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Les Étranges noces de Rouletabille

Les Étranges noces de Rouletabille

de Gaston Leroux

I – La grande traîtrise d’Ivana.

 

C’était le 21 octobre 1913, en plein Balkan,dans les sombres défilés de l’Istrandja-Dagh… le soir tombait…

Précédant les premiers détachements bulgares qui, à la première heure de la première guerre des Balkans,envahissaient le nord de la Thrace et avaient mission d’occuper Almadjik, quelle est cette petite troupe de cavaliers qui filent comme le vent et ne connaissent aucun obstacle ?… Ils sont si curieusement placés entre les premiers fuyards turcs que l’on ne saurait dire exactement s’ils fuient ou s’ils poursuivent.

La vérité est qu’ils font les deux choses à la fois. Ils veulent atteindre avant d’être atteints !…

« En avant ! en avant ! »crie Rouletabille.

Que fait donc, « entre deux feux »,le jeune reporter de L’Époque et quelle est cette sorte de rage qui l’anime ? C’est par des paroles sans suite qu’il encourage ses compagnons à le suivre ; et sa bouche est pleine de malédictions.

On n’a jamais vu chez Joseph Rouletabille unefureur pareille ! Eh ! en vérité, elle est bien excusablechez un jeune homme qui est connu dans le monde entier pour avoirpénétré les plus obscurs mystères, pour avoir démêlé les intriguescriminelles les plus compliquées, et qui se trouve tout à coup, etpour la première fois de sa vie, devant le mystère du cœurféminin auquel il ne comprend rien du tout !

Le « bon bout de sa raison » qui,jusqu’à ce jour, l’avait soutenu dans les pires épreuves en leconduisant irrésistiblement sur le chemin de la vérité, ne lui estplus bon à rien. C’est en vain qu’il l’a appelé à son secours…quelle défaite ! « Le bon bout » de la raison l’alaissé en route ; ni plus ni moins que s’il avait été lemauvais… Et la cause d’une pareille catastrophe ?… Unefemme ! une simple jeune fille que Joseph Rouletabille aimaitnaguère de tout son cœur et qu’il prétend détester maintenant detoute son âme : Ivana Vilitchkov !…

C’est elle qu’il poursuit en cette fin de jourtragique… c’est derrière elle qu’il court… quelleaventure !

Pour essayer de la comprendre,faisons comme Rouletabille qui, dans sa triste cervelle en feu,cherche, dans les événements passés à Sofia et au sinistreChâteau noir[1], le fil decet insondable mystère… Résumons les faits : envoyé par sonjournal dans la capitale de la Bulgarie, pour y étudier de près lesévénements qui s’y préparaient, Rouletabille avait retrouvé à Sofiaune jeune fille, la nièce du général Vilitchkov, qu’il avait connueà Paris où elle était venue commencer ses études de médecine etpour laquelle il avait ressenti tout de suite un sentiment des plustendres.

À Sofia, Rouletabille est reçu chez l’oncled’Ivana et il ne cache pas à la jeune fille qu’il l’aime et que sondésir le plus ardent est de l’épouser. Celle-ci, qui semble nourrirégalement des sentiments assez vifs pour le jeune homme, lui répondcependant en tentant de le détourner de son dessein. Ivana seprétend vouée, comme son père et sa mère et sa petite Irène, mortstous trois assassinés par un ennemi de la famille, à une destinéetragique. Cet ennemi s’appelle Gaulow, un Bulgare chassé deBulgarie et qui s’est fait turc, mahométan, pomak, ce quiest tout dire. Il habite dans une sorte de forteresseextraordinaire, au cœur des montagnes du nord de la Thrace, dansl’Istrandja-Dagh, et de là, vient de temps à autre, pour demystérieuses et cruelles besognes, en Bulgarie. Nul n’a encore pul’atteindre ! Gaulow brave le genre humain dans son redoutableChâteau noir (Karakoulé) !…

Toute cette affaire n’est point, comme bienl’on pense, pour refroidir l’amour de Rouletabille. Il arriverabien, lui, à débarrasser la famille Vilitchkov, de l’affreux Gaulowqui s’appelle aussi en Turquie Kara-Selim.

Il demande seulement à la jeune fille de bienvouloir lui accorder sa main. Celle-ci ne dit pas non, mais elle nedit pas oui. « Seriez-vous promise ? » demande lereporter anxieux et Ivana de répondre : « Nul ici-bas n’ale droit de se dire mon fiancé. »

Voilà de nouveau Rouletabille plein d’espoirquand, pendant la nuit suivante, nuit atroce qui rappelle leshorreurs de la tragédie historique du Konak de Belgrade, Gaulow etsa bande font irruption dans l’hôtel du général Vilitchkov,assassinent le général et ses serviteurs et emmènent Ivana encaptivité dans le Château noir.

Rouletabille jure de venger tant de malheurset de sauver Ivana ; il tentera de reprendre aussi, par lamême occasion, certain « coffret byzantin » dans letiroir secret duquel se trouvent les plans précieux de lamobilisation bulgare. Cela, il le promet formellement augénéral-major Stanislawoff, l’une des gloires les plus pures de sonpays, ami de la France, et célèbre depuis pour avoir mis son épéeau service de la Russie lors du prodigieux conflit qui devait,l’année suivante, embraser l’Europe et déshonorer la Bulgarie. Etle voilà parti en expédition.

Il emmène avec lui son fidèle reporter LaCandeur et un jeune Slave très débrouillard mais d’une moralitéassez relâchée qui s’appelle Vladimir. Un cousin d’Ivana lesaccompagne également : c’est Athanase Khetew qui, lui aussi,voudrait bien sauver sa cousine qu’il aime au moins autant que peutl’aimer Rouletabille et pour l’amour de laquelle il voudrait bienaussi tuer l’affreux Gaulow. Quant à Rouletabille et à Athanase,ils ne s’aiment guère mais sont assez sages pour contenir leuranimosité réciproque.

Toute la bande arrive au Châteaunoir, où les attendent les aventures les plus extraordinaires,dans le moment que Kara-Selim célèbre ses noces avec sa captiveIvana. Ils se donnent pour des journalistes égarés et se mettentimmédiatement à l’ouvrage. Ils n’ont pas une heure à perdre. Ivanaconsent à être la femme de Gaulow, l’assassin de ses parents, pourrentrer en possession du coffret de famille dans lequel se trouventles plans de mobilisation. Il faut donc que les jeunes genssauvent, à la fois, Ivana et ravissent le coffret.

Au milieu des fêtes somptueuses qui sontdonnées à Karakoulé, Rouletabille accomplit des exploitssurhumains. Il réussit à emporter Ivana jusqu’au fond du donjon oùles reporters se barricadent. Entre-temps, bien qu’il n’ait pas pus’approprier le coffret byzantin, Rouletabille en a deviné lesecret et a pu constater que les plis précieux y sont toujours etque nul encore n’y a touché ; aucun pomak n’en soupçonne mêmela présence. Athanase reçoit de Rouletabille la mission d’allerporter cette formidable nouvelle aux armées du généralStanislawoff, lesquelles, dès lors, pourront descendre, en toutesécurité, à travers les montagnes de l’Istrandja, surKirk-Kilissé.

Athanase jure de réussir dans sa difficileentreprise et de revenir, avec ses compagnons d’armes, délivrerIvana et les journalistes français. Avant de se sauver du donjon oùles reporters sont retranchés, il est parvenu à capturer Gaulowqu’il a remis aux bons soins d’Ivana, laquelle a fait le sermentsur les mânes de ses parents de le tuer de sa propre main.

Les jeunes gens subissent un siège des plusviolents, aux péripéties tragico-comiques et qui se termine de lafaçon la plus singulière du monde. Ivana non seulement n’a pas tuéGaulow, qu’elle prétend garder comme otage, mais Rouletabillela surprend au moment où elle fait évader le monstre… et cela,à la minute même où Gaulow allait recevoir le châtiment de sescrimes, où les armées conduites par Athanase Khetew apparaissent àl’horizon !…

Quel est donc cet affreux mystère ?…Rouletabille ne peut imaginer qu’Ivana aime cet homme qui aassassiné les siens et qui avait juré la perte de son pays ?…Alors ?… Alors ?… alors, il faut agir… on réfléchira enagissant… Les bandits de la Karakoulé, à l’approche des armées, sesont enfuis, Gaulow, lui aussi, s’est enfui… Ivana, sous prétextede rattraper Gaulow, a enfourché un cheval et court derrièreGaulow… Ivana ne se doute pas que Rouletabille a été témoin de soninfamie, l’a vue dérouler elle-même la corde au bout de laquelle sebalançait Gaulow, délivré par elle !…

Rouletabille se jette à son tour à cheval etcourt derrière Ivana. Les reporters et leur domestique Tondorcourent derrière Rouletabille… telle est la situation très nette etcependant très incompréhensible pour qui a connu Ivana,dans le moment que nous tombons en plein dans la chevauchée desreporters.

Rouletabille grince entre ses dents :« Elle court rejoindre Gaulow !…

« … Ah ! tu as beau aller vite, va,traîtresse, je ne te lâcherai pas !… Moi aussi, je serai aurendez-vous… Et je verrai bien de mes yeux ce que tu vas en fairede ton Gaulow !… »

Ce qu’elle en ferait ? Elle le lui avaitdit ; oui, avant d’enfourcher son cheval, elle avait eul’effronterie de lui crier, à lui, à lui qui avait vu la choseénorme, elle avait eu le cynisme de lui jurer qu’elle voulait, desa propre main, offrir à sa patrie, comme première victimeexpiatoire, la tête de Gaulow !… Comment ne lui avait-il paséclaté de rire au nez ? Comment n’avait-il pas craché auvisage de cette petite fille barbare, sanguinaire et menteuse…

Comment avait-il eu le courage de retenir lagénéreuse fureur qui gonflait ses veines de jeune amant bafoué etd’ami trahi jusqu’à la mort, car de cette trahison ils avaientfailli tous mourir !… Comment ?… Pourquoi ne lui avait-ilpas dit : « J’ai vu !… Tais-toi !… J’aivu !… je t’ai vue le sauver de tes mains, et si tu cours aprèslui c’est pour tomber dans ses bras » ? Oh ! d’abordsimplement parce qu’elle ne lui en avait pas laissé le temps ;ensuite parce qu’il était vraiment curieux de voir jusqu’où pouvaitaller Ivana, dans le mensonge et dans le crime !… Et puisaussi, parce que, le cœur plein de rage, il rêvait à son tour d’unevengeance ou tout au moins de quelque juste châtiment !

C’est que peut-être encore, au plus obscur delui-même, commençaient à se poser les termes du problèmepsychologique le plus curieux qu’il eût jamais à démêler et aussile plus mystérieux en même temps que le plus bizarre.

Enfin, s’il l’avait suivie dans cette courseinsensée vers le Sud, c’est qu’il se souvenait qu’il étaitcorrespondant de guerre et qu’il avait grand-hâte de trouver,maintenant qu’il était délivré, un bureau de poste avant de tombersous la censure féroce des Bulgares !… Entre les deuxarmées, toujours !… ni dans l’une ni dans l’autre…,est-ce que telle n’était pas sa formule, celle qu’il avait toujoursprônée à Vladimir et à La Candeur ?… Est-ce que, dès Sofia,tel n’avait pas été son plan ? Plan dangereux sans doute, maisqui ne l’en séduisait que davantage !… Aussi quand, dans cettefuite insensée de la Karakoulé, La Candeur, qui avait par miracleretrouvé son mecklembourgeois, lui demandait derrière lui, secouésur sa selle : « Où allons-nous ? » avait-il pului répondre : « Faire du reportage !… »

Ainsi ils n’avaient même pas attendu lestroupes !… La félonie d’Ivana les traînait en trombe derrièreelle…

Oui, félonie ! félonie !… c’est àcela que Rouletabille revenait sans cesse, bien que son espritcherchât ailleurs… mais il était trop irrité pour ne plusretomber à cela : félonie ! Il ne voulait plus douter quel’amour dont il n’avait jamais encore jusqu’à ce jour mesuré laforce, eût accompli l’abominable miracle de transformer une héroïneen une pauvre fille, capable de tout pour satisfaire sa follepassion.

Cette ignoble conversion avait dû se produirependant ces moments d’absence que le reporter avait trouvés souventinexplicables : Ivana les passait certainement auprès duprisonnier, dans le cachot du souterrain ! Que de fois nes’était-il pas étonné de ne point la voir à son côté, au plus fortdu combat ! et avec quelle singulière figure elleréapparaissait tout à coup, racontant qu’elle avait pris la gardepour laisser reposer le katerdjibaschi. Enfin, elle nesortait pas de ce souterrain, sous un prétexte ou sous unautre !… Et Rouletabille, qui avait redouté que ce fût pours’y livrer à quelque abominable torture, se reprochait de s’êtrelaissé tromper comme un enfant !

Il se rappelait la phrase turque prononcée endernier par Kara-Selim délivré, et adressée par lui (avec quelhideux sourire de remerciement !) à Ivana surprise, sansqu’elle s’en fût aperçue, par Rouletabille sur la tour. Le reporterse retourna sur sa selle et demanda à Vladimir :

« Que signifient ces mots :Benem ilé guel !

– Cela veut dire, répondit Vladimir :« Viens avec moi !… viens me rejoindre ! »

– Parbleu ! gronda Rouletabille !…moi aussi, je vais avec elle !… je vais avec eux ! et siDieu est juste, il me permettra de leur faire expier leurcrime ! »

……………………………

Il pouvait être cinq heures du soir quand ilsvirent poindre les toits d’un gros village en avant d’Almadjik…

La route qu’ils avaient prise commençait demontrer certaines particularités qui les étonnèrent tout d’abordmais auxquelles, par la suite, ils devaient facilement s’habituerchaque fois qu’ils eurent à pénétrer dans un village, bourg oubourgade, enfin dans ce qui avait été, à un titre quelconque, une« agglomération » : sur les côtés du chemin toutétait dévasté. Les cabanes de paysans paraissaient avoir étééventrées par quelque cataclysme qui s’était acharné à défoncerportes et fenêtres et avait çà et là allumé des incendies.

Sur le seuil de ces sinistres chaumières, iln’était point rare d’apercevoir des cadavres de femmes et d’enfantsqui gisaient parmi des mares de sang et dans le plus pitoyableétat.

D’autres corps privés de vie jonchaientégalement la route et faisaient trébucher à chaque instant leschevaux ; de telle sorte qu’en fait« d’agglomération », il y avait surtout là agglomérationde cadavres.

Et toutes ces dépouilles toutes fraîchesétaient celles des paysans d’origine bulgare, bien reconnaissablesà leurs costumes. Certains avaient dû se réfugier chez eux pourattendre l’arrivée des troupes du Nord, dont la venue avait étésignalée ; d’autres étaient sortis du village même et de lacontrée environnante, lesquels, avant de se retirer devantl’envahisseur, faisaient place nette et passaient au fil de l’épéeou du pal tout ce qui appartenait à la race ennemie…

Un petit ruisseau roulait, en chantantjoyeusement, des troncs sans tête…

Mais ce fut en entrant dans le village mêmeque nos jeunes gens qui, à chaque instant, laissaient échapper descris d’horreur, purent juger de l’importance du massacre et del’ampleur prise par le sacrifice que MM. les Turcs avaientoffert, en guise d’adieu, au Dieu de la guerre ! Têtesabattues, troncs empalés, femmes éventrées, enfants embrochés,mamelles coupées, rien n’avait manqué à cette fête du sang.

« C’est horrible !… c’estabominable !… » hurlait La Candeur, derrière Rouletabillequi ne disait rien et qui avait été préparé à toutes ces horreurspar ce qu’il avait vu de près au Maroc et au Caucase,particulièrement à Bakou et à Balakani, lors des massacres entreTatares et Arméniens.

Il n’avait d’yeux que pour une silhouettecavalière qui venait de surgir au coin d’une ruelle… Ivana !…C’était elle !… Il ne pouvait en douter, c’était elle !…Les avait-elle vus ? Elle était soudain partie dans un galopde folie et avait enlevé son cheval par-dessus un monceau dedécombres et de cadavres fumants…

En même temps elle avait jeté un grand crisauvage, tiré son sabre du fourreau et, le brandissant dans unmoulinet stupéfiant au-dessus de sa tête, avait disparu au coind’une autre ruelle qui conduisait à la place de la Mosquée, dont onapercevait le haut minaret enveloppé de flammes.

Rouletabille demanda un suprême effort à soncheval qui, depuis quelques instants, montrait des signes defatigue… Il voulut l’enlever, lui aussi ; mais la bête buta aumilieu des décombres et le reporter roula sur le sol avec samonture, contre laquelle vinrent donner La Candeur, Vladimir etTondor. Ce fut une chute générale et fort brutale dont lesreporters, ainsi que leur domestique, se relevèrent assezéclopés.

Rouletabille néanmoins se mit à courir dans ladirection suivie par Ivana. Ses camarades le suivirentcahin-caha.

On entendit alors des coups de feu et uncertain tumulte du côté de la place du village. Ils allaientdéboucher sur celle-ci quand ils ne furent pas peu surpris d’êtrearrêtés par Ivana elle-même qui se trouvait à pied comme eux tous.Sa bête fumante tombée auprès d’elle, au milieu de la rue, ruaitdes quatre fers, en agonie, le poitrail frappé d’une balle.

Un bruit de bataille, le crépitement de lamousqueterie éclatait à quelques pas et des projectiles vinrentsiffler à leurs oreilles.

Ivana était dans une agitationextraordinaire.

Elle leur ordonna, les bras étendus, de ne pasaller plus loin !

« Les Turcs massacrent tout ! Ilsn’ont pas encore abandonné le village ; méfions-nous… ils nenous épargneront pas !

– Et Gaulow ? demanda Rouletabille.

– Il a rejoint les Turcs ! répondit-elled’une voix sombre. Il s’en est fallu de quelques minutes que je nele rattrape…

– Gaulow s’est donc échappé ! »gronda une voix bien connue.

Tous se retournèrent. Athanase Khetew venaitd’arriver derrière eux, tout juste pour entendre la phrase d’Ivana.Il eut un geste de malédiction sur sa bête fumante et regarda avecmépris les reporters.

« Je vous l’avais confié… » dit-ilsimplement.

Ivana prit la parole :

« Nous avons été trahis au dernier momentpar le Katerdjibaschi(chef des muletiers)… C’est lui quilui a procuré la corde pour s’échapper du donjon. Aussitôt que nousnous en sommes aperçus, nous ne vous avons même pas attendu,Athanase Khetew ! malgré tout le désir que nous avions de vousrevoir et de vous féliciter (ici une voix étrangement douce etcâline) et nous avons couru après le monstre !…

– C’est donc une revanche à prendre ! fitAthanase qui était devenu singulièrement rouge en regardant IvanaVilitchkov…

– Et une partie à recommencer !déclara-t-elle avec désinvolture.

– Vous devez regretter de ne point lui avoircoupé la tête quand je vous l’ai amené !… continua Athanased’une voix sourde…

– Évidemment, moncher ! »

Et elle lui tourna le dos pour s’intéresser àautre chose. Athanase semblait très occupé à dompter une irritationpeu ordinaire. Rouletabille écoutait et regardait. Le cynismeincroyable d’Ivana le mettait, lui aussi, en fureur. Les regards dureporter et du Bulgare se croisèrent. Les deux hommes secomprirent-ils ? Athanase dit :

« Nous retrouverons Gaulow !…

– Oui, fit Rouletabille… et, cette fois, nousnous arrangerons pour ne pas le laisser échapper ! »

Ivana tressaillit. Cependant elle demanda surun ton qu’elle voulait rendre indifférent :

« Qu’allons-nous faire ?…

– Vous allez me suivre ! dit Athanase.Ordre du général commandant la division. Il ne veut point qu’on leprécède et il craint qu’une imprudence annonce ses mouvements… j’airépondu de vous… Vous irez où je vous conduirai, où plutôt, il m’aordonné de vous conduire…

– Mon cher Athanase, je vous suivrai au boutdu monde ! » dit très vivement Ivana.

Rouletabille pâlit, mais elle ne s’occupaitpoint du reporter…

« Et où irons-nous, monsieur ?…demanda Rouletabille d’une voix glacée.

– Tenez ! nous allons faire une petiteexcursion par-delà ces monts, fit Athanase en désignant l’horizonvers l’est, puis nous descendrons, tout doucement vers le sud, sansêtre gênés par les troupes…

– Je vous crois ! nous ne les verronsmême pas…

– Que vous importe ? répliqua Athanase,si je vous donne ma parole d’honneur que je vous ferai débouchersur le champ de bataille au moment le plus intéressant !

– Ça va ! cria Vladimir.

– Ne nous faites pas « déboucher »dans un endroit trop dangereux », exprima La Candeur avec unecertaine mélancolie.

Rouletabille dit :

« C’est bien, monsieur, nous vousobéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peuprès. »

Derrière Athanase, il venait d’apercevoir unepetite troupe de cavaliers, que conduisait un sous-officier.

« Vous êtes mes amis ! réponditsimplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviezvos tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j’ai trouvés enpassant à la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtesfraîches…

– Vous pensez à tout, monsieur !…

– C’est un type épatant ! » proclamaVladimir.

Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avantla nuit la crête des monts à l’ouest. Avant de descendre dans lavallée, les reporters purent apercevoir l’armée bulgare et mêmel’entendre, car elle chantait.

Qu’elle était belle, cette journée du 21octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraientenfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans unpays qui n’était connu que des muletiers et des bergers ! oùles colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas lafatigue d’un pareil effort, sans s’accorder une heure de repos,continuaient leur route en chantant, vers les champs de batailled’Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup defoudre : Kirk-Kilissé ! Cette armée, fait mémorable en cesiècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil,on n’en avait même pas soupçonné la présence ! Elle avançait,se sentant pleine de force et de mystère… On la croyait vers laMaritza, à l’Est !… Et de cime en cime, cependant, c’étaitencore la chanson de la Maritza, rivière où semêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlisque les bataillons se renvoyaient ! Alors, cette chanson-làn’avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et àleur destin :

Coule Maritza,

Ensanglantée,

Pleure la veuve

Cruellement blessée.

Marche, marche, notre général !

Un, deux, trois, marchez, soldats !

La trompette sonne dans la forêt,

En avant marchons, marchons, hourrah !

Hourrah ! Marchons en avant !…

Qu’elle était belle, cette première aurore oùil n’y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie etsûrs de la victoire, où le sang n’avait pas encore été versé, où larage du massacre n’avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, oùl’espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait lespoitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope etplus loin encore, tout là-bas jusqu’au fond de l’Épire et de ladouce Thessalie ! Pour ce beau jour, des races ennemiess’étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruitdes trompettes, d’un tel élan que le monde a pu croire un instantque rien ne les séparerait plus !… Hélas ! le monde avaitoublié qu’il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d’autresintérêts que ceux de sa patrie d’un jour !…

Cette vision disparut bientôt aux regards desreporters, qui, derrière Athanase, s’enfoncèrent dans un pays coupéde pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement unezone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et lesreporters se firent part en peu de mots de leurs mutuellesaventures. Chacun pensait à Gaulow.

Les tentes furent dressées ; on soupa,car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper,Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, etRouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, lesarticles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes surlesquelles il inscrivait le titre et la date de l’article ;puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne lequittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gensavaient quitté Sofia et qu’ils étaient entrés dansl’Istrandja-Dagh.

Quand l’article fut achevé, Vladimirs’écria :

« Je vois d’ici le nez de Marko leValaque, quand « notre journal » publiera la série des« correspondances » de Rouletabille ! Ce pauvreMarko en fera certainement une maladie !… »

Nous avons déjà eu l’occasion de dire[2] que Marko le Valaque était un journalisted’occasion, comme il en surgit toujours dans les momentstroubles ; fort méprisé – avec raison – des professionnels,ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bienpetite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissaitimmense. Il ne manquait point en effet d’importance. En attendantl’arrivée de l’envoyé spécial de La Nouvelle Presse deParis, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui deL’Époque, il restait le maître d’expédier les télégrammesles plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le mondeentier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu deParis des instructions pour ne point se laisser distancer par lereporter de L’Époque, il n’avait point manqué, à Sofia, desurveiller celui-ci et n’avait pas cessé d’inventer des bruitssensationnels, des nouvelles de la dernière heure quibouleversaient la Bourse. Il était la bête noire de VladimirPetrovitch, qui l’accusait de manquer de moralité ! !

« Fiche-nous la paix, avec tonMarko ! gronda La Candeur ; on dirait que tu ne pensesqu’à lui…

– Croyez-vous toujours qu’il nous a suivisdans l’Istrandja ?… demanda Rouletabille sur un ton assezironique.

– Monsieur, vous avez tort de vous moquer demoi ! répliqua Vladimir.

– Quand je pense, reprit La Candeur, que, dansles premiers jours de notre voyage, Vladimir regardait à chaqueinstant derrière lui pour voir s’il n’apercevait pas à l’horizon lenez de Marko ! »

Et il se mit à rire.

« Ne « blague » pas !…protesta Vladimir, je t’en supplie, ne « blague » pas… Tune sais pas ce que peut entreprendre un Valaque qui s’est faitjournaliste !…

– Enfin, qu’est-ce qu’il pourrait nousfaire ?

– Est-ce qu’on sait ?… je vous assure quele dernier soir qui a précédé notre arrivée dans le pays de Gaulow,quand nous avons eu cette vision d’une ombre qui s’enfuyait de latente de La Candeur, et que La Candeur s’est écrié qu’on lui avaitvolé sa serviette en maroquin, j’aurais mis ma main à brûler quenous avions affaire à Marko !…

– Cette ombre, répliqua La Candeur sur un tonassez méprisant, n’a jamais existé que dans l’imagination deVladimir… et quant à ma serviette que je croyais avoir mise dans macantine, je l’ai trouvée au pied de mon lit, où je l’avaiscertainement déposée moi-même avant de me coucher…

– Et mes articles étaient toujoursdedans ? demanda Rouletabille en manière de plaisanterie.

– Oui, oui, Rouletabille, tes articles sontlà !

– Remettez-vous donc, VladimirPetrovitch !… et cessez de médire de la Valachie…

– Ah ! monsieur, si vous connaissiezMarko !… Je vous dis, je vous répète qu’il est capable detout… Rien ne m’étonnerait de lui, c’est un type qui vendrait sonpère et sa mère pour un morceau de pain et qui a eu de vilaineshistoires avec les femmes !… Je vous affirme, monsieur, quec’est un garçon qui n’a aucune moralité !…

– Au lit, au lit tout le monde ! c’est àmoi la garde », commanda Rouletabille.

Et il prit la garde. Aucun bruit ne venait destentes. La campagne paraissait abandonnée. De-ci, de-là, sur delointaines cimes des feux apparaissaient puis disparaissaientpresque aussitôt. Rouletabille, le menton sur le canon de sacarabine, regardait le mur de toile derrière lequel reposait Ivana.Reposait-elle ? Rêvait-elle ?… À qui ?…Énigme !…

II – Vladimir raconte une étrangehistoire à Rouletabille.

 

Relevé de sa garde par Tondor (Le domestiquetransylvain de Vladimir, le seul qui restât à la petite troupedepuis la mort héroïque de Modeste et du Katerdjibaschi),Rouletabille rentra dans sa tente, qu’il partageait avec AthanaseKhetew.

Le Bulgare dormait profondément, enveloppédans son manteau qui lui servait de couverture. À la lueur de labougie plantée dans le goulot d’une bouteille, Rouletabilleconsidéra assez longtemps ce rude visage. Pendant le sommeil, ilétait vraiment apaisé, c’était là une figure d’honnête homme qui nereflétait aucun remords et qui se reposait de tous les tourmentsdes jours mauvais, lesquels depuis plus de dix ans avaient creuséleurs sillons terribles dans cette chair encore jeune. « Ilest digne d’être aimé ! » se dit Rouletabille, mais ilpensa qu’Ivana ne l’aimait pas et que c’était une traîtresse quiavait trompé tout le monde. Là-dessus, il se déshabilla, fit sesablutions comme chez lui, éteignit le fourneau à pétrole et seglissa sous les couvertures de son lit de camp. À tout hasard, surla tablette, il avait mis une carabine toute chargée à portée de samain. Il s’endormit en pensant à sainte Sophie et il rêva qu’il senoyait dans une cataracte.[3]

Depuis une heure, il somnolait ainsi quand ilse dressa tout à coup sur son séant, l’oreille au guet.

Il entendait, derrière sa toile, à quelquespas de là, des voix, un chuchotement rapide, puis de sourdesexclamations ; et il reconnut ces voix : tantôt c’étaitcelle de Vladimir Petrovitch et tantôt celle de La Candeur ;celle de Vladimir marquait la plus farouche mauvaise humeur, etcelle de La Candeur une extraordinaire satisfaction.

« À toi ! disait l’un.

– Non, c’est à toi ! » répondaitl’autre et puis il y avait un silence, et puis encore desexclamations.

Rouletabille se glissa dans sa culotte. Ilvoulait savoir ce qui se passait à côté, et pourquoi ces deuxhommes ne dormaient pas, eux qui avaient affecté une tellefatigue.

Sans faire de bruit et sans éveiller Athanase,qui ronflait doucement, il sortit de sa tente et s’approcha decelle de La Candeur et de Vladimir, qui laissait passer, par lesinterstices de la toile mal jointe, des rais de lumière.

Rouletabille dénoua fort adroitement lesficelles qui rattachaient la porte flottante et apparut tout à coupaux regards médusés du bon La Candeur et du triste Vladimir.Rouletabille remarqua que La Candeur était écarlate, tout en sueuret dans un état d’exaltation peu ordinaire, tandis que Vladimirétait fort pâle.

« Ah ça ! mais est-ce que vous vousfichez du monde ? souffla le reporter. Vousjouez ?… »

Il y avait, en effet, entre les deux jeunesgens une petite table portative, et sur cette table un jeu decartes et un morceau de papier, sur lequel quelques notes étaientécrites au crayon.

Rouletabille bondit sur le jeu de cartes. Illeur en avait déjà confisqué deux dès le début du voyage et ilpensait bien qu’ils n’avaient plus de cartes. Cette passion du jeules empêchait de prendre un repos nécessaire.

« Vous jouez au lieu de dormir ?…Vous n’êtes pas enragés, dites ?… Vous n’avez pashonte ?… je vous l’ai pourtant assez défendu ! dès lepremier soir il a été entendu que je ne verrais plus entre vosmains un jeu de cartes !… M’avez-vous juré que vous nejoueriez plus, oui ou non ?… »

– Rouletabille, ne te fâche pas, émit LaCandeur, conciliant, je vais te dire : nous avons essayé dedormir, mais le sommeil n’est pas venu !…

– Tas de menteurs ! Vous ne vous êtesmême pas déshabillés et votre couchette n’est pas défaite !…Mais vous n’aviez plus de cartes ! Où donc avez-vous trouvé cesale jeu-là ? Il est ignoble !…

– C’est le sous-off qui accompagnait m’sieurAthanase, murmura La Candeur en baissant la tête, qui l’a laissétomber de sa poche !…

– Tu le lui as acheté, oui, bandit ! ouVladimir le lui a volé !

