageuse une tasse de lait et de café. Au bout de dixminutes, celle-ci descendait et retrouvait maître René Servet, avecson costume des dimanches, prêt à guider dans les rues de la petiteville fondée par le bénédictin saint Amand, et dans l’église delaquelle Charles le Chauve dort d’un sommeil plus tranquilleprobablement que ne le fut pour lui celui de la vie.

La ville de Nantua n’est pas grande. Au boutde cinq minutes de marche, on était arrivé à la prison, devantlaquelle se trouvait une grande foule et se faisait une granderumeur.

Tout est pressentiment pour ceux qui ont desamis dans le danger. Mlle de Fargas avait,sous le coup de l’accusation mortelle, plus qu’un ami, un frèrequ’elle adorait. Il lui sembla tout à coup que son frère n’étaitpoint étranger à ce bruit et à la présence de cette foule, et,pâlissant et saisissant le bras de son guide, elles’écria :

– Oh ! Mon Dieu ! qu’est-ildonc arrivé ?

– C’est ce que nous allons savoir,mademoiselle, répondit René Servet, beaucoup moins facile àémouvoir que sa belle compagne.

Ce qui était arrivé, personne ne le savaitencore bien positivement. Lorsqu’on était venu, à deux heures dumatin, pour relever la sentinelle, on l’avait trouvée bâillonnée,les bras et les jambes liés, dans sa guérite. Tout ce qu’elle avaitpu dire, c’est que, surprise par quatre hommes, elle avait opposéune résistance désespérée, qui n’avait eu pour résultat que de lafaire mettre dans l’état où on la trouvait. Ce qui s’était passé,une fois qu’elle avait été attachée dans la guérite, elle nepouvait en rien dire. Elle croyait seulement que c’était à laprison que les malfaiteurs avaient affaire. On avait alors prévenule maire, le commissaire de police et le sergent des pompiers de cequi venait d’arriver. Les trois autorités s’étaient réunies enconseil extraordinaire et avaient fait comparaître devant elles lasentinelle qui avait renouvelé son récit.

Après une demi-heure de délibération et desuppositions plus invraisemblables et plus absurdes les unes queles autres, il avait été résolu de finir par où on eût dûcommencer, c’est-à-dire d’aller frapper à la prison.

Malgré les heurts de plus en plusretentissants, personne n’était venu ouvrir ; mais les coupsde marteau avaient réveillé les habitants des maisons situées dansle voisinage. Ceux-ci s’étaient mis à la fenêtre de leurs maisons,et des interpellations avaient commencé dont le résultat étaitqu’il fallait envoyer chercher le serrurier.

Pendant ce temps, le jour était venu, leschiens avaient aboyé, les rares passants s’étaient groupéscurieusement autour du maire et du commissaire de police ; et,quand le sergent des pompiers était revenu avec le serrurier,c’est-à-dire vers quatre heures du matin, il avait déjà trouvé à laporte de la prison un rassemblement raisonnable. Le serrurier fitobserver que, si les portes étaient fermées en dedans et au verrou,tous ses rossignols seraient inutiles. Mais le maire, homme d’ungrand sens, lui ordonna d’essayer d’abord, et que l’on verraitaprès. Or, comme les compagnons de Jéhu n’avaient pu à la foissortir en dehors et tirer les verrous en dedans, comme ilss’étaient contentés de tirer les portes après eux, à la grandesatisfaction de la foule qui allait croissant, la portes’ouvrit.

Tout le monde alors essaya de se précipiterdans la prison ; mais le maire plaça le sergent de pompiers ensentinelle à la porte, et lui défendit de laisser passer qui que cefût au monde. Force fut d’obéir à la loi. La foule augmenta, maisla consigne donnée par le maire fut observée.

Les cachots ne sont point nombreux dans laprison de Nantua. Ils se composent de trois chambres souterrainesde l’une desquelles on entendit sortir des gémissements. Cesgémissements attirèrent l’attention du maire, qui interrogea àtravers la porte ceux qui les poussaient, et qui eut bientôtreconnu que les auteurs de ces gémissements n’étaient autres que leconcierge et le geôlier lui-même.

On en était là de l’investigation municipale,lorsque Diana de Fargas et le propriétaire de l’Hôtel du Dauphinétaient arrivés sur la place de la prison.

Chapitre 7Ce qui fut l’objet, pendant plus de trois mois, des conversationsde la petite ville de Nantua

À la première question de maître RenéServet :

– Que se passe-t-il donc, s’il vousplaît, compère Bidoux, à la prison ?

Celui auquel il s’adressaitrépondit :

– Des choses extraordinaires, monsieurServet, et qui ne se sont jamais vues ! On a trouvé ce matin,en la relevant, la sentinelle dans sa guérite, bâillonnée etficelée comme un saucisson ; et, dans ce moment-ci, il paraîtqu’on vient de trouver le père Rossignol et son geôlier enfermésdans un cachot. Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ? dansquel temps vivons-nous ?

Sous la forme grotesque dont l’enveloppaitl’interlocuteur de maître René Servet, Diana avait reconnu lavérité. Il était clair, pour tout esprit intelligent, que, dumoment que le concierge et le geôlier étaient dans les cachots, lesprisonniers devaient être dehors.

Diana quitta le bras de maître René, s’élançavers la prison, perça la foule et pénétra jusqu’à la porte.

Là, elle entendit dire :

– Le prisonnier s’est évadé !

En même temps apparaissaient dans la geôle lepère Rossignol et le guichetier, tirés de leur cachot par leserrurier d’abord, qui leur en avait ouvert la porte, puis ensuitepar le maire et le commissaire de police.

– On ne passe pas ! dit le sergentde pompiers à Diana.

– Cette consigne, donnée pour tout lemonde, n’est pas donnée pour moi, répondit Diana. Je suis la sœurdu prisonnier qui s’est évadé.

Cette raison n’était peut-être pas bienconcluante en matière de justice, mais elle portait avec elle cettelogique du cœur à laquelle l’homme résiste si difficilement.

– En ce cas, c’est autre chose, dit lesergent de pompiers en levant son sabre. Passez, mademoiselle.

Et Diana passa, au grand ébahissement de lafoule, qui voyait commencer une nouvelle péripétie du drame, et quimurmurait tout bas :

– C’est la sœur du prisonnier.

Or, tout le monde savait à Nantua ce quec’était que le prisonnier, et pour quelle cause il étaitdétenu.

Le père Rossignol et son guichetier étaientd’abord dans un tel état de prostration et de terreur, que ni lemaire ni le commissaire de police n’en pouvaient tirer une parole.Par bonheur, ce dernier eut l’idée de leur faire boire à chacun unverre de vin, ce qui donna au père Rossignol la force de raconterque six hommes masqués s’étaient introduits de force dans saprison, l’avaient forcé de descendre au cachot, lui et son geôlierRigobert, et qu’après s’être emparés du prisonnier qu’on avaitamené deux jours auparavant, ils les avaient enfermés tous les deuxà sa place. Depuis ce temps-là ils ignoraient ce qui s’étaitpassé.

C’était tout ce que voulait savoirmomentanément Diana, qui, convaincue que son frère avait été enlevépar les compagnons de Jéhu, d’après cette désignation d’hommesmasqués qu’avait donnée le père Rossignol sur les envahisseurs dela prison, s’élança hors de la geôle. Mais, là, elle fut entouréepar toute la population, qui, ayant entendu dire qu’elle était lasœur du prisonnier, voulait apprendre d’elle quelques détails sursa fuite.

Diana dit en deux mots tout ce qu’elle ensavait elle-même, rejoignit à grand-peine maître René Servet, etelle allait lui donner l’ordre de demander des chevaux de postepour repartir à l’instant même, lorsqu’elle entendit un hommeannoncer tout haut que le feu avait été mis au greffe, nouvelle quieut le privilège de partager avec l’évasion du prisonnierl’attention de la foule.

En effet, sur la place de la prison, on venaitd’apprendre à peu près tout ce que l’on pouvait savoir, tandis qu’àcoup sûr cet épisode inattendu ouvrait une voie nouvelle auxconjectures. Il était à peu près certain qu’il y avait collusionentre l’incendie du greffe et l’enlèvement du frère de Diana. C’estce que pensa aussi la jeune fille. L’ordre de mettre les chevaux àla voiture s’arrêta sur ses lèvres, et elle comprit que l’incendiedu greffe allait lui fournir de nouveaux détails qui ne seraientpeut-être pas sans utilité.

Le temps s’était passé. Il était huit heuresdu matin. C’était l’heure de se présenter chez le magistrat pourlequel elle avait une lettre. D’ailleurs, les événementsextraordinaires dont la petite ville de Nantua venait d’être lethéâtre expliquaient, de la part d’une sœur surtout, cette visiteun peu matinale. Diana pria donc son hôte de la conduire chezM. Pérignon : c’était le nom du président dutribunal.

M. Pérignon avait été éveillé un despremiers par la double nouvelle qui tenait en émoi toute la villede Nantua. Seulement, il s’était porté sur le point qui, commejuge, l’intéressait avant tout, c’est-à-dire au greffe.

Il venait justement de rentrer, au moment oùon lui annonça :

– Mlle Diana deFargas !

En arrivant au greffe, il avait trouvél’incendie éteint ; mais le feu avait déjà consumé une portiondes dossiers qu’on lui avait donnés en pâture. Il avait interrogéle concierge, qui lui avait raconté que le greffier était entrédans son bureau vers onze heures et demie du soir avec deuxmessieurs ; que lui, concierge, n’avait pas cru devoirs’inquiéter de ce qu’ils faisaient, le greffier venant quelquefois,pendant la soirée, chercher des jugements qu’il grossoyait chezlui.

Mais à peine le greffier était-il parti, qu’ilavait vu une grande lueur, il s’était levé et avait trouvé un grandfoyer allumé, de manière à communiquer avec les casiers de boisplacés le long de la muraille et contenant les cartons.

Alors, il n’avait point perdu la tête, avaitséparé les papiers brûlants de ceux qui n’étaient point encoreatteints par la flamme, et, puisant avec un pot dans un bac pleind’eau qu’il y avait dans la cave, il avait fini par éteindrel’incendie.

Le brave homme de concierge n’avait pas étéplus loin dans ses soupçons que de penser à un accident ;mais, comme la flamme avait causé différents dommages, qu’il avait,par sa présence d’esprit, empêché probablement un grand malheur, ilavait, en se réveillant, raconté l’événement à tout le monde, et,comme son intérêt était plutôt de l’exagérer que de l’atténuer, àsept heures du matin on disait par toute la ville que, sans leconcierge qui avait manqué périr dans l’incendie et dont les habitsavaient été complètement brûlés, non seulement le greffe, maisprobablement tout le tribunal, eût été la proie des flammes.

M. Pérignon, après avoir reconnu de sesyeux l’état dans lequel était le bureau du greffier, pensajudicieusement que c’était à celui-ci qu’il fallait s’adresser pouravoir des renseignements exacts. En conséquence, il se rendit à sondomicile, et demanda à le voir. Il lui fut répondu que le greffieravait été atteint pendant la nuit d’une fièvre cérébrale et qu’ilne voyait qu’hommes masqués, dossiers brûlés et procès-verbauxenlevés.

En apercevant M. Pérignon, la terreur dugreffier avait été à son comble ; mais, pensant qu’il valaitmieux tout dire que de s’engager dans une fable qui n’auraitd’autre résultat que de le faire accuser de complicité avec lesincendiaires, il se jeta aux pieds de M. Pérignon et lui avouala vérité. Cette coïncidence entre les événements ne laissa pas dedoutes au magistrat qu’ils ne fussent liés l’un à l’autre etaccomplis dans le double but d’enlever à la fois le coupable et lapreuve de sa culpabilité.

La présence chez lui de la sœur du prisonnier,le récit qu’elle lui fit de ce qui s’était passé à la prison, nelui laissèrent plus aucun doute, quand même il en aurait eu.

Ces hommes masqués étaient venus à Nantua dansl’intention bien positive d’enlever Lucien de Fargas etl’instruction commencée contre lui. Maintenant, dans quel but leprisonnier avait-il été enlevé ?

Dans la sincérité de son cœur, Diana nedoutait point que, mus d’un sentiment généreux, les compagnons deson frère ne se fussent réunis et n’eussent risqué leur tête, poursauver celle de leur jeune ami.

Mais M. Pérignon, esprit froid etpositif, n’était point de cet avis. Il connaissait les véritablescauses du transport du prisonnier ; il savait qu’ayant dénoncéquelques-uns de ses complices, il était en butte à la vengeance descompagnons de Jéhu. Aussi son avis à lui était-il que, loin de lefaire évader pour lui rendre la liberté, ils ne l’avaient tiré deprison que pour le punir plus cruellement que ne l’eût fait lajustice. Le tout était donc de savoir si les ravisseurs avaientpris la route de Genève ou étaient rentrés dans l’intérieur dudépartement.

S’ils avaient pris la route de Genève et, parconséquent, gagné l’étranger, c’est qu’ils avaient l’intention desauver Lucien de Fargas, et de mettre leur vie en sûreté en mêmetemps que la sienne. Si, au contraire, ils étaient rentrés dansl’intérieur du département, c’est qu’ils se sentaient assez fortspour braver deux fois la justice, non seulement comme détrousseursde grands chemins, mais aussi comme meurtriers.

À ce soupçon qui lui venait pour la premièrefois, Diana pâlit, et saisissant la main deM. Pérignon :

– Monsieur ! monsieur !s’écria-t-elle, est-ce que vous croyez qu’ils oseraient commettreun pareil crime ?

– Les compagnons de Jéhu osent tout,mademoiselle, répondit le juge, et surtout ce que l’on croit qu’ilsn’oseront point oser.

– Mais, fit Diana, tremblante de terreur,par quel moyen savoir s’ils ont gagné la frontière ou s’ils sontrentrés dans l’intérieur de la France ?

– Oh ! quant à cela, rien de plusfacile, mademoiselle, répondit le juge. C’est aujourd’hui jour demarché ; depuis minuit, tous les chemins qui arrivent à Nantuasont couverts de paysans qui, avec des charrettes et des ânes,apportent leurs denrées à la ville. Dix hommes à cheval, emmenantun prisonnier avec eux, ne passent pas inaperçus. Il s’agit detrouver des gens venant de Saint-Germain et de Chérizy et des’informer d’eux s’ils ont vu des cavaliers allant du côté du Paysde Gex, et d’en trouver d’autres venant de Volongnat et de Peyriatet de s’informer d’eux si au contraire, ils ont vu des cavaliersallant du côté de Bourg.

Diana insista si fort près deM. Pérignon, elle fit sonner si haut la lettre derecommandation de son beau-frère, sa situation, au reste, commesœur de celui dont la vie était en jeu présentait un si grandintérêt, que M. Pérignon consentit à descendre avec elle surla place.

Informations prises, les cavaliers avaient étévus allant du côté de Bourg.

Diana remercia M. Pérignon, rentra àl’Hôtel du Dauphin, demanda des chevaux et repartit à l’instantmême pour Bourg.

Elle descendit place de la Préfecture, àl’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, qui lui avait été indiqué parmaître René Servet.

Chapitre 8Où un nouveau compagnon est reçu dans la société de Jéhu, sous lenom d’Alcibiade

Au moment où Lucien de Fargas subissait lapeine à laquelle lui-même s’était condamné d’avance, lorsqu’enentrant dans la Compagnie de Jéhu il avait juré sur sa vie de nejamais trahir ses complices, le jour était déjà venu. Il était doncimpossible que, ce jour-là du moins, le corps du supplicié subîtl’exposition publique à laquelle il était destiné. Son transportsur la place de la Préfecture de Bourg fut donc remis à la nuitsuivante.

Avant de quitter le caveau, Morgan s’étaitretourné vers le messager.

– Monsieur, lui dit-il, vous venez devoir ce qui s’est passé, vous savez avec qui vous êtes, et nousvous avons traité en frère. Vous plaît-il, tout fatigués que noussommes, que nous prolongions cette séance, et, dans le cas où vousseriez pressé de prendre congé de nous, que nous vous rendionsvotre liberté prompte et entière. Si vous ne comptiez nous quitterque la nuit prochaine, et que l’affaire qui vous amène soit dequelque importance, accordez-nous quelques heures de repos.Prenez-les vous-même, car vous ne paraissez pas avoir dormibeaucoup plus que nous. À midi, si vous ne partez point, le conseilvous entendra, et, si ma mémoire ne m’abuse, nous étant quittés ladernière fois que nous nous vîmes compagnons d’armes, nous nousquitterons cette fois amis.

– Messieurs, répondit le messager,j’étais des vôtres par le cœur avant d’avoir mis le pied sur vosdomaines. Le serment que je vous prêterai n’ajouterait rien, jel’espère, à la confiance que vous m’avez fait l’honneur dem’accorder. À midi, si vous le voulez bien, je vous présenterai meslettres de créance.

Morgan échangea une poignée de main avec lemessager. Puis, reprenant le chemin qu’ils avaient suivi, les fauxmoines repassèrent par la citerne, qui fut scellée et dont l’anneaufut caché avec le même soin. Ils traversèrent le jardin, longèrentle cloître, rentrèrent dans la chartreuse, où chacun disparutsilencieusement par des portes différentes.

Le plus jeune des deux moines qui avaient reçule voyageur resta seul avec lui et le conduisit à sa chambre, puisil s’inclina et sortit. L’hôte des compagnons de Jéhu vit avecplaisir que le jeune moine s’éloignait sans fermer sa porte à laclé. Il alla à la fenêtre, la fenêtre s’ouvrait en dedans, n’avaitpoint de barreaux et donnait presque de plain-pied sur le jardin.Donc, les compagnons se fiaient à sa parole et ne prenaient aucuneprécaution contre lui. Il tira les rideaux de la fenêtre, se jetasur son lit tout habillé et s’endormit. À midi, il entendit, aumilieu de son sommeil, sa porte s’ouvrir, le jeune moine entra.

– Il est midi, frère. Mais, si vous êtesfatigué et si vous désirez dormir encore, le conseil attendra.

Le messager sauta à bas de son lit, ouvrit sesrideaux, tira de sa valise une brosse et un peigne, brossa sescheveux, peigna ses moustaches, passa en revue le reste de satoilette et fit signe au moine qu’il était prêt à le suivre.

Celui-ci le conduisit dans la salle où ilavait soupé.

Quatre jeunes gens l’attendaient ; tousétaient démasqués. Il était facile de voir, à la simple inspectionde leurs habits, au soin qu’ils avaient donné à leur toilette, àl’élégance du salut avec lequel ils reçurent l’étranger, qu’ilsappartenaient tous les quatre à l’aristocratie de naissance ou defortune.

Le messager n’eût pas fait cette remarque,qu’il ne fût pas resté longtemps dans le doute.

– Monsieur, lui dit Morgan, j’ail’honneur de vous présenter les quatre chefs de l’association.M. de Valensolles, M. de Jayat,M. de Ribier et moi, le comte de Sainte-Hermine. Monsieurde Ribier, monsieur de Jayat, monsieur de Valensolles, j’ail’honneur de vous présenter M. Coster de Saint-Victor,messager du général Georges Cadoudal.

Les cinq jeunes gens se saluèrent etéchangèrent les politesses d’usage.

– Messieurs, dit Coster de Saint-Victor,il n’est point étonnant que M. Morgan me connaisse, et qu’iln’ait pas hésité à me dire vos noms ; nous avons combattu le13 vendémiaire dans les mêmes rangs. Aussi vous disais-je que nousétions déjà compagnons avant d’être amis. Comme vous l’a ditM. le comte de Sainte-Hermine, je viens de la part du généralCadoudal, avec lequel je sers en Bretagne. Voici la lettre quim’accrédite près de vous.

À ces mots, Coster tira de sa poche une lettreportant un cachet fleurdelisé, et la présenta au comte deSainte-Hermine. Celui-ci la décacheta et lut tout haut :

Mon cher Morgan,

Vous vous rappelez qu’à la réunion de larue des Postes vous m’offrîtes le premier, dans le cas où jepoursuivrais la guerre seul et sans secours de l’intérieur ou del’étranger, d’être mon caissier. Tous nos défenseurs sont morts lesarmes à la main ou ont été fusillés. Stoflet et Charette ont étéfusillés. D’Autichamp s’est soumis à la République. Seul je restedebout, inébranlable dans ma croyance, inattaquable dans monMorbihan.

Une armée de deux ou trois mille hommes mesuffit pour tenir la campagne ; mais à cette armée, qui neréclame rien comme solde, il faut fournir des vivres, des armes,des munitions. Depuis Quiberon, les Anglais n’ont rienenvoyé.

Fournissez l’argent, nous fournirons lesang ! Non pas que je veuille dire, Dieu m’en garde ! quele moment venu vous ménagerez le vôtre ! Non, votre dévouementest le plus grand de tous, et fait pâlir notre dévouement. Si noussommes pris, nous autres, nous ne sommes que fusillés ; sivous êtes pris, vous mourez sur l’échafaud. Vous m’écrivez que vousavez à ma disposition des sommes considérables. Que je sois sûr derecevoir tous les mois de trente-cinq à quarante mille francs, celame suffira.

Je vous envoie notre ami commun, Coster deSaint-Victor ; son nom seul vous dit que vous pouvez avoirtoute confiance en lui. Je lui donne à étudier le petit catéchismeà l’aide duquel il parviendra jusqu’à vous. Donnez-lui les quarantepremiers mille francs, si vous les avez, et gardez-moi le reste del’argent, qui est beaucoup mieux entre vos mains qu’entre lesmiennes. Si vous êtes par trop persécuté là-bas et que vous nepuissiez y rester, traversez la France et venez merejoindre.

De loin ou de près, je vous aime, et jevous remercie.

Georges Cadoudal,

Général en chef de l’armée de Bretagne.

P.-S. Vous avez, m’assure-t-on, mon cherMorgan, un jeune frère de dix-neuf à vingt ans ; si vous ne mejugez pas indigne de lui faire ses premières armes, envoyez-le-moi,il sera mon aide de camp.

Morgan cessa la lecture et regardainterrogativement ses compagnons. Chacun fit, de la tête, un signeaffirmatif.

– Me chargez-vous de la réponse,messieurs, demanda Morgan.

La question fut accueillie par un oui unanime.Morgan prit la plume, et, tandis que Coster de Saint-Victor,M. de Valensolles, M. de Jayat etM. de Ribier causaient dans l’embrasure d’une fenêtre, ilécrivit. Cinq minutes après, il rappelait Coster et ses troiscompagnons, et leur lisait la lettre suivante :

Mon cher général,

Nous avons reçu votre brave et bonnelettre par votre brave et bon messager. Nous avons à peu près centcinquante mille francs en caisse, nous sommes donc en mesure defaire ce que vous désirez. Notre nouvel associé, à qui, de monautorité privée, j’impose le surnom d’Alcibiade, partira ce soir,emportant les quarante premiers mille francs.

Tous les mois, vous pouvez faire toucher,à la même maison de banque, les quarante mille francs dont vousaurez besoin. Dans le cas de mort ou de dispersion, l’argent seraenterré en autant d’endroits différents que nous aurons de foisquarante mille francs. Ci-jointe la liste des noms de tous ceux quisauront où les sommes sont et seront déposées.

Le frère Alcibiade est venu tout justepour assister à une exécution ; il a vu comment nous punissonsles traîtres.

Je vous remercie, mon cher général, del’offre gracieuse que vous me faites pour mon jeune frère ;mais mon intention est de le sauvegarder de tout danger jusqu’à cequ’il soit appelé à me remplacer. Mon frère aîné est mort fusillé,me léguant sa vengeance. Je mourrai léguant ma vengeance à monfrère. À son tour, il entrera dans la route que nous avons suivie,et il contribuera, comme nous y avons contribué, au triomphe de labonne cause, ou il mourra comme nous serons morts.

Il faut un motif aussi puissant quecelui-là pour que je prenne sur moi, tout en vous demandant votreamitié pour lui, de le priver de votre patronage.

Renvoyez-nous, autant que la chose serapossible, notre bien-aimé frère Alcibiade, nous aurons un doublebonheur à vous envoyer le message par un tel messager.

Morgan.

La lettre fut approuvée unanimement, pliée,cachetée et remise à Coster de Saint-Victor.

À minuit, la porte de la chartreuse s’ouvraitpour deux cavaliers ; l’un, porteur de la lettre de Morgan etde la somme demandée, prenait le chemin de Mâcon et allaitrejoindre Georges Cadoudal ; l’autre, porteur du cadavre deLucien de Fargas, allait déposer ce cadavre sur la place de laPréfecture de Bourg.

Ce cadavre avait dans la poitrine le couteauavec lequel il avait été tué, et au manche du couteau pendait parun fil la lettre que le condamné avait écrite avant de mourir.

Chapitre 9Le comte de Fargas

Il faut pourtant que nos lecteurs sachent ceque c’était que le malheureux jeune homme dont on venait de déposerle cadavre sur la place de la Préfecture, ce que c’était que lajeune femme qui était descendue sur cette même place à l’Hôtel desGrottes-de-Ceyzeriat, et d’où tous deux venaient.

C’étaient les deux derniers rejetons d’unevieille famille de Provence. Leur père, ancien mestre de camp,ancien chevalier de Saint Louis, était né dans la même ville queBarras, avec lequel il avait été lié dans sa jeunesse, c’est-à-direà Fos-Emphoux. Un oncle qui était mort à Avignon, qui l’avait faitson héritier, lui avait laissé une maison ; il vint, vers1787, habiter cette maison avec ses deux enfants, Lucien et Diana.Lucien, à cette époque, avait douze ans, Diana en avait huit. Onétait alors dans toute l’ardeur des premières espérances et despremières craintes révolutionnaires, selon que l’on était patrioteou royaliste.

Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avaitalors, et il y a encore aujourd’hui, il y a toujours eu deux villesdans la ville : la ville romaine, la ville française.

La ville romaine, avec son magnifique Palaisdes Papes, ses cent églises plus somptueuses les unes que lesautres, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner letocsin de l’incendie ou le glas du meurtre.

La ville française, avec son Rhône, sesouvriers en soieries, et son transit croisé qui va du nord au sud,de l’ouest à l’est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin ; laville française était la ville damnée, la ville envieuse d’avoir unroi, jalouse d’obtenir des libertés, et qui frémissait de se sentirterre esclave, terre ayant le clergé pour seigneur.

Le clergé, non pas le clergé tel qu’il a étéde tout temps dans l’Église gallicane, et tel que nous leconnaissons aujourd’hui, pieux, tolérant, austère aux devoirs,prompt à la charité, vivant dans le monde pour le consoler etl’édifier sans se mêler à ses joies ni à ses passions ; maisle clergé, tel que l’avaient fait l’intrigue, l’ambition et lacupidité, c’est-à-dire ces abbés de cour rivaux des abbés romains,oisifs, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons etcoureurs de ruelles. Voulez-vous un type de ces abbés-là ?Prenez l’abbé Maury, orgueilleux comme un duc, insolent comme unlaquais, fils d’un cordonnier, et plus aristocrate qu’un fils degrand seigneur.

Nous avons dit : Avignon, villeromaine ; ajoutons : Avignon, ville de haines. Le cœur del’enfant pur partout ailleurs de mauvaises passions, naissait làplein de haines héréditaires, léguées de père en fils depuis huitcents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tourl’héritage diabolique à ses enfants. Dans une pareille ville, ilfallait prendre un parti, et selon l’importance de sa position,jouer un rôle dans ce parti.

Le comte de Fargas était royaliste avantd’habiter Avignon ; en arrivant à Avignon, pour se mettre auniveau, il dut devenir fanatique. Dès lors, on le compta comme undes chefs royalistes et comme un des étendards religieux.

C’était, nous le répétons, en 87, c’est-à-direà l’aurore de notre indépendance. Aussi, au premier cri de libertéque poussa la France, la ville française se leva-t-elle, pleine dejoie et d’espérance. Le moment était enfin venu pour elle decontester tout haut la concession faite par une jeune reinemineure, pour racheter ses crimes, d’une ville, d’une province, et,avec elle, d’un demi-million d’âmes. De quel droit ces âmesavaient-elles été vendues pour toujours à un maîtreétranger ?

La France allait se réunir au Champ-de-Marsdans l’embrassement fraternel de la Fédération. Paris tout entieravait travaillé à préparer cette immense terrasse où, soixante-septans après ce baiser fraternel donné, il vient de convoquer l’Europeentière à l’Exposition universelle, c’est-à-dire au triomphe de lapaix et de l’industrie sur la guerre. Avignon seule était exceptéede cette grande agape ; Avignon seule ne devait point avoirpart à la communion universelle ; Avignon, elle aussi,n’était-elle donc pas la France ?

On nomma des députés ; ces députés serendirent chez le légat et lui donnèrent vingt-quatre heures pourquitter la ville. Pendant la nuit, le parti romain, pour se venger,ayant le comte de Fargas à sa tête, s’amusa à pendre à une potenceun mannequin portant la cocarde tricolore.

On dirige le Rhône, on canalise la Durance, onmet des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte desneiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets duMont-Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrenthumain qui bondit sur la pente rapide des rues d’Avignon, une foislâché, une fois bondissant, le ciel lui-même n’a point encoreessayé de l’arrêter.

À la vue de ce mannequin aux couleursnationales se balançant au bout d’une corde, la ville française sesouleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Le comte deFargas, qui connaissait ses Avignonnais, s’était retiré, la nuitmême de la belle expédition dont il avait été le chef, chez un deses amis, habitant la vallée de Vaucluse. Quatre des siens,soupçonnés à juste titre d’avoir fait partie de la bande qui avaitarboré le mannequin, furent arrachés de leurs maisons et pendus àsa place. On prit de force, pour cette exécution, des cordes chezun brave homme nommé Lescuyer, qui, dans le parti royaliste, fut àtort accusé de les avoir offertes. Cela se passait le 11 juin1790.

La ville française, tout entière, écrivit àl’Assemblée nationale qu’elle se donnait à la France, et avec elleson Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence.L’Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction ;elle ne voulait pas se brouiller avec Rome, elle ménageait leroi ; elle ajourna l’affaire.

Dès lors, le mouvement patriote d’Avignonétait une révolte, et le pape était en droit de punir et deréprimer. Le pape Pie VI ordonna d’annuler tout ce qui s’était faitdans le Comtat Venaissin, de rétablir le privilège des nobles et duclergé et de relever l’inquisition dans toute sa rigueur. Le comtede Fargas rentra triomphant à Avignon, et non seulement ne cachaplus que c’était lui qui avait arboré le mannequin à la cocardetricolore, mais encore il s’en vanta. Personne n’osa rien dire. Lesdécrets pontificaux furent affichés.

Un homme, un seul, en plein jour, à la face detous, alla droit à la muraille où était affiché le décret et l’enarracha. Il se nommait Lescuyer. C’était le même qui avait déjà étéaccusé d’avoir fourni des cordes pour pendre les royalistes. On serappelle qu’il avait été accusé à tort. Ce n’était point un jeunehomme, il n’était donc point emporté par la fougue de l’âge. Non,c’était presque un vieillard qui n’était pas même du pays. Il étaitFrançais, Picard, ardent et réfléchi à la fois. C’était un anciennotaire établi depuis longtemps à Avignon. Ce fut un crime dontl’Avignon romaine tressaillit, un crime si grand, que la statue dela Vierge en pleura.

Vous le voyez, Avignon, c’est déjàl’Italie ; il lui faut à tout prix des miracles, et, si leciel n’en fait pas, il se trouve quelqu’un pour en inventer. Ce futdans l’église des Cordeliers que le miracle se fit. La foule yaccourut.

Un bruit se répandit en même temps, qui mit lecomble à l’émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transportépar la ville. Ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais.Que pouvait-il contenir ? Deux heures après, ce n’était plusun coffre dont il était question, c’était dix-huit malles serendant au Rhône. Quant aux objets que contenaient ces malles, unportefaix l’avait révélé ; c’étaient les effets dumont-de-piété, que le parti français emportait avec lui ens’exilant d’Avignon. Les effets du mont-de-piété !C’est-à-dire la dépouille des pauvres ! Plus une ville estmisérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piétépourraient se vanter d’être aussi riches que l’était celuid’Avignon. Ce n’était plus une affaire d’opinion, c’était un vol,un vol infâme. Blancs et bleus, c’est-à-dire patriotes etroyalistes, coururent à l’église des Cordeliers, non pas pour voirle miracle, mais criant qu’il fallait que la municipalité leurrendît compte.

M. de Fargas était naturellement àla tête de ceux qui criaient le plus fort.

Chapitre 10La Tour Trouillasse

Or, Lescuyer, l’homme aux cordes, le patriotequi avait arraché les décrets du Saint-Père, l’ancien notairepicard, était le secrétaire de la municipalité ; son nom futjeté à la foule comme ayant, non seulement commis les méfaitsci-dessus, mais encore comme ayant signé l’ordre au gardien dumont-de-piété de laisser enlever les effets.

On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyeret l’amener à l’église.

On le trouva dans la rue, se rendanttranquillement à la municipalité.

Les quatre hommes se ruèrent sur lui et letraînèrent avec des cris féroces dans l’église.

Arrivé là, Lescuyer comprit, aux yeuxflamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings tendus qui lemenaçaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer compritqu’il était dans un de ces cercles de l’enfer oubliés par Dante. Laseule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre luiavait pour cause les cordes prises de force dans sa boutique et lalacération des affiches pontificales.

Il monta à la chaire, comptant s’en faire unetribune, et, de la voix d’un homme qui non seulement croit n’avoiraucun reproche à se faire, mais qui, encore, est prêt àrecommencer :

– Citoyens, dit-il, j’ai cru larévolution nécessaire, je me suis comporté en conséquence.

Les blancs comprirent que si Lescuyer, à quiils voulaient mal de mort, s’expliquait, Lescuyer était sauvé. Cen’était point cela qu’il leur fallait. Obéissant à un signe ducomte de Fargas, ils se jetèrent sur lui, l’arrachèrent de latribune, le poussèrent au milieu de la meute aboyante quil’entraîna vers l’autel, en proférant cette espèce de cri terriblequi tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, cemeurtrier « Zou ! zou ! zou ! »particulier à la populace avignonnaise.

Lescuyer connaissait ce cri sinistre ! Ilessaya de se réfugier au pied de l’autel. Il y tomba.

Un ouvrier matelassier, armé d’un gourdin,venait de lui assener un si rude coup sur la tête, que le bâtons’était brisé en deux morceaux.

Alors, on se précipita sur ce pauvre corps,et, avec ce mélange de férocité et de gaieté particulier aux gensdu Midi, les hommes, en chantant, se mirent à lui danser sur leventre, tandis que les femmes, afin qu’il expiât les blasphèmesqu’il avait prononcés, lui découpaient ou plutôt lui festonnaientles lèvres avec leurs ciseaux. De tout ce groupe effroyable sortaitun cri, ou plutôt un râle. Ce râle disait :

– Au nom du ciel ! au nom de laVierge, au nom de l’humanité ! tuez-moi tout desuite !

Ce râle fut entendu. D’un commun accord, lesassistants s’éloignèrent. On laissa le malheureux, défiguré,sanglant, savourer son agonie. Elle dura cinq heures, pendantlesquelles, au milieu des éclats de rire, des insultes et desrailleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches del’autel. Voilà comme on tue à Avignon.

Attendez, et tout à l’heure vous verrez qu’ily a une autre façon encore.

En ce moment, et comme Lescuyer agonisait, unhomme du parti français eut l’idée d’aller au mont-de-piété – chosepar où il eût fallu commencer – afin de s’informer si le vol étaitréel. Tout y était en bon état, il n’en était pas sorti une balled’effets.

Dès lors, ce n’était plus comme complice d’unvol que Lescuyer venait d’être si cruellement assassiné, c’étaitcomme patriote.

Il y avait en ce moment à Avignon un homme quidisposait de ce dernier parti qui dans les révolutions n’est niblanc ni bleu, mais couleur de sang. Tous ces terribles meneurs duMidi ont conquis une si fatale célébrité, qu’il suffit de lesnommer pour que chacun, même parmi les moins lettrés, lesconnaissent. C’était le fameux Jourdan. Vantard et menteur, ilavait fait croire aux gens du peuple que c’était lui qui avaitcoupé le cou du gouverneur de la Bastille ; aussil’appelait-on Jourdan Coupe-Tête. Ce n’était pas son nom. Ils’appelait Mathieu Jouve ; il n’était pas Provençal, il étaitdu Puy-en-Velay. Il avait d’abord été muletier sur ces âpreshauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre –la guerre l’eût peut-être rendu plus humain – puis cabaretier àParis. À Avignon, il était marchand de garance.

Il réunit trois cents hommes, s’empara desportes de la ville, y laissa la moitié de sa troupe, et avec lereste marcha sur l’église des Cordeliers, précédé de deux piècesd’artillerie. Il mit les canons en batterie devant l’église, ettira à tout hasard. Les assassins se dispersèrent comme une voléed’oiseaux effarouchés, se sauvant les uns par la fenêtre, lesautres par la sacristie, et laissant quelques morts sur les degrésde l’église. Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus lescadavres et entrèrent dans le saint lieu.

Il ne restait plus que la statue de la Viergeet le malheureux Lescuyer. Il respirait encore, et, comme on luidemanda quel était son assassin, il nomma, non pas ceux quil’avaient frappé, mais celui qui avait donné l’ordre de lefrapper.

Celui qui en avait donné l’ordre, c’était, onse le rappelle, le comte de Fargas.

Jourdan et ses hommes se gardèrent biend’achever le moribond, son agonie était un suprême moyend’excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts decadavre, et l’emportèrent saignant, pantelant, râlant. Ilscriaient :

– Fargas ! Fargas ! il nousfaut Fargas !

Chacun fuyait à cette vue, fermant portes etfenêtres. Au bout d’une heure, Jourdan et ses trois cents hommesétaient maîtres de la ville.

Lescuyer mourut sans que l’on s’aperçût mêmequ’il rendait le dernier soupir. Peu importait : on n’avaitplus besoin de son agonie.

Jourdan profita de la terreur qu’il inspirait,et, pour assurer la victoire à son parti, il arrêta ou fit arrêterquatre-vingts personnes à peu près, assassins ou prétendusassassins de Lescuyer ; par conséquent, complices deFargas.

Quant à celui-ci, il n’était point encorearrêté ; mais on était sûr qu’il le serait, toutes les portesde la ville étant scrupuleusement gardées, et le comte de Fargasétant connu de toute cette populace qui les gardait.

Sur les quatre-vingts personnes arrêtées,trente peut-être n’avaient pas mis les pieds dans l’église ;mais, quand on trouve une bonne occasion de se défaire de sesennemis, il est sage d’en profiter : les bonnes occasions sontrares. Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la TourTrouillasse.

C’était dans cette tour que l’Inquisitiondonnait la torture à ses prisonniers. Aujourd’hui encore on y voit,le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la flamme dubûcher où se consumaient les chairs humaines. Aujourd’hui encore,on vous montre le mobilier de la torture précieusementconservé : la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes,les oubliettes, et jusqu’aux vieux ossements, rien n’y manque.

Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément IV,que l’on enferma les quatre-vingts prisonniers. Ces quatre-vingtsprisonniers enfermés dans la Tour Trouillasse, on en était bienembarrassé.

Par qui les faire juger ? Il n’y avait detribunaux légalement organisés que les tribunaux du pape.

Faire tuer ces malheureux comme ils avaienttué Lescuyer ? Nous avons dit qu’il y en avait un tiers, oumoitié peut-être, qui non seulement n’avaient point pris part àl’assassinat, mais qui même n’avaient pas mis le pied dansl’église. Les faire tuer, c’était le seul moyen : la tueriepasserait sur le compte des représailles.

Mais, pour tuer ces quatre-vingts personnes ilfallait un certain nombre de bourreaux. Une espèce de tribunalimprovisé par Jourdan siégeait dans une des salles du palais. Il yavait un greffier, nommé Raphel ; un président, moitiéItalien, moitié Français, orateur en patois populaire, nomméBarbe-Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvresdiables, un boulanger, un charcutier ; les noms se perdentdans l’infimité des conditions. C’étaient ceux-là quicriaient :

– Il faut les tuer tous ; s’il s’ensauvait un seul, il servirait de témoin !

Les tueurs manquaient. À peine avait-on sousla main une vingtaine d’hommes dans la cour, tous appartenant aupetit peuple d’Avignon. Un perruquier, un cordonnier pour femmes,un savetier, un maçon, un menuisier, tous armés à peine, au hasard,l’un d’un sabre, l’autre d’une baïonnette, celui-ci d’une barre defer, celui-là d’un morceau de bois durci au feu. Tous refroidis parune fine pluie d’octobre ; il était difficile de faire de cesgens-là des assassins !

Bon ! rien est-il difficile audiable ? Il y a, en ces sortes d’événements, une heure où ilsemble que la Providence abandonne la partie. Alors, c’est le tourde Satan.

Satan entra en personne dans cette cour froideet boueuse, il avait revêtu l’apparence, la forme, la figure d’unapothicaire du pays, nommé Mende ; il dressa une tableéclairée par deux lanternes ; sur cette table, il déposa desverres, des cruches, des brocs, des bouteilles. Quel étaitl’infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients ?On l’ignore, mais l’effet en est bien connu. Tous ceux qui burentde la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d’une ragefiévreuse, d’un besoin de meurtre et de sang. Dès lors, on n’eutplus qu’à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans lescachots.

Le massacre dura toute la nuit ; toute lanuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendusdans les ténèbres. On tua tout, on égorgea tout, hommes etfemmes ; ce fut long : les tueurs, nous l’avons dit,étaient ivres et mal armés ; cependant ils y arrivèrent. Àmesure qu’on tuait, on jetait morts, blessés, cadavres et mourantsdans la cour Trouillasse ; ils tombaient de soixante pieds dehaut ; les hommes furent jetés d’abord, les femmes ensuite. Àneuf heures du matin, après douze heures de massacre, une voixcriait encore du fond de ce sépulcre :

– Par grâce, venez m’achever, je ne puismourir !

Un homme, l’armurier Bouffier, se pencha dansle trou, les autres n’osèrent.

– Qui donc crie ?demandèrent-ils.

– C’est Lami, répondit Bouffier en serejetant en arrière.

– Eh bien ! demandèrent lesassassins, qu’as-tu vu au fond ?

– Une drôle de marmelade, dit-il ;tout pêle-mêle des hommes et des femmes, des prêtres et des joliesfilles, c’est à crever de rire.

En ce moment, on entendit à la fois des crisde triomphe et de douleur, le nom de Fargas était répété par centbouches. C’était, en effet, le comte que l’on amenait à JourdanCoupe-Tête. On venait de le découvrir caché dans un tombeau del’Hôtel du Palais-Royal. Il était à moitié nu et déjà tellementcouvert de sang, qu’on ne savait pas, si au moment où on lelâcherait, il n’allait pas tomber mort.

Chapitre 11Le frère et la sœur

Les bourreaux, que l’on eût crus lassés,n’étaient qu’ivres. De même que la vue du vin semble rendre desforces à l’ivrogne, l’odeur du sang semble rendre des forces àl’assassin.

Tous ces égorgeurs, qui étaient couchés dansla cour, à moitié endormis, ouvrirent les yeux et se soulevèrent aunom de Fargas.

Celui-ci, loin d’être mort, n’était atteintque de quelques légères blessures ; mais à peine setrouvait-il au milieu de ces cannibales, qu’il jugea sa mortinévitable, et, n’ayant plus qu’une idée, celle de la rendre laplus prompte et la moins douloureuse possible, il se jeta sur celuiqui se trouvait le plus proche de lui, tenant un couteau nu à lamain, et le mordit si cruellement à la joue, que celui-ci ne pensaqu’à une chose, à se débarrasser d’une cruelle douleur.Instinctivement, il étendit donc le bras devant lui, le couteaurencontra la poitrine du comte et s’y enfonça jusqu’au manche. Lecomte tomba sans pousser un cri ; il était mort.

Alors, ce que l’on n’avait pu faire sur levivant, on le fit sur le cadavre ; chacun se jeta sur lui,voulant avoir un lambeau de sa chair.

Quand les hommes en sont là, il y a bien peude différence entre eux et ces naturels de la Nouvelle-Calédoniequi vivent de chair humaine.

On alluma un bûcher, et l’on y jeta le corpsde Fargas, et, comme si aucun nouveau dieu, ni aucune nouvelledéesse ne pouvait être glorifié sans un sacrifice humain, laLiberté de la ville pontificale eut à la fois, le même jour, sonmartyr patriote dans Lescuyer, et son martyr royaliste dansFargas.

Pendant que ces événements s’accomplissaient àAvignon, les deux enfants, ignorant de ce qui se passait,habitaient une petite maison que l’on appelait, à cause des troisarbres qui l’ombrageaient, la maison des trois cyprès. Leur pèreétait parti le matin, comme il le faisait souvent, pour venir àAvignon, et c’était en voulant les rejoindre qu’il avait été arrêtéà l’une des portes.

La première nuit se passa pour eux sans tropd’inquiétude. Comme ils avaient maison à la campagne et maison à laville, il arrivait souvent que soit pour ses affaires, soit pourson plaisir, le comte de Fargas restait un jour ou deux àAvignon.

Lucien se plaisait à habiter cette campagnequ’il aimait beaucoup. Il y était seul, à part la cuisinière et unvalet de chambre, avec sa sœur plus jeune que lui de trois ans, etqu’il adorait. Elle, de son côté, lui rendait cet amour fraternelavec cette passion des âmes méridionales qui ne savent rien haïr ouaimer à moitié.

Élevés ensemble, les jeunes gens ne s’étaientjamais quittés ; ils avaient eu, quoique de sexe différent,les mêmes maîtres et avaient fait les mêmes études ; il enrésultait que Diana, à dix ans, était quelque peu garçon et queLucien, à treize ans, était quelque peu jeune fille.

Comme la campagne n’était éloignée d’Avignonque de trois quarts de lieue à peine, on sut, dès le lendemainmatin, par les fournisseurs, les meurtres qui s’y étaient commis.Les deux enfants tremblèrent pour leur père. Lucien ordonna deseller son cheval ; mais Diana ne voulut pas le laisser allerseul, elle avait un cheval pareil à celui de son frère, elle étaitaussi bonne, peut-être meilleure écuyère que lui, elle sella soncheval elle-même et tous deux partirent au galop pour la ville.

À peine furent-ils arrivés, et eurent-ils prisles premières informations qu’on leur annonça que leur père venaitd’être arrêté et avait été entraîné du côté du Château des Papes,où se tenait un tribunal qui jugeait les royalistes. Lerenseignement venait d’être donné, que Diana partait au galop etescaladait la rampe rapide qui conduit à la vieille forteresse.Lucien la suivait à dix pas. Ils arrivèrent presque ensemble dansla cour, où fumaient encore les derniers débris du bûcher quivenait de dévorer le corps de leur père. Plusieurs des assassinsles reconnurent et crièrent :

– À mort les louveteaux !

En même temps, ils s’apprêtaient à sauter à labride des chevaux pour faire mettre pied à terre aux orphelins.L’un des hommes qui toucha le mors du cheval de Diana eut la figurecoupée d’un coup de cravache. Cet acte, qui cependant n’était quede la défense légitime, exaspéra les bourreaux, qui redoublèrent decris et de menaces. Mais alors Jourdan Coupe-Tête s’avança ;soit lassitude, soit suprême sentiment de justice, un rayond’humanité venait de traverser son cœur.

– Hier, dit-il, dans la chaleur del’action et de la vengeance, nous avons bien pu confondre lesinnocents avec les coupables ; mais aujourd’hui, une pareilleerreur ne nous est pas permise. Le comte de Fargas était coupabled’insulte envers la France, de meurtre envers l’humanité, il avaitpendu les couleurs nationales à l’infâme potence, il avait faitégorger Lescuyer ; le comte de Fargas méritait la mort, vousla lui avez donnée, tout est bien ; la France et l’humanitésont vengées ! Mais ses enfants n’ont jamais été mêlés à unacte de barbarie ni d’injustice, ils sont donc innocents !Qu’ils se retirent et qu’ils ne puissent dire de nous ce que, nousautres, nous pouvons dire des royalistes : que les patriotessont des assassins.

Diana ne voulait pas fuir, car, pour elle,c’était fuir que de se retirer sans vengeance ; mais, seuleavec son frère, elle ne pouvait se venger. Lucien prit la bride deson cheval et l’emmena.

Rentrés chez eux, les deux orphelins sejetèrent dans les bras l’un de l’autre, et fondirent enlarmes ; ils n’avaient plus personne à aimer au mondequ’eux-mêmes.

Ils s’aimèrent saintement,fraternellement.

Tous deux grandirent, et atteignirent, Dianadix-huit ans, Lucien vingt et un.

Ce fut à cette époque que s’organisa laréaction thermidorienne. Leur nom était une garantie de leursopinions politiques : ils n’allaient à personne, on vint àeux. Lucien écouta froidement les propositions qui lui furentfaites, et demanda du temps pour réfléchir. Diana les saisit avecavidité et fit signe qu’elle se chargeait de décider son frère. Et,en effet, à peine fut-elle seule avec lui, qu’elle attaqua cettegrande question : noblesse oblige !

Lucien était nourri dans des sentimentsroyalistes et religieux, il avait son père à venger, sa sœurexerçait sur lui une immense influence : il donna sa parole. Àpartir de ce moment, c’est-à-dire de la fin de 1796, il fut affiliéà la Compagnie de Jéhu, dite du Midi. On sait le reste.

On peindrait difficilement la violence dessentiments à travers lesquels passa Diana, depuis le moment où sonfrère fut arrêté jusqu’à celui où elle apprit qu’on venait de letransporter dans le département de l’Ain. Elle prit à l’instantmême tout l’argent dont elle pouvait disposer, monta dans unechaise de poste et partit.

Nous savons qu’elle arriva trop tard, qu’elleapprit à Nantua l’enlèvement du prisonnier, l’incendie du greffe etque grâce à l’acuité du regard du juge, elle put voir dans quel butavait été fait cet enlèvement et accompli cet incendie.

Le même jour, vers midi, elle arrivait àl’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, et, à peine arrivée, seprésentait à la Préfecture où elle racontait les événements deNantua, encore inconnus à Bourg.

Ce n’était pas la première fois que lesprouesses des compagnons de Jéhu arrivaient à l’oreille du préfet.La ville de Bourg était une ville royaliste. La plupart deshabitants sympathisaient avec ces jeunes outlaws,comme ondit en Angleterre. Souvent lorsqu’il avait donné des ordres desurveillance ou d’arrestation, il avait senti comme un réseau tenduautour de lui, et, s’il n’avait pu voir clairement, il avait dumoins deviné cette résistance occulte qui paralyse les ordres dupouvoir. Cette fois, la dénonciation qui lui était faite étaitclaire et précise ; des hommes avaient, à main armée, forcé legreffier de leur remettre un dossier où se trouvaient compromis lesnoms de quatre de leurs complices du Midi. Ces hommes enfin avaientété vus, revenant à Bourg après la perpétration de leur doublecrime à Nantua.

Il fit venir devant lui et devant Diana lecommandant de la gendarmerie, le président du tribunal et lecommissaire de police ; il fit répéter à Diana sa longueaccusation contre ces formidables inconnus ; il déclara qu’ilvoulait avant trois jours savoir quelque chose de positif, etinvita Diana à demeurer pendant ces trois jours à Bourg. Dianaavait deviné tout l’intérêt que le préfet lui-même avait àpoursuivre ceux qu’elle poursuivait ; elle rentra à la nuittombante à l’hôtel, brisée de fatigue, mourant de faim, car à peineavait-elle pris un repas complet depuis son départ d’Avignon.

Elle mangea, se coucha, et s’endormit de ceprofond sommeil que la jeunesse oppose, comme un victorieux repos,à la douleur.

Le lendemain, elle fut éveillée par un grandbruit qui se faisait sous ses fenêtres. Elle se leva, regarda àtravers les persiennes, mais ne vit qu’une grande foule de peuples’agitant en tous sens. Quelque chose cependant lui disait, commeun pressentiment douloureux, qu’une nouvelle épreuvel’attendait.

Elle passa une robe de chambre, et, sansrattacher ses cheveux qu’avait dénoués le sommeil, elle ouvrit lafenêtre et s’inclina sur le balcon.

Mais à peine eut-elle jeté un regard dans larue, qu’elle poussa un grand cri, se rejeta en arrière, seprécipita par les escaliers, et, folle, échevelée, pâle jusqu’à lalividité, vint se jeter sur le corps qui faisait le centre durassemblement en criant :

– Mon frère ! mon frère !

Chapitre 12Où le lecteur va retrouver d’anciennes connaissances

Il faut maintenant que nos lecteurs noussuivent à Milan où, comme nous l’avons dit, Bonaparte, qui nes’appelle plus Buonaparte, a son quartier général.

Le jour même, et à l’heure même où Diana deFargas retrouvait son frère d’une façon si tragique et sidouloureuse, trois hommes sortaient des casernes de l’arméed’Italie, tandis que trois autres sortaient d’une caserne voisineaffectée à l’armée du Rhin. Le général Bonaparte ayant demandé à lasuite de ses premières victoires un renfort, deux mille hommesavaient été détachés de l’armée de Moreau et envoyés, sous laconduite de Bernadotte, à l’armée d’Italie.

Ces hommes s’acheminaient en deux groupesmarchant à quelque distance l’un de l’autre, vers la porteOrientale. Cette porte, la plus proche des casernes, était cellederrière laquelle se passaient en général les duels nombreux que larivalité de bravoure et la différence d’opinion faisaient naîtreentre les soldats venus du Nord et ceux qui avaient constammentcombattu dans le Midi.

Une armée est toujours faite à l’image de songénéral ; le génie de celui-ci se répand sur ses officiers,et, de ses officiers, se communique aux soldats. Cette division del’armée du Rhin, commandée par Moreau, qui était venue rejoindrel’armée d’Italie, était modelée sur Moreau.

C’était sur lui et sur Pichegru que la factionroyaliste avait jeté les yeux. Pichegru avait été tout près decéder. Seulement, las des hésitations du prince de Condé, nevoulant pas introduire l’ennemi en France, sans avoir fixé par desconditions préalables les droits du prince qu’il amènerait et ceuxdu peuple qui le recevrait, tout s’était borné entre lui et leprince de Condé à des correspondances sans résultat, et il avaitrésolu de faire sa révolution, à l’aide non plus de son influencemilitaire mais de la haute position que ses concitoyens venaient delui créer en le nommant président des Cinq-Cents.

Moreau était resté inébranlable dans sonrépublicanisme. Insouciant, modéré, froid, n’ayant pour lapolitique qu’un goût égal à sa capacité, il se tenait sur laréserve, suffisamment flatté par les éloges que ses amis et lesroyalistes donnaient à sa belle retraite du Danube, qu’ilscomparaient à celle de Xénophon.

Son armée était donc froide comme lui, pleinede sobriété comme lui, soumise à la discipline par lui.

L’armée d’Italie, au contraire, était composéede nos révolutionnaires du Midi, cœurs aussi impétueux dans leursopinions que dans leur courage.

En vue depuis plus d’un an et demi, et àl’endroit le plus éclatant de notre gloire française, les yeux del’Europe tout entière étaient fixés sur elle. Eux n’avaient pas às’enorgueillir de leur retraite, mais de leurs victoires. Au lieud’être oubliés du gouvernement comme les armées du Rhin et deSambre-et-Meuse, généraux, officiers, soldats, étaient comblésd’honneurs, gorgés d’argent, repus de plaisirs. Servant sous legénéral Bonaparte d’abord, c’est-à-dire sous l’astre duquels’échappait depuis un an et demi toute la glorieuse lumière quiéblouissait le monde ; puis sous les généraux Masséna, Joubertet Augereau, qui donnaient l’exemple du républicanisme le plusardent, ils étaient initiés, par l’ordre de Bonaparte, qui leurfaisait distribuer tous les journaux qu’il animait de son esprit,aux événements qui se passaient à Paris, c’est-à-dire à uneréaction qui ne menaçait pas d’être moindre que celle devendémiaire. Pour ces hommes qui ne discutaient pas leurs opinions,mais qui les recevaient toutes faites, le Directoire, succédant àla Convention et héritant d’elle, était toujours le gouvernementrévolutionnaire auquel ils s’étaient dévoués en 1792. Ils nedemandaient qu’une chose, maintenant qu’ils avaient vaincu lesAutrichiens et qu’ils croyaient n’avoir plus rien à faire enItalie, c’était de repasser les Alpes et d’aller sabrer lesaristocrates à Paris.

Un échantillon de chacune de ces armées étaitreprésenté par les deux groupes que nous avons vus s’acheminantvers la porte Orientale.

L’un, que l’on reconnaissait à son uniformepour appartenir à ces infatigables fantassins partis du pied de laBastille pour faire le tour du monde, se composait du sergent-majorFaraud, qui avait épousé la déesse Raison, et de ses deuxinséparables compagnons, Groseiller et Vincent, arrivés tous deuxau grade éminent de sergent.

L’autre groupe, qui appartenait à lacavalerie, se composait du chasseur Falou, nommé, on se lerappelle, maréchal des logis-chef, par Pichegru, et de deux de sescompagnons, l’un maréchal des logis et l’autre brigadier.

Falou, faisant partie de l’armée du Rhin,n’avait pas fait un pas depuis le jour où Pichegru lui avaitconféré son grade.

Faraud, étant à l’armée d’Italie, en étaitresté, il est vrai, à ce même grade qu’il avait reçu aux lignes deWissembourg, et où s’arrêtent les pauvres diables que leuréducation ne met point à même de passer officier ; mais ilavait été mis deux fois à l’ordre du jour dans son régiment ;mais Bonaparte se l’était fait présenter et lui avaitdit :

– Faraud, tu es un brave !

Il en résultait que Faraud était aussisatisfait de ces deux ordres du jour, et des paroles de Bonaparte,qu’il l’eût été de sa promotion au grade de sous-lieutenant.

Or, le maréchal des logis-chef Falou et lesergent-major Faraud s’étaient pris, la veille, de paroles quiavaient paru aux camarades mériter l’honneur d’une promenade à laporte Orientale. Ce qui veut dire que les deux amis, pour nousservir des termes usités en pareille circonstance, allaient serafraîchir d’un coup de sabre.

Et, en effet, à peine furent-ils sortis de laporte Orientale, que les témoins des deux côtés se mirent en quêted’un endroit convenable où chacun aurait une part égale de terrainet de soleil. Le terrain trouvé, on fit part de la découverte auxdeux combattants, qui suivirent leurs témoins, parurent satisfaitsdu choix fait par eux et se mirent immédiatement en devoir del’utiliser en jetant à terre leur bonnet de police, leur habit etleur gilet. Puis tous deux retroussèrent la manche droite de leurchemise jusqu’au-dessus du coude.

Faraud portait, gravé sur ce bras, un cœurenflammé, avec ces mots pour légende : « Tout pour ladéesse Raison ! »

Falou, moins absolu dans ses affections,portait cette devise épicurienne : « Vive le vin !vive l’amour ! »

Le combat devait avoir lieu avec des sabresd’infanterie appelés briquets, probablement parce qu’ils font feuen frappant l’un contre l’autre. Chacun d’eux reçut son sabre desmains d’un de ses témoins et s’élança vers son adversaire.

– Que diable peut-on faire avec un pareilcouteau de cuisine ? demanda le chasseur Falou habitué à songrand sabre de cavalerie, et maniant le briquet comme il eût faitd’une plume. C’est bon à couper des choux et à gratter descarottes.

– Ça sert aussi, répondit Faraud avec cemouvement de cou qui lui était habituel et que nous avons signaléchez lui, ça sert aussi à couper les moustaches à leursadversaires, aux gens qui n’ont pas peur de regarder de près.

Et, faisant feinte de porter un coup decuisse, le sergent-major porta un coup de tête à son adversaire,lequel arriva à temps à la parade.

– Oh ! oh ! dit Falou ;tout beau, sergent ! Les moustaches sont dansl’ordonnance ; il est défendu dans le régiment de les couperet surtout de se les laisser couper ; et, en général, ceux quise permettent une pareille inconvenance en sont punis… en sontpunis !… répéta le chasseur Falou en cherchant sa belle ;en sont punis par un coup de manchette !

Et, avec une rapidité telle que Faraud ne putarriver à la parade, son adversaire lui lança le coup qui porteavec lui-même la désignation de l’endroit auquel il estadressé.

Le bras de Faraud laissa échapper à l’instantmême un jet de sang.

Cependant, furieux d’être blessé, ils’écria :

– Ce n’est rien ! ce n’estrien ! continuons !

Et il se remit en garde.

Mais les deux témoins se jetèrent entre lescombattants et déclarèrent que l’honneur était satisfait.

Sur cette déclaration, Faraud jeta son sabreet tendit le bras. Un des témoins tira de sa poche un mouchoir, et,avec une dextérité qui prouvait l’habitude qu’il avait de cessortes d’affaires, il se mit à bander la blessure. Il en était aumilieu de l’opération quand tout à coup, à vingt pas descombattants, apparut sortant de derrière un massif d’arbres, unecavalcade de sept ou huit hommes.

– Ouf ! le général en chef !dit Falou.

Les soldats cherchèrent s’il y avait un moyende se dissimuler aux regards de leur chef ; mais son œil étaitdéjà fixé sur eux, et, de la main et des jambes, il avait dirigéson cheval de leur côté. Les soldats restèrent immobiles, la maindroite au salut militaire, la gauche à la couture du pantalon. Lesang coulait du bras de Faraud.

Chapitre 13Citoyens et messieurs

Bonaparte s’arrêta à quatre pas d’eux, faisantsigne à son état-major de rester où il était. Immobile sur soncheval immobile comme lui, légèrement affaissé sur lui-même, àcause de la chaleur et de la maladie dont il était atteint, l’œilfixe, à moitié recouvert par la paupière supérieure, et laissantfiltrer, à travers ses cils, un rayon de lumière, il semblait unestatue de bronze.

– Il paraît, dit-il de sa voix sèche, quel’on se bat en duel ici ? On sait pourtant que je n’aime pasles duels. Le sang des Français appartient à la France, et c’estpour la France seule qu’il doit couler.

Puis, portant son regard sur l’un et l’autredes adversaires, et finissant par l’arrêter sur lesergent-major :

– Comment se fait-il, continua legénéral, qu’un brave comme toi, Faraud… ?

Bonaparte avait, dès cette époque, pourprincipe ou plutôt pour calcul, de retenir dans sa mémoire levisage des hommes qui se distinguaient, afin de pouvoir, l’occasionvenue, les appeler par leur nom. C’était une distinction qui nemanquait jamais son effet.

Faraud tressaillit de joie en s’entendantnommer par le général en chef et se haussa sur la pointe despieds.

Bonaparte vit ce mouvement, en sourit enlui-même et continua :

– Comment se fait-il qu’un brave hommecomme toi, qui as été mis deux fois à l’ordre du jour de tonrégiment, une fois à Lodi, l’autre à Rivoli, contrevienne à mesordres ? Quant à ton adversaire, que je ne connais pas…

Le général en chef appuyait exprès sur cesmots.

Falou fronça le sourcil, ils étaient entrésdans ses flancs comme un aiguillon.

– Pardon, excuse, mon général !interrompit-il. Si vous ne me connaissez pas, c’est que vous êtesencore trop jeune pour m’avoir connu ; c’est que vous n’étiezpas à l’armée du Rhin, au combat de Dawendorf, à la bataille deFrœschwiller et à la reprise des lignes de Wissembourg. Si vous yaviez été…

– J’étais à Toulon, interrompit sèchementBonaparte. Et si, à Wissembourg, vous chassiez les Prussiens de laFrance, moi à Toulon, j’en chassais les Anglais ; ce qui étaitbien aussi important.

– C’est vrai, dit Falou. Nous avons mêmemis votre nom à l’ordre du jour, mon général. J’ai donc eu tort devous dire que vous étiez trop jeune, je le reconnais et je vous enfais mes excuses. Mais j’ai eu raison de dire que vous n’y étiezpas, puisque vous avouez vous-même que vous étiez à Toulon.

– Continue, dit Bonaparte. As-tu encorequelque chose à dire ?

– Oui, mon général, répondit Falou.

– Eh bien ! dis, continua Bonaparte.Mais, comme nous sommes dès républicains, fais-moi le plaisir dem’appeler citoyen général et de me dire « tu ».

– Bravo ! citoyen général !s’écria Faraud.

Les citoyens Vincent et Groseiller, témoins deFaraud, approuvèrent de la tête.

Les témoins de Falou restèrent immobiles, sansdonner aucun signe d’approbation ni d’improbation.

– Eh bien ! citoyen général, repritFalou avec cette liberté de parole que le principe d’égalité avaitintroduit dans les rangs de l’armée, si tu avais été à Dawendorf,par exemple, tu aurais vu que, dans une charge de cavalerie, jesauvai la vie au général Abbatucci qui en vaut bien un autre.

– Ah ! ah ! dit Bonaparte, jete remercie ; je crois qu’Abbatucci est tant soit peu moncousin.

Falou ramassa son sabre de cavalier, et, leprésentant à Bonaparte, étonné de voir à un simple maréchal deslogis un sabre de général.

– C’est à cette occasion, continua-t-il,que le général Pichegru, qui en vaut bien un autre (et il appuyasur cette appréciation du général Pichegru), voyant l’état oùj’avais mis mon pauvre sabre, m’a fait cadeau du sien, qui n’estpas tout à fait d’ordonnance, comme vous voyez.

– Encore ! fit Bonaparte en fronçantle sourcil.

– Pardon, citoyen général ! Comme« tu » vois, je me trompe toujours ; mais, queveux-tu ! le citoyen général Moreau ne nous avait pas habituésau « tu ».

– Comment ! dit Bonaparte, lerépublicain Fabius n’est pas plus sévère que cela sur levocabulaire républicain ? Continue, car je vois que tu asencore quelque chose à me dire.

– J’ai à te dire, citoyen général, que,si tu avais été à Frœschwiller, le jour où le général Hoche, qui,lui aussi, en vaut bien un autre, a mis à six cents francs lescanons prussiens, tu aurais vu que j’ai pris un de ces canons etque c’est à cette occasion que j’ai été fait maréchal deslogis.

