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Les Confidences d’Arsène Lupin

Les Confidences d’Arsène Lupin

de Maurice Leblanc

Chapitre 1Les jeux du soleil

– Lupin, racontez-moi donc quelque chose.

– Eh ! que voulez-vous que je vous raconte ? On connaît toute ma vie ! me répondit Lupin qui somnolait sur le divan de mon cabinet de travail.

– Personne ne la connaît ! m’écriai-je. On sait, par telle de vos lettres, publiée dans les journaux, que vous avez été mêlé à telle affaire, que vous avez donné le branle à telle autre… Mais votre rôle en tout cela, le fond même de l’histoire, le dénouement du drame on l’ignore.

– Bah ! Un tas de potins qui n’ont aucun intérêt.

– Aucun intérêt, votre cadeau de cinquante mille francs à la femme de Nicolas Dugrival ! Aucun intérêt, la façon mystérieuse dont vous avez déchiffré l’énigme des trois tableaux !

– Étrange énigme, en vérité, dit Lupin. Je vous propose un titre: Le signe de l’ombre.

– Et vos succès mondains ? ajoutai-je. Et le secret de vosbonnes actions ? Toutes ces histoires auxquelles vous avezsouvent fait allusion devant moi et que vous appeliez L’anneaunuptial, La mort qui rôde ! etc. Que de confidences en retard,mon pauvre Lupin ! Allons, un peu de courage…

C’était l’époque où Lupin, déjà célèbre, n’avait pourtant pasencore livré ses plus formidables batailles ; l’époque quiprécède les grandes aventures de l’Aiguille creuse et de 813. Sanssonger à s’approprier le trésor séculaire des rois de France ou àcambrioler l’Europe au nez du Kaiser, il se contentait des coups demain plus modestes et de bénéfices plus raisonnables, se dépensanten efforts quotidiens, faisant le mal au jour le jour, et faisantle bien aussi, par nature et par dilettantisme, en Don Quichottequi s’amuse et qui s’attendrit.

Comme il se taisait, je répétai :

– Lupin, je vous en prie !

A ma stupéfaction, il répliqua :

– Prenez un crayon, mon cher, et une feuille de papier.

J’obéis vivement, tout heureux à l’idée qu’il allait enfin medicter quelques-unes de ces pages où il sait mettre tant de verveet de fantaisie, et que moi, hélas ! je suis obligé d’abîmerpar de lourdes explications et de fastidieux développements.

– Vous y êtes ? dit-il.

– J’y suis.

– Inscrivez : 19 – 21 – 18 – 20 – 15 – 21 – 20

– Comment ?

– Inscrivez, vous dis-je.

Il était assis sur le divan, les yeux tournés vers la fenêtreouverte, et ses doigts roulaient une cigarette de tabacoriental.

Il prononça :

– Inscrivez : 9 – 12 – 6 – 1…

Il y eut un arrêt. Puis il reprit :

– 21.

Et, après un silence :

– 20 – 6…

Était-il fou ? Je le regardai, et peu à peu je m’aperçusqu’il n’avait plus les mêmes yeux indifférents qu’aux minutesprécédentes, mais que ses yeux étaient attentifs, et qu’ilssemblaient suivre quelque part, dans l’espace, un spectacle quidevait le captiver.

Cependant, il dictait, avec des intervalles entre chacun deschiffres :

– 21 – 9 – 18 – 5…

Par la fenêtre, on ne pouvait guère contempler qu’un morceau deciel bleu vers la droite, et que la façade de la maison opposée,façade de vieil hôtel dont les volets étaient fermés comme àl’ordinaire. Il n’y avait là rien de particulier, aucun détail quime parût nouveau parmi ceux que je considérais depuis desannées…

– 12 – 5 – 4 – 1…

Et soudain, je compris…, ou plutôt, je crus comprendre. Carcomment admettre qu’un homme comme Lupin, si raisonnable au fondsous son masque d’ironie, pût perdre son temps à de tellespuérilités ? Cependant il n’y avait pas de doute possible.C’était bien cela qu’il comptait, les reflets intermittents d’unrayon de soleil qui se jouait sur la façade noircie de la vieillemaison, à la hauteur du second étage.

– 14 – 7…, me dit Lupin.

Le reflet disparut pendant quelques secondes, puis, coup surcoup, à intervalles réguliers, frappa la façade, et disparut denouveau.

Instinctivement, j’avais compté, et je dis à haute voix :

– 5…

– Vous avez saisi ? Pas dommage ! ricana Lupin.

Il se dirigea vers la fenêtre et se pencha comme pour se rendrecompte du sens exact que suivait le rayon lumineux. Puis il alla serecoucher sur le canapé en me disant :

– A votre tour, maintenant, comptez…

J’obéis, tellement ce diable d’homme avait l’air de savoir où ilvoulait en venir. D’ailleurs, je ne pouvais m’empêcher d’avouer quec’était chose assez curieuse que cette régularité des coups delumière sur la façade, que ces apparitions et ces disparitions quise succédaient comme les signaux d’un phare.

Cela provenait évidemment d’une maison située sur le côté de larue où nous nous trouvions, puisque le soleil pénétrait alorsobliquement par mes fenêtres. On eût dit que quelqu’un ouvrait oufermait alternativement une croisée, ou plutôt se divertissait àrenvoyer des rayons de clarté à l’aide d’un petit miroir depoche.

– C’est un enfant qui s’amuse, m’écriai-je au bout d’un instant,quelque peu agacé par l’occupation stupide qui m’était imposée.

– Allez toujours !

Et je comptais… Et j’alignais des chiffres… Et le soleilcontinuait à danser en face de moi, avec une précision vraimentmathématique.

– Et ensuite ? me dit Lupin, à la suite d’un silence pluslong…

– Ma foi, cela me semble terminé… Voilà plusieurs minutes qu’iln’y a rien.

Nous attendîmes, et, comme aucune lueur ne se jouait plus dansl’espace, je plaisantai :

– M’est avis que nous avons perdu notre temps. Quelques chiffressur du papier, le butin est maigre.

Sans bouger de son divan, Lupin reprit :

– Ayez l’obligeance, mon cher, de remplacer chacun de ceschiffres par la lettre de l’alphabet qui lui correspond encomptant, n’est-ce pas, A comme 1, B comme 2, etc.

– Mais c’est idiot.

– Absolument idiot, mais on fait tant de choses idiotes dans lavie… Une de plus…

Je me résignai à cette besogne stupide, et je notai lespremières lettres S-U-R-T-O-U-T…

Je m’interrompis, étonné :

– Un mot ! m’écriai-je… Voici un mot qui se forme.

– Continuez donc, mon cher.

Et je continuai, et les lettres suivantes composèrent d’autresmots que je séparais les uns des autres, au fur et à mesure. Et, àma grande stupéfaction, une phrase entière s’aligna sous mesyeux.

– Ça y est ? me dit Lupin, au bout d’un instant.

– Ça y est ! Par exemple, il y a des fautesd’orthographe.

– Ne vous occupez pas de cela, je vous prie…, lisezlentement.

Alors je lus cette phrase inachevée, que je donne ici tellequ’elle m’apparut :

Surtout il faut fuire le danger, éviter les ataques,n’affronter les forces enemies qu’avec la plus grande prudance,et…

Je me mis à rire.

– Et voilà ! La lumière se fit ! Hein nous sommeséblouis de clarté !

Mais vraiment, Lupin, confessez que ce chapelet de conseils,égrené par une cuisinière, ne vous avance pas beaucoup.

Lupin se leva sans se départir de son mutisme dédaigneux, etsaisit la feuille de papier.

Je me suis souvenu par la suite qu’un hasard, à ce moment,accrocha mes yeux à la pendule. Elle marquait cinq heuresdix-huit.

Lupin cependant restait debout, la feuille à la main, et jepouvais constater à mon aise sur son visage si jeune, cetteextraordinaire mobilité d’expression qui déroute les observateursles plus habiles et qui est sa grande force, sa meilleuresauvegarde. A quels signes se rattacher pour identifier un visagequi se transforme à volonté, sans même les secours des fards, etdont chaque expression passagère semble être l’expressiondéfinitive ? A quels signes ? Il y en avait un que jeconnaissais, un signe immuable deux petites rides en croix quicreusaient son front quand il donnait un violent effortd’attention. Et je la vis en cet instant, nette et profonde, lamenue croix révélatrice.

Il reposa la feuille de papier et murmura :

– Enfantin !

Cinq heures et demi sonnaient.

– Comment ! m’écriai-je, vous avez réussi ? en douzeminutes !

Il fit quelques pas de droite et de gauche dans la pièce, puisalluma une cigarette, et me dit :

– Ayez l’obligeance d’appeler au téléphone le baron Repstein etde le prévenir que je serai chez lui à dix heures du soir.

– Le baron Repstein ? demandai-je, le mari de la fameusebaronne ?

– Oui.

– C’est sérieux ?

– Très sérieux.

Absolument confondu, incapable de lui résister, j’ouvrisl’annuaire du téléphone et décrochai l’appareil. Mais, à ce moment,Lupin m’arrêta d’un geste autoritaire, et il prononça, les yeuxtoujours fixés sur la feuille qu’il avait reprise :

– Non, taisez-vous… C’est inutile de le prévenir… Il y a quelquechose de plus urgent quelque chose de bizarre et qui m’intrigue…Pourquoi diable cette phrase est-elle inachevée ? Pourquoicette phrase est-elle…

Rapidement, il empoigna sa canne et son chapeau.

– Partons. Si je ne me trompe pas, c’est une affaire qui demandeune solution immédiate, et je ne crois pas me tromper.

– Vous savez quelque chose ?

– Jusqu’ici, rien du tout.

Dans l’escalier, il passa son bras sous le mien et me dit :

– Je sais ce que tout le monde sait. Le baron Repstein,financier et sportsman, dont le cheval Etna a gagné cette année leDerby d’Epsom et le Grand-Prix de Longchamp, le baron Repstein aété la victime de sa femme, laquelle femme, très connue pour sescheveux blonds, ses toilettes et son luxe, s’est enfuie voilàquinze jours, emportant avec elle une somme de trois millions,volée à son mari, et toute une collection de diamants, de perles etde bijoux, que la princesse de Berny lui avait confiée et qu’elledevait acheter. Depuis deux semaines, on poursuit la baronne àtravers la France et l’Europe, ce qui est facile, la baronne semantl’or et les bijoux sur son chemin. A chaque instant, on croitl’arrêter. Avant-hier même, en Belgique, notre policier national,l’ineffable Ganimard, cueillait, dans un grand hôtel, une voyageusecontre qui les preuves les plus irréfutables s’accumulaient.Renseignements pris, c’était une théâtreuse notoire, Nelly Darbel.Quant à la baronne, introuvable. De son côté, le baron Repsteinoffre une prime de cent mille francs à qui fera retrouver sa femme.L’argent est entre les mains d’un notaire. En outre, pourdésintéresser la princesse de Berny, il vient de vendre en bloc sonécurie de courses, son hôtel du boulevard Haussmann et son châteaude Roquencourt.

– Et le prix de la vente, ajoutai-je, doit être touché tantôt.Demain, disent les journaux, la princesse de Berny aura l’argent.Seulement, je ne vois pas, en vérité, le rapport qui existe entrecette histoire, que vous avez résumée à merveille, et la phraseénigmatique…

Lupin ne daigna pas me répondre.

Nous avions suivi la rue que j’habitais et nous avions marchépendant cent cinquante ou deux cents mètres, lorsqu’il descendit dutrottoir et se mit à examiner un immeuble, de construction déjàancienne, et où devaient loger de nombreux locataires.

– D’après mes calculs, me dit-il, c’est d’ici que partaient lessignaux, sans doute de cette fenêtre encore ouverte.

– Au troisième étage ?

– Oui.

Il se dirigea vers la concierge et lui demanda :

– Est-ce qu’un de vos locataires ne serait pas en relation avecle baron Repstein ?

– Comment donc ! Mais oui, s’écria la bonne femme, nousavons ce brave M. Lavernoux, qui est le secrétaire, l’intendant dubaron. C’est moi qui fais son petit ménage.

– Et on peut le voir ?

– Le voir ? Il est bien malade, ce pauvre monsieur…

– Malade ?

– Depuis quinze jours… depuis l’aventure de la baronne… Il estrentré le lendemain avec la fièvre, et il s’est mis au lit.

– Mais il se lève ?

– Ah ! ça, j’sais pas.

– Comment, vous ne savez pas ?

– Non, son docteur défend qu’on entre dans sa chambre. Il m’arepris la clef.

– Qui ?

– Le docteur. C’est lui-même qui vient le soigner, deux ou troisfois par jour. Tenez, il sort de la maison, il n’y a pas vingtminutes…, un vieux à barbe grise et à lunettes, tout cassé… Mais oùallez-vous, monsieur ?

– Je monte, conduisez-moi, dit Lupin, qui, déjà, avait courujusqu’à l’escalier. C’est bien au troisième étage, àgauche ?

– Mais ça m’est défendu, gémissait la bonne femme en jepoursuivant. Et puis, je n’ai pas la clef, puisque le docteur…

L’un derrière l’autre, ils montèrent les trois étages. Sur lepalier, Lupin tira de sa poche un instrument, et, malgré lesprotestations de la concierge, l’introduisit dans la serrure. Laporte céda presque aussitôt. Nous entrâmes.

Au bout d’une pièce obscure, on apercevait de la clarté quifiltrait par une porte entrebâillée. Lupin se précipita, et, dès leseuil, il poussa un cri :

– Trop tard ! Ah ! crebleu !

La concierge tomba à genoux, comme évanouie.

Ayant pénétré à mon tour dans la chambre, je vis sur le tapis unhomme à moitié nu qui gisait, les jambes recroquevillées, les brastordus, et la face toute pâle, une face amaigrie, sans chair, dontles yeux gardaient une expression d’épouvante, et dont la bouche seconvulsait en un rictus effroyable.

– Il est mort, fit Lupin, après un examen rapide.

– Mais comment ? m’écriai-je, il n’y a pas trace desang.

– Si, si, répondit Lupin, en montrant sur la poitrine, par lachemise entrouverte, deux ou trois gouttes rouges… Tenez, on l’aurasaisi d’une main à la gorge, et de l’autre on l’aura piqué au cœur.Je dis « piqué », car vraiment la blessure est imperceptible. Oncroirait le trou d’une aiguille très longue.

Il regarda par terre, autour du cadavre. Il n’y avait rien quiattirât l’attention, rien qu’un petit miroir de poche, le petitmiroir avec lequel M. Lavernoux s’amusait à faire danser dansl’espace des rayons de soleil.

Mais, soudain, comme la concierge se lamentait et appelait ausecours, Lupin se jeta sur elle et la bouscula :

– Taisez-vous !… Écoutez-moi… Vous appellerez tout àl’heure… Écoutez-moi et répondez. C’est d’une importanceconsidérable. M. Lavernoux avait un ami dans cette rue, n’est-cepas ? à droite et sur le même côté un ami intime ?

– Oui.

– Un ami qu’il retrouvait tous les soirs au café, et avec lequelil échangeait des journaux illustrés ?

– Oui.

– Son nom ?

– M. Dulâtre.

– Son adresse ?

– Au 92 de la rue.

– Un mot encore ce vieux médecin, à barbe grise et à lunettes,dont vous m’avez parlé, venait depuis longtemps ?

– Non. Je ne le connaissais pas. Il est venu le soir même où M.Lavernoux est tombé malade.

Sans en dire davantage, Lupin m’entraîna de nouveau, redescenditet, une fois dans la rue, tourna sur la droite, ce qui nous fitpasser devant mon appartement. Quatre numéros plus loin, ils’arrêtait en face du 92, petite maison basse dont lerez-de-chaussée était occupé par un marchand de vins qui,justement, fumait sur le pas de sa porte, auprès du couloird’entrée. Lupin s’informa si M. Dulâtre se trouvait chez lui.

– M. Dulâtre est parti, répondit le marchand voilà peut-être unedemi-heure… Il semblait très agité, et il a pris une automobile, cequi n’est pas son habitude.

– Et vous ne savez pas…

– Où il se rendait ? Ma foi, il n’y a pas d’indiscrétion.Il a crié l’adresse assez fort ! « A la Préfecture de Police», qu’il a dit au chauffeur…

Lupin allait lui-même héler un taxi-auto, quand il se ravisa, etje l’entendis murmurer :

– A quoi bon, il a trop d’avance !

Il demanda encore si personne n’était venu après le départ de M.Dulâtre.

– Si, un vieux monsieur à barbe grise et à lunettes qui estmonté chez M. Dulâtre, qui a sonné et qui est reparti.

– Je vous remercie, monsieur, dit Lupin en saluant.

Il se mit à marcher lentement, sans m’adresser la parole et d’unair soucieux. Il était hors de doute que le problème lui semblaitfort difficile et qu’il ne voyait pas très clair dans les ténèbresoù il paraissait se diriger avec tant de certitude.

D’ailleurs, lui-même m’avoua :

– Ce sont là des affaires qui nécessitent beaucoup plusd’intuition que de réflexion. Seulement, celle-ci vaut fichtre lapeine qu’on s’en occupe…

Nous étions arrivés sur les boulevards. Lupin entra dans uncabinet de lecture et consulta très longuement les journaux de ladernière quinzaine. De temps à autre, il marmottait :

– Oui…, oui. Évidemment ce n’est qu’une hypothèse, mais elleexplique tout… Or une hypothèse qui répond à toutes les questionsn’est pas loin d’être une vérité.

La nuit était venue, nous dînâmes dans un petit restaurant et jeremarquai que le visage de Lupin s’animait peu à peu. Ses gestesavaient plus de décision. Il retrouvait de la gaieté, de la vie.Quand nous partîmes, et durant le trajet qu’il me fit faire sur leboulevard Haussmann, vers le domicile du baron Repstein, c’étaitvraiment le Lupin des grandes occasions, le Lupin qui a résolud’agir et de gagner la bataille.

Un peu avant la rue de Courcelies, notre allure se ralentit. Lebaron Repstein habitait à gauche, entre cette rue et le faubourgSaint-Honoré, un hôtel à trois étages dont nous pouvions apercevoirla façade enjolivée de colonnes et de cariatides.

– Halte dit Lupin tout à coup.

– Qu’y a-t-il ?

– Encore une preuve qui confirme mon hypothèse…

– Quelle preuve ? Je ne vois rien.

– Je vois… Cela suffit…

Il releva le col de son vêtement, rabattit les bords de sonchapeau mou, et prononça :

– Crebleu ! le combat sera rude. Allez vous coucher, monbon ami. Demain, je vous raconterai mon expédition si toutefoiselle ne me coûte pas la vie.

– Hein ?

– Eh, eh ! je risque gros. D’abord, mon arrestation, ce quiest peu. Ensuite, la mort, ce qui est pis ! Seulement…

Il me prit violemment par l’épaule :

– Il y a une troisième chose que je risque, c’est d’empocherdeux millions… Et quand j’aurai une première mise de deux millions,on verra de quoi je suis capable. Bonne nuit, mon cher, et si vousne me revoyez pas…

Il déclama :

« Plantez un saule au cimetière,

J’aime son feuillage éploré… »

Je m’éloignai aussitôt. Trois minutes plus tard – et je continuele récit d’après celui qu’il voulut bien me faire le lendemain –trois minutes plus tard, Lupin sonnait à la porte de l’hôtelRepstein.

– M. le baron est-il chez lui ?

– Oui, répondit le domestique, en examinant cet intrus d’un airétonné, mais M. le baron ne reçoit pas à cette heure-ci.

– M. le baron connaît l’assassinat de son intendantLavernoux ?

– Certes.

– Eh bien, veuillez lui dire que je viens à propos de cetassassinat, et qu’il n’y a pas un instant à perdre.

Une voix cria d’en haut :

– Faites monter, Antoine.

Sur cet ordre émis de façon péremptoire, le domestique conduisitLupin au premier étage. Une porte était ouverte au seuil delaquelle attendait un monsieur que Lupin reconnut pour avoir vu saphotographie dans les journaux, le baron Repstein, le mari de lafameuse baronne, et le propriétaire d’Etna, le cheval le pluscélèbre de l’année.

C’était un homme très grand, carré d’épaules, dont la figure,toute rasée, avait une expression aimable, presque souriante, quen’atténuait pas la tristesse des yeux. Il portait des vêtements decoupe élégante, un gilet de velours marron, et, à sa cravate, uneperle que Lupin estima d’une valeur considérable.

Il introduisit Lupin dans son cabinet de travail, vaste pièce àtrois fenêtres, meublée de bibliothèques, de casiers verts, d’unbureau américain et d’un coffre-fort. Et, tout de suite, avec unempressement visible, il demanda :

– Vous savez quelque chose ?

– Oui, monsieur le baron.

– Relativement à l’assassinat de ce pauvre Lavernoux ?

– Oui, monsieur le baron, et relativement aussi à Mme labaronne.

– Serait-ce possible ? Vite, je vous en supplie…

Il avança une chaise. Lupin s’assit, et commença :

– Monsieur le baron, les circonstances sont graves. Je serairapide.

– Au fait ! Au fait !

– Eh bien, monsieur le baron, voici en quelques mots, et sanspréambule. Tantôt, de sa chambre, Lavernoux, qui, depuis quinzejours, était tenu par son docteur en une sorte de réclusion,Lavernoux a – comment dirais-je ? – a télégraphié certainesrévélations à l’aide de signaux, que j’ai notés en partie, et quim’ont mis sur la trace de cette affaire. Lui-même a été surpris aumilieu de cette communication et assassiné.

– Mais par qui ? Par qui ?

– Par son docteur.

– Le nom de ce docteur ?

– Je l’ignore. Mais un des amis de M. Lavernoux, M. Dulâtre,celui-là précisément avec lequel il communiquait, doit le savoir,et il doit savoir également le sens exact et complet de lacommunication car, sans en attendre la fin, il a sauté dans uneautomobile et s’est fait conduire à la Préfecture de Police.

– Pourquoi ? Pourquoi ? et quel est le résultat decette démarche ?

– Le résultat, monsieur le baron, c’est que votre hôtel estcerné. Douze agents se promènent sous vos fenêtres. Dès que lesoleil sera levé, ils entreront au nom de la loi, et ils arrêterontle coupable.

– L’assassin de Lavernoux se cache donc dans cet hôtel ? Unde mes domestiques ? Mais non, puisque vous parlez d’undocteur !

– Je vous ferai remarquer, monsieur le baron, que, en allanttransmettre à la Préfecture de Police les révélations de son amiLavernoux, le sieur Dulâtre ignorait que son ami Lavernoux allaitêtre assassiné. La démarche du sieur Dulâtre visait autrechose…

– Quelle chose ?

– La disparition de Mme la baronne, dont il connaissait lesecret par la communication de Lavernoux.

– Quoi ! On sait enfin ! On a retrouvé labaronne ! Où est-elle ? Et l’argent qu’elle m’aextorqué ?

Le baron Repstein parlait avec une surexcitation extraordinaire.Il se leva et, apostrophant Lupin :

– Allez jusqu’au bout, monsieur. Il m’est impossible d’attendredavantage.

Lupin reprit d’une voix lente et qui hésitait :

– C’est que voilà…, l’explication devient difficile étant donnéque nous partons d’un point de vue tout à fait opposé.

– Je ne comprends pas.

– Il faut pourtant que vous compreniez, monsieur le baron… Nousdisons, n’est-ce pas – je m’en rapporte aux journaux – nous disonsque la baronne Repstein partageait le secret de toutes vosaffaires, et qu’elle pouvait non seulement ouvrir ce coffre-fort,mais aussi celui du Crédit Lyonnais où vous enfermiez toutes vosvaleurs.

– Oui.

– Or, il y a quinze jours, un soir, tandis que vous étiez aucercle, la baronne Repstein, qui avait réalisé toutes ces valeurs àvotre insu, est sortie d’ici avec un sac de voyage où se trouvaitvotre argent, ainsi que tous les bijoux de la princesse deBerny ?

– Oui.

– Et depuis on ne l’a pas revue ?

– Non.

– Eh bien, il y a une excellente raison pour qu’on ne l’ait pasrevue.

– Laquelle ?

– C’est que la baronne Repstein a été assassinée…

– Assassinée la baronne ! Mais vous êtes fou !

– Assassinée, et ce soir-là, tout probablement.

– Je vous répète que vous êtes fou ! Comment la baronneaurait-elle été assassinée, puisqu’on suit sa trace, pour ainsidire, pas à pas ?

– On suit la trace d’une autre femme.

– Quelle femme ?

– La complice de l’assassin.

– Et cet assassin ?

– Celui-là même qui, depuis quinze jours, sachant que Lavernoux,par la situation qu’il occupait dans cet hôtel, a découvert lavérité, le tient enfermé, l’oblige au silence, le menace, leterrorise ; celui-là même qui, surprenant Lavernoux en trainde communiquer avec un de ses amis, le supprime froidement d’uncoup de stylet au cœur.

– Le docteur, alors ?

– Oui.

– Mais qui est ce docteur ? Quel est ce génie malfaisant,cet être infernal qui apparaît et qui disparaît, qui tue dansl’ombre et que nul ne soupçonne ?

– Vous ne devinez pas ?

– Non.

– Et vous voulez savoir ?

– Si je le veux ! Mais parlez ! Parlez donc !Vous savez où il se cache ?

– Oui.

– Dans cet hôtel ?

– Oui.

– C’est lui que la police recherche ?

– Oui.

– Qui est-ce ?

– Vous !

– Moi !

Il n’y avait certes pas dix minutes que Lupin se trouvait enface du baron, et le duel commençait. L’accusation était portée,précise, violente, implacable.

Il répéta :

– Vous-même, affublé d’une fausse barbe et d’une paire delunettes, courbé en deux comme un vieillard. Bref, vous, le baronRepstein, et c’est vous, pour une bonne raison à laquelle personnen’a songé, c’est que si ce n’est pas vous qui avez combiné toutecette machination, l’affaire est inexplicable. Tandis que, vouscoupable, vous assassinant la baronne pour vous débarrasser d’elleet manger les millions avec une autre femme, vous assassinant votreintendant Lavernoux pour supprimer un témoin irrécusable –oh ! alors, tout s’explique.

Le baron, qui, durant le début de l’entretien, demeurait inclinévers son interlocuteur, épiant chacune de ses paroles avec uneavidité fiévreuse, le baron s’était redressé et il regardait Lupincomme si, décidément, il avait affaire à un fou. Lorsque Lupin eutterminé son discours, il recula de deux ou trois pas, parut prêt àdire des mots que, en fin de compte, il ne prononça point, puis ilse dirigea vers la cheminée et sonna.

Lupin ne fit pas un geste. Il attendait en souriant.

Le domestique entra. Son maître lui dit :

– Vous pouvez vous coucher, Antoine. Je reconduiraiMonsieur.

– Dois-je éteindre, Monsieur ?

– Laissez le vestibule allumé.

Antoine se retira, et aussitôt, le baron, ayant sorti de sonbureau un revolver, revint auprès de Lupin, mit l’arme dans sapoche, et dit très calmement :

– Vous excuserez, monsieur, cette petite précaution, que je suisobligé de prendre au cas, d’ailleurs invraisemblable, où vousseriez devenu fou. Non, vous n’êtes pas fou. Mais vous venez icidans un but que je ne m’explique pas, et vous avez lancé contre moiune accusation si stupéfiante que je suis curieux d’en connaître laraison.

Il avait une voix émue, et ses yeux tristes semblaient mouillésde larmes.

Lupin frissonna. S’était-il trompé ? L’hypothèse que sonintuition lui avait suggérée et qui reposait sur une base fragilede petits faits, cette hypothèse était-elle fausse ? Un détailattira son attention par l’échancrure du gilet, il aperçut lapointe de l’épingle fixée à la cravate du baron, et il constataainsi la longueur insolite de cette épingle. De plus, la tige d’oren était triangulaire, et formait comme un menu poignard, très fin,très délicat, mais redoutable en des mains expertes.

Et Lupin ne douta pas que l’épingle, ornée de la perlemagnifique, n’eût été l’arme qui avait perforé le cœur de ce pauvreM. Lavernoux.

Il murmura :

– Vous êtes rudement fort, monsieur le baron.

L’autre, toujours grave, garda le silence comme s’il necomprenait pas, et comme s’il attendait les explications auxquellesil avait droit. Et malgré tout, cette attitude impassible troublaitArsène Lupin.

– Oui, rudement fort, car il est évident que la baronne n’a faitqu’obéir à vos ordres en réalisant vos valeurs, de même qu’enempruntant, pour les acheter, les bijoux de la princesse. Et il estévident que la personne qui est sortie de votre hôtel avec un sacde voyage n’était pas votre femme, mais une complice, votre amie,probablement, et que c’est votre amie qui se fait pourchasservolontairement à travers l’Europe par notre bon Ganimard. Et jetrouve la combinaison merveilleuse. Que risque cette femme puisquec’est la baronne que l’on cherche ? Et comment chercherait-onune autre femme que la baronne, puisque vous avez promis une primede cent mille francs à qui retrouverait la baronne ? Oh !les cent mille francs déposés chez un notaire, quel coup degénie ! Ils ont ébloui la police. Ils ont bouché les yeux desplus perspicaces. Un monsieur qui dépose cent mille francs chez unnotaire dit la vérité. Et l’on poursuit la baronne ! Et onvous laisse mijoter tranquillement vos petites affaires, vendre aumieux votre écurie de courses et vos meubles, et préparer votrefuite ! Dieu que c’est drôle !

Le baron ne bronchait pas. Il s’avança vers Lupin et lui dit,toujours avec le même flegme :

– Qui êtes-vous ?

Lupin éclata de rire :

– Quel intérêt cela peut-il avoir en l’occurrence ? Mettonsque je sois l’envoyé du destin, et que je surgisse de l’ombre pourvous perdre !

Il se leva précipitamment, saisit le baron à l’épaule et luijeta en mots saccadés :

– Ou pour te sauver, baron. Écoute-moi ! Les trois millionsde la baronne, presque tous les bijoux de la princesse, l’argentque tu as touché aujourd’hui pour la vente de ton écurie et de tesimmeubles, tout est là, dans ta poche ou dans ce coffre-fort. Tafuite est prête. Tiens, derrière cette tenture, on aperçoit le cuirde ta valise. Les papiers de ton bureau sont en ordre. Cette nuit,tu filais à l’anglaise. Cette nuit, bien déguisé, méconnaissable,toutes tes précautions prises, tu rejoignais ta maîtresse, cellepour qui tu as tué : Nelly Darbel, sans doute, que Ganimardarrêtait en Belgique. Un seul obstacle, soudain, imprévu, lapolice, les douze agents que les révélations de Lavernoux ontpostés sous tes fenêtres. Tu es fichu ! Eh bien, je te sauve.Un coup de téléphone et, vers trois ou quatre heures du matin,vingt de mes amis suppriment l’obstacle, escamotent les douzeagents et, sans tambours ni trompettes, on détale. Comme condition,presque rien, une bêtise pour toi, le partage des millions et desbijoux. Ça colle ?

Il était penché sur le baron et l’apostrophait avec une énergieirrésistible. Le baron chuchota :

– Je commence à comprendre, c’est du chantage…

– Chantage ou non, appelle ça comme tu veux, mon bonhomme, maisil faut que tu en passes par où j’ai décidé. Et ne crois pas que jeflanche au dernier moment. Ne te dis pas « Voilà un gentleman quela crainte de la police fera réfléchir. Si je joue gros jeu enrefusant, lui, il risque également les menottes, la cellule, toutle diable et son train, puisque nous sommes traqués tous deux commedes bêtes fauves. » Erreur, monsieur le baron. Moi, je m’en tiretoujours. Il s’agit uniquement de toi… La bourse ou la vie,monseigneur. Part à deux, sinon…, sinon, l’échafaud ! Çacolle ?

Un geste brusque. Le baron se dégagea, empoigna son revolver ettira.

Mais Lupin prévoyait l’attaque, d’autant que le visage du baronavait perdu son assurance et pris peu à peu, sous une poussée lentede peur et de rage, une expression féroce, presque bestiale, quiannonçait la révolte, si longtemps contenue.

Deux fois il tira. Lupin se jeta de côté d’abord, puis s’abattitaux genoux du baron qu’il saisit par les jambes et fit basculer.D’un effort, le baron se dégagea. Les deux ennemis s’agrippèrent àbras-le-corps, et la lutte fut acharnée, sournoise, sauvage.

Tout à coup, Lupin sentit une douleur à la poitrine.

– Ah ! canaille hurla-t-il. C’est comme avec Lavernoux.L’épingle !

Il se raidit désespérément, maîtrisa le baron et l’étreignit àla gorge, vainqueur enfin, et tout-puissant.

– Imbécile… Si tu n’avais pas abattu ton jeu, j’étais capable delâcher la partie. T’as une telle figure d’honnête homme ! Maisquels muscles, monseigneur ! Un moment, j’ai bien cru…Seulement, cette fois, ça y est ! Allons, mon bon ami, donnezl’épingle et faites risette… Mais non, c’est une grimace, ça… Jeserre trop fort, peut-être ? Monsieur va tourner del’œil ? Alors, soyez sage… Bien, une toute petite ficelleautour des poignets… Vous permettez ? Mon Dieu, quel accordparfait entre nous ! C’est touchant ! Au fond, tu sais,j’ai de la sympathie pour toi… Et maintenant, petit frère,attention ! Et mille excuses !

Il se dressa à demi et, de toutes ses forces, lui assena aucreux de l’estomac un coup de poing formidable. L’autre râla,étourdi, sans connaissance.

– Voilà ce que c’est que de manquer de logique, mon bon ami, ditLupin. Je t’offrais la moitié de tes richesses. Je ne t’accordeplus rien du tout…, si tant est que je puisse avoir quelque chose.Car c’est là l’essentiel. Où le bougre a-t-il caché sonmagot ? Dans le coffre-fort ? Bigre, ça sera dur.Heureusement que j’ai toute la nuit…

Il se mit à fouiller les poches du baron, prit un trousseau declefs, s’assura d’abord que la valise, dissimulée derrière latenture, ne contenait pas les papiers et les bijoux, et se dirigeavers le coffre-fort.

Mais à ce moment, il s’arrêta court il entendait du bruitquelque part. Les domestiques ? Impossible ! Leursmansardes se trouvaient au troisième étage. Il écouta. Le bruitprovenait d’en bas. Et subitement il comprit : les agents, ayantperçu les deux détonations, frappaient à la grande porte sansattendre le lever du jour.

– Crebleu ! dit-il, je suis dans de beaux draps. Voilà cesmessieurs maintenant…, et à la minute même où nous allionsrecueillir le fruit de nos laborieux efforts. Voyons, voyons,Lupin, du sang-froid ! De quoi s’agit-il ? D’ouvrir envingt secondes un coffre dont tu ignores le secret. Et tu perds latête pour si peu ? Voyons, t’as qu’à le trouver, ce secret.Combien qu’il y a de lettres dans le mot ? Quatre ?

Il continuait à réfléchir tout en parlant et tout en écoutantles allées et venues de l’extérieur. Il ferma à double tour laporte de l’antichambre, puis il revint au coffre.

– Quatre chiffres… Quatre lettres… Quatre lettres… Qui diablepourrait me donner un petit coup de main ? un petit bout detuyau ? Qui ? Mais Lavernoux, parbleu ! Ce bonLavernoux, puisqu’il a pris la peine, au risque de ses jours, defaire de la télégraphie optique… Dieu que je suis bête. Mais oui,mais oui, nous y sommes ! Crénom ! ça m’émeut. Lupin, tuvas compter jusqu’à dix et comprimer les battements trop rapides deton cœur. Sinon, c’est de la mauvaise ouvrage.

Ayant compté jusqu’à dix, tout à fait calme, il s’agenouilladevant le coffre-fort. Il manœuvra les quatre boutons avec uneattention minutieuse. Ensuite, il examina le trousseau de clefs,choisit l’une d’elles, puis une autre, et tenta vainement de lesintroduire.

– Au troisième coup l’on gagne, murmura-t-il, en essayant unetroisième clef Victoire ! Celle-ci marche ! Sésame,ouvre-toi !

La serrure fonctionna. Le battant fut ébranlé. Lupin l’entraînavers lui en reprenant le trousseau.

– A nous les millions, dit-il. Sans rancune, baron Repstein.

Mais, d’un bond, il sauta en arrière, avec un hoquetd’épouvante. Ses jambes vacillèrent sous lui. Les clefss’entrechoquaient dans sa main fébrile avec un cliquetis sinistre.Et durant vingt, trente secondes, malgré le vacarme que l’onfaisait en bas, et les sonneries électriques qui retentissaient àtravers l’hôtel, il resta là, les yeux hagards, à contempler laplus horrible, la plus abominable vision un corps de femme à moitiévêtu, courbé en deux dans le coffre, tassé comme un paquet tropgros et des cheveux blonds qui pendaient…, et du sang…

– La baronne ! bégaya-t-il, la baronne ! Oh ! lemonstre !

Il s’éveilla de sa torpeur, subitement, pour cracher à la figurede l’assassin et pour le marteler à coups de talon.

– Tiens, misérable !… Tiens, canaille ! Et avec ça,l’échafaud, le panier à son !

Cependant, aux étages supérieurs, des cris répondaient à l’appeldes agents. Lupin entendit des pas qui dégringolaient l’escalier.Il était temps de songer à la retraite.

En réalité cela l’embarrassait peu. Durant son entretien avec lebaron Repstein, il avait eu l’impression, tellement l’ennemimontrait de sang-froid, qu’il devait exister une issueparticulière. Pourquoi, d’ailleurs, le baron eût-il engagé lalutte, s’il n’avait été sûr d’échapper à la police ?

Lupin passa dans la chambre voisine. Elle donnait sur un jardin.A la minute même où les agents étaient introduits, il enjambait lebalcon et se laissait glisser le long d’une gouttière. Il fit letour des bâtiments. En face, il y avait un mur bordé d’arbustes. Ils’engagea entre ce mur et les arbustes, et trouva une petite portequ’il lui fut facile d’ouvrir avec une des clefs du trousseau. Dèslors, il n’eut qu’à franchir une cour, à traverser les pièces videsd’un pavillon, et, quelques instants plus tard, il se trouvait dansla rue du Faubourg-Saint-Honoré. Bien entendu – et de cela il nedoutait point – la police n’avait pas prévu cette issuesecrète.

– Eh bien, qu’en dites-vous, du baron Repstein ? s’écriaLupin, après m’avoir raconté tous les détails de cette nuittragique. Hein quel immonde personnage ! Et comme il fautparfois se méfier des apparences ! Je vous jure que celui-làavait l’air d’un véritable honnête homme !

Je lui demandai :

– Mais les millions ? Les bijoux de la princesse ?

– Ils étaient dans le coffre. Je me rappelle très bien avoiraperçu le paquet.

– Alors ?

– Ils y sont toujours.

– Pas possible…

– Ma foi, oui. Je pourrais vous dire que j’ai eu peur desagents, ou bien alléguer une délicatesse subite. La vérité est plussimple et plus prosaïque Ça sentait trop mauvais !

– Quoi ?

– Oui, mon cher, l’odeur qui se dégageait de ce coffre, de cecercueil… Non, je n’ai pas pu… la tête m’a tourné… Une seconde deplus, je me trouvais mal. Est-ce assez idiot ? Tenez, voilàtout ce que j’ai rapporté de mon expédition, l’épingle de cravate.La perle vaut au bas mot cinquante mille francs… Mais, tout demême, je vous l’avoue, je suis fichtrement vexé. Quellegaffe !

– Encore une question, repris-je. Le mot ducoffre-fort ?

– Eh bien ?

– Comment l’avez-vous deviné ?

– Oh ! très facilement. Je m’étonne même de n’y avoir passongé plus tôt.

– Bref ? Il était contenu dans les révélationstélégraphiées par ce pauvre Lavernoux.

– Hein ? Voyons, mon cher, les fautes d’orthographe…

– Les fautes d’orthographe ?

– Crebleu ! mais elles sont voulues. Serait-il admissibleque le secrétaire, que l’intendant du baron, fit des fautesd’orthographe et qu’il écrivît fuire avec un e final, ataque avecun seul t, enemies avec un seul n et prudance avec un a ? Moi,cela m’a frappé aussitôt. J’ai réuni les quatre lettres, et j’aiobtenu le mot ETNA, le nom du fameux cheval.

– Et ce seul mot a suffi ?

– Parbleu ! Il a suffi, d’abord, pour me lancer sur lapiste de l’affaire Repstein, dont tous les journaux parlaient, etensuite, pour faire naître en moi l’hypothèse que c’était là le motdu coffre-fort, puisque, d’une part, Lavernoux connaissait lecontenu macabre du coffre-fort, et que, de l’autre, il dénonçait lebaron. Et c’est ainsi, également, que j’ai été conduit à supposerque Lavernoux avait un ami dans la rue, qu’ils fréquentaient tousdeux le même café, qu’ils s’amusaient à déchiffrer les problèmes etles devinettes cryptographiques des journaux illustrés, et qu’ilss’ingéniaient à correspondre télégraphiquement d’une fenêtre àl’autre.

– Et voilà, m’écriai-je, c’est tout simple !

– Très simple. Et l’aventure prouve une fois de plus qu’il y a,dans la découverte des crimes, quelque chose de bien supérieur àl’examen des faits, à l’observation, déduction, raisonnement etautres balivernes, c’est, je le répète, l’intuition…, l’intuitionet l’intelligence… Et Arsène, sans se vanter, ne manque ni de l’uneni de l’autre.

Chapitre 2L’anneau nuptial

Yvonne d’Origny embrassa son fils et lui recommanda d’être biensage.

– Tu sais que ta grand-mère d’Origny n’aime pas beaucoup lesenfants. Pour une fois qu’elle te fait venir chez elle, il faut luimontrer que tu es un petit garçon raisonnable.

Et s’adressant à la gouvernante :

– Surtout, Fraulein, ramenez-le tout de suite après dîner…Monsieur est encore ici ?

– Oui, Madame, M. le comte est dans son cabinet de travail.

Aussitôt seule, Yvonne d’Origny marcha vers la fenêtre afind’apercevoir son fils dès qu’il serait dehors. En effet, au boutd’un instant il sortit de l’hôtel, leva la tête et lui envoya desbaisers comme chaque jour. Puis sa gouvernante lui prit la maind’un geste dont Yvonne remarqua, avec étonnement, la brusquerieinaccoutumée. Elle se pencha davantage et, comme l’enfant gagnaitl’angle du boulevard, elle vit soudain un homme qui descendaitd’une automobile et qui s’approchait de lui. Cet homme – ellereconnut Bernard, le domestique de confiance de son mari – cethomme saisit l’enfant par le bras, le fit monter dans l’automobileainsi que la gouvernante, et donna l’ordre au chauffeur des’éloigner.

Tout cela n’avait pas duré dix secondes.

Yvonne, bouleversée, courut jusqu’à la chambre, empoigna unvêtement se dirigea vers la porte. La porte était fermée à clef, etil n’y avait point de clef sur la serrure. En hâte, elle retournadans son boudoir.

La porte de son boudoir était fermée également.

Tout de suite, l’image de son mari la heurta, cette figuresombre qu’aucun sourire n’éclairait jamais, ce regard impitoyableoù, depuis des années, elle sentait tant de rancune et dehaine.

– C’est lui ! C’est lui ! se dit-elle… Il a prisl’enfant… Ah c’est horrible !

A coups de poing, à coups de pied, elle frappa la porte, puisbondit vers la cheminée et sonna, sonna éperdument.

Du haut en bas de l’hôtel, le timbre vibra. Les domestiquesallaient venir. Des passants peut-être s’ameuteraient dans la rue.Et elle pressait le bouton avec un espoir forcené.

Un bruit de serrure. La porte s’ouvrit violemment. Le comteapparut au seuil du boudoir. Et l’expression de son visage était siterrible qu’Yvonne se mit à trembler.

Il s’avança. Cinq ou six pas le séparaient d’elle. Dans uneffort suprême, elle tenta un mouvement, mais il lui fut impossiblede bouger, et, comme elle cherchait à prononcer des paroles, ellene put qu’agiter ses lèvres et qu’émettre des sons incohérents.Elle se sentit perdue. L’idée de la mort la bouleversa. Ses genouxfléchirent, et elle s’affaissa sur elle-même avec ungémissement.

Le comte se précipita et la saisit à la gorge.

– Tais-toi n’appelle pas, disait-il d’une voix sourde, cela vautmieux pour toi…

Voyant qu’elle n’essayait pas de se défendre, il desserra sonétreinte et sortit de sa poche des bandes de toile toutes prêtes etde longueurs différentes. En quelques minutes la jeune femme eutles bras attachés le long du corps, et fut étendue sur undivan.

L’ombre avait envahi le boudoir. Le comte alluma l’électricitéet se dirigea vers un petit secrétaire où Yvonne avait l’habitudede ranger ses lettres. Ne parvenant pas à l’ouvrir, il le fracturaà l’aide d’un crochet de fer, vida les tiroirs, et, de tous lespapiers, fit un monceau qu’il emporta dans un carton.

– Du temps perdu, n’est-ce pas ? ricana-t-il. Rien que desfactures et des lettres insignifiantes… Aucune preuve contre toi…Bah ! N’empêche que je garde mon fils, et je jure Dieu que jene le lâcherai pas !

Comme il s’en allait, il fut rejoint près de la porte par sondomestique Bernard. Ils conversèrent tous deux à voix basse, maisYvonne entendit ces mots que prononçait le domestique :

– J’ai reçu la réponse de l’ouvrier bijoutier. Il est à madisposition.

Et le comte répliqua :

– La chose est remise à demain midi. Ma mère vient de metéléphoner qu’elle ne pouvait venir auparavant.

Ensuite Yvonne perçut le cliquetis de la serrure et le bruit despas qui descendaient jusqu’au rez-de-chaussée où se trouvait lecabinet de travail de son mari.

Elle demeura longtemps inerte, le cerveau en déroute, avec desidées vagues et rapides qui la brûlaient au passage, comme desflammes. Elle se rappelait la conduite indigne du comte d’Origny,ses procédés humiliants envers elle, ses menaces, ses projets dedivorce, et elle comprenait peu à peu qu’elle était la victimed’une véritable conspiration, que les domestiques, sur l’ordre deleur maître, avaient congé jusqu’au lendemain soir, que lagouvernante, sur l’ordre du comte et avec la complicité de Bernard,avait emmené son fils, et que son fils ne reviendrait pas, etqu’elle ne le reverrait jamais !