– Monsieur ! Monsieur ! pour qui meprenez-vous ?

– Et à quoi jouiez-vous ?…

– Mais, fit La Candeur, à ce petit jeu russedont je t’ai parlé autrefois et qui est si amusant…

– Et qu’est-ce que vous jouez ? »fit le reporter en saisissant le papier qui était sur la table etsur lequel il lut : « Bon pour cinq cents francs.Signé : Vladimir Petrovitch. »

Il arracha le billet et, furieux :

« Tu es encore plus bête que je necroyais, dit-il à La Candeur… Que tu joues de l’argent contre del’argent, passe encore, mais contre la signature de VladimirPetrovitch…

– Je n’ai pas osé « faireCharlemagne », expliqua La Candeur.

– Je joue sur signature parce qu’il m’a gagnétout mon argent, dit Vladimir qui n’avait point une bonne mine.

– Tu en avais beaucoup ?

– Demandez-le à La Candeur.

– Voilà… dit La Candeur en rougissant. Voilàcomment les choses se sont passées… Au commencement, c’est moi quin’avais pas d’argent et je savais que Vladimir en avait. C’esttriste de voyager sans argent. J’ai proposé à Vladimir de lui jouermon épingle de cravate qui est le dernier souvenir qui me reste dema sœur morte en me maudissant.

– Pourquoi ta sœur t’a-t-elle maudit, LaCandeur ?

– Parce que je m’étais fait journaliste !Tu comprends que je ne tenais pas énormément à ce souvenir-là. Jem’étais débarrassé de tous les autres. Je jugeais l’occasion bonnepour mon épingle de cravate. Mais ce sera pour une autre fois, carcomme tu le vois, je ne l’ai pas perdue !

– Et avec elle tu as gagné tout l’argent deVladimir ? Dis-moi, combien…

– Je vais te dire… je vais te dire… on acommencé d’abord par jouer petit jeu… tout petit jeu… Mon épinglevaut bien soixante-quinze francs… Vladimir me l’a jouée contrevingt-cinq !… ça n’était guère… le malheur, pour Vladimir, estque de vingt-cinq, en cinquante, en cent… (car Vladimir a le tortde poursuivre son argent, je le lui ai assez dit) je lui ai gagnétout ce qu’il avait dans sa poche… Maintenant, comme je ne suis pasun mufle, je lui joue des billets qu’il me fait. À ce qu’il paraîtqu’il a encore de l’argent à toucher sur l’invention de sacuirasse !

– La Candeur, tu vas me dire combien tu asgagné à Vladimir !

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Cela me fait que j’ignore d’où vient cetargent-là…

– Puisqu’il vient de la cuirasse[4] !…

– Assez, combien ?… »

La candeur, de plus en plus écarlate,fit :

« Je ne sais plus au juste… » et ilse décida à fouiller dans l’une de ses poches d’où il tira trois ouquatre billets de banque de cent levas (francs).

« Ce n’est pas tout ! fitRouletabille.

– Non, grogna La Candeur, en voilàencore… »

Et il tira, cette fois, cinq billets de cinqcents levas.

« Fichtre ! tu te mets bien !c’est tout ?

– Je crois que c’est tout », susurra lebon géant en détournant la tête.

Mais Rouletabille se précipita sur lui, lefouilla et le vida d’une quantité incroyable de billets de banquequ’il avait entassés au petit bonheur dans la fièvre du jeu etqu’il se laissait enlever avec des soupirs de soufflet de forge…Rouletabille compta : Il y avait là quarante millelevas (quarante mille francs) ! Rouletabilleregardait La Candeur, mais La Candeur n’osait pas regarderRouletabille.

« C’est la première fois que j’ai eu dela veine ! balbutia-t-il.

– Attends ! dit Rouletabille, d’une voixlégèrement oppressée, car il ne s’attendait point au déballage decette petite fortune, attends. Nous en parlerons tout à l’heure deta veine. »

Et il ajouta :

« C’est donc cela que tu proposaistoujours à ces messieurs du Château noir, une rançon de quarantemille francs !…

– Mais oui, gémit La Candeur ; j’ai boncœur, moi !…

– Avec l’argent des autres c’est faciled’avoir bon cœur, émit Vladimir. À ce moment-là, j’avais encorepresque tout mon argent dans ma poche, mais La Candeur n’hésitaitpas à en disposer comme s’il était déjà dans la sienne !…

– C’était pour le bien de la communauté,répliqua La Candeur…

– Tu as bon cœur, gronda Rouletabille, mais jeme demande si, au fond, tu n’es pas aussi crapule queVladimir !…

– Monsieur, dit Vladimir en se levant,j’affirme que vous me faites beaucoup de peine !… »

Et il voulut s’esquiver, mais Rouletabille leretint et lui demanda sur un ton sec, qui fit pâlir le jeuneSlave :

« D’où vient l’argent ?

– Monsieur, je vous assure qu’il vient forthonnêtement de la vente de l’invention de ma cuirasse… Je tienscette cuirasse d’un de mes amis de Kiew, qui a passé plus de dixans de sa vie à l’inventer, à la perfectionner, enfin à en faire unvéritable objet d’art militaire pour lequel il a dépensé unevéritable fortune. Désespéré, lors de la dernière guerre de laRussie avec le Japon, de n’avoir pu vendre sa cuirasse augouvernement russe, il est entré dans les bureaux de la censure, àOdessa, et m’a fait cadeau du fruit de ses veilles et de la causede tous ses malheurs. Plus favorisé que lui, monsieur… »

Rouletabille l’interrompit.

« Assez, Vladimir Petrovitch !… Jete jure que si tu ne me dis pas comment tu as eu tout cet argent,je te livre aux autorités bulgares pieds et poings liés ! Tuleur raconteras, à elles, l’histoire de ta cuirasse. »

Vladimir vit que c’était fini de rire etcommença, en soupirant comme un enfant malade :

« Eh bien, je vais vous dire lavérité !… Elle est beaucoup moins grave que vous ne croyez, ettoute cette affaire est arrivée, mon Dieu ! presque sans queje m’en aperçoive.

– Va !… »

Rouletabille pensait : « Il estcapable de tout ! Pourvu qu’il n’ait assassinépersonne ! »

La Candeur, avec une désolante mélancolie etune grandissante inquiétude, regardait du coin de l’œil ces beauxbillets dont la possession lui avait causé tant de joie et quiétaient maintenant la cause d’une explication difficile dont,certes ! il se serait très bien passé.

Vladimir commençait :

« Rappelez-vous, monsieur, ce jour où, àSofia, en sortant de l’hôtel Vilitchkov, vous nous trouvâtes, LaCandeur et moi, enveloppés, à cause du froid, en des vêtements defortune. La Candeur avait une couverture et moi, monsieur, j’avaisune fourrure, une fourrure magnifique, une fourrure que vous avezadmirée, monsieur…

– Oui, la fourrure d’une amie à vousm’avez-vous dit, la fourrure d’une princesse… je me rappelle trèsbien, fit Rouletabille, qui fronçait terriblement les sourcils…Après ? »

Vladimir s’épouvanta tout à fait.

« Oh ! monsieur, s’écria-t-il, vousn’allez pas croire que je l’ai vendue !

– Ah ! tu ne l’as pas vendue ?…

– Monsieur, pour qui me prenez-vous ?

– Qu’en as-tu donc fait ?

– Remarquez, reprit Vladimir, en clignotant deses lourdes paupières et en roucoulant de sa plus douce voix, caril se remettait peu à peu et, ayant fait un rapide examen deconscience, il en était sans doute arrivé à se demander pourquoi ilavait essayé de dissimuler un acte qui ne lui apparaissait point sirépréhensible… « Remarquez, monsieur, que j’aurais pu lavendre ! Ne vous récriez pas ! Vous connaissez laprincesse ?

– Oui… heu !… Je l’ai entr’aperçue…

– Oh ! vous lui avez parlé…

– C’est elle qui m’a parlé… Je me rappellem’être heurté sur votre palier contre une grande dégingandéevieille dame aux cheveux couleur de feu qui paraissait un peu folleet qui sortait de chez vous sans manteau, et le chapeau en bataillesur son postiche qui avait perdu tout équilibre.

– Oh ! monsieur Rouletabille, que vous afait la princesse pour que vous la traitiez de la sorte ?…

– Elle m’a dit tout simplement ceci, mon chermonsieur Vladimir : « C’est bien à monsieur Rouletabilleque j’ai le plaisir de parler ?… Vladimir m’a beaucoup parléde vous. Je vous prie ! permettez-moi de me présenter àvous ! Je suis une vieille amie de la famille de Vladimir etje m’intéresse à ce garçon qui a beaucoup de talent et qui envoieau journal L’Époquede Paris de si jolis articles, maparole ! »

– La princesse vous a dit cela ? fitVladimir qui, cette fois avait rougi jusqu’à la racine descheveux.

– Naturellement… Je lui ai même répondu :« Mais parfaitement, madame… c’est Vladimir qui écrit mesarticles et c’est moi qui porte à la poste les articles deVladimir ! »

– Dieu ! que c’est drôle ! exprimaassez nonchalamment Vladimir.

– Pour savoir si c’est drôle, j’attendrai lasuite de l’histoire… » déclara, d’une voix menaçante,Rouletabille.

Rappelé à l’ordre, Vladimir toussa etcontinua :

« Je vous disais donc, à propos de cettefourrure, qu’il n’eût tenu qu’à moi de la vendre, car enfin laprincesse – la princesse Kochkaref… de la fameuse famille Kochkarefde Kiew… les Kochkaref sont bien connus…

– Allez !… mais allez donc…

– … Car enfin la princesse, qui est unevieille amie de ma famille et qui me veut beaucoup de bien, m’a ditplus d’une fois, cependant que j’admirais ce magnifiquemanteau : « Vladimir, s’il vous fait envie, mon ami, ilest à vous ! »

– Petit misérable ! jetaRouletabille…

– Ah ! monsieur, calmez-vous, je ne mangepas de ce pain-là ! interrompit Vladimir avec une admirableexpression de dégoût ! C’est ce que, chaque fois qu’elleparlait ainsi, j’ai fait comprendre à la princesse qui, voyantqu’elle me froissait dans mes sentiments naturels, voulut bien nepas insister. Mais voici ce qui arriva. Ce manteau était l’objet dela jalousie de quelques amies de la princesse qui en discutaient leprix de façon fort déplaisante et qui ne voulaient point croirequ’elle l’eût payé cinquante mille roubles à un marchand de Moscou…à cause de quoi la princesse m’avait dit :

« – Vladimir, pour les faire taire, cespéronnelles, vous devriez un jour ou l’autre porter ma fourrure auclou, la faire estimer, refuser bien entendu le prix que l’on vousen offrirait, et revenir avec mon manteau en proclamant la sommeque l’on était prêt à vous avancer dessus !… »

« Voilà ce que m’avait dit la princesse,et voilà ce que j’ai fait, monsieur, pas autre chose !… je lejure !…

– Et moi, je jure que je ne comprends pas trèsbien, dit Rouletabille.

– Vous allez comprendre, monsieur, et vousauriez déjà compris si votre impatience ne vous faisaitm’interrompre tout le temps… Voilà la chose… Elle est simple… Lejour même de notre départ de Sofia, quand vous nous eûtes annoncéque nous partions pour une grande et longue expédition, quel a étémon premier mouvement ?… Mon premier mouvement a été de courirchez la princesse pour me débarrasser de ce précieux manteau, queje ne voulais pas conserver plus longtemps sous maresponsabilité ; le hasard fit que je pris justement par larue où se trouve le Mont-de-Piété ; et que, me trouvant enface de cette institution dont il avait été si souvent questionentre la princesse et moi, je me suis mis à penser :« Tiens ! voilà l’occasion de faire estimer lemanteau ! » J’entrai. On m’offrit de me prêter dessus lavaleur de 43 000 francs !…

– Et vous avez accepté ?

– Non, monsieur, j’ai refusé. J’ai dit :Non !

– Alors ?

– Alors, je ne sais par quelle fatalité,l’employé, qui était sans doute distrait, comprit que je luirépondais : Oui. Et voilà comment on m’allongea 43 000 levassans que j’aie eu même le temps de protester !

– Mais vous avez eu le temps de lesramasser !…

– Ne me jugez pas mal, monsieur. En sortant duMont-de-Piété, mon premier soin a été de renvoyer à laprincesse sa « reconnaissance » !

– Ah ! ah ! vous lui avez renvoyé sa« reconnaissance… » répéta Rouletabille, stupide devantun si prodigieux toupet…

– Oui, monsieur, c’est comme je vous ledis ! Je lui ai renvoyé sa « reconnaissance », etainsi elle pourra retirer son manteau quand elle levoudra !

– Oui-da ! j’espère que la bonne damevous sera reconnaissante d’une aussi délicate attention !…

– Elle n’y manquera point, monsieur, je laconnais…

– Et qu’elle vous remerciera d’avoir pensé àun aussi infime détail…

– Monsieur, entre nous, je lui devais biença !…

– Mais vous lui devez aussi les 43 000francs !

– Qui est-ce qui le nie, monsieur ? Enmême temps que je lui faisais parvenir sa« reconnaissance », qu’elle pourra montrer à ses amis, cequi lui sera, comme elle le désirait, un motif de triomphe, je laprévenais que, partant le soir même, je n’avais pas le temps depasser chez elle, mais que je lui rapporterais cet argent dès monretour à Sofia !

– Brigand ! Vous avez usé de cet argentcomme s’il vous appartenait !

– Eh ! monsieur, la première chose quej’ai faite a été, à cause de mon bon cœur, de prêter quinze centslevas à La Candeur puis d’en distraire quinze cents pour moi, cequi nous a permis à tous deux de nous présenter devant vous avec unéquipement convenable.

– Non content de payer vos effets avec del’argent qui ne vous appartenait pas, vous avez joué le reste etvous l’avez perdu !…

– Eh ! monsieur, voilà pourquoi vous mevoyez si ennuyé ! Perdre son argent n’est rien, mais celui desautres peut vous causer bien des désagréments !… »

Rouletabille se retourna vers La Candeur.

« Tu ne voudrais pas conserver cet argentvolé ? lui dit-il.

– Et pourquoi donc ? répondit La Candeuravec des larmes dans la voix, je ne l’ai pas volé, moi, cetargent ! je l’ai honnêtement gagné, il est àmoi !… »

Rouletabille ne répondit à cette paroleégoïste et peu scrupuleuse que par un regard de mépris qui fitcourber la tête à La Candeur. Finalement, le chef de l’expéditionfit disparaître la liasse de billets dans sa poche.

« Ah ! mon Dieu ! gémit legéant, je ne les reverrai plus.

– Non, tu ne les reverras plus, fais-en tondeuil !… Je les remettrai moi-même à la princesse Kochkaref, ànotre retour à Sofia ! »

Vladimir déclara à son tour d’une voixplaintive et non dénuée d’amertume :

« Du moment, monsieur, que vous trouvezque j’ai mal fait, c’est encore la meilleure solution. Au fond, quel’argent de cette dame soit dans votre poche ou dans celle de LaCandeur, le résultat n’est-il pas le même pour moi ?

– Mais pour moi, canaille ! crois-tu quec’est la même chose », glapit La Candeur en sautant surVladimir. Rouletabille dut les séparer.

« Excusez-moi, Rouletabille, fit lepauvre La Candeur, en se laissant tomber sur son lit de camp qui,illico, s’effondra, c’était la première fois que jegagnais !… »

Rouletabille sortit sans répondre, raide commela justice. En rentrant sous sa tente, il trouva Athanase Khetew,éveillé, qui avait tout entendu.

« Vous avez bien fait, lui dit leBulgare, de leur prendre tout cet argent. Il pourra nous servir parles temps qui courent ! »

Et il se retourna du côté de la toile pourcontinuer son somme interrompu. Rouletabille en resta les brasballants, puis il se remit, se coucha et s’endormit en sedisant :

« Décidément, je n’ai encore rien comprisà l’âme slave ! »

III – Les comitadjis.

 

Le lendemain matin la petite troupe continuade s’enfoncer vers le sud-est.

Athanase marchait tantôt très en avant de labande et tantôt en arrière.

« Il me semble que nous nous éloignonsbien de l’armée, dit Rouletabille.

– Je vous ai donné ma parole que nous laretrouverons à temps, répliqua Athanase.

– Et Gaulow ! lui cria la voix gutturaled’Ivana.

– Nous le retrouverons aussi, Ivana !…mes cavaliers m’ont quitté pour faire de la bonne besogne… Quandils auront des nouvelles sûres de Kara-Sélim, ils me les ferontsavoir… tranquillisez-vous !… »

Elle cingla sa bête et prit de l’avance, sansrépondre. Soudain l’attention de Rouletabille fut attirée par unefigure qu’il n’avait pas encore vue. Ce nouveau personnage avait dûrejoindre les muletiers à la première heure du jour. C’était unvieillard qui frappait par un certain air de majesté, bien qu’ilfût habillé de haillons et qu’il marchât la tête basse et commeplongé dans un rêve… Rouletabille se rapprochad’Athanase :

« Qui est-ce ? demanda-t-il.

– C’est le bonhomme Cyrille, célèbre pour sesmalheurs.

– Il a l’air en effet très malheureux, ditRouletabille.

– Non, maintenant, la joie l’habite… Il a pus’échapper des prisons d’Anatolie, et est revenu dans le pays qu’iln’avait point revu depuis la guerre de l’Indépendance.

– Et pourquoi vient-il avec nous ?

– Parce que, répliqua d’une façon assezmystérieuse Athanase… parce qu’il y a des raisons pour qu’il vienneavec moi… »

Mais il ne s’attarda pas à l’effet produit parces dernières paroles et continua :

« Voilà un homme !… On peut ledire : un homme qui a vu le monde dans sa jeunesse, qui a vécuen Bessarabie, à Odessa, à Galatz, à Bucarest, enfin à l’étranger,et qui est revenu dans sa patrie quand il a eu compris pour quoil’homme est né, c’est-à-dire pour la liberté. Il a travaillé jadisavec Levisky à l’organisation d’un comité révolutionnaire et, pourêtre libre dans ses actions, il a tué sa femme qui s’opposait à sesmanifestations patriotiques. Enfin, il a connu mon père, qui, luiaussi, était un de ces hommes…

– Vous devriez le faire monter sur une de nosmules…

– Non, les mules sont déjà trop chargées, etpuis, du reste, nous voici arrivés…

– Où ?… »

Athanase répondit singulièrement :

« Dans un endroit qui vous intéressera…vous pourrez faire ensuite un bel article… N’êtes-vous pas venuchez nous pour cela ?… »

Et, comme on débouchait dans une clairière, aubord d’une sombre forêt de pins, un geste d’Athanase arrêta lesmuletiers…

Et voici ce que vit Rouletabille :

Le bonhomme Cyrille était tombé à genoux, àl’aspect d’un village, que l’on apercevait, en contrebas, à traversles branches. Avec quelle émotion il semblait revoir, après tantd’années de prisons turques, cet amas de pauvres masures auxsoubassements de pierre jaunâtre, aux clayonnages enduits de chaux,aux toits en terrasse ! Un peu plus loin, il y avait unmisérable pont de bois jeté au travers du torrent. Soudain, ils’arracha à cette contemplation et se leva, en apercevant unvieillard courbé par les ans comme lui-même et qui gravissaitpéniblement la côte un fusil sur l’épaule.

« Ivan ! » s’écria-t-il.

À cette voix, l’autre s’approcha avecprécaution. Il ne reconnaissait point cette figure, mais Cyrille senomma et les deux vieillards tombèrent dans les bras l’un del’autre.

« Celui-là, fit Athanase, est Ivan, lecharron, qui a connu aussi mon père. »

Et il donna des détails sur Ivan avec unegrande volubilité et une jubilation évidente.

La caractéristique d’Athanase, que commençaità démêler Rouletabille, était dans cette opposition continuelled’une sournoiserie qui lui venait de son long métier d’espion etd’une franchise soudaine où se manifestaient avec éclat sessentiments jusqu’alors les plus cachés. Ensuite, Athanase conversaà voix basse avec les deux vieillards qui saluèrent les voyageurset disparurent bientôt derrière les troncs noirs de la forêtdesséchée. Athanase attendit quelques minutes, puis il dit auxjeunes gens :

« Maintenant, suivez-moi en silence etvous n’aurez pas perdu votre temps si vous avez de vrais cœursd’homme. »

La singularité avec laquelle Athanases’exprimait, la lumière qui brillait dans ses yeux et sur son frontavaient frappé le reporter.

« Que veut-il dire ? Nous ne l’avonsjamais vu ainsi… faisait La Candeur, peu rassuré.

– On dirait un apôtre, dit Rouletabille.

– Moi, je n’aime pas les apôtres, répliqual’autre.

– Je parie qu’on va voir quelque chose derigolo », dit Vladimir. Ivana se taisait.

Ils suivirent Athanase au plus profond de laforêt, en s’éloignant sur la gauche du village que l’on apercevaitencore par instants au bas du coteau.

Quand ils furent arrivés dans une sorte deravin, Athanase les fit se tenir tranquilles, immobiles et muets.Ils n’attendirent pas longtemps. D’abord se montrèrent unedemi-douzaine de chasseurs bulgares qui paraissaient équipés pouraller tuer le gros animal. Au milieu d’eux, il y avait un jeunehomme aux joues écarlates qui semblait fort timide et entre lesmains de qui on avait mis un drapeau brodé de mots slaves quisignifiaient : « La liberté ou la mort ! »

L’un des chasseurs, après avoir parlé àAthanase, monta sur un roc et siffla d’une certaine façon. Tousgardèrent dès lors le plus grand silence, jusqu’au moment où unesorte de pope parut, sortant d’un buisson. Athanase s’inclina ettous s’inclinèrent devant le pope qui considéra quelque tempsRouletabille et sa troupe, et qui finit par sourire en montrant desdents éclatantes. Ce pope avait à sa ceinture pastorale un crucifixet deux énormes pistolets et un magnifique cimeterre qui datait aumoins du sultan Selim. Il s’appelait Goïo. Vladimir traduisait àRouletabille tous les propos échangés, d’où il résultait qu’unegrande joie s’était déjà répandue dans le village à la nouvelle queles armées avaient passé la frontière. Entre les comitadjis, ilétait aussi question d’un certain Dotchov dont le nom semblaitfaire bouillir toutes les cervelles et aussi d’un certain« pré des porchers » dont les termes : svinartkalenki, revenaient à chaque instant dans la conversation commeun leitmotiv.

La petite troupe grossissait sans cesse ;il arrivait des Bulgares de partout, on aurait dit qu’ils sortaientde terre, qu’ils tombaient des arbres.

Le pope Goïo s’agitait au milieu d’eux et,pour mieux se faire entendre, parlait en agitant le crucifix d’unemain et l’un de ses pistolets de l’autre.

Ce brave ecclésiastique avait une façonspéciale de catéchiser les fidèles. Il demandait au jeune homme quiportait le drapeau et qui était un néophyte :

« Combien as-tu l’intention de tuer deTurcs ? Combien as-tu fabriqué de cartouches ? Si tu enas fait moins de trois cents, tu n’auras pas la communion. As-tubien graissé tes armes ? préparé desbiscuits ? »

Et comme on riait autour de lui, il déclara ense tournant vers la troupe :

« C’est comme ça que je confesse depuisdeux mois !

– Quand nous aurons affranchi la Thrace, nouste ferons exarque ! s’écria Ivan le Charron…

– Il y en a déjà un à Constantinople !répliqua-t-il. Deux soleils ne peuvent exister en même temps. Maisque le diable emporte celui qui m’a fait pope ! »

Là-dessus, il tira de sa poche un morceaud’étoffe blanche qu’il suspendit à son cou, à quoi on reconnut quec’était un rabat ; il prit le sabre sultan Selim d’une main,montra le Christ de l’autre, cependant qu’il avait encore unpistolet sous un bras, et expliqua d’une voix tonnante, aunéophyte, la sainteté du serment. Le néophyte jura. Tous jurèrentet s’écrièrent :

« Enfin le sang versé en Thrace va êtrevengé ! »

Après cela Athanase prononça quelques parolesqui obtinrent un gros succès et il dit :

« Maintenant, allons au pré desporchers ! »

Tous répétèrent dans leur langue :« Allons au pré des porchers ! »

Toute la bande se mit en branle en agitant desarmes. Seul, Athanase, qui venait le dernier, affectait un grandrecueillement.

« À quelle comédieallons-nous ? » se demandait Rouletabille.

Ivana suivait les événements, avec unetrompeuse indifférence.

Vladimir répétait :

« Vous allez voir que ça va êtrerigolo ! »

La Candeur tirait prudemment son cheval par labride, car on passait par des chemins peu ordinaires pour arriverau « pré des porchers ». Enfin on l’atteignit, ce fameuxpré. Il était assez éloigné du village et dans un endroit sauvageet lugubre, dominé par des collines abruptes. Un torrent faisaitentendre sa méchante musique entre une double rangée d’arbres qui,penchés au-dessus de la rivière, l’un vers l’autre, avaient l’airde se raconter des histoires épouvantables qui les faisaientfrissonner. Un pont était là que tous traversèrent en silence etl’on s’arrêta sur l’autre rive, sous les arbres.

« Nous camperons ici, dit Athanase àRouletabille. C’est là que j’ai affaire.

– Quelle affaire et pourquoi tous ces gens-lànous ont-ils accompagnés ?…

– C’est parce qu’ils veulent nous offrir àsouper et se réjouir avec nous de la bonne besogne qui seprépare. »

Et il se tourna vers les autres et cria avecexaltation et dans la langue bulgare :

« Regardez, voilà les femmes qui arriventavec les agneaux, et les porchers avec les porcs… Mais voici lemaître du pré des porchers, le nommé Dotchov lui-même, qui est, mafoi, comme vous voyez, un vieillard très respectable. Encore un quia vu la guerre de l’Indépendance et qui a connu mon brave homme depère. Dotchov est accompagné de son bon ami Ivan le Charron. Ilsont combattu autrefois ensemble, se préparent à de nouvellesbatailles et peuvent se réjouir de compagnie avec nous. Avancez,avancez, vieillards respectables !… »

Vladimir, en traduisant les discours bulgaresd’Athanase, ne pouvait s’empêcher de répéter àRouletabille :

« Qu’est-ce qu’il prépare ? Ça ne vapas être ordinaire, cette affaire-là ! Le plus fou me paraîtAthanase… Regardez, regardez comme il est aimable avec ce vieuxDotchov, qu’il met au centre, à la place d’honneur et cependant ille regarde avec des yeux qui tuent. »

Pendant ce temps, on avait allumé les feux etles agneaux étaient préparés à la heidouk, c’est-à-dire avec leurpeau, tout entiers, dans les trous chauffés comme un four deboulanger. Et les femmes venues du village, commençaient de danserle choro, au son de la gaïda.

« Tu vois, mon vieux camarade, comme noussommes gais, disait Ivan le Charron au vieillard Dotchov, lequel,assis à la turque, au centre de la bande, semblait présider à lafête.

– Pourquoi ne tue-t-on point mescochons ? fit Dotchov ; je les ai fait amener par mesporchers pour qu’ils engraissent la fête.

– C’est Athanase qui ne veut pas, réponditIvan le Charron. Je lui en ai demandé la raison ; il m’arépondu qu’il ne les trouvait pas encore assez gras pour une fêtepareille !…

– Mais de quelle fête, au fond, s’agit-ildonc ? demanda encore Dotchov.

– Demande-le à Athanase ! demande-le àAthanase !… »

Athanase, appelé, répliqua :

« On te le dira au raki. Maisavant tu nous raconteras une histoire du temps où tu fabriquaisavec mon père des canons en bois de cerisier !

– Oui, oui ! fit Dotchov. Ah ! nousen avons fait de toutes sortes avec ton père. On fabriquait descanons avec ce qu’on pouvait et on allait chanter dans lesvillages : « Lève-toi, lève-toi, héros duBalkan ! » Ton père chantait bien…

– Et ma mère aimait la soupe aux choux !Mais les cochons préféraient les oreilles de mon père !

– Évidemment ! évidemment !acquiesça Dotchov, troublé à cause de la façon forcenée dont cetAthanase avait dit cela… évidemment, c’est grand dommage que lescochons aient mangé les oreilles de ton père !… Mais tu nedevrais pas me regarder comme ça. Tu sais bien que je ne pouvaisrien faire pour les en empêcher !… Et puis, après tout, repritDotchov, en secouant sa noble tête de vieillard, et en levant lesbras au ciel, je ne sais pas pourquoi on me reparle de cetteaffaire-là !… Elle m’a assez empêché de dormir !… etpourquoi Ivan le Charron m’a entraîné jusqu’ici !… et pourquoivous m’asseyez en face du pont du pré des porchers !… Tout çan’est pas gai pour quelqu’un qui a souffert ce que j’aisouffert !… Vous pourriez bien me laisser mourir tranquillesans me rappeler tout ça !… J’ai eu assez de chagrin de lamort de ton père ! Demande à Ivan le Charron ! j’en aipleuré pendant des jours et des jours et j’en ai dit auxbachi-bouzouks !… Allons, soyons raisonnables etmangeons !…

– Nous allons manger, répondit Athanase, maisnous attendons encore un convive.

– Qui ?

– Regarde là-bas, celui qui s’avance vers lepont…

– C’est un vieux mendiant qui n’est pas dupays, je ne le connais pas…

– Si… si… tu le connais… mais il revient de siloin… de si loin… Heureusement que je l’ai trouvé sur ma route,sans quoi il n’eût point retrouvé son chemin… et je l’ai invitépour ce soir, persuadé que nulle rencontre ne te serait aussiagréable, vieux Dotchov !…

– Sur la Sainte Vierge, je ne le reconnaispas… Dis-lui qu’il approche. »

Alors Athanase s’en va chercher le mendiant etle ramène par la main, jusqu’au vieux pont du pré aux porchers.Certainement, au fond des prisons d’Anatolie, le mendiant avaitpensé ne plus le revoir, ce pont mémorable, fait de deux plancheset d’une traverse pourrie. Par la main, Athanase amène donc levieillard en haillons devant l’aimable et vénéré Dotchov, quicligne des yeux :

« Non, non, je ne le reconnaispas !

– Tu ne reconnais pas le bon Cyrille, célèbrepour ses malheurs ? »

Dotchov, à ces mots, se leva terriblementpâle ; cependant il eut la force de serrer sur son cœur leloqueteux avec la joie d’un père retrouvant son enfant.