– Et tu as touché les six centsfrancs ?

Falou secoua la tête.

– Nous en avons fait l’abandon aux veuvesdes braves morts dans la journée de Dawendorf, et je n’ai rientouché que ma paie, qui était dans un caisson du prince deCondé.

– Brave et désintéressé ! Continue,dit le général ; j’aime à voir les hommes comme toi, qui n’ontpas de journalistes pour faire leur éloge, mais qui n’en ont pasnon plus pour les calomnier, faire leur panégyrique eux-mêmes.

– Enfin, si tu avais été, poursuivitFalou, à la reprise des lignes de Wissembourg, tu aurais su que,attaqué par trois Prussiens j’en ai tué deux ; il est vraiqu’avec le troisième je suis arrivé trop tard à la parade de prime,de là, la balafre que vous voyez… que tu vois, je veux dire, et àlaquelle j’ai répondu par un coup de pointe qui a envoyé monadversaire rejoindre ses deux camarades. J’en ai été nommé maréchaldes logis-chef.

– Et c’est vrai, tout cela ? ditBonaparte.

– Oh ! quant à cela, citoyengénéral, s’il était besoin d’un témoin, dit Faraud en s’approchantet en portant sa main, ornée d’un bandage à son sourcil droit, jesuis témoin que le maréchal des logis n’a dit que la vérité etqu’il est plutôt resté au-dessous que d’aller au-delà. Il étaitconnu à l’armée du Rhin.

– C’est bien, dit Bonaparte regardantavec un œil tout paternel ces deux hommes qui venaient d’échangerdes coups de sabre, et dont l’un faisait l’éloge de l’autre.Enchanté de faire ta connaissance, citoyen Falou. J’espère que tune feras pas moins bien à l’armée d’Italie que tu n’as fait àl’armée du Rhin. Mais d’où vient que deux braves comme vous sontennemis ?

– Nous ? citoyen général, dit Falou.Nous ne sommes pas ennemis.

– Pourquoi diable vous êtes-vous battusalors, si vous n’êtes pas ennemis ?

– Ah ! ceci, dit Faraud avec lemouvement de cou qui lui était habituel, nous nous sommes battuspour nous battre.

– Et si je vous disais que je veux savoirpourquoi vous vous êtes battus ?

Faraud regarda Falou, comme pour lui demanderpermission.

– Puisque le citoyen général veut lesavoir, dit celui-ci, je ne vois pas pourquoi on le luicacherait.

– Eh bien ! nous nous sommes battus…Nous nous sommes battus… parce qu’il m’a appelé monsieur.

– Et tu veux qu’on t’appelle ?…

– Citoyen, mordieu ! ditFaraud ; c’est un titre qui nous coûte assez cher pour quenous y tenions. Je ne suis pas aristocrate comme ces messieurs del’armée du Rhin, moi.

– Tu l’entends, citoyen général, ditFalou en frappant du pied d’impatience et en mettant la main à lapoignée de son sabre, il nous appelle aristocrates.

– Il a tort, et toi, tu as tort del’appeler monsieur, répondit le général en chef. Nous sommes tousdes enfants de la même famille, des fils de la même mère, descitoyens de la même patrie ; nous combattons pour laRépublique, et ce n’est pas au moment où tous les rois lareconnaissent que des braves comme vous doivent la renier. À quelledivision appartiens-tu ? continua-t-il en s’adressant aumaréchal des logis Falou.

– À la division Bernadotte, réponditFalou.

– Bernadotte ? répéta Bonaparte.Bernadotte, un engagé volontaire, qui n’était encore quesergent-major en 89, un brave proclamé, par Kléber, général debrigade sur le champ de bataille, nommé général de division aprèsles victoires de Fleurus et de Juliers, qui a fait capitulerMaestricht et pris Altdorf ; Bernadotte encourageant lesaristocrates, dans son armée ! Je le croyais jacobin, moi. Ettoi, Faraud, à quel corps appartiens-tu ?

– À celui du citoyen général Augereau. Onne l’accusera pas d’être aristocrate, celui-là ! Il est commevous, c’est-à-dire comme toi, citoyen général, il veut qu’on letutoie. Si bien qu’en voyant ceux qui arrivent de Sambre-et-Meusenous traiter de monsieur, nous nous sommes dit entre nous :« À chaque monsieur, un coup de sabre. Est-ceconvenu ? »

– « Convenu. » Et, depuis cetemps-là, voilà peut-être douze fois que nous nous alignons, ladivision Augereau avec la division Bernadotte. Aujourd’hui, c’estmoi qui paie les pots cassés. Demain, ce sera un monsieur.

– Demain ce ne sera personne, ditimpérativement Bonaparte. Je ne veux pas de duels dans l’armée, jel’ai déjà dit, et je le répète.

– Mais cependant… murmura Faraud.

– C’est bien, je causerai de cetteaffaire avec Bernadotte. En attendant, il vous plaira de conserverintactes les traditions républicaines, et, Sambre-et-Meuse ouItalie, vous vous tutoierez et vous vous appellerez citoyens. Vousferez chacun vingt-quatre heures de salle de police pour l’exemple.Et, maintenant, qu’on se donne la main, et qu’on s’en aille, brasdessus, bras dessous, en bons camarades.

Les deux soldats s’approchèrent l’un del’autre, se donnèrent une franche et loyale poignée de main ;puis Faraud jeta sa veste sur son épaule gauche, passa sa main sousle bras de Falou ; les témoins en firent autant, et tous sixrentrèrent dans l’enceinte des murs par la porte Orientale ets’acheminèrent tranquillement vers la caserne.

Le général Bonaparte les regarda s’éloigneravec un sourire et en murmurant :

– Braves gens ! C’est avec deshommes comme vous que César a passé le Rubicon ; mais il n’estpas encore temps de faire comme César.

– Murat ! cria-t-il.

Un jeune homme de vingt-quatre ans, à lamoustache et aux cheveux noirs, à l’œil vif et intelligent, fitfaire un bond à son cheval et se trouva en un instant près dugénéral en chef.

– Murat, lui dit celui-ci, tu vas partirà l’instant même pour Vicence, où se trouve Augereau ; tu mel’amèneras au Palais Serbelloni. Tu lui diras que lerez-de-chaussée du palais est vide et qu’il peut y descendre.

– Diable ! murmurèrent ceux quiavaient vu seulement mais qui n’avaient pas entendu. On dirait quele général Bonaparte est de mauvaise humeur.

Chapitre 14Ce qui causait la mauvaise humeur du citoyen général Bonaparte

Bonaparte rentra au Palais Serbelloni.

Il était, en effet, de mauvaise humeur.

À peine au commencement de sa carrière, àpeine à l’aurore de son immense renommée, la calomnie s’acharnaitdéjà après lui pour lui ôter le mérite de victoires inouïes, quel’on ne pouvait comparer qu’à celles d’Alexandre, d’Annibal ou deCésar. On disait que c’était Carnot qui faisait ses plans debataille, et que son prétendu génie militaire suivait pied à piedles instructions écrites du Directoire. On disait que, quant àl’administration, à laquelle il n’entendait rien, c’était Berthier,son chef d’état-major, qui faisait tout.

Il voyait la lutte qui s’engageait, à Paris,contre les partisans de la royauté, représentés, aujourd’hui par leclub de Clichy, comme il avait été représenté deux ans auparavantpar la section Le Peletier.

La correspondance particulière de Bonaparteavec ses deux frères le pressait de prendre un parti entre lesdirecteurs, qui symbolisaient encore une république – biendétournée de son point de départ et de son but, c’est vrai, mais leseul drapeau cependant autour duquel pussent se rallier lesrépublicains – et les royalistes, c’est-à-dire laContre-Révolution.

Il y avait dans la majorité des deux conseilsune malveillance évidente contre lui. Les meneurs du partiblessaient sans cesse son amour-propre par leurs discours et leursécrits. Ils dénigraient sa gloire, ils dépréciaient les mérites decette admirable armée avec laquelle il avait battu cinq armées.

Il avait essayé d’entrer dans les affairesciviles, il avait ambitionné d’être un des cinq directeurs etd’entrer à la place de celui qui sortait.

S’il eût réussi dans cette entreprise, ilétait convaincu qu’il serait bientôt seul, mais on lui avaitobjecté ses vingt-huit ans, et pour être directeur, il eût fallu aumoins qu’il en eût trente. Il se retira, n’osant demander unedispense d’âge et violer cette Constitution pour le soutien delaquelle il avait fait le 13 vendémiaire.

Les directeurs, d’ailleurs, étaient bien loinde désirer de l’avoir pour collègue. Les membres de ce corps nedissimulaient pas la jalousie que leur inspirait le génie deBonaparte, et ils témoignaient hautement qu’ils étaient blessés dela hauteur du ton et de l’affectation d’indépendance dugénéral.

Lui était attristé de ce qu’on le représentâtcomme un démagogue fougueux et de ce qu’on le désignât sous le nomde l’homme du 13 vendémiaire, tandis que, le 13 vendémiaire, iln’avait été que l’homme de la Révolution, c’est-à-dire des intérêtspopulaires.

Enfin, il était fatigué de la qualification desavante, donnée à la manière dont Moreau faisait la guerre.

Son instinct, au surplus, le portait, sinonvers la Révolution, du moins contre les royalistes. Il voyait doncavec plaisir l’esprit républicain de l’armée et l’encourageait. Sespremiers succès devant Toulon, il les avait remportés sur lesroyalistes ; c’était sur des royalistes qu’il avait remportéla victoire de vendémiaire. Qu’est-ce que c’était que ces cinqarmées qu’il venait de battre ? Des armées soutenant la causedes Bourbons, c’est-à-dire des armées royalistes.

Mais surtout, à cette heure où il pouvaitflotter entre le rôle plein de sécurité de Monk ou le rôlehasardeux de César, ce qui lui faisait porter haut le drapeaurépublicain, ce qui l’empêchait d’écouter toute proposition qui pûtlui être faite, c’était le pressentiment intime de sa grandeur àvenir : C’était surtout cet orgueil, qu’il partageait avecCésar, d’être plutôt le premier dans un village que le second àRome.

En effet, si haut qu’un roi l’élevât, fût-ceau rang de connétable, qui lui était offert, ce roi restaittoujours au-dessus de lui, et faisait ombre à son front ;montant à l’aide d’un roi, il n’était jamais qu’un parvenu ;montant seul et de ses propres forces, il ne parvenait pas, ilarrivait.

Sous la République, au contraire, sa têtedépassait déjà toutes les têtes, et il ne pouvait que grandirencore et toujours. Peut-être son regard, si perçant qu’il fût,n’atteignait-il point encore les horizons que lui révélal’Empire ; mais il prévoyait dans une république, une audaced’action, une immensité d’entreprises qui convenait à l’audace deson génie et à l’immensité de son ambition.

Comme il arrive chez les hommes prédestinés etqui parfois font des choses impossibles, non point parce qu’ilsétaient élus pour les faire, mais parce qu’on leur a prophétiséqu’ils les feraient, et que, dès lors, ils se regardent comme lesprivilégiés de la Providence, le moindre fait, présenté sous uncertain jour, déterminait parfois une grande résolution chezBonaparte. Le duel auquel il venait d’assister, cette querelle desoldats à propos du mot monsieur et du mot citoyen, lui avait remissous les yeux toute la question qui à cette heure agitait laFrance. Faraud, en lui nommant son général Augereau et en lemontrant – chose que Bonaparte savait déjà de longue main – en lemontrant comme un partisan inflexible de la démocratie, lui avaitdésigné l’agent qu’il cherchait pour le seconder dans ses planssecrets.

Plus d’une fois, cette extrémité s’étaitprésentée aux yeux de Bonaparte, d’une révolution parisienne quirenverserait le Directoire ou qui l’opprimerait, comme jadis avaitété opprimée la Convention, et qui amènerait la Contre-Révolution,c’est-à-dire la victoire des royalistes et l’avènement de quelqueprince de la famille de Bourbon. Alors, Bonaparte étaitparfaitement décidé à repasser les Alpes avec vingt-cinq millehommes et à marcher par Lyon sur Paris. Carnot avait sans doute deses larges narines éventé ses desseins, car il lui écrivait :« On vous prête mille projets plus absurdes les uns que lesautres. On ne peut croire qu’un homme qui a fait de si grandeschoses puisse vivre en simple citoyen. »

De son côté, le Directoire écrivait àBonaparte :

Nous avons vu, citoyen général, avec uneextrême satisfaction les témoignages d’attachement que vous necessez de donner à la cause de la liberté et à la Constitution del’an III. Vous pouvez compter sur la plus entière réciprocité denotre part. Nous acceptons avec plaisir toutes les offres que vousnous avez faites de venir au premier appel au secours de laRépublique. Elles sont une seconde preuve de votre sincère amourpour la patrie. Vous ne devez pas douter que nous n’en ferons usageque pour sa tranquillité, son bonheur et sa gloire.

Cette lettre était de l’écriture deLarevellière-Lépeaux et signée : « Barras, Rewbell etLarevellière. » Les deux autres, Carnot et Barthélemy, ou n’enavaient point eu connaissance, ou avaient refusé de la signer.

Mais le hasard faisait que Bonaparte étaitmieux renseigné sur la situation des directeurs que les directeurseux-mêmes. Le hasard avait fait qu’un certain comte Delaunayd’Entraigues, agent royaliste, bien connu dans la révolutionfrançaise, se trouvait à Venise lorsque cette ville fut bloquée parles Français. On le regardait alors comme l’âme et l’agent tout àla fois des machinations qui se tramaient contre la France etsurtout contre l’armée d’Italie. C’était un homme d’un coup d’œilcertain ; il jugea le péril de la République de Venise etvoulut s’évader. Mais les troupes françaises occupaient la terreferme, il fut pris avec tous ses papiers. Amené comme émigré àBonaparte, Bonaparte le traita avec son indulgence habituelle pourles émigrés. Il lui fit rendre ses papiers, moins trois pièces, etsur sa parole, lui donna la ville de Milan pour prison.

Un beau matin, on apprit que le comte Delaunayd’Entraigues, abusant de la confiance que lui avait montrée legénéral en chef, avait quitté Milan et s’était enfui en Suisse.

Mais une des trois pièces qu’il avait laisséesentre les mains de Bonaparte avait, dans les circonstancesactuelles, la plus haute importance. C’était un récit parfaitementexact de ce qui s’était passé entre Fauche-Borel et Pichegru, à lasuite de cette première entrevue que nous avons racontée, et quiavait eu lieu à Dawendorf, lorsque Fauche-Borel s’était présenté àPichegru sous le nom et sous la qualité du citoyen Fenouillot,commis voyageur en vins de Champagne.

C’était le fameux comte de Montgaillard, dontnous avons, je crois, déjà dit quelques mots, qui avait été chargéde continuer les tentatives du prince de Condé sur Pichegru ;et cette note, retenue par Bonaparte, écrite parM. d’Entraigues, sous la dictée du comte de Montgaillardlui-même, contenait la série des offres qui avaient été faites parle prince de Condé au général en chef de l’armée du Rhin.

M. le prince de Condé, muni de tous lespouvoirs de Louis XVIII, excepté de celui d’accorder des cordonsbleus, avait offert à Pichegru, s’il voulait livrer la ville deHuningue et rentrer en France à la tête des Autrichiens et desémigrés, de le créer maréchal de France et gouverneur de l’Alsace.Il lui donnait :

1° le cordon rouge ;

2° le château de Chambord avec son parcet douze pièces de canon, enlevées aux Autrichiens ;

3° un million en argentcomptant ;

4° deux cent mille livres de rente, dontcent mille, au cas où il se marierait, réversibles sur la tête desa femme, et cinquante mille sur celle de ses enfants, jusqu’àl’extinction de sa race ;

5° un hôtel à Paris ;

6° enfin, la ville d’Arbois, patrie dugénéral Pichegru, porterait le nom de Pichegru et serait exempte detout impôt pendant vingt-cinq ans.

Pichegru avait refusé net de livrerHuningue.

– Je ne serai jamais d’un complot,avait-il dit. Je ne veux pas être le troisième volume de La Fayetteet de Dumouriez. Mes moyens sont aussi sûrs que vastes ; ilsont leurs racines, non seulement dans mon armée, mais à Paris, maisdans les départements et dans les généraux, mes collègues, quipensent comme moi. Je ne demande rien pour moi. Quand j’aurairéussi, on me fera ma part, je ne suis pas ambitieux. On peut, surce point, être tranquille d’avance. Mais, pour que mes soldatscrient : « Vive le roi ! » il leur faut àchacun un verre plein dans la main droite et un écu de six livresdans la main gauche. Je passerai le Rhin, je rentrerai en Franceavec le drapeau blanc, je marcherai sur Paris et je renverserai, auprofit de Sa Majesté Louis XVIII, le gouvernement, quel qu’il soit,à l’époque où je rentrerai à Paris. Mais il faut que mes soldatsreçoivent leur paie tous les jours, jusqu’à ma cinquième marche aumoins sur le territoire français. Ils me feront crédit dureste.

La négociation avait manqué par l’entêtementde Condé, qui voulut que Pichegru proclamât le roi de l’autre côtédu Rhin et lui remît la ville de Huningue.

Quoique possesseur de ce précieux document,Bonaparte avait refusé de s’en servir ; il lui en coûtaitd’accuser de trahison un général de la renommée de Pichegru, dontil estimait le talent militaire et qui avait été son professeur àl’école de Brienne.

Mais il n’en calculait pas moins ce quepouvait faire Pichegru, membre du Conseil des Anciens, quand, lematin même, au moment de faire une reconnaissance militaire auxenvirons de Milan, une lettre lui était arrivée de son frèreJoseph, lui annonçant que Pichegru avait été non seulement nommémembre du Conseil des Cinq-Cents, mais encore élu son présidentpresque à l’unanimité.

Il avait donc une arme double : sanouvelle influence civile et son ancienne popularité parmi sessoldats.

De là venait la rapide décision que Bonaparteavait prise d’envoyer un messager à Augereau, en lui faisant direqu’il l’attendait.

Le duel dont il avait été témoin et la causequi l’avait amené avaient aussi pesé de tout leur poids dans labalance de sa volonté. Seulement, les deux adversaires étaient loinde se douter qu’ils venaient de contribuer puissamment à faired’Augereau un maréchal de France, de Murat un roi, et de Bonaparteun empereur.

Et, en effet, rien de tout cela n’arrivait sile 18 fructidor n’avait, comme le 13 vendémiaire, anéanti lesprojets des royalistes.

Chapitre 15Augereau

Le lendemain, au moment où Bonaparte dictaitsa correspondance à Bourrienne, Marmont, un de ses aides de campfavoris, qui, par discrétion s’était mis à regarder par la fenêtre,annonça tout à coup qu’il voyait à l’extrémité de la rue le panacheflottant de Murat et l’encolure tant soit peu massived’Augereau.

Murat était alors, comme nous l’avons dit, unbeau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans. Fils d’unaubergiste de Labastide, près Cahors, comme son père était en mêmetemps maître de poste, Murat, tout enfant, s’était familiarisé avecles chevaux et il était devenu un excellent cavalier. Puis, je nesais par quel caprice de son père, qui désirait probablement avoirun prélat dans sa famille, il avait été envoyé au séminaire, où,s’il faut en croire des lettres de lui que nous avons sous lesyeux, ses études n’avaient point été jusqu’à une connaissanceparfaite de l’orthographe.

Heureusement ou malheureusement pour lui, laRévolution ouvrit les séminaires ; le jeune Jacobin prit sonvol, s’engagea dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, s’yfit remarquer par ses opinions exaltées, ses duels et soncourage.

Destitué, ainsi que Bonaparte, par ce mêmeAubry, qui, aux Cinq-Cents, continuait de faire une si rude guerreaux patriotes, il se rencontra avec Bonaparte, se lia avec lui,accourut se mettre sous ses ordres au 13 vendémiaire, et l’avaitsuivi en Italie en qualité d’aide de camp.

Augereau, qu’on se rappelle avoir vu donner àStrasbourg, en conséquence de son ancien métier de maître d’armes,des leçons d’escrime à notre jeune ami Eugène de Beauharnais, étaitplus âgé que Murat de dix-sept ans et atteignait déjà, au moment oùnous le retrouvons, sa quarantième année. Après avoir langui quinzeans dans les grades inférieurs, il était passé de l’armée du Rhin àl’armée des Pyrénées, commandée par Dugommier.

Ce fut dans cette armée qu’il conquitsuccessivement les grades de lieutenent-colonel, de colonel, degénéral de brigade, grade avec lequel il battit les Espagnols surles bords de la Fluvia d’une manière si brillante que sa victoirele fit immédiatement nommer général de division.

Nous avons parlé de la paix avec l’Espagne, etnous avons apprécié cette paix, qui nous faisait, sinon un allié,du moins un souverain neutre, du plus proche parent de Louis XVI, àqui la Convention venait de trancher la tête.

Augereau, cette paix signée, passa sousSchérer, à l’armée d’Italie, et contribua puissamment au gain de labataille de Loano.

Enfin, Bonaparte parut et son immortellecampagne de 96 s’ouvrit.

Comme tous les vieux généraux, Augereau vitavec regret et presque avec mépris un jeune homme de vingt-cinq ansprendre le commandement de la plus importante armée de laFrance ; mais à peine eut-il marché sous les ordres du jeunegénéral ; à peine eut-il contribué pour sa part à la prise desgorges de Millésimo ; à peine, à la suite d’une manœuvreindiquée par son jeune collègue, eut-il battu les Autrichiens àDego, pris, sans savoir dans quel but, les redoutes deMontellesimo, qu’il comprit la puissance du génie qui avait ordonnécette belle manœuvre, laquelle, en séparant les Sardes desimpériaux, assurait le succès de la campagne.

Dès lors, il vint droit à Bonaparte, lui avouafranchement ses premières répugnances, en fit amende honorable, et,ambitieux qu’il était, tout en jugeant combien son défautd’éducation lui était nuisible, il pria Bonaparte de lui faire unepart dans les récompenses qu’il distribuerait à seslieutenants.

La chose avait été d’autant plus facile aujeune général en chef, qu’Augereau, un des plus braves soldats del’armée d’Italie, en même temps qu’il était un de ses généraux lesplus actifs, dès le lendemain du jour où il avait serré la main deBonaparte emportait le camp retranché de Ceva, et pénétrait dansAlba et Casale. Enfin, rencontrant l’ennemi à la tête de pont deLodi, hérissé de canons et défendu par un feu terrible, il seprécipitait sur le pont à la tête de ses grenadiers, faisait desmilliers de prisonniers, battait toutes les troupes qu’ilrencontrait, dégageait Masséna d’une position difficile, ets’emparait de Castiglione, qui devait un jour être érigé pour luien duché. Arriva enfin la fameuse journée d’Arcole, qui devaitcouronner de la manière la plus glorieuse pour lui une campagnequ’il avait illustrée par tant d’actes de courage. Là, comme àLodi, il s’agissait de franchir un pont. Trois fois il entraîna sessoldats jusqu’au milieu de ce pont, et trois fois ses soldatsfurent repoussés par la mitraille. Enfin, voyant son porte-drapeauparmi les morts, il saisit le drapeau, et, tête baissée, sanss’inquiéter s’il était suivi ou non, il franchit le pont et setrouva au milieu des canons et des baïonnettes ennemies. Mais,cette fois, ses soldats, dont il était adoré, l’avaientsuivi ; les canons furent pris et tournés contre l’ennemi.

La journée, une des plus glorieuses de lacampagne, fut si bien reconnue l’œuvre de son courage, que legouvernement lui donna le drapeau dont il s’était servi pourentraîner ses soldats.

Lui aussi avait réfléchi, comme Bonaparte,qu’il devait tout à la République et que la République seulepouvait lui donner l’avenir d’ambition qu’il espérait encore. Sousun roi, il le savait, il n’eût point dépassé le grade de sergent.Fils d’un ouvrier maçon et d’une fruitière, simple soldat et maîtred’armes au commencement de sa carrière, il était devenu général dedivision, et, à la première occasion, il pouvait, grâce à soncourage, devenir général en chef comme Bonaparte dont il n’avaitpas le génie, comme Hoche, dont il n’avait pas l’honnêteté, oucomme Moreau, dont il n’avait pas la science.

Il venait de donner une preuve de sa cupidité,qui lui avait fait un certain tort parmi ces républicains purs, quienvoyaient leurs épaulettes d’or à la République, pour qu’elle lesfît fondre, et qui portaient, en attendant que l’argent parût, desépaulettes de laine.

Il avait accordé à ses soldats trois heures depillage sur la ville de Lago, qui s’était soulevée ; iln’avait pas pillé lui-même, c’est vrai, mais il avait racheté à vilprix aux soldats des objets précieux dont ils s’étaient emparés. Iltraînait avec lui un fourgon qui renfermait, disait-on, la valeurd’un million, et le fourgon d’Augereau était connu de toutel’armée.

Prévenu par Marmont, Bonapartel’attendait.

Murat entra le premier et annonçaAugereau.

Bonaparte remercia Murat d’un geste et lui fitsigne, à lui et à Marmont, de le laisser seul.

Bourrienne aussi voulut se lever ; mais,en étendant la main, Bonaparte le fit asseoir. Il n’avait pas desecrets pour son secrétaire.

Augereau entra. Bonaparte lui tendit la mainet lui fit signe de prendre un siège.

Augereau s’assit, mit son sabre entre sesjambes, posa son chapeau sur la poignée, ses bras sur son chapeau,et demanda :

– Eh bien ! général, qu’ya-t-il ?

– Il y a, répondit Bonaparte, que j’ai àte féliciter du bon esprit de ton corps d’armée. Je suis arrivéhier au milieu d’un duel où un de tes hommes se battait parce qu’unsoldat de l’armée de Moreau l’avait appelé monsieur.

– Ah ! ah ! fit Augereau, lefait est que j’ai des gaillards qui n’entendent pas raisonlà-dessus ; ce n’est pas le premier duel qui a lieu pourpareille cause. Aussi, en quittant ce matin Vicence, j’ai publié unordre du jour qui porte que « tout individu de ma division quise servira verbalement ou par écrit du mot de monsieur, seradestitué de son grade, ou, s’il est soldat, déclaré incapable deservir dans les armées de la République ».

– De sorte que, cette précaution prise,dit Bonaparte en regardant fixement Augereau, tu ne doutes pas quetu ne puisses sans inconvénient, n’est-ce pas, quitter ta divisionpendant un mois ou deux ?

– Ah ! ah ! dit Augereau. Etpourquoi quitterais-je ma division ?

– Parce que tu m’as demandé la permissiond’aller à Paris pour tes affaires personnelles.

– Et un peu aussi pour les tiennes,n’est-ce pas ? dit Augereau.

– Je croyais, dit Bonaparte d’un ton unpeu sec, que tu ne séparais pas nos deux fortunes.

– Non, non, reprit vivement Augereau, etce qui doit te plaire même, c’est que j’aurai la modestie de mecontenter toujours de la seconde place.

– Ne l’as-tu pas à l’arméed’Italie ? demanda Bonaparte.

– Si fait ; mais je me la suis unpeu faite, et il se peut que l’occasion ne soit pas toujours à cepoint favorable.

– Aussi tu vois, répliqua Bonaparte, quelorsque tu cesses d’être utile en Italie, c’est-à-dire quand lesoccasions vont manquer, je te trouve, moi, une occasion d’êtreutile en France.

– Ah ! çà, dis donc, c’est ausecours de la République que tu m’envoies, n’est-ce pas ?

– Oui ; par malheur, la Républiqueest mal représentée ; mais, telle qu’elle est représentée,elle vit.

– Ainsi le Directoire ?… demandaAugereau.

– Est divisé, répondit Bonaparte. Carnotet Barthélemy penchent du côté de la royauté, et ils ont pour eux,il faut le dire, la majorité des Conseils. Mais Barras, maisRewbell, mais Larevellière-Lépeaux tiennent ferme pour laRépublique et la Constitution de l’an III, et ils nous ont derrièreeux.

– Je croyais, dit Augereau, qu’ilss’étaient jetés dans les bras de Hoche.

– Oui ; mais il ne faut pas les ylaisser, il ne doit pas y avoir dans l’armée de bras plus long queles nôtres, et il faut que nos bras passent par-dessus les Alpes etaillent faire un autre 13 vendémiaire à Paris.

– Et pourquoi n’y vas-tu pastoi-même ? demanda Augereau.

– Parce que, si j’y allais moi-même, ceserait pour renverser le Directoire, et non pour le soutenir, etque je n’ai pas encore assez fait pour jouer le rôle de César.

– Et tu m’envoies jouer celui de tonlieutenant. Soit, je m’en contenterai. Qu’y a-t-il àfaire ?

– Il y a à achever les ennemis de laFrance, mal tués au 13 vendémiaire. Tant que Barras marchera dansun but républicain, seconde-le de toute ta force et de tout toncourage ; s’il hésite, résiste ; s’il trahit, mets-lui lamain au collet comme au dernier des citoyens. Si tu succombes, ilme faut huit jours pour être à Paris avec vingt-cinq millehommes.

– C’est bien, dit Augereau, on tâchera dene pas succomber. Quand partirai-je ?

– Aussitôt écrite la lettre que tuporteras à Barras.

Puis, se tournant vers Bourrienne :

– Écris, lui dit-il.

Bourrienne tenait sa plume et son papierprêts ; Bonaparte dicta :

Citoyen directeur,

Je t’envoie Augereau, mon bras droit. Pourtout le monde, il est à Paris en congé, ayant des affairesparticulières à mener à fin. Pour toi, il est le directeur quimarche dans notre voie. Il t’apporte son épée et est chargé par moide te dire qu’en cas de besoin, tu peux tirer sur la caisse del’Italie pour un, deux ou même trois millions.

C’est surtout dans la guerre civile quel’argent est le nerf de la guerre.

J’espère dans huit jours apprendre que lesConseils sont épurés et que le Club de la rue de Clichy n’existeplus.

Salut et fraternité

Bonaparte.

P.-S. Qu’est-ce que c’est que ceshistoires de vols de diligences, et que ces chouans qui courent lesgrandes routes du Midi, sous le nom de compagnons de Jéhu ?…Mettez la main sur quatre ou cinq de ces drôles, et faites unexemple.

B.

Bonaparte, selon son habitude, relut la lettreet la signa avec une plume neuve, ce qui ne rendait pas sonécriture plus lisible ; puis Bourrienne la cacheta et la remitau messager.

– Faites donner à Augereau vingt-cinqmille francs sur ma caisse, Bourrienne, dit-il.

Et à Augereau :

– Quand tu n’auras plus d’argent, citoyengénéral, tu m’en demanderas.

Chapitre 16Les citoyens directeurs

Il était temps que le citoyen généralBonaparte tournât les yeux vers les citoyens directeurs ; il yavait eu rupture ouverte, comme nous l’avons dit, entre les cinqélus du Luxembourg.

Carnot et Barthélemy s’étaient complètementséparés de Barras, de Rewbell et de Larevellière-Lépeaux.

Il en était résulté une chose, c’est que leministère, tel qu’il était, ne pouvait rester ; quelques-unsdes ministres étant des créatures de Barras, deLarevellière-Lépeaux et de Rewbell, tandis que les autres étaientcelles de Barthélemy et de Carnot.

Il y avait sept ministres : le ministrede la Police, Cochon ; le ministre de l’Intérieur,Bénézech ; le ministre de la Marine, Truguet ; leministre des Affaires étrangères, Charles Delacroix ; leministre des Finances, Rame ; le ministre de la Justice,Merlin, et le ministre de la Guerre, Pétiet.

Cochon, Pétiet, Bénézech, étaient entachés deroyalisme. Truguet était hautain, violent, et ne voulait faire qu’àsa guise. Delacroix n’était pas à la hauteur de sa mission. Ramelet Merlin seuls devaient, dans l’esprit de la majorité desdirecteurs, c’est-à-dire de Barras, de Rewbell et deLarevellière-Lépeaux, être conservés.

L’opposition, de son côté, demandait lechangement de quatre ministres : Merlin, Ramel, Truguet etDelacroix.

Barras abandonna Truguet et Delacroix ;mais il en élagua trois autres, qui étaient les hommes desCinq-Cents, et dont l’éloignement devait causer un grand troubleaux deux Chambres. C’étaient, nous l’avons dit, Cochon, Pétiet etBénézech.

On n’a pas perdu de vue, nous l’espérons, lesalon de Mme de Staël ; c’était là, on sele rappelle, que le futur auteur de « Corinne » faisaitune politique presque aussi influente que celle du Luxembourg et dela rue de Clichy.

Or, Mme de Staël, quiavait fait un ministre sous la monarchie, était poursuivie du désird’en faire un sous le Directoire.

La vie de celui qu’elle présentait étaitpleine d’agitations et curieuse de péripéties. C’était un homme dequarante-trois ans, d’une des plus grandes familles de France, néboiteux, comme Méphistophélès, avec lequel il avait quelquesrapports de figure et d’esprit, ressemblance qui devint plus grandeencore lorsqu’il eut trouvé son Faust. Destiné à l’Église à causede son infirmité, quoique l’aîné de sa famille, il avait été faitévêque d’Autun, dès l’âge de vingt-cinq ans. Sur ces entrefaites,la Révolution se déclara. Notre évêque en adopta tous lesprincipes, fut élu membre de l’Assemblée constituante, y provoqual’abolition des dîmes ecclésiastiques, célébra la messe auChamp-de-Mars, le jour de la nouvelle Fédération, bénit lesdrapeaux, admit la nouvelle constitution du clergé et sacra lesévêques assermentés, ce qui le fit excommunier par le pape PieVI.

Envoyé à Londres par Louis XVI pour assisternotre ambassadeur, M. de Chauvelin, il reçut, en 1794, ducabinet de Saint-James l’ordre de s’éloigner en même temps qu’ilrecevait, de Paris, la nouvelle qu’il était décrété d’accusationpar Robespierre.

Cette double proscription fut un bonheur pourlui : il était ruiné ; il partit pour l’Amérique, etrefit sa fortune dans le commerce. Il était revenu en France depuistrois mois seulement.

Son nom était Charles-Maurice deTalleyrand-Périgord.

Mme de Staël, femme d’ungrand esprit, avait été séduite par cet esprit charmant ; elleavait remarqué tout ce qu’il y avait de profond sous la prétenduefrivolité de son nouvel ami. Elle l’avait fait connaître à BenjaminConstant, qui était alors son sigisbée, et Benjamin Constantl’avait mis en rapport avec Barras.

Barras fut enchanté de notre prélat. Aprèss’être fait présenter par Mme de Staël àBenjamin Constant, et par Benjamin Constant à Barras, celui-ci sefit présenter par Barras à Larevellière et à Rewbell. Il gagnaceux-ci comme il gagnait tout le monde, et il fut convenu qu’on enferait un ministre des Affaires extérieures à la place deBénézech.

Il y eut conseil entre les cinq directeurspour élire en scrutin secret les membres du nouveau ministère,appelés à remplacer ceux de l’ancien qui devaient sortir. Carnot etBarthélemy ignoraient l’accord fait entre leurs trois collègues etcroyaient pouvoir lutter contre eux. Mais ils furent désabusésquand ils virent les trois voix unies pour le renvoi de ceux quidevaient sortir, pour le maintien de ceux qui devaient rester, etpour la nomination de ceux qui devaient entrer.

Cochon, Pétiet et Bénézech furent renvoyés,Merlin et Ramel maintenus ; M. de Talleyrand futnommé aux Affaires étrangères, Pléville-Lepeley à la Marine,François de Neufchâteau à l’Intérieur, et Lenoir-Laroche à laPolice.

On nomma aussi Hoche au Ministère de laguerre ; mais Hoche n’avait que vingt-huit ans, il en fallaittrente.

C’était cette nomination qui avait étéinquiéter Bonaparte à son quartier général de Milan.

Le conseil secret se termina par unealtercation violente entre Barras et Carnot.

Carnot reprocha à Barras son luxe et ses mœursdissolues.

Barras reprocha à Carnot sa défection enfaveur des royalistes.

Des injures, l’un et l’autre arrivèrent auxprovocations les plus grossières.

– Tu n’es qu’un vil scélérat, dit Barrasà Carnot ; tu as vendu la République et tu veux égorger ceuxqui la défendent, infâme, brigand, continua-t-il en se levant et enle menaçant du poing ; il n’y a pas un citoyen qui ne soit endroit de te cracher au visage.

– C’est bien, dit Carnot, d’ici à demain,je répondrai à vos provocations.

Le lendemain se passa sans que Barras reçût lavisite des témoins de Carnot.

L’affaire n’eut pas d’autres suites.

La nomination de ce ministère, pour lequel lesdeux Conseils n’avaient point été consultés, fit une profondesensation parmi les représentants. Ils résolurent à l’instant mêmede s’organiser pour la lutte.

Un des grands avantages des contre-révolutionsest de fournir aux historiens des documents que ceux-cin’obtiendraient pas sans elles.

Et, en effet, lorsque les Bourbons rentrèrenten 1814, ce fut à qui prouverait qu’il avait conspiré contre laRépublique ou contre l’Empire, c’est-à-dire trahi le pays.

Il s’agissait de réclamer la récompense destrahisons, et ce fut ainsi que nous vîmes se dérouler et seconfirmer toutes les conspirations qui avaient précipité Louis XVIdu trône, et dont on n’avait, sous la République et sous l’Empire,qu’une vague connaissance, les preuves ayant toujours manqué.

Mais en 1814, les preuves ne manquèrentplus.

Chacun présenta de la main droite letémoignage de sa trahison, et de la main gauche en demanda larécompense.

C’est donc à cette époque de mépris du sensmoral et de délation de soi-même, qu’il faut recourir pour raconterofficiellement ces luttes dans lesquelles les coupables furentparfois regardés comme des victimes, et les justiciers comme desoppresseurs.

Du reste, on doit le remarquer dans l’œuvreque nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, nous sommes plutôthistorien romanesque que romancier historique. Nous croyons avoirfait assez souvent preuve d’imagination pour qu’on nous laissefaire preuve d’exactitude, en conservant toutefois à notre récit lecôté de fantaisie poétique qui en rend la lecture plus facile etplus attachante que celle de l’histoire dépouillée de toutornement.

C’est donc à l’une de ces révélationscontre-révolutionnaires que nous recourrons pour voir jusqu’à quelpoint le Directoire était menacé et quelle était l’urgence du coupd’État qui fut résolu.

Nous avons vu que les trois directeurss’étaient tournés vers Hoche, laissant de côté Bonaparte, et quecette initiative à l’endroit du pacificateur de la Vendée avaitinquiété le général en chef de l’armée d’Italie. C’était Barras quis’était adressé à Hoche.

Hoche préparait une expédition en Irlande, etil avait résolu de détacher vingt-cinq mille hommes de l’armée deSambre-et-Meuse pour les diriger sur Brest. Dans leur marche àtravers la France, ces vingt-cinq mille hommes pouvaient s’arrêterà la hauteur de Paris, et, en un jour de marche, être à ladisposition du Directoire.

L’approche de cette armée poussa les clichiensà la dernière extrémité. Le principe de la garde nationale avaitété posé par la Constitution. Les clichiens, sachant que cettegarde nationale serait composée des mêmes éléments que lessections, résolurent de hâter son organisation.

Pichegru fut nommé président et rapporteur duprojet.

Il présenta son rapport avec l’habileté dontson génie et sa haine combinés le rendaient capable.

Pichegru était à la fois ulcéré contre lesémigrés, qui n’avaient pas su profiter de son dévouement à la causeroyale, et les républicains, qui l’avaient puni de ce dévouementinutile. Il en était arrivé à rêver une révolution faite par luiseul et à son propre compte. À cette époque, sa réputation, avecjuste raison, balançait encore celle de ses trois illustres rivaux,Bonaparte, Moreau et Hoche.

Les directeurs renversés, Pichegru se fût faitdictateur, et, une fois dictateur, il eût tout préparé pour leretour des Bourbons, auxquels il n’eût rien demandé peut-être,qu’une pension pour son père et pour son frère, et une maison avecune vaste bibliothèque pour Rose et pour lui.

On se rappelle ce que c’était que Rose.C’était cette amie à laquelle il envoyait, sur ses économies del’armée du Rhin, un parapluie que lui portait le petit Charles.

Lequel petit Charles, qui l’a bien connu, adit depuis de lui : « Un empire aurait été trop petitpour son génie, et une métairie aurait été trop grande pour sonindolence. »

Il serait trop long de rendre compte du projetde Pichegru sur la garde nationale ; mais, si cette gardenationale eût été organisée, elle était tout entière entre sesmains, et, conduite par lui, elle pouvait faire un autre 13vendémiaire qui, Bonaparte absent, pouvait aboutir à la chute et àla perte des directeurs.

Un livre publié par le chevalier Delarue, en1821, nous fait entrer avec lui dans le Club de la rue deClichy.

La maison où ce club se réunissait appartenaità Gilbert des Molières.

C’était de cette maison que partaient tous lesprojets contre-révolutionnaires qui prouvent que le 18 fructidor nefut point, de la part du Directoire, un simple abus de pouvoir etun caprice de cruauté.

Les clichiens se trouvaient pris au dépourvupar ce passage de troupes et par cette alliance de Hoche avecBarras.

Ils se réunirent immédiatement au lieuordinaire de leurs séances. On se groupa autour de Pichegru, on luidemanda ses moyens de résistance.

Surpris comme Pompée, il n’avait sous la mainaucun moyen réel. Sa seule ressource était dans les passions despartis.

On parla des projets du Directoire ; onconclut, du changement du ministère et de la marche des troupes,que les directeurs préparaient un coup d’État contre le Corpslégislatif.

On proposa les résolutions les plusviolentes : on voulait suspendre le Directoire ; onvoulait le mettre en accusation ; on alla jusqu’à proposer dele mettre hors la loi.

Mais, pour arriver à ce résultat la forcemanquait ; on n’avait que les douze cents grenadiers quiformaient la garde du Corps législatif, une partie du21e régiment de dragons commandé par le colonelMalo ; enfin, les désespérés proposaient d’envoyer dans chaquearrondissement de la capitale des pelotons de grenadiers, pourrallier autour d’eux les citoyens qui s’étaient armés envendémiaire.

C’était, cette fois, le Corps législatif qui,au contraire de la Convention, soulevait Paris contre legouvernement.

On parla beaucoup sans parvenir à s’entendre,comme il arrive toujours chez les faibles.

Pichegru, consulté, déclara qu’il lui étaitimpossible de soutenir aucune lutte avec le peu de moyens qu’ilavait sous la main.

Le tumulte était à son comble, lorsque arrivaun message du Directoire donnant des indications sur la marche destroupes.

Ce message disait que les troupes de Hoche,devant se rendre de Namur à Brest, afin de s’y embarquer pourl’Irlande, avaient dû passer à proximité de Paris.

De grands cris se firent entendre alors,disant que la Constitution de l’an III défendait aux troupes des’approcher de Paris dans un rayon de douze lieues.

Le messager du Directoire fit signe qu’ilavait réponse à cette objection : « Le commissaire desguerres, disait le messager ou plutôt le message, ignorait cetarticle de la Constitution. Son erreur était la seule cause decette infraction aux lois ; les troupes, au reste, affirmaitle Directoire, avaient reçu l’ordre de rétrogradersur-le-champ. »

Il fallut se contenter de cette explication àdéfaut d’autre, mais elle ne satisfit personne, et l’émotion quiavait soulevé le Club de Clichy et les deux Conseils se répanditdes deux Conseils et du Club de Clichy dans Paris, où chacun seprépara dès lors à des événements non moins graves que ceux quiétaient arrivés le 13 vendémiaire.

Chapitre 17La migraine de Mlle de Saint-Amour

Chacun des directeurs s’était logé auLuxembourg selon ses mœurs et son goût plutôt que selon sesbesoins.

Barras, l’homme de l’initiative et du faste,le grand seigneur, le nabab indien, avait pris toute l’aile quiforme aujourd’hui la galerie de tableaux et ses dépendances.

Rewbell et Larevellière-Lépeaux s’étaientpartagé l’autre aile.

Carnot avait pris pour lui et son frère unepartie du rez-de-chaussée, dans laquelle il s’était taillé unimmense cabinet pour lui et ses cartes.

Barthélémy, arrivé le dernier, mal reçu de sesconfrères parce qu’il représentait la Contre-Révolution, avait prisce qu’il avait trouvé.

Le soir même où avait eu lieu cette orageuseséance du Club de Clichy, Barras rentrait chez lui d’assez médiocrehumeur. Il n’avait convoqué personne, comptant passer sa soiréechez Mlle Aurélie de Saint-Amour, qui, à sonmessage daté de deux heures, avait répondu une lettre charmante,lui disant que, comme toujours, elle serait heureuse de levoir.

Mais voilà que, lorsque à neuf heures, ils’était présenté chez elle, Mlle Suzette étaitvenue lui ouvrir sur la pointe du pied, lui recommandant de la mainet de la voix le silence, et lui annonçant que sa maîtresse étaitprise d’une de ces migraines à laquelle la Faculté, si puissantesoit-elle, n’a pas encore trouvé de remède, attendu qu’elle est,non pas dans la constitution, mais dans la volonté du malade.

Le directeur avait suivi Suzette, marchantavec les mêmes précautions que s’il eût eu un bandeau sur les yeux,et qu’il eût joué à colin-maillard. Barras avait, en passant, jetéun regard de défiance sur le cabinet de toilette strictement ferméet avait été introduit dans la chambre à coucher que nousconnaissons, et qui n’était éclairée que par une lampe d’albâtresuspendue au plafond et dans laquelle brûlait une huileparfumée.

Il n’y avait rien à dire,Mlle Aurélie de Saint-Amour était couchée dans sonlit de bois de rose aux incrustations de porcelaine de Sèvres. Elleavait sa coiffe de dentelle des grands jours de maladie et la voixplaintive de la femme qui fait un effort pour parler.

– Ah ! mon cher général, dit-elle,comme vous êtes bon d’être venu, et comme j’avais besoin de vousvoir !

– N’était-ce point une chose convenue,répondit Barras, que je viendrais passer la soirée avecvous ?

– Oui ; aussi, quoique en proie àcette odieuse migraine, ne vous ai-je rien fait dire, tant j’avaisle désir de vous voir. C’est lorsqu’on souffre surtout que l’onapprécie la présence des gens qu’on aime.

Elle sortit languissamment une main tiède ethumide de ses draps, et la tendit à Barras, qui la baisa galammentet s’assit sur le pied du lit.

La douleur arracha une plainte à lamalade.

– Ah çà ! dit Barras, mais c’estdonc sérieux, cette migraine ?

– Oui et non, répondit Aurélie ;avec un peu de repos, cela se passera… Ah ! si je pouvaisdormir !

Ces mots furent accompagnés d’un soupir que ledieu du sommeil lui-même eût envié à la belle courtisane.

Il est probable que, huit jours après sasortie du paradis terrestre, Ève joua pour Adam cette comédie de lamigraine qui dure depuis six mille ans et qui a toujours le mêmesuccès. Les hommes s’en moquent, les femmes en rient, et cependant,l’occasion s’offrant, la migraine vient au secours de qui l’appelleet réussit toujours à éloigner qui vient mal à propos.

Barras resta dix minutes assis près de labelle malade, juste ce qu’il fallut convenablement à celle-ci pourfermer un œil, moitié triste et moitié souriant, et pour laisseréchapper de sa poitrine ce souffle doux et régulier qui indique quel’âme veille peut-être encore, mais que le corps vient des’embarquer sur le calme océan du sommeil.

Barras déposa doucement sur le couvre-pieds dedentelles la main qu’il avait conservée dans les siennes, posa surle front blanc de la dormeuse un baiser paternel et chargea Suzettede prévenir sa maîtresse que ses grandes occupationsl’empêcheraient peut-être de venir de trois ou quatre jours.

Puis il sortit de la chambre sur la pointe dupied, comme il y était entré, repassa près du cabinet, dont il eutbien l’envie d’enfoncer un carreau avec le coude, car quelque choselui disait que là était la cause de la migraine de la belle Auréliede Saint-Amour.

Suzette l’avait minutieusement suivi jusqu’auseuil de la porte, et avait prudemment derrière lui refermé laporte à double tour.

À sa rentrée au Luxembourg, son valet dechambre lui annonça qu’une dame l’attendait.

Barras fit sa question habituelle.

– Jeune ou vieille ?

– Elle doit être jeune, monsieur,répondit le valet de chambre ; mais je n’ai pas pu voir sonvisage à cause de son voile.

– Quelle mise ?

– La mise d’une femme comme il faut,toute de satin noir, et l’air d’une veuve.

– Vous l’avez fait entrer ?

– Dans le boudoir rose. Si monseigneurn’eût pas voulu la recevoir, rien n’était plus facile que de lafaire sortir sans qu’elle traversât le cabinet. Monseigneur veut-illa recevoir ou passera-t-il au boudoir rose ?

– C’est bien, dit Barras. J’y vais.

Puis, se rappelant aussitôt qu’il pouvaitavoir affaire à une femme du monde, et qu’il fallait respecter lesconvenances, même au Luxembourg :

– Annoncez-moi, dit-il au valet dechambre.

Le valet de chambre marcha le premier, ouvritla porte du boudoir et annonça :

– Le citoyen directeur généralBarras.

Il se retira aussitôt pour faire place à celuiqu’il avait annoncé.

Barras entra avec ce grand air qu’il tenait dumonde aristocratique auquel il avait appartenu, et auquel, malgrétrois années de révolution et deux années de Directoire, ilappartenait encore.

Dans un des angles du boudoir occupé par uncanapé, dont la forme s’emboîtait dans celle de la chambre, setenait debout, toute vêtue de noir, comme l’avait dit le valet dechambre, une femme qu’à son attitude, Barras comprit, à la premièrevue, n’être point une chercheuse de bonnes fortunes.

Aussi, posant son chapeau sur une table, ils’avança vers elle en lui disant :

– Vous avez désiré me voir, madame, mevoilà.

La jeune femme, avec un geste superbe, levason voile et découvrit un visage d’une remarquable beauté.

La beauté est la plus puissante de toutes lesfées, et la plus savante de toutes les introductrices.

Barras s’arrêta un instant, debout et commeébloui.

– Ah ! madame, dit-il, que je suisheureux, lorsque je devais rester dehors une partie de la nuit,qu’une circonstance fortuite me ramène au Palais du Luxembourg, oùm’attendait une pareille fortune. Donnez-vous donc la peine de vousasseoir, madame, et dites-moi à quelles circonstances je dois lebonheur de votre visite.

Et il fit un mouvement pour lui prendre lamain et la ramener sur le canapé, duquel elle s’était levée enl’entendant annoncer.

Mais elle, gardant ses mains ensevelies sousles plis de son long voile :

– Pardon, monsieur ! dit-elle ;je resterai debout, comme il convient à une suppliante.

– Suppliante !… vous, madame !…Une femme, comme vous ne supplie pas, elle ordonne… ou, tout aumoins, elle réclame.

– Eh bien ! monsieur, c’est cela. Aunom de la ville qui nous a donné naissance à tous les deux ;au nom de mon père, ami du vôtre ; au nom de l’humanitéoutragée, au nom de la justice méconnue, je viens réclamervengeance !

– Le mot est bien dur, répondit Barras,pour sortir d’une si jeune et si belle bouche.

– Monsieur, je suis fille du comte deFargas, qui a été assassiné à Avignon par les républicains, et sœurdu vicomte de Fargas, qui vient d’être assassiné à Bourg-en-Bressepar les compagnons de Jéhu.

– Encore eux ! murmura Barras.Êtes-vous sûre, mademoiselle ?

La jeune fille étendit la main et présenta àBarras un poignard et un papier.

– Qu’est-ce que cela ? demandaBarras.

– Cela, c’est la preuve de ce que jeviens de vous dire, monsieur ; le corps de mon frère a ététrouvé, il y a trois jours, sur la place de la Préfecture à Bourg,avec ce poignard dans le cœur et ce papier au manche dupoignard.

Barras commença par examiner curieusementl’arme.

Elle était forgée d’un seul morceau de ferayant la forme d’une croix, telle qu’on décrit les ancienspoignards de la Sainte-Vehme. La seule chose qui l’en distinguâtest que celui-ci portait gravés sur sa lame ces trois mots :« Compagnons de Jéhu. »

– Mais, dit Barras, ce poignard seul neserait qu’une présomption. Il peut avoir été dérobé ou forgé exprèspour dérouter les recherches de la justice.

– Oui, dit la jeune femme ; maisvoici ce qui doit remettre la justice sur le bon chemin. Lisez cepost-scriptum, écrit de la main de mon frère, signé de monfrère.

Barras lut :

Je meurs pour avoir manqué à un sermentsacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tuveux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cettenuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard quel’on trouvera planté dans ma poitrine indiquera que je nemeurs pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une justevengeance.

Vicomte de Fargas.

– Et c’est à vous que ce post-scriptumest adressé, mademoiselle ? demanda Barras.

– Oui, monsieur.

– Est-il bien de la main de monsieurvotre frère ?

– Il est de sa main.

– Que veut-il dire en écrivant« qu’il ne meurt pas victime d’un lâche assassinat, mais d’unejuste vengeance », alors ?

– Compagnon de Jéhu, lui-même, mon frère,arrêté, a manqué à son serment en nommant ses complices. C’est moi,ajouta la jeune fille avec un rire étrange, c’est moi qui eusse dûentrer dans l’association à sa place.

– Attendez donc, dit Barras, je doisavoir dans mes papiers un rapport qui a trait à cela.

Chapitre 18La mission de Mlle de Fargas

Barras, laissant un instantMlle de Fargas seule, se dirigea vers soncabinet, et, dans un carton réservé à sa correspondanceparticulière, il chercha et prit une lettre du procureur de laRépublique d’Avignon, qui, en effet, lui rendait compte de toutecette affaire jusqu’au moment du départ du vicomte de Fargas pourNantua.

Il le donna à lire àMlle de Fargas.

Celle-ci en prit connaissance d’un bout àl’autre, et elle y vit ce qu’elle savait elle-même du procès avantde quitter Avignon.

– Alors, demanda-t-elle à Barras, vousn’avez rien reçu de nouveau depuis deux jours ?

– Non, répondit celui-ci.

– Cela ne prouve pas en faveur de votrepolice. Mais, par bonheur, dans cette circonstance, je vais laremplacer.

Et elle raconta à Barras comment elle avaitsuivi son frère à Nantua, comment elle était arrivée à temps pourapprendre qu’il venait d’être enlevé de prison, comment le greffeavait été brûlé, le commencement du procès soustrait, et commentenfin, le lendemain en s’éveillant, elle avait trouvé le corps deson frère nu et percé du poignard des compagnons de Jéhu, sur laplace de la Préfecture de Bourg.

Tout ce qui venait du midi et de l’est avaitce caractère de mystère que les agents les plus habiles de lapolice directoriale avaient inutilement essayé de pénétrer.

Barras espéra un instant que la belledénonciatrice pourrait lui donner des renseignements inédits ;mais son séjour à Nantua et à Bourg, en la rapprochant du lieu desévénements et lui en mettant le résultat sous les yeux, ne luiavait rien appris de nouveau.

Tout ce que Barras savait de son côté etpouvait lui dire, c’est que ces événements étaient en corrélationavec ceux de la Bretagne et de la Vendée.

Le Directoire savait parfaitement que cesterribles détrousseurs de diligences n’exerçaient pas ce métierpour leur compte, mais faisaient passer l’argent du gouvernement àCharette, à Stofflet, à l’abbé Bernier, et à Georges Cadoudal.

Mais Charette et Stofflet avaient été pris etfusillés ; l’abbé Bernier avait fait sa soumission. Seulement,manquant à la parole qu’il avait donnée, au lieu de se retirer enAngleterre il était resté caché dans le pays, de sorte qu’après unan, dix-huit mois de tranquillité qui avaient donné au Directoireune sécurité assez grande pour tirer Hoche de la Vendée etl’envoyer à l’armée de Sambre-et-Meuse, le bruit d’une nouvelleprise d’armes s’était répandu, et, coup sur coup, les directeursavaient été avertis que quatre nouveaux chefs avaient paru dans lacontrée, Prestier, d’Autichamp, Suzannette et Grignon ; quantà Cadoudal, il n’avait jamais traité ni mis bas les armes ; ilavait toujours empêché la Bretagne de reconnaître le gouvernementrépublicain.

Depuis un instant, Barras paraissait s’êtrearrêté à une idée ; mais, comme toutes les idées hasardées quicommencent par paraître impossibles, celle-ci semblait avoir besoind’un certain temps matériel pour sortir de l’esprit qui l’avaitconçue. De temps en temps, il reportait les yeux de la fière jeunefille au poignard qu’il tenait toujours à la main, et du poignard àla lettre d’adieu du vicomte de Fargas, qu’il avait posée sur latable.

Diana se lassa de ce silence.

– Je vous ai demandé vengeance, luidit-elle, et vous ne m’avez pas encore répondu.

– Qu’est-ce que vous entendez parvengeance ? demanda Barras.

– J’entends la mort de ceux qui ont tuémon frère.

– Dites-nous leurs noms, reprit Barras.Nous avons autant d’intérêt que vous à ce qu’ils expient leurscrimes ; une fois pris, leur supplice ne se fera pasattendre.

– Si je savais leurs noms, réponditDiana, je ne serais pas venue à vous : je les eussepoignardés.

Barras jeta les yeux sur elle.

Le calme avec lequel elle avait dit cesparoles lui fut une preuve que son ignorance était la seule causepour laquelle elle ne s’était pas fait justice elle-même.

– Eh bien ! dit Barras, cherchez devotre côté, nous chercherons du nôtre.

– Que je cherche, moi ? repritDiana. Est-ce que cela me regarde ? Est-ce que je suis legouvernement ? Est-ce que je suis la police ? Est-ce quej’ai la charge de veiller sur la sûreté des citoyens ? Onarrête mon frère, on le met en prison ; la prison, qui est lamaison du gouvernement, doit me répondre de mon frère. La prisons’ouvre et trahit son prisonnier ; c’est au gouvernement àm’en rendre compte. Donc, puisque vous êtes le chef dugouvernement, je viens à vous et je vous dis : « Monfrère ! mon frère ! mon frère ! »

– Mademoiselle, répondit Barras, noussommes dans ces temps de troubles où l’œil le plus habile a peine àvoir, où le cœur le plus ferme ne faiblit pas, mais doute, où lebras le plus robuste plie ou tremble. Nous avons à l’est et au midiles compagnons de Jéhu qui assassinent, nous avons à l’ouest lesVendéens et les Bretons qui combattent. Nous avons ici les troisquarts de Paris qui conspirent, les deux tiers de nos Chambres quisont contre nous, et deux de nos collègues qui nous trahissent, etvous voulez que, dans ce trouble général, la grande machine qui, enveillant sur elle-même, veille au salut des principes sauveurs quitransformeront l’Europe, ferme à la fois tous ses yeux pour lesrouvrir sur un seul point, cette place de la Préfecture où vousavez relevé le corps inanimé de votre frère ? C’est tropexiger de nous, mademoiselle ; nous sommes de simples mortels,ne nous demandez pas l’œuvre des dieux. Vous aimiez votrefrère ?

– Je l’adorais !

– Vous avez le désir de levenger ?

– Je donnerais ma vie pour celle de sonmeurtrier.

– Et si l’on vous offrait un moyen deconnaître ce meurtrier, quel qu’il fût, vousl’adopteriez ?

Diana hésita un instant.

Puis, avec violence :

– Quel qu’il fût, dit-elle, jel’adopterais.

– Eh bien ! écoutez-moi, repritBarras ; aidez-nous, nous vous aiderons.

– Que dois-je faire ?

– Vous êtes jeune, vous êtes belle, trèsbelle même…

– Il ne s’agit point de cela, dit Dianasans baisser les yeux.

– Tout au contraire, dit Barras, ils’agit surtout de cela. Dans ce grand combat qu’on appelle la vie,la beauté a été donnée à la femme, non pas comme un simple présentdu Ciel, destiné à réjouir les yeux d’un amant ou d’un époux, maiscomme un moyen d’attaque et de défense. Les compagnons de Jéhun’ont pas de secret pour Cadoudal : il est leur chef réel,puisque c’est pour lui qu’ils travaillent ; il sait leurs nomsdepuis le premier jusqu’au dernier.

– Eh bien ! demanda Diana,après ?

– Après, reprit Barras, c’est biensimple. Partez pour la Vendée ou pour la Bretagne, rejoignezCadoudal ; quelque part qu’il soit, présentez-vous, ce qui estvrai, comme une victime de votre dévouement à la cause royale.Arrivez à gagner sa confiance, la chose vous sera facile. Cadoudalne vous verra pas sans devenir amoureux de vous. Avec son amour, ilvous donnera sa confiance. Résolue comme vous l’êtes, et lesouvenir de votre frère dans le cœur, vous n’accorderez que cequ’il vous plaira d’accorder. Vous saurez alors les noms de ceshommes que nous cherchons vainement. Faites-nous savoir ces noms,c’est tout ce que nous demandons de vous, et votre vengeance serasatisfaite. Maintenant, si votre influence allait jusqu’àdéterminer ce sectaire entêté à faire soumission comme les autres,je n’ai pas besoin de vous dire que le gouvernement ne mettrait pasde bornes à…

Diana étendit la main.

– Prenez garde, monsieur ! dit-elle.Un mot de plus, et vous m’insulteriez. Je vous demande vingt-quatreheures pour réfléchir.

– Prenez le temps que vous voudrez,mademoiselle, dit Barras, vous me trouverez toujours à vosordres.

– Demain, ici, à neuf heures du soir,répondit Diana.

Et Mlle de Fargas,prenant son poignard de la main de Barras et la lettre de son frèresur la table, remit lettre et poignard dans son corsage, saluaBarras et se retira.

Le lendemain, à la même heure, on annonçait audirecteur Mlle Diana de Fargas.

Barras se hâta de passer dans le boudoir roseet trouva la jeune fille qui l’attendait.

– Eh bien ! ma belle Némésis ?demanda-t-il.

– Je suis décidée, monsieur,répondit-elle. Seulement, j’ai besoin, vous le comprendrez, d’unsauf-conduit qui me fasse reconnaître des autorités républicaines.Dans la vie que je vais mener, il est possible que je sois priseles armes à la main et faisant la guerre à la République. Vousfusillez les femmes et les enfants, c’est une guerred’extermination, cela regarde Dieu et vous. Je puis être prise,mais je ne voudrais pas être fusillée avant de m’être vengée.

– J’avais prévu votre demande,mademoiselle, et voici non seulement un passeport qui assure votrelibre circulation, mais un sauf-conduit qui, dans un cas extrême,forcera vos ennemis à se transformer en défenseurs. Je vousconseille seulement de cacher ces deux pièces, et surtout laseconde, avec soin aux regards des chouans et des Vendéens. Il y ahuit jours, lassé de voir cette hydre de la guerre civile reprendresans cesse de nouvelles têtes, nous avons envoyé l’ordre au généralHédouville de ne faire aucun quartier. En conséquence, comme auxbeaux jours de la République, où la Convention décrétait lavictoire, nous avons envoyé un de nos vieux noyeurs de la Loire quiconnaît le pays, nommé François Goulin, avec une guillotine touteneuve. La guillotine sera également pour les chouans, s’ils selaissent prendre, et pour nos généraux, s’ils se laissent battre.Le citoyen Goulin conduit au général Hédouville un renfort de sixmille hommes. Les Vendéens et les Bretons n’ont pas peur de lafusillade, ils y marchent en criant : « Vive leroi ! vive la religion ! » et en chantant descantiques. Nous verrons comment ils marcheront à la guillotine.Vous rencontrerez, ou plutôt vous rejoindrez ces six mille hommeset le citoyen Goulin sur la route d’Angers à Rennes. Si vouscraignez quelque chose, mettez-vous sous leur protection jusqu’aumoment où, arrivée en Vendée, vous pourrez avoir des nouvellescertaines des localités qu’occupe Cadoudal, et l’y rejoindre.

– C’est bien, monsieur, dit Diana. Jevous remercie.

– Quand partez-vous ? demandaBarras.

– Ma voiture et mes chevaux de posteattendent à la porte du Luxembourg.

– Permettez-moi de vous faire unequestion délicate, mais qu’il est de mon devoir de vousadresser.

– Faites, monsieur.

– Avez-vous besoin d’argent ?

– J’ai six mille francs en or dans cettecassette, qui valent plus de vingt mille francs en assignats. Vousvoyez que je puis faire la guerre pour mon compte.

Barras tendit la main àMlle de Fargas, qui parut ne pas s’apercevoirde cette courtoisie.

Elle fit une révérence irréprochable etsortit.

– Voilà une charmante vipère ! fitBarras, je ne voudrais pas être celui qui la réchauffera !

Chapitre 19Les voyageurs

Comme Mlle de Fargasl’avait dit au directeur Barras, une voiture l’attendait à la portedu Luxembourg ; elle y monta et dit au postillon :

– Route d’Orléans !

Le postillon enleva ses chevaux. Les sonnettesretentirent, et la voiture prit la route de la barrière deFontainebleau.

Comme Paris était menacé de prochainstroubles, les barrières étaient gardées avec soin et la gendarmerieavait reçu l’ordre d’examiner soigneusement tous ceux qui entraientdans Paris et tous ceux qui en sortaient.

Quiconque n’avait point sur son passeport,soit la signature du nouveau ministre de la Police, Sothin ;soit la recommandation d’un des trois directeurs, Barras, Rewbellou Larevellière, devait justifier des motifs de sa sortie ou de sonentrée à Paris.

Mlle de Fargas futarrêtée à la barrière comme les autres ; on la fit descendrede sa voiture et entrer dans le cabinet du commissaire de police,qui, sans faire attention qu’elle était jeune et jolie, lui demandason passeport avec la même rigidité que si elle eût été vieille etlaide.

Mlle de Fargas tira deson portefeuille le papier demandé, et le présenta aucommissaire.