– Mon fils ! cria-t-elle, mon fils !

Exaspérée par la douleur, de tous ses nerfs, de tous sesmuscles, elle se raidit, en un effort brutal. Elle fut stupéfaite :sa main droite conservait une certaine liberté.

Alors un espoir fou la pénétra, et patiemment, lentement, ellecommença l’œuvre de délivrance.

Ce fut long. Il lui fallut beaucoup de temps pour élargir lenœud suffisamment, et beaucoup de temps ensuite, quand sa main futdégagée, pour défaire les liens qui nouaient le haut de ses bras àson buste, puis ceux qui emprisonnaient ses chevilles.

Cependant l’idée de son fils la soutenait, et, comme la pendulefrappait huit coups, la dernière entrave tomba. Elle étaitlibre !

A peine debout, elle se rua sur la fenêtre et tournal’espagnolette avec l’intention d’appeler le premier passant venu.Justement, un agent de police se promenait sur le trottoir. Elle sepencha. Mais l’air vif de la nuit l’ayant frappée au visage, pluscalme, elle songea au scandale, à l’enquête, aux interrogatoires, àson fils. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que faire pour lereprendre ? Par quels moyens s’échapper ? Au moindrebruit, le comte pouvait survenir. Et qui sait si, dans un mouvementde rage…

Des pieds à la tête elle frissonnait, prise d’une épouvantesubite. L’horreur de la mort se mêlait, en son pauvre cerveau, à lapensée de son fils, et elle bégaya, la gorge étranglée :

– Au secours ! Au secours !

Elle s’arrêta net, et redit tout bas, à plusieurs reprises : «Au secours ! Au secours ! » comme si ce mot éveillait enelle une idée, une réminiscence, et que l’attente d’un secours nelui parût pas une chose impossible. Durant quelques minutes, elleresta absorbée en une méditation profonde, coupée de pleurs et detressaillements. Puis, avec des gestes pour ainsi dire mécaniques,elle allongea le bras vers une petite bibliothèque suspendueau-dessus du secrétaire, saisit les uns après les autres quatrelivres qu’elle feuilleta distraitement et remit en place et finitpar trouver entre les pages du cinquième une carte de visite où sesyeux épelèrent ces deux mots : Horace Velmont, et cetteadresse écrite au crayon Cercle de la rue Royale.

Et sa mémoire évoqua la phrase bizarre que cet homme lui avaitdite quelques années auparavant en ce même hôtel, un jour deréception :

« Si jamais un péril vous menace, si vous avez besoin desecours, n’hésitez pas, jetez à la poste cette carte que je metsdans ce livre et quelle que soit l’heure, quels que soient lesobstacles, je viendrai. »

Avec quel air étrange il avait prononcé une telle phrase, etcomme il donnait l’impression de la certitude, de la force, de lapuissance illimitée, de l’audace indomptable !

Brusquement, inconsciemment, sous la poussée d’une décisionirrésistible et dont elle se refusait à prévoir les conséquences,Yvonne, avec ses mêmes gestes d’automate, prit une enveloppepneumatique, introduisit la carte de visite, cacheta, inscrivit lesdeux lignes : Horace Velmont, Cercle de la rue Royale ets’approcha de la fenêtre entrebâillée. Dehors l’agent de policedéambulait. Elle lança l’enveloppe, la confiant au hasard.Peut-être ce chiffon de papier serait-il ramassé, et, comme unelettre égarée, mis à la poste.

Elle n’avait pas accompli cet acte qu’elle en saisit toutel’absurdité. Il était fou de supposer que le message irait à sonadresse, et plus fou encore d’espérer que l’homme qu’elle appelaitpourrait venir à son secours, quelle que fût l’heure et quelsque fussent les obstacles.

Une réaction se produisit, d’autant plus vive que l’effort avaitété plus rapide et plus brutal. Yvonne chancela, s’appuya contre unfauteuil et se laissa tomber, à bout d’énergie.

Alors le temps s’écoula, le temps morne des soirées d’hiver oùles voitures interrompent seules le silence de la rue. La pendulesonnait, implacable. Dans le demi-sommeil qui l’engourdissait, lajeune femme en comptait les tintements. Elle percevait aussicertains bruits à différents étages de la maison, et savait de lasorte que son mari avait dîné, qu’il montait jusqu’à sa chambre etredescendait dans son cabinet de travail. Mais tout cela luisemblait très vague, et sa torpeur était telle qu’elle ne songeaitmême pas à s’étendre sur le divan, pour le cas où il entrerait…

Les douze coups de minuit… Puis la demie… Puis une heure… Yvonnene réfléchissait à rien, attendant les événements qui sepréparaient et contre lesquels toute rébellion était inutile. Ellese représentait son fils et elle-même, comme on se représente cesêtres qui ont beaucoup souffert et qui ne souffrent plus, et quis’enlacent de leurs bras affectueux. Mais un cauchemar la secoua.Voilà que, ces deux êtres, on voulait les arracher l’un à l’autre,et elle avait la sensation affreuse, en son délire, qu’ellepleurait, et qu’elle râlait…

D’un mouvement, elle se dressa. La clef venait de tourner dansla serrure. Attiré par ses cris, le comte allait apparaître. Duregard, Yvonne chercha une arme pour se défendre. Mais la porte futpoussée, et, stupéfaite, comme si le spectacle qui s’offrait à sesyeux lui eût semblé le prodige le plus inexplicable, elle balbutia:

– Vous ! Vous !

Un homme s’avançait vers elle, en habit, son macfarlane et sonclaque sous le bras, et cet homme jeune, de taille mince, élégant,elle l’avait reconnu, c’était Horace Velmont.

– Vous ! répéta-t-elle.

– Je vous demande pardon, madame, votre lettre ne m’a été remiseque tard.

– Est-ce possible ! Est-ce possible que ce soit vous quevous ayez pu !

Il parut très étonné.

– N’avais-je pas promis de me rendre à votre appel ?

– Oui mais…

– Eh bien, me voici, dit-il en souriant.

Il examina les bandes de toile dont Yvonne avait réussi à sedélivrer et hocha la tête, tout en continuant son inspection.

– C’est donc là les moyens que l’on emploie ? Le comted’Origny, n’est-ce pas ? J’ai vu également qu’il vous avaitemprisonnée… Mais alors, le pneumatique ? Ah ! par cettefenêtre… Quelle imprudence de ne pas l’avoir refermée !

Il poussa les deux battants. Yvonne s’effara.

– Si l’on entendait ?

– Il n’y a personne dans l’hôtel. Je l’ai visité.

– Cependant…

– Votre mari est sorti depuis dix minutes.

– Où est-il ?

– Chez sa mère, la comtesse d’Origny.

– Comment le savez-vous ?

– Oh très simplement. Il a reçu un coup de téléphone luiannonçant que sa mère était malade. Comme je l’avais prévu, puisquec’est moi qui ai téléphoné, le comte est sorti précipitamment,suivi de son domestique. Aussitôt, à l’aide de clefs spéciales, jesuis entré.

Il racontait cela le plus naturellement du monde, de même quel’on raconte, dans un salon, une petite anecdote insignifiante.Mais Yvonne demanda, reprise d’une inquiétude soudaine :

– Alors, ce n’est pas vrai… Sa mère n’est pas malade ? Ence cas, mon mari va revenir…

– Certes, le comte s’apercevra qu’on s’est joué de lui, et,d’ici trois quarts d’heure au plus…

– Partons… Je ne veux pas qu’il me retrouve ici… Je rejoins monfils.

– Un instant….

– Un instant ! Mais vous ne savez donc pas qu’on mel’enlève ? qu’on lui fait du mal, peut-être ?

La figure contractée, les gestes fébriles, elle cherchait àrepousser Velmont. Avec beaucoup de douceur, il la contraignit às’asseoir, et, incliné sur elle, d’attitude respectueuse, ilprononça d’un ton grave :

– Écoutez-moi, madame, et ne perdons pas un temps dont chaqueminute est précieuse. Tout d’abord, rappelez-vous ceci : Nous noussommes rencontrés quatre fois, il y a six ans… Et la quatrièmefois, dans les salons de cet hôtel, comme je vous parlais avec tropcomment dirais-je ? avec trop d’émotion, vous m’avez faitsentir que mes visites vous déplaisaient. Depuis, je ne vous ai pasrevue. Et pourtant, malgré tout, votre confiance en moi était telleque vous avez conservé la carte que j’avais mise entre les pages dece livre, et que, six ans après, c’est moi, et pas un autre, quevous avez appelé. Cette confiance, je vous la demande encore. Ilfaut m’obéir aveuglément. De même que je suis venu à travers tousles obstacles, de même je vous sauverai, quelle que soit lasituation.

La tranquillité d’Horace Velmont, sa voix impérieuse auxintonations amicales, apaisaient peu à peu la jeune femme. Toutefaible encore, elle éprouvait de nouveau, en face de cet homme, uneimpression de détente et de sécurité.

– N’ayez aucune peur, reprit-il. La comtesse d’Origny habite àl’extrémité du bois de Vincennes. En admettant que votre maritrouve une auto, il est impossible qu’il soit de retour avant troisheures et quart. Or il est deux heures trente-Cinq. Je vous jurequ’à trois heures exactement nous partirons et que je vousconduirai vers votre fils. Mais je ne veux pas partir avant de toutsavoir.

– Que dois-je faire ? dit-elle.

– Me répondre, et très nettement. Nous avons vingt minutes.C’est assez. Ce n’est pas trop.

– Interrogez-moi.

– Croyez-vous que le comte ait eu des projetscriminels ?

– Non.

– Il s’agit donc de votre fils ?

– Oui.

– Il vous l’enlève, n’est-ce pas, parce qu’il veut divorcer etépouser une autre femme, une de vos anciennes amies, que vous avezchassée de votre maison ? Oh ! je vous en conjure,répondez-moi sans détours. Ce sont là des faits de notoriétépublique, et votre hésitation, vos scrupules, tout doit cesseractuellement, puisqu’il s’agit de votre fils. Ainsi donc, votremari veut épouser une autre femme ?

– Oui.

– Cette femme n’a pas d’argent. De son côté, votre mari, quis’est ruiné, n’a d’autres ressources que la pension qui lui estservie par sa mère, la comtesse d’Origny, et les revenus de lagrosse fortune que votre fils a héritée de deux de vos oncles.C’est cette fortune que votre mari convoite et qu’ils’approprierait plus facilement si l’enfant lui était confié. Unseul moyen le divorce. Je ne me trompe pas ?

– Non.

– Ce qui l’arrêtait jusqu’ici, c’était votre refus ?

– Oui, et celui de ma belle-mère dont les sentiments religieuxs’opposent au divorce. La comtesse d’Origny ne céderait que dans lecas…

– Que dans le cas ?

– Où l’on pourrait prouver que ma conduite est indigne.

Velmont haussa les épaules.

– Donc il ne peut rien contre vous ni contre votre fils. Aupoint de vue légal, comme au point de vue de ses intérêts, il seheurte à un obstacle qui est le plus insurmontable de tous, lavertu d’une honnête femme. Et cependant voilà que, tout d’un coup,il engage la lutte.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que, si un homme comme le comte, après tantd’hésitations et malgré tant d’impossibilités, se risque dans uneaventure aussi incertaine, c’est qu’il a, ou qu’il croit avoirentre les mains, des armes.

– Quelles armes ?

– Je l’ignore. Mais elles existent… Sans quoi il n’eût pascommencé par prendre votre fils.

Yvonne se désespéra.

– C’est horrible… Est-ce que je sais, moi, ce qu’il a pufaire ! Ce qu’il a pu inventer !

– Cherchez bien… Rappelez vos souvenirs… Tenez, dans cesecrétaire qu’il a fracturé, il n’y avait pas une lettre qu’il fûtpossible de retourner contre vous ?

– Aucune.

– Et dans les paroles qu’il vous a dites, dans ses menaces, iln’y a rien qui vous permette de deviner ?

– Rien.

– Pourtant, pourtant, répéta Velmont, il doit y avoir quelquechose…

Et il reprit :

– Le comte n’a pas un ami plus intime…, auquel il seconfie ?

– Non.

– Personne n’est venu le voir hier ?

– Personne.

– Il était seul quand il vous a liée et enfermée ?

– A ce moment, oui.

– Mais après ?

– Après, son domestique l’a rejoint près de la porte, et j’aientendu qu’ils parlaient d’un ouvrier bijoutier…

– C’est tout ?

– Et d’une chose qui aurait lieu le lendemain, c’est-à-direaujourd’hui, à midi, parce que la comtesse d’Origny ne pouvaitvenir auparavant.

Velmont réfléchit.

– Cette conversation a-t-elle un sens qui vous éclaire sur lesprojets de votre mari ?

– Je n’en vois pas…

– Où sont vos bijoux ?

– Mon mari les a vendus.

– Il ne vous en reste pas un seul ?

– Non.

– Pas même une bague ?

– Non, dit-elle en montrant ses mains, rien que cet anneau.

– Qui est votre anneau de mariage ?

– Qui est…, mon anneau…

Elle s’arrêta, interdite. Velmont nota qu’elle rougissait, et ill’entendit balbutier :

– Serait-ce possible ? Mais non… Mais non. Il ignore…

Velmont la pressa de questions aussitôt, et Yvonne se taisait,immobile, le visage anxieux. A la fin, elle répondit, à voix basse:

– Ce n’est pas mon anneau de mariage. Un jour, il y a longtemps,je l’ai fait tomber de la cheminée de ma chambre, où je l’avais misune minute auparavant, et, malgré toutes mes recherches, je n’ai pule retrouver. Sans rien dire, j’en ai commandé un autre…, que voicià ma main.

– Le véritable anneau portait la date de votremariage ?

– Oui 23 octobre.

– Et le second ?

– Celui-ci ne porte aucune date.

Il sentit en elle une légère hésitation et un trouble qu’elle necherchait d’ailleurs pas à dissimuler.

– Je vous en supplie, s’écria-t-il, ne me cachez rien… Vousvoyez le chemin que nous avons parcouru en quelques minutes, avecun peu de logique et de sang-froid. Continuons, je vous le demandeen grâce.

– Êtes-vous sûr, dit-elle, qu’il soit nécessaire ?

– Je suis sûr que le moindre détail a son importance et que noussommes près d’atteindre le but. Mais il faut se hâter. L’heure estgrave.

– Je n’ai rien à cacher, fit-elle en relevant la tête. C’était àl’époque la plus misérable et la plus dangereuse de ma vie.Humiliée chez moi, dans le monde j’étais entourée d’hommages, detentations, de pièges, comme toute femme qu’on voit abandonnée deson mari. Alors, je me suis souvenue. Avant mon mariage, un hommem’avait aimée, dont j’avais deviné l’amour impossible et qui,depuis, est mort. J’ai fait graver le nom de cet homme, et j’aiporté cet anneau comme on porte un talisman. Il n’y avait pasd’amour en moi puisque j’étais la femme d’un autre. Mais dans lesecret de mon cœur, il y eut un souvenir, un rêve meurtri, quelquechose de doux qui me protégeait…

Elle s’était exprimée lentement, sans embarras, et Velmont nedouta pas une seconde qu’elle n’eût dit l’absolue vérité. Comme ilse taisait, elle redevint anxieuse et lui demanda :

– Est-ce que vous supposez que mon mari ?

Il lui prit la main, et prononça, tout en examinant l’anneaud’or :

– L’énigme est là. Votre mari, je ne sais comment, connaît lasubstitution. A midi, sa mère viendra. Devant témoins, il vousobligera d’ôter votre bague, et de la sorte, il pourra, en mêmetemps que l’approbation de sa mère, obtenir le divorce, puisqu’ilaura la preuve qu’il cherchait.

– Je suis perdue, gémit-elle, je suis perdue !

– Vous êtes sauvée, au contraire ! Donnez-moi cette bagueet tantôt, c’est une autre qu’il trouvera, une autre que je vousferai parvenir avant midi, et qui portera la date du 23 octobre.Ainsi…

Il s’interrompit brusquement. Tandis qu’il parlait, la maind’Yvonne s’était glacée dans la sienne, et, ayant levé les yeux, ilvit que la jeune femme était pâle, affreusement pâle.

– Qu’y a-t-il ? Je vous en prie…

Elle eut un accès de désespoir fou.

– Il y a, il y a que je suis perdue ! Il y a que je ne peuxl’ôter, cet anneau ! Il est devenu trop petit !Comprenez-vous ? Cela n’avait pas d’importance, et je n’ypensais pas… Mais aujourd’hui… Cette preuve… Cette accusation…Ah ! quelle torture ! Regardez… Il fait partie de mondoigt… Il est incrusté dans ma chair… et je ne peux pas… je ne peuxpas.

Elle tirait vainement de toutes ses forces, au risque de seblesser. Mais la chair se gonflait autour de l’anneau, et l’anneaune bougeait point.

– Ah ! balbutia-t-elle, étreinte par une idée qui laterrifia… Je me souviens, l’autre nuit un cauchemar que j’ai eu… Ilme semblait que quelqu’un entrait dans ma chambre et s’emparait dema main. Et je ne pouvais pas me réveiller… C’était lui !c’était lui ! Il m’avait endormie, j’en suis sûre… Et ilregardait la bague… Et tantôt il me l’arrachera devant sa mère…Ah ! je comprends tout… Cet ouvrier bijoutier… c’est lui quime la coupera à même la main… Vous voyez… Je suis perdue…

Elle se cacha la tête et se mit à pleurer. Mais dans le silence,la pendule sonna une fois, et puis une autre fois, et une foisencore. Et Yvonne se redressa d’un bond.

– Le voilà cria-t-elle. Il va venir… Il va venir… Il est troisheures… Allons-nous-en…

– Vous ne partirez pas.

– Mon fils… Je veux le voir, le reprendre…

– Savez-vous seulement où il est ?

– Je veux partir !

– Vous ne partirez pas ! Ce serait de la folie.

Il la saisit aux poignets. Elle voulut se dégager, et Velmontdut apporter une certaine brusquerie pour vaincre sa résistance. Ala fin, il réussit à la ramener vers le divan, puis à l’étendre,et, tout de suite sans prêter attention à ses plaintes, il repritles bandes de toile et lui attacha les bras et les chevilles.

– Oui, disait-il, ce serait de la folie. Qui vous auraitdélivrée ? Qui vous aurait ouvert cette porte ? Uncomplice ? Quel argument contre vous, et comme votre mari s’enservirait auprès de sa mère ! Et puis, à quoi bon ? Vousenfuir, c’est accepter le divorce…, et sait-on jamais ledénouement ? Il faut rester ici.

Elle sanglotait.

– J’ai peur… J’ai peur… Cet anneau me brûle… Brisez-le…Brisez-le… Emportez-le… Qu’on ne le retrouve pas !

– Et si l’on ne le retrouve pas à votre doigt, qui l’auraitbrisé ? Toujours un complice… Non, il faut affronter la lutte,et vaillamment, puisque je réponds de tout… Croyez en moi… Jeréponds de tout… Dussé-je m’attaquer à la comtesse d’Origny etretarder ainsi l’entrevue…, dussé-je venir moi-même avant midi,c’est l’anneau nuptial que l’on arrachera de votre doigt je vous lejure et votre fils vous sera rendu…

Dominée, soumise, Yvonne, par instinct, s’offrait elle-même auxentraves. Quand il se releva, elle était liée comme auparavant.

Il inspecta la pièce pour s’assurer qu’aucune trace ne demeuraitde son passage. Puis il s’inclina de nouveau sur la jeune femme etmurmura :

– Pensez à votre fils, et, quoi qu’il arrive, ne craignez rien…,je veille sur vous…

Elle l’entendit ouvrir et refermer la porte du boudoir, puis,quelques minutes après, la porte de la rue.

A trois heures et demie, une automobile s’arrêtait. La porte, enbas, claqua de nouveau, et presque aussitôt Yvonne aperçut son mariqui entrait rapidement, l’air furieux. Il courut vers elle,s’assura qu’elle était toujours attachée, et, s’emparant de samain, examina la bague. Yvonne s’évanouit…

Elle ne sut pas au juste, en se réveillant, combien de tempselle avait dormi. Mais la clarté du grand jour pénétrait dans leboudoir, et elle constata, au premier mouvement qu’elle fit, queles bandes étaient coupées. Alors elle tourna la tête et vit auprèsd’elle son mari qui la regardait.

– Mon fils mon fils, gémit-elle, je veux mon fils…

Il répliqua, d’une voix dont elle sentit la raillerie :

– Notre fils est en lieu sûr. Et, pour l’instant, il ne s’agitpas de lui, mais de vous. Nous sommes l’un en face de l’autre sansdoute pour la dernière fois, et l’explication que nous allons avoirest très grave. Je dois vous avertir qu’elle aura lieu devant mamère. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

Yvonne s’efforça de cacher son trouble et répondit :

– Aucun.

– Je puis l’appeler ?

– Oui. Laissez-moi, en attendant. Je serai prête quand elleviendra.

– Ma mère est ici.

– Votre mère est ici ? s’écria Yvonne, éperdue et serappelant la promesse d’Horace Velmont.

– Oui.

– Et c’est maintenant ? C’est tout de suite que vousvoulez ?

– Oui.

– Pourquoi ? Pourquoi pas ce soir ? Demain ?

– Aujourd’hui, et maintenant, déclara le comte. Il s’est produitau cours de la nuit un incident assez bizarre et que je nem’explique pas : on m’a fait venir chez ma mère dans le but évidentde m’éloigner d’ici. Cela me détermine à devancer le moment del’explication. Vous ne désirez pas prendre quelque nourritureauparavant ?

– Non… non…

– Je vais donc chercher ma mère.

Il se dirigea vers la chambre d’Yvonne. Celle-ci jeta un coupd’œil sur la pendule. La pendule marquait dix heurestrente-cinq !

– Ah ! fit-elle avec un frisson d’épouvante.

Dix heures trente-cinq ! Horace Velmont ne la sauveraitpas, et personne au monde, et rien au monde ne la sauverait, car iln’y avait point de miracle qui pût faire que l’anneau d’or ne fûtpas à son doigt.

Le comte revint avec la comtesse d’Origny et la pria des’asseoir. C’était une femme sèche, anguleuse, qui avait toujoursmanifesté contre Yvonne des sentiments hostiles. Elle ne salua mêmepas sa belle-fille, montrant ainsi qu’elle était gagnée àl’accusation.

– Je crois, dit-elle, qu’il est inutile de parler trèslonguement. En deux mots, mon fils prétend…

– Je ne prétends pas, ma mère, dit le comte, j’affirme.J’affirme sous serment que, il y a trois mois, durant les vacances,le tapissier, en reposant les tapis de ce boudoir et de la chambre,a trouvé, dans une rainure de parquet, l’anneau de mariage quej’avais donné à ma femme. Cet anneau, le voici. La date du 23octobre est gravée à l’intérieur.

– Alors, dit la comtesse, l’anneau que votre femme porte…

– Cet anneau a été commandé par elle en échange du véritable.Sur mes indications, Bernard, mon domestique, après de longuesrecherches, a fini par découvrir, aux environs de Paris, où ilhabite maintenant, le petit bijoutier à qui elle s’était adressée.Cet homme se souvient parfaitement, et il est prêt à en témoigner,que sa cliente ne lui a pas fait inscrire une date, mais un nom. Cenom, il ne se le rappelle pas, mais peut-être l’ouvrier quitravaillait avec lui, dans son magasin, s’en souviendrait-il.Prévenu par lettre que j’avais besoin de ses services, cet homme arépondu hier qu’il était à ma disposition. Ce matin, dès neufheures, Bernard allait le chercher. Tous deux attendent dans moncabinet.

Il se tourna vers sa femme.

– Voulez-vous, de votre plein gré, me donner cetanneau ?

Elle articula :

– Vous savez bien, depuis la nuit où vous avez essayé de leprendre à mon insu, qu’il est impossible de l’ôter de mondoigt.

– En ce cas, puis-je donner l’ordre que cet homme monte ?Il a les instruments nécessaires.

– Oui, dit-elle d’une voix faible.

Elle était résignée. En une sorte de vision elle évoquaitl’avenir, le scandale, le divorce prononcé contre elle, l’enfantconfié par jugement au père, et elle acceptait cela en pensantqu’elle enlèverait son fils, qu’elle partirait avec lui au bout dumonde et qu’ils vivraient tous deux, seuls, heureux…

Sa belle-mère lui dit :

– Vous avez été bien légère, Yvonne.

Yvonne fut sur le point de se confesser à elle et de luidemander sa protection. A quoi bon ? Comment admettre que lacomtesse d’Origny pût la croire innocente ? Elle ne répliquapoint.

Tout de suite, d’ailleurs, le comte rentrait, suivi de sondomestique et d’un homme qui portait une trousse sous le bras.

Et le comte dit à cet homme :

– Vous savez de quoi il s’agit ?

– Oui, fit l’ouvrier. Une bague qui est devenue trop petite etqu’il faut trancher… C’est facile… Un coup de pince…

– Et vous examinerez ensuite, dit le comte, si l’inscription quiest à l’intérieur de cet anneau fut bien gravée par vous.

Yvonne observa la pendule. Il était onze heures moins dix. Illui sembla entendre quelque part dans l’hôtel un bruit de voix quidisputaient, et, malgré elle, un sursaut d’espoir la secoua.Peut-être Velmont avait-il réussi… Mais, le bruit s’étantrenouvelé, elle se rendit compte que des marchands ambulantspassaient sous ses fenêtres et s’éloignaient.

C’était fini. Horace Velmont n’avait pas pu la secourir. Et ellecomprit que, pour retrouver son enfant, il lui faudrait agir parses propres forces, car les promesses des autres sont vaines.

Elle eut un mouvement de recul. Elle avait vu sur sa main lamain sale de l’ouvrier, et ce contact odieux la révoltait.

L’homme s’excusa avec embarras. Le comte dit à sa femme :

– Il faut pourtant vous décider.

Alors elle tendit sa main fragile et tremblante que l’ouvriersaisit de nouveau, qu’il retourna, et appuya sur la table, la paumedécouverte. Yvonne sentit le froid de l’acier. Elle souhaitamourir, d’un coup, et, s’attachant aussitôt à cette idée de mort,elle pensa à des poisons qu’elle achèterait et qui l’endormiraientpresque à son insu.

L’opération fut rapide. De biais, les petites tenailles d’acierrepoussèrent la chair, se firent une place, et mordirent la bague.Un effort brutal la bague se brisa. Il n’y avait plus qu’à écarterles deux extrémités pour la sortir du doigt. C’est ce que fitl’ouvrier.

Le comte s’exclama, triomphant :

– Enfin nous allons savoir… La preuve est là ! Et noussommes tous témoins…

Il agrippa l’anneau et regarda l’inscription. Un cri de stupeurlui échappa. L’anneau portait la date de son mariage avec Yvonne :« Vingt-trois octobre. »

Nous étions assis sur la terrasse de Monte-Carlo. Son histoireterminée, Lupin alluma une cigarette et lança paisiblement desbouffées vers le ciel bleu.

Je lui dis :

– Eh bien ?

– Eh bien, quoi ?

– Comment, quoi ? mais la fin de l’aventure…

– La fin de l’aventure ? Mais il n’y en a pas d’autre.

– Voyons vous plaisantez…

– Nullement. Celle-là ne vous suffit pas ? La comtesse estsauvée. Le mari, n’ayant pas la moindre preuve contre elle, estcontraint par sa mère à renoncer au divorce et à rendre l’enfant.Voilà tout. Depuis il a quitté sa femme, et celle-ci vit heureuse,avec son fils, un garçon de seize ans.

– Oui… oui… mais la façon dont la comtesse a étésauvée ?

Lupin éclata de rire.

– Mon cher ami…

(Lupin daigne parfois m’appeler de la sorte.)

– Mon cher ami, vous avez peut-être une certaine adresse pourraconter mes exploits, mais fichtre ! il faut mettre lespoints sur les i. Je vous jure que la comtesse n’a pas eu besoind’explication.

– Je n’ai aucun amour-propre, lui répondis-je en riant. Mettezles points sur les i.

Il prit une pièce de cinq francs et referma la main surelle.

– Qu’y a-t-il dans cette main ?

– Une pièce de cinq francs.

Il ouvrit la main. La pièce de cinq francs n’y était pas.

– Vous voyez comme c’est facile ! Un ouvrier bijoutiercoupe avec des tenailles une bague sur laquelle est gravé un nom,mais il en présente une autre sur laquelle est gravée la date du 23octobre. C’est un simple tour d’escamotage, et j’ai celui-là dansle fond de mon sac, ainsi que beaucoup d’autres. Bigre ! J’aitravaillé six mois avec Pickmann.

– Mais alors…

– Allez-y donc !

– L’ouvrier bijoutier ?

– C’était Horace Velmont !… C’était ce brave Lupin !En quittant la comtesse à trois heures du matin, j’ai profité desquelques minutes qui me restaient avant l’arrivée du mari pourinspecter son cabinet de travail. Sur la table, j’ai trouvé lalettre que l’ouvrier bijoutier avait écrite. Cette lettre medonnait l’adresse. Moyennant quelques louis j’ai pris la place del’ouvrier, et je suis venu avec un anneau d’or coupé et gravéd’avance. Passez, muscade. Le comte n’y a vu que du feu.

– Parfait, m’écriai-je.

Et j’ajoutai, un peu ironique à mon tour :

– Mais ne croyez-vous pas que vous-mêmes fûtes quelque peu dupéen l’occurrence ?

– Ah ! Et par qui ?

– Par la comtesse.

– En quoi donc ?

– Dame ! Ce nom inscrit comme un talisman… Ce beauténébreux qui l’aima et souffrit pour elle… Tout cela me paraîtfort invraisemblable, et je me demande si, tout Lupin que voussoyez, vous n’êtes pas tombé au milieu d’un joli roman d’amour bienréel et pas trop innocent.

Lupin me regarda de travers.

– Non, dit-il.

– Comment le savez-vous ?

– Si la comtesse altéra la vérité en me disant qu’elle avaitconnu cet homme avant son mariage et qu’il était mort, et si ellel’aima dans le secret de son cœur, j’ai du moins la preuve que cetamour fut idéal, et que lui, ne le soupçonna pas.

– Et cette preuve ?

– Elle est inscrite au creux de la bague que j’ai briséemoi-même au doigt de la comtesse et que je porte. La voici. Vouspouvez lire le nom qu’elle avait fait graver.

Il me donna la bague. Je lus « Horace Velmont ».

Il y eut entre Lupin et moi un instant de silence, et, l’ayantobservé, je notai sur son visage une certaine émotion, un peu demélancolie.

Je repris :

– Pourquoi vous êtes-vous résolu à me raconter cette histoire àlaquelle vous avez fait souvent allusion devant moi ?

– Pourquoi ?

Il me montra, d’un signe, une femme très belle encore quipassait devant nous, au bras d’un jeune homme.

Elle aperçut Lupin et le salua.

– C’est elle, murmura-t-il, c’est elle avec son fils.

– Elle vous a donc reconnu ?

– Elle me reconnaît toujours, quel que soit mon déguisement.

– Mais, depuis le cambriolage du château de Thibermesnil, lapolice a identifié les deux noms de Lupin et d’Horace Velmont.

– Oui.

– Elle sait par conséquent qui vous êtes ?

– Oui.

– Et elle vous salue ? m’écriai-je malgré moi.

Il m’empoigna le bras, et, violemment :

– Croyez-vous donc que je sois Lupin pour elle ?Croyez-vous que je sois à ses yeux un cambrioleur, un escroc, ungredin ? Mais je serais le dernier des misérables, j’auraistué, même, qu’elle me saluerait encore.

– Pourquoi ? Parce qu’elle vous a aimé ?

– Allons donc ! ce serait une raison de plus, au contraire,pour qu’elle me méprisât.

– Alors ?

– Je suis l’homme qui lui a rendu son fils !

Chapitre 3Le signe de l’ombre

– J’ai reçu votre télégramme, me dit, en entrant chez moi, unmonsieur à moustaches grises, vêtu d’une redingote marron, etcoiffé d’un chapeau à larges bords. Et me voici. Qu’ya-t-il ?

Si je n’avais pas attendu Arsène Lupin, je ne l’aurais certespas reconnu sous cet aspect de vieux militaire en retraite.

– Qu’y a-t-il ? répliquai-je. Oh ! pas grand-chose,une coïncidence assez bizarre. Et comme il vous plaît de démêlerles affaires mystérieuses, au moins autant que de les combiner…

– Et alors ?

– Vous êtes bien pressé !

– Excessivement, si l’affaire en question ne vaut pas la peineque je me dérange. Par conséquent, droit au but.

– Droit au but, allons-y ! Et commencez, je vous prie, parjeter un coup d’œil sur ce petit tableau que j’ai découvert,l’autre semaine, dans un magasin poudreux de la rive gauche, et quej’ai acheté pour son cadre Empire, à double palmette car lapeinture est abominable.

– Abominable, en effet, dit Lupin, au bout d’un instant, mais lesujet lui-même ne manque pas de saveur…, ce coin de vieille couravec sa rotonde à colonnade grecque, son cadran solaire et sonbassin, avec son puits délabré au toit Renaissance, avec sesmarches et son banc de pierre, tout cela est pittoresque.

– Et authentique, ajoutai-je. La toile, bonne ou mauvaise, n’ajamais été enlevée de son cadre Empire. D’ailleurs, la date est là…Tenez, dans le bas, à gauche, ces chiffres rouges, 15-4-2, quisignifient évidemment 15 avril 1802.

– En effet… en effet… Mais vous parliez d’une coïncidence, et,jusqu’ici, je ne vois pas…

J’allai prendre dans un coin une longue-vue que j’établis surson trépied et que je braquai vers la fenêtre ouverte d’une petitechambre située en face de mon appartement, de l’autre côté de larue. Et je priai Lupin de regarder.

Il se pencha. Le soleil, oblique à cette heure, éclairait lachambre où l’on apercevait des meubles d’acajou très simples, ungrand lit d’enfant habillé de rideaux en cretonne.

– Ah ! dit Lupin tout à coup, le même tableau !

– Exactement le même ! affirmai-je. Et la date vous voyezla date en rouge ? 15-4-2.

– Oui, je vois… Et qui demeure dans cette chambre ?

– Une dame ou plutôt une ouvrière, puisqu’elle est obligée detravailler pour vivre…, des travaux de couture qui la nourrissent àpeine, elle et son enfant.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Louise d’Ernemont. D’après mes renseignements, elle estl’arrière-petite-fille d’un fermier général qui fut guillotiné sousla Terreur.

– Le même jour qu’André Chénier, acheva Lupin. Cet Ernemont,selon les mémoires du temps, passait pour très riche.

Il releva la tête et me demanda :

– L’histoire est intéressante… Pourquoi avez-vous attendu pourme la raconter ?

– Parce que c’est aujourd’hui le 15 avril.

– Eh bien ?

– Eh bien, depuis hier, je sais – un bavardage de concierge –que le 15 avril occupe une place importante dans la vie de Louised’Ernemont.

– Pas possible !

– Contrairement à ses habitudes, elle qui travaille tous lesjours, qui tient en ordre les deux pièces dont se compose sonappartement, qui prépare le déjeuner que sa fille prendra au retourde l’école communale le 15 avril, elle sort avec la petite vers dixheures, et ne rentre qu’à la nuit tombante. Cela, depuis desannées, et quel que soit le temps. Avouez que c’est étrange, cettedate que je trouve sur un vieux tableau analogue, et qui règle lasortie annuelle de la descendante du fermier général Ernemont.

– Étrange… Vous avez raison, prononça Lupin d’une voix lente. Etl’on ne sait pas où elle va ?

– On l’ignore. Elle ne s’est confiée à personne. D’ailleurs elleparle très peu.

– Vous êtes sûr de vos informations ?

– Tout à fait sûr. Et la preuve qu’elles sont exactes, tenez, lavoici.

Une porte s’était ouverte en face, livrant passage à une petitefille de sept à huit ans, qui vint se mettre à la fenêtre. Une dameapparut derrière elle, assez grande, encore jolie, l’air doux etmélancolique. Toutes deux étaient prêtes, habillées de vêtementssimples, mais qui dénotaient chez la mère un souci d’élégance.

– Vous voyez, murmurai-je, elles vont sortir.

De fait, après un moment, la mère prit l’enfant par la main, etelles quittèrent la chambre.

Lupin saisit son chapeau.

– Venez-vous ?

Une curiosité trop vive me stimulait pour que je fisse lamoindre objection. Je descendis avec Lupin.

En arrivant dans la rue, nous aperçûmes ma voisine qui entraitchez un boulanger. Elle acheta deux petits pains qu’elle plaça dansun menu panier que portait sa fille et qui semblait déjà contenirdes provisions. Puis elles se dirigèrent du côté des boulevardsextérieurs, qu’elles suivirent jusqu’à la place de l’Étoile.L’avenue Kléber les conduisit à l’entrée de Passy.

Lupin marchait silencieusement, avec une préoccupation visibleque je me réjouissais d’avoir provoquée. De temps à autre, unephrase me montrait le fil de ses réflexions, et je pouvaisconstater que l’énigme demeurait entière pour lui comme pourmoi.

Louise d’Ernemont cependant avait obliqué sur la gauche par larue Raynouard, vieille rue paisible où Franklin et Balzac vécurent,et qui, bordée d’anciennes maisons et de jardins discrets, vousdonne une impression de province. Au pied du coteau qu’elle domine,la Seine coule, et des ruelles descendent vers le fleuve.

C’est l’une de ces ruelles, étroite, tortueuse, déserte, queprit ma voisine. Il y avait d’abord à droite une maison dont lafaçade donnait sur la rue Raynouard, puis un mur moisi, d’unehauteur peu commune, soutenu de contreforts, hérissé de tessons debouteilles.

Vers le milieu, une porte basse en forme d’arcade le trouait,devant laquelle Louise d’Ernemont s’arrêta, et qu’elle ouvrit àl’aide d’une clef qui nous parut énorme. La mère et la filleentrèrent.

– En tout cas, me dit Lupin, elle n’a rien à cacher, car elle nes’est pas retournée une seule fois…

Il avait à peine achevé cette phrase qu’un bruit de pas retentitderrière nous. C’étaient deux vieux mendiants, un homme et unefemme déguenillés, sales, crasseux, couverts de haillons. Ilspassèrent sans prêter attention à notre présence. L’homme sortit desa besace une clef semblable à celle de ma voisine, etl’introduisit dans la serrure. La porte se referma sur eux.

Et tout de suite, au bout de la ruelle, un bruit d’automobilequi s’arrête. Lupin m’entraîna cinquante mètres plus bas, dans unrenfoncement qui suffisait à nous dissimuler. Et nous vîmesdescendre, un petit chien sous le bras, une jeune femme trèsélégante, parée de bijoux, les yeux trop noirs, les lèvres troprouges, et les cheveux trop blonds. Devant la porte, même manœuvre,même clef… La demoiselle au petit chien disparut.

– Ça commence à devenir amusant, ricana Lupin. Quel rapport cesgens-là peuvent-ils avoir les uns avec les autres ?

Successivement débouchèrent deux dames âgées, maigres, assezmisérables d’aspect, et qui se ressemblaient comme deux sœurs puisun valet de chambre ; puis un caporal d’infanterie ; puisun gros monsieur vêtu d’une jaquette malpropre et rapiécée ;puis une famille d’ouvriers, tous les six pâles, maladifs, l’air degens qui ne mangent pas à leur faim. Et chacun des nouveaux venusarrivait avec un panier ou un filet rempli de provisions.

– C’est un pique-nique, m’écriai-je.

– De plus en plus étonnant, articula Lupin, et je ne seraitranquille que quand je saurai ce qui se passe derrière ce mur.

L’escalader, c’était impossible. En outre nous vîmes qu’ilaboutissait, au bas de la ruelle comme en haut, à deux maisons dontaucune fenêtre ne donnait sur l’enclos.

Nous cherchions vainement un stratagème, quand, tout à coup, lapetite porte se rouvrit et livra passage à l’un des enfants del’ouvrier.

Le gamin monta en courant jusqu’à la rue Raynouard. Quelquesminutes après, il rapportait deux bouteilles d’eau, qu’il déposapour sortir de sa poche la grosse clef.

A ce moment, Lupin m’avait déjà quitté et longeait le mur d’unpas lent comme un promeneur qui flâne. Lorsque l’enfant, aprèsavoir pénétré dans l’enclos, repoussa la porte, il fit un bond etplanta la pointe de son couteau dans la gâche de la serrure. Lepêne n’étant pas engagé, un effort suffit pour que le battants’entrebâillât.

– Nous y sommes, dit Lupin.

Il passa la tête avec précaution, puis, à ma grande surprise,entra franchement. Mais, ayant suivi son exemple, je pus constaterque, à dix mètres en arrière du mur, un massif de lauriers élevaitcomme un rideau qui nous permettait d’avancer sans être vus.

Lupin se posta au milieu du massif. Je m’approchai et, ainsi quelui, j’écartai les branches d’un arbuste. Le spectacle qui s’offritalors à mes yeux était si imprévu, que je ne pus retenir uneexclamation, tandis que, de son côté, Lupin jurait entre ses dents:

– Crebleu ! celle-là est drôle !

Nous avions devant nous, dans l’espace restreint qui s’étendaitentre les deux maisons sans fenêtres, le même décor quereprésentait le vieux tableau acheté par moi chez unbrocanteur !

Le même décor ! Au fond, contre un second mur, la mêmerotonde grecque offrait sa colonnade légère. Au centre, les mêmesbancs de pierre dominaient un cercle de quatre marches quidescendaient vers un bassin aux dalles moisies. Sur la gauche, lemême puits dressait son toit de fer ouvragé, et tout près, le mêmecadran solaire montrait la flèche de son style et sa table demarbre.

Le même décor ! Et ce qui ajoutait à l’étrangeté duspectacle, c’était le souvenir, obsédant pour Lupin et pour moi, decette date du 15 avril, et c’était l’idée que précisément cejour-là nous étions le 15 avril, et que seize à dix-huit personnes,si différentes d’âge, de condition et de manières, avaient choisile 15 avril pour se rassembler en ce coin perdu de Paris.

Toutes, à la minute où nous les vîmes, assises par groupesisolés sur les bancs et les marches, elles mangeaient. Non loin dema voisine et de sa fille, la famille d’ouvriers et le couple demendiants fusionnaient, tandis que le valet de chambre, le monsieurà la jaquette malpropre, le caporal d’infanterie et les deux sœursmaigres, réunissaient leurs tranches de jambon, leurs boîtes desardines et leur fromage de gruyère.

Il était alors une heure et demie. Le mendiant sortit sa pipeainsi que le gros monsieur. Les hommes se mirent à fumer près de larotonde et les femmes les rejoignirent. D’ailleurs, tous ces gensavaient l’air de se connaître.

Ils se trouvaient assez loin de nous, de sorte que nousn’entendions pas leurs paroles. Cependant, nous vîmes que laconversation devenait animée. La demoiselle au petit chien surtout,très entourée maintenant, pérorait et faisait de grands gestes quiincitaient le petit chien à des aboiements furieux.

Mais soudain il y eut une exclamation et, aussitôt, des cris decolère, et tous, hommes et femmes, ils s’élancèrent en désordrevers le puits.

Un des gamins de l’ouvrier en surgissait à ce moment, attachépar la ceinture au crochet de fer qui termine la corde, et lestrois autres gamins le remontaient en tournant la manivelle.

Plus agile, le caporal se jeta sur lui, et, tout de suite, levalet de chambre et le gros monsieur l’agrippèrent, tandis que lesmendiants et les sœurs maigres se battaient avec le ménageouvrier.

En quelques secondes, il ne restait plus à l’enfant que sachemise. Maître des vêtements, le valet de chambre se sauva,poursuivi par le caporal qui lui arracha la culotte, laquelle futreprise au caporal par une des sœurs maigres.

– Ils sont fous ! murmurai-je, absolument ahuri.

– Mais non, mais non, dit Lupin.

– Comment ! vous y comprenez donc quelque chose ?

A la fin, Louise d’Ernemont qui, après le débat, s’était poséeen conciliatrice, réussit à apaiser le tumulte. On s’assit denouveau, mais il y eut une réaction chez tous ces gens exaspérés,et ils demeurèrent immobiles et taciturnes, comme harassés defatigue.

Et du temps s’écoula. Impatienté, et commençant à souffrir de lafaim, j’allai chercher jusqu’à la rue Raynouard quelquesprovisions, que nous nous partageâmes tout en surveillant lesacteurs de la comédie incompréhensible qui se jouait sous nos yeux.Chaque minute semblait les accabler d’une tristesse croissante, etils prenaient des attitudes découragées, courbaient le dos de plusen plus et s’absorbaient dans leurs méditations.

– Vont-ils coucher là ? prononçai-je avec ennui.

Mais, vers cinq heures, le gros monsieur à la jaquette malpropretira sa montre. On l’imita, et tous, leur montre à la main, ilsparurent attendre avec anxiété un événement qui devait avoir poureux une importance considérable. L’événement ne se produisit pas,car, au bout de quinze à vingt minutes, le gros monsieur eut ungeste de désespoir, se leva et mit son chapeau.

Alors des lamentations retentirent. Les deux sours maigres et lafemme de l’ouvrier se jetèrent à genoux et firent le signe de lacroix. La demoiselle au petit chien et la mendiante s’embrassèrenten sanglotant, et nous surprîmes Louise d’Ernemont qui serrait safille contre elle, d’un mouvement triste.

– Allons-nous-en, dit Lupin.

– Vous croyez que la séance est finie ?

– Oui, et nous n’avons que le temps de filer.

Nous partîmes sans encombre. Au haut de la rue Raynouard, Lupintourna sur sa gauche et, me laissant dehors, entra dans la premièremaison, celle qui dominait l’enclos.

Après avoir conversé quelques instants avec le concierge, il merejoignit et nous arrêtâmes une automobile.

– Rue de Turin, 34, dit-il au chauffeur.

Au 34 de cette rue, le rez-de-chaussée était occupé par uneétude de notaire et, presque aussitôt, nous fûmes introduits dansle cabinet de Me Valandier, homme d’un certain âge, affable etsouriant.

Lupin se présenta sous le nom du capitaine en retraite Janniot.Il voulait se faire bâtir une maison selon ses goûts, et on luiavait parlé d’un terrain sis auprès de la rue Raynouard.

– Mais ce terrain n’est pas à vendre ! s’écria MeValandier.

– Ah ! on m’avait dit…

– Nullement…, nullement…

Le notaire se leva et prit dans une armoire un objet qu’il nousmontra. Je fus confondu. C’était le même tableau que j’avaisacheté, le même tableau qui se trouvait chez Louise d’Ernemont.

– Il s’agit du terrain que représente cette toile, le d’Ernemontcomme on l’appelle ?

– Précisément.

– Eh bien, reprit le notaire, ce clos faisait partie d’un grandjardin que possédait le fermier général d’Ernemont, exécuté sous laTerreur. Tout ce qui pouvait être vendu, les héritiers le vendirentpeu à peu. Mais ce dernier morceau est resté et restera dansl’indivision…, à moins que…

Le notaire se mit à rire.

– A moins que ? interrogea Lupin.

– Oh ! c’est toute une histoire, assez curieuse d’ailleurs,et dont je m’amuse quelquefois à parcourir le dossiervolumineux.

– Est-il indiscret ?

– Pas du tout, déclara Me Valandier qui semblait ravi, aucontraire, de placer son récit.

Et sans se faire prier, il commença.

« Dès le début de la Révolution, Louis-Agrippa d’Ernemont, sousprétexte de rejoindre sa femme qui vivait à Genève avec leur fillePauline, ferma son hôtel du faubourg Saint-Germain, congédia sesdomestiques, et vint s’installer, ainsi que son fils Charles, danssa petite maison de Passy où personne ne le connaissait, qu’unevieille servante dévouée. Il y resta caché durant trois ans, et ilpouvait espérer que sa retraite ne serait pas découverte lorsqu’unjour, après déjeuner, comme il faisait sa sieste, la vieilleservante entra précipitamment dans sa chambre. Elle avait aperçu aubout de la rue une patrouille d’hommes armés qui semblait sediriger vers la maison. Louis d’Ernemont s’apprêta vivement, et, àl’instant où les hommes frappaient, disparut par la porte quidonnait sur le jardin, en criant à son fils d’une voix effacée:

« Retiens-les…, cinq minutes seulement.

« Voulait-il s’enfuir ? Trouva-t-il gardées les issues dujardin ? Sept ou huit minutes plus tard, il revenait,répondait très calmement aux questions, et ne faisait aucunedifficulté pour suivre les hommes. Son fils Charles, bien qu’iln’eût que dix-huit ans, fut également emmené. »

– Cela se passait ? demanda Lupin.

– Cela se passait le 26 germinal an II, c’est-à-dire le…

Me Valandier s’interrompit, les yeux tournés vers le calendrierqui pendait au mur, et il s’écria :

– Mais c’est justement aujourd’hui. Nous sommes le 15 avril,jour anniversaire de l’arrestation du fermier général.

– Coïncidence bizarre, dit Lupin. Et cette arrestation eut, sansdoute, étant donné l’époque, des suites graves ?

– Oh ! fort graves, dit le notaire en riant. Trois moisaprès, au début de Thermidor, le fermier général montait surl’échafaud. On oublia son fils Charles en prison, et leurs biensfurent confisqués.

– Des biens immenses, n’est-ce pas ? fit Lupin.

– Eh voilà ! voilà précisément où les choses secompliquent. Ces biens qui, en effet, étaient immenses, demeurèrentintrouvables. On constata que l’hôtel du faubourg Saint-Germainavait été, avant la Révolution, vendu à un Anglais, ainsi que tousles châteaux et terres de province, ainsi que tous les bijoux,valeurs et collections du fermier général. La Convention, puis leDirectoire, ordonnèrent des enquêtes minutieuses. Ellesn’aboutirent à aucun résultat.

– Il restait tout au moins, dit Lupin, la maison de Passy.

– La maison de Passy fut achetée à vil prix par le délégué mêmede la Commune qui avait arrêté d’Ernemont, le citoyen Broquet. Lecitoyen Broquet s’y enferma, barricada les portes, fortifia lesmurs, et lorsque Charles d’Ernemont, enfin libéré, se présenta, ille reçut à coups de fusil. Charles intenta des procès, les perdit,promit de grosses sommes. Le citoyen Broquet fut intraitable. Ilavait acheté la maison, il la garda, et il l’eût gardée jusqu’à samort, si Charles n’avait obtenu l’appui de Bonaparte. Le 12 février1803, le citoyen Broquet vida les lieux, mais la joie de Charlesfut si grande, et sans doute son cerveau avait été bouleversé siviolemment par toutes ces épreuves, que, en arrivant au seuil de lamaison enfin reconquise, avant même d’ouvrir la porte, il se mit àdanser et à chanter. Il était fou !

– Bigre ! murmura Lupin. Et que devint-il ?

– Sa mère, et sa sœur Pauline (laquelle avait fini par se marierà Genève avec un de ses cousins) étant mortes toutes deux, lavieille servante prit soin de lui, et ils vécurent ensemble dans lamaison de Passy. Des années se passèrent sans événement notable,mais soudain, en 1812, un coup de théâtre. A son lit de mort,devant deux témoins qu’elle appela, la vieille servante fitd’étranges révélations. Elle déclara que, au début de laRévolution, le fermier général avait transporté dans sa maison dePassy des sacs remplis d’or et d’argent, et que ces sacs avaientdisparu quelques jours avant l’arrestation. D’après des confidencesantérieures de Charles d’Ernemont, qui les tenait de son père, lestrésors se trouvaient cachés dans le jardin, entre la rotonde, lecadran solaire et le puits. Comme preuve elle montra troistableaux, ou plutôt, car ils n’étaient pas encadrés, trois toilesque le fermier général avait peintes durant sa captivité et qu’ilavait réussi à lui faire passer avec l’ordre de les remettre à safemme, à son fils et à sa fille. Tentés par l’appât des richesses,Charles et la vieille bonne avaient gardé le silence. Puis étaientvenus les procès, la conquête de la maison, la folie de Charles,les recherches personnelles et inutiles de la servante, et lestrésors étaient toujours là.

– Et ils y sont encore, ricana Lupin.

– Et ils y sont toujours, s’écria Me Valandier à moins…, à moinsque le citoyen Broquet, qui sans doute avait flairé quelque chose,ne les ait dénichés. Hypothèse peu probable, car le citoyen Broquetmourut dans la misère.

– Alors ?

– Alors on chercha. Les enfants de Pauline, la sœur, accoururentde Genève. On découvrit que Charles s’était marié clandestinementet qu’il avait des fils. Tous ces héritiers se mirent à labesogne.

– Mais Charles ?

– Charles vivait dans la retraite la plus absolue. Il nequittait pas sa chambre.

– Jamais ?

– Si, et c’est là vraiment ce qu’il y a d’extraordinaire, deprodigieux dans l’aventure. Une fois l’an, Charles d’Ernemont, mûpar une sorte de volonté inconsciente, descendait, suivaitexactement le chemin que son père avait suivi, traversait lejardin, et s’asseyait tantôt sur les marches de la rotonde, dontvous voyez ici le dessin, tantôt sur la margelle de ce puits. Acinq heures vingt-sept minutes, il se levait et rentrait, et,jusqu’à sa mort, survenue en 1820, il ne manqua pas une seule foiscet incompréhensible pèlerinage. Or ce jour-là, c’était le 15avril, jour de l’anniversaire de l’arrestation.

Me Valandier ne souriait plus, troublé lui-même par ladéconcertante histoire qu’il nous racontait.

Après un instant de réflexion, Lupin demanda :

– Et depuis la mort de Charles ?

– Depuis cette époque, reprit le notaire avec une certainesolennité, depuis bientôt cent ans, les héritiers de Charles et dePauline d’Ernemont continuent le pèlerinage du 15 avril. Lespremières années, des fouilles minutieuses furent pratiquées. Pasun pouce du jardin que l’on ne scrutât, pas une motte de terre quel’on ne retournât. Maintenant, c’est fini. A peine si l’on cherche.A peine si, de temps à autre, sans motif, on soulève une pierre oul’on explore le puits. Non, ils s’assoient sur les marches de larotonde comme le pauvre fou, et comme lui attendent. Et,voyez-vous, c’est la tristesse de leur destinée. Depuis cent ans,tous ceux qui se sont succédé, les fils après les pères, tous, ilsont perdu, comment dirais-je ? le ressort de la vie. Ils n’ontplus de courage, plus d’initiative. Ils attendent, ils attendent le15 avril, et lorsque le 15 avril est arrivé, ils attendent qu’unmiracle se produise. Tous, la misère a fini par les vaincre. Mesprédécesseurs et moi, peu à peu, nous avons vendu, d’abord lamaison pour en construire une autre de rapport plus fructueux,ensuite des parcelles du jardin, et d’autres parcelles. Mais, cecoin-là, ils aimeraient mieux mourir que de l’aliéner. Là-dessustout le monde est d’accord, aussi bien Louise d’Ernemont,l’héritière directe de Pauline, que les mendiants, les ouvriers, levalet de chambre, la danseuse de cirque, etc. qui représentent cemalheureux Charles.

Un nouveau silence, et Lupin reprit :

– Votre opinion, Maître Valandier ?

– Mon opinion est qu’il n’y a rien. Quel crédit accorder auxdires d’une vieille bonne, affaiblie par l’âge ? Quelleimportance attacher aux lubies d’un fou ? En outre, si lefermier général avait réalisé sa fortune, ne croyez-vous point quecette fortune se serait trouvée ? Dans un espace restreintcomme celui-là, on cache un papier, un joyau, non pas destrésors.

– Cependant, les tableaux ?

– Oui, évidemment. Mais tout de même, est-ce une preuvesuffisante ?

Lupin se pencha sur celui que le notaire avait tiré del’armoire, et après l’avoir examiné longuement :

– Vous avez parlé de trois tableaux ?

– Oui ; l’un, que voici, fut remis à mon prédécesseur parles héritiers de Charles. Louise d’Ernemont en possède un autre.Quant au troisième, on ne sait ce qu’il est devenu.

Lupin me regarda et continua :

– Et chacun d’eux portait la même date ?

– Oui, inscrite par Charles d’Ernemont lorsqu’il les fitencadrer peu de temps avant sa mort La même date, 15-4-2,c’est-à-dire le 15 avril an II, selon le calendrierrévolutionnaire, puisque l’arrestation eut lieu en avril 1794.

– Ah ! bien, parfait, dit Lupin le chiffre 2 signifie…

Il demeura pensif durant quelques instants et reprit :

– Encore une question, voulez-vous ? Personne ne s’estjamais offert pour résoudre ce problème ?

Me Valendier leva les bras.

– Que dites-vous là s’écria-t-il. Mais ce fut la plaie del’étude. De 1820 à 1843, un de mes prédécesseurs, Me Turbon, a étéconvoqué dix-huit fois à Passy par le groupe des héritiers auxquelsdes imposteurs, des tireurs de cartes, des illuminés avaient promisde découvrir les trésors du fermier général. A la fin, une règlefut établie : toute personne étrangère qui voulait opérer desrecherches devait, au préalable, déposer une certaine somme.

– Quelle somme ?

– Cinq mille francs. En cas de réussite, le tiers des trésorsrevient à l’individu. En cas d’insuccès, le dépôt reste acquis auxhéritiers. Comme ça, je suis tranquille.

– Voici les cinq mille francs.

Le notaire sursauta.

– Hein ! que dites-vous ?

– Je dis, répéta Lupin en sortant cinq billets de sa poche, eten les étalant sur la table avec le plus grand calme, je dis quevoici le dépôt de cinq mille francs. Veuillez m’en donner reçu, etconvoquer tous les héritiers d’Ernemont pour le 15 avril de l’annéeprochaine, à Passy.

Le notaire n’en revenait pas. Moi-même, quoique Lupin m’eûthabitué à ces coups de théâtre, j’étais fort surpris.

– C’est sérieux ? articula M Valandier.

– Absolument sérieux.

– Pourtant je ne vous ai pas caché mon opinion. Toutes ceshistoires invraisemblables ne reposent sur aucune preuve.

– Je ne suis pas de votre avis, déclara Lupin.

Le notaire le regarda comme on regarde un monsieur dont laraison n’est pas très saine. Puis, se décidant, il prit la plume etlibella, sur papier timbré, un contrat qui mentionnait le dépôt ducapitaine en retraite Janniot, et lui garantissait un tiers dessommes par lui découvertes.

– Si vous changez d’avis, ajouta-t-il, je vous prie de m’enavertir huit jours d’avance. Je ne préviendrai la familled’Ernemont qu’au dernier moment, afin de ne pas donner à cespauvres gens un espoir trop long.

– Vous pouvez les prévenir dès aujourd’hui, Maître Valandier.Ils passeront, de la sorte, une année meilleure.

On se quitta. Aussitôt dans la rue, je m’écrai :

– Vous savez donc quelque chose ?

– Moi ? répondit Lupin, rien du tout. Et c’est là,précisément, ce qui m’amuse.

– Mais il y a cent ans que l’on cherche !

– Il s’agit moins de chercher que de réfléchir. Or j’ai troiscent soixante-cinq jours pour réfléchir. C’est trop, et je risqued’oublier cette affaire, si intéressante qu’elle soit. Cher ami,vous aurez l’obligeance de me la rappeler, n’est-ce pas ?

Je la lui rappelai à diverses reprises pendant les mois quisuivirent, sans que, d’ailleurs, il parût y attacher beaucoupd’importance. Puis il y eut toute une période durant laquelle jen’eus pas l’occasion de le voir. C’était l’époque, je le susdepuis, du voyage qu’il fit en Arménie, et de la lutte effroyablequ’il entreprit contre le Sultan rouge, lutte qui se termina parl’effondrement du despote.

Je lui écrivais toutefois à l’adresse qu’il m’avait donnée, etje pus ainsi lui communiquer que certains renseignements obtenus dedroite et de gauche sur ma voisine, Louise d’Ernemont, m’avaientrévélé l’amour qu’elle avait eu, quelques années auparavant, pourun jeune homme très riche, qui l’aimait encore, mais qui, contraintpar sa famille, avait dû l’abandonner, ainsi que le désespoir de lajeune femme, la vie courageuse qu’elle menait avec sa fille.

Lupin ne répondit à aucune de mes lettres. Lesrecevait-il ? La date approchait cependant, et je n’étais passans me demander si ses nombreuses entreprises ne l’empêcheraientpas de venir au rendez-vous fixé.

De fait, le matin du 15 avril arriva, et j’avais fini dedéjeuner que Lupin n’était pas encore là. A midi un quart, je m’enallai et me fis conduire à Passy.

Tout de suite, dans la ruelle, j’avisai les quatre gamins del’ouvrier qui stationnaient devant la porte. Averti par eux, MeValandier accourut à ma rencontre.

– Eh bien, le capitaine Janniot ? s’écria-t-il.

– Il n’est pas ici ?

– Non, et je vous prie de croire qu’on l’attend avecimpatience.

Les groupes, en effet, se pressaient autour du notaire, et tousces visages, que je reconnus, n’avaient plus leur expression morneet découragée de l’année précédente.

– Ils espèrent, me dit Me Valandier, et c’est ma faute. Quevoulez-vous… Votre ami m’a laissé un tel souvenir que j’ai parlé àces braves gens avec une confiance que je n’éprouve pas. Mais, toutde même, c’est un drôle de type que ce capitaine Janniot…

Il m’interrogea, et je lui donnai, sur le capitaine, desindications quelque peu fantaisistes que les héritiers écoutaienten hochant la tête.

Louise d’Ernemont murmura :

– Et s’il ne vient pas ?

– Nous aurons toujours les cinq mille francs à nous partager,dit le mendiant.

N’importe ! La parole de Louise d’Ernemont avait jeté unfroid. Les visages se renfrognèrent, et je sentis comme uneatmosphère d’angoisse qui pesait sur nous.

A une heure et demie, les deux sœurs maigres s’assirent, prisesde défaillance. Puis le gros monsieur à la jaquette malpropre eutune révolte subite contre le notaire.

– Parfaitement, Maître Valandier, vous êtes responsable… Vousauriez dû amener le capitaine de gré ou de force… Un farceur,évidemment.

Il me regarda d’un œil mauvais et le valet de chambre, de soncôté, maugréa des injures à mon adresse.

Mais l’aîné des gamins surgit à la porte en criant :

– Voilà quelqu’un ! Une motocyclette !

Le bruit d’un moteur grondait par-delà le mur. Au risque de serompre les os, un homme à motocyclette dégringolait la ruelle.Brusquement, devant la porte, il bloqua ses freins et sauta demachine.

Sous la couche de poussière qui le recouvrait comme d’uneenveloppe, on pouvait voir que ses vêtements gros bleu, que sonpantalon au pli bien formé, n’étaient point ceux d’un touriste, pasplus que son chapeau de feutre noir ni que ses bottinesvernies.

Mais ce n’est pas le capitaine Janniot, clama le notaire quihésitait à le reconnaître.

– Si, affirma Lupin en nous tendant la main, c’est le capitaineJanniot, seulement j’ai fait couper ma moustache Maître Valandier,voici le reçu que vous avez signé.

Il saisit un des gamins par le bras et lui dit :

– Cours à la station de voitures et ramène une automobilejusqu’à la rue Raynouard. Galope, j’ai un rendez-vous urgent à deuxheures et quart.

Il y eut des gestes de protestation. Le capitaine Janniot tirasa montre.

– Eh quoi ! il n’est que deux heures moins douze. J’aiquinze bonnes minutes. Mais pour Dieu que je suis fatigué ! etsurtout comme j’ai faim !

En hâte le caporal lui tendit son pain de munition qu’il mordità pleines dents, et s’étant assis, il prononça :

– Vous m’excuserez. Le rapide de Marseille a déraillé entreDijon et Laroche. Il y a une quinzaine de morts, et des blessés quej’ai dû secourir. Alors, dans le fourgon des bagages, j’ai trouvécette motocyclette Maître Valandier, vous aurez l’obligeance de lafaire remettre à qui de droit. L’étiquette est encore attachée auguidon. Ah te voici de retour, gamin. L’auto est là ? Au coinde la rue Raynouard ? A merveille.

Il consulta sa montre.

– Eh ! Eh ! pas de temps à perdre.

Je le regardais avec une curiosité ardente. Mais quelle devaitêtre l’émotion des héritiers d’Ernemont ! Certes, ilsn’avaient pas, dans le capitaine Janniot, la foi que j’avais enLupin. Cependant leurs figures étaient blêmes et crispées.

Lentement le capitaine Janniot se dirigea vers la gauche ets’approcha du cadran solaire. Le piédestal en était formé par unhomme au torse puissant, qui portait, sur les épaules, une table demarbre dont le temps avait tellement usé la surface qu’ondistinguait à peine les lignes des heures gravées. Au-dessus unAmour, aux ailes déployées, tenait une longue flèche qui servaitd’aiguille.

Le capitaine resta penché environ une minute, les yeuxattentifs.

Puis il demanda :

– Un couteau, s’il vous plaît ?

Deux heures sonnèrent quelque part. A cet instant précis, sur lecadran illuminé de soleil, l’ombre de la flèche se profilaitsuivant une cassure du marbre qui coupait le disque à peu près parle milieu.

Le capitaine saisit le couteau qu’on lui tendait. Il l’ouvrit.Et à l’aide de la pointe, très doucement, il commença à gratter lemélange de terre, de mousse et de lichen qui remplissait l’étroitecassure.

Tout de suite, à dix centimètres du bord, il s’arrêta, comme sison couteau eût rencontré un obstacle, enfonça l’index et le pouce,et retira un menu objet qu’il frotta entre les paumes de ses mainset offrit ensuite au notaire.

– Tenez, Maître Valandier, voici toujours quelque chose.

C’était un diamant énorme, de la grosseur d’une noisette, ettaillé de façon admirable.

Le capitaine se remit à la besogne. Presque aussitôt, nouvellehalte. Un second diamant, superbe et limpide comme le premier,apparut.

Et puis il en vint un troisième, et un quatrième.

Une minute après, tout en suivant d’un bord à l’autre lafissure, et sans creuser certes à plus d’un centimètre et demi deprofondeur, le capitaine avait retiré dix-huit diamants de la mêmegrosseur.

Durant cette minute il n’y eut pas, autour du cadran solaire, unseul cri, pas un seul geste. Une sorte de stupeur anéantissait leshéritiers. Puis le gros monsieur murmura :

– Crénom de crénom !

Et le caporal gémit :

– Ah ! mon capitaine…, mon capitaine…

Les deux sœurs tombèrent évanouies. La demoiselle au petit chiense mit à genoux et pria, tandis que le domestique titubant, l’aird’un homme ivre, se tenait la tête à deux mains, et que Louised’Ernemont pleurait.

Lorsque le calme fut rétabli et qu’on voulut remercier lecapitaine Janniot, on s’aperçut qu’il était parti.

Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que l’occasion seprésenta, pour moi, d’interroger Lupin au sujet de cette affaire.En veine de confidences, il me répondit :

– L’affaire des dix-huit diamants ? Mon Dieu, quand jesonge que trois ou quatre générations de mes semblables en ontcherché la solution !

– Et les dix-huit diamants étaient là, sous un peu depoussière !

– Mais comment avez-vous deviné ?

– Je n’ai pas deviné. J’ai réfléchi. Ai-je eu même besoin deréfléchir ? Dès le début, je fus frappé par ce fait que toutel’aventure était dominée par une question primordiale : la questionde temps. Lorsqu’il avait encore sa raison, Charles d’Ernemontinscrivait une date sur les trois tableaux. Plus tard, dans lesténèbres où il se débattait, une petite lueur d’intelligence leconduisait chaque année au centre du vieux jardin, et la même lueurl’en éloignait chaque année, au même instant, c’est-à-dire à cinqheures vingt-sept minutes. Qu’est-ce qui réglait de la sorte lemécanisme déréglé de ce cerveau ? Quelle force supérieuremettait en mouvement le pauvre fou ? Sans aucun doute, lanotion instinctive du Temps que représentait, sur les tableaux dufermier général, le cadran solaire. C’était la révolution annuellede la terre autour du soleil qui ramenait à date fixe Charlesd’Ernemont dans le jardin de Passy. Et c’était la révolution diurnequi l’en chassait à heure fixe, c’est-à-dire à l’heure,probablement, où le soleil, caché par des obstacles différents deceux d’aujourd’hui, n’éclairait plus le jardin de Passy. Or toutcela, le cadran solaire en était le symbole même. Et c’estpourquoi, tout de suite, je sus où il fallait chercher.

– Mais l’heure de la recherche, comme l’avez-vousétablie ?

– Tout simplement d’après les tableaux. Un homme vivant à cetteépoque, comme Charles d’Ernemont, eût inscrit 26 germinal an II, ou15 avril 1794, mais non 15 avril an II. Je suis stupéfait quepersonne n’y ait songé.

– Le chiffre 2 signifiait donc deux heures ?

– Évidemment. Et voici ce qui dut se passer. Le fermier généralcommença par convertir sa fortune en bonnes espèces d’or etd’argent. Puis, par surcroît de précaution, avec cet or et cetargent, il acheta dix-huit diamants merveilleux. Surpris parl’arrivée de la patrouille, il s’enfuit dans le jardin. Où cacherles diamants ? Le hasard fit que ses yeux tombèrent sur lecadran. Il était deux heures. L’ombre de la flèche suivait alors lacassure du marbre. Il obéit à ce signe de l’ombre, enfonça dans lapoussière les dix-huit diamants, et revint très calmement se livreraux soldats.

– Mais l’ombre de la flèche se rencontre tous les jours à deuxheures avec la cassure du marbre, et non pas seulement le 15avril.

– Vous oubliez, mon cher ami, qu’il s’agit d’un fou et que, lui,n’a retenu que cette date, le 15 avril.

– Soit, mais vous, du moment que vous aviez déchiffré l’énigme,il vous était facile, depuis un an, de vous introduire dansl’enclos et de dérober les diamants.

– Très facile, et je n’eusse certes pas hésité, si j’avais euaffaire à d’autres gens. Mais vrai, ces malheureux m’ont faitpitié. Et puis, vous connaissez cet idiot de Lupin : l’idéed’apparaître tout d’un coup en génie bienfaisant et d’épater sonsemblable, lui ferait commettre toutes les bêtises.

– Bah ! m’écriai-je, la bêtise n’est pas si grande. Sixbeaux diamants ! Voilà un contrat que les héritiers d’Ernemontont dû remplir avec joie.

Lupin me regarda et, soudain, éclatant de rire :

– Vous ne savez donc pas ? Ah ! celle-là est bienbonne… La joie des héritiers d’Ernemont… Mais, mon cher ami, lelendemain ce brave capitaine Janniot avait autant d’ennemismortels ! Le lendemain les deux sœurs maigres et le grosmonsieur organisaient la résistance. Le contrat ? Aucunevaleur, puisque, et c’était facile à le prouver, il n’y avait pointde capitaine Janniot. « Le capitaine Janniot ! D’où sort cetaventurier ? Qu’il nous attaque et l’on verra ! »

– Louise d’Ernemont, elle-même ?

– Non, Louise d’Ernemont protesta contre cette infamie. Mais quepouvait-elle ? D’ailleurs, devenue riche, elle retrouva sonfiancé. Je n’entendis plus parler d’elle.

– Et alors ?

– Et alors, mon cher ami, pris au piège, légalement impuissant,j’ai dû transiger et accepter pour ma part un modeste diamant, leplus petit et le moins beau. Allez donc vous mettre en quatre pourrendre service à votre prochain !

Et Lupin bougonna entre ses dents :

– Ah ! la reconnaissance, quelle fumisterie !Heureusement que les honnêtes gens ont pour eux leur conscience, etla satisfaction du devoir accompli.

Chapitre 4Le piège infernal

Après la course, un flot de personnes qui s’écoulait vers lasortie de la tribune ayant passé contre lui, Nicolas Dugrival portavivement la main à la poche intérieure de son veston. Sa femme luidit :

– Qu’est-ce que tu as ?

– Je suis toujours inquiet…, avec cet argent ! J’ai peurd’un mauvais coup.

Elle murmura :

– Aussi je ne te comprends pas. Est-ce qu’on garde sur soi unepareille somme ! Toute notre fortune… Nous avons eu pourtantassez de mal à la gagner.

– Bah ! dit-il, est-ce qu’on sait qu’elle est là, dans ceportefeuille ?

– Mais si, mais si, bougonna-t-elle. Tiens, le petit domestiqueque nous avons renvoyé la semaine dernière le savait parfaitement.N’est-ce pas, Gabriel ?

– Oui, ma tante, fit un jeune homme qui se tenait à sescôtés.

Les époux Dugrival et leur neveu Gabriel étaient très connus surles hippodromes, où les habitués les voyaient presque chaque jour.Dugrival, gros homme au teint rouge, l’aspect d’un bonvivant ; sa femme, lourde également, le masque vulgaire,toujours vêtue d’une robe de soie prune dont l’usure était tropvisible ; le neveu, tout jeune, mince, la figure pâle, lesyeux noirs, les cheveux blonds et un peu bouclés.

En général, le ménage restait assis pendant toute la réunion.C’était Gabriel qui jouait pour son oncle, surveillant les chevauxau paddock, recueillant des tuyaux de droite et de gauche parmi lesgroupes des jockeys et des lads, faisant la navette entre lestribunes et le pari mutuel.

La chance, ce jour-là, leur fut favorable, car, trois fois, lesvoisins de Dugrival virent le jeune homme qui lui rapportait del’argent.

La cinquième course se terminait. Dugrival alluma un cigare. Ace moment, un monsieur sanglé dans une jaquette marron, et dont levisage se terminait par une barbiche grisonnante, s’approcha de luiet demanda d’un ton de confidence :

– Ce n’est pas à vous, monsieur, qu’on aurait voléceci ?

Il exhibait en même temps une montre en or, munie de sachaîne.

Dugrival sursauta.

– Mais oui…, mais oui c’est à moi… Tenez, mes initiales sontgravées N. D Nicolas Dugrival.

Et aussitôt il plaqua la main sur la poche de son veston avec ungeste d’effroi. Le portefeuille s’y trouvait encore.

– Ah ! fit-il bouleversé, j’ai eu de la chance… Mais toutde même, comment a-t-on pu ? Connaît-on le coquin ?

– Oui, nous le tenons, il est au poste. Veuillez avoirl’obligeance de me suivre, nous allons éclaircir cette affaire.

– A qui ai-je l’honneur ?

– M. Delangle, inspecteur de la Sûreté. J’ai déjà prévenu M.Marquenne, l’officier de paix. Nicolas Dugrival sortit avecl’inspecteur, et tous deux, contournant les tribunes, se dirigèrentvers le commissariat. Ils en étaient à une cinquantaine de pas,quand l’inspecteur fut abordé par quelqu’un qui lui dit en hâte:

– Le type à la montre a bavardé, nous sommes sur la piste detoute une bande. M. Marquenne vous prie d’aller l’attendre au parimutuel et de surveiller les alentours de la quatrième baraque.

Il y avait foule devant le pari mutuel, et l’inspecteur Delanglemaugréa :

– C’est idiot, ce rendez-vous… Et puis qui dois-jesurveiller ? M. Marquenne n’en fait jamais d’autres…

Il écarta des gens qui le pressaient de trop près.

– Fichtre ! Il faut jouer des coudes et tenir sonporte-monnaie. C’est comme cela que vous avez été pincé, monsieurDugrival.

– Je ne m’explique pas…

– Oh ! si vous saviez comment ces messieurs opèrent… On n’yvoit que du feu. L’un vous marche sur le pied, l’autre vous éborgneavec sa canne, et le troisième vous subtilise votre portefeuille.En trois gestes, c’est fini… Moi qui vous parle, j’y ai étépris.

Il s’interrompit, et, d’un air furieux :

– Mais sacré non, nous n’allons pas moisir ici ! Quellecohue… Ce n’est pas supportable… Ah ! M. Marquenne, là-bas,qui nous fait signe… Un moment, je vous prie…, et surtout ne bougezpas.

A coups d’épaule, il se fraya un passage dans la foule.

Nicolas Dugrival le suivit un instant des yeux. L’ayant perdu devue, il se tint un peu à l’écart pour n’être point bousculé.

Quelques minutes s’écoulèrent. La sixième course allaitcommencer, lorsque Dugrival aperçut sa femme et son neveu qui lecherchaient. Il leur expliqua que l’inspecteur Delangle seconcertait avec l’officier de paix. Tu as toujours tonargent ? lui demanda sa femme.

– Parbleu répondit-il, je te jure que l’inspecteur et moi, nousne nous laissions pas serrer de trop près.

Il tâta son veston, étouffa un cri, enfonça la main dans sapoche, et se mit à bredouiller des syllabes confuses, tandis queMme Dugrival, épouvantée, bégayait :

– Quoi ! qu’est-ce qu’il y a ?

– Volé, gémit-il, le portefeuille…, les cinquante billets…

– Pas vrai ! s’exclama-t-elle, pas vrai !

– Si, l’inspecteur, un escroc c’est lui…

Elle poussa de véritables hurlements.

– Au voleur ! on a volé mon mari ! Cinquante millefrancs, nous sommes perdus… Au voleur !

Très vite, ils furent entourés d’agents et conduits aucommissariat. Dugrival se laissait faire, absolument ahuri. Safemme continuait à vociférer, accumulant des explications,poursuivant d’invectives le faux inspecteur.

– Qu’on le cherche ! Qu’on le trouve ! Une jaquettemarron la barbe en pointe… Ah ! le misérable, ce qu’il nous aroulés… Cinquante mille francs… Mais…, mais… Qu’est-ce que tu fais,Dugrival ?

D’un bond elle se jeta sur son mari. Trop tard… Il avaitappliqué contre sa tempe le canon d’un revolver. Une détonationretentit. Dugrival tomba. Il était mort.

On n’a pas oublié le bruit que firent les journaux à propos decette affaire, et comment ils saisirent l’occasion pour accuser unefois de plus la police d’incurie et de maladresse. Était-iladmissible qu’un pickpocket pût ainsi, en plein jour et dans unendroit public, jouer le rôle d’inspecteur et dévaliser impunémentun honnête homme ?

La femme de Nicolas Dugrival entretenait les polémiques par seslamentations et les interviews qu’elle accordait. Un reporter avaitréussi à la photographier devant le cadavre de son mari, tandisqu’elle étendait la main et qu’elle jurait de venger le mort.Debout, près d’elle, son neveu Gabriel montrait un visage haineux.Lui aussi, en quelques mots prononcés à voix basse et d’un ton dedécision farouche, avait fait le serment de poursuivre etd’atteindre le meurtrier.

On dépeignait le modeste intérieur qu’ils occupaient auxBatignolles, et, comme ils étaient dénués de toutes ressources, unjournal de sport ouvrit une souscription en leur faveur.

Quant au mystérieux Delangie, il demeurait introuvable. Deuxindividus furent arrêtés, que l’on dut relâcher aussitôt. On selança sur plusieurs pistes, immédiatement abandonnées ; on miten avant plusieurs noms, et, finalement, on accusa Arsène Lupin,qui provoqua la fameuse dépêche du célèbre cambrioleur, dépêcheenvoyée de New York six jours après l’incident.

« Proteste avec indignation contre calomnie inventée par unepolice aux abois. Envoie mes condoléances aux malheureusesvictimes, et donne à mon banquier ordres nécessaires pour quecinquante mille francs leur soient remis. – Lupin. »

De fait, le lendemain même du jour où ce télégramme étaitpublié, un inconnu sonnait à la porte de Mme Dugrival et déposaitune enveloppe entre ses mains. L’enveloppe contenait cinquantebillets de mille francs.

Ce coup de théâtre n’était point fait pour apaiser lescommentaires. Mais un autre événement se produisit, qui suscita denouveau une émotion considérable. Deux jours plus tard, lespersonnes qui habitaient la même maison que Mme Dugrival et queGabriel, furent réveillées vers quatre heures du matin par des crisaffreux. On se précipita. Le concierge réussit à ouvrir la porte. Ala lueur d’une bougie dont un voisin s’était muni, il trouva, danssa chambre, Gabriel, étendu, des liens aux poignets et auxchevilles, un bâillon sur la bouche, et, dans la chambre voisine,Mme Dugrival qui perdait tout son sang par une large blessure à lapoitrine.

Elle murmura :

– L’argent on m’a volé…, tous les billets…

Et elle s’évanouit.

Que s’était-il passé ?

Gabriel raconta – et dès qu’elle fut capable de parler, MmeDugrival compléta le récit de son neveu – qu’il avait été réveillépar l’agression de deux hommes, dont l’un le bâillonnait, tandisque l’autre l’enveloppait de liens. Dans l’obscurité, il n’avait puvoir ces hommes, mais il avait entendu le bruit de la lutte que satante soutenait contre eux. Lutte effroyable, déclara Mme Dugrival.Connaissant évidemment les lieux, guidés par on ne sait quelleintuition, les bandits s’étaient dirigés aussitôt vers le petitmeuble qui renfermait l’argent, et, malgré la résistance qu’elleavait opposée, malgré ses cris, faisaient main basse sur la liassede billets. En partant, l’un d’eux, qu’elle mordait au bras,l’avait frappée d’un coup de couteau, puis ils s’étaientenfuis.

– Par où ? lui demanda-t-on.

– Par la porte de ma chambre, et ensuite, je suppose, par celledu vestibule.

– Impossible ! Le concierge les aurait surpris.

Car tout le mystère résidait en ceci : comment les banditsavaient-ils pénétré dans la maison, et comment avaient-ils pu ensortir ? Aucune issue ne s’offrait à eux. Était-ce un deslocataires ? Une enquête minutieuse prouva l’absurdité d’unetelle supposition.

Alors ?

L’inspecteur principal Ganimard, qui fut chargé plusspécialement de cette affaire, avoua qu’il n’en connaissait pas deplus déconcertante.

C’est fort comme du Lupin, disait-il, et cependant ce n’est pasdu Lupin… Non, il y a autre chose là-dessous, quelque chosed’équivoque, de louche… D’ailleurs, si c’était du Lupin, pourquoiaurait-il repris les cinquante mille francs qu’il avaitenvoyés ? Autre question qui m’embarrasse : quel rapport ya-t-il entre ce second vol et le premier, celui du champ decourses ? Tout cela est incompréhensible, et j’ail’impression, ce qui m’arrive rarement, qu’il est inutile dechercher. Pour ma part, j’y renonce.

Le juge d’instruction s’acharna. Les reporters unirent leursefforts à ceux de la justice. Un célèbre détective anglais passa ledétroit. Un riche Américain, auquel les histoires policièrestournaient la tête, offrit une prime importante à quiconqueapporterait un premier élément de vérité. Six semaines après, onn’en savait pas davantage. Le public se rangeait à l’opinion deGanimard, et le juge d’instruction lui-même était las de sedébattre dans les ténèbres que le temps ne pouvait qu’épaissir.

Et la vie continua chez la veuve Dugrival. Soignée par sonneveu, elle ne tarda pas à se remettre de sa blessure. Le matin,Gabriel l’installait dans un fauteuil de la salle à manger, près dela fenêtre, faisait le ménage, et se rendait ensuite auxprovisions. Il préparait le déjeuner sans même accepter l’aide dela concierge.

Excédés par les enquêtes de la police et surtout par lesdemandes d’interviews, la tante et le neveu ne recevaient personne.La concierge elle-même, dont les bavardages inquiétaient etfatiguaient Mme Dugrival, ne fut plus admise. Elle se rejetait surGabriel, l’apostrophant chaque fois qu’il passait devant laloge.

– Faites attention, monsieur Gabriel, on vous espionne tous lesdeux. Il y a des gens qui vous guettent. Tenez, encore hier soir,mon mari a surpris un type qui lorgnait vos fenêtres.

– Bah ! répondit Gabriel, c’est la police qui nous garde.Tant mieux !

Or, un après-midi, vers quatre heures, il y eut, au bout de larue, une violente altercation entre deux marchands desquatre-saisons. La concierge aussitôt s’éloigna de sa loge pourécouter les invectives que se lançaient les adversaires. Ellen’avait pas le dos tourné, qu’un homme jeune, de taille moyenne,habillé de vêtements gris d’une coupe irréprochable, se glissa dansla maison et monta vivement l’escalier.

Au troisième étage, il sonna.

Son appel demeurant sans réponse, il sonna de nouveau.

A la troisième fois, la porte s’ouvrit.

– Mme Dugrival ? demanda-t-il en retirant son chapeau.

– Mme Dugrival est encore souffrante, et ne peut recevoirpersonne, riposta Gabriel qui se tenait dans l’antichambre.

– Il est de toute nécessité que je lui parle.

– Je suis son neveu, je pourrais peut-être lui communiquer…

– Soit, dit l’individu. Veuillez dire à Mme Dugrival que, lehasard m’ayant fourni des renseignements précieux sur le vol dontelle a été victime, je désire examiner l’appartement, et me rendrecompte par moi-même de certains détails. Je suis très accoutumé àces sortes d’enquêtes, et mon intervention lui sera sûrementprofitable.

Gabriel l’examina un moment, réfléchit et prononça :

– En ce cas, je suppose que ma tante consentira… Prenez la peined’entrer.

Après avoir ouvert la porte de la salle à manger, il s’effaça,livrant passage à l’inconnu. Celui-ci marcha jusqu’au seuil, mais,à l’instant même où il le franchissait, Gabriel leva le bras et,d’un geste brusque, le frappa d’un coup de poignard au-dessus del’épaule droite.

Un éclat de rire jaillit dans la salle.

– Touché ! cria Mme Dugrival en s’élançant de son fauteuil.Bravo, Gabriel. Mais dis donc, tu ne l’as pas tué, lebandit ?

– Je ne crois pas, ma tante. La lame est fine et j’ai retenu moncoup.

L’homme chancelait, les mains en avant, le visage d’une pâleurmortelle.

– Imbécile ! ricana la veuve. Tu es tombé dans le piège…Pas malheureux ! il y a assez longtemps qu’on t’attendait ici.Allons, mon bonhomme, dégringole. Ça t’embête, hein ? Fautbien cependant. Parfait un genou à terre d’abord, devant lapatronne et puis l’autre genou… Ce qu’on est bien éduqué !Patatras ! voilà qu’on s’écroule… Ah ! Jésus-Dieu, si monpauvre Dugrival pouvait le voir ainsi ! Et maintenant,Gabriel, à la besogne !

Elle gagna sa chambre et ouvrit le battant d’une armoire à glaceoù des robes étaient pendues. Les ayant écartées, elle poussa unautre battant qui formait le fond de l’armoire et qui dégageal’entrée d’une pièce située dans la maison voisine.

– Aide-moi à le porter, Gabriel. Et tu le soigneras de tonmieux, hein ? Pour l’instant, il vaut son pesant d’or,l’artiste.

Un matin, le blessé reprit un peu conscience. Il souleva lespaupières et regarda autour de lui.

Il était couché dans une pièce plus grande que celle où il avaitété frappé, une pièce garnie de quelques meubles, et munie derideaux épais qui voilaient les fenêtres du haut en bas.

Cependant il y avait assez de lumière qu’il pût voir près delui, assis sur une chaise et l’observant, le jeune GabrielDugrival.

– Ah ! c’est toi, le gosse, murmura-t-il, tous mescompliments, mon petit. Tu as le poignard sûr et délicat.

Et il se rendormit.

Ce jour-là et les jours qui suivirent, il se réveilla plusieursfois, et chaque fois, il apercevait la figure pâle de l’adolescent,ses lèvres minces, ses yeux noirs d’une expression si dure.

– Tu me fais peur, disait-il. Si tu as juré de m’exécuter, ne tegêne pas. Mais rigole ! L’idée de la mort m’a toujours sembléla chose du monde la plus cocasse. Tandis qu’avec toi, mon vieux,ça devient macabre. Bonsoir, j’aime mieux faire dodo !

Pourtant Gabriel, obéissant aux ordres de Mme Dugrival, luiprodiguait des soins attentifs. Le malade n’avait presque plus defièvre et commençait à s’alimenter de lait et de bouillon. Ilreprenait quelque force et plaisantait.

– A quand la première sortie du convalescent ? La petitevoiture est prête ? Mais rigole donc, animal ! Tu asl’air d’un saule pleureur qui va commettre un crime. Allons, unerisette à papa.

Un jour, en s’éveillant, il eut une impression de gêne fortdésagréable. Après quelques efforts, il s’aperçut que pendant sonsommeil, on lui avait attaché les jambes, le buste et les bras aufer du lit, et cela par de fines cordelettes d’acier qui luientraient dans la chair au moindre mouvement.

– Ah ! dit-il à son gardien, cette fois, c’est le grandjeu. Le poulet va être saigné. Est-ce toi qui m’opères, l’angeGabriel ? En ce cas, mon vieux, que ton rasoir soit bienpropre ! Service antiseptique, s’il vous plaît.

Mais il fut interrompu par le bruit d’une serrure qui grince. Laporte en face de lui s’ouvrit, et Mme Dugrival apparut.

Lentement elle s’approcha, prit une chaise, et sortit de sapoche un revolver qu’elle arma et qu’elle déposa sur la table denuit.

– Brrr, murmura le captif, on se croirait à l’Ambigu Quatrièmeacte le jugement du traître. Et c’est le beau sexe qui exécute lamain des grâces… Quel honneur ! Madame Dugrival, je compte survous pour ne pas me défigurer.

– Tais-toi, Lupin.

– Ah ! vous savez ?… Bigre, on a du flair.

– Tais-toi, Lupin.

Il y avait, dans le son de sa voix, quelque chose de solennelqui impressionna le captif et le contraignit au silence.

Il observa l’un après l’autre ses deux geôliers. Les traitsbouffis, le teint rouge de Mme Dugrival contrastaient avec levisage délicat de son neveu, mais tous deux avaient le même air derésolution implacable.

La veuve se pencha et lui dit :

– Es-tu prêt à répondre à mes questions ?

– Pourquoi pas ?

– Alors écoute-moi bien.

– Je suis tout oreilles.

– Comment as-tu su que Dugrival portait tout son argent dans sapoche ?

– Un bavardage de domestique…

– Un petit domestique qui a servi chez moi, n’est-cepas ?

– Oui.

– Et c’est toi qui a d’abord volé la montre de Dugrival, pour lalui rendre ensuite et lui inspirer confiance ?

– Oui.

Elle réprima un mouvement de rage.

–Imbécile ! Mais oui, imbécile ! Comment, tudépouilles mon homme, tu l’accules à se tuer, et au lieu de ficherle camp à l’autre bout du monde et de te cacher, tu continues àfaire le Lupin en plein Paris ! Tu ne te rappelais donc plusque j’avais juré, sur la tête même du mort, de retrouverl’assassin ?

– C’est cela qui m’épate, dit Lupin. Pourquoi m’avoirsoupçonné ?

– Pourquoi ? mais c’est toi-même qui t’es vendu.

– Moi ?

– Évidemment… Les cinquante mille francs…

– Eh bien, quoi un cadeau…

– Oui, un cadeau, que tu donnes l’ordre, par télégramme, dem’envoyer pour faire croire que tu étais en Amérique le jour descourses. Un cadeau ! la bonne blague ! c’est-à-dire,n’est-ce pas, que ça te tracassait, l’idée de ce pauvre type que tuavais assassiné. Alors tu as restitué l’argent à la veuve,ouvertement, bien entendu, parce qu’il y a la galerie et qu’il fauttoujours que tu fasses du battage, comme un cabotin que tu es. Amerveille ! Seulement, mon bonhomme, dans ce cas, il nefallait pas qu’on me remette les billets mêmes volés àDugrival ! Oui, triple idiot, ceux-là mêmes et pasd’autres ! Nous avions les numéros, Dugrival et moi. Et tu esassez stupide pour m’adresser le paquet ! Comprends-tu tabêtise, maintenant ?

Lupin se mit à rire.

– La gaffe est gentille. Je n’en suis pas responsable. J’avaisdonné d’autres ordres… Mais, tout de même, je ne peux m’en prendrequ’à moi.

– Hein, tu l’avoues. C’était signer ton vol, et c’était signerta perte aussi. Il n’y avait plus qu’à te trouver. A tetrouver ? Non, mieux que cela. On ne trouve pas Lupin, on lefait venir ! Ça, c’est une idée de maître. Elle est de mongosse de neveu, qui t’exècre autant que moi, si possible, et qui teconnaît à fond par tous les livres qui ont été écrits sur toi. Ilconnaît ta curiosité, ton besoin d’intrigue, ta manie de chercherdans les ténèbres, et de débrouiller ce que les autres n’ont pasréussi à débrouiller. Il connaît aussi cette espèce de fausse bontéqui est la tienne, la sensiblerie bébête qui te fait verser deslarmes de crocodile sur tes victimes. Et il a organisé la comédieil a inventé l’histoire des deux cambrioleurs ! le second voldes cinquante mille francs ! Ah ! je te jure Dieu que lecoup de couteau que je me suis fichu de mes propres mains ne m’apas fait mal ! Et je te jure Dieu que nous avons passé dejolis moments à t’attendre, le petit et moi, à lorgner tescomplices qui rôdaient sous nos fenêtres et qui étudiaient laplace. Et pas d’erreur, tu devais venir ! Puisque tu avaisrendu les cinquante mille francs à la veuve Dugrival, il n’étaitpas possible que tu admettes que la veuve Dugrival soit dépouilléede ses cinquante mille francs. Tu devais venir, par gloriole, parvanité ! Et tu es venu !

La veuve eut un rire strident.

– Hein est-ce bien joué, cela ? Le Lupin des Lupin !le maître des maîtres ! l’inaccessible et l’invisible !Le voilà pris au piège par une femme et par un gamin ! Levoilà en chair et en os… Le voilà pieds et poings liés, pas plusdangereux qu’une mauviette. Le voilà ! Le voilà ! » Elletremblait de joie, et elle se mit à marcher à travers la chambreavec des allures de bête fauve qui ne lâche pas de l’œil savictime. Et jamais Lupin n’avait senti dans un être plus de haineet de sauvagerie.

– Assez bavardé, dit-elle.

Se contenant soudain, elle retourna près de lui, et, sur un tontout différent, la voix sourde, elle scanda :

– Depuis douze jours, Lupin, et grâce aux papiers qui setrouvaient dans ta poche, j’ai mis le temps à profit. Je connaistoutes tes affaires, toutes tes combinaisons, tous tes faux noms,toute l’organisation de ta bande, tous les logements que tupossèdes dans Paris et ailleurs. J’ai même visité l’un d’eux, leplus secret, celui où tu caches tes papiers, tes registres etl’histoire détaillée de tes opérations financières. Le résultat demes recherches ? Pas mauvais. Voici quatre chèques détachés dequatre carnets, et qui correspondent à quatre comptes que tu asdans des banques sous quatre noms différents. Sur chacun d’eux j’aiinscrit la somme de dix mille francs. Davantage eût été périlleux.Maintenant, signe.

– Bigre ! dit Lupin avec ironie, c’est tout bonnement duchantage, honnête madame Dugrival.

– Cela te suffoque, hein ?

– Cela me suffoque.

– Et tu trouves l’adversaire à ta hauteur ?

– L’adversaire me dépasse. Alors le piège, qualifions-led’infernal, le piège infernal où je suis tombé ne fut pas tenduseulement par une veuve altérée de vengeance, mais aussi par uneexcellente industrielle désireuse d’augmenter sescapitaux ?

– Justement.

– Mes félicitations. Et j’y pense, est-ce que, par hasard, M.Dugrival ?

– Tu l’as dit, Lupin. Après tout, pourquoi te le cacher ?Ça soulagera ta conscience. Oui, Lupin, Dugrival travaillait dansla même partie que toi. Oh ! pas en grand… Nous étions desmodestes…, une pièce d’or de-ci, de-là…, un porte-monnaie queGabriel, dressé par nous, chipait aux courses de droite et degauche… Et, de la sorte, on avait fait sa petite fortune…, de quoiplanter des choux.

– J’aime mieux cela, dit Lupin.

– Tant mieux ! Si je t’en parle, moi, c’est pour que tusaches bien que je ne suis pas une débutante, et que tu n’as rien àespérer. Un secours ? non. L’appartement où nous sommescommunique avec ma chambre. Il a une sortie particulière, etpersonne ne s’en doute. C’était l’appartement spécial de Dugrival.Il y recevait ses amis. Il y avait ses instruments de travail, sesdéguisements son téléphone, même, comme tu peux voir. Donc, rien àespérer. Tes complices ont renoncé à te chercher par là. Je les ailancés sur une autre piste. Tu es bien fichu. Commences-tu àcomprendre la situation ?

– Oui.

– Alors, signe.

– Et, quand j’aurai signé, je serai libre ?

– Il faut que je touche d’abord.

– Et après ?

– Après, sur mon âme, sur mon salut éternel, tu seras libre.

– Je manque de confiance.

– As-tu le choix ?

– C’est vrai. Donne.

Elle détacha la main droite de Lupin et lui présenta une plumeen disant :

– N’oublie pas que les quatre chèques portent quatre nomsdifférents et que, chaque fois, l’écriture change.

– Ne crains rien.

Il signa.

– Gabriel, ajouta la veuve, il est dix heures. Si, à midi, je nesuis pas là, c’est que ce misérable m’aura joué un tour de safaçon. Alors casse-lui la tête. Je te laisse le revolver aveclequel ton oncle s’est tué. Sur six balles, il en reste cinq. Çasuffit.

Elle partit en chantonnant.

Il y eut un assez long silence, et Lupin marmotta :

– Je ne donnerais pas deux sous de ma peau.

Il ferma les yeux un instant, puis brusquement dit à Gabriel:

– Combien ?

Et comme l’autre ne semblait pas entendre, il s’irrita.

– Eh ! oui, combien ? Réponds, quoi ! Nous avonsle même métier, tous deux. Je vole, tu voles, nous volons. Alors onest faits pour s’accorder. Hein ? ça va ? nousdécampons ? Je t’offre une place dans ma bande, une place deluxe. Combien veux-tu pour toi ? Dix mille ? vingtmille ? Fixe ton prix, et n’y regarde pas. Le coffre estplein.

Il eut un frisson de colère en voyant le visage impassible deson gardien.

– Ah ! il ne répondra même pas ! Voyons, quoi, tul’aimais tant que ça, le Dugrival ? Écoute, si tu veux medélivrer… Allons, réponds !

Mais il s’interrompit. Les yeux du jeune homme avaient cetteexpression cruelle qu’il connaissait si bien. Pouvait-il espérer lefléchir ?

– Crénom de crénom, grinça-t-il, je ne vais pourtant pas creverici, comme un chien… Ah ! si je pouvais…

Se raidissant, il fit, pour rompre ses liens, un effort qui luiarracha un cri de douleur et il retomba sur son lit, exténué.

– Allons, murmura-t-il au bout d’un instant, la veuve l’a dit,je suis fichu. Rien à faire. De Profundis, Lupin…

Un quart d’heure s’écoula, une demi-heure…

Gabriel, s’étant approché de Lupin, vit qu’il tenait les yeuxfermés et que sa respiration était égale comme celle d’un homme quidort. Mais Lupin lui dit :

– Crois pas que je dorme, le gosse. Non, on ne dort pas à cetteminute-là. Seulement je me fais une raison… Faut bien, n’est-cepas ? Et puis, je pense à ce qui va suivre… Parfaitement, j’aima petite théorie là-dessus. Tel que tu me vois, je suis partisande la métempsycose et de la migration des âmes. Mais ce serait unpeu long à t’expliquer… Dis donc, petit avant de se séparer, si onse donnait la main ? Non ? Alors, adieu Bonne santé etlongue vie, Gabriel…

Il baissa les paupières, se tut, et ne bougea plus jusqu’àl’arrivée de Mme Dugrival.

La veuve entra vivement, un peu avant midi. Elle semblait trèssurexcitée.

– J’ai l’argent, dit-elle à son neveu. File. Je te rejoins dansl’auto qui est en bas.

– Mais…

– Pas besoin de toi pour en finir avec lui. Je m’en charge à moitoute seule. Pourtant, si le cœur t’en dit, de voir la grimace d’uncoquin… Passe-moi l’instrument.

Gabriel lui donna le revolver, et la veuve reprit :

– Tu as bien brûlé nos papiers ?

– Oui.

– Allons-y. Et sitôt son compte réglé, au galop. Les coups defeu peuvent attirer les voisins. Il faut qu’on trouve les deuxappartements vides.

Elle s’avança vers le lit.

– Tu es prêt, Lupin ?

– C’est-à-dire que je brûle d’impatience.

– Tu n’as pas de recommandation à me faire ?

– Aucune…

– Alors…

– Un mot cependant.

– Parle.

– Si je rencontre Dugrival dans l’autre monde, qu’est-ce qu’ilfaut que je lui dise de ta part ?

Elle haussa les épaules et appliqua le canon du revolver sur latempe de Lupin.

– Parfait, dit-il, et surtout ne tremblez pas, ma bonne dame… Jevous jure que cela ne vous fera aucun mal. Vous y êtes ? Aucommandement, n’est-ce pas ? une deux trois.

La veuve appuya sur la détente. Une détonation retentit.

– C’est ça, la mort ? dit Lupin. Bizarre ! j’auraiscru que c’était plus différent de la vie.

Il y eut une seconde détonation. Gabriel arracha l’arme desmains de sa tante et l’examina.

– Ah ! fit-il, on a enlevé les balles… Il ne reste plus queles capsules…

Sa tante et lui demeurèrent un moment immobiles, confondus.

– Est-ce possible ? balbutia-t-elle… Qui aurait pu ?Un inspecteur ? Le juge d’instruction ?

Elle s’arrêta, et, d’une voix étranglée :

– Écoute du bruit…

Ils écoutèrent, et la veuve alla jusqu’au vestibule. Ellerevint, furieuse, exaspérée par l’échec et par la crainte qu’elleavait eue.

– Personne… Les voisins doivent être sortis nous avons le temps…Ah ! Lupin, tu riais déjà… Le couteau, Gabriel.

– Il est dans ma chambre.

– Va le chercher.

Gabriel s’éloigna en hâte. La veuve trépignait de rage.

– Je l’ai juré ! Tu y passeras, mon bonhomme ! Je l’aijuré à Dugrival, et chaque matin et chaque soir je refais leserment… je le refais à genoux, oui, à genoux devant Dieu quim’écoute ! C’est mon droit de venger le mort ! Ah !dis donc, Lupin, il me semble que tu as peur. Il a peur ! il apeur ! Je vois ça dans ses yeux ! Gabriel, arrive, monpetit… Regarde ses yeux ! Regarde ses lèvres… Il tremble…Donne le couteau, que je le lui plante dans le cœur, tandis qu’il ale frisson… Ah ! froussard ! Vite, vite, Gabriel, donnele couteau.

– Impossible de le trouver, déclara le jeune homme, qui revenaiten courant, tout effaré, il a disparu de ma chambre ! Je n’ycomprends rien !

– Tant mieux ! cria la veuve Dugrival à moitié folle, tantmieux ! je ferai la besogne moi-même.

Elle saisit Lupin à la gorge et l’étreignit de ses dix doigtscrispés, à pleines mains, à pleines griffes, et elle se mit àserrer désespérément. Lupin eut un râle et s’abandonna. Il étaitperdu.

Brusquement, un fracas du côté de la fenêtre. Une des vitresavait sauté en éclats.

– Quoi ? qu’y a-t-il ? bégaya la veuve en se relevant,bouleversée.

Gabriel, plus pâle encore qu’à l’ordinaire, murmura :

– Je ne sais pas je ne sais pas !

– Comment a-t-on pu ? répéta la veuve.

Elle n’osait bouger, dans l’attente de ce qui allait seproduire. Et quelque chose surtout l’épouvantait, c’est que parterre, autour d’eux, il n’y avait aucun projectile, et que la vitrepourtant, cela était visible, avait cédé au choc d’un objet lourdet assez gros, d’une pierre, sans doute.

Après un instant, elle chercha sous le lit, sous la commode.

– Rien, dit-elle.

– Non, fit son neveu qui cherchait également.

Et elle reprit en s’asseyant à son tour :

– J’ai peur… les bras me manquent… achève-le…

– J’ai peur moi aussi.

– Pourtant…, pourtant, bredouilla-t-elle, il faut bien…, j’aijuré…

Dans un effort suprême, elle retourna près de Lupin et luientoura le cou de ses doigts raidis. Mais Lupin, qui scrutait sonvisage blême, avait la sensation très nette qu’elle n’aurait pas laforce de le tuer. Pour elle, il devenait sacré, intangible. Unepuissance mystérieuse le protégeait contre toutes les attaques, unepuissance qui l’avait déjà sauvé trois fois par des moyensinexplicables, et qui trouverait d’autres moyens pour écarter delui les embûches de la mort.

Elle lui dit à voix basse :

– Ce que tu dois te ficher de moi !

– Ma foi, pas du tout. A ta place j’aurais unevenette !

– Fripouille, va ! Tu t’imagines qu’on te secourt que tesamis sont là, hein ? Impossible, mon bonhomme.

– Je le sais. Ce n’est pas eux qui me défendent… Personne mêmene me défend…

– Alors ?

– Alors, tout de même, il y a quelque chose d’étrangelà-dessous, de fantastique, de miraculeux, qui te donne la chair depoule, ma bonne femme.

– Misérable ! Tu ne riras plus bientôt.

– Ça m’étonnerait.

– Patiente.

Elle réfléchit encore et dit à son neveu :

– Qu’est-ce que tu ferais ?

– Rattache-lui le bras, et allons-nous-en, répondit-il.

Conseil atroce ! C’était condamner Lupin à la mort la plusaffreuse, la mort par la faim.

– Non, dit la veuve, il trouverait peut-être encore une planchede salut. J’ai mieux que cela.

Elle décrocha le récepteur du téléphone. Ayant obtenu lacommunication, elle demanda :

– Le numéro 822.48, s’il vous plaît ?

Et, après un instant :

– Allô…, le service de la Sûreté ? M. l’inspecteurprincipal Ganimard est-il ici ? Pas avant vingt minutes ?Dommage ! Enfin ! quand il sera là, vous lui direz cecide la part de Mme Dugrival… Oui, Mme Nicolas Dugrival… Vous luidirez qu’il vienne chez moi. Il ouvrira la porte de mon armoire àglace, et, cette porte ouverte, il constatera que l’armoire cacheune issue qui fait communiquer ma chambre avec deux pièces. Dansl’une d’elles, il y a un homme solidement ligoté. C’est le voleur,l’assassin de Dugrival. Vous ne me croyez pas ? Avertissez M.Ganimard. Il me croira, lui. Ah ! j’oubliais le nom del’individu : Arsène Lupin…

Et, sans un mot de plus, elle raccrocha le récepteur.

– Voilà qui est fait, Lupin. Au fond, j’aime autant cettevengeance. Ce que je vais me tordre en suivant les débats del’affaire Lupin ! Tu viens, Gabriel ?

– Oui, ma tante.

– Adieu, Lupin, on ne se reverra sans doute pas, car nouspassons à l’étranger. Mais je te promets de t’envoyer des bonbonsquand tu seras au bagne.

– Des chocolats, la mère ! Nous les mangerons ensemble.

– Adieu !

– Au revoir !

La veuve sortit avec son neveu, laissant Lupin enchaîné sur lelit.

Tout de suite il remua son bras libre et tâcha de se dégager.Mais à la première tentative, il comprit qu’il n’aurait jamais laforce de rompre les cordons d’acier qui le liaient. Épuisé par lafièvre et par l’angoisse, que pouvait-il faire durant les vingt outrente minutes peut-être qui lui restaient avant l’arrivée deGanimard ?

Il ne comptait pas davantage sur ses amis. Si, trois fois, ilavait été sauvé de la mort, cela provenait évidemment de hasardsprodigieux, mais non point d’une intervention de ses amis. Sansquoi, ils ne se fussent pas contentés de ces coups de théâtreinvraisemblables. Ils l’eussent bel et bien délivré.

Non, il fallait renoncer à toute espérance. Ganimard venait,Ganimard le trouverait là. C’était inévitable. C’était un faitaccompli.

Et la perspective de l’événement l’irritait d’une façonsingulière. Il entendait déjà les sarcasmes de son vieil ennemi. Ildevinait l’éclat de rire qui, le lendemain, accueilleraitl’incroyable nouvelle. Qu’il fût arrêté en pleine action, sur lechamp de bataille, pour ainsi dire, et par une escouade imposanted’adversaires, soit ! Mais arrêté, cueilli plutôt, ramassédans de telles conditions, c’était vraiment trop stupide. Et Lupin,qui tant de fois avait bafoué les autres, sentait tout ce qu’il yavait de ridicule pour lui dans le dénouement de l’affaireDugrival, tout ce qu’il y avait de grotesque à s’être laisséprendre au piège infernal de la veuve, et, en fin de compte, à être« servi » à la police comme un plat de gibier, cuit à point etsavamment assaisonné.

– Sacré veuve ! bougonna-t-il. Elle aurait mieux fait dem’égorger tout simplement.

Il prêta l’oreille. Quelqu’un marchait dans la pièce voisine.Ganimard ? Non. Quelle que fût sa hâte, l’inspecteur nepouvait encore être là. Et puis Ganimard n’eût pas agi de cettemanière, n’eût pas ouvert la porte aussi doucement que l’ouvraitcette autre personne. Lupin se rappela les trois interventionsmiraculeuses auxquelles il devait la vie. Était-il possible que cefût réellement quelqu’un qui l’eût protégé contre la veuve, et quece quelqu’un entreprît maintenant de le secourir ? Mais qui,en ce cas ?

Sans que Lupin réussît à le voir, l’inconnu se baissa derrièrele lit. Lupin devina le bruit des tenailles qui s’attaquaient auxcordelettes d’acier et qui le délivraient peu à peu. Son busted’abord fut dégagé, puis les bras, puis les jambes.

Et une voix lui dit :

– Il faut vous habiller.

Très faible, il se souleva à demi, au moment où l’inconnu seredressait.

– Qui êtes-vous ? murmura-t-il. Qui êtes-vous ?

Et une grande surprise l’envahit.

A côté de lui, il y avait une femme vêtue d’une robe noire etcoiffée d’une dentelle qui recouvrait une partie de son visage. Etcette femme, autant qu’il pouvait en juger, était jeune, et detaille élégante et mince.

– Qui êtes-vous ? répéta-t-il.

– Il faut venir, dit la femme, le temps presse.

– Est-ce que je peux ! dit Lupin en faisant une tentativedésespérée… Je n’ai pas la force.

– Buvez cela.

Elle versa du lait dans une tasse, et, comme elle la luitendait, sa dentelle s’écarta, laissant la figure à découvert.

– Toi ! C’est toi ! balbutia-t-il. C’est vous qui êtesici ? c’est vous qui étiez ?

Il regardait stupéfié cette femme dont les traits offraient avecceux de Gabriel une si frappante analogie, dont le visage, délicatet régulier, avait la même pâleur, dont la bouche avait la mêmeexpression dure et antipathique. Une sœur n’eût pas présenté avecun frère une telle ressemblance. A n’en pas douter, c’était le mêmeêtre. Et, sans croire un instant que Gabriel se cachât sous desvêtements de femme, Lupin au contraire eut l’impression profondequ’une femme était auprès de lui, et que l’adolescent qui l’avaitpoursuivi de sa haine et qui l’avait frappé d’un coup de poignardétait bien vraiment une femme. Pour l’exercice plus commode de leurmétier, les époux Dugrival l’avaient accoutumée à ce déguisement degarçon.

– Vous vous, répétait-il. Qui se serait douté ?

Elle vida dans la tasse le contenu d’une petite fiole.

– Buvez ce cordial, dit-elle.

Il hésita, pensant à du poison.

Elle reprit :

– C’est moi qui vous ai sauvé.

– En effet, en effet, dit-il… C’est vous qui avez désarmé lerevolver ?

– Oui.

– Et c’est vous qui avez dissimulé le couteau ?

– Le voici, dans ma poche.

– Et c’est vous qui avez brisé la vitre au moment où votre tantem’étranglait ?

– C’est moi, avec le presse-papier qui était sur cette table etque j’ai jeté dans la rue.

– Mais pourquoi ? pourquoi ? demanda-t-il, absolumentinterdit.

– Buvez.

– Vous ne vouliez donc pas que je meure ? Mais alorspourquoi m’avez-vous frappé, au début ?

– Buvez.

Il vida la tasse d’un trait, sans trop savoir la raison de saconfiance subite.

– Habillez-vous…, rapidement, ordonna-t-elle, en se retirant ducôté de la fenêtre.

Il obéit, et elle revint près de lui, car il était retombé surune chaise, exténué.

– Il faut partir, il le faut, nous n’avons que le temps…Rassemblez toutes vos forces.

Elle se courba un peu pour qu’il s’appuyât à son épaule, et ellele mena vers la porte et vers l’escalier.

Et Lupin marchait, marchait, comme on marche dans un rêve, dansun de ces rêves bizarres où il se passe les choses du monde lesplus incohérentes, et qui était la suite heureuse du cauchemarépouvantable qu’il vivait depuis deux semaines.

Une idée cependant l’effleura. Il se mit à rire.

– Pauvre Ganimard… Vraiment il n’a pas de veine. Je donneraisbien deux sous pour assister à mon arrestation.

Après avoir descendu l’escalier, grâce à sa compagne qui lesoutenait avec une énergie incroyable, il se trouva dans la rue, enface d’une automobile où elle le fit monter.

– Allez, dit-elle au chauffeur.

Lupin, que le grand air et le mouvement étourdissaient, serendit à peine compte du trajet et des incidents qui le marquaient.Il reprit toute sa connaissance chez lui, dans un des domicilesqu’il occupait, et gardé par un de ses domestiques auquel la jeunefemme donnait des instructions.

– Va-t’en, dit-elle au domestique.

Et, comme elle s’éloignait également, il la retint par un pli desa robe.

– Non… non…, il faut m’expliquer d’abord… Pourquoi m’avez-voussauvé ? C’est à l’insu de votre tante que vous êtesrevenue ? Mais pourquoi m’avez-vous sauvé ? Parpitié ?

Elle se taisait, et, le buste droit, la tête un peu renversée,elle conservait son air énigmatique et dur. Pourtant il crut voirque le dessin de sa bouche offrait moins de cruauté que d’amertume.Ses yeux, ses beaux yeux noirs, révélaient de la mélancolie. EtLupin, sans comprendre encore, avait l’intuition confuse de ce quise passait en elle. Il lui saisit la main. Elle le repoussa, en unsursaut de révolte où il sentait de la haine, presque de larépulsion. Et comme il insistait, elle s’écria :

– Mais laissez-moi ! laissez-moi vous ne savez donc pas queje vous exècre ?

Ils se regardèrent un moment, Lupin déconcerté, elle frémissanteet pleine de trouble, son pâle visage tout coloré d’une rougeurinsolite. Il lui dit doucement.

– Si vous m’exécrez, il fallait me laisser mourir… C’étaitfacile. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

– Pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce que je sais ?

Sa figure se contractait. Vivement, elle la cacha dans ses deuxmains, et il vit deux larmes qui coulaient entre ses doigts.

Très ému, il fut sur le point de lui dire des mots affectueux,comme à une petite fille qu’on veut consoler, et de lui donner debons conseils, et de la sauver à son tour, de l’arracher à la viemauvaise qu’elle menait.

Mais de tels mots eussent été absurdes, prononcés par lui, et ilne savait plus que dire, maintenant qu’il comprenait toutel’aventure, et qu’il pouvait évoquer la jeune femme à son chevet demalade, soignant l’homme qu’elle avait blessé, admirant son courageet sa gaieté, s’attachant à lui, s’éprenant de lui, et, trois fois,malgré elle sans doute, en une sorte d’élan instinctif avec desaccès de rancune et de rage, le sauvant de la mort.

Et tout cela était si étrange, si imprévu, un tel étonnementbouleversait Lupin, que, cette fois, il n’essaya pas de la retenirquand elle se dirigea vers la porte, à reculons et sans le quitterdu regard.

Elle baissa la tête, sourit un peu, et disparut.

Il sonna d’un coup brusque.

– Suis cette femme, dit-il à un domestique… Et puis non, resteici… Après tout, cela vaut mieux…

Il demeura pensif assez longtemps. L’image de la jeune femmel’obsédait. Puis il repassa dans son esprit toute cette curieuse,émouvante et tragique histoire, où il avait été si près desuccomber, et, prenant sur la table un miroir, il contemplalonguement, avec une certaine complaisance, son visage que lamaladie et l’angoisse n’avaient pas trop abîmé.

– Ce que c’est, pourtant, murmura-t-il, que d’être joligarçon !

Chapitre 5L’écharpe de soie rouge

Ce matin-là, en sortant de chez lui, à l’heure ordinaire où ilse rendait au Palais de Justice, l’inspecteur principal Ganimardnota le manège assez curieux d’un individu qui marchait devant lui,le long de la rue Pergolèse.

Tous les cinquante ou soixante pas, cet homme, pauvrement vêtu,coiffé, bien qu’on fût en novembre, d’un chapeau de paille, sebaissait, soit pour renouer les lacets de ses chaussures, soit pourramasser sa canne, soit pour tout autre motif. Et, chaque fois, iltirait de sa poche, et déposait furtivement sur le bord même dutrottoir, un petit morceau de peau d’orange.

Simple manie, sans doute, divertissement puéril auquel personnen’eût prêté attention ; mais Ganimard était un de cesobservateurs perspicaces que rien ne laisse indifférents, et qui nesont satisfaits que quand ils savent la raison secrète deschoses.

Il se mit donc à suivre l’individu.

Or, au moment où celui-ci tournait à droite par l’avenue de laGrande-Armée, l’inspecteur le surprit qui échangeait des signesavec un gamin d’une douzaine d’années, lequel gamin longeait lesmaisons de gauche.

Vingt mètres plus loin, l’individu se baissa et releva le bas deson pantalon. Une pelure d’orange marqua son passage. A cet instantmême, le gamin s’arrêta, et, à l’aide d’un morceau de craie, traçasur la maison qu’il côtoyait, une croix blanche, entourée d’uncercle.

Les deux personnages continuèrent leur promenade. Une minuteaprès, nouvelle halte. L’inconnu ramassa une épingle et laissatomber une peau d’orange, et aussitôt le gamin dessina sur le murune seconde croix qu’il inscrivit également dans un cercleblanc.

« Sapristi, pensa l’inspecteur principal avec un grognementd’aise, voilà qui promet… Que diable peuvent comploter ces deuxclients-là ? »

Les deux « clients » descendirent par l’avenue Friediand et parle faubourg Saint-Honoré, sans que, d’ailleurs, il se produisît unfait digne d’être retenu.

A intervalles presque réguliers, la double opérationrecommençait, pour ainsi dire mécaniquement. Cependant il étaitvisible, d’une part, que l’homme aux pelures d’orangen’accomplissait sa besogne qu’après avoir choisi la maison qu’ilfallait marquer, et, d’autre part, que le gamin ne marquait cettemaison qu’après avoir observé le signal de son compagnon.

L’accord était donc certain, et la manœuvre surprise présentaitun intérêt considérable aux yeux de l’inspecteur principal.

Place Beauvau, l’homme hésita. Puis, semblant se décider, ilreleva et rabattit deux fois le bas de son pantalon. Alors le gamins’assit sur le bord du trottoir, en face du soldat qui montait lagarde au ministère de l’Intérieur, et il marqua la pierre de deuxpetites croix et de deux cercles.

A hauteur de l’Élysée, même cérémonie. Seulement, sur letrottoir où cheminait le factionnaire de la Présidence, il y euttrois signes au lieu de deux.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » murmura Ganimard, pâled’émotion, et qui, malgré lui, pensait à son éternel ennemi Lupin,comme il y pensait chaque fois que s’offrait une circonstancemystérieuse…

« Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Pour un peu, il eût empoigné et interrogé les deux « clients ».Mais il était trop habile pour commettre une pareille bêtise.D’ailleurs, l’homme aux peaux d’orange avait allumé une cigarette,et le gamin, muni également d’un bout de cigarette, s’étaitapproché de lui dans le but apparent de lui demander du feu.

Ils échangèrent quelques paroles. Rapidement, le gamin tendit àson compagnon un objet qui avait, du moins l’inspecteur le crut, laforme d’un revolver dans sa gaine. Ils se penchèrent ensemble surcet objet, et six fois, l’homme tourné vers le mur porta la main àsa poche et fit un geste comme s’il eût chargé une arme.

Sitôt ce travail achevé, ils revinrent sur leurs pas, gagnèrentla rue de Surène, et l’inspecteur, qui les suivait d’aussi près quepossible, au risque d’éveiller leur attention, les vit pénétrersous le porche d’une vieille maison dont tous les volets étaientclos, sauf ceux du troisième et dernier étage.

Il s’élança derrière eux. A l’extrémité de la porte cochère, ilavisa au fond d’une grande cour l’enseigne d’un peintre en bâtimentet, sur la gauche, la cage d’un escalier.

Il monta, et dès le premier étage, sa hâte fut d’autant plusgrande qu’il entendit, tout en haut, un vacarme, comme des coupsque l’on frappe.

Quand il arriva au dernier palier, la porte était ouverte. Ilentra, prêta l’oreille une seconde, perçut le bruit d’une lutte,courut jusqu’à la chambre d’où ce bruit semblait venir, et restasur le seuil fort essoufflé et très surpris de voir l’homme auxpeaux d’orange et le gamin qui tapaient le parquet avec deschaises.

A ce moment, un troisième personnage sortit d’une pièce voisine.C’était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, qui portait desfavoris coupés court, des lunettes, un veston d’appartement fourréd’astrakan, et qui avait l’air d’un étranger, d’un Russe.

– Bonjour, Ganimard, dit-il.

Et s’adressant aux deux compagnons :

– Je vous remercie, mes amis, et tous mes compliments pour lerésultat obtenu. Voici la récompense promise.

Il leur donna un billet de cent francs, les poussa dehors, etreferma sur lui les deux portes.

– Je te demande pardon, mon vieux, dit-il à Ganimard. J’avaisbesoin de te parler…, un besoin urgent.

Il lui offrit la main, et comme l’inspecteur restait abasourdi,la figure ravagée de colère, il s’exclama :

– Tu ne sembles pas comprendre… C’est pourtant clair… J’avais unbesoin urgent de te voir… Alors, n’est-ce pas ?

Et affectant de répondre à une objection :

– Mais non, mon vieux, tu te trompes. Si je t’avais écrit outéléphoné, tu ne serais pas venu…, ou bien tu serais venu avec unrégiment. Or je voulais te voir tout seul, et j’ai pensé qu’il n’yavait qu’à envoyer ces deux braves gens à ta rencontre, avec ordrede semer des peaux d’orange, de dessiner des croix et des cercles,bref, de te tracer un chemin jusqu’ici. Eh bien, quoi ? tu asl’air ahuri. Qu’y a-t-il ? Tu ne me reconnais pas,peut-être ? Lupin… Arsène Lupin… Fouille dans ta mémoire… Cenom-là ne te rappelle pas quelque chose ?

– Animal, grinça Ganimard entre ses dents.

Lupin sembla désolé, et d’un ton affectueux :

– Tu es fâché ? Si, je vois ça à tes yeux… L’affaireDugrival, n’est-ce pas ? J’aurais dû attendre que tu vinssesm’arrêter ? Saperlipopette, l’idée ne m’en est pasvenue ! Je te jure bien qu’une autre fois…

– Canaille, mâchonna Ganimard.

– Et moi qui croyais te faire plaisir ! Ma foi oui, je mesuis dit « Ce bon gros Ganimard, il y a longtemps qu’on ne s’estvus. Il va me sauter au cou. »

Ganimard, qui n’avait pas encore bougé, parut sortir de sastupeur. Il regarda autour de lui, regarda Lupin, se demandavisiblement s’il n’allait pas, en effet, lui sauter au cou, puis,se dominant, il empoigna une chaise et s’installa, comme s’il eûtpris subitement le parti d’écouter son adversaire.

– Parle, dit-il et pas de balivernes. Je suis pressé.

– C’est ça, dit Lupin, causons. Impossible de rêver un endroitplus tranquille. C’est un vieil hôtel qui appartient au duc deRochelaure, lequel, ne l’habitant jamais, m’a loué cette étape et aconsenti la jouissance des communs à un entrepreneur de peinture.J’ai quelques logements analogues, fort pratiques. Ici, malgré monapparence de grand seigneur russe, je suis M. Jean Dubreuil, ancienministre… Tu comprends, j’ai choisi une profession un peu encombréepour ne pas attirer l’attention…

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fiche ? interrompitGanimard.

– En effet, je bavarde et tu es pressé. Excuse-moi, ce ne serapas long… Cinq minutes… Je commence… Un cigare ? Non. Parfait.Moi non plus.

Il s’assit également, joua du piano sur la table tout enréfléchissant et s’exprima de la sorte :

– Le 17 octobre 1599, par une belle journée chaude et joyeuse…Tu me suis bien ?… Donc, le 17 octobre 1599 Au fait, est-ilabsolument nécessaire de remonter jusqu’au règne d’Henri IV et dete documenter sur la chronique du Pont-Neuf ? Non, tu ne doispas être ferré en histoire de France, et je risque de te brouillerles idées. Qu’il te suffise donc de savoir que, cette nuit, versune heure du matin, un batelier qui passait sous la dernière archede ce même Pont-Neuf, côté rive gauche, entendit tomber, à l’avantde sa péniche, une chose qu’on avait lancée du haut du pont, et quiétait visiblement destinée aux profondeurs de la Seine. Son chiense précipita en aboyant, et, quand le batelier parvint àl’extrémité de sa péniche, il vit que sa bête secouait avec sagueule un morceau de journal qui avait servi à envelopper diversobjets. Il recueillit ceux des objets qui n’étaient pas tombés àl’eau et, rentré dans sa cabine, les examina. L’examen lui parutintéressant, et, comme cet homme est en relations avec un de mesamis, il me fit prévenir. Et ce matin, on me réveillait pour memettre au courant de l’affaire et en possession des objetsrecueillis. Les voici.

Il les montra, rangés sur une table. Il y avait d’abord lesbribes déchirées d’un numéro de journal. Il y avait ensuite un grosencrier de cristal, au couvercle duquel était attaché un long boutde ficelle. Il y avait un petit éclat de verre, puis une sorte decartonnage flexible, réduit en chiffon. Et il y avait enfin unmorceau de soie rouge écarlate, terminé par un gland de même étoffeet de même couleur.

– Tu vois nos pièces à conviction, mon bon ami, reprit Lupin.Certes, le problème à résoudre serait plus facile si nous avionsles autres objets que la stupidité du chien a dispersés. Mais il mesemble cependant qu’on peut s’en tirer avec un peu de réflexion etd’intelligence. Et ce sont là précisément tes qualités maîtresses.Qu’en dis-tu ?

Ganimard ne broncha pas. Il consentait à subir les bavardages deLupin, mais sa dignité lui commandait de n’y répondre ni par unseul mot ni même par un hochement de tête qui pût passer pour uneapprobation ou une critique.

– Je vois que nous sommes entièrement du même avis, continuaLupin, sans paraître remarquer le silence de l’inspecteurprincipal. Et je résume ainsi, en une phrase définitive, l’affairetelle que la racontent ces pièces à conviction. Hier soir, entreneuf heures et minuit, une demoiselle d’allures excentriques futblessée à coups de couteau, puis serrée à la gorge jusqu’à ce quemort s’ensuivît, par un monsieur bien habillé, portant monocle,appartenant au monde des courses, et avec lequel ladite demoisellevenait de manger trois meringues et un éclair au café.

Lupin alluma une cigarette, et, saisissant la manche de Ganimard:

– Hein ! ça t’en bouche un coin, inspecteurprincipal ! Tu t’imaginais que, dans le domaine des déductionspolicières, de pareils tours de force étaient interdits au profane.Erreur, monsieur. Lupin jongle avec les déductions comme undétective de roman. Mes preuves ? Aveuglantes etenfantines.

Et il reprit, en désignant les objets au fur et à mesure de sadémonstration :

– Ainsi, donc, hier soir après neuf heures (ce fragment dejournal porte la date d’hier et la mention « journal du soir» ; en outre tu peux voir ici, collée au papier, une parcellede ces bandes jaunes sous lesquelles on envoie les numérosd’abonnés, numéros qui n’arrivent à domicile qu’au courrier de neufheures), donc, après neuf heures, un monsieur bien habillé (veuillebien noter que ce petit éclat de verre présente sur un des bords letrou rond d’un monocle, et que le monocle est un ustensileessentiellement aristocratique), un monsieur bien habillé est entrédans une pâtisserie (voici le cartonnage très mince, en forme deboîte, où l’on voit encore un peu de la crème des meringues et del’éclair qu’on y rangea selon l’habitude). Muni de son paquet, lemonsieur au monocle rejoignit cette jeune personne dont cetteécharpe de soie rouge écarlate indique suffisamment les alluresexcentriques. L’ayant rejointe, et pour des motifs encore inconnus,il la frappa d’abord à coups de couteau, puis l’étrangla à l’aidede cette écharpe de soie. (Prend ta loupe, inspecteur principal, ettu verras, sur la soie, des marques d’un rouge plus foncé qui sont,ici, les marques d’un couteau que l’on essuie, et là, celles d’unemain sanglante qui se cramponne à une étoffe.) Son crime commis, etafin de ne laisser aucune trace derrière lui, il sort de sa poche :1° le journal auquel il est abonné, et qui (parcours ce fragment)est un journal de courses dont il te sera facile de connaître letitre ; 2° une corde qui se trouve être une corde à fouet (etces deux détails te prouvent, n’est-ce pas, que notre hommes’intéresse aux courses et s’occupe lui-même de cheval). Ensuite,il recueille les débris de son monocle dont le cordon s’est cassépendant la lutte. Il coupe avec des ciseaux (examine les hachuresdes ciseaux), il coupe la partie maculée de l’écharpe, laissantl’autre sans doute aux mains crispées de la victime. Il fait uneboule avec le cartonnage du pâtissier. Il dépose aussi certainsobjets dénonciateurs qui, depuis, ont dû glisser dans la Seine,comme le couteau. Il enveloppe le tout avec un journal, ficelle etattache, pour faire poids, cet encrier de cristal. Puis il décampe.Un instant plus tard, le paquet tombe sur la péniche du marinier.Et voilà. Ouf ! j’en ai chaud. Que dis-tu del’aventure ?

Il observa Ganimard pour se rendre compte de l’effet que sondiscours avait produit sur l’inspecteur. Ganimard ne se départitpas de son mutisme.

Lupin se mit à rire.

– Au fond, tu es estomaqué. Mais tu te méfies. «Pourquoi cediable de Lupin me passe-t-il cette affaire, au lieu de la garderpour lui, de courir après l’assassin, et de le dépouiller, s’il y aeu vol ? » Évidemment, la question est logique. Mais il y a unmais : je n’ai pas le temps. A l’heure actuelle, je suis débordé debesogne. Un cambriolage à Londres, un autre à Lausanne, unesubstitution d’enfant à Marseille, le sauvetage d’une jeune filleautour de qui rôde la mort, tout me tombe à la fois sur les bras.Alors je me suis dit : « Si je passais l’affaire à ce bonGanimard ? Maintenant qu’elle est à moitié débrouillée, il estbien capable de réussir. Et quel service je lui rends ! commeil va pouvoir se distinguer !

« Aussitôt dit, aussitôt fait. A huit heures du matin,j’expédiais à ta rencontre le type aux peaux d’orange. Tu mordais àl’hameçon, et, à neuf heures, tu arrivais ici tout frétillant.

Lupin s’était levé. Il se baissa un peu vers l’inspecteur et luidit, les yeux dans les yeux :

– Un point c’est tout. L’histoire est finie. Tantôt,probablement, tu connaîtras la victime…, quelque danseuse deballet, quelque chanteuse de café-concert. D’autre part, il y a deschances pour que le coupable habite aux environs du Pont-Neuf, etplutôt sur la rive gauche. Enfin, voici toutes les pièces àconviction. Je t’en fais cadeau. Travaille. Je ne garde que ce boutd’écharpe. Si tu as besoin de reconstituer l’écharpe tout entière,apporte-moi l’autre bout, celui que la justice recueillera au coude la victime. Apporte-le moi dans un mois, jour pour jour,c’est-à-dire le 28 décembre prochain, à 10 heures. Tu es sûr de metrouver. Et sois sans crainte : tout cela est sérieux, mon bon ami,je te le jure. Aucune fumisterie. Tu peux aller de l’avant.Ah ! à propos, un détail qui a son importance. Quand tuarrêteras le type au monocle, attention ; il est gaucher.Adieu, ma vieille, et bonne chance !

Lupin fit une pirouette, gagna la porte, l’ouvrit et disparut,avant même que Ganimard ne songeât à prendre une décision. D’unbond, l’inspecteur se précipita, mais il constata aussitôt que lapoignée de la serrure, grâce à un mécanisme qu’il ignorait, netournait pas. Il lui fallut dix minutes pour dévisser cetteserrure, dix autres pour dévisser celle de l’antichambre. Quand ileut dégringolé les trois étages, Ganimard n’avait plus le moindreespoir de rejoindre Arsène Lupin.

D’ailleurs, il n’y pensait pas. Lupin lui inspirait un sentimentbizarre et complexe où il y avait de la peur, de la rancune, uneadmiration involontaire et aussi l’intuition confuse que, malgrétous ses efforts, malgré la persistance de ses recherches, iln’arriverait jamais à bout d’un pareil adversaire. Il lepoursuivait par devoir et par amour-propre, mais avec la craintecontinuelle d’être dupé par ce redoutable mystificateur, et bafouédevant un public toujours prêt à rire de ses mésaventures.

En particulier, l’histoire de cette écharpe rouge lui semblabien équivoque. Intéressante, certes, par plus d’un côté, maiscombien invraisemblable ! Et combien aussi l’explication deLupin, si logique en apparence, résistait peu à un examen sévère:

« Non, se dit Ganimard, tout cela c’est de la blague…, unramassis de suppositions et d’hypothèses qui ne repose sur rien. Jene marche pas. »

Quand il parvint au 36 du quai des Orfèvres, il était absolumentdécidé à tenir l’incident pour nul et non avenu.

Il monta au service de la Sûreté. Là, un de ses camarades luidit :

– Tu as vu le chef ?

– Non.

– Il te demandait tout à l’heure.

– Ah ?

– Oui, va le rejoindre.

– Où ?

– Rue de Berne…, un assassinat qui a été commis cette nuit…

– Ah ! et la victime ?

– Je ne sais pas trop une chanteuse de café-concert, jecrois.

Ganimard murmura simplement :

– Crebleu de crebleu !

Vingt minutes après, il sortait du métro et se dirigeait vers larue de Berne.

La victime, connue dans le monde des théâtres sous le sobriquetde Jenny Saphir, occupait un modeste appartement situé au secondétage. Conduit par un agent de police, l’inspecteur principaltraversa d’abord deux pièces, puis pénétra dans la chambre où setrouvaient déjà les magistrats chargés de l’enquête, le chef de laSûreté, M. Dudouis, et un médecin légiste.

Au premier coup d’œil, Ganimard tressaillit. Il avait aperçu,couché sur un divan, le cadavre d’une jeune femme dont les mains secrispaient à un lambeau de soie rouge ! L’épaule, quiapparaissait hors du corsage échancré, portait la marque de deuxblessures autour desquelles le sang s’était figé. La face,convulsée, presque noire, gardait une expression d’épouvantefolle.

Le médecin légiste, qui venait de terminer son examen, prononça:

– Mes premières conclusions sont très nettes. La victime ad’abord été frappée de deux coups de poignard, puis étranglée. Lamort par asphyxie est visible.

« Crebleu de crebleu » pensa de nouveau Ganimard qui serappelait les paroles de Lupin, son évocation du crime…

Le juge d’instruction objecta :

– Cependant le cou n’offre point d’ecchymose.

– La strangulation, déclara le médecin, a pu être pratiquée àl’aide de cette écharpe de soie que la victime portait et dont ilreste ce morceau auquel elle s’était cramponnée des deux mains pourse défendre.

– Mais pourquoi, dit le juge, ne reste-t-il que cemorceau ? Qu’est devenu l’autre ?

– L’autre, maculé de sang peut-être, aura été emporté parl’assassin. On distingue très bien le déchiquetage hâtif desciseaux.

« Crebleu de crebleu répéta Ganimard entre ses dents pour latroisième fois, cet animal de Lupin a tout vu sans être là !»

– Et le motif du crime ? demanda le juge. Les serrures ontété fracturées, les armoires bouleversées. Avez-vous quelquesrenseignements, monsieur Dudouis ?

Le chef de la Sûreté répliqua :

– Je puis tout au moins avancer une hypothèse, qui résulte desdéclarations de la bonne. La victime, dont le talent de chanteuseétait médiocre, mais que l’on connaissait pour sa beauté, a fait,il y a deux ans, un voyage en Russie, d’où elle est revenue avec unmagnifique saphir que lui avait donné, paraît-il, un personnage dela cour. Jenny Saphir, comme on appelait la jeune femme depuis cejour, était très fière de ce cadeau, bien que, par prudence, ellene le portât pas. N’est-il pas à supposer que le vol du saphir futla cause du crime ?

– Mais la femme de chambre connaissait l’endroit où se trouvaitla pierre ?

– Non, personne ne le connaissait. Et le désordre de cette piècetendrait à prouver que l’assassin l’ignorait également.

– Nous allons interroger la femme de chambre, prononça le juged’instruction.

M. Dudouis prit à part l’inspecteur principal, et lui dit :

– Vous avez l’air tout drôle, Ganimard. Qu’y a-t-il ?Est-ce que vous soupçonnez quelque chose ?

– Rien du tout, chef.

– Tant pis. Nous avons besoin d’un coup d’éclat à la Sûreté.Voilà plusieurs crimes de ce genre dont l’auteur n’a pu êtredécouvert. Cette fois-ci, il nous faut le coupable, etrapidement.

– Difficile, chef.

– Il le faut. Écoutez-moi, Ganimard. D’après la femme dechambre, Jenny Saphir, qui avait une vie très régulière, recevaitfréquemment, depuis un mois, à son retour du théâtre, c’est-à-direvers dix heures et demie, un individu qui restait environ jusqu’àminuit. « C’est un homme du monde, prétendait Jenny Saphir : ilveut m’épouser. » Cet homme du monde prenait d’ailleurs toutes lesprécautions pour n’être pas vu, relevant le col de son vêtement etrabattant les bords de son chapeau quand il passait devant la logede la concierge. Et Jenny Saphir, avant même qu’il n’arrivât,éloignait toujours sa femme de chambre. C’est cet individu qu’ils’agit de retrouver.

– Il n’a laissé aucune trace ?

– Aucune. Il est évident que nous sommes en présence d’ungaillard très fort, qui a préparé son crime, et qui l’a exécutéavec toutes les chances possibles d’impunité. Son arrestation nousfera grand honneur. Je compte sur vous, Ganimard.

– Ah ! vous comptez sur moi, chef, répondit l’inspecteur.Eh bien, on verra…, on verra… Je ne dis pas non… Seulement…

Il semblait très nerveux et son agitation frappa M. Dudouis.

– Seulement, poursuivit Ganimard, seulement je vous jure vousentendez, chef, je vous jure…

– Vous me jurez quoi ?

– Rien…, on verra ça, chef on verra…

Ce n’est que dehors, une fois seul, que Ganimard acheva saphrase. Et il l’acheva tout haut, en frappant du pied, et avecl’accent de la colère la plus vive :

« Seulement, je jure devant Dieu que l’arrestation se fera parmes propres moyens, et sans que j’emploie un seul desrenseignements que m’a fournis ce misérable. Ah ! non, alors»

Pestant contre Lupin, furieux d’être mêlé à cette affaire, etrésolu cependant à la débrouiller, il se promena au hasard desrues. Le cerveau tumultueux, il cherchait à mettre un peu d’ordredans ses idées et à découvrir, parmi les faits épars, un petitdétail, inaperçu de tous, non soupçonné de Lupin, qui pût leconduire au succès.

Il déjeuna rapidement chez un marchand de vins, puis reprit sapromenade, et tout à coup s’arrêta, stupéfié, confondu. Ilpénétrait sous le porche de la rue de Surène, dans la maison mêmeoù Lupin l’avait attiré quelques heures auparavant. Une force pluspuissante que sa volonté l’y conduisait de nouveau. La solution duproblème était là. Là, se trouvaient tous les éléments de lavérité. Quoi qu’il fît, les assertions de Lupin étaient si exactes,ses calculs si justes, que, troublé jusqu’au fond de l’être par unedivination aussi prodigieuse, il ne pouvait que reprendre l’œuvreau point où son ennemi l’avait laissée.

Sans plus de résistance, il monta les trois étages.L’appartement était ouvert. Personne n’avait touché aux pièces àconviction. Il les empocha.

Dès lors, il raisonna et il agit pour ainsi dire mécaniquement,sous les impulsions du maître auquel il ne pouvait pas ne pasobéir.

En admettant que l’inconnu habitât aux environs du Pont-Neuf, ilfallait découvrir, sur le chemin qui mène de ce pont, à la rue deBerne, l’importante pâtisserie ouverte le soir, où les gâteauxavaient été achetés. Les recherches ne furent pas longues. Près dela gare Saint-Lazare, un pâtissier lui montra de petites boîtes encarton, identiques, comme matière et comme forme, à celle queGanimard possédait. En outre, une des vendeuses se rappelait avoirservi, la veille au soir, un monsieur engoncé dans- son col defourrure, mais dont elle avait aperçu le monocle.

– Voilà, contrôlé, un premier indice, pensa l’inspecteur, notrehomme porte un monocle.

Il réunit ensuite les fragments du journal de courses, et lessoumit à un marchand de journaux qui reconnut aisément le Turfillustré. Aussitôt, il se rendit aux bureaux du Turf et demanda laliste des abonnés. Sur cette liste, il releva les noms et adressesde tous ceux qui demeuraient dans les parages du Pont-Neuf, etprincipalement, puisque Lupin l’avait dit, sur la rive gauche dufleuve.

Il retourna ensuite à la Sûreté, recruta une demi-douzained’hommes, et les expédia avec les instructions nécessaires.

A sept heures du soir, le dernier de ces hommes revint et luiannonça la bonne nouvelle. Un M. Prévailles, abonné au Turf,habitait un entresol sur le quai des Augustins. La veille au soir,il sortait de chez lui, vêtu d’une pelisse de fourrure, recevaitdes mains de la concierge sa correspondance et son journal le Turfillustré, s’éloignait et rentrait vers minuit.

Ce M. Prévailles portait un monocle. C’était un habitué descourses, et lui-même possédait plusieurs chevaux qu’il montait oumettait en location.

L’enquête avait été si rapide, les résultats étaient siconformes aux prédictions de Lupin que Ganimard se sentitbouleversé en écoutant le rapport de l’agent. Une fois de plus, ilmesurait l’étendue prodigieuse des ressources dont Lupin disposait.Jamais, au cours de sa vie déjà longue, il n’avait rencontré unetelle clairvoyance, un esprit aussi aigu et aussi prompt.

Il alla trouver M. Dudouis.

– Tout est prêt, chef. Vous avez un mandat ?

– Hein ?

– Je dis que tout est prêt pour l’arrestation, chef.

– Vous savez qui est l’assassin de Jenny Saphir ?

– Oui.

– Mais comment ? Expliquez-vous.

Ganimard éprouva quelque scrupule, rougit un peu, et cependantrépondit :

– Un hasard, chef. L’assassin a jeté dans la Seine tout ce quipouvait le compromettre. Une partie du paquet a été recueillie etme fut remise.

– Par qui ?

– Un batelier qui n’a pas voulu dire son nom, craignant lesreprésailles. Mais j’avais tous les indices nécessaires. La besogneétait facile.

Et l’inspecteur raconta comment il avait procédé.

– Et vous appelez cela un hasard ! s’écria M. Dudouis. Etvous dites que la besogne était facile ! Mais c’est une de vosplus belles campagnes. Menez-la jusqu’au bout vous-même, mon cherGanimard, et soyez prudent.

Ganimard avait hâte d’en finir. Il se rendit au quai desAugustins avec ses hommes qu’il répartit autour de la maison. Laconcierge, interrogée, déclara que son locataire prenait ses repasdehors, mais qu’il passait régulièrement chez lui après sondîner.

De fait, un peu avant neuf heures, penchée à sa fenêtre, elleavertit Ganimard, qui donna aussitôt un léger coup de sifflet. Unmonsieur en chapeau haut de forme, enveloppé dans sa pelisse defourrure, suivait le trottoir qui longe la Seine. Il traversa lachaussée et se dirigea vers la maison.

Ganimard s’avança :

– Vous êtes bien monsieur Prévailles ?

– Oui, mais vous-même ?

– Je suis chargé d’une mission…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. A la vue des hommesqui surgissaient de l’ombre, Prévailles avait reculé vivementjusqu’au mur, et tout en faisant face à ses adversaires, il setenait adossé contre la porte d’une boutique située aurez-de-chaussée et dont les volets étaient clos.

– Arrière, cria-t-il, je ne vous connais pas.

Sa main droite brandissait une lourde canne, tandis que sa maingauche, glissée derrière lui, semblait chercher à ouvrir laporte.

Ganimard eut l’impression qu’il pouvait s’enfuir par là et parquelque issue secrète.

– Allons, pas de blague, dit-il en s’approchant… Tu es pris…Rends-toi.

Mais au moment où il empoignait la canne de Prévailles, Ganimardse souvint de l’avertissement donné par Lupin : Prévailles étaitgaucher, et c’était son revolver qu’il cherchait de la maingauche.

L’inspecteur se baissa rapidement, il avait vu le geste subit del’individu. Deux détonations retentirent. Personne ne futtouché.

Quelques secondes après, Prévailles recevait un coup de crosseau menton, qui l’abattait sur-le-champ. A neuf heures, onl’écrouait au Dépôt.

Ganimard, à cette époque, jouissait déjà d’une granderéputation. Cette capture opérée si brusquement, et par des moyenstrès simples que la police se hâta de divulguer, lui valut unecélébrité soudaine. On chargea aussitôt Prévailles de tous lescrimes demeurés impunis, et les journaux exaltèrent les prouessesde Ganimard.

L’affaire, au début, fut conduite vivement. Tout d’abord onconstata que Prévailles, de son véritable nom Thomas Derocq, avaiteu déjà maille à partir avec la justice. En outre, la perquisitionque l’on fit chez lui, si elle ne provoqua pas de nouvellespreuves, amena cependant la découverte d’un peloton de cordesemblable à la corde employée autour du paquet, et la découverte depoignards qui auraient produit une blessure analogue aux blessuresde la victime.

Mais, le huitième jour, tout changea. Prévailles, qui,jusqu’ici, avait refusé de répondre, Prévailles, assisté de sonavocat, opposa un alibi très net : le soir du crime, il était auxFolies-Bergère.

De fait on finit par trouver, dans la poche de son smoking, uncoupon de fauteuil et un programme de spectacle qui tous deuxportaient la date de ce soir-là.

– Alibi préparé, objecta le juge d’instruction.

– Prouvez-le, répondit Prévailles.

Des confrontations eurent lieu. La demoiselle de la pâtisseriecrut reconnaître le monsieur au monocle. Le concierge de la rue deBerne crut reconnaître le monsieur qui rendait visite à JennySaphir. Mais personne n’osait rien affirmer de plus.

Ainsi l’instruction ne rencontrait rien de précis, aucun terrainsolide sur lequel on pût établir une accusation sérieuse.

Le juge fit venir Ganimard et lui confia son embarras.

– Il m’est impossible d’insister davantage, les chargesmanquent.

– Cependant, vous êtes convaincu, monsieur le juged’instruction ! Prévailles se serait laissé arrêter sansrésistance s’il n’avait pas été coupable.

– Il prétend qu’il a cru à une attaque. De même il prétend qu’iln’a jamais vu Jenny Saphir, et, en vérité, nous ne trouvonspersonne pour le confondre. Et pas davantage, en admettant que lesaphir ait été volé, nous n’avons pu le trouver chez lui.

– Ailleurs non plus, objecta Ganimard.

– Soit, mais ce n’est pas une charge contre lui, cela.Savez-vous ce qu’il nous faudrait, monsieur Ganimard, et avantpeu ? L’autre bout de cette écharpe rouge.

– L’autre bout ?

– Oui, car il est évident que si l’assassin l’a emporté, c’estque les marques sanglantes de ses doigts sont sur l’étoffe.

Ganimard ne répondit pas. Depuis plusieurs jours il sentait bienque toute l’aventure tendait vers ce dénouement. Il n’y avait pasd’autre preuve possible. Avec l’écharpe de soie, et avec celaseulement, la culpabilité de Prévailles était certaine. Or lasituation de Ganimard exigeait cette culpabilité. Responsable del’arrestation, illustré par elle, prôné comme l’adversaire le plusredoutable des malfaiteurs, il devenait absolument ridicule siPrévailles était relâché.

Par malheur, l’unique et indispensable preuve était dans lapoche de Lupin. Comment l’y reprendre ?

Ganimard chercha, il s’épuisa en nouvelles investigations, refitl’enquête, passa des nuits blanches à scruter le mystère de la ruede Berne, reconstitua l’existence de Prévailles, mobilisa dixhommes pour découvrir l’invisible saphir. Tout fut inutile.

Le 27 décembre, le juge d’instruction l’interpella dans lescouloirs du palais.

– Eh bien, monsieur Ganimard, du nouveau ?

– Non, monsieur le juge d’instruction.

– En ce cas, j’abandonne l’affaire.

– Attendez un jour encore.

– Pourquoi ? Il nous faudrait l’autre bout de l’écharpel’avez-vous ?

– Je l’aurai demain.

– Demain ?

– Oui, mais confiez-moi le morceau qui est en votrepossession.

– Moyennant quoi ?

– Moyennant quoi je vous promets de reconstituer l’écharpecomplète.

– Entendu.

Ganimard entra dans le cabinet du juge. Il en sortit avec lelambeau de soie.

« Crénom de bon sang, bougonnait-il, j’irai la chercher, lapreuve, et je l’aurai… Si toutefois M. Lupin ose venir aurendez-vous. »

Au fond, il ne doutait pas que M. Lupin n’eût cette audace, etc’était ce qui, précisément, l’agaçait. Pourquoi Lupin levoulait-il, ce rendez-vous ? Quel but poursuivait-il enl’occurrence ?

Inquiet, la rage au cœur, plein de haine, il résolut de prendretoutes les précautions nécessaires, non seulement pour ne pastomber dans un guet-apens, mais même pour ne pas manquer, puisquel’occasion s’en présentait, de prendre son ennemi au piège. Et lelendemain, qui était le 28 décembre, jour fixé par Lupin, aprèsavoir étudié, toute la nuit, le vieil hôtel de la rue de Surène ets’être convaincu qu’il n’y avait d’autre issue que la grande porte,après avoir prévenu ses hommes qu’il allait accomplir uneexpédition dangereuse, c’est avec eux qu’il arriva sur le champ debataille.

Il les posta dans un café. La consigne était formelle : s’ilapparaissait à l’une des fenêtres du troisième étage, ou s’il nerevenait pas au bout d’une heure, les agents devaient envahir lamaison et arrêter quiconque essaierait d’en sortir.

L’inspecteur principal s’assura que son revolver fonctionnaitbien, et qu’il pourrait le tirer facilement de sa poche. Puis ilmonta.

Il fut assez surpris de revoir les choses comme il les avaitlaissées, c’est à-dire les portes ouvertes et les serruresfracturées. Ayant constaté que les fenêtres de la chambreprincipale donnaient bien sur la rue, il visita les trois autrespièces qui constituaient l’appartement. Il n’y avait personne.

« M. Lupin a eu peur, murmura-t-il, non sans une certainesatisfaction. »

– T’es bête, dit une voix derrière lui.

S’étant retourné, il vit sur le seuil un vieil ouvrier en longueblouse de peintre.

– Cherche pas, dit l’homme. C’est moi, Lupin. Je travailledepuis ce matin chez l’entrepreneur de peinture. En ce moment,c’est l’heure du repas. Alors je suis monté.

Il observait Ganimard avec un sourire joyeux, et il s’écria:

– Vrai ! c’est une satanée minute que j’te dois là, monvieux. J’la vendrais pas pour dix ans de ta vie, et cependantj’t’aime bien ! Qu’en penses-tu, l’artiste ? Est-cecombiné, prévu ? prévu depuis A jusqu’à Z ? J’l’ai t’icomprise, l’affaire ? J’lai ti pénétré, l’mystère del’écharpe ? Je n’te dis pas qu’il n’y avait pas des trous dansmon argumentation, des mailles qui manquaient à la chaîne… Maisquel chef-d’œuvre d’intelligence ! Quelle reconstitution,Ganimard ! Quelle intuition de tout ce qui avait eu lieu, etde tout ce qui allait avoir lieu depuis la découverte du crimejusqu’à ton arrivée ici, en quête d’une preuve ! Quelledivination vraiment merveilleuse ! T’as l’écharpe ?

– La moitié, oui. Tu as l’autre ?

– La voici. Confrontons.

Ils étalèrent les deux morceaux de soie sur la table. Leséchancrures faites par les ciseaux correspondaient exactement. Enoutre les couleurs étaient identiques.

– Mais je suppose, dit Lupin, que tu n’es pas venu seulementpour cela. Ce qui t’intéresse, c’est de voir les marques du sang.Suis-moi, Ganimard, le jour n’est pas suffisant ici.

Ils passèrent dans la pièce voisine, située du côté de la cour,et plus claire en effet, et Lupin appliqua son étoffe sur lavitre.

– Regarde, dit-il en laissant la place à Ganimard.

L’inspecteur tressaillit de joie. Distinctement on voyait lestraces des cinq doigts et l’empreinte de la paume. La preuve étaitirrécusable. De sa main ensanglantée, de cette même main qui avaitfrappé Jenny Saphir, l’assassin avait empoigné l’étoffe et nouél’écharpe autour du cou.

– Et c’est l’empreinte d’une main gauche, nota Lupin… D’où monavertissement, qui n’avait rien de miraculeux, comme tu vois. Car,si j’admets que tu me considères comme un esprit supérieur, mon bonami, je ne veux pas cependant que tu me traites de sorcier.

Ganimard avait empoché prestement le morceau de soie. Lupinl’approuva.

– Mais oui, mon gros, c’est pour toi. Ça me fait tant de plaisirde te faire plaisir ! Et tu vois, il n’y avait pas de piègedans tout cela rien que de l’obligeance…, un service de camarade àcamarade, de copain à copain… Et aussi, je te l’avoue, un peu decuriosité… Oui, je voulais examiner l’autre morceau de soie… Celuide la police… N’aie pas peur. N’aie pas peur, je vais te le rendre…Une seconde seulement.

D’un geste nonchalant, et tandis que Ganimard l’écoutait malgrélui, il s’amusait avec le gland qui terminait la moitié del’écharpe.

– Comme c’est ingénieux, ces petits ouvrages de femme !As-tu remarqué ce détail de l’enquête ? Jenny Saphir étaittrès adroite, et confectionnait elle-même ses chapeaux et sesrobes. Il est évident que cette écharpe a été faite par elle…D’ailleurs, je m’en suis aperçu dès le premier jour. Curieux de manature, comme j’ai eu l’honneur de te le dire, j’avais étudié àfond le morceau de soie que tu viens d’empocher, et dansl’intérieur même du gland, j’avais découvert une petite médaille desainteté que la pauvre fille avait mise là comme un porte-bonheur.Détail touchant, n’est-ce pas, Ganimard ? Une petite médaillede Notre-Dame-de-Bon-Secours.

L’inspecteur ne le quittait pas des yeux, très intrigué. EtLupin continuait :

– Alors, je me suis dit comme il serait intéressant d’explorerl’autre moitié de l’écharpe, celle que la police trouvera au cou dela victime ! Car cette autre moitié, que je tiens enfin, estterminée de la même façon… De sorte que je saurai si la mêmecachette existe et ce qu’elle renferme… Mais regarde donc, mon bonami, est-ce habilement fait ! Et si peu compliqué ! Ilsuffit de prendre un écheveau de cordonnet rouge et de le tresserautour d’une olive de bois creuse, tout en réservant, au milieu,une petite retraite, un petit vide, étroit forcément, maissuffisant pour qu’on puisse y mettre une médaille de sainteté…, outout autre chose… Un bijou, par exemple… Un saphir…

Au même instant, il achevait d’écarter les cordonnets de soie,et, au creux d’une olive, il saisissait entre le pouce et l’indexune admirable pierre bleue, d’une pureté et d’une tailleparfaites.

– Hein, que disais-je, mon bon ami ?

Il leva la tête. L’inspecteur, livide, les yeux hagards,semblait ahuri, fasciné par la pierre qui miroitait devant lui. Ilcomprenait enfin toute la machination.

– Animal, murmura-t-il, retrouvant son injure de la premièreentrevue.

Les deux hommes étaient dressés l’un contre l’autre.

– Rends-moi ça, fit l’inspecteur.

Lupin tendit le morceau d’étoffe.

– Et le saphir ! ordonna Ganimard.

– T’es bête.

– Rends-moi ça, sinon…

– Sinon, quoi, espèce d’idiot ? s’écria Lupin. Ah ça !mais, t’imagines-tu que c’est pour des prunes que je t’ai octroyél’aventure ?

– Rends-moi ça !

– Tu m’as pas regardé ? Comment voilà quatre semaines queje te fais marcher comme un daim, et tu voudrais… Voyons, Ganimard,un petit effort, mon gros… Comprends que, depuis quatre semaines,tu n’es que le bon caniche Ganimard, apporte apporte au monsieur…Ah ! le bon toutou à son père… Faites le beauSusucre ?

Contenant la colère qui bouillonnait en lui, Ganimard nesongeait qu’à une chose, appeler ses agents. Et comme la pièce oùil se trouvait donnait sur la cour, peu à peu, par un mouvementtournant, il essayait de revenir à la porte de communication. D’unbond, il sauterait alors vers la fenêtre et casserait l’un descarreaux.

– Faut-il tout de même, continuait Lupin, que vous en ayez unecouche, toi et les autres ! Depuis le temps que vous tenezl’étoffe, il n’y en a pas un qui ait eu l’idée de la palper, pas unqui se soit demandé la raison pour laquelle la pauvre filles’accrochait à son écharpe. Pas un ! Vous agissez au hasard,sans réfléchir, sans rien prévoir.

L’inspecteur avait atteint son but. Profitant d’une seconde oùLupin s’éloignait de lui, il fit volte-face soudain, et saisit lapoignée de la porte. Mais un juron lui échappa la poignée ne bougeapas.

Lupin s’esclaffa.

– Même pas ça ! tu n’avais même pas prévu ça ! Tu metends un traquenard, et tu n’admets pas que je puisse flairer lachose d’avance… Et tu te laisses conduire dans cette chambre, sanste demander si je ne t’y conduis pas exprès, et sans te rappelerque les serrures sont munies de mécanismes spéciaux ! Voyons,en toute sincérité, qu’est-ce que tu dis de cela ?

– Ce que j’en dis ? proféra Ganimard, hors de lui.

Rapidement, il avait tiré son revolver et visait l’ennemi enpleine figure.

– Haut les mains ! s’écria-t-il.

Lupin se planta devant lui, en levant les épaules.

– Encore la gaffe.

– Haut les mains, je te répète !

– Encore la gaffe. Ton ustensile ne partira pas.

– Quoi ?

– Ta femme de ménage, la vieille Catherine, est à mon service.Elle a mouillé la poudre ce matin, pendant que tu prenais ton caféau lait.

Ganimard eut un mouvement de rage, empocha l’arme, et se jetasur Lupin.

– Après ? fit celui-ci, en l’arrêtant net d’un coup de piedsur la jambe.

Leurs vêtements se touchaient presque. Leurs regards seprovoquaient, comme les regards de deux adversaires qui vont envenir aux mains.

Pourtant, il n’y eut pas de combat. Le souvenir des luttesprécédentes rendait la lutte inutile. Et Ganimard, qui se rappelaittoutes les défaites passées, ses vaines attaques, les ripostesfoudroyantes de Lupin, ne bougeait pas. Il n’y avait rien à faire,il le sentait. Lupin disposait des forces contre lesquelles touteforce individuelle se brisait. Alors, à quoi bon ?

– N’est-ce pas ? prononça Lupin, d’une voix amicale, ilvaut mieux en rester là. D’ailleurs, mon bon ami, réfléchis bien àtout ce que l’aventure t’a rapporté : la gloire, la certitude d’unavancement prochain, et, grâce à cela, la perspective d’uneheureuse vieillesse. Tu ne voudrais pas cependant y ajouter ladécouverte du saphir et la tête de ce pauvre Lupin… Ce ne seraitpas juste. Sans compter que ce pauvre Lupin t’a sauvé la vie. Maisoui, monsieur ! Qui donc vous avertissait ici même quePrévailles était gaucher ? Et c’est comme ça que tu meremercies ? Pas chic, Ganimard. Vrai, tu me fais de lapeine.

Tout en bavardant, Lupin avait accompli le même manège queGanimard et s’était approché de la porte.

Ganimard comprit que l’ennemi allait lui échapper. Oublianttoute prudence, il voulut lui barrer la route et reçut dansl’estomac un formidable coup de tête qui l’envoya rouler jusqu’àl’autre mur.

En trois gestes, Lupin fit jouer un ressort, tourna la poignée,entrouvrit le battant et s’esquiva en éclatant de rire.

Lorsque Ganimard, vingt minutes après, réussit à rejoindre seshommes, l’un de ceux-ci lui dit :

– Il y a un ouvrier peintre qui est sorti de la maison, commeses camarades rentraient de déjeuner, et qui m’a remis une lettre.« Vous donnerez ça à votre patron », qu’il m’a dit. « A quelpatron ? » que j’ai répondu. Il était loin déjà. Je supposeque c’est pour vous.

– Donne.

Ganimard décacheta la lettre. Elle était griffonnée en hâte, aucrayon, et contenait ces mots…

« Ceci, mon bon ami, pour te mettre en garde contre uneexcessive crédulité. Quand un quidam te dit que les cartouches deton revolver sont mouillées, si grande que soit ta confiance en cequidam, se nommât-il Arsène Lupin, ne te laisse pas monter le coup.Tire d’abord, et, si le quidam fait une pirouette dans l’éternité,tu auras la preuve : 1° que les cartouches n’étaient pasmouillées ; 2 ° que la vieille Catherine est la plus honnêtedes femmes de ménage.

« En attendant que j’aie l’honneur de la connaître, accepte, monbon ami, les sentiments affectueux de ton fidèle « Arsène Lupin.»

Chapitre 6La mort qui rôde

Après avoir contourné les murs du château, Arsène Lupin revint àson point de départ. Décidément aucune brèche n’existait, et l’onne pouvait s’introduire dans le vaste domaine de Maupertuis que parune petite porte basse et solidement verrouillée à l’intérieur, oupar la grille principale auprès de laquelle veillait le pavillon dugarde.

– Soit, dit-il, nous emploierons les grands moyens.

Pénétrant au milieu des taillis où il avait caché samotocyclette, il détacha un paquet de corde légère enroulé sous laselle, et se dirigea vers un endroit qu’il avait noté au cours deson examen. A cet endroit, situé loin de la route, à la lisièred’un bois, de grands arbres plantés dans le parc débordaient lemur.

Lupin fixa une pierre à l’extrémité de la corde, et, l’ayantlancée, attrapa une grosse branche, qu’il lui suffit dès lorsd’attirer à lui et d’enjamber.

La branche, en se redressant, le souleva de terre. Il franchitle mur, glissa le long de l’arbre, et sauta doucement sur l’herbedu parc.

C’était l’hiver. Entre les rameaux dépouillés, par-dessus levallonnement des pelouses, il aperçut au loin le petit château deMaupertuis. Craignant d’être vu, il se dissimula derrière un groupede sapins. Là, à l’aide d’une lorgnette, il étudia la façademélancolique et sombre du château. Toutes les fenêtres étaientcloses et comme défendues par des volets hermétiques. On eût dit unlogis inhabité.

« Pristi, murmura Lupin, pas gai, le manoir ! Ce n’est pasici que je finirai mes jours. »

Mais, comme trois heures sonnaient à l’horloge, une des portesdu rez-de-chaussée s’ouvrit sur la terrasse, et une silhouette defemme, très mince, enveloppée dans un manteau noir, apparut.

La femme se promena de long en large durant quelques minutes,entourée aussitôt d’oiseaux auxquels elle jetait des miettes depain. Puis elle descendit les marches de pierre qui conduisaient àla pelouse centrale, et elle la suivit en prenant l’allée dedroite.

Avec sa lorgnette, Lupin la voyait distinctement venir de soncôté. Elle était grande, blonde, d’une tournure gracieuse, l’aird’une toute jeune fille. Elle avançait d’un pas allègre, regardantle pâle soleil de décembre, et s’amusant à briser les petitesbranches mortes aux arbustes du chemin.

Elle était arrivée à peu près aux deux tiers de la distance quila séparait de Lupin, quand des aboiements furieux éclatèrent, etun chien énorme, un danois de taille colossale, surgit d’une cabanevoisine et se dressa au bout de la chaîne qui le retenait.

La jeune fille s’écarta un peu et passa, sans prêter plusd’attention à un incident qui devait se reproduire chaque jour. Lechien redoubla de colère, debout sur ses pattes, et tirant sur soncollier au risque de s’étrangler.

Trente ou quarante pas plus loin, impatientée sans doute, ellese retourna et fit un geste de la main. Le danois eut un sursaut derage, recula jusqu’au fond de sa niche, et bondit de nouveau,irrésistible. La jeune fille poussa un cri de terreur folle. Lechien franchissait l’espace, en traînant derrière lui sa chaînebrisée.

Elle se mit à courir, à courir de toutes ses forces, et elleappelait au secours désespérément. Mais, en quelques sauts, lechien la rejoignait.

Elle tomba, tout de suite épuisée, perdue. La bête était déjàsur elle, la touchait presque.

A ce moment précis, il y eut une détonation. Le chien fit unecabriole en avant, se remit d’aplomb, gratta le sol à coups depatte, puis se coucha en hurlant à diverses reprises, un hurlementrauque, essoufflé, qui s’acheva en une plainte sourde et en râlesindistincts. Et ce fut tout.

– Mort, dit Lupin, qui était accouru aussitôt, prêt à déchargerson revolver une seconde fois.

La jeune fille s’était relevée, toute pâle, chancelante encore.Elle examina, très surprise, cet homme qu’elle ne connaissait pas,et qui venait de lui sauver la vie, et elle murmura :

– Merci… J’ai eu bien peur… Il était temps… Je vous remercie,monsieur.

Lupin ôta son chapeau.

– Permettez-moi de me présenter, mademoiselle, Paul Daubreuil…Mais, avant toute explication, je vous demande un instant…

Il se baissa vers le cadavre du chien, et examina la chaîne àl’endroit où l’effort de la bête l’avait brisée.

– C’est bien ça ! fit-il entre ses dents c’est bien ce queje supposais. Bigre ! les événements se précipitent… J’auraisdû arriver plus tôt.

Revenant à la jeune fille, il lui dit vivement…

– Mademoiselle, nous n’avons pas une minute à perdre. Maprésence dans ce parc est tout à fait insolite. Je ne veux pasqu’on m’y surprenne, et cela, pour des raisons qui vous concernentuniquement. Pensez-vous qu’on ait pu, du château, entendre ladétonation ?

La jeune fille semblait remise déjà de son émotion, et ellerépondit avec une assurance où se révélait toute sa naturecourageuse :

– Je ne le pense pas.

– Monsieur votre père est au château, aujourd’hui ?

– Mon père est souffrant, couché depuis des mois. En outre, sachambre donne sur l’autre façade.

– Et les domestiques ?

– Ils habitent également, et travaillent de l’autre côté.Personne ne vient jamais par ici. Moi seule m’y promène.

– Il est donc probable qu’on ne m’a pas vu non plus, d’autantque ces arbres nous cachent.

– C’est probable.

– Alors, je puis vous parler librement ?

– Certes, mais je ne m’explique pas…

– Vous allez comprendre.

Il s’approcha d’elle un peu plus et lui dit :

– Permettez-moi d’être bref. Voici. Il y a quatre jours, MlleJeanne Darcieux…

– C’est moi, dit-elle en souriant.

– Mlle Jeanne Darcieux, continua Lupin, écrivait une lettre àl’une de ses amies du nom de Marceline, laquelle habiteVersailles…

– Comment savez-vous tout cela ? dit la jeune fillestupéfaite, j’ai déchiré la lettre avant de l’achever.

– Et vous avez jeté les morceaux sur le bord de la route qui vadu château à Vendôme.

– En effet je me promenais…

– Ces morceaux furent recueillis, et j’en eus communication lelendemain même.

– Alors…, vous avez lu ? fit Jeanne Darcieux avec unecertaine irritation.

– Oui, j’ai commis cette indiscrétion, et je ne le regrette pas,puisque je puis vous sauver.

– Me sauver de quoi ?

– De la mort.

Lupin prononça cette petite phrase d’une voix très nette. Lajeune fille eut un frisson.

– Je ne suis pas menacée de mort.

– Si, mademoiselle. Vers la fin d’octobre, comme vous lisiez surun banc de la terrasse où vous aviez coutume de vous asseoir chaquejour, à la même heure, un moellon de la corniche s’est détaché, etil s’en est fallu de quelques centimètres que vous ne fussiezécrasée.

– Un hasard…

– Par une belle soirée de novembre, vous traversiez le potager,au clair de la lune. Un coup de feu fut tiré, la balle siffla à vosoreilles.

– Du moins je l’ai cru…

– Enfin, la semaine dernière, le petit pont de bois qui enjambela rivière du parc, à deux mètres de la chute d’eau, s’écroula aumoment où vous passiez. C’est par miracle que vous avez pu vousaccrocher à une racine.

Jeanne Darcieux essaya de sourire.

– Soit, mais il n’y a là, ainsi que je l’écrivais à Marceline,qu’une série de coïncidences, de hasards…

– Non, mademoiselle, non. Un hasard de cette sorte estadmissible… Deux le sont également et encore ! Mais on n’a pasle droit de supposer que, trois fois, le hasard s’amuse etparvienne à répéter le même acte, dans des circonstances aussiextraordinaires. C’est pourquoi je me suis cru permis de venir àvotre secours. Et, comme mon intervention ne peut être efficace quesi elle demeure secrète, je n’ai pas hésité à m’introduire iciautrement que par la porte. Il était temps, ainsi que vous ledisiez. L’ennemi vous attaquait une fois de plus.

– Comment ! Est-ce que vous pensez ? Non, ce n’est paspossible… Je ne veux pas croire…

Lupin ramassa la chaîne et, la montrant :

– Regardez le dernier anneau. Il est hors de doute qu’il a étélimé. Sans quoi, une chaîne de cette force n’eût pas cédé.D’ailleurs la marque de la lime est visible.

Jeanne avait pâli, et l’effroi contractait son joli visage.

– Mais qui donc m’en veut ainsi ? balbutia-t-elle. C’estterrible… Je n’ai fait de mal à personne… Et pourtant il estcertain que vous avez raison… Bien plus…

Elle acheva plus bas :

« Bien plus, je me demande si le même danger ne menace pas monpère.

– On l’a attaqué, lui aussi ?

– Non, car il ne bouge pas de sa chambre. Mais sa maladie est simystérieuse ! Il n’a plus de forces…, il ne peut plus marcher…En outre, il est sujet à des étouffements, comme si son cœurs’arrêtait. Ah ! quelle horreur !

Lupin sentit toute l’autorité qu’il pouvait prendre sur elle enun pareil moment, et il lui dit :

– Ne craignez rien, mademoiselle. Si vous m’obéissezaveuglément, je ne doute pas du succès.

– Oui… oui je veux bien mais tout cela est si affreux…

– Ayez confiance, je vous en prie. Et veuillez m’écouter.J’aurais besoin de quelques renseignements.

Coup sur coup il lui posa des questions, auxquelles JeanneDarcieux répondit hâtivement.

– Cette bête n’était jamais détachée, n’est-ce pas ?

– Jamais.

– Qui la nourrissait ?

– Le garde. A la tombée du jour il lui apportait sa pâtée.

– Il pouvait, par conséquent, s’approcher d’elle sans êtremordu ?

– Oui, et lui seul, car elle était féroce.

– Vous ne soupçonnez pas cet homme ?

– Oh non Baptiste ! Jamais…

– Et vous ne voyez personne ?

– Personne. Nos domestiques nous sont très dévoués. Ils m’aimentbeaucoup.

– Vous n’avez pas d’amis au château ?

– Non.

– Pas de frère ?

– Non.

– Votre père est donc seul à vous protéger ?

– Oui, et je vous ai dit dans quel état il se trouvait.

– Vous lui avez raconté les diverses tentatives ?

– Oui, et j’ai eu tort. Notre médecin, le vieux docteurGuéroult, m’a défendu de lui donner la moindre émotion.

– Votre mère ?

– Je ne me souviens pas d’elle. Elle est morte, il y a seize ansil y a juste seize ans.

– Vous aviez ?

– Un peu moins de cinq ans.

– Et vous habitiez ici ?

– Nous habitions Paris. C’est l’année suivante seulement que monpère a acheté ce château.

Lupin demeura quelques instants silencieux, puis il conclut:

– C’est bien, mademoiselle, je vous remercie. Pour le moment,ces renseignements me suffisent. D’ailleurs, il ne serait pasprudent de rester plus longtemps ensemble.

– Mais, dit-elle, le garde, tout à l’heure, trouvera ce chien…Qui l’aura tué ?

– Vous, mademoiselle, vous, pour vous défendre contre uneattaque.

– Je ne porte jamais d’arme.

– Il faut croire que si, dit Lupin en souriant, puisque vousavez tué cette bête, et que vous seule pouvez l’avoir tuée. Et puison croira ce qu’on voudra. L’essentiel est que, moi, je ne sois passuspect, quand je viendrai au château.

– Au château ? Vous avez l’intention ?

– Je ne sais pas encore comment mais je viendrai. Et dès cesoir… Ainsi donc, je vous le répète, soyez tranquille, je répondsde tout.

Jeanne le regarda et, dominée par lui, conquise par son aird’assurance et de bonne foi, elle dit simplement :

– Je suis tranquille.

– Alors, tout ira pour le mieux. A ce soir, mademoiselle.

– A ce soir.

Elle s’éloigna, et Lupin, qui la suivit des yeux, jusqu’aumoment où elle disparut à l’angle du château, murmura :

« Jolie créature ! il serait dommage qu’il lui arrivâtmalheur. Heureusement, ce brave Arsène veille au grain. »

Peu soucieux qu’on le rencontrât, l’oreille aux aguets, ilvisita le parc en ses moindres recoins, chercha la petite portebasse qu’il avait notée à l’extérieur, et qui était celle dupotager, ôta le verrou, prit la clef, puis longea les murs, et seretrouva près de l’arbre qu’il avait escaladé. Deux minutes plustard, il remontait sur sa motocyclette.

Le village de Maupertuis était presque contigu au château. Lupins’informa et apprit que le Dr Guéroult habitait à côté del’église.

Il sonna, fut introduit dans le cabinet de consultation, et seprésenta sous son nom de Paul Daubreuil, demeurant à Paris, rue deSurène, et entretenant avec le service de la Sûreté des relationsofficieuses sur lesquelles il réclamait le secret. Ayant euconnaissance, par une lettre déchirée, des incidents qui avaientmis en péril la vie de Mlle Darcieux, il venait au secours de lajeune fille.

Le Dr Guéroult, vieux médecin de campagne, qui chérissaitJeanne, admit aussitôt, sur les explications de Lupin, que cesincidents constituaient les preuves indéniables d’un complot. Trèsému, il offrit l’hospitalité à son visiteur et le retint àdîner.

Les deux hommes causèrent longtemps. Le soir, ils se rendirentensemble au château.

Le docteur monta dans la chambre du malade qui était située aupremier étage, et demanda la permission d’amener un de ses jeunesconfrères, auquel, désireux de repos, il avait l’intention detransmettre sa clientèle à bref délai.

En entrant, Lupin aperçut Jeanne Darcieux au chevet de son père.Elle réprima un geste d’étonnement, puis, sur un signe du docteur,sortit.

La consultation eut alors lieu en présence de Lupin. M. Darcieuxavait une figure amaigrie par la souffrance et des yeux brûlés defièvre. Ce jour-là, il se plaignit surtout de son cœur. Aprèsl’auscultation, il interrogea le médecin avec une anxiété visible,et chaque réponse semblait un soulagement pour lui. Il parla ausside Jeanne, persuadé qu’on le trompait et que sa fille avait échappéà d’autres accidents. Malgré les dénégations du docteur, il étaitinquiet. Il aurait voulu que la police fût avertie et qu’on fît desenquêtes.

Mais son agitation l’épuisa, et il s’assoupit peu à peu.

Dans le couloir, Lupin arrêta le docteur.

– Voyons, docteur, votre opinion exacte. Pensez-vous que lamaladie de M. Darcieux puisse être attribuée à une causeétrangère ?

– Comment cela ?

– Oui, supposons qu’un même ennemi ait intérêt à fairedisparaître le père et la fille…

Le Dr Guéroult sembla frappé de l’hypothèse.

– En effet en effet cette maladie affecte parfois un caractèresi anormal ! Ainsi, la paralysie des jambes, qui est presquecomplète, devrait avoir pour corollaire…

Le docteur réfléchit un instant, puis il prononça, à voix basse:

– Le poison, alors…, mais quel poison ? Et d’ailleurs, jene vois aucun symptôme d’intoxication il faudrait supposer… Maisque faites-vous ? Qu’y a-t-il ?

Les deux hommes causaient alors devant une petite salle dupremier étage, où Jeanne, profitant de la présence du docteur chezson père, avait commencé son repas du soir. Lupin, qui la regardaitpar la porte ouverte, la vit porter à ses lèvres une tasse dontelle but quelques gorgées.

Soudain il se précipita sur elle et lui saisit le bras.

– Qu’est-ce que vous buvez là ?

– Mais, dit-elle, interloquée une infusion…, du thé.

– Vous avez fait une grimace de dégoût pourquoi ?

– Je ne sais pas il m’a semblé…

– Il vous a semblé ?

– Qu’il y avait…, une sorte d’amertume… Mais cela provient sansdoute du médicament que j’y ai mêlé.

– Quel médicament ?

– Des gouttes que je prends à chaque dîner selon votreordonnance, n’est-ce pas, docteur ?

– Oui, déclara le Dr Guérouit, mais ce médicament n’a aucungoût… Vous le savez bien, Jeanne, puisque vous en usez depuisquinze jours, et que c’est la première fois…

– En effet, murmura la jeune fille, et celui-là a un goût… Ahtenez, j’en ai encore la bouche qui me brûle.

A son tour le Dr Guérouit avala une gorgée de la tasse :

– Ah ! pouah ! s’écria-t-il, en recrachant, l’erreurn’est pas possible !

De son côté, Lupin examinait le flacon qui contenait lemédicament, et il demanda :

– Dans la journée, où range-t-on ce flacon ?

Mais Jeanne ne put répondre. Elle avait porté la main à sapoitrine, et, le visage blême, les yeux convulsés, elle paraissaitsouffrir infiniment.

– Ça me fait mal ça me fait mal, bégaya-t-elle.

Les deux hommes la portèrent vivement dans sa chambre etl’étendirent sur le lit.

– Il faudrait un vomitif, dit Lupin.

– Ouvrez l’armoire, ordonna le docteur… Il y a une trousse depharmacie… Vous l’avez ? Sortez un des petits tubes… Oui,celui-là… Et de l’eau chaude maintenant… Vous en trouverez sur leplateau de la théière.

Appelée par un coup de sonnette, la bonne, qui était plusspécialement au service de Jeanne, accourut. Lupin lui expliqua queMlle Darcieux était prise d’un malaise inexplicable.

Il revint ensuite à la petite salle à manger, visita le buffetet les placards, descendit à la cuisine où il prétexta que ledocteur l’avait dépêché pour étudier l’alimentation de M. Darcieux.Sans en avoir l’air, il fit causer la cuisinière, le domestique, etle garde Baptiste, lequel mangeait au château.

En remontant, il trouva le docteur.

– Eh bien ?

– Elle dort.

– Aucun danger ?

– Non. Heureusement elle n’avait bu que deux ou trois gorgées.Mais c’est la seconde fois aujourd’hui que vous lui sauvez la vie.L’analyse de ce flacon nous en donnera la preuve.

– Analyse inutile, docteur. La tentative d’empoisonnement estcertaine.

– Mais qui ?

– Je ne sais pas. Mais le démon qui machine tout cela connaîtévidemment les habitudes du château. Il va et vient à sa guise, sepromène dans le parc, lime la chaîne du chien, mêle du poison auxaliments, bref se remue et agit comme s’il vivait de la vie même decelle ou plutôt de ceux qu’il veut supprimer.

– Ah ! vous pensez décidément que le même péril menace M.Darcieux ?

– Sans doute.

– Un des domestiques, alors ? Mais c’est inadmissible.Est-ce que vous croyez ?

– Je ne crois rien. Je ne sais rien. Tout ce que je puis dire,c’est que la situation est tragique, et qu’il faut redouter lespires événements. La mort est ici, docteur, elle rôde dans cechâteau, et, avant peu, elle atteindra ceux qu’elle poursuit.

– Que faire ?

– Veiller, docteur. Prétextons que la santé de M. Darcieux nousinquiète, et couchons dans cette petite salle. Les deux chambres dupère et de la fille sont proches. En cas d’alerte, nous sommes sûrsde tout entendre.

Ils avaient un fauteuil à leur disposition. Il fut convenuqu’ils y dormiraient à tour de rôle.

En réalité, Lupin ne dormit que deux ou trois heures. Au milieude la nuit, sans prévenir son compagnon, il quitta la chambre, fitune ronde minutieuse dans le château, et sortit par la grilleprincipale.

Vers neuf heures, il arrivait à Paris avec sa motocyclette. Deuxde ses amis, auxquels il avait téléphoné en cours de route,l’attendaient. Tous trois, chacun de son côté, passèrent la journéeà faire les recherches que Lupin avait méditées.

A six heures, il repartit précipitamment, et jamais peut-être,ainsi qu’il me le raconta par la suite, il ne risqua sa vie avecplus de témérité qu’en effectuant ce retour à une vitesse folle, unsoir brumeux de décembre, où la lumière de son phare trouait àpeine les ténèbres.

Devant la grille, encore ouverte, il sauta de machine, et courutjusqu’au château dont il monta le premier étage en quelquesbonds.

Dans la petite salle, personne.

Sans hésiter, sans frapper, il entra dans la chambre deJeanne.

– Ah ! vous êtes là, dit-il avec un soupir de soulagementen apercevant Jeanne et le docteur, qui causaient, assis l’un prèsde l’autre.

– Quoi ? Du nouveau ? fit le docteur inquiet de voirdans un tel état d’agitation cet homme, dont il savait lesang-froid.

– Rien, répondit-il, rien de nouveau. Et ici ?

– Ici non plus. Nous venons de quitter M. Darcieux. Il mangeaitde bon appétit, après une excellente journée. Quant à Jeanne, vousvoyez, elle a déjà retrouvé ses belles couleurs.

– Alors il faut partir.

– Partir ! mais c’est impossible, protesta la jeunefille.

– Il le faut, s’écria Lupin en frappant du pied et avec unevéritable violence.

Tout de suite, il se maîtrisa, prononça quelques parolesd’excuse, puis il resta trois ou quatre minutes dans un silenceprofond que le docteur et Jeanne se gardèrent de troubler.

Enfin, il dit à la jeune fille :

– Vous partirez demain matin, mademoiselle, et pour une semaineou deux seulement. Je vous conduirai chez votre amie de Versailles,celle à qui vous écrivez. Je vous supplie de préparer tout, dès cesoir, et ouvertement. Avertissez les domestiques… De son côté, ledocteur voudra bien prévenir M. Darcieux, et lui faire comprendre,avec toutes les précautions possibles, que ce voyage estindispensable pour votre sécurité. D’ailleurs il vous rejoindraaussitôt que ses forces le lui permettront. C’est convenu, n’est-cepas ?

– Oui, dit-elle, absolument dominée par la voix impérieuse etdouce de Lupin.

– En ce cas, dit-il, faites vite, et ne quittez plus votrechambre.

– Mais, objecta la jeune fille avec un frisson cette nuit…

– Ne craignez rien. S’il y avait le moindre danger, nousreviendrions, le docteur et moi. N’ouvrez votre porte que si l’onfrappe trois coups très légers.

Jeanne sonna aussitôt la bonne. Le docteur passa chez M.Darcieux, tandis que Lupin se faisait servir quelques aliments dansla petite salle.

– Voilà qui est terminé, dit le docteur au bout de vingtminutes. M. Darcieux n’a pas trop protesté. Au fond, lui aussi, iltrouve qu’il est bon d’éloigner Jeanne.

Ils se retirèrent tous deux et sortirent du château.

Près de la grille, Lupin appela le garde.

– Vous pouvez fermer, mon ami. Si M. Darcieux avait besoin denous, qu’on vienne nous chercher aussitôt.

Dix heures sonnaient à l’église de Maupertuis. Des nuages noirs,entre lesquels la lune se glissait par moments, pesaient sur lacampagne.

Les deux hommes firent une centaine de pas.

Ils approchaient du village quand Lupin empoigna le bras de soncompagnon.

– Halte !

– Qu’y a-t-il donc ? s’écria le docteur.

– Il y a, prononça Lupin d’un ton saccadé, que, si mes calculssont justes, si je ne me blouse pas du tout au tout dans cetteaffaire, il y a que, cette nuit, Mlle Darcieux sera assassinée.

– Hein ! que dites-vous ? balbutia le docteurépouvanté… Mais alors, pourquoi sommes-nous partis ?

– Précisément pour que le criminel, qui suit tous nos gestesdans l’ombre, ne diffère pas son forfait, et qu’il l’accomplisse,non pas à l’heure choisie par lui, mais à l’heure que j’aifixée.

– Nous retournons donc au château ?

– Certes, mais chacun de notre côté.

– Tout de suite, en ce cas.

– Écoutez-moi bien, docteur, dit Lupin d’une voix posée, et neperdons pas notre temps en paroles inutiles. Avant tout, il fautdéjouer toute surveillance. Pour cela, rentrez directement chezvous, et n’en repartez que quelques minutes après, lorsque vousaurez la certitude de n’avoir pas été suivi. Vous gagnerez alorsles murs du château vers la gauche, jusqu’à la petite porte dupotager. En voici la clef. Quand l’horloge de l’église sonnera onzecoups, vous ouvrirez doucement, et vous marcherez droit vers laterrasse, derrière le château. La cinquième fenêtre ferme mal. Vousn’aurez qu’à enjamber le balcon. Une fois dans la chambre de MlleDarcieux, poussez le verrou et ne bougez plus. Vous entendez, nebougez plus, ni l’un ni l’autre, quoi qu’il arrive. J’ai remarquéque Mlle Darcieux laisse entrouverte la fenêtre de son cabinet detoilette, n’est-ce pas ?

– Oui, une habitude que je lui ai donnée.

– C’est par là que l’on viendra.

– Mais vous ?

– C’est aussi par là que je viendrai.

– Et vous savez qui est ce misérable ?

Lupin hésita, puis répondit :

– Non… Je ne sais pas… Et justement, comme cela, nous lesaurons. Mais, je vous en conjure, du sang-froid. Pas un mot, pasun geste, quoi qu’il arrive.

– Je vous le promets.

– Mieux que cela, docteur. Je vous demande votre parole.

– Je vous donne ma parole.

Le docteur s’en alla. Aussitôt, Lupin monta sur un tertre voisind’où l’on apercevait les fenêtres du premier et du second étage.Plusieurs d’entre elles étaient éclairées.

Il attendit assez longtemps. Une à une les lueurs s’éteignirent.Alors, prenant une direction opposée à celle du docteur, ilbifurqua sur la droite, et longea le mur jusqu’au groupe d’arbres,près duquel il avait caché sa motocyclette, la veille.

Onze heures sonnèrent. Il calcula le temps que le docteurpouvait mettre à traverser le potager et à s’introduire dans lechâteau.

« Et d’un, murmura-t-il. De ce côté-là, tout est en règle. A larescousse, Lupin. L’ennemi ne va pas tarder à jouer son dernieratout et fichtre, il faut que je sois là… »

Il exécuta la même manœuvre que la première fois, attira labranche et se hissa sur le bord du mur, d’où il put gagner les plusgros rameaux de l’arbre.

A ce moment, il dressa l’oreille. Il lui semblait entendre unfrémissement de feuilles mortes. Et, de fait, il discerna uneombre, qui remuait au-dessous de lui, et trente mètres plusloin.

« Crebleu, se dit-il, je suis fichu, la canaille a flairé lecoup… »

Un rayon de lune passa. Distinctement, Lupin vit que l’hommeépaulait. Il voulut sauter â terre et se retourna. Mais il sentitun choc à la poitrine, perçut le bruit d’une détonation, poussa unjuron de colère, et dégringola de branche en branche, comme uncadavre…

Cependant le Dr Guérouit, suivant les prescriptions d’ArsèneLupin, avait escaladé le rebord de la cinquième fenêtre, et s’étaitdirigé à tâtons vers le premier étage. Arrivé devant la chambre deJeanne, il frappa trois coups légers, fut introduit, et poussaaussitôt le verrou.

– Étends-toi sur ton lit, dit-il tout bas à la jeune fille quiavait gardé ses vêtements du soir. Il faut que tu paraissescouchée. Brrrr, il ne fait pas chaud ici. La fenêtre de ton cabinetde toilette est ouverte ?

– Oui… Voulez-vous que…

– Non, laisse-la. On va venir.

– On va venir ! bredouilla Jeanne effarée.

– Oui, sans aucun doute.

– Mais qui est-ce que vous soupçonnez ?

– Je ne sais pas… Je suppose que quelqu’un est caché dans lechâteau ou dans le parc.

– Oh ! j’ai peur.

– N’aie pas peur. Le gaillard qui te protège semble rudementfort et ne joue qu’à coup sûr. Il doit être à l’affût quelque partdans la cour.

Le docteur éteignit la veilleuse et s’approcha de la croisée,dont il souleva le rideau. Une corniche étroite, qui courait lelong du premier étage, ne lui permettant de voir qu’une partieéloignée de la cour, il revint s’installer auprès du lit.

Il s’écoula des minutes très pénibles et qui leur parurentinfiniment longues. L’horloge sonnait au village, mais, absorbéspar tous les petits bruits nocturnes, c’est à peine s’ils enpercevaient le tintement. Ils écoutaient, ils écoutaient de tousleurs nerfs exaspérés.

– Tu as entendu ? souffla le docteur.

– Oui oui, dit Jeanne qui s’était assise sur son lit.

– Couche-toi… couche-toi, reprit-il au bout d’un instant… Onvient…

Un petit claquement s’était produit dehors, contre la corniche.Puis il y eut une suite de bruits indiscrets, dont ils n’auraientsu préciser la nature. Mais ils avaient l’impression que la fenêtrevoisine s’ouvrait davantage, car des bouffées d’air froid lesenveloppaient.

Soudain ce fut très net : il y avait quelqu’un à côté.

Le docteur, dont la main tremblait un peu, saisit son revolver.Il ne bougea pas néanmoins, se rappelant l’ordre formel qui luiavait été donné, et redoutant de prendre une décisioncontraire.

L’obscurité était absolue dans la chambre. Ils ne pouvaient doncvoir où se trouvait l’ennemi. Mais ils devinaient sa présence. Ilssuivaient ses gestes invisibles, sa marche assourdie par le tapis,et ils ne doutaient point qu’il n’eût franchi le seuil de lachambre.

Et l’ennemi s’arrêta. Cela, ils en furent certains. Il étaitdebout, à cinq pas du lit, immobile, indécis peut-être, cherchant àpercer l’ombre de son regard aigu.

Dans la main du docteur, la main de Jeanne frissonnait, glacéeet couverte de sueur.

De son autre main, le docteur serrait violemment son arme, ledoigt sur la détente. Malgré sa parole, il n’hésitait pas : quel’ennemi touchât l’extrémité du lit, le coup partait, jeté auhasard.

L’ennemi fit un pas encore, puis s’arrêta de nouveau. Et c’étaiteffrayant, ce silence, cette impassibilité, ces ténèbres où desêtres s’épiaient éperdument.

Qui donc surgissait ainsi dans la nuit profonde ? Qui étaitcet homme ? Quelle haine horrible le poussait contre la jeunefille, et quelle œuvre abominable poursuivait-il ?

Si terrifiés qu’ils fussent, Jeanne et le docteur ne pensaientqu’à cela voir, connaître la vérité, contempler le masque del’ennemi.

Il fit un pas encore et ne bougea plus. Il leur semblait que sasilhouette se détachait, plus noire sur l’espace noir, et que sonbras se levait peu à peu.

Une minute passa, et puis une autre.

Et tout à coup, plus loin que l’homme, vers la droite, un bruitsec… Une lumière jaillit, ardente, fut projetée contre l’homme,l’éclaira en pleine face, brutalement.

Jeanne poussa un cri d’épouvante. Elle avait vu, dresséau-dessus d’elle, un poignard à la main, elle avait vu sonpère !

En même temps presque, et, comme la lumière était éteinte, unedétonation… Le docteur avait tiré.

– Crebleu… Ne tirez donc pas, hurla Lupin.

A bras-le-corps, il empoigna le docteur, qui suffoquait :

– Vous avez vu… Vous avez vu… Écoutez… Il s’enfuit…

– Laissez-le s’enfuir… C’est ce qu’il y a de mieux.

Lupin fit jouer de nouveau le ressort de sa lanterne électrique,courut dans le cabinet de toilette, constata que l’homme avaitdisparu et, revenant tranquillement vers la table, alluma lalampe.

Jeanne était couchée sur son lit, blême, évanouie.

Le docteur, accroupi dans un fauteuil, émettait des sonsinarticulés.

– Voyons, dit Lupin en riant, reprenez-vous. Il n’y a pas à sefrapper, puisque c’est fini.

– Son père… son père… gémissait le vieux médecin.

– Je vous en prie, docteur, Mlle Darcieux est malade.Soignez-la.

Sans plus s’expliquer, Lupin regagna le cabinet de toilette etpassa sur la corniche. Une échelle s’y trouvait appuyée. Ildescendit rapidement. En longeant le mur, vingt pas plus loin, iise heurta aux barreaux d’une échelle de corde à laquelle il grimpa,et qui le conduisit dans la chambre de M. Darcieux. Cette chambreétait vide.

« Parfait, se dit-il. Le client a jugé la situation mauvaise, etil a décampé. Bon voyage… Et, sans doute, la porte est-ellebarricadée ? Justement… C’est ainsi que notre malade, roulantce brave docteur, se relevait la nuit en toute sécurité, fixait aubalcon son échelle de corde, et préparait ses petits coups. Pas sibête, le Darcieux… »

Il ôta les verrous et revint à la chambre de Jeanne. Le docteur,qui en sortait, l’entraîna vers la petite salle.

– Elle dort, ne la dérangeons pas. La secousse a été rude, et illui faudra du temps pour se remettre.

Lupin prit une carafe et but un verre d’eau. Puis il s’assit et,paisiblement :

– Bah ! demain il n’y paraîtra plus.

– Que dites-vous ?

– Je dis que demain il n’y paraîtra plus.

– Et pourquoi ?

– D’abord parce qu’il ne m’a pas semblé que Mlle Darcieuxéprouvât pour son père une affection très grande…

– Qu’importe ! Pensez à cela un père qui veut tuer safille ! un père qui, pendant des mois, recommence quatre,cinq, six fois sa tentative monstrueuse ! Voyons, n’y a-t-ilpas là de quoi flétrir à jamais une âme moins sensible que celle deJeanne ? Quel souvenir odieux !

– Elle oubliera.

– On n’oublie pas cela.

– Elle oubliera, docteur, et pour une raison très simple…

– Mais parlez donc !

– Elle n’est pas la fille de M. Darcieux !

– Hein ?

– Je vous répète qu’elle n’est pas la fille de ce misérable.

– Que dites-vous ? M. Darcieux…

– M. Darcieux n’est que son beau-père. Elle venait de naîtrequand son père, son vrai père est mort. La mère de Jeanne épousaalors un cousin de son mari, qui portait le même nom que lui, etelle mourut l’année même de ses secondes noces. Elle laissaitJeanne aux soins de M. Darcieux. Celui-ci l’emmena d’abord àl’étranger, puis acheta ce château, et, comme personne ne leconnaissait dans le pays, il présenta l’enfant comme sa fille.Elle-même ignore la vérité sur sa naissance.

Le docteur demeurait confondu. Il murmura :

– Vous êtes certain de ces détails ?

– J’ai passé ma journée dans les mairies de Paris. J’ai compulséles états civils, j’ai interrogé deux notaires, j’ai vu tous lesactes. Le doute n’est pas possible.

– Mais cela n’explique pas le crime, ou plutôt la série descrimes.

– Si, déclara Lupin, et, dès le début, dès la première heure oùj’ai été mêlé à cette affaire, une phrase de Mlle Darcieux me fitpressentir la direction qu’il fallait donner à mes recherches. «J’avais presque cinq ans lorsque ma mère est morte, me dit-elle. Iiy a de cela seize ans. » Donc Mlle Darcieux allait prendre vingt etun ans, c’est-à-dire qu’elle était sur le point de devenir majeure.Tout de suite, je vis là un détail important. La majorité, c’estl’âge où l’on vous rend des comptes. Quelle était la situation defortune de Mlle Darcieux, héritière naturelle de sa mère ?Bien entendu, je ne songeai pas une seconde au père. D’abord on nepeut imaginer pareille chose, et puis la comédie que jouaitDarcieux impotent, couché, malade…

– Réellement malade, interrompit le docteur.

– Tout cela écartait de lui les soupçons d’autant plus que,lui-même, je le croyais en butte aux attaques criminelles. Mais n’yavait-il point dans leur famille quelque personne intéressée à leurdisparition ? Mon voyage à Paris m’a révélé la vérité. MlleDarcieux tient de sa mère une grosse fortune dont son beau-père al’usufruit. Le mois prochain, il devait y avoir à Paris, surconvocation du notaire, une réunion du conseil de famille. Lavérité éclatait, c’était la ruine pour Darcieux.

– Il n’a donc pas mis d’argent de côté ?

– Si, mais il a subi de grosses pertes par suite de spéculationsmalheureuses.

– Mais enfin, quoi ! Jeanne ne lui eût pas retiré lagestion de sa fortune.

– Il est un détail que vous ignorez, docteur, et que j’ai connupar la lecture de la lettre déchirée, c’est que Mlle Darcieux aimele frère de son amie de Versailles, Marceline, et que, M. Darcieuxs’opposant au mariage – vous en comprenez maintenant la raison –elle attendait sa majorité pour se marier.

– En effet, dit le docteur, en effet… C’était la ruine.

– La ruine, je vous le répète. Une seule chance de salut luirestait, la mort de sa belle-fille, dont il est l’héritier le plusdirect.

– Certes, mais à condition qu’on ne le soupçonnât point.

– Évidemment, et c’est pourquoi il a machiné la série desaccidents, afin que la mort parût fortuite. Et c’est pourquoi, demon côté, voulant précipiter les choses, je vous ai prié de luiapprendre le départ imminent de Mlle Darcieux. Dès lors, il nesuffisait plus que le soi-disant malade errât dans le parc ou dansles couloirs, à la faveur de la nuit, et mît à exécution un couplonguement combiné. Non, il fallait agir, et agir tout de suite,sans préparation, brutalement, à main armée. Je ne doutais pasqu’il ne s’y déterminât. Il est venu.

– Il ne se méfiait donc pas ?

– De moi, si. Il a pressenti mon retour cette nuit, et ilveillait à l’endroit même où j’avais déjà franchi le mur.

– Eh bien ?

– Eh bien, dit Lupin en riant, j’ai reçu une balle en pleinepoitrine ou plutôt mon portefeuille a reçu une balle… Tenez, onpeut voir le trou… Alors, j’ai dégringolé de l’arbre, comme unhomme mort. Se croyant délivré de son seul adversaire, il est partivers le château. Je l’ai vu rôder pendant deux heures. Puis, sedécidant, il a pris dans la remise une échelle qu’il a appliquéecontre la fenêtre. Je n’avais plus qu’à le suivre.

Le docteur réfléchit et dit :

– Vous auriez pu lui mettre la main au collet, auparavant.Pourquoi l’avoir laissé monter ? L’épreuve était dure pourJeanne et inutile…

– Indispensable ! Jamais Mlle Darcieux n’aurait pu admettrela vérité. Il fallait qu’elle vît la face même de l’assassin. Dèsson réveil, vous lui direz la situation. Elle guérira vite.

– Mais M. Darcieux…

– Vous expliquerez sa disparition comme bon vous semblera…, unvoyage subit…, un coup de folie… On fera quelques recherches… Etsoyez sûr qu’on n’entendra plus parler de lui…

Le docteur hocha la tête.

– Oui en effet.. vous avez raison… Vous avez mené tout cela avecune habileté extraordinaire, et Jeanne vous doit la vie… Elle vousremerciera elle-même. Mais, de mon côté, ne puis-je vous être utileen quelque chose ? Vous m’avez dit que vous étiez en relationsavec le service de la Sûreté… Me permettrez-vous d’écrire, de louervotre conduite, votre courage ?

Lupin se mit à rire.

– Certainement ! une lettre de ce genre me sera profitable.Écrivez donc à mon chef direct, l’inspecteur principal Ganimard. Ilsera enchanté de savoir que son protégé, Paul Daubreuil, de la ruede Surène, s’est encore signalé par une action d’éclat. Je viensprécisément de mener une belle campagne sous ses ordres, dans uneaffaire dont vous avez dû entendre parler, l’affaire de « l’écharperouge » Ce brave M. Ganimard, ce qu’il va se réjouir !

Chapitre 7Édith au Cou de Cygne

– Arsène Lupin, que pensez-vous au juste de l’inspecteurGanimard ?

– Beaucoup de bien, cher ami.

– Beaucoup de bien ? Mais alors pourquoi ne manquez-vousjamais l’occasion de le tourner en ridicule ?

– Mauvaise habitude, et dont je me repens. Mais quevoulez-vous ? C’est la règle. Voici un brave homme depolicier, voilà des tas de braves types qui sont chargés d’assurerl’ordre, qui nous défendent contre les apaches, qui se font tuerpour nous autres, honnêtes gens, et en revanche nous n’avons poureux que sarcasmes et dédain. C’est idiot !

– A la bonne heure, Lupin, vous parlez comme un bonbourgeois.

– Qu’est-ce que je suis donc ? Si j’ai sur la propriétéd’autrui des idées un peu spéciales, je vous jure que ça change dutout au tout quand il s’agit de ma propriété à moi. Fichtre, il nefaudrait pas s’aviser de toucher à ce qui m’appartient. Je deviensféroce, alors. Oh… Oh ! ma bourse, mon portefeuille, mamontre… à bas les pattes ! J’ai l’âme d’un conservateur, cherami, les instincts d’un petit rentier, et le respect de toutes lestraditions et de toutes les autorités. Et c’est pourquoi Ganimardm’inspire beaucoup d’estime et de gratitude.

– Mais peu d’admiration.

– Beaucoup d’admiration aussi. Outre le courage indomptable, quiest le propre de tous ces messieurs de la Sûreté, Ganimard possèdedes qualités très sérieuses, de la décision, de la clairvoyance, dujugement. Je l’ai vu à l’œuvre. C’est quelqu’un. Connaissez-vous cequ’on a appelé l’histoire d’Édith au Cou deCygne ?

– Comme tout le monde.

– C’est-à-dire pas du tout. Eh bien, cette affaire est peut-êtrecelle que j’ai le mieux combinée, avec le plus de soins et le plusde précautions, celle où j’ai accumulé le plus de ténèbres et leplus de mystères, celle dont l’exécution demanda le plus demaîtrise. Une vraie partie d’échecs, savante, rigoureuse etmathématique. Pourtant Ganimard finit par débrouiller l’écheveau.Actuellement, grâce à lui, on sait la vérité au quai des Orfèvres.Et je vous assure que c’est une vérité pas banale.

– Peut-on la connaître ?

– Certes un jour ou l’autre quand j’aurai le temps… Mais, cesoir, la Brunelli danse à l’Opéra, et si elle ne me voyait pas àmon fauteuil !

Mes rencontres avec Lupin sont rares. Il se confessedifficilement, quand cela lui plaît. Ce n’est que peu à peu, parbribes, par échappées de confidences, que j’ai pu noter lesdiverses phases de l’histoire, et la reconstituer dans son ensembleet dans ses détails.

L’origine, on s’en souvient, et je me contenterai de mentionnerles faits :

Il y a trois ans, à l’arrivée, en gare de Rennes, du train quivenait de Brest, on trouva démolie la porte d’un fourgon loué pourle compte d’un riche Brésilien, le colonel Sparmiento, lequelvoyageait avec sa femme dans le même train.

Le fourgon démoli transportait tout un lot de tapisseries. Lacaisse qui contenait l’une d’elles avait été brisée et latapisserie avait disparu.

Le colonel Sparmiento déposa une plainte contre la Compagnie duchemin de fer, et réclama des dommages-intérêts considérables, àcause de la dépréciation que faisait subir ce vol à la collectiondes tapisseries.

La police chercha. La Compagnie promit une prime importante.Deux semaines plus tard, une lettre mal fermée ayant été ouvertepar l’administration des postes, on apprit que le vol avait étéeffectué sous la direction d’Arsène Lupin, et qu’un colis devaitpartir le lendemain pour l’Amérique du Nord. Le soir même, ondécouvrait la tapisserie dans une malle laissée en consigne à lagare Saint-Lazare.

Ainsi donc le coup était manqué. Lupin en éprouva une telledéception qu’il exhala sa mauvaise humeur dans un message adresséau colonel Sparmiento, où il lui disait ces mots suffisammentclairs : « J’avais eu la délicatesse de n’en prendre qu’une. Laprochaine fois, je prendrai les douze. A bon entendeur, salut. A.L.»

Le colonel Sparmiento habitait, depuis quelques mois, un hôtelsitué au fond d’un petit jardin, à l’angle de la rue de laFaisanderie et de la rue Dufrénoy. C’était un homme un peu fort,large d’épaules, aux cheveux noirs, au teint basané, et quis’habillait avec une élégante sobriété. Il avait épousé une jeuneAnglaise extrêmement belle, mais de santé précaire et quel’aventure des tapisseries affecta profondément. Dès le premierjour, elle supplia son mari de les vendre à n’importe quel prix. Lecolonel était d’une nature trop énergique et trop obstinée pourcéder à ce qu’il avait le droit d’appeler un caprice de femme. Ilne vendit rien, mais il multiplia les précautions et s’entoura detous les moyens propres à rendre impossible tout cambriolage.

Tout d’abord, pour n’avoir à surveiller que la façade donnantsur le jardin, il fit murer toutes les fenêtres du rez-de-chausséeet du premier étage qui ouvraient sur la rue Dufrénoy. Ensuite ildemanda le concours d’une maison spéciale qui assurait la sécuritéabsolue des propriétés. On plaça chez lui, à chaque fenêtre de lagalerie où furent pendues les tapisseries, des appareils àdéclenchement, invisibles, dont il connaissait seul la position etqui, au moindre contact, allumaient toutes les ampoules électriquesde l’hôtel et faisaient fonctionner tout un système de timbres etde sonneries.

En outre, les Compagnies d’assurances auxquelles il s’adressa neconsentirent à s’engager de façon sérieuse, que s’il installait lanuit, au rez-de-chaussée de son hôtel, trois hommes fournis parelles et payés par lui. A cet effet, elles choisirent trois anciensinspecteurs, sûrs, éprouvés, et auxquels Lupin inspirait une hainevigoureuse.

Quant à ses domestiques, le colonel les connaissait de longuedate. Il en répondait.

Toutes ces mesures prises, la défense de l’hôtel organisée commecelle d’une place forte, le colonel donna une grande fêted’inauguration, sorte de vernissage où furent conviés les membresdes deux cercles dont il faisait partie, ainsi qu’un certain nombrede dames, de journalistes, d’amateurs et de critiques d’art.

Aussitôt franchie la grille du jardin, il semblait que l’onpénétrât dans une prison. Les trois inspecteurs, postés au bas del’escalier, vous réclamaient votre carte d’invitation et vousdévisageaient d’un œil soupçonneux. On eût dit qu’ils allaient vousfouiller ou prendre les empreintes de vos doigts.

Le colonel, qui recevait au premier étage, s’excusait en riant,heureux d’expliquer les dispositions qu’il avait imaginées pour lasécurité de ses tapisseries.

Sa femme se tenait auprès de lui, charmante de jeunesse et degrâce, blonde, pâle, flexible, avec un air mélancolique et doux,cet air de résignation des êtres que le destin menace.

Lorsque tous les invités furent réunis, on ferma les grilles dujardin et les portes du vestibule. Puis on passa dans la galeriecentrale, à laquelle on accédait par de doubles portes blindées, etdont les fenêtres, munies d’énormes volets, étaient protégées pardes barreaux de fer. Là se trouvaient les douze tapisseries.

C’étaient des œuvres d’art incomparables, qui, s’inspirant de lafameuse tapisserie de Bayeux, attribuée à la reine Mathilde,représentaient l’histoire de la conquête de l’Angleterre.Commandées au 16e siècle par le descendant d’un homme d’armes quiaccompagnait Guillaume le Conquérant, exécutées par un célèbretisserand d’Arras, Jehan Gosset, elles avaient été retrouvéesquatre cents ans après, au fond d’un vieux manoir de Bretagne.Prévenu, le colonel avait enlevé l’affaire au prix de cinquantemille francs. Elles en valaient vingt fois autant.

Mais la plus belle des douze pièces de la série, la plusoriginale, bien que le sujet ne fût pas traité par la reineMathilde, était précisément celle qu’Arsène Lupin avait cambriolée,et qu’on avait réussi à lui reprendre. Elle représentait Édith auCou de Cygne, cherchant parmi les morts d’Hastings le cadavre deson bien-aimé Harold, le dernier roi saxon.

Devant celle-là, devant la beauté naïve du dessin, devant lescouleurs éteintes, et le groupement animé des personnages, et latristesse affreuse de la scène, les invités s’enthousiasmèrentÉdith au Cou de Cygne, la reine infortunée, ployait comme un listrop lourd. Sa robe blanche révélait son corps alangui. Ses longuesmains fines se tendaient en un geste d’effroi et de supplication.Et rien n’était plus douloureux que son profil qu’animait le plusmélancolique et le plus désespéré des sourires.

– Sourire poignant, nota l’un des critiques, que l’on écoutaitavec déférence un sourire plein de charme, d’ailleurs, et qui mefait penser, colonel, au sourire de Mme Sparmiento.

Et, la remarque paraissant juste, il insista :

– Il y a d’autres points de ressemblance qui m’ont frappé toutde suite, comme la courbe très gracieuse de la nuque, comme lafinesse des mains et aussi quelque chose dans la silhouette, dansl’attitude habituelle…

– C’est tellement vrai, avoua le colonel, que cette ressemblancem’a décidé à l’achat des tapisseries. Et il y avait à cela uneautre raison. C’est que, par une coïncidence véritablementcurieuse, ma femme s’appelle précisément Édith, Édith au Cou deCygne, l’ai-je appelée depuis.

Et le colonel ajouta en riant :

– Je souhaite que les analogies s’arrêtent là et que ma chèreÉdith n’ait pas, comme la pauvre amante de l’histoire, à chercherle cadavre de son bien-aimé. Dieu merci je suis bien vivant, etn’ai pas envie de mourir. Il n’y a que le cas où les tapisseriesdisparaîtraient… Alors, ma foi, je ne répondrais pas d’un coup detête…

Il riait en prononçant ces paroles, mais son rire n’eut pasd’écho, et les jours suivants, dans tous les récits qui parurent ausujet de cette soirée, on retrouva la même impression de gêne et desilence. Les assistants ne savaient plus que dire.

Quelqu’un voulut plaisanter :

– Vous ne vous appelez pas Harold, colonel ?

– Ma foi, non, déclara-t-il, et sa gaieté ne se démentait pas.Non, je ne m’appelle pas ainsi, et je n’ai pas non plus la moindreressemblance avec le roi saxon.

Tout le monde, depuis, fut également d’accord pour affirmer que,à ce moment, comme le colonel terminait sa phrase, du côté desfenêtres (celle de droite ou celle du milieu, les opinions ontvarié sur ce point), il y eut un premier coup de timbre, bref,aigu, sans modulations. Ce coup fut suivi d’un cri de terreur quepoussa Mme Sparmiento, en saisissant le bras de son mari. Ils’exclama :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veutdire ?

Immobiles, les invités regardaient vers les fenêtres. Le colonelrépéta :

– Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas.Personne que moi ne connaît l’emplacement de ce timbre…

Et, au même instant, là-dessus encore unanimité des témoignagesau même instant, l’obscurité soudaine, absolue, et, tout de suite,du haut en bas de l’hôtel, dans tous les salons, dans toutes leschambres, à toutes les fenêtres, le vacarme étourdissant de tousles timbres et de toutes les sonneries.

Ce fut, durant quelques secondes, le désordre imbécile,l’épouvante folle. Les femmes vociféraient. Les hommes cognaientaux portes closes, à grands coups de poing. On se bousculait, On sebattait. Des gens tombèrent, que l’on piétina. On eût dit lapanique d’une foule terrifiée par la menace des flammes, ou par ladétonation d’obus. Et, dominant le tumulte, la voix du colonel quihurlait :

– Silence ! ne bougez pas ! Je réponds de tout !L’interrupteur est là dans le coin… Voici…

De fait, s’étant frayé un passage à travers ses invités, ilparvint à l’angle de la galerie et, subitement, la lumièreélectrique jaillit de nouveau, tandis que s’arrêtait le tourbillondes sonneries.

Alors, dans la clarté brusque, un étrange spectacle apparut.Deux dames étaient évanouies. Pendue au bras de son mari,agenouillée, livide, Mme Sparmiento semblait morte. Les hommes,pâles, la cravate défaite, avaient l’air de combattants.

– Les tapisseries sont là cria quelqu’un.

On fut très étonné, comme si la disparition de ces tapisserieseût dû résulter naturellement de l’aventure et en donner la seuleexplication plausible.

Mais rien n’avait bougé. Quelques tableaux de prix, accrochésaux murs, s’y trouvaient encore. Et, bien que le même tapage se fûtrépercuté dans tout l’hôtel, bien que les ténèbres se fussentproduites partout, les inspecteurs n’avaient vu personne entrer nipersonne tenter de s’introduire…

– D’ailleurs, dit le colonel, il n’y a que les fenêtres de lagalerie qui soient munies d’appareils à sonnerie, et ces appareils,dont je suis le seul à connaître le mécanisme, je ne les avais pasremontés.

On rit bruyamment de l’alerte, mais on riait sans conviction, etavec une certaine honte, tellement chacun sentait l’absurdité de sapropre conduite. Et l’on n’eut qu’une hâte, ce fut de quitter cettemaison où l’on respirait, malgré tout, une atmosphère d’inquiétudeet d’angoisse.

Deux journalistes pourtant demeurèrent, que le colonel rejoignitaprès avoir soigné Édith et l’avoir remise aux mains des femmes dechambre. A eux trois, ils firent, avec les détectives, une enquêtequi n’amena pas d’ailleurs la découverte du plus petit détailintéressant. Puis le colonel déboucha une bouteille de champagne.Et ce n’est par conséquent qu’à une heure avancée de la nuit –exactement deux heures quarante-cinq que les journalistes s’enallèrent, que le colonel regagna son appartement, et que lesdétectives se retirèrent dans la chambre du rez-de-chaussée quileur était réservée.

A tour de rôle, ils prirent la garde, garde qui consistaitd’abord à se tenir éveillé, puis à faire une ronde dans le jardinet à monter jusqu’à la galerie.

Cette consigne fut ponctuellement exécutée, sauf de cinq heuresà sept heures du matin où, le sommeil l’emportant, ils ne firentpoint de ronde. Mais, dehors, c’était le grand jour. En outre, s’ily avait eu le moindre appel des sonneries, n’auraient-ils pas étéréveillés ?

Cependant, à sept heures vingt, quand l’un d’eux eut ouvert laporte de la galerie et poussé les volets, il constata que les douzetapisseries avaient disparu.

Par la suite, on a reproché à cet homme et à ses camarades den’avoir pas donné l’alarme immédiatement, et d’avoir commencé lesinvestigations avant de prévenir le colonel et de téléphoner aucommissariat. Mais en quoi ce retard, si excusable, a-t-il entravél’action de la police ?

Quoi qu’il en soit, c’est à huit heures et demie seulement quele colonel fut averti. Il était tout habillé et se disposait àsortir. La nouvelle ne sembla pas l’émouvoir outre mesure, ou, dumoins, il réussit à se dominer. Mais l’effort devait être tropgrand, car, tout à coup, il tomba sur une chaise et s’abandonnaquelques instants à un véritable accès de désespoir, très pénible àconsidérer chez cet homme d’une apparence si énergique.

Se reprenant, maître de lui, il passa dans la galerie, examinales murailles nues, puis s’assit devant une table et griffonnarapidement une lettre qu’il mit sous enveloppe et cacheta.

– Tenez, dit-il, je suis pressé un rendez-vous urgent…, voiciune lettre pour le commissaire de police.

Et comme les inspecteurs l’observaient, il ajouta :

– C’est mon impression que je donne au commissaire un soupçonqui me vient… Qu’il se rende compte… De mon côté, je vais me mettreen campagne…

Il partit, en courant, avec des gestes dont les inspecteursdevaient se rappeler l’agitation.

Quelques minutes après, le commissaire de police arrivait. Onlui donna la lettre. Elle contenait ces mots :

« Que ma femme bien-aimée me pardonne le chagrin que je vais luicauser. Jusqu’au dernier moment, son nom sera sur mes lèvres. »

Ainsi, dans un moment de folie, à la suite de cette nuit où latension nerveuse avait suscité en lui une sorte de fièvre, lecolonel Sparmiento courait au suicide. Aurait-il le couraged’exécuter un tel acte ? ou bien, à la dernière minute, saraison le retiendrait-elle ?

On prévint Mme Sparmiento.

Pendant qu’on faisait des recherches et qu’on essayait deretrouver la trace du colonel, elle attendit, toute pantelanted’horreur.

Vers la fin de l’après-midi, on reçut de Ville-d’Avray un coupde téléphone. Au sortir d’un tunnel, après le passage d’un train,des employés avaient trouvé le corps d’un homme affreusementmutilé, et dont le visage n’avait plus forme humaine. Les poches necontenaient aucun papier. Mais le signalement correspondait à celuidu colonel.

A sept heures du soir, Mme Sparmiento descendait d’automobile àVille-d’Avray. On la conduisit dans une des chambres de la gare.Quand on eut écarté le drap qui le recouvrait, Édith, Édith au Coude Cygne, reconnut le cadavre de son mari.

En cette circonstance, Lupin, selon l’expression habituellen’eut pas une bonne presse.

« Qu’il prenne garde ! écrivit un chroniqueur ironiste,lequel résumait bien l’opinion générale, il ne faudrait pasbeaucoup d’histoires de ce genre pour lui faire perdre toute lasympathie que nous ne lui avons pas marchandée jusqu’alors. Lupinn’est acceptable que si ses coquineries sont commises au préjudicede banquiers véreux, de barons allemands, de rastaquouèreséquivoques, de sociétés financières et anonymes. Et surtout, qu’ilne tue pas ! Des mains de cambrioleur, soit, mais des mainsd’assassin, non… Or, s’il n’a pas tué, il est du moins responsablede cette mort. Il y a du sang sur lui. Les armes de son blason sontrouges »

La colère, la révolte publique s’aggravaient de toute la pitiéqu’inspirait la pâle figure d’Édith. Les invités de la veilleparlèrent. On sut les détails impressionnants de la soirée, etaussitôt une légende se forma autour de la blonde Anglaise, légendequi empruntait un caractère vraiment tragique à l’aventurepopulaire de la reine au Cou de Cygne.

Et pourtant on ne pouvait se retenir d’admirer l’extraordinairevirtuosité avec laquelle le vol avait été accompli. Tout de suite,la police l’expliqua de cette façon : les détectives ayantconstaté, dès l’abord, et ayant affirmé par la suite qu’une destrois fenêtres de la galerie était grande ouverte, comment douterque Lupin et ses complices ne se fussent introduits par cettefenêtre ?

Hypothèse fort plausible. Mais alors comment avaient-ils pu : 1°Franchir la grille du jardin, à l’aller et au retour, sans quepersonne les aperçût ? 2° Traverser le jardin et planter uneéchelle dans la plate-bande, sans laisser la moindre trace ?3° Ouvrir les volets et la fenêtre, sans faire jouer les sonnerieset les lumières de l’hôtel ?

Le public, lui, accusa les trois détectives. Le juged’instruction les interrogea longuement, fit une enquête minutieusesur leur vie privée, et déclara de la manière la plus formellequ’ils étaient au-dessus de tout soupçon.

Quant aux tapisseries, rien ne permettait de croire qu’on pûtles retrouver.

C’est à ce moment que l’inspecteur principal Ganimard revint dufond des Indes, où, après l’aventure du diadème et la disparitionde Sonia Krichnoff, et sur la foi d’un ensemble de preuvesirréfutables qui lui avaient été fournies par d’anciens complicesde Lupin, il suivait la piste de Lupin. Roulé une fois de plus parson éternel adversaire, et supposant que celui-ci l’avait envoyé enExtrême-Orient pour se débarrasser de lui pendant l’affaire destapisseries, il demanda à ses chefs un congé de quinze jours, seprésenta chez Mme Sparmiento, et lui promit de venger son mari.

Édith en était à ce point où l’idée de la vengeance n’apportemême pas de soulagement à la douleur qui vous torture. Le soir mêmede l’enterrement, elle avait congédié les trois inspecteurs, etremplacé, par un seul domestique et par une vieille femme deménage, tout un personnel dont la vue lui rappelait tropcruellement le passé. Indifférente à tout, enfermée dans sachambre, elle laissa Ganimard libre d’agir comme ill’entendait.

Il s’installa donc au rez-de-chaussée et, tout de suite, selivra aux investigations les plus minutieuses. Il recommençal’enquête, se renseigna dans le quartier, étudia la disposition del’hôtel, fit jouer vingt fois, trente fois, chacune dessonneries.

Au bout de quinze jours, il demanda une prolongation de soncongé. Le chef de la Sûreté, qui était alors M. Dudouis, vint levoir, et le surprit au haut d’une échelle dans la galerie.

Ce jour-là, l’inspecteur principal avoua l’inutilité de sesrecherches.

Mais, le surlendemain, M. Dudouis, repassant par là, trouvaGanimard fort soucieux. Un paquet de journaux s’étalait devant lui.A la fin, pressé de questions, l’inspecteur principal murmura :

– Je ne sais rien, chef, absolument rien, mais il y a une diabled’idée qui me tracasse… Seulement, c’est tellement fou ! Etpuis ça n’explique pas… Au contraire, ça embrouille les chosesplutôt…

– Alors ?

– Alors, chef, je vous supplie d’avoir un peu de patience de melaisser faire. Mais si, tout à coup, un jour ou l’autre, je voustéléphonais, il faudrait sauter dans une auto et ne pas perdre uneminute… C’est que le pot aux roses serait découvert.

Il se passa encore quarante-huit heures. Un matin, M. Dudouisreçut un petit bleu :

« Je vais à Lille. Signé Ganimard. »

« Que diable, se dit le chef de la Sûreté, peut-il aller fairelà-bas ? »

La journée s’écoula sans nouvelles, et puis une autreencore.

Mais M. Dudouis avait confiance. Il connaissait son Ganimard etn’ignorait pas que le vieux policier n’était point de ces gens quis’emballent sans raison. Si Ganimard « marchait », c’est qu’ilavait des motifs sérieux pour marcher.

De fait, le soir de cette seconde journée, M. Dudouis fut appeléau téléphone.

– C’est vous, chef ?

– Est-ce vous, Ganimard ?

Hommes de précaution tous deux, ils s’assurèrent qu’ils ne setrompaient pas l’un et l’autre sur leur identité. Et, tranquillisé,Ganimard reprit hâtivement…

– Dix hommes tout de suite, chef. Et venez vous-même, je vous enprie.

– Où êtes-vous ?

– Dans la maison, au rez-de-chaussée. Mais je vous attendraiderrière la grille du jardin.

– J’arrive. En auto, bien entendu ?

– Oui, chef. Faites arrêter l’auto à cent pas. Un léger coup desifflet, et j’ouvrirai.

Les choses s’exécutèrent selon les prescriptions de Ganimard. Unpeu avant minuit, comme toutes les lumières étaient éteintes auxétages supérieurs, il se glissa dans la rue et alla au-devant de M.Dudouis. Il y eut un rapide conciliabule. Les agents obéirent auxordres de Ganimard. Puis le chef et l’inspecteur principalrevinrent ensemble, traversèrent sans bruit le jardin, ets’enfermèrent avec les plus grandes précautions.

– Eh bien quoi ? dit M. Dudouis. Qu’est-ce que tout celasignifie ? Vraiment, nous avons l’air de conspirateurs.

Mais Ganimard ne riait pas. Jamais son chef ne l’avait vu dansun tel état d’agitation et ne l’avait entendu parler d’une voixaussi bouleversée.

– Du nouveau, Ganimard ?

– Oui, chef, et cette fois ! Mais c’est à peine si je peuxy croire… Pourtant je ne me trompe pas… Je tiens toute la vérité…Et elle a beau être invraisemblable, c’est la vraie vérité… Il n’yen a pas d’autre… C’est ça et pas autre chose.

Il essuya les gouttes de sueur qui découlaient de son front, et,M. Dudouis l’interrogeant, il se domina, avala un verre d’eau, etcommença :

– Lupin m’a souvent roulé…

– Dites donc, Ganimard ? interrompit M. Dudouis, si vousalliez droit au but ? En deux mots, qu’y a-t-il ?

– Non, chef, objecta l’inspecteur principal, il faut que voussachiez les différentes phases par où j’ai passé. Excusez-moi, maisje crois cela indispensable.

Et il répéta :

– Je disais donc, chef, que Lupin m’a souvent roulé, et qu’ilm’en a fait voir de toutes les couleurs. Mais dans ce duel où j’aitoujours eu le dessous jusqu’ici j’ai du moins gagné l’expériencede son jeu, la connaissance de sa tactique. Or, en ce qui concernel’affaire des tapisseries, j’ai été presque aussitôt conduit à meposer ces deux questions :

« 1° Lupin ne faisant jamais rien sans savoir où il va, devaitenvisager le suicide de M. Sparmiento comme une conséquencepossible de la disparition des tapisseries. Cependant Lupin, qui ahorreur du sang, a tout de même volé les tapisseries.

– L’appât des cinq ou six cent mille francs qu’elles valent,observa M. Dudouis.

– Non, chef, je vous répète, quelle que soit l’occasion, pourrien au monde, même pour des millions et des millions, Lupin netuerait, ni même ne voudrait être la cause d’un mort. Voilà unpremier point.

« 2° Pourquoi ce vacarme, la veille au soir, pendant la fêted’inauguration ? Évidemment pour effrayer, n’est-ce pas, pourcréer autour de l’affaire, et en quelques minutes, une atmosphèred’inquiétude et de terreur, et finalement pour détourner lessoupçons d’une vérité qu’on eût peut-être soupçonnée sans cela…Vous ne comprenez pas, chef ?

– Ma foi, non.

– En effet, dit Ganimard, en effet ce n’est pas clair. Etmoi-même, tout en me posant le problème en ces termes, je necomprenais pas bien… Pourtant, j’avais l’impression d’être sur labonne voie… Oui, il était hors de doute que Lupin voulait détournerles soupçons, les détourner sur lui, Lupin, entendons-nous afin quela personne même qui dirigeait l’affaire demeurât inconnue.

– Un complice ? insinua M. Dudouis, un complice qui, mêléaux invités, a fait fonctionner les sonneries et qui, après ledépart, a pu se dissimuler dans l’hôtel ?

– Voilà… Voilà… Vous brûlez, chef. Il est certain que lestapisseries, n’ayant pu être volées par quelqu’un qui s’estintroduit subrepticement dans l’hôtel, l’ont été par quelqu’un quiest resté dans l’hôtel, et non moins certain qu’en examinant laliste des invités, et qu’en procédant à une enquête sur chacund’eux, on pourrait…

– Eh bien ?

– Eh bien, chef, il y a un mais c’est que les trois détectivestenaient cette liste en main quand les invités sont arrivés, etqu’ils la tenaient encore au départ. Or soixante-trois invités sontentrés, et soixante-trois sont partis. Donc…

– Alors un domestique ?

– Non.

– Les détectives ?

– Non.

– Cependant… Cependant dit le chef avec impatience, si le vol aété commis de l’intérieur…

– C’est un point indiscutable, affirma l’inspecteur, dont lafièvre semblait croître. Là-dessus, pas d’hésitation. Toutes mesrecherches aboutissaient à la même certitude. Et ma convictiondevenait peu à peu si grande que j’en arrivai un jour à formulercet axiome ahurissant :

« En théorie et en fait, le vol n’a pu être commis qu’avecl’aide d’un complice habitant l’hôtel. Or il n’y a pas eu decomplice.

– Absurde, dit M. Dudouis.

– Absurde, en effet, dit Ganimard, mais à l’instant même où jeprononçais cette phrase absurde, la vérité surgissait en moi.

– Hein ?

– Oh ! une vérité bien obscure, bien incomplète, maissuffisante. Avec ce fil conducteur, je devais aller jusqu’au bout.Comprenez-vous chef ?

M. Dudouis demeurait silencieux. Le même phénomène devait seproduire en lui, qui s’était produit en Ganimard. Il murmura :

– Si ce n’est aucun des invités, ni les domestiques, ni lesdétectives, il ne reste plus personne…

– Si chef, il reste quelqu’un…

M. Dudouis tressaillit comme s’il eût reçu un choc, et, d’unevoix qui trahissait son émotion :

– Mais non, voyons, c’est inadmissible.

– Pourquoi ?

– Voyons, réfléchissez…

– Parlez donc, chef… Allez-y.

– Quoi ! Non, n’est-ce pas ?

– Allez-y, chef.

– Impossible ! Quoi ! Sparmiento aurait été lecomplice de Lupin !

Ganimard eut un ricanement :

– Parfait le complice d’Arsène Lupin… De la sorte touts’explique. Pendant la nuit, et tandis que les trois détectivesveillaient en bas, ou plutôt qu’ils dormaient, car le colonelSparmiento leur avait fait boire du champagne peut-être pas trèscatholique, ledit colonel a décroché les tapisseries et les a faitpasser par les fenêtres de sa chambre, laquelle chambre, située audeuxième étage, donne sur une autre rue, que l’on ne surveillaitpas, puisque les fenêtres inférieures sont murées.

M. Dudouis réfléchit, puis haussa les épaules :

– Inadmissible !

– Et pourquoi donc ?

– Pourquoi ? Parce que si le colonel avait été le compliced’Arsène Lupin, il ne se serait pas tué après avoir réussi soncoup.

– Et qui vous dit qu’il s’est tué ?

– Comment ! Mais on l’a retrouvé, mort.

– Avec Lupin, je vous l’ai dit, il n’y a pas de mort.

– Cependant celui-ci fut réel. En outre, Mme Sparmiento l’areconnu.

– Je vous attendais là, chef. Moi aussi, l’argument metracassait. Voilà que, tout à coup, au lieu d’un individu, j’enavais trois en face de moi : 1° Arsène Lupin, cambrioleur ; 2°Son complice, le colonel Sparmiento ; 3° Un mort. Trop derichesses : Seigneur Dieu ! n’en jetez plus !

Ganimard saisit une liasse de journaux, la déficela et présental’un d’eux à M. Dudouis.

– Vous vous rappelez, chef… Quand vous êtes venu, je feuilletaisles journaux… Je cherchais si, à cette époque, il n’y avait pas euun incident qui pût se rapporter à votre histoire et confirmer monhypothèse. Veuillez lire cet entrefilet.

M. Dudouis prit le journal et, à haute voix, il lut :

« Un fait bizarre nous est signalé par notre correspondant deLille. A la Morgue de cette ville, on a constaté hier matin ladisparition d’un cadavre, le cadavre d’un inconnu qui s’était jetéla veille sous les roues d’un tramway à vapeur… On se perd enconjectures sur cette disparition. »

M. Dudouis demeura pensif, puis demanda :

– Alors… Vous croyez ?

– J’arrive de Lille, répondit Ganimard, et mon enquête ne laissesubsister aucun doute à ce propos. Le cadavre a été enlevé la nuitmême où le colonel Sparmiento donnait sa fête d’inauguration.Transporté dans une automobile, il a été conduit directement àVille-d’Avray où l’automobile resta jusqu’au soir près de la lignede chemin de fer.

– Par conséquent, acheva M. Dudouis, près du tunnel.

– A côté, chef.

– De sorte que le cadavre que l’on a retrouvé n’est autre que cecadavre-là, habillé des vêtements du colonel Sparmiento.

– Précisément, chef.

– De sorte que le colonel Sparmiento est vivant ?

– Comme vous et moi, chef.

– Mais alors, pourquoi toutes ces aventures ? Pourquoi cevol d’une seule tapisserie, puis sa restitution, puis le vol desdouze ? Pourquoi cette fête d’inauguration ? et cevacarme ? et tout enfin ? Votre histoire ne tient pasdebout, Ganimard.

– Elle ne tient pas de debout, chef, parce que vous vous êtes,comme moi, arrêté en chemin, parce que, si cette aventure est déjàétrange, il fallait cependant aller encore plus loin, beaucoup plusloin vers l’invraisemblable et le stupéfiant. Et pourquoi pas,après tout ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’Arsène Lupin ?Est-ce que nous ne devons pas, avec lui, nous attendre justement àce qui est invraisemblable et stupéfiant ? Ne devons-nous pasnous orienter vers l’hypothèse la plus folle ? Et quand je disla plus folle, le mot n’est pas exact. Tout cela, au contraire, estd’une logique admirable et d’une simplicité enfantine. Descomplices ? Ils vous trahissent. Des complices ? A quoibon ! quand il est si commode et si naturel d’agir soi-même,en personne, avec ses propres mains, et par ses seulsmoyens !

– Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vousdites ? scanda M. Dudouis, avec un effarement qui croissait àchaque exclamation.

Ganimard eut un nouveau ricanement.

– Ça vous suffoque, n’est-ce pas, chef ? C’est comme moi lejour où vous êtes venu me voir ici et que l’idée me travaillait.J’étais abruti de surprise. Et pourtant, je l’ai pratiqué, leclient. Je sais de quoi il est capable… Mais celle-là, non, elleest trop raide !

– Impossible ! Impossible ! répétait M. Dudouis, àvoix basse.

– Très possible, au contraire, chef, et très logique, et trèsnormal, aussi limpide que le mystère de la Sainte-Trinité. C’est latriple incarnation d’un seul et même individu ! Un enfantrésoudrait ce problème en une minute, par simple élimination.Supprimons le mort, il nous reste Sparmiento et Lupin. SupprimonsSparmiento…

– Il nous reste Lupin, murmura le chef de la Sûreté.

– Oui, chef, Lupin tout court, Lupin en deux syllabes et en cinqlettres. Lupin décortiqué de son enveloppe brésilienne. Lupinressuscité d’entre les morts, Lupin qui, transformé depuis six moisen colonel Sparmiento, et voyageant en Bretagne, apprend ladécouverte de douze tapisseries, les achète, combine le vol de laplus belle, pour attirer l’attention sur lui, Lupin, et pour ladétourner de lui, Sparmiento, organise à grand fracas, devant lepublic ébahi, le duel de Lupin contre Sparmiento et de Sparmientocontre Lupin, projette et réalise la fête d’inauguration, épouvanteses invités, et, lorsque tout est prêt, se décide, en tant queLupin vole les tapisseries de Sparmiento, en tant que Sparmientodisparaît victime de Lupin et meurt insoupçonné, insoupçonnable,regretté par ses amis, plaint par la foule et laissant derrièrelui, pour empocher les bénéfices de l’affaire…

Ici, Ganimard s’arrêta, regarda le chef, et, d’un ton quisoulignait l’importance de ses paroles, acheva :

– Laissant derrière lui une veuve inconsolable.

– Mme Sparmiento ! Vous croyez vraiment…

– Dame, fit l’inspecteur principal, on n’échafaude pas toute unehistoire comme celle-ci sans qu’il y ait quelque chose au bout desbénéfices sérieux.

– Mais les bénéfices, il me semble qu’ils sont constitués par lavente que Lupin fera des tapisseries en Amérique ou ailleurs.

– D’accord, mais cette vente, le colonel Sparmiento pouvaitaussi bien l’effectuer. Et même mieux. Donc, il y a autrechose.

– Autre chose ?

– Voyons, chef, vous oubliez que le colonel Sparmiento a étévictime d’un vol important, et que, s’il est mort, du moins saveuve demeure. C’est donc sa veuve qui touchera.

– Qui touchera quoi ?

– Comment, quoi ? Mais ce qu’on lui doit le montant desassurances.

M. Dudouis fut stupéfait. Toute l’aventure lui apparaissait d’uncoup, avec sa véritable signification. Il murmura :

– C’est vrai c’est vrai le colonel avait assuré sestapisseries…

– Parbleu ! Et pas pour rien.

– Pour combien ?

– Huit cent mille francs.

– Huit cent mille francs !

– Comme je vous le dis. A cinq compagnies différentes.

– Et Mme Sparmiento les a touchés ?

– Elle a touché cent cinquante mille francs hier, deux centmille francs aujourd’hui, pendant mon absence. Les autres paiementss’échelonneront cette semaine.

– Mais c’est effrayant ! Il eût fallu…

– Quoi, chef ? D’abord, ils ont profité de mon absence pourles règlements de compte. C’est à mon retour, par la rencontreimprévue d’un directeur de compagnie d’assurances que je connais etque j’ai fait parler, que j’ai appris la chose.

Le chef de la Sûreté se tut assez longtemps, abasourdi, puis ilmarmotta :

– Quel homme, tout de même !

Ganimard hocha la tête.

– Oui, chef, une canaille, mais on doit l’avouer, un rude homme.Pour que son plan réussît, il fallait avoir manœuvré de telle sorteque, pendant quatre ou cinq semaines, personne ne pût émettre oumême concevoir le moindre doute sur le colonel Sparmiento. Ilfallait que toutes les colères et toutes les recherches fussentconcentrées sur le seul Lupin. Il fallait que, en dernier ressort,on se trouvât simplement en face d’une veuve douloureuse,pitoyable, la pauvre Édith au Cou de Cygne, vision de grâce et delégende, créature si touchante que ces messieurs des Assurancesétaient presque heureux de déposer entre ses mains de quoi atténuerson chagrin. Voilà ce qui fut.

Les deux hommes étaient tout près l’un de l’autre et leurs yeuxne se quittaient pas.

Le chef dit :

– Qu’est-ce que c’est que cette femme ?

– Sonia Krichnoff !

– Sonia Krichnoff ?

– Oui, cette Russe que j’avais arrêtée l’année dernière, lors del’affaire du diadème, et que Lupin a fait fuir.

– Vous êtes sûr ?

– Absolument. Dérouté comme tout le monde par les machinationsde Lupin, je n’avais pas porté mon attention sur elle. Mais, quandj’ai su le rôle qu’elle jouait, je me suis souvenu. C’est bienSonia, métamorphosée en Anglaise Sonia, qui, par amour pour Lupin,n’hésiterait pas à se faire tuer.

M. Dudouis approuva :

– Bonne prise, Ganimard.

– J’ai mieux à vous offrir, chef.

– Ah ! et quoi donc ?

– La vieille nourrice de Lupin.

– Victoire ?

– Elle est ici depuis que Mme Sparmiento joue les veuves : c’estla cuisinière.

– Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, mes compliments,Ganimard !

J’ai encore mieux à vous offrir, chef !

M. Dudouis tressauta. La main de l’inspecteur, de nouveauaccrochée à la sienne, tremblait.

– Que voulez-vous dire, Ganimard ?

– Pensez-vous, chef, que je vous aurais dérangé à cette heure,s’il ne s’agissait que de ce gibier-là ? Sonia et Victoire.Peuh ! Elles auraient bien attendu.

– Alors ? murmura M. Dudouis qui comprenait enfinl’agitation de l’inspecteur principal.

– Alors, vous avez deviné, chef !

– Il est là ?

– Il est là.

– Caché ?

– Pas du tout, camouflé, simplement. C’est le domestique.

Cette fois, M. Dudouis n’eut pas un geste, pas une parole.L’audace de Lupin le confondait.

Ganimard ricana :

– La Sainte-Trinité s’est accrue d’un quatrième personnage,Édith au Cou de Cygne aurait pu faire des gaffes. La présence dumaître était nécessaire ; il a eu le culot de revenir. Depuistrois semaines, il assiste à mon enquête et en surveilletranquillement les progrès.

– Vous l’avez reconnu ?

– On ne reconnaît pas Lupin. Il a une science du maquillage etde la transformation qui le rend méconnaissable. Et puis j’étais àmille lieues de penser… Mais ce soir, comme j’épiais Sonia dansl’ombre de l’escalier, j’ai entendu Victoire qui parlait audomestique et l’appelait « mon petit ». La lumière s’est faite enmoi ; « mon petit », c’est ainsi qu’elle l’a toujours désigné: j’étais fixé.

A son tour, M. Dudouis semblait bouleversé par la présence del’ennemi, si souvent poursuivi et toujours insaisissable.

– Nous le tenons, cette fois nous le tenons, dit-il sourdement.Il ne peut plus nous échapper.

– Non, chef, il ne le peut plus, ni lui ni les deux femmes…

– Où sont-ils ?

– Sonia et Victoire sont au second étage, Lupin autroisième.

– Mais, observa M. Dudouis avec une inquiétude soudaine,n’est-ce pas précisément par les fenêtres de ces chambres que lestapisseries ont été passées, lors de leur disparition ?

– Oui.

– En ce cas, Lupin peut s’enfuir par là également, puisque cesfenêtres donnent dans la rue Dufrénoy.

– Évidemment, chef, mais j’ai pris mes précautions. Dès votrearrivée, j’ai envoyé quatre de nos hommes sous la fenêtre, dans larue Dufrénoy. La consigne est formelle si quelqu’un apparaît auxfenêtres et fait mine de descendre, qu’on tire. Le premier coup àblanc, le deuxième à balle.

– Allons, Ganimard, vous avez pensé à tout, et, dès le petitmatin…

– Attendre, chef ! Prendre des gants avec cecoquin-là ! s’occuper des règlements et de l’heure légale etde toutes ces bêtises ! Et s’il nous brûle la politessependant ce temps ? S’il a recours à l’un de ses trucs à laLupin ? Ah non, pas de blagues. Nous le tenons, sautonsdessus, et tout de suite.

Et Ganimard, indigné, tout frémissant d’impatience, sortit,traversa le jardin et fit entrer une demi-douzaine d’hommes.

– Ça y est, chef ! j’ai fait donner l’ordre, rue Dufrénoy,de mettre le revolver au point et de viser les fenêtres.Allons-y.

Ces allées et venues avaient fait un certain bruit, quicertainement n’avait pas échappé aux habitants de l’hôtel. M.Dudouis sentait qu’il avait la main forcée. Il se décida.

– Allons-y.

L’opération fut rapide.

A huit, armés de leurs brownings, ils montèrent l’escalier sanstrop de précautions, avec la hâte de surprendre Lupin avant qu’iln’eût le temps d’organiser sa défense.

– Ouvrez, hurla Ganimard, en se ruant sur une porte qui étaitcelle de la chambre occupée par Mme Sparmiento.

D’un coup d’épaule, un agent la démolit.

Dans la chambre, personne. Et dans la chambre de Victoire,personne non plus !

– Elles sont en haut ! s’écria Ganimard. Elles ont rejointLupin dans sa mansarde. Attention !

Tous les huit, ils escaladèrent le troisième étage. A sa grandesurprise, Ganimard trouva la porte de la mansarde ouverte et lamansarde vide. Et les autres pièces étaient vides aussi.

– Crénom de crénom proféra-t-il, que sont-ils devenus ?

Mais le chef l’appela. M. Dudouis, qui venait de redescendre ausecond étage, constatait que l’une des fenêtres était, non pointfermée, mais simplement poussée.

Tenez, dit-il à Ganimard, voilà le chemin qu’ils ont pris lechemin des tapisseries. Je vous l’avais dit la rue Dufrénoy.

– Mais on aurait tiré dessus, protesta Ganimard qui grinçait derage, la rue est gardée.

– Ils seront partis avant que la rue ne soit gardée.

– Ils étaient tous les trois dans leur chambre quand je vous aitéléphoné, chef !

– Ils seront partis pendant que vous m’attendiez du côté dujardin.

– Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il n’y avait aucuneraison pour qu’ils partent aujourd’hui plutôt que demain, ou que lasemaine prochaine, après avoir empoché toutes les assurances…

Si, il y avait une raison, et Ganimard la connut lorsqu’il eutavisé sur la table une lettre à son nom, lorsqu’il l’eut décachetéeet qu’il en eut pris connaissance. Elle était formulée en ces mêmestermes de certificat que l’on délivre aux serviteurs dont on estsatisfait :

« Je soussigné, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, ex-colonel,ex-larbin, ex-cadavre, certifie que le nommé Ganimard a faitpreuve, durant son séjour en cet hôtel, des qualités les plusremarquables. D’une conduite exemplaire, dévoué, attentif, il a,sans le secours d’aucun indice, déjoué une partie de mes plans etsauvé quatre cent cinquante mille francs aux Compagniesd’assurances. Je l’en félicite et l’excuse bien volontiers den’avoir pas prévu que le téléphone d’en bas communique avec letéléphone installé dans la chambre de Sonia Krichnoff et que, entéléphonant à M. le chef de la Sûreté, il me téléphonait en mêmetemps d’avoir à déguerpir au plus vite. Faute vénielle, qui nesaurait obscurcir l’éclat de ses services ni diminuer le mérite desa victoire.

« En suite de quoi, je lui demande de bien vouloir accepterl’hommage de mon admiration et de ma vive sympathie.

« Arsène Lupin »

Chapitre 8Le fétu de paille

Ce jour-là, vers quatre heures, comme le soir approchait, maîtreGoussot s’en revint de la chasse avec ses quatre fils. C’étaient derudes hommes, tous les cinq, haut sur jambes, le torse puissant, levisage tanné par le soleil et par le grand air.

Et tous les cinq exhibaient, plantée sur une encolure énorme, lamême petite tête au front bas, aux lèvres minces, au nez recourbécomme un bec d’oiseau, à l’expression dure et peu sympathique. Onles craignait autour d’eux. Ils étaient âpres au gain, retors, etd’assez mauvaise foi.

Arrivé devant le vieux rempart qui entoure le domained’Héberville, maître Goussot ouvrit une porte étroite et massive,dont il remit, lorsque ses fils eurent passé, la lourde clef danssa poche. Et il marcha derrière eux, le long du chemin qui traverseles vergers. De place en place il y avait de grands arbresdépouillés par l’automne, et des groupes de sapins, vestiges del’ancien parc où s’étend aujourd’hui la ferme de maîtreGoussot.

Un des fils prononça :

– Pourvu que la mère ait allumé quelques bûches !

Sûrement, dit le père. Tiens, il y a même de la fumée.

On voyait, au bout d’une pelouse, les communs et le logisprincipal, et, par-dessus, l’église du village dont le clochersemblait trouer les nuages qui traînaient au ciel.

– Les fusils sont déchargés ? demanda maître Goussot.

– Pas le mien, dit l’aîné. J’y avais glissé une balle pourcasser la tête d’un émouchet… Et puis…

Il tirait vanité de son adresse, celui-là. Et il dit à sesfrères :

– Regardez la petite branche, au haut du cerisier. Je vous lacasse net.

Cette petite branche portait un épouvantail, resté là depuis leprintemps, et qui protégeait de ses bras éperdus les rameaux sansfeuilles.

Il épaula. Le coup partit.

Le mannequin dégringola avec de grands gestes comiques et tombasur une grosse branche inférieure où il demeura rigide, à platventre, sa tête en linge coiffée d’un vaste chapeau haut de forme,et ses jambes en foin ballottant de droite et de gauche, au-dessusd’une fontaine qui coulait, près du cerisier, dans une auge debois.

On se mit à rire. Le père applaudit :

– Joli coup, mon garçon. Aussi bien, il commençait à m’agacer lebonhomme. Je ne pouvais pas lever les yeux de mon assiette, quandje mangeais, sans voir cet idiot-là…

Ils avancèrent encore de quelques pas. Une vingtaine de mètres,tout au plus, les séparaient de la maison, quand le père fit unehalte brusque et dit :

– Hein ? Qu’y a-t-il ?

Les frères aussi s’étaient arrêtés, et ils écoutaient.

L’un d’eux murmura :

– Ça vient de la maison du côté de la lingerie…

Et un autre balbutia :

– On dirait des plaintes… Et la mère qui est seule !

Soudain un cri jaillit, terrible. Tous les cinq, ilss’élancèrent. Un nouveau cri retentit, puis des appelsdésespérés.

– Nous voilà ! nous voilà ! proféra l’aîné qui couraiten avant.

Et, comme il fallait faire un détour pour gagner la porte, d’uncoup de poing il démolit une fenêtre et il sauta dans la chambre deses parents. La pièce voisine était la lingerie où la mère Goussotse tenait presque toujours.

– Ah ! crebleu, dit-il, en la voyant sur le parquet,étendue, le visage couvert de sang. Papa ! Papa !

– Quoi où est-elle ? hurla maître Goussot qui survenait… Ahcrebleu, c’est-i possible ? Qu’est-ce qu’on t’a fait, lamère ?

Elle se raidit et, le bras tendu, bégaya :

– Courez dessus ! Par ici ! Par ici ! Moi, c’estrien…, des égratignures… Mais courez donc ! il a prisl’argent !

Le père et les fils bondirent.

– Il a pris l’argent ! vociféra maître Goussot, en se ruantvers la porte que sa femme désignait… Il a pris l’argent ! Auvoleur !

Mais un tumulte de voix s’élevait à l’extrémité du couloir paroù venaient les trois autres fils.

– Je l’ai vu ! Je l’ai vu !

– Moi aussi ! Il a monté l’escalier.

– Non, le voilà, il redescend !

Une galopade effrénée secouait les planchers. Subitement maîtreGoussot, qui arrivait au bout du couloir, aperçut un homme contrela porte du vestibule, essayant d’ouvrir. S’il y parvenait, c’étaitle salut, la fuite par la place de l’Eglise et par les ruelles duvillage.

Surpris dans sa besogne, l’homme, stupidement, perdit la tête,fonça sur maître Goussot qu’il fit pirouetter, évita le frère aînéet, poursuivi par les quatre fils, reprit le long couloir, entradans la chambre des parents, enjamba la fenêtre qu’on avait démolieet disparut.

Les fils se jetèrent à sa poursuite au travers des pelouses etdes vergers, que l’ombre de la nuit envahissait.

– Il est fichu, le bandit, ricana maître Goussot. Pas d’issuepossible pour lui. Les murs sont trop hauts. Il est fichu.Ah ! la canaille !

Et comme ses deux valets revenaient du village, il les mit aucourant et leur donna des fusils.

– Si ce gredin-là fait seulement mine d’approcher de la maison,crevez-lui la peau. Pas de pitié !

Il leur désigna leurs postes, s’assura que la grande grille,réservée aux charrettes, était bien fermée, et, seulement alors, sesouvint que sa femme avait peut-être besoin de secours.

– Eh bien, la mère ?

– Où est-il ? est-ce qu’on l’a ? demanda-t-elleaussitôt.

– Oui, on est dessus. Les gars doivent le tenir déjà.

Cette nouvelle acheva de la remettre, et un petit coup de rhumlui rendit la force de s’étendre sur son lit, avec l’aide de maîtreGoussot, et de raconter son histoire.

Ce ne fut pas long d’ailleurs. Elle venait d’allumer le feu dansla grande salle, et elle tricotait paisiblement à la fenêtre de sachambre en attendant le retour des hommes, quand elle crutapercevoir, dans la lingerie voisine, un grincement léger.

« Sans doute, se dit-elle, que c’est la chatte que j’aurailaissée là. »

Elle s’y rendit en toute sécurité et fut stupéfaite de voir queles deux battants de celle des armoires à linge où l’on cachaitl’argent étaient ouverts. Elle s’avança, toujours sans méfiance. Unhomme était là, qui se dissimulait, le dos aux rayons.

– Mais par où avait-il passé ? demanda maître Goussot.

– Par où ? Mais par le vestibule, je suppose. On ne fermejamais la porte.

– Et alors, il a sauté sur toi ?

– Non, c’est moi qui ai sauté. Lui, il voulait s’enfuir.

– Il fallait le laisser.

– Comment ! Et l’argent !

– Il l’avait donc déjà ?

– S’il l’avait ! Je voyais la liasse des billets dans sesmains, la canaille ! Je me serais plutôt fait tuer… Ah !on s’est battu, va.

– Il n’était donc pas armé ?

– Pas plus que moi. On avait ses doigts, ses ongles, ses dents.Tiens, regarde, il m’a mordue, là. Et je criais ! etj’appelais. Seulement, voilà je suis vieille il m’a fallulâcher.

– Tu le connais, l’homme ?

– Je crois bien que c’est le père Traînard.

– Le chemineau ? Eh parbleu, oui, s’écria le fermier, c’estle père Traînard… Il m’avait semblé aussi le reconnaître… Et puis,depuis trois jours, il rôde autour de la maison. Ah ! le vieuxbougre, il aura senti l’odeur de l’argent… Ah ! mon pèreTraînard, ce qu’on va rigoler ! Une raclée numéro un d’abord,et puis la justice. Dis donc, la mère, tu peux bien te levermaintenant ? Appelle donc les voisins. Qu’on coure à lagendarmerie… Tiens, il y a le gosse du notaire qui a unebicyclette… Sacré père Traînard, ce qu’il détalait ! Ah !il a encore des jambes, pour son âge. Un vrai lapin !

Il se tenait les côtes, ravi de l’aventure. Querisquait-il ? Aucune puissance au monde ne pouvait faire quele chemineau s’échappât, qu’il ne reçût l’énergique correctionqu’il méritait, et ne s’en allât, sous bonne escorte, à la prisonde la ville.

Le fermier prit un fusil et rejoignit ses deux valets.

– Rien de nouveau ?

– Non, maître Goussot, pas encore.

– Ça ne va pas tarder. A moins que le diable ne l’enlèvepar-dessus les murs…

De temps à autre, on entendait les appels que se lançaient auloin les quatre frères. Évidemment le bonhomme se défendait, plusagile qu’on ne l’eût cru. Mais, avec des gaillards comme les frèresGoussot…

Cependant l’un d’eux revint, assez découragé, et il ne cacha passon opinion.

– Pas la peine de s’entêter pour l’instant. Il fait nuit noire.Le bonhomme se sera niché dans quelque trou. On verra çademain.

– Demain ! mais tu es fou, mon garçon, protesta maîtreGoussot.

L’aîné parut à son tour, essoufflé, et fut du même avis que sonfrère. Pourquoi ne pas attendre au lendemain, puisque le banditétait dans le domaine comme entre les murs d’une prison ?

– Eh bien, j’y vais, s’écria maître Goussot. Qu’on m’allume unelanterne.

Mais, à ce moment, trois gendarmes arrivèrent, et il affluaitaussi des gars du village qui s’en venaient aux nouvelles.

Le brigadier de gendarmerie était un homme méthodique. Il se fitd’abord raconter toute l’histoire, bien en détail, puis ilréfléchit, puis il interrogea les quatre frères, séparément, et enméditant après chacune des dépositions. Lorsqu’il eut appris d’euxque le chemineau s’était enfui vers le fond du domaine, qu’onl’avait perdu de vue plusieurs fois, et qu’il avait disparudéfinitivement aux environs d’un endroit appelé « La Butte-auxCorbeaux », il réfléchit encore, et conclut :

– Faut mieux attendre. Dans tout le fourbi d’une poursuite, lanuit, le père Traînard peut se faufiler au milieu de nous… Et,bonsoir la compagnie.

Le fermier haussa les épaules et se rendit, en maugréant, auxraisons du brigadier. Celui-ci organisa la surveillance, répartitles frères Goussot et les gars du village sous la surveillance deses hommes, s’assura que les échelles étaient enfermées, etinstalla son quartier général dans la salle à manger où maîtreGoussot et lui somnolèrent devant un carafon de vieilleeau-de-vie.

La nuit fut tranquille. Toutes les deux heures, le brigadierfaisait une ronde et relevait les postes. Il n’y eut aucune alerte.Le père Traînard ne bougea pas de son trou.

Au petit matin la battue commença.

Elle dura quatre heures.

En quatre heures, les cinq hectares du domaine furent visités,fouillés, arpentés en tous sens par une vingtaine d’hommes quifrappaient les buissons à coups de canne, piétinaient les touffesd’herbe, scrutaient le creux des arbres, soulevaient les amas defeuilles sèches. Et le père Traînard demeura invisible.

– Ah ! bien, elle est raide, celle-là, grinçait maîtreGoussot.

– C’est à n’y rien comprendre, répliquait le brigadier.

Phénomène inexplicable, en effet. Car enfin, à part quelquesanciens massifs de lauriers et de fusains, que l’on battitconsciencieusement, tous les arbres étaient dénudés. Il n’y avaitaucun bâtiment, aucun hangar, aucune meule, bref, rien qui pûtservir de cachette.

Quant au mur, un examen attentif convainquit le brigadierlui-même l’escalade en était matériellement impossible.

L’après-midi on recommença les investigations en présence dujuge d’instruction et du substitut. Les résultats ne furent pasplus heureux. Bien plus, cette affaire parut aux magistratstellement suspecte, qu’ils manifestèrent leur mauvaise humeur et nepurent s’empêcher de dire :

– Êtes-vous bien sûr, maître Goussot, que vos fils et vousn’avez pas eu la berlue ?

– Et ma femme, cria maître Goussot, rouge de colère, est-cequ’elle avait la berlue quand le chenapan lui serrait lagorge ? Regardez voir les marques !

– Soit, mais alors, où est-il, le chenapan ?

– Ici, entre ces quatre murs.

– Soit. Alors cherchez-le. Pour nous, nous y renonçons. Il esttrop évident que, si un homme était caché dans l’enceinte de cedomaine, nous l’aurions déjà découvert.

– Eh bien, je mettrai la main dessus, moi qui vous parle, gueulamaître Goussot. Il ne sera pas dit qu’on m’aura volé six millefrancs. Oui, six mille ! il y avait trois vaches que j’avaisvendues, et puis la récolte de blé, et puis les pommes. Six billetsde mille que j’allais porter à la Caisse. Eh bien, je vous jureDieu que c’est comme si je les avais dans ma poche.

– Tant mieux, je vous le souhaite, fit le juge d’instruction ense retirant, ainsi que le substitut et les gendarmes.

Les voisins s’en allèrent également, quelque peu goguenards. Etil ne resta plus, à la fin de l’après-midi, que les Goussot et lesdeux valets de ferme.

Tout de suite maître Goussot expliqua son plan. Le jour, lesrecherches. La nuit, une surveillance de toutes les minutes. Çadurerait ce que ça durerait. Mais quoi ! le père Traînardétait un homme comme les autres, et, les hommes, ça mange et çaboit. II faudrait donc bien que le père Traînard sortît de satanière pour manger et pour boire.

– A la rigueur, dit maître Goussot, il peut avoir dans sa pochequelques croûtes de pain, ou encore ramasser la nuit quelquesracines. Mais pour ce qui est de la boisson, rien à faire. Il n’y aque la fontaine. Bien malin, s’il en approche.

Lui-même, ce soir-là, il prit la garde auprès de la fontaine.Trois heures plus tard l’aîné de ses fils le relaya. Les autresfrères et les domestiques couchèrent dans la maison, chacunveillant à son tour, et toutes bougies, toutes lampes allumées,pour qu’il n’y eût pas de surprise.

Quinze nuits consécutives, il en fut de même. Et quinze joursdurant, tandis que deux hommes et que la mère Goussot restaient defaction, les cinq autres inspectaient le clos d’Héberville.

Au bout de ces deux semaines, rien.

Le fermier ne dérageait pas.

Il fit venir un ancien inspecteur de la Sûreté qui habitait laville voisine.

L’inspecteur demeura chez lui toute une semaine. Il ne trouva nile père Traînard ni le moindre indice qui pût donner l’espérance dele trouver.

– Elle est raide, répétait maître Goussot. Car il est là, levaurien ! Pour la question d’y être, il y est. Alors…

Se plantant sur le seuil de la porte, il invectivait l’ennemi àpleine gueule :

– Bougre d’idiot, t’aimes mieux donc crever au fond de ton trouque de cracher l’argent ? Crève donc, saligaud !

Et la mère Goussot, à son tour, glapissait de sa voix pointue:

– C’est-y la prison qui te fait peur ? Lâche les billets ettu pourras déguerpir.

Mais le père Traînard ne soufflait mot, et le mari et la femmes’époumonaient en vain. Des jours affreux passèrent. Maître Goussotne dormait plus, tout frissonnant de fièvre. Les fils devenaienthargneux, querelleurs, et ils ne quittaient pas leurs fusils,n’ayant d’autre idée que de tuer le chemineau.

Au village on ne parlait que de cela, et l’affaire Goussot,locale d’abord, ne tarda pas à occuper la presse. Du chef-lieu, dela capitale, il vint des journalistes, que maître Goussotéconduisit avec des sottises.

– Chacun chez soi, leur disait-il. Mêlez-vous de vosoccupations. J’ai les miennes. Personne n’a rien à y voir.

– Cependant, maître Goussot…

– Fichez-moi la paix.

Et il leur fermait sa porte au nez.

Il y avait maintenant quatre semaines que le père Traînard secachait entre les murs d’Héberville. Les Goussot continuaient leursrecherches par entêtement et avec autant de conviction, mais avecun espoir qui s’atténuait de jour en jour, et comme s’ils sefussent heurtés à un de ces obstacles mystérieux qui découragentles efforts. Et l’idée qu’ils ne reverraient pas leur argentcommençait à s’implanter en eux.

Or, un matin, vers dix heures, une automobile, qui traversait laplace du village à toute allure, s’arrêta net, par suite d’unepanne.

Le mécanicien ayant déclaré, après examen, que la réparationexigerait un bon bout de temps, le propriétaire de l’automobilerésolut d’attendre à l’auberge et de déjeuner.

C’était un monsieur encore jeune, à favoris coupés court, auvisage sympathique, et qui ne tarda pas à lier conversation avecles gens de l’auberge.

Bien entendu, on lui raconta l’histoire des Goussot. II ne laconnaissait pas, arrivant de voyage, mais il parut s’y intéresservivement. Il se la fit expliquer en détail, formula des objections,discuta des hypothèses avec plusieurs personnes qui mangeaient à lamême table, et finalement s’écria :

– Bah ! cela ne doit pas être si compliqué. J’ai un peul’habitude de ces sortes d’affaires. Et si j’étais sur place…

– Facile, dit l’aubergiste. Je connais maître Goussot… Il nerefusera pas…

Les négociations furent brèves, maître Goussot se trouvait dansun de ces états d’esprit où l’on proteste moins brutalement contrel’intervention des autres. En tout cas sa femme n’hésita pas.

– Qu’il vienne donc, ce monsieur…

Le monsieur régla son repas et donna l’ordre à son mécaniciend’essayer la voiture sur la grand-route, aussitôt que la réparationserait terminée.

– Il me faut une heure, dit-il, pas davantage. Dans une heure,soyez prêt.

Puis il se rendit chez maître Goussot.

A la ferme il parla peu. Maître Goussot, repris d’espérancemalgré lui, multiplia les renseignements, conduisit son visiteur lelong des murs et jusqu’à la petite porte des champs, montra la clefqui l’ouvrait, et fit le récit minutieux de toutes les recherchesque l’on avait opérées.

Chose bizarre : l’inconnu, s’il ne parlait point, semblait nepas écouter davantage. Il regardait, tout simplement, et avec desyeux plutôt distraits. Quand la tournée fut finie, maître Goussotdit anxieusement…

– Eh bien ?

– Quoi ?

– Vous savez ?

L’étranger resta un moment sans répondre. Puis il déclara :

– Non, rien du tout.

– Parbleu ! s’écria le fermier, en levant les bras au cielest-ce que vous pouvez savoir ? Tout ça, c’est de la frime.Voulez-vous que je vous dise, moi ? Eh bien, le père Traînarda si bien fait qu’il est mort au fond de son trou et que lesbillets pourriront avec lui. Vous entendez ? C’est moi quivous le dis.

Le monsieur, très calme, prononça :

– Un seul point m’intéresse. Le chemineau, somme toute, étantlibre, la nuit a pu se nourrir tant bien que mal. Mais commentpouvait-il boire ?

– Impossible ! s’écria le fermier, impossible ! il n’ya que cette fontaine, et nous avons monté la garde contre, toutesles nuits.

– C’est une source. Où jaillit-elle ?

– Ici même.

– Il y a donc une pression suffisante pour qu’elle monte seuledans le bassin ?

– Oui.

– Et l’eau, où s’en va-t-elle, quand elle sort dubassin ?

– Dans ce tuyau que vous voyez, qui passe sous terre, et qui laconduit jusqu’à la maison, où elle sert à la cuisine. Donc, pasmoyen d’en boire, puisque nous étions là et que la fontaine est àvingt mètres de la maison.

– Il n’a pas plu durant ces quatre semaines ?

– Pas une fois, je vous l’ai déjà dit.

L’inconnu s’approcha de la fontaine et l’examina. L’auge étaitformée par quelques planches de bois assemblées au-dessus même dusol, et où l’eau s’écoulait, lente et claire.

– Il n’y a pas plus de trente centimètres d’eau en profondeur,n’est ce pas ? dit-il.

Pour mesurer, il ramassa sur l’herbe un fétu de paille qu’ildressa dans le bassin. Mais, comme il était penché, ils’interrompit soudain au milieu de sa besogne, et regarda autour delui.

– Ah ! que c’est drôle, dit-il en partant d’un éclat derire.

– Quoi… Qu’est-ce que c’est ? balbutia maître Goussot quise précipita sur le bassin, comme si un homme eût pu se tenircouché entre ces planches exiguës.

Et la mère Goussot supplia :

– Quoi ? Vous l’avez vu ? Où est-il ?

– Ni dedans… ni dessous, répondit l’étranger, qui riaittoujours.

II se dirigea vers la maison, pressé par le fermier, par lafemme et par les quatre fils. L’aubergiste était là également,ainsi que les gens de l’auberge qui avaient suivi les allées etvenues de l’étranger. Et on se tut, dans l’attente del’extraordinaire révélation.

– C’est bien ce que je pensais, dit-il, d’un air amusé, il afallu que le bonhomme se désaltérât, et comme il n’y avait que lasource…

– Voyons, voyons, bougonna maître Goussot, nous l’aurions bienvu.

– C’était la nuit.

– Nous l’aurions entendu, et même vu, puisque nous étions àcôté.

– Lui aussi.

– Et il a bu de l’eau du bassin ?

– Oui.

– Comment ?

– De loin.

– Avec quoi ?

– Avec ceci.

L’inconnu montra la paille qu’il avait ramassée.

– Tenez voilà le chalumeau du consommateur. Et vous remarquerezla longueur insolite de ce chalumeau, lequel, en réalité, estcomposé de trois fétus de paille, mis bout à bout. C’est cela quej’ai remarqué aussitôt, l’assemblage de ces trois fétus. La preuveétait évidente.

– Mais sacrédieu, la preuve de quoi ? s’écria maîtreGoussot, exaspéré.

L’inconnu décrocha du râtelier une petite carabine.

– Elle est chargée ? demanda-t-il.

– Oui, dit le plus jeune des frères, je m’amuse avec contre lesmoineaux. C’est du menu plomb.

– Parfait. Quelques grains dans le derrière suffiront.

Son visage devint subitement autoritaire. Il empoigna le fermierpar le bras, et scanda, d’un ton impérieux…

– Écoutez, maître Goussot, je ne suis pas de la police, moi, etje ne veux pas, à aucun prix, livrer ce pauvre diable. Quatresemaines de diète et de frayeur… C’est assez. Donc, vous allez mejurer, vous et vos fils, qu’on lui donnera la clef des champs, sanslui faire aucun mal.

– Qu’il rende l’argent !

– Bien entendu. C’est juré ?

– C’est juré.

Le monsieur se tenait de nouveau sur le pas de la porte, àl’entrée du verger. Vivement il épaula, un peu en l’air et dans ladirection du cerisier qui dominait la fontaine. Le coup partit. Uncri rauque jaillit là-bas, et l’épouvantail que l’on voyait, depuisun mois, à califourchon sur la branche-maîtresse, dégringolajusqu’au sol pour se relever aussitôt et se sauver à toutesjambes.

Il y eut une seconde de stupeur, puis des exclamations. Les filsse précipitèrent et ne tardèrent pas à rattraper le fuyard, empêtréqu’il était dans ses loques et affaibli par les privations. Maisl’inconnu déjà le protégeait contre leur colère.

– Bas les pattes ! Cet homme m’appartient. Je défends qu’ony touche… Je ne t’ai pas trop salé les fesses, pèreTraînard ?

Planté sur ses jambes de paille qu’enveloppaient des lambeauxd’étoffe effiloqués, les bras et tout le corps habillés de même, latête bandée de linge, ligoté, serré, boudiné, le bonhomme avaitencore l’apparence rigide d’un mannequin. Et c’était si comique, siimprévu, que les assistants pouffaient de rire.

L’étranger lui dégagea la tête, et l’on aperçut un masque debarbe grise ébouriffée, rabattue de tous côtés sur un visage desquelette où luisaient des yeux de fièvre.

Les rires redoublèrent.

– L’argent… Les six billets… ordonna le fermier.

L’étranger le tint à distance.

– Un moment on va vous rendre cela. N’est-ce pas, pèreTraînard ?

Et, tout en coupant avec son couteau les liens de paille etd’étoffe, il plaisantait :

– Mon pauvre bonhomme, t’en as une touche. Mais comment as-turéussi ce coup-là ? Il faut que tu sois diantrement habile, ouplutôt que tu aies eu une sacré venette ? Alors, comme ça, lapremière nuit, tu as profité du répit qu’on te laissait pourt’introduire dans cette défroque ? Pas bête. Un épouvantail,comment aurait-on pu avoir l’idée ? On avait tellementl’habitude de le voir accroché à son arbre. Mais, mon pauvre vieux,ce que tu devais être mal ! à plat ventre ! les jambes etles bras pendants ! toute la journée comme ça… Fichueposition ! Et quelles manœuvres pour risquer un mouvement,hein ? Quelle frousse quand tu t’endormais ! Et ilfallait manger ! Et il fallait boire ! Et tu entendais lasentinelle ! et tu devinais le canon de son fusil à un mètrede ta frimousse ! Brrr… Mais le plus chouette, vois-tu c’estton fétu de paille ! Vrai, quand on pense que sans bruit, sansgeste pour ainsi dire, tu devais extirper des brins de paille de tadéfroque, les ajuster bout à bout, projeter ton appareil jusqu’aubassin, et biberonner, goutte à goutte, un peu de l’eaubienfaisante… Vrai, c’est à hurler d’admiration… Bravo, pèreTraînard !

Et il ajouta entre ses dents :

– Seulement, tu sens trop mauvais, mon bonhomme. Tu ne t’es doncpas lavé depuis un mois, saligaud ? Tu avais pourtant de l’eauà discrétion. Tenez, vous autres, je vous le passe. Moi, je vais melaver les mains.

Maître Goussot et ses quatre fils s’emparèrent vivement de laproie qu’on leur abandonnait.

– Allons, ouste, donne l’argent.

Si abruti qu’il fût, le chemineau trouva encore la force dejouer l’étonnement.

– Prends donc pas cet air idiot, grogna le fermier. Les sixbillets… Donne.

– Quoi ? Qu’è qu’on me veut ? balbutia le pèreTraînard.

– L’argent et tout de suite…

– Quel argent ?

– Les billets !

– Les billets ?

– Ah ! Tu commences à m’embêter. A moi, les gars…

On renversa le bonhomme, on lui arracha la loque qui lui servaitde vêtement, on chercha, on fouilla.

Il n’y avait rien.

– Brigand de voleur, cria maître Goussot, qu’est-ce que t’en asfait ?

Le vieux mendiant semblait encore plus ahuri. Trop malin pouravouer, il continuait à gémir :

– Qu’è qu’on m’veut ? D’largent ? J’ai pas seulementtrois sous à moi…

Mais ses yeux écarquillés ne quittaient pas son vêtement, et ilparaissait n’y rien comprendre, lui non plus.

La fureur des Goussot ne put se contenir davantage. On le rouade coups, ce qui n’avança pas les choses. Mais le fermier étaitconvaincu qu’il avait caché l’argent, avant de s’introduire dansl’épouvantail.

– Où l’as-tu mis, canaille ? Dis ! Dans quel coin duverger ? L’argent ? répétait le chemineau d’un airniais.

– Oui, l’argent, l’argent que tu as enterré quelque part…Ah ! si on ne le trouve pas, ton compte est bon… Il y a destémoins, n’est-ce pas ? Vous tous, les amis. Et puis, lemonsieur…

Il se retourna pour interpeller l’inconnu qui devait être ducôté de la fontaine, â trente ou quarante pas sur la gauche. Et ilfut tout surpris de ne pas l’y voir en train de se laver lesmains.

– Est-ce qu’il est parti ? demanda-t-il.

Quelqu’un répondit :

– Non… non… il a allumé une cigarette, et il s’est enfoncé dansle verger, en se promenant.

– Ah ! tant mieux, dit maître Goussot, c’est un type à nousretrouver les billets, comme il a retrouvé l’homme.

– A moins que… fit une voix.

– A moins que… qu’est-ce que tu veux dire, toi ? interrogeale fermier. Tu as une idée ? Donne-la donc… Quoi ?

Mais il s’interrompit brusquement, assailli d’un doute, et il yeut un instant de silence. Une même pensée s’imposait à tous lespaysans. Le passage de l’étranger à Héberville, la panne de sonautomobile, sa manière de questionner les gens à l’auberge, et dese faire conduire dans le domaine, tout cela n’était-ce pas un couppréparé d’avance, un truc de cambrioleur qui connaît l’histoire parles journaux, et qui vient sur place tenter la bonneaffaire ?

– Rudement fort, prononça l’aubergiste. Il aura pris l’argentdans la poche du père Traînard, sous nos yeux, en le fouillant.

– Impossible, balbutia maître Goussot on l’aurait vu sortir parlà du côté de la maison… Or il se promène dans le verger.

La mère Goussot, toute défaillante, risqua :

– La petite porte du fond là-bas ?

– La clef ne me quitte point.

– Mais tu la lui as fait voir.

– Oui, mais je l’ai reprise… Tiens, la voilà.

Il mit la main dans sa poche et poussa un cri.

– Ah ! cré bon Dieu, elle n’y est pas… il me l’abarbotée…

Aussitôt, il s’élança, suivi, escorté de ses fils et deplusieurs paysans.

A moitié chemin on perçut le ronflement d’une automobile, sansaucun doute celle de l’inconnu, qui avait donné ses instructions àson chauffeur pour qu’il l’attendît à cette issue lointaine.

Quand les Goussot arrivèrent à la porte, ils virent sur lebattant de bois vermoulu, inscrits à l’aide d’un morceau de briquerouge, ces deux mots :

« Arsène Lupin ».

Malgré l’acharnement et la rage des Goussot, il fut impossiblede prouver que le père Traînard avait dérobé de l’argent. Vingtpersonnes en effet durent attester que, somme toute, on n’avaitrien découvert sur lui. Il s’en tira avec quelques mois deprison.

Il ne les regretta point. Dès sa libération, il fut avisésecrètement que, tous les trimestres, à telle date, à telle heure,sous telle borne de telle route, il trouverait trois louisd’or.

Pour le père Traînard, c’est la fortune.

Chapitre 9Le mariage d’Arsène Lupin

« Monsieur Arsène Lupin a l’honneur de vous faire part de sonmariage avec Mademoiselle Angélique de Sarzeau-Vendôme, princessede Bourbon-Condé, et vous prie d’assister à la bénédiction nuptialequi aura lieu en l’église Sainte-Clothilde.

« Le duc de Sarzeau-Vendôme a l’honneur de vous faire part dumariage de sa fille Angélique, princesse de Bourbon-Condé, avecMonsieur Arsène Lupin, et vous prie… »

Le duc Jean de Sarzeau-Vendôme ne put achever la lecture deslettres qu’il tenait dans sa main tremblante. Pâle de colère, sonlong corps maigre agité de frissons, il suffoquait.

– Voilà dit-il à sa fille en lui tendant les deux papiers. Voilàce que nos amis ont reçu ! Voilà ce qui court les rues depuishier. Hein ! Que pensez-vous de cette infamie,Angélique ? Qu’en penserait votre pauvre mère, si elle vivaitencore ?

Angélique était longue et maigre comme son père, osseuse etsèche comme lui. Âgée de trente-trois ans, toujours vêtue de lainenoire, timide, effacée, elle avait une tête trop petite, compriméeà droite et à gauche, et d’où le nez jaillissait comme uneprotestation contre une pareille exiguïté. Pourtant, on ne pouvaitdire qu’elle fût laide, tellement ses yeux étaient beaux, tendreset graves, d’une fierté un peu triste, de ces yeux troublants qu’onn’oublie pas quand on les a vus une fois.

Elle avait rougi de honte d’abord en entendant son père, et enapprenant par lui l’offense dont elle était victime. Mais commeelle le chérissait, bien qu’il se montrât dur avec elle, injuste etdespotique, elle lui dit :

– Oh ! je pense que c’est une plaisanterie, mon père, etqu’il n’y faut pas prêter attention.

– Une plaisanterie ? Mais tout le monde en jase ! Dixjournaux, ce matin, reproduisent cette lettre abominable, enl’accompagnant de commentaires ironiques ! On rappelle notregénéalogie, nos ancêtres, les morts illustres de notre famille. Onfeint de prendre la chose au sérieux.

– Cependant personne ne peut croire…

– Évidemment, personne. Il n’empêche que nous sommes la fable deParis.

– Demain, on n’y pensera plus.

– Demain, ma fille, on se souviendra que le nom d’Angélique deSarzeau-Vendôme a été prononcé plus qu’il ne devait l’être.Ah ! si je pouvais savoir quel est le misérable qui s’estpermis…

A ce moment, Hyacinthe, son valet de chambre particulier, entraet prévint M. le duc qu’on le demandait au téléphone. Toujoursfurieux, il décrocha l’appareil et bougonna :

– Eh bien ? Qu’y a-t-il ? Oui, c’est moi, le duc deSarzeau-Vendôme.

On lui répondit :

– J’ai des excuses à vous faire, monsieur le duc, ainsi qu’àMlle Angélique. C’est la faute de mon secrétaire.

– Votre secrétaire ?

– Oui, les lettres de faire-part n’étaient qu’un projet dont jevoulais vous soumettre la rédaction. Par malheur, mon secrétaire acru…

– Mais enfin, monsieur, qui êtes-vous ?

– Comment, monsieur le duc, vous ne reconnaissez pas mavoix ? la voix de votre futur gendre ?

– Quoi ?

– Arsène Lupin.

Le duc tomba sur une chaise. Il était livide.

– Arsène Lupin… C’est lui Arsène Lupin…

Angélique eut un sourire.

– Vous voyez, mon père, qu’il n’y a là qu’une plaisanterie, unemystification…

Mais le duc, soulevé d’une nouvelle colère, se mit à marcher engesticulant :

– Je vais déposer une plainte… Il est inadmissible que cetindividu se moque de moi ! S’il y a encore une justice, elledoit agir !

Une seconde fois, Hyacinthe entra. Il apporta deux cartes.

– Chotois ? Lepetit ? Connais pas.

– Ce sont deux journalistes, monsieur le duc…

– Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

– Ils voudraient parler à monsieur le duc au sujet dumariage.

– Qu’on les fiche à la porte ! s’exclama le duc. Et ditesau concierge que mon hôtel est fermé aux paltoquets de cetteespèce.

– Je vous en prie, mon père risqua Angélique.

– Toi, ma fille, laisse-nous la paix. Si tu avais consentiautrefois à épouser un de tes cousins, nous n’en serions paslà.

Le soir même de cette scène, un des deux reporters publiait, enpremière page de son journal, un récit quelque peu fantaisiste deson expédition rue de Varenne, dans l’antique demeure desSarzeau-Vendôme, et s’étendait complaisamment sur le courroux etsur les protestations du vieux gentilhomme.

Le lendemain, un autre journal insérait une interview d’ArsèneLupin, prétendue prise dans un couloir de l’Opéra. Arsène Lupinripostait :

« Je partage entièrement l’indignation de mon futur beau-père.L’envoi de ces lettres constitue une incorrection dont je ne suispas responsable, mais dont je tiens à m’excuser publiquement.Pensez donc, la date de notre mariage n’est pas encore fixée !Mon beau-père propose le début de mai. Ma fiancée et moi trouvonscela bien tard ! Six semaines d’attente ! »

Ce qui donnait à l’affaire une saveur toute spéciale et que lesamis de la maison goûtaient particulièrement, c’était le caractèremême du duc, son orgueil, l’intransigeance de ses idées et de sesprincipes. Dernier descendant des barons de Sarzeau, la plus noblefamille de Bretagne, arrière-petit-fils de ce Sarzeau qui, ayantépousé une Vendôme, ne consentit qu’après dix ans de Bastille àporter le nouveau titre que Louis XV lui imposait, le duc Jeann’avait renoncé à aucun des préjugés de l’ancien régime. Dans sajeunesse il avait suivi le comte de Chambord en exil. Devenu vieux,il refusait un siège au Palais-Bourbon sous prétexte qu’un Sarzeaune peut s’asseoir qu’entre ses pairs.

L’aventure le toucha au vif. Il ne décolérait pas, invectivantLupin à coups d’épithètes sonores, le menaçant de tous lessupplices possibles, s’en prenant à sa fille.

– Voilà ! si tu t’étais mariée ! Ce ne sont pourtantpas les partis qui manquaient ! Tes trois cousins, Mussy,Emboise et Caorches sont de bonne noblesse, bien apparentés,suffisamment riches, et ils ne demandent encore qu’à t’épouser.Pourquoi les refuses-tu ? Ah ! C’est que Mademoiselle estune rêveuse, une sentimentale, et ses cousins sont trop gros, outrop maigres, ou trop vulgaires !

C’était une rêveuse, en effet. Livrée à elle-même depuis sonenfance, elle avait lu tous les livres de chevalerie, tous lesfades romans d’autrefois qui traînaient dans les armoires de sesaïeules, et elle voyait la vie comme un conte de fées où les jeunesfilles très belles sont toujours heureuses, tandis que les autresattendent jusqu’à la mort le fiancé qui ne vient pas. Pourquoieût-elle épousé l’un de ses cousins, puisqu’ils n’en voulaient qu’àsa dot, aux millions que sa mère lui avait laissés ? Autantrester vieille fille et rêver…

Elle répondit doucement :

– Vous allez vous rendre malade, mon père. Oubliez cettehistoire ridicule.

Mais comment aurait-il oublié ? Chaque matin un coupd’épingle ravivait sa blessure. Trois jours de suite Angéliquereçut une merveilleuse gerbe de fleurs où se dissimulait la carted’Arsène Lupin. Il ne pouvait aller à son cercle, sans qu’un amil’abordât :

– Elle est drôle, celle d’aujourd’hui.

– Quoi ?

– Mais la nouvelle fumisterie de votre gendre ! Ah !vous ne savez pas ? Tenez, lisez…

« M. Arsène Lupin demandera au Conseil d’État d’ajouter à sonnom le nom de sa femme et de s’appeler désormais : Lupin deSarzeau-Vendôme. »

Et le lendemain on lisait :

« La jeune fiancée portant en vertu d’une ordonnance, nonabrogée, de Charles X, le titre et les armes de Bourbon-Condé, dontelle est la dernière héritière, le fils aîné des Lupin deSarzeau-Vendôme aura nom prince Arsène de Bourbon-Condé. »

Et le jour suivant une réclame annonçait :

« La Grande Maison de Linge expose le trousseau de Mlle deSarzeau-Vendôme. Comme initiales : L. S. V. » Puis une feuilled’illustrations publia une scène photographiée : le duc, son gendreet sa fille, assis autour d’une table, et jouant au piquetvoleur.

Et la date aussi fut annoncée à grand fracas : le 4 mai.

Et des détails furent donnés sur le contrat. Lupin se montraitd’un désintéressement admirable. Il signerait, disait-on, les yeuxfermés, sans connaître le chiffre de la dot.

Tout cela mettait le vieux gentilhomme hors de lui. Sa hainecontre Lupin prenait des proportions maladives. Bien que ladémarche lui coûtât, il se rendit chez le Préfet de police qui luiconseilla de se méfier.

– Nous avons l’habitude du personnage, il emploie contre vous unde ses trucs favoris. Passez-moi l’expression, monsieur le duc, ilvous « cuisine », ne tombez pas dans le piège.

– Quel truc, quel piège ? demanda-t-il anxieusement.

– Il cherche à vous affoler et à vous faire accomplir, parintimidation, tel acte auquel, de sang-froid, vous vousrefuseriez.

– M. Arsène Lupin n’espère pourtant pas que je vais lui offrirla main de ma fille !

– Non, mais il espère que vous allez commettre commentdirai-je ? une gaffe.

– Laquelle ?

– Celle qu’il veut précisément que vous commettiez.

– Alors, votre conclusion, monsieur le préfet ?

– C’est de rentrer chez vous, monsieur le duc, ou, si tout cebruit vous agace, de partir pour la campagne, et d’y rester bientranquillement, sans vous émouvoir.

Cette conversation ne fit qu’aviver les craintes du vieuxgentilhomme. Lupin lui parut un personnage terrible, usant deprocédés diaboliques, et entretenant des complices dans tous lesmondes. Il fallait se méfier.

Dès lors, la vie ne fut point tolérable.

Il devint de plus en plus hargneux et taciturne, et ferma laporte à tous ses anciens amis, même aux trois prétendantsd’Angélique, les cousins Mussy, d’Emboise et Caorches, qui, fâchéstous les trois les uns avec les autres, par suite de leur rivalité,venaient alternativement toutes les semaines.

Sans le moindre motif, il chassa son maître d’hôtel et soncocher. Mais il n’osa les remplacer de peur d’introduire chez luides créatures d’Arsène Lupin, et son valet de chambre particulier,Hyacinthe, en qui, l’ayant à son service depuis quarante ans, ilavait toute confiance, dut s’astreindre aux corvées de l’écurie etde l’office.

– Voyons, mon père, disait Angélique, s’efforçant de lui faireentendre raison, je ne vois vraiment pas ce que vous redoutez.Personne au monde ne peut me contraindre à ce mariage absurde.

– Parbleu ! Ce n’est pas cela que je redoute.

– Alors, quoi, mon père ?

– Est-ce que je sais ? Un enlèvement ! Uncambriolage ! Un coup de force ! Il est hors de douteaussi que nous sommes environnés d’espions.

Un après-midi, il reçut un journal où cet article était soulignéau crayon rouge :

« La soirée du contrat a lieu aujourd’hui à l’hôtelSarzeau-Vendôme. Cérémonie tout intime, où quelques privilégiésseulement seront admis à complimenter les heureux fiancés. Auxfuturs témoins de Mlle de Sarzeau-Vendôme, le prince de laRochefoucault-Limours et le comte de Chartres, M. Arsène Lupinprésentera les personnalités qui ont tenu à honneur de lui assurerleur concours, M. le Préfet de police et M. le Directeur de laprison de la Santé. »

C’était trop. Dix minutes plus tard, le duc envoyait sondomestique Hyacinthe porter trois pneumatiques. A quatre heures, enprésence d’Angélique, il recevait les trois cousins : Paul deMussy, gros, lourd, et d’une pâleur extrême ; Jacquesd’Emboise, mince, rouge de figure et timide ; Anatole deCaorches, petit, maigre et maladif ; tous trois de vieuxgarçons déjà, sans élégance et sans allure.

La réunion fut brève. Le duc avait préparé tout un plan decampagne, de campagne défensive, dont il dévoila, en termescatégoriques, la première partie.

– Angélique et moi nous quittons Paris cette nuit, et nous nousretirons dans nos terres de Bretagne. Je compte sur vous trois, mesneveux, pour coopérer à ce départ. Toi, Emboise, tu viendras nouschercher avec ta limousine. Vous, Mussy, vous amènerez votreautomobile et vous voudrez bien vous occuper des bagages avec monvalet de chambre Hyacinthe. Toi, Caorches, tu seras à la gared’Orléans, et tu prendras des sleepings pour Vannes au train de dixheures quarante. C’est promis ?

La fin de la journée s’écoula sans incidents. Après le dînerseulement, afin d’éviter toutes chances d’indiscrétion, le ducprévint Hyacinthe d’avoir à remplir une malle et une valise.Hyacinthe était du voyage, ainsi que la femme de chambred’Angélique.

A neuf heures, tous les domestiques, sur l’ordre de leur maître,étaient couchés. A dix heures moins dix, le duc, qui terminait sespréparatifs, entendit la trompe d’une automobile. Le conciergeouvrit la porte de la cour d’honneur. De la fenêtre, le ducreconnut le landaulet de Jacques d’Emboise.

– Allez lui dire que je descends, ordonna-t-il à Hyacinthe, etprévenez Mademoiselle.

Au bout de quelques minutes, comme Hyacinthe n’était pas deretour, il sortit de sa chambre. Mais, sur le palier, il futassailli par deux hommes masqués, qui le bâillonnèrent etl’attachèrent avant qu’il eût pu pousser un seul cri. Et l’un deces hommes lui dit à voix basse :

– Premier avertissement, monsieur le duc. Si vous persistez àquitter Paris, et à me refuser votre consentement, ce sera plusgrave.

Et le même individu enjoignit à son compagnon :

– Garde-le. Je m’occupe de la demoiselle.

A ce moment, deux autres complices s’étaient déjà emparés de lafemme de chambre, et Angélique, également bâillonnée, évanouie,gisait sur un fauteuil de son boudoir.

Elle se réveilla presque aussitôt sous l’action des sels qu’onlui faisait respirer, et, quand elle ouvrit les yeux, elle vitpenché au-dessus d’elle un homme jeune, en tenue de soirée, lafigure souriante et sympathique, qui lui dit :

– Je vous demande pardon, mademoiselle. Tous ces incidents sontun peu brusques, et cette façon d’agir plutôt anormale. Mais lescirconstances nous entraînent souvent à des actes que notreconscience n’approuve pas. Excusez-moi.

Il lui prit la main très doucement, et passa un large anneaud’or au doigt de la jeune fille, en prononçant :

– Voici. Nous sommes fiancés. N’oubliez jamais celui qui vousoffre cet anneau… Il vous supplie de ne pas fuir et d’attendre àParis les marques de son dévouement. Ayez confiance en lui.

Il disait tout cela d’une voix si grave et si respectueuse, avectant d’autorité et de déférence, qu’elle n’avait pas la force derésister. Leurs yeux se rencontrèrent. Il murmura :

– Les beaux yeux purs que vous avez ! Ce sera bon de vivresous le regard de ces yeux. Fermez-les maintenant…

Il se retira. Ses complices le suivirent. L’automobile repartit,et l’hôtel de la rue de Varenne demeura silencieux jusqu’àl’instant où Angélique, reprenant toute sa connaissance, appela lesdomestiques.

Ils trouvèrent le duc, Hyacinthe, la femme de chambre, et leménage des concierges, tous solidement ligotés. Quelques bibelotsde grande valeur avaient disparu, ainsi que le portefeuille du ducet tous ses bijoux, épingles et cravate, boutons en perles fines,montre, etc.

La police fut aussitôt prévenue. Dès le matin on apprenait quela veille au soir, comme il sortait de chez lui en automobile,d’Emboise avait été frappé d’un coup de couteau par son proprechauffeur, et jeté, à moitié mort, dans une rue déserte. Quant àMussy et à Caorches, ils avaient reçu un message téléphoniquesoi-disant envoyé par le duc et qui les contremandait.

La semaine suivante, sans plus se soucier de l’enquête, sansrépondre aux convocations du juge d’instruction, sans même lire lescommunications d’Arsène Lupin à la presse sur « la fuite deVarennes », le duc, sa fille et son valet de chambre prenaientsournoisement un train omnibus pour Vannes, et descendaient, unsoir, dans l’antique château féodal qui domine la presqu’île deSarzeau. Tout de suite, avec l’aide de paysans bretons, véritablesvassaux du Moyen Age, on organisait la résistance. Le quatrièmejour Mussy arrivait, le cinquième Caorches, et le septième Emboise,dont la blessure n’était pas aussi grave qu’on le craignait.

Le duc attendit deux jours encore avant de signifier à sonentourage ce qu’il appelait, puisque son évasion avait réussimalgré Lupin, la seconde moitié de son plan. Il le fit en présencedes trois cousins, par un ordre péremptoire dicté à Angélique, etqu’il voulut bien expliquer ainsi :

– Toutes ces histoires me font le plus grand mal. J’ai entrepriscontre cet homme, dont nous avons pu juger l’audace, une lutte quim’épuise. Je veux en finir coûte que coûte. Pour cela il n’estqu’un moyen, Angélique, c’est que vous me déchargiez de touteresponsabilité en acceptant la protection d’un de vos cousins.Avant un mois, il faut que vous soyez la femme de Mussy, deCaorches ou d’Emboise. Votre choix est libre. Décidez-vous.

Durant quatre jours Angélique pleura, supplia son père. A quoibon ? Elle sentait bien qu’il serait inflexible et qu’elledevrait, en fin de compte, se soumettre à sa volonté. Elleaccepta.

– Celui que voudrez, mon père, je n’aime aucun d’eux. Alors, quem’importe d’être malheureuse avec l’un plutôt qu’avec l’autre…

Sur quoi, nouvelle discussion, le duc voulant la contraindre àun choix personnel. Elle ne céda point. De guerre lasse, et pourdes raisons de fortune, il désigna Emboise.

Aussitôt les bans furent publiés.

Dès lors, la surveillance redoubla autour du château, d’autantque le silence de Lupin et la cessation brusque de la campagnemenée par lui dans les journaux ne laissaient pas d’inquiéter leduc de Sarzeau-Vendôme. Il était évident que l’ennemi préparait uncoup et qu’il tenterait de s’opposer au mariage par quelques-unesde ces manœuvres qui lui étaient familières.

Pourtant il ne se passa rien. L’avant-veille, la veille, lematin de la cérémonie, rien. Le mariage eut lieu à la mairie, puisil y eut la bénédiction nuptiale à l’église. C’était fini.

Seulement alors, le duc respira. Malgré la tristesse de safille, malgré le silence embarrassé de son gendre que la situationsemblait gêner quelque peu, il se frottait les mains d’un airheureux, comme après la victoire la plus éclatante.

– Qu’on baisse le pont-levis ! dit-il à Hyacinthe, qu’onlaisse entrer tout le monde ! Nous n’avons plus rien àcraindre de ce misérable.

Après le déjeuner, il fit distribuer du vin aux paysans ettrinqua avec eux. Ils chantèrent et ils dansèrent.

Vers trois heures, il rentra dans les salons durez-de-chaussée.

C’était le moment de sa sieste. Il gagna, tout au bout despièces, la salle des gardes. Mais il n’en avait pas franchi leseuil qu’il s’arrêta brusquement et s’écria :

– Qu’est-ce que tu fais donc là, Emboise ? En voilà uneplaisanterie !

Emboise était debout, en vêtements de pêcheur breton, culotte etveston sales, déchirés, rapiécés, trop larges et trop grands pourlui.

Le duc semblait stupéfait. Il examina longtemps, avec des yeuxahuris, ce visage qu’il connaissait, et qui, en même temps,éveillait en lui des souvenirs vagues d’un passé très lointain.Puis, tout à coup, il marcha vers l’une des fenêtres qui donnaientsur l’esplanade et appela :

– Angélique !

– Qu’y a-t-il, mon père ? répondit-elle en s’avançant.

– Ton mari ?

– Il est là, mon père, fit Angélique en montrant Emboise quifumait une cigarette et lisait à quelque distance.

Le duc trébucha et tomba assis sur un fauteuil, avec un grandfrisson d’épouvante.

– Ah ! Je deviens fou !

Mais l’homme qui portait des habits de pêcheur s’agenouilladevant lui en disant :

– Regardez-moi, mon oncle… Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,c’est moi votre neveu, celui qui jouait ici autrefois, celui quevous appeliez Jacquot… Rappelez-vous… Tenez, voyez cettecicatrice…

– Oui… oui, balbutia le duc, je te reconnais… C’est toi,Jacques. Mais l’autre…

Il se pressa la tête entre les mains.

– Et pourtant non, ce n’est pas possible Explique-toi… Je necomprends pas… Je ne veux pas comprendre…

Il y eut un silence pendant lequel le nouveau venu ferma lafenêtre et ferma la porte qui communiquait avec le salon voisin.Puis il s’approcha du vieux gentilhomme, lui toucha doucementl’épaule, pour le réveiller de sa torpeur, et sans préambule, commes’il eût voulu couper court à toute explication qui ne fût passtrictement nécessaire, il commença en ces termes :

– Vous vous rappelez, mon oncle, que j’ai quitté la Francedepuis quinze ans, après le refus qu’Angélique opposa à ma demandeen mariage. Or, il y a quatre ans, c’est-à-dire la onzième année demon exil volontaire et de mon établissement dans l’extrême-sud del’Algérie, je fis la connaissance, au cours d’une partie de chasseorganisée par un grand chef arabe, d’un individu dont la bonnehumeur, le charme, l’adresse inouïe, le courage indomptable,l’esprit à la fois ironique et profond, me séduisirent au plus hautpoint.

« Le comte d’Andrésy passa six semaines chez moi. Quand il futparti, nous correspondîmes l’un avec l’autre de façon régulière. Enoutre, je lisais souvent son nom dans les journaux, aux rubriquesmondaines ou sportives. Il devait revenir et je me préparais à lerecevoir, il y a trois mois, lorsqu’un soir, comme je me promenaisà cheval, les deux serviteurs arabes qui m’accompagnaient sejetèrent sur moi, m’attachèrent, me bandèrent les yeux, et meconduisirent, en sept nuits et sept jours, par des chemins déserts,jusqu’à une baie de la côte, où cinq hommes les attendaient.Aussitôt, je fus embarqué sur un petit yacht à vapeur qui leval’ancre sans plus tarder.

« Qui étaient ces hommes ? Quel était leur but enm’enlevant ? Aucun indice ne put me renseigner. Ils m’avaientenfermé dans une cabine étroite percée d’un hublot que traversaientdeux barres de fer en croix. Chaque matin, par un guichet quis’ouvrait entre la cabine voisine et la mienne, on plaçait sur macouchette deux ou trois livres de pain, une gamelle abondante et unflacon de vin, et on reprenait les restes de la veille que j’yavais disposés.

« De temps à autre, la nuit, le yacht stoppait et j’entendais lebruit du canot qui s’en allait vers quelque havre, puis quirevenait chargé de provisions sans doute. Et l’on repartait, sansse presser, comme pour une croisière de gens du monde qui flânentet n’ont pas hâte d’arriver. Quelquefois, monté sur une chaise,j’apercevais par mon hublot la ligne des côtes, mais si indistincteque je ne pouvais rien préciser.

« Et cela dura des semaines. Un des matins de la neuvième,m’étant avisé que le guichet de communication n’avait pas étérefermé, je le poussai. La cabine était vide à ce moment. Avec uneffort, je réussis à prendre une lime à ongles sur unetoilette.

« Deux semaines après, à force de patience, j’avais limé lesbarres de mon hublot, et j’aurais pu m’évader par là ; mais,si je suis bon nageur, je me fatigue assez vite. Il me fallait doncchoisir un moment où le yacht ne serait pas trop éloigné de laterre. C’est seulement avant-hier que, juché à mon poste, jediscernai les côtes, et que, le soir, au coucher du soleil, jereconnus, à ma stupéfaction, la silhouette du château de Sarzeauavec ses tourelles pointues et la masse de son donjon. Était-cedonc là le terme de mon voyage mystérieux ?

« Toute la nuit, nous croisâmes au large. Et toute la journéed’hier également. Enfin ce matin, on se rapprocha à une distanceque je jugeai propice, d’autant plus que nous naviguions entre desroches derrière lesquelles je pouvais nager en toute sécurité.Mais, à la minute même où j’allais m’enfuir, je m’avisai que, unefois encore, le guichet de communication que l’on avait cru fermers’était rouvert de lui-même, et qu’il battait contre la cloison. Jel’entrebâillai de nouveau par curiosité. A portée de mon bras, il yavait une petite armoire que je pus ouvrir, et où ma main, àtâtons, au hasard, saisit une liasse de papiers.

« C’était des lettres, des lettres qui contenaient lesinstructions adressées aux bandits dont j’étais prisonnier. Uneheure après, lorsque j’enjambai le hublot et que je me laissaiglisser dans la mer, je savais tout : les raisons de monenlèvement, les moyens employés, le but poursuivi, et lamachination abominable ourdie, depuis trois mois, contre le duc deSarzeau-Vendôme et contre sa fille. Malheureusement, il était troptard. Obligé, pour n’être pas vu du bateau, de me blottir dans lecreux d’un récif, je n’abordai la côte qu’à midi. Le temps degagner la cabane d’un pêcheur, de troquer mes vêtements contre lessiens, de venir ici. Il était trois heures. En arrivant j’apprisque le mariage avait été célébré le matin même. »

Le vieux gentilhomme n’avait pas prononcé une parole. Les yeuxrivés aux yeux de l’étranger, il écoutait avec un effroigrandissant.

Parfois le souvenir des avertissements que lui avait donnés lePréfet de police revenait à son esprit :

« On vous cuisine, monsieur le duc… On vous cuisine. »

Il dit, la voix sourde :

– Parle achève… Tout cela m’oppresse… Je ne comprends pas encoreet j’ai peur.

L’étranger reprit :

– Hélas… L’histoire est facile à reconstituer et se résume enquelques phrases. Voici : lors de sa visite chez moi, et desconfidences que j’eus le tort de lui faire, le comte d’Andrésyretint plusieurs choses : d’abord que j’étais votre neveu, et que,cependant, vous me connaissiez relativement peu, puisque j’avaisquitté Sarzeau tout enfant et que, depuis, nos relations s’étaientbornées au séjour de quelques semaines que je fis ici, il y aquinze ans, et durant lesquelles je demandai la main de ma cousineAngélique ; ensuite, que, ayant rompu avec tout mon passé, jene recevais plus aucune correspondance ; et enfin, qu’il yavait, entre lui, Andrésy, et moi, une certaine ressemblancephysique que l’on pouvait accentuer jusqu’à la rendre frappante.Son plan fut échafaudé sur trois points.

« II soudoya mes deux serviteurs arabes, qui devaient l’avertirau cas où j’aurais quitté l’Algérie. Puis il revint à Paris avecmon nom et mon apparence exacte, se fit connaître de vous, chez quiil fut invité chaque quinzaine, et vécut sous mon nom, qui devintainsi l’une des nombreuses étiquettes sous lesquelles il cache savéritable personnalité. Il y a trois mois “la poire étant mûre”,comme il dit dans ses lettres, il commença l’attaque par une sériede communications à la presse, et en même temps, craignant sansdoute qu’un journal ne révélât en Algérie le rôle que l’on jouaitsous mon nom à Paris, il me faisait frapper par mes serviteurs,puis enlever par ses complices. Dois-je vous en dire davantage ence qui vous concerne, mon oncle ? »

Un tremblement nerveux agitait le duc de Sarzeau-Vendôme.L’épouvantable vérité, à laquelle il refusait d’ouvrir les yeux,lui apparaissait tout entière, et prenait le visage odieux del’ennemi. Il agrippa les mains de son interlocuteur et lui ditâprement, désespérément :

– C’est Lupin, n’est-ce pas ?

– Oui, mon oncle.

– Et c’est à lui c’est à lui que j’ai donné ma fille enmariage !

– Oui, mon oncle, à lui qui m’a volé mon nom de Jacquesd’Emboise, et qui vous a volé votre fille. Angélique est la femmelégitime d’Arsène Lupin et cela conformément à vos ordres. Unelettre de lui que voici en fait foi. Il a bouleversé votreexistence, troublé votre esprit, assiégé « les pensées de vosveilles et les rêves de vos nuits », cambriolé votre hôtel, jusqu’àl’instant où, pris de peur, vous vous êtes réfugié ici, et où,croyant échapper à ses manœuvres et à son chantage, vous avez dit àvotre fille de désigner comme époux l’un de ses trois cousins,Mussy, Emboise ou Caorches.

– Mais pourquoi a-t-elle choisi celui-là plutôt que les deuxautres ?

– C’est vous, mon oncle, qui l’avez choisi.

– Au hasard parce qu’il était plus riche…

– Non, pas au hasard, mais sur les conseils sournois, obsédantset très habiles de votre domestique Hyacinthe.

Le duc sursauta.

– Hein ! Quoi ! Hyacinthe serait complice ?

– D’Arsène Lupin, non, mais de l’homme qu’il croit être Emboiseet qui a promis de lui verser cent mille francs, huit jours aprèsle mariage.

– Ah le bandit ! il a tout combiné, tout prévu.

– Tout prévu, mon oncle, jusqu’à simuler un attentat contrelui-même, afin de détourner les soupçons, jusqu’à simuler uneblessure, reçue à votre service.

– Mais dans quelle intention ? Pourquoi toutes cesinfamies ?

– Angélique possède onze millions, mon oncle. Votre notaire àParis devait en remettre les titres la semaine prochaine au pseudod’Emboise, lequel les réalisait aussitôt et disparaissait. Mais,dès ce matin, vous lui avez remis, comme cadeau personnel, cinqcent mille francs d’obligations au porteur que ce soir, à neufheures, hors du château, près du Grand-Chêne, il doit passer à l’unde ses complices, qui les négociera demain matin à Paris.

Le du de Sarzeau-Vendôme s’était levé, et il marchaitrageusement en frappant des pieds.

– Ce soir à neuf heures, dit-il… Nous verrons… Nous verrons…D’ici là… Je vais prévenir la gendarmerie.

– Arsène Lupin se moque bien des gendarmes.

– Télégraphions à Paris.

– Oui, mais les cinq cent mille francs… Et puis le scandalesurtout, mon oncle… Pensez à ceci votre fille, Angélique deSarzeau-Vendôme, mariée à cet escroc, à ce brigand… Non, non àaucun prix…

– Alors quoi ?

– Quoi ?

A son tour, le neveu se leva et, marchant vers un râtelier oùdes armes de toutes sortes étaient suspendues, il décrocha un fusilqu’il posa sur la table près du vieux gentilhomme.

– Là-bas, mon oncle, aux confins du désert, quand nous noustrouvons en face d’une bête fauve, nous ne prévenons pas lesgendarmes, nous prenons notre carabine et nous l’abattons, la bêtefauve, sans quoi c’est elle qui nous écrase sous sa griffe.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis que j’ai pris là-bas l’habitude de me passer desgendarmes. C’est une façon de rendre la justice un peu sommaire,mais c’est la bonne, croyez-moi, et, aujourd’hui, dans le cas quinous occupe, c’est la seule.

– La bête morte, vous et moi l’enterrons dans quelque ni vu niconnu.

– Angélique ?

– Nous l’avertirons après.

– Que deviendra-t-elle ?

– Elle restera ce qu’elle est légalement, ma femme, la femme duvéritable Emboise. Demain, je l’abandonne et je retourne enAlgérie. Dans deux mois, le divorce est prononcé.

Le duc écoutait, pâle, les yeux fixes, la mâchoire crispée. Ilmurmura :

– Es-tu sûr que ses complices du bateau ne le préviendront pasde ton évasion ?

– Pas avant demain.

– De sorte que ?

– De sorte qu’à neuf heures, ce soir, Arsène Lupin prendrainévitablement, pour aller au Grand-Chêne, le chemin de ronde quisuit les anciens remparts et qui contourne les ruines de lachapelle. J’y serai, moi, dans les ruines.

– J’y serai, moi aussi, dit simplement le duc de Sarzeau-Vendômeen décrochant un fusil de chasse.

Il était à ce moment cinq heures du soir. Le duc s’entretintlongtemps encore avec son neveu, vérifia les armes, les rechargea.Puis, dès que la nuit fut venue, par des couloirs obscurs, il leconduisit jusqu’à sa chambre et le cacha dans un réduitcontigu.

La fin de l’après-midi s’écoula sans incident. Le dîner eutlieu. Le duc s’efforça de rester calme. De temps en temps, à ladérobée, il regardait son gendre et s’étonnait de la ressemblancequ’il offrait avec le véritable Emboise. C’était le même teint, lamême forme de figure, la même coupe de cheveux. Pourtant le regarddifférait, plus vif chez celui-là, plus lumineux, et, à ta longue,le duc découvrit de petits détails inaperçus jusqu’ici, et quiprouvaient l’imposture du personnage.

Après le dîner, on se sépara. La pendule marquait huit heures.Le duc passa dans sa chambre et délivra son neveu. Dix minutes plustard, à la faveur de la nuit, ils se glissaient au milieu desruines, le fusil en main. Angélique cependant avait gagné, encompagnie de son mari, l’appartement qu’elle occupait aurez-de-chaussée d’une tour qui flanquait l’aile gauche du château.Au seuil de l’appartement, son mari lui dit :

– Je vais me promener un peu, Angélique. A mon retour,consentirez-vous à me recevoir ?

– Certes, dit-elle.

Il la quitta et monta au premier étage, ferma la porte à clef,ouvrit doucement une fenêtre qui donnait sur la campagne et sepencha. Au pied de la tour, à quarante mètres au-dessous de lui, ildistingua une ombre. Il siffla. Un léger coup de sifflet luirépondit.

Alors il tira d’une armoire une grosse serviette en cuir,bourrée de papiers, qu’il enveloppa d’une étoffe noire et ficela.Puis il s’assit à sa table et écrivit :

« Content que tu aies reçu mon message, car je trouve dangereuxde sortir du château avec le gros paquet des titres. Les voici.Avec ta motocyclette, tu arriveras à Paris pour le train deBruxelles du matin. Là-bas, tu remettras les valeurs à Z qui lesnégociera aussitôt.

« A. L. »

« Post-scriptum. – En passant au Grand-Chêne, dis aux camaradesque je les rejoins. J’ai des instructions à leur donner.D’ailleurs, tout va bien. Personne ici n’a le moindre soupçon.»

Il attacha la lettre sur le paquet, et descendit le tout par lafenêtre, à l’aide d’une ficelle.

« Bien, se dit-il, ça y est. Je suis tranquille. »

Il patienta quelques minutes encore, en déambulant à travers lapièce, et en souriant à deux portraits de gentilshommes suspendus àla muraille…

« Horace de Sarzeau-Vendôme, maréchal de France le Grand Condé…Je vous salue, mes aïeux. Lupin de Sarzeau-Vendôme sera digne devous. »

A la fin, le moment étant venu, il prit son chapeau etdescendit.

Mais, au rez-de-chaussée, Angélique surgit de son appartement,et s’exclama, l’air égaré :

– Écoutez, je vous en prie…, il serait préférable…

Et tout de suite, sans en dire davantage, elle rentra chez elle,laissant à son mari une vision d’effroi et de délire.

« Elle est malade, se dit-il. Le mariage ne lui réussit pas.»

Il alluma une cigarette et conclut, sans attacher d’importance àcet incident qui eût dû le frapper :

« Pauvre Angélique tout ça finira par un divorce »

Dehors la nuit était obscure, le ciel voilé de nuages.

Les domestiques fermaient les volets du château. Il n’y avaitpoint de lumière aux fenêtres, le duc ayant l’habitude de secoucher après le repas.

En passant devant le logis du garde, et en s’engageant sur lepont-levis :

– Laissez la porte ouverte, dit-il, je fais un tour et jereviens.

Le chemin de ronde se trouvait à droite, et conduisait, le longdes anciens remparts qui jadis ceignaient le château d’une secondeenceinte beaucoup plus vaste, jusqu’à une poterne aujourd’huipresque démolie.

Ce chemin, qui contournait une colline et suivait ensuite leflanc d’un vallon escarpé, était bordé à gauche de taillisépais.

« Quel merveilleux endroit pour un guet-apens, dit-il. C’est unvrai coupe-gorge. »

Il s’arrêta, croyant entendre du bruit. Mais non, c’était unfroissement de feuilles. Pourtant une pierre dégringola le long despentes, rebondissant aux aspérités du roc. Mais, chose bizarre,rien ne l’inquiétait, il se remit à marcher. L’air vif de la merarrivait jusqu’à lui par-dessus les plaines de la presqu’île, ils’en remplissait les poumons avec joie.

« Comme c’est bon de vivre ! se dit-il. Jeune encore, devieille noblesse, multi-millionnaire, qu’est-ce qu’on peut rêver demieux, Lupin de SarzeauVendôme ? »

A une petite distance, il aperçut, dans l’obscurité, lasilhouette plus noire de la chapelle dont les ruines dominaient lechemin de quelques mètres. Des gouttes de pluie commençaient àtomber, et il entendit une horloge frapper neuf coups. Il hâta lepas. Il y eut une courte descente, puis une montée. Et,brusquement, il s’arrêta de nouveau.

Une main saisit la sienne.

Il recula, voulut se dégager.

Mais quelqu’un émergeait d’un groupe d’arbres qu’il frôlait, etune voix lui dit :

– Taisez-vous… Pas un mot…

Il reconnut sa femme, Angélique.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il.

Elle murmura, si bas que les mots étaient à peine intelligibles:

– On vous guette… Ils sont là, dans les ruines, avec desfusils…

– Qui ?

– Silence… Écoutez…

Ils restèrent immobiles un instant, puis elle dit :

– Ils ne bougent pas… Peut-être ne m’ont-ils pas entendue.Retournons…

– Mais…

– Suivez-moi !

L’accent était si impérieux qu’il obéit sans l’interrogerdavantage. Mais soudain elle s’effara.

– Courons… Ils viennent… J’en suis sûre…

De fait, on percevait un bruit de pas.

Alors, rapidement, lui tenant toujours la main, avec une forceirrésistible elle l’entraîna par un raccourci, dont elle suivaitles sinuosités sans hésitations, malgré les ténèbres et les ronces.Et, très vite, ils arrivèrent au pont-levis.

Elle passa son bras sous le sien. Le garde les salua. Ilstraversèrent la grande cour, pénétrèrent dans le château, et ellele conduisit jusqu’à la tour d’angle où ils demeuraient tousdeux.

– Entrez, dit-elle.

– Chez vous ?

– Oui.

Deux femmes de chambre attendaient. Sur l’ordre de leurmaîtresse, elles se retirèrent dans les pièces qu’elles occupaientau troisième étage.

Presque aussitôt on frappait à la porte du vestibule quicommandait l’appartement, et quelqu’un appela.

– Angélique !

– C’est vous, mon père ? dit-elle en dominant sonémotion.

– Oui, ton mari est ici ?

– Nous venons de rentrer.

– Dis-lui donc que j’aurais besoin de lui parler. Qu’il merejoigne chez moi… C’est urgent.

– Bien, mon père, je vais vous l’envoyer.

Elle prêta l’oreille durant quelques secondes, puis revint dansle boudoir où se tenait son mari, et elle affirma :

– J’ai tout lieu de croire que mon père ne s’est paséloigné.

Il fit un geste pour sortir.

– En ce cas, s’il désire me parler…

– Mon père n’est pas seul, dit-elle vivement, en lui barrant laroute.

– Qui donc l’accompagne ?

– Son neveu, Jacques d’Emboise.

Il y eut un silence. Il la regarda avec une certaine surprise,ne comprenant pas bien la conduite de sa femme. Mais, sanss’attarder à l’examen de cette question, il ricana :

– Ah ! cet excellent Emboise est là ? Alors tout lepot aux roses est découvert ? A moins que…

– Mon père sait tout, dit-elle… J’ai entendu une conversationtantôt, entre eux. Son neveu a lu des lettres… J’ai hésité d’abordà vous prévenir… Et puis j’ai cru que mon devoir…

II l’observa de nouveau. Mais aussitôt reprit par l’étrangeté dela situation, il éclata de rire !

– Comment ? mes amis du bateau ne brûlent pas meslettres ? Et ils ont laissé échapper leur captif ? Lesimbéciles ! Ah ! Quand on ne fait pas toutsoi-même ! N’importe, c’est cocasse. Emboise contre Emboise…Eh mais, si l’on ne me reconnaissait plus, maintenant ? SiEmboise lui-même me confondait avec lui-même ?

Il se retourna vers une table de toilette, saisit une serviettequ’il mouilla et frotta de savon, et, en un tournemain, s’essuya lafigure, se démaquilla et changea le mouvement de ses cheveux.

– Ça y est, dit-il apparaissant à Angélique tel qu’elle l’avaitvu le soir du cambriolage, à Paris, ça y est. Je suis plus à monaise pour discuter avec mon beau-père.

– Où allez-vous ? dit-elle en se jetant devant laporte.

– Dame ! Rejoindre ces messieurs.

– Vous ne passerez pas !

– Pourquoi ?

– Et s’ils vous tuent ?

– Me tuer ?

– C’est cela qu’ils veulent, vous tuer… cacher votre cadavrequelque part… Qui le saurait ?

– Soit, dit-il, à leur point de vue ils ont raison. Mais si jene vais pas au-devant d’eux, c’est eux qui viendront. Ce n’est pascette porte qui les arrêtera… Ni vous, je pense. Par conséquent ilvaut mieux en finir.

– Suivez-moi ! ordonna Angélique.

Elle souleva la lampe qui les éclairait, entra dans sa chambre,poussa l’armoire à glace, qui roula sur des roulettes dissimulées,écarta une vieille tapisserie et dit :

– Voici une autre porte qui n’a pas servi depuis longtemps. Monpère en croit la clef perdue. La voici. Ouvrez. Un escalierpratiqué dans les murailles vous mènera tout au bas de la tour.Vous n’aurez qu’à tirer les verrous d’une seconde porte. Vous serezlibre.

Il fut stupéfait, et il comprit soudain toute la conduited’Angélique. Devant ce visage mélancolique, disgracieux, mais d’unetelle douceur, il resta un moment décontenancé, presque confus. Ilne pensait plus à rire. Un sentiment de respect, où il y avait desremords et de la bonté, pénétrait en lui. :

– Pourquoi me sauvez-vous ? murmura-t-il.

– Vous êtes mon mari.

Il protesta :

– Mais non… Mais non… C’est un titre que j’ai volé. La loi nereconnaîtra pas ce mariage.

– Mon père ne veut pas de scandale, dit-elle.

– Justement, fit-il avec vivacité, justement j’avais envisagétout cela, et c’est pourquoi j’avais emmené votre cousin Emboise àproximité. Moi disparu, c’est lui votre mari. C’est lui que vousavez épousé devant les hommes.

– C’est vous que j’ai épousé devant l’Église.

– L’Église ! l’Église ! il y a des accommodements avecelle… On fera casser votre mariage.

– Sous quel prétexte avouable ?

Il se tut, réfléchit à toutes ces choses insignifiantes pour luiet ridicules, mais si graves pour elle, et il répéta plusieurs fois:

– C’est terrible c’est terrible j’aurais dû prévoir…

Et tout à coup, envahi par une idée, il s’écria, en frappantdans ses mains :

– Voilà ! J’ai trouvé. Je suis au mieux avec un desprincipaux personnages du Vatican. Le Pape fait ce que je veux…J’obtiendrai une audience et je ne doute pas que le Saint-Père, émupar mes supplications…

Son plan était si comique, sa joie si naïve qu’Angélique ne puts’empêcher de sourire, et elle lui dit :

– Je suis votre femme devant Dieu.

Elle le regardait avec un regard où il n’y avait ni mépris nihostilité, et point même de colère, et il se rendit compte qu’elleoubliait de considérer en lui le bandit et le malfaiteur, pour nepenser qu’à l’homme qui était son mari et auquel le prêtre l’avaitliée jusqu’à l’heure suprême de la mort.

Il fit un pas vers elle et l’observa plus profondément. Elle nebaissa pas les yeux d’abord. Mais elle rougit. Et jamais il n’avaitvu un visage plus touchant, empreint d’une telle dignité. Il luidit, comme au premier soir de Paris :

– Oh vos yeux vos yeux calmes et tristes…, et si beaux…

Elle baissa la tête et balbutia :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Devant son trouble, il eut l’intuition subite des sentimentsplus obscurs qui la remuaient et qu’elle ignorait elle-même. Danscette âme de vieille fille dont il connaissait l’imaginationromanesque, les rêves inassouvis, les lectures surannées, nereprésentait-il pas soudain, en cette minute exceptionnelle, et parsuite des circonstances anormales de leurs rencontres, quelquechose de spécial, le héros à la Byron, le bandit romantique etchevaleresque ? Un soir, malgré les obstacles, aventurierfameux, ennobli déjà par la légende, grandi par son audace, unsoir, il était entré chez elle, et il lui avait passé au doigtl’anneau nuptial. Fiançailles mystiques et passionnées, tellesqu’on en voyait au temps du Corsaire et d’Hernani.

Ému, attendri, il fut sur le point de céder à un éland’exaltation, et de s’écrier :

« Partons ! Fuyons ! Vous êtes mon épouse ma compagne…Partagez mes périls, mes joies et mes angoisses… C’est uneexistence étrange et forte, superbe et magnifique… »

Mais les yeux d’Angélique s’étaient relevés vers lui, et ilsétaient si purs et si fiers qu’il rougit à son tour.

Ce n’était pas là une femme à qui l’on pût parler ainsi. Ilmurmura :

– Je vous demande pardon… J’ai commis beaucoup de mauvaisesactions, mais aucune dont le souvenir me sera plus amer. Je suis unmisérable… J’ai perdu votre vie.

– Non, dit-elle doucement, vous m’avez au contraire indiqué mavoie véritable.

Il fut près de l’interroger. Mais elle avait ouvert la porte etlui montrait le chemin. Aucune parole ne pouvait plus êtreprononcée entre eux. Sans dire un mot, il sortit en s’inclinanttrès bas devant elle.

Un mois après, Angélique de Sarzeau-Vendôme, princesse deBourbon-Condé, épouse légitime d’Arsène Lupin, prenait le voile,et, sous le nom de sœur Marie-Auguste, s’enterrait au couvent desreligieuses dominicaines.

Le jour même de cette cérémonie, la Mère supérieure du couventrecevait une lourde enveloppe cachetée et une lettre…

La lettre contenait ces mots : « Pour les pauvres de sœurMarie-Auguste. »

Dans l’enveloppe, il y avait cinq cents billets de millefrancs.

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