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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Orgueil et Préjugés)

Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Orgueil et Préjugés)

de Jane Austen

INTRODUCTION

Les intrigues sont simples, quoique nourries d’incidents multiples et variés. Contemporaine des débuts du romantisme, Jane Austen y est restée à peu près étrangère. Elle ne se complaît pas dans la peinture des situations tragiques ni des passions violentes. Observatrice avant tout, elle cherche seulement dans l’intrigue l’occasion de provoquer le jeu des sentiments, de mettre en lumière l’évolution des principaux caractères, et de marquer les traits saillants des autres. C’est par là que ses personnages de premier plan attirent, intéressent et captivent le lecteur. Elle pousse le dédain du pittoresque jusqu’à ne pas nous faire connaître leur aspect physique, mais elle arrive si bien à nous les représenter « du dedans » qu’ils vivent vraiment sous nos yeux. Ses héroïnes ne se montrent ni très sentimentales,ni très passionnées, mais elles ont bien du charme. Leurs natures sont très différentes : Anne Elliot, plus tendre et un peu secrète, Elinor Dashwood, raisonnable et mesurée, Emma Woodhouse,pleine de confiance en elle-même, désireuse de mener à son idée, et pour le plus grand bien de tous, le petit monde qui l’entoure ; Elizabeth Bennet, spontanée, spirituelle et gaie,portant partout sa franchise et son indépendance de jugement.Chacune a ses qualités, ses défauts, ses erreurs d’appréciation,ses préventions. Ce qu’elles ont de commun entre elles, c’est une intelligence fine, pénétrante, et une certaine maturité d’esprit qui donne de la valeur à toutes leurs réflexions.

Miss Austen n’a pas moins soigné ses personnages secondaires, et nombreux parmi eux sont ceux qui ont excité sa verve et son sens aigu du ridicule : bourgeoises vulgaires, mères enragées de marier leurs filles, dames de petite noblesse gonflées de leur importance et flattées lourdement parleurs protégés, « baronets » férus de leur titre, que lavue de leur arbre généalogique remplit chaque jour d’unesatisfaction inlassable, jeunes filles hautaines et prétentieuses,petites écervelées dont l’imagination ne rêve que bals, flirts etenlèvements, se meuvent autour des personnages principaux etforment un ensemble de types comiques dont aucun ne nous laisseindifférents. De même qu’un lecteur de David Copperfieldn’oubliera pas Mr. Micawber et Uriah Heep, celui qui a lu Prideand Préjudice conserve toujours le souvenir de lady Catherineet de Mr. Collins. Au milieu de tout ce monde qui s’agite, quelquesobservateurs, judicieux comme Mr. Knightley, ou ironiques commeM. Bennet, portent des jugements savoureux, incisifs, dontleur entourage ne fait pas toujours son profit.

Ces récits qui se développent à loisir dansune langue claire, souple et aisée, coupés de dialogues animés, ontprovoqué les éloges de plusieurs grands écrivains anglais. WalterScott enviait la délicatesse de touche avec laquelle Jane Austendonnait de l’intérêt aux incidents les plus ordinaires. Macaulayl’a comparée à Shakespeare pour sa facilité à créer des caractères.Thackeray reconnaissait que tous ces petits détails vécus, tous cesmenus faits d’observation rendent un son si naturel qu’ilsrappellent l’art de Swift. Lewes déclarait qu’il aimerait mieuxêtre l’auteur de Pride and Prejudice que d’avoir écrittous les romans de Walter Scott. Et les critiques de notre époquecontinuent à témoigner à Jane Austen l’admiration qu’elle mérite etdont elle a si peu joui de son vivant.

I

C’est une vérité universellement reconnuequ’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de semarier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard,lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est sibien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrentsur-le-champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre deleurs filles.

– Savez-vous, mon cher ami, dit un jourMrs. Bennet à son mari, que Netherfield Park est enfinloué ?

Mr. Bennet répondit qu’il l’ignorait.

– Eh bien, c’est chose faite. Je le tiensde Mrs. Long qui sort d’ici.

Mr. Bennet garda le silence.

– Vous n’avez donc pas envie de savoirqui s’y installe ! s’écria sa femme impatientée.

– Vous brûlez de me le dire et je ne voisaucun inconvénient à l’apprendre.

Mrs. Bennet n’en demandait pas davantage.

– Eh bien, mon ami, à ce que dit Mrs.Long, le nouveau locataire de Netherfield serait un jeune hommetrès riche du nord de l’Angleterre. Il est venu lundi dernier enchaise de poste pour visiter la propriété et l’a trouvée tellementà son goût qu’il s’est immédiatement entendu avec Mr. Morris. Ildoit s’y installer avant la Saint-Michel et plusieurs domestiquesarrivent dès la fin de la semaine prochaine afin de mettre lamaison en état.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Bingley.

– Marié ou célibataire ?

– Oh ! mon ami, célibataire !célibataire et très riche ! Quatre ou cinq mille livres derente ! Quelle chance pour nos filles !

– Nos filles ? En quoi cela lestouche-t-il ?

– Que vous êtes donc agaçant, monami ! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être unparti pour l’une d’elles.

– Est-ce dans cette intention qu’il vients’installer ici ?

– Dans cette intention ! Quelleplaisanterie ! Comment pouvez-vous parler ainsi ?… Toutde même, il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’il s’éprennede l’une d’elles. C’est pourquoi vous ferez bien d’aller lui rendrevisite dès son arrivée.

– Je n’en vois pas l’utilité. Vous pouvezy aller vous-même avec vos filles, ou vous pouvez les envoyerseules, ce qui serait peut-être encore préférable, car vous êtes sibien conservée que Mr. Bingley pourrait se tromper et égarer survous sa préférence.

– Vous me flattez, mon cher. J’aicertainement eu ma part de beauté jadis, mais aujourd’hui j’aiabdiqué toute prétention. Lorsqu’une femme a cinq filles en âge dese marier elle doit cesser de songer à ses propres charmes.

– D’autant que, dans ce cas, il est rarequ’il lui en reste beaucoup.

– Enfin, mon ami, il faut absolument quevous alliez voir Mr. Bingley dès qu’il sera notre voisin.

– Je ne m’y engage nullement.

– Mais pensez un peu à vos enfants, à ceque serait pour l’une d’elles un tel établissement ! SirWilliam et lady Lucas ont résolu d’y aller uniquement pour cetteraison, car vous savez que, d’ordinaire, ils ne font jamais visiteaux nouveaux venus. Je vous le répète. Il est indispensable quevous alliez à Netherfield, sans quoi nous ne pourrions y allernous-mêmes.

– Vous avez vraiment trop de scrupules,ma chère. Je suis persuadé que Mr. Bingley serait enchanté de vousvoir, et je pourrais vous confier quelques lignes pour l’assurer demon chaleureux consentement à son mariage avec celle de mes fillesqu’il voudra bien choisir. Je crois, toutefois, que je mettrai unmot en faveur de ma petite Lizzy.

– Quelle idée ! Lizzy n’a rien deplus que les autres ; elle est beaucoup moins jolie que Janeet n’a pas la vivacité de Lydia.

– Certes, elles n’ont pas grand’chosepour les recommander les unes ni les autres, elles sont sottes etignorantes comme toutes les jeunes filles. Lizzy, pourtant, a unpeu plus d’esprit que ses sœurs.

– Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi deses propres filles !… Mais vous prenez toujours plaisir à mevexer ; vous n’avez aucune pitié pour mes pauvresnerfs !

– Vous vous trompez, ma chère ! J’aipour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis :voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d’eux avecconsidération.

– Ah ! vous ne vous rendez pascompte de ce que je souffre !

– J’espère, cependant, que vous prendrezle dessus et que vous vivrez assez longtemps pour voir de nombreuxjeunes gens pourvus de quatre mille livres de rente venirs’installer dans le voisinage.

– Et quand il en viendrait vingt, à quoicela servirait-il, puisque vous refusez de faire leurconnaissance ?

– Soyez sûre, ma chère, que lorsqu’ilsatteindront ce nombre, j’irai leur faire visite à tous.

Mr. Bennet était un si curieux mélange devivacité, d’humeur sarcastique, de fantaisie et de réserve qu’uneexpérience de vingt-trois années n’avait pas suffi à sa femme pourlui faire comprendre son caractère. Mrs. Bennet elle-même avait unenature moins compliquée : d’intelligence médiocre, peucultivée et de caractère inégal, chaque fois qu’elle était demauvaise humeur elle s’imaginait éprouver des malaises nerveux. Songrand souci dans l’existence était de marier ses filles et sadistraction la plus chère, les visites et les potins.

II

Mr. Bennet fut des premiers à se présenterchez Mr. Bingley. Il avait toujours eu l’intention d’y aller, touten affirmant à sa femme jusqu’au dernier moment qu’il ne s’ensouciait pas, et ce fut seulement le soir qui suivit cette visiteque Mrs. Bennet en eut connaissance. Voici comment ellel’apprit : Mr. Bennet, qui regardait sa seconde fille occupéeà garnir un chapeau, lui dit subitement :

– J’espère, Lizzy, que Mr. Bingley letrouvera de son goût.

– Nous ne prenons pas le chemin deconnaître les goûts de Mr. Bingley, répliqua la mère avec amertume,puisque nous n’aurons aucune relation avec lui.

– Vous oubliez, maman, dit Elizabeth, quenous le rencontrerons en soirée et que Mrs. Long a promis de nousle présenter.

– Mrs. Long n’en fera rien ;elle-même a deux nièces à caser. C’est une femme égoïste ethypocrite. Je n’attends rien d’elle.

– Moi non plus, dit Mr. Bennet, et jesuis bien aise de penser que vous n’aurez pas besoin de sesservices.

Mrs. Bennet ne daigna pas répondre ;mais, incapable de se maîtriser, elle se mit à gourmander une deses filles :

– Kitty, pour l’amour de Dieu, ne toussezdonc pas ainsi. Ayez un peu pitié de mes nerfs.

– Kitty manque d’à-propos, dit le père,elle ne choisit pas le bon moment pour tousser.

– Je ne tousse pas pour mon plaisir,répliqua Kitty avec humeur. Quand doit avoir lieu votre prochainbal, Lizzy ?

– De demain en quinze.

– Justement ! s’écria sa mère. EtMrs. Long qui est absente ne rentre que la veille. Il lui sera doncimpossible de nous présenter Mr. Bingley puisqu’elle-même n’aurapas eu le temps de faire sa connaissance.

– Eh bien, chère amie, vous aurez cetavantage sur Mrs. Long : c’est vous qui le luiprésenterez.

– Impossible, Mr. Bennet, impossible,puisque je ne le connaîtrai pas. Quel plaisir trouvez-vous à metaquiner ainsi ?

– J’admire votre réserve ;évidemment, des relations qui ne datent que de quinze jours sontpeu de chose, mais si nous ne prenons pas cette initiative,d’autres la prendront à notre place. Mrs. Long sera certainementtouchée de notre amabilité et si vous ne voulez pas faire laprésentation, c’est moi qui m’en chargerai.

Les jeunes filles regardaient leur père avecsurprise. Mrs. Bennet dit seulement :

– Sottises que tout cela.

– Quel est le sens de cette énergiqueexclamation ? s’écria son mari, vise-t-elle les formesprotocolaires de la présentation ? Si oui, je ne suis pas toutà fait de votre avis. Qu’en dites-vous, Mary ? vous qui êtesune jeune personne réfléchie, toujours plongée dans de groslivres ?

Mary aurait aimé faire une réflexion profonde,mais ne trouva rien à dire.

– Pendant que Mary rassemble ses idées,continua-t-il, retournons à Mr. Bingley.

– Je ne veux plus entendre parler de Mr.Bingley ! déclara Mrs. Bennet.

– J’en suis bien fâché ; pourquoi nepas me l’avoir dit plus tôt ? Si je l’avais su ce matin je meserais certainement dispensé d’aller lui rendre visite. C’est trèsregrettable, mais maintenant que la démarche est faite, nous nepouvons plus esquiver les relations.

La stupéfaction de ces dames à cettedéclaration fut aussi complète que Mr. Bennet pouvait le souhaiter,celle de sa femme surtout, bien que, la première explosion de joiecalmée, elle assurât qu’elle n’était nullement étonnée.

– Que vous êtes bon, mon cher ami !Je savais bien que je finirais par vous persuader. Vous aimez tropvos enfants pour négliger une telle relation. Mon Dieu, que je suiscontente ! Et quelle bonne plaisanterie aussi, d’avoir faitcette visite ce matin et de ne nous en avoir rien dit jusqu’àprésent !

– Maintenant, Kitty, vous pouvez toussertant que vous voudrez, déclara Mr. Bennet. Et il se retira, un peufatigué des transports de sa femme.

– Quel excellent père vous avez, mesenfants ! poursuivit celle-ci, lorsque la porte se futrefermée. – Je ne sais comment vous pourrez jamais vous acquitterenvers lui. À notre âge, je peux bien vous l’avouer, on ne trouvepas grand plaisir à faire sans cesse de nouvelles connaissances.Mais pour vous, que ne ferions-nous pas !… Lydia, ma chérie,je suis sûre que Mr. Bingley dansera avec vous au prochain bal,bien que vous soyez la plus jeune.

– Oh ! dit Lydia d’un ton décidé, jene crains rien ; je suis la plus jeune, c’est vrai, mais c’estmoi qui suis la plus grande.

Le reste de la soirée se passa enconjectures ; ces dames se demandaient quand Mr. Bingleyrendrait la visite de Mr. Bennet, et quel jour on pourraitl’inviter à dîner.

III

Malgré toutes les questions dont Mrs. Bennet,aidée de ses filles, accabla son mari au sujet de Mr. Bingley, ellene put obtenir de lui un portrait qui satisfît sa curiosité. Cesdames livrèrent l’assaut avec une tactique variée : questionsdirectes, suppositions ingénieuses, lointaines conjectures. MaisMr. Bennet se déroba aux manœuvres les plus habiles, et ellesfurent réduites finalement à se contenter des renseignements deseconde main fournis par leur voisine, lady Lucas.

Le rapport qu’elle leur fit était hautementfavorable : sir William, son mari, avait été enchanté dunouveau voisin. Celui-ci était très jeune, fort joli garçon, et, cequi achevait de le rendre sympathique, il se proposait d’assisterau prochain bal et d’y amener tout un groupe d’amis. Que pouvait-onrêver de mieux ? Le goût de la danse mène tout droit àl’amour ; on pouvait espérer beaucoup du cœur de Mr.Bingley.

– Si je pouvais voir une de mes fillesheureusement établie à Netherfield et toutes les autres aussi bienmariées, répétait Mrs. Bennet à son mari, je n’aurais plus rien àdésirer.

Au bout de quelques jours, Mr. Bingley renditsa visite à Mr. Bennet, et resta avec lui une dizaine de minutesdans la bibliothèque. Il avait espéré entrevoir les jeunes fillesdont on lui avait beaucoup vanté le charme, mais il ne vit que lepère. Ces dames furent plus favorisées car, d’une fenêtre del’étage supérieur, elles eurent l’avantage de constater qu’ilportait un habit bleu et montait un cheval noir.

Une invitation à dîner lui fut envoyée peuaprès et, déjà, Mrs. Bennet composait un menu qui ferait honneur àses qualités de maîtresse de maison quand la réponse de Mr. Bingleyvint tout suspendre : « Il était obligé de partir pourLondres le jour suivant, et ne pouvait, par conséquent, avoirl’honneur d’accepter… etc.… »

Mrs. Bennet en fut toute décontenancée. Ellen’arrivait pas à imaginer quelle affaire pouvait appeler Mr.Bingley à Londres si tôt après son arrivée en Hertfordshire.Allait-il, par hasard, passer son temps à se promener d’un endroità un autre au lieu de s’installer convenablement à Netherfieldcomme c’était son devoir ?… Lady Lucas calma un peu sescraintes en suggérant qu’il était sans doute allé à Londres pourchercher les amis qu’il devait amener au prochain bal. Et bientôtse répandit la nouvelle que Mr. Bingley amènerait avec lui douzedames et sept messieurs. Les jeunes filles gémissaient devant unnombre aussi exagéré de danseuses, mais, la veille du bal, elleseurent la consolation d’apprendre que Mr. Bingley n’avait ramené deLondres que ses cinq sœurs et un cousin. Finalement, lorsque lecontingent de Netherfield fit son entrée dans la salle du bal, ilne comptait en tout que cinq personnes : Mr. Bingley, ses deuxsœurs, le mari de l’aînée et un autre jeune homme.

Mr. Bingley plaisait dès l’abord par unextérieur agréable, une allure distinguée, un air avenant et desmanières pleines d’aisance et de naturel. Ses sœurs étaient debelles personnes d’une élégance incontestable, et son beau-frère,Mr. Hurst, avait l’air d’un gentleman, sans plus ; mais lahaute taille, la belle physionomie, le grand air de son ami, Mr.Darcy, aidés de la rumeur qui cinq minutes après son arrivée,circulait dans tous les groupes, qu’il possédait dix mille livresde rente, attirèrent bientôt sur celui-ci l’attention de toute lasalle.

Le sexe fort le jugea très bel homme, lesdames affirmèrent qu’il était beaucoup mieux que Mr. Bingley, et,pendant toute une partie de la soirée, on le considéra avec la plusvive admiration.

Peu à peu, cependant, le désappointement causépar son attitude vint modifier cette impression favorable. Ons’aperçut bientôt qu’il était fier, qu’il regardait tout le mondede haut et ne daignait pas exprimer la moindre satisfaction. Ducoup, toute son immense propriété du Derbyshire ne put empêcherqu’on le déclarât antipathique et tout le contraire de son ami.

Mr. Bingley, lui, avait eu vite fait de semettre en rapport avec les personnes les plus en vue del’assemblée. Il se montra ouvert, plein d’entrain, prit part àtoutes les danses, déplora de voir le bal se terminer de si bonneheure, et parla d’en donner un lui-même à Netherfield. Des manièressi parfaites se recommandent d’elles-mêmes. Quel contraste avec sonami !… Mr. Darcy dansa seulement une fois avec Mrs. Hurst etune fois avec miss Bingley. Il passa le reste du temps à sepromener dans la salle, n’adressant la parole qu’aux personnes deson groupe et refusant de se laisser présenter aux autres. Aussifut-il vite jugé. C’était l’homme le plus désagréable et le plushautain que la terre eût jamais porté, et l’on espérait bien qu’ilne reparaîtrait à aucune autre réunion.

Parmi les personnes empressées à le condamnerse trouvait Mrs. Bennet. L’antipathie générale tournait chez elleen rancune personnelle, Mr. Darcy ayant fait affront à l’une de sesfilles. Par suite du nombre restreint des cavaliers, ElizabethBennet avait dû rester sur sa chaise l’espace de deux danses, et,pendant un moment, Mr. Darcy s’était tenu debout assez près d’ellepour qu’elle pût entendre les paroles qu’il échangeait avec Mr.Bingley venu pour le presser de se joindre aux danseurs.

– Allons, Darcy, venez danser. Je suisagacé de vous voir vous promener seul. C’est tout à fait ridicule.Faites comme tout le monde et dansez.

– Non, merci ! La danse est pour moisans charmes à moins que je ne connaisse particulièrement unedanseuse. Je n’y prendrais aucun plaisir dans une réunion de cegenre. Vos sœurs ne sont pas libres et ce serait pour moi unepénitence que d’inviter quelqu’un d’autre.

– Vous êtes vraiment difficile !s’écria Bingley. Je déclare que je n’ai jamais vu dans une soiréetant de jeunes filles aimables. Quelques-unes même, vous enconviendrez, sont remarquablement jolies.

– Votre danseuse est la seule joliepersonne de la réunion, dit Mr. Darcy en désignant du regardl’aînée des demoiselles Bennet.

– Oh ! c’est la plus charmantecréature que j’aie jamais rencontrée ; mais il y a une de sessœurs assise derrière vous qui est aussi fort agréable. Laissez-moidemander à ma danseuse de vous présenter.

– De qui voulez-vous parler ? – Mr.Darcy se retourna et considéra un instant Elizabeth. Rencontrantson regard, il détourna le sien et déclara froidement.

– Elle est passable, mais pas assez joliepour me décider à l’inviter. Du reste je ne me sens pas en humeur,ce soir, de m’occuper des demoiselles qui font tapisserie.Retournez vite à votre souriante partenaire, vous perdez votretemps avec moi.

Mr. Bingley suivit ce conseil et Mr. Darcys’éloigna, laissant Elizabeth animée à son égard de sentiments trèspeu cordiaux. Néanmoins elle raconta l’histoire à ses amies avecbeaucoup de verve, car elle avait l’esprit fin et un sens très vifde l’humour.

Malgré tout, ce fut, dans l’ensemble, uneagréable soirée pour tout le monde. Le cœur de Mrs. Bennet étaittout réjoui de voir sa fille aînée distinguée par les habitants deNetherfield. Mr. Bingley avait dansé deux fois avec elle et sessœurs lui avaient fait des avances. Jane était aussi satisfaite quesa mère, mais avec plus de calme. Elizabeth était contente duplaisir de Jane ; Mary était fière d’avoir été présentée àmiss Bingley comme la jeune fille la plus cultivée du pays, etCatherine et Lydia n’avaient pas manqué une seule danse, ce qui, àleur âge, suffisait à combler tous leurs vœux.

Elles revinrent donc toutes de très bonnehumeur à Longbourn, le petit village dont les Bennet étaient lesprincipaux habitants. Mr. Bennet était encore debout ; avec unlivre il ne sentait jamais le temps passer et, pour une fois, ilétait assez curieux d’entendre le compte rendu d’une soirée qui, àl’avance, avait fait naître tant de magnifiques espérances. Ils’attendait un peu à voir sa femme revenir désappointée, mais ils’aperçut vite qu’il n’en était rien.

– Oh ! mon cher Mr. Bennet,s’écria-t-elle en entrant dans la pièce, quelle agréable soirée,quel bal réussi ! J’aurais voulu que vous fussiez là… Jane aeu tant de succès ! tout le monde m’en a fait compliment. Mr.Bingley l’a trouvée tout à fait charmante. Il a dansé deux foisavec elle ; oui, mon ami, deux fois ! Et elle est laseule qu’il ait invitée une seconde fois. Sa première invitation aété pour miss Lucas, – j’en étais assez vexée, – mais il n’a pointparu l’admirer beaucoup, ce qui n’a rien de surprenant. Puis, envoyant danser Jane, il a eu l’air charmé, a demandé qui elle étaitet, s’étant fait présenter, l’a invitée pour les deux dansessuivantes. Après quoi il en a dansé deux avec miss King, encoredeux autres avec Jane, la suivante avec Lizzy, la« boulangère » avec…

– Pour l’amour du ciel, arrêtez cetteénumération, s’écria son mari impatienté. S’il avait eu pitié demoi il n’aurait pas dansé moitié autant. Que ne s’est-il tordu lepied à la première danse !

– Oh ! mon ami, continuait Mrs.Bennet, il m’a tout à fait conquise. Physiquement, il est très bienet ses sœurs sont des femmes charmantes. Je n’ai rien vu d’aussiélégant que leurs toilettes. La dentelle sur la robe de Mrs.Hurst…

Ici, nouvelle interruption, Mr. Bennet nevoulant écouter aucune description de chiffons. Sa femme fut doncobligée de changer de sujet et raconta avec beaucoup d’amertume etquelque exagération l’incident où Mr. Darcy avait montré une sichoquante grossièreté.

– Mais je vous assure, conclut-elle,qu’on ne perd pas grand’chose à ne pas être appréciée par cemonsieur ! C’est un homme horriblement désagréable qui nemérite pas qu’on cherche à lui plaire. Hautain et dédaigneux, il sepromenait de droite et de gauche dans la salle avec l’air de secroire un personnage extraordinaire. J’aurais aimé que vous fussiezlà pour lui dire son fait, comme vous savez le faire ! Non, envérité, je ne puis pas le sentir.

IV

Lorsque Jane et Elizabeth se trouvèrentseules, Jane qui, jusque-là, avait mis beaucoup de réserve dans seslouanges sur Mr. Bingley, laissa voir à sa sœur la sympathie qu’illui inspirait.

– Il a toutes les qualités qu’on appréciechez un jeune homme, dit-elle. Il est plein de sens, de bonnehumeur et d’entrain. Je n’ai jamais vu à d’autres jeunes gens desmanières aussi agréables, tant d’aisance unie à une si bonneéducation.

– Et, de plus, ajouta Elizabeth, il esttrès joli garçon, ce qui ne gâte rien. On peut donc le déclarerparfait.

– J’ai été très flattée qu’il m’inviteune seconde fois ; je ne m’attendais pas à un tel hommage.

– Moi, je n’en ai pas été surprise.C’était très naturel. Pouvait-il ne pas s’apercevoir que vous étiezinfiniment plus jolie que toutes les autres danseuses ?… Iln’y a pas lieu de lui en être reconnaissante. Ceci dit, il estcertainement très agréable et je vous autorise à lui accorder votresympathie. Vous l’avez donnée à bien d’autres qui ne le valaientpas.

– Ma chère Lizzy !

– La vérité c’est que vous êtes portée àjuger tout le monde avec trop de bienveillance : vous ne voyezjamais de défaut à personne. De ma vie, je ne vous ai entenduecritiquer qui que ce soit.

– Je ne veux juger personne tropprécipitamment, mais je dis toujours ce que je pense.

– Je le sais, et c’est ce qui m’étonne.Comment, avec votre bon sens, pouvez-vous être aussi loyalementaveuglée sur la sottise d’autrui ? Il n’y a que vous qui ayezassez de candeur pour ne voir jamais chez les gens que leur boncôté… Alors, les sœurs de ce jeune homme vous plaisent aussi ?Elles sont pourtant beaucoup moins sympathiques que lui.

– Oui, au premier abord, mais quand oncause avec elles on s’aperçoit qu’elles sont fort aimables. MissBingley va venir habiter avec son frère, et je serais fort surprisesi nous ne trouvions en elle une agréable voisine.

Elizabeth ne répondit pas, mais elle n’étaitpas convaincue. L’attitude des sœurs de Mr. Bingley au bal ne luiavait pas révélé chez elles le désir de se rendre agréables à toutle monde. D’un esprit plus observateur et d’une nature moins simpleque celle de Jane, n’étant pas, de plus, influencée par lesattentions de ces dames, Elizabeth était moins disposée à les jugerfavorablement. Elle voyait en elles d’élégantes personnes, capablesde se mettre en frais pour qui leur plaisait, mais, somme toute,fières et affectées.

Mrs. Hurst et miss Bingley étaient assezjolies, elles avaient été élevées dans un des meilleurs pensionnatsde Londres et possédaient une fortune de vingt mille livres, maisl’habitude de dépenser sans compter et de fréquenter la hautesociété les portait à avoir d’elles-mêmes une excellente opinion età juger leur prochain avec quelque dédain. Elles appartenaient àune très bonne famille du nord de l’Angleterre, chose dont elles sesouvenaient plus volontiers que de l’origine de leur fortune quiavait été faite dans le commerce.

Mr. Bingley avait hérité d’environ cent millelivres de son père. Celui-ci qui souhaitait acheter un domainen’avait pas vécu assez longtemps pour exécuter son projet. Mr.Bingley avait la même intention et ses sœurs désiraient vivement lalui voir réaliser. Bien qu’il n’eût fait que louer Netherfield,miss Bingley était toute prête à diriger sa maison, et Mrs. Hurst,qui avait épousé un homme plus fashionable que fortuné, n’était pasmoins disposée à considérer la demeure de son frère comme lasienne. Il y avait à peine deux ans que Mr. Bingley avait atteintsa majorité, lorsque, par un effet du hasard, il avait entenduparler du domaine de Netherfield. Il était allé le visiter, l’avaitparcouru en une demi-heure, et, le site et la maison lui plaisant,s’était décidé à louer sur-le-champ.

En dépit d’une grande opposition decaractères, Bingley et Darcy étaient unis par une solide amitié.Darcy aimait Bingley pour sa nature confiante et docile, deuxdispositions pourtant si éloignées de son propre caractère.Bingley, de son côté, avait la plus grande confiance dans l’amitiéde Darcy et la plus haute opinion de son jugement. Il lui étaitinférieur par l’intelligence, bien que lui-même n’en fût pointdépourvu, mais Darcy était hautain, distant, d’une courtoisiefroide et décourageante, et, à cet égard, son ami reprenaitl’avantage. Partout où il paraissait, Bingley était sûr deplaire ; les manières de Darcy n’inspiraient trop souvent quede l’éloignement.

Il n’y avait qu’à les entendre parler du balde Meryton pour juger de leurs caractères : Bingley n’avait,de sa vie, rencontré des gens plus aimables, des jeunes filles plusjolies ; tout le monde s’était montré plein d’attentions pourlui ; point de raideur ni de cérémonie ; il s’étaitbientôt senti en pays de connaissance : quant à miss Bennet,c’était véritablement un ange de beauté !… Mr. Darcy, aucontraire, n’avait vu là qu’une collection de gens chez qui iln’avait trouvé ni élégance, ni charme ; personne ne lui avaitinspiré le moindre intérêt ; personne ne lui avait marqué desympathie ni procuré d’agrément. Il reconnaissait que miss Bennetétait jolie, mais elle souriait trop.

Mrs. Hurst et sa sœur étaient de cetavis ; cependant, Jane leur plaisait ; elles déclarèrentque c’était une aimable personne avec laquelle on pouvaitassurément se lier. Et leur frère se sentit autorisé par cejugement à rêver à miss Bennet tout à sa guise.

V

À peu de distance de Longbourn vivait unefamille avec laquelle les Bennet étaient particulièrement liés.

Sir William Lucas avait commencé par habiterMeryton où il se faisait une petite fortune dans les affaireslorsqu’il s’était vu élever à la dignité de« Knight » [1] à la suited’un discours qu’il avait adressé au roi comme maire de la ville.Cette distinction lui avait un peu tourné la tête en lui donnant ledégoût du commerce et de la vie simple de sa petite ville. Quittantl’un et l’autre, il était venu se fixer avec sa famille dans unepropriété située à un mille de Meryton qui prit dès lors le nom de« Lucas Lodge ». Là, délivré du joug des affaires, ilpouvait à loisir méditer sur son importance et s’appliquer àdevenir l’homme le plus courtois de l’univers. Son nouveau titrel’enchantait, sans lui donner pour cela le moindre soupçond’arrogance ; il se multipliait, au contraire, en attentionspour tout le monde. Inoffensif, bon et serviable par nature, saprésentation à Saint-James avait fait de lui un gentilhomme.

Lady Lucas était une très bonne personne à quises facultés moyennes permettaient de voisiner agréablement avecMrs. Bennet. Elle avait plusieurs enfants et l’aînée, jeune fillede vingt-sept ans, intelligente et pleine de bon sens, était l’amieparticulière d’Elizabeth.

Les demoiselles Lucas et les demoisellesBennet avaient l’habitude de se réunir, après un bal, pour échangerleurs impressions. Aussi, dès le lendemain de la soirée de Merytonon vit arriver les demoiselles Lucas à Longbourn.

– Vous avez bien commencé la soirée,Charlotte, dit Mrs. Bennet à miss Lucas avec une amabilité un peuforcée. C’est vous que Mr. Bingley a invitée la première.

– Oui, mais il a paru de beaucouppréférer la danseuse qu’il a invitée la seconde.

– Oh ! vous voulez parler de Janeparce qu’il l’a fait danser deux fois. C’est vrai, il avait l’airde l’admirer assez, et je crois même qu’il faisait plus que d’enavoir l’air… On m’a dit là-dessus quelque chose, – je ne sais plustrop quoi, – où il était question de Mr. Robinson…

– Peut-être voulez-vous dire laconversation entre Mr. Bingley et Mr. Robinson que j’ai entenduepar hasard ; ne vous l’ai-je pas répétée ? Mr. Robinsonlui demandait ce qu’il pensait de nos réunions de Meryton, s’il netrouvait pas qu’il y avait beaucoup de jolies personnes parmi lesdanseuses et laquelle était à son gré la plus jolie. À cettequestion Mr. Bingley a répondu sans hésiter : « Oh !l’aînée des demoiselles Bennet ; cela ne fait pas dedoute. »

– Voyez-vous ! Eh bien ! voilàqui est parler net. Il semble en effet que… Cependant, il se peutque tout cela ne mène à rien…

– J’ai entendu cette conversation bien àpropos. Je n’en dirai pas autant pour celle que vous avez surprise,Eliza, dit Charlotte. Les réflexions de Mr. Darcy sont moinsgracieuses que celles de son ami. Pauvre Eliza ! s’entendrequalifier tout juste de « passable » !

– Je vous en prie, ne poussez pas Lizzy àse formaliser de cette impertinence. Ce serait un grand malheur deplaire à un homme aussi désagréable. Mrs. Long me disait hier soirqu’il était resté une demi-heure à côté d’elle sans desserrer leslèvres.

– Ne faites-vous pas erreur, maman ?dit Jane. J’ai certainement vu Mr. Darcy lui parler.

– Eh oui, parce qu’à la fin elle lui ademandé s’il se plaisait à Netherfield et force lui a été derépondre, mais il paraît qu’il avait l’air très mécontent qu’onprît la liberté de lui adresser la parole.

– Miss Bingley dit qu’il n’est jamaisloquace avec les étrangers, mais que dans l’intimité c’est le plusaimable causeur.

– Je n’en crois pas un traître mot, monenfant : s’il était si aimable, il aurait causé avec Mrs.Long. Non, je sais ce qu’il en est : Mr. Darcy, – tout lemonde en convient, – est bouffi d’orgueil. Il aura su, je pense,que Mrs. Long n’a pas d’équipage et que c’est dans une voiture delouage qu’elle est venue au bal.

– Cela m’est égal qu’il n’ait pas causéavec Mrs. Long, dit Charlotte, mais j’aurais trouvé bien qu’ildansât avec Eliza.

– Une autre fois, Lizzy, dit la mère, àvotre place, je refuserais de danser avec lui.

– Soyez tranquille, ma mère, je croispouvoir vous promettre en toute sûreté que je ne danserai jamaisavec lui.

– Cet orgueil, dit miss Lucas, me choquemoins chez lui parce que j’y trouve des excuses. On ne peuts’étonner qu’un jeune homme aussi bien physiquement et pourvu detoutes sortes d’avantages tels que le rang et la fortune ait delui-même une haute opinion. Il a, si je puis dire, un peu le droitd’avoir de l’orgueil.

– Sans doute, fit Elizabeth, et je luipasserais volontiers son orgueil s’il n’avait pas modifié lemien.

– L’orgueil, observa Mary qui se piquaitde psychologie, est, je crois, un sentiment très répandu. La naturenous y porte et bien peu parmi nous échappent à cette complaisanceque l’on nourrit pour soi-même à cause de telles ou telles qualitéssouvent imaginaires. La vanité et l’orgueil sont chosesdifférentes, bien qu’on emploie souvent ces deux mots l’un pourl’autre ; on peut être orgueilleux sans être vaniteux.L’orgueil se rapporte plus à l’opinion que nous avons denous-mêmes, la vanité à celle que nous voudrions que les autresaient de nous.

– Si j’étais aussi riche que Mr. Darcy,s’écria un jeune Lucas qui avait accompagné ses sœurs, je memoquerais bien de tout cela ! Je commencerais par avoir unemeute pour la chasse au renard, et je boirais une bouteille de vinfin à chacun de mes repas.

VI

Les dames de Longbourn ne tardèrent pas àfaire visite aux dames de Netherfield et celles-ci leur rendirentleur politesse suivant toutes les formes. Le charme de Jane accrutles dispositions bienveillantes de Mrs. Hurst et de miss Bingley àson égard, et tout en jugeant la mère ridicule et les plus jeunessœurs insignifiantes, elles exprimèrent aux deux aînées le désir defaire avec elles plus ample connaissance.

Jane reçut cette marque de sympathie avec unplaisir extrême, mais Elizabeth trouva qu’il y avait toujours biende la hauteur dans les manières de ces dames, même à l’égard de sasœur. Décidément, elle ne les aimait point ; cependant, elleappréciait leurs avances, voulant y voir l’effet de l’admirationque leur frère éprouvait pour Jane. Cette admiration devenait plusévidente à chacune de leurs rencontres et pour Elizabeth ilsemblait également certain que Jane cédait de plus en plus à lasympathie qu’elle avait ressentie dès le commencement pour Mr.Bingley. Bien heureusement, pensait Elizabeth, personne ne devaits’en apercevoir. Car, à beaucoup de sensibilité Jane unissait uneégalité d’humeur et une maîtrise d’elle-même qui la préservait descuriosités indiscrètes.

Elizabeth fit part de ces réflexions à missLucas.

– Il peut être agréable en pareil cas detromper des indifférents, répondit Charlotte ; mais une telleréserve ne peut-elle parfois devenir un désavantage ? Si unejeune fille cache avec tant de soin sa préférence à celui qui enest l’objet, elle risque de perdre l’occasion de le fixer, et sedire ensuite que le monde n’y a rien vu est une bien minceconsolation. La gratitude et la vanité jouent un tel rôle dans ledéveloppement d’une inclination qu’il n’est pas prudent del’abandonner à elle-même. Votre sœur plaît à Bingley sans aucundoute, mais tout peut en rester là, si elle ne l’encourage pas.

– Votre conseil serait excellent, si ledésir de faire un beau mariage était seul en question ; maisce n’est pas le cas de Jane. Elle n’agit point par calcul ;elle n’est même pas encore sûre de la profondeur du sentimentqu’elle éprouve, et elle se demande sans doute si ce sentiment estraisonnable. Voilà seulement quinze jours qu’elle a fait laconnaissance de Mr. Bingley : elle a bien dansé quatre foisavec lui à Meryton, l’a vu en visite à Netherfield un matin, ets’est trouvée à plusieurs dîners où lui-même était invité ;mais ce n’est pas assez pour le bien connaître.

– Allons, dit Charlotte, je fais de toutcœur des vœux pour le bonheur de Jane ; mais je crois qu’elleaurait tout autant de chances d’être heureuse, si elle épousait Mr.Bingley demain que si elle se met à étudier son caractère pendantune année entière ; car le bonheur en ménage est pure affairede hasard. La félicité de deux époux ne m’apparaît pas devoir êtreplus grande du fait qu’ils se connaissaient à fond avant leurmariage ; cela n’empêche pas les divergences de naître ensuiteet de provoquer les inévitables déceptions. Mieux vaut, à mon avis,ignorer le plus possible les défauts de celui qui partagera votreexistence !

– Vous m’amusez, Charlotte ; mais cen’est pas sérieux, n’est-ce pas ? Non, et vous-même n’agiriezpas ainsi.

Tandis qu’elle observait ainsi Mr. Bingley,Elizabeth était bien loin de soupçonner qu’elle commençaitelle-même à attirer l’attention de son ami. Mr. Darcy avait refusétout d’abord de la trouver jolie. Il l’avait regardée avecindifférence au bal de Meryton et ne s’était occupé d’elle ensuiteque pour la critiquer. Mais à peine avait-il convaincu sonentourage du manque de beauté de la jeune fille qu’il s’aperçut queses grands yeux sombres donnaient à sa physionomie une expressionsingulièrement intelligente. D’autres découvertes suivirent, aussimortifiantes : il dut reconnaître à Elizabeth une silhouettefine et gracieuse et, lui qui avait déclaré que ses manièresn’étaient pas celles de la haute société, il se sentit séduit parleur charme tout spécial fait de naturel et de gaieté.

De tout ceci Elizabeth était loin de sedouter. Pour elle, Mr. Darcy était seulement quelqu’un qui necherchait jamais à se rendre agréable et qui ne l’avait pas jugéeassez jolie pour la faire danser.

Mr. Darcy éprouva bientôt le désir de la mieuxconnaître, mais avant de se décider à entrer en conversation avecelle, il commença par l’écouter lorsqu’elle causait avec ses amies.Ce fut chez sir William Lucas où une nombreuse société se trouvaitréunie que cette manœuvre éveilla pour la première fois l’attentiond’Elizabeth.

– Je voudrais bien savoir, dit-elle àCharlotte, pourquoi Mr. Darcy prenait tout à l’heure un si vifintérêt à ce que je disais au colonel Forster.

– Lui seul pourrait vous le dire.

– S’il recommence, je lui montrerai queje m’en aperçois. Je n’aime pas son air ironique. Si je ne lui serspas bientôt une impertinence de ma façon, vous verrez qu’il finirapar m’intimider !

Et comme, peu après, Mr. Darcy s’approchaitdes deux jeunes filles sans manifester l’intention de leur adresserla parole, miss Lucas mit son amie au défi d’exécuter sa menace.Ainsi provoquée, Elizabeth se tourna vers le nouveau venu etdit :

– N’êtes-vous pas d’avis, Mr. Darcy, queje m’exprimais tout à l’heure avec beaucoup d’éloquence lorsque jetourmentais le colonel Forster pour qu’il donne un bal àMeryton ?

– Avec une grande éloquence. Mais, c’estlà un sujet qui en donne toujours aux jeunes filles.

– Vous êtes sévère pour nous.

– Et maintenant, je vais la tourmenter àson tour, intervint miss Lucas. Eliza, j’ouvre le piano et voussavez ce que cela veut dire…

– Quelle singulière amie vous êtes devouloir me faire jouer et chanter en public ! Je vous enserais reconnaissante si j’avais des prétentions d’artiste, mais,pour l’instant, je préférerais me taire devant un auditoire habituéà entendre les plus célèbres virtuoses.

Puis, comme miss Lucas insistait, elleajouta :

– C’est bien ; puisqu’il le faut, jem’exécute.

Le talent d’Elizabeth était agréable sansplus. Quand elle eut chanté un ou deux morceaux, avant même qu’elleeût pu répondre aux instances de ceux qui lui en demandaient unautre, sa sœur Mary, toujours impatiente de se produire, laremplaça au piano.

Mary, la seule des demoiselles Bennet qui nefût pas jolie, se donnait beaucoup de peine pour perfectionner sonéducation. Malheureusement, la vanité qui animait son ardeur autravail lui donnait en même temps un air pédant et satisfait quiaurait gâté un talent plus grand que le sien. Elizabeth jouaitbeaucoup moins bien que Mary, mais, simple et naturelle, on l’avaitécoutée avec plus de plaisir que sa sœur. À la fin d’uninterminable concerto, Mary fut heureuse d’obtenir quelques bravosen jouant des airs écossais réclamés par ses plus jeunes sœurs quise mirent à danser à l’autre bout du salon avec deux ou troisofficiers et quelques membres de la famille Lucas.

Non loin de là, Mr. Darcy regardait lesdanseurs avec désapprobation, ne comprenant pas qu’on pût ainsipasser toute une soirée sans réserver un moment pour laconversation ; il fut soudain tiré de ses réflexions par lavoix de sir William Lucas :

– Quel joli divertissement pour lajeunesse que la danse, Mr. Darcy ! À mon avis, c’est leplaisir le plus raffiné des sociétés civilisées.

– Certainement, monsieur, et il al’avantage d’être également en faveur parmi les sociétés les moinscivilisées : tous les sauvages dansent.

Sir William se contenta de sourire.

– Votre ami danse dans la perfection,continua-t-il au bout d’un instant en voyant Bingley se joindre augroupe des danseurs. Je ne doute pas que vous-même, Mr. Darcy, vousn’excelliez dans cet art. Dansez-vous souvent à la cour ?

– Jamais, monsieur.

– Ce noble lieu mériterait pourtant cethommage de votre part.

– C’est un hommage que je me dispensetoujours de rendre lorsque je puis m’en dispenser.

– Vous avez un hôtel à Londres, m’a-t-ondit ?

Mr. Darcy s’inclina, mais ne réponditrien.

– J’ai eu jadis des velléités de m’yfixer moi-même car j’aurais aimé vivre dans un monde cultivé, maisj’ai craint que l’air de la ville ne fût contraire à la santé delady Lucas.

Ces confidences restèrent encore sans réponse.Voyant alors Elizabeth qui venait de leur côté, sir William eut uneidée qui lui sembla des plus galantes.

– Comment ! ma chère miss Eliza,vous ne dansez pas ? s’exclama-t-il. Mr. Darcy, laissez-moivous présenter cette jeune fille comme une danseuse remarquable.Devant tant de beauté et de charme, je suis certain que vous nevous déroberez pas.

Et, saisissant la main d’Elizabeth, il allaitla placer dans celle de Mr. Darcy qui, tout étonné, l’auraitcependant prise volontiers, lorsque la jeune fille la retirabrusquement en disant d’un ton vif :

– En vérité, monsieur, je n’ai pas lamoindre envie de danser et je vous prie de croire que je ne venaispoint de ce côté quêter un cavalier.

Avec courtoisie Mr. Darcy insista pour qu’elleconsentît à lui donner la main, mais ce fut en vain. La décisiond’Elizabeth était irrévocable et sir William lui-même ne put l’enfaire revenir.

– Vous dansez si bien, miss Eliza, qu’ilest cruel de me priver du plaisir de vous regarder, et Mr. Darcy,bien qu’il apprécie peu ce passe-temps, était certainement toutprêt à me donner cette satisfaction pendant une demi-heure.

Elizabeth sourit d’un air moqueur ets’éloigna. Son refus ne lui avait point fait tort auprès de Mr.Darcy, et il pensait à elle avec une certaine complaisancelorsqu’il se vit interpeller par miss Bingley.

– Je devine le sujet de vos méditations,dit-elle.

– En êtes-vous sûre ?

– Vous songez certainement qu’il vousserait bien désagréable de passer beaucoup de soirées dans le genrede celle-ci. C’est aussi mon avis. Dieu ! que ces gens sontinsignifiants, vulgaires et prétentieux ! Je donneraisbeaucoup pour vous entendre dire ce que vous pensez d’eux.

– Vous vous trompez tout à fait ;mes réflexions étaient d’une nature beaucoup plus agréable :je songeais seulement au grand plaisir que peuvent donner deuxbeaux yeux dans le visage d’une jolie femme.

Miss Bingley le regarda fixement en luidemandant quelle personne pouvait lui inspirer ce genre deréflexion.

– Miss Elizabeth Bennet, répondit Mr.Darcy sans sourciller.

– Miss Elizabeth Bennet ! répétamiss Bingley. Je n’en reviens pas. Depuis combien de tempsoccupe-t-elle ainsi vos pensées, et quand faudra-t-il que je vousprésente mes vœux de bonheur ?

– Voilà bien la question que j’attendais.L’imagination des femmes court vite et saute en un clin d’œil del’admiration à l’amour et de l’amour au mariage. J’étais sûr quevous alliez m’offrir vos félicitations.

– Oh ! si vous le prenez ainsi, jeconsidère la chose comme faite. Vous aurez en vérité une délicieusebelle-mère et qui vous tiendra sans doute souvent compagnie àPemberley.

Mr. Darcy écouta ces plaisanteries avec laplus parfaite indifférence et, rassurée par son air impassible,miss Bingley donna libre cours à sa verve moqueuse.

VII

La fortune de Mr. Bennet consistait presquetout entière en un domaine d’un revenu de 2 000 livres maisqui, malheureusement pour ses filles, devait, à défaut d’héritiermâle, revenir à un cousin éloigné. L’avoir de leur mère, bienqu’appréciable, ne pouvait compenser une telle perte. Mrs. Bennet,qui était la fille d’un avoué de Meryton, avait hérité de son père4 000 livres ; elle avait une sœur mariée à un Mr.Philips, ancien clerc et successeur de son père, et un frèrehonorablement établi à Londres dans le commerce.

Le village de Longbourn n’était qu’à un millede Meryton, distance commode pour les jeunes filles qui, trois ouquatre fois par semaine, éprouvaient l’envie d’aller présenterleurs devoirs à leur tante ainsi qu’à la modiste qui lui faisaitface de l’autre côté de la rue. Les deux benjamines, d’esprit plusfrivole que leurs aînées, mettaient à rendre ces visites unempressement particulier. Quand il n’y avait rien de mieux à faire,une promenade à Meryton occupait leur matinée et fournissait unsujet de conversation pour la soirée. Si peu fertile que fût lepays en événements extraordinaires, elles arrivaient toujours àglaner quelques nouvelles chez leur tante.

Actuellement elles étaient comblées de joiepar la récente arrivée dans le voisinage d’un régiment de lamilice. Il devait y cantonner tout l’hiver et Meryton était lequartier général. Les visites à Mrs. Philips étaient maintenantfécondes en informations du plus haut intérêt, chaque jour ajoutaitquelque chose à ce que l’on savait sur les officiers, leurs noms,leurs familles, et bientôt l’on fit connaissance avec les officierseux-mêmes. Mr. Philips leur fit visite à tous, ouvrant ainsi à sesnièces une source de félicité inconnue jusqu’alors. Du coup, ellesne parlèrent plus que des officiers, et la grande fortune de Mr.Bingley dont l’idée seule faisait vibrer l’imagination de leur mèren’était rien pour elles, comparée à l’uniforme rouge d’unsous-lieutenant.

Un matin, après avoir écouté leur conversationsur cet inépuisable sujet, Mr. Bennet observa froidement :

– Tout ce que vous me dites me faitpenser que vous êtes deux des filles les plus sottes de la région.Je m’en doutais depuis quelque temps, mais aujourd’hui, j’en suisconvaincu.

Catherine déconcertée ne souffla mot, maisLydia, avec une parfaite indifférence, continua d’exprimer sonadmiration pour le capitaine Carter et l’espoir de le voir le jourmême car il partait le lendemain pour Londres.

– Je suis surprise, mon ami, intervintMrs. Bennet, de vous entendre déprécier vos filles aussifacilement. Si j’étais en humeur de critique, ce n’est pas à mespropres enfants que je m’attaquerais.

– Si mes filles sont sottes, j’espèrebien être capable de m’en rendre compte.

– Oui, mais il se trouve au contrairequ’elles sont toutes fort intelligentes.

– Voilà le seul point, – et je m’enflatte, – sur lequel nous sommes en désaccord. Je voulais croireque vos sentiments et les miens coïncidaient en toute chose mais jedois reconnaître qu’ils diffèrent en ce qui concerne nos deux plusjeunes filles que je trouve remarquablement niaises.

– Mon cher Mr. Bennet, vous ne pouvezvous attendre à trouver chez ces enfants le jugement de leur pèreet de leur mère. Lorsqu’elles auront notre âge, j’ose dire qu’ellesne penseront pas plus aux militaires que nous n’y pensonsnous-mêmes. Je me rappelle le temps où j’avais aussi l’amour del’uniforme ; – à dire vrai je le garde toujours au fond ducœur et si un jeune et élégant colonel pourvu de cinq ou six millelivres de rentes désirait la main d’une de mes filles, ce n’est pasmoi qui le découragerais. L’autre soir, chez sir William, j’aitrouvé que le colonel Forster avait vraiment belle mine enuniforme.

– Maman, s’écria Lydia, ma tante dit quele colonel Forster et le capitaine Carter ne vont plus aussisouvent chez miss Watson et qu’elle les voit maintenant faire defréquentes visites à la librairie Clarke.

La conversation fut interrompue par l’entréedu valet de chambre qui apportait une lettre adressée à Jane. Ellevenait de Netherfield et un domestique attendait la réponse.

Les yeux de Mrs. Bennet étincelèrent deplaisir et, pendant que sa fille lisait, elle la pressait dequestions :

– Eh bien ! Jane, de quiest-ce ? De quoi s’agit-il ? Voyons, répondez vite, machérie.

– C’est de miss Bingley, répondit Jane,et elle lut tout haut : « Chère amie, si vous n’avez pasla charité de venir dîner aujourd’hui avec Louisa et moi, nouscourrons le risque de nous brouiller pour le reste de nos jours,car un tête-à-tête de toute une journée entre deux femmes ne peutse terminer sans querelle. Venez aussitôt ce mot reçu. Mon frère etses amis doivent dîner avec les officiers. Bien à vous. – CarolineBINGLEY. »

– Avec les officiers ! s’exclamaLydia. Je m’étonne que ma tante ne nous en ait rien dit.

– Ils dînent en ville, dit Mrs. Bennet.Pas de chance.

– Puis-je avoir la voiture ? demandaJane.

– Non, mon enfant, vous ferez mieux d’yaller à cheval car le temps est à la pluie ; vous ne pourrezvraisemblablement pas revenir ce soir.

– Ce serait fort bien, dit Elizabeth, sivous étiez sûre que les Bingley n’offriront pas de la fairereconduire.

– Oh ! pour aller à Meryton, cesmessieurs ont dû prendre le cabriolet de Mr. Bingley et les Hurstn’ont pas d’équipage.

– J’aimerais mieux y aller envoiture.

– Ma chère enfant, votre père ne peutdonner les chevaux ; on en a besoin à la ferme, n’est-ce pas,master Bennet ?

– On en a besoin à la ferme plus souventque je ne puis les donner.

– Alors, si vous les donnez aujourd’hui,dit Elizabeth, vous servirez les projets de ma mère.

Mr. Bennet, finalement reconnut que leschevaux étaient occupés. Jane fut donc obligée de partir à chevalet sa mère la conduisit jusqu’à la porte en formulant toutes sortesde joyeux pronostics sur le mauvais temps.

Son espérance se réalisa : Jane était àpeine partie que la pluie se mit à tomber avec violence. Ses sœursn’étaient pas sans inquiétude à son sujet, mais sa mère étaitenchantée. La pluie continua toute la soirée sans arrêt :certainement, Jane ne pourrait pas revenir.

– J’ai eu là vraiment une excellenteidée, dit Mrs. Bennet à plusieurs reprises, comme si c’étaitelle-même qui commandait à la pluie.

Ce ne fut cependant que le lendemain matinqu’elle apprit tout le succès de sa combinaison. Le breakfasts’achevait lorsqu’un domestique de Netherfield arriva porteur d’unelettre pour Elizabeth :

« Ma chère Lizzy, je me sens trèssouffrante ce matin, du fait, je suppose, d’avoir été trempéejusqu’aux os hier. Mes aimables amies ne veulent pas entendreparler de mon retour à la maison avant que je sois mieux. Ellesinsistent pour que je voie Mr. Jones. Aussi ne vous alarmez pas sivous entendiez dire qu’il est venu pour moi à Netherfield. Je n’airien de sérieux, simplement un mal de gorge accompagné de migraine.Tout à vous… etc.… »

– Eh bien, ma chère amie, dit Mr. Bennetquand Elizabeth eut achevé de lire la lettre à haute voix, sil’indisposition de votre fille s’aggravait et se terminait mal,vous auriez la consolation de penser qu’elle l’a contractée encourant après Mr. Bingley pour vous obéir.

– Oh ! je suis sans crainte. On nemeurt pas d’un simple rhume. Elle est certainement bien soignée.Tant qu’elle reste là-bas on peut être tranquille. J’irais la voirsi la voiture était libre.

Mais Elizabeth, vraiment anxieuse, décida dese rendre elle-même à Netherfield. Comme la voiture n’était pasdisponible et que la jeune fille ne montait pas à cheval, ellen’avait d’autre alternative que d’y aller à pied.

– Avec une boue pareille ? À quoipensez-vous ! s’écria sa mère lorsqu’elle annonça sonintention. Vous ne serez pas présentable en arrivant.

– Je le serai suffisamment pour voir Janeet c’est tout ce que je veux.

– Donnez-vous à entendre, dit le père,que je devrais envoyer chercher les chevaux ?

– Nullement ; je ne crains pas lamarche. La distance n’est rien quand on a un motif pressant et iln’y a que trois milles ; je serai de retour avant ledîner.

– J’admire l’ardeur de votre dévouementfraternel, déclara Mary. Mais toute impulsion du sentiment devraitêtre réglée par la raison, et l’effort, à mon avis, doit toujoursêtre proportionné au but qu’on se propose.

– Nous vous accompagnons jusqu’à Meryton,dirent Catherine et Lydia.

Elizabeth accepta leur compagnie et les troisjeunes filles partirent ensemble.

– Si nous nous dépêchons, dit Lydia encours de route, peut-être apercevrons-nous le capitaine Carteravant son départ.

À Meryton elles se séparèrent. Les deux plusjeunes se rendirent chez la femme d’un officier tandis qu’Elizabethpoursuivait seule son chemin. On eût pu la voir, dans sonimpatience d’arriver, aller à travers champs, franchir leséchaliers, sauter les flaques d’eau, pour se trouver enfin devantla maison, les jambes lasses, les bas crottés, et les jouesenflammées par l’exercice.

Elle fut introduite dans la salle à manger oùtout le monde était réuni sauf Jane. Son apparition causa une vivesurprise. Que seule, à cette heure matinale, elle eût fait troismilles dans une boue pareille, Mrs. Hurst et miss Bingley n’enrevenaient pas et, dans leur étonnement, Elizabeth sentit nettementde la désapprobation. Elles lui firent toutefois un accueil trèspoli. Dans les manières de leur frère il y avait mieux que de lapolitesse, il y avait de la cordialité ; Mr. Darcy dit peu dechose et Mr. Hurst rien du tout. Le premier, tout en admirant leteint d’Elizabeth avivé par la marche, se demandait s’il y avaitréellement motif à ce qu’elle eût fait seule une si longuecourse ; le second ne pensait qu’à achever son déjeuner.

Les questions d’Elizabeth au sujet de sa sœurreçurent une réponse peu satisfaisante. Miss Bennet avait maldormi ; elle s’était levée cependant, mais se sentaitfiévreuse et n’avait pas quitté sa chambre. Elizabeth se fitconduire immédiatement auprès d’elle et Jane qui, par crainted’alarmer les siens, n’avait pas osé réclamer une visite, fut raviede la voir entrer. Son état ne lui permettait pas de parlerbeaucoup et, quand miss Bingley les eut laissées ensemble, elle seborna à exprimer sa reconnaissance pour l’extrême bonté qu’on luitémoignait.

Leur déjeuner terminé, les deux sœurs vinrentles rejoindre et Elizabeth elle-même se sentit touchée en voyantl’affection et la sollicitude dont elles entouraient Jane. Lemédecin, arrivant à ce moment, examina la malade et déclara commeon s’y attendait qu’elle avait pris un gros rhume qui demandait àêtre soigné sérieusement. Il lui conseilla de se remettre au lit etpromit de lui envoyer quelques potions. Jane obéit docilement carles symptômes de fièvre augmentaient ainsi que les douleurs detête.

Elizabeth ne quitta pas un instant la chambrede sa sœur et Mrs. Hurst et miss Bingley ne s’en éloignèrent pasbeaucoup non plus. Les messieurs étant sortis elles n’avaient riende plus intéressant à faire.

Quand l’horloge sonna trois heures, Elizabeth,bien à contre-cœur, annonça son intention de repartir. Miss Bingleylui offrit de la faire reconduire en voiture, mais Jane témoignaune telle contrariété à la pensée de voir sa sœur la quitter quemiss Bingley se vit obligée de transformer l’offre du cabriolet enune invitation à demeurer à Netherfield qu’Elizabeth accepta avecbeaucoup de reconnaissance. Un domestique fut donc envoyé àLongbourn pour mettre leur famille au courant et rapporter lesupplément de linge et de vêtements dont elles avaient besoin.

VIII

À cinq heures, Mrs. Hurst et miss Bingleyallèrent s’habiller, et à six heures et demie, on annonçait àElizabeth que le dîner était servi. Quand elle entra dans la salleà manger, elle fut assaillie de questions parmi lesquelles elle eutle plaisir de noter la sollicitude toute spéciale exprimée par Mr.Bingley. Comme elle répondait que l’état de Jane ne s’amélioraitpas, les deux sœurs répétèrent trois ou quatre fois qu’elles enétaient désolées, qu’un mauvais rhume est une chose biendésagréable et qu’elles-mêmes avaient horreur d’être malades ;après quoi elles s’occupèrent d’autre chose, laissant à penser queJane, hors de leur présence, ne comptait plus beaucoup pour elleset cette indifférence réveilla aussitôt l’antipathied’Elizabeth.

Leur frère était vraiment la seule personne dela maison qu’elle jugeât avec faveur. Son anxiété au sujet del’état de Jane était manifeste, et ses attentions pour Elizabethdes plus aimables. Grâce à lui elle avait moins l’impression d’êtreune intruse dans leur cercle familial. Parmi les autres, personnene s’occupait beaucoup d’elle : miss Bingley n’avait d’yeuxque pour Mr. Darcy, sa sœur également ; Mr. Hurst, qui setrouvait à côté d’Elizabeth, était un homme indolent qui ne vivaitque pour manger, boire, et jouer aux cartes, et lorsqu’il eutdécouvert que sa voisine préférait les plats simples aux metscompliqués, il ne trouva plus rien à lui dire.

Le dîner terminé, elle remonta directementauprès de Jane. Elle avait à peine quitté sa place que miss Bingleyse mettait à faire son procès : ses manières, mélange deprésomption et d’impertinence, furent déclarées trèsdéplaisantes ; elle était dépourvue de conversation et n’avaitni élégance, ni goût, ni beauté. Mrs. Hurst pensait de même etajouta :

– Il faut lui reconnaître une qualité,celle d’être une excellente marcheuse. Je n’oublierai jamais sonarrivée, ce matin ; son aspect était inénarrable !

– En effet, Louisa, j’avais peine àgarder mon sérieux. Est-ce assez ridicule de courir la campagnepour une sœur enrhumée ! Et ses cheveux toutébouriffés !

– Et son jupon ! Avez-vous vu sonjupon ? Il avait bien un demi-pied de boue que sa roben’arrivait pas à cacher.

– Votre description peut être trèsexacte, Louisa, dit Bingley, mais rien de tout cela ne m’a frappé.Miss Elizabeth Bennet m’a paru tout à fait à son avantage quandelle est arrivée ce matin, et je n’ai pas remarqué son juponboueux.

– Vous, Mr. Darcy, vous l’avez remarqué,j’en suis sûre, dit miss Bingley, et j’incline à penser que vousn’aimeriez pas voir votre sœur s’exhiber dans une telle tenue.

– Évidemment non.

– Faire ainsi je ne sais combien demilles dans la boue, toute seule ! À mon avis, cela dénote unabominable esprit d’indépendance et un mépris des convenances desplus campagnards.

– À mes yeux, c’est une preuve trèstouchante de tendresse fraternelle, dit Bingley.

– Je crains bien, Mr. Darcy, observaconfidentiellement miss Bingley, que cet incident ne fasse tort àvotre admiration pour les beaux yeux de miss Elizabeth.

– En aucune façon, répliqua Darcy :la marche les avait rendus encore plus brillants.

Un court silence suivit ces paroles aprèslequel Mrs. Hurst reprit :

– J’ai beaucoup de sympathie pour JaneBennet qui est vraiment charmante et je souhaite de tout cœur luivoir faire un joli mariage, mais avec une famille comme la sienne,je crains bien qu’elle n’ait point cette chance.

– Il me semble vous avoir entendu direqu’elle avait un oncle avoué à Meryton ?

– Oui, et un autre à Londres qui habitequelque part du côté de Cheapside.

– Quartier des plus élégants, ajouta sasœur, et toutes deux se mirent à rire aux éclats.

– Et quand elles auraient des oncles à enremplir Cheapside, s’écria Bingley, ce n’est pas cela qui lesrendrait moins aimables.

– Oui, mais cela diminueraitsingulièrement leurs chances de se marier dans la bonne société,répliqua Darcy.

Bingley ne dit rien, mais ses sœursapprouvèrent chaleureusement, et pendant quelque temps encoredonnèrent libre cours à leur gaieté aux dépens de la parentévulgaire de leur excellente amie.

Cependant, reprises par un accès desollicitude, elles montèrent à sa chambre en quittant la salle àmanger et restèrent auprès d’elle jusqu’à ce qu’on les appelât pourle café. Jane souffrait toujours beaucoup et sa sœur ne voulait pasla quitter ; cependant, tard dans la soirée, ayant eu lesoulagement de la voir s’endormir, elle se dit qu’il serait pluscorrect, sinon plus agréable, de descendre un moment.

En entrant dans le salon, elle trouva toute lasociété en train de jouer à la mouche et fut immédiatement priée dese joindre à la partie. Comme elle soupçonnait qu’on jouait grosjeu, elle déclina l’invitation et, donnant comme excuse son rôle degarde-malade, dit qu’elle prendrait volontiers un livre pendant lesquelques instants où elle pouvait rester en bas. Mr. Hurst laregarda, stupéfait.

– Préféreriez-vous la lecture auxcartes ? demanda-t-il. Quel goût singulier !

– Miss Elizabeth Bennet dédaigne lescartes, répondit miss Bingley, et la lecture est son uniquepassion.

– Je ne mérite ni cette louange, ni cereproche, répliqua Elizabeth. Je ne suis point aussi fervente delecture que vous l’affirmez, et je prends plaisir à beaucoupd’autres choses.

– Vous prenez plaisir, j’en suis sûr, àsoigner votre sœur, intervint Bingley, et j’espère que ce plaisirsera bientôt redoublé par sa guérison.

Elizabeth remercia cordialement, puis sedirigea vers une table où elle voyait quelques livres. Bingleyaussitôt lui offrit d’aller en chercher d’autres.

– Pour votre agrément, comme pour maréputation, je souhaiterais avoir une bibliothèque mieux garnie,mais voilà, je suis très paresseux, et, bien que je possède peu delivres, je ne les ai même pas tous lus.

– Je suis surprise, dit miss Bingley, quemon père ait laissé si peu de livres. Mais vous, Mr. Darcy, quellemerveilleuse bibliothèque vous avez à Pemberley !

– Rien d’étonnant à cela, répondit-il,car elle est l’œuvre de plusieurs générations.

– Et vous-même travaillez encore àl’enrichir. Vous êtes toujours en train d’acheter des livres.

– Je ne comprends pas qu’on puissenégliger une bibliothèque de famille !

– Je suis sûre que vous ne négligez riende ce qui peut ajouter à la splendeur de votre belle propriété.Charles, lorsque vous vous ferez bâtir une résidence, je vousconseille sérieusement d’acheter le terrain aux environs dePemberley et de prendre le manoir de Mr. Darcy comme modèle. Il n’ya pas en Angleterre de plus beau comté que le Derbyshire.

– Certainement. J’achèterai mêmePemberley si Darcy veut me le vendre.

– Charles, je parle de chosesréalisables.

– Ma parole, Caroline, je crois qu’ilserait plus facile d’acheter Pemberley que de le copier.

Elizabeth intéressée par la conversation selaissa distraire de sa lecture. Elle posa bientôt son livre et,s’approchant de la table, prit place entre Mr. Bingley et sa sœuraînée pour suivre la partie.

– Miss Darcy a-t-elle beaucoup changédepuis ce printemps ? dit miss Bingley. Promet-elle d’êtreaussi grande que moi ?

– Je crois que oui ; elle estmaintenant à peu près de la taille de miss Elizabeth, ou même plusgrande.

– Comme je serais heureuse de larevoir ! Je n’ai jamais rencontré personne qui me fût plussympathique. Elle a des manières si gracieuses, elle est siaccomplie pour son âge ! Son talent de pianiste est vraimentremarquable.

– Je voudrais savoir, dit Bingley,comment font les jeunes filles pour acquérir tant de talents.Toutes savent peindre de petites tables, broder des éventails,tricoter des bourses ; je n’en connais pas une qui ne sachefaire tout cela ; jamais je n’ai entendu parler d’une jeunefille sans être aussitôt informé qu’elle était « parfaitementaccomplie ».

– Ce n’est que trop vrai, dit Darcy. Onqualifie ainsi nombre de femmes qui ne savent en effet que broderun écran ou tricoter une bourse, mais je ne puis souscrire à votrejugement général sur les femmes. Pour ma part je n’en connais pasdans mes relations plus d’une demi-douzaine qui méritent réellementcet éloge.

– Alors, observa Elizabeth, c’est quevous faites entrer beaucoup de choses dans l’idée que vous vousformez d’une femme accomplie.

– Beaucoup en effet.

– Oh ! sans doute, s’écria missBingley, sa fidèle alliée, pour qu’une femme soit accomplie, ilfaut qu’elle ait une connaissance approfondie de la musique, duchant, de la danse et des langues étrangères. Mais il faut encorequ’elle ait dans l’air, la démarche, le son de la voix, la manièrede s’exprimer, un certain quelque chose faute de quoi cequalificatif ne serait qu’à demi mérité.

– Et à tout ceci, ajouta Mr. Darcy, elledoit ajouter un avantage plus essentiel en cultivant sonintelligence par de nombreuses lectures.

– S’il en est ainsi, je ne suis passurprise que vous ne connaissiez pas plus d’une demi-douzaine defemmes accomplies. Je m’étonne plutôt que vous en connaissiezautant.

– Êtes-vous donc si sévère pour votrepropre sexe ?

– Non, mais je n’ai jamais vu réunis tantde capacités, tant de goût, d’application et d’élégance.

Mrs. Hurst et miss Bingley protestèrent enchœur contre l’injustice d’Elizabeth, affirmant qu’ellesconnaissaient beaucoup de femmes répondant à ce portrait, lorsqueMr. Hurst les rappela à l’ordre en se plaignant amèrement de ce quepersonne ne prêtait attention au jeu. La conversation se trouvantsuspendue, Elizabeth quitta peu après le salon.

– Elizabeth Bennet, dit miss Bingley dèsque la porte fut refermée, est de ces jeunes filles qui cherchent àse faire valoir auprès de l’autre sexe en dénigrant le leur, et jecrois que beaucoup d’hommes s’y laissent prendre ; mais c’està mon avis un artifice bien méprisable.

– Sans aucun doute, répliqua Darcy à quices paroles s’adressaient spécialement, il y a quelque chose deméprisable dans tous les artifices que les femmess’abaissent à mettre en œuvre pour nous séduire.

Miss Bingley fut trop peu satisfaite par cetteréponse pour insister davantage sur ce sujet.

Lorsque Elizabeth reparut, ce fut seulementpour dire que sa sœur était moins bien et qu’il lui étaitimpossible de la quitter. Bingley insistait pour qu’on allâtchercher immédiatement Mr. Jones, tandis que ses sœurs, dédaignantce praticien rustique, jugeaient qu’il vaudrait mieux envoyer unexprès à Londres pour ramener un des meilleurs médecins. Elizabethécarta formellement cette idée, mais elle accepta le conseil de Mr.Bingley et il fut convenu qu’on irait dès le matin chercher Mr.Jones si la nuit n’apportait aucune amélioration à l’état de missBennet. Bingley avait l’air très inquiet et ses sœurs sedéclaraient navrées, ce, qui ne les empêcha pas de chanter des duosaprès le souper tandis que leur frère calmait son anxiété enfaisant à la femme de charge mille recommandations pour lebien-être de la malade et de sa sœur.

IX

Elizabeth passa la plus grande partie de lanuit auprès de Jane ; mais le matin elle eut le plaisir dedonner de meilleures nouvelles à la domestique venue de bonne heurede la part de Mr. Bingley, puis, un peu plus tard, aux deuxélégantes caméristes attachées au service de ses sœurs. En dépit decette amélioration elle demanda qu’on fît porter à Longbourn unbillet où elle priait sa mère de venir voir Jane pour jugerelle-même de son état. Le billet fut aussitôt porté et la réponsearriva peu après le déjeuner sous la forme de Mrs. Bennet escortéede ses deux plus jeunes filles.

Mrs. Bennet, si elle avait trouvé Jane endanger, aurait été certainement bouleversée ; mais, constatantque son indisposition n’avait rien d’alarmant, elle ne désiraitnullement la voir se rétablir trop vite, sa guérison devant avoirpour conséquence son départ de Netherfield. Avec cettearrière-pensée elle refusa d’écouter Jane qui demandait à êtretransportée à Longbourn. Au reste, le médecin, arrivé à peu près aumême moment, ne jugeait pas non plus la chose raisonnable.

Quand elles eurent passé quelques instantsavec Jane, miss Bingley emmena ses visiteuses dans le petit salon,et Bingley vint exprimer à Mrs. Bennet l’espoir qu’elle n’avait pastrouvé sa fille plus souffrante qu’elle ne s’y attendait.

– En vérité si, monsieur, répondit-elle.Elle est même beaucoup trop malade pour qu’on puisse la transporterà la maison. Mr. Jones dit qu’il n’y faut pas penser. Nous voilàdonc obligées d’abuser encore de votre hospitalité.

– La transporter chez vous ! s’écriaBingley. Mais la question ne se pose même pas ! Ma sœur s’yrefuserait absolument.

– Vous pouvez être sûre, madame, dit missBingley avec une froide politesse, que miss Bennet, tant qu’ellerestera ici, recevra les soins les plus empressés.

Mrs. Bennet se confondit en remerciements.

– Si vous ne vous étiez pas montrés aussibons, je ne sais ce qu’elle serait devenue, car elle est vraimentmalade et souffre beaucoup, bien qu’avec une patience angéliquecomme à l’ordinaire. Cette enfant a le plus délicieux caractèrequ’on puisse imaginer et je dis souvent à mes autres fillesqu’elles sont loin de valoir leur sœur. Cette pièce est vraimentcharmante, master Bingley, et quelle jolie vue sur cette alléesablée. Je ne connais pas dans tout le voisinage une propriétéaussi agréable que Netherfield. Vous n’êtes pas pressé de lequitter, je pense, bien que vous n’ayez pas fait un long bail.

– Mes résolutions, madame, sont toujoursprises rapidement, et si je décidais de quitter Netherfield lachose serait probablement faite en un quart d’heure. Pourl’instant, je me considère comme fixé ici définitivement.

– Voilà qui ne me surprend pas de vous,dit Elizabeth.

– Eh quoi, fit-il en se tournant verselle, vous commencez déjà à me connaître.

– Oui, je commence à vous connaîtreparfaitement.

– Je voudrais voir dans ces mots uncompliment, mais je crains qu’il ne soit pas très flatteur d’êtrepénétré aussi facilement.

– Pourquoi donc ? Une âme profondeet compliquée n’est pas nécessairement plus estimable que lavôtre.

– Lizzy, s’écria sa mère, rappelez-vousoù vous êtes et ne discourez pas avec la liberté qu’on vous laisseprendre à la maison.

– Je ne savais pas, poursuivait Bingley,que vous aimiez vous livrer à l’étude des caractères.

– La campagne, dit Darcy, ne doit pasvous fournir beaucoup de sujets d’étude. La société y estgénéralement restreinte et ne change guère.

– Oui, mais les gens eux-mêmes changenttellement qu’il y a toujours du nouveau à observer.

– Assurément, intervint Mrs. Bennetfroissée de la façon dont Darcy parlait de leur entourage, et jevous assure que sur ce point la province ne le cède en rien à lacapitale. Quels sont après tout les grands avantages de Londres, àpart les magasins et les lieux publics ? La campagne estbeaucoup plus agréable, n’est-ce pas, Mr. Bingley ?

– Quand je suis à la campagne je nesouhaite point la quitter, et quand je me trouve à Londres je suisexactement dans les mêmes dispositions.

– Eh ! c’est que vous avez unheureux caractère. Mais ce gentleman, – et Mrs. Bennet lança unregard dans la direction de Darcy, – semble mépriser laprovince.

– En vérité, maman, s’écria Elizabeth,vous vous méprenez sur les paroles de Mr. Darcy. Il voulaitseulement dire qu’on ne rencontre pas en province une aussi grandevariété de gens qu’à Londres et vous devez reconnaître qu’il araison.

– Certainement, ma chère enfant, personnene le conteste, mais il ne faut pas dire que nous ne voyons pasgrand monde ici. Pour notre part, nous échangeons des invitations àdîner avec vingt-quatre familles.

La sympathie de Mr. Bingley pour Elizabethl’aida seule à garder son sérieux. Sa sœur, moins délicate, regardaMr. Darcy avec un sourire significatif. Elizabeth, voulant changerde conversation, demanda à sa mère si Charlotte Lucas était venue àLongbourn depuis son départ.

– Oui, nous l’avons vue hier ainsi queson père. Quel homme charmant que sir William, n’est-ce pas, Mr.Bingley ? distingué, naturel, ayant toujours un mot aimable àdire à chacun. C’est pour moi le type de l’homme bien élevé, aucontraire de ces gens tout gonflés de leur importance qui nedaignent même pas ouvrir la bouche.

– Charlotte a-t-elle dîné avecvous ?

– Non. Elle a tenu à retourner chez elleoù on l’attendait, je crois, pour la confection des« mincepies ». Quant à moi, Mr. Bingley, je m’arrangepour avoir des domestiques capables de faire seuls leur besogne, etmes filles ont été élevées autrement. Mais chacun juge à sa manièreet les demoiselles Lucas sont fort gentilles. C’est dommageseulement qu’elles ne soient pas plus jolies ; non pas que jetrouve Charlotte vraiment laide, mais aussi, c’est une amietellement intime…

– Elle m’a semblé fort aimable, ditBingley.

– Oh ! certainement, mais il fautbien reconnaître qu’elle n’est pas jolie. Mrs. Lucas en convientelle-même et nous envie la beauté de Jane. Certes, je n’aime pasfaire l’éloge de mes enfants, mais une beauté comme celle de Janese voit rarement. À peine âgée de quinze ans, elle a rencontré àLondres, chez mon frère Gardiner, un monsieur à qui elle pluttellement que ma belle-sœur s’attendait à ce qu’il la demandât enmariage. Il n’en fit rien toutefois – sans doute la trouvait-iltrop jeune, – mais il a écrit sur elle des vers tout à faitjolis.

– Et ainsi, dit Elizabeth avec un peud’impatience, se termina cette grande passion. Ce n’est pas laseule dont on ait triomphé de cette façon, et je me demande qui, lepremier, a eu l’idée de se servir de la poésie pour se guérir del’amour.

– J’avais toujours été habitué, ditDarcy, à considérer la poésie comme l’aliment de l’amour.

– Oh ! d’un amour vrai, sain etvigoureux, peut-être ! Tout fortifie ce qui est déjà fort.Mais lorsqu’il s’agit d’une pauvre petite inclination, je suis sûrequ’un bon sonnet peut en avoir facilement raison.

Darcy répondit par un simple sourire. Dans lacrainte d’un nouveau discours intempestif de sa mère, Elizabethaurait voulu continuer ; mais avant qu’elle eût pu trouver unautre sujet de conversation, Mrs. Bennet avait recommencé lalitanie de ses remerciements pour l’hospitalité offerte à ses deuxfilles. Mr. Bingley répondit avec naturel et courtoisie, sa sœuravec politesse, sinon avec autant de bonne grâce, et, satisfaite,Mrs. Bennet ne tarda pas à redemander sa voiture.

À ce signal, Lydia s’avança : elle avaitchuchoté avec Kitty tout le temps de la visite et toutes deuxavaient décidé de rappeler à Mr. Bingley la promesse qu’il avaitfaite à son arrivée de donner un bal à Netherfield. Lydia était unebelle fille fraîche, joyeuse, et pleine d’entrain ; bienqu’elle n’eût que quinze ans, sa mère dont elle était la préféréela conduisait déjà dans le monde. Les assiduités des officiers dela milice qu’attiraient les bons dîners de son oncle, etqu’encourageaient sa liberté d’allures, avaient transformé sonassurance naturelle en un véritable aplomb. Il n’y avait donc riend’étonnant à ce qu’elle rappelât à Mr. Bingley sa promesse, enajoutant que ce serait « vraiment honteux » s’il ne latenait pas.

La réponse de Mr. Bingley à cette brusque miseen demeure dut charmer les oreilles de Mrs. Bennet.

– Je vous assure que je suis tout prêt àtenir mes engagements, et, dès que votre sœur sera remise, vousfixerez vous-même le jour. Vous n’auriez pas le cœur, je pense, dedanser pendant qu’elle est malade.

Lydia se déclara satisfaite. En effet, ceserait mieux d’attendre la guérison de Jane ; et puis, à cemoment sans doute, le capitaine Carter serait revenu à Meryton.

– Et quand vous aurez donné votre bal,ajouta-t-elle, j’insisterai auprès du colonel Forster pour que lesofficiers en donnent un également.

Mrs. Bennet et ses filles prirent alors congé.Elizabeth remonta immédiatement auprès de Jane, laissant à cesdames et à Mr. Darcy la liberté de critiquer à leur aise sonattitude et celle de sa famille.

X

La journée s’écoula, assez semblable à laprécédente. Mrs. Hurst et miss Bingley passèrent quelques heures del’après-midi avec la malade qui continuait, bien que lentement, àse remettre et, dans la soirée, Elizabeth descendit rejoindre seshôtes au salon.

La table de jeu, cette fois, n’était pasdressée. Mr. Darcy écrivait une lettre et miss Bingley, assiseauprès de lui, l’interrompait à chaque instant pour le charger demessages pour sa sœur. Mr. Hurst et Mr. Bingley faisaient unepartie de piquet que suivait Mrs. Hurst.

Elizabeth prit un ouvrage mais fut bientôtdistraite par les propos échangés entre Darcy et sa voisine. Lescompliments que lui adressait constamment celle-ci sur l’éléganceet la régularité de son écriture ou sur la longueur de sa lettre,et la parfaite indifférence avec laquelle ces louanges étaientaccueillies formaient une amusante opposition, tout en confirmantl’opinion qu’Elizabeth se faisait de l’un et de l’autre.

– Comme miss Darcy sera contente derecevoir une si longue lettre !

Point de réponse.

– Vous écrivez vraiment avec une rapiditémerveilleuse.

– Erreur. J’écris plutôt lentement.

– Vous direz à votre sœur qu’il me tardebeaucoup de la voir.

– Je le lui ai déjà dit une fois à votreprière.

– Votre plume grince !Passez-la-moi. J’ai un talent spécial pour tailler les plumes.

– Je vous remercie, mais c’est une choseque je fais toujours moi-même.

– Comment pouvez-vous écrire sirégulièrement ?

– …

– Dites à votre sœur que j’ai étéenchantée d’apprendre les progrès qu’elle a faits sur la harpe.Dites-lui aussi que son petit croquis m’a plongée dans leravissement : il est beaucoup plus réussi que celui de missGrantley.

– Me permettez-vous de réserver pour maprochaine lettre l’expression de votre ravissement ?Actuellement, il ne me reste plus de place.

– Oh ! cela n’a pas d’importance. Jeverrai du reste votre sœur en janvier. Lui écrivez-vous chaque foisd’aussi longues et charmantes missives, Mr. Darcy ?

– Longues, oui ; charmantes, cen’est pas à moi de les juger telles.

– À mon avis, des lettres écrites avecautant de facilité sont toujours agréables.

– Votre compliment tombe à faux,Caroline, s’écria son frère. Darcy n’écrit pas avec facilité ;il recherche trop les mots savants, les mots de quatre syllabes,n’est-ce pas, Darcy ?

– Mon style épistolaire est évidemmenttrès différent du vôtre.

– Oh ! s’écria miss Bingley, Charlesécrit d’une façon tout à fait désordonnée ; il oublie lamoitié des mots et barbouille le reste.

– Les idées se pressent sous ma plume siabondantes que je n’ai même pas le temps de les exprimer. C’est cequi explique pourquoi mes lettres en sont quelquefois totalementdépourvues.

– Votre humilité devrait désarmer lacritique, master Bingley, dit Elizabeth.

– Humilité apparente, dit Darcy, et dontil ne faut pas être dupe. Ce n’est souvent que dédain de l’opiniond’autrui et parfois même prétention dissimulée.

– Lequel de ces deux termesappliquez-vous au témoignage de modestie que je viens de vousdonner ?

