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Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard

Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard

d’ E. T. A. Hoffmann

Avant-propos de l’auteur

Que je voudrais, aimable lecteur, te conduire sous ces platanes sombres où j’ai lu, pour la première fois,l’histoire étrange de frère Médard ! Tu t’assoirais près de moi sur ce banc de pierre à demi masqué par les buissons odorants et par leurs fleurs épanouies aux couleurs variées. Comme moi,l’âme emplie d’un vague désir, tu contemplerais les montagnes bleues qui s’amassent en formes bizarres, derrière la vallée ensoleillée, que tu verrais s’étendre devant nous au sortir du berceau de feuillage. Et, en te retournant, tu apercevrais alors, à quelques pas à peine, un monument gothique, au portail richement orné de statues. À travers les branches sombres des platanes, des images de saints vous regardent véritablement de leurs yeux vivants et clairs : ce sont les fresques vives qui brillent sur les vastes murailles. Le soleil, rouge comme le feu, se tient sur la montagne ; le vent du soir s’élève. Partout le mouvement et la vie.

Des voix singulières murmurent et chuchotent à travers les arbres et le bosquet, et, montant toujours, elles semblent se transformer en chant et en éclat d’orgue. C’est le bruit qui vient du lointain.

Des hommes austères, habillés de vêtements à larges plis, se promènent silencieusement sous les berceaux du jardin, le regard pieusement tourné vers le ciel. Les statues des saints, devenues vivantes, seraient-elles descendues de leurs chapiteaux ? L’effroi mystérieux des légendes et des récitsétonnants que ces lieux ont fait naître plane sur vous. On diraitque tout se passe encore sous vos yeux et l’on se plaît à lecroire…

C’est dans cette disposition d’esprit qu’ilfaut lire l’histoire de Médard, et alors les visions étranges dumoine vous sembleront quelque chose de plus que le jeu dérégléd’une imagination exaltée.

Et, aimable lecteur, maintenant que tu as vude saintes images, un cloître et des moines, il est à peine besoind’ajouter que l’endroit où je t’ai conduit est le jardin magnifiquedu couvent des capucins, à B…

Une fois que j’étais allé y passer quelquesjours, le vénérable prieur me montra, comme une curiosité, lespapiers laissés par frère Médard et conservés dans les archives.J’eus beaucoup de peine à décider le vieillard à me permettre deles lire. Au fond, disait-il, ces papiers auraient dû êtrebrûlés.

Aussi, bienveillant lecteur, n’est-ce pas sansredouter que tu ne sois de l’avis du prieur que je les metsmaintenant entre tes mains, sous forme de livre. Mais si tu tedécides à suivre Médard, comme un compagnon fidèle, à travers lesombre cloître et les cellules, et à entrer dans un monde bariolé,le plus bariolé des mondes ; si tu veux bien supporter tout ceque sa vie a d’effrayant, d’épouvantable, d’extravagant, debouffon, alors, peut-être, éprouveras-tu quelque plaisir à la vuedes tableaux variés de camera oscura qui s’ouvrirontdevant toi.

Il se peut aussi qu’en regardant avecattention ceux qui te sembleront les plus informes, tu les voiesbientôt clairement et nettement expliqués. Tu as ici l’image dugerme secret enfanté par un mystérieux destin : il devient uneplante luxuriante et, se multipliant toujours, s’embellit de milletiges ; mais la fleur, en devenant fruit, attire à elle toutela sève et tue le germe lui-même.

Après avoir lu, avec un soin extrême, lespapiers du capucin Médard, ce qui me fut assez difficile, car ledéfunt avait une très mauvaise écriture de moine, voici monimpression. Ce que nous appelons généralement rêve et imaginationpourrait être la connaissance symbolique du fil secret qui traversenotre vie, en la nouant solidement dans toutes ses phases. Mais ilfaudrait considérer comme perdu celui qui croirait, grâce à cetteconnaissance, avoir acquis la force de briser violemment le fil etde se mesurer avec l’obscur pouvoir qui nous commande.

Peut-être, bienveillant lecteur, penses-tucomme moi ; c’est ce que je souhaite de tout cœur, pour milleimportantes raisons.

E. T. A. HOFFMANN.

Partie 1

Chapitre 1Les années d’enfance et la vie au cloître

Jamais ma mère ne m’a dit quelle positionoccupait mon père dans le monde mais, si j’évoque tout ce qu’elleme racontait de lui dans ma plus tendre enfance, je suis enclin àcroire que c’était un homme de beaucoup d’expérience et doué deconnaissances profondes. De même, par ces récits et par quelquesremarques de ma mère sur sa vie antérieure – remarques que je n’aicomprises que plus tard –, je sais que mes parents, après avoirmené une vie agréable, grâce à leur grande richesse, tombèrent dansla plus affreuse et la plus accablante misère.

Poussé par Satan, mon père commit, un jour, unsacrilège. Plus tard, lorsque vint l’éclairer la grâce divine, ilvoulut expier ce péché mortel par un pèlerinage au Saint-Tilleuldans la froide et lointaine Prusse. Pendant ce voyage pénible, mamère sentit, pour la première fois depuis plusieurs années demariage, qu’elle ne resterait pas inféconde, comme mon père l’avaitcraint. Aussi, malgré sa détresse, l’auteur de mes jours s’enréjouit-il vivement, parce qu’il voyait là l’accomplissement d’unevision, au cours de laquelle saint Bernard lui avait assuré que lanaissance d’un fils lui apporterait la consolation et le pardon deson péché.

Au Saint-Tilleul mon père tomba malade, etplus il voulut pratiquer, en dépit de sa faiblesse, les dursexercices de piété prescrits, plus son mal augmenta. Il mourutconsolé et absous, en même temps que je venais au monde.

Mes premiers souvenirs me retracent, comme àtravers un voile, les charmantes images du cloître et del’admirable église du Saint-Tilleul. J’entends encore murmurerautour de moi la sombre forêt, je me sens encore enveloppé par leparfum des graminées luxuriantes, des fleurs multicolores quifurent mon berceau. Aucune bête venimeuse, aucun insecte nuisiblene s’approche du sanctuaire des êtres bénis ; ni lebourdonnement des mouches, ni le cri du grillon n’interrompent lesilence sacré, coupé seulement par les chants liturgiques desprêtres. Ceux-ci, balançant leurs cassolettes d’or, d’où montel’encens, s’avancent avec les pèlerins en longue procession.J’aperçois toujours au milieu de l’église, recouvert de lamesd’argent, le tronc du tilleul sur lequel les anges placèrent lamiraculeuse image de la Sainte Vierge. Je vois encore les figuresbariolées des anges et des saints peintes sur les murs et auplafond me sourire.

Les récits de ma mère sur le cloîtremerveilleux où elle trouva une consolation charitable à sa profondedouleur sont tellement entrés en moi que je crois avoir vu etappris tout cela moi-même. Et pourtant il est impossible que messouvenirs s’étendent aussi loin, car ma mère quitta ces lieuxsaints au bout d’un an et demi. Ainsi, il me semble avoir, un jour,vu de mes propres yeux, dans l’église déserte, un homme au visagegrave, qui justement était le peintre étranger venu dans les tempslointains au Saint-Tilleul, lorsqu’on construisait le saintédifice, cet être miraculeux dont personne ne pouvait comprendre lalangue et qui, d’une main experte, en très peu de temps, décoral’église de la façon la plus magnifique et disparut aussitôt aprèsavoir terminé cette œuvre.

Il me souvient, en outre, d’un vieux pèlerin àla grande barbe blanche qui portait un costume étranger au pays.Souvent il me promenait dans ses bras ; il cherchait dans laforêt toutes sortes de pierres et de mousses aux couleurs multipleset jouait avec moi. Et, pourtant, je crois fermement que cetteimage ne vit en moi que par les descriptions de ma mère. Un jour,il amena avec lui un merveilleux enfant inconnu, d’une beauté rare,qui était de mon âge. Et, tout en nous embrassant tendrement,l’enfant et moi, nous nous assîmes sur le gazon. Alors je luidonnai mes pierres diaprées, et avec elles il composa de nombreuseset différentes figures, mais toutes, à la fin, prenaient la formed’une croix.

Ma mère était près de nous sur un banc depierre, et le vieillard, avec une douce gravité, assistait, deboutderrière elle, à nos jeux d’enfants. À un certain moment, plusieursjeunes gens débouchèrent du bois. D’après leurs habits et leursmanières d’être, on pouvait préjuger qu’ils n’étaient venus auSaint-Tilleul que par curiosité ; l’un d’eux dit en riant, dèsqu’il nous aperçut : « Tiens ! une sainte Famille,voici quelque chose pour mon carton. »

Il sortit, en effet, un crayon et du papier etse disposait à nous croquer, quand le vieux pèlerin leva la tête ets’écria d’une voix courroucée :

« Misérable railleur, tu veux êtreartiste et jamais la foi et l’amour n’ont brûlé dans ton cœur.Aussi tes œuvres seront-elles froides et sans vie, comme toi-même.Comme un réprouvé, tu désespéreras dans le vide de ton âme et tusuccomberas sous le poids de ton impuissance. »

Les jeunes gens, interdits, s’éloignèrentrapidement.

Le vieux pèlerin dit à ma mère :

« Je vous ai amené aujourd’hui un enfantmiraculeux, pour qu’il éveille en votre fils l’étincelle del’amour, mais il faut que je le reprenne et, ni lui ni moi, vous nenous reverrez sans doute plus. Votre fils est doué de nombreuses etadmirables qualités, mais le péché de son père bout et fermente enson sein. Pourtant, il peut bravement combattre pour la foi ;mettez-le dans les ordres. »

Ma mère ne se lassait pas de dire quelleimpression profonde, ineffaçable, les mots du pèlerin lui avaientcausée. Elle résolut, cependant, de ne faire aucune violence à mespenchants, mais d’attendre tranquillement la décision du sort, carelle ne pouvait pas penser à une autre éducation que celle qu’elleétait en état de me donner elle-même.

Mes véritables souvenirs, ceux qui sont nés dema propre expérience, ne commencent qu’au moment où ma mère, ens’en retournant au pays, arriva dans un couvent de cisterciennes.L’abbesse, princesse de naissance, qui avait connu mon père, lareçut très amicalement.

Il y a dans ma mémoire une lacune complèteentre l’époque de l’aventure du vieux pèlerin – dont je fuscertainement témoin et que ma mère a seulement complétée – et lemoment où elle me présenta pour la première fois à l’abbesse. Decet intervalle, il ne m’est pas resté le plus léger souvenir. Je meretrouve seulement à l’instant où ma mère répara et arrangea moncostume, autant qu’elle pouvait le faire. Elle avait acheté denouveaux rubans à la ville ; elle tailla mes cheveux devenushirsutes, fit ma toilette avec soin et me recommanda de mecomporter bien pieusement et gentiment en présence deMme l’abbesse.

Enfin, je montai, en lui donnant la main, lesvastes escaliers de pierre, et j’entrai dans la haute salle voûtéeet décorée d’images saintes où se trouvait la princesse. C’étaitune grande et belle femme à l’air majestueux et à qui l’habit del’ordre donnait une dignité inspirant le respect. Elle jeta sur moiun regard sévère, qui me pénétra jusqu’au fond du cœur, etdit :

« Est-ce votre fils ? »

Sa voix, son air, le cadre étranger même,l’immensité de la chambre, les tableaux, tout cela fit un tel effetsur moi que, sous l’empire d’un effroi intérieur, je me mis àpleurer à chaudes larmes. Alors la princesse dit, en me regardantd’une façon plus douce et plus bienveillante :

« Que se passe-t-il, mon petit ?As-tu peur de moi ? Comment s’appelle votre fils, ma chèredame ?

– François », répondit ma mère.

Alors, sur un ton de profonde mélancolie, laprincesse s’écria : « Franciscus ! » Puis elleme prit dans ses bras, et me serra fortement contre elle ;mais, au même instant, je ressentis au cou une vive douleur et jepoussai un cri perçant.

La princesse, effrayée, me lâcha, et ma mère,que ma conduite avait toute consternée, s’élança vers moi pourm’emmener aussitôt. La princesse ne le voulut pas. On s’aperçut quela croix de diamants qu’elle portait sur la poitrine avait appuyésur mon cou avec une telle force, lorsqu’elle me pressait sur soncœur, que la place en était rouge et meurtrie.

« Pauvre François, me dit-elle, je t’aifait mal, mais je veux pourtant que nous restions bonsamis. »

Une sœur apporta des sucreries et du vin doux.Devenu à présent plus hardi et sans me faire beaucoup prier, jegoûtai bravement à ces bonnes choses. La gracieuse dame m’avaitpris sur ses genoux et me mettait elle-même des friandises dans labouche. Lorsque j’eus bu quelques gouttes de la douce boisson, quijusqu’alors m’avait été inconnue, je retrouvai l’esprit alerte, lavivacité particulière qui, au témoignage de ma mère, m’était propredès ma plus tendre enfance.

Je me mis à rire et à bavarder, au grandplaisir de l’abbesse et de la sœur qui était restée dans lachambre.

De nouveau, mes souvenirs sont confus, je nepeux plus maintenant m’expliquer à quelle occasion ma mère en vintà me demander de raconter à la princesse les belles et admirablescuriosités du lieu où j’étais né, et comment, semblant inspiré parune puissance surnaturelle, je pus lui décrire les superbespeintures de l’artiste inconnu aussi vivement que si je les avaiscomprises dans leur esprit le plus profond. Ensuite, je dis lesmagnifiques histoires des saints, comme si tous les écrits del’Église m’eussent été connus et familiers. La princesse et ma mèreelle-même me regardaient pleines d’étonnement ; mais plus jeparlais, plus augmentait mon enthousiasme. Alors, la princesse medemanda :

« Dis-moi, mon cher enfant, d’où tiens-tutout cela ? »

Sans réfléchir un seul instant, je luirépondis que cet enfant merveilleusement beau, amené un jour par lepèlerin inconnu, m’avait expliqué toutes ces figures de l’église etm’en avait dessiné lui-même d’autres avec des pierres de plusieurscouleurs ; et non seulement il m’en avait fait comprendre lesens, mais encore il s’était plu à me raconter beaucoup de sainteshistoires.

Les vêpres sonnèrent. La sœur me donnaquantité de friandises enveloppées dans un cornet de papier. Je lesmis dans ma poche avec beaucoup de plaisir. L’abbesse se leva etdit à ma mère :

« Ma chère dame, je considère votre filscomme mon élève. À partir d’aujourd’hui, je veux me charger delui. »

L’émotion empêchait ma mère de parler ;elle baisa les mains de la princesse, en versant de chaudes larmes.Déjà nous étions sur le seuil de la porte, lorsque la princessenous rejoignit. Elle me prit encore une fois dans ses bras, enayant soin d’écarter la croix de diamants, et, me pressant sur sapoitrine, en pleurant si violemment que ses larmes brûlantescoulaient sur mon front, elle s’écria :

« Franciscus ! Reste pieux etbon ! »

Je fus touché jusqu’au fond de l’âme et, sanssavoir vraiment pourquoi, je me mis aussi à pleurer.

Grâce à l’appui de la princesse, ma mère, quidemeurait dans une petite ferme non loin du cloître, vit son ménageprendre une meilleure tournure. Les soucis cessèrent, je fus mieuxvêtu et je reçus les leçons d’un prêtre, que je servais commeenfant de chœur, lorsqu’il disait la messe à l’église ducloître.

Le souvenir de ce temps béni de mon heureusejeunesse agit toujours sur moi comme un songe délicieux. Ah !la patrie est loin, bien loin derrière moi. Elle est comme le payslointain et magnifique où habite la joie pure de la candideinnocence enfantine, mais, lorsque je regarde de son côté, je vois,béant devant moi, le gouffre qui m’en a séparé pour toujours. Pleind’un brûlant désir, je m’efforce de plus en plus de reconnaître lesêtres aimés que j’aperçois sur l’autre bord et qui me semblentmarcher sous l’éclat empourpré des feux de l’aurore. J’imagineentendre le son de leurs voix. Hélas ! y a-t-il donc un abîmeque l’amour, de son aile puissante, ne puisse survoler ?Qu’est le temps ? Qu’est l’espace pour l’amour ? Nevit-il pas dans la pensée et lui connaît-on des bornes ? Maisde sombres figures s’élèvent et se rapprochent, deviennent de plusen plus compactes et m’enferment dans un cercle qui se rétrécitsans cesse et me voile l’horizon. Elles montrent à mes senstroublés le tourment du présent ; et le désir lui-même, qui meremplissait d’une souffrance ineffable et délicieuse, se change enun supplice funeste et mortel.

Le prêtre était la bonté même ; ils’entendait à captiver mon esprit alerte et il savait conformer sesleçons à ma manière de penser. J’y trouvais du plaisir et jefaisais de rapides progrès. J’aimais ma mère par-dessus tout, maisje vénérais la princesse comme une sainte, et c’était pour moi unjour solennel quand je pouvais la voir. Chaque fois, je mepromettais de briller devant elle, en étalant de nouvellesconnaissances ; mais, quand elle arrivait, quand elle meparlait avec bonté, alors j’étais à peine capable de proférer uneparole ; je ne savais que l’écouter et la regarder. Chacun deses mots restait, toute la journée, profondément gravé dans monâme ; lorsque je lui avais parlé, je me trouvais dans unedisposition singulière, qui avait quelque chose de grave, et sonimage m’accompagnait dans les promenades que j’accomplissaisensuite.

Une sensation ineffable faisait tressaillirmon être quand, debout près de l’autel, j’agitais l’encensoir.Alors les sons de l’orgue, se précipitant du haut du chœur ets’enflant toujours, comme un fleuve qui mugit, m’entraînaient aveceux ; puis, dans le chant de l’hymne, je reconnaissais la voixde l’abbesse qui descendait en moi comme un rayon de lumière etremplissait mon âme de l’idée la plus sacrée, de l’idée divine.Mais le jour le plus magnifique, dont je me réjouissais bien dessemaines à l’avance, le jour auquel je ne pouvais jamais pensersans éprouver un ravissement intérieur, était celui de la fête desaint Bernard, patron des cisterciennes, que l’on célébrait de lafaçon la plus solennelle par de grandes cérémonies.

La veille de la fête, déjà, une foule depersonnes affluaient de la ville voisine et des contréesenvironnantes et campaient sur la grande prairie émaillée de fleursqui entoure le monastère ; de sorte que le joyeux tumultedurait la nuit et le jour. Je n’ai pas souvenir que, dans cetteheureuse saison – la fête de saint Bernard tombe au mois d’août –,le temps ait jamais été défavorable à la fête. Ici, dans un mélangebariolé, on voyait de longues processions de pèlerins défiler avecrecueillement en chantant des hymnes. Là déambulaient, ens’amusant, de jeunes villageois et des jeunes filles coquettementparées. Et puis, c’étaient des ecclésiastiques dans une pieusecontemplation, mains jointes et yeux levés au ciel.

Des familles de bourgeois, installées sur legazon, ouvraient leurs paniers de vivres, pleins jusqu’aux bords,et commençaient leur repas. Les chants joyeux, les chansonspieuses, les soupirs fervents des pénitents, les éclats de rire,les plaintes, les cris de joie, les acclamations d’allégresse, lesplaisanteries, la prière remplissaient les airs d’un concertétonnant et étourdissant.

Mais, au premier tintement de la cloche ducloître, le bruit cessait subitement ; aussi loin que la vuepouvait porter, on apercevait tout le monde à genoux, en rangsserrés, et seul le sourd murmure de la prière interrompait lesilence sacré. Au dernier coup de cloche, la foule bigarrée sedispersait de nouveau, et les accents de joie, suspendus pendantquelques minutes seulement, recommençaient à éclater.

L’évêque lui-même, qui résidait à la villevoisine, venait, à la Saint-Bernard, célébrer la grand-messe àl’église du cloître, assisté par le clergé du chapitre. Et sur unetribune aménagée à côté du maître-autel et tendue de riches etrares hautes lices jouaient les musiciens de la chapelleépiscopale.

Ces impressions qui autrefois agitaient monâme ne sont pas encore aujourd’hui éteintes : elles reviventdans toute la fraîcheur de la jeunesse quand je tourne ma penséevers cet heureux temps trop tôt disparu ! J’ai conservé le vifsouvenir d’un Gloria, que l’on exécutait plusieurs fois parce quecette composition, plus que toute autre, était aimée de laprincesse. Lorsque l’évêque avait entonné le Gloria et que la voixpuissante du chœur faisait retentir : Gloria in excelsisDeo ! il semblait que l’auréole de nuages qui couronnaitle maître-autel allait s’entrouvrir ; l’on aurait pu croireque, par un divin miracle, l’image des chérubins et des séraphinsdevenait vivante, que leurs puissantes ailes remuaient ets’agitaient et qu’ils planaient çà et là, en chantant les louangesde Dieu, au son de leurs harpes merveilleuses.

Je tombais alors dans cette méditation rêveusequi est le propre d’une piété enthousiaste, et des nuages éclatantsde lumière m’emportaient très loin au pays natal. Dans la forêtembaumée retentissait la douce voix des anges ; le miraculeuxenfant m’apparaissait comme sortant d’un buisson de lis et il medemandait en souriant :

« Où es-tu resté si longtemps,Franciscus ? J’ai de jolies fleurs multicolores enquantité ; je te les donnerai si tu ne me quittes plus et situ m’aimes toujours. »

La grand-messe terminée, les nonnes faisaientune procession solennelle à travers le cloître et l’église.L’abbesse marchait en tête, parée de la mitre et tenant à la mainune houlette d’argent. Quelle sainteté, quelle dignité, quellegrandeur surnaturelle brillait dans les yeux de l’admirable femmeet guidait chacun de ses mouvements ! C’était l’Églisetriomphante elle-même, qui promettait aux fidèles grâces etbénédictions. J’aurais voulu me jeter devant elle dans la poussièrequand, par hasard, son regard tombait sur moi.

À la fin de l’office divin, un repas étaitservi au clergé, ainsi qu’à la chapelle de l’évêque. Plusieurs amisdu monastère, des membres du clergé, des marchands de la ville yparticipaient, et, comme le maître de chapelle m’avait pris enaffection et aimait à s’occuper de moi, il m’était également permisd’y assister. Si, brûlant d’une sainte piété, je m’étais senti toutd’abord détourné de toute idée terrestre, à présent la vie joyeuse,avec ses images multiples, exerçait sur moi son influence. Toutessortes de gais récits, de plaisanteries, de farces alternaientparmi les bruyants éclats de rire des invités, et les bouteilles sevidaient rapidement jusqu’à ce que vînt le soir et que les voituresfussent prêtes pour le retour.

J’avais seize ans lorsque le prêtre déclaraque j’étais assez avancé pour commencer de plus hautes étudesthéologiques au séminaire de la ville voisine. Je m’étais tout àfait décidé à embrasser l’état ecclésiastique, ce qui remplissaitma mère d’une joie profonde, car elle y voyait l’explication etl’accomplissement des mystérieux présages du pèlerin quicoïncidaient, en quelque sorte, avec la miraculeuse visionpaternelle, dont jusqu’alors je n’avais pas eu connaissance.

Dans ma résolution, elle ne voyait toutd’abord qu’une chose : l’âme de mon père absoute et délivréedes tourments de la damnation éternelle. De son côté, la princesse,que jusqu’alors je n’avais vue qu’au parloir, approuvait hautementmon projet et renouvelait la promesse de m’accorder son aidecomplète jusqu’au moment où j’aurais obtenu une dignité dans lesordres.

Bien que la ville fût si peu éloignée que ducloître on en voyait les tours et que des citadins bons marcheursfissent des environs du monastère le but de leurs promenades, il mefut, cependant, très pénible de prendre congé de ma chère mère, del’excellente abbesse, que je vénérais du fond de mon cœur, et demon bon maître.

Il est certain que chaque pas fait en dehorsdu cercle où vivent ceux que nous aimons paraît, à la douleur de laséparation, la distance la plus immense.

La princesse était particulièrement émue et savoix tremblait de tristesse lorsqu’elle prononça les parolesonctueuses de l’exhortation. Elle me donna un charmant rosaire etun petit livre de prières orné d’images élégamment enluminées. Puiselle me remit une lettre de recommandation pour le prieur ducouvent des capucins de la ville, en me disant bien d’aller luirendre visite, car il m’aiderait activement de ses conseils et desa personne.

Il ne serait certainement pas facile detrouver une contrée plus agréable que celle où est situé le couventdes capucins, à quelques pas de la ville. Le superbe jardin, avecsa vue sur les montagnes, me paraissait briller d’une beauté plusgrande chaque fois que j’en parcourais les longues allées ; ettantôt je m’arrêtais devant ce magnifique bouquet d’arbres, tantôtdevant cet autre, plus admirable encore. C’est justement dans cejardin que je rencontrai le prieur Léonard, la première fois que jevins au cloître, pour lui remettre le mot de recommandation de laprincesse.

La bienveillance naturelle du prieur s’affirmaplus grande encore lorsqu’il lut la lettre ; il me dit alorsde cette excellente dame, qu’il avait connue autrefois à Rome, deschoses si charmantes qu’il me conquit entièrement dès ce premiermoment. Il était entouré des frères et l’on voyait vite tout lecaractère de ses relations avec eux ; l’on avait aussitôt uneidée complète de l’organisation et des mœurs monacales. Le calme etla gaieté d’esprit qui se dégageaient nettement de sa personne serépandaient sur tous les moines. Nulle part on n’apercevaitl’indice d’un mécontentement, ou bien une marque de cette réservehostile qui vous dévore intérieurement et qui se lit bien souventsur le visage des cloîtrés. Malgré la sévérité de la règle, lesexercices spirituels, pour le prieur Léonard, étaient plutôt lebesoin d’un esprit tourné vers le ciel qu’une pénitence ascétiqueen vue de l’absolution du péché attaché à la nature humaine. Ilsavait si bien allumer chez les frères le sentiment de la piété quetoutes les obligations de la règle s’accomplissaient au milieud’une gaieté, d’une égalité d’humeur, qui témoignaient d’unsentiment supérieur aux étroites bornes terrestres. Léonard avaitmême su établir adroitement avec le monde des rapports qui nepouvaient être que très favorables aux frères eux-mêmes.

La haute réputation du couvent y faisaitabonder de riches cadeaux qui permettaient d’accueillir auréfectoire, à de certains jours, les amis et les protecteurs de lamaison. On dressait alors au milieu de la salle à manger une tableimmense, au bout de laquelle le prieur Léonard venait s’asseoiravec les hôtes. Les frères restaient à la leur, toute étroite etplacée le long du mur, et ils se servaient de la vaissellerudimentaire ordonnée par la règle, tandis qu’à la table desinvités resplendissaient la porcelaine et le cristal. Le cuisinierdu cloître s’entendait admirablement à préparer certains platsfriands qui plaisaient beaucoup aux hôtes. Ceux-ci se chargeaientde faire venir le vin. Ces repas pris chez les capucins offraientainsi un agréable et heureux mélange du profane et du religieuxdont les résultats ne pouvaient qu’être utiles aux uns et auxautres.

Mais le prieur, par ses connaissancesscientifiques et théologiques, s’élevait beaucoup au-dessus detous. Outre qu’on le regardait en théologie comme un homme du plushaut savoir, il pouvait traiter facilement et à fond les questionsles plus abstraites et les professeurs du séminaire venaientchercher souvent auprès de lui des leçons et des conseils. Il étaitaussi beaucoup plus fait pour le monde qu’on ne l’eût cru d’unreligieux. Il parlait le français et l’italien avec facilité etélégance et son adresse particulière lui avait valu autrefoisd’être employé à des missions importantes. Lorsque je le connus, ilétait déjà très âgé ; mais, tandis que ses cheveux blancsaccusaient sa vieillesse, ses yeux brillaient encore du feu de lajeunesse et le bienveillant sourire suspendu à ses lèvres faisaitressortir avec plus de force sa satisfaction intérieure et le calmede son esprit. La même grâce qui ornait ses paroles s’affirmaitdans chacun de ses mouvements et même l’ingrat costume de l’ordres’adaptait admirablement aux formes élégantes de son corps.

Il ne se trouvait personne parmi les frèresqui ne fût entré dans le cloître de sa propre volonté, ou même quin’eût obéi, en y entrant, aux exigences d’une vocationintime ; mais le malheureux qui eût cherché là un port pouréchapper à l’anéantissement du désespoir, le frère Léonard l’auraitbientôt consolé. Sa présence eût été la courte transition quiconduit au repos ; et, réconcilié avec le monde, sans attacherd’importance à ses frivolités, il se serait élevé au-dessus dutourbillon terrestre, tout en vivant sur la terre. Léonard avaitemprunté ces tendances extraordinaires à l’Italie, où le culte ettoute la conception de la vie religieuse n’ont pas la mêmeaustérité que dans l’Allemagne catholique. Ainsi, de même que l’ona conservé les anciennes formes dans l’architecture des églises, demême un rayon du temps heureux et plein de vie que fut l’Antiquitésemble avoir pénétré dans la mystique obscurité du christianisme ety avoir jeté un reflet de l’éclat merveilleux qui entouraitautrefois les héros et les dieux.

Léonard me prit en amitié ; il m’appritle français et l’italien ; mais il formait surtout mon espritpar sa conversation et par les livres variés qu’il me mettait entreles mains. Je passais au cloître des capucins presque tout le tempsque me laissaient mes études au séminaire et de plus en plus jesentais croître en moi le désir de prendre l’habit religieux. J’enfis part au prieur. Sans cependant me détourner de ce dessein, ilme conseilla d’attendre au moins encore quelques années et,entre-temps, d’ouvrir les yeux sur le monde un peu plus que je nel’avais fait jusqu’alors.

Bien que j’eusse d’assez nombreuses relations,que je devais principalement au maître de chapelle de l’évêque,dont j’étais l’élève, je me trouvais désagréablement gêné chaquefois que j’étais en société, surtout lorsqu’il y avait des femmes.Cet embarras et principalement le penchant pour la viecontemplative qui était en moi semblaient me prédestiner aucloître.

Un jour, le prieur m’avait raconté bien deschoses remarquables de la vie profane. Il était entré dans lessujets les plus délicats, qu’il traitait avec son étonnantefacilité et son heureux choix d’expressions habituel, de sortequ’en évitant tout ce qui pouvait choquer même légèrement il savaittoujours frapper juste ; enfin il me prit la main, me regardabien dans les yeux et me demanda si j’avais conservé moninnocence.

Je sentis le rouge me monter au visage, car,au moment même où Léonard m’interrogeait d’une manière siinsidieuse, je voyais se dresser devant moi, sous les plus vivescouleurs, une image qui m’avait quitté depuis longtemps.

Le maître de chapelle avait une sœur dont onne pouvait pas dire précisément qu’elle était belle, mais qui, danstout l’éclat de sa jeunesse, était infiniment attrayante. Elleétait surtout admirablement faite ; elle avait les plus beauxbras et, pour la forme et la blancheur, le plus beau sein qu’on pûtimaginer.

Un jour que je m’étais rendu, pour prendre maleçon, chez le maître de chapelle, je surpris sa sœur dans un légercostume du matin, la gorge presque entièrement nue. Elle la couvritprécipitamment, mais mes regards avides en avaient déjà trop vu. Jene pus prononcer un seul mot, des sentiments inconnus s’agitaienttumultueusement en moi, et mon sang bouillonnait avec tant de forcedans mes veines que l’on aurait pu entendre battre mon pouls. Mapoitrine était convulsivement oppressée et semblait prèsd’éclater ; la respiration me revint enfin avec un légersoupir. Mais, lorsque la jeune fille accourut au-devant de moi,tout à fait ingénument, et me prit la main en me demandant ce quej’avais, mon mal redevint plus violent ; heureusement lemaître de chapelle entra et me délivra de mon supplice.

Jamais comme ce jour je n’avais joué faux surmon instrument, jamais je n’avais autant détonné, en chantant.J’eus assez de piété pour considérer ensuite toute cette aventurecomme une tentation du Diable, et, au bout de peu de temps, je mefélicitais d’avoir vaincu l’esprit malin grâce aux exercicesascétiques que j’entrepris.

Et maintenant, à la question captieuse duprieur, je voyais subitement devant moi le sein découvert de lasœur du maître de chapelle ; je sentais le souffle brûlant deson haleine, la pression de sa main ; mon trouble croissait àchaque instant.

Léonard me regarda avec un sourire ironique,qui me fit trembler ; je ne pus supporter son regard et jebaissai les yeux. Il frappa doucement sur ma joue enflammée et medit :

« Je vois, mon fils, que vous m’avezcompris et que tout va bien pour vous. Que Dieu vous préserve destentations du monde ! Les jouissances qu’il offre sont decourte durée et l’on pourrait dire qu’une malédiction repose surelles, puisqu’elles font succéder au principe le plus exquis del’esprit humain un indicible dégoût, un relâchement complet, unefuneste indifférence pour tout ce qui est grand et beau. »

Malgré tous mes efforts pour oublier laquestion du prieur et l’image qu’elle avait évoquée, je ne pus yréussir. Et, bien que j’eusse naguère supporté en gardant toute moningénuité la présence de cette jeune fille, je redoutais maintenantplus que jamais de la voir, puisque son seul souvenir me causaitune oppression, un état d’agitation, qui me semblait d’autant plusdangereux qu’en même temps s’éveillait en moi un désir inconnu, etavec ce désir une convoitise, probablement compagne du péché.

Je ne devais pas tarder à sortir de cet étatd’indécision. Un soir, le maître de chapelle m’avait, comme il lefaisait souvent, invité à un petit concert, qu’il organisait avecquelques-uns de ses amis. Sa sœur était là, ainsi que plusieursdames, ce qui ne fit qu’accroître mon embarras, puisque déjà saseule présence me coupait la respiration. Sa toilette étaitravissante, elle me parut plus belle que jamais. Une forceinvisible semblait m’attirer vers elle et c’est ainsi que, sansm’en rendre compte, je me trouvais toujours à ses côtés. Jerecueillais avidement chacun de ses regards, chacune de sesparoles, et je me serrais même près d’elle afin qu’au moins sa robepût me frôler, ce qui me remplissait de désirs jusque-là ignorés.Elle parut s’en apercevoir et y prendre plaisir. Quelquefois, il mesemblait que, dans ma fougue amoureuse, j’allais l’attirerbrusquement à moi et la presser ardemment sur mon cœur.

Elle était restée longtemps au piano ;elle se leva enfin, laissant sur la chaise un de ses gants ;je m’en saisis et, dans ma folie, je le portai violemment à meslèvres. Une des dames s’en aperçut, elle s’avança vers la sœur dumaître de chapelle et lui chuchota quelques mots à l’oreille ;puis toutes les deux me regardèrent en riant ironiquement souscape. Je fus comme anéanti ; un frisson glacé traversa moncorps. Sans savoir ce que je faisais, je me précipitai vers leséminaire et je m’enfermai dans ma cellule. Là, je me jetai àterre, en proie à un désespoir fou ; des larmes brûlantesjaillissaient de mes yeux ; je maudissais la jeune fille etmoi-même, et puis je priais et riais tour à tour, comme un insensé.Partout autour de moi retentissaient des voix moqueuses etrailleuses ; j’étais dans un état effrayant.

C’est seulement lorsqu’il fit jour que jedevins plus calme, mais j’étais fermement décidé à ne plus jamaisla revoir, et surtout à renoncer au monde. Je sentais en moi, plusnettement que jamais, la vocation pour la vie retirée qui est celledu cloître, et dont aucune tentation ne pourrait plus me détourner.Aussitôt que je pus quitter mes études ordinaires, je courustrouver le prieur du couvent des capucins et je lui dis combienj’étais décidé à commencer mon noviciat. J’ajoutai que j’en avaisaverti ma mère et la princesse.

Léonard parut étonné de mon zèle subit et,sans trop chercher à approfondir la chose, il essaya pourtant desavoir, en s’y prenant de différentes façons, ce qui pouvait bienavoir causé en moi cette insistance soudaine à être initié, car ildevinait bien qu’un événement particulier devait avoir influé surmoi. Un sentiment de honte insurmontable fit que je lui cachai lavérité.

Par contre, je lui racontai, avec le feu d’uneexaltation qui n’était pas encore éteinte en moi, les aventuressingulières de mon enfance, qui toutes semblaient indiquer quej’étais destiné à la vie du cloître. Léonard m’écoutatranquillement et, sans élever, à proprement parler, des doutes surmes visions, il ne parut pourtant pas y attacher une grandeimportance. Il déclara plutôt que cela ne militait que très peu enfaveur de la pureté de ma vocation, car il pouvait justement yavoir là une illusion.

Léonard n’aimait d’ailleurs pas à parler desapparitions de saints ni même des miracles des premiers apôtreschrétiens, et il y avait des moments où j’étais tenté de l’accuserde douter secrètement. Je me hasardai, un jour, pour l’obliger àrépondre d’une façon positive, à lui parler des contempteurs de lafoi catholique et à blâmer les personnes qui, dans leur puérilorgueil, insultent du nom impie de superstition ce qui dépasse leurintelligence. Léonard me dit en souriant doucement :

« Mon fils, la superstition poussée àl’excès est de l’incroyance. »

Et il amena la conversation sur des chosesétrangères et sans intérêt.

Plus tard seulement, il me fut donné d’entrerdans ses pensées magnifiques sur la partie mystique de notrereligion qui touche au rapport mystérieux de notre principespirituel avec un être suprême. Je dus m’avouer qu’il avait raisonde réserver pour une consécration plus haute de ses élèves toute lasublimité qui émanait de son cœur.

Ma mère m’écrivit qu’elle avait depuislongtemps pressenti que l’état séculier ne me suffirait pas, maisque je choisirais la vie monastique. Le vieux pèlerin duSaint-Tilleul lui était apparu le jour de la Saint-Médard. Il metenait par la main et je portais le costume de capucin. Laprincesse aussi approuva fort ma résolution. Je les vis l’une etl’autre encore une fois avant ma prise d’habit, qui arriva bientôt,car, conformément au désir que j’avais exprimé, on me fit remise dela moitié du temps du noviciat. En raison de la vision de ma mère,je pris le nom de frère Médard.

Les rapports des frères entre eux, la règleintérieure concernant les exercices de piété, et tout le genre devie du cloître furent ce qu’ils m’étaient apparus au premier coupd’œil. Le repos du cœur, qui régnait partout, répandait en mon âme,tel un songe heureux du temps de ma prime enfance, une paixcéleste, qui m’enveloppait comme au cloître du Saint-Tilleul.

Pendant l’acte solennel de ma prise d’habit,j’aperçus parmi les spectateurs la sœur du maître dechapelle ; elle avait l’air toute triste et je crus voirbriller des larmes dans ses yeux. Mais le temps de la tentationétait passé et peut-être fut-ce un mouvement d’insolent orgueil àpropos d’une victoire si facilement remportée qui m’arracha unsourire remarqué par frère Cyrille, marchant à mon côté.

« De quoi peux-tu te réjouir ainsi, monfrère ? demanda Cyrille.

– Ne dois-je pas être joyeux, luirépondis-je, en renonçant au monde méprisable et à sesvanités ? »

Et, cependant, je le confesse, au moment où jeprononçais ces paroles, un sentiment secret fit tressaillirsubitement tout mon être et me convainquit de mensonge. Pourtant,ce fut la dernière atteinte des passions terrestres, à laquellesuccéda le calme de l’esprit. Plût à Dieu qu’il ne m’eût jamaisquitté ! Mais le pouvoir du Malin est grand !… Qui peutse fier à la force de ses armes et à sa vigilance quand vousguettent les puissances souterraines ?

J’étais au cloître depuis cinq ans déjà,quand, sur l’ordre du prieur, frère Cyrille, devenu vieux etfaible, dut m’abandonner la surveillance de la salle des reliqueset de ses richesses. Il y avait là toutes sortes d’ossements desaints, des morceaux de la croix du Sauveur et d’autres objetsvénérés, conservés dans de belles châsses de verre et qui étaientexposés, certains jours, pour l’édification du peuple. FrèreCyrille me donnait des explications sur chaque relique, sur sonauthenticité et sur les miracles qui lui étaient attribués. Aupoint de vue de la culture spirituelle, on pouvait le placer sur lemême plan que le prieur ; j’avais d’autant moins d’hésitationà exprimer ce que mes lèvres ne pouvaient retenir.

« Cher frère Cyrille, ces objets sont-ilsbien réellement et véritablement ce que l’on prétend ? Unefourbe avidité ne peut-elle pas avoir poussé certains hommes àsubstituer ici maintes choses fausses, qui passent à présent pourde vraies reliques de tel ou tel saint ? Par exemple, il y aquelque part un cloître qui possède la croix tout entière de notreSauveur, et pourtant l’on en montre partout tant de morceaux quel’on pourrait en chauffer notre cloître pendant tout un hiver, pourrépéter la plaisanterie, sans doute impie, de l’un de nosfrères.

– Il ne nous convient certainement pas,répondit Cyrille, de soumettre ces choses à un pareil examen, mais,franchement, je pense que, malgré les preuves fournies, bien peud’entre elles sont réellement ce pour quoi on les donne. Mais peuimporte, selon moi. Écoute, frère Médard, ce que nous pensons, leprieur et moi, à ce sujet, et tu y découvriras pour notre religionune nouvelle gloire. Notre Église n’est-elle pas admirable, cherfrère, quand elle s’efforce de saisir tous les fils secrets quilient le naturel au surnaturel ; quand elle surexcite notrecorps terrestre au point que son origine spirituelle ressort ainsique sa parenté intime avec ce miraculeux, dont la force, comme unsouffle brûlant, pénètre la nature entière, tandis que nous frappe,comme un battement d’ailes séraphiques, le pressentiment de cettevie plus haute, dont nous portons le germe en nous ?

« Qu’est-ce que ce morceau de bois, cesossements, ces guenilles, dont on dit qu’ils ont appartenu à lacroix du Christ, au corps, au vêtement d’un saint ? Mais lecroyant qui, sans approfondir, y concentre toute son âme, éprouvebientôt un enthousiasme supraterrestre, qui lui ouvre le royaume dela félicité, dont il n’a ici-bas qu’un pressentiment. Ainsi setrouve éveillée l’influence spirituelle du saint à laquelle lesprétendues reliques ont donné l’impulsion ; et l’homme peutrecevoir sa force et sa foi de l’esprit supérieur, qu’il appelaitdu plus profond de son âme pour le consoler et l’assister. Oui,l’éveil de cette force spirituelle supérieure pourra même vaincrela souffrance du corps ; de là vient que ces reliquesaccomplissent des miracles qui, se répétant si souvent sous lesyeux de la foule assemblée, ne peuvent plus être niés. »

Je me souvins instantanément de certainesallusions du prieur qui coïncidaient entièrement avec les parolesde frère Cyrille et je considérai désormais les reliques, qui nem’étaient apparues autrefois que comme des hochets religieux, avecune véritable vénération et une profonde piété.

Frère Cyrille s’aperçut de l’effet de sesparoles ; avec un zèle accru et un sentiment de cordialité quiallait droit à l’âme, il continua à me donner des explications surles reliques, pièce par pièce. Enfin il tira une petite cassetted’une armoire soigneusement fermée et me dit :

« Dans ce coffret, cher frère Médard, setrouve la relique la plus extraordinaire, la plus mystérieuse quepossède notre cloître. Depuis si longtemps que je suis ici,personne d’autre encore que le prieur et moi n’a eu la cassetteentre ses mains. Les autres frères eux-mêmes, et bien plus encoreles étrangers, ignorent tout de son existence. Je ne peux latoucher sans ressentir un secret effroi. Il me semble qu’ellecontienne un charme dangereux, qui, s’il arrivait à vaincre laforce qui le tient enfermé et le rend sans effet, pourrait amenerla perte, la fin impie de tous ceux qu’il atteindrait. Ce qu’il y alà-dedans provient directement du Malin, au temps où il pouvaitencore, sous forme visible, attaquer le salut deshommes. »

Je regardai frère Cyrille avec le plus grandétonnement ; sans me donner le temps de répondre, ilcontinua :

« Je préfère, frère Médard, dans cetteaffaire mystique au plus haut point, m’abstenir entièrementd’exprimer une opinion quelconque ou de le donner telle ou telleexplication qui m’est venue à l’esprit. Je te conterai plutôtfidèlement ce que disent de cette relique les documents existants.Tu les trouveras dans cette armoire où tu pourras les consultertoi-même.

« Tu connais assez la vie de saintAntoine ; tu sais que, pour s’éloigner de tout ce qui étaitterrestre, pour tourner entièrement son esprit vers les chosesdivines, il se retira dans le désert et consacra sa vie aux plusrigides exercices de pénitence et de piété. Le tentateur lepoursuivit et se montra souvent sur sa route pour le troubler dansses pieuses méditations. Or, un jour, il arriva que saint Antoineaperçut, dans le crépuscule du soir, une forme sombre quis’avançait vers lui. Lorsqu’elle fut proche, il remarqua, à songrand étonnement, des goulots de bouteille sortant par les trous dumanteau que portait l’apparition. C’était le démon qui, dans cesingulier accoutrement, lui sourit ironiquement et lui demanda s’ilne voulait pas goûter des élixirs qu’il avait dans ses bouteilles.Saint Antoine, que cette audace ne troublait en rien – car ledémon, devenu impuissant et sans force, n’était plus capable del’attaquer de quelque façon que ce fût et ne pouvait plus se livrerqu’à des propos railleurs, lui demanda pourquoi il portait tant deflacons et de cette manière.

« “Voici, lui répondit le démon. Quand unhomme me rencontre, il me regarde étonné, puis il ne peuts’empêcher de me questionner sur mes breuvages et d’y goûter parconvoitise. Parmi tant d’élixirs, il s’en trouve bien un qui flatteson goût : il boit toute la bouteille, s’enivre et se donne àmoi et à mon empire. ”

« Voilà ce qu’on trouve dans toutes leslégendes, mais les documents particuliers que nous possédons sur lavision de saint Antoine en disent plus : ils ajoutent que letentateur laissa en s’en allant quelques-unes de ses bouteilles surle gazon. Saint Antoine les emporta vivement dans sa grotte et lescacha, de crainte qu’un voyageur, égaré dans cette solitude, un deses disciples peut-être, ne goûtât aux terribles liqueurs et ne seperdît éternellement.

« Un jour, par hasard, dit encore ledocument, saint Antoine avait débouché une de ces bouteilles et ils’en était dégagé une vapeur étourdissante. Alors, toutes sortes defantômes venus de l’enfer, horribles et jetant le trouble dans sessens, s’étaient mis à flotter autour de lui. Ils avaient tenté dele séduire par toutes sortes de tours, mais lui, grâce à un jeûnesévère et à une prière continuelle, avait réussi à les chasser. Ehbien ! dans le coffret, il y ajustement une de ces bouteillesremplies d’élixir du Diable. Et les documents attestant que labouteille a vraiment été trouvée parmi les objets ayant appartenuau saint après sa mort sont si positifs et si authentiques,ceux-là, tout au moins, qu’il n’est guère possible d’en douter.D’ailleurs, je peux t’assurer, mon cher Médard, que chaque foisqu’il m’arrive de toucher à la fiole ou seulement au coffret danslequel elle est enfermée, je me sens saisi d’une indicible frayeursecrète ; je vais alors jusqu’à m’imaginer que je respirecomme un parfum étrange qui m’étourdit et en même temps il seproduit en moi un trouble de l’esprit qui me distrait même dans mesdévotions. Toutefois, par la prière continuelle, je triomphe decette pernicieuse disposition de l’âme, qui, même si je voulaisécouter l’influence immédiate du Malin, ne peut manifestementprovenir que de quelque force ennemie. Quant à toi, mon cherMédard, qui es encore si jeune, toi qui vois avec des couleurs plusbrillantes et plus vives tout ce que peut enfanter ton imaginationinfluencée par une force inconnue ; toi qui, comme un guerrierbrave, mais sans expérience, es prêt au combat et peut-être même,confiant en ta force, assez audacieux pour oser l’impossible, je teconseille de ne jamais ouvrir ce coffret, ou tout au moins de ne lefaire que dans bien des années. Et pour que ta curiosité ne soitpas tentée, éloigne-le de tes yeux. »

Frère Cyrille renferma le mystérieux coffretdans l’armoire où il l’avait pris et il me remit le trousseau declefs, y compris celle de l’armoire. Tout ce récit avait fait surmoi une impression particulière ; mais plus je sentais germeren moi le désir secret de regarder l’étonnante relique, plus jefaisais d’efforts pour l’écarter en pensant à l’avertissement defrère Cyrille. Lorsque je fus seul, je regardai encore une fois lessaints objets qui m’avaient été confiés ; puis je détachai dutrousseau la petite clef de la dangereuse armoire et je la cachaiau milieu de mes papiers, dans mon pupitre.

Parmi les professeurs du séminaire, il y avaitun excellent orateur. Chaque fois qu’il parlait, l’égliseregorgeait de monde. Le torrent de ses paroles enflamméesentraînait irrésistiblement et allumait dans les cœurs la plusfervente piété. Ses discours magnifiques et enthousiastes mepénétraient aussi jusqu’au fond de l’être. Mais en même temps queje déclarais heureux cet homme hautement doué, il me semblaitsentir en moi une force secrète qui me stimulait fortement àrivaliser avec lui. Lorsque je venais de l’entendre, je me mettaisà prêcher dans ma cellule, m’abandonnant à l’enthousiasme dumoment, jusqu’à ce que je fusse parvenu à fixer mes idées et mesparoles et à les écrire.

Le frère qui prêchait ordinairement au cloîtrefaiblissait visiblement ; ses discours, semblables à unruisseau à demi tari, coulaient lents et monotones ; et lalangue – d’une lourdeur extraordinaire provenant du manque d’idéeset de mots, car il parlait sans canevas – rendait ses prêchesinsupportablement longs ; de sorte que déjà avant l’amen, laplus grande partie des assistants s’étaient doucement endormis,comme bercés par le tic-tac insignifiant et monotone d’un moulin,et ne pouvaient être réveillés que par l’éclat de l’orgue. Leprieur Léonard était, il est vrai, un orateur tout à faitremarquable ; mais il craignait de prêcher, à cause de songrand âge, et, à part lui, personne au cloître n’était capable deprendre la place du frère dont le talent avait faibli.

Léonard me parla de ce fait fâcheux, quiécartait de l’église un grand nombre de fidèles ; je priscourage et lui dis que déjà au séminaire je m’étais senti unesecrète vocation pour la chaire et que j’avais composé plus d’unprêche. Il me demanda à les voir et en fut si satisfait qu’ilinsista pour qu’à la prochaine fête en l’honneur d’un saint jefisse l’essai d’un de mes sermons. À l’entendre, je devais réussir,car la nature m’avait pourvu de tout ce qu’il faut pour faire unbon prédicateur : des manières gracieuses, une figureexpressive, un organe sonore. Pour les gestes et le maintien,Léonard se chargea lui-même de m’instruire. Le jour de la fêtearriva. L’église était plus remplie que d’ordinaire et je montai enchaire non sans être en proie à une agitation secrète.

Au commencement, je suivis fidèlement monmanuscrit, et Léonard me dit plus tard que ma voix avait tremblé –ce que l’on avait précisément attribué aux pieuses et mélancoliquesméditations du début de mon prêche, mais ce qui aussi avait passéauprès du plus grand nombre pour un art oratoire particulièrementefficace. Bientôt il me sembla que la brûlante étincelle del’enthousiasme céleste me pénétrait de ses rayons ; je nepensai plus au manuscrit et m’abandonnai entièrement auxinspirations du moment. Je sentais tout mon sang brûler et pétillerdans mes veines ; j’entendais tonner ma voix sous lavoûte ; je voyais ma tête dressée, mes bras étendus, commebaignés par l’éclat lumineux de l’inspiration. Je terminai mondiscours par une sentence dans laquelle je concentrai, comme dansun foyer brûlant, tout ce que j’avais annoncé de saint et desublime.

L’impression fut tout à fait extraordinaire,tout à fait inouïe. Des pleurs violents, des exclamations duravissement le plus pieux échappées des lèvres involontairement,des prières dites à haute voix faisaient écho à mes paroles. Lesfrères me témoignèrent une grande admiration. Léonard m’embrassa.Il m’appelait l’orgueil du cloître.

Ma réputation s’étendit rapidement, et, pourentendre le frère Médard, la société la plus haute et la pluscultivée de la ville se pressait dans l’église du cloître, devenuetrop petite, une heure même avant le son de la cloche. Mon zèle etmon souci de joindre au feu de la parole la forme et la grâcegrandirent avec l’admiration dont j’étais l’objet. Je réussis àcaptiver de plus en plus mes auditeurs, et la vénération quis’attachait partout à ma présence et à mes pas en vint à revêtir laforme d’un culte. Une folie religieuse s’était emparée de la ville.À la moindre occasion et même pendant les jours de la semaine, lafoule affluait vers le cloître pour voir et entendre frèreMédard.

Alors germa en moi la pensée que j’étais unélu du ciel. Les mystérieuses circonstances de ma naissance, dansun lieu saint, pour absoudre mon père criminel, les aventuressingulières de mon jeune âge, tout semblait indiquer que monesprit, en contact immédiat avec Dieu, s’élevait déjà ici-basau-dessus du terrestre ; que je n’appartenais pas au monde deshommes, mais que j’étais sur terre pour leur apporter laconsolation et le salut. J’avais la persuasion que le vieux pèlerindu Saint-Tilleul était saint Joseph, et le miraculeux enfant, lepetit Jésus lui-même, qui avait salué en moi le saint prédestiné.Mais plus cette idée s’éveillait en mon âme, plus mon entourage medevenait pénible et accablant.

Ce calme, cette gaieté d’esprit qui étaient enmoi naguère avaient fui mon âme. Les marques d’affection desfrères, l’amitié du prieur éveillaient même en mon cœur une colèrehostile. Ils auraient dû reconnaître en moi le saint qui s’élevaitbien haut au-dessus d’eux, se jeter à genoux dans la poussière etimplorer mon intercession devant le trône du Seigneur.J’intercalais même dans mes discours certaines allusions à un tempsde miracles qui commençait à poindre, comme les faibles rayonsd’une aurore prochaine, et amenait avec lui, sur terre, pour laconsolation des fidèles, un élu de Dieu. J’enveloppais ma missionimaginaire d’images mystiques, qui exerçaient sur la foule uncharme d’autant plus étrange qu’elles étaient moins comprises.

Léonard devenait visiblement plus réservé àmon égard et il évitait de me parler sans témoin, mais finalement,un jour que nous nous promenions dans le jardin du cloître, où, parhasard, les autres frères nous avaient laissés seuls, iléclata :

« Je ne peux pas te cacher, frère Médard,me dit-il, que depuis quelque temps toute ta conduite provoque enmoi le mécontentement. Il y a dans ton âme quelque chose qui tedétourne d’une vie simple et pieuse. Tes discours sont pleins d’uneobscurité menaçante, d’où, cependant, hésitent encore à sortir deschoses qui nous diviseraient à jamais. Permets-moi de te parler àcœur ouvert. Tu portes en ce moment la peine de notre péchéoriginel, qui ouvre, à chaque élévation puissante et sublime denotre esprit, les barrières de la perdition, où l’étourderie nenous égare que trop facilement. Les applaudissements, disons plus,l’admiration idolâtre dont tu es l’objet de la part d’un peupleléger, toujours à la recherche d’excitations, t’ont aveuglé aupoint que tu te vois à présent sous une image qui n’est pas latienne, qui est purement trompeuse et qui t’entraîne dans l’abîmefuneste. Rentre en toi, Médard, renonce à l’illusion qui t’égare etque je crois connaître. Déjà le calme de l’âme, sans lequel iln’est pas de salut ici-bas, a fui loin de toi. Écoute monavertissement ; évite l’Ennemi, qui te tend ses pièges.Redeviens le brave adolescent que j’aimais de toute monâme. »

Les larmes ruisselaient des yeux du prieur,tandis qu’il parlait. Il avait pris ma main dans la sienne, il lalaissa retomber et s’éloigna rapidement sans attendre ma réponse.Mais ses paroles m’avaient pénétré comme des paroles ennemies. Ils’était aperçu du succès, de l’admiration élevée que je devais àmes dons extraordinaires, et il était clair pour moi que seule unejalousie mesquine avait engendré ce déplaisir qu’il me manifestaitsans déguisement. Lorsque, plus tard, tous les moines furentréunis, je restai sans mot dire, plongé dans mes réflexions et enproie à une rancune secrète. Tout imbu de l’être nouveau quej’étais à mes yeux, je méditais, jour et nuit, sur la façond’exprimer en mots magnifiques tout ce qui germait en moi. Plus jem’éloignais maintenant de Léonard et des autres frères, plussolides étaient les liens avec lesquels je savais attirer le peupleà moi.

À la fête de saint Antoine, l’église futtellement pleine que les portes durent rester grandes ouvertes pourpermettre à la foule affluant toujours de m’entendre également dudehors. Jamais je ne m’étais exprimé avec tant de force, de feu etde persuasion. Je racontai plusieurs épisodes de la vie du saint,auxquels je liais de profondes considérations sur la vie. Je parlaides tentations du Diable, à qui le péché originel a donné lepouvoir de séduire les hommes ; involontairement le flot dudiscours m’entraîna à raconter la légende des élixirs que jevoulais représenter comme une ingénieuse allégorie. Alors, monregard errant dans l’église tomba sur un homme grand et maigre qui,monté sur un banc et appuyé contre un pilier d’angle, me faisaitface obliquement. Un manteau d’un violet foncé recouvrait sesépaules d’une façon bizarre et ses deux bras croisés se trouvaientenveloppés dans les plis du manteau. Son visage était pâle, mais leregard fixe que jetaient ses deux grands yeux noirs me pénétra lapoitrine, comme un coup de poignard brûlant. Un secret effroi mefit frissonner ; rapidement je détournai les yeux, et,rassemblant mes forces, je continuai mon discours. Mais, comme sousl’influence magique d’un pouvoir singulier, sans cesse j’étaisobligé de regarder l’homme, et toujours il était là, raide etimmobile, son regard de spectre dirigé sur moi. Son haut frontplissé, sa bouche pincée décelaient comme une moquerie amère, unehaine méprisante. Toute sa personne avait quelque chose d’affreux,d’effrayant. C’était le peintre inconnu, le peintre duSaint-Tilleul lui-même. Je me sentis comme étreint par une poigneterrible et glacée. L’angoisse faisait couler la sueur sur monfront ; mes périodes s’arrêtaient, mon prêche devenait de plusen plus embrouillé. Dans l’église, il se produisit un chuchotement,un murmure ; raide et immobile, appuyé contre le pilier,l’horrible étranger me regardait toujours fixement. Alors,mortellement angoissé et fou de désespoir, je me mis àcrier :

« Ah ! scélérat !va-t’en ! va-t’en ! Car c’est moi… c’est moi saintAntoine ! »

Lorsque je sortis de l’évanouissement danslequel je m’étais effondré en lançant ces mots, je me trouvais surma couche. Frère Cyrille, assis à mon côté, me soignait et meconsolait. La terrible figure de l’inconnu était encore là vivantedevant mes yeux. Mais plus Cyrille, à qui je racontai tout,cherchait à me convaincre que ce n’était qu’un effet de monimagination, excitée par l’ardeur et la véhémence de mon discours,plus je regrettais profondément ma conduite dans la chaire et mesentais honteux.

Les auditeurs pensaient, comme je l’apprisensuite, que j’avais été saisi soudainement d’un accès de démence,et ma dernière exclamation justifiait parfaitement cettesupposition. J’étais anéanti, mon esprit était bouleversé. Enfermédans ma cellule, je me soumis aux exercices de pénitence les plussévères, et, par d’ardentes prières, je me fortifiai pour luttercontre le tentateur qui m’était apparu dans le lieu saint, ayantpris, par une ironie audacieuse, l’aspect du peintre pieux duSaint-Tilleul.

D’ailleurs, personne n’avait aperçu l’homme aumanteau violet, et le prieur Léonard, avec sa bonté bien connue,s’empressa d’annoncer partout que ce n’était qu’une attaque defièvre chaude, d’une violence extrême, qui m’avait subitementembrouillé dans mon discours.

Lorsque au bout de plusieurs semaines jerepris la vie ordinaire du cloître, j’étais encore languissant etsouffrant. J’essayai, cependant, de remonter en chaire ; mais,tourmenté par une frayeur secrète, poursuivi par la pâle eteffrayante apparition, j’étais incapable d’enchaîner mon prêche etencore bien moins de m’abandonner comme naguère au feu del’éloquence. Mes sermons devinrent raides ou hachés. Les auditeursregrettèrent la perte de mon talent d’orateur et petit à petit ilss’éloignèrent. Le vieux prédicateur qui, à coup sûr, parlaitmaintenant mieux que moi, reprit son ancienne place.

Quelque temps après, il arriva qu’un jeunecomte, accompagné de son intendant, avec lequel il voyageait,visita le cloître et désira en voir les nombreuses curiosités. Jedus lui ouvrir la chambre aux reliques. Nous y entrâmes, mais leprieur, qui était avec nous lorsque nous visitions le chœur etl’église, avait, à ce moment-là, été appelé ailleurs, de sorte queje restai seul avec les étrangers.

Je leur avais tout montré et expliqué piècepar pièce, quand les élégantes sculptures médiévales de la fameusearmoire contenant le coffret de l’élixir du Diable frappèrent leregard du comte. Bien que je n’eusse pas alors l’intention de leurdire ce qu’il y avait dans l’armoire, le comte et son intendant mele demandèrent avec tant d’insistance que je leur racontai lalégende de saint Antoine et la perfidie du Diable. Je m’en tinsfidèlement aux paroles de frère Cyrille, sur la fiole conservéecomme relique. J’ajoutai même son avertissement concernant ledanger qu’il y avait à ouvrir le coffret et à faire voir labouteille.

Quoique le comte fût attaché à notre religion,il parut aussi peu enclin que l’intendant à croire à lavraisemblance de la légende sainte. Ils se répandirent tous deux enremarques spirituelles et en saillies sur le rôle comique du Diableportant, sous un manteau troué, les flacons tentateurs. Puisl’intendant prit une mine sérieuse et dit :

« Mon révérend, ne vous fâchez pas contrenous, légers hommes du monde. M. le comte et moi, soyez-enconvaincu, nous honorons les saints comme des hommes remarquables,hautement inspirés par la religion, qui ont sacrifié au salut deleur âme aussi bien qu’au salut de l’humanité toutes les joies dela vie, la vie même parfois. Mais, pour ce qui a trait à deshistoires comme celle que vous venez de nous raconter, nous nevoyons là qu’une ingénieuse allégorie imaginée par saint Antoine etqui, n’ayant pas été comprise, est devenue par la suite uneaventure réelle. »

Tout en parlant, il avait ouvert le coffret,en en faisant glisser rapidement le couvercle à coulisse, et il ensortit une bouteille noire et d’une forme étrange. Il se répanditvraiment, comme le frère Cyrille me l’avait dit, un parfum trèsfort, qui, cependant, n’avait rien d’étourdissant ; il était,au contraire, d’un effet agréable et bienfaisant.

« Eh ! dit le comte, je parie quel’élixir du Diable n’est rien d’autre que du délicieux et véritablevin de Syracuse.

– Sans aucun doute, dit l’intendant, et,si la bouteille provient réellement de la succession de saintAntoine, alors, mon cher maître, vous êtes plus heureux que le roide Naples, que la mauvaise habitude des Romains de ne pas boucherleur vin, mais de le conserver en versant dessus de l’huile goutteà goutte, priva du plaisir de goûter au vin de la Rome antique. Sicelui-ci n’est pas, à beaucoup près, aussi vieux que l’autre, ilest pourtant, certes, du plus vieux qu’il puisse y avoir ;pour cette raison, vous feriez bien d’employer la relique à votreusage et de la siroter avec confiance.

– Certainement, dit le comte.

– Et cet antique syracuse, mon chermaître, ferait couler dans vos veines une force nouvelle etchasserait la maladie qui semble vous tourmenter. »

L’intendant prit dans sa poche un tire-bouchonet, malgré mes protestations, il déboucha le flacon.

Il me sembla qu’à la suite du bouchon sortaitune petite flamme bleue, qui disparut aussitôt. Le parfum montaplus épais de la bouteille et se répandit dans la pièce.L’intendant but le premier et s’écria avec enthousiasme :

« Délicieux ! du syracuseparfait ! En somme, la cave de saint Antoine n’était pasmauvaise et, si le Diable lui servait de sommelier, il ne voulaitpas au saint homme autant de mal qu’on le croit. Goûtez-y, mon chermaître. »

Le comte but une gorgée et confirma le dire del’intendant. Tous deux se mirent à plaisanter de plus belle sur larelique, en déclarant que c’était évidemment la plus jolie de toutela collection, en se souhaitant une cave qui fût entièrement pleinede reliques semblables, et ainsi de suite.

J’écoutais silencieusement tout ce qu’ilsdisaient, la tête penchée en avant et le regard fixé à terre. Dansma sombre disposition d’esprit, la jovialité des étrangers m’étaitune souffrance. Vainement ils insistèrent pour que je goûtasseaussi au vin de saint Antoine ; je refusai fermement et remisla bouteille à sa place, après l’avoir bien bouchée.

Le comte et son intendant quittèrent lecloître, mais une fois assis dans la solitude de ma cellule, je fusobligé de m’avouer que j’éprouvais un certain bien-être, unejoyeuse vivacité d’esprit. Il était manifeste que le parfumspiritueux du vin m’avait donné des forces. Aucune trace du mauvaiseffet dont m’avait parlé Cyrille ; au contraire, une influencebienfaisante se faisait sentir en moi d’une façon surprenante.

Plus je réfléchissais à la légende de saintAntoine, plus fortement résonnaient en mon être les paroles del’intendant, et plus je devenais sûr que son explication était labonne. Alors seulement une réflexion brilla en moi comme unéclair : je me dis que le jour malheureux où une visionennemie m’interrompit d’une façon si tragique dans mon prêche,j’étais moi-même justement en train de présenter la légende commeune allégorie ingénieuse et instructive du saint homme. À cetteréflexion une autre se lia, qui bientôt occupa mon esprit à un telpoint que toute autre pensée se noyait en elle.

« Cette étonnante boisson, me disais-je,ne pourrait-elle donner de la force à ton esprit, ne pourrait-ellerallumer la flamme éteinte et la faire briller d’une vienouvelle ? Si ce même parfum qui étourdit le faible Cyrille asur toi un effet bienfaisant, ne serait-ce pas la révélation d’uneparenté mystérieuse de ton esprit avec les forces naturellescachées dans ce vin ? »

Mais aussitôt que je fus résolu à suivre leconseil des étrangers, alors que déjà j’étais sur le pointd’exécuter l’acte, une inexplicable répugnance intérieure m’enempêcha. Prêt même à ouvrir l’armoire, il me semblait voir dans lessculptures la figure effrayante du peintre et je sentais son regardvif et rigide comme la mort me traverser. Alors, secoué d’effroi,de cet effroi violent qu’inspirent les fantômes, je m’enfuis de lachambre des reliques pour me précipiter à l’église et regretter macuriosité.

Pourtant, toujours et toujours la pensée mepoursuivait que seul ce breuvage miraculeux pourrait ranimer monesprit et lui donner de nouvelles forces. La conduite du prieur etdes moines, qui me considéraient comme un malade mental et metraitaient avec bienveillance, mais avec une sorte de ménagementqui m’accablait, cette conduite me plongeait dans le désespoir. Et,comme Léonard m’avait dispensé de tous les exercices ordinaires depiété, pour que je pusse recouvrer la santé, une nuit que lechagrin me torturait et m’empêchait de dormir, je résolus de toutrisquer, même ma vie. Je voulais recouvrer ma puissance d’esprit oumourir.

Je quittai ma couche et, tenant à la main malampe que j’avais allumée près de l’image de la Vierge, dans lecouloir du cloître, je me glissai, comme un spectre, vers lachambre des reliques. Lorsque je traversai l’église, les images dessaints éclairées par la lumière vacillante de ma lampe paraissaientse mouvoir. Il me semblait qu’ils jetaient sur moi des regards decompassion ; je croyais entendre, parmi les sourdsmugissements du vent qui pénétrait dans le chœur à travers lescarreaux cassés, des voix plaintives me mettant en garde ; jereconnaissais même la voix de ma mère, me criant du lointain :« Mon fils Médard, que vas-tu faire ? Abandonne tapérilleuse entreprise. » Quand je pénétrai dans la chambre desreliques, tout était calme et silencieux. J’ouvris le meuble, jesaisis le coffret, la bouteille, et déjà j’avais bu une fortegorgée… Le feu coula dans mes veines et un sentiment ineffable debien-être m’envahit. Je bus encore une fois, et la joie d’unenouvelle et brillante vie s’alluma en mon âme.

Vite, j’enfermai le coffret vide dansl’armoire et me précipitai dans ma cellule avec la bouteillebienfaisante, que je mis dans mon pupitre. À ce moment-là, mesmains rencontrèrent la petite clef qu’autrefois, pour échapper à latentation, j’avais détachée du trousseau. Cependant, lorsque lesétrangers étaient là, de même que maintenant, j’avais ouvertl’armoire sans elle. J’examinai mon trousseau et, à mon grandétonnement, je vis une clef inconnue dont je m’étais servi alors etaujourd’hui pour ouvrir le meuble, sans remarquer, dans madistraction, sa présence parmi les autres.

Je tremblais involontairement, mais, dès quej’eus chassé l’image, cause de ce tremblement, d’autres images auxaspects multiples passèrent rapidement dans mon esprit, qui étaitcomme arraché à un profond sommeil. Je n’eus de tranquillité et derepos qu’au moment où pointa joyeusement le jour et où je puscourir au jardin du cloître et m’abandonner à l’action bienfaisantedes rayons brûlants et éclatants du soleil qui s’élevait derrièreles montagnes.

Léonard et les frères remarquèrent lechangement qui s’était opéré en moi. Au lieu d’être renfermé commed’habitude et de ne dire aucun mot, j’étais gai et plein de vie.Comme si je m’étais trouvé devant les fidèles assemblés, je parlaisavec le feu de l’éloquence qui autrefois m’était propre. Je restaiseul avec Léonard ; il me considéra longuement ; ilsemblait qu’il voulait lire en moi. Puis il me dit, en même tempsqu’un léger sourire ironique se montrait sur son visage :

« Une vision du ciel aurait-elle apportéà frère Médard de nouvelles forces et lerajeunissement ? »

Je me sentis rougir de honte. Car, au mêmemoment, je me rendis compte de l’indignité et de la pauvreté de monexaltation produite par une gorgée de vin vieux. J’étais là commefixé au sol, la tête inclinée, les yeux baissés ; Léonard melaissa à mes méditations.

J’avais eu tort de redouter que la tensiond’esprit procurée par le vin absorbé ne durât pas et que luisuccédât peut-être, à mon grand chagrin, une plus complèteimpuissance. Il n’en fut rien. J’éprouvai, au contraire, avec leretour de mes forces, une ardeur juvénile et un désir incessant derevenir à la plus haute sphère d’activité que le cloître pouvaitm’offrir.

J’insistai pour recommencer à prêcher à laprochaine fête religieuse, et on me le permit. Une minute avant demonter en chaire, je bus quelques gouttes du vin merveilleux.Jamais je n’avais parlé avec plus de feu et d’onction, jamais je nem’étais montré plus pénétrant.

Le bruit de mon rétablissement complet futrapidement connu, et ainsi l’église se remplit à nouveau comme parle passé ; mais plus je gagnais les applaudissements de lafoule, plus Léonard devenait froid et réservé à mon égard. Jecommençais à le haïr de toute mon âme, car je le croyais en proie àl’envie mesquine et à l’orgueil monacal. Le jour de laSaint-Bernard approchait ; j’étais enflammé du désir debriller devant la princesse dans l’éclat de tout mon talent. Jedemandai donc au prieur de faire en sorte qu’il me fût accordé deprêcher ce jour-là au couvent des cisterciennes. Ma prière parutsurprendre étrangement Léonard. Il m’avoua sans détour queprécisément cette fois-ci il avait eu lui-même l’intention d’yprêcher et que le nécessaire avait été fait à ce sujet. Cependant,rien n’était plus facile que d’exaucer mon désir ; ils’excuserait en prétextant la maladie et m’enverrait à saplace.

Ce fut ce qui se passa. La veille au soir, jerendis visite à la princesse et à ma mère. Mais j’étais si remplide mon sermon, qui devait atteindre aux plus hautes cimes del’éloquence, que le plaisir de les revoir en fut beaucoup atténué.La nouvelle s’était répandue en ville que je remplacerais en chairele prieur indisposé, et cela avait peut-être attiré en plus grandnombre encore le public cultivé. Je n’avais pas pris la moindrenote et je m’étais contenté de classer dans ma mémoire les partiesde mon discours. Je comptais sur le grand enthousiasme que nemanqueraient pas d’éveiller en moi la solennité de la grand-messe,la vue de la foule pieusement assemblée et la magnifique égliseelle-même aux voûtes élevées et sonores. Et, en effet, je nem’étais pas trompé. Mes paroles coulaient comme un torrent de feu.Je développai les images les plus symboliques liées au souvenir desaint Bernard, et j’énonçai les plus pieuses considérations. Tousles regards dirigés sur moi exprimaient l’étonnement etl’admiration des fidèles.

Que j’étais impatient de savoir ce qu’allaitdire la princesse ! J’attendais de sa part l’explosion d’unesatisfaction extrême ; il me semblait même qu’elle dût merecevoir en éprouvant un sentiment involontaire de vénération, moi,qui, étant enfant, provoquais déjà son étonnement et dont à présentelle ne serait pas sans deviner clairement la mission divine.Lorsque je m’annonçai, elle me fit dire que, subitement indisposée,elle ne pouvait recevoir personne, pas même moi. J’en fus d’autantplus fâché que, d’après mon fol orgueil, l’abbesse, au plus hautdegré de l’admiration, devait éprouver le besoin d’entendre encorema parole onctueuse. Ma mère semblait porter le poids d’un chagrinsecret, dont je n’osais pas rechercher la cause, parce qu’un vaguesentiment, qu’il m’eût d’ailleurs été impossible d’approfondir, medisait que cette cause était en moi. Elle me remit un billet de lapart de la princesse avec la recommandation de ne l’ouvrir qu’aucloître. À peine étais-je dans ma cellule que je lus, à mon grandétonnement, les lignes suivantes :

« Mon fils (car je veux encore te donnerce nom), le sermon que tu as prononcé à l’église de notre cloîtrem’a plongée dans la tristesse la plus profonde. Tes paroles ne sontpas d’une âme pieuse, entièrement tournée vers le ciel ; tonenthousiasme n’est pas celui qui emporte le croyant sur l’aile desséraphins et lui fait contempler dans un saint ravissement leroyaume des cieux. Hélas ! la pompe de ton discours, tesefforts visibles pour ne dire que des choses qui étincellent etfrappent m’ont montré que ton but n’était pas d’instruire lesfidèles et de les pousser à de pieuses méditations, mais bienplutôt d’obtenir la faveur et la vaine admiration de la foulefrivole. Tu as feint des sentiments qui n’étaient pas en toi. Lesgestes et les expressions de ton visage, même, étaient visiblementétudiés, comme ceux d’un vaniteux histrion, et tout cela rien quepour de vils applaudissements. L’esprit du mensonge est entré entoi et va causer ta perte, si tu ne fais pas un retour sur toi-mêmeet ne renonces pas au péché. Car ta conduite est un péché, d’autantplus grand qu’en entrant au cloître tu t’es engagé envers le ciel àmener la vie la plus pieuse, à renoncer à toutes les vanitésterrestres. Puisse saint Bernard, dans sa longanimité céleste, tepardonner les viles offenses dont tu t’es rendu coupable envers luipar tes paroles mensongères ! Qu’il t’éclaire même et t’aide àretrouver le droit chemin dont tu t’es détourné, séduit par Satan,et qu’il intercède pour le salut de ton âme. Adieu. »

Ces mots de l’abbesse me foudroyèrent ;puis la colère m’enflamma. Rien ne me paraissait pluscertain : Léonard, dont les nombreuses allusions à mesdiscours exprimaient le même sentiment, avait profité de lacagoterie de la princesse pour l’exciter contre moi et contre mestalents oratoires. Je ne pouvais plus le voir sans trembler d’unesourde colère ; plus encore : souvent me venaient àl’esprit des idées ne tendant à rien moins qu’à le supprimer etdont j’avais peur moi-même. Les reproches de l’abbesse et du prieurm’étaient d’autant plus insupportables que, dans le plus profond demon âme, j’en reconnaissais la vérité ; mais, persistant deplus en plus dans ma conduite, et trouvant des forces en quelquesgouttes de la bouteille mystérieuse, je continuai à embellir messermons de toutes les fleurs de la rhétorique et à soigneusementétudier mes jeux de physionomie et mes gestes ; de sorte queje gagnais de plus en plus les applaudissements et l’admiration demes auditeurs.

Le soleil du matin traversait en rayonscolorés les verrières du cloître. Assis au confessionnal, j’étaisplongé solitaire dans mes pensées. Seuls les pas des frèresservants qui nettoyaient l’église résonnaient sous la voûte.Soudain, j’entendis près de moi un frôlement, et j’aperçus une damegrande et svelte, habillée d’une façon étrange. Un voile couvraitsa figure ; elle était entrée par une porte latérale ets’approchait de moi pour se confesser. Ses mouvements avaient unegrâce indescriptible.

Elle s’agenouilla. Un profond soupir s’échappade sa poitrine. Je sentais son haleine brûlante ; avant mêmequ’elle parlât, j’étais sous l’emprise d’un charme étourdissant.Comment décrire le ton tout à fait particulier de sa voix, quipénétrait au plus profond du cœur ? Chacune de ses paroles mesaisissait l’âme, lorsqu’elle m’avoua qu’elle nourrissait un amourdéfendu. Cet amour, elle le combattait en vain depuislongtemps ; il était d’autant plus coupable que des chaînessacrées liaient à jamais l’objet de son amour. Mais dans la folied’un désespoir sans bornes, elle avait maudit ces chaînes.

Elle s’arrêta. Puis, au milieu d’un flot delarmes, qui étouffaient presque ses mots, elle s’écria :

« Médard ! c’est toi, toi-même, quej’aime d’un amour indicible. »

Comme saisi d’un spasme mortel, tous mes nerfsse mirent à trembler ; j’étais hors de moi ; un sentimentinconnu me déchirait la poitrine. Je voulais la voir, la pressercontre mon cœur, mourir de joie et de souffrance ! Pour uneminute de cette félicité, j’étais prêt à endurer le martyre éternelde l’enfer ! Elle se taisait, mais j’entendais sa respirationprofonde. Dans une sorte de désespoir sauvage, je ramassaiviolemment mes forces. Ce que je lui dis, je ne le sais plus ;mais je la vis se lever et s’éloigner, tandis que moi, mon mouchoirpressé sur les yeux, je restai assis dans le confessionnal, commeparalysé et ayant perdu tout contrôle sur moi-même. Heureusement,personne n’entra plus dans l’église, et je pus, sans être remarqué,me retirer dans ma cellule. Comme tout alors m’apparut sous unautre jour ! Que mes aspirations étaient folles etinsipides ! Je n’avais pas vu le visage de l’inconnue, etcependant il vivait en moi et me regardait avec des yeux ravissantset d’un bleu sombre, où perlaient des larmes, qui tombaient dansmon cœur comme un feu dévorant, y allumant une flamme que nepouvaient étouffer ni prière ni pénitence. J’avais même essayé del’éteindre, en me flagellant jusqu’au sang avec la corde ànœuds ; je voulais éviter la damnation éternelle qui memenaçait, car, souvent, ce feu allumé par l’étrangère éveillaitmaintenant en moi les désirs les plus coupables qui m’étaientjusqu’alors restés inconnus ; mais je n’arrivais pas àm’affranchir de ce tourment voluptueux.

Un autel de notre église était consacré àsainte Rosalie ; on y voyait peinte son image magnifique, aumoment où elle endure le martyre. C’était ma bien-aimée, je lareconnaissais ; son costume même ressemblait tout à fait àcelui de l’inconnue. Je restais là des heures entières, comme enproie à une folie funeste, agenouillé sur les marches de l’autel,poussant d’affreux hurlements de désespoir, au point que les moinesen étaient effrayés et s’éloignaient de moi tout craintifs. Lorsquej’étais plus calme, j’allais et venais à pas précipités dans lejardin du cloître ; je voyais l’inconnue marcher dans leslointains embaumés ; elle surgissait des buissons et dessources, elle planait sur la prairie émaillée de fleurs. Ellepartout, toujours elle ! Je maudissais mon vœu, je maudissaisl’existence. Je voulais aller par le monde, ne pas m’arrêter avantde l’avoir retrouvée, et la gagner, fût-ce en risquant le salut demon âme.

Je parvins enfin à modérer les transportsd’une folie que les frères et le prieur ne comprenaient pas. Je pusparaître plus calme, mais la flamme funeste me rongeait toujoursplus profondément. Je n’avais plus ni repos ni sommeil. Poursuivipar le souvenir de l’inconnue, je me retournais sans cesse sur madure couche et j’invoquais l’assistance des saints, non pas pouréchapper à l’image trompeuse et séductrice qui flottait autour demoi, non pas pour préserver mon âme de la damnation éternelle,non ! mais pour avoir cette femme, pour être délié de monserment, pour obtenir la liberté de me jeter dans l’abîme du péché.Finalement, ce fut une chose arrêtée en moi : pour fairecesser mon tourment, je fuirais le cloître. Car il me semblaitseulement nécessaire d’être délivré de mes vœux pour tenir cettefemme dans mes bras et apaiser les désirs qui me consumaient. Jedécidai, une fois que je me serais rendu méconnaissable en mefaisant couper les cheveux et en endossant des habits civils, deparcourir la ville en tous sens jusqu’à ce que je la rencontre. Jene réfléchissais pas à la difficulté, à l’impossibilité même deréaliser ce projet ; je ne me rendais pas compte que, dénuéd’argent, je ne pourrais peut-être pas vivre vingt-quatre heures endehors du cloître.

Le dernier jour que je voulais y passer étaitenfin arrivé. Un hasard heureux m’avait procuré des habitsbourgeois convenables ; la nuit, je quitterais le cloître pourn’y jamais plus revenir. Déjà le soir était arrivé, quand le prieurme fit demander tout à fait inopinément. Je fus saisi d’untremblement, car je ne doutais pas que mon projet ne fût découvert.Léonard me reçut avec une gravité inaccoutumée, en faisant montred’une dignité imposante même, devant laquelle je ne pus m’empêcherde tressaillir.

« Frère Médard, me dit-il, ta conduiteinsensée – que je considère seulement comme un plus fortdéchaînement de cette exaltation de l’esprit qui s’est manifestéeen toi et qui n’est peut-être plus, depuis longtemps, le résultatde mobiles très purs –, ta conduite trouble le calme de notre viecommune ; elle exerce une action destructrice sur la gaieté etla cordialité que j’ai toujours regardées comme la preuve d’une viepieuse et tranquille et que je me suis toujours efforcé deconserver parmi nos frères. Peut-être un événement fatal dont tu asété victime en est-il la cause ? Tu aurais pu trouver laconsolation auprès de moi, auprès de ton ami paternel, à qui ilt’était possible sûrement de tout confier ; mais tu t’es tu.Je désire à présent d’autant moins pénétrer ton secret qu’ilpourrait me ravir une partie de mon repos. Souvent, etprincipalement près de l’autel de sainte Rosalie, tu as scandaliséabominablement non seulement les frères, mais encore des étrangersqui se trouvaient par hasard dans l’église, par des proposchoquants et terribles, que semblait t’arracher la folie. Jepourrais te punir comme on punit durement au cloître ; je nele ferai pas cependant, car peut-être une force ennemie – le démonlui-même, auquel tu n’as pas suffisamment résisté – est-elle causede ton égarement. C’est pourquoi je te recommande seulement deprier énergiquement et de te soumettre à une pénitence courageuse.Médard, je lis clairement en ton âme, tu veux quitter lecouvent. »

Léonard me considérait d’un œil perçant, et jene pouvais pas supporter son regard ; je me jetai ensanglotant dans la poussière, conscient de ma faute.

« Je te comprends, continua Léonard, etje crois même que le monde, si tu y conserves ta piété, te guériramieux que la solitude d’ici. Une occasion se présente ; ilfaut que le cloître envoie un de ses frères à Rome : c’est toique j’ai choisi, et demain déjà, muni des pouvoirs et desinstructions nécessaires, tu pourras te mettre en route. Tuconviens d’autant plus à cette mission que tu es encore jeune, etque tu ne manques pas d’activité, ni d’adresse en affaires, et quetu connais parfaitement l’italien. Retire-toi dans ta cellule, prieavec ferveur pour le salut de ton âme, je veux en faire autant demon côté ; toutefois, évite toutes les mortifications qui nepourraient que t’affaiblir et te rendre impropre au voyage. Jet’attendrai dans cette pièce au point du jour. »

Ces paroles du vénérable Léonard m’éclairèrentcomme un rayon céleste. Je l’avais haï, mais à présent cet amourqui, tout au début, m’avait attaché à lui, me pénétrait de douleuret de joie. Je versais des larmes brûlantes, je pressais ses mainscontre mes lèvres. Il m’embrassa et il me sembla qu’il connaissaitmes pensées les plus secrètes et me donnait la liberté de céder àla destinée qui était mienne et qui pouvait, après quelques minutesde félicité, causer ma perte éternelle.

Maintenant la fuite était devenueinutile ; il m’était permis de quitter le cloître – et elle…elle sans laquelle il n’y avait pour moi ici-bas ni repos ni salut,je pouvais me mettre à sa recherche sans relâche jusqu’à ce que jel’eusse retrouvée ! Le voyage à Rome, la mission que je devaisremplir là-bas me semblaient inventés par Léonard pour me permettrede quitter le couvent d’une façon convenable.

Je passai la nuit à prier et à faire mespréparatifs pour le voyage, je versai dans un flacon d’osier ce quirestait du vin mystérieux, afin d’y recourir en cas de besoin, etje remis dans le coffret la bouteille qui avait contenu l’élixir.Je ne fus pas médiocrement étonné lorsque je me rendis compte,d’après les instructions détaillées du prieur, que ma mission àRome était fondée et que l’affaire exigeant là-bas la présence d’unfrère muni de pleins pouvoirs avait une très grande importance ensoi. J’en fus réellement affligé, car j’avais pensé pouvoir, dèsmes premiers pas hors du cloître, jouir sans retenue de ma liberté.Mais la pensée de l’inconnue me donna du courage et je décidai dene pas m’écarter de mes plans.

Les frères s’assemblèrent, et je me sentisgagné par une profonde mélancolie en prenant congé d’eux et surtoutde Léonard. Enfin, la porte du cloître se referma derrière moi.J’étais équipé pour ce vaste voyage, ce voyage en liberté.

Chapitre 2L’entrée dans le monde

Le cloître était à mes pieds, dans la vallée,enveloppé d’une vapeur bleue. La fraîche brise matinale se levaitet m’apportait à travers les airs les pieux cantiques des frères.Involontairement, je les accompagnais. Le soleil flambant montaitderrière la ville et lançait sur les arbres ses gerbes d’orétincelantes ; les gouttes de rosée, brillantes comme desdiamants, tombaient dans un murmure joyeux sur mille insectes auxmille couleurs qui se mettaient à voler et à bourdonner. Lesoiseaux s’éveillaient et voletaient dans la forêt, chantaient etpoussaient des cris d’allégresse, en joignant leurs becs de plaisiret de bonheur.

Une troupe de jeunes paysans et paysannes, enhabit de fête, gravissait la montagne.

« Loué soit Jésus-Christ ! mecrièrent-ils en passant près de moi.

– Dans l’éternité ! » leurrépondis-je.

Il me semblait que j’entrais dans une vienouvelle, faite de joie et de gaieté, peuplée d’apparitionscharmantes, qui, en foule, se pressaient autour de moi. Jamais jene m’étais senti aussi dispos ; je croyais être un autrehomme. Et, animé de forces nouvellement éveillées, pleind’enthousiasme, je descendis rapidement la montagne, sous lesombrages de la forêt. À un paysan rencontré sur ma route, jedemandai des explications sur l’endroit que mon itinérairedésignait comme étant le premier où je m’arrêterais. Il me décrivitexactement un raccourci, très proche de là, qui, s’écartant de lagrand-route, s’avançait à travers la montagne. J’avais déjà fait unassez long chemin dans la solitude, lorsque mes pensées revinrent àl’inconnue et au plan fantastique que j’avais conçu pour la revoir.Mais son image m’apparaissait comme effacée par un pouvoir ignoré,de sorte que je la reconnaissais à peine à travers ses traits pâleset défigurés. Et plus je m’efforçais de fixer en mon espritl’apparition, plus elle s’évanouissait dans le brouillard. Seule mafolle conduite au cloître après cette mystérieuse aventure restaitnette devant mes yeux. Je ne comprenais pas à présent lalonganimité avec laquelle le prieur avait tout supporté, nipourquoi, au lieu de me punir comme je l’eusse mérité, il m’avaitenvoyé dans le monde. Bientôt, je fus convaincu que la femmeinconnue n’était qu’une vision, et au lieu de voir dans cette imageséductrice et funeste, comme je l’avais fait autrefois,l’intervention du Diable ne cessant de me poursuivre, je me dis quec’était là tout simplement l’illusion d’une imagination surexcitéecomme l’était la mienne. Ce qui me poussait à le croire, c’étaitque l’étrangère m’était apparue tout à fait dans le costume desainte Rosalie ; et sans aucun doute, la peinture vivante decette sainte, que je pouvais voir de mon confessionnal, quoique detrès loin et de biais, avait joué un grand rôle dansl’histoire.

J’admirai profondément la sagesse du prieur,qui avait trouvé le véritable moyen de combattre ma maladie ;car, si j’étais resté enfermé dans les murs du cloître, toujoursentouré des mêmes objets, cette vision, qui occupait sans cesse monesprit et me rongeait intérieurement, à laquelle la solitude nefaisait que donner des couleurs plus vives et plus osées, m’eûtconduit fatalement à la folie. J’admettais de plus en plus l’idéeque j’avais été le jouet d’un songe, et je pouvais à peine mecontenir de rire de moi-même. Je me raillais intérieurement, avecune frivolité qui ne m’était pas naturelle, d’avoir pensé qu’unesainte était amoureuse de moi et aussi de m’être, un jour, crusaint Antoine.