Celui-ci lut tout haut :

La citoyenne Marie Rotrou, maîtresse de laposte aux lettres, à Vitré (Ille-et-Vilaine).

Signé : Barras.

Le passeport était en règle ; lecommissaire le lui rendit avec un salut qui s’adressait plutôt à lasignature de Barras qu’à l’humble directrice des Postes, laquelle,de son côté, fit une légère inclination de tête et se retira, sansmême remarquer qu’un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huitans, qui allait présenter son passeport lorsqu’elle était entrée,avait, avec une courtoisie qui indiquait un homme de naissance,retiré son bras déjà étendu et laissé la belle voyageuse passer lapremière.

Mais il était venu immédiatement après elle.Le magistrat avait pris le passeport avec l’attention touteparticulière qu’il donnait à ses graves fonctions, et il avaitlu :

Le citoyen Sébastien Argentan, receveurdes contributions, à Dinan (Côtes-du-Nord).

Le passeport était signé non seulement deBarras, mais de ses deux collègues. Il y avait donc moins à redirequ’à celui de Mlle Rotrou, qui était signé deBarras tout seul.

Rentré dans la possession de son passeportavec un salut gracieux du magistrat, M. Sébastien Argentanremonta sur un bidet de poste marchant l’amble et le mit au trot,tandis que le postillon, chargé de le précéder et de lui fairepréparer son cheval, mettait le sien au galop.

Pendant toute la nuit, le receveur descontributions côtoya une chaise de poste fermée, dans laquelle ilétait loin de se douter que se trouvait la jolie personne àlaquelle il avait cédé son tour chez le commissaire de police.

Le jour vint, une des vitres de la voitures’ouvrit pour donner passage à l’air du matin ; une jolietête, qui n’était pas encore parvenue à secouer l’empreinte dusommeil, interrogea le temps, et, à son grand étonnement, il putreconnaître la directrice du bureau des lettres de Vitré, voyageanten poste dans une charmante calèche.

Mais il se rappelait que le passeport de lavoyageuse était signé Barras. Cette signature, en fait de luxe,expliquait bien des choses, surtout lorsqu’il s’agissait d’unefemme.

Le receveur des contributions salua polimentla directrice des postes, qui, se rappelant avoir entrevu la veillece visage, lui rendit, de son côté, gracieusement, son salut.

Quoique la jeune femme lui parût charmante, lejeune voyageur était de trop bonne compagnie pour se rapprocher dela calèche ou lui adresser la parole. Il pressa le galop de soncheval et, comme si ce salut échangé eût suffi à son ambition, ildisparut derrière la première montée du chemin.

Mais le voyageur avait prévu que sa compagnede route, dont il connaissait la destination, ayant entendu lireson passeport, s’arrêterait pour déjeuner à Étampes. Il s’y arrêtadonc lui-même, arrivé qu’il était une demi-heure avant elle.

Il se fit servir dans la salle commune ledéjeuner ordinaire des auberges, c’est-à-dire deux côtelettes, undemi-poulet froid, quelques tranches de jambon, des fruits et unetasse de café.

Il avait à peine attaqué ses côtelettes, quela voiture de Mlle Rotrou s’arrêta devantl’auberge, qui était en même temps le relais de poste.

La voyageuse demanda une chambre, traversa lasalle commune, salua en passant son compagnon de route, qui s’étaitlevé en l’apercevant, et monta chez elle.

La question pour M. d’Argentan, qui avaitdéjà résolu de se rendre la route aussi agréable que possible, futde savoir si Mlle Rotrou mangerait dans sa chambreou descendrait déjeuner dans la chambre commune.

Au bout d’un instant, il fut fixé. Lacamériste, qui avait accompagné la voyageuse, descendit, posa uneserviette blanche sur une table et dressa un couvert.

Des œufs, des fruits et une tasse de chocolatformèrent le repas frugal de la voyageuse, qui descendit au momentoù M. d’Argentan achevait son déjeuner.

Le jeune homme vit avec plaisir que, quoiquela toilette fût modeste, elle était assez soignée pour indiquer quetout sentiment de coquetterie n’était point éteint dans le cœur dela jolie directrice.

Sans doute jugea-t-il qu’il la rejoindraittoujours en pressant son cheval, car ce fut lui à son tour quidéclara avoir besoin de repos, et demanda une chambre.

Il se jeta sur le lit et dormit deuxheures.

Pendant ce temps, Mlle Rotrou,qui avait eu toute la nuit pour prendre du repos, remontait envoiture et continuait sa route.

Vers cinq heures, elle aperçut devant elle leclocher d’Orléans et elle entendit derrière elle le galop deschevaux qui, mêlé aux grelots, lui annonçait qu’elle était rejointepar le voyageur.

Les deux jeunes gens étaient maintenant deuxconnaissances.

Ils se saluèrent gracieusement, etM. d’Argentan se crut le droit de s’approcher de la portièreet de s’informer à la belle jeune femme de sa santé.

Il était facile de voir, malgré la pâleur deson teint, qu’elle n’avait pas trop souffert de la fatigue.

Il l’en félicita galamment, et, quant à lui,il avoua que cette manière de voyager, si agréable que fût lecheval, ne lui permettrait probablement pas de faire sa coursed’une seule traite.

Il ajouta que, s’il trouvait occasiond’acheter une voiture, il continuerait sa route d’une façon moinsfatigante.

C’était une manière détournée de demander àMlle Rotrou s’il lui serait agréable de partageravec lui et sa chaise et ses frais de poste.

Mlle Rotrou ne répondit pointà l’avance qui lui était faite, parla du temps, qui était beau, del’obligation où elle serait probablement elle-même de s’arrêter unjour à Tours ou à Angers ; ce à quoi le voyageur à cheval nerépondit absolument rien, se promettant à lui-même de s’arrêter oùelle s’arrêterait.

Après cette ouverture, après ce refus, côtoyerplus longtemps la voiture eût été une indiscrétion.M. d’Argentan mit son cheval au galop, en annonçant àMlle Rotrou qu’il allait lui commander ses relais àOrléans.

Toute autre que la fière Diana de Fargas,toute autre que ce cœur revêtu d’un triple acier, eût remarquél’élégance, la courtoisie, la beauté du voyageur. Mais, soitqu’elle fût destinée à rester insensible, soit que son cœur, pouraimer, eût besoin de plus violentes commotions, rien de tout ce quieût attiré les regards d’une autre femme ne fixa les siens.

Tout entière à sa haine, ne pouvant écarter desa pensée le but de son voyage alors même qu’elle souriait, ellepressait, comme si un remords était à l’envers de son sourire, ellepressait, disons-nous, le manche de ce poignard de fer qui avaitouvert une route à l’âme de son frère pour la précéder au ciel.

Jetant un regard sur la route pour voir sielle était bien seule, et la voyant solitaire aussi loin que sonregard pouvait s’étendre, elle tira de sa poche le dernier billetque son frère lui avait écrit, le lut et le relut, comme on mâcheavec impatience, et cependant avec entêtement, une racineamère.

Puis elle tomba dans un demi-sommeil dont ellene sortit que lorsque sa voiture s’arrêta pour le relais. Elleregarda autour d’elle ; les chevaux étaient prêts, comme lelui avait promis M. d’Argentan ; mais, lorsqu’elles’informa de lui, on lui répondit qu’il avait pris les devants.

On relaya cinq minutes.

On prit la route de Blois.

À la première montée, la voyageuse aperçut sonélégant courrier qui marchait au pas comme pour l’attendre ;mais cette indiscrétion, si c’en était une, était si excusable,qu’elle fut excusée.

Mlle Rotrou eut bientôtrejoint le cavalier.

Ce fut elle, cette fois, qui lui adressa lapremière la parole pour le remercier de l’attention qu’il avaiteue.

– Je remercie, dit le jeune homme, mabonne étoile qui, en m’amenant en même temps que vous chez lecommissaire de police et en me permettant de vous céder mon tour, apermis aussi que j’apprisse par votre passeport où vous allez. Et,en effet, le hasard veut que je fasse même route que vous, et que,tandis que vous allez à Vitré, j’aille, moi, à six ou sept lieuesde là, c’est-à-dire à Dinan. Si vous ne devez pas rester dans cepays, j’aurai du moins eu le plaisir de faire la connaissance d’unecharmante personne, et d’avoir eu l’honneur de l’accompagnerpendant les neuf dixièmes de sa route. Si vous restez, aucontraire, comme je ne serai qu’à quelques lieues de vous, et quemes occupations me forceront de voyager dans les trois départementsde la Manche, du Nord et d’Ille-et-Vilaine, je vous demanderai lapermission, lorsque le hasard me conduira à Vitré, de me rappeler àvotre souvenir, si toutefois ce souvenir n’a rien pour vous dedésagréable.

– Je ne sais trop moi-même le temps queje resterai à Vitré, répondit la jeune femme, mais plutôtgracieusement que sèchement. En récompense de services rendus parmon père, je suis nommée, comme vous l’avez vu sur mon passeport,directrice des postes à Vitré. Seulement, je ne crois pas que jetienne moi-même cette direction. Ruinée par la Révolution, je seraiobligée de tirer un parti quelconque de cette faveur que me fait legouvernement. Ce parti, ce sera de vendre ou de louer ma directionet d’en tirer une rente, sans être forcée d’exercer moi-même.

D’Argentan s’inclina sur son cheval, comme sicette confidence lui suffisait, et qu’il en fût reconnaissant à unepersonne qui, au bout du compte, ne la lui devait pas.

C’était une entrée en matière qui permettait àla conversation de s’engager sur tous ces terrains neutres quitouchent aux terres réservées du cœur, mais sans en fairepartie.

De quoi pouvaient-ils parler allant, l’une àVitré et l’autre à Dinan, si ce n’était de la chouannerie quidésolait les trois ou quatre départements qui composent une partiede l’ancienne Bretagne ?

Mlle Rotrou exprima une grandecrainte de tomber aux mains de ceux qu’on appelait lesbrigands.

Mais, au lieu de partager cette crainte ou del’accroître, d’Argentan s’écria qu’il serait l’homme le plusheureux du monde si un pareil malheur pouvait arriver à sa compagnede route, attendu qu’ayant fait autrefois ses études à Rennes avecCadoudal, ce lui serait une occasion de savoir si le fameux chefdes chouans était aussi ferme dans ses amitiés qu’on le disait.

Mlle Rotrou devint rêveuse,laissa tomber la conversation ; seulement, au bout d’uninstant, elle poussa un soupir de lassitude en disant :

– Décidément, je suis plus fatiguée queje ne le croyais et je pense que je m’arrêterai à Angers, ne fût-ceque pour une nuit.

Chapitre 20Il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter

M. d’Argentan parut doublement satisfaiten apprenant que Mlle Rotrou ferait une pause àAngers. Il fallait une grande habitude du cheval et être aussiexcellent écuyer que l’était M. d’Argentan, pour faire unesuite d’étapes comme celles qu’il venait de faire de Paris àAngers, en supposant même qu’il ne vînt pas de plus loin que Parissans se reposer. Il résolut donc de s’arrêter en même temps que sacompagne de voyage, pour deux raisons : la première, pourprendre du repos, et la seconde, pour pousser la connaissance unpeu plus loin avec elle.

M. d’Argentan, malgré son passeport quiindiquait une résidence provinciale, était le type d’une élégancede manières et de langage si complet, qu’il révélait le Parisien,non seulement de Paris, mais des quartiers aristocratiques deParis.

Son étonnement, quoiqu’il n’en eût rien laisséparaître, avait donc été grand lorsque, après les belles paroleséchangées avec une grande et belle personne voyageant seule, commele fait Mlle Rotrou, sous la protection,circonstance aggravante, d’un passeport signé Barras, il n’avaitpas vu la conversation se lier plus intime, ni la connaissancealler plus loin.

En quittant le cabinet du commissaire depolice, en prenant les devants et en sachant qu’il faisait mêmeroute que la voyageuse dont il avait entendu lire le passeport,sans savoir encore de quelle façon elle ferait cette route, ils’était bien promis de la faire avec elle. Mais, lorsque au matin,rejoint par une excellente calèche, il s’était aperçu qu’elleservait de nid au charmant oiseau voyageur qu’il avait laissé enarrière, il s’était refait cette promesse avec double désir de latenir.

Mais, nous l’avons vu,Mlle de Fargas, tout en répondant dans unejuste mesure aux avances de son compagnon de voyage, n’avait pasété jusqu’à lui permettre de poser le bout de sa botte sur lemarchepied de la voiture où il avait eu un instant l’espérance des’introduire tout entier.

Angers et son repos d’une nuit venaient donc àmerveille pour le remettre un peu de sa fatigue et lui permettre,si la chose était possible, de faire, vers la fin du voyage, un pasde plus dans l’intimité de l’inabordable directrice des postes.

On arriva à Angers vers cinq heures dusoir.

Une lieue avant la ville, le cavalier s’étaitapproché de la voiture, et, s’inclinant sur ses arçons :

– Serait-il indiscret, demanda-t-il à lavoyageuse, de s’informer si vous avez faim ?

Diana, qui vit où son compagnon de voyage envoulait venir, fit un mouvement de lèvres qui ressemblait à unsourire.

– Oui, monsieur, ce serait indiscret,répondit-elle.

– Ah ! par exemple ! etpourquoi cela ?

– Je vais vous le dire. Parce que à peinevous aurais-je répondu que j’ai faim, vous me demanderiez lapermission d’aller commander mon dîner ; à peine vousaurais-je donné la permission d’aller commander mon repas, vous medemanderiez celle de le faire servir sur la même table que levôtre ; c’est-à-dire que vous m’inviteriez à dîner avec vous,ce qui, vous le voyez, serait une indiscrétion.

– En vérité, mademoiselle, ditM. d’Argentan, vous êtes d’une logique terrible, et qui, jedois le dire, a peu d’imitatrices à l’époque où nous vivons.

– C’est que, répondit Diana en fronçantle sourcil, c’est que peu de femmes se trouvent dans une situationpareille à la mienne. Vous le voyez, monsieur, je suis toute vêtuede noir.

– Seriez-vous en deuil d’un mari,madame ? Votre passeport vous indiquait comme jeune fille etnon comme veuve.

– Je suis jeune fille, monsieur, sitoutefois l’on reste jeune après cinq ans de solitude et demalheurs. Mon dernier parent, mon seul ami, celui qui était toutpour moi, vient de mourir. Rassurez-vous donc, monsieur, ce n’estpas vous qui, en quittant Paris, avez perdu vos moyens deséduction ; c’est moi qui ai le cœur pris d’une telletristesse, que je ne puis convenablement reconnaître les mérites deceux qui veulent bien s’adresser à moi et s’apercevoir que je suisjeune malgré ma douleur, et passable malgré mon deuil. Etmaintenant, j’ai aussi faim que l’on peut avoir quand on boit seslarmes et quand on vit de souvenirs au lieu de vivre d’espérance.Je dînerai comme d’habitude, monsieur, sans affectation, dans lamême salle que vous, en vous affirmant qu’en toute autrecirconstance ne fût-ce que pour vous remercier des attentions quevous avez eues à mon égard, tout le long du voyage et sansimportance aucune, j’eusse dîné à la même table que vous.

Le jeune homme s’approcha autant que soncheval pouvait le faire d’une voiture allant au trot.

– Madame, dit-il, après un aveu pareil,il ne me reste qu’une chose à vous dire, c’est que, si, dans votreisolement, vous éprouviez le besoin de vous appuyer à un ami, cetami est tout trouvé, et, quoique ce soit un ami de grande route, jevous réponds qu’il en vaudra bien un autre.

Et, mettant son cheval au galop, il alla,ainsi qu’il l’avait offert à la belle voyageuse, commander ledouble dîner. Seulement, comme l’heure de l’arrivée deMlle Rotrou coïncidait avec l’heure de la tabled’hôte, au risque de ne pas revoir sa compagne de voyage,M. d’Argentan eut la délicatesse de dire à l’hôtel qu’elledînerait dans sa chambre.

Il n’était question, à la table d’hôte, quedes six mille hommes envoyés par le Directoire pour mettre à laraison Cadoudal.

Depuis quinze jours, en effet, Cadoudal, avecles cinq ou six cents hommes qu’il avait réunis, avait tenté descoups plus hardis que les généraux les plus aventureux ne l’avaientfait dans la Vendée et dans la Bretagne aux époques les plusacharnées de cette double guerre.

Le receveur de Dinan, M. d’Argentan,s’informa avec beaucoup d’insistance de la route qu’avait prise lepetit corps d’armée.

On lui répondit qu’on était sur ce sujet dansla plus complète indécision, attendu que l’homme qui paraissait,sans être revêtu d’aucun grade militaire, donner des ordres à lacolonne, avait dit à l’hôtel même que la route qu’il suivraitdépendrait des renseignements qu’il prendrait au village deChâteaubriant, et que, selon la localité qu’occuperait celui qu’ilallait combattre, il s’enfoncerait dans le Morbihan ou longeraitles collines du Maine.

Le dîner fini, M. d’Argentan fit demanderà Mlle Rotrou si elle voudrait bien lui fairel’honneur de le recevoir pour une communication qu’il croyait dequelque importance.

Celle-ci répondit que ce serait avec grandplaisir.

Cinq minutes après, M. d’Argentan entraitdans la chambre de Mlle Rotrou, qui le recevaitassise près de sa fenêtre ouverte.

Mlle Rotrou lui montra unfauteuil et lui fit signe de prendre place.

M. d’Argentan remercia de la tête et secontenta de s’appuyer sur le fauteuil.

– Comme vous pourriez croire,mademoiselle, dit-il, que le regret de cesser de vous voir bientôtme fait chercher un prétexte de vous revoir plus vite, je vousdirai, sans abuser de vos moments, ce qui m’amène près de vous. Jene sais si vous avez ou si vous n’avez pas de raison de rencontrerà cent lieues de Paris de ces agents extraordinaires dugouvernement qui deviennent d’autant plus tyranniques qu’ilss’éloignent du centre du pouvoir. Ce que je sais, c’est que nousallons avoir à traverser toute une colonne de troupesrépublicaines, conduite par un de ces misérables dont l’état est dechercher des têtes au gouvernement. Il paraît que l’on trouve lafusillade trop noble pour les chouans et qu’on veut naturaliser laguillotine sur le sol de la Bretagne. À Châteaubriant, c’est-à-direà cinq ou six lieues d’ici, la colonne a dû choisir sa route etmarcher droit vers la mer ou s’enfoncer entre les Côtes-du-Nord etle Morbihan. Avez-vous une raison quelconque de craindre ? Ence cas-là, quelle que soit la route que vous preniez, etdussiez-vous passer en vue de la colonne républicaine depuis lepremier jusqu’au dernier rang, je resterai avec vous. Si, aucontraire, vous n’avez rien à craindre, et j’espère que vous nevous trompez pas au sentiment qui me dicte cette question, etn’ayant qu’une médiocre sympathie – vous voyez que je suis franc –pour les cocardes tricolores, les envoyés extraordinaires et lesguillotines, j’éviterai la colonne, et je prendrai, pour me rendreà Dinan, la route qu’elle aura prise.

– Je commence par vous remercier de toutmon cœur, monsieur, répondit Mlle Rotrou, et parvous assurer de ma reconnaissance ; mais je ne vais pas àDinan comme vous, je vais à Vitré. Si la colonne a pris la route deRennes, qui est celle de Dinan, je n’aurai pas la crainte de larencontrer ; si, au contraire, elle a pris la route de Vitré,cela ne m’empêchera point de prendre cette route qui est la mienne.Je n’ai pas beaucoup plus de sympathie que vous pour les cocardestricolores, pour les envoyés extraordinaires et pour lesguillotines, mais je n’ai aucune raison de les craindre. Je diraiplus : j’étais instruite de la marche de cette troupe et de cequ’elle conduit avec elle, et, comme elle traverse une prairie dela Bretagne qui était occupée par Cadoudal, je suis autorisée, lecas échéant, à me mettre sous sa protection. Tout dépendra donc dece que décidera le chef de cette colonne à Châteaubriant.

» S’il continue sa route sur Vitré,j’aurai le regret de prendre congé de vous à l’embranchement desdeux routes ; si, au contraire, il a pris la route de Rennes,et que votre répugnance aille jusqu’à ne pas vouloir le rencontrer,je devrai à cette répugnance le plaisir de continuer ma route avecvous jusqu’à ma destination.

La manière dont M. d’Argentan s’étaitfait annoncer ne lui permettait pas, cette explication donnée, derester plus longtemps.

Il salua et sortit pendant le mouvement quefaisait Mlle Rotrou pour se soulever de sachaise.

Le lendemain, à six heures du matin, tous deuxpartaient après les compliments d’usage. À la seconde poste,c’est-à-dire à Châteaubriant, les informations convenues furentprises. La colonne était partie, il y avait une heure, et avaitpris le chemin de Vitré.

Les deux voyageurs devaient donc se séparer.M. d’Argentan s’approcha une dernière fois deMlle Rotrou, lui renouvelant ses offres deservices, et d’une voix émue, il lui adressa ses adieux.

Mlle Rotrou leva les yeux surcet élégant jeune homme et, trop femme du monde elle-même pour nepas être reconnaissante de la façon respectueuse dont il s’étaitconduit, elle lui donna sa main à baiser.

M. d’Argentan remonta à cheval, dit à sonpostillon, qui partit devant : « Route deRennes ! » tandis que la voiture deMlle Rotrou, obéissant à l’indication donnée d’unevoix aussi calme que d’habitude, prenait le chemin de Vitré.

Chapitre 21Le citoyen François Goulin

Mlle Rotrou, ou plutôt Dianade Fargas, était, en sortant de Châteaubriant, tombée dans uneprofonde rêverie. Dans l’état où était son cœur, il était ou ellecroyait qu’il devait être insensible à tout sentiment tendre etsurtout à l’amour. Mais la beauté, l’élégance, la courtoisie auronttoujours sur une femme comme il faut une influence suffisante à lafaire rêver, sinon à la faire aimer.

Mlle de Fargas rêvait àson compagnon de voyage et, atteinte pour la première fois d’unfaible soupçon, elle se demandait comment un homme si bien protégépar la triple signature de Barras, de Rewbell et deLarevellière-Lépeaux, pouvait éprouver d’aussi invinciblesrépugnances devant les agents d’un gouvernement qui l’honoraitd’une confiance si particulière.

Elle oubliait qu’elle-même, dont lessympathies étaient loin d’être vives pour le gouvernementrévolutionnaire, marchait sous sa protection directe, et, ensupposant M. d’Argentan un ci-devant, comme quelques parolesde son dernier entretien lui avaient donné à le croire, il étaitpossible que des circonstances pareilles à la sienne lui eussentvalu une protection qu’il avait honte à réclamer.

Puis Diana avait remarqué queM. d’Argentan, en descendant de cheval, emportait toujoursavec lui une valise dont le poids était loin d’être proportionné àsa grosseur.

Quoique le jeune homme fût vigoureux, et que,pour écarter tout soupçon, il prît souvent cette valise d’une seulemain, il était facile de voir que cette valise avec laquelle ilfaisait semblant de jouer, comme si elle ne renfermait que quelqueshabits de voyage, pesait à sa main plus qu’il ne voulait le laisservoir.

Était-ce de l’argent qu’il portait ? Ence cas, c’était un singulier receveur que celui qui portait del’argent de Paris à Vitré, au lieu d’en envoyer de Vitré àParis.

Puis, quoique dans ces heures debouleversements il ne fût pas rare de voir des hérésies sociales,Mlle de Fargas avait trop étudié lesdifférents échelons de la société pour ne pas reconnaître qu’iln’était pas dans les habitudes d’un petit receveur de chef-lieu decanton perdu à l’extrémité de la France, de monter à cheval commeun gentleman anglais et de s’exprimer, surtout au sortir d’uneépoque où chacun s’était fait grossier pour se rapprocher de lapuissance du jour, de s’exprimer avec une courtoisie qui avaitconservé un indélébile parfum de gentilhommerie.

Elle se demandait, sans que cependant son cœurfût pour rien dans cette demande, quel pouvait être cet inconnu, etquel motif pouvait le forcer à voyager avec un passeport qui, àcoup sûr, n’était pas le sien.

Ce qu’il y avait de curieux, c’est queM. d’Argentan, en quittant Diana de Fargas, se faisait à luiles mêmes questions que celle-ci se faisait à elle-même.

Tout à coup, en arrivant sur la hauteur quiprécède le relais de La Guerche et du sommet de laquelle on voit laroute se dérouler pendant plusieurs lieues, Diana tressaillit,éblouie par la vue des canons de fusil qui reflétaient la lumièredu soleil. La route semblait une immense rivière roulant de l’acierfondu.

C’était la colonne républicaine qui était enmarche et dont la tête faisait déjà halte à La Guerche, quand, unedemi-lieue en arrière le reste de cette colonne marchaitencore.

Tout était événement dans ces époques detroubles, et comme Diana payait bien ses guides, le postillon luidemanda s’il devait prendre la queue de la colonne ou si, faisantmarcher la voiture sur le revers de la route, il devait, sansralentir sa course, piquer jusqu’à La Guerche.

Mlle de Fargas donnal’ordre d’abaisser le dessus de sa calèche pour ne point devenir unobjet de curiosité, et invita le postillon à ne pas ralentir sacourse.

Le postillon exécuta les ordres de Diana,remonta à cheval, et reprit ce joli petit train avec lequel lesquadrupèdes de la régie postale parvenaient à faire deux lieues àl’heure.

Il en résulta queMlle de Fargas arriva aux portes de LaGuerche, et, quand nous disons aux portes, cela signifie à l’entréede la rue qui donne sur la route de Châteaubriant.

Il y avait encombrement à cette porte.

Une immense machine, traînée par douze chevauxet placée sur un truc trop large pour passer entre deux bornes,obstruait l’entrée de la rue.

Mlle de Fargas, voyant lavoiture arrêtée et ne connaissant pas la cause de ce retard, passala tête par l’ouverture de la vitre et demanda :

– Qu’y a-t-il donc, postillon ?

– Il y a, citoyenne dit-il, que nos ruesne sont pas assez larges pour les instruments qu’on veut y fairepasser et qu’on est obligé de déraciner une borne pour que lamachine de M. Guillotin puisse faire son entrée à LaGuerche.

Et, en effet, comme le sieur François Goulin,commissaire extraordinaire du gouvernement, avait décidé de voyagerpour l’édification des villes et des villages, il arrivait, commel’avait dit le postillon, que la rue était trop étroite, non paspour la machine elle-même, mais pour l’espèce de plate-formeroulante sur laquelle elle était dressée.

Diana jeta les yeux sur la chose hideuse quiobstruait le chemin, et, reconnaissant que ce devait êtrel’échafaud qu’elle n’avait jamais vu, elle rentra vivement la têteen s’écriant :

– Oh ! quelle horreur !

– Quelle horreur ! quellehorreur ! répéta une voix dans la foule. Je voudrais biensavoir quelle est l’aristocrate qui parle avec si peu de respect del’instrument qui a le plus fait pour la civilisation humaine depuisl’invention de la charrue.

– C’est moi, monsieur, ditMlle de Fargas et je vous serais obligée, sivous y pouviez quelque chose, de faire entrer à La Guerche macalèche le plus vite possible ; je suis pressée.

– Ah ! tu es pressée ! dit enpâlissant de colère un petit homme sec, maigre, vêtu de cetteignoble carmagnole que déjà, depuis un an ou deux, on ne portaitplus. Ah ! tu es pressée ! Eh bien ! tu vasdescendre d’abord de ta calèche, aristocrate, et tu passeras àpied, si nous te laissons passer, toutefois.

– Postillon, dit Diana, abattez lacouverture de la calèche.

Le postillon obéit. La jeune fille écarta sesvoiles et laissa apparaître son merveilleux visage.

– Est-ce que, par hasard, demanda-t-elled’un ton railleur, j’aurais affaire au citoyen FrançoisGoulin ?

– Je crois que tu railles, s’écria lepetit homme en s’élançant vers la calèche et en arrachant sonbonnet rouge, coiffure que, depuis longtemps aussi, on ne portaitplus, mais que le citoyen François Goulin s’était promis deremettre à la mode en province. Eh bien ! oui, c’estmoi ; qu’as-tu à lui dire, au citoyen Goulin ?

Et il étendit la main vers elle, comme pourlui mettre la main au collet.

Diana, d’un mouvement, se rejeta de l’autrecôté de la calèche.

– D’abord, citoyen Goulin, si vous voulezme toucher, ce que je regarde comme parfaitement inutile, mettezdes gants ; je déteste les mains sales.

Le citoyen Goulin appela quatre hommes, sansdoute pour leur donner l’ordre de s’emparer de la bellevoyageuse ; mais, pendant ce temps, d’une poche secrète de sonportefeuille, Diana avait tiré le sauf-conduit particulier deBarras.

– Pardon, citoyen, dit-elle, toujoursrailleuse ; savez-vous lire ?

Goulin jeta un cri de colère.

– Oui, reprit-elle. Eh bien ! en cecas-là, lisez ; mais prenez garde de ne pas trop froisser lepapier qui pourra m’être utile, si je suis exposée à rencontrer detemps en temps des malotrus tels que vous.

Et elle tendit le papier au citoyen FrançoisGoulin.

Il ne contenait que ces troislignes :

Au nom du Directoire, il est ordonné auxautorités civiles et militaires de protégerMlle Rotrou dans sa mission et de lui prêtermain-forte, si elle la réclame, sous peine de destitution.

Barras.

Paris, ce …

Le citoyen François Goulin lut et relut lesauf-conduit de Mlle Diana de Fargas.

Puis, comme un ours que son maître, le bâton àla main, force de faire une révérence :

– Singulière époque, dit-il, que celle oùles femmes, et les femmes en robe de satin et en calèche, sontchargées de donner des ordres aux citoyens portant les signes durépublicanisme et de l’égalité. Puisque nous n’avons fait quechanger de roi et que vous avez un laissez-passer du roi Barras,passez, citoyenne ; mais je n’oublierai pas votre nom, soyeztranquille, et, si jamais vous me tombez sous la main…

– Voyez donc, postillon, si la route estlibre, dit Mlle de Fargas du ton qui lui étaithabituel ; je n’ai plus rien à faire avec Monsieur.

La route n’était pas encore dégagée ;mais, en prenant un détour, la calèche put cependant passer.

Mlle de Fargas arriva àgrand-peine jusqu’à la poste, les rues étaient encombrées derépublicains.

Là, force lui fut de s’arrêter. Elle n’avaitrien pris depuis Châteaubriant, et, voulant aller coucher à Vitré,il lui fallait absolument prendre un repas à La Guerche.

Elle se fit donner une chambre et servir chezelle.

Elle commençait à peine à déjeuner lorsqu’onlui dit que le colonel, qui commandait la colonne, demandait lapermission de lui présenter ses devoirs.

Elle répondit qu’elle n’avait pas l’honneur deconnaître le colonel, et qu’à moins qu’il n’eût des choses d’unecertaine importance à lui dire, elle le priait de l’excuser si ellene le recevait pas.

Le colonel insista, disant qu’il croyait êtrede son devoir de la prévenir d’une chose que lui seul savait et quipouvait avoir une certaine importance pour elle.

Mlle de Fargas fit signequ’elle était prête à recevoir le visiteur, et l’on annonça lecolonel Hulot.

Chapitre 22Le colonel Hulot

Le colonel Hulot était un homme de trente-huitou quarante ans. Dix ans soldat sous la royauté, sans avoir pu mêmepasser caporal, il avait, du moment que la République avait étéproclamée, conquis ses grades en véritable brave qu’il était, à lapointe de son épée.

Il avait appris l’altercation qui avait eulieu, à la porte de la ville, entre le citoyen François Goulin etla fausse Mlle Rotrou.

– Citoyenne, dit-il en entrant, j’aiappris ce qui s’est passé entre vous et notre commissaire duDirectoire ; je n’ai pas besoin de vous dire que, nous autresvieux soldats, nous ne portons pas dans notre cœur tous cesdresseurs de guillotine qui vont à la suite des armées pour couperles têtes, comme si la poudre et le plomb, le fer et le feu nefournissaient pas une suffisante pâture à la mort. Sachant que vousétiez arrêtée à l’auberge de la poste, je suis venu dans la seuleintention de vous féliciter sur la façon dont vous avez traité lecitoyen Goulin. Quand les hommes tremblent devant de pareilscoquins, c’est aux femmes de leur faire comprendre qu’ils sont lerebut de la création humaine, et qu’ils ne sont pas dignes des’entendre appeler canaille par une belle bouche comme la vôtre.Maintenant, citoyenne, avez-vous besoin du colonel Hulot ? Ilest à votre service.

– Merci, colonel, répondit Diana. Sij’avais quelque chose à craindre ou quelque chose à demander,j’accepterais votre ouverture avec la même franchise qu’elle m’estfaite. Je me rends à Vitré, qui est ma destination, et, comme il neme reste plus qu’une poste à faire, je crois qu’il ne m’arriverapas plus malheur pendant ce dernier relais que pendant lesautres.

– Hum ! hum ! fit le colonelHulot, il n’y a que cinq lieues, je le sais, d’ici à Vitré, mais ceque je sais aussi, c’est que la route est une gorge étroite, bordéedes deux côtés de taillis, de genêts et d’ajoncs, toutesproductions qui semblent faites exprès pour servir de couvert àmessieurs les chouans. Ma conviction est que, malgré notre nombreplus que respectable, nous n’irons pas jusqu’à Vitré sans êtreattaqués. Si vous êtes aussi vivement recommandée par le citoyenBarras qu’on me l’a dit, c’est que vous êtes une personned’importance. Or, une protégée de Barras a tout à craindre entombant entre les mains de maître Cadoudal, qui n’a pas pour leDirectoire toute la déférence qu’il mérite. En outre, j’ai étépersonnellement prévenu par une lettre officielle, et comme chef dela colonne au milieu de laquelle vous vous trouvez en ce moment,qu’une citoyenne, du nom de Mlle Rotrou,réclamerait peut-être la faveur de voyager à l’ombre de nosbaïonnettes ; quand je dis : réclamerait la faveur devoyager à l’ombre de nos baïonnettes, je me sers des termes de lalettre qui m’est adressée, car il est bien entendu que, dans cecas-là, toute la faveur serait pour moi.

– Je suis, en effet,Mlle Rotrou, monsieur ; et je suisreconnaissante à M. Barras de ce bon souvenir, mais, je vousle répète, mes précautions sont prises, et quelques recommandationsque je pourrais invoquer près du chef même des chouans me fontcroire que je ne cours aucun danger. Maintenant, colonel, mareconnaissance n’en est pas moins vive vis-à-vis de vous, et jesuis heureuse surtout que vous partagiez l’antipathie que m’inspirele misérable que l’on vous a donné pour compagnon de voyage.

– Oh ! quant à nous, dit le colonelHulot, nous sommes bien tranquilles à son égard. La République n’enest plus au temps des Saint-Just et des Lebon, ce que je regrette,je l’avoue de tout mon cœur. Ces hommes-là étaient des braves quis’exposaient aux mêmes dangers que nous, qui combattaient avecnous, et qui, restant immobiles sur le champ de bataille au risqued’être pris ou tués, avaient le droit de faire le procès à ceux quil’abandonnaient. Les soldats ne les aimaient pas, mais ils lesrespectaient, et, quand ces gens-là étendaient la main sur unetête, ils comprenaient que nul n’avait le droit de soustraire cettetête à la vengeance de la République. Mais, en ce qui concernenotre François Goulin, qui se sauvera avec sa guillotine au premiercoup de fusil qu’il entendra, il n’y a pas un des six mille hommesque je commande qui lui laissât toucher du doigt la tête d’un denos officiers.

On vint annoncer à la voyageuse que leschevaux étaient à sa voiture.

– Citoyenne, dit le colonel, il est demon devoir d’éclairer la route où la colonne va s’engager. J’aiavec moi un petit corps de cavalerie composé de trois centshussards et de deux cents chasseurs, je vais les envoyer, non paspour vous, mais pour moi, sur le chemin que vous allez suivre. Sivous aviez besoin de recourir à l’officier qui les commande, ilaura l’ordre d’accueillir votre demande, et même, si vous ledésirez, de vous escorter jusqu’à Vitré.

– Je vous remercie, monsieur, réponditMlle de Fargas en tendant sa main au vieuxsoldat, mais je me reprocherais de compromettre l’existenceprécieuse des défenseurs de la République pour sauvegarder une vieaussi humble et aussi peu importante que la mienne.

À ces mots, Diana descendit, suivie ducolonel, qui lui donna galamment la main pour monter envoiture.

Le postillon attendait à cheval.

– Route de Vitré ! dit Diana.

Le postillon partit.

Les soldats s’écartèrent devant la voiture et,comme il n’y en avait pas un qui ne sût déjà de quelle façon elleavait traité François Goulin, les compliments, adressés dans unelangue un peu grossière, c’est vrai, mais sincères, ne lui furentpoint épargnés.

En partant, elle avait entendu le colonelcrier :

– À cheval, les chasseurs et leshussards !

Et, de trois ou quatre points différents, elleavait entendu sonner le boute-selle.

En arrivant de l’autre côté de La Guerche et àcinquante pas de la ville à peu près, le postillon arrêta lavoiture, fit semblant d’avoir quelque chose à raccommoder à sestraits, et, s’approchant de la portière :

– Ce n’est pas à eux que la citoyenne aaffaire ? demanda-t-il.

– À eux ? répéta Diana étonnée.

Le postillon cligna de l’œil.

– Eh ! oui, à eux !

– À qui voulez-vous dire ?

– Aux amis, donc ! ils sont là, àdroite et à gauche du chemin.

Et il fit entendre le cri de la chouette.

– Non, répondit Diana ; continuezvotre route ; seulement au bas de la descente,arrêtez-moi.

– Bon ! dit le postillon enremontant à cheval et en se parlant à lui-même. Vous vous arrêterezbien toute seule, la petite mère !

On était, en effet, au sommet d’une descentequi, en pente douce, s’étendait à plus d’une demi-lieue. Aux deuxcôtés de la route s’élevaient des talus rapides tout plantésd’ajoncs, de genêts et de chênes nains. En quelques endroits, cesarbustes étaient assez touffus pour cacher un ou deux hommes.

Le postillon remit ses chevaux à l’allureordinaire et descendit la montagne en chantant une vieille chansonbretonne dans le dialecte de Karnack.

De temps en temps, il élevait la voix, commesi sa chanson contenait des recommandations, et comme si cesrecommandations s’adressaient à des gens assez voisins de lui pourles entendre.

Diana, qui avait compris qu’elle étaitentourée de chouans, regardait de tous ses yeux et ne soufflait pasmot. Ce postillon pouvait être un espion placé près d’elle parGoulin, et elle n’oubliait pas la menace que celui-ci lui avaitfaite, si elle donnait prise sur elle et tombait entre sesmains.

Au moment où elle arrivait au bas de ladescente, et où un petit sentier coupait transversalement lechemin, un homme à cheval bondit du bois pour arrêter lavoiture ; mais, voyant qu’elle était occupée par une femmeseule, il mit le chapeau à la main.

Le postillon, à l’aspect du cavalier, s’étaitrenversé en arrière sur son cheval, pour se rapprocher de lavoyageuse et lui dire à mi-voix :

– N’ayez pas peur, c’est le généralTête-Ronde.

– Madame, lui dit le cavalier avec laplus grande politesse, je crois que vous venez de La Guerche etprobablement de Châteaubriant.

– Oui, monsieur, répondit la jeune femmeen s’accoudant curieusement sur le rebord de la voiture, sansmanifester aucune crainte, quoiqu’elle vît embusqués dans le cheminde traverse une cinquantaine de cavaliers.

– Entre-t-il dans vos opinions politiquesou dans votre conscience sociale de me donner quelques détails surla force de la colonne républicaine que vous avez laissée derrièrevous ?

– Cela entre à la fois dans ma consciencesociale et dans mes opinions politiques, répondit la bellevoyageuse en souriant. La colonne est de six mille hommes quireviennent des prisons d’Angleterre et de Hollande. Elle estcommandée par un brave homme nommé le colonel Hulot. Mais elletraîne à sa suite un bien infect misérable que l’on appelleFrançois Goulin, et une bien vilaine machine qu’on appelle laguillotine. J’ai eu, en entrant dans la ville, une altercation avecle susdit François Goulin, qui m’a promis de me faire faireconnaissance avec son instrument, si jamais je retombais sous samain, ce qui m’a tellement popularisée parmi les soldatsrépublicains qui méprisent leur compagnon de route, ni plus nimoins que vous et moi, que le colonel Hulot a voulu absolumentfaire ma connaissance et me donner une escorte pour arriver jusqu’àVitré, de peur que, sur la route, je ne tombasse aux mains deschouans. Or, comme je suis partie de Paris dans la seule intentionde tomber aux mains des chouans, j’ai refusé l’escorte, j’ai dit aupostillon d’aller en avant, et me voici, enchantée de vous avoirrencontré, général Cadoudal, et de vous dire toute l’admiration quej’ai pour votre courage et toute l’estime que je fais de votrecaractère. Quant à l’escorte qui devait m’accompagner, la voilà quiapparaît à la sortie de la ville. Elle se compose de trois centschasseurs et de deux cents hussards. Tuez le moins de ces bravesgens que vous pourrez, et vous me ferez plaisir.

– Je ne vous cacherai pas, madame,répondit Cadoudal, qu’il va y avoir une rencontre entre mes hommeset ce détachement. Voulez-vous continuer votre route jusqu’à Vitré,où je me rendrai après le combat, désireux d’apprendre d’une façonplus complète les motifs d’un voyage duquel vous ne m’avez donnéqu’une cause improbable ?

– C’est cependant la seule réelle,répondit Diana, et la preuve, c’est que, si vous le voulez bien, aulieu de continuer ma route, j’assisterai au combat ; venantpour m’engager dans votre armée, ce sera une manière de faire monapprentissage.

Cadoudal jeta les yeux sur la petite colonne,vit qu’elle grossissait en s’avançant et, s’adressant aupostillon :

– Place Madame de manière qu’elle necoure aucun danger, lui dit-il. Et si, par hasard, nous étionsvaincus, explique aux bleus que c’est moi qui, à son granddésespoir, l’ai empêchée de continuer sa route.

Puis, saluant Diana :

– Madame, dit-il, priez Dieu pour labonne cause ; moi, je vais combattre pour elle.

Et, s’élançant dans le sentier, il alla yrejoindre ses compagnons embusqués.

Chapitre 23Le combat

Cadoudal échangea quelques paroles avec sescompagnons, et quatre de ceux-ci qui n’avaient pas de chevaux,faisant partie des officiers qui devaient porter ses ordres dans labruyère et dans le maquis, se glissèrent aussitôt et gagnèrent, àtravers les genêts, le pied de deux chênes énormes dont lesbranches vigoureuses et le puissant feuillage faisaient un rempartcontre le soleil.

Ces deux chênes étaient placés à l’extrémitéde l’espèce d’avenue que formait, en venant de la ville au sentier,le chemin encaissé entre les deux talus.

Arrivés là, ils se tinrent prêts à exécuterune manœuvre quelconque dont eussent cherché inutilement à serendre compte ceux qui n’étaient pas dans le secret du plan debataille du général.

La voiture de Diana avait été tirée du milieude la route jusque dans le sentier, et, elle-même, à trente pas dela voiture, était montée sur une éminence couronnée de petitsarbres au milieu desquels, inaperçue, elle pouvait tout voir sansêtre vue.

Les chasseurs et les hussards avançaienttoujours au pas avec précaution. Ils avaient, les précédant detrente pas, une avant-garde de dix hommes qui marchait comme lereste du corps avec de grandes précautions.

Lorsque les derniers furent sortis de laville, un coup de fusil retentit et un des hommes del’arrière-garde tomba.

Ce fut un signal. Aussitôt les deux crêtes duravin qui formaient la route s’enflammèrent. Les bleus cherchaienten vain l’ennemi qui les frappait. Ils voyaient le feu, la fumée,ils sentaient le coup, mais ne pouvaient distinguer ni l’arme nil’homme qui la portait. Une espèce de désordre ne tarda point à semettre parmi eux lorsqu’ils se virent condamnés à ce dangerinvisible. Chacun essaya, non pas de se soustraire à la mort, maisde rendre la mort. Les uns revinrent sur leurs pas, les autresforcèrent leurs chevaux d’escalader le talus ; mais, au momentoù leur buste dépassait la crête de ce talus, frappés à boutportant en pleine poitrine, ils tombaient en arrière, renversantleurs chevaux avec eux, comme ces amazones de Rubens à la batailledu Thermodon.

D’autres enfin, et c’étaient les plusnombreux, poussèrent en avant, espérant dépasser l’embuscade etéchapper ainsi au piège où ils étaient tombés. Mais Cadoudal, quisemblait avoir prévu ce moment et l’attendre, en les voyant mettreleurs chevaux au galop, enleva son cheval, et, suivi de sesquarante hommes, s’élança à leur rencontre.

On se battit alors sur toute la longueur d’unkilomètre.

Ceux qui avaient voulu retourner en arrièreavaient trouvé le chemin fermé par les chouans, qui, presque à boutportant, déchargèrent leurs fusils sur eux et les forcèrent àreculer.

Ceux qui voulaient continuer d’escalader lestalus trouvaient la mort à leur faîte, et en retombaient avec leurschevaux coupant ou embarrassant le chemin.

Ceux enfin qui s’étaient élancés en avantavaient rencontré Cadoudal et ses hommes.

Il est vrai qu’après une lutte de quelquesinstants, ceux-ci avaient paru céder et avaient tourné bride.

Le gros de la cavalerie des bleus s’était misalors à leur poursuite ; mais à peine le dernier chouanavait-il dépassé les deux chênes gardés par les quatre hommes, queceux-ci se mirent à peser dessus de toutes leurs forces et que lesdeux géants, d’avance presque séparés de leur base par la hache,s’inclinèrent, venant au-devant l’un de l’autre, et, froissantleurs branches, tombèrent à grand bruit sur la route, qu’ilsfermèrent comme une barricade infranchissable. Les républicainssuivaient les blancs de si près, que deux des leurs furent écrasésavec leurs chevaux par la chute des deux arbres.

Même manœuvre s’accomplissait à l’autreextrémité de la gorge. Deux arbres, en tombant et en croisant leursbranchages, formaient une barrière pareille à celle qui venait declore l’autre extrémité de la route.

Dès lors, hommes et chevaux se trouvaient priscomme dans un immense cirque ; dès lors, chaque chouan putchoisir son homme, l’ajuster à son aise, et l’abattre sûrement.

Cadoudal et ses quarante cavaliers étaientdescendus de leurs chevaux devenus inutiles, et, le fusil à lamain, s’apprêtaient à prendre part au combat, lorsqueMlle de Fargas, qui suivait ce drame sanglant,avec toute l’ardeur dont sa nature léonine était capable, entendittout à coup le galop d’un cheval sur la route de Vitré à LaGuerche. Elle se retourna vivement et reconnut le cavalier aveclequel elle avait fait route.

En voyant Georges et ses compagnons près de sejeter parmi les combattants, il avait attiré leur attention par lescris de : « Arrêtez ! attendez-moi ! »

Et, en effet, à peine les eut-il rejoints aumilieu des cris qui accueillaient sa bienvenue, il sauta à bas deson cheval qu’il donna à garder à un chouan, se jeta au cou deCadoudal, prit un fusil, emplit ses poches de cartouches, et, suivide vingt hommes, Cadoudal s’étant réservé les vingt autres,s’élança dans le maquis qui s’étendait sur le côté gauche de laroute, tandis que le général et ses compagnons disparaissaient aucôté droit.

Un redoublement de fusillade annonça lesecours qui venait d’arriver aux blancs.

Mlle de Fargas était tropoccupée de ce qui se passait devant elle pour se rendre un comptebien exact de la conduite de M. d’Argentan. Elle comprenaitseulement que le prétendu receveur de Dinan était tout simplementun royaliste déguisé ; ce qui expliquait comment il apportaitl’argent de Paris en Bretagne au lieu d’en envoyer de Bretagne àParis.

Ce qui se fit alors d’efforts héroïques parmicette petite troupe de cinq cents hommes suffirait à tout un poèmede chevalerie.

Le courage était d’autant plus grand quechacun luttait, comme nous l’avons dit, contre un danger invisible,appelait ce danger, le défiait, hurlant de rage de ne pas le voirse dresser devant lui. Rien ne pouvait faire changer aux chouansleur homicide tactique. La mort volait en sifflant et l’on nevoyait rien autre chose que la fumée, et l’on n’entendait rienautre chose que la détonation. Seulement, un homme ouvrait lesbras, tombait à la renverse à bas de son cheval et l’animal éperducourait sans cavalier, franchissait le talus, et galopait jusqu’àce qu’une main invisible l’arrêtât et liât sa bride à quelquesouche d’arbre.

De place en place, dans la plaine, on voyaitun de ces chevaux se roidissant sur ses pieds, tirant sur sa brideet essayant de s’éloigner du maître inconnu qui venait de le faireprisonnier.

La boucherie dura une heure !

Au bout d’une heure, on entendit battre lacharge.

C’était l’infanterie républicaine qui venaitau secours de sa cavalerie.

Le vieux colonel Hulot la commandait enpersonne.

Son premier soin fut, avec le coup d’œilinfaillible du vétéran, de prendre connaissance des localités, etd’ouvrir une issue aux malheureux qui se trouvaient enfermés dansl’espèce de tunnel qui fermait la route.

Il fit dételer les chevaux des canons,l’artillerie lui devenant inutile pour l’espèce de combat qu’ilallait livrer ; il ordonna d’attacher leurs traits à la cimedes arbres, qu’il força de perdre leur position transversale, etqui, en s’alignant de chaque côté de la route, ouvrirent une voiede retraite à la cavalerie. Alors, il lança cinq cents hommes dechaque côté de la route, la baïonnette en avant, comme si l’ennemiétait en vue. Puis il ordonna aux plus habiles tireurs de faire feusur feu, c’est-à-dire aussitôt qu’apparaissait un nuage de fumée detirer immédiatement sur ce nuage qui dénonçait un homme embusqué.C’était le seul moyen de répondre à la fusillade des blancs, qui,presque toujours tirant à l’abri, ne se livraient qu’au moment oùils mettaient en joue. L’habitude et surtout la nécessité de ladéfense avaient rendu beaucoup de soldats républicains d’unehabileté extraordinaire à cette riposte subite.

Parfois l’homme à qui on ripostait ainsi étaittué raide ; parfois aussi, tiré pour ainsi dire au juger, iln’était que blessé. Alors, il ne bougeait point, d’autres coups defusil faisaient oublier le sien, et souvent l’on passait près delui sans le voir. Les chouans étaient connus pour leur merveilleuxcourage à étouffer les plaintes qu’à tout autre soldat eûtarrachées une irrésistible douleur.

Le combat dura jusqu’à ce que descendissent duciel les premières ombres de la nuit. Diana, qui ne perdait aucunépisode de la lutte, frémissait d’impatience de n’y pouvoir prendrepart. Elle eût voulu être vêtue d’un habit d’homme, être armée d’unfusil, et se ruer, elle aussi, sur ces républicains qu’elleexécrait. Mais elle était enchaînée par son costume et parl’absence d’armes.

Vers sept heures, le colonel Hulot fit battrela retraite. Le jour était dangereux dans ces sortes de combats,mais la nuit était plus que dangereuse : elle étaitmortelle !

Le son des trompettes et des tambours quiannonçaient la retraite redoubla l’ardeur des chouans. Évacuer lechamp de bataille, rentrer dans la ville, c’était s’avouervaincus.

Les républicains furent reconduits à coups defusil jusqu’aux portes de La Guerche, ignorant les pertes que leschouans avaient pu faire, et ne ramenant pas un seul prisonnier, augrand désespoir de François Goulin, qui était arrivé à faire entrersa machine dans la ville et à la conduire à l’extrémité opposée,afin de la rapprocher du champ de bataille.

Tant d’efforts avaient été inutiles, etFrançois Goulin, désespéré, avait pris son logement dans une maisond’où il pût ne pas perdre de vue son précieux instrument.

Depuis le départ de Paris, aucun officier niaucun soldat n’avait voulu loger dans la même maison que lecommissaire extraordinaire. On lui accordait une garde de douzesoldats, voilà tout. Quatre hommes gardaient la guillotine.

Chapitre 24Porcia

La journée n’avait pas eu pour Cadoudal et lessiens un résultat matériel d’une grande importance, mais lerésultat moral était immense.

Tous les grands chefs vendéens avaientdisparu : Stofflet était mort, Charette était mort. L’abbéBernier lui-même avait fait sa soumission, comme nous l’avons déjàdit. Enfin, par le génie et le courage du général Hoche, la Vendéeétait pacifiée, et nous avons vu que ce dernier, offrant des hommeset de l’argent au Directoire, avait été jusqu’au centre de l’Italieinquiéter Bonaparte.

De la Vendée et de la chouannerie, lachouannerie seule restait. Seul de tous les chefs, Cadoudal n’avaitpas voulu faire sa soumission.

Il avait publié son manifeste, il avaitannoncé sa reprise d’armes ; outre les troupes restées dans laVendée et dans la Bretagne, on envoyait contre lui six mille hommesde renfort.

Cadoudal, avec un millier d’hommes, nonseulement avait tenu tête à six mille vieux soldats aguerris parcinq ans de bataille, mais il les avait repoussés dans la villed’où ils avaient voulu sortir, il leur avait tué enfin trois ouquatre cents hommes.

La nouvelle insurrection, l’insurrectionbretonne, débutait par une victoire.

Une fois les bleus rentrés dans la ville etleurs sentinelles posées, Cadoudal, qui méditait une nouvelleexpédition pour la nuit, avait à son tour ordonné la retraite.

On voyait à travers les genêts et les ajoncsde la plaine où, des deux côtés de la route, ils marchaientmaintenant à découvert et qu’ils dépassaient de toute la tête,revenir joyeusement les chouans vainqueurs, s’appelant les uns lesautres, et se pressant derrière un des leurs qui jouait de lamusette, comme les soldats se pressent derrière les clairons durégiment.

Cette musette, c’était leur clairon à eux.

À l’extrémité de la descente, à l’endroit oùles arbres renversés avaient formé une barricade que n’avait pufranchir la cavalerie républicaine, à la place enfin où Cadoudal etd’Argentan s’étaient séparés pour aller au combat, ils serejoignirent au retour.

Ce fut pour eux une nouvelle joie de serevoir, car à peine s’étaient-ils entrevus en allant au feu.

D’Argentan, qui ne s’était pas battu depuislongtemps, y avait été de si bon cœur qu’il s’était fait donner uncoup de baïonnette à travers le bras. Il avait, en conséquence,jeté son habit sur son épaule et portait son bras en écharpe dansson mouchoir ensanglanté.

De son côté, Diana était descendue de lacolline, et marchait de son pas ferme, de son pas masculin, audevant des deux amis.

– Comment ! dit Cadoudal enl’apercevant, vous êtes restée là, ma brave amazone ?

D’Argentan jeta un cri de surprise, il venaitde reconnaître Mlle Rotrou, directrice de la posteaux lettres de Vitré.

– Permettez, continua Cadoudals’adressant toujours à Diana et lui indiquant de la main soncompagnon ; permettez que je vous présente un de mes meilleursamis.

– M. d’Argentan ? dit ensouriant Diana. J’ai l’honneur de le connaître, et c’est même unevieille connaissance de trois jours. Nous avons fait la routeensemble, depuis Paris jusqu’ici.

– Alors, ce serait à lui de me présenterà vous, mademoiselle, si je ne m’étais pas présenté tout seul.

Puis, s’adressant particulièrement àDiana :

– Vous alliez à Vitré,mademoiselle ? demanda-t-il.

– Monsieur d’Argentan, dit Diana sansrépondre à Cadoudal, vous m’aviez offert pendant la route, sij’avais quelque grâce à demander au général Cadoudal, d’être monintermédiaire près de lui.

– Je supposais alors, madame, le cas oùvous ne connaîtriez pas le général, répondit d’Argentan. Mais,quand une fois on vous a vue, vous n’avez plus besoind’intermédiaire, et je me fais garant que tout ce que vousdemanderez à mon ami, il vous l’accordera.

– Ceci, monsieur, c’est de la galanterieet une façon d’échapper aux engagements que vous avez prisvis-à-vis de moi. Je vous somme positivement de tenir votreparole.

– Parlez, madame ; je suis prêt àappuyer votre demande de tout mon pouvoir, répondit d’Argentan.

– Je désire faire partie de la troupe dugénéral, répondit tranquillement Diana.

– À quel titre ? demandad’Argentan.

– À titre de volontaire, repritfroidement Diana.

Les deux amis se regardèrent.

– Tu entends, Cadoudal ? ditd’Argentan.

Le front de Cadoudal se rembrunit et tout sonvisage prit une expression sévère.

Puis, après un moment de silence :

– Madame, dit-il, la proposition estgrave et vaut la peine que l’on y réfléchisse. Je vais vous direune chose bizarre. Ayant d’abord été destiné à l’étatecclésiastique, j’ai fait de cœur tous les vœux que l’on fait enentrant dans les ordres et je n’ai jamais manqué à aucun d’eux.J’aurais en vous, je n’en doute pas, un charmant aide de camp,d’une bravoure à toute épreuve. Je crois les femmes tout aussibraves que les hommes ; mais il existe dans nos paysreligieux, dans notre vieille Bretagne surtout, des préjugés quisouvent forcent de combattre certains dévouements. Plusieurs de mesconfrères ont eu dans leur camp des sœurs ou des filles deroyalistes assassinés. À celle-là, on leur devait l’asile et laprotection qu’elles venaient demander.

– Et qui vous dit, monsieur, s’écriaDiana, que je ne sois pas, moi aussi, fille ou sœur de royalistesassassinés, l’une et l’autre peut-être, et que je n’aie pasdoublement, pour être reçue près de vous, les droits dont vousparliez tout à l’heure ?

– Dans ce cas, demanda d’Argentan avec unsourire railleur et se mêlant à la conversation, dans ce cas,comment se fait-il que vous soyez porteur d’un passeport signéBarras, et titulaire d’une place du gouvernement à Vitré ?

– Seriez-vous assez bon pour me fairevoir le vôtre, monsieur d’Argentan ? demanda Diana.

D’Argentan le prit en riant dans la poche dela veste suspendue à son épaule et le tendit à Diana.

Diana le déplia et lut :

Laissez circuler librement sur leterritoire de la République le citoyen Sébastien Argentan, receveurdes contributions à Dinan.

Signé : Barras, Rewbell,

Larevellière-Lépeaux.

– Et vous, monsieur, voulez-vous me dire,continua Diana, comment, étant l’ami du général Cadoudal, comment,combattant contre la République, vous avez le droit de circulerlibrement sur le territoire de la République en votre qualité dereceveur des contributions à Dinan ? Ne soulevons pas notremasque, monsieur, ôtons-le tout à fait.

– Ah ! par ma foi ! bienrépondu, s’écria Cadoudal, que ce sang-froid et cette insistance deDiana intéressaient au plus haut degré. Parle, voyons !Comment as-tu obtenu ce passeport ? Explique cela àMademoiselle ; elle daignera peut-être nous expliquer alorscomment elle a eu le sien.

– Ah ! ceci, dit d’Argentan enriant, c’est un secret que je n’ose pas révéler devant notrepudique ami Cadoudal ; cependant, si vous l’exigez,mademoiselle, au risque de le faire rougir, je vous dirai qu’ilexiste rue des Colonnes, à Paris, près du Théâtre Feydeau, unecertaine demoiselle Aurélie de Saint-Amour à qui le citoyen Barrasn’a rien à refuser, et qui n’a rien à me refuser, à moi.

– Puis, dit Cadoudal, le nom ded’Argentan, porté sur le passeport, cache un nom qui se sert àlui-même de laissez-passer à travers toutes les bandes de chouans,de Vendéens et de royalistes portant la cocarde blanche en Franceet à l’étranger. Votre compagnon de voyage, mademoiselle, qui n’aplus rien à cacher maintenant, n’ayant plus rien à craindre, etque, par conséquent, je vous présente sous son véritable nom, nes’appelle pas d’Argentan, mais bien Coster de Saint-Victor, et,n’eût-il pas donné de gages jusqu’ici, la blessure qu’il vient derecevoir en combattant pour notre sainte cause…

– S’il ne s’agit, monsieur, ditfroidement Diana, que d’une blessure pour prouver son dévouement,c’est chose facile.

– Comment cela ? demandaCadoudal.

– Voyez ! fit Diana.

Et, tirant de sa ceinture le poignard aigu quiavait donné la mort à son frère, elle s’en frappa le bras avec tantde violence à l’endroit même où Coster avait reçu sa blessure, quela lame, entrée d’un côté du bras, sortit de l’autre.

– Et, quant au nom, continua-t-elle ens’adressant aux deux jeunes gens stupéfaits, si je ne m’appelle pasCoster de Saint-Victor, je me nomme Diana de Fargas ! Mon pèrea été assassiné il y a quatre ans, et mon frère il y a huitjours.

Coster de Saint-Victor tressaillit, jeta lesyeux sur le poignard de fer qui était resté enfoncé dans le bras dela jeune fille, et, reconnaissant celui avec lequel on avait donnéen sa présence la mort à Lucien :

– Je suis témoin, dit-il solennellement,et j’atteste que cette jeune fille a dit la vérité lorsqu’elle aaffirmé qu’elle méritait autant qu’aucune orpheline, fille ou sœurde royalistes assassinés, d’être reçue au milieu de nous et defaire partie de notre sainte armée.

Cadoudal lui tendit la main.

– À partir de ce moment, mademoiselle,lui dit-il, si vous n’avez plus de père, je suis votre père ;si vous n’avez plus de frère, soyez ma sœur. Je savais bien qu’il yavait eu autrefois une Romaine qui, pour rassurer son mari,craignant sa faiblesse, s’était percé le bras droit avec la lamed’un couteau. Puisque nous vivons dans un temps où chacun estobligé de cacher son nom sous un autre nom, au lieu de vous appelerDiana de Fargas comme par le passé, vous vous appellerezPorcia ; et comme vous faites partie des nôtres, mademoiselle,et que, du premier coup, vous avez gagné votre rang de chef, quandnotre chirurgien aura pansé votre blessure, vous assisterez auconseil que je vais tenir.

– Merci, général, répondit Diana. Quantau chirurgien, il n’en est pas plus besoin pour moi qu’il n’en aété besoin pour M. Coster de Saint-Victor ; ma blessuren’est pas plus grave que la sienne.

Et, tirant de sa plaie le poignard qui y étaitresté jusque-là, elle en fendit sa manche dans toute sa longueur demanière à mettre son beau bras à découvert.

Puis, s’adressant à Coster deSaint-Victor :

– Camarade, lui dit-elle en riant, soyezassez bon pour me prêter votre cravate.

Chapitre 25La pensée de Cadoudal

Une demi-heure après, les chouans étaientcampés en demi-cercle tout autour de la ville de La Guerche. Ilsbivaquaient par groupes de dix, quinze ou vingt, avaient un feu pargroupe et faisaient aussi tranquillement la cuisine à ce feu que sijamais un coup de fusil n’eût été tiré de Redon à Cancale.

La cavalerie formant un seul corps, chevauxsellés, mais non bridés, pour que les animaux, comme les hommes,pussent prendre leur repas, bivaquait à part sur les bords d’unpetit ruisseau qui forme une des sources de la Seiche.

Au milieu du campement, sous un immense chêne,se tenaient Cadoudal, Coster de Saint-Victor,Mlle de Fargas et cinq ou six des principauxchouans qui, sous les pseudonymes de Cœur-de-Roi, Tiffauges,Brise-Bleu, Bénédicité, Branche-d’Or, Monte-à-l’Assaut etChante-en-Hiver, ont mérité de voir leurs noms d’adoption consignésdans l’histoire à côté de celui de leur chef.

Mlle de Fargas et Costerde Saint-Victor mangeaient de bon appétit avec la main qui leurrestait valide.

Mlle de Fargas avaitvoulu verser ses six mille francs dans la caisse commune, maisCadoudal avait refusé et n’avait reçu son argent qu’à titre dedépôt.

Les six ou sept chefs de chouans que nousavons nommés mangeaient de leur côté comme s’ils n’eussent pas étésûrs de manger le lendemain. Au reste, les blancs n’éprouvaient pastoutes les privations des républicains, quoique ceux-ci eussentpour eux les réquisitions forcées.

Les blancs, sympathiques aux gens du pays,payant, au reste, tout ce qu’ils prenaient, vivaient dans uneabondance relative.

Quant à Cadoudal, préoccupé d’une pensée quisemblait l’étreindre corps à corps, il allait et venait silencieux,sans avoir pris autre chose qu’un verre d’eau, sa boissonordinaire.

Il s’était fait donner parMlle de Fargas tous les renseignements qu’elleavait pu lui transmettre sur François Goulin et sa guillotine.

Tout à coup il s’arrêta, et, se tournant versle groupe de chefs bretons :

– Un homme de bonne volonté, dit-il, pouraller à La Guerche et y prendre les renseignements quej’indiquerai.

Tous se levèrent spontanément.

– Mon général, dit Chante-en-Hiver, jecrois, sans faire de tort à mes camarades, être mieux à même quepersonne de remplir la commission. J’ai mon frère qui habite LaGuerche. J’attends que la nuit soit venue, je vais chez lui ;si on m’arrête, je me réclame de lui, il répond de moi, et tout estdit. Il connaît la ville comme sa poche ; ce qu’il y a àfaire, nous le faisons et je vous rapporte vos renseignements avantune heure.