– Le second. Au fond, vous êtes fier desdéfauts de votre style que vous attribuez à la rapidité de votrepensée et à une insouciance d’exécution que vous jugez originale.On est toujours fier de faire quelque chose rapidement et l’on neprend pas garde aux imperfections qui en résultent. Lorsque vousavez dit ce matin à Mrs. Bennet que vous vous décideriez en cinqminutes à quitter Netherfield, vous entendiez provoquer sonadmiration. Pourtant, qu’y a-t-il de si louable dans uneprécipitation qui oblige à laisser inachevées des affairesimportantes et qui ne peut être d’aucun avantage à soi ni àpersonne ?

– Allons ! Allons ! s’écriaBingley, on ne doit pas rappeler le soir les sottises qui ont étédites le matin. Et cependant, sur mon honneur, j’étais sincère etne songeais nullement à me faire valoir devant ces dames par uneprécipitation aussi vaine.

– J’en suis convaincu, mais j’ai moins decertitude quant à la promptitude de votre départ. Comme tout lemonde, vous êtes à la merci des circonstances, et si au moment oùvous montez à cheval un ami venait vous dire : « Bingley,vous feriez mieux d’attendre jusqu’à la semaine prochaine, »il est plus que probable que vous ne partiriez pas. Un mot de plus,et vous resteriez un mois.

– Vous nous prouvez par là, s’écriaElizabeth, que Mr. Bingley s’est calomnié, et vous le faites valoirainsi bien plus qu’il ne l’a fait lui même.

– Je suis très touché, répondit Bingley,de voir transformer la critique de mon ami en un éloge de mon boncaractère. Mais je crains que vous ne trahissiez sa pensée ;car il m’estimerait sûrement davantage si en une telle occasion jerefusais tout net, sautais à cheval et m’éloignais à brideabattue !

– Mr. Darcy estime donc que votreentêtement à exécuter votre décision rachèterait la légèreté aveclaquelle vous l’auriez prise ?

– J’avoue qu’il m’est difficile de vousdire au juste ce qu’il pense : je lui passe la parole.

– Vous me donnez à défendre une opinionque vous m’attribuez tout à fait gratuitement ! Admettonscependant le cas en question : rappelez-vous, miss Bennet, quel’ami qui cherche à le retenir ne lui offre aucune raison pour ledécider à rester.

– Alors, céder aimablement à la requêted’un ami n’est pas un mérite, à vos yeux ?

– Non. Céder sans raison ne me paraîtêtre honorable ni pour l’un, ni pour l’autre.

– Il me semble, Mr. Darcy, que vouscomptez pour rien le pouvoir de l’affection. On cède souvent à unedemande par pure amitié sans avoir besoin d’y être décidé par desmotifs ou des raisonnements. Laissons pour l’instant jusqu’à cequ’il se présente le cas que vous avez imaginé pour Mr. Bingley.D’une façon générale, si quelqu’un sollicite un ami de modifier unerésolution, d’ailleurs peu importante, blâmerez-vous ce dernier d’yconsentir sans attendre qu’on lui donne des arguments capables dele persuader ?

– Avant de pousser plus loin ce débat, neconviendrait-il pas de préciser l’importance de la question, aussibien que le degré d’intimité des deux amis ?

– Alors, interrompit Bingley, n’oublionsaucune des données du problème, y compris la taille et le poids despersonnages, ce qui compte plus que vous ne croyez, miss Bennet. Jevous assure que si Darcy n’était pas un gaillard si grand et sivigoureux je ne lui témoignerais pas moitié autant de déférence.Vous ne pouvez vous imaginer la crainte qu’il m’inspireparfois ; chez lui, en particulier, le dimanche soir,lorsqu’il n’a rien à faire.

Mr. Darcy sourit, mais Elizabeth crut devinerqu’il était un peu vexé et se retint de rire. Miss Bingley,indignée, reprocha à son frère de dire tant de sottises.

– Je vois ce que vous cherchez, Bingley,lui dit son ami. Vous n’aimez pas les discussions et voulez mettreun terme à celle-ci.

– Je ne dis pas non. Les discussionsressemblent trop à des querelles. Si vous et miss Bennet voulezbien attendre que je sois hors du salon, je vous en serai trèsreconnaissant, et vous pourrez dire de moi tout ce que vousvoudrez.

– Ce ne sera pas pour moi un grandsacrifice, dit Elizabeth, et Mr. Darcy, de son côté, ferait mieuxde terminer sa lettre.

Mr. Darcy suivit ce conseil et, quand il eutfini d’écrire, il pria miss Bingley et Elizabeth de bien vouloirfaire un peu de musique. Miss Bingley s’élança vers le piano etaprès avoir poliment offert à Elizabeth de jouer la première, – ceque celle-ci refusa avec autant de politesse et plus de conviction,– elle s’installa elle-même devant le clavier.

Mrs. Hurst chanta accompagnée par sa sœur.Elizabeth qui feuilletait des partitions éparses sur le piano neput s’empêcher de remarquer que le regard de Mr. Darcy se fixaitsouvent sur elle. Il était impossible qu’elle inspirât un intérêtflatteur à ce hautain personnage ! D’autre part, supposerqu’il la regardait parce qu’elle lui déplaisait était encore moinsvraisemblable. « Sans doute, finit-elle par se dire, y a-t-ilen moi quelque chose de répréhensible qui attire sonattention. » Cette supposition ne la troubla point ; ilne lui était pas assez sympathique pour qu’elle se souciât de sonopinion.

Après avoir joué quelques chansons italiennes,miss Bingley, pour changer, attaqua un air écossais vif etalerte.

– Est-ce que cela ne vous donne pasgrande envie de danser un reel [2], missBennet ? dit Darcy en s’approchant.

Elizabeth sourit mais ne fit aucuneréponse.

Un peu surpris de son silence, il répéta saquestion.

– Oh ! dit-elle, je vous avais bienentendu la première fois, mais ne savais tout d’abord que vousrépondre. Vous espériez, j’en suis sûre, que je dirais oui, pourpouvoir ensuite railler mon mauvais goût. Mais j’ai toujoursplaisir à déjouer de tels desseins et à priver quelqu’un del’occasion de se moquer de moi. Je vous répondrai donc que je n’aiaucune envie de danser un reel. Et maintenant, riez de moisi vous l’osez.

– Je ne me le permettrais certainementpas.

Elizabeth, qui pensait l’avoir vexé, fut fortétonnée de cette aimable réponse, mais il y avait chez elle unmélange d’espièglerie et de charme qui empêchaient ses manièresd’être blessantes, et jamais encore une femme n’avait exercé surDarcy une pareille séduction. « En vérité, pensait-il, sans lavulgarité de sa famille, je courrais quelque danger. »

Miss Bingley était assez clairvoyante pour quesa jalousie fût en éveil et sa sollicitude pour la santé de sachère Jane se doublait du désir d’être débarrassée d’Elizabeth.Elle essayait souvent de rendre la jeune fille antipathique à Darcyen plaisantant devant lui sur leur prochain mariage et sur lebonheur qui l’attendait dans une telle alliance.

– J’espère, lui dit-elle le lendemain,tandis qu’ils se promenaient dans la charmille, que, lors de cetheureux événement, vous donnerez à votre belle-mère quelques bonsconseils sur la nécessité de tenir sa langue, et que vous essayerezde guérir vos belles-sœurs de leur passion pour lesmilitaires ; et, s’il m’est permis d’aborder un sujet aussidélicat, ne pourriez-vous faire aussi disparaître cette pointed’impertinence et de suffisance qui caractérise la dame de vospensées ?

– Avez-vous d’autres conseils à me donneren vue de mon bonheur domestique ?

– Encore ceci : n’oubliez pas demettre les portraits de l’oncle et de la tante Philips dans votregalerie à Pemberley et placez-les à côté de celui de votregrand-oncle le juge. Ils sont un peu de la même profession,n’est-ce pas ? Quant à votre Elizabeth, inutile d’essayer dela faire peindre. Quel artiste serait capable de rendre des yeuxaussi admirables ?

À ce moment, Mrs. Hurst et Elizabethdébouchèrent d’une allée transversale.

– Je ne savais pas que vous vouspromeniez aussi, dit miss Bingley un peu confuse à l’idée qu’onavait pu surprendre sa conversation avec Darcy.

– C’est très mal à vous, répondit Mrs.Hurst, d’avoir disparu ainsi sans nous dire que vous sortiez. Et,s’emparant de l’autre bras de Mr. Darcy, elle laissa Elizabethseule en arrière. On ne pouvait marcher dans le sentier qu’à troisde front. Mr. Darcy, conscient de l’impolitesse de ses compagnes,dit aussitôt :

– Cette allée n’est pas assezlarge ; si nous allions dans l’avenue ?

– Non, non, dit Elizabeth en riant, vousfaites à vous trois un groupe charmant dont ma présence rompraitl’harmonie. Adieu !

Et elle s’enfuit gaiement, heureuse à l’idéede se retrouver bientôt chez elle. Jane se remettait si bienqu’elle avait l’intention de quitter sa chambre une heure ou deuxce soir-là.

XI

Lorsque les dames se levèrent de table à lafin du dîner, Elizabeth remonta en courant chez sa sœur et, aprèsavoir veillé à ce qu’elle fût bien couverte, redescendit avec elleau salon. Jane fut accueillie par ses amies avec de grandesdémonstrations de joie. Jamais Elizabeth ne les avait vues aussiaimables que pendant l’heure qui suivit. Elles avaient vraiment ledon de la conversation, pouvaient faire le récit détaillé d’unepartie de plaisir, conter une anecdote avec humour et se moquer deleurs relations avec beaucoup d’agrément. Mais quand les messieursrentrèrent au salon, Jane passa soudain au second plan.

Mr. Darcy, dès son entrée, fut interpellé parmiss Bingley mais il s’adressa d’abord à miss Bennet pour laféliciter poliment de sa guérison. Mr. Hurst lui fit aussi un légersalut en murmurant : « Enchanté ! » maisl’accueil de Bingley se distingua par sa chaleur et sacordialité ; plein de joie et de sollicitude, il passa lapremière demi-heure à empiler du bois dans le feu de crainte queJane ne souffrît du changement de température. Sur ses instances,elle dut se placer de l’autre côté de la cheminée afin d’être plusloin de la porte ; il s’assit alors auprès d’elle et se mit àl’entretenir sans plus s’occuper des autres. Elizabeth quitravaillait un peu plus loin observait cette petite scène avec uneextrême satisfaction.

Après le thé, Mr. Hurst réclama sans succès latable de jeu. Sa belle-sœur avait découvert que Mr. Darcyn’appréciait pas les cartes. Elle affirma que personne n’avaitenvie de jouer et le silence général parut lui donner raison. Mr.Hurst n’eut donc d’autre ressource que de s’allonger sur un sofa etde s’y endormir. Darcy prit un livre, miss Bingley en fitautant ; Mrs. Hurst, occupée surtout à jouer avec sesbracelets et ses bagues, plaçait un mot de temps à autre dans laconversation de son frère et de miss Bennet.

Miss Bingley était moins absorbée par salecture que par celle de Mr. Darcy et ne cessait de lui poser desquestions ou d’aller voir à quelle page il en était ; mais sestentatives de conversation restaient infructueuses ; il secontentait de lui répondre brièvement sans interrompre sa lecture.À la fin, lasse de s’intéresser à un livre qu’elle avait prisuniquement parce que c’était le second volume de l’ouvrage choisipar Darcy, elle dit en étouffant un bâillement :

– Quelle agréable manière de passer unesoirée ! Nul plaisir, vraiment, ne vaut la lecture ; onne s’en lasse jamais tandis qu’on se lasse du reste. Lorsquej’aurai une maison à moi, je serai bien malheureuse si je n’ai pasune très belle bibliothèque.

Personne n’ayant répondu, elle bâilla encoreune fois, mit son livre de côté et jeta les yeux autour d’elle enquête d’une autre distraction. Entendant alors son frère parlerd’un bal à miss Bennet, elle se tourna soudain de son côté endisant :

– À propos, Charles, est-ce sérieusementque vous songez à donner un bal à Netherfield ? Vous feriezmieux de nous consulter tous avant de rien décider. Si je ne metrompe, pour certains d’entre nous ce bal serait plutôt unepénitence qu’un plaisir.

– Si c’est à Darcy que vous pensez,répliqua son frère, libre à lui d’aller se coucher à huit heures cesoir-là. Quant au bal, c’est une affaire décidée et dès que Nicholsaura préparé assez de « blanc manger » j’enverrai mesinvitations.

– Les bals me plairaient davantage s’ilsétaient organisés d’une façon différente. Ces sortes de réunionssont d’une insupportable monotonie. Ne serait-il pas beaucoup plusraisonnable d’y donner la première place à la conversation et non àla danse ?

– Ce serait beaucoup mieux, sans nuldoute, ma chère Caroline, mais ce ne serait plus un bal.

Miss Bingley ne répondit point et, se levant,se mit à se promener à travers le salon. Elle avait une silhouetteélégante et marchait avec grâce, mais Darcy dont elle cherchait àattirer l’attention restait inexorablement plongé dans son livre.En désespoir de cause elle voulut tenter un nouvel effort et, setournant vers Elizabeth :

– Miss Eliza Bennet, dit-elle, suivezdonc mon exemple et venez faire le tour du salon. Cet exercice estun délassement, je vous assure, quand on est resté si longtempsimmobile.

Elizabeth, bien que surprise, consentit, et lebut secret de miss Bingley fut atteint : Mr. Darcy leva lesyeux. Cette sollicitude nouvelle de miss Bingley à l’égardd’Elizabeth le surprenait autant que celle-ci, et, machinalement,il ferma son livre. Il fut aussitôt prié de se joindre à lapromenade, mais il déclina l’invitation : il ne voyait,dit-il, que deux motifs pour les avoir décidées à faire les centpas ensemble et, dans un cas comme dans l’autre, jugeait inopportunde se joindre à elles. Que signifiaient ces paroles ? MissBingley mourait d’envie de le savoir, et demanda à Elizabeth sielle comprenait.

– Pas du tout, répondit-elle. Mais soyezsûre qu’il y a là-dessous une méchanceté à notre adresse. Lemeilleur moyen de désappointer Mr. Darcy est donc de ne rien luidemander.

Mais désappointer Mr. Darcy était pour missBingley une chose impossible et elle insista pour avoir uneexplication.

– Rien n’empêche que je vous la donne,dit-il, dès qu’elle lui permit de placer une parole ; vousavez choisi ce passe-temps soit parce que vous avez des confidencesà échanger, soit pour nous faire admirer l’élégance de votredémarche. Dans le premier cas je serais de trop entre vous et, dansle second, je suis mieux placé pour vous contempler, assis au coindu feu.

– Quelle abomination ! s’écria missBingley. A-t-on, jamais rien entendu de pareil ? Commentpourrions-nous le punir d’un tel discours ?

– C’est bien facile, si vous en avezréellement le désir. Taquinez-le, moquez-vous de lui. Vous êtesassez intimes pour savoir comment vous y prendre.

– Mais pas le moins du monde, je vousassure. Le moyen de s’attaquer à un homme d’un calme aussiimperturbable et d’une telle présence d’esprit. Non, non ;c’est être vaincu d’avance. Nous n’aurons pas l’imprudence de rirede lui sans sujet. Mr. Darcy peut donc triompher.

– Comment ? On ne peut pas rire deMr. Darcy ? Il possède là un avantage bien rare !

– Miss Bingley, dit celui-ci, me faittrop d’honneur. Les hommes les meilleurs et les plus sages, ou, sivous voulez, les meilleurs et les plus sages de leurs actes peuventtoujours être tournés en ridicule par ceux qui ne songent qu’àplaisanter.

– J’espère, dit Elizabeth, que je ne suispas de ce nombre et que je ne tourne jamais en ridicule ce qui estrespectable. Les sottises, les absurdités, les caprices d’autrui medivertissent, je l’avoue, et j’en ris chaque fois que j’en ail’occasion ; mais Mr. Darcy, je le suppose, n’a rien à faireavec de telles faiblesses.

– Peut-être est-ce difficile, mais j’aipris à tâche d’éviter les faiblesses en question, car ellesamoindrissent les esprits les mieux équilibrés.

– La vanité et l’orgueil, parexemple ?

– Oui, la vanité est véritablement unefaiblesse, mais l’orgueil, chez un esprit supérieur, se tiendratoujours dans de justes limites.

Elizabeth se détourna pour cacher unsourire.

– Avez-vous fini l’examen de Mr.Darcy ? demanda miss Bingley. Pouvons-nous en savoir lerésultat ?

– Certainement. Mr. Darcy n’a pas dedéfaut, il l’avoue lui-même sans aucune fausse honte.

– Non, dit Darcy, je suis bien loind’être aussi présomptueux. J’ai bon nombre de défauts mais je meflatte qu’ils n’affectent pas mon jugement. Je n’ose répondre demon caractère ; je crois qu’il manque de souplesse – il n’en acertainement pas assez au gré d’autrui. – J’oublie difficilementles offenses qui me sont faites et mon humeur mériterait sans doutel’épithète de vindicative. On ne me fait pas aisément changerd’opinion. Quand je retire mon estime à quelqu’un, c’est d’unefaçon définitive.

– Être incapable de pardonner ! Ehbien ! voilà qui est un défaut ! Mais vous l’avez bienchoisi ; il m’est impossible d’en rire.

– Il y a, je crois, en chacun de nous, undéfaut naturel que la meilleure éducation ne peut arriver à fairedisparaître.

– Le vôtre est une tendance à mépriservos semblables.

– Et le vôtre, répliqua-t-il avec unsourire, est de prendre un malin plaisir à défigurer leurpensée.

– Faisons un peu de musique,voulez-vous ? proposa miss Bingley, fatiguée d’uneconversation où elle n’avait aucune part. Vous ne m’en voudrez pas,Louisa, de réveiller votre mari ?

Mrs. Hurst n’ayant fait aucune objection, lepiano fut ouvert et Darey, à la réflexion, n’en fut pas fâché. Ilcommençait à sentir qu’il y avait quelque danger à trop s’occuperd’Elizabeth.

XII

Comme il avait été convenu entre les deuxsœurs, Elizabeth écrivit le lendemain matin à sa mère pour luidemander de leur envoyer la voiture dans le cours de la journée.Mais Mrs. Bennet qui avait calculé que ses filles resteraient unesemaine entière à Netherfield envisageait sans plaisir un si promptretour. Elle répondit donc qu’elles ne pourraient pas avoir lavoiture avant le mardi, ajoutant en post-scriptum que si l’oninsistait pour les garder plus longtemps on pouvait bien se passerd’elles à Longbourn.

Elizabeth repoussait l’idée de resterdavantage à Netherfield ; d’ailleurs elle ne s’attendait pas àrecevoir une invitation de ce genre et craignait, au contraire,qu’en prolongeant sans nécessité leur séjour elle et sa sœur neparussent indiscrètes. Elle insista donc auprès de Jane pour quecelle-ci priât Mr. Bingley de leur prêter sa voiture et ellesdécidèrent d’annoncer à leurs hôtes leur intention de quitterNetherfield le jour même.

De nombreuses protestations accueillirentcette communication et de telles instances furent faites que Janese laissa fléchir et consentit à rester jusqu’au lendemain. MissBingley regretta alors d’avoir proposé ce délai, car la jalousie etl’antipathie que lui inspirait l’une des deux sœurs l’emportaientde beaucoup sur son affection pour l’autre.

Le maître de la maison ne pouvait se résignerà les voir partir si vite et, à plusieurs reprises, essaya depersuader à miss Bennet qu’elle n’était pas encore assez rétabliepour voyager sans imprudence. Mais, sûre d’agir raisonnablement,Jane ne céda pas.

Quant à Mr. Darcy il apprit la nouvelle sansdéplaisir : Elizabeth était restée assez longtemps àNetherfield et il se sentait attiré vers elle plus qu’il nel’aurait voulu. D’un autre côté, miss Bingley la traitait avec peude politesse et le harcelait lui-même de ses moqueries. Il résolutsagement de ne laisser échapper aucune marque d’admiration, aucunsigne qui pût donner à Elizabeth l’idée qu’elle possédait lamoindre influence sur sa tranquillité. Si un tel espoir avait punaître chez elle, il était évident que la conduite de Darcy pendantcette dernière journée devait agir de façon définitive, ou pour leconfirmer, ou pour le détruire.

Ferme dans sa résolution, c’est à peine s’iladressa la parole à Elizabeth durant toute la journée du samedi et,dans un tête-à-tête d’une demi-heure avec elle, restaconsciencieusement plongé dans son livre sans même lui jeter unregard.

Le dimanche après l’office du matin eut lieucette séparation presque unanimement souhaitée. Miss Bingley, aumoment des adieux, sentit s’augmenter son affection pour Jane etredevint polie envers Elizabeth ; elle embrassa l’unetendrement en l’assurant de la joie qu’elle aurait toujours à larevoir et serra la main de l’autre presque amicalement. Elizabeth,de son côté, se sentait de très joyeuse humeur en prenantcongé.

L’accueil qu’elles reçurent de leur mère enarrivant à Longbourn fut moins cordial. Mrs. Bennet s’étonna deleur retour et les blâma sévèrement d’avoir donné à leurs hôtesl’embarras de les faire reconduire. De plus, elle était bien sûreque Jane avait repris froid ; mais leur père, malgrél’expression laconique de son contentement, était très heureux deles voir de retour. Ses filles aînées lui avaient beaucoupmanqué ; il avait senti la place qu’elles occupaient à sonfoyer, et les veillées familiales, en leur absence, avaient perdubeaucoup de leur animation et presque tout leur charme.

Elles trouvèrent Mary plongée dans ses grandesétudes et, comme d’habitude, prête à leur lire les derniersextraits de ses lectures accompagnées de réflexions philosophiquespeu originales. Catherine et Lydia avaient des nouvelles d’un toutautre genre ; il s’était passé beaucoup de choses au régimentdepuis le précédent mercredi : plusieurs officiers étaientvenus dîner chez leur oncle ; un soldat avait été fustigé etle bruit du prochain mariage du colonel Forster commençait à serépandre.

XIII

– J’espère, ma chère amie, que vous avezcommandé un bon dîner pour ce soir, dit Mr. Bennet à sa femme endéjeunant le lendemain, car il est probable que nous aurons unconvive.

– Et qui donc, mon ami ? Je ne voispersonne qui soit dans le cas de venir, sauf peut-être CharlotteLucas, et je pense que notre ordinaire peut lui suffire.

– Le convive dont je parle est ungentleman et un étranger.

Les yeux de Mrs. Bennet étincelèrent.

– Un gentleman et un étranger !Alors ce ne peut être que Mr. Bingley ! Oh ! Jane !petite rusée, vous n’en aviez rien dit… Assurément je serai raviede voir Mr. Bingley. Mais, grand Dieu ! Comme c’est ennuyeuxqu’on ne puisse pas trouver de poisson aujourd’hui ! Lydia,mon amour, sonnez vite ! Il faut que je parle tout de suite àla cuisinière.

– Ce n’est pas Mr. Bingley, intervint sonmari ; c’est quelqu’un que je n’ai jamais vu.

Cette déclaration provoqua un étonnementgénéral suivi d’un déluge de questions que Mr. Bennet se fit unmalin plaisir de laisser quelque temps sans réponse.

À la fin, il consentit à s’expliquer.

– J’ai reçu, il y a un mois environ, lalettre que voici et à laquelle j’ai répondu il y a quinze joursseulement car l’affaire dont il s’agissait était délicate etdemandait réflexion. Cette lettre est de mon cousin, Mr. Collins,qui, à ma mort, peut vous mettre toutes à la porte de cette maisonaussitôt qu’il lui plaira.

– Ah ! mon ami, s’écria sa femme, jevous en prie, ne nous parlez pas de cet homme odieux. C’estcertainement une calamité que votre domaine doive être ainsiarraché à vos propres filles, et je sais qu’à votre place je meserais arrangée d’une façon ou d’une autre pour écarter une telleperspective.

Jane et Elizabeth s’efforcèrent, mais en vain,de faire comprendre à leur mère ce qu’était un « entail »[3]. Elles l’avaient déjà tenté plusieursfois ; mais c’était un sujet sur lequel Mrs. Bennet serefusait à entendre raison, et elle n’en continua pas moins àprotester amèrement contre la cruauté qu’il y avait à déshériterune famille de cinq filles en faveur d’un homme dont personne ne sesouciait.

– C’est évidemment une iniquité, dit Mr.Bennet, et rien ne peut laver Mr. Collins du crime d’être héritierde Longbourn. Mais si vous voulez bien écouter sa lettre, lessentiments qu’il y exprime vous adouciront peut-être un peu.

– Ah ! pour cela non ! J’ensuis certaine. Je pense au contraire que c’est de sa part le comblede l’impertinence et de l’hypocrisie que de vous écrire. Que nereste-t-il brouillé avec vous comme l’était son père ?

– Il paraît justement avoir eu, à cetégard, quelques scrupules, ainsi que vous allezl’entendre :

« Hunsford, par Westerham, Kent. 15 octobre.

« Cher monsieur,

« Le désaccord subsistant entre vous etmon regretté père m’a toujours été fort pénible, et depuis que j’aieu l’infortune de le perdre, j’ai souvent souhaité d’y remédier.Pendant quelque temps j’ai été retenu par la crainte de manquer àsa mémoire en me réconciliant avec une personne pour laquelle,toute sa vie, il avait professé des sentiments hostiles… » –Vous voyez, Mrs. Bennet !… « Néanmoins, j’ai fini parprendre une décision. Ayant reçu à Pâques l’ordination, j’ai eu leprivilège d’être distingué par la Très Honorable lady Catherine deBourgh, veuve de sir Lewis de Bourgh, à la bonté et à la générositéde laquelle je dois l’excellente cure de Hunsford où mon souciconstant sera de témoigner ma respectueuse reconnaissance à SaGrâce, en même temps que mon empressement à célébrer les rites etcérémonies instituées par l’Église d’Angleterre.

« En ma qualité d’ecclésiastique, je sensqu’il est de mon devoir de faire avancer le règne de la paix danstoutes les familles soumises à mon influence. Sur ce terrain j’oseme flatter que mes avances ont un caractère hautementrecommandable, et vous oublierez, j’en suis sûr, le fait que jesuis l’héritier du domaine de Longbourn pour accepter le rameaud’olivier que je viens vous offrir.

« Je suis réellement peiné d’êtrel’involontaire instrument du préjudice causé à vos charmantesfilles. Qu’il me soit permis de vous exprimer mes regrets en mêmetemps que mon vif désir de leur faire accepter tous lesdédommagements qui sont en mon pouvoir ; mais, de ceci, nousreparlerons plus tard.

« Si vous n’avez point de raison qui vousempêche de me recevoir je me propose de vous rendre visite le lundi18 novembre à quatre heures, et j’abuserai de votre hospitalitéjusqu’au samedi de la semaine suivante – ce que je puis faire sansinconvénients, lady Catherine ne voyant pas d’objection à ce que jem’absente un dimanche, pourvu que je me fasse remplacer par un demes confrères.

« Veuillez présenter mes respectueuxcompliments à ces dames et me croire votre tout dévoué serviteur etami.

« William COLLINS. »

– Donc, à quatre heures, nous verronsarriver ce pacifique gentleman. C’est, semble-t-il, un jeune hommeextrêmement consciencieux et courtois et nous aurons sans douted’agréables relations avec lui pour peu que lady Catherine daignelui permettre de revenir nous voir.

– Ce qu’il dit à propos de nos filles estplein de raison, et s’il est disposé à faire quelque chose en leurfaveur, ce n’est pas moi qui le découragerai.

– Bien que je ne voie pas trop comment ilpourrait s’y prendre, dit Jane, le désir qu’il en a lui faitcertainement honneur.

Elizabeth était surtout frappée del’extraordinaire déférence exprimée par Mr. Collins à l’égard delady Catherine et de la solennité avec laquelle il affirmait sonintention de baptiser, marier, ou enterrer ses paroissiens, chaquefois que son ministère serait requis.

– Ce doit être un singulier personnage,dit-elle. Son style est bien emphatique ; et que signifientces excuses d’être l’héritier de Longbourn ? Y changerait-ilquelque chose s’il le pouvait ? Pensez-vous que ce soit unhomme de grand sens, père ?

– Non, ma chère enfant ; je suismême assuré de découvrir le contraire. Il y a dans sa lettre unmélange de servilité et d’importance qui m’intrigue. J’attends savisite avec une vive impatience.

– Au point de vue du style, dit Mary, salettre ne me semble pas défectueuse. L’idée du rameau d’olivier,pour n’être pas très neuve, est néanmoins bien exprimée.

Pour Catherine et Lydia, la lettre ni sonauteur n’étaient le moins du monde intéressants. Il y avait peu dechances que leur cousin apparût avec un uniforme écarlate et,depuis quelque temps, la société des gens vêtus d’une autre couleurne leur procurait plus aucun plaisir. Quant à leur mère, la lettrede Mr. Collins avait en grande partie dissipé sa mauvaise humeur etelle se préparait à recevoir son hôte avec un calme qui étonnait safamille.

Mr. Collins arriva ponctuellement à l’heuredite et fut reçu avec beaucoup de politesse par toute la famille.Mr. Bennet parla peu, mais ces dames ne demandaient qu’à parler àsa place. Mr. Collins de son côté ne paraissait ni sauvage, nitaciturne. C’était un grand garçon un peu lourd, à l’air grave etcompassé et aux manières cérémonieuses. À peine assis, il se mit àcomplimenter Mrs. Bennet sur sa charmante famille. Il avait,dit-il, beaucoup entendu vanter la beauté de ses cousines, mais ilconstatait qu’en cette circonstance le bruit public étaitau-dessous de la vérité. Il ne doutait pas, ajouta-t-il, qu’entemps voulu leur mère n’eût la joie de les voir touteshonorablement établies. Ces galants propos n’étaient pas goûtés demême façon par tous ses auditeurs, mais Mrs. Bennet, qui n’étaitpoint difficile sur les compliments, répondit avecempressement :

– Ce que vous me dites là est fortaimable, monsieur, et je souhaite fort que votre prévision seréalise, autrement mes filles se trouveraient un jour dans unesituation bien fâcheuse avec des affaires aussi singulièrementarrangées.

– Vous faites allusion peut-être àl’« entail » de ce domaine.

– Naturellement, monsieur, et vous devezreconnaître que c’est une clause bien regrettable pour mes pauvresenfants. – Non que je vous en rende personnellementresponsable.

– Je suis très sensible, madame, audésavantage subi par mes belles cousines et j’en dirais plus sansla crainte de vous paraître un peu trop pressé mais je puisaffirmer à ces demoiselles que j’arrive tout prêt à goûter leurcharme. Je n’ajoute rien quant à présent. Peut-être, quand nousaurons fait plus ample connaissance…

Il fut interrompu par l’annonce du dîner etles jeunes filles échangèrent un sourire. Elles n’étaient passeules à exciter l’admiration de Mr. Collins : le hall, lasalle à manger et son mobilier furent examinés et hautementappréciés. Tant de louanges auraient touché le cœur de Mrs. Bennetsi elle n’avait eu la pénible arrière-pensée que Mr. Collinspassait la revue de ses futurs biens. Le dîner à son tour futl’objet de ses éloges et il insista pour savoir à laquelle de sesbelles cousines revenait l’honneur de plats aussi parfaitementréussis. Mais ici, Mrs. Bennet l’interrompit un peu vivement pourlui dire qu’elle avait le moyen de s’offrir une bonne cuisinière,et que ses filles ne mettaient pas le pied à la cuisine. Mr.Collins la supplia de ne pas lui en vouloir, à quoi elle réponditd’un ton plus doux qu’il n’y avait point d’offense, mais il n’encontinua pas moins à s’excuser jusqu’à la fin du dîner.

XIV

Pendant le repas Mr. Bennet avait à peineouvert la bouche. Lorsque les domestiques se furent retirés, ilpensa qu’il était temps de causer un peu avec son hôte, et mit laconversation sur le sujet qu’il estimait le mieux choisi pour lefaire parler en félicitant son cousin d’avoir trouvé uneprotectrice qui se montrait si pleine d’attentions pour ses désirset de sollicitude pour son confort.

Mr. Bennet ne pouvait mieux tomber. Mr.Collins fut éloquent dans ses éloges. De sa vie, affirma-t-il,solennellement, il n’avait rencontré chez un membre del’aristocratie l’affabilité et la condescendance que lui témoignaitlady Catherine. Elle avait été assez bonne pour apprécier les deuxsermons qu’il avait eu l’honneur de prêcher devant elle. Deux foisdéjà elle l’avait invité à dîner à Rosings, et le samedi précédentencore l’avait envoyé chercher pour faire le quatrième à sa partiede « quadrille ». Beaucoup de gens lui reprochaientd’être hautaine, mais il n’avait jamais vu chez elle que de labienveillance. Elle le traitait en gentleman et ne voyait aucuneobjection à ce qu’il fréquentât la société du voisinage ous’absentât une semaine ou deux pour aller voir sa famille. Elleavait même poussé la bonté jusqu’à lui conseiller de se marier leplus tôt possible, pourvu qu’il fît un choix judicieux. Elle luiavait fait visite une fois dans son presbytère où elle avaitpleinement approuvé les améliorations qu’il y avait apportées etdaigné même en suggérer d’autres, par exemple des rayons à poserdans les placards du premier étage.

– Voilà une intention charmante, dit Mrs.Bennet, et je ne doute pas que lady Catherine ne soit une fortaimable femme. C’est bien regrettable que les grandes dames, engénéral, lui ressemblent si peu. Habite-t-elle dans votrevoisinage, monsieur ?

– Le jardin qui entoure mon humbledemeure n’est séparé que par un sentier de Rosings Park, résidencede Sa Grâce.

– Je crois vous avoir entendu direqu’elle était veuve. A-t-elle des enfants ?

– Elle n’a qu’une fille, héritière deRosings et d’une immense fortune.

– Ah ! s’écria Mrs. Bennet ensoupirant. Elle est mieux partagée que beaucoup d’autres. Et cettejeune fille, est-elle jolie ?

– Elle est tout à fait charmante. LadyCatherine dit elle-même que miss de Bourgh possède quelque chose demieux que la beauté car, dans ses traits, se reconnaît la marqued’une haute naissance. Malheureusement elle est d’une constitutiondélicate et n’a pu se perfectionner comme elle l’aurait voulu dansdifférents arts d’agrément pour lesquels elle témoignait desdispositions remarquables. Je tiens ceci de la dame qui a surveilléson éducation et qui continue à vivre auprès d’elle à Rosings, maismiss de Bourgh est parfaitement aimable et daigne souvent passer àcôté de mon humble presbytère dans le petit phaéton attelé deponeys qu’elle conduit elle-même.

– A-t-elle été présentée ? Je ne merappelle pas avoir vu son nom parmi ceux des dames reçues à lacour.

– Sa frêle santé, malheureusement, ne luipermet pas de vivre à Londres. C’est ainsi, comme je l’ai dit unjour à lady Catherine, que la cour d’Angleterre se trouve privéed’un de ses plus gracieux ornements. Lady Catherine a paru touchéede mes paroles. Vous devinez que je suis heureux de lui adresser deces compliments toujours appréciés des dames chaque fois quel’occasion s’en présente. Ces petits riens plaisent à Sa Grâce etfont partie des hommages que je considère comme mon devoir de luirendre.

– Vous avez tout à fait raison, dit Mr.Bennet, et c’est un bonheur pour vous de savoir flatter avec tantde délicatesse. Puis-je vous demander si ces compliments vousviennent spontanément ou si vous devez les préparerd’avance ?

– Oh ! spontanément, en général. Jem’amuse aussi parfois à en préparer quelques-uns d’avance, mais jem’efforce toujours de les placer de façon aussi naturelle quepossible.

Les prévisions de Mr. Bennet avaient étéjustes : son cousin était aussi parfaitement ridicule qu’ils’y attendait. Il l’écoutait avec un vif amusement sans communiquerses impressions autrement que par un coup d’œil que, de temps àautre, il lançait à Elizabeth. Cependant, à l’heure du thé,trouvant la mesure suffisante, il fut heureux de ramener son hôteau salon.

Après le thé il lui demanda s’il voulait bienfaire la lecture à ces dames. Mr. Collins consentit avecempressement. Un livre lui fut présenté, mais à la vue du titre ileut un léger recul et s’excusa, protestant qu’il ne lisait jamaisde romans. Kitty le regarda avec ahurissement et Lydia s’exclama desurprise. D’autres livres furent apportés parmi lesquels ilchoisit, après quelques hésitations, les sermons de Fordyce. Lydiase mit à bâiller lorsqu’il ouvrit le volume et il n’avait pas lutrois pages d’une voix emphatique et monotone qu’elle l’interrompiten s’écriant :

– Maman, savez-vous que l’oncle Philipsparle de renvoyer Richard et que le colonel Forster serait prêt àle prendre à son service ? J’irai demain à Meryton pour ensavoir davantage et demander quand le lieutenant Denny reviendra deLondres.

Lydia fut priée par ses deux aînées de setaire, mais Mr. Collins, froissé, referma son livre endisant :

– J’ai souvent remarqué que les jeunesfilles ne savent pas s’intéresser aux œuvres sérieuses. Cela meconfond, je l’avoue, car rien ne peut leur faire plus de bienqu’une lecture instructive, mais je n’ennuierai pas plus longtempsma jeune cousine. Et, malgré l’insistance de Mrs. Bennet et de sesfilles pour qu’il reprît sa lecture, Mr. Collins, tout enprotestant qu’il ne gardait nullement rancune à Lydia, se tournavers Mr. Bennet et lui proposa une partie de trictrac.

XV

Mr. Collins était dépourvu d’intelligence, etni l’éducation, ni l’expérience ne l’avaient aidé à combler cettelacune de la nature. Son père, sous la direction duquel il avaitpassé la plus grande partie de sa jeunesse, était un homme avare etillettré, et lui-même, à l’Université où il n’était demeuré que letemps nécessaire pour la préparation de sa carrière, n’avait faitaucune relation profitable.

Le rude joug de l’autorité paternelle luiavait donné dans les manières une grande humilité que combattaitmaintenant la fatuité naturelle à un esprit médiocre et enivré parune prospérité rapide et inattendue.

Une heureuse chance l’avait mis sur le cheminde lady Catherine de Bourgh au moment où le bénéfice d’Hunsford setrouvait vacant, et la vénération que lui inspirait sa nobleprotectrice, jointe à la haute opinion qu’il avait de lui-même etde son autorité pastorale, faisaient de Mr. Collins un mélangesingulier de servilité et d’importance, d’orgueil etd’obséquiosité.

À présent qu’il se trouvait en possessiond’une maison agréable et d’un revenu suffisant il songeait à semarier. Ce rêve n’était pas étranger à son désir de se réconcilieravec sa famille car il avait l’intention de choisir une de sesjeunes cousines, si elles étaient aussi jolies et agréables qu’onle disait communément. C’était là le plan qu’il avait formé pourles dédommager du tort qu’il leur ferait en héritant à leur placede la propriété de leur père, et il le jugeait excellent.N’était-il pas convenable et avantageux pour les Bennet, en mêmetemps que très généreux et désintéressé de sa part ?

La vue de ses cousines ne changea rien à sesintentions. Le charmant visage de Jane ainsi que sa qualité d’aînéefixa son choix le premier soir, mais, le lendemain matin, il luifallut modifier ses projets. Dans un bref entretien qu’il eut avantle déjeuner avec Mrs. Bennet il lui laissa entrevoir sesespérances, à quoi celle-ci répondit avec force sourires et minesencourageantes qu’elle ne pouvait rien affirmer au sujet de sesplus jeunes filles, mais que l’aînée, – c’était son devoir de l’enprévenir, – serait sans doute fiancée d’ici peu.

Mr. Collins n’avait plus qu’à passer de Jane àElizabeth. C’est ce qu’il fit pendant que Mrs. Bennet tisonnait lefeu. Elizabeth qui par l’âge et la beauté venait immédiatementaprès Jane était toute désignée pour lui succéder.

Cette confidence remplit de joie Mrs. Bennetqui voyait déjà deux de ses filles établies et, de ce fait, l’hommedont la veille encore le nom seul lui était odieux se trouva promutrès haut dans ses bonnes grâces.

Lydia n’oubliait point son projet de se rendreà Meryton. Ses sœurs, à l’exception de Mary, acceptèrent del’accompagner, et Mr. Bennet, désireux de se débarrasser de soncousin qui depuis le déjeuner s’était installé dans sa bibliothèqueoù il l’entretenait sans répit de son presbytère et de son jardin,le pressa vivement d’escorter ses filles, ce qu’il accepta sans sefaire prier.

Mr. Collins passa le temps du trajet à émettresolennellement des banalités auxquelles ses cousines acquiesçaientpoliment. Mais, sitôt entrées dans la ville les deux plus jeunescessèrent de lui prêter le moindreintérêt ; elles fouillaient les rues du regarddans l’espoir d’y découvrir un uniforme, et il ne fallait rienmoins qu’une robe nouvelle ou un élégant chapeau à une devanturepour les distraire de leurs recherches.

Bientôt l’attention des demoiselles Bennet futattirée par un inconnu jeune et d’allure distinguée qui sepromenait de long en large avec un officier de l’autre côté de larue. L’officier était ce même Mr. Denny dont le retour préoccupaitsi fort Lydia, et il les salua au passage.

Toutes se demandaient quel pouvait être cetétranger dont la physionomie les avait frappées. Kitty et Lydia,bien décidées à l’apprendre, traversèrent la rue sous prétexte defaire un achat dans un magasin et elles arrivèrent sur le trottoiropposé pour se trouver face à face avec les deux gens quirevenaient sur leurs pas. Mr. Denny leur demanda la permission deleur présenter son ami, Mr. Wickham, qui était arrivé de Londresavec lui la veille et venait de prendre un brevet d’officier dansson régiment.

Voilà qui était parfait : l’uniforme seulmanquait à ce jeune homme pour le rendre tout à fait séduisant.Extérieurement tout était en sa faveur : silhouette élégante,belle prestance, manières aimables. Aussitôt présenté il engagea laconversation avec un empressement qui n’excluait ni la correction,ni la simplicité. La conversation allait son train lorsque Mr.Bingley et Mr. Darcy apparurent à cheval au bout de la rue. Endistinguant les jeunes filles dans le groupe, ils vinrent jusqu’àelles pour leur présenter leurs hommages. Ce fut Bingley qui parlasurtout et, s’adressant particulièrement à Jane, dit qu’il était enroute pour Longbourn où il se proposait d’aller prendre desnouvelles de sa santé. Mr. Darcy, confirmait par un signe de têtelorsque ses yeux tombèrent sur l’étranger et leurs regards secroisèrent. Elizabeth qui les regardait à cet instant futsatisfaite de l’effet produit par cette rencontre : tous deuxchangèrent de couleur ; l’un pâlit, l’autre rougit. Mr.Wickham, au bout d’un instant, toucha son chapeau et Mr. Darcydaigna à peine lui rendre ce salut. Qu’est-ce que tout celasignifiait ? Il était difficile de le deviner, difficile ausside ne pas désirer l’apprendre.

Une minute plus tard, Mr. Bingley, quisemblait ne s’être aperçu de rien, prit congé et poursuivit saroute avec son ami.

Mr. Denny et Mr. Wickham accompagnèrent lesdemoiselles Bennet jusqu’à la maison de leur oncle ; mais làils les quittèrent en dépit des efforts de Lydia pour les décider àentrer et malgré l’invitation de Mrs. Philips elle-même qui,surgissant à la fenêtre de son salon, appuya bruyamment lesinstances de sa nièce.

Mrs. Philips accueillit Mr. Collins avec unegrande cordialité. Il y répondit par de longs discours pours’excuser de l’indiscrétion qu’il commettait en osant venir chezelle sans lui avoir été préalablement présenté. Sa parenté avec cesdemoiselles Bennet justifiait un peu, pensait-il, cetteincorrection. Mrs. Philips était émerveillée d’un tel excès depolitesse, mais elle fut vite distraite par les questionsimpétueuses de ses nièces sur l’étranger qu’elles venaient derencontrer. Elle ne put du reste leur apprendre que ce qu’ellessavaient déjà : que Mr. Denny avait ramené ce jeune homme deLondres et qu’il allait recevoir un brevet de lieutenant.Cependant, quelques officiers devant dîner chez les Philips lelendemain, la tante promit d’envoyer son mari inviter Mr. Wickham àcondition que la famille de Longbourn vînt passer la soirée. Mrs.Philips annonçait une bonne partie de loto, joyeuse et bruyante,suivie d’un petit souper chaud. La perspective de telles délicesmit tout le monde en belle humeur et l’on se sépara gaiement depart et d’autre. Mr. Collins répéta ses excuses en quittant lesPhilips et reçut une fois de plus l’aimable assurance qu’ellesétaient parfaitement inutiles.

De retour à Longbourn il fit grand plaisir àMrs. Bennet en louant la politesse et les bonnes manières de Mrs.Philips : à l’exception de lady Catherine et de sa fille,jamais il n’avait rencontré de femme plus distinguée. Non contentede l’avoir accueilli avec une parfaite bonne grâce, elle l’avaitcompris dans son invitation pour le lendemain, lui dont elle venaità peine de faire la connaissance. Sans doute sa parenté avec lesBennet y était pour quelque chose mais, tout de même, il n’avaitjamais rencontré une telle amabilité dans tout le cours de sonexistence.

XVI

Aucune objection n’ayant été faite à la partieprojetée, la voiture emporta le lendemain soir à Meryton Mr.Collins et ses cinq cousines. En entrant au salon, ces demoiselleseurent le plaisir d’apprendre que Mr. Wickham avait acceptél’invitation de leur oncle et qu’il était déjà arrivé. Cettenouvelle donnée, tout le monde s’assit et Mr. Collins put regarderet louer à son aise ce qui l’entourait. Frappé par les dimensionset le mobilier de la pièce, il déclara qu’il aurait presque pu secroire dans la petite salle où l’on prenait le déjeuner du matin àRosings. Cette comparaison ne produisit pas d’abord tout l’effetqu’il en attendait, mais quand il expliqua ce que c’était queRosings, quelle en était la propriétaire, et comment la cheminéed’un des salons avait coûté 800 livres à elle seule, Mrs. Philipscomprit l’honneur qui lui était fait et aurait pu entendre comparerson salon à la chambre de la femme de charge sans en être tropfroissée. Mr. Collins s’étendit sur l’importance de lady Catherineet de son château en ajoutant quelques digressions sur son modestepresbytère et les améliorations qu’il tâchait d’y apporter et il netarit pas jusqu’à l’arrivée des messieurs. Mrs. Philips l’écoutaitavec une considération croissante ; quant aux jeunes filles,qui ne s’intéressaient pas aux récits de leur cousin, ellestrouvèrent l’attente un peu longue et ce fut avec plaisir qu’ellesvirent enfin les messieurs faire leur entrée dans le salon.

En voyant paraître Mr. Wickham Elizabeth pensaque l’admiration qu’il lui avait inspirée à leur première rencontren’avait rien d’exagéré. Les officiers du régiment de Merytonétaient, pour la plupart, des gens de bonne famille et les plusdistingués d’entre eux étaient présents ce soir-là, mais Mr.Wickham ne leur était pas moins supérieur par l’élégance de sapersonne et de ses manières qu’ils ne l’étaient eux-mêmes au grosoncle Philips qui entrait à leur suite en répandant une forte odeurde porto.

Vers Mr. Wickham, – heureux mortel, –convergeaient presque tous les regards féminins. Elizabeth futl’heureuse élue auprès de laquelle il vint s’asseoir, et la manièreaisée avec laquelle il entama la conversation, bien qu’il ne fûtquestion que de l’humidité de la soirée et de la prévision d’unesaison pluvieuse, lui fit sentir aussitôt que le sujet le plusbanal et le plus dénué d’intérêt peut être rendu attrayant par lafinesse et le charme de l’interlocuteur.

Avec des concurrents aussi sérieux que Mr.Wickham et les officiers, Mr. Collins parut sombrer dansl’insignifiance. Aux yeux des jeunes filles il ne comptaitcertainement plus, mais, par intervalles, il trouvait encore unauditeur bénévole dans la personne de Mrs. Philips et, grâce à sesbons soins, fut abondamment pourvu de café et de muffins.Il put à son tour faire plaisir à son hôtesse en prenant place à latable de whist.

– Je suis encore un joueur médiocre,dit-il, mais je serai heureux de me perfectionner. Un homme dans masituation…

Mais Mrs. Philips, tout en lui sachant gré desa complaisance, ne prit pas le temps d’écouter ses raisons.

Mr. Wickham, qui ne jouait point au whist, futaccueilli avec joie à l’autre table où il prit place entreElizabeth et Lydia. Tout d’abord on put craindre que Lydia nel’accaparât par son bavardage, mais elle aimait beaucoup les carteset son attention fut bientôt absorbée par les paris et les enjeux.Tout en suivant la partie, Mr. Wickham eut donc tout le loisir decauser avec Elizabeth. Celle-ci était toute disposée à l’écouter,bien qu’elle ne pût espérer apprendre ce qui l’intéressait le plus,à savoir quelles étaient ses relations avec Mr. Darcy. Elle n’osaitmême pas nommer ce dernier. Sa curiosité se trouva cependant trèsinopinément satisfaite car Mr. Wickham aborda lui-même le sujet. Ils’informa de la distance qui séparait Netherfield de Meryton et,sur la réponse d’Elizabeth, demanda avec une légère hésitationdepuis quand y séjournait Mr. Darcy.

– Depuis un mois environ, et, pour ne pasquitter ce sujet elle ajouta : – J’ai entendu dire qu’il yavait de grandes propriétés dans le Derbyshire.

– En effet, répondit Wickham, son domaineest splendide et d’un rapport net de 10 000 livres. Personnene peut vous renseigner mieux que moi sur ce chapitre, car, depuismon enfance, je connais de fort près la famille de Mr. Darcy.

Elizabeth ne put retenir un mouvement desurprise.

– Je comprends votre étonnement, missBennet, si, comme il est probable, vous avez remarqué la froideurde notre rencontre d’hier. Connaissez-vous beaucoup Mr.Darcy ?

– Très suffisamment pour mon goût, ditElizabeth avec vivacité. J’ai passé quatre jours avec lui dans unemaison amie, et je le trouve franchement antipathique.

– Je n’ai pas le droit de vous donner monopinion sur ce point, dit Wickham ; je connais Mr. Darcy tropbien et depuis trop longtemps pour le juger avec impartialité.Cependant, je crois que votre sentiment serait en général accueilliavec surprise. Du reste, hors d’ici où vous êtes dans votrefamille, vous ne l’exprimeriez peut-être pas aussiénergiquement.

– Je vous assure que je ne parlerais pasautrement dans n’importe quelle maison du voisinage, sauf àNetherfield. Personne ici ne vous dira du bien de Mr. Darcy ;son orgueil a rebuté tout le monde.

– Je ne prétends pas être affligé de voirqu’il n’est pas estimé au delà de ses mérites, dit Wickham après uncourt silence ; mais je crois que pareille chose ne lui arrivepas souvent. Les gens sont généralement aveuglés par sa fortune,par son rang, ou bien intimidés par la hauteur de ses manières, etle voient tel qu’il désire être vu.

– D’après le peu que je connais de lui,il me semble avoir assez mauvais caractère.

Wickham hocha la tête sans répondre.

– Je me demande, reprit-il au bout d’uninstant, s’il va rester encore longtemps ici.

– Il m’est impossible de vous renseignerlà-dessus, mais il n’était pas question de son départ lorsquej’étais à Netherfield. J’espère que vos projets en faveur de votregarnison ne se trouveront pas modifiés du fait de sa présence dansla région.

– Pour cela non. Ce n’est point à moi àfuir devant Mr. Darcy. S’il ne veut pas me voir, il n’a qu’à s’enaller. Nous ne sommes pas en bons termes, c’est vrai, et chaquerencontre avec lui m’est pénible mais, je puis le dire très haut,je n’ai pas d’autre raison de l’éviter que le souvenir de mauvaisprocédés à mon égard et le profond regret de voir ce qu’il estdevenu. Son père, miss Bennet, le défunt Mr. Darcy, était lemeilleur homme de l’univers et l’ami le plus sincère que j’aiejamais eu : je ne puis me trouver en présence de son fils sansêtre ému jusqu’à l’âme par mille souvenirs attendrissants. Mr.Darcy s’est conduit envers moi d’une manière scandaleuse,cependant, je crois que je pourrais tout lui pardonner, tout, saufd’avoir trompé les espérances et manqué à la mémoire de sonpère.

Elizabeth de plus en plus intéressée neperdait pas une seule de ces paroles, mais le sujet était tropdélicat pour lui permettre de poser la moindre question.

Mr. Wickham revint à des propos d’un intérêtplus général : Meryton, les environs, la société. De celle-ci,surtout, il paraissait enchanté et le disait dans les termes lesplus galants.

– C’est la perspective de ce milieuagréable qui m’a poussé à choisir ce régiment. Je le connaissaisdéjà de réputation et mon ami Denny a achevé de me décider en mevantant les charmes de sa nouvelle garnison et des agréablesrelations qu’on pouvait y faire. J’avoue que la société m’estnécessaire : j’ai eu de grands chagrins, je ne puis supporterla solitude. Il me faut de l’occupation et de la compagnie. L’arméen’était pas ma vocation, les circonstances seules m’y ont poussé.Je devais entrer dans les ordres, c’est dans ce but que j’avais étéélevé et je serais actuellement en possession d’une très belle curesi tel avait été le bon plaisir de celui dont nous parlions tout àl’heure.

– Vraiment !

– Oui, le défunt Mr. Darcy m’avaitdésigné pour la prochaine vacance du meilleur bénéfice de sondomaine. J’étais son filleul et il me témoignait une grandeaffection. Jamais je ne pourrai trop louer sa bonté. Il pensaitavoir, de cette façon, assuré mon avenir ; mais, quand lavacance se produisit, ce fut un autre qui obtint le bénéfice.

– Grand Dieu ! Est-cepossible ? s’écria Elizabeth. Comment a-t-on pu faire aussipeu de cas de ses dernières volontés ? Pourquoi n’avez-vouspas eu recours à la justice ?

– Il y avait, par malheur, dans letestament un vice de forme qui rendait stérile tout recours. Unhomme loyal n’aurait jamais mis en doute l’intention du donateur.Il a plu à Mr. Darcy de le faire et de considérer cetterecommandation comme une apostille conditionnelle en affirmant quej’y avais perdu tout droit par mes imprudences, mes extravagances,tout ce que vous voudrez. Ce qu’il y a de certain, c’est que lebénéfice est devenu vacant il y a deux ans exactement, lorsquej’étais en âge d’y aspirer, et qu’il a été donné à un autre :et il n’est pas moins sûr que je n’avais rien fait pour mériterd’en être dépossédé. Je suis d’une humeur assez vive et j’ai pudire avec trop de liberté à Mr. Darcy ce que je pensais de lui,mais la vérité c’est que nos caractères sont radicalement opposéset qu’il me déteste.

– C’est honteux ! Il mériteraitqu’on lui dise son fait publiquement.

– Ceci lui arrivera sans doute un jour oul’autre, mais ce n’est point moi qui le ferai. Il faudrait d’abordque je puisse oublier tout ce que je dois à son père.

De tels sentiments redoublèrent l’estimed’Elizabeth, et celui qui les exprimait ne lui en sembla que plusséduisant.

– Mais, reprit-elle après un silence,quels motifs ont donc pu le pousser, et le déterminer à si malagir ?

– Une antipathie profonde et tenace à monégard, – une antipathie que je suis forcé, en quelque mesure,d’attribuer à la jalousie. Si le père avait eu moins d’affectionpour moi, le fils m’aurait sans doute mieux supporté. Mais l’amitiévraiment peu commune que son père me témoignait l’a, je crois,toujours irrité. Il n’était point homme à accepter l’espèce derivalité qui nous divisait et la préférence qui m’était souventmanifestée.

– Je n’aurais jamais cru Mr. Darcy aussivindicatif. Tout en n’éprouvant aucune sympathie pour lui, je ne lejugeais pas aussi mal. Je le supposais bien rempli de dédain pourses semblables, mais je ne le croyais pas capable de s’abaisser àune telle vengeance, – de montrer tant d’injustice etd’inhumanité.

Elle reprit après quelques minutes deréflexion :

– Je me souviens cependant qu’un jour, àNetherfield, il s’est vanté d’être implacable dans sesressentiments et de ne jamais pardonner. Quel tristecaractère !

– Je n’ose m’aventurer sur ce sujet,répliqua Wickham. Il me serait trop difficile d’être juste à sonégard.

De nouveau, Elizabeth resta un momentsilencieuse et pensive ; puis elle s’exclama :

– Traiter ainsi le filleul, l’ami, lefavori de son père !… Elle aurait pu ajouter « un jeunehomme aussi sympathique » ! Elle se contenta dedire : – et, de plus, un ami d’enfance ! Ne m’avez-vouspas dit que vous aviez été élevés ensemble ?

– Nous sommes nés dans la même paroisse,dans l’enceinte du même parc. Nous avons passé ensemble la plusgrande partie de notre jeunesse, partageant les mêmes jeux,entourés des mêmes soins paternels. Mon père, à ses débuts, avaitexercé la profession où votre oncle Philips semble si bien réussir,mais il l’abandonna pour rendre service au défunt Mr. Darcy etconsacrer tout son temps à diriger le domaine de Pemberley. Mr.Darcy avait pour lui une haute estime et le traitait en confidentet en ami. Il a souvent reconnu tous les avantages que lui avaitvalus l’active gestion de mon père. Peu de temps avant sa mort, illui fit la promesse de se charger de mon avenir et je suisconvaincu que ce fut autant pour acquitter une dette dereconnaissance envers mon père que par affection pour moi.

– Que tout cela est extraordinaire !s’écria Elizabeth. Je m’étonne que la fierté de Mr. Darcy ne l’aitpas poussé à se montrer plus juste envers vous, que l’orgueil, àdéfaut d’un autre motif, ne l’ait pas empêché de se conduiremalhonnêtement – car c’est une véritable malhonnêteté dont ils’agit là.

– Oui, c’est étrange, répondit Wickham,car l’orgueil, en effet, inspire la plupart de ses actions et c’estce sentiment, plus que tous les autres, qui le rapproche de lavertu. Mais nous ne sommes jamais conséquents avec nous-mêmes, et,dans sa conduite à mon égard, il a cédé à des impulsions plusfortes encore que son orgueil.

– Pensez-vous qu’un orgueil aussidétestable puisse jamais le porter à bien agir ?

– Certainement ; c’est par orgueilqu’il est libéral, généreux, hospitalier, qu’il assiste sesfermiers et secourt les pauvres. L’orgueil familial et filial – caril a le culte de son père – est la cause de cette conduite. Lavolonté de ne pas laisser se perdre les vertus traditionnelles etl’influence de sa maison à Pemberley est le mobile de tous sesactes. L’orgueil fraternel renforcé d’un peu d’affection fait delui un tuteur plein de bonté et de sollicitude pour sa sœur, etvous l’entendrez généralement vanter comme le frère le meilleur etle plus dévoué.

– Quelle sorte de personne est missDarcy ?

Wickham hocha la tête.

– Je voudrais vous dire qu’elle estaimable, – il m’est pénible de critiquer une Darcy, – mais vraimentelle ressemble trop à son frère : c’est la même excessivefierté. Enfant, elle était gentille et affectueuse, et metémoignait beaucoup d’amitié. J’ai passé des heures nombreuses àl’amuser, mais, aujourd’hui je ne suis plus rien pour elle. C’estune belle fille de quinze ou seize ans, très instruite, m’a-t-ondit. Depuis la mort de son père elle vit à Londres avec uneinstitutrice qui dirige son éducation.

Elizabeth, à diverses reprises, essayad’aborder d’autres sujets mais elle ne put s’empêcher de revenir aupremier.

– Je suis étonnée, dit-elle, del’intimité de Mr. Darcy avec Mr. Bingley. Comment Mr. Bingley, quisemble la bonne humeur et l’amabilité personnifiées, a-t-il pufaire son ami d’un tel homme ? Comment peuvent-ilss’entendre ? Connaissez-vous Mr. Bingley ?

– Nullement.

– C’est un homme charmant. Il ne connaîtsûrement pas Mr. Darcy sous son vrai jour.

– C’est probable, mais Mr. Darcy peutplaire quand il le désire. Il ne manque pas de charme ni detalents ; c’est un fort agréable causeur quand il veut s’endonner la peine. Avec ses égaux il peut se montrer extrêmementdifférent de ce qu’il est avec ses inférieurs. Sa fierté nel’abandonne jamais complètement, mais, dans la haute société, ilsait se montrer large d’idées, juste, sincère, raisonnable,estimable, et peut-être même séduisant, en faisant la juste partdue à sa fortune et à son extérieur.

La partie de whist avait pris fin. Les joueursse groupèrent autour de l’autre table et Mr. Collins s’assit entreElizabeth et Mrs. Philips. Cette dernière lui demanda si la chancel’avait favorisé. Non, il avait continuellement perdu et, commeelle lui en témoignait son regret, il l’assura avec gravité que lachose était sans importance ; il n’attachait à l’argent aucunevaleur et il la priait de ne pas s’en affecter.

– Je sais très bien, madame, quelorsqu’on s’assied à une table de jeu l’on doit s’en remettre auhasard, et mes moyens, c’est heureux, me permettent de perdre cinqshillings. Beaucoup sans doute ne peuvent en dire autant, mais,grâce à lady Catherine de Bourgh, je puis regarder avecindifférence de pareils détails.

Ces mots attirèrent l’attention de Mr. Wickhamet, après avoir considéré Mr. Collins un instant, il demanda toutbas à Elizabeth si son cousin était très intime avec la famille deBourgh.

– Lady Catherine lui a fait donnerrécemment la cure de Hunsford, répondit-elle. Je ne sais pas dutout comment Mr. Collins a été présenté à cette dame mais je suiscertaine qu’il ne la connaît pas depuis longtemps.

– Vous savez sans doute que ladyCatherine de Bourgh et lady Anne Darcy étaient sœurs et que, parconséquent, lady Catherine est la tante de Mr. Darcy.

– Non vraiment ! J’ignore tout de laparenté de lady Catherine. J’ai entendu parler d’elle avant-hierpour la première fois.

– Sa fille, miss de Bourgh, estl’héritière d’une énorme fortune et l’on croit généralement qu’elleet son cousin réuniront les deux domaines.

Cette information fit sourire Elizabeth quipensa à la pauvre miss Bingley. À quoi serviraient tous ses soins,l’amitié qu’elle affichait pour la sœur, l’admiration qu’ellemontrait pour le frère si celui-ci était déjà promis à uneautre ?

– Mr. Collins, remarqua-t-elle, ditbeaucoup de bien de lady Catherine et de sa fille. Mais, d’aprèscertains détails qu’il nous a donnés sur Sa Grâce, je le soupçonnede se laisser aveugler par la reconnaissance, et sa protectrice mefait l’effet d’être une personne hautaine et arrogante.

– Je crois, répondit Wickham, qu’ellemérite largement ces deux qualificatifs. Je ne l’ai pas revuedepuis des années mais je me rappelle que ses manières avaientquelque chose de tyrannique et d’insolent qui ne m’a jamais plu. Onvante la fermeté de son jugement mais je crois qu’elle doit cetteréputation pour une part à son rang et à sa fortune, pour une autreà ses manières autoritaires, et pour le reste à la fierté de sonneveu qui a décidé que tous les membres de sa famille étaient desêtres supérieurs.

Elizabeth convint que c’était assezvraisemblable et la conversation continua de la sorte jusqu’àl’annonce du souper qui, en interrompant la partie de cartes,rendit aux autres dames leur part des attentions de Mr. Wickham.Toute conversation était devenue impossible dans le brouhaha dusouper de Mrs. Philips, mais Mr. Wickham se rendit agréable à toutle monde. Tout ce qu’il disait était si bien exprimé, et tout cequ’il faisait était fait avec grâce.

Elizabeth partit l’esprit rempli de Mr.Wickham. Pendant le trajet du retour elle ne pensa qu’à lui et àtout ce qu’il lui avait raconté ; mais elle ne put même pasmentionner son nom car ni Lydia, ni Mr. Collins ne cessèrent deparler une seconde. Lydia bavardait sur la partie de cartes, surles fiches qu’elle avait gagnées et celles qu’elle avait perdues etMr. Collins avait tant à dire de l’hospitalité de Mr. et de Mrs.Philips, de son indifférence pour ses pertes au jeu, du menu dusouper, de la crainte qu’il avait d’être de trop dans la voiture,qu’il n’avait pas terminé lorsqu’on arriva à Longbourn.

XVII

Le lendemain Elizabeth redit à Jane laconversation qu’elle avait eue avec Mr. Wickham. Jane l’écouta,stupéfaite et consternée : elle ne pouvait se décider à croireque Mr. Darcy fût indigne à ce point de l’estime de Mr. Bingley.D’autre part, il n’était pas dans sa nature de soupçonner lavéracité d’un jeune homme d’apparence aussi sympathique queWickham. La seule pensée qu’il eût pu subir une aussi grandeinjustice suffisait à émouvoir son âme sensible. Ce qu’il y avaitde mieux à faire était de n’accuser personne et de mettre sur lecompte du hasard ou d’une erreur ce qu’on ne pouvait expliquerautrement.

– Tous deux ont sans doute été trompés,des gens intéressés ont pu faire à chacun de faux rapports sur lecompte de l’autre ; bref, il est impossible d’imaginer ce qui,sans tort réel d’aucun côté, a pu faire naître une pareilleinimitié.

– Certes oui. Et maintenant, ma chèreJane, qu’avez-vous à dire pour excuser les « gensintéressés » qui sont sans doute les vrais coupables ?Justifiez-les aussi, que nous n’en soyons pas réduites à les maljuger !

– Riez tant qu’il vous plaira ; celane changera point mon opinion. Ne voyez-vous point, ma chère Lizzy,sous quel jour détestable ceci place Mr. Darcy ? Traiter ainsile protégé dont son père avait promis d’assurer l’avenir !Quel homme ayant le souci de sa réputation serait capable d’agirainsi ? Et ses amis, pourraient-ils s’abuser à ce point surson compte ? Oh ! non !

– Il m’est plus facile de croire que Mr.Bingley s’est trompé à son sujet que d’imaginer que Mr. Wickham ainventé tout ce qu’il m’a conté hier soir en donnant les noms, lesfaits, tous les détails. Si c’est faux, que Mr. Darcy le dise.

À ce moment on appela les jeunes filles quidurent quitter le bosquet où elles s’entretenaient pour retourner àla maison. Mr. Bingley et ses sœurs venaient apporter eux-mêmesleur invitation pour le bal si impatiemment attendu et qui setrouvait fixé au mardi suivant. Mrs. Hurst et miss Bingley semontrèrent enchantées de retrouver leur chère Jane, déclarant qu’ily avait des siècles qu’elles ne s’étaient vues. Au reste de lafamille elles accordèrent peu d’attention : elles évitèrentautant que possible de causer avec Mrs. Bennet, dirent quelquesmots à Elizabeth et rien du tout aux autres. Au bout de très peu detemps elles se levèrent avec un empressement qui déconcerta quelquepeu leur frère et firent rapidement leurs adieux comme pouréchapper aux démonstrations de Mrs. Bennet.

La perspective du bal de Netherfield causaitun vif plaisir à Longbourn. Mrs. Bennet se flattait qu’il étaitdonné à l’intention de sa fille aînée, et considérait comme unefaveur particulière que Mr. Bingley fût venu faire son invitationen personne au lieu d’envoyer la carte d’usage.

Jane se promettait une agréable soirée où ellegoûterait la compagnie de ses deux amies et les attentions de leurfrère. Elizabeth jouissait d’avance du plaisir de danser beaucoupavec Mr. Wickham, et d’observer la confirmation de ce qu’il luiavait confié dans l’expression et l’attitude de Mr. Darcy. La joieque se promettaient Catherine et Lydia dépendait moins de tellepersonne ou de telle circonstance en particulier ; bien que,comme Elizabeth, chacune d’elles fût décidée à danser la moitié dela soirée avec Mr. Wickham, il n’était pas l’unique danseur qui pûtles satisfaire, et un bal, après tout, est toujours un bal. Et Maryelle-même pouvait, sans mentir, assurer que la perspective de cettesoirée n’était pas pour lui déplaire.

Elizabeth était pleine d’entrain et de gaietéet bien qu’elle ne recherchât point d’ordinaire la conversation deMr. Collins, elle lui demanda s’il comptait accepter l’invitationde Mr. Bingley et, le cas échéant, s’il jugerait convenable de semêler aux divertissements de la soirée. À son grand étonnement illui répondit qu’il n’éprouvait à ce sujet aucun scrupule et qu’ilétait sûr de n’encourir aucun blâme de la part de son évêque ou delady Catherine s’il s’aventurait à danser.

– Je ne crois nullement, l’assura-t-il,qu’un bal donné par un jeune homme de qualité à des gensrespectables puisse rien présenter de répréhensible, et je réprouvesi peu la danse que j’espère que toutes mes charmantes cousines meferont l’honneur de m’accepter pour cavalier dans le cours de lasoirée. Je saisis donc cette occasion, miss Elizabeth, pour vousinviter pour les deux premières danses. J’espère que ma cousineJane attribuera cette préférence à sa véritable cause et non pas àun manque d’égards pour elle.

Elizabeth se trouvait prise. Elle avait rêvése faire inviter pour ces mêmes danses par Wickham ! Il n’yavait plus qu’à accepter l’invitation de son cousin d’aussi bonnegrâce que possible, mais cette galanterie lui causait d’autantmoins de plaisir qu’elle ouvrait la porte à une suppositionnouvelle. Pour la première fois l’idée vint à Elizabeth que, parmises sœurs, c’était elle que Mr. Collins avait élue pour allerrégner au presbytère de Hundsford et faire la quatrième à la tablede whist de Rosings en l’absence de plus nobles visiteurs. Cettesupposition se changea en certitude devant les attentionsmultipliées de son cousin et ses compliments sur sa vivacité et sonesprit. À sa fille, plus étonnée que ravie de sa conquête, Mrs.Bennet donna bientôt à entendre que la perspective de ce mariagelui était extrêmement agréable. Elizabeth jugea préférable d’avoirl’air de ne point comprendre afin d’éviter une discussion. Aprèstout, il se pouvait fort bien que Mr. Collins ne fît jamais lademande de sa main et, jusqu’à ce qu’il la fît, il était bieninutile de se quereller à son sujet.

XVIII

Quand elle fit son entrée dans le salon deNetherfield, Elizabeth remarqua que Wickham ne figurait point dansle groupe d’habits rouges qui y étaient rassemblés. Jusque-làl’idée de cette absence n’avait même pas effleuré son esprit ;au contraire, mettant à sa toilette un soin tout particulier, elles’était préparée joyeusement à achever sa conquête, persuadée quec’était l’affaire d’une soirée.

Alors, brusquement, surgit l’affreux soupçonque les Bingley, par complaisance pour Mr. Darcy, avaient omissciemment Wickham dans l’invitation adressée aux officiers. Bienque la supposition fût inexacte, son absence fut bientôt confirméepar son ami, Mr. Denny ; à Lydia qui le pressait de questionsil répondit que Wickham avait dû partir pour Londres la veille etqu’il n’était point encore de retour, ajoutant d’un airsignificatif :

– Je ne crois pas que ses affairesl’eussent décidé à s’absenter précisément aujourd’hui s’il n’avaiteu surtout le désir d’éviter une rencontre avec un gentleman decette société.

Cette allusion, perdue pour Lydia, fut saisiepar Elizabeth et lui montra que Darcy n’était pas moins responsablede l’absence de Wickham que si sa première supposition avait étéjuste. L’antipathie qu’il lui inspirait s’en trouva tellementaccrue qu’elle eut grand’peine à lui répondre dans des termessuffisamment polis lorsque, peu après, il vint lui-même luiprésenter ses hommages. Ne voulant avoir aucune conversation aveclui, elle se détourna avec un mouvement de mauvaise humeur qu’ellene put tout de suite surmonter, même en causant avec Mr. Bingleydont l’aveugle partialité à l’égard de son ami la révoltait.

Mais il n’était pas dans la nature d’Elizabethde s’abandonner longtemps à une telle impression, et quand elle sefut soulagée en exposant son désappointement à Charlotte Lucas,elle fut bientôt capable de faire dévier la conversation sur lesoriginalités de son cousin et de les signaler à l’attention de sonamie.

Les deux premières danses, cependant, furentpour elle un intolérable supplice : Mr. Collins, solennel etmaladroit, se répandant en excuses au lieu de faire attention,dansant à contretemps sans même s’en apercevoir, donnait à sacousine tout l’ennui, toute la mortification qu’un mauvais cavalierpeut infliger à sa danseuse. Elizabeth en retrouvant sa libertééprouva un soulagement indicible. Invitée ensuite par un officier,elle eut la satisfaction de parler avec lui de Wickham etd’entendre dire qu’il était universellement apprécié.

Elle venait de reprendre sa conversation avecCharlotte Lucas, lorsque Mr. Darcy s’approcha et, s’inclinantdevant elle, sollicita l’honneur d’être son cavalier. Elle setrouva tellement prise au dépourvu qu’elle accepta sans trop savoirce qu’elle faisait. Il s’éloigna aussitôt, la laissant toutedépitée d’avoir montré si peu de présence d’esprit. Charlotte Lucasessaya de la réconforter :

– Après tout, vous allez peut-être letrouver très aimable.

– Le ciel m’en préserve. Quoi !Trouver aimable un homme qu’on est résolu à détester !

Mais quand la musique recommença et que Darcys’avança pour lui rappeler sa promesse, Charlotte Lucas ne puts’empêcher de lui souffler à l’oreille que son caprice pour Wickhamne devait pas lui faire commettre la sottise de se rendredéplaisante aux yeux d’un homme dont la situation valait dix foiscelle de l’officier.

Elizabeth prit rang parmi les danseurs,confondue de l’honneur d’avoir Mr. Darcy pour cavalier et lisantdans les regards de ses voisines un étonnement égal au sien.Pendant un certain temps ils gardèrent le silence. Elizabeth étaitbien décidée à ne pas le rompre la première lorsque l’idée lui vintqu’elle infligerait une pénitence à Mr. Darcy en l’obligeant àparler. Elle fit donc une réflexion sur la danse. Il lui répondit,puis retomba dans son mutisme.

Au bout de quelques instants, ellereprit :

– Maintenant, Mr. Darcy, c’est à votretour. J’ai déjà parlé de la danse. À vous de faire la remarquequ’il vous plaira sur les dimensions du salon ou le nombre desdanseurs.

Il sourit et l’assura qu’il était prêt à diretout ce qu’elle désirait.

– Très bien. Quant à présent, cetteréponse peut suffire. Un peu plus tard j’observerai que les soiréesprivées présentent plus d’agrément que les bals officiels, maispour l’instant, nous pouvons en rester là.

– Est-ce donc par devoir que vous causezen dansant ?

– Quelquefois. Il faut bien parler unpeu. Il serait étrange de rester ensemble une demi-heure sansouvrir la bouche. Cependant, pour la commodité de certainsdanseurs, il vaut mieux que la conversation soit réglée de tellefaçon qu’ils n’aient à parler que le moins possible.

– Dans le cas présent, suivez-vous vospréférences ou cherchez-vous à vous conformer auxmiennes ?

– Aux uns et aux autres tout ensemble,car j’ai remarqué dans notre tour d’esprit une grande ressemblance.Nous sommes tous deux de caractère taciturne et peu sociable etnous n’aimons guère à penser, à moins que ce ne soit pour dire unechose digne d’étonner ceux qui nous écoutent et de passer à lapostérité avec tout l’éclat [4] d’unproverbe.

– Ce portrait ne vous ressemble pas d’unefaçon frappante selon moi, dit-il. À quel point il me ressemblec’est ce que je ne puis décider. Vous le trouvez fidèle, sansdoute ?

– Ce n’est pas à moi de juger de monœuvre.

Mr. Darcy ne reprit la conversation qu’audébut de la deuxième danse pour demander à Elizabeth si elle allaitsouvent à Meryton avec ses sœurs. Elle répondit affirmativement et,ne pouvant résister à la tentation, ajouta :

– Lorsque vous nous avez rencontréesl’autre jour, nous venions justement de faire une nouvelleconnaissance.

L’effet fut immédiat. Un air de hauteur plusaccentuée se répandit sur le visage de Darcy, mais il resta uninstant sans répondre. Il dit enfin d’un air contraint :

– Mr. Wickham est doué de manièresagréables qui lui permettent de se faire facilement des amis. Qu’ilsoit également capable de les conserver est une chose moinssûre.

– Je sais qu’il a eu le malheur de perdre« votre » amitié, répliqua Elizabeth, et cela d’une façontelle qu’il en souffrira probablement toute son existence.

Darcy ne répondit pas et parut désireux dechanger la conversation. À ce moment apparut près d’eux sir WilliamLucas qui essayait de traverser le salon en se faufilant entre lesgroupes. À la vue de Mr. Darcy il s’arrêta pour lui faire son salutle plus courtois et lui adresser quelques compliments sur lui et sadanseuse.

– Vous me voyez ravi, cher monsieur. On ararement l’avantage de voir danser avec un art aussi consommé. Vousme permettrez d’ajouter que votre aimable danseuse vous faithonneur. J’espère que ce plaisir se renouvellera souvent pour moi,surtout, ma chère Eliza, si un événement des plus souhaitablesvient à se produire, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil dans ladirection de Jane et de Bingley. Quel sujet de joie et defélicitations pour tout le monde ! J’en appelle à Mr. Darcy.Mais que je ne vous retienne pas, monsieur. Vous m’en voudriez devous importuner davantage et les beaux yeux de votre jeune danseusecondamnent mon indiscrétion.

La fin de ce discours fut à peine entendue deDarcy. L’allusion de sir William semblait l’avoir frappé, et ildirigeait vers Bingley et Jane un regard préoccupé. Il se ressaisitvite, cependant, et se tournant vers sa danseuse :

– L’interruption de sir William, dit-il,m’a fait oublier de quoi nous nous entretenions.

– Mais nous ne parlions de rien, jecrois. Nous avions essayé sans succès deux ou trois sujets deconversation et je me demande quel pourra être le suivant.

– Si nous parlions lecture ? dit-ilen souriant.

– Lecture ? oh non ! Je suissûre que nous n’avons pas les mêmes goûts.

– Je le regrette. Mais, quand celaserait, nous pourrions discuter nos idées respectives.

– Non, il m’est impossible de causerlittérature dans un bal ; mon esprit est trop occupé d’autrechose.

– Est-ce ce qui vous entoure qui vousabsorbe à ce point ? demanda-t-il d’un air de doute.

– Oui, répondit-elle machinalement, carsa pensée était ailleurs comme elle le montra bientôt par cettesoudaine exclamation :

– Mr. Darcy, je me rappelle vous avoirentendu dire que vous ne pardonniez jamais une offense. Je supposeque ce n’est pas à la légère que vous concevez un ressentimentaussi implacable.

– Non, certes, affirma-t-il avecforce.

– Et vous ne vous laissez jamais aveuglerpar des préventions ?

– J’espère que non.

– Ceux qui ne changent jamais d’opiniondoivent naturellement veiller à juger du premier coup sans setromper.

– Puis-je vous demander à quoi tendentces questions ?

– À expliquer votre caractère, toutsimplement, dit-elle en reprenant le ton de la plaisanterie.J’essaye en ce moment de le comprendre.

– Y réussissez-vous ?

– Guère, répondit-elle en hochant latête ; j’entends sur vous des jugements si contradictoires queje m’y perds.

– Je crois en effet, répondit-il d’un tongrave, que l’on exprime sur moi des opinions très différentes, etce n’est pas en ce moment, miss Bennet, que j’aurais plaisir à vousvoir essayer de faire mon portrait, car l’œuvre, je le crains, neferait honneur ni à vous, ni à moi.

Elizabeth n’ajouta rien. La danse terminée,ils se séparèrent en silence, mécontents l’un de l’autre, mais à undegré différent, car Darcy avait dans le cœur un sentiment qui lepoussa bientôt à pardonner à Elizabeth et à réserver toute sacolère pour un autre.

Presque aussitôt miss Bingley se dirigea versElizabeth, et, d’un air de politesse dédaigneuse, l’accostaainsi.

– Il paraît, miss Elizabeth, que GeorgeWickham a fait, votre conquête ? Votre sœur vient de me posersur lui toutes sortes de questions et j’ai constaté que ce jeunehomme avait négligé de vous dire, entre autres chosesintéressantes, qu’il était le fils du vieux Wickham, l’intendant defeu Mr. Darcy. Permettez-moi de vous donner un conseilamical : ne recevez pas comme parole d’Évangile tout ce qu’ilvous racontera. Il est faux que Mr. Darcy ait fait tort àWickham : il l’a toujours traité avec une grande générosité,alors que Wickham, au contraire, s’est conduit fort mal envers lui.J’ignore les détails de cette affaire, mais je puis vous affirmerque Mr. Darcy n’a rien à se reprocher, qu’il ne veut plus entendreparler de Wickham, et que mon frère, n’ayant pu se dispenserd’inviter ce dernier avec les autres officiers, a été ravi de voirque de lui-même il s’était retiré. Je me demande comment il a eul’audace de venir dans ce pays-ci. Je vous plains, miss Elizabeth,d’être mise ainsi face à face avec l’indignité de votrefavori : mais connaissant son origine, on ne pouvait guères’attendre à mieux !

– En somme, répliqua Elizabeth irritée,votre accusation la plus fondée est celle d’être le fils d’unsubalterne : et je puis vous certifier que Mr. Wickham m’avaitlui-même révélé ce détail !

– Oh ! pardon, répondit miss Bingleyen s’éloignant avec un ricanement moqueur. Et excusez-moi en faveurde mon intention, qui était bonne !

– Insolente créature ! se ditElizabeth. Croit-elle donc m’influencer par d’aussi misérablesprocédés ?… Je ne vois là qu’ignorance voulue de sa part, etméchanceté pure du côté de Mr. Darcy.

Puis elle chercha sa sœur aînée qui avait dûentreprendre une enquête sur le même sujet auprès de Bingley.

Elle trouva Jane avec un sourire decontentement et une flamme joyeuse dans le regard qui montraientassez combien elle était satisfaite de sa soirée. Elizabeth s’enaperçut tout de suite et tout autre sentiment s’effaça en elledevant l’espoir de voir Jane sur le chemin du bonheur.

– J’aimerais savoir, dit-elle ensouriant, elle aussi, si vous avez appris quelque chose sur Mr.Wickham. Mais vous étiez peut-être engagée dans un entretien tropagréable pour penser aux autres. En ce cas, vous êtes toutexcusée.

– Non, reprit Jane, je ne l’ai pointoublié, mais je n’ai rien de satisfaisant à vous dire. Mr. Bingleyne connaît pas toute son histoire et ignore ce qui a le plusoffensé Mr. Darcy. Il répond seulement de la probité et del’honneur de son ami et il est convaincu que Mr. Wickham ne méritemême pas ce que Mr. Darcy a fait pour lui. Je regrette de dire qued’après sa sœur comme d’après lui, Mr. Wickham ne serait pas unjeune homme respectable.

– Mr. Bingley connaît-il lui-même Mr.Wickham ?

– Non, il l’a vu l’autre matin à Merytonpour la première fois.