Il y avait déjà plusieurs jours que jemarchais dans la montagne, entre des rochers d’une hauteureffrayante surplombant d’étroits sentiers, au pied desquelsmugissaient de rapides torrents. Le chemin devenait de plus en pluspénible et sauvage. Il était midi, le soleil brûlait ma tête nue,j’étais accablé de soif, mais aucune source ne se voyait dans levoisinage et il ne me fallait pas penser atteindre encore levillage que je devais trouver sur ma route. Complètement épuisé, jem’assis sur un quartier de roche et là je ne pus m’empêcher deboire une gorgée à la bouteille d’osier, bien que je voulusseménager le plus possible l’étrange breuvage. Une force nouvelleenflamma mes veines. Rafraîchi et reposé, je me remis en marche. Laforêt de sapins s’épaississait toujours ; un bruit se fitentendre derrière un fourré, suivi bientôt du hennissement bruyantd’un cheval attaché là. J’avançai encore quelques pas et jem’arrêtai alors, presque glacé de terreur en me voyant au bord d’unabîme terrible et creusé à pic, dans lequel un torrent, sefaufilant à travers des rochers escarpés et pointus, se précipitaiten sifflant et en mugissant. Déjà, de loin, j’avais entendu sonbruit, semblable au tonnerre. Et tout contre la cascade, étaitassis, sur une pierre surplombant ces profondeurs, un jeune hommeen uniforme. Son chapeau orné d’un panache, son épée et unportefeuille se trouvaient à côté de lui. Il étaitvraisemblablement endormi, et son corps, suspendu au-dessus del’abîme, semblait toujours plus près d’y rouler. Sa chute étaitinévitable. Je me hasardai à m’avancer et, en même temps que jevoulais l’empoigner et le retenir, je lui criai bienhaut :

« Pour l’amour de Jésus, monsieur,réveillez-vous ! »

Dès que je l’eus touché, il se réveilla ensursaut, mais, au même moment, perdant l’équilibre, il tomba dansl’abîme, et, rejeté de roche en roche, il s’y fracassa les os. Soncri lamentable et déchirant résonna dans ces profondeursinsondables, desquelles montait seulement un sourd gémissement, quiensuite s’éteignit aussi. J’étais là, immobilisé de terreur etd’effroi. Enfin, je pris l’épée, le chapeau et le portefeuille etje m’apprêtai à fuir rapidement ce lieu de malheur. Soudain, unjeune homme en costume de chasseur surgit de la forêt de sapins. Ils’avança au-devant de moi, me regarda tout d’abord fixement dans levisage, puis il se mit à rire d’une façon si excessive qu’unfrisson glacé me parcourut le corps.

« Mon cher comte, dit enfin le jeunehomme, le déguisement est complet et magnifique ; si madamen’en avait pas été instruite tout d’abord, en vérité, elle nereconnaîtrait pas l’élu de son cœur. Mais qu’avez-vous fait del’uniforme ?

– Je l’ai jeté dans le précipice »,répondit une voix sourde et caverneuse, car ce n’était pas moi, àproprement parler, qui prononçais ces paroles ; elless’étaient échappées de mes lèvres sans que je le voulusse.

J’étais là, absorbé, les yeux fixés surl’abîme, regardant si le cadavre sanglant du comte n’allait pas ensortir et se dresser menaçant devant moi. Il me semblait l’avoirassassiné. J’avais toujours en main l’épée, le chapeau et leportefeuille, que je serrais convulsivement.

Soudain, le jeune homme reprit laparole :

« Monsieur, dit-il, je vais descendre àcheval le chemin qui conduit au bourg ; je me cacherai dans lapremière maison à gauche, après avoir passé les portes ; quantà vous, allez directement au château, où déjà l’on vous attend.J’emporte le chapeau et l’épée. »

Je lui tendis l’un et l’autre.

« Et maintenant, adieu, monsieur lecomte, je vous souhaite beaucoup de bonheurlà-bas ! »

Le jeune homme disparut dans les taillis ensifflant et en chantant. Je l’entendis détacher le cheval ets’éloigner. Lorsque je revins de ma stupeur et que je réfléchis àtout ce qui venait de se passer, je dus bien m’avouer que j’avaisété le jouet du hasard, qui me mettait tout d’un coup dans la plussingulière des positions. Nul doute, pour moi, qu’une granderessemblance de traits et d’aspect avec le malheureux comte tombédans l’abîme avait abusé le chasseur, et que le noble seigneurdevait précisément avoir choisi le costume de capucin commedéguisement dans une aventure quelconque qui allait se dérouler auchâteau voisin. La mort l’avait surpris et au même moment unefatalité étrange m’avait fait prendre sa place.

L’impulsion irrésistible que je sentis alorsen moi et qui semblait vouloir, comme cette fatalité, que jejouasse le rôle du comte, triompha de toute hésitation et fit tairela voix intérieure qui m’accusait de meurtre et d’impudence.J’ouvris le portefeuille que j’avais gardé. Il contenait deslettres et des traites pour une somme considérable. Je voulusexaminer en détail tous les papiers, lire les lettres, pourconnaître les relations du comte, mais l’inquiétude de mon âme etle bouillonnement de mille idées qui se succédaient rapidement enmon cerveau ne me le permirent pas.

Je m’arrêtai après avoir fait quelques pas etm’assis sur un pan de roche. Je désirais retrouver une plus grandetranquillité d’esprit. Je voyais le danger qu’il y avait à mehasarder, sans préparation aucune, dans un milieu étranger. Alorsdes cors firent retentir la forêt de leurs joyeusessonorités ; des cris d’allégresse poussés par de nombreusesvoix s’approchaient de plus en plus. Mon cœur se mit à battre avecviolence ; je ne pouvais plus respirer. J’allais donc entrerdans un monde nouveau, dans une vie nouvelle ! J’obliquai parun étroit sentier, qui me conduisit au bas d’un versantrapide ; lorsque je débouchai des fourrés, un château d’unebelle architecture s’offrit à ma vue dans le fond de la vallée.C’était là que devait se dérouler l’aventure du comte ; je m’ylançai audacieusement. Bientôt je fus dans les allées du parc quientourait le manoir ; j’aperçus alors, dans un sombre cheminlatéral, deux hommes qui se promenaient ; l’un d’eux portaitl’habit de prêtre. Ils s’avançaient de mon côté sans m’apercevoiret passèrent près de moi, tout absorbés par leur conversation. Leprêtre était jeune ; sur son beau visage d’une pâleur mortelleon voyait l’empreinte d’un chagrin profond et dévorant ;l’autre, vêtu simplement mais décemment, semblait d’un âge avancé.Ils s’assirent sur un banc de pierre en me tournant le dos ;je pouvais entendre tout leur entretien.

« Hermogène, disait le vieillard, parvotre silence obstiné, vous plongez votre famille dans ledésespoir ; votre sombre mélancolie croît chaque jour ;la force de votre jeunesse est brisée, sa fleur se flétrit ;en décidant de prendre l’état ecclésiastique, vous détruisez tousles espoirs, tous les désirs de votre père. Mais ces espoirs, ilconsentirait à les abandonner, s’il avait vu dans votre décisionl’aboutissement d’une vocation véritable, d’un penchantirrésistible à la solitude qui se seraient révélés en vous dèsvotre enfance ; car alors il n’oserait pas résister à ladestinée. Le changement subit et total qui s’est opéré en vousprouve, au contraire, trop clairement qu’un événement, que vouspersistez à nous tenir caché, vous a ébranlé d’une façon terribleet continue à avoir sur vous un effet désastreux. Naguère vousétiez un adolescent gai et confiant, animé de la joie de vivre. Ques’est-il passé pour que vous vous détachiez pareillement del’humanité ; pour que vous désespériez de trouver laconsolation en épanchant vos douleurs dans le sein d’un ami ?Vous vous taisez, vous regardez devant vous, vous soupirez,Hermogène ! Naguère vous manifestiez une tendresseextraordinaire pour votre père ; s’il vous est aujourd’huiimpossible de lui ouvrir votre cœur, cessez tout au moins de letourmenter en lui épargnant la vue de cet habit, qui est pour luile signe d’une décision terrible. Hermogène, je vous en conjure,quittez ce maudit vêtement. Croyez m’en, les choses de ce genrecachent une force mystérieuse. Vous ne vous offenserez pas, car jecrois être entièrement compris de vous ; je pense en ce momentà nos comédiens, d’une façon tout à fait objective, certes.Souvent, lorsqu’ils sont affublés du costume d’un personnage, ilsse sentent animés d’un esprit qui leur est étranger, et c’est ainsiqu’ils se pénètrent plus facilement du caractère de leur rôle.Permettez-moi, en donnant libre cours à ma nature, de vous parlerde cette affaire plus gaiement qu’il ne le conviendrait sans doute.Ne pensez-vous pas que, si cette longue soutane ne forçait plus vospas à une sombre gravité, votre démarche redeviendrait vive etgaie, et que vous courriez, que vous sauteriez même commeauparavant ? Vos brillantes épaulettes de naguère rendraient àvos joues pâles l’éclat de la jeunesse, et le cliquetis de voséperons résonnerait comme une musique à l’oreille de votre coursierfringant qui, hennissant et bondissant de joie à votre approche,tendrait la nuque à son maître bien-aimé. Allons, baron, jetez cethabit noir, qui ne vous convient pas ! Faut-il que Frédéricaille chercher votre uniforme ? »

Le vieillard se leva et voulut s’enaller ; mais le jeune homme se jeta dans ses bras.

« Ah ! mon bon Reinhold,s’écria-t-il d’une voix languissante, vous me causez une souffranceindicible ; plus vous vous efforcez de faire vibrer en moncœur les cordes qui jadis retentissaient si harmonieusement, plusje sens peser sur moi la main de fer du destin qui m’écrase ;de sorte que mon âme, tel un luth brisé, ne rend plus que des sonsdiscordants.

– Il vous le semble, mon cher baron,interrompit le vieillard. Vous parlez d’un sort affreux qui vousfrappe et vous persistez à ne pas donner d’explications.Qu’importe, d’ailleurs ? Un jeune homme comme vous, armé d’unegrande force de caractère et possédant le feu de la jeunesse, doitpouvoir se cuirasser contre la main de fer de la destinée ; ildoit même, comme guidé par une lumière divine, s’insurger contreson sort, et, ayant éveillé et allumé en lui cette supériorité,s’élever au-dessus des tourments de notre misérable vie. Je medemande, baron, quelle force du destin serait en état d’abattrecette puissante volonté. »

Hermogène recula d’un pas, et, comme sousl’empire d’une colère contenue, il fixa le vieillard d’un regardsombre et brûlant, qui avait quelque chose d’effrayant. Puis ils’écria, d’une voix sourde et caverneuse :

« Eh bien ! apprenez donc que jesuis moi-même la destinée qui m’écrase, qu’un crime horrible pèsesur moi, un forfait honteux que j’expie dans la souffrance et ledésespoir. C’est pourquoi, je vous prie, ayez pitié de moi ;veuillez implorer mon père de me laisser m’enfermer dans lasolitude du cloître.

– Baron, interrompit le vieillard, vousêtes dans une disposition d’esprit qui est le propre d’une âme enplein chaos ; vous ne partirez pas, il ne faut absolument pasque vous vous en alliez. Dans quelques jours, la baronne sera làavec Aurélie, il faut que vous les voyiez. »

Alors, le jeune homme se mit à rire, d’un rireépouvantablement railleur, et, d’une voix qui me pénétra jusqu’aucœur, il s’écria :

« Il faut, il faut que je reste ?Oui vraiment, mon vieil ami, tu as raison, je dois rester, et mapénitence sera plus terrible ici qu’entre de sombresmurs. »

Ce disant, il s’élança à travers le fourré,laissant là le vieillard, qui, la tête appuyée contre sa main,semblait complètement abandonné à sa douleur.

« Jésus soit loué ! » dis-je enm’avançant vers lui.

Il fut pris d’un tressaillement et me regardatout étonné ; pourtant, mon apparition sembla bientôt luirappeler quelque chose et il me dit :

« Ah ! c’est certainement vous, monrévérend, dont la baronne, il y a quelque temps déjà, nous aannoncé l’arrivée et qui venez apporter la consolation à unefamille plongée dans le désespoir ? »

Je répondis affirmativement. Reinhold retrouvabientôt la gaieté qui semblait être le propre de soncaractère ; nous traversâmes un joli parc et atteignîmesfinalement un bosquet tout proche du château et d’où uneperspective admirable s’ouvrait sur les montagnes. À l’appel de moncompagnon accourut un domestique, qui justement se montrait sous leportail. Peu après, l’on nous servit un déjeuner somptueux.

Pendant que nous choquions nos verres, je crusvoir que Reinhold me considérait avec une attention toujourscroissante, comme s’il se fût efforcé de ramener dans sa mémoire unsouvenir effacé. Enfin, il s’écria :

« Mon Dieu ! Mais, mon révérend, àmoins que je ne m’abuse complètement, vous êtes le frère Médard ducouvent des capucins de B… Mais comment cela serait-ilpossible ? Et pourtant c’est vous, c’est certainementvous ! Mais dites-moi donc si je ne me trompepas ? »

À ces mots de Reinhold, je me mis à tremblercomme si la foudre venait de m’atteindre. Je me vis démasqué,découvert, accusé de meurtre. Le désespoir me donna des forces, caril y allait de la vie ou de la mort.

« Oui, lui répondis-je, je suis bien lefrère Médard du couvent des capucins de B… Et je me rends à Rome,chargé d’une mission par le cloître. »

Ceci fut prononcé avec tout le calme et toutle sang-froid que je pus feindre.

« C’est donc peut-être par l’effet duhasard que vous êtes ici, et sans doute après vous être égaré de lagrand-route. Ou bien comment se fait-il que la baronne vousconnaisse et vous ai fait venir ici ? »

Sans réfléchir, je répétai aveuglément ce quesemblait me souffler intérieurement une voix étrangère et jedis :

« En voyage, j’ai fait la connaissance duconfesseur de la baronne ; c’est lui qui m’a prié de remplirsa charge au château.

– C’est vrai, dit subitement Reinhold.C’est, en effet, ce qu’a écrit la baronne. Eh bien ! alors,remercions le ciel qui a conduit vos pas ici pour le bonheur decette maison ; remercions-le qu’un homme pieux et honnêtecomme vous ait consenti à retarder son voyage pour faire le bien.Je me trouvai, par hasard, à B…, il y a quelques années, et il mefut donné d’entendre les paroles pleines d’onction que, dans unenthousiasme vraiment divin, vous laissiez tomber du haut de lachaire. Plein de confiance en votre piété, en la véritable vocationqui est en vous de lutter avec un zèle ardent pour le salut desâmes égarées et dans l’éloquence puissante, magnifique etprofondément inspirée qui vous est propre, j’espère que vousaccomplirez ce qu’aucun de nous n’a pu faire. Je suis heureux devous avoir rencontré avant que vous n’ayez parlé avec le baron.J’en profiterai pour vous mettre au courant des affaires de lafamille, et soyez assuré, mon révérend, que je serai aussi francqu’il convient de l’être avec un saint homme comme vous, que leciel lui-même semble nous avoir envoyé pour notre consolation. Sansdoute, pour que vos efforts soient dirigés vers le but voulu etobtiennent l’effet désiré, vais-je être obligé de vous entretenirde certaines choses sur lesquelles j’aurais voulu garder lesilence. Mais, d’ailleurs, j’aurai fini en peu de mots.

« J’ai été élevé avec le baron ; laconformité de nos caractères nous rendit frères et supprima lacloison que notre naissance avait naguère élevée entre nous. Je nele quittai jamais. Lorsque, tous deux en même temps, nous eûmesachevé nos études universitaires et qu’il entra en possession desbiens laissés par son père en mourant, et qui sont ici dans lamontagne, je devins son intendant. Je demeurai son meilleur ami etson frère, et, à ce titre, je fus initié aux secrets les plusprofonds de sa maison. Son père avait désiré le lier par le mariageà la famille d’un de ses amis ; il accomplit sa volonté avecd’autant plus de plaisir que la fiancée qu’on lui destinait étaitun être admirable, richement doué par la nature, et qu’il sesentait irrésistiblement attiré vers elle. Rarement la volonté d’unpère s’accorda aussi bien avec la destinée, car les enfantssemblaient en tous points faits l’un pour l’autre. Hermogène etAurélie furent les fruits de cet heureux mariage. Nous passionsordinairement l’hiver au chef-lieu voisin, mais la baronne étaittombée malade après la naissance d’Aurélie, et son état nécessitantcontinuellement l’assistance de médecins experts, cette année-là,nous y restâmes aussi l’été. Elle mourut alors qu’une améliorationapparente causée par l’approche du printemps remplissait le barondes plus joyeux espoirs. Nous nous réfugiâmes à la campagne et letemps seul put calmer le profond chagrin qui dévorait mon ami.Hermogène devint un charmant jeune homme ; Aurélie ressemblaitchaque jour de plus en plus à sa mère. Donner une éducation soignéeaux enfants était notre tâche quotidienne et notre joie. Hermogènemontrait un penchant prononcé pour l’état militaire ; son pèrefut obligé de l’envoyer au chef-lieu, où il commença sa carrière,sous les auspices du gouverneur, qui était un vieil ami dubaron.

« Il y a trois ans seulement que le barona recommencé de passer l’hiver au chef-lieu, où Aurélie et moi nousl’accompagnions. Il l’a fait en partie pour être plus près de sonfils pendant quelques mois de l’année, en partie aussi pour revoirses amis, qui ne cessaient de l’y engager. L’apparition auchef-lieu de la nièce du gouverneur, qui venait de la résidence,faisait alors sensation. Elle n’avait plus de parents et s’étaitmise sous la protection de son oncle, bien qu’elle occupât à elleseule une des ailes du palais, fît maison à part et eût prisl’habitude de grouper le beau monde autour d’elle. Sans vousdécrire Euphémie de plus près, ce qui serait d’autant plus inutileque vous allez bientôt la voir vous-même, je me contenterai de vousdire, mon révérend, que tous ses gestes, toutes ses paroles étaientanimés d’une grâce indicible, qui rendait irrésistible le charme desa beauté distinguée. Partout où elle se montrait, elle éveillaitune vie nouvelle et se voyait honorée d’hommages brûlants etenthousiastes. Elle arrivait même à enflammer les hommes les plusfrivoles ou les plus froids ; de sorte que ceux-ci, comme sousl’effet d’une inspiration, s’élevaient au-dessus de leurmesquinerie quotidienne et, ravis, goûtaient jusqu’à l’ivresse lesdélices d’une vie supérieure, qui leur était jusqu’alors restéeinconnue. Naturellement, elle ne manquait pas d’adorateurs, quichaque jour imploraient leur divinité avec ferveur. Mais jamais onn’eût pu dire avec certitude qu’elle préférait celui-ci oucelui-là. Au contraire, grâce à une ironie espiègle qui, loind’offenser, stimulait et excitait, comme de très fortes épices,elle savait s’attacher indissolublement tous ses soupirants ;tous, sous l’empire d’un charme puissant, s’agitaient gaiement etjoyeusement dans le même cercle magique. Cette Circé avait fait surle baron une impression étonnante. De son côté, dès qu’elle levoyait, elle était à son égard d’une prévenance qui semblaitprovenir d’un respect plein de candeur. À chaque conversationqu’ils avaient ensemble, elle affirmait des qualités d’espritextraordinaires et une profondeur de sentiment qu’il avait rarementtrouvées chez d’autres femmes. Elle rechercha et obtint l’amitiéd’Aurélie, en se montrant envers elle d’une tendresseinexprimable ; elle en prit soin avec tant de chaleur qu’ellene dédaignait même pas de s’occuper des plus petits détails de satoilette. Elle avait pour elle les soins d’une mère. Elle savait,en brillante société, corriger l’inexpérience de la jeune fille,avec un tact si parfait que son aide, loin d’être remarquée, neservait qu’à faire ressortir l’intelligence naturelle et lesentiment juste et profond d’Aurélie, de sorte que bientôt la jeunefille fut honorée des plus hautes marques d’estime.

« Le baron se répandait, à chaqueoccasion, en louanges sur Euphémie, et c’est à ce sujet que, pourla première fois peut-être de notre vie, nous fûmes d’une opiniontout à fait différente. Je gardais ordinairement, en société, lerôle muet et attentif d’observateur, plutôt que d’entrer dans levif des confidences et des entretiens. Euphémie, qui, dans sonhabitude de n’oublier personne, avait de temps en temps échangéavec moi quelques paroles aimables, m’était apparue comme un êtreextrêmement étonnant et je l’avais étudiée très attentivement. Jereconnaissais bien qu’elle était la plus belle, la plus charmantedes femmes et que sa conversation était étincelante d’esprit etd’âme et, cependant j’éprouvais pour elle une aversion tout à faitinexplicable. Je ne pouvais même pas réprimer une certaineinquiétude qui me saisissait aussitôt qu’elle me regardait ouqu’elle commençait à me parler. Ses yeux, d’où jaillissaient deséclairs lorsqu’elle croyait n’être pas vue, brillaient d’un feutout à fait étrange et qui avait quelque chose de funeste. Sur sabouche, d’ailleurs aux contours délicats, se jouait une ironieméchante qui était souvent la marque la plus visible d’un dédainperfide. Il m’arrivait alors d’être pris d’un tremblementintérieur. Le fait qu’elle regardait souvent ainsi Hermogène medonna la certitude que derrière ce beau masque étaient cachées biendes choses que personne ne soupçonnait. Je ne pouvais, il est vrai,opposer aux louanges démesurées du baron que mes observationsphysionomiques, auxquelles il n’accordait pas la moindre valeur.Bien plus, il voyait dans l’aversion secrète que j’avais pourEuphémie une idiosyncrasie tout à fait remarquable. Il me confiaque la jeune femme était vraisemblablement appelée à entrer dans lafamille et qu’il allait faire tout ce qui dépendrait de lui pourl’unir plus tard à Hermogène. Celui-ci entra dans la pièce aumoment où nous en parlions très sérieusement et où je tendais àjustifier mon opinion sur Euphémie, en faisant valoir toutes lesraisons possibles. Le baron, habitué à agir toujours rapidement etouvertement, lui fit part sur-le-champ de ses plans et de sesdésirs concernant Euphémie. Hermogène écouta avec calme tout ce quele baron lui dit à ce sujet et à la louange extrêmemententhousiaste de cette demoiselle. Lorsque ce discours élogieux futterminé, Hermogène répondit qu’il ne se sentait pas le moins dumonde attiré vers Euphémie, qu’il ne pourrait jamais l’aimer, et ilpria affectueusement son père de renoncer au projet qu’il avaitformé. Le baron fut consterné de voir ainsi s’effondrer, à lapremière ouverture, le plan qu’il caressait. Cependant, ils’efforça d’autant moins de faire pression sur son fils qu’il neconnaissait même pas les sentiments d’Euphémie à ce sujet. Bientôt,cédant à sa gaieté et à sa bonne humeur habituelles, il se mit àplaisanter sur sa malheureuse tentative. Il pensait que son filspartageait l’idiosyncrasie dont j’étais affligé, bien qu’il necomprît pas comment, chez une femme aussi jolie et intéressante, ilpût y avoir quelque chose d’antipathique.

« Naturellement, sa conduite enversEuphémie ne varia pas. Il était tellement habitué à elle qu’il nepouvait passer un jour sans la voir. Une fois, qu’il était tout àfait gai et de bonne humeur, il lui dit en plaisantant qu’il n’yavait qu’un seul homme dans toute la société qui ne fût pas éprisd’elle, et cet homme c’était Hermogène. Et il lui avoua qu’il avaitde tout cœur désiré l’unir à elle, mais qu’il s’était heurté à unrefus opiniâtre. Euphémie alors déclara que, si l’établissement derelations plus étroites avec le baron lui semblait désirable, cen’était pas par l’intermédiaire d’Hermogène qu’elle le souhaitait,car il était trop sérieux et trop renfermé pour elle. À partir dumoment où eut lieu cette conversation, que le baron me racontaaussitôt, les attentions d’Euphémie pour lui et pour Aurélieredoublèrent ; par de légères allusions même, elle fitentendre au baron qu’une union avec lui correspondrait à l’idéalqu’elle s’était fait d’un mariage heureux. Tout ce qu’on pouvaitlui opposer concernant la différence d’âge, elle savait le réfuterde la façon la plus persuasive. Et, en tout, elle poursuivait ainsison chemin pas à pas, si tranquillement, avec tant de finesse etd’adresse, que le baron en arrivait à croire que toutes les idées,tous les désirs que lui insufflait en quelque sorte Euphémievenaient de lui. Plein de force et de vie comme il l’était, unepassion de jeune homme ne tarda pas à brûler en lui. Il était troptard pour que je pusse arrêter cette fougue amoureuse. Peu de tempsaprès, au grand étonnement de tout le monde, Euphémie devenait lafemme du baron. Il me sembla que le fantôme menaçant et terriblequi, de loin, avait jeté en moi l’inquiétude, venait de mettre lepied dans ma vie et que je devais veiller, me tenir soigneusementsur mes gardes, dans l’intérêt de mon ami et aussi dans lemien.

« Hermogène apprit le mariage de son pèreavec une froide indifférence. Aurélie, la chère enfant, remplied’appréhensions, fondit en larmes. Peu après le mariage, Euphémiedésira se retirer dans les montagnes. Elle y vint et je suis forcéd’avouer que sa conduite ne changea pas, qu’elle conserva sa grandeamabilité ordinaire. Involontairement, elle provoquait en moil’admiration. Deux années s’écoulèrent ainsi dans le calme et lajoie complète. Chaque hiver nous revînmes habiter la ville et làaussi la baronne manifesta un tel respect pour son mari, fit montrede tant d’attentions à son égard, allant jusqu’à prévenir sesmoindres désirs, qu’elle imposa silence à l’envie empoisonnée.Aucun des jeunes gens qui avaient rêvé de donner libre cours àleurs galanteries auprès de la baronne ne put se permettre lemoindre propos. Cependant, dans le courant du second hiver, jecommençai à avoir de graves soupçons. Il se peut que cette foisencore j’aie été seul et que mes doutes soient provenus de monidiosyncrasie, à peine atténuée, de naguère. Avant le mariage dubaron, le comte Victorin, très beau jeune homme, major dans lagarde d’honneur, et qu’on ne voyait que de temps en temps auchef-lieu, avait été parmi les plus ardents adorateurs d’Euphémie.Il était le seul auquel, d’une façon involontaire, semblait-il, etcomme entraînée par l’impression du moment, elle prêtât uneattention marquée. On disait même, en tablant sur les apparences,qu’une liaison étroite existait entre eux ; mais cette rumeurs’éteignit comme elle avait pris naissance, c’est-à-dire sans qu’ony attachât grande importance. Cet hiver-là, le comte Victorin étaitjustement revenu à la ville, et, naturellement, il fréquentait lessalons d’Euphémie ; il avait l’air, cependant, de ne pass’occuper d’elle le moins du monde ; il paraissait même plutôtl’éviter intentionnellement. Toutefois, je crus souvent remarquerque dans leurs regards, lorsqu’ils se rencontraient et croyaientn’être pas vus, brûlait, comme un feu dévorant, la flamme ardentedu désir et de la volupté.

« Un soir, j’étais chez le gouverneur.Une brillante société s’y trouvait réunie. Je me tenais appuyé dansl’embrasure d’une fenêtre, de sorte que les somptueux rideauxformant draperie me cachaient à demi. Le comte Victorin étaitdebout à quelques pas seulement devant moi. À ce moment, Euphémie,dans une toilette plus charmante que jamais et toute rayonnante debeauté, passa à côté de lui. D’un geste dénotant une vive passion,il lui saisit le bras. Excepté moi, personne ne pouvait l’avoirremarqué. Elle eut un tressaillement visible et le fixa d’un regardvraiment extraordinaire. Ce regard exprimait l’amour le plusbrûlant, la soif la plus ardente de voluptés. Ils murmurèrentquelques mots, que je ne compris pas. Euphémie, je crois, s’aperçutde ma présence. Elle se tourna brusquement, mais j’entendisdistinctement ces mots : “On nous voit.” J’étais pétrifiéd’étonnement, d’effroi et de douleur. Ah ! mon révérend,comment vous décrire les sentiments qui m’agitaient ! Pensez àmon amour, à mon fidèle attachement pour le baron, à mes mauvaispressentiments, qui maintenant s’étaient accomplis, car cesquelques mots m’avaient appris l’existence d’une liaison intimeentre la baronne et le comte. Je devais provisoirement garder lesilence ; mais je résolus de surveiller la baronne avec desyeux d’argus, me promettant, lorsque j’aurais la certitude de soncrime, de briser les liens indignes qui tenaient attaché à cettefemme mon malheureux ami. Mais qui peut lutter contre la ruse dudémon ? Mes efforts furent vains, complètement vains. Et quantà apprendre au baron ce que j’avais vu et entendu, c’eût étéridicule, car la rusée aurait trouvé assez de moyens pour mereprésenter comme un être absurde, un pauvre fou qui a desvisions.

« La neige couvrait encore les montagnes,lorsque au printemps nous revînmes ici. J’allai, cependant, m’ypromener plusieurs fois. Au cours d’une de ces excursions, jerencontrai au village voisin un paysan dont la démarche etl’attitude avaient quelque chose d’étrange ; il détourna latête, je reconnus le comte, mais au même instant il disparutderrière les maisons et il me fut impossible de le retrouver.Évidemment, ce ne pouvait être que son intrigue avec la baronne quilui avait fait prendre ce déguisement. Justement, à l’heureactuelle, j’en ai la certitude, il se trouve encore ici. J’ai vupasser son chasseur à cheval. Je ne comprends toutefois paspourquoi il ne va pas retrouver la baronne à la ville. Il y a troismois, le gouverneur tomba gravement malade et manifesta le désir devoir Euphémie. Elle se rendit immédiatement auprès de lui avecAurélie. Seule une indisposition empêcha le baron de lesaccompagner. Alors, le malheur et la tristesse s’abattirent surnotre maison. Peu après son arrivée, la baronne écrivit à son mariqu’Hermogène avait été soudain pris d’une mélancolie dégénérantsouvent en folie furieuse. Il errait alors solitaire, maudissant ladestinée et se maudissant lui-même. Tous les efforts des médecinset des amis étaient jusqu’à présent restés vains. Vous devinez, monrévérend, quelle impression cette nouvelle fit sur le baron. La vuede son fils dans cet état lui aurait causé un choc trop violent, jepartis donc seul à la ville. Grâce au traitement énergique qu’onlui fit suivre, Hermogène fut délivré de ses accès de violencefolle, mais une calme mélancolie, que les médecins regardaientcomme incurable, avait succédé à cet état. Quand il me vit, il futprofondément ému ; il me dit qu’il lui fallait renoncer à lacarrière militaire, qu’une fatalité malheureuse le voulait ainsi etque l’entrée dans un cloître pourrait seule sauver son âme de ladamnation éternelle. Je le trouvai déjà dans le costume qu’ilportait tout à l’heure quand vous l’avez vu. Malgré sa résistanceje réussis enfin à l’amener ici. Il est calme, mais n’abandonne pasl’idée qu’il a prise de se retirer du monde, et tous les efforts envue de connaître l’événement qui l’a plongé dans cet état restentstériles. Pourtant la découverte de ce secret nous mettraitpeut-être sur la voie d’un remède efficace.

« Il y a quelque temps, la baronneécrivit que, sur les conseils de son confesseur, elle allait nousenvoyer un ecclésiastique dont le commerce et l’assistanceconsolatrice auraient peut-être sur Hermogène un meilleur effet quetoute autre chose, puisque sa folie revêtait, de toute évidence, uncaractère religieux. Je me réjouis profondément, mon révérend, que,grâce au heureux hasard qui vous a conduit à la ville, le choix aitporté sur vous. Vous pourrez rendre à une famille accablée sous lepoids du malheur la tranquillité perdue, si vous donnez à vosefforts, que Dieu veuille bénir, un double but. Recherchez lesecret affreux d’Hermogène ; son âme sera allégée s’il s’ouvreà vous, quand bien même ce ne serait que par la voie de laconfession ; l’Église le rendra ainsi au monde et à ses joies,auxquels il appartient, et il n’ira pas s’enterrer dans la celluled’un cloître. Mais approchez-vous aussi de la baronne. Vous saveztout. Vous pensez comme moi que, si mes remarques ne suffisent paspour qu’on bâtisse sur elles une accusation contre la baronne, ilest difficile d’admettre que j’aie été l’objet d’une illusion etque mes soupçons soient injustes. Vous serez tout à fait de monavis quand vous aurez vu Euphémie et que vous la connaîtrez. Detempérament, elle est dévote ; peut-être réussirez-vous, grâceà vos dons particuliers d’orateur, à pénétrer le fond de son cœur,à l’émouvoir et à la rendre meilleure, pour qu’elle cesse enversmon ami cette trahison qu’elle commet aux dépens de son salut. Jedois encore vous dire, mon révérend, qu’à de certains moments il mesemble que le baron porte en lui une grande peine, dont il me taitl’origine ; car, en dehors du chagrin que lui cause l’étatd’Hermogène, il est visiblement en lutte avec une pensée qui necesse de le poursuivre. Il m’est venu à l’esprit que peut-être unmalheureux hasard lui avait fourni des preuves plus convaincantesencore que celles que je possède des relations criminelles de labaronne avec le maudit comte. Mon révérend, je recommande aussi lebaron, cet ami de mon cœur, à vos soins spirituels. »

Ce disant, Reinhold termina son récit, quim’avait causé mille souffrances, car le plus étrange conflit sedéroulait alors en mon être. Mon propre moi, devenu le jouet crueld’une destinée capricieuse et revêtant des formes étrangères,flottait sans relâche sur une mer d’événements dont les flotsmugissants venaient l’assaillir. Je n’arrivais plus à me retrouvermoi-même. Évidemment, c’était le hasard et non ma volonté qui avaitguidé ma main et précipité Victorin dans l’abîme. Je prends saplace ; mais, pour Reinhold, je suis le frère Médard, leprédicateur du cloître de B… et, pour lui, je suis ce quevéritablement je suis. Cependant, l’intrigue de Victorin avec labaronne, c’est moi qui la poursuis, car c’est moi qui suisVictorin. Je suis ce que je parais, et je ne parais pas ce que jesuis. Je suis pour moi-même une énigme inexplicable ! Je suisen lutte avec mon moi !

En dépit de la tempête déchaînée en moi, jeréussis à feindre le calme qui convient à un ecclésiastique et jeme rendis chez le baron. Je trouvai un homme âgé dont les traitseffacés dénotaient encore cependant la meilleure des santés et unerare vigueur. Le chagrin, plutôt que les années, avait creusé deprofondes rides sur son vaste front et argenté ses cheveux. Malgrécela, il régnait encore, dans sa conversation et dans sa conduite,une gaieté et une bonne humeur qui attiraient irrésistiblement.Lorsque Reinhold me présenta comme le religieux dont la venue avaitété annoncée par la baronne, il me fixa d’un regard pénétrant qui,petit à petit, devint plus bienveillant, surtout quand Reinhold luidit m’avoir entendu prêcher quelques années auparavant au cloîtrede B… et s’être convaincu que je possédais des qualités oratoiresvraiment rares. Le baron alors me tendit cordialement la main etdit, en se tournant vers Reinhold :

« Je ne peux dire l’effet singulier quem’a fait à première vue le visage du révérend ; il éveillaiten moi un souvenir qui s’efforçait en vain de prendre une formedistincte et vivante. »

Ce fut, pour moi, comme s’il eût dit :« Mais c’est le comte Victorin ! » Car je croyais,d’une façon étonnante, être réellement Victorin. Je sentais monsang bouillonner violemment en moi et venir colorer mes joues. Jeme reposais heureusement sur Reinhold, qui me connaissait comme lefrère Médard. Mais cela me semblait être un mensonge. Rien nepouvait me tirer de cette situation embrouillée.

Le baron voulait que je fisse aussitôt laconnaissance d’Hermogène, mais on ne put le trouver nulle part. Onl’avait vu se diriger vers la montagne et l’on ne s’était plussoucié de lui, car il lui était déjà arrivé de rester ainsi dehorsun jour entier. Je passai toute la journée en compagnie de Reinholdet du baron. Peu à peu, je pris confiance au point que, le soir, jeme sentais assez de force et de courage pour aller hardimentau-devant des événements mystérieux qui semblaient m’attendre. Lanuit, lorsque je fus seul, j’ouvris le portefeuille et j’eus laconviction que c’était bien le corps fracassé du comte Victorin quigisait au fond de l’abîme. Toutefois, le contenu des lettres étaitsans importance, pas une syllabe de l’une d’elles ne m’introduisaitdans sa vie intime. Sans m’en préoccuper davantage, je décidai dem’abandonner aux volontés de la destinée, lorsque la baronne seraitrevenue et me verrait. Le jour suivant, dans la matinée, et alorsqu’on ne l’attendait pas du tout, elle rentra avec Aurélie. Je lesvis descendre toutes deux de voiture, reçues par le baron et parReinhold, et passer le portail du château. J’allais et venais dansma chambre plein d’inquiétude et assailli d’appréhensions étranges.Cela ne dura pas longtemps ; je fus appelé. La baronne, unefemme jolie, charmante, encore dans la fleur de l’âge, vint à marencontre.

Lorsqu’elle me vit, elle sembla singulièrementémue, sa voix tremblait, à peine pouvait-elle trouver ses mots. Sonembarras évident me donna du courage. Je la regardai effrontémentdans les yeux et lui donnai la bénédiction, selon les usages ducouvent. Elle pâlit et fut obligée de s’asseoir. Reinhold meregardait en souriant, joyeux et content. Au même instant, la portes’ouvrit, et le baron entra avec Aurélie, sa fille.

Aussitôt que j’aperçus Aurélie, un rayon defeu descendit en moi et alluma tous les sentiments les plusmystérieux, les désirs les plus délicieux, l’enthousiasme du plusardent des amours, faisant ainsi vivre tout ce qui en d’autrestemps n’avait vibré en moi que sous forme de pressentimentlointain. Bien mieux, la vie même pour moi ne naissait qu’àprésent, car tout ce que j’en connaissais précédemment était sanschaleur et se mourait misérablement dans la nuit déserte que jelaissais derrière moi. C’était elle que j’avais vue dans leconfessionnal, lors de ma miraculeuse vision. Ce regardmélancolique et candidement pieux, ces yeux d’un bleu sombre, ceslèvres aux formes délicates, cette nuque légèrement penchée commedans le recueillement de la prière, cette taille svelte et haute,ce n’était pas Aurélie, c’était sainte Rosalie elle-même. Jusqu’auchâle bleu azuré que portait Aurélie par-dessus sa robe rougefoncé, avec l’arrangement original de ses plis qui rappelait lecostume de sainte Rosalie sur le tableau du cloître, et précisémentcelui de l’inconnue de ma vision ! Qu’était pour moi la beautésensuelle de la baronne à côté du charme céleste d’Aurélie !Je ne voyais qu’elle, tout disparaissait autour de moi. Il étaitimpossible que mon grand trouble échappât aux personnesprésentes.

« Que vous arrive-t-il, monrévérend ? dit le baron. Vous avez l’air étrangementému. »

Ces mots me rappelèrent à moi-même. Je sentisnaître en moi sur-le-champ une force surhumaine, un courage dont jen’avais eu nulle idée jusqu’alors et qui me rendait capable defaire face à tous les dangers, car Aurélie devait être le prix dela lutte.

« Félicitez-vous, monsieur le baron,m’écriai-je, comme saisi soudain d’un enthousiasme élevé.Félicitez-vous ! Une sainte se promène en ces murs, parminous ! Bientôt le ciel va s’entrouvrir et laissera tomber sabénédiction sereine ! Sainte Rosalie, elle-même, entourée desanges, apportera la consolation et la joie à ceux qu’accablait lemalheur et qui l’imploraient pieusement et avec ferveur. J’entendsles hymnes des esprits glorieux qui aspirent ardemment après lasainte et, l’appelant dans leurs chants, descendent lentement surdes nuages de lumière. Je vois sa tête, qu’illumine uneresplendissante auréole, dressée vers le chœur des saints qu’elleaperçoit : Sancta Rosalia, ora pronobis ! »

Je tombai à genoux, les yeux tournés vers leciel, les mains jointes dans l’attitude de la prière, et toussuivirent mon exemple. Personne ne me questionna plus : onattribua à une inspiration l’explosion subite de mon enthousiasme,si bien que le baron résolut de faire dire des messes à l’autel desainte Rosalie dans la cathédrale de la ville. Je m’étais ainsiadmirablement tiré de mon embarras ; je me sentais de plus enplus disposé à tout oser, car une seule chose m’intéressait :la possession d’Aurélie, pour laquelle je faisais moi-même bonmarché de ma vie. La baronne était dans une disposition étrange.Ses yeux me poursuivaient, mais, aussitôt que je la regardaistranquillement, elle les laissait errer çà et là.

La famille s’était retirée dans une autrepièce. Je descendis vivement au jardin, j’en parcourus les alléestout en étudiant et repoussant tour à tour mille résolutions, milleplans, mille idées ayant trait à ma vie future au château. Le soirétait déjà tombé, lorsque je vis Reinhold venir à moi. Il me fitsavoir que la baronne, toute pénétrée de mon pieux enthousiasme,désirait me parler dans sa chambre. À peine entrai-je que labaronne fit quelques pas à ma rencontre, et, me saisissant les deuxbras, elle me regarda fixement dans les yeux ens’écriant :

« Est-ce possible ! Est-cepossible ! Es-tu le capucin Médard ? Mais cette voix,cette démarche, tes yeux, tes cheveux ! Parle ! Je meursde doute et d’inquiétude.

– Victorin », murmurai-je toutdoucement.

Alors elle m’enlaça avec la fougue impétueused’une volupté indomptable. Un torrent de feu se répandit dans mesveines, tout mon sang bouillonna, mes sens m’abandonnèrent,j’éprouvai d’ineffables délices, un ravissement insensé. Mais, mêmeen péchant, toute mon âme était tournée vers Aurélie, et c’est àelle seule qu’à l’instant où je brisais mes vœux, je sacrifiais lesalut de mon âme. Oui ! Aurélie seule vivait en moi ; moncœur entier était rempli d’elle, et, pourtant, je me sentaiseffrayé en pensant que déjà au repas du soir je la reverrais. Il mesemblait que son pieux regard allait me reprocher mon horriblepéché et que, démasqué, je m’effondrerais, abîmé de honte. De même,je ne pouvais me décider à revoir la baronne tout de suite après depareils moments. Tout cela me détermina à rester dans ma chambre,en prétextant que j’étais retenu par mes dévotions, lorsqu’onm’appela pour me mettre à table. Toutefois, quelques jourssuffirent pour vaincre cette timidité et ce manque d’assurance. Labaronne était l’amabilité même, et plus notre pacte se resserrait,plus nous nous abandonnions à nos joies criminelles, plus elleredoublait d’attentions envers le baron. Elle m’avoua que matonsure, ma barbe naturelle, de même que ma démarche tout à faitmonacale, qui déjà n’était plus aussi austère qu’au début, luiavaient causé mille angoisses. Au moment de ma soudaine invocationenthousiaste à sainte Rosalie, elle était presque convaincue qu’uneerreur, un hasard ennemi avait déjoué les plans simachiavéliquement combinés avec Victorin et envoyé à sa place unmaudit capucin. Elle admirait ma prévoyance allant jusqu’à me fairetonsurer et à laisser pousser ma barbe ; elle s’émerveillaitque j’eusse si bien adopté la démarche et l’attitude qui convenaità mon rôle, à un point, disait-elle, que souvent elle avait besoinde bien me regarder dans les yeux pour ne pas être prise d’un doutegrotesque.

Parfois, le piqueur de Victorin, déguisé enpaysan, se montrait à l’orée du parc ; je ne manquais pasalors d’aller lui parler en cachette et de l’engager à se tenirprêt pour pouvoir fuir avec moi en cas de danger. Le baron etReinhold semblaient au plus haut point contents de moi et mepriaient vivement de mettre à contribution tout le pouvoir dont jedisposais pour arriver à vaincre les idées noires d’Hermogène. Ilne m’avait pas encore été possible de lui dire un seul mot, car ilévitait visiblement toute occasion de se trouver seul avec moi. Etlorsqu’il me rencontrait avec le baron ou avec Reinhold, il mejetait des regards si étranges que j’avais réellement de la peine àréprimer aussitôt une certaine gêne. On eût dit qu’il lisait aufond de mon âme et épiait mes plus secrètes pensées. Une mauvaisehumeur insurmontable, une animosité réprimée, une colèredifficilement maîtrisée se peignaient sur son visage pâle aussitôtqu’il m’apercevait. Un jour que je me promenais dans le parc, il setrouva précisément en face de moi sans qu’il s’y attendît. Je crusle moment opportun pour engager la conversation avec lui. Lorsqueje vis qu’il voulait m’échapper, je lui pris vivement la main. Montalent oratoire me permit alors d’être si pénétrant, si onctueuxqu’il me parut réellement devenir attentif et ne pouvoir réprimerune certaine émotion. Nous nous étions assis sur un banc de pierreau bout d’une allée qui menait au château. Mon enthousiasmeaugmentait à mesure que je parlais. Je lui dis que l’homme commetun péché si, dévoré par un chagrin secret, il dédaigne laconsolation et l’assistance que l’Église offre aux affligés ;il va ainsi de façon hostile à l’encontre des buts de la vie régléspar une puissance suprême.

« Oui, ajoutai-je, le criminel lui-mêmene doit pas douter du pardon céleste, car ce doute lui ravit lafélicité du ciel, qu’il pourrait conquérir en se lavant du péchépar la pénitence et la prière. »

Je l’invitai enfin à me confesser sur-le-champet à m’ouvrir son cœur, comme il le ferait devant Dieu, et jel’assurai d’avance de l’absolution de toutes ses fautes. À cetinstant, il se leva, ses sourcils se froncèrent, ses yeuxflamboyèrent, son visage cadavérique s’empourpra et, d’une voix quirésonna étrangement, il s’écria :

« Es-tu donc exempt du péché pour oser,comme le plus pur des hommes, et comme Dieu lui-même que tuoutrages, vouloir lire en mon âme ; pour te permettre dem’accorder le pardon de mes fautes, toi qui lutteras vainement pourobtenir l’absolution de tes péchés, toi qui rechercherasinutilement les félicités du ciel, qui te sont interdites àjamais ? Misérable hypocrite, bientôt sonnera l’heure du justechâtiment. Écrasé alors sous le pied comme un ver malfaisant, tedébattant dans les affres d’une mort ignominieuse, c’est en vainque tu appelleras à l’aide, que tu aspireras, en te lamentant, à lafin de ton indicible tourment, jusqu’à ce que tu périsses dans lafolie et le désespoir. »

Il s’éloigna vivement. J’étais brisé,anéanti ; j’avais perdu toute contenance et tout courage.J’aperçus alors Euphémie, qui sortait du château. Elle était enchapeau et avait un châle sur les épaules, comme si elle sedisposait à faire une promenade. Je ne pouvais trouver deconsolation et d’assistance que chez elle. Je me précipitai à sarencontre. En voyant mon visage décomposé, elle s’effraya et medemanda ce qui m’avait mis en cet état. Je lui racontai fidèlementtoute la scène que je venais d’avoir avec Hermogène, en ajoutantque je craignais qu’un hasard malheureux ne lui eût trahi notresecret. Euphémie ne parut nullement s’inquiéter de tout cela. Ellese mit à sourire d’une façon si étrange que j’en frissonnai et medit : « Entrons plus avant dans le parc, ici l’on nousvoit trop, et cela pourrait surprendre que le révérend père Médardme parle avec tant de véhémence. »

Nous nous étions avancés dans un bosquet toutà fait écarté. Alors elle me prit dans ses bras avec fougue etpassion. Ses baisers ardents et enflammés me brûlaient leslèvres.

« Calme tes doutes et tes craintes,Victorin ! s’écria-t-elle. Je suis même enchantée que cela sesoit passé ainsi avec Hermogène. À présent je peux enfin te parlerde beaucoup de choses, sur lesquelles j’ai gardé le silence pendantsi longtemps. Avoue que j’ai su conquérir une rare dominationmorale sur tous les gens de mon entourage ; je crois,d’ailleurs, que c’est plus facile à la femme qu’à l’homme. Et celapour une raison bien simple. Outre le charme indiciblementirrésistible dont la nature a paré extérieurement la femme, en elleréside ce principe supérieur qui unit son charme et sa puissancemorale, en fait un seul et même élément, grâce auquel elle peutimposer sa volonté. C’est en sortant de soi-même qu’on peutcontempler d’un autre point de vue son propre moi, qui apparaîtalors comme un instrument cédant à la volonté supérieure qu’on a depoursuivre le but qu’on s’est assigné comme le plus haut dans lavie. Et sais-tu quelque chose de plus élevé que d’imposer savolonté, que de dominer la vie dans la vie, que de retenirarbitrairement, à son gré, comme sous le charme d’une forcemagique, tous ses phénomènes et ses joies multiples ? Toi,Victorin, tu fais partie des rares personnes qui m’ont comprise,parce que, toi aussi, tu as su te dégager de ton moi et leconsidérer d’un autre point de vue. C’est pourquoi je n’ai pashésité à te porter comme mon royal époux sur le trône de mon cœur.Le mystère a augmenté le charme de notre pacte, et notre séparationapparente n’a servi qu’à ouvrir un champ plus vaste à notre capricefantastique, qui, pour notre divertissement, se rit des règlesordinaires de la vulgaire vie quotidienne. Notre rencontre actuellen’est-elle pas un chef-d’œuvre d’audace, conçu par un espritsupérieur qui se moque de l’impuissance des barrièresconventionnelles ? Le baron est, pour moi, une machine dont jesuis extrêmement rebutée et que j’ai usée à mon service. Il est làcomme une roue de rebut jetée à la ferraille. Reinhold est trop peuintelligent pour mériter mon attention. Aurélie est une bonneenfant. Nous n’avons affaire qu’à Hermogène.

« Je t’ai déjà dit qu’il fit sur moi,aussitôt que je le vis, une impression profonde. Je le crus capabled’entrer dans la vie élevée que je voulais lui ouvrir et, pour lapremière fois, je me trompai. Il y avait en lui un principe quim’était hostile et le faisait s’élever constamment contremoi ; mieux, le charme dont j’enveloppais involontairementtous les autres l’éloignait. Il restait froid, sombre et fermé. Laforce particulièrement étonnante avec laquelle il s’opposait à mavolonté ne faisait qu’exciter mon ressentiment et le désir quej’avais d’entamer une lutte avec lui au cours de laquelle il eûtsuccombé. Cette lutte, j’allais l’entreprendre, lorsque le baronm’apprit qu’il avait proposé à Hermogène de nous unir et quecelui-ci n’avait voulu de cette union à aucun prix.

« Au même moment, comme un éclair divin,la pensée pénétra en moi d’épouser le baron lui-même et d’écarterainsi en même temps de mon chemin toutes les petites considérationsconventionnelles qui très souvent s’opposaient à mes desseins. Tuavais des doutes, Victorin, lorsque je t’en parlai ; je les airéfutés en rendant au bout de quelques jours le vieux follementamoureux ; et ce que je voulais, je le lui fis considérercomme l’accomplissement d’un désir secret qu’il n’osait formuler.Cependant, au fond de mon cœur vivait toujours l’idée de me vengerd’Hermogène, ce qui maintenant allait m’être plus facile, tout enme procurant une plus grande satisfaction. Le coup n’avait étéretardé que pour être plus sûrement mortel. Si je ne lisais pasaussi bien en toi, si je ne savais pas que tu peux t’élever à lahauteur de mes vues, j’hésiterais à t’en dire plus sur une chosequi maintenant est arrivée. J’attendis l’occasion favorable pour lefrapper au cœur. À la ville, je me montrai sombre et repliée surmoi-même, formant ainsi contraste avec Hermogène, qui s’abandonnaitgaiement et joyeusement à ses vivantes occupations militaires. Lamaladie de mon oncle m’interdisait toutes les brillantes réunionset j’évitais même les visites de mon plus proche entourage.

« Hermogène vint me voir, sans douteuniquement pour remplir les devoirs qu’il devait à une mère ;il me trouva plongée dans de tristes pensées. Tout étonné duchangement qui s’était opéré en moi, il m’en demanda la cause. Jelui déclarai, en fondant en larmes, que le mauvais état de santé dubaron, qui s’efforçait de me cacher la gravité de son mal, mefaisait craindre de le perdre bientôt et que cette pensée m’étaitaffreuse, insupportable. Il fut très affecté ; et, lorsque jelui dépeignis, avec les apparences de la douleur la plus profonde,le bonheur de notre union, que j’entrai tendrement dans les pluspetits détails de notre vie à la campagne, lorsque j’appuyai sur lagrandeur d’âme du baron, mettant en pleine lumière toutes sortes dequalités, de façon que ressortît toujours plus nettement lavénération sans bornes que j’avais pour lui et qu’il vît combien mavie était liée à celle de son père, son étonnement ne fit quegrandir et se changea en admiration. Il était visiblement en lutteavec lui-même ; mais le pouvoir qui maintenant avait pénétréen lui, comme si c’eût été mon propre moi, vainquit le principeennemi qui autrefois s’opposait à ma volonté ; j’étaiscertaine de triompher, lorsqu’il revint le lendemain soir. Il metrouva seule, encore plus triste, plus émue que la veille. Je luiparlai du baron et de mon inexprimable désir de le revoir. Bientôtil ne fut plus le même. Il était attaché à mes regards, d’oùsortait un feu dangereux, qui incendiait tout son être. Souvent,quand sa main tenait la mienne, je la sentais se crisperconvulsivement, et de profonds soupirs s’échappaient de sapoitrine. C’était cette exaltation involontaire et suprême quej’attendais. Le soir où il devait tomber, je ne dédaignais même pasces artifices qui sont si usés et qui toujours retrouvent leurpleine efficacité. Et cela arriva !

« Les suites en furent plus terribles queje ne me l’étais imaginé. Et elles accrurent mon triomphe, enconfirmant mon pouvoir de brillante façon. La violence aveclaquelle je combattis le principe hostile qui s’affirmait naguèreen Hermogène, comme un pressentiment étrange, avait brisé sonesprit. Et il sombra dans la folie, comme tu sais, sans que,cependant, tu en aies connu jusqu’ici la propre cause. Il est trèsremarquable que les fous – comme s’ils se trouvaient en étroiterelation avec l’esprit et s’ils subissaient plus facilement, sansle savoir, l’influence d’un principe spirituel étranger –, que lesfous lisent en nous ce qu’il y a de plus caché et l’exprimentbizarrement à leur façon. C’est pourquoi il est possible que, dansla position où nous nous trouvons, toi, Hermogène et moi, il aitpénétré mystérieusement ton secret et soit ton ennemi. Mais nousn’avons rien à redouter. Même s’il venait à manifester ouvertementson inimitié pour toi, même s’il s’écriait publiquement : “Nevous fiez pas à ce faux prêtre”, qui donc pourrait voir en sesparoles autre chose que de la folie, d’autant plus que Reinhold aété assez simple pour reconnaître en toi le fière Médard ?Maintenant il est certain que tu ne peux plus agir sur Hermogènecomme je l’avais pensé et voulu. Ma vengeance est à présentaccomplie et Hermogène n’est plus pour moi qu’un jouet inutilisabledont je veux me débarrasser. Il m’est d’autant plus insupportablequ’il semble s’être infligé comme pénitence de me regarder et qu’ilne détache pas de moi ses yeux hagards et sans vie. Il faut qu’ilparte ! Je compte donc sur toi pour le fortifier dans son idéed’entrer au cloître et pour intervenir vivement en même tempsauprès du baron et de son conseiller intime Reinhold, afin qu’ilsapprouvent son projet, en leur faisant valoir que le salut de sonâme est en jeu. Hermogène m’est devenu extrêmementantipathique ; souvent sa vue me trouble, il faut qu’ilparte ! La seule personne à qui il se montre sous un toutautre jour, c’est Aurélie, la pieuse et naïve enfant. Par elleseule, tu peux agir sur Hermogène ; aussi vais-je prendre desdispositions pour que vous soyez en relations plus étroites. Quandtu trouveras le moment propice, tu pourras aussi confier à Reinholdou au baron qu’Hermogène t’a confessé s’être rendu coupable d’uncrime grave que, conformément à ta mission, tu ne peuxnaturellement pas divulguer. Mais nous y reviendrons plus tard.Maintenant que tu es au courant de tout, Victorin, agis dans lesens que je désire et reste-moi dévoué. Aide-moi à mener ce mondepuéril de marionnettes qui se meut autour de nous. Il faut que lavie nous accorde ses jouissances les plus délicieuses, sans nousretenir dans son étroitesse. »

Nous aperçûmes le baron au loin ; nousnous dirigeâmes de son côté, tout en paraissant engagés dans unpieux entretien. J’avais peut-être besoin d’entendre l’aveud’Euphémie pour me rendre compte qu’il existait en moi-même uneforce prédominante qui m’animait, comme l’émanation d’un principesupérieur. Il s’était manifesté en mon être quelque chose desurhumain, qui m’avait subitement porté à un point de vue d’où toutm’apparaissait sous un autre jour et sous d’autres couleurs. Laforce d’esprit, la domination de la vie dont se vantait Euphémie meparaissaient dignes du plus grand mépris. Au moment où lamalheureuse croyait étourdiment pouvoir se jouer des enchaînementspérilleux de la vie, elle était livrée au hasard, ou mieux à ladestinée maligne qui conduisait ma main. Car c’était uniquement maforce enflammée par des puissances mystérieuses qui la contraignaità prendre pour ami et allié l’homme qui ne se couvrait desapparences de l’amitié que pour la tenir prisonnière comme uneennemie et la conduire à sa perte. L’égoïste vanité d’Euphémie mela rendait méprisable et ma liaison avec elle me devenait d’autantplus odieuse qu’Aurélie vivait en mon âme et qu’elle seule portaitle poids de mes péchés, en supposant que j’eusse encore considérécomme péchés ce qui me paraissait maintenant le summum de toutesles jouissances terrestres. Je résolus de faire le plus grand usagedu pouvoir qui était en moi et de m’emparer de ma baguette magiquepour décrire le cercle dans lequel devaient se mouvoir pour monplaisir toutes les apparitions. Le baron et Reinhold rivalisaientd’attentions pour me rendre très agréable la vie au château. Ils nesoupçonnaient pas le moins du monde mes relations avec Euphémie.Bien plus, souvent au cours d’un épanchement qui semblaitinvolontaire, le baron déclarait que, grâce à moi, il avaitretrouvé complètement son Euphémie. Ce qui semblait m’indiquerclairement que la supposition de Reinhold était juste, lorsqu’il medisait qu’un hasard avait dû mettre le baron sur la voie des fautesde sa femme.

Je voyais rarement Hermogène. Ilm’évitait ; ma vue lui causait une inquiétude et une angoissemanifestes. Le baron et Reinhold attribuaient cet effet aucaractère pieux et saint de ma personne qui l’intimidait et à monpouvoir de lire dans son âme en désordre. Aurélie aussi semblaitvouloir se dérober à mes regards ; elle se détournait de moiet, quand je lui parlais, elle était inquiète et gênée, comme sonfrère.

J’étais presque certain qu’Hermogène avaitconfié à Aurélie ses appréhensions terribles me concernant et qui,un instant, m’avaient ébranlé ; cependant, je croyais possiblede combattre cette mauvaise impression. Sans doute poussé parEuphémie, qui voulait me mettre plus étroitement en rapport avecAurélie, le baron me demanda d’initier sa fille aux mystères sacrésde la religion. Euphémie me procurait ainsi elle-même le moyend’atteindre aux délices dont mon imagination enflammée me faisaitvoir mille tableaux voluptueux. Cette vision, à l’église ducloître, était-ce autre chose qu’une promesse, faite par le pouvoirsupérieur qui agissait sur moi, de me donner la femme dont lapossession seule pouvait apaiser la tempête qui faisait rage en moncorps et semblait me livrer à des vagues déchaînées ? La vued’Aurélie, son approche, rien que le frôlement de sa robem’enflammaient. Le torrent de feu qui coulait dans mes veinesgagnait sensiblement le laboratoire de mes pensées ; c’estainsi que je lui parlai des mystères et des miracles de la religionen recourant à des images brûlantes, dont le sens profond étaitl’expression d’une frénésie voluptueuse, du plus ardent, du pluspassionné des amours. Je voulais que le feu de mes paroles eût surl’âme d’Aurélie l’effet de décharges électriques contre lesquelleselle se prémunirait en vain ; les images que je jetais en sonâme devaient, sans qu’elle s’en rendît compte, prendre undéveloppement merveilleux, devenir plus brillantes et plusétincelantes ; apparaissant alors dans leur véritablesignification, elles devaient la remplir de l’idée de jouissancesinconnues, jusqu’à ce que, martyrisée et déchirée par un désirindicible, elle se jetât d’elle-même dans mes bras.

Je me préparais soigneusement pour cesprétendues leçons à Aurélie. Je savais rendre mon langage toujoursplus expressif ; la pieuse enfant m’écoutait, recueillie, lesmains jointes et les yeux baissés, mais pas un mouvement, pas leplus léger soupir ne venait trahir l’impression profonde quej’attendais de mes paroles. Mes efforts ne me faisaient faire aucunprogrès. Au lieu d’allumer en Aurélie le feu funeste qui l’eûtlivrée à la séduction, je n’arrivais qu’à aviver la flamme qui metourmentait et me rongeait. Rageant de souffrance et de luxure, jenourrissais toutes sortes de projets pour perdre Aurélie. Et tandisque je feignais auprès d’Euphémie la joie et le ravissement, unehaine ardente germait en mon âme. Et cette haine, dans un étrangedésaccord, donnait à ma conduite auprès de la baronne quelque chosede farouche et de terrible dont elle s’effrayait.

Elle était bien éloignée de deviner le secretcaché en mon cœur et, involontairement, elle subissait de plus enplus l’autorité que je m’étais arrogée sur elle. Souvent, il mevenait à l’esprit de recourir à un acte de violence adroitementcalculé auquel succomberait, certainement, Aurélie et qui mettraitun terme à mon tourment. Mais dès que je la voyais, j’avaisl’impression qu’un ange se tenait près d’elle pour la protéger etla défendre, bravant la force de l’ennemi. Un frisson parcouraitalors mes membres et refroidissait mes mauvais desseins.

Enfin, je résolus de prier avec elle, car,dans la prière, la flamme de la dévotion est plus ardente, lessentiments les plus intimes s’éveillent, s’élèvent comme portés pardes vagues mugissantes, s’étendent, tels des polypes, pour saisirl’Inconnu qui doit calmer l’indicible désir dont l’âme estdéchirée ; alors, la chose terrestre prenant un caractèrecéleste peut hardiment contrecarrer les émotions de l’âme et, aumilieu de joies sublimes, promettre déjà ici-bas la réalisation del’infini ; la passion devient inconsciemment le jouet d’uneillusion, et l’aspiration vers ce qui est saint et divin setransforme en un inexprimable désir terrestre, d’un enivrementjamais éprouvé.

J’espérais que l’obligation, pour Aurélie, deréciter les prières que j’avais composées servirait mes desseinsperfides. Et il en fut ainsi.

Un jour qu’elle était agenouillée près de moi,répétant mes invocations, le regard tourné vers le ciel, ses jouesse colorèrent, son sein commença à s’agiter. Alors, comme emportépar l’ardeur de la prière, je saisis ses mains et les serrai contremon cœur. J’étais si près d’elle que je sentais la chaleur de soncorps ; les boucles de ses cheveux pendaient en liberté surses épaules. La furie de mes désirs me mettait hors de moi !Soudain je l’enlaçai dans un élan fougueux ; déjà mes baisersbrûlaient sa bouche et son sein, lorsqu’elle s’échappa de mes brasen poussant un cri perçant. Je n’eus pas la force de la retenir. Ilme semblait qu’un éclair me foudroyait. Elle se précipita dans lapièce contiguë, la porte s’ouvrit, et Hermogène apparut sur leseuil, où il s’arrêta, me fixant d’un regard terrible, effrayant,marqué de folie sauvage. Je ramassai toutes mes forces et,m’avançant audacieusement sur lui, je lui criai sur un ton hautain,impérieux : « Que viens-tu faire ici ? Va-t’en,fou ! » Mais, lui, étendant sa main droite, dit d’unevoix sourde et lugubre :

« Je venais pour me battre avec toi, maisje n’ai pas d’épée, et je m’aperçois que tu es la Mort même, quedes gouttes de sang tombent de tes yeux et adhèrent à tabarbe. »

Il disparut en faisant claquer la porte, melaissa seul, écumant de rage contre moi-même de m’être laisséentraîner par la passion du moment, ce qui maintenant pouvait metrahir et causer ma perte. Personne ne venait. J’eus le temps de meressaisir complètement, et le principe qui était en moi me suggérales moyens de parer à toutes les suites fâcheuses de ma malheureuseentreprise. Aussitôt que je le pus, je courus chez Euphémie et luicontai avec effronterie toute la scène qui s’était déroulée entreAurélie et moi. Celle-ci ne prit pas la chose aussi facilement queje l’avais espéré ; je m’aperçus qu’en dépit de cette forced’esprit tant vantée et de ses idées supérieures, elle était bienun peu jalouse. De plus, elle craignait encore qu’Aurélie ne seplaignît de moi, ce qui eût fait pâlir mon auréole de sainteté etrisquait de faire découvrir notre secret. Par une timidité que jene pouvais moi-même m’expliquer, je ne parlai pas de l’apparitiond’Hermogène et de ses paroles terribles et cinglantes.

Euphémie avait gardé le silence pendantquelques minutes et, tout en me regardant d’une façon étrange, ellesemblait livrée à de profondes réflexions.

« Tu ne devinerais pas, Victorin,dit-elle enfin, quelles pensées magnifiques et dignes de moitraversent mon esprit. Pourtant, secoue vivement tes ailes poursuivre le vol hardi que je suis sur le point d’entreprendre.Quoique je ne t’en veuille pas du désir qui t’est venu, je m’étonneque toi, qui devrais planer souverainement au-dessus des événementsde la vie, tu ne puisses pas t’approcher d’une jeune fille debeauté ordinaire sans être tenté de l’embrasser. Telle que jeconnais Aurélie, sa pudeur est trop grande pour qu’elleparle ; tout au plus voudra-t-elle, sous un prétextequelconque, se soustraire à tes leçons trop passionnées. C’estpourquoi je ne redoute pas le moins du monde les suitesdésagréables qui auraient pu résulter de ta légèreté et de tonmanque d’empire sur toi-même. Je ne la hais pas, cette Aurélie,mais sa modestie, sa piété silencieuse, derrière lesquelles secache un insupportable orgueil, me mettent en colère. Bien que jene m’y refuse pas, jamais elle ne m’a demandé de jouer avec elle,et jamais je n’ai pu obtenir sa confiance : constamment elles’est montrée farouche et fermée. Cette aversion qu’elle memanifeste, cette façon orgueilleuse de m’éviter même, provoquent enmoi les sentiments les plus hostiles. C’est une haute pensée que dese représenter, brisée et fanée, la fleur qui étalait avec tant defierté le luxe de ses couleurs brillantes. Cette pensée, je tepermets de l’exécuter ; les moyens ne manquent pas pourarriver facilement et sûrement au but. La faute tombera surHermogène et il en sera anéanti. »

Longtemps encore, Euphémie parla de sonprojet ; à chaque mot qu’elle prononçait, elle me devenaitplus odieuse, car je ne voyais plus en elle que la femme bassementcriminelle, et, malgré tout mon désir de corrompre Aurélie, puisquec’était seulement par ce moyen que je pouvais espérer me libérer dutourment sans bornes qui était né de mon amour insensé et qui medéchirait l’âme, je jugeai méprisable la collaboration d’Euphémie.D’un signe de main, je repoussai donc, non sans provoquer en elleun grand étonnement, tous les avis qu’elle me donna, tout en étantfermement décidé à exécuter par mes propres moyens ce pour quoiEuphémie voulait à toute force me faire accepter son concours.

Comme la baronne l’avait prévu, Aurélie, sousle prétexte d’une indisposition, resta dans sa chambre et échappaainsi à mes leçons les jours suivants. Hermogène, contrairement àson habitude, se trouvait à présent très souvent avec Reinhold etle baron ; il semblait moins replié sur lui-même, mais plusirrité et plus violent. On l’entendait souvent parler seul d’unevoix haute et énergique, et je remarquai qu’il me regardait avecune expression de colère contenue, chaque fois que le hasard meconduisait sur son chemin. En quelques jours, la conduite du baronet de Reinhold à mon égard changea de façon tout à fait étrangesans qu’ils parussent se départir en rien des marques d’attentionet d’estime qu’ils me prodiguaient naguère ; on aurait ditque, gênés par un pressentiment bizarre, ils ne pouvaient plustrouver ce ton aimable qui auparavant animait nos conversations.Dans tout ce qu’ils me disaient, il y avait quelque chose de sicontraint, de si froid, que mille suppositions naissaient en moi etque j’étais sérieusement obligé de m’étudier pour paraître calme.Les regards d’Euphémie, dans lesquels j’avais l’habitude de lire,me disaient qu’il s’était passé un événement qui la troublaitparticulièrement ; mais il nous était impossible, durant toutle jour, de nous parler sans être remarqués.

Une nuit, alors que tout le monde dormaitdepuis longtemps, une porte dérobée que je n’avais pas encoreremarquée s’ouvrit dans ma chambre et Euphémie apparut, le visagedécomposé. Jamais je ne l’avais vue dans cet état.

« Victorin, dit-elle, la trahison nousmenace ; Hermogène, ce fou d’Hermogène, guidé par d’étrangespressentiments, a découvert notre secret. Par toutes sortesd’allusions ressemblant à de terribles et lugubres sentences quiémaneraient d’une force mystérieuse nous gouvernant, il a suinsinuer le soupçon dans le cœur du baron ; et ce soupçon,sans être pourtant clairement exprimé, me tourmente et me poursuit.Sans doute, il semble ignorer qui tu es, et que sous ton sainthabit se cache le comte Victorin ; mais il affirme qu’en toitout est traîtrise, perfidie, que notre perte t’accompagne, il vajusqu’à dire que le Malin lui-même serait entré dans la maison sousl’aspect d’un moine et qu’animé d’une puissance infernalediabolique tu machines la trahison. Cela ne peut pas durer. Je suisfatiguée de supporter le joug de ce vieillard affaibli qui,semblant maintenant atteint d’une jalousie maladive, épieanxieusement mes pas. Je veux me débarrasser de ce jouet quim’ennuie ; en ce qui te concerne, Victorin, tu te soumettrasd’autant plus volontiers à mes désirs que tu échapperas toi-même,de ce fait, au danger d’être finalement découvert, au risque devoir la tactique géniale enfantée par notre cerveau sombrer dans leridicule d’une vulgaire affaire de déguisement et prendre lecaractère d’une absurde histoire de ménage. Il faut que levieillard gênant disparaisse ; quant au moyen le plusconvenable à employer, nous allons en discuter, mais tout d’abordécoute mon avis.

« Tu sais que, chaque matin, quandReinhold est occupé, le baron se rend seul dans la montagne pourjouir, à sa façon, de la vue du paysage. Pars secrètement avant luiet prends tes dispositions pour le rencontrer à la sortie du parc.Non loin d’ici, il y a un amas de rochers d’un aspect sauvage eteffrayant. Lorsque le voyageur est parvenu au sommet, il voit,béant devant lui, un abîme noir et sans fond ; là se trouve,surplombant le précipice, le rocher du Diable. On raconte que desémanations malignes montent du gouffre, qu’elles étourdissent etattirent irrémédiablement l’imprudent assez audacieux pour chercherà découvrir ce qui se passe en bas. Le baron, qui se rit de cettefable, s’avance souvent sur le bloc de pierre pour jouir du pointde vue qui s’offre à cet endroit. Il te sera facile de l’amener àte conduire lui-même au siège du Diable. Une fois qu’il sera là etqu’il aura les yeux fixés sur le paysage, une poussée de ton poingénergique nous délivrera à jamais de ce pauvre insensé.

– Jamais ! jamais ! m’écriai-jeavec force. Je connais l’abîme effrayant, je connais aussi le siègedu Diable. Non, encore une fois, non ! Va-t’en, toi et lecrime que tu voudrais m’imposer. »

Euphémie se leva brusquement, le regardenflammé d’une fureur sauvage, le visage décomposé par la ragedéchaînée en elle.

« Misérable poltron ! lança-t-elle,tu oses, dans ta lâcheté stupide, résister à mes décisions. Tupréfères te plier à un joug infamant plutôt que de régner avecmoi ? Mais tu m’appartiens et c’est en vain que tu t’efforcesd’échapper à la puissance qui te tient enchaîné à mes pieds. Tuexécuteras mon ordre ; demain il faut que celui dont la vue metourmente ait cessé de vivre ! »

Pendant qu’Euphémie prononçait ces mots,j’éprouvais le plus profond mépris pour sa misérable forfanterie etje me mis à lui rire au nez dédaigneusement ; elle commença àtrembler, saisie d’angoisse et d’effroi, cependant qu’une pâleurmortelle couvrait son visage.

« Insensée, m’écriai-je, qui croiscommander à la vie, qui crois jouer avec ses phénomènes ;prends garde que le jouet ne devienne dans ta main une armetranchante et que cette arme ne te tue ! Sache, misérable, quesi, dans ton impuissante illusion, tu crois me dominer, moi, je tetiens enchaînée à mon pouvoir, comme si j’étais la destinéeelle-même, et que ton jeu criminel ne représente que lescontorsions de la bête féroce enfermée dans sa cage. Apprends,malheureuse, que ton amant gît, les os fracassés, au fond de ceprécipice dont tu me parles et, qu’au lieu de Victorin c’estl’esprit de la Vengeance que tu as tenu dans tes bras ! Va etdésespère ! »

Euphémie chancela ; prise d’untremblement convulsif, elle était sur le point de tomber à terre.Je l’empoignai et la poussai brusquement dans le couloir par laporte dérobée. L’idée me vint de la tuer ; je m’en abstins,inconsciemment, car, au premier moment, lorsque je refermai laporte, je croyais avoir accompli l’acte. J’entendis un cri perçantet des portes qui claquaient.

Maintenant que je m’étais placé moi-même endehors des actes humains, je ne pouvais pas m’arrêter enchemin ; et puisque j’avais dit que j’étais l’esprit de laVengeance, je devais accomplir ma mission. La mort d’Euphémie étaitdécidée, et la haine la plus ardente, s’unissant à l’extrêmeferveur amoureuse, devait me faire goûter à des jouissances dignesseulement de l’esprit surhumain qui vivait en moi. Une foisEuphémie morte, Aurélie serait à moi.

Le lendemain, je fus étonné de la grandeénergie d’Euphémie qui lui permettait de paraître calme et gaie.Elle raconta d’elle-même que la nuit précédente elle avait eu uneespèce d’accès de somnambulisme suivi d’une violente attaque denerfs. Le baron se fit très compatissant, mais dans les yeux deReinhold se lisaient le doute et la méfiance. Aurélie restait danssa chambre et son absence ne faisait qu’accroître la rage amoureusequi bouillonnait en moi. Euphémie m’invita à aller la retrouverclandestinement chez elle, par le chemin qui m’était familier, lanuit, lorsque tout le monde dormirait au château. J’en fus ravi,car l’heure fatale était arrivée où sa sinistre destinée allait seréaliser. Cachant sous ma robe un petit couteau pointu que jeportais sur moi depuis ma jeunesse et dont je me servais avecadresse pour sculpter le bois, je me rendis chez la baronne, décidéà la tuer.

« Je crois, commença-t-elle par dire, quenous avons eu tous deux hier de lourds cauchemars, où il étaitbeaucoup question de précipices ; mais cela est passémaintenant. »

Elle s’abandonna ensuite, comme d’habitude, àmes caresses coupables ; j’étais plein d’une ironiediabolique, mais seule la jouissance de sa propre turpitude mecausait un plaisir. Le couteau m’échappa lorsqu’elle était dans mesbras, elle frissonna, comme saisie d’une angoisse mortelle ;vivement je le ramassai, différant le crime, pour lequel d’autresarmes se glissaient dans mes mains.

En effet, Euphémie avait fait mettre sur latable du vin d’Italie et des fruits confits. « Moyens bienmaladroits et bien usés ! » me dis-je. Je changeaiadroitement les verres et, feignant de goûter aux fruits qu’ellem’offrait, je les laissai tomber dans ma large manche. J’avais vidédeux ou trois fois le verre qu’Euphémie s’était destiné,lorsqu’elle prétendit entendre du bruit dans le château et me priade la quitter vivement. Elle voulait m’envoyer mourir dans machambre ! Je me glissai à travers les longs corridors à peineéclairés et j’arrivai devant l’appartement d’Aurélie. Là jem’arrêtai comme si j’avais été retenu par un pouvoir supérieur. Ilme semblait la voir s’approcher en planant, me regarder avec desyeux pleins d’amour, comme au cours de la fameuse vision ducloître, et me faire signe de la suivre. La porte d’entrée cédasous la pression de ma main, je me trouvai à l’intérieur del’appartement ; la porte de sa chambre à coucher étaitentrebâillée ; un air tiède se répandait autour de moi,rendant plus vif le feu de mon amour et me causant une sorted’ivresse ; à peine si je pouvais retrouver mon souffle.Peut-être rêvait-elle de trahison et de meurtre, car de la piècesortaient des soupirs profonds et pleins d’angoisse ; jel’entendais prier dans son sommeil !

« Courage ! courage ! Pourquoihésites-tu ? L’occasion s’enfuit ! » me disait laforce inconnue qui était en moi. Déjà j’avais fait un pas dans lachambre à coucher, lorsque derrière moi quelqu’un mecria :

« Scélérat, criminel, tu es en monpouvoir à présent ! »

Et je sentis peser sur mes épaules une main degéant. C’était Hermogène. Rassemblant toutes mes forces, je réussisà me dégager et je voulus sortir. Mais de nouveau il m’empoignapar-derrière et ses dents labourèrent furieusement ma nuque. Fou dedouleur et de rage, je luttais en vain avec lui ; finalementje lui portai un coup violent qui le contraignit à me lâcher, et,lorsqu’il revint à la charge, je tirai mon couteau et le frappai àdeux reprises. Il roula à terre en poussant un râle qui résonnasourdement dans le corridor. Nous étions sortis de l’appartement aucours de ce combat désespéré. Aussitôt qu’Hermogène fut tombé, jedescendis fougueusement les escaliers ; à ce moment des voixperçantes retentirent dans tout le château.

« Au meurtre, au meurtre ! »criait-on.

Des lumières erraient çà et là et l’onentendait résonner dans les longs couloirs les pas des gens quiaccouraient. L’angoisse me déroutant, je m’étais fourvoyé dans lesescaliers latéraux. Les bruits redoublèrent, le château s’éclairaitde plus en plus ; les cris affreux de : « Aumeurtre ! au meurtre ! » se rapprochaient toujours.Je distinguais les voix du baron et de Reinhold qui parlaientvivement aux serviteurs.

Où fuir ? Où me cacher ? Quelquesminutes auparavant, lorsque je voulais tuer Euphémie avec lecouteau dont j’avais frappé Hermogène, il me semblait, confiant enmon pouvoir, que je pourrais, mon instrument de meurtre encoresanglant à la main, me frayer audacieusement un passage, car unepeur farouche empoignant tout le monde, personne n’oseraitm’arrêter ; à présent, voici que j’étais moi-même saisi d’uneangoisse mortelle. Enfin, enfin, j’atteignis l’escalierprincipal ; le tumulte se portant du côté des appartements dela baronne, on entendait moins de bruit. En trois bonds prodigieux,j’étais descendu et quelques pas seulement me séparaient duportail. Alors, un cri perçant, semblable à celui qui s’était faitentendre la nuit précédente, lorsque j’avais poussé Euphémie horsde ma chambre, retentit dans les couloirs. « Elle est morte,tuée par le poison qu’elle avait préparé pour moi », me dis-jesourdement en moi-même. Mais à présent le tumulte reprenait, venantdes appartements de la baronne. Aurélie appelait à l’aide, pleinede peur. De nouveau les cris : « Au meurtre ! aumeurtre ! » résonnèrent épouvantablement. On apportait lecadavre d’Hermogène.

J’entendis Reinhold qui criait :« Courez après le meurtrier ! » Alors, je poussai unfurieux éclat de rire qui se répercuta dans le salon et lescouloirs, et je lançai d’une voix terrible :

« Insensés, voulez-vous poursuivre leDestin qui a puni le crime ? »

Ils m’entendirent. La troupe s’arrêta, commeclouée sur l’escalier. Je ne voulais plus fuir ; jem’apprêtais même à marcher vers eux, pour leur annoncer en parolesfoudroyantes que la vengeance de Dieu avait atteint des criminels,quand, spectacle effrayant, j’aperçus devant moi le spectresanglant de Victorin. Et ce n’était pas moi qui avais parlé à mespoursuivants, mais Victorin lui-même. Mes cheveux se dressèrentd’effroi ; je me précipitai à travers le parc, en proie à uneangoisse folle. Bientôt je fus en rase campagne. Alors j’entendisderrière moi un galop de chevaux, et, comme je ramassais mesdernières forces pour échapper à la poursuite, je butai dans uneracine d’arbre et tombai. Les chevaux étaient arrivés près de moi.C’était le piqueur de Victorin !

« Au nom de Jésus ! fit-il aussitôt,dites-moi, monsieur le comte, que s’est-il passé au château ?On y crie au meurtre. Déjà tout le village est en révolution. Mais,quoi qu’il en soit, un bon génie m’a poussé à empaqueter lenécessaire et à accourir ici ; tout ce dont vous avez besoinest dans la valise attachée à votre cheval, car nous allons êtresans doute obligés de nous séparer pour le moment. À coup sûr, ilest arrivé quelque chose de grave, n’est-ce pas ? »

Je me retroussai et, sautant à cheval, je disau piqueur de retourner à la ville et d’y attendre mes ordres.Aussitôt qu’il eut disparu dans les ténèbres, je mis pied à terreet je dirigeai la bête avec précaution, dans l’épaisse forêt desapins qui s’étendait devant moi.

Chapitre 3Aventures de voyage

Lorsque les premiers rayons du soleilpercèrent l’obscurité de la forêt, je me trouvai sur le bord d’unfrais et clair ruisseau qui courait sur les cailloux. Le cheval,que j’avais conduit péniblement à travers les fourrés, se tenaitpaisiblement à côté de moi. Je n’eus rien de plus pressé qued’ouvrir la valise dont il était chargé. Elle contenait du linge,des vêtements et une bourse remplie d’or. Je décidai de changerimmédiatement d’habits; puis, me servant des petits ciseauxet du peigne que j’avais dénichés dans une trousse, je me taillaila barbe et me peignai comme je pus. Je jetai mon froc, dans lequelje retrouvai encore le petit couteau mystérieux, le portefeuille deVictorin et la bouteille d’osier avec le reste d’élixir. Au bout dequelques minutes, j’étais en costume laïque, avec une casquette devoyage sur la tête. Je me reconnus à peine moi-même lorsque leruisseau refléta mon image.

J’eus bientôt atteint la lisière de la forêt.La vapeur qui montait au lointain et le son clair des cloches quej’entendais retentir me firent supposer que j’étais dans levoisinage d’un village. À peine eus-je atteint le sommet de lacolline qui s’élevait devant moi, que je vis s’ouvrir une valléeriante et jolie au fond de laquelle reposait un bourg important. Jesuivis le large chemin qui descendait en serpentant, et, aussitôtque la pente fut moins raide je sautai à cheval pour m’habituerautant que possible à l’équitation, qui m’était étrangère.

J’avais caché mon froc dans le creux d’unarbre, et avec lui étaient restées captives, dans la sombre forêt,toutes les manifestations hostiles du château. Je me sentais joyeuxet brave. Je me disais que l’effrayante et sanglante apparition deVictorin n’était qu’un jeu de mon imagination surexcitée, que lesdernières paroles lancées à mes poursuivants étaient sorties de mapoitrine involontairement, comme inspirées par une forcesupérieure, et qu’elles exprimaient clairement un rapport secretavec le hasard qui m’avait conduit au château et amené à agir commeje l’avais fait. Je m’apparaissais à moi-même comme le Destintout-puissant, qui châtie le crime et dont la punition purifie lepécheur. Seule, la gracieuse image d’Aurélie continuait à vivre enmoi, et je ne pouvais penser à elle sans me sentir oppressé, sanséprouver, même, une douleur physique qui me rongeaitintérieurement. Pourtant, j’avais l’espoir de la revoir dans unpays lointain, et il me semblait qu’elle serait, un jour, attiréede mon côté par une force irrésistible, que des liens indissolublesl’enchaîneraient à moi et qu’elle m’appartiendrait!

Je remarquai que les gens rencontrés sur maroute s’arrêtaient et me regardaient étonnés. Même chezl’aubergiste du village, ma vue provoqua une telle surprise qu’ilpouvait à peine parler, ce qui n’était pas sans me causer unegrande inquiétude. Pendant que je déjeunais et que l’on donnait àmanger à mon cheval, je vis s’assembler à l’auberge plusieurspaysans qui regardaient avec timidité dans ma direction et quichuchotaient entre eux. Ils devenaient de plus en plus nombreux,et, pressés autour de moi, ils me regardaient avec un étonnementstupide. M’efforçant de garder mon calme et mon sang-froid,j’appelai bruyamment l’aubergiste, à qui j’ordonnai de faire sellermon cheval et attacher ma valise à la selle. Il sortit, en souriantd’une façon ambiguë, et revint bientôt, suivi d’un homme de hautetaille qui, d’un air sombre et avec une gravité comique, s’avançavers moi. Il me regarda fixement; je lui rendis la pareille,en même temps que je me levais et me plaçais droit devant lui. Celasembla le démonter quelque peu et il tourna timidement ses regardsvers l’assemblée des paysans.

«Eh bien! qu’y a-t-il?m’écriai-je. Vous semblez avoir quelque chose à me dire.»

L’homme grave toussa, puis, tout ens’efforçant de bien donner au ton de sa voix un caractèreimportant, il dit:

«Monsieur, vous ne partirez pas d’iciavant de nous avoir dit convenablement tout au long, à nous, jugede l’endroit, qui vous êtes, tout ce qui concerne votre naissance,votre condition et vos titres, d’où vous venez, où vous allez, enprécisant bien la situation du lieu, le nom, la province, la ville,etc., et au surplus en nous montrant à nous, juge, un passeportsigné, paraphé et scellé “es qualités”, comme il est de règle etd’usage.»

Je n’avais pas encore pensé du tout à lanécessité d’adopter un nom quelconque, et il m’était encore moinsvenu à l’idée que la bizarrerie et l’étrangeté de mon extérieur,que mon costume s’adaptant mal à mes manières monacales, de mêmeque ma barbe mal taillée m’exposaient à tout moment à l’embarrasd’être obligé de fournir des renseignements sur ma personne. Laquestion du juge était donc si inattendue que je m’efforçai en vainde lui donner une réponse satisfaisante. Je me décidai à essayer depayer d’audace et, d’une voix ferme, je lui dis:

«J’ai des raisons de taire qui je suiset, par cela même, vous chercheriez inutilement à voir monpasseport; d’ailleurs, gardez-vous de retenir un seul instantune personne de qualité avec vos formalités puériles.

–Oh! oh! – s’écria le juge,en sortant une vaste tabatière, de laquelle, pendant qu’il aspiraitson tabac, cinq mains, celles des échevins, qui étaient deboutderrière lui, retiraient une énorme prise –, oh! oh! nesoyez pas si cassant, Monseigneur. Votre Excellence daignera serendre à nos raisons et nous montrer à nous, juge, son passeport.Sans détour, nous dirons qu’il y a, depuis quelque temps, dans nosmontagnes, toutes sortes de figures suspectes, qui de temps entemps mettent le nez hors des bois, puis disparaissent, comme leDiable lui-même; ce sont de maudits voleurs et brigands quiguettent le voyageur et préparent tous les méfaits possibles, ycompris le crime et l’assassinat; et vous, Monseigneur, vousavez l’air, en effet, si étrange, que vous ressemblez tout à faitau signalement d’un grand brigand et d’un chef de bande que nous afait tenir à nous, juge, le très louable gouvernement. Donc, sansplus de façons ni de cérémonies, votre passeport ou enprison!»

Je vis qu’il n’y avait rien à faire avec cethomme par le moyen que j’avais employé. Je recourus à un autre.

«Monsieur le juge, lui dis-je, si vousvoulez m’accorder la grâce d’un entretien particulier, j’éclaireraifacilement tous vos doutes, et, confiant en votre sagesse, je vousrévélerai le secret qui m’amène ici en un accoutrement qui paraîttant vous surprendre.

–Ah! ah! vous voulez mefaire des révélations, dit le juge, je devine bien ce qu’il peut enêtre. Allons, retirez-vous, vous autres: gardez les portes etles fenêtres et que personne n’entre ni ne sorte!»

Quand nous fûmes seuls, je lui dis:

«Vous voyez en moi, monsieur le juge, unmalheureux fugitif qui a réussi enfin à échapper, avec l’aide deses amis, à l’ignominie de la prison et au danger d’être enfermééternellement dans un cloître. Dispensez-moi des détails de monhistoire, qui représente un tissu de ruses et de méchancetés de lapart d’une famille égarée par la soif de la vengeance. L’amour queje portais à une jeune fille de basse condition fut la cause de messouffrances. Au cours de mon long emprisonnement, ma barbe poussaet l’on me soumit à la tonsure, comme vous pouvez le voir, de mêmeque je fus contraint de porter l’habit de moine. C’est seulementaprès ma fuite que j’ai changé de costume dans la forêt voisine,pour ne pas être repris. Vous voyez vous-même à présent d’oùprovient le caractère surprenant de mon extérieur qui vous avaitrendu si soupçonneux à mon égard. Vous vous rendez donc compte queje ne peux pas vous montrer de passeport. Mais, pour que vouscroyiez à la vérité de mes affirmations, j’ai certains argumentsdont vous ne serez pas sans reconnaître la valeur.»