– Soit ! dit Cadoudal. Voici ce quej’ai décidé. Vous savez tous que les bleus, pour faire de laterreur et pour nous intimider, traînent après eux une guillotine,et que c’est l’infâme Goulin qui est chargé de la fairefonctionner. François Goulin, vous vous le rappelez, est l’anciennoyeur de Nantes. Lui et Perdraux étaient les exécuteurs deCarrier. À eux deux, ils se sont vantés d’avoir noyé plus de huitcents prêtres. Eh bien ! cet homme qui avait quitté le pays,qui était allé demander à Paris non seulement l’impunité, mais larécompense de ses crimes, la Providence nous le renvoie pour qu’ilvienne les expier là où il les a commis. Il a amené l’infâmeguillotine parmi nous, qu’il périsse par l’instrument immonde qu’ilprotège ; il n’est pas digne de la balle d’un soldat.Maintenant, il faut enlever l’instrument, il faut transporter l’unet l’autre à un endroit où nous soyons maîtres, afin quel’exécution ne subisse point de dérangement. Chante-en-Hiver vapartir pour La Guerche. Il reviendra nous donner tous lesrenseignements sur la maison où loge François Goulin, surl’emplacement qu’occupe la guillotine, sur la quantité d’hommes quila gardent. Ces renseignements acquis, j’ai mon plan, dont je vousferai part ; si vous l’agréez, nous le mettrons à exécutioncette nuit même.

Les chefs éclatèrent en applaudissements.

– Pardieu ! dit Coster deSaint-Victor, je n’ai jamais vu guillotiner et j’avais juré que jen’aurais de relations avec cette abominable machine que lorsque j’ymonterais pour mon compte. Mais, le jour où nous raccourcironsmaître François Goulin, je promets d’être au premier rang desspectateurs.

– Tu as entendu, Chante-en-Hiver ?dit Cadoudal.

Chante-en-Hiver ne se le fit pas dire deuxfois ; il déposa toutes ses armes, à l’exception de soncouteau, qui ne le quittait jamais ; puis, invitant Coster deSaint-Victor à regarder à sa montre, et voyant qu’il était huitheures et demie, il renouvela sa promesse d’être de retour à dixheures du soir.

Cinq minutes après, il avait disparu.

– Maintenant, demanda Cadoudals’adressant aux chefs restants, combien de chevaux recueillis surle champ de bataille, avec leurs selles, housses, etc. ?

– Vingt et un, général, réponditCœur-de-Roi. C’est moi qui les ai comptés.

– Pourra-t-on trouver vingt habillementsde hussards ou de chasseurs complets ?

– Général, il y a à peu près centcinquante cavaliers morts sur le champ de bataille, réponditBranche-d’Or ; on n’aura qu’à choisir.

– Il nous faut vingt uniformes dehussards, dont un de maréchal des logis-chef ou desous-lieutenant.

Branche-d’Or se leva, donna un coup desifflet, réunit une douzaine d’hommes et partit avec eux.

– Il me vient une idée, dit Coster deSaint-Victor. Y a-t-il une imprimerie à Vitré ?

– Oui, répondit Cadoudal ; j’y aifait imprimer mon manifeste avant-hier. Le chef de l’imprimerie estun brave homme tout à nous, nommé Borel.

– J’ai envie, reprit Coster, puisque jen’ai rien à faire, j’ai envie de monter dans la voiture deMlle de Fargas, et d’aller à Vitré commanderdes affiches pour inviter les gens de La Guerche, les six millebleus compris, à venir assister à l’exécution, par son bourreau etpar sa propre guillotine, de François Goulin, commissaire dugouvernement. Ce sera un bon tour, et qui fera rire les nôtres dansles salons de Paris.

– Faites, Coster, dit gravementCadoudal ; on ne peut pas mettre trop de publicité et desolennité quand c’est Dieu qui rend la justice.

– En avant, d’Argentan, mon ami, ditCoster ; seulement, il faut que quelqu’un me prête uneveste.

Cadoudal fit un signe, et chacun des chefsdépouilla la sienne pour l’offrir à Coster.

– Si l’exécution se fait, demanda-t-il,où se fera-t-elle ?

– Ma foi, répondit Cadoudal, à troiscents pas d’ici, au point culminant de la route, au sommet de cettecolline que nous avons devant nous.

– Cela suffit, dit Coster deSaint-Victor.

Et, appelant le postillon :

– Mon ami, lui dit-il, comme il pourraitte prendre l’idée de me faire des observations sur ce que je vaiste commander, je commencerai par te prévenir que toute objectionserait inutile. Tes chevaux sont reposés, ils ont mangé. Tu esreposé, tu as mangé ; tu vas mettre les chevaux à la voiture,et, comme tu ne peux pas retourner à La Guerche, vu que la routeest barrée, tu vas me conduire à Vitré, chez M. Borel,imprimeur. Si tu y viens, tu auras deux écus de six livres ;pas des assignats, des écus. Si tu n’y viens pas, un de cesgaillards-là prendra ta place et recevra naturellement les deuxécus qui t’étaient destinés.

Le postillon ne se donna même pas la peine deréfléchir.

– J’irai, dit-il.

– Eh bien ! dit Coster, comme tu asmontré de la bonne volonté, voici un écu d’avance.

Cinq minutes après, la voiture était atteléeet Coster partait pour Vitré.

– Maintenant, ditMlle de Fargas, comme je n’ai rien à fairedans tout ce qui se prépare, je vous demande la permission deprendre un peu de repos. Il y a cinq jours et cinq nuits que jen’ai dormi.

Cadoudal étendit son manteau sur la terre etsur ce manteau sept ou huit peaux de mouton ; un portemanteauservit d’oreiller, et Mlle de Fargas commençasa première nuit de bivac et son apprentissage des guerresciviles.

À dix heures sonnant au clocher de La Guerche,Cadoudal entendit à son oreille une voix qui disait :

– Me voilà !

C’était Chante-en-Hiver qui, selon sapromesse, était de retour. Il avait eu tous les renseignementsnécessaires, c’est-à-dire qu’il venait apprendre à Cadoudal ce quenous savons déjà.

Goulin occupait la dernière maison de la villede La Guerche.

Douze hommes, couchés dans une chambre durez-de-chaussée, formaient sa garde particulière.

Quatre hommes se relayaient pour placer unesentinelle de deux heures en deux heures au pied de la guillotine.Les trois autres couchaient dans l’antichambre du rez-de-chausséede la maison occupée par François Goulin. Les chevaux quitraînaient la machine étaient dans l’écurie de la même maison.

À dix heures et demie, Branche-d’Or arriva àson tour : il avait dépouillé vingt hussards morts et ilapportait leur fourniment complet.

– Choisis-moi, dit Cadoudal, vingt hommesqui puissent endosser ces habits et qui n’aient pas trop l’air demasques en les endossant. Tu prendras le commandement de ces vingthommes ; je présume que tu as eu soin, comme je te l’avaisdit, de rapporter un uniforme de maréchal des logis ou desous-lieutenant.

– Oui, mon général.

– Tu vas le revêtir et prendre lecommandement de ces vingt hommes. Tu suivras la route deChâteau-Giron, de sorte que tu entreras à La Guerche de l’autrecôté de la ville, par la route opposée à celle-ci. Au qui-vive dela sentinelle, tu avanceras à l’ordre et tu diras que tu viens deRennes, de la part du général Hédouville. Tu demanderasl’habitation du colonel Hulot, on te l’indiquera. Tu te garderasbien d’y aller. Chante-en-Hiver, qui sera ton second, te feratraverser la ville d’un bout à l’autre, si tu ne la connaispas.

– Je la connais, mon général, réponditBranche-d’Or ; mais n’importe, un bon gars commeChante-en-Hiver n’est jamais de trop.

– Vous irez droit à la maison de Goulin.Grâce à votre uniforme, on ne vous fera aucune difficulté. Pendantque deux hommes s’approcheront de la sentinelle et causeront avecelle, les dix-huit autres s’empareront des quinze bleus qui sontdans la maison. Le sabre sur la poitrine, vous leur ferez jurer dene s’opposer à rien. Du moment qu’ils auront juré, ne vousinquiétez plus d’eux : ils tiendront le serment qu’ils aurontfait. Maîtres du bas, vous monterez à la chambre de FrançoisGoulin. Comme j’ai la conviction qu’il ne se défendra pas, je nevous dis pas ce qu’il faudra faire en cas de résistance. Quant à lasentinelle, vous comprenez qu’il est important qu’elle ne criepas : « Aux armes ! » Elle se rendra ou on latuera. Pendant ce temps, Chante-en-Hiver tirera les chevaux del’écurie, les attellera à la machine, et, comme elle est placée surla route, il n’y aura qu’à la faire marcher droit devant elle pourvenir nous rejoindre. Une fois que les bleus vous auront donné leurparole, vous pouvez leur confier le but de votre mission ; jesuis parfaitement convaincu qu’il n’y en aura pas un qui se feratuer pour François Goulin, et qu’au contraire, il y en aura plusd’un qui vous donnera de bons conseils. Ainsi, par exemple,Chante-en-Hiver a oublié de s’informer où demeurait le bourreau,probablement parce que j’avais oublié moi-même de le lui dire. Jeprésume que pas un de vous ne voudrait remplir son office ;par conséquent, il nous est indispensable. Je laisse le reste àvotre intelligence. Le coup sera tenté vers trois heures du matin.À deux heures, nous serons aux mêmes postes qu’hier. Une fuséed’artifice nous apprendra que vous avez réussi.

Branche-d’Or et Chante-en-Hiver échangèrenttout bas quelques paroles. C’étaient des observations que l’unfaisait et que l’autre combattait ; enfin tous deux tombèrentd’accord, et, se retournant vers Cadoudal :

– Cela suffit, mon général, dirent-ils,tout sera fait à votre satisfaction.

Chapitre 26Le chemin de l’échafaud

Vers deux heures du matin, on entendit lebruit d’une voiture.

C’était Coster de Saint-Victor qui revenaitavec ses affiches.

Comme s’il eût été certain de la réussite del’affaire, il avait chargé l’imprimeur d’en faire poser cent dansla ville de Vitré.

Elles étaient conçues en ces termes :

Vous êtes invités à assister à l’exécutionde François Goulin, commissaire extraordinaire du Directoire ;il sera exécuté demain, de huit à neuf heures du matin, sur lagrande route de Vitré à La Guerche, au lieu-dit Moutiers, avec sapropre guillotine.

Le général Cadoudal, par l’ordre de qui sefait l’exécution, offre la trêve de Dieu à quiconque voudraassister à cette justice.

De son camp de La Guerche.

Georges Cadoudal.

En passant à Étrelles, àSaint-Germain-du-Pinel et à Moutiers, Coster en avait laissé à deshabitants qu’il avait éveillés tout exprès et qu’il avait chargésde faire part à leurs compatriotes de la bonne fortune qui lesattendait le lendemain.

Pas un, en effet, ne s’était plaint d’êtreéveillé. On n’exécutait pas tous les jours un commissaire de laRépublique.

Comme on avait fait à l’autre extrémité de laroute, on attacha des chevaux aux arbres abattus pour rendre laroute praticable.

À deux heures, comme il était convenu,Cadoudal donna le signal au camp, qui alla reprendre ses postesdans les ajoncs et dans les genêts où l’on avait combattu laveille.

Une demi-heure auparavant, Branche-d’Or,Chante-en-Hiver et leurs vingt hommes habillés en hussards, étaientpartis pour rejoindre la route de Château-Giron.

Une heure se passa dans le silence le plusprofond.

D’où ils étaient, les chouans pouvaiententendre les cris des sentinelles qui s’excitaient à veiller.

Vers trois heures moins un quart, la troupe dechouans déguisés se présentait à l’extrémité de la grande rue, et,après un colloque d’un instant avec la sentinelle, était dirigéepar celle-ci vers l’Hôtel de Ville, où logeait le commandantHulot ; mais Chante-en-Hiver et Branche-d’Or n’étaient pas sisimples que de suivre les grandes artères de la ville ; ils sejetèrent dans les ruelles, où ils eurent l’air d’une patrouilleveillant au salut de la cité. Ils parvinrent ainsi jusqu’à lamaison occupée par François Goulin.

Là encore, tout se passa comme l’avait prévuCadoudal. La sentinelle de la guillotine, voyant venir la petitetroupe de l’intérieur de la ville, ne s’en inquiéta point, et eutle pistolet sur la gorge avant même de soupçonner que c’était àelle qu’on en voulait.

Les républicains, surpris à l’improviste dansla maison et au milieu de leur sommeil, ne firent aucunerésistance. François Goulin fut pris dans son lit roulé et ficelédans son drap avant d’avoir eu le temps de pousser un seul crid’alarme.

Quant au bourreau et à son aide, ils logeaientdans un petit pavillon du jardin, et, comme l’avait prévu Cadoudal,ce furent les républicains eux-mêmes qui, mis au courant du motifde l’expédition, indiquèrent aux blancs le bouge où dormaient lesdeux immondes créatures.

Les bleus se chargèrent, en outre, de colleret distribuer les affiches, promettant de demander au commandantHulot la permission d’assister à l’exécution.

À trois heures du matin, une fusée s’élança duhaut de la route et annonça à Cadoudal et à ses gars quel’entreprise avait réussi.

Et, en effet, au même instant, on entendit lebruit de la lourde voiture sur laquelle était placé un des plusbeaux spécimens de l’invention de M. Guillotin.

Voyant que ses hommes n’étaient aucunementpoursuivis, Cadoudal se rallia à eux, faisant écarter les cadavresde la route, pour que la voiture pût rouler sans interruption.C’est à moitié de la descente seulement qu’ils entendirent retentirles premières trompettes et battre les premiers tambours.

En effet, on ne s’était aucunement hâtéd’aller prévenir le commandant Hulot. Celui qui avait été chargé dece soin n’avait point oublié d’emporter avec lui un certain nombred’affiches, et, au lieu de commencer par lui annoncer l’acteaudacieux que venaient d’accomplir Cadoudal et ses hommes, il avaitdébuté par lui mettre sous les yeux les affiches qui, ne luiapprenant rien, l’avaient forcé à une suite de questions qui ne luiavaient livré la vérité que lambeau à lambeau. Il avait finicependant par tout savoir et s’était mis dans une effroyablecolère, ordonnant de poursuivre les blancs à outrance et de leurreprendre coûte que coûte le commissaire du gouvernement.

C’était alors qu’on avait battu le tambour etsonné la trompette.

Mais les officiers avaient si bien fait,avaient tant caressé leur vieux colonel, qu’ils avaient fini par ledésarmer et obtenir de lui, à leurs risques et périls, lapermission tacite d’aller voir l’exécution à laquelle il mouraitd’envie d’assister lui-même.

Mais il comprit que c’était chose impossible,et qu’il eût compromis gravement sa tête ; il se contenta doncde dire à son secrétaire, qui n’osait pas lui demander lapermission d’aller avec les autres officiers, de lui faire unrapport exact.

Le jeune homme bondit de joie en apprenantqu’il était forcé de voir couper la tête au citoyen FrançoisGoulin.

Il fallait que cet homme inspirât un bienprofond dégoût, puisque blancs et bleus, soldats et citoyens,approuvaient d’un même accord un acte fort discutable au point devue du droit.

Quant au citoyen François Goulin, à moitié dela descente, et jusqu’au moment où il vit les chouans joindre soncortège et fraterniser avec lui, il n’avait pas trop su ce qu’onvoulait de lui. Pris par des hommes portant le costume républicain,lié dans son drap sans qu’on répondît à ses questions, jeté dansune voiture avec le bourreau, son ami, attaché à la suite de sachère guillotine, il était impossible, on en conviendra, que lejour se fît lui-même dans son esprit.

Mais, quand il vit les faux hussards échangerdes plaisanteries avec les chouans qui marchaient au sommet de laroute ; lorsque, ayant demandé avec insistance ce que l’oncomptait faire de lui, pourquoi cette violation de domicile et cetenlèvement de sa personne à main armée, on lui eût remis en manièrede réponse l’affiche qui annonçait son exécution et qui invitaitles populations à y assister, il comprit alors seulement tout ledanger qu’il courait et le peu de chance qu’il avait d’y échapper,soit qu’il fût secouru par les républicains, soit que les blancs selaissassent attendrir ; deux circonstances si problématiques,qu’il n’y fallait pas compter.

Sa première idée fut de s’adresser aubourreau, de lui faire comprendre qu’il n’avait d’ordres à recevoirque de lui, puisqu’il était parti de Paris avec injonction de luiobéir en tous points. Mais cet homme était tellement abattului-même, il regardait de tous côtés d’un œil si hagard, il avaitune telle conviction qu’il était condamné en même temps que celuiqui d’habitude condamnait, que le malheureux François Goulin vitbien qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté.

Il eut alors la pensée de pousser des cris,d’appeler à son secours, de prier ; mais, sur tous lesvisages, il vit une telle couche d’insensibilité, qu’il secoua latête et se répondit à lui-même :

– Non, non, non, c’est inutile !

On arriva ainsi au bas de la côte.

Là, on fit une halte. Les chouans avaient àdépouiller leur costume d’emprunt pour reprendre leur uniforme àeux, c’est-à-dire la veste, les bragues et les guêtres du paysanbreton. Là s’était déjà amassé un grand nombre de curieux. Lesaffiches avaient fait merveille ; de deux et même quatrelieues à la ronde, on accourait. Tout le monde savait que c’étaitlà ce François Goulin, que l’on n’appelait à Nantes et dans laVendée que Goulin le Noyeur.

La curiosité allait de lui à la guillotine.L’instrument était complètement inconnu à cette extrémité de laFrance qui touche le Finistère (Finis terrae, fin de laterre) ; femmes et hommes s’interrogeaient sur la manière donton le faisait marcher, dont on plaçait le condamné, dont lecouperet glissait. Des gens, qui ne savaient pas qu’il était lehéros de la fête, s’adressaient à lui, et lui demandaient desrenseignements. L’un d’eux lui dit :

– Est-ce que vous croyez qu’on meurtaussitôt qu’on a le cou coupé ? Je ne crois pas, moi. Quand jecoupe le cou à une oie ou à un canard, il vit encore plus d’unquart d’heure après.

Et Goulin, qui, lui non plus, n’avait pas lacertitude que la mort fût instantanée, se tordait dans ses cordeset se roulait sur le bourreau en lui disant :

– Est-ce que tu ne m’as pas raconté unjour que les têtes des guillotinés rongeaient le fond de tonpanier ?

Mais le bourreau, abruti par la peur, nerépondait pas ou répondait par ces exclamations vagues quiindiquent la mortelle préoccupation de celui qui les laisseéchapper.

Après un repos d’un quart d’heure, qui donnale temps aux chouans de reprendre leurs premiers habits, on seremit en route ; mais alors on aperçut, sortant de la gauche,toute une population qui se précipitait pour avoir sa part dusupplice.

Il était curieux pour ces hommes qui, laveille, étaient menacés par l’instrument fatal et qui regardaientavec terreur celui qui le faisait jouer, il était curieux de voircet instrument, comme les chevaux de Diomède nourris de chairhumaine, se jeter sur son maître et le dévorer à son tour.

Au milieu de cette multitude, une masse noirese mouvait précédée d’un bâton au bout duquel flottait un mouchoirblanc.

C’étaient ceux des républicains quiprofitaient de la trêve de Dieu, offerte par Cadoudal, et quivenaient, précédés du signe de la paix, joindre le silence de leurmépris aux éclats de colère de la populace, qui, n’ayant rien àménager, ne respectait rien.

Cadoudal ordonna d’attendre, et, après avoircourtoisement salué ces bleus, auxquels, la veille, il donnait lamort et desquels il la recevait :

– Venez, messieurs, dit-il. Le spectacleest grand et digne d’être vu par les hommes de tous les partis. Deségorgeurs, des noyeurs, des assassins n’ont pas de drapeau, ou,s’ils ont un drapeau, c’est l’étendard de la mort, le drapeau noir.Venez, nous ne marchons ni les uns ni les autres sous cedrapeau-là.

Et il se remit en route, confondu avec lesrépublicains, ayant confiance en eux, comme ils avaient euconfiance en lui.

Chapitre 27L’exécution

Celui qui, du village de Moutiers,c’est-à-dire de la partie qui donne sur la gauche, eût vu venir àlui l’étrange cortège qui, lentement, gravissait la montée, eût eupeine à s’expliquer ce que c’était que ce cortège mêlé d’hommes àpied, d’hommes à cheval, de blancs avec le costume consacré parCharette, Cathelineau et Cadoudal, de bleus avec l’uniformerépublicain, accompagnés de femmes, d’enfants et de paysans,roulant au milieu de ses flots, agités comme les vagues de l’Océan,une machine inconnue, s’il n’eût été mis au courant par lesaffiches de Coster de Saint-Victor.

Mais longtemps ces affiches avaient été prisespour une de ces gasconnades étranges comme s’en permettaient lespartis à cette époque, et beaucoup peut-être étaient accourus, nonpas pour voir l’exécution promise – ils n’osaient l’espérer – maispour avoir l’explication de cette promesse qui leur était faite. Lerendez-vous était à Moutiers, et tous les paysans des environsattendaient, dès huit heures du matin, sur la place publique dubourg.

Tout à coup on vint leur annoncer qu’uncortège, qui allait grossissant à chaque pas, s’avançait vers laville. Aussitôt chacun se mit à courir vers le point désigné, et,en effet, aux deux tiers de la montée, on aperçut les chefsvendéens formant l’avant-garde et tenant tous en main une brancheverte, comme aux jours des expiations antiques.

La foule réunie à Moutiers déborda alors surla grande route, et, comme deux marées qui viendraient au-devantl’une de l’autre, les deux fleuves d’hommes se heurtèrent etmêlèrent leurs vagues.

Il y eut un instant de trouble et delutte ; chacun s’efforçait d’arriver jusqu’à la charrette quitraînait l’échafaud et jusqu’à la voiture qui renfermait Goulin, lebourreau et son aide.

Mais, comme chacun était animé d’un mêmeesprit, que l’enthousiasme était peut-être encore plus grand que lacuriosité, ceux qui avaient vu trouvèrent trop juste que les autresvissent à leur tour et s’effacèrent pour céder une part duterrain.

Au fur et à mesure qu’on avançait, Goulindevenait plus pâle, car il comprenait qu’on marchait à un but quel’on finirait par atteindre ; d’ailleurs, il avait vu, surl’affiche qu’on lui avait mise entre les mains, qu’à Moutiersdevait avoir lieu son exécution, et il n’ignorait pas que cetteville qu’il voyait devant lui, et dont chaque pas le rapprochait,était Moutiers. Il roulait sur toute cette foule des yeux hagards,ne pouvant comprendre ce mélange de républicains et de chouans,qui, la veille encore, se battaient avec tant d’acharnement et qui,le matin, se pressaient de si bon accord pour lui servir d’escorte.De temps en temps, il fermait les yeux pour se faire croire sansdoute à lui-même que c’était un songe ; mais alors il devaitlui sembler, aux balancements de cette voiture, aux mugissements decette foule qu’il était sur une barque secouée par quelque terribletempête océanique. Alors, il levait ses bras qu’il avait fini pardégager de l’espèce de linceul dont il était enveloppé, en battaitl’air comme un insensé, se mettait debout, voulait crier, etpeut-être même criait-il ; mais sa voix était étouffée par letumulte et il retombait assis entre ses deux sombrescompagnons.

Enfin l’on arriva sur le plateau de Moutiers,et le cri de « Halte ! » se fit entendre.

C’était là.

Plus de dix mille personnes couronnaient ceplateau, les premières maisons de la ville étaient couvertes decurieux, les arbres de la route étaient surchargés de spectateurs.Quelques hommes à cheval, et au milieu d’eux une femme portant sonbras en écharpe, dominaient la foule de toute la tête.

Ces hommes, c’étaient : Cadoudal d’abord,puis Coster de Saint-Victor, puis les autres chefs des chouans.

La femme, c’étaitMlle de Fargas, qui, pour se familiariser avecses futures émotions des champs de bataille, venait chercher laplus émouvante de toutes, celle que communique aux spectateurs lamort sur l’échafaud.

Lorsque tout le cortège fut bien immobile, quechacun eut pris la place où il comptait rester pendant l’exécution,Cadoudal leva la main et fit signe qu’il voulait parler.

Chacun se tut, les respirations semblèrents’éteindre dans les poitrines, un morne silence se fit, et les yeuxde Goulin se fixèrent sur Cadoudal, dont il ignorait le nom etl’importance, qu’il n’avait pas encore distingué des autres, etqui, cependant, était celui qu’il venait chercher de si loin etqui, dès la première rencontre, changeant de rôle avec lui, s’étaitfait le juge et avait fait du bourreau la victime, si toutefois unassassin peut, quelle que soit la mort qui lui est réservée, êtredésigné sous le nom de victime.

Cadoudal avait donc fait signe qu’il voulaitparler.

– Citoyens, dit-il, en s’adressant auxrépublicains, vous le voyez, je vous donne le titre que vous vousdonnez vous-mêmes ; mes frères, poursuivit-il en s’adressantaux chouans, et je vous donne le titre sous lequel Dieu vous reçoiten son sein, votre réunion aujourd’hui à Moutiers, le but danslequel vous êtes réunis prouvent que chacun de vous est convaincuque cet homme a mérité la peine qu’il va subir, et cependant,républicains, qui un jour, je l’espère, serez nos frères, vous neconnaissez pas cet homme comme nous le connaissons.

» Un jour, c’était au commencement de1793, mon père et moi, nous revenions de porter de la farine dansun faubourg de Nantes ; il y avait famine dans la ville.

» À peine faisait-il jour. Carrier,l’infâme Carrier, n’était point encore arrivé à Nantes ; donc,il faut rendre à César ce qui appartient à César, à Goulin ce quiappartient à Goulin.

» Ce fut Goulin qui inventa lesnoyades.

» Nous longions, mon père et moi, le quaide la Loire ; nous vîmes un bateau sur lequel on entassait desprêtres ; un homme les y faisait descendre deux par deux etles comptait à mesure qu’ils descendaient.

» Il en compta quatre-vingt-seize !Ces prêtres étaient liés l’un à l’autre par couples.

» À mesure qu’ils descendaient dans lebâtiment, ils disparaissaient, car on les conduisait à la cale.

» Le bâtiment quitta le bord, s’avança aumilieu de la Loire. Cet homme se tenait à l’avant avec unaviron.

» Mon père arrêta son cheval et medit :

» – Attends et regardons ; il va sepasser ici quelque chose d’infâme.

» En effet, le bateau avait unesoupape ; quand il fut au milieu de la Loire, la soupapes’ouvrit et les malheureux que contenait la cale furent précipitésdans le fleuve.

» À mesure que leurs têtes reparaissaientà la surface de l’eau, ces hommes et quelques misérables de leurscompagnons frappaient sur ces têtes qui portaient déjà la couronnedu martyre, et les brisaient à coup d’aviron.

» Cet homme que voilà les excitait à lacruelle besogne. Deux condamnés, cependant, parurent trop éloignésde lui pour être atteints ; ils se dirigèrent vers le rivage,car ils avaient trouvé un banc de sable où ils avaient pied.

» – Alerte ! me dit mon père,sauvons ces deux-là.

» Nous sautâmes à bas de nos chevaux,nous nous laissâmes glisser le long du talus de la Loire, nouscourûmes à eux le couteau à la main ; ils crurent que, nousaussi, nous étions des meurtriers et voulurent nous fuir ;mais nous leur criâmes :

» – Venez à nous, hommes de Dieu !ces couteaux sont pour couper vos liens et non pour vousfrapper !

» Ils vinrent à nous ; en uninstant, leurs mains étaient libres, nous étions à cheval, eux encroupe, et nous les emportions au galop.

» C’étaient les dignes abbés Briançon etLacombe.

» Tous deux se réfugièrent avec nous dansnos forêts du Morbihan. L’un est mort de fatigue, de faim et desoif, comme beaucoup de nous sont morts. C’était l’abbéBriançon.

» L’autre (et il montra du doigt unprêtre qui essayait de se cacher dans la foule), l’autre a résisté,l’autre sert le Seigneur notre Dieu par ses prières, comme nous leservons par nos armes. L’autre, c’est l’abbé Lacombe ! Levoici.

» Depuis ce temps, dit-il en désignantGoulin, cet homme, toujours le même, a présidé aux noyades ;il a été, dans tous les supplices qui ont eu lieu à Nantes, le brasdroit de Carrier.

» Lorsque Carrier fut mis en jugement etcondamné, François Goulin fut mis en jugement en même temps quelui ; mais il se présenta au tribunal comme un instrument quin’avait pu se refuser d’obéir aux ordres qui lui étaientdonnés.

» J’étais possesseur de cette lettreécrite tout entière de sa main…

Cadoudal tira un papier de sa poche.

– Je voulais l’envoyer au tribunal pouréclairer sa conscience. Cette lettre écrite à son digne collèguePerdraux, et qui lui indiquait la manière dont il procédait, étaitsa condamnation.

» Écoutez, vous hommes des champs debataille, et dites-moi si jamais bulletin de combat vous a faitfrissonner à l’égal de ces lignes.

Cadoudal lut à haute voix, au milieu d’unmorne silence, la lettre suivante.

Citoyen,

Exalté par ton patriotisme, tu me demandescomment je m’y prends pour mes mariages républicains.

Lorsque je fais des baignades, jedépouille les hommes et les femmes, je fouille leurs vêtements pourvoir s’ils ont de l’argent ou des bijoux ; je mets cesvêtements dans un grand mannequin, puis j’attache un homme et unefemme par les poignets, face à face ; je les fais venir sur lebord de la Loire ; ils montent deux à deux dans mon bateau,deux hommes les poussent par-derrière et les précipitent la têtepremière dans l’eau ; puis, lorsqu’ils tentent de sesauver, nous avons de grands bâtons avec lesquels nous lesassommons.

C’est ce que nous appelons le mariagecivique.

François Goulin.

– Savez-vous, continua Cadoudal, ce quim’a empêché d’envoyer ce billet ? C’est la miséricorde dudigne abbé Lacombe.

» – Si Dieu, m’a-t-il dit, donne à cemalheureux le moyen de se sauver, c’est qu’il l’appelle à son saintrepentir.

» Or, comment s’est-il repenti ?Vous le voyez. Après avoir noyé quinze cents personnes peut-être ilsaisit le moment où la terreur recommence et sollicite la faveur derevenir dans ce même pays dont il a été le bourreau pour y faire denouvelles exécutions.

» S’il s’était repenti, moi aussi je luipardonnerais ; mais, puisque, comme le chien de la Bible, ilrevient à son vomissement, puisque Dieu a permis qu’il tombe dansmes mains après avoir échappé à celles du tribunal révolutionnaire,c’est que Dieu veut qu’il meure.

Un moment de silence suivit ces dernièresparoles de Cadoudal ; puis on vit le condamné se soulever dansla voiture et d’une voix étouffée crier :

– Grâce ! grâce !

– Eh bien ! soit, dit Cadoudal,puisque te voilà debout, regarde autour de toi ; nous sommesbien dix mille qui sommes venus pour te voir mourir ; si parmices dix mille voix une seule voix crie :« Grâce ! » grâce te sera faite.

– Grâce ! cria Lacombe en étendantles deux bras. Cadoudal se dressa debout sur ses étriers :

– Vous seul ici parmi nous tous, monpère, n’avez pas le droit de demander grâce pour cet homme. Cettegrâce, vous la lui avez faite le jour où vous m’empêchâtesd’envoyer sa lettre au tribunal révolutionnaire. Aidez-le à mourir,c’est tout ce que je puis vous accorder.

Puis, d’une voix qui fut entendue par tous lesspectateurs :

– Y a-t-il quelqu’un parmi vous tous,fit-il pour la seconde fois, qui demande la grâce de cethomme ?

Pas une voix ne répondit.

– Tu as cinq minutes pour te réconcilieravec le Ciel, dit Cadoudal à François Goulin. Et, à moins d’unmiracle de Dieu lui-même, rien ne peut te sauver. Mon père,ajouta-t-il en s’adressant à l’abbé Lacombe, vous pouvez donner lebras à cet homme et l’accompagner sur l’échafaud.

Puis, à l’exécuteur :

– Bourreau, fais ton devoir.

Le bourreau, qui vit qu’il n’était aucunementquestion de lui dans l’exécution, si ce n’est pour remplir sonoffice ordinaire, se leva et posa sa main sur l’épaule de FrançoisGoulin en signe qu’il lui appartenait.

L’abbé Lacombe s’approcha du condamné.

Mais celui-ci le repoussa.

Alors commença une lutte effroyable entre cethomme, qui ne voulait ni prier ni mourir, et les deuxexécuteurs.

Malgré ses cris, malgré ses morsures, malgréses blasphèmes le bourreau le prit entre ses bras comme il eût faitd’un enfant, et, tandis que son aide préparait le couperet, il letransporta de la voiture sur la plate-forme de la guillotine.

L’abbé Lacombe y était monté le premier, il yattendait le condamné dans un dernier espoir ; mais sesefforts furent vains, il ne put même lui approcher le crucifix dela bouche.

Alors, il se passa sur l’affreux théâtre unescène inénarrable.

Le bourreau et son aide parvinrent à courberle condamné sur la planche fatale ; elle bascula, puis on vitpasser comme un éclair, c’était le couteau qui descendait ; onentendit un bruit sourd, c’était la tête qui tombait.

Un silence profond lui succéda, et, au milieude ce silence, on entendit la voix de Cadoudal quidisait :

– La justice de Dieu est faite !

Chapitre 28Le 7 fructidor

Laissons Cadoudal continuer sa luttedésespérée contre les républicains, et, tantôt victorieux, tantôtvaincu, rester, avec Pichegru, le seul espoir que les Bourbonsconservassent en France, jetons un regard sur Paris etarrêtons-nous au monument de Marie de Médicis, où continuentd’habiter dans les appartements que nous avons dit, les citoyensdirecteurs.

Barras avait reçu le message de Bonaparte quelui avait apporté Augereau.

La veille du départ de celui-ci, le jeunegénéral en chef, choisissant l’anniversaire du 14 Juillet, quirépondait au 26 messidor, avait donné une fête à l’armée et faitrédiger des adresses dans lesquelles les soldats d’Italieprotestaient de leur attachement pour la République et de leurdévouement à mourir, s’il le fallait, pour elle.

On avait, sur la grande place de Milan, élevéune pyramide au milieu de trophées conquis sur l’ennemi, drapeauxet canons.

Cette pyramide portait les noms de tous lessoldats et officiers morts pendant la campagne d’Italie.

Tout ce qu’il y avait de Français à Milan futconvoqué à cette fête, et plus de vingt mille hommes présentèrentles armes à ces glorieux trophées et à cette pyramide couverte denoms immortels, le nom des morts.

Pendant que vingt mille hommes formaient lecarré et présentaient à la fois les armes à leurs frères étendussur les champs de bataille d’Arcole, de Castiglione et de Rivoli,Bonaparte, la tête découverte, et montrant de la main la pyramide,disait :

– Soldats ! c’est aujourd’huil’anniversaire du 14 Juillet ; vous voyez devant vous les nomsde vos compagnons d’armes morts au champ d’honneur pour la libertéet pour la patrie ; ils vous ont donné l’exemple. Vous vousdevez tout entiers à la République, vous vous devez tout entiers aubonheur de trente millions de Français, vous vous devez toutentiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vosvictoires.

» Soldats ! je sais que vous êtesprofondément affectés des malheurs qui menacent la patrie ;mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommesqui l’ont fait triompher de l’Europe coalisée sont là. Desmontagnes nous séparent de la France ; vous les franchiriezavec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait pour maintenir laConstitution, défendre la liberté, et protéger lesrépublicains.

» Soldats, le gouvernement veille sur ledépôt qui lui est confié ; les royalistes, dès l’instantqu’ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude et juronspar les mânes des héros qui sont morts près de nous pour laliberté, jurons sur nos drapeaux guerre implacable aux ennemis dela République et de la Constitution de l’an III.

Puis il y eut un banquet, des toasts furentportés.

Bonaparte porta le premier.

– Aux braves Steingel, La Harpe etDubois, morts au champ d’honneur ! Puissent leurs mânes,dit-il, veiller autour de nous, et nous garantir des embûches denos ennemis !

Masséna porta un toast à la réémigration desémigrés.

Augereau, qui devait partir le lendemain,chargé des pleins pouvoirs de Bonaparte, s’écria en levant sonverre :

– À l’union des républicainsfrançais ! À la destruction du Club de Clichy ! Que lesconspirateurs tremblent ! De l’Adige et du Rhin à la Seine, iln’y a qu’un pas. Qu’ils tremblent ! leurs iniquités sontcomptées, et le prix est au bout de nos baïonnettes.

Au dernier mot de ce toast, trompettes ettambours firent entendre le pas de charge. Chaque soldat courut àson fusil, comme si l’on eût dû partir en effet à l’instant même,et l’on eut toutes les peines du monde à faire reprendre à chacunsa place au festin.

Le Directoire avait vu arriver le messager deBonaparte avec des sentiments bien divers.

Augereau convenait fort à Barras. Barras,toujours prêt à monter à cheval, toujours prêt à appeler à son aideles jacobins et le peuple des faubourgs, Barras accueillit Augereaucomme l’homme de la situation.

Mais Rewbell, mais Larevellière, caractèrescalmes, têtes sages, eussent voulu un général sage et calme commeeux. Quant à Barthélémy et à Carnot, il va sans dire qu’Augereau nepouvait leur convenir sous aucun rapport.

Et, en effet, Augereau, tel que nous leconnaissons déjà, était un auxiliaire dangereux. Brave homme,excellent soldat, cœur intrépide, mais tête vantarde et languegasconne, Augereau laissait trop voir dans quel but il avait étéenvoyé. Mais Larevellière et Rewbell parvinrent à s’emparer de luiet à lui faire comprendre qu’il fallait sauver la République par unacte énergique et sans répandre le sang.

On lui donna, pour lui faire prendre patience,le commandement de la dix-septième division militaire quecomprenait Paris.

On était arrivé au 16 fructidor.

La position des différents partis étaittellement tendue, que l’on s’attendait, d’un moment à l’autre, à uncoup d’État, soit de la part des Conseils, soit de la part desdirecteurs.

Pichegru était le chef naturel du mouvementroyaliste. Si c’était lui qui prenait l’initiative, les royalistesse rangeaient autour de lui.

Le livre que nous écrivons est loin d’être unroman, peut-être même n’est-il point assez un roman pour certainslecteurs ; nous avons déjà dit qu’il était écrit pour côtoyerpas à pas l’histoire. De même que nous avons des premiers mis dansune lumière des plus complètes les événements du 13 vendémiaire etle rôle que Bonaparte y joua, nous devons, à l’époque où noussommes arrivés, montrer sous son véritable jour Pichegru tropcalomnié.

Pichegru, après son refus au prince de Condé,refus dont nous avons détaillé les causes, était entré encorrespondance directe avec le comte de Provence, qui, depuis lamort du petit dauphin, prenait le titre de roi Louis XVIII. Or, enmême temps qu’il envoyait à Cadoudal son brevet de lieutenant duroi et le cordon rouge, ayant apprécié le désintéressement dePichegru, qui avait déclaré refuser honneurs et argent, et netenter de faire la Restauration que pour la gloire d’être un Monksans duché d’Albemarle, Louis XVIII écrivait à Pichegru :

Il me tardait beaucoup, monsieur, depouvoir vous exprimer les sentiments que vous m’inspirez depuislongtemps et l’estime que j’avais pour votre personne. Je cède à cebesoin de mon cœur, et c’en est un pour moi de vous dire quej’avais jugé, il y a dix-huit mois, que l’honneur de rétablir lamonarchie française vous serait réservé.

Je ne vous parlerai pas de l’admirationque j’ai pour vos talents et pour les grandes choses que vous avezexécutées. L’Histoire vous a déjà placé au rang des grands générauxet la postérité confirmera le jugement que l’Europe entière a portésur vos victoires et sur vos vertus.

Les capitaines les plus célèbres nedurent, pour la plupart, leurs succès qu’à une longue expérience deleur art, et vous avez été, dès le premier jour, ce que vous n’avezcessé d’être pendant tout le cours de vos campagnes. Vous avez suallier la bravoure du maréchal de Saxe au désintéressement deM. de Turenne et à la modestie deM. de Catinat. Aussi puis-je vous dire que vous n’avezpas été séparé dans mon esprit de ces noms si glorieux dans nosfastes.

Je confirme, monsieur, les pleins pouvoirsqui vous ont été transmis par M. le prince de Condé. Je n’ymets aucune borne et vous laisse entièrement le maître de faire etd’arrêter tout ce que vous jugerez nécessaire à mon service,compatible avec la dignité de ma couronne et convenable auxintérêts de l’État.

Vous connaissez, monsieur, mes sentimentspour vous, ils ne changeront jamais.

Louis.

Cette seconde lettre suivit la première.Toutes deux donnent une mesure exacte des sentiments de Louis XVIIIà l’égard de Pichegru, et doivent influer, non seulement sur ceuxdes contemporains, mais sur ceux de la postérité :

Vous connaissez, monsieur, les malheureuxévénements qui ont eu lieu en Italie ; la nécessité d’envoyertrente mille hommes dans cette partie a fait suspendredéfinitivement le projet de passer le Rhin. Votre attachement àma personne vous fera juger à quel point je suis affectéde ce contretemps, dans le moment surtout où je voyais les portesde mon royaume s’ouvrir devant moi. D’un autre côté, les désastresajouteraient, s’il était possible, à la confiance que vous m’avezinspirée. J’ai celle que vous rétablirez la monarchie française, etsoit que la guerre continue, soit que la paix ait lieu cet été,c’est sur vous que je compte pour le succès de ce grand ouvrage. Jedépose entre vos mains, monsieur, toute la plénitude de mapuissance et de mes droits. Faites-en l’usage que vous croireznécessaire à mon service.

Si les intelligences précieuses que vousavez à Paris et dans les provinces, si vos talents, et votrecaractère surtout, pouvaient me permettre de craindre un événementqui vous obligeât à sortir du royaume, c’est entre M. leprince de Condé et moi que vous trouveriez votre place. En vousparlant ainsi, j’ai à cœur de vous témoigner mon estime et monattachement.

Louis.

Donc, d’un côté, Augereau pressait avec leslettres de Bonaparte, et, de l’autre, Pichegru était pressé par leslettres de Louis XVIII.

La nouvelle qu’Augereau avait été mis à latête de la dix-septième division militaire, c’est-à-dire commandaitles forces de Paris, avait appris aux royalistes qu’il n’y avaitpas de temps à perdre.

Aussi Pichegru, Villot, Barbé-Marbois, Dumas,Murinais, Delarue, Rovère, Aubry, Lafon-Ladébat, tout le partiroyaliste enfin, s’était rassemblé pour prendre une délibérationchez l’adjudant général Ramel, commandant la garde du Corpslégislatif.

Ce Ramel était un brave soldat, adjudantgénéral à l’armée du Rhin, sous les ordres du général Desaix,lorsque, le 1er janvier 1797, il reçut du Directoirel’ordre de se rendre à Paris pour prendre le commandement du Corpslégislatif.

Ce corps se composait d’un bataillon de sixcents hommes, dont la plupart venaient de grenadiers de laConvention, que nous avons vus si bravement marcher au feu, le 13vendémiaire, sous le commandement de Bonaparte. Là, la situationfut clairement exposée par Pichegru. Ramel était tout entier auxdeux Conseils, prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés parles présidents.

Pichegru proposa de se mettre, le soir même, àla tête de deux cents hommes, et d’arrêter Barras, Rewbell etLarevellière-Lépeaux, qu’on mettrait en accusation le lendemain.Par malheur, il avait été convenu que tout se ferait à la majorité.Les temporiseurs s’opposèrent à la proposition de Pichegru.

– La Convention suffira pour nousdéfendre, cria Lacuée.

– La Constitution ne peut rien contre lescanons, et c’est avec les canons qu’ils répondront à vos décrets,répliqua Villot.

– Les soldats ne seront pas pour eux,insista Lacuée.

– Les soldats sont à celui qui lescommande, dit Pichegru. Vous ne voulez pas vous décider, vous êtesperdus. Quant à moi, ajouta-t-il mélancoliquement, il y a longtempsque j’ai fait le sacrifice de ma vie ; je suis las de tous cesdébats qui ne mènent à rien. Quand vous aurez besoin de moi, vousviendrez me chercher.

Et, sur ces paroles, il se retira.

Au moment même où Pichegru découragé sortaitde chez Ramel, une voiture de poste s’arrêtait à la porte duLuxembourg et l’on annonçait, chez Barras, le citoyen généralMoreau.

Chapitre 29Jean-Victor Moreau

Moreau était à cette époque un homme detrente-sept ans, le seul qui, avec Hoche, contrebalançât, sinon lafortune, du moins la renommée de Bonaparte.

Dès cette époque, il était entré dans uneassociation qui devint plus tard un complot, et qui, établie en1797, ne fut étouffée qu’à Wagram, en 1809, par la mort du colonelOudet, chef de cette société dite des philadelphes.

Dans cette société, son nom de guerre étaitFabius, en souvenir du fameux consul romain qui remporta lavictoire sur Annibal en temporisant.

Aussi nommait-on Moreau le Temporisateur.

Par malheur, cette temporisation n’était pointchez lui le résultat d’un calcul, mais l’effet du caractère. Moreaumanquait complètement de fermeté dans les aperçus politiques, et dedétermination dans la volonté.

Doué d’une vigueur plus instinctive, il eût puinfluer sur les événements de la France et se faire une vie enrivalité avec les plus belles existences modernes et antiques.

Moreau était né à Morlaix en Bretagne ;son père était un avocat distingué ; sa famille étaitconsidérée et plutôt riche que pauvre. À dix-huit ans, entraînévers l’état militaire, il s’engagea. Son père, qui voulait faire dujeune Moreau un avocat comme lui, racheta le congé de son fils etl’envoya à Rennes pour y faire son droit.

Il prit bientôt une certaine influence sur sescamarades ; cette influence était due à une incontestablesupériorité morale.

Inférieur en intelligence à Bonaparte,inférieur en spontanéité à Hoche, il pouvait rester encoresupérieur à beaucoup.

Quand les troubles précurseurs de laRévolution éclatèrent en Bretagne, Moreau adopta le parti duParlement contre la Cour, et entraîna avec lui toute la corporationdes étudiants.

Il s’ensuivit, entre Moreau, que l’on surnommadès lors le général du Parlement, et le commandant de Rennes, unelutte dans laquelle le vieux soldat n’eut pas toujoursl’avantage.

Le commandant de Rennes donna l’ordre alorsd’arrêter Moreau.

Moreau, dans le génie duquel était laprudence, ou plutôt dont la prudence était le génie, trouva lemoyen de se dérober à toutes les recherches, en se montrant tousles jours, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, afin que l’onfût bien convaincu que l’âme de l’opposition parlementaire n’avaitpoint abandonné la vieille capitale de l’Armorique.

Mais, plus tard, voyant que ce Parlement qu’ildéfendait s’opposait à la convocation des états généraux, etjugeant que cette convocation était nécessaire au futur bonheur dela France, il changea de parti, tout en conservant son opinion,soutint la convocation des états généraux et parut à la tête detous les attroupements qui s’organisèrent dès lors en Bretagne.

Il était président de la jeunesse bretonneréunie à Pontivy, lorsque le procureur général du département,cherchant à utiliser cette capacité qui se révélait en quelquesorte d’elle-même, le nomma commandant du 1er bataillonde volontaires d’Ille-et-Vilaine.

Voici, au reste, ce que Moreau ditlui-même :

« J’étais voué à l’étude des lois aucommencement de cette Révolution qui devait fonder la liberté dupeuple français. Elle changea la destination de ma vie ; je lavouai aux armes. Je n’allai pas me placer parmi les soldats de laliberté par ambition, j’embrassai l’état militaire par respect pourles droits de la nation : je devins guerrier parce que j’étaiscitoyen. »

Moreau devait à ce caractère calme, et même unpeu lymphatique, un coup d’œil sûr au milieu du danger et unsang-froid étonnant dans un jeune homme. À cette époque, les hommesmanquaient encore, mais allaient se présenter en foule ; sesqualités, quoiqu’un peu négatives, valurent à Moreau le grade degénéral en chef.

Pichegru, homme de génie, apprécia Moreau,homme de talent, et lui conféra, en 1794, le grade de général dedivision.

À partir de ce moment, il eut sous ses ordresun corps de vingt-cinq mille hommes et fut particulièrement chargéde la conduite des sièges.

Dans la brillante campagne de 1794, qui soumitla Hollande à la France, Moreau commanda l’aile droite del’armée.

La conquête de la Hollande était jugéeimpossible par tous les stratégistes, la Hollande étant, on lesait, une terre plus basse que la mer, conquise sur la mer et quel’on peut inonder à volonté.

Les Hollandais risquèrent cedemi-suicide ; ils percèrent les digues qui retenaient leseaux de la mer, et crurent échapper à l’invasion en inondant leursprovinces.

Mais tout à coup un froid inconnu dans cettecontrée, un froid qui s’éleva jusqu’à quinze degrés, un froid telqu’on ne l’avait vu qu’une fois dans tout le cours d’un siècle,vient glacer les canaux et les fleuves.

Alors, avec une audace qui n’appartient qu’àeux, les Français s’aventurent sur l’abîme. C’est d’abordl’infanterie qui risque le passage, puis vient la cavalerie à sontour, puis l’artillerie légère ; et, comme on voit que lesglaces supportent ce poids insolite, on fait descendre et roulersur cette mer improvisée jusqu’à la grosse artillerie de siège. Onse bat à la surface de l’eau, comme on se battait autrefois sur laterre ferme ; les Anglais sont attaqués et chassés à labaïonnette, les batteries autrichiennes sont emportées ; cequi devait sauver la Hollande, la perd. Le froid, qui deviendraplus tard l’ennemi mortel de l’Empire, s’est fait l’allié fidèle dela République.

Alors, rien ne peut plus s’opposer àl’envahissement des Provinces-Unies. Les remparts ne défendent plusles villes, les glaces sont au niveau des remparts. Arnheim,Amsterdam, Rotterdam, La Haye sont prises. La conquête d’Overyssel,de Groningue et de Frise achève de livrer toute la Hollande.

Restait la flotte du stathouder, surprise parles glaces dans le détroit du Texel et dont les pièces sont restéesà fleur d’eau.

Moreau fait traîner ses canons pour répondre àl’artillerie de la flotte ; il combat des vaisseaux comme ileût combattu des forteresses, lance un régiment de hussards àl’abordage ; et une flotte, chose inouïe dans l’histoire despeuples et dans les annales de la marine, est prise par un régimentde cavalerie légère.

C’étaient toutes ces choses qui avaient grandiPichegru et Moreau, en laissant cependant chacun à sa place, Moreaun’étant toujours que l’habile lieutenant d’un homme de génie.

Sur ces entrefaites, Pichegru fut appelé aucommandement de l’armée de Rhin-et-Moselle, et Moreau eut lecommandement de l’armée du Nord.

Bientôt, comme nous l’avons dit, Pichegrusoupçonné fut rappelé à Paris, et Moreau appelé à le remplacer aucommandement en chef de l’armée de Rhin-et-Moselle.

Dès l’ouverture de la campagne, les troupeslégères avaient pris un fourgon faisant partie des équipages dugénéral autrichien de Klinglin. Dans une cassette qui avait étéremise à Moreau se trouvait toute la correspondance de Fauche-Borelavec le prince de Condé. Cette correspondance rendait compte desrelations qu’avait eues Fauche-Borel, sous le nom du citoyenFenouillot, commis voyageur en vins de Champagne, avecPichegru.

C’est ici que chacun a le droit de juger à saguise et selon sa conscience la conduite de Moreau.

Moreau, l’ami de Pichegru, l’obligé dePichegru, le lieutenant de Pichegru, devait-il prendre connaissancepurement et simplement du contenu de cette cassette et la renvoyerà son ancien général en disant :« Gardez-vous ! » ou bien devait-il, faisant passerla patrie avant le cœur, le stoïcien avant l’ami, devait-il fairece qu’il fit ? à savoir employer six mois à déchiffrer et àfaire déchiffrer toutes ces lettres écrites en chiffres, etdevait-il, les soupçons justifiés, mais la culpabilité non prouvée,devait-il profiter des préliminaires de la Paix de Leoben, et,quand la tempête déjà s’amassait sur la tête de Pichegru, venirfrapper à la porte de Barras et dire :

– Me voilà, je suis la foudre !

Or, c’était cela que venait dire Moreau àBarras ; c’étaient ces preuves, non pas de trahison, mais denégociation, qui manquaient au Directoire pour accuser Pichegru,que Moreau apportait au Directoire.

Barras passa deux heures en tête à tête avecMoreau, s’assurant qu’il tenait contre son ennemi des armesd’autant plus mortelles qu’elles étaient empoisonnées.

Puis, quand il fut bien convaincu qu’il yavait matière, sinon à condamnation, du moins à procès, ilsonna.

Un huissier entra.

– Allez, dit Barras, me chercher leministre de la Police et mes deux collègues, Rewbell etLarevellière-Lépeaux.

Puis, tirant sa montre :

– Dix heures du soir, dit-il ; nousavons six heures devant nous.

Et, tendant la main à Moreau :

– Citoyen général, ajouta-t-il, tuarrives à temps. Puis, avec son fin sourire :

– Nous te revaudrons cela.

Moreau demanda la permission de se retirer.Cette permission lui fut accordée ; il eût autant gêné Barrasque Barras l’eût gêné.

Les trois directeurs restèrent en séancejusqu’à deux heures du matin. Le ministre de la Police s’empressade se rendre près d’eux et l’on envoya chercher successivementMerlin (de Douai) et Augereau.

Puis l’on expédia, vers une heure du matin,chez l’imprimeur du gouvernement une adresse conçue en cestermes :

Le Directoire, attaqué vers deux heures dumatin par les troupes des deux Conseils sous le commandementde l’adjudant général Ramel, a été obligé de repousser laforce par la force.

Après un combat d’une heure, les troupesdes deux Conseils ont été battues, et force est demeurée augouvernement.

Plus de cent prisonniers sont restés auxmains des directeurs ; demain, on donnera la liste de leursnoms et des détails plus amples sur cette conspiration qui a faillirenverser le pouvoir établi.

18 fructidor, quatre heures dumatin.

Cette pièce curieuse était signée Barras,Rewbell et Larevellière-Lépeaux ; c’était Sothin, ministre dela Police, qui l’avait proposée et en avait fait la rédaction.

– On ne croira pas à votre affiche, avaitdit Barras en haussant les épaules.

– On y croira pendant la journée dedemain, répondit Sothin, et c’est tout ce qu’il nous faut. Peu nousimporte qu’on n’y croie pas après-demain, le tour sera fait.

Les directeurs se séparèrent en donnantl’ordre d’arrêter, avant tout, leurs deux collègues Carnot etBarthélemy.

Chapitre 30Le 18 fructidor

Tandis que le ministre de la Police Sothinrédigeait ses affiches et proposait de faire fusiller Carnot etquarante-deux députés, tandis qu’on annulait la nomination deBarthélemy, le cinquième directeur, et qu’on promettait à Augereausa place si, le lendemain au soir, on était content de lui, deuxhommes jouaient tranquillement au trictrac dans un coin duLuxembourg.

L’un de ces deux hommes, le plus jeune detrois ans seulement, avait commencé par être officier du génie, etavait publié des essais de mathématiques qui l’avaient faitadmettre dans plusieurs sociétés savantes. En outre, il avaitcomposé un éloge de Vauban qui avait été couronné par l’Académie deDijon.

Capitaine dans l’arme du génie au commencementde la Révolution, il avait été nommé chevalier de Saint Louis. En1791, il avait été élu député à l’Assemblée législative par ledépartement du Pas-de-Calais. Là, son premier discours avait étédirigé contre les princes émigrés à Coblence, contre le marquis deMirabeau, contre le cardinal de Rohan et contreM. de Calonne, qui intriguait près des rois étrangerspour les décider à déclarer la guerre à la France. Il proposa deremplacer les officiers nobles, émigrés de l’armée, par lessous-officiers et les sergents. En 1792, il demanda la démolitionde toutes les bastilles dans l’intérieur de la France, et présentades mesures pour faire disparaître l’obéissance passive exigée dessoldats et des officiers.

Dans les jours où la Révolution était menacéepar l’étranger, il avait demandé la fabrication de trois cent millepiques, pour armer le peuple de Paris. Nommé député à la Conventionnationale, il avait voté la mort du roi sans sourciller. Il avaitfait réunir à la France la Principauté de Monaco et une partie dela Belgique.

Envoyé à l’armée du Nord en mars 1793, ilavait, sur le champ de bataille de Wattignies, destitué le généralGratien, qui avait reculé devant l’ennemi, et, s’étant placélui-même à la tête de la colonne française, il avait reconquis leterrain que nous avions perdu.

Nommé, au mois d’août de la même année, membredu Comité de salut public, il déploya un talent immense, devenuproverbial aujourd’hui, pour organiser quatorze armées et formerdes plans de campagne, non seulement pour chaque armée enparticulier, mais encore pour l’ensemble de leurs opérations.C’était alors qu’il avait fait obtenir à nos armées les étonnantesvictoires qui se succédèrent depuis la reprise de Toulon jusqu’à lareddition des quatre places fortes du Nord.

Cet homme, c’était Lazare-Nicolas-MargueriteCarnot, le quatrième directeur, lequel, n’ayant pas pu s’entendreavec Barras, Rewbell et Larevellière-Lépeaux, venait d’êtrecondamné à mort par ses collègues, qui le jugeaient trop dangereuxpour le laisser vivre.

Son partenaire, celui qui secouait les désavec autant de nonchalance que Carnot y mettait d’énergie, était lemarquis François Barthélemy, le dernier nommé des directeurs, quin’avait d’autre mérite que d’être neveu de l’abbé Barthélemy,auteur du « Voyage du Jeune Anacharsis ».

Ministre de France en Suisse pendant laRévolution, il avait conclu à Bâle, deux ans auparavant, lestraités de paix avec la Prusse et l’Espagne qui avaient mis unterme à la première coalition.

Il avait été nommé à cause de son modérantismebien connu, et c’est ce modérantisme qui le faisait justementexclure par ses collègues et qui venait de faire décider sonincarcération.

Il était une heure du matin lorsque Carnot,sur un coup d’éclat, termina sa sixième partie de trictrac.

Les deux amis se quittèrent en se serrant lamain.

– Au revoir, dit Carnot à Barthélemy.

– Au revoir ? répliquaBarthélemy ; en êtes-vous bien sûr, cher collègue ? Parle temps qui court, je ne me couche jamais certain de revoir lelendemain l’ami que je quitte.

– Que diable craignez-vous ? demandaCarnot.

– Heu ! heu ! fit Barthélemy,un coup de poignard est bientôt donné.

– Bon ! dit Carnot, vous pouvez êtretranquille, allez ; ce n’est pas vous qu’ils ferontassassiner, c’est moi. Vous êtes trop bonhomme pour qu’ils songentà vous redouter, ils vous traiteront en roi fainéant : vousserez rasé et renfermé dans un cloître.

– Mais alors, si vous craignez cela,reprit Barthélemy, pourquoi préférez-vous être vaincu àvaincre ? Car enfin, d’après les propositions que l’on nous afaites, il ne tenait qu’à nous de renverser nos troisconfrères.

– Mon cher, dit Carnot, vous n’y voyezpas plus loin que votre nez, qui, malheureusement, n’est pas silong que celui de votre oncle. Quels sont les hommes qui nous fontces propositions ? Des royalistes. Or, croyez-vous que jamaisles royalistes puissent me pardonner ce que j’ai fait contreeux ? Je n’ai que le choix de la mort : avec lesroyalistes, pendu comme régicide ; avec les directeurs,assassiné comme royaliste. J’aime mieux être assassiné.

– Et, avec ces idées-là, lui demandaBarthélemy, vous allez coucher chez vous ?

– Où voulez-vous que je couche ?

– Mais à un endroit quelconque, quelquepart où vous puissiez vous mettre en sûreté.

– Je suis fataliste ! si le poignarddoit me trouver, il me trouvera… Bonsoir, Barthélemy ! J’ai maconscience pour moi : j’ai voté la mort du roi, mais j’aisauvé la France. C’est à la France de veiller sur moi.

Et Carnot rentra chez lui et se coucha aussitranquillement qu’il avait l’habitude de le faire.

Carnot ne se trompait pas ; l’ordre avaitété donné à un Allemand de l’arrêter, et, à la moindre résistancequ’il ferait, de l’assassiner.

À trois heures du matin, l’Allemand et lessbires se présentèrent à la porte de Carnot, qui logeait avec sonfrère cadet.

Le domestique de Carnot, en voyant les sbires,en écoutant leur chef demander, en mauvais français, où était lecitoyen Carnot, les conduisit au lit du plus jeune des deux frèresCarnot, qui, n’ayant rien à craindre pour lui, laissa un instantles soldats dans l’erreur.

Puis le valet courut prévenir son maître qu’onvenait pour l’arrêter.

Carnot, presque nu, se sauva par une desportes du jardin du Luxembourg dont il avait la clé.

Le domestique revint alors. En le revoyant, leprisonnier comprit que son frère était sauvé et se fitreconnaître.

Les soldats, furieux, parcoururent toutl’appartement de Carnot, mais ils ne trouvèrent que son lit vide ettiède encore.

Une fois dans les jardins du Luxembourg, lefugitif s’arrêta un instant ; il ne savait plus où aller. Ilse présenta dans un hôtel garni de la rue d’Enfer, mais on luirépondit qu’il n’y avait pas le plus petit cabinet vacant.

Il se remit en route, cherchant au hasard,quand tout à coup le canon d’alarme se fit entendre.

À ce bruit, quelques portes et quelquesfenêtres s’ouvrirent. Qu’allait-il devenir à moitié nu ? Il nepouvait manquer d’être arrêté par la première patrouille, et detous côtés des troupes se dirigeaient vers le Luxembourg.

Au coin de la rue de la Vieille-Comédie unepatrouille commençait à apparaître.

Un portier entrouvrait sa porte, Carnot seprécipita chez lui.

Le hasard voulut que ce fût un brave homme,qui le tint caché jusqu’à ce qu’il eût le temps de se préparer uneautre retraite.

Quant à Barthélemy, quoique Barras lui eûtfait pressentir par deux fois dans la journée le sort quil’attendait, il ne prit aucune précaution.

Une heure après avoir quitté Carnot, il futarrêté dans son lit, ne demanda pas même à voir l’ordre de sonarrestation, et ces mots : « Ô ma patrie ! »furent les seuls qu’il prononça.

Son domestique, Letellier, qui, depuis vingtans, ne l’avait jamais quitté, demanda à être arrêté avec sonmaître.

Cette singulière faveur lui fut refusée :nous verrons comment il l’obtint plus tard.

Les deux Conseils avaient nommé une commissionqui devait rester en permanence.

Cette commission avait pour président Siméon.Il n’était point encore arrivé lorsque le canon d’alarmeretentit.

Pichegru avait passé la nuit à cettecommission avec ceux des conjurés qui étaient décidés à opposer laforce à la force ; mais aucun ne croyait que le moment fût siproche où le Directoire oserait faire son coup d’État.

Plusieurs membres de la commission étaientarmés et entre autres Rovère et Villot, qui, apprenant tout à coupque la commission était cernée, voulaient se faire jour, lepistolet à la main.

Mais Pichegru s’y opposa.

– Nos autres collègues ici réunis ne sontpoint armés, dit-il ; ils seraient massacrés par cesmisérables qui ne demandent qu’un prétexte : ne lesabandonnons pas.

Au même instant, la porte de la commissions’ouvrit, et un membre des Conseils, nommé Delarue, s’élança dansla chambre.

– Ah ! mon cher Delarue, lui criaPichegru, que diable venez-vous faire ici ? Nous allons tousêtre arrêtés.

– Eh bien ! nous le serons ensemble,dit tranquillement Delarue.

Et, en effet, Delarue, pour ne pas séparer sonsort de celui de ses collègues, avait eu le courage de forcer troisfois la garde pour arriver à la commission. On était venu leprévenir chez lui du danger qu’il courait ; mais il refusa defuir, ce qui lui eût été facile. Et, après avoir embrassé, sans lesréveiller, sa femme et ses enfants, il était venu, comme nousl’avons vu, rejoindre ses collègues.

Nous avons dit, dans le chapitre précédent,comment, malgré ses instances, Pichegru, qui offrait d’amener lestrois directeurs enchaînés à la barre du Corps législatif, si onvoulait lui donner deux cents hommes, n’avait pu obtenir ce qu’ildemandait.

Cette fois, on voulait se défendre ; ilétait trop tard.

À peine Delarue avait-il échangé les quelquesparoles que nous avons dites avec Pichegru, que la porte de lacommission fut enfoncée et qu’un flot de soldats conduits parAugereau fit irruption dans la salle.

Augereau se trouvait près de Pichegru. Ilétendit la main pour le saisir au collet.

Delarue tira un pistolet de sa poche et voulutfaire feu sur Augereau ; mais dans le mouvement qu’il fit, unebaïonnette lui traversa le bras.

– Je t’arrête ! dit Augereau ensaisissant Pichegru.

– Misérable ! s’écria celui-ci. Ilne te manquait que de te faire sbire du citoyen Barras !

– Soldats ! cria un membre de lacommission, serez-vous assez hardis pour porter la main surPichegru, votre général ?

Sans répondre, Augereau se jeta sur lui, et,aidé de quatre soldats, il finit, après une lutte violente, par luitordre les bras et les lui lier derrière le dos.

Pichegru arrêté, la conspiration n’ayant plusde tête, personne n’essaya de faire résistance.

Le général Mathieu Dumas, le même qui futministre de la Guerre à Naples sous Joseph Napoléon, et qui alaissé des mémoires si curieux, se trouvait à la commission aumoment où l’on vint la cerner ; il portait l’uniformed’officier général. Il sortit par la porte qui avait donné entrée àAugereau et descendit les escaliers.

Sous le vestibule, une sentinelle croise labaïonnette devant lui.

– Personne ne peut sortir, dit-elle.

– Je le sais bien, répond le général,puisque c’est moi qui viens d’en donner l’ordre.

– Pardon, mon général, dit lefactionnaire en levant son fusil.

Et Mathieu Dumas passa sans plus derésistance.

Il fallait, pour plus de sûreté, sortir deParis.