– Donc les renseignements qu’il vous adonnés lui viennent de Mr. Darcy. Cela me suffit. Je n’éprouveaucun doute quant à la sincérité de Mr. Bingley, mais permettez-moide ne pas me laisser convaincre par de simples affirmations.Puisque Mr. Bingley ignore une partie de l’affaire et n’en connaîtle reste que par son ami, je préfère m’en tenir à mon sentimentpersonnel sur les deux personnes en question.

Elle prit alors un sujet plus agréable pourtoutes deux et sur lequel elles ne pouvaient manquer de s’entendre.Elizabeth se réjouit d’entendre sa sœur lui exprimer l’espoirjoyeux, bien que timide, qu’entretenait en elle l’attitude de Mr.Bingley à son égard, et dit ce qu’elle put pour affermir laconfiance de Jane. Puis, comme Mr. Bingley lui-même s’avançait deleur côté, Elizabeth se retira près de miss Lucas. Elle avait àpeine eu le temps de répondre aux questions de son amie sur sondernier danseur que Mr. Collins les joignit, leur annonçant d’unton joyeux qu’il venait de faire une importante découverte.

– Par un hasard singulier j’ai trouvé,dit-il, qu’il y avait dans ce salon un proche parent de mabienfaitrice. J’ai, à son insu, entendu ce gentleman prononcerlui-même le nom de sa cousine, miss de Bourgh, et celui de sa mère,lady Catherine, en causant avec la jeune dame qui fait les honneursdu bal. Que le monde est donc petit ! et qui aurait pu penserque je ferais dans cette réunion la rencontre d’un neveu de ladyCatherine de Bourgh ! Je suis bien heureux d’avoir fait cettedécouverte à temps pour que je puisse aller lui présenter mesrespects. J’espère qu’il me pardonnera de ne pas m’être acquittéplus tôt de ce devoir. L’ignorance totale où j’étais de cetteparenté me servira d’excuse.

– Vous n’allez pas aborder Mr. Darcy sanslui avoir été présenté ?

– Et pourquoi non ? C’est, si j’aibien compris, le propre neveu de lady Catherine. J’aurai le plaisirde lui apprendre que Sa Grâce se portait parfaitement il y a huitjours.

Elizabeth essaya en vain de l’arrêter et delui faire comprendre que s’il s’adressait à Mr. Darcy sans luiavoir été présenté, celui-ci considérerait cette démarche plutôtcomme une incorrection que comme un acte de déférence envers satante. Mr. Collins l’écouta avec l’air d’un homme décidé à n’enfaire qu’à sa tête, et quand elle eut fini :

– Ma chère miss Elizabeth, dit-il, j’aila plus haute opinion de votre excellent jugement pour toutes lesmatières qui sont de votre compétence. Mais permettez-moi de vousfaire observer qu’à l’égard de l’étiquette les gens du monde et leclergé ne sont pas astreints aux mêmes règles. Laissez-moi donc, enla circonstance, suivre les ordres de ma conscience et remplir ceque je considère comme un devoir, et pardonnez-moi de négliger vosavis qui, en toute autre occasion, me serviront toujours de guide.– Et, s’inclinant profondément, il la quitta pour aller aborder Mr.Darcy.

Elizabeth le suivit des yeux, curieuse de voirl’accueil qu’il recevrait. L’étonnement de Mr. Darcy fut d’abordmanifeste. Mr. Collins avait préludé par un grand salut et, bienqu’elle fût trop loin pour entendre, Elizabeth croyait toutcomprendre et reconnaître, aux mouvements des lèvres, les mots« excuses, Hunsford, lady Catherine de Bourgh ». Il luiétait pénible de voir son cousin s’exposer ainsi à la critique d’untel homme ; Mr. Darcy regardait son interlocuteur avec unesurprise non dissimulée, et, lorsque celui-ci voulut biens’arrêter, il répondit avec un air de politesse distante. Ceci neparut pas décourager Mr. Collins qui se remit à parler de plusbelle, mais l’air dédaigneux de Mr. Darcy s’accentuait à mesure queson discours s’allongeait. Lorsqu’il eut enfin terminé, Mr. Darcyfit simplement un léger salut et s’éloigna. Mr. Collins revintalors près d’Elizabeth.

– Je suis très satisfait, je vous assure,de la réception qui m’a été faite. Mr. Darcy a paru beaucoupapprécier la délicatesse de mon intention et m’a répondu avec laplus grande courtoisie. Il a même eu l’amabilité de me dire qu’ilconnaissait assez sa tante pour être sûr qu’elle n’accordait passes faveurs sans discernement. – Voilà une belle pensée bienexprimée. – En définitive, il me plaît beaucoup.

Elizabeth tourna ensuite toute son attentiondu côté de sa sœur et de Mr. Bingley, et les réflexions agréablesque suscita cet examen la rendirent presque aussi heureuse que sasœur elle-même. Elle voyait déjà Jane installée dans cette mêmemaison et toute au bonheur que seule peut donner dans le mariageune véritable affection. La pensée de Mrs. Bennet suivaitvisiblement le même cours. Au souper, Elizabeth, qui n’étaitséparée d’elle que par lady Lucas, eut la mortification d’entendresa mère parler ouvertement à sa voisine de ses espérancesmaternelles. Entraînée par son sujet, Mrs. Bennet ne se lassait pasd’énumérer les avantages d’une telle union : un jeune homme sibien, si riche, n’habitant qu’à trois milles de Longbourn !dont les sœurs montraient tant d’affection pour Jane etsouhaitaient certainement cette alliance autant qu’elle-même.D’autre part, quel avantage pour les plus jeunes filles que le beaumariage de leur aînée qui les aiderait sans doute à trouver ellesaussi des partis avantageux. Enfin Mrs. Bennet serait très heureusede pouvoir les confier à la garde de leur sœur et de se dispenserainsi de les accompagner dans le monde. C’est là un sentiment qu’ilest d’usage d’exprimer en pareille circonstance, mais il étaitdifficile de se représenter Mrs. Bennet éprouvant, à n’importe quelâge, une si grande satisfaction à rester chez elle.

Elizabeth essayait d’arrêter ce flot deparoles ou de persuader à sa mère de mettre une sourdine à sa voix,car elle rougissait à la pensée que Mr. Darcy, qui était assis enface d’elles, ne devait presque rien perdre du chuchotement tropintelligible de Mrs. Bennet, mais celle-ci ne répondit qu’en taxantsa fille d’absurdité.

– Et pour quelle raison dois-je avoir sigrand’peur de Mr. Darcy, je vous prie ! L’amabilité qu’il nousmontre m’oblige-t-elle donc à ne pas prononcer une parole quipuisse avoir le malheur de lui déplaire ?

– Pour l’amour du ciel, ma mère, parlezplus bas. Quel avantage voyez-vous à blesser Mr. Darcy ? Celane sera certainement pas une recommandation pour vous auprès de sonami.

Tout ce que put dire Elizabeth fut absolumentinutile ; sa mère continua à parler de ses espoirs d’aveniravec aussi peu de réserve. Rouge de honte et de contrariété,Elizabeth ne pouvait s’empêcher de regarder constamment dans ladirection de Mr. Darcy et chaque coup d’œil la confirmait dans sescraintes. Il ne regardait pas Mrs. Bennet, mais son attentioncertainement était fixée sur elle et l’expression de son visagepassa graduellement de l’indignation à une froideur dédaigneuse. Àla fin, pourtant, Mrs. Bennet n’eut plus rien à dire et lady Lucas,que ces considérations sur un bonheur qu’elle n’était pas appelée àpartager faisaient bâiller depuis longtemps, put enfin savourer enpaix son jambon et son poulet froid.

Elizabeth commençait à respirer, mais cettetranquillité ne fut pas de longue durée. Le souper terminé, onproposa un peu de musique et elle eut l’ennui de voir Mary, qu’onen avait à peine priée, se préparer à charmer l’auditoire. Duregard, elle tenta de l’en dissuader, mais enchantée de cetteoccasion de se produire, Mary ne voulut pas comprendre et commençaune romance. Elizabeth l’écouta chanter plusieurs strophes avec uneimpatience qui ne s’apaisa point à la fin du morceau ; carquelqu’un ayant exprimé vaguement l’espoir de l’entendre encore,Mary se remit au piano. Son talent n’était pas à la hauteur de lacirconstance ; sa voix manquait d’ampleur et soninterprétation de naturel. Elizabeth au supplice lança un coupd’œil à Jane pour savoir ce qu’elle en pensait, mais Jane causaittranquillement avec Bingley. Ses yeux se tournèrent alors vers lesdeux sœurs qu’elle vit échanger des regards amusés, vers Mr. Darcy,qui gardait le même sérieux impénétrable, vers son père, enfin, àqui elle fit signe d’intervenir, dans la crainte que Mary necontinuât à chanter toute la nuit. Mr. Bennet comprit et lorsqueMary eut achevé son second morceau, il dit à haute voix :

– C’est parfait, mon enfant. Mais vousnous avez charmés assez longtemps. Laissez aux autres le temps dese produire à leur tour.

Mary, bien qu’elle fît semblant de n’avoir pasentendu, se montra quelque peu décontenancée et Elizabeth,contrariée par l’apostrophe de son père, regretta sonintervention.

On invitait maintenant d’autres personnes à sefaire entendre.

– Si j’avais le bonheur de savoirchanter, dit Mr. Collins, j’aurais grand plaisir à charmer lacompagnie car j’estime que la musique est une distraction innocenteet parfaitement compatible avec la profession de clergyman. Je neveux pas dire, cependant, que nous soyons libres d’y consacrerbeaucoup de temps. Le recteur d’une paroisse est très occupé :quand il a composé ses sermons et rempli les devoirs de sa charge,il lui reste bien peu de loisirs pour les soins à donner à sonintérieur qu’il serait inexcusable de ne pas rendre aussiconfortable que possible. D’autre part, il doit avoir le souciconstant de se montrer plein d’égards pour tous, et en particulierpour la famille de laquelle il tient son bénéfice. C’est uneobligation dont il ne saurait se dispenser et, pour ma part, je nepourrais juger favorablement celui qui négligerait une occasion detémoigner son respect à toute personne apparentée à sesbienfaiteurs.

Et par un salut adressé à Mr. Darcy, ilconclut ce discours débité assez haut pour être entendu de lamoitié du salon. Plusieurs personnes le regardèrent avecétonnement, d’autres sourirent, mais personne ne paraissait plusamusé que Mr. Bennet tandis que sa femme, avec un grand sérieux,félicitait Mr. Collins de la sagesse de ses propos et observait àvoix basse à lady Lucas que ce jeune homme était fort sympathiqueet d’une intelligence remarquable.

Il semblait à Elizabeth que si sa familleavait pris tâche, ce soir-là, de se rendre ridicule, elle n’auraitpu le faire avec plus de succès. Heureusement qu’une partie decette exhibition avait échappé à Mr. Bingley ; mais la penséeque ses deux sœurs et Mr. Darcy n’en avaient pas perdu un détaillui était fort pénible, et elle ne savait si elle souffrait plus dumépris silencieux de l’un ou des sourires moqueurs des deuxautres.

Le reste de la soirée offrit peu d’agrément àElizabeth, agacée par la présence continuelle de Mr. Collins à sescôtés. S’il n’obtint pas d’elle la faveur d’une nouvelle danse, ill’empêcha du moins de danser avec d’autres. En vain lui offrit-ellede le présenter à ses amies ; il l’assura que la danse lelaissait indifférent, que son seul objet était de lui être agréableet qu’il se ferait un devoir de lui tenir compagnie toute lasoirée. Il n’y avait donc rien à faire. Elizabeth dut son uniquesoulagement à miss Lucas qui, en se joignant à leur conversation,détourna sur elle-même une partie des discours de Mr. Collins.

Du moins Elizabeth n’eut-elle plus à subir lesattentions de Mr. Darcy. Bien qu’il demeurât longtemps seul à peude distance de leur groupe, il ne chercha plus à lui adresser laparole. Elizabeth vit dans cette attitude le résultat de sesallusions à Mr. Wickham et s’en félicita.

Les habitants de Longbourn furent des derniersà prendre congé, et par suite d’une manœuvre de Mrs. Bennet, ilsdurent attendre leur voiture un quart d’heure de plus que lesautres invités, ce qui leur laissa le temps de voir combien leurdépart était ardemment souhaité par une partie de leurs hôtes. Mrs.Hurst et sa sœur étaient visiblement impatientes de retrouver leurliberté pour aller se coucher, et n’ouvraient la bouche que pour seplaindre de la fatigue, laissant Mrs. Bennet essayer sans succès desoutenir la conversation. Mr. Darcy ne disait mot ; Mr.Bingley et Jane, un peu à l’écart, causaient sans s’occuper desautres ; Elizabeth gardait le même silence que Mrs. Hurst etmiss Bingley, et Lydia elle-même n’avait plus la force que des’exclamer de temps à autre avec un large bâillement :« Dieu, que je suis lasse ! »

Quand ils se levèrent enfin pour partir, Mrs.Bennet exprima d’une manière pressante son désir de voir bientôttous ses hôtes à Longbourn, et s’adressa particulièrement à Mr.Bingley pour l’assurer du plaisir qu’il leur ferait en venantn’importe quel jour, sans invitation, partager leur repas defamille. Avec plaisir et reconnaissance, Mr. Bingley promit desaisir la première occasion d’aller lui faire visite après sonretour de Londres où il devait se rendre le lendemain même pour unbref séjour.

Mrs. Bennet était pleinement satisfaite. Ellequitta ses hôtes avec l’agréable persuasion que, – en tenant comptedes délais nécessaires pour dresser le contrat et commanderl’équipage et les toilettes de noces, – elle pouvait espérer voirsa fille installée à Netherfield dans un délai de trois ou quatremois.

XIX

Le lendemain amena du nouveau àLongbourn : Mr. Collins fit sa déclaration. Il n’avait plus detemps à perdre, son congé devant se terminer le samedisuivant ; et comme sa modestie ne lui inspirait aucuneinquiétude qui pût l’arrêter au dernier moment, il décida de fairesa demande dans les formes qu’il jugeait indispensables dans cettecirconstance.

Trouvant après le breakfast Mrs. Bennet encompagnie d’Elizabeth et d’une autre de ses filles, il lui parlaainsi :

– Puis-je, madame, solliciter votrebienveillant appui pour obtenir de votre fille, Elizabeth, unentretien particulier dans le cours de la matinée ?

Avant qu’Elizabeth rougissante eût eu le tempsd’ouvrir la bouche. Mrs. Bennet avait déjà répondu :

– Mais je crois bien ! Je suis sûrequ’Elizabeth ne demande pas mieux. Venez, Kitty, j’ai besoin devous au premier. – Et rassemblant son ouvrage, elle se hâtait versla porte, lorsque Elizabeth s’écria :

– Ma mère, ne sortez pas, je vous enprie. Mr. Collins m’excusera, mais il n’a certainement rien à medire que tout le monde ne puisse entendre. Je vais moi-même meretirer.

– Non, non, Lizzy ! Quelle est cettesottise ? Je désire que vous restiez. – Et comme Elizabeth,rouge de confusion et de colère, continuait à gagner la porte, Mrs.Bennet ajouta : – Lizzy, j’insiste pour que vous restiez etque vous écoutiez ce que Mr. Collins veut vous dire.

La jeune fille ne pouvait résister à une telleinjonction : comprenant, après un instant de réflexion, quemieux valait en finir au plus vite, elle se rassit et reprit sonouvrage pour se donner une contenance et dissimuler la contrariétéou l’envie de rire qui la prenaient tour à tour.

La porte était à peine refermée sur Mrs.Bennet et Kitty que Mr. Collins commençait :

– Croyez, chère miss Elizabeth, que votremodestie, loin de me déplaire, ne fait à mes yeux qu’ajouter à voscharmes. Vous m’auriez paru moins aimable sans ce petit mouvementde retraite, mais laissez-moi vous assurer que j’ai pour vousparler la permission de votre respectable mère. Vous vous doutezsûrement du but de cet entretien, bien que votre délicatesse vousfasse simuler le contraire. J’ai eu pour vous trop d’attentionspour que vous ne m’ayez pas deviné. À peine avais-je franchi leseuil de cette maison que je voyais en vous la compagne de monexistence ; mais avant de me laisser emporter par le flot demes sentiments, peut-être serait-il plus convenable de vous exposerles raisons qui me font songer au mariage et le motif qui m’aconduit en Hertfordshire pour y chercher une épouse.

L’idée du solennel Mr. Collins « selaissant emporter par le flot de ses sentiments » parut sicomique à Elizabeth qu’elle dut faire effort pour ne pas éclater derire et perdit l’occasion d’interrompre cet éloquent discours.

– Les raisons qui me déterminent à memarier, continua-t-il, sont les suivantes : premièrement, jeconsidère qu’il est du devoir de tout clergyman de donner le bonexemple à sa paroisse en fondant un foyer. Deuxièmement, je suisconvaincu, ce faisant, de travailler à mon bonheur. Troisièmement,– j’aurais dû peut-être commencer par là, – je réponds ainsi audésir exprimé par la très noble dame que j’ai l’honneur d’appelerma protectrice. Par deux fois, et sans que je l’en eusse priée,elle a daigné me faire savoir son opinion à ce sujet. Le samedisoir qui a précédé mon départ, entre deux parties de« quadrilles », elle m’a encore dit : « Mr.Collins, il faut vous marier. Un clergyman comme vous doit semarier. Faites un bon choix. Pour ma satisfaction, et pour lavôtre, prenez une fille de bonne famille, active, travailleuse,entendue ; non point élevée dans des idées de grandeur maiscapable de tirer un bon parti d’un petit revenu. Trouvez une tellecompagne le plus tôt possible, amenez-la à Hunsford, et j’irai luirendre visite. » Permettez-moi, ma belle cousine, de vous direen passant que la bienveillance de lady Catherine de Bourgh n’estpas un des moindres avantages que je puis vous offrir. Ses qualitésdépassent tout ce que je puis vous en dire, et je crois que votrevivacité et votre esprit lui plairont, surtout s’ils sont tempéréspar la discrétion et le respect que son rang ne peut manquer devous inspirer.

Tels sont les motifs qui me poussent aumariage. Il me reste à vous dire pourquoi je suis venu choisir unefemme à Longbourn plutôt que dans mon voisinage où, je vous assure,il ne manque pas d’aimables jeunes filles ; mais devanthériter de ce domaine à la mort de votre honorable père (qui, jel’espère, ne se produira pas d’ici de longues années), je nepourrais être complètement satisfait si je ne choisissais une deses filles afin de diminuer autant que possible le tort que je leurcauserai lorsque arrivera le douloureux événement. (Dieu veuilleque ce soit le plus tard possible !) Ces raisons, ma chèrecousine, ne me feront pas, je l’espère, baisser dans votre estime.Et maintenant il ne me reste plus qu’à vous exprimer en termesardents toute la force de mes sentiments. La question de fortune melaisse indifférent. Je sais que votre père ne peut rien vous donneret que mille livres placées à quatre pour cent sont tout ce quevous pouvez espérer recueillir après la mort de votre mère. Jegarderai donc le silence le plus absolu sur ce chapitre et vouspouvez être sûre que jamais vous n’entendrez sortir de ma bouche unreproche dénué de générosité lorsque nous serons mariés.

– Vous allez trop vite, monsieur, s’écriaElizabeth. Vous oubliez que je ne vous ai pas encore répondu.Laissez-moi le faire sans plus tarder. Je suis très sensible àl’honneur que vous me faites par cette proposition et je vous enremercie, mais il m’est impossible de ne point la décliner.

– Je sais depuis longtemps, répliqua Mr.Collins avec un geste majestueux, qu’il est d’usage parmi lesjeunes filles de repousser celui qu’elles ont au fond l’intentiond’épouser lorsqu’il se déclare pour la première fois, et qu’il leurarrive de renouveler ce refus une seconde et même une troisièmefois ; c’est pourquoi votre réponse ne peut me décourager, etj’ai confiance que j’aurai avant longtemps le bonheur de vousconduire à l’autel.

– En vérité, monsieur, cette confianceest plutôt extraordinaire après ce que je viens de vousdéclarer ! Je vous affirme que je ne suis point de ces jeunesfilles, – si tant est qu’il en existe, – assez imprudentes pourjouer leur bonheur sur la chance de se voir demander une secondefois. Mon refus est des plus sincères : vous ne pourriez pasme rendre heureuse et je suis la dernière femme qui pourrait fairevotre bonheur. Bien plus, si votre amie lady Catherine meconnaissait, je suis sûre qu’elle me trouverait fort mal qualifiéepour la situation que vous me proposez.

– Quand bien même, répondit gravement Mr.Collins, l’avis de lady Catherine… Mais je ne puis imaginer SaGrâce vous regardant d’un œil défavorable et soyez certaine que,lorsque je la reverrai, je lui vanterai avec chaleur votremodestie, votre esprit d’ordre et vos autres aimables qualités.

– Mr. Collins, toutes ces louangesseraient inutiles. Veuillez m’accorder la liberté de juger pour moncompte et me faire la grâce de croire ce que je vous dis. Jesouhaite vous voir heureux et riche et, en vous refusant ma main,je contribue à la réalisation de ce vœu. Les scrupules respectablesque vous exprimiez au sujet de ma famille sont sans objetmaintenant que vous m’avez proposé d’être votre femme et vouspourrez, quand le temps viendra, entrer en possession de Longbournsans vous adresser aucun reproche. Cette question est doncréglée.

Elle s’était levée en prononçant ces derniersmots et allait quitter la pièce quand Mr. Collins l’arrêta par cesmots :

– Lorsque j’aurai l’honneur de reprendrecette conversation avec vous, j’espère recevoir une réponse plusfavorable ; non point que je vous accuse de cruauté etpeut-être même, en faisant la part de la réserve habituelle à votresexe, en avez-vous dit assez aujourd’hui pour m’encourager àpoursuivre mon projet.

– En vérité, Mr. Collins, s’écriaElizabeth avec chaleur, vous me confondez ! Si vous considéreztout ce que je viens de vous dire comme un encouragement, je medemande en quels termes il me faut exprimer mon refus pour vousconvaincre que c’en est un !

– Laissez-moi croire, ma chère cousine,que ce refus n’est qu’une simple formalité. Il ne me semble pas queje sois indigne de vous, ni que l’établissement que je vous offrene soit pas pour vous des plus enviables. Ma situation, mesrelations avec la famille de Bourgh, ma parenté avec votre famille,sont autant de conditions favorables à ma cause. En outre, vousdevriez considérer qu’en dépit de tous vos attraits vous n’êtesnullement certaine de recevoir une autre demande en mariage. Votredot est malheureusement si modeste qu’elle doit inévitablementcontre-balancer l’effet de votre charme et de vos qualités. Forcem’est donc de conclure que votre refus n’est pas sérieux, et jepréfère l’attribuer au désir d’exciter ma tendresse en la tenant ensuspens, suivant l’élégante coutume des femmes du monde.

– Soyez sûr, monsieur, que je n’ai aucuneprétention à cette sorte d’élégance, qui consiste à faire souffrirun honnête homme. Je préférerais qu’on me fît le compliment decroire à ce que je dis. Je vous remercie mille fois de votreproposition, mais il m’est impossible de l’accepter ; messentiments me l’interdisent absolument. Puis-je parler avec plus declarté ? Ne me prenez pas pour une coquette qui prendraitplaisir à vous tourmenter, mais pour une personne raisonnable quiparle en toute sincérité.

– Vous êtes vraiment délicieuse, quoi quevous fassiez ! s’écria-t-il avec une lourde galanterie, et jesuis persuadé que ma demande, une fois sanctionnée par la volontéexpresse de vos excellents parents, ne manquera pas de vousparaître acceptable.

Devant cette invincible persistance à vouloirs’abuser, Elizabeth abandonna la partie et se retira ensilence.

XX

Mr. Collins ne resta pas longtemps seul àméditer sur le succès de sa déclaration. Mrs. Bennet, qui rôdaitdans le vestibule en attendant la fin de l’entretien, n’eut pasplus tôt vu sa fille ouvrir la porte et gagner rapidementl’escalier qu’elle entra dans la salle à manger et félicita Mr.Collins avec chaleur en lui exprimant la joie que lui causait laperspective de leur alliance prochaine. Mr. Collins reçut cesfélicitations et y répondit avec autant de plaisir, après quoi ilse mit à relater les détails d’une entrevue dont il avait tout lieud’être satisfait puisque le refus que sa cousine lui avaitobstinément opposé n’avait d’autre cause que sa modestie etl’extrême délicatesse de ses sentiments.

Ce récit cependant causa quelque trouble àMrs. Bennet. Elle eût bien voulu partager cette belle assurance etcroire que sa fille, en repoussant Mr. Collins, avait eul’intention de l’encourager. Mais la chose lui paraissait peuvraisemblable et elle ne put s’empêcher de le dire.

– Soyez sûr, Mr. Collins, que Lizzyfinira par entendre raison. C’est une fille sotte et entêtée qui neconnaît point son intérêt ; mais je me charge de le lui fairecomprendre.

– Permettez, madame : si votre filleest réellement sotte et entêtée comme vous le dites, je me demandesi elle est la femme qui me convient. Un homme dans ma situationdésire naturellement trouver le bonheur dans l’état conjugal et sima cousine persiste à rejeter ma demande, peut-être vaudrait-ilmieux ne pas essayer de la lui faire agréer de force ; sujetteà de tels défauts de caractère, elle ne me paraît pas faite pourassurer ma félicité.

– Monsieur, vous interprétez mal mesparoles, s’écria Mrs. Bennet alarmée. Lizzy ne montre d’entêtementque dans des questions de ce genre. Autrement c’est la meilleurenature qu’on puisse rencontrer. Je vais de ce pas trouver Mr.Bennet et nous aurons tôt fait, à nous deux, de régler cetteaffaire avec elle.

Et, sans lui donner le temps de répondre, ellese précipita dans la bibliothèque où se trouvait son mari.

– Ah ! Mr. Bennet, s’exclama-t-elleen entrant, j’ai besoin de vous tout de suite. Venez vite obligerLizzy à accepter Mr. Collins. Elle jure ses grands dieux qu’elle neveut pas de lui. Si vous ne vous hâtez pas, il va changer d’avis,et c’est lui qui ne voudra plus d’elle !

Mr. Bennet avait levé les yeux de son livre àl’entrée de sa femme et la fixait avec une indifférence tranquilleque l’émotion de celle-ci n’arriva pas à troubler.

– Je n’ai pas l’avantage de vouscomprendre, dit-il quand elle eut fini. De quoi parlez-vousdonc ?

– Mais de Lizzy et de Mr. Collins !Lizzy dit qu’elle ne veut pas de Mr. Collins et Mr. Collinscommence à dire qu’il ne veut plus de Lizzy.

– Et que puis-je faire à ce propos ?Le cas me semble plutôt désespéré.

– Parlez à Lizzy. Dites-lui que voustenez à ce mariage.

– Faites-la appeler. Je vais lui dire ceque j’en pense.

Mrs. Bennet sonna et donna l’ordre d’avertirmiss Elizabeth qu’on la demandait dans la bibliothèque.

– Arrivez ici, mademoiselle, lui cria sonpère dès qu’elle parut. Je vous ai envoyé chercher pour une affaired’importance. Mr. Collins, me dit-on, vous aurait demandée enmariage. Est-ce exact ?

– Très exact, répondit Elizabeth.

– Vous avez repoussé cettedemande ?

– Oui, mon père.

– Fort bien. Votre mère insiste pour quevous l’acceptiez. C’est bien cela, Mrs. Bennet ?

– Parfaitement ; si elle s’obstinedans son refus, je ne la reverrai de ma vie.

– Ma pauvre enfant, vous voilà dans unecruelle alternative. À partir de ce jour, vous allez devenirétrangère à l’un de nous deux. Votre mère refuse de vous revoir sivous n’épousez pas Mr. Collins, et je vous défends de reparaîtredevant moi si vous l’épousez.

Elizabeth ne put s’empêcher de sourire à cetteconclusion inattendue ; mais Mrs. Bennet, qui avait supposéque son mari partageait son sentiment, fut excessivementdésappointée.

– Mr. Bennet ! À quoi pensez-vous deparler ainsi ? Vous m’aviez promis d’amener votre fille à laraison !

– Ma chère amie, répliqua son mari,veuillez m’accorder deux faveurs : la première, c’est de mepermettre en cette affaire le libre usage de mon jugement, et laseconde de me laisser celui de ma bibliothèque. Je serais heureuxde m’y retrouver seul le plus tôt possible.

Malgré la défection de son mari, Mrs. Bennetne se résigna pas tout de suite à s’avouer battue. Elle entrepritElizabeth à plusieurs reprises, la suppliant et la menaçant tour àtour. Elle essaya aussi de se faire une alliée de Jane, mais, avectoute la douceur possible, celle-ci refusa d’intervenir. Quant àElizabeth, tantôt avec énergie, tantôt avec gaieté, elle repoussatous les assauts, changeant de tactique, mais non dedétermination.

Mr. Collins pendant ce temps méditaitsolitairement sur la situation. La haute opinion qu’il avait delui-même l’empêchait de concevoir les motifs qui avaient poussé sacousine à le refuser et, bien que blessé dans son amour-propre, iln’éprouvait pas un véritable chagrin. Son attachement pourElizabeth était un pur effet d’imagination et la pensée qu’elleméritait peut-être les reproches de sa mère éteignait en lui toutsentiment de regret.

Pendant que toute la famille était ainsi dansle désarroi, Charlotte Lucas vint pour passer la journée avec sesamies. Elle fut accueillie dans le hall par Lydia qui se précipitavers elle en chuchotant :

– Je suis contente que vous soyez venuecar il se passe ici des choses bien drôles. Devinez ce qui estarrivé ce matin : Mr. Collins a offert sa main à Lizzy, etelle l’a refusée !

Charlotte n’avait pas eu le temps de répondrequ’elles étaient rejointes par Kitty, pressée de lui annoncer lamême nouvelle. Enfin, dans la salle à manger, Mrs. Bennet, qu’ellesy trouvèrent seule, reprit le même sujet et réclama l’aide de missLucas en la priant d’user de son influence pour décider son amie àse plier aux vœux de tous les siens.

– Je vous en prie, chère miss Lucas,dit-elle d’une voix plaintive, faites cela pour moi ! Personnen’est de mon côté, personne ne me soutient, personne n’a pitié demes pauvres nerfs.

L’entrée de Jane et d’Elizabeth dispensaCharlotte de répondre.

– Et justement la voici, poursuivit Mrs.Bennet, aussi tranquille, aussi indifférente que s’il s’agissait dushah de Perse ! Tout lui est égal, pourvu qu’elle puisse faireses volontés. Mais, prenez garde, miss Lizzy, si vous vous entêtezà repousser toutes les demandes qui vous sont adressées, vousfinirez par rester vieille fille et je ne sais pas qui vous feravivre lorsque votre père ne sera plus là. Ce n’est pas moi qui lepourrai, je vous en avertis. Je vous ai dit tout à l’heure, dans labibliothèque, que je ne vous parlerais plus ; vous verrez sije ne tiens point parole. Je n’ai aucun plaisir à causer avec unefille si peu soumise. Non que j’en aie beaucoup à causer avecpersonne ; les gens qui souffrent de malaises nerveux commemoi n’ont jamais grand goût pour la conversation. Personne ne saitce que j’endure ! Mais c’est toujours la même chose, on neplaint jamais ceux qui ne se plaignent pas eux-mêmes.

Ses filles écoutaient en silence cettelitanie, sachant que tout effort pour raisonner leur mère ou pourla calmer ne ferait que l’irriter davantage. Enfin les lamentationsde Mrs. Bennet furent interrompues par l’arrivée de Mr. Collins quientrait avec un air plus solennel encore que d’habitude.

Sur un signe, les jeunes filles quittèrent lapièce et Mrs. Bennet commença d’une voix douloureuse :

– Mon cher Mr. Collins…

– Ma chère madame, interrompit celui-ci,ne parlons plus de cette affaire. Je suis bien loin, continua-t-ild’une voix où perçait le mécontentement, de garder rancune à votrefille. La résignation à ce qu’on ne peut empêcher est un devoirpour tous, et plus spécialement pour un homme qui a fait choix del’état ecclésiastique. Ce devoir, je m’y soumets d’autant plusaisément qu’un doute m’est venu sur le bonheur qui m’attendait sima belle cousine m’avait fait l’honneur de m’accorder sa main. Etj’ai souvent remarqué que la résignation n’est jamais si parfaiteque lorsque la faveur refusée commence à perdre à nos yeux quelquechose de sa valeur. J’espère que vous ne considérerez pas comme unmanque de respect envers vous que je retire mes prétentions auxbonnes grâces de votre fille sans vous avoir sollicités, vous etMr. Bennet, d’user de votre autorité en ma faveur. Peut-être ai-jeeu tort d’accepter un refus définitif de la bouche de votre filleplutôt que de la vôtre, mais nous sommes tous sujets à noustromper. J’avais les meilleures intentions : mon unique objetétait de m’assurer une compagne aimable, tout en servant lesintérêts de votre famille. Cependant, si vous voyez dans maconduite quelque chose de répréhensible, je suis tout prêt à m’enexcuser.

XXI

La discussion provoquée par la demande de Mr.Collins était maintenant close. Elizabeth en gardait seulement unsouvenir pénible et devait encore supporter de temps à autre lesaigres allusions de sa mère. Quant au soupirant malheureux, sessentiments ne s’exprimaient point par de l’embarras ou de latristesse, mais par une attitude raide et un silence plein deressentiment. C’est à peine s’il s’adressait à Elizabeth, et lesattentions dont il la comblait auparavant se reportèrent sur missLucas dont la complaisance à écouter ses discours fut unsoulagement pour tout le monde et en particulier pourElizabeth.

Le lendemain, la santé et l’humeur de Mrs.Bennet ne présentaient aucune amélioration et Mr. Collins, de soncôté, continuait à personnifier l’orgueil blessé. Elizabeth s’étaitflattée de l’espoir que son mécontentement le déciderait à abrégerson séjour, mais ses plans n’en paraissaient nullementaffectés ; il s’était toujours proposé de rester jusqu’ausamedi et n’entendait pas s’en aller un jour plus tôt.

Après le déjeuner les jeunes filles serendirent à Meryton pour savoir si Mr. Wickham était de retour.Comme elles entraient dans la ville, elles le rencontrèrentlui-même et il les accompagna jusque chez leur tante où son regretd’avoir manqué le bal de Netherfield et la déception que tout lemonde en avait éprouvée, furent l’objet de longs commentaires. ÀElizabeth pourtant, il ne fit aucune difficulté pour avouer que sonabsence avait été volontaire.

– À mesure que la date du bal serapprochait, dit-il, j’avais l’impression de plus en plus nette queje ferais mieux d’éviter une rencontre avec Mr. Darcy. Me trouveravec lui dans la même salle, dans la même société pendant plusieursheures, était peut-être plus que je ne pouvais supporter ; ilaurait pu en résulter des incidents aussi désagréables pour lesautres que pour moi-même.

Elizabeth approuva pleinement son abstention.Ils eurent tout le loisir de s’étendre sur ce sujet, car Wickham etun de ses camarades reconduisirent les jeunes filles jusqu’àLongbourn et, pendant le trajet, il s’entretint surtout avecElizabeth. Touchée d’un empressement aussi flatteur, elle profitade l’occasion pour le présenter à ses parents.

Peu après leur retour, un pli apporté deNetherfield fut remis à Jane qui l’ouvrit aussitôt. L’enveloppecontenait une feuille d’un charmant papier satiné couverte d’uneécriture féminine élégante et déliée. Elizabeth vit que sa sœurchangeait de couleur en lisant et qu’elle s’arrêtait spécialement àcertains passages de la lettre. Jane, d’ailleurs, reprit vite sonsang-froid et se joignit à la conversation générale avec sonentrain habituel. Mais, dès que Wickham et son compagnon furentpartis, elle fit signe à Elizabeth de la suivre dans leur chambre.À peine y étaient-elles qu’elle dit en lui tendant lalettre :

– C’est de Caroline Bingley, et lanouvelle qu’elle m’apporte n’est pas sans me surprendre. À l’heurequ’il est ils ont tous quitté Netherfield et sont en route pourLondres, sans idée de retour. Écoutez plutôt.

Elle lut la première phrase qui annonçait larésolution de ces dames de rejoindre leur frère et de dîner ce mêmesoir à Grosvenor Street, où les Hurst avaient leur maison. Lalettre continuait ainsi : « Nous ne regretterons pasgrand’chose du Hertfordshire, à part votre société, chère amie.Espérons cependant que l’avenir nous réserve l’occasion de renouernos si agréables relations et, qu’en attendant, nous adoucironsl’amertume de l’éloignement par une correspondance fréquente etpleine d’abandon. »

Cette grande tendresse laissa Elizabeth trèsfroide. Bien que la soudaineté de ce départ la surprît, elle n’yvoyait rien qui valût la peine de s’en affliger. Le fait que cesdames n’étaient plus à Netherfield n’empêcherait vraisemblablementpoint Mr. Bingley d’y revenir et sa présence, Elizabeth en étaitpersuadée, aurait vite consolé Jane de l’absence de ses sœurs.

– C’est dommage, dit-elle après un courtsilence, que vous n’ayez pu les revoir avant leur départ ;cependant il nous est peut-être permis d’espérer que l’occasion devous retrouver se présentera plus tôt que miss Bingley ne leprévoit. Qui sait si ces rapports d’amitié qu’elle a trouvés siagréables ne se renoueront pas plus intimes encore ?… Mr.Bingley ne se laissera pas retenir longtemps à Londres.

– Caroline déclare nettement qu’aucund’eux ne reviendra à Netherfield de tout l’hiver. Voici ce qu’elledit : « Quand mon frère nous a quittés hier, il pensaitpouvoir conclure en trois ou quatre jours l’affaire qui l’appelaità Londres, mais c’est certainement impossible et comme nous sommesconvaincus, d’autre part, que Charles, une fois à Londres, ne seranullement pressé d’en revenir, nous avons décidé de le rejoindreafin de lui épargner le désagrément de la vie à l’hôtel. Beaucoupde nos amis ont déjà regagné la ville pour l’hiver. Comme je seraisheureuse d’apprendre que vous-même, chère amie, vous proposez defaire un tour dans la capitale ! Mais, hélas ! je n’ose ycompter. Je souhaite sincèrement que les fêtes de Noël soient chezvous des plus joyeuses et que vos nombreux succès vous consolent dudépart des trois admirateurs que nous allons vousenlever. »

– Ceci montre bien, conclut Jane, que Mr.Bingley ne reviendra pas de cet hiver.

– Ceci montre seulement que miss Bingleyne veut pas qu’il revienne.

– Qu’est-ce qui vous le faitcroire ? Mr. Bingley est maître de ses actes ; c’est delui que vient sans doute cette décision. Mais attendez le reste. Àvous, je ne veux rien cacher, et je vais vous lire le passage quime peine le plus. « Mr. Darcy est impatient de retrouver sasœur et, à vous dire vrai, nous ne le sommes pas moins que lui. Ilest difficile de trouver l’égale de Georgiana Darcy sous le rapportde la beauté, de l’élégance et de l’éducation, et la sympathie quenous avons pour elle, Louisa et moi, est accrue par l’espérance dela voir un jour devenir notre sœur. Je ne sais si je vous ai jamaisfait part de nos sentiments à cet égard, mais je ne veux pas vousquitter sans vous en parler. Mon frère admire beaucoupGeorgiana ; il aura maintenant de fréquentes occasions de lavoir dans l’intimité, les deux familles s’accordent pour désirercette union et je ne crois pas être aveuglée par l’affectionfraternelle en disant que Charles a tout ce qu’il faut pour sefaire aimer. Avec tant de circonstances favorables ai-je tort, machère Jane, de souhaiter la réalisation d’un événement qui feraittant d’heureux ? »

– Que pensez-vous de cette phrase, machère Lizzy ? dit Jane en achevant sa lecture, ne dit-elle pasclairement que Caroline n’a aucun désir de me voir devenir sa sœur,qu’elle est tout à fait convaincue de l’indifférence de son frère àmon égard et que, si elle soupçonne la nature des sentiments qu’ilm’inspire, elle veut très amicalement me mettre sur mesgardes ? Peut-on voir autre chose dans ce que je viens de vouslire ?

– Oui, certes, car mon impression esttout à fait différente, et la voici en deux mots : missBingley s’est aperçue que son frère vous aime alors qu’elle veutlui faire épouser miss Darcy. Elle va le rejoindre afin de leretenir à Londres, et elle essaye de vous persuader qu’il ne pensepas à vous.

Jane secoua la tête.

– Jane, je vous dis la vérité. Tous ceuxqui vous ont vue avec Mr. Bingley ne peuvent douter de sessentiments pour vous, – miss Bingley pas plus que les autres, carelle n’est point sotte. – Si elle pouvait croire que Mr. Darcyéprouve seulement la moitié de cette affection pour elle-même, elleaurait déjà commandé sa robe de noce. Mais le fait est que nous nesommes ni assez riches, ni assez nobles pour eux, et miss Bingleyest d’autant plus désireuse de voir son frère épouser miss Darcyqu’elle pense qu’une première alliance entre les deux familles enfacilitera une seconde. Ce n’est pas mal combiné et pourrait aprèstout réussir si miss de Bourgh n’était pas dans la coulisse. Maisvoyons, ma chère Jane, si miss Bingley vous raconte que son frèreest plein d’admiration pour miss Darcy, ce n’est pas une raisonsuffisante pour croire qu’il soit moins sensible à vos charmes quequand il vous a quittée mardi dernier, ni qu’elle puisse luipersuader à son gré que ce n’est pas de vous, mais de son amiequ’il est épris.

– Tout ce que vous me dites là pourraitme tranquilliser si nous nous faisions la même idée de missBingley, répliqua Jane, mais je suis certaine que vous la jugezinjustement. Caroline est incapable de tromper quelqu’un de proposdélibéré. Tout ce que je puis espérer de mieux dans le cas présent,c’est qu’elle se trompe elle-même.

– C’est parfait. Du moment que vous nevoulez pas de mon explication, vous ne pouviez en trouver unemeilleure. Croyez donc que miss Bingley se trompe, et que cettesupposition charitable vous redonne la tranquillité.

– Mais, ma chère Elizabeth, même enmettant tout au mieux, pourrais-je être vraiment heureuse enépousant un homme que ses sœurs et ses amis désirent tant marier àune autre ?

– Cela, c’est votre affaire, et si, à laréflexion, vous trouvez que la douleur de désobliger les deux sœursest plus grande que la joie d’épouser le frère, je vous conseillevivement de ne plus penser à lui.

– Pouvez-vous parler ainsi, dit Jane avecun faible sourire. Vous savez bien que malgré la peine que mecauserait leur désapprobation, je n’hésiterais pas. Mais il estprobable que je n’aurai pas à choisir si Mr. Bingley ne revient pascet hiver. Tant de choses peuvent se produire en sixmois !

Les deux sœurs convinrent d’annoncer ce départà leur mère sans rien ajouter qui pût l’inquiéter sur lesintentions de Mr. Bingley. Cette communication incomplète ne laissapas toutefois de contrarier vivement Mrs. Bennet, qui déplora cedépart comme une calamité : ne survenait-il pas juste aumoment où les deux familles commençaient à se lierintimement ?

Après s’être répandue quelque temps endoléances, l’idée que Mr. Bingley reviendrait sans doute bientôt etdînerait à Longbourn lui apporta un peu de réconfort. Enl’invitant, elle avait parlé d’un repas de famille, mais elledécida que le menu n’en comporterait pas moins deux servicescomplets.

XXII

Les Bennet dînaient ce jour-là chez les Lucaset, de nouveau, miss Lucas eut la patience de servir d’auditrice àMr. Collins pendant la plus grande partie de la soirée. Elizabethlui en rendit grâces :

– Vous le mettez ainsi de bonne humeur,dit-elle ; je ne sais comment vous en remercier…

Charlotte répondit que le sacrifice de sontemps était largement compensé par la satisfaction d’obliger sonamie. C’était fort aimable : mais la bonté de Charlotte visaitbeaucoup plus loin que ne le soupçonnait Elizabeth, car son butétait de la délivrer d’une admiration importune en prenant toutsimplement sa place dans le cœur de Mr. Collins. Quand on sesépara, à la fin de la soirée, l’affaire était en si bon train queCharlotte se serait crue assurée du succès si Mr. Collins n’avaitpas été à la veille de quitter le Hertfordshire.

Mais elle n’avait pas bien mesuré l’ardeur dessentiments de Mr. Collins et l’indépendance de son caractère. Car,le lendemain matin, il s’échappait de Longbourn, en dissimulant sondessein avec une habileté incomparable, et accourait à Lucas Lodgepour se jeter à ses pieds. Il désirait surtout éviter d’éveillerl’attention de ses cousines, persuadé qu’elles ne manqueraient pasde soupçonner ses intentions car il ne voulait pas qu’on apprît satentative avant qu’il pût en annoncer l’heureux résultat. Bien quese sentant assez tranquille, – car Charlotte avait été passablementencourageante, – il se tenait quand même sur ses gardes depuis sonaventure du mercredi précédent.

L’accueil qu’il reçut cependant fut des plusflatteurs. D’une fenêtre du premier étage miss Lucas l’aperçut quise dirigeait vers la maison et elle se hâta de sortir pour lerencontrer accidentellement dans le jardin, mais jamais ellen’aurait pu imaginer que tant d’amour et d’éloquence l’attendait aubout de l’allée.

En aussi peu de temps que le permirent leslongs discours de Mr. Collins, tout était réglé entre les deuxjeunes gens à leur mutuelle satisfaction et, comme ils entraientdans la maison, Mr. Collins suppliait déjà Charlotte de fixer lejour qui mettrait le comble à sa félicité. Si une telle demande nepouvait être exaucée sur-le-champ, l’objet de sa flamme nemanifestait du moins aucune inclination à différer son bonheur.L’inintelligence dont la nature avait gratifié Mr. Collins n’étaitpas pour faire souhaiter des fiançailles prolongées avec un telsoupirant, et miss Lucas, qui l’avait accepté dans le seul désir des’établir honorablement, se souciait assez peu que la date dumariage fût plus ou moins proche.

Le consentement de sir William et de ladyLucas demandé aussitôt, fut accordé avec un empressement joyeux. Lasituation de Mr. Collins faisait de lui un parti avantageux pourleur fille dont la dot était modeste tandis que les espérances defortune du jeune homme étaient fort belles.

Avec un intérêt qu’elle n’avait encore jamaiséprouvé, lady Lucas se mit tout de suite à calculer combiend’années Mr. Bennet pouvait bien avoir encore à vivre, et sirWilliam déclara que lorsque son gendre serait en possession dudomaine de Longbourn, il ferait bien de se faire présenter à lacour avec sa femme. Bref, toute la famille était ravie ; lesplus jeunes filles voyaient dans ce mariage l’occasion de faire unpeu plus tôt leur entrée dans le monde, et les garçons se sentaientdélivrés de la crainte de voir Charlotte mourir vieille fille.

Charlotte elle-même était assez calme.Parvenue à ses fins, elle examinait maintenant le fruit de savictoire, et ses réflexions étaient, somme toute, satisfaisantes.Mr. Collins n’avait évidemment ni intelligence ni charme, saconversation était ennuyeuse et dans l’ardeur de ses sentiments ilentrait sans doute moins d’amour que d’imagination, mais, tel qu’ilétait, c’était un mari ; or, sans se faire une très haute idéedes hommes, Charlotte Lucas avait toujours eu la vocation et ledésir de se marier. Elle voyait dans le mariage la seule situationconvenable pour une femme d’éducation distinguée et de fortunemodeste, car, s’il ne donnait pas nécessairement le bonheur, ilmettait du moins à l’abri des difficultés matérielles. Arrivée àl’âge de vingt-sept ans et n’ayant jamais été jolie, elleappréciait à sa valeur la chance qui s’offrait à elle.

Ce qui la gênait le plus, c’était la surprisequ’elle allait causer à Elizabeth Bennet dont l’amitié lui étaitparticulièrement chère. Elizabeth s’étonnerait sûrement, lablâmerait peut-être et, si sa résolution ne devait pas en êtreébranlée, elle pourrait du moins se sentir blessée par ladésapprobation de sa meilleure amie. Elle résolut de lui faire partelle-même de l’événement et quand Mr. Collins, à l’heure du dîner,se mit en devoir de retourner à Longbourn, elle le pria de ne faireaucune allusion à leurs fiançailles devant la famille Bennet. Lapromesse d’être discret fut naturellement donnée avec beaucoup desoumission, mais elle ne fut pas tenue sans difficulté, lacuriosité éveillée par la longue absence de Mr. Collins semanifestant à son retour par des questions tellement directes qu’illui fallut beaucoup d’ingéniosité pour les éluder toutes, ainsi quebeaucoup d’abnégation pour dissimuler un triomphe qu’il brûlait depublier.

Comme il devait partir le lendemain matin detrès bonne heure, la cérémonie des adieux eut lieu le soir, aumoment où les dames allaient se retirer.

Mrs. Bennet, toute politesse et cordialité,dit combien ils seraient très heureux de le revoir lorsque lescirconstances le permettraient.

– Chère madame, répondit-il, cetteinvitation m’est d’autant plus agréable que je la souhaitaisvivement et vous pouvez être sûre que j’en profiterai aussitôtqu’il me sera possible.

Un étonnement général accueillit ces paroles,et Mr. Bennet, à qui la perspective d’un retour aussi rapide nesouriait nullement, se hâta de dire :

– Mais êtes-vous bien sûr, mon chermonsieur, d’obtenir l’approbation de lady Catherine ? Mieuxvaudrait négliger un peu votre famille que courir le risque demécontenter votre protectrice.

– Cher monsieur, répliqua Mr. Collins,laissez-moi vous remercier de ce conseil amical. Soyez certain queje ne prendrais pas une décision aussi importante sansl’assentiment de Sa Grâce.

– Certes, vous ne pouvez lui marquer tropde déférence. Risquez tout plutôt que son mécontentement, et sijamais votre visite ici devait le provoquer, demeurez en paix chezvous et soyez persuadé que nous n’en serons nullement froissés.

– Mon cher monsieur, tant d’attentionexcite ma gratitude et vous pouvez compter recevoir bientôt unelettre de remerciements pour toutes les marques de sympathie dontvous m’avez comblé pendant mon séjour ici. Quant à mes aimablescousines, bien que mon absence doive être sans doute de courtedurée, je prends maintenant la liberté de leur souhaiter santé etbonheur… sans faire d’exception pour ma cousine Elizabeth.

Après quelques paroles aimables, Mrs. Bennetet ses filles se retirèrent, surprises de voir qu’il méditait unaussi prompt retour à Longbourn. Mrs. Bennet aurait aimé en déduirequ’il songeait à l’une de ses plus jeunes filles, et Mary se seraitlaissé persuader de l’accepter : plus que ses sœurs elleappréciait ses qualités et goûtait ses réflexionsjudicieuses ; encouragé par un exemple comme le sien àdévelopper sa culture, elle estimait qu’il pourrait faire un trèsagréable compagnon. Le lendemain matin vit s’évanouir cet espoir.Miss Lucas, arrivée peu après le breakfast, prit Elizabeth à partet lui raconta ce qui s’était passé la veille.

Que Mr. Collins se crût épris de son amie,l’idée en était déjà venue à Elizabeth au cours des deux journéesprécédentes, mais que Charlotte eût pu l’encourager, la chose luiparaissait inconcevable. Elle fut tellement abasourdie, qu’oublianttoute politesse elle s’écria :

– Fiancée à Mr. Collins ? Ma chèreCharlotte, c’est impossible !

Le calme avec lequel Charlotte avait pu parlerjusque-là fit place à une confusion momentanée devant un blâmeaussi peu déguisé. Mais elle reprit bientôt son sang-froid etrépliqua paisiblement :

– Pourquoi cette surprise, ma chèreEliza ? Trouvez-vous si incroyable que Mr. Collins puisseobtenir la faveur d’une femme parce qu’il n’a pas eu la chance degagner la vôtre ?

Mais Elizabeth s’était déjà reprise et, avecun peu d’effort, put assurer son amie que la perspective de leurprochaine parenté lui était très agréable, et qu’elle luisouhaitait toutes les prospérités imaginables.

– Je devine votre sentiment, réponditCharlotte. Mr. Collins ayant manifesté si récemment le désir devous épouser il est naturel que vous éprouviez un étonnement trèsvif. Cependant, quand vous aurez eu le temps d’y réfléchir, jecrois que vous m’approuverez. Vous savez que je ne suis pasromanesque, – je ne l’ai jamais été, – un foyer confortable esttout ce que je désire ; or, en considérant l’honorabilité deMr. Collins, ses relations, sa situation sociale, je suisconvaincue d’avoir en l’épousant des chances de bonheur que tout lemonde ne trouve pas dans le mariage.

– Sans aucun doute, répondit Elizabeth,et après une pause un peu gênée, toutes deux rejoignirent le restede la famille. Charlotte ne resta pas longtemps et, après sondépart, Elizabeth se mit à réfléchir sur ce qu’elle venaitd’apprendre. Que Mr. Collins pût faire deux demandes en mariage entrois jours était à ses yeux moins étrange que de le voir agréé parson amie. Elizabeth avait toujours senti que les idées de Charlottesur le mariage différaient des siennes, mais elle n’imaginait pointque, le moment venu, elle serait capable de sacrifier lessentiments les plus respectables à une situation mondaine et à desavantages matériels. Charlotte mariée à Mr. Collins ! Quelleimage humiliante ! Au regret de voir son amie se diminuerainsi dans son estime s’ajoutait la conviction pénible qu’il luiserait impossible de trouver le bonheur dans le lot qu’elle s’étaitchoisi.

XXIII

Elizabeth qui travaillait en compagnie de samère et de ses sœurs se demandait si elle était autorisée à leurcommuniquer ce qu’elle venait d’apprendre, lorsque sir WilliamLucas lui-même fit son entrée, envoyé par sa fille pour annoncerofficiellement ses fiançailles à toute la famille. Avec forcecompliments, et en se félicitant pour son compte personnel de laperspective d’une alliance entre les deux maisons, il leur fit partde la nouvelle qui provoqua autant d’incrédulité que de surprise.Mrs. Bennet, avec une insistance discourtoise, protesta qu’ildevait faire erreur, tandis que Lydia, toujours étourdie,s’exclamait bruyamment :

– Grand Dieu ! sir William, que nouscontez-vous là ? Ne savez-vous donc pas que Mr. Collins veutépouser Lizzy ?

Il fallait toute la politesse d’un homme decour pour supporter un pareil assaut. Sir William, néanmoins, touten priant ces dames de croire à sa véracité, sut écouter leurs peudiscrètes protestations de la meilleure grâce du monde.

Elizabeth, sentant qu’elle devait lui venir enaide dans une aussi fâcheuse situation, intervint pour dire qu’elleconnaissait déjà la nouvelle par Charlotte et s’efforça de mettreun terme aux exclamations de sa mère et de ses sœurs en offrant àsir William de cordiales félicitations auxquelles se joignirentcelles de Jane ; puis elle s’étendit en diversesconsidérations sur le bonheur futur de Charlotte, l’honorabilité deMr. Collins, et la courte distance qui séparait Hunsford deLondres. Mrs. Bennet était tellement stupéfaite qu’elle ne trouvaplus rien à dire jusqu’au départ de sir William ; mais, dèsqu’il se fut retiré, elle donna libre cours au flot tumultueux deses sentiments. Elle commença par s’obstiner dans son incrédulité,puis elle affirma que Mr. Collins s’était laissé« entortiller » par Charlotte, elle déclara ensuite quece ménage ne serait pas heureux et, pour finir, annonça la ruptureprochaine des fiançailles. Deux choses, cependant, se dégageaientclairement de ces discours : Elizabeth était la cause de toutle mal, et elle, Mrs. Bennet, avait été indignement traitée. Ellemédita tout le jour ces deux points. Rien ne pouvait la consoler etla journée ne suffit pas à calmer son ressentiment. De toute lasemaine elle ne put voir Elizabeth sans lui renouveler sesreproches ; il lui fallut plus d’un mois pour reprendrevis-à-vis de sir William et de lady Lucas une attitude suffisammentcorrecte, et il s’écoula beaucoup plus de temps encore avantqu’elle parvînt à pardonner à leur fille.

Mr. Bennet accueillit la nouvelle avec plus desérénité. Il lui plaisait, dit-il, de constater que CharlotteLucas, qu’il avait toujours considérée comme une fille raisonnable,n’avait pas plus de bon sens que sa femme et en avait certainementmoins que sa fille.

Entre Elizabeth et Charlotte, une gênesubsistait qui les empêchait toutes deux d’aborder ce chapitre.Elizabeth sentait bien qu’il ne pouvait plus y avoir entre elles lamême confiance. Désappointée par Charlotte, elle se tourna avecplus d’affection vers sa sœur sur la droiture et la délicatesse delaquelle elle savait pouvoir toujours compter, mais elle devenaitchaque jour plus anxieuse au sujet de son bonheur, car Bingleyétait parti depuis plus d’une semaine et il n’était pas question deson retour. Jane avait répondu tout de suite à Caroline et comptaitdans combien de jours elle pouvait raisonnablement espérer unenouvelle lettre.

Les remerciements annoncés par Mr. Collinsarrivèrent le mardi. Adressée à Mr. Bennet, sa lettre exprimaitavec emphase sa gratitude aussi profonde que s’il eût fait unséjour de toute une année dans la famille Bennet. Ce devoiraccompli, Mr. Collins annonçait en termes dithyrambiques le bonheurqu’il avait eu de conquérir le cœur de leur aimable voisine etrévélait que c’était avec le dessein de se rapprocher d’elle qu’ilavait accepté si volontiers leur aimable invitation : ilpensait donc faire sa réapparition à Longbourn quinze jours plustard. Lady Catherine, ajoutait-il, approuvait si complètement sonmariage qu’elle désirait le voir célébrer le plus tôt possible etil comptait sur cet argument péremptoire pour décider l’aimableCharlotte à fixer rapidement le jour qui ferait de lui le plusheureux des hommes. Le retour de Mr. Collins ne pouvait plus causeraucun plaisir à Mrs. Bennet. Au contraire, tout autant que sonmari, elle le trouvait le plus fâcheux du monde. N’était-il pasétrange que Mr. Collins vînt à Longbourn au lieu de descendre chezles Lucas ? C’était fort gênant et tout à fait ennuyeux. Ellen’avait pas besoin de voir des hôtes chez elle avec sa santéfragile et encore moins des fiancés qui, de tous, sont les gens lesplus désagréables à recevoir. Ainsi murmurait Mrs. Bennet, et cesplaintes ne cessaient que pour faire place à l’expression plusamère du chagrin que lui causait l’absence prolongée de Mr.Bingley. Cette absence inquiétait aussi Jane et Elizabeth. Lesjours s’écoulaient sans apporter de nouvelles, sinon celle quicommençait à circuler à Meryton qu’on ne le reverrait plus de toutl’hiver à Netherfield. Elizabeth elle-même commençait à craindreque Mr. Bingley ne se fût laissé retenir à Londres par ses sœurs.Malgré sa répugnance à admettre une supposition qui ruinait lebonheur de sa sœur et donnait une idée si médiocre de la constancede Bingley, elle ne pouvait s’empêcher de penser que les effortsréunis de deux sœurs insensibles et d’un ami autoritaire, jointsaux charmes de miss Darcy et aux plaisirs de Londres, pourraientbien avoir raison de son attachement pour Jane.

Quant à cette dernière, l’incertitude luiétait, cela va de soi, encore plus pénible qu’à Elizabeth. Maisquels que fussent ses sentiments, elle évitait de les laisser voiret c’était un sujet que les deux sœurs n’abordaient jamaisensemble.

Mr. Collins revint ponctuellement quinze joursplus tard comme il l’avait annoncé et s’il ne fut pas reçu àLongbourn aussi chaudement que la première fois, il était tropheureux pour s’en apercevoir. Du reste, ses devoirs de fiancé leretenaient presque toute la journée chez les Lucas et il nerentrait souvent que pour s’excuser de sa longue absence à l’heureoù ses hôtes regagnaient leurs chambres.

Mrs. Bennet était vraiment à plaindre. Lamoindre allusion au mariage de Mr. Collins la mettait hors d’elleet, partout où elle allait, elle était sûre d’en entendre parler.La vue de miss Lucas lui était devenue odieuse, elle ne pouvait,sans horreur, penser qu’elle lui succéderait à Longbourn et, lecœur plein d’amertume, elle fatiguait son mari de sesdoléances.

– Oui, Mr. Bennet, il est trop dur depenser que Charlotte Lucas sera un jour maîtresse de cette maisonet qu’il me faudra m’en aller pour lui céder la place.

– Chère amie, écartez ces penséesfunèbres. Flattons-nous plutôt de l’espoir que je voussurvivrai.

Mais cette consolation semblait un peu mince àMrs. Bennet qui, sans y répondre, continuait :

– Je ne puis supporter l’idée que tout cedomaine lui appartiendra. Ah ! s’il n’y avait pas cet« entail », comme cela me serait égal !

– Qu’est-ce qui vous sembleraitégal ?

– Tout le reste.

– Rendons grâce au ciel, alors, de vousavoir préservée d’une telle insensibilité.

– Jamais, Mr. Bennet, je ne rendrai grâcepour ce qui touche à ce maudit « entail ». Qu’on puisseprendre des dispositions pareilles pour frustrer ses filles de leurbien, c’est une chose que je ne pourrai jamais comprendre. Et toutcela pour les beaux yeux de Mr. Collins, encore ! Pourquoi luiplutôt qu’un autre ?

– Je vous laisse le soin de résoudre leproblème, dit Mr. Bennet.

XXIV

La lettre de miss Bingley arriva et mit fin àtous les doutes. Dès la première phrase elle confirmait la nouvellede leur installation à Londres pour tout l’hiver et transmettaitles regrets de Mr. Bingley de n’avoir pu aller présenter sesrespects à ses voisins avant de quitter la campagne. Il fallaitdonc renoncer à tout espoir et quand Jane eut le courage d’acheversa lettre, à part les protestations d’amitié de Caroline, elle n’ytrouva rien qui pût la réconforter. Les louanges de miss Darcy enoccupaient la plus grande partie : miss Bingley se félicitaitde leur intimité croissante et prévoyait l’accomplissement desdésirs secrets qu’elle avait révélés à son amie dans sa lettreprécédente. Elle racontait avec satisfaction que son frèrefréquentait beaucoup chez Mr. Darcy et décrivait avec transportsles plans de celui-ci pour le renouvellement de son mobilier.

Elizabeth à qui Jane communiqua le principalde sa lettre écouta, silencieuse et pleine d’indignation, le cœurpartagé entre la pitié qu’elle éprouvait pour sa sœur et leressentiment que lui inspiraient les Bingley. Elle n’attachaitaucune valeur à ce que disait Caroline sur l’admiration de sonfrère pour miss Darcy ; de la tendresse de celui-ci pour Janeelle n’avait jamais douté et n’en doutait pas encore, mais elle nepouvait sans colère, à peine sans mépris, songer à ce manque dedécision qui faisait de lui actuellement le jouet des intrigues dessiens et l’amenait à sacrifier son bonheur à leurs préférences. Ets’il ne s’agissait que de son bonheur !… libre à lui d’endisposer. Mais celui de Jane aussi était en jeu et il ne pouvaitl’ignorer.

Un jour ou deux se passèrent avant que Janeeût le courage d’aborder ce sujet avec Elizabeth, mais uneaprès-midi où sa mère avait plus encore que d’habitude épanché sonirritation contre le maître de Netherfield, elle ne put s’empêcherde dire :

– Comme je souhaiterais que notre mèreeût un peu plus d’empire sur elle-même ! Elle ne se doute pasde la peine qu’elle me cause avec ses allusions continuelles à Mr.Bingley. Mais je ne veux pas me plaindre. Tout cela passera et nousnous retrouverons comme auparavant.

Elizabeth, sans répondre, regarda sa sœur avecune tendresse incrédule.

– Vous ne me croyez pas ! s’écriaJane en rougissant ; vous avez tort. Il restera dans mamémoire comme l’homme le plus aimable que j’aie connu. Mais c’esttout. Je n’ai rien à lui reprocher ; – Dieu soit loué dem’avoir, du moins, évité ce chagrin. – Aussi, dans un peu de temps…je serai certainement capable de me ressaisir.

Elle ajouta bientôt d’une voix plusferme :

– J’ai pour l’instant cetteconsolation : tout ceci n’a été qu’une erreur de monimagination et n’a pu faire de mal qu’à moi-même.

– Jane, ma chérie, vous êtes tropgénéreuse, s’exclama Elizabeth. Votre douceur, votredésintéressement sont vraiment angéliques. Je ne sais que vousdire. Il me semble que je ne vous ai jamais rendu justice ni montrétoute la tendresse que vous méritiez.

Jane repoussa ces éloges avec force et se miten retour à louer la chaude affection de sa sœur.

– Non, dit Elizabeth, ce n’est pas juste.Vous voulez ne voir partout que du bien ; vous êtes contrariéesi je porte un jugement sévère, et quand je vous déclare parfaitevous protestez. Oh ! ne craignez pas que j’exagère ou quej’empiète sur votre privilège de juger favorablement toutl’univers. Plus je vais et moins le monde me satisfait. Chaque jourme montre davantage l’instabilité des caractères et le peu deconfiance qu’on peut mettre dans les apparences de l’intelligenceet du mérite. Je viens d’en avoir deux exemples. De l’un, je neparlerai pas ; l’autre, c’est le mariage de Charlotte.N’est-il pas inconcevable à tous les points de vue ?

– Ma chère Lizzy, ne vous laissez pasaller à des sentiments de ce genre. Vous ne tenez pas assez comptedes différences de situation et de caractère. Considérez seulementl’honorabilité de Mr. Collins et l’esprit sensé et prudent deCharlotte. Souvenez-vous qu’elle appartient à une nombreusefamille, que ce mariage, sous le rapport de la fortune, est trèsavantageux, et, par égard pour tous deux, efforcez-vous de croireque Charlotte peut vraiment éprouver quelque chose comme del’estime et de l’affection pour notre cousin.

– Je croirai n’importe quoi pour vousfaire plaisir, mais je me demande qui, hormis vous, en bénéficiera.Si je pouvais me persuader que Charlotte aime notre cousin, il mefaudrait juger son esprit aussi sévèrement que je juge son cœur.Vous ne pouvez nier, ma chère Jane, que Mr. Collins ne soit un êtreprétentieux, pompeux et ridicule, et vous sentez forcément commemoi que la femme qui consent à l’épouser manque de jugement. Vousne pouvez donc la défendre, même si elle s’appelle CharlotteLucas.

– Je trouve seulement que vous exprimezvotre pensée en termes trop sévères, et vous en serez convaincue,je l’espère, en les voyant heureux ensemble. Mais laissons cesujet. Vous avez parlé de « deux » exemples et je vous aibien comprise. Je vous en prie, ma chère Lizzy, n’ajoutez pas à mapeine en jugeant une certaine personne digne de blâme et endéclarant qu’elle a perdu votre estime. Il ne faut pas se croire sivite victime d’une offense volontaire ; nous ne devons pasattendre d’un jeune homme gai et plein d’entrain tant de prudenceet de circonspection. Bien souvent c’est votre propre vanité quivous égare, et les femmes croient trouver dans l’admirationqu’elles excitent beaucoup de choses qui n’y sont pas.

– Et les hommes font bien ce qu’ilspeuvent pour le leur faire croire.

– S’ils le font sciemment, ils sontimpardonnables. Mais je ne puis voir partout d’aussi noirscalculs.

– Je suis loin de charger Mr. Bingleyd’une telle accusation. Mais sans avoir de mauvaise intention onpeut mal agir et être une cause de chagrin. Il suffit pour celad’être insouciant, de ne pas tenir assez compte des sentiments desautres, ou de manquer de volonté.

– Laquelle de ces trois chosesreprochez-vous à Mr. Bingley ?

– La dernière.

– Vous persistez alors à supposer que sessœurs ont essayé de l’influencer ?

– Oui, et son ami également.

– C’est une chose que je ne puis croire.Elles ne peuvent souhaiter que son bonheur, et, s’il m’aime, aucuneautre femme ne pourra le rendre heureux.

– Elles peuvent souhaiter bien d’autreschoses que son bonheur ! Elles peuvent souhaiter pour lui plusde richesse et de considération ; elles peuvent souhaiter luivoir épouser une jeune fille qui lui apporte à la fois de lafortune et de hautes relations.

– Sans aucun doute elles souhaitent luivoir épouser miss Darcy. Mais cela peut venir d’un meilleursentiment que vous ne pensez. La connaissant depuis plus longtempsque moi, il est naturel qu’elles me la préfèrent. Cependant sielles croyaient qu’il m’aime, elles ne chercheraient pas à nousséparer, et, s’il m’aimait, elles ne pourraient y réussir. Pourcroire qu’il m’aime, il faut supposer que tout le monde agit mal etcette idée me rend malheureuse. Au contraire, je n’éprouve nullehonte à reconnaître que je me suis trompée. Laissez-moi donc voirl’affaire sous ce jour qui me paraît être le véritable.

Elizabeth ne pouvait que se rendre au désir desa sœur et entre elles, à partir de ce jour, le nom de Mr. Bingleyne fut plus que rarement prononcé.

La société de Mr. Wickham fut précieuse pourdissiper le voile de tristesse que ces malencontreux événementsavaient jeté sur Longbourn. On le voyait souvent et à ses autresqualités s’ajoutait maintenant un abandon qui le rendait encoreplus aimable. Tout ce qu’Elizabeth avait appris de ses démêlés avecMr. Darcy était devenu public : on en parlait un peu partoutet l’on se plaisait à remarquer que Mr. Darcy avait paruantipathique à tout le monde avant même que personne fût au courantde cette affaire. Jane était la seule à supposer qu’il pouvaitexister des faits ignorés de la société de Meryton. Dans sa candeurcharitable, elle plaidait toujours les circonstances atténuantes,et alléguait la possibilité d’une erreur, mais tous les autress’accordaient pour condamner Mr. Darcy et le déclarer le plusméprisable des hommes.

XXV

Après une semaine passée à exprimer son amouret à faire des rêves de bonheur, l’arrivée du samedi arracha Mr.Collins à son aimable Charlotte. Le chagrin de la séparation,toutefois, allait être allégé de son côté par les préparatifs qu’ilavait à faire pour la réception de la jeune épouse car il avaittout lieu d’espérer que le jour du mariage serait fixé à sonprochain retour en Hertfordshire. Il prit congé des habitants deLongbourn avec autant de solennité que la première fois, renouvelases vœux de santé et de bonheur à ses belles cousines et promit àleur père une autre lettre de remerciements.

Le lundi suivant, Mrs. Bennet eut le plaisirde recevoir son frère et sa belle-sœur qui venaient comme àl’ordinaire passer la Noël à Longbourn. Mr. Gardiner était un hommeintelligent et de bonnes manières, infiniment supérieur à sa sœurtant par les qualités naturelles que par l’éducation. Les dames deNetherfield auraient eu peine à croire qu’un homme qui était dansle commerce pouvait être aussi agréable et aussi distingué. Mrs.Gardiner, plus jeune que Mrs. Bennet, était une femme aimable,élégante et fine que ses nièces de Longbourn aimaient beaucoup. Lesdeux aînées surtout lui étaient unies par une vive affection, etelles faisaient de fréquents séjours à Londres chez leur tante.

Le premier soin de Mrs. Gardiner fut dedistribuer les cadeaux qu’elle avait apportés et de décrire lesdernières modes de Londres. Ceci fait, son rôle devint moins actifet ce fut alors son tour d’écouter. Mrs. Bennet avait beaucoup degriefs à raconter, beaucoup de plaintes à exhaler depuis leurdernière rencontre, sa famille avait eu bien de la malchance. Deuxde ses filles avaient été sur le point de se marier et, finalement,les deux projets avaient échoué.

– Je ne blâme pas Jane,ajoutait-elle : ce n’est pas sa faute si l’affaire a manqué.Mais Lizzy !… Oh ! ma sœur, il est tout de même dur depenser qu’elle pourrait à l’heure qu’il est s’appeler « Mrs.Collins », n’eût été son déplorable entêtement. Il l’ademandée en mariage dans cette pièce même, et elle l’arefusé ! Le résultat, c’est que lady Lucas aura une fillemariée avant moi et que la propriété de Longbourn sortira de lafamille. Les Lucas sont des gens fort habiles, ma sœur, et disposésà s’emparer de tout ce qui est à leur portée : je regrette dele dire, mais c’est la pure vérité. Quant à moi, cela me rendmalade d’être contrecarrée de la sorte par les miens et d’avoir desvoisins qui pensent toujours à eux-mêmes avant de penser auxautres ; mais votre arrivée est un véritable réconfort, et jesuis charmée de ce que vous me dites au sujet des mancheslongues.

Mrs. Gardiner, qui avait déjà été mise aucourant des faits par sa correspondance avec Jane et Elizabeth,répondit brièvement à sa belle-sœur et, par amitié pour ses nièces,détourna la conversation. Mais elle reprit le sujet un peu plustard, quand elle se trouva seule avec Elizabeth.

– Ce parti semblait vraiment souhaitablepour Jane, dit-elle, et je suis bien fâchée que la chose en soitrestée là, mais il n’est pas rare de voir un jeune homme tel quevous me dépeignez Mr. Bingley s’éprendre soudain d’une jolie filleet, si le hasard vient à les séparer, l’oublier aussi vite.

– Voilà certes une excellenteconsolation, dit Elizabeth, mais, dans notre cas, le hasard n’estpoint responsable, et il est assez rare qu’un jeune homme defortune indépendante se laisse persuader par les siens d’oublierune jeune fille dont il était violemment épris quelques joursauparavant.

– Cette expression de « violemmentépris » est à la fois si vague et si rebattue qu’elle ne mereprésente pas grand’chose. On l’emploie aussi bien pour unsentiment passager, né d’une simple rencontre, que pour unattachement réel et profond. S’il vous plaît, comment semanifestait ce violent amour de Mr. Bingley ?

– Je n’ai jamais vu une inclination aussipleine de promesses. Il ne voyait que Jane et ne faisait plusattention à personne. Au bal qu’il a donné chez lui, il a froisséplusieurs jeunes filles en oubliant de les inviter à danser, etmoi-même ce jour-là je lui ai adressé deux fois la parole sansqu’il eût l’air de m’entendre. Est-il symptôme plussignificatif ? Le fait d’être impoli envers tout le monden’est-il pas chez un homme la marque même de l’amour !

– Oui… de cette sorte d’amourqu’éprouvait sans doute Mr. Bingley. Pauvre Jane ! j’en suisfâchée pour elle ; avec sa nature il lui faudra longtemps pourse remettre. Si vous aviez été à sa place, Lizzy, votre gaieté vousaurait aidée à réagir plus vite. Mais pensez-vous que nouspourrions décider Jane à venir à Londres avec nous ? Unchangement lui ferait du bien, et quitter un peu sa famille seraitpeut-être pour elle le remède le plus salutaire.

Elizabeth applaudit à cette proposition, sûreque Jane l’accepterait volontiers.

– J’espère, ajouta Mrs. Gardiner,qu’aucune arrière-pensée au sujet de ce jeune homme ne l’arrêtera.Nous habitons un quartier tout différent, nous n’avons pas lesmêmes relations, et nous sortons peu, comme vous le savez. Il estdonc fort peu probable qu’ils se rencontrent, à moins que lui-mêmene cherche réellement à la voir.

– Oh ! cela, c’est impossible, caril est maintenant sous la garde de son ami, et Mr. Darcy ne luipermettra certainement pas d’aller rendre visite à Jane dans un telquartier. Ma chère tante, y pensez-vous ? Mr. Darcy apeut-être entendu parler d’une certaine rue qu’on appelleGracechurch Street, mais un mois d’ablutions lui semblerait à peinesuffisant pour s’en purifier si jamais il y mettait les pieds et,soyez-en sûre, Mr. Bingley ne sort jamais sans lui.

– Tant mieux. J’espère qu’ils ne serencontreront pas du tout. Mais Jane n’est-elle pas encorrespondance avec la sœur ? Elle ne pourra résister au désird’aller la voir.

– Elle laissera, je pense, tomber cetterelation.

Tout en faisant cette déclaration avec la mêmeassurance qu’elle avait prédit que Mr. Bingley n’aurait pas lapermission d’aller voir Jane, Elizabeth ressentait au fondd’elle-même une anxiété qui, à la réflexion, lui prouva qu’elle nejugeait pas l’affaire absolument désespérée. Après tout il étaitpossible, – elle allait même jusqu’à se dire probable, – quel’amour de Mr. Bingley se réveillât, et que l’influence des siensse trouvât moins forte que le pouvoir plus naturel des attraits quil’avaient charmé.

Jane accepta l’invitation de sa tante avecplaisir et, si elle pensa aux Bingley, ce fut simplement pour sedire que, Caroline n’habitant pas avec son frère, elle pourrait,sans risquer de le rencontrer, passer quelquefois une matinée avecelle.

Les Gardiner restèrent une semaine àLongbourn, et entre les Philips, les Lucas, et les officiers de lamilice, il n’y eut pas une journée sans invitation. Mrs. Bennetavait si bien pourvu à la distraction de son frère et de sabelle-sœur qu’ils ne dînèrent pas une seule fois en famille. Sil’on passait la soirée à la maison, il ne manquait jamais d’y avoircomme convives quelques officiers et parmi eux Mr. Wickham. Dansces occasions, Mrs. Gardiner, mise en éveil par la sympathie aveclaquelle Elizabeth lui avait parlé de ce dernier, les observaittous deux avec attention. Sans les croire très sérieusement éprisl’un de l’autre, le plaisir évident qu’ils éprouvaient à se voirsuffit à l’inquiéter un peu, et elle résolut de représenter avantson départ à Elizabeth l’imprudence qu’il y aurait à encourager untel sentiment.

Indépendamment de ses qualités personnelles,Wickham avait un moyen de se rendre agréable à Mrs. Gardiner.Celle-ci, avant son mariage, avait habité un certain temps larégion dont il était lui-même originaire, dans le Derbyshire. Ilsavaient donc beaucoup de connaissances communes et, bien qu’il eûtquitté le pays depuis cinq ans, il pouvait lui donner de sesrelations d’autrefois des nouvelles plus fraîches que cellesqu’elle possédait elle-même.

Mrs. Gardiner avait vu Pemberley, jadis, etavait beaucoup entendu parler du père de Mr. Darcy. C’était là uninépuisable sujet de conversation. Elle prenait plaisir à comparerses souvenirs de Pemberley avec la description minutieuse qu’enfaisait Wickham et à dire son estime pour l’ancien propriétaire.Son interlocuteur ne se montrait pas moins charmé qu’elle par cetteévocation du passé. Lorsqu’il lui raconta la façon dont l’avaittraité le fils elle essaya de se rappeler ce qu’on disait decelui-ci au temps où il n’était encore qu’un jeune garçon et, enfouillant dans sa mémoire, il lui sembla avoir entendu dire que lejeune Fitzwilliam Darcy était un enfant extrêmement orgueilleux etdésagréable.

XXVI

Mrs. Gardiner saisit la première occasionfavorable pour donner doucement à Elizabeth l’avertissement qu’ellejugeait nécessaire. Après lui avoir dit franchement ce qu’ellepensait, elle ajouta :

– Vous êtes, Lizzy, une fille tropraisonnable pour vous attacher à quelqu’un simplement parce quel’on cherche à vous en détourner, c’est pourquoi je ne crains pasde vous parler avec cette franchise. Très sérieusement, je voudraisque vous vous teniez sur vos gardes : ne vous laissez pasprendre, – et ne laissez pas Mr. Wickham se prendre, – aux douceursd’une affection que le manque absolu de fortune de part et d’autrerendrait singulièrement imprudente. Je n’ai rien à dire contrelui ; c’est un garçon fort sympathique, et s’il possédait laposition qu’il mérite, je crois que vous ne pourriez mieux choisir,mais, la situation étant ce qu’elle est, il vaut mieux ne paslaisser votre imagination s’égarer. Vous avez beaucoup de bon senset nous comptons que vous saurez en user. Votre père a touteconfiance dans votre jugement et votre fermeté de caractère ;n’allez pas lui causer une déception.

– Ma chère tante, voilà des paroles biensérieuses !

– Oui, et j’espère vous décider à êtresérieuse, vous aussi.

– Eh bien ! Rassurez-vous, je vouspromets d’être sur mes gardes, et Mr. Wickham ne s’éprendra pas demoi si je puis l’en empêcher.

– Elizabeth, vous n’êtes pas sérieuse ence moment.

– Je vous demande pardon ; je vaisfaire tous mes efforts pour le devenir. Pour l’instant je ne suispas amoureuse de Mr. Wickham. Non, très sincèrement, je ne le suispas, mais c’est, sans comparaison, l’homme le plus agréable quej’aie jamais rencontré, et, s’il s’attachait à moi… Non,décidément, il vaut mieux que cela n’arrive pas ; je vois quelen serait le danger. – Oh ! cet horrible Mr. Darcy ! –L’estime de mon père me fait grand honneur, et je serais trèsmalheureuse de la perdre. Mon père, cependant, a un faible pour Mr.Wickham. En résumé, ma chère tante, je serais désolée de vous fairede la peine, mais puisque nous voyons tous les jours que les jeunesgens qui s’aiment se laissent rarement arrêter par le manque defortune, comment pourrais-je m’engager à me montrer plus forte quetant d’autres en cas de tentation ? Comment, même, pourrais-jeêtre sûre qu’il est plus sage de résister ? Aussi, tout ce queje puis vous promettre, c’est de ne rien précipiter, de ne pas mehâter de croire que je suis l’unique objet des pensées de Mr.Wickham. En un mot, je ferai de mon mieux.

– Peut-être serait-il bon de ne pasl’encourager à venir aussi souvent ; tout au moinspourriez-vous ne pas suggérer à votre mère de l’inviter.

– Comme je l’ai fait l’autre jour, ditElizabeth qui sourit à l’allusion. C’est vrai, il serait sage dem’en abstenir. Mais ne croyez pas que ses visites soienthabituellement aussi fréquentes ; c’est en votre honneur qu’onl’a invité si souvent cette semaine. Vous connaissez les idées dema mère sur la nécessité d’avoir continuellement du monde pourdistraire ses visiteurs. En toute sincérité, j’essaierai de fairece qui me semblera le plus raisonnable. Et maintenant, j’espère quevous voilà satisfaite.

Sur la réponse affirmative de sa tante,Elizabeth la remercia de son affectueux intérêt et ainsi se terminal’entretien, – exemple bien rare d’un avis donné en pareillematière sans blesser le personnage qui le reçoit.

Mr. Collins revint en Hertfordshire après ledépart des Gardiner et de Jane, mais comme il descendit cette foischez les Lucas, son retour ne gêna pas beaucoup Mrs. Bennet. Lejour du mariage approchant, elle s’était enfin résignée àconsidérer l’événement comme inévitable, et allait jusqu’à dired’un ton désagréable qu’elle « souhaitait qu’ils fussentheureux ».

Le mariage devant avoir lieu le jeudi, missLucas vint le mercredi à Longbourn pour faire sa visite d’adieu.Lorsqu’elle se leva pour prendre congé, Elizabeth, confuse de lamauvaise grâce de sa mère et de ses souhaits dépourvus decordialité, sortit de la pièce en même temps que Charlotte pour lareconduire. Comme elles descendaient ensemble, celle-ci luidit :

– Je compte recevoir souvent de vosnouvelles, Elizabeth.

– Je vous le promets.

– Et j’ai une autre faveur à vousdemander, celle de venir me voir.

– Nous nous rencontrerons souvent ici, jel’espère.

– Il est peu probable que je quitte leKent d’ici quelque temps. Promettez-moi donc de venir àHunsford.

Elizabeth ne pouvait refuser, bien que laperspective de cette visite la séduisît peu au premier abord.

– Mon père et Maria doivent venir mefaire visite en mars. Vous consentirez, je l’espère, à lesaccompagner, et vous serez accueillie aussi chaudementqu’eux-mêmes.

Le mariage eut lieu. Les mariés partirent pourle Kent au sortir de l’église, et dans le public on échangea lespropos habituels en de telles circonstances.

Les premières lettres de Charlotte furentaccueillies avec empressement. On se demandait naturellement aveccuriosité comment elle parlerait de sa nouvelle demeure, de ladyCatherine, et surtout de son bonheur. Les lettres lues, Elizabethvit que Charlotte s’exprimait sur chaque point exactement commeelle l’avait prévu. Elle écrivait avec beaucoup de gaieté, semblaitjouir d’une existence pleine de confort et louait tout ce dont elleparlait : la maison, le mobilier, les voisins, les routes nelaissaient rien à désirer et lady Catherine se montrait extrêmementaimable et obligeante. Dans tout cela on reconnaissait lesdescriptions de Mr. Collins sous une forme plus tempérée. Elizabethcomprit qu’il lui faudrait attendre d’aller à Hunsford pourconnaître le reste.

Jane avait déjà écrit quelques lignes pourannoncer qu’elle avait fait bon voyage, et Elizabeth espérait quesa seconde lettre parlerait un peu des Bingley. Cet espoir eut lesort de tous les espoirs en général. Au bout d’une semaine passée àLondres, Jane n’avait ni vu Caroline, ni rien reçu d’elle. Cesilence, elle l’expliquait en supposant que sa dernière lettreécrite de Longbourn s’était perdue. « Ma tante,continuait-elle, va demain dans leur quartier, et j’en profiteraipour passer à Grosvenor Street. »

La visite faite, elle écrivit denouveau : elle avait vu miss Bingley. « Je n’ai pastrouvé à Caroline beaucoup d’entrain, disait-elle, mais elle a parutrès contente de me voir et m’a reproché de ne pas lui avoirannoncé mon arrivée à Londres. Je ne m’étais donc pastrompée ; elle n’avait pas reçu ma dernière lettre. J’ainaturellement demandé des nouvelles de son frère : il va bien,mais est tellement accaparé par Mr. Darcy que ses sœurs le voient àpeine. J’ai appris au cours de la conversation qu’elles attendaientmiss Darcy à dîner ; j’aurais bien aimé la voir. Ma visite n’apas été longue parce que Caroline et Mrs. Hurst allaient sortir. Jesuis sûre qu’elles ne tarderont pas à me la rendre. »

Elizabeth hocha la tête en lisant cettelettre. Il était évident qu’un hasard seul pouvait révéler à Mr.Bingley la présence de sa sœur à Londres.

Un mois s’écoula sans que Jane entendît parlerde lui. Elle tâchait de se convaincre que ce silence la laissaitindifférente mais il lui était difficile de se faire encoreillusion sur les sentiments de miss Bingley. Après l’avoir attenduede jour en jour pendant une quinzaine, en lui trouvant chaque soirune nouvelle excuse, elle la vit enfin apparaître. Mais la brièvetéde sa visite, et surtout le changement de ses manières, luiouvrirent cette fois les yeux. Voici ce qu’elle écrivit à ce proposà sa sœur :

« Vous êtes trop bonne, ma chère Lizzy,j’en suis sûre, pour vous glorifier d’avoir été plus perspicace quemoi quand je vous confesserai que je m’étais complètement abuséesur les sentiments de miss Bingley à mon égard. Mais, ma chèresœur, bien que les faits vous donnent raison, ne m’accusez pasd’obstination si j’affirme qu’étant données ses démonstrationspassées, ma confiance était aussi naturelle que vos soupçons. Je necomprends pas du tout pourquoi Caroline a désiré se lier avecmoi ; et si les mêmes circonstances se représentaient, ilserait possible que je m’y laisse prendre de nouveau. C’est hierseulement qu’elle m’a rendu ma visite, et jusque-là elle ne m’avaitpas donné le moindre signe de vie. Il était visible qu’elle faisaitcette démarche sans plaisir : elle s’est vaguement excusée den’être pas venue plus tôt, n’a pas dit une parole qui témoignât dudésir de me revoir et m’a paru en tout point tellement changée quelorsqu’elle est partie j’étais parfaitement résolue à laissertomber nos relations. Je ne puis m’empêcher de la blâmer et de laplaindre à la fois. Elle a eu tort de me témoigner tant d’amitié, –car je puis certifier que toutes les avances sont venues d’elle.Mais je la plains, cependant, parce qu’elle doit sentir qu’elle amal agi et que sa sollicitude pour son frère en est la cause. Jen’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Je suis étonnée seulementque ses craintes subsistent encore à l’heure qu’il est ; carsi son frère avait pour moi la moindre inclination, il y alongtemps qu’il aurait tâché de me revoir. Il sait certainement queje suis à Londres ; une phrase de Caroline me l’a laissé àentendre.

« Je n’y comprends rien. J’aurais presqueenvie de dire qu’il y a dans tout cela quelque chose de louche, sije ne craignais de faire un jugement téméraire. Mais je vaisessayer de chasser ces pensées pénibles pour me souvenir seulementde ce qui peut me rendre heureuse : votre affection, parexemple, et l’inépuisable bonté de mon oncle et de ma tante.Écrivez-moi bientôt. Miss Bingley m’a fait comprendre que son frèrene retournerait pas à Netherfield et résilierait son bail, maissans rien dire de précis. N’en parlons pas, cela vaut mieux.

« Je suis très heureuse que vous ayez debonnes nouvelles de vos amis de Hunsford. Il faut que vous alliezles voir avec sir William et Maria. Vous ferez là-bas, j’en suissûre, un agréable séjour. À vous affectueusement. »

Cette lettre causa quelque peine à Elizabeth,mais elle se réconforta bientôt par la pensée que Jane avait cesséd’être dupe de miss Bingley. Du frère, il n’y avait plus rien àespérer ; un retour à ses premiers sentiments ne semblait mêmeplus souhaitable à Elizabeth, tant il avait baissé dans son estime.Son châtiment serait d’épouser bientôt miss Darcy qui, sans doute,si Wickham avait dit la vérité, lui ferait regretter amèrement cequ’il avait dédaigné.

À peu près vers cette époque, Mrs. Gardinerrappela à sa nièce ce qu’elle lui avait promis au sujet de Wickhamet réclama d’être tenue au courant. La réponse que fit Elizabethétait de nature à satisfaire sa tante plutôt qu’elle-même. Laprédilection que semblait lui témoigner Wickham avaitdisparu ; son empressement avait cessé ; ses soinsavaient changé d’objet. Elizabeth s’en rendait compte mais pouvaitconstater ce changement sans en éprouver un vrai chagrin. Son cœurn’avait été que légèrement touché, et la conviction que seule laquestion de fortune l’avait empêchée d’être choisie suffisait àsatisfaire son amour-propre. Un héritage inattendu de dix millelivres était le principal attrait de la jeune fille à qui,maintenant, s’adressaient ses hommages, mais Elizabeth, moinsclairvoyante ici, semblait-il, que, dans le cas de Charlotte, n’envoulait point à Wickham de la prudence de ses calculs. Aucontraire, elle ne trouvait rien de plus naturel, et, tout ensupposant qu’il avait dû lui en coûter un peu de renoncer à sonpremier rêve, elle était prête à approuver la sagesse de saconduite et souhaitait sincèrement qu’il fût heureux.

Elizabeth disait en terminant sa lettre à Mrs.Gardiner :

« Je suis convaincue maintenant, ma chèretante, que mes sentiments pour lui n’ont jamais été bien profonds,autrement son nom seul me ferait horreur et je lui souhaiteraistoutes sortes de maux ; or, non seulement je me sens pour luipleine de bienveillance, mais encore je n’en veux pas le moins dumonde à miss King et ne demande qu’à lui reconnaître beaucoup dequalités. Tout ceci ne peut vraiment pas être de l’amour ; mavigilance a produit son effet. Certes, je serais plus intéressantesi j’étais folle de chagrin, mais je préfère, somme toute, lamédiocrité de mes sentiments. Kitty et Lydia prennent plus à cœurque moi la défection de Mr. Wickham. Elles sont jeunes, etl’expérience ne leur a pas encore appris que les jeunes gens lesplus aimables ont besoin d’argent pour vivre, tout aussi bien queles autres. »

XXVII

Sans autre événement plus notable que despromenades à Meryton, tantôt par la boue et tantôt par la gelée,janvier et février s’écoulèrent.

Mars devait amener le départ d’Elizabeth pourHunsford. Tout d’abord, elle n’avait pas songé sérieusement à s’yrendre, mais bientôt, s’étant rendu compte que Charlotte comptaitvéritablement sur sa visite, elle en vint à envisager elle-même cevoyage avec un certain plaisir. L’absence avait excité chez elle ledésir de revoir son amie et atténué en même temps son antipathiepour Mr. Collins. Ce séjour mettrait un peu de variété dans sonexistence, et, comme avec sa mère et ses sœurs d’humeur sidifférente, la maison n’était pas toujours un paradis, un peu dechangement serait, après tout, le bienvenu. Elle aurait de plusl’occasion de voir Jane au passage. Bref, à mesure que le jour dudépart approchait, elle eût été bien fâchée que le voyage fûtremis.

Tout s’arrangea le mieux du monde, et selonles premiers plans de Charlotte. Elizabeth devait partir avec sirWilliam et sa seconde fille ; son plaisir fut completlorsqu’elle apprit qu’on s’arrêterait une nuit à Londres.

Les adieux qu’elle échangea avec Mr. Wickhamfurent pleins de cordialité, du côté de Mr. Wickham toutparticulièrement. Ses projets actuels ne pouvaient lui faireoublier qu’Elizabeth avait été la première à attirer son attention,la première à écouter ses confidences avec sympathie, la première àmériter son admiration. Aussi, dans la façon dont il lui souhaitaun heureux séjour, en lui rappelant quel genre de personne elleallait trouver en lady Catherine de Bourgh, et en exprimantl’espoir que là comme ailleurs leurs opinions s’accorderaienttoujours, il y avait un intérêt, une sollicitude à laquelleElizabeth fut extrêmement sensible, et, en le quittant, elle gardala conviction que, marié ou célibataire, il resterait toujours àses yeux le modèle de l’homme aimable.

La distance jusqu’à Londres n’était que devingt-quatre milles et, partis dès le matin, les voyageurs purentêtre chez les Gardiner à Gracechurch street vers midi. Jane qui lesguettait à une fenêtre du salon s’élança pour les accueillir dansle vestibule. Le premier regard d’Elizabeth fut pour scruteranxieusement le visage de sa sœur et elle fut heureuse de constaterqu’elle avait bonne mine et qu’elle était aussi fraîche et joliequ’à l’ordinaire. Sur l’escalier se pressait toute une bande depetits garçons et de petites filles impatientes de voir leurcousine ; l’atmosphère était joyeuse et accueillante, et lajournée se passa très agréablement, l’après-midi dans les magasinset la soirée au théâtre.

Elizabeth s’arrangea pour se placer à côté desa tante. Elles commencèrent naturellement par s’entretenir deJane, et Elizabeth apprit avec plus de peine que de surprise que sasœur, malgré ses efforts pour se dominer, avait encore des momentsd’abattement. Mrs. Gardiner donna aussi quelques détails sur lavisite de miss Bingley et rapporta plusieurs conversations qu’elleavait eues avec Jane, qui prouvaient que la jeune fille avaitrenoncé à cette relation d’une façon définitive.

Mrs. Gardiner plaisanta ensuite sa nièce surl’infidélité de Wickham et la félicita de prendre les choses d’uneâme si tranquille.

– Mais comment est donc cette missKing ? Il me serait pénible de penser que notre ami ait l’âmevénale.

– Pourriez-vous me dire, ma chère tante,quelle est la différence entre la vénalité et la prudence ? Oùfinit l’une et où commence l’autre ? À Noël, vous aviez peurqu’il ne m’épousât ; vous regardiez ce mariage comme uneimprudence, et maintenant qu’il cherche à épouser une jeune fillepourvue d’une modeste dot de dix mille livres, vous voilà prête àle taxer de vénalité !

– Dites-moi seulement comment est missKing, je saurai ensuite ce que je dois penser.

– C’est, je crois, une très bonne fille.Je n’ai jamais entendu rien dire contre elle.

– Mais Mr. Wickham ne s’était jamaisoccupé d’elle jusqu’au jour où elle a hérité cette fortune de songrand-père ?

– Non ; pourquoi l’aurait-ilfait ? S’il ne lui était point permis de penser à moi parceque je n’avais pas d’argent, comment aurait-il pu être tenté defaire la cour à une jeune fille qui n’en avait pas davantage et quipar surcroît lui était indifférente ?

– Il semble peu délicat de s’empresserauprès d’elle sitôt après son changement de fortune.

– Un homme pressé par le besoin d’argentn’a pas le temps de s’arrêter à des convenances que d’autres ont leloisir d’observer. Si miss King n’y trouve rien à redire, pourquoiserions-nous choquées ?

– L’indulgence de miss King ne lejustifie point. Cela prouve seulement que quelque chose lui manqueaussi, bon sens ou délicatesse.

– Eh bien ! s’écria Elizabeth, qu’ilen soit comme vous le voulez, et admettons une fois pour toutesqu’elle est sotte, et qu’il est, lui, un coureur de dot.

– Non, Lizzy, ce n’est pas du tout ce queje veux. Il m’est pénible de porter ce jugement sévère sur un jeunehomme originaire du Derbyshire.

– Oh ! quant à cela, j’ai une assezpauvre opinion des jeunes gens du Derbyshire ; et leursintimes amis du Hertfordshire ne valent pas beaucoup mieux. Je suisexcédée des uns et des autres, Dieu merci ! Je vais voirdemain un homme totalement dépourvu de sens, d’intelligence etd’éducation, et je finis par croire que ces gens-là seuls sontagréables à fréquenter !

– Prenez garde, Lizzy, voilà un discoursqui sent fort le désappointement.

Avant la fin de la représentation, Elizabetheut le plaisir très inattendu de se voir inviter par son oncle etsa tante à les accompagner dans le voyage d’agrément qu’ilsprojetaient pour l’été suivant.

– Nous n’avons pas encore décidé où nousirons. Peut-être dans la région des Lacs.

Nul projet ne pouvait être plus attrayant pourElizabeth et l’invitation fut acceptée avec empressement etreconnaissance.

– Ô ma chère tante, s’écria-t-elle ravie,vous me transportez de joie ! Quelles heures exquises nouspasserons ensemble ! Adieu, tristesses et déceptions !Nous oublierons les hommes en contemplant les montagnes !

XXVIII

Dans le voyage du lendemain, tout parutnouveau et intéressant à Elizabeth. Rassurée sur la santé de Janepar sa belle mine et ravie par la perspective de son voyage dans leNord, elle se sentait pleine d’entrain et de gaieté.

Quand on quitta la grand’route pour prendre lechemin de Hunsford, tous cherchèrent des yeux le presbytère,s’attendant à le voir surgir à chaque tournant. Leur route longeaitd’un côté la grille de Rosings Park. Elizabeth sourit en sesouvenant de tout ce qu’elle avait entendu au sujet de sapropriétaire.

Enfin, le presbytère apparut. Le jardindescendant jusqu’à la route, les palissades vertes, la haie delauriers, tout annonçait qu’on était au terme du voyage. Mr.Collins et Charlotte se montrèrent à la porte, et la voitures’arrêta devant la barrière, séparée de la maison par une courteavenue de lauriers.

Mrs. Collins reçut son amie avec une joie sivive qu’Elizabeth, devant cet accueil affectueux, se félicitaencore davantage d’être venue. Elle vit tout de suite que lemariage n’avait pas changé son cousin et que sa politesse étaittoujours aussi cérémonieuse. Il la retint plusieurs minutes à laporte pour s’informer de toute sa famille, puis après avoir, enpassant, fait remarquer le bel aspect de l’entrée, il introduisitses hôtes sans plus de délai dans la maison.

Au salon, il leur souhaita une seconde fois labienvenue dans son modeste presbytère et répéta ponctuellement lesoffres de rafraîchissements que sa femme faisait aux voyageurs.

Elizabeth s’attendait à le voir briller detout son éclat, et, pendant qu’il faisait admirer les bellesproportions du salon, l’idée lui vint qu’il s’adressaitparticulièrement à elle comme s’il souhaitait de lui faire sentirtout ce qu’elle avait perdu en refusant de l’épouser. Il lui eûtété difficile pourtant d’éprouver le moindre regret, et elles’étonnait plutôt que son amie, vivant avec un tel compagnon, pûtavoir l’air aussi joyeux. Toutes les fois que Mr. Collins proféraitquelque sottise, – et la chose n’était pas rare, – les yeuxd’Elizabeth se tournaient involontairement vers sa femme. Une oudeux fois, elle crut surprendre sur son visage une faible rougeur,mais la plupart du temps, Charlotte, très sagement, avait l’air dene pas entendre.

Après avoir tenu ses visiteurs assez longtempspour leur faire admirer en détail le mobilier, depuis le bahutjusqu’au garde-feu, et entendre le récit de leur voyage, Mr.Collins les emmena faire le tour du jardin qui était vaste, biendessiné, et qu’il cultivait lui-même. Travailler dans son jardinétait un de ses plus grands plaisirs. Elizabeth admira le sérieuxavec lequel Charlotte vantait la salubrité de cet exercice etreconnaissait qu’elle encourageait son mari à s’y livrer le pluspossible. Mr. Collins les conduisit dans toutes les allées et leurmontra tous les points de vue avec une minutie qui en faisaitoublier le pittoresque. Mais de toutes les vues que son jardin, lacontrée et même le royaume pouvaient offrir, aucune n’étaitcomparable à celle du manoir de Rosings qu’une trouée dans lesarbres du parc permettait d’apercevoir presque en face dupresbytère. C’était un bel édifice de construction moderne, fortbien situé sur une éminence.

Après le jardin, Mr. Collins voulut leur fairefaire le tour de ses deux prairies, mais les dames, qui n’étaientpoint chaussées pour affronter les restes d’une gelée blanche, serécusèrent, et tandis qu’il continuait sa promenade avec sirWilliam, Charlotte ramena sa sœur et son amie à la maison, heureusesans doute de pouvoir la leur faire visiter sans l’aide de sonmari. Petite, mais bien construite, elle était commodément agencéeet tout y était organisé avec un ordre et une intelligence dontElizabeth attribua tout l’honneur à Charlotte. Cette demeure,évidemment, était fort plaisante à condition d’en oublier lemaître, et en voyant à quel point Charlotte se montrait satisfaite,Elizabeth conclut qu’elle l’oubliait souvent.

On avait tout de suite prévenu les arrivantsque lady Catherine était encore à la campagne. On reparla d’elle audîner et Mr. Collins observa :

– Oui, miss Elizabeth, vous aurezl’honneur de voir lady Catherine de Bourgh dimanche prochain, etcertainement elle vous charmera. C’est l’aménité et labienveillance en personne, et je ne doute pas qu’elle n’ait labonté de vous adresser la parole à l’issue de l’office. Je ne croispas m’avancer en vous annonçant qu’elle vous comprendra ainsi quema sœur Maria dans les invitations qu’elle nous fera pendant votreséjour ici. Sa manière d’être à l’égard de ma chère Charlotte estdes plus aimables : nous dînons à Rosings deux fois parsemaine, et jamais Sa Grâce ne nous laisse revenir à pied : savoiture est toujours prête pour nous ramener ; – je devraisdire une de ses voitures, car Sa Grâce en a plusieurs.

– Lady Catherine est une femmeintelligente et respectable, appuya Charlotte, et c’est pour nousune voisine remplie d’attentions.

– Très juste, ma chère amie ; je ledisais à l’instant. C’est une personne pour laquelle on ne peutavoir trop de déférence.

La soirée se passa tout entière à parler duHertfordshire. Une fois retirée dans la solitude de sa chambre,Elizabeth put méditer à loisir sur le bonheur dont semblait jouirson amie. À voir avec quel calme Charlotte supportait son mari,avec quelle adresse elle le gouvernait, Elizabeth fut obligée dereconnaître qu’elle s’en tirait à merveille.

Dans l’après-midi du jour suivant, pendantqu’elle s’habillait pour une promenade, un bruit soudain parutmettre toute la maison en rumeur ; elle entendit quelqu’unmonter précipitamment l’escalier en l’appelant à grands cris. Elleouvrit la porte et vit sur le palier Maria hors d’haleine.

– Elizabeth, venez vite voir quelquechose d’intéressant ! Je ne veux pas vous dire ce que c’est.Dépêchez-vous et descendez tout de suite à la salle àmanger !

Sans pouvoir obtenir un mot de plus de Maria,elle descendit rapidement avec elle dans la salle à manger, quidonnait sur la route, et, de là, vit deux dames dans un petitphaéton arrêté à la barrière du jardin.

– C’est tout cela ! s’exclamaElizabeth. Je pensais pour le moins que toute la basse-cour avaitenvahi le jardin, et vous n’avez à me montrer que lady Catherine etsa fille !

– Oh ! ma chère, dit Mariascandalisée de sa méprise, ce n’est pas lady Catherine, c’est missJenkins, la dame de compagnie, et miss de Bourgh. Regardez-la.Quelle petite personne ! Qui aurait pu la croire si mince etsi chétive ?

– Quelle impolitesse de retenir Charlottedehors par un vent pareil ! Pourquoi n’entre-t-ellepas ?

– Charlotte dit que cela ne lui arrivepresque jamais. C’est une véritable faveur quand miss de Bourghconsent à entrer.

– Son extérieur me plaît, murmuraElizabeth dont la pensée était ailleurs. Elle a l’air maussade etmaladive. Elle lui conviendra très bien ; c’est juste la femmequ’il lui faut.

Mr. Collins et Charlotte étaient tous les deuxà la porte, en conversation avec ces dames, sir William debout surle perron ouvrait de grands yeux en contemplant ce noble spectacle,et, au grand amusement d’Elizabeth, saluait chaque fois que miss deBourgh regardait de son côté.

Enfin, ces dames repartirent, et tout le monderentra dans la maison. Mr. Collins, en apercevant les jeunesfilles, les félicita de leur bonne fortune et Charlotte expliquaqu’ils étaient tous invités à dîner à Rosings pour lelendemain.

XXIX

Mr. Collins exultait.

– J’avoue, dit-il, que je m’attendais unpeu à ce que Sa Grâce nous demandât d’aller dimanche prendre le théet passer la soirée avec elle. J’en étais presque sûr, tant jeconnais sa grande amabilité. Mais qui aurait pu imaginer que nousrecevrions une invitation à dîner, – une invitation pour tous lescinq, – si tôt après votre arrivée ?

– C’est une chose qui me surprend moins,répliqua sir William, ma situation m’ayant permis de mefamiliariser avec les usages de la haute société. À la cour, lesexemples d’une telle courtoisie ne sont pas rares.

On ne parla guère d’autre chose ce jour-là etpendant la matinée qui suivit. Mr. Collins s’appliqua à préparerses hôtes aux grandeurs qui les attendaient afin qu’ils ne fussentpas trop éblouis par la vue des salons, le nombre des domestiqueset la magnificence du dîner. Quand les dames montèrent pours’apprêter, il dit à Elizabeth :

– Ne vous faites pas de souci, ma chèrecousine, au sujet de votre toilette. Lady Catherine ne réclamenullement de vous l’élégance qui sied à son rang et à celui de safille. Je vous conseille simplement de mettre ce que vous avez demieux. Faire plus serait inutile. Ce n’est pas votre simplicité quidonnera de vous une moins bonne opinion à lady Catherine ;elle aime que les différences sociales soient respectées.

Pendant qu’on s’habillait, il vint plusieursfois aux portes des différentes chambres pour recommander de fairediligence, car lady Catherine n’aimait pas qu’on retardât l’heurede son dîner.

Tous ces détails sur lady Catherine et seshabitudes finissaient par effrayer Maria, et sir William n’avaitpas ressenti plus d’émotion lorsqu’il avait été présenté à la courque sa fille n’en éprouvait à l’idée de passer le seuil du châteaude Rosings.

Comme le temps était doux, la traversée duparc fut une agréable promenade. Chaque parc a sa beautépropre ; ce qu’Elizabeth vit de celui de Rosings l’enchanta,bien qu’elle ne pût manifester un enthousiasme égal à celuiqu’attendait Mr. Collins et qu’elle accueillît avec une légèreindifférence les renseignements qu’il lui donnait sur le nombre desfenêtres du château et la somme que sir Lewis de Bourgh avaitdépensée jadis pour les faire vitrer.

La timidité de Maria augmentait à chaquemarche du perron et sir William lui-même paraissait un peutroublé.

Après avoir passé le grand hall d’entrée, dontMr. Collins en termes lyriques fit remarquer les belles proportionset la décoration élégante, ils traversèrent une antichambre et ledomestique les introduisit dans la pièce où se trouvait ladyCatherine en compagnie de sa fille et de Mrs. Jenkinson. Avec unegrande condescendance, Sa Grâce se leva pour les accueillir etcomme Mrs. Collins avait signifié à son mari qu’elle se chargeaitdes présentations, tout se passa le mieux du monde. Malgré sonpassage à la cour, sir William était tellement impressionné par lasplendeur qui l’entourait qu’il eut juste assez de présenced’esprit pour faire un profond salut et s’asseoir sans mot dire. Safille, à moitié morte de peur, s’assit sur le bord d’une chaise, nesachant de quel côté partager ses regards. Elizabeth, au contraire,avait tout son sang-froid et put examiner avec calme les troispersonnes qu’elle avait devant elle.

Lady Catherine était grande, et ses traitsfortement accentués avaient dû être beaux. Son expression n’avaitrien d’aimable, pas plus que sa manière d’accueillir ses visiteursn’était de nature à leur faire oublier l’infériorité de leur rang.Elle ne gardait pas un silence hautain, mais elle disait tout d’unevoix impérieuse qui marquait bien le sentiment qu’elle avait de sonimportance. Elizabeth se rappela ce que lui avait dit Wickham et,de ce moment, fut persuadée que lady Catherine répondait exactementau portrait qu’il lui en avait fait.

Miss de Bourgh n’offrait aucune ressemblanceavec sa mère et Elizabeth fut presque aussi étonnée que Maria de sapetite taille et de sa maigreur. Elle parlait peu, si ce n’est àvoix basse en s’adressant à Mrs. Jenkinson. Celle-ci, personned’apparence insignifiante, était uniquement occupée à écouter missde Bourgh et à lui rendre de menus services.

Au bout de quelques minutes lady Catherineinvita ses visiteurs à se rendre tous à la fenêtre pour admirer lavue. Mr. Collins s’empressa de leur détailler les beautés dupaysage tandis que lady Catherine les informait avec bienveillanceque c’était beaucoup plus joli en été.

Le repas fut magnifique. On y vit tous lesdomestiques, toutes les pièces d’argenterie que Mr. Collins avaitannoncés. Comme il l’avait également prédit, sur le désir exprimépar lady Catherine, il prit place en face d’elle, marquant parl’expression de son visage qu’en ce monde, aucun honneur plus grandne pouvait lui échoir. Il découpait, mangeait, et faisait descompliments avec la même allégresse joyeuse. Chaque nouveau platétait d’abord célébré par lui, puis par sir William qui, maintenantremis de sa première émotion, faisait écho à tout ce que disait songendre. À la grande surprise d’Elizabeth, une admiration aussiexcessive paraissait enchanter lady Catherine qui souriaitgracieusement. La conversation n’était pas très animée. Elizabethaurait parlé volontiers si elle en avait eu l’occasion, mais elleétait placée entre Charlotte et miss de Bourgh : la premièreétait absorbée par l’attention qu’elle prêtait à lady Catherine etla seconde n’ouvrait pas la bouche. Mrs. Jenkinson ne parlait quepour remarquer que miss de Bourgh ne mangeait pas, et pour exprimerla crainte qu’elle ne fût indisposée. Maria n’aurait jamais osédire un mot, et les deux messieurs ne faisaient que manger ets’extasier.

De retour au salon, les dames n’eurent qu’àécouter lady Catherine qui parla sans interruption jusqu’au momentoù le café fut servi, donnant son avis sur toutes choses d’un tonqui montrait qu’elle ignorait la contradiction. Elle interrogeafamilièrement Charlotte sur son intérieur et lui donna milleconseils pour la conduite de son ménage et de sa basse-cour.Elizabeth vit qu’aucun sujet n’était au-dessus de cette grandedame, pourvu qu’elle y trouvât une occasion de diriger et derégenter ses semblables. Entre temps, elle posa toutes sortes dequestions aux deux jeunes filles et plus particulièrement àElizabeth sur le compte de laquelle elle se trouvait moinsrenseignée et qui, observa-t-elle à Mrs. Collins, « paraissaitune petite jeune fille gentille et bien élevée ».

Elle lui demanda combien de sœurs elle avait,si aucune n’était sur le point de se marier, si elles étaientjolies, où elles avaient été élevées, quel genre d’équipage avaitson père et quel était le nom de jeune fille de sa mère. Elizabethtrouvait toutes ces questions assez indiscrètes mais y réponditavec beaucoup de calme. Enfin lady Catherine observa :

– Le domaine de votre père doit revenir àMr. Collins, n’est-ce pas ? – J’en suis heureuse pour vous,dit-elle en se tournant vers Charlotte, – autrement je n’approuvepas une disposition qui dépossède les femmes héritières en lignedirecte. On n’a rien fait de pareil dans la famille de Bourgh.Jouez-vous du piano et chantez-vous, miss Bennet ?

– Un peu.

– Alors, un jour ou l’autre nous seronsheureuses de vous entendre. Notre piano est excellent, probablementsupérieur à… Enfin, vous l’essaierez. Vos sœurs, sont-elles aussimusiciennes ?

– L’une d’elles, oui, madame.

– Pourquoi pas toutes ? Vous auriezdû prendre toutes des leçons. Les demoiselles Webb sont toutesmusiciennes et leur père n’a pas la situation du vôtre. Faites-vousdu dessin ?

– Pas du tout.

– Quoi, aucune d’entre vous ?

– Aucune.

– Comme c’est étrange ! Sans doutel’occasion vous aura manqué. Votre mère aurait dû vous mener àLondres, chaque printemps, pour vous faire prendre des leçons.

– Je crois que ma mère l’eût faitvolontiers, mais mon père a Londres en horreur.

– Avez-vous encore votreinstitutrice ?

– Nous n’en avons jamais eu.

– Bonté du ciel ! cinq fillesélevées à la maison sans institutrice ! Je n’ai jamais entenduchose pareille ! Quel esclavage pour votre mère !

Elizabeth ne put s’empêcher de sourire etaffirma qu’il n’en avait rien été.

– Alors, qui vous faisaittravailler ? Qui vous surveillait ? Sansinstitutrice ? Vous deviez être bien négligées.

– Mon Dieu, madame, toutes celles d’entrenous qui avaient le désir de s’instruire en ont eu les moyens. Onnous encourageait beaucoup à lire et nous avons eu tous les maîtresnécessaires. Assurément, celles qui le préféraient étaient libresde ne rien faire.

– Bien entendu, et c’est ce que laprésence d’une institutrice aurait empêché. Si j’avais connu votremère, j’aurais vivement insisté pour qu’elle en prît une. On nesaurait croire le nombre de familles auxquelles j’en ai procuré. Jesuis toujours heureuse, quand je le puis, de placer une jeunepersonne dans de bonnes conditions. Grâce à moi quatre nièces deMrs. Jenkinson ont été pourvues de situations fort agréables. Vousai-je dit, mistress Collins, que lady Metcalfe est venue me voirhier pour me remercier ? Il paraît que miss Pape est unevéritable perle. Parmi vos jeunes sœurs, y en a-t-il qui sortentdéjà, miss Bennet ?

– Oui, madame, toutes.

– Toutes ? Quoi ? Alors toutesles cinq à la fois ! Et vous n’êtes que la seconde, et lesplus jeunes sortent avant que les aînées soient mariées ? Quelâge ont-elles donc ?

– La dernière n’a pas encore seize ans.C’est peut-être un peu tôt pour aller dans le monde, mais, madame,ne serait-il pas un peu dur pour des jeunes filles d’être privéesde leur part légitime de plaisirs parce que les aînées n’ont pasl’occasion ou le désir de se marier de bonne heure ?

– En vérité, dit lady Catherine, vousdonnez votre avis avec bien de l’assurance pour une si jeunepersonne. Quel âge avez-vous donc ?

– Votre Grâce doit comprendre, répliquaElizabeth en souriant, qu’avec trois jeunes sœurs qui vont dans lemonde, je ne me soucie plus d’avouer mon âge.

Cette réponse parut interloquer ladyCatherine. Elizabeth était sans doute la première créature asseztéméraire pour s’amuser de sa majestueuse impertinence.

– Vous ne devez pas avoir plus de vingtans. Vous n’avez donc aucune raison de cacher votre âge.

– Je n’ai pas encore vingt et un ans.

Quand les messieurs revinrent et qu’on eutpris le thé, les tables de jeu furent apportées. Lady Catherine,sir William, Mr. et Mrs. Collins s’installèrent pour une partie de« quadrille ». Miss de Bourgh préférait le« casino » ; les deux jeunes filles et Mrs.Jenkinson eurent donc l’honneur de jouer avec elle une partieremarquablement ennuyeuse. On n’ouvrait la bouche, à leur table,que pour parler du jeu, sauf lorsque Mrs. Jenkinson exprimait lacrainte que miss de Bourgh eût trop chaud, trop froid, ou qu’ellefût mal éclairée.

L’autre table était beaucoup plus animée.C’était lady Catherine qui parlait surtout pour noter les fautes deses partenaires ou raconter des souvenirs personnels. Mr. Collinsapprouvait tout ce que disait Sa Grâce, la remerciant chaque foisqu’il gagnait une fiche et s’excusant lorsqu’il avait l’impressiond’en gagner trop. Sir William parlait peu : il tâchait demeubler sa mémoire d’anecdotes et de noms aristocratiques.

Lorsque lady Catherine et sa fille en eurentassez du jeu, on laissa les cartes, et la voiture fut proposée àMrs. Collins qui l’accepta avec gratitude. La société se réunitalors autour du feu pour écouter lady Catherine décider quel tempsil ferait le lendemain, puis, la voiture étant annoncée, Mr.Collins réitéra ses remerciements, sir William multiplia lessaluts, et l’on se sépara.

À peine la voiture s’était-elle ébranléequ’Elizabeth fut invitée par son cousin à dire son opinion sur cequ’elle avait vu à Rosings. Par égard pour Charlotte, elles’appliqua à la donner aussi élogieuse que possible ; mais seslouanges, malgré la peine qu’elle prenait pour les formuler, nepouvaient satisfaire Mr. Collins qui ne tarda pas à se chargerlui-même du panégyrique de Sa Grâce.

XXX

Sir William ne demeura qu’une semaine àHunsford, mais ce fut assez pour le convaincre que sa fille étaittrès confortablement installée et qu’elle avait un mari et unevoisine comme on en rencontre peu souvent.

Tant que dura le séjour de sir William, Mr.Collins consacra toutes ses matinées à le promener en cabrioletpour lui montrer les environs. Après son départ, chacun retourna àses occupations habituelles et Elizabeth fut heureuse de constaterque ce changement ne leur imposait pas davantage la compagnie deson cousin. Il employait la plus grande partie de ses journées àlire, à écrire, ou à regarder par la fenêtre de son bureau quidonnait sur la route. La pièce où se réunissaient les dames étaitsituée à l’arrière de la maison. Elizabeth s’était souvent demandépourquoi Charlotte ne préférait pas se tenir dans la salle àmanger, pièce plus grande et plus agréable, mais elle devinabientôt la raison de cet arrangement : Mr. Collins auraitcertainement passé moins de temps dans son bureau si l’appartementde sa femme avait présenté les mêmes agréments que le sien. Dusalon, on n’apercevait pas la route. C’est donc par Mr. Collins queces dames apprenaient combien de voitures étaient passées etsurtout s’il avait aperçu miss de Bourgh dans son phaéton, chosedont il ne manquait jamais de venir les avertir, bien que celaarrivât presque journellement.

Miss de Bourgh s’arrêtait assez souvent devantle presbytère et causait quelques minutes avec Charlotte, maisd’ordinaire sans descendre de voiture. De temps en temps, ladyCatherine elle-même venait honorer le presbytère de sa visite.Alors son regard observateur ne laissait rien échapper de ce qui sepassait autour d’elle. Elle s’intéressait aux occupations dechacun, examinait le travail des jeunes filles, leur conseillait des’y prendre d’une façon différente, critiquait l’arrangement dumobilier, relevait les négligences de la domestique et ne semblaitaccepter la collation qui lui était offerte que pour pouvoirdéclarer à Mrs. Collins que sa table était trop abondamment serviepour le nombre de ses convives.

Elizabeth s’aperçut vite que, sans fairepartie de la justice de paix du comté, cette grande dame jouait lerôle d’un véritable magistrat dans la paroisse, dont les moindresincidents lui étaient rapportés par Mr. Collins. Chaque fois quedes villageois se montraient querelleurs, mécontents ou disposés àse plaindre de leur pauvreté, vite elle accourait dans le pays,réglait les différends, faisait taire les plaintes et sesadmonestations avaient bientôt rétabli l’harmonie, le contentementet la prospérité.

Le plaisir de dîner à Rosings se renouvelaitenviron deux fois par semaine. À part l’absence de sir William etle fait qu’on n’installait plus qu’une table de jeu, ces réceptionsressemblaient assez exactement à la première. Les autresinvitations étaient rares, la société du voisinage, en général,menant un train qui n’était pas à la portée des Collins. Elizabethne le regrettait pas et, somme toute, ses journées coulaientagréablement. Elle avait avec Charlotte de bonnes heures decauserie et, la température étant très belle pour la saison, elleprenait grand plaisir à se promener. Son but favori était un petitbois qui longeait un des côtés du parc et elle s’y rendait souventpendant que ses cousins allaient faire visite à Rosings. Elle yavait découvert un délicieux sentier ombragé que personne neparaissait rechercher, et où elle se sentait à l’abri descuriosités indiscrètes de lady Catherine.

Ainsi s’écoula paisiblement la premièrequinzaine de son séjour à Hunsford. Pâques approchait, et lasemaine sainte devait ajouter un appoint important à la société deRosings. Peu après son arrivée, Elizabeth avait entendu dire queMr. Darcy était attendu dans quelques semaines et, bien que peu depersonnes dans ses relations lui fussent moins sympathiques, ellepensait néanmoins que sa présence donnerait un peu d’intérêt auxréceptions de Rosings. Sans doute aussi aurait-elle l’amusement deconstater l’inanité des espérances de miss Bingley en observant laconduite de Mr. Darcy à l’égard de sa cousine à qui lady Catherinele destinait certainement. Elle avait annoncé son arrivée avec unegrande satisfaction, parlait de lui en termes de la plus hauteestime, et avait paru presque désappointée de découvrir que sonneveu n’était pas un inconnu pour miss Lucas et pour Elizabeth.

Son arrivée fut tout de suite connue aupresbytère, car Mr. Collins passa toute la matinée à se promener envue de l’entrée du château afin d’en être le premier témoin ;après avoir fait un profond salut du côté de la voiture quifranchissait la grille, il se précipita chez lui avec la grandenouvelle.

Le lendemain matin, il se hâta d’aller àRosings offrir ses hommages et trouva deux neveux de lady Catherinepour les recevoir, car Darcy avait amené avec lui le colonelFitzwilliam, son cousin, fils cadet de lord ***, et la surprise futgrande au presbytère quand on vit revenir Mr. Collins en compagniedes deux jeunes gens.

Du bureau de son mari Charlotte les vittraverser la route et courut annoncer aux jeunes filles l’honneurqui leur était fait :

– Eliza, c’est à vous que nous devons cetexcès de courtoisie. Si j’avais été seule, jamais Mr. Darcyn’aurait été aussi pressé de venir me présenter ses hommages.

Elizabeth avait à peine eu le temps deprotester lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit et, uninstant après, ces messieurs faisaient leur entrée dans lesalon.

Le colonel Fitzwilliam, qui paraissait unetrentaine d’années, n’était pas un bel homme mais il avait unegrande distinction dans l’extérieur et dans les manières. Mr. Darcyétait tel qu’on l’avait vu en Hertfordshire. Il présenta sescompliments à Mrs. Collins avec sa réserve habituelle et, quels quefussent ses sentiments à l’égard de son amie, s’inclina devant elled’un air parfaitement impassible. Elizabeth, sans mot dire,répondit par une révérence.

Le colonel Fitzwilliam avait engagé laconversation avec toute la facilité et l’aisance d’un homme dumonde mais son cousin, après une brève remarque adressée à Mrs.Collins sur l’agrément de sa maison, resta quelque temps sansparler. À la fin il sortit de son mutisme et s’enquit auprèsd’Elizabeth de la santé des siens. Elle répondit que tous allaientbien, puis, après une courte pause, ajouta :

– Ma sœur aînée vient de passer troismois à Londres ; vous ne l’avez pas rencontrée ?

Elle était parfaitement sûre du contraire maisvoulait voir s’il laisserait deviner qu’il était au courant de cequi s’était passé entre les Bingley et Jane. Elle crut surprendreun peu d’embarras dans la manière dont il répondit qu’il n’avaitpas eu le plaisir de rencontrer miss Bennet.

Le sujet fut abandonné aussitôt et, au bout dequelques instants, les deux jeunes gens prirent congé.

XXXI

Les habitants du presbytère goûtèrent beaucouples manières du colonel Fitzwilliam et les dames, en particulier,eurent l’impression que sa présence ajouterait beaucoup à l’intérêtdes réceptions de lady Catherine. Plusieurs jours s’écoulèrentcependant sans amener de nouvelle invitation, – la présence desvisiteurs au château rendait les Collins moins nécessaires, – et cefut seulement le jour de Pâques, à la sortie de l’office, qu’ilsfurent priés d’aller passer la soirée à Rosings. De toute lasemaine précédente, ils avaient très peu vu lady Catherine et safille ; le colonel Fitzwilliam était entré plusieurs fois aupresbytère, mais on n’avait aperçu Mr. Darcy qu’à l’église.

L’invitation fut acceptée comme de juste et, àune heure convenable, les Collins et leurs hôtes se joignaient à lasociété réunie dans le salon de lady Catherine. Sa Grâce lesaccueillit aimablement, mais il était visible que leur compagniecomptait beaucoup moins pour elle qu’en temps ordinaire. Ses neveuxabsorbaient la plus grande part de son attention et c’est aux deuxjeunes gens, à Darcy surtout, qu’elle s’adressait depréférence.

Le colonel Fitzwilliam marqua beaucoup desatisfaction en voyant arriver les Collins. Tout, à Rosings, luisemblait une heureuse diversion et la jolie amie de Mrs. Collinslui avait beaucoup plu. Il s’assit auprès d’elle et se mit àl’entretenir si agréablement du Kent et du Hertfordshire, duplaisir de voyager et de celui de rester chez soi, de musique et delecture, qu’Elizabeth fut divertie comme jamais encore elle nel’avait été dans ce salon. Ils causaient avec un tel entrain qu’ilsattirèrent l’attention de lady Catherine ; les yeux de Mr.Darcy se tournèrent aussi de leur côté avec une expression decuriosité ; quant à Sa Grâce, elle manifesta bientôt le mêmesentiment en interpellant son neveu : »

– Eh ! Fitzwilliam ? de quoiparlez-vous ? Que racontez-vous donc à miss Bennet ?

– Nous parlions musique, madame, dit-ilenfin, ne pouvant plus se dispenser de répondre.

– Musique ! Alors, parlez plushaut ; ce sujet m’intéresse. Je crois vraiment qu’il y a peude personnes en Angleterre qui aiment la musique autant que moi, oul’apprécient avec plus de goût naturel. J’aurais eu sans doutebeaucoup de talent, si je l’avais apprise ; Anne aussi auraitjoué délicieusement, si sa santé lui avait permis d’étudier lepiano. Et Georgiana, fait-elle beaucoup de progrès ?

Mr. Darcy répondit par un fraternel éloge dutalent de sa sœur.

– Ce que vous m’apprenez là me fait grandplaisir ; mais dites-lui bien qu’il lui faut travaillersérieusement si elle veut arriver à quelque chose.

– Je vous assure, madame, qu’elle n’a pasbesoin de ce conseil, car elle étudie avec beaucoup d’ardeur.

– Tant mieux, elle ne peut en faire tropet je le lui redirai moi-même quand je lui écrirai. C’est unconseil que je donne toujours aux jeunes filles et j’ai dit biendes fois à miss Bennet qu’elle devrait faire plus d’exercices.Puisqu’il n’y a pas de piano chez Mrs. Collins, elle peut venirtous les jours ici pour étudier sur celui qui est dans la chambrede Mrs. Jenkinson. Dans cette partie de la maison, elle serait sûrede ne déranger personne.

Mr. Darcy, un peu honteux d’entendre sa tanteparler avec si peu de tact, ne souffla mot.

Quant on eut pris le café, le colonelFitzwilliam rappela qu’Elizabeth lui avait promis un peu demusique. Sans se faire prier elle s’installa devant le piano et iltransporta son siège auprès d’elle. Lady Catherine écouta la moitiédu morceau et se remit à parler à son autre neveu, mais celui-ci aubout d’un moment la quitta et s’approchant délibérément du piano seplaça de façon à bien voir la jolie exécutante. Elizabeth s’enaperçut et, le morceau terminé, lui dit en plaisantant :

– Vous voudriez m’intimider, Mr. Darcy,en venant m’écouter avec cet air sérieux, mais bien que vous ayezune sœur qui joue avec tant de talent, je ne me laisserai pastroubler. Il y a chez moi une obstination dont on ne peutfacilement avoir raison. Chaque essai d’intimidation ne faitqu’affermir mon courage.

– Je ne vous dirai pas que vous vousméprenez, dit-il, car vous ne croyez certainement pas que j’aiel’intention de vous intimider. Mais j’ai le plaisir de vousconnaître depuis assez longtemps pour savoir que vous vous amusez àprofesser des sentiments qui ne sont pas les vôtres.

Elizabeth rit de bon cœur devant ce portraitd’elle-même, et dit au colonel Fitzwilliam :

– Votre cousin vous donne une jolieopinion de moi, en vous enseignant à ne pas croire un mot de ce queje dis ! Je n’ai vraiment pas de chance de me retrouver avecquelqu’un si à même de dévoiler mon véritable caractère dans unpays reculé où je pouvais espérer me faire passer pour une personnedigne de foi. Réellement, Mr. Darcy, il est peu généreux de révélerici les défauts que vous avez remarqués chez moi en Hertfordshire,et n’est-ce pas aussi un peu imprudent ? car vous me provoquezà la vengeance, et il peut en résulter des révélations quirisqueraient fort de choquer votre entourage.

– Oh ! je n’ai pas peur de vous,dit-il en souriant.

– Dites-moi ce que vous avez à reprendrechez lui, je vous en prie, s’écria le colonel Fitzwilliam.J’aimerais savoir comment il se comporte parmi les étrangers.

– En bien, voilà, mais attendez-vous àquelque chose d’affreux… La première fois que j’ai vu Mr. Darcy,c’était à un bal. Or, que pensez-vous qu’il fit à ce bal ? Ildansa tout juste quatre fois. Je suis désolée de vous faire de lapeine, mais c’est l’exacte vérité. Il n’a dansé que quatre fois,bien que les danseurs fussent peu nombreux et que plus d’une jeunefille, – je le sais pertinemment, – dut rester sur sa chaise, fautede cavalier. Pouvez-vous nier ce fait, Mr. Darcy ?

– Je n’avais pas l’honneur de connaîtred’autres dames que celles avec qui j’étais venu à cette soirée.

– C’est exact ; et on ne fait pas deprésentations dans une soirée… Alors, colonel, que vais-je vousjouer ? Mes doigts attendent vos ordres.

– Peut-être, dit Darcy, aurait-il étémieux de chercher à me faire présenter. Mais je n’ai pas lesqualités nécessaires pour me rendre agréable auprès des personnesétrangères.

– En demanderons-nous la raison à votrecousine ? dit Elizabeth en s’adressant au colonel Fitzwilliam.Lui demanderons-nous pourquoi un homme intelligent et qui al’habitude du monde n’a pas les qualités nécessaires pour plaireaux étrangers ?

– Inutile de l’interroger, je puis vousrépondre moi-même, dit le colonel ; c’est parce qu’il ne veutpas s’en donner la peine.

– Certes, dit Darcy, je n’ai pas, commed’autres, le talent de converser avec des personnes que je n’aijamais vues. Je ne sais pas me mettre à leur diapason nim’intéresser à ce qui les concerne.

– Mes doigts, répliqua Elizabeth, ne semeuvent pas sur cet instrument avec la maîtrise que l’on remarquechez d’autres pianistes. Ils n’ont pas la même force ni la mêmevélocité et ne traduisent pas les mêmes nuances : mais j’aitoujours pensé que la faute en était moins à eux qu’à moi qui n’aipas pris la peine d’étudier suffisamment pour les assouplir.

Darcy sourit :

– Vous avez parfaitement raison,dit-il ; vous avez mieux employé votre temps. Vous faitesplaisir à tous ceux qui ont le privilège de vous entendre. Mais,comme moi, vous n’aimez pas à vous produire devant lesétrangers.

Ici, ils furent interrompus par lady Catherinequi voulait être mise au courant de leur conversation. Aussitôt,Elizabeth se remit à jouer. Lady Catherine s’approcha, écouta uninstant, et dit à Darcy :

– Miss Bennet ne jouerait pas mal si elleétudiait davantage et si elle prenait des leçons avec un professeurde Londres. Elle a un très bon doigté, bien que pour le goût, Annelui soit supérieure. Anne aurait eu un très joli talent si sa santélui avait permis d’étudier.

Elizabeth jeta un coup d’œil vers Darcy pourvoir de quelle façon il s’associait à l’éloge de sa cousine, maisni à ce moment, ni à un autre, elle ne put discerner le moindresymptôme d’amour. De son attitude à l’égard de miss de Bourg, ellerecueillit cette consolation pour miss Bingley : c’est que Mr.Darcy aurait aussi bien pu l’épouser si elle avait été sacousine.

Lady Catherine continua ses remarquesentremêlées de conseils ; Elizabeth les écouta avec déférence,et, sur la prière des deux jeunes gens, demeura au piano jusqu’aumoment où la voiture de Sa Grâce fut prête à les ramener aupresbytère.

XXXII

Le lendemain matin, tandis que Mrs. Collins etMaria faisaient des courses dans le village, Elizabeth, restéeseule au salon, écrivait à Jane lorsqu’un coup de sonnette la fittressaillir. Dans la crainte que ce ne fût lady Catherine, ellemettait de côté sa lettre inachevée afin d’éviter des questionsimportunes, lorsque la porte s’ouvrit, et, à sa grande surprise,livra passage à Mr. Darcy.

Il parut étonné de la trouver seule ets’excusa de son indiscrétion en alléguant qu’il avait compris queMrs. Collins était chez elle. Puis ils s’assirent et quandElizabeth eut demandé des nouvelles de Rosings, il y eut un silencequi menaçait de se prolonger. Il fallait à tout prix trouver unsujet de conversation. Elizabeth se rappelant leur dernièrerencontre en Hertfordshire, et curieuse de voir ce qu’il dirait surle départ précipité de ses hôtes, fit cette remarque :

– Vous avez tous quitté Netherfield bienrapidement en novembre dernier, Mr. Darcy. Mr. Bingley a dû êtreagréablement surpris de vous revoir si tôt, car, si je m’ensouviens bien, il n’était parti que de la veille. Lui et ses sœursallaient bien, je pense, quand vous avez quitté Londres ?

– Fort bien, je vous remercie.

Voyant qu’elle n’obtiendrait pas d’autreréponse, elle reprit au bout d’un moment :

– Il me semble avoir compris que Mr.Bingley n’avait guère l’intention de revenir à Netherfield.

– Je ne le lui ai jamais entendu dire. Jene serais pas étonné, cependant, qu’il y passe peu de temps àl’avenir. Il a beaucoup d’amis et se trouve à une époque del’existence où les obligations mondaines se multiplient.

– S’il a l’intention de venir si rarementà Netherfield, il vaudrait mieux pour ses voisins qu’il l’abandonnetout à fait. Nous aurions peut-être des chances de voir une familles’y fixer d’une façon plus stable. Mais peut-être Mr. Bingley, enprenant cette maison, a-t-il pensé plus à son plaisir qu’à celuides autres et il règle sans doute ses allées et venues d’après lemême principe.

– Je ne serais pas surpris, dit Darcy, dele voir céder Netherfield si une offre sérieuse se présentait.

Elizabeth ne répondit pas ; ellecraignait de trop s’étendre sur ce chapitre, et ne trouvant rienautre à dire, elle résolut de laisser à son interlocuteur la peinede chercher un autre sujet. Celui-ci le sentit et repritbientôt :

– Cette maison paraît fort agréable. LadyCatherine, je crois, y a fait faire beaucoup d’aménagements lorsqueMr. Collins est venu s’installer à Hunsford.

– Je le crois aussi, et ses faveurs nepouvaient certainement exciter plus de reconnaissance.

– Mr. Collins, en se mariant, paraîtavoir fait un heureux choix.

– Certes oui ; ses amis peuvent seréjouir qu’il soit tombé sur une femme de valeur, capable à la foisde l’épouser et de le rendre heureux. Mon amie a beaucoup dejugement, bien qu’à mon sens son mariage ne soit peut-être pas cequ’elle a fait de plus sage, mais elle paraît heureuse, et vue à lalumière de la froide raison, cette union présente beaucoupd’avantages.

– Elle doit être satisfaite d’êtreinstallée à si peu de distance de sa famille et de ses amis.

– À si peu de distance, dites-vous ?Mais il y a près de cinquante milles entre Meryton et Hunsford.

– Qu’est-ce que cinquante milles, avec debonnes routes ? Guère plus d’une demi-journée de voyage.J’appelle cela une courte distance.

– Pour moi, s’écria Elizabeth, jamais jen’aurais compté cette « courte distance » parmi lesavantages présentés par le mariage de mon amie. Je ne trouve pasqu’elle soit établie à proximité de sa famille.

– Ceci prouve votre attachement pour leHertfordshire. En dehors des environs immédiats de Longbourn, toutpays vous semblerait éloigné, sans doute ?

En parlant ainsi, il eut un léger sourirequ’Elizabeth crut comprendre. Il supposait sans doute qu’ellepensait à Jane et à Netherfield ; aussi est-ce en rougissantqu’elle répondit :

– Je ne veux pas dire qu’une jeune femmene puisse être trop près de sa famille. Les distances sontrelatives, et quand un jeune ménage a les moyens de voyager,l’éloignement n’est pas un grand mal. Mr. et Mrs. Collins, bienqu’à leur aise, ne le sont pas au point de se permettre defréquents déplacements, et je suis sûre qu’il faudrait que ladistance fût réduite de moitié pour que mon amie s’estimât àproximité de sa famille.

Mr. Darcy rapprocha un peu son sièged’Elizabeth :

– Quant à vous, dit-il, il n’est paspossible que vous soyez aussi attachée à votre pays. Sûrement, vousn’avez pas toujours vécu à Longbourn.

Elizabeth eut un air surpris. Mr. Darcy parutse raviser. Reculant sa chaise, il prit un journal sur la table, yjeta les yeux, et poursuivit d’un ton détaché :

– Le Kent vous plaît-il ?

Suivit alors un court dialogue sur le pays,auquel mit fin l’entrée de Charlotte et de sa sœur qui revenaientde leurs courses. Ce tête-à-tête ne fut pas sans les étonner. Darcyraconta comment il avait, par erreur, dérangé miss Bennet, et aprèsêtre resté quelques minutes sans dire grand’chose, prit congé etquitta le presbytère.

– Qu’est-ce que cela signifie ?demanda Charlotte aussitôt après son départ. Il doit être amoureuxde vous, Eliza, sans quoi jamais il ne viendrait vous rendre visitesi familièrement.

Mais lorsque Elizabeth eut raconté combienDarcy s’était montré taciturne, cette supposition ne parut pas trèsvraisemblable, et on en vint à cette conclusion : Darcy étaitvenu parce qu’il n’avait rien de mieux à faire.

À cette époque, la chasse était fermée. Dansle château, il y avait bien lady Catherine, une bibliothèque et unbillard ; mais des jeunes gens ne peuvent rester enfermés dumatin au soir. Que ce fût la proximité du presbytère, l’agrément duchemin qui y conduisait ou des personnes qui l’habitaient, toujoursest-il que le colonel Fitzwilliam et Mr. Darcy en firent dès lorsle but presque quotidien de leurs promenades. Ils arrivaient àtoute heure, tantôt ensemble et tantôt séparément, parfois mêmeaccompagnés de leur tante. Il était visible que le colonelFitzwilliam était attiré par la société des trois jeunes femmes. Lasatisfaction qu’Elizabeth éprouvait à le voir, aussi bien quel’admiration qu’il laissait paraître pour elle, lui rappelaient sonancien favori, George Wickham, et si en les comparant elle trouvaitmoins de séduction aux manières du colonel Fitzwilliam, elle avaitl’impression que, des deux, c’était lui sans doute qui possédaitl’esprit le plus cultivé.

Mais Mr. Darcy ! Comment expliquer sesfréquentes apparitions au presbytère ? Ce ne pouvait être paramour de la société ? Il lui arrivait souvent de rester dixminutes sans ouvrir la bouche, et, quand il parlait, il semblaitque ce fût par nécessité plutôt que par plaisir. Rarement luivoyait-on de l’animation. La façon dont Fitzwilliam le plaisantaitsur son mutisme prouvait que, d’habitude, il n’était point aussitaciturne. Mrs. Collins ne savait qu’en penser. Elle eût aimé sepersuader que cette attitude était l’effet de l’amour, et l’objetde cet amour son amie Elizabeth. Pour résoudre ce problème, elle semit à observer Darcy, à Rosings et à Hunsford, mais sans grandsuccès. Il regardait certainement beaucoup Elizabeth, mais d’unemanière difficile à interpréter. Charlotte se demandait souvent sile regard attentif qu’il attachait sur elle contenait beaucoupd’admiration, et par moments il lui semblait simplement le regardd’un homme dont l’esprit est ailleurs. Une ou deux fois, Charlotteavait insinué devant son amie que Mr. Darcy nourrissait peut-êtreune préférence pour elle, mais Elizabeth s’était contentée de rire,et Mrs. Collins avait jugé sage de ne pas insister de peur de fairenaître des espérances stériles. Pour elle il ne faisait pas dedoute que l’antipathie d’Elizabeth aurait vite fait de s’évanouirsi elle avait pu croire qu’elle eût quelque pouvoir sur le cœur deMr. Darcy. Parfois, dans les projets d’avenir qu’elle faisait pourson amie, Charlotte la voyait épousant le colonel Fitzwilliam. Desdeux cousins, c’était sans contredit le plus agréable ; iladmirait Elizabeth, et sa situation faisait de lui un beau parti.Seulement, pour contre-balancer tous ces avantages, Mr. Darcy avaitune influence considérable dans le monde clérical, tandis que soncousin n’en possédait aucune.

XXXIII

Plus d’une fois Elizabeth, en se promenantdans le parc, rencontra Mr. Darcy à l’improviste. Elle trouvaitassez étrange la malchance qui l’amenait dans un endroitordinairement si solitaire, et elle eut soin de l’informer que cecoin du parc était sa retraite favorite. Une seconde rencontreaprès cet avertissement était plutôt singulière ; elle eutlieu cependant, et une autre encore. Était-ce pour l’ennuyer oupour s’imposer à lui-même une pénitence ? Car il ne secontentait point dans ces occasions de lui dire quelques mots depolitesse et de poursuivre son chemin, mais paraissait croirenécessaire de l’accompagner dans sa promenade. Il ne se montraitjamais très bavard, et, de son côté, Elizabeth ne faisait guère defrais. Au cours de la troisième rencontre, cependant, elle futfrappée des questions bizarres et sans lien qu’il lui posait surl’agrément de son séjour à Hunsford ; sur son goût pour lespromenades solitaires ; sur ce qu’elle pensait de la félicitédu ménage Collins ; enfin, comme il était question de Rosingset de la disposition intérieure des appartements qu’elle disait nepas bien connaître, Darcy avait eu l’air de penser que lorsqu’ellereviendrait dans le Kent, elle séjournerait cette fois au château.Voilà du moins ce qu’Elizabeth crut comprendre. Était-ce possiblequ’en parlant ainsi il pensât au colonel Fitzwilliam ? Si cesparoles avaient un sens, il voulait sans doute faire allusion à cequi pourrait se produire de ce côté. Cette pensée troubla quelquepeu Elizabeth qui fut heureuse de se retrouver seule à l’entrée dupresbytère.

Un jour qu’en promenade elle relisait unelettre de Jane et méditait certains passages qui laissaient devinerla mélancolie de sa sœur, Elizabeth, en levant les yeux, se trouvaface à face, non point cette fois avec Mr. Darcy, mais avec lecolonel Fitzwilliam.

– Je ne savais pas que vous vouspromeniez jamais de ce côté, dit-elle avec un sourire en repliantsa lettre.

– Je viens de faire le tour complet duparc comme je le fais généralement à chacun de mes séjours, et jepensais terminer par une visite à Mrs. Collins. Continuez-vousvotre promenade ?

– Non, j’étais sur le point derentrer.

Ils reprirent ensemble le chemin dupresbytère.

– Avez-vous toujours le projet de partirsamedi prochain ?

– Oui, si Darcy ne remet pas encore notredépart. Je suis ici à sa disposition et il arrange tout à saguise.

– Et si l’arrangement ne le satisfaitpoint, il a toujours eu le plaisir de la décision. Je ne connaispersonne qui semble goûter plus que Mr. Darcy le pouvoir d’agir àsa guise.

– Certes, il aime faire ce qui luiplaît ; mais nous en sommes tous là. Il a seulement poursuivre son inclination plus de facilité que bien d’autres, parcequ’il est riche et que tout le monde ne l’est pas. J’en parle enconnaissance de cause. Les cadets de famille, vous le savez, sonthabitués à plus de dépendance et de renoncements.

– Je ne me serais pas imaginé que le filscadet d’un comte avait de tels maux à supporter. Sérieusement, queconnaissez-vous de la dépendance et des renoncements ? Quandle manque d’argent vous a-t-il empêché d’aller où vous vouliez oude vous accorder une fantaisie ?

– Voilà des questions bien directes. Non,il faut que je l’avoue, je n’ai pas eu à souffrir beaucoup d’ennuisde ce genre. Mais le manque de fortune peut m’exposer à desépreuves plus graves. Les cadets de famille, vous le savez, nepeuvent guère se marier selon leur choix.

– À moins que leur choix ne se porte surdes héritières, ce qui arrive, je crois, assez fréquemment.

– Nos habitudes de vie nous rendent tropdépendants, et peu d’hommes de mon rang peuvent se marier sanstenir compte de la fortune.

« Ceci serait-il pour moi ? »se demanda Elizabeth que cette idée fit rougir. Mais se reprenant,elle dit avec enjouement :

– Et quel est, s’il vous plaît, le prixordinaire du fils cadet d’un comte ? À moins que le frère aînéne soit d’une santé spécialement délicate, vous ne demandez pas, jepense, plus de cinquante mille livres ?

Il lui répondit sur le même ton, puis, pourrompre un silence qui aurait pu laisser croire qu’elle étaitaffectée de ce qu’il avait dit, Elizabeth reprit bientôt :

– J’imagine que votre cousin vous a amenépour le plaisir de sentir près de lui quelqu’un qui soit à sonentière disposition. Je m’étonne qu’il ne se marie pas, car lemariage lui assurerait cette commodité d’une façon permanente. Maispeut-être sa sœur lui suffit-elle pour l’instant ; il doitfaire d’elle ce que bon lui semble puisqu’elle est sous sa seuledirection.

– Non, répliqua le colonel Fitzwilliam,c’est un avantage qu’il partage avec moi, car nous sommes tous deuxco-tuteurs de miss Darcy.

– Vraiment ? Et dites-moi doncquelle sorte de tuteur vous faites ? Votre pupille vousdonne-t-elle beaucoup de peine ? Les jeunes filles de cet âgesont parfois difficiles à mener, et si c’est une vraie Darcy elleest sans doute assez indépendante.

Comme elle prononçait ces paroles, elleremarqua que Fitzwilliam la regardait attentivement, et la façondont il lui demanda pourquoi elle supposait que la tutelle de missDarcy pût lui donner quelque peine convainquit Elizabeth qu’elleavait, d’une manière ou d’une autre, touché la vérité.

– N’ayez aucune crainte, répliqua-t-elleaussitôt. Je n’ai jamais entendu médire, si peu que ce soit, devotre pupille, et je suis persuadée de sa docilité. Deux dames dema connaissance ne jurent que par elle, Mrs. Hurst et missBingley ; – il me semble vous avoir entendu dire que vous lesconnaissiez aussi.

– Je les connais un peu. Leur frère estun homme aimable et bien élevé, et c’est le grand ami de Darcy.

– Oh ! je sais, dit Elizabeth un peusèchement. Mr. Darcy montre beaucoup de bonté pour Mr. Bingley etveille sur lui avec une extraordinaire sollicitude.

– Oui, je crois en effet que Darcy veillesur son ami qui, sous certains rapports, a besoin d’être guidé. Unechose qu’il m’a dite en venant ici m’a même fait supposer queBingley lui doit à ce titre quelque reconnaissance. Mais je parlepeut-être un peu vite, car rien ne m’assure que Bingley soit lapersonne dont il était question. C’est pure conjecture de mapart.

– De quoi s’agissait-il ?

– D’une circonstance dont Darcy désirecertainement garder le secret, car, s’il devait en revenir quelquechose à la famille intéressée, ce serait fort désobligeant.

– Vous pouvez compter sur madiscrétion.

– Et notez bien que je ne suis pascertain qu’il s’agisse de Bingley. Darcy m’a simplement dit qu’ilse félicitait d’avoir sauvé dernièrement un ami du danger d’unmariage imprudent. J’ai supposé que c’était Bingley dont ils’agissait parce qu’il me semble appartenir à la catégorie desjeunes gens capables d’une étourderie de ce genre, et aussi parceque je savais que Darcy et lui avaient passé l’été ensemble.

– Mr. Darcy vous a-t-il donné les raisonsde son intervention ?

– J’ai compris qu’il y avait contre lajeune fille des objections très sérieuses.

– Et quels moyens habiles a-t-il employéspour les séparer ?

– Il ne m’a pas conté ce qu’il avaitfait, dit Fitzwilliam en souriant ; il m’a dit seulement ceque je viens de vous répéter.

Elizabeth ne répondit pas et continuad’avancer, le cœur gonflé d’indignation. Après l’avoir observée unmoment, Fitzwilliam lui demanda pourquoi elle était sisongeuse.

– Je pense à ce que vous venez de medire. La conduite de votre cousin m’étonne. Pourquoi s’est-il faitjuge en cette affaire ?

– Vous trouvez son interventionindiscrète ?

– Je ne vois pas quel droit avait Mr.Darcy de désapprouver l’inclination de son ami, ni de décidercomment celui-ci pouvait trouver le bonheur. Mais, dit-elle en seressaisissant, comme nous ignorons tous les détails il n’est pasjuste de le condamner. On peut supposer aussi que le sentiment deson ami n’était pas très profond.

– Cette supposition n’est pasinvraisemblable, dit Fitzwilliam, mais elle enlève singulièrementde sa valeur à la victoire de mon cousin.

Ce n’était qu’une réflexion plaisante, maisqui parut à Elizabeth peindre très justement Mr. Darcy. Craignant,si elle poursuivait ce sujet, n’être plus maîtresse d’elle-même, lajeune fille changea brusquement la conversation, et il ne fut plusquestion que de choses indifférentes jusqu’à l’arrivée aupresbytère.

Dès que le visiteur fut parti, elle eut leloisir de réfléchir longuement à ce qu’elle venait d’entendre. Surl’identité des personnages elle ne pouvait avoir de doute : iln’y avait pas deux hommes sur qui Mr. Darcy pût avoir une influenceaussi considérable. Elizabeth avait toujours supposé qu’il avait dûcoopérer au plan suivi pour séparer Bingley de Jane, mais elle enattribuait l’idée principale et la réalisation à miss Bingley.Cependant, si Mr. Darcy ne se vantait pas, c’était lui, c’étaientson orgueil et son caprice qui étaient la cause de tout ce que Janeavait souffert et souffrait encore. Il avait brisé pour un tempstout espoir de bonheur dans le cœur le plus tendre, le plusgénéreux qui fût ; et le mal qu’il avait causé, nul n’enpouvait prévoir la durée.

« Il y avait des objections sérieusescontre la jeune fille, » avait dit le colonel Fitzwilliam. Cesobjections étaient sans nul doute qu’elle avait un oncle avoué dansune petite ville, et un autre dans le commerce à Londres. « ÀJane, que pourrait-on reprocher ? se disait Elizabeth. Jane,le charme et la bonté personnifiés, dont l’esprit est siraisonnable et les manières si séduisantes ! Contre mon pèrenon plus on ne peut rien dire ; malgré son originalité, il aune intelligence que Mr. Darcy peut ne point dédaigner, et unerespectabilité à laquelle lui-même ne parviendra peut-êtrejamais. » À la pensée de sa mère, elle sentit sa confiances’ébranler. Mais non, ce genre d’objection ne pouvait avoir depoids aux yeux de Mr. Darcy dont l’orgueil, elle en était sûre,était plus sensible à l’infériorité du rang qu’au manque dejugement de la famille où voulait entrer son ami. Elizabeth finitpar conclure qu’il avait été poussé par une détestable fierté, etsans doute aussi par le désir de conserver Bingley pour sasœur.

L’agitation et les larmes qui furent l’effetde ces réflexions provoquèrent une migraine dont Elizabethsouffrait tellement vers le soir que, sa répugnance à revoir Mr.Darcy aidant, elle décida de ne pas accompagner ses cousins àRosings où ils étaient invités à aller prendre le thé. Mrs.Collins, voyant qu’elle était réellement souffrante, n’insista paspour la faire changer d’avis mais Mr. Collins ne lui cacha pointqu’il craignait fort que lady Catherine ne fût mécontente en voyantqu’elle était restée au logis.

XXXIV

Comme si elle avait pris à tâche des’exaspérer encore davantage contre Mr. Darcy, Elizabeth, une foisseule, se mit à relire les lettres que Jane lui avait écritesdepuis son arrivée à Hunsford. Aucune ne contenait de plaintespositives mais toutes trahissaient l’absence de cet enjouement quiétait le caractère habituel de son style et qui, procédant de lasérénité d’un esprit toujours en paix avec les autres et aveclui-même, n’avait été que rarement troublé.

Elizabeth notait toutes les phrases empreintesde tristesse avec une attention qu’elle n’avait pas mise à lapremière lecture. La façon dont Mr. Darcy se glorifiait de lasouffrance par lui infligée augmentait sa compassion pour lechagrin de sa sœur. C’était une consolation de penser que le séjourde Mr. Darcy à Rosings se terminait le surlendemain ; c’enétait une autre, et plus grande, de se dire que dans moins dequinze jours elle serait auprès de Jane et pourrait contribuer à laguérison de son cœur de tout le pouvoir de son affectionfraternelle.

En songeant au départ de Darcy elle se rappelaque son cousin partait avec lui, mais le colonel Fitzwilliam avaitmontré clairement que ses amabilités ne tiraient pas à conséquenceet, tout charmant qu’il était, elle n’avait nulle envie de serendre malheureuse à cause de lui.

Elle en était là de ses réflexions lorsque leson de la cloche d’entrée la fit tressaillir. Était-ce, par hasard,le colonel Fitzwilliam, dont les visites étaient quelquefois asseztardives, qui venait prendre de ses nouvelles ? Un peutroublée par cette idée, elle la repoussa aussitôt et reprenait soncalme quand elle vit, avec une extrême surprise, Mr. Darcy entrerdans la pièce.

Il se hâta tout d’abord de s’enquérir de sasanté, expliquant sa visite par le désir qu’il avait d’apprendrequ’elle se sentait mieux. Elle lui répondit avec une politessepleine de froideur. Il s’assit quelques instants, puis, serelevant, se mit à arpenter la pièce. Elizabeth saisie d’étonnementne disait mot. Après un silence de plusieurs minutes, il s’avançavers elle et, d’un air agité, débuta ainsi :

– En vain ai-je lutté. Rien n’y fait. Jene puis réprimer mes sentiments. Laissez-moi vous dire l’ardeuravec laquelle je vous admire et je vous aime.

Elizabeth stupéfaite le regarda, rougit, sedemanda si elle avait bien entendu et garda le silence. Mr. Darcycrut y voir un encouragement et il s’engagea aussitôt dans l’aveude l’inclination passionnée que depuis longtemps il ressentait pourelle.

Il parlait bien, mais il avait en dehors deson amour d’autres sentiments à exprimer et, sur ce chapitre, il nese montra pas moins éloquent que sur celui de sa passion. Laconviction de commettre une mésalliance, les obstacles de familleque son jugement avait toujours opposés à son inclination, toutcela fut détaillé avec une chaleur bien naturelle, si l’on songeaitau sacrifice que faisait sa fierté, mais certainement peu propre àplaider sa cause.

En dépit de sa profonde antipathie, Elizabethne pouvait rester insensible à l’hommage que représentait l’amourd’un homme tel que Mr. Darcy. Sans que sa résolution en fûtébranlée un instant, elle commença par se sentir peinée du chagrinqu’elle allait lui causer, mais, irritée par la suite de sondiscours, sa colère supprima toute compassion, et elle essayaseulement de se dominer pour pouvoir lui répondre avec calmelorsqu’il aurait terminé. Il conclut en lui représentant la forced’un sentiment que tous ses efforts n’avaient pas réussi à vaincreet en exprimant l’espoir qu’elle voudrait bien y répondre en luiaccordant sa main. Tandis qu’il prononçait ces paroles, il étaitfacile de voir qu’il ne doutait pas de recevoir une réponsefavorable. Il parlait bien de crainte, d’anxiété, mais sacontenance exprimait la sécurité. Rien n’était plus fait pourexaspérer Elizabeth, et, dès qu’il eut terminé, elle lui répondit,les joues en feu :

– En des circonstances comme celle-ci, jecrois qu’il est d’usage d’exprimer de la reconnaissance pour lessentiments dont on vient d’entendre l’aveu. C’est chose naturelle,et si je pouvais éprouver de la gratitude, je vous remercierais.Mais je ne le puis pas. Je n’ai jamais recherché votre affection,et c’est certes très à contre-cœur que vous me la donnez. Jeregrette d’avoir pu causer de la peine à quelqu’un, mais je l’aifait sans le vouloir, et cette peine, je l’espère, sera de courtedurée. Les sentiments qui, me dites-vous, ont retardé jusqu’icil’aveu de votre inclination, n’auront pas de peine à en triompheraprès cette explication.

Mr. Darcy qui s’appuyait à la cheminée, lesyeux fixés sur le visage d’Elizabeth, accueillit ces paroles avecautant d’irritation que de surprise. Il pâlit de colère, et sonvisage refléta le trouble de son esprit. Visiblement, il luttaitpour reconquérir son sang-froid et il n’ouvrit la bouche quelorsqu’il pensa y être parvenu. Cette pause sembla terrible àElizabeth. Enfin, d’une voix qu’il réussit à maintenir calme, ilreprit :

– Ainsi, c’est là toute la réponse quej’aurai l’honneur de recevoir ! Puis-je savoir, du moins,pourquoi vous me repoussez avec des formes que n’atténue aucuneffort de politesse ? Mais, au reste, peu importe !

– Je pourrais aussi bien vous demander,répliqua Elizabeth, pourquoi, avec l’intention évidente de meblesser, vous venez me dire que vous m’aimez contre votre volonté,votre raison, et même le souci de votre réputation. N’est-ce pas làune excuse pour mon impolitesse – si impolitesse il y a ? –Mais j’ai d’autres sujets d’offense et vous ne les ignorez pas.Quand vous ne m’auriez pas été indifférent, quand même j’aurais eude la sympathie pour vous, rien au monde n’aurait pu me faireaccepter l’homme responsable d’avoir ruiné, peut-être pourtoujours, le bonheur d’une sœur très aimée.

À ces mots, Mr. Darcy changea de couleur maisson émotion fut de courte durée, et il ne chercha même pas àinterrompre Elizabeth qui continuait :

– J’ai toutes les raisons du monde devous mal juger : aucun motif ne peut excuser le rôle injusteet peu généreux que vous avez joué en cette circonstance. Vousn’oserez pas, vous ne pourrez pas nier que vous avez été leprincipal, sinon le seul artisan de cette séparation, que vous avezexposé l’un à la censure du monde pour sa légèreté et l’autre à sadérision pour ses espérances déçues, en infligeant à tous deux lapeine la plus vive.

Elle s’arrêta et vit non sans indignation queDarcy l’écoutait avec un air parfaitement insensible. Il avait mêmeen la regardant un sourire d’incrédulité affectée.

– Nierez-vous l’avoir fait ?répéta-t-elle.

Avec un calme forcé, il répondit :

– Je ne cherche nullement à nier que j’aifait tout ce que j’ai pu pour séparer mon ami de votre sœur, ni queje me suis réjoui d’y avoir réussi. J’ai été pour Bingley plusraisonnable que pour moi-même.

Elizabeth parut dédaigner cette réflexionaimable mais le sens ne lui en échappa point et, de plus en plusanimée, elle reprit :

– Ceci n’est pas la seule raison de monantipathie. Depuis longtemps, mon opinion sur vous était faite.J’ai appris à vous connaître par les révélations que m’a faites Mr.Wickham, voilà déjà plusieurs mois. À ce sujet, qu’avez-vous àdire ? Quel acte d’amitié imaginaire pouvez-vous invoquer pourvous défendre ou de quelle façon pouvez-vous dénaturer les faitspour en donner une version qui vous soit avantageuse ?

– Vous prenez un intérêt bien vif auxaffaires de ce gentleman, dit Darcy d’un ton moins froid, tandisque son visage s’enflammait.

– Qui pourrait n’en point éprouver, quandon connaît son infortune ?

– Son infortune ? répéta Darcy d’unton méprisant. Son infortune est grande, en vérité !

– Et vous en êtes l’auteur. C’est vousqui l’avez réduit à la pauvreté, – pauvreté relative, je le veuxbien. C’est vous qui l’avez frustré d’avantages que vous lui saviezdestinés ; vous avez privé toute sa jeunesse de l’indépendanceà laquelle il avait droit. Vous avez fait tout cela, et la mentionde son infortune n’excite que votre ironie ?

– Alors, s’écria Darcy arpentant la pièceavec agitation, voilà l’opinion que vous avez de moi ! Je vousremercie de me l’avoir dite aussi clairement. Les charges énuméréesdans ce réquisitoire, certes, sont accablantes ; maispeut-être, dit-il en suspendant sa marche et en se tournant verselle, auriez-vous fermé les yeux sur ces offenses si votreamour-propre n’avait pas été froissé par la confession honnête desscrupules qui m’ont longtemps empêché de prendre une décision. Cesaccusations amères n’auraient peut-être pas été formulées si, avecplus de diplomatie, j’avais dissimulé mes luttes et vous avaisaffirmé que j’étais poussé par une inclination pure et sansmélange, par la raison, par le bon sens, par tout enfin. Mais ladissimulation sous n’importe quelle forme m’a toujours faithorreur. Je ne rougis pas d’ailleurs des sentiments que je vous aiexposés ; ils sont justes et naturels. Pouviez-vous vousattendre à ce que je me réjouisse de l’infériorité de votreentourage ou que je me félicite de nouer des liens de parenté avecdes personnes dont la condition sociale est si manifestementau-dessous de la mienne ?

La colère d’Elizabeth grandissait de minute enminute. Cependant, grâce à un violent effort sur elle-même, elleparvint à se contenir et répondit :

– Vous vous trompez, Mr. Darcy, si voussupposez que le mode de votre déclaration a pu me causer un autreeffet que celui-ci : il m’a épargné l’ennui que j’auraiséprouvé à vous refuser si vous vous étiez exprimé d’une manièreplus digne d’un gentleman.

Il tressaillit, mais la laissacontinuer :

– Sous quelque forme que se fût produitevotre demande, jamais je n’aurais eu la tentation de l’agréer.

De plus en plus étonné, Darcy la considéraitavec une expression mêlée d’incrédulité et de mortification pendantqu’elle poursuivait :

– Depuis le commencement, je pourraisdire dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai été frappée parvotre fierté, votre orgueil et votre mépris égoïste des sentimentsd’autrui. Il n’y avait pas un mois que je vous connaissais et déjàje sentais que vous étiez le dernier homme du monde que jeconsentirais à épouser.

– Vous en avez dit assez, mademoiselle.Je comprends parfaitement vos sentiments et il ne me reste plusqu’à regretter d’avoir éprouvé les miens. Pardonnez-moi d’avoirabusé de votre temps et acceptez mes meilleurs vœux pour votresanté et votre bonheur.

Il sortit rapidement sur ces mots et, uninstant après, Elizabeth entendait la porte de la maison serefermer sur lui. Le tumulte de son esprit était extrême.Tremblante d’émotion, elle se laissa tomber sur un siège et pleurapendant un long moment. Toute cette scène lui semblait incroyable.Était-il possible que Mr. Darcy eût pu être épris d’elle depuis desmois, épris au point de vouloir l’épouser en dépit de toutes lesobjections qu’il avait opposées au mariage de son ami avecJane ? C’était assez flatteur pour elle d’avoir inspiréinconsciemment un sentiment aussi profond, mais l’abominable fiertéde Mr. Darcy, la façon dont il avait parlé de Mr. Wickham sansessayer de nier la cruauté de sa propre conduite, eurent vite faitd’éteindre la pitié dans le cœur d’Elizabeth un instant ému par lapensée d’un tel amour. Ces réflexions continuèrent à l’agiterjusqu’au moment où le roulement de la voiture de lady Catherine sefit entendre. Se sentant incapable d’affronter le regardobservateur de Charlotte, elle s’enfuit dans sa chambre.

XXXV

À son réveil, Elizabeth retrouva les penséeset les réflexions sur lesquelles elle s’était endormie. Elle nepouvait revenir de la surprise qu’elle avait éprouvée laveille ; il lui était impossible de penser à autre chose.Incapable de se livrer à une occupation suivie, elle résolut deprendre un peu d’exercice après le déjeuner. Elle se dirigeait versson endroit favori lorsque l’idée que Mr. Darcy venait parfois dece côté l’arrêta. Au lieu d’entrer dans le parc, elle suivit lesentier qui l’éloignait de la grand’route, tout en longeant lagrille. Saisie par le charme de cette matinée printanière, elles’arrêta à l’une des portes et jeta un coup d’œil dans le parc.L’aspect de la campagne avait beaucoup changé pendant les cinqsemaines qu’elle avait passées à Hunsford et les arbres les plusprécoces verdissaient à vue d’œil.

Elizabeth allait reprendre sa promenadelorsqu’elle aperçut une silhouette masculine dans le bosquet quiformait la lisière du parc. Craignant que ce ne fût Mr. Darcy, ellese hâta de battre en retraite ; mais celui qu’elle voulaitéviter était déjà assez près pour la voir et il fit rapidementquelques pas vers elle en l’appelant par son nom. Elizabeth fitvolte-face et revint vers la porte. Mr. Darcy y arrivait en mêmetemps qu’elle, et, lui tendant une lettre qu’elle pritinstinctivement, il lui dit avec un calme hautain :

– Je me promenais par ici depuis quelquetemps dans l’espoir de vous rencontrer. Voulez-vous me fairel’honneur de lire cette lettre ? – Sur quoi, après un légersalut, il rentra dans le parc et fut bientôt hors de vue.

Sans en attendre aucune satisfaction, maisavec une vive curiosité, Elizabeth ouvrit l’enveloppe et futsurprise d’y trouver deux grandes feuilles entièrement couvertesd’une écriture fine et serrée. Elle se mit à lire aussitôt tout enmarchant. La lettre contenait ce qui suit :

» Rosings, huit heures du matin.

« Ne craignez pas, Mademoiselle, enouvrant cette lettre, que j’aie voulu y renouveler l’aveu de messentiments et la demande qui vous ont si fort offusquée hier soir.Je n’éprouve pas le moindre désir de vous importuner, non plus quecelui de m’abaisser en revenant sur une démarche que nous nesaurions oublier trop tôt l’un et l’autre. Je n’aurais pas eu lapeine d’écrire cette lettre ni de vous la lire, si le soin de maréputation ne l’avait exigé. Vous excuserez donc la liberté que jeprends de demander toute votre attention. Ce que je ne sauraisattendre de votre sympathie, je crois pouvoir le réclamer de votrejustice.

« Vous m’avez chargé hier de deuxaccusations différentes de nature aussi bien que de gravité. Lapremière de ces accusations c’est que, sans égard pour lessentiments de l’un et de l’autre, j’avais détaché Mr. Bingley devotre sœur. La seconde c’est qu’au mépris de revendicationslégitimes, au mépris des sentiments d’honneur et d’humanité j’avaisbrisé la carrière et ruiné les espérances d’avenir de Mr. Wickham.Avoir ainsi volontairement et d’un cœur léger rejeté le compagnonde ma jeunesse, le favori de mon père, le jeune homme qui nepouvait guère compter que sur notre protection et avait été élevédans l’assurance qu’elle ne lui manquerait pas, témoignerait d’uneperversion à laquelle le tort de séparer deux jeunes gens dontl’affection remontait à peine à quelquessemaines ne peut se comparer. Du blâme sévère quevous m’avez si généreusement infligé hier soir, j’espère cependantme faire absoudre lorsque la suite de cette lettre vous aura miseau courant de ce que j’ai fait et des motifs qui m’ont fait agir.Si, au cours de cette explication que j’ai le droit de vous donner,je me trouve obligé d’exprimer des sentiments qui vous offensent,croyez bien que je le regrette, mais je ne puis faire autrement, etm’en excuser de nouveau serait superflu.

« Je n’étais pas depuis longtemps enHertfordshire lorsque je m’aperçus avec d’autres que Bingley avaitdistingué votre sœur entre toutes les jeunes filles du voisinage,mais c’est seulement le soir du bal de Netherfield que je commençaià craindre que cette inclination ne fût vraiment sérieuse. Cen’était pas la première fois que je le voyais amoureux. Au bal,pendant que je dansais avec vous, une réflexion de sir WilliamLucas me fit comprendre pour la première fois que l’empressement deBingley auprès de votre sœur avait convaincu tout le monde de leurprochain mariage. Sir William en parlait comme d’un événement dontla date seule était indéterminée. À partir de ce moment, j’observaiBingley de plus près et je m’aperçus que son inclination pour missBennet dépassait ce que j’avais remarqué jusque-là. J’observaiaussi votre sœur : ses manières étaient ouvertes, joyeuses etengageantes comme toujours mais sans rien qui dénotât unepréférence spéciale et je demeurai convaincu, après un examenattentif, que si elle accueillait les attentions de mon ami avecplaisir elle ne les provoquait pas en lui laissant voir qu’ellepartageait ses sentiments. Si vous ne vous êtes pas trompéevous-même sur ce point, c’est moi qui dois être dans l’erreur. Laconnaissance plus intime que vous avez de votre sœur rend cettesupposition probable. Dans ce cas, je me suis trouvé lui infligerune souffrance qui légitime votre ressentiment ; mais jen’hésite pas à dire que la sérénité de votre sœur aurait donné àl’observateur le plus vigilant l’impression que, si aimable que fûtson caractère, son cœur ne devait pas être facile à toucher.J’étais, je ne le nie pas, désireux de constater son indifférence,mais je puis dire avec sincérité que je n’ai pas l’habitude delaisser influencer mon jugement par mes désirs ou par mes craintes.J’ai cru à l’indifférence de votre sœur pour mon ami, non parce queje souhaitais y croire, mais parce que j’en étais réellementpersuadé.

« Les objections que je faisais à cemariage n’étaient pas seulement celles dont je vous ai dit hiersoir qu’il m’avait fallu pour les repousser toute la force d’unepassion profonde. Le rang social de la famille dans laquelle ildésirait entrer ne pouvait avoir pour mon ami la même importanceque pour moi, mais il y avait d’autres motifs de répugnance, motifsqui se rencontrent à un égal degré dans les deux cas, mais que j’aipour ma part essayé d’oublier parce que les inconvénients que jeredoutais n’étaient plus immédiatement sous mes yeux. Ces motifsdoivent être exposés brièvement.

« La parenté du côté de votre mère bienqu’elle fût pour moi un obstacle n’était rien en comparaison dufaible sentiment des convenances trop souvent trahi par elle-même,par vos plus jeunes sœurs, parfois aussi par votre père.Pardonnez-moi ; il m’est pénible de vous blesser, mais, dansla contrariété que vous éprouvez à entendre blâmer votre entourage,que ce soit pour vous une consolation de penser que ni vous, nivotre sœur, n’avez jamais donné lieu à la moindre critique de cegenre, et cette louange que tous se plaisent à vous décerner faitsingulièrement honneur au caractère et au bon sens de chacune. Jedois dire que ce qui se passa le soir du bal confirma mon jugementet augmenta mon désir de préserver mon ami de ce que je considéraiscomme une alliance regrettable.

« Comme vous vous en souvenez, il quittaNetherfield le lendemain avec l’intention de revenir peu de joursaprès. Le moment est venu maintenant d’expliquer mon rôle en cetteaffaire. L’inquiétude de miss Bingley avait été égalementéveillée ; la similitude de nos impressions fut bientôtdécouverte, et, convaincus tous deux qu’il n’y avait pas de temps àperdre si nous voulions détacher son frère, nous résolûmes de lerejoindre à Londres où, à peine arrivé, j’entrepris de fairecomprendre à mon ami les inconvénients certains d’un tel choix. Jene sais à quel point mes représentations auraient ébranlé ouretardé sa détermination, mais je ne crois pas qu’en fin de compteelles eussent empêché le mariage sans l’assurance que je n’hésitaipas à lui donner de l’indifférence de votre sœur. Il avait crujusque-là qu’elle lui rendait son affection sincèrement sinon avecune ardeur comparable à la sienne, mais Bingley a beaucoup demodestie naturelle et se fie volontiers à mon jugement plus qu’ausien. Le convaincre qu’il s’était trompé ne fut pas chosedifficile ; le persuader ensuite de ne pas retourner àNetherfield fut l’affaire d’un instant.

« Je ne puis me reprocher d’avoir agi dela sorte ; mais il y a autre chose dans ma conduite en cetteaffaire, qui me cause moins de satisfaction. C’est d’avoir consentià des mesures ayant pour objet de laisser ignorer à mon ami laprésence de votre sœur à Londres. J’en étais instruit moi-mêmeaussi bien que miss Bingley, mais son frère n’en a jamais rien su.Ses sentiments ne me semblaient pas encore assez calmés pour qu’ilpût risquer sans danger de la revoir. Peut-être cette dissimulationn’était-elle pas digne de moi. En tout cas, la chose est faite etj’ai agi avec les meilleures intentions. Je n’ai rien de plus àajouter sur ce sujet, pas d’autres explications à offrir. Si j’aicausé de la peine à votre sœur, je l’ai fait sans m’en douter, etles motifs de ma conduite, qui doivent naturellement vous semblerinsuffisants, n’ont pas perdu à mes yeux leur valeur.

« Quant à l’accusation plus grave d’avoirfait tort à Mr. Wickham, je ne puis la réfuter qu’en mettant sousvos yeux le récit de ses relations avec ma famille. J’ignore cedont il m’a particulièrement accusé ; mais de la vérité de cequi va suivre, je puis citer plusieurs témoins dont la bonne foiest incontestable.

« Mr. Wickham est le fils d’un hommeextrêmement respectable qui, pendant de longues années, eut à régirtout le domaine de Pemberley. En reconnaissance du dévouement qu’ilapporta dans l’accomplissement de cette tâche, mon père s’occupaavec une bienveillance sans bornes de George Wickham qui était sonfilleul. Il se chargea des frais de son éducation au collège et àCambridge ; – aide inappréciable pour Mr. Wickham qui,toujours dans la gêne par suite de l’extravagance de sa femme, setrouvait dans l’impossibilité de faire donner à son filsl’éducation d’un gentleman.

« Mon père, non seulement aimait lasociété de ce jeune homme dont les manières ont toujours étéséduisantes, mais l’avait en haute estime ; il souhaitait luivoir embrasser la carrière ecclésiastique et se promettait d’aiderà son avancement. Pour moi, il y avait fort longtemps que j’avaiscommencé à le juger d’une façon différente. Les dispositionsvicieuses et le manque de principes qu’il prenait soin dedissimuler à son bienfaiteur ne pouvaient échapper à un jeune hommedu même âge ayant l’occasion, qui manquait à mon père, de le voirdans des moments où il s’abandonnait à sa nature.

« Me voilà de nouveau dans l’obligationde vous faire de la peine, – en quelle mesure, je ne sais. – Lesoupçon qui m’est venu sur la nature des sentiments que vous ainspirés George Wickham ne doit pas m’empêcher de vous dévoiler sonvéritable caractère et me donne même une raison de plus de vous eninstruire.

« Mon excellent père mourut il y a cinqans, et, jusqu’à la fin, son affection pour George Wickham ne sedémentit point. Dans son testament il me recommandait toutparticulièrement de favoriser l’avancement de son protégé dans lacarrière de son choix et, au cas où celui-ci entrerait dans lesordres, de le faire bénéficier d’une cure importante qui est unbien de famille aussitôt que les circonstances la rendraientvacante. Il lui laissait de plus un legs de mille livres.

« Le père de Mr. Wickham ne survécut paslongtemps au mien et, dans les six mois qui suivirent cesévénements, George Wickham m’écrivit pour me dire qu’il avaitfinalement décidé de ne pas entrer dans les ordres. En conséquence,il espérait que je trouverais naturel son désir de voir transformeren un avantage pécuniaire la promesse du bénéfice ecclésiastiquefaite par mon père : « Je me propose, ajoutait-il, defaire mes études de droit, et vous devez vous rendre compte que larente de mille livres sterling est insuffisante pour me fairevivre. » J’aurais aimé à le croire sincère ; en tout cas,j’étais prêt à accueillir sa demande car je savais pertinemmentqu’il n’était pas fait pour être clergyman. L’affaire fut doncrapidement conclue : en échange d’une somme de trois millelivres, Mr. Wickham abandonnait toute prétention à se faireassister dans la carrière ecclésiastique, dût-il jamais y entrer.Il semblait maintenant que toutes relations dussent être rompuesentre nous. Je ne l’estimais pas assez pour l’inviter à Pemberley,non plus que pour le fréquenter à Londres. C’est là, je crois,qu’il vivait surtout, mais ses études de droit n’étaient qu’unsimple prétexte ; libre maintenant de toute contrainte, ilmenait une existence de paresse et de dissipation. Pendant troisans c’est à peine si j’entendis parler de lui. Mais au bout de cetemps, la cure qui, jadis, lui avait été destinée, se trouvantvacante par suite de la mort de son titulaire, il m’écrivit denouveau pour me demander de la lui réserver. Sa situation, medisait-il, – et je n’avais nulle peine à le croire, – était desplus gênées ; il avait reconnu que le droit était une carrièresans avenir et, si je consentais à lui accorder le bénéfice enquestion, il était maintenant fermement résolu à se faire ordonner.Mon assentiment lui semblait indubitable car il savait que jen’avais pas d’autre candidat qui m’intéressât spécialement, et jene pouvais, certainement, avoir oublié le vœu de mon père à cesujet.

« J’opposai à cette demande un refusformel. Vous ne m’en blâmerez pas, je pense, non plus que d’avoirrésisté à toutes les tentations du même genre qui suivirent. Sonressentiment fut égal à la détresse de sa situation, et je suispersuadé qu’il s’est montré aussi violent dans les propos qu’ilvous a tenus sur moi que dans les reproches que je reçus de lui àcette époque. Après quoi, tous rapports cessèrent entre nous.Comment vécut-il, je l’ignore ; mais, l’été dernier, je leretrouvai sur mon chemin dans une circonstance extrêmement pénible,que je voudrais oublier, et que, seule, cette explication me décideà vous dévoiler. Ainsi prévenue, je ne doute pas de votrediscrétion.

« Ma sœur, dont je suis l’aîné de plus dedix ans, a été placée sous une double tutelle, la mienne et celledu neveu de ma mère, le colonel Fitzwilliam. Il y a un an environ,je la retirai de pension et l’installai à Londres. Quand vint l’étéelle partit pour Ramsgate avec sa dame de compagnie. À Ramsgate serendit aussi Mr. Wickham, et certainement à dessein, car ondécouvrit ensuite qu’il avait des relations antérieures avec Mrs.Younge, la dame de compagnie, sur l’honorabilité de laquelle nousavions été indignement trompés. Grâce à sa connivence et à sonaide, il arriva si bien à toucher Georgiana, dont l’âme affectueuseavait gardé un bon souvenir de son grand camarade d’enfance,qu’elle finit par se croire éprise au point d’accepter de s’enfuiravec lui. Son âge, quinze ans à peine, est sa meilleure excuse et,maintenant que je vous ai fait connaître son projet insensé, je mehâte d’ajouter que c’est à elle-même que je dus d’en être averti.J’arrivai à l’improviste un jour ou deux avant l’enlèvementprojeté, et Georgiana, incapable de supporter l’idée d’offenser unfrère qu’elle respecte presque à l’égal d’un père, me confessatout. Vous pouvez imaginer ce que je ressentis alors et quelleconduite j’adoptai. Le souci de la réputation de ma sœur et lacrainte de heurter sa sensibilité interdisaient tout éclat, maisj’écrivis à Mr. Wickham qui quitta les lieux immédiatement, et Mrs.Younge, bien entendu, fut renvoyée sur-le-champ. Le but principalde Mr. Wickham était sans doute de capter la fortune de ma sœur,qui est de trente mille livres, mais je ne puis m’empêcher decroire que le désir de se venger de moi était aussi pour lui unpuissant mobile. En vérité, sa vengeance eût étécomplète !

« Voilà, Mademoiselle, le fidèle récitdes événements auxquels nous nous sommes trouvés mêlés l’un etl’autre. Si vous voulez bien le croire exactement conforme à lavérité, je pense que vous m’absoudrez du reproche de cruauté àl’égard de Mr. Wickham. J’ignore de quelle manière, par quelsmensonges il a pu vous tromper. Ignorante comme vous l’étiez detout ce qui nous concernait, ce n’est pas très surprenant qu’il yait réussi. Vous n’aviez pas les éléments nécessaires pour vouséclairer sur son compte, et rien ne vous disposait à ladéfiance.

« Vous vous demanderez, sans doute,pourquoi je ne vous ai pas dit tout cela hier soir. Je ne mesentais pas assez maître de moi pour juger ce que je pouvais oudevais vous révéler. Quant à l’exactitude des faits qui précèdent,je puis en appeler plus spécialement au témoignage du colonelFitzwilliam qui, du fait de notre parenté, de nos rapports intimeset, plus encore, de sa qualité d’exécuteur du testament de monpère, a été forcément mis au courant des moindres détails. Sil’horreur que je vous inspire devait enlever à vos yeux toutevaleur à mes assertions, rien ne peut vous empêcher de vousrenseigner auprès de mon cousin. C’est pour vous en donner lapossibilité que j’essaierai de mettre cette lettre entre vos mainsdans le courant de la matinée.

« Je n’ajoute qu’un mot : Dieu vousgarde !

« Fitzwilliam DARCY. »

XXXVI

Si Elizabeth, lorsqu’elle avait pris la lettrede Mr. Darcy, ne s’attendait pas à trouver le renouvellement de sademande, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvaitcontenir. On se figure l’empressement qu’elle mit à en prendreconnaissance et les sentiments contradictoires qui l’agitèrentpendant cette lecture. Tout d’abord, elle trouva stupéfiant qu’ilcrût possible de se justifier à ses yeux. Elle était convaincuequ’il ne pouvait donner aucune explication dont il n’eût à rougir,et ce fut donc prévenue contre tout ce qu’il pourrait dire qu’ellecommença le récit de ce qui s’était passé à Netherfield.

Elle lisait si avidement que, dans sa hâte depasser d’une phrase à l’autre, elle était incapable de saisirpleinement le sens de ce qu’elle avait sous les yeux. La convictionaffirmée par Darcy au sujet de l’indifférence de Jane futaccueillie avec la plus grande incrédulité, et l’énumération desjustes objections qu’il faisait au mariage de Bingley avec sa sœurl’irritèrent trop pour qu’elle consentît à en reconnaître lebien-fondé. Il n’exprimait aucun regret qui pût atténuer cetteimpression ; le ton de la lettre n’était pas contrit maishautain ; c’était toujours le même orgueil et la mêmeinsolence.

Mais quand elle parvint au passage relatif àWickham, quand, avec une attention plus libre, elle lut un récitqui, s’il était vrai, devait ruiner l’opinion qu’avec tant decomplaisance elle s’était formée du jeune officier, elle ressentitune impression plus pénible en même temps que plus difficile àdéfinir. La stupéfaction, la crainte, l’horreur mêmel’oppressèrent. Elle aurait voulu tout nier et ne cessait des’exclamer en lisant : « C’est faux ! c’estimpossible ! Tout cela n’est qu’un tissu demensonges ! » et lorsqu’elle eut achevé la lettre, ellese hâta de la mettre de côté en protestant qu’elle n’en tiendraitaucun compte et n’y jetterait plus les yeux.

Dans cet état d’extrême agitation, ellepoursuivit sa marche quelques minutes sans parvenir à mettre ducalme dans ses pensées. Mais bientôt, par l’effet d’une forceirrésistible, la lettre se trouva de nouveau dépliée, et ellerecommença la lecture mortifiante de tout ce qui avait trait àWickham, en concentrant son attention sur le sens de chaquephrase.

Ce qui concernait les rapports de Wickham avecla famille de Pemberley et la bienveillance de Mr. Darcy père à sonégard correspondait exactement à ce que Wickham en avait ditlui-même. Sur ces points les deux récits se confirmaient l’unl’autre ; mais ils cessaient d’être d’accord sur le chapitredu testament. Elizabeth avait encore présentes à la mémoire lesparoles dont Wickham s’était servi en parlant du bénéfice. Il étaitindéniable que d’un côté ou de l’autre, elle se trouvait enprésence d’une grande duplicité. Un instant, elle crut pouvoir seflatter que ses sympathies ne l’abusaient point, mais après avoirlu et relu avec attention les détails qui suivaient sur larenonciation de Wickham au bénéfice moyennant une somme aussiconsidérable que trois mille livres sterling, elle sentit saconviction s’ébranler.

Quittant sa lecture, elle se mit à réfléchirsur chaque circonstance et à peser chaque témoignage en s’efforçantd’être impartiale, mais elle ne s’en trouva pas beaucoup plusavancée : d’un côté comme de l’autre, elle était en présencede simples assertions. Elle reprit encore la lettre et, cette fois,chaque ligne lui prouva clairement que cette affaire, qu’ellecroyait impossible de présenter de manière à justifier Mr. Darcy,était susceptible de prendre un aspect sous lequel sa conduiteapparaissait absolument irréprochable.

L’accusation de prodigalité et de dévergondageportée contre Wickham excitait cependant son indignation, –l’excitait d’autant plus, peut-être, qu’elle ne pouvait riendécouvrir qui en prouvât l’injustice. De la vie de Wickham avantson arrivée en Hertfordshire, on ne connaissait que ce qu’il enavait raconté lui-même. D’ailleurs, en eût-elle les moyens,Elizabeth n’aurait jamais cherché à savoir ce qu’il étaitvéritablement : son aspect, sa voix, ses manières, l’avaientétabli d’emblée à ses yeux dans la possession de toutes les vertus.Elle essaya de retrouver dans son esprit quelque trait dedélicatesse ou de générosité qui pût le défendre contre lesaccusations de Mr. Darcy, ou, tout au moins, en dénotant une réellevaleur morale, racheter ce qu’elle voulait considérer comme deserreurs passagères ; mais aucun souvenir de ce genre ne luirevint à la mémoire. Elle revoyait Wickham avec toute la séductionde sa personne et de ses manières, mais, à son actif, elle nepouvait se rappeler rien de plus sérieux que la sympathie généraledont il jouissait à Meryton, et la faveur que son aisance et sonentrain lui avaient conquise parmi ses camarades.

Après avoir longuement réfléchi, elle repritencore une fois sa lecture. Mais hélas ! le passage relatantles desseins de Wickham sur miss Darcy se trouvait confirmé par laconversation qu’elle avait eue la veille avec le colonelFitzwilliam, et, finalement, Darcy la renvoyait au témoignage deFitzwilliam lui-même, qu’elle savait être, plus que personne, aucourant des affaires de son cousin et dont elle n’avait aucuneraison de suspecter la bonne foi. Un instant l’idée lui vintd’aller le trouver ; mais la difficulté de cette démarchel’arrêta et aussi la conviction que Mr. Darcy n’aurait pas hasardéune telle proposition s’il n’avait été certain que son cousin dûtcorroborer toutes ses affirmations.

Elle se rappelait parfaitement sa premièreconversation avec Wickham à la soirée de Mrs. Philips. Ce qu’il yavait de malséant dans des confidences de ce genre faites à uneétrangère la frappait maintenant, et elle s’étonna de ne l’avoirpas remarqué plus tôt. Elle voyait l’indélicatesse qu’il y avait àse mettre ainsi en avant. La conduite de Wickham ne concordait pasnon plus avec ses déclarations : ne s’était-il pas vantéd’envisager sans crainte l’idée de rencontrer Mr. Darcy. Cependant,pas plus tard que la semaine suivante, il s’était abstenu deparaître au bal de Netherfield. Et puis, tant que les Bingleyétaient restés dans le pays, Wickham ne s’était confié qu’à elle,mais, aussitôt leur départ, son histoire avait défrayé partout lesconversations et il ne s’était pas fait scrupule de s’attaquer à laréputation de Mr. Darcy, bien qu’il lui eût assuré que son respectpour le père l’empêcherait toujours de porter atteinte à l’honneurdu fils.

Comme il lui apparaissait maintenant sous unjour différent ! Ses assiduités auprès de miss King nevenaient plus que de vils calculs, et la médiocre fortune de lajeune fille, au lieu de prouver la modération de ses ambitions, lemontrait simplement poussé par le besoin d’argent à mettre la mainsur tout ce qui était à sa portée. Son attitude envers elle-même nepouvait avoir de mobiles louables : ou bien il avait ététrompé sur sa fortune, ou bien il avait satisfait sa vanité enencourageant une sympathie qu’elle avait eu l’imprudence de luilaisser voir.

Dans ses derniers efforts pour le défendre,Elizabeth mettait de moins en moins de conviction. D’autre part,pour la justification de Mr. Darcy, elle était obligée dereconnaître que Mr. Bingley, longtemps auparavant, avait affirmé àJane la correction de son ami dans cette affaire. En outre, si peuagréables que fussent ses manières, jamais au cours de leursrapports qui, plus fréquents en dernier lieu, lui avaient permis dele mieux connaître, elle n’avait rien vu chez lui qui accusât unmanque de principes ou qui trahît des habitudes répréhensibles aupoint de vue moral ou religieux. Parmi ses relations, il étaitestimé et apprécié. S’il avait agi comme l’affirmait Wickham, uneconduite si contraire à l’honneur et au bon droit n’aurait pu êtretenue cachée, et l’amitié que lui témoignait un homme comme Bingleydevenait inexplicable.

Elizabeth se sentit envahir par la honte. Ellene pouvait penser à Darcy pas plus qu’à Wickham sans reconnaîtrequ’elle avait été aveugle, absurde, pleine de partialité et depréventions.

– Comment, s’exclamait-elle, ai-je puagir de la sorte ? Moi qui étais si fière de ma clairvoyanceet qui ai si souvent dédaigné la généreuse candeur de Jane !Quelle découverte humiliante ! Humiliation trop méritée !L’amour n’aurait pu m’aveugler davantage ; mais c’est lavanité, non l’amour, qui m’a égarée. Flattée de la préférence del’un, froissée du manque d’égards de l’autre, je me suis abandonnéedès le début à mes préventions et j’ai jugé l’un et l’autre endépit du bon sens.

D’elle à Bingley, de Bingley à Jane, sespensées l’amenèrent bientôt au point sur lequel l’explication deDarcy lui avait paru insuffisante, et elle reprit la lettre. Trèsdifférent fut l’effet produit par cette seconde lecture. Commentpouvait-elle refuser à ses assertions, dans un cas, le créditqu’elle s’était trouvée obligée de leur donner dans l’autre ?Mr. Darcy déclarait qu’il n’avait pas cru à l’attachement de Janepour son ami. Elizabeth se rappela l’opinion que Charlotte luiavait exprimée à ce sujet : elle-même se rendait compte queJane manifestait peu ses sentiments, même les plus vifs, et qu’il yavait dans son air et dans ses manières une sérénité qui ne donnaitpas l’idée d’une grande sensibilité.

Arrivée à la partie de la lettre où Mr. Darcyparlait de sa famille en termes mortifiants, et pourtant mérités,elle éprouva un cruel sentiment de honte. La justesse de cettecritique était trop frappante pour qu’elle pût la contester et lescirconstances du bal de Netherfield, qu’il rappelait comme ayantconfirmé son premier jugement, avaient produit une impression nonmoins forte sur l’esprit d’Elizabeth.

L’hommage que Darcy lui rendait ainsi qu’à sasœur la calma un peu, mais sans la consoler de la censure que lereste de sa famille s’était attirée. À la pensée que la déceptionde Jane avait été en fait l’œuvre des siens et que chacune des deuxsœurs pouvait être atteinte dans sa réputation par de pareillesmaladresses, elle ressentit un découragement tel qu’elle n’en avaitencore jamais connu de semblable jusque-là.

Il y avait deux heures qu’elle arpentait lesentier, lorsque la fatigue et la pensée de son absence prolongéela ramenèrent enfin vers le presbytère. Elle rentra avec la volontéde montrer autant d’entrain que d’habitude et d’écarter toutes lespensées qui pourraient détourner son esprit de la conversation.

Elle apprit en arrivant que les gentlemen deRosings avaient fait visite tous les deux en son absence ; Mr.Darcy était entré simplement quelques minutes pour prendre congé,mais le colonel Fitzwilliam était resté au presbytère plus d’uneheure, dans l’attente de son retour, et parlait de partir à sarecherche jusqu’à ce qu’il l’eût découverte. Elizabeth put àgrand’peine feindre le regret de l’avoir manqué. Au fond, elle s’enréjouissait. Le colonel Fitzwilliam ne l’intéressait plus à cetteheure. La lettre, seule, occupait toutes ses pensées.

XXXVII

Les deux cousins quittèrent Rosings lelendemain et Mr. Collins qui avait été les attendre à la sortie duparc pour leur adresser un dernier et respectueux salut eut leplaisir de témoigner que ces messieurs paraissaient en excellentesanté et d’aussi bonne humeur qu’il se pouvait après les adieuxattristés qu’ils venaient d’échanger à Rosings. Sur ce, il se hâtade se rendre à Rosings pour consoler lady Catherine et sa fille. Àson retour au presbytère, il transmit avec grande satisfaction unmessage de Sa Grâce impliquant qu’elle s’ennuyait assez pourdésirer les avoir tous à dîner le soir même.

Elizabeth ne put revoir lady Catherine sans serappeler que, si elle l’avait voulu, elle lui serait maintenantprésentée comme sa future nièce, et elle sourit en se représentantl’indignation de Sa Grâce.

La conversation s’engagea d’abord sur le videproduit par le départ de ses neveux.

– Je vous assure que j’en suis trèsaffectée, dit lady Catherine. Certes, personne ne sent plus que moile chagrin d’être privé de ses amis, mais j’ai de plus pour cesdeux jeunes gens un attachement que je sais être réciproque. Ilsétaient tous deux désolés de s’en aller. Notre cher colonel aréussi cependant à garder de l’entrain jusqu’à la fin, mais Darcyparaissait très ému, plus encore peut-être que l’an dernier. Ilsemble s’attacher de plus en plus à Rosings.

Ici, Mr. Collins plaça un compliment et uneallusion que la mère et la fille accueillirent avec un sourirebienveillant.

Après le dîner, lady Catherine observa quemiss Bennet paraissait songeuse et s’imaginant que la perspectivede rentrer bientôt chez elle en était la cause, elleajouta :

– Si c’est ainsi, écrivez à votre mèrepour lui demander de vous laisser un peu plus longtemps. Mrs.Collins, j’en suis sûre, sera enchantée de vous garder encore.

– Je remercie Votre Grâce de cetteaimable invitation, répondit Elizabeth, mais il m’est impossible del’accepter ; je dois être à Londres samedi prochain.

– Quoi ! vous n’aurez fait ici qu’unséjour de six semaines ? Je m’attendais à vous voir resterdeux mois. Mrs. Bennet peut certainement se passer de vous uneautre quinzaine.

– Oui, mais mon père ne le peut pas. Ilm’a écrit dernièrement pour me demander de hâter mon retour.

– Oh ! votre père peut aussi bien sepasser de vous que votre mère. Si vous restiez un mois encore, jepourrais ramener l’une de vous jusqu’à Londres où j’irai passerquelques jours au début de juin. Ma femme de chambre ne faisant pasde difficulté pour voyager sur le siège, j’aurai largement de laplace pour l’une de vous, et même, comme vous êtes très mincesl’une et l’autre, je consentirais volontiers à vous prendre toutesles deux, si le temps n’était pas trop chaud.

– Je suis touchée de votre bonté, madame,mais je crois que nous devons nous en tenir à nos premiersprojets.

Lady Catherine parut se résigner.

– Mrs. Collins, vous aurez soin de faireescorter ces demoiselles par un domestique. Vous savez que je distoujours ce que je pense, or je ne puis supporter l’idée que deuxjeunes filles voyagent seules en poste, ce n’est pas convenable.Les jeunes filles doivent toujours être accompagnées et protégées,selon leur rang. Quand ma nièce Georgiana est allée à Ramsgatel’été dernier, j’ai tenu à ce qu’elle fût accompagnée de deuxdomestiques. Miss Darcy, fille de Mr. Darcy de Pemberley et de ladyAnne ne pouvait avec bienséance voyager d’une autre façon. Mrs.Collins, il faudra envoyer John avec ces demoiselles. Je suisheureuse que cette idée me soit venue à l’esprit. Vous vous feriezmal juger si vous les laissiez partir seules.

– Mon oncle doit nous envoyer sondomestique.

– Votre oncle ! Ah ! votreoncle a un domestique ? Je suis heureuse que quelqu’un desvôtres ait pensé à ce détail. Où changez-vous de chevaux ? àBromley, naturellement. Recommandez-vous de moi à l’hôtel de« la Cloche » et l’on sera pour vous pleins d’égards.

Lady Catherine posa encore nombre de questionsaux deux jeunes filles sur leur voyage et, comme elle ne faisaitpas toutes les réponses elle-même, Elizabeth dut rester attentive àla conversation, ce qui était fort heureux car avec un esprit aussiabsorbé que le sien, elle aurait risqué d’oublier où elle setrouvait. Mieux valait réserver ses réflexions pour les moments oùelle s’appartiendrait.

Elle s’y replongeait dès qu’elle se retrouvaitseule et faisait chaque jour une promenade solitaire au cours delaquelle elle pouvait se livrer en paix aux délices de remuer dessouvenirs désagréables. Elle connaissait maintenant presque parcœur la lettre de Mr. Darcy ; elle en avait étudié chaquephrase, et les sentiments qu’elle éprouvait pour son auteurvariaient d’un moment à l’autre. Le souvenir de sa déclarationéveillait encore chez elle une vive indignation, mais quand elleconsidérait avec quelle injustice elle l’avait jugé et condamné, sacolère se retournait contre elle-même, et la déception de Darcy luiinspirait quelque compassion. Toutefois, il continuait à ne pointlui plaire ; elle ne se repentait pas de l’avoir refusé etn’éprouvait aucun désir de le revoir.

Elle trouvait une source constante dedéplaisir dans le souvenir de sa propre conduite et les fâcheuxtravers de sa famille étaient un sujet de réflexion plus pénibleencore. De ce côté, il n’y avait malheureusement rien à espérer.Son père s’était toujours contenté de railler ses plus jeunesfilles sans prendre la peine d’essayer de réprimer leur folleétourderie ; et sa mère – dont les manières étaient si loind’être parfaites – ne trouvait rien à redire à celles de sesbenjamines. Elizabeth, ainsi que Jane, s’était bien efforcée demodérer l’exubérance de Catherine et de Lydia, mais, aussilongtemps que celles-ci se sentaient soutenues par l’indulgence deleur mère, à quoi pouvait-on aboutir ? D’un caractère faible,irritable, et subissant complètement l’influence de Lydia,Catherine avait toujours pris de travers les conseils de sesaînées ; Lydia insouciante, volontaire et entêtée, ne sedonnait même pas la peine de les écouter. Toutes deux étaientparesseuses, ignorantes et coquettes. Tant qu’il resterait unofficier à Meryton, elles réussiraient à flirter avec lui et tantque Meryton serait à proximité de Longbourn, elles continueraient ày passer tout leur temps.

Mais c’était à sa sœur aînée que pensait leplus Elizabeth. En disculpant Bingley, les explications de Darcyavaient fait mieux sentir tout ce que Jane avait perdu. Maintenantqu’elle avait la preuve de la sincérité de son amour et de laloyauté de sa conduite, quelle tristesse pour Elizabeth de penserque le manque de bon sens et de correction des siens avait privéJane d’un parti qui présentait de telles garanties debonheur !

Toutes ces réflexions auxquelles venaits’ajouter le désappointement causé par la révélation du véritablecaractère de Mr. Wickham ne laissaient pas d’assombrir son espritordinairement si enjoué, et il lui fallait faire effort pourconserver en public son air de gaieté.

Les invitations de lady Catherine furentpendant la dernière semaine de leur séjour aussi fréquentes qu’audébut. C’est au château que se passa la dernière soirée. Sa Grâces’enquit minutieusement des moindres détails du voyage, donna desconseils sur la meilleure méthode pour faire les bagages et insistatellement sur la manière dont on devait plier les robes que Maria,au retour, se crut obligée de défaire sa malle et de la recommencerde fond en comble. Quand on prit congé, lady Catherine, pleine debienveillance, souhaita bon voyage aux jeunes filles et les invitaà revenir l’année suivante à Hunsford, pendant que miss de Bourghcondescendait à faire une révérence et à leur tendre la main àtoutes deux.

XXXVIII

Le samedi matin, Elizabeth et Mr. Collinsarrivèrent à la salle à manger quelques minutes avant les autres.Mr. Collins en profita pour faire à sa cousine les complimentsd’adieu qu’il jugeait indispensables.

– Je ne sais, miss Elizabeth, si Mrs.Collins vous a déjà dit combien votre visite l’avait touchée, maisje suis certain que vous ne quitterez pas cette maison sansrecevoir ses remerciements. Nous savons que notre humble demeuren’a rien de très attirant. Nos habitudes simples, notre domesticitérestreinte, la vie calme que nous menons, font de Hunsford unerésidence un peu morne pour une jeune fille. Aussi, croyez bien quenous avons su apprécier la faveur de votre présence et que nousavons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour que le temps nevous semble pas trop long.

Elizabeth s’empressa d’exprimer sa gratitudeet d’assurer qu’elle était enchantée de son séjour à Hunsford. Leplaisir de se retrouver avec Charlotte, les aimables attentionsdont elle avait été l’objet avaient rendu ces six semaines fortagréables pour elle.

Mr. Collins, satisfait, reprit avec unesolennité plus souriante :

– Je suis heureux que vous ne vous soyezpas ennuyée. Nous avons certainement fait de notre mieux, et commenous avions la bonne fortune de vous présenter dans la société laplus choisie, j’ose dire que votre séjour à Hunsford n’a pas étéentièrement dénué d’intérêt. Nos rapports avec la famille de ladyCatherine sont véritablement un avantage dont peu de personnespeuvent se prévaloir. À dire vrai, si modeste que soit cettedemeure, je dois reconnaître que tous ceux qui y séjournent ne sontpas à plaindre, aussi longtemps qu’ils partagent l’intimité de nosrelations avec Rosings.

Ici, les mots manquèrent à Mr. Collins pourexprimer la chaleur de ses sentiments, et il dut faire le tour dela salle à manger pendant qu’Elizabeth essayait en quelques phrasesbrèves de concilier la franchise avec la politesse.

– Vous pourrez en somme faire autour devous un rapport favorable de ce que vous avez vu ici, ma chèrecousine. Vous avez été le témoin journalier des attentions de ladyCatherine pour Mrs. Collins. Il ne semble pas, je pense, que votreamie ait à regretter… mais autant vaut sur ce point garder lesilence. Laissez-moi seulement, ma chère cousine, vous souhaiter dufond du cœur autant de félicité dans le mariage. Ma chère Charlotteet moi n’avons qu’un même esprit, qu’une même pensée : il y aentre nous une similitude de caractère et de goûts vraimentextraordinaire. Il semble que nous ayons été créés l’un pourl’autre.

Elizabeth put affirmer avec sincérité quec’était là certes une précieuse garantie de bonheur, et ajouteravec une égale sincérité qu’elle se réjouissait des agréments de savie domestique ; mais elle ne fut pas fâchée de voirinterrompre le tableau de cette félicité par l’entrée de celle quien était l’auteur. Pauvre Charlotte ! C’était vraiment tristede l’abandonner à une telle société. Cependant, elle avait fait sonchoix en connaissance de cause, et, tout en regrettant le départ deses visiteuses, elle ne semblait pas réclamer qu’on la plaignît. Samaison, son ménage, sa paroisse, sa basse-cour et tous les intérêtsqui en dépendaient n’avaient point encore perdu leurs charmes à sesyeux.

Enfin, la chaise de poste arriva. On hissa lesmalles, on casa les paquets, et l’on vint annoncer que tout étaitprêt pour le départ ; des adieux affectueux furent échangésavec Charlotte, après quoi Mr. Collins accompagna Elizabeth jusqu’àla voiture, en la chargeant de ses respects pour tous les siens, àquoi il ajouta des remerciements pour la bonté qu’on lui avaittémoignée à Longbourn l’hiver précédent et des compliments pour Mr.et Mrs. Gardiner qu’il n’avait jamais vus. Il avait prêté son aideà Elizabeth, puis à Maria pour monter en voiture et la portièreallait se refermer lorsqu’il leur rappela soudain d’un airconsterné qu’elles avaient oublié de laisser un message pour leschâtelaines de Rosings.

– Mais, bien entendu, ajouta-t-il, voussouhaitez que je leur présente vos humbles respects avecl’expression de votre gratitude pour la bienveillance qu’elles vousont témoignée pendant votre séjour ici.

Elizabeth ne fit aucune objection ; onput enfin fermer la portière et la voiture s’ébranla.

– Seigneur ! s’écria Maria aprèsquelques minutes de silence, il semble que nous ne soyons arrivéesque d’hier ! Pourtant, que de choses se sont passéesdepuis…

– Oui, que de choses ! dit sacompagne avec un soupir.

– Nous avons dîné neuf fois à Rosings,sans compter les deux fois où nous sommes allés y prendre le thé.Que n’aurai-je pas à raconter à la maison !

« Et moi, que n’aurai-je pas àtaire ! » songea Elizabeth.

Le voyage s’effectua sans encombre, et quatreheures après avoir quitté Hunsford, elles débarquèrent chez lesGardiner où elles devaient rester quelques jours.

Jane semblait être en bonne santé ; quantà son état d’esprit, Elizabeth n’eut guère le temps de s’en rendrecompte au milieu des distractions de tout genre que l’amabilité deleur tante leur avait ménagées. Mais puisque Jane devait retourneravec elle à Longbourn, elle pourrait l’y observer à loisir.

XXXIX

Ce fut dans la seconde semaine de mai que lestrois jeunes filles partirent de Gracechurch street à destinationde la ville de ***, en Hertfordshire. Comme elles approchaient del’auberge, où la voiture de Mr. Bennet devait les attendre, elleseurent la preuve de l’exactitude du cocher en voyant paraître Kittyet Lydia à la fenêtre d’une salle à manger du premier étage. Cesdemoiselles, qui étaient arrivées depuis une heure, avaientagréablement employé leur temps à visiter le magasin d’une modiste,à contempler la sentinelle du poste d’en face et à préparer unesalade de concombres.

Après les premières effusions, ellesdésignèrent une table garnie de viande froide telle que peut enfournir un garde-manger d’auberge.

– Qu’en dites-vous ?s’exclamèrent-elles d’un air triomphant. N’est-ce pas une bonnesurprise ?

– Et c’est nous qui vous offrons celunch, ajouta Lydia. Seulement, vous nous prêterez de quoi le payercar nous avons vidé notre bourse dans le magasin d’en face. – Etmontrant ses achats : – Tenez, j’ai acheté ce chapeau. Il n’arien de très remarquable, mais je le démolirai en rentrant pourvoir si je puis en tirer quelque chose.

Ses sœurs l’ayant déclaré affreux, Lydiapoursuivit sans se troubler :

– Oh ! les autres étaient encorebien plus laids, dans cette boutique. Quand j’aurai acheté du satind’une plus jolie nuance pour le regarnir, je crois qu’il ne ferapas mal. Du reste, qu’importe ce que nous mettrons cet été, unefois que le régiment sera parti ? car il s’en va dans unequinzaine.

– Vraiment, il s’en va ? s’écriaElizabeth avec satisfaction.

– Oui, il quitte Meryton pour allercamper près de Brighton. Oh ! je voudrais tant que papa nousemmène toutes là-bas pour y passer l’été ! Ce seraitdélicieux, et ne coûterait pas très cher. Maman, aussi, ne demandequ’à y aller avec nous. Autrement, imaginez ce que nous allons nousennuyer tout l’été à Longbourn !

– En effet, pensa Elizabeth, voilà bience qu’il nous faut. Bonté divine ! Brighton et tout un camp demilitaires alors qu’un malheureux régiment de la milice et quelquessoirées à Meryton ont suffi pour nous tourner la tête !

– Maintenant, j’ai une nouvelle à vousannoncer, dit Lydia, comme elles se mettaient à table. Devinez unpeu ! Une nouvelle excellente, sensationnelle, et concernantquelqu’un que nous aimons toutes.

Jane et Elizabeth se regardèrent et l’uned’elles avertit le domestique qu’on n’avait plus besoin de sesservices. Lydia se mit à rire.

– Je reconnais bien là votre discrétionet votre amour des convenances. Comme si le serveur se souciait dece que nous racontons ! Il en entend bien d’autres ! Maispeu importe ; il est si laid, je suis contente qu’il soitparti, et maintenant voici ma nouvelle ; c’est au sujet de cecher Wickham ; il n’y a plus à craindre qu’il épouse MaryKing : elle est partie habiter chez son oncle à Liverpool,partie pour de bon ; Wickham est sauvé !

– Mary King aussi, ajouta Elizabeth, elleévite un mariage imprudent quant à la fortune.

– Elle est bien sotte d’être partie, sielle l’aimait.

– Mais j’espère, dit Jane, que le cœurn’était sérieusement pris ni d’un côté ni de l’autre.

– Pas du côté de Wickham, en tout cas, jem’en porte garante. Qui pourrait aimer un laideron pareil, avectoutes ses taches de rousseur ?

Elizabeth fut confuse de penser que, lavulgarité d’expression mise à part, ce jugement différait peu decelui qu’elle avait porté elle-même en le qualifiant dedésintéressé.

Le lunch terminé, la note réglée par lesaînées, on demanda la voiture et, grâce à d’ingénieux arrangements,les cinq jeunes filles parvinrent à s’y caser avec leurs malles,leurs valises, leurs paquets, et le supplément peu désiré queformaient les emplettes de Lydia.

– Eh bien, nous voilà gentimententassées ! s’exclama celle-ci. Je ne regrette pas d’avoiracheté cette capote, quand ce ne serait que pour le plaisir d’avoirun carton de plus. Et maintenant que nous sommes confortablementinstallées, nous pouvons causer et rire jusqu’à la maison.Racontez-nous pour commencer ce que vous avez fait depuis votredépart. Avez-vous rencontré de beaux jeunes gens ? Avez-vousbeaucoup flirté ? J’avais un peu l’espoir que l’une de vousramènerait un mari. Ma parole, Jane sera bientôt une vieille fille,elle qui a presque vingt-trois ans ! Dieu du ciel ! queje serais mortifiée si je n’étais pas mariée à cet âge-là !Vous n’avez pas idée du désir qu’a ma tante Philips de vous voirmariées toutes les deux. Elle trouve que Lizzy aurait mieux faitd’accepter Mr. Collins ; mais je ne vois pas, pour ma part, ceque cela aurait eu de particulièrement divertissant. MonDieu ! que je voudrais donc me marier avant vous toutes !Je pourrais ensuite vous chaperonner dans les bals. Oh !dites, ce que nous nous sommes amusées l’autre jour chez le colonelForster où nous étions allées, Kitty et moi, passer la journée…Mrs. Forster avait promis que l’on danserait le soir (à propos,nous sommes au mieux, Mrs. Forster et moi). Elle avait invité aussiles deux Harrington, mais Harriet était malade et Pen a dû venirseule. Alors, devinez ce que nous avons fait ? Pour avoir unedanseuse de plus, nous avons habillé Chamberlayne en femme. Vouspensez si c’était drôle ! Personne n’était au courant, saufles Forster, Kitty et moi, et aussi ma tante, à qui nous avions dûemprunter une robe. Vous ne pouvez vous figurer comme Chamberlayneétait réussi ! Quand Denny, Wickham, Pratt et deux ou troisautres sont entrés, ils ne l’ont pas reconnu. Dieu ! ce quej’ai ri, et Mrs. Forster aussi ! J’ai cru que j’enmourrais ! C’est ce qui a donné l’éveil aux autres et ils onteu vite fait d’éventer la plaisanterie.

Avec des histoires de ce genre, Lydia,secondée à l’occasion par Kitty, s’efforça tout le long de la routede distraire ses compagnes. Elizabeth écoutait le moins possible,mais force lui était d’entendre le nom de Wickham qui revenaitfréquemment.

La réception qu’on leur fit à Longbourn futtrès chaude. Mrs. Bennet se réjouissait de voir que Jane n’avaitrien perdu de sa beauté, et, pendant le repas, Mr. Bennet reditplusieurs fois à Elizabeth :

– Je suis heureux de vous voir de retour,Lizzy.

La salle à manger était pleine, presque tousles Lucas étant venus chercher Maria, et les sujets de conversationétaient nombreux et variés. Lady Lucas demandait à sa fille àtravers la table des nouvelles de l’installation de Charlotte et deson poulailler. Mrs. Bennet était occupée d’un côté à se fairedonner par Jane des renseignements sur la mode actuelle et del’autre à les transmettre aux plus jeunes misses Lucas, et Lydia,d’une voix sonore qui couvrait toutes les autres, énumérait à quivoulait l’entendre les distractions de leur matinée.

– Oh ! Mary, vous auriez dû veniravec nous. Nous avons tant ri ! Au départ, nous avions baisséles stores pour faire croire que la voiture était vide et nous lesaurions gardés ainsi jusqu’au bout si Kitty n’avait pas eu mal aucœur. Au « George », nous avons vraiment bien fait leschoses, car nous avons offert aux voyageuses un délicieux lunchfroid. Vous en auriez profité. En repartant, nous avons cru quenous ne pourrions jamais nous caser dans la voiture ; c’étaitdrôle comme tout ! J’ai failli en mourir de rire ; et,tout le retour, nous avons été d’une gaieté !… Nous faisionstant de bruit qu’on devait nous entendre à trois lieues à laronde !

– Je ne voudrais pas, ma chère sœur,répliqua gravement Mary, décrier de tels plaisirs. Ils conviennent,je le sais, à la généralité des femmes ; mais ils n’ont pourmoi aucune espèce de charme et une heure de lecture me sembleinfiniment préférable.

Mais Lydia n’entendit pas un mot de cetteréponse. Elle écoutait rarement plus d’une demi-minute et neprêtait jamais la moindre attention à ce que disait Mary.

L’après-midi, elle pressa vivement ses sœursainsi que les autres jeunes filles de venir faire un tour àMeryton, mais Elizabeth s’y opposa avec fermeté. Il ne serait pasdit que les demoiselles Bennet ne pouvaient passer une demi-journéechez elles sans partir à la poursuite des officiers. Pour refuser,elle avait encore un autre motif : c’était d’éviter le pluslongtemps possible le risque d’une rencontre avec Wickham. Leprochain départ du régiment lui causait un soulagementinexprimable. Dans une quinzaine, il serait loin, et elle pourraitl’oublier complètement.

Elle n’était pas depuis longtemps à Longbournquand elle s’aperçut que le projet de séjour à Brighton, auquelLydia avait fait allusion, était un sujet de fréquentes discussionsentre ses parents. Elle vit tout de suite que Mr. Bennet n’avaitpas la moindre intention de céder aux instances de sa femme ;mais en même temps, les réponses qu’il lui faisait étaient sivagues et si équivoques que Mrs. Bennet, bien que souventdécouragée, ne perdait pas l’espoir d’arriver à ses fins.

XL

Elizabeth ne pouvait contenir plus longtempsl’impatience qu’elle éprouvait de mettre Jane au courant de ce quis’était passé à Hunsford, en supprimant naturellement tous lesdétails qui se rapportaient à sa sœur. Elle lui annonça donc lelendemain qu’elle allait lui causer une grande surprise et commençale récit de la scène qui avait eu lieu entre elle et Mr. Darcy.

L’affection fraternelle de Jane lui faisaittrouver tout naturel qu’on éprouvât de l’admiration pour Elizabeth,aussi sa surprise fut-elle modérée et fit bientôt place à d’autressentiments. Elle était fâchée que Mr. Darcy eût plaidé sa cause entermes si peu faits pour le servir, mais elle était encore plusdésolée de la peine que le refus de sa sœur lui avait causé.

– Il n’aurait certainement pas dû semontrer si sûr de réussir, mais songez combien cette confiance aaugmenté sa déception.

– Je le regrette infiniment, ditElizabeth ; mais il a d’autres sentiments qui l’aideront, j’ensuis sûre, à se consoler vite. Vous ne me désapprouvez pas del’avoir refusé ?

– Vous désapprouver ? ohnon !

– Mais vous me blâmez d’avoir pris leparti de Wickham avec autant de chaleur ?

– Non plus. Je ne vois pas que vous ayezeu tort de dire ce que vous m’avez répété.

– Vous ne penserez plus de même lorsquevous saurez la suite.

Elizabeth alors parla de la lettre et dit toutce qu’elle contenait concernant Wickham. Quel coup pour la pauvreJane qui aurait parcouru le monde entier sans s’imaginer qu’ilexistât dans toute l’humanité autant de noirceur qu’elle endécouvrait en ce moment dans un seul homme !

Même la justification de Darcy, qui luicausait une vraie joie, ne put suffire à la consoler de cettetriste découverte. Et elle s’opiniâtrait à croire que tout cecin’était qu’une erreur, et à vouloir innocenter l’un sans accuserl’autre.

– C’est inutile ! ditElizabeth ; vous ne parviendrez jamais à les transformer ensaints tous les deux ! Il faut choisir. Leurs vertus et leursmérites ne sont pas assez abondants pour pouvoir en faire deuxparts convenables. Quant à moi, je suis disposée à donner la palmeà Mr. Darcy : mais libre à vous de ne pas m’imiter !

Il fallut encore un peu de temps pour que lesourire reparût sur les lèvres de Jane.

– Jamais je n’ai été aussi bouleversée,dit-elle. Wickham perverti à ce point ! C’est à n’y pascroire ! Et ce pauvre Mr. Darcy ! Pensez à ce qu’il a dûsouffrir : en même temps qu’il éprouvait une si grandedéception, apprendre la mauvaise opinion que vous aviez de lui, etse voir obligé de vous raconter l’aventure de sa sœur ! C’estvraiment trop pénible. Je suis sûre que vous le sentez commemoi.

– Oh non ! mes regrets et macompassion s’évanouissent quand je vois l’ardeur des vôtres. Lasympathie que vous prodiguez à Mr. Darcy me dispense de le plaindreet, si vous continuez à vous apitoyer sur lui, je me sentirai lecœur aussi léger qu’une plume.

– Pauvre Wickham ! Il y a dans sapersonne un tel air de droiture, et dans ses manières, tant defranchise et de distinction !

– Il est certain que, de ces deux hommes,l’un possède les qualités et l’autre en a l’apparence.

– Je n’ai jamais trouvé que Mr. Darcyn’en eût pas aussi l’apparence.

– Il y a un point sur lequel je voudraisvotre avis. Faut-il ouvrir les yeux de nos amis sur la véritablepersonnalité de Wickham ?

Après avoir réfléchi un instant :

– Je ne vois pas, répondit Jane, lanécessité de le livrer ainsi au mépris général. Vous-même, qu’enpensez-vous ?

– Je crois qu’il vaut mieux se taire. Mr.Darcy ne m’a pas autorisée à publier ses confidences. D’ailleurs,tout ce qui a trait à sa sœur doit être gardé secret. Sij’entreprends d’éclairer l’opinion sur les autres points, on ne mecroira pas. Les préventions contre Mr. Darcy sont telles que sij’essayais de le faire voir sous un meilleur jour, la moitié desbonnes gens de Meryton en feraient une maladie. Cette idée meparalyse… Du reste, Wickham va s’en aller. Une fois parti, peuimporte que l’on sache ou non ce qu’il est en réalité.

– Vous avez tout à fait raison : enpubliant ses fautes, on pourrait le perdre sans retour. Peut-êtrese repent-il maintenant de sa conduite et s’efforce-t-il des’amender. Il ne faut pas l’en décourager.

Cette conversation calma l’agitationd’Elizabeth. Déchargée enfin de deux des secrets dont elle avaitporté le poids durant cette quinzaine, elle avait le réconfort desentir maintenant près d’elle une sœur toujours prête à accueillirses confidences. Toutefois, il y avait encore une chose que laprudence lui interdisait de découvrir : elle n’osait faireconnaître à Jane le reste de la lettre de Mr. Darcy, ni lui révélerla sincérité du sentiment que Mr. Bingley avait eu pour elle.

Maintenant qu’elle était au calme, Elizabethpouvait se rendre compte du véritable état d’esprit de sa sœur.Jane, elle s’en aperçut vite, n’était pas consolée. Elle conservaitpour Bingley une tendre affection et comme son cœur auparavantn’avait jamais été touché, cette inclination avait la force d’unpremier amour auquel son âge et son caractère donnaient uneconstance qu’on ne voit pas d’ordinaire dans les attachements depremière jeunesse ; et telle était la ferveur de ses souvenirset de sa fidélité à l’objet de son choix, qu’il lui fallait toutesa raison et un vif désir de ne chagriner personne pour ne pass’abandonner à des regrets capables d’altérer sa santé et detroubler la tranquillité des siens.

– Eh bien, Lizzy, dit un jour Mrs.Bennet, que pensez-vous de cette malheureuse histoire deJane ? Quant à moi, je suis bien décidée à n’en plus parler àpersonne ; je le disais encore à votre tante Philips l’autrejour. À ce que j’ai compris, Jane n’a pas vu Mr. Bingley à Londres.Ce jeune homme est vraiment un triste personnage et je crois qu’iln’y a plus de ce côté aucun espoir pour votre sœur. Il n’est pasquestion de son retour à Netherfield, cet été, m’ont dit les gensqualifiés pour le savoir à qui je l’ai demandé.

– Je ne crois pas qu’il reviennejamais.

– Oh ! qu’il fasse ce qu’il voudra.Personne ne lui demande de revenir. Mais je n’en affirme pas moinsqu’il s’est fort mal conduit envers ma fille et qu’à la place deJane, je ne l’aurais pas supporté. Lorsqu’elle sera morte dechagrin, je suis sûre qu’il regrettera ce qu’il a fait.

Mais Elizabeth, à qui cette perspective nedonnait aucun réconfort, garda le silence.

– Alors, Lizzy, reprit bientôt sa mère,les Collins mènent une existence confortable. C’est bien, c’esttrès bien ; j’espère seulement que cela durera… Et commentmange-t-on chez eux ? Je suis sûre que Charlotte est uneexcellente ménagère ; si elle est seulement moitié aussiserrée que sa mère, elle fera d’assez sérieuses économies. Il n’y arien d’extravagant, je présume, dans leur manière de vivre.

– Non, rien du tout.

– On doit regarder de près à la dépense,croyez-moi. Certes, en voilà qui auront soin de ne pas dépasserleur revenu ! Ils ne connaîtront jamais les embarras d’argent.Tant mieux pour eux ! Je pense qu’ils parlent souvent du jouroù, votre père disparu, ils seront maîtres de cette propriété. Ilsconsidèrent sans doute Longbourn comme leur appartenant déjà.

– Ce sujet, ma mère, ne pouvait êtreabordé devant moi.

– Non, c’eût été plutôt étrange de leurpart ; mais je ne doute pas qu’ils n’en causent souvent entreeux. Tant mieux, si leur conscience leur permet de prendre undomaine qui ne devrait pas leur revenir. Pour ma part, j’auraishonte d’un héritage qui m’arriverait dans de tellesconditions !

XLI

La semaine du retour fut vite écoulée. Cellequi suivit devait être la dernière que le régiment passait àMeryton. Toute la jeunesse féminine du voisinage donnait les signesd’un profond abattement. La tristesse semblait universelle. Seules,les aînées des demoiselles Bennet étaient encore en état de manger,dormir, et vaquer à leurs occupations ordinaires. Cetteinsensibilité leur était du reste souvent reprochée par Kitty etLydia dont la détresse était infinie et qui ne pouvaient comprendreune telle dureté de cœur chez des membres de leur famille.

– Mon Dieu, qu’allons-nous faire ?qu’allons-nous devenir ? s’exclamaient-elles sans cesse dansl’amertume de leur désespoir. Comment avez-vous le cœur de sourireainsi, Lizzy ?

Leur mère compatissait à leur chagrin, en serappelant ce qu’elle avait souffert elle-même vingt-cinq ansauparavant, dans de semblables circonstances.

– Moi aussi, j’ai pleuré deux joursentiers, lorsque le régiment du colonel Millar est parti. Jecroyais bien que mon cœur allait se briser.

– Le mien n’y résistera pas, j’en suissûre, déclara Lydia.

– Si seulement on pouvait aller àBrighton ! fit Mrs. Bennet.

– Oui, si on le pouvait ! mais papane fait rien pour nous être agréable.

– Quelques bains de mer me rendraient lasanté pour longtemps.

– Et ma tante Philips est convaincue quecela me ferait aussi le plus grand bien, ajoutait Kitty.

Telles étaient les lamentations qui necessaient de résonner à Longbourn. Elizabeth aurait voulu en rire,mais cette idée céda bientôt à un sentiment de honte. Elle sentitde nouveau la justesse des appréciations de Darcy et comprit commeelle ne l’avait point fait encore son intervention dans les projetsde son ami.

Mais toutes les sombres idées de Lydias’envolèrent comme par enchantement lorsqu’elle reçut de Mrs.Forster, la femme du colonel du régiment, une invitation àl’accompagner à Brighton. Cette amie incomparable était une femmetoute jeune et tout récemment mariée ; la bonne humeur etl’entrain qui les caractérisaient toutes deux l’avaient viterapprochée de Lydia. Leurs relations ne dataient que de trois moiset, depuis deux mois déjà, elles étaient sur un pied de grandeintimité.

Les transports de Lydia, à cette nouvelle, lajoie de sa mère, la jalousie de Kitty ne peuvent se décrire. Lydia,ravie, parcourait la maison en réclamant bruyamment lesfélicitations de tout le monde, tandis qu’au salon, Kitty exhalaitson dépit en termes aussi aigres qu’excessifs.

– Je ne vois pas pourquoi Mrs. Forster nem’a pas invitée aussi bien que Lydia. J’ai autant de droits qu’elleà être invitée, plus même, puisque je suis son aînée de deuxans.

En vain Elizabeth essayait-elle de laraisonner, et Jane de lui prêcher la résignation.

Elizabeth était si loin de partager lasatisfaction de Mrs. Bennet qu’elle considérait cette invitationcomme le plus sûr moyen de faire perdre à Lydia tout ce qui luirestait de bon sens ; aussi, malgré sa répugnance pour cettedémarche, elle ne put s’empêcher d’aller trouver son père pour luidemander de ne point la laisser partir. Elle lui représenta lemanque de tenue de sa sœur, le peu de profit qu’elle tirerait de lasociété d’une personne comme Mrs. Forster, et les dangers qu’ellecourrait à Brighton où les tentations étaient certainement plusnombreuses que dans leur petit cercle de Meryton.

Mr. Bennet, après l’avoir écoutéeattentivement, lui répondit :

– Lydia ne se calmera pas tant qu’elle nesera pas exhibée dans un endroit à la mode. Or, nous ne pouvonsespérer qu’elle trouvera une meilleure occasion de le faire avecaussi peu de dépense et d’inconvénient pour le reste de safamille.

– Si vous saviez le tort que Lydia peutnous causer, – ou plutôt nous a causé déjà, – par la liberté et lahardiesse de ses manières, je suis sûre que vous en jugeriezautrement.

– Le tort que Lydia nous a causé !répéta Mr. Bennet. Quoi ? aurait-elle mis en fuite un de vossoupirants ? Pauvre petite Lizzy ! Maisremettez-vous ; les esprits assez délicats pour s’affecterd’aussi peu de chose ne méritent pas d’être regrettés. Allons,faites-moi la liste de ces pitoyables candidats que cette écerveléede Lydia a effarouchés.

– Vous vous méprenez. Je n’ai point detels griefs et c’est à un point de vue général et non particulierque je parle en ce moment. C’est notre réputation, notrerespectabilité qui peut être atteinte par la folle légèreté,l’assurance et le mépris de toute contrainte qui forment le fond ducaractère de Lydia. Excusez-moi, mon père, de vous parler aveccette franchise, mais si vous ne prenez pas la peine de réprimervous-même son exubérance et de lui apprendre que la vie est faitede choses plus sérieuses que celles qui l’occupent en ce moment, ilsera bientôt impossible de la corriger et Lydia se trouvera être àseize ans la plus enragée coquette qui se puisse imaginer ;coquette aussi dans le sens le plus vulgaire du mot, sans autreattrait que sa jeunesse et un physique agréable, et que sonignorance et son manque de jugement rendront incapable de sepréserver du ridicule que lui attirera sa fureur à se faireadmirer. Kitty court les mêmes dangers, puisqu’elle suit en toutl’exemple de Lydia. Vaniteuses, ignorantes, frivoles, pouvez-vouscroire, mon cher père, qu’elles ne seront pas critiquées etméprisées partout où elles iront, et que, souvent, leurs sœurs nese trouveront pas comprises dans le même jugement ?

Mr. Bennet, voyant la chaleur avec laquelleparlait sa fille lui prit affectueusement la main etrépondit :

– Ne vous tourmentez pas, ma chérie,partout où l’on vous verra ainsi que Jane, vous serez appréciées etrespectées. Nous n’aurons pas la paix à Longbourn si Lydia ne vapas à Brighton. Laissons-la y aller. Le colonel Forster est unhomme sérieux qui ne la laissera courir aucun danger, et le manquede fortune de Lydia l’empêche heureusement d’être un objet deconvoitise. À Brighton, d’ailleurs, elle perdra de son importance,même au point de vue du flirt. Les officiers y trouveront desfemmes plus dignes de leurs hommages. Espérons plutôt que ce séjourla persuadera de son insignifiance.

Elizabeth dut se contenter de cette réponse etelle quitta son père déçue et peinée. Cependant, il n’était pasdans sa nature de s’appesantir sur les contrariétés. Elle avaitfait son devoir ; se mettre en peine maintenant pour des mauxqu’elle ne pouvait empêcher, ou les augmenter par son inquiétude,ne servirait à rien.

L’indignation de Lydia et de sa mère eût étésans bornes si elles avaient pu entendre cette conversation. PourLydia, ce séjour à Brighton représentait toutes les possibilités debonheur terrestre. Avec les yeux de l’imagination, elle voyait laville aux rues encombrées de militaires, elle voyait les splendeursdu camp, avec les tentes alignées dans une imposante uniformité,tout rutilant d’uniformes, frémissant de jeunesse et de gaieté,elle se voyait enfin l’objet des hommages d’un nombreimpressionnant d’officiers. Qu’eût-elle pensé, si elle avait su quesa sœur tentait de l’arracher à d’aussi merveilleusesperspectives ? Elizabeth allait revoir Wickham pour ladernière fois. Comme elle l’avait rencontré à plusieurs reprisesdepuis son retour, cette pensée ne lui causait plus d’agitation.Aucun reste de son ancienne sympathie ne venait non plus latroubler. Elle avait même découvert dans ces manières aimables quil’avaient tant charmée naguère, une affectation, une monotoniequ’elle jugeait maintenant fastidieuses. Le désir qu’il témoignabientôt de lui renouveler les marques de sympathie particulièrequ’il lui avait données au début de leurs relations, après cequ’elle savait ne pouvait que l’irriter. Tout en se dérobant auxmanifestations d’une galanterie frivole et vaine, la pensée qu’ilpût la croire flattée de ses nouvelles avances et disposée à yrépondre lui causait une profonde mortification.

Le jour qui précéda le départ du régiment,Wickham et d’autres officiers dînèrent à Longbourn. Elizabeth étaitsi peu disposée à se séparer de lui en termes aimables qu’elleprofita d’une question qu’il lui posait sur son voyage à Hunsfordpour mentionner le séjour de trois semaines que Mr. Darcy et lecolonel Fitzwilliam avaient fait à Rosings et demanda à Wickhams’il connaissait ce dernier. Un regard surpris, ennuyé, inquietmême, accueillit cette question. Toutefois, après un instant deréflexion il reprit son air souriant pour dire qu’il avait vu lecolonel Fitzwilliam jadis et après avoir observé que c’était ungentleman, demanda à Elizabeth s’il lui avait plu. Elle luirépondit par l’affirmative. D’un air indifférent ilajouta :

– Combien de temps, dites-vous, qu’il apassé à Rosings ?

– Trois semaines environ.

– Et vous l’avez vu souvent ?

– Presque journellement.

– Il ressemble assez peu à soncousin.

– En effet, mais je trouve que Mr. Darcygagne à être connu.

– Vraiment ? s’écria Wickham avec unregard qui n’échappa point à Elizabeth ; et pourrais-je vousdemander… – mais se ressaisissant, il ajouta d’un ton plusenjoué : – Est-ce dans ses manières qu’il a gagné ?A-t-il daigné ajouter un peu de civilité à ses façonsordinaires ? Car je n’ose espérer, dit-il d’un ton plus grave,que le fonds de sa nature ait changé.

– Oh ! non, répliquaElizabeth ; sur ce point, je crois qu’il est exactement lemême qu’autrefois.

Wickham parut se demander ce qu’il fallaitpenser de ce langage énigmatique et il prêta une attention anxieuseà Elizabeth pendant qu’elle continuait :

– Quand je dis qu’il gagne à être connu,je ne veux pas dire que ses manières ou sa tournure d’esprits’améliorent, mais qu’en le connaissant plus intimement, on est àmême de mieux l’apprécier.

La rougeur qui se répandit sur le visage deWickham et l’inquiétude de son regard dénoncèrent le trouble de sonesprit. Pendant quelques minutes, il garda le silence, puis,dominant son embarras, il se tourna de nouveau vers Elizabeth et,de sa voix la plus persuasive, lui dit :

– Vous qui connaissez mes sentiments àl’égard de Mr. Darcy, vous pouvez comprendre facilement ce quej’éprouve. Je me réjouis de ce qu’il ait la sagesse de prendre neserait-ce que les apparences de la droiture. Son orgueil, dirigédans ce sens, peut avoir d’heureux effets, sinon pour lui, du moinspour les autres, en le détournant d’agir avec la déloyauté dontj’ai tant souffert pour ma part. J’ai peur seulement qu’il n’adoptecette nouvelle attitude que lorsqu’il se trouve devant sa tantedont l’opinion et le jugement lui inspirent une crainterespectueuse. Cette crainte a toujours opéré sur lui. Sans doutefaut-il en voir la cause dans le désir qu’il a d’épouser miss deBourgh, car je suis certain que ce désir lui tient fort au cœur.Elizabeth, à ces derniers mots, ne put réprimer un sourire ;mais elle répondit seulement par un léger signe de tête. Pendant lereste de la soirée Wickham montra le même entrain que d’habitude,mais sans plus rechercher sa compagnie, et lorsqu’ils se séparèrentà la fin, ce fut avec la même civilité de part et d’autre, etpeut-être bien aussi le même désir de ne jamais se revoir.

Lydia accompagnait les Forster à Meryton d’oùle départ devait avoir lieu le lendemain matin de fort bonne heure.La séparation fut plus tapageuse qu’émouvante. Kitty fut la seule àverser des larmes, mais des larmes d’envie. Mrs. Bennet, prolixe envœux de joyeux séjour, enjoignit avec force à sa fille de ne pasperdre une occasion de s’amuser, – conseil qui, selon touteapparence, ne manquerait pas d’être suivi ; et, dans lestransports de joie de Lydia, se perdirent les adieux plus discretsde ses sœurs.

XLII

Si Elizabeth n’avait eu sous les yeux que lespectacle de sa propre famille, elle n’aurait pu se former une idéetrès avantageuse de la félicité conjugale. Son père, séduit par lajeunesse, la beauté et les apparences d’une heureuse nature, avaitépousé une femme dont l’esprit étroit et le manque de jugementavaient eu vite fait d’éteindre en lui toute véritable affection.Avec le respect, l’estime et la confiance, tous ses rêves debonheur domestique s’étaient trouvés détruits.

Mr. Bennet n’était pas homme à chercher unréconfort dans ces plaisirs auxquels tant d’autres ont recours pourse consoler de déceptions causées par leur imprudence. Il aimait lacampagne, les livres, et ces goûts furent la source de sesprincipales jouissances. La seule chose dont il fût redevable à safemme était l’amusement que lui procuraient son ignorance et sasottise. Ce n’est évidemment pas le genre de bonheur qu’un hommesouhaite devoir à sa femme, mais, à défaut du reste, un philosophese contente des distractions qui sont à sa portée.

Ce qu’il y avait d’incorrect à cet égard dansles manières de Mr. Bennet n’échappait point à Elizabeth et l’avaittoujours peinée. Cependant, appréciant les qualités de son père ettouchée de l’affectueuse prédilection qu’il lui témoignait, elleessayait de fermer les yeux sur ce qu’elle ne pouvait approuver ettâchait d’oublier ces atteintes continuelles au respect conjugalqui, en exposant une mère à la critique de ses propres enfants,étaient si profondément regrettables. Mais elle n’avait jamaiscompris comme elle le faisait maintenant les désavantages réservésaux enfants nés d’une union si mal assortie, ni le bonheurqu’auraient pu ajouter à leur existence les qualités très réellesde leur père, s’il avait seulement pris la peine de les cultiverdavantage. Hors la joie qu’elle eut de voir s’éloigner Wickham,Elizabeth n’eut guère à se féliciter du départ du régiment. Lesréunions au dehors avaient perdu de leur animation tandis qu’à lamaison les gémissements de sa mère et de ses sœurs sur le manque dedistractions ôtaient tout agrément au cercle familial. Somme toute,il lui fallait reconnaître – après tant d’autres, – qu’un événementauquel elle avait aspiré avec tant d’ardeur ne lui apportait pastoute la satisfaction qu’elle en attendait.

Lydia en partant avait fait la promessed’écrire souvent et avec grands détails à sa mère et à Kitty. Maisses lettres étaient toujours très courtes et se faisaient attendrelongtemps. Celles qu’elle adressait à sa mère contenaient peu dechose : elle revenait avec son amie de la bibliothèque où elleavait rencontré tel ou tel officier ; elle avait vu destoilettes qui l’avaient transportée d’admiration ; elle-mêmeavait acheté une robe et une ombrelle dont elle aurait vouluenvoyer la description mais elle devait terminer sa lettre en toutehâte parce qu’elle entendait Mrs. Forster qui l’appelait pour serendre avec elle au camp. Les lettres à Kitty, plus copieuses, n’enapprenaient guère plus, car elles étaient trop remplies de passagessoulignés pour pouvoir être communiquées au reste de lafamille.

Au bout de deux ou trois semaines après ledépart de Lydia, la bonne humeur et l’entrain reparurent àLongbourn. Tout reprenait aux environs un aspect plus joyeux ;les familles qui avaient passé l’hiver à la ville revenaient et,avec elles, les élégances et les distractions de la belle saison.Mrs. Bennet retrouvait sa sérénité agressive, et Kitty, vers lemilieu de juin, se trouva assez remise pour pouvoir entrer dansMeryton sans verser de larmes.

Le temps fixé pour l’excursion dans le Nordapprochait quand, à peine une quinzaine de jours auparavant, arrivaune lettre de Mrs. Gardiner qui, tout ensemble, en retardait ladate et en abrégeait la durée : Mr. Gardiner était retenu parses affaires jusqu’en juillet et devait être de retour à Londres àla fin du même mois. Ceci laissait trop peu de temps pour aller siloin et visiter tout ce qu’ils se proposaient de voir. Mieux valaitrenoncer aux Lacs et se contenter d’un programme plus modeste. Lenouveau plan de Mr. et Mrs. Gardiner était de ne pas dépasser leDerbyshire : il y avait assez à voir dans cette région pouroccuper la plus grande partie de leurs trois semaines de voyage etMrs. Gardiner trouvait à ce projet un attrait particulier : lapetite ville où elle avait vécu plusieurs années et où ilspensaient s’arrêter quelques jours, l’attirait autant que lesbeautés fameuses de Matlock, Chatsworth et Dovedale.

Elizabeth éprouva un vifdésappointement : c’était son rêve de visiter la région desLacs, mais, disposée par nature à s’accommoder de toutes lescirconstances, elle ne fut pas longue à se consoler.

Le Derbyshire lui rappelait bien des choses.Il lui était impossible de voir ce nom sans penser à Pemberley et àson propriétaire. « Tout de même, pensa-t-elle, je puis bienpénétrer dans le comté qu’il habite, et y dérober quelques cristauxde spath sans qu’il m’aperçoive. » Les quatre semainesd’attente finirent par s’écouler, et Mr. et Mrs. Gardinerarrivèrent à Longbourn avec leurs quatre enfants. Ceux-ci, – deuxpetites filles de six et huit ans et deux garçons plus jeunes, –devaient être confiés aux soins de leur cousine Jane qui jouissaitauprès d’eux d’un grand prestige et que son bon sens et sa douceuradaptaient exactement à la tâche de veiller sur eux, de lesinstruire, de les distraire et de les gâter.

Les Gardiner ne restèrent qu’une nuit àLongbourn ; dès le lendemain matin, ils repartaient avecElizabeth en quête d’impressions et de distractions nouvelles.

Il y avait au moins un plaisir dont ils sesentaient assurés : celui de vivre ensemble dans une ententeparfaite. Tous trois étaient également capables de supportergaiement les ennuis inévitables du voyage, d’en augmenter lesagréments par leur belle humeur, et de se distraire mutuellement encas de désappointement.

Ce n’est point notre intention de donner iciune description du Derbyshire ni des endroits renommés quetraversait la route : Oxford, Warwick, Kenilworth. Le lieu quinous intéresse se limite à une petite portion du Derbyshire. Aprèsavoir vu les principales beautés de la région, nos voyageurs sedirigèrent vers la petite ville de Lambton, ancienne résidence deMrs. Gardiner, où elle avait appris qu’elle retrouverait quelquesconnaissances. À moins de cinq milles avant Lambton, dit Mrs.Gardiner à Elizabeth, se trouvait situé Pemberley, non pasdirectement sur leur route, mais à une distance d’un ou deux millesseulement. En arrêtant leur itinéraire, la veille de leur arrivée,Mrs. Gardiner exprima le désir de revoir le château, et son mariayant déclaré qu’il ne demandait pas mieux, elle dit àElizabeth :

– N’aimeriez-vous pas, ma chérie, à fairela connaissance d’un endroit dont vous avez entendu parler sisouvent ? C’est là que Wickham a passé toute sa jeunesse.

Elizabeth était horriblement embarrassée. Saplace, elle le sentait bien, n’était pas à Pemberley, et ellelaissa voir qu’elle était peu tentée par cette visite. « Envérité, elle était fatiguée de voir des châteaux. Après en avoirtant parcouru, elle n’éprouvait plus aucun plaisir à contempler desrideaux de satin et des tapis somptueux.

Mrs. Gardiner se moqua d’elle.

– S’il n’était question que de voir unemaison richement meublée, dit-elle, je ne serais pas tentée nonplus ; mais le parc est magnifique, et renferme quelques-unsdes plus beaux arbres de la contrée.

Elizabeth ne dit plus rien, mais le projet nepouvait lui convenir. L’éventualité d’une rencontre avec Mr. Darcys’était présentée immédiatement à son esprit, et cette seule penséela faisait rougir. Mieux vaudrait, pensa-t-elle, parler ouvertementà sa tante que de courir un tel risque. Ce parti, cependant,présentait lui aussi des inconvénients, et en fin de compte ellerésolut de n’y avoir recours que si l’enquête qu’elle allait faireelle-même lui révélait la présence de Darcy à Pemberley.

Le soir, en se retirant, elle demanda à lafemme de chambre des renseignements sur Pemberley. N’était-ce pasun endroit intéressant ? Comment se nommaient lespropriétaires ? enfin, – cette question fut posée avec un peud’angoisse, – y résidaient-ils en ce moment ? À sa grandesatisfaction, la réponse à sa dernière demande fut négative et lelendemain matin, lorsque le sujet fut remis en question, Elizabethput répondre d’un air naturel et indifférent que le projet de satante ne lui causait aucun déplaisir.

Il fut donc décidé qu’on passerait parPemberley.

XLIII

Dans la voiture qui l’emportait avec son oncleet sa tante, Elizabeth guettait l’apparition des bois de Pemberleyavec une certaine émotion, et lorsqu’ils franchirent la grille duparc, elle se sentit un peu troublée.

Le parc était très vaste et d’aspectextrêmement varié. Ils y avaient pénétré par la partie la plusbasse ; après une montée d’un demi-mille environ à travers unebelle étendue boisée, ils se trouvèrent au sommet d’une collined’où le regard était tout de suite frappé par la vue de PemberleyHouse situé de l’autre côté de la vallée vers laquelle la routedescendait en lacets assez brusques. Le château, grande et belleconstruction en pierre, se dressait avantageusement sur une petiteéminence derrière laquelle s’étendait une chaîne de hautes collinesboisées. Devant le château coulait une rivière assez importante qued’habiles travaux avaient encore élargie, mais sans donner à sesrives une apparence artificielle. Elizabeth étaitémerveillée ; jamais encore elle n’avait vu un domaine dont lepittoresque naturel eût été aussi bien respecté.

La voiture descendit la colline, traversa lepont et vint s’arrêter devant la porte. Tandis qu’elle examinait deprès l’aspect de la maison, la crainte de rencontrer sonpropriétaire vint de nouveau saisir Elizabeth. Si jamais la femmede chambre de l’hôtel s’était trompée ! Son oncle ayantdemandé si l’on pouvait visiter le château, on les fit entrer dansle hall, et, pendant qu’ils attendaient l’arrivée de la femme decharge, Elizabeth put à loisir s’étonner de se voir en cetendroit.

La femme de charge était une personne âgée,d’allure respectable, moins importante et beaucoup plus empresséequ’Elizabeth ne s’y attendait. Tous trois la suivirent dans lasalle à manger. Après avoir jeté un coup d’œil à cette vaste piècede proportions harmonieuses et somptueusement meublée, Elizabeth sedirigea vers la fenêtre pour jouir de la vue. La colline boiséequ’ils venaient de descendre et qui, à distance, paraissait encoreplus abrupte, formait un admirable vis-à-vis. Le parc, sous tousses aspects, était charmant, et c’était avec ravissement qu’ellecontemplait la rivière bordée de bouquets d’arbres et la valléesinueuse aussi loin que l’œil pouvait en suivre les détours. Danschaque salle où l’on passait, le point de vue changeait, et dechaque fenêtre il y avait de nouvelles beautés à voir. Les piècesétaient de vastes proportions et le mobilier en rapport avec lafortune du propriétaire. Elizabeth nota avec une certaineadmiration qu’il n’y avait rien de voyant ou d’inutilementsomptueux comme à Rosings.

« Et dire que de cette demeure jepourrais être la châtelaine ! songeait-elle. Ces piècesseraient pour moi un décor familier ; au lieu de les visitercomme une étrangère, je pourrais y recevoir mon oncle et ma tante…Mais non, pensa-t-elle en se ressaisissant, ceci n’aurait pas étépossible ! mon oncle et ma tante auraient été perdus pourmoi ; jamais je n’aurais été autorisée à les recevoirici ! »

Cette réflexion arrivait à point pour ladélivrer de quelque chose qui ressemblait à un regret.

Il lui tardait de demander à la femme decharge si son maître était réellement absent, mais elle ne pouvaitse résoudre à le faire. Enfin, la question fut posée par son oncle,auquel Mrs. Reynolds répondit affirmativement, en ajoutant : –Mais nous l’attendons demain, avec plusieurs amis.

« Quelle chance, songea Elizabeth, quenotre excursion n’ait point été retardée d’unejournée ! »

Sa tante l’appelait à cet instant pour luimontrer, parmi d’autres miniatures suspendues au-dessus d’unecheminée, le portrait de Wickham, et, comme elle lui demandait ensouriant ce qu’elle en pensait, la femme de charge s’avança :ce portrait, leur dit-elle, était celui d’un jeune gentleman, filsd’un régisseur de son défunt maître que celui-ci avait fait éleverà ses frais. Il est maintenant dans l’armée, ajouta-t-elle, mais jecrains qu’il n’ait pas fort bien tourné.

Mrs. Gardiner regarda sa nièce avec un sourirequ’Elizabeth ne put lui retourner.

– Voici maintenant le portrait de monmaître, dit Mrs. Reynolds, en désignant une autre miniature ;il est fort ressemblant. Les deux portraits ont été faits à la mêmeépoque, il y a environ huit ans.

– J’ai entendu dire que votre maîtreétait très bien de sa personne, dit Mrs. Gardiner en examinant laminiature. Voilà certainement une belle physionomie. Mais vous,Lizzy, vous pouvez nous dire si ce portrait est ressemblant.

– Cette jeune demoiselle connaîtrait-elleMr. Darcy ? demanda la femme de charge en regardant Elizabethavec une nuance de respect plus marquée.

– Un peu, répondit la jeune fille enrougissant.

– N’est-ce pas, mademoiselle, qu’il esttrès bel homme ?

– Certainement.

– Pour ma part, je n’en connais pointd’aussi bien. Dans la galerie, au premier, vous verrez de lui unportrait plus grand et plus beau. Cette chambre était la piècefavorite de mon défunt maître. Il tenait beaucoup à ces miniatureset on les a laissées disposées exactement comme elles l’étaient deson temps.

Elizabeth comprit alors pourquoi la miniaturede Wickham se trouvait là parmi les autres.

Mrs. Reynold appela leur attention sur unportrait de miss Darcy à l’âge de huit ans.

– Miss Darcy est-elle aussi bien que sonfrère ? demanda Mrs. Gardiner.

– Oui, madame, c’est une fort belle jeunefille, et si bien douée ! Elle fait de la musique et chantetoute la journée. Dans la pièce voisine il y a un nouvel instrumentqui vient d’être apporté pour elle, un cadeau de mon maître. Ellearrive demain avec lui.

Mr. Gardiner toujours aimable et pleind’aisance encourageait ce bavardage par ses questions et sesremarques. Soit fierté, soit attachement, Mrs. Reynolds avaitévidemment grand plaisir à parler de ses maîtres.

– Mr. Darcy réside-t-il souvent àPemberley ?

– Pas autant que nous le souhaiterions,monsieur ; mais il est bien ici la moitié de l’année et missDarcy y passe toujours les mois d’été.

« Excepté quand elle va àRamsgate, » pensa Elizabeth.

– Si votre maître se mariait, ilpasserait sans doute plus de temps à Pemberley.

– Probablement, monsieur. Mais quand celaarrivera-t-il ? Je ne connais pas de demoiselle qui soit assezbien pour lui.

Mr. et Mrs. Gardiner sourirent. Elizabeth neput s’empêcher de dire :

– Assurément, ce que vous dites est toutà son honneur.

– Je ne dis que la vérité, et ce quepeuvent vous répéter tous ceux qui le connaissent, insista Mrs.Reynolds.

Elizabeth trouva qu’elle allait un peu loin,et sa surprise redoubla quand elle l’entendit ajouter :

 

– Je n’ai jamais eu de lui une paroledésagréable et, quand je suis entrée au service de son père, iln’avait pas plus de quatre ans.

Cette louange, plus encore que la précédente,dérouta Elizabeth : que Darcy eût un caractère difficile,c’est de quoi, jusque-là, elle avait eu la ferme conviction. Ellesouhaitait vivement en entendre davantage, et fut trèsreconnaissante à son oncle de faire cette réflexion :

– Il y a peu de gens dont on puisse endire autant. Vous avez de la chance d’avoir un telmaître !

– Oui, monsieur, je sais bien que jepourrais faire le tour du monde sans en rencontrer un meilleur.Mais il n’a fait que tenir ce qu’il promettait dès son enfance.C’était le caractère le plus aimable et le cœur le plus généreuxqu’on pût imaginer.

– Son père était un homme excellent, ditMrs. Gardiner.

– Oui, madame, c’est la vérité, et sonfils lui ressemble. Il est aussi bon pour les malheureux.

Elizabeth s’étonnait, doutait, et désiraittoujours en entendre plus. Ce que Mrs. Reynolds pouvait raconter ausujet des tableaux, des dimensions des pièces ou de la valeur dumobilier n’avait plus pour elle aucun intérêt. Mr. Gardiner,extrêmement amusé par l’espèce d’orgueil familial auquel ilattribuait l’éloge démesuré que la femme de charge faisait de sonmaître, ramena bientôt la conversation sur le même sujet, et touten montant le grand escalier, Mrs. Reynolds énuméra chaleureusementles nombreuses qualités de Mr. Darcy.

– C’est le meilleur propriétaire et lemeilleur maître qu’on puisse voir, non pas un de ces jeunesécervelés d’aujourd’hui qui ne songent qu’à s’amuser. Vous netrouverez pas un de ses tenanciers ou de ses domestiques pour direde lui autre chose que du bien. Certaines gens, je le sais, letrouvent fier ; pour moi, je ne m’en suis jamais aperçue.C’est, j’imagine, parce qu’il est plus réservé que les autresjeunes gens de son âge.

« Sous quel jour avantageux tout ceci lefait voir ! » pensa Elizabeth.

– La façon dont il s’est conduit avecnotre pauvre ami ne correspond guère à ce beau portrait, chuchotaMrs. Gardiner à l’oreille de sa nièce.

– Peut-être avons-nous été trompées.

– C’est peu probable. Nos renseignementsviennent de trop bonne source.

Lorsqu’ils eurent atteint le vaste palier del’étage supérieur, Mrs. Reynolds les fit entrer dans un très joliboudoir, clair et élégant, et leur expliqua qu’il venait d’êtreinstallé pour faire plaisir à miss Darcy, qui s’était enthousiasméede cette pièce durant son dernier séjour.

– Mr. Darcy est véritablement très bonfrère, dit Elizabeth en s’avançant vers l’une des fenêtres.

Mrs. Reynolds riait d’avance à l’idée duravissement de sa jeune maîtresse, quand elle pénétrerait dans ceboudoir.

– Et c’est toujours ainsi qu’il agit,ajouta-t-elle. Il suffit que sa sœur exprime un désir pour le voiraussitôt réalisé. Il n’y a pas de chose au monde qu’il ne feraitpour elle !

Il ne restait plus à voir que deux ou troisdes chambres principales et la galerie de tableaux. Dans celle-ci,il y avait beaucoup d’œuvres de valeur, mais Elizabeth qui ne s’yconnaissait point préféra se diriger vers quelques fusains de missDarcy, dont les sujets étaient plus à sa portée. Puis elle se mit àpasser rapidement en revue les portraits de famille, cherchant laseule figure qu’elle pût y reconnaître. À la fin, elle s’arrêtadevant une toile dont la ressemblance était frappante. Elizabeth yretrouvait le sourire même qu’elle avait vu quelquefois à Darcylorsqu’il la regardait. Elle resta quelques instants encontemplation et ne quitta point la galerie sans être revenuedonner un dernier coup d’œil au tableau. En cet instant il y avaitcertainement dans ses sentiments à l’égard de l’original plus demansuétude qu’elle n’en avait jamais ressenti. Les éloges prodiguéspar Mrs. Reynolds n’étaient pas de qualité ordinaire et quellelouange a plus de valeur que celle d’un serviteurintelligent ? Comme frère, maître, propriétaire, songeaitElizabeth, de combien de personnes Mr. Darcy ne tenait-il pas lebonheur entre ses mains ! Que de bien, ou que de mal il étaiten état de faire ! Tout ce que la femme de charge avaitraconté était entièrement en son honneur.

Arrêtée devant ce portrait dont le regardsemblait la fixer, Elizabeth pensait au sentiment que Darcy avaiteu pour elle avec une gratitude qu’elle n’avait jamais encoreéprouvée ; elle se rappelait la chaleur avec laquelle cesentiment lui avait été déclaré, et oubliait un peu ce qui l’avaitblessée dans son expression.

Quand la visite fut terminée, ilsredescendirent au rez-de-chaussée et, prenant congé de la femme decharge, trouvèrent le jardinier qui les attendait à la ported’entrée. En traversant la pelouse pour descendre vers la rivièreElizabeth se retourna pour jeter encore un coup d’œil à lamaison ; ses compagnons l’imitèrent, et, pendant que son onclefaisait des conjectures sur la date de la construction, lepropriétaire en personne apparut soudain sur la route qui venaitdes communs situés en arrière du château.

Vingt mètres à peine les séparaient et sonapparition avait été si subite qu’il était impossible à Elizabethd’échapper à sa vue. Leurs yeux se rencontrèrent, et tous deuxrougirent violemment. Mr. Darcy tressaillit et resta comme figé parla surprise, mais, se ressaisissant aussitôt, il s’avança vers lepetit groupe et adressa la parole à Elizabeth, sinon avec unparfait sang-froid, du moins avec la plus grande politesse.Celle-ci, en l’apercevant, avait esquissé instinctivement unmouvement de retraite, mais s’arrêta en le voyant approcher etreçut ses hommages avec un indicible embarras.

Mr. et Mrs. Gardiner devinèrent fatalementqu’ils avaient sous les yeux Mr. Darcy lui-même, grâce à saressemblance avec le portrait, grâce aussi à l’expression desurprise qui se peignit sur le visage du jardinier à la vue de sonmaître. Ils restèrent tous deux un peu à l’écart pendant qu’ils’entretenait avec leur nièce Celle-ci, étonnée et confondue, osaità peine lever les yeux sur lui et répondait au hasard aux questionscourtoises qu’il lui posait sur sa famille. Tout étonnée duchangement survenu dans ses manières depuis qu’elle ne l’avait vu,elle sentait à mesure qu’il parlait croître son embarras. L’idéequ’il devait juger déplacée sa présence en ces lieux lui faisait decet entretien un véritable supplice. Mr. Darcy lui-même ne semblaitguère plus à l’aise. Sa voix n’avait pas sa fermeté habituelle etla façon dont, à plusieurs reprises, il la questionna sur l’époqueoù elle avait quitté Longbourn et sur son séjour en Derbyshire,marquait clairement le trouble de son esprit. À la fin, toute idéesembla lui manquer et il resta quelques instants sans dire un mot.Enfin, il retrouva son sang-froid et prit congé.

Mr. et Mrs, Gardiner, rejoignant leur nièce,se mirent à louer la belle prestance de Mr. Darcy, mais Elizabethne les entendait pas, et, tout absorbée par ses pensées, elle lessuivait en silence. Elle était accablée de honte et de dépit. Cettevisite à Pemberley était un acte des plus inconsidérés et des plusregrettables. Comme elle avait dû paraître étrange à Mr.Darcy ! Il allait croire qu’elle s’était mise tout exprès surson chemin. Quelle fâcheuse interprétation pouvait en concevoir unhomme aussi orgueilleux ! Pourquoi, oh ! pourquoiétait-elle venue ?… Et lui-même, comment se trouvait-il là unjour plus tôt qu’on ne l’attendait ?… Elizabeth ne cessait derougir en déplorant la mauvaise chance de cette rencontre. Quant auchangement si frappant des manières de Mr. Darcy, que pouvait-ilsignifier ? Cette grande politesse, l’amabilité qu’il avaitmise à s’enquérir de sa famille !… Jamais elle ne l’avait vuaussi simple, jamais elle ne l’avait entendu s’exprimer avec autantde douceur. Quel contraste avec leur dernière rencontre dans leparc de Rosings, lorsqu’il lui avait remis sa lettre !… Ellene savait qu’en penser.

Ils suivaient maintenant une belle alléelongeant la rivière et à chaque pas surgissaient de nouveaux etpittoresques points de vue. Mais tout ce charme était perdu pourElizabeth. Elle répondait sans entendre, et regardait sansvoir ; sa pensée était à Pemberley House avec Mr. Darcy. Ellebrûlait de savoir ce qui s’agitait dans son esprit en cemoment ; avec quels sentiments il pensait à elle et si, contretoute vraisemblance, son amour durait encore. Peut-être n’avait-ilmontré tant de courtoisie que parce qu’il se sentait indifférent.Pourtant le ton de sa voix n’était pas celui de l’indifférence.Elle ne pouvait dire si c’était avec plaisir ou avec peine qu’ill’avait revue, mais, certainement, ce n’était pas sans émotion.

À la longue les remarques de ses compagnonssur son air distrait la tirèrent de ses pensées et elle sentit lanécessité de retrouver sa présence d’esprit.

Bientôt, les promeneurs s’enfoncèrent dans lesbois et, disant adieu pour un moment au bord de l’eau, gravirentquelques-uns des points les plus élevés d’où des éclaircies leurdonnaient des échappées ravissantes sur la vallée, sur les collinesd’en face recouvertes en partie par des bois et, par endroits, surla rivière. Mr. Gardiner ayant exprimé le désir de faire tout letour du parc, il lui fut répondu avec un sourire triomphant quec’était une affaire de dix milles. Un tel chiffre tranchait laquestion, et l’on poursuivit le circuit ordinaire qui, après unedescente à travers bois, les ramena sur le bord de l’eau. Lavallée, à cet endroit, se resserrait en une gorge qui ne laissaitde place que pour la rivière et l’étroit sentier qui la longeait àtravers le taillis. Elizabeth aurait bien désiré en suivre lesdétours mais quand ils eurent traversé le pont et se furent renducompte de la distance qui les séparait encore du château, Mrs.Gardiner, qui était médiocre marcheuse, ne se soucia pas d’allerplus loin et sa nièce dut se résigner à reprendre sur l’autre rivele chemin le plus direct.

Le retour s’accomplit lentement. Mr. Gardiner,grand amateur de pêche, s’attardait à interroger le jardinier surles truites et à guetter leur apparition dans la rivière. Pendantqu’ils avançaient ainsi à petits pas, ils eurent une nouvellesurprise et, non moins étonnée qu’à la précédente rencontre,Elizabeth vit paraître à peu de distance Mr. Darcy qui se dirigeaitde leur côté. L’allée qu’ils suivaient, moins ombragée que celle del’autre rive, leur permettait de le voir s’approcher. Elizabeth,mieux préparée cette fois à une entrevue, se promit de montrer plusde sang-froid s’il avait vraiment l’intention de les aborder.Peut-être, après tout, allait-il prendre un autre chemin ? Untournant qui le déroba à leur vue le lui fit croire uninstant ; mais le tournant dépassé, elle le trouvaimmédiatement devant elle.

Un coup d’œil lui suffit pour voir qu’iln’avait rien perdu de son extrême courtoisie. Ne voulant pas êtreen reste de politesse, elle se mit, dès qu’il l’eut abordée, àvanter les beautés du parc, mais, à peine eut-elle prononcé lesmots « délicieux, charmant », que des souvenirs fâcheuxlui revinrent ; elle s’imagina que, dans sa bouche, l’éloge dePemberley pouvait être mal interprété, rougit et s’arrêta.

Mrs. Gardiner était restée en arrière. LorsqueElizabeth se tut, Mr. Darcy lui demanda si elle voulait bien luifaire l’honneur de le présenter à ses amis. Nullement préparée àune telle requête, elle put à peine réprimer un sourire, car ildemandait à être présenté aux personnes mêmes dont il considéraitla parenté humiliante pour son orgueil quand il lui avait fait ladéclaration de ses sentiments.

« Quelle va être sa surprise ?pensait-elle. Il les prend sans doute pour des gens dequalité. » La présentation fut faite aussitôt, et enmentionnant le lien de parenté qui l’unissait à ses compagnons,elle regarda furtivement Mr. Darcy pour voir comment ilsupporterait le choc… Il le supporta vaillamment, bien que sasurprise fût évidente et, loin de fuir, il rebroussa chemin pourles accompagner et se mit à causer avec Mr. Gardiner. Elizabethexultait : à sa grande satisfaction, Mr. Darcy pouvait voirqu’elle avait des parents dont elle n’avait pas à rougir !…Attentive à leur conversation, elle notait avec joie toutes lesphrases, toutes les expressions qui attestaient l’intelligence, legoût et la bonne éducation de son oncle.

La conversation tomba bientôt sur la pêche, etelle entendit Mr. Darcy, avec la plus parfaite amabilité, inviterMr. Gardiner à venir pêcher aussi souvent qu’il le voudrait durantson séjour dans le voisinage, offrant même de lui prêter deslignes, et lui indiquant les endroits les plus poissonneux. Mrs.Gardiner, qui donnait le bras à sa nièce, lui jeta un coup d’œilsurpris ; Elizabeth ne dit mot, mais ressentit une vivesatisfaction : c’était à elle que s’adressaient toutes cesmarques de courtoisie. Son étonnement cependant était extrême, etelle se répétait sans cesse : « Quel changementextraordinaire ! comment l’expliquer ? ce n’est pourtantpas moi qui en suis cause ! ce ne sont pas les reproches queje lui ai faits à Hunsford qui ont opéré une telletransformation !… C’est impossible qu’il m’aimeencore. »

Ils marchèrent ainsi pendant quelque temps,Mrs. Gardiner et sa nièce en avant, et les deux messieurs àl’arrière-garde. Mais après être descendus sur la rive pour voir deplus près une curieuse plante aquatique, il se produisit un petitchangement ; Mrs. Gardiner, fatiguée par l’exercice de lamatinée et trouvant le bras d’Elizabeth insuffisant pour lasoutenir, préféra s’appuyer sur celui de son mari ; Mr. Darcyprit place auprès de sa nièce et ils continuèrent à marcher côte àcôte. Après une courte pause, ce fut la jeune fille qui rompit lesilence ; elle tenait à ce qu’il apprît qu’en venant àPemberley elle se croyait sûre de son absence ; aussicommença-t-elle par une remarque sur la soudaineté de sonarrivée.

– Car votre femme de charge,ajouta-t-elle, nous avait informés que vous ne seriez pas ici avantdemain, et, d’après ce qu’on nous avait dit à Bakervell, nousavions compris que vous n’étiez pas attendu si tôt.

Mr. Darcy reconnut que c’était exact ;une question à régler avec son régisseur l’avait obligé à devancerde quelques heures ses compagnons de voyage.

– Ils me rejoindront demain matin debonne heure, continua-t-il, et vous trouverez parmi eux plusieurspersonnes qui seront heureuses de renouer connaissance avecvous : Mr. Bingley et ses sœurs.

Elizabeth s’inclina légèrement sansrépondre : d’un saut, sa pensée se reportait brusquement ausoir où, pour la dernière fois, le nom de Mr. Bingley avait étéprononcé par eux. Si elle en jugeait par la rougeur de soncompagnon, la même idée avait dû lui venir aussi à l’esprit.

– Il y a une autre personne, reprit-ilaprès un court silence, qui désire particulièrement vous connaître.Me permettrez-vous, si ce n’est pas indiscret, de vous présenter masœur pendant votre séjour à Lambton ?

Interdite par cette demande, Elizabeth yrépondit sans savoir au juste dans quels termes. Elle sentait quele désir de la sœur avait dû être inspiré par le frère et sansaller plus loin cette pensée la remplissait de satisfaction. Il luiétait agréable de voir que Mr. Darcy n’avait pas été amené par larancune à concevoir d’elle une mauvaise opinion.

Ils avançaient maintenant en silence, chacunplongé dans ses pensées. Bientôt ils distancèrent les Gardiner et,quand ils arrivèrent à la voiture, ils avaient une avance d’aumoins cent cinquante mètres.

Mr. Darcy offrit à Elizabeth d’entrer auchâteau, mais elle déclara qu’elle n’était pas fatiguée et ilsdemeurèrent sur la pelouse.

Le silence à un moment où ils auraient pu sedire tant de choses devenait embarrassant. Elizabeth se rappelaqu’elle venait de voyager et ils parlèrent de Matlock et deDovedale avec beaucoup de persévérance. Mais Elizabeth trouvait quele temps et sa tante avançaient bien lentement et sa patience,ainsi que ses idées, étaient presque épuisées lorsque cetête-à-tête prit fin.

Mr. et Mrs. Gardiner les ayant rejoints, Mr.Darcy les pressa d’entrer au château et d’accepter quelquesrafraîchissements ; mais cette proposition fut déclinée etl’on se sépara de part et d’autre avec la plus grande courtoisie.Mr. Darcy aida les dames à remonter dans leur voiture et, quandelle fut en marche, Elizabeth le vit retourner à pas lents vers lamaison.

Son oncle et sa tante se mirent aussitôt àparler de Mr. Darcy : l’un et l’autre le déclarèrentinfiniment mieux qu’ils ne s’y seraient attendus.

– C’est un parfait gentleman, aimable etsimple, dit Mr. Gardiner.

– Il y a bien un peu de hauteur dans saphysionomie, reprit sa femme, mais elle n’est que dansl’expression, et ne lui sied pas mal. Je puis dire maintenant commela femme de charge que la fierté dont certaines gens l’accusent nem’a nullement frappée.

– J’ai été extrêmement surpris de sonaccueil c’était plus que de la simple politesse, c’était unempressement aimable à quoi rien ne l’obligeait. Ses relations avecElizabeth étaient sans importance, en somme !

– Bien sûr, Lizzy, il n’a pas le charmede Wickham mais comment avez-vous pu nous le représenter comme unhomme si désagréable ?

Elizabeth s’excusa comme elle put, dit qu’ellel’avait mieux apprécié quand ils s’étaient rencontrés dans le Kentet qu’elle ne l’avait jamais vu aussi aimable qu’en ce jour.

– Tel qu’il s’est montré à nous, continuaMrs. Gardiner, je n’aurais jamais pensé qu’il eût pu se conduireaussi cruellement à l’égard de ce pauvre Wickham. Il n’a pas l’airdur, au contraire. Dans toute sa personne il a une dignité qui nedonne pas une idée défavorable de son cœur. La bonne personne quinous a fait visiter le château lui fait vraiment une réputationextraordinaire ! J’avais peine, par moments, à m’empêcher derire…

Ici, Elizabeth sentit qu’elle devait direquelque chose pour justifier Mr. Darcy dans ses rapports avecWickham. En termes aussi réservés que possible elle laissa entendreque, pendant son séjour dans le Kent, elle avait appris que saconduite pouvait être interprétée d’une façon toute différente, etque son caractère n’était nullement aussi odieux, ni celui deWickham aussi sympathique qu’on l’avait cru en Hertfordshire. Commepreuve, elle donna les détails de toutes les négociations d’intérêtqui s’étaient poursuivies entre eux, sans dire qui l’avaitrenseignée, mais en indiquant qu’elle tenait l’histoire de bonnesource.

Sa tante l’écoutait avec une vive curiosité.Mais on approchait maintenant des lieux qui lui rappelaient sesjeunes années, et toute autre idée s’effaça devant le charme dessouvenirs. Elle fut bientôt trop occupée à désigner à son mari lesendroits intéressants qu’ils traversaient pour prêter son attentionà autre chose. Bien que fatiguée par l’excursion du matin, sitôtqu’elle fut sortie de table elle partit à la recherche d’anciensamis, et la soirée fut remplie par le plaisir de renouer desrelations depuis longtemps interrompues.

Quant à Elizabeth, les événements de lajournée étaient trop passionnants pour qu’elle pût s’intéresserbeaucoup aux amis de sa tante. Elle ne cessait de songer, avec unétonnement dont elle ne pouvait revenir, à l’amabilité de Mr. Darcyet, par-dessus tout, au désir qu’il avait exprimé de lui présentersa sœur.

XLIV

Elizabeth s’attendait à ce que Mr. Darcy luiamenât sa sœur le lendemain de son arrivée à Pemberley, et déjàelle avait résolu de ne pas s’éloigner de l’hôtel ce matin-là, maiselle s’était trompée dans ses prévisions car ses visiteurs seprésentèrent un jour plus tôt qu’elle ne l’avait prévu.

Après une promenade dans la ville avec sononcle et sa tante, tous trois étaient revenus à l’hôtel et sepréparaient à aller dîner chez des amis retrouvés par Mrs.Gardiner, lorsque le roulement d’une voiture les attira à lafenêtre. Elizabeth, reconnaissant la livrée du coupé qui s’arrêtaitdevant la porte, devina tout de suite ce dont il s’agissait etannonça à ses compagnons l’honneur qui allait leur être fait. Mr.et Mrs. Gardiner étaient stupéfaits, mais l’embarras de leur nièce,qu’ils rapprochaient de cet incident et de celui de la veille, leurouvrit soudain les yeux sur des perspectives nouvelles.

Elizabeth se sentait de plus en plus troublée,tout en s’étonnant elle-même de son agitation : entre autressujets d’inquiétude, elle se demandait si Mr. Darcy n’aurait pastrop fait son éloge à sa sœur et, dans le désir de gagner lasympathie de la jeune fille, elle craignait que tous ses moyens nevinssent à lui manquer à la fois.

Craignant d’être vue, elle s’écarta de lafenêtre et se mit à arpenter la pièce pour se remettre, mais lesregards de surprise qu’échangeaient son oncle et sa tante n’étaientpas faits pour lui rendre son sang-froid.

Quelques instants plus tard miss Darcy entraitavec son frère et la redoutable présentation avait lieu. À songrand étonnement, Elizabeth put constater que sa visiteuse était aumoins aussi embarrassée qu’elle-même. Depuis son arrivée à Lambtonelle avait entendu dire que miss Darcy était extrêmementhautaine ; un coup d’œil lui suffit pour voir qu’elle étaitsurtout prodigieusement timide. Elle était grande et plus fortequ’Elizabeth ; bien qu’elle eût à peine dépassé seize ans elleavait déjà l’allure et la grâce d’une femme. Ses traits étaientmoins beaux que ceux de son frère, mais l’intelligence et la bonnehumeur se lisaient sur son visage. Ses manières étaient aimables etsans aucune recherche. Elizabeth, qui s’attendait à retrouver chezelle l’esprit froidement observateur de son frère, se sentitsoulagée.

Au bout de peu d’instants Mr. Darcy l’informaque Mr. Bingley se proposait également de venir lui présenter seshommages, et Elizabeth avait à peine eu le temps de répondre àcette annonce par une phrase de politesse qu’on entendait dansl’escalier le pas alerte de Mr. Bingley qui fit aussitôt son entréedans la pièce.

Il y avait longtemps que le ressentimentd’Elizabeth à son égard s’était apaisé ; mais s’il n’en avaitpas été ainsi, elle n’aurait pu résister à la franche cordialitéavec laquelle Bingley lui exprima son plaisir de la revoir. Ils’enquit de sa famille avec empressement, bien que sans nommerpersonne, et dans sa manière d’être comme dans son langage ilmontra l’aisance aimable qui lui était habituelle.

Mr. et Mrs. Gardiner le considéraient avecpresque autant d’intérêt qu’Elizabeth ; depuis longtemps ilsdésiraient le connaître. D’ailleurs, toutes les personnes présentesexcitaient leur attention ; les soupçons qui leur étaientnouvellement venus les portaient à observer surtout Mr. Darcy etleur nièce avec une curiosité aussi vive que discrète. Le résultatde leurs observations fut la pleine conviction que l’un des deux aumoins savait ce que c’était qu’aimer ; des sentiments de leurnièce ils doutaient encore un peu, mais il était clair pour eux queMr. Darcy débordait d’admiration.

Elisabeth, de son côté, avait beaucoup àfaire. Elle aurait voulu deviner les sentiments de chacun de sesvisiteurs, calmer les siens, et se rendre agréable à tous. Cedernier point sur lequel elle craignait le plus d’échouer était aucontraire celui où elle avait le plus de chances de réussir, sesvisiteurs étant tous prévenus en sa faveur.

À la vue de Bingley sa pensée s’était aussitôtélancée vers Jane. Combien elle aurait souhaité savoir si la penséede Bingley avait pris la même direction ! Elle crut remarquerqu’il parlait moins qu’autrefois, et, à une ou deux reprisespendant qu’il la regardait, elle se plut à imaginer qu’il cherchaità découvrir une ressemblance entre elle et sa sœur. Si tout cecin’était qu’imagination, il y avait du moins un fait sur lequel ellene pouvait s’abuser, c’était l’attitude de Bingley vis-à-vis demiss Darcy, la prétendue rivale de Jane. Rien dans leurs manièresne semblait marquer un attrait spécial des deux jeunes gens l’unpour l’autre ; rien ne se passa entre eux qui fût de nature àjustifier les espérances de miss Bingley. Elizabeth saisit, aucontraire, deux ou trois petits faits qui lui semblèrent attesterchez Mr. Bingley un sentiment persistant de tendresse pour Jane, ledésir de parler de choses se rattachant à elle et, s’il l’eût osé,de prononcer son nom. À un moment où les autres causaient ensemble,il lui fit observer d’un ton où perçait un réel regret « qu’ilétait resté bien longtemps sans la voir », puis ajouta avantqu’elle eût eu le temps de répondre :

– Oui, il y a plus de huit mois. Nous nenous sommes pas rencontrés depuis le 26 novembre, date à laquellenous dansions tous à Netherfield.

Elizabeth fut heureuse de constater que samémoire était si fidèle. Plus tard, pendant qu’on ne les écoutaitpas, il saisit l’occasion de lui demander si toutes sessœurs étaient à Longbourn. En elles-mêmes, cette question etl’observation qui l’avait précédée étaient peu de chose, maisl’accent de Bingley leur donnait une signification.

C’était seulement de temps à autrequ’Elizabeth pouvait tourner les yeux vers Mr. Darcy ; maischaque coup d’œil le lui montrait avec une expression aimable, etquand il parlait, elle ne pouvait découvrir dans sa voix la moindrenuance de hauteur. En le voyant ainsi plein de civilité nonseulement à son égard mais à l’égard de membres de sa famille qu’ilavait ouvertement dédaignés, et en se rappelant leur orageuxentretien au presbytère de Hunsford, le changement lui semblait sigrand et si frappant qu’Elizabeth avait peine à dissimuler sonprofond étonnement. Jamais encore dans la société de ses amis deNetherfield ou dans celle de ses nobles parentes de Rosings elle nel’avait vu si désireux de plaire et si parfaitement exempt defierté et de raideur.

La visite se prolongea plus d’une demi-heureet, en se levant pour prendre congé, Mr. Darcy pria sa sœur dejoindre ses instances aux siennes pour demander à leurs hôtes devenir dîner à Pemberley avant de quitter la région. Avec unenervosité qui montrait le peu d’habitude qu’elle avait encore defaire des invitations, miss Darcy s’empressa d’obéir. Mrs. Gardinerregarda sa nièce : n’était-ce pas elle que cette invitationconcernait surtout ? Mais Elizabeth avait détourné la tête.Interprétant cette attitude comme un signe d’embarras et non derépugnance pour cette invitation, voyant en outre que son mariparaissait tout prêt à l’accepter, Mrs. Gardiner réponditaffirmativement et la réunion fut fixée au surlendemain. Dès queles visiteurs se furent retirés, Elizabeth, désireuse d’échapperaux questions de son oncle et de sa tante, ne resta que le temps deleur entendre exprimer leur bonne impression sur Bingley et ellecourut s’habiller pour le dîner.

Elle avait tort de craindre la curiosité deMr. et Mrs. Gardiner car ils n’avaient aucun désir de forcer sesconfidences. Ils se rendaient compte maintenant qu’Elizabethconnaissait Mr. Darcy beaucoup plus qu’ils ne se l’étaient imaginé,et ils ne doutaient pas que Mr. Darcy fût sérieusement épris deleur nièce ; tout cela était à leurs yeux plein d’intérêt,mais ne justifiait pas une enquête.

En ce qui concernait Wickham les voyageursdécouvrirent bientôt qu’il n’était pas tenu en grande estime àLambton : si ses démêlés avec le fils de son protecteurétaient imparfaitement connus, c’était un fait notoire qu’enquittant le Derbyshire il avait laissé derrière lui un certainnombre de dettes qui avaient été payées ensuite par Mr. Darcy.

Quant à Elizabeth, ses pensées étaient àPemberley ce soir-là plus encore que la veille. La fin de lajournée lui parut longue mais ne le fut pas encore assez pour luipermettre de déterminer la nature exacte des sentiments qu’elleéprouvait à l’égard d’un des habitants du château, et elle restaéveillée deux bonnes heures, cherchant à voir clair dans sonesprit. Elle ne détestait plus Mr. Darcy, non certes. Il y avaitlongtemps que son aversion s’était dissipée et elle avait hontemaintenant de s’être laissée aller à un pareil sentiment. Depuisquelque temps déjà elle avait cessé de lutter contre le respect quelui inspiraient ses indéniables qualités, et sous l’influence dutémoignage qui lui avait été rendu la veille et qui montrait soncaractère sous un jour si favorable, ce respect se transformait enquelque chose d’une nature plus amicale. Mais au-dessus del’estime, au-dessus du respect, il y avait en elle un motif nouveaude sympathie qui ne doit pas être perdu de vue : c’était lagratitude. Elle était reconnaissante à Darcy non seulement del’avoir aimée, mais de l’aimer encore assez pour lui pardonnerl’impétuosité et l’amertume avec lesquelles elle avait accueilli sademande, ainsi que les accusations injustes qu’elle avait jointes àson refus. Elle eût trouvé naturel qu’il l’évitât comme uneennemie, et voici que dans une rencontre inopinée il montrait aucontraire un vif désir de voir se renouer leurs relations. De l’airle plus naturel, sans aucune assiduité indiscrète, il essayait degagner la sympathie des siens et cherchait à la mettre elle-même enrapport avec sa sœur. L’amour seul – et un amour ardent – pouvaitchez un homme aussi orgueilleux expliquer un tel changement, etl’impression qu’Elizabeth en ressentait était très douce, maisdifficile à définir. Elle éprouvait du respect, de l’estime et dela reconnaissance : elle souhaitait son bonheur. Elle auraitvoulu seulement savoir dans quelle mesure elle désirait que cebonheur dépendît d’elle, et si elle aurait raison d’user du pouvoirqu’elle avait conscience de posséder encore pour l’amener à sedéclarer de nouveau.

Il avait été convenu le soir entre la tante etla nièce que l’amabilité vraiment extraordinaire de miss Darcyvenant les voir le jour même de son arrivée réclamait d’elles unedémarche de politesse, et elles avaient décidé d’aller lui fairevisite à Pemberley le lendemain.

Mr. Gardiner partit lui-même ce matin-là peuaprès le « breakfast » ; on avait reparlé la veilledes projets de pêche, et il devait retrouver vers midi quelques-unsdes hôtes du château au bord de la rivière.

XLV

Convaincue maintenant que l’antipathie de missBingley était uniquement l’effet de la jalousie, Elizabeth songeaitque son arrivée à Pemberley ne causerait à celle-ci aucun plaisiret elle se demandait avec curiosité en quels termes elles allaientrenouer connaissance.

À leur arrivée, on leur fit traverser le hallpour gagner le salon. Cette pièce, exposée au nord, était d’unefraîcheur délicieuse ; par les fenêtres ouvertes on voyait leshautes collines boisées qui s’élevaient derrière le château et,plus près, des chênes et des châtaigniers magnifiques se dressantçà et là sur une pelouse. Les visiteuses y furent reçues par missDarcy qui s’y trouvait en compagnie de Mrs. Hurst, de miss Bingley,et de la personne qui lui servait de chaperon à Londres. L’accueilde Georgiana fut plein de politesse, mais empreint de cette gênecausée par la timidité qui pouvait donner à ses inférieurs uneimpression de hautaine réserve. Mrs. Gardiner et sa nièce,cependant, lui rendirent justice tout en compatissant à sonembarras.

Mrs. Hurst et miss Bingley les honorèrentsimplement d’une révérence et, lorsqu’elles se furent assises, il yeut un silence, – embarrassant comme tous les silences, – qui duraquelques instants. Ce fut Mrs. Annesley, personne d’aspectsympathique et distingué, qui le rompit et ses efforts pour trouverquelque chose d’intéressant à dire montrèrent la supériorité de sonéducation sur celle de ses compagnes. La conversation parvint às’établir entre elle et Mrs. Gardiner avec un peu d’aide du côtéd’Elizabeth. Miss Darcy paraissait désireuse d’y prendre part etrisquait de temps à autre une courte phrase quand elle avait lemoins de chances d’être entendue.

Elizabeth s’aperçut bientôt qu’elle étaitétroitement observée par miss Bingley et qu’elle ne pouvait dire unmot à miss Darcy sans attirer immédiatement son attention. Cettesurveillance ne l’aurait pas empêchée d’essayer de causer avecGeorgiana sans la distance incommode qui les séparait l’une del’autre. Mais Elizabeth ne regrettait pas d’être dispensée deparler beaucoup ; ses pensées suffisaient à l’occuper. À toutmoment elle s’attendait à voir apparaître le maître de la maison etne savait si elle le souhaitait ou si elle le redoutaitdavantage.

Après être restée un quart d’heure sans ouvrirla bouche, miss Bingley surprit Elizabeth en la questionnant d’unton froid sur la santé de sa famille. Ayant reçu une réponse aussibrève et aussi froide elle retomba dans son mutisme.

L’arrivée de domestiques apportant unecollation composée de viande froide, de gâteaux et des plus beauxfruits de la saison, amena une diversion. Il y avait là de quoioccuper agréablement tout le monde, et de belles pyramides deraisin, de pêches et de brugnons rassemblèrent toutes les damesautour de la table.

À cet instant, Elizabeth put être fixée surses sentiments par l’entrée de Mr. Darcy dans le salon. Il revenaitde la rivière où il avait passé quelque temps avec Mr. Gardiner etdeux ou trois hôtes du château, et les avait quittés seulementquand il avait appris que Mrs. Gardiner et sa nièce se proposaientde faire visite à Georgiana. Dès qu’il apparut, Elizabeth prit larésolution de se montrer parfaitement calme et naturelle, –résolution d’autant plus sage, sinon plus facile à tenir, – qu’ellesentait éveillés les soupçons de toutes les personnes présentes etque tous les yeux étaient tournés vers Mr. Darcy dès son entréepour observer son attitude. Aucune physionomie ne reflétait unecuriosité plus vive que celle de miss Bingley, en dépit dessourires qu’elle prodiguait à l’un de ceux qui en étaient l’objetcar la jalousie ne lui avait pas enlevé tout espoir et sonempressement auprès de Mr. Darcy restait le même. Miss Darcys’efforça de parler davantage en présence de son frère. Lui-mêmelaissa voir à Elizabeth combien il désirait qu’elle fît plus ampleconnaissance avec sa sœur, et tâcha d’animer leurs essais deconversation. Miss Bingley le remarquait aussi et, dansl’imprudence de sa colère saisit la première occasion pour demanderavec une politesse moqueuse :

– Eh bien, miss Eliza, est-ce que lerégiment de la milice n’a pas quitté Meryton ? Ce doit êtreune grande perte pour votre famille.

En présence de Mr. Darcy, elle n’osa pasprononcer le nom de Wickham ; mais Elisabeth comprit tout desuite que c’était à lui que miss Bingley faisait allusion et lessouvenirs que ce nom éveillait la troublèrent un moment. Un efforténergique lui permit de répondre à cette attaque d’un tonsuffisamment détaché. Tout en parlant, d’un coup d’œil involontaireelle vit Darcy, le visage plus coloré, lui jeter un regard ardent,tandis que sa sœur, saisie de confusion, n’osait même pas lever lesyeux. Si miss Bingley avait su la peine qu’elle infligeait à satrès chère amie, elle se serait sans doute abstenue de cetteinsinuation, mais elle voulait simplement embarrasser Elizabeth parcette allusion à un homme pour lequel elle lui croyait unepréférence, espérant qu’elle trahirait une émotion qui pourrait ladesservir aux yeux de Darcy ; voulant aussi, peut-être,rappeler à ce dernier les sottises et les absurdités commises parune partie de la famille Bennet à propos du régiment. Du projetd’enlèvement de miss Darcy elle ne savait pas un mot. L’airtranquille d’Elizabeth calma vite l’émotion de Mr. Darcy et, commemiss Bingley, désappointée, n’osa faire une allusion plus précise àWickham, Georgiana se remit aussi peu à peu, mais pas assez pourretrouver le courage d’ouvrir la bouche avant la fin de la visite.Son frère, dont elle n’osait rencontrer le regard, avait presqueoublié ce qui la concernait en cette affaire et l’incident calculépour le détourner d’Elizabeth semblait au contraire avoir fixé sapensée sur elle avec plus de confiance qu’auparavant.

La visite prit fin peu après. Pendant que Mr.Darcy accompagnait Mrs. Gardiner et sa nièce jusqu’à leur voiture,miss Bingley, pour se soulager, se répandit en critiques surElizabeth, sur ses manières et sa toilette, mais Georgiana se gardabien de lui faire écho ; pour accorder ses bonnes grâces, ellene consultait que le jugement de son frère qui était infaillible àses yeux ; or, il avait parlé d’Elizabeth en des termes telsque Georgiana ne pouvait que la trouver aimable et charmante.

Quand Darcy rentra au salon, miss Bingley neput s’empêcher de lui répéter une partie de ce qu’elle venait dedire à sa sœur :

– Comme Eliza Bennet a changé depuisl’hiver dernier ! Elle a bruni et perdu toute finesse. Nousdisions à l’instant, Louisa et moi, que nous ne l’aurions pasreconnue.

Quel que fût le déplaisir causé à Mr. Darcypar ces paroles, il se contenta de répondre qu’il ne remarquaitchez Elizabeth d’autre changement que le hâle de son teint,conséquence assez naturelle d’un voyage fait au cœur de l’été.

– Pour ma part, répliqua miss Bingley,j’avoue que je n’ai jamais pu découvrir chez elle le moindreattrait ; elle a le visage trop mince, le teint sans éclat,ses traits n’ont aucune beauté, son nez manque de caractère, etquant à ses yeux que j’ai entendu parfois tellement vanter, je neleur trouve rien d’extraordinaire ; ils ont un regard perçantet désagréable que je n’aime pas du tout, et toute sa personnerespire une suffisance intolérable.

Convaincue comme elle l’était de l’admirationde Darcy pour Elizabeth, miss Bingley s’y prenait vraiment bien malpour lui plaire ; mais la colère est souvent mauvaiseconseillère, et tout le succès qu’elle obtint – et qu’elle méritait– fut d’avoir blessé Darcy. Il gardait toutefois un silence obstinéet, comme si elle avait résolu à toutes fins de le faire parler,elle poursuivit :

– Quand nous l’avons vue pour la premièrefois en Hertfordshire, je me rappelle à quel point nous avions étésurprises d’apprendre qu’elle était considérée là-bas comme unebeauté. Je vous entends encore nous dire, un jour où elle étaitvenue à Netherfield : « Jolie, miss ElizabethBennet ? Autant dire que sa mère est une femmed’esprit ! » Cependant, elle a paru faire ensuite quelqueprogrès dans votre estime, et il fut même un temps, je crois, oùvous la trouviez assez bien.

– En effet, répliqua Darcy incapable dese contenir plus longtemps. Mais c’était au commencement, car voilàbien des mois que je la considère comme une des plus jolies femmesde ma connaissance.

Là-dessus il sortit, laissant miss Bingleysavourer la satisfaction de lui avoir fait dire ce qu’elle désiraitle moins entendre.

Mrs. Gardiner et Elizabeth, pendant leurretour, parlèrent de tout ce qui s’était passé pendant la visite,excepté de ce qui les intéressait davantage l’une et l’autre. Elleséchangèrent leurs impressions sur tout le monde, sauf sur celui quiles occupait le plus. Elles parlèrent de sa sœur, de ses amis, desa maison, de ses fruits, de tout, excepté de lui-même. CependantElizabeth brûlait de savoir ce que sa tante pensait de Mr. Darcy,et Mrs. Gardiner aurait été infiniment reconnaissante à sa nièce sielle avait entamé ce sujet la première.

XLVI

Elizabeth avait été fort désappointée enarrivant à Lambton de ne pas y trouver une lettre de Jane, etchaque courrier avait renouvelé cette déception. Le matin dutroisième jour cependant, l’arrivée de deux lettres à la fois mitfin à son attente ; l’une des deux lettres, dont l’adresseétait fort mal écrite, avait pris une mauvaise direction, ce quiexpliquait le retard.

Son oncle et sa tante, qui s’apprêtaient àl’emmener faire une promenade, sortirent seuls pour lui permettrede prendre tranquillement connaissance de son courrier. Elizabethouvrit en premier la lettre égarée qui datait déjà de cinq jours.Jane lui racontait d’abord leurs dernières réunions et les menuesnouvelles locales. Mais la seconde partie, qui avait été écrite unjour plus tard et témoignait chez Jane d’un état de grandeagitation, donnait des nouvelles d’une autre importance :

« Depuis hier, très chère Lizzy, s’estproduit un événement des plus inattendus et des plus graves ;– mais j’ai peur de vous alarmer ; ne craignez rien, noussommes tous en bonne santé. – Ce que j’ai à vous dire concerne lapauvre Lydia. Hier soir à minuit, tout le monde ici étant couché,est arrivé un exprès envoyé par le colonel Forster pour nousinformer qu’elle était partie pour l’Écosse avec un de sesofficiers, pour tout dire, avec Wickham. Vous pensez quelle futnotre stupéfaction ! Kitty cependant paraissait beaucoup moinsétonnée que nous. Quant à moi je suis on ne peut plus bouleversée.Quel mariage imprudent pour l’un comme pour l’autre ! Maisj’essaye de ne pas voir les choses trop en noir, et je veux croireque Wickham vaut mieux que sa réputation. Je le crois léger etimprudent, mais ce qu’il a fait ne décèle pas une naturefoncièrement mauvaise et son choix prouve au moins sondésintéressement, car il n’ignore pas que mon père ne peut riendonner à Lydia. Notre pauvre mère est extrêmement affligée ;mon père supporte mieux ce choc. Comme je suis heureuse que nous neleur ayons pas communiqué ce que nous savions sur Wickham ! Ilfaut maintenant l’oublier nous-mêmes.

« Ils ont dû partir tous deux, samedisoir, vers minuit, mais on ne s’est aperçu de leur fuite que lelendemain matin vers huit heures. L’exprès nous a été envoyéimmédiatement. Ma chère Lizzy, ils ont dû passer à dix millesseulement de Longbourn ! Le colonel nous fait prévoir qu’ilarrivera lui-même sous peu. Lydia avait laissé un mot à sa femmepour lui annoncer sa détermination. Je suis obligée de m’arrêter,car on ne peut laisser notre pauvre mère seule très longtemps. Jesais à peine ce que j’écris ; j’espère que vous pourrez toutde même me comprendre. »

Sans s’arrêter une seconde pour réfléchir etse rendant à peine compte de ce qu’elle éprouvait, Elizabeth saisitla seconde lettre et l’ouvrit fébrilement. Elle contenait ce quisuit :

« En ce moment, ma chère Lizzy, vous avezsans doute déjà la lettre que je vous ai griffonnée hier à la hâte.J’espère que celle-ci sera plus intelligible ; toutefois mapauvre tête est dans un tel état que je ne puis répondre de mettrebeaucoup de suite dans ce que j’écris. Ma chère Lizzy, j’ai demauvaises nouvelles à vous apprendre ; il vaut mieux vous lesdire tout de suite. Tout imprudent que nous jugions un mariageentre notre pauvre Lydia et Mr. Wickham, nous ne demandonsmaintenant qu’à recevoir l’assurance qu’il a bien eu lieu, car tropde raisons nous font craindre qu’ils ne soient pas partis pourl’Écosse.

« Le colonel Forster est arrivé hier ici,ayant quitté Brighton peu d’heures après son exprès. Bien que lacourte lettre de Lydia à sa femme leur eût donné à croire que lecouple se rendait à Gretna Green [5], quelquesmots qui échappèrent à Denny exprimant la conviction que Wickhamn’avait jamais eu la moindre intention d’aller en Écosse, pas plusque celle d’épouser Lydia, avaient été rapportés au colonel Forsterqui, prenant alarme, était parti sur l’heure de Brighton pouressayer de relever leurs traces. Il avait pu les suivre facilementjusqu’à Clapham, mais pas plus loin, car, en arrivant dans cetteville, ils avaient abandonné la chaise de poste qui les avaitamenés d’Epsom, pour prendre une voiture de louage. Tout ce qu’onsait à partir de ce moment, c’est qu’on les a vus poursuivre leurvoyage vers Londres. Je me perds en conjectures. Après avoir faittoutes les enquêtes possibles de ce côté, le colonel Forster a prisla route de Longbourn en les renouvelant à toutes les barrières ettoutes les auberges de Barnet et de Hatfield : personnerépondant à leur signalement n’avait été remarqué. Il est arrivé àLongbourn en nous témoignant la plus grande sympathie et nous acommuniqué ses appréhensions en des termes qui font honneur à sessentiments. Ni lui, ni sa femme, vraiment, ne méritent aucunreproche.

« Notre désolation est grande, ma chèreLizzy. Mon père et ma mère craignent le pire mais je ne puis croireà tant de perversité de la part de Wickham. Bien des circonstancesont pu leur faire préférer se marier secrètement à Londres plutôtque de suivre leur premier plan ; et même si Wickham avait puconcevoir de tels desseins sur une jeune fille du milieu de Lydia,pouvons-nous supposer qu’elle aurait perdu à ce point le sentimentde son honneur et de sa dignité ? C’est impossible ! J’aile regret de dire, néanmoins, que le colonel Forster ne semble pasdisposé à partager l’optimisme de mes suppositions. Il a secoué latête lorsque je les ai exprimées devant lui et m’a répondu qu’ilcraignait qu’on ne pût avoir aucune confiance en Wickham.

« Ma pauvre maman est réellement maladeet garde la chambre. Si elle pouvait prendre un peu d’empire surelle-même ! Mais il n’y faut pas compter. Quant à notre père,de ma vie je ne l’ai vu aussi affecté. La pauvre Kitty s’en veutd’avoir dissimulé cette intrigue, mais peut-on lui reprocherd’avoir gardé pour elle une confidence faite sous le sceau dusecret ? Je suis heureuse, ma chère Lizzy, que vous ayezéchappé à ces scènes pénibles mais maintenant que le premier chocest reçu, j’avoue qu’il me tarde de vous voir de retour. Je ne suispas assez égoïste cependant pour vous presser de revenir plus tôtque vous ne le souhaitez. Adieu !

« Je reprends la plume pour vous prier defaire ce qu’à l’instant je n’osais vous demander. Les circonstancessont telles que je ne puis m’empêcher de vous supplier de revenirtous aussitôt que possible. Je connais assez mon oncle et ma tantepour ne pas craindre de leur adresser cette prière. J’ai encore uneautre demande à faire à mon oncle. Mon père part à l’instant avecle colonel Forster pour Londres où il veut essayer de découvrirLydia. Par quels moyens, je l’ignore ; mais son extrêmedésarroi l’empêchera, je le crains, de prendre les mesures les plusjudicieuses, et le colonel Forster est obligé d’être de retour àBrighton demain soir. Dans une telle conjoncture, les conseils etl’aide de mon oncle lui seraient infiniment utiles. Il comprendramon sentiment et je m’en remets à sa grande bonté. »

– Mon oncle ! où est mononcle ! s’écria Elizabeth après avoir achevé sa lecture,s’élançant pour courir à sa recherche sans perdre une minute. Ellearrivait à la porte lorsque celle-ci fut ouverte par un domestiqueet livra passage à Mr. Darcy. La pâleur de la jeune fille et sonair agité le firent tressaillir mais avant qu’il eût pu se remettrede sa surprise et lui adresser la parole, Elizabeth, qui n’avaitplus d’autre pensée que celle de Lydia, s’écria :

– Pardonnez-moi, je vous en prie, si jesuis obligée de vous quitter, mais il faut que je trouve àl’instant Mr. Gardiner pour une affaire extrêmement urgente. Jen’ai pas un instant à perdre…

– Grand Dieu ! Qu’avez-vousdonc ? s’écria Darcy avec plus de sympathie que dediscrétion ; puis, se reprenant : – Je ne vous retiendraipas un instant, mais permettez que ce soit moi, ou bien votredomestique, qui aille chercher Mr. et Mrs. Gardiner. Vous êtesincapable d’y aller vous-même.

Elizabeth hésita, mais ses jambes sedérobaient sous elle et, comprenant qu’il n’y avait aucun avantageà faire elle-même cette recherche, elle rappela le domestique et,d’une voix haletante, à peine intelligible, elle lui donna l’ordrede ramener ses maîtres au plus vite. Dès qu’il fut parti, elle selaissa tomber sur un siège, l’air si défait que Darcy ne put serésoudre à la quitter ni s’empêcher de lui dire d’un ton plein dedouceur et de commisération :

– Laissez-moi appeler votre femme dechambre. N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous procurerquelque soulagement ? Un peu de vin, peut-être ? Je vaisaller vous en chercher. Vous êtes toute pâle.

– Non, je vous remercie, réponditElizabeth en tâchant de se remettre. Je vous assure que je n’airien. Je suis seulement bouleversée par des nouvelles désolantesque je viens de recevoir de Longbourn.

En parlant ainsi elle fondit en larmes, et,pendant quelques minutes, se trouva dans l’impossibilité decontinuer. Darcy, anxieux et désolé, ne put que murmurer quelquesmots indistincts sur sa sympathie et la considérer avec une muettecompassion.

À la fin, elle put reprendre :

– Je viens de recevoir une lettre de Janeavec des nouvelles lamentables. Ma jeune sœur a quitté ses amis…elle s’est enfuie… avec… elle s’est livrée au pouvoir de… Mr.Wickham… Vous le connaissez assez pour soupçonner le reste. Ellen’a ni dot, ni situation, ni rien qui puisse le tenter. Elle estperdue à jamais !

Darcy restait immobile et muetd’étonnement.

– Quand je pense, ajouta-t-elle d’unevoix encore plus agitée, que j’aurais pu empêcher un pareilmalheur ! moi qui savais ce qu’il valait ! Si j’avaisseulement répété chez moi une partie de ce que je savais ! Sion l’avait connu pour ce qu’il était, cela ne serait pas arrivé. Etmaintenant, il est trop tard !

– Je suis désolé, s’écria Darcy, désoléet indigné. Mais tout cela est-il certain, absolumentcertain ?

– Hélas oui ! Ils ont quittéBrighton dans la nuit de dimanche, et on a pu relever leurs tracespresque jusqu’à Londres, mais pas plus loin. Ils ne sontcertainement pas allés en Écosse.

– Et qu’a-t-on fait jusqu’ici ?Qu’a-t-on tenté pour la retrouver ?

– Mon père est parti pour Londres, etJane écrit pour demander l’aide immédiate de mon oncle. Nous allonspartir, je pense, d’ici une demi-heure. Mais que pourra-t-onfaire ? Quel recours y a-t-il contre un tel homme ?Arrivera-t-on même à les découvrir ? Je n’ai pas le plus légerespoir. La situation est horrible sous tous ses aspects !

Darcy acquiesça de la tête,silencieusement.

– Ah ! quand on m’a ouvert les yeuxsur la véritable nature de cet homme, si j’avais su alors quelétait mon devoir ! Mais je n’ai pas su, j’ai eu peur d’allertrop loin… Quelle funeste erreur !

Darcy ne répondit pas. Il semblait à peinel’entendre ; plongé dans une profonde méditation, il arpentaitla pièce d’un air sombre et le front contracté. Elizabeth leremarqua et comprit aussitôt : le pouvoir qu’elle avait eu surlui s’évanouissait, sans doute ; tout devait céder devant lapreuve d’une telle faiblesse dans sa famille, devant l’assuranced’une si profonde disgrâce. Elle ne pouvait pas plus s’en étonnerque condamner Darcy, mais la conviction qu’il faisait effort pourse ressaisir n’apportait aucun adoucissement à sa détresse. D’autrepart, c’était pour elle le moyen de connaître la véritable naturedes sentiments qu’elle éprouvait à son égard. Jamais encore ellen’avait senti qu’elle aurait pu l’aimer comme en cet instant oùl’aimer devenait désormais chose vaine.

Mais elle ne pouvait songer longtemps àelle-même. Lydia, l’humiliation et le chagrin qu’elle leurinfligeait à tous eurent tôt fait d’écarter toute autrepréoccupation ; et, plongeant sa figure dans son mouchoir,Elizabeth perdit de vue tout le reste.

Après quelques minutes, elle fut rappelée à laréalité par la voix de son compagnon. D’un accent qui exprimait lacompassion, mais aussi une certaine gêne, il lui disait :

– J’ai peur, en restant près de vous, dem’être montré indiscret. Je n’ai aucune excuse à invoquer, sinoncelle d’une très réelle, mais bien vaine sympathie. Plût à Dieuqu’il fût en mon pouvoir de vous apporter quelque soulagement dansune telle détresse ! mais je ne veux pas vous importuner desouhaits inutiles et qui sembleraient réclamer votrereconnaissance. Ce malheureux événement, je le crains, va priver masœur du plaisir de vous voir à Pemberley aujourd’hui.

– Hélas oui ! Soyez assez bon pourexprimer nos regrets à miss Darcy. Dites que des affaires urgentesnous rappellent immédiatement. Dissimulez la triste vérité tantqu’elle ne se sera pas ébruitée. Je sais que ce ne sera pas pourbien longtemps.

Il l’assura de sa discrétion, exprima encoreune fois la part qu’il prenait à son chagrin, souhaita uneconclusion plus heureuse que les circonstances présentes ne lefaisaient espérer et, l’enveloppant d’un dernier regard, prit congéd’elle. Au moment où il disparaissait, Elizabeth se dit qu’ilsavaient bien peu de chances de se rencontrer de nouveau dans cetteatmosphère de cordialité qui avait fait le charme de leursentrevues en Derbyshire. Au souvenir de leurs rapports si divers etsi pleins de revirements, elle songea en soupirant à ces étrangesvicissitudes de sentiments qui lui faisaient souhaiter maintenantla continuation de ces rapports après l’avoir amenée jadis à seréjouir de leur rupture. Elle voyait partir Darcy avec regret etcet exemple immédiat des conséquences que devait avoir la conduitede Lydia lui fut, au milieu de ses réflexions, une nouvelle caused’angoisse.

Depuis qu’elle avait lu la seconde lettre,elle n’avait plus le moindre espoir quant à l’honnêteté desintentions de Wickham et à son dessein d’épouser Lydia. Il fallaitêtre Jane pour se flatter d’une telle illusion. Tant qu’ellen’avait connu que le contenu de la première lettre elle s’étaitdemandé avec une surprise indicible comment Wickham pouvait avoirl’idée d’épouser une jeune fille qu’il savait sans fortune. QueLydia eût pu se l’attacher lui semblait également incompréhensible.Mais tout s’expliquait maintenant : pour ce genred’attachement, Lydia avait suffisamment de charmes. Certes,Elizabeth ne pensait pas que celle-ci eût pu consentir à unenlèvement où il n’aurait pas été question de mariage, mais elle serendait compte aisément que ni la vertu, ni le bon sens nepouvaient empêcher sa sœur de devenir une proie facile.

Il lui tardait maintenant d’être de retour.Elle brûlait d’être sur les lieux, de pouvoir se renseigner, et departager avec sa sœur les soucis qui dans une maison aussibouleversée, et en l’absence du père, devaient retomber uniquementsur Jane. Malgré sa crainte de voir rester vains les efforts tentéspour sauver Lydia, elle estimait l’intervention de son oncle de laplus haute importance et attendait son retour dans la plusdouloureuse agitation.

Mr. et Mrs. Gardiner arrivèrent tout effrayés,le rapport du domestique leur ayant fait croire que leur nièce setrouvait subitement malade. Elle les rassura sur ce point, et leurcommuniqua immédiatement les deux lettres de Jane. D’une voixtremblante d’émotion, elle souligna le post-scriptum de laseconde.

L’affliction de Mr. et de Mrs. Gardiner futprofonde, bien que Lydia n’eût jamais été leur favorite, mais il nes’agissait pas d’elle seule ; sa disgrâce atteignait toute safamille. Après les premières exclamations de surprise et d’horreur,Mr. Gardiner promit sans hésiter tout son concours ; sa nièce,bien qu’elle n’attendît pas moins de lui, le remercia avec deslarmes de reconnaissance. Tous trois se trouvant animés du mêmeesprit, leurs dispositions en vue du départ furent prisesrapidement ; il fallait se mettre en route aussi vite quepossible.

– Et notre invitation à Pemberley ?qu’allons-nous faire à ce sujet ? s’écria Mrs. Gardiner. Johnnous a dit que Mr. Darcy était présent quand vous l’avez envoyénous chercher. Est-ce bien exact ?

– Parfaitement, et je lui ai dit que nousne pourrions tenir notre engagement. Tout est réglé de ce côté.

« Qu’est-ce qui est réglé ? sedemandait la tante en courant à sa chambre pour se préparer audépart. Sont-ils dans des termes tels qu’elle ait pu lui découvrirla vérité ? Je donnerais beaucoup pour savoir ce qui s’estpassé entre eux. »

Si Elizabeth avait eu le loisir de resterinactive, elle se serait sûrement crue incapable de faire quoi quece fût dans le désarroi où elle se trouvait, mais elle dut aider satante dans ses préparatifs qui comprenaient l’obligation d’écrire àtous leurs amis de Lambton afin de leur donner une explicationplausible de leur départ subit. En une heure, cependant, tout futterminé et Mr. Gardiner ayant, pendant ce temps, réglé ses comptesà l’hôtel, il n’y eut plus qu’à partir. Après cette dure matinéeElizabeth se trouva, en moins de temps qu’elle ne l’aurait supposé,installée en voiture, et sur la route de Longbourn.

XLVII

– Plus je réfléchis à cette affaire,Elizabeth, lui dit son oncle comme ils quittaient la ville, plusj’incline à penser comme votre sœur aînée : il me semble siétrange qu’un jeune homme ait pu former un tel dessein sur unejeune fille qui n’est pas, certes, sans protecteurs et sans amis etqui, par contre, résidait dans la famille de son colonel, que jesuis très enclin à adopter la supposition la plus favorable.Wickham pouvait-il s’attendre à ce que la famille de Lydian’intervînt pas, ou pouvait-il ignorer qu’il serait mis au ban deson régiment après un tel affront fait au colonel Forster ? Lerisque serait hors de proportion avec le but.

– Le croyez-vous vraiment ? s’écriaElizabeth dont le visage s’éclaira un instant.

– Pour ma part, s’écria Mrs. Gardiner, jecommence à être de l’avis de votre oncle. Il y aurait là un tropgrand oubli de la bienséance, de l’honneur et de ses propresintérêts pour que Wickham puisse en être accusé. Vous-même, Lizzy,avez-vous perdu toute estime pour lui au point de l’en croirecapable ?

– Capable de négliger ses intérêts, non,je ne le crois pas, mais de négliger tout le reste, oui,certes ! Si cependant tout était pour le mieux !… Mais jen’ose l’espérer. Pourquoi, dans ce cas, ne seraient-ils pas partispour l’Écosse ?

– En premier lieu, répliqua Mr. Gardiner,il n’y a pas de preuve absolue qu’ils ne soient pas partis pourl’Écosse.

– Le fait qu’ils ont quitté la voiture deposte pour prendre une voiture de louage est une bien forteprésomption. En outre, on n’a pu relever d’eux aucune trace sur laroute de Barnet.

– Eh bien, supposons qu’ils soient àLondres. Ils peuvent y être pour se cacher, mais sans autre motifplus blâmable. N’ayant sans doute ni l’un ni l’autre beaucoupd’argent, ils ont pu trouver plus économique, sinon aussiexpéditif, de se faire marier à Londres plutôt qu’en Écosse.

– Mais pourquoi tout ce mystère ?Pourquoi ce mariage clandestin ? Non, non, cela n’est pasvraisemblable. Son ami le plus intime, – vous l’avez vu dans lerécit de Jane, – est persuadé qu’il n’a jamais eu l’intentiond’épouser Lydia. Jamais Wickham n’épousera une femme sansfortune ; ses moyens ne le lui permettent pas. Et quelsattraits possède donc Lydia, à part sa jeunesse et sa gaieté, pourle faire renoncer en sa faveur à un mariage plus avantageux ?Quant à la disgrâce qu’il encourrait à son régiment, je ne puis enjuger, mais j’ai bien peur que votre dernière raison ne puisse sesoutenir : Lydia n’a pas de frère pour prendre en main sesintérêts, et Wickham pouvait imaginer d’après ce qu’il connaît demon père, de son indolence et du peu d’attention qu’il sembledonner à ce qui se passe chez lui, qu’il ne prendrait pas cetteaffaire aussi tragiquement que bien des pères de famille.

– Mais croyez-vous Lydia assez fermée àtout sentiment autre que sa folle passion pour consentir de vivreavec Wickham sans qu’ils soient mariés ?

– Il est vraiment affreux, réponditElizabeth, les yeux pleins de larmes, d’être forcée de douter de sasœur, et cependant, je ne sais que répondre. Peut-être suis-jeinjuste à son égard, mais Lydia est très jeune, elle n’a pas étéhabituée à penser aux choses sérieuses et voilà six mois que leplaisir et la vanité sont toutes ses préoccupations. On l’a laisséelibre de disposer de son temps de la façon la plus frivole et de segouverner à sa fantaisie. Depuis que le régiment a pris sesquartiers à Meryton, elle n’avait plus en tête que le flirt et lesmilitaires. Bref elle a fait tout ce qu’elle pouvait – commentdirai-je, – pour donner encore plus de force à des penchants déjàsi accusés. Et vous savez comme moi que Wickham, par la séductionde ses manières et de sa personne, a tout ce qu’il faut pourtourner une tête de jeune fille.

– Mais vous voyez, dit sa tante, que Janene juge pas Wickham assez mal pour le croire capable d’un telscandale.

– Qui Jane a-t-elle jamais jugésévèrement ? Cependant, elle connaît Wickham aussi bien quemoi. Nous savons toutes deux qu’il est dépravé au véritable sens dumot, qu’il n’a ni loyauté, ni honneur, et qu’il est aussi trompeurqu’insinuant.

– Vous savez vraiment tout cela !s’écria Mrs. Gardiner, brûlant de connaître la source de toutes cesrévélations.

– Oui, certes, répliqua Elizabeth enrougissant. Je vous ai parlé l’autre jour de l’infamie de saconduite envers Mr. Darcy ; vous-même, pendant votre séjour àLongbourn, avez pu entendre de quelle manière il parlait de l’hommequi a montré à son égard tant de patience et de générosité. Il y ad’autres circonstances que je ne suis pas libre de raconter :ses mensonges sur la famille de Pemberley ne comptent plus. Par cequ’il m’avait dit de miss Darcy, je m’attendais à trouver une jeunefille fière, distante et désagréable. Il savait pourtant qu’elleétait aussi aimable et aussi simple que nous l’avons trouvée.

– Mais Lydia ne sait-elle rien de toutcela ? Peut-elle ignorer ce dont vous et Jane paraissez sibien informées ?

– Hélas ! C’est bien là lepire ! Jusqu’à mon séjour dans le Kent pendant lequel j’aibeaucoup vu M. Darcy et son cousin, le colonel Fitzwilliam,j’ignorais moi-même la vérité. Quand je suis revenue à la maison,le régiment allait bientôt quitter Meryton ; ni Jane, ni moin’avons jugé nécessaire de dévoiler ce que nous savions. Quand ilfut décidé que Lydia irait avec les Forster à Brighton, lanécessité de lui ouvrir les yeux sur le véritable caractère deWickham ne m’est pas venue à l’esprit. Vous devinez combien j’étaisloin de penser que mon silence pût causer une tellecatastrophe !

– Ainsi, au moment du départ pourBrighton, vous n’aviez aucune raison de les croire épris l’un del’autre ?

– Aucune, ni d’un côté, ni de l’autre, jene puis me rappeler le moindre indice d’affection. Pourtant, siquelque chose de ce genre avait été visible, vous pensez que dansune famille comme la nôtre, on n’aurait pas manqué de s’enapercevoir. Lors de l’arrivée de Wickham à Meryton, Lydia étaitcertes pleine d’admiration pour lui, mais elle n’était pas laseule, puisqu’il avait fait perdre la tête à toutes les jeunesfilles de Meryton et des environs. Lui-même, de son côté, n’avaitparu distinguer Lydia par aucune attention particulière. Aussi,après une courte période d’admiration effrénée, le caprice de Lydias’était éteint et elle avait rendu sa préférence aux officiers quise montraient plus assidus auprès d’elle.

On s’imagine facilement que tel fut l’uniquesujet de conversation durant tout le temps du voyage, bien qu’iln’y eût dans tout ce qu’ils disaient rien qui fût de nature àdonner plus de force à leurs craintes et à leurs espoirs.

Le trajet se fit avec toute la rapiditépossible. En voyageant toute la nuit, ils réussirent à atteindreLongbourn le jour suivant, à l’heure du dîner. C’était unsoulagement pour Elizabeth de penser que l’épreuve d’une longueattente serait épargnée à Jane.

Attirés par la vue de la chaise de poste, lespetits Gardiner se pressaient sur les marches du perron lorsqu’ellefranchit le portail et, au moment où elle s’arrêta, leur joyeusesurprise se traduisit par des gambades et des culbutes. Elizabethavait déjà sauté de la voiture et, leur donnant à chacun un baiserhâtif, s’était élancée dans le vestibule où elle rencontra Jane quidescendait en courant de l’appartement de sa mère. Elizabeth en laserrant affectueusement dans ses bras, pendant que leurs yeuxs’emplissaient de larmes, se hâta de lui demander si l’on avait desnouvelles des fugitifs.

– Pas encore, dit Jane, mais maintenantque mon cher oncle est là, j’ai l’espoir que tout vas’arranger.

– Mon père est-il à Londres ?

– Oui, depuis mardi, comme je vous l’aiécrit.

– Et vous avez reçu de sesnouvelles ?

– Une fois seulement. Il m’a écritmercredi quelques lignes pour me donner les instructions que je luiavais demandées. Il ajoutait qu’il n’écrirait plus tant qu’iln’aurait rien d’important à nous annoncer.

– Et notre mère, comment va-t-elle ?Comment allez-vous tous ?

– Elle ne va pas mal, je crois, bien quetrès secouée, mais ne quitte pas sa chambre. Elle sera satisfaitede vous voir tous les trois. Mary et Kitty, Dieu merci, vontbien.

– Mais vous ? s’écria Elizabeth. Jevous trouve très pâle. Vous avez dû passer des heures biencruelles !

Jane assura qu’elle allait parfaitement etleur conversation fut coupée par l’arrivée de Mr. et Mrs. Gardinerque leurs enfants avaient retenus jusque-là. Jane courut à eux etles remercia en souriant à travers ses larmes.

Mrs. Bennet les reçut comme ils pouvaient s’yattendre, pleurant, gémissant, accablant d’invectives l’infâmeconduite de Wickham, plaignant ses propres souffrances et accusantl’injustice du sort, blâmant tout le monde, excepté la personnedont l’indulgence malavisée était surtout responsable de l’erreurde sa fille.

– Si j’avais pu aller avec toute mafamille à Brighton comme je le désirais, cela ne serait pas arrivé.Mais Lydia, la pauvre enfant, n’avait personne pour veiller surelle. Comment se peut-il que les Forster ne l’aient pas mieuxgardée ? Il y a eu certainement de leur part une négligencecoupable, car Lydia n’était pas fille à agir ainsi, si elle avaitété suffisamment surveillée. J’ai toujours pensé qu’on n’aurait pasdû la leur confier. Mais, comme c’est la règle, on ne m’a pasécoutée ! Pauvre chère enfant ! Et maintenant, voilà Mr.Bennet parti. Il va sûrement se battre en duel avec Wickham, s’ille retrouve, et il se fera tuer… Et alors, qu’adviendra-t-il denous toutes ? À peine aura-t-il rendu le dernier soupir queles Collins nous mettront hors d’ici et si vous n’avez pas pitié denous, mon frère, je ne sais vraiment pas ce que nousdeviendrons.

Tous protestèrent en chœur contre ces sombressuppositions, et Mr. Gardiner, après avoir assuré sa sœur de sondévouement pour elle et sa famille, dit qu’il retournerait àLondres le lendemain pour aider Mr. Bennet de tout son pouvoir àretrouver Lydia.

– Ne vous laissez pas aller à d’inutilesalarmes, ajouta-t-il. S’il vaut mieux s’attendre au pire, nousn’avons pas de raisons de le considérer comme certain. Il n’y a pastout à fait une semaine qu’ils ont quitté Brighton. Dans quelquesjours nous pouvons avoir de leurs nouvelles, et, jusqu’à ce quenous apprenions qu’ils ne sont pas mariés, ni sur le point del’être, rien ne prouve que tout soit perdu. Dès que je serai àLondres, j’irai trouver votre mari ; je l’installerai chez moiet nous pourrons alors décider ensemble ce qu’il convient defaire.

– Oh ! mon cher frère, s’exclamaMrs. Bennet. Je ne pouvais rien souhaiter de mieux. Et maintenant,je vous en supplie, où qu’ils soient, trouvez-les, et s’ils ne sontpas mariés, mariez-les ! Que la question des habits de noce neles retarde pas. Dites seulement à Lydia qu’aussitôt mariée elleaura tout l’argent nécessaire pour les acheter. Mais, par-dessustout, empêchez Mr. Bennet de se battre ! Dites-lui dans quelétat affreux vous m’avez vue, à moitié morte de peur, avec detelles crises de frissons, de spasmes dans le côté, de douleursdans la tête et de palpitations, que je ne puis reposer ni jour, ninuit. Dites encore à cette chère Lydia de ne pas prendre dedécision pour ses achats de toilettes avant de m’avoir vue, parcequ’elle ne connaît pas les meilleures maisons. Ô mon frère !que vous êtes bon ! Je sais qu’on peut compter sur vous pourtout arranger.

Mr. Gardiner l’assura de nouveau de son vifdésir de l’aider et lui recommanda la modération dans ses espoirsaussi bien que dans ses craintes. La conversation continua ainsijusqu’à l’annonce du dîner. Alors ils descendirent tous, laissantMrs. Bennet s’épancher dans le sein de la femme de charge qui lasoignait en l’absence de ses filles. Bien que la santé de Mrs.Bennet ne parût pas réclamer de telles précautions, son frère et sabelle-sœur ne cherchèrent pas à la persuader de quitter sa chambre,car ils savaient qu’elle était incapable de se taire à table devantles domestiques et ils jugeaient préférable qu’une seule personne,– la servante en qui l’on pouvait avoir le plus de confiance, –reçût la confidence de ses craintes et de ses angoisses.

Dans la salle à manger, ils furent bientôtrejoints par Mary et Kitty que leurs occupations avaient empêchéesde paraître plus tôt. L’une avait été retenue par ses livres,l’autre par sa toilette. Toutes deux avaient le visage suffisammentcalme ; néanmoins, l’absence de sa sœur favorite, ou lemécontentement qu’elle avait encouru elle-même en cette affaire,donnait à la voix de Kitty un accent plus désagréable qued’habitude. Quant à Mary, elle était assez maîtresse d’elle-mêmepour murmurer à Elizabeth dès qu’elles furent assises àtable :

– C’est une bien regrettable histoire, etqui va faire beaucoup parler mais, de ce triste événement, il y aune leçon utile à tirer, c’est que chez la femme, la perte de lavertu est irréparable, que sa réputation est aussi fragile qu’elleest précieuse, et que nous ne saurions être trop en garde contreles représentants indignes de l’autre sexe.

Elizabeth lui jeta un regard stupéfait et sesentit incapable de lui répondre.

Dans l’après-midi, les deux aînées purentavoir une demi-heure de tranquillité. Elizabeth en profita pourposer à Jane maintes questions.

– Donnez-moi tous les détails que je neconnais pas encore. Qu’a dit le colonel Forster ?N’avaient-ils, lui et sa femme, conçu aucun soupçon avant le jourde l’enlèvement ? On devait voir Lydia et Wickham souventensemble.

– Le colonel Forster a avoué qu’il avaità plusieurs reprises soupçonné une certaine inclination, du côté deLydia surtout, mais rien dont on eût lieu de s’alarmer… Je suis sifâchée pour ce pauvre colonel. Il est impossible d’agir avec plusde cœur qu’il ne l’a fait. Il se proposait de venir nous exprimersa contrariété avant même de savoir qu’ils n’étaient pas partispour l’Écosse. Dès qu’il a été renseigné, il a hâté son voyage.

– Et Denny, est-il vraiment convaincu queWickham ne voulait pas épouser Lydia ? Le colonel Forstera-t-il vu Denny lui-même ?

– Oui, mais questionné par lui, Denny anié avoir eu connaissance des plans de son camarade et n’a pasvoulu dire ce qu’il en pensait. Ceci me laisse espérer qu’on a pumal interpréter ce qu’il m’avait dit en premier lieu.

– Jusqu’à l’arrivée du colonel, personnede vous, naturellement, n’éprouvait le moindre doute sur le but deleur fuite ?

– Comment un tel doute aurait-il pu nousvenir à l’esprit ? J’éprouvais bien quelque inquiétude ausujet de l’avenir de Lydia, la conduite de Wickham n’ayant pastoujours été sans reproche ; mais mon père et ma mèreignoraient tout cela et sentaient seulement l’imprudence d’unetelle union. C’est alors que Kitty, avec un air de se prévaloir dece qu’elle en savait plus que nous, nous a avoué que Lydia, dans sadernière lettre, l’avait préparée à cet événement. Elle savaitqu’ils s’aimaient, semble-t-il, depuis plusieurs semaines.

– Mais pas avant le départ pourBrighton ?

– Non, je ne le crois pas.

– Et le colonel Forster, semblait-iljuger lui-même Wickham défavorablement ? Le connaît-il sousson vrai jour ?

– Je dois reconnaître qu’il n’en a pasdit autant de bien qu’autrefois. Il le trouve imprudent etdépensier, et, depuis cette triste affaire, on dit dans Merytonqu’il y a laissé beaucoup de dettes ; mais je veux espérer quec’est faux.

– Oh ! Jane, si seulement nousavions été moins discrètes ! Si nous avions dit ce que noussavions ! Rien ne serait arrivé.

– Peut-être cela eût-il mieux valu, maisnous avons agi avec les meilleures intentions.

– Le colonel Forster a-t-il pu vousrépéter ce que Lydia avait écrit à sa femme ?

– Il a apporté la lettre elle-même pournous la montrer. La voici.

Et Jane la prenant dans son portefeuille latendit à Elizabeth.

La lettre était ainsi conçue :

« Ma chère Harriet,

« Vous allez sûrement bien rire enapprenant où je suis partie. Je ne puis m’empêcher de rire moi-mêmeen pensant à la surprise que vous aurez demain matin, lorsque vousvous apercevrez que je ne suis plus là.

« Je pars pour Gretna Green, et si vousne devinez pas avec qui, c’est que vous serez bien sotte, car iln’y a que lui qui existe à mes yeux ; c’est un ange, et jel’adore ! Aussi ne vois-je aucun mal à partir avec lui. Nevous donnez pas la peine d’écrire à Longbourn si cela vous ennuie.La surprise n’en sera que plus grande lorsqu’on recevra là-bas unelettre de moi signée : Lydia Wickham. La bonneplaisanterie ! J’en ris tellement que je puis à peineécrire !

« Dites à Pratt mon regret de ne pouvoirdanser avec lui ce soir. Il ne m’en voudra pas de ne point tenir mapromesse, quand il saura la raison qui m’en empêche.

« J’enverrai chercher mes vêtements dèsque je serai à Longbourn, mais je vous serai reconnaissante de direà Sally de réparer un grand accroc à ma robe de mousseline brodéeavant de l’emballer.

« Mes amitiés au colonel Forster ;j’espère que vous boirez tous deux à notre santé et à notre heureuxvoyage.

« Votre amie affectionnée,

« LYDIA. »

– Écervelée, insouciante Lydia !s’écria Elizabeth. Écrire une telle lettre dans un momentpareil ! Toutefois, ceci nous montre que de son côté il n’yavait pas de honteuses intentions. Mon pauvre père ! Quel couppour lui !

– Il a été positivement atterré. Pendantquelques minutes, il est resté sans pouvoir articuler une syllabe.Ma mère s’est trouvée mal, et la maison a été dans un état deconfusion indescriptible.

– Oh ! Jane, s’écria Elizabeth, ya-t-il un seul de nos domestiques qui n’ait tout connu avant la finde la journée ?

– Je ne sais. Il est bien difficiled’être sur ses gardes en de tels moments. Notre mère avait desattaques de nerfs et je faisais tout mon possible pour la soulager.Mais je crains de n’avoir pas fait tout ce que j’aurais pu.L’horreur et le chagrin m’ôtaient presque l’usage de mesfacultés.

– Toutes ces fatigues ont excédé vosforces. Vous avez l’air épuisée. Oh ! que n’étais-je avecvous ! Tous les soins et toutes les angoisses sont retombéssur vous seule.

– Mary et Kitty ont été très gentilles.Ma tante Philips, venue à Longbourn mardi, après le départ de notrepère, a eu l’obligeance de rester avec nous jusqu’à jeudi. LadyLucas, elle aussi, nous a montré beaucoup de bonté. Elle est venuemercredi nous apporter ses condoléances et nous offrir ses servicesou ceux de ses filles au cas où nous en aurions besoin.

– Lady Lucas aurait mieux fait de resterchez elle ! s’écria Elizabeth. Peut-être ses intentionsétaient bonnes ; mais dans une infortune comme la nôtre, moinson voit ses voisins et mieux cela vaut. Leur assistance ne peutêtre d’aucun secours et leurs condoléances sont importunes. Qu’ilstriomphent de loin et nous laissent en paix !

Elle s’enquit alors des mesures que Mr.Bennet, une fois à Londres, comptait prendre pour retrouver safille.

– Il voulait, je crois, aller à Epsom, –car c’est là que Wickham et Lydia ont changé de chevaux pour ladernière fois, – et voir s’il pouvait obtenir des postillonsquelques renseignements. Son but principal était de découvrir lavoiture de louage qu’ils avaient prise à Clapham. Cette voitureavait amené de Londres un voyageur : s’il pouvait connaître lamaison où le fiacre avait déposé son voyageur, il aurait à faire làaussi une enquête qui pouvait, pensait-il, lui faire découvrir lenuméro et la station du fiacre. J’ignore ses autres projets. Ilavait si grande hâte de partir et il était tellement troublé quej’ai déjà eu beaucoup de mal à lui arracher ces quelquesrenseignements.

XLVIII

Le lendemain matin, on s’attendait à Longbournà recevoir une lettre de Mr. Bennet, mais le courrier passa sansrien apporter de lui. Mr. Bennet était connu pour être en tempsordinaire un correspondant plein de négligence. Tout de même, endes circonstances pareilles, les siens attendaient de lui uneffort. Ils furent obligés de conclure qu’il n’avait à leur envoyeraucune nouvelle rassurante. Mais de cela même ils auraient aiméêtre certains. Mr. Gardiner se mit en route pour Londres aussitôtaprès le passage de la poste.

Par lui, du moins, on serait assuré d’êtretenu au courant. Il devait insister auprès de Mr. Bennet pour qu’ilrevînt chez lui le plus tôt possible ; il l’avait promis enpartant, au grand soulagement de sa sœur qui voyait dans ce retourla seule chance pour son mari de n’être pas tué en duel. Mrs.Gardiner s’était décidée à rester quelques jours de plus enHertfordshire avec ses enfants, dans la pensée qu’elle pourraitêtre utile à ses nièces. Elle les aidait à s’occuper de leur mèreet sa présence leur était un réconfort dans leurs moments deliberté. Leur tante Philips aussi les visitait fréquemment, ettoujours, comme elle le disait, dans l’unique but de les distraireet de les remonter ; mais comme elle n’arrivait jamais sansleur apporter un nouveau témoignage des désordres de Wickham, ellelaissait généralement ses nièces plus découragées qu’elle ne lesavait trouvées.

Tout Meryton semblait s’acharner à noircirl’homme qui, trois mois auparavant, avait été son idole. Onracontait qu’il avait laissé des dettes chez tous les commerçantsde la ville, et qu’il avait eu des intrigues qu’on décorait du nomde séductions dans les familles de tous ces commerçants. On leproclamait d’une voix unanime l’homme le plus dépravé de l’univers,et chacun commençait à découvrir que ses dehors vertueux ne luiavaient jamais inspiré confiance. Elizabeth, tout en n’ajoutant pasfoi à la moitié de ces racontars, en retenait assez pour être deplus en plus convaincue de la perte irrémédiable de sa sœur. Janeelle-même abandonnait tout espoir à mesure que le temps s’écoulait,car, si les fugitifs étaient partis pour l’Écosse, ce qu’elle avaittoujours voulu espérer, on aurait, selon toute probabilité, déjàreçu de leurs nouvelles.

Mr. Gardiner avait quitté Longbourn ledimanche : le mardi, sa femme reçut une lettre où il disaitqu’il avait vu son beau-frère à son arrivée, et l’avait décidé às’installer à Gracechurch street. Mr. Bennet revenait d’Epsom et deClapham où il n’avait pu recueillir la moindre information ;il se disposait maintenant à demander des renseignements dans tousles hôtels de Londres, pensant que Wickham et Lydia avaient puséjourner dans l’un d’eux avant de trouver un logement. Mr.Gardiner n’attendait pas grand’chose de ces recherches mais commeson beau-frère y tenait, il s’apprêtait à le seconder. Il ajoutaitque Mr. Bennet n’était pas disposé pour l’instant à quitter Londreset qu’il allait écrire à sa famille. Un post-scriptumsuivait ainsi conçu : « Je viens d’écrire au colonelForster pour lui demander d’essayer de savoir par les camarades deWickham si ce dernier a des parents ou des amis en passe deconnaître l’endroit où il se dissimule. Ce serait un point capitalpour nous que de savoir où nous adresser avec des chances detrouver un fil conducteur. Actuellement, nous n’avons rien pournous guider. Le colonel Forster, j’en suis sûr, fera tout sonpossible pour nous obtenir ce renseignement ; mais, en yréfléchissant, je me demande si Lizzy ne saurait pas nous diremieux que personne quels peuvent être les proches parents deWickham. »

Elizabeth se demanda pourquoi l’on faisaitappel à son concours. Il lui était impossible de fournir aucuneindication. Elle n’avait jamais entendu parler à Wickham de parentsautres que son père et sa mère, décédés depuis longtemps. Il étaitpossible en effet qu’un de ses camarades du régiment fût capabled’apporter plus de lumière. Même sans chances sérieuses de réussir,il y avait à faire de ce côté une tentative qui entretiendraitl’espérance dans les esprits.

L’une après l’autre, les journées s’écoulaientà Longbourn dans une anxiété que redoublait l’heure de chaquecourrier. Car toute nouvelle, bonne ou mauvaise, ne pouvait venirque par la poste. Mais avant que Mr. Gardiner écrivît de nouveau,une lettre venant d’une tout autre direction, – une lettre de Mr.Collins, – arriva à l’adresse de Mr. Bennet. Jane, chargée dedépouiller le courrier de son père, l’ouvrit, et Elizabeth, quiconnaissait le curieux style des lettres de son cousin, lutpar-dessus l’épaule de sa sœur :

« Mon cher Monsieur,

« Nos relations de parenté et masituation de membre du clergé me font un devoir de prendre part àla douloureuse affliction qui vous frappe, et dont nous avons étéinformés hier par une lettre du Hertfordshire. Croyez bien, cherMonsieur, que Mrs. Collins et moi sympathisons sincèrement avecvous et toute votre respectable famille, dans votre présenteinfortune, d’autant plus amère qu’elle est irréparable. Je ne veuxoublier aucun argument capable de vous réconforter dans cettecirconstance affligeante entre toutes pour le cœur d’un père. Lamort de votre fille eût été en comparaison une grâce du ciel.L’affaire est d’autant plus triste qu’il y a fort à supposer, ainsique me le dit ma chère Charlotte, que la conduite licencieuse devotre fille provient de la manière déplorable dont elle a étégâtée. Cependant, pour votre consolation et celle de Mrs. Bennet,j’incline à penser que sa nature était foncièrement mauvaise, sansquoi elle n’aurait pas commis une telle énormité à un âge aussitendre. Quoi qu’il en soit, vous êtes fort à plaindre, et jepartage cette opinion non seulement avec Mrs. Collins, mais encoreavec lady Catherine et miss de Bourgh. Elles craignent comme moique l’erreur d’une des sœurs ne porte préjudice à l’avenir detoutes les autres ; car, ainsi que daignait tout à l’heure mefaire remarquer lady Catherine, « qui voudrait maintenants’allier à votre famille » ? Et cette considération meporte à réfléchir sur le passé avec encore plus de satisfaction,car si les événements avaient pris un autre tour, en novembredernier, il me faudrait participer maintenant à votre chagrin et àvotre déshonneur.

« Laissez-moi vous conseiller, cherMonsieur, de reprendre courage, de rejeter loin de votre affectionune fille indigne et de la laisser recueillir les fruits de soncoupable égarement.

« Croyez, cher Monsieur, » etc.

Mr. Gardiner ne récrivit qu’après avoir reçula réponse du colonel Forster, mais il n’avait rien de satisfaisantà communiquer. On ne connaissait à Wickham aucun parent avec qui ilentretînt des rapports, et très certainement il n’avait plus defamille proche. Il ne manquait pas de relations banales, maisdepuis son arrivée au régiment on ne l’avait vu se lier intimementavec personne. L’état pitoyable de ses finances était pour lui unpuissant motif de se cacher, qui s’ajoutait à la crainte d’êtredécouvert par la famille de Lydia. Le bruit se répandait qu’ilavait laissé derrière lui des dettes de jeu considérables. Lecolonel Forster estimait qu’il faudrait plus de mille livres pourrégler ses dépenses à Brighton. Il devait beaucoup en ville, maisses dettes d’honneur étaient plus formidables encore.

Mr. Gardiner n’essayait pas de dissimuler cesfaits. Jane les apprit avec horreur :

– Quoi ! Wickham un joueur !C’est inouï ! s’écriait-elle. Je ne m’en serais jamaisdoutée !

La lettre de Mr. Gardiner annonçait aux jeunesfilles le retour probable de leur père le lendemain même qui étaitun samedi. Découragé par l’insuccès de ses tentatives, il avaitcédé aux instances de son beau-frère qui l’engageait à retournerauprès des siens en lui laissant le soin de poursuivre sesrecherches à Londres. Cette détermination ne causa pas à Mrs.Bennet la joie à laquelle on s’attendait, après les craintesqu’elle avait manifestées pour l’existence de son mari.

– Comment, il revient sans cette pauvreLydia ! Il quitte Londres avant de les avoir retrouvés !Qui donc, s’il s’en va, se battra avec Wickham pour l’obliger àépouser Lydia ?

Comme Mrs. Gardiner désirait retourner chezelle, il fut convenu qu’elle partirait avec ses enfants le jour duretour de Mr. Bennet. La voiture les transporta donc jusqu’aupremier relais et revint à Longbourn avec son maître.

Mrs. Gardiner repartait non moins intriguée ausujet d’Elizabeth et de son ami de Pemberley qu’elle l’avait été enquittant le Derbyshire. Le nom de Darcy n’était plus jamais venuspontanément aux lèvres de sa nièce, et le demi-espoir qu’elle-mêmeavait formé de voir arriver une lettre de lui s’était évanoui.Depuis son retour, Elizabeth n’avait rien reçu qui parût venir dePemberley. En vérité, on ne pouvait faire aucune conjecture d’aprèsl’humeur d’Elizabeth, son abattement s’expliquant assez par lestristesses de la situation présente. Cependant, celle-ci voyaitassez clair en elle-même pour sentir que si elle n’avait pas connuDarcy, elle aurait supporté la crainte du déshonneur de Lydia avecun peu moins d’amertume et qu’une nuit d’insomnie sur deux luiaurait été épargnée.

Lorsque Mr. Bennet arriva chez lui, ilparaissait avoir repris son flegme et sa philosophie habituels.Aussi peu communicatif que de coutume, il ne fit aucune allusion àl’événement qui avait motivé son départ et ses filles n’eurent pasle courage de lui en parler elles-mêmes.

C’est seulement l’après-midi lorsqu’il lesrejoignit pour le thé qu’Elizabeth osa aborder le sujet ; maislorsqu’elle lui eut exprimé brièvement son regret de tout ce qu’ilavait dû supporter, il répliqua :

– Ne parlez pas de cela. Comme je suisresponsable de ce qui s’est passé, il est bien juste que j’ensouffre.

– Ne soyez pas trop sévère pourvous-même, protesta Elizabeth.

– C’est charitable à vous de me prémunircontre un tel danger. Non, Lizzy, laissez-moi sentir au moins unefois dans mon existence combien j’ai été répréhensible. Ne craignezpoint de me voir accablé par ce sentiment qui passera toujoursassez tôt.

– Croyez-vous qu’ils soient àLondres ?

– Je le crois. Où pourraient-ils êtremieux cachés ?

– Et Lydia souhaitait beaucoup aller àLondres, remarqua Kitty.

– Elle peut être satisfaite alors, ditson père froidement, car elle y demeurera sans doute quelquetemps.

Après un court silence, il reprit :

– Lizzy, je ne vous en veux pas d’avoireu raison contre moi. L’avis que vous m’avez donné au mois de mai,et qui se trouve justifié par les événements, dénote un espritclairvoyant.

Ils furent interrompus par Jane qui venaitchercher le thé de sa mère.

– Quelle aimable mise en scène, et quecela donne d’élégance au malheur ! s’écria Mr. Bennet. J’aibonne envie, moi aussi, de m’enfermer dans ma bibliothèque enbonnet de nuit et en robe de chambre, et de donner tout l’embarraspossible à mon entourage. Mais peut-être puis-je attendre pour celaque Kitty se fasse enlever à son tour.

– Mais je n’ai pas l’intention de mefaire enlever, papa ! répliqua Kitty d’un ton vexé. Et sijamais je vais à Brighton, je m’y conduirai beaucoup mieux queLydia.

– Vous, aller à Brighton ! mais jene voudrais pas vous voir aller même à Eastbourn pour unempire ! Non, Kitty. J’ai appris enfin la prudence, et vous ensentirez les effets. Aucun officier désormais ne sera admis àfranchir le seuil de ma maison, ni même à passer par le village.Les bals seront absolument interdits, à moins que vous n’y dansiezqu’avec vos sœurs et vous ne sortirez des limites du parc quelorsque vous aurez prouvé que vous pouvez consacrer dix minutes parjour à une occupation raisonnable.

Kitty, qui prenait toutes ces menaces à lalettre, fondit en larmes.

– Allons, allons ! ne pleurez pas,lui dit son père. Si vous êtes sage, d’ici une dizaine d’années jevous promets de vous mener à une revue.

XLIX

Deux jours après le retour de Mr. Bennet, Janeet Elizabeth se promenaient ensemble dans le bosquet derrière lamaison, lorsqu’elles virent venir la femme de charge. La croyantenvoyée par leur mère pour les appeler, les deux jeunes fillesallèrent à sa rencontre, mais Mrs. Hill dit en s’adressant àJane :

– Excusez-moi de vous déranger,mademoiselle, mais je pensais qu’on avait reçu de bonnes nouvellesde Londres, et je me suis permis de venir m’en enquérir auprès devous.

– Que voulez-vous dire, Hill ? nousn’avons rien reçu de Londres.

– Comment, mademoiselle ! s’écriaMrs. Hill stupéfaite. Vous ne saviez donc pas qu’il est arrivé pourMonsieur un exprès envoyé par Mr. Gardiner ? Il est là depuisune demi-heure et il a remis une lettre à mon maître.

Les jeunes filles couraient déjà vers lamaison ; elles traversèrent le hall et se précipitèrent dansla salle à manger, et de là, dans la bibliothèque : leur pèrene se trouvait nulle part. Elles allaient monter chez leur mèrequand elles rencontrèrent le valet de chambre.

– Si vous cherchez Monsieur,Mesdemoiselles, il est parti vers le petit bois.

Sur cette indication, elles s’élancèrent horsde la maison et traversèrent la pelouse en courant pour rejoindreleur père qui d’un pas délibéré se dirigeait vers un petit bois quibordait la prairie.

Jane, moins légère et moins habituée à courirqu’Elizabeth, fut bientôt distancée, tandis que sa sœur toutessoufflée rattrapait son père et lui demandaitavidement :

– Oh ! papa, quellesnouvelles ? quelles nouvelles ? Vous avez bien reçuquelque chose de mon oncle ?

– Oui, un exprès vient de m’apporter unelettre de lui.

– Eh bien ! quelles nouvellescontient-elle ?… bonnes ou mauvaises ?

– Que peut-on attendre de bon ?dit-il, tirant la lettre de sa poche. Mais peut-être préférez-vouslire vous-même ce qu’il m’écrit.

Elizabeth lui prit vivement la lettre desmains. À ce moment, Jane les rejoignit.

– Lisez-la tout haut, dit Mr. Bennet, carc’est à peine si je sais moi-même ce qu’elle contient.

« Gracechurch street, mardi 2 août.

« Mon cher frère,

« Enfin il m’est possible de vous envoyerdes nouvelles de ma nièce, et j’espère que, somme toute, elles vousdonneront quelque satisfaction. Samedi, peu après votre départ,j’ai été assez heureux pour découvrir dans quelle partie de Londresils se cachaient ; – je passe sur les détails que je vousdonnerai de vive voix ; il suffit que vous sachiez qu’ils sontretrouvés. – Je les ai vus tous les deux. »

– Alors, c’est bien comme je l’espérais,s’écria Jane, ils sont mariés !

« … Je les ai vus tous les deux. Ils nesont pas mariés, et je n’ai pas découvert que le mariage entrâtdans leurs projets, mais si vous êtes prêt à remplir lesengagements que je me suis risqué à prendre pour vous, je croisqu’il ne tardera pas à avoir lieu. Tout ce qu’on vous demande estd’assurer par contrat à votre fille sa part des cinq mille livresqui doivent revenir à vos enfants après vous, et promettre en outrede lui servir annuellement une rente de cent livres, votre viedurant. Étant donné les circonstances, j’ai cru pouvoir souscriresans hésiter à ces conditions dans la mesure où je pouvaism’engager pour vous. Je vous envoie cette lettre par exprès afinque votre réponse m’arrive sans aucun retard. Vous comprenezfacilement par ces détails que la situation pécuniaire de Wickhamn’est pas aussi mauvaise qu’on le croit généralement. Le public aété trompé sur ce point, et je suis heureux de dire que les dettesune fois réglées, il restera un petit capital qui sera porté au nomde ma nièce. Si, comme je le suppose, vous m’envoyez pleinspouvoirs pour agir en votre nom, je donnerai mes instructions àHaggerston pour qu’il dresse le contrat. Je ne vois pas la moindreutilité à ce que vous reveniez à Londres ; aussi demeurez donctranquillement à Longbourn et reposez-vous sur moi. Envoyez votreréponse aussitôt que possible en ayant soin de m’écrire en termestrès explicites. Nous avons jugé préférable que notre nièce résidâtchez nous jusqu’à son mariage et je pense que vous serez de cetavis. Elle nous arrive aujourd’hui. Je vous récrirai aussitôt quede nouvelles décisions auront été prises.

« Bien à vous,

« Edward GARDINER. »

– Est-ce possible ! s’écriaElizabeth en terminant sa lecture. Va-t-il vraimentl’épouser ?

– Wickham n’est donc pas aussi indigneque nous l’avions pensé, dit sa sœur. Mon cher père, je m’enréjouis pour vous.

– Avez-vous répondu à cette lettre ?demanda Elizabeth.

– Non, mais il faut que je le fasse sanstarder.

– Oh ! père, revenez vite écrirecette lettre ; pensez à l’importance que peut avoir le moindredélai !

– Voulez-vous que j’écrive pour vous, sicela vous ennuie de le faire ? proposa Jane.

– Cela m’ennuie énormément, mais il fautque cela soit fait.

Là-dessus il fit volte-face et revint vers lamaison avec ses filles.

– Puis-je vous poser une question ?dit Elizabeth. Ces conditions, il n’y a sans doute qu’à s’ysoumettre ?

– S’y soumettre ! Je suis seulementhonteux qu’il demande si peu…

– Et il faut absolument qu’ils semarient ? Tout de même, épouser un homme pareil !

– Oui, oui ; il faut qu’ils semarient. C’est une nécessité qui s’impose. Mais il y a deux chosesque je désire vivement savoir : d’abord, quelle somme votreoncle a dû débourser pour obtenir ce résultat ; ensuite,comment je pourrai jamais m’acquitter envers lui.

– Quelle somme ? Mon oncle ?Que voulez-vous dire ? s’écria Jane.

– Je veux dire que pas un homme de sensn’épouserait Lydia pour un appât aussi mince que cent livres par anpendant ma vie, et cinquante après ma mort.

– C’est très juste, dit Elizabeth ;cette idée ne m’était pas venue encore. Ses dettes payées, et enoutre un petit capital ! Sûrement, c’est mon oncle qui a toutfait. Quelle bonté ! Quelle générosité ! J’ai peur qu’iln’ait fait là un lourd sacrifice. Ce n’est pas avec une petitesomme qu’il aurait pu obtenir ce résultat.

– Non, dit son père, Wickham est fou s’ilprend Lydia à moins de dix mille livres sterling. Je serais fâchéd’avoir à le juger si mal dès le début de nos relations defamille.

– Dix mille livres, juste ciel !Comment pourrait-on rembourser seulement la moitié d’une pareillesomme ?

Mr, Bennet ne répondit point et tous troisgardèrent le silence jusqu’à la maison. Mr. Bennet se rendit dansla bibliothèque pour écrire, tandis que ses filles entraient dansla salle à manger.

– Ainsi, ils vont se marier !s’écria Elizabeth dès qu’elles furent seules. Et dire qu’il faut enremercier la Providence… Qu’ils s’épousent avec des chances debonheur si minces et la réputation de Wickham si mauvaise, voilà cedont nous sommes forcées de nous réjouir ! Ô Lydia !…

– Je me console, dit Jane, en pensantqu’il n’épouserait pas Lydia, s’il n’avait pour elle une réelleaffection. Que notre oncle ait fait quelque chose pour le libérerde ses dettes, c’est probable ; mais je ne puis croire qu’ilait avancé dix mille livres ou une somme qui en approche ! Ilest père de famille : comment pourrait-il disposer de dixmille livres ?

– Si nous arrivons jamais à connaîtred’un côté le montant des dettes, et de l’autre le chiffre ducapital ajouté à la dot de Lydia, nous saurons exactement ce qu’afait pour eux Mr. Gardiner, car Wickham n’a pas six pence luiappartenant en propre. Jamais nous ne pourrons assez reconnaître labonté de mon oncle et de ma tante. Avoir pris Lydia chez eux, etlui accorder pour son plus grand bien leur protection et leur appuiest un acte de dévouement que des années de reconnaissance nesuffiront pas à acquitter. Pour le moment, la voilà près d’eux, etsi un tel bienfait n’excite pas ses remords, elle ne mérite pasd’être heureuse. Quel a dû être son embarras devant ma tante, àleur première rencontre !

– Efforçons-nous d’oublier ce qui s’estpassé de part et d’autre, dit Jane. J’ai espoir et confiance qu’ilsseront heureux. Pour moi, du moment qu’il l’épouse, c’est qu’ilveut enfin rentrer dans la bonne voie. Leur affection mutuelle lessoutiendra, et je me dis qu’ils mèneront une vie assez rangée etraisonnable pour que le souvenir de leur imprudence finisse pars’effacer.

– Leur conduite a été telle, répliquaElizabeth, que ni vous, ni moi, ni personne ne pourrons jamaisl’oublier. Il est inutile de se leurrer sur ce point.

Il vint alors à l’esprit des jeunes filles queleur mère, selon toute vraisemblance, ignorait encore les nouvellesreçues. Elles allèrent donc trouver leur père dans la bibliothèque,et lui demandèrent si elles devaient mettre elles-mêmes Mrs. Bennetau courant. Il était en train d’écrire et, sans lever la tête,répondit froidement :

– Faites comme il vous plaira.

– Pouvons-nous emporter la lettre de mononcle pour la lui lire ?

– Emportez tout ce que vous voulez, etlaissez-moi tranquille.

Elizabeth prit la lettre sur le bureau, et lesdeux sœurs montèrent chez Mrs. Bennet. Kitty et Mary se trouvaientauprès d’elle, si bien que la même communication servit pour toutle monde. Après un court préambule pour les préparer à de bonnesnouvelles, Jane lut la lettre tout haut. Mrs. Bennet avait peine àse contenir. Quand vint le passage où Mr. Gardiner exprimaitl’espoir que Lydia serait bientôt mariée, sa joie éclata, et lasuite ne fit qu’ajouter à son exaltation. Le bonheur labouleversait aussi violemment que l’inquiétude et le chagrinl’avaient tourmentée.

– Ma Lydia ! Ma chère petiteLydia ! s’exclama-t-elle. Quelle joie, elle va semarier ! Je la reverrai. Elle va se marier à seize ans.Oh ! mon bon frère ! Je savais bien qu’il arrangeraittout ! Comme il me tarde de la revoir, et de revoir aussi cecher Wickham… Mais les toilettes ? les toilettes denoce ? Je vais écrire tout de suite à ma sœur Gardiner pourqu’elle s’en occupe. Lizzy, mon enfant, courez demander à votrepère combien il lui donnera. Non, restez ! restez ! J’yvais moi-même. Sonnez Hill, Kitty ; je m’habille à l’instant.Lydia, ma chère Lydia ! Comme nous serons contentes de nousretrouver !

Jane tenta de calmer ces transports enreprésentant à sa mère les obligations que leur créait ledévouement de Mr. Gardiner.

– Car, dit-elle, nous devons pour unebonne part attribuer cet heureux dénouement à la générosité de mononcle. Nous sommes persuadés qu’il s’est engagé à aiderpécuniairement Mr. Wickham.

– Eh bien ! s’écria sa mère, c’esttrès juste. Qui pouvait mieux le faire que l’oncle de Lydia ?S’il n’avait pas de famille, toute sa fortune devrait revenir à moiet à mes enfants. C’est bien la première fois que nous recevronsquelque chose de lui, à part de menus cadeaux de temps à autre.Vraiment, je suis trop heureuse : j’aurai bientôt une fillemariée. Mrs. Wickham… comme cela sonne bien ! Et elle n’a sesseize ans que depuis le mois de juin ! Ma chère Jane, je suistrop émue pour être capable d’écrire moi-même ; aussi je vaisdicter et vous écrirez. Plus tard, nous déciderons avec votre pèrela somme à envoyer, mais occupons-nous d’abord de commander lenécessaire.

Elle commençait à entrer dans toutes sortes dedétails de calicot, de mousseline, de batiste, et elle auraitbientôt dicté d’abondantes commandes si Jane ne l’avait, non sanspeine, persuadée d’attendre que Mr. Bennet fût libre pour leconsulter. Un jour de retard, observa-t-elle, ne tirait pas àconséquence. L’heureuse mère céda, oubliant son habituelleobstination. D’autres projets, d’ailleurs, lui venaient entête.

– Dès que je serai prête, déclara-t-elle,j’irai à Meryton pour annoncer la bonne nouvelle à ma sœur Philips.En revenant, je pourrai m’arrêter chez lady Lucas et chez Mrs.Long. Kitty, descendez vite commander la voiture. Cela me feragrand bien de prendre l’air. Enfants, puis-je faire quelque chosepour vous à Meryton ? Ah ! voilà Hill. Ma brave Hill,avez-vous appris la bonne nouvelle ? Miss Lydia va se marier,et le jour de la noce vous aurez tous un bol de punch pour vousmettre le cœur en fête.

Mrs. Hill aussitôt d’exprimer sa joie.Elizabeth reçut ses compliments comme les autres, puis, lasse detant d’extravagances, elle chercha un refuge dans sa chambre pours’abandonner librement à ses pensées. La situation de la pauvreLydia, en mettant les choses au mieux, était encore suffisammenttriste ; mais il fallait se féliciter qu’elle ne fût pas pire.Tel était le sentiment d’Elizabeth, et bien qu’elle ne pût compterpour sa sœur sur un avenir de bonheur et de prospérité, en pensantà leurs angoisses passées, elle apprécia les avantages du résultatobtenu.

L

Durant les années écoulées, Mr. Bennet avaitsouvent regretté qu’au lieu de dépenser tout son revenu il n’eûtpas mis de côté chaque année une petite somme pour assurer aprèslui la possession d’un capital à ses filles et à sa femme, sicelle-ci lui survivait. Il le regrettait aujourd’hui plus quejamais. S’il avait rempli ce devoir, Lydia, à cette heure, nedevrait pas à son oncle l’honneur et la dignité qu’on était entrain d’acheter pour elle, et c’est lui-même qui aurait lasatisfaction d’avoir décidé un des jeunes hommes les moinsestimables de la Grande-Bretagne à devenir le mari de sa fille. Ilétait profondément contrarié de penser qu’une affaire sidésavantageuse pour tout le monde se réglait aux seuls frais de sonbeau-frère, et résolu à découvrir, s’il le pouvait, le montant dessommes qu’il avait déboursées pour lui, il se proposait de les luirendre aussitôt qu’il en aurait les moyens.

Quand Mr. Bennet s’était marié, il n’avait pasconsidéré l’utilité des économies. Naturellement, il escomptait lanaissance d’un fils, par quoi serait annulée la clause del’« entail », et assuré le sort de Mrs. Bennet et de sesautres enfants. Cinq filles firent l’une après l’autre leur entréeen ce monde, mais le fils ne vint pas. Mrs. Bennet l’avait espéréencore bien des années après la naissance de Lydia. Ce rêve avaitdû être enfin abandonné, mais il était trop tard pour songer auxéconomies. Mrs. Bennet n’avait aucun goût pour l’épargne, et seulel’aversion de Mr. Bennet pour toute dépendance les avait empêchésde dépasser leur revenu.

D’après le contrat de mariage, cinq millelivres devaient revenir à Mrs. Bennet et à ses filles ; maisla façon dont cette somme serait partagée entre les enfants étaitlaissée à la volonté des parents. C’était là un point que, pourLydia tout au moins, il fallait décider dès à présent, et Mr.Bennet ne pouvait avoir aucune hésitation à accepter la propositionqui lui était faite. En des termes qui, bien que concis,exprimaient sa profonde reconnaissance, il écrivit à son beau-frèrequ’il approuvait pleinement tout ce qu’il avait fait, et ratifiaittous les engagements qu’il avait pris en son nom.

C’était pour Mr. Bennet une heureuse surprisede voir que tout s’arrangeait sans plus d’effort de sa part. Sonplus grand désir actuellement était d’avoir à s’occuper le moinspossible de cette affaire. Maintenant que les premiers transportsde colère qui avaient animé ses recherches étaient passés, ilretournait naturellement à son indolence coutumière.

Sa lettre fut bientôt écrite, car s’il étaitlent à prendre une décision, il la mettait rapidement à exécution.Il priait son beau-frère de lui donner le compte détaillé de toutce qu’il leur devait. Mais il était encore trop irrité pour lecharger de transmettre à Lydia le moindre message.

Les bonnes nouvelles, bientôt connues danstoute la maison, se répandirent rapidement aux alentours. Ellesfurent accueillies par les voisins avec une décente philosophie.Évidemment les conversations auraient pu trouver un plus richealiment si miss Lydia Bennet était revenue brusquement au logispaternel, où mieux encore, si elle avait été mise en pénitence dansune ferme éloignée. Mais son mariage fournissait encore une amplematière à la médisance, et les vœux exprimés par les vieilles damesacrimonieuses de Meryton ne perdirent pas beaucoup de leur fiel parsuite du changement de circonstances car, avec un pareil mari, lemalheur de Lydia pouvait être considéré comme certain.

Il y avait quinze jours que Mrs. Bennetgardait la chambre. Mais en cet heureux jour, elle reprit sa placeà la table de famille dans des dispositions singulièrementjoyeuses. Aucun sentiment de honte ne venait diminuer sontriomphe : le mariage d’une de ses filles, – son vœu le pluscher depuis que Jane avait seize ans, – allait s’accomplir !Elle ne parlait que de tout ce qui figure dans des nocessomptueuses : fines mousselines, équipages et serviteurs. Ellepassait en revue toutes les maisons du voisinage pouvant convenir àsa fille et, sans qu’elle sût ni considérât quel pourrait être lebudget du jeune ménage, rien ne pouvait la satisfaire.

– Haye Park ferait l’affaire si lesGouldinez s’en allaient, ou la grande maison à Stoke, si le salonétait un peu plus vaste. Mais Ashworth est trop loin ; je nepourrais supporter l’idée d’avoir Lydia à dix milles de chez nous.Quant à Purvis Lodge, le toit de la maison est trop laid.

Son mari la laissa parler sans l’interrompretant que les domestiques restèrent pour le service ; maisquand ils se furent retirés, il lui dit :

– Mrs. Bennet, avant de retenir pourvotre fille et votre gendre une ou plusieurs de ces maisons,tâchons d’abord de nous entendre. Il y a une maison, en tout cas,où ils ne mettront jamais les pieds. Je ne veux pas avoir l’aird’approuver leur coupable folie en les recevant à Longbourn.

Cette déclaration provoqua une longuequerelle, mais Mr. Bennet tint bon, et ne tarda pas à en faire uneautre qui frappa Mrs. Bennet de stupéfaction et d’horreur : ildit qu’il n’avancerait pas une guinée pour le trousseau de sa filleet affirma que Lydia ne recevrait pas de lui la moindre marqued’affection en cette circonstance. Mrs. Bennet n’en revenaitpas ; elle ne pouvait concevoir que la colère de son maricontre sa fille pût être poussée au point de refuser à celle-ci unprivilège sans lequel, lui semblait-il, le mariage serait à peinevalide. Elle était plus sensible pour Lydia au déshonneur qu’il yaurait à se marier sans toilette neuve qu’à la honte de s’êtreenfuie et d’avoir vécu quinze jours avec Wickham avant d’être safemme.

Elizabeth regrettait maintenant d’avoir confiéà Mr. Darcy, dans un moment de détresse, les craintes qu’elleéprouvait pour sa sœur. Puisqu’un prompt mariage allait mettre finà son aventure, on pouvait espérer en cacher les malheureuxpréliminaires à ceux qui n’habitaient pas les environs immédiats.Elle savait que rien ne serait ébruité par lui, – il y avait peud’hommes dont la discrétion lui inspirât autant de confiance, –mais, en même temps, il y en avait bien peu à qui elle aurait tenudavantage à cacher la fragilité de sa sœur ; non cependant àcause du préjudice qui en pourrait résulter pour elle-même, carentre elle et Darcy, il y avait désormais, semblait-il, un abîmeinfranchissable. Le mariage de Lydia eût-il été conclu le plushonorablement du monde, il n’était guère vraisemblable que Mr.Darcy voulût entrer dans une famille contre laquelle, à tantd’autres objections, venait s’ajouter celle d’une parenté étroiteavec l’homme qu’il méprisait si justement.

Elizabeth ne pouvait s’étonner qu’il reculâtdevant une telle alliance. Il était invraisemblable que lesentiment qu’il lui avait laissé voir en Derbyshire dût survivre àune telle épreuve. Elle était humiliée, attristée, et ressentait unvague repentir sans savoir au juste de quoi. Elle désiraitjalousement l’estime de Mr. Darcy, maintenant qu’elle n’avait plusrien à en espérer ; elle souhaitait entendre parler de lui,quand il semblait qu’elle n’eût aucune chance de recevoir de sesnouvelles, et elle avait la conviction qu’avec lui elle aurait étéheureuse alors que, selon toute probabilité, jamais plus ils ne serencontreraient.

« Quel triomphe pour lui, pensait-ellesouvent, s’il savait que les offres qu’elle avait si fièrementdédaignées quatre mois auparavant, seraient maintenant accueilliesavec joie et reconnaissance ! Oui, bien qu’à son jugement ildépassât en générosité tous ceux de son sexe, il était humain qu’iltriomphât. »

Elle se rendait compte à présent que Darcy,par la nature de ses qualités, était exactement l’homme qui luiconvenait. Son intelligence, son caractère quoique si différent dusien aurait correspondu à ses vœux. Leur union eût été à l’avantagede l’un et de l’autre. La vivacité et le naturel d’Elisabethauraient adouci l’humeur de Darcy et donné plus de charmes à sesmanières ; et lui-même, par son jugement, par la culture deson esprit, par sa connaissance du monde, aurait pu exercer surelle une influence plus heureuse encore. Mais on ne devait pas voirune telle union offrir au public l’image fidèle de la félicitéconjugale. Une autre d’un caractère tout différent allait se formerdans sa famille qui excluait pour la première toute chance de seréaliser.

Elizabeth se demandait comment pourrait êtreassurée à Wickham et à Lydia une indépendance suffisante. Mais illui était aisé de se représenter le bonheur instable dontpourraient jouir deux êtres qu’avait seule rapprochés la violencede leurs passions.

Une nouvelle lettre de Mr. Gardiner arrivabientôt. Aux remerciements de Mr. Bennet il répondait brièvementpar l’assurance de l’intérêt qu’il portait à tous les membres de safamille, et demandait pour conclure de ne pas revenir sur ce sujet.Le but principal de sa lettre était d’annoncer que Mr. Wickhamétait déterminé à quitter la milice.

« … Depuis que le mariage a été décidé,c’était mon vif désir de lui voir prendre ce parti. Vous penserezsans doute comme moi que ce changement de milieu est aussi opportunpour ma nièce, que pour lui. Mr. Wickham à l’intention d’entrerdans l’armée régulière, et il a d’anciens amis qui sont prêts àappuyer sa demande. On lui a promis un brevet d’enseigne dans unrégiment du Nord. La distance entre ce poste et notre région n’estpas un désavantage. Il paraît bien disposé, et je veux croire que,dans un autre milieu, le souci de sauvegarder leur réputation lesrendra tous deux plus circonspects. J’ai écrit au colonel Forsterpour l’informer de nos présents arrangements, et le prier desatisfaire les créanciers de Wickham à Brighton et aux environs,par la promesse d’un règlement rapide pour lequel je me suisengagé. Voulez-vous prendre la peine de donner la même assurance àses créanciers de Meryton dont vous trouverez ci-jointe la listeremise par lui-même. Il nous a déclaré toutes ses dettes ; –j’aime à croire du moins qu’il ne nous a pas trompés. – Haggerstonà nos ordres, et tout sera prêt d’ici une huitaine de jours.Wickham et sa femme partiront alors pour rejoindre le régiment, àmoins qu’ils ne soient d’abord invités à Longbourn, et ma femme medit que Lydia désire ardemment vous revoir tous avant son départpour le Nord. Elle va bien et me charge de ses respects pour vouset pour sa mère.

« Vôtre,

« E. GARDINER. »

Mr. Bennet et ses filles voyaient aussiclairement que Mr. Gardiner combien il était heureux que Wickhamquittât le régiment de la milice. Mais Mrs. Bennet était beaucoupmoins satisfaite. Voir Lydia s’établir dans le Nord de l’Angleterrejuste au moment où elle était si joyeuse et si fière à la pensée del’avoir près d’elle, quelle cruelle déception ! Et puis, queldommage pour Lydia de s’éloigner d’un régiment où elle connaissaittout le monde !

– Elle aimait tant Mrs. Forster,soupirait-elle, qu’il lui sera très dur d’en être séparée. Il yavait aussi plusieurs jeunes gens qui lui plaisaient beaucoup. Dansce régiment du Nord, les officiers seront peut-être moinsaimables !

La demande que faisait Lydia d’être admise àrevoir sa famille avant son départ fut d’abord accueillie de lapart de son père par un refus péremptoire, mais Jane et Elizabethdésiraient vivement pour le bien, ainsi que pour la réputation deleur sœur, qu’elle fût traitée moins durement, et elles pressèrentleur père avec tant d’insistance, de douceur et de raison derecevoir les jeunes époux à Longbourn qu’il finit par se laisserpersuader. Leur mère eut donc la satisfaction d’apprendre qu’ellepourrait exhiber la jeune mariée à tout le voisinage avant sonlointain exil. En répondant à son beau-frère, Mr. Bennet envoya lapermission demandée et il fut décidé qu’au sortir de l’église, lejeune couple prendrait la route de Longbourn. Elizabeth futsurprise cependant que Wickham consentît à cet arrangement. En cequi la concernait, à ne consulter que son inclination, unerencontre avec lui était bien la dernière chose qu’elle eûtsouhaitée.

LI

Le jour du mariage de Lydia, Jane et Elizabethse sentirent certainement plus émues que la mariée elle-même. Lavoiture fut envoyée à *** à la rencontre du jeune couple qui devaitarriver pour l’heure du dîner. Les sœurs aînées appréhendaient lemoment du revoir, Jane en particulier qui prêtait à la coupable lessentiments qu’elle aurait éprouvés à sa place et souffraitelle-même de ce qu’elle devait endurer.

Ils arrivèrent. Toute la famille était réuniedans le petit salon pour les accueillir. Le visage de Mrs. Bennetn’était que sourires. Celui de son mari restait grave etimpénétrable. Les jeunes filles se sentaient inquiètes, anxieuseset mal à l’aise.

La voix de Lydia se fit entendre dansl’antichambre, la porte s’ouvrit brusquement et elle se précipitadans le salon. Sa mère s’avança pour la recevoir dans ses bras etl’embrassa avec transports, puis tendit la main avec un affectueuxsourire à Wickham qui suivait sa femme, et leur exprima ses vœuxavec un empressement qui montrait bien qu’elle ne doutait nullementde leur bonheur.

L’accueil qu’ils reçurent ensuite de Mr.Bennet ne fut pas tout à fait aussi cordial. Sa raideur s’accentuaet c’est à peine s’il ouvrit la bouche. La désinvolture du jeunecouple lui déplaisait extrêmement ; elle indignait Elizabethet choquait Jane elle-même. Lydia était toujours Lydia ; aussiintrépide, aussi exubérante, aussi bruyante, aussi indomptable quejamais. Elle allait d’une sœur à l’autre en réclamant leursfélicitations et quand, à la fin, tout le monde fut assis, elle semit à regarder le salon, et prenant note de quelques changementsqu’on y avait apportés, observa en riant qu’il y avait bienlongtemps qu’elle ne s’était pas trouvée dans cette pièce.

Wickham ne montrait pas plus d’embarras, maisil avait des manières si charmantes que si sa réputation et sonmariage n’avaient donné lieu à aucun blâme, l’aisance sourianteavec laquelle il se réclamait de leur nouvelle parenté aurait ravitout le monde.

Elizabeth ne revenait pas d’une telleassurance et se disait qu’il était vain d’imaginer une limite àl’audace d’un homme impudent. Elle et Jane se sentaient rougir,mais sur le visage de ceux qui étaient cause de leur confusion,elles ne voyaient aucun changement de couleur.

La conversation ne languissait pas. La mariéeet sa mère ne pouvaient chacune parler avec assez de volubilité etWickham, qui se trouvait assis à côté d’Elizabeth, se mit à luidemander des nouvelles de toutes les personnes qu’il connaissaitdans le voisinage avec un air naturel et souriant qu’elle futincapable de prendre elle-même pour lui répondre. Sa femme et luine paraissaient avoir que de joyeux souvenirs, et Lydia abordaitvolontairement des sujets auxquels ses sœurs n’auraient voulu pourrien au monde faire allusion.

– Songez qu’il y a déjà trois mois que jesuis partie ! s’écria-t-elle. Il me semble qu’il y a seulementquinze jours, et pourtant les événements n’ont pas manqué pendantces quelques semaines. Dieu du ciel ! me doutais-je, quand jesuis partie, que je reviendrais mariée ! bien que je me soisdit quelquefois que ce serait joliment amusant si celaarrivait…

Ici, son père fronça les sourcils ; Janeparaissait au supplice, tandis qu’Elizabeth fixait sur Lydia desregards significatifs. Mais celle-ci, qui ne voyait ni n’entendaitque ce qu’elle voulait voir ou entendre, continuagaiement :

– Oh ! maman, sait-on seulement parici que je me suis mariée aujourd’hui ? J’avais peur quenon ; aussi quand nous avons dépassé sur la route le cabrioletde William Goulding, j’ai baissé la glace, ôté mon gant et posé lamain sur le rebord de la portière afin qu’il pût voir mon alliance,et j’ai fait des saluts et des sourires à n’en plus finir.

Elizabeth n’en put supporter davantage. Elles’enfuit du salon et ne revint que lorsqu’elle entendit tout lemonde traverser le hall pour gagner la salle à manger. Elle yarriva à temps pour voir Lydia se placer avec empressement à ladroite de sa mère en disant à sa sœur aînée :

– Maintenant, Jane, vous devez me cédervotre place, puisque je suis une femme mariée.

Il n’y avait pas lieu de croire que le tempsdonnerait à Lydia la réserve dont elle se montrait si dépourvue dèsle commencement. Son assurance et son impétuosité ne faisaientqu’augmenter. Il lui tardait de voir Mrs. Philips, les Lucas, tousles voisins, et de s’entendre appeler « Mrs. Wickham ».En attendant, elle s’en fut après le repas exhiber son alliance etfaire parade de sa nouvelle dignité devant Mrs. Hill et les deuxservantes.

– Eh bien, maman, dit-elle quand tousfurent revenus dans le petit salon, que dites-vous de monmari ? N’est-ce pas un homme charmant ? Je suis sûre quemes sœurs m’envient, et je leur souhaite d’avoir seulement moitiéautant de chance que moi. Il faudra qu’elles aillent toutes àBrighton ; c’est le meilleur endroit pour trouver des maris.Quel dommage que nous n’y soyons pas allées toutes lescinq !

– C’est bien vrai ; et si celan’avait dépendu que de moi… Mais, ma chère Lydia, cela me déplaîtbeaucoup de vous voir partir si loin ! Est-ce absolumentnécessaire ?

– Je crois que oui. Mais j’en suis trèscontente. Vous et papa viendrez nous voir ainsi que mes sœurs. Nousserons à Newscastle tout l’hiver. Il y aura sûrement des bals et jem’engage à fournir mes sœurs de danseurs agréables. Quand vouspartirez, vous pourrez nous en laisser une ou deux et je me faisforte de leur trouver des maris avant la fin de l’hiver.

– Je vous remercie pour ma part, ditElizabeth ; mais je n’apprécie pas spécialement votre façon detrouver des maris.

Le jeune couple ne devait pas rester plus dedix jours ; Mr. Wickham avait reçu son brevet avant son départde Londres, et devait avoir rejoint son régiment avant la fin de laquinzaine. Personne, à part Mrs. Bennet, ne regrettait la brièvetéde leur séjour. Elle employa tout ce temps à faire des visites avecsa fille, et à organiser chez elle de nombreuses réceptions quifirent plaisir à tout le monde, certains membres de la famille nedemandant qu’à éviter l’intimité.

Elizabeth eut vite observé que les sentimentsde Wickham pour Lydia n’avaient pas la chaleur de ceux que Lydiaéprouvait pour lui ; et elle n’eut pas de peine à se persuaderque c’était la passion de Lydia et non celle de Wickham qui avaitprovoqué l’enlèvement. Elle aurait pu se demander pourquoi, n’étantpas plus vivement épris, il avait accepté de fuir avec Lydia, sielle n’avait tenu pour certain que cette fuite était commandée parses embarras pécuniaires, et, dans ce cas, Wickham n’était pashomme à se refuser l’agrément de partir accompagné.

Lydia était follement éprise. Elle n’ouvraitla bouche que pour parler de son cher Wickham : c’était laperfection en tout, et personne ne pouvait lui être comparé.

Un matin qu’elle se trouvait avec ses deuxaînées, elle dit à Elizabeth :

– Lizzy, je ne vous ai jamais raconté monmariage, je crois ; vous n’étiez pas là quand j’en ai parlé àmaman et aux autres. N’êtes-vous pas curieuse de savoir comment leschoses se sont passées ?

– Non, en vérité, répliquaElizabeth ; je suis d’avis que moins on en parlera, mieux celavaudra.

– Mon Dieu ! que vous êtesétrange ! Tout de même, il faut que je vous mette au courant.Vous savez que nous nous sommes mariés à Saint-Clément parce queWickham habitait sur cette paroisse. Il avait été convenu que nousy serions tous à onze heures ; mon oncle, ma tante et moidevions nous y rendre ensemble, et les autres nous rejoindre àl’église. Le lundi matin, j’étais dans un état ! J’avais sipeur qu’une difficulté quelconque ne vînt tout remettre ! Jecrois que j’en serais devenue folle… Pendant que je m’habillais, matante ne cessait de parler et de discourir, comme si elle débitaitun sermon ; mais je n’entendais pas un mot sur dix, car voussupposez bien que je ne pensais qu’à mon cher Wickham. J’avaistellement envie de savoir s’il se marierait avec son habitbleu !

« Nous avons déjeuné à dix heures, commed’habitude. Il me semblait que l’aiguille de la pendule n’avançaitpas ; car il faut vous dire que l’oncle et la tante ont étéaussi désagréables que possible, tout le temps que je suis restéeavec eux. Vous me croirez si vous voulez, mais on ne m’a paslaissée sortir une seule fois pendant toute cette quinzaine !Pas une petite réunion, rien, rien ! Assurément Londres étaità ce moment assez vide ; mais enfin, le Petit Théâtre étaitencore ouvert !… Pour en revenir à mon mariage, la voiturearrivait devant la porte lorsque mon oncle fut demandé par cetaffreux homme, Mr. Stone, – et vous savez qu’une fois ensemble, ilsn’en finissent plus. – J’avais une peur terrible de les voiroublier l’heure, ce qui aurait fait remettre mon mariage aulendemain ; et nous ne pouvions nous passer de mon oncle quidevait me conduire à l’autel. Heureusement, il est revenu au boutde dix minutes et l’on s’est mis en route. Depuis, j’ai réfléchique si mon oncle avait été retenu, le mariage aurait pu quand mêmeavoir lieu, car Mr. Darcy aurait pu très bien le remplacer.

– Mr. Darcy !… répéta Elizabethabasourdie.

– Mais oui ! Vous savez qu’il devaitvenir avec Wickham… Oh ! mon Dieu ! J’ai oublié que je nedevais pas souffler mot de cela ! Je l’avais si bienpromis ! Que va dire Wickham ? C’était un tel secret…

– S’il en est ainsi, dit Jane, ne nousdites pas un mot de plus et soyez assurée que je ne chercherai pasà en savoir davantage.

– Certainement, appuya Elizabeth quipourtant était dévorée de curiosité, nous ne vous poserons pas dequestions.

– Merci, dit Lydia ; car si vousm’en posiez, je vous dirais tout, et Wickham serait très fâché.

Devant cet encouragement, Elizabeth, pourpouvoir tenir sa promesse, fut obligée de se sauver dans sachambre.

Mais demeurer dans l’ignorance de ce quis’était passé était chose impossible, ou du moins il étaitimpossible de ne pas chercher à se renseigner. Ainsi, Mr. Darcyavait assisté au mariage de sa sœur !

Les suppositions les plus extravagantestraversèrent l’esprit d’Elizabeth sans qu’aucune pût la satisfaire.Celles qui lui plaisaient davantage parce qu’elles donnaient unegrande noblesse à la conduite de Mr. Darcy, lui semblaient les plusinvraisemblables. Incapable de supporter plus longtemps cetteincertitude, elle saisit une feuille de papier et écrivit à satante une courte lettre où elle la priait de lui expliquer lesparoles échappées à Lydia.

« Vous comprendrez facilement combien jesuis curieuse de savoir comment un homme qui ne nous est nullementapparenté, qui n’est même pas un ami de notre famille, pouvait setrouver parmi vous dans une telle circonstance. Je vous en prie,écrivez-moi tout de suite pour me donner cette explication, à moinsque vous ayez de très sérieuses raisons pour garder le secret,comme Lydia semblait le croire nécessaire. Dans ce cas, je tâcheraide m’accommoder de mon ignorance… »

« Pour cela, certainement non, » sedit Elizabeth à elle-même ; et elle termina sa lettreainsi : « … Mais je dois vous prévenir, ma chère tante,que si vous ne me renseignez pas d’une manière honorable, j’enserai réduite à employer des ruses et des stratagèmes pourdécouvrir la vérité… »

Jane avait une délicatesse trop scrupuleusepour reparler avec Elizabeth de ce que Lydia avait laissé échapper.Elizabeth n’en était pas fâchée. Jusqu’au moment où elle auraitappris quelque chose, elle préférait se passer de confidente.

LII

Elizabeth eut la satisfaction de recevoir uneréponse dans les plus courts délais. Dès qu’elle l’eut en mains,elle se hâta de gagner le petit bois où elle courait le moins derisques d’être dérangée, et s’asseyant sur un banc, se prépara àcontenter sa curiosité. Le volume de la lettre l’assurait en effetpar avance que sa tante ne répondait pas à sa demande par unrefus.

« Gracechurch Street, 6 septembre.

« Ma chère nièce,

« Je viens de recevoir votre lettre, etvais consacrer toute ma matinée à y répondre, car je prévois quequelques lignes ne suffiraient pas pour tout ce que j’ai à vousdire. Je dois vous avouer que votre question me surprend. N’allezpas me croire fâchée ; je veux seulement dire que je n’auraispas cru que vous eussiez besoin, « vous », de faire cetteenquête. Si vous préférez ne pas me comprendre, excusez monindiscrétion. Votre oncle est aussi surpris que moi-même, et laseule conviction qu’en cette affaire, vous étiez une des partiesintéressées, l’a décidé à agir comme il l’a fait. Mais siréellement votre innocence et votre ignorance sont complètes, jedois me montrer plus explicite.

« Le jour même où je rentrais deLongbourn, votre oncle recevait une visite des plusinattendues ; celle de Mr. Darcy qui vint le voir et restaenfermé plusieurs heures avec lui. Il venait lui annoncer qu’ilavait découvert où se trouvaient votre sœur et Wickham, qu’il lesavait vus et s’était entretenu avec eux, – plusieurs fois avecWickham, et une fois avec Lydia. – D’après ce que j’ai compris, ilavait quitté le Derbyshire le lendemain même de notre départ etétait venu à Londres avec la résolution de se mettre à leurrecherche. Le motif qu’il en a donné c’est qu’il était convaincuque c’était sa faute si l’indignité de Wickham n’avait pas étésuffisamment publiée pour empêcher toute jeune fille de bonnefamille de lui donner son amour et sa confiance. Il accusaitgénéreusement son orgueil, confessant qu’il lui avait sembléau-dessus de lui de mettre le monde au courant de ses affairesprivées ; sa réputation devait répondre pour lui. Il estimaitdonc de son devoir d’essayer de réparer le mal qu’il avaitinvolontairement causé. J’ajoute que s’il avait un autre motif, jesuis persuadée qu’il est tout à son honneur.

« Quelques jours s’étaient passés avantqu’il pût découvrir les fugitifs, mais il possédait sur nous ungrand avantage, celui d’avoir un indice pour le guider dans sesrecherches et le sentiment de cet avantage avait été une raison deplus pour le déterminer à nous suivre. Il connaissait à Londres unedame, une certaine Mrs. Younge, qui avait été quelque tempsgouvernante de miss Darcy et qui avait été remerciée pour un motifqu’il ne nous a pas donné. À la suite de ce renvoi, elle avait prisune grande maison dans Edward Street et gagnait sa vie en recevantdes pensionnaires. Mr. Darcy savait que cette Mrs. Youngeconnaissait intimement Wickham, et, en arrivant à Londres, il étaitallé la voir pour lui demander des renseignements sur lui, mais ils’était passé deux ou trois jours avant qu’il pût obtenir d’elle cequ’il désirait. Cette femme voulait évidemment se faire payer lapetite trahison qu’on lui demandait, car elle savait où était sonami : Wickham, en effet, était allé la trouver dès son arrivéeà Londres, et, si elle avait eu de la place, elle les aurait reçustous deux dans sa maison. À la fin cependant, notre ami si dévouéobtint le renseignement désiré et se rendit à l’adresse qu’elle luiavait indiquée. Il vit d’abord Wickham, et ensuite insista pourvoir Lydia. Sa première idée était de la persuader de quitter auplus tôt cette situation déshonorante et de retourner dans safamille dès qu’elle consentirait à la recevoir, lui offrant toutel’aide qui pourrait lui être utile. Mais il trouva Lydiairrévocablement décidée à rester où elle était : la pensée desa famille ne la touchait aucunement ; elle ne se souciait pasde l’aide qui lui était offerte et ne voulait pas entendre parlerde quitter Wickham. Elle était sûre qu’ils se marieraient un jourou l’autre, et peu importait quand. Ce que voyant, Mr. Darcy pensaqu’il n’y avait plus qu’à décider et hâter un mariage que Wickham,il l’avait fort bien vu dès sa première conversation avec lui,n’avait jamais mis dans ses projets. Wickham reconnut qu’il avaitété forcé de quitter le régiment à cause de pressantes dettesd’honneur et ne fit aucun scrupule de rejeter sur la seule folie deLydia toutes les déplorables conséquences de sa fuite. Il pensaitdémissionner immédiatement et n’avait pour l’avenir aucun plandéfini. Il devait prendre un parti, il ne savait lequel ; laseule chose certaine, c’est qu’il n’avait aucune ressource. Mr.Darcy lui demanda pourquoi il n’épousait pas tout de suite votresœur ; bien que Mr. Bennet ne dût pas être très riche, ilserait capable de faire quelque chose pour lui, et sa situations’améliorerait du fait de ce mariage. En réponse à cette question,Wickham laissa entendre qu’il n’avait nullement renoncé à refairesa fortune dans des conditions plus satisfaisantes, par un mariageriche dans une autre région. Toutefois, étant donnée la situationprésente, il y avait des chances qu’il se laissât tenter parl’appât d’un secours immédiat.

« Plusieurs rencontres eurent lieu, caril y avait beaucoup de points à traiter. Les prétentions de Wickhamétaient naturellement exagérées, mais en fin de compte, il futobligé de se montrer plus raisonnable.

« Toutes choses étant arrangées entreeux, le premier soin de Mr. Darcy fut de mettre votre oncle aucourant. Il vint pour le voir à Gracechurch street, la veille demon retour, mais on lui répondit que Mr. Gardiner n’était pasvisible, qu’il était occupé avec votre père, et que celui-ciquittait Londres le lendemain matin. Mr. Darcy, jugeant préférablede se concerter avec votre oncle plutôt qu’avec votre père, remitsa visite au lendemain et partit sans avoir donné son nom. Lesamedi soir, il revint, et c’est alors qu’il eut avec, votre onclele long entretien dont je vous ai parlé. Ils se rencontrèrentencore le dimanche, et, cette fois, je le vis aussi. Mais ce ne futpas avant le lundi que tout se trouva réglé, et aussitôt le messagevous fut envoyé à Longbourn. Seulement notre visiteur s’est montréterriblement têtu. Je crois, Lizzy, que l’obstination est son granddéfaut ; on lui en a reproché bien d’autres à différentesreprises, mais celui-là doit être le principal. Tout ce qui a étéfait, il a voulu le faire lui-même, et Dieu sait (je ne le dis paspour provoquer vos remerciements) que votre oncle s’en seraitchargé de grand cœur. Tous deux ont discuté à ce sujetinterminablement, – ce qui était plus que ne méritait le jeunecouple en question. Enfin, votre oncle a dû céder, et au lieud’aider effectivement sa nièce, il lui a fallu se contenter d’enavoir seulement l’apparence, ce qui n’était pas du tout de songoût. Aussi votre lettre de ce matin, en lui permettant dedépouiller son plumage d’emprunt et de retourner les louanges à quiles mérite, lui a-t-elle causé grand plaisir.

« Mais, Lizzy, il faut, il fautabsolument que tout ceci reste entre vous et moi, et Jane à lagrande rigueur. Vous savez sans doute ce qui a été fait pour lejeune ménage. Les dettes de Wickham qui se montent, je crois, àbeaucoup plus de mille livres sterling, doivent être payées ainsique son brevet d’officier, et mille livres ajoutées à la dot deLydia et placées en son nom. La raison pour laquelle Mr. Darcy avoulu faire seul tout ce qui était nécessaire est celle que je vousai dite plus haut. C’est à lui, à sa réserve et à son manque dediscernement, affirme-t-il, qu’on doit d’avoir été trompé sur lavéritable personnalité de Wickham, et que celui-ci a pu êtrepartout accueilli et fêté. Peut-être y a-t-il là quelque chose devrai. Pourtant je me demande si ce n’est pas la réserve d’une autrepersonne plutôt que la sienne qui doit surtout être mise en cause.Mais, en dépit de tous ces beaux discours, vous pouvez êtreassurée, ma chère Lizzy, que votre oncle n’aurait jamais cédé, sinous n’avions pas cru que Mr. Darcy avait un autre intérêt dansl’affaire. Quand tout fut entendu, il repartit pour Pemberley, maisaprès avoir promis de revenir à Londres pour assister au mariage etpour achever de régler les questions pécuniaires.

« Vous savez tout maintenant, et si j’encrois votre lettre, ce récit va vous surprendre extrêmement ;j’espère tout au moins que vous n’en éprouverez aucun déplaisir.Lydia vint aussitôt s’installer ici et Wickham y fut reçujournellement. Il s’est montré tel que je l’avais connu enHertfordshire ; quant à Lydia, je ne vous dirai pas combienj’ai été peu satisfaite de son attitude pendant son séjour auprèsde nous, si la dernière lettre de Jane ne m’avait appris que saconduite est aussi déraisonnable chez son père que chez moi. Je luiai parlé très sérieusement à plusieurs reprises, lui montrant lagravité de sa faute et le chagrin qu’elle avait causé à sa famille.Si elle m’a entendue, c’est une chance, car je suis certainequ’elle ne m’a jamais écoutée. J’ai failli bien souvent perdrepatience et c’est seulement par affection pour vous et pour Janeque je me suis contenue.

« Mr. Darcy a tenu sa promesse, et commevous l’a dit Lydia, il assistait au mariage. Il a dîné chez nous lejour suivant, et devait quitter Londres mercredi ou jeudi. M’envoudrez-vous beaucoup, ma chère Lizzy, si je saisis cette occasionde vous dire (ce que je n’ai jamais osé jusqu’ici), quellesympathie il m’inspire ? Sa conduite à notre égard a été aussiaimable qu’en Derbyshire. Son intelligence, ses goûts, ses idées,tout en lui me plaît. Pour être parfait, il ne lui manque qu’un peude gaieté ; mais sa femme, s’il fait un choix judicieux,pourra lui en donner. Je l’ai trouvé un peu mystérieux : c’està peine s’il vous a nommée ; le mystère paraît être à la mode…Pardonnez-moi, ma chérie, si j’ai trop d’audace ; ou tout aumoins, ne me punissez pas au point de me fermer la porte deP… : je ne serai tout à fait heureuse que quand j’aurai faitle tour du parc ! Un petit phaéton avec une jolie paire deponeys, voilà ce qu’il faudrait. Mais je m’arrête : depuis unedemi-heure, les enfants me réclament.

« À vous de tout cœur,

« M. GARDINER. »

La lecture de cette lettre jeta Elizabeth dansune agitation où l’on n’aurait su dire si c’était la joie ou lapeine qui dominait. Ainsi donc, tous les soupçons vagues etindéterminés qui lui étaient venus au sujet du rôle de Mr. Darcydans le mariage de sa sœur, et auxquels elle n’avait pas voulus’arrêter parce qu’ils supposaient chez lui une bonté tropextraordinaire pour être vraisemblable, et faisaient d’elle et dessiens ses obligés, tous ces soupçons se trouvaient justifiés et audelà ! Il avait couru à Londres. Il avait accepté tous lesennuis et toutes les mortifications d’une recherche où il lui avaitfallu solliciter les services d’une femme qu’il devait mépriser etabominer entre toutes, et rencontrer à plusieurs reprises,raisonner, persuader et finalement acheter un homme qu’il auraitvoulu éviter à jamais, et dont il ne prononçait le nom qu’avecrépugnance. Et il avait fait tout cela en faveur d’une jeune fillepour qui il ne pouvait avoir ni sympathie, ni estime. Le cœurd’Elizabeth lui murmurait que c’était pour elle-même qu’il avaittout fait, mais convenait-il de s’abandonner à une si doucepensée ? La vanité même n’arrivait point à lui faire croireque l’affection de Darcy pour elle, pour celle qui l’avait jadisrepoussé, pouvait avoir raison de l’horreur qu’une alliance avecWickham devait lui inspirer. Beau-frère de Wickham ! Quelorgueil, à l’idée d’un tel lien, ne se serait révolté ?Avait-il donc donné le vrai motif de sa conduite ? Après tout,il n’était pas invraisemblable qu’il se reconnût un tort et qu’ilvoulût réparer les effets de sa hautaine réserve. Il étaitgénéreux, il avait les moyens de l’être ; et puis, sans croirequ’il eût pensé surtout à elle, Elizabeth pouvait supposer quel’affection qu’il lui gardait encore avait pu animer ses effortsdans une entreprise dont le résultat était pour elle si important.Mais combien il était pénible de penser qu’elle et les siensavaient contracté envers lui une dette qu’ils ne pourraient jamaisacquitter ! C’est à lui qu’ils devaient le sauvetage de Lydiaet de sa réputation. Comme Elizabeth se reprochait maintenant lessentiments d’antipathie et les paroles blessantes qu’elle avaiteues pour lui ! Elle avait honte d’elle-même mais elle étaitfière de lui, fière que pour accomplir une tâche de pitié etd’honneur, il eût pu se vaincre lui-même. Elle relut plusieurs foisl’éloge qu’en faisait sa tante : il était à peine suffisant,mais il la touchait et lui causait un plaisir mêlé de regret en luimontrant à quel point son oncle et sa tante étaient convaincusqu’il subsistait toujours entre elle et Mr. Darcy un liend’affection et de confiance.

Un bruit de pas la tira de ses réflexions, etavant qu’elle eût pu prendre une autre allée, Wickham était prèsd’elle.

– J’ai peur d’interrompre votre promenadesolitaire, ma chère sœur, dit-il en l’abordant.

– Assurément, répondit-elle avec unsourire, mais il ne s’ensuit pas que cette interruption me soitdéplaisante.

– Je serais navré qu’elle le fût. Nousavons toujours été bons amis, nous le serons encore davantagemaintenant.

– Oui, certes, mais où sont donc lesautres ?

– Je n’en sais rien. Mrs. Bennet et Lydiavont en voiture à Meryton. Alors, ma chère sœur, j’ai appris parvotre oncle et votre tante que vous aviez visitéPemberley ?

Elle répondit affirmativement.

– Je vous envie presque ce plaisir ;je crois cependant que ce serait un peu pénible pour moi, sans quoije m’y arrêterais en allant à Newcastle. Vous avez vu la vieillefemme de charge ? Pauvre Reynolds ! elle m’aimaitbeaucoup. Mais, naturellement, elle ne vous a pas parlé de moi.

– Si, pardon.

– Et que vous a-t-elle dit ?

– Que vous étiez entré dans l’armée, etqu’elle craignait fort… que vous n’eussiez pas très bientourné ! À de telles distances, vous le savez, les nouvellesarrivent parfois fâcheusement défigurées.

– C’est certain, fit-il en se mordant leslèvres.

Elizabeth espérait l’avoir réduit au silence,mais il reprit bientôt :

– J’ai été surpris de voir Darcy àLondres le mois dernier. Nous nous sommes croisés plusieurs fois.Je me demande ce qu’il pouvait bien y faire.

– Peut-être les préparatifs de sonmariage avec miss de Bourgh, dit Elizabeth. Il lui fallait en effetune raison toute particulière pour être à Londres en cettesaison.

– Assurément. L’avez-vous vu àLambton ? J’ai cru le comprendre d’après ce que m’ont dit lesGardiner.

– Oui ; il nous a même présentés àsa sœur.

– Et elle vous a plu ?

– Beaucoup.

– On m’a dit en effet qu’elle avaitbeaucoup gagné depuis un an ou deux. La dernière fois que je l’aivue, elle ne promettait guère. Je suis heureux qu’elle vous aitplu. J’espère qu’elle achèvera de se transformer.

– J’en suis persuadée ; elle adépassé l’âge le plus difficile.

– Avez-vous traversé le village deKympton ?

– Je ne puis me rappeler.

– Je vous en parle parce que c’est là quese trouve la cure que j’aurais dû obtenir. Un endroit ravissant, unpresbytère superbe. Cela m’aurait convenu à tous les points devue.

– Même avec l’obligation de faire dessermons ?

– Mais parfaitement. En m’exerçant unpeu, j’en aurais eu bientôt pris l’habitude. Les regrets ne serventà rien, mais certainement, c’était la vie qu’il me fallait ;cette retraite, cette tranquillité aurait répondu à tous mesdésirs. Le sort en a décidé autrement. Darcy vous a-t-il jamaisparlé de cette affaire, quand vous étiez dans le Kent ?

– J’ai appris d’une façon aussi sûre, quece bénéfice vous avait été laissé conditionnellement et à lavolonté du patron actuel.

– Ah ! vraiment ? on vous l’adit ?… Oui, en effet, il y a quelque chose de cela. Vous voussouvenez que je vous l’avais raconté moi-même, à notre premièrerencontre.

– J’ai appris aussi qu’à une certaineépoque, l’obligation de faire des sermons ne vous tentait pasautant qu’aujourd’hui, que vous aviez affirmé votre volonté bienarrêtée de ne jamais entrer dans les ordres et que, par suite, laquestion du bénéfice avait été réglée.

– Ah ! on vous a dit celaaussi ? C’est également assez exact, et je vous en avais demême touché un mot.

Ils étaient maintenant presque à la porte dela maison, car Elizabeth avait marché vite dans sa hâte de sedébarrasser de lui. Ne voulant pas le vexer, par égard pour sasœur, elle se contenta de lui dire avec un sourire de bonnehumeur :

– Allons, Mr. Wickham ! nous voilàfrère et sœur. Laissons dormir le passé. J’espère qu’à l’avenirnous penserons toujours de même…

Et elle lui tendit la main ; il la baisaavec une affectueuse galanterie, malgré l’embarras qu’il éprouvaitdans son for intérieur et tous deux rentrèrent dans la maison.

LIII

Mr. Wickham fut si satisfait de cetteconversation que jamais plus il ne prit la peine de revenir sur cesujet, au grand contentement d’Elizabeth qui se félicita d’en avoirassez dit pour le réduire au silence.

Le jour du départ du jeune ménage arrivabientôt, et Mrs. Bennet fut forcée de se résigner à une séparationqui, sans doute, allait être de longue durée, Mr. Bennet ne sesouciant nullement d’emmener sa famille à Newcastle, comme sa femmele lui proposait.

– Ah ! ma chère Lydia !gémissait-elle ; quand nous retrouverons-nous ?

– Ma foi, je n’en sais rien ! Pasavant deux ou trois ans peut-être.

– Écrivez-moi souvent, ma chérie.

– Aussi souvent que je le pourrai. Maisvous savez qu’une femme mariée n’a guère de temps pour écrire. Messœurs qui n’ont rien à faire m’écriront.

Les adieux de Mr. Wickham furent beaucoup plusaffectueux que ceux de sa femme ; il prodiguait les sourireset les paroles aimables.

– Ce garçon est merveilleux, déclara Mr.Bennet dès que les voyageurs furent partis. Il sourit, fait desgrâces, et conte fleurette à chacun de nous. Je suisprodigieusement fier de lui, et je défie sir Lucas lui-même deproduire un gendre supérieur à celui-là.

Le départ de Lydia assombrit Mrs. Bennetpendant plusieurs jours.

– Voilà ce que c’est que de marier sesenfants, ma mère, lui dit Elizabeth. Réjouissez-vous donc d’avoirencore quatre filles célibataires.

Mais la mélancolie où l’avait plongée cetévénement ne résista pas à la nouvelle qui commença bientôt àcirculer dans le pays : la femme de charge de Netherfieldavait, disait-on, reçu l’ordre de préparer la maison pour l’arrivéeprochaine de son maître, qui, à l’occasion de la chasse, venait ypasser quelques semaines. Mrs. Bennet ne pouvait plus tenir enplace.

– Alors, Mr. Bingley est donc sur lepoint de revenir, ma sœur ? disait-elle à Mrs. Philips quiavait apporté la nouvelle. Eh bien ! tant mieux. Ce n’est pasque les faits et gestes de ce monsieur nous intéressent, ni quej’aie aucun désir de le revoir. Toutefois, il est libre de revenirà Netherfield si cela lui plaît. Et qui sait ce qui peutarriver ?… Mais cela nous importe peu. Vous vous rappelez quenous avons convenu, il y a longtemps, de ne plus aborder ce sujet.Alors, c’est bien certain qu’il va venir ?

– Très certain, car Mrs. Nichols estvenue à Meryton hier soir, et l’ayant vue passer, je suis sortiemoi-même pour savoir par elle si la nouvelle était exacte. Elle m’adit que son maître arrivait mercredi ou jeudi, mais plutôtmercredi. Elle allait chez le boucher commander de la viande pource jour-là, et elle a heureusement trois couples de canards bons àtuer.

Jane n’avait pu entendre parler du retour deBingley sans changer de couleur. Depuis longtemps elle n’avait pasprononcé son nom devant Elizabeth, mais ce jour-là, dès qu’ellesfurent seules, elle lui dit :

– J’ai bien vu que votre regard setournait vers moi, Lizzy, quand ma tante nous a dit la nouvelle, etj’ai senti que je me troublais ; mais n’allez pas attribuermon émotion à une cause puérile. J’ai rougi simplement parce que jesavais qu’on allait me regarder. Je vous assure que cette nouvellene me cause ni joie, ni peine. Je me réjouis seulement de ce qu’ilvienne seul. Nous le verrons ainsi fort peu. Ce ne sont pas messentiments que je redoute, mais les remarques des indifférents.

Elizabeth ne savait que penser. Si ellen’avait pas vu Bingley en Derbyshire, elle aurait pu supposer qu’ilvenait sans autre motif que celui qu’on annonçait ; mais elleétait persuadée qu’il aimait toujours Jane et se demandait si sonami l’avait autorisé à venir, ou s’il était assez audacieux pour sepasser de sa permission.

En dépit des affirmations formelles de sasœur, elle n’était pas sans voir que Jane était troublée : sonhumeur était moins sereine et moins égale que de coutume.

Le sujet qui avait mis aux prises Mr. et Mrs.Bennet un an auparavant se trouva remis en question.

– Naturellement, dès que Mr. Bingleyarrivera, vous irez le voir, mon ami.

– Certes non. Vous m’avez obligé à luirendre visite l’an passé, en me promettant que si j’allais le voiril épouserait une de mes filles. Comme rien de tel n’est arrivé, onne me fera pas commettre une seconde fois la même sottise.

Sa femme lui représenta que c’était unepolitesse que tous les messieurs du voisinage ne pouvaient sedispenser de faire à Mr. Bingley, à l’occasion de son retour.

– C’est un usage que je trouve ridicule,répliqua Mr. Bennet. S’il a besoin de notre société, qu’il viennelui-même ; il sait où nous habitons et je ne vais pas perdremon temps à visiter mes voisins à chacun de leurs déplacements.

– Tout ce que je puis dire, c’est quevotre abstention sera une véritable impolitesse. En tout cas, celane m’empêchera pas de l’inviter à dîner. Nous devons recevoirbientôt Mrs. Lang et les Goulding. Cela fera treize en nouscomptant. Il arrive à point pour faire le quatorzième.

– Je commence décidément à regretter sonretour, confia Jane à Elizabeth. Ce ne serait rien, je pourrais lerevoir avec une parfaite indifférence s’il ne fallait pas entendreparler de lui sans cesse. Ma mère est remplie de bonnes intentionsmais elle ne sait pas – personne ne peut savoir – combien toutesses réflexions me font souffrir. Je serai vraiment soulagée quandil repartira de Netherfield.

Enfin, Mr. Bingley arriva. Mrs. Bennets’arrangea pour en avoir la première annonce par les domestiquesafin que la période d’agitation et d’émoi fût aussi longue quepossible. Elle comptait les jours qui devaient s’écouler avantqu’elle pût envoyer son invitation, n’espérant pas le voirauparavant. Mais le troisième jour au matin, de la fenêtre de sonboudoir, elle l’aperçut à cheval qui franchissait le portail ets’avançait vers la maison.

Ses filles furent appelées aussitôt pourpartager son allégresse.

– Quelqu’un l’accompagne, observa Kitty.Qui est-ce donc ? Eh ! mais on dirait que c’est cet amiqui était toujours avec lui l’an passé, Mr… ; – comments’appelle-t-il donc ? – vous savez, cet homme si grand et sihautain ?…

– Grand Dieu ! Mr. Darcy !…Vous ne vous trompez pas. Tous les amis de Mr. Bingley sont lesbienvenus ici, naturellement, mais j’avoue que la vue seule decelui-ci m’est odieuse.

Jane regarda Elizabeth avec une surpriseconsternée. Elle n’avait pas su grand’chose de ce qui s’était passéen Derbyshire, et se figurait l’embarras qu’allait éprouver sa sœurdans cette première rencontre avec Darcy après sa lettred’explication. Elizabeth avait pour être troublée plus de raisonsque ne le pensait Jane à qui elle n’avait pas encore eu le couragede montrer la lettre de Mrs. Gardiner. Pour Jane, Mr. Darcy n’étaitqu’un prétendant qu’Elizabeth avait repoussé et dont elle n’avaitpas su apprécier le mérite. Pour Elizabeth, c’était l’homme quivenait de rendre à sa famille un service inestimable et pour quielle éprouvait un sentiment sinon aussi tendre que celui de Janepour Bingley, du moins aussi profond et aussi raisonnable. Sonétonnement en le voyant venir spontanément à Longbourn égalaitcelui qu’elle avait ressenti en le retrouvant si changé lors deleur rencontre en Derbyshire. La couleur qui avait quitté sonvisage y reparut plus ardente, et ses yeux brillèrent de joie à lapensée que les sentiments et les vœux de Darcy n’avaient peut-êtrepas changé. Mais elle ne voulut point s’y arrêter.

« Voyons d’abord son attitude, sedit-elle. Après, je pourrai en tirer une conclusion. »

Une affectueuse sollicitude la poussa àregarder sa sœur. Jane était un peu pâle, mais beaucoup pluspaisible qu’elle ne s’y attendait ; elle rougit légèrement àl’entrée des deux jeunes gens ; cependant, elle les accueillitd’un air assez naturel et avec une attitude correcte où il n’yavait ni trace de ressentiment, ni excès d’amabilité.

Elizabeth ne prononça que les paroles exigéespar la stricte politesse et se remit à son ouvrage avec uneactivité inaccoutumée. Elle n’avait osé jeter qu’un coup d’œilrapide à Mr. Darcy : il avait l’air aussi grave qu’à sonhabitude, plus semblable, pensa-t-elle, à ce qu’il était jadis qu’àce qu’il s’était montré à Pemberley. Peut-être était-il moinsouvert devant sa mère que devant son oncle et sa tante. Cettesupposition, bien que désagréable, n’était pas sansvraisemblance.

Pour Bingley aussi, elle n’avait eu qu’unregard d’un instant, et pendant cet instant, il lui avait paru à lafois heureux et gêné. Mrs. Bennet le recevait avec desdémonstrations qui faisaient d’autant plus rougir ses fillesqu’elles s’opposaient à la froideur cérémonieuse qu’elle montrait àDarcy.

Celui-ci, après avoir demandé à Elizabeth desnouvelles de Mr. et de Mrs. Gardiner, – question à laquelle elle neput répondre sans confusion, – n’ouvrit presque plus la bouche. Iln’était pas assis à côté d’elle ; peut-être était-ce la raisonde son silence. Quelques minutes se passèrent sans qu’on entendîtle son de sa voix. Quand Elizabeth, incapable de résister à lacuriosité qui la poussait, levait les yeux sur lui, elle voyait sonregard posé sur Jane aussi souvent que sur elle-même, etfréquemment aussi fixé sur le sol. Il paraissait très absorbé etmoins soucieux de plaire qu’à leurs dernières rencontres. Elle sesentit désappointée et en éprouva de l’irritation contreelle-même.

« À quoi d’autre pouvais-jem’attendre ? se dit elle. Mais alors, pourquoi est ilvenu ? »

– Voilà bien longtemps que vous étiezabsent, Mr. Bingley, observa Mrs. Bennet. Je commençais à craindreun départ définitif. On disait que vous alliez donner congé pour laSaint-Michel ; j’espère que ce n’est pas vrai. Bien deschangements se sont produits depuis votre départ. Miss Lucas s’estmariée ainsi qu’une de mes filles. Peut-être l’avez-vousappris ? L’annonce en a paru dans le Times et dans leCourrier, mais rédigée d’une façon bien singulière :« Récemment a eu lieu le mariage de G. Wickham esq. et de missLydia Bennet, » un point, c’est tout ! rien sur mon mariou sur le lieu de notre résidence. C’est mon frère Gardiner quil’avait fait insérer ; je me demande à quoi il a pensé !L’avez-vous vue ?

Bingley répondit affirmativement et présentases félicitations. Elizabeth n’osait lever les yeux, et ne put liresur le visage de Mr. Darcy.

– Assurément, avoir une fille bien mariéeest une grande satisfaction, continua Mrs. Bennet, mais en mêmetemps, Mr. Bingley, la séparation est une chose bien dure. Ils sontpartis pour Newcastle, tout à fait dans le Nord, et ils vont yrester je ne sais combien de temps. C’est là que se trouve lerégiment de mon gendre. Vous savez sans doute qu’il a quitté lamilice et réussi à passer dans l’armée régulière ? Dieu merci,il a quelques bons amis, peut-être pas autant qu’il lemérite !

Cette flèche à l’adresse de Mr. Darcy mitElizabeth dans une telle confusion qu’elle eut envie de s’enfuir,mais, se ressaisissant, elle sentit au contraire la nécessité dedire quelque chose, et demanda à Bingley s’il pensait faire à lacampagne un séjour de quelque durée. « De plusieurssemaines, » répondit-il.

– Quand vous aurez tué tout votre gibier,Mr. Bingley, lui dit Mrs. Bennet, il faudra venir ici et chasserautant qu’il vous plaira sur les terres de Mr. Bennet. Mon mari ensera enchanté et vous réservera ses plus belles compagnies deperdreaux.

La souffrance d’Elizabeth s’accrut encoredevant des avances aussi déplacées. « Alors même,pensait-elle, qu’on pourrait reprendre le rêve de l’année dernière,tout conspirerait à le détruire encore une fois. » Et il luisembla que des années de bonheur ne suffiraient pas pour lesdédommager, elle et Jane, de ces instants de péniblemortification.

Cette fâcheuse impression se dissipa pourtantquand elle remarqua combien la beauté de Jane semblait raviver lessentiments de son ancien admirateur. Pour commencer, il ne luiavait pas beaucoup parlé, mais à mesure que l’heure s’avançait, ilse tournait davantage de son côté et s’adressait à elle de plus enplus. Il la retrouvait aussi charmante, aussi naturelle, aussiaimable que l’an passé, bien que peut-être un peu plussilencieuse.

Quand les jeunes gens se levèrent pour partir,Mrs. Bennet n’eut garde d’oublier l’invitation projetée, et ilsacceptèrent de venir dîner à Longbourn quelques jours plustard.

– Vous êtes en dette avec moi, Mr.Bingley, ajouta-t-elle. Avant votre départ pour Londres, vousm’aviez promis de venir dîner en famille dès votre retour. Cettepromesse, que je n’ai pas oubliée, n’a pas été tenue, ce qui m’acausé une grande déception, je vous assure.

Bingley parut un peu interloqué par cediscours et dit quelque chose sur son regret d’en avoir été empêchépar ses affaires, puis ils se retirèrent tous les deux.

Mrs. Bennet avait eu grande envie de lesretenir à dîner le soir même ; mais bien que sa table fûttoujours soignée, elle s’était dit que deux services ne seraientpas trop pour recevoir un jeune homme sur qui elle fondait de sigrandes espérances, et satisfaire l’appétit d’un gentleman quiavait dix mille livres de rentes.

LIV

Aussitôt qu’ils furent partis, Elizabethsortit pour tâcher de se remettre, ou, plus exactement, pour seplonger dans les réflexions les mieux faites pour lui ôter toutcourage.

L’attitude de Mr. Darcy était pour elle unsujet d’étonnement et de mortification. « Puisqu’il a pu semontrer si aimable avec mon oncle et ma tante, quand il était àLondres, pensait-elle, pourquoi ne l’est-il pas avec moi ?S’il me redoute, pourquoi est-il venu ? S’il a cessé dem’aimer, pourquoi ce silence ? Quel homme déconcertant !Je ne veux plus penser à lui. »

L’approche de sa sœur vint l’aider à donner àcette résolution un commencement d’exécution. L’air joyeux de Janetémoignait qu’elle était satisfaite de leurs visiteurs beaucoupplus qu’Elizabeth.

– Maintenant qu’a eu lieu cette premièrerencontre, dit-elle, je me sens tout à fait soulagée. Mes forcesont été mises à l’épreuve et je puis le voir désormais sans aucuntrouble. Je suis contente qu’il vienne dîner ici mardi :ainsi, tout le monde pourra se rendre compte que nous nousrencontrons, lui et moi, sur un pied de parfaite indifférence.

– De parfaite indifférence, je n’en doutepas ! dit Elizabeth en riant. Ô Jane, prenez garde !

– Ma petite Lizzy, vous ne me croyez pasassez faible pour courir encore le moindre danger.

– Je crois que vous courez surtout ledanger de le rendre encore plus amoureux qu’auparavant…

On ne revit pas les jeunes gens jusqu’aumardi. Ce soir-là, il y avait nombreuse compagnie à Longbourn, etles deux invités de marque se montrèrent exacts. Quand on passadans la salle à manger, Elizabeth regarda si Bingley allaitreprendre la place qui, dans les réunions d’autrefois, était lasienne auprès de sa sœur. Mrs. Bennet, en mère avisée, omit del’inviter à prendre place à côté d’elle. Il parut hésiter toutd’abord ; mais Jane, par hasard, regardait de son côté ensouriant. Le sort en était jeté ; il alla s’asseoir auprèsd’elle. Elizabeth, avec un sentiment de triomphe, lança un coupd’œil dans la direction de Mr. Darcy : il paraissaitparfaitement indifférent, et, pour un peu, elle aurait cru qu’ilavait donné à son ami toute licence d’être heureux ; si ellen’avait vu les yeux de Bingley se tourner vers lui avec un sourireun peu confus. Pendant tout le temps du dîner, il témoigna à sasœur une admiration qui, pour être plus réservée qu’auparavant,n’en prouva pas moins à Elizabeth que s’il avait toute la libertéd’agir, son bonheur et celui de Jane seraient bientôt assurés.

Mr. Darcy, séparé d’elle par toute la longueurde la table, était assis à côté de la maîtresse de maison.Elizabeth savait que ce voisinage ne pouvait leur causer aucunplaisir, et qu’il n’était pas fait pour les mettre en valeur nil’un ni l’autre. Trop éloignée pour suivre leur conversation, elleremarquait qu’ils se parlaient rarement et toujours avec une froidepolitesse. La mauvaise grâce de sa mère lui rendait plus pénible lesentiment de tout ce que sa famille devait à Mr. Darcy, et, àcertains moments, elle eût tout donné pour pouvoir lui dire qu’unepersonne au moins de cette famille savait tout, et lui étaitprofondément reconnaissante. Elle espérait que la soirée leurfournirait l’occasion de se rapprocher et d’avoir une conversationmoins banale que les quelques propos cérémonieux qu’ils avaientéchangés à son entrée. Dans cette attente, le moment qu’elle passaau salon avant le retour des messieurs lui parut interminable. Illui semblait que tout le plaisir de la soirée dépendait del’instant qui allait suivre : « S’il ne vient pas alorsme rejoindre, pensa-t-elle, j’abandonnerai touteespérance. »

Les messieurs revinrent au salon, et Mr. Darcyeut l’air, un instant, de vouloir répondre aux vœux d’Elizabeth.Mais, hélas, autour de la table où elle servait le café avec Jane,les dames s’étaient rassemblées en un groupe si compact qu’il n’yavait pas moyen de glisser une chaise parmi elles.

Mr. Darcy se dirigea vers une autre partie dusalon où Elizabeth le suivit du regard, enviant tous ceux à qui iladressait la parole. Un peu d’espoir lui revint en le voyantrapporter lui-même sa tasse ; elle saisit cette occasion pourlui demander :

– Votre sœur est-elle encore àPemberley ?

– Oui, elle y restera jusqu’à Noël.

– Tous ses amis l’ont-ilsquittée ?

– Mrs. Annesley est toujours avecelle ; les autres sont partis pour Scarborough il y a troissemaines.

Elizabeth chercha en vain autre chose à dire.Après tout, il ne tenait qu’à lui de poursuivre la conversations’il le désirait. Mais il restait silencieux à ses côtés, et commeune jeune fille s’approchait et chuchotait à l’oreille d’Elizabeth,il s’éloigna.

Les plateaux enlevés, on ouvrit les tables àjeu, et toutes les dames se levèrent. Mr. Darcy fut aussitôtaccaparé par Mrs. Bennet qui cherchait des joueurs de whist ;ce que voyant, Elizabeth perdit tout son espoir de le voir larejoindre et n’attendit plus de cette réunion aucun plaisir. Ilspassèrent le reste de la soirée à des tables différentes et tout cequ’Elizabeth put faire fut de souhaiter qu’il tournât ses regardsde son côté assez souvent pour le rendre autant qu’elle-mêmedistrait et maladroit au jeu.

– Eh bien ! enfants, dit Mrs. Bennetdès qu’elle se retrouva avec ses filles, que pensez-vous de cettesoirée ? J’ose dire que tout a marché à souhait. J’ai rarementvu un dîner aussi réussi. Le chevreuil était rôti à point et toutle monde a déclaré n’avoir jamais mangé un cuissot pareil. Lepotage était incomparablement supérieur à celui qu’on nous a servichez les Lucas la semaine dernière. Mr. Darcy lui-même a reconnuque les perdreaux étaient parfaits ; or, il doit bien avoirchez lui deux ou trois cuisiniers français !… Et puis, machère Jane, je ne vous ai jamais vue plus en beauté. Mrs. Long, àqui je l’ai fait remarquer, était de mon avis. Et savez-vous cequ’elle a ajouté ? « Ah ! Mrs. Bennet, je crois bienque nous la verrons tout de même à Netherfield !… » Oui,elle a dit cela textuellement. Cette Mrs. Long est la meilleurepersonne qui soit, et ses nièces sont des jeunes filles fort bienélevées, et pas du tout jolies ; elles me plaisenténormément.

– Cette journée a été fort agréable, ditJane à Elizabeth. Les invités étaient bien choisis, tout le mondese convenait. J’espère que de telles réunions serenouvelleront.

Elizabeth sourit.

– Lizzy, ne souriez pas. Vous memortifiez en prenant cet air sceptique. Je vous assure que je puisjouir maintenant de la conversation de Mr. Bingley comme de celled’un homme agréable et bien élevé, sans la plus petitearrière-pensée. Je suis absolument persuadée, d’après sa façond’être actuelle, qu’il n’a jamais pensé à moi. Il a seulement plusde charme dans les manières et plus de désir de plaire que n’enmontrent la plupart des hommes.

– Vous êtes vraiment cruelle, repartitElizabeth. Vous me défendez de sourire, et vous m’y forcez sanscesse… Excusez-moi donc, mais si vous persistez dans votreindifférence, vous ferez bien de chercher une autre confidente.

LV

Peu de jours après, Mr. Bingley se présenta denouveau, et cette fois seul. Son ami l’avait quitté le matin pourretourner à Londres, et il devait revenir une dizaine de jours plustard. Mr. Bingley resta environ une heure et montra un entrainremarquable. Mrs. Bennet lui demanda de rester à dîner, mais ilrépondit qu’à son grand regret il était déjà retenu.

– Pouvez-vous venir demain ?

Oui ; il n’avait point d’engagement pourle lendemain, et il accepta l’invitation avec un air de vifcontentement.

Le lendemain, il arriva de si bonne heurequ’aucune de ces dames n’était encore prête. En peignoir et à demicoiffée, Mrs. Bennet se précipita dans la chambre de sa fille.

– Vite, ma chère Jane, dépêchez-vous dedescendre. Il est arrivé ! Mr. Bingley est là ! Oui, ilest là. Dépêchez-vous, dépêchez-vous, Sarah ! Laissez lacoiffure de miss Lizzy et venez vite aider miss Jane à passer sarobe.

– Nous descendrons dès que nous lepourrons, dit Jane ; mais Kitty doit être déjà prête car il ya une demi-heure qu’elle est montée.

– Que Kitty aille au diable !… Ils’agit bien d’elle ! Vite, votre ceinture, ma chérie.

Mais rien ne put décider Jane à descendre sansune de ses sœurs.

La préoccupation de ménager un tête-à-tête auxdeux jeunes gens fut de nouveau visible chez Mrs. Bennet dans lasoirée. Après le thé, son mari se retira dans la bibliothèque selonson habitude et Mary alla retrouver son piano. Deux obstacles surcinq ayant ainsi disparu, Mrs. Bennet se mit à faire des signes àElizabeth et à Kitty, mais sans succès ; Elizabeth ne voulaitrien voir. Elle finit par attirer l’attention de Kitty qui luidemanda innocemment :

– Qu’y a-t-il, maman ? Que veulentdire tous ces froncements de sourcils ? Que faut-il que jefasse ?

– Rien du tout, mon enfant. Je ne vous aimême pas regardée.

Mrs. Bennet se tint tranquille cinqminutes ; mais elle ne pouvait se résoudre à perdre un tempsaussi précieux. À la fin, elle se leva et dit soudain àKitty :

– Venez, ma chérie ; j’ai à vousparler. Et elle l’emmena hors du salon. Jane jeta vers Elizabeth unregard de détresse où se lisait l’instante prière de ne pas seprêter à un tel complot. Quelques instants après, Mrs Bennetentre-bâilla la porte et appela :

– Lizzy, mon enfant, j’ai un mot à vousdire.

Elizabeth fut bien obligée de sortir.

– Nous ferons mieux de les laisser seuls,lui dit sa mère. Kitty et moi allons nous installer dans machambre.

Elizabeth n’essaya pas de discuter avec samère ; elle attendit tranquillement dans le hall que Mrs.Bennet et Kitty eussent disparu pour retourner dans le salon.

Les savantes combinaisons de Mrs. Bennet neréussirent pas ce soir-là. Mr. Bingley se montra des pluscharmants, mais ne se déclara pas. Il ne se fit pas prier pourrester à souper ; et avant qu’il prît congé, Mrs. Bennetconvint avec lui qu’il reviendrait le lendemain matin pour chasseravec son mari.

À partir de ce moment, Jane n’essaya plus deparler de son « indifférence ». Pas un mot au sujet deBingley ne fut échangé entre les deux sœurs, mais Elizabeth s’enfut coucher avec l’heureuse certitude que tout serait bientôtdécidé, hors le cas d’un retour inopiné de Mr. Darcy.

Bingley fut exact au rendez-vous et passatoute la matinée au dehors avec Mr. Bennet comme il avait étéentendu. Ce dernier se montra beaucoup plus agréable que soncompagnon ne s’y attendait. Il n’y avait chez Bingley ni vanité, nisottise qui pût provoquer l’ironie ou le mutisme de Mr. Bennet, quise montra moins original et plus communicatif que Bingley nel’avait encore vu. Ils revinrent ensemble pour le dîner.

Après le thé, Elizabeth s’en fut dans le petitsalon écrire une lettre ; les autres se préparant à faire unepartie de cartes, sa présence n’était plus nécessaire,pensa-t-elle, pour déjouer les combinaisons de sa mère.

Sa lettre terminée, elle revint au salon etvit alors que Mrs. Bennet avait été plus avisée qu’elle. En ouvrantla porte, elle aperçut sa sœur et Bingley debout devant la cheminéequi parlaient avec animation. Si cette vue ne lui avait donné aucunsoupçon, l’expression de leur physionomie et la hâte avec laquelleils s’éloignèrent l’un de l’autre auraient suffi pour l’éclairer.Trouvant la situation un peu gênante, Elizabeth allait se retirer,quand Bingley qui s’était assis se leva soudain, murmura quelquesmots à Jane, et se précipita hors du salon.

Jane ne pouvait rien cacher à Elizabeth, et,la prenant dans ses bras, reconnut avec émotion qu’elle était laplus heureuse des femmes.

– C’est trop, ajouta-t-elle, beaucouptrop. Je ne le méritais pas. Oh ! que je voudrais voir tout lemonde aussi heureux que moi !

Elizabeth félicita sa sœur avec une sincérité,une joie et une chaleur difficiles à rendre. Chaque phraseaffectueuse ajoutait au bonheur de Jane. Mais elle ne voulut pasprolonger davantage cet entretien.

– Il faut que j’aille tout de suitetrouver ma mère, dit-elle. Je ne voudrais sous aucun prétexte avoirl’air de méconnaître son affectueuse sollicitude ou permettrequ’elle apprît la nouvelle par un autre que moi-même. Il est alléde son côté trouver mon père. Ô Lizzy, quel plaisir de songer quecette nouvelle va causer tant de joie aux miens ! Commentsupporterai-je tant de bonheur !

Et elle courut rejoindre sa mère qui avaitinterrompu exprès la partie de cartes et s’était retirée au premierétage avec Kitty.

Elizabeth restée seule sourit devant l’aisanceet la rapidité avec laquelle se réglait une affaire qui leur avaitdonné tant de mois d’incertitude et d’anxiété. Elle fut rejointe aubout de quelques minutes par Bingley dont l’entrevue avec Mr.Bennet avait été courte et satisfaisante.

– Où est votre sœur ? demanda-t-ilen ouvrant la porte.

– Avec ma mère, au premier ; mais jesuis sûre qu’elle va redescendre bientôt.

Fermant la porte, il s’approcha d’elle etréclama des félicitations et une part de son affection fraternelle.Elizabeth exprima avec effusion toute sa joie de voir se formerentre eux un tel lien. Ils se serrèrent la main avec une grandecordialité et, jusqu’au retour de Jane, elle dut écouter tout cequ’il avait à dire de son bonheur et des perfections de sa fiancée.Tout en faisant la part de l’exagération naturelle aux amoureux,Elizabeth se disait que tout ce bonheur entrevu n’était pasimpossible car il aurait pour base l’excellent jugement et lecaractère idéal de Jane, sans compter une parfaite similitude degoûts et de sentiments entre elle et Bingley.

Ce fut pour tous une soirée exceptionnellementheureuse. Le bonheur de Jane donnait à son visage un éclat et uneanimation qui la rendaient plus charmante que jamais. Kittyminaudait, souriait, espérait que son tour viendrait bientôt. Mrs.Bennet ne trouvait pas de termes assez chauds, assez éloquents pourdonner son consentement et exprimer son approbation, bien qu’ellene parlât point d’autre chose à Bingley pendant plus d’unedemi-heure. Quant à Mr. Bennet, lorsqu’il vint les rejoindre ausouper, sa voix et ses manières disaient clairement combien ilétait heureux. Pas un mot, pas une allusion, cependant, ne passases lèvres jusqu’au moment où leur visiteur eut pris congé, maisalors il s’avança vers sa fille en disant :

– Jane, je vous félicite. Vous serez unefemme heureuse.

Jane aussitôt l’embrassa et le remercia de sabonté.

– Vous êtes une bonne fille, répondit-il,et j’ai grand plaisir à penser que vous allez être si heureusementétablie. Je ne doute pas que vous ne viviez tous deux dans unparfait accord. Vos caractères ne sont en rien dissemblables. Vousêtes l’un et l’autre si accommodants que vous ne pourrez jamaisprendre une décision, si débonnaires que vous serez trompés partous vos domestiques, et si généreux que vous dépenserez plus quevotre revenu.

– J’espère qu’il n’en sera rien. Sij’étais imprudente ou insouciante en matière de dépense, je seraisimpardonnable.

– Plus que leur revenu !… À quoipensez-vous, mon cher Mr. Bennet ! s’écria sa femme. Il a aumoins quatre ou cinq mille livres de rentes ! Ô ma chère Jane,je suis si contente ! Je n’en dormirai pas de la nuit…

À partir de ce moment, Bingley fit à Longbourndes visites quotidiennes. Il arrivait fréquemment avant lebreakfast et restait toujours jusqu’après le souper, à moins quequelque voisin barbare et qu’on ne pouvait assez maudire, ne luieût fait une invitation à dîner qu’il ne crût pas pouvoirrefuser.

Elizabeth n’avait plus beaucoup de temps pours’entretenir avec sa sœur, car Jane, en la présence de Bingley,n’accordait son attention à personne autre ; mais elle rendaitgrand service à tous deux dans les inévitables moments deséparation : en l’absence de Jane, Bingley venait chanter seslouanges à Elizabeth et, Bingley parti, Jane en faisait autant deson côté.

– Il m’a rendue heureuse, dit-elle unsoir, en m’apprenant qu’il avait toujours ignoré mon séjour àLondres au printemps dernier. Je ne le croyais paspossible !

– J’en avais bien le soupçon, réponditElizabeth. Quelle explication vous a-t-il donnée ?

– Ce devait être la faute de ses sœurs.Assurément elles ne tenaient pas à encourager les relations entreleur frère et moi, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il aurait pufaire un mariage tellement plus avantageux sous bien des rapports.Mais quand elles verront, comme j’en ai la confiance, que leurfrère est heureux avec moi, elles en prendront leur parti.Croyez-vous, Lizzy, que lors de son départ en novembre, il m’aimaitvraiment, et que la seule conviction de mon indifférence l’aempêché de revenir !

– Il a commis une petite erreur,assurément ; mais elle est tout à l’honneur de samodestie.

Elizabeth était contente de voir que Bingleyn’avait pas dit un mot de l’intervention de son ami ; car bienque Jane eût le cœur le plus généreux et le plus indulgent, cettecirconstance n’aurait pu manquer de la prévenir contre Mr.Darcy.

– Je suis certainement la créature laplus heureuse du monde, s’écria Jane. Ô Lizzy ! pourquoisuis-je la privilégiée de la famille ? Si je pouvais seulementvous voir aussi heureuse ! S’il y avait seulement pour vous unhomme comparable à Charles !

– Quand vous me donneriez à choisir parmivingt autres exemplaires de votre fiancé, je ne pourrais jamaisêtre aussi heureuse que vous. Il me manquerait pour cela votreaimable caractère. Non, non ; laissez-moi me débrouiller commeje pourrai. Peut-être, avec un peu de chance, pourrai-je trouver unjour un second Mr. Collins !

LVI

Une semaine environ après les fiançailles deJane, comme les dames étaient réunies un matin dans la salle àmanger en compagnie de Bingley, leur attention fut éveillée soudainpar le bruit d’une voiture, et elles aperçurent une chaise de posteà quatre chevaux qui contournait la pelouse. L’heure était vraimentmatinale pour une visite d’amis, et d’ailleurs ni l’équipage, ni lalivrée du cocher ne leur étaient connus. Cependant, comme il étaitcertain que quelqu’un allait se présenter, Bingley eut tôt fait dedécider Jane à l’accompagner dans le petit bois pour fuir l’intrus.Mrs. Bennet et ses autres filles se perdaient en conjectureslorsque la porte s’ouvrit et livra passage à lady Catherine.

Elle entra dans la pièce avec un air encoremoins gracieux que d’habitude, ne répondit à la révérenced’Elizabeth qu’en inclinant légèrement la tête et s’assit sans motdire. Elizabeth l’avait nommée à sa mère après son entrée, bien queSa Grâce n’eût pas demandé à être présentée. Mrs. Bennetstupéfaite, mais flattée de voir chez elle une personne de si hauteimportance, déploya pour la recevoir toutes les ressources de sapolitesse. Après un moment de silence, lady Catherine dit assezsèchement à Elizabeth :

– J’espère que vous allez bien, missBennet. Cette dame est votre mère, je suppose ?

Elizabeth fit une brève réponseaffirmative.

– Et voilà sans doute une de vossœurs ?

– Oui, madame, intervint Mrs. Bennet,ravie de parler à une aussi grande dame. C’est mon avant-dernièrefille. La plus jeune s’est mariée dernièrement, et l’aînée est aujardin avec un jeune homme qui ne tardera pas, je crois, à fairepartie de notre famille.

– Votre parc n’est pas bien grand, repritlady Catherine après une courte pause.

– Ce n’est rien en comparaison deRosings, assurément, my lady ; mais je vous assure qu’il estbeaucoup plus vaste que celui de sir William Lucas.

– Cette pièce doit être bien incommodepour les soirs d’été ; elle est en plein couchant.

Mrs. Bennet assura que l’on ne s’y tenaitjamais après dîner ; puis elle ajouta :

– Puis-je prendre la liberté de demanderà Votre Grâce si elle a laissé Mr. et Mrs. Collins en bonnesanté ?

– Oui, ils vont très bien. Je les ai vusavant-hier au soir.

Elizabeth s’attendait maintenant à ce qu’ellelui remît une lettre de Charlotte, seule raison, semblait-il, quipût expliquer cette visite. Mais ne voyant aucune lettre venir,elle se sentit de plus en plus intriguée.

Mrs. Bennet pria Sa Grâce d’accepter quelquesrafraîchissements, mais lady Catherine déclara nettement, et sansbeaucoup de formes, qu’elle n’avait besoin de rien ; puis, selevant, elle dit à Elizabeth :

– Miss Bennet, il m’a semblé qu’il yavait un assez joli petit bois, de l’autre côté de votre pelouse.J’y ferais volontiers un tour, si vous me faites la faveur dem’accompagner.

– Allez-y, ma chérie, s’écria Mrs.Bennet, et montrez à Sa Grâce les plus jolies allées. Je suis sûreque l’ermitage lui plaira.

Elizabeth obéit et, courant chercher sonombrelle dans sa chambre, elle redescendit se mettre à ladisposition de la noble visiteuse. Comme elles traversaient lehall, lady Catherine ouvrit les portes de la salle à manger et dusalon, y jeta un coup d’œil et après avoir daigné les déclarerconvenables, sortit dans le jardin.

Toutes deux suivirent en silence l’alléesablée qui conduisait au petit bois. Elizabeth était décidée à nepoint se mettre en frais pour une femme qui se montrait, plusencore que d’habitude, insolente et désagréable.

« Comment ai-je jamais pu trouver que sonneveu lui ressemblait ? » se demandait-elle en laregardant.

À peine furent-elles entrées dans le bois quelady Catherine entama ainsi la conversation :

– Vous ne devez point être surprise, missBennet, de me voir ici. Votre cœur, votre conscience vous ont déjàdit la raison de ma visite.

Elizabeth la regarda avec un étonnementsincère.

– En vérité, madame, vous voustrompez ; il m’est absolument impossible de deviner ce quinous vaut l’honneur de vous voir ici.

– Miss Bennet, répliqua Sa Grâce d’un tonirrité, vous devez savoir qu’on ne se moque pas de moi. Mais s’ilvous plaît de ne pas être franche, je ne vous imiterai pas. J’aitoujours été réputée pour ma sincérité et ma franchise, et dans unecirconstance aussi grave, je ne m’en départirai certainement pas.Une nouvelle inquiétante m’est parvenue il y a deux jours. On m’adit que, non seulement votre sœur était sur le point de se mariertrès avantageusement, mais que vous, miss Elizabeth Bennet, vousalliez très probablement, peu après, devenir la femme de mon neveu,de mon propre neveu, Mr. Darcy. Bien qu’il s’agisse là, j’en suissûre, d’un scandaleux mensonge, et que je ne veuille pas faire àmon neveu l’injure d’y ajouter foi, j’ai résolu immédiatement de metransporter ici pour vous faire connaître mes sentiments.

– Puisque vous ne pouvez croire que cesoit vrai, dit Elizabeth, le visage animé par l’étonnement et ledédain, je me demande pourquoi vous vous êtes imposé la fatigued’un pareil voyage. Quelle peut être l’intention de VotreGrâce ?

– C’est d’exiger qu’un démenti formelsoit opposé tout de suite à de tels bruits.

– Votre visite à Longbourn, répliquafroidement Elizabeth, paraîtra plutôt les confirmer, si en effetils existent réellement.

– S’ils existent ! Prétendriez-vousles ignorer ? N’est-ce pas vous et les vôtres qui les avezadroitement mis en circulation ? Ne savez-vous pas qu’ils serépandent partout ?

– C’est la première nouvelle que j’enaie.

– Et pouvez-vous m’affirmer de même queces bruits n’ont aucun fondement ?

– Je ne prétends pas à la même franchiseque Votre Grâce. Il peut lui arriver de poser des questionsauxquelles je n’aie point envie de répondre.

– Ceci ne peut se supporter. J’insiste,miss Bennet, pour avoir une réponse. Mon neveu vous a-t-il demandéeen mariage ?

– Votre Grâce a déclaré tout à l’heureque la chose était impossible.

– Assurément, tant qu’il gardera l’usagede sa raison. Mais vos charmes et votre habileté peuvent lui avoirfait oublier, dans un instant de vertige, ce qu’il doit à safamille et à lui-même. Vous êtes capable de lui avoir fait perdrela tête.

– Si j’ai fait cela, je serai la dernièrepersonne à l’avouer.

– Miss Bennet, savez-vous bien qui jesuis ? Je n’ai point l’habitude de m’entendre parler sur ceton. Je suis la plus proche parente que mon neveu ait au monde, etj’ai le droit de connaître ses affaires les plus intimes.

– Mais non pas les miennes. Et ce n’estpas votre façon d’agir, madame, qui me décidera à en diredavantage.

– Comprenez-moi bien. Cette union, àlaquelle vous avez la présomption d’aspirer, ne peut se réaliser,non, jamais. Mr. Darcy est fiancé à ma fille. Etmaintenant, qu’avez-vous à dire ?

– Que s’il en est ainsi, vous n’avezaucune raison de craindre qu’il me demande de l’épouser.

Lady Catherine hésita une seconde, puisreprit :

– L’engagement qui les lie est d’uneespèce particulière. Depuis leur tendre enfance, ils ont étédestinés l’un à l’autre. Ce mariage était notre vœu le plus cher, àsa mère et à moi. Nous projetions de les unir alors qu’ils étaientencore au berceau. Et maintenant que ce rêve pourrait s’accomplir,il y serait mis obstacle par une jeune fille de naissance obscure,sans fortune, et complètement étrangère à notre famille ?…N’avez-vous donc aucun égard pour les désirs des siens, pour sonengagement tacite avec miss de Bourgh ? Avez-vous perdu toutsentiment de délicatesse, tout respect des convenances ? Nem’avez-vous jamais entendu dire que, dès ses premières années, ilétait destiné à sa cousine ?

– Si ; on me l’avait même dit avantvous. Mais en quoi cela me regarde-t-il ? Si la seuleobjection à mon mariage avec votre neveu est le désir qu’avaient samère et sa tante de lui voir épouser miss de Bourgh, elle n’existepas pour moi. Vous avez fait ce qui était en votre pouvoir enformant ce projet ; son accomplissement ne dépendait pas devous. Si Mr. Darcy ne se sent lié à sa cousine ni par l’honneur, nipar l’inclination, pourquoi ne pourrait-il faire un autrechoix ? Et si c’est moi qui suis l’objet de ce choix, pourquoirefuserais-je ?

– Parce que l’honneur, les convenances,la prudence, et votre intérêt même vous l’interdisent. Oui, missBennet, votre intérêt ! car n’allez pas vous imaginer que vousserez accueillie par sa famille ou ses amis, si vous agissezvolontairement contre leur désir à tous. Vous serez blâmée,dédaignée et méprisée par tous les gens de sa connaissance ;cette alliance sera considérée comme un déshonneur, et votre nom nesera même jamais prononcé parmi nous.

– Voilà en effet de terriblesperspectives ! répliqua Elizabeth ; mais la femme quiépousera Mr. Darcy trouvera dans ce mariage de telles compensationsque, tout compte fait, elle n’aura rien à regretter.

– Fille volontaire et obstinée !Vous me faites honte ! Est-ce donc ainsi que vous reconnaissezles bontés que j’ai eues pour vous au printemps dernier ?N’avez-vous point, de ce fait, quelque obligation envers moi ?Voyons, asseyons-nous. Il faut que vous compreniez, miss Bennet,que je suis venue ici absolument déterminée à voir ma volontés’accomplir. Rien ne peut m’en détourner ; je n’ai pas coutumede céder aux caprices d’autrui.

– Tout ceci rend la situation de VotreGrâce plus digne de compassion, mais ne peut avoir aucun effet surmoi.

– Ne m’interrompez pas, je vous prie. Mafille et mon neveu sont faits l’un pour l’autre ; ilsdescendent du côté maternel de la même noble souche, et du côtépaternel de familles anciennes et honorables quoique non titrées.Leur fortune à tous deux est énorme. Tout le monde dans les deuxfamilles est d’accord pour désirer ce mariage. Et qu’est-ce qui lesséparerait ? Les prétentions extravagantes d’une jeunepersonne sans parenté, relations, ni fortune… Peut-on supporterchose pareille ? Non, cela ne doit pas être, et cela ne serapas. Si vous aviez le moindre bon sens, vous ne souhaiteriez pasquitter le milieu dans lequel vous avez été élevée.

– Je ne considère pas que je lequitterais en épousant votre neveu. Mr. Darcy est un gentleman, jesuis la fille d’un gentleman : sur ce point, nous sommeségaux.

– Parfaitement, vous êtes la fille d’ungentleman. Mais votre mère, qui est-elle ? Et vos oncles, etvos tantes ?… Ne croyez pas que j’ignore leur situationsociale.

– Quelle que soit ma famille, si votreneveu n’y trouve rien à redire, vous n’avez pas à vous occuperd’elle.

– Répondez-moi une fois pourtoutes ; lui êtes-vous fiancée ?

Bien qu’Elizabeth n’eût pas voulu, dans leseul dessein d’obliger lady Catherine, répondre à cette question,elle ne put que répondre après un instant de réflexion :

– Non, je ne le suis pas.

Lady Catherine parut soulagée.

– Alors, faites-moi la promesse de nejamais l’être ?

– Je me refuse absolument à faire unepromesse de ce genre.

– Miss Bennet, je suis stupéfaite etindignée. Je pensais vous trouver plus raisonnable. Mais n’allezpas vous imaginer que je céderai. Je ne partirai pas d’ici avantd’avoir obtenu la promesse que je désire.

– Et moi, je ne la donnerai certainementjamais. Ce n’est pas par intimidation que l’on parviendra à mefaire faire une chose aussi déraisonnable. Votre Grâce désiremarier sa fille avec Mr. Darcy : la promesse que vous exigezrendra-t-elle plus probable leur mariage ? En supposant queMr. Darcy m’aime, mon refus le poussera-t-il à reporter satendresse sur sa cousine ? Permettez-moi de vous dire, ladyCatherine, que les arguments par lesquels vous appuyez une démarchesi extraordinaire sont aussi vains que la démarche est malavisée.Vous me connaissez bien mal si vous pensez qu’ils peuventm’influencer le moins du monde. Jusqu’à quel point Mr. Darcy peutapprouver votre ingérence dans ses affaires, je ne saurais ledire ; mais vous n’avez certainement pas le droit de vousoccuper des miennes. C’est pourquoi je demande à ne pas êtreimportunée davantage sur ce sujet.

– Pas si vite, je vous prie ! Jen’ai pas fini. À toutes les raisons que j’ai déjà données, j’enajouterai une autre. Je n’ignore rien de la honteuse aventure devotre plus jeune sœur. Je sais que son mariage avec le jeune hommen’a été qu’un replâtrage qui s’est fait aux frais de votre père etde votre oncle. Et une fille pareille deviendrait la sœur de monneveu ? Il aurait comme beau-frère le fils du régisseur de feuson père ? À quoi pensez-vous, grand Dieu ! Les ombresdes anciens maîtres de Pemberley doivent-elles être à ce pointdéshonorées ?

– Après cela, vous n’avez certainementrien à ajouter, répliqua Elizabeth amèrement. Il n’est pas uneseule insulte que vous m’ayez épargnée. Je vous prie de bienvouloir me laisser retourner chez moi.

Tout en parlant, elle se leva. Lady Catherinese leva aussi et elles se dirigèrent vers la maison. Sa Grâce étaiten grand courroux.

– C’est bien. Vous refusez de m’obliger.Vous refusez d’obéir à la voix du devoir, de l’honneur, de lareconnaissance. Vous avez juré de perdre mon neveu dans l’estime detous ses amis, et de faire de lui la risée du monde. Je saismaintenant ce qu’il me reste à faire. Ne croyez pas, miss Bennet,que votre ambition puisse triompher. Je suis venue pour essayer dem’entendre avec vous ; j’espérais vous trouver plusraisonnable. Mais, ne vous trompez pas, ce que je veux, je saurail’obtenir.

Lady Catherine continua son discours jusqu’àla portière de sa voiture ; alors, se retournant vivement,elle ajouta :

– Je ne prends pas congé de vous, missBennet ; je ne vous charge d’aucun compliment pour votre mère.Vous ne méritez pas cette faveur. Je suis outrée !

Elizabeth ne répondit pas, et rentratranquillement dans la maison. Elle entendit la voiture s’éloignertandis qu’elle montait l’escalier. Sa mère l’attendait, impatiente,à la porte du petit salon, et demanda pourquoi lady Catherinen’était pas revenue pour se reposer.

– Elle n’a pas voulu, répondit la jeunefille ; elle était pressée de repartir.

– Quelle personne distinguée ! etcomme c’est aimable à elle de venir nous faire visite ! car jesuppose que c’est uniquement pour nous apporter des nouvelles desCollins qu’elle est venue. Elle est sans doute en voyage, et,passant par Meryton, elle aura eu l’idée de s’arrêter pour nousvoir. Je suppose qu’elle n’avait rien de particulier à vous dire,Lizzy ?

Elizabeth fut forcée de répondre par un légermensonge, car il était vraiment impossible de faire connaître levéritable sujet de leur conversation.

LVII

Ce ne fut pas sans peine qu’Elizabeth parvintà surmonter le trouble où l’avait plongée cette visiteextraordinaire, et son esprit en demeura obsédé durant de longuesheures.

Lady Catherine avait donc pris, selon touteapparence, la peine de venir de Rosings à seule fin de romprel’accord qu’elle supposait arrêté entre son neveu et Elizabeth. Iln’y avait là rien qui pût étonner de sa part ; mais d’où cettenouvelle lui était-elle venue, c’est ce qu’Elizabeth n’arrivait pasà s’expliquer. Enfin, l’idée lui vint que le fait qu’elle était lasœur de Jane, et Darcy l’ami intime de Bingley, avait pu suffire àfaire naître cette supposition, un projet de mariage ne manquantjamais d’en suggérer un autre à l’imagination du public. Leursvoisins de Lucas Lodge (car c’était certainement par eux et lesCollins que le bruit avait atteint lady Catherine) avaientseulement prédit comme un fait assuré et prochain ce qu’elle-mêmeentrevoyait comme possible dans un avenir plus ou moinséloigné.

Le souvenir des déclarations de lady Catherinen’était pas sans lui causer quelque malaise, car il fallaits’attendre, après ce qu’elle avait dit de sa résolution d’empêcherle mariage, à ce qu’elle exerçât une pression sur son neveu.Comment celui-ci prendrait-il le tableau qu’elle lui ferait desfâcheuses conséquences d’une alliance avec la famille Bennet ?Elizabeth n’osait le prévoir. Elle ne savait pas au juste le degréd’affection que lui inspirait sa tante, ni l’influence que sesjugements pouvaient avoir sur lui ; mais il était naturel desupposer qu’il avait pour lady Catherine beaucoup plus deconsidération que n’en avait Elizabeth. Il était certain qu’enénumérant les inconvénients d’épouser une jeune fille dont laparenté immédiate était si inférieure à la sienne, sa tantel’attaquerait sur son point vulnérable. Avec ses idées sur lesinégalités sociales, il estimerait sans doute raisonnables etjudicieux les arguments qu’Elizabeth avait jugés faibles etridicules. S’il était encore hésitant, les conseils et lesexhortations d’une proche parente pouvaient avoir raison de sesderniers doutes, et le décider à chercher le bonheur dans lasatisfaction de garder sa dignité intacte. Dans ce cas, il nereviendrait point. Lady Catherine le verrait sans doute entraversant Londres et il n’aurait plus qu’à révoquer la promessefaite à Bingley de revenir à Netherfield.

« Par conséquent, se dit-elle, si son amireçoit ces jours-ci une lettre où il s’excuse de ne pouvoir tenirsa promesse, je saurai à quoi m’en tenir, et qu’entre lui et moitout est fini. »

Le lendemain matin, comme elle descendait desa chambre, elle rencontra son père qui sortait de la bibliothèque,une lettre à la main.

– Je vous cherchais justement, Lizzy, luidit-il, entrez ici avec moi.

Elle le suivit, curieuse de ce qu’il allaitlui dire, intriguée par cette lettre qui devait avoir une certaineimportance. L’idée la frappa brusquement qu’elle venait peut-êtrede lady Catherine, ce qui lui fit entrevoir non sans effroi touteune série d’explications où il lui faudrait s’engager. Elle suivitson père jusque devant la cheminée, et tous deux s’assirent. Mr.Bennet prit la parole :

– Je viens de recevoir une lettre qui m’acausé une surprise extrême ; comme elle vous concerne toutparticulièrement, il faut que je vous en dise le contenu.J’ignorais jusqu’alors que j’avais « deux » filles sur lepoint de se lier par les nœuds sacrés du mariage. Permettez-moi devous adresser mes félicitations pour une conquête aussibrillante.

La couleur monta aux joues d’Elizabeth,subitement convaincue que la lettre venait, non pas de la tante,mais du neveu. À la fois satisfaite qu’il en vînt à se déclarer etmécontente que la lettre ne lui fût pas adressée, elle entendit sonpère poursuivre :

– Vous avez l’air de comprendre de quoiil s’agit, – les jeunes filles, en ces matières, sont douées d’unegrande pénétration, – mais je crois pouvoir défier votre sagacitéelle-même de deviner le nom de votre admirateur. Cette lettre vientde Mr. Collins.

– De Mr. Collins ? Que peut-il bienavoir à raconter ?

– Des choses très à propos, bien entendu.Sa lettre commence par des félicitations sur le « prochainhyménée » de ma fille Jane, dont il a été averti, semble-t-il,par le bavardage de ces braves Lucas. Je ne me jouerai pas de votreimpatience en vous lisant ce qu’il écrit là-dessus. Voici lepassage qui vous concerne :

« Après vous avoir offert mes sincèrescongratulations et celles de Mrs. Collins, laissez-moi faire unediscrète allusion à un événement analogue que nous apprenons demême source. Votre fille Elizabeth, annonce-t-on, ne garderait paslongtemps le nom de Bennet après que sa sœur aînée l’aura quitté,et celui qu’elle a choisi pour partager son destin est considérécomme l’un des personnages les plus importants de ce pays. » –Pouvez-vous vraiment deviner de qui il est question, Lizzy ?« … Ce jeune homme est favorisé d’une façon particulière entout ce que peut souhaiter le cœur d’une mortelle : beaudomaine, noble parenté, relations influentes. Cependant, en dépitde tous ces avantages, laissez-moi vous avertir, ainsi que macousine Elizabeth, des maux que vous risquez de déchaîner enaccueillant précipitamment les propositions de ce gentleman, –propositions que vous êtes probablement tentés d’accepter sansretard. »

– À votre idée, Lizzy, quel peut être cegentleman ?… Mais ici, tout se dévoile : « … Voicile motif pour lequel je vous conseille la prudence : nousavons toute raison de croire que sa tante, lady Catherine deBourgh, ne considère pas cette union d’un œil favorable… » –C’est donc Mr. Darcy ! J’imagine, Lizzy, que c’est une vraiesurprise pour vous. Pouvait-on, parmi toutes nos connaissances,tomber sur quelqu’un dont le nom pût mieux faire, ressortir lafausseté de toute cette histoire ? Mr. Darcy, qui ne regardejamais une femme que pour lui découvrir une imperfection, Mr. Darcyqui, probablement, ne vous a même jamais regardée ! C’estineffable !

Elizabeth tenta de s’associer à la gaieté deson père, mais ne réussit qu’à ébaucher un sourire hésitant.

– Cela ne vous amuse pas ?

– Oh si ! Mais continuez donc àlire.

– « … Hier soir, lorsque j’aientretenu Sa Grâce de la possibilité de ce mariage, avec sabienveillance coutumière, elle m’a confié ses sentiments. Par suitede certaines raisons de famille qu’elle fait valoir contre macousine, il me paraît évident qu’elle ne donnerait jamais sonconsentement à ce qu’elle appelle une mésalliance inacceptable. Jecrois de mon devoir d’avertir avec toute la diligence possible macousine et son noble admirateur, afin qu’ils sachent à quoi ilss’exposent, et ne précipitent pas une union qui ne serait pasdûment approuvée… » – Mr. Collins ajoute encore :« Je me réjouis véritablement de ce que la triste histoire dema cousine Lydia ait été si bien étouffée. Une seule chose mepeine, c’est que l’on sache dans le public qu’ils ont vécu ensemblequinze jours avant la bénédiction nuptiale. Je ne puis me déroberau devoir de ma charge et m’abstenir d’exprimer mon étonnement quevous ayez reçu le jeune couple chez vous, aussitôt après lemariage : c’est un encouragement au vice, et si j’étais lerecteur de Longbourn, je m’y serais opposé de tout mon pouvoir.Assurément vous devez leur pardonner en chrétien, mais non lesadmettre en votre présence, ni supporter que l’on prononce leursnoms devant vous… »

– Voilà quelle est sa conception dupardon chrétien ! La fin de la lettre roule sur l’intéressantesituation de sa chère Charlotte, et leur espérance de voir bientôtchez eux « un jeune plant d’olivier ». Mais, Lizzy, celan’a pas l’air de vous amuser ? Vous n’allez pas faire ladélicate, je pense, et vous montrer affectée par un racontarstupide. Pourquoi sommes-nous sur terre, sinon pour fournir quelquedistraction à nos voisins, et en retour, nous égayer à leursdépens ?

– Oh ! s’écria Elizabeth, je trouvecela très drôle, mais tellement étrange !

– Et justement ! c’est ce qui enfait le piquant ! Si ces braves gens avaient choisi un autrepersonnage, il n’y aurait eu là rien de divertissant ; maisl’extrême froideur de Mr. Darcy et votre aversion pour luitémoignent à quel point cette fable est délicieusement absurde.Bien que j’aie horreur d’écrire, je ne voudrais pour rien au mondemettre un terme à ma correspondance avec Mr. Collins. Bien mieux,quand je lis une de ses lettres, je ne puis m’empêcher de le placerau-dessus de Wickham, quoique j’apprécie fort l’impudence etl’hypocrisie de mon gendre. Et dites-moi, Lizzy, qu’a racontélà-dessus lady Catherine ? Était-elle venue pour refuser sonconsentement ?

Pour toute réponse, Elizabeth se mit àrire ; la question avait été posée le plus légèrement du mondeet Mr. Bennet n’insista pas.

Elizabeth était plus malheureuse que jamaisd’avoir à dissimuler ses sentiments ; elle se forçait à rirealors qu’elle aurait eu plutôt envie de pleurer. Son père l’avaitcruellement mortifiée par ce qu’il avait dit de l’indifférence deMr. Darcy. Elle s’étonnait d’un tel manque de clairvoyance et enarrivait à craindre que là où son père n’avait rien vu, elle-mêmen’eût vu plus que la réalité.

LVIII

Au lieu de recevoir de son ami une lettred’excuse, ainsi qu’Elizabeth s’y attendait à demi, Mr. Bingley putamener Mr. Darcy en personne à Longbourn, peu de jours après lavisite de lady Catherine.

Tous deux arrivèrent de bonne heure, et avantque Mrs. Bennet eût eu le temps de dire à Mr. Darcy qu’elle avaitvu sa tante, – ce qu’Elizabeth redouta un instant, – Bingley, quicherchait l’occasion d’un tête-à-tête avec Jane, proposa à tout lemonde une promenade. Mrs. Bennet n’aimait pas la marche, et Maryn’avait jamais un moment à perdre ; mais les autresacceptèrent et ensemble se mirent en route. Bingley et Jane,toutefois, se laissèrent bientôt distancer et restèrent à marcherdoucement en arrière. Le groupe formé par les trois autres étaitplutôt taciturne ; Kitty, intimidée par Mr. Darcy, n’osaitouvrir la bouche, Elizabeth se préparait secrètement à brûler sesvaisseaux, et peut-être Darcy en faisait-il autant de son côté.

Ils s’étaient dirigés vers Lucas Lodge oùKitty avait l’intention de faire visite à Maria. Elizabeth, nevoyant pas la nécessité de l’accompagner, la laissa entrer seule,et poursuivit délibérément sa route avec Mr. Darcy.

C’était maintenant le moment, ou jamais,d’exécuter sa résolution. Profitant du courage qu’elle se sentaiten cet instant, elle commença sans plus attendre :

– Je suis très égoïste, Mr. Darcy. Pourme soulager d’un poids, je vais donner libre cours à messentiments, au risque de heurter les vôtres ; mais je ne puisrester plus longtemps sans vous remercier de la bonté vraimentextraordinaire dont vous avez fait preuve pour ma pauvre sœur.Croyez bien que si le reste de ma famille en était instruit, jen’aurais pas ma seule reconnaissance à vous exprimer.

– Je regrette, je regrette infiniment,répliqua Darcy avec un accent plein de surprise et d’émotion, qu’onvous ait informée de choses qui, mal interprétées, ont pu vouscauser quelque malaise. J’aurais cru qu’on pouvait se fierdavantage à la discrétion de Mrs. Gardiner.

– Ne blâmez pas ma tante. L’étourderie deLydia seule m’a révélé que vous aviez été mêlé à cette affaire, et,bien entendu, je n’ai pas eu de repos tant que je n’en ai pas connutous les détails. Laissez-moi vous remercier mille et mille fois aunom de toute ma famille de la généreuse pitié qui vous a poussé àprendre tant de peine et à supporter tant de mortifications pourarriver à découvrir ma sœur.

– Si vous tenez à me remercier, répliquaDarcy, remerciez-moi pour vous seule. Que le désir de vous rendrela tranquillité ait ajouté aux autres motifs que j’avais d’agirainsi, je n’essaierai pas de le nier, mais votre famille ne me doitrien. Avec tout le respect que j’ai pour elle, je crois avoir songéuniquement à vous.

L’embarras d’Elizabeth était tel qu’elle neput prononcer une parole. Après une courte pause, son compagnonpoursuivit :

– Vous êtes trop généreuse pour vousjouer de mes sentiments. Si les vôtres sont les mêmes qu’auprintemps dernier, dites-le-moi tout de suite. Les miens n’ont pasvarié, non plus que le rêve que j’avais formé alors. Mais un mot devous suffira pour m’imposer silence à jamais.

Désireuse de mettre un terme à son anxiété,Elizabeth retrouva enfin assez d’empire sur elle-même pour luirépondre, et sans tarder, bien qu’en phrases entrecoupées, elle luifit entendre que depuis l’époque à laquelle il faisait allusion,ses sentiments avaient subi un changement assez profond pourqu’elle pût accueillir maintenant avec joie le nouvel aveu dessiens.

Cette réponse causa à Darcy un bonheur tel quesans doute il n’en avait point encore éprouvé un semblable, et ill’exprima dans des termes où l’on sentait toute l’ardeur et latendresse d’un cœur passionnément épris. Si Elizabeth avait osélever les yeux, elle aurait vu combien l’expression de joieprofonde qui illuminait sa physionomie embellissait son visage.Mais si son trouble l’empêchait de regarder, elle pouvaitl’entendre : et tout ce qu’il disait, montrant à quel pointelle lui était chère, lui faisait sentir davantage, de minute enminute, le prix de son affection.

Ils marchaient au hasard, sans but, absorbéspar ce qu’ils avaient à se confier, et le reste du monde n’existaitplus pour eux. Elizabeth apprit bientôt que l’heureuse entente quivenait de s’établir entre eux était due aux efforts de ladyCatherine pour les séparer. En traversant Londres au retour, elleétait allée trouver son neveu et lui avait conté son voyage àLongbourn sans lui en taire le motif ; elle avait rapporté ensubstance sa conversation avec Elizabeth, appuyant avec emphase surtoutes les paroles qui, à son sens, prouvaient la perversité oul’impudence de la jeune fille, persuadée qu’avec un tel récit elleobtiendrait de son neveu la promesse qu’Elizabeth avait refusé delui faire. Mais, malheureusement pour Sa Grâce, l’effet produitavait été exactement le contraire de celui qu’elle attendait.

– Elle m’a donné, dit-il, des raisonsd’espérer que je n’avais pas encore. Je connaissais assez votrecaractère pour être sûr que si vous aviez été décidée à me refuserd’une façon absolue et irrévocable, vous l’auriez dit à ladyCatherine franchement et sans détour.

Elizabeth rougit et répondit enriant :

– Vous ne connaissez que trop, en effet,ma franchise. Si j’ai pu vous faire en face tant de reprochesabominables, je n’aurais eu aucun scrupule à les redire devantn’importe quel membre de votre famille.

– Et qu’avez-vous donc dit qui ne fûtmérité ? Car si vos accusations étaient mal fondées, monattitude envers vous dans cette circonstance était digne desreproches les plus sévères ; elle était impardonnable, et jene puis y songer sans honte.

– Ne nous disputons pas pour savoir quide nous fut, ce soir-là, le plus à blâmer. D’aucun des deux laconduite, en toute impartialité, ne peut être jugée irréprochable.Mais depuis lors nous avons fait, je crois, l’un et l’autre desprogrès en politesse.

– Je ne puis m’absoudre aussi facilement.Le souvenir de ce que j’ai dit alors, de mes manières, de mesexpressions, m’est encore, après de longs mois, infiniment pénible.Il y a un de vos reproches que je n’oublierai jamais :« Si votre conduite avait été celle d’un gentleman… »,m’avez-vous dit. Vous ne pouvez savoir, vous pouvez à peineimaginer combien ces paroles m’ont torturé, bien qu’il m’ait falluquelque temps, je l’avoue, pour arriver à en reconnaître lajustesse.

– J’étais certes bien éloignée de penserqu’elles produiraient sur vous une si forte impression.

– Je le crois aisément ; vous mejugiez alors incapable de tout bon sentiment. Oui, ne protestezpas. Je ne pourrai jamais oublier l’expression de votre visagelorsque vous m’avez déclaré que, « faite sous n’importe quelleforme, ma demande n’aurait jamais pu vous donner la moindretentation de l’agréer. »

– Oh ! ne répétez pas tout ce quej’ai dit ! Ces souvenirs n’ont rien d’agréable, et voilàlongtemps, je vous assure, qu’ils me remplissent de confusion.

Darcy rappela sa lettre :

– Vous a-t-elle donné meilleure opinionde moi ? Avez-vous, en la lisant, fait crédit à ce qu’ellecontenait ?

Elizabeth expliqua les impressions qu’elleavait ressenties et comment, l’une après l’autre, toutes sespréventions étaient tombées.

– En écrivant cette lettre, reprit Darcy,je m’imaginais être calme et froid ; mais je me rends comptemaintenant que je l’ai écrite le cœur plein d’une affreuseamertume.

– Peut-être commençait-elle dansl’amertume, mais elle se terminait par un adieu plein de charité.Allons, ne pensez plus à cette lettre : les sentiments decelui qui l’a écrite, comme de celle qui l’a reçue, ont siprofondément changé depuis lors que tous les souvenirs désagréablesqui s’y rapportent doivent être oubliés. Mettez-vous à l’école dema philosophie, et ne retenez du passé que ce qui peut vous donnerquelque plaisir.

– Je n’appelle pas cela de laphilosophie : les souvenirs que vous évoquez sont si exemptsde reproches que la satisfaction qu’ils font naître ne peut prendrele nom de philosophie. Mais il n’en va pas de même pour moi, et dessouvenirs pénibles s’imposent à mon esprit qui ne peuvent pas, quine doivent pas être repoussés. J’ai vécu jusqu’ici enégoïste : enfant, on m’a enseigné à faire le bien, mais on nem’a pas appris à corriger mon caractère. J’étais malheureusementfils unique, – même, durant de longues années, unique enfant, – etj’ai été gâté par mes parents qui, bien que pleins de bonté (monpère en particulier était la bienveillance même), ont laissécroître et même encouragé la tendance que j’avais à me montrerpersonnel et hautain, à enfermer mes sympathies dans le cadrefamilial et à faire fi du reste du monde. Tel ai-je été depuis monenfance jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. Tel serais-je encore si jene vous avais pas rencontrée, aimable et charmante Elizabeth. Quene vous dois-je pas ? Vous m’avez donné une leçon, dure sansdoute, mais précieuse. Par vous j’ai été justement humilié. Jevenais à vous, n’éprouvant aucun doute au sujet de l’accueil quim’attendait. Vous m’avez montré combien mes prétentions étaientinsuffisantes pour plaire à une femme qui avait le droit d’êtredifficile.

– Comme vous avez dû me détester après cesoir-là !

– Vous détester ! J’ai été encolère, peut-être, pour commencer, mais ma colère a pris bientôtune meilleure direction.

– J’ose à peine vous demander ce que vousavez pensé de moi lorsque nous nous sommes rencontrés à Pemberley.Ma présence en ce lieu ne vous a-t-elle pas parudéplacée ?

– Non, en vérité. Je n’ai ressenti que dela surprise.

– Votre surprise n’a sûrement pas étéplus grande que la mienne en me voyant traitée par vous avec tantd’égards. Ma conscience me disait que je ne méritais pas d’êtrel’objet d’une politesse exagérée, et j’avoue que je ne comptais pasrecevoir plus qu’il ne m’était dû.

– Mon but, répliqua Darcy, était de vousmontrer, par toute la courtoisie dont j’étais capable, que jen’avais pas l’âme assez basse pour vous garder rancune du passé.J’espérais obtenir votre pardon et adoucir la mauvaise opinion quevous aviez de moi, en vous faisant voir que vos reproches avaientété pris en considération. À quel moment d’autres souhaits sesont-ils mêlés à cet espoir, je puis à peine le dire ; mais jecrois bien que ce fut moins d’une heure après vous avoir revue.

Il lui dit alors combien Georgiana avait étécharmée de faire sa connaissance, et sa déception en voyant leursrelations si brusquement interrompues. Ici, leur pensée se portantnaturellement sur la cause de cette interruption, Elizabeth appritbientôt que c’était à l’hôtel même de Lambton que Darcy avait prisla décision de quitter le Derbyshire à sa suite et de se mettre àla recherche de Lydia. Son air grave et préoccupé venait uniquementdu débat intérieur d’où était sortie cette détermination.

Après avoir fait ainsi plusieurs milles sans ysonger, un coup d’œil jeté à leurs montres leur fit voir qu’ilétait grand temps de rentrer. Et Bingley, et Jane ?Qu’étaient-ils devenus ? Cette question tourna sur eux laconversation. Darcy était enchanté de leurs fiançailles ; sonami lui en avait donné la première nouvelle.

– Je voudrais savoir si elle vous asurpris, dit Elizabeth.

– Du tout. Lorsque j’étais parti, jesavais que ce dénouement était proche.

– C’est-à-dire que vous aviez donné votreautorisation. Je m’en doutais.

Et, bien qu’il protestât contre le terme,Elizabeth découvrit que c’était à peu près ainsi que les chosess’étaient passées.

– Le soir qui a précédé mon départ pourLondres, dit-il, j’ai fait à Bingley une confession à laquellej’aurais dû me décider depuis longtemps. Je lui ai dit tout ce quiétait arrivé pour rendre ma première intervention dans ses affairesabsurde et déplacée. Sa surprise a été grande. Il n’avait jamais eule moindre soupçon. Je lui ai dit de plus que je m’étais trompé ensupposant votre sœur indifférente à son égard et que, ne pouvantdouter de la constance de son amour pour elle, j’étais convaincuqu’ils seraient heureux ensemble.

– Et votre conviction, je le suppose, aentraîné immédiatement la sienne ?

– Parfaitement. Bingley est trèssincèrement modeste ; sa défiance naturelle l’avait empêché des’en remettre à son propre jugement, dans une question aussiimportante. Sa confiance dans le mien a tout décidé. Mais je luidevais un autre aveu qui, pendant un moment, et non sans raison,l’a blessé. Je ne pouvais me permettre de lui cacher que votre sœuravait passé trois mois à Londres l’hiver dernier, que je l’avaissu, et le lui avais laissé volontairement ignorer. Ceci l’afâché ; mais sa colère, je crois bien, s’est évanouie en mêmetemps que son doute sur les sentiments de votre sœur.

Elisabeth avait grande envie d’observer queMr. Bingley avait été un ami tout à fait charmant et que sadocilité à se laisser guider rendait inappréciable ; mais ellese contint. Elle se rappela que Mr. Darcy n’était pas encorehabitué à ce qu’on le plaisantât, et il était encore un peu tôtpour commencer.

Tout en continuant à parler du bonheur deBingley, qui, naturellement, ne pouvait être inférieur qu’au sien,il poursuivit la conversation jusqu’à leur arrivée à Longbourn.Dans le hall, ils se séparèrent.

LIX

– Ma chère Lizzy, où avez-vous bien pualler vous promener ?

Telle fut la question que Jane fit àElizabeth, à son retour, et que répétèrent les autres membres de lafamille au moment où l’on se mettait à table. Elle répondit qu’ilsavaient marché au hasard des routes jusqu’à ne plus savoirexactement où ils se trouvaient, et elle rougit en faisant cetteréponse ; mais ni par là, ni par autre chose, elle n’excitaaucun soupçon.

La soirée se passa paisiblement, sans incidentnotable. Les fiancés déclarés causaient et riaient ; ceux quil’étaient secrètement restaient silencieux. Darcy n’était pas d’uncaractère à laisser son bonheur se révéler par des dehors joyeux,et Elizabeth, émue et perplexe, se demandait ce que diraient lessiens lorsqu’ils sauraient tout, Jane étant la seule qui n’eût pasd’antipathie pour Mr. Darcy.

Le soir, elle s’ouvrit à sa sœur. Bien que ladéfiance ne fût pas dans ses habitudes, Jane reçut la nouvelle avecune parfaite incrédulité :

– Vous plaisantez, Lizzy. C’estinimaginable ! Vous, fiancée à Mr. Darcy ?… Non, non, jene puis vous croire ; je sais que c’est impossible…

– Je n’ai pas de chance pourcommencer ! Moi qui mettais toute ma confiance en vous, jesuis sûre à présent que personne ne me croira, si vous vous yrefusez vous-même. Pourtant, je parle très sérieusement ; jene dis que la vérité : il m’aime toujours, et nous nous sommesfiancés tout à l’heure.

Jane la regarda d’un air de doute.

– Oh ! Lizzy, ce n’est pas possible…Je sais combien il vous déplaît.

– Vous n’en savez rien du tout. Oublieztout ce que vous croyez savoir. Peut-être fut-il un temps où je nel’aimais pas comme aujourd’hui, mais je vous dispense d’avoir unemémoire trop fidèle. Dorénavant, je ne veux plus m’en souvenirmoi-même.

– Mon Dieu, est-ce possible ?s’écria Jane. Pourtant, il faut bien que je vous croie. Lizzychérie, je voudrais… je veux vous féliciter. Mais êtes-vouscertaine, – excusez ma question, – êtes-vous bien certaine que vouspuissiez être heureuse avec lui ?

– Il n’y a aucun doute à cet égard. Nousavons déjà décidé que nous serions le couple le plus heureux dumonde. Mais êtes-vous contente, Jane ? Serez-vous heureuse del’avoir pour frère ?

– Très heureuse ! Mr. Bingley et moine pouvions souhaiter mieux ! Nous en parlions quelquefois,mais en considérant la chose comme impossible. En toute sincérité,l’aimez-vous assez ? Oh ! Lizzy ! tout plutôt qu’unmariage sans amour !… Êtes-vous bien sûre de vossentiments ?

– Tellement sûre que j’ai peur de vousentendre dire qu’ils sont exagérés !

– Pourquoi donc ?

– Parce que je l’aime plus que Mr.Bingley !… N’allez pas vous fâcher ?

– Ma chère petite sœur, ne plaisantezpas. Je parle fort sérieusement. Dites-moi vite tout ce que je doissavoir. Depuis quand l’aimez-vous ?

– Tout cela est venu si insensiblementqu’il me serait difficile de vous répondre. Mais, cependant, jepourrais peut-être dire : depuis que j’ai visité son beaudomaine de Pemberley !

Une nouvelle invitation à parler sérieusementproduisit son effet et Elizabeth eut vite rassuré sa sœur sur laréalité de son attachement pour Mr. Darcy. Miss Bennet déclaraalors qu’elle n’avait plus rien à désirer.

– Désormais, je suis pleinement heureuse,affirma-t-elle, car votre part de bonheur sera aussi belle que lamienne. J’ai toujours estimé Mr. Darcy. N’y eût-il eu en lui queson amour pour vous, cela m’aurait suffi. Maintenant qu’il seral’ami de mon mari et le mari de ma sœur, il aura le troisième rangdans mes affections. Mais Lizzy, comme vous avez été dissimuléeavec moi !… J’ignore presque tout ce qui s’est passé àPemberley et à Lambton, et le peu que j’en sais m’a été raconté pard’autres que par vous !

Elizabeth lui expliqua les motifs de sonsilence. L’incertitude où elle était au sujet de ses propressentiments lui avait fait éviter jusqu’alors de nommer Mr.Darcy : mais maintenant il fallait que Jane sût la part qu’ilavait prise au mariage de Lydia. Tout fut éclairci et la moitié dela nuit se passa en conversation.

– Dieu du ciel ! s’écria Mrs.Bennet, le lendemain matin, en regardant par la fenêtre, nevoilà-t-il pas ce fâcheux Mr. Darcy qui arrive encore avec notrecher Bingley ? Quelle raison peut-il avoir pour nous fatiguerde ses visites ? Je m’imaginais qu’il venait pour chasser,pêcher, tout ce qu’il voudrait, mais non pour être toujours fourréici. Qu’allons-nous en faire ? Lizzy, vous devriez encorel’emmener promener pour éviter que Bingley le trouve sans cesse surson chemin.

Elizabeth garda difficilement son sérieux àune proposition si opportune.

Bingley, en entrant, la regarda d’un airexpressif et lui serra la main avec une chaleur qui montrait bienqu’il savait tout ; puis, presque aussitôt :

– Mistress Bennet, dit-il, n’avez-vouspas d’autres chemins dans lesquels Lizzy pourrait recommencer à seperdre aujourd’hui ?

– Je conseillerai à Mr. Darcy, à Lizzy età Kitty, dit Mrs. Bennet, d’aller à pied ce matin jusqu’à OaklamMount ; c’est une jolie promenade, et Mr. Darcy ne doit pasconnaître ce point de vue.

Kitty avoua qu’elle préférait ne pas sortir.Darcy professa une grande curiosité pour la vue de Oaklam Mount, etElizabeth donna son assentiment sans rien dire. Comme elle allaitse préparer, Mrs. Bennet la suivit pour lui dire :

– Je regrette, Lizzy, de vous imposer cetennuyeux personnage ; mais vous ferez bien cela pour Jane.Inutile, du reste, de vous fatiguer à tenir conversation tout lelong du chemin ; un mot de temps à autre suffira.

Pendant cette promenade, ils décidèrent qu’ilfallait, le soir même, demander le consentement de Mr. Bennet.Elizabeth se réserva la démarche auprès de sa mère. Elle ne pouvaitprévoir comment celle-ci accueillerait la nouvelle, si ellemanifesterait une opposition violente ou une joie impétueuse :de toute manière, l’expression de ses sentiments ne ferait pashonneur à sa pondération, et Elizabeth n’aurait pas pu supporterque Mr. Darcy fût témoin ni des premiers transports de sa joie, nides mouvements véhéments de sa désapprobation.

Dans la soirée, quand Mr. Bennet se retira,Mr. Darcy se leva et le suivit dans la bibliothèque. Elizabeth futtrès agitée jusqu’au moment où il reparut. Un sourire la rassuratout d’abord : puis, s’étant approché d’elle sous prétexted’admirer sa broderie, il lui glissa :

– Allez trouver votre père ; il vousattend dans la bibliothèque.

Elle s’y rendit aussitôt. Mr. Bennet arpentaitla pièce, l’air grave et anxieux.

– Lizzy, dit-il, qu’êtes-vous en train defaire ? Avez-vous perdu le sens, d’accepter cet homme ?Ne l’avez-vous pas toujours détesté ?

Comme Elizabeth eût souhaité alors n’avoirjamais formulé de ces jugements excessifs ! Il lui fallait àprésent en passer par des explications difficiles, et ce fut avecquelque embarras qu’elle affirma son attachement pour Darcy.

– En d’autres termes, vous êtes décidée àl’épouser. Il est riche, c’est certain, et vous aurez de plusbelles toilettes et de plus beaux équipages que Jane. Mais celavous donnera-t-il le bonheur ?

– N’avez-vous pas d’objection autre quela conviction de mon indifférence ?

– Aucune. Nous savons tous qu’il estorgueilleux, peu avenant, mais ceci ne serait rien s’il vousplaisait réellement.

– Mais il me plaît !protesta-t-elle, les larmes aux yeux. Je l’aime ! Il n’y apoint chez lui d’excès d’orgueil ; il est parfaitement digned’affection. Vous ne le connaissez pas vraiment ; aussi, nem’affligez pas en me parlant de lui en de tels termes.

– Lizzy, lui dit son père, je lui aidonné mon consentement. Il est de ces gens auxquels on n’oserefuser ce qu’ils vous font l’honneur de vous demander. Je vous ledonne également, si vous êtes résolue à l’épouser, mais je vousconseille de réfléchir encore. Je connais votre caractère, Lizzy.Je sais que vous ne serez heureuse que si vous estimez sincèrementvotre mari et si vous reconnaissez qu’il vous est supérieur. Lavivacité de votre esprit rendrait plus périlleux pour vous unmariage mal assorti. Mon enfant, ne me donnez pas le chagrin devous voir dans l’impossibilité de respecter le compagnon de votreexistence. Vous ne savez pas ce que c’est.

Elizabeth, encore plus émue, donna dans saréponse les assurances les plus solennelles : elle répéta queMr. Darcy était réellement l’objet de son choix, elle expliquacomment l’opinion qu’elle avait eue de lui s’était peu à peutransformée tandis que le sentiment de Darcy, loin d’être l’œuvred’un jour, avait supporté l’épreuve de plusieurs moisd’incertitude ; elle fit avec chaleur l’énumération de toutesses qualités, et finit par triompher de l’incrédulité de sonpère.

– Eh bien, ma chérie, dit-il, lorsqu’elleeut fini de parler, je n’ai plus rien à dire. S’il en est ainsi ilest digne de vous.

Pour compléter cette impression favorable,Elizabeth l’instruisit de ce que Darcy avait fait spontanément pourLydia. Il l’écouta avec stupéfaction.

– Que de surprises dans une seulesoirée ! Ainsi donc, c’est Darcy qui a tout fait, – arrangé lemariage, donné l’argent, payé les dettes, obtenu le brevetd’officier de Wickham ! – Eh bien, tant mieux ! Celam’épargne bien du tourment et me dispense d’une foule d’économies.Si j’étais redevable de tout à votre oncle, je devrais, je voudraism’acquitter entièrement envers lui. Mais ces jeunes amoureux n’enfont qu’à leur tête. J’offrirai demain à Mr. Darcy de lerembourser : il s’emportera, tempêtera en protestant de sonamour pour vous, et ce sera le dernier mot de l’histoire.

Il se souvint alors de l’embarras qu’elleavait laissé voir en écoutant la lecture de la lettre de Mr.Collins. Il l’en plaisanta quelques instants ; enfin, il lalaissa partir, ajoutant comme elle le quittait :

– S’il venait des prétendants pour Maryou Kitty, vous pouvez me les envoyer. J’ai tout le temps de leurrépondre.

La soirée se passa paisiblement. Lorsque Mrs.Bennet regagna sa chambre, Elizabeth la suivit pour lui fairel’importante communication. L’effet en fut des plus déconcertants.Aux premiers mots, Mrs. Bennet se laissa tomber sur une chaise,immobile, incapable d’articuler une syllabe. Ce ne fut qu’au boutd’un long moment qu’elle put comprendre le sens de ce qu’elleentendait, bien qu’en général elle eût l’esprit assez prompt dèsqu’il était question d’un avantage pour sa famille, ou d’unamoureux pour ses filles. Enfin, elle reprit possessiond’elle-même, s’agita sur sa chaise, se leva, se rassit, et prit leciel à témoin de sa stupéfaction.

– Miséricorde ! Bonté divine !Peut-on s’imaginer chose pareille ? Mr. Darcy ! quiaurait pu le supposer ? Est-ce bien vrai ? Ô ma petiteLizzy, comme vous allez être riche et considérée ! Argent depoche, bijoux, équipages, rien ne vous manquera ! Jane n’aurarien de comparable. Je suis tellement contente, tellement heureuse…Un homme si charmant ! si beau ! si grand !Oh ! ma chère Lizzy, je n’ai qu’un regret, c’est d’avoir eupour lui jusqu’à ce jour tant d’antipathie : j’espère qu’il nes’en sera pas aperçu. Lizzy chérie ! Une maison àLondres ! Tout ce qui fait le charme de la vie ! Troisfilles mariées ! dix mille livres de rentes ! Ô mon Dieu,que vais-je devenir ? C’est à en perdre la tête…

Il n’en fallait pas plus pour faire voir queson approbation ne faisait pas de doute. Heureuse d’avoir été leseul témoin de ces effusions, Elizabeth se retira bientôt. Maiselle n’était pas dans sa chambre depuis trois minutes que sa mèrel’y rejoignit.

– Mon enfant bien-aimée, s’écria-t-elle,je ne puis penser à autre chose. Dix mille livres de rentes, etplus encore très probablement. Cela vaut un titre. Et la licencespéciale [6] ! Il faut que vous soyez mariés parlicence spéciale… Mais dites-moi, mon cher amour, quel est donc leplat préféré de Mr. Darcy, que je puisse le lui servirdemain !

Voilà qui ne présageait rien de bon àElizabeth pour l’attitude que prendrait sa mère avec le gentlemanlui-même. Mais la journée du lendemain se passa beaucoup mieuxqu’elle ne s’y attendait, car Mrs. Bennet était tellement intimidéepar son futur gendre qu’elle ne se hasarda guère à lui parler, saufpour approuver tout ce qu’il disait.

Quant à Mr. Bennet, Elizabeth eut lasatisfaction de le voir chercher à faire plus intimementconnaissance avec Darcy ; il assura même bientôt à sa filleque son estime pour lui croissait d’heure en heure.

– J’admire hautement mes trois gendres,déclara-t-il. Wickham, peut-être, est mon préféré ; mais jecrois que j’aimerai votre mari tout autant que celui de Jane.

LX

Elizabeth, qui avait retrouvé tout son joyeuxentrain, pria Mr. Darcy de lui conter comment il était devenuamoureux d’elle.

– Je m’imagine bien comment, une foislancé, vous avez continué, mais c’est le point de départ quim’intrigue.

– Je ne puis vous fixer ni le jour, ni lelieu, pas plus que vous dire le regard ou les paroles qui ont toutdéterminé. Il y a vraiment trop longtemps. J’étais déjà loin sur laroute avant de m’apercevoir que je m’étais mis en marche.

– Vous ne vous faisiez pourtant pointd’illusion sur ma beauté. Quant à mes manières, elles frisaientl’impolitesse à votre égard, et je ne vous adressais jamais laparole sans avoir l’intention de vous être désagréable. Dites-moi,est-ce pour mon impertinence que vous m’admiriez ?

– Votre vivacité d’esprit, ouicertes.

– Appelez-la tout de suite del’impertinence, car ce n’était guère autre chose. La vérité, c’estque vous étiez dégoûté de cette amabilité, de cette déférence, deces soins empressés dont vous étiez l’objet. Vous étiez fatigué deces femmes qui ne faisaient rien que pour obtenir votreapprobation. C’est parce que je leur ressemblais si peu que j’aiéveillé votre intérêt. Voilà ; je vous ai épargné la peine deme le dire. Certainement, vous ne voyez rien à louer en moi, maispense-t-on à cela, lorsqu’on tombe amoureux ?

– N’y avait-il rien à louer dans ledévouement affectueux que vous avez eu pour Jane lorsqu’elle étaitmalade à Netherfield ?

– Cette chère Jane ! Qui donc n’enaurait fait autant pour elle ? Vous voulez de cela me faire unmérite à tout prix ; soit. Mes bonnes qualités sont sous votreprotection ; grossissez-les autant que vous voudrez. Enretour, il m’appartiendra de vous taquiner et de vous quereller leplus souvent possible. Je vais commencer tout de suite en vousdemandant pourquoi vous étiez si peu disposé en dernier lieu àaborder la question ? Qu’est-ce qui vous rendait si réservéquand vous êtes venu nous faire visite et le soir où vous avez dînéà Longbourn ? Vous aviez l’air de ne pas faire attention àmoi.

– Vous étiez grave et silencieuse, et neme donniez aucun encouragement.

– C’est que j’étais embarrassée.

– Et moi de même.

– Vous auriez pu causer un peu plus quandvous êtes venu dîner.

– Un homme moins épris en eût été capablesans doute.

– Quel malheur que vous ayez toujours uneréponse raisonnable à faire, et que je sois moi-même assezraisonnable pour l’accepter ! Mais je me demande combien detemps vous auriez continué ainsi, et quand vous vous seriez décidéà parler, si je ne vous y avais provoqué ? Mon désir de vousremercier de tout ce que vous avez fait pour Lydia y a certainementbeaucoup contribué, trop peut-être : que devient la morale sinotre bonheur naît d’une promesse violée ? En conscience, jen’aurais jamais dû aborder ce sujet.

– Ne vous tourmentez pas : la moralen’est pas compromise. Les tentatives injustifiables de ladyCatherine pour nous séparer ont eu pour effet de dissiper tous mesdoutes. Je ne dois point mon bonheur actuel au désir que vous avezeu de m’exprimer votre gratitude, car le rapport fait par ma tantem’avait donné de l’espoir, et j’étais décidé à tout éclaircir sansplus tarder.

– Lady Catherine nous a été infinimentutile, et c’est de quoi elle devrait être heureuse, elle qui aimetant à rendre service. Aurez-vous jamais le courage de lui annoncerce qui l’attend ?

– C’est le temps qui me manquerait plutôtque le courage, Elizabeth ; cependant, c’est une chose qu’ilfaut faire, et si vous voulez bien me donner une feuille de papier,je vais écrire immédiatement.

– Si je n’avais moi-même une lettre àécrire, je pourrais m’asseoir près de vous, et admirer larégularité de votre écriture, comme une autre jeune demoiselle lefit un soir. Mais, moi aussi, j’ai une tante que je ne dois pasnégliger plus longtemps.

La longue lettre de Mrs. Gardiner n’avait pasencore reçu de réponse, Elizabeth se sentant peu disposée àrectifier les exagérations de sa tante sur son intimité avec Darcy.Mais à présent qu’elle avait à faire part d’une nouvelle qu’ellesavait devoir être accueillie avec satisfaction, elle avait honted’avoir déjà retardé de trois jours la joie de son oncle et de satante, et elle écrivit sur-le-champ :

« J’aurais déjà dû vous remercier, machère tante, de votre bonne lettre, pleine de longs etsatisfaisants détails. À vous parler franchement, j’étais de tropméchante humeur pour écrire. Vos suppositions, alors, dépassaientla réalité. Mais maintenant, supposez tout ce que vous voudrez,lâchez la bride à votre imagination, et, à moins de vous figurerque je suis déjà mariée, vous ne pouvez vous tromper de beaucoup.Vite, écrivez-moi, et dites de lui beaucoup plus de bienque vous n’avez fait dans votre dernière lettre. Je vous remerciemille et mille fois de ne pas m’avoir emmenée visiter la région desLacs. Que j’étais donc sotte de le souhaiter ! Votre idée deponeys est charmante ; tous les jours nous ferons le tour duparc. Je suis la créature la plus heureuse du monde. Beaucoup, sansdoute, ont dit la même chose avant moi, mais jamais aussijustement. Je suis plus heureuse que Jane elle-même, car ellesourit, et moi je ris ! Mr. Darcy vous envoie toutel’affection qu’il peut distraire de la part qui me revient. Il fautque vous veniez tous passer Noël à Pemberley.

« Affectueusement… »

La lettre de Mr. Darcy à lady Catherine étaitd’un autre style, et bien différente de l’une et de l’autre futcelle que Mr. Bennet adressa à Mr. Collins en réponse à sa dernièreépître.

« Cher monsieur,

« Je vais vous obliger encore une fois àm’envoyer des félicitations. Elizabeth sera bientôt la femme de Mr.Darcy. Consolez de votre mieux lady Catherine ; mais, à votreplace, je prendrais le parti du neveu : des deux, c’est leplus riche.

« Tout à vous.

« BENNET. »

Les félicitations adressées par miss Bingley àson frère furent aussi chaleureuses que peu sincères. Elle écrivitmême à Jane pour lui exprimer sa joie et lui renouveler l’assurancede sa très vive affection. Jane ne s’y laissa pas tromper, maiscependant elle ne put s’empêcher de répondre à miss Bingleybeaucoup plus amicalement que celle-ci ne le méritait.

Miss Darcy eut autant de plaisir à répondre àson frère qu’il en avait eu à lui annoncer la grande nouvelle, etc’est à peine si quatre pages suffirent à exprimer son ravissementet tout le désir qu’elle avait de plaire à sa futurebelle-sœur.

Avant qu’on n’eût rien pu recevoir desCollins, les habitants de Longbourn apprirent l’arrivée de ceux-cichez les Lucas. La raison de ce déplacement fut bientôtconnue : lady Catherine était entrée dans une telle colère aureçu de la lettre de son neveu que Charlotte, qui se réjouissaitsincèrement du mariage d’Elizabeth, avait préféré s’éloigner etdonner à la tempête le temps de se calmer. La présence de son amiefut une vraie joie pour Elizabeth, mais elle trouvait parfois cettejoie chèrement achetée lorsqu’elle voyait Mr. Darcy victime del’empressement obséquieux de Mr. Collins. Darcy supporta cetteépreuve avec un calme admirable : il put même écouter avec laplus parfaite sérénité sir William Lucas le féliciter« d’avoir conquis le plus beau joyau de la contrée », etlui exprimer l’espoir « qu’ils se retrouveraient tousfréquemment à la cour ». S’il lui arriva de hausser lesépaules, ce ne fut qu’après le départ de sir William.

La vulgarité de Mrs. Philips mit sans doute sapatience à plus rude épreuve ; et quoique Mrs. Philips sesentît en sa présence trop intimidée pour parler avec lafamiliarité que la bonhomie de Bingley encourageait, elle nepouvait pas ouvrir la bouche sans être commune, et tout le respectqu’elle éprouvait pour Darcy ne parvenait pas à lui donner même unsemblant de distinction. Elizabeth fit ce qu’elle put pour épargnerà son fiancé de trop fréquentes rencontres avec les uns et lesautres ; et si tout cela diminuait parfois un peu la joie decette période des fiançailles, elle n’en avait que plus de bonheurà penser au temps où ils quitteraient enfin cette société si peu deleur goût pour aller jouir du confort et de l’élégance de Pemberleydans l’intimité de leur vie familiale.

LXI

Heureux entre tous, pour les sentimentsmaternels de Mrs. Bennet, fut le jour où elle se sépara de ses deuxplus charmantes filles. Avec quelle satisfaction orgueilleuse elleput dans la suite visiter Mrs. Bingley et parler de Mrs. Darcys’imagine aisément. Je voudrais pouvoir affirmer pour le bonheurdes siens que cette réalisation inespérée de ses vœux les pluschers la transforma en une femme aimable, discrète et judicieusepour le reste de son existence ; mais il n’est pas sûr que sonmari aurait apprécié cette forme si nouvelle pour lui du bonheurconjugal, et peut-être valait-il mieux qu’elle gardât sa sottise etses troubles nerveux.

Mr. Bennet eut beaucoup de peine às’accoutumer au départ de sa seconde fille et l’ardent désir qu’ilavait de la revoir parvint à l’arracher fréquemment à seshabitudes. Il prenait grand plaisir à aller à Pemberley,spécialement lorsqu’on ne l’y attendait pas.

Jane et son mari ne restèrent qu’un an àNetherfield. Le voisinage trop proche de Mrs. Bennet et descommérages de Meryton vinrent à bout même du caractère conciliantde Bingley et du cœur affectueux de la jeune femme. Le vœu de missBingley et de Mrs. Hurst fut alors accompli : leur frèreacheta une propriété toute proche du Derbyshire, et Jane etElizabeth, outre tant d’autres satisfactions, eurent celle de setrouver seulement à trente milles l’une de l’autre.

Kitty, pour son plus grand avantage, passadésormais la majeure partie de son temps auprès de ses sœursaînées. En si bonne société, elle fit de rapides progrès, et,soustraite à l’influence de Lydia, devint moins ombrageuse, moinsfrivole et plus cultivée. Ses sœurs veillèrent à ce qu’ellefréquentât Mrs. Wickham le moins possible ; et bien quecelle-ci l’engagea souvent à venir la voir en lui promettant forcebals et prétendants, Mr. Bennet ne permit jamais à Kitty de serendre à ses invitations.

Mary fut donc la seule des cinq demoisellesBennet qui demeura au foyer, mais elle dut négliger ses chèresétudes à cause de l’impossibilité où était sa mère de rester entête-en-tête avec elle-même. Mary se trouva donc forcée de se mêlerun peu plus au monde ; comme cela ne l’empêchait pas dephilosopher à tort et à travers, et que le voisinage de ses joliessœurs ne l’obligeait plus à des comparaisons mortifiantes pourelle-même, son père la soupçonna d’accepter sans regret cettenouvelle existence.

Le mariage de Jane et d’Elizabeth n’amenaaucun changement chez les Wickham. Le mari de Lydia supporta avecphilosophie la pensée qu’Elizabeth devait maintenant connaîtretoute l’ingratitude de sa conduite et la fausseté de son caractèrequ’elle avait ignorées jusque-là, mais il garda malgré tout lesecret espoir que Darcy pourrait être amené à l’aider dans sacarrière. C’était tout au moins ce que laissait entendre la lettreque Lydia envoya à sa sœur à l’occasion de sesfiançailles :

« Ma chère Lizzy,

« Je vous souhaite beaucoup de bonheur.Si vous aimez Mr. Darcy moitié autant que j’aime mon cher Wickham,vous serez très heureuse. C’est une grande satisfaction que de vousvoir devenir si riche ! Et quand vous n’aurez rien de mieux àfaire, j’espère que vous penserez à nous. Je suis sûre que mon mariapprécierait beaucoup une charge à la cour ; et vous savez quenos moyens ne nous permettent guère de vivre sans un petit appoint.N’importe quelle situation de trois ou quatre cents livres seraitla bienvenue. Mais, je vous en prie, ne vous croyez pas obligéed’en parler à Mr. Darcy si cela vous ennuie.

« À vous bien affectueusement… »

Comme il se trouvait justement que celaennuyait beaucoup Elizabeth, elle s’efforça en répondant à Lydia demettre un terme définitif à toute sollicitation de ce genre. Maispar la suite elle ne laissa pas d’envoyer à sa jeune sœur lespetites sommes qu’elle pouvait prélever sur ses dépensespersonnelles. Elle avait toujours été persuadée que les modestesressources du ménage Wickham seraient insuffisantes entre les mainsde deux êtres aussi prodigues et aussi insouciants de l’avenir. Àchacun de leurs changements de garnison, elle ou Jane se voyaitmise à contribution pour payer leurs créanciers. Même lorsque, lapaix ayant été conclue, ils purent avoir une résidence fixe, ilscontinuèrent leur vie désordonnée, toujours à la recherche d’unesituation, et toujours dépensant plus que leur revenu. L’affectionde Wickham pour sa femme se mua bientôt en indifférence. Lydia,elle, lui demeura attachée un peu plus longtemps, et, en dépit desa jeunesse et de la liberté de ses manières, sa réputation nedonna plus sujet à la critique.

Quoique Darcy ne pût consentir à recevoirWickham à Pemberley, à cause d’Elisabeth, il s’occupa de sonavancement. Lydia venait parfois les voir, lorsque son mari allaitse distraire à Londres ou à Bath. Mais, chez les Bingley, tous deuxfirent de si fréquents et si longs séjours que Bingley finit par selasser et alla même jusqu’à envisager la possibilité de leursuggérer qu’ils feraient bien de s’en aller.

Miss Bingley fut très mortifiée par le mariagede Darcy ; mais pour ne pas se fermer la porte de Pemberley,elle dissimula sa déception, se montra plus affectueuse que jamaispour Georgiana, presque aussi empressée près de Darcy, et liquidatout son arriéré de politesse vis-à-vis d’Elizabeth.

Georgiana vécut dès lors à Pemberley, et sonintimité avec Elizabeth fut aussi complète que Darcy l’avait rêvée.Georgiana avait la plus grande admiration pour sa belle-sœur,quoique au début elle fût presque choquée de la manière enjouée etfamilière dont celle-ci parlait à son mari. Ce frère aîné qui luiavait toujours inspiré un respect touchant à la crainte, elle levoyait maintenant taquiné sans façon ! Elle comprit peu à peuqu’une jeune femme peut prendre avec son mari des libertés qu’unfrère ne permettrait pas toujours à une sœur de dix ans plus jeuneque lui.

Lady Catherine fut indignée du mariage de sonneveu ; comme elle donna libre cours à sa franchise dans saréponse à la lettre qui le lui annonçait, elle s’exprima en termessi blessants, spécialement à l’égard d’Elizabeth, que tout rapportcessa pour un temps entre Rosings et Pemberley. Mais à la longue,sous l’influence d’Elizabeth, Darcy consentit à oublier sondéplaisir et à chercher un rapprochement ; après quelquerésistance de la part de lady Catherine, le ressentiment decelle-ci finit par céder, et, que ce fût par affection pour sonneveu ou par curiosité de voir comment sa femme se comportait, ellecondescendit à venir à Pemberley, bien que ces lieux eussent étéprofanés, non seulement par la présence d’une telle châtelaine,mais encore par les visites de ses oncle et tante de la cité.

Les habitants de Pemberley restèrent avec lesGardiner dans les termes les plus intimes. Darcy, aussi bien que safemme, éprouvait pour eux une affection réelle ; et tous deuxconservèrent toujours la plus vive reconnaissance pour ceux qui, enamenant Elizabeth en Derbyshire, avaient joué entre eux le rôleprovidentiel de trait d’union.

FIN

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