« Dieu soit loué ! Cyrille, je teretrouve. On te croyait mort ! Et je t’ai pleuré longtemps,fidèle compagnon de ma jeunesse… »

Dotchov se rassied, car ses vieilles jambesn’ont plus la force de le supporter après une émotionsemblable !

« Mais parle ! parle ! dit-il àCyrille. Raconte-nous ton histoire. Tu as donc échappé, toi aussi,aux bachi-bouzouks ? Je croyais qu’ils t’avaient fusillé, cejour maudit…

– Est-ce le moment de parler ? demandaCyrille à Athanase.

– Après le mouton… » dit Athanase.

Alors Athanase fait servir le mouton. Le popeGoïo s’est tranché un morceau avec le cimeterre du sultan et ledévore après un rapide signe de croix orthodoxe. Dotchov a fait uneplace près de lui à Cyrille, célèbre pour ses malheurs. Et, endépeçant la viande odoriférante, avec leurs doigts, ils serenvoient vingt anecdotes du temps qu’ils couraient les grands boisdu Balkan et de l’Istrandja pour échapper aux bachi-bouzouks.

Enfin, il y eut une distribution deraki ; les filles qui dansaient le choro s’arrêtèrent et lagaïda se tut.

« Voilà le moment ! Voilà lemoment ! » disait Vladimir en poussant Rouletabille aupremier plan…

Rouletabille s’étonnait :

« Ces Bulgares paraissent tout à faitchez eux. Où sont les autorités turques du village ? Ils neles craignent donc pas ?

– Non, répliqua hâtivement Vladimir, lesautorités sont mortes. Ils ont tué hier le kouet, et cinq zaptiés.Ils sont maintenant chez eux, entre eux, et tous prêts, hommes,femmes, enfants, à prendre la montagne. Ce soir, avant de quitterle village, ils doivent le brûler pour ne pas laisser cette besogneaux Turcs… du moins c’est ce que j’ai compris, car j’ai voulusavoir pourquoi ils étaient si gais… Mais écoutez !…écoutez !… c’est maintenant que l’affaire d’Athanasecommence !… Oh ! regardez Athanase !… »

En effet, debout derrière le pope, Athanase,qui regardait le vieillard Dotchov, était épouvantable à voir.Ah ! c’était une belle tête d’animal qui a faim et quisurveille sa proie !

On faisait cercle autour de Cyrille qui allaitraconter une histoire de la guerre de l’Indépendance et quis’essuyait la moustache et se libérait la bouche.

« D’abord, commença-t-il, tu terappelles, Dotchov, qu’un orage épouvantable s’était élevé la nuitdans la montagne et que le vent s’était engouffré dans la masure oùIvan le Charron et le père d’Athanase et moi nous nous étionsréfugiés pour fuir les bachi-bouzouks après la dispersion descomitadjis. Ce vent s’était si bien engouffré par le trou quidonnait issue à la fumée que le foyer fut renversé, bouleversé etque le feu prit à la masure. Il fallut l’évacuer et passer la nuitsous la pluie et la grêle. Puis trois bergers vinrent nous trouversous un bouleau et, après nous avoir nourris et réchauffés, nousengagèrent à gagner un autre chalet où nous trouverionsl’hospitalité. Nous avons suivi le lit du torrent, tu te rappelles,et l’eau glacée nous faisait frissonner… tu te rappelles… tu terappelles ?

– Comme si c’était hier, fit l’autre vieillarden hochant la tête et en frissonnant comme s’il était encore dansl’eau… c’est là que je suis tombé dans un trou à truites et quej’ai failli me noyer…

– Justement, mais on n’a pas toujours pusuivre le lit du torrent ; et alors l’empreinte de nos pasnous a dénoncés aux bachi-bouzouks… cela très clairement.

– Très clairement ! c’est ce que j’aitoujours dit…

– Plus loin, on a fait la rencontre d’unours.

– Ah ! oui, l’ours… je vois l’ours.

– Il cherchait des œufs de fourmi et il étaitétonné de nous voir.

– Je me rappelle… tout à fait étonné…

– Ah ! ah ! s’écria Ivan le Charron,en se rapprochant… l’ours… je lui ai jeté un bâton dans les jambeset il a été bien attrapé… On ne pouvait pas tirer dessus, tupenses !…

– Enfin on a fini par arriver au chalet… Leberger Neia nous avait accompagnés… Rappelle-toi… rappelle-toi,Dotchov…

– Oui, oui ! Neia ! le bergerNeia ! nous en avons souvent parlé avec Ivan. PauvreNeia !

– On peut le plaindre… En arrivant au chalet,Neia s’était enfoncé une épine dans le pied ; ça, il faut s’ensouvenir.

– Oui, oui…

– Même qu’il nous a dit qu’il n’avait pas dechance… que les Turcs lui avaient donné plus de vingt-cinq fois labastonnade, qu’ils l’avaient fait agenouiller cinq fois, pour luicouper la tête… et qu’ils l’avaient dépouillé quinze fois de toutce qu’il possédait… Mais il était surtout tourmenté d’être allé sipeu à l’église… et le père d’Athanase lui dit alors :« Console-toi, Neia, après une telle vie tu pourras passeraisément saint et martyr ! » Et il répondit :« Surtout avec mon épine dans le pied ! » Or tu terappelles ce qui est arrivé à cause de cette épine ?

– Ma foi, non, Cyrille…

– Eh bien, il faut t’en souvenir… C’est àcause d’elle que Neia n’a pu aller aux provisions au village et quiest-ce qui s’est risqué du côté du village ? c’est toi,Dotchov !

– Bien sûr ! Il fallait bien quequelqu’un se dévouât…

– Sûr, ça ne pouvait être le père d’Athanasedont la tête avait été mise à prix : 10 000piastres !…

– Oh ! je me rappelle, j’ai rapporté dulait, du pain et du tabac !

– Et tu étais gai et tu t’es mis à chanter enfumant ton chibouk parce que, disais-tu, le danger était passé etque tu apportais d’heureuses nouvelles : les bachi-bouzouksavaient abandonné la montagne et la route était libre vers lenord-ouest. Et puis la Serbie entrait en campagne et la Russiearrivait. Enfin ! nous avions tout pour nous !…Seulement, il fallait aller rejoindre les combattants. Lelendemain, nous sommes partis d’un pas allègre ; nouslaissions le berger derrière nous, sans nous douter de rien.

– Oui, c’est Neia qui nous a trahis, je l’aitué de ma propre main, fit Dotchov, à la première occasion.

– On doit, en effet, tuer les traîtres,Dotchov… On se mit donc en marche. En tête, comme toujours, venaitle père d’Athanase qui était un fier homme, puis Ivan le Charron,puis moi, Cyrille, toi, Dotchov. Tu marchais le dernier, mais c’esttoi qui nous disais par où il fallait passer, et c’est ainsi quenous arrivâmes devant le pré aux porchers, dont nous étions séparéspar le torrent… Alors, tu as crié à Athanase, père de l’Athanaseque voici :

« Il faut aller de l’autre côté si nousne voulons plus rencontrer de bachi-bouzouks ! Il fauttraverser la passerelle ! » Est-ce vrai ?… Cettepasserelle-là du pré aux porchers ! Est-ce vrai,Dotchov ?

– Mais bien sûr que c’est vrai !… Ivanest là pour le dire aussi bien que toi… je n’ai jamais donné que debons conseils…

– La passerelle paraissait neuve, elle étaitcomposée de deux poutres et d’une traverse ; nous nous yengageâmes ; mais elle céda tout de suite sous nos pas, ettoi, qui étais le dernier, tu pus facilement t’en tirer, car tut’es sauvé aussitôt, d’une façon effrénée, derrière un gros troncd’arbre qui gisait à quelque distance.

– Certainement, je me sauvais parce qu’ontirait des coups de fusil… Est-ce vrai ?…

– C’est vrai… nous n’avions pas plus tôt misle pied sur cette passerelle que plus de vingt coups de fusilpartaient d’un bois voisin… Le commandement de feu avait été donnéen langue turque. Les bachi-bouzouks nous avaient heureusementratés. Ivan parvint à s’enfuir ; moi, j’avais glissé dans leseaux froides ; les balles sifflaient toujours. Qu’était devenuAthanase ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Je parvinscependant à sortir de l’eau, à me jeter dans un taillis. Jamais dema vie je n’avais eu si peur. Je me croyais sauvé. Je fis mesprières. Ce n’est que vingt-quatre heures plus tard que lesbachi-bouzouks m’ont remis la main dessus. Que faisais-tu pendantce temps-là, Dotchov, que faisais-tu ?…

– Moi, je m’étais terré comme un lapin,répondit sans trouble apparent le vieillard, dans un trou de grotteoù je me trouvais aussi bien que dans un cabaret valaque, maisd’où, hélas ! j’ai assisté à la mort du pauvre Athanase. Cesera le plus grand chagrin de ma vie…

– Raconte, Dotchov, comment Athanase estmort…

– Il est mort comme je vais vous dire, et celasur saint Georges et les saints, ce fut tel que voilà :Athanase, qui était tombé dans le torrent, réussit lui aussi à ensortir sans être vu des bachi-bouzouks et il grimpa devant moi dansun grand hêtre…

« Tous ceux qui étaient là montrèrent lehêtre sur l’autre rive, en disant :

« – Ce hêtre-là… cehêtre-là !… »

« Comme vous voyez, reprit le bonDotchov, l’arbre est très haut ! Bien caché, Athanase pouvaitattendre le moment propice à sa fuite. Les bachi-bouzouks, furieux,battaient le pré aux porchers, la campagne, les bois, le ravin… Lemalheur voulut que l’un d’eux revint avec son chien et ce chienalla tout de suite à l’arbre. Le chien se mit à aboyer. Lesbachi-bouzouks levèrent la tête et aperçurent Athanase. Ils semirent à tirer dessus comme sur une corneille et bientôt Athanasebascula et vint s’écraser au pied de l’arbre. Le malheur voulutencore que l’un des porchers vînt à passer avec deux porcs. Lesbachi-bouzouks coupèrent les oreilles d’Athanase et en donnèrentune à dévorer à chaque porc… puis, comme la nuit venait, ils s’enallèrent après avoir dépouillé le cadavre.

« Moi, je me glissai jusqu’à la dépouillede mon ami et l’enterrai comme je pus en creusant la terre avec mabaïonnette. Ainsi est mort Athanase, père de l’Athanase quevoici !

– Dotchov, Dotchov, fit la voix grave etprofonde du mendiant Cyrille. Tout cela est tout à fait exact, carmoi aussi j’ai vu comment les choses se sont passées !

– Où étais-tu donc ? demanda Dotchov,inquiet.

– J’étais dans l’arbre, avecAthanase ! »

Dotchov se dressa à demi sur ses coussins,comme s’il était soulevé par une force intérieure qui le poussaitvers Cyrille, dont il ne pouvait plus détourner le regard. Seslèvres tremblantes essayèrent de laisser glisser quelques paroles,mais ceux qui l’entouraient n’entendirent qu’un souffle rauquepareil à celui qui précède le râle de la mort. Au même moment, lepope qui était derrière Dotchov pesa sur ses épaules et le fitretomber à sa place ; puis, mettant une main sur la tête dulamentable vieillard, il prononça :

« Nous sommes dans la main de lamort ! La mort est comme le pêcheur qui, ayant pris un poissondans son filet, le laisse quelque temps encore dans l’eau ! Lepoisson nage toujours, mais il est dans le filet et le pêcheur lesaisira quand il lui plaira.

– Continue, Cyrille, fit la voix glacéed’Athanase fils.

– Oui, j’étais dans l’arbre avant qu’Athanases’y fût lui-même réfugié, continua Cyrille. J’avais réussi, commelui, à me cacher dans les branches du hêtre, mais personne n’en sutrien et quand Athanase fut tombé, on me laissa bien tranquille etje pus voir et entendre sans danger. Or voici ce que je vis etentendis :

« Dotchov sortit de sa cachette etrejoignit les bachibouzouks qui l’appelaient. Dotchov reprocha auxbachibouzouks d’avoir donné à manger les oreilles d’Athanase, pèred’Athanase, aux cochons du pré des porchers. Les autres rirent etlui demandèrent :

« – Dis-nous, vieux drôle, quand tu leuras dit de prendre le chemin de la passerelle, les giaours du comitén’ont rien soupçonné ?

« Et Dotchov a répondu :

« – Rien du tout, ils étaient si contentsqu’ils m’auraient suivi au bout du monde ! »

À ces paroles de Cyrille, la foule quientourait Dotchov fit entendre des paroles de mort et Dotchov,voyant que tout était perdu, se mit à genoux et se cacha la têtedans les mains.

Le pope dit :

« Toute la montagne a des yeux et desoreilles pour les traîtres, mais les traîtres n’auront plus ni yeuxni oreilles !

– De mon hêtre à la passerelle maudite, fitCyrille, il y a à peine cent pas. J’entendais tout ce qui sedisait. Ils se félicitaient d’avoir fait construire cettepasserelle pour attirer l’apôtre dans le piège où ildevait succomber. Dotchov est un traître qui nous a livrés sansvergogne à nos plus cruels ennemis, les ennemis des comités. Jesuis revenu du fond des prisons d’Anatolie pour vous dire cela àtous et le lui dire, à lui. Dotchov, prie l’âme de saint Georges dete pardonner ! »

Dotchov retira alors ses mains de son visageet Rouletabille put voir qu’il était inondé des larmes durepentir.

« Georges, pardonne-moi, pria Dotchov,j’ai péché. Prie Dieu pour mon âme noire. »

Et en disant ces mots il baisait la croix quelui tendait le pope et frappait la terre de son front.

Il ne tremblait plus ; sa figure s’étaitéclairée.

« Pendant des années sans nombre, j’aiété un homme perdu ; je ne pouvais plus dormir. Maintenant, ilme semble que je me suis confessé et que j’ai communié. Battez-moisi vous voulez et tuez-moi ; je l’ai mérité… »

Alors, Athanase fit un signe et les porchersamenèrent les deux cochons qui avaient besoin d’êtreengraissés.

« Si tu veux mon sabre, dit le pope àAthanase, prends-le, moi je tiendrai la tête de cet homme pendantque tu lui couperas les oreilles…

– Je n’ai point besoin de ton sabre, révérendpère, répondit Athanase. Les porcs mangeront les oreilles deDotchov « vivantes » !

– Très bien, fils, je comprends, répliqua lepope. Ça n’est pas mal ce que tu as trouvé là ! »

Mais Dotchov aussi avait compris et ilpoussait des cris désespérés, se frappant la poitrine, disant qu’ilavait mérité la mort, mais pas un supplice pareil.

« Jamais, affirmait-il sur saint Georgeset sainte Sophie, jamais il n’aurait livré les fugitifs si lesbachi-bouzouks ne l’avaient supplicié lui-même, passé les pieds aufeu, ce qui lui avait fait accepter et promettre tout, mais la mortdans l’âme ! La confession, ajoutait-il, a délivré mon âme dupoids du péché… j’ai le droit de mourir en paix ! »

Il eut beau dire et se débattre, Ivan leCharron d’un côté et Cyrille le Mendiant de l’autre l’entreprirentsi bien qu’un des cochons que l’on avait approché put lui saisirune oreille et, avec un effroyable grognement, tirer cette oreilleà lui après avoir refermé l’étau de son horrible mâchoire. Dotchovhurlait, comme on doit hurler en enfer et Athanase, impassible,regardait.

Quant à Rouletabille et à La Candeur, ilss’étaient enfuis avec épouvante de cette scène de sauvagerie ;mais ils furent presque immédiatement arrêtés dans leur retraitepar des clameurs inattendues.

La nuit était venue depuis longtemps et ilsvirent des ombres qui couraient follement à la lueur des feux,autour du torrent. Ils comprirent que, grâce aux ténèbres, Dotchov,dans un suprême effort, avait échappé à ses bourreaux et étaitallé, comme les comités de jadis, chercher un refuge ducôté du ravin.

Alors ils se rapprochèrent pour voir ce qu’ilallait advenir du malheureux vieillard.

Dotchov semblait avoir pris de l’avance, et,au plus loin du camp, presque au fin fond de la nuit, les Bulgaress’appelaient avec des cris, se donnaient des indications rapides,haletantes, entremêlées de coups de feu qui faisaient briller leseaux du torrent.

À la lueur d’un de ces coups de fusil,Rouletabille reconnut Vladimir qui paraissait l’un des plusacharnés poursuivants, aux côtés d’Athanase.

« Ah ! il est plus Bulgarequ’eux ! jeta Rouletabille avec horreur.

– Quand je te dis, Rouletabille ! quenous ne comprendrons jamais ces gens-là et que nous ferions mieuxde rentrer à Paris, bien sûr !… »

Tout à coup, il parut que les Bulgares avaientretrouvé la piste de Dotchov… Le camp se vida ; hommes,femmes, enfants, tous se précipitèrent dans la direction du villageet toujours en tirant en l’air des coups de fusil et de revolvercomme pour une fête joyeuse.

Il était vrai qu’ils avaient retrouvé Dotchovpresque à l’entrée du village où il avait sa maison, dans laquelleil courut se barricader en appelant à l’aide ses serviteurs.

Vain et dernier effort. Athanase pénétralui-même dans la maison d’où les serviteurs avaient fui, et, à lalueur d’un grand feu allumé sur la place, les reporters purent levoir traîner le vieillard sanglant à une fenêtre ; Dotchov,dont le visage n’était plus qu’un horrible mélange de chair et desang, leva encore les bras au ciel, demandant grâce, mais Athanaselui fit sauter le crâne avec un gros revolver, puis il jeta par lafenêtre le cadavre à la foule qui le déchiqueta.[5]

IV – Les Pomaks et l’Agha.

 

Rouletabille et La Candeur étaient revenus enhâte au pré des porchers où ils retrouvèrent Ivana assisetranquillement auprès du ruisseau. Elle avait assisté à la fameusescène et n’en montrait pas le moindre émoi. Elle ditencore :

« Cet Athanase Khetew est vraiment unhomme ! Vraiment un homme ! il ira loin ! »

Rouletabille ne demandait qu’à quitter ce paysde sauvages. Il fit plier les tentes rapidement.

« Nous ne sommes pas venus si loin,disait-il, pour nous attarder aux petites histoires de famille deM. Athanase Khetew !… »

Vladimir apparut sur ces entrefaites. Ilapportait des nouvelles d’Athanase. Celui-ci priait les jeunes gensde ne point l’attendre. Ils pouvaient reprendre tout seuls lechemin d’Almadjik ; rien ne s’y opposait plus. Ils tomberaientdans « le courant » de l’armée bulgare et n’auraient qu’àse présenter à l’État-major de la première brigade qu’ilsrencontreraient…

Ivana s’était rapprochée… Choseextraordinaire, elle paraissait inquiète.

« Qu’est-il donc arrivé à AthanaseKhetew ? demanda-t-elle.

– Tout simplement qu’un de ses cavaliers estvenu le rejoindre, lui a parlé à l’oreille et qu’ils sont partistous deux précipitamment, après m’avoir jeté les instructions queje vous ai transmises… expliqua Vladimir.

– Quel chemin ont-ils pris ? questionnafiévreusement Ivana.

– À travers la forêt ! »

Et Vladimir montrait la route du sud…

« Courons derrière lui et tâchons de lerejoindre !… s’écria-t-elle en sautant d’un bond sur soncheval.

– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?…demanda très sèchement Rouletabille.

– Eh ! mon cher, parce qu’on lui auracertainement apporté des nouvelles de Gaulow ! Sus à Gaulow,Rouletabille !… »

Le chemin du sud le rapprochait desarmées ; Rouletabille ne vit aucun inconvénient à suivrel’impulsion d’Ivana. « Nous verrons bien jusqu’où ira tatraîtrise », murmurait-il. Mais ils n’avaient pas marchépendant une heure dans des chemins impossibles, qu’ils durent touss’arrêter sur la prière des muletiers. Il faisait alors une nuittrès noire. On n’y voyait goutte.

« Que se passe-t-il donc ? »demanda-t-il à Vladimir… mais aussitôt quelques torches de résines’allumèrent et il s’aperçut que la petite troupe était entouréepar toute une bande de pomaks, qui, avec leurs longs fusils,prenaient attitude de bandits.

À leur aspect, Rouletabille avait commandé àchacun de s’armer ; et, lui-même s’était emparé d’unecarabine. Mais Vladimir le calma d’un geste et s’entretint quelquesinstants avec celui qui paraissait commander tout ce vilainmonde.

« Que disent-ils ? demandaRouletabille, impatienté.

– Ils disent, expliqua Vladimir, que, prévenusde notre passage, ils sont vite descendus de leur village, qui estau sommet de la montagne, pour nous avertir que le pays n’est passûr.

– Ça se voit, fit Rouletabille.

– Pour rien au monde, ils ne voudraient qu’ilnous arrivât malheur, car, comme nous sommes dans lacirconscription de leur village, l’agha les rendrait responsablesdu désastre toujours trop tôt survenu et apporterait la ruine àleur foyer.

– Et alors ?

– Eh bien, alors ils sont venus pour nousprotéger contre les voleurs si nous voulons bien leur donner unecertaine somme.

– Ouais, ça dépend de la somme, grognaRouletabille.

– Nous nous sommes entendus, fit Vladimir,pour mille piastres !

– Mille piastres, c’est-à-dire dix livresturques ?

– Oui, cela vous fera environ deux cent trentefrancs, ça n’est pas cher !

– Vous trouvez que ça n’est pas cher !…c’est tout de même plus cher qu’à l’auberge…

– Nous ne sommes pas à l’auberge, maintenant,c’est à prendre ou à laisser.

– Et si nous le« laissons » ?

– Cela nous coûtera plus cher !

– Diable !

– Maintenant, ils nous apportent des œufs,trois poules et un mouton, et ils comptent bien que nous leurachèterons leur marchandise…

– J’achète les œufs et les poules ! Maisqu’est-ce que vous voulez que nous fassions du mouton ?

– C’est pour leur souper à eux, qu’ils l’ontamené jusqu’ici ; si nous prenons ces hommes pour nous garder,nous sommes obligés de les nourrir ! Ils veulent nous garderjusqu’à demain matin !

– Ils ont pensé à tout !… Mais alors ilva falloir que nous campions !

– Sans doute ! et, du reste, les cheminssont si mauvais que nous ne pouvons guère espérer beaucoup avanceren pleine nuit… et puis les bêtes seront meilleures demain matin…c’est aussi leur avis qu’ils m’ont prié de vous transmettre…

– Traitez donc avec ces braves gens, puisqu’iln’y a pas moyen de faire autrement, mon cher Vladimir… »

Le traité de paix fut vite conclu, et, sansplus se préoccuper des voyageurs, les pomaks se mirent àconfectionner leur repas, autour d’un grand feu qu’ils allumèrentassez joyeusement. Leurs faces noires riaient d’une façon quiimpressionnait fâcheusement La Candeur, lequel, du reste, netrouvait plus aucun sujet de gaieté depuis qu’il avait été soulagédes quarante mille levas gagnés si honnêtement à Vladimir.

« Cristi ! fit-il, en considérantces démons, je regrette la rue du Sentier, moi ! Ah !j’en ai eu une drôle d’idée de venir dans ce pays demalheur !…

– La gloire t’y attend ! répliquaRouletabille…

– La gloire et peut-être lafortune ! » ajouta Vladimir, mauvaise langue.

Ainsi les héros d’Homère évoquaient-ils lessouvenirs chers de la patrie, sous la tente d’Achille, entre deuxcombats au bord du Scamandre.

« Il est temps d’aller secoucher ! » dit Rouletabille.

Ivana était déjà sous sa tente. Elle aussiétait de fort méchante humeur, mais c’était à cause de l’arrêtforcé qu’elle subissait dans sa poursuite du beau Gaulow, sonmari, après tout…

Les jeunes gens et Tondor, comme la puitprécédente – plus que la nuit précédente –, devaient veiller à tourde rôle, car, en dépit des paroles rassurantes de Vladimir, levoisinage des bandits-gardiens paraissait inquiétant à ceux quin’en avaient pas l’habitude…

La Candeur et Vladimir décidèrent de secoucher sous la même tente que Rouletabille. Les reporters sejetèrent sur les nattes sans se déshabiller. Ils avaient entre euxune tablette surchargée d’armes : carabines et revolvers.

Tondor, dehors, prenait la première garde.

Les paupières se fermaient déjà quand, tout àcoup, il y eut une décharge formidable ; plus de vingt coupsde fusil éclatèrent à quelques pas ; les reporters, vite surpied, avaient entendu siffler les balles si près qu’ils avaient pucroire que la tente avait été transpercée.

Rouletabille se jetait dehors quand Tondor seprésenta.

« Ne vous dérangez pas, dit-il, ce sontnos gardiens qui veillent ! Ils tirent comme ça pour éloignerles voleurs !

– Dites-leur qu’ils tirent un peu plusloin », répliqua Rouletabille.

Il n’avait pas achevé cette phrase qu’unenouvelle décharge leur sifflait aux oreilles. La Candeur s’étaitjeté à plat ventre.

« Bien sûr ! ils vont nous tuer,gémissait-il.

– C’est insupportable ! ditRouletabille.

– Ils veulent gagner leur argent »,expliqua Vladimir. Il s’en fut cependant parlementer avec lesgardiens qui se décidèrent à reculer de quelques pas, mais qui necessèrent de tirer des coups de feu, toute la nuit. Les reportersne purent fermer l’œil. Au matin, pendant qu’on levait le camp, lespomaks exprimèrent de nouvelles prétentions, affirmant qu’ilsavaient eu à repousser toute une bande de voleurs, lesquelsauraient réussi, s’ils n’avaient été là, à se glisser jusqu’auxtentes à la faveur des ténèbres. Enfin, l’on finit par s’endébarrasser avec une nouvelle distribution de piastres. La routeque l’on suivit ce matin-là fut particulièrement fatigante. Ilfallut gravir des pentes fort ardues, descendre en zigzag au bordde véritables précipices… par des sentiers de chèvre. La nature sefaisait de plus en plus hostile. Entre deux défilés, on apercevait,perché sur quelque roc, un village dont les habitants sortaientparfois pour envoyer à tout hasard une balle dans la direction dela caravane, sans doute, pour l’avertir qu’elle était signalée etqu’on veillait toujours sur elle.

« Quel métier ! s’écriait LaCandeur… Quel pays !… »

Il ne dit pas autre chose de toute la matinée,se jetant sur l’encolure de son cheval dès qu’il entendait unelointaine détonation, et ne consentant à se décoller de sa bête quelorsque Vladimir lui avait juré qu’il n’y avait aucune silhouettedangereuse à l’horizon.

« Je ne l’aurais pas cru aussirancunier », disait Rouletabille.

De fait, le paysage gris, boueux, sale,n’était point réjouissant, mais l’âme de La Candeur était au moinsaussi désolée. Il continuait de détourner la tête aux plaisanteriesde Vladimir, qui prenait un malin plaisir à le taquiner, et ilrépondait à peine à Rouletabille, à qui il en voulait toujoursd’une vertu qui lui coûtait si cher.

Ivana était toujours en tête. Il lui arrivaitmême de devancer de beaucoup les reporters malgré les incessantesobservations de Rouletabille. Sur le coup de midi, elle avaitcomplètement disparu quand les jeunes gens firent halte pour sedégourdir un peu les jambes et « manger un morceau ».

« Mlle Vilitchkov est encorepartie ! Il va falloir encore courir pour la rattraper !bougonna Vladimir.

– Oh ! c’est une insupportable petitefille !… déclara La Candeur.

– Qu’est-ce que vous dites ?… s’écriaRouletabille rouge comme un coq.

– Messieurs ! souffla Vladimir, ne nousdisputons pas et regardez devant vous !… »

Ils regardèrent devant, ils regardèrentderrière, de tous les côtés… Ils virent qu’ils étaient entourés detoutes parts par une bande nouvelle. Cette fois, ce n’étaient pasdes pomaks aux discours ironiques qui les encerclaient, mais dessoldats irréguliers turcs aux uniformes les plus disparates qu’ilse pût imaginer et ces soldats irréguliers les mettaientrégulièrement en joue.

La Candeur tira aussitôt de sa poche sonmouchoir qui était immense, l’agita en signe de paix et l’oncommença de parlementer…

Il n’y avait pas à résister. Nos reportersfurent conduits, non loin de là, au centre d’un petit camp que l’onétait en train de dresser, et où se trouvait déjà édifiée une tentefort belle, aux dessins noirs sur la toile blanche, tente quidevait abriter le chef de cette troupe ennemie. En effet, sitôtqu’ils furent entrés, ils aperçurent sur des coussins un homme pourlequel tous montraient une grande déférence. Un turban blanc, largeet haut comme une tiare, entourait sa tête. Sa veste bleueétincelait de broderies d’argent, et sur son kilt, semblable àcelui des montagnards d’Écosse, pendait un arsenal compliqué depetits instruments d’argent ciselé, dont les anciens se servaientpour charger leurs armes à feu.

Deux longs pistolets se perdaient dansl’écharpe de cachemire qui lui entourait la taille et un sabreétait suspendu à son côté par une étroite cordelière de soie rougeà glands d’or. Cet homme avait un grand air de noblesse et fumaitavec calme des herbes aromatiques dans un narghilé de grand prix.Les prisonniers le saluèrent, mais il ne daigna point répondre àleur salut. Non loin de lui se tenait une espèce de scribe quiavait en main des sortes de tablettes et qui ordonna, en français,aux jeunes gens de s’avancer. C’était l’interprète.

« Messieurs, leur dit l’interprète, notreseigneur l’agha a été chargé par les autorités de Sa Majesté lesultan de rechercher et de ramener une petite troupe dejournalistes français qui font métier d’espions dansl’Istrandja-Dagh, ayant passé notre frontière sans aucunepermission. »

À ces mots inattendus, Rouletabillesursauta.

Le reporter prit immédiatement la parole pourprotester avec indignation contre l’accusation qui était portéecontre ses camarades et lui ! Envoyés par leur journal pourfaire du reportage et, ayant terminé leur besogne en Bulgarie, ilsétaient descendus dans l’Istrandja-Dagh sans aucun esprit de retourà Sofia ; bien mieux, ils avaient décidé de suivre lesopérations de guerre avec les armées turques ; oùpouvait-on voir de l’espionnage en tout cela ?

Mais, à leur grand étonnement, l’interprèterépliqua que l’agha savait parfaitement que M. Rouletabille(il l’appela par son nom) avait reçu une mission de confiance dugénéral-major Stanislawoff après que celui-ci lui eut accordé uneaudience spéciale avant son départ !…

« Sapristi ! pensaitRouletabille ! Ils sont bien renseignés !… »

Ils paraissaient si bien renseignés et si sûrsde leur affaire que l’interprète ne prenait même point la peine detraduire quoique ce fût à l’agha, lequel continuait de fumer sonnarghilé avec un certain air de penser à autre chose.