Mathieu Dumas prend ses deux aides de camp,les fait monter à cheval, s’avance au galop vers la barrière, donneses ordres au poste, passe derrière les murs pour aller rejoindre,dit-il, un autre poste et disparaît.

Chapitre 31Le Temple

Voici comment les choses s’étaientpassées :

Lorsqu’un grand événement s’accomplit, commele 13 vendémiaire, comme le 18 fructidor, cet événement creuse surle livre de l’Histoire une date indélébile. Tout le monde connaîtcette date, et, lorsqu’on prononce ces mots : « 13vendémiaire » ou « 18 fructidor », chacun sait lessuites qu’eut le grand événement consacré par une de ces dates,mais bien peu savent les ressorts secrets qui ont tout préparé pourque cet événement s’accomplît.

Il en résulte que nous nous sommes surtoutimposé pour tâche, dans nos romans historiques, ou dans noshistoires romantisées, de dire ce que personne n’avait dit avantnous, et de raconter les choses que nous savons, mais que bien peude personnes savent avec nous.

Puisqu’une indiscrétion tout amicale a faitconnaître la façon dont nous nous sommes procuré les livresprécieux et les sources originales et rares où nous avons puisé,c’est ici le moment de dire ce que nous devons à l’obligeantecommunication de ces pièces curieuses qu’il est si difficile defaire descendre de leurs rayons. Elles ont été pour nous leflambeau qui nous a conduit à travers les arcanes du 13 vendémiaireet nous n’avons eu qu’à le rallumer pour pénétrer dans ceux du 18fructidor.

C’est donc avec la certitude de dire lavérité, rien que la vérité, toute la vérité, que nous pouvonsrépéter cette phrase, la première de ce chapitre :

Voici comment les choses s’étaientpassées :

Le 17 au soir, l’adjudant général Ramel, aprèsavoir visité ses postes, était allé prendre les ordres des membresde la commission qui devaient rester en permanence durant toute lanuit. Il assista à la scène où, comme nous l’avons dit, Pichegru,empêché par ses collègues de prendre les devants, leur prédit cequi arriverait, et, avec son insouciance habituelle, pouvant fuiret se dérober à la persécution prévue, se laissa aller au courantde sa destinée.

Lorsque Pichegru fut sorti, les autres députéss’affermirent dans la conviction que le Directoire n’oserait riententer contre eux, ou que, du moins, si cette tentative avait lieu,elle n’était point instante encore et de quelques jours n’étaitpoint à craindre ; il entendit même, avant son départ,quelques-uns des députés, et, entre autres, Émery, Mathieu Dumas,Vaublanc, Tronçon du Coudray et Thibaudeau, s’indigner de cettesupposition et de l’espèce de terreur qu’elle jetait dans lepublic.

L’adjudant général Ramel fut donc congédiésans aucun ordre nouveau ; il lui fut seulement enjoint defaire ce jour-là ce qu’il avait fait la veille et ce qu’il devaitfaire le lendemain.

En conséquence, il retourna à son quartier etse contenta de s’assurer qu’en cas d’alerte ses grenadiers seraientprêts à prendre les armes.

Deux heures après, c’est-à-dire à une heure dumatin, il reçut du ministre de la Guerre l’ordre de se rendre chezlui.

Il courut à la salle des commissions, où il nerestait qu’un des inspecteurs, nommé Rovère, qu’il trouva couché.Il lui rendit compte de l’ordre qu’il venait de recevoir, le priantd’en mesurer l’importance à l’heure avancée de la nuit.

Ramel ajouta qu’on l’avait fait prévenir queplusieurs colonnes de troupes entraient dans Paris. Mais toutes cesprobabilités menaçantes ne purent rien sur Rovère, qui déclara êtrefort tranquille et avoir d’excellentes raisons de demeurer danscette tranquillité.

Ramel, en sortant de la salle de lacommission, rencontra le commandant du poste de cavalerie, chargé,comme lui, de la garde des Conseils. Ce dernier annonça qu’il avaitretiré ses vedettes et fait passer sa troupe au-delà des ponts,ainsi que les deux pièces de canon qui étaient dans la grande courdes Tuileries.

– Comment avez-vous pu faire une pareillechose, lui demanda Ramel, quand je vous avais ordonné tout lecontraire ?

– Mon général, ce n’est pas ma faute, luirépondit-il ; c’est le commandant en chef Augereau qui a donnécet ordre, et l’officier de cavalerie a refusé positivement desuivre les vôtres.

Ramel rentra, alla de nouveau solliciterRovère de prévenir ses collègues, lui annonçant ce qui venait de sepasser depuis qu’il l’avait vu.

Mais Rovère s’entêta dans sa confiance et luirépondit que tous ces mouvements de troupes ne signifiaientabsolument rien, qu’il en avait été prévenu et que plusieurs corpsdevaient défiler de bonne heure sur les ponts, pour allermanœuvrer.

Ramel pouvait donc être parfaitementtranquille, les rapports de Rovère étaient fidèles, il pouvaitcompter sur eux et Ramel pouvait, sans aucun inconvénient, serendre à l’ordre du ministre de la Guerre.

La crainte d’être séparé de sa troupe empêchaRamel d’obéir. Il se retira chez lui, mais ne se coucha point etresta tout habillé et tout armé.

À trois heures du matin, un ancien garde ducorps avec lequel il avait été très lié à l’armée des Pyrénées,nommé Poinçot, se fit annoncer de la part du général Lemoine etremit à Ramel un billet conçu en ces termes :

Le général Lemoine somme, au nom duDirectoire, le commandant des grenadiers du Corps législatif dedonner passage par le pont tournant à une colonne de mille cinqcents hommes, chargés d’exécuter les ordres dugouvernement.

– Je suis étonné, dit Ramel, qu’un anciencamarade, qui doit me connaître, se soit chargé de m’intimer unordre que je ne peux suivre sans me déshonorer.

– Fais comme tu voudras, réponditPoinçot, mais je te préviens que toute résistance serainutile ; huit cents de tes grenadiers sont déjà enveloppéspar quarante pièces de canon.

– Je n’ai d’ordre à recevoir que du Corpslégislatif, s’écria Ramel.

Et, s’élançant hors de chez lui, il se mit àcourir vers les Tuileries.

Un coup de canon d’alarme partit si près delui, qu’il le prit pour un signal d’attaque.

Sur la route, il rencontra deux de ses chefsde bataillon, Ponsard et Fléchard, tous deux excellents officiers,dans lesquels il avait toute confiance.

Il rentra aussitôt dans la chambre de lacommission, où il trouva les généraux Pichegru et Villot. Il envoyasans tarder des ordonnances chez le général Mathieu Dumas et chezles présidents des deux Conseils, Lafon-Ladébat, président duConseil des Anciens, et Siméon, président du Conseil desCinq-Cents. Il fit aussi prévenir les députés dont les logementslui étaient connus pour être voisins des Tuileries.

Ce fut en ce moment que, la grille du ponttournant étant forcée, les divisions d’Augereau et de Lemoine seréunirent ; le jardin fut rempli des soldats des deuxarmées ; on braqua une batterie sur la salle du Conseil desAnciens, toutes les avenues furent fermées, tous les postes furentdoublés et masqués par des forces supérieures.

Nous avons dit comment la porte s’ouvrit,comment un flot de soldats entra dans la salle des commissions,ayant Augereau à sa tête, et comment, personne n’osant porter lamain sur Pichegru, Augereau commit ce sacrilège, terrassant etfaisant lier celui qui avait été son général ; enfin, nousavons dit comment, Pichegru pris, aucune résistance n’avait étéopposée, de sorte que l’ordre fut donné de conduire tous lesprisonniers au Temple.

Les trois directeurs veillaient, assistés duministre de la Police, qui, après avoir fait coller ses affiches,était venu les retrouver.

Le ministre de la Police était d’avis de fairefusiller à l’instant même les prisonniers dans le jardin duLuxembourg, sous le prétexte qu’ils avaient été pris les armes à lamain.

Rewbell se rangea de son avis ; le douxLarevellière-Lépeaux, cet homme de paix qui toujours avait été pourles mesures de miséricorde, fut prêt à donner l’ordre fatal, quitteà dire comme Cicéron, de Lentulus et de Cethégus : « Ilsont vécu. »

Barras seul, et c’est une justice à luirendre, s’opposa de toutes ses forces à cette mesure, disant qu’àmoins qu’on ne le tînt en prison pendant cette exécution, il sejetterait entre les victimes et les balles.

Enfin, un député nommé Guillemardet, quis’était fait l’ami des directeurs en adoptant leur parti, proposa,pour en finir, la déportation à Cayenne.

Cet amendement fut voté et adoptéd’enthousiasme.

Le ministre de la Police crut devoir àBarthélemy cet égard de le conduire lui-même au Temple.

Nous avons dit que son domestique Letellieravait demandé à le suivre. On s’y était opposé d’abord, puis on luiavait accordé sa demande.

– Quel est cet homme ? demandaAugereau, qui ne le reconnaissait pas pour un déporté.

– C’est mon ami, répondit Barthélemy. Ila demandé à me suivre, et…

– Bon ! dit Augereau enl’interrompant, quand il saura où tu vas, il ne sera pas sipressé.

– Je te demande pardon, citoyen général,répondit Letellier, partout où ira mon maître, j’irai avec lui.

– Même à l’échafaud ? demandaAugereau.

– À l’échafaud surtout, réponditcelui-ci.

À force d’instances et de prières, les portesde la prison furent ouvertes aux femmes des déportés.

Chaque pas qu’elles faisaient dans ces coursoù avait tant souffert une reine de France, devenait un nouveausupplice pour elles. Des soldats ivres les insultaient à chaquepas.

– Vous venez pour ces gueux-là ?disaient-ils en montrant les prisonniers. Pressez-vous de leur direadieu aujourd’hui, car ils seront fusillés demain.

Pichegru, nous l’avons déjà dit, n’était pointmarié. En venant à Paris, il n’avait pas voulu déplacer la pauvreRose, à laquelle nous l’avons vu envoyer, sur ses économies, unparapluie qui fut si joyeusement reçu. En voyant venir les femmesde ses collègues, il s’avança vers elles et prit entre ses bras lepetit Delarue qui pleurait.

– Pourquoi pleures-tu, mon enfant ?lui dit Pichegru les larmes aux yeux et en l’embrassant.

– Parce que, répondit l’enfant, deméchants soldats ont arrêté mon petit père.

– Tu as bien raison, pauvre petit,repartit Pichegru en jetant sur ceux qui le regardaient un regardde mépris ; ce sont de méchants soldats ! de bons soldatsne se seraient pas faits bourreaux.

Le même jour, Augereau écrivait au généralBonaparte :

Enfin, mon général, ma mission estaccomplie et les promesses de l’armée d’Italie ont été acquittéescette nuit.

Le Directoire s’est déterminé à un coup devigueur ; le moment était encore incertain, les préparatifsencore incomplets, la crainte d’être prévenu a précipité lesmesures. À minuit, j’ai envoyé l’ordre à toutes les troupes de semettre en marche vers des points désignés. Avant le jour, tous lespoints et toutes les principales places étaient occupés avec ducanon ; à la pointe du jour, les salles des Conseils étaientcernées, les gardes du Directoire fraternisaient avec nos troupes,et les membres dont je vous envoie la liste ont été arrêtés etconduits au Temple.

On est à la poursuite d’un plus grandnombre.

Carnot a disparu.

Paris est calme, émerveillé d’une crisequi s’annonçait terrible et qui s’est passée comme unefête.

Le patriote robuste des faubourgs proclamele salut de la République et les collets noirs sont sousterre.

Maintenant, c’est à la sage énergie duDirectoire et des patriotes des deux Conseils à faire lereste.

Le local des séances est changé, et lespremières opérations promettent le bien. Cet événement est un grandpas vers la paix ; c’est à vous de franchir l’espace qui nousen tient encore éloignés.

N’oubliez pas la lettre de change devingt-cinq mille francs, c’est urgent.

Augereau.

Suivait la liste, contenant soixante-quatorzenoms.

Chapitre 32Les déportés

Le Temple avait, pour la plupart de ceux quel’on venait d’y conduire, des souvenirs qui n’étaient pasprécisément sans remords politiques.

Quelques-uns d’entre eux, après avoir envoyéLouis XVI au Temple, c’est-à-dire après avoir fermé sur lui lesportes de cette prison, les avaient rouvertes pour l’envoyer à lamort.

Ce qui signifie que plusieurs des déportésétaient des régicides.

Libres dans l’intérieur, ils s’étaient ralliésautour de Pichegru, comme autour de la personnalité la pluséminente. Pichegru, qui n’avait rien à se reprocher à l’égard duroi Louis XVI, mais qui, tout au contraire, était puni pour lapitié que lui avaient inspirée les Bourbons, Pichegru, archéologue,historien, homme de lettres, se mit à la tête du groupe quidemandait à visiter les appartements de la tour.

Lavilleheurnois, ancien maître des requêtessous Louis XVI, agent secret des Bourbons pendant la Révolution,complice, avec Brotier-Deprèle, d’une conspiration contre legouvernement républicain, leur servait de guide.

– Voici la chambre de l’infortuné LouisXVI, dit-il en ouvrant la porte de l’appartement où l’augusteprisonnier avait été enfermé.

Rovère, le même à qui s’était adressé Ramel,et qui lui avait expliqué qu’il n’y avait rien à craindre dumouvement des troupes, Rovère, ancien lieutenant de JourdanCoupe-Tête, qui avait fait à l’Assemblée législative l’apologie dumassacre de la Glacière, ne put supporter la vue de cette chambre,et, se frappant le front de ses deux mains, il se retira.

Pichegru, redevenu aussi calme que s’il eûtété encore à la tête de l’armée du Rhin, déchiffrait lesinscriptions écrites au crayon sur les boiseries et au diamant surles vitres.

Il lut celle-ci :

« Ô mon Dieu, pardonne à ceux qui ontfait mourir mes parents !

» Ô mon frère, veille sur moi du haut duciel !

» Puissent les Français êtreheureux ! »

Il n’y avait pas de doute sur la main quiavait tracé ces lignes ; cependant, Pichegru voulut s’assurerde la vérité.

Lavilleheurnois disait bien qu’ilreconnaissait l’écriture de Madame Royale ; mais Pichegru fitmonter le concierge, qui affirma que c’était, en effet, l’augustefille du roi Louis XVI qui avait, d’un cœur chrétien, émis cesdifférents souhaits. Puis il ajouta :

– Messieurs, je vous en prie, n’effacezpoint ces lignes tant que je serai ici. J’ai fait vœu que personnen’y toucherait.

– Bien, mon ami, vous êtes un bravehomme, dit Pichegru, tandis que Delarue au-dessous de cesmots : « Puissent les Français être heureux ! »écrivait ceux-ci : « Le Ciel exaucera les vœux del’innocence ! »

Cependant, tout séparés du monde qu’ilsétaient, les déportés eurent la satisfaction de voir à plusieursreprises qu’ils n’en étaient pas complètement oubliés.

Le soir même du 18 fructidor, comme ellesortait du Temple, où permission lui avait été donnée de voir sonmari, la femme d’un des prisonniers fut accostée par un hommequ’elle ne connaissait point.

– Madame, lui dit-il, vous appartenezsans doute à l’un des malheureux qui ont été arrêtés cematin ?

– Hélas ! oui, monsieur,répondit-elle.

– Eh bien ! permettez, quel qu’ilsoit, que je lui fasse cette légère avance, qu’il me rendra quandles temps seront meilleurs.

Et, disant cela, il lui remit trois rouleauxde louis dans la main.

Un vieillard, queMme Lafon-Ladébat ne connaissait point, se présentachez elle, le 19 fructidor au matin.

– Madame, dit-il, j’ai voué à votre maritoute l’estime et toute l’amitié qu’il mérite, veuillez luiremettre cinquante louis ; je suis au désespoir de n’avoir ence moment que cette faible somme à lui offrir.

Mais lui, voyant son hésitation et en devinantla cause :

– Madame, votre délicatesse ne doit pointsouffrir ; je ne fais que prêter cet argent à votre mari, ilme le rendra à son retour.

Presque tous les condamnés à la déportationavaient longtemps occupé les premiers emplois de la République,soit comme généraux, soit comme ministres. Au 18 fructidor, choseremarquable, au moment du départ pour l’exil, ils étaient tous dansl’indigence.

Pichegru, le plus pauvre de tous, le jour deson arrestation, en apprenant qu’il ne serait point fusillé commeil l’avait cru d’abord, mais simplement déporté, s’inquiétait dusort de sa sœur et de son frère, dont il soutenait seull’existence.

Quant à la pauvre Rose, on sait que, grâce àson aiguille, elle gagnait sa vie et était la plus riche de tous.Si elle eût su le coup qui frappait son ami, c’eût été ellecertainement qui fût accourue de Besançon, et qui lui eût ouvert sabourse.

Ce qui inquiétait surtout cet homme qui avaitsauvé la France sur le Rhin, qui avait conquis la Hollande, laprovince la plus riche de toutes, qui avait manié des millions, etrefusé des millions pour se vendre, tandis qu’on l’accusait d’avoirreçu neuf cents louis en or, de s’être fait donner la principautéd’Arbois, avec deux cent mille livres de rente, réversibles parmoitié sur sa femme et ses enfants, le Château de Chambord avecdouze pièces de canon prises par lui sur l’ennemi – ce quil’inquiétait, cet homme qui n’était pas marié, qui n’avait, parconséquent, ni femme ni enfants, cet homme qui s’était donné pourrien lorsqu’il pouvait se vendre cher, c’était une dette de sixcents francs qui n’était pas acquittée !

Il fit venir son frère et sa sœur, et,s’adressant à cette dernière :

– Tu trouveras, lui dit-il, dans lelogement que j’occupais, l’habit, le chapeau et l’épée aveclesquels j’ai conquis la Hollande ; mets-les en vente aveccette inscription : « Habit, chapeau et épée de Pichegru,déporté à Cayenne. »

La sœur de Pichegru obéit, et, le lendemain,elle revenait le rassurer, lui disant qu’une main pieuse lui avaitfait passer les six cents francs, en échange des trois objets misen vente et que sa dette était acquittée.

Barthélemy, un des hommes considérables del’époque, politiquement parlant, puisqu’il avait fait avecl’Espagne et la Prusse les premiers traités de paix qu’eût signésla République, Barthélemy, qui pouvait se faire donner un millionde chacune de ces deux puissances, n’avait pour tout bien qu’uneferme rapportant huit cents livres de rente.

Villot, au moment de sa proscription, nepossédait en tout que mille francs. Huit jours auparavant, il lesavait prêtés à un homme qui se disait son ami, et qui, au moment deson départ, trouva moyen de ne pas les lui rendre.

Lafon-Ladébat, qui, depuis la proclamation dela République, oubliait ses intérêts pour ceux du pays, après avoirpossédé une immense fortune, eut peine à réunir cinq cents francslorsqu’il apprit sa condamnation. Ses enfants, chargés de liquidersa fortune, payèrent tous les créanciers et se trouvèrent dans lamisère.

Delarue soutenait son vieux père et toute safamille. Riche avant la Révolution, mais entièrement ruiné parelle, il ne dut qu’à l’amitié les secours qu’il reçut en partant.Son père, vieillard de soixante-neuf ans, était inconsolable, etcependant la douleur ne put le tuer.

Il vivait dans l’espoir de revoir un jour sonfils.

Trois mois après le 18 fructidor, on luiapprend qu’un officier de marine arrivé à Paris a rencontré Delaruedans les déserts de la Guyane.

Il veut aussitôt le voir et l’entendre ;le récit de l’officier doit intéresser toute la famille, la familleest réunie. Le marin entre. Le père de Delarue se lève pour aller àsa rencontre ; mais, au moment où il va lui jeter les bras aucou, la joie le tue et il tombe foudroyé aux pieds de celui quivenait lui dire : « J’ai vu votre fils ! »

Quant à Tronçon du Coudray, qui ne vivait quede ses appointements, il était dépourvu de tout lors de sonarrestation et partit avec deux louis pour toute fortune.

Peut-être ai-je tort ; mais il me semblequ’il est bon, puisque l’historien néglige ce soin, que leromancier marche à la suite des révolutions et des coups d’État, etapprenne à l’avenir que ce n’est pas toujours ceux à qui l’on élèvedes statues qui sont dignes de son admiration et de sonrespect.

C’était Augereau qui, après avoir été chargéde l’arrestation, était préposé à la garde des prisonniers. Il leuravait donné pour gardien immédiat un homme qui sortait, à ce qu’onprétendait, depuis un mois, des galères de Toulon, où il avait étémis, en exécution du jugement d’un conseil de guerre, pour crimesde vol, assassinat et incendie, commis dans la Vendée.

Les prisonniers restèrent au Temple depuis le18 fructidor au matin jusqu’au 21 fructidor au soir.

À minuit, le geôlier les réveilla en leurannonçant que vraisemblablement ils allaient partir, et qu’ilsavaient un quart d’heure pour se préparer.

Pichegru, qui avait conservé l’habitude dedormir tout habillé, fut prêt le premier, et il alla de chambre enchambre pour faire hâter ses compagnons.

Il descendit le premier et trouva au bas de latour le directeur Barthélemy, entre le général Augereau et leministre de la Police Sothin, qui l’avait amené au Temple dans sapropre voiture.

Et, comme Sothin avait été convenable enverslui, et que Barthélemy le remerciait, le ministre luirépondit :

– On sait ce que c’est qu’unerévolution ! aujourd’hui votre tour, le nôtre peut-êtredemain.

Et, comme Barthélemy, inquiet du pays avant des’inquiéter de lui-même, demandait s’il n’était arrivé aucunmalheur et si la tranquillité publique n’avait point ététroublée :

– Non, répondit le ministre ; lepeuple a avalé la pilule, et, comme la dose était bonne, elle abien pris.

Puis, voyant tous les déportés au pied de latour :

– Messieurs, dit-il, je vous souhaite unbon voyage.

Et, remontant dans sa voiture, il partit.

Alors, Augereau fit l’appel des condamnés. Àmesure qu’on les nommait, une garde conduisait aux voitures, lelong d’une haie de soldats qui l’insultaient, celui qui venaitd’être nommé.

Quelques-uns de ces hommes, de ces bâtards duruisseau, qui sont toujours prêts à injurier ce qui tombe,essayaient, à travers les soldats, de frapper les déportés auvisage, de leur arracher leurs vêtements ou de leur jeter de laboue.

– Pourquoi les laisse-t-on aller ?criaient-ils. On nous avait promis de les fusiller !

– Mon cher général, dit Pichegru enpassant devant Augereau (et il appuya sur le mot général), si vousaviez promis cela à ces braves gens, c’est mal à vous de ne pasleur tenir parole.

Chapitre 33Le voyage

Quatre voitures, ou plutôt quatre fourgons,montés sur quatre roues formant des espèces de cages fermées detous les côtés par des barreaux de fer, qui, au moindre cahot,meurtrissaient les prisonniers, reçurent les seize déportés.

Ils furent placés quatre par quatre, sans quel’on s’inquiétât ni de leur faiblesse, ni de l’état de leursblessures. Quelques-uns avaient reçu des coups de sabre ;d’autres avaient été meurtris, soit par les soldats qui lesarrêtaient, soit par la populace, dont l’avis sera toujours que lesvaincus ne souffrent point assez.

Par chaque voiture et par chaque groupe dequatre hommes, il y avait un gardien chargé de la clé du cadenasfermant la grille qui servait de portière.

Le général Dutertre commandait l’escorte,forte de quatre cents hommes d’infanterie, de deux cents hommes decavalerie et de deux pièces de canon.

Chaque fois que les déportés montaient dansleur cage ou en descendaient, les deux pièces de canon étaientbraquées diagonalement chacune sur deux voitures, et lescanonniers, mèche allumée, se tenaient prêts à tirer sur ceux quieussent essayé de fuir, comme sur ceux qui n’eussent pointessayé.

Le 22 fructidor (8 septembre), à une heure dumatin, les condamnés se mirent en marche par un temps affreux.

Ils avaient à traverser tout Paris, partant duTemple pour sortir par la barrière d’Enfer et prendre la routed’Orléans.

Mais, au lieu de suivre la rue Saint-Jacques,l’escorte, après le pont, tourna à droite et conduisit le convoi auLuxembourg.

Il y avait bal chez les trois directeurs, ouplutôt chez Barras, dans lequel ils se résumaient tous trois.

Barras, prévenu, accourut au balcon, suivi deses invités, et leur montra Pichegru, trois jours auparavant lerival de Moreau, de Hoche et de Bonaparte ; Barthélemy, soncollègue ; Villot, Delarue, Ramel et tous ceux enfin qu’unécart de fortune ou qu’un oubli de la Providence venait de mettre àsa disposition. Au milieu des éclats de rire d’une joie bruyante,les déportés entendirent Barras recommander à Dutertre, l’hommed’Augereau, d’avoir bien soin de ces messieurs.

Ce à quoi Dutertre répondit :

– Soyez tranquille, général.

On verra bientôt ce qu’entendait Barras parces mots : « Ayez bien soin de ces messieurs. »

Pendant ce temps, la populace qui sortait duclub de l’Odéon avait entouré les voitures, et, comme on luirefusait ce qu’elle demandait avec insistance, la permission demettre les déportés en morceaux, on les enveloppa, pour laconsoler, de pots à feu qui lui permirent de les voir tout à sonaise.

Enfin, au milieu des cris de mort, deshurlements de rage, les voitures défilèrent par la rue d’Enfer etsortirent de Paris.

À deux heures de l’après-midi, on avait faithuit lieues seulement, on arrivait à Arpajon. Barthélémy etBarbé-Marbois, les plus faibles entre les déportés, étaient couchésla face contre terre et semblaient épuisés.

En apprenant que l’étape du jour était finie,les prisonniers eurent l’espoir d’être conduits dans une prisonconvenable où ils pussent prendre quelques instants de repos. Maisle commandant de l’escorte les conduisit à la prison des voleurs,examinant la contenance de chacun et se faisant une joie de larépulsion que les condamnés manifestaient à cette vue.

Par malheur, la première voiture ouverte étaitcelle de Pichegru, sur la figure duquel il était impossible de lirela moindre impression. Il se contenta de dire en approchant d’uneespèce de trou :

– Si c’est un escalier,éclairez-moi ; si c’est un puits, prévenez-moi tout desuite.

C’était un escalier dont plusieurs marchesétaient dégradées.

Cette tranquillité exaspéra Dutertre.

– Ah ! scélérat, dit-il, vous avezl’air de me braver ; mais nous verrons si, un jour ou l’autre,je ne viens pas à bout de votre insolence.

Pichegru, arrivé le premier, annonça à sescompagnons qu’on avait eu l’attention d’étendre de la paille poureux et remercia Dutertre de cette attention. Seulement, la pailletrempait dans l’eau et le cachot était infect.

Barthélemy descendit le second, doux, calme,mais épuisé et sentant qu’il n’avait pas un instant de repos àattendre ; à moitié couché dans cette eau glacée, il leva lesmains au ciel en murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

On amena alors Barbé-Marbois ; on lesoutenait sous les deux bras ; à l’odeur méphitique quis’exhalait du cachot, il recula en disant :

– Faites-moi donc fusiller tout de suite,et épargnez-moi l’horreur d’une pareille agonie.

Mais la femme du geôlier qui suivaitpar-derrière :

– Tu fais bien le difficile,dit-elle ; tant d’autres qui valaient mieux que toi n’ont pasfait tant de cérémonies pour y descendre.

Et, le poussant par le bras, elle leprécipita, la tête la première, du haut en bas de l’escalier.

Villot, qui venait derrière, entendit le crique jetait Barbé-Marbois en tombant et celui que poussaient lesdeux déportés qui le voyaient tomber et qui s’élançaient pour lerecevoir, et, saisissant la femme par le cou :

– Par ma foi, dit-il, j’ai bien envie del’étrangler. Qu’en dites-vous, vous autres ?

– Lâchez-la, Villot, dit Pichegru, etdescendez avec nous.

On avait relevé Barbé-Marbois ; il avaitle visage meurtri et l’os de la mâchoire fracassé.

Les trois déportés sains et saufs se mirent àcrier :

– Un chirurgien ! unchirurgien !

On ne leur répondit pas.

Ils demandèrent alors de l’eau, pour laver lesblessures de leur compagnon, mais la porte était refermée et ne serouvrit que deux heures après, pour laisser passer un pain demunition et une cruche d’eau, leur dîner.

Tous avaient très soif, mais Pichegru, habituéà toutes les privations, offrit immédiatement sa part d’eau pourlaver les blessures de Barbé-Marbois ; les autres prisonniersne permirent pas ce sacrifice ; l’eau nécessaire au pansementfut prélevée sur la part de tous, et, comme Barbé-Marbois nepouvait pas manger, sa ration fut portée à l’unanimité au double decelle des autres.

Le lendemain, 23 fructidor (9 septembre), onse remit en marche à sept heures du matin, sans s’inquiéter de lafaçon dont avaient passé la nuit les déportés et sans qu’on eûtpermis à un chirurgien de visiter le blessé.

À midi, on arriva à Étampes, Dutertre fitfaire halte au milieu de la place et livra ses prisonniers auxinsultes de la populace, à qui l’on permit d’entourer les voitures,et qui profita de la permission pour huer, maudire et couvrir deboue ceux dont elle ne connaissait pas le crime, et qui étaientcriminels à ses yeux, par cela seul qu’ils étaient prisonniers.

Les déportés demandèrent qu’on avançât ouqu’on leur permît de descendre. Les deux choses furent refusées.L’un des déportés, Tronçon du Coudray, se trouvait à Étampes dansle département de Seine-et-Oise, dont il était le député, etprécisément dans le canton où tous les habitants l’avaient porté àl’élection avec le plus d’ardeur.

Il ressentit d’autant plus vivementl’ingratitude et l’abandon de ses concitoyens. Alors, se levanttout à coup comme s’il eût été à la tribune et répondant à ceux quile désignaient sous son nom :

– Eh bien ! oui, c’est moi,dit-il ; c’est moi-même, votre représentant ! lereconnaissez-vous dans cette cage de fer ? C’est moi que vousaviez chargé de soutenir vos droits, et c’est dans ma personnequ’ils ont été violés. Je suis traîné au supplice sans avoir étéjugé, et sans même avoir été accusé. Mon crime, c’est d’avoirprotégé votre liberté, vos propriétés, vos personnes ; d’avoirvoulu donner la paix à la France, et, par conséquent, d’avoir vouluvous rendre vos enfants, que décime la baïonnette ennemie ;mon crime, c’est d’avoir été fidèle à la Constitution que nousavions jurée, et voilà qu’aujourd’hui, pour prix de mon zèle à vousservir et à vous défendre, voilà que vous vous joignez à nosbourreaux ! Vous êtes des misérables et des lâches, indignesd’être représentés par un homme de cœur.

Et il rentra dans son immobilité.

La foule resta un instant stupéfaite, écraséepar cette véhémente sortie ; mais bientôt elle recommença sesoutrages qui augmentèrent lorsqu’on apporta aux seize condamnésleur dîner, consistant en quatre pains de munition et en quatrebouteilles de vin.

Cette exposition dura trois heures.

Le même soir, on alla coucher à Angerville, oùDutertre voulut, comme il avait fait la veille, entasser lesprisonniers dans un cachot.

Mais son adjudant général (bizarreressemblance !) qui se nommait Augereau, comme celui qui lesavait arrêtés, prit sur lui de les loger dans une auberge, où ilspassèrent une assez bonne nuit, et où Barbé-Marbois put obtenir unchirurgien.

Le 24 fructidor (10 septembre), on arriva debonne heure à Orléans, et on passa tout le reste de la journée etla nuit suivante dans une maison de réclusion, autrefois le couventdes Ursulines.

Cette fois, les déportés ne furent pointgardés par leur escorte, mais par la gendarmerie, qui tout enobservant sa consigne, se montra pour eux d’une grandehumanité.

Puis ils ne tardèrent pas à reconnaître sousles habits de deux servantes, qui leur avaient été données commedes femmes du peuple, deux femmes du monde, qui avaient revêtu deshabits grossiers pour être à même de leur offrir des secours et del’argent.

Elles proposèrent même à Villot et à Delaruede les aider à fuir ; elles pouvaient faciliter l’évasion dedeux prisonniers, mais pas plus.

Villot et Delarue refusèrent, craignant, parleur fuite, d’aggraver le sort de leurs collègues.

Les noms de ces deux anges de charité sontrestés inconnus. Les nommer à cette époque, c’eût été lesdénoncer.

L’Histoire a, de temps en temps, un de cesregrets qui lui arrache un soupir.

Le lendemain, on arriva à Blois.

En avant de la ville, un rassemblementconsidérable de bateliers attendait les voitures dans l’espoir deles briser et d’assassiner ceux qu’elles renfermaient.

Mais le capitaine de cavalerie qui commandaitle détachement, et qui se nommait Gauthier, – l’Histoire a conservéle nom de celui-là, comme elle a conservé le nom de Dutertre – fitsigne aux déportés qu’ils n’avaient rien à craindre.

Il prit quarante hommes et bouscula toutecette canaille.

Mais, à défaut des cris, les injures furentprodiguées. Les noms de scélérats, de régicides, d’accapareurs,leur furent jetés aveuglément par cette populace furieuse, aumilieu de laquelle on passa pour aller loger les prisonniers dansune petite église très humide, sur le pavé de laquelle on avaitrépandu un peu de paille.

En entrant dans l’église, une bousculadepermit à la populace d’approcher les condamnés d’assez près pourque Pichegru sentît qu’on lui glissait un billet dans la main.

Aussitôt que les déportés furent seuls,Pichegru lut le billet ; il contenait ces mots :

Général, sortir de la prison où vous êtes,monter à cheval, vous sauver sous un autre nom à la faveur d’unpasseport, tout cela ne dépend que de vous. Si vous y consentez,aussitôt après avoir lu ce billet, approchez-vous de la garde quivous surveille et ayez soin d’avoir votre chapeau sur latête ; ce sera la preuve de votre consentement. Alors, soyez,de minuit à deux heures, habillé, et veillez.

Pichegru s’approcha de la garde, la têtenue.

Celui qui voulait le sauver jeta sur lui unregard d’admiration et s’éloigna.

Chapitre 34L’embarquement

Les apprêts du départ de Blois furent si longsque les prisonniers craignaient qu’on ne les y fît séjourner etque, pendant ce séjour, on n’arrivât à leur faire un mauvais parti.Ils en furent d’autant plus convaincus que l’adjudant généralcommandant leur escorte sous Dutertre, qui se nommait Collin et quiétait connu dans le pays pour avoir fait les massacres du 2septembre, et un de ses compagnons, nommé Guillet, qui n’avait pasmeilleure réputation que lui, entrèrent dans la prison vers sixheures du matin.

Ils paraissaient fort émus, grondaient, commepour s’exciter eux-mêmes, et regardaient les déportés avec demauvais sourires.

L’officier municipal qui accompagnait lesprisonniers depuis Paris eut comme une illumination.

Il alla droit à eux, et fermement devanteux :

– Pourquoi tardez-vous à partir ?leur dit-il. Tout est prêt depuis longtemps ; la fouleaugmente, votre conduite est plus que suspecte : je vous aivus et entendus l’un et l’autre ameuter le peuple et le pousser àcommettre des violences sur les personnes des déportés. Je vousdéclare que, s’il arrive quelque accident à leur sortie, je feraiconsigner ma déposition sur le registre de la municipalité, etc’est vous qu’elle accusera.

Les deux coquins balbutièrent quelquesexcuses ; on amena les voitures, les prisonniers furentaccompagnés par les mêmes clameurs, les mêmes imprécations et lesmêmes menaces qui les avaient accueillis la veille ; maisaucun ne fut atteint ni blessé par les coups qu’on essaya de leurporter ni les pierres qu’on leur jeta.

À Amboise, on coucha dans une chambre siétroite, que les condamnés n’avaient pas assez d’espace pours’étendre sur la paille ; ils durent rester debout ou assis.Ce n’est qu’à Tours qu’ils espérèrent prendre quelque repos, maisils se trompaient cruellement.

Les autorités de la ville venaient de subirune épuration ; elles étaient encore sous le coup de laterreur.

On mit les prisonniers à la Conciergerie,c’est-à-dire à la prison occupée par les galériens. Confondus aveceux, quelques déportés demandèrent un local particulier.

– Voilà votre appartement, dit le geôlieren désignant un petit cachot humide et infect.

Alors, les galériens montrèrent plus de pudeurque les nouveaux magistrats de Tours, et l’un d’eux, s’approchantdes déportés, leur dit humblement :

– Messieurs, nous sommes bien fâchés devous voir ici ; nous ne sommes pas dignes de vousapprocher ; mais, si, dans le malheureux état où nous sommesréduits, il y a quelques services que nous puissions vous rendre,soyez assez bons pour les accepter. Le cachot que l’on vous apréparé est le plus froid et le plus humide de tous ; nousvous prions de prendre le nôtre, il est plus grand et moinshumide.

Pichegru, au nom de ses compagnons, remerciaces malheureux, et, en secouant la main de celui qui avait porté laparole :

– C’est donc parmi vous, dit-il, qu’ilfaut maintenant chercher des cœurs d’hommes ?

Il y avait plus de trente heures que lesdéportés n’avaient mangé, lorsqu’on leur distribua à chacun unelivre de pain et une bouteille de vin.

Ce fut pour eux un jour de gala.

Le lendemain, on s’arrêta à Sainte-Maure. Lelieutenant général Dutertre ayant trouvé dans cette petite villeune colonne mobile de la garde nationale, composée de paysans, enprofita pour donner quelque repos à sa troupe, dont les hommes nepouvaient plus mettre un pied devant l’autre. Il chargea, enconséquence, cette colonne de garder les déportés sous laresponsabilité du corps municipal qui, heureusement, n’était pasépuré.

Ces braves paysans eurent pitié des malheureuxprisonniers ; ils leur procurèrent du pain et du vin, de sortequ’une fois ils purent manger à leur faim, boire à leur soif. Enoutre, ils étaient moins étroitement gardés, et telle était lanégligence de ces braves gens, dont la plupart n’étaient armés quede piques, que les prisonniers pouvaient aller jusqu’à la chaussée,et, de cette chaussée, voyaient une forêt qui semblait se trouverlà tout exprès pour leur offrir un refuge.

Ramel hasarda la proposition d’essayer defuir ; mais les uns s’y opposèrent, parce que fuir, selon eux,était confesser leur culpabilité ; les autres s’y refusèrent,parce que leur fuite eût cruellement compromis leurs gardiens eteût fait punir ceux que, les premiers, ils avaient trouvéssensibles à leur détresse.

Le jour parut sans qu’on eût beaucoup dormi,car la nuit tout entière s’était écoulée dans cette discussion, etil fallut rentrer dans les cages de fer et redevenir la chose deDutertre.

On traversa cette forêt profonde que, laveille, on avait regardée avec tant d’avidité ; les cheminsétaient affreux. Quelques-uns obtinrent la permission de marcherentre quatre cavaliers ; Barbé-Marbois, Barthélemy et duCoudray, blessés, presque mourants, ne purent profiter de lapermission. Couchés sur le plancher, à chaque cahot ils étaientjetés contre les barres de fer qui les meurtrissaient et, malgréleur stoïcisme, leur arrachaient des cris de douleur :Barthélemy fut le seul qui, pas une seule fois, ne fit entendre uneplainte.

À Châtellerault, on les enferma dans un cachottellement infect, que trois d’entre eux tombèrent asphyxiés en yentrant. Pichegru repoussa la porte que l’on allait fermer, et,tirant à lui un soldat, il le jeta au fond du cachot où cet hommefaillit s’évanouir. Celui-ci rendit compte de l’impossibilité dedemeurer dans une pareille atmosphère ; on laissa la porteouverte et l’on y mit des sentinelles.

Barbé-Marbois était fort mal ; duCoudray, qui le soignait, était assis sur la paille auprès de lui.Un malheureux qui, depuis trois ans, subissait la peine des fersdans un cachot voisin, obtint de visiter les prisonniers, leurapporta de l’eau fraîche et offrit son lit à Marbois qui se trouvaun peu mieux après y avoir pris deux heures de repos.

– Ayez patience, leur disait cethomme ; on finit par s’accoutumer à tout, et j’en suis unexemple, puisque depuis trois ans j’habite un cachot pareil auvôtre.

À Lusignan, la prison se trouva trop petitepour contenir les seize déportés ; il pleuvait à verse, unvent froid soufflait du nord ; Dutertre, que rienn’embarrassait, ordonna de bien fermer les cages, fit dételer leschevaux, et cages et prisonniers restèrent sur la place publique.Ils étaient là depuis une heure à peu près, lorsque le maire et lecommandant de la garde nationale vinrent demander, sous leurresponsabilité, de les faire loger dans une auberge. Ilsl’obtinrent, non sans difficulté ; à peine les prisonniersétaient-ils établis dans trois chambres avec renfort de sentinellesaux portes et sous les fenêtres, qu’ils virent arriver un courrierqui s’arrêta dans cette même auberge où on les avaitconduits ; quelques-uns, plus faciles à l’espérance que lesautres, crurent que ce courrier était porteur d’heureusesnouvelles. Tous furent d’avis qu’il annonçait un événementd’importance.

Et, en effet, il apportait l’ordre d’arrêterle général Dutertre, à cause des concussions et des friponneriesqu’il avait commises depuis le départ des déportés, et de leramener à Paris.

On trouva sur lui les huit cents louis d’orqu’il avait reçus pour la dépense du convoi, dépense qu’ilsupprimait et à laquelle il subvenait par des réquisitions frappéessur les municipalités.

Les déportés apprirent cette nouvelle avecjoie ; ils virent approcher la voiture qui lui était destinée,et Ramel, poussant la curiosité jusqu’à vouloir examiner sacontenance, ouvrit la fenêtre.

Mais aussitôt la sentinelle de la rue fit feuet sa balle brisa la traverse de la fenêtre.

Dutertre arrêté, la conduite du convoiincombait donc à son second, Guillet.

Mais Guillet, nous l’avons dit, ne valaitguère mieux que Dutertre. Le lendemain, le maire de Saint-Maixent,où l’on avait fait halte, s’étant approché des déportés et ayant eule malheur de leur dire : « Messieurs, je prends beaucoupde part à votre situation et tous les bons citoyens partagent monsentiment », il mit lui-même la main sur le maire, le jetaentre deux soldats et ordonna à ceux-ci de le conduire enprison.

Mais cet acte de brutalité révolta tellementles habitants de la ville, dont le brave homme paraissait fortaimé, qu’ils se soulevèrent et forcèrent Guillet de leur rendreleur syndic.

Ce qui tourmentait le plus les déportés, c’estqu’ils ignoraient complètement le lieu de leur destination. Ilsavaient entendu parler de Rochefort, mais d’une manière vague.Privés de toute relation avec leurs familles, ils ne pouvaientobtenir aucune lumière sur le sort qui les attendait.

À Surgères, ce sort leur fut révélé. Le maireavait insisté pour que les prisonniers fussent logés à l’auberge etl’avait obtenu.

Pichegru, Aubry et Delarue étaient couchés surdes matelas étendus à terre dans une chambre du premier étage,séparée de la pièce de dessous par un plancher si mal joint, quel’on pouvait voir tout ce qui s’y passait.

Les chefs de l’escorte, sans se douter qu’ilsétaient vus et entendus, s’y firent servir à souper. Un officier demarine vint les y joindre. Chaque mot que disaient ces hommes étaitimportant pour les malheureux condamnés ; ils écoutèrent.

Le souper, long et copieux, fut fort gai. Lessouffrances dont on accablait les déportés firent les frais decette gaieté. Mais, à minuit et demi, le souper terminé, l’officierde marine fit remarquer qu’il était temps de s’occuper del’opération.

Ce mot opération attira, comme on le comprendbien, toute l’attention des trois déportés.

Un homme qui leur était inconnu, et quiservait de secrétaire à Guillet, apporta des plumes, de l’encre etdu papier, et se mit à écrire sous la dictée du commandant.

Cette dictée était un procès-verbal constatantque, conformément aux derniers ordres du Directoire, les déportésn’étaient sortis de leurs cages que pour entrer dans leBrillant, brigantin préparé à Rochefort pour lesrecevoir.

Pichegru, Aubry et Delarue, quoique atterréspar l’audition de ce procès-verbal fait d’avance, prenant lesdevants d’un jour et ne laissant aucun doute sur la déportation,gardèrent le secret vis-à-vis de leurs camarades.

Ils pensèrent qu’il serait assez tôt pour euxd’apprendre cette triste nouvelle à Rochefort.

On y arriva le 21 septembre, entre trois etquatre heures du soir. Le convoi quitta la chaussée de la ville,défila sous les glacis, où une foule immense de curieux attendait,tourna la place et se dirigea vers les bords de la Charente.

Il n’y avait plus de doute, non seulement pourceux qui avaient surpris le secret fatal, mais encore pour lestreize autres qui ignoraient tout. Ils allaient être embarqués,lancés sur l’océan, dénués des choses les plus nécessaires à la vieet soumis à tous les risques d’une navigation dont ils ne pouvaientdeviner le terme.

Enfin, les voitures s’arrêtèrent. Quelquescentaines de matelots et de soldats, déshonorant l’uniforme de lamarine, se placèrent en haie au moment où l’on tira les déportés deleur cage, qu’ils en étaient réduits à regretter. Des cris férocesles accueillent :

– À bas les tyrans ! à l’eau !à l’eau les traîtres !…

Un de ces hommes s’était avancé, sans doutedans le but de mettre sa menace à exécution ; les autres lesuivaient de près. Le général Villot marcha droit à lui, et,croisant les bras :

– Misérable ! lui dit-il, tu es troplâche pour me rendre ce service !…

Un canot s’approcha, un commissaire fitl’appel, et, les uns après les autres, aussitôt nommés, lesdéportés descendirent dans l’embarcation.

Le dernier, Barbé-Marbois, était dans un étatsi désespéré que le commissaire déclara que, si on l’embarquaitfaible et mourant comme il était, il ne supporterait pas deux joursde navigation.

– Que t’importe, imbécile ? lui ditle commandant Guillet. Tu ne dois compte que de ses os.

Un quart d’heure après, les déportés étaient àbord d’un bâtiment à deux mâts, mouillé vers le milieu de larivière. C’était le Brillant,petit corsaire pris sur lesAnglais. Ils y furent reçus par une douzaine de soldats quisemblaient avoir été choisis exprès pour faire sur eux l’office debourreaux. On les entassa à l’entrepont dans un réduit si étroit,que la moitié d’entre eux à peine pouvait s’asseoir ; si bas,que les autres ne pouvaient se tenir debout, et qu’ils étaientobligés de se relayer dans cette position, dont l’une ne valaitguère mieux que l’autre.

Une heure après leur installation, on voulutbien se rappeler qu’ils devaient avoir besoin de nourriture.

On descendit alors deux baquets, l’un vide etque l’on plaça dans un coin, l’autre contenant des fèves à demicuites, nageant dans une eau rousse plus dégoûtante encore que levase qui la renfermait. Un pain de munition et une ration d’eau,seules choses dont les prisonniers firent usage, complétaient cetimmonde repas, servi à des hommes que leurs concitoyens avaientchoisis comme les plus dignes d’entre eux pour les représenter.

Les déportés ne touchèrent point aux fèves dubaquet, quoiqu’ils n’eussent pas mangé depuis trente-six heures,soit à cause du dégoût qu’elles leur causaient, soit parce qu’onavait jugé à propos de ne leur donner ni cuiller ni fourchette.

Et, comme, pour introduire un peu d’air dansleur réduit, ils étaient obligés de laisser la porte ouverte, ilsétaient l’objet des railleries des soldats, qui arrivèrent à undegré de grossièreté telle que Pichegru, oubliant qu’il n’avaitplus le droit de commander, leur ordonna de se taire.

– C’est toi qui feras bien de te taire,lui répondit l’un d’eux. Prends garde, tu n’es pas encore sorti denos mains.

– Quel âge as-tu ? lui demandaPichegru voyant sa jeunesse.

– Seize ans, répondit le soldat.

– Messieurs, dit Pichegru, si jamais nousrevenons en France, voilà un enfant qu’il ne faut pasoublier ; il promet.

Chapitre 35Adieu, France !

Cinq heures s’écoulèrent avant que le bâtimentmît à la voile ; il appareilla enfin, et, après une heure demarche, mouilla dans la grande rade.

Il était à peu près minuit.

Un grand mouvement se fit alors entendre surle pont ; au milieu des menaces multipliées qui avaientaccueilli les déportés en arrivant à Rochefort, les cris « Àl’eau ! » et « Boire à la grande tasse »,arrivaient distinctement jusqu’à eux. Aucun ne s’était communiquésa pensée secrète, mais tous s’attendaient à trouver la fin deleurs tortures dans le lit de la Charente. Sans doute que lebâtiment qui les contenait, ou celui à bord duquel ils allaientêtre transportés, était un de ces bâtiments à soupape, ingénieuseinvention de Néron pour se débarrasser de sa mère, et de Carrierpour noyer les royalistes.

Le commandement de mettre deux chaloupes à lamer est fait ; un officier ordonne à haute voix que chacun setienne à son poste ; puis, après un moment de silence, lesnoms de Pichegru et d’Aubry sont prononcés.

Ils prennent congé de leurs compagnons en lesembrassant, et montent sur le pont.

Un quart d’heure se passe.

Tout à coup les noms de Barthélemy et deDelarue retentissent.

Sans doute, on en a fini avec les deuxpremiers et le tour des deux autres arrive. Ils embrassent leurscompagnons comme ont fait Aubry et Pichegru, et montent sur lepont, d’où ils passent dans un petit canot où on les fait asseoircôte à côte sur un banc. Un matelot se place sur un autre bancvis-à-vis ; la voile est déployée, ils partent comme untrait.

À chaque instant, les deux déportés sondent dupied le canot, croyant voir la soupape, par où sont probablementpassés leurs compagnons, s’ouvrir et les engloutir à leur tour.

Mais, cette fois, leurs craintes étaientvaines : on les transportait du brigantin Le Brillantsur la corvette La Vaillante, où leurs deux compagnons lesavaient précédés et où les douze autres devaient les suivre.

Ils y furent reçus par le capitaine Julien,sur la figure duquel ils essayèrent d’abord de lire le sort qui lesattendait.

La figure affectait d’être sévère ; mais,lorsque le capitaine se vit seul avec eux :

– Messieurs, leur dit-il, on voit quevous avez beaucoup souffert ; mais prenez patience : touten exécutant les ordres du Directoire, je ne négligerai rien de cequi pourra adoucir votre sort.

Par malheur pour eux, Guillet les avaitsuivis ; il entendit ces derniers mots. Une heure après, lecapitaine Julien était remplacé par le capitaine Laporte.

Chose bizarre ! La Vaillante,corvette de vingt-deux pièces de canon, que montaient les déportés,venait d’être construite tout récemment à Bayonne, et Villot, quiétait commandant général de la contrée, avait été choisi pour êtreson parrain. C’était lui qui l’avait nommée La Vaillante.On fit descendre les déportés dans l’entrepont, et comme on nesongeait pas à leur donner à manger :

– Veut-on décidément nous laisser mourirde faim ? demanda Dessonville, celui d’entre les déportés quisouffrait le plus cruellement du manque de nourriture.

– Non, non, messieurs, dit en riant unofficier de la corvette nommé Des Poyes ; soyez tranquilles,on va vous servir à souper.

– Donnez-nous seulement quelques fruits,dit Barbé-Marbois mourant, quelque chose qui rafraîchisse labouche.

Un nouvel éclat de rire accueillit cettedemande, et, de dessus le pont, on jeta aux malheureux affamés deuxpains de munition.

« Souper exquis ! s’écria Ramel,pour de pauvres diables qui n’avaient pas mangé depuis quaranteheures, souper que nous avons bien souvent regretté, car ce fut ladernière fois qu’on nous donna du pain. »

Dix minutes après, on distribuait des hamacs àdouze des condamnés ; mais Pichegru, mais Villot, mais Ramel,mais Dessonville, n’en recevaient point.

– Et nous, demanda Pichegru, sur quoiallons-nous coucher ?

– Venez, répondit la voix du nouveaucapitaine, on va vous le dire.

Pichegru et les trois déportés qui n’avaientpas reçu de hamac se rendirent à l’ordre qui leur était donné.

– Faites descendre ces messieurs dans laFosse-aux-Lions, dit le capitaine Laporte, c’est le logement quileur est destiné.

Chacun sait ce que c’est que laFosse-aux-Lions, c’est le cachot où l’on met le matelot condamné audernier supplice.

Aussi, les déportés de l’entrepont, enentendant cet ordre, poussèrent-ils des cris de colère.

– Point de séparation !s’écrièrent-ils ; mettez-nous avec ces messieurs dans cethorrible cachot, ou laissez-les avec nous.

Barthélemy et son fidèle Letellier, ce bravedomestique qui, quelque observation qui lui eût été faite, n’avaitpas voulu quitter son maître, Barthélemy et Letellier s’élancèrentsur le pont, et, voyant leurs quatre compagnons entraînés par dessoldats vers l’écoutille qui conduit à la Fosse-aux-Lions, ils selaissèrent glisser par l’échelle plutôt qu’ils ne la descendirent,et se trouvèrent à fond de cale avant eux.

– Ici ! cria le capitaine du haut del’écoutille, ou je vous fais remonter à coups de baïonnette.

Mais eux se couchèrent.

– Il n’y a ni premier ni dernier entrenous, dirent-ils ; nous sommes tous coupables, ou tousinnocents.

» Que l’on nous traite donc tous de lamême manière.

Les soldats s’avancèrent sur eux, labaïonnette en avant ; mais eux ne bougèrent point, et ilfallut les instances de Pichegru et de ses trois amis pour lesfaire remonter sur le pont.

Ils restèrent donc tous quatre dans les plusépaisses ténèbres, dans cet horrible cachot infecté par lesexhalaisons de la cale et par celles des câbles, n’ayant ni hamacni couverture, ne pouvant demeurer debout, le plafond du cachotétant trop bas.

Les douze autres, resserrés dans l’entrepont,n’étaient guère mieux, car on ferma sur eux les écoutilles, et,comme leurs camarades de la Fosse-aux-Lions, ils furent privésd’air et de mouvement.

Vers quatre heures du matin, le capitainedonna l’ordre de mettre à la voile, et, au milieu des cris del’équipage, du grincement des agrès, du mugissement des vagues sebrisant contre l’avant de la corvette, on entendit, comme unsanglot déchirant sortir des flancs du vaisseau, ce derniercri :

– Adieu, France !

Et, comme un écho des entrailles de la cale,ce même cri répété, mais à peine intelligible à cause desprofondeurs du bâtiment :

– France, adieu !

Peut-être s’étonnera-t-on que nous ayons sifort appuyé sur ce douloureux récit, qui deviendrait bien autrementdouloureux encore, si nous suivions les malheureux déportés pendantleur traversée de quarante-cinq jours. Mais le lecteur n’auraitprobablement pas le courage que nous a inspiré ce besoin, non pasde réhabiliter, mais d’attirer la pitié des générations qui suiventsur les hommes qui se sont sacrifiés pour elles.

Il nous a paru que ce mot païen del’antiquité : « Malheur aux vaincus ! » étaitune cruauté dans tous les temps et une impiété dans les Tempsmodernes ; aussi, je ne sais par quel entraînement de mon cœurc’est toujours vers les vaincus que je me tourne, et toujours à euxque je vais.

Ceux qui m’ont lu savent que c’est avec unesympathie égale et avec une impartialité pareille que j’ai racontéla passion de Jeanne d’Arc à Rouen, la légende de Marie Stuart àFotheringay, que j’ai suivi Charles Ier sur la place deWhitehall et Marie-Antoinette sur la place de la Révolution.

Mais ce que j’ai remarqué avec regret chez leshistoriens, c’est qu’ils se sont étonnés, commeM. de Chateaubriand, de la quantité de larmes quecontenait l’œil des rois, sans étudier aussi religieusement lasomme de douleurs que pouvait supporter sans mourir cette pauvremachine humaine quand elle est soutenue par la conviction de soninnocence et de son droit, appartînt-elle aux classes moyennes etmême inférieures de la société.

Tels étaient ces hommes, dont nous venonsd’essayer de peindre l’agonie, pour lesquels nous ne trouvons pasun regret chez les historiens, et qui, par l’habile combinaisonqu’ont eue leurs persécuteurs de mêler avec eux des hommes commeCollot-d’Herbois et comme Billaud-Varennes, après avoir étédépouillés de la sympathie de leurs contemporains, ont étédéshérités de la pitié de l’avenir.

Partie 2
LA HUITIÈME CROISADE

Chapitre 1Saint-Jean-d’Acre

Le 7 avril 1799, le promontoire sur lequel estbâti Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs, apparaissaitenveloppé d’autant d’éclairs et de tonnerres que l’était leMont-Sinaï le jour où le Seigneur, dans le buisson ardent, donna laloi à Moïse.

D’où venaient ces détonations qui ébranlaientla côte de Syrie comme un tremblement de terre ?

D’où sortait cette fumée qui couvrait le golfedu Carmel d’un nuage aussi épais que si la montagne d’Élie étaitchangée en volcan ?

Le rêve d’un de ces hommes qui, avec quelquesparoles, changent la destinée des empires, s’accomplissait.

Nous nous trompons, c’est s’évanouissait quenous voulons dire.

Mais peut-être aussi ne s’évanouissait-il quepour faire place à une réalité, que cet homme, si ambitieux qu’ilfût, n’eût point osé rêver.

Le 10 septembre 1797, en apprenant, àPasseriano, la journée du 18 fructidor, la promulgation de la loiqui condamnait à la déportation deux directeurs, cinquante-quatredéputés et cent quarante-huit individus, le vainqueur de l’Italieétait tombé dans une sombre rêverie.

Il mesurait sans doute dans son imaginationtoute l’influence que lui donnait ce coup d’État dans lequel samain avait tout fait, quoique la main d’Augereau eût seule étévisible.

Il se promenait avec son secrétaire Bourriennedans le beau parc du palais.

Tout à coup, il releva la tête et lui dit,sans que rien eût précédé cette espèce d’apostrophe :

– Décidément, l’Europe est unetaupinière ; il n’y a jamais eu de grand empire et de granderévolution qu’en Orient, où vivent six cents millions d’hommes.

Puis, comme Bourrienne, nullement préparé àcette sortie, le regardait avec étonnement, il était retombé ouavait fait semblant de retomber dans sa rêverie.

Le 1er janvier 1798, Bonaparte,reconnu au fond de la loge où il essayait de se cacher, à lapremière représentation d’ » Horatius Coclès », salué parune triple ovation et par les cris de « ViveBonaparte ! » qui trois fois avaient ébranlé la salle,rentrait dans sa maison de la rue Chantereine, nouvellement nommée,en son honneur, rue de la Victoire, et, tombant dans une profondemélancolie, disait à Bourrienne, le confident de ses penséesnoires :

– Croyez-moi, Bourrienne, on ne conserveà Paris le souvenir de rien. Si je reste six mois sans rien faire,je suis perdu ; une renommée, dans cette Babylone, en remplaceune autre ; on ne m’aura pas vu trois fois au spectacle, qu’onne me regardera même plus.

Enfin, le 29 du même mois, il disait toujoursà Bourrienne, revenant sans cesse au rêve de sa pensée :

– Bourrienne, je ne veux pas rester ici.Il n’y a rien à faire ; si je reste, je suis coulé ; touts’use en France. J’ai déjà absorbé ma gloire. Cette pauvre petiteEurope n’en fournit point assez : il faut aller en Orient.

Enfin, comme, quinze jours avant son départ,le 18 avril 1798, il descendait la rue Sainte-Anne côte à côte avecBourrienne, auquel, depuis la rue Chantereine, il n’avait pas ditun seul mot, celui-ci, pour rompre ce silence qui l’embarrassait,lui avait dit :

– Vous êtes donc bien décidé à quitter laFrance, général ?

– Oui, avait-il répondu. Je leur aidemandé à être des leurs ; ils m’ont refusé. Il faudrait, sije restais ici, les renverser et me faire roi. Les nobles n’yconsentiraient jamais ; j’ai sondé le terrain : le tempsn’est pas venu, je serai seul, il me faut encore éblouir cesgens-là. Nous irons en Égypte, Bourrienne.

Ainsi, ce n’était pas pour communiquer avecTirpoo-Sahib à travers l’Asie et pour frapper l’Angleterre dansl’Inde que Bonaparte voulait quitter l’Europe.

Il lui fallait éblouir ces gens-là !Voilà la véritable cause de son expédition d’Égypte.

Et, en effet, le 3 mai 1798 il donnait l’ordreà tous les généraux d’embarquer leurs troupes.

Le 4, il quittait Paris.

Le 8, il arrivait à Toulon.

Le 19, il montait sur le vaisseau amiralL’Orient.

Le 15, il passait en vue de Livourne et del’île d’Elbe.

Le 13 juin, il prenait Malte.

Le 19, il se remettait en route.

Le 1er juillet, il débarquait prèsdu Marabout.

Le 3, il enlevait Alexandrie d’assaut.

Le 13, il gagnait la bataille deChébreïss.

Le 21, il écrasait les mamelouks auxPyramides.

Le 25, il entrait au Caire.

Le 14 août, il apprenait le désastred’Aboukir.

Le 24 décembre il partait pour visiter, avecl’Institut, les restes du canal de Suez.

Le 28, il buvait aux fontaines de Moïse, et,comme le pharaon, il manquait d’être noyé dans la mer Rouge.

Le 1er janvier 1799, il projetaitla campagne de Syrie.

Six mois auparavant, l’idée lui en était venuedéjà.

C’est alors qu’il avait écrit àKléber :

Si les Anglais continuent à inonder laMéditerranée, ils nous obligeront peut-être à faire de plus grandeschoses que nous n’en voulions faire.

Il était vaguement question d’une expéditionque le sultan de Damas tenterait contre nous, et dans laquelle lepacha Djezzar, surnommé le Boucher à cause de sa cruauté,conduirait l’avant-garde.

Ces nouvelles avaient pris une certaineconsistance.

Djezzar s’était avancé par Gaza jusqu’àEl-Arich, et avait massacré les quelques soldats que nous avionsdans cette forteresse.

Bonaparte, au nombre de ses jeunes officiersd’ordonnance, avait les deux frères Mailly de Château-Renaud.

Il envoya le plus jeune en parlementaire àDjezzar, qui, contre le droit des gens, le fit prisonnier.

C’était une déclaration de guerre.

Bonaparte, avec sa rapidité d’exécution,résolut de détruire cette avant-garde de la Porte ottomane.

En cas de succès, lui-même dira plus tardquelles étaient ses espérances. En cas d’échec, il renversait lesremparts de Gaza, de Jaffa et d’Acre, ravageait le pays, endétruisait toutes les ressources, enfin rendait impossible lepassage d’une armée, même indigène, à travers le désert.

Le 11 février 1799, Bonaparte entrait en Syrieà la tête de douze mille hommes.

Il avait avec lui cette pléiade de braves quigravite tout autour de lui pendant la première, la plus brillantepériode de sa vie. Il avait Kléber, le plus beau et le plus bravecavalier de l’armée.

Il avait Murat, qui lui disputait ce doubletitre.

Il avait Junot, l’habile tireur au pistolet,qui coupait douze balles de suite sur la lame d’un couteau.

Il avait Lannes, qui avait déjà gagné sontitre de duc de Montebello, mais qui ne le portait pas encore.

Il avait Reynier, à qui était réservél’honneur de décider la victoire à Héliopolis.

Il avait Caffarelli, qui devait rester danscette tranchée qu’il faisait creuser.

Enfin il avait, dans des positionssecondaires, pour aide de camp Eugène de Beauharnais, notre jeuneami de Strasbourg, qui avait fait le mariage de Joséphine avecBonaparte en venant réclamer à celui-ci l’épée de son père.

Il avait Croisier, triste et taciturne depuisque, dans une rencontre avec les Arabes, il avait faibli et que lemot lâche était sorti de la bouche de Bonaparte.

Il avait l’aîné des deux Mailly, qui allaitdélivrer ou venger son frère.

Il avait le jeune cheik d’Aher, chef desDruses, dont le nom, sinon la puissance, s’étendait de la mer Morteà la mer Méditerranée.

Il avait enfin une ancienne connaissance ànous, Roland de Montrevel, dont la bravoure habituelle s’était,depuis le jour où il avait été blessé et fait prisonnier au Caire,doublée de cet étrange désir de mort auquel nous l’avons vu enproie pendant toute la durée de notre récit des « Compagnonsde Jéhu ».

L’armée arriva le 17 février devantEl-Arich.

Les soldats avaient beaucoup souffert de lasoif pendant la traversée. À la fin d’une étape seulement, ilsavaient trouvé tout ensemble un amusement et une jouissance.

C’était à Messoudiah, c’est-à-dire au« lieu fortuné », au bord de la Méditerranée, sur unterrain composé de petites dunes d’un sable très fin. Le hasardavait fait qu’un soldat avait renouvelé le miracle de Moïse :en enfonçant un bâton dans le sable, l’eau en était sortie commed’un puits artésien, le soldat avait goûté cette eau et l’avaittrouvée excellente ; il avait appelé ses camarades et leuravait fait part de sa découverte.

Chacun alors avait fait son trou et avait euson puits.

Il n’en fallut pas davantage pour rendre auxsoldats toute leur gaieté.

El-Arich se rendit à la premièresommation.

Enfin, le 28 février, on commença d’apercevoirles vertes et fertiles campagnes de la Syrie ; en même temps,à travers une légère pluie, chose si rare en Orient, on entrevoyaitdes vallées et des montagnes qui rappelaient nos montagnes et nosvallées d’Europe.

Le 1er mars, on campa à Ramleh,l’ancienne Rama, là où Rachel entra dans ce grand désespoir dont laBible donne une idée par cette phrase splendide de poésie :« Et l’on entendit de longs sanglots dans Rama. C’était Rachelqui pleurait ses enfants, et qui ne voulait pas être consolée,parce qu’ils n’étaient plus ! »

C’était à Rama que passèrent Jésus, la viergeMarie et saint Joseph pour aller en Égypte. L’église qui futconcédée par les religieux à Bonaparte, pour en faire un hôpital,est bâtie sur l’endroit même où la sainte famille se reposa.