À ces mots, je sortis ma bourse et en tiraitrois brillants ducats que je déposai sur la table. Toute lagravité du juge se mua en un sourire complaisant.

«Monsieur, vos raisons, certainement,sont assez claires; mais, ne prenez pas cela en mauvaisepart, elles ne sont pas tout à fait convaincantes, “es qualités”.Si vous voulez que je voie noir ce qui est blanc, il faut qu’ellessoient conformes.»

Je compris le coquin et ajoutai un ducat.

«Je vois à présent que je vous aisoupçonné injustement, dit le juge. Continuez votre voyage, maisprenez bien, comme vous devez en avoir l’habitude, les chemins dedétour et gardez-vous de la grande route aussi longtemps que vousne vous serez pas défait complètement de vos alluressuspectes.»

Ouvrant alors la porte toute grande, il lançabien haut à la foule assemblée:

«Ce monsieur qui est là dans la salleest un homme distingué sous tous les rapports. Il s’est confié ànous, juge, dans une audience secrète; il voyage incognito,c’est-à-dire sans être connu, et personne de vous, drôles, n’abesoin d’en rien savoir ni d’y rien comprendre. Maintenant,Monseigneur, bon voyage.»

Je sautai à cheval, cependant que les paysans,sans mot dire, enlevaient respectueusement leur casquette. Jevoulus franchir promptement la porte cochère, mais le chevalcommença à se cabrer; mon ignorance et ma maladresse enmatière d’équitation ne me permettaient pas de trouver un moyen dele faire avancer; il se mit à tournoyer sur lui-même et,finalement, au milieu des rires retentissants des paysans, il mejeta dans les bras du juge et de l’aubergiste, qui étaientaccourus.

«C’est un mauvais cheval, dit le juge enréprimant un sourire.

–Un mauvais cheval», répétai-je,en secouant la poussière de mes habits.

Ils m’aidèrent à me remettre en selle, mais labête recommença à se cabrer en s’ébrouant. Impossible de lui fairetraverser la porte. Soudain un vieux paysan s’écria:

«Hé, mais vous n’apercevez pas lavieille Lise, la sorcière qui se tient à la sortie. C’est elle quijoue un tour au monsieur: elle ne veut pas le laisser sortirparce qu’il ne lui a pas donné un groschen.»

Alors, seulement, mes yeux rencontrèrent unevieille mendiante en guenilles accroupie contre la porte cochère,et qui me regardait avec un sourire insensé.

«Vas-tu t’en aller immédiatement duchemin, maudite sorcière?» lui lança le juge.

Mais la vieille se mit à criailler:

«Mon frère ne m’a pas donné un groschen.Ne voyez-vous pas l’homme mort étendu devant moi? Mon frèrene peut pas passer par-dessus lui, car l’homme mort seredresse; mais je l’obligerai à rester étendu, si mon frèreme donne un groschen.»

Sans prêter attention aux cris de démence dela vieille, le juge avait pris le cheval par la bride et voulaitlui faire franchir la porte; mais tous ses efforts étaientvains. Entre-temps, la sorcière faisait entendre sescriaillements:

«Frère, frère, donne-moi un groschen,donne-moi un groschen!»

Je tirai alors de ma poche quelque menuemonnaie et la jetai dans son giron. La vieille fit un saut en l’airen poussant des exclamations de triomphe et de joie. Ellebraillait:

«Voyez les beaux groschens, les jolisgroschens que m’a donnés mon frère!»

Cependant, mon cheval hennissait bruyamment,faisait une courbette, et, lâché par le juge, s’élançaitau-dehors.

«À présent, ça va très bien,Monseigneur, dit celui-ci. Vous voilà magnifiquement en selle, “esqualités”.»

Les paysans, qui m’avaient accompagné encourant jusqu’au-devant de la porte, éclatèrent encore une fois derire démesurément, en voyant comme je m’élevais et retombais aurythme des bonds du fringant animal. Puis ilss’écrièrent:

«Regardez donc, regardez donc! Ilmonte à cheval comme un capucin!»

Toute cette aventure du village et surtout lesparoles mystérieuses de la démente m’avaient impressionnésérieusement. Ce que j’avais maintenant de plus pressé à faire, mesemblait-il, c’était, à la première occasion, de me débarrasser detout ce que mon extérieur avait de bizarre et de me donner un nomquelconque, grâce auquel je pourrais me mêler au monde sans attireren quoi que ce fût l’attention. La vie qui s’ouvrait devant moiétait sombre, impénétrable comme la destinée. Que pouvais-je faired’autre, dans mon isolement, que de m’abandonner entièrement auxflots du fleuve qui m’emportait irrésistiblement? Tous lesfils qui me rattachaient naguère à des conditions de viedéterminées étaient coupés. Je n’avais donc plus d’appui à espérernulle part.

La grand-route devenait de plus en plus animéeet tout déjà annonçait, à distance, la vivante et riche ville decommerce dont je m’approchais à présent. Au bout de quelques jours,elle se découvrit à ma vue; sans être interrogé, sans mêmeêtre beaucoup remarqué, j’entrai dans les faubourgs. Mes regardsfurent attirés par une grande maison aux fenêtres claires; unlion doré, muni d’ailes, brillait au-dessus de la porte. Une foulede gens y entraient et en sortaient, des voitures arrivaient ets’en allaient; on entendait retentir dans les salles du basdes éclats de rire et des bruits de verres. À peine étais-je arrêtédevant la porte, qu’un valet empressé accourut vers moi, saisit moncheval par la bride et, dès que j’eus mis pied à terre, le fitentrer. Un garçon élégamment vêtu arriva en faisant cliqueter sontrousseau de clefs, et, me précédant, monta l’escalier. Lorsquenous fûmes au second étage, il me jeta rapidement un dernier coupd’œil, puis il me conduisit encore un étage plus haut; là, ilm’ouvrit la porte d’une chambre modeste et me demanda poliment ceque je désirais en attendant le repas: on dînait à deuxheures, salle n°10, au premier étage, etc.

«Apportez-moi une bouteille devin», dis-je.

C’étaient là les premiers mots que jeparvenais à glisser à ces gens obligeants et empressés.

À peine étais-je seul que l’on frappa et queje vis apparaître à la porte un visage semblable à un de cesmasques comiques que j’avais dû voir jadis: un nez rouge etpointu, deux petits yeux brillants, un grand menton, le toutsurmonté d’une perruque poudrée, dressée comme une tour, qui,par-derrière, ainsi que je m’en aperçus plus tard, se terminait àla Titus, de façon tout à fait imprévue; un grand jabot, ungilet d’un rouge flamboyant d’où sortaient par le bas deux énormeschaînes de montre, un pantalon, un frac tantôt trop étroit, tantôttrop large, bref, ne lui seyant aucunement. Tel s’avançait cepersonnage, en se courbant révérencieusement depuis la porte et entenant à la main chapeau, peigne et ciseaux.

«Je suis le coiffeur de la maison, medit-il, et je vous offre humblement mes services, si toutefois vousjugez bon d’y recourir.»

Ce petit homme, d’une maigreur extrême, avaitquelque chose de si burlesque que j’eus de la peine à m’empêcher derire. Cependant, il était pour moi le bienvenu, et je n’hésitai pasà lui demander s’il croyait pouvoir réparer le désordre complet demes cheveux rendus incultes par un long voyage et qui, de plus,avaient été mal taillés. Il examina ma tête d’un œil de critique ets’écria, en posant sur le côté droit de la poitrine sa dextregracieusement recourbée, les doigts écartés:

«Réparer le désordre? Ô monDieu! Pietro Belcampo, toi que de bas envieux appellentsimplement Peter Schônfeld, on te méconnaît, tout comme le divinjoueur de fifre et clairon régimentaire Giacomo Punto, dit JacobStich! Mais ne va pas mettre toi-même ta lumière sous leboisseau, au lieu de la laisser éclater devant le monde. La formede ta main, l’étincelle de génie qui brille en tes yeux et, commeune gracieuse aurore, colore ton nez en passant, ton être entier nedevrait-il pas à première vue apprendre au connaisseur que l’espritvit en toi et que tu tends vers l’idéal? Réparer le désordre,parole bien froide, monsieur!»

Je priai l’étonnant petit homme de ne pass’échauffer de la sorte, en l’assurant que j’avais entièrementconfiance en son adresse.

«L’adresse? continua-t-il dans sonexcitation. Qu’est-ce que l’adresse? Qui est adroit?Celui qui après avoir mesuré cinq longueurs oculaires est capablede faire un saut de trente aunes dans un fossé de rempart?Celui qui à vingt pas de distance fait passer une lentille par letrou d’une aiguille? Celui qui suspend cinq quintaux à lapointe d’une épée et les balance sur le bout du nez six heures, sixminutes, six secondes et une tierce? Oui, qu’est-ce quel’adresse? Elle est étrangère à Pietro Belcampo, lui quipénètre l’art, l’art sacré. L’art, monsieur, l’art! Monimagination errante parcourt l’assemblage merveilleux, laconstruction artistique des cercles que sur l’onde bâtit et détruitle souffle du zéphyr. Alors, elle opère, travaille et crée. Oui,c’est quelque chose de divin que l’art, car l’art, monsieur, n’estpas, à vrai dire, l’art dont on parle tant, mais c’est bien plutôtce qui provient de ce Tout qu’on appelle l’art. Vous me comprenez,monsieur, car vous me semblez un penseur, à en juger par cetteboucle de cheveux qui se trouve à droite sur votre frontvénérable.»

Je l’assurai que je le comprenais parfaitementet, comme je prenais un grand plaisir à toute la folie originale dupetit homme, je résolus, tout en recourant à son art vanté, de nepoint interrompre le moins du monde son pathos enflammé.

«Que pensez-vous faire de mes cheveuxembroussaillés?

–Tout ce que vous voudrez, répliqua lepetit homme. Mais, si le conseil de l’artiste Pietro Belcampo peutavoir quelque poids, laissez-moi tout d’abord examiner à distanceconvenable, dans sa grosseur et dans sa hauteur, votre honorabletête, puis votre tournure, votre démarche, vos jeux de physionomie,vos gestes, et je vous dirai ensuite si vous penchez vers l’antiqueou le romantique, vers le genre héroïque, élevé, sublime ou naïf,idyllique, moqueur, humoristique. Alors j’évoquerai l’ombre deCaracalla, de Titus, de Charlemagne, d’HenriIV, deGustave-Adolphe, ou de Virgile, de Tasse, de Boccace; animéspar ces personnages, les muscles de mes doigts se mettront enmouvement, et, sous les ciseaux sonores et gazouillants, lechef-d’œuvre s’accomplira. Ce sera moi, monsieur, qui compléteraivotre type, en lui donnant l’expression qu’il doit avoir dans lavie. Mais maintenant, je vous en prie, allez et venez une ou deuxfois dans la pièce: je veux voir, examiner, observer!Faites, je vous en prie!»

Il me fallut bien consentir à ce que demandaitcet original. J’allai de long en large dans la chambre, comme il levoulait, en mettant tous mes soins à cacher cette allure monacaledont on ne peut jamais se débarrasser complètement, quel que soitle temps depuis lequel on a quitté le cloître. Le petit homme meconsidéra avec attention, puis il commença à trottiner autour demoi; il soupirait et gémissait, il tirait son mouchoir etessuyait les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Enfin ils’arrêta, et je lui demandai s’il avait trouvé la coupe de cheveuxqui me convenait. Alors il poussa un soupir et dit:

«Ah! monsieur, qu’est-ce que celaveut dire? Vous ne vous êtes pas abandonné à votrenaturel; il y a de la gêne dans vos mouvements, plusieursnatures se heurtent. Encore quelques pas,monsieur!»

Je refusai net de me soumettre à nouveau à sonexamen en lui déclarant que, s’il ne se décidait pas enfin à metailler les cheveux, je me verrais obligé de refuser de recourir àson art.

«Descends dans la tombe, Pietro,s’écria-t-il avec passion, car tu es méconnu en ce monde, où l’onne trouve plus ni sincérité ni loyauté. Mais vous allez pourtant,monsieur, admirer la pénétration de mon regard, honorer mon génie,même. J’ai cherché longtemps en vain à joindre ce qu’il y a decontradictoire en tous vos mouvements et vos manières; maisdans votre démarche il y a quelque chose de l’ecclésiastique.De profundis clamavi ad te, Domine. – Oremus. – Et inomnia sæcula sæculorum. Amen!»

Le petit homme chantait ses paroles d’une voixenrouée et glapissante, tout en imitant avec la plus grandefidélité les attitudes et les gestes des moines. Et il se retourna,comme on le fait devant l’autel, il s’agenouilla et sereleva; puis il prit une attitude fière, orgueilleuse, sonfront se plissa, il ouvrit largement les yeux et lança:

«Le monde est à moi. Je suis plus riche,plus sage, plus intelligent que vous tous, qui êtes de véritablestaupes. Inclinez-vous devant moi. Voyez-vous, monsieur, me dit-il,ce sont là les caractères essentiels de vos alluresextérieures; si vous le désirez, en tenant compte de vostraits, de votre tournure, de votre caractère, je vais fondreensemble quelque chose de Caracalla, d’Abélard et de Boccace, et,en donnant forme et figure à ce mélange au moment de la fusion,commencer la merveilleuse construction antico-romantique de vosboucles et bouclettes éthérées.»

Il y avait tant de vérité dans les remarquesde cet homme minuscule, que je jugeai à propos de lui avouer avoirété dans les ordres; j’ajoutai que je portais encore latonsure et qu’à présent je désirais la cacher autant quepossible.

Tout en sautant et grimaçant, il travaillait àla transformation de ma coiffure. Tantôt il avait l’air sombre etmaussade, tantôt un sourire éclairait son visage, tantôt encore ilprenait des poses athlétiques ou se tenait sur la pointe despieds; bref, je riais malgré moi et c’est avec bien de lapeine que je me retenais pour ne pas rire plus encore. Enfin, ilacheva son ouvrage et je le priai, avant qu’il m’eût adressé lesparoles qui déjà étaient prêtes à sortir de sa bouche, de m’envoyerquelqu’un qui pût s’occuper de ma barbe embroussaillée, comme luis’était chargé de mes cheveux. Il eut alors un sourire tout à faitétrange, se glissa sur la pointe des pieds vers la porte, qu’ilferma à clef. Puis il revint à petits pas légers au milieu de lachambre et dit:

«Âge d’or que celui où les boucles de labarbe formaient un tout avec celles des cheveux et, servant deparure à l’homme, faisaient la douce occupation de l’artiste!Mais tu as fui, heureux temps. L’homme a rejeté ses plus beauxornements et une classe honteuse s’est chargée, à l’aided’instruments effroyables, de supprimer la barbe jusqu’à la peau. Ôvous, vils et honteux barbiers et gratte-poils en dépit de l’art,aiguisez vos rasoirs sur vos cuirs noirs imprégnés d’huilesmalodorantes, balancez votre sacoche à houppes, faites cliquetervos plats à barbe, mousser le savon, éclabousser autour de vousl’eau chaude et dangereuse, demandez à vos patients, avec uneimpudence criminelle, s’ils veulent être rasés au pouce ou à lacuillère! Mais il y a des Pietro qui s’opposent à votreméprisable industrie et qui, s’ils s’abaissent à vos ignominieusespratiques d’exterminer les barbes, cherchent encore à sauver ce quisurnage sur les vagues du temps. Que sont les favoris aux milleformes diverses qui, dans d’aimables sinuosités, tantôt épousentdoucement l’ovale du visage, tantôt descendent mélancoliquementdans les profondeurs du cou, tantôt s’élèvent hardiment au-dessousdes coins de la bouche, ou encore s’unissent discrètement end’étroits rubans, ou se déploient en boucles audacieuses?Représentent-ils autre chose que des inventions de notre art, danslequel se manifeste notre haute aspiration vers le beau et lesublime? Ah! Pietro, montre l’esprit qui vit en toi etce que pour l’art tu es prêt à faire, lorsque tu descends au vilrôle de gratte-poil.»

Tout en parlant, notre petit bonhomme avaitexhibé un attirail complet de barbier et commençait, d’une mainsouple et habile, à me débarrasser de ma barbe. Et vraiment jesortis de ses mains tout à fait transformé: je n’avais plusmaintenant qu’à prendre d’autres vêtements pour échapper au dangerd’éveiller l’attention par mon extérieur. Le barbier se tenaitdevant moi avec un sourire de satisfaction intime. Je lui dis quej’étais tout à fait étranger dans la ville et qu’il me seraitagréable de m’habiller à la mode de l’endroit. Pour sa peine etaussi pour l’encourager à devenir mon commissionnaire, je lui misun ducat dans la main. Il était comme transfiguré et contemplait leducat dans la paume de sa dextre.

«Estimable mécène et protecteur, medit-il, je ne me suis pas trompé sur vous, l’esprit guidait mesdoigts lorsque, dans le vol d’aigle de vos favoris, j’exprimaistoute la noblesse de vos sentiments. J’ai un ami, un Damon, unOreste, capable de compléter ce que j’ai commencé, qui s’occupe ducorps avec autant de jugement et de génie que moi de la tête.Remarquez, monsieur, que c’est un artiste costumier, car jel’appelle ainsi, plutôt que de lui donner le nom ordinaire ettrivial de tailleur. Il s’égare volontiers dans les champs del’idéal et c’est ce qui lui a permis d’avoir un magasin contenantles vêtements les plus divers, dont les formes et les genres sontle résultat de son imagination. On trouve chez lui toutes lesnuances possibles de l’élégance moderne: soit que l’onveuille briller effrontément et hardiment au-dessus de tous, soitque l’on désire se donner l’air d’un penseur ou de celui que rienn’intéresse, soit que l’on veuille sembler naïf et folâtre,ironique, spirituel, grognon, mélancolique, bizarre, polisson,gracieux, ou affecter des allures d’étudiant. L’adolescent qui,pour la première fois, se fait faire un costume sans que lesconseils de sa mère ou de son précepteur mettent obstacle à sesdésirs; l’homme de quarante ans obligé de se poudrer à causede ses cheveux blancs, le vieux viveur, le savant tel qu’il semontre dans le monde, le marchand fortuné, le bourgeois aisé, touspeuvent voir suspendu à la boutique de mon Damon le genre decostume qui leur convient. Dans quelques instants, vous allez,d’ailleurs, avoir devant les yeux les chefs-d’œuvre de monami.»

Il s’élança dehors et reparut bientôtaccompagné d’un homme grand et fort, bien mis, qui précisémentfaisait tout à fait contraste avec lui, tant par l’extérieur quepar les manières, et qu’il me présenta, pourtant, comme son Damon.Celui-ci me mesura des yeux et sortit alors lui-même d’un paquetapporté par un garçon des habits correspondant tout à fait auxdésirs que je lui avais exprimés. C’est seulement par la suite queje me suis rendu compte de la finesse, du tact et du jugement del’artiste costumier – ainsi que l’appelait précieusement le petitcoiffeur – qui simplement, sans chercher à se faire remarquer, enévitant de poser des questions indiscrètes sur mon état, maposition, etc., avait su si bien choisir. Il est, en effet, sidifficile de s’habiller sans que le caractère général du costumefasse naître l’idée que l’on exerce telle ou telle profession etsurtout sans que personne ne soit amené à se demander quel estvotre métier.

Le petit homme se répandait encore en toutessortes de discours étranges et grotesques. Et, comme, sans doute,peu de personnes prêtaient à ses dires une oreille aussicomplaisante que moi, il avait même l’air extraordinairementheureux de pouvoir donner à sa lumière tout l’éclat qu’il voulait.Mais l’artiste costumier, homme sérieux et intelligent, à ce qu’ilme sembla, lui coupa brusquement la parole en le prenant parl’épaule et en lui disant:

«Schönfeld, tu es encore aujourd’hui entrain de raconter des bêtises. Je parie que monsieur en a mal auxoreilles d’entendre tes bavardages insensés.»

Belcampo baissa la tête tristement, puis ilsaisit vivement son chapeau poussiéreux et s’écria à haute voix ens’élançant vers la porte:

«C’est ainsi que me compromettent mesmeilleurs amis!»

En prenant congé, l’artiste costumier medit:

«Un type tout à fait particulier que ceSchönfeld! L’abus de la lecture en a fait un demi-fou;à part cela, c’est un brave homme; de plus, il est adroitdans son métier, raison qui me le rend supportable, car il n’y aque ceux qui ne font rien avec passion qui ne risquent pas de selaisser aller à des excès.»

Lorsque je fus seul, je me livrai, devant laglace suspendue dans ma chambre, à un véritable exercice dedémarche. Le petit coiffeur m’avait donné une bonne indication. Lemoine fait montre dans sa façon de marcher d’une certaineprécipitation lourde et gauche causée par sa longue robe entravantses pas et par les efforts qu’il fait pour se mouvoir rapidement,d’accord avec les exigences du culte. Il y a chez lui également,dans l’attitude penchée du corps, dans sa façon de tenir les bras –lesquels ne peuvent jamais être ballants, puisqu’un moine, quand ilne prie pas, se cache les mains dans les larges manches de sa robe,quelque chose de si caractéristique que l’observateur est obligé del’apercevoir. Je m’efforçai de me débarrasser de tout cela, defaire disparaître de mes manières toute trace de mon état. Mon âmene trouva de consolation qu’en considérant toute ma vie commeépuisée et vaincue – si j’ose dire –, et lorsqu’il me sembla entrerdans un être nouveau, animé par un principe spirituel où lesouvenir même de mon existence antérieure devenait de plus en plusfaible et disparaissait enfin tout à fait.

Le tumulte des gens, le bruit incessantrésultant de l’activité commerciale qui se déployait dans les rues,tout cela était nouveau pour moi et bien fait pour entretenir ladisposition joyeuse dans laquelle m’avait mis le petit hommecomique. Vêtu de mon nouveau costume, qui m’allait tout à faitbien, je me hasardai à descendre à la table d’hôte, où les clientsétaient nombreux. Toute crainte disparut en moi quand je vis quepersonne ne me remarquait; mon plus proche voisin ne se donnamême pas la peine de me regarder lorsque je m’assis à côté de lui.Je m’étais inscrit sur le registre des étrangers sous le nom deLéonard, en souvenir du prieur auquel je devais ma libération ducloître, et je me fis passer pour un particulier voyageant pour sonplaisir. Des étrangers de ce genre, il y en avait certainementbeaucoup dans la ville, et je provoquai ainsi d’autant moins touteautre question. J’éprouvai un plaisir particulier à aller par lesrues; je me réjouissais à la vue des riches magasins et destableaux et gravures mis en vitrine.

Le soir, j’allai flâner sur les promenadespubliques, et, à plusieurs reprises, mon isolement au milieu de lafoule animée me remplit l’âme d’amertume. N’être connu de personne,ne pouvoir m’épancher dans le sein de quelqu’un, ni donner à quique ce fût la moindre idée de ce que j’étais, être empêché de direpar quel jeu étonnant et mystérieux du hasard j’avais été jeté là –tout mon secret lui-même, que, pourtant, dans ma situation, ilétait si prudent de garder, avait pour moi quelque chosed’effrayant. Il me semblait être un revenant qui continue à errersur terre, bien que tout ce qui l’attachait autrefois à la vie aitdisparu depuis longtemps. Venais-je à penser au célèbre orateursacré d’autrefois que tout le monde aimait et vénérait, avec lequelchacun aspirait à s’entretenir, à qui l’on se montrait avide mêmed’arracher quelques mots, aussitôt, j’étais en proie à un chagrinamer. Mais ce prédicateur, me disais-je, était le moine Médard,mort et enseveli dans les abîmes de la montagne. Ce n’est pas moi,car je vis, et même devant moi s’est ouverte à présent une vienouvelle qui m’offre ses jouissances.

Ainsi, lorsque je revivais en rêve lesaventures du château, il me semblait que ce n’était pas moi qui lesavais vécues, mais un autre, et cet autre était toujours le capucinMédard. Seule la pensée d’Aurélie rattachait encore mon êtreantérieur à l’être actuel; mais, comme une douleur profondeet inguérissable, elle tuait souvent la joie qui se présentait enmoi et je me sentais alors arraché brusquement aux milieux toujoursplus variés où m’introduisait la vie.

Je n’omettais pas de visiter les multiplesendroits publics où l’on donnait à boire et où l’on jouait. C’estainsi que j’aimais à fréquenter un hôtel où, à cause du bon vin quel’on y buvait, se réunissait chaque soir une nombreuse société. Àla table d’une pièce séparée, je remarquais toujours les mêmespersonnes, dont la conversation était vivante et spirituelle. Je metenais ordinairement dans un coin de la salle, savourantsilencieusement et discrètement mon vin. Un jour que ces messieurs,qui formaient une espèce de cercle privé, cherchaient en vain unrenseignement littéraire qui semblait beaucoup les intéresser, jeparvins à m’approcher d’eux, en le leur fournissant. Ilsm’offrirent alors d’autant plus volontiers une place à leur tableque mon langage et mes connaissances dans les différentes branchesde la science, s’étendant chaque jour davantage, leur plaisaientbeaucoup. J’acquis ainsi des relations utiles et, m’initiant deplus en plus aux usages du monde, je devenais chaque jour moinsembarrassé et d’une humeur plus gaie. Je polissais tout ce que mavie passée avait laissé en moi de rude et d’anguleux.

Depuis plusieurs soirées, on s’entretenaitbeaucoup dans cette société d’un peintre étranger arrivénouvellement dans la ville et qui avait organisé une exposition deses œuvres. Tous, hormis moi, avaient déjà vu ses tableaux et envantaient à ce point la valeur que je résolus d’aller les voir àmon tour. L’artiste n’était pas présent lorsque j’entrai dans lasalle d’exposition, mais un homme âgé faisait le cicérone etdonnait les noms des maîtres étrangers dont le peintre avait exposéles œuvres avec les siennes. C’étaient des toiles remarquables,pour la plupart des originaux de maîtres célèbres, dont la vue meravissait. Parmi différentes reproductions que le vieillardappelait des esquisses, certaines fresques firent tout à couppoindre en mon âme des souvenirs de ma plus tendre enfance. Cessouvenirs devenaient de plus en plus distincts, brillaient d’unéclat toujours plus vif et plus animé. Nul doute possible,c’étaient là des copies prises au Saint-Tilleul! Ainsi, dansun tableau de la sainte Famille, je reconnus exactement, sous lestraits de saint Joseph, le visage du pèlerin étranger qui m’avaitamené le miraculeux enfant. Un sentiment de profonde mélancolies’empara de moi; mais je ne pus retenir une exclamationbruyante, lorsque mon regard tomba sur un portrait grandeur nature,dans lequel je reconnus la princesse, ma protectrice. Elle étaitmagnifiquement peinte, avec cette ressemblance, d’un caractèreélevé, que l’on trouve dans les portraits de Van Dyck, et sous lecostume qu’elle portait habituellement à la procession de laSaint-Bernard, lorsqu’elle s’avançait en tête des nonnes. Lepeintre avait saisi le moment où, après la prière, elle sedisposait à sortir de sa chambre pour ouvrir la procession, quelà-bas, à l’église, aperçue dans le fond de la perspective, lepeuple attendait plein d’impatience. Dans le regard de cette femmeadmirable se lisait l’expression de son âme entièrement tournéevers le ciel. Hélas! elle semblait implorer le pardon dupécheur effronté et criminel qui s’était violemment détaché de soncœur maternel – et ce pécheur, c’était moi-même! Dessentiments qui depuis longtemps m’étaient devenus étrangersaffluèrent à mon cœur, une indicible nostalgie m’emportaviolemment; je me retrouvai au village du couvent descisterciennes, chez le bon curé qui m’avait inculqué mes premièresconnaissances. J’étais redevenu un enfant candide, vif et joyeux,qui poussait des cris de joie parce que la Saint-Bernard étaitvenue. Je la voyais vraiment:

«As-tu été bien bon et bien pieux,Franciscus?» me demandait-elle, de cette voix dontl’amour assourdissait le timbre et qui résonnait si doucement, siaimablement à mes oreilles. «As-tu été bien bon et bienpieux?»

Hélas! Que pouvais-je luirépondre? Que j’avais accumulé crime sur crime, qu’aprèsavoir rompu mes vœux je m’étais rendu coupable de meurtres. Déchiréde chagrin et de regret, je m’affaissai sur les genoux, presquesans connaissance, et les larmes jaillirent de mes yeux. Effrayé,le vieillard s’élança vers moi et me demanda vivement:

«Qu’avez-vous, monsieur? Que vousarrive-t-il?

–Le portrait de l’abbesse m’a rappelé defaçon étonnante l’image de ma mère, qu’enleva une mortterrible», répondis-je d’une voix sourde et caverneuse.

Et, tout en me relevant, je m’efforçai le pluspossible de reprendre contenance.

«Venez, monsieur, de tels souvenirs sonttrop douloureux, il faut les éviter, dit le vieillard. Il y aencore dans cette galerie un portrait que mon maître considèrecomme ce qu’il a fait de mieux, dans ce genre. Il est peint d’aprèsnature et il n’y a pas longtemps qu’il est achevé. Nous l’avonsvoilé, afin que le soleil n’altère pas les couleurs, qui ne sontpas tout à fait sèches.»

Le vieux cicérone me plaça soigneusement à lalumière voulue, puis, d’un geste vif, il souleva le rideau:c’était Aurélie! Un effroi que je pus à peine réprimer mesaisit. Mais je me rendis compte du voisinage de l’ennemi quim’avait précipité violemment dans les flots houleux auxquels jem’étais arraché avec difficulté et qui voulait ma perte. Et jeretrouvai le courage de faire face au monstre qui m’assaillait dansl’ombre mystérieuse.

Je dévorais des yeux les charmes d’Aurélie,qui ressortaient d’une façon éclatante sur ce portrait rayonnant devie. J’avais l’impression que le regard doux et candide de lapieuse enfant accusait l’infâme meurtrier de son frère. Mais toutsentiment de regret s’effaça devant le dédain amer et hostile quigermait en moi et qui, m’aiguillonnant de ses dards empoisonnés, mepoussait hors de la vie sentimentale. Une seule chose metourmentait, c’était qu’Aurélie ne m’eût pas appartenu au cours decette nuit fatale qui avait révolutionné le château. L’apparitiond’Hermogène était cause de l’échec de mon entreprise, mais ill’avait payé de sa vie. «Aurélie vit, me disais-je, celasuffit pour me donner l’espoir de la posséder. Oui, il est certainqu’elle sera à moi, un jour, car la destinée, à laquelle elle nepeut pas échapper, est la souveraine maîtresse, et ne suis-je pasmoi-même cette destinée?»

Je m’encourageais ainsi au crime, en regardantfixement le portrait. Je semblais étonner le vieillard. Il meparlait avec prolixité du dessin, du ton, du coloris, mais je nel’entendais pas. La pensée d’Aurélie, l’espoir d’exécuter encoremon sinistre projet, qui, selon moi, n’était que différé,occupaient à ce point mon esprit que je partis précipitamment sansdemander d’explications sur le peintre étranger, ce qui m’eûtpeut-être permis d’obtenir des renseignements sur ces tableaux quisemblaient renfermer tout un cycle d’allusions relatives à ma vieentière.

Pour posséder Aurélie, j’étais décidé à toutoser. Il me semblait même que j’étais placé au-dessus desévénements de ma vie, que, mon regard les pénétrant, je ne pouvaisjamais avoir rien à craindre et que, par conséquent, je n’avaisrien à risquer. Je couvais toutes sortes de plans et de projetspour atteindre mon but. Principalement, je croyais à présentpouvoir apprendre beaucoup de choses du peintre étranger etdécouvrir maints rapports que j’ignorais et qui seraientsusceptibles de m’aider dans la préparation de mes desseins. Je nepensais, en effet, à rien de moins qu’à retourner au château dansmon nouveau costume, ce qui ne me semblait pas du tout être unprojet extraordinairement audacieux. Le soir, j’allai à l’hôtel, oùje retrouvai ma société habituelle. J’eus toutes les peines dumonde à réprimer la tension toujours croissante de mon esprit, àmettre des bornes à l’activité effrénée de mon imaginationsurexcitée.

On parla encore beaucoup des tableaux dupeintre étranger et surtout de l’expression étonnante qu’il donnaità ses portraits. Il me fut possible de joindre mes louanges àcelles des autres et de dépeindre, dans un langage particulièrementbrillant, qui n’était qu’un reflet de l’ironie dédaigneuse qui medévorait intérieurement, les charmes indicibles répandus sur lepieux et angélique visage d’Aurélie. Un des membres de la sociétédit que le peintre était encore retenu pendant quelque temps dansla ville pour terminer plusieurs portraits commencés et qu’il nousamènerait demain soir cet artiste admirable et particulièrementintéressant, bien qu’il fût déjà d’un certain âge.

Le soir suivant, assailli par d’étrangespressentiments, en proie à d’obscures appréhensions, j’arrivai àl’hôtel plus tard que d’habitude. L’étranger, assis à la table, metournait le dos. Lorsque je pris place et le regardai, je reconnusles traits du terrible inconnu qui, à la Saint-Antoine, s’étaitappuyé contre le pilier d’angle de l’église et dont la vue m’avaitrempli d’angoisse et d’effroi. Il me considéra longtemps avec unegravité profonde. Mais la disposition d’esprit dans laquelle je metrouvais depuis que j’avais vu Aurélie me donna la force et lecourage de supporter son regard. L’ennemi, à présent, se présentaitde façon visible. Il s’agissait d’entamer avec lui une lutte àmort. Je résolus d’attendre l’attaque et alors de le repousser avecdes armes dont la force m’inspirait confiance. L’étranger ne parutpas faire spécialement attention à moi; au contraire,détournant les yeux, il continua à développer le sujet artistiquequ’il traitait à mon entrée. On en vint à ses tableaux et on louasurtout le portrait d’Aurélie. Quelqu’un affirma que cette œuvre,bien qu’à première vue elle donnât l’impression d’un portrait,pouvait, cependant, servir comme étude pour une tête de sainte.Comme la veille, précisément, j’avais parlé admirablement de ceportrait en mettant en relief toutes ses qualités, on me demandamon appréciation. Involontairement, je déclarai que, justement, jene pouvais pas me représenter sainte Rosalie autrement quesemblable au portrait de l’inconnue. Le peintre sembla à peinefaire attention à mes paroles et il dit aussitôt:

«En effet, cette jeune fille dont j’aidonné le portrait fidèle est une sainte qui par ses combats s’estélevée jusqu’au ciel. Je l’ai peinte, alors qu’elle était plongéedans le chagrin le plus effroyable; mais elle espérait en lareligion et attendait l’assistance de la destinée éternelle quitrône par-delà les nuages. Et c’est l’expression de l’espérance del’âme s’élevant au-dessus des choses terrestres que j’ai cherché àrendre dans ce tableau.»

On se perdit dans d’autresconversations; et le vin que, pour faire honneur àl’étranger, on demanda ce soir-là meilleur et en plus grandequantité qu’à l’ordinaire, égaya les esprits. Chacun se mit àraconter des choses réjouissantes; bien que l’étranger parûtrire seulement d’un rire intérieur, qui se reflétait dans ses yeux,il sut, pourtant, souvent rien qu’avec quelques fortes paroles,jetées dans la conversation, entretenir l’entrain général etextraordinaire. Si même, chaque fois qu’il me regardait, je nepouvais réprimer un sentiment de frayeur secrète, j’arrivai,cependant, petit à petit, à vaincre l’affreuse impression ressentielorsque je l’avais aperçu. Je parlai du comique Belcampo, que tousconnaissaient; à la grande joie des assistants, je parvins àmettre admirablement en lumière ses fantastiques fanfaronnades, àtel point qu’un bon diable de gros commerçant qui avait l’habitudede s’asseoir en face de moi m’assura, les yeux remplis de larmesarrachées par le rire, que depuis longtemps il n’avait pas passéune soirée aussi agréable. Quand les rires commencèrent enfin às’apaiser, l’étranger demanda à brûle-pourpoint:

«Avez-vous déjà vu le Diable,messieurs?»

On considéra cette question commel’introduction à une farce quelconque, et tout le monde déclaran’avoir pas encore eu cet honneur. Alors, l’étrangerpoursuivit:

«Eh bien! moi, il s’en est fallude bien peu que cet honneur ne me fût accordé, et cela au châteaudu baron F…, au milieu des montagnes…»

Je tremblai de tous mes membres, mais lesautres s’écrièrent en riant:

«Racontez, racontez!

–Vous connaissez tous, trèsprobablement, reprit l’inconnu, si vous avez traversé lesmontagnes, ce site romantique où le voyageur, sortant de l’épaisseforêt de sapins et s’avançant à travers les hautes massesrocheuses, voit s’ouvrir devant lui un profond abîme noir. On lui adonné le nom de gouffre du Diable; un pan de roche lesurplombe, qui représente ce que l’on appelle le siège du Diable.On dit que le comte Victorin, de mauvais projets en tête, étaitprécisément assis en cet endroit lorsque soudain le démon luiapparut; et, comme il avait résolu d’exécuter lui-même lesdesseins de Victorin qu’il trouvait agréables, il précipita lecomte dans l’abîme. Le Diable se présenta ensuite au château dubaron, déguisé en capucin; là, après avoir assouvi sa passionavec la baronne, il l’expédia en enfer, et il poignarda aussi lefils du baron, un pauvre insensé, qui ne pouvait le souffrir, quicriait bien haut: “C’est Satan!” quand il le voyait etdont, heureusement, l’intervention sauva une âme pieuse que ledémon astucieux avait résolu de perdre. Et puis le capucin disparutd’incompréhensible façon; on a dit qu’il s’était lâchementenfui à la vue du cadavre de Victorin, qui, sorti tout sanglant desa tombe, avait surgi devant lui. À présent, quoi qu’il en soit detout cela, ce dont je puis vous assurer, c’est que la baronne estmorte empoisonnée; qu’Hermogène, le fils du baron, a étélâchement assassiné; que ce dernier, peu de temps après, estmort de chagrin, et qu’Aurélie, cette sainte que j’ai peinte auchâteau à l’époque de ces événements effroyables, restée orpheline,s’est réfugiée dans un pays lointain chez des cisterciennes, dontl’abbesse était liée d’amitié avec son père. Le portrait que vousavez vu dans ma galerie est celui de cette admirable jeune fille.D’ailleurs, ce monsieur – et il me désigna – pourra vous racontertout cela mieux que moi et avec plus de détails, puisqu’il setrouvait au château au moment où se déroulèrent tous les événementsdont je viens de vous entretenir.»

Tous les regards se dirigèrent sur moi avecétonnement. Je me levai brusquement et m’écriai en faisant montred’une violente indignation:

«Hé! monsieur, qu’ai-je à faireavec vos stupides histoires de Diable et vos récits demeurtre? Vous me prenez pour un autre; oui, vous meconfondez avec quelque autre et je vous prie de ne pas me mettreenjeu à ce sujet.»

Dans l’agitation où je me trouvais, il me futassez difficile de donner à mes paroles un aird’indifférence; l’effet des dires mystérieux du peintre et maprofonde émotion, que je cherchais en vain à cacher, n’étaient quetrop apparents. Toute gaieté disparut et les hôtes, se rappelantalors que je leur étais tout à fait inconnu et comment, petit àpetit, j’étais arrivé à trouver place parmi eux, me jetèrent desregards méfiants et soupçonneux. Le peintre étranger s’était levéet me regardait fixement de ses yeux pénétrants de spectre, commeautrefois à l’église des capucins. Il ne dit pas un mot, ilsemblait glacé et sans vie, mais son allure de fantôme me faisaitdresser les cheveux; mon front se couvrait d’une sueur froideet la violence de mon effroi faisait trembler toutes les fibres demon corps.

«Va-t’en! m’écriai-je hors de moi.Tu es Satan lui-même, tu es le crime et le meurtre, mais sur moi tun’as aucun pouvoir!»

Tout le monde quitta son siège.

«Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ceque c’est?» s’écrièrent tous les hôtes.

Effrayés et attirés à la fois par le sonterrible de ma voix, les gens de la grande salle, laissant là leursjeux, se précipitèrent dans notre pièce.

«Il est ivre, il est fou! Qu’on lemette dehors!» lancèrent plusieurs voix.

Cependant, le peintre étranger se tenaitimmobile et me regardait toujours fixement. Fou de rage et dedésespoir, je tirai de ma poche le couteau avec lequel j’avaisfrappé Hermogène et que j’avais l’habitude de toujours porter surmoi et je me précipitai sur lui; mais je reçus un coup qui mejeta à terre, et l’étranger eut un rire effroyablement ironique quiretentit dans la pièce:

«Frère Médard! Frère Médard,disait-il, ton jeu est meurtrier. Va et désespère dans la honte etle repentir!»

Je me sentis empoigné par les clients; àce moment-là, je pris courage et, comme un taureau furieux, jefonçai sur la foule en frappant de toutes mes forces, au point queje renversai plusieurs de mes assaillants et que je me frayai unpassage jusqu’à la porte. Je me précipitai alors dans lecouloir; soudain une petite porte latérale s’ouvrit et je fusattiré dans une pièce sombre. Je ne résistai pas, car déjà les genshurlaient derrière moi. Lorsque la foule fut passée, on meconduisit dans la cour par un escalier dérobé, puis on me fitgagner la rue par un bâtiment de derrière. À la lueur de lalanterne, je reconnus en mon sauveur le comique Belcampo.

«J’ai l’impression, monsieur, me dit-ilen commençant, que votre différend avec le peintre est dû à lafatalité. J’étais dans la pièce voisine en train de boire, lorsquele bruit de la lutte se produisit; aussitôt je décidai devous sauver, ce qu’il me fut possible de faire, grâce à maconnaissance des lieux. Car, je suis la seule cause de ce qui estarrivé.

–Comment est-ce possible? luidemandai-je rempli d’étonnement.

–Qui commande au moment? Quirésiste à la volonté de l’esprit supérieur? continua le petithomme dans son pathos. Pendant que je m’occupais de l’arrangementde vos cheveux, monsieur, les plus sublimes idées s’allumèrent enmoi, comme à l’ordinaire; je m’abandonnai alors auxtransports fougueux d’une imagination déréglée, et non seulementj’oubliai de lisser convenablement et délicatement la boucle de lacolère sur la couronne de votre tête, mais je laissai vingt-septcheveux de l’angoisse et de l’effroi sur votre front. Ils sedressèrent sous le regard fixe du peintre, qui est vraiment unrevenant, pour s’incliner, en gémissant, vers la boucle de lacolère, qui se dénoua en crépitant. J’ai tout remarqué et j’ai vucomment, enflammé de rage, vous avez, monsieur, tiré un couteau,auquel adhéraient déjà des gouttes de sang; mais ce fut ungeste vain de vouloir envoyer en enfer un habitant de l’enfer. Carce peintre est Ahasvérus, le Juif errant, ou Bertrand de Born, ouMéphistophélès ou Benvenuto Cellini ou encore saint Pierre;en un mot, c’est un vil fantôme, qu’on ne peut vaincre qu’au moyend’un fer à friser brûlant, qui tord l’Idée dont il est vraiment lareprésentation, ou en frisant comme il faut avec un peigneélectrique la pensée qu’il est obligé de sucer pour nourrir cetteIdée. Vous voyez, monsieur, que pour moi, artiste et être fantasquepar profession, les choses de ce genre sont de la vraie pommade,selon un dicton de mon métier, beaucoup plus important qu’on ne lecroirait, dès que la pommade contient seulement de la véritableessence d’œillets.»

Le bavardage insensé du petit homme, quim’accompagnait en courant à travers les rues, avait pour moi, surle moment, quelque chose d’effrayant; mais, lorsque de tempsen temps je remarquais ses gambades et sa figure bouffonne, je nepouvais retenir un rire convulsif et bruyant.

Enfin, nous fûmes dans ma chambre;Belcampo m’aida à emballer mes effets et bientôt tout fut prêt pourle voyage. Je lui glissai quelques ducats dans la main, il se mit àbondir de joie et à crier:

«Ô gué! J’ai à présent dubel or, de l’or pur et brillant, imbibé du sang du cœur; ilest luisant et jette des éclats rouges. C’est un incident, unincident gai, rien de plus», fit-il ensuite.

Sans doute était-ce mon étonnement devant sesexclamations qui avait amené cette remarque. Il me pria de luilaisser donner à la boucle de la colère la forme convenable, de luipermettre de raccourcir les cheveux de l’angoisse et de me prendre,en souvenir, une bouclette parmi celles de l’amour. Je le laissaifaire et il accomplit le tout au milieu des gestes et des grimacesles plus comiques. Finalement, il saisit le couteau, que j’avaisdéposé sur la table, en changeant d’habit, et, prenant la positiond’un tireur d’armes, il se mit à s’escrimer dans le vide.

«Je tue Satan, votre ennemi, car, commeil n’est qu’une simple idée, il doit pouvoir être tué par uneidée; il reçoit donc la mort de celle-ci, de la mienne, quej’accompagne, pour lui donner plus de force, des mouvements ducorps qui conviennent. Apage Satanas, Apage, Apage,Ahasvérus; allez-vous-en! Voilà qui estfait!» dit-il, en remettant le couteau.

Et tout haletant, il s’essuya le front, commequelqu’un qui viendrait de se fatiguer terriblement enaccomplissant un travail pénible.

Je voulus vivement faire disparaître lecouteau et le mis dans ma manche, comme si je portais encore unerobe de moine. Le petit homme remarqua mon geste et en sourit d’unair rusé. À ce moment, le postillon fit retentir son cor devant lamaison; aussitôt Belcampo changea de ton et d’attitude. Iltira de sa poche un petit mouchoir, fit semblant d’essuyer seslarmes, s’inclina respectueusement plusieurs fois de suite, mebaisa la main ainsi que mon habit, et dit d’un airsuppliant:

«Mon révérend, deux messes pour magrand-mère, qui est morte d’indigestion; quatre pour monpère, qui mourut d’avoir jeûné involontairement. Mais, pour moi,une messe toutes les semaines lorsque je ne serai plus et,provisoirement, l’indulgence pour mes nombreux péchés. Ah!révérend père, il y a en moi un infâme pécheur qui s’écrie:“Peter Schönfeld, ne sois pas un idiot et ne pense pas que tuexistes; sois certain que c’est moi qui suis toi-même, moi,Belcampo, qui représente une idée géniale; et, si tu ne lecrois pas, je te poignarde avec une idée tranchante et pointue.”Mon révérend, cet ennemi qui a nom Belcampo commet tous les excèspossibles. Entre autres choses il doute souvent du présent,s’enivre beaucoup, se bat et fornique avec de jolies penséesvierges. Ce Belcampo me rend honteux et confus de ce que souvent jegambade de façon indécente et souille la couleur de l’innocence,lorsque en chantant in dulci jubilo, je marche dans lam..de avec mes bas de soie blancs. Pardon pour tous deux,Pietro Belcampo et Peter Schönfeld.»

Il s’agenouilla devant moi et fit mine desangloter violemment. Sa folie commençait à me fatiguer.

«Soyez donc raisonnable!»lui criai-je. Le garçon entra pour prendre mes bagages. Belcampo sereleva brusquement et, ayant retrouvé son humeur joyeuse, il l’aidaà transporter rapidement ce que je lui disais, tout en ne cessantde bavarder.

«C’est un toqué avéré, avec lequel il nefaut pas engager de longues conversations», me dit le garçon,en fermant la porte de la diligence.

Belcampo agitait son chapeau et, quand il mevit poser le doigt sur la bouche, avec un regard significatif, ilme cria:

«Jusqu’à mon derniersoupir!»

Lorsque le matin commença à poindre, la villese trouvait déjà bien loin derrière moi et l’image, enveloppée demystère, de l’homme effrayant et terrible avait disparu.

La question du maître de poste:«Où allez-vous?» me rappela à nouveau que j’étaisà présent séparé du monde et que j’errais, livré aux flots agitésdu hasard. Mais une puissance irrésistible ne m’avait-elle pasviolemment détaché de tout ce qui m’était cher, afin que l’espritqui vivait en moi pût, dégagé de toute entrave, déployervigoureusement ses ailes et s’envoler hardiment dansl’espace?

Je parcourus, infatigable, la campagnemagnifique, ne trouvant de repos nulle part et comme poussé sanscesse irrésistiblement vers le sud; sans y penser, je m’étaisjusqu’ici à peine écarté de la route tracée par Léonard; etainsi l’impulsion qu’il m’avait donnée en me lançant dans le mondecontinuait à s’exercer, comme douée d’une puissance magique, et àme diriger dans la voie voulue.

Au cours d’une sombre nuit, je traversais uneépaisse forêt qui s’étendait, comme me l’avait annoncé le maître deposte, jusqu’à la prochaine station. Il m’avait bien engagé, à cesujet, à attendre chez lui que se montrât le matin, mais j’avaisrepoussé ses conseils, et cela uniquement pour atteindre aussi viteque possible un but qui pour moi-même restait un mystère. Déjà,lorsque je m’étais mis en route, des éclairs brillaient dans lelointain. Bientôt les nuages que la tempête en mugissant amoncelaitet chassait devant elle devinrent de plus en plus noirs; puisle tonnerre retentit terriblement, répété par l’écho aux millevoix; à l’horizon, aussi loin que la vue pouvait porter, sedessinait le zigzag fulgurant des éclairs; les grands sapinscraquaient, ébranlés jusque dans leurs racines. La pluie tombait àtorrents. À chaque moment, nous risquions d’être écrasés par lesarbres que l’ouragan jetait bas; les chevaux se cabraient,effrayés par les lueurs de la foudre; à peine pouvions-nousencore avancer. Finalement, la diligence reçut une telle secoussequ’une des roues arrière se rompit. Nous fûmes ainsi obligés derester sur place en attendant que l’orage se calmât et que la lunepût percer les nuages. Le postillon vit alors que, dansl’obscurité, il s’était complètement écarté de la route et que nousétions dans un chemin forestier. Il n’y avait plus qu’à suivre cechemin à tout hasard. Peut-être aboutirions-nous à un village quandpoindrait le jour. La diligence, étayée par une grosse branche, seremit en route pas à pas. Je marchais en avant d’elle. Bientôtj’aperçus au loin la clarté d’une lumière et je crus percevoir desaboiements de chien. Je ne m’étais pas trompé, car à peineavions-nous poursuivi notre route pendant quelques minutes, quecette fois j’entendis bien distinctement des chiens qui aboyaient.Nous arrivâmes à une maison de belle apparence située au milieud’une grande cour entourée de murs. Le postillon frappa à la porte,les chiens accoururent en hurlant avec furie; mais dansl’habitation même tout resta tranquille et mortellement silencieux,jusqu’au moment où le postillon fit retentir son cor. Alors, àl’étage supérieur, on ouvrit la fenêtre d’où venait la lumière quej’avais remarquée et une voix dure et sourde appela:«Christian, Christian!

–Voilà, monsieur, répondit-on d’enbas.

–On frappe et l’on sonne du cor à notreporte, reprit la voix qui avait crié, et les chiens ont le diableau corps. Prends la lanterne et la carabine numéro trois et vois cequ’il y a.»

Peu après, nous entendîmes Christian calmerles chiens et le vîmes enfin venir avec sa lanterne. Il n’y avaitpas de doute pour le postillon: à l’entrée de la forêt, aulieu de suivre tout droit, nous avions dû obliquer à gauche,puisque nous étions à la maison du garde général des eaux et forêtssituée sur la droite, à une heure du dernier relais. Lorsque nouseûmes raconté à Christian le malheur qui nous était arrivé, ilouvrit les deux battants de la porte et nous aida à faire entrer ladiligence. Les chiens, apaisés, tournaient autour de nous enreniflant et en remuant la queue, cependant que l’homme resté à lafenêtre continuait à crier, sans que Christian ou l’un de nous luirépondît:

«Que se passe-t-il? Que sepasse-t-il? Qu’est-ce que c’est que cettecaravane?»

Enfin, pendant que Christian s’occupait deschevaux et de la diligence, j’entrai dans la maison, dont il avaitlaissé la porte ouverte. Un grand homme fort, la figure brûlée parle soleil, coiffé d’un vaste chapeau à plumet vert, et, pour lereste, en chemise et en pantoufles, s’avança vers moi, un couteau àla main, en m’interpellant brusquement:

«D’où venez-vous? On ne dérangepas les gens en pleine nuit. Ce n’est ici ni une auberge ni lamaison d’un maître de poste. Ici demeure le garde général des eauxet forêts, et c’est moi l’inspecteur! Christian est un âne devous avoir ouvert la porte.»

Je lui exposai très humblement mon malheur, enl’assurant que seule la nécessité nous avait déterminés à nousarrêter chez lui. L’homme devint alors plus doux et dit:

«Il est vrai que le temps étaitterriblement mauvais; mais le postillon est un imbécile des’être égaré et d’avoir brisé sa voiture. Un gaillard comme luidevrait pouvoir circuler dans la forêt les yeux fermés et s’ytrouver chez lui, comme nous autres.»

Il me fit monter et, en même temps qu’ildéposait son couteau, ôtait son chapeau et jetait un habit sur sesépaules, il me pria de ne pas prendre en mauvaise part sa réceptionplutôt rude. Il me dit qu’il devait d’autant plus se tenir sur sesgardes dans cette maison isolée que bien souvent toutes sortes devagabonds parcouraient la forêt et surtout qu’il était, pour ainsidire, en guerre ouverte avec les braconniers, qui avaient déjàattenté plus d’une fois à sa vie.

«Mais, continua-t-il, ces coquins nepeuvent rien contre moi, car, avec l’aide de Dieu, je remplisfidèlement et honnêtement les devoirs de ma charge; et,croyant et me confiant en Lui, me reposant également sur ma bonnecarabine, je les défie.»

Malgré moi, entraîné par une vieille habitude,je ne pus m’empêcher de glisser quelques paroles onctueuses sur laforce que donne la confiance dans le Tout-Puissant, ce qui renditle forestier de plus en plus amical. En dépit de mes protestations,il réveilla sa femme, matrone d’un certain âge déjà, mais active etgaie, qui, bien qu’elle eût été troublée dans son sommeil,accueillit aimablement son hôte et, sur l’ordre de son mari, se mità préparer à manger. Comme punition infligée par le forestier, lepostillon dut s’en retourner la nuit même à la station d’où ilvenait; quant à moi, le garde des eaux et forêts se mettait àma disposition pour me conduire, quand je le voudrais, au prochainposte de relais. Cette proposition m’agréa d’autant plus quej’avais besoin d’un peu de repos. Je déclarai au forestier que jeresterais volontiers chez lui jusqu’au lendemain à midi, afin de meremettre complètement de la fatigue causée par un voyageininterrompu de plusieurs jours.

«Si j’ai un conseil à vous donner,monsieur, répliqua le brave homme, restez ici demain toute lajournée; après-demain, mon fils aîné, que j’envoie à larésidence, vous conduira lui-même au prochain relais.»

J’acceptai avec plaisir, cependant que jevantais la solitude du lieu, qui exerçait sur moi un charmeattrayant.

«Oh! monsieur, reprit-il, lasolitude n’est pas aussi complète que vous le pensez. D’après laconception ordinaire des citadins, vous appelez solitude toutehabitation située dans les bois, sans tenir compte que cela dépendbeaucoup de celui qui y séjourne. Oui, si dans cet ancien pavillonde chasse vivait encore, comme autrefois, un vieux personnageatrabilaire qui, n’aimant ni la forêt ni la chasse, s’enfermaitdans ses quatre murs, on pourrait peut-être dire que la vie estsolitaire. Mais depuis que cet homme est mort et que le prince afait de cette maison la demeure du garde des eaux et forêts, elleest devenue très vivante. Vous êtes sans doute un habitant desvilles, monsieur; vous ignorez les plaisirs de la forêt etles joies de la chasse. Vous ne pouvez vous imaginer quelle vieheureuse et magnifique nous menons, nous autres chasseurs. Mesélèves et moi, nous ne faisons qu’une famille; vous trouverezcela curieux peut-être, mais dans cette famille je compte aussi meschiens, intelligents et adroits; ils me comprennent,saisissent un mot, un signe, et me sont fidèles jusqu’à la mort.Remarquez comme celui-ci me regarde intelligemment parce qu’il saitque je parle de lui. Dans la forêt, il y a toujours à faire,monsieur. Le soir, on pense à étudier, à administrer; lematin, dès que le jour pointe, je me lève et sors en jouant sur moncor un joyeux air de chasse. Les bruits les plus divers se fontentendre; tout sort du sommeil, les chiens aboient, heureuxet avides de courir à la chasse.

Mes élèves s’habillent vivement et, lagibecière en bandoulière, le fusil sur l’épaule, ils font leurentrée dans la salle à manger, où ma “vieille” a servi le déjeuner.Puis, nous nous mettons gaiement et allègrement en route.

«Nous arrivons à l’endroit où se cachele gibier; chacun prend sa place à distance du voisin;les chiens s’avancent furtivement, la tête touchant terre, on lesvoit flairer et renifler, puis regarder le chasseur de leurs yeuxintelligents et humains. Chacun est là, retenant sa respiration, lechien du fusil tendu, immobile et comme enraciné sur place. Puis,dès que le gibier bondit hors du fourré, que les coups de feucrépitent, que les chiens se lancent à sa poursuite, on sent battreson cœur et l’on est un tout autre homme. Et chaque partie dechasse représente quelque chose de nouveau, car toujours il seproduit un événement particulier qu’on n’avait pas encore constaté.Le fait seulement que le gibier est différent selon les saisons,que tantôt c’est celui-ci qui se montre et tantôt celui-là, donne àla chasse un attrait si magnifique qu’il n’est aucun homme surterre qui puisse en être rassasié. D’ailleurs, monsieur, la forêtpar elle-même est si joyeuse et si animée que je ne m’y sens jamaisseul. Comme je connais chaque place et chaque arbre, il me sembleque chacun des arbres qui a grandi sous mes yeux et dont la cimevivante et resplendissante s’élève maintenant dans les airs meconnaît et m’aime, parce que je lui ai accordé mon attention etdonné mes soins. Oui, dans le murmure et le bruissement merveilleuxde la forêt, je crois réellement entendre des voix qui me parlent,des voix tout à fait particulières, et j’ai l’impression que celangage est la louange véritable de Dieu et de sa toute-puissance,en même temps qu’une prière que la parole humaine ne pourraitjamais arriver à exprimer. En un mot, un chasseur brave et pieuxmène une vie joyeuse et admirable, car il lui reste encore quelquechose de la belle liberté d’autrefois, du temps où les hommesvivaient en accord avec les lois de la nature et ignoraient toutdes traînes et des parures dont ils s’embarrassent dans leurscachots de pierre. Que savent-ils, en effet, les gensd’aujourd’hui, des choses magnifiques que Dieu a créées autourd’eux pour leur édification et leur amusement et dont profitaientles hommes libres qui vivaient en pleine communion avec la natureentière, ainsi que nous l’apprennent les histoires du tempspassé?»

Le vieux forestier disait tout cela sur un tonet avec une expression qui faisaient voir sa conviction profonde.J’enviais sa vie heureuse et le calme solide de son état d’âme, sidifférent du mien.

Il me conduisit alors dans une autre partie dubâtiment, qui, je m’en rendais à présent compte, était assezvaste; là il m’indiqua une petite chambre, propre etcoquette, dans laquelle se trouvaient déjà mes bagages, puis il mequitta en m’assurant que le bruit matinal de la maison ne meréveillerait pas, car je me trouvais tout à fait isolé des autreshabitants. Je pourrais dormir aussi longtemps que je le voudrais,ajouta-t-il encore; on m’apporterait à déjeuner quandj’appellerais; lui, je le reverrais seulement au repas demidi, car il partait de grand matin dans la forêt avec ses élèveset ne rentrerait pas avant cette heure-là. Je me jetai sur le litet, fatigué comme je l’étais, je tombai bientôt dans un profondsommeil; mais un cauchemar affreux vint me torturer.

Le rêve commença d’une façon tout à faitsingulière. J’avais conscience que je dormais et je me disais, eneffet: «C’est très bien que je me sois endormiimmédiatement et que je dorme d’un sommeil aussi calme et aussiprofond, cela va me remettre entièrement de mes fatigues;seulement, il ne faut pas que j’ouvre les yeux.» Malgré cela,il me semblait que je ne pouvais pas m’en empêcher et, cependant,mon sommeil n’était pas interrompu. Soudain, la porte s’ouvrit etune forme sombre entra, dans laquelle, à mon grand effroi, je mereconnus moi-même, en costume de capucin, avec la barbe et latonsure. Le fantôme s’approchait de plus en plus de mon lit;j’étais comme paralysé, et les sons que je voulais articuler,l’état d’immobilité convulsive dans laquelle je me trouvais ne leurpermettait pas de sortir de ma gorge. Maintenant, le spectres’asseyait sur ma couche et me regardait en ricanant. «Ilfaut me suivre, disait-il, nous allons monter sur le toit, sous lagirouette qui chante un joyeux épithalame en l’honneur du hibou quise marie. Là nous lutterons et celui qui terrassera l’autre seraroi et pourra boire son sang.»

Je sentais que le fantôme m’empoignait etm’entraînait sur le toit; alors le désespoir me rendit desforces. «Tu n’es pas moi, tu es le Diable»,m’écriai-je. Et, les ongles en avant, j’étendis la main pour saisirle visage menaçant du fantôme. Mais j’eus l’impression que mesdoigts, atteignant ses yeux, plongeaient dans de profondes orbites,et il eut à nouveau un rire grimaçant. À ce moment, je meréveillai, comme sous l’effet d’une secousse soudaine. Mais lesrires continuaient dans la pièce. Je me dressai sur le lit, lesclairs rayons du matin brillaient à travers la fenêtre et j’aperçusdebout devant la table, me tournant le dos, un homme en habit decapucin. L’épouvante me pétrifia. L’effroyable rêve devenaitréalité. L’homme fouillait dans les choses qui se trouvaient sur latable. À présent il se retournait. Tout mon courage me revint,lorsque je vis une étrange figure avec une barbe noire et inculteet dont les yeux perdus dans le vague souriaient de folie. Certainsde ses traits avaient une ressemblance lointaine avec Hermogène. Jerésolus d’attendre pour voir ce que ferait l’inconnu et d’agirseulement au cas où, d’une façon quelconque, il se montreraitdangereux. Grâce à mon couteau, qui était près de moi, et même avecma force physique, en laquelle je pouvais avoir confiance, j’étaiscertain de pouvoir maîtriser l’inconnu sans avoir besoin d’aide. Ilsemblait s’amuser avec mes objets, comme un enfant. Monportefeuille rouge, qu’il tournait et retournait devant la fenêtreou encore tenait en l’air d’étrange façon, paraissait surtoutprovoquer sa joie. Enfin, il dénicha le flacon d’osier avec lereste du vin mystérieux, il l’ouvrit et le sentit, aussitôt il semit à trembler de tous ses membres et poussa un cri terrible, quirésonna sourdement dans toute la chambre. Une cloche argentinesonna trois heures dans la maison, il se mit à hurler comme enproie à un tourment effroyable, mais bientôt il fit entendre unnouveau ricanement, semblable à celui que j’avais entendu dans monrêve. Je le vis ensuite bondir furieusement, boire à la bouteilleet la jeter derrière lui, en franchissant précipitamment la porte.Je me levai vivement et voulus le poursuivre, mais déjà il étaithors de ma vue, et je l’entendis descendre bruyamment un escalieréloigné, puis le bruit sourd d’une porte fermée violemment arrivajusqu’à moi. Je verrouillai alors ma chambre pour me mettre àl’abri d’une nouvelle visite et me remis au lit. J’étais tropépuisé pour ne pas m’endormir aussitôt. Le soleil éclairait déjà lapièce lorsque je m’éveillai, reposé et mes forces réparées.

Ainsi qu’il me l’avait dit, le forestier étaitparti dans les bois avec ses fils et ses élèves. Une aimable jeunefille au teint vermeil, sa cadette, m’apporta à déjeuner, tandisque l’aînée était occupée dans la cuisine avec sa mère. Elle meraconta gentiment comment tous vivaient là ensemble, heureux etpaisibles. On n’entendait de tumulte que les jours où le prince,escorté de sa nombreuse suite, venait chasser dans la légion etcouchait à la maison. Quelques heures s’écoulaient ainsiagréablement, puis midi arriva. Alors des cris de joie et desfanfares de cors annoncèrent le retour du maître des eaux et forêtsaccompagné de ses quatre fils, admirables adolescents pleins desanté dont le plus jeune pouvait avoir à peine quinze ans, et deses trois élèves forestiers. Il me demanda comment j’avais dormi etsi le bruit du matin ne m’avait pas réveillé trop tôt. Jen’éprouvai pas le besoin de lui raconter l’aventure de la nuit, carla vivante apparition du moine effrayant était tellement liée à monrêve que c’est à peine si j’aurais pu discerner où finissait lerêve et où commençait la réalité. La table était mise, la soupefumait. Le vieux forestier allait ôter son bonnet pour dire laprière, lorsque la porte s’ouvrit. C’était mon capucin de la nuitqui entrait. La folie ne se lisait plus sur son visage, mais ilavait un air sombre et rébarbatif.

«Soyez le bienvenu, mon révérend, luidit le maître de la maison, récitez les grâces et mangez avecnous.»

Alors, il regarda autour de lui, les yeuxflambants de colère, et lança d’une voix terrible:

«Que Satan te mette en pièces avec ton“révérend” et tes maudites prières! M’as-tu attiré ici pourêtre le treizième à table et pour me faire tuer par l’étrangercriminel? Ne m’as-tu pas recouvert de ce froc pour quepersonne ne reconnaisse en moi le comte, ton seigneur etmaître? Mais prends garde à ma colère, hommemaudit!»

Ce disant, le moine saisit une lourde cruchese trouvant sur la table et la lança vers le vieux forestier qui,grâce seulement à un mouvement adroit, évita le projectile qui luieût brisé la tête. La cruche alla se casser contre le mur en millemorceaux. Aussitôt les élèves empoignèrent le forcené et lemaintinrent solidement.

«Ah! misérable blasphémateur, tuoses encore te livrer ici en présence de gens pieux à tes accès defurie, tu as l’audace d’attenter une nouvelle fois à ma vie, moiqui t’ai tiré de ton état bestial, qui t’ai sauvé de la damnationéternelle. Va au cachot!»

Le moine tomba à genoux et implora grâce, enhurlant. Mais le vieillard lui dit:

«Retourne au cachot, dont tu ne sortirasplus avant que je ne sois certain que tu as renoncé à Satan quit’aveugle; sinon tu vas mourir.»

Le moine se mit à pousser des cris désespérés,comme si la mort lui apparaissait; mais les élèves forestiersl’emmenèrent. En rentrant, ils annoncèrent qu’il s’était aussitôtcalmé en franchissant le seuil de la prison. Christian, chargé desa surveillance, avait, d’ailleurs, déjà raconté que le moines’était promené toute la nuit dans les couloirs de la maison enfaisant un bruit infernal, et surtout qu’il l’avait entendu crierau point du jour: «Donne-moi encore de ton vin et jeserai à toi entièrement! Du vin! du vin!»Il lui avait, en outre, réellement semblé que le moine titubaitcomme un homme ivre, bien qu’il ne pût comprendre comment le fouavait pu arriver à se procurer un breuvage aussi fort et aussienivrant. Je n’hésitai pas plus longtemps à raconter mon aventurede la nuit, en n’oubliant pas de parler de la bouteille qu’il avaitvidée.

«Tout cela est bien regrettable pourvous, me dit le forestier. Mais vous me semblez brave etcourageux; un autre eût pu en mourir de frayeur.»

Je le priai de me dire en détail qui était cemoine insensé.

«Ah! me répondit le vieillard,c’est une longue et étrange histoire, qu’il ne convient pas deraconter pendant le repas. Il est déjà assez fâcheux que cetaffreux individu nous ait troublés ainsi avec ses agissementscriminels, alors que nous nous apprêtions à goûter gaiement etjoyeusement aux mets que Dieu nous envoie. Pour le moment, nousallons nous mettre à manger.»

Là-dessus le forestier ôta son bonnet, récitales grâces avec piété et recueillement, et nous entamâmes unsubstantiel et savoureux repas champêtre, au milieu deconversations vivantes et pleines de gaieté. En l’honneur de sonhôte le vieillard fit apporter du vin meilleur que de coutume et,selon les mœurs patriarcales, il trinqua avec moi dans une joliecoupe qui lui était réservée. La table étant desservie, les élèvesforestiers détachèrent deux cors du mur et se mirent à jouer un airde chasse. À la reprise, les jeunes filles accompagnèrent, puisavec elles les fils de la maison répétèrent en chœur la strophefinale. Mon cœur se dilatait d’étrange façon; depuislongtemps, je n’avais pas éprouvé un contentement intérieur aussigrand que parmi ces simples et braves gens. On chanta encoreplusieurs chansons, douces et mélodieuses, jusqu’au moment où lechef de famille se leva, en s’écriant:

«Vivent tous les braves gens quihonorent noblement la chasse!»

Et il vida son verre. Nous répétâmesunanimement son toast et ainsi se termina ce gai repas glorifié parle vin et les chants.

Le vieillard s’était approché de moi et il medit:

«À présent, monsieur, je vais dormir unepetite demi-heure, puis nous irons ensemble dans la forêt et jevous raconterai comment le moine est venu chez moi et tout ce queje sais de lui. Pendant ce temps, le crépuscule viendra, ensuitenous irons à l’affût, à un endroit où, m’a dit Franz, il y a desfaisans. Vous aurez comme nous un bon fusil et vous tenterez votrechance.»

La chose était pour moi toute nouvelle, carsi, étant séminariste, j’avais pu parfois m’amuser au tir à lacible, jamais il ne m’était arrivé de tirer sur du gibier.J’acceptai donc l’offre du forestier, qui s’en montra extrêmementréjoui et qui, rapidement, avant d’aller se reposer, comme il enavait l’intention, s’efforça, en faisant montre d’une cordialegentillesse, de m’inculquer les premiers éléments de l’art dutir.

Armé d’un fusil et porteur d’une gibecière, jeme rendis dans les bois avec le forestier, qui commença ainsil’étrange histoire du moine.

«Il y aura déjà deux ans de cela,l’automne prochain, mes élèves entendaient souvent dans la forêtdes hurlements effrayants qui, bien qu’ils n’eussent pasgrand-chose d’humain, pouvaient, cependant, provenir d’un homme,ainsi que le pensait Franz, le dernier arrivé d’entre eux… Franzavait la certitude d’être l’objet des taquineries du monstrehurleur, car, lorsqu’il allait à l’affût, les hurlements sefaisaient entendre si près de lui qu’ils effrayaient le gibier. Unjour qu’il couchait une bête en joue, un être aux poils hérissés etméconnaissable sortit en bondissant du fourré et fit rater son tir.Franz avait la tête farcie de légendes de chasse racontées par sonpère, un vieux chasseur, et où des revenants entraient en jeu. Ilfut amené à prendre cet être pour Satan lui-même, qui voulait ledégoûter du plaisir de la chasse ou sinon essayer de le tenter. Lesautres élèves et même mes fils, qui avaient aussi entrevu lemonstre, étaient de son avis. J’avais d’autant plus intérêt àéclaircir cette affaire que je croyais voir là une ruse debraconnier destinée à éloigner les chasseurs. J’ordonnai donc à mesfils et aux apprentis d’interpeller le monstre au cas où il semontrerait encore à eux et, s’il ne voulait pas s’arrêter ourépondre, de tirer sur lui sans plus, en vertu des lois de lachasse. Ce fut Franz qui, le premier, étant à l’affût, rencontra ànouveau le spectre. Il l’interpella en le mettant en joue, mais lemonstre s’enfuit en bondissant dans les fourrés. Franz voulut tirersur lui: le coup ne partit pas. Rempli d’angoisse etd’effroi, il courut vers ses camarades qui se trouvaient à quelquedistance de là, persuadé que c’était le démon qui le narguait eneffrayant le gibier et en ensorcelant son fusil, car effectivement,depuis que le monstre le poursuivait, il n’atteignait plus aucunebête, lui qui était un tireur si adroit.

«Le bruit qu’un spectre hantait la forêtse répandit et déjà l’on racontait au village que Satan, s’étanttrouvé sur le chemin de Franz, lui avait offert des ballesenchantées, et autres balivernes de ce genre. Je résolus de mettrefin à tout cela et de faire la chasse au monstre, que, pour moncompte, je n’avais pas encore rencontré, en me tenant dans lesendroits où il avait l’habitude de se montrer. Je restai longtempsavant d’obtenir un résultat. Enfin, par un soir brumeux denovembre, j’étais à l’affût précisément à la place où Franz avaitvu le monstre pour la première fois, lorsque j’entendis remuer dansle fourré, tout près de moi. J’épaulais doucement mon fusil,croyant avoir affaire à un animal; mais ce fut un être hideuxaux yeux étincelants, avec des cheveux noirs tout hérissés etcouvert de haillons que je vis apparaître. Le monstre me regardafixement, en poussant des hurlements effroyables. Monsieur, unetelle apparition aurait pu effrayer l’homme le pluscourageux; j’eus l’impression que je me trouvais vraimentdevant le Diable et je sentis une sueur froide m’inonder le corps.Mais une énergique prière, récitée d’une voix forte, me fitretrouver tout mon courage. En m’entendant prononcer le nom duChrist, le monstre hurla plus furieusement encore, et puis il fitentendre des blasphèmes terribles. À ce moment, je lui criai:“Être infâme, être maudit, cesse tes paroles impies etrends-toi; sinon je te tue!” Alors le monstre se roulaà terre en poussant des lamentations et en demandant grâce. Mesélèves arrivèrent, nous l’empoignâmes et l’emmenâmes à la maison,où je le fis enfermer dans la tour dépendant de l’annexe dubâtiment, me disposant à mettre le lendemain matin les autorités aucourant de ce qui s’était passé. Il perdit connaissance en entrantdans la tour. Le jour suivant, lorsque j’allai le voir, il étaitassis sur la couche de paille que je lui avais fait préparer etpleurait à chaudes larmes. Il se jeta à mes pieds et me suppliad’avoir pitié de lui. Il y avait plusieurs semaines déjà, meraconta-t-il, qu’il vivait dans la forêt, ne mangeant rien que desherbes et des fruits sauvages; pauvre capucin dans un cloîtretrès éloigné, il s’était enfui du cachot où on l’avait enfermécomme fou. L’homme, en effet, se trouvait dans un état digne decompassion. J’en eus pitié. Je lui fis donner des alimentsfortifiants et du vin.

«Il se rétablit visiblement. Il me priade la façon la plus pressante de le garder chez moi quelques joursseulement et de lui procurer un nouvel habit de capucin; ilretournerait ensuite de lui-même au couvent. J’accédai à son désir,et réellement la folie sembla se calmer, les accès devinrent plusrares et moins violents. Mais, pendant ses explosions de fureur,l’homme prononçait d’effroyables paroles; je remarquai que,quand je le brusquais et le menaçais de mort, il tombait dans unabattement profond et se mortifiait en priant Dieu et les saints duParadis de le délivrer de ses tourments infernaux. Il semblaitalors se prendre pour saint Antoine, de même que, dans ses accès defurie, il criait qu’il était comte et seigneur tout-puissant etnous ferait tous tuer quand arriveraient ses gens. Dans sesintervalles de lucidité, il me suppliait au nom de Dieu de ne pasle repousser, car il sentait que ce n’était que chez moi,disait-il, qu’il pourrait guérir.

«Une seule scène se produisit encoreavec lui, et cela après que le prince fut venu chasser dans lacontrée et eut passé la nuit chez moi. Depuis le jour où il avaitvu le prince au milieu de son brillant entourage, il était devenutout autre. Il se montrait opiniâtrement taciturne etintraitable; il s’éloignait vivement aussitôt que nousdisions une prière et il se mettait à tressaillir de tous sesmembres quand il entendait seulement prononcer un mot pieux. Aveccela, il jetait sur ma fille Anne des regards d’une telleconcupiscence que je résolus de l’emmener pour éviter tout malheur.La nuit qui précéda le jour où je devais mettre mon projet àexécution, je fus réveillé par un cri perçant venant du couloir. Jesautai de mon lit et me précipitai avec une lumière vers l’endroitoù dormaient mes filles. Le moine s’était évadé de la tour où je lefaisais enfermer la nuit, et, poussé par une violente passionbestiale, il avait couru à l’appartement de mes filles, dont ils’efforçait d’enfoncer la porte à coups de pied. Heureusement, unesoif irrésistible avait fait sortir Franz de la chambre où ildormait avec les autres élèves forestiers; il allaitjustement à la cuisine pour prendre de l’eau lorsqu’il perçut letapage du moine dans le couloir. Il accourut et empoigna legaillard par-derrière, juste au moment où la porte cédait. Maisl’adolescent était trop faible pour maîtriser le fou furieux. Ilsse battirent au milieu des cris des jeunes filles réveillées par lebruit, et j’arrivai à l’instant où le moine, ayant jeté l’apprentià terre, lui serrait la gorge, comme un assassin. Sans réfléchir,je sautai sur le moine et je dégageai Franz; mais soudain, jene sais pas encore comment cela s’est passé, un couteau brilla dansla main du criminel qui voulut m’en porter un coup. Par bonheur,Franz s’était relevé et lui arrêta le bras, cependant que moi, quisuis plutôt un homme solide, je réussissais bientôt à serrer sifortement le forcené contre le mur qu’il étouffait presque. Lebruit avait arraché tous les élèves de leur sommeil; ilsaccoururent, nous garrottâmes le moine et le jetâmes au cachot.J’allai chercher mon fouet et, pour le dissuader de nouvellesentreprises de ce genre, je lui administrai quelques bons coups quile firent se lamenter et gémir misérablement. “Coquin, luidisais-je, c’est encore beaucoup trop peu pour ton infamie, toi quivoulais déshonorer ma fille et qui as tenté de me tuer;vraiment, tu aurais mérité de mourir.”

«Il hurlait d’angoisse etd’effroi; la crainte de la mort semblait totalementl’anéantir. Le lendemain, il ne fut pas possible de l’emmener, caril gisait sans aucune force dans sa cellule et ressemblait à uncadavre; vraiment, il me faisait pitié. Je lui fis préparerun bon lit dans une pièce plus convenable, et ma femme prit soin delui, fit une soupe fortifiante et alla prendre dans notrepharmacie, pour les lui porter, les médicaments dont il pouvaitavoir besoin. Souvent, quand elle est seule, ma femme a la bonnehabitude, pour se distraire, de fredonner une chanson pieuse, et,lorsqu’elle veut s’accorder un vrai plaisir, ma fille Anne, de savoix claire, doit lui chanter ce lied. C’est ce qui se passa devantle lit du malade. Souvent, il soupirait profondément et lesregardait toutes deux avec des yeux pleins de mélancolie;souvent aussi, les larmes inondaient ses joues. Parfois, il remuaitla main et les doigts comme s’il voulait se signer, mais il n’yarrivait pas, sa main retombait sans force; quelquefoisaussi, de légers sons sortaient de ses lèvres, comme pouraccompagner Anne. Enfin il commença à se remettre à vue d’œil. Àprésent, il faisait souvent le signe de la croix, à la manière desmoines, et priait à voix basse. Puis, subitement, il se mit àchanter des chants latins; ma femme et ma fille n’encomprenaient pas les paroles, mais la musique merveilleuse de ceschants sacrés les remuait jusqu’au fond du cœur, au point qu’ellesne pouvaient se lasser de parler des joies que leur faisaitéprouver le malade.

«Le moine fut bientôt assez rétabli pourse lever et pour se promener dans la maison; son air et sesmanières avaient complètement changé. Le feu qui brillait naguèreméchamment dans ses yeux avait fui, et son regard exprimaitmaintenant la douceur; selon les mœurs monacales, il marchaitsans bruit, avec recueillement et les mains jointes; toutetrace de folie avait disparu. Il ne mangeait que des légumes et dupain et buvait de l’eau. Ce n’est que bien rarement, dans cesderniers temps, que j’étais arrivé à le faire asseoir à ma table etqu’il avait consenti à goûter un peu de nos aliments ou à boire unegorgée de vin. Alors il disait les grâces et nous égayait de sesreparties, qu’il savait placer comme pas un. Souvent, il allait sepromener seul dans la forêt; un jour je l’y rencontrai et luidemandai, sans précisément y penser, s’il n’allait pas bientôtretourner dans son couvent. Il se montra très ému, prit ma main etme dit:

«“Mon ami, je te remercie d’avoir sauvémon âme, tu m’as préservé de la damnation éternelle; mais jene peux pas encore te quitter, permets-moi de rester avec toi.Ah! aie pitié de moi, que Satan avait séduit et qui étaisirrémédiablement perdu si le saint que j’ai invoqué au cours de mesheures d’angoisse ne m’eût pas conduit dans cette forêt, alors quej’étais en proie à la folie…

«“Vous m’avez trouvé, poursuivit lemoine, après un moment de silence, dans un état de dégradationcomplète, et, maintenant encore, vous ne devineriez certainementpas qu’autrefois j’étais un bel adolescent, que la nature avaitrichement doué et que seul un penchant mystique pour la solitude etla méditation conduisit au cloître. Là mes frères m’aimaient tousd’une façon exceptionnelle et je vécus aussi heureux qu’on peutl’être au couvent. Par ma piété et ma conduite exemplaires, jem’élevai au-dessus de tous et déjà l’on voyait en moi le futurprieur. Or il arriva qu’un de nos frères rentrant d’un long voyagerapporta pour le cloître différentes reliques qu’il s’étaitprocurées en route. Parmi elles se trouvait une bouteille ferméecontenant un élixir tentateur et que saint Antoine, disait-on,avait prise au Diable. Aussi cette fiole fut-elle soigneusementconservée, bien que la chose me parût tout à fait déplacée etopposée à l’esprit de piété que doivent inspirer les vraiesreliques. Mais un désir indicible s’empara de moi. Je voulus savoirce qu’en vérité il pouvait bien y avoir dans la bouteille. Jeparvins à la détourner, je la débouchai et j’y trouvai un vin d’unparfum délicieux et d’une saveur douce et agréable, que je busjusqu’à la dernière goutte.

«“Impossible de décrire le changementqui s’opéra alors en moi, la soif dévorante des joies du monde quej’éprouvai, le sentiment qui me faisait voir le vice sous lesformes les plus séduisantes et comme le summum du bonheur qu’onpuisse goûter sur terre. Toujours est-il que ma vie devint unesuite de crimes ignominieux et que, lorsque je fus découvert,malgré mes ruses diaboliques, le prieur me condamna à la prisonperpétuelle. Après que j’eus passé plusieurs semaines dans uncachot sombre et humide, je commençai à m’indigner contre moi-même,à maudire l’existence; j’insultai Dieu et les saints. AlorsSatan m’apparut dans une lueur d’un rouge ardent, et il me promitde me délivrer si je voulais le servir, en tentant leTout-Puissant. Je me jetai précipitamment à genoux et je criai, enhurlant: ‘Il n’y a pas de Dieu dont je sois le serviteur, tues mon maître et c’est du feu de l’enfer que jaillissent les joiesde la vie!’

«“Aussitôt, j’entendis dans les airs unbruit semblable à celui d’un ouragan; les murs s’ébranlèrentcomme sous l’action d’un tremblement de terre, le cachot retentitde sifflements aigus; les barreaux de fer de la fenêtretombèrent en morceaux, et, emporté par une force invisible, je metrouvai dans la cour du cloître. La lune brillait clair, à traversles nuages, et sous ses rayons une statue de saint Antoine, érigéedans la cour, près d’une fontaine, resplendissait. Une angoisseindicible me déchirait le cœur. Je me jetai à genoux devant lesaint, écrasé sous le poids du repentir. Je reniai Satan etj’implorai grâce. Mais le ciel se couvrit de nuages noirs et denouveau l’ouragan se fit entendre à travers les airs; jeperdis connaissance et je me retrouvai dans la forêt, où j’erraisen proie à la faim et fou de désespoir, lorsque vous m’avezsauvé.”

«Tel fut le récit du moine et sonhistoire fit sur moi une impression si profonde que, dans bien desannées encore, je pourrai, comme aujourd’hui, la répéter mot à mot.Depuis ce temps, il s’était si gentiment et si pieusement comportéqu’il avait gagné notre amitié à tous. Il m’est d’autant plusdifficile de comprendre le nouvel accès de folie qui l’a frappé, lanuit dernière.

–Savez-vous, dis-je en interrompant leforestier, de quel couvent de capucins le malheureux s’estenfui?

–Il me l’a caché, répondit le vieillard,et je désire d’autant moins le lui demander que j’ai presque lacertitude de reconnaître en lui le malheureux dont on parlait toutrécemment à la cour, sans se douter de son voisinage, et pour lebien de qui je n’ai pas voulu, précisément, révéler, en cettecirconstance, mes suppositions.

–Mais, répliquai-je, vous pouvez bienvous confier à moi, qui suis un étranger et qui vous prometssolennellement de garder scrupuleusement le secret.

–Sachez donc, continua le forestier, quenotre princesse a une sœur qui est abbesse au couvent descisterciennes de… Celle-ci avait recueilli et fait élever le filsd’une pauvre veuve dont le mari doit avoir eu de mystérieusesrelations avec la cour de notre prince. Ses études terminées, lejeune homme se fit capucin par pur penchant et devint un orateursacré dont la célébrité s’étendit au loin.

«L’abbesse, dans ses lettres, parlaittrès souvent à sa sœur de son protégé. Il y a quelque temps, elledéplorait profondément sa perte. On s’était vu obligé de le chasserdu couvent, dont il avait été si longtemps l’ornement, à la suited’un grave péché dont il s’était rendu coupable en abusant d’unerelique. C’est une conversation récente, entre le médecinparticulier du prince et une autre personne de la cour,conversation à laquelle j’assistai, qui m’a appris tout cela. Ilsfirent encore mention de certains détails tout à fait curieux quime restèrent incompréhensibles, parce que je ne connais pas lesfaits à fond, et qui, depuis, sont sortis de mon esprit. Que lemoine qui est chez moi raconte maintenant son histoire à sa façonet qu’il dise s’être évadé de la prison du couvent grâce auconcours du Diable, je considère cela comme pure imagination,résultant de sa folie: pour moi, il n’est autre, précisément,que ce frère Médard à qui l’abbesse fit donner une éducationecclésiastique et que le Diable poussa à toutes sortes de péchés,jusqu’au jour où la justice divine le frappa de foliefurieuse.»

Lorsque le forestier prononça le nom deMédard, un frisson intérieur me parcourut. Tout le récit,d’ailleurs, n’avait fait que me torturer, en me portant au plusprofond du cœur une série de coups mortels. Je n’étais que tropconvaincu de la vérité des paroles du moine, puisque le faitjustement d’avoir à nouveau goûté avidement à un breuvage infernaldu même genre l’avait replongé dans une folie impie et sacrilège.Mais moi-même, n’étais-je pas descendu au rôle de misérable jouetdans les mains de la puissance mystérieuse et maligne quim’enlaçait de liens indissolubles, et, lorsque je me croyais libre,pouvais-je me remuer ailleurs que dans la cage où j’étaisdésespérément enfermé? Les bons conseils du pieux Cyrille queje n’avais pas écoutés, l’apparition du comte et de son intendant,tout cela me revint à l’esprit. Je savais à présent d’où m’étaitvenue cette subite fermentation intérieure, ce qui avait produit cechangement de mon état d’âme. J’avais honte de mes agissementscriminels, et cette honte équivalait pour moi, en cet instant, auprofond repentir et à l’accablement qu’une véritable pénitencem’eût fait éprouver.

J’étais plongé ainsi dans de profondesréflexions et j’écoutais à peine le vieillard qui parlaitmaintenant de sa chasse et me décrivait quelques-unes des luttesqu’il lui avait fallu engager contre les maudits braconniers. Lecrépuscule était venu et nous nous trouvions devant le fourré oùdevaient se tenir les faisans. Le forestier m’assigna un endroit,en me recommandant de ne pas parler ni remuer et d’épier bienattentivement, le fusil armé. Les autres se glissèrentsilencieusement à leur place et je restai seul au milieu del’obscurité, qui ne faisait qu’augmenter. Alors, dans cette sombreforêt, des images de ma vie m’apparurent. Je vis ma mère, puisl’abbesse; elles me considéraient avec des regards remplis dereproches. Euphémie, le visage d’une pâleur mortelle, s’avançaitbruyamment vers moi, en me fixant de ses yeux noirs etétincelants; dans un geste de menace, elle leva ses mainscouvertes de sang. Horreur! c’était du sang provenant de lablessure mortelle d’Hermogène! Je poussai un cri. Au mêmeinstant, j’entendis au-dessus de ma tête un lourd battementd’ailes. Je tirai en l’air, au hasard; deux faisanstombèrent.

«Bravo!» s’écria l’apprentichasseur placé non loin de moi, en abattant le troisième.

À présent les coups de fusil éclataient detous côtés; puis les chasseurs se rassemblèrent, chacunapportant son butin. L’apprenti chasseur raconta, non sans lancervers moi un coup d’œil insidieux, que j’avais jeté un cri vraimentbruyant lorsque les faisans s’envolèrent en passant juste au-dessusde ma tête, comme si une grande peur s’était emparée de moi, etqu’ensuite j’avais tiré dans le nombre, sans épauler, au hasard, etque, malgré cela, j’en avais atteint deux; il lui semblamême, au milieu de l’obscurité, que je dirigeais mon fusil dans unetout autre direction que celle des faisans et, pourtant, je lesavais abattus. Le vieux forestier se mit à rire aux éclats de mafrayeur et de ce que je m’étais contenté de tirer dans le tas, sansprendre le temps de viser.

«D’ailleurs, poursuivit-il, j’oseespérer, monsieur, que vous êtes un honnête et pieux chasseur etnon un de ces gaillards qui ont un pacte avec le Diable et quipeuvent tirer où ils veulent sans jamais manquer legibier.»

Cette plaisanterie, dite certainement sansintention, me toucha au plus profond de l’être, et même mon heureuxcoup de fusil, dû pourtant au seul fait du hasard, dans l’étatd’agitation extrême où je me trouvais, me remplit d’effroi:plus que jamais en désaccord avec moi-même, je n’arrivais plus à mecomprendre, et je me sentais envahi par un sentiment d’horreuraccablante.

Lorsque nous revînmes à la maison, Christiannous apprit que le moine s’était tenu tranquille dans sa prison,n’avait pas prononcé un mot et s’était abstenu de toutenourriture.

«Je ne peux pas le garder plus longtempsici, dit le forestier, car qui peut me répondre que sa folie, selontoute apparence incurable, ne le reprendra pas au bout d’un certaintemps et qu’il ne causera pas dans cette maison un malheureffroyable? Il faut qu’il s’en aille. Demain matin, de trèsbonne heure, Christian et Franz le conduiront à la ville. Monrapport sur cette affaire est prêt depuis longtemps, on peut doncle mettre à l’asile d’aliénés.»

Lorsque je fus seul dans ma chambre, lefantôme d’Hermogène se dressa devant mes yeux et, chaque fois queje voulais le regarder fixement, il prenait les traits du moineinsensé. Tous deux se confondaient en mon esprit et semblaientreprésenter l’avertissement que m’adressait au bord de l’abîmel’esprit supérieur. Je butai contre le flacon d’osier qui étaitresté à terre. Le moine l’avait vidé jusqu’à la dernièregoutte; j’étais ainsi délivré de toute nouvelle tentation d’yporter les lèvres; je pris même cette bouteille, d’où sortaitencore un parfum très enivrant, et je la lançai par la fenêtre. Jel’envoyai retomber par-delà le mur de la cour, voulant ainsianéantir toute influence possible du mystérieux élixir.

Peu à peu je redevins plus calme et je puisaimême un certain courage dans la pensée qu’en tout cas, au point devue de l’esprit, je devais être supérieur à ce moine qu’un breuvagesemblable au mien avait rendu fou furieux. Je sentais que j’avaisété bien proche de cette effroyable destinée. Le fait que le vieuxforestier prenait ce moine pour le malheureux Médard, pourmoi-même, je le considérai comme un avertissement de Dieu, quivoulait encore me soustraire à un inconsolable désespoir. La folieque je rencontrais partout sur mon chemin ne semblait-elle passeule capable de me faire jeter un regard en moi-même et de memettre en garde de façon toujours plus pressante contre le mauvaisesprit qui, comme je le croyais, m’était visiblement apparu sousles traits menaçants de ce peintre à l’aspect de fantôme?

Je me sentais irrésistiblement attiré vers larésidence. La sœur de ma mère adoptive, dont j’avais souvent vu leportrait et qui, ainsi que je me le rappelai, ressemblait tout àfait à l’abbesse, me ferait rentrer dans la vie innocente et pieusequi fleurissait jadis pour moi; car pour cela, dans madisposition d’esprit présente, sa vue et les souvenirs qu’elleréveillerait en moi suffiraient certainement. Je voulais attendreque le hasard m’amenât près d’elle.

À peine le jour était-il venu que j’entendisdans la cour la voix du forestier. Je devais partir de bonne heureavec son fils, je m’habillai donc à la hâte. Quand je descendis,une charrette portant des sièges de paille était devant la maison,prête à partir; on amena le moine, dont le visage bouleverséétait d’une pâleur cadavérique; il se laissait conduire sansrésistance. Il ne répondit à aucune question et refusa toutenourriture; à peine voyait-il les gens qui l’entouraient. Onle porta dans la charrette et on l’attacha solidement, car son étatsemblait positivement inquiétant; l’on n’était aucunement sûrqu’un accès soudain de fureur contenue n’éclaterait pas. Lorsqu’ilsentit les liens serrer ses bras, sa figure se contractaconvulsivement et il laissa échapper un léger gémissement. J’étaisnavré de le voir ainsi; il m’était devenu sympathique, nedevais-je pas peut-être mon salut à sa perte? Christian et undes élèves chasseurs s’assirent à côté de lui dans la voiture. Ilm’aperçut seulement en partant, et il fut subitement saisi d’unprofond étonnement; déjà le véhicule s’éloignait – nousl’avions accompagné hors des murs –, l’insensé tenait encore latête tournée et continuait à diriger ses regards sur moi.

«Voyez-vous, me dit le forestier, commeses yeux ne vous quittent pas; je crois que votre présence, àlaquelle il ne s’attendait pas, dans la salle à manger, a aussibeaucoup contribué à déclencher son accès de folie, car, même dansses bonnes périodes, il était extrêmement craintif et redoutaittoujours qu’un étranger ne vînt le tuer. Il avait, en effet, unepeur démesurée de la mort, et c’est ainsi que souvent j’ai faitface à ses accès de folie en menaçant de lui brûler la cervellesur-le-champ.»

Je me sentais mieux, le cœur plus léger, desavoir que le moine était parti. N’avais-je pas en lui le reflet demon propre moi affreusement défiguré? Je me réjouissais enpensant à la résidence, car il me semblait que là je seraisdébarrassé du fardeau écrasant qu’avait mis sur mes épaules lasombre destinée et que là aussi, reprenant de nouvelles forces, jepourrais m’arracher au pouvoir malin qui tenait ma vieprisonnière.

Après le déjeuner, la coquette voiture duforestier s’avança, traînée par d’agiles chevaux. En reconnaissancede son accueil hospitalier, je remis à sa femme quelque argent, quej’eus beaucoup de peine à lui faire accepter, et je donnai à sesdeux charmantes filles de petits objets de bijouterie que j’avaispar hasard sur moi. Toute la famille prit congé de moi aussicordialement que si depuis longtemps j’avais été connud’elle; le vieillard plaisanta encore sur mes talents dechasseur, et je m’éloignai de ces lieux, gai et serein.

Chapitre 4La vie à la cour du prince

La résidence du prince formait précisémentcontraste avec la ville de commerce que j’avais quittée récemment.Beaucoup moins étendue, elle était plus magnifiquement et plusrégulièrement bâtie, mais assez peu peuplée. Plusieurs rues,plantées d’arbres dans toute leur longueur, avaient plutôt l’aird’appartenir aux allées d’un parc qu’à une ville. Tout avait unmouvement calme et solennel, rarement interrompu par le roulementd’une voiture. Jusque dans l’habillement et le maintien deshabitants, même chez les gens du commun également, on remarquaitune certaine grâce, un effort de distinction.

Le palais du prince n’était pas vaste du tout,ni de grand style, mais, au point de vue de l’élégance et desproportions, c’était une des plus belles constructions que j’eussejamais vues ; un parc magnifique y attenait, dans lequel leprince libéral permettait aux habitants de se promener.

À l’hôtel où je descendis, on m’apprit que lafamille princière avait l’habitude d’y faire un tour, le soir, etqu’un grand nombre d’habitants profitaient chaque fois del’occasion pour aller voir leur souverain. Je me rendis au parc àl’heure indiquée ; le prince sortait du château avec sonépouse, suivi de quelques membres de son entourage. Ah !bientôt je n’eus d’yeux que pour la princesse, qui ressemblait tantà ma mère adoptive ! La même majesté, la même grâce danschacun de ses mouvements, le même regard intelligent, son vastefront, son sourire céleste ! Elle me sembla seulement avoir lataille plus développée et être plus jeune que l’abbesse. Elles’entretenait affectueusement avec plusieurs de ses damesd’honneur, qui se trouvaient justement dans l’allée, pendant que leprince semblait plongé dans une conversation animée et intéressanteavec un homme aux allures graves. L’habillement, les manières de lafamille princière, l’entourage, tout était en harmonie avec le tongénéral. On s’apercevait bien que la tenue décente et réservée,l’élégance sans prétention qui se remarquait dans la résidence,exprimait le ton de la cour.

Je me trouvai, par hasard, auprès d’un homme àl’esprit éveillé, qui sut répondre à toutes les questions que jelui posai, tout en mêlant encore à ses paroles mainte remarquespirituelle. Après le passage du prince et de sa suite, il meproposa de faire avec moi un tour dans le parc et de m’en montrer,puisque j’étais étranger, les beautés remarquables, que l’onrencontrait à chaque pas. J’acceptai avec plaisir et je trouvai, eneffet, que partout régnait un goût méthodique, allié à une grâcedélicate, bien que souvent certaines bâtisses disséminées dans leparc et décelant une recherche de la forme antique, qui exige desproportions grandioses, me semblassent avoir entraîné lesarchitectes à élever des monuments mesquins. Des colonnes grecquesdont un homme de haute taille peut presque atteindre les chapiteauxavec la main sont, certes, chose assez ridicule. Dans l’autrepartie du parc, se trouvaient également quelques constructionsgothiques, que leur petitesse rendait par trop grotesques. Je croisque l’imitation du gothique est peut-être encore plus dangereuseque la recherche des formes antiques. S’il est positivement exactque la construction des petites chapelles, où l’architecte estlimité quant à la grandeur et aux dépenses, donne assez souventl’occasion de bâtir dans ce style, qu’on laisse, tout au moins, decôté ces ogives, ces colonnes bizarres, ces volutes imitées detelle ou telle église, car l’architecte ne peut accomplir quelquechose de vrai en art que lorsqu’il est guidé par une inspirationprofonde. Cette inspiration se manifestait chez les anciens maîtreset c’est ce qui leur permettait de réunir si judicieusement, siadmirablement en un tout imposant ce qui semblait tellement opposé,tellement hétérogène même. C’est, en un mot, une inspiration d’unrare caractère romantique que doit traduire l’architecte gothique,car ici il ne peut être question de règles, alors qu’unconstructeur est obligé de tenir compte de ces règles quand il arecours aux formes antiques.

J’exprimai toutes ces remarques à mon guidebénévole ; il m’approuva entièrement, cherchant seulement àexcuser l’existence de ces monuments mesquins qui m’avaient choqué,en me disant que la variété nécessaire dans un parc, la nécessitémême de construire çà et là des bâtisses servant de lieu de refugeen cas de brusque mauvais temps ou encore simplement de lieu derepos et de délassement, amenait presque fatalement ces fautes degoût. Je lui rétorquai que les pavillons de jardin les plussimples, les moins prétentieux, les petites chaumières appuyéescontre un tronc d’arbre et cachées dans un fourré charmant, quijustement étaient destinées aux mêmes usages, me plaisaient mieuxque tous ces petits temples et petites chapelles ; j’ajoutaiqu’à présent, si l’on voulait « maçonner et charpenter »,l’architecte intelligent, limité pour les proportions de laconstruction et pour les crédits, qu’il incline vers l’antique ouvers le gothique, avait, malgré tout, un style à sa disposition,lui permettant de faire quelque chose de gracieux et capabled’impressionner agréablement l’âme de l’observateur, sans avoirbesoin de recourir aux imitations ridicules et sans prétendreatteindre au grandiose des vieux maîtres.

« Je suis entièrement de votre opinion,répondit mon guide, mais toutes ces constructions, y comprisl’ordonnance entière du parc, ont été conçues par le princelui-même, et cette circonstance fait taire toute critique, du moinschez nous, habitants du pays. Le prince est le meilleur homme dumonde, de tout temps il a affiché des principes vraiment paternelsà l’égard de son peuple ; il considère que ses sujets n’ontpas été créés pour lui, mais que c’est lui qui est créé pour eux.La liberté de pensée ; la modicité des impôts et le bon marchéde la vie qui en découle ; le retrait total de la police, quin’existe que pour mettre sans bruit une barrière à l’insolence desméchants et qui, par conséquent, est bien loin de tourmenter lescitoyens et les étrangers par un odieux excès de zèle ;l’absence de tout abus pouvant provenir de la soldatesque ; lecalme paisible dans lequel se développent l’industrie et lecommerce : tout cela rendra certainement agréable votre séjourdans notre petit pays.

« Je parierais qu’on ne vous a pas encoredemandé jusqu’à présent votre nom ni votre profession, et que,comme cela se passe dans les autres villes, l’hôtelier, quelquesminutes après votre entrée, ne s’est nullement avancé vers vousd’un air solennel en portant sous son bras son gros livre danslequel on est obligé de griffonner son signalement avec une plumeépointée et de l’encre décolorée. Bref, l’organisation entière denotre petit État, dans lequel règne la vraie sagesse de la vie, estle fait de notre excellent prince ; car autrefois, ainsi qu’ilme l’a été dit, les gens étaient l’objet de toutes sortes detracasseries résultant de la pédanterie stupide d’une cour quin’était en quelque sorte que « l’édition de poche » decelle du grand État voisin. Le prince aime les arts et lessciences ; aussi tout artiste et tout savant est-il lebienvenu ici, et les connaissances que l’on a sont, toutsimplement, les lettres de noblesse qui permettent au talent des’introduire dans le proche entourage du prince. Mais justement aupoint de vue de l’art et des sciences, il s’est glissé chez notreprince, dont le savoir est étendu, un peu du pédantisme de sonéducation, qui se traduit par un amour de la forme dont il estmaintenant esclave.

« Avant de faire construire, il trace etdessine aux architectes, avec une minutie excessive, chaque détaildu bâtiment ; et le moindre écart de ses plans, qu’il composeen recourant infatigablement à toutes les œuvres de l’Antiquitéqu’il est possible d’imaginer, le tourmenterait, comme si telle outelle règle, imposée par le rétrécissement des proportions,s’opposait complètement à cette dérogation. C’est, précisément, cepenchant pour telle ou telle forme qui lui fait aimer notrethéâtre, dont la construction ne s’écarte pas du genre dans lequelles éléments les plus hétérogènes doivent s’adapter entre eux. Aureste, le prince varie dans ses inclinations favorites – quepersonne, d’ailleurs, ne froisse jamais. Lorsque le parc futconstruit, il était passionnément épris d’architecture etd’horticulture ; puis l’essor qu’avait pris la musique depuisun certain temps l’enthousiasma, et c’est à cet enthousiasme quenous devons l’orchestre vraiment excellent de la cour. Ensuite lapeinture l’a occupé, et dans ce domaine le prince en personne aaccompli des choses extraordinaires. Ces variations se produisentmême dans les réjouissances quotidiennes de la cour. Jadis, on ydansait beaucoup ; à présent, les jours de réception on joueau pharaon et, sans prendre directement part au jeu, le princetrouve son plaisir à suivre les étranges enchaînements duhasard ; pourtant, il suffirait d’une impulsion quelconquepour qu’on mît quelque autre chose à l’ordre du jour.

« Le changement rapide des goûts de notrebon prince lui a valu le reproche de manquer de cette profondeurd’esprit dans laquelle se reflète inaltérablement, comme dans unlac aux eaux claires et brillantes, l’image colorée de la vie.Selon moi, cependant, on est injuste à son égard, car seule unevivacité d’esprit extraordinaire le pousse, selon l’impulsionreçue, à se passionner particulièrement pour une chose ou pour uneautre, sans jamais en oublier, ou seulement négliger, le côténoble. C’est pourquoi ce parc, comme vous le voyez, est si bienentretenu, notre orchestre et notre théâtre constammentsubventionnés et soutenus de toutes les façons, et la galerie detableaux sans cesse enrichie dans la mesure du possible. En ce quiconcerne le changement de distractions à la cour, c’est plutôt,dans la vie du prince, un pur passe-temps, que chacun, trèssincèrement, peut bien permettre à ce souverain charmant, commerécréation après des affaires sérieuses et souventfatigantes. »

Comme nous passions justement devant unbouquet de buissons et d’arbres dont le groupement dénotait un goûtartistique profond, et que je manifestais mon admiration, mon guideme dit :

« Tous ces parterres, ces promenades, cesplantations, sont l’œuvre de notre excellente princesse. C’est unepaysagiste parfaite et, de plus, elle porte un amour particulieraux sciences naturelles. Aussi trouvez-vous ici des arbresexotiques, des fleurs et des plantes rares, qui ne sont pas làcomme dans une exposition, mais dont l’arrangement est fait avec unsi grand goût et dont l’harmonie est si naturelle qu’on lescroirait sortis du sol natal. La princesse avait horreur de tousles dieux et déesses, des naïades et dryades maladroitement taillésdans le grès qui fourmillaient jadis dans le parc. Ces statues ontété bannies ; il ne reste plus que quelques bonnes copiesd’après l’antique, que le prince a voulu conserver pour lessouvenirs qu’elles lui rappelaient. La princesse, comprenant trèsbien les sentiments du prince, a su les placer de telle façonqu’elles produisent sur tout le monde, même sur les gens ignorantles raisons qui les ont fait conserver, un effet vraimentmerveilleux. »

Le soir était venu et nous quittâmes le parc.Mon guide, ayant accepté l’invitation que je lui fis de dîner avecmoi à l’hôtel, m’apprit enfin qu’il était l’inspecteur de lagalerie du prince.

Au cours du repas, lorsque nous fûmes devenusplus familiers, je lui exprimai mon grand désir de voir de plusprès la famille princière. Il m’assura que rien n’était plusfacile, puisque tout étranger instruit et cultivé était admis dansles salons de la cour. Je n’avais qu’à aller voir le maréchal dupalais et à le prier de me présenter au prince.

Cette façon diplomatique d’arriver à ce que jevoulais me plut d’autant moins que je ne voyais pas comment jepourrais échapper à certaines questions importunes de la part dumaréchal du palais concernant l’endroit d’où je venais, mon état,ma situation. Je décidai donc de m’en remettre au hasard, quim’indiquerait peut-être un plus court chemin, et c’est ce qui seproduisit bientôt.

Un matin que je prenais l’air dans le parc, àl’heure où il était ordinairement désert, je rencontrai le princeen simple redingote. Je le saluai comme s’il m’eût été tout à faitinconnu ; il s’arrêta et engagea la conversation en medemandant si j’étais étranger. Je répondis affirmativement, enajoutant que j’étais arrivé il y a quelques jours, que je nevoulais tout d’abord que passer ; mais que le charme del’endroit et surtout l’agréable tranquillité qui régnait partoutm’avaient engagé à rester, qu’enfin étant entièrement indépendant,et ne vivant que pour les sciences et les arts, j’avais l’intentionmaintenant de demeurer assez longtemps, car tout ce quim’environnait me plaisait et m’attirait extrêmement. Mes parolesparurent être agréables au prince ; il s’offrit à me servir decicérone et à me montrer tous les monuments du parc. Je me gardaibien de dire que j’avais déjà tout vu et je me laissai conduiredans les grottes, les temples, les chapelles gothiques et lespavillons, écoutant patiemment ses longs commentaires sur chaqueconstruction. Partout il me nommait les modèles dont on s’étaitinspiré, attirait mon attention sur l’exécution exacte desinstructions données, et il s’étendait principalement sur l’idéedirectrice qui avait présidé à l’édification entière du parc et quidevrait, disait-il, prévaloir pour chaque construction de ce genre.Il me demanda mon avis ; je louai la beauté du cadre, lavégétation luxuriante et magnifique, mais je n’omis pas non plus deparler des monuments dans le même sens que je l’avais fait àl’inspecteur de la galerie de peinture. Il m’écouta attentivementet, tout en paraissant ne pas rejeter tout à fait certaines de mescritiques, il coupa court à toute discussion à ce sujet endéclarant que je pouvais avoir raison en théorie, mais qu’en faitje semblais m’éloigner des connaissances pratiques et n’être pas aucourant de l’art réel de l’exécution.

On en vint à parler de l’art en général ;je me montrai bon connaisseur en peinture et expert enmusique ; je me permis de contredire le prince dans plus d’unede ses appréciations, qui, tout en exprimant avec intelligence etprécision ses convictions intérieures, ne laissaient pas moins voirque son éducation artistique – il est vrai, de beaucoup supérieureà celle des grands en général – manquait de solidité ; elleétait trop superficielle pour seulement pressentir de quellesprofondeurs provient, chez le véritable artiste, l’art sublime quiallume en lui l’étincelle divine de l’aspiration vers le Vrai. Mesjugements opposés aux siens, mon point de vue n’étaient, à sesyeux, que la preuve d’un dilettantisme non éclairé, la plupart dutemps, par les vraies connaissances pratiques. Il voulut me montrerquelles étaient les vraies tendances de la peinture et de lamusique ; il me parla des règles à observer dans lacomposition d’un tableau, d’un opéra. Il m’entretint longuement surle coloris, les draperies, les groupes en pyramides, la musiquesérieuse et comique, les scènes de prima donna, les chœurs, leseffets de couleur et de lumière, le clair-obscur, l’éclairage engénéral, etc.

J’écoutai tout cela sans interrompre leprince, qui paraissait se complaire dans ses multiples exposés.Enfin, il mit lui-même un terme à ses discours en me demandantbrusquement :

« Jouez-vous au pharaon ? »

Je répondis négativement.

« C’est un jeu admirable, continua-t-il,et, dans sa grande simplicité, le vrai jeu qui convienne aux hommesd’esprit. On sort, en quelque sorte, de soi-même, ou, mieux, onoccupe un point de vue, d’où l’on peut découvrir les enchaînementset les étranges combinaisons que tisse avec des fils invisiblescette puissance mystérieuse que nous appelons le hasard. Le gain etla perte sont les deux pivots sur lesquels se meut la machinemystérieuse que nous avons mise en action et que continue à fairemouvoir, selon son bon plaisir, l’esprit qui l’habite. Il faut quevous appreniez ce jeu et moi-même je serai votreprofesseur. »

Je lui assurai que, jusqu’à présent, jem’étais senti peu de goût pour un jeu qui, d’après ce qu’on m’enavait dit, devait être extrêmement dangereux et funeste. Le princesourit et, me fixant de ses yeux clairs et vifs, ilpoursuivit :

« Ceux qui affirment cela sont des genspuérils, mais peut-être allez-vous me prendre finalement pour unjoueur qui veut vous attirer dans un panneau ? Eh bien !je suis le prince ; si la résidence vous plaît, restez-y etfréquentez mon cercle, où l’on joue parfois au pharaon, sans quepour cela, je vous l’assure, personne ne sorte de la bonne voie, etpourtant le jeu doit être important pour que l’on s’y intéresse,car le hasard est paresseux dès qu’il n’a plus devant soi que deschoses insignifiantes. »

Alors qu’il était déjà sur le point de mequitter, le prince se retourna encore une fois vers moi et medemanda :

« Mais à qui ai-je eu l’honneur deparler ? »

Je lui répondis que je m’appelais Léonard, queje m’occupais de belles-lettres à titre privé, que je n’appartenaisen rien à la noblesse et que peut-être je ferais mieux de ne pasprofiter de l’invitation gracieuse qu’il m’avait faite de paraîtredans les salons de la cour.

« Noblesse, que parlez-vous denoblesse ? s’écria vivement le prince. Vous êtes, je m’en suisrendu compte, un homme très spirituel, très instruit. Le savoirvous anoblit et il vous rend digne de figurer dans mon entourage.Adieu, monsieur Léonard, et au revoir. »

Ainsi mon désir s’était réalisé plusfacilement et plus tôt que je ne l’avais espéré. Pour la premièrefois de ma vie, j’allais paraître dans une cour, y vivre même, enquelque sorte. Dans ma tête repassèrent toutes les histoiresextraordinaires de cabales, de ruses et d’intrigues imaginées parles ingénieux auteurs de romans et de comédies. Au dire de cesmessieurs, le prince vivrait entouré de coquins de tout genre quil’aveuglent ; il y a surtout le maréchal de la cour – uninsipide niais, orgueilleux de ses ancêtres – et le Premierministre, un scélérat avide et astucieux ; les gentilshommesde la chambre sont des séducteurs de filles et des débauchés. Là,chaque visage, méthodiquement apprêté, porte le masque de l’amitié,mais dans le cœur s’épanouissent la trahison et le mensonge ;on se montre plein d’amabilité et de tendresse, on se courbe ets’incline, mais chacun est l’ennemi irréconciliable de l’autre etcherche hypocritement à lui donner un croc-en-jambe pour amener saperte irrémédiable et prendre sa place, jusqu’à ce que la mêmechose lui arrive à son tour. Les dames de la cour sont affreuses,orgueilleuses et intrigantes ; avec cela férues d’amour, etelles vous tendent toutes sortes d’embûches et de pièges, qu’ilfaut craindre comme le feu. Telle se présentait en mon espritl’image d’une cour, d’après tout ce que j’avais lu auséminaire ; il me semblait toujours que le Diable s’y livraità ses ébats. Et, malgré les récits du prieur Léonard, qui avaitautrefois fréquenté ces milieux, récits qui ne concordaient pas dutout avec mes conceptions, j’avais conservé à l’égard de ce quereprésente une cour une certaine crainte, qui, maintenant quej’étais sur le point d’en voir une, exerçait encore son influencesur moi. Mais mon désir de m’approcher de la princesse et aussicette voix intérieure qui ne cessait de me dire obscurément que làse déciderait mon destin, m’entraînaient irrésistiblement. Àl’heure dite, je me trouvai, non sans éprouver un trouble profond,dans l’antichambre princière.

Mon assez long séjour dans la ville marchandem’avait permis de me débarrasser entièrement de tout ce que la viedu cloître avait laissé en mes gestes de gauche, d’emprunté etd’anguleux. Mon corps, que la nature avait fait souple et parfait,s’habitua vite aux mouvements libres et naturels propres à l’hommedu monde. La pâleur qui défigure même les plus beaux visages desjeunes moines avait disparu de mes traits. J’étais à l’âge de lapleine force, elle colorait mes joues et brillait en mes yeux. Mesboucles brunes avaient fait disparaître jusqu’à la moindre trace dema tonsure. En outre, je portais un élégant habit noir du dernierton que j’avais apporté de la grande ville. Mon apparition nepouvait donc manquer de faire une impression agréable surl’assemblée, qui était déjà complète lorsque j’arrivai. Il en futainsi, comme cela me fut prouvé par l’empressement de ses membres,qui, toutefois, se tenant dans les limites de l’extrême politesse,ne se montrèrent pas importuns. De même que, d’après mes théoriestirées des romans et des comédies, le prince aurait dû, lorsquedans le parc il me découvrit qui il était, entrouvrir vivement saredingote et me faire voir une énorme décoration, de même jem’attendais à trouver son entourage composé de gens en habitsbrodés, aux cheveux frisés et empesés et ainsi de suite. Je ne fusdonc pas peu étonné lorsque je vis tous ces hommes vêtus avecbeaucoup de goût, mais simplement. Je me rendis compte que maconception de la vie à la cour n’était sans doute qu’un préjugépuéril ; mon embarras disparut et je me sentis tout à faitencouragé lorsque le prince s’avança vers moi en disant :« Voilà monsieur Léonard. »

Puis il plaisanta sur la critique sévère àlaquelle j’avais soumis son parc.

Une porte à deux battants s’ouvrit et laprincesse entra dans le salon, accompagnée de deux dames seulement.À sa vue, un tremblement m’agita jusqu’au plus profond del’être ; l’éclat des lumières me la montra plus ressemblanteencore qu’autrefois à ma mère adoptive. Les dames firent cercleautour d’elle, on me présenta. Le regard qu’elle porta sur moitrahit son étonnement ; elle chuchota quelques mots que je necompris pas et se tourna ensuite vers une dame âgée, à qui elleparla à voix basse ; celle-ci sembla devenir inquiète et meregarda fixement. Tout cela s’était passé en une minute.

Alors la société se divisa en groupes plus oumoins importants ; des conversations pleines de vies’engagèrent ; le ton en était libre et dégagé, et pourtant onsentait que l’on se trouvait à la cour, dans le voisinage duprince, sans toutefois que ce sentiment causât la moindre gêne. Àpeine rencontrai-je une seule figure qui se rapportât à l’image queje m’étais faite naguère de la cour. Le maréchal était un vieillardplein d’entrain et heureux de vivre ; les gentilshommes de lachambre, de gais adolescents, qui ne semblaient nullement avoir demauvais desseins. Les deux dames d’honneur avaient l’air d’êtresœurs ; elles étaient très jeunes et insignifiantes ; enrevanche, leur toilette ne décelait pas la moindre prétention. Jeremarquai surtout un petit homme au nez retroussé et aux yeuxvivants et étincelants. Habillé de noir et portant au côté unelongue épée d’acier, il se glissait et serpentait à travers lasociété avec une agilité incroyable, tantôt ici, tantôt là, nerestant nulle part, ne soutenant aucune conversation, mais lançantcomme des étincelles une foule de mots sarcastiques et spirituelsqui jetaient partout l’animation et la vie. C’était le médecinparticulier du prince. La vieille dame avec laquelle la princesses’était entretenue un instant avait su manœuvrer si adroitementque, avant même de m’en être aperçu, je me trouvai seul avec elledans l’embrasure d’une fenêtre. Elle engagea bientôt laconversation avec moi ; bien qu’elle s’y prît avec ruse audébut, elle ne tarda pas à laisser percer sa seule intention, quiétait de me questionner sur ma vie. J’étais préparé à toutinterrogatoire de ce genre ; et convaincu qu’en pareil cas lerécit le plus simple est toujours le moins dangereux, je me bornaià lui dire que j’avais étudié la théologie, mais que maintenant,après avoir hérité de la fortune de mon père, je voyageais parplaisir et par amour. Je lui dis que j’étais de la Prusse polonaiseet lui donnai comme lieu de naissance un nom si barbare et si bienfait pour vous endommager la langue et les dents qu’il écorchal’oreille de la vieille dame et lui ôta toute envie de se le fairerépéter.

« Eh ! eh ! dit-elle, vous avezun visage, monsieur, qui serait capable de réveiller ici de tristessouvenirs, et peut-être êtes-vous plus que vous ne voulez leparaître, car vos manières ne sont en rien celles d’un étudiant enthéologie. »

Après que des rafraîchissements eurent étéservis, on passa dans la pièce où une table attendait les joueursde pharaon. Le maréchal de la cour tenait la banque, mais, à cequ’on me dit, il formait une association avec le prince en vertu delaquelle il gardait tous les gains, cependant que son associé luiremboursait toutes les pertes lorsque les fonds de la banquevenaient à faiblir. Les hommes s’assemblèrent autour de la table, àl’exception du médecin, qui ne jouait jamais. Il resta auprès desdames, qui, elles, ne prenaient pas part au jeu. Le princem’appela, je dus me mettre à côté de lui ; il choisit lui-mêmemes cartes après m’avoir expliqué en peu de mots le mécanisme dujeu. Les cartes du prince n’étaient pas heureuses et, siscrupuleusement que je suivisse ses conseils, je perdais toujours.Cette perte devenait importante, car le moindre point valait unlouis d’or. Ma bourse commençait, d’ailleurs, à s’épuiser ;déjà auparavant, je m’étais demandé plusieurs fois ce quiarriverait lorsque j’aurais dépensé mes derniers louis. Le jeu, quipouvait me rendre pauvre tout d’un coup, m’était d’autant plusfatal. Une nouvelle taille se fit. Je priai alors le prince dem’abandonner totalement à moi-même, car il me semblait qu’un joueuraussi sûrement malheureux que moi ne pouvait que le faire perdre.Le prince me répondit en souriant que j’aurais pu réparer mespertes si j’avais continué à écouter les conseils d’un joueurexpérimenté, mais, puisque j’avais tant de confiance en moi-même,il voulait voir à présent comment je jouerais.

Au hasard, sans la voir, je tirai une carte demon jeu. C’était une dame. Il est peut-être ridicule de l’avouer,mais dans cette carte pâle et sans vie je crus distinguer lestraits d’Aurélie. Je la regardai fixement. À peine pouvais-jemasquer l’émotion qui m’agitait. Le cri du banquier demandant si lejeu était fait m’arracha de mon étourdissement. Sans réfléchir, jetirai de ma poche les cinq derniers louis d’or que j’avais encoresur moi et je les posai sur la carte. Elle gagna ; alors jecontinuai sans cesse à jouer sur la dame, augmentant toujours lamise, à mesure que le gain montait. Chaque fois que je posais monargent, les joueurs s’écriaient : « C’est impossible quecela continue, certainement la dame va se montrerinfidèle ! » Et les cartes des autres joueurs étaienttoujours mauvaises. « C’est inouï, c’estmiraculeux ! » criait-on de tous côtés.

Cependant, je me tenais tranquillement plongéen moi-même, toute mon âme tournée vers Aurélie, faisant à peineattention aux sommes que le banquier poussait successivement versmoi. En un mot, dans les quatre dernières tailles, la dame avaitgagné sans interruption et mes poches étaient pleines d’or. Par sonintermédiaire, la chance m’avait octroyé ainsi deux millelouis ! Bien que je fusse maintenant hors d’embarras, je nepouvais m’empêcher d’éprouver un sentiment lugubre. Phénomèneétrange, je voyais un rapport secret entre ma veine présente etl’heureux coup de feu tiré au hasard, qui, l’autre jour, avaitabattu les faisans. Je me rendais clairement compte que ce n’étaitpas moi, mais le pouvoir étranger entré dans ma vie quiaccomplissait toutes ces choses extraordinaires ; je n’étaisentre ses mains qu’un instrument sans volonté dont il se servaitpour des desseins que j’ignorais.

Mais la conscience de cette dualité quitroublait mon être m’apporta une consolation, car elle m’annonçaitque ma propre force allait toujours augmenter. Cependant, leportrait d’Aurélie qui se reflétait sans cesse devant mes yeux nepouvait être qu’une infâme tentation devant m’amener à desagissements répréhensibles ; aussi cet abus criminel de lapieuse et chère image me remplissait-il d’horreur et d’effroi.

En proie à une disposition d’espritextraordinairement sombre, je me glissais, le matin, à travers lesallées du parc, lorsque je rencontrai le prince, qui avaitl’habitude de se promener à cette heure-là.

« Eh bien ! monsieur Léonard,comment trouvez-vous mon jeu de pharaon ? Que dites-vous descaprices du hasard, qui vous pardonna toutes vos extravagances etvous jeta l’or à pleines mains ? Vous avez heureusement trouvéla bonne carte, mais ne vous fiez pas toujours aveuglément auxcartes favorites. »

Il s’étendit alors longuement sur maconception de la carte favorite, m’indiqua les règles qu’il avaitbien étudiées et dont il fallait tenir compte en s’abandonnant auhasard ; puis il conclut en déclarant que sans doute j’allaismaintenant poursuivre ma chance au jeu avec le plus grandacharnement. Mais je lui répondis sans détour, en l’assurant de maferme intention de ne jamais plus toucher à une carte. Le prince meregarda avec étonnement.

« C’est précisément mon bonheurextraordinaire d’hier, continuai-je, qui a engendré cettedétermination, car il a confirmé tout ce que j’avais entendu diredes dangers funestes de ce jeu. En tirant au hasard cette carteindifférente, qui réveillait en mon âme des souvenirs déchirants etdouloureux, une idée effrayante s’élevait dans mon esprit : cequi me procurait ma chance au jeu et mon gain de mauvais aloi, cen’était pas mon habileté ni mon pouvoir de commander au hasard etde pénétrer ses détours les plus secrets, en pensant à un êtrecharmant dont je voyais surgir d’une carte inanimée l’image auxvives couleurs, mais une puissance inconnue, dont j’étais lejouet.

– Je vous comprends, interrompit leprince, vous avez eu un amour malheureux et la carte a fait revivreen votre âme l’image de l’amante que vous avez perdue. Toutefois,si vous le permettez, je vous dirai que cela me semble assez drôlequand je me représente la carte qui est tombée entre vos mains – ladame de cœur, avec sa large face pâle et comique. Quoi qu’il ensoit, vous pensiez alors à l’aimée et vous la voyiez peut-être plusfidèle et plus dévouée que dans la vie. Mais je ne saisis pas dutout ce qu’il y a là de terrible et d’effrayant. Bien mieux, jepense qu’il y avait plutôt lieu de vous réjouir de ce que la chancevous favorisait ! D’ailleurs, si vous avez vu un enchaînementde mauvais augure dans le fait que votre chance au jeu s’estproduit en même temps que vous pensiez à l’aimée, la faute n’en estpas au jeu, mais à votre disposition d’esprit particulière.

– C’est possible, monseigneur,répondis-je, mais je ne sens que trop que ce n’est point tant ledanger de se trouver dans la plus mauvaise des situations aprèsd’importantes pertes qui rend ce jeu funeste ; pour moi, c’estbien plutôt l’audace d’accepter carrément la lutte ouverte avec unepuissance mystérieuse, qui surgit en brillant du sein del’obscurité et vous entraîne comme un mirage dans une région où, ense moquant de vous, elle vous saisit et vous broie. Et, justement,la lutte avec cette puissance semble être l’entreprise attrayanteet audacieuse que l’homme ayant une confiance puérile en sa forcetente si volontiers et qu’il ne peut plus abandonner une foiscommencée, dont il espère toujours sortir triomphant, mêmelorsqu’il est déjà aux prises avec la mort. De là vient, selon moi,la passion insensée qui s’empare du joueur de pharaon et jette ledésordre dans son cerveau, quand elle ne brise pas sa vie –conséquence que ne pourrait avoir la simple perte d’argent. Maismême, en se plaçant à un point de vue secondaire, cette perte estsusceptible aussi de causer mille désagréments au joueur que lapassion n’a pas encore gagné, en qui n’est pas encore entré leprincipe hostile et que seules les circonstances ont amené àjouer ; elle peut même le plonger dans une misère criante. Jedois vous l’avouer, moi-même, hier, j’étais sur le point de voir macaisse de voyage complètement vidée.

– Je l’aurais appris, interrompitvivement le prince, et je vous aurais fait verser une somme triplede celle que vous auriez perdue, car je ne veux pas que quelqu’unse ruine pour mon plaisir ; d’ailleurs, cela ne peut pasarriver, car je connais mes joueurs et je ne les perds pas devue.

– Mais, prince, cette réserve,précisément, supprime la liberté du jeu et met des barrières à cesétranges combinaisons du hasard dont l’observation a tant d’intérêtpour vous. Et, d’ailleurs, tel ou tel qui ne peut plus retenir sapassion pour le jeu ne trouvera-t-il pas moyen, pour son malheur,d’échapper à votre surveillance et ainsi de commettre quelque acterépréhensible qui détruira sa vie ? En outre, pardonnez-moi mafranchise, mais je crois que toute restriction à la liberté,abuserait-on de celle-ci, est oppressive, insupportable même, parcequ’elle est diamétralement opposée à la nature humaine.

– Il me semble que vous n’êtes jamais demon avis, monsieur Léonard ! » fit brusquement leprince.

Et il s’éloigna rapidement en me jetant unléger adieu.

À peine pouvais-je comprendre moi-même commentj’en étais arrivé à exprimer si nettement ma façon de voir. Bienque souvent dans la ville marchande j’eusse assisté à des jeuximportants, jamais je n’avais assez pesé cette question pourpouvoir me faire une opinion pareille à celle qui venait de sortirinvolontairement de mes lèvres. Je regrettais d’avoir perdu par mafolie la faveur du prince, de m’être ainsi retiré le droit deparaître aux réunions de la cour et de m’approcher de la princesse.Pourtant je m’étais trompé, car, le soir même, je reçus une carted’invitation au concert de la cour et, en passant à côté de moi, leprince me dit amicalement :

« Bonsoir, monsieur Léonard !Veuille le ciel que ma chapelle me fasse honneur et que ma musiquevous plaise mieux que mon parc ! »

La musique en elle-même était charmante, toutse déroulait avec précision ; il me sembla, cependant, que lechoix des morceaux n’était pas heureux, car l’un détruisait l’effetde l’autre. Une longue scène surtout, qui me parut avoir étécomposée d’après une forme donnée, m’ennuya sincèrement. Je megardai bien d’exprimer mon véritable sentiment ; j’agisd’autant plus sagement que, par la suite, on me dit que précisémentcette longue scène était une composition du prince.

J’assistai à la réunion suivante de la cour,et, sans penser plus loin, je voulais même participer au jeu depharaon, afin de me réconcilier complètement avec le prince. Maisquel ne fut pas mon étonnement lorsque je n’aperçus pas de banqueet que je vis se former quelques groupes autour des tables de jeuordinaire, cependant que, parmi les autres membres de la sociétéqui s’étaient assis en cercle autour du prince et dont les damesfaisaient partie, une conversation vivante et spirituelles’engageait. On raconta des choses divertissantes ; on nedédaigna même pas les anecdotes piquantes. Mon talent d’orateur mefut d’un grand secours et je présentai d’attrayante façon, en lesvoilant d’un cachet pittoresque, quelques passages de ma proprevie, ce qui me fit conquérir l’attention et les applaudissements dugroupe. Mais le prince avait une préférence pour les histoiresgaies et humoristiques, et en cela personne ne surpassait sonmédecin particulier, qui était inépuisable en saillies et enboutades.

Ce genre de conversation prit alors desproportions plus grandes. Certains invités avaient écrit quelquesmorceaux et les lisaient devant la société ; bientôt laréunion eut l’air d’un club esthético-littéraire organisé, présidépar le prince et où chacun traitait le sujet qui lui convenait lemieux. À un moment donné, un savant, profond penseur et excellentphysicien, nous entretint des nouvelles et intéressantesdécouvertes faites dans son domaine. Malheureusement, plusl’orateur intéressait la partie de l’auditoire capable de saisirson exposé, plus il devenait ennuyeux pour celle à qui tout cequ’il disait était inconnu et incompréhensible. Le prince lui-mêmeparaissait ne comprendre que médiocrement les idées du physicien etattendre la fin de la dissertation avec une sincère impatience.Enfin l’orateur eut terminé. Le médecin se montra très joyeux et serépandit en admiration et louanges, tout en ajoutant qu’auxprofondes définitions scientifiques pourrait bien succéder quelquechose qui réjouît les esprits et que, précisément, lui n’avait àprésent d’autre prétention que d’atteindre ce but. Les ignorants,que le prestige de la science avait fait se courber, seredressèrent, et même sur le visage du prince passa un sourire, cequi prouva combien lui faisait plaisir le retour aux plaisirsbanals de la vie quotidienne.

« Son Altesse sait, dit le médecin en setournant vers le prince, que lorsque je voyage je n’omets jamais deconsigner fidèlement dans mon journal tous les gais événements,tels qu’ils traversent la vie, et particulièrement de faire mentiondes individus comiques et originaux que je rencontre. C’estjustement un extrait de ce journal dont je vais vous donnerconnaissance ; bien qu’il ne soit pas d’une importanceextraordinaire, il me semble pourtant contenir des chosesdivertissantes.

« Au cours de mon voyage de l’an dernier,j’arrivai au milieu de la nuit dans un grand et joli village situéà quatre lieues de B… Je descendis dans une auberge de belleapparence, où me reçut un hôte accueillant et éveillé. Harassé,brisé de fatigue par le long parcours que je venais d’effectuer, jeme mis au lit aussitôt que j’eus pris possession de ma chambre,afin de bien me reposer. Mais vers une heure du matin, je fus tiréde mon sommeil par un son de flûte tout proche. De ma vie, un telbruit n’avait jamais frappé mes oreilles. L’homme devait avoir despoumons extraordinaires, car l’on entendait jouer et rejouer sanscesse le même passage, et ceci avec une telle force que les notesaiguës et perçantes qui sortaient de son instrument lui enlevaienttout caractère : impossible, en vérité, d’imaginer quelquechose de plus insensé, de plus affreux. En moi-même j’injuriais etje vouais aux gémonies le maudit musicien qui me privait de monsommeil et me déchirait le tympan. Mais le passage reprenaittoujours de plus belle comme une horloge qu’on aurait remontée.Enfin, je perçus un bruit sourd comme si l’on eût lancé un objetcontre le mur, puis tout resta calme et je pus me remettretranquillement à dormir. Le matin j’entendis une violente disputeen bas dans la maison. Je distinguai la voix de l’hôte et celled’un homme criant sans cesse :

« “Que votre maison soit damnée !Plût à Dieu que je n’en eusse jamais franchi le seuil ! C’estle Diable qui m’a conduit chez vous ; on ne peut rien y boire,ni manger, car tout y est affreusement mauvais et horriblementcher. Voici votre argent, vous ne me reverrez plus dans votremauvaise gargote.”

« J’étais descendu et je vis un petithomme – sec comme un hareng, vêtu d’un habit couleur de café etportant une ronde perruque rousse, sur laquelle était martialementposé de travers un chapeau gris – s’élancer hors de la maison etcourir à l’écurie ; il sortait bientôt par la cour, monté surun cheval passablement lourdaud et galopant pesamment.

« Naturellement, je le pris pour unétranger qui s’était chicané avec l’aubergiste et je le crus parti.Je fus donc assez étonné lorsque, à midi, me trouvant dans la salled’auberge, je vis entrer et s’asseoir sans façon à la table dudéjeuner le personnage amusant, à l’habit café et à la perruquerousse, qui le matin avait quitté la maison. C’était la figure laplus comique et la plus vilaine que j’eusse jamais vue. Il y avaitdans toutes les manières de cet homme quelque chose de si sérieuxet de si drôle à la fois qu’il était difficile, en le regardant, des’empêcher de rire. Nous mangeâmes ensemble et une conversationlaconique s’engagea entre l’aubergiste et moi sans que l’étranger,qui faisait montre d’un prodigieux appétit, essayât d’y prendrepart. Comme je m’en rendis compte par la suite, l’aubergiste futmanifestement guidé par la malice, lorsqu’il conduisit l’entretiensur le terrain des particularités nationales, et il me demandacarrément si j’avais connu des Irlandais et si je savais quelquechose de leur bêtise proverbiale.

« “Sans doute”, répondis-je, en mêmetemps que toute une série d’anecdotes me traversaient la tête. Etje lui racontai l’histoire de cet Irlandais à qui l’on demandaitpourquoi il avait mis son bas à l’envers et qui réponditnaïvement : “Parce qu’il y a un trou à l’endroit.”

« Puis cette autre admirable naïveté del’Irlandais se trouvant couché dans le même lit qu’un Écossais trèscoléreux, dont le pied nu sortait sous la couverture. Un Anglaisqui était dans la chambre s’en aperçut et attacha prestement aupied de l’Irlandais l’éperon de sa botte. En dormant, l’hommeretira son pied sous la couverture et avec l’éperon écorcha lajambe de l’Écossais. Celui-ci se réveilla et appliqua un magistralsoufflet à l’Irlandais. Alors un colloque amusant se déroula entreles deux hommes :

« “Quel diable te pousse ? Pourquoime frappes-tu ?

« – Parce que tu m’as écorché avec tonéperon.

« – Comment serait-ce possible, puisqueje suis nu-pieds dans le lit ?

« – Et pourtant c’est ainsi, regardedonc.

« – Dieu me damne, tu as raison ;c’est ce satané domestique, qui, en m’ôtant les bottes, m’a laissél’éperon !

« L’hôte éclata de riredémesurément ; mais l’étranger, qui avait justement fini demanger et qui venait d’engloutir un grand verre de bière, meregarda d’un air sérieux et me dit :

« “Vous avez tout à fait raison, lesIrlandais se rendent souvent coupables de naïvetés de cegenre ; mais cela ne tient nullement à leur nation, qui estvive et spirituelle ; c’est plutôt le fait d’un air pernicieuxqui passe sur leur pays et vous fait contracter des accès debêtise, comme on contracte un rhume de cerveau. Cela, je le sais,monsieur, car moi-même, qui, à vrai dire, suis anglais, bien que jesois né en Irlande et que j’y aie été élevé, je suis sujet à cettemaudite maladie de la bêtise.”

« L’aubergiste se mit à rire encore plusfort, et je ne pus m’empêcher de joindre mes rires aux siens, caril était amusant d’entendre l’Irlandais, parlant de bêtises, nousen énoncer une tout à fait remarquable. Bien loin de se montreroffensé de notre attitude, l’étranger ouvrit de grands yeux, mit undoigt sur son nez et dit :

« “En Angleterre, les Irlandais sont uncondiment piquant qu’on ajoute à la société pour la rendredélicieuse. Moi-même, je suis en cela semblable à Falstaff :non seulement je fais souvent montre d’esprit, mais j’éveille celuides autres, ce qui n’est pas un maigre mérite en ces tempsinsipides. Savez-vous que, même du cerveau vide de ce béotiend’aubergiste, sort maintes fois une lueur d’esprit, rien que grâceà mon intervention ? Mais ce marchand de bière est unaubergiste qui connaît son affaire. Il n’entame jamais son petitcapital de bons mots, il en prête un çà et là quand il est avec lesriches, et ceci à gros intérêts seulement ; quand il n’est passûr de toucher ces intérêts, tout au plus montre-t-il, comme àprésent, la reliure de son grand livre, c’est-à-dire son riredémesuré, car dans ce rire il a enveloppé tout son esprit. Que Dieuvous protège, messieurs !”

« Là-dessus, notre original se dirigeavers la porte et sortit. Je priai aussitôt l’hôte de me donnerquelques renseignements sur cet homme.

« “Cet Irlandais, me dit-il, s’appelleEwson et veut absolument être anglais, parce que sa famille estoriginaire d’Angleterre. Il habite ici depuis quelque temps,c’est-à-dire qu’il y a maintenant juste vingt-deux ans. J’étais unhomme bien jeune et je venais d’acheter cette auberge où,précisément, je recevais une noce, lorsque monsieur Ewson, quiétait aussi un homme tout jeune, bien qu’alors il portât déjà uneperruque rousse, un chapeau gris et un habit café de la même coupeque celui d’aujourd’hui, passa par ici en retournant dans son pays.Il fut attiré par la musique qui résonnait joyeusement chez moi ety entra. Il jura qu’on ne savait danser qu’à bord des navires, oùil avait appris la danse dès son enfance. Et, pour le prouver, ilse mit à exécuter une hornpipe tout en sifflantaffreusement entre les dents, mais en faisant un bond il se démitle pied et fut obligé de rester chez moi pour se faire soigner.

« “Depuis cette époque il ne m’a plusquitté. Et il m’a causé bien des soucis avec sesexcentricités ; chaque jour il se querelle avec moi, il seplaint de la façon dont il est traité ; il me reproche de lefaire payer trop cher et me dit qu’il lui est impossible de vivreplus longtemps sans rosbif ni porter ; il fait sa valise, metses trois perruques l’une sur l’autre, prend congé de moi et partsur son vieux cheval. Mais ce n’est là qu’une promenade, car à midiil rentre par l’autre porte, s’assied tranquillement à table, ainsique vous l’avez vu faire aujourd’hui, et mange, comme quatre, deces mets qu’il déclare immangeables lorsqu’il est en colère. Chaqueannée, il reçoit une forte somme d’argent ; il me fait alorsmélancoliquement ses adieux, m’appelle son meilleur ami et versedes larmes, ce qui m’en arrache également, mais les miennesproviennent d’un rire contenu. Et puis, après avoir fait sontestament, dans lequel, selon ses dires, il laisse sa fortune à mafille aînée, il s’achemine à cheval, lentement et d’un air triste,vers la ville voisine. Trois jours après, quatre tout au plus, ilest déjà revenu ; il a fait l’acquisition de deux habits café,de trois perruques, plus brillantes l’une que l’autre, de sixchemises, d’un chapeau gris et d’autres accessoires detoilette ; à ma fille aînée, sa préférée, il a rapporté uncornet de sucreries, comme à une enfant, bien qu’elle ait dix-huitans à présent. Il ne pense plus alors à son séjour à la ville ni auretour dans son pays. Il paie sa note tous les soirs, et, chaquematin, quand il s’en va pour ne plus revenir, il me jette en colèrel’argent de son déjeuner.

« “À part cela, c’est l’homme le meilleurdu monde ; à chaque occasion, il fait des cadeaux à mesenfants et se montre bienfaisant envers les pauvres duvillage ; seulement il ne peut pas souffrir le pasteur, depuisqu’il a appris par le maître d’école que ce brave ecclésiastique achangé en une pièce de cuivre la pièce d’or que lui, Ewson, avaitjetée un jour dans le tronc des pauvres. Il l’évite constamment etne met jamais les pieds au temple ; aussi le pasteur va-t-ilcriant partout que c’est un athée. Comme je vous le disais, j’aisouvent eu bien des soucis avec lui, parce qu’il est coléreux etqu’il a des idées tout à fait insensées. Pas plus tard qu’hier,alors que je m’acheminais vers mon logis, j’entendais déjà de loindes cris violents, parmi lesquels je reconnus la voix d’Ewson.Lorsque j’entrai, je le trouvai en train de se quereller violemmentavec la bonne. Comme cela lui arrive chaque fois qu’il s’emporte,il avait jeté sa perruque à terre et il était là, la tête dénudée,sans habit, en bras de chemise, criant et jurant tout près de laservante à qui, mettant un gros livre ouvert sous le nez, ilmontrait quelque chose du doigt. La jeune fille avait les mainsappuyées sur les hanches et lui criait qu’il n’avait qu’à allerailleurs pour faire ses tours, qu’il était un méchant homme necroyant à rien, etc. J’eus toutes les peines du monde à les sépareret à apprendre le fond de l’affaire.

« “Monsieur Ewson avait demandé à laservante de lui procurer un pain à cacheter pour fermer une lettre.Au commencement, la servante ne comprit pas du tout ;finalement, comme le prédicateur avait dit que monsieur Ewson necroyait pas en Dieu, elle s’imagina que le pain à cacheter, c’étaitce qu’on emploie à la communion, et elle crut qu’il voulait selivrer à une plaisanterie impie avec l’hostie. Elle se refusa doncà lui fournir ce qu’il demandait. Là-dessus, monsieur Ewson, quicroyait ne s’être pas bien exprimé et n’avoir pas été compris,était aussitôt allé chercher un dictionnaire anglais-allemand et ilavait voulu désigner ainsi ce qu’il désirait à la servante,laquelle est incapable de lire un mot. Sur quoi, il finit par neplus lui parler qu’anglais, ce que la jeune fille prit pour leverbiage trompeur du Diable. Seule mon intervention empêcha la rixedans laquelle monsieur Ewson eût peut-être eu le dessous.”

« J’interrompis l’aubergiste dans sonrécit pour lui demander si par hasard ce n’était pas cet hommeamusant qui m’avait si fort agacé et tourmenté la nuit avec sonaffreux instrument.

« “Ah, monsieur, reprit-il, c’est encorelà une des excentricités de monsieur Ewson, avec laquelle il a faitfuir presque tous mes clients. Il y a trois ans, mon fils arriva dela ville. Le jeune homme jouait admirablement de la flûte et ici ils’exerçait avec application sur son instrument. Monsieur Ewson crutalors se rappeler qu’autrefois il avait connu cet instrument et ilne s’apaisa que quand mon Fritz consentit à lui vendre pour unesomme élevée sa flûte et un concerto qu’il avait apporté aveclui.

« “Monsieur Ewson, qui n’avait nidisposition ni goût pour la musique, se mit à jouer le concertoavec le plus grand zèle. Mais il n’alla que jusqu’au second solo dupremier allegro ; là il rencontra un passage dont il ne putvenir à bout ; c’est ce passage que depuis trois ans il jouepresque chaque jour cent fois de suite, jusqu’à ce que, en proie àune suprême colère, il lance instrument et perruque contre le mur.Comme peu de flûtes peuvent résister longtemps à ce traitement, illui faut très souvent les remplacer et il en a ordinairement troisou quatre en train.

« “Qu’une vis seulement soit brisée ouune touche endommagée, il jette la flûte par la fenêtre, ens’écriant : ‘Dieu me damne, il n’y a qu’en Angleterre que l’onfait des instruments qui vaillent quelque chose.’ Ce qu’il y avraiment d’effrayant, c’est que cette passion de la flûte le prendsouvent au milieu de la nuit et qu’il réveille alors mes hôtes auplus profond de leur sommeil. Mais croiriez-vous qu’il y a ici, aubailliage, à peu près depuis que monsieur Ewson habite chez moi, undocteur anglais, du nom de Green, qui sympathise avec lui ? Ilest vrai qu’il est aussi original que lui, qu’il a une humeur aussibizarre. Constamment ils se chicanent et, pourtant, ils ne peuventpas vivre l’un sans l’autre. À propos, je me rappelle que monsieurEwson m’a commandé un punch pour ce soir, auquel le Dr Green et lebailli sont invités. Si vous voulez encore rester ici jusqu’àdemain matin, il vous sera donné de voir, ce soir, le trio le pluscomique que l’on puisse trouver.”

« Son Altesse pense bien que je retardaivolontiers mon voyage, espérant admirer monsieur Ewson dans toutesa gloire. Il entra dans la salle d’auberge dès que la nuit futvenue et il eut l’amabilité de m’inviter à sa table, tout enajoutant qu’il regrettait de ne me régaler qu’avec cette abjecteboisson baptisée punch dans ce pays ; car c’est seulement enAngleterre qu’on buvait le vrai punch et, comme il y retourneraitprochainement, il espérait bien, si j’allais un jour là-bas, me leprouver, car il s’y entendait, à préparer cette boisson délicieuse.Je savais ce que je devais en penser.

« Bientôt après arrivèrent lesinvités : le bailli était un petit homme taillé en boule,extrêmement aimable, avec des yeux pétillants et joyeux, et unpetit nez tout rouge. Le Dr Green était un homme robuste, d’âgemoyen, ayant bien le type de son pays, habillé à la mode, mais aveclaisser-aller. Des lunettes lui chaussaient le nez et il portait unchapeau.

« “Donne-moi du champagne à m’en fairepleurer, s’écria-t-il sur un ton pathétique, en même temps qu’ils’avançait vers l’aubergiste, l’empoignait par le gilet et lesecouait violemment. Coquin de Cambyse, parle, où sont lesprincesses ? On sent le café chez toi et non l’arôme de laboisson des dieux. – Lâche-moi, héros sublime, écarte ton poingsolide, dans ta colère tu me broies les côtes, réponditl’aubergiste en haletant. – Pas avant, femmelette, reprit ledocteur, que l’odeur agréable du punch ne me chatouille lesnarines, ne trouble mes sens, non, pas avant, mauditaubergiste !”

« Mais voici qu’Ewson s’avancefurieusement vers le docteur en lui lançant desinvectives :

« “Indigne Green, que le chagrint’envahisse et te fasse grincer des dents, que la gangrènet’emporte si tu ne cesses pas tes honteux agissements !”

« Ils vont à présent se disputer et sebattre, pensai-je. Mais le docteur dit :

« “Eh bien ! soit, me raillant de talâche impuissance, je veux me tenir tranquille et attendre laboisson des dieux que tu prépares, digne Ewson.”

« Il lâcha l’aubergiste qui s’éloignaprécipitamment et il prit place à table en affichant la mine d’unCaton ; puis il s’empara de sa pipe toute bourrée et il se mità souffler des nuages de fumée.

« “N’est-ce pas comme au théâtre ?me dit l’aimable bailli. Le docteur, qui jadis ne prenait jamais unlivre allemand, a, un jour, trouvé par hasard, chez moi, leShakespeare de Schlegel. Depuis ce temps, il joue, à safaçon, d’anciennes mélodies connues, sur un instrument étranger.Vous avez remarqué sans doute que l’aubergiste lui-même parle envers : le docteur l’a pour ainsi dire ïambifié.”

« L’aubergiste apporta un énorme bol depunch fumant. Bien qu’Ewson et Green jurassent qu’il était à peinebuvable, ils n’en engloutirent pas moins verre sur verre. Laconversation se déroulait couci-couça, Green se montrait avare deparoles ; il se contentait de faire de temps en temps del’opposition d’une façon comique. Par exemple, le bailli parlant duthéâtre de la ville, je déclarai que le premier rôle jouaitexcellemment. Green intervint aussitôt en disant :

« “Je ne trouve pas. Ne croyez-vous pasque, si cet homme avait joué six fois mieux, il eût été plus dignede succès ?”

« Je dus le lui concéder, tout en luifaisant remarquer que cette nécessité de jouer six fois mieux sefaisait surtout sentir pour l’acteur qui se montrait tout à faitpitoyable dans le rôle des “pères tendres”.

« “Je ne trouve pas, dit encore ledocteur, car cet acteur ayant donné tout ce qu’il a en lui, cen’est pas sa faute si ses tendances inclinent vers le mauvais. Et,s’il atteint la perfection dans le mauvais, on doit l’enlouer.”

« Le bailli était, entre Ewson et ledocteur, comme un principe excitant, et il ne cessait, avec sontalent, de les amener l’un et l’autre à exprimer toutes sortesd’idées et d’opinions extravagantes.

« Les choses allèrent ainsi jusqu’aumoment où la force du punch commença à produire son effet. Alorsune gaieté turbulente s’empara d’Ewson ; de sa voix rauque ilchanta des chants de son pays, lança perruque et habit par lafenêtre au milieu de la cour et, tout en faisant les plus étrangesgrimaces, se mit à danser d’une façon si comique que l’on se pâmaitpresque de rire. Le docteur restait sérieux, mais il était en proieaux visions les plus bizarres. Il prenait le bol de punch pour uneviole et voulait absolument en jouer en se servant de la cuillercomme archet, pour accompagner Ewson dans ses chants ; seulesles protestations répétées de l’aubergiste purent l’arrêter. Lebailli, lui, devenait de plus en plus silencieux ; à la fin,il alla buter dans un coin de la salle, où il s’assit et se mit àpleurer à chaudes larmes. Je compris le signe que me fitl’aubergiste et je demandai au bailli la cause d’un chagrin siprofond. “Hélas, hélas ! fit-il en sanglotant, le princeEugène était un grand capitaine et, cependant, il a fallu que cehéros mourût ! Hélas ! hélas !” et il continua depleurer de plus belle, au point qu’on voyait de grosses larmes luicouler sur les joues. Je fis tout mon possible pour le consoler dela perte de ce valeureux prince qui avait appartenu à un siècledepuis longtemps écoulé, mais ce fut en vain. Entre-temps, le DrGreen s’était emparé d’une grande paire de mouchettes qu’il maniaitsans arrêt devant la fenêtre ouverte. Il ne pensait à rien de moinsqu’à moucher la lune qui brillait dans la pièce. Ewson criait etsautait, comme s’il eût été possédé de mille démons. Enfin, levalet de l’auberge entra dans la pièce, porteur d’une lanterne,malgré le clair de lune, et leur cria bien haut : “Me voici,messieurs, à présent nous pouvons partir.” Le docteur s’avança toutcontre lui et, en lui lançant des nuages de fumée dans lafigure :

« “Sois le bienvenu, mon ami, dit-il.Es-tu celui qui porte la lune, le chien et le fagot ? Je t’aimouché, coquin d’astre, c’est pourquoi tu éclaires si bien. Bonnenuit, donc ! J’ai ingurgité de ton ignoble breuvage enquantité, bonne nuit, mon cher aubergiste, bonne nuit, monPylade !”

« Ewson jura qu’il casserait le cou àcelui qui oserait s’en aller. Mais personne n’y fitattention ; le valet prit le docteur sous un bras, sousl’autre le bailli, qui se lamentait toujours sur la mort du princeEugène et, vacillant à travers la rue, ils se dirigèrent vers lebailliage. Non sans peine, nous conduisîmes ensuite l’extravagantEwson dans sa chambre, où il fit encore du tapage avec sa flûtependant la moitié de la nuit, de sorte que je ne pus fermer l’œilet que c’est seulement dans la diligence qu’il me fut possible deme reposer de la folle soirée passée à l’auberge. »

Le récit du médecin fut souvent interrompu pardes éclats de rire plus bruyants que ceux qu’on entend d’ordinairedans les cours. Le prince parut y avoir pris un grand plaisir.

« Il n’y a qu’une figure, dit-il à sonmédecin, que vous ayez trop laissée à l’arrière-plan dans votretableau, et c’est la vôtre, car je parierais que de temps en tempsvous avez su provoquer, dans une certaine mesure, la mauvaisehumeur du comique Ewson et entraîner le pathétique docteur à toutessortes d’excentricités et de folies. Je vois, du reste, en vous levéritable “principe excitant” que vous nous montrez sous les traitsdu pauvre bailli.

– J’assure Son Altesse, répliqua ledocteur, que ce club de fous curieux représentait un si belensemble que tout ce qui n’en faisait pas partie eût produit unedissonance. Pour recourir à une comparaison musicale, je vous diraique ces trois hommes formaient un accord parfait, chacun venantavec sa note particulière, mais qui résonnait harmonieusement etbien dans le ton ; l’aubergiste se joignait à eux comme une« septième ».

La conversation continua ainsi sur des sujetsdivers, jusqu’au moment où, la famille princière se retirant dansses appartements, la société se sépara en faisant montre de la pluscordiale bonne humeur.

Je m’agitais, joyeux et gai, dans un mondenouveau. Plus je me mêlais au cours tranquille et heureux de la viede la résidence et de la cour, plus se développait le crédit dontje jouissais et auquel je pouvais prétendre avec la certitude dusuccès et des honneurs, moins je pensais au passé ou à lapossibilité d’un changement dans ma situation présente. Le princeparaissait trouver un grand plaisir en ma société et différentesallusions passagères me permettaient de croire que, d’une façon oud’une autre, il voulait m’attacher à son entourage direct. Je doisconvenir qu’une certaine uniformité dans la culture, une certainefaçon de voir, assez impérative, dans tous les domaines de lascience et de l’art, qui se manifestait à la cour et dans toute larésidence, eût bientôt rendu le séjour impossible à plus d’un hommeintelligent, habitué à une liberté absolue. Cependant, chaque foisque la contrainte provenant du point de vue exclusif de la cour medevenait pénible, l’habitude que j’avais prise autrefois de meplier à une forme de vie déterminée, réglant tout au moinsl’extérieur, me servait fort à propos. En la circonstance, d’unefaçon imperceptible sans doute, la vie que j’avais menée au couventexerçait encore son influence sur moi.

Quoique le prince me distinguât parmi tous,quoique je m’efforçasse d’attirer sur moi l’attention de laprincesse, celle-ci restait froide et réservée à mon égard. Bienplus, une inquiétude étrange semblait souvent l’envahir lorsqu’ellese trouvait en ma présence, et c’est avec peine qu’elle sesurmontait et parvenait à m’adresser comme aux autres quelquesparoles amicales. J’étais plus heureux auprès des dames de sonentourage ; mon extérieur paraissait avoir fait sur elles uneimpression favorable ; en les voyant souvent, je parvins àacquérir cette éducation des gens du monde qu’on appelle lagalanterie, et qui n’est rien d’autre qu’une souplesse extérieuredu corps, grâce à laquelle on semble toujours être à l’aise, où quel’on aille et où que l’on se trouve, et qui se traduit égalementdans la conversation. C’est le don particulier de pouvoir parlerdes choses insignifiantes avec des mots importants et de fairenaître chez les femmes un certain sentiment de bien-être dont ellesne s’expliquent pas très bien elles-mêmes la source. Il en résulteque cette galanterie supérieure, qui est la vraie, ne peut semanifester par de lourdes flatteries, bien que ces bavardagesintéressants doivent résonner comme un hymne d’adoration auxoreilles de l’objet adoré…

Qui donc à présent eût reconnu en moi le moinede jadis ? L’unique endroit où j’eusse peut-être encorequelque chose à redouter était l’église, car dans les exercices dedévotion, j’évitais difficilement les habitudes que j’avaiscontractées au couvent et que distinguent une cadence et un rythmeparticuliers.

Le médecin était le seul qui ne portât pas,pour ainsi dire, la marque du poinçon dont tout, à la cour, étaitfrappé, marque qui faisait penser à des pièces de monnaie ayantpassé par le même moule. Cela m’attira vers lui, de même que lui,de son côté, s’attacha à moi, parce que, comme il le savait trèsbien, j’avais fait montre, au début, d’une certaine opposition etque mes franches déclarations qui avaient touché le prince – faciled’ailleurs à admettre toute vérité hardie – étaient cause dubannissement subit du maudit jeu de pharaon.

Nous étions donc souvent ensemble et nous nousentretenions tantôt de sciences et d’arts, tantôt de notre façon deconcevoir la vie. Le médecin avait, pour la princesse, unevénération aussi grande que la mienne ; il m’assura qu’elleseule faisait souvent renoncer le prince à des projets de mauvaisgoût, de même qu’elle savait dissiper l’étrange ennui quipoursuivait superficiellement son époux, en lui glissant dans lesmains, tout à fait à son insu, quelque jouet innocent. Je nemanquai pas, à cette occasion, de me plaindre de ce que laprincesse, sans que je pusse en approfondir la cause, paraissaitsouvent éprouver à ma vue un déplaisir insupportable. Le médecin seleva aussitôt et alla prendre dans son secrétaire – nous noustrouvions précisément chez lui – une miniature, qu’il me mit dansla main en me recommandant de la regarder avec attention. Je lefis, et mon étonnement fut grand lorsque, dans les traits del’homme représentant cette image, je reconnus les miens. Seule ladifférence de nos coiffures et de nos habits – le sien était taillésuivant une mode ancienne – et mes épais favoris, chefs-d’œuvre deBelcampo, empêchaient que ce ne fût là tout à fait mon portrait.J’en fis part au médecin sans détour.

« Eh bien ! c’est précisément cetteressemblance, me dit-il, qui inquiète et effraie la princesse,chaque fois que vous vous approchez d’elle ; votre visagerenouvelle, en effet, le souvenir d’un événement terrible qui, il ya longtemps, vint frapper la cour comme un coup de foudre. Monprédécesseur, qui mourut il y a quelques années et dont je suisl’élève, me confia l’histoire et me donna en même temps ceportrait, qui représente l’ancien favori du prince, nomméFrancesco. Comme peinture, vous vous en rendez compte, c’est unvéritable chef-d’œuvre. Il a été fait par un peintre étranger quise trouvait à la cour au moment de la tragédie dans laquelle iljoua le rôle principal. »

La contemplation de cette image fit naître enmoi de vagues pressentiments, que je m’efforçai en vain de saisirclairement. Il me semblait que l’événement dont il était questiondevait renfermer un secret auquel je me trouvais mêlé. Je pressaid’autant plus le médecin de me confier ce que ma ressemblancebizarre avec Francesco semblait m’autoriser à apprendre.

« Certes, me dit-il, une circonstanceaussi étonnante ne peut qu’éveiller votre curiosité, c’est pourquoi– bien qu’à vrai dire je n’aime pas à parler de cette histoire,recouverte à présent encore, du moins pour moi, d’un voilemystérieux que je ne cherche pas du tout à soulever – je vous diraitout ce que j’en sais. Bien des années se sont écoulées depuis etles principaux personnages ont quitté la scène de ce monde ;seul le souvenir exerce encore son action néfaste. Ce que vousallez apprendre, je vous prie de n’en parler à personne. »

J’en fis la promesse, et le médecin commençale récit suivant :

« À l’époque même où notre prince semaria, son frère arriva à la cour en compagnie d’un homme qu’ilappelait Francesco, bien que l’on sût qu’il était allemand, et d’unpeintre qui revenait d’un long voyage. Ce frère était l’un des plusbeaux hommes que l’on eût jamais vus, et en cela il brillait déjàau-dessus de notre prince, qu’il surpassait aussi en vigueur et enintelligence. Il fit une impression extraordinaire sur laprincesse, qui avait toujours été vive jusqu’à l’exubérance et pourlaquelle son mari était beaucoup trop froid et trop méthodique,cependant que lui, de son côté, se sentait attiré par la jeune etbelle épouse de son frère. Sans penser à une liaison criminelle,ils durent, pourtant, céder à la force irrésistible qui commandaitleurs vies intérieures – celles-ci ne semblant plus s’allumer quel’une par l’autre – et nourrir la flamme qui faisait fusionnerleurs êtres.

« Seul, Francesco eût pu être mis enparallèle avec le frère du prince. Aussi produisit-il la mêmeimpression sur la sœur aînée de notre princesse que son ami surcelle-ci. Francesco s’aperçut bientôt de son bonheur et en tiraparti avec tant de ruse que, peu de temps après, le penchant decelle qui l’avait remarqué prit les proportions d’un amour ardentet passionné. Le prince était trop sûr de la vertu de son épousepour ne pas mépriser les rapports perfides qui lui parvenaient,mais il n’en souffrait pas moins des attentions continuellesqu’elle témoignait à son frère et il n’y avait que Francesco, qu’ilaimait pour sa rare intelligence et sa grande sagesse, qui pûtmaintenir en son âme un certain calme. Le prince voulait luiconfier les plus hautes charges de la cour, mais Francesco secontenta du privilège intime d’être son principal favori et deplaire à la sœur de notre princesse.

« Dans ces conditions, la cour allaitcahin-caha ; seules les quatre personnes que liaient ainsi deschaînes secrètes se sentaient heureuses dans l’Eldorado de l’amourqu’elles s’étaient créé et qui demeurait fermé aux autres.

« Sur ces entrefaites, et peut-êtreinvitée secrètement par le prince, arriva à la résidence, en grandappareil, une princesse italienne dont, quelques années plus tôt,on avait pensé faire la femme du frère de notre prince et pourlaquelle, durant le séjour qu’il fit à la cour de son père, ilavait manifesté un penchant visible. Elle devait être extrêmementjolie, d’une grâce et d’un charme parfaits, ainsi qu’en témoigne leportrait admirable que vous pouvez encore voir dans la galerie. Saprésence chassa le sombre ennui qui régnait à la cour ; elleéclipsa toutes les femmes, y compris notre princesse et sa sœur. Laconduite de Francesco changea étonnamment aussitôt après l’arrivéede l’Italienne. On eût dit qu’un chagrin rongeait la fleur de savie. Il devint réservé et morose, et il négligea sa bien-aimée.

« Le frère du prince était égalementdevenu mélancolique ; des sentiments auxquels il ne pouvaitpas résister l’envahissaient. L’arrivée de l’Italienne fut pour laprincesse un coup de poignard au cœur, tandis que sa sœur, enclineà l’exaltation, voyait, avec l’amour de Francesco, s’envoler toutle bonheur de sa vie. Ainsi ces quatre personnes, naguère heureuseset dignes d’envie, étaient maintenant plongées dans la tristesse etle chagrin. Le frère du prince reprit le dessus le premier et,devant la vertu sévère de sa belle-sœur, il céda aux séductions dela belle étrangère.

« Son candide amour pour sa belle-sœur,amour dont la racine avait pris naissance au plus profond de soncœur, succomba devant les joies indicibles que lui promettaitl’Italienne, et c’est ainsi qu’il se trouva bientôt repris dans lesanciens liens dont il s’était échappé, il n’y avait pas bienlongtemps. Mais, plus il s’abandonnait à son amour, plus laconduite de Francesco devenait surprenante. Non seulement on ne levoyait presque plus du tout à la cour, mais il se promenaittoujours solitaire, et souvent il s’absentait de la résidence dessemaines entières. En revanche, le peintre misanthrope et originalse montra plus souvent que naguère. Il aimait surtout à travaillerdans l’atelier que l’Italienne lui avait fait installer chezelle ; alors qu’il se refusait à faire le portrait de laprincesse, à l’égard de laquelle il ne semblait pas bien disposé,il fit de l’étrangère plusieurs portraits extraordinairementexpressifs ; sans même qu’elle posât une seule fois, il étaitarrivé à donner de ses traits l’image la plus délicieuse et la plusressemblante. L’Italienne faisait montre de tant d’attentions àl’égard du peintre et lui-même était d’une galanterie si familièreenvers elle, que le frère de notre prince devint jaloux. Ayanttrouvé, un jour, l’artiste dans son atelier, alors que celui-ci, leregard fixé sur un nouveau portrait de l’Italienne qu’il avait supeindre encore avec un charme tout particulier, semblait ne pass’apercevoir du tout de son entrée, il lui demanda carrément de luifaire le plaisir de ne plus travailler là et de chercher un autreatelier. Le peintre essuya son pinceau avec calme, et sans motdire, il enleva le portrait du chevalet. En proie à une extrêmemauvaise humeur, le frère du prince le lui prit des mains, endéclarant qu’il était si admirablement réussi qu’il désirait legarder. Toujours calme et froid, le peintre le pria de luipermettre d’y faire quelques légères retouches. Le frère du princeremit le portrait sur le chevalet. Au bout de quelques minutes, lepeintre lui rendit l’œuvre et fit entendre un rire éclatant devantl’effroi de l’adorateur de l’Italienne, car le portrait nereprésentait plus qu’un visage affreusement défiguré. Alorsl’artiste se dirigea à pas lents vers la sortie de l’atelier, maisà la porte il se retourna, regarda son adversaire d’un œil grave etperçant et lui cria, d’une voix sourde et solennelle :“Maintenant tu es perdu.”

« Ces faits se passèrent lorsque lesfiançailles des deux amants avaient déjà été célébrées et quelquesjours seulement avant leur mariage. Le frère du prince fit d’autantmoins attention à la conduite du peintre que celui-ci avait laréputation d’être de temps en temps visité par la folie. On racontaque l’artiste était retourné dans sa petite chambre et que, desjours durant, il était resté les yeux fixés sur une grande toile,en affirmant qu’il travaillait à un tableau tout à faitmagnifique ; il oublia donc la cour et fut à nouveau oubliéd’elle.

« Le mariage du frère de notre prince etde l’Italienne eut lieu au palais au milieu de la plus grandesolennité. La princesse s’était résignée et avait renoncé à unamour inutile, dont elle ne pouvait espérer voir un jour laréalisation.

« L’Italienne était comme transfigurée,car, le jour du mariage, son cher Francesco était réapparu plus gaiet plus brillant que jamais. Les deux époux devaient habiter uneaile du château que le prince avait fait aménager exprès pour eux.À cette occasion, il s’était trouvé tout à fait dans sa sphère deprédilection. Pendant quelque temps on ne le vit plus qu’entouréd’architectes, de peintres, de tapissiers ou en train de feuilleterde grands livres et étalant devant lui des plans, des tracés, desesquisses, qu’il avait, en grande partie, faits lui-même et quiparfois étaient assez mal réussis. Ni son frère ni la princesseitalienne n’avaient pu voir avant la nuit des noces l’aménagementintérieur des appartements qui leur étaient réservés. Le prince lesconduisit alors lui-même en grande pompe dans toutes les pièces,dont la décoration témoignait vraiment du plus grand goût, et lafête prit fin par un bal organisé dans le salon magnifique, quiressemblait à un jardin en fleurs. La même nuit, un bruit sourd,allant toujours s’accentuant, se fit entendre dans la partie dupalais occupée par les nouveaux mariés. Le fracas devint si fortque le prince lui-même se réveilla. Pressentant un malheur, il seleva en hâte et courut, accompagné de la garde, vers l’aileéloignée. Il en atteignit les vastes couloirs au moment où l’ontransportait son frère, que l’on avait trouvé devant la chambrenuptiale frappé mortellement d’un coup de couteau à la gorge.

« On peut se représenter l’effroi duprince, le désespoir de la veuve, le chagrin profond et déchirantde la princesse. Lorsque le prince eut recouvré son calme, ilcommença à rechercher de quelle façon le crime avait pu êtreperpétré, comment le meurtrier était arrivé à s’enfuir, alors quepartout les couloirs étaient gardés. Tous les coins et recoinsfurent fouillés, mais en vain. Le page de la victime raconta queson maître, comme sous l’influence d’un pressentiment inquiétant,s’était montré très agité, que pendant longtemps il avait marché delong en large dans son cabinet, puis qu’il s’était enfindéshabillé. Le jeune homme ajouta qu’il l’avait alors éclairé avecun candélabre jusqu’à l’antichambre des appartements de safemme ; là son maître, lui prenant la lumière des mains,l’avait renvoyé, mais à peine était-il sorti qu’il entendit unbruit sourd, un choc et le bruit du candélabre qui tombait. Ilétait revenu immédiatement sur ses pas en courant et, à la lumièred’une des chandelles qui continuaient à brûler à terre, il avait vula victime étendue devant la chambre nuptiale, avec, à côté d’elle,un petit couteau plein de sang. Alors il s’était mis à crier.

« D’après le récit de la mariée, lemalheureux était entré chez elle, précipitamment et sans lumière,aussitôt après qu’elle eut éloigné ses femmes de chambre ; ilavait vivement éteint toutes les chandelles et était resté à sescôtés environ une demi-heure ; puis il était parti ; lemeurtre avait eu lieu quelques minutes plus tard.

« Alors qu’on s’épuisait en suppositionssur l’identité du meurtrier, alors qu’on ne voyait plus du tout lemoyen de découvrir sa trace, une femme de chambre se montra ;elle raconta dans tous ses détails la scène bizarre qui s’étaitpassée entre la victime et le peintre dans l’atelier de ce dernieret à laquelle elle avait assisté, d’une pièce voisine, dont laporte était ouverte. Personne n’eut plus le moindre doute. Ce nepouvait être que cet homme qui, ayant réussi d’une façonincompréhensible à se glisser dans le palais, s’était renducoupable du meurtre. L’ordre fut donné de l’arrêter immédiatement,mais il avait disparu de chez lui depuis deux jours déjà, pour serendre on ne savait où ; toutes les recherches furent vaines.La cour était plongée dans le chagrin le plus profond – chagrin quetoute la résidence partageait avec elle. Il n’y avait plus queFrancesco – qu’on y voyait de nouveau d’une manière ininterrompue –qui, à travers les sombres nuages, réussit encore à faire brillerde temps en temps quelques rayons de soleil dans le petit cerclefamilial.

« L’Italienne se sentit enceinte et,comme il apparaissait clairement que le meurtrier avait prisl’apparence du mari, pour commettre une infâme supercherie, elle serendit dans un château éloigné appartenant au prince, afin que sonaccouchement restât secret. Il fallait tout au moins éviter que lefruit d’un attentat infernal ne vînt souiller le nom du malheureuxmari, et pour cela il fallait laisser ignorer son existence auxgens à qui la légèreté des serviteurs avait dévoilé les événementsde la nuit du mariage.

« Pendant la période de deuil, lasolidité et l’intimité des relations de Francesco avec la sœur dela princesse ne firent que s’accroître, de même que se fortifial’amitié du couple princier à son égard. Depuis longtemps, leprince connaissait les amours de Francesco ; bientôt il ne putplus résister aux instances de la princesse et de sa sœur et ilconsentit au mariage secret des deux amoureux. Il fut décidé queFrancesco se mettrait au service d’une cour étrangère, qu’il seraitpromu à un grade élevé et que l’annonce publique de son mariagesuivrait aussitôt. La chose était possible, grâce aux relationsqu’avait le prince avec la cour en question.

« Le jour de l’union secrète arriva. Leprince et son épouse, avec deux hommes de confiance – monprédécesseur était un de ceux-là –, étaient les seules personnesqui devaient assister à la cérémonie, dans la petite chapelle dupalais. Un page mis au courant de la chose gardait la porte. Lesfiancés se trouvaient devant l’autel ; le confesseur duprince, un vieux et vénérable prêtre, commença les ritesordinaires, après avoir officié tout bas. Soudain Francesco pâlitet, les yeux fixés sur le pilier d’angle voisin du maître-autel, ils’écria d’une voix sourde : “Que me veux-tu ?” Lepeintre, vêtu d’un bizarre costume étranger, les épaulesenveloppées dans un manteau de couleur violette, se tenait appuyécontre ce pilier, perçant Francesco du regard fantomatique quijaillissait de ses yeux noirs et caverneux.

« Le fiancé était sur le point de perdreconnaissance, tout le monde tremblait d’effroi. Seul le prêtregardait son calme et il dit à Francesco : “Pourquoi laprésence de cet homme t’effraie-t-elle, si ta conscience estpure ?” Alors, Francesco, qui était toujours agenouillé, seramassa brusquement et bondit sur le peintre avec un petit couteauà la main. Mais avant même qu’il ne fût arrivé jusqu’à lui, iltombait sans connaissance en poussant un sourd hurlement, etl’homme disparaissait derrière le pilier. À cet instant, tous seréveillèrent comme sortant d’un étourdissement. On courut ausecours du fiancé qui gisait à terre et semblait mort. Pour éviterd’attirer l’attention, les deux hommes de confiance letransportèrent dans les appartements du prince. Lorsqu’il futrevenu à lui, il demanda vivement la permission de se retirer chezlui, sans vouloir répondre à une seule des questions que lui posaitle prince sur l’événement mystérieux de l’église.

« Le lendemain Francesco s’était enfui dela résidence, emportant tous les objets précieux qu’il devait auxlibéralités de nos souverains.

« Le prince n’épargna rien pour découvrirle mystère de l’apparition fantomatique du peintre. La chapellen’avait que deux issues, dont l’une allait de l’intérieur du palaisaux loges de la cour placées à côté du maître-autel ; l’autreconduisait du large couloir principal à la nef de la chapelle.C’est cette entrée que le page avait gardée pour empêcherl’approche de tout curieux, l’autre était fermée. On n’arrivaitdonc pas à comprendre comment le peintre avait pu pénétrer dans lachapelle et en sortir. D’autre part, le couteau que Francesco avaitbrandi contre l’homme, et qu’il serrait encore convulsivement danssa main pendant son évanouissement, le page – le même qui avaitdéshabillé le mari de l’italienne, la nuit tragique de leur mariage– affirmait que c’était le couteau même qui se trouvait alors àcôté de la victime ; il en donnait pour preuve le manched’argent, dont l’éclat avait frappé ses yeux. Peu de temps aprèsces aventures mystérieuses, on avait reçu des nouvelles de laprincesse italienne ; le jour justement où le mariage deFrancesco devait avoir lieu, elle avait accouché d’un fils et étaitmorte presque aussitôt après la délivrance. Le prince regretta saperte, bien que le secret qui entourait la nuit du mariage fût dûen grande partie à son silence et que, d’une certaine façon, saconduite éveillât ainsi contre elle un soupçon peut-être injuste.Ce fils, fruit d’un crime infâme, fut élevé au loin et porta le nomde comte Victorin. La sœur de notre princesse, le cœur déchiré parles événements effroyables qui s’étaient précipités sur elle en sipeu de temps, se retira au cloître de… où elle devint abbesse.

« Mais ce n’est pas tout. Il s’estdéroulé, il y a peu de temps, au château du baron F… une aventurese rattachant de façon extraordinaire et mystérieuse aux événementsqui se sont passés ici, aventure qui a également amené ladispersion de cette famille. L’abbesse en question, touchée par lamisère d’une pauvre femme qui, revenant d’un pèlerinage auSaint-Tilleul, s’était arrêtée au cloître avec son petit enfant,avait… »

Ici, une visite interrompit le récit dumédecin, et cela me permit de cacher la tempête qui s’agitait enmoi.

Nul doute, à mes yeux, que Francesco ne fûtmon père, et qu’il n’eût assassiné le frère du prince avec lecouteau dont je m’étais servi contre Hermogène. Je résolus departir pour l’Italie quelques jours après et de sortir ainsi ducercle où me tenait enfermé l’hostilité d’une force magique. Lesoir même, je vins à la cour ; on y parlait beaucoup d’unedemoiselle charmante et jolie comme le jour, nouvelle damed’honneur arrivée depuis la veille seulement et qui devait paraîtretout à l’heure pour la première fois, accompagnant laprincesse.

Les portes s’ouvrirent à deux battants, laprincesse fit son entrée, suivie de l’étrangère. Je reconnusAurélie…

Partie 2

Chapitre 1Coups de théâtre

Y a-t-il une existence où l’étrange mystère del’amour caché au plus profond du cœur ne se soit pas révélé aumoins une fois? Qui que tu sois, toi qui plus tard liras cesfeuillets, rappelle tes souvenirs de ce temps le plus lumineux dela vie! Contemple à nouveau la gracieuse image féminine quit’est autrefois apparue comme l’essence même de l’amour!Alors tu ne voyais, certes, en elle, que ton reflet, le reflet deton moi divin. Te souviens-tu encore avec quelle clarté les sourcesmurmurantes, les buissons chuchotants, le vent caressant du soir teparlaient de ton amour? Vois-tu encore comment les fleurs teregardaient de leurs yeux clairs et doux, t’apportant saluts etbaisers de ta bien-aimée? Et elle vint, elle voulut êtretoute à toi. Tu la pris dans tes bras, plein d’un brûlant désir, ettu voulus détacher de la terre ton être plongé dans les flammesd’une ardente passion. Mais le mystère resta inaccompli, un sombrepouvoir te fit retomber lourdement et violemment, lorsque tut’apprêtais à prendre ton essor avec elle vers les lointainsau-delà des paradis promis. Avant même d’avoir osé l’espérer, tuavais perdu déjà ta bien-aimée. Toute voix, tout son s’étaientévanouis et l’on n’entendait plus que la plainte désespérée del’homme seul qui gémissait horriblement à travers la sombresolitude.

Toi, étranger inconnu, si jamais douleurpareillement indicible t’a broyé l’âme, joins tes plaintes audésespoir inconsolable du moine aux cheveux blancs qui, sesouvenant, dans sa cellule obscure, des jours ensoleillés de sonamour, baigne de larmes sanglantes sa dure couche, et dont lessanglots mortels retentissent dans le calme de la nuit à traversles sombres couloirs du cloître.

Mais toi, toi qui te rapproches alorsintérieurement de moi, tu crois aussi comme moi, n’est-ce pas, quela félicité suprême de l’amour, que l’accomplissement du mystère seréalisent dans la mort.

C’est ce que nous annoncent les voixprophétiques qui nous parviennent confusément de ces tempsprimitifs dont aucune mesure humaine ne peut calculer ladistance; et, de même que dans les mystères célébrés par lespremiers enfants de la nature, la mort est aussi pour nous laconsécration de l’amour.

Un éclair sillonna mon âme; marespiration s’arrêta; mon pouls battait avec violence, moncœur se crispait, on eût dit que ma poitrine allait éclater.Ah! aller à Elle, aller à Elle! L’attirer à moi dansune rage délirante d’amour! «Tu résistes, malheureuse,au pouvoir qui t’enchaîne indissolublement à moi? N’es-tu pasmienne, mienne à jamais?» Pourtant, je refrénai mieuxl’explosion de ma passion insensée que lorsque je vis Aurélie pourla première fois au château de son père. De plus, les yeux de tousétaient dirigés sur elle et je pus faire tout ce qu’il me plut aumilieu de ces gens indifférents, sans qu’on m’eût particulièrementremarqué ou même questionné, ce qui m’aurait été insupportable, carc’est elle seule que je voulais voir et entendre, elle seule à quije voulais penser…

Qu’on ne me dise pas que le simple négligésoit ce qui pare le mieux une jeune fille vraiment jolie! Latoilette des femmes exerce un charme mystérieux, auquel nouspouvons difficilement résister. Il se peut que cela tienne au plusprofond de leur nature, mais tout ce qui est en elles se développe,acquiert plus de charme et d’éclat grâce à la toilette, de même quela beauté des fleurs ne se montre parfaite que lorsqu’elless’épanouissent complètement, en étalant leurs multiples etbrillantes couleurs. La première fois que tu vis ta bien-aiméerevêtue de ses parures, n’as-tu pas senti courir un frissoninexplicable à travers tes veines et tes nerfs? Elle tesembla si changée, mais cela même lui donnait un attraitinexprimable. Quel désir ineffable, quel tressaillement de joien’as-tu pas ressentis au moment où tu lui as pressé furtivement lamain!

Je n’avais jamais vu Aurélie autrement qu’ennégligé; aujourd’hui elle m’apparaissait, selon les usages dela cour, en grand apparat. Qu’elle était belle! Quel douxfrisson de volupté, quel indicible ravissement me procurait savue! Mais l’esprit du mal devint maître de moi, il éleva lavoix et j’y prêtai une oreille complaisante: «Vois-tubien à présent, Médard, me disait-il, comprends-tu maintenant quetu commandes au destin, que le hasard t’est soumis et noueadroitement les fils que tu as tissés toi-même?»

Il y avait, à la cour, des femmes que l’onpouvait regarder comme des beautés accomplies; mais devant lecharme d’Aurélie, qui vous saisissait l’âme, tout pâlissait ets’effaçait. Un véritable enthousiasme animait les plus indolents,gagnait même les vieillards en brisant brusquement chez eux le fildes conversations ordinaires de la cour, où il n’est question quede choses superficielles; il était plaisant de voir les unset les autres visiblement préoccupés de paraître devant l’étrangèreavec leurs paroles et leur mine des grands jours. Aurélie recevaitces hommages avec une gracieuse gentillesse, les yeux baissés ettoute rougissante, mais, lorsque le prince eut rassemblé autour delui les hommes d’âge et que de temps en temps un bel adolescents’approcha timidement d’elle avec des mots pleins d’amabilité, ellese montra plus à son aise et plus gaie. Un major de la garde ducorps, principalement, parvint à attirer son attention et ilsparurent bientôt plongés dans une conversation animée. Jeconnaissais le major comme un grand favori des femmes. Sans sedépenser beaucoup, avec des moyens en apparence innocents, ilsavait émouvoir l’esprit et les sens, prendre dans ses filetscelles qui l’écoutaient. Tendant une oreille attentive auxrésonances les plus légères, il faisait vivement vibrer à son gré,en adroit musicien, tous les accords analogues, de sorte que lapauvre abusée croyait entendre la musique de son propre cœur dansdes sons étrangers.

J’étais à peu de distance d’Aurélie, et elleparaissait ne pas me remarquer. Je voulais aller à elle, mais,comme si j’eusse été pris dans des liens de fer, je ne pouvais pasbouger de place. En regardant encore une fois attentivement lemajor, il me sembla soudain que c’était Victorin qui se trouvaitprès d’Aurélie. À ce moment, j’eus un rire terriblementsarcastique: «Ah çà! coquin, étais-tu donc simollement couché dans le gouffre du Diable que tu oses aujourd’hui,dans ta folle passion, diriger tes aspirations vers la maîtresse dumoine?»

J’ignore si réellement je prononçai cesparoles, mais je m’entendis rire moi-même et je crus sortir d’unsonge profond, lorsque le vieux maréchal de la cour, mettantdoucement la main sur mon épaule, me demanda: «De quoivous réjouissez-vous ainsi, mon cher monsieur Léonard?»Un frisson glacial me parcourut. N’étaient-ce pas là les parolesque m’avait également adressées le pieux frère Cyrille, lors de maprise d’habit, en remarquant mon rire sacrilège?

À peine arrivai-je à balbutier quelquesparoles décousues. Je sentais qu’Aurélie n’était plus dans monvoisinage; pourtant je n’osais pas regarder et je traversaien courant les salons resplendissants de lumière. Il se peut quemon être entier eût alors un air inquiétant, car je remarquai quetout le monde s’écartait craintivement de moi, lorsque enbondissant plutôt qu’en marchant, je descendis le large escalierprincipal.

J’évitai de retourner à la cour, car il meparaissait impossible de revoir Aurélie sans courir le risque detrahir mon secret le plus profond. Je parcourais solitaire lesplaines et les bois, ne voyant qu’elle, ne pensant qu’à elle. Deplus en plus j’étais fermement convaincu qu’une fatalité obscureavait enchaîné sa destinée à la mienne et que ce qui, parfois,m’avait semblé être un crime, n’était que l’accomplissement d’unarrêt irrévocable et éternel. En m’encourageant de la sorte, je meriais du danger qui pouvait me menacer si Aurélie était amenée àreconnaître en moi l’assassin d’Hermogène. D’ailleurs, une tellechose me paraissait extrêmement improbable. Qu’ils me semblaientmaintenant piteux, ces adolescents qui s’efforçaient en vain de luiplaire, elle qui m’appartenait si bien que le plus léger souffle desa vie ne semblait dépendre que de moi!

Qu’étaient, à mes yeux, ces comtes, cesbarons, ces chambellans, ces officiers avec leurs habits bariolés,étincelants d’or et constellés de brillantes décorations, sinond’impuissants petits insectes chamarrés que broierait mon poingrobuste, s’ils venaient à me gêner? «Je veux m’avancerau milieu d’eux en froc, tenant dans mes bras Aurélie en toilettede fiancée, et il faut que cette fière princesse qui m’est hostileprépare elle-même le lit nuptial du moine qu’elle méprise.»Tout en échafaudant des pensées aussi folles, je prononçais souventet à haute voix le nom d’Aurélie et je riais, et je hurlais commeun homme frappé de démence. Mais bientôt le vent de tempête quisoufflait en moi s’apaisa. Je devins plus calme et en même tempscapable de prendre une résolution au sujet des moyens à employerpour m’approcher d’elle. Un jour, justement, que je me promenaisdans le parc en me demandant s’il était prudent de me rendre à unesoirée que le prince avait fait annoncer, je sentis soudain quequelqu’un me frappait sur l’épaule. Je me retournai, le médecin dela cour était devant moi.

«Permettez-moi, cher monsieur, de tâtervotre pouls? dit-il aussitôt en tendant la main vers mon braset en me regardant fixement dans les yeux.

–Que signifie cela? luidemandai-je, étonné.

–Pas grand-chose, me répondit-il, maisil doit s’être glissé par là et sans bruit une de ces folies qui,tout à fait à la manière des bandits, vous attaquent un homme àl’improviste et l’arrangent de telle façon qu’il ne peut s’empêcherde pousser de légers cris, qui parfois résonnent comme un rireextravagant. Cependant, tout cela est peut-être simplement unfantasme, ou bien encore cette folie n’est-elle qu’une légèrefièvre accompagnée d’accès intermittents; permettez-moi doncde tâter votre pouls.

–Je vous assure, monsieur, que je necomprends pas un mot de tout cela.»

Mais le médecin s’était emparé de mon poignetet comptait les pulsations, le regard dirigé vers le ciel:«Un… deux… trois…»

Sa conduite bizarre était une énigme pour moi.J’insistai pour qu’il me dît ce que vraiment il me voulait.

«Ainsi vous ne savez pas, cher monsieurLéonard, que dernièrement vous avez jeté la consternation etl’effroi dans toute la cour. Depuis ce jour, la maîtresse decérémonies souffre de convulsions et le président du consistoiremanque aux séances les plus importantes, parce qu’il vous a plud’écraser en courant son pied goutteux, ce qui l’a cloué sur sachaise longue, où des élancements de douleurs lui font pousser deshurlements incroyables. Ceci est arrivé au moment où, une foliequelconque venant de vous rendre visite, vous vous êtes précipitéhors du salon, après avoir, sans raison apparente, fait entendre unrire qui provoqua l’effroi parmi tous et vous fit à vous-mêmedresser les cheveux.»

À cet instant, je pensai au maréchal de lacour. Je dis au médecin que je me souvenais très bien d’avoir ritout haut alors que j’avais l’esprit ailleurs; mais jecomprenais d’autant moins l’effet extraordinaire de mon rire que lemaréchal m’avait demandé d’une voix bien tranquille de quoi je meréjouissais.

«Hé! hé! mais cela ne veutrien dire, poursuivit le médecin, car le maréchal est un homoimpavidus, qui ne ferait pas cas du Diable lui-même. Il estresté dans sa tranquille dolcezza, bien que le présidentdu consistoire, mon cher, ait réellement cru reconnaître dans votrerire celui de l’esprit malin et que notre gracieuse Aurélie ait étésaisie d’un tel effroi et d’une telle horreur que tous les effortsde la haute société pour la calmer sont restés vains et que bientôtaprès elle a dû se retirer, au grand désespoir de tous les hommesdont l’ardeur amoureuse faisait fumer le toupet hérissé. On dit,mon cher Léonard, qu’au moment où vous vous êtes mis à rire d’unefaçon si charmante Aurélie se serait écriée:“Hermogène!” et cela avec un accent qui pénétrait etdéchirait le cœur. Hé! hé! que signifie cela?Peut-être le savez-vous. Vous êtes, d’ailleurs, mon cher Léonard,un homme aimable, gai et intelligent, et il ne me déplaît pas devous avoir raconté la mémorable histoire de Francesco; ellepourra vous servir d’enseignement.»

Le médecin tenait toujours fermement mon braset me regardait fixement dans les yeux.

«Monsieur, fis-je en me dégageant un peubrusquement, je ne comprends pas le sens de vos paroles curieuses,mais je dois vous avouer que, lorsque j’ai vu Aurélie assiégée partous ces hommes élégants, dont la flamme amoureuse, comme vous ledites si spirituellement, faisait fumer le toupet hérissé, j’aisenti s’élever en mon âme un amer souvenir de ma vie passée;c’est alors que, plein de dédain à la vue des efforts insensés deces malheureux, je me suis mis à rire tout à fait involontairement.Je suis désolé d’avoir, sans le vouloir, causé tant de mal et jem’en suis puni en m’éloignant moi-même de la cour pendant quelquetemps. Puisse la princesse, puisse Aurélie me pardonner!

–Eh! mon cher Léonard, répliqua lemédecin, on a certes, parfois, d’étranges impulsions, auxquelles onrésiste facilement quand on a le cœur pur.

–Qui peut ici-bas se vanter decela?» demandai-je d’une voix sourde.

Le ton et le regard du médecin changèrentsubitement.

«Vous m’avez pourtant l’air vraimentmalade, me dit-il d’une voix douce et sérieuse à la fois. Vous êtespâle et vous avez les traits bouleversés. Vos yeux sont caves etont un éclat rougeâtre et étrange. Votre pouls est fiévreux, votrevoix sourde. Voulez-vous que je vous ordonne quelquechose?

–Du poison! dis-je d’une façon àpeine perceptible.

–Oh! oh! s’écria le médecin,en êtes-vous là? Eh bien! dans ce cas, au lieu depoison, je vous recommande la fréquentation d’une sociétédivertissante. Il se peut aussi que… Mais c’est pourtant étonnant…peut-être…

–Je vous en prie, monsieur, m’écriai-jevraiment irrité, je vous en prie, ne me tourmentez pas avec vosparoles décousues et incompréhensibles… allez plutôt droit aubut…

–Un instant! dit le médecin, uninstant! Il y a des erreurs bien étranges, mon cherLéonard; je suis certain qu’on a bâti sur l’impression dumoment une hypothèse qui peut-être s’écroulera en quelques minutes.J’aperçois là-bas la princesse qui vient de ce côté avecAurélie; mettez à profit cette rencontre fortuite et excusezvotre conduite. En vérité… mon Dieu… en vérité, vous avez ri toutsimplement – certes, d’une façon un peu bizarre; mais est-cevotre faute si des personnes extraordinairement nerveuses en ontété effrayées? Adieu!»

Le médecin s’éloigna avec sa vivacitécoutumière. La princesse descendait l’allée avec Aurélie. Untremblement violent m’agitait. Je rassemblai énergiquement toutesmes forces. Je me rendais compte, après les paroles mystérieusesque je venais d’entendre, qu’il s’agissait de me justifiersur-le-champ. Je m’avançai hardiment à leur rencontre. Aussitôtqu’Aurélie m’aperçut elle tomba à terre, sans connaissance, enpoussant un cri sourd. J’allais me précipiter vers elle, mais laprincesse, d’un geste qui marquait l’effroi et l’horreur, me fitsigne de partir, en même temps qu’elle appelait bruyamment ausecours. Je m’éloignai en courant à travers le parc, comme si lefouet des furies et des démons m’eût déchiré le corps. Je rentraichez moi et me jetai sur mon lit, en proie au désespoir et écumantde rage. Le soir vint, puis la nuit; alors j’entendiss’ouvrir les portes de la maison, des voix chuchotèrent etmurmurèrent confusément; des pas lourds et hésitantsrésonnèrent dans les escaliers; finalement on frappa à maporte et on m’ordonna d’ouvrir au nom de la loi.

Sans avoir clairement conscience de ce quipouvait me menacer, j’eus l’impression qu’à présent j’étais perdu.«Le salut est dans la fuite», pensai-je. Et j’ouvrisbrusquement la fenêtre. Je vis des gens armés devant la maison etl’un d’eux m’aperçut aussitôt. «Où veux-tualler?» me cria-t-il, en même temps que la porte de machambre était enfoncée. Plusieurs hommes firent irruption dans lapièce; à la lueur de la lanterne que portait l’un d’eux, jereconnus que j’étais en présence de gendarmes. On me montra unmandat d’arrêt, émanant du tribunal criminel; touterésistance eût été insensée. On me jeta dans la voiture quistationnait devant la maison et qui m’emporta rapidement. Lorsqueje fus arrivé à l’endroit qui me semblait être mon lieu dedestination, je voulus savoir où je me trouvais. «À laforteresse», me répondit-on. Je savais que c’était là qu’onenfermait pendant la durée de leur procès les criminels dangereux.Peu de temps après on m’apportait un lit; le gardien de laprison me demanda si je désirais encore quelque chose pour macommodité. Je répondis négativement et on me laissa enfin seul.

Le retentissement prolongé des pas et le bruitdes nombreuses portes qui s’ouvraient et se refermaientm’indiquaient que j’étais dans une des cellules les plus secrètesde la forteresse. Chose inexplicable à moi-même, pendant le trajetassez long que je venais d’effectuer, j’avais recouvré mon calme,et même, comme si j’eusse été sous l’effet d’un engourdissement dessens, toutes les images qui défilaient devant mes yeux nem’apparaissaient que sous des couleurs pâles et à demi effacées.Finalement, je perdis la notion des choses, mais je ne succombaipas au sommeil; je tombai plutôt dans un état d’impuissance,où l’imagination et la pensée se trouvèrent paralysées. Lorsque jeme réveillai le lendemain au grand jour, ce n’est que petit à petitque me revint le souvenir de ce qui s’était passé et que je sus oùj’étais.

La pièce voûtée où l’on m’avait enfermé et quirappelait tout à fait une cellule monacale m’eût à peine sembléêtre une prison sans sa petite fenêtre garnie de barreaux solideset placée si haut que je ne pouvais même pas l’atteindre en levantla main et par laquelle il m’était donc encore bien moins possiblede regarder au-dehors.

Il n’y tombait que quelques rares rayons desoleil; j’éprouvai le désir d’étudier les environs de monséjour et pour cela je déplaçai mon lit, sur lequel je posai latable. Juste au moment où je m’apprêtais à grimper sur cetéchafaudage, le gardien entra et mon entreprise sembla beaucoupl’étonner. Il me demanda ce que je faisais là; je luirépondis que je voulais tout simplement voir ce qui se passaitau-dehors; sans dire un mot, il emporta la table, le lit etla chaise et me renferma aussitôt. Une heure ne s’était pas écouléequ’il reparaissait, accompagné de deux hommes, et qu’il m’emmenaità travers de longs couloirs, me faisant monter et descendre maintsescaliers, jusqu’à ce qu’enfin il m’introduisît dans une petitesalle où m’attendait le juge du tribunal criminel.

À côté du juge était assis un jeune homme, àqui, par la suite, il dicta à haute voix tout ce que j’avaisrépondu à ses questions. J’attribuai la façon polie dont on metraitait à mes anciennes relations avec la cour et à l’estimegénérale dont j’avais joui pendant si longtemps; cependant,au fond, j’étais également convaincu que seules des suppositions,qui peut-être reposaient essentiellement sur un pressentimentd’Aurélie, avaient motivé mon incarcération. Le juge m’invita à luiraconter très exactement ma vie antérieure; je le priai de medire la cause de mon arrestation subite. Il me répondit que, lemoment venu, j’apprendrais suffisamment de quel crime onm’accusait. Pour l’instant, il ne s’agissait que d’une seulechose: on voulait être renseigné le plus exactement possiblesur toute ma vie avant mon arrivée à la résidence et l’onm’avertissait que le tribunal ne manquerait pas de moyens pourcontrôler jusqu’au plus petit détail les faits que j’avancerais. Jen’avais donc qu’à rester fidèle à la vérité la plusscrupuleuse.

Cette exhortation que me tint le juge – unpetit homme maigre avec des cheveux roux, dont la voix enrouée etcriaillante résonnait ridiculement, en même temps ques’écarquillaient ses yeux gris – tomba sur un terrainfertile: cela me fit penser qu’il me fallait reprendre etdérouler très exactement le fil de mon récit suivant la trame quej’avais déjà commencée à la cour, par l’indication d’un nom et d’unlieu de naissance. Il était également bien utile, en évitant toutce qui pouvait paraître bizarre, que ma vie revêtît un caractèrebanal et se déroulât dans le vague, dans un pays très lointain,afin qu’en tout cas les recherches étendues que l’on pourrait fairerencontrassent toutes sortes de difficultés et n’aboutissent pas desitôt. Au même moment, le souvenir d’un jeune Polonais avec quij’avais étudié au séminaire de B… me vint à l’esprit. Je décidai dem’approprier les circonstances de sa vie. Ainsi préparé, jecommençai de la façon suivante:

«Il se peut que l’on m’accuse d’un grandcrime, j’ai pourtant vécu ici sous les yeux du prince et de laville entière, et, pendant le temps de mon séjour à la résidence,il ne s’est commis aucun crime dont je puisse être tenu pourl’auteur ou le complice. Il faut donc que ce soit un étranger quim’accuse d’un fait accompli autrefois et, comme je me sens pur detoute faute, ce n’est peut-être qu’une ressemblance malheureuse quia provoqué la supposition dont je suis victime. Je trouve celad’autant plus rigoureux que, sur des soupçons sans fondement et desopinions préconçues, l’on m’enferme, tel un individu convaincu decrime, dans la dure prison réservée aux assassins. Pourquoi ne memet-on pas en présence de mon étourdi et peut-être méchantaccusateur?… Sans doute, pour finir, n’est-ce qu’un pauvreimbécile, celui…

–Doucement, doucement, monsieur Léonard,criailla le juge, ménagez vos expressions, autrement ellespourraient choquer des gens de rang élevé, et la personneétrangère, monsieur Léonard ou monsieur… (il se mordit vivement leslèvres), qui vous a reconnu n’est ni étourdie ni imbécile, mais… Etpuis, nous venons de recevoir des nouvelles intéressantesde…»

Il nomma la contrée où se trouvaient les biensdu baron F… et ainsi tout s’expliqua clairement à mes yeux. Aurélieavait sûrement découvert en moi le moine auteur du meurtre de sonfrère. Et ce moine, c’était Médard, l’orateur sacré du couvent deB… Reinhold l’avait reconnu et lui-même s’était donné pour tel.D’autre part, le fait que Francesco était le père de ce Médard,l’abbesse ne l’ignorait pas; de sorte que ma ressemblanceavec lui qui, tout au commencement, avait tellement effrayé laprincesse, devait presque ériger en certitude les suppositionsqu’elle et l’abbesse avaient pu déjà formuler mutuellement parlettre. Il était possible aussi qu’on fût même allé prendre desinformations au couvent des capucins de B… que l’on eût alors suiviexactement ma trace et que l’on fût ainsi arrivé à établir que lemoine Médard et moi n’étaient qu’une seule et même personne. Jeréfléchis rapidement à tout cela et je vis le danger de masituation. Le juge continua encore à bavarder, et cela me futprofitable, car pendant ce temps le nom de la petite villepolonaise, que j’avais donnée à la vieille dame de la cour commemon lieu de naissance et que je cherchais en vain depuis longtemps,me revint à l’esprit.

Aussi commençai-je à parler, alors que le jugeavait à peine terminé son sermon en me déclarant brusquement qu’ilespérait maintenant que je lui raconterais sans façon ce qu’avaitété ma vie jusqu’alors:

«Je m’appelle, en vérité, Léonard deKrczynski, dis-je, et je suis le fils unique d’un gentilhomme qui,ayant vendu ses modestes propriétés, vivait à Kwiecziczewo…

–Comment, quoi?» s’écria lejuge en s’efforçant en vain de répéter le nom de mon prétendu lieude naissance.

Le greffier ne savait pas du tout commentécrire ces deux mots et c’est moi-même qui dus le faire, puis jepoursuivis:

«Vous remarquerez, monsieur, combien ilest difficile pour un Allemand de prononcer mon nom, riche enconsonnes; c’est là la raison pour laquelle, dès mon arrivéeen Allemagne, je m’en débarrassai et, faisant de mon prénom mon nomde famille je m’appelai tout simplement Léonard. D’ailleurs, la vied’aucun homme ne pourrait être plus simple que la mienne. Mon père,lui-même assez cultivé, mourut alors que, cédant à mon penchantprononcé pour les lettres, il avait l’intention de m’envoyer àCracovie chez un ecclésiastique de ses parents nommé StanislawKrczynski. Personne n’était là pour s’occuper de moi, je vendis lepetit bien qui me revenait, payai quelques dettes et, en possessionde toute la fortune que m’avait laissée mon père, je me rendis àCracovie, où j’étudiai une couple d’années sous la surveillance demon parent. Puis j’allai à Dantzig et à Königsberg. Finalement,comme si une force irrésistible m’y eût poussé, je voulus faire unvoyage dans le Sud. J’espérais me tirer d’affaire avec le reste demon petit héritage et je comptais ensuite obtenir un poste dans uneuniversité quelconque; néanmoins j’allais me trouver dans unemauvaise situation si le hasard ne m’eût fait gagner, au jeu depharaon, à la cour, une somme importante, qui me permit deprolonger tout à mon aise mon séjour à la résidence et de penser àpoursuivre mon voyage vers l’Italie. Il ne s’est rien passé demarquant dans ma vie, qui mérite d’être raconté; cependant,il faut bien encore que je mentionne un fait. Il m’eût été facilede vous prouver de façon vraiment indubitable la véracité de mesdires, sans l’événement regrettable et tout à fait bizarre auquelje dois la perte de mon portefeuille dans lequel étaient mespasseports, mon itinéraire et différents autres papiers…»

Manifestement, le juge tressaillit; ilme regarda fixement et me demanda sur un ton presque railleur quelétait cet événement qui m’avait mis hors d’état d’exhiber mestitres, ainsi qu’on se voyait dans l’obligation de l’exiger.

«Il y a plusieurs mois, répondis-je, jeme trouvais sur la route qui est de ce côté-ci de la montagne. Lecharme de la saison ainsi que le pittoresque délicieux de lacontrée m’avaient engagé à faire le chemin à pied. Un jour quej’étais fatigué, j’entrai dans l’auberge d’un petit village et jeme fis servir des rafraîchissements. J’avais pris un bout de papierdans mon portefeuille pour y écrire quelque chose qui m’était venuà l’esprit; le portefeuille se trouvait sur la cible devantmoi. Peu après arrivait en galopant un cavalier dont l’habillementétrange et l’allure sauvage attirèrent mon attention. Il pénétradans la salle d’auberge, demanda à boire et s’assis vis-à-vis demoi, tout en me regardant d’un air sombre et farouche. L’hommem’inquiétait. Je sortis. Quelques minutes après, le cavalier parutsur le seuil de la porte, paya l’aubergiste et s’éloigna au galopen me saluant rapidement. J’étais sur le point de partir, lorsqueje pensai à mon portefeuille que j’avais laissé sur la table;je rentrai et le retrouvai à la même place. Le lendemain seulement,lorsque je le tirai de ma poche, je m’aperçus que ce n’était pas lemien, et aussitôt je pensai que vraisemblablement il appartenait àl’étranger qui, par erreur sans doute, avait empoché monportefeuille. Celui que j’avais maintenant ne contenait quequelques notes, pour moi incompréhensibles, et plusieurs lettresadressées à un certain comte Victorin. Ce portefeuille avec soncontenu, on peut d’ailleurs le trouver encore dans mes affaires.Dans le mien il y avait, ainsi que je vous l’ai dit, mon passeport,mon itinéraire et même, il m’en souvient à présent, mon acte debaptême; j’ai donc perdu tout cela du fait de cetteméprise.»

Le juge se fit décrire de la tête aux piedsl’étranger dont j’avais parlé, et je ne manquai pas de raccorderdans mon portrait tous les traits caractéristiques de la personnede Victorin avec ceux qui m’étaient particuliers au moment où jem’enfuis du château du baron de F… Il ne cessait pas de mequestionner sur les plus petits détails de cette aventure et, touten satisfaisant chaque fois à ses demandes, l’image de l’homme queje lui dépeignais prenait si bien corps à mes yeux que moi-même j’ycroyais et que je ne courais aucunement le risque de m’embrouillerou de me contredire. J’avais, d’ailleurs, certainement eu uneheureuse idée lorsque, tout en justifiant la présence dans monportefeuille de ces lettres adressées au comte Victorin, jem’efforçais en même temps de faire intervenir une personneimaginaire; plus tard, quand les circonstances voudraientqu’on y fit allusion, cette personne pourrait passer, tantôt pourle moine fugitif Médard, tantôt pour Victorin.

En outre, je pensais que parmi les papiersd’Euphémie il se trouvait peut-être des lettres donnant desrenseignements sur l’intention qu’avait eue Victorin des’introduire dans le château déguisé en moine et je me disais que,grâce à mon histoire, l’obscurité et la confusion qui entouraientles événements qui s’étaient déroulés chez le baron ne pourraientque s’en trouver plus grandes.

Mon imagination continuait à travaillerpendant que le juge me questionnait, et toujours me venaient àl’esprit de nouveaux moyens de me garantir contre toute découverte,de sorte que je croyais être préparé au pire. Maintenant que, mesemblait-il, il avait été suffisamment question de ma vie engénéral, je pensais que le juge allait venir au crime dont onm’accusait. Mais il n’en fit rien; bien plus, il me demandapourquoi j’avais voulu m’enfuir de la prison. Je lui affirmai qu’ilne m’était jamais venu pareille idée. Mais le témoignage du gardienqui m’avait surpris en train de grimper à la fenêtre paraissaitplaider contre moi. Le juge me déclara qu’on m’enchaînerait si jerécidivais. Je fus reconduit au cachot. On m’avait enlevé mon litet préparé une couche de paille sur le sol, ma table était visséeau mur et à la place de ma chaise je trouvai un banc très bas.Trois jours s’écoulèrent sans que l’on m’interrogeât; je nevoyais que le visage maussade d’un vieux domestique qui m’apportaità manger et, le soir, allumait ma lampe. Alors cessa cette tensiond’âme qui me donnait l’impression de me trouver joyeusement engagé,tel un brave soldat, dans un combat dont l’issue est la vie ou lamort. Je tombai dans de tristes et sombres rêveries; tout mesemblait indifférent, l’image même d’Aurélie avait fui ma pensée.Cependant, mon esprit secoua bientôt cette apathie, mais ce ne futque pour être plus fortement en proie au sentiment maladif etlugubre qu’avaient engendré la solitude et l’air malsain de laprison, et auquel il m’était impossible de résister. Je ne pouvaisplus dormir. Dans les reflets étranges que la lumière sombre etvacillante de la lampe projetait au plafond et contre les murs, jevoyais toutes sortes de visages contorsionnés et grimaçants;j’éteignis la lampe, je me cachai la figure sous la paille, maisalors le sourd gémissement des prisonniers, le cliquetis de leurschaînes retentissaient plus effroyablement à travers le silencesinistre de la nuit. Souvent il me semblait entendre le râled’Euphémie ou de Victorin. «Suis-je cause de votre mort,n’est-ce pas vous-mêmes, êtres maudits, qui vous êtes livrés à monpoing vengeur?» m’écriais-je à haute voix; etpuis, un long et profond soupir d’agonie passait dans la cellule etje hurlais, en proie à un désespoir sauvage: «C’esttoi, Hermogène!… La vengeance est proche!… Il n’y aplus de salut!…» Une nuit, la neuvième peut-être, alorsque l’horreur et l’effroi m’avaient fait perdre à demi connaissanceet que j’étais étendu sur la froide dalle, j’entendis distinctementqu’on frappait sous moi à coups légers et réguliers. Je tendisl’oreille; les coups continuaient, cependant que, de temps entemps, un éclat de rire étrange semblait sortir du sol! Je merelevai précipitamment et j’allai me jeter sur ma paille;mais le bruit persistait, coupé de rires et de gémissements. Enfinj’entendis appeler à plusieurs reprises, doucement, tout doucement,mais d’une voix balbutiante, rauque et affreuse:«Mé-dard! Mé-dard!» Un frisson glacial metraversa les membres. Je pris une résolution énergique etcriai: «Qui est là? Qui est là?» Àprésent, les rires devenaient plus éclatants, les soupirs et lesgémissements redoublaient, les coups étaient plus bruyants et lesrauques balbutiements plus distincts: «Mé-dard!Médard!» Je me levai brusquement: «Qui quetu sois, toi qui fais ici le revenant, montre-toi devant moi, afinque je puisse te voir, ou cesse de rire et de frapper aussifollement!» m’écriai-je dans les ténèbres épaisses.Mais juste sous mes pieds les coups et les balbutiements se firentencore mieux entendre: «Hihihi… hihihi… Pe-tit frè-re…Pe-tit frè-re… Mé-dard… je suis là… suis là… ou-ou-vre-moi… ou-vre…nous i-rons dans la fo-fo-rêt… irons… forêt…»

À présent, la voix résonnait en moi comme sielle m’eût été vaguement connue; je l’avais, du reste, déjàentendue, mais alors elle n’était pas décousue de la sorte;elle ne bégayait pas ainsi, me semblait-il. Effrayé, je croyaismême discerner le son de ma propre voix. Involontairement, comme sij’eusse voulu voir s’il en était réellement ainsi, je répétail’appel: «Médard… Mé-dard!…» À ce moment,les rires reprirent, mais moqueurs et furieux, et j’entendisappeler: «Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re… m’as-ture-con-nu… recon-nu? Ou-ou-vre-moi, nous irons dans lafo-forêt… dans la forêt… – Pauvre insensé, fit une voix sourde etlugubre sortant de ma gorge, je ne peux pas t’ouvrir; ilm’est impossible d’aller avec toi dans la jolie forêt, de sortirpour respirer l’air printanier, qui peut souffler librement etdélicieusement au-dehors; comme toi, je suis enfermé dans uncachot sombre et malsain.» Alors, je perçus un gémissement dedésespoir inconsolable, les coups devinrent plus légers etindistincts, finalement ils cessèrent tout à fait.

Le matin se montra à travers la fenêtre, lesclefs cliquetèrent et le geôlier, que je n’avais pas vu pendanttoute cette période, entra dans ma cellule.

«Au cours de la nuit dernière, me dit-ilen commençant, on a entendu toutes sortes de bruits dans votrechambre, vous parliez à voix haute. Qu’est-ce que celasignifie?

–J’ai l’habitude, répondis-je avecautant de calme que j’en pus montrer, de parler tout haut et assezfort en dormant; il m’arrive même de soliloquer en veillant.Je crois que cela m’est bien permis, n’est-ce pas?

–On vous a sans doute fait savoir,poursuivit le geôlier, que toute tentative de fuite, toute ententeavec les autres prisonniers est sévèrement punie.»

Je lui affirmai n’avoir rien projeté desemblable. Quelques heures plus tard, on vint me chercher pour meconduire au tribunal criminel.

Je ne vis pas le juge qui m’avait entendu lapremière fois, mais un autre, assez jeune, qui me parut, au premierregard, plus habile et doué d’un esprit plus pénétrant que leprécédent. Il s’avança aimablement vers moi et m’invita àm’asseoir. Il est encore vivant devant mes yeux. Il était assezépais, pour son âge; il n’avait presque plus de cheveux et ilportait des lunettes. Il y avait tant de cordialité et de bontédans toute sa personne que je me rendais bien compte qu’à moinsd’être un criminel endurci il était difficile de lui résister. Iladressait doucement ses questions, presque sur le ton de laconversation, mais elles étaient réfléchies et posées avec unetelle précision qu’elles appelaient des réponses catégoriques.

«Il faut tout d’abord que je vousdemande, me dit-il en débutant, si tout ce que vous avez déclaré ausujet de votre vie est bien exact, et si, après mûre réflexion, ilne vous est pas venu à l’esprit tel ou tel détail dont vousvoudriez encore nous faire mention.

–J’ai dit tout ce que j’avais à dire surla vie, peu compliquée, que j’ai menée jusqu’à présent.

–N’avez-vous pas été en relation avecdes ecclésiastiques… des moines?

–Si, à Cracovie… Dantzig… Frauenburg…Königsberg. Dans ce dernier endroit, avec le clergé séculier, avecle curé et le vicaire de la paroisse.

–Vous n’avez pas dit d’abord que vousêtes aussi allé à Frauenburg.

–Parce que je ne croyais pas qu’il valûtla peine de faire mention de mon court séjour dans cette ville – ilme semble qu’il fut de huit jours –, lorsque j’allai de Dantzig àKönigsberg.

–Alors, vous êtes né àKwiecziczewo?»

Le juge posa soudain cette question enpolonais, en pur polonais même, et, d’autre part, avec aisance. Jefus réellement troublé pendant un moment, mais je me ressaisis et,m’efforçant de me rappeler le peu de cette langue que m’avaitappris mon ami Krczynski au séminaire, je répondis:

«Oui, dans la petite propriété de monpère, à Kwiecziczewo.

–Comment s’appelle cettepropriété?

–Krcziniewo, c’est un bien defamille.

–Pour un homme né en Pologne, vous neprononcez pas très bien le polonais, soit dit sincèrement, votrepolonais ressemble plutôt à de l’allemand. D’où celavient-il?

–Depuis de nombreuses années déjà, je neparle plus que l’allemand. Même à Cracovie, j’étais en relationavec beaucoup d’Allemands, qui désiraient que je leur apprisse lepolonais; il se peut que je me sois insensiblement habitué àleur dialecte, de même qu’on prend facilement une prononciationprovinciale et qu’on oublie la bonne, celle qu’on avait.»

Le juge me regarda, un léger sourire passa surson visage, puis il se tourna vers le greffier et lui dicta quelquechose à voix basse. Je distinguai nettement les mots«visiblement embarrassé». Et je voulus précisémentm’expliquer encore davantage au sujet de mon mauvais polonais, maisle juge me demanda:

«N’avez-vous jamais été à B…?

–Jamais.

–En venant de Königsberg ici,n’avez-vous pas traversé cet endroit?

–J’ai pris une autre route.

–N’avez-vous jamais connu un moine ducouvent de capucins de B…?

–Non.»

Le juge sonna et donna un ordre à voix basse àl’appariteur qui entra. Peu après, la porte s’ouvrit et quels nefurent pas l’effroi et l’épouvante qui me firent tressaillirlorsque je vis apparaître le père Cyrille! Le juge medemanda:

«Connaissez-vous cet homme?

–Non… Je ne l’ai jamais vu avant cetteheure-ci.»

Alors Cyrille me regarda fixement; puisil s’approcha, joignit vivement les mains et s’écria d’une voixforte, tandis que des pleurs jaillissaient en abondance de sesyeux:

«Médard, frère Médard… au nom du Christ,dans quel état faut-il que je te retrouve: diaboliquementplongé dans le crime! Frère Médard, rentre en toi-même,avoue, repens-toi… La longanimité de Dieu est infinie.»

Le juge parut mécontent des paroles deCyrille; il l’interrompit, en lui demandant:

«Reconnaissez-vous dans cet homme lemoine Médard du couvent de capucins de B…?

–Aussi vrai que je demande au Christ dem’aider à gagner le ciel, répondit Cyrille, je ne puis pas faireautrement que de croire que cet homme, bien qu’il porte un vêtementlaïque, est le Médard qui a fait son noviciat au couvent decapucins de B… et a été consacré moine sous mes yeux. Médard porteau côté gauche du cou, comme un signe, une croix rouge, et si cethomme…

–Vous remarquez, fit le juge eninterrompant le moine et en se tournant vers moi, que l’on vousprend pour le capucin Médard du couvent de B… et que l’on a accuséce Médard de crimes très graves. Si vous n’êtes pas ce moine, ilvous deviendra facile de le montrer, le fait que précisément ceMédard a au cou un signe particulier, que nous ne verrons sansdoute pas sur le vôtre si vos déclarations sont exactes, vousfournit pour cela la meilleure occasion. Découvrez votre cou.

–Ce n’est pas nécessaire, répondis-jeavec fermeté. Une fatalité étrange semble m’avoir donné laressemblance la plus parfaite avec ce moine Médard que l’on accuseet qui m’est complètement inconnu, car moi-même j’ai au côté gauchedu cou une croix rouge.»

Il en était vraiment ainsi; la blessureque m’avait faite, lorsque j’étais enfant, la croix de diamants del’abbesse avait laissé une cicatrice rouge en forme de croix que letemps n’était pas arrivé à effacer.

«Découvrez votre cou», répéta lejuge.

Je le fis et alors Cyrille s’écria touthaut:

«Sainte mère de Dieu, c’est le signerouge de la croix!… Médard! Ah! Frère Médard,as-tu donc complètement renoncé au salut éternel?»

Il se laissa tomber sur une chaise en pleurantet, à demi évanoui.

«Que répondez-vous à l’assertion de cedigne religieux?» me demanda le juge.

À cet instant, passa en moi comme la flammed’un éclair; toute la timidité qui menaçait de me domineravait disparu et c’était le Malin lui-même qui memurmurait:

«Que peuvent ces faibles hommes contretoi qui es fort d’esprit et de sens?… Est-ce qu’Aurélie nedoit donc pas devenir tienne?»

J’éclatai presque en un accès de défi sauvageet railleur:

«Ce moine-là, qui est affalé sur sachaise, est un vieillard stupide et insensé qui, par une folleillusion, me prend pour quelque capucin échappé de son couvent aveclequel j’ai peut-être une vague ressemblance.»

Le juge jusqu’alors avait eu une attitudeimpassible, sans que rien n’altérât son regard ni le ton de savoix; pour la première fois, son visage prit une expressionde gravité sombre et pénétrante; il se leva et il me regardafixement dans les yeux. Je dois l’avouer, le scintillement même deses lunettes avait pour moi quelque chose d’insupportable etd’effrayant; je ne pus plus parler; saisi par unefureur de violent désespoir, portant devant mon front mon poingserré, je m’écriai fortement:

«Aurélie!

–Qu’est cela? Que signifie cenom? me demanda le juge vivement.

–Une sombre fatalité me livre à une mortignominieuse, fis-je sourdement, mais je suis innocent,certainement… Je suis tout à fait innocent… Relâchez-moi… ayezpitié de moi… je sens que la folie commence à s’emparer de mesnerfs et de mes veines… relâchez-moi.»

Le juge, maintenant redevenu parfaitementcalme, dicta au greffier beaucoup de choses que je ne comprispas; enfin, il me lut à haute voix un procès-verbal où étaitconsigné tout ce qu’il m’avait demandé, ce que j’avais répondu,ainsi que ce qui s’était passé avec Cyrille. Je dus mettre masignature au-dessous de ce document; puis le juge m’invita àécrire quelques mots en polonais et en allemand, ce que je fis. Lejuge prit la feuille écrite en allemand et il la donna au pèreCyrille, qui, sur ces entrefaites, avait repris ses sens, en luidemandant:

«Est-ce que cette écriture ressemble àcelle du moine Médard?

–C’est tout à fait son écriture,jusqu’aux plus petites particularités», répondit Cyrille.

Et il se retourna de nouveau vers moi. Ilvoulut parler, mais un regard du juge l’en empêcha. Le juge examinatrès attentivement la feuille que j’avais écrite en polonais, puisil se leva, se plaça droit devant moi et me dit d’un ton grave etdécisif:

«Vous n’êtes pas polonais, cetteécriture est absolument incorrecte, pleine de fautes de grammaireet d’orthographe. Un véritable Polonais n’écrit pas ainsi, mêmequand il a une instruction bien inférieure à la vôtre.

–Je suis né à Kwiecziczewo, parconséquent polonais. Mais même au cas où je ne le serais pas, aucas où des circonstances secrètes m’obligeraient à cacher mon nomet mon état, ce ne serait pas une raison pour que je fusse lecapucin Médard qui, à ce que vous me dites, s’est enfui du couventde B…

–Ah! Frère Médard, interrompitCyrille, est-ce que ce n’est pas toi que notre vénérable prieurLéonard, se fiant à ta loyauté et à ta piété, a envoyé àRome?… Frère Médard! par le Christ, ne renie pas pluslongtemps d’une façon impie la sainte profession que tu asabandonnée.

–Je vous prie de ne pas nousinterrompre», dit le juge.

Et, se tournant vers moi, il continua:«Je dois vous faire remarquer que la déclaration digne de foide ce vénérable religieux oblige à croire de la manière la pluspressante que vous êtes réellement le Médard pour qui l’on vousprend. Je ne veux pas vous cacher non plus que l’on vousconfrontera avec plusieurs personnes qui vous ont reconnu, sans lemoindre doute, pour ce moine. Parmi ces personnes, il y en a uneque, si les présomptions sont exactes, vous avez tout lieu deredouter fortement. Même dans vos propres affaires, on a trouvébeaucoup de choses qui confirment les soupçons que l’on a à votreégard. Enfin, les renseignements demandés aux tribunaux de Posen ausujet de votre famille arriveront bientôt. Je vous dis tout celaplus franchement que ma fonction ne le comporte, afin que vouspuissiez vous convaincre que je ne compte sur aucun artifice pourvous amener à dire la vérité, si tant est que nos présomptionssoient fondées. Préparez votre défense comme vous l’entendez;si vous êtes vraiment le Médard que l’on accuse, croyez que leregard du juge percera bientôt les voiles les plus profonds;dans ce cas, vous savez vous-même très bien de quels crimes vousêtes accusé. Si, au contraire, vous êtes réellement le Léonard deKrczynski que vous prétendez être et si une fantaisie particulièrede la nature vous a fait ressembler à Médard, même par des signestout à fait spéciaux, vous trouverez vous-même aisément le moyen dele prouver. Vous m’avez semblé tout à l’heure être dans un étattrès exalté, c’est pourquoi j’ai interrompu si tôtl’interrogatoire; en même temps, j’ai voulu vous donner lapossibilité de réfléchir mûrement. Après ce qui vient de se passeraujourd’hui, ce n’est pas la matière qui doit vous manquer pourcela.

–Vous considérez donc mes déclarationscomme absolument fausses?… Vous voyez en moi le moine fugitifMédard?» demandai-je.

Le juge se contenta de dire, en s’inclinantlégèrement:

«Adieu, monsieur deKrczynski.»

Et l’on me ramena en prison.

Les paroles du juge me perçaient l’âme commedes pointes de feu. Tout ce que j’avais prétexté me paraissait fadeet sans intelligence. Il n’était que trop clair que la personneavec qui je serais confronté et que j’avais tant à craindre devaitêtre Aurélie. Comment supporterais-je une pareilleconfrontation? Je réfléchis à ce qu’il pouvait y avoir desuspect dans mes affaires; et je sentis un coup au cœur,lorsque je me rappelai que je possédais encore, depuis l’époque demon séjour au château du baron de F…, une bague portant le nomd’Euphémie, ainsi que la valise de Victorin, que j’avais prise avecmoi dans ma fuite et qui était encore attachée avec ma corde decapucin. Je me considérai comme perdu. Désespéré, j’allais etvenais dans ma prison. Alors il me sembla entendre murmurer etsiffler à mes oreilles:

«Fou que tu es, pourquoi tedécourages-tu? As-tu oublié Victorin?»

Je m’écriai tout haut:

«Ah! la partie n’est pas perdue,elle est gagnée.»

Mon être était en ébullition et ma penséetravaillait avec effervescence. J’avais déjà songé auparavant queparmi les papiers d’Euphémie il avait dû se trouver quelque chosede relatif à l’apparition de Victorin au château sous l’habit demoine. M’appuyant là-dessus, j’avais l’intention de déclarer, enm’y prenant je ne savais pas encore comment, que j’avais rencontréVictorin et même ce Médard pour qui l’on me prenait; j’avaisl’intention de raconter, comme si j’en avais entendu parler,l’aventure du château qui se termina si terriblement et ainsi,adroitement et sans que cela pût me nuire, j’arguerais dans monrécit de ma ressemblance avec ces deux hommes. La plus petitecirconstance devait donc être attentivement mûrie, je résolus demettre par écrit le roman qui devait me sauver.

On m’accorda ce que je demandai pour écrire,afin de relater ainsi maint détail ignoré de ma vie. Je travaillaiavec application tard dans la nuit; en écrivant, monimagination s’échauffa; tout se disposait comme une fictionbien ordonnée et le tissu de mensonges infinis avec lequelj’espérais voiler au juge la réalité se tendait toujours plussolidement.

La cloche du château avait sonné minuit,lorsque de nouveau, légers et lointains, les coups se firententendre qui m’avaient hier tant troublé. Je ne voulais pas yprêter attention; mais les coups retentissaient toujours plusfort, à intervalles réguliers, et en même temps je perçus denouveau des rires et des gémissements. Frappant fortement sur latable, je m’écriai à haute voix: «Silence,là-bas!» Et je crus ainsi me préserver de l’effroi quime gagnait; mais un rire aigu et puissant résonna à traversla voûte et j’entendis balbutier:

«Pe-tit frè-re, pe-tit frè-re… Je montechez toi… chez toi… ou-vre… ou-vre.»

Alors, à côté de moi, un bruit commença à sefaire entendre dans le parquet, un bruit semblable à un frottementet à un grattage, et toujours c’étaient des rires et desgémissements; le bruit, le frottement et le grattagedevenaient plus forts, toujours plus forts, avec, par intervalles,des coups sourds comme la chute de lourdes masses. Je m’étais levé,la lampe à la main. Le sol bougea sous mes pieds, je changeai deplace, et je vis qu’à l’endroit que je venais de quitter une pierredu parquet se détachait. Je la saisis et la soulevai avec unelégère fatigue. Une lueur sombre passa par l’ouverture et un brasnu tenant à la main un couteau étincelant se tendit devant moi.Saisi d’un frisson d’épouvante, je reculai en tremblant. Alors unevoix venue d’en dessous balbutia:

«Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re, Mé-dardest là, là, monte… prends, prends… brise… brise… dans la fo-rêt…dans la forêt!»

Je pensai tout de suite à m’enfuir et à mesauver, surmontant cette crainte, je pris le couteau que la mainm’abandonna sans difficulté et je me mis à attaquer activement lemortier qu’il y avait entre les pierres du parquet. La personne quiétait au-dessous les poussait vaillamment vers le haut. Quatre oucinq pierres étaient déjà enlevées et placées sur le côté, lorsquesoudain un homme nu jusqu’aux hanches surgit de la profondeur et meregarda comme un fantôme, avec le rire grinçant et épouvantable dela folie. La pleine lueur de la lampe tombait sur le visage del’apparition: je me reconnus moi-même, et je perdis messens.

Une vive douleur aux bras me réveilla d’unprofond évanouissement. Il faisait clair autour de moi. Le geôlieren chef était là devant moi avec une lumière éblouissante et lebruit de chaînes et de coups de marteau retentissait dans lecachot. On était en train de river sur moi des chaînes. Outre lesclochettes que j’avais aux mains et aux pieds, je fus enchaîné aumur au moyen d’un cercle qu’on me passait autour du corps et d’unechaîne qui y était fixée.

«Maintenant, monsieur abandonnera sansdoute l’idée de s’échapper, dit le geôlier en chef.

–Qu’a donc fait le drôle? demandaun ouvrier forgeron.

–Eh! répondit le geôlier, tu nesais donc pas, Jost? Toute la ville ne parle que de cela.C’est un maudit capucin qui a assassiné trois hommes. On a déjàdécouvert toute l’affaire. Dans quelques jours nous aurons ici ungrand gala; la roue entrera en scène.»

Je n’entendis plus rien, car de nouveau jeperdis mes sens et la pensée. Ce n’est que péniblement que jesortis de cet étourdissement; il faisait sombre; enfin,quelques faibles lueurs de jour pénétrèrent dans le caveau bas, d’àpeine six pieds, où, comme je le constatai maintenant avec effroi,l’on m’avait transporté de mon ancien cachot.

J’avais soif; je saisis le pot à eau quiétait à côté de moi; quelque chose d’humide et de froidglissa dans ma main; je vis un crapaud horriblement gonflés’en échapper lourdement. Plein de dégoût et de répulsion, jelaissai aller le pot à eau.

«Aurélie! soupirai-je dans lesentiment de la misère sans nom qui maintenant s’était abattue surmoi. Ah! c’est pour cela que tu as misérablement menti et niédevant le tribunal? C’est pour cela que tu as déployé tousles artifices d’un diabolique hypocrite? Pour prolonger dequelques heures une vie détruite et pleine de tourments? Queveux-tu, insensé? Posséder Aurélie, qui ne pourrait devenirtienne que par un sacrilège inouï? Tu aurais beau fairecroire au monde que tu es innocent, elle reconnaîtrait toujours entoi le maudit assassin d’Hermogène et elle te détesteraitprofondément. Misérable, misérable fou possédé par le délire, oùsont maintenant tes projets de grandeur? Où est la croyanceen ce pouvoir terrestre avec lequel tu t’imagines diriger toi-mêmele destin à ta fantaisie? Tu ne peux pas tuer le ver quironge mortellement la moelle de ton cœur; et tu dépérirashonteusement dans une détresse désespérée, même si tu es épargnépar le bras de la Justice.»

C’est ainsi que, proférant à haute voix mesplaintes, je me jetai sur la paille; et je sentis, à cemoment, une pression sur ma poitrine, pression paraissant provenirde la présence d’un corps dur dans la poche supérieure de mongilet. J’y portai la main et j’en retirai un petit couteau. Jamais,depuis que j’étais en prison, je n’avais eu sur moi de couteau, ilfallait donc que ce fût celui que m’avait tendu le fantôme quiétait mon double. Je me levai péniblement et je plaçai le couteau àl’endroit où les rayons de la lumière étaient les plus forts.J’aperçus le manche d’argent tout luisant. Insondablefatalité! C’était le couteau avec lequel j’avais tuéHermogène et qui me manquait depuis quelques semaines. Maismaintenant, comme une lumière miraculeuse, l’espoir et la certitudedu salut s’éveillèrent brusquement dans mon être. La façonincompréhensible dont le couteau m’avait été donné fut pour moi uneindication de la puissance éternelle, me montrant comment je devaisexpier mes crimes et, par ma mort, me réconcilier avec Aurélie.Comme un rayon divin dans un feu pur, je brûlais maintenant del’amour d’Aurélie et tout désir coupable m’avait quitté; ilme semblait la voir elle-même, comme au jour où elle m’apparut auconfessionnal de l’église du couvent des capucins.

«Je t’aime bien, Médard, mais tu ne m’aspas comprise, mon amour est la mort!» murmurait etchuchotait autour de moi la voix d’Aurélie, et ferme était marésolution de confesser librement au juge l’histoire étonnante demes crimes et puis de me donner la mort.

Le geôlier en chef entra alors, et ilm’apporta des aliments meilleurs que ceux que je recevaisd’habitude, ainsi qu’une bouteille de vin.

«Par ordre du prince», dit-il enmettant la table, table que son valet portait derrière lui, et endétachant la chaîne qui me liait au mur. Je le priai de dire aujuge que je désirais être entendu par lui, parce que j’avaisbeaucoup de choses à lui révéler qui me pesaient douloureusementsur le cœur. Il promit de faire ma commission; maisj’attendis vainement que l’on vînt me chercher pour aller devant lejuge; personne ne se montra jusqu’au moment où, comme ilfaisait déjà très sombre, le geôlier entra et alluma la lampe quiétait suspendue à la voûte. J’étais plus calme que jamais, mais jeme sentais très épuisé et je tombai bientôt dans un profondsommeil. Alors je fus conduit dans une longue et sombre sallevoûtée, où j’aperçus une rangée d’ecclésiastiques vêtus de robesnoires et assis le long du mur sur de hauts sièges. Devant eux, àune table couverte d’un tapis rouge sang, se tenait le juge et il yavait à côté de lui un dominicain en habit de son ordre.

«Maintenant, fit le juge d’une voixsolennelle, tu es livré au tribunal ecclésiastique, car, moinecoupable et entêté, tu as renié ton état et ton nom. Franciscus,appelé au couvent Médard, parle, quels crimes as-tucommis?»

Je voulais avouer sans réserve, tous mespéchés et toutes mes fautes, mais, à mon épouvante, ce que jedisais n’était pas du tout ce que je pensais et voulais dire. Aulieu de la confession grave et repentante à laquelle j’étaisrésolu, je me perdais en discours qui n’avaient ni tête ni queue.Alors le dominicain qui se dressait là devant moi avec une staturegigantesque et qui me perçait de ses yeux jetant sur moid’horribles éclairs, s’écria:

«À la torture, moine entêté etobstiné!»

Les étranges figures qui m’entouraient selevèrent et elles tendirent leurs longs bras vers moi et répétèrentà l’unisson, d’une voix rauque et effrayante:

«À la torture! à latorture!»

Je tirai mon couteau et le dirigeai vers moncœur, mais, malgré moi, mon bras remonta, j’atteignis le cou, et lalame du couteau se brisa comme du verre contre le signe de lacroix, sans me blesser. Alors les valets du bourreau me saisirentet me poussèrent dans un profond caveau souterrain. Le dominicainet le juge me suivirent. Celui-ci m’exhorta encore une fois àavouer. Je fis de nouveau tous les efforts dont j’étais capable,mais un désaccord insensé régnait encore entre ma parole et mapensée: en moi-même je confessais tout, avec repentir etrempli de la contrition et de la honte la plus sincère, mais ce quisortait de ma bouche était confus, trouble et sans aucun sens. Surun signe du dominicain les valets du bourreau me dépouillèrent detous mes vêtements, me lièrent les deux bras derrière le dos et,soulevé en l’air, je sentis que mes articulations se tendaient etcraquaient à se rompre. Je me mis à crier violemment, en proie àune douleur furieuse et abominable, et voilà que je meréveillai.

La douleur qui venait de m’assaillir dans monrêve persistait aux mains et aux pieds; elle provenait deslourdes chaînes que je portais, mais, en outre, je ressentaisencore de l’oppression sur mes yeux, que je ne pouvais pas ouvrir.Enfin, il me sembla qu’on m’ôtait soudain un poids de sur lefront; je me dressai vite sur mon séant et je vis un moinedominicain debout devant mon lit de paille. Mon rêve devenaitréalité; et un frisson glacé parcourut mes veines. Le moineétait là, immobile comme une statue, et il me dévisageait de sesyeux noirs et vides. Je reconnus l’horrible peintre et je tombai àla renverse sur mon lit, à demi évanoui. Peut-être n’était-cequ’une illusion de mes sens excités par le rêve? Jerassemblai toute ma volonté, je me dressai, mais le moine étaittoujours là, immobile, et il me dévisageait de ses yeux noirs etvides. Alors je m’écriai, follement désespéré:

«Homme abominable… va-t’en… non, tu n’espas un homme, tu es le Diable lui-même, qui veut me précipiter dansl’abîme éternel. Va-t’en, maudit, va-t’en!

–Pauvre et aveugle fou, je ne suis pascelui qui cherche à te lier indissolublement avec des chaînes defer! Celui qui cherche à te détourner de la mission sacrée àlaquelle t’a appelé la puissance éternelle. Médard, pauvre etaveugle fou, si je te suis apparu effrayant et terrible, c’étaitparce que tu jonglais étourdiment au-dessus de la tombe ouverte del’éternelle damnation. C’était pour t’avertir; mais tu nem’as pas compris. Lève-toi, approche-toi de moi.»

Le moine dit tout cela sur le ton sourd d’uneplainte profonde qui me fendait le cœur; son regard, quiautrefois me paraissait si terrible, était devenu doux etcompatissant et les traits de son visage avaient perdu touterudesse. Une indescriptible mélancolie fit tressaillir monêtre; le peintre, d’ordinaire si effrayant pour moi, mesembla un messager de la puissance éternelle venu pour meréconforter et me consoler dans ma misère infinie. Je me levai demon lit; je m’approchai de lui; ce n’était pas unfantôme, car je touchais son vêtement. Je m’agenouillaiinvolontairement, il mit la main sur ma tête comme pour me bénir.Alors, en couleurs claires, de magnifiques tableaux s’ouvrirentdans mon âme. Ah! j’étais dans la sainte forêt! Oui,c’était le même endroit où, dans mon enfance, le pèlerin àl’étrange costume m’avait amené l’enfant merveilleux. Je voulusm’avancer davantage, je voulus entrer dans l’église, quej’apercevais tout devant moi. Là, me sembla-t-il, j’allais, enfaisant pénitence et en me repentant, recevoir l’absolution d’ungrave péché. Mais je restai sans mouvement; je ne pouvais niapercevoir, ni saisir mon propre moi. Alors une voix sourde etcreuse dit:

«La pensée est l’action.»

Mon rêve se dissipa; c’était le peintrequi avait prononcé ces mots.

«Être incompréhensible, était-ce donctoi toujours le même être? – en ce matin fatal à l’église descapucins de B…? dans la ville marchande etmaintenant?

–Arrête! m’interrompit le peintre.C’est moi qui partout me suis tenu auprès de toi, pour te sauver ducrime et de la honte; mais ton esprit est resté fermé. Ilfaut que tu accomplisses pour ton propre salut l’œuvre pourlaquelle tu as été choisi.

–Ah! m’écriai-je plein dedésespoir. Pourquoi n’as-tu pas retenu mon bras lorsque, par unforfait maudit, ce jeune homme fut tué par moi?…

–Je n’ai pas pu le faire, dit le peintreen me coupant la parole. Ne m’interroge pas davantage. C’est unetémérité de vouloir empêcher ce que l’Éternel a résolu. Médard, tumarches droit au but… Tu l’atteindras demain.»

Un frisson glacial me saisit, car je croyaiscomprendre parfaitement le peintre. Je croyais qu’il savait etqu’il approuvait le suicide que je projetais. Le peintre s’en allad’un pas léger et vacillant vers la porte de la prison.

«Quand, quand te reverrai-je?

–Quand tu seras au but, s’écria-t-il, ense retournant encore une fois vers moi, d’une voix forte etsolennelle qui fit trembler la voûte.

–À demain donc!»

La porte tourna légèrement sur ses gonds, lepeintre avait disparu.

Dès qu’il fit grand jour, le geôlier vint avecses valets qui ôtèrent les liens de mes bras et de mes piedsblessés. Il me dit que j’allais bientôt être conduit devant lejuge. Profondément recueilli, familiarisé avec la pensée de la mortprochaine, je me dirigeai vers la salle du tribunal; j’avaisen moi-même disposé mon aveu de telle façon que j’espérais faire aujuge un récit bref, mais renfermant les plus petits détails.

Le juge vint à moi avec empressement; jedevais avoir une mine bouleversée, car, à mon aspect, le sourirejoyeux qui voltigeait d’abord sur son visage fit place aussitôt àune expression de compassion profonde. Il me saisit les deux mainset me poussa doucement dans son fauteuil, puis, me regardantfixement, il dit avec lenteur et solennité:

«Monsieur de Krczynski, j’ai une bonnenouvelle à vous annoncer: vous êtes libre. Sur l’ordre duprince, l’instruction est arrêtée. On vous a confondu avec uneautre personne, ce qui est dû à votre ressemblance tout à faitincroyable avec elle. Votre innocence est clairement, trèsclairement établie… Vous êtes libre.»

J’entendis comme un bourdonnement et un bruitvague, et tout tourna autour de moi. La figure du juge, mesembla-t-il, brillait, grossie cent fois, à travers un sombrebrouillard, et tout disparut dans une profonde obscurité. Je sentisenfin que l’on me frottait le front avec une eau réconfortante, etje sortis de l’état d’évanouissement dans lequel j’étaisplongé.

Le juge me lut un bref procès-verbal déclarantqu’il m’avait fait part de la cessation de la procédure et qu’ilavait ordonné mon élargissement. Je signai le procès-verbal ensilence; je n’étais pas capable de prononcer une parole. Unsentiment indescriptible, qui anéantissait tout mon être, ne mepermettait pas de me livrer à la joie. Le juge me regardait avec unair de bonté qui me pénétrait tout entier, et, me semblait-il,maintenant qu’on croyait à mon innocence et qu’on voulait melibérer, je devais avouer librement tous les crimes maudits quej’avais commis et ensuite me plonger le couteau dans le cœur.

Je voulais parler, mais le juge semblaitdésirer mon éloignement; je me dirigeai vers la porte, alorsil vint à moi et me dit tout bas:

«Maintenant j’ai cessé d’être juge, dèsle premier moment que je vous ai vu, vous m’avez intéressé au plushaut point. Les apparences avaient beau être contre vous, commevous êtes bien obligé de l’avouer, je n’en souhaitai pas moins, dèsle premier instant, que vous ne fussiez pas ce moine criminel etodieux pour lequel on vous prenait. Maintenant, je puis vous ledire confidentiellement, vous n’êtes pas polonais. Vous n’êtes pasné à Kwiecziczewo. Vous ne vous appelez pas Léonard deKrczynski.»

Avec calme et assurance je répondis:«Non.

–Et vous n’êtes pas non plus unecclésiastique?» me demanda le juge en baissant lesyeux, probablement pour m’épargner son regard d’inquisiteur.

Tout mon sang ne fit qu’un tour.

«Écoutez, fis-je brusquement.

–Inutile, m’interrompit le juge. Ce quej’ai cru dès le début et que je crois encore vient de se confirmer.Je vois qu’il y a ici une énigme et que vous-même, avec certainespersonnes de la cour, vous êtes impliqué en un jeu mystérieux dudestin. Il ne m’appartient plus de pénétrer davantage la chose etje considérerais comme une impertinence de ma part de vouloir vousarracher quelques indications sur votre personne et sur votre vie,probablement très singulière. Mais ne pensez-vous pas qu’ilvaudrait mieux que, vous dérobant à tout ce qui menace votre repos,vous quittiez cette ville? Après ce qui s’est passé, leséjour ici ne peut, sans doute, vous faire aucun bien.»

Dès que le juge eut ainsi parlé, il me semblaque toutes les ombres sinistres qui s’étaient posées sur moi et quim’oppressaient se dissipaient rapidement. Je recouvrais la vie, etla joie de vivre bouillonnait dans mes nerfs et dans mes veines.Aurélie! c’est à elle que je pensais de nouveau, etmaintenant il me fallait quitter l’endroit, m’éloignerd’elle?

Je soupirai profondément:

«Et la laisser?»

Le juge me regarda très étonné et il ajoutatrès vite:

«Ah! maintenant je crois y voirclair! Veuille le ciel, monsieur Léonard, qu’un très mauvaispressentiment qui maintenant devient très net en moi ne se réalisepas!»

Toutes mes idées avaient pris désormais uneautre tournure; je ne songeais plus au repentir, et c’estpresque avec une insolence répréhensible que je demandai au jugesur un ton de calme affecté:

«Vous me considérez donc commecoupable?

–Permettez-moi, monsieur, répondit lejuge très gravement, de garder pour moi mes convictions, qui nereposent, du reste, que sur un sentiment très vif. Il a été établien bonne et due forme que vous ne pouvez pas être le moine Médard,car précisément ce Médard se trouve ici et a été reconnu par lepère Cyrille, qui s’était laissé tromper par la ressemblanceparfaite qu’il y a entre vous deux; et ce Médard ne nie pasdu tout être le capucin en question. Ainsi a été fait tout ce quipouvait être fait pour vous purifier de toute suspicion, et cecidoit m’amener à croire encore plus fermement que vous vous sentezexempt de toute faute.»

À ce moment-là un appariteur vint appeler lejuge et ainsi fut interrompu un entretien qui commençait à m’êtrepénible.

Je me rendis dans mon appartement et j’ytrouvai tout dans l’état où je l’avais laissé. On avait mis mespapiers sous séquestre; ils étaient là sur mon bureau,scellés en un paquet; il ne manquait que le portefeuille deVictorin, la bague d’Euphémie et la corde de capucin; lesprésomptions que j’avais eues dans la prison étaient donc exactes.Au bout de quelque temps, parut un serviteur du prince, qui meremit un billet autographe de celui-ci avec une tabatière d’or,incrustée de pierres précieuses.

Il vous est arrivé une mauvaise affaire,monsieur de Krczynski, disait le prince, mais la fauten’en est ni à moi ni à mes juges. Vous ressemblez d’une façondéconcertante à un scélérat que nous tenons; mais tout s’estmaintenant éclairé à votre avantage; je vous envoie untémoignage de ma bienveillance et j’espère vous voirbientôt.

La faveur du prince m’était aussi indifférenteque son cadeau; une sombre tristesse qui se glissait dans monêtre en me privant de mes facultés était la suite de mon rigoureuxemprisonnement. Je sentais que mon corps avait besoin de soins etvoilà pourquoi je fus très heureux de voir apparaître le médecin duprince. La question médicale fut vite examinée.

«N’est-ce pas, fit ensuite le médecin,n’est-ce pas un dessein particulier de la Providence qui a vouluque, précisément au moment où l’on croyait être convaincu que vousétiez cet abominable moine qui a fait tant de mal dans la familledu baron de F…, ce moine se soit présenté réellement et vous aitsauvé ainsi de tout soupçon?

–Je dois avouer que je ne connais pas ledétail des circonstances qui ont amené ma libération. Le juge m’adit seulement d’une façon très générale que le capucin Médard, à lapoursuite duquel on était et pour qui l’on me prenait, s’est trouvéêtre ici.

–Il ne s’est pas trouvé être ici, maison l’y a amené, lié sur une voiture et, chose étrange, au momentmême où vous êtes arrivé ici. Je me rappelle à ce propos qu’un jouroù je vous racontais les singuliers événements qui se sont produitsà notre cour, il y a quelques années, je fus interrompu précisémentau moment où j’en étais venu à parler de ce détestable Médard, filsde Francesco, et de l’horrible attentat qu’il avait commis auchâteau du baron de F… Je reprends le fil de l’histoire là où jel’avais laissée. La sœur de notre princesse qui, comme vous lesavez, est l’abbesse du couvent de cisterciennes de B…, accueillit,un jour, amicalement une pauvre femme, avec son enfant, quirevenait d’un pèlerinage au Saint-Tilleul…

–Cette femme était la veuve de Francescoet son enfant était précisément Médard.

–C’est vrai, mais comment pouvez-vous lesavoir?

–Les mystérieuses circonstances de lavie du capucin Médard m’ont été révélées de la manière la plusétrange. Je suis exactement renseigné sur ce qui s’est passé auchâteau du baron de F… Jusqu’au moment où le capucin Médard a prisla fuite.

–Mais comment?… Parqui?…

–Un rêve vivant m’a tout appris.

–Vous plaisantez?

–Pas du tout. Il me semble réellement,dans un rêve, avoir entendu l’histoire d’un malheureux qui, jouetdes puissances ténébreuses, a été ballotté çà et là et poussé decrime en crime. Lorsque je me rendais ici, mon postillon m’avaitégaré dans la forêt de X…; j’allai à la maison forestière, etlà…

–Ah! je comprends tout, vous yavez rencontré le moine…

–Oui, c’est cela; mais il étaitfou.

–Il ne semble plus l’être. Avait-il déjàalors des heures de lucidité et vous a-t-il tout avoué?…

–Ce n’est pas tout à fait cela. Pendantla nuit, n’étant pas instruit de ma présence dans la maisonforestière, il entra dans ma chambre. Ma ressemblance déconcertanteavec lui l’effraya. Il crut que j’étais son double, qui était venului annoncer sa mort. Il balbutia, et marmonna des aveux;malgré moi, dans la lassitude où m’avait plongé le voyage, lesommeil me saisit; il me sembla que le moine continuait deparler, mais maintenant avec calme et fermeté, et je ne sais pas enréalité où et comment ce rêve commença. Il me semble que le moinesoutenait que ce n’était pas lui qui avait assassiné Euphémie etHermogène, mais que l’assassin était le comte Victorin.

–Étrange, très étrange! Maispourquoi n’avez-vous pas déclaré tout cela au juge?

–Comment pouvais-je espérer que le jugeaccorderait le moindre poids à un récit qui lui paraîtraitforcément tout à fait aventureux? Est-ce donc que des jugeséclairés peuvent croire au merveilleux?

–Au moins, vous auriez dû pressentirtout de suite que l’on vous confondait avec le moine insensé et quecelui-ci était le capucin Médard?

–C’est vrai, et surtout après qu’unvieillard stupide qui, à ce que je crois, s’appelle Cyrille, avoulu absolument voir en moi son confrère de couvent. Mais il nem’est pas venu à l’idée que ce moine insensé était précisémentMédard et que le crime qu’il m’avait confessé pouvait être l’objetdu procès actuel. Cependant, d’après ce que me raconta leforestier, il ne lui avait jamais appris son nom; commentdonc l’a-t-on découvert?

–De la façon la plus simple. Le moine,comme vous le savez, avait séjourné quelque temps chez leforestier; il paraissait guéri, mais la folie le reprit sifunestement que le forestier se vit obligé de le transporter ici,où il fut interné à l’asile d’aliénés. Là il resta assis nuit etjour, le regard fixe, sans le moindre mouvement, comme une statue.Il ne prononçait pas le moindre mot et il fallait le nourrir parforce, car il ne pouvait pas remuer la main. Différents moyensemployés pour le réveiller de son état cataleptique restèrentinfructueux et l’on ne pouvait pas recourir aux plus énergiquessans risquer de le précipiter de nouveau dans une foliefurieuse.

«Il y a quelques jours, le fils aîné duforestier vient à la ville et va à l’asile d’aliénés, pour revoirle moine. Il sort de l’établissement profondément ému de l’étatlamentable où se trouvait l’infortuné, lorsque précisément passe àcôté de lui le père Cyrille, du couvent des capucins de B… Ill’aborde et le prie de venir visiter son malheureux confrère quiétait ici interné, car l’assistance d’un religieux de son ordre luiferait peut-être du bien. Lorsque Cyrille aperçoit le moine, ilrecule d’épouvante.

«“Sainte mère de Dieu!Médard! infortuné Médard!”

«Ainsi s’écrie Cyrille, et au mêmeinstant les yeux fixes du moine s’animent. Il se lève et retombeinerte sur le sol en poussant un cri sourd. Cyrille, avec les gensqui avaient assisté à l’événement, va trouver aussitôt le présidentdu tribunal criminel et lui révèle tout. Le juge qui était chargéd’instruire contre vous se rend avec Cyrille à l’asiled’aliénés; on trouve le moine très faible, mais dans son bonsens. Il avoue qu’il est le moine Médard, du couvent de capucins deB… Cyrille assure de son côté que votre ressemblance incroyableavec Médard l’a trompé. Maintenant il remarque parfaitement lesdifférences sensibles qu’il y avait, dans le langage, le regard, lamarche et l’attitude, entre monsieur Léonard et le moine Médard. Ondécouvre aussi, sur le côté gauche du cou, le signe de la croix siimportant dans votre procès. Dès lors, le moine est interrogé ausujet de ce qui s’est passé au château du baron de F…

«“Je suis un abominable et mauditcriminel, dit-il d’une voix faible à peine perceptible. Je regretteprofondément ce que j’ai fait. Hélas! je me suis laissédérober ma personnalité, mon âme immortelle… Qu’on ait pitié demoi… Qu’on me laisse du temps… Tout… J’avouerai tout.”

«Le prince, instruit de la chose,ordonne aussitôt d’arrêter l’instruction ouverte contre vous et devous relâcher. Voilà l’histoire de votre délivrance. Le moine a étéconduit à la prison criminelle.

–Et il a tout avoué! A-t-ilassassiné Euphémie et Hermogène? Qu’est-il arrivé au comteVictorin?

–Autant que je sache, le procès intentécontre le moine ne commence qu’aujourd’hui. Quant au comteVictorin, il semble que tout ce qui se rattache d’une manièrequelconque à ce qui s’est passé à notre cour reste obscur etincompréhensible.

–Je ne vois pas comment les événementsqui se sont produits au château du baron de F… peuvent se relier àla catastrophe qui a eu lieu à votre cour.

–Je pensais, il est vrai, moins auxévénements eux-mêmes qu’aux personnages.

–Je ne vous comprends pas.

–Vous souvenez-vous exactement du récitque je vous ai fait de l’aventure qui a provoqué la mort duprince?

–Oui.

–N’avez-vous pas alors saisiparfaitement que Francesco aimait criminellement l’Italienne?Que c’est lui qui s’introduisit avant le prince dans la chambrenuptiale et qui tua le prince? Victorin est le fruit de ceforfait. Lui et Médard sont fils du même père. Victorin a disparusans laisser de traces; toutes les recherches faites sontrestées inutiles.

–Le moine l’a précipité dans le gouffredu Diable. Maudit soit le fratricide insensé!»

Au moment où je prononçais ces paroles avecvivacité, les coups frappés par le monstre fantomatique dans laprison se firent entendre, tout bas, tout bas. Vainement jecherchai à combattre l’horreur qui s’empara de moi. Le médecinsemblait remarquer aussi peu ces coups que ma lutte intérieure. Ilcontinua:

«Quoi?… Le moine vous a-t-il avouéque Victorin était mort aussi de sa main?

–Oui… Du moins, je conclus de sesdéclarations décousues, si je rapproche de cela la disparition deVictorin, qu’il en est vraiment ainsi. Maudit soit le fratricideinsensé!»

Les coups devenaient plus forts et j’entendaisdes soupirs et des gémissements; un rire subtil, qui siffla àtravers la chambre, semblait dire: «Médard… Médard… ai…ai… ai… à l’aide!»

Le médecin, sans rien remarquer,continuait:

«Un mystère particulier semble encoreentourer l’origine de Francesco. Il est fort probable qu’il estapparenté à la maison princière. Toujours est-il qu’Euphémie est lafille…»

Un coup épouvantable fit craquer les gonds dela porte, qui s’ouvrit brusquement, et un rire perçant retentitdans la chambre.

«Oh! Oh!… Oh!…Oh! petit frère, m’écriai-je comme un insensé. Oh!Oh!… viens ici… Allons, hardi! si tu veux lutter avecmoi… Le hibou célèbre ses noces; nous allons monter sur letoit et nous lutterons ensemble; celui qui précipiteral’autre à bas sera roi et boira son sang.»

Le médecin me saisit par le bras ets’écria:

«Qu’y a-t-il? Vous êtes malade…Oui, dangereusement malade. Allons, au lit!»

Mais je regardai du côté de la porte,fixement, pour voir si mon abominable double n’entrerait pas. Jen’aperçus rien et je me remis bientôt de la crainte sauvage quim’avait saisi comme des serres glacées. Le médecin insista, disantque j’étais malade plus que je ne pouvais le croire moi-même et ilattribuait tout cela à mon emprisonnement et à l’émotion que ceprocès avait forcément produite en moi. Je fis ce qu’il meprescrivit; ce fut moins son art qui contribua à me guérirrapidement, que la disparition des coups, et je crus que monterrible double m’avait laissé tout à fait.

Un matin, le soleil du printemps répandaitdans ma chambre ses rayons dorés, clairs et amicaux; uneodeur agréable de fleurs arrivait à travers la fenêtre. Un désirinfini m’attirait au-dehors, en plein air et, sans tenir compte del’interdiction du médecin, je courus me promener dans le parc. Làles arbres et les buissons saluaient de leurs murmures et de leursbruits le convalescent qui venait d’échapper à une maladiemortelle. Je respirais profondément comme si je m’éveillais d’unlong et pénible rêve, et de profonds soupirs étaient pour moid’inexprimables paroles de ravissement, par lesquelles jeparticipais à l’allégresse des oiseaux et aux joyeux bourdonnementset frémissements d’une multitude d’insectes. Oui, non seulement lapériode qui venait de s’écouler, mais encore toute ma vie depuisque j’avais quitté le couvent, ne me paraissait plus qu’un péniblerêve, lorsque, me sembla-t-il, j’arrivai dans une allée ombragée desombres platanes. J’étais dans le jardin des capucins de B… Déjà jevoyais surgir du lointain fourré la grande croix devant laquellej’avais prié si souvent, avec une profonde ferveur, demandant laforce de résister à la tentation.

Cette croix me paraissait maintenant être lebut où je devais parvenir pour me jeter dans la poussière, merepentir et faire pénitence du crime que représentaient les rêvescoupables avec lesquels Satan m’avait illusionné; et jecontinuai de marcher, les mains jointes levées et le regard dirigévers la croix. L’air me semblait souffler avec une force beaucoupplus grande; je crus entendre les hymnes des moines, mais cen’étaient que les sons merveilleux de la forêt, que le ventbruissant à travers les arbres avait éveillés – le vent, quim’ôtait la respiration, de sorte que je fus obligé bientôt dem’arrêter épuisé, et même de m’appuyer à un arbre proche, pour nepas tomber. J’étais attiré comme par une puissance irrésistiblevers la croix lointaine; je rassemblai toute mon énergie etje poursuivis ma marche en chancelant; mais je ne pus arriverqu’au siège de mousse qu’il y avait devant le fourré. Une lassitudemortelle paralysa soudain tous mes membres; comme un faiblevieillard je me laissai tomber sur le sol avec lenteur et, engémissant doucement, je cherchai à soulager ma poitrineoppressée.

Dans l’allée, tout contre moi, j’entendis unbruit de pas. Aurélie! À peine cette pensée avait-elle jaillien mon esprit comme un éclair qu’Aurélie était devant moi. Despleurs d’une ardente mélancolie coulaient de ses yeux célestes,mais à travers ses pleurs étincelait un rayon brûlant;c’était l’expression indicible du désir le plus ardent, expressionque je n’avais encore jamais vue chez Aurélie. Mais c’est la mêmeflamme qu’avait jetée le regard plein d’amour de cet êtremystérieux qui était venu me trouver au confessionnal et quej’avais aperçu si souvent dans de doux rêves.

«Pourrez-vous jamais mepardonner?» murmura Aurélie.

Alors, fou d’un ravissement sans nom, je meprécipitai à ses pieds, je saisis ses mains.

«Aurélie… Aurélie… Pour toi j’irais aumartyre, à la mort.»

Je me sentis doucement soulevé. Aurélie sejeta sur ma poitrine et je nageai dans des baisers de feu. Enfin,effrayée par un bruit qu’on entendit dans le voisinage, elles’arracha à mes bras et je la laissai faire.

«Mon désir et mon espoir sontentièrement satisfaits», fit-elle tout bas; et au mêmeinstant je vis la princesse venir par l’allée. J’entrai dans lefourré et je constatai alors que, par une étrange illusion, j’avaispris un tronc d’arbre, gris et sec, pour une croix.

Je ne ressentais plus aucune fatigue;les baisers de feu d’Aurélie avaient mis en moi une nouvelleforce; il me semblait que maintenant le mystère de monexistence s’était révélé à moi d’une manière brillante etmagnifique. Ah! c’était le mystère merveilleux de l’amour,qui alors se manifestait à moi pour la première fois dans le purrayonnement de sa gloire. J’étais sur la cime la plus élevée de lavie; il fallait ensuite forcément redescendre, afin que fûtaccomplie la destinée arrêtée par la puissance suprême.

Ce fut dans ces jours, qui passaient autour demoi comme un rêve céleste, que je me mis à écrire ce qui m’estarrivé après que j’eus revu Aurélie. Étranger, inconnu, toi quiliras un jour ces pages, disais-je alors, évoque en toi ce tempslumineux et sublime de ta propre vie; ainsi tu pourrascomprendre la misère infinie du moine vieilli dans le repentir etla pénitence et tu partageras ses plaintes. Maintenant je te prieencore une fois d’évoquer de nouveau ce temps-là en toi-même, etalors il est inutile que je te dise comment l’amour d’Aurélie metransfigurait, moi et tout ce qu’il y avait autour de moi, commentmon esprit saisissait et apercevait avec plus de vivacité etd’animation le principe même de la vie et comment, dans un divinenthousiasme, j’étais possédé d’une joie céleste. Aucune sombrepensée ne traversait mon âme; l’amour d’Aurélie m’avaitpurifié de tout péché. Oui, par un phénomène merveilleux, la fermeconviction germait en moi que je n’étais pas l’infâme criminel duchâteau du baron de F…, qui avait tué Euphémie et Hermogène, maisque ce forfait avait été commis par le moine insensé que jerencontrai dans la maison forestière. Tout ce que je racontai aumédecin du prince me semblait être, non pas un mensonge, mais lavéritable façon dont la chose s’était accomplie, par un mystère quime restait à moi-même incompréhensible.

Le prince m’avait reçu comme un ami que l’oncroit perdu et que l’on retrouve; naturellement, cela donnale ton à toute la cour; seule la princesse, bien qu’elle fûtplus bienveillante que d’habitude, restait grave et réservée.

Aurélie se donna entièrement à moi avec unecandeur enfantine; son amour n’était pas pour elle un péchéqu’elle devait cacher; et moi de même je ne pouvais pasdissimuler le moins du monde le sentiment qui maintenant faisaittoute ma vie. Chacun remarquait mes relations avec Aurélie;personne n’en parlait parce qu’on lisait dans les regards du princequ’il tolérait en silence notre amour, s’il ne le favorisait pas.Il arriva ainsi que je vis souvent Aurélie sans contrainte et plusd’une fois même sans aucun témoin. Je l’étreignais entre mesbras; elle me rendait mes baisers, mais je la sentaistressaillir dans une pudeur virginale et aucun désir coupable netrouvait place en moi; toute idée criminelle disparaissaitdans le frisson qui traversait mon être. Elle ne semblait pas sedouter de la possibilité d’un danger; effectivement, il n’yen avait aucun pour elle, car souvent, lorsqu’elle était assise àcôté de moi dans la chambre solitaire, lorsque son charme célesterayonnait plus puissant que jamais, lorsque l’ardeur de l’amourmenaçait de s’enflammer en moi avec plus de violence, elle meregardait d’un air de douceur et de chasteté si indicible qu’il mesemblait que le ciel permettait déjà, sur cette terre, au pécheurpénitent de s’approcher de la sainte. Oui, pour moi, ce n’étaitplus Aurélie, c’était sainte Rosalie, et je me précipitais à sespieds et je m’écriais vivement:

«Ô vierge pieuse et sublime, est-il doncpossible qu’un amour terrestre s’éveille pour toi dans moncœur?»

Alors elle me tendait la main et elle medisait d’une voix douce et suave:

«Ah! Je ne suis pas une saintesublime, mais je suis très pieuse et je t’aime beaucoup.»

Il y avait plusieurs jours que je n’avais vuAurélie; elle était allée avec la princesse dans un châteaude plaisance situé dans le voisinage. Je ne pus supporter sonabsence plus longtemps; j’y courus. Arrivé tard dans lasoirée, je rencontrai dans le jardin une camériste qui m’indiqua lachambre d’Aurélie. Doucement, doucement, j’ouvris la porte;j’entrai; un air lourd, un merveilleux parfum de fleursm’entourèrent et étourdirent mes sens. Des souvenirs surgirent enmoi, comme des rêves obscurs. N’est-ce pas là la chambre d’Aurélieau château du baron où je…? À cette pensée, il me semblaqu’une sombre figure s’élevait derrière moi et une voix cria enmoi: «Hermogène!»

Effrayé, je m’avançai en courant; laporte du cabinet était entrouverte. Aurélie était agenouillée, ledos tourné vers moi, devant un tabouret sur lequel était placé unlivre ouvert. Rempli de crainte, je regardai involontairementderrière moi; je ne vis rien et je m’écriai, dans unravissement suprême: «Aurélie,Aurélie!»

Elle se retourna rapidement, mais, avantqu’elle se fût levée, j’étais déjà à ses genoux et je l’avaisenlacée avec force.

«Léonard! mon bien-aimé»,murmura-t-elle tout bas.

Alors fermenta et bouillonna dans mon être undésir furieux, une passion coupable et sauvage. Elle était làinerte dans mes bras; ses cheveux dénoués tombaient enboucles épaisses sur mes épaules; sa gorge juvénile sesoulevait; elle gémissait sourdement. Je ne me connaissaisplus moi-même. Je la relevai; elle parut animée d’une forcenouvelle; une ardeur inconnue brûlait dans ses yeux et ellerendait avec plus de feu mes baisers délirants.

Soudain il y eut derrière nous comme unfroufrou puissant et fort; un son aigu semblable au crid’angoisse d’une personne frappée à mort retentit: à traversla chambre.

«Hermogène!» s’écriaAurélie, en tombant évanouie hors de mes bras.

Saisi d’une crainte sauvage, je m’enfuis encourant. Dans le couloir je rencontrai la princesse, qui rentraitd’une promenade. Elle me regarda avec gravité, en disant:

«Je suis vraiment très étonnée de vousvoir ici, monsieur Léonard.»

Dominant aussitôt mon trouble, je répondis,sur un ton qui était presque plus catégorique que ne le demandaitla bienséance, que souvent on lutte en vain contre de grandesimpulsions, et que ce qui semble malséant peut souvent être, enréalité, ce qui sied le mieux. Je me hâtai à travers la nuitobscure vers la résidence et il me semblait que quelqu’un courait àcôté de moi et qu’une voix murmurait:

«Tou… touj… toujours je suis auprès de…de toi…, pe… petit frère… petit frère Médard.»

En regardant autour de moi, je m’apercevaisbien que ce fantôme, mon double, n’existait que dans monimagination; mais je ne pouvais pas me débarrasser de cetteeffroyable vision. Il me sembla même finalement qu’il me fallaitlui parler et lui raconter que j’avais une fois de plus été trèssot et que je m’étais laissé effrayer par ce fou d’Hermogène.Sainte Rosalie allait donc bientôt être à moi, toute à moi, carc’est pour cela que j’étais moine et que j’avais été consacré.Alors mon double se mit à rire et à soupirer, comme il le faisaitd’habitude, et il balbutia: «Alors vi… vite…vite!

–Prends patience, continuai-je. Prendspatience, mon garçon. Tout ira bien. Il n’y a qu’Hermogène quej’aie manqué; il a au cou une maudite croix, comme nous deux,mais mon petit couteau agile est encore tranchant et bienaffilé.

–Hi… hi… fra… fra… frappe bien… frappebien…»

Ainsi murmurait la voix de mon double dans lesifflement du vent matinal, qui soufflait du côté où un feu pourpres’embrasait à l’orient.

Je venais d’arriver chez moi, lorsque je fusmandé de la part du prince. Il vint très aimablement au-devant demoi.

«Vraiment, monsieur Léonard,commença-t-il, vous avez gagné ma sympathie au plus hautdegré; je ne puis pas vous dissimuler que ma bienveillance àvotre égard est devenue une réelle amitié. Je ne voudrais pas vousperdre, je voudrais vous voir heureux. Du reste, on vous doit tousles dédommagements possibles pour ce que vous avez souffert.Savez-vous bien, monsieur Léonard, qui a été la seule et uniquecause de votre regrettable procès? Savez-vous qui vous aaccusé?

–Non, monseigneur.

–La baronne Aurélie… Vous vousétonnez? Oui, oui, la baronne Aurélie, monsieurLéonard; elle vous a (et, ce disant, il éclata de rire), ellevous a pris pour un capucin. Pardieu, si vous êtes un capucin, vousêtes le plus aimable qu’un œil humain ait jamais vu. Dites-moisincèrement, monsieur Léonard, êtes-vous réellement un de cesmembres du clergé monacal?

–Monseigneur, je ne sais pas quellemauvaise fatalité veut toujours faire de moi un moine, qui…

–Bien, bien, je ne suis pas uninquisiteur. Cependant, il serait malheureux que vous fussiez liépar un vœu sacré. Allons droit au fait. Ne voudriez-vous pas vousvenger du mal que vous a fait la baronne Aurélie?

–Dans quelle poitrine humaine une penséede ce genre à l’égard de cette ravissante figure céleste,pourrait-elle prendre naissance?

–Vous aimez Aurélie?»

En me demandant cela, le prince me regardaitgravement et fixement dans les yeux. Je me taisais, la main poséesur mon cœur. Le prince continua.

«Je le sais; vous avez aiméAurélie depuis le moment où, avec la princesse, elle est entrée icipour la première fois dans cette salle. Vous êtes payé de retour,et vraiment elle vous aime avec une ardeur dont je n’aurais pas crucapable la douce Aurélie. Elle ne vit que pour vous, la princessem’a tout dit. Croiriez-vous que, après votre arrestation, Aurélies’abandonna à un immense désespoir, qui l’obligea à s’aliter et quifaillit la faire mourir? Aurélie vous considérait alors commele meurtrier de son frère et sa douleur ne nous en était que plusinexplicable. Déjà à cette époque elle vous aimait. Eh bien,monsieur Léonard, ou plutôt monsieur de Krczynski, vous êtes noble,je vais vous fixer à ma cour d’une façon qui doit vous êtreagréable. Vous allez épouser Aurélie; dans quelques joursnous célébrerons les fiançailles; je remplirai moi-même lerôle du père de la fiancée.»

J’étais là, muet, en proie aux sentiments lesplus contradictoires.

«Adieu, monsieur Léonard», dit leprince. Et il disparut de la chambre, en me faisant un signeamical.

Aurélie, ma femme! La femme d’un moinecriminel! Non! Les puissances des ténèbres ne peuventpas le vouloir, quelle que soit la fatalité qui pèse sur la pauvreenfant. Cette pensée surgit en moi, triomphant de tout ce quipouvait s’y opposer. Il me fallait, je le sentais, prendreimmédiatement une décision, quelle qu’elle fût; mais en vainje cherchais le moyen de me séparer d’Aurélie sans douleur. Lapensée de ne pas la revoir m’était insupportable; mais l’idéequ’elle allait devenir ma femme me remplissait d’une horreur àmoi-même inexplicable. J’avais nettement ce pressentiment qu’aumoment où le moine criminel paraîtrait devant l’autel du Seigneur,pour jouer sacrilègement avec les vœux sacrés, je verraisreparaître la figure du peintre étranger; mais ce ne seraitpas pour me consoler comme dans ma prison; ce serait pourm’annoncer, d’une façon terrible, vengeance et perdition, commelors du mariage de Francesco; ce serait pour me précipiterdans une honte sans nom et pour proclamer ma chute dans le temps etdans l’éternité. Mais au profond de moi-même je percevais alors unevoix obscure:

«Et, pourtant, Aurélie doitt’appartenir! Stupide insensé, comment veux-tu changer ledestin qui est sur vous?»

Puis une autre voix s’écriait:

«Jette-toi dans la poussière, jette-toidans la poussière; aveugle que tu es, tu commets unsacrilège. Jamais elle ne pourra être tienne; c’est sainteRosalie elle-même que tu songes à étreindre d’un amourterrestre.»

Ainsi ballotté entre des puissances terribles,il m’était impossible de penser et de chercher à savoir ce que jedevais faire pour échapper à la catastrophe qui semblait me menacerpartout. Bien loin de moi était cette exaltation dans laquelletoute ma vie et même mon fatal séjour au château du baron de F… nem’avaient semble être qu’un rêve désagréable. Dans un sombredécouragement, je ne voyais en moi que le débauché et le criminelvulgaire. Tout ce que j’avais dit au juge et au médecin du princen’était plus pour moi qu’une sotte imposture maladroitementimaginée; ce n’était pas une voix intérieure qui alors avaitparlé en moi, comme je voulais autrefois me le persuader àmoi-même.

Profondément plongé dans mes pensées, neremarquant ni ne voyant rien de ce qui se passait en dehors de moi,je marchais dans la rue. L’appel violent d’un cocher, le bruit dela voiture me réveillèrent de l’engourdissement où j’étais et jefis un bond rapide de côté. La voiture de la princesse passa devantmoi, le médecin de la cour se pencha hors de la portière et me fitun signe d’amitié; je le suivis jusqu’à sa demeure. Il mitpied à terre et m’entraîna dans sa chambre, en me disant:

«Je viens précisément de voir Aurélie,et j’ai beaucoup de choses à vous dire.

«Eh! eh! commença-t-il,brutal et inconsidéré que vous êtes! Qu’avez-vous fait?Vous êtes apparu subitement à Aurélie comme un spectre et la pauvrecréature dans sa nervosité en est tombée malade.»

Le médecin remarqua que je blêmissais.

«Allons, allons, continua-t-il, ce n’estpas grave. Elle se promène de nouveau dans le jardin et demain ellerentre à la résidence avec la princesse. Aurélie, mon cher Léonard,a parlé beaucoup de vous; elle désire vivement vous revoir ets’excuser auprès de vous. Elle croit qu’elle fait sur vousl’impression d’une sotte et d’un cerveau déraisonnable.»

Je ne savais, en songeant à ce qui s’étaitpassé au château de plaisance, comment interpréter ces parolesd’Aurélie.

Le médecin paraissait être instruit du projetdu prince à mon égard; il me le donna à comprendre sanséquivoque et, grâce à sa bonne humeur, qui gagnait tous ceux qu’ilapprochait, il réussit bientôt à m’arracher à ma tristesse, desorte que notre entretien prit une tournure fort gaie. Il meraconta encore une fois comment il avait trouvé Aurélie, qui, commeun enfant ne pouvant pas se remettre de la frayeur d’un mauvaisrêve, était couchée sur son lit de repos, les yeux à demi fermés,souriant au milieu de ses larmes, sa petite tête appuyée dans samain et lui faisant part de ses visions maladives. Il répéta sesparoles, en imitant la voix de la timide enfant interrompue par delégers soupirs; et, contrefaisant malicieusementquelques-unes de ses plaintes, il sut donner à ce gracieux tableau,en y projetant quelques rayons d’une ironie audacieuse, tant derelief que la scène prit pour moi l’aspect le plus vivant et leplus charmant. En outre, par contraste, il contrefit la graveattitude de la princesse, ce qui me réjouit beaucoup.

«Avez-vous bien pensé, reprit-il enfin,avez-vous bien pensé, lorsque vous êtes venu à la résidence, qu’ilvous arriverait ici tant de choses singulières? D’abord, lequiproquo insensé qui vous a livré entre les mains des jugescriminels, et ensuite le bonheur digne d’envie que vous préparenotre ami le prince!

–Je dois, en effet, avouer que, tout audébut, l’accueil amical du prince m’a fait du bien; mais jesens que maintenant, quelle que soit l’estime dont je jouis auprèsde lui et auprès de la cour, je la dois, à coup sûr, à l’injusticequi m’a été faite.

–Plus qu’à cela, vous la devez à uneautre circonstance, toute petite, que vous pouvez bien deviner.

–Je ne devine pas.

–Il est vrai qu’on vous nommesimplement, parce que vous le voulez, monsieur Léonard, commeautrefois; mais chacun sait maintenant que vous êtes noble,car les renseignements que l’on a reçus de Posen confirment vosdéclarations.

–Mais comment cela peut-il avoir uneinfluence sur la considération que m’accorde la cour? Lorsquele prince fit ma connaissance et m’invita à venir à la cour,j’objectai que j’étais seulement d’extraction bourgeoise;alors le prince me dit que ma science me conférait le rang de lanoblesse et me qualifiait parfaitement pour paraître dans sonentourage.

–Il le pense réellement, se targuantd’être un esprit éclairé, en coquetterie avec la science et lesarts. Vous avez sans doute remarqué à la cour plus d’un savant etd’un artiste d’origine roturière, mais on n’y voit que rarementceux qui, parmi eux, ont du tact; lorsqu’il leur manque lafinesse de l’esprit, lorsqu’ils ne peuvent point atteindre, par uneironie pleine de désinvolture, ce point de vue supérieur qui lesélève au-dessus de toutes choses, ils préfèrent rester complètementchez eux. Avec la meilleure volonté qu’ils ont de se montrer sansaucun préjugé, les nobles ont dans leur attitude à l’égard duroturier quelque chose qui ressemble à de la condescendance et à dela tolérance envers quelqu’un qui n’est pas à sa place; celan’est supporté par aucun homme qui sent, avec une fierté légitime,combien, dans la société des nobles, c’est lui qui souvent doits’abaisser et tolérer des vulgarités et des niaiseriesintellectuelles. Vous êtes vous-même noble, monsieur Léonard, mais,à ce que j’ai appris, vous avez eu une éducation scientifique etecclésiastique très soignée. De là vient sans doute que vous êtesle premier noble chez qui, même au milieu de la cour, parmi lesnobles, je n’aie rien remarqué de ce qui constitue les travers dela noblesse. Vous pourriez croire qu’étant moi-même roturierj’exprime là des idées préconçues, ou bien qu’il m’estpersonnellement arrivé quelque chose qui a éveillé en moi cepréjugé; mais ce n’est pas cela. J’appartiens, pour le direnettement, à une des classes sociales qui, par exception, sont nonseulement tolérées, mais encore véritablement cajolées et adulées.Les médecins et les confesseurs sont des souverains, des souverainsqui règnent sur le corps et sur l’âme, et ainsi ils sont toujoursde bonne noblesse. Est-ce donc que les indigestions et la damnationéternelle ne viennent pas incommoder quelque peu les seigneurs lesplus huppés? Mais, pour les confesseurs, cela n’est vrai quechez les catholiques. Les prédicateurs protestants, du moins à lacampagne, ne sont que des officiants de bonne maison qui,lorsqu’ils ont touché la conscience de leurs gracieux maîtres,savourent humblement au bas bout de la table le rôt et le vin.

«Il peut être difficile de sedébarrasser d’un préjugé enraciné, mais le plus souvent c’est labonne volonté qui manque, car plus d’un noble se rend bien compte,certes, que c’est seulement en tant que noble qu’il peut prétendredans la vie à occuper une position que, sans cela, rien au monde nelégitimerait. L’orgueil des ancêtres et de la noblesse est, à notreépoque qui toujours davantage spiritualise toutes choses, unphénomène très étrange et presque ridicule. Il se forme une casteissue de la chevalerie, de la guerre et des armes, quiexclusivement protège les autres états sociaux, et le rapport desubordination du protégé à l’égard de son protecteur en résulte delui-même. Le savant peut se vanter de sa science, l’artiste, de sonart, l’artisan ou le marchand, de son activité. “Voyez, dit lechevalier, arrive un ennemi implacable, auquel, vous qui ne savezpas faire la guerre, vous ne pouvez pas résister, mais moi qui saismanier les armes, je me campe devant vous avec mon épée de batailleet ce qui est mon jeu et mon plaisir vous sauve la vie, avec vosbiens.”

«Cependant, la force brutale disparaîttoujours davantage de cette terre; toujours davantage s’étendle règne de l’esprit, et toujours davantage se manifeste sapuissance, qui triomphe de tout. Bientôt l’on s’apercevra qu’unpoing robuste, une armure, un glaive vigoureusement brandi nesuffisent pas pour triompher des manifestations de l’esprit. Mêmela guerre, la carrière des armes sont régies par le principespirituel de notre temps. De plus en plus chacun ne doit compterque sur ses mérites; c’est dans ses facultés intellectuellesqu’il doit puiser ce qui lui permettra de se faire valoir aux yeuxdu monde, même si l’État le revêt encore de quelque éclat matérielcapable d’éblouir les yeux.

«C’est sur le principe contraire ques’appuie l’orgueil des ancêtres, dérivant de la chevalerie, et quine se justifie que par cette phrase: “Mes aïeux étaient deshéros; par conséquent, je suis également un héros.” Plus lalignée remonte loin, mieux ça va, car, lorsqu’on peut facilementdiscerner d’où est venu à un grand-papa l’esprit héroïque etcomment la noblesse a été conférée, on n’y attache plus un grandprestige, comme il arrive chaque fois que l’on assiste de trop prèsà un miracle. Tout se ramène de nouveau à l’héroïsme et à la forcephysique. Des parents vigoureux et robustes ont, du moins en règlegénérale, des enfants doués de ces qualités, et c’est de la mêmefaçon que se transmettent l’esprit guerrier et le courage. Parconséquent, maintenir pure la caste des chevaliers était unenécessité très légitime aux vieux temps de la chevalerie; etce n’était pas un mince mérite pour une demoiselle d’antique souchede mettre au monde un gentilhomme à qui les pauvres roturiersdisaient, en le suppliant: “Je t’en prie, ne nous dévorepas; mais, au contraire, protège-nous contre les autresseigneurs.”

«Il n’en est pas de même des facultésintellectuelles: des pères très intelligents n’ont souventque des fils très bêtes; et précisément parce que le temps asubstitué l’aristocratie de l’esprit à l’aristocratie physique, ilvaudrait mieux, pour prouver une noblesse héritée, descendred’Amadis des Gaules ou de n’importe quel autre antique chevalier dela Table ronde que de Leibniz.

«L’esprit du temps progresse toujoursdavantage dans le même sens; et la situation de la noblessequi se glorifie de ses ancêtres empire visiblement. De là vient quecette attitude dépourvue de tact, faite à la fois de l’appréciationdu mérite et d’une condescendance antipathique à l’égard desroturiers qui occupent aux yeux du monde et de l’État une positionimportante, peut être le résultat d’un sentiment obscur dedécouragement, qui fait pressentir à la noblesse que, pour lessages, toutes ces futilités démodées d’une époque depuis longtempspérimée n’ont plus aucun prestige et que les ridicules des noblesse manifestent à ces sages pleinement. Grâce au ciel, un grandnombre de nobles, hommes et femmes, reconnaissent l’esprit dutemps, et d’un magnifique essor s’élèvent jusqu’aux hauteurs de vieque leur offrent la science et l’art; ce sont eux quideviennent peu à peu les exorcistes de ces préjugésmonstrueux.»

La conversation du médecin m’avait conduitdans un domaine étranger. Jamais je n’avais eu l’idée de réfléchirsur la noblesse et sur ses rapports avec la roture. Le médecin nepouvait pas sans doute deviner qu’autrefois j’avais précisémentfait partie de cette seconde classe de privilégiés que, selon lui,l’orgueil de la noblesse n’atteint pas. N’étais-je donc pas, dansles demeures les plus distinguées de la noblesse de B…, leconfesseur très respecté et très vénéré? En réfléchissantplus profondément, je reconnus que c’était moi-même qui avais denouveau noué le nœud de mon destin, puisque ma noblesse provenaitdu nom de Kwiecziczewo que j’avais cité à cette vieille dame de lacour et qu’ainsi la pensée était venue au prince de me marier àAurélie.

La princesse était de retour. Je courustrouver Aurélie. Elle me reçut avec une charmante timiditévirginale; je la serrai dans mes bras et je crus à cemoment-là qu’elle pouvait devenir ma femme. Elle était plus tendreet plus affectueuse que d’habitude. Ses yeux étaient pleins delarmes et elle parlait sur un ton de supplication mélancolique,comme lorsque la colère se dissipe dans l’esprit d’un enfant quiboude après avoir commis une faute. Il ne m’était pas permis deparler de la visite que j’avais faite à Aurélie au château deplaisance de la princesse; j’insistai vivement pour toutapprendre; je conjurai Aurélie de me révéler ce qui alorsl’avait tant effrayée. Elle ne disait rien; elle baissait lesyeux, mais dès que la pensée de mon affreux double me saisitmoi-même avec plus de force, je m’écriai:

«Par tous les saints, quelle terriblefigure as-tu aperçue derrière nous?»

Elle me regarda pleine d’étonnement; sonregard devint toujours plus fixe, puis elle bondit soudain, commesi elle voulait s’enfuir, mais elle resta là à sangloter, les deuxmains posées devant ses yeux.

«Non, non, non, dit-elle, ce n’est paslui.»

Je la saisis doucement et, épuisée, elles’assit.

«Qui, qui n’est-il pas?demandai-je vivement, me doutant bien de tout ce qui pouvait sepasser dans son âme.

–Ah! mon ami, mon bien-aimé,fit-elle d’une voix basse et pleine de mélancolie, ne meprendrais-tu pas pour une illuminée, pour une insensée, si je tedisais tout… tout ce qui vient continuellement me troubler dans leparfait bonheur de l’amour le plus pur? Un rêve effroyabletraverse ma vie; ce rêve a interposé entre nous ses affreusesvisions lorsque je t’ai vu pour la première fois; c’est luiqui fit planer sur moi les froides ailes de la mort lorsque tuentras subitement dans ma chambre au château de plaisance de laprincesse. Sache-le, comme toi alors, un moine maudit s’est, unjour, agenouillé à côté de moi, et il a voulu abuser de la saintetéde la prière pour commettre un horrible sacrilège. C’est lui qui,rôdant autour de moi, comme une bête fauve qui guette perfidementsa proie, est devenu le meurtrier de mon frère. Ah! ettoi!… tes traits!… ton langage… quelle vision!…ne m’interroge pas, ne m’interroge pas.»

Aurélie se pencha en arrière; à demicouchée, la tête appuyée sur sa main, elle était là adossée dans lecoin du sopha, et les formes pleines de son jeune corps prenaientun aspect plus voluptueux. J’étais devant elle; mon œillascif plongeait dans un charme infini, mais la volupté étaitcombattue en moi par une ironie diabolique, dont la voix proclamaitdans mon âme:

«Infortunée, toi qui es vendue à Satan,lui as-tu donc échappé, au moine qui en pleine prière t’attiraitvers le péché? Maintenant tu es sa fiancée… safiancée.»

Au même instant l’amour que j’éprouvai pourAurélie et qui semblait allumé par un rayon céleste, lorsque,délivré de la prison et de la mort, je la revis dans le parc, avaitdisparu de mon âme, et j’étais tout entier possédé par la penséeque sa perdition pouvait être le point le plus radieux de mavie.

On appela Aurélie auprès de la princesse. Jecomprenais que la vie d’Aurélie devait avoir avec moi-même certainsrapports que je ne connaissais pas encore, et, pourtant, je nevoyais aucun moyen de le savoir, car, en dépit de toutes mesprières, Aurélie ne voulait pas préciser davantage les quelquespropos confus qu’elle avait ainsi laissé échapper. Le hasard medécouvrit ce qu’elle croyait me dissimuler. Un jour, je me trouvaisdans la chambre du fonctionnaire qui était chargé d’expédier leslettres privées du prince et de la cour. Ce fonctionnaire étaitprécisément absent, lorsque la femme de chambre d’Aurélie entra, enportant une grande lettre, qu’elle mit sur la table, à côté decelles qui y étaient déjà. Un regard rapide me montra que lalettre, dont la suscription était de la main d’Aurélie, étaitadressée à l’abbesse, sœur de la princesse. Le pressentiment quetout ce que j’ignorais encore était contenu dans cette lettretraversa mon esprit comme un éclair; avant le retour dufonctionnaire, j’étais parti en emportant la lettre.

Moine ou toi qui es dans la vie mondaine etqui veux puiser dans mon histoire une leçon et un avertissement,lis les pages que j’intercale ici; lis la confession de lapieuse et pure jeune fille, cette confession qui est mouillée parles larmes amères du pécheur repenti et sans espoir. Puisse sonpieux esprit être pour toi comme une douce consolation dans untemps de péché et de sacrilège.

Aurélie à l’abbesse du couvent descisterciennes de…

Ma bonne et chère mère,

Quelles paroles dois-je employer pourt’annoncer que ton enfant est heureuse, qu’enfin l’affreuse figurequi avait pénétré dans ma vie comme un fantôme terrible etmenaçant, emportant toutes les fleurs et détruisant toutes lesespérances, a été enfin chassé par le divin enchantement del’Amour? Mais maintenant j’ai sur le cœur comme un lourdpoids, en songeant que, lorsque tu me parlais de mon infortunéfrère et de mon père tué par le chagrin et que tu me réconfortaisdans ma détresse infinie, je ne t’ai pas ouvert entièrement monâme, comme dans une sainte confession.

Mais c’est maintenant seulement que je puisrévéler le triste secret qui était caché dans la profondeur de mapoitrine. Il me semblait qu’une puissance fatale et pernicieusecherchait à m’abuser, comme par un affreux fantôme, en rendantillusoire le bonheur suprême de ma vie. J’étais ballottée comme surune mer en furie et peut-être j’allais périr misérablement. Le cielm’a secourue comme par miracle au moment où j’étais sur le pointd’être précipitée dans une catastrophe indicible. Il me fautremonter à ma première enfance pour tout dire, car c’est alors quefut déposé en mon être le germe qui, pendant si longtemps, allaitpropager ses ravages. J’avais seulement trois ou quatre ans,lorsque, un jour, au plus beau moment du printemps, je jouais dansle jardin de notre château avec Hermogène. Nous cueillions toutessortes de fleurs, et Hermogène, dont ce n’était pas du toutl’habitude, se plaisait, ce jour-là, à me tresser des couronnesavec lesquelles je me parais.

«Maintenant nous allons trouver notremère», dis-je, lorsque je fus toute recouverte defleurs; mais alors Hermogène bondit vers moi et il s’écriad’une voix sauvage:

«Restons ici, petite. Notre mère estdans le cabinet bleu et elle parle avec le Diable.»

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire par là.Néanmoins, je fus saisie d’effroi et je finis par pleurerpitoyablement.

«Sœur stupide, pourquoi hurles-tuainsi? s’écria Hermogène. Notre mère parle tous les joursavec le Diable. Il ne lui fait rien.»

Hermogène me fit peur, par la façon dont ilregardait sombrement devant lui et par la dureté de sonlangage; je ne prononçai pas une parole.

Notre mère était alors déjà très maladive.Elle était souvent saisie de convulsions terribles, quiaboutissaient à un état cataleptique. Alors, Hermogène et moi, onnous éloignait. Je ne cessais de gémir; Hermogène, lui,disait sourdement, à part lui:

«C’est le Diable qui lui a faitça.»

C’est ainsi que dans mon esprit enfantin futéveillée la pensée que ma mère avait des relations avec un spectreméchant et hideux, car je ne me représentais pas le Diableautrement, les enseignements de l’Église m’étant encoreinconnus.

Un jour, on m’avait laissée seule; jefus tout angoissée, et l’effroi qui m’avait saisie m’empêcha defuir, lorsque je me rendis compte que je me trouvais précisémentdans le cabinet bleu où, selon Hermogène, ma mère s’entretenaitavec le Diable. La porte s’ouvrit, ma mère entra pâle comme uncadavre et elle se plaça devant un mur nu. Elle s’écria, d’une voixsourde et sur un ton de lamentation profonde:

«Francesco, Francesco!»

Alors j’entendis un bruit et il se fit unmouvement derrière le mur, lequel se sépara en deux, et l’imaged’un bel homme, merveilleusement vêtu d’un manteau violet, devintvisible; la tournure, le visage de cet homme firent sur moiune impression indescriptible. Je poussai des cris de joie;ma mère, regardant autour d’elle, s’aperçut alors seulement de maprésence, elle s’écria vivement:

«Que viens-tu faire ici, Aurélie?Qui t’a conduite ici?»

Ma mère, qui d’habitude était si douce et sibonne, était irritée à un degré que je n’avais jamais vu chez elle.Je crus que c’était ma faute.

«Ah! balbutiai-je en pleurantbeaucoup, ils m’ont laissée ici toute seule; je ne voulaispas y rester.»

Mais, lorsque je me fus aperçue que l’imageavait disparu, je m’écriai:

«La belle image! Où est la belleimage?»

Ma mère me souleva dans ses bras, m’embrassaet me caressa, en me disant:

«Tu es ma petite enfant chérie;mais personne ne doit voir cette image; maintenant elle estpartie pour toujours.»

Je ne confiai à personne ce que j’avaisvu; seulement je dis, une fois, à Hermogène:

«Écoute, notre mère ne parle pas avec leDiable, mais avec un bel homme, qui n’est qu’une image et qui sortdu mur, lorsque notre mère l’appelle.»

Alors Hermogène regarda fixement devant lui etmurmura:

«Le Diable peut prendre tous les aspectsqu’il veut, dit M.le révérend; mais il ne fait rien ànotre mère.»

Un frisson me saisit et je priai instammentHermogène de ne plus me reparler du Diable. Nous allâmes habiter lacapitale; l’image en question s’effaça de ma mémoire, et nese ranima même plus lorsque, après la mort de ma bonne mère, nousrevînmes à la campagne. L’aile du château dans laquelle était cecabinet bleu resta inhabitée. C’était l’appartement de ma mère,dans lequel mon père ne pouvait pas entrer sans éveiller en lui lessouvenirs les plus douloureux. Une réparation à l’édifice renditenfin nécessaire l’ouverture de l’appartement. J’entrai dans lecabinet bleu, précisément lorsque les ouvriers étaient en traind’enlever le plancher. Au moment où l’un d’eux souleva une planche,au milieu de la pièce, nous entendîmes un bruit derrière le mur etl’image grandeur nature de l’inconnu devint visible. On découvritdans le plancher le ressort qui, lorsqu’il était pressé, mettait enmouvement un mécanisme placé derrière le mur et qui ouvrait unpanneau de la boiserie dont le mur était recouvert. Alors je pensaivivement à la scène à laquelle j’avais assisté dans monenfance; je revis ma mère devant moi, je versai de chaudeslarmes, mais je ne pouvais pas éloigner mes regards de ce belétranger, qui fixait sur moi ses yeux rayonnants de vie. On avaitprobablement annoncé tout de suite à mon père ce qui s’était passé,car il entra lorsque j’étais encore devant le tableau. À peine yeut-il jeté un regard, que, saisi d’effroi, il s’arrêta et murmura,sourdement en lui-même:

«Francesco!Francesco!»

Sur ce, il se tourna rapidement vers lesouvriers et ordonna d’une voix forte:

«Qu’on enlève aussitôt le tableau dumur; qu’on le roule et qu’on le remette àReinhold!»

Il me semblait que je ne reverrais jamais plusce bel homme splendide, qui, dans son merveilleux vêtement, meparaissait être quelque haut prince des esprits, et, pourtant, unecrainte insurmontable me retenait de demander à mon père de ne pasfaire détruire le tableau. Cependant, au bout de quelques jours,l’impression qu’avait faite sur moi cette scène disparutcomplètement de mon âme.

J’avais déjà quatorze ans et j’étais encoreune enfant sauvage et inconsidérée, de sorte que je faisais unétrange contraste avec Hermogène, qui était grave et solennel, etnotre père disait souvent qu’Hermogène avait l’air plutôt d’unepaisible fillette, tandis que moi, j’étais un garçon trèsturbulent. Cela allait bientôt changer. Hermogène se mit àpratiquer les exercices physiques avec passion et énergie. Il nevivait plus que pour les combats et pour la lutte; toute sonâme en était remplie et, comme la guerre allait éclater, il demandainstamment à notre père de lui permettre de prendre aussitôt duservice. Moi, au contraire, à la même époque, je tombai dans unétat d’esprit inexplicable, que je ne savais comment interpréter etqui bientôt bouleversa tout mon être. Un étrange malaise semblaitavoir son origine dans mon âme et menaçait d’attaquer en moi toutesles pulsations de la vie. J’étais souvent sur le point dem’évanouir. Alors toutes sortes de visions et de rêves singulierspassaient en moi et il me semblait que j’allais apercevoir un cieléclatant, plein de béatitude et de ravissement, et que, cependant,comme un enfant engourdi par le sommeil, je ne pouvais pas ouvrirles yeux. Sans savoir pourquoi, il m’arrivait souvent d’être tristejusqu’à la mort, ou, au contraire, d’une gaieté exubérante. À lamoindre occasion, les larmes jaillissaient de mes yeux. Unelangueur inexplicable s’élevait souvent en moi jusqu’à devenir unesouffrance physique, telle que tous mes membres s’agitaientconvulsivement. Mon père remarqua mon état. Il l’attribua à lasurexcitation de mes nerfs et il recourut au médecin, qui meprescrivit toutes sortes de remèdes, lesquels restèrent sans effet.Je ne sais pas moi-même comment cela se fit, brusquement, l’imageoubliée de l’inconnu m’apparut, si vivement qu’il me semblait qu’ilétait devant moi et qu’il me regardait avec compassion.

«Ah! vais-je donc mourir?Qu’est-ce qui me tourmente si inexprimablement?» Ainsim’écriai-je, en m’adressant à l’apparition; alors l’inconnusourit et répondit:

«C’est que tu m’aimes, Aurélie, c’est làce qui te tourmente. Mais peux-tu briser les vœux de celui qui estconsacré à Dieu?»

À mon étonnement, je me rendis compte alorsque l’inconnu portait l’habit des capucins. Je me redressai detoutes mes forces, pour me réveiller de cet état de rêverie;je n’y parvins pas. J’étais fermement convaincue que ce moinen’avait été qu’un jeu imposteur et illusoire de mon imagination et,pourtant, je ne pressentais que trop nettement que le mystère del’amour venait de s’ouvrir en moi.

Oui, j’aimais l’inconnu, avec toute lavivacité du sentiment qui se révèle, avec toute la passion etl’ardeur dont est capable le cœur de la jeunesse. C’est dans cesmoments de songerie apathique, où je croyais voir l’inconnu, quemon malaise parut avoir atteint le point maximum. Mon états’améliora à vue d’œil. Seule la continuelle obsession de cettevision, l’obsession de cet amour illusoire pour un être qui nevivait que dans mon imagination, me donnait l’air d’une rêveuse.J’étais muette pour toutes choses; lorsque j’étais ensociété, je restais assise sans faire un mouvement et, occupée demon idéal, je ne prêtais aucune attention à ce qu’on disait, sibien que je répondais souvent à tort et à travers, de telle sorteque l’on devait me, prendre pour une sotte.

Je vis dans la chambre de mon frère un livreque je ne connaissais pas, placé sur la table; je l’ouvris,c’était un roman traduit de l’anglais, intitulé Le Moine.Avec un frisson glacé, la pensée que l’inconnu que j’aimais étaitun moine me fit tressaillir. Jamais je ne m’étais doutée quel’amour pour un être consacré à Dieu pouvait être coupable;puis les paroles qu’avaient prononcées l’apparition revinrentbrusquement à mon esprit: «Peux-tu briser les vœux decelui qui est consacré à Dieu?»

Et c’est alors seulement que ces paroles,tombant dans mon être comme un lourd poids, me blessèrentprofondément. Il me sembla que ce livre pourrait me donner maintséclaircissements; je le pris avec moi; je me mis à lelire; la merveilleuse histoire qu’il contenait captiva monesprit; mais, après le premier meurtre, lorsque l’affreuxmoine commet des crimes toujours plus horribles et qu’enfin il faitun pacte avec le Diable, alors une épouvante sans nom s’empara demoi, car je pensais à ces paroles d’Hermogène: «Notremère parle avec le Diable.»

Je crus qu’à l’exemple du moine du roman,l’inconnu était une âme vendue au démon et qui cherchait à meséduire. Et, cependant, je ne pouvais pas maîtriser l’amour quivivait en moi pour le moine. Ce n’est que depuis lors que je savaisqu’il existe des amours sacrilèges, et la répulsion que m’inspiraitun pareil amour combattait le sentiment qui emplissait mapoitrine; et cette lutte intérieure me rendait irritable detoutes les façons. Souvent, quand j’étais dans le voisinage d’unhomme, un malaise s’emparait de moi, parce qu’il me semblaitsoudain que c’était le moine qui allait maintenant me saisir etm’entraîner dans la perdition. Reinhold revint d’un voyage et meparla beaucoup d’un capucin du nom de Médard qui était très célèbrecomme prédicateur et qu’il avait lui-même, dans la ville de…,entendu avec admiration. Je pensai au moine de mon roman et j’eusbrusquement l’étrange pressentiment que la vision, à la fois chérieet redoutée, que j’avais eue, pouvait bien être ce Médard. Cettepensée m’effraya, je ne savais même pas pourquoi, et,effectivement, mon état devint plus douloureux et plus troublé queje n’avais la force de le supporter. Je nageais dans une mer depressentiments et de rêves. Mais j’essayais en vain de chasser demon âme l’image du moine; malheureuse enfant, je ne pouvaispas résister à ce coupable amour pour l’homme consacré à Dieu.

Un ecclésiastique vint, un jour, comme il lefaisait assez souvent, visiter mon père. Il s’étendit longuementsur les diverses tentations auxquelles le Diable nous expose etplus d’une étincelle tomba dans mon âme, tandis quel’ecclésiastique décrivait l’état douloureux du jeune esprit danslequel le Malin voudrait se frayer un chemin et où il ne trouveraitqu’une faible résistance. Mon père ajouta maintes remarques, commes’il parlait de moi. Seule une confiance illimitée, dit enfinl’ecclésiastique, seule une foi inébranlable, moins dans ses amisque dans la religion et dans ses serviteurs, peut apporter lesalut.

Cet étrange entretien me détermina à recouriraux consolations de l’Église et à soulager ma poitrine par un aveuplein de contrition, au saint confessionnal.

Je résolus d’aller, le lendemain matin, detrès bonne heure, comme nous étions précisément dans la résidence,à l’église du couvent situé tout près de notre maison. Je passaiune nuit affreuse, épouvantable; des visions horribles,sacrilèges, comme je n’en avais encore jamais eu, ni même conçu,m’entouraient, mais, au milieu d’elles, il y avait le moine, quim’offrait la main comme pour me sauver et il s’écriait:

«Dis seulement que tu m’aimes et tuseras délivrée de toute détresse.»

Alors, malgré moi, je m’écriai:

«Oui, Médard, je t’aime.»

Et voici que les esprits de l’enferdisparurent aussitôt. Enfin, je me levai, je m’habillai et j’allaià l’église.

La lumière matinale répandait ses rayonsbariolés à travers les vitraux de couleur. Un frère lai balayaitles couloirs. Non loin de la porte latérale par où j’étais entrée,il y avait un autel consacré à sainte Rosalie; j’y fis unecourte prière et je me dirigeai vers le confessionnal, dans lequelj’aperçus un moine. Miséricorde! c’était Médard. Plus dedoute possible. C’était une puissance supérieure qui me le disait.Alors une angoisse et un amour insensés s’emparèrent de moi;mais je sentis que seul un courage résolu pouvait me sauver. Je luiconfessai à lui-même mon amour pour l’homme de Dieu et même plusque cela… Juste ciel! il me sembla en ce moment que j’avaissouvent déjà, dans un désespoir sans remède, maudit les lienssacrés qui enchaînaient le bien-aimé, et cela aussi, je leconfessai:

«C’est toi-même, toi-même, Médard, quej’aime si indiciblement.»

Telles furent les dernières paroles que je pusprononcer; mais alors, comme un baume venu du ciel, lessuaves consolations de l’Église coulèrent des lèvres du moine, quisoudain ne me sembla plus être Médard. Bientôt après, un vieux etdigne pèlerin me prit dans ses bras et me conduisit à pas lents, àtravers les couloirs de l’église, vers la porte principale. Ilproférait des paroles pleines de sainteté et de sublimité, mais jefus obligée de m’endormir comme un enfant que l’on berce avec dessons doux et suaves. Je perdis conscience. Lorsque je me réveillai,j’étais couchée tout habillée sur le sopha de ma chambre.

«Grâce à Dieu et aux saints, la criseest passée; elle revient à elle!» fit une voix.C’était le médecin, qui adressait ces paroles à mon père. On me ditque, le matin, on m’avait trouvée dans un état de rigiditécataleptique et qu’on avait craint une apoplexie nerveuse. Tu vois,ma chère et pieuse mère, que ma confession au moine Médard n’avaitété qu’un rêve animé, que j’avais eu dans un état desurexcitation; mais sainte Rosalie, que j’ai souvent priée etdont j’invoquai aussi l’image dans mon rêve, m’a envoyé sans doutecette apparition, afin que je pusse être sauvée des embûches que metendait la malignité du démon.

Cet amour insensé pour le fantôme à l’habit demoine avait disparu de mon âme. Je me rétablis complètement et jem’élançai dès lors, joyeusement et avec confiance, dans la vie.Mais, Dieu du ciel! ce moine détesté devait encore, d’unehorrible manière, me frapper à mort. Je reconnus immédiatement,pour être ce Médard à qui je m’étais confessée en rêve, le moinequi était venu à notre château.

«C’est le Diable avec qui notre mère aparlé; garde-toi bien, garde-toi bien, il te poursuit.»Ainsi criait continuellement en moi le malheureux Hermogène. Jen’aurais pas eu besoin de cet avertissement. Dès le premier moment,lorsque le moine me regardait avec des yeux étincelant d’un désirsacrilège et lorsque, ensuite, il invoquait dans une extasehypocrite sainte Rosalie, il fit sur moi une impression affreuse etdétestable.

Tu sais toutes les atrocités qui se sontensuite passées, ma bonne et chère mère. Mais, hélas! nedois-je pas aussi t’avouer que le moine me devint plus dangereuxlorsque, malgré tout, un sentiment profond s’éveilla dans mon âme,lorsque pour la première fois la notion du péché se manifesta à moiet lorsqu’il me fallut combattre contre la séduction dudémon? Il y avait des moments dans lesquels, aveugle quej’étais, j’ajoutais foi aux pieux et hypocrites discours du moine,des moments même où il me semblait que jaillissait de son êtrel’étincelle du ciel qui pouvait m’embraser d’un amour pur etsupraterrestre. Mais ensuite, avec une perfidie maudite, même aumilieu du recueillement de la prière la plus inspirée, il déployaitune ardeur qui venait de l’enfer. Alors les saints que j’invoquaisavec ferveur m’envoyaient mon frère, comme l’ange gardien quiveillait sur moi. Pense, ma chère mère, quel fut mon effroilorsque, ici, bientôt après ma présentation à la cour, un hommevint à moi, que, dès le premier coup d’œil, je crus reconnaîtrepour le moine Médard, bien qu’il portât l’habit laïque. Jem’évanouis, dès que je l’aperçus. Me réveillant dans les bras de laprincesse, je m’écriai très fort:

«C’est lui, c’est lui, le meurtrier demon frère.

–Oui, c’est lui, me dit la princesse.C’est le moine Médard qui s’est échappé du couvent et qui s’estdéguisé; la ressemblance singulière qu’il a avec son pèreFrancesco…»

Ciel sacré, viens à mon aide; tandis quej’écris ce nom, un frisson glacé parcourt tous mes membres. L’imageque regardait ma mère était celle de Francesco… La figure trompeusedu moine qui me tourmentait avait absolument ses traits… Médard, jele reconnus comme la figure qui m’était apparue dans mon rêvesingulier de-la confession. Médard est le fils de Francesco, c’estce Francesco que, ma bonne mère, tu as fait instruire si pieusementet qui s’est laissé aller au péché et aux sacrilèges. Quellesrelations avait ma mère avec ce Francesco pour qu’elle conservâtsecrètement ainsi son portrait et pour qu’à son aspect elle parûts’abandonner aux souvenirs d’un heureux temps? Comment sefait-il que dans ce portrait Hermogène ait vu l’image du Diable etque j’aie trouvé là le point de départ de mon étrangeégarement? Je balance entre le pressentiment et le doute. MonDieu, ai-je donc échappé à la puissance mauvaise qui me tenaitenlacée? Non, je ne puis plus écrire; il me semble queje suis entourée d’une nuit obscure et qu’il n’y brille aucuneétoile d’espérance pour me montrer amicalement le chemin.

Aurélie reprenait, quelques jours plus tard,la lettre interrompue.

Non, aucun doute sinistre ne doit assombrirles jours lumineux et fortunés qui se sont ouverts devant moi. Lerévérend père Cyrille t’a, je le sais, ma bien chère mère, déjàraconté en détail quelle triste tournure prit le procès de Léonard,que, dans ma hâte prématurée, j’avais livré aux méchants jugescriminels; comment le véritable Médard fut capturé, commentsa folie, peut-être simulée, se dissipa bientôt complètement;comment il a avoué ses crimes; comment il attend son justechâtiment, et… Mais je m’arrête là, car le sort ignominieux ducriminel qui, étant enfant, te fut si cher, blesserait trop toncœur.

Ce mémorable procès était, à la cour, l’uniquesujet de conversation. On considérait Léonard comme un criminelendurci et plein d’adresse, parce qu’il niait tout. Dieu duciel! Plus d’un discours que j’entendais était pour moi commeun coup de poignard. Car une voix disait en moi d’une étrangefaçon: «Il est innocent et son innocence éclatera augrand jour.» J’éprouvais pour lui la compassion la plusprofonde; je devais m’avouer en moi-même que son image,lorsque je l’évoquais en moi à nouveau, éveillait des sentimentsdont je ne pouvais pas méconnaître la signification. Oui, jel’aimais déjà inexprimablement, lorsqu’il semblait à tous n’êtrequ’un sacrilège criminel. Il fallait qu’un miracle nous sauvât, luiet moi, car je serais morte aussitôt que Léonard aurait été abattupar la main du bourreau.

Il est innocent, il m’aime et bientôt il seratout à moi. C’est ainsi qu’un obscur pressentiment venu du lointainde mes années d’enfance et qu’une puissance ennemie a essayéperfidement de dénaturer, se réalise magnifiquement dans une viefaite d’ardeur et de joie. Ô pieuse mère, donne-moi, donne à monbien-aimé ta bénédiction! Ah! si ton heureuse enfantpouvait pleurer sur ton cœur dans l’effusion de son bonheurcéleste!

Léonard ressemble en tout à ceFrancesco; seulement il paraît plus grand. Un traitcaractéristique et particulier à sa nation (tu sais qu’il estpolonais) le distingue aussi très nettement de Francesco et dumoine Médard. Quelle sottise ce fut de ma part que de confondre, nefût-ce qu’un instant, l’homme du monde, spirituel et splendidequ’est Léonard avec un moine échappé! Mais l’atroceimpression qu’ont faite en moi ces scènes terribles qui se sontdéroulées dans notre château est encore si forte, que souventlorsque Léonard vient vers moi à l’improviste et me regarde avecson œil brillant – qui, hélas! ne ressemble que trop à celuide Médard, je suis saisie malgré moi de frayeur, et je risque deblesser mon bien-aimé par mon attitude puérile. Il me semble quec’est seulement la bénédiction du prêtre qui pourra chasser lesfigures ténébreuses qui maintenant encore jettent sur ma vie leursombres hostiles. Fais-nous participer, mon bien-aimé et moi, à tespieuses prières, ô ma mère chérie.

Le prince désire que le mariage ait lieubientôt; je t’écrirai le jour, afin que tu puisses penser àton enfant, à cette heure solennelle et décisive de sa vie,etc.

Je relisais sans cesse la lettre d’Aurélie. Ilme semblait que c’était l’esprit du ciel qui brillait dans cespages, en pénétrant mon être, et que devant son pur rayons’éteignait toute ardeur coupable et sacrilège.

À l’aspect d’Aurélie, j’étais saisi d’unecrainte sacrée. Je n’osais plus la caresser avec impétuosité, commeautrefois. Aurélie remarqua le changement de mon attitude; jelui avouai avec contrition que j’avais dérobé la lettre qu’elleavait adressée à l’abbesse; je m’excusai, en faisant valoirla pression inexplicable à laquelle je n’avais pu résister, commesi c’eût été l’influence d’une puissance supérieure et invisible.Je prétendis que précisément cette puissance supérieure s’exerçantsur moi avait voulu me faire connaître cette vision duconfessionnal pour me montrer comment notre union la plus intimeétait son éternel dessein.

«Oui, fis-je, pieuse enfant du ciel, moiaussi j’ai eu un jour un rêve merveilleux, dans lequel tu m’avouaiston amour, mais j’étais un moine infortuné, écrasé par le destin etdont la poitrine était déchirée par mille tourments infernaux.C’est toi, toi, que j’aimais avec une ardeur sans nom; maismon amour était un sacrilège, un sacrilège doublement maudit, car,moi, j’étais un moine et toi, tu étais sainte Rosalie.»

Aurélie eut un mouvement d’effroi.

«Mon Dieu, dit-elle, mon Dieu, il y adans notre vie un mystère profond et insondable. Ah! Léonardne touchons jamais au voile qui la recouvre, car qui sait quelleshorreurs et quelles affreuses choses il y a derrière! Soyonspieux et unissons-nous l’un à l’autre dans un ferme et fidèleamour; ainsi nous résisterons à la puissance ténébreuse, dontles esprits hostiles nous menacent peut-être. C’est la destinée quia voulu que tu lises ma lettre; oui, moi-même, j’aurais dûtout t’avouer, aucun secret ne doit exister entre nous, et,pourtant, il me semble que tu luttes parfois contre quelque chosede très redoutable qui est entré dans ton passé et que tu ne peuxpas révéler, par une crainte injustifiée. Sois sincère, Léonard.Oui, un loyal aveu allégera ta poitrine et illuminera encoredavantage notre amour.»

À ces paroles d’Aurélie, qui étaient pour moicomme une torture, je sentis très bien que l’esprit du mensongehabitait en moi et que, à peine quelques instants auparavant, jevenais de tromper la pieuse enfant d’une manière trèsrépréhensible; et ce sentiment devenait toujours plus fort enmoi, par un étrange phénomène. Je sentais qu’il fallait toutdécouvrir à Aurélie – oui, tout, et pourtant gagner son amour.

«Aurélie, ô sainte bien-aimée, toi quime sauves de…»

Au moment où je disais ces mots, la princesseentra; son regard me rejeta soudain dans l’enfer, dans unenfer plein de sarcasmes et de pensées de perdition. Elle étaitobligée maintenant de me supporter; je restai et je meprésentai à elle crânement et hardiment, comme le fiancéd’Aurélie.

D’une manière générale je n’étais exempt demauvaises idées que lorsque je me trouvais seul avec Aurélie;mais alors c’était la béatitude du ciel qui s’ouvrait pour moi. Àprésent, je désirais vivement mon mariage avec Aurélie. Une nuit,ma mère se présenta vivement devant moi; je voulus saisir samain, et je m’aperçus que ce n’était qu’une forme vaporeuse.

«Pourquoi cette stupideimposture?» m’écriai-je, irrité.

Alors des larmes brillantes coulèrent des yeuxde ma mère; mais elles devinrent des étoiles scintillantes etargentées, d’où tombèrent des gouttes de clarté, qui se répandirentautour de ma tête, comme si elles voulaient former une auréole.Cependant, un point noir et terrible déchirait toujours lecercle.

«Toi que j’ai mis au monde pur de toutpéché, fit ma mère d’une voix douce, ta force est-elle donc brisée,que tu ne puisses pas résister aux séductions de Satan? C’estmaintenant seulement que je puis pénétrer jusqu’au fond de tonêtre, car le poids de la terre vient de m’être enlevé. Lève-toi,Franciscus. Je veux te parer de rubans et de fleurs, car le jour dela Saint-Bernard est arrivé et tu dois redevenir un pieuxgarçon.»

Je crus alors entonner comme autrefois unhymne en l’honneur de saint Bernard, mais un vacarme épouvantablerecouvrait mes paroles; mon cantique devint un hurlementsauvage et des voiles noirs se tendirent bruyamment entre moi et lafigure de ma mère.

Plusieurs jours après cette vision, le jugecriminel me rencontra dans la rue. Il vint à moi amicalement.

«Savez-vous déjà, dit-il, que le procèsdu capucin Médard est redevenu douteux? La sentence qui, trèsprobablement, l’aurait condamné à la peine de mort allait être déjàrédigée lorsqu’il a manifesté à nouveau des signes de folie. Eneffet, le tribunal criminel venait de recevoir la nouvelle de lamort de sa mère; je lui en fis part. Alors il se mit à riresauvagement et il s’écria, d’une voix qui aurait pu effrayer lescerveaux les plus solides:

«“Ah! ah! ah! Laprincesse de… (il nomma l’épouse du frère assassiné de notresouverain) est morte depuis bien longtemps.”

«Un nouvel examen médical vient d’êtreprescrit; cependant, l’on croit que la folie du moine n’estque simulée.»

Je me fis dire le jour et l’heure de la mortde ma mère. Elle m’était apparue précisément au moment de sa mortet, chose qui impressionna fortement mon esprit et mon cœur, mamère, que je n’avais que trop oubliée, était maintenant aussi lamédiatrice entre moi et l’âme pure et céleste qui devait êtremienne.

Devenu plus doux et plus calme, c’est alorsseulement qu’il me sembla que je comprenais entièrement l’amourd’Aurélie; je pouvais à peine la quitter, car elle était pourmoi comme une sainte qui me protégeait et, comme elle ne medemandait plus de lui révéler mon sinistre secret, ce secretdevenait maintenant pour moi un événement voulu par la fatalité despuissances supérieures et qui me restait inexplicable.

Le jour du mariage, fixé par le prince, étaitarrivé. Aurélie voulut que le mariage eût lieu dès la premièreheure, à l’autel de sainte Rosalie, dans l’église du couventvoisin. Je passai la nuit à veiller et, pour la première foisdepuis longtemps, à prier avec ferveur. Hélas! aveugle quej’étais, je ne sentis pas que la prière par laquelle je mepréparais au péché était un sacrilège infernal.

Lorsque j’arrivai chez Aurélie, elle vint àmoi, habillée de blanc et parée de roses odorantes, touteravissante d’une beauté angélique. Son vêtement comme sa coiffureavaient quelque chose qui rappelait étrangement une époquepassée; un obscur souvenir s’éveilla en moi, mais un frissonprofond me fit tressaillir lorsque soudain se dressa devant mesyeux avec beaucoup de vivacité le tableau de l’autel où lacélébration nuptiale devait se faire. Ce tableau représentait lemartyre de sainte Rosalie, et précisément la sainte était habilléetout comme Aurélie. Il me fut difficile de cacher l’impressiond’angoisse que cela fit sur moi. Aurélie, avec un regard danslequel brillait tout un ciel d’amour et de béatitude, me tendit lamain; je la pressai contre ma poitrine et, en lui donnant unbaiser rempli de la plus pure extase, je fus pénétré de nouveau dusentiment bien net que seule elle pouvait sauver mon âme.

Un serviteur du prince vint nous annoncer queson maître était prêt à nous recevoir. Aurélie mit rapidement sesgants; je pris son bras; alors la femme de chambreremarqua que la chevelure d’Aurélie était dérangée; ellesortit vivement pour aller chercher des épingles. Nous attendîmesprès de la porte, et Aurélie parut mécontente de se trouver à cetendroit. Au même instant, un bruit sourd s’éleva dans la rue;nous entendîmes les cris confus de voix étouffées, et le grincementd’une lourde voiture roulant lentement parvint à nos oreilles. Jecourus à la fenêtre. Il y avait là précisément, devant le palais,la charrette, conduite par le valet du bourreau, à l’arrière delaquelle le moine était assis; devant lui était un capucin,qui priait avec lui à haute voix. Le moine était tout défiguré parla pâleur que lui donnait l’angoisse de la mort et par sa barbebroussailleuse, mais les traits de mon affreux double ne m’étaientque trop reconnaissables. Lorsque la voiture, arrêtée un moment parla multitude qui se pressait autour d’elle, eut repris sa marche,il jeta sur moi son regard fixe et effrayant, avec des yeuxétincelants, et il se mit à rire et à hurler, en s’adressant àmoi:

«Fiancé, fiancé… Viens… viens sur letoit… Là nous lutterons ensemble et celui qui précipitera l’autreen bas sera le roi et pourra boire son sang.»

Je criai d’une voix forte:

«Homme effrayant, que veux-tu… queveux-tu de moi?»

Aurélie me prit par les deux bras; ellem’arracha par force de la fenêtre, en s’écriant:

«Pour l’amour de Dieu et de la SainteVierge… ils conduisent Médard… le meurtrier de mon frère, ausupplice… Léonard… Léonard…»

Alors les esprits de l’enfer s’éveillèrent enmoi et ils se déchaînèrent avec cette force qui leur est conféréesur le pécheur sacrilège et maudit. Je saisis Aurélie avec unecolère furieuse, si bien qu’elle tressaillit dans tout sonêtre.

«Ah! ah! ah!… Femmefolle et insensée… c’est moi… c’est moi, ton amant, ton fiancé,c’est moi qui suis Médard… Je suis l’assassin de ton frère… Toi, lafiancée du moine, veux-tu par tes jérémiades perdre tonfiancé? Oh! oh! oh!… je suis roi… je boiston sang.»

Ce disant, je sortis mon couteaumeurtrier; je le dirigeai vers Aurélie, que j’avais renverséesur le sol. Un flot de sang jaillit sur ma main. Je bondis au basde l’escalier; je traversai la foule, pour aller à lacharrette; j’en arrachai le moine et je le précipitai sur lesol.

Alors, on me saisit; je jouaifurieusement du couteau autour de moi; je me dégageai et jebondis. On courut après moi; je me sentis blesser au côté parun coup tranchant, mais, tenant de la main droite le couteau et dela main gauche distribuant de puissants coups de poing, je réussisà me frayer un chemin jusqu’au mur du parc qui était voisin et jele franchis d’un saut terrible.

«Au meurtre… arrêtez-le… arrêtezl’assassin!» criaient des voix derrière moi.

J’entendais le bruit de la foule; onvoulait faire sauter la porte du parc, qui était fermée; etje courais sans cesse. J’arrivai au large fossé qui séparait leparc de la forêt voisine. Un bond énorme, et je fus de l’autrecôté; et je courus toujours, à travers la forêt, jusqu’à ceque je tombasse épuisé, sous un arbre.

Lorsque je me réveillai, comme sortant d’unprofond engourdissement, il faisait déjà nuit. Seule la pensée defuir, comme une bête aux abois, vivait en mon âme. Je me levai,mais à peine eus-je fait quelques pas que, bondissant hors dufourré, un homme sauta sur mon dos et de ses bras me serra le cou.En vain, je cherchai à m’en débarrasser: je me jetai à terre,je me frottai l’échine contre les arbres, tout était inutile.L’homme ricanait et riait sarcastiquement; alors la lunebrilla à travers les sapins noirs et le visage hideux, blême commeun cadavre, du moine, du prétendu Médard – de mon double –, meregardait fixement et horriblement, comme quand il était sur lacharrette.

«Hi!… Hi!… Hi! petitfrère… petit frère… toujours, toujours, je suis près de toi… Je nete lâche pas… Je ne te lâche pas… Je ne puis… cou… courir, commetoi. Il faut que tu me por… portes… Je viens de l’écha… l’échafaud…On a voulu me rou… rouer… Hi! Hi!…»

Ainsi riait et hurlait le terrible spectre,tandis que moi, puisant des forces dans l’horreur que jeressentais, je bondissais comme un tigre étreint par les nœuds duserpent boa.

Je me précipitais contre les arbres et lesrochers, pour le blesser grièvement sinon le tuer, afin qu’il fûtobligé de me lâcher. Alors il ne faisait que rire encore plus fortet c’était moi seul qui éprouvais une douleur subite, j’essayais dedesserrer l’étreinte de ses mains accrochées sous mon menton, maisla force du monstre menaçait de m’étouffer. Enfin, après une folleruée, il tomba brusquement, mais à peine avais-je fait quelques pasqu’il était de nouveau installé sur mon dos, ricanant et riant etbalbutiant ses horribles paroles. De nouveau je déployai tous lesefforts d’une rage furieuse; de nouveau me voilàdélivré; mais de nouveau mon cou se trouve étreint par leterrible fantôme.

Il ne m’est pas possible de dire avecprécision combien de temps dura ma fuite, à travers la sombreforêt, toujours poursuivi par mon double; il me semble quecela dura des mois, sans que je prisse ni aliments ni boisson. Jene me rappelle avec netteté qu’un seul moment, après lequel jetombai complètement inanimé. Je venais précisément de réussir à medébarrasser de mon double, lorsqu’un clair rayon de soleil traversala forêt, suivi d’un son charmant et gracieux. Je distinguai unecloche de couvent qui sonnait matines.

«Tu as assassiné Aurélie.» Cettepensée me saisit, comme avec les bras glacés de la mort, et jetombai sur le sol, évanoui.

Chapitre 2La pénitence

Une douce chaleur pénétra mon être. Puis jesentis dans toutes mes veines quelque chose qui me travaillait etme picotait étrangement; ce sentiment prit en moi la nettetéd’une idée, mais ma personnalité était divisée en une centaine defragments. Chaque partie, s’agitant pour son compte, avait sapropre conscience de l’existence, et c’est en vain que la têtecommandait aux membres, qui, comme des vassaux infidèles, nepouvaient pas se grouper sous son autorité. Alors les idées desdiverses parties se mirent à tourner comme des points lumineux,toujours plus vite, toujours plus vite, de manière à former uncercle de feu, qui devint plus petit à mesure que la vitesseaugmentait, de telle sorte que finalement il sembla n’être plusqu’une boule de feu immobile. Il en sortait des rayons d’un rougeardent, qui se mouvaient dans un jeu de flammes colorées.

«Ce sont mes membres qui se meuvent,maintenant je me réveille.»

Ainsi pensai-je avec netteté; mais aumême instant une douleur brusque me fit tressaillir et le son claird’une cloche battit à mon oreille.

«Fuir, toujours plus loin!Toujours plus loin!» m’écriai-je à haute voix, envoulant me lever aussitôt, mais je tombai sans force à larenverse.

Ce n’est qu’alors que je pus ouvrir les yeux.Les sons de cloche continuaient à se faire entendre; je crusêtre encore dans la forêt, mais quel ne fut pas mon étonnementlorsque j’examinai les objets qui étaient autour de moi, ainsi quemoi-même. J’étais étendu sur un matelas bien rembourré, dans unehaute chambre très simple, et je portais l’habit de capucin.Quelques chaises d’osier, une petite table et un pauvre lit étaientles seuls autres objets qu’il y eût dans la chambre. Je compris quej’étais resté longtemps sans avoir repris mes esprits et que, d’unemanière ou de l’autre, lorsque j’étais encore inanimé, on avait dûme transporter dans un couvent qui recevait des malades. Peut-êtremon costume était-il déchiré, et c’est pourquoi l’on m’avait donnéprovisoirement un froc. Il me sembla que j’avais échappé au périlqui me menaçait. Ces idées me tranquillisèrent tout à fait et jerésolus d’attendre ce qui se passerait ensuite, car je pouvaisprévoir que l’on viendrait bientôt voir le malade. Je me sentaistrès fatigué, mais je ne souffrais pas du tout.

J’étais ainsi depuis quelques minutes à peine,ayant complètement repris connaissance, lorsque j’entendis des pas,qui s’approchaient comme en suivant un long couloir. On ouvrit maporte et j’aperçus deux hommes, dont l’un était habillé en laïque,mais dont l’autre portait l’habit des frères de la Charité. Ilsvinrent à moi sans parler; celui qui portait un vêtementlaïque me regarda fixement dans les yeux et il sembla trèsétonné.

«Je suis revenu à moi, monsieur, fis-jeavec une voix faible. Loué soit le ciel qui m’a rendu à la vie…Mais où est-ce que je me trouve? De quelle façon suis-je venuici?»

Sans répondre, le laïque se tourna versl’ecclésiastique et, lui parlant en italien, il dit:

«C’est vraiment extraordinaire; leregard est tout autre, la parole est nette, seulement fatiguée… Ildoit avoir eu une crise d’une espèce particulière.

–Il me semble, réponditl’ecclésiastique, il me semble que la guérison ne peut plus êtredouteuse.

–Cela dépend, poursuivit le laïque, celadépend de la façon dont il se comportera pendant les jours qui vontsuivre. Ne comprenez-vous pas assez l’allemand pour luiparler?

–Malheureusement non, réponditl’ecclésiastique.

–Mais je comprends et je parlel’italien, fis-je; dites-moi où je suis et comment je suisvenu ici.»

Le laïque, qui, à ce que je pus remarquer,était médecin, parut joyeusement surpris.

«Ah! s’écria-t-il, ah! c’esttrès bien. Vous vous trouvez, mon révérend, dans un endroit où l’ons’occupe uniquement de votre bien, de toutes les façons possibles.Vous fûtes porté ici, il y a trois mois, dans un état trèscritique. Vous étiez très malade, mais, grâce à nos soins et ànotre vigilance, vous paraissez vous trouver sur la voie de laguérison. Si nous avons le bonheur de vous guérir complètement,vous pourrez continuer en paix votre route, car, à ce que j’aiappris, vous vouliez aller à Rome.

–Suis-je donc venu chez vous,demandai-je encore, vêtu de l’habit que je porte?

–Mais oui, répondit le médecin.Cependant, cessez vos questions; ne vous inquiétez pas, voussaurez tout; le soin de votre santé est maintenant leprincipal.»

Il prit mon pouls; l’ecclésiastiqueétait pendant ce temps allé chercher une tasse, qu’il meprésenta.

«Buvez, fit le médecin, et dites-moiensuite quel breuvage vous croyez que ce soit.

–C’est, répondis-je, après avoir bu,c’est un bouillon très réconfortant.»

Le médecin sourit de contentement et il dit àl’ecclésiastique:

«Bien, très bien!»

Tous deux me quittèrent. Mon hypothèse étaitdonc exacte, d’après ce que je venais de voir. Je me trouvais dansun hôpital public. On me soigna avec des aliments fortifiants etdes remèdes énergiques, de telle sorte qu’au bout de trois jours jefus en état de me lever. L’ecclésiastique ouvrit une fenêtre, et unair chaud et magnifique, comme je n’en avais jamais respiré depareil, pénétra à flots dans la chambre. Un jardin était attenant àl’édifice et de splendides arbres exotiques verdoyaient etfleurissaient; la vigne grimpait richement le long dumur; mais surtout le ciel, tout bleu foncé et parfumé, étaitpour moi quelque chose qui semblait venir des lointains d’un mondemagique.

«Où suis-je donc? m’écriai-jeplein de ravissement. Les saints m’ont-ils jugé digne d’habiterdans un pays céleste?»

L’ecclésiastique sourit avec satisfaction, enme disant:

«Vous êtes en Italie, mon frère, enItalie.»

Mon étonnement atteignit son comble. Jepressai l’ecclésiastique de me dire exactement les circonstances demon entrée dans cette maison; il me renvoya au docteur.Celui-ci me dit enfin que trois mois auparavant un homme étrangem’avait apporté ici et avait demandé qu’on voulût bien merecevoir; j’étais, en effet, dans un hôpital, qui étaitadministré par les frères de la Charité.

Au fur et à mesure que je reprenais desforces, je remarquai que tous deux, le médecin et l’ecclésiastique,se plaisaient à engager avec moi des conversations variées etqu’ils cherchaient surtout l’occasion de me faire parlerlonguement, en tenant un discours suivi. Mes vastes connaissancesdans les branches les plus diverses de la science me donnaient pourcela une riche matière, et le médecin me pria de mettre par écritplus d’une chose, ce qu’il lisait ensuite en ma présence, en ayantl’air très satisfait. Cependant, j’étais souvent surpris de voirqu’au lieu de louer mon travail lui-même il se bornait toujours àdire:

«En effet… Cela va bien… Je ne me suispas trompé… Admirable… Admirable…»

Il me fut dès lors permis de descendre, àcertaines heures, dans le jardin, où maintes fois j’aperçus deshommes horriblement défigurés, pâles comme des cadavres etdécharnés comme des squelettes qui étaient conduits par des frèresde la Charité. Une fois je rencontrai, lorsque j’étais déjà sur lepoint de rentrer dans la maison, un homme long et maigre, dans unétrange manteau marron, deux ecclésiastiques le conduisaient par lebras et, à chaque pas, il faisait un bond grotesque, tout ensifflant des sons pénétrants. Étonné, je m’arrêtai, maisl’ecclésiastique qui m’accompagnait m’entraîna vivement, en medisant:

«Venez, venez, cher frère Médard. Cespectacle ne vaut rien pour vous.

–Dieu! m’écriai-je. Commentsavez-vous mon nom?»

La vivacité avec laquelle je prononçai cesparoles parut inquiéter mon compagnon.

«Eh! fit-il. Comment nesaurions-nous pas votre nom? L’homme qui vous a conduit icinous l’a expressément indiqué, et vous êtes inscrit sur lesregistres de la maison sous le nom de “Médard, frère du couvent decapucins de B…”»

Un froid glacial courut à travers mes membres.Mais, quel que fût l’inconnu qui m’avait transporté dans cethôpital, et même s’il était initié à mon effroyable secret, il nepouvait me vouloir du mal, car il s’était occupé de moi comme unami et je disposais de ma liberté.

J’étais assis à la fenêtre, qui était ouverte,et je respirais à pleins poumons l’air chaud et magnifique qui, enme pénétrant les moelles et les veines, allumait en moi unenouvelle vie, lorsque je vis venir, dans l’allée principale quimontait vers la maison, en sautillant et en trottinant plutôt qu’enmarchant, un petit homme sec ayant sur la tête un minuscule chapeaupointu et revêtu d’un pauvre manteau tout fané. Lorsqu’ilm’aperçut, il brandit son chapeau en l’air et avec la main ilm’envoya des saluts. Ce petit homme avait quelque chose qui nem’était pas inconnu; mais je ne pouvais pas distinguernettement les traits de son visage, et il disparut sous les arbresavant que je n’eusse découvert qui il pouvait bien être.

Au bout de quelques instants, j’entendisfrapper à ma porte; j’ouvris et la même silhouette quej’avais vue dans le jardin se présenta à moi.

«Schönfeld, m’écriai-je plein desurprise, Schönfeld, par le ciel, que faites-vousici?»

C’était ce fou de perruquier de la ville decommerce qui jadis m’avait sauvé d’un grand danger.

«Ah! ah! ah!soupira-t-il, tandis que son visage prenait une expressioncomiquement geignarde, que viendrais-je faire ici, mon révérend,que viendrais-je faire ici, sinon persécuté et abattu par lamauvaise fatalité qui poursuit tous les génies? J’ai étéobligé de fuir à cause d’un meurtre…

–À cause d’un meurtre?l’interrompis-je vivement.

–Oui, à cause d’un meurtre,continua-t-il. Dans un accès de colère, j’ai massacré le côtégauche des favoris du plus jeune kommerzienratde la villeet j’ai fait au côté droit des blessures dangereuses.

–Je vous en prie, l’interrompis-je denouveau, laissez ces plaisanteries. Soyez, pour une fois,raisonnable et faites-moi un récit qui se tienne, ouallez-vous-en.

–Eh! cher frère Médard, fit-ilbrusquement, d’un air très sérieux, tu voudrais me renvoyer,maintenant que tu es guéri, mais, lorsque tu étais malade et quemoi, ton compagnon de chambre, je dormais dans ce lit, tu étaisbien obligé de subir mon voisinage?

–Qu’est-ce que cela veut dire?m’écriai-je tout bouleversé. Pourquoi me donnez-vous ce nom deMédard?

–Regardez, s’il vous plaît, fit-il ensouriant, le coin droit de votre froc.»

Je regardai et je restai figé d’effroi et desurprise, car je vis que le nom de Médard était cousu sur monhabit, de même que, après un examen plus attentif, des indicesinfaillibles me firent constater que je portais indéniablement lefroc que j’avais caché dans un arbre creux en m’enfuyant du châteaudu baron de F… Schönfeld remarqua ce qui se passait dans mon forintérieur et il sourit d’une manière tout à fait étrange;mettant l’index contre son nez et se dressant sur la pointe despieds, il me regarda dans les yeux; je restai muet et alorsil commença doucement et lentement:

«Votre Révérence s’étonne manifestementdu beau costume que l’on vous a donné là. Il paraît en tous pointsvous aller et vous habiller merveilleusement, bien mieux que cevêtement couleur de noyer, aux misérables boutons entourés de fil,dont mon sérieux et raisonnable Damon vous revêtit un jour… Moi…c’est moi… ce pauvre exilé méconnu de Pietro Belcampo, quirecouvrit votre nudité de ce vêtement. Frère Médard! vousn’étiez pas alors dans une situation très brillante, car commemanteau, spencer, ou frac anglais, vous aviez simplement votre peauet, quant à une belle perruque, il n’y fallait pas penser, lorsque,empiétant sur mon art, vous soigniez vous-même votre Caracalla avecle peigne à dix dents que la nature vous a mis au bout desmains.

–Laissez de côté ces folies, fis-jebrusquement, laissez de côté ces folies, Schönfeld…

–Je m’appelle Pietro Belcampo,m’interrompit-il avec une grande colère, oui, Pietro Belcampo, ici,en Italie et, tu devrais le savoir, Médard, c’est moi-même, c’estmoi-même qui suis la folie qui t’accompagne partout, pour aider taraison; et, tu as beau le comprendre ou non, ce n’est quedans la folie que tu trouves ton salut, car ta raison est une chosedes plus misérables et elle ne peut pas marcher droit. Elleflageole de côté et d’autre, comme un faible enfant, et il fautqu’elle aille de compagnie avec la folie, qui, elle, te porteassistance et sait trouver le bon chemin qui conduit vers lapatrie, c’est-à-dire la maison des fous: effectivement, nousy voici tous deux bien arrivés, mon petit frère Médard.»

Je frissonnai, je pensai aux physionomies quej’avais aperçues, à l’homme au manteau marron qui faisait desbonds, et je ne pus plus douter que Schönfeld, dans sa folie, ne medît la vérité.

«Oui, mon petit frère Médard, continuaSchönfeld en élevant la voix et en gesticulant vivement, oui, moncher petit frère. La folie apparaît sur la terre comme la véritablereine des esprits. La raison n’est qu’un vice-roi paresseux qui nes’inquiète jamais de ce qui se passe hors des frontières duroyaume, un vice-roi qui, uniquement par ennui, fait faire sur laplace d’armes l’exercice aux soldats, à des soldats qui ensuite nepeuvent pas sérieusement tirer un coup de fusil, lorsque l’ennemienvahit le territoire. Mais la folie, elle, la véritable reine dupeuple, fait son entrée avec tambours et trompettes. Houssa!houssa! derrière elle, quelles acclamations! Quellesacclamations! Les vassaux se rebellent aux endroits où laraison les tenait enfermés et ils ne veulent plus se lever,s’asseoir et se coucher, comme le commande ce gouverneurpédantesque. Celui-ci fait l’inspection des numéros et ildit:

«“Voyez, la folie m’a dérangé, éloignéet aliéné mes meilleurs élèves, et de fait, ils sont devenusaliénés.”

«C’est là un jeu de mots, petit frèreMédard; un jeu de mots est un fer à friser, passé au feu, quela folie tient dans sa main et avec quoi elle frise lespensées.

–Encore une fois, fis-je en interrompantle discours de ce stupide Schönfeld, encore une fois, je vous priede laisser de côté, si vous le pouvez, ce bavardage insensé, et deme dire comment vous êtes venu ici et ce que vous savez de moi etdu costume que je porte.»

Ce disant, je l’avais pris par les mains et jel’avais poussé sur une chaise. Il sembla se recueillir, en baissantles yeux et en respirant profondément.

«Je vous ai, fit-il alors, d’une voixbasse et fatiguée, je vous ai sauvé la vie pour la deuxième fois.C’est moi qui vous ai aidé à vous enfuir de la ville decommerce; c’est moi qui encore vous ai amené ici.

–Au nom de Dieu et au nom de tous lessaints, où m’avez-vous trouvé?» fis-je en criant trèsfort, tandis que je le lâchais. Mais, l’instant d’après, il étaitdebout et il vociférait, les yeux étincelants:

«Eh! frère Médard, si je net’avais pas, petit et faible que je suis, traîné péniblement surmes épaules, tu serais aujourd’hui étendu, les membres rompus, surla roue du supplice.»

Je tressaillis et, comme anéanti, je melaissai tomber sur la chaise. La porte s’ouvrit et l’ecclésiastiquequi me soignait entra précipitamment.

«Que venez-vous faire ici? Quivous a permis de pénétrer dans cette chambre?» fit-ilen se dirigeant vers Belcampo.

Mais celui-ci se mit à répandre des larmes etil dit d’une voix suppliante:

«Ah! ah! monsieur lerévérend, je n’ai pas pu résister plus longtemps au besoin deparler à mon ami, que j’ai arraché à une mort imminente.»

Avec énergie je me décidai.

«Dites-moi, mon cher frère, fis-je àl’ecclésiastique, cet homme m’a-t-il réellement amenéici?»

Il hésita.

«Je sais maintenant où je me trouve,continuai-je. Je peux supposer que j’étais dans l’état le pluseffroyable possible, mais vous constatez que je suis complètementguéri et je puis maintenant tout apprendre de ce que jusqu’alors onme cachait intentionnellement parce qu’on me considérait comme tropirritable.

–En effet, répondit l’ecclésiastique,cet homme vous a amené, il y a environ trois mois à trois mois etdemi, dans notre établissement; il vous avait, à ce qu’ilnous dit, trouvé inanimé dans la forêt qui, à quatre milles d’ici,sépare le pays de… de notre territoire, et il avait reconnu en vousle moine capucin Médard, du couvent de B…, qui, autrefois, en serendant à Rome, était passé par l’endroit où il habitait. Vous voustrouviez dans un état d’insensibilité absolue. Vous marchiez quandon vous conduisait; vous vous arrêtiez quand on vouslâchait; vous vous asseyiez ou vous vous couchiez suivantl’impulsion qu’on vous donnait. Il fallait vous faire prendre deforce la nourriture et la boisson. Vous ne pouviez proférer que dessons confus et incompréhensibles; vos yeux semblaient avoirperdu toute faculté visuelle. Belcampo ne vous quitta pas, il futvotre fidèle garde-malade. Au bout de quatre semaines, vous fûtespris de la folie la plus terrible; on fut obligé de vousmettre dans une des pièces isolées qui sont spécialement affectéesà cet usage. Vous étiez semblable à la bête sauvage… mais, je nepeux pas vous décrire plus en détail un état dont le souvenir vousserait peut-être trop douloureux. Au bout de quatre semaines,l’insensibilité dans laquelle vous vous trouviez d’abord reparutbrusquement et aboutit à une catalepsie complète, de laquelle vousvous êtes éveillé guéri.»

Schönfeld s’était assis pendant le récit del’ecclésiastique et, comme plongé dans une profonde réflexion, ilavait appuyé la tête dans sa main.

«Oui, commença-t-il, je sais très bienque je suis parfois un fou stupide, mais l’air que l’on respiredans la maison des fous, et qui est funeste aux gens raisonnables,m’a fait beaucoup de bien. Je commence par raisonner sur moi-mêmeet ce n’est pas un mauvais signe. Si tant est que je n’existe quepar ma propre conscience, il s’agit seulement que cette consciencedépouille celui qui la possède de son habit d’arlequin, et alors mevoici moi-même devenu un gentleman sérieux. Mon Dieu! Mais unperruquier génial n’est-il pas déjà par lui-même et en lui-même unpoltron parfait? La poltronnerie préserve de toute folie etje puis vous assurer, mon révérend, que je suis en état dedistinguer exactement, même par vent nord-nord-ouest, un clocherd’une torchère.

–S’il en est vraiment ainsi, fis-je,prouvez-le-moi en me racontant tranquillement comment la choses’est passée, comment vous m’avez trouvé et comment vous m’avezamené ici.

–Je veux le faire, répliqua Schönfeld,bien que M.l’ecclésiastique qui est ici ait un visage trèssoucieux; mais, permets-moi, frère Médard, de te tutoyerfamilièrement comme mon protégé. Le peintre étranger, au matin quisuivit ta fuite dans la nuit, avait disparu, lui aussi, avec sacollection de tableaux, d’une façon incompréhensible. Autantl’affaire avait, au début, fait sensation, autant elle fut vitenoyée dans le flot des événements nouveaux. C’est seulement lorsquefut connu le meurtre commis au château du baron de F…, lorsque lestribunaux de… lancèrent un mandat d’arrêt contre le moine Médard,du couvent de capucins de B…, que l’on se souvint que le peintreavait raconté toute l’histoire au cabaret et avait reconnu en toile frère Médard. Le patron de l’hôtel où tu avais habité confirmal’hypothèse que j’avais favorisé ta fuite. On me surveilla et l’onvoulut me jeter en prison. Facile me fut la résolution de fuir lamisérable vie qui m’avait depuis déjà longtemps accablé. Je décidaid’aller en Italie, où il y a de petits abbés et des coiffures bienfrisées. Sur la route qui m’y conduisait je te vis dans larésidence du prince de… On parlait de ton mariage avec Aurélie etde l’exécution du moine Médard. Je vis aussi ce moine. Ehbien! quoi qu’il en soit, je te tiens, une fois pour toutes,pour le véritable Médard. Je me plaçai sur ton chemin, tu ne meremarquas pas et je quittai la résidence pour poursuivre ma route.Après un long voyage je me préparais, un jour, à la pointe del’aube, à traverser la forêt qui s’étendait devant moi toute noired’obscurité. Les premiers rayons du soleil matinal apparaissaientlorsque j’entendis un bruit dans l’épaisseur du fourré et je vis unhomme aux cheveux et à la barbe en désordre, mais élégammenthabillé, passer en courant près de moi. Son regard était faroucheet bouleversé; un instant, il disparut à mes yeux. Jecontinuai ma marche, mais quel ne fut pas mon effroi, lorsquedevant moi j’aperçus un homme nu étendu sur le sol. Je crus qu’onvenait de commettre un assassinat et que le fugitif était lemeurtrier. Je me penchai sur cet homme nu, je te reconnus, et jeconstatai que tu respirais légèrement. Tout près de toi était lefroc de moine que tu portes maintenant; avec beaucoup depeine je t’en revêtis et je te traînai. Enfin tu te réveillas d’unprofond évanouissement, mais tu restas dans l’état que t’a décrittout à l’heure le révérend frère.

«Il ne me fallut pas peu d’efforts pourte conduire plus loin et il arriva ainsi que le soir tombait déjàlorsque j’atteignis une auberge située au milieu de la forêt. Je telaissai accablé de sommeil dans une clairière gazonnée et j’allai àl’auberge chercher de quoi boire et de quoi manger.

«Il y avait là des dragons de… qui, à ceque me dit la femme de l’aubergiste, étaient chargés de rechercherjusqu’à la frontière un moine qui s’était enfui d’une manièreincompréhensible au moment où il allait être exécuté à…, pour avoircommis de grands crimes. Je n’arrivais pas à comprendre comment tuétais venu de la résidence dans cette forêt, mais la conviction quetu étais ce Médard que l’on poursuivait me fit employer tous messoins à t’arracher au danger auquel tu me paraissais exposé. Pardes chemins détournés, je te transportai au-delà de la frontière etj’arrivai enfin avec toi dans cette maison où l’on nous accueillittous les deux, car je déclarai que je ne voulais pas me séparer detoi. Ici tu étais en sûreté, car d’aucune façon on n’aurait livré àdes tribunaux étrangers un malade ainsi hospitalisé.

«Tes cinq sens n’étaient pas dans unétat très brillant lorsque j’habitais ici avec toi dans cettechambre et que je te soignais. Le mouvement de tes membres n’étaitpas non plus digne d’éloges; Noverre et Vestris t’auraientprofondément méprisé, car ta tête pendait sur ta poitrine et,lorsqu’on voulait te faire tenir droit, tu te renversais comme unequille mal faite. Tes facultés oratoires étaient aussi dans le plustriste état, car tu étais terriblement monosyllabique et tu disaisseulement, à de longs intervalles: “Heu! heu…” et “Mé…Mé…”, ce qui ne permettait guère de comprendre tes désirs et tapensée et aurait fait croire presque que ces deux choses t’étaientdevenues infidèles et vagabondaient sur leurs propres mains ou surleurs propres pieds. Enfin, tu devenais, tout d’un coup,extrêmement joyeux; tu sautais en l’air, tu rugissais deravissement et tu t’arrachais le froc du corps, pour êtredébarrassé de tout lien entravant la nature. Ton appétit…

–Arrêtez-vous, Schönfeld, fis-je eninterrompant l’abominable mauvais plaisant, arrêtez-vous. On m’adéjà appris l’état épouvantable dans lequel j’étais plongé. Louéessoient la longanimité et la grâce éternelle du Seigneur;louée soit la médiation de la Vierge bénie et des saints, grâce àquoi j’ai été sauvé!

–… Eh! mon révérend, continuaSchönfeld, à quoi cela vous avance-t-il maintenant, si je pense àcette fonction spéciale de l’esprit qu’on appelle conscience et quin’est rien d’autre que la maudite activité d’un damné receveur desdouanes, officier de l’accise ou assistant contrôleur général, quia établi son funeste bureau dans la chambrette supérieure de laporte de la ville et qui dit à toute marchandise qui veutsortir:

«“Hé!… Hé!… L’exportationest interdite… Dans le pays! Elle restera dans le pays.” Lesplus beaux bijoux sont mis en terre comme de pauvres grains desemence et ce qui en naît, ce sont, tout au plus, des betteravesqui, sur un poids de mille quintaux, ne permettent à la pratiqued’en extraire qu’un quart d’once de sucre de mauvais goût…Hé! Hé!… Et pourtant cette exportation devraitalimenter un commerce avec la magnifique cité de Dieu, toutlà-haut, où tout est fierté et magnificence. Dieu du ciel!Monsieur, j’aurais jeté dans la rivière, là où elle est la plusprofonde, toute ma poudre à la maréchale ou à la Pompadour ou à lareine de Golconde, si chèrement achetée, si j’avais pu seulement enretirer au moins, par voie de transit, une drachme de poussièresolaire, afin de poudrer les perruques de professeurs et dedirecteurs de l’enseignement suprêmement instruits, mais, avanttout, la mienne propre. Que dis-je? Si mon Damon, ô le plusvénérable de tous les vénérables moines, avait pu vous revêtir, aulieu du froc puce, d’une de ces “matinées” de soleil danslesquelles s’enveloppent les riches et pétulants bourgeois de lacité de Dieu pour aller à la selle, vraiment, pour ce qui est dudécorum et de la dignité, tout se serait passé autrement;mais, de cette manière, le monde vous a pris pour un vulgairegleboe adscriptus, comme il a pris le Diable pour votrecousin germain.»

Schönfeld s’était levé et il allait ou plutôtsautillait, en gesticulant fortement et en faisant de follesgrimaces, d’un bout de la pièce à l’autre. Il était en traind’aiguiser comme d’habitude sa folie par une folie encore plusgrande et c’est pourquoi je lui saisis les deux mains et je luidis:

«Veux-tu donc absolument prendre ici maplace parmi les aliénés? Ne t’est-il donc pas possible, aprèsune minute de raison et de sérieux, de laisser de côté labouffonnerie?»

Il sourit d’une étrange façon etrépondit:

«Tout ce que je dis, lorsquel’Esprit vient me visiter, est-il vraiment sisot?

–Le malheur, répliquai-je, c’estprécisément que dans tes bouffonneries il y a souvent un sensprofond; mais tu embrouilles tout avec un tel bric-à-brac debizarreries, qu’une pensée juste et bon teint devient ridicule etsans valeur, comme un vêtement rapiécé avec des haillons de toutescouleurs. Tu ne peux pas marcher droit; comme un ivrogne tuvas à droite et à gauche du bon chemin et ta direction estoblique.

–Qu’est-ce qu’une direction?m’interrompit Schönfeld tout bas et en continuant de sourire avecune mine aigre-douce. Qu’est-ce qu’une direction, vénérablecapucin? Une direction suppose un but vers lequel nous nousdirigeons. Êtes-vous sûr de votre but, mon cher moine? Necraignez-vous pas d’avoir parfois mangé trop peu de cervelle dechat et, au lieu de cela, d’avoir absorbé à l’auberge, à côté de laligne droite tracée sur la table, trop de spiritueux, et, dès lors,comme un couvreur pris de vertige, d’apercevoir deux buts sanssavoir quel est le bon? Du reste, capucin, pardonne à maprofession la bouffonnerie que je porte en moi, comme un agréablemélange semblable au poivre d’Espagne qui est nécessaire pour bienassaisonner des choux-fleurs. Sans cela, un artiste capillaire estune misérable personne, un pauvre sot ayant dans sa poche sonbrevet sans l’utiliser pour sa joie et son profit.»

L’ecclésiastique nous avait considérés avecattention, tantôt moi, tantôt ce grimacier de Schönfeld. Comme nousparlions allemand, il ne comprenait pas un seul mot. Alors ilinterrompit notre conversation.

«Pardonnez-moi, messieurs, si mon devoirexige que je mette fin à un entretien qui, certainement, ne peutfaire de bien ni à l’un ni à l’autre. Vous êtes, mon frère, encoretrop faible pour pouvoir parler si longtemps de choses qui,probablement, évoquent dans votre vie passée de douloureuxsouvenirs. Vous pourrez peu à peu apprendre tout de votre ami, car,lorsque vous quitterez notre maison, après votre completrétablissement, votre ami continuera sans doute de vousaccompagner. Qui plus est, vous avez – et, ce disant, il se tournavers Schönfeld – une façon de raconter qui est tout à fait denature à mettre fortement sous les yeux de l’auditeur tout ce dontvous parlez. En Allemagne, on vous prend forcément pour un fou, et,même chez nous, vous passeriez comme un bon buffone. Vouspourriez faire fortune comme comique.»

Schönfeld regarda fixement l’ecclésiastiqueavec des yeux grands ouverts, puis il se dressa sur la pointe despieds, joignit les mains au-dessus de sa tête et, parlant italien,il s’écria:

«C’est la voix del’Esprit!… Ô voix du destin, tu viens de me parlerpar la bouche de ce vénérable religieux. Belcampo… Belcampo…comment as-tu pu méconnaître ta véritable vocation? Le sorten est jeté.»

Et sur ces mots il bondit vers la porte.

Le lendemain matin il entra dans ma chambre,tout équipé pour le voyage.

«Mon cher frère Médard, dit-il, tu esmaintenant complètement guéri. Tu n’as plus besoin de monassistance. Je m’en vais où ma vocation véritable m’appelle… Adieu…Permets, cependant, que pour la dernière fois j’exerce en ta faveurmon art qui maintenant me paraît une triste profession.»

Il tira son rasoir, ses ciseaux et son peigneet, en faisant mille grimaces et mille plaisanteries, il arrangeama tonsure et ma barbe. Malgré la fidélité qu’il m’avait témoignée,l’homme m’était devenu antipathique et je fus heureux de le voirpartir.

Le médecin m’avait assez bien remonté au moyende fortifiants. Mes couleurs étaient devenues plus fraîches et enfaisant des promenades toujours plus longues, je récupérais peu àpeu mes forces. J’étais convaincu que je pourrais supporter lafatigue d’un voyage à pied, et je quittai une maison qui,bienfaisante aux aliénés, ne pouvait qu’être néfaste et affreusepour un homme sain d’esprit. On m’avait attribué l’intention defaire un pèlerinage à Rome et je résolus d’entreprendre réellementce pèlerinage. C’est ainsi que je pris la route qui m’avait étéindiquée. Bien que mon esprit fût complètement guéri, j’avaismoi-même conscience de me trouver dans un état d’apathie qui jetaitun crêpe sombre sur toutes les images s’éveillant dans mon être, detelle sorte que tout me paraissait incolore et comme gris sur gris.Sans songer à me rappeler nettement le passé, je m’occupaisuniquement du présent.

J’inspectais l’horizon, pour tâcher dedécouvrir l’endroit où je pourrais mendier ma nourriture ou un gîtepour la nuit, et j’étais tout heureux lorsque de pieuses gensavaient bien rempli mon sac et ma bouteille, en échange de quoi jedébitais mécaniquement mes prières. J’étais moi-même,intellectuellement, tombé au niveau des stupides et vulgairesmoines mendiants. C’est ainsi qu’enfin j’arrivai au grand couventde capucins qui se trouve isolé à quelques lieues de Rome etentouré seulement de bâtiments d’exploitation agricole. Je pensaique là on donnerait l’hospitalité à un confrère et que je pourraism’y soigner tout à mon aise. Je déclarai qu’après que le couvent oùje me trouvais avait été supprimé, en Allemagne, j’étais parti enpèlerin et que je désirais entrer dans un autre couvent de monordre. Avec l’amabilité qui est propre aux moines italiens, on metraita généreusement, et le prieur me dit que, si l’accomplissementd’un vœu ne m’obligeait pas à continuer ma route, je pouvais resterdans le couvent, comme étranger, aussi longtemps qu’il me plairait.C’était l’heure de vêpres; les moines se rendirent dans lechœur et j’entrai dans l’église. L’architecture hardie etmagnifique de la nef ne m’étonna pas peu, mais mon esprit, courbévers la terre, ne put pas s’exalter comme cela m’arrivait depuis letemps où, encore enfant, j’avais contemplé l’église duSaint-Tilleul. Après avoir fait ma prière au maître-autel, jeparcourus les nefs latérales, contemplant les tableaux des autelsqui, comme d’habitude, représentaient les martyres des saints à quiils étaient consacrés. Enfin, j’entrai dans une chapelle latérale,dont l’autel était magiquement éclairé par les rayons du soleil quitraversaient les vitraux aux couleurs variées. Je voulus examinerle tableau et je montai les marches de l’autel. C’était sainteRosalie, l’image fatale de mon couvent! Ah! j’aperçusAurélie! Ma vie entière, mes mille sacrilèges et méfaits, lemeurtre d’Hermogène, celui d’Aurélie, tout cela ne faisait plus enmoi qu’une pensée effroyable, qui traversait mon cerveau comme unfer aigu et brûlant. Ma poitrine, mes artères et mes fibres, toutse tordait dans l’atroce douleur de la torture la plusépouvantable. Aucune mort pour me secourir. Je me jetai àterre; je déchirai mes vêtements dans un furieuxdésespoir; je hurlai de détresse sans rémission, si bien quetoute l’église en retentissait au loin:

«Je suis maudit, je suis maudit!Pas de miséricorde, plus de consolation, nulle part! C’estl’enfer, c’est l’enfer; c’est l’éternelle damnation àlaquelle, maudit pécheur, je suis voué.»

On me releva; les moines étaient dans lachapelle et devant moi se tenait le prieur, un vénérable vieillardde haute taille. Il me regardait avec une gravité d’une douceurindicible; il saisit mes mains, et c’était comme si un saint,rempli d’une céleste compassion, eût soutenu le réprouvé au-dessusde l’abîme de feu dans lequel il voulait se précipiter.

«Tu es malade, mon frère, fit le prieur.Nous allons te porter dans le cloître, là tu pourras terétablir.»

Je baisai ses mains et son vêtement, sanspouvoir parler; seuls de profonds soupirs d’angoissetrahissaient l’épouvantable état de mon âme toute désemparée. On meconduisit au réfectoire; sur un signe du prieur les moiness’éloignèrent et je restai seul avec lui.

«Tu parais, mon frère, commença-t-il,chargé d’un lourd péché, car seul le repentir le plus profond et leplus désespéré inspiré par un crime effroyable peut se conduire dela sorte. Mais la longanimité du Seigneur est grande; forteet puissante est l’intercession des saints. Aie confiance,confesse-toi à moi et, si tu fais pénitence, les consolations del’Église descendront en toi.»

À cet instant, il me sembla que le prieurétait le vieux pèlerin du Saint-Tilleul et que c’était le seul êtresur la terre entière à qui je dusse dévoiler ma vie pleine depéchés et de sacrilèges. Je n’étais pas encore capable de parler etje me jetai dans la poussière devant le vieillard.

«Je vais dans la chapelle ducouvent», fit-il d’un ton solennel, et il s’en alla.

J’étais décidé, je courus après lui et jem’assis au confessionnal; sans aucun retard, je fis ce à quoil’esprit me poussait irrésistiblement; je confessai tout –tout!

La pénitence que le prieur m’imposa futhorrible. Chassé de l’Église, comme un pestiféré, banni desréunions des frères, j’étais étendu dans le dépositoire du couventoù l’on mettait les morts, soutenant misérablement ma vie avec desherbes insipides cuites à l’eau, me flagellant et me suppliciantavec des instruments de martyre inventés par la plus ingénieusecruauté, et je n’élevais la voix que pour m’accuser moi-même, quepour demander, plein de contrition, d’être sauvé de l’enfer dontles flammes brûlaient déjà en moi. Mon sang coulait par milleblessures; la douleur me dévorait comme cent venimeusesmorsures de scorpion, jusqu’à ce qu’enfin la nature succombât etque le sommeil la prît dans ses bras protecteurs, comme un enfantsans force. Mais alors des cauchemars hostiles surgissaientaussitôt pour me faire souffrir un nouveau martyre; toute mavie se déroulait devant moi épouvantablement. Je voyais Euphémies’approcher de moi, merveilleusement belle, mais je m’écriais trèsfort:

«Que veux-tu de moi, maudite? Non,l’enfer n’a pas de part en moi.»

Alors elle écartait son vêtement et leshorreurs de la damnation me saisissaient tout entier: soncorps n’était qu’un squelette desséché, mais dans ce squelettegrouillaient d’innombrables serpents et ils dressaient vers moileurs têtes et leurs langues de feu, toutes rouges.

«Va-t’en… Tes serpents dévorent mapoitrine toute meurtrie… Ils veulent se repaître du sang de moncœur… Mais je meurs… je meurs… et la mort m’arrache à tavengeance.»

C’est ainsi que je criais. Et alorsl’apparition se mettait à hurler.

«Mes serpents peuvent se nourrir du sangde ton cœur… mais tu ne le sens pas, car là n’est pas tatorture: ta torture est en toi, et elle ne te tue pas, car tuvis en elle. Ta torture est la pensée du sacrilège que tu ascommis, et cette pensée est éternelle.»

Alors surgit à mes yeux Hermogène toutsanglant, mais Euphémie s’enfuit devant lui et il passa près demoi, en montrant du doigt la blessure qui avait, à son cou, laforme d’une croix. Je voulais prier, mais ce n’étaient, de toutesparts, que des murmures et des rumeurs qui troublaient mes sens.Des hommes que j’avais vus pleins de douceur étaient transformés encaricatures follement grimaçantes. Des têtes ayant aux oreilles despattes de sauterelle rampaient tout autour de moi et se moquaientde moi en ricanant; des oiseaux étranges, des corbeaux àfigure humaine, volaient bruyamment dans les airs. Je reconnus lemaître de chapelle de B… avec sa sœur, qui dansait une valsesauvage, et son frère l’accompagnait en jouant un air approprié.Mais il raclait sur sa propre poitrine, qui lui servait de violon.Belcampo, chevauchant, avec une horrible figure de lézard, unhideux ver ailé, se précipita vers moi, disant qu’il voulaitpeigner ma barbe avec un peigne de fer brûlant, mais il n’y parvintpas…

Le tumulte devient de plus en plus fou et lesfigures qui passent devant mes yeux sont toujours plus étranges etplus fantastiques, depuis la minuscule fourmi qui danse avec depetits pieds humains, jusqu’au long squelette de cheval, aux yeuxbrillants, dont la peau est devenue une selle sur laquelle sedresse un cavalier à tête de hibou, toute brillante dansl’obscurité. Il a pour harnais un verre sans fond et pour casque unentonnoir renversé. Toute la dérision de l’enfer a surgi devantmoi. Je m’entends rire, mais ce rire brise ma poitrine et madouleur devient plus puissante et toutes mes blessures saignentavec plus de violence. Voici qu’apparaît une figure de femme,devant laquelle s’enfuit toute la bande, et elle se dirige versmoi. Ah! c’est Aurélie!

«Je suis vivante et je suis maintenanttoute à toi», fait l’apparition.

Alors s’éveille en moi le sacrilège. Dans unsauvage et furieux désir, je l’étreins de mes bras. Toute faiblessem’a quitté. Mais je sens brûler ma poitrine; de rudespiquants m’écorchent les yeux et c’est Satan qui ricanebruyamment:

«Maintenant, tu es tout àmoi.»

Je me réveille avec un cri d’épouvante etbientôt mon sang coule à flots des plaies que m’ont faites lescoups du fouet acéré avec lequel je me châtie dans un désespoirirrémédiable. Car même les fautes commises en rêve, même une penséecoupable exigent une double punition.

Enfin le temps de pénitence rigoureuse que leprieur m’avait assigné s’écoula et je quittai le caveau des mortspour me livrer aux exercices de mortification qui me restaientencore à accomplir dans le couvent même, mais dans une celluleisolée, loin des frères. Ensuite, la pénitence que j’avais à fairedevenant toujours plus bénigne, il me fut permis d’entrer dansl’église et dans le chœur des moines; mais la dernièrepunition qui devait consister seulement, tous les jours, en laflagellation ordinaire, ne me suffisait pas à moi-même; jerefusai avec ténacité les aliments meilleurs que l’on voulait medonner; pendant des jours entiers, je restais étendu sur lesfroides dalles de marbre devant l’image de sainte Rosalie, et, dansma cellule solitaire, je me faisais souffrir de la façon la pluscruelle, car, par des tortures extérieures, je pensais pouvoirsurmonter le martyre atroce que je souffrais intérieurement.C’était en vain; ces apparitions, engendrées par ma pensée,revenaient toujours et j’étais livré à Satan lui-même pour qu’il metorturât et me raillât et m’induisît au péché. Ma pénitence si dureet la rigueur extraordinaire avec laquelle je l’accomplisattirèrent l’attention des moines. Ils me considéraient avec unetimidité pleine de respect et je les entendis même chuchoter entreeux:

«C’est un saint.»

Ce mot était pour moi affreux, car il ne merappelait que trop vivement cet horrible moment où, à l’église descapucins de B… j’avais crié dans un délire d’orgueil, au peintrequi me dévisageait:

«Je suis saint Antoine.»

Enfin, la dernière période de la pénitence quem’avait fixée le prieur se termina à son tour, sans que, cependant,je cessasse de me martyriser, bien que ma nature parût succomber àmes tourments. Mes yeux avaient perdu toute vie, mon corps n’étaitqu’une plaie sur un squelette sanglant et il arrivait que, lorsquej’étais resté ainsi pendant des heures étendu sur le sol, je nepouvais plus me relever sans l’aide d’autrui. Le prieur me fitporter dans son parloir.

«Sens-tu, mon frère, fit-il, ton âmesoulagée par cette rigoureuse pénitence? Les consolations duciel sont-elles venues en toi?

–Non, mon révérend, répondis-je avec unsombre désespoir.

–En t’infligeant la pénitence la plussévère, continua le prieur d’une voix plus haute, toi qui m’avaisconfessé une série d’actions épouvantables, j’ai obéi aux lois del’Église, qui veulent que le malfaiteur que n’a pas atteint le brasde la justice et qui a avoué avec contrition ses crimes auserviteur de Dieu, prouve la sincérité de son repentir par desactes matériels. Il faut qu’il tourne son esprit entièrement versle ciel, en châtiant sa chair, afin que le martyre terrestre qu’ilendure compense l’infernale jouissance que lui ont value sespéchés. Mais je crois, avec d’illustres docteurs de l’Église, queles plus horribles tortures que le pénitent s’inflige n’enlèventpas même le poids d’une drachme au poids de ses péchés, s’il met saconfiance dans sa pénitence et s’il croit par là être digne dupardon de l’Éternel. Aucune raison humaine ne peut savoir commentl’Éternel mesure nos actes; celui qui, fût-il même purifié detous péchés véritables, croit témérairement ravir le ciel par unepitié extérieure, celui-là est perdu, et le pénitent qui, aprèsavoir fait pénitence, croit que sa faute est effacée prouve que sonrepentir intérieur n’est pas sincère.

«Mais toi, mon cher frère Médard, tun’as pas encore éprouvé de consolation; cela prouve lasincérité de ton repentir. Maintenant, je le veux, cesse de teflageller, prends une meilleure nourriture et ne te dérobe plus àla société de nos frères.

«Sache que ta vie mystérieuse, danstoutes ses complications les plus étranges, m’est mieux connue qu’àtoi-même. Une fatalité à laquelle tu n’as pas pu échapper a donné àSatan pouvoir sur toi et dans tes péchés tu n’as été que soninstrument. Cependant, ne crois pas que pour cela tu as été moinscoupable aux yeux du Seigneur, car la force t’avait été impartie detriompher de Satan en luttant avec énergie. Quel est l’homme dontle cœur n’est pas exposé aux assauts du Malin? Quel est celuiqui n’est pas entravé dans son effort vers le bien? Mais sanscette lutte il n’y aurait pas de vertu, car celle-ci n’est que lavictoire du bien sur le mal, tout comme le péché naît de lavictoire du mal.

«Sache d’abord que tu t’accuses d’uncrime que tu n’as commis qu’en pensée: Aurélie estvivante; dans ton sauvage délire tu t’es blessé toi-même etc’était le sang de ta propre blessure qui coulait sur ta main…Aurélie est vivante… Je le sais.»

Je tombai à genoux; j’élevai mes mainspour la prière et de profonds soupirs sortirent de mapoitrine; des larmes jaillirent de mes yeux.

«Sache en outre, continua le prieur, quece vieux et étrange peintre dont tu m’as parlé dans ta confession avisité de temps en temps notre couvent depuis une époque quiremonte aussi loin que peut aller mon souvenir; et peut-êtrereviendra-t-il bientôt nous voir de nouveau. Il m’a donné à garderun livre qui renferme différents dessins, mais surtout unehistoire, à laquelle, chaque fois qu’il était chez nous, ilajoutait quelques lignes. Il ne m’a pas défendu de confier ce livreà qui que ce soit et je le mettrai d’autant plus volontiers danstes mains que c’est mon devoir le plus sacré. Tu verras là quel estl’enchaînement de ta propre destinée, destinée si étrange quitantôt t’a élevé dans un monde supérieur de visions merveilleuseset tantôt t’a plongé dans la vie la plus commune. On dit que lesmiracles ont disparu de notre terre; je ne le crois pas. Lesmiracles sont restés; car nous avons beau ne pas vouloirnommer miraculeuses les choses dont nous sommes quotidiennemententourés, parce que nous avons découvert la loi du retour cycliquequi régit une série de phénomènes, il n’en est pas moins vrai quesouvent ce cercle est traversé par un fait qui ruine toute notreintelligence et, si nous n’y croyons pas, c’est parce que, dansnotre sot aveuglement, nous ne pouvons pas le comprendre. Nousnions avec entêtement le phénomène qui n’est visible qu’à notre œilspirituel, parce qu’il est trop délicat pour se refléter sur lasurface grossière de notre œil corporel.

«Je compte cet étrange peintre parmi lesphénomènes extraordinaires qui défient toutes les lois de lascience; je ne sais pas si ce que nous percevons en lui estsa physionomie corporelle. Il est certain, toutefois, que personnen’a observé chez lui les fonctions ordinaires de la vie. Je ne l’aijamais vu non plus écrire ou dessiner et, cependant, chaque foisqu’il est passé chez nous, le livre où il avait l’air simplement delire a contenu un plus grand nombre de pages écrites. Étonnantaussi est le fait que tout ce qu’il y a dans le livre ne m’avaitparu qu’un gribouillage confus, une ébauche indéchiffrable d’unpeintre fantaisiste et que je n’ai pu le comprendre et le lirequ’après que tu m’as eu fait ta confession, mon cher frère Médard.Je ne puis pas préciser davantage ce que je pense et pressens ausujet de ce peintre. Toi-même le devineras, ou mieux le secret serévélera à toi de lui-même. Va, reprends des forces, et lorsque tuauras retrouvé la vigueur de l’esprit, ce qui, à ce que je crois,ne tardera pas, tu recevras de moi le livre merveilleux du peintreétranger.»

Je fis ce que voulait le prieur; jemangeai avec les frères; je cessai de me châtier et je mebornai à prier avec ardeur devant les autels des saints. Lablessure de mon cœur continuait à saigner; la douleur quipénétrait mon âme ne s’apaisait pas, mais les cauchemars effrayantscessèrent de me tourmenter et souvent, lorsque, mortellementfatigué, j’étais étendu sans pouvoir dormir sur ma dure couche, ilme semblait être entouré par des ailes d’ange et je voyais la doucefigure d’Aurélie vivante qui se penchait sur moi avec, dans sesyeux pleins de larmes, une céleste compassion. Elle étendait lamain sur ma tête comme pour me protéger; alors mes paupièresse fermaient et un suave sommeil réparateur versait dans mes veinesde nouvelles forces.

Lorsque le prieur remarqua que mon espritavait repris quelque acuité, il me donna le livre du peintre et ilm’engagea à le lire attentivement dans sa cellule. Je l’ouvris etla première chose qui frappa mes yeux, ce furent les dessins quin’étaient d’abord qu’esquissés et qui ensuite étaient exécutés avectout le jeu des ombres et de la lumière. Pas le moindre étonnement,pas le moindre désir de résoudre au plus vite cette énigme nes’élevèrent en moi. Non, il n’y avait pas d’énigme pour moi;depuis longtemps, je savais tout ce qui était contenu dans ce livredu peintre. Ce que le peintre avait relaté sur les dernières pagesdu livre, d’une écriture menue, bariolée et à peine lisible,c’étaient mes rêves et mes pressentiments; mais ils étaientexposés là avec une netteté de contour et une précision que jen’avais jamais connues.

NOTE INTERCALAIRE DE L’ÉDITEUR

Frère Médard continue ici son récit sansentrer dans plus de détails sur ce qu’il trouva dans le livre dupeintre. Il raconte comment il prit congé du prieur qui connaissaitle secret de sa vie, ainsi que des aimables frères ducouvent; comment il alla en pèlerinage à Rome et comment ils’agenouilla et pria dans toutes les églises devant tous lesautels, à Saint-Pierre, à Saint-Sébastien et Saint-Laurent, àSaint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure, etc.; commentil attira l’attention du pape lui-même et enfin acquit uneréputation de sainteté qui fut cause qu’il quitta Rome, car,maintenant, il était devenu vraiment un pécheur repenti et ilsentait, parfaitement, qu’il n’était plus que cela.

Mais nous, je veux dire toi et moi, ô monaimable lecteur, nous avons bien trop peu de clartés despressentiments et des rêves de frère Médard pour pouvoir, sans lirece que le peintre avait écrit, saisir le lien qui unit comme en unnœud les fils si embrouillés de son histoire. Pour employer unemeilleure comparaison, le foyer nous manque d’où étaient venus tantde rayons divergents. Le manuscrit du défunt capucin étaitenveloppé d’un vieux parchemin tout jauni et ce parchemin étaitcouvert d’une écriture menue et presque illisible qui n’était passans exciter très fortement ma curiosité, car c’était là lamanifestation d’une main tout à fait étrange. Après beaucoup depeine, je réussis à déchiffrer les syllabes et les mots et quel nefut pas mon étonnement lorsque je compris qu’il s’agissait del’histoire racontée dans le livre du peintre et de laquelle parleMédard.

Elle est écrite en vieil italien, presque à lafaçon des chroniques et avec beaucoup d’aphorismes. Cettesingulière histoire une fois traduite ne rend qu’un son rude etassourdi, comme un verre fêlé; mais il était nécessaire d’eninsérer ici la traduction pour l’intelligence du tout; c’estce que je fais, après avoir encore, avec mélancolie, présenté laremarque suivante:

La famille princière dont descendait leFrancesco dont il va être souvent question vit encore en Italie, demême que vivent encore les descendants du prince dans la résidenceoù Médard avait séjourné. Par conséquent, il était impossible deciter les noms, et personne au monde n’est plus maladroit et mal àl’aise que celui qui, aimable lecteur, te met ce livre entre lesmains, quand il doit inventer des noms là où, comme c’était ici lecas, il en existe déjà de réels et surtout d’une harmonie belle etromantique. L’éditeur pensait d’abord pouvoir s’en tirer très bienen disant simplement «le prince», «lebaron», etc.; mais, comme le vieux peintre parle derapports de parenté d’une nature secrète et très compliquée, ilvoit fort bien qu’il ne pourrait pas se faire comprendre s’il s’entenait à des désignations générales.

Il faudrait pour cela entrelacer au simpleplain-chant de la chronique du peintre toutes sortes d’explicationset d’indications, comme autant de fioritures ou detarabiscotages.

Je me mets à la place de l’éditeur et je teprie, aimable lecteur, de vouloir bien, avant de poursuivre talecture, noter ce qui suit:

Camillo, prince de P…, est l’auteur de lafamille de laquelle est issu Francesco, père de Médard. Théodore,prince de W…, est le père du prince Alexandre de W… à la courduquel séjourna Médard. Son frère Albert, prince de W…, se mariaavec la princesse italienne Giacinta B… La famille du baron F… estconnue dans les montagnes, il ne reste plus qu’à remarquer que labaronne de F… était originaire d’Italie, car elle était la fille ducomte Pietro S…, fils du comte Filippo S… Maintenant, cher lecteur,tout deviendra clair si tu retiens dans ta mémoire ces quelquesprénoms et initiales.

Voici donc, au lieu de la suite del’histoire,

LE CONTENU DU PARCHEMIN DU VIEUX PEINTRE

…Et il arriva que la république deGênes, fortement pressée par les corsaires d’Alger, s’adressa augrand héros de la mer, Camillo, prince de P…, pour qu’il voulûtbien entreprendre, avec quatre galions bien équipés et bien armés,une expédition contre les audacieux pirates. Camillo, avide deprouesses, écrivit aussitôt à son fils aîné Francesco de venirgouverner le pays en son absence.

Francesco étudiait la peinture à l’école deLéonard de Vinci et l’esprit de l’art s’était si complètementemparé de lui-même qu’il ne pouvait songer à nulle autre chose.C’est pourquoi il estimait que l’art était supérieur à tous leshonneurs et à toutes les magnificences de la terre, et toutes lesautres occupations et activités des hommes ne lui semblaient qu’unemisérable recherche de futilités. Il ne put se résoudre àabandonner l’art et son maître, qui était déjà très âgé, et ilrépondit donc à son père qu’il savait bien tenu le pinceau, maisnon pas le sceptre, et qu’il désirait rester auprès de Léonard.Alors le vieux prince Camillo fut très irrité dans son orgueil, iltraita son fils d’indigne et de fou et il chargea des serviteurs deconfiance de le ramener. Mais Francesco refusa obstinément derevenir, il déclara qu’à côté d’un bon peintre, un prince, entouréde tout l’éclat du trône, ne lui paraissait qu’un être misérable etque les plus grands faits de guerre n’étaient qu’un jeu terrestreet grossier, tandis que la création du peintre était le pur refletde l’esprit divin qui habitait en lui. À cette réponse, le héros dela mer Camillo se mit en colère et il jura de renier Francesco etd’assurer la succession à son frère cadet Zenobio. Francesco seréjouit de cette décision et même il céda par un acte officiel, enbonne et due forme, la succession du trône princier à son frèrecadet. Ainsi lorsque le vieux prince Camillo eut perdu la vie dansun combat sanglant contre les pirates d’Alger, Zenobio hérita dupouvoir. Francesco, par contre, renonçant à son nom et à son sangprincier, devint peintre et vécut, assez chichement, d’une petitepension que son frère le souverain lui avait attribuée. Francescoavait été, par nature, un jeune homme fier et arrogant. Seul levieux Léonard dompta sa sauvagerie et, lorsque Francesco eutrenoncé à l’état princier, il devint le fils pieux et fidèle deLéonard. Il aida le vieillard à achever un grand nombre d’œuvresimportantes. Et il arriva que l’élève, s’élevant au niveau dumaître, devint célèbre et fut chargé de peindre maints tableauxpour les autels des églises et des couvents. Le vieux Léonardl’aidait amicalement de ses conseils et de sa main, jusqu’à cequ’enfin il mourut à un âge très avancé.

Alors, comme un feu pendant longtemps étoufféavec peine, l’orgueil et l’arrogance reparurent dans le jeuneFrancesco. Il se considérait comme le plus grand peintre de sontemps. Et, associant à son état la perfection artistique qu’ilavait atteinte, il se nommait lui-même le peintre princier. Duvieux Léonard, il ne parlait plus qu’avec dédain et, s’écartant dustyle de celui-ci, il se créa une nouvelle manière qui, par larichesse des figures et l’éclat fastueux des couleurs, aveugla lesyeux de la foule, dont les louanges exagérées le rendirent toujoursplus vaniteux et plus arrogant.

Il advint qu’à Rome il fréquenta des jeunesgens débauchés et sans frein et, comme il voulait être en toutechose le premier et le plus en vue, il fut bientôt, sur l’océan duvice, le plus hardi navigateur. Séduits par la magnificence fausseet trompeuse du paganisme, les jeunes gens à la tête desquels étaitFrancesco formèrent une association secrète, dans laquelle,raillant le christianisme de la plus sacrilège façon, ils imitaientles mœurs des anciens Grecs et célébraient des fêtes infâmes etcoupables avec des courtisanes sans pudeur. Il y avait parmi euxdes peintres, mais encore plus de sculpteurs, ceux-ci ne voulaiententendre parler que de l’art antique et ils se moquaient de tout ceque les artistes modernes inspirés par le saint christianismeavaient conçu et magnifiquement réalisé à sa gloire.

Francesco, dans un enthousiasme impie, peignitbeaucoup de sujets du monde trompeur de la mythologie. Personne nesavait aussi bien que lui représenter la sensualité lascive desfigures féminines, en empruntant non la carnation des modèlesvivants, mais la forme et la ligne aux marbres antiques. Au lieu des’édifier comme autrefois dans les églises et les couvents par lacontemplation des magnifiques œuvres dues à la piété des vieuxmaîtres et de les recueillir en lui-même avec une dévotionartistique, il reproduisait assidûment les traits des dieuxmenteurs du paganisme. Mais aucune figure n’avait fait sur luiautant d’impression qu’une célèbre image de Vénus, laquelle hantaittoujours son esprit. Une fois, la pension que Zenobio avaitassignée à son frère tarda plus longtemps que d’habitude à lui êtrepayée, et Francesco, dans sa vie de dissipation qui absorbaitrapidement tout ce qu’il gagnait et que, malgré tout, il ne voulaitpas abandonner, eut un pressant besoin d’argent. Il se rappelaalors que, longtemps auparavant, un couvent de capucins l’avaitchargé de peindre pour une forte somme l’image de sainteRosalie; il résolut dès lors, pour avoir de l’argent,d’exécuter rapidement ce travail, qu’il n’avait pas vouluentreprendre à cause de l’horreur qu’il avait pour tous les saintsdu christianisme. Il songea à peindre la sainte nue et à lui donnerla forme et les traits du visage de la Vénus à laquelle il pensaitcontinuellement. L’esquisse qu’il en fit fut tout à fait réussie etles jeunes sacrilèges qu’il fréquentait louèrent fort l’idéemaudite qu’avait eue Francesco de mettre dans l’église des pieuxmoines, au lieu de la sainte chrétienne, une idole païenne. Mais,lorsque Francesco commença de peindre, la chose prit une tout autretournure que ce qu’il avait conçu et médité. Et un esprit pluspuissant surmonta l’esprit de vile imposture qui s’était emparé delui. Sur son tableau, le visage d’un ange, dans les hauteurs duciel, commença à ressortir parmi d’obscurs nuages. Mais, pris de lacrainte de profaner les choses saintes et d’être livré au tribunaldu Seigneur, Francesco n’osa pas achever le visage, et autour ducorps nu qu’il avait dessiné vinrent se placer les plis gracieux devêtements convenables, d’un habit rouge foncé et d’un manteau bleud’azur. Les capucins, dans la lettre qu’ils avaient écrite aupeintre Francesco, n’avaient parlé que de l’image de sainteRosalie, sans préciser si le sujet du tableau du peintre ne devaitpas être une histoire mémorable de la vie de la sainte. Et c’estpourquoi Francesco s’était borné à esquisser, au milieu de satoile, la figure de la martyre. Mais maintenant, poussé parl’esprit, il peignit autour d’elle toutes sortes de figures, quis’accordaient merveilleusement pour représenter le martyre de lasainte. Francesco était plongé tout entier dans son tableau, ouplutôt le tableau était devenu lui-même l’esprit puissant quil’avait saisi de ses bras forts et qui le retenait au-dessus de lavie coupable qu’il avait jusqu’à présent menée dans le monde.

Mais il ne pouvait pas achever le visage de lasainte et c’était pour lui une torture diabolique qui lacérait sonâme comme avec des pointes de fer. Il ne pensait plus à la Vénus,mais il lui semblait voir le vieux maître Léonard qui le regardaitavec une mine pitoyable et qui lui disait, d’un ton douloureux etangoissé:

«Ah! Je voudrais bien t’aider,mais je ne le puis, car il faut d’abord que tu renonces à tesagissements coupables et que, plein de repentir et d’humilité, tuimplores l’intercession de la sainte envers qui tu t’es conduitd’une manière sacrilège.»

Les jeunes gens, que pendant tout ce tempsFrancesco avait fuis, vinrent le voir dans son atelier et ils letrouvèrent étendu sur son lit, comme un impotent. Mais lorsqueFrancesco leur eut raconté sa détresse et leur eut avoué que, commesi un mauvais esprit avait brisé ses forces, il ne pouvait pasachever l’image de sainte Rosalie, ils se mirent tous à rire et ilslui dirent:

«Eh! mon frère, comment es-tudevenu brusquement si malade? Offrons à Esculape et à lapropice Hygie une libation de vin pour que ce faible hommeguérisse.»

On apporta du vin de Syracuse, avec lequel lesjeunes gens remplirent les coupes et, comme pour un sacrifice, ilsrépandirent des libations aux dieux païens devant le tableau envoie d’achèvement. Mais lorsqu’ils se mirent à festoyergaillardement et qu’ils offrirent du vin à Francesco, celui-ci nevoulut ni boire ni prendre part a l’orgie des fougueux compagnons,bien qu’ils portassent la santé de «Madame Vénus».Alors l’un d’eux s’écria:

«Ce fou de peintre est bien réellementmalade d’esprit et de corps et il faut que j’aille chercher unmédecin.»

Il prit son manteau, ceignit son épée etsortit. Au bout de quelques instants, il rentra endisant:

«Eh! eh! voyez donc, c’estmoi qui suis le docteur et je vais guérir ce patient.»

Le jeune homme, qui certainement désiraitressembler par sa démarche et son attitude à un vieux médecin,s’avança à petits pas, les genoux fléchissants, et son visagejuvénile était étrangement couvert de rides et de plis, de sortequ’il avait l’air d’un vieil homme très laid, et ses camaradesrirent beaucoup à son aspect et s’écrièrent:

«Voyez quelles savantes grimaces saitfaire le docteur!»

Le docteur s’approcha de Francesco et lui ditd’une voix rauque et d’un ton sarcastique:

«Ah! pauvre diable, il faut que jete tire d’une bien triste impuissance. Comment, pitoyablecompagnon, parais-tu si pâle et si malade? Dans cet état-làtu ne plairas pas à Madame Vénus. Il se peut que Donna Rosalies’intéresse à toi, quand tu seras guéri. Faible camarade, tu vasprendre de mon remède merveilleux. Comme tu veux peindre dessaints, mon breuvage te donnera, à coup sûr, des forces, car c’estdu vin de la cave de saint Antoine.»

Le prétendu docteur avait pris sous sonmanteau une bouteille qu’il se mit à ouvrir. De cette bouteillemonta une odeur singulière qui agit sur les jeunes gens comme unnarcotique, de sorte que, comme pris de sommeil, ils se laissèrenttomber sur leurs sièges et fermèrent les yeux. Mais Francesco,furieux d’être raillé comme un impotent, arracha la bouteille desmains du docteur et but à longs traits.

«À ta santé!» s’écria lepseudo-docteur, qui maintenant avait repris son visage de jeunehomme et sa démarche vigoureuse. Puis il réveilla ses camarades dusommeil où ils étaient plongés et avec lui ils descendirentl’escalier en chancelant.

Comme le Vésuve, dans une sauvageeffervescence, vomit des flammes dévorantes, des torrents de feujaillissaient maintenant de la poitrine de Francesco. Toutes leshistoires païennes qu’il avait peintes jusqu’alors passèrent devantses yeux, comme si elles étaient devenues vivantes, et il s’écriad’une voix forte:

«Toi aussi, ma chère déesse, il faut quetu viennes; il faut que tu vives et que tu sois à moi, oubien je me voue aux dieux infernaux.»

Alors il aperçut Vénus qui, se dressant devantle tableau, lui souriait amicalement. Il bondit hors de sa coucheet se mit à peindre la tête de sainte Rosalie parce qu’il pensaitmaintenant pouvoir reproduire très fidèlement le visage adorable deVénus.

Mais il lui sembla que sa main ne voulait pasobéir à sa volonté, car le pinceau s’écartait toujours des nuagesqui entouraient la tête de sainte Rosalie et il effleurait malgrélui les têtes des hommes barbares qu’il y avait autour de lasainte. Et, cependant, le visage céleste de celle-ci devenaittoujours plus visible et soudain il regarda Francesco avec des yeuxsi vivants et si radieux que celui-ci fut précipité à terre commes’il eût été mortellement frappé par un coup de tonnerre. Lorsqu’ileut retrouvé un peu la maîtrise de ses sens, il se relevapéniblement, mais sans oser regarder le tableau qui lui étaitdevenu si redoutable; et, la tête basse, il alla lentementvers la table où était la bouteille de vin que lui avait donnée ledocteur et dont il but un bon coup. Voici qu’il se trouva tout àfait réconforté et il regarda son tableau; celui-ci était là,devant lui, complètement achevé, mais au lieu de la figure desainte Rosalie il voyait l’image bien-aimée de Vénus et elle luisouriait avec un regard fait d’amour et de volupté.

À ce moment, Francesco fut enflammé parl’ardeur sauvage d’une impulsion sacrilège. Il poussa unrugissement de désir insensé; il pensa au sculpteur païenPygmalion dont il avait peint l’histoire et, comme celui-ci, ilsupplia Vénus de donner la vie à l’image qu’il avait peinte.Effectivement, il lui sembla bientôt que le tableau commençait às’animer, mais quand il voulut saisir Vénus dans ses bras il serendit bien compte que ce n’était qu’une toile morte. Alors, ils’arracha les cheveux et s’agita comme un possédé du démon. Celadura deux jours et deux nuits; le troisième jour, il setrouvait devant son tableau, figé comme une colonne, lorsque laporte de son atelier s’ouvrit, et il entendit derrière lui lefroufrou d’une robe de femme. Il se retourna et il aperçut, eneffet, une femme dans laquelle il reconnut l’original de sapeinture. Il faillit perdre l’esprit en voyant ainsi devant lui,bien vivante et rayonnante de la plus admirable beauté, l’imagequ’il avait conçue uniquement du fond de sa pensée, d’après unmarbre antique, et il fut presque saisi de terreur en regardant letableau, qui maintenant ne lui paraissait être qu’une fidèlereproduction de cette femme qu’il ne connaissait pas. Il lui arrivace qui arrive d’habitude lors de l’apparition miraculeuse d’unesprit; il ne put proférer une parole et il tomba à genouxdevant l’étrangère, tendant les mains vers elle, en un gested’adoration. Mais l’étrangère le releva en souriant et lui ditqu’elle l’avait souvent vu, n’étant encore qu’une petite fille,lorsqu’il était à l’école du vieux peintre Léonard de Vinci, et,ajouta-t-elle, elle avait alors conçu pour lui un indicible amour.Elle avait abandonné ses parents et sa famille et elle était alléetoute seule à Rome pour le retrouver, car une voix intérieure luiavait dit que lui aussi l’aimait beaucoup et que son seul désir etsa seule passion l’avaient amené à reproduire ses traits, ce qui,comme elle le voyait, était bien exact.

Francesco comprit alors qu’une mystérieuseharmonie spirituelle avait existé entre lui et l’étrangère et quecet accord avait créé l’image merveilleuse et l’amour insensé qu’ilavait ressenti pour elle. Il embrassa la femme avec un amourfervent et il voulut aussitôt la conduire à l’église pour qu’unprêtre les unît éternellement par le saint sacrement du mariage.Mais ce dessein sembla effrayer la femme et elle dit:

«Eh! mon cher Francesco, n’es-tudonc pas un artiste sans peur qui ne se laisse pas enchaîner parles liens de l’Église chrétienne? N’es-tu pas, corps et âme,dévoué à la joyeuse et fraîche Antiquité et à ses dieux propices àla vie? Qu’importe notre union aux prêtres moroses quipassent leur vie dans de sombres galeries à se lamenter sansespoir? Célébrons allègrement et gaiement la fête de notreamour.»

Francesco se laissa séduire par ces discoursde la femme, et il arriva qu’en compagnie des jeunes gens qui sedisaient ses amis, et dont l’esprit léger n’était que péché etsacrilège, il se maria le soir même avec l’étrangère, d’après lesrites païens.

La femme avait apporté une caisse de joyaux etd’argent sonnant et trébuchant, et Francesco vécut avec ellependant longtemps dans une plénitude de jouissances coupables et àl’écart de son art.

La femme devint enceinte et elle ne fit ques’épanouir encore davantage dans une beauté toujours pluséclatante. Elle semblait être l’incarnation de la Vénus du peintreet Francesco pouvait à peine supporter la joie débordante de sonexistence. Une nuit, un gémissement sourd et angoissé éveillaFrancesco de son sommeil; il se leva effrayé et, une lumièreà la main, il regarda sa femme: elle venait de mettre aumonde un petit garçon. Aussitôt il appela les serviteurs pour allerchercher la sage-femme et le médecin. Francesco prit l’enfant dusein de sa mère, mais au même instant celle-ci poussa un criterrible, un cri retentissant, et elle se tordit, comme si elle eûtété empoignée par des mains puissantes. La sage-femme arriva avecsa domestique, et aussi le médecin; mais lorsqu’ils voulurentassister la femme, ils reculèrent d’effroi, car elle était raidemorte; son cou et sa gorge portaient des taches bleuesépouvantables et, au lieu du visage jeune et beau, il n’y avaitplus qu’un masque hideux, ridé et convulsé, avec des yeux ouverts,qui regardaient fixement.

Aux cris que poussèrent les deux femmes, lesvoisins accoururent; on avait de tout temps raconté toutessortes d’étrangetés sur le compte de l’étrangère. La vie sensuellequ’elle menait avec Francesco avait été pour tous une abomination,et on était sur le point de dénoncer aux tribunaux ecclésiastiquesleur cohabitation coupable, dépourvue de la bénédiction du prêtre.Lorsque ses voisins virent la morte si affreusement défigurée, ilsfurent certains qu’elle avait vécu en union avec le Diable, lequelmaintenant venait de s’emparer d’elle. Sa beauté n’avait été qu’uneimage trompeuse due à un artifice infernal. Tous ceux qui étaientvenus s’enfuirent pleins d’effroi; personne ne voulaittoucher la morte. Francesco savait maintenant très bien à qui ilavait eu affaire. Et une peur épouvantable le saisit. Toutes sesfautes passèrent devant ses yeux et le jugement de Dieu commença às’exercer ici sur cette terre, car les flammes de l’enfers’allumèrent dans son âme.

Le lendemain, un envoyé du tribunalecclésiastique vint avec la maréchaussée, afin d’arrêter Francesco.Mais son courage et sa fierté se réveillèrent en lui. Il saisit sonépée, se fraya un chemin et échappa ainsi. À une bonne distance deRome, il trouva une caverne dans laquelle il se cacha, plein defatigue et d’épuisement. Sans s’en rendre compte très nettement, ilavait enveloppé dans son manteau le nouveau-né et l’avait emportéavec lui. Dans sa colère farouche, il voulut briser contre lespierres l’enfant que lui avait donné la femme diabolique;mais, tandis qu’il l’élevait en l’air, l’enfant poussa de petitscris plaintifs et suppliants et Francesco fut pris soudain d’uneprofonde pitié. Il posa le garçonnet sur un moelleux tapis demousse et il lui fit boire goutte à goutte le jus d’une orangequ’il avait sur lui.

Francesco, devenu semblable à un ermite quifait pénitence, avait passé plusieurs semaines dans la caverne. Et,se détournant de la vie coupable et sacrilège menée jusqu’alors, ilavait prié les saints avec ardeur, mais surtout il implorait cellequi avait été gravement offensée par lui, sainte Rosalie, devouloir bien intercéder pour lui devant le trône du Seigneur. Unsoir, Francesco était agenouillé, priant dans la solitude, et ilregardait le soleil se plonger dans la mer qui, à l’occident,érigeait ses vagues, rouges comme une flamme. Mais, dès que lesflammes pâlirent dans les brouillards gris du soir, Francescoaperçut dans les airs une lueur rose et brillante, où bientôt desfigures se dessinèrent. Francesco vit sainte Rosalie, à genoux surun nuage et entourée d’anges, et dans un doux murmure et un légerfrémissement, il entendit ces paroles:

«Seigneur, pardonnez à l’homme qui danssa faiblesse et dans son impuissance n’a pas su résister auxtentations de Satan.»

Alors des éclairs traversèrent la lueur roseet un sourd grondement de tonnerre ébranla la voûte duciel:

«Quel pécheur a péché autant que cethomme! Il ne trouvera ni grâce ni paix dans le tombeau, tantque la race que son crime a engendrée continuera de propager lesacrilège et le péché.»

Francesco s’abattit dans la poussière, car ilcomprit que maintenant sa condamnation venait d’être prononcée, etqu’une fatalité épouvantable le poursuivait impitoyablement surcette terre. Il s’enfuit, sans penser au garçonnet qui était dansla caverne, et, comme il n’était plus capable de peindre, il vécutdans une misère lamentable et profonde. Souvent il pensait qu’ildevait exécuter de magnifiques tableaux à la gloire de la religionchrétienne et il concevait de grandes œuvres, comme dessin et commecoloris, qui représentaient l’histoire de la Vierge et de sainteRosalie; mais, comment pourrait-il réaliser ces peintures,car il n’avait pas un écu pour acheter de la toile et des couleurset il ne soutenait sa misérable vie que par de maigres aumônesqu’il recueillait aux portes des églises.

Il arriva qu’un jour, dans une église dont ilétait en train de peindre en esprit le mur nu qu’il regardaitfixement, deux femmes voilées vinrent à lui et l’une d’elles luidit, avec une douce voix angélique:

«Dans la Prusse lointaine, en l’honneurde la Vierge Marie, la où les anges du Seigneur ont déposé sonimage sur un tilleul, une église a été bâtie qui est encoredépourvue des ornements de la peinture. Vas-y, que l’exercice deton art soit pour toi comme une sainte dévotion et ton âme déchiréesera rafraîchie par de célestes consolations.»

Lorsque Francesco leva les yeux versl’apparition, il vit qu’elle s’était évanouie en laissant aprèselle de doux rayons brillants, et il sentit un parfum de roses etde lis se répandre à travers l’église. Alors Francesco sut quiétaient ces femmes et il décida de commencer son pèlerinage dès lelendemain. Mais le soir de ce même jour, un serviteur de Zenobio,après beaucoup de peine, réussit à le découvrir, il lui apportaitle montant de deux ans de pension et il l’invita à venir à la courde son maître.

Francesco ne garda qu’une petite somme. Ildistribua le reste aux pauvres et il se mit en route vers lalointaine Prusse. Son chemin le conduisit à Rome et il passa ainsiau couvent de capucins, qui n’était pas loin de là, pour lequel ilavait peint le tableau de sainte Rosalie. Effectivement, il vit quecette peinture était fixée dans l’autel, mais il remarqua, aprèsl’avoir examinée de plus près, que ce n’était qu’une copie de sontableau. Les moines, comme il l’apprit, n’avaient pas voulu garderl’original à cause des bruits singuliers que l’on répandait sur lecompte du peintre disparu, de la succession duquel leur venait cetableau, et, après en avoir fait prendre une copie, ils l’avaientvendu au couvent de capucins de B… Après un pénible pèlerinage,Francesco arriva au couvent du Saint-Tilleul, en Prusse-Orientale,et il exécuta l’ordre que la Sainte Vierge elle-même lui avaitdonné. Il peignit la Vierge si admirablement qu’il se rendit biencompte que l’esprit de la grâce commençait à agir en lui. Lesconsolations du ciel descendirent dans son âme.

Il arriva que le comte Filippo S., chassantdans une contrée sauvage et écartée, fut surpris par le mauvaistemps. L’orage hurlait à travers les abîmes, la pluie tombait àflots, comme si les hommes et les bêtes avaient dû périr sous unnouveau déluge. Le comte Filippo découvrit une caverne, danslaquelle il se réfugia avec son cheval, qu’il y fit entrer avecbeaucoup de peine. De noirs nuages avaient recouvert tout l’horizonet, par conséquent, il faisait si sombre, surtout dans la caverne,que le comte Filippo ne pouvait rien distinguer et ne savait pasd’où venaient ce bruit et cette agitation qu’il entendait à côté delui. Il craignit qu’il n’y eût une bête sauvage cachée dans lacaverne et il tira son épée pour se défendre contre toute attaque.Mais lorsque la tempête fut passée et que les rayons du soleilpénétrèrent dans la caverne, il aperçut, à son étonnement, qu’il yavait à côté de lui, sur une couche de feuilles, un petit garçontout nu, qui le regardait avec des yeux étincelants. À côté del’enfant, il y avait une coupe d’ivoire, dans laquelle le comteFilippo trouva quelques gouttes d’un vin parfumé, que l’enfantabsorba avec avidité. Le comte sonna du cor et peu à peu ses gens,qui s’étaient réfugiés çà et là, se rassemblèrent autour de lui et,sur l’ordre du comte, l’on attendit pour voir si la personne quiavait laissé l’enfant dans la caverne viendrait le chercher. Mais,lorsque la nuit se mit à tomber, le comte Filippo dit:

«Je ne peux pas laisser là cet enfantsans aucun secours. Je vais le prendre avec moi et je feraiconnaître partout qu’il est chez moi, afin que les parents ou celuiqui l’a placé dans la caverne puissent me le réclamer.»

Il en fut ainsi, mais les semaines, les moiset les années passèrent sans que personne n’eût réclamé l’enfant.Le comte avait fait donner à l’enfant trouvé, au saint baptême, lenom de Francesco. Celui-ci grandit et devint physiquement etintellectuellement un jeune homme remarquable, que le comte aimaitcomme son fils, à cause des dons d’une qualité rare qui étaient enlui et, comme il était sans enfant, il pensait lui léguer toute safortune. Francesco était déjà âgé de vingt-cinq ans lorsque lecomte Filippo fut pris d’amour pour une jeune fille pauvre, maistrès belle, et il l’épousa bien qu’elle fût toute jeune, tandis quelui était d’un âge très avancé. Francesco fut bientôt possédé d’unepassion coupable pour la comtesse et, bien qu’elle fût pieuse etvertueuse et qu’elle ne voulût pas violer la foi jurée, il réussit,après une lutte difficile, à la séduire par des moyens diaboliques,de telle sorte qu’elle s’abandonna à une volupté coupable etqu’elle récompensa son bienfaiteur par une trahison et uneingratitude abominables. Les deux enfants, le comte Pietro et lacomtesse Angiola, que le vieux Filippo pressait sur son cœur dansla plénitude du bonheur paternel, étaient les fruits de cettefaute, laquelle resta éternellement cachée pour lui comme pour toutle monde.

Poussé par un esprit secret, j’allai trouvermon frère Zenobio et je lui dis:

«J’ai renoncé au trône et, même si tumourais avant moi sans avoir d’enfants, je veux rester un pauvrepeintre et passer ma vie à exercer mon art, avec une pieusedévotion, mais notre petit pays ne doit pas devenir la possessiond’un État étranger. Ce Francesco qui a été élevé par le comteFilippo S… est mon fils. C’est moi qui, m’enfuyant précipitamment,l’ai laissé dans la caverne où il a été trouvé par le comte. Nosarmoiries sont gravées sur la coupe d’ivoire qui était auprès delui; mais mieux encore que cela, le physique du jeune homme,qui le désigne, à coup sûr, comme descendant de notre famille, nouspréserve de toute erreur. Adopte, mon cher frère Zenobio, ce jeunehomme comme ton fils et qu’il soit ton successeur.»

Le doute qu’avait Zenobio au sujet del’origine légitime du jeune Francesco fut levé par l’acted’adoption, sanctionné par le pape, que j’obtins; et ilarriva ainsi que la vie coupable et adultère de mon fils prit finet il engendra bientôt dans un légitime mariage un fils qu’il nommaPaolo Francesco.

La souche criminelle s’est propagée d’unemanière criminelle. Mais le repentir de mon fils ne peut-il pasexpier ses fautes? J’ai été devant lui comme le jugement duSeigneur, car son âme s’est révélée à moi avec une entière clarté,et ce qui a été caché au monde m’était découvert par l’esprit quis’agite en moi avec une puissance toujours plus grande et quim’élève au-dessus des vagues bruyantes de la vie, de telle sorteque je puis regarder au fond de l’abîme sans que ce regard m’attirevers la mort.

L’éloignement de Francesco eut pourconséquence le trépas de la comtesse S., car alors seulement elleeut conscience de sa faute et elle ne put résister à la lutte quise livra en elle entre son amour pour le criminel et son proprerepentir. Le comte Filippo atteignit l’âge de quatre-vingt-dix ans,puis il mourut en état d’enfance. Son prétendu fils Pietro vintavec sa sœur Angiola à la cour de Francesco, qui avait succède àZenobio. Les fiançailles de Paolo Francesco avec Victoria,princesse de M…, furent célébrées par de brillantes fêtes, maislorsque Pietro vit la fiancée et son éclatante beauté, il futenflammé d’un violent amour pour elle et, sans se soucier dudanger, il se mit en devoir de conquérir la faveur de Victoria.Mais les efforts de Pietro échappèrent au regard de PaoloFrancesco, car celui-ci était lui-même vivement épris d’Angiola, lasoeur de Pietro, laquelle repoussait froidement toutes sessollicitations. Victoria s’éloigna de la cour, afin, comme elle leprétendait, d’accomplir avant son mariage, dans une paisiblesolitude, un vœu sacré.

Ce n’est qu’au bout d’une année qu’ellerevint, le mariage allait avoir lieu et, aussitôt après, le comtePietro voulait, avec sa sœur Angiola, rentrer dans sa patrie.L’amour qu’avait Paolo Francesco pour Angiola était devenu toujoursplus brûlant malgré la résistance continue et persévérante qu’ellelui opposait, et maintenant il dégénérait en un désir furieux debête fauve, désir qu’il ne pouvait dompter que par la pensée de lajouissance.

Il arriva ainsi que, par la plus abominabledes trahisons, le jour même de sa noce, avant de pénétrer dans lachambre nuptiale, il surprit Angiola dans son lit et, sans qu’ellereprît ses sens, car au repas de noce il lui avait fait absorber unopiat, il satisfit sa passion sacrilège. Comme cet acte infâmefaillit presque faire mourir Angiola, Paolo Francesco, torturé parle remords, avoua son crime. Dans le premier mouvement de sacolère, Pietro voulut tuer le traître, mais son bras retombaparalysé, en pensant que sa vengeance avait déjà précédél’attentat. En effet, la petite Giacinta, princesse de B…, quipassait, aux yeux de tous, pour la fille de la sœur de Victoria,était le fruit des relations secrètes que Pietro avait eues avec lafiancée de Paolo. Francesco Pietro se rendit en Allemagne avecAngiola qui, là, donna naissance à un fils que l’on nomma Françoiset que l’on fit élever avec soin. L’innocente Angiola finit par seconsoler de l’horrible attentat dont elle avait été victime, etelle s’épanouit de nouveau, superbe de grâce et de beauté. Ilarriva ainsi que le prince Théodore de W… ressentit pour elle unamour très vif, que du profond de son âme elle-même lui rendit.Elle devint bientôt son épouse, et le comte Pietro se maria en mêmetemps avec une jeune Allemande, dont il eut une fille, de mêmequ’Angiola donna au prince deux fils. La pieuse Angiola avait beause sentir la conscience pure, elle tombait souvent dans de sombrespensées, chaque fois que, comme un mauvais rêve, l’acte infâme dePaolo Francesco lui revenait à l’esprit; et il lui semblaitsouvent que même la faute qu’elle avait commise sans le savoirétait punissable et qu’elle serait vengée sur elle et sesdescendants. Même la confession et l’absolution la plus entière nepouvaient pas la tranquilliser. Après de longues tortures, commeune inspiration céleste, lui vint la pensée qu’elle devait toutrévéler à son mari. Bien qu’elle se rendît compte du pénible combatque lui coûterait l’aveu de l’attentat commis par ce scélérat dePaolo Francesco, elle jura solennellement d’oser cette gravedémarche, et elle tint son serment.

Le prince Théodore apprit avec épouvantel’acte infâme; son âme fut profondément ébranlée et, dans saviolente colère, il sembla même que son innocente épouse étaitmenacée. Il arriva ainsi que la princesse passa quelques mois dansun château éloigné; pendant ce temps le prince combattit lessentiments de colère qu’il éprouvait, et non seulement il tendit lamain à son épouse, en signe de réconciliation, mais aussi, à l’insude cette dernière, il s’occupa de l’éducation de François. Après lamort du prince et de son épouse, le comte Pietro et le jeune princeAlexandre de W… furent seuls à connaître le secret de la naissancede François. Aucun des descendants du prince ne fut autant queFrançois semblable de corps et d’esprit à ce Francesco qu’avaitélevé le comte Filippo. François était un merveilleux jeune homme,doué des plus hautes qualités intellectuelles, vif et prompt, aussibien à la pensée qu’à l’action. Puisse le péché de son père, puissecelui de son aïeul ne point peser sur lui! Puisse-t-ilrésister aux tentations funestes de Satan!

Avant que le prince Théodore mourût, ses deuxfils, Alexandre et Jean, firent un voyage dans la belle Italie etsi, à Rome, les deux frères se séparèrent, ce fut moins le résultatd’une mésentente déclarée que par suite d’une divergenced’inclinations et d’intentions. Alexandre vint à la cour de PaoloFrancesco et il conçut un tel amour pour la fille cadette que Paoloavait eue de Victoria, qu’il pensa à se marier avec elle.Cependant, le prince Théodore s’opposa à cette union avec uneénergie qui sembla inexplicable au prince Alexandre et, parconséquent, Alexandre n’épousa la fille de Paolo Francesco qu’aprèsla mort de Théodore. Le prince Jean, en rentrant dans sa patrie,avait fait la connaissance de son frère François et il trouva untel agrément dans la compagnie du jeune homme, dont il était à soninsu le proche parent, qu’il ne voulut plus se séparer de lui.François fut cause que le prince, au lieu de rentrer dans sapatrie, retourna en Italie, à la résidence de son frère. Lesdesseins éternels et insondables voulurent que tous deux, le princeJean et François, virent Giacinta, la fille de Victoria et dePietro, et que tous deux conçurent pour elle un ardent amour.

Le crime porte toujours en lui de nouveauxgermes. Qui pourrait résister aux puissances desténèbres?

Certes, les péchés et les fautes de majeunesse ont été abominables, mais, grâce à l’intercession de laVierge et de sainte Rosalie, je suis sauvé de l’éternelle perditionet il m’est donné de subir ici sur la terre les tourments de ladamnation, jusqu’à ce que la souche criminelle soit desséchée et neporte plus de fruits. Le poids des choses terrestres, surmontantmes forces spirituelles, m’oppresse, et, bien que je pressente lesecret du sombre avenir, l’éclat trompeur des couleurs de la viem’aveugle, et mon œil sans pénétration est égaré dans un fluxd’images, sans pouvoir en découvrir la véritable essence.

J’aperçois souvent le fil que déroule lapuissance mauvaise qui s’oppose au salut de mon âme et je croisfollement pouvoir le saisir et le briser. Mais il faut que je soispatient et que je supporte pieusement et fidèlement, en merepentant et en expiant sans cesse, le martyre qui m’a été imposépour racheter mes méfaits. J’ai tâché d’éloigner de Giacinta leprince et François, mais Satan est empressé à provoquer la perte deFrançois, ce à quoi celui-ci n’échappera pas.

François se rendit avec le prince à l’endroitoù séjournaient le comte Pietro et sa fille Aurélie, qui venaitd’avoir quinze ans. Tout comme Paolo Francesco, le père criminel deFrançois, avait été pris d’une sauvage passion à la vue d’Angiola,de même le feu du plaisir défendu s’alluma chez son fils, lorsqu’ilaperçut la charmante enfant qu’était Aurélie. Grâce à tous lesartifices de la séduction, il sut gagner à tel point l’esprit de lapieuse Aurélie qui était à peine formée, que celle-ci se donna àlui de toute son âme, et elle avait péché avant même que la penséese fût élevée dans son âme. Lorsque ce qu’il avait fait ne put plusrester caché, il se jeta, comme pris de désespoir sur sa faute, auxpieds de la mère et il avoua tout. Bien que le comte Pietro eûtlui-même commis une pareille faute, un pareil sacrilège, il auraittué François et Aurélie. La mère fit sentir à François sa justecolère en le menaçant de découvrir au comte Pietro son acte infâme,s’il reparaissait devant ses yeux et devant ceux de la fille qu’ilavait séduite. La comtesse réussit à dérober sa fille à l’attentiondu comte Pietro et dans un endroit éloigné elle accoucha d’unepetite fille. Mais François ne pouvait pas se passerd’Aurélie; il apprit l’endroit où elle séjournait, y accourutet entra dans sa chambre au moment même où la comtesse, sans aucundomestique, était assise près du lit de sa fille et tenait sur sonsein la petite qui n’avait que huit jours. À la vue du scélérat quiparaissait ainsi à l’improviste devant elle, la comtesse se leva,pleine d’horreur et d’effroi, et elle lui ordonna de quitterl’appartement.

«Va-t’en… Va-t’en, sinon tu esperdu: le comte Pietro est au courant de toninfamie.»

Elle cria ainsi pour faire peur à François etelle le poussa vers la porte. Alors François fut saisi d’une fureursauvage et diabolique; il arracha l’enfant des bras de lacomtesse, donnant à celle-ci un coup de poing en pleine poitrine,de telle sorte qu’elle tomba à la renverse et il s’échappa encourant.

Quand Aurélie sortit de l’évanouissementprofond qu’elle venait d’éprouver, sa mère n’était plus en vie, laprofonde blessure à la tête que lui avait faite sa chute sur unecaisse cerclée de fer, l’avait tuée. François avait l’intention demassacrer l’enfant; il l’enveloppa dans des langes, descenditen courant l’escalier dans l’obscurité du soir, et il allait sortirde la maison lorsqu’il entendit de sourds gémissements quisemblaient venir d’une chambre du rez-de-chaussée. Malgré lui, ils’arrêta, il écouta, et enfin il se dirigea en rampant versl’endroit d’où venaient les cris. Au même instant une femme, danslaquelle il reconnut la bonne d’enfants de la baronne de S…, dansla maison de qui il habitait, sortait de cette chambre en poussantde pitoyables lamentations. François lui demanda quelle était lacause de son attitude.

«Ah, monsieur, dit la femme, mon malheurest certain. Je tenais sur mon sein la petite Euphémie, qui riaitet se réjouissait, mais brusquement sa petite tête s’allonge et lavoilà morte. Elle a au front des taches bleues et ainsi l’onm’accusera de l’avoir laissée tomber.»

François entra vite dans la chambre, et,lorsqu’il aperçut l’enfant morte, il comprit que le destin voulaitque son enfant continuât de vivre, car elle était, dans ses traitset dans tout son physique, merveilleusement semblable à la défunteEuphémie. La bonne, qui n’était peut-être pas aussi innocente de lamort de l’enfant qu’elle le prétendait et qui se laissa gagner parun riche présent de François, accepta l’échange. François enveloppaalors l’enfant morte dans les langes qu’il portait et la jeta dansle fleuve.

L’enfant d’Aurélie fut élevée comme fille dela baronne de S…, sous le nom d’Euphémie, et le secret de sanaissance resta caché à tous.

La malheureuse ne fut pas reçue dans le seinde l’Église par le sacrement du saint baptême, car l’enfant dont lamort lui conservait la vie était déjà baptisée. Aurélie s’estmariée quelques années après avec le baron F…; deux enfants,Hermogène et Aurélie, sont le fruit de ce mariage.

La puissance éternelle du ciel avait vouluque, lorsque le prince se mit en route avec Francesco (c’est ainsiqu’il appelait François, à l’italienne), pour se rendre à larésidence de son frère princier, j’eus la faveur de me joindre àeux et de les suivre. Je pensais saisir d’un bras robuste Francescochancelant lorsqu’il s’approcherait du précipice qui s’était ouvertdevant lui. Folle entreprise du pécheur qui, impuissant, n’a pasencore trouvé grâce devant le trône du Seigneur!

Francesco tua son frère, après un attentatcommis par lui sur Giacinta! Le fils de Francesco estl’infortuné petit garçon que le prince fait élever sous le nom decomte Victorin. Le meurtrier Francesco pensait se marier avec lapieuse sœur de la princesse, mais je pus empêcher le sacrilège aumoment où il allait être accompli dans le lieu saint.

Il fallut sans doute la profonde misère danslaquelle François était tombé, après qu’il se fut enfui, torturépar la pensée d’un péché à jamais inexpiable, pour le tourner versle repentir. Dans sa fuite, courbé par la douleur et la maladie, ilarriva chez un cultivateur, qui le reçut amicalement. La fille ducultivateur, une vierge pieuse et paisible, s’éprit d’unmerveilleux amour pour l’étranger, et elle le soigna avec beaucoupde zèle. Il arriva ainsi que lorsque Francesco fut guéri, ilrépondit à l’amour de la vierge, et ils furent unis par le saintsacrement du mariage. Il réussit, par son intelligence et sacapacité, à atteindre une situation prospère et à accroîtreconsidérablement l’héritage déjà important que le cultivateur avaitlaissé à sa fille, de sorte qu’il jouit d’un grand bien-êtrematériel. Mais le bonheur du pécheur qui n’est pas réconcilié avecDieu est vain et incertain. François retomba dans la pauvreté laplus amère et sa misère était mortelle, car il sentait dépérir sonesprit et son corps dans une langueur maladive. Sa vie ne fut plusqu’une pénitence continuelle, enfin le ciel lui envoya un rayonconsolateur: il devait aller en pèlerinage au Saint-Tilleul,et là la naissance d’un fils lui attesterait la miséricorde duSeigneur.

Dans la forêt qui entoure le couvent duSaint-Tilleul, j’allai vers la mère affligée, qui pleurait sur lepetit garçon nouveau-né qui n’avait pas de père, et je laréconfortai avec des paroles consolatrices.

La grâce du Seigneur descend merveilleusementsur l’enfant qui est né dans le sanctuaire béni de la Vierge.Souvent il arrive que l’Enfant Jésus se manifeste à lui d’unemanière visible et qu’il allume de bonne heure dans son espritl’étincelle de l’amour.

La mère, au saint baptême, a fait donner augarçon le nom de son père.

François, sera-ce donc toi, Franciscus, qui,né dans un lieu sacré, rachèteras par une vie pieuse le crime del’aïeul et lui procureras la paix de la tombe? Loin du mondeet de ses tentations séductrices, l’enfant doit se tourner toutentier vers les choses célestes. Il doit devenir prêtre:ainsi l’a proclamé à sa mère le saint homme qui a versé dans monâme une merveilleuse consolation, et c’est sans doute la prophétiede la grâce qui m’éclaire d’une miraculeuse lumière, de sorte queje crois apercevoir au-dedans de moi-même l’image vivante dufutur.

Je vois le jeune homme engager une lutte àmort avec la sombre puissance qui dirige vers lui une armeterrible. Il tombe, mais une femme divine élève au-dessus de satête la couronne de la victoire. C’est sainte Rosalie elle-même quile sauve. Aussi souvent que la puissance éternelle du ciel me lepermettra, je serai près de l’enfant, de l’adolescent, de l’hommemûr, et je le protégerai dans la mesure des forces dont je dispose.Il sera comme…

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ici, aimable lecteur, l’écriture à demieffacée du vieux peintre devient si indistincte qu’il estimpossible de déchiffrer un mot de plus. Nous revenons au manuscritde Médard, l’étrange capucin.

Chapitre 3Le retour au couvent

Les choses en étaient arrivées au point que,partout où je paraissais dans les rues de Rome, desgens parmi la foule s’arrêtaient, et, humblement inclinés, medemandaient ma bénédiction. Il était possible que mes rigoureuxexercices de pénitence, que je continuais, eussent déjà attirél’attention, mais il était certain que mon étrange et singulièreapparition deviendrait bientôt forcément, pour la vive imaginationdes Romains, un sujet de légende; et peut-être, à mon insu,avaient-ils fait de moi le héros de quelque conte pieux. Souventdes soupirs inquiets et le murmure de prières dites à voix basse metiraient des profondeurs de la méditation dans laquelle, étendu surles marches de l’autel, j’étais plongé, et je remarquais alorsqu’autour de moi des fidèles s’agenouillaient et semblaientimplorer mon intercession. Comme dans le couvent des capucins queje venais de quitter, j’entendais derrière moi retentir le cride: il Santo! Et c’était alors comme si descoups de poignard me traversaient douloureusement la poitrine. Jevoulus quitter Rome, mais quel ne fut pas mon effroi lorsque leprieur du couvent dans lequel je séjournais m’annonça que le papem’avait fait appeler. Je fus assailli de sombres pressentiments,pensant que peut-être la puissance des ténèbres voulait de nouveaum’enchaîner et me dominer; cependant, je pris courage et, àl’heure indiquée, j’allai au Vatican.

Le pape, un homme d’une belle apparence,encore dans la force de l’âge, me reçut assis sur un fauteuil. Deuxenfants d’une beauté merveilleuse portant le costume ecclésiastiquelui donnaient de l’eau glacée et éventaient la chambre avec desaigrettes de héron pour y maintenir la fraîcheur, car le jour étaittrès chaud.

J’allai humblement vers lui et je fis lesgénuflexions rituelles; il me regarda fixement, mais sonregard avait quelque chose de bienveillant et, au lieu de lagravité sévère qui d’habitude, comme j’avais cru le constater deloin, recouvrait son visage, un doux sourire animait ses traits. Ilme demanda d’où je venais, ce qui m’avait amené à Rome, les choseshabituelles relatives à ma personnalité, et puis il se leva et medit:

«Je vous ai fait appeler parce que l’onm’a parlé de votre extrême piété. Pourquoi, moine Médard, fais-tutes dévotions publiquement devant le peuple dans les églises lesplus fréquentées? Si tu penses avoir l’air d’un saint duSeigneur et être vénéré par la populace fanatique, sonde tapoitrine et demande-toi bien quelle est la pensée intime qui tepousse à agir ainsi. Si tu n’es pas pur devant le Seigneur etdevant son vicaire, tu auras bientôt une fin misérable, moineMédard.»

Le pape prononça ces paroles d’une voix forteet pénétrante et ses yeux semblaient lancer des éclairs. Pour lapremière fois depuis longtemps, je me sentais innocent du péchédont j’étais accusé; aussi je ne perdis pas contenance, etmême je fus stimulé par la pensée que ma pénitence était issued’une véritable contrition intérieure, et c’est ainsi que je pusparler comme un inspiré:

«Très saint vicaire du Seigneur, lepouvoir vous a été accordé de pénétrer au fond de moi-même;vous pouvez savoir que le fardeau indicible de mes péchés, comme unpoids très lourd, me courbe vers la terre, mais aussi vousreconnaîtrez la sincérité de mon repentir. Loin de moi la penséed’une vile hypocrisie, loin de moi là moindre ambition de tromperle peuple d’une manière abominable. Permettez, ô très Saint-Père,que le moine pénitent vous découvre en peu de mots sa viecriminelle, et aussi ce qu’il a fait dans le repentir et lacontrition les plus profonds.»

C’est ainsi que je commençai, et je racontai,sans citer les noms et aussi brièvement que possible, toute monexistence. Le pape devenait toujours plus attentif; ils’assit dans le fauteuil et appuya sa tête dans sa main; ilbaissait les yeux vers la terre, lorsque soudain il se leva;les mains croisées l’une sur l’autre, et, remuant le pied droitcomme s’il voulait marcher vers moi, il me dévisagea avec des yeuxpleins de flamme. Lorsque j’eus fini, il se rassit.

«Votre histoire, moine Médard, fit-il,est la plus étrange que j’aie jamais entendue. Croyez-vous àl’action manifeste et visible d’une puissance mauvaise que l’Égliseappelle le Diable?»

Je voulus répondre, mais le papecontinua:

«Croyez-vous que le vin volé et bu dansla chambre des reliques vous a poussé aux sacrilèges que vous avezcommis?

–Oui, comme une eau saturée de vapeursempoisonnées, il a donné pouvoir au germe mauvais qui était déposéen moi de se propager.»

Lorsque j’eus répondu cela, le pape se tutquelques instants, puis il continua, avec un regard grave et tournévers l’intérieur:

«Que serait-ce si la nature suivaitaussi dans l’ordre spirituel le principe des organismes physiquesd’après lequel un germe ne peut engendrer qu’un germeidentique?… Que serait-ce si – de même que la force qu’il y adans le noyau fait verdir de nouveau les feuilles de l’arbre quipousse – les inclinations et les volontés se propageaient de pèreen fils sans laisser aucune place au libre arbitre?… Il y ades familles d’assassins, de brigands… Ce serait là le péchéoriginel, la malédiction éternelle qui ne peut être effacée paraucun sacrifice, aucune expiation.

–Si l’enfant du pécheur doit à son tourfatalement pécher à cause de son hérédité… alors il n’y a pas depéché, fis-je, en interrompant le pape.

–Si, fit-il. L’esprit éternel a créé ungéant qui peut dompter et enchaîner cette bête aveugle qu’il y a ennous. Ce géant s’appelle la conscience, et c’est de sa lutte aveccette bête que sort la spontanéité de nos actes. La victoire dugéant est la vertu; celle de la bête, le péché.»

Le pape se tut pendant quelques instants, puisson regard se rasséréna et il dit avec douceur:

«Croyez-vous, moine Médard, qu’il soitconvenable au vicaire du Seigneur de ratiociner avec vous sur lavertu et le péché?

–Vous avez, très Saint-Père,répliquai-je, permis à votre serviteur d’entendre votre profondeconception de l’existence humaine, et il vous sied parfaitement deparler de la lutte à laquelle vous avez depuis longtemps mis finpar une victoire glorieuse et magnifique.

–Tu as une bonne opinion de moi, frèreMédard, dit le pape, ou bien crois-tu que la tiare soit le laurierqui me proclame héros et vainqueur aux yeux du monde?

–Il y a certainement, fis-je, unegrandeur spéciale dans la royauté et dans l’autorité exercée ainsisur tout un peuple. Lorsqu’on est si haut placé dans l’existence,tout ce qu’il y a autour de vous vous paraît plus rapproché et àtous égards plus facile à mesurer; et même, grâce à cettehaute position, se développe la force merveilleuse de la dominationqui, comme un signe sacré, se manifeste dans celui qui est néprince.»

Le pape m’interrompit.

«Tu penses que même les princes quin’ont qu’une faible intelligence ou une faible volonté possèdent,cependant, une certaine sagacité merveilleuse qui, capable depasser pour de la sagesse, peut en imposer à la foule. Maisqu’est-ce que cela vient faire ici?

–Je voulais, continuai-je, parler du donspécial qu’ont les princes dont le royaume est de ce monde et aussidu caractère saint et divin des pensées qui sont celles du vicairedu Seigneur. L’esprit du Seigneur éclaire mystérieusement les hautsdignitaires de l’Église réunis dans le secret du conclave. Isolés,s’adonnant chacun dans ses appartements à de pieuses méditations,le rayon du ciel féconde leur intelligence qui aspire à recevoir larévélation, et de leurs lèvres inspirées sort un seul nom, quirésonne comme un hymne célébrant la puissance éternelle. Le décretde cette puissance, qui a choisi ainsi son digne vicaire sur laterre, se manifeste alors dans la langue des hommes et c’estpourquoi, très Saint-Père, votre couronne, dont le triple cercleproclame le mystère de votre Seigneur, du Seigneur des mondes, esteffectivement le laurier qui fait de vous un héros et un vainqueur.Votre royaume n’est pas de ce monde, et, cependant, vous êtesappelé à régner sur tous les royaumes de cette terre, rassemblantsous l’étendard du Seigneur les membres de l’Église invisible. Leroyaume temporel qui vous est attribué n’est que votre trôneépanoui dans une splendeur céleste.

–Tu reconnais, fit le pape, enm’interrompant, tu reconnais, frère Médard, que j’ai tout lieud’être satisfait de ce trône qui m’a été attribué. Ma florissanteRome est, elle aussi, ornée d’une splendeur céleste; tu t’enapercevras, frère Médard, si tes regards ne sont pas entièrementfermés aux choses de la terre. Je ne crois pas qu’ils le soient… Tues un intrépide orateur et tu as parlé à mon esprit… Je crois quenous nous entendrons très bien… Reste ici… dans quelques jours tuseras peut-être prieur et ensuite il pourrait très bien se faireque je te choisisse pour mon confesseur… Comporte-toi avec moinsd’extravagance dans les églises, puisque tu ne réussirais pas à tefaire prendre pour un saint: le calendrier est complet.Adieu.»

Les dernières paroles du pape m’étonnèrentautant que toute son attitude, laquelle différait tellement del’image que je m’étais faite en moi-même du chef suprême de lacommunauté chrétienne, qui a reçu le pouvoir de lier et de délier.Je ne pouvais pas douter que tout ce que j’avais dit du caractèresublime et divin de son état, il ne l’avait considéré que comme uneflatterie creuse et astucieuse. Il partait de l’idée que j’avaisvoulu me faire passer pour un saint et, comme pour des raisonsparticulières il fallait qu’il me barrât la route, il était disposéà me procurer d’une autre manière prestige et influence. Pour desraisons qui m’étaient inconnues, il devait revenir plus tard surcette question.

Je résolus, sans penser qu’avant que le papem’eût fait appeler j’avais l’intention de quitter Rome, depoursuivre mes dévotions. Cependant, je me sentais trop agité dansmon âme, pour pouvoir comme autrefois tourner entièrement monesprit vers le ciel. Malgré moi, je pensais, même pendant mesoraisons, à ma vie antérieure; l’image de mes péchés étaitcomme effacée et seul l’éclat de la carrière que j’avais commencéecomme favori d’un prince, que j’allais poursuivre comme confesseurdu pape et que j’achèverais qui sait à quelle hauteur, brillaitavec force aux yeux de mon esprit.

Il arriva ainsi que j’interrompis mesdévotions; non pas parce que le pape me l’avait ordonné, maismalgré moi, et je me mis à flâner dans les rues de Rome. Un jourque je passais sur la place d’Espagne, je vis une foule de gensrassemblés autour d’une baraque de marionnettes. J’entendiss’élever le caquetage comique de Polichinelle et les rirespuissants de la multitude. Le premier acte était terminé, on sepréparait pour le second. Le petit rideau se leva; le jeuneDavid parut sur la scène avec sa fronde et son sac plein decailloux. Avec des mouvements amusants il proclama que maintenantle lourd géant Goliath allait certainement être abattu et qu’Israëlserait sauvé. Il se produisit un bruit et un grondementsourds; c’était le géant Goliath qui se dressait sur lethéâtre avec une tête monstrueuse.

Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque aupremier coup d’œil je reconnus dans la tête de Goliathl’extravagant Belcampo! Il s’était fait, tout au-dessous dela tête, au moyen d’un dispositif spécial, un corps minuscule, avecde petits bras et de petites jambes, ses propres épaules et sesbras étant cachés par une draperie qui représentait le manteau deGoliath avec ses larges plis. Goliath tint, en faisant les grimacesles plus étranges et en secouant grotesquement son corps de nain,un fier discours, que David se contentait d’interrompre parfois enricanant finement. Le peuple riait énormément, et moi-même,singulièrement intéressé par cette nouvelle transformationfabuleuse de Belcampo, je me laissai entraîner, et un rire auquelje n’étais plus depuis longtemps habitué exprima en moi un plaisirenfantin et bien sincère. Ah! Combien de fois mon riren’avait été que la crispation convulsive du tourment intérieur quidéchirait mon cœur!

Le combat avec le géant fut précédé d’unelongue dispute, et David démontra avec beaucoup d’art etd’érudition pourquoi il fallait qu’il tuât et pourquoieffectivement il tuerait son redoutable adversaire. Belcampofaisait jouer tous les muscles de son visage comme un crépitementde feux roulants, et en même temps ses petits bras de géantcherchaient à frapper le minuscule David, qui s’y dérobaitadroitement et qui de temps en temps reparaissait et même sortaitdes plis du propre manteau de Goliath. Enfin le caillou vola à latête de Goliath; il tomba et le rideau se baissa.

Je riais toujours plus fort, excité parl’extravagant génie de Belcampo, je riais d’une façon tropbruyante, lorsque quelqu’un frappa doucement sur mon épaule.C’était un abbé qui se trouvait à côté de moi.

«Je suis heureux, mon révérend, fit-il,que vous n’ayez pas perdu le sens des amusements terrestres. Aprèsavoir vu vos dévotions remarquables, je n’aurais pas cru possibleque vous fussiez en état de rire de ces folies.»

À ces paroles de l’abbé, il me sembla que jedevais avoir honte de ma joyeuse humeur et involontairement je disce qu’aussitôt après je regrettai beaucoup d’avoir dit.

«Croyez-moi, monsieur l’abbé, fis-je,celui qui a été un vigoureux nageur au milieu des vagues les plusdiverses de l’existence ne perd jamais la force qu’il lui faut pourémerger du flot obscur et pour relever courageusement latête.»

L’abbé me regarda avec des yeux brillants.«Eh! dit-il, vous avez très bien conçu et exécuté votrerôle. Je crois maintenant vous connaître parfaitement et je vousadmire du plus profond de mon âme.

–Je ne sais pas, monsieur, comment unpauvre moine pénitent a pu exciter votre admiration.

–Magnifique, mon révérend! Vousreprenez votre rôle. N’êtes-vous pas le favori du pape?

–Le très saint vicaire du Seigneur adaigné m’honorer d’un de ses regards. Je l’ai révéré en me jetant àses pieds dans la poussière, comme il convient devant la dignitédont l’a revêtu la puissance éternelle, lorsqu’elle trouva que soncœur était rempli d’une vertu toute céleste.

–Eh bien! ô digne vassal du trônede celui qui porte la triple couronne, tu t’acquitterasintrépidement de tes fonctions. Mais, crois-moi, le vicaire actueldu Seigneur est une perle de vertu si on le compare àAlexandreVI, et il peut se faire que tu te sois trompé danstes calculs. Cependant, joue ton rôle: le jeu est viteterminé lorsqu’on le commence avec joie et activité. Adieu, montrès révérend père.»

L’abbé s’en alla brusquement avec un éclat derire sarcastique, et moi, je restai là, figé de surprise. Si jerapprochais son dernier propos de mes propres observations sur lecompte du pape, j’étais bien forcé de reconnaître clairement quecelui-ci n’était nullement ce vainqueur, couronné après sa victoiresur la bête, pour lequel je l’avais pris; et je dus égalementme convaincre avec épouvante qu’au moins pour la partie initiée dupublic, ma pénitence n’avait été considérée que comme une tentativehypocrite pour me hausser d’une façon ou d’une autre à un rangsupérieur. Blessé jusqu’au plus profond de mon être, je revins dansmon couvent et je priai ardemment dans l’église solitaire. Alorsmes yeux se dessillèrent et je reconnus bientôt la tentation de lapuissance des ténèbres qui de nouveau avait essayé de me prendredans ses filets. Mais je reconnus aussi en même temps ma faiblessepécheresse et les châtiments du ciel. Seule une fuite rapidepouvait me sauver et je résolus de partir dès le lendemain matin, àla première heure.

La nuit était presque arrivée lorsque lacloche du couvent retentit avec force. Peu après le frère portierentra dans ma cellule et me dit qu’un homme étrangement habillédésirait absolument me parler. Je me rendis au parloir;c’était Belcampo qui, à sa manière extravagante, bondit sur moi, meprit les deux bras et m’entraîna rapidement dans un coin.

«Médard, dit-il tout bas et en hâte,Médard, tu as beau t’y prendre comme tu veux pour te perdre, la“folie” est derrière toi, sur les ailes du vent d’ouest, du vent dusud ou encore du vent du sud-sud-ouest ou de tout autre vent, et,pourvu qu’un bout de ton froc émerge encore de l’abîme, elle est làqui te saisit et te sauve en te tirant à elle. Oh! Médard,reconnais-le, reconnais ce qu’est l’amitié, reconnais la puissancede l’amour; crois à David et à Jonathan, mon très chercapucin.

–Je vous ai admiré en Goliath, fis-je encoupant la parole au bavard. Mais dites-moi vite ce dont il s’agit.Qu’est-ce qui vous amène vers moi?

–Qu’est-ce qui m’amène? ditBelcampo, qu’est-ce qui m’amène? Un amour insensé pour uncapucin à qui j’ai remis autrefois la tête d’aplomb; quijetait partout des ducats couleur d’or et de sang; qui avaitdes rapports avec d’abominables revenants; qui, après avoircommis quelque petit meurtre, voulait épouser la plus belle femmedu monde, civilement ou plutôt noblement…

–Arrête-toi, m’écriai-je, arrête-toi,affreux extravagant. J’ai durement expié ce que tu me reprochesdans ta coupable folie.

–Eh! monsieur, continua Belcampo,l’endroit est-il encore si sensible où la puissance ennemie vous afait de profondes blessures? Eh! Eh! votreguérison n’est donc pas complète? Eh bien! je veux êtredoux et paisible comme un pieux enfant; je veux memaîtriser; je ne veux plus bondir, ni physiquement niintellectuellement, et je vous dirai seulement, mon cher capucin,que, si je vous aime tant, c’est surtout à cause de votre foliesublime. Et, comme il est utile que le moindre principe de foliesubsiste et prospère sur cette terre autant que faire se peut, jesuis là pour te sauver chaque fois du danger de mort auquel tut’exposes comme à plaisir.

«Dans ma baraque de marionnettes, j’aisurpris une conversation qui te concerne. Le pape veut te nommerprieur du couvent de capucins de cette ville et il veut faire detoi son confesseur. Va-t’en vite, fuis Rome, car des poignards teguettent. Je connais le bravo qui est chargé de t’expédierdans le royaume du ciel. Tu es un obstacle pour le dominicain quiest maintenant le confesseur du pape et pour son parti. Demain ilfaut que tu sois loin d’ici.»

Il me fut facile de raccorder ce nouveau faitavec ce que m’avait dit l’abbé inconnu; j’étais si ému que jeremarquai à peine que le plaisant Belcampo me pressa plusieurs foiscontre son cœur et qu’enfin il prit congé de moi en faisant lesgrimaces et les bonds étranges dont il était coutumier.

Il pouvait être minuit passé lorsquej’entendis s’ouvrir la porte extérieure du couvent et une voiturerouler sourdement sur le pavé de la cour. Bientôt le bruit monta lecouloir; on frappa à ma cellule, j’ouvris et j’aperçus lepère gardien, suivi d’un homme masqué et portant un flambeau.

«Frère Médard, dit le père gardien, unmourant demande que vous lui apportiez, à l’heure suprême, lessecours spirituels et l’extrême-onction. Faites ce que vouscommande votre fonction et suivez cet homme, qui vous conduira làoù l’on a besoin de vous.»

Un frisson glacial s’empara de moi; lepressentiment qu’on allait me conduire à la mort s’éleva en moi.Mais je ne pouvais pas refuser et, par conséquent, je suivisl’homme masqué, qui ouvrit la portière de la voiture et m’invita ày prendre place. Dans la voiture je trouvai deux hommes qui memirent au milieu d’eux. Je demandai où l’on voulait me conduire, etqui, précisément, réclamait de moi les secours religieux etl’extrême-onction. Pas de réponse. La voiture continua de marcherdans un profond silence à travers plusieurs rues. Je cruscomprendre, d’après le bruit qu’elle faisait, que nous étions déjàhors de Rome; mais bientôt je perçus clairement que noustraversions une porte et que nous marchions de nouveau dans desrues pavées. Enfin, la voiture s’arrêta; on me lia rapidementles mains et une cape épaisse tomba sur mon visage.

«Il ne vous arrivera rien de mal, fitune voix rude. Mais il faudra que vous vous taisiez sur tout ce quevous allez voir et entendre, sinon votre mort immédiate estcertaine.»

On me tira de la voiture; les serruresgrincèrent et une porte gémit sur des gonds lourds et durs. On meconduisit à travers de longs couloirs et enfin on me fit descendredes escaliers, toujours plus profonds, toujours plus profonds.L’écho des pas me convainquit que nous nous trouvions dans descaveaux, dont la pénétrante odeur de mort révélait la destination.Enfin, on s’arrêta; mes mains furent déliées et la capeenlevée de ma tête.

J’étais dans un vaste caveau faiblementéclairé par une ampoule. Un homme au masque noir, probablement lemême qui m’avait conduit là, était à côté de moi et, tout autour,sur des bancs peu élevés, étaient assis des moines dominicains. Lerêve épouvantable que j’avais fait autrefois, dans la prison, merevint à l’esprit; je tins pour certain que j’allais mourirau milieu des tortures; mais je restai ferme et je priai avecferveur dans le silence de mon être, non pour être délivré, maispour faire une fin chrétienne. Après quelques minutes d’un silenceplein de pressentiments, l’un des moines vint à moi et me dit d’unevoix sourde:

«Nous avons jugé un frère de votreordre, Médard; la sentence doit maintenant être exécutée. Ilattend de vous, qui êtes un saint homme, l’absolution et la suprêmeassistance, avant de mourir. Allez et faites votredevoir.»

L’homme masqué, qui se tenait à côté de moi,me prit sous le bras et me conduisit encore par un étroit couloirdans un petit caveau. Là dans un coin, sur une couche de paille,était étendu un squelette blême, décharné et couvert de haillons.L’homme masqué mit la lampe qu’il avait apportée sur la table depierre se trouvant au milieu du caveau et il s’éloigna.

Je m’approchai du prisonnier; il setourna péniblement vers moi; je restai figé de surpriselorsque je reconnus les vénérables traits du pieux Cyrille. Unsourire céleste et radieux passa sur son visage.

«Ainsi, fit-il d’une voix faible, lesabominables serviteurs de l’enfer qui demeurent ici ne m’ont pastrompé. J’ai appris par eux, mon cher frère Médard, que tu tetrouvais à Rome et, comme j’exprimais le vif désir de te voir parceque je commis envers toi une grande injustice, ils m’ont promis dete conduire à moi à l’heure de ma mort. La voici donc venue et ilsont tenu parole.»

Je m’agenouillai auprès du pieux et vénérablevieillard; je l’adjurai de me dire comment on avait pul’emprisonner et le condamner à mort.

«Mon cher frère Médard, dit Cyrille,c’est seulement lorsque j’aurai reconnu avec repentir quelle a étéma faute à ton égard, induit en erreur comme je l’ai été, c’estseulement lorsque tu m’auras réconcilié avec Dieu que je pourrai teparler de mon malheur et de ma chute terrestre.

«Tu sais qu’avec tout notre couvent jet’ai considéré comme le plus criminel des pécheurs, tu avais, dumoins nous le pensions, chargé ta tête des forfaits les plusabominables et nous t’avions chassé de notre communauté. Et,pourtant, il n’y eut pas autre chose que ce fatal moment où leDiable te tenta et t’arracha au saint lieu pour te conduire dans lacoupable vie mondaine. Un diabolique hypocrite te volant ton nom,ton habit et ta forme, commit ces crimes pour lesquels tu as faillisubir la mort infâme des assassins. La puissance éternelle a révélémiraculeusement que, à vrai dire, tu avais péché par légèretéd’esprit, en essayant de violer ton vœu, mais que tu es pur de ceshorribles attentats. Retourne à notre couvent, Médard; nosfrères te recevront avec amour et joie, toi qu’ils avaient cruperdu. Ô Médard…»

Ce disant, le vieillard, pus de faiblesse,tomba dans un profond évanouissement. Je résistai à l’émotion queses paroles, qui paraissaient annoncer un nouvel événementmiraculeux, avaient provoquée en moi et, ne pensant qu’à lui, ausalut de son âme, je cherchai, privé que j’étais de tous autresmoyens, à le rappeler à la vie en passant lentement et doucement mamain droite sur sa tête et sur sa poitrine, ce qui est une façonusuelle dans nos couvents de faire reprendre ses sens à un maladeévanoui. Cyrille retrouva bientôt connaissance, et lui, le juste,il se confessa à moi, le pécheur criminel.

Mais, tandis que je donnais l’absolution auvieillard dont les plus graves fautes avaient été les doutes qui detemps en temps venaient l’assaillir, il me semblait que lapuissance éternelle allumait en moi un esprit céleste et quej’étais seulement l’instrument, l’organe corporel, dont elle seservait pour parler humainement, dès cette terre, à cet homme quin’était pas encore délivré de la vie. Cyrille leva vers le ciel sonregard plein de recueillement et il dit:

«Oh! mon frère Médard, comme tesparoles m’ont réconforté! Je vais aller à la mort qued’infâmes scélérats m’ont préparée. Je succombe victime de lafausseté et du péché abominable qui entourent le trône de celui quiporte la triple couronne.»

J’entendis des pas sourds qui se rapprochaienttoujours davantage, et les clefs grincèrent dans la serrure de laporte. Cyrille employa toutes ses forces à se releverpéniblement; il saisit ma main et il me dit àl’oreille:

«Retourne à notre couvent. Léonard estau courant de tout; il sait comment je meurs;conjure-le de ne point parler de mon trépas. La mort serait, quandmême, vite venue m’atteindre, moi, qui ne suis qu’un vieillard àbout de forces. Adieu, mon frère, prie pour le salut de mon âme. Jeserai auprès de vous quand vous célébrerez au couvent mon requiem.Jure-moi que tu tiendras secret tout ce que tu as appris ici, cartu ne ferais autrement qu’amener ta perte et jeter notre couventdans mille périls.»

Je fis ce que me demandait le condamné. Deshommes masqués étaient entrés; ils tirèrent le vieillard horsdu lit et le traînèrent, lui que l’épuisement empêchait de marcher,à travers le couloir qui conduisait au caveau dans lequel j’avaisd’abord été. Sur un signe des hommes masqués, je l’avais suivi. Lesdominicains avaient formé un cercle, à l’intérieur duquel on plaçale vieillard et on ordonna à celui-ci de s’agenouiller sur un tasde terre que l’on avait remuée au milieu. On lui avait mis uncrucifix dans la main. J’étais entré dans le cercle, comme levoulait ma fonction, et je priai à haute voix. Un dominicain meprit par le bras et me tira de côté. Au même instant, je vis unglaive briller dans la main d’un homme masqué, qui venait d’entrerdans le cercle, et la tête sanglante de Cyrille roula à mespieds.

Je tombai à la renverse sans connaissance.Lorsque je revins à moi, je me retrouvai dans une petite chambresemblable à une cellule. Un dominicain vint vers moi et il me ditavec un sourire perfide:

«Vous êtes très effrayé, n’est-ce pas,mon frère? Et pourtant, vous devriez plutôt vous réjouir, carvous venez de voir de vos propres yeux un beau martyre. C’estainsi, n’est-ce pas, que l’on nomme les choses lorsqu’un frère devotre couvent reçoit la mort qu’il a méritée, car, on le sait, vousêtes tous, sans exception, des saints?

–Nous ne sommes pas des saints, dis-je,mais dans notre couvent on n’a jamais encore assassiné un innocent.Laissez-moi partir. J’ai rempli mon rôle avec joie. L’esprit dubienheureux m’assistera, si je dois tomber entre les mainsd’infâmes assassins.

–Je ne doute pas, fit le dominicain, quele bienheureux frère Cyrille ne soit en mesure de vous assisterdans un cas semblable; mais, je vous en prie, mon cher frère,ne donnez pas à son exécution le nom d’assassinat. Cyrille avaitgravement péché contre le vicaire du Seigneur et c’est le papelui-même qui a ordonné sa mort. Mais il vous aura lui-même, à coupsûr, confessé tout cela; par conséquent, il est inutile quenous en parlions. Prenez plutôt ce fortifiant qui vous remettra,car vous avez l’air tout pâle et tout bouleversé.»

À ces mots, le dominicain me tendit une coupede cristal dans laquelle écumait un vin rouge foncé qui dégageaitune odeur violente. Je ne sais quel pressentiment passa en moicomme un éclair, lorsque je portai la coupe à mes lèvres. Toujoursest-il que je sentis là l’odeur de ce vin que m’avait présentéautrefois Euphémie dans cette nuit fatale. Et, involontairement,sans bien me rendre compte de ce que je faisais, je le versai dansla manche gauche de mon habit, en tenant ma main droite devant lesyeux, comme si la lampe m’eût ébloui.

«Grand bien vous fasse!»s’écria le dominicain, en me poussant hâtivement vers la porte.

On me jeta dans la voiture, qui, à monétonnement, était vide, et l’équipage se mit en route. La terreurnocturne, la tension de mon esprit, la profonde douleur quej’éprouvais de la mort de l’infortuné Cyrille me plongèrent dans unétat d’engourdissement tel, que je m’abandonnai sans résistance,lorsqu’on m’arracha de la voiture et qu’on me précipita assezrudement sur le sol.

Le matin arriva et je me vis couché devant laporte du couvent des capucins, dont, lorsque je me fus levé, jetirai la cloche. Le portier fut effrayé par mon aspect de pâleur etde bouleversement, et sans doute qu’il informa le prieur de lafaçon dont j’étais revenu au couvent, car, aussitôt après la messede l’aurore, celui-ci, l’air inquiet, entra dans ma cellule. À sesquestions je me bornai à répondre d’une manière générale que lamort de celui à qui j’avais donné l’absolution avait été tropterrible pour ne pas troubler profondément mon être; maisbientôt la furieuse douleur que je ressentis au bras gauchem’empêcha de parler et je poussai des cris perçants. Le chirurgiendu couvent fut appelé; on arracha la manche de mon habit quiétait collée à la chair et on trouva que tout le bras était rongéet dévoré comme par une matière corrosive.

«On m’a fait boire du vin, je l’ai versédans ma manche, fis-je en souriant et m’évanouissant presque,tellement ma souffrance était insupportable.

–Il y avait dans le vin un poisoncaustique», s’écria le chirurgien. Et il s’empressad’employer des moyens qui, tout au moins, apaisèrent bientôt maviolente douleur. L’habileté du chirurgien et les soins minutieuxque le prieur me fit donner réussirent à sauver mon bras, qu’onavait d’abord parlé d’amputer, mais la chair se dessécha jusqu’àl’os et le breuvage empoisonné m’avait ôté toute possibilité de leremuer.

«Je ne vois que trop clairement, dit leprieur, ce qui s’est passé dans cet événement qui vous a ôtél’usage de votre bras. Le vénérable frère Cyrille a disparu denotre couvent et de Rome d’une façon incompréhensible et, vousaussi, cher frère Médard, vous serez perdu de la même façon si vousne quittez pas Rome à l’instant.

«Pendant que vous étiez alité et malade,on est venu à différentes reprises prendre de vos nouvelles d’unefaçon fort suspecte. Et c’est seulement à ma vigilance et à labonne entente de nos pieux frères que vous devez d’avoir échappé àl’assassinat qui vous poursuivait jusque dans votre cellule. Vousme paraissez être, par vous-même, un homme singulier, partoutenchaîné par les liens de la fatalité; et, depuis le peu detemps que vous êtes à Rome, vous vous êtes, à coup sûr, sans levouloir, fait beaucoup trop remarquer pour que certaines personnesne désirent pas se débarrasser de vous. Retournez dans votrepatrie, dans votre couvent. La paix soit avecvous!»

Je sentais bien que, tant que je me trouveraisà Rome, ma vie serait constamment en péril; mais àl’affligeant souvenir de toutes les fautes que j’avais commises etque la pénitence la plus rigoureuse n’avait pu anéantir, s’ajoutaitla vive douleur physique que me causait le bras desséché. Et ainsije ne tenais plus du tout à une existence de souffrance et demaladie dont, comme d’un fardeau trop pesant, une mort rapide etsoudaine pouvait me délivrer. Je m’habituai toujours davantage à lapensée de mourir de mort violente et bientôt même je vis là unglorieux martyre, dont ma sévère pénitence m’avait valu lafaveur.

Je me voyais moi-même sortant du couvent etbrusquement percé d’un coup de poignard par une sombre figure. Lepeuple se rassemblait autour du cadavre sanglant.

«Médard, le pieux pénitent Médard, vientd’être assassiné!»

Ainsi criait-on dans les rues, et les gens sepressaient toujours plus nombreux, et en poussant de viveslamentations, autour du cadavre. Des femmes s’agenouillaient etessuyaient avec des linges blancs la blessure d’où coulait le sang.L’une d’elles aperçoit la croix qu’il y a à mon cou et s’écrie trèshaut:

«C’est un martyr, c’est un saint. Voyezle signe du Seigneur qu’il porte au cou.»

Alors chacun tombe à genoux. Heureux celui quipeut toucher le corps du saint ou seulement saisir sonvêtement! On apporte vite une civière; on y place lecadavre couronné de fleurs, et, en cortège triomphant parmi lescantiques et la prière, de jeunes gens le portent à l’égliseSaint-Pierre.

Ainsi mon imagination élaborait un tableaureprésentant sous de vives couleurs ma glorification sur cetteterre et, sans penser, ni même pressentir que l’esprit malin d’unorgueil coupable cherchait à me tenter à nouveau, je résolus, aprèsma complète guérison, de rester à Rome, d’y continuer ma manière devivre, et ainsi de mourir glorieusement, ou, arraché par le pape àmes ennemis, de m’élever à de hautes dignités ecclésiastiques.

Ma forte et robuste nature me permit enfin desupporter la douleur sans nom que j’éprouvais et elle résista auxeffets du poison diabolique qui du dehors voulait détruirel’intérieur de mon être. Le médecin me promit un rétablissementprochain et, effectivement, ce n’est que pendant ces instants dedélire qui précèdent d’habitude le sommeil que je ressentais desaccès de fièvre, qui alternaient avec des frissons glacés ou avecune impression de chaleur qui me brûlait. C’était précisément dansces moments-là que, tout rempli du tableau de mon martyre, je mevoyais moi-même, comme c’est déjà souvent arrivé, assassiné d’uncoup de poignard dans la poitrine. Mais, au lieu de me voir, commed’habitude, étendu sur la place d’Espagne et entouré bientôt d’unefoule qui répandait le bruit de ma canonisation, j’étais couchésolitaire dans une tonnelle du jardin du couvent de B… Au lieu desang, c’était un liquide incolore et repoussant qui coulait de mablessure béante et une voix s’écriait:

«Le sang du martyr a-t-il étéversé? Je veux clarifier et colorer l’eau impure et alors lefeu qui a triomphé de la lumière le couronnera.»

C’est moi qui avais parlé ainsi, mais, lorsqueje me sentis séparé de mon propre moi qui était mort, je remarquaique j’étais devenu la pensée immatérielle de mon être, et bientôtje me reconnus comme étant le rouge qui nageait dans l’éther. Jem’élançais jusqu’aux sommets éclatants des montagnes. Je voulaisentrer par la porte des nuages dorés du matin dans le château demes pères; mais des éclairs traversèrent, comme des serpentsde feu, la voûte du ciel, et je fus précipité vers le bas, comme unnuage humide et sans couleur.

«C’est moi, moi, disait la pensée, c’estmoi qui colore vos fleurs et votre sang: les fleurs et lesang sont la parure de votre noce que je prépare.»

Et, en descendant toujours plus bas,j’apercevais le cadavre, avec sa plaie béante à la poitrine, d’oùcoulait à flots cette eau impure. Mon souffle devait changer cetteeau en sang; mais cela ne se produisit pas; le cadavrese dressait et me regardait fixement avec des yeux vides et hideuxet il hurlait, comme le vent du nord dans la profondeur desabîmes:

«Pensée folle et aveugle, il n’y a pasde combat entre la lumière et le feu, mais la lumière est lebaptême du feu par le rouge que tu as essayéd’empoisonner.»

Le cadavre retomba à terre; toutes lesfleurs des champs inclinèrent leurs têtes fanées; des hommes,semblables à des spectres blêmes, se jetèrent sur le sol et lesmille voix d’une lamentation infinie montèrent dans les airs.

«Ô Seigneur, Seigneur! Le poids denotre péché est-il si immense que tu donnes pouvoir à l’ennemi detuer la victime expiatoire de notre sang?»

Ces lamentations devinrent plus fortes,toujours plus fortes, comme les vagues mugissantes de la mer. Lapensée menaçait de se pulvériser parmi les accents formidables deces lamentations infimes, lorsque je fus arraché à mon rêve commepar une commotion électrique. La cloche de la tour du couvent sonnadouze coups, une lumière aveuglante tombait des fenêtres del’église dans ma cellule.

«Les morts se lèvent hors du tombeau etcélèbrent l’office divin.»

Ainsi parla en moi une voix intérieure et jeme mis à prier. J’entendis frapper doucement à ma porte. Je crusque quelque moine voulait me voir, mais j’entendis bientôt, avecune profonde frayeur, les rires et ricanements épouvantables dufantôme qui était mon double, et il s’écriait sarcastiquement etpour me taquiner:

«Petit frère… me voici de nouveau prèsde toi… la blessure saigne… la blessure saigne, rouge… Viens avecmoi, petit frère Médard… viens avec moi.»

Je voulus bondir hors de ma couche, mais lapeur avait jeté sur moi son frisson glacé et chaque mouvement quej’essayais de faire devenait une crispation intérieure qui melacérait les muscles. Seule la pensée me restait et ce n’étaitqu’une fervente prière. «Puissé-je être sauvé des puissancesdes ténèbres qui venaient m’assaillir depuis les portes grandesouvertes de l’enfer!» Il arriva que, bien que ma prièrene fût que mentale, je l’entendis comme si elle eût été prononcée àhaute voix; je l’entendis dominer le bruit des coups frappéscontre ma porte, le ricanement et le bavardage sinistre de monhorrible double; mais enfin elle se perdit dans un murmureétrange, semblable à celui des essaims d’insectes nuisibles que levent du sud a réveillés et qui de leurs suçoirs venimeux attaquentles blés en fleur. Ce murmure se confondait avec les lamentationsinfinies des hommes que j’avais entendues tout à l’heure et mon âmedemanda:

«N’est-ce pas là le rêve prophétique quiva se poser sur ta blessure sanglante pour la guérir et pour teréconforter?»

Au même instant la lueur pourpre du crépusculedéchira le nuage sombre et sans couleur, mais voici qu’une hautefigure se dressa au milieu. C’était le Christ; sur chacune deses blessures perlait une goutte de sang et le rouge était restituéà la terre et la lamentation humaine devint un hymne de jubilation,car le rouge était la grâce du Seigneur qui était descendue sur leshommes. Seul le sang de Médard coulait encore incolore par lablessure et il implorait avec ferveur:

«Dois-je rester le seul de toute lavaste terre qui soit impitoyablement livré aux tourments éternelsde la damnation?»

Alors il y eut un mouvement dans lesbuissons; une rose, hautement colorée d’une flamme céleste,dressa sa tête et regarda Médard avec un doux sourireangélique; un suave parfum se répandit autour de lui et ceparfum était le merveilleux éclat du plus pur éther printanier.

«Ce n’est pas le feu qui a vaincu;il n’y a pas de combat entre la lumière et le feu. Le feu est laparole qui éclaire le pécheur.»

On eût dit que la rose avait prononcé cesparoles, mais la rose était une charmante silhouette de femme.Vêtue d’une robe blanche, avec des roses tressées dans sa brunechevelure, elle vint au-devant de moi.

«Aurélie!» m’écriai-je,m’éveillant de mon rêve.

Un parfum de roses remplissaitmerveilleusement ma cellule et je crus apercevoir distinctementAurélie, qui me regarda d’un air grave et qui ensuite semblas’évaporer parmi les rayons du matin pénétrant dans ma cellule. Jefus bien obligé de considérer que ce n’était là qu’une illusion demes sens surexcités.

Je reconnus alors la tentation du démon et mafaiblesse encline au péché. Je me hâtai de quitter ma cellule etj’allai prier avec ferveur à l’autel de sainte Rosalie.

Pas de mortification, pas de pénitence au sensdu couvent; mais, lorsque le soleil de midi dardaverticalement ses rayons, j’étais à plusieurs lieues de Rome. Nonseulement les exhortations de Cyrille, mais aussi un irrésistibledésir de revoir ma patrie, me poussaient sur le même sentier quej’avais suivi en venant à Rome. Sans le vouloir, en cherchant àm’échapper de mon état, j’avais pris le chemin le plus direct versle but que m’avait assigné le prieur Léonard.

J’évitai la résidence du prince, non parce queje craignais d’être reconnu et de tomber de nouveau dans les mainsdes juges; mais comment aurais-je pu, sans avoir le cœurdéchiré par le souvenir, pénétrer dans un lieu où une coupableperversion m’avait entraîné à poursuivre un bonheur terrestreauquel j’avais renoncé en me consacrant à Dieu! Un lieu où,hélas! me détournant de l’esprit pur et éternel de l’amour,j’avais pris pour le point le plus lumineux et le plus sublime dela vie, dans lequel les choses matérielles et les chosesimmatérielles ne forment plus qu’une seule flamme, le moment de lasatisfaction de l’instinct terrestre! Le lieu où la plénitudede la vie, nourrie de sa propre richesse tout exubérante, m’avaitsemblé être le principe qui devait s’élever avec énergie contrecette aspiration vers le ciel, dans laquelle je ne pouvais voirqu’un renoncement contre nature!

Mais, qui plus est, je sentais au tréfonds demon être que, malgré les forces à moi données par une vieimpeccable et par une pénitence sévère et continue, je seraisimpuissant à soutenir glorieusement un combat auquel pouvait, àchaque instant, m’appeler la puissance ténébreuse et redoutabledont je n’avais que trop souvent et trop cruellement ressentil’influence.

Revoir Aurélie! toute resplendissantepeut-être de la plénitude de sa grâce et de sa beauté!Pourrais-je supporter cette vision sans être terrassé par l’espritdu mal, qui, sans doute encore, avec les flammes de l’enfer,faisait bouillir mon sang, qui sifflait et fermentait en courantdans mes veines.

Que de fois m’apparut l’image d’Aurélie!Mais que de fois aussi s’élevèrent alors dans mon être dessentiments dont je reconnus le caractère coupable et que jecherchai à anéantir de toute la force de ma volonté!

C’est seulement dans la conscience de tout cedont provenait la vive attention que j’avais provoquée, c’estseulement dans le sentiment de mon impuissance, lequel me faisaitéviter la lutte, que je crus reconnaître la sincérité de mapénitence; et c’était pour moi une consolation que de songerque du moins l’esprit infernal de l’orgueil, l’audace d’accepter lecombat contre les puissances des ténèbres, m’avait quitté.

Je fus bientôt arrivé dans les montagnes et,un matin, je vis surgir, du sein des brouillards de la vallée quiétait devant moi, un château qu’en m’approchant davantage jereconnus bien. J’étais sur les terres du baron de F… Lesplantations du parc étaient devenues sauvages; les alléesavaient perdu leur régularité et étaient envahies par les mauvaisesherbes; sur la pelouse, naguère si belle, des bestiauxpaissaient dans le haut gazon; les fenêtres du châteauétaient çà et là brisées; l’escalier était en ruine.

On n’apercevait pas âme qui vive.

J’étais là muet et immobile dans cetteaffreuse solitude. Un léger gémissement monta d’un petit boisencore assez bien conservé et j’aperçus, assis dans le bosquet, unvieil homme chenu, qui, bien qu’étant assez près de moi, nesemblait pas me voir. Lorsque je me fus approché un peu plus,j’entendis ces mots:

«Morts, ils sont tous morts, ceux quej’aimais! Ah! Aurélie! Aurélie! Toiaussi! La dernière, morte, morte pour cemonde!»

Je reconnus le vieux Reinhold; je restailà debout comme enraciné au sol.

«Aurélie morte? Non, non, tu tetrompes, ô vieillard; la puissance céleste l’a protégéecontre le couteau de l’assassin.»

Le vieillard, comme frappé d’un coup defoudre, tressaillit et cria d’une voix forte:

«Qui est là? Qui est là?Léopold, Léopold!»

Un jeune garçon arriva en courant. Lorsqu’ilm’aperçut, il s’inclina profondément et me salua endisant:

«Laudatu JesusChristus!

–In omnia sæculasæculorum!» répondis-je. Alors le vieillard seleva et cria encore plus fort:

«Qui est là? Qui estlà?»

Je me rendis compte alors qu’il étaitaveugle.

«Un révérend père, répondit l’enfant. Unecclésiastique de l’ordre des capucins.»

Il sembla alors que le vieillard fût saisid’une horreur et d’une épouvante profondes et il s’écria:

«Loin d’ici, loin d’ici; enfant,mène-moi loin d’ici. Rentrons, rentrons, ferme les portes;que Pierre fasse bonne garde. Loin d’ici, loin d’ici.Rentrons.»

Le vieillard ramassa toutes les forces qui luiétaient restées pour s’enfuir devant moi, comme devant une bêteféroce.

L’enfant, étonné et effrayé, meregardait; mais le vieillard, au lieu de se laisser mener parlui, l’entraîna et bientôt ils disparurent par la porte qui, commeje l’entendis, fut solidement fermée.

Je m’enfuis en hâte, loin du théâtre de mesforfaits les plus affreux, qui, par suite de cet incident, sereprésentèrent à mes yeux plus vivants que jamais, et bientôt je metrouvai dans un fourré profond. Fatigué, je m’assis dans la mousse,au pied d’un arbre; non loin de là, on avait élevé un petitmonceau de terre sur lequel se dressait une croix. Lorsque je meréveillai du sommeil dans lequel la lassitude m’avait plongé,j’aperçus, à côté de moi, un vieux paysan qui, aussitôt qu’il mevit éveillé, ôta respectueusement sa casquette et dit sur le ton dela bonté la plus parfaite et la plus sincère:

«Eh! vous venez sans doute deloin, mon révérend père, et vous étiez très fatigué, sinon vous nevous seriez pas endormi d’un si profond sommeil en ce lieuabominable. Ou bien vous ne savez peut-être pas ce qui s’est passéici?»

Je l’assurai qu’étranger, pèlerin revenantd’Italie, je n’étais pas du tout informé de ce qui s’y étaitpassé.

«Cela vous concerne particulièrement,vous et votre ordre, dit le paysan. Et je dois avouer que, lorsqueje vous ai vu dormir si tranquillement, je me suis placé là pourdétourner de vous tout danger éventuel. On raconte qu’il y aplusieurs années de cela, un capucin a été assassiné ici. Toujoursest-il qu’à l’époque un capucin traversa notre village et, après yavoir passé la nuit, se dirigea vers la montagne. Ce jour-là, monvoisin descendait la pente rapide du chemin de la vallée qui dominele gouffre du Diable, et il entendit tout à coup un cri lointain etperçant se perdre dans les airs d’une manière étrange. Il prétendmême, mais cela me paraît impossible, avoir vu une forme humainetomber du sommet du mont dans l’abîme. Toujours est-il que noustous, au village, nous crûmes, sans savoir pourquoi, qu’il étaitfort possible que le capucin fût tombé dans le précipice, etplusieurs d’entre nous se rendirent sur les lieux et descendirentaussi bas qu’ils le purent, sans mettre leur vie en danger, afin detrouver tout au moins le cadavre de l’infortuné. Mais nous ne pûmesrien découvrir et nous nous moquâmes joliment de notre voisin unefois que, revenant chez lui sur le chemin de la vallée, par unenuit de clair de lune, il déclara avoir vu, avec une frayeurmortelle, un homme nu sortir du gouffre du Diable, en montant dansles airs. C’était là imagination pure; mais plus tard l’onapprit que le capucin, Dieu sait pourquoi, avait été assassiné icipar un noble et que son cadavre avait été jeté dans le gouffre duDiable.

«C’est là, à cet endroit, que le meurtrea dû s’accomplir; j’en suis persuadé. Un jour, en effet, monrévérend père, j’étais assis ici, et je regardais, en rêvant, cetarbre creux qu’il y a à côté de nous. Soudain, il me sembla qu’unmorceau de drap brun pendait par la crevasse de l’arbre. Je bondis,j’y courus et j’en tirai un habit de capucin tout neuf. Un peu desang était collé à la manche et dans un coin était marqué le nom deMédard. Je pensai, pauvre comme je suis, faire une bonne œuvre envendant l’habit et en faisant dire des messes avec l’argent quej’en tirerais pour le pauvre moine qui a été ici assassiné sanspouvoir se préparer à la mort, ni faire son examen de conscience.Il arriva donc que je portai à la ville le vêtement; maisaucun brocanteur ne voulut l’acheter et il n’y avait pas dans levoisinage de couvent de capucins. Enfin vint un homme qui, d’aprèsson costume, était sans doute un chasseur ou un forestier. Il medit que précisément il avait besoin d’un habit de capucin et il mepaya richement ma trouvaille. Je fis donc dire une excellente messepar monsieur notre curé et, comme il n’y avait pas moyen de placerune croix dans le gouffre du Diable, j’en plantai une ici, ensouvenir de la mort lamentable de M.le capucin. Mais sansdoute que celui-ci en avait lourd sur la conscience, car on racontequ’il vient encore rôder parfois ici, et ainsi la messe deM.le curé n’a pas beaucoup servi. C’est pourquoi, je vousprie, mon révérend, lorsque vous serez rentré sain et sauf de votrevoyage, de célébrer un office religieux pour le salut de l’âme devotre confrère Médard. Promettez-le-moi.

–Vous vous trompez, mon brave ami,fis-je. Le capucin Médard qui, il y a de cela plusieurs années, estpassé par votre village, en se rendant en Italie, n’a pas étéassassiné. Il n’est pas nécessaire encore de faire dire pour lui lamesse des morts, il est bien vivant et il peut encore travaillerpour son salut éternel. Je suis moi-même ce Médard.»

Ce disant, j’ouvris mon froc et je montrai aupaysan le nom de Médard qui était marqué dans un coin. À peine lepaysan eût-il aperçu ce nom qu’il blêmit et me regarda avec effroi.Puis, il bondit brusquement et s’en alla en courant et en crianttrès fort, dans la forêt. Il était clair qu’il me prenait pour lespectre de Médard assassiné, et mes efforts pour le faire revenirde son erreur eussent été vains.

La solitude, le silence du lieu, qui n’étaientinterrompus que par le bruit sourd du torrent de la forêt qu’il yavait près de là, étaient, à vrai dire, très propres à faire naîtred’horribles visions, je pensai à mon affreux double et, gagné parla frayeur du paysan, je me sentis trembler en moi-même, car il mesemblait que mon double allait surgir de l’obscurité de tel ou telbuisson. Avec une décision virile, je continuai ma marche et c’estseulement lorsque l’affreuse idée du spectre de mon propre moi,pour lequel le paysan m’avait pris, m’eut quitté, que je pensai quel’explication venait de m’être donnée de la manière dont le moineinsensé s’était emparé de l’habit de capucin qu’il me laissa danssa fuite et que je reconnus indubitablement comme mien. Leforestier chez qui il séjournait et à qui il avait demandé unnouveau vêtement l’avait acheté à la ville, à ce paysan. La façondont l’événement fatal qui s’était passé au gouffre du Diable avaitété travesti affecta profondément mon âme, car je comprenaisparfaitement comment toutes les circonstances avaient concouruforcément à amener cette funeste confusion avec Victorin. L’étrangevision du craintif voisin me parut très importante et j’attendisavec confiance d’obtenir une explication plus nette, sanspressentir cependant d’où et comment elle me viendrait.

Enfin, après avoir marché sans répit pendantplusieurs semaines, je m’approchai de ma patrie; le cœurbattant, je vis surgir devant moi les tours du couvent descisterciennes. J’arrivai au village, sur la place découverte quis’étendait devant l’église du cloître. Un hymne chanté par des voixd’hommes retentissait dans le lointain. Une croix devint visible,et, derrière elle, des moines marchant deux à deux comme pour uneprocession. Ah! Je reconnus les frères de mon ordre, le vieuxLéonard en tête, conduit par un jeune frère que je ne connaissaispas. Sans me remarquer, ils passèrent en chantant à côté de moi etfranchirent la porte ouverte du couvent. Peu après, de la mêmemanière, arrivèrent les dominicains et les franciscains deB…; des voitures rigoureusement fermées entrèrent dans lacour du couvent. C’étaient les clarisses de B…. Tout cela mefaisait comprendre qu’une fête extraordinaire allait être célébrée.Les portes de l’église étaient grandes ouvertes, j’entrai et jeremarquai que tout avait été soigneusement balayé et nettoyé. Onparait le maître-autel et les autres autels avec des guirlandes defleurs et un bedeau parlait beaucoup de roses toutes fraîches qu’ilfallait absolument avoir ici le lendemain à la première heure,parce que Mmel’abbesse avait formellement ordonnéd’orner le maître-autel avec des roses.

Résolu d’aller trouver aussitôt mes confrères,après m’être fortifié par une ardente prière, je me rendis aucouvent et je demandai le prieur Léonard. La sœur tourière meconduisit dans une salle; Léonard était assis dans unfauteuil entouré par les moines; fondant en larmes, l’âmepleine de contrition, sans pouvoir prononcer une parole, je meprécipitai à ses pieds.

«Médard!» s’écria-t-il, etun murmure sourd courut dans les rangs des frères:

«Médard, frère Médard est enfinrevenu.»

On me releva; les frères me pressèrentsur leur poitrine.

«Louées soient les puissances célestesqui t’ont sauvé des embûches du monde perfide! Mais raconte,raconte, mon frère!» s’écriaient les moines tousensemble.

Le prieur se leva et, sur un signe de lui, jele suivis dans la chambre qui d’ordinaire lui était réservéelorsqu’il venait au couvent des cisterciennes.

«Médard, fit-il, tu as rompucoupablement ton vœu; en t’enfuyant honteusement, au lieud’exécuter la mission qui t’avait été confiée, tu as trompé lecouvent de la façon la plus indigne. Je pourrais te faire murertout vif, si je voulais agir d’après la rigueur de la loiconventuelle.

–Jugez-moi, mon révérend père,répondis-je, jugez-moi comme la loi le prescrit. Ah! jedéposerai avec joie le fardeau d’une vie de misères et detourments. Je sens que la pénitence la plus sévère à laquelle je mesuis soumis n’a pu me donner ici-bas aucune consolation.

–Prends courage, continua Léonard. Leprieur vient de te parler; maintenant l’ami, le père peuts’entretenir avec toi. Tu as été sauvé miraculeusement de la mortqui te menaçait à Rome. Seul Cyrille est mort victime…

–Vous savez donc? demandai-jeplein d’étonnement.

–Tout, répondit le prieur. Je sais quetu as assisté à sa dernière heure le pauvre Cyrille et que l’on avoulu te supprimer avec le vin empoisonné que l’on t’offrait pourte réconforter. Il est probable que, bien qu’étant surveillé parles yeux d’argus des moines, tu as pu trouver le moyen de répandrecomplètement le vin, car, si tu en avais bu seulement une goutte,tu étais mort dans l’espace de dix minutes.

–Regardez!» m’écriai-je.

Et retroussant la manche de mon froc, jemontrai au prieur mon bras ratatiné jusqu’à l’os et je lui narraicomment, pressentant un danger, j’avais répandu le vin dans mamanche. Léonard eut un frisson de recul devant l’aspect hideux dumembre qui était comme momifié et il dit sourdement, à partlui:

«Tu as expié, toi qui as péché de toutesles façons; mais Cyrille, ô pieux vieillard!»

Je dis au prieur que la cause véritable del’exécution secrète du pauvre Cyrille m’était restée inconnue.

«Peut-être, dit le prieur, toi aussi,aurais-tu eu le même destin si tu t’étais présenté, ainsi que l’afait Cyrille, comme plénipotentiaire de notre couvent. Tu sais queles revendications de notre couvent enlèvent au cardinal X… lesrevenus qu’il perçoit illégitimement; c’est la raison pourlaquelle le cardinal conclut soudain un pacte d’amitié avec leconfesseur du pape qui était jusqu’alors son ennemi, et ainsi ilacquit en la personne du dominicain un puissant adversaire àopposer à Cyrille. L’astucieux moine trouva bientôt le moyen parlequel Cyrille pourrait être renversé. Il l’introduisit lui-mêmeauprès du pape et il sut présenter à celui-ci le capucin étrangerde telle façon que le pape l’accueillit auprès de lui comme unepersonnalité remarquable; Cyrille fut ainsi admis dansl’entourage du souverain pontife.

«Cyrille fut, dès lors, bientôt obligéde constater que le vicaire de Dieu cherche et trouve beaucoup tropson royaume dans ce monde et dans les plaisirs terrestres, et qu’ilsert d’instrument à une engeance hypocrite qui – malgré l’espritvigoureux qui était autrefois le sien, mais que cette engeance a sufaire plier par les moyens les plus répréhensibles – le promène àsa guise entre le ciel et l’enfer. Le vieux Cyrille, comme c’étaità prévoir, fut grandement froissé par cet état de choses et il sesentit appelé, par des discours enflammés que lui inspirait sonesprit, à ébranler l’âme du pape et à la détourner des voluptésterrestres.

«Effectivement, comme c’est souvent lecas pour les tempéraments amollis, le pape fut impressionné par lesparoles du pieux vieillard et c’est précisément dans l’étatd’excitation où il se trouva dès lors qu’il devint facile audominicain de préparer peu à peu habilement le coup qui devaitmortellement frapper le pauvre Cyrille. Il annonça au pape qu’il nes’agissait de rien moins que d’une conjuration secrète qui avaitpour objet de le représenter aux yeux de l’Église comme indigne dela triple couronne. Cyrille, prétendit-il, était chargé de l’amenerà se livrer à quelque pénitence publique, qui, alors, serait lesignal de la révolte ouverte qui couvait parmi les cardinaux. Lepape découvrit dès lors aisément, dans les discours pleinsd’onction de notre confrère, l’intention cachée à laquelle ledominicain avait fait allusion. Il se mit à haïr profondément levieillard et c’est uniquement pour éviter quelque éclat qu’il lesouffrit encore dans son voisinage. Un jour que Cyrille trouva,encore une fois, l’occasion de parler au pape sans témoin, il luidit carrément que celui qui ne renonçait pas entièrement auxplaisirs du monde, qui ne menait pas une vie véritablement sainte,était indigne d’être le vicaire de Dieu et était une charge quin’apportait à l’Église que honte et perdition, une charge dontcelle-ci devait se libérer. Peu après, et précisément au moment oùl’on venait de voir sortir Cyrille des appartements privés du pape,on trouva du poison dans l’eau glacée que le pape avait l’habitudede boire. Je n’ai pas besoin de t’assurer, toi qui as connu lepieux vieillard, que Cyrille était innocent. Cependant, le pape futconvaincu de sa culpabilité et il donna l’ordre de faire exécutersecrètement le moine étranger chez les dominicains.

«Quant à toi, tu étais à Rome unepersonnalité singulière; la façon dont tu t’exprimas enprésence du pape, surtout le récit de ta vie, lui fit trouver unecertaine parenté intellectuelle entre lui-même et toi et il cruts’élever avec toi à un point de vue plus haut et pouvoir se récréeret se fortifier en ratiocinant coupablement sur la vertu et lareligion, de manière, comme je puis bien le dire, à se livrer aupéché avec une entière allégresse. Tes exercices de pénitence nelui semblèrent qu’un moyen hypocrite et très intelligemment conçupour parvenir à un but supérieur. Il t’admira et il se sentitréchauffé par les discours brillants et élogieux que tu lui tins.Ainsi, avant que le dominicain en eût le moindre pressentiment, tuacquis de l’influence et tu devins plus dangereux à sa secte queCyrille n’avait jamais pu le devenir.

«Tu vois, Médard, que je suis très bieninformé de ce que tu as fait à Rome; que je suis au courantde chaque parole que tu as dite au pape, et il n’y a là rien demystérieux, si je t’indique que notre couvent a auprès de SaSainteté un ami qui m’a tout exactement rapporté. Même lorsque tucroyais être seul avec le pape, il était assez près de vous pourcomprendre chaque parole. Lorsque tu commenças ta sévère pénitencedans le couvent de capucins dont le prieur est un de mes prochesparents, j’ai considéré ton repentir comme sincère. Et, réellement,il l’était; mais, à Rome, le mauvais esprit de l’orgueilcoupable auquel tu avais cédé dans notre couvent te prit denouveau. Pourquoi t’es-tu accusé au pape de crimes que tu n’asjamais commis? As-tu donc jamais été au château du baron deF…?

–Hélas! mon révérend père,m’écriai-je, en proie à la douleur morale la plus écrasante, c’estlà le lieu de mes forfaits les plus abominables. Mais le châtimentle plus dur que m’impose la puissance impénétrable du ciel, c’estque je ne dois pas, sur la terre, paraître purifié du péché quej’ai commis dans un aveuglement insensé. Pour vous aussi, monrévérend père, suis-je un hypocrite?

–Vraiment, continua le prieur, je suis àpeu près convaincu, maintenant que je te vois et que je te parle,que depuis ta pénitence, tu n’as plus été capable de mentir;mais il y a encore un secret que je ne puis pas m’expliquer.Bientôt après ta fuite de la résidence (le ciel s’est opposé àl’attentat que tu étais sur le point de commettre: il a sauvéla pieuse Aurélie), bientôt après ta fuite, dis-je, et après que lemoine, que Cyrille lui-même croyait être toi, se fut sauvé commepar miracle, on sut que ce n’était pas toi, mais le comte Victorin,déguisé en capucin, qui avait été au château du baron. Des lettrestrouvées dans les papiers d’Euphémie avaient, il est vrai, indiquécela déjà auparavant; mais on croyait qu’Euphémie elle-mêmeavait été trompée, car Reinhold affirmait t’avoir trop bien reconnupour être abusé même par ta ressemblance la plus complète avecVictorin. L’aveuglement d’Euphémie restait incompréhensible. Voicique soudain parut le piqueur de Victorin et il raconta que lecomte, qui depuis des mois avait vécu solitaire dans la montagne etqui s’était laissé pousser la barbe, lui était soudain apparu vêtuen capucin dans la forêt et, plus exactement, à l’endroit appelé legouffre du Diable. Bien qu’il ignorât où le comte avait pris cesvêtements, ce déguisement ne l’avait pas autrement étonné, car ilconnaissait l’intention qu’avait son maître de se présenter auchâteau du baron en habit de moine, de porter celui-ci pendanttoute une année, et ainsi d’accomplir encore, sans doute, d’autresexploits. Il est vrai qu’il avait un peu deviné la façon dont lecomte s’était procuré cet habit de moine, car, la veille, il luiavait dit avoir vu un capucin dans le village et que, si celui-cipassait dans la forêt, il espérait obtenir son froc d’une manièreou d’une autre. Le piqueur n’avait pas vu le capucin, mais un criétait parvenu à ses oreilles, et, bientôt après, également, il futquestion, dans le village, d’un capucin assassiné dans la forêt. Ilavait trop bien connu son maître, il s’était trop entretenu aveclui, encore pendant la fuite du château, pour qu’une confusion pûtici se produire.

«Cette déclaration du piqueur infirma letémoignage de Reinhold et c’est seulement la disparition absolue deVictorin qui resta inexplicable. La princesse émit l’hypothèse quele prétendu M.deKrczynski, de Kwiecziczewo, avait étéprécisément le comte Victorin, et elle se fondait sur saressemblance remarquable, tout à fait frappante, avec Francesco,dont la culpabilité depuis longtemps ne faisait plus de doute pourpersonne, elle s’appuyait aussi sur l’émotion qu’elle avaitéprouvée chaque fois à la vue de ce monsieur. Beaucoup de genspartagèrent son avis et prétendirent avoir à le bien prendre,remarqué les manières distinguées d’un comte chez cet aventurierque l’on avait tenu ridiculement pour un moine déguisé.

«Le récit du forestier relatif au moinedevenu fou qui vivait dans la forêt et qui avait été recueilli parlui, concordait désormais aussi avec le forfait de Victorin, pourvuque l’on supposât vraies quelques circonstances. Un frère ducouvent de B… avait reconnu formellement Médard dans le moineinsensé, il fallait donc bien que ce fût lui. Victorin l’avaitprécipité dans l’abîme, par quelque hasard, comme il y en aparfois, il avait été sauvé. Sortant de son engourdissement, maisgrièvement blessé à la tête, il parvint à ramper hors du précipice.La douleur de sa blessure, la faim et la soif le rendirent fou, foufurieux. C’est ainsi qu’il parcourut la montagne, peut-êtrealimenté de temps en temps et pourvu de haillons par un paysancompatissant, jusqu’au jour où il échoua dans les bois où setrouvait l’habitation du forestier.

«Mais ici deux points restentinexplicables comment Médard a-t-il pu faire un tel parcours horsde la montagne sans être arrêté?Et comment a-t-il pus’accuser, même dans les moments où, comme les médecins l’ontattesté, il jouissait de la tranquillité d’esprit la plusparfaite?

«Ceux qui soutenaient la vraisemblancede cet enchaînement de faits remarquaient que l’on ne savait riendu sort du Médard qui avait été sauvé du gouffre du Diable, ilétait fort possible que sa folie n’eût commencé qu’au cours de sonpèlerinage, lorsqu’il se trouva dans la contrée où habitait leforestier. Quant à l’aveu des crimes dont il était accusé, ilfallait supposer que jamais il n’avait été complètement guéri etque, même lorsqu’il paraissait avoir sa raison, il était, malgrétout, resté en état d’aliénation mentale. La pensée qu’il avaitréellement commis les crimes dont il s’accusait était devenue chezlui une idée fixe. Le juge criminel, sur la sagacité duquel onfaisait grand fond, déclara, lorsqu’on lui demanda sonopinion:

«“Le prétendu M.deKrczynskin’était ni polonais ni comte et, à coup sûr, il n’avait lien decommun avec Victorin, mais il n’était pas non plus innocent. Entout cas, le moine restait fou et irresponsable. C’est pourquoi letribunal criminel ne pouvait que demander son internement parmesure de sûreté.”

«Il n’aurait pas fallu que le princeentendît cette opinion, car ce fut lui seul qui, profondémentaffecté par les attentats commis au château du baron, avaittransformé cet internement proposé par le tribunal criminel enpeine capitale. Mais comme dans cette misérable vie passagère,tout, que ce soit un événement ou un acte, après avoir d’abord faitla plus grande impression que l’on puisse imaginer, perd bientôt deson éclat et de sa couleur, il arriva que ce qui avait provoquédans la résidence et particulièrement à la cour des frissonsd’épouvante, fut rabaissé bientôt au rang de fâcheux commérages.L’hypothèse que le fiancé d’Aurélie qui s’était enfui avait été lecomte Victorin rafraîchit le souvenir de l’histoire de l’Italienne.Même ceux qui d’abord ignoraient tout furent renseignés par ceuxqui maintenant croyaient ne devoir plus se taire, et quiconqueavait vu Médard trouvait naturel que ses traits ressemblassentabsolument à ceux du comte Victorin, car ils étaient fils du mêmepère. Le médecin du prince fut convaincu qu’il en était ainsi et ildit à son maître:

«“Nous sommes heureux, très gracieuxseigneur, que ces deux sinistres compagnons soient loin d’ici et,puisque les premières recherches sont restées vaines, nouslaisserons là cette affaire.”

«Le prince adopta cet avis de tout cœur,car il se rendait bien compte que le double Médard l’avait faittomber d’une erreur dans l’autre.

«“L’affaire restera mystérieuse, dit leprince. Nous ne toucherons plus au voile qu’un merveilleux destin ajeté sur elle d’une manière bienfaisante. Seulement Aurélie…”

–Aurélie? fis-je en interrompantle prieur avec vivacité. Au nom de Dieu, mon révérend père,dites-moi ce qu’Aurélie est devenue.

–Eh! eh! frère Médard, ditle prieur en riant doucement, le feu dangereux n’est pas encoreéteint dans ton âme? La flamme brûle toujours au moindrecontact? Tu n’es pas encore libéré des instincts coupablesauxquels tu te livrais et il faut que j’aie confiance dans lasincérité de ton repentir? Il faut que j’admette que l’espritdu mensonge t’a entièrement quitté? Sache, Médard, que je nereconnaîtrais ton repentir comme sincère que si tu avais réellementcommis les crimes dont tu t’es accusé. Car ce n’est que dans ce casque je pourrais croire que ces forfaits ont tellement ébranlé tonêtre que, oublieux de mes enseignements et de tout ce que je t’aidit de la pénitence intérieure et extérieure – comme le naufragéqui saisit la planche fragile et mal assurée –, tu as eu recours,pour expier ton forfait, à ces moyens trompeurs qui t’ont faitregarder comme un vain charlatan, non seulement par un paperéprouvé, mais encore par tout homme véritablement pieux. Dis-moi,Médard, est-ce que ta dévotion, ton élévation vers la puissancecéleste était parfaitement pure, quand tu étais forcé de penser àAurélie?»

Anéanti dans mon âme, je baissai les yeux.

«Tu es sincère, Médard, continua leprieur. Ton silence me dit tout. Je savais avec la certitude laplus entière qui, dans la résidence, jouait le rôle d’un noblepolonais et qui voulait épouser la baronne Aurélie. J’avais suiviassez exactement le chemin pris par toi; un homme étrange (ilse nommait l’artiste capillaire Belcampo), que tu as vu à Romedernièrement, me donna de tes nouvelles; j’étais convaincuque tu avais assassiné d’une façon infâme Hermogène etEuphémie; et la chose était, pour moi, d’autant plusabominable que tu voulais enlacer ainsi Aurélie dans les liens dudémon. J’aurais pu te perdre; mais, bien éloigné de me croirechoisi pour être le vengeur, je t’abandonnai, toi et ton destin, àla puissance éternelle du ciel. Tu as été sauvé miraculeusement etce fait me persuade, à lui seul, que ta chute terrestre n’a pasencore été décidée.

«Écoute à cause de quelles circonstancesparticulières je fus forcé ensuite de croire qu’en réalité c’étaitle comte Victorin qui avait paru déguisé en capucin au château dubaron de F… Il n’y a pas très longtemps de cela, frère Sébastien,le portier, fut réveillé par des gémissements et des soupirs quiressemblaient aux râles d’un agonisant. Le matin était déjàlà; le frère ouvrit la porte du couvent et trouva un hommequi, à demi raidi de froid, était étendu tout contre le seuil etqui proféra quelques paroles signifiant qu’il était Médard, lemoine enfui de notre couvent. Sébastien m’annonça, tout effrayé, cequ’il avait vu devant la porte; je descendis avec les frèreset nous portâmes dans le réfectoire cet homme presque évanoui.Malgré son visage atrocement défiguré, nous crûmes reconnaître sestraits, et plusieurs pensèrent que c’était sans doute le changementde costume qui donnait au Médard que nous connaissions bien unaspect si étrange. Il portait la barbe et la tonsure, mais, à côtéde cela, un habit laïque, qui était, il est vrai, usé et déchiré,mais dont on pouvait encore distinguer l’élégance qu’il avait eueprimitivement. L’homme avait des bas de soie, une boucle d’or àl’une des chaussures, un gilet de satin blanc…

–Un habit marron du drap le plus fin,fis-je en interrompant le prieur, du linge sortant de chez un bonfaiseur, une simple bague d’or au doigt.

–C’est vrai, dit Léonard avecétonnement, mais comment peux-tu?…

–Ah! c’était là le costume que jeportais en ce jour fatal de la noce!»

Mon double était devant mes yeux. Non, cen’était pas l’affreux démon immatériel du délire qui couraitderrière moi et qui, comme un monstre me dévorant jusqu’au plusprofond de mon être, était monté sur mes épaules; c’était lemoine fugitif et insensé qui me poursuivait et qui enfin, lorsquej’étais étendu sur le sol profondément évanoui, me prit mesvêtements et jeta sur moi le froc. C’était lui qui était couchédevant la porte du couvent et qui me ressemblait, me ressemblaitd’une façon abominable.

Je demandai au prieur de vouloir bienpoursuivre son récit, car je commençais de pressentir la vérité età comprendre ce qui m’était arrivé de la manière la plusmerveilleuse et la plus mystérieuse.

«Il ne se passa pas longtemps, continuale prieur, sans que chez cet homme se manifestassent les signes lesplus clairs et les plus indubitables d’une incurable folie, et bienque, comme je te l’ai dit, les traits de son visage ressemblassentaux tiens si exactement, bien qu’il criât sans cesse: “Jesuis Médard, le moine fugitif; je veux auprès de vous fairepénitence”, bientôt chacun de nous fut persuadé que ce n’étaitqu’une idée fixe de l’étranger. Nous lui mîmes l’habit descapucins, nous le conduisîmes à l’église et lui dîmes d’accomplirles exercices de dévotion les plus ordinaires, et, comme ils’efforçait de le faire, nous remarquâmes immédiatement qu’iln’était pas possible qu’il eût jamais été dans un couvent. Jedevais forcément penser: “Est-ce que ce ne serait pas là lemoine enfui de la résidence? Est-ce que ce ne serait pas làVictorin?” L’histoire que l’insensé avait alors racontée auforestier m’était connue; cependant, je considérai que toutesles circonstances en question, la découverte et l’absorption del’élixir du Diable, la vision dans la prison, bref, tout le séjourdans le couvent pouvait être l’invention d’un esprit maladeinfluencé par ton individualité exerçant sur lui une actionpsychique tout à fait étrange. Un fait remarquable, à cet égard,c’est que le moine, en ses moments de fureur, n’avait cessé des’écrier qu’il était comte et seigneur souverain.

«Je résolus de remettre l’étranger àl’établissement d’aliénés de Sainte-Foi, parce que j’avais l’espoirque, si la guérison était possible, le directeur de cetétablissement, médecin génial et profondément versé dans toutes lesanomalies de l’organisme humain, réussirait à l’obtenir. Laguérison de l’étranger dévoilerait, au moins en partie, le jeumystérieux des puissances inconnues. Mais, la troisième nuit, lacloche qui, comme tu le sais, est tirée chaque fois que quelqu’undans la salle des malades a besoin de mon assistance, me réveilla.Je m’y rendis, on me dit que l’étranger m’avait réclamé avecinsistance et qu’il semblait que la folie l’avait complètementabandonné: il voulait probablement se confesser; car ilétait si faible que sans doute il ne passerait pas la nuit.

«“Pardonnez-moi, commença l’étranger,lorsque je lui eus adressé quelques paroles de piété,pardonnez-moi, mon révérend père, d’avoir osé vouloir vous tromper.Je ne suis pas le moine Médard qui s’est enfui de votre couvent.Vous voyez devant vous le comte Victorin… Il devrait être appeléprince, car il est issu d’une famille princière et je vousconseille de ne point l’oublier, sinon ma colère pourrait vousatteindre.”

«Je lui répliquai que, même s’il étaitprince, cela n’aurait aucune importance dans nos murs et dans sasituation actuelle et qu’il valait mieux, me semblait-il, qu’il sedétournât de la terre et qu’il attendît avec humilité ce que lapuissance céleste lui réservait. Il me regarda fixement; ilparut perdre ses sens, on lui donna des gouttes fortifiantes, ilrevint bientôt à lui et il dit:

«“Il me semble que je dois bientôtmourir et qu’il me faut auparavant soulager mon cœur. Vous avezpouvoir sur moi, car, vous avez beau vous déguiser, je remarqueparfaitement que vous êtes saint Antoine et que vous savez mieuxque quiconque le mal qu’ont fait vos élixirs. J’avais dans l’espritde grandes idées lorsque je résolus de me travestir enecclésiastique, avec une longue barbe et un froc brun. Mais,lorsque j’eus délibéré ainsi en moi-même, il me sembla que lespensées les plus secrètes sortaient de mon âme et semétamorphosaient en un être corporel qui, bien qu’étant affreux,était mon moi. Ce second moi avait une force considérable et il mejeta dans l’abîme au moment où, blanche comme la neige, laprincesse sortait des rochers noirs qu’il y avait dans laprofondeur, entre les eaux bouillonnantes et écumantes. Laprincesse me reçut dans ses bras et lava mes blessures, de tellesorte que bientôt je ne ressentis plus aucune douleur.

«“Il est vrai que maintenant j’étaisdevenu moine, mais le moi de mes pensées était plus fort et mepoussa à assassiner la princesse qui m’avait sauvé et que j’aimaisbeaucoup – à l’assassiner, elle et son frère. On me jeta enprison; mais vous savez très bien, saint Antoine, de quellefaçon vous m’avez enlevé à travers les airs après que j’eus absorbévotre maudit breuvage.

«“Le roi de la verte forêt m’accueillittrès mal, bien qu’il connût ma qualité de prince, le moi de mespensées apparut chez lui et me reprocha toutes sortes d’horreurs,et puisque nous avions fait tout cela ensemble, il ne voulut pas mequitter. Il en fut ainsi, mais bientôt, lorsque nous nous enfuîmes,parce qu’on voulait nous couper la tête, nous nous sommes séparés.Cependant, comme ce moi ridicule voulait toujours et sans cesse senourrir de mes pensées, je le terrassai, je le rossai de bonnemanière et je lui pris son habit. »

«Voilà à peu près ce qu’on pouvaitcomprendre dans les discours du malheureux, puis il s’égara dansles radotages absurdes de la folie la plus complète. Une heure plustard, lorsqu’on sonnait pour la première messe, il se redressa surson séant, avec un cri épouvantable, et il retomba sans vie, dumoins nous le crûmes. Je le fis porter dans la chambre desmorts; et je voulais le faire ensevelir dans notre jardin, enterre sainte, mais tu peux t’imaginer notre étonnement et notreeffroi lorsque, au moment où nous allions le chercher pour lemettre en bière, nous vîmes qu’il avait disparu sans laisser detrace. Toutes les recherches restèrent vaines et je dus renoncer àapprendre jamais des détails plus précis et plus compréhensiblesrelativement à l’énigme que représentait l’enchaînement des faitsdans lesquels tu avais été impliqué avec le comte.

«Néanmoins, si je rapprochais toutes lescirconstances que je connaissais au sujet de ce qui s’était passéau château des discours embrouillés et déformés par la folie quem’avait tenus l’étranger, il ne m’était pas possible de douter quele trépassé ne fût réellement le comte Victorin. Il avait, m’enréférant au duc du piqueur, assassiné dans la montagne quelquecapucin faisant un pèlerinage et lui avait pris son habit pouraccomplir son projet au château du baron. Bien que ce ne fûtpeut-être pas dans sa pensée, le forfait commencé de la sorte setermina par le meurtre d’Euphémie et d’Hermogène. Peut-êtreétait-il déjà fou, comme Reinhold le prétendait, ou bien il ledevint seulement pendant sa fuite, torturé qu’il était par leremords. Le costume qu’il portait et l’assassinat du moineaboutirent chez lui à cette idée fixe qu’il était réellement moineet que son moi s’était divisé en deux êtres ennemis. Seule lapériode qui s’était écoulée depuis la fuite du château jusqu’àl’arrivée du forestier reste obscure, de même qu’on ne peutexpliquer comment le récit de son séjour au couvent et de la façondont il fut délivré de prison a pu se former en lui. Il est hors dedoute que des motifs étrangers ont dû intervenir; mais il esttrès surprenant que ce récit coïncide avec ton propre sort,abstraction faite des déformations qui s’y trouvent. Seul le momentde l’arrivée du moine chez le forestier, tel que celui-cil’indique, ne concorde pas avec l’indication de Reinhold au sujetdu jour où Victorin s’est enfui du château. D’après lesaffirmations du forestier, il faudrait que Victorin devenu fou sefût fait voir dans la forêt aussitôt après être arrivé au châteaudu baron.

–Arrêtez-vous, fis-je en interrompant leprieur, arrêtez-vous, mon révérend père; tout espoird’obtenir encore ma grâce et mon salut éternel de la longanimité duSeigneur, en dépit du poids de mes péchés, doit disparaître de monâme. Je veux mourir dans le plus affreux désespoir, en memaudissant moi-même et ma vie, si je ne vous révèle pas fidèlement,avec le plus profond repentir, la plus profonde contrition, commeje l’ai fait dans la sainte confession, ce qui m’est arrivé, depuisque j’ai quitté le couvent.»

Le prieur tomba dans l’étonnement le plusextrême lorsque je lui dévoilai alors ma vie entière avec toute laprécision possible.

«Je te crois, dit le prieur, lorsquej’eus achevé, je suis obligé de te croire, frère Médard, car j’aireconnu dans tes paroles tous les signes d’un sincère repentir. Quipeut percer le mystère que constitue la parenté intellectuelle dedeux frères qui sont fils d’un père criminel et qui sont eux-mêmesvoués au crime?

«Il est certain que Victorin a été sauvémiraculeusement de l’abîme dans lequel il était tombé; il estcertain qu’il était le moine insensé qu’accueillit le forestier,lui qui te poursuivit comme ton double et qui est mort ici aucouvent. Il n’a servi que d’instrument à la puissance ténébreuseintervenue dans ta vie; il n’était pas ton compagnon, maissimplement l’être subalterne qui fut placé sur ton chemin afin quele but lumineux qui peut-être se serait révélé à toi restât caché àton regard. Ah! frère Médard, le Diable rôde encore sanscesse sur la terre et il offre aux hommes ses élixirs. Qui n’a pas,une fois, trouvé agréable le goût de l’un ou de l’autre de cesbreuvages infernaux? Mais la volonté du ciel est que l’hommese rende compte des effets pernicieux de la légèreté d’esprit quiest parfois en lui, et que, dans cette conscience bien nette qu’ilen a, il puise la force d’y résister. La puissance du Seigneur semanifeste en ce que, de même que la vie de la nature ne peut sepasser de poison, de même, au point de vue moral, le bien a pourcondition première l’existence du mal. Il m’est permis de te parlerainsi, Médard, car je sais que tu ne te méprends pas sur le sens demes paroles. Va maintenant rejoindre nos frères.»

À ce moment-là, comme une douleur subitetraversant mes nerfs et mon pouls, le désir du parfait amours’empara de moi.

«Aurélie! Aurélie!»m’écriai-je tout haut.

Le prieur se leva et me dit d’un ton trèsgrave:

«Tu as probablement remarqué lespréparatifs d’une grande fête dans le couvent? Aurélie prenddemain l’habit religieux et elle reçoit le nom conventuel deRosalie.»

Muet, comme figé, je restai là devant leprieur.

«Va retrouver les frères!»cria-t-il presque en colère.

Et, sans bien me rendre compte de ce que jefaisais, je descendis au réfectoire, où les frères étaientrassemblés.

On m’assaillit de nouveau de questions;mais je ne fus pas capable de dire un seul mot de monexistence; toutes les images du passé s’obscurcirent en moiet seule la figure radieuse d’Aurélie se présentait à moilumineusement. Sous prétexte d’un exercice de dévotion, je quittailes frères et je me rendis à la chapelle située à l’autre bout duvaste jardin du couvent. Je voulus prier, mais le moindre bruit, ledoux murmure de la tonnelle m’arrachèrent à mes pieusesméditations.

«C’est elle… elle vient… Je vais larevoir…», disait en moi une voix intérieure, et mon cœurtressaillait d’angoisse et de ravissement. Il me sembla entendreune conversation tenue à voix basse. Je me levai, je sortis de lachapelle et je vis que, pas très loin de moi, à pas lents, deuxnonnes se promenaient, accompagnant une novice. Ah! à coupsûr, c’était Aurélie. Un tremblement convulsif me saisit; marespiration s’arrêta; je voulus m’avancer, mais je ne pusfaire un pas et tombai sur le sol. Les nonnes et avec elles lanovice disparurent parmi les arbres.

Quelle journée! Quelle nuit!Toujours Aurélie et rien qu’Aurélie! Aucune autre image,aucune autre pensée, ne trouva place dans mon être…

Dès que les premiers rayons du matin selevèrent, les cloches du couvent annoncèrent la cérémonie de laprise de voile d’Aurélie et, peu après, les frères se rassemblèrentdans une grande salle; l’abbesse, accompagnée de deux sœurs,entra. Je ne saurais dire le sentiment qui s’empara de moi lorsqueje revis celle qui avait aimé mon père avec tant d’ardeur et qui,bien qu’il eût brisé par la violence et par ses méfaits une unionqui lui aurait assuré le plus haut bonheur terrestre, avait reportésur le fils de cet homme l’inclination qui avait ruiné son bonheur.Elle voulait élever ce fils dans la vertu et dans la piété, mais,comme son père, il avait accumulé crime sur crime et anéanti ainsitous les espoirs de la pieuse protectrice qui cherchait à trouverdans la vertu du fils une consolation des fautes qui avaient perdule père.

La tête baissée et le regard dirigé vers laterre, j’écoutai la brève allocution par laquelle l’abbesse annonçaencore une fois aux religieux assemblés l’entrée d’Aurélie dans lecloître, en les invitant à prier avec ferveur, au moment décisif dela profession du vœu, pour que l’ennemi héréditaire ne puisse pasexercer son influence maligne et tourmenter la pieuse vierge.

«Les épreuves que la vierge a eu àsubir, dit l’abbesse, ont été rigoureuses, très rigoureuses. LeMalin voulait la séduire et il a employé toutes les ruses del’enfer pour l’induire à pécher sans qu’elle s’en doutât, afin que,s’éveillant de son rêve, elle succombât ensuite de honte et dedésespoir. Mais la puissance éternelle a protégé l’enfant célesteet si, encore aujourd’hui, l’ennemi vient tenter de s’approcherd’elle pour la perdre, la victoire qu’elle remportera sur lui n’ensera que plus glorieuse. Priez, priez, mes frères, non pas de peurque la fiancée du Christ ne chancelle, car son esprit, entièrementtourné vers les choses du ciel, est ferme et assuré, mais pourqu’aucun malheur terrestre ne vienne interrompre la pieusecérémonie. Une angoisse s’est emparée de mon âme et je ne puis yrésister.»

Il était clair que c’était moi, moi seul quel’abbesse appelait ainsi le démon de la tentation, qu’elle voyaitune relation entre mon retour et la prise de voile d’Aurélie, etque peut-être elle supposait en moi quelque intention criminelle.Le sentiment de la sincérité de mon repentir, le sentiment de lapénitence que j’avais accomplie et la certitude que mon espritétait complètement changé, me firent redresser la tête. L’abbessene daigna pas laisser tomber sur moi un seul regard;profondément blessé en moi-même par cette attitude, je sentismonter en moi cette haine amère et sarcastique que j’avais éprouvéeautrefois lorsque j’étais à la résidence à la vue de la princesse.Avant que l’abbesse eût prononcé ces paroles, j’avais voulu mejeter à ses pieds dans la poussière, mais maintenant j’étais tentéde la suivre intrépidement et hardiment et de lui dire:

«As-tu donc toujours été une femmesurnaturelle au point que la volupté de la terre ne t’ait jamaisété sensible?… Lorsque tu voyais mon père, te comportais-tudonc toujours de façon à ne pas livrer ton âme à la pensée dupéché?… Eh! ose déclarer que, même lorsque déjà tuétais pourvue de la mitre et de la crosse, lorsque personne ne tevoyait, l’image de mon père n’excitait pas en toi le désir dubonheur terrestre?… Qu’éprouvais-tu donc, ô orgueilleuse,lorsque tu pressais sur ton cœur le fils de ton bien-aimé et que tucriais si douloureusement le nom de celui que tu avais perdu, bienqu’il fût devenu un pécheur criminel? As-tu jamais combattucomme moi avec la puissance des ténèbres? Peux-tu prétendreavoir remporté une véritable victoire, si elle n’a pas été précédéed’un dur combat? Te sens-tu donc toi-même si forte, pouravoir méprisé celui qui n’a succombé que devant le plus terribledes ennemis et qui, cependant, a su se relever par un repentir etune pénitence profonds?»

Le changement soudain de mes pensées, latransformation qui s’était faite en moi et par laquelle le pénitents’effaçait devant un être qui, fier de la lutte qu’il a soutenue,marche d’un pas assuré dans la vie qu’il vient de retrouver, toutcela était sans doute devenu visible même dans ma physionomieextérieure, car le frère qui était à côté de moi medemanda:

«Qu’as-tu, Médard? Pourquoidiriges-tu des regards aussi singuliers qu’irrités sur la trèssainte femme?

–Oui, répliquai-je à mi-voix, il estpossible qu’elle soit une très sainte femme, car elle a toujoursplané si haut que les choses profanes n’ont pas pu l’atteindre.Cependant, maintenant, elle me semble une prêtresse moinschrétienne que païenne qui s’apprête, le couteau levé, à accomplirun sacrifice humain.»

Je ne sais pas moi-même comment j’en vins àprononcer ces derniers mots qui étaient hors de ma pensée, mais,dès que je les eus prononcés, toutes sortes d’images seprésentèrent à mes yeux dans un chaos confus, où tout paraissaitaboutir à une vision épouvantable. Ainsi, Aurélie allait pourtoujours quitter le monde? Elle allait, comme moi-même, parun vœu qui me paraissait maintenant n’être qu’une misérableinvention du délire religieux, renoncer à la terre.

De même que jadis, lorsque, livré à Satan, jevoyais dans le péché et dans le crime le point le plus haut et leplus radieux de la vie, je pensais maintenant que tous deux,Aurélie et moi, il fallait que nous fussions unis dans la vie, nefût-ce que par l’unique moment du suprême bonheur terrestre et pourensuite mourir ensemble, voués aux puissances infernales. Oui,comme un monstre hideux, comme Satan lui-même, la pensée du meurtreparcourait mon âme.

Ah! aveugle que j’étais! Je nem’apercevais pas qu’au moment où je faisais à moi-mêmel’application des paroles de l’abbesse, j’étais livré à l’épreuvepeut-être la plus dure de toutes, que Satan avait reçu pouvoir surmoi et qu’il voulait m’induire à commettre le forfait le plusatroce que j’eusse encore commis. Le frère à qui j’avais parlé meregarda plein d’effroi:

«Au nom de Jésus et de la Vierge, quedites-vous là?» fit-il.

Je regardai vers l’abbesse qui se disposait àquitter la salle; son regard tomba sur moi; aussi pâlequ’une morte, elle me dévisagea fixement, elle chancela et lesreligieuses furent obligées de la soutenir. Il me sembla qu’ellemurmurait ces paroles:

«Ô saints du Paradis, voilà monpressentiment.»

Peu après, le prieur Léonard fut auprèsd’elle. Déjà toutes les cloches du couvent sonnaient à nouveau etde temps en temps les accords puissants de l’orgue retentissaientdans les airs, ainsi que les chants rituels des nonnes rassembléesdans le chœur, lorsque le prieur reparut dans la salle. Alors lesfrères des différents ordres se rendirent en cortège solennel àl’église, presque aussi pleine qu’elle l’était d’habitude le jourde la fête de saint Bernard. D’un côté du maître-autel orné deroses odorantes, on avait apporté pour le clergé des sièges élevésen face de la tribune sur laquelle l’orchestre de l’évêchéexécutait les chants de l’office, que l’évêque lui-même célébrait.Léonard m’appela près de lui, et je remarquai qu’il me surveillaitavec inquiétude; le plus petit mouvement de ma part attiraitson attention; il m’exhortait à lire constamment dans lebréviaire. Les clarisses se rassemblèrent dans une enceinteprotégée par une grille basse, tout devant le maître-autel;le moment décisif arriva; de l’intérieur du cloître, àtravers la porte de la grille, derrière l’autel, les cisterciennesconduisirent Aurélie.

À sa vue, un murmure parcourut la foule,l’orgue se tut, et l’hymne simple des nonnes retentit en demerveilleuses harmonies, qui pénétraient profondément les âmes. Jen’avais pas encore levé les yeux, en proie que j’étais à uneangoisse épouvantable; je tremblais convulsivement, de tellesorte que mon bréviaire tomba à terre. Je me baissai pour lerelever, mais un vertige soudain m’aurait précipité du haut de monsiège si Léonard ne m’avait pas saisi et retenu.

«Qu’as-tu, Médard? fit tout bas leprieur. Tu as d’étranges mouvements; résiste au Malin quit’agite.»

Je recueillis toutes mes forces pour memaîtriser; je levai les yeux et j’aperçus Aurélie,agenouillée devant le maître-autel. Dieu du ciel! Sa beautéet sa grâce resplendissaient plus que jamais. Elle avait l’aird’une fiancée, oui, elle était habillée exactement comme au jourfatal où elle devait devenir mienne. Il y avait des myrtes en fleuret des roses dans ses cheveux artistement tressés. Le recueillementet la solennité du moment avaient donné à ses joues des couleursplus vives et dans son regard tourné vers le ciel se lisait laparfaite expression du bonheur céleste. À côté de cet instant où jela revoyais ainsi, qu’étaient ceux où pour la première fois j’avaisvu Aurélie à la cour du prince! Plus violente que jamais,l’ardeur de l’amour – du sauvage désir – flamba en moi.

«Ô Dieu, ô saints du ciel! Ne melaissez pas devenir fou, ne me laissez pas devenir fou, sauvez-moi,sauvez-moi de ce mal de l’enfer. Ne me laissez pas devenirfou; sinon je vais accomplir le crime le plus épouvantable etmon âme sera livrée à l’éternelle damnation.»

C’est ainsi que je priais en moi-même, car jesentais que le Malin cherchait toujours davantage à s’emparer demoi. Il me semblait qu’Aurélie avait part au sacrilège que j’étaisseul à commettre; il me semblait que le vœu qu’elle allaitprononcer n’était dans sa pensée que le serment solennel d’être àmoi devant l’autel du Seigneur. Je voyais en elle, non pas lafiancée du Christ, mais la femme criminelle du moine qui brise sonvœu. L’embrasser avec toute la passion d’un désir furieux et puislui donner la mort, telle était la pensée qui me poursuivaitirrésistiblement. Le Malin me pressait toujours de plus près,toujours plus farouchement, et déjà je voulais m’écrier:

«Arrêtez, aveugles fous que vousêtes! Ce n’est pas la vierge pure de l’instinct terrestre,c’est la fiancée du moine dont vous voulez faire la fiancée duciel.»

Je voulais me précipiter parmi les nonnes etla leur arracher. Je portai la main dans la poche de mon froc etj’y cherchai le couteau. On en était alors arrivé à cet instant dela cérémonie où Aurélie commençait à prononcer son vœu.

Lorsque j’entendis sa voix, ce fut comme ledoux éclat de la lune perçant les noirs nuages que chasse unegrande tempête.

La lumière se fit en moi et je reconnus lemauvais esprit, à qui je résistai de tout mon pouvoir. Chaque motd’Aurélie me donnait une force nouvelle, et dans ce vif combat jefus bientôt vainqueur. Toute sombre pensée de crime, tout mouvementde passion terrestre m’avait quitté. Aurélie était la pieusefiancée du ciel, dont la prière pouvait me sauver de la honte et dela perdition éternelles. Son vœu était la consolation de monespérance et la sérénité du ciel brilla clairement en mon âme.

Léonard, dont j’avais jusqu’alors oublié laprésence à côté de moi, sembla avoir remarqué le changement quis’était opéré dans mon être, car il me dit d’une voixdouce:

«Tu as résisté à l’ennemi, mon fils.C’est là sans doute la dernière épreuve grave que la puissanceéternelle ait voulu te faire subir.»

Le vœu était prononcé; pendant un chantalterné qu’entonnèrent les clarisses, on se disposa à revêtirAurélie de l’habit de religieuse. Déjà on avait ôté de ses cheveuxles myrtes et les roses; déjà l’on était sur le point decouper ses boucles tombantes, lorsqu’un tumulte se fit entendredans l’église. Je vis les gens s’écarter l’un de l’autre et tombersur le sol; l’agitation se répandait de proche en prochecomme un tourbillon. Un homme demi-nu, à la mine furieuse, auregard épouvantablement sauvage, portant autour de son corps leslambeaux d’un habit de capucin, se pressait à travers la foule enrenversant tout sur son passage, à coups de poing.

Je reconnus mon horrible double; mais aumoment où, pressentant une chose atroce, je voulais m’élancer et mejeter au-devant de lui, le monstre délirant avait bondi par-dessusla galerie qui entourait le maître-autel. Les nonnes s’enfuyaienten criant; l’abbesse avait saisi Aurélie et la tenaitfortement dans ses bras.

«Ah! Ah! Ah! cria leforcené d’une voix puissante, vous voulez me voler laprincesse? Ah! Ah! Ah! La princesse est mapetite fiancée.»

Et, ce disant, il attira à lui Aurélie et luiplongea dans la poitrine jusqu’au manche le couteau qu’ilbrandissait dans sa main, de telle sorte que le sang jaillit enl’air comme un jet de source.

«Hi! Hi! hi!…hi! hi! Maintenant, j’ai ma petite fiancée;maintenant, j’ai pris possession de la princesse.»

Ainsi hurla le forcené, et, bondissantderrière le maître-autel, il traversa la porte de la grille ets’enfuit dans les couloirs du cloître. Les nonnes poussaient descris d’épouvante.

«Un meurtre, un meurtre à l’autel duSeigneur! se lamentait la foule en se précipitant vers lemaître-autel.

–Occupez les issues du cloître pour quele meurtrier ne s’échappe pas!» s’écria Léonard d’unevoix forte.

Et le peuple se précipita vers la sortie, etles plus vigoureux des moines, saisissant les porte-cierges de laprocession qu’il y avait dans un coin, donnèrent la chasse aumonstre à travers les couloirs.

Tout cela s’était passé en un instant. J’allaiaussitôt m’agenouiller à côté d’Aurélie; les nonnes avaient,comme elles le pouvaient, pansé la blessure avec des linges blancset elles donnaient des soins à l’abbesse évanouie. Une voix fortes’éleva à côté de moi, disant: «Sancta Rosalia, orapro nobis», et tous ceux qui étaient restésdans l’église s’écrièrent:

«Miracle, miracle! Oui, c’est unemartyre.

–Sancta Rosalia, ora pronobis!» fit entendre de nouveau la voix qui étaità côté de moi. Je regardai. C’était le vieux peintre qui priaitainsi, mais plein de douceur et de gravité, tout comme je l’avaisvu quand il m’était apparu dans la prison. Aucune douleur terrestreprovoquée par la mort d’Aurélie, aucune épouvante causée parl’apparition du peintre ne put me saisir, car mon âme s’ouvrait àune lumière nouvelle et les embûches mystérieuses qui s’étaientdressées devant moi dans l’obscurité nocturne s’évanouissaient.

«Miracle, miracle! s’écriaittoujours le peuple. Voyez-vous ce vieil homme au manteauviolet?

–Il est descendu du tableau dumaître-autel, je l’ai vu.

–Moi aussi… Moi aussi…», crièrentensemble plusieurs voix. Et alors tout le monde s’agenouilla ettoute la confusion du tumulte s’apaisa et devint un murmure deprière, interrompu seulement par le bruit des pleurs et de vifssanglots.

L’abbesse reprit ses sens et, sur le ton d’uneprofonde et puissante douleur qui déchirait le cœur, elles’écria:

«Aurélie! mon enfant! mapieuse fille! Dieu éternel, c’est toi qui l’asvoulu.»

On avait apporté une civière avec des coussinset des couvertures. Lorsqu’on y déposa Aurélie, elle soupiraprofondément. Le peintre était debout derrière sa tête, surlaquelle il avait posé la main. Il donnait l’impression d’être unsaint tout-puissant, et tout le monde, même l’abbesse, paraissaitrempli devant lui d’une vénération aussi merveilleuse quecraintive.

Je m’agenouillai auprès de la civière. Leregard d’Aurélie tomba sur moi; et une profonde détressem’envahit, devant le douloureux martyre de la sainte. Incapable deparler, ce fut seulement un cri étouffé que je proférai. AlorsAurélie dit, d’une voix douce et faible:

«Pourquoi plains-tu celle que lapuissance éternelle du ciel a jugée digne de quitter cette terre aumoment où elle venait de reconnaître le néant de ce monde et où ledésir infini du royaume de la joie et de la béatitude éternellesremplissait sa poitrine?»

Je m’étais levé et approché tout contre lacivière.

«Aurélie, dis-je, ô vierge sainte!Abaisse un seul instant ton regard sur moi du haut des régionscélestes, sinon je suis perdu. Prends pitié des doutes pernicieuxqui agitent mon âme et tout mon être. Aurélie, est-il vrai que tuas méprisé le criminel qui était entré dans ta vie comme le démonlui-même? Ah! il a terriblement expié; mais ilsait fort bien que toute la pénitence du monde ne diminue pas lamesure de ses péchés. Aurélie, en mourant m’as-tupardonné?»

Comme entourée par des ailes d’ange, Auréliesourit et elle ferma les yeux.

«Ô Sauveur du monde, ô Sainte Vierge, jereste seul, sans consolation et abandonné au désespoir. Sauvez-moi,sauvez-moi de la damnation!»

C’est ainsi que je priais avec ferveur, etalors Aurélie ouvrit encore une fois les yeux et dit:

«Médard, tu as cédé à la puissancemauvaise. Mais suis-je donc, moi aussi, restée pure de péchélorsque j’espérais atteindre le bonheur terrestre dans mon amourcriminel? Un décret spécial de l’Éternel nous avait destinésà expier les crimes épouvantables de notre race. Et c’est ainsi quenous avons été unis par les liens de l’amour, cet amour qui trôneseulement au-dessus des étoiles et qui n’a rien de commun avec lavolupté terrestre. Mais le Malin réussit à voiler à nos yeux lesens profond de notre amour et même à nous séduire abominablement,de manière que nous ne pûmes plus interpréter que dans un sensterrestre les choses célestes. Ah! n’était-ce donc pas moiqui t’avouai mon amour au confessionnal? Mais au lieud’allumer en toi la pensée de l’amour éternel, je t’embrasai del’ardeur infernale de la volupté, ardeur qui menaçait de tedévorer, et que tu ne songeas à éteindre que par le crime. Prendscourage, Médard, le fou délirant que le Malin a induit à croirequ’il était toi et qu’il devait achever ce que tu avais commencéétait l’instrument du ciel, par lequel son arrêt devait êtreaccompli. Prends courage, Médard! Bientôt,bientôt…»

Aurélie, qui avait prononcé ces dernièresparoles en fermant déjà les yeux et avec un effort visible,s’évanouit; mais la mort ne put pas encore l’emporter.

«S’est-elle confessée à vous? medemandèrent les sœurs avec curiosité.

–Comment? répliquai-je. Ce n’estpas moi, c’est elle qui a rempli mon âme d’une consolationcéleste.

–Heureux sois-tu, Médard! Bientôtle temps de tes épreuves sera écoulé, et alors moi-même je mesentirai heureux.»

C’était le peintre qui disait ces paroles.

J’allai à lui:

«Ne m’abandonnez pas, hommemiraculeux!»

Je ne sais pas comment, alors que je voulaiscontinuer de parler, mes sens furent étourdis d’une étrangemanière; je tombai dans un état qui n’était ni la veille nile rêve, jusqu’à ce que je fusse réveillé par des appels et descris violents. Je ne vis plus le peintre. Des paysans, desbourgeois, des soldats, étaient entrés dans l’église et réclamaientqu’il leur fût permis de fouiller tout le couvent pour découvrir lemeurtrier d’Aurélie, lequel devait encore s’y trouver. L’abbesse,craignant avec raison le désordre, refusa l’autorisation, mais,malgré son autorité, elle ne put pas apaiser les esprits échauffés.On lui reprocha de cacher le meurtrier par une crainte mesquine,parce que c’était un moine, et, devenant toujours plus menaçante,la foule paraissait vouloir donner l’assaut au couvent. AlorsLéonard monta en chaire et dit au peuple, après quelques motsénergiques sur la profanation des lieux sacrés, que le meurtriern’était nullement un moine, mais un fou, qu’il l’avait accueillidans son couvent pour le soigner, que, comme il semblait avoirquitté ce monde, il l’avait fait transporter, revêtu de l’habit del’ordre, dans la chambre des morts, mais qu’il avait repris sessens et qu’il s’était enfui. S’il se trouvait encore dans lecouvent, les mesures prises l’empêcheraient de s’échapper.

La foule se tranquillisa et demanda seulementqu’Aurélie fût transportée dans le cloître, non pas en passant parles couloirs, mais par la cour, en procession solennelle. C’est ceque l’on fit. Les craintives religieuses portaient la civièrecouronnée de roses. Amélie, elle aussi, était, comme auparavant,parée de myrtes et de roses. Immédiatement derrière la civière,au-dessus de laquelle quatre religieuses tenaient le dais, marchaitl’abbesse s’appuyant sur deux nonnes; puis venaient lesautres religieuses avec les clarisses, puis les moines desdifférents ordres; la foule se joignit à eux et ainsi lecortège traversa l’église. La sœur organiste s’était sans douterendue dans le chœur, car dès que le cortège eut atteint le milieude l’église, du haut du chœur retentirent sourdement et avec unegravité endeuillée les accents de l’orgue. Mais voici qu’Aurélie seredressa lentement; elle leva les mains vers le ciel en ungeste de prière, et de nouveau tout le peuple tomba à genoux, encriant:

«Sancta Rosalia, ora pronobis!»

Ainsi se réalisa ce que, lorsque je visAurélie pour la première fois, j’avais annoncé dans l’aveuglementsatanique d’une hypocrisie coupable.

Lorsque les nonnes eurent déposé la civièredans la salle basse du couvent, lorsque les religieuses et lesmoines en cercle autour d’elle eurent commencé leurs prières,Aurélie, poussant un profond soupir, tomba dans les bras del’abbesse, qui était agenouillée à son côté. Elle était morte.

Le peuple ne quittait pas la porte du couventet, lorsque les cloches annoncèrent le trépas de la pieuse vierge,tout le monde éclata en sanglots et en lamentations. Beaucoupfirent le vœu de rester dans le village jusqu’aux obsèquesd’Aurélie et de ne rentrer chez eux qu’après qu’elles auraient eulieu, en passant dans un jeûne rigoureux le temps qui s’écouleraitd’ici là. La nouvelle de l’abominable attentat et du martyre de lafiancée du ciel se répandit vite et les obsèques d’Aurélie,célébrées quatre jours plus tard, ressemblèrent à une grande fêteen l’honneur de la transfiguration d’une sainte. Car, dès laveille, la prairie qui s’étendait devant le couvent avait étéenvahie, comme pour la Saint-Bernard, par une foule qui attendit lelendemain, en couchant sur le sol. Seulement, au lieu du joyeuxvacarme, on n’entendait que de pieux soupirs et des murmuresétouffés. Le récit de l’acte abominable qui avait été commis devantle maître-autel de l’église passait de bouche en bouche et, siquelque voix s’élevait tout haut, c’était pour maudire l’assassindisparu sans laisser de trace.

Ces quatre jours, que je passai, pour la plusgrande partie, solitaire dans la grande chapelle du jardin, eurentune plus profonde influence pour le salut de mon âme que la longueet sévère pénitence accomplie au couvent des capucins près de Rome.Les dernières paroles d’Aurélie m’avaient découvert le secret demes péchés et je reconnus que, bien qu’ayant été doué de toute laforce de la vertu et de la piété, comme un lâche et comme unimpuissant, je n’avais pas su résister à Satan, qui faisait toutson possible pour perpétuer la race criminelle.

Le germe du mal était très peu développé enmoi lorsque je vis la sœur du maître de chapelle et quand s’éveillamon coupable orgueil; mais Satan me mit entre les mains cetélixir qui fit fermenter mon sang comme du poison infernal. Je nefis pas attention aux sérieux avertissements du peintre inconnu, duprieur et de l’abbesse. L’apparition d’Aurélie au confessionnalacheva de me rendre criminel. Comme une maladie physique, engendréepar ce poison, le péché naquit en mon être. Comment l’homme voué àSatan aurait-il pu reconnaître ce lien que la puissance du cielavait noué autour de moi et d’Aurélie, comme symbole de l’amouréternel? Dans sa malignité, Satan m’enchaîna à un maudit,dans la personne de qui mon moi devait fatalement s’insinuer, toutcomme il devait fatalement agir moralement sur mon être. Je fusforcé de m’imputer sa mort apparente, qui n’était peut-être qu’unepure illusion du Diable. Cet acte me familiarisa avec la pensée dumeurtre qui suivit l’imposture diabolique. Ainsi mon frère engendrédans un péché maudit fut le principe inspiré par le Diable qui meprécipita dans les crimes les plus atroces et me chargea destortures les plus horribles. Jusqu’au moment où Aurélie, selon ledécret de la puissance éternelle, prononça son vœu, mon âme n’étaitpas pure du péché; jusqu’à ce moment-là, le Malin eut pouvoirsur moi; mais la miraculeuse paix intérieure, l’allégressequi, comme un rayonnement du ciel, s’emparèrent de moi, quandAurélie eut prononcé ses dernières paroles, me convainquirent quesa mort était la promesse de l’expiation.

Lorsque, pendant le requiem solennel, le chœurchanta: Confutatis maledictis flammis acribusaddictis, je me sentis trembler; mais quand résonna leVoca me cum benedictis, il me sembla voir Aurélie, nimbéed’une clarté céleste, qui abaissait d’abord ses yeux vers moi etpuis élevait vers l’Être suprême sa tête entourée d’un cercleradieux d’étoiles, afin de prier pour le salut éternel de monâme.

«Oro supplex et acclinis corcontritum quasi cinis!»

Je me jetai à terre, le front dans lapoussière, mais mon sentiment intérieur, mon humble supplication,ressemblait bien peu à cette contrition passionnée, à cespénitences cruelles et sauvages que j’avais pratiquées au couventdes capucins. Maintenant seulement mon esprit était capable dedistinguer le vrai du faux et, devant cette conscience bien netteque j’avais des choses, toute nouvelle épreuve que m’enverrait leMalin resterait vaine.

Ce n’est pas la mort d’Aurélie, mais seulementla manière horrible et affreuse dont elle avait eu lieu, qui, dansles premiers moments, m’ébranlèrent si profondément; maiscomme je reconnus vite que c’était la faveur de l’Éternel qui luiavait réservé ce coup suprême: le martyre de la fiancée duChrist livrée à l’épreuve et purifiée de tout péché!

Était-elle donc, à mes yeux, disparue de cemonde? Non. C’est maintenant seulement, après avoir étéenlevée à cette terre pleine de tourments, qu’elle devenait le purrayon de l’Amour éternel qui illuminait ma poitrine. Oui, la mortd’Aurélie fut la fête de consécration de cet amour qui, comme ellel’avait dit, trône seulement au-dessus des étoiles et n’a rien àvoir avec les choses terrestres.

Ces pensées m’élevèrent au-dessus de mon moihumain et ainsi ces jours passés dans le couvent des cisterciennesfurent sans doute les plus véritablement heureux de toute mavie.

Après l’inhumation, qui eut lieu le lendemainmatin, Léonard voulut avec les moines revenir à la ville. Lecortège allait déjà se mettre en marche lorsque l’abbesse me fitappeler; je la trouvai seule dans sa chambre; elleétait en proie à la plus vive émotion; les larmes jaillirentde ses yeux.

«Je sais tout maintenant, tout, mon filsMédard. Oui, je te nomme ainsi de nouveau, car tu as triomphé desépreuves qui se sont abattues sur toi, infortuné. Ah! Médard,elle seule, qui peut intercéder pour nous auprès du trône de Dieu,est pure du péché. Est-ce que lorsque, remplie de la pensée de lavolonté terrestre, je voulus me vendre à l’assassin, je n’étais pasmoi-même au bord du précipice? Et pourtant, mon fils Médard,que de larmes criminelles j’ai pleurées dans ma cellule solitaireen songeant à ton père! Adieu, mon fils Médard. La crainted’avoir moi-même peut-être, à ma grande faute, élevé en toi lepécheur le plus coupable, a disparu de mon âme.»

Léonard, qui certainement avait révélé àl’abbesse tout ce qu’elle ignorait encore de ma vie, me prouva parsa conduite que, lui aussi, m’avait pardonné en laissant à laProvidence le soin de me juger. Le vieux régime du couvent étaitresté le même et j’entrai dans les rangs des moines commeautrefois. Léonard me dit, un jour:

«Je voudrais encore, frère Médard,t’imposer une pénitence.»

Je demandai humblement en quoi elleconsisterait.

«Tu devras, répondit le prieur, écrireexactement l’histoire de ta vie, sans en omettre aucun desévénements notables, pas même les moins importants et spécialementce qui t’est arrivé dans les vicissitudes de ta vie mondaine.L’imagination te ramènera réellement dans le monde; turevivras encore une fois tout ce que tu as éprouvé de cruel, deplaisant, d’horrible et de joyeux; oui, il est possible qu’àun moment donné tu aperçoives Aurélie sous un autre aspect et nonpas sous celui de la sœur Aurélie qui a subi le martyre. Mais, sil’esprit du mal t’a complètement laissé, si tu t’es détournéentièrement de la terre, tu planeras au-dessus de tout, comme unprincipe supérieur, et ainsi cette impression ne laissera en toiaucune trace.»

Je fis comme le prieur m’avait ordonné.Ah! il en fut, en effet, comme il l’avait dit. La douleur etla joie, la terreur et le plaisir, l’effroi et le ravissementenvahirent mon âme, lorsque j’écrivis ainsi l’histoire de mavie.

Toi qui as lu déjà ces feuillets, je t’aiparlé de l’amour dans sa période la plus éclatante et la plussublime, lorsque l’image d’Aurélie se présenta à moi dans letumulte de la vie. Il y a quelque chose de supérieur à la voluptéterrestre, laquelle le plus souvent n’apporte que perdition àl’homme léger d’esprit et sans intelligence: c’est ce tempslumineux et sublime où, loin de la pensée d’un désir coupable, labien-aimée, comme un rayon céleste, allume dans ta poitrine tousles beaux sentiments, tout ce qui du royaume de l’amour descend surles pauvres humains en répandant sur eux sa bénédiction. C’estcette pensée qui m’a fortifié lorsque, au souvenir des plussuperbes moments que le monde m’a donnés, de chaudes larmesjaillissaient de mes yeux et que toutes les blessures depuislongtemps cicatrisées se rouvraient.

Je sais que peut-être encore, à l’heure de lamort, le Malin aura le pouvoir de tourmenter le moinepécheur; mais j’attends avec fermeté, et même avec un ardentdésir, le moment qui m’arrachera à cette terre: car c’est lemoment où s’accomplira tout ce qu’Aurélie – ah! sainteRosalie elle-même! – m’a promis en mourant.

Prie, prie pour moi, ô vierge sainte, à cetteheure sombre, afin que la puissance de l’enfer, à laquelle j’ai sisouvent succombé, ne me domine pas et ne me précipite pas dansl’abîme de l’éternelle perdition!

NOTE FINALE DU PÈRE SPIRIDION

bibliothécaire du couvent de capucins de B…

Dans la nuit du 3 au 4 septembre 17…, beaucoupde choses merveilleuses se sont produites dans notre couvent. Ilpouvait être environ minuit lorsque, dans la cellule du frèreMédard située à côte de la mienne, j’entendis un ricanement et unrire étranges et, en même temps, un gémissement sourd et pitoyable.Il me sembla très nettement qu’une voix affreuse et déplaisanteprononçait ces paroles:

«Viens avec moi, petit frèreMédard; nous allons chercher la fiancée.»

Je me levai et je voulus me rendre auprès defrère Médard; mais je fus saisi d’une crainte touteparticulière, de sorte que je me sentis violemment ébranlé danstous mes membres comme par le frisson glacé de la fièvre. Aussi, aulieu d’entrer dans la cellule de Médard, j’allai trouver le prieurLéonard; je l’éveillai non sans peine et je lui racontai ceque j’avais entendu.

Le prieur fut très effrayé; il se levaet me dit d’aller chercher des cierges bénits, et qu’après nousirions ensemble auprès de frère Médard. Je fis ce qui m’avait étéordonné; j’allumai les cierges à la lampe de la statue de laVierge, dans le couloir, et nous montâmes l’escalier. Mais nouseûmes beau écouter, nous n’entendîmes plus l’horrible voix quej’avais moi-même perçue. Au lieu de cela, nous entendîmes de douxet d’agréables sons de cloches et il nous sembla qu’une suave odeurde roses se répandait autour de nous. Nous nous approchâmes;alors la porte de la cellule s’ouvrit et il en sortit un homme degrande taille, d’aspect étrange, avec une barbe blanche toutefrisée et un manteau violet. Je fus très intrigué, car je savaisbien que cet homme ne pouvait être qu’un fantôme dangereux, puisqueles portes du couvent étaient solidement fermées et qu’ainsi aucunétranger ne pouvait entrer. Mais Léonard, lui, le regardaitintrépidement, sans toutefois prononcer une parole.

«L’heure de l’accomplissement n’est pluséloignée», fit l’inconnu, d’une voix sourde et solennelle. Etil disparut dans le couloir obscur, de telle sorte que mon angoissedevint encore plus forte, et il s’en fallut de peu que ma maintremblante ne laissât tomber le cierge que je portais. Mais leprieur, qui, à cause de sa piété et de la vigueur de sa foi, nes’inquiète guère des fantômes, me prit par le bras et medit:

«Nous allons entrer dans la cellule defrère Médard.»

Ainsi fut fait. Nous trouvâmes le frère, quidepuis quelque temps déjà était devenu très faible, en étatd’agonie; la mort lui avait lié la langue; il nefaisait plus que pousser quelques râles. Léonard resta auprès delui et j’allai réveiller les frères, en sonnant fortement la clocheet en criant à haute voix:

«Levez-vous, levez-vous, frère Médard vamourir!»

Ils se levèrent donc, et pas un ne manquait,lorsque, avec des cierges allumés, nous nous rendîmes vers le frèreagonisant. J’avais enfin surmonté ma terreur, et nous éprouvionstous un profond sentiment de tristesse. Nous portâmes frère Médardsur une civière à l’église du couvent et nous le déposâmes devantle maître-autel. Là, à notre étonnement, il revint à lui et il semit à parler, de sorte que Léonard lui-même, aussitôt après l’avoirconfessé et absous, lui administra l’extrême-onction. Ensuite,tandis que Léonard restait en bas et continuait de parler avecfrère Médard, nous nous rendîmes dans le chœur et nous chantâmesselon le rite les psaumes des morts pour le salut de l’âme du frèrequi allait mourir.

Exactement le lendemain, c’est-à-dire le 5septembre 17…, à l’heure où la cloche du couvent sonnait les douzecoups de midi, frère Médard expira dans les bras du prieur. Nousremarquâmes que c’étaient le jour et l’heure auxquels, l’annéepassée, sœur Rosalie avait été assassinée d’une manière abominable,au moment où elle venait de prononcer ses vœux.

Pendant le requiem et l’inhumation, il seproduisit aussi un fait notable. Tout d’abord une très forte odeurde roses se répandit dans l’église et nous remarquâmes qu’unbouquet splendide de ces fleurs, rares en cette saison, étaitdéposé devant le beau tableau de sainte Rosalie – tableau qui,paraît-il, avait été fait par un très vieux peintre italieninconnu, et que notre couvent avait acheté pour une forte somme auxcapucins de la région de Rome, de sorte que ces capucins, eux, n’engardèrent qu’une copie.

Le frère portier nous dit ensuite qu’au petitjour un mendiant en haillons et paraissant très misérable étaitvenu à l’église sans que nous l’ayons remarqué et avait attaché lebouquet au tableau. Ce mendiant assista à l’inhumation et il se mitdans le rang des frères. Nous voulions le repousser, mais le prieurLéonard, après l’avoir dévisagé avec attention, nous ordonna desouffrir qu’il restât parmi nous. Il l’accepta dans le couventcomme frère lai. Nous le nommâmes frère Pierre, car dans le mondeil s’était appelé Pierre Schönfeld, et nous ne fûmes pas jaloux dece beau nom, parce que notre nouveau frère était très paisible etde bonne humeur; il parlait peu et se contentait parfois derire d’une manière très plaisante, qui, comme il n’y avait là riende coupable, nous réjouissait fort.

Le prieur Léonard nous dit, une fois, que lalumière de Pierre s’était éteinte dans la fumée de la folie – folieà laquelle avait abouti, dans son être, l’ironie de la vie. Nous necomprîmes pas tous ce que le savant Léonard voulait dire parlà; mais nous comprîmes bien qu’il devait y avoir trèslongtemps qu’il connaissait le frère lai Pierre.

C’est ainsi que j’ai ajouté aux feuillets quiracontent la vie de frère Médard le récit de sa mort, d’une manièretrès exacte, et non sans peine, ad majorem Dei gloriam.Paix et repos à feu frère Médard! Que le Dieu du ciel lefasse un jour ressusciter dans la béatitude éternelle et qu’ill’accueille dans le chœur des saints, car il est mort trèspieusement.

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