Rouletabille se retourna vers Vladimir et luidit :

« Toi qui parles turc, tu devrais parlerà l’agha ; peut-être t’écouterait-il ?

– Je connais un moyen pour qu’il m’entende,sans que j’aie à lui adresser la parole. Voulez-vous quej’essaie ?

– Quel moyen ?

– Donnez-moi mille levas.

– Vrai ! fit Rouletabille, tucrois ?

– Donnez-moi mille levas… »

Rouletabille sortit de la poche intérieure deson gilet les mille francs demandés. Vladimir les prit et alla lesdéposer près de l’agha sur la petite tablette qui supportait sonnarghilé.

« Si j’étais l’agha, pensaitRouletabille, j’allumerais ma pipe avec ! »

Vladimir revint près de Rouletabille. L’aghan’avait pas bougé.

« Eh bien ? demandaRouletabille.

– Eh bien, vous voyez, il ne m’a pas entendu.Donnez-moi encore mille levas.

– En voilà cinq cents ! c’est tout ce quime reste de la provision que j’ai emportée de la banque de Sofia…Ne me demande plus rien !… »

Vladimir alla placer les cinq cents levas prèsdes mille qui se trouvaient déjà sur la tablette. L’agha ne bougeapas davantage. L’interprète avait assisté à ce petit manège avec ungrand air de sévérité. Il finit par dire aux jeunes gens :

« Prenez-vous mon maître pour unmendiant ?

– Tu vois, dit Rouletabille à Vladimir. Tunous fais faire des bêtises. L’agha est froissé.

– L’agha est froissé de ce que nous ne luioffrons pas une assez forte somme et parce qu’il est persuadé qu’ilnous reste encore de l’argent !

– Ma parole ! je n’en ai plus ! ditRouletabille.

– Si… vous avez les quarante mille !…

– Oh ! les quarante mille ne sont ni àtoi, ni à moi ! répliqua Rouletabille sans grande convictionet en secouant la tête avec bien peu d’énergie.

– Non ! répondit Vladimir, ils ne sont nià vous, ni à moi, mais ils sont à La Candeur !…

– C’est pourtant vrai ! acquiesçaRouletabille comme s’il faisait une grande découverte qui luilibérait la conscience… Offre-lui donc ces quarante mille francsqui sont à La Candeur et qu’il nous fiche la paix ! Aussibien, si nous ne les lui offrons pas, il les prendra bien tout demême,… car il doit être aussi bien renseigné sur ce que nous avonsdans nos poches que sur ce que nous avons fait à Sofia !…

Et il passa la liasse à Vladimir, qui alla ladéposer près du narghilé.

Cette fois, l’agha posa son bout d’ambre surla tablette, prit les billets, les compta, sourit à ces messieurset leur fit savoir par le drogman qu’ils pouvaient partir, qu’ilsétaient libres de continuer leur voyage comme ils l’entendaient etqu’il priait Allah de les garder de toute mauvaise rencontre.

Vladimir sortit de la tente en criant :« Vive La Candeur ! » Rouletabille en criant :« Vive la Turquie ! » Seul La Candeur ne cria riendu tout, et tous évitèrent de parler de la princesse Kochkaref, quiavait de si belles fourrures…

V – Combat à mort entre Athanase Khetewet Gaulow et ce qui s’ensuivit.

 

La première préoccupation de Rouletabille futde hâter la marche de la petite caravane pour rattraper Ivanaqu’ils avaient tout à fait perdue de vue. Il se félicitait de lachance qui avait fait échapper la jeune fille aux irréguliers del’agha, car il pensait bien que pour la fille du généralVilitchkov, les choses ne se seraient peut-être point passées de lamême façon… Il voulait absolument rattraper Ivana avant le soir etse désolait de ne point voir réapparaître sa silhouette. Ilbousculait La Candeur et Vladimir. Ah ! tout en détestantIvana, il l’aimait encore !…

« Allons Vladimir ! Allons ! unpeu plus vite ! à quoi penses-tu, mon garçon !…

– Je pense, monsieur, répondit le jeune Slave,je pense que ces gens n’ont pu être si bien renseignés sur ce quenous avons fait à Sofia, et sur notre arrivée dans l’Istrandja etsur mes quarante mille francs que par Marko le Valaque !…

– Encore !… s’écria La Candeur.

– Il n’aurait pas commis une pareilleinfamie !… dit Rouletabille.

– Bah ! ça le gênerait !… ditVladimir.

– Il ne savait pas que tu avais une fortunesur toi, releva La Candeur.

– Si, il le savait. Il se trouvait en mêmetemps que moi chez « ma tante ». Seulement on luiallongea vingt levas à lui, pendant qu’on m’en comptait quarantemille, à moi !…

– Diable ! fit Rouletabille… ça devienten effet intéressant… car, certainement, nous avons euquelqu’un contre nous et autour de nous, dans l’Istrandja…

– C’est Marko le Valaque !… Je vousdis !… Il a voulu nous faire arrêter par les Turcs pourentraver nos correspondances ! et il nous a dénoncés !…Il aura envoyé une dénonciation anonyme aux autorités d’Andrinopleou de Kirk-Kilissé qui ont fait prévenir l’agha !… C’est claircomme le jour !…

– Voilà le soir qui tombe, et nous n’avons pasrevu Mlle Vilitchkov… fit Rouletabille en pressant les flancsde sa bête…

– Que le diable emporte la demoiselle !grogna La Candeur entre ses dents.

– Kara-Selim y suffira !… fittout bas Vladimir.

– Tais-toi !… s’il t’entendait,Rouletabille te tuerait… »

Soudain, ils entendirent des coups de feu, unbruit de bataille… et, à l’issue d’un étroit défilé, les reporters,Rouletabille en tête, aperçurent des flammes au-dessus d’unvillage. Rouletabille courait, courait ; les autres suivirent…et tous trois retrouvèrent à l’entrée du village Ivana quisemblait les attendre…

Elle leur ordonna de descendre de cheval etles fit pénétrer hâtivement dans une maison dont la façade devaitdonner sur la place centrale, ou qui, en tout cas, n’en était paséloignée. Ils traversèrent, derrière elle, plusieurs pièces, encourant, trouvèrent un escalier, s’y engagèrent et furent bientôtsur une terrasse contre les garde-fous de laquelle ils s’écrasèrentpour ne pas être atteints par les balles qui pleuvaient sur laplace, du haut de la mosquée. De là, aplatis comme ils l’étaient,ils ne pouvaient être vus mais étaient placés au premier rang pourvoir. Ils ne virent d’abord que ceci : Athanase aux prisesavec Gaulow !… cependant qu’autour d’eux, Bulgares etbachi-bouzouks se livraient un combat acharné.

Disons tout de suite que l’attitude de lajeune fille, en cette occasion, comme en beaucoup d’autres, parutde plus en plus louche à Rouletabille. Elle savait qu’Athanaseétait aux prises avec Gaulow et la farouche guerrière, l’ardentepatriote qu’elle était consentait tout à coup à n’être quespectatrice du combat ! Elle n’allait pas aiderKhetew !… Et elle attendait les jeunes gens à l’entrée duvillage pour leur faire suivre un chemin d’où ils pourraient voirle combat, mais qui les en éloignait, comme si elle avaitpeur d’un renfort pour Khetew !…

Enfin voilà un événement bienextraordinaire ! Dans une des premières rencontres que lessiens, ses frères bulgares ont avec l’oppresseur turc, IvanaVilitchkov se contente de regarder !… mais comme elleregardait ! Ce qu’ils voyaient, du reste, avait une véritablegrandeur héroïque.

Dans la nuit commençante, éclairée par lesflammes du minaret comme par un gigantesque flambeau, deux hommes,au milieu de la place, se livraient un combat furieux. Ils étaientle centre et le pivot d’une lutte acharnée. Autour d’eux, soldatsbulgares et bachi-bouzouks se fusillaient, se déchiraient, setaillaient en pièces. Il y avait cinquante engagements partiels,mais on ne voyait que celui-là ! Les deux héros, Gaulow etAthanase, étaient montés sur des chevaux qui semblaient animés dela même haine que leurs maîtres et qui les portaient l’un contrel’autre avec une furie sans égale.

Les deux bêtes et les deux chefs se heurtaientavec une rage qui paraissait devoir, en un instant, les anéantir.On s’attendait, après le choc qui faisait trembler le sol de laplace, à ce qu’ils roulassent tous quatre pour ne plus se relever,et l’esprit restait confondu de les voir se dégager pour courirautour de cette arène de carnage et se retrouver avec une forcenouvelle !

Les sabres tournaient autour des têtes ets’abattaient pour les faucher, mais les bonds prodigieux desmontures sauvaient les cavaliers d’un coup funeste, ou un cheval secabrait, formant bouclier, et c’était à recommencer ! On eûtdit qu’ils étaient invulnérables tous deux, et tous deux necessaient de se frapper.

Ivana, haletante, regardait cette joute avecune passion qui touchait au délire.

Des interjections, des mots inarticulés, desphrases incompréhensibles s’échappaient de sa gorge râlante.

Dans son désordre, elle n’avait pas pris gardequ’elle avait saisi la main de Rouletabille et qu’elle la luiserrait avec plus ou moins de force suivant les phases ducombat.

Mais quelle ne fut pas l’horreur dans laquelleRouletabille fut plongé en constatant soudain que chaque pressionde cette main fiévreuse, que chaque soupir de cette gorge haletanteétait pour Gaulow.

Oui, alors que Rouletabille et ses compagnonssuivaient les péripéties de cette terrible passe d’armes avec uneangoisse qui augmentait chaque fois qu’Athanase courait un dangerplus grand, et avec un espoir qui s’exprimait par d’encourageantesexclamations chaque fois que ce dernier semblait prendre le dessus,Ivana, elle, partageait des émotions diamétralement opposées.

Quand Gaulow, sous un coup imprévu, semblaitmenacé, elle était prête à défaillir et c’est avec peine qu’elleretenait le cri de son allégresse quand on pouvait croire que toutétait fini pour Athanase.

Soudain, comme le cheval de Gaulow venait des’abattre, entraînant dans sa chute son cavalier, elle eut un sourdgémissement.

En un instant, Athanase, hors de selle,s’était jeté sur le pacha noir, le sabre haut.

Gaulow faisait des efforts inouïs pour sedégager de sa bête, mais il n’y parvint que dans le momentqu’Athanase l’abattait d’un coup terrible.

Le pacha noir tomba au milieu des cris devictoire des Bulgares, qui traînèrent sa dépouille au milieu de laplace, cependant que les bachi-bouzouks, qui avaient décidément ledessous, s’enfuyaient de toutes parts.

La Candeur, Vladimir, Tondor s’étaient levéset applaudissaient au triomphe de leur champion ; maisRouletabille était occupé à soutenir Ivana qui, sans force, quasimourante, s’était laissée tomber dans les bras du reporter ettournait vers lui une figure désespérée.

« Ivana, lui dit Rouletabille, revenez àvous !… reprenez vos sens !… C’est sans doute la joiequi vous tue !… »

À cette parole fatale, la jeune fille eut undouloureux sourire et ne répondit rien…

Sur la place, il n’y avait plus de combatqu’autour de la mosquée, où quelques bachi-bouzouks s’étaientréfugiés et risquaient d’être brûlés vifs !… Aussis’efforçaient-ils d’en sortir, cependant que les Bulgares, avec descris de joie et de victoire, et tout aussi cruels que les Turcs,les rejetaient dans la fournaise…

« Allons féliciter Athanase !…s’écria La Candeur.

– Allez donc ! fit Rouletabille :Madame est souffrante, je reste près d’elle…

– Allez-vous-en tous ! pria Ivana… dansun souffle… ne vous occupez pas de moi… »

Or, dans le moment il y eut un curieuxmouvement sur la place…

On vit tout à coup courir et se grouper lesBulgares ; ceux qui étaient descendus de cheval remontaient enselle avec une hâte fébrile… une sonnerie de clairon appela lesretardataires… quelques coups de feu furent encore tirés çà et là,puis toute la troupe, avec Athanase Khetew, disparut… vida laplace, abandonna le village pour la direction du nord.

« Qu’est-ce que ça signifie ?demanda La Candeur.

– Ça signifie, mon cher, que les Turcs nedoivent pas être loin et qu’ils reviennent en nombre !…répliqua Rouletabille… Allons ! oust ! sauvons-nous, s’ilen est temps encore !… Un peu de courage, madame !…ajouta-t-il en se tournant vers Ivana… Il faut vous remettre d’uneémotion aussi douloureuse !… »

Elle eut encore son sourire navré ; maisavec effort, elle s’était redressée… Il la vit pâle comme unspectre et titubante…

Rouletabille était bien aussi pâle qu’elle etil pensait :

« Comme elle l’aimait, ce bourreau de safamille ! »

Et il la méprisait et la détestait et eûtvoulu lui faire du mal… Car il souffrait atrocement et elle n’avaitmême pas l’air de s’en apercevoir.

Elle ne pensait qu’au mort, qu’à ce grandcorps noir ensanglanté qui avait été abattu par Athanase et que lessoldats avaient emporté comme un trophée après l’avoir traînéhideusement autour de la place.

« Vite !… s’écria Vladimir… Voilàles bachi-bouzouks qui sortent de leur mosquée… Nous n’allons plusavoir affaire qu’à des Turcs… »

Mais il était trop tard pour partir…

Les Turcs étaient déjà là… Les bachi-bouzouksétaient revenus avec une troupe importante de réguliers quireprenait possession du village avec des cris, des injures àl’adresse de l’ennemi en fuite.

Le commandant du détachement turc, qui tenaitson quartier général à Almadjik, apprenant par les famillesosmanlis qui avaient abandonné leur village, après avoirpréalablement massacré les indigènes bulgares, que les escadrons deStanislawoff avaient été vus dans cette région de l’Istrandja-Daghet accouraient à marche forcée, avait rassuré toute lapopulation : d’après ses renseignements personnels, ilaffirmait que toute l’armée bulgare était descendue à l’Ouest parla Maritza, sur Mustapha-Pacha, et allait concentrer son effort surAndrinople ; donc les cavaliers aperçus par les populations del’Est ne pouvaient être que des reconnaissances appartenant àl’extrême aile gauche de cette armée d’investissement, et lesforces dont elles disposaient ne pouvaient être que peuconsidérables.

Et il avait envoyé deux compagnies dans levillage, jugeant qu’elles seraient bien suffisantes pour fairetourner casaque à l’ennemi. Cette erreur du chef du détachementd’Almadjik fut renouvelée vingt-quatre heures plus tard par lepacha commandant les troupes de Kirk-Kilissé, lequel devait lesfaire sortir également du retranchement de la ville pour courir àun adversaire jugé sans importance… car, personne, en Turquie,comme nous l’avons dit, n’attendait la troisième armée parl’Istrandja-Dagh !…

Le village fut donc réoccupé, et si vite queles reporters n’eurent point le temps de sortir !…

Ils résolurent de se cacher et d’attendre lapleine nuit pour gagner la campagne ; c’est ainsi qu’ilsdescendirent précipitamment des terrasses, où ils s’étaient d’abordréfugiés, dans les caves où ils espéraient être plus en sûreté.

Ivana suivait Rouletabille comme une ombre…ses gestes étaient ceux d’une automate… En vérité, depuis la mortde Gaulow, elle semblait avoir perdu la raison… Quelquefois unétrange et désolé sourire apparaissait par instant sur cette facede morte quand Rouletabille lui parlait, et ajoutait à l’alluregénérale de démence qui frappait en elle…

Maintenant ils étaient terrés dans cette cave…et ils pouvaient espérer y passer quelques heures tranquillesjusqu’à l’arrivée du gros de l’armée bulgare quand, par lessoupiraux qui donnent sur la place, ils aperçurent un mouvement quiles intrigua et bientôt les effraya… C’étaient toutes les famillesosmanlis qui revenaient dans le village, persuadées qu’ellesn’avaient plus rien à craindre, et se réinstallaient àdomicile.

N’ayant pas trouvé de quoi se loger àAlmadjik, elles s’étaient laissé facilement convaincre par lesraisonnements optimistes du chef du détachement et s’étaientremises en route pour rentrer chez elles derrière les troupes.

La demeure abandonnée dans laquelle lesreporters s’étaient réfugiés allait donc se trouver de nouveauoccupée : ils pouvaient redouter d’être à chaque instantdécouverts. Or la première entrevue qu’ils avaient eue avec l’aghan’était point pour les encourager à avoir une confiance illimitéedans l’hospitalité turque, surtout depuis qu’ils savaient qu’ilsavaient été dénoncés aux autorités comme des agents de Sofia.

Si on les fouillait, ils n’avaient sur eux quedes laissez-passer bulgares et ils pouvaient être fusilléssur-le-champ, comme espions.

Le propriétaire de la bâtisse, l’une des plusimportantes du village, fit bientôt son entrée dans la cour avec safamille, ses femmes et ses domestiques. Ces gens étaient suivis descharrettes sur lesquelles ils avaient entassé leur mobilier… Ilspassèrent une partie de la nuit à les décharger, cependant que, surla place, les réguliers et les bachi-bouzouks devisaient en fumantet en buvant du raki autour de grands feux.

C’est en vain que nos jeunes gens essayèrentplusieurs fois de sortir… Ils n’avaient pas plus tôt risquéquelques pas dehors qu’ils étaient obligés de regagner leurretraite s’ils ne voulaient pas être découverts. Au fur et à mesureque les minutes s’écoulaient, leur situation devenait plustragique : ils n’attendaient plus l’armée bulgare avant lajournée du lendemain et ils ne doutaient pas que, pour une raisonou pour une autre, leurs hôtes ne descendissent bientôt dans lescaves.

« Si encore elles étaient pleines devin ! » soupira La Candeur, qui ignorait les lois duProphète et qui, depuis le donjon où il avait cru trouver la mort,s’efforçait, de temps à autre, à se donner des airs de bravache etaffectait, par désespoir, de rire de tout… « Ça n’est pas plusdésolant qu’autre chose de passer sa vie dans une cave quand elleest bien garnie… Ainsi, Rouletabille, rappelle-toi, dans LesTrois Mousquetaires,rappelle-toi Athos assiégé dans une cave,et le massacre de bouteilles qu’il faisait !…

– Mon pauvre La Candeur… dit Rouletabille, tun’as vraiment pas de veine… je t’ai conduit dans un pays où lemassacre des bouteilles est le seul qui soitdéfendu ! »

Et comme si l’événement voulait lui donnerraison, des cris terribles montèrent tout à coup dans la nuit, aumilieu d’un grand bruit de bataille.

Des coups de feu se faisaient entendre auxquatre coins du village et toute la soldatesque qui remplissait laplace disparut en un instant, fuyant dans un désordreindescriptible, abandonnant armes et bagages.

« Ça ne peut être que les Bulgares quireviennent, s’écria Vladimir ! nous voilàbons ! »

Et il était déjà prêt à se jeter dehors, maisRouletabille le pria de se tenir tranquille…

En effet, bien que ce fût, comme il était àprévoir, une des colonnes de la troisième armée qui traversait levillage, il était bien dangereux de se montrer à cette heure, où larage des comitadjis qui avaient rejoint cette colonne et la fureurdes soldats que leurs officiers étaient impuissants à retenir,anéantissaient tout, tuaient tout.

Des clameurs de mort, les cris des femmes etdes enfants que l’on égorge allaient faire frissonner les reportersau fond de leur retraite…

Les Bulgares mettaient à sac les maisons etfaisaient autant d’innocentes victimes que les Turcs eux-mêmes. Lesang payait le sang.

Sur la place de ce petit village, lesreporters assistaient dès la première heure de la lutte à toute laguerre balkanique et à ses hideuses représailles. Du courage, del’héroïsme et des atrocités !

Ils avaient vu les pauvres paysans bulgaresassassinés par les Turcs ; maintenant, ils regardaient avechorreur les familles turques massacrées par les Bulgares.

Par les soupiraux de la cave, rien ne leuréchappait de ce qui se passait sur la place où s’étaient réfugiés,derrière la porte à demi consumée de la mosquée, des femmes et desenfants. Les malheureuses victimes poussaient des cris déchirantset tendaient en vain des mains suppliantes… Les comitadjis qui,tous, avaient quelque membre de leur famille à venger, n’enépargnaient aucune. Longtemps Rouletabille et ses compagnonsdevaient être poursuivis par le hideux cauchemar de cette affreusenuit. Misérable terre où depuis des siècles s’accumulaient tant desujets de discorde ; les uns et les autres se la disputaientau nom de la justice et de la fraternité, prétendant chacun qu’ilsavaient des populations asservies à délivrer !

« Eh bien, ils les délivrent tous !exprimait avec une amère mélancolie le brave La Candeur… Oui, ilsles délivrent de la vie !… Quand les Turcs ont passé et queles Bulgares sont partis, la population peut être tranquille, ellen’existe plus !… »

Et il conclut, étrangement prophétique :« Au fond, ces gens-là ont les mêmes goûts. Ils doivent êtrede la même race : ils ne sont pas faits pour se combattre,mais pour s’entendre !… »

Ivana s’était détournée pour ne point voir etRouletabille constata même qu’elle se bouchait les oreilles pour nepas entendre. Soudain, une petite fille qui avait échappé auxcomitadjis fit le tour de la place en courant, en criant et enpleurant.

La pauvre petite avait été découverte tandisqu’elle se cachait sous un amas de cadavres qui étaient sans douteceux de sa mère et de sa famille, et maintenant elle fuyait devantun grand diable de Bulgare qui courait derrière elle, le sabrenu.

Rouletabille n’avait pu retenir une sourdeexclamation de pitié à laquelle répondit une injure de La Candeur àl’adresse du soldat barbare.

L’enfant allait être atteinte. Une épouvantesans nom était peinte sur son visage, dans ses grands yeux quicherchaient partout un refuge sans le trouver.

« Il y aurait un moyen de sauverl’enfant ! dit Rouletabille ; ce serait de tuer leBulgare. »

Et il sortit son revolver de sa poche.

Ivana avait entendu la phrase, avait vu lemouvement. Elle se jeta sur la main du reporter.

« Vous n’allez pas commettre cecrime ? s’écria-t-elle.

– Quel crime ?… répliqua Rouletabille, ense dégageant. Celui de tuer un bourreau d’enfants ?…

– C’est un Bulgare !… Et vous ne tirerezpas sur un Bulgare, moi étant là !…

– Je vous obéis, Ivana, fit Rouletabille surun ton glacé ; mais soyez Bulgare jusqu’au bout et ayez aumoins le courage de regarder mourir cette enfant ! »

La petite avait trébuché tout près dusoupirail où se tenaient Ivana et le reporter ; et le soldat,encouragé par les ricanements de ses camarades, s’apprêtait à faireun mauvais parti à la petite, quand celle-ci glissa sous ses yeuxet disparut comme par enchantement dans la terre.

C’était Ivana qui avait allongé les bras horsdu soupirail et avait attiré l’enfant dans la cave, d’un mouvementsi rapide et si spontané que les reporters en furent aussi étonnésque le soldat lui-même.

La petite tremblait comme une feuille dans lesbras d’Ivana qui essayait de la rassurer, pendant que, sur laplace, les Bulgares, furieux, se concertaient, et s’étant renducompte que leur proie leur avait échappé par le soupirail, seprécipitaient dans la maison.

« Ah bien ! s’écria La Candeur, unefois de plus nous voilà propres !

– Ils vont venir nous fusiller ici, croyantavoir affaire à des Turcs ; nous ferions bien de sortir, ditRouletabille.

– Si nous sortons avec cette petite, ditIvana, ils vont la tuer…

– Eh bien, laissez-la ici !… ditVladimir, elle leur échappera peut-être.

– Non ! s’écria Ivana. Sortez, vousautres !… Vous leur raconterez ce que vous voudrez !…Mais moi, je reste avec la petite. »

L’enfant serrait éperdument de ses petits brassa bienfaitrice…

« Vous allez vous faire massacrer toutesles deux ici !… dit Rouletabille.

– Tant mieux ! fit Ivana d’une voixsombre. N’avez-vous pas voulu sauver cette enfant ?… Je nem’en séparerai pas !…

– Nous n’allons cependant pas tous nous fairetuer pour cette petite Turque ! » gronda La Candeur quele geste généreux d’Ivana avait d’abord enthousiasmé et quicommençait maintenant à le trouver un peu encombrant…

Et comme des cris retentissaient dans la cour,il sortit de la cave en criant : « Francis !Francis !… » et en agitant un mouchoir en guise de signede paix… Il fut tout de suite entouré de comitadjis quil’assourdirent d’un charabia qu’il comprenait fort bien car ilétait accompagné de gestes de menaces. Ils réclamaient, à ne s’ypoint méprendre, la petite fille et ils accusaient La Candeur de laleur avoir prise !… Ils le malmenèrent même assez fortement etcela aurait pu tourner mal, car La Candeur commençait à fermer lespoings, quand Rouletabille, Vladimir et Tondor sortirent de lacave.

Vladimir s’avança et parla aux comitadjis avecune grande audace, criant plus fort qu’eux, se disant l’ami dugénéral Stanislawoff, représentant Rouletabille comme le plus grandreporter de l’Europe qui avait été obligé de se cacher avec sescompagnons au fond de cette cave pour échapper à la rage meurtrièredes Turcs. Il leur dit encore qu’ils avaient avec eux la nièce dugénéral Vilitchkov, pupille du général-major, mais que celle-ci nesortirait de son trou que lorsque les Bulgares auraient juré de lalaisser passer avec cette petite fille qu’elle avait en effetarrachée à la barbarie de ses compatriotes. Sur quoi Vladimir leurfit honte de se montrer aussi sanguinaires que les oppresseurs dela Thrace qu’ils étaient venus châtier.

Il termina en déclarant que ses compagnons etlui exigeaient d’être conduits sur-le-champ, tous ensemble, à unofficier d’état-major.

Les comitadjis, sous l’effet de cette menaceinattendue, se consultèrent et finirent par promettre qu’ils netoucheraient pas à la petite fille.

Rouletabille alla en prévenir Ivana quiconsentit à se montrer avec l’enfant, la portant dans ses bras.

Alors les comitadjis lui dirent :

« Tu n’es pas la vraie nièce du généralVilitchkov, qui a été assassiné par les Pomaks, sans quoi tun’essayerais pas de sauver une petite musulmane dont les parentsont assassiné tes parents ! Donne-nous donc cette enfant etnous te vengerons, puisque toi, tu n’as pas le courage de le fairetoi-même. »

Ivana leur répondit :

« Je suis la nièce du général Vilitchkovet je vous ordonne de me conduire à votre chef.

– Nous n’avons pas de chefs ! Nous sommesde libres comitadjis !… » répondirent-ils, et ilsvoulurent mettre la main sur elle…

« Vous êtes des assassins… »s’écria-t-elle.

Alors ce fut une mêlée indescriptible. Lesreporters voulaient la défendre et les comitadjis voulaientl’atteindre. La Candeur criait toujours :« Francis ! Francis !… »

Vladimir continuait de les menacer de lacolère du général !

Rouletabille s’attendait à ce qu’ils fussenttous passés par les armes avant cinq minutes.

Et Ivana, avec une maladresse qui paraissaitvoulue, ne cessait pas d’invectiver les comitadjis et de lescouvrir d’injures. L’un d’eux se rua tout à coup sur elle et,bousculant Rouletabille, leva un grand coutelas qui était destiné àla poitrine d’Ivana et qui vint frapper la petite musulmane.

L’enfant poussa un soupir, ferma les yeux etglissa d’entre les mains d’Ivana qui était restée debout, immobile,pâle d’horreur et tout éclaboussée de ce jeune sang vermeil.

Aussitôt comme si ce sang répandu avait eu lavertu d’apaiser toutes les colères, les comitadjis cessèrent leursattaques et leurs cris et se mirent à la disposition des jeunesgens pour les conduire à l’état-major de la quatrième colonne de latroisième armée qui venait de s’installer à Almadjik.

Rouletabille accepta aussitôt et les jeunesgens s’en furent, entourés de comitadjis, comme desprisonniers.

Ils marchaient en silence. Rouletabille, à unmoment, s’aperçut qu’Ivana pleurait. Il en eut le cœur toutchaviré, car il pensa qu’elle songeait à cette pauvre enfantqu’elle avait été impuissante à sauver. Il crut devoir lui adresserquelques paroles de consolation. Elle lui répondittextuellement :

« Je ne pleure point la mort de cettepetite. Son sort était écrit. D’autres enfants turcs mourrontencore comme sont morts d’autres enfants bulgares, comme est mortema petite sœur Irène… Non, je pleure seulement ce coup de couteaudont cette enfant est morte, ce coup de couteau qui m’était destinéet qui aurait si bien fait mon affaire !… »

Alors, entendant cela qui dépeignait son étatde désespoir causé par une autre mort qui aurait dû au contraire laréjouir, Rouletabille se tut, décidé à ne plus lui adresser laparole, et la laissa marcher devant lui comme une étrangère. Il luiparaissait que tout lien était rompu entre eux deux et que rien neles rapprocherait plus jamais…

VI – C’est au tour de La Candeur deraconter une étrange histoire à Rouletabille.

 

Ils furent ainsi conduits jusqu’auxavant-postes, devant Almadjik, où ils trouvèrent l’état-major dugénéral Dimitri Sanof et le général lui-même qui les reçut avec unevéritable joie.

C’est à lui qu’Athanase s’était adressé aprèsl’accomplissement de sa mission pour obtenir le commandement d’unpetit détachement de cavalerie qui avait pris les devants ets’était porté sur le Château noir, dans le but de délivrer la niècedu général Vilitchkov et les reporters français.

Bien qu’alors il ne l’eût point renseignéexactement sur la nature des services rendus par Ivana et sescompagnons, Athanase en avait assez dit, avant son départ, augénéral pour que celui-ci n’ignorât point que le généralStanislawoff serait reconnaissant à ses compagnons d’armes de bientraiter les jeunes gens.

Rouletabille raconta au général, en quelquesmots, les péripéties de leur fuite de la Karakoulé, puis le voyageque leur avait fait faire Athanase Khetew, leurs démêlés avecl’agha, enfin le combat auquel ils avaient assisté du haut desterrasses entre Athanase Khetew et Gaulow. Depuis sa victoire ilsn’avaient pas revu Athanase Khetew.

Naturellement, Dimitri Sanof se mit à leurentière disposition pour tout ce dont ils pouvaient avoir besoin,et La Candeur, en entendant ces bonnes paroles, put croire que tousleurs malheurs étaient finis et qu’ils touchaient à la fin de leurmauvaise fortune.

Il trouvait, quant à lui, qu’il était grandtemps qu’ils prissent quelque repos et goûtassent à quelquesdouceurs.

Rouletabille accepta de grand cœur les offresdu général, mais il lui fit entendre qu’il lui seraitparticulièrement reconnaissant de lui faciliter sa tâche dereporter. Il s’estimerait amplement payé de tous les maux souffertsau fond de la Karakoulé s’il pouvait faire parvenir à son journalles nombreux feuillets de correspondance qu’il avait écrits depuisson entrée dans l’Istrandja-Dagh.

Le général lui répondit qu’il avait tout àfait confiance en lui et qu’il lui épargnerait les retards et lesdifficultés de la censure militaire pourvu qu’il prit, bienentendu, l’engagement de ne rien télégraphier ni écrire qui fûtsusceptible de gêner les mouvements de la troisième armée. Sur quoiil lui remit une lettre blanche qui lui permettait, à luiet à ses compagnons, d’aller où ils voulaient et partout où ils lejugeaient bon pour l’accomplissement de leur tâche.

Toutefois, le général ne crut point devoircacher aux reporters qu’il leur serait à peu près impossible decorrespondre avec Paris avant que l’armée eût atteint la ligne deKirk-Kilissé-Selio-Lou, c’est-à-dire avant qu’elle ne fût sortie del’Istrandja-Dagh : toutes les lignes de la région avaient étédétruites par les Turcs, et les Bulgares passaient si vite qu’ilsne prenaient même point le temps de les rétablir.

« Ce n’est ni à Almadjik où nous sommesaujourd’hui, dit le général, ni à Kadikeuï, où nous serons demain àmidi, ni à Demir-Kapou, où nous serons demain soir, que vouspourrez télégraphier… dit-il, mais je vous donne rendez-vous àAkmatcha. Là, nous devons rétablir toutes les communications avecl’armée jusqu’à Mustapha-Pacha, jusqu’au quartier général, avant detenter l’assaut des lignes de défense de Kirk-Kilissé. Si vous êteslà, dans les premiers jours, je vous promets de faire partir vostélégrammes, s’ils ne sont pas compromettants, mais ne tardez pas,car je ne pourrai plus répondre de rien sitôt que les opérationsimportantes auront commencé.

– Eh bien, général, nous allons partir tout desuite, fit Rouletabille. Comme cela, nous serons à peu près sûrsd’arriver à temps et de tout voir…

– Comme vous voudrez ! répondit le chef,mais vous ne devez pas vous dissimuler les dangers d’une tellemarche !

– Ils sont certains, dit La Candeur, legénéral a raison ; nous allons nous faire tuer et je commenceà en avoir assez, moi, de me faire tuer, dans ce pays si triste, oùil pleut toujours !… Songe donc, Rouletabille, la guerre est àpeine commencée et deux des nôtres sont déjà restés sur le carreau,ce pauvre Modeste et ce brave Katerdjibaschi !

– Eh bien, tu resteras sous ta tente, toi, LaCandeur ! tu resteras avec Mlle Vilitchkov qui a besoinde repos !… »

Mais Ivana déclara à Rouletabille et augénéral, lequel mettait galamment à sa disposition le confort unpeu rustique de son quartier général, qu’elle tenait à être auxavant-postes et voulait être traitée par les chefs de son pays nonpoint en femme, mais en soldat.

Elle se fit donner les insignes de laCroix-Rouge et demanda certains pouvoirs qui lui permettraient detenter de s’opposer aux excès et aux vengeances atroces des troupesà leur arrivée dans des contrées où elles trouvaient toute lapopulation bulgare massacrée.

Le général, à ce propos, ne dissimula pas unamer sourire. Il se borna à lui dire qu’il souhaitait bonne chanceà son zèle humanitaire…

« Cette guerre sera atroce, général, ditRouletabille.

– Elle sera victorieuse », luirépondit-il. Le lendemain, vers midi, les jeunes gens, avecl’avant-garde d’une brigade de la cinquième division arrivaient àKadikeuï. Mais La Candeur n’était pas avec eux !… Rouletabillene lui avait accordé que trois heures de repos, et quand Tondorl’avait éveillé, La Candeur s’était mis dans un état de rageterrible, menaçant d’étrangler le domestique de Vladimir s’il sepermettait de troubler encore son sommeil. Alors Rouletabille avaitordonné à la petite caravane de partir sans plus s’occuper de LaCandeur. Cependant il avait eu soin d’aller chercher sous la têtedu reporter la fameuse serviette pleine d’articles qui, à traverstoutes ces aventures, ne quittait jamais le bon La Candeur et luiservait d’oreiller. Ils déjeunèrent en quelques minutes à Kadikeuïet se dirigèrent sur Demir-Kapou. La petite caravane suivaitlugubrement un étroit sentier, à la file. D’abord Tondor enéclaireur, puis Vladimir, puis Ivana, puis Rouletabille. Tousétaient fort mélancoliques pour des raisons différentes. Vladimirétait triste parce que La Candeur lui manquait.

Autour d’eux, au-dessus d’eux, sur les cimes,ou marchant dans d’étroites vallées, les éclaireurs d’avant-gardede la prochaine colonne leur faisaient un cortège fort disséminé.De temps en temps, on entendait un coup de fusil… puis toutretombait à son morne silence. On traversait un désert dont tousles anciens habitants, les Turcs comme les Bulgares, avaient fui,instruits par les premières expériences.

Des colonnes de fumée montaient çà et là dechaumières en ruine.

Tout à coup, les jeunes gens entendirent ungalop derrière eux et Vladimir poussa un cri de joie : ilavait reconnu dans le nouvel arrivant La Candeur avec sa cantineaux chaussures qu’il avait retrouvée parmi le bagage rapporté,quelques jours auparavant, de la Karakoulé par Athanase. La Candeurcrevait une mule sous lui pour rejoindre Rouletabille. Sa bête fitencore quelques pas, après avoir rejoint le cheval de Rouletabille,et puis s’abattit. Mais La Candeur avait déjà sauté sur le cheminet se précipitait vers son chef de reportage.

« Ah ! bien ! lui cria-t-il. Tuas la serviette ! »

Et il poussa un soupir de soulagement…

Ayant soufflé un peu, il reprit :

« Figure-toi que je rêvais que Marko leValaque venait, pendant mon sommeil, me dérober maserviette !… alors je me suis réveillé… je tâte sous matête !… Rien !… je bondis.

Il n’y avait plus de serviette !… et vousétiez tous partis !… Alors, Rouletabille, j’ai pensé que tupouvais très bien m’abandonner dans ce pays de sauvages…

– Au milieu de trente mille hommes quiveillaient sur ton repos !… dit Rouletabille très froid.

– Tu pouvais très bien m’abandonner, moi, maisj’ai pensé que tu étais incapable d’abandonner la serviette auxreportages ! Tu vois que je n’ai pas perdu de temps pour venirla rattraper… rends-moi la serviette !

– Je regrette que tu te sois dérangé pourelle, dit Rouletabille. Tu ne l’auras plus.

– Je n’aurai plus la serviette,moi !…

– Non !… tu ne l’auras plus !…

– Et qui est-ce qui l’aura, alors ?…

– Quelqu’un qui en est digne !… et cen’est pas toi !… Tu as cessé d’être mon secrétaire, LaCandeur ! Tu as cessé d’être mon second ! Tu pourrasdormir tout ton soûl !… partir, rester, retourner à Paris…faire tout ce que tu voudras !… ça m’est parfaitementégal ! Tenez, Vladimir, voilà ma serviette, je vous nomme monkaïmakan !… mon khalifat !… »

Et il lui donna la serviette, insigne de sesnouvelles fonctions. La Candeur poussa une sorte de rugissement,mais Vladimir se fit à l’instant plus grand sur ses étriers et LaCandeur baissa la tête, effroyablement humilié…

On ne l’entendit plus. Rouletabille sereplongea dans ses amères réflexions jetant de temps à autre uncoup d’œil sur Ivana qui se laissait aller au pas de sa bête sansplus faire attention au reporter que s’il n’existait pas. C’était àla fois trop de mépris et trop d’injustice ! Rouletabilleavait eu beau prendre la résolution de rester désormais indifférentà tout ce que pourrait faire cette fille bizarre etincompréhensible, il n’en était pas moins horriblement vexé del’absolue indifférence avec laquelle elle le traitait…

Il sentait monter en lui une sourde colèrecontre l’ingrate et, comme il arrive souvent, ce ne fut point surl’objet même de cette colère que celle-ci retomba…

Ses regards hostiles rencontrèrent par hasardLa Candeur qui avait pris tranquillement son parti de faire lechemin à pied et qui, depuis quelques instants, faisait même cechemin joyeusement, et en sifflotant, manifestation bien anodinecontre la mercuriale de tout à l’heure.

Rouletabille se trouva tout de suite furieuxde la bonne humeur de La Candeur. Il la trouva insultante, et ilcherchait déjà l’occasion de lui dire quelque chose de désagréable,quand, soudain, il s’aperçut que La Candeur portait laserviette !…

« La Candeur !…

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?…

– Viens ici !…

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Je te dis de venir ici ! »

La Candeur s’en vint auprès de Rouletabille enle regardant, la bouche ouverte, avec de grands yeuxnaïfs :

« Qu’est-ce que j’ai encore fait demal ?

– Pourrais-tu me dire ce que c’est que tuportes, là, sous ton bras ?

– Sous le bras ? Tu le vois bien, c’estla serviette !…

– Tu l’as chipée à Vladimir !

– Moi ? pas du tout ! me prends-tupour un voleur ?

– Comment se fait-il que Vladimir, à quij’avais confié cette serviette, te l’ait rendue ?

– C’est moi qui la lui ai reprise par pitié,parce que je le trouvais trop chargé.

– Trop chargé avec une serviette ?

– Je vais te dire : c’est Vladimir qui ad’abord eu pitié de moi en me voyant à pied, portant macantine : alors, comme il était à mule, il a eu la bonté deprendre avec lui ma cantine. Une fois qu’il a eu la cantine, jel’ai trouvé bien embarrassé avec ma cantine et la serviette ;alors je lui ai repris la serviette !…

– C’est bien, envoie-moiVladimir !… »

Arrivée de Vladimir, qui baisse le nez et al’air certainement plus embarrassé que s’il avait conservé laserviette. Même air naïf que La Candeur :

« Monsieur ?

– Vladimir, dit Rouletabille, j’avais fait devous mon secrétaire. C’était un honneur !

– Oui, m’sieur…

– Je vous avais donné ma serviette !

– Oui, m’sieur !

– Vous saviez que ce que j’en faisais étaitpour punir La Candeur, qui tenait beaucoup à cetteserviette ?…

– Oui, m’sieur !…

– Comment se fait-il que La Candeur portemaintenant cette serviette que je vous avais confiée ?

– Monsieur, il me l’a achetée !

– Ah ! ah !… Il vous l’aachetée !… Et vous trouvez tout naturel de vendre uneserviette qui ne vous appartient pas… de la céder pour quelquessous, au premier venu !…

– Monsieur, je ne l’aurais pas vendue aupremier venu !…

– Allons donc ! Il n’aurait eu qu’à ymettre le prix ! Je vous connais maintenant, beaumasque !…

– Monsieur, je suis fâché que vous ayez uneaussi mauvaise opinion de moi !… Je vous répète que je nel’aurais pas vendue au premier venu parce que le premier venu ne mel’aurait jamais payée aussi cher que La Candeur !… et je nevous cache pas, monsieur, que c’est à cause de l’importance de lasomme que j’ai cédé votre serviette…

– Qu’est-ce que vous me racontez,Vladimir ? La Candeur n’a pas le sou !…

– La Candeur, monsieur, est très riche… ou dumoins il l’était !…

– Enfin ! il ne vous a pas acheté cetteserviette quarante mille francs !… Il est troptard !…

– Monsieur, il me l’a achetée centmille !…

– Cent mille francs !… »

Ici, La Candeur, qui avait écouté tout cedialogue, se redressa de toute sa taille, qui était haute, et ildit :

« Qui est-ce qui ne donnerait pas centmille francs pour avoir l’honneur de porter la serviette de JosephRouletabille, le premier reporter de L’Époque ?

– Tu te fiches de moi, dit Rouletabille…

– Je ne me fiche de personne !… Sanscompter qu’en donnant ces cent mille francs à Vladimir, j’ai faitune excellente opération, se glorifia La Candeur.

– Explique-moi un peu cela, ditRouletabille.

– Voilà. Tu vas voir comme c’est simple. Aprèsque tu nous eus confisqué mon argent et nos cartes, nous avonscontinué de jouer à un autre jeu !

– Ah ! Ah !…

– Quand le service nous le permettait…

– Oui ! oui !…

– Et sans que tu t’aperçoives de rien, carnous n’aurions pas voulu te faire de la peine…

– Va donc !

– Cette fois, j’ai commencé parperdre !

– C’était bien fait !

– Attends donc !… comme je n’avais plusd’argent, j’ai signé des billets à Vladimir pour une somme assezrondelette. Or ces billets, étant à échéance assez rapprochée,m’empêchaient de dormir. Je suis un peu comme ce pauvre Modeste,moi, je tiens beaucoup à mon sommeil. Si bien que j’ai tout faitpour regagner mes billets.

– Tu as triché ! dit Vladimir.

– Je l’avoue… J’ai si bien triché que j’aigagné presque tout le temps, et qu’après avoir regagné mes billets,j’en ai gagné d’autres que j’ai fait, cette fois, signer àVladimir… Je lui en ai fait signer pour cent mille francs… Centmille francs de billets, c’est quelque chose, même quand ils sontsignés par Vladimir Pétrovitch de Kiew.

– Je doute, dit Rouletabille, qu’ils aientproduit sur Vladimir le même effet que sur toi. N’est-ce pas,Vladimir ?

– Eh ! monsieur, je suis d’une famillefort honorable, répondit Vladimir, et si ces billets ne venaientpoint me troubler la nuit, ils me donnaient une mine fortrenfrognée pendant le jour.

– Je ne m’en suis jamais aperçu, ditRouletabille.

– Parce que c’est un garçon bien élevé,répliqua La Candeur, et qu’il sait dissimuler devant toi. Maisquand il était seul avec moi, c’était incroyable la mine qu’il mefaisait. Encore tout à l’heure, je l’ai vu si triste que je lui aidit : « Rends-moi la serviette, je te rendrai tes centmille francs ! » Il m’a allongé la serviette, je lui aipassé ses billets… et maintenant voyez comme il est gai !J’aime les gens gais, moi !… Je les aime d’autant plus qu’ilsdeviennent plus rares dans ce satané pays de misère ! Ainsi,toi, par exemple, toi, Rouletabille, qui étais si gaiautrefois !… »

Rouletabille coupa aussitôt la parole àl’indiscret La Candeur.

« Tu n’as pas besoin d’être si fier,dit-il, parce que tu as acheté une serviette avec cent mille francsde billets que Vladimir ne t’aurait jamais payés !…

– Voilà pourquoi je prétends aussi avoir faitune excellente opération ! répondit du tac au tac La Candeuren donnant une petite tape d’amitié à la serviette.

– Au fond, reprit Rouletabille, la servietteappartient toujours à Vladimir, et si tu es juste, tu vas la luirendre !…

– Jamais de la vie !… Et pourquoi donc lalui rendrais-je ?…

– Parce que tu ne l’as gagnée qu’en trichant,et cela de ton propre aveu…

– Oh ! de ce côté, je suis bientranquille… dit La Candeur en regardant Vladimir du coin del’œil.

– De fait, monsieur… dit Vladimir, j’avoueraique je trichais aussi !…

– Parbleu ! fit La Candeur, sans ça je neme serais jamais permis…

– Seulement, il triche beaucoup mieux quemoi ; ça n’est pas de jeu, dit Vladimir, et une autre fois, ilsera entendu que nous ne tricherons plus !…

– Et à quel jeu trichez-vous donc, puisquevous n’avez ni cartes, ni dés ?

– Ah ! ça, monsieur, c’est notre affaire,fit Vladimir en faisant partir sa mule au trot… Vous comprenez quemoi, maintenant, j’ai envie de lui regagner laserviette !… »

Rouletabille et La Candeur restèrentseuls.

« Tu n’as pas honte, La Candeur, d’êtrejoueur à ce point ? gronda Rouletabille qui adorait LaCandeur.

– Rouletabille, ne me méprise pas trop !…c’est le seul vice qui me reste des trois que j’avais quand tu neme connaissais pas encore !…

– Et quels vices avais-tu donc encore, LaCandeur ?

– Le vin et les femmes !

– Pas possible ! je ne te vois jamaisparler à une femme et tu ne bois guère !…

– Je m’étais mis à boire par désespoir !Tu saisis…

– Parfaitement !… Tu aimais et tu n’étaispas aimé ?…

– Ce n’est pas ça du tout… Chaque fois quej’ai voulu être aimé d’une femme, ça n’a pas été long, dit LaCandeur ; je n’avais qu’à me montrer, et, comme je suis assezbel homme, la chose était faite tout de suite…

– Alors ?…

– Alors, j’avais tant de succès près desfemmes que c’est ce qui m’a porté malheur. Non seulement, j’avaisles femmes que je désirais… mais il s’est trouvé une femme qui avoulu m’avoir et que je ne désirais pas…

– Oui-da !… Elle n’était pointjolie ?…

– Ce n’était point qu’elle fût laide, maiselle était toute petite… Oh ! j’ai rarement vu une aussipetite femme… Elle aurait eu du succès dans les cirques ; maiselle n’allait point dans les cirques, car elle était comtesse.

– Mâtin, tu te mets bien, La Candeur…

– Écoute, Rouletabille, je te raconte toute mavie, parce que je ne veux plus rien avoir de caché pour toi, maispromets-moi le secret, car il m’est arrivé une aventureépouvantable avec cette comtesse…

– Que t’est-il donc arrivé, grandsdieux ?

– Je me suis marié avec elle !…

– C’est vrai ?… Je ne t’appellerai plusque M. le comte !…

– Garde-t’en bien, malheureux, si tu tiens àma tête !

– Eh mais ! tu m’intrigues !Raconte-moi donc comment tu t’es marié, toi si grand, avec uneaussi petite femme que tu n’aimais pas et que tu ne désiraispas !… Mais sans doute désirais-tu devenir comte ?…

– Pas du tout ! voici comment les chosesse sont passées : je monte en wagon ; la petite femme enquestion est si petite que je ne l’aperçois même pas !… jem’endors… mais bientôt je suis réveillé par des cris perçants et jevois devant moi une espèce de poupée qui gesticule et dont lesvêtements étaient dans le plus grand désordre… en même temps letrain s’arrêtait et presque aussitôt un contrôleur se présentait…La poupée déclare en pleurant que j’ai voulu abuser de soninnocence !… je proteste de toutes mes forces !… on ne mecroit pas !…

– Pauvre La Candeur !…

– J’ai oublié de te dire que cette chose sepassait en Angleterre…

– Aïe !…

– Ça n’a pas traîné… On a dressé procès-verbalcontre moi et pour ne pas aller en prison, j’ai dû« épouser » !…

– On m’a toujours dit, en effet, que c’étaittrès dangereux de voyager en chemin de fer, de l’autre côté dudétroit !

– Très dangereux !… mais qui est-ce quiaurait pu se douter ?

– Qu’est que tu allais donc faire enAngleterre ?

– Ces événements se déroulaient avant monentrée à l’Époque.Je venais de donner ma démissiond’instituteur-adjoint, pour faire de la littérature… Me trouvant àBoulogne un jour d’été où il faisait très chaud, j’avais pris lebateau qui partait pour Folkestone, histoire de goûter la fraîcheurde la mer pendant quelques heures. J’avais un billet d’aller etretour et ne croyais passer en Angleterre que quelques minutes.Mais je rencontrai là-bas un inspecteur de la Biarritz-School quim’engagea à partir aussitôt pour Londres où l’on attendait unprofesseur de français auquel on laisserait assez de loisir pourfaire de la littérature. Il me mit dans le train et c’est alors quele malheur arriva, ainsi que je viens de te le narrer.

– Un malheur ! répéta Rouletabille. Je nevois point que ce soit un si grand malheur d’épouser unecomtesse !… Tu aurais dû être enchanté, au contraire… Songedonc, dans ta situation…

– D’autant plus que la comtesse étaitriche.

– Voyez-vous cela !

– Mais vraiment elle était trop petite… Tu nepeux pas t’imaginer ce qu’elle était petite… À l’église (car elleétait catholique et a tenu à se marier en grande pompe), àl’église, elle ne pouvait pas me donner le bras : je la tenaispar la main ; on riait. Je ne te dirai pas ce que j’aisouffert… Ce géant et cette naine ! On se bousculait partoutpour nous voir passer car elle me traînait partout, partout… dansles magasins, au théâtre, dans tous les endroits où je n’aurais pasvoulu mettre le pied avec elle… Elle ne me lâchait pas d’uninstant, car elle était fort jalouse… Ainsi chaque fois qu’elle mevoyait prendre ma canne ou mon chapeau, elle me disait :« Je vais sortir avec vous, my love », et eneffet elle sortait avec moi ! Je dus bientôt prendre larésolution de ne plus sortir que lorsqu’elle m’y forçait.

– Mais comment cette petite naine pouvait-elleforcer le géant que tu es à faire quelque chose qui tedéplût ?

– Elle me battait.

– Elle est bien bonne !

– Ah ! tu ris… tu ris,Rouletabille ! Il y a si longtemps que je ne t’ai vurire !… Cela me fait plaisir de te voir un peu gai… Rien quepour cela, vois-tu, je ne regretterai pas de t’avoir confié legrand secret de ma vie, exprima le bon La Candeur, les larmes auxyeux.

– Alors, elle te battait ?

– Comme plâtre !…

– Et tu ne lui rendais pas les coups qu’ellete donnait !…

– Je ne le pouvais pas !… Si je lui avaisdonné une gifle ou un coup de poing, elle en serait morte etj’aurais été pendu, bien sûr !…

– Et je ne t’aurais pas connu !… Tu asbien fait de ne pas la battre, La Candeur… Mais elle ne devait paste faire grand mal, elle était si petite !…

– C’est ce qui te trompe !… Ainsi, elleme pinçait à me faire crier, me tirait les cheveux à me lesarracher !…

– Tu te mettais donc à genoux !

– Non ! c’est elle qui montait sur lesmeubles. Par exemple, j’entrais dans une pièce après avoirprudemment poussé la porte et constaté que ma femme n’y était pas.Pan ! je recevais une gifle ou j’avais un petit démon pendu àma chevelure ! Elle m’avait attendu, montée sur une chaise oucachée sur une console… Tu m’avoueras que, dans ces conditions, lavie devenait impossible !…

– Je l’avoue !…

– Et elle me trompait !…

– Ah bien !…

– Elle me trompait avec un autre géant, untambour-major de highlanders avec lequel elle gaspillait notrefortune… Que veux-tu, cette naine n’adorait que les beauxhommes !… C’est une loi de la nature… Combien de fois ai-jerencontré de tout petits hommes avec de grandes femmes !

– Si c’est une loi de la nature, tu aurais dûaimer ta femme qui était petite, puisque tu es grand ! fitremarquer Rouletabille.

– Eh bien, je fais sans doute exception à larègle… car cette petite femme, je la détestais et elle m’a dégoûtéà jamais de toutes les femmes, petites ou grandes, avoua La Candeuravec un gros soupir. La meilleure, vois-tu, Rouletabille, ne vautpas cher… et je connais quelqu’un qui devrait tirer parti de matriste expérience !… »

Rouletabille, comprenant l’allusion, fronça lesourcil. S’il plaisait à La Candeur de lui faire ses confidences,il n’aimait, lui, raconter son histoire à personne !

« Revenons à notre sujet, fit-il assezbrusquement. Puisqu’elle te trompait et que tu aurais voulu t’endébarrasser, tu n’avais qu’à la faire prendre avec sonhighlander.

– J’ai tout fait pour cela, dit La Candeur,mais si tu crois que c’était facile !

– Pourtant, si ce highlander était aussi grandque toi, il n’était point difficile de le fairesurveiller !…

– Certes, il n’échappait point aux regards… etlui, on le trouvait toujours !… Mais elle, tu comprends !on n’arrivait jamais à la surprendre… Oh ! il y avait de quoidevenir enragé !…

– Mon pauvre ami !…

– Si par hasard j’avais surpris un bout deconversation et si j’étais sûr qu’il y eût rendez-vous, jeprévenais aussitôt un homme de loi… Nous arrivions, certains de lapincer au nid… Je faisais garder toutes les issues, toutes lesouvertures, je faisais même garder le toit, toute la maison durendez-vous depuis les soupiraux de cave jusqu’au faîte descheminées… Et l’on entrait !… On trouvait bien notrehighlander, qui le plus souvent était en costume sommaire, seplaignant de la chaleur et déclarant qu’il aimait se mettre à sonaise… Mais elle, elle… on n’a jamais pu savoir ce qu’elle devenaitni par où elle passait !… On fouillait tout ! Onbousculait tout !… Pas de comtesse !… Elle nous avaitpassé entre les jambes comme une souris ou par-dessus la tête commeun oiseau… et quand je rentrais à la maison, je la trouvaistranquillement installée devant son tea and toasts et medisant : How do you do, my love ?… (Commentallez-vous, mon amour ?) Oh ! oh !…

– Oui, approuva Rouletabille… Oh !oh !… Et combien de temps cette petite aventure a-t-elleduré ?

– Deux ans, Rouletabille !… Deuxans ! Quand j’y pense, j’en suis encore malade !

– Et comment a-t-elle fini ?…

– Eh bien, voilà ! j’avais renoncé àsurprendre ma femme avec le highlander : j’avais renoncé àtout ! et je passais mon temps au fond de mon bureau, à relireLes Trois Mousquetaires, suprême consolation, même enanglais. C’est là que je vis qu’Athos, qui avait eu, lui aussi, uneterrible aventure d’amour, s’en était consolé en buvant plus qu’àsa soif !… Nous avions une cave bien garnie, je me suis mis àboire. Je fis comme Athos !… J’étais ivre les trois quarts dutemps et c’est ce qui m’a sauvé !…

– Comment cela ?

– Oh ! c’est très simple : un soir,j’étais tellement ivre que je me suis assis sur elle sans m’enapercevoir !…

– La pauvre petite !…

– Certes ! exprima La Candeur, sur un toncontrit, tu fais bien de la plaindre, Rouletabille, car lelendemain matin, quand je me réveillai, il n’en restait plusgrand-chose. Je fis du reste, tout mon possible pour la rappeler àla vie, mais mes efforts restèrent vains et je m’empressai derepasser la Manche pour échapper aux justes lois. En remettant lepied sur le quai de Boulogne, je me jurai que jamais plus je netraverserais le détroit, de ma vie, dussé-je vivre cent ans etdût-il faire plus chaud qu’aux tropiques ! Du reste, je nem’attardai point sur cette plage que je trouvai trop près du foyerconjugal, je traversai toute la France, m’enfermai dans un coinperdu des Alpes, et revins enfin à Paris, n’ayant plus le sou etpoussé par la faim et le besoin qui ne me quittait pas de faire dela littérature…

– Et tu n’as plus eu d’ennuis à la suite decette fâcheuse affaire, mon pauvre La Candeur ?

– Ma foi non ! ma femme me laissetranquille depuis qu’elle est morte. On a dû là-bas, me rechercherpendant quelque temps, j’ai dû certainement être condamné à quelquechose, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir. Et j’ai changéde nom ! Le mari de la comtesse est mort !

– En réalité, comment t’appelles-tu ?…demanda Rouletabille curieux.

– Écoute, Rouletabille, as-tu bien besoin deconnaître le nom d’un pauvre homme qui a peut-être été condamné àmort ?

– Non ! répondit le reporter, pensif, etje te demande pardon de t’avoir fait revivre cette épouvantablehistoire !…

– Tu peux être sûr que tu es le seul à qui jel’ai racontée !… »

Et La Candeur, après avoir poussé un effrayantsoupir, ajouta :

« Tu connais les femmes,maintenant !… Méfie-toi !… »

Mais Rouletabille fit celui qui n’avait pasentendu.

« Tiens ! dit-il, tu dois êtrefatigué, monte un instant sur ma bête, moi je vais me délier lesjambes…

– Ça n’est pas de refus », dit LaCandeur.

Et il prit la place de Rouletabille sur laselle sans effort, simplement en passant l’une de ses longuesjambes pardessus la monture qui, immédiatement, courba lesreins.

« Ce n’est qu’un cheval ! fit-ilavec un sourire que Rouletabille ne lui avait jamais vu, tant ilétait désabusé… Juge un peu, mon vieux, si c’était unecomtesse !… Vois-tu, Rouletabille, les femmes, moi, jem’assieds dessus !… »

Rouletabille pressa un peu le pas… Mais LaCandeur le rejoignit en poussant sa bête pour laquelle il demandagrâce.

« Ne marche donc pas si vite !… Etlaisse-moi te dire des choses pour ton bien !… Je sais que tun’aimes pas les conseils et que, peut-être, en t’en donnant, et detout cœur, j’encourrai ta colère… Mais tant pis, c’est mon amitiépour toi qui parle : cette femme fera tonmalheur !… »

Ce disant, il lui désignait Ivana quichevauchait à quelques pas devant eux…

Rouletabille frissonna et voulut encore hâtersa marche…

« Écoute-moi donc ! reprit LaCandeur. Laisse-moi te dire qu’elle ne t’aime pas… qu’elle ne t’ajamais aimé… et qu’elle ne t’aimera jamais… Vois-tu, quand on afait pour une femme ce que tu as fait pour elle, eh bien, on nevous en récompense pas en vous montrant une figure pareille !…Ah ! mon petit !… Je ne suis pas bien malin, mais j’aides yeux pour voir… Voilà une petite femme qui avait été enlevéepar un Teur…Tu te lances à sa poursuite et tu la délivresle jour de ses noces ! Et le Teur est mort !… Ehbien, elle devrait être dans la joie !… Elle devraitt’embrasser !… Puisque nous sommes sauvés, et puisque, grâce àtoi, elle a pu, tout en échappant au Teur, rendre un grandservice à son pays !… Elle devrait te couvrir de remerciementset de baisers !… Elle ne te regarde même pas et elle paraîtplus défaite qu’une morte !… M’est avis que cette femme-làregrette son Teur et qu’elle ne te pardonne pas d’êtrevenu déranger sa nuit de noces !… »

Rouletabille obstinément se taisait, mais lesmots de La Candeur lui tombaient comme du plomb fondu sur lecrâne…

« Tu ne dis rien !… C’est que tun’as pas une bonne raison à me renvoyer !… Lui as-tu seulementdemandé pourquoi elle était triste comme ça ?

– Non ! fit Rouletabille sans oserregarder La Candeur.

– Si tu ne le lui as pas demandé, c’est que tues de mon avis et que tu sais à quoi t’en tenir !… As-tu vucomme elle a couru après son Teur ? Elle voulait letuer, qu’elle disait !… Quand on le lui a tué devant elle, sonTeur, elle a failli se trouver mal !…

– Ah ! fit Rouletabille, tu t’en esaperçu ?…

– Penses-tu !… Et Vladimir aussi s’en estaperçu !… Et il pense comme moi !… Tu te dessèches pourune petite femelle qui se moque de toi et qui ne vit plus depuis lamort de son Teur !

– Tu dis des bêtises, répliqua d’une voixsourde Rouletabille qui souffrait mille supplices… S’il en étaitainsi rien ne la forçait à me suivre quand je suis allé la chercherdans le harem ! Elle n’avait qu’à rester avec sonTeur, comme tu dis !…

– Mon Dieu ! répliqua l’entêté LaCandeur, je n’étais pas là quand tu l’as ravie aux joiesconjugales, mais déjà, la veille, elle t’avait renvoyé bredouillesur les toits et peut-être que le lendemain, quand tu es revenu,elle avait eu le temps de se fâcher avec son Teur… Danstous les ménages, il y a des quarts d’heures de fâcherie… et puison se raccommode !… En tout cas elle a eu le temps de seraccommoder avec son Teur,dans le cachot dusouterrain !…

– Tu mens ! gronda Rouletabille,furieux.

– Je mens ! Demande à Vladimir si jemens ! Et à Tondor ! Tu pourrais le demander aussi àModeste et au Katerdjibaschi s’ils n’étaient pas morts !… Maisc’était devenu la fable de tout le monde à l’hôtel desÉtrangers !…

– Tu mens ! tu mens ! tu mens !répétait avec rage Rouletabille dont la gorge était pleine desanglots !… Tais-toi !… Je ne veux plus t’entendre… nitoi, ni Vladimir, ni personne !… Vous m’êtes tousodieux !… Tiens ! rends-moi cette pauvre bête ! Tuvois bien que tu l’écrases ! »

Et il n’attendit même pas que La Candeur fûttout à fait descendu de selle ; il le bouscula, prit sa placed’un bond, enfonça ses talons dans les flancs de la bête et courutloin d’eux, loin d’Ivana, loin de tout le monde… pour rester toutseul, tout seul avec sa peine…

Les paroles de La Candeur l’avaient d’autantplus déchiré qu’elles étaient le fidèle écho de sa penséetourmentée, parlant à son cœur douloureux… Ah bien, si La Candeuravait su que Rouletabille avait surpris Ivana en train de faireévader Gaulow !… Alors, alors il l’eût méprisé, c’était sûr,car pour conserver au cœur un sentiment pour une fille capabled’une chose pareille, il ne fallait pas seulement être amoureux, ilfallait être lâche !…

Et c’est vrai qu’il était lâche !… Il sele répétait à lui-même dans sa solitude, espérant vraiment qu’Ivanareviendrait à lui dans un de ces mouvements spontanés de tendressequi suivaient jadis, sans qu’il eût pu jamais bien démêlerpourquoi, ses longues heures d’hostilité…

VII – Devant Kirk-Kilissé.

 

Cette sombre attitude de désespoir ne fit ques’accroître chez Ivana, et nous pouvons dire qu’elle fut poussée àson paroxysme vers la fin de cette journée mémorable, où les quatrecolonnes de la troisième armée, ayant resserré leur front autour deKirk-Kilissé, depuis Demir-Kapou jusqu’à Seliolou, attaquèrentfurieusement les troupes ottomanes dès la tombée de la nuit.

Nos jeunes gens se trouvaient à l’extrêmegauche bulgare et purent, dans l’après-midi, assister à de nombreuxpetits combats qui les conduisirent jusqu’aux rochers deDemir-Kapou vers les six heures du soir.

Cependant la nature rocheuse et escarpée duterrain avait été en particulier d’un précieux secours aux Turcs.Et aucun succès décisif n’avait été encore remporté à l’heure oùnous nous retrouvons avec les reporters au fond d’un ravin entreDemir-Kapou et Akmatcha. La canonnade avait cessé peu après quel’obscurité était tombée, cependant que les deux infanteriesadverses, abritées derrière les rochers, ne cessaient, au milieu dela nuit noire, d’échanger une vive fusillade.

S’étant glissés le long d’une arête rocheusequi les masquait sur leur droite, Rouletabille et ses compagnons nese trouvaient pas loin de ce village d’Akmatcha où le général leuravait donné rendez-vous dès le lendemain pour l’expédition de leurcorrespondance. Seulement Akmatcha était aux mains des Turcs et ils’agissait de les en déloger. C’est alors que l’état-major bulgareavait décidé de tenter une attaque de nuit, autant peut-être parcequ’on avait vaguement l’espoir qu’elle amènerait celui-ci à seretirer sur les forts et sous les ouvrages de Kirk-Kilissé. Cefurent deux bataillons de la cinquième division qui opérèrent cetteattaque, dans le dédale rocheux de Kara-Kaja, vers la droited’Akmatcha.

Ils réussirent à en gagner la crête au milieud’une pluie de tempête dont la violence ne fit que redoubler quandce fut au tour de la quatrième colonne de s’ébranler. Les reportersachevaient, à l’abri d’une cabane de branchages, de vider quelquesboîtes de conserves qu’ils devaient à la générosité de DimitriSanof, dans le moment que passaient près d’eux, courant à l’assautnocturne, les bataillons de la première brigade de la cinquièmedivision.

Ivana se leva immédiatement pour suivre latroupe.

Elle avait arraché, dans l’après-midi, unfusil aux mains crispées d’un mort, s’était ceinturée d’unecartouchière, et avait déclaré qu’à la première occasion elleferait le coup de feu. Sur une observation de Rouletabille, ellen’avait pas hésité à rejeter l’insigne de la Croix-Rouge.

Cependant, si elle s’était exposéevolontairement aux balles turques, dans le courant de l’après-midi,elle n’avait encore pris part à aucune mêlée. Cette fois,Rouletabille vit bien qu’elle en devait avoir sa part.

Elle s’était jetée dehors, sous la pluie, sansdire un mot aux reporters. Rouletabille aussitôt s’était levé, maisLa Candeur lui mit la main sur le bras.

« Minute !… Que vas-tu faire ?lui demanda-t-il.

– Empêcher cette folle de se fairetuer !

– Je te préviens, dit La Candeur, que pourempêcher cette folle de se faire tuer, tu vas te faire tuertoi-même !…

– Possible ! répliqua l’autre.

– C’est ton affaire ! dit La Candeurd’une voix rauque, mais je te préviens également que comme je suisbien décidé à ne pas te quitter, tu vas me faire tueraussi !

– Et moi aussi, dit Vladimir, car je ne quittepas La Candeur.

– La Candeur et vous, Vladimir, je vousordonne de rester ici jusqu’à la fin de l’action… dit Rouletabille.Quand Akmatcha sera pris, vous irez au bureau de poste, vous m’ytrouverez !

– Ou nous ne t’y trouverons pas !

– Dans ce cas, tu as la serviette auxreportages ! Tu les confieras toi-même au général en luidisant que c’est de ma part et que mon dernier vœu est qu’il lesfasse parvenir sains et saufs au « canard » !… C’estentendu !… Ah ! tu lui demanderas aussi la permissiond’envoyer une petite dépêche sur le combat si ça ne le gêne pastrop !… Tu lui diras que les généraux bulgares peuvent bienfaire ça pour moi !…

– Rouletabille ! je vois de quoi ilretourne… Tu ne vas pas empêcher cette folle de se tuer, tu vasessayer de te faire tuer avec elle !…

– Tu es fou !… s’écria le reporter. Jen’ai pas le moins du monde envie de mourir… Restez ici ! etquant à moi, je vous promets d’être prudent !… Au revoir LaCandeur !… au revoir Vladimir !… »

Il leur fit signe de la main, ne voulant pastoucher la leur, se défendant d’une émotion qui le gagnait en seséparant, peut-être pour ne plus les revoir, de ses camarades… etil se jeta dehors sur les pas d’Ivana.

« Ah ! la sacrée femelle, grogna LaCandeur, la bouche pleine. On ne peut seulement pas dînertranquillement ! Crois-tu qu’elle l’a pris !… Si unebonne balle pouvait l’en débarrasser ! C’est tout le bien queje lui souhaite, à cette Ivana de malheur !

– Tu vas voir qu’elle n’aura rien et que c’estlui qui écopera ! émit Vladimir.

– Tais-toi, idiot !… grogna La Candeur.As-tu bientôt fini ? Il ne s’agit pas de se les caler jusqu’àdemain matin… Tiens, écoute, v’là que ça recrache !… Ah !mince alors, ça chauffe ! Faut pas laisser Rouletabille toutseul !… »

Quand ils furent dehors, ils virent tout desuite, derrière l’aiguille rocheuse qui les abritait, éclairéed’une façon intermittente par un feu d’artillerie des plusviolents, Ivana et Rouletabille. Arrêtés par un mouvement detroupes, ils étaient devant eux à une centaine de pas.

La chevelure de la jeune fille étaitenveloppée d’un voile qui flottait derrière elle comme un petitfanion. Ils entendirent soudain un appel de Rouletabille etaccoururent :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pasblessé ?…

– Non ! Non !… c’est elle qui adisparu ! Ivana ! Ivana !… »

Mais il y eut soudain un tel bruit demitraille autour d’eux et au-dessus d’eux que ses appels furentperdus…

Ivana avait plongé tout à coup dans ce fleuved’hommes qui se ruaient à la mort et elle était partie avec eux,s’était laissé emporter par eux vers la crête, là-haut, où selivrait un combat acharné, tout retentissant des cris atroces de lalutte à la baïonnette : Na noje ! Nanoje !« Au couteau » !

Les Turcs se défendaient avec vaillance.

Protégés par la nature, ils avaient encorefortifié leur position de réseaux de fil de fer, de trous de loupet de fougasses qui éclairaient à chaque instant la nuit d’unelueur d’enfer ; enfin ils avaient amené une artillerie quirépondait coup pour coup à l’artillerie bulgare.

Au milieu de ces rochers, dans des entonnoirsoù bouillonnait la mort, c’était un tumulte sans nom.

L’air était déchiré de cent tonnerres ;des monceaux de rocs étaient projetés de toutes parts, lesshrapnells éclataient au-dessus des tranchées, tuant ceux qui secroyaient le plus à l’abri ; mais rien ne résistait à la« mitraille humaine » ! C’était encore la plusforte, elle qui allait déloger de leur retraite souterraine où leplomb n’avait pu les atteindre, les soldats de Mouktarpacha !

Comment Rouletabille se trouva-t-il tout àcoup, au beau milieu du combat, près d’Ivana, qui accrochait unebaïonnette à son fusil fumant ?

Il n’eût pu le dire… et il n’eût surtout paspu dire comment ils se trouvaient encore intacts tous deux souscette effroyable pluie de fer.

Le tir concentrique des Turcs étaitparfaitement dirigé et les obus étaient tombés drus sur les troupesà l’assaut en même temps que sur leurs pièces de campagne. Près desjeunes gens un chef de pièce et ses suivants avaient été mis enmorceaux, la cervelle jaillissant des crânes et les entraillesrépandues à terre dans une boue sanglante. Des suivants de réserve,venus remplacer leurs camarades, avaient subi le même sort. Etmaintenant c’était le tour de la mitraille humaine de donner.

« En avant, les amis, àl’assaut ! »

C’est Ivana qui crie dans cette tempête et quirépète les ordres des chefs dans la langue farouche du Balkan.Na noje ! Na noje !

Les clameurs perçantes des hommes se mêlent aubruit du canon et, semblables à des furies, les voilà tous quibondissent, nul ne s’occupant ni des officiers ni des camarades quitombent !

Sautant par-dessus les morts et les mourants,les survivants parviennent à une dizaine de mètres de l’ennemi,mais la paroi rocheuse est presque à pic ici et les arrête uninstant… et une flamme terrible les couche sur le sol parcentaines ! En avant !… Voilà le marchepied qu’il fautaux survivants ! Ils entassent les cadavres et ils grimpentsur eux comme des démons !

C’est la fin ! Le Turc s’enfuit,abandonnant tout au vainqueur, ses blessés et sesapprovisionnements. Du reste, il n’essaie plus nulle part derésister à une pareille marée humaine qui descend de tous les colsde l’Istrandja…

Rouletabille n’a eu d’yeux, pendant toutecette lutte farouche, que pour Ivana.

Il a renoncé à la protéger et à se protégerlui-même.

Il obéit au mouvement qui l’enveloppe, quil’emporte derrière elle.

Un moment il l’a vue tomber et il s’estprécipité sur elle, l’a soulevée, l’a prise dans ses bras. Elleétait couverte de sang et il n’eût pu dire à qui ce sangappartenait, s’il provenait d’une blessure à elle ou s’il venait deceux qu’elle avait éventrés avec sa terrible baïonnette…

Il lui parlait, elle ne lui répondait pas.

Elle se débattait pour qu’il la lâchât.

« Mais tu veux donc mourir ?… »s’écria-t-il avec des sanglots.

Et elle clama désespérément :

« Oui ! oui !oui ! »

Et elle lui glissa d’entre les bras pourcourir encore à sa furieuse besogne, et il tourna la tête pour neplus voir sa figure farouche de reine des batailles.

Quand, cette nuit-là, Akmatcha fut pris,Karakoï fut pris et que les troupes victorieuses se furentcouchées, en attendant l’aurore, sur leurs positions, Rouletabilleeut toutes les peines du monde à empêcher Ivana de dépasser laligne des avant-postes.

Elle voulait combattre encore, poursuivre lamort, qui décidément la fuyait.

Elle avait une blessure à l’épaule droite quisaignait abondamment. Elle se défendit d’être soignée, et on luibanda son épaule presque malgré elle. Enfin elle s’allongea dansune tranchée et s’endormit, accablée.

Rouletabille la veilla jusqu’aux premiers feuxdu jour.

Et c’est ce jour-là, 24 octobre, que se passacette chose étrange que fut la prise de Kirk-Kilissé.

VIII – La prise de Kirk-Kilissé.

 

Pendant la nuit, les Bulgares s’étaientarrêtés dans leur victoire sur toute la ligne, depuis Demir-Kapoujusqu’à Petra et Gerdeli, estimant leurs succès suffisants dans lesténèbres et, du reste, s’attendant encore, ainsi qu’ils l’ont avouédepuis, à un retour offensif de la part de l’ennemi.

Ils ne se doutaient nullement de l’immensepanique qui s’était emparée de l’armée turque.

À l’aurore, Rouletabille, voyant toujoursIvana en proie au sommeil le plus profond, se dirigea versAkmatcha, qui était à quelques pas de là, pensant qu’il ytrouverait La Candeur et Vladimir, auxquels il avait donnérendez-vous au bureau de poste. C’est là, en effet, qu’il lestrouva, et dans quel état ! Ils étaient aussi lamentables,aussi écroulés que le bureau de poste lui-même. Ce n’étaitpas encore tout de suite qu’on allait pouvoir envoyer desdépêches !

Quant à La Candeur, il ne paraissait plus quele spectre de lui-même et il accablait sa poitrine de grands coupssourds comme font les pécheurs pénitents qui récitent avec unetouchante ardeur leur mea culpa.

La Candeur s’accusait de la mort deRouletabille et Vladimir avait grand-peine à le consoler. Ilsavaient été séparés du reporter assez brusquement et ne l’avaientplus revu ; ils l’avaient cherché toute la nuit parmi lescadavres…

« Ah ! si je l’avais suivi plusvite, si j’avais été moins lâche, gémissait La Candeur, il seraitencore en vie !… Je l’aurais défendu !… Je me seraisplacé devant lui !… Je serais mort à sa place !…Vladimir, tu ne sais pas tout ce que je dois à Rouletabille !…Dans mes reportages, c’est toujours lui qui m’a tiréd’affaire !… Sans lui, j’aurais été jeté à la porte du journaldix fois !… Je serais mort de faim !… Il m’a toujoursdéfendu !… Il m’a toujours aidé… C’était un ami,celui-là !… Et moi je l’ai abandonné !…

– Pleure pas, dit Rouletabille, mevoilà !… »

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.La joie étouffait La Candeur… Tout à coup il se redressa enpoussant un soupir effrayant :

« Malheureux ! s’écria-t-il, voilàton mauvais génie qui revient ! Elle n’est donc pas morte,celle-là ! »

Rouletabille tourna la tête et aperçut Ivana.Il repoussa La Candeur en lui disant :

« Laisse-moi… tu ne m’aimespas ! »

La Candeur chancela.

« C’est bien, c’est bien, fit-il, d’unevoix sourde… s’il faut, pour t’aimer, aimer aussi celle-là, jel’aimerai !

– Alors, dit Rouletabille, veille sur ellecomme tu veillerais sur moi…

– C’est entendu ! grogna l’autre.

– Je puis compter sur toi ?

– Je n’ai pas besoin de te lerépéter… »

Ivana arrivait, en effet… Elle était hâve avecune flamme sombre au fond de ses yeux magnifiques, déguenillée, lescheveux tordus farouchement sur le sommet de la tête et retenus parune écharpe flottante ; elle avait passé un pantalon defantassin que retenait à la ceinture la cartouchière. Elle avaitson fusil sur le bras. Elle avait du sang à l’épaule. Elle étaiteffrayante et belle.

Rouletabille voulut lui demander des nouvellesde sa blessure. Elle lui répondit :

« Les avant-postes viennent de recevoirl’ordre d’avancer ; venez-vous avec moi ? et elle gagnale chemin…

– Ah ! ça ne va pasrecommencer ! » grogna La Candeur.

Rouletabille le regarda tristement :

« C’est bien ! c’est bien !… Ony va !… » dit La Candeur.

Et le bon géant, baissant la tête, emboîta lepas à Ivana. Il avait toujours sa serviette sous le bras. Ilproduisait un étrange effet, sur le champ de bataille, avec cetteserviette, sa longue redingote noire, le seul vêtement propre quilui restât, et sa cravate blanche, car La Candeur ne mettait jamaissa redingote sans sa cravate blanche. Il eût pu passer pour unnotaire chargé de recueillir les testaments…

Ils s’en furent vers Raklitza, le premiergrand fort qui défendait, au nord-ouest, Kirk-Kilissé. Ils setrouvaient sur la ligne des premiers éclaireurs qui avançaientencore bien prudemment, car on s’attendait à ce que les fortsouvrissent le feu d’un moment à l’autre sur Karakoï etKarakaja.

Or, les forts ne tirèrent nullement et pourcause !… Ivana, La Candeur, Rouletabille et Vladimir furentles premiers à entrer dans le fort de Raklitza. Ils y trouvèrentsimplement quatre pièces de gros calibre qui n’avaient pas brûléune gargousse, leurs servants s’étant enfuis en même temps que lesderniers éléments d’infanterie que les Turcs y avaientlaissés !…

Ce furent les reporters qui avisèrent du faitles soldats et leur dirent qu’ils pouvaient avancer sans crainte.Les officiers ne voulaient pas le croire, mais il fallut bientôtqu’ils se rendissent à l’évidence !

En même temps, ils retrouvèrent devant eux, aufur et à mesure qu’ils approchaient de Kirk-Kilissé, tous lessignes d’une indescriptible panique.

Partout étaient laissées sur le sol les tracesde la déroute. Plus de cinquante pièces d’artillerie étaientrestées embourbées dans les ornières jusqu’aux essieux, abandonnéespar leurs attelages dont les traits coupés pendaient encore àterre… puis c’étaient des caissons épars, un amoncellement fabuleuxde cartouches à obus, non tirés, les uns rouges (les shrapnellsordinaires), les autres jaunes (obus explosibles), qui paraissaientd’étranges et somptueuses fleurs écloses en une nuit dans ce champfarouche…

Plus de 10 000 mausers et des millions decartouches avaient été également jetés sur les routes pour délesterles voitures… des approvisionnements considérables… tout celaabandonné sans qu’on eût même pris la peine ni le temps de ladestruction… tant on avait hâte de fuir !…

Les soldats du général Radko Dimitrief, à cespectacle, poussaient des hourras !…

Quant aux reporters, de même qu’ils avaientété les premiers à entrer dans le fort, ils furent les premiers àpénétrer dans la ville. Ce fut Ivana qui en prit possession sansque personne, du reste, s’y opposât, car ils ne rencontrèrentpersonne. Ils passèrent entre les ouvrages militaires, les redoutesabandonnées… pas un soldat !… pas un visage humain !…

Les quelques habitants qui n’avaient pas fuis’en étaient allés de bonne heure, par une autre route, au-devantde l’ennemi, pour lui annoncer l’abandon de la ville et luiapporter des fleurs !…

Les jeunes gens parvinrent ainsi jusque dansle palais du gouverneur, au milieu d’un prodigieux silence…

Ils allaient de cour en cour, de salle ensalle, n’avaient qu’à pousser des portes, retrouvaient partout lestraces d’une fuite éperdue…

Et ils pénétrèrent, sans bien savoir comment,sans l’avoir cherché, par hasard peut-être, dans le cabinet même deMahmoud Mouktar pacha, général en chef de l’armée ottomane enfuite.

Nous disions « peut-être », carenfin il se pouvait très bien que Rouletabille eût poursuivi cehasard-là plus qu’il n’eût voulu l’avouer.

Il paraissait en effet s’intéresser beaucoupaux objets qui se trouvaient dans ce cabinet… Sur une table, il yavait des papiers, des cachets, de la cire… Fureteur, il jeta uncoup d’œil sur tout cela… allongea la main, puis sembla réfléchir,ne prit rien et redressa vivement la tête à un bruit d’argenteriequi venait de la salle à côté.

Il y courut.

C’était Vladimir qui vidait un tiroir.

Il le gronda fortement, cependant que l’autreréclamait le droit d’emporter « un petit souvenir ».

« Mon Dieu, acquiesça Rouletabille, unpetit souvenir, je veux bien ! Mais vous n’avez pas l’idée devous faire monter en épingle de cravate ces cuillers à pot enargent et ces louches en vermeil ?… Venez par ici !…Regardez dans ce cabinet… Peut-être y trouverez-vous quelque objetsans valeur !… »

Vladimir alla tout droit au bureau… Il vit lespapiers, les blancs-seings, les cachets…

Peu scrupuleux, il se jeta là-dessus, rafla letout, malgré les protestations de Rouletabille :

« Malheureux, que faites-vouslà ?…

– Ce que je fais là ?… répliquatranquillement Vladimir. Mais simplement mon devoir… Si nous avonsbesoin un jour de « laissez-passer » et de blancs-seingspour nous promener parmi les armées turques, en admettant qu’il enreste encore, nous serons très heureux d’avoir la signature et lecachet du général en chef…

– Je ne vous dis pas le contraire, Vladimir,répondit en hochant la tête Rouletabille, mais il faut qu’il soitbien entendu que ceci s’est passé en dehors de moi… Moi, j’ai desresponsabilités, je représente ici la presse française qui ne doituser que d’honnêtes procédés… Vous, vous êtes Vladimir de Kiew,vous pouvez prendre sur les tables et même dans les tiroirs tout cequ’il vous plaît, ça n’étonnera personne !… Maintenant,allons-nous-en d’ici !… ajouta-t-il… Nous n’avons plus rien ày faire !… »

Les soldats du général Dimitrief apprirentdonc que Kirk-Kilissé était tombé entre leurs mains, alors qu’ilss’apprêtaient encore à combattre.

Et c’est ainsi que les deux grands fortscavaliers de Raklitza et de Skopes, qui couvraient la ville au nordet qui étaient reliés entre eux par une série d’ouvrages en terrepour batteries de campagne et tirailleurs d’infanterie, ouvragesqui avaient été en leur temps fort appréciés par le généralallemand von der Goltz, furent occupés par les Bulgares sans coupférir. L’armée turque s’était évanouie devant eux, et, si vite,qu’ils étaient fort embarrassés pour la poursuivre.

On avait perdu le contact, a racontéM. de Pennenrun. C’est alors que devant l’état de fatiguedes troupes, les généraux Kenlentchef et Dimitrief et notre ami legénéral Dimitri Savof décidèrent d’un commun accord de suspendreleur mouvement en avant et d’attendre sur place les renseignementsqu’allait sans doute leur procurer la division de cavalerieNazlimof qu’ils venaient de lancer vers le sud, dans la directionde Baba-Eski.

Kirk-Kilissé fut donc envahi par les troupes,mais non mis au pillage. On y vint surtout pour dormir, car lessoldats, exténués par cinq jours de marche dans un pays aussiaccidenté que la région alpestre et par deux jours de combat,avaient besoin surtout d’un peu de repos !

Quant à nos reporters, ils cherchaient moinsun lit qu’un bon déjeuner.

IX – La Candeur boit trop.

 

Ils passèrent justement devant une antiqueauberge qui, déserte tout à l’heure, s’était remplie en un instantd’une clientèle bruyante, maintenue du reste dans les limites dudroit de s’emparer du bien des gens par un détachement deriz-pain-sel chargé de faire l’inventaire des caves et celliers etaussi de distribuer les victuailles.

Comme ils se disposaient à entrer dans lacour, Rouletabille s’esquiva tout à coup pour suivre Ivana qui serefusait à pénétrer dans cette cohue. Il cria à ses compagnonsqu’il les rejoindrait tout à l’heure.

Vladimir sut vite se débrouiller dans cetteconfusion, et bientôt, chargé d’un énorme cervelas et d’un jambon,un gros pain bis sous le bras, il courait chercher La Candeur aufond de la cour où il lui avait donné rendez-vous.

Il commençait de se désoler, car il nel’apercevait point, quand tout à coup il vit la tête du bon géantpasser par la portière d’une diligence au moins centenaire quifinissait de tomber en poussière sous un hangar :

« Eh bien, qu’est-ce que tu fais ?…dit La Candeur. Monte donc !… On n’attend plus quetoi !

– Tu as mis la table dans ladiligence ?

– Sûr ! et quand tu y seras, je tournerail’écriteau « complet » !… On va être bientranquilles là-dedans pour briffer ! Ah ! à propos, tusais, nous avons un invité !

– Qui ça ?

– Monte !… tu verras !… »

Intrigué, Vladimir se haussa sur le marchepiedet regarda à l’intérieur de la diligence.

La Candeur, en effet, n’était point seullà-dedans ; un second personnage achevait de mettre lecouvert, sur une banquette, que garnissaient déjà des serviettesbien blanches, des assiettes, des épices, des verres et même desbouteilles !… L’homme se retourna.

« Monsieur Priski !… »

Vladimir en apercevant leur geôlier du Châteaunoir, l’homme qui lui rappelait les plus cruelles mésaventures,laissa tomber le pain qu’il avait sous le bras. Et pendant que LaCandeur courait le ramasser :

« Monsieur Priski ! Mais vous n’êtesdonc point mort !… Je croyais que La Candeur vous avaittué !…

– Moi aussi, dit La Candeur.

– Moi aussi ! fit M. Priski, maisvous voyez, j’en ai été quitte pour une oreille… bien que, dans lemoment, j’en aie vu, comme on dit, trente-sixchandelles ! »

Le majordome de Kara-Selim avait en effet unbandage qui lui tenait tout un côté de la tête. À part cela, il neparaissait point avoir perdu le moins du monde sa bonne humeur.

« Si j’ai eu de la chance, vous en avezeu aussi, vous autres, de vous en être tirés !… émit avecpolitesse M. Priski.

– Ce n’est pas de votre faute, monsieurPriski !…

– Dame !… répondit l’autre. On se défendcomme on peut ! C’est vous qui avez commencé àm’arranger[6]…

– La paix !… commanda La Candeur.Maintenant, M. Priski est notre ami ! N’est-ce pas,monsieur Priski ?

– Oh ! répliqua l’autre, à la vie à lamort ! Rien ne nous sépare plus !…

– Et la preuve que M. Priski est notreami, c’est qu’il nous offre ce beau poulet rôti !…

– Est-ce possible ! monsieurPriski ! s’écria Vladimir en apercevant un magnifique poulettout doré que La Candeur venait de sortir de sous une assiette…

– Et aussi, continua La Candeur, de quoil’arroser !… Regarde-moi ça, petit frère… Trois bouteilles devieux bourgogne, mais du vrai !…

– Monsieur Priski, il faut que je vousembrasse ! » s’écria Vladimir.

Et il sauta au cou de M. Priski enrépétant :

« Du bourgogne, monsieur Priski !…du vrai bourgogne !… moi qui n’ai jamais bu que du bourgognede Crimée !… Vous pensez !…

– Pommard 1888 !

– 1888 ! vingt-cinq ans debouteille !… Ah ! monsieur Priski !… Et où doncavez-vous trouvé ces trésors ?…

– D’abord, asseyons-nous et mangeons,conseilla La Candeur, dont les yeux sortaient de la tête à l’aspectde toutes ces victuailles… On commence par le jambon ?…

– Non, par le cervelas !…

– Et on finit par le poulet !…

– D’abord, goûtons au pommard !… On peutbien en déboucher une bouteille !…

– Moi, fit La Candeur, je suis d’avis que l’ondébouche les trois bouteilles !… Comme ça, nous aurons chacunla nôtre !…

– Va pour les trois bouteilles tout de suite,dit Vladimir, seulement tu y perds !…

– Pourquoi ? questionna La Candeur, toutde suite inquiet.

– Parce que tu aurais certainement bu à toiseul, autant que moi et M. Priski…

– Bah ! vous pourrez toujours me passervos restes !

– Non, j’emporterai ce qui restera pourRouletabille !

– Mais, espèce de Tatare de Vladimir que tues, crois-tu donc que l’on trimbale un pommard de vingt-cinq anscomme un panier à salade, et puis, Rouletabille n’a pas soif, ilest amoureux !… Ah ! messieurs, ne soyez jamaisamoureux !… C’est un conseil que je vous donne ; sur quoije bois à votre bonne santé à tous !…

– Hein ! qu’est-ce que vous dites deça ? » demanda M. Priski.

Les deux autres firent claquer leurlangue.

« Eh bien, je déclare, émit La Candeuravec une grande gravité, que je commence à prendre goût à laguerre !

– Comme c’est heureux, fit Vladimir avec unsourire extatique de reconnaissance à sa bouteille, comme c’estheureux, La Candeur, que tu n’aies pas tué ce bonM. Priski.

– Je ne m’en serais jamais consolé !affirma La Candeur en vidant son verre.

– Mais encore une fois, comment l’as-turencontré ?

– Figure-toi, Vladimir, que je rôdais autourdes caves, ne sachant par où pénétrer, quand j’entends une voix quisort d’un soupirail.

« – Inutile de vous déranger, monsieur deRothschild, disait la voix, voilà ce que vouscherchez ! »

« La voix de M. Priski !…D’abord je reculai… je crus à un revenant !… Mais non !c’était bien M. Priski en chair et en os qui me tendait, parle trou du soupirail, les bouteilles que voilà ! et qui meconseillait : « Ne les remuez pas trop ! surtout neles remuez pas trop !… » Ah ! le brave monsieurPriski ! Il suivit bientôt ses bouteilles et arriva encoreavec un poulet. Tu penses si on a été tout de suite amis !… Jelui ai expliqué alors comment mon fusil était « parti »tout seul à la meurtrière du donjon et combien je l’avaisregretté !…

– Oh ! fit Vladimir, les larmes aux yeuxet la bouche pleine, votre mort a été pleurée par nous au donjon,comme si nous avions été vos enfants, monsieur Priski !…

– Notre désolation faisait peine à voir !affirma La Candeur avec un soupir étouffé à cause qu’il s’étaitservi trop de cervelas et qu’il voulait arriver à temps pour lejambon. Heureusement que le Bon Dieu veillait sur M. Priski etl’envoyait, pendant que nous pleurions sa mort, dans cette aubergeoù il a servi autrefois !

– Où sommes-nous donc ici ?… demandaVladimir.

– À l’hôtel du Grand-Turc ! une maisontrès connue où j’ai été jadis interprète, expliqua M. Priski,non sans une certaine pointe d’orgueil.

– Tout s’explique ! dit Vladimir, vousconnaissiez la maison !

– C’est-à-dire que les caves, pour moi, et legarde-manger n’avaient point de mystère !…

– Je comprends tout ! Je comprendstout !

– Non ! tu ne comprends pas tout !dit La Candeur… car si nous avons le bonheur d’avoir rencontré si àpoint M. Priski, il faut bien te dire que M. Priski nouscherchait !

– Ah ! oui !… il nous cherchait… etpourquoi donc nous cherchait-il ?

– D’abord parce qu’il désirait avoir desnouvelles de notre santé, ensuite pour nous rendre un grosservice !… expliqua La Candeur en vidant un verre plein depommard.

– Un service ?

– Mon cher (et La Candeur se pencha àl’oreille de Vladimir), il s’agit tout simplement de débarrasserRouletabille d’Ivana !…

– Oh ! oh ! c’est grave cela, émitVladimir, déjà sur le qui-vive.

– Évidemment, c’est grave ! reprenait LaCandeur en visant sa bouteille, ce qui semblait lui donner beaucoupde force pour raisonner… Il est toujours grave de rendre la vie àquelqu’un qui est en train de se suicider !…

– Ça ! dit Vladimir, il est certain quedepuis que Rouletabille a retrouvé cette petite femme, on ne lereconnaît plus !…

– Il ne rit plus jamais !…

– Il n’a plus faim !…

– Il n’a plus soif ! dit La Candeur enfaisant un emprunt subreptice à la bouteille de Vladimir.

– Il dépérit à vue d’œil, acquiesça Vladimir.Tout de même, il faut être prudent, et cela mériteréflexion !…

– C’est tout réfléchi !… affirma LaCandeur ; je veux sauver Rouletabille, moi !…

– Moi aussi… dit Vladimir ; mais toutcela dépend…

– Dépend de quoi ?…

– Eh bien, mon Dieu, avoua en hésitant un peu,mais pas bien longtemps, le jeune Slave… tout cela dépend du prixque M. Priski y mettra !…

– Hein ? sursauta La Candeur, qu’est-ceque tu dis ?

– Monsieur m’a sans doute compris !…demanda Vladimir en se tournant du côté de M. Priski… Monsieurn’est sans doute pas sans ignorer que nous sommes tout à faitdépourvus de la moindre monnaie…

– Misérable Vladimir Pétrovitch deKiew !… s’écria La Candeur qui faillit s’étrangler avec unepatte de poulet… Tu veux te faire payer un service que tu rends àRouletabille !…

– Espèce de La Candeur de mon cœur !répliqua Vladimir, me prends-tu pour un goujat ?… je suis prêtà rendre ce service à Rouletabille pour rien ! Mais le serviceque je rends à M. Priski je voudrais qu’il le payât quelquechose !… car si j’ai des raisons de servir gratuitementRouletabille, je n’en ai aucune de faire le généreux avecM. Priski qui a failli nous faire fusiller tous, ne l’oubliepas !…

– Ça, c’est vrai ! dit La Candeur,légèrement démonté… il n’y a aucune raison pour que nous rendionsservice à M. Priski pour rien !…

– Je suis heureux de te l’entendredire !… qu’en pensez-vous, monsieur Priski ?…

– Messieurs, je vous ai déjà donné un pouletet trois bouteilles de vin !

– Et vous trouvez que c’est suffisant pour unservice pareil ?… protesta Vladimir.

– Mon Dieu ! ce service consiste en bienpeu de chose… Il s’agit simplement, comme je l’expliquais tout àl’heure à monsieur le neveu de Rothschild…

– Appelez-moi La Candeur, comme tout le monde…je voyage incognito, expliqua modestement le bon géant.

– J’expliquais donc tout à l’heure àM. La Candeur qu’il s’agissait uniquement de faire passer àMlle Vilitchkov une lettre, sans que M. Rouletabille s’enaperçût !… vous n’auriez pas autre chose à faire… Le resteregarde Mlle Vilitchkov… Vous voyez comme c’estsimple !…

– C’est cette simplicité qui m’a tout de suiteséduit… avoua La Candeur en cherchant de la pointe de son couteaula chair délicate qui se cachait dans la carcasse du poulet, sonmorceau favori…

– Et vous croyez, demanda Vladimir, que lalecture de cette lettre suffirait pour séparer à jamaisMlle Ivana de Rouletabille ?

– J’en suis sûr ! affirmaM. Priski.

– M. Priski m’a expliqué, dit La Candeur,que cette lettre est une lettre d’amour qu’un grand seigneur turcenvoie à Ivana par l’entremise de cet eunuque que nous avons aperçuà la Karakoulé et qui s’appelle, je crois, Kasbeck !…

– C’est cela, dit M. Priski. Kasbeckétait venu à la Karakoulé pour apporter lui-même cette lettre-là etempêcher, s’il en était temps encore, le mariage deMlle Vilitchkov et de Kara-Selim que vous appeliez aussiGaulow !… mais ce mariage n’a pas été consommé…

– Non ! fit La Candeur en se servant àboire avec la bouteille de M. Priski… non ! rien n’estencore perdu !…

– Mais enfin, qu’est-ce que ce grand seigneurturc peut bien lui raconter à cette Ivana pour la décider à toutquitter pour le rejoindre ? demanda Vladimir.

– Ça ! fit M. Priski, je n’en saisrien !… On ne me l’a pas dit !… Il doit lui offrir deschoses surprenantes !… Kasbeck m’a dit textuellement :« Priski, fais-lui tenir la lettre et ne t’occupe pas dureste ! Elle viendra !… » Faites comme moi, ne vousoccupez pas du reste !… Qu’est-ce que vous risquez ?…moi, je me suis adressé à vous parce que vous l’approchez tous lesjours et puis aussi, il faut bien le dire, parce que je vous aientendus plusieurs fois gémir sur la triste passion de votre ami etmaudire cette Ivana qui vous en a déjà fait voir de toutes lescouleurs !… Je me suis dit : « Voilà des alliés touttrouvés ! »

– Monsieur Priski ! interrompit Vladimir,c’est deux mille levas !…

– En voilà mille, dit aussitôt M. Priskien ouvrant son portefeuille et en tirant des billets qu’il tendit àLa Candeur. Je donnerai les autres mille quand vous aurez remis lalettre…

– Prends cet argent ! dit La Candeur àVladimir, moi, je ne veux pas y toucher… il me semble qu’il mebrûlerait la main…

– Tu as raison ! dit Vladimir. Il y a deschoses qu’un reporter français ne peut pas sepermettre ! »

Et il empocha les billets.

« Voici la lettre, maintenant, ditM. Priski en tendant un pli cacheté à Vladimir.

– Donnez-la à monsieur ! fit Vladimir enmontrant La Candeur ; c’est avec lui que vous vous êtesentendu et je ne suis que son serviteur !… »

Mais La Candeur se récusa encore avec unegrande politesse :

« Vous comprendrez, monsieur Priski, quemoi, je ne puis toucher à cette lettre, ayant juré à Rouletabillede veiller sur cette jeune fille… Si Rouletabille apprenait jamaisque, ayant juré cela, j’ai fait passer en secret une lettre decette nature à Mlle Vilitchkov, il ne me le pardonneraitjamais !…

– Et s’il apprenait que c’est par moi qu’elleest entrée en possession de la lettre, il me tuerait sur-le-champ…dit Vladimir.

– Que ce soit par l’un ou par l’autre, celam’est bien égal à moi ! fit Priski ; mais puisque vousm’avez pris les mille levas, il faut maintenant me prendre lalettre !

– C’est tout à fait mon avis ! dit LaCandeur.

– Eh bien, prends donc la lettre, toi !fit Vladimir.

– Je n’ai pas pris l’argent, je ne vois paspourquoi je prendrais la lettre ! répondit La Candeur.

– Enfin, messieurs, vous déciderez-vous ?demanda M. Priski.

– C’est tout décidé, je ne prends pas lalettre ! déclara Vladimir.

– Ni moi non plus ! assura LaCandeur.

– En ce cas, rendez-moi mes mille levas,s’écria M. Priski.

– Vous êtes fou, monsieur Priski !… ditVladimir. Vous rendre vos mille levas ! Vous n’y pensezpas !… Mais c’est toute notre fortune !… Non !non ! je ne vous rendrai pas les mille…

– Mais je ne vous les ai donnés, s’écriaM. Priski qui commençait sérieusement à se fâcher, qu’autantque vous prendriez la lettre…

– Pardon ! pardon !… il n’a jamaisété question de cela… dit La Candeur. Vous nous avez chargés defaire passer une lettre !…

– Faire passer une lettre, dit Vladimir, çan’est pas s’engager à la prendre !… Moi, je serais à votreplace, savez-vous ce que je ferais, monsieur Priski ?… Ehbien, cette lettre, qui est si importante, je ne m’en dessaisiraispas ! Je la porterais moi-même à Mlle Vilitchkov ;comme ça, je serais sûr que la commission serait faite !…

– Eh ! dit M. Priski, je ne demandepas mieux, mais M. Rouletabille ne la quitte pas,Mlle Vilitchkov ! Comment voulez-vous que je m’approched’elle sans qu’il me voie ?

– C’est bien simple, expliqua Vladimir, etc’est là où nous gagnerons, nous autres, honnêtement notre argent.Nous détournerons l’attention de Rouletabille pendant que vouspasserez et irez porter vous-même la lettre…

– Si je vous disais que j’aime autantça ! admit M. Priski.

– Alors il ne reste plus qu’à régler lesdétails ! dit Vladimir.

– Et Rouletabille est sauvé ! »s’écria La Candeur qui était tout à fait « pompette » etqui brandissait avec désespoir un verre et une bouteille vides.

X – Où l’on reparle du coffretbyzantin.

 

Dans un faubourg de Kirk-Kilissé, sur le bordde la route qui conduit vers l’Ouest, au fond d’un bosquet,Rouletabille avait trouvé pour Ivana et pour ses compagnons unpetit kiosque du haut duquel il leur serait possible d’observer lesenvirons et où ils pourraient se reposer sans être gênés par lemouvement des troupes.

Chose curieuse, c’est sur la demande même dela jeune fille que Rouletabille avait cherché cette retraite. Ivanasemblait se désintéresser de l’armée, même la fuir, dans un momentoù sa présence eût pu être utile dans les ambulances. Enfin, elleavait recommandé à Rouletabille de ne point donner son adresse augénéral Savof si celui-ci ne la lui demandait pas. S’il la luidemandait, il ne pourrait la lui refuser, mais alors il devrait enavertir Ivana sur-le-champ.

« Pour changer de domicile ?

– Oui, avait-elle répondu nerveusement, pourchanger de domicile ! »

Sur quoi elle s’était mise à se promener avecune agitation telle dans la petite salle qui lui avait étéréservée, que Rouletabille, la plaignant et la croyant en toutesincérité sur le point de devenir folle, ne voulut pas laquitter.

Il resta pour la surveiller et pour rédigerses télégrammes, et il envoya Tondor chercher Vladimir et LaCandeur, lesquels arrivèrent la figure fort allumée et reçurent lamission de trouver le général Dimitri Savof.

À la tombée de la nuit, Rouletabille sepromenait, le front soucieux, devant la porte du kiosque d’où Ivanan’était pas sortie de toute la journée. Il n’avait échangé avecelle que des paroles insignifiantes et s’était replongé dans unecorrespondance qu’il lui avait été du reste impossible d’expédier,le général Dimitri ayant répondu à Vladimir qu’il avait reçu desordres supérieurs lui recommandant de garder le plus grand secretautour des batailles de Pétra, Seliolou et Demir-Kapou, victoiresqui ne devaient être connues, dans leur détail, que plus tard.

À cause de cela et de bien d’autres choses,Rouletabille était donc fort morose quand il fut abordé par l’ombreénorme du bon La Candeur qui le prit amicalement sous le bras.

« Viens, lui dit le géant, je vais temontrer quelque chose…

– Quoi ?

– Tu vas voir… c’est très curieux !…

– Si je m’éloigne, il n’y aura personne pourveiller sur Ivana et son attitude, de plus en plus bizarre, medonne de gros sujets d’inquiétude…

– C’est tout près d’ici…

– Qu’est-ce que tu veux me montrer ?…

– Tu vas voir !…

– Eh bien, appelle Vladimir qui surveillera lekiosque pendant que tu me montreras ce que tu veux me fairevoir !

– C’est justement Vladimir que je veux temontrer.

– Je le connais, ça n’est pas lapeine !

– Oui, mais tu ne sais pas ce qu’ilfait !

– Qu’est-ce qu’il fait ?…

– Il est là, au bord d’un bosquet, en train deparler à quelqu’un qui est mort !…

– Es-tu ivre, La Candeur ?…

– Je ne suis pas ivre. J’ai bien déjeuné, maisje ne suis pas ivre !

– Alors qu’est-ce que c’est que cettehistoire ?

– C’est une histoire de revenant, viensdonc !… »

Et il attirait Rouletabille qui peu à peucédait et le suivait sous les arbres.

« Figure-toi que Vladimir cause avecM. Priski ou avec son ombre !…

– Le majordome de la Karakoulé !

– Lui-même !… ma balle, après tout, nel’a peut-être pas tout à fait tué ; et je n’en serais pas plusfâché, car, entre nous, nous ne nous étions pas très bien conduitsavec ce cher M. Priski… Mais avance donc ; qu’est-ce quetu fais ?…

– Comment M. Priski se trouve-t-ilici ?

– Je n’en sais rien ! Nous allons allerle lui demander, viens !… (Ce disant, il avait fait tournerRouletabille du côté opposé à la porte du kiosque…) Il faut savoirce qu’il veut à Vladimir !

– Eh bien, quand il aura fini de causer avecVladimir, tu iras chercher Vladimir, et Vladimir nous dira ce queM. Priski a dit, mais je ne fais pas un pas de plus… je neveux pas laisser Mlle Vilitchkov toute seule, sans défense, aumilieu de toute cette soldatesque qui court les routes… »

Et il s’assit sur un tertre d’où il pouvaitapercevoir encore les derrières du kiosque et entendre au besoin uncri ou un appel.

« Tu seras donc toujours aussibête !… Je veux dire aussi amoureux… fit La Candeur d’une voixde rogomme en s’asseyant à côté du reporter de façon à lui cacher àpeu près le kiosque.

– La Candeur, tu sens le vin, fit Rouletabilledégoûté, en s’éloignant un peu.

– C’est ma foi bien possible, répondit LaCandeur car j’en ai bu un peu. J’ai fait un excellent déjeuner à latable d’hôte de l’auberge du Grand-Turc. Vladimir et moi avonsbeaucoup regretté ton absence… Ah ! justement le voilà,Vladimir… Tiens ! maintenant il est seul !… Bonsoir,Vladimir… j’étais en train de raconter à Rouletabille que tu étaisen grande conversation avec l’ombre de M. Priski…

– Ah ! Ah ! vous m’avez vu, fitVladimir… Eh bien, il ne s’agit pas d’une ombre du tout et ce bonM. Priski n’est pas mort !… (Et il s’assit de l’autrecôté de Rouletabille.) Entre nous, j’ai été un peu étonné de levoir réapparaître !…

– Qu’est-ce qu’il vient faire par ici ?Que veut-il ? demanda Rouletabille.

– Oui, fit La Candeur, que veut-il ?

– Ma foi je n’en sais trop rien !… ditVladimir, et je vous avouerai, entre nous, que j’ai trouvé sesquestions bizarres.

– Ah ! il vous a posé desquestions ?…

– Oui, il m’a demandé des tas de détails surMlle Vilitchkov… sur la façon dont nous nous étions sauvés dudonjon… etc., enfin comme tout cela me paraissait assez louche jerépondais le moins possible. Et il a fini par s’en aller, voyantqu’il n’avait rien à tirer de moi… »

Rouletabille s’était levé :

« Où est-il ? Je veux lui parlertout de suite…

– Eh ! il n’est pas loin, réponditVladimir. Il n’est peut-être pas à cinquante pas d’ici, dans cesentier, sous les arbres… »

Et Vladimir lui montrait une direction opposéeà celle du kiosque.

Rouletabille s’élança.

Quand ils furent seuls, La Candeur dit àVladimir avec un léger tressaillement dans la voix :

« Comme ça, Rouletabille n’aura rien ànous reprocher ! Nous l’avons assez averti que M. Priskirôdait autour d’Ivana !

– Parfaitement ! répliqua Vladimir, et ilne pourra s’en prendre qu’à lui-même si ce M. Priski la luienlève.

– Crois-tu que M. Priski soit déjà dansle kiosque ? demanda La Candeur avec un soupir.

– Je le pense !…

– Eh bien, qu’il se dépêche !… fit LaCandeur d’une voix sourde !

– Oui ! il fera bien de se dépêcher,répéta Vladimir, car Rouletabille, ne le trouvant pas dans lesentier, va revenir !

– Et moi, ajouta La Candeur, je sens que leremords me gagne !…

– Le remords !…

– Oh ! gémit La Candeur, il déborde déjà,j’ai grand-peine à le retenir… Ce que nous faisons là est peut-êtreabominable ?

– Mais c’est pour le bien deRouletabille !…

– C’est la première fois que je le trompe etje me le reproche comme un crime…

– Il ne le saura jamais !

– Parce qu’à côté de son esprit subtil, il aun cœur confiant ! Mais est-ce à moi d’en abuser ?…

– Il vaut mieux que ce soit toi qui le trompesque cette Ivana dont il veut faire sa femme… fit Vladimir.

– Mon Dieu ! le voilà !… je n’oseraiplus le regarder… »

Rouletabille revenait en effet.

« C’est drôle, dit-il, je n’ai rien vu,ni Priski ni personne !… Rentrons vite au kiosque !…

– Mlle Ivana va mieux ? S’est-ellebien reposée ?… demanda hypocritement Vladimir.

– Très bien ! je vous remercie »,répondit Rouletabille, pensif. Puis tout à coup, s’adressant à LaCandeur et lui prenant les deux revers de sa redingote :

« La Candeur ! tu sais ce que tum’as promis ! de veiller sur elle comme sur moi ! Tu nevoudrais pas me faire de la peine, hein ?… Je sais que tu nel’aimes pas, mais tu ne voudrais pas me faire de la peine !…Réponds donc, mais réponds donc !…

– Non ! pas de la peine ! réponditLa Candeur, qui suffoquait.

– C’est que, vois-tu, je vous trouve une drôlede figure à tous les deux, des drôles de manières… Qu’est-ce quec’est que cette histoire de M. Priski !… deM. Priski qui vient vous parler d’Ivana !… Serait-elleencore menacée de ce côté-là ?… Il faudrait me ledire !…

– Ah ! mon Dieu !… souffla LaCandeur, tu me fais peur de te voir dans des états pareils !…C’est vrai que ce M. Priski ne m’a pas l’air naturel dutout !…

– Tu vois !… Ah ! je voudrais biensavoir où il est passé pour avoir disparu si vite !… S’ilarrivait malheur à Ivana, ajouta-t-il, en se hâtant vers lekiosque, je vous accuserais tous les deux pour ne pas m’avoir amenéce M. Priski !

– Rouletabille ! grelotta la voix de LaCandeur, ce Priski nous a peut-être trompés !… Il nous a faitcroire qu’il s’éloignait par ce sentier, mais peut-être que…

– Peut-être que ?…

– Peut-être qu’il est dans lekiosque ?…

– Si c’est vrai, malheur à vous !… »jeta Rouletabille dans la nuit, et il bondit vers le kiosque.

Les fenêtres en étaient suffisamment éclairéespour que La Candeur et Vladimir, restés prudemment en arrière,vissent, dans l’embrasure d’une fenêtre, une ombre, qui était cellede Rouletabille, se jeter sur une autre ombre, qui était celle deM. Priski.

« Voilà ton ouvrage… fit Vladimir à LaCandeur.

– Priski est une crapule, déclara La Candeuravec un grand soupir de soulagement, et je ne regretterai pointd’avoir dénoncé Priski à Rouletabille s’il a eu le temps deremettre la lettre à Ivana !…

– J’en doute, dit Vladimir.

– On va bien voir… »

Ils entrèrent à leur tour dans le kiosque eteurent immédiatement la preuve que M. Priski n’avait pas eu letemps de remettre son message à Mlle Vilitchkov, qui survenaitsur le seuil de sa chambre, surprise par tout ce bruit.

M. Priski se relevait cependant queRouletabille le menaçait d’un revolver.

« Qu’y a-t-il encore, mon ami ?demanda Ivana d’une voix fatiguée, qui trahissait un grandabattement, une immense lassitude de tout.

– Je n’en sais rien ! réponditRouletabille, mais peut-être bien que ce monsieur, que vous neconnaissez peut-être point, mais qui s’appelle M. Priski, etqui était naguère majordome à la Karakoulé, voudra nous dire laraison de sa présence insolite près de vous ? »

M. Priski brossa son habit avec un grandsang-froid, pria Rouletabille de ranger son revolver, saluaMlle Vilitchkov, et dit :

« Je désirais voir Ivana Hanoum :ayant appris en suivant ces messieurs (il désignait Vladimir et LaCandeur qui ne savaient trop quelle contenance tenir) qu’ellehabitait ici, je me suis donc dirigé vers ce kiosque et ai pénétrédans cette première pièce, sans aucune méchante intention, je vousassure.

– Que voulez-vous ? demanda encore Ivanaavec accablement, cependant qu’au titre matrimonial ottoman énoncépar l’ex-concierge du Château noir, Rouletabille avait froncé lessourcils.

– Madame, je suis envoyé près de vous par unami de Kara-Selim, par le seigneur Kasbeck, honorablement connu àConstantinople et en d’autres lieux et qui vous veut dubien ! »

Du coup, Rouletabille, se rappelant l’étrangeconversation qu’il avait surprise au Château noir entre ce Kasbecket Gaulow, devint écarlate et secoua d’importance le pauvrePriski.

« Voilà une bien singulièrerecommandation, s’écria-t-il, et vous avez une belle effronterie devenir ici nous parler de ce misérable Kasbeck et cela devantMlle Vilitchkov !

– Madame, messieurs, ne voyez en moi qu’unhumble émissaire, émit modestement M. Priski, et si j’ai étémaladroit en vous disant toute la vérité, n’accusez de mamaladresse que ma franchise… »

Ivana était devenue aussi pâle queRouletabille était rouge ; cependant elle ne disait mot etattendait avec une certaine inquiétude que l’autre s’expliquât toutà fait. Il continuait :

« Vous comprenez, moi, je ne suis aucourant de rien. Le seigneur Kasbeck m’a chargé d’une commission endisant que je serais certainement auprès de vous le bienvenu… jecommence à en douter… (et il se frotta encore les côtes et rebrossason habit…)

– Quelle commission ? demanda brutalementRouletabille.

– Il paraît, dit M. Priski, que madametenait beaucoup à certain coffret byzantin qui se trouvait, lors dupillage de la Karakoulé par les troupes mêmes de Kara-Selim, dansl’appartement nuptial.

– C’est vrai ! dit Ivana en retrouvantdes couleurs, c’est vrai… j’y tenais beaucoup : c’est unsouvenir de famille !

– C’est bien cela… Eh bien, ce coffret esttombé entre les mains du seigneur Kasbeck, qui, m’a-t-il dit, estau courant de vos malheurs et vous plaint beaucoup !… Il apensé que ce serait pour vous un grand soulagement de retrouver cetobjet !…

– C’est juste, dit Ivana.

– Et il m’a chargé de vous le remettre telqu’il l’a retrouvé…

– Et comment l’a-t-il retrouvé ? demandaRouletabille.

– Il l’a retrouvé dans la chambresaccagée : le coffret était malheureusement vide des bijoux etsouvenirs qui, paraît-il, y avaient été enfermés.

– Alors, nous ne tenons plus au coffret, siles souvenirs n’y sont plus !… déclara Rouletabille.

– Pardon, fit Ivana, vous n’y tenez pas, maismoi, j’y tiens… »

Rouletabille entraîna la jeune fille dans uncoin :

« Pourquoi ?… Je me défie de cethomme. Je me méfie de Kasbeck… Pourquoi y tenez-vous ? Voussavez bien que tous les documents du tiroir secret sur lamobilisation ont perdu toute leur valeur maintenant que lesBulgares victorieux occupent Kirk-Kilissé !

– Ce coffret est en lui-même un souvenir defamille, dit-elle, et cela est suffisant pour que j’ytienne !… »

Et se tournant vers Priski :

« Où est ce coffret ? »demanda-t-elle.

Mais Rouletabille ne s’avoua pasvaincu :

« Cette histoire ne me dit rien quivaille, insista-t-il encore. Ivana ! Ivana !…rappelez-vous le rôle que ce Kasbeck aurait joué dans ladisparition de votre sœur Irène !…

– Justement, je voudrais voir où il veut envenir avec moi, fit-elle avec un pauvre sourire. Quel dangervoyez-vous à ce que cet homme m’apporte ici le coffretbyzantin ?… Pouvez-vous l’apporter tout de suite, monsieurPriski ?…

– Madame, dans une demi-heure, vousl’aurez !…

– Eh bien, proposa Rouletabille, voilà ce quenous allons faire ; moi, je ne vous quitte pas, Ivana, cartout ceci ne me paraît pas clair ; mais La Candeur et Vladimirvont accompagner M. Priski jusqu’à l’endroit où se trouve lecoffret, et ils reviendront avec l’objet nous retrouverici !…

– Eh ! monsieur, je n’y vois aucuninconvénient, déclara M. Priski, à condition toutefois que jerevienne moi-même avec l’objet.

– Croyez-vous que ce soit absolumentnécessaire ?

– Absolument ! Qu’est-ce que je désire,moi ?… Remettre l’objet, en main propre, à son destinataire,comme il m’a été recommandé, puis disparaître. J’aurai fait macommission !… Vous voyez qu’il n’y avait pas de quoi tant mebousculer pour cela !…

– Qu’en dites-vous ? demandaRouletabille, fort perplexe, en regardant Ivana.

– C’est un mystère à éclaircir, dit-elle d’unevoix glacée ; puisque M. Priski consent à suivre le planque vous avez tracé vous-même, que ces messieurs aillent doncchercher le coffret ! »

Pendant tout le temps de cette discussion,celui qui eût examiné La Candeur eût pris en pitié le pauvregarçon, tant il était visible que se livrait en lui un combatdéchirant, entre sa conscience d’une part et la détestation qu’ilavait d’Ivana de l’autre.

Enfin, sur l’ordre de Rouletabille, il partitavec Vladimir et M. Priski. Une demi-heure plus tard, toustrois étaient de retour. Ils portaient avec précaution le fameuxcoffret byzantin, mais La Candeur tenait à peine sur sesjambes.

M. Priski dit :

« Madame, voici votre coffret, j’ai bienl’honneur de vous saluer. »

Et il sortit.

Aussitôt La Candeur se jeta devant le coffretet s’écria :

« Ne l’ouvrez pas ! »

Son émotion était telle que Rouletabille enfut tout secoué.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu saisquelque chose !…

– Je ne sais rien : mais ne l’ouvrez pas.Il peut y avoir une bombe là-dedans !… Ce Priski est capablede tout !…

– Eh bien, courez après lui etramenez-le ! On l’ouvrira devant lui ! »

Vladimir et La Candeur sortirent encriant :

« Monsieur Priski ! MonsieurPriski !… »

Mais ils n’eurent garde de revenir avec lui,car s’ils l’accusaient, eux, lui pouvait bien les dénoncer commeses complices. La Candeur préférait l’accuser quand il n’était paslà !… La Candeur revint, affichant un grand désespoir de nepas avoir retrouvé M. Priski.

« Il est parti, envolé ! Ce coffretcache certainement un mauvais coup !… Il faut te dire,Rouletabille, que, depuis ce matin, M. Priski nouspoursuit !…

– Pourquoi ne m’en parles-tu quemaintenant ?

– Parce que nous n’avons pas voulut’inquiéter… Mais il m’a offert à moi mille francs auxquels je n’aipas voulu toucher… ajouta à bout de souffle le pauvre La Candeur,étouffé par le remords.

– Et à moi, dit Vladimir, il a voulu me passerune commission que j’ai refusée de faire.

– Quelle commission ? demandaRouletabille dont l’inquiétude était à son comble.

– Porter une lettre à Mlle Vilitchkov, encachette de vous, tout simplement ! Vous pensez si je l’aienvoyé promener ! » avoua tout de suite Vladimir quivoyait que La Candeur allait « manger le morceau ».

Rouletabille, extraordinairement impatienté deces jérémiades, bouscula La Candeur et Vladimir et ouvritbrusquement le coffret ; il était bien vide. Il le souleva surun des côtés, découvrit la Sophie à la cataracte, demanda uneaiguille que lui passa La Candeur qui en avait toujours uneprovision sur lui, l’enfonça dans la pupille de la sainte et fitjouer le ressort secret.[7]

Le tiroir s’ouvrit.

Comme le coffret lui-même, il était vide.

Cependant le reporter y plongea le bras toutentier et sa main revint avec une lettre : il ne la regardamême pas :

« Voici votre lettre, dit-il à Ivana enla lui tendant, la lettre que ces messieurs ont refusé de vousapporter ce matin ! »

Et il se releva :

« C’était sûr, ajouta-t-il d’une voixsourde. Le coffret n’était qu’un prétexte et le seigneur Kasbeckavait pris toutes ses précautions pour que cette lettre, même sison émissaire ne pouvait vous approcher, pût vousparvenir ! »

Ivana décachetait en tremblant la lettre aprèsavoir lu la suscription : « À IvanaHanoum », et commençait à lire.

Pendant ce temps, La Candeur semblait nesavoir où se mettre. Il tournait d’une façon inquiétante autourd’Ivana. Il finit par aller s’assurer de la fermeture des fenêtreset poussa fortement la porte.

« Qu’est-ce que tu as encore ?Qu’est-ce que tu fais ?

– J’ai juré de veiller sur mademoiselle, râlale géant, alors je ferme les fenêtres et je pousse la porte.

– As-tu donc peur qu’elle nes’envole ?

– Est-ce que je sais, moi ? Ce Priski demalheur nous a dit qu’aussitôt qu’elle aurait lu cette lettre,mademoiselle te quitterait.

– Misérable ! rugit Rouletabille, etc’est pour cela que tu t’es fait son complice ! Ah ! jecomprends ton attitude maintenant, tes manières ! tesréticences ! tes remords !… La Candeur, tu n’es plus monami ! Il n’y a plus de La Candeur pour moi, je ne te connaisplus !…

– Grâce ! » sanglota La Candeuréperdu, en s’affalant sur le carreau !

Mais Ivana eut vite mis fin à cette scènepathétique. Elle tendit, toujours avec son désolé sourire, lalettre à Rouletabille.

« Mais cette lettre est en turc !dit Rouletabille ; traduisez donc, Vladimir… »

C’était une lettre de Kasbeck :

« Madame, j’ai su, par Kara-Selimlui-même, le prix que vous attachiez à votre coffret de famillepuisque, pour rentrer en sa possession, vous n’avez pas hésité àaccepter de vous unir au bourreau de votre père, de votre mère etde votre oncle… Ayant pu, moi-même, après la disparition deKara-Selim approcher le précieux objet, j’en ai découvert tout lemystère, je vous le renvoie vide ! Mais je conserve par-deversmoi tous les papiers que j’ai trouvés dans le tiroir. Je vous lesgarde intacts, dans leurs enveloppes et avec leurs cachets,persuadé que vous aurez une grande joie à les venir cherchervous-même. Je vous attends d’ici le 27 octobre au plus tard àDédéagatch. »

À cette lecture, Rouletabille éclata d’unfurieux éclat de rire qui faisait bien mal à entendre.

« Trop tard, le tonnerre !s’écria-t-il.

– Oui, » dit simplement Ivana, et elle rentradans sa chambre.

« Alors elle ne s’en va pas ! Onpeut ouvrir la porte, les fenêtres… s’écria joyeusement La Candeur.Tu me pardonnes, Rouletabille ?

– Non ! » répondit Rouletabille.

XI – Où Rouletabille reçoit des nouvellesde son journal.

 

« Joseph Rouletabille ! Ordre dugénéral-major Stanislawoff ! »

En même temps qu’il prononçait cette phrase enfrançais, un officier d’état-major sautait à bas de son cheval à laporte du kiosque et saluait les jeunes gens.

« Que me voulez-vous, monsieur ?demanda le reporter.

– C’est un ordre qui vient d’arriver duquartier général en même temps qu’une automobile d’état-major. Legénéral Stanislawoff désire vous voir immédiatement et j’ai missionde vous ramener ainsi que Mlle Vilitchkov, si elle se trouveavec vous.

– Elle est là, dit Rouletabille, et nous sommeprêts à vous suivre. Où se trouve le général ?

– À Stara-Zagora.

– Nous n’y sommes pas ! ditRouletabille.

– Nous y serons demain ! nous avonsl’auto.

– Les routes sont abominables, objectaVladimir.

– Si elles étaient bonnes, réponditl’officier, nous serions à Zagora cette nuit… Enfin nous y seronsle plus tôt possible. Messieurs, je reviens vous chercher avecl’auto dans une demi-heure. Vous préviendrezMlle Vilitchkov.

– C’est entendu, répondit Rouletabille, et ilfrappa à la porte de la jeune fille pendant que l’officiers’éloignait.

– Entrez », fit la voix d’Ivana.

Il la trouva debout, tout près de la porte,avec des yeux d’épouvante, se retenant au mur.

« Mon Dieu, qu’avez-vous encore ?demanda le reporter.

– J’ai entendu… fit-elle dans un souffle.

– Et c’est la perspective de retrouver legénéral-major qui vous met dans cet état ?

– Que me veut-il ?

– Ma foi, je n’en sais rien, mais mon avis estqu’après ce que vous avez fait pour votre pays, ajouta-t-il trèsénervé, vous n’avez pas à vous effrayer d’une pareilleentrevue !… »

Elle s’enveloppa dans un manteau, s’assit etattendit le retour de l’officier avec une tête de condamnée à mort.Elle frissonnait. Rouletabille lui demanda si elle avait froid.Elle ne lui répondit pas.

Quand on entendit la trompe de l’auto, elle seleva tout à coup, comme réveillée en sursaut, et elle fixal’officier qui entrait, de ses étranges yeux d’effroi. L’officierse présenta, salua, baisa la main d’Ivana et lui dit que tous lesamis de sa famille seraient heureux de la revoir. Elle nemanquerait point d’en trouver à Stara-Zagora. Il lui cita desnoms.

Elle l’écoutait plus morte que vive.Rouletabille dut lui offrir son bras pour monter dans la voiture.Les trois jeunes gens l’y suivirent. Ce fut un voyage horrible, desheures de fatigue sans nom… Elle ne se plaignit pas. Le lendemain,après avoir failli rester vingt fois en route, après avoir étéarrêtés à chaque instant par d’interminables mouvements de troupes,ils arrivaient à Stara-Zagora.

L’auto se rendit immédiatement à la gare, oùle général couchait dans son train pour être prêt à se rendreimmédiatement sur tel ou tel point de la frontière, selon lesévénements… Là, ils apprirent que le général-major était déjàsorti. Il devait être en ville, chez un notable commerçant, AnastasArghelof, où il tenait souvent conseil avec le général Savof et leprésident de la Chambre, Daneff, qui représentait le pouvoir civilauprès de l’état-major général.

Mais là on apprit que le général-major étaitmonté en auto avec M. Daneff et s’était fait conduire dans ladirection de Mustacha-Pacha où les troupes bulgares avaientremporté récemment un gros succès.

Cependant les jeunes gens virent le généralSavof, qui leur apprit que le général-major était fort impatient deles voir et qu’il les priait, s’ils étaient arrivés avant sonretour, de l’attendre à Stara-Zagora.

« Général, dit Rouletabille, je suisaussi pressé de présenter mes hommages au général Stanislawoffqu’il a hâte de nous voir, veuillez le croire. Et je regrette qu’ilne soit pas là, car j’ai une grande faveur à lui demander, celle delaisser mes lettres et télégrammes partir immédiatement pour laFrance.

– Ceci me regarde, répondit aimablement legénéral Savof. Je sais que je puis avoir confiance en vous. Legénéral Stanislawoff ne m’a rien caché de ce que nous vousdevons ! Aussi je me ferai un grand plaisir de vouséviter toutes les formalités de la censure. Donnez-moi tous vospapiers et je vais y apposer mon cachet.

– Merci, général ! »

Rouletabille chercha La Candeur, dépositairedes précieux reportages, mais La Candeur était déjà parti pour laposte, très pressé de retirer sa correspondance personnelle, luiapprit Vladimir.

« Général, je vais écrire encore quelqueslignes, et dans une heure j’arrive avec tous mes paquets ; jecompte sur vous.

– Entendu, répondit le général Savof ;pendant ce temps, je ferai donner ici même à Mlle Vilitchkovles soins dont elle me paraît avoir grand besoin.

– Nous vous en serons reconnaissants,général ! »

Rouletabille et Vladimir prirent congé et sedirigèrent aussitôt vers la porte.

« Vous trouverez là-bas tous vosconfrères », lui cria le général.

Vladimir sauta de joie :

« On va revoir les confrères !… etMarko le Valaque !… Ils vont nous en poser desquestions !… On m’a dit chez Anastas Arghelof qu’ils étaientcomme enragés, car on les tient serrés !… Ils ne peuvent rienenvoyer !…

– Tout de même ! j’ai hâte d’avoir desnouvelles du canard », avouait Rouletabille, préoccupé, et ilshâtaient le pas.

Stara-Zagora est une jolie petite ville aupied des collines. Ses longues rues cahoteuses ont tout lecaractère du Proche-Orient. Dans les cafés en plein vent, sous lesportiques garnis de vigne, des indigènes devisaient avec cetteplacidité qu’on ne voit qu’aux pays du soleil.

« On se croirait à cent mille lieues dela guerre… dit Vladimir. Si c’est tout ce qu’on permet auxcorrespondants de voir de la campagne de Thrace, je comprendsqu’ils ne doivent pas être contents ! »

Ils rencontrèrent justement un correspondantqu’ils reconnurent à son brassard rouge. Il était furieux.

« Rien… leur dit-il. Nous ne savons rien…On nous communique un bulletin de victoire sec comme un coup detrique, et c’est avec cela, du reste, que nous devons apporterchaque jour des milliers de mots aux employés du télégraphe, quis’affolent, comme vous devez le penser, avec leurs trois pauvresappareils Morse… Ils n’ont même pas de Hughes !… Quelmétier !… Aussi ce qu’on gémit !… Il n’y a que Marko leValaque qui soit content.

– Pourquoi donc ? demanda Vladimir, qui,comme nous le savons, n’aimait point Marko le Valaque.

– Eh ! mais parce qu’il a envoyé descorrespondances épatantes à son canard.

– Pas possible ! Et comment a-t-ilfait ?

– Ah ! ça, nous n’en savons rien.

– Eh bien, fit Rouletabille, il est plutôttemps d’expédier quelque chose de propre à L’Époque !Ils doivent fumer là-bas si la concurrence a reçu des articlesaussi étonnants que ça ! »

Ils arrivèrent au bureau de poste. Lesconfrères les accueillirent avec des cris de joie et de surprise.Qu’étaient ils devenus ? Qu’avaient-ils fait depuis quinzejours ?… Les confrères avaient été d’abord très inquiets, maiscomme dans les journaux envoyés de Paris ils n’avaient trouvéaucune correspondance intéressante de Rouletabille, ces messieurss’étaient rassurés.

Et encore :

« Il n’y a que Marko le Valaque qui a suse débrouiller !

– Il est extraordinaire, ce type-là,affirmèrent-ils tous. Et à cause de lui ce que nous avons étéeng… »

Rouletabille demanda son courrier et décachetad’abord les plis qui lui venaient de L’Époque avec unehâte fébrile. Il pâlit. Tous le regardaient lire :

« On n’est pas content, hein ?

– Non, on n’est pas content, s’écriaRouletabille, mais ça c’est incroyable ! »

Et il lut tout haut : « Votresilence est d’autant plus incompréhensible que vous ne pouvezinvoquer l’impossibilité d’envoyer la correspondance promise survotre voyage à travers l’Istrandja-Dagh, attendu que notre confrèreLa Nouvelle Presse en publie une du plus haut intérêt etqui a fait monter son tirage de plus de quatre cent mille. Cescorrespondances signées Marko le Valaque relatent des événements etdes faits qui, sans être historiques, n’en captivent pas moins lesesprits par leur originalité et aussi à cause du cadre dans lequelils se déroulent. Ils méritaient de retenir votre attention. Bref,c’est non seulement un coup raté de votre part, mais un prodigieuxsuccès pour notre confrère, et, pour nous, c’est la honte et ladésolation… Notre directeur ne s’en console point et il chargevotre rédacteur en chef de vous exprimer toute sasurprise. »

« Eh bien, mon vieux, tu es servi !…lui cria-t-on.

– Oui, il a aussi sonpaquet !… »

Vladimir, horriblement vexé, comme si cesreproches lui avaient été personnellement destinés, se mordait leslèvres jusqu’au sang. Rouletabille, très agité, se leva :

« Marko le Valaque est donc allé dansl’Istrandja-Dagh ? demanda-t-il.

– Dame ! répondirent les autres, onn’invente pas ce qu’il a écrit… C’est trop vécu, c’est tropépatant…

– Et il a été longtemps absent ?

– Une huitaine, pas plus ! Mais pendantces huit jours-là on peut dire qu’il n’a pas perdu son temps.

– Et ces correspondances de La NouvellePresse, vous les avez ?…

– Parfaitement, répondirent-ils tous. Tu n’asqu’à passer à l’hôtel du Lion-d’Or où nous sommes tous descendus…tu les verras, tu pourras les lire…

– Bien ! bien !… »

Rouletabille faisait peine à voir.

« Venez, Vladimir, fit-il. Où est LaCandeur ?

– La Candeur est à l’hôtel du Lion-d’Or !lui répondit-on. Aussitôt que nous lui avons parlé descorrespondances de Marko, lui aussi a voulu les lire, tupenses !

– Et où est-ce l’hôtel du Lion-d’Or ?

– Nous allons t’y conduire !… »

La mine déconfite de Rouletabille les amusaittrop pour qu’ils le lâchassent. Ils l’accompagnèrent tous àl’hôtel.

La première personne que Rouletabille aperçutdans le salon de lecture fut La Candeur.

Il était penché sur un paquet de journauxqu’il venait de parcourir et achevait de lire un article, les yeuxhors de la tête, toute la face congestionnée. Au bruit que lesreporters firent en entrant, il leva le front, vit Rouletabille, etl’on put craindre un instant que ce grand garçon ne tombât là,foudroyé, victime d’un coup de sang.

« Ah ! bien… », murmura-il.

Et c’est tout ce qu’il put dire. Rouletabillese jeta sur les journaux. Il ne fut pas longtemps à se rendrecompte du crime. C’étaient ses articles ! Les articles deRouletabille signés Marko le Valaque !

« Quand je vous disais, sous la tente,que notre visiteur nocturne était Marko ! s’écria Vladimir,triomphant. C’était lui qui tournait autour de nous pour nous volernos articles. Il n’est pas capable d’écrire dix lignes. Je leconnais bien, moi !… Tout de même, c’estrapide !… »

Rouletabille continuait de lire. Il y avait làtoute la première partie de leur voyage dans l’Istrandja-Dagh qu’ilavait dictée à La Candeur. Il n’y manquait pas un paragraphe, ni unpoint, ni une virgule.

Le reporter, blême de fureur contenue, dit àLa Candeur :

« Montre-moi laserviette ! »

C’était le premier mot qu’il lui adressaitdepuis la veille.

La Candeur ouvrit sa serviette et dit d’unevoix expirante :

« Je n’y comprends rien… Tous lesarticles sont encore là… »

Et il sortit les enveloppes numérotées etdatées contenant chacune l’article du jour.

« Montre-moi lesarticles ! »

La Candeur, de plus en plus tremblant, sortitles articles des enveloppes et les déplia : du papierblanc !… Parfaitement, du papier blanc ! Quant auxarticles de Rouletabille, ils étaient passés dans la poche de Markole Valaque !…

« Le bandit ! s’écria Vladimir, oùest-il ?…

– Oui ! qu’il vienne ! murmura LaCandeur en crispant ses terribles phalanges, j’ai besoin del’étrangler !

– Oh ! il n’est pas loin, luirépondit-on, il habite l’hôtel. »

Les confrères étaient dans la jubilation del’incident.

« Comment, toi, Rouletabille ! C’esttoi qui te laisses rouler ainsi !… »

Rouletabille leur ferma le bec :

« Oui, dit-il sur un ton glacé, et jem’en vante ! Je n’ai pas voulu croire qu’un homme qui se ditjournaliste, auquel vous serrez la main tous les jours et que voustraitez comme un confrère, fût un voleur et unassassin ! »

Ils s’exclamèrent. Alors, Rouletabille, enquelques mots, les mit au courant des faits. Marko le Valaque lesavait suivis à la piste dans l’Istrandja-Dagh, intrigué de les voirprendre des chemins aussi mystérieux lorsque tous lescorrespondants restaient à Sofia ; il avait pénétré nuitammentsous leur tente ; il s’était emparé des correspondances qu’ilavait expédiées à Paris sous son nom, et puis il avait fait pisencore que cela ! Pour se débarrasser de la concurrence dureprésentant de L’Époque, il n’avait pas hésité à dénoncerRouletabille et ses compagnons aux autorités turques comme espionsdu général Stanislawoff, au risque de les faire fusiller !

Le reporter raconta leur arrestation parl’agha. Quand il eut fini sur ce chapitre, un concert demalédictions s’éleva à l’adresse de Marko le Valaque.

« C’est un misérable. Il faut se venger,s’écriaient les uns.

– Il faut le dénoncer », menaçaient lesautres.

Soudain Vladimir dit :

« Attention, le voilà !

– Laissez-moi faire, pria Rouletabille, c’està moi qu’il appartient de le traiter comme il le mérite. Quant àtoi, La Candeur ! tu n’as plus « voix auchapitre » ! Je te prie de ne plus te mêler derien !… Mes affaires ne te regardent plus ! »

Ce disant il faisait disparaître les numérosde La Nouvelle Presse dans la serviette qu’il avaitreprise à La Candeur, lequel faisait vraiment peine à voir.

Marko le Valaque entra dans le salon, nesemblant se douter de rien. Tout à coup, il aperçut Rouletabille.Il pâlit un peu et puis, se forçant à faire bonne contenance, il sedirigea vers le reporter :

« Tiens ! Rouletabille, fit-il,qu’étiez-vous donc devenu ? Tout le monde ici était trèsinquiet de votre sort… »

Rouletabille lui serra la main avec un grandnaturel.

« C’est ce que mes confrères me disaient,répondit-il. Mais heureusement il ne nous est rien survenu dedésagréable. Nous avons fait un petit tour dans l’Istrandja-Daghet, après quelques aventures sans grande importance, nous avons eula chance d’assister à la prise de Kirk-Kilissé.

– En vérité ! s’écrièrent tous lesconfrères.

– Mes compliments ! fit Marko le Valaque,dont le front se rembrunit… ça a dû être une belle journée !J’ai entendu dire que la bataille avait été acharnée !

– Oh ! terrible ! proclamaRouletabille. Je n’ai encore assisté à rien de comparable ! Ons’est battu pendant plus de vingt-quatre heures dans cette villeavec une rage, un désespoir chez ceux-ci, un enthousiasme chezceux-là qui, à mon avis, n’a encore été atteint en aucune bataillemoderne !

– Oh ! raconte-nous ça ! s’écriaienttous les reporters. Tu peux bien nous donner ces quelques détails…ça ne t’empêchera pas d’avoir eu la primeur de la nouvelle…

– Je n’ai jamais été un mauvais confrère, ditRouletabille, et je n’ai jamais refusé un service à un camarade. Ehbien, sachez donc que les troupes de Mahmoud Mouktar pachas’étaient retranchées fortement derrière les ouvrages deKirk-Kilissé et qu’il a fallu aux Bulgares sacrifier des brigadesentières pour forcer les forts de Baklitza et de Skopos ! Cesplaces ont été prises après une lutte formidable qui a recommencédans les rues de Kirk-Kilissé ! Les Turcs, de rue en rue, sesont défendus de la façon la plus héroïque, transformant chaquemaison en une petite forteresse… Il a fallu emporter d’assaut lepalais du gouverneur… il a fallu… »

Rouletabille parla ainsi pendant plus d’unquart d’heure, imaginant une prise de Kirk-Kilissé qui n’avaitjamais existé et prenant le contre-pied, à chaque instant, de lavérité. Il donnait les plus précis et les plus significatifsdétails relatifs à une bataille qu’il inventait de toutes pièces,faisant mouvoir des régiments qui n’avaient même pas pris part auxcombats de Demir-Kapou et de Petra, mettant dans la bouche decertains généraux bulgares des paroles historiques qui devaient,plus tard, les faire bien rire et qui étaient destinées à couvrirde ridicule l’imbécile qui les avait rapportés. C’était magnifique,c’était coloré, c’était, comme on dit, bien vécu !…

« Ah ! bien, on croirait qu’on yest, disaient les confrères, qui prenaient tous des notes avec unehâte bien compréhensible.

– Et tu as déjà envoyé tout ça ! »demandèrent-ils à Rouletabille.

Rouletabille, qui avait enfin terminé sonrécit, regarda autour de lui, constata que Marko le Valaque s’étaitdéjà enfui avec son trésor de notes sur la prise de Kirk-Kilissé etdit :

« Non, messieurs !… je n’ai rienenvoyé de tout cela !… parce que tout cela est faux !parce que tout cela n’est jamais arrivé… Gardez-vous donc bien detélégraphier un mot de toutes ces calembredaines qui rempliront aumoins trois colonnes de La Nouvelle Presse sous lasignature de Marko le Valaque. La vérité que je vous engage àtélégraphier est celle-ci, que La Candeur va télégraphier lui-mêmeà L’Époque. « Kirk-Kilissé a été occupée par lestroupes bulgares sans coup férir. Les armées du général RadkoDimitrief n’ont trouvé âme qui vive dans la cité dont les Ottomanss’étaient enfuis en une incompréhensible panique dont il n’estpeut-être pas d’exemple dans l’Histoire ! »

Stupéfaits d’abord, les correspondantscomprirent que Rouletabille venait de se venger de Marko leValaque ! Et comment ! Ils applaudirent à cette répliquede bonne guerre que le Valaque n’avait pas volée.

« Il est fini !… dirent-ils. Il seradésormais considéré comme un menteur et un bluffeur ! Il nesera plus possible nulle part !… Aucun journal sérieux n’envoudra plus ! Nous en voilà débarrassés !…

– Et maintenant, nous autres, dit Rouletabilleà La Candeur et à Vladimir, il va falloir travailler etferme ! Y a-t-il encore une chambre libre ici ?

– Tu veux bien que je travaille encore avectoi ! s’écria La Candeur.

– Mais, oui ! idiot ! seulement,cette fois, laisse la serviette à Vladimir. Il est plus crapule quetoi, mais il est moins bête !

– Merci ! »

On leur trouva une chambre. Cinq minutes plustard, Rouletabille commençait à dicter un article à Vladimir,cependant qu’il envoyait La Candeur d’abord au télégraphe porterune dépêche succincte sur la prise de Kirk-Kilissé, puis chezAnastas Arghelov, pour avoir des nouvelles du généralStanislawoff.

L’article de L’Époque qu’il dictaitcommençait ainsi :

« Notre confrère La NouvellePresse a publié, sous la signature de Marko le Valaque, unesérie fort intéressante de correspondances relatant un voyage deson envoyé spécial et des secrétaires de celui-ci dansl’Istrandja-Dagh. Les lecteurs de La Nouvelle Presse ontregretté que cette série restât tout à coup suspendue sans qu’onleur en donnât la raison. Qu’ils se consolent ! Ils pourrontdésormais trouver, dans L’Époque, la suite de cesaventures si dramatiques de trois reporters dans un pays ravagé parune guerre terrible. Seulement ces articles seront signés désormaisJoseph Rouletabille, notre envoyé spécial ayant pris sesprécautions pour que Marko le Valaque ne les lui volât pas, cettefois, comme il y avait réussi une première !… »

Ayant achevé ce petit « chapeau »,Rouletabille entra dans le vif de la tragédie qu’ils avaient vécueau pays de Gaulow, et il commençait à faire la description dumajestueux hôtel des Étrangers[8], quand LaCandeur fit son entrée.

Il paraissait assez inquiet.

« Eh bien, lui demanda Rouletabille, etStanislawoff ?

– Il est revenu ! dit La Candeur ensoufflant. Il est arrivé quelques minutes après notre départ.

– Courons donc ! fit Rouletabille.

– Inutile, il est reparti !

– Comment, reparti ?

– Oui, il est reparti en auto. Il te faitsavoir qu’il te recevra ce soir ou cette nuit, sitôt sonretour.

– Ah ! mais en voilà une comédie !grogna le reporter. Il me fait venir parce qu’il a absolumentbesoin de me voir, et sitôt que je suis arrivé, il fiche lecamp ! S’il ne tient pas plus que ça à ma visite, qu’il melaisse donc tranquillement travailler ! Où en étions-nous,Vladimir ?

– Rouletabille, reprit La Candeur, quiparaissait de plus en plus ennuyé, le général-major n’est pasreparti tout seul.

– Qu’est-ce que tu veux que ça mefiche !

– Il est reparti avec IvanaVilitchkov !

– Hein ?

– Je te dis ce qu’on m’a dit.Mlle Vilitchkov n’est plus à l’hôtel de M. AnastasArghelov !

– Alors le général l’a emmenée ? Etpourquoi ? Et où ?…

– Mais je n’en sais rien,moi !… »

Rouletabille bondit hors de la chambre, horsde l’hôtel, courut chez Anastas Arghelov et là eut la chance derencontrer tout de suite le général Savof.

« Ivana Vilitchkov ?

– Partie avec le généralStanislawoff !… »

Et comme le général Savov voyait le reporterbouleversé, il le rassura tout de suite. Le général-major n’avaitfait que passer. Il avait eu un court entretien avecMlle Vilitchkov, et comme il repartait pour les avant-postes,Ivana l’avait supplié de l’emmener avec lui… Elle était curieuse devoir le théâtre de la guerre !…

« Voir le théâtre de la guerre !Mais elle en revient !

– Caprice de jeune fille… et puis je crois quele général-major avait besoin de causer avec elle…Tranquillisez-vous, il ne peut rien lui arriver de redoutable… Legénéral-major la considère comme sa pupille et l’aime comme safille. Il vous la ramènera saine et sauve avant ce soir… »ajouta Savof avec un sourire.

Rouletabille retourna à l’hôtel du Lion-d’Or,un peu tranquillisé… et il continua de dicter ses articles toute lajournée.

XII – Où Rouletabille s’aperçoit qu’iln’en a pas encore fini avec le coffret byzantin.

 

De temps en temps, La Candeur allait voir sile général Stanislawoff et Ivana n’étaient point de retour. Maisils ne rentrèrent ni cette journée-là, ni la nuit suivante, qui sepassa pour Rouletabille dans le travail et dans l’inquiétude. Dansla matinée du lendemain, personne encore !… Rouletabille avaitbeau se dire : « Elle est avec le général-major, aucundanger ne la menace ! », il n’en était pas moinsdésemparé.

Pour ne plus penser à cette absence qui seprolongeait d’une façon inexplicable, il se rejetait sur sontravail avec acharnement.

Il était midi le lendemain, et les confrèress’asseyaient à la table d’hôte du Lion-d’Or, quand des clameurs,des cris d’exaspération, tout un gros tumulte monta soudain de lasalle à manger. Et La Candeur parut, la figure écarlate comme illui arrivait dans les moments d’émotion intense.

« Rouletabille !Rouletabille !…

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?… Est-ceStanislawoff, ce coup-ci ?

– Non, c’est Marko le Valaque !…

– Eh bien, qu’est-ce qu’il luiarrive ?…

– Il lui arrive un télégramme de félicitationset on double ses appointements et ses frais à la suite de son récitde la prise de Kirk-Kilissé !

– Non !…

– C’est comme je te le dis !… Et ce qu’ilrigole, mon vieux !… ce qu’il se fiche de nous tous !… Cequ’il fait l’important !

– Malheur de malheur ! gémit Vladimir. Ily a de quoi en crever !…

– Il montre la dépêche à tout le monde !…mais ce n’est pas le plus beau !

– Quoi encore ?

– Ce sont les autres qui sont furieux !…furieux après toi !… Ils ont tous reçu des dépêches qui leseng… ! Il y en a qui sont menacés d’être fichus à la porteparce qu’ils ont télégraphié que Kirk-Kilissé a été prise sans coupférir, tandis que La Nouvelle Presse donne tous lesdétails d’une épouvantable tuerie !

– Une dépêche pourM. Rouletabille ! » annonça un domestique.

Rouletabille ouvrit le télégramme. Il lut touthaut :

« Si vous êtes malade, faites-vousremplacer par Marko le Valaque ! Son récit de la  prisede  Kirk-Kilissé est admirable ! »

Signé : LE RÉDACTEUR EN CHEF.

Rouletabille était accablé quand la porte dela chambre s’ouvrit à nouveau devant tous les correspondants quimaudissaient à la fois Marko le Valaque, qui avait envoyé une sibelle dépêche, et Rouletabille, qui les avait empêchés d’en faireautant.

« Mais quand je vous dis que c’estfaux ! hurla Rouletabille.

– Qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse quece soit faux ! Tiens ! lis ! »

Et on lui fit lire une dépêche du Journalde onze heures à son envoyé spécial : « On ne vous apas envoyé à Kirk-Kilissé pour nous télégraphier qu’il ne s’y passerien !… »

Là-dessus, ils descendirent en brandissant desstylographes et en déclarant que désormais ils ne seraient pas sibêtes et qu’il se passerait toujours quelque chose !

Un correspondant prit La Candeur à part et luisouffla à l’oreille en lui montrant Rouletabille :

« Dis donc, La Candeur ! Qu’est-cequ’il a ? Ça n’a pas l’air de lui réussir la guerrebalkanique, à Rouletabille !

– Il a, répondit lâchement La Candeur, il aqu’il est amoureux !… Alors, tu comprends !…

– Oui, tu m’en diras tant ! Il n’en fautpas davantage pour abrutir un pauvre jeune homme !… »

À ce moment, un officier entra et demandaRouletabille.

« Le général-major est arrivé, luidit-il, et désirerait vous voir.

– J’y vais, fit Rouletabille, immédiatementsur ses pattes ; il est revenu avecMlle Vilitchkov ?

– Non, je ne pense pas !… Je l’ai vurevenir seulement avec ses officiers d’ordonnance.

– Chouette ! » éclata LaCandeur.

Rouletabille tourna de son côté un visagedécomposé :

« Allez-vous-en,monsieur !… dit-il à La Candeur. Que je ne vousretrouve plus jamais sur mon chemin !… Venez,Vladimir ! »

Et il suivit l’officier, pâle comme unspectre.

En passant, Vladimir dit à La Candeur, quiétait tombé sur une chaise :

« Te désole pas mon garçon ! Tu peuxtoujours offrir tes services à Marko le Valaque !… »

Dix minutes plus tard, Rouletabille étaitdevant le général-major, qui ne lui ménagea point ses plus chaudesfélicitations pour sa campagne de l’Istrandja-Dagh. Le reporters’inclina :

« Excusez-moi, général !… mais jesuis inquiet au sujet de Mlle Vilitchkov…

– Pourquoi donc ? interrogeaStanislawoff, avec un aimable sourire, car il n’ignorait pas lessentiments de Rouletabille pour Ivana.

– Je dois vous dire, général, que depuisquelques jours Mlle Vilitchkov, fatiguée par de terriblesaventures qu’elle vous a peut-être rapportées…

– Oui, je sais, dit Stanislawoff.

– … Est dans un état moral assez faible…

– Vraiment, il ne m’a pas paru…

– Elle est abattue…

– Abattue ! allons donc !… je l’ai,au contraire, trouvée pleine d’énergie…

– Et moi, je l’ai laissée tout à faitaccablée… aussi ai-je été assez étonné d’apprendre qu’elle vousavait accompagné aux avant-postes et ai-je été plus inquiet encorequand j’ai su que vous reveniez sans elle…

– Mlle Vilitchkov s’est, en effet,absentée pour plusieurs jours, dit le général en faisant asseoirRouletabille ; mais il n’y a point là de quoi vous inquiéter.Elle m’a annoncé elle-