Le puits dont l’eau fraîche et puredésaltérait toute l’armée fut le même que celui où, mille sept centquatre-vingt-dix-neuf ans auparavant, s’étaient désaltérés lessaints fugitifs. Il était aussi de Rama, le disciple Joseph, dontla main pieuse ensevelit le corps de Notre-SeigneurJésus-Christ.

Peut-être, dans cette immense multitude, pasun homme ne connaissait cette tradition sacrée ; mais ce quel’on savait, c’est qu’on n’était plus qu’à six lieues deJérusalem.

En se promenant sous les plus beaux oliviersqu’il y ait peut-être en Orient, et que nos soldats abattaient sansrespect pour en faire le feu de leurs bivacs, Bourrienne demanda àBonaparte :

– Général, n’irez-vous point àJérusalem ?

– Oh ! pour cela, non, réponditinsoucieusement celui-ci. Jérusalem n’est point dans ma ligned’opérations. Je ne veux pas avoir affaire à des montagnards dansdes chemins difficiles, et puis, de l’autre côté du mont, je seraisassailli par une nombreuse cavalerie. Je n’ambitionne pas le sortde Crassus.

Crassus, on le sait, fut massacré par lesParthes.

Il y a cela d’étrange dans la vie deBonaparte, c’est qu’étant passé à six lieues de Jérusalem, berceaudu Christ, et à six lieues de Rome, capitale de la papauté, iln’ait eu le désir de voir ni Rome ni Jérusalem.

Chapitre 2Les prisonniers

Deux jours auparavant, à un quart de lieue deGaza – dont le nom veut à la fois dire, en arabe, trésor, et enhébreu, la forte ; de Gaza, dont les portes furent emportéespar Samson, qui mourut avec trois mille Philistins sous les ruinesdu temple qu’il renversa – on avait rencontré Abdallah, pacha deDamas.

Il était à la tête de sa cavalerie. Celaregardait Murat.

Murat prit cent hommes sur les mille qu’ilcommandait, et, sa cravache à la main – en face de cette cavaleriemusulmane, arabe et maugrabine, il était rare qu’il daignât tirerson sabre – il le chargea vigoureusement.

Abdallah tourna bride, traversa la ville,l’armée la traversa après lui et s’établit au-delà.

C’était le lendemain de cette escarmouchequ’elle était arrivée à Ramleh.

De Ramleh, on marcha sur Jaffa ; à lagrande satisfaction des soldats, pour la seconde fois, les nuagess’amoncelèrent au-dessus de leurs têtes, et donnèrent de l’eau.

On envoya une députation à Bonaparte, au nomde l’armée qui demandait à prendre un bain.

Bonaparte accorda la permission et fit fairehalte. Alors, chaque soldat se dépouilla de ses habits, et reçutavec délices sur son corps brûlé cette pluie d’orage.

Puis l’armée se remit en route, rafraîchie etjoyeuse, chantant tout d’une voix la Marseillaise.

Les mamelouks et la cavalerie d’Abdallahn’osèrent pas plus nous attendre qu’ils n’avaient fait àGaza ; ils rentrèrent dans la ville, subissant cette croyanceque tout musulman à l’abri d’un rempart est invincible.

C’était, au reste, un singulier composé que ceramas d’individus qui formaient la garnison de Jaffa et qui,enivrés de fanatisme, allaient tenir tête aux premiers soldats dumonde.

Il y en avait de tout l’Orient, depuisl’extrémité de l’Afrique jusqu’à la pointe la plus avancée del’Asie. Il y avait des Maugrabins avec leurs manteaux blancs etnoirs ; il y avait des Albanais avec leurs longs fusils montésen argent et incrustés de corail ; il y avait des Kurdes avecleurs longues lances ornées d’un bouquet de plumesd’autruche ; des Aleppins, qui, tous, portaient, sur une joueou sur l’autre, la trace du fameux bouton d’Alep. Il y avait desDamasquins aux sabres recourbés et à la trempe tellement fine,qu’ils coupaient un mouchoir de soie flottant. Il y avait enfin desNatoliens, des Karamaniens et des nègres. On était arrivé le 3 sousles murs de Jaffa ; le 4, la ville fut investie ; le mêmejour, Murat fit une reconnaissance autour des remparts pour savoirde quel côté elle devait être attaquée.

Le 7, tout était prêt pour battre la ville enbrèche.

Bonaparte voulut, avant de commencer le feu,essayer la voie des conciliations ; il comprenait ce qu’allaitêtre une lutte, même victorieuse, contre une pareillepopulation.

Bonaparte dicta la sommationsuivante :

Dieu est clément etmiséricordieux.

Le général en chef Bonaparte, que lesArabes ont surnommé le Sultan du feu, me charge de vousfaire connaître que le pacha Djezzar a commencé les hostilités enÉgypte en s’emparant du fort d’El-Arich ; que Dieu, quiseconde la justice, a donné la victoire à l’armée française, qui arepris le fort d’El-Arich ; que le général Bonaparte est entrédans la Palestine, d’où il veut chasser les troupes de Djezzar lepacha, qui n’auraient jamais dû y entrer ; que la place deJaffa est cernée de tous côtés ; que les batteries de pleinfouet à bombes et à brèches vont, dans deux heures, en renverser lamuraille et en ruiner les défenses, que son cœur est touché desmaux qu’éprouverait la ville entière en se laissant prendred’assaut ; qu’il offre sauvegarde à sa garnison, protectionaux habitants de la ville et retarde, en conséquence, lecommencement du feu jusqu’à sept heures du matin.

La sommation était adressée à Abou-Sahib,gouverneur de Jaffa.

Roland étendit la main pour laprendre :

– Que faites-vous ? demandaBonaparte.

– Ne vous faut-il pas uncommissionnaire ? répondit en riant le jeune homme. Autant quece soit moi qu’un autre.

– Non, dit Bonaparte ; mieux vaut,au contraire, que ce soit un autre que vous, et un musulman qu’unchrétien.

– Pourquoi cela, général ?

– Mais parce qu’à un musulman, Abou-Sahibfera peut-être couper la tête, mais qu’à un chrétien, il la feracouper sûrement.

– Raison de plus, dit Roland en haussantles épaules.

– Assez ! dit Bonaparte ; je neveux pas.

Roland se retira dans un coin, comme un enfantboudeur.

Alors, Bonaparte, s’adressant à sondrogman :

– Demande, dit-il, s’il y a un Turc, unArabe, un musulman quelconque enfin, qui veuille se charger decette dépêche.

Le drogman répéta tout haut la demande dugénéral en chef.

Un mamelouk du corps des dromadairess’avança.

– Moi, dit-il.

Le drogman regarda Bonaparte.

– Dis-lui ce qu’il risque, fit le généralen chef.

– Le Sultan du feu veut que tu sachesqu’en te chargeant de ce message, tu cours risque de la vie.

– Ce qui est écrit est écrit !répondit le musulman.

Et il tendit la main.

On lui donna un drapeau blanc et untrompette.

Tous deux s’approchèrent à cheval de la ville,dont la porte s’ouvrit pour les recevoir.

Dix minutes après, un grand mouvement se fitsur le rempart en face duquel était campé le général en chef.

Le trompette parut, traîné violemment par deuxAlbanais : on lui ordonna de sonner pour attirer l’attentiondu camp français.

Il sonna la diane.

Au même instant, et comme tous les regardsétaient fixés sur ce point des murailles, un homme s’approcha,tenant dans sa main droite une tête tranchée coiffée d’unturban ; il étendit le bras au-dessus du rempart, le turban sedéroula et la tête tomba au pied des murailles.

C’était celle du musulman qui avait porté lasommation.

Dix minutes après, le trompette sortait par lamême porte qui lui avait donné entrée, mais seul.

Le lendemain, à sept heures du matin, commel’avait dit Bonaparte, six pièces de douze commencèrent à foudroyerune tour ; à quatre heures, la tranchée était praticable etBonaparte ordonnait l’assaut.

Il chercha autour de lui Roland pour luidonner le commandement d’un des régiments de brèche.

Roland n’y était pas.

Les carabiniers de la 22edemi-brigade légère, les chasseurs de la même 22edemi-brigade, soutenus par les ouvriers d’artillerie et du génie,s’élancent à l’assaut ; le général Rambeau, l’adjudant généralNethervood et l’officier Vernois les guident.

Tous montent à la brèche, et, malgré lafusillade qui les attend de face, malgré la mitraille de quelquespièces dont on n’a pu éteindre le feu, et qui les prennent àrevers, un combat terrible s’engage sur les débris de la tourécroulée.

La lutte durait depuis un quart d’heure sansque les assiégeants pussent franchir la brèche, sans que lesassiégés pussent les faire reculer.

Tout l’effort de la bataille semblaitconcentré là et l’était en effet, lorsque tout à coup, sur lesmurailles dégarnies, on vit paraître Roland, tenant un étendardturc, suivi d’une cinquantaine d’hommes et secouant son étendard encriant : « Ville gagnée ! »

Voici ce qui s’était passé :

Le matin, vers six heures – on sait qu’enOrient c’est l’heure à laquelle le jour paraît – Roland, descendantà la mer pour se baigner, avait découvert une espèce de brèche àl’angle d’un mur et d’une tour ; il s’était assuré que cettebrèche donnait dans la ville, avait pris son bain et était revenuau camp au moment où le feu commençait.

Là, comme on le connaissait pour un desprivilégiés de Bonaparte et en même temps pour un des plus braves,ou plutôt un des plus téméraires de l’armée, les cris« Capitaine Roland ! capitaine Roland ! »s’étaient fait entendre.

Roland savait ce que cela voulait dire.

Cela voulait dire : « N’avez-vouspas quelque chose d’impossible à faire ? Nousvoilà ! »

– Cinquante hommes de bonne volonté,avait-il dit.

Cent s’étaient présentés.

– Cinquante, avait-il répété.

Et il en avait désigné cinquante en sautant,chaque fois, par-dessus un homme pour ne blesser personne.

Puis il avait pris deux tambours et deuxtrompettes.

Et, le premier, il s’était glissé par le troudans l’intérieur de la ville.

Ses cinquante hommes l’avaient suivi.

Ils avaient rencontré un corps d’une centained’hommes avec un drapeau ; ils étaient tombés dessus,l’avaient lardé à coups de baïonnette. Roland s’était emparé dudrapeau, et c’était ce qu’il secouait au haut de la muraille.

Les acclamations de toute l’armée lesaluèrent. Mais ce fut alors que Roland pensa le moment venud’utiliser ses tambours et ses trompettes.

Toute la garnison était à la brèche, nepensant pas être attaquée ailleurs, quand tout à coup elle entenditsur ses flancs des tambours et derrière elle les trompettesfrançaises.

En même temps, deux décharges se firententendre, et une grêle de balles tomba sur les assiégés. Ils seretournèrent, ne virent partout que fusils réfléchissant les rayonsdu soleil, que panaches tricolores flottant au vent ; lafumée, poussée par la brise de mer, dissimulait le petit nombre desFrançais ; les musulmans se crurent trahis, une effroyablepanique s’empara d’eux, ils abandonnèrent la brèche. Mais Rolandavait envoyé dix de ses hommes ouvrir une des portes ; ladivision du général Lannes s’engouffra par cette porte, lesassiégés rencontrèrent les baïonnettes françaises là où ilscroyaient trouver une libre voie à leur fuite, et, par cetteréaction naturelle aux peuples féroces qui, ne faisant pas dequartier, n’en espèrent pas, ils ressaisirent leurs armes avec unerage nouvelle, et le combat recommença en prenant l’aspect d’unmassacre.

Bonaparte, ignorant ce qui se passait dans laville, voyant la fumée s’élever au-dessus des murailles, entendantle bruit continu de la fusillade, ne voyant revenir personne, pasmême des blessés, envoya Eugène de Beauharnais et Croisier voir cequi se passait, en leur ordonnant de revenir aussitôt lui faireleur rapport.

Tous deux portaient au bras l’écharpe d’aidede camp, signe de leur grade ; ils attendaient depuislongtemps une parole qui leur ordonnât de prendre part aucombat ; ils entrèrent en courant dans la ville, etpénétrèrent au cœur même du carnage.

On reconnut des envoyés du général en chef, oncomprit qu’ils étaient chargés d’une mission ; la fusilladecessa un instant.

Quelques Albanais parlaient français ;l’un d’eux cria :

– Si l’on nous accorde la vie sauve, nousnous rendrons ; sinon, nous nous ferons tuer jusqu’audernier.

Les deux aides de camp ne pouvaient pénétrerdans les secrets de Bonaparte ; ils étaient jeunes, l’humanitéparla dans leur cœur : sans y être autorisés, ils promirent lavie sauve à ces malheureux. Le feu cessa, ils les amenèrent aucamp.

Ils étaient quatre mille.

Quant aux soldats, ils connaissaient leursdroits. La ville était prise d’assaut : après le massacre, lepillage.

Chapitre 3Le carnage

Bonaparte se promenait devant sa tente avecBourrienne, attendant impatiemment des nouvelles, n’ayant pluspersonne de ses familiers autour de lui, lorsqu’il vit sortir de laville, par deux portes différentes, des troupes d’hommesdésarmés.

Une de ces troupes était conduite parCroisier, l’autre par Eugène Beauharnais.

Leurs jeunes visages rayonnaient de joie.

Croisier, qui n’avait pas souri depuis qu’ilavait eu le malheur de déplaire au général en chef, souriait,espérant que cette belle prise allait le réconcilier avec lui.

Bonaparte comprit tout ; il devint trèspâle, et, avec un profond sentiment de douleur :

– Que veulent-ils que je fasse de ceshommes ? s’écria-t-il, ai-je des vivres pour lesnourrir ? Ai-je des vaisseaux pour les envoyer en France ou enÉgypte, les malheureux ?

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent à dix pas delui.

Ils virent, à la rigidité de son visage,qu’ils venaient de faire une faute.

– Que m’amenez-vous là ?demanda-t-il.

Croisier n’eût point osé répondre, ce futEugène qui prit la parole :

– Mais, vous le voyez bien,général : des prisonniers.

– Vous ai-je dit d’en faire ?

– Vous nous avez dit d’apaiser lecarnage, dit timidement Eugène.

– Oui, sans doute, répliqua le général enchef ; pour les femmes, pour les enfants, peur les vieillards,mais non pour des soldats armés. Savez-vous que vous allez me fairecommettre un crime !

Les deux jeunes gens comprirent tout ;ils se retirèrent confus. Croisier pleurait ; Eugène voulut leconsoler, mais il secoua la tête en disant :

– C’est fini ; à la premièreoccasion, je me ferai tuer. Avant de décider du sort de cesmalheureux, Bonaparte voulait assembler le conseil desgénéraux.

Mais soldats et généraux bivaquaient dansl’intérieur de la place. Les soldats ne s’étaient arrêtés quelorsqu’ils avaient été las de tuer. Outre ces quatre milleprisonniers, il y avait près de cinq mille morts.

Le pillage de maisons fut continué toute lanuit.

De temps en temps, on entendait des coups defeu ; des cris sourds et lamentables retentissaient danstoutes les rues, dans toutes les maisons, dans toutes lesmosquées.

Ces cris étaient poussés par des soldats quel’on retrouvait cachés et que l’on égorgeait ; par deshabitants qui essayaient de défendre leurs trésors ; par despères et par des maris qui essayaient de soustraire leurs femmes ouleurs filles à la brutalité des soldats.

La vengeance du Ciel était cachée derrière cescruautés.

La peste était à Jaffa, l’armée en emporta lesgermes avec elle.

On avait commencé par faire asseoir lesprisonniers pêle-mêle en avant des tentes ; une corde leurattachait les mains derrière le dos ; leurs visages étaientsombres, plus encore par les pressentiments que par la colère.

Ils avaient vu les traits de Bonaparte sedécomposer à leur aspect, ils avaient entendu, sans la comprendre,la réprimande faite aux jeunes gens ; mais ce qu’ils n’avaientpoint compris, ils l’avaient deviné.

Quelques-uns se hasardèrent à dire :« J’ai faim ! » d’autres : « J’aisoif ! »

On leur apporta de l’eau à tous, on leurapporta à tous un morceau de pain prélevé sur les rations del’armée.

Cette distribution les rassura un peu.

Au fur et à mesure que les générauxrentraient, ils recevaient l’ordre de se rendre sous la tente dugénéral en chef.

On délibéra longtemps sans rien arrêter.

Le jour suivant, arrivèrent les rapportsjournaliers des généraux de division ; tous se plaignaient del’insuffisance des rations. Les seuls qui eussent bu et mangé àleur soif et à leur faim étaient ceux qui, étant entrés dans laville au moment du combat, avaient eu le droit de la piller.

Mais c’était le quart de l’armée à peine. Toutle reste murmurait de voir donner son pain à des ennemis soustraitsà une vengeance légitime, puisque, selon les lois de la guerre,Jaffa étant prise d’assaut, tous les soldats qui s’y trouvaientdevaient être passés au fil de l’épée.

Le conseil se rassembla de nouveau.

Cinq questions y furent posées.

Fallait-il les renvoyer en Égypte ?

Mais, pour les renvoyer en Égypte, force étaitde leur donner une nombreuse escorte, et l’armée n’était déjà quetrop faible pour un pays si mortellement hostile.

Comment, d’ailleurs, les nourrir, eux et leurescorte, jusqu’au Caire, sur une route ennemie, que l’armée venaitde dessécher en passant, n’ayant pas de vivres à leur donner aumoment de leur départ ?

Fallait-il les embarquer ?

Où étaient les navires ? Où entrouver ? La mer était déserte, ou du moins, pas une voilehospitalière ne s’y montrait.

Leur rendrait-on une entièreliberté ?

Mais ces hommes, à l’instant même, iront àSaint-Jean-d’Acre renforcer le pacha, ou bien se jetteront dans lesmontagnes de Naplouse ; et alors, à chaque ravin, ce sera unefusillade à subir de la part de tirailleurs invisibles.

Fallait-il les incorporer désarmés parmi lessoldats républicains ?

Mais les vivres, qui manquaient déjà pour dixmille hommes, manqueraient bien plus encore pour quatorze mille.Puis venait le danger de pareils camarades sur une routeennemie ; à toute occasion, ils nous donneront la mort enéchange de la vie que nous leur aurons laissée. Qu’est-ce qu’unchien de chrétien pour un Turc ? Tuer un infidèle. N’est-cepas un acte religieux et méritoire aux yeux du prophète ?

La cinquième question, Bonaparte se leva commeon allait la poser.

– Attendons jusqu’à demain, dit-il.

Ce qu’il attendait, il ne le savait paslui-même.

C’était un de ces coups de hasard quiempêchent un grand crime et qu’on appelle alors un bienfait de laProvidence.

Il attendit vainement.

Le quatrième jour, il fallut bien résoudrecette question qu’on n’avait point osé poser la veille.

Fallait-il les fusiller ?

Les murmures augmentaient, le mal allaitcroissant ; les soldats, d’un moment à l’autre pouvaient sejeter sur ces malheureux et donner l’apparence d’une révolte etd’un assassinat à ce qui était une exigence de la nécessité.

La sentence fut unanime, moins une voix :un des assistants n’avait pas voté.

Les malheureux devaient être fusillés.

Bonaparte s’élança hors de sa tente, dévora lamer de son regard ; une tempête d’humanité s’élevait dans soncœur.

Il n’avait point encore acquis, à cetteépoque, le stoïcisme des champs de bataille ; l’homme qui vitdepuis Austerlitz, Eylau, la Moscova sans sourciller, n’était pointencore assez familiarisé avec la mort pour lui jeter d’un seul coupsans remords une si large proie. À bord du vaisseau qui l’avaitconduit en Égypte, sa pitié, comme celle de César, avait étonnétout le monde. Il était impossible que, dans une longue traversée,il n’arrivât point quelques accidents et que quelques hommes netombassent point à la mer.

Cet accident arriva plusieurs fois à bord del’Orient.

C’est alors seulement que l’on pouvaitcomprendre tout ce qu’il y avait d’humanité dans l’âme deBonaparte.

Dès qu’il entendait ce cri : « Unhomme à la mer ! », il s’élançait sur le pont, s’il n’yétait point déjà, et ordonnait de mettre le bâtiment en panne. Dèslors, il n’avait point de repos que l’homme ne fût repris, ne fûtsauvé. Bourrienne recevait l’ordre de récompenser largement lesmarins qui s’étaient dévoués à l’œuvre de salut, et, s’il y avaitparmi eux un matelot qui eût encouru quelque punition pour faute deservice, il l’en relevait et lui faisait encore donner del’argent.

Pendant une nuit obscure, on entendit le bruitque fait la chute d’un corps pesant tombant à la mer ;Bonaparte, selon sa coutume, se précipita hors de sa chambre, montasur le pont et fit mettre le bâtiment en panne. Les marins, quisavaient qu’il y avait non seulement une bonne action à faire, maisencore une récompense au bout de la bonne action, s’élancèrent dansla chaloupe avec leur activité et leur courage accoutumés. Au boutde cinq minutes, à cette question sans cesse répétée deBonaparte : « Est-il sauvé, est-il sauvé ? »des éclats de rire répondirent.

L’homme tombé à la mer était un quartier debœuf détaché du magasin aux provisions.

– Donnez le double, Bourrienne, ditBonaparte ; ce pouvait être un homme, et, la prochaine fois,ils pourraient croire que ce n’est qu’un quartier de bœuf.

L’ordre d’exécution devait venir de lui. Il nele donnait pas et le temps passait. Enfin, il se fit amener soncheval, sauta en selle, prit une escorte d’une vingtaine de guides,et s’éloigna en criant :

– Faites !

Il n’osa pas dire :« Tirez ! »

Une scène semblable à celle qui se passa alorsne se décrit point. Ces grands égorgements que l’on trouve dans lespeuples de l’Antiquité n’ont point de place dans l’histoiremoderne. Sur quatre mille, quelques-uns se sauvèrent, parce que,s’étant jetés à la nage, ils gagnèrent des récifs hors de la portéedu fusil.

Jusqu’à ce qu’on fût arrivé àSaint-Jean-d’Acre et que le devoir les forçât de prendre les ordresdu général en chef, ni Eugène Beauharnais ni Croisier n’osèrent sereprésenter devant Bonaparte.

Le 18, on était devant Saint-Jean-d’Acre.Malgré les frégates anglaises embossées dans le port, quelquesjeunes gens desquels étaient le cheik d’Aher, Roland, et le comtede Mailly de Château-Renaud, demandèrent la permission d’aller sebaigner dans la rade.

Cette permission leur fut accordée.

En plongeant, Mailly rencontra un sac de cuirqui flottait entre deux eaux ; la curiosité le prit, et, touten nageant, les baigneurs tirèrent ce sac sur le rivage.

Il était attaché avec une corde et paraissaitrenfermer une créature humaine.

La corde fut déliée, le sac vidé sur le sable,et Mailly reconnut le corps et la tête de son frère, envoyé enparlementaire un mois auparavant, et que Djezzar venait de fairedécapiter en apercevant la poussière que soulevait sous ses piedsl’avant-garde française.

Chapitre 4De l’Antiquité jusqu’à nous

Puisque nous avons le bonheur de trouver deslecteurs assez intelligents pour nous encourager à écrire un livredans lequel le côté romanesque est rejeté au second plan on nouspermettra, sans aucun doute, de faire non seulement l’histoireprésente des localités que visitent nos héros, mais encore leurhistoire passée. Il y a un charme immense pour le philosophe, pourle poète, et même pour le rêveur, à fouler un sol composé de lacendre des générations écoulées, et nulle part plus qu’aux lieuxque nous visitons nous ne trouvons la trace de ces grandescatastrophes historiques, qui, toujours diminuant de solidité ets’effaçant de contours, finissent par aller se perdre comme desruines et comme des spectres de ruines, dans les ténèbres de plusen plus épaisses du passé.

Ainsi en est-il de la ville que nous venons delaisser pleine de cris, de carnage et de sang, avec ses murailleséventrées et ses maisons en flammes. La rapidité de notre récitnous a, en effet, empêché, voulant entrer avec le jeune vainqueurdans la Jaffa moderne, de vous dire en quelques mots ce qu’étaitl’antique Jaffa.

Jaffo en hébreu signifie beauté. Joppé, enphénicien, signifie hauteur.

Jaffa est au golfe oriental de la Méditerranéece que Djeddah est au centre de la mer Rouge.

La ville des pèlerins.

Tout pèlerin chrétien, qui va à Jérusalem pourvisiter le tombeau du Christ, passe par Jaffa.

Tout hadji musulman, qui va à La Mecquevisiter le tombeau de Mahomet, passe par Djeddah.

Quand nous lisons aujourd’hui les travaux dugrand ouvrage sur l’Égypte, ouvrage auquel ont concouru les hommesles plus savants de l’époque, nous sommes étonnés d’y voir si peude ces points lumineux, qui, disposés dans la nuit du passé,éclairent et attirent le voyageur comme des phares.

Nous allons essayer de faire ce qu’ils n’ontpoint fait. L’auteur qui assigne à Jaffa, c’est-à-dire à laphénicienne Joppé, sa place la plus reculée dans l’histoire estPomponius Mela, qui prétend qu’elle fut bâtie avant le déluge.

Est Joppe ante diluvium condita.

Et il fallait bien que Joppé fût fondée avantle déluge, puisque l’historien Josèphe, dans ses« Antiquités », dit avec Berose et Nicolas de Damas, nonpas précisément que c’est à Joppé que l’arche fut construite, caralors ils se fussent trouvés en contradiction avec la Bible, mais àJoppé qu’elle s’arrêta. De leur temps, assurent-ils, on montraitencore ses fragments aux voyageurs incrédules, et l’on employait,comme remède efficace en toute chose, comme dictame universel, lapoussière du goudron dont elle avait été enduite.

C’est à Joppé, s’il faut en croire Pline,qu’Andromède fut enchaînée aux rochers pour être dévorée par lemonstre marin, et qu’elle fut délivrée par Persée, monté sur laChimère et armé du stupéfiant bouclier de Méduse.

Pline affirme qu’on voyait encore, sous lerégime d’Adrien, les trous des chaînes d’Andromède, et saintJérôme, témoin qu’on n’accusera pas de partialité, déclare lesavoir vus.

Le squelette du monstre marin, long dequarante pieds, était considéré par les Joppéens comme celui deleur divinité Céto.

L’eau de la fontaine, dans laquelle Persée selava après avoir égorgé le monstre, demeura teinte de son sang.Pausanias le dit, et, de ses yeux, il a vu cette eau rose.

Cette déesse Céto, dont parle Pline,colitur fabulosa Ceto, et dont les historiens ont faitDerceto, était le nom que la tradition donnait à la mère inconnuede Sémiramis.

Diodore de Sicile raconte la charmante fablede cette mère inconnue avec ce charme antique qui poétise la fablesans lui enlever sa sensualité.

« Il y a, dit-il, dans la Syrie, uneville nommée Ascalon, dominant un lac grand et profond dans lequelles poissons abondent et près duquel est un temple dédié à unecélèbre déesse que les Syriens appellent Derceto.

» Elle a la tête et le visage d’unefemme ; tout le reste est d’un poisson. Les savants de lanation disent que Vénus, ayant été offensée par Derceto, luiinspira pour un jeune sacrificateur une de ces passions comme elleen inspirait à Phèdre et à Sapho. Derceto eut de lui unefille ; elle conçut de sa faute une si grande honte, qu’ellefit disparaître le jeune homme, exposa l’enfant dans un lieu désertet plein de rochers, et se jeta elle-même dans le lac, où son corpsfut métamorphosé en sirène. De là vient que les Syriens révèrentles poissons comme des dieux et s’abstiennent d’en manger.

» Cependant, la petite fille fut sauvéeet nourrie par des colombes, qui venaient en grand nombre faireleurs nids dans les rochers où elle avait été déposée.

» Un berger la recueillit et l’éleva avecautant d’amour que si elle eût été son enfant, et la nommaSémiramis, c’est-à-dire la fille des colombes. »

Si l’on en croit Diodore, ce serait à cettefille des colombes, à cette fière Sémiramis, à cette épouse et àcette meurtrière de Ninus qui fortifia Babylone et qui suspendit àson faîte ces magnifiques jardins qui faisaient l’admiration dumonde antique, que les Orientaux doivent le splendide costumequ’ils portent encore aujourd’hui. Arrivée au comble de lapuissance, ayant soumis l’Arabie d’Égypte, une partie del’Éthiopie, de la Libye et toute l’Asie jusqu’à l’Indus, il luiavait fallu inventer, pour ses voyages, un costume à la foiscommode et élégant, avec lequel on pût, non seulement accomplir lesactes ordinaires de la vie, mais encore monter à cheval etcombattre. Ce costume fut adopté par tous les peuples qu’elleconquit.

« Elle était si belle, dit Valère Maxime,qu’un jour une sédition ayant éclaté dans sa capitale, au moment oùelle était à sa toilette, elle n’eut qu’à se montrer, demi-nue etles cheveux épars, pour que tout aussitôt rentrât dansl’ordre. »

Ce qui avait donné naissance à la haine deVénus pour Derceto, peut-être le trouverions-nous dans Higin.

« La déesse de Syrie qu’on adorait àHiérapolis, dit-il, était Vénus. Un œuf tomba du ciel dansl’Euphrate ; les poissons le conduisirent au rivage, où il futcouvé par une colombe. Vénus en sortit, devint la déesse desSyriens, et Jupiter, à sa prière, plaça les poissons au ciel,tandis qu’elle, par reconnaissance pour ses nourrices, attelait lescolombes à son char. »

Le fameux temple de Dagon, où l’on trouva lastatue du dieu renversée devant l’arche avec ses deux mainsbrisées, était situé dans la ville d’Azoth entre Joppé etAscalon.

Lisez la Bible, ce grand livre d’histoire etde poésie, vous y verrez que c’est aux portes de Joppéqu’arrivèrent les cèdres du Liban pour la construction du temple deSalomon. Vous verrez que c’est aux portes de Joppé que le prophèteJonas vint s’embarquer pour Tharsis, afin de fuir la face duSeigneur. Puis, passant de la Bible à Josèphe, que l’on pourraitappeler son continuateur, vous verrez que Judas Macchabée, pourvenger la mort de deux cents de ses frères, que les habitants deJoppé avaient égorgés par trahison, vint, l’épée d’une main, latorche de l’autre, mettre le feu aux navires ancrés dans le port,et fit périr par le fer ceux qui avaient échappé au feu.

« Il y avait, disent les « Actes desApôtres », à Joppé, une femme nommée Tabithe, Dorcas engrec ; sa vie était pleine d’œuvres pieuses, elle faisaitbeaucoup d’aumônes.

» Or, il arriva qu’étant tombée malade,elle mourut, et, après qu’on l’eut lavée, on la mit dans unechambre haute.

» Comme Lydda était à peu de distance deJoppé, les disciples, apprenant que Pierre était là, vinrent letrouver et le conduisirent dans la chambre haute où était le corps,et, autour de lui, toutes les veuves assemblées et pleurant en luimontrant les tuniques et les vêtements que la bonne Dorcas leurfaisait. Pierre ayant fait sortir tout le monde, se mit à genoux etpria. Puis, se tournant vers le corps, il dit :

» – Tabithe, levez-vous !

» Alors, elle ouvrit les yeux et, ayantvu Pierre, elle s’assit sur son lit. Pierre lui donna la main,l’aida à se lever, et ayant appelé les fidèles et les veuves, il laleur rendit vivante.

» Ce miracle fut connu de toute la villede Joppé, si bien que beaucoup crurent au Seigneur.

» Pierre demeura plusieurs jours à Joppéchez un corroyeur nommé Simon.

» Ce fut là que le trouvèrent lesserviteurs du centurion Corneille, lorsque ceux-ci vinrent le prierde se rendre à Césarée. Ce fut chez Simon qu’il eut cette visionqui lui ordonnait de porter l’Évangile aux gentils. »

Lors des soulèvements juifs contre Rome,Sextius assiégea Joppé, la prit d’assaut, la brûla.

Huit mille habitants périrent ;cependant, elle fut bientôt rebâtie. Comme de la ville nouvellesortaient à chaque instant des pirates qui infestaient les côtes dela Syrie, et qui faisaient des courses jusqu’en Grèce et jusqu’enÉgypte, l’empereur Vespasien la reprit, la rasa au niveau de laterre depuis sa première jusqu’à sa dernière maison, il y fit bâtirune forteresse.

Mais, dans son livre des guerres, Josèpheraconte qu’une nouvelle ville ne tarda pas à se bâtir au pied de laforteresse vespasienne, qui fut le siège d’un évêché, ou plutôtd’un évêque, depuis le règne de Constantin (330) jusqu’à l’invasiondes Arabes (636).

Cet évêché fut établi dès la première croisadeet soumis au siège métropolitain de Césarée. Enfin, elle fut érigéeen comté, embellie et fortifiée par Baudouin Ier,empereur de Constantinople.

Saint Louis, à son tour, vint à Jaffa, etc’est dans Joinville, son naïf historien, qu’il faut lire le séjourqu’il fit chez le comte de Japhe, comme l’appelle le bon chevalieren francisant son nom.

Ce comte de Japhe était Gautier de Brienne,qui fit de son mieux pour nettoyer et badigeonner sa ville,laquelle était en si piteux état que Saint Louis en eut honte, etse chargea d’en relever les murs et d’en embellir les églises.

Saint Louis y reçut, pendant son séjour, lanouvelle de la mort de sa mère.

« Quand le saint roi, dit Joinville, vitque l’archevêque de Tyr et son confesseur entraient chez lui avecune grande tristesse sur le visage, il les fit passer dans sachapelle, qui était son arsenal contre toutes les traverses dumonde.

» Puis, lorsqu’il eut appris la fatalenouvelle, il se jeta à genoux, et, les mains jointes, il s’écria enpleurant :

» – Je vous remercie, ô mon Dieu !de ce que vous m’avez prêté madame ma mère tant qu’il a plu à votrevolonté, et de ce que maintenant, selon votre bon plaisir, vousl’avez retirée à vous. Il est vrai que je l’aimais au-dessus detoutes les créatures, et elle le méritait ; mais, puisque vousme l’avez ôtée, que votre nom soit béniéternellement ! »

Les travaux de Saint Louis furent détruits en1268 par le pacha d’Égypte, Bibas, qui rasa la citadelle et quienvoya au Caire, pour en bâtir sa mosquée, les bois et les marbresprécieux que l’on y trouva. Enfin, au temps où Monconys visita laPalestine, il ne trouva à Jaffa qu’un château et trois cavernescreusées dans le roc.

Nous avons dit dans quel état la trouvaBonaparte et dans quel état il la laissa. Nous passerons encore unefois par cette ville, qui, pour Bonaparte, ne fut ni Jaffa laBelle, ni Joppé la Haute, mais Jaffa la Fatale.

Chapitre 5Sidney Smith

Le 18, à la pointe du jour, Bonaparte,accompagné seulement de Roland de Montrevel, du cheik d’Aher et ducomte de Mailly, qu’il n’avait pu, malgré ses bonnes paroles,consoler de la mort de son frère, gravissait, tandis que l’arméetraversait la petite rivière de Kerdaneah sur un pont jeté dans lanuit, Bonaparte gravissait, disons-nous, une colline située à milletoises environ de la ville qu’il venait assiéger.

Du haut de cette colline, il embrassa tout lepaysage et put voir, non seulement les deux vaisseaux anglaisLe Tigre et Le Théséusse balançant sur la mer,mais encore les troupes du pacha occupant tous les jardins quientouraient la ville.

– Que l’on débusque, dit-il, toute cettecanaille embusquée dans les jardins et qu’on la force à rentrerdans sa place.

Comme il ne s’était adressé à personne pourdonner cet ordre, les trois jeunes gens s’élancèrent à la fois,comme trois éperviers que l’on pousserait sur une même proie.

Mais de sa voix stridente, il cria :

– Roland ! cheik d’Aher !

Les deux jeunes gens, en entendant leurs noms,arrêtèrent leurs chevaux, qui plièrent sur leurs jarrets, et ilsvinrent reprendre leur place près du général en chef. Quant aucomte de Mailly, il continua son chemin avec une centaine detirailleurs, autant de grenadiers, autant de voltigeurs, et,mettant son cheval au galop, il chargea à leur tête.

Bonaparte avait grande confiance dans lesaugures guerriers. Voilà pourquoi, au premier engagement avec lesBédouins, il avait été si fort blessé de l’hésitation de Croisieret la lui avait si amèrement reprochée.

D’où il était, il pouvait suivre avec salunette, qui était excellente, le mouvement des troupes. Il vitEugène Beauharnais et Croisier, qui n’avaient point osé lui parlerdepuis l’affaire de Jaffa, prendre, le premier, le commandement desgrenadiers, le second, celui des tirailleurs, tandis que Mailly,plein de déférence pour ses compagnons, se mettait à la tête desvoltigeurs.

Si le général en chef désirait que l’augure nese fît point attendre, il dut être content. Tandis que Rolandmangeait d’impatience la pomme d’argent de son fouet, que le cheikd’Aher, tout au contraire, assistait au combat avec le calme et lapatience d’un Arabe, il put voir les trois détachements traverserles ruines d’un village, un cimetière turc et un petit boisindiquant par sa fraîcheur qu’il abritait un réservoir, et se ruersur eux, malgré la fusillade des Arnautes et des Albanais, qu’ilreconnut à leurs magnifiques costumes brodés d’or et à leurs longsfusils montés en argent, et les culbuter du premier choc.

La fusillade, de la part des nôtres, s’engageavigoureusement, et se continua au pas de course, tandis qu’onentendait éclater avec plus de bruit les grenades que nos soldatsjetaient à la main et dont ils harcelaient les fugitifs.

Ils arrivèrent presque en même temps qu’eux aupied des murailles ; mais les poternes s’étant refermées surles musulmans, et les remparts s’étant enveloppés d’une ceinture defeu, force fut à nos trois cents hommes de battre en retraite,après en avoir tué cent cinquante à peu près à l’ennemi.

Les trois jeunes gens avaient été merveilleuxde courage ; à l’envi l’un de l’autre, ils avaient fait desprouesses !

Eugène, dans un combat corps à corps, avaittué un Arnaute qui avait la tête de plus que lui ; Mailly,arrivé à dix pas d’un groupe qui résistait, avait lâché ses deuxcoups de pistolet au milieu du groupe et d’un bond s’était trouvésur lui. Croisier, enfin, avait sabré deux Arabes qui l’avaientattaqué à la fois, et, fendant la tête au premier d’un coup desabre, il avait brisé sa lame dans la poitrine du second, etrevenait avec le tronçon ensanglanté pendu à son poignet par ladragonne.

Bonaparte se tourna vers le cheikd’Aher :

– Donnez-moi votre sabre en échange dumien, lui dit-il.

Et il détacha son sabre de sa ceinture et leprésenta au cheik.

Celui-ci baisa la poignée du sabre ets’empressa de donner le sien en échange.

– Roland, dit Bonaparte, va faire mescompliments à Mailly et à Eugène ; quant à Croisier, tu luidonneras ce sabre, sans lui dire autre chose que ceci :« Voici un sabre que le général en chef vous envoie ; ilvous a vu. »

Roland partit au galop. Les jeunes gensfélicités par Bonaparte bondirent de joie sur leurs selles, ets’élancèrent dans les bras l’un de l’autre.

Croisier, comme le cheik d’Aher, baisa lesabre qui lui était envoyé, jeta loin de lui le fourreau et lapoignée du sabre brisé, serra à sa ceinture celui que venait de luienvoyer Bonaparte et répondit :

– Remerciez le général en chef de mapart, et dites-lui qu’il sera content de moi au premier assaut.

L’armée tout entière était venue s’échelonnersur la colline où Bonaparte se tenait debout comme une statueéquestre. Les soldats avaient jeté de grands cris de joie à la vuede leurs compagnons chassant devant eux tous ces Maugrabins, ainsique le vent chasse les sables de la mer. Comme Bonaparte, l’arméene voyait pas une grande différence entre les fortifications deSaint-Jean-d’Acre et celles de Jaffa, et, comme Bonaparte, elle nedoutait point que la ville ne fût prise au deuxième ou au troisièmeassaut.

Les Français ignoraient encore queSaint-Jean-d’Acre renfermât deux hommes qui valaient mieux à euxdeux que toute une armée musulmane :

L’Anglais Sidney Smith, qui commandait leTigre et le Théséus, que l’on voyait se balancergracieusement dans le golfe du Carmel ; et le colonelPhélippeaux qui dirigeait les travaux de défense de la forteressede Djezzar le Boucher.

Phélippeaux, l’ami, le compagnon d’études deBonaparte à Brienne, son émule dans ses compositions de collège,son rival dans ses succès en mathématiques que la fortune, lehasard, un accident jetait parmi ses ennemis.

Sidney Smith, que les déportés du 18 fructidoront connu au Temple et qui, par une étrange coïncidence du sort, aumoment même où Bonaparte partait pour Toulon, s’évadait de saprison et arrivait à Londres pour réclamer sa place dans la marineanglaise.

C’était Phélippeaux qui s’était chargé del’évasion de Sidney Smith, et qui avait réussi dans sa hasardeuseentreprise.

On avait fait fabriquer de faux ordres, sousle prétexte de transporter le captif dans une autre prison ;on avait acheté à prix d’or la griffe du ministre de la Police. Àqui ? Peut-être à lui-même. Qui sait ?

Sous le nom de Loger, sous l’habit d’adjudantgénéral, l’ami de Sidney Smith s’était présenté à la prison etavait mis son ordre sous les yeux du greffier.

Le greffier l’avait examiné minutieusement, etavait été forcé de reconnaître qu’il était parfaitement enrègle.

Seulement, il avait dit :

– Pour un prisonnier de cette importance,il faut au moins six hommes de garde ?

Mais le faux adjudant avait répondu :

– Pour un homme de cette importance, ilne me faut que sa parole.

Puis, se tournant vers leprisonnier :

– Commodore, avait-il ajouté, vous êtesmilitaire, je le suis aussi ; votre parole de ne pas chercherà fuir me suffira ; si vous me la donnez, je n’aurai pasbesoin d’escorte.

Et Sidney Smith, qui, en loyal Anglais, nevoulait pas mentir même pour s’évader, avait répondu :

– Monsieur, si cela vous suffit, je jurede vous suivre partout où vous me conduirez.

Et l’adjudant général Loger avait conduit sirSidney Smith en Angleterre.

Ces deux hommes furent lâchés surBonaparte.

Phélippeaux se chargea de défendre laforteresse, comme nous l’avons dit ; Sidney Smith, del’approvisionner d’armes et de soldats.

Là où Bonaparte croyait trouver un stupidecommandant turc, comme à Gaza et à Jaffa, il trouvait toute lascience d’un compatriote et toute la haine d’un Anglais.

Le même soir, Bonaparte chargeait le chef debrigade du génie Sanson de reconnaître la contrescarpe.

Celui-ci attendit que la nuit fût épaisse.C’était une nuit sans lune et comme il convient à ces sortesd’opérations.

Il partit seul, traversa le village ruiné, lecimetière, les jardins, d’où avaient été débusqués le matin lesArabes repoussés dans la ville. Voyant l’ombre rendue plus épaissepar la masse qui se dressait devant lui, et qui n’était autre quela forteresse, il se mit à quatre pattes pour sonder le terrainplus rapide, qui lui fit croire que le fossé était sansrevêtement ; il fut entrevu par une sentinelle dont les yeuxs’étaient probablement habitués aux ténèbres, ou qui avait cettefaculté qu’ont certains hommes, comme certains animaux, de voirclair pendant la nuit.

Le cri de « Qui vive ? »retentit une première fois.

Sanson ne répondit pas. Le même cri retentitune seconde, puis une troisième fois ; un coup de fusil lesuivit ; la balle avait brisé la main étendue du chef debrigade du génie.

Malgré l’atroce douleur qu’il ressentit,l’officier ne poussa pas un cri ; il se retira en arrière enrampant, croyant avoir étudié suffisamment le fossé, et il vintfaire son rapport à Bonaparte.

Le lendemain, la tranchée fut commencée. Onprofita des jardins, des fossés de l’ancienne Ptolémaïs, dont nousraconterons l’histoire, comme nous avons raconté celle deJaffa ; on profita d’un aqueduc qui traversait le glacis, et,dans l’ignorance où l’on était de l’aide fatale apportée par notremauvaise fortune à Djezzar pacha, on donna à cette tranchée troispieds à peine de profondeur.

En voyant cette tranchée, le géant Kléberhaussait les épaules et disait à Bonaparte :

– Voilà une belle tranchée,général ! elle ne m’ira pas jusqu’aux genoux.

Le 23 mars, Sidney Smith s’empara des deuxbâtiments qui apportaient à Bonaparte sa grosse artillerie et àl’armée ses munitions. On vit, sans pouvoir s’y opposer, la prisedes deux bâtiments, et nous nous trouvâmes dans l’étrange positiond’assiégeants qu’on foudroie avec leurs propres armes.

Le 25, on battit en brèche et l’on se présentaà l’assaut ; mais on fut arrêté par une contrescarpe et par unfossé.

Le 26 mars, les assiégés, conduits par Djezzaren personne, tentèrent une sortie pour détruire les ouvragescommencés ; mais, chargés à la baïonnette, ils furent aussitôtrepoussés et contraints de rentrer dans la place.

Quoique les batteries françaises ne fussentarmées que de quatre pièces de 12, de huit pièces de 8 et de quatreobusiers, le 28 cette faible artillerie fut démasquée et battit enbrèche la tour contre laquelle se dirigea la principaleattaque.

Quoique d’un calibre plus fort que ceux desFrançais, les canons de Djezzar furent démontés par les nôtres, et,à trois heures du soir, la tour présentait une brèchesatisfaisante.

Quand on vit s’écrouler la muraille et le jourse faire de l’autre côté, un cri de joie éclata dans l’arméefrançaise ; les grenadiers, qui étaient entrés les premiers, àJaffa, excités par ce souvenir, se persuadant qu’il ne serait pasplus difficile de prendre Acre que de prendre Jaffa, demandèrenttout d’une voix qu’on leur permît de monter à la brèche.

Depuis le matin, Bonaparte, avec sonétat-major, était dans la tranchée ; cependant, il hésitait àdonner l’ordre de l’assaut. Mais, pressé par le capitaine Mailly,qui vint lui dire qu’il ne pouvait plus retenir ses grenadiers,Bonaparte se décida presque malgré lui, et laissa échapper cesmots :

– Eh bien, allez donc !

Aussitôt les grenadiers de la 69edemi-brigade, conduits par Mailly, s’élancent vers la brèche ;mais, à leur grand étonnement, là où ils croyaient trouver le talusdu fossé, ils rencontrent un escarpement de douze pieds. Alors, lecri « Des échelles ! des échelles ! » se faitentendre.

Les échelles sont jetées dans le fossé, lesgrenadiers s’élancent de la hauteur de la contrescarpe, Maillysaisit la première échelle et va l’appliquer à la brèche :vingt autres sont appliquées à côté.

Mais la brèche se remplit d’Arnautes etd’Albanais, qui tirent à bout portant, et font rouler sur lesassaillants les pierres mêmes de la muraille. La moitié deséchelles est brisée et entraîne, en se brisant, ceux qui lesmontaient ; Mailly, blessé, tombe du haut en bas de lasienne ; le feu des assiégés redouble ; les grenadierssont contraints de reculer et de se servir, pour remonter lacontrescarpe, des échelles qu’ils avaient apportées pour escaladerla brèche.

Mailly, qui, blessé au pied, ne peut marcher,supplie ses grenadiers de l’emporter avec eux. L’un d’eux le chargesur ses épaules, fait dix pas, et tombe la tête brisée d’uneballe ; un second reprend le blessé et l’emporte au pied del’échelle, où il tombe la cuisse cassée. Pressés de se mettre ensûreté, les soldats l’abandonnent, et l’on entend sa voix qui criesans que personne s’arrête pour y répondre :

– Une balle du moins qui m’achève, sivous ne pouvez pas me sauver !

Le pauvre Mailly n’eut pas longtemps àsouffrir. Les fossés à peine évacués par les grenadiers français,les Turcs y descendirent et coupèrent la tête à tous ceux qui yétaient restés.

Djezzar pacha crut faire un cadeau précieux àSidney Smith : il fit mettre toutes ces têtes dans un sac etles fit porter au commodore anglais.

Sidney Smith regarda ce sombre trophée avectristesse et se contenta de dire :

– Voilà ce que c’est que de se fairel’allié d’un barbare.

Chapitre 6Ptolémaïs

Quelque indifférence qu’eût manifestéeBonaparte pour Jérusalem, à sept lieues de laquelle il passait sanss’arrêter, il n’en était pas moins curieux de l’histoire du solqu’il foulait aux pieds. N’ayant pu, ou n’ayant pas voulu faire cequ’avait fait Alexandre, qui, lors de sa conquête de l’Inde s’étaitdérangé de sa route pour venir visiter le grand prêtre à Jérusalem,il regardait comme un dédommagement de fouler le sol de l’anciennePtolémaïs et de dresser sa tente là où Richard Cœur de Lion etPhilippe-Auguste avaient dressé la leur.

Loin d’être insensible à ces rapprochementshistoriques, son orgueil s’en réjouissait, et il avait choisi pourson quartier général cette petite colline d’où, le premier jour, ilavait regardé le combat, bien sûr que ce devait être sur le mêmeemplacement que les héros qui l’avaient précédé avaient posé leurstêtes.

Mais lui, le premier des chefs d’une croisadepolitique, suivant la bannière de sa propre fortune et laissantderrière lui toutes les idées religieuses qui avaient amené desmillions d’hommes là où il était, depuis Godefroy de Bouillonjusqu’à Saint Louis, lui, au contraire, il traînait derrière lui lascience du XVIIIe siècle, Volney et Dupuis, c’est-à-direle scepticisme.

Peu soucieux de la tradition chrétienne, ilétait, au contraire, fort curieux de la légende historique.

Le soir même de cet assaut manqué, où périt lepauvre Mailly de la même mort dont avait péri son frère, il réunitsous sa tente ses généraux et ses officiers, et ordonna àBourrienne de tirer de leurs caisses le peu de livres dont secomposait sa bibliothèque.

Par malheur, elle n’était pas considérable enfait de livres d’histoire parlant de la Syrie. Il n’avait quePlutarque : vies de Cicéron, de Pompée, d’Alexandre,d’Antoine ; et, en fait de livres de politique, il n’avait quele Vieux, le Nouveau Testament et la Mythologie.

Il remit chacun des livres que nous venons denommer aux plus lettrés de ses généraux ou de ses jeunes amis, eten appela aux souvenirs historiques des autres, qui, réunis auxsiens, devaient lui fournir les seuls renseignements qu’il pûtobtenir dans ce désert.

Aussi, ces renseignements furent-ils bienincomplets. Nous qui, plus heureux que lui, avons sous les yeux labibliothèque des croisades, nous allons lever, pour nos lecteurs,le voile des siècles, et leur dire l’histoire de ce petit coin deterre, depuis le premier jour où il tomba en partage à la tribud’Aser dans la distribution de la Terre promise, jusqu’au jour oùun autre Cœur de Lion venait essayer de la reprendre pour latroisième fois aux Sarrasins.

Son ancien nom était Acco, ce qui signifiesable brûlant. Aujourd’hui, les Arabes l’appellent encore Acca.

Soumise à l’Égypte par les rois de la dynastiegrecque de Ptolémée, qui avaient hérité d’Alexandrie à la mort duvainqueur de l’Inde, elle prit, cent six ans à peu près avantJésus-Christ, le nom de Ptolémaïs.

Vespasien, préparant son expédition contre laJudée, resta trois mois à Ptolémaïs, et y tint une cour de rois etde princes des contrées environnantes.

Ce fut là que Titus vit Bérénice, filled’Agrippa Ier, et en devint amoureux.

Mais Bonaparte n’avait, sur cette période, quela tragédie de Racine, dont tant de fois il avait fait déclamer desfragments à Talma.

Les « Actes des Apôtres »disent : « De Tyr, nous vînmes à Ptolémaïs, où finitnotre navigation, et, ayant salué les frères, nous demeurâmes unjour avec eux. » Vous le savez, c’est saint Paul qui dit cela,et c’est lui qui vint de Tyr à Ptolémaïs.

Le premier siège de Ptolémaïs par les croiséscommença en 1189. Boan-Eddin, historien arabe, dit, en parlant deschrétiens, qu’ils étaient si nombreux, que Dieu seul pouvait ensavoir le nombre. Mais, en revanche, un auteur chrétien, GauthierVinisauf, chroniqueur de Richard Cœur de Lion, assure que l’arméede Sala-Eddin était plus nombreuse que celle de Darius.

Après la bataille de Tibériade, dont nousaurons occasion de parler lors de la bataille du mont Thabor, Guyde Lusignan, sorti de captivité, vint assiéger Jérusalem ; lesfortifications de cette ville venaient d’être rebâties ; defortes tours la défendaient du côté de la mer.

L’une s’appelait la tour des Mouches, parceque c’était là que les païens faisaient leurs sacrifices et que lesmouches y étaient attirées par la chair des victimes ; etl’autre, la tour Maudite, parce que, dit Gauthier Vinisauf dans son« Itinéraire du Roi Richard », ce fut dans cette tour quefurent frappées les pièces d’argent contre lesquelles Judas venditNotre-Seigneur. Aussi fut-ce par cette même tour, véritablement latour Maudite, que, l’an 1291, les Sarrasins pénétrèrent dans laville et s’en emparèrent.

Quoique ignorant ce détail, ce fut cette mêmetour qu’avait attaquée Bonaparte, et contre laquelle il venaitd’échouer. Walter Scott, dans un de ses meilleurs romans :« Richard en Palestine », nous a raconté un épisode de cefameux siège, qui dura deux ans.

Les relations arabes, beaucoup moins connuesque les relations françaises, contiennent quelques détails curieuxsur ce siège.

Ibn-Alatir, médecin de Sala-Eddin, nous a,entre autres, laissé une description curieuse du camp musulman.

« Au milieu du camp – c’est Ibn-Alatirqui parle – était une vaste place contenant les loges desmaréchaux-ferrants. Il y en avait cent quarante. »

On peut juger du reste à proportion.

« Dans une seule cuisine étaientvingt-neuf marmites, pouvant contenir chacune un mouton entier. Jefis moi-même l’énumération des boutiques enregistrées chezl’inspecteur des marchés. J’en comptai jusqu’à sept mille. Notezque ce n’étaient pas des boutiques comme nos boutiques de ville.Une des boutiques du camp en eût fait cent des nôtres. Toutesétaient bien approvisionnées. J’ai ouï dire que, quand Sala-Eddinchangea de camp pour se retirer à Karouba, bien que la distance fûtassez courte, il en coûta à un seul marchand de beurre soixante etdix pièces d’or pour le transport de son magasin. Quant aux marchésde vieux habits et d’habits neufs, c’est une chose qui dépassel’imagination. On comptait dans le camp plus de mille bains. Ilsétaient tenus par des hommes d’Afrique ; il en coûtait unepièce d’argent pour se baigner. Quant au camp des chrétiens,c’était une véritable ville forte. Tous les métiers et tous lesarts mécaniques d’Europe y avaient leurs représentants. »

Les marchés étaient fournis de viande, depoisson et de fruits aussi complètement que l’eût été la capitaled’un grand royaume. Il y avait jusqu’à des églises avec leursclochers. Aussi était-ce ordinairement à l’heure de la messe queles Sarrasins attaquaient le camp.

« Un pauvre prêtre d’Angleterre, ditMichaud, fit construire à ses frais, dans la plaine de Ptolémaïs,une chapelle consacrée aux trépassés. Il avait fait bénir autour dela chapelle un vaste cimetière dans lequel, chantant lui-mêmel’office des morts, il suivit les funérailles de plus de cent millepèlerins. Quarante seigneurs de Brème et de Lubeck firent destentes avec les voiles de leurs vaisseaux pour y recevoir lespauvres soldats de leur nation et les soigner dans leur maladie. Cefut là l’origine d’un ordre célèbre qui existe encore aujourd’huisous le nom d’Ordre teutonique. »

Quiconque a voyagé en Orient, en Égypte ou àConstantinople, a fait connaissance avec le fameux Polichinelleturc, nommé Caragous ; les exploits de notre Polichinelle, ànous, ne sont rien en comparaison des siens, et il rougirait, lui,le cynique par excellence, des plus innocentes plaisanteries de soncollègue à turban.

C’est pendant ce siège, où jouèrent un sigrand rôle Richard Cœur de Lion, Philippe-Auguste et Sala-Eddin,que l’on trouve l’aïeul du Caragous moderne.

Il était émir.

Une autre date historique, non moinsimportante à vérifier, est celle des billets à ordre. Emad-Eddinparle d’un ambassadeur du calife de Bagdad qui était porteur dedeux charges de naphte et de roseaux, et il amenait cinq personneshabiles à distiller le naphte et à le lancer. On sait que le naphteet le feu grégeois sont une seule et même chose.

De plus, cet ambassadeur était porteur d’unecédule de vingt mille pièces d’or sur les marchands de Bagdad.Donc, la lettre de change et le billet à ordre ne sont point uneinvention du commerce moderne, puisqu’ils avaient cours en Orient,l’an 1191.

Ce fut pendant ces deux ans de siège que lesassiégés inventèrent le zenbourech, dont les papesdéfendirent plus tard aux chrétiens de se servir entre eux. C’étaitune espèce de flèche de la longueur de trente centimètres et del’épaisseur de douze. Elle avait quatre faces, une pointe de fer etla tête garnie de plumes.

Vinisauf raconte que cette terrible flèche,lancée par l’instrument qui lui donnait son impulsion, traversaitparfois du même coup deux hommes armés de leur cuirasse, et, aprèsles avoir traversés, allait encore s’enfoncer dans la muraille.

Ce fut vers la fin de ce siège que s’éleva lagrande querelle, qui sépara Richard d’Angleterre et Léopold ducd’Autriche. Cœur de Lion, qui revenait quelquefois de l’assauttellement criblé de flèches qu’ils semblait, dit son historien, unepelote couverte d’épingles, était fier, à juste titre, de soncourage et de sa force.

Léopold, très brave lui-même, avait faitarborer son drapeau sur l’une des tours de la ville, où il étaitentré avec Richard. Richard eût pu y mettre le sien à côté de celuidu duc Léopold, mais il préféra enlever le drapeau autrichien et lefaire jeter dans les fossés de la ville. Tous les Allemands sesoulevèrent et voulurent attaquer le roi dans ses quartiers ;mais Léopold s’y opposa.

Un an après, Richard, ne voulant pas revenirpar la France, à cause de ses différends avec Philippe-Auguste,traversa l’Autriche déguisé ; mais, reconnu malgré sondéguisement, il fut fait prisonnier et conduit au Château deDurenstein. Pendant deux ans, on ignora ce qu’il étaitdevenu ; ce foudre de guerre s’était éteint comme un météore.De Richard Cœur de Lion, plus de traces.

Un gentilhomme d’Arras, nommé Blondel, se mità sa recherche, et, un jour que, sans se savoir si près du roid’Angleterre, il était assis au pied d’un vieux château, il chantapar hasard la première strophe d’une ballade qu’il avait faite avecRichard. Richard était poète dans ses moments perdus.

Richard, qui entendit le premier couplet de lachanson composée par lui avec Blondel, se douta de la présence decelui-ci et répondit par le second couplet.

On sait le reste de l’histoire, qui a fourni àGrétry l’occasion de faire un chef-d’œuvre.

Ptolémaïs se rendit aux chrétiens, comme nousl’avons dit, après un siège de deux ans. La garnison eut la viesauve, contre la promesse de restituer la vraie croix, qui avaitété prise à la bataille de Tibériade.

Il va sans dire qu’une fois en liberté, lesSarrasins oublièrent leur promesse.

Cent ans après, Ptolémaïs fut prise sur leschrétiens pour ne plus leur être jamais rendue.

Ce siège aussi eut ses chroniqueurs, sespéripéties, qui émurent l’Europe et l’Asie, son dévouement quesignala plus d’un trait de courage et d’abnégation.

Saint Antonin raconte, à cette occasion, unecurieuse légende.

« Il y avait, dit-il, à Saint-Jean-d’Acreun célèbre monastère de religieuses appartenant à l’ordre de sainteClaire. Au moment où les Sarrasins pénétraient dans la ville,l’abbesse fit sonner la cloche du couvent et rassembla toute lacommunauté.

» S’adressant alors auxreligieuses : « Mes très chères filles et trèsexcellentes sœurs, leur dit-elle, vous avez promis à Notre-SeigneurJésus-Christ d’être ses épouses sans tache ; nous courons ence moment un double danger, danger de la vie, danger de la pudeur.Ils sont près de nous, les ennemis de notre corps, non pas tant denotre corps que de notre âme, qui, après avoir flétri celles qu’ilsrencontrent les percent de leur épée. S’il ne nous est pluspossible de leur échapper par la fuite, nous le pouvons par unerésolution pénible mais sûre. C’est la beauté des femmes qui séduitle plus souvent les hommes : dépouillons-nous de cet attrait,servons-nous de notre visage pour sauver notre beauté, pourconserver notre chasteté intacte. Je vais vous donnerl’exemple ; que celles qui veulent aller sans tache au-devantde l’époux immaculé imitent leur maîtresse. »

» Ayant dit cela, elle se détache le nezavec un rasoir, les autres suivent son exemple et se défigurentavec courage pour paraître plus belle devant Jésus-Christ.

» Par ce moyen, elles conservèrent leurpureté, car les musulmans, continue saint Antonin, en voyant leursvisages ensanglantés, ne conçurent que de l’horreur pour elles etse contentèrent de leur ôter la vie.

Chapitre 7Les Éclaireurs

Pendant cette nuit où Bonaparte avait réunison état-major, non pas pour un conseil de guerre, non pas pour unplan de bataille, mais en comité littéraire et historique,plusieurs messagers arrivèrent au cheik d’Aher, qui lui apprirentqu’une armée, sous les ordres du pacha de Damas, s’apprêtait àpasser le Jourdain, pour venir faire lever à Bonaparte le siège deSaint-Jean-d’Acre.

Cette armée, forte de vingt-cinq mille hommesà peu près, disaient les rapports toujours exagérés des Arabes,traînait avec elle un bagage immense, et devait passer le Jourdainau pont de Jacob.

D’un autre côté, les agents de Djezzar avaientparcouru tout le littoral de Saïd, et ses contingents s’étaientjoints à ceux d’Alep et de Damas avec d’autant plus de sécurité,que les envoyés du pacha avaient fait courir partout le bruit queles Français n’étaient plus qu’une poignée d’hommes, qu’ilsn’avaient point d’artillerie, et qu’il suffirait au pacha de Damasde se montrer et de se réunir à lui pour exterminer Bonaparte etson armée.

Bonaparte, à ces nouvelles, jeta loin de luiun volume de Plutarque qu’il tenait, appela Vial, Junot etMurat ; envoya Vial au nord, pour prendre possession de Sour,l’ancienne Tyr ; envoya Murat au nord-est, pour s’assurer dufort de Zaphet, et Junot vers le sud, avec ordre de s’emparer deNazareth, et, de ce village situé sur une hauteur, d’observer toutle pays environnant.

Vial traversa les montagnes du cap blanc etarriva le 3 avril en vue de la ville de Sour.

Du haut d’une colline, le général français putvoir ses habitants effrayés quitter la ville en courant et endonnant des marques de la plus grande terreur. Il entra dans laville sans combattre, promit aux habitants qui y étaient restéspaix et protection, les rassura, les détermina à aller dans levoisinage chercher ceux qui s’étaient enfuis, et, au bout de deuxou trois jours, il avait eu la joie de les voir rentrer tous dansleurs foyers.

Vial était de retour sous Saint-Jean-d’Acre le6 avril, après avoir laissé à Sour une garnison de deux centshommes.

Murat avait été aussi heureux que Vial dansson expédition. Il était parvenu jusqu’au fort de Zaphet, d’oùquelques coups de canon étaient parvenus à chasser la moitié de lagarnison. L’autre moitié, qui était composée de Maugrabins, avaitoffert à Murat de se mettre sous ses ordres ; il avait, de là,gagné le Jourdain, avait reconnu toute sa rive droite, jeté unregard sur le lac de Tibériade, et, laissant une garnison françaisedans le fort largement approvisionné, il était de retour au camp le6 avril, avec ses Maugrabins.

Junot s’était emparé de Nazareth, patrie deNotre-Seigneur, et là, il avait campé, moitié dans le village,moitié dehors, attendant de nouveaux ordres de Bonaparte, qui luiavait dit de ne point revenir qu’il ne le rappelât.

Mais Murat avait eu beau essayer de rassurerle général en chef, ses pressentiments et surtout les instances ducheik d’Aher, ne lui laissaient point de repos à l’endroit de cettearmée invisible qu’on disait marcher contre lui. Aussi accepta-t-illa proposition que lui fit le cheik de l’envoyer en éclaireur ducôté du lac de Tibériade.

Seulement, Roland, qui s’ennuyait au camp, où,sous les yeux de Bonaparte, il ne pouvait pas risquer sa vie commeil l’entendait, demanda d’accompagner le cheik d’Aher dans sonexploration.

Le soir même ils partirent, profitant de lafraîcheur et de l’ombre de la nuit pour gagner les plainesd’Esdrelon, qui leur offraient un double refuge, à droite dans lesmontagnes de Naplouse, à gauche dans celles de Nazareth.

« Le 7 avril 1799, le promontoire surlequel est bâtie Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs,apparaissait enveloppé d’autant d’éclairs et de tonnerres quel’était le Mont-Sinaï le jour où le Seigneur dans le buisson ardentdonna la loi à Moïse.

» D’où venaient ces détonations quiébranlaient la côte de Syrie comme un tremblement de terre ?D’où sortait cette fumée qui couvrait le golfe du Carmel d’un nuageaussi épais que si la montagne d’Élie était changée envolcan ? »

Ainsi avons-nous commencé le premier chapitrede ce nouveau récit. Les autres n’ont servi qu’à expliquer ce quiavait précédé cette campagne de Syrie, huitième et probablementdernière croisade.

Bonaparte, en effet, donnait son secondassaut ; et il avait profité du retour de Murat et de Vialpour tenter cette fois encore la fortune.

Il était dans la tranchée à cent pas à peinedes remparts ; il avait près de lui le général Caffarelli,avec lequel il causait.

Le général Caffarelli avait le poing sur lahanche, pour faire équilibre à la gêne que lui causait sa jambe debois. L’angle seul de son coude dépassait la tranchée.

La corne du chapeau de Bonaparte était en vue,une balle le lui enleva de dessus la tête.

Il se baissa pour ramasser son chapeau ;en se baissant, il vit la position du général, et s’approchant delui :

– Général, lui dit-il, nous avons affaireà des Arnautes et à des Albanais, excellents tireurs, comme monchapeau en est une preuve. Prenez garde qu’il n’en arrive autant àvotre bras qu’à mon chapeau.

Caffarelli fit un mouvement de dédain.

Le brave général avait laissé une de sesjambes au bord du Rhin, et paraissait s’inquiéter peu de laisserquelque partie de son corps que ce fût au bord de la Kerdaneah.

Il ne bougea point.

Une minute après, Bonaparte le vittressaillir ; il se retourna, son bras inerte pendait à côtéde lui. Une balle l’avait atteint au coude et lui avait brisél’articulation. En même temps, il leva les yeux et vit, à dix pasde là, Croisier debout sur la tranchée. C’était une bravadeinutile. Aussi Bonaparte cria-t-il :

– Descendez, Croisier ! vous n’avezrien à faire là, descendez, je le veux !

– Est-ce que vous n’avez pas dit touthaut, un jour, que j’étais un lâche ? lui cria le jeunehomme.

– J’ai eu tort, Croisier, répondit legénéral en chef ; mais vous m’avez prouvé depuis que je metrompais ; descendez.

Croisier fit un mouvement pour obéir, mais ilne descendit point, il tomba.

Une balle vint lui briser la cuisse.

– Larrey ! Larrey ! s’écriaBonaparte avec impatience et en frappant du pied. Tenez !venez ici, il y a de la besogne pour vous.

Larrey s’approcha. On coucha Croisier sur desfusils ; quant à Caffarelli, il s’éloigna appuyé au bras duchirurgien en chef.

Laissons l’assaut, commençant sous d’aussitristes auspices, suivre son cours, et jetons les yeux vers labelle plaine d’Esdrelon, toute couverte de fleurs et vers larivière de Kison, dont une longue ligne de lauriers-roses marque lecours.

Sur le bord de cette rivière, deux cavalierscheminent insoucieusement.

L’un, revêtu de l’uniforme vert des chasseursà cheval, le sabre au côté, le chapeau à trois cornes sur la tête,se faisait de l’air avec un mouchoir parfumé comme il eût pu faireavec un éventail.

La cocarde tricolore qu’il portait à sonchapeau indiquait qu’il appartenait à l’armée française.

L’autre portait une calotte rouge serréeautour de sa tête avec une corde de poil de chameau. Une coiffureaux éclatantes couleurs descendait de sa tête sur ses épaules. Ilétait complètement enveloppé d’un burnous de cachemire blanc, qui,en s’ouvrant, laissait voir un riche cafetan oriental de veloursvert brodé d’or. Il avait une ceinture de soie nuancée de millecouleurs, s’harmonisant entre elles avec ce goût merveilleux qu’onne retrouve que dans les étoffes d’Orient. Dans cette ceintureétaient passés du même côté deux pistolets à crosse de vermeil,travaillées comme la plus fine dentelle. Le sabre seul était defabrique française. Il avait de larges pantalons de satin rougeperdus dans des bottes vertes brodées comme son cafetan et envelours comme lui. En outre, il portait à la main une longue etfine lance, légère comme un roseau, solide comme une tige de fer,ornée à son extrémité d’un bouquet de plumes d’autruche.

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent dans un descoudes de la rivière, à l’ombre d’un petit bois de palmiers, et,là, tout en riant comme il convient à deux bons compagnons qui fontroute ensemble, ils se mirent à préparer leur déjeuner, quiconsistait en quelques morceaux de biscuit que le jeune Françaistira de ses fontes, et fit tremper un instant dans la rivière.Quant à l’Arabe, il se mit à regarder autour et au-dessus delui ; puis, sans rien dire, il attaqua à coups de sabre un despalmiers dont le bois tendre et poreux céda rapidement sous letranchant de l’acier.

– Voilà, en vérité, un bon sabre dont legénéral en chef m’a fait cadeau, il y a quelques jours, et dontj’espère faire l’essai sur autre chose que des palmiers.

– Je crois bien, répondit le Français, enécrasant le biscuit entre ses dents, c’est un cadeau de lamanufacture de Versailles. Mais est-ce seulement pour l’essayer quetu martyrises ce pauvre arbre ?

– Regarde, lui dit l’Arabe en levant ledoigt en l’air.

– Ah ! par ma foi, dit le Français,c’est un dattier et notre déjeuner sera meilleur que je ne lecroyais.

Et, en effet, en ce moment même, l’arbretombait avec bruit, mettant à la portée des deux jeunes gens deuxou trois magnifiques régimes de dattes, arrivées à leurmaturité.

Ils se mirent à attaquer avec des appétits devingt-cinq ans la manne que le Seigneur leur envoyait.

Ils étaient au milieu de leur déjeuner lorsquele cheval de l’Arabe se mit à hennir d’une certaine façon.

L’Arabe poussa une exclamation, s’élança horsdu bois de palmiers, et, la main sur les yeux, sonda lesprofondeurs de la plaine d’Esdrelon, au milieu de laquelle ils setrouvaient.

– Qu’est-ce ? demanda nonchalammentle Français.

– Un des nôtres, monté sur une jument, etpar lequel nous allons savoir probablement les nouvelles que nousallions chercher.

Et il revint s’asseoir près de son compagnon,sans s’inquiéter de son cheval, qui, prenant le galop, allaitau-devant de la jument dont il avait senti les effluves.

Dix minutes après on entendit le galop de deuxchevaux.

Et un Druse, qui avait reconnu le cheval deson chef, s’arrêtait près du bouquet de palmiers, où un secondcheval entravé lui indiquait, sinon un campement, du moins unehalte.

– Azib ! cria le chef arabe.

Le Druse s’arrêta, sauta à bas de son cheval,auquel il jeta la bride sur le cou, et s’avança vers le cheik encroisant ses deux mains sur sa poitrine et en saluantprofondément.

Celui-ci lui adressa quelques paroles enarabe.

– Je ne m’étais pas trompé, dit le cheikd’Aher en se retournant vers son compagnon, l’avant-garde du pachade Damas vint de passer le pont d’Iacoub.

– C’est ce que nous allons voir, réponditRoland, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu à soninsouciance du danger.

– Inutile, reprit le cheik d’Aher, Azib avu !

– Soit, reprit Roland ; mais Azibpeut avoir mal vu. Je serai bien plus sûr de la chose quand j’auraivu moi-même. Cette grande montagne, qui a l’air d’un pâté, doitêtre le Mont-Tabor. Le Jourdain, par conséquent, est derrière. Nousen sommes à un quart de lieue ; montons, jusqu’à ce que noussachions nous-mêmes à quoi nous en tenir.

Et, sans s’inquiéter si le cheik et Azib lesuivaient, Roland sauta sur son cheval rafraîchi par la halte qu’ilvenait de faire, et le lança au grand galop dans la direction duMont-Tabor.

Une minute après, il entendait ses deuxcompagnons qui galopaient derrière lui.

Chapitre 8Les belles filles de Nazareth

Il traversa pendant une lieue à peu près cettesplendide plaine d’Esdrelon, la plus vaste et la plus célèbre de laPalestine après celle du Jourdain. Autrefois, elle s’appelait leparadis et le grenier de la Syrie, la plaine de Jesraël, lacampagne d’Esdrela, la plaine de Majeddo ; sous tous ces noms,elle est célèbre dans la Bible. Elle a vu la défaite des Madianiteset des Amalécites par Gédéon. Elle a vu Saül, campant près de lafontaine de Jesraël pour combattre les Philistins, rassemblés àAphec. Elle a vu Saül, vaincu, se jeter sur son épée et ses troisfils périr avec lui. C’est dans cette plaine que le pauvre Nabothavait sa vigne près du palais d’Achab, et que l’impie Jézabel lefit lapider comme blasphémateur, afin de s’emparer de son héritage.C’est là que Joram eut le cœur percé d’une flèche lancée par Jéhu.C’est enfin à peu près à la place où les deux jeunes gens avaientdéjeuné que Jézabel fut, par ordre de Jéhu, précipitée d’unefenêtre, et que son corps fut dévoré par les chiens.

Au Moyen Âge, cette plaine, qui vit tant dechoses, était la plaine de Sabas. Aujourd’hui, elle s’appelle Merdjibn Amer, c’est-à-dire « pâturage du fils d’Amer ». Elles’étend sur une largeur d’environ cinq lieues entre les montagnesde Gelboë et celles de Nazareth. À son extrémité s’élève leMont-Tabor, vers lequel galopaient les trois cavaliers, sans songerun instant à la célébrité des lieux qu’ils foulaient aux pieds deleurs chevaux.

Le Mont-Tabor est accessible de tous côtés, etsurtout du côté de Fouli, où ils l’abordèrent.

Ils furent obligés de gravir jusqu’au sommet –tâche facile, du reste, pour les chevaux arabes – avant que leurvue pût s’étendre au-dessus des deux collines qui, à une hauteurmoyenne, leur masquaient la vue du Jourdain et du lac deTibériade.

Mais, au fur et à mesure qu’ils montaient,l’horizon s’élargissait autour d’eux. Bientôt ils découvrirent,comme une immense nappe d’azur, encadrée dans du sable d’or, d’uncôté, et dans des collines d’une verdure fauve, de l’autre, le lacde Tibériade, relié à la mer Morte par le Jourdain, qui s’étend àtravers la plaine nue comme un ruban jaune éclatant au soleil.Leurs yeux furent bientôt fixés de ce côté par la vue de toutel’armée du pacha de Damas, qui suivait la rive orientale du lac, etqui traversait le Jourdain au pont d’Iacoub. Toute l’avant-gardeavait déjà disparu entre le lac et la montagne de Tibériade. Ilétait évident qu’elle se dirigeait vers le village.

Il était impossible aux trois jeunes gens desupputer, même approximativement, cette multitude. Les cavaliers, àeux seuls, marchant avec cette fantaisie des Orientaux, couvraientdes lieues de terrain. Quoique à la distance de quatre lieues onvoyait resplendir les armes, et il sortait comme des éclairs d’orde la poussière que les cavaliers soulevaient sous les pieds deleurs chevaux.

Il était à peu près trois heures del’après-midi.

Il n’y avait pas de temps à perdre ; lecheik d’Aher et Azib, en faisant faire une halte d’une heure oudeux à leurs chevaux près du fleuve Kison, pouvaient arriver, versla fin de la nuit ou au point du jour, au camp de Bonaparte et leprévenir.

Quant à Roland, il se chargeait d’aller àNazareth et de mettre sur ses gardes Junot, près duquel il comptaitcombattre pour avoir plus de liberté d’action.

Les trois jeunes gens redescendirentrapidement le Tabor ; puis, au pied de la montagne, ils seséparèrent : les deux Arabes reprenant la plaine d’Esdrelondans toute sa longueur, Roland piquant droit sur Nazareth, dont ilavait vu, du haut du Tabor, les maisons blanches couchées comme unnid de colombes au milieu de la sombre verdure de la montagne.

Quiconque a visité Nazareth sait par quelsabominables chemins on y arrive ; tantôt à droite, tantôt àgauche, la route est bordée de précipices, et des fleurs charmantesqui poussent partout où un peu de terre permet à leurs racines degermer, embellissent le sentier, mais ne le rendent pas moinsdangereux : ce sont des lis blancs, des narcisses jaunes, descrocus bleus et roses d’une fraîcheur et d’une suavité dont on nepeut se faire une idée. Nezer, d’ailleurs, qui est l’étymologie deNazareth, ne veut-il pas dire fleur en hébreu ?

Roland vit et revit, grâce aux détours duchemin, trois ou quatre fois Nazareth avant d’y arriver. À dixminutes de chemin des premières maisons, il rencontra un poste degrenadiers de la 12e demi-brigade. Il se fit reconnaîtreet s’informa si le général était à Nazareth ou dans lesenvirons.

Le général était à Nazareth, et il n’y avaitpas un quart d’heure qu’il était venu visiter les avant-postes.

Force fut à Roland de mettre son cheval aupas. La noble bête venait de faire dix-huit à vingt lieues sansautre repos que celui qui lui avait été donné à l’heure dudéjeuner ; mais, comme il était sûr de trouver maintenant legénéral, il n’avait nullement besoin de forcer son cheval.

Aux premières maisons de Nazareth, Rolandtrouva un poste de dragons commandé par un de ses amis, le chef debrigade Desnoyers. Il confia son cheval à un soldat, et demanda oùétait logé le général Junot.

Il pouvait être cinq heures et demie dusoir.

Le chef de brigade Desnoyers consulta lesoleil près de disparaître derrière les montagnes de Naplouse, etrépondit en riant :

– C’est l’heure où les femmes de Nazarethvont puiser de l’eau ; le général Junot doit être sur lechemin de la fontaine.

Roland haussa les épaules ; sans doutepensa-t-il que la place d’un général était partout ailleurs etqu’il avait d’autres revues à passer que celle des belles filles deNazareth. Il n’en suivit pas moins les indications données etarriva à l’autre bout du village.

La fontaine est située à dix minutes à peuprès de la dernière maison ; l’avenue qui y conduit est bordéede chaque côté d’immenses cactus, qui forment comme une muraille. Àcent pas de la fontaine et suivant, en effet, des yeux les femmesqui y allaient ou qui en venaient, Roland aperçut le général et sesdeux aides de camp.

Junot le reconnut pour l’officier d’ordonnancede Bonaparte. On savait l’amitié que le général en chef luiportait, et c’eût été une raison pour que tout le monde lui voulûtdu bien ; mais sa courtoise familiarité et son courageproverbial dans l’armée lui eussent fait des amis, lors même qu’iln’eût eu qu’une part moindre à la bienveillance du commandant.Junot vint à lui, la main ouverte.

Roland, rigide observateur des convenances, lesalua en inférieur, car il ne craignait rien tant que de laissercroire qu’il attribuât à son mérite les bontés que le général enchef avait pour lui.

– Nous apportez-vous de bonnes nouvelles,mon cher Roland ? lui demanda Junot.

– Oui, général, répondit Roland, puisqueje viens vous annoncer l’ennemi.

– Ma foi, dit Junot, après la vue de cesbelles filles, qui portent toutes leurs cruches comme de véritablesprincesses Nausicaa, je ne connais rien de plus agréable que la vuede l’ennemi. Regardez donc, mon cher Roland, comme ces drôlessesont l’air superbe, et si on ne dirait pas autant de déessesantiques !… Et pour quand l’ennemi ?

– Pour quand vous voudrez, général,attendu qu’il n’est guère qu’à cinq ou six lieues d’ici.

– Savez-vous ce qu’elles vous répondent,quand on leur dit qu’elles sont belles ? « C’est lavierge Marie qui le veut ainsi. » Et, en effet, c’est lapremière fois, depuis que nous sommes entrés en Syrie, que nousapercevons de jolies femmes… Ainsi vous l’avez vu,l’ennemi ?

– De mes yeux vu, général.

– D’où vient-il ? Où va-t-il ?Que nous veut-il ?

– Il vient de Damas, il voudrait nousbattre, à ce que je pense ; il va à Saint-Jean-d’Acre, si jene me trompe, pour en faire lever le siège.

– Rien que cela ? Oh ! nousnous mettrons en travers. Restez-vous avec nous ou retournez-vousprès de Bonaparte ?

– Je reste avec vous, général ; j’aiune envie énorme de me couper la gorge avec tous ces gaillards-là.Nous nous ennuyons à mourir au siège. À part deux ou trois sortiesque Djezzar pacha a eu la bêtise de faire, pas la moindredistraction.

– Eh bien ! dit Junot, je vous enpromets pour demain, de la distraction. À propos, j’ai oublié devous demander combien ils étaient.

– Ah ! mon cher général, je vousrépondrai comme vous répondrait un Arabe : « Autantvaudrait compter les sables de la mer ! » Ils doiventêtre au moins dans les vingt-cinq ou trente mille.

Junot se gratta le front.

– Diable ! dit-il, il n’y a pasgrand-chose à faire avec ce que j’ai d’hommes sous mes ordres.

– Et combien en avez-vous ? demandaRoland.

– Juste cent hommes de plus que les troiscents Spartiates. Mais, au fait, on peut faire ce qu’ils ont fait,et ce ne serait déjà pas si mal. Au reste, il sera temps de songerà tout cela demain matin. Voulez-vous voir les curiosités de laville, ou voulez-vous souper ?

– En effet, dit Roland, nous sommes ici àNazareth, et les légendes ne doivent pas manquer. Mais pour lemoment, je ne vous cacherai pas, général, que j’ai l’estomac plusimpatient que les yeux. J’ai déjeuné ce matin près de Kison avec unbiscuit de matelot et une douzaine de dattes, je vous avoue quej’ai faim et soif.

– Si vous voulez me faire le plaisir desouper avec moi, nous tâcherons de calmer votre appétit. Quant àvotre soif, vous ne trouverez jamais plus belle occasion del’étancher.

Puis, s’adressant à une jeune fille quipassait devant lui :

– De l’eau ! lui demanda-t-il enarabe. Ton frère a soif.

Et il indiquait Roland à la jeune fille.

Elle s’approcha, grande et sévère, avec satunique aux longues manches tombantes, qui laissaient les bras nus,et, courbant la cruche qu’elle portait sur son épaule droitejusqu’à la hauteur de son poignet gauche, elle offrit, par un gesteplein de grâce, l’eau qu’elle portait à Roland.

Roland but longuement, non point parce que laporteuse était belle, mais parce que l’eau était fraîche.

– Mon frère a-t-il bu suffisamment ?demanda la jeune fille.

– Oui, dit Roland, dans la même langue,et ton frère te remercie.

La jeune fille salua de la tête, redressa sacruche sur son épaule, et reprit son chemin vers le village.

– Savez-vous que vous parlez l’arabe toutcouramment ? dit en riant Junot au jeune homme.

– Est-ce que je n’ai pas été un moisblessé et prisonnier de ces brigands-là, dit Roland, lors del’insurrection du Caire ? Il m’a bien fallu apprendre un peud’arabe malgré moi. Et, depuis que le général en chef s’est aperçuque je baragouine la langue du prophète, il a la rage en touteoccasion de me prendre pour interprète.

– Parole d’honneur ! dit Junot, sije croyais au même prix et au bout d’un mois savoir l’arabe commevous le savez, je me ferais blesser et prendre demain.

– Eh bien ! général, réponditRoland, en riant d’un rire strident et nerveux qui lui étaitparticulier, si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’apprendreune autre langue et surtout d’une autre façon ! Allons souper,général.

Et Roland reprit le chemin du village, sansmême jeter un dernier coup d’œil sur ces belles Nazaréennes que legénéral Junot et ses aides de camp s’arrêtaient à tout moment pourregarder.

Chapitre 9La bataille de Nazareth

Le lendemain au point du jour, c’est-à-dire àsix heures du matin, tambours et trompettes battaient et sonnaientla diane.

Comme Roland avait dit à Junot quel’avant-garde des Damasquins s’était dirigée vers Tibériade, Junot,ne voulant pas leur donner le temps de l’assiéger sur sa montagne,franchit la gorge des monts qui dominent Nazareth et descendit parla vallée jusqu’au village de Cana.

Il ne l’aperçut qu’à la distance d’un quart delieue, une rampe de la montagne le couvrant complètement.

L’ennemi devait être ou dans la vallée deBatouf, ou dans la plaine qui s’étend au pied du Mont-Tabor. Entout cas, comme on descendait des lieux hauts, ainsi qu’il est ditdans l’Écriture, il n’y avait pas de danger d’être surpris par lui,et au contraire, on le verrait de loin.

Les soldats étaient plus instruits du miracleque Jésus-Christ fit à Cana que de ses autres miracles, et, de tousles lieux sanctifiés par sa présence, Cana était celui qui tenaitla plus grande place dans leur mémoire.

En effet, ce fut aux noces de Cana que Jésuschangea l’eau en vin. Et, quoique nos soldats fussent bien heureux,les jours où ils avaient de l’eau, il est évident qu’ils eussentété encore plus heureux les jours où ils eussent eu du vin.

C’est à Cana que Jésus fit encore un autremiracle rapporté par saint Jean :

« Il y avait un grand de la cour dont lefils était malade à Capharnaüm ; ayant appris que Jésus étaitvenu en Galilée, il alla vers lui et le pria de descendre et deguérir son fils, qui était près de mourir.

» Jésus lui dit : « Allez,votre fils se porte bien. »

» Cet homme crut à la parole que Jésuslui avait dite, et il s’en alla.

» Et, comme il descendait, ses serviteursvinrent au-devant de lui, et lui annoncèrent que son fils seportait bien. »

Aux premières maisons du village de Cana,Junot trouva le cheik El-Beled qui venait au-devant de lui pourl’inviter à ne pas aller plus loin, attendu, disait-il, quel’ennemi se trouvait dans la plaine au nombre de deux ou troismille chevaux.

Junot avait cent cinquante grenadiers de la19e de ligne, cent cinquante carabiniers de la2e légère, et à peu près cent chevaux commandés par lechef de brigade Duvivier appartenant au 14e de dragons.Cela lui faisait juste quatre cents hommes, comme il l’avait dit laveille.

Il remercia le cheik El-Beled, et, à la grandeadmiration de celui-ci, il continua son chemin. Arrivé sur une desbranches d’une petite rivière qui prend sa source à Cana même, ilcôtoya cette branche en la remontant. Parvenu au défilé qui sépareLoubi des montagnes de Cana, il vit, en effet, deux ou trois millecavaliers divisés en plusieurs corps, qui caracolaient entre leMont-Tabor et Loubi.

Pour mieux juger leurs positions, il mit soncheval au galop et arriva jusqu’aux ruines d’un village quicouronnent la colline et que les gens du pays appellentMeschenah.

Mais, en ce moment, il s’aperçut qu’un secondcorps marchait sur le village de Loubi. Il était composé demamelouks, de Turcomans et de Maugrabins.

Cette troupe était à peu près aussi forte quel’autre, c’est-à-dire que, ayant quatre cents hommes sous sesordres, Junot en avait contre lui cinq mille.

En outre, cette troupe marchait en massecontre la coutume des Orientaux, au petit pas et en bon ordre. Onapercevait dans ses rangs une grande quantité d’étendards, debannières, de queues de chevaux.

Ces queues de chevaux, qui servaientd’enseigne aux pachas, avaient été pour les Français un objet derisée, jusqu’à ce qu’ils connussent l’origine de ce singulierétendard. On leur avait alors raconté qu’à la bataille deNicopolis, Bajazet, ayant vu son étendard enlevé par les croisés,avait d’un coup de sabre coupé la queue à son cheval, avait miscette queue au bout d’une pique, et non seulement avait rallié lessiens autour de ce nouvel étendard, mais avait gagné cette fameusebataille, l’une des plus désastreuse pour la chrétienté.

Junot jugea avec raison qu’il n’avait àcraindre que de la troupe qui marchait en bon ordre. Il envoya unecinquantaine de grenadiers pour contenir les cavaliers qu’il avaitaperçus d’abord, et qu’il reconnut pour des Bédouins qui secontenteraient de harceler la troupe pendant le combat.

Mais, à la troupe régulière, il opposa lescent grenadiers de la 19e et les cent cinquantecarabiniers de la 2e légère, gardant sous sa main lescent dragons, afin de les lancer où besoin serait.

Les Turcs, en voyant cette poignée d’hommess’arrêter et les attendre, supposèrent qu’ils étaient immobiles deterreur. Ils approchèrent jusqu’à portée de pistolet ; mais,alors, carabiniers et grenadiers, choisissant chacun son homme,firent feu, et tout le premier rang des Turcs fut abattu, tandisque des balles, pénétrant dans les profondeurs, allaient atteindredes hommes et des chevaux au troisième et au quatrième rang.

Cette décharge jeta un grand trouble parmi lesmusulmans et donna le temps aux grenadiers et aux carabiniers derecharger leurs fusils. Mais, cette fois-ci, ils ne firent plus feuque du premier rang, ceux du second passant les fusils chargés àceux du premier, et ceux du premier leur repassant leurs fusilsdéchargés.

Cette fusillade continue avait jetél’hésitation parmi les Turcs ; mais ceux-ci, voyant leurnombre, et combien petit était celui de leurs ennemis, chargèrentavec de grands cris.

C’était le moment qu’attendait Roland ;tandis que Junot ordonnait à ses deux cent cinquante hommes deformer le bataillon carré, Roland, à la tête des cent dragons,s’élançait sur cette troupe chargeant en désordre, et la prenait enflanc.

Les Turcs n’étaient point habitués à cessabres droits, qui les perçaient comme des lances à une distance àlaquelle leurs sabres recourbés ne pouvaient atteindre. L’effet dela charge fut donc terrible ; les dragons traversèrent lamasse musulmane de part en part, reparurent de l’autre côté,donnèrent le temps au carré de faire sa décharge, pénétrèrent dansle trou que les balles venaient de pratiquer, et, là, se mettant àpointer chacun devant soi, ils élargirent la trouée de telle façonque la masse sembla éclater, et que les cavaliers turcs, au lieu decontinuer à marcher serrés, commencèrent à s’éparpiller dans laplaine.

Roland s’était attaché à un porte-étendard desprincipaux chefs ennemis ; n’ayant point le sabre droit etpointu des dragons, mais le sabre recourbé des chasseurs, il setrouvait combattre à arme égale avec son ennemi. Deux ou troisfois, laissant flotter la bride sur le cou de son cheval et lemanœuvrant des jambes, il porta la main gauche à ses fontes pour entirer un pistolet, mais il pensa qu’il était indigne de lui de seservir de ce moyen ; il poussa son cheval sur celui de sonadversaire, prit l’homme à bras-le-corps et la lutte continua,tandis que les chevaux, se reconnaissant pour ennemis, se mordaientet se déchiraient de leur mieux. Un instant ceux qui entouraientles deux combattants s’arrêtèrent ; Français et musulmans, onvoulait voir la fin de la lutte. Mais Roland, lâchant ses arçons,éperonna son cheval, qui glissa, pour ainsi dire, entre ses jambeset entraîna par son poids le cavalier turc, lequel tomba la tête enbas, pendu à ses étriers. En une seconde, Roland se releva, sonsabre ensanglanté d’une main et l’étendard turc de l’autre. Quantau musulman, il était mort, et son cheval, piqué par Roland d’uncoup de sabre, l’entraîna dans les rangs de ses compagnons, où ilalla porter le désordre.

Cependant les Arabes de la plaine, duMont-Tabor, étaient accourus à la fusillade.

Deux chefs, supérieurement montés, précédaientleurs cavaliers de cinq cents pas.

Junot s’élança seul au-devant d’eux, ordonnantà ses soldats de les lui laisser pour son compte.

À cent pas en avant des cinquante hommes qu’ilavait opposés comme une dérision aux Arabes de la plaine, ils’arrêta, et, voyant qu’il y avait une distance d’une dizaine depas entre les deux cavaliers qu’il chargeait, il laissa pendre sonsabre à sa dragonne, prit dans ses fontes un pistolet, et entre lesdeux oreilles du cheval d’un de ses ennemis qui venait sur luiventre à terre, apercevant deux yeux flamboyants, il lui mit (nousavons dit quelle était son adresse à cette arme) la balle juste aumilieu du front.

Le cavalier tomba ; le cheval, emportépar sa course, alla se faire prendre par un des cinquantegrenadiers, tandis que, remettant son pistolet dans la fonte où ill’avait pris, et saisissant la poignée de son sabre, il fendit,d’un coup de taille, la tête de son second adversaire.

Alors, chaque officier, électrisé parl’exemple de son général, sortit des rangs. Dix ou douze combatssinguliers, dans le genre de celui que nous venons de décrire,s’engagèrent aux yeux des deux armées, qui battaient des mains.Dans tous, les Turcs furent vaincus.

Le combat dura de neuf heures et demie dumatin jusqu’à trois heures de l’après-midi, au moment où Junotordonna d’effectuer la retraite pas à pas et toujours dans lesmontagnes de Cana. En descendant le matin, il avait vu un largeplateau qui lui avait paru favorable à ses desseins, car il savaitbien qu’avec ses quatre cents hommes, il ne pouvait que livrer unbrillant combat, mais non pas vaincre. Le combat était livré ;quatre cents Français avaient tenu pendant cinq heures contre cinqmille Turcs ; ils avaient couché huit cents morts et troiscents blessés sur le champ de bataille.

Eux avaient eu cinq hommes tués et unblessé.

Junot ordonna que le blessé fût emporté, et,comme il avait la cuisse cassée, on le coucha sur une civière queportèrent, en se relayant, quatre de ses camarades.

Roland était remonté à cheval ; il avaitéchangé son sabre courbe contre un sabre droit ; il avait dansses fontes ses pistolets, avec lesquels il abattait à vingt pas unefleur de grenade. Il se mit, avec les deux aides de camp de Junot,à la tête des cent dragons qui formaient la cavalerie du général,et, les trois jeunes gens rivalisant entre eux, faisant de cetteœuvre de mort une partie de plaisir, soit qu’ils combattissentcorps à corps à l’arme blanche avec les Turcs, soit qu’ils secontentassent, encouragés par le général, de tirer sur eux commesur des cibles, ils semèrent cette journée de scènes pittoresquesqui défrayèrent longtemps d’anecdotes héroïques et de récits joyeuxles bivacs de l’armée d’Orient.

À quatre heures, Junot, établi sur sonplateau, ayant à ses pieds une des sources du petit fleuve qui vase jeter dans la mer près du Carmel, en communication avec lesmoines grecs et catholiques de Cana et de Nazareth, était à l’abrid’une attaque par sa position et assuré de ses vivres.

Il pouvait donc attendre tranquillement lesrenforts que, prévenu qu’il était par le cheik d’Aher, Bonaparte nepouvait manquer de lui envoyer.

Chapitre 10Le Mont-Tabor

Comme l’avait pensé Roland, le cheik d’Aherétait arrivé au point du jour au camp. En raison de sonaxiome : « Réveillez-moi toujours pour les mauvaisesnouvelles, mais jamais pour les bonnes », on avait éveilléBonaparte.

Le cheik, introduit près de lui, lui avait ditce qu’il avait vu, comment vingt-cinq à trente mille hommes avaientpassé le Jourdain, et venaient d’entrer sur le territoire deTibériade.

Sur la question de Bonaparte qui lui demandaitce qu’était devenu Roland, il lui dit que le jeune aide de camps’était chargé de prévenir Junot, qui était à Nazareth, et faisaitdire à Bonaparte qu’il y avait au pied du Tabor, entre cettemontagne et celles de Naplouse, une grande plaine dans laquelle,sans être gênés, vingt-cinq mille Turcs pouvaient dormir couchésles uns près des autres.

Bonaparte avait fait éveiller Bourrienne,avait demandé sa carte, et mandé Kléber.

Devant celui-ci, par le jeune Druse auquel ilavait donné un crayon, il s’était fait indiquer le passage précisdes musulmans, la route qu’ils avaient prise et celle que lui,cheik d’Aher, avait suivie pour revenir au camp.

– Vous allez prendre votre division, ditBonaparte à Kléber ; elle doit se composer de deux millehommes à peu près. Le cheik d’Aher vous servira de guide, pour quevous ne passiez pas justement par la même route qu’il a prise avecRoland. Vous suivrez le chemin le plus court pour aller àSafarié ; demain, dès le matin, vous pourrez être à Nazareth.Que vos hommes prennent chacun de l’eau pour la journée. Quoique jevoie un fleuve tracé sur la carte, j’ai peur qu’à l’époque del’année où nous sommes, il ne soit desséché. Engagez, si vouspouvez, la bataille dans la plaine qui est en avant ou en arrièredu Mont-Tabor, à Loubi ou à Fouli. Nous avons une revanche àprendre de la bataille de Tibériade, gagnée par Saladin sur Guy deLusignan en 1187. Tâchons que les Turcs n’aient rien perdu pourattendre. Ne vous inquiétez pas de moi ; j’arriverai àtemps.

Kléber réunit sa division, bivaqua le soirprès de Safarié, ville que la tradition veut avoir été habitée parsaint Joachim et par sainte Anne.

Le même soir, il se mit en communication avecJunot, qui avait laissé une avant-garde à Cana et était remonté àNazareth, pour laquelle il avait un faible.

Il apprit de lui que l’ennemi n’avait pointquitté sa position de Loubi, et que, par conséquent, il letrouverait sur un des deux points que lui avait indiqués Bonaparte,c’est-à-dire en avant du Mont-Tabor.

À un quart de lieue de Loubi était un villagenommé Seïd-Jarra, occupé par une portion de l’armée turque,c’est-à-dire par sept ou huit mille hommes. Il le fit attaquer parJunot avec une partie de sa division, tandis qu’avec le reste deses hommes, formés en carré, il chargeait la cavalerie.

Au bout de deux heures, l’infanterie despachas était chassée de Seïd-Jarra, et la cavalerie, de Loubi.

Les Turcs, culbutés, se retirèrent en désordrejusqu’au Jourdain. Junot, dans ce combat, eut deux chevaux tuéssous lui ; ne trouvant sous sa main qu’un dromadaire, il lemonta, et, emporté par lui, se trouva bientôt au milieu descavaliers turcs, parmi lesquels il semblait un géant.

Les jarrets coupés, son dromadaire s’abattit,ou plutôt s’écroula sous lui. Heureusement, Roland ne l’avait pasperdu de vue ; il arriva avec son aide de camp Teinturier, lemême qui regardait avec lui passer les belles filles deNazareth.

Tous deux tombèrent comme la foudre sur lamasse qui l’enveloppait, s’ouvrirent un passage et arrivèrentjusqu’à Junot. Ils le remontèrent sur le cheval d’un mamelouk tué,et tous trois, le pistolet au poing, perçant une muraille vivante,reparurent au milieu des soldats qui les croyaient perdus, et quise hâtaient, sans autre espérance que celle de retrouver leurscadavres.

Kléber était venu tellement vite, qu’iln’avait pu se faire suivre par ses fourgons ; il en résultaque, faute de munitions, il ne put poursuivre l’ennemi.

Il se retira sur Nazareth et se fortifia dansla position de Safarié.

Le 13, Kléber fit reconnaître l’ennemi. Lesmamelouks d’Ibrahim bey, les janissaires de Damas, les Arabesd’Alep et des différentes tribus de Syrie, avaient opéré leurjonction avec les Naplousins, et toute cette nuée d’hommes campaitdans la plaine de Fouli, c’est-à-dire d’Esdrelon.

Kléber informa aussitôt le général en chef deces détails. Il lui dit qu’il avait reconnu l’armée ennemie,qu’elle pouvait monter à une trentaine de mille hommes, dont vingtmille de cavalerie, et lui annonça que, le lendemain, avec ses deuxmille cinq cents hommes, il allait attaquer toute cette multitude.Il terminait sa lettre par ces mots :

L’ennemi est justement où vous levouliez ; tâchez d’être de la fête.

Le cheik d’Aher fut chargé de porter cettedépêche ; mais, comme la plaine était inondée de coureursennemis, elle fut envoyée en triple expédition et par troismessagers différents.

Sur les trois dépêches, Bonaparte en reçutdeux : l’une à onze heures du soir, l’autre à une heure dumatin. On n’entendit jamais parler du troisième messager.

Bonaparte n’avait garde de manquer d’être dela fête. Il était urgent d’en venir à une action générale et delivrer une bataille décisive pour éloigner cette masse formidablequi pouvait venir l’écraser contre les murailles deSaint-Jean-d’Acre.

Murat fut envoyé, à deux heures du matin, enavant avec mille hommes d’infanterie, une pièce d’artillerie légèreet un détachement de dragons. Il avait l’ordre de marcher jusqu’àce qu’il rencontrât le Jourdain, où il s’emparerait du pontd’Iacoub, pour empêcher la retraite de l’armée turque. Il avaitplus de dix lieues à faire.

Bonaparte partit à trois heures dumatin ; il emmenait avec lui tout ce qui n’était passtrictement nécessaire pour maintenir les assiégés dans leursmurailles. Au point du jour, il bivaquait sur les hauteurs deSafarié, faisait faire à ses hommes une distribution de pain, d’eauet d’eau-de-vie ; il avait été obligé de prendre la route laplus longue, parce que son artillerie et ses fourgons n’eussent pule suivre sur les rives du Kison.

À neuf heures, il se remit en marche, et, àdix heures du matin, il était au pied du Mont-Tabor.

Là, dans la vaste plaine d’Esdrelon, à troislieues de distance environ, il aperçut la division Kléber, forte dedeux mille cinq cents hommes à peine, comme nous l’avons dit, auxprises avec la masse entière de l’armée ennemie qui l’enveloppaitde tous côtés, et au milieu de laquelle elle faisait un point noirentouré de feu.

Plus de vingt mille cavaliers l’assaillaient,tantôt tournant autour d’elle comme un tourbillon, tantôt fondantsur elle comme une avalanche ; jamais ces hommes, qui avaientvu tant de choses cependant, n’avaient vu tant de cavaliers semouvoir, charger, caracoler autour d’eux ; et cependant,chaque soldat, pressant du pied le pied de son voisin, conservaitce sang-froid terrible qui pouvait seul faire son salut, recevaitles Turcs au bout de son fusil, ne faisant feu que lorsqu’il étaitsûr d’atteindre son homme ; frappant les chevaux de sabaïonnette quand les chevaux s’approchaient de trop près, maisgardant les balles pour les cavaliers.

Chaque homme avait reçu cinquantecartouches ; mais à onze heures du matin, on fut obligé defaire une seconde distribution de cinquante autres. Ils avaientfait autour d’eux un rempart d’hommes et de chevaux tués, et ilsétaient abrités par cet horrible abatis, par cette sanglantemuraille, comme par un rempart.

Voilà ce que voyaient Bonaparte et son arméelorsqu’ils débouchèrent du Mont-Tabor.

Aussi, à cette vue, un cri d’enthousiasmes’échappa-t-il de toutes les poitrines :

– À l’ennemi ! à l’ennemi !

Mais Bonaparte cria :« Halte ! » Il les força de prendre un quart d’heurede repos. Il savait que Kléber tiendrait, s’il le fallait, desheures encore, et il voulait que la journée fût complète.

Puis il forma ses six mille hommes en deuxcarrés de trois mille hommes chacun, et les divisa de manière àprendre toutes ces hordes sauvages, cavalerie et infanterie, dansun triangle de fer et de feu.

Les combattants étaient si acharnés que,pareils aux Romains et aux Carthaginois qui, pendant la bataille deTrasimène, ne sentirent pas un tremblement de terre qui renversavingt-deux villes, ni Turcs ni Français ne virent s’approcher cesdeux masses armées qui roulaient dans leurs flancs des tonnerresmuets encore, mais dont les armes brillantes envoyaient desmilliers d’éclairs, précurseurs de l’orage qui allait gronder.

Tout à coup, on entendit un coup de canonisolé.

C’était le signal par lequel Bonaparte étaitconvenu de prévenir Kléber.

Les trois carrés n’étaient plus qu’à une lieueles uns des autres, et leurs triples feux allaient porter sur unemasse de vingt-cinq mille hommes.

Le feu éclata des trois côtés à la fois.

Les mamelouks, les janissaires, tous lescavaliers enfin tourbillonnèrent sur eux-mêmes, ne sachant commentsortir de la fournaise, tandis que les dix mille hommesd’infanterie, ignorants de toute science et de toute théoriemilitaire, se débandèrent et allèrent se heurter à ces triplesfeux.

Tout ce qui eut le bonheur de donner dans lesintervalles parvint à peu près à s’échapper. Au bout d’une heure,les fugitifs avaient disparu comme une poussière balayée par levent, laissant la plaine couverte de morts, abandonnant leur camp,leurs étendards, quatre cents chameaux, un butin immense.

Les fuyards se croyaient sauvés ; ceuxqui gagnèrent les montagnes de Naplouse y trouvèrent, en effet, unrefuge ; mais ceux qui voulurent rejoindre le Jourdain, parlequel ils étaient venus, rencontrèrent Murat et ses mille hommesqui gardaient le passage du fleuve.

Les Français ne s’arrêtèrent que lorsqu’ilsfurent las de tuer.

Bonaparte et Kléber se joignirent sur le champde bataille, et, au milieu des acclamations des trois carrés, sejetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut là que, suivant la tradition militaire,le colosse Kléber, posant la main sur l’épaule de Bonaparte, quiatteignait à peine à sa poitrine, lui dit ces paroles tantcontestées depuis :

– Général, vous êtes grand comme lemonde !

Bonaparte devait être content.

C’était bien sur le même point où Guy deLusignan avait été vaincu qu’il venait de vaincre ; c’était làque, le 5 juillet 1187, les Français, ayant épuisé jusqu’à l’eau deleurs larmes, dit l’auteur arabe, en vinrent à une actiondésespérée avec les musulmans, commandés par Sala-Eddin.

« Au commencement, dit ce même auteur,ils se battaient comme des lions ; mais à la fin ils n’étaientplus que des brebis dispersées. Entourés de toutes parts, ilsfurent repoussés jusqu’au pied de la montagne des Béatitudes, où leSeigneur, instruisant le peuple, dit : « Bienheureux lespauvres d’esprit, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceuxqui souffrent persécution pour la justice » et où il leurdit : « Vous prierez ainsi : « Notre Père, quiêtes aux cieux ! »

Toute l’action se porta donc vers cettemontagne, que les infidèles appellent la montagne d’Hittin.

Guy de Lusignan se réfugia sur la colline etdéfendit tant qu’il put la vraie croix, dont il ne put empêcher lesmusulmans de s’emparer, après qu’ils eurent blessé mortellementl’évêque de Saint-Jean-d’Acre, qui la portait.

Raymond s’ouvrit un passage avec les siens ets’enfuit à Tripoli, où il mourut de douleur.

Tant qu’un groupe de chevaliers resta, cegroupe revint à la charge, mais il fondait bientôt au milieu desSarrasins, comme la cire dans un brasier.

Enfin, le pavillon du roi tomba pour ne plusse relever ; Guy de Lusignan fut fait prisonnier, et Saladin,en prenant des mains de celui qui lui apportait l’épée du roi deJérusalem, descendit de cheval et rendit grâce à Mahomet de savictoire.

Jamais les chrétiens, ni en Palestine, niailleurs, n’avaient subi une pareille défaite. « En voyant lenombre des morts, dit un témoin oculaire, on ne croyait pas qu’il yeût des prisonniers ; en voyant les prisonniers, on ne pouvaitcroire qu’il y eût des morts. »

Le roi, après avoir juré la renonciation deson royaume, fut envoyé à Damas. Tous les chevaliers du Temple etles hospitaliers eurent la tête tranchée. Sala-Eddin, qui craignaitque ses soldats ne ressentissent une pitié qu’il n’éprouvait pas,et qui appréhendait qu’ils n’épargnassent quelques-uns de cesmoines-soldats, paya cinquante pièces d’or pour chacun de ceuxqu’on lui livra.

De toute l’armée chrétienne, à peineresta-t-il mille hommes debout. « On vendit, disent lesauteurs arabes, un prisonnier pour une paire de sandales, et l’onexposa dans les rues de Damas des têtes de chrétiens en guise demelons. »

Monseigneur Mislin dit, dans son beau livredes « Saints Lieux », qu’un an après cet horriblecarnage, en traversant les champs d’Hittin, il trouva encore desmonceaux d’ossements, et que les montagnes et les valléesd’alentour étaient couvertes des restes qu’y avaient traînés lesbêtes sauvages.

Après la bataille du Mont-Tabor, les chacalsde la plaine d’Esdrelon n’eurent rien à envier aux hyènes de lamontagne de Tibériade.

Chapitre 11Le marchand de boulets

Depuis que Bonaparte était revenu duMont-Tabor, c’est-à-dire depuis, près d’un mois, pas un jour lesbatteries n’avaient cessé de tonner, pas un jour il n’y avait eutrêve entre les assiégeants et les assiégés.

C’était la première résistance que la fortuneopposait à Bonaparte.

Le siège de Saint-Jean-d’Acre durait depuissoixante jours ; il y avait eu sept assauts et douze sorties.Caffarelli était mort des suites de l’amputation de son bras,Croisier était toujours sur son lit de douleur.

Mille hommes avaient été tués, ou étaientmorts de la peste. On avait encore de la poudre, mais on manquaitde boulets.

Le bruit s’en répandit dans l’armée ; onne peut point cacher ces choses-là aux soldats. Un matin queBonaparte visitait la tranchée avec Roland, un sergent-majors’approcha de Roland.

– Est-ce vrai, mon commandant, luidemanda-t-il, que le général en chef manque de boulets ?

– Oui, répondit Roland ; pourquoicette question ?

– Oh ! répondit le sergent-majoravec un mouvement de cou qui lui était particulier et qui semblaitremonter aux premiers jours où il avait mis une cravate, et où ilavait été gêné dedans, c’est que, s’il en manque, je lui enprocurerai.

– Toi ?

– Oui, moi et pas cher : à cinqsous.

– À cinq sous ! et ils en coûtentquarante au gouvernement !

– Vous voyez bien que c’est une bonneaffaire.

– Tu ne plaisantes pas ?

– Allons donc, est-ce que l’on plaisanteavec ses chefs ?

Roland s’approcha de Bonaparte, et lui fitpart de la proposition du sergent-major.

– Ces drôles-là ont parfois de bonnesidées, dit-il ; appelle-le.

Roland fit signe au sergent de s’avancer.

Il arriva au pas militaire, et se planta àdeux mètres de Bonaparte, la main à la visière du shako.

– C’est toi qui es marchand deboulets ? lui demanda Bonaparte.

– C’est-à-dire que j’en vends, mais jen’en fabrique pas.

– Et tu peux les donner à cinqsous ?

– Oui, mon général.

– Comment fais-tu ?

– Ah ! cela, c’est mon secret ;si je le dis, tout le monde en vendra.

– Et combien peux-tu enfournir ?

– Ce que tu en voudras, citoyen général,dit le sergent-major en appuyant sur le tu.

– Que faut-il te donner pour cela ?demanda Bonaparte.

– La permission de me baigner avec macompagnie.

Bonaparte éclata de rire, il avaitcompris.

– C’est bien, dit-il, tu l’as.

Le sergent-major salua et s’en alla toutcourant.

– Voilà, dit Roland, un drôle qui estbien attaché au vocabulaire républicain. Avez-vous remarqué,général, l’accent avec lequel il a dit : « Ce que tu envoudras » ?

Bonaparte sourit, mais sans répondre.

Presque aussitôt le général en chef et sonaide de camp virent passer la compagnie qui avait permission de sebaigner, sergent-major en tête.

– Viens voir quelque chose de curieux,dit Bonaparte à son aide de camp.

Et, prenant le bras de Roland, il gagna unpetit mamelon du haut duquel on découvrait tout le golfe.

Alors, il vit le sergent-major, donnantl’exemple de courir à l’eau, comme il eût certainement donné celuide courir au feu, se déshabiller le premier avec une partie de seshommes et se mettre à la mer, tandis que l’autre s’éparpillait surle rivage.

Jusque-là, Roland n’avait pas compris.

Mais à peine la manœuvre commandée par lesergent-major fut-elle exécutée, que, des deux frégates anglaiseset du haut des remparts de Saint-Jean-d’Acre, commença de tomberune pluie de boulets ; mais, comme les soldats, tant ceux quise baignaient que ceux qui étaient éparpillés sur le sable, avaientsoin de se tenir éloignés les uns des autres, les boulets portaientdans les intervalles, où ils étaient aussitôt recueillis, sansqu’un seul fût perdu, pas même ceux qui tombaient dans l’eau. Laplage allant en pente douce, les soldats n’avaient qu’à se baisseret à les ramasser au fond de la mer.

Ce jeu étrange dura deux heures.

Au bout de deux heures, il y avait troishommes tués, et l’inventeur du système avait recueilli mille àdouze cents boulets, ce qui faisait trois cents francs pour lacompagnie.

Cent francs par homme perdu. La compagnietrouvait le marché des plus avantageux.

Comme les batteries des frégates et de laplace étaient du même calibre que celles de l’armée, c’est-à-diredu calibre 16 et du 12, il ne devait pas y avoir un bouletperdu.

Le lendemain, la compagnie retourna au bain,et, en entendant la canonnade que frégates et remparts dirigeaientsur eux, Bonaparte ne put s’empêcher de retourner voir le mêmespectacle, auquel cette fois assistait une partie des chefs del’armée.

Roland ne put y tenir. C’était un de ceshommes que le bruit du canon exalte, que l’odeur de la poudreenivre.

En deux bonds, il fut sur la plage, et, jetantses habits sur le sable, ne conservant que son caleçon, il s’élançaà la mer.

Deux fois Bonaparte l’avait rappelé, mais ilavait fait semblant de ne point entendre.

– Qu’a-t-il donc, ce fou-là,murmura-t-il, pour ne pas manquer une occasion de se fairetuer ?

Roland n’était plus là pour répondre à songénéral, et probablement ne lui eût-il pas répondu.

Bonaparte le suivait des yeux.

Bientôt il dépassa le cercle des baigneurs ets’avança, en nageant, presque à portée du mousquet duTigre.

On fit feu sur lui, et l’on vit les ballesfaire jaillir l’eau tout autour du nageur.

Lui, ne s’en inquiéta aucunement, mais sonaction semblait tellement une bravade, qu’un officier duTigre ordonna de mettre une chaloupe à la mer.

Roland voulait bien être tué, mais il nevoulait pas être pris. Il nagea avec énergie pour gagner lesécueils semés au pied de Saint-Jean-d’Acre.

Il était impossible à la barque de s’engagerparmi ces écueils.

Roland disparut un instant à tous les yeux.Bonaparte commençait à craindre qu’il ne lui fût arrivé quelqueaccident, lorsqu’il le vit reparaître au pied des murailles de laville, et sous le feu de la mousqueterie.

Les Turcs, voyant un chrétien à portée deleurs fusils, ne se firent pas faute de tirer sur lui ; maisRoland semblait avoir fait un pacte avec les balles. Il suivait lebord de la mer, au pas. Le sable d’un côté, l’eau de l’autre,jaillissaient presque sous ses pieds. Il regagna l’endroit où ilavait déposé ses habits, les revêtit et s’achemina versBonaparte.

Une vivandière, qui s’était cette fois mise dela partie et qui distribuait le contenu de son baril aux ramasseursde boulets, vint lui offrir un petit verre.

– Ah ! c’est toi, déesseRaison ! dit Roland ; tu sais bien que je ne bois jamaisd’eau-de-vie.

– Non, dit celle-ci ; une fois n’estpas coutume, et ce que tu viens de faire vaut bien la goutte,citoyen commandant.

Et, lui présentant un petit verre d’argentplein de liqueur :

– À la santé du général en chef, et à laprise de Saint-Jean-d’Acre ! dit-elle.

Roland but en levant son verre du côté deBonaparte ; puis il offrit à la cantinière un talaro.

– Bon ! dit-elle, je vends moneau-de-vie à ceux qui ont besoin d’acheter du courage, mais pas àtoi. D’ailleurs, mon mari fait de bonnes affaires.

– Que fait-il donc, ton mari ?

– Il est marchand de boulets.

– En effet, à la façon dont marche lacanonnade, il peut faire fortune en peu de temps… Et où est-il, tonmari ?

– Le voilà, dit-elle.

Et elle montra à Roland le sergent-major quiétait venu faire à Bonaparte la proposition de lui vendre desboulets cinq sous.

Au moment où la déesse Raison faisait cettedémonstration, un obus vint s’enterrer dans le sable, à quatre pasdu spéculateur.

Le sergent-major, qui paraissait familier avectous les projectiles, se jeta la face contre terre et attendit.

Au bout de trois secondes, l’obus éclata enfaisant voler un nuage de sable.

– Ah ! par ma foi, déesse Raison,dit Roland, j’ai peur pour le coup que tu ne sois veuve.

Mais, au milieu du sable et de la poussièresoulevée autour de lui, le sergent-major se releva.

Il semblait sortir du cratère d’un volcan.

– Vive la République ! cria-t-il ense secouant.

Et, à l’instant même, dans l’eau et sur laplage, fut répété par tous les spectateurs ce cri sacré, quifaisait immortels les morts eux-mêmes.

Chapitre 12Comment le citoyen Pierre-Claude Faraud fut nommésous-lieutenant

Cette récolte de boulets dura quatre jours.Les Anglais et les Turcs avaient deviné le but de la spéculation,qu’ils avaient prise d’abord pour une bravade. Le compte fait desboulets, il y en avait trois mille quatre cents.

Bonaparte les avait fait payer très exactementau sergent-major par le payeur de l’armée Estève.

– Ah ! dit Estève en reconnaissantle sergent, décidément tu spécules sur l’artillerie. Je t’ai payéun canon à Frœschwiller, et je te paie trois mille quatre centsboulets à Saint-Jean-d’Acre.

– Bon ! dit le sergent-major, je nesuis pas plus riche pour cela ; les six cents francs descanons de Frœschwiller ont servi, avec le trésor du prince deCondé, à faire des pensions aux veuves et aux orphelins deDawendorf.

– Et cet argent-ci, qu’en vas-tufaire ?

– Il a sa destination.

– Peut-on la connaître ?

– D’autant mieux que c’est toi, citoyenpayeur, qui vas te charger de la commission. Cet argent est destinéà la vieille mère de notre brave capitaine Guillet, qui a été tuéau dernier assaut. Il est mort en la léguant à sa compagnie. LaRépublique n’est pas assez riche, elle pourrait oublier de luifaire une pension. Eh bien ! à défaut de pension, la compagnielui fera un capital. C’est malheureux seulement que ces démonsd’Anglais et ces imbéciles de Turcs se soient aperçus de la farceet n’aient pas voulu rendre plus longtemps ; on lui auraitcomplété la somme de mille francs, à la pauvre femme ; mais,que veux-tu, citoyen payeur, la plus belle fille du monde ne peutdonner que ce qu’elle a, et la troisième compagnie de la32e demi-brigade, quoiqu’elle soit la plus belle fillede l’armée, n’a que huit cent cinquante francs à lui offrir.

– Et où demeure-t-elle, la mère ducapitaine Guillet ?

– À Châteauroux, capitale de l’Indre…Ah ! l’on est fidèle à son vieux régiment, et il en était, lebrave capitaine Guillet !

– C’est bien, on lui fera passer lasomme, au nom de la troisième compagnie de la 32edemi-brigade et de…

– Pierre-Claude Faraud, exécuteurtestamentaire.

– Merci. Maintenant, Pierre-ClaudeFaraud, je suis chargé par le général en chef de te dire qu’il veutte parler.

– Quand il voudra, fit le sergent-major,avec le mouvement de cou qui lui était particulier. Pierre-ClaudeFaraud n’est pas embarrassé sur la parole.

– Il te le fera dire.

– J’attends !

Et le sergent-major pivota sur ses talons, etalla attendre à la 32e demi-brigade l’avis qui lui étaitannoncé. Bonaparte était à dîner sous sa tente, lorsqu’on leprévint que le sergent-major qu’il avait envoyé chercher attendaitson bon plaisir.

– Qu’il entre ! fit Bonaparte.

Le sergent-major entre.

– Ah ! c’est toi ?

– Oui, citoyen général, dit Faraud ;ne m’as-tu pas fait demander ?

– À quelle brigadeappartiens-tu ?

– À la 32e.

– À quelle compagnie ?

– À la troisième.

– Capitaine ?

– Capitaine Guillet, défunt.

– Non remplacé ?

– Non remplacé.

– Quel est le plus brave des deuxlieutenants ?

– Il n’y a pas de plus brave dans la32e, ils sont tous aussi braves l’un que l’autre.

– Le plus ancien, alors ?

– Le lieutenant Valats, resté à son posteavec un coup de feu dans la poitrine.

– Le second lieutenant n’a point étéblessé, lui ?

– Ce n’est pas sa faute.

– C’est bien. Valats passera capitaine,le second lieutenant passera lieutenant en premier. N’y a-t-il pasun sous-lieutenant qui se soit distingué ?

– Tout le monde s’est distingué.

– Mais je ne puis pas faire tout le mondelieutenant, animal !

– C’est juste ; alors, il y aTaberly.

– Taberly ? qu’est-ce queTaberly ?

– Un brave.

– Sa nomination sera-t-elle bienvue ?

– Acclamée.

– En ce cas, il va manquer unesous-lieutenance ; quel est le plus vieuxsergent-major ?

Celui auquel s’adressait la question fit unmouvement de cou, à croire qu’il s’étranglait dans sa cravate.

– C’est un nommé Pierre-Claude Faraud,dit-il.

– Qu’as-tu à dire sur lui ?

– Pas grand-chose.

– Tu ne le connais pas,peut-être ?

– C’est justement parce que je leconnais.

– Eh bien, moi aussi, je le connais.

– Tu le connais, général ?

– Oui, c’est un aristocrate de l’armée duRhin.

– Oh !

– Un querelleur.

– Général !

– Que j’ai surpris se battant en duel àMilan avec un brave républicain.

– C’est un ami, général ; on peutbien se battre entre amis.

– Et que j’ai envoyé à la salle de policepour quarante-huit heures.

– Pour vingt-quatre, général.

– Alors, je lui ai fait tort desvingt-quatre autres.

– On est prêt à les faire, général.

– Quand on est sous-lieutenant, on ne vaplus à la salle de police, on va aux arrêts.

– Mon général, Pierre-Claude Faraud n’estpas sous-lieutenant. Il n’est que sergent-major.

– Si fait, il est sous-lieutenant.

– Oh ! en voilà une bonne, parexemple ! et depuis quand ?

– Depuis ce matin ; voilà ce quec’est que d’avoir des protecteurs.

– Moi, des protecteurs ? s’écriaFaraud.

– Ah ! c’est donc toi ? ditBonaparte.

– Oui, c’est moi, et je voudrais biensavoir qui me protège.

– Moi, dit Estève, qui t’ai vu deux foisdonner généreusement l’argent que tu avais gagné.

– Et moi, dit Roland, qui ai besoin d’unbrave qui me seconde dans une expédition dont pas beaucoup nereviendront.

– Prends-le, dit Bonaparte ; mais jene te conseille pas de le mettre en sentinelle perdue dans un paysoù il y aura des loups.

– Comment, général, tu sais cettehistoire-là ?

– Je sais tout, monsieur.

– Général, dit Faraud, c’est toi quiferas mes vingt-quatre heures de salle de police.

– Comment cela ?

– Tu viens de dire monsieur !

– Allons, allons, tu es un garçond’esprit, dit en riant Bonaparte, et je me souviendrai detoi ; en attendant, tu vas boire un verre de vin à la santé dela République.

– Général, reprit en riant Roland, lecitoyen Faraud ne boit à la République qu’avec de l’eau-de-vie.

– Bon ! et moi qui n’en ai pas, fitBonaparte.

– J’ai prévu le cas, dit Roland.

Puis, allant à la porte de la tente :

– Entre, citoyenne Raison, dit-il.

La citoyenne Raison entra.

Elle était toujours belle, quoique le soleild’Égypte eût hâlé son teint.

– Rose ici ! s’écria Faraud.

– Tu connais la citoyenne ? demandaen riant Roland.

– Je crois bien ! répliqua Faraud,c’est ma femme.

– Citoyenne, dit Bonaparte, je t’ai vuopérer au milieu des boulets ; Roland a voulu te payer lepetit verre que tu lui as donné au moment où il sortait de l’eau,tu as refusé ; comme je n’ai pas d’eau-de-vie dans ma cantineet que mes convives en désiraient chacun un petit verre, Roland adit : « Faites venir la citoyenne Raison, nous luipaierons le tout ensemble. » On t’a fait venir, versedonc.

La citoyenne Raison tourna son petit tonneau,et versa à chacun son petit verre.

Elle oubliait Faraud.

– Quand on boit au salut de laRépublique, dit Roland, tout le monde boit.

– Seulement, on est libre de boire del’eau, dit Bonaparte. Et, levant son verre :

– Au salut de la République !prononça-t-il.

Le toast fut répété en chœur.

Alors, Roland tirant un parchemin de sapoche :

– Tiens, dit-il, voilà une lettre dechange sur la postérité ; seulement elle est au nom de tonmari ; tu peux l’endosser, mais lui seul la touchera.

La déesse Raison, les mains tremblantes,ouvrit le parchemin que Faraud suivait d’un œil étincelant.

– Tiens, Pierre, dit-elle en le luitendant, lis ! ton brevet de sous-lieutenant en remplacementde Taberly.

– Est-ce vrai ? demanda Faraud.

– Regarde plutôt.

Faraud regarda.

– Cré mille tonnerres ! Faraud,sous-lieutenant ! s’écria-t-il. Vive le généralBonaparte !

– Vingt-quatre heures d’arrêts forcéspour avoir crié : « Vive le généralBonaparte ! » au lieu de crier : « Vive laRépublique ! » dit Bonaparte.

– Décidément, je ne pouvais pas yéchapper, répliqua Faraud ; mais, ces vingt-quatre heures-là,on les fera avec plaisir.

Chapitre 13Dernier assaut

Pendant la nuit qui suivit la nomination deFaraud au grade de sous-lieutenant, Bonaparte reçut huit pièces degrosse artillerie et des munitions en abondance.

Les trois mille quatre cents boulets de Faraudavaient servi à repousser les sorties de la place.

La tour Maudite était détruite presque enentier. Bonaparte résolut de faire un dernier effort.

D’ailleurs, les circonstances lecommandaient.

Le 8 mai, on aperçut au loin une flotte turquede trente voiles, escortée par des bâtiments de guerre anglais.

Il faisait à peine jour lorsque Bonaparte enfut prévenu ; il monta sur une colline d’où l’on découvraittoute la mer.

Son appréciation fut que cette escadre venaitde l’île de Rhodes, et qu’elle apportait aux assiégés un renfort detroupes, de munitions et de vivres.

Il s’agissait d’emporter Saint-Jean-d’Acreavant que le convoi y entrât et que les forces de la garnisonfussent doublées.

Lorsque Roland vit l’attaque bien décidée, ildemanda au général en chef la disposition de deux cents hommes,avec carte blanche pour faire d’eux et avec eux tout ce qu’ilvoudrait.

Bonaparte exigea une explication.

Il avait une grande confiance dans le couragede Roland, courage qui allait jusqu’à la témérité ; mais, àcause de cette témérité même, il hésitait à lui confier la vie desdeux cents hommes.

Alors, Roland lui expliqua que, le jour où ils’était baigné, il avait aperçu du côté de la mer une brèche quel’on ne pouvait voir du côté de la terre et dont les assiégés nes’étaient point inquiétés, défendue qu’elle était par une batterieintérieure et par le feu des vaisseaux anglais.

Par cette brèche, il entrerait dans la villeet ferait diversion avec ses deux cents hommes.

Bonaparte autorisa Roland.

Roland choisit deux cents hommes de la32e demi-brigade, au nombre desquels était le nouveausous-lieutenant Faraud.

Bonaparte ordonna une attaque générale :Murat, Rampon, Vial, Kléber, Junot, généraux de division, générauxde brigade, chefs de corps, tous s’élancèrent à la fois.

À dix heures du matin, tous les ouvragesextérieurs repris par l’ennemi étaient enterrés de nouveau :cinq drapeaux étaient conquis, trois canons enlevés et quatreencloués. Cependant, les assiégés ne reculaient pas d’unesemelle ; on les abattait et l’on prenait la place de ceux quiétaient abattus. Jamais pareille audace, jamais valeur semblable,jamais plus impétueuse ardeur, jamais courage plus obstiné,n’avaient lutté pour la possession et la défense d’une ville.Jamais, depuis l’époque où l’enthousiasme religieux avait misl’épée aux mains des croisés, et le fanatisme mahométan, lecimeterre au bras des Turcs, jamais lutte si mortelle, simeurtrière, si sanglante n’avait effrayé une population, dont untiers faisait des vœux pour les chrétiens, et les deux autres tierspour Djezzar. Du haut des remparts qu’ils occupaient déjà en partieet où retentissaient déjà les cris de victoire, nos soldatspouvaient voir les femmes parcourant les rues et poussant leurscris qui ressemblent à la fois aux houhoulements des hiboux et auxglapissements de l’hyène, ces cris qu’aucun de ceux qui les aentendus n’oubliera jamais, et jetant de la poussière en l’air,avec des invocations et des malédictions !

Généraux, officiers, soldats, combattaientpêle-mêle dans la tranchée ; Kléber, armé d’un fusil albanaisqu’il avait arraché à son maître, s’en était fait une massue, et,le levant au-dessus de sa tête comme un batteur en grange fait d’unfléau, à chaque coup, il abattait un homme. Murat, la têtedécouverte, ses longs cheveux flottants, faisait tournoyer sonsabre, dont la fine trempe abattait tout ce qu’il rencontrait.Junot, tantôt le fusil, tantôt le pistolet à la main, tuait unhomme à chaque fois qu’il faisait feu.

Le chef de la 18e demi-brigade,Boyer, était tombé dans la mêlée avec dix-sept officiers, et plusde cent cinquante soldats de son corps ; mais, sur leurscadavres qui avaient servi d’épaulement, Lannes, Bon et Vialavaient passé.

Bonaparte, non pas dans la tranchée, mais surla tranchée, dirigeant lui-même l’artillerie, immobile et offertcomme une cible à tous les coups, faisait battre en brèche, avecles canons mêmes de la tour, la courtine qui était à sadroite ; au bout d’une heure, l’ouverture était praticable. Onmanquait de fascines pour combler le fossé ; là, comme onavait déjà fait sur un autre point un rempart, on jeta lescadavres : musulmans et chrétiens, Français et Turcs,précipités par les fenêtres de la tour qu’ils encombraient,élevèrent un pont à la hauteur des remparts.

Les cris de « Vive laRépublique ! » se firent entendre, mêlés aux cris« À l’assaut ! à l’assaut ! » La musique jouala Marseillaise, et le reste de l’armée prit part aucombat.

Bonaparte envoya un de ses officiersd’ordonnance, nommé Raimbaud, dire à Roland que le moment étaitvenu de faire son mouvement ; seulement, lorsqu’il sut de quoiil s’agissait, Raimbaud, au lieu de revenir près de Bonaparte,demanda à Roland de rester avec lui.

Les deux jeunes gens étaient liés, et, un jourde bataille, on ne se refuse pas ces choses-là entre amis.

Faraud était parvenu à se procurer l’habit etles épaulettes d’un sous-lieutenant tué, et il étincelait à la têtede sa compagnie.

La déesse Raison, plus fière de son grade queson mari, marchait sur le même rang que lui, une paire de pistoletsà la ceinture.

À peine l’ordre reçu, Roland prend la tête deses deux cents hommes, se jette à la mer avec eux, tourne lebastion avec de l’eau jusqu’à la ceinture, et se présente à labrèche, clairons en tête.

Cette attaque était si inattendue, depuis deuxmois que durait le siège, que les artilleurs n’étaient pas même àleurs pièces. Roland s’en empare et, n’ayant pas d’artilleurs pourles servir, les encloue.

Puis, au milieu des cris de« Victoire ! victoire ! » il s’élance dans lesrues tortueuses de la ville.

Ces cris sont entendus des remparts etredoublent l’ardeur des assiégeants. Pour la seconde fois,Bonaparte croit être maître de Saint-Jean-d’Acre, et s’élancelui-même dans la tour Maudite, que l’on a eu tant de mal àemporter.

Mais, arrivé là, il reconnaît avec désespoirune seconde enceinte, par laquelle sont arrêtés nos soldats.

C’est celle que le colonel Phélippeaux, sonancien condisciple de Brienne, a fait construire derrière lapremière.

À moitié penché hors de la fenêtre, il crie,il encourage ses soldats. Les grenadiers, furieux de se trouver enface de ce nouvel obstacle, essaient, à défaut d’échelles, demonter sur les épaules les uns des autres ; mais tout à coup,en même temps que les assaillants sont attaqués en face par ceuxqui garnissent la seconde enceinte, ils sont foudroyés par unebatterie destinée à les prendre en flanc. Une fusillade immenseéclate de tous les côtés, des maisons, des rues, des barricades, dusérail même, de Djezzar. Une fumée épaisse monte de l’intérieur dela ville : c’est Roland, Raimbaud et Faraud qui mettent le feuà un bazar. Au milieu de la fumée ils apparaissent sur lesterrasses des maisons, pour se mettre en communication avec ceuxdes remparts ; à travers la brume de l’incendie et de lafusillade, on voit briller les plumets tricolores, et, de la villeet des remparts, le cri « Victoire ! » s’élance pourla troisième fois de la journée ; ce sera ladernière !

Les soldats destinés à faire, par le rempart,leur jonction avec les deux cents hommes de Roland, et dont unepartie vient de se laisser rouler dans la ville, tandis que l’autrecombat sur la muraille et se débat dans les fossés, écrasés par unequadruple fusillade, hésitent, au sifflement des balles et augrondement des boulets qui tombent comme une grêle et passent commeun ouragan. Lannes, blessé à la tête d’un coup de feu, tombe sur legenou et est emporté par ses grenadiers… Kléber, comme un géantinvulnérable, tient encore au milieu du feu. Bon et Vial sontrepoussés dans le fossé.

Bonaparte cherche par qui il peut fairesoutenir Kléber. Tout son monde est engagé. Lui-même alors ordonnela retraite en pleurant de rage ; car, il n’en doute point,tout ce qui est entré dans la ville avec Roland, tout ce qui s’estglissé à bas du rempart pour aller le rejoindre, deux centcinquante ou trois cents hommes, tout cela est perdu. Et lelendemain, il y aura une moisson de têtes à faire dans le fossé dela ville !

Il se retire le dernier et s’enferme dans satente avec ordre de ne laisser pénétrer personne jusqu’à lui.

C’est, depuis trois ans, la première foisqu’il doute de sa fortune.

Quelle sublime page écrirait l’historien quipourrait dire ce qui se passa dans cet esprit et dans cette âmependant cette heure douloureuse !

Chapitre 14Le dernier bulletin

Pendant ce temps, Roland et les cinquantehommes qui étaient descendus dans la ville, et qui avaient faitleur jonction avec lui, après avoir eu l’espoir d’être soutenus,commençaient à craindre d’être abandonnés.

En effet, les cris de victoire qui avaientrépondu aux leurs s’éteignaient peu à peu ; puis la fusilladeet la canonnade allaient diminuant, et enfin, au bout d’une heure,avaient entièrement cessé.

À travers les autres bruits dont il étaitenvironné, Roland avait même cru entendre les clairons sonnant etles tambours battant la retraite.

Puis, comme nous l’avons dit, tous les bruitss’étaient éteints.

Alors, pareils à une marée qui de tous côtésmonte à la fois, de tous côtés sur la petite troupe s’était ruésAnglais, Turcs, mamelouks, Arnautes, Albanais, la garnison entière,huit mille hommes.

Alors, Roland avait fait former le carré à sapetite troupe, avait appuyé une de ses faces à la porte d’unemosquée, avait fait entrer cinquante de ses hommes dans la mosquée,convertie par lui en forteresse, et là, après avoir fait jurer àses hommes de se défendre jusqu’à la mort contre des ennemis dontil n’y avait pas de quartier à espérer, ils attendirent, labaïonnette en avant.

Comme toujours, les Turcs, pleins de confiancedans leur cavalerie, la lancèrent sur le carré avec une tellefurie, que, quoique le feu des Français eût abattu dans sa doublefusillade une soixantaine d’hommes et de chevaux, ceux qui venaientensuite montèrent par-dessus les cadavres d’hommes et de chevaux,comme ils eussent fait par-dessus une montagne, et vinrent seheurter aux baïonnettes encore fumantes.

Mais, là, force leur fut de s’arrêter.

Le second rang eut le temps de recharger et defaire, feu à bout portant.

Il fallut reculer ; mais comme ils nepouvaient pas repasser la montagne de morts et de blessés àreculons, ils s’échappèrent par la droite et par la gauche.

Deux effroyables fusillades les accompagnèrentdans leur fuite et les décimèrent.

Mais ils n’en revinrent que plus acharnés.

Alors, une lutte effroyable commença,véritable combat corps à corps, où les cavaliers turcs, affrontantla fusillade à bout portant, venaient, jusque sur les baïonnettesde nos soldats, décharger leurs pistolets.

D’autres, voyant que le reflet du soleil surles canons des fusils effrayait leurs chevaux, les faisaientmarcher à reculons, et, les forçant de se cabrer, se renversaientavec eux sur les baïonnettes.

Les blessés se traînaient à terre, et, commedes serpents se glissant sous le canon des fusils, coupaient lesjarrets de nos soldats.

Roland, armé d’un fusil double, selon sonhabitude dans ces sortes de combats, abattait un chef à chaque coupqu’il tirait.

Faraud, dans la mosquée, dirigeait le feu, etplus d’un bras qui levait déjà le sabre pour frapper, retombainerte, atteint d’une balle venant d’une fenêtre de la galerie duminaret.

Roland, voyant que le nombre de ses hommesdiminuait, et que, malgré le triple rang de cadavres qui faisait unrempart à sa petite troupe, il ne pouvait soutenir longtemps encoreune pareille lutte, fit ouvrir la porte de la mosquée, et, avec leplus grand calme et continuant de faire un feu meurtrier, y fitrentrer ses hommes et y rentra lui-même le dernier.

Alors, le feu commença par toutes lesouvertures de la mosquée ; mais les Turcs firent avancer unepièce de canon et la pointèrent vers la porte.

Roland, lui, se tenait près d’une fenêtre, etl’on vit tomber les uns après les autres les trois premiersartilleurs qui approchèrent la mèche de la lumière.

Alors, un cavalier passa à toute bride près ducanon, et, avant que l’on s’aperçût de son intention, il lâcha sonpistolet sur la lumière.

La pièce éclata, le cheval et le cavalierroulèrent à dix pas, mais la porte était brisée.

Seulement, par cette porte brisée, sortit unetelle fusillade, que trois fois les Turcs se présentèrent pourentrer dans la mosquée et trois fois ils furent repoussés.

Furieux, ils se rallient et reviennent unequatrième fois ; mais, cette fois, quelques coups de fusil àpeine répondent à leurs cris de mort.

Les munitions de la petite troupe sontépuisées.

Les grenadiers attendent l’ennemi labaïonnette en avant.

– Amis, crie Roland, rappelez-vous quevous avez juré de mourir plutôt que d’être les prisonniers deDjezzar le Boucher, qui a fait couper les têtes de noscompagnons.

– Nous le jurons ! crient d’uneseule voix les deux cents hommes de Roland.

– Vive la République ! ditRoland.

– Vive la République !répétèrent-ils tous après lui.

Et chacun s’apprête à mourir, mais à tuer enmourant.

En ce moment, un groupe d’officiers paraît àla porte ; à leur tête marche Sidney Smith. Tous ont l’épée aufourreau.

Smith lève son chapeau et fait signe qu’ilveut parler.

On fait silence.

– Messieurs, dit-il en excellentfrançais, vous êtes des braves, et il ne sera pas dit que, devantmoi, on massacre des hommes qui se sont conduits en héros.Rendez-vous : je vous assure la vie sauve.

– C’est trop ou pas assez, réponditRoland.

– Que voulez-vous donc ?

– Tuez-nous tous jusqu’au dernier ourenvoyez-nous tous.

– Vous êtes exigeants, messieurs, dit lecommodore, mais on ne peut rien refuser à des hommes comme vous.Seulement, vous me permettrez de vous donner une escorte anglaisejusqu’à la porte de la ville ; sans quoi, pas un de vous n’yarriverait vivant. Est-ce convenu ?

– Oui, milord, dit Roland, et nous nepouvons que vous remercier de votre courtoisie.

Sidney Smith laissa deux officiers anglaispour garder la porte, et, entrant dans la mosquée, vint tendre lamain à Roland.

Dix minutes après, l’escorte anglaise étaitarrivée.

Les soldats français, la baïonnette au bout dufusil, les officiers le sabre à la main, traversèrent, au milieudes imprécations des musulmans, des hurlements des femmes et descris des enfants, la rue qui conduisait au camp français.

Dix ou douze blessés, au nombre desquels étaitFaraud, étaient portés sur des civières improvisées avec desfusils. La déesse Raison marchait près du brancard dusous-lieutenant, un pistolet à la main.

Jusqu’à ce qu’ils fussent hors de la portéedes balles turques, Smith et les soldats anglais accompagnèrent lesgrenadiers, qui défilèrent devant le double rang de soldats rougesleur présentant les armes.

Bonaparte, nous l’avons dit, s’était retirédans sa tente. Il avait demandé Plutarque et lisait la biographied’Auguste ; et, pensant à Roland et à ses braves, qu’à cetteheure on égorgeait sans doute, il murmurait, comme Auguste après labataille de Teutberg : « Varus, rends-moi meslégions ! »

Cette fois, il n’avait à redemander seslégions à personne, il était son propre Varus.

Tout à coup, une grande rumeur se fit entendreet le chant de la Marseillaise arriva jusqu’à lui.

Qu’avaient-ils à se réjouir et à chanter, cessoldats, quand leur général pleurait de rage et dedouleur ?

Il bondit jusqu’à la porte de sa tente.

La première personne qu’il vit fut Roland, sonaide de camp Raimbaud et le sous-lieutenant Faraud, sur une jambecomme un héron ; l’autre avait été traversée d’une balle.

Le blessé s’appuyait sur l’épaule de la déesseRaison.

Derrière eux étaient les deux cents hommes queBonaparte croyait perdus.

– Ah ! par exemple, mon bon ami,dit-il en serrant les mains de Roland, j’avais déjà fait mon deuilde toi, car je te croyais flambé… Comment, diable, vous êtes voustirés de là ?

– Raimbaud vous racontera cela, ditRoland, de mauvaise humeur de devoir la vie à un Anglais. Moi, j’aitrop soif pour parler, je vais boire.

Et, prenant une gargoulette pleine d’eau quise trouvait sur la table, il la vida d’un seul trait, tandis queBonaparte allait au-devant du groupe des soldats, qu’il voyait avecd’autant plus de plaisir qu’il avait cru ne plus les revoir.

Chapitre 15Rêves évanouis

Napoléon a dit à Saint-Hélène, en parlant deSaint-Jean-d’Acre :

« Le sort de l’Orient était dans cettebicoque. Si Saint-Jean-d’Acre fût tombé, je changeais la face dumonde ! »

Ce regret, exprimé vingt ans après, donne lamesure de ce que dut souffrir Bonaparte lorsque, devantl’impossibilité de prendre Saint-Jean-d’Acre, il publia cet ordredu jour dans toutes les divisions de l’armée.

Ce fut, comme toujours, Bourrienne quil’écrivit sous sa dictée :

Soldats !

Vous avez traversé le désert qui séparel’Afrique de l’Asie avec plus de rapidité qu’une arméed’Arabes.

L’armée qui était en marche pour envahirl’Égypte est détruite. Vous avez pris son général, son équipage decampagne, ses bagages, ses outres, ses chameaux.

Vous vous êtes emparés de toutes lesplaces fortes qui défendent les puits du désert.

Vous avez dispersé, aux champs duMont-Tabor, cette nuée d’hommes accourus de toutes les parties del’Asie, dans l’espoir de piller l’Égypte.

Enfin, après avoir, avec une poignéed’hommes, nourri la guerre pendant trois mois dans le cœur de laSyrie, pris quarante pièces de campagne, cinquante drapeaux, faitsix mille prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, de Jaffa,de Kaïffa et d’Acre, nous allons rentrer en Égypte ; la saisondes débarquements m’y rappelle.

Encore quelques jours, et vous aurezl’espoir de prendre le pacha même au milieu de son palais ;mais, dans cette saison, le prix du château d’Acre ne vaut pas laperte de quelques jours, et les braves que je devrais y perdre mesont aujourd’hui trop nécessaires pour des opérationsessentielles.

Soldats, nous avons une carrière defatigues et de dangers à parcourir. Après avoir mis l’Orient horsd’état de rien faire contre nous pendant cette campagne, il nousfaudra peut-être repousser les efforts d’une partie del’Occident.

Vous y trouverez de nouvelles occasions degloire, et si, au milieu de tant de combats, chaque four est marquépar la mort d’un brave, il faut que de nouveaux braves se formentet prennent place à leur tour parmi ce petit nombre qui donnel’élan dans le danger et qui maîtrise la victoire.

En achevant de dicter ce bulletin àBourrienne, Bonaparte se leva et sortit de sa tente comme pourrespirer.

Bourrienne le suivit, inquiet. Les événementsn’avaient pas l’habitude de faire sur ce cœur de bronze une siprofonde empreinte. Bonaparte gravit la petite colline qui dominaitle camp, s’assit sur une pierre, et resta longtemps le regard fixésur la forteresse à moitié détruite, et sur l’océan qui lui faisaitun immense horizon.

Enfin, au bout d’un instant desilence :

– Les gens qui écriront ma vie, dit-il,ne comprendront pas pourquoi je me suis acharné si longtemps àcette misérable bicoque. Ah ! si je l’avais prise, comme jel’espérais !

Il laissa tomber sa tête dans sa main.

– Si vous l’aviez prise ? demandaBourrienne.

– Si je l’avais prise, s’écria Bonaparteen lui saisissant la main, je trouvais dans la ville les trésors dupacha et des armes pour trois cent mille hommes ; je soulevaiset j’armais toute la Syrie ; je marchais sur Damas et surAlep ; je grossissais mon armée de tous les mécontents ;j’annonçais aux peuples l’abolition de la servitude et dugouvernement tyrannique des pachas ; j’arrivais àConstantinople avec des masses armées ; je renversais l’empireturc, je fondais en Orient un nouvel et grand empire qui fixait maplace dans la postérité, et peut-être retournais-je à Paris parAndrinople et par Vienne, après avoir anéanti la maisond’Autriche.

C’était, comme on le voit, tout simplement leprojet de César au moment où il tomba sous le poignard desassassins ; c’était sa guerre commencée chez les Parthes etqui ne devait s’achever qu’en Germanie.

Autant il y avait loin de l’homme du 13vendémiaire au vainqueur de l’Italie, autant il y avait loinaujourd’hui du vainqueur de l’Italie au conquérant desPyramides.

Proclamé en Europe le plus grand des générauxcontemporains, il cherche, sur les rivages où ont combattuAlexandre, Annibal et César, à égaler sinon à surpasser les nomsdes capitaines antiques et il les surpassera, puisque, ce qu’ilsont rêvé, il veut le faire.

« Que serait-il arrivé de l’Europe, ditPascal à propos de Cromwell mort de la gravelle, si ce grain desable ne se fût trouvé dans ses entrailles ? »

Que serait-il arrivé de la fortune deBonaparte, si cette bicoque de Saint-Jean-d’Acre ne se fût trouvéesur son chemin ?

Il rêvait à ce grand mystère de l’inconnu,quand son regard fut attiré par un point noir qui allaitgrandissant entre deux montagnes de la chaîne du Carmel.

Au fur et à mesure qu’il approchait, onpouvait reconnaître un soldat de ce corps des dromadaires créé parBonaparte, « avec lequel, après la bataille, il donnait lachasse aux fugitifs ». Cet homme venait au pas le plus allongéde sa monture.

Bonaparte tira sa lunette de sa poche, et,après avoir regardé un instant :

– Bon ! dit-il, voici des nouvellesd’Égypte qui nous arrivent.

Et il se tint debout.

Le messager le reconnut, de son côté ; ildirigea aussitôt vers la colline son dromadaire, qui obliquait ducôté du camp. Bonaparte descendit alors, s’assit sur une pierre etattendit.

Le soldat, qui paraissait excellent cavalier,mit son dromadaire au galop. Il portait les insignes de maréchaldes logis-chef.

– D’où viens-tu ? lui criaBonaparte, impatient du moment où il crut que celui-ci pouvaitl’entendre.

– De la Haute-Égypte, lui cria lemaréchal des logis.

– Quelles nouvelles ?

– Mauvaises, mon général.

Bonaparte frappa du pied.

– Viens ici, dit-il.

En quelques secondes, l’homme au dromadaireétait près de Bonaparte ; sa monture plia les genoux, et il selaissa glisser à terre.

– Tiens, citoyen général, lui dit-il.

Et il lui remit une dépêche.

Bonaparte la passa à Bourrienne :

– Lisez, dit-il.

Bourrienne lut :

Au général en chef Bonaparte.

Je ne sais si cette dépêche te parviendra,citoyen général, et, en supposant qu’elle te parvienne, si tu serasen état de remédier au désastre dont je suis menacé.

Pendant que le général Desaix poursuit lesmamelouks du côté de Syout, la flottille, composée de ladjerme L’Italie et de plusieurs autres bateaux armés, quiportent presque tous les munitions de la division, beaucoupd’objets d’artillerie, des blessés et des malades, a été retenue àla hauteur de Beyrouth par le vent.

La flottille va être attaquée dans unquart d’heure par le chérif Hassan et trois ou quatre mille hommes.Nous ne sommes pas en mesure de résister ; nousrésisterons.

Seulement, à moins d’un miracle, nous nepouvons échapper à la mort.

Je prépare cette dépêche, à laquellej’ajouterai les détails du combat au fur et à mesure qu’avancera labataille.

Le chérif nous attaque par une vivefusillade ; je commande le feu, il est deux heures del’après-midi.

Trois heures. Après un carnage horriblefait par notre artillerie, les Arabes reviennent pour la troisièmefois à la charge. J’ai perdu le tiers de mes hommes.

Quatre heures. Les Arabes se jettent dansle fleuve et s’emparent des petits bateaux. Je n’ai plus que douzehommes, tous les autres sont blessés ou morts. J’attendrai que lesArabes encombrent l’Italie et je me ferai sauteravec eux.

Je remets cette dépêche à un homme braveet adroit qui me promet, s’il n’est pas tué, d’arriver partout oùvous serez.

Dans dix minutes, tout sera fini.

Le capitaine Morandi.

– Après ? demanda Bonaparte.

– Voilà tout, dit Bourrienne.

– Mais Morandi ?

– S’est fait sauter, général, dit lemessager.

– Et toi ?

– Moi, je n’ai pas attendu qu’ilsautât ; j’ai sauté d’avance après avoir eu le soin de mettrema dépêche dans ma blague à tabac, et j’ai nagé entre deux eauxjusqu’à un endroit où je me suis caché dans de grandes herbes. Lanuit venue, je suis sorti de l’eau, et, me traînant à quatre pattesjusqu’au camp, je parvins près d’un Arabe endormi ; je lepoignardai, et m’emparant de son dromadaire, je m’éloignai au grandgalop.

– Et tu arrives de Beyrouth ?

– Oui, citoyen général.

– Sans accident ?

– Si tu appelles des accidents quelquescoups de fusil tirés sur moi ou par moi, j’ai eu pas mald’accidents, au contraire, et mon chameau aussi. Nous avons reçu ànous deux quatre balles, lui trois, dans les cuisses, moi une dansl’épaule ; nous avons eu soif, nous avons eu faim ; luin’a rien mangé du tout ; moi, j’ai mangé du cheval. Enfin,nous voilà. Tu te portes bien, citoyen général ! c’est tout cequ’il faut.

– Mais Morandi ? demandaBonaparte.

– Dame ! comme il a mis le feu à lapoudre, je crois qu’il serait difficile d’en retrouver un morceaugros comme une noix.

– Et l’Italie ?

– Oh ! l’Italie, il n’enreste pas de quoi faire une boîte d’allumettes.

– Tu avais raison, mon ami, ce sont là demauvaises nouvelles ! Bourrienne, tu diras que je suissuperstitieux ; as-tu entendu le nom de la djerme qui asauté ?

– L’Italie.

– Eh bien ! écoute ici, Bourrienne.L’Italie est perdue pour la France ; c’en est fait : mespressentiments ne me trompent jamais.

Bourrienne haussa les épaules.

– Quel rapport voulez-vous qu’il y aitentre une barque qui saute à huit cent lieues de la France, et surle Nil, avec l’Italie ?

– J’ai dit, reprit Bonaparte avec unaccent prophétique ; tu verras !

Puis après un instant de silence :

– Emmène ce garçon, Bourrienne, dit-il enmontrant le messager ; donne-lui trente talari et fais-toidicter par lui la relation du combat de Beyrouth.

– Si, au lieu de trente talari, citoyen,dit le maréchal des logis, tu voulais me faire donner un verred’eau, je te serais bien reconnaissant.

– Tu auras tes trente talari, tu aurasune gargoulette d’eau tout entière, et tu aurais un sabred’honneur, si tu n’avais déjà celui du général Pichegru.

– Il m’a reconnu ! s’écria lemaréchal des logis.

– On n’oublie pas les braves comme toi,Falou ; seulement, ne te bats pas en duel, ou gare à la sallede police !

Chapitre 16La retraite

Dès le soir, pour dissimuler le mouvement àl’ennemi et pour éviter la chaleur du jour, l’armée se mit enretraite.

Ordre était donné de suivre la Méditerranée,pour profiter de la fraîcheur de la mer.

Avant le départ, Bonaparte avait appeléBourrienne près de lui, et lui avait dicté un ordre pour que toutle monde allât à pied, et que les chevaux, les mules et leschameaux fussent réservés pour les malades et les blessés.

Une anecdote donne parfois une idée pluscomplète de la situation de l’esprit d’un homme que toutes lesdescriptions impossibles.

Bonaparte venait de dicter l’ordre àBourrienne, lorsque son écuyer, Vigogne père, entra sous sa tenteet, portant la main à son chapeau, lui demanda :

– Général, quel cheval vousréservez-vous ?

Bonaparte commença par le regarder de traverset, lui appliquant un coup de cravache sur la figure :

– N’avez-vous pas entendu l’ordre,imbécile ? Tout le monde va à pied, moi comme les autres.Sortez !

Vigogne sortit.

Il y avait trois pestiférés auMont-Carmel ; ils étaient trop malades pour qu’on essayât deles transporter. On les confia à la générosité des Turcs et à lagarde des pères carmélites.

Sidney Smith, par malheur, n’était plus làpour les sauver. Les Turcs les égorgèrent. À deux lieues de là, lanouvelle fut apportée à Bonaparte.

Alors, Bonaparte entra dans une fureur dont lecoup de cravache de Vigogne père n’avait été que la préface. Il fitarrêter des caissons d’artillerie et distribuer des torches àl’armée.

Ordre fut donné d’allumer ces torches etd’incendier les petites villes, les bourgades, les hameaux, lesmaisons.

Les orges étaient en pleine maturité.

Le feu y fut mis.

C’était un spectacle terrible et magnifiquetout à la fois. La côte était tout en flammes sur une longueur dedix lieues, et la mer, miroir gigantesque, reflétait l’immenseincendie.

Il semblait qu’on marchât entre deux muraillesde flammes tant la mer reproduisait fidèlement l’image de la côte.La plage, couverte de sable, et seule préservée du feu, semblait unpont jeté sur le Cocyte.

Cette plage présentait un spectacledéplorable.

Quelques blessés, ceux qui l’étaient le plusgrièvement, étaient portés sur des brancards, les autres sur desmulets, des chevaux et des chameaux. Le hasard avait fait donner àFaraud, le blessé de la veille, le cheval que montaithabituellement Bonaparte. Celui-ci reconnut l’homme et samonture.

– Ah ! voilà comme tu fais tesvingt-quatre heures d’arrêts, lui cria-t-il.

– Je les ferai au Caire, réponditFaraud.

– Tu n’as rien à boire, déesseRaison ? demanda Bonaparte.

– Un verre d’eau-de-vie, citoyengénéral.

Il secoua la tête.

– Allons, dit-elle, je sais ce qu’il vousfaut.

Et, fouillant au fond de sa petitecharrette :

– Tenez, dit-elle.

Et elle lui donna une pastèque des jardins duCarmel. C’était un présent royal.

Bonaparte s’arrêta, envoya chercher Kléber,Bon, Vial, pour partager sa bonne fortune. Lannes, blessé à latête, passa sur une mule. Bonaparte le fit arrêter, et les cinqgénéraux achevèrent leur déjeuner en vidant une gargoulette et enbuvant à la santé de la déesse Raison.

En reprenant la tête de la colonne, Bonapartefut épouvanté.

Une soif dévorante, le manque total d’eau, unechaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes enflammées,avaient démoralisé les hommes et fait succéder à tous lessentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeanteindifférence.

Et cela, sans transition, du jour aulendemain.

On commença par se débarrasser des pestiférés,sous le prétexte que leur transport était dangereux.

Puis vint le tour des blessés.

Les malheureux criaient :

– Je ne suis pas pestiféré, je ne suisque blessé !

Et ils découvraient leurs anciennes blessuresou s’en faisaient de nouvelles.

Les soldats ne se détournaient même pas.

– Ton affaire est faite,disaient-ils.

Et ils passaient.

Bonaparte vit cela et frissonna deterreur.

Il barra la route. Il força tous les hommesvalides qui étaient montés sur des chevaux, des dromadaires ou desmulets, d’abandonner leur monture aux malades.

On arriva à Tentoura le 20 mai, par unechaleur étouffante. On cherchait inutilement un peu de verdure etd’ombre pour fuir un ciel embrasé. On se couchait sur le sable, lesable brûlait. À chaque instant, un homme tombait pour ne plus serelever. Un blessé porté sur une civière demandait de l’eau.Bonaparte s’en approcha.

– Qui portez-vous là ? demanda-t-ilaux soldats.

– Nous ne savons pas, citoyen général,dirent-ils ; c’est une double épaulette ; voilà tout.

La voix cessa de se plaindre et de demander del’eau.

– Qui êtes-vous ? demandaBonaparte.

Le blessé garda le silence.

Bonaparte leva un des côtés de la toile quiabritait la civière et reconnut Croisier.

– Ah ! mon pauvre enfant !s’écria-t-il.

Croisier se mit à sangloter.

– Allons, lui dit Bonaparte, un peu decourage.

– Ah ! dit Croisier en se soulevantdans sa litière, croyez-vous que je pleure parce que je vaismourir ? Je pleure parce que vous m’avez appelé lâche ;et c’est parce que vous m’avez appelé lâche que j’ai voulu me fairetuer.

– Mais, dit Bonaparte, depuis, je t’aienvoyé un sabre. Roland ne te l’a-t-il pas donné ?

– Le voilà, dit Croisier en saisissantson arme, qui était couchée près de lui et en la portant à seslèvres. Ceux qui me portent savent que je veux qu’il soit enterréavec moi. Donnez-en-leur l’ordre, général.

Et le blessé, suppliant, joignit les deuxmains.

Bonaparte laissa retomber le coin de toile quicouvrait la civière, donna l’ordre et s’éloigna.

En sortant de Tentoura, le lendemain, onrencontra toute une mer de sable mouvant. Il n’y avait pas d’autreroute ; l’artillerie fut forcée de s’y engager, et les canonss’y enfoncèrent. Un instant, l’on déposa les malades et les blesséssur la grève, et l’on attela tous les chevaux aux affûts et auxfourgons. Tout fut inutile : caissons et canons avaient dusable jusqu’aux moyeux. Les soldats valides demandèrent qu’on leurlaissât faire un dernier effort. Ils essayèrent ; comme leschevaux, ils s’y épuisèrent sans résultat.

Ils abandonnèrent en pleurant ce bronze sisouvent béni, et le témoin de leurs triomphes, et dont leretentissement avait fait trembler l’Europe.

On coucha le 22 mai à Césarée.

Tant de malades et de blessés étaient morts,que les chevaux étaient moins rares. Bonaparte, mal portantlui-même, avait, la veille, failli mourir de fatigue. On le suppliatant, qu’il consentit à remonter à cheval. À peine était-il à troiscents pas de Césarée, que, vers le point du jour, un homme cachédans un buisson tira un coup de fusil sur lui, presque à boutportant, et le manqua.

Les soldats qui entouraient le général en chefs’élancèrent dans le bois, le fouillèrent et le Naplousien fut priset condamné à être fusillé sur place.

Les quatre guides, avec le bout de leurscarabines, le poussèrent vers la mer ; là, ils lâchèrent ladétente, mais aucune des carabines ne partit.

La nuit avait été très humide, la poudre étaitmouillée.

Le Syrien, étonné de se voir encore debout,retrouva à l’instant même toute sa présence d’esprit, se jeta à lamer et très rapidement gagna un récif assez éloigné.

Dans le premier moment de stupéfaction, lessoldats le regardèrent s’éloigner sans songer à tirer sur lui. MaisBonaparte, qui pensait au mauvais effet que ferait sur cespopulations superstitieuses une pareille tentative restée impunie,ordonna à un peloton de faire feu sur lui.

Le peloton obéit, mais l’homme était hors deportée ; les balles écorchèrent la mer sans arriver jusqu’aurocher.

Le Naplousien tira de sa poitrine un kandjiaret fit avec cette arme un geste menaçant.

Bonaparte ordonna de mettre une charge etdemie dans les fusils et de recommencer le feu.

– Inutile, dit Roland, j’y vais.

Et déjà le jeune homme avait jeté bas seshabits, à l’exception de son caleçon.

– Reste ici, Roland, dit Bonaparte. Je neveux pas que tu risques ta vie contre celle d’un assassin.

Mais, soit qu’il n’entendît pas, soit qu’il nevoulût pas entendre, Roland avait déjà pris le kandjiar du cheikd’Aher, qui battait en retraite avec l’armée, et, ce kandjiar auxdents, s’était jeté à la mer.

Les soldats, qui connaissaient tous le jeunecapitaine pour l’officier le plus aventureux de l’armée, firentcercle et crièrent bravo.

Il fallut bien que Bonaparte se décidât àassister au duel qui allait avoir lieu.

Le Syrien, en voyant venir à lui un seulhomme, n’essaya point de fuir plus loin. Il attendit.

Il était vraiment beau à voir sur sonrocher ; un poing crispé, le poignard dans l’autre ; ilsemblait la statue de Spartacus sur son piédestal.

Roland avançait sur lui, suivant une lignedirecte, comme celle d’une flèche.

Le Naplousien n’essaya point de l’attaqueravant qu’il eût pris pied, et, dans une certaine chevalerie, ilrecula autant que le lui permettait l’étendue de son rocher.

Roland sortit de l’eau, jeune, beau etruisselant comme un dieu marin.

Tous deux se trouvèrent en face l’un del’autre. Le terrain sur lequel ils allaient combattre et quisortait de l’eau semblait l’écaillé d’une immense tortue.

Les spectateurs s’attendaient à un combat oùchacun, prenant ses précautions contre son adversaire, donnerait lespectacle d’une lutte savante et prolongée.

Il n’en fut point ainsi.

À peine Roland se fut-il affermi sur sesjambes et eut-il secoué l’eau qui l’aveuglait en ruisselant de sescheveux, que, sans songer à se garantir du poignard de sonadversaire, il s’élança sur lui, non pas comme un homme s’élancesur un autre homme, mais comme un jaguar sur le chasseur.

On vit étinceler les lames deskandjiars ; puis, comme déracinés de leur piédestal, les deuxhommes tombèrent à la mer.

Il se fit un grand bouillonnement.

Après quoi, on vit reparaître une tête, latête blonde de Roland.

Il s’accrocha d’une main aux aspérités durocher, puis, du genou, puis il se dressa tout entier, tenant de lamain gauche, par sa longue mèche de cheveux, la tête duNaplousien.

On eût dit Persée venant de couper la tête àla Gorgone.

Un immense hourra s’élança de la poitrine desspectateurs et parvint jusqu’à Roland, sur les lèvres duquel sedessina un sourire d’orgueil.

Puis, prenant son poignard entre ses dents, ils’élança à la mer et nagea du côté du rivage.

L’armée avait fait halte. Les hommes sains etsaufs ne pensaient plus à la chaleur et à la soif.

Les blessés oubliaient leurs blessures.

Les mourants eux-mêmes avaient trouvé un peude force pour se soulever sur leur coude.

Roland aborda à dix pas de Bonaparte.

– Tiens, lui dit-il en jetant à ses piedsson sanglant trophée, voici la tête de ton assassin.

Bonaparte recula malgré lui ; mais quantà Roland, calme comme s’il sortait d’un bain ordinaire, il alladroit à ses vêtements et se rhabilla avec des soins de pudeur quelui eût enviés une femme.

Chapitre 17Où l’on voit que les pressentiments de Bonaparte ne l’avaient pastrompé

Le 24, on arriva à Jaffa.

On y séjourna les 25, 26, 27 et 28.

Jaffa était véritablement pour Bonaparte uneville de malheur !

On se rappelle les quatre mille prisonniersd’Eugène et de Croisier, que l’on ne pouvait nourrir, que l’on nepouvait garder, que l’on ne pouvait envoyer au Caire, mais que l’onpouvait fusiller et qu’on fusilla.

Une plus grave et plus douloureuse nécessitépeut-être attendait Bonaparte à son retour.

Il existait à Jaffa un hôpital depestiférés.

Nous avons au musée un magnifique tableau deGros représentant Bonaparte touchant les pestiférés de Jaffa.

Pour représenter un fait inexact, le tableaun’en deviendra pas moins beau.

Voici ce que dit M. Thiers. Nous sommesfâché, nous, chétif romancier, de nous trouver cette fois encore enopposition avec le géant de l’Histoire.

C’est l’auteur de la « Révolution »,du « Consulat » et de l’ » Empire », quiparle :

« Arrivé à Jaffa, Bonaparte en fit sauterles fortifications. Il y avait là une ambulance pour nospestiférés. Les emporter était impossible ; en ne lesemportant pas, on les laissait exposés à une mort inévitable, soitpar la maladie, soit par la faim, soit par la cruauté de l’ennemi.Aussi Bonaparte dit-il au médecin Desgenettes qu’il y aurait bienplus d’humanité à leur administrer de l’opium qu’à leur laisser lavie ; à quoi ce médecin fit cette réponse fort vantée :« Mon métier est de les guérir, non de les tuer. » On neleur administra point d’opium, et ce fait servit à propager unecalomnie indigne et aujourd’hui détruite. »

J’en demande humblement pardon àM. Thiers, mais cette réponse de Desgenettes, que j’aibeaucoup connu, comme Larrey, comme tous les Égyptiens, enfin,compagnons de mon père dans cette grande expédition, la réponse deDesgenettes est aussi apocryphe que celle de Cambronne.

Dieu me garde de calomnier, c’est le termedont se sert M. Thiers, l’homme qui a illuminé la premièremoitié du XIXe siècle du flambeau de sa gloire, et,quand nous en serons à Pichegru et au duc d’Enghien, on verra si jeme fais l’écho de bruits infâmes ; mais la vérité est une, etil est du devoir de quiconque parle à la foule de la direhautement.

Nous avons dit que le tableau de Grosreprésentait un fait inexact, prouvons-le. Voici le rapport deDavout, écrit sous les yeux et par ordre du général en chef dans sarelation officielle.

L’armée arriva à Jaffa le 5 prairial (24mai). On y séjourna les 6, 7 et 8 (25, 26 et 21 mai). Ce temps estemployé à punir les villages qui se sont mal conduits. On faitsauter les fortifications de Jaffa. On jette à la mer toutel’artillerie en fer de la place. Les blessés sont évacués par meret par terre. Il n’y avait qu’un petit nombre de bâtiments, et,pour donner le temps d’achever l’évacuation par terre, on fut forcéde différer jusqu’au 9 (28 mai) le départ de l’armée.

La division Kléber forme l’arrière-gardeet ne quitte Jaffa que le 10 (29 mai).

Vous le voyez, pas un mot des pestiférés, pasun mot de la visite à l’hôpital et surtout de l’attouchement despestiférés.

Pas un mot dans aucun rapport officiel.

De la part de Bonaparte, dont les yeux, depuisqu’ils ont quitté l’Orient, sont tournés vers la France, c’eût étéune modestie bien mal appliquée que de garder le silence sur unfait si remarquable et qui eût fait honneur, non pas à sa raisonpeut-être, mais à sa témérité.

Au reste, voici comment Bourrienne, témoinoculaire et acteur fort impressionné, raconte le fait :

« Bonaparte se rendit à l’hôpital. Il yavait là des amputés, des blessés, beaucoup de soldats affligésd’ophtalmie, qui poussaient de lamentables cris, et des pestiférés.Les lits des pestiférés étaient à droite en entrant dans lapremière salle. Je marchais à côté du général. J’affirme ne l’avoirpas vu toucher un pestiféré. Et pourquoi en aurait-il touché ?Ils étaient à la dernière période de la maladie ; aucun nedisait mot. Bonaparte savait bien qu’il n’était point à l’abri dela contagion. Fera-t-on intervenir la fortune ? Elle l’avait,en vérité, trop peu secondé dans les derniers mois pour qu’il seconfiât à ses faveurs.

» Je le demande. Se serait-il exposé àune mort certaine, pour laisser son armée au milieu d’un désert quenous venions de créer par nos ravages, dans une bicoque démolie,sans secours, sans espérance d’en recevoir ; lui, sinécessaire, si indispensable, on ne peut le nier, à sonarmée ; lui sur la tête duquel reposait en ce moment, sansaucun doute, la vie de tous ceux qui avaient survécu au dernierdésastre et qui venaient de lui prouver par leur dévouement, leurssouffrances et leurs privations, leur inébranlable courage, quifaisaient tout ce qu’il pouvait humainement exiger d’eux, et quin’avaient confiance qu’en lui ? »

Voilà déjà qui est logique ; mais voiciqui est convaincant.

Bonaparte traversa rapidement les salles,frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravachequ’il tenait à la main. Il répétait, en marchant à grands pas, cesparoles :

« – Les fortifications sontdétruites ; la fortune m’a été contraire à Saint-Jean-d’Acre.Il faut que je retourne en Égypte pour la préserver des ennemis quivont arriver. Dans peu d’heures, les Turcs seront ici ; quetous ceux qui se sentent la force de se lever viennent avec nous,ils seront transportés sur les brancards et les chevaux. »

Il y avait à peine une soixantaine depestiférés, tout ce que l’on a dit au-delà de ce nombre estexagéré : leur silence absolu, leur complet abattement, uneatonie générale annonçaient leur fin prochaine ; les emmenerdans l’état où ils étaient, c’était évidemment inoculer la pestedans le reste de l’armée. On veut sans cesse des conquêtes, de lagloire, des faits brillants, que l’on fasse donc aussi la part desmalheurs. Lorsque l’on croit pouvoir reprocher une action à un chefqui est précipité par les revers et par de désastreusescirconstances à de funestes extrémités, il faut, avant deprononcer, se bien identifier avec la position donnée et connue, etse demander, la main sur la conscience, si l’on n’aurait pas agi demême. Il faut alors plaindre celui qui est forcé de commettre cequi paraît toujours cruel, mais il faut l’absoudre, car lavictoire, il faut le dire franchement, ne peut s’acquérir que parces horreurs ou d’autres qui leur ressemblent.

D’ailleurs, voici celui qui a tout intérêt àdire la vérité qui prend la parole.

Écoutez :

« Il ordonna d’examiner ce qu’il y auraitde mieux à faire. Le rapport fut que sept ou huit hommes étaient sidangereusement malades, qu’ils ne pouvaient vivre au-delà devingt-quatre heures ; qu’en outre, atteints de la peste commeils l’étaient, ils répandraient cette maladie parmi tous lessoldats qui communiqueraient avec eux. Plusieurs demandèrentinstamment la mort. On pensa que ce serait un acte de charité dedevancer leur mort de quelques heures. »

Doutez-vous encore ? Napoléon vas’exprimer à la première personne :

« Quel est l’homme qui n’aurait paspréféré une mort prompte à l’horreur de vivre exposé aux torturesde ces barbares ! Si mon fils – et cependant, je crois l’aimerautant qu’on peut aimer ses enfants – était dans une situationpareille à celle de ces malheureux, mon avis serait qu’on en agîtde même, et si je m’y trouvais moi-même, j’exigerais qu’on en agîtainsi envers moi. »

Rien n’est plus clair, il me semble, que cesquelques lignes. Comment M. Thiers ne les a-t-il pas lues, et,s’il les a lues, comment a-t-il démenti un fait avoué par celui quiavait le plus d’intérêt à le nier ? Aussi, quand nousrétablissons la vérité, n’est-ce point pour accuser Bonaparte quine pouvait agir autrement que de faire ce qu’il a fait, mais pourmontrer aux partisans de l’histoire pure qu’elle n’est pas toujoursde l’histoire vraie.

La petite armée suivit, pourrentrer au Caire, la même route qu’elle avait suivie pour ensortir. Seulement, la chaleur alla chaque jour augmentant. Ensortant de Gaza, elle était de trente-cinq degrés, et, si l’onfaisait toucher le sable au mercure, elle montait à quarante-cinqdegrés.

Un peu avant d’arriver à El-Arich, au milieudu désert, Bonaparte vit deux hommes qui recouvraient unefosse.

Il crut les reconnaître pour leur avoir parléune quinzaine de jours auparavant.

En effet, ces hommes, interrogés, répondirentque c’étaient eux qui portaient le brancard de Croisier.

Le pauvre garçon venait de mourir dutétanos.

– Avez-vous enterré son sabre aveclui ? demanda Bonaparte.

– Oui, répondirent-ils tous deux en mêmetemps.

– Bien sûr ? insista Bonaparte.

Un des hommes descendit dans la fosse, fouillale sable mouvant avec son bras et amena la poignée de l’armejusqu’à la surface du sable.

– C’est bien, dit Bonaparte ;achevez.

Il demeura jusqu’à ce que la fosse fûtcomblée ; puis, craignant quelque spoliation :

– Un homme de bonne volonté qui reste ensentinelle ici jusqu’à ce que l’armée soit passée, dit-il.

– Voilà, dit une voix qui semblait venirdu ciel.

Bonaparte se retourna et aperçut, perché surson dromadaire, le maréchal des logis-chef Falou.

– Ah ! c’est toi, fit-il.

– Oui, citoyen général.

– Et comment se fait-il que tu sois àdromadaire quand les autres sont à pied ?

– Parce que deux pestiférés sont mortssur le dos de mon dromadaire et que personne ne veut plus lemonter.

– Et tu n’as pas peur de la peste, toi, àce qu’il paraît ?

– Je n’ai peur de rien, citoyengénéral.

– C’est bien, dit Bonaparte, on s’ensouviendra ; cherche ton ami Faraud, et venez me voir tous lesdeux au Caire.

– On ira, citoyen général.

Bonaparte abaissa une dernière fois son regardvers la fosse de Croisier.

– Dors en paix, pauvre Croisier !dit-il, ta modeste tombe ne sera pas souvent troublée.

Chapitre 18Aboukir

Le 14 juin 1799, après une retraite presqueaussi désastreuse à travers les sables brûlants de la Syrie quecelle de Moscou à travers les neiges de la Bérésina, Bonaparterentra au Caire au milieu d’un peuple immense.

Le cheik qui l’attendait lui fit présent toutensemble d’un magnifique cheval et du mamelouk Roustan.

Bonaparte avait dit, dans son bulletin daté deSaint-Jean-d’Acre, qu’il revenait pour s’opposer au débarquementd’une armée turque, formée dans l’île de Rhodes.

Sur ce point, il avait été bien renseigné, et,le 11 juillet, les vigies d’Alexandrie signalèrent en pleine mersoixante-seize bâtiments, dont douze de guerre avec le pavillonottoman.

Le général Marmont, qui commandait Alexandrie,expédia courrier sur courrier au Caire et à Rosette, ordonna aucommandant de Ramanieh de lui envoyer toutes les troupesdisponibles, et fit passer deux cents hommes au fort d’Aboukir pourrenforcer ce poste.

Le même jour, le commandant d’Aboukir, le chefde bataillon Godard, écrivit de son côté à Marmont :

La flotte turque est mouillée dans larade ; mes hommes et moi, nous nous ferons tuer jusqu’audernier plutôt que de nous rendre.

Les journées du 12 et du 13 furent employéespar l’ennemi à hâter l’arrivée des bataillons en retard.

Le 13 au soir, on comptait dans la rade centtreize bâtiments, dont treize vaisseaux de soixante-quatorze, neuffrégates, dix-sept chaloupes canonnières. Le reste était composé debâtiments de transport.

Le lendemain soir, Godard avait tenuparole ; lui et ses hommes étaient morts, mais la redouteétait prise.

Restaient trente-cinq hommes enfermés dans lefort. Ils étaient commandés par le colonel Vinache.

Il tint deux jours contre toute l’arméeturque.

Bonaparte reçut toutes ces nouvelles tandisqu’il était aux Pyramides.

Il partit pour Ramanieh, où il arriva le 19juillet.

Les Turcs, maîtres de la redoute et du fort,avaient débarqué toute leur artillerie ; Marmont, dansAlexandrie, n’ayant à opposer aux Turcs que dix-huit cents hommesde troupes de ligne et deux cents marins composant la légionnautique, envoyait courrier sur courrier à Bonaparte.

Par bonheur, au lieu de marcher surAlexandrie, comme le craignait Marmont, ou sur Rosette, comme lecraignait Bonaparte, les Turcs, avec leur indolence ordinaire, secontentèrent d’occuper la presqu’île et de tracer à gauche de laredoute une grande ligne de retranchements s’appuyant au lacMadieh.

En avant de la redoute, à neuf cents toises àpeu près, ils avaient fortifié deux mamelons, avaient mis dans l’unmille hommes et dans l’autre deux mille.

Ils avaient dix-huit mille hommes en tout.

Seulement, ces dix-huit mille hommes nesemblaient être venus d’Égypte que pour se faire assiéger.

Bonaparte attendait Mustapha pacha ;mais, voyant qu’il ne faisait aucun mouvement pour marcher à lui,il prit la résolution de l’attaquer.

Le 23 juillet, il ordonna à l’armée française,qui n’était plus séparée de l’armée turque que par deux heures demarche, de se mettre en mouvement.

L’avant-garde, composée de la cavalerie deMurat et de trois bataillons du général Destaing, avec deux piècesde canon, formait le centre.

La division du général Rampon, ayant sous sesordres les généraux Fugière et Lanusse, marchait à gauche.

Par la droite s’avançait, le long du lacMadieh, la division du général Lannes.

Placé entre Alexandrie et l’armée avec deuxescadrons de cavalerie et cent dromadaires, Davout était chargé defaire face soit à Mourad bey, soit à tout autre qui eût pu venir ausecours des Turcs, et de maintenir les communications entreAlexandrie et l’armée.

Kléber, que l’on attendait, était chargé defaire la réserve.

Enfin Menou, qui s’était dirigé sur Rosette,se trouvait, au soleil levant, à l’extrémité de la barre du Nil,près du passage du lac Madieh.

L’armée française arriva en vue desretranchements avant, pour ainsi dire, que les Turcs fussentprévenus de son voisinage. Bonaparte fit former les colonnesd’attaque. Le général Destaing, qui les commandait, marcha droit aumamelon retranché, tandis que deux cents hommes de cavalerie deMurat, placés entre les deux mamelons, se détachaient et, décrivantune courbe, coupaient la retraite aux Turcs attaqués par le généralDestaing.

Pendant ce temps, Lannes marchait sur lemamelon de gauche, défendu par deux mille Turcs, et Murat faisaitfiler deux cents autres cavaliers derrière ce mamelon.

Destaing et Lannes attaquèrent à peu près enmême temps et avec un succès pareil ; les deux mamelons sontemportés à la baïonnette ; les Turcs fugitifs rencontrentnotre cavalerie et, à droite et à gauche de la presqu’île, sejettent à la mer.

Destaing, Lannes et Murat se portent alors surle village qui fait le centre de la presqu’île, et l’attaquent defront.

Une colonne se détache du camp d’Aboukir etvient pour soutenir le village.

Murat tire son sabre, ce qu’il ne faisaitjamais qu’au dernier moment, enlève sa cavalerie, charge la colonneet la rejette dans Aboukir.

Pendant ce temps Lannes et Destaing emportentle village ; les Turcs fuient de tous côtés et rencontrent lacavalerie de Murat qui revient sur eux.

Quatre ou cinq mille cadavres jonchent déjà lechamp de bataille.

Les Français ont un seul homme blessé :c’est un mulâtre compatriote de mon père, le chef d’escadron desguides Hercule.

Les Français se trouvaient en face de lagrande redoute défendant le front des Turcs.

Bonaparte pouvait resserrer les Turcs dansAboukir, et, en attendant l’arrivée des divisions Kléber etRégnier, les écraser de bombes et d’obus, mais il préféra donner uncoup de collier et achever leur défaite.

Il ordonna de marcher droit sur la secondeligne.

C’est toujours Lannes et Destaing, appuyés deLanusse, qui feront les frais de la bataille et auront les honneursde la journée.

La redoute qui couvre Aboukir est l’œuvre desAnglais et, par conséquent, est exécutée dans toutes les règles dela science.

Elle est défendue par neuf à dix milleTurcs ; un boyau la joint à la mer. Les Turcs n’ont pas eu letemps de creuser l’autre dans toute sa longueur, de sorte qu’il nejoint pas le lac de Madieh.

Un espace de trois cents pas à peu près resteouvert, mais il est à la fois occupé par l’ennemi et balayé par descanonnières.

Bonaparte ordonne d’attaquer de front et àdroite. Murat, embusqué dans un bois de palmiers, attaquera par lagauche et traversera l’espace où le boyau manque, sous le feu descanonnières et en chassant l’ennemi devant lui.

Les Turcs, en voyant ces dispositions, fontsortir quatre corps de deux mille hommes à peu près chacun, etviennent à notre rencontre.

Le combat allait devenir terrible, car lesTurcs comprenaient qu’ils étaient enfermés dans la presqu’île,ayant derrière eux la mer et devant eux la muraille de fer de nosbaïonnettes.

Une forte canonnade, dirigée sur la redoute etles retranchements de droite, indique une nouvelle attaque ;le général Bonaparte fait alors avancer le général Fugière. Ilsuivra le rivage pour enlever, au pas de course, la droite desTurcs ; la 32e, qui occupe la gauche du hameauqu’on vient d’emporter, tiendra l’ennemi en échec et soutiendra la18e.

C’est alors que les Turcs sortent de leursretranchements et viennent au-devant de nous.

Nos soldats poussèrent un cri de joie ;c’était cela qu’ils demandaient. Ils se ruèrent sur l’ennemi, labaïonnette en avant.

Les Turcs déchargèrent alors leurs fusils,puis leurs deux pistolets, et enfin tirèrent leurs sabres.

Nos soldats, que cette triple décharge n’avaitpoint arrêtés, les joignirent à la baïonnette.

Ce fut alors seulement que les Turcs virent àquels hommes et à quelles armes ils avaient affaire.

Leurs fusils derrière le dos, leurs sabrespendus à leurs dragonnes, ils commencèrent une lutte corps à corps,essayant d’arracher aux fusils cette terrible baïonnette qui leurtraversait la poitrine, au moment où ils étendaient les mains pourla saisir.

Mais rien n’arrêta la 18e :elle continua de marcher du même pas, poussant les Turcs devantelle, jusqu’au pied des retranchements, qu’elle essaya d’emporterde vive force ; mais, là, les soldats furent repoussés par unfeu plongeant qui les prenait en écharpe. Le général Fugière, quiconduisait l’attaque, reçut d’abord une balle à la tête ; lablessure étant légère, il continua de marcher et d’encourager sessoldats ; mais, un boulet lui ayant enlevé le bras, force luifut de s’arrêter !

L’adjudant général Lelong, qui venaitd’arriver avec le bataillon de la 75e, fit des effortsinouïs pour faire braver aux soldats cet ouragan de fer. Deux foisil les y conduit, et deux fois il est repoussé ; à latroisième, il s’élance, et, au moment où il vient de franchir lesretranchements, il tombe mort.

Depuis longtemps Roland, qui se tenait près deBonaparte, lui demandait un commandement quelconque, que celui-cihésitait à lui donner, lorsque le général en chef sent qu’on en estarrivé à ce moment où il faut faire un suprême effort.

Il se tourne vers lui.

– Allons, va ! dit-il.

– À moi la 32e brigade !crie Roland.

Et les braves de Saint-Jean-d’Acre accourent,conduits par leur chef de brigade d’Armagnac.

Au premier rang est le sous-lieutenant Faraud,guéri de sa blessure.

Pendant ce temps, une autre tentative avaitété faite par le chef de brigade Morange ; mais lui aussi futrepoussé, blessé, laissant une trentaine d’hommes sur les glacis etdans les fossés.

Les Turcs se croyaient vainqueurs. Emportéspar leur habitude de couper les têtes des morts, qu’on leur payaitcinquante paras la pièce, ils sortent en désordre de la redoute etse mettent à la sanglante besogne.

Roland les montre à ses soldats indignés.

– Tous nos hommes ne sont pas morts,s’écrièrent-ils, il y a des blessés parmi eux. Sauvons-les.

En même temps, à travers la fumée, Murat voitce qui se passe. Il s’élance sous le feu des canonniers, lefranchit, sépare avec sa cavalerie la redoute du village, tombe surles trancheurs de têtes qui accomplissent leur horrible opérationde l’autre côté de la redoute, tandis que Roland l’attaque defront, se jette au milieu des Turcs avec sa témérité accoutumée etfauche les sanglants moissonneurs.

Bonaparte voit les Turcs qui se troublent souscette double attaque, il fait avancer Lannes à la tête de deuxbataillons. Lannes, avec son impétuosité ordinaire, aborde laredoute par la face gauche et par la gorge.

Pressés ainsi de tous côtés, les Turcs veulentgagner le village d’Aboukir ; mais, entre le village et laredoute, ils trouvent Murat et sa cavalerie ; derrière eux,Roland et la 32e demi-brigade ; à leur droite,Lannes et ses deux bataillons.

Pour tout refuge, la mer !

Ils s’y jettent, tout affolés deterreur ; car ne faisant pas grâce à leurs prisonniers, ilsaiment encore mieux la mer, qui leur laisse la chance d’arriverjusqu’à leurs vaisseaux, que la mort reçue de la main de ceschrétiens qu’ils méprisent tant.

Arrivé à ce point de la bataille, on estmaître des deux mamelons par lesquels on a commencél’attaque ;

Du hameau où les débris des défenseurs desdeux mamelons se sont réfugiés ;

De la redoute qui vient de coûter la vie àtant de braves ;

Et l’on se trouve en face du camp et de laréserve turcs.

On tomba sur eux.

Rien ne pouvait plus arrêter nos soldatsenivrés du carnage qu’ils venaient de faire. Ils se jetèrent aumilieu des tentes, se ruèrent sur cette réserve.

Murat et sa cavalerie, comme un tourbillon,comme l’ouragan, comme le simoun, vint heurter la garde dupacha.

Ignorant du sort de la bataille, à ce bruit, àces cris, à ce tumulte, Mustapha monte à cheval, se met à la têtede ses icoglans, se précipite au-devant des nôtres, rencontreMurat, tire sur lui à bout portant et lui fait une légère blessure.D’un premier coup de sabre, Murat lui coupe deux doigts ; d’unsecond, il va lui fendre la tête : un Arabe se jette entre luiet le pacha, reçoit le coup, tombe mort. Mustapha tend soncimeterre. Murat l’envoie prisonnier à Bonaparte.

Voir le magnifique tableau de Gros !

Le reste de l’armée se retire dans le fortd’Aboukir, les autres sont tués ou noyés.

Jamais, depuis que deux armées ont pour lapremière fois marché l’une contre l’autre, on ne vit destruction sicomplète. À part deux cents janissaires et les cent hommesrenfermés dans le fort, il ne restait rien des dix-huit mille Turcsqui avaient débarqué.

À la fin de la bataille, Kébler arriva. Il sefit renseigner sur le résultat de la journée et demanda où étaitBonaparte.

Bonaparte, rêveur, était sur la pointe la plusavancée d’Aboukir. Il regardait le golfe où s’était engloutie notreflotte, c’est-à-dire son seul espoir de retour en France.

Kléber alla à lui, le prit à bras-le-corps,et, tandis que l’œil de Bonaparte restait vague et voilé :

– Général, lui dit-il, vous êtes grandcomme le monde !

Chapitre 19Départ

Pendant un an qu’avait duré cette huitièmecroisade, la neuvième si l’on compte pour deux la double tentativede Saint Louis, Bonaparte avait fait tout ce qu’il étaithumainement possible de faire.

Il s’était emparé d’Alexandrie, avait vaincules mamelouks à Chebreïs et aux Pyramides, avait pris Le Caire,avait achevé la conquête du Delta, complétait par les marais duDelta celle de la Haute-Égypte, avait pris Gaza, Jaffa, détruitl’armée turque de Djezzar au Mont-Tabor ; enfin, il venaitd’anéantir une seconde armée turque à Aboukir.

Les trois couleurs avaient flotté triomphantessur le Nil et sur le Jourdain.

Seulement, il ignorait ce qui se passait enFrance, et voilà pourquoi, le soir de la bataille d’Aboukir, ilregardait rêveur cette mer où s’étaient engloutis sesvaisseaux.

Il avait fait venir près de lui le maréchaldes logis Falou, devenu sous-lieutenant, et l’avait une secondefois interrogé sur le combat de Beyrouth, le désastre de laflottille et la perte de la cange L’Italie, et plus quejamais les pressentiments l’avaient poursuivi.

Dans l’espérance d’avoir des nouvelles, ilappela Roland.

– Mon cher Roland, lui dit-il, j’ai bienenvie de t’ouvrir une nouvelle carrière.

– Laquelle ? demande Roland.

– Celle de la diplomatie.

– Oh ! quelle triste idée vous avezlà, général !

– Il faut cependant que tu t’yconformes.

– Comment ! vous ne me permettez pasde refuser ?

– Non !

– Parlez, alors.

– Je vais t’envoyer en parlementaire àSidney Smith.

– Mes instructions ?

– Tu viseras à savoir ce qui se passe enFrance, et tu tâcheras, dans ce que te dira le commodore, dedistinguer le faux du vrai, ce qui ne sera pas chose facile.

– Je ferai de mon mieux. Quel sera leprétexte de mon ambassade ?

– Un échange de prisonniers ; lesAnglais ont vingt-cinq hommes à nous ; nous avons deux centcinquante Turcs ; nous lui rendrons les deux cent cinquanteTurcs, il nous rendra nos vingt-cinq Français.

– Et quand partirai-je ?

– Aujourd’hui.

On était au 26 juillet.

Roland partit, et, le même soir, il revintavec une liasse de journaux.

Sidney l’avait reconnu pour son héros deSaint-Jean-d’Acre et n’avait fait aucune difficulté de lui dire cequi s’était passé en Europe.

Puis, comme il avait lu l’incrédulité dans lesyeux de Roland, il lui avait donné tous les journaux français,anglais et allemands qu’il avait à bord du Tigre.

Les nouvelles que contenaient ces journauxétaient désastreuses.

La République, battue à Sockah et à Magnano,avait perdu, à Sockah, l’Allemagne, et à Magnano, l’Italie.

Masséna, retranché en Suisse, s’était renduinattaquable sur l’Albis.

L’Apennin était envahi et le Var menacé.

Le lendemain, en revoyant Roland :

– Eh bien ? fit Bonaparte.

– Eh bien ? demanda le jeunehomme.

– Je le savais bien, moi, que l’Italieétait perdue.

– Il faut la reprendre, dit Roland.

– Nous tâcherons, répliqua Bonaparte.Appelle Bourrienne.

On appela Bourrienne.

– Sachez de Berthier où est Gantheaume,lui dit Bonaparte.

– Il est à Ramanieh, où il surveille laconstruction de la flottille qui doit partir pour laHaute-Égypte.

– Vous en êtes certain ?

– Hier, j’ai reçu une lettre de lui.

– J’ai besoin d’un messager sûr et brave,dit Bonaparte à Roland ; fais-moi chercher Falou et sondromadaire.

Roland sortit.

– Écrivez ces quelques mots à Alexandrie,Bourrienne, continua Bonaparte :

Aussitôt la présente reçue, l’amiralGantheaume se rendra près du général Bonaparte.

Bourrienne.

26 juillet 1799.

Dix minutes après, Roland revenait avec Falouet son dromadaire.

Bonaparte jeta un regard de satisfaction surson futur messager.

– La monture, lui demanda-t-il, est-elleen aussi bon état que toi ?

– Mon dromadaire et moi, général, noussommes en état de faire vingt-cinq lieues par jour.

– Je ne vous en demande que vingt.

– Bagatelle !

– Il faut porter cette lettre.

– Où ?

– À Ramanieh.

– Ce soir, elle sera remise à sonadresse.

– Lis la suscription.

– « À l’amiralGantheaume. »

– Maintenant, si tu laperdais ?…

– Je ne la perdrai pas.

– Il faut tout supposer. Écoute cequ’elle contient.

– Ce n’est pas bien long ?

– Une seule phrase.

– Tout va bien, alors : voyons laphrase.

– « L’amiral Gantheaume est prié dese rendre immédiatement auprès du général Bonaparte. »

– Ce n’est pas difficile à retenir.

– Pars, alors.

Falou fit plier les genoux à son dromadaire,grimpa sur sa bosse, et le lança au trot.

– Je suis parti ! cria-t-il.

Et, en effet, il était déjà loin.

Le lendemain au soir, Falou reparut.

– L’amiral me suit, dit-il.

L’amiral, en effet, arriva dans la nuit.Bonaparte ne s’était pas couché. Gantheaume le trouva écrivant.

– Vous préparerez, lui dit Bonaparte,deux frégates, la Muiron et la Carrière, et deuxpetits bâtiments, la Revanche et la Fortune, avecdes vivres pour quarante ou cinquante hommes et pour deux mois. Pasun mot sur cet armement… Vous venez avec moi.

Gantheaume se retira en promettant de ne pasperdre une minute.

Bonaparte fit venir Murat.

– L’Italie est perdue, dit-il. Lesmisérables ! Ils ont gaspillé le fruit de nos victoires. Ilfaut que nous partions. Choisissez-moi cinq cents hommes sûrs.

Puis, se tournant vers Roland :

– Vous veillerez à ce que Falou et Faraudfassent partie de ce détachement.

Roland fit de la tête un signe d’adhésion.

Le général Kléber, auquel Bonaparte destinaitle commandement de l’armée, fut invité à venir de Rosette, pourconférer avec le général en chef sur des affaires extrêmementimportantes.

Bonaparte lui donnait un rendez-vous auquel ilsavait bien qu’il ne viendrait pas ; mais il voulait éviterles reproches et la dure franchise de Kléber.

Il lui écrivit tout ce qu’il aurait dû luidire, lui donna pour motif de ne pas se trouver au rendez-vous, lacrainte où il était de voir la croisière anglaise reparaître d’unmoment à l’autre.

Le vaisseau destiné à Bonaparte allait denouveau porter César et sa fortune ; mais ce n’était plusCésar s’avançant vers l’Orient pour ajouter l’Égypte aux conquêtesde Rome. C’était César roulant dans son esprit les vastes desseinsqui firent franchir le Rubicon au vainqueur des Gaules : ilrevenait, ne reculant point devant l’idée de renverser legouvernement pour lequel il avait combattu le 13 vendémiaire, etqu’il avait soutenu le 18 fructidor.

Un rêve gigantesque s’était évanoui devantSaint-Jean-d’Acre ; un rêve peut-être plus grand encores’échauffait dans sa pensée en quittant Alexandrie.

Le 23 août, par une nuit sombre, une barque sedétachait de la terre d’Égypte et conduisait Bonaparte à bord de laMuiron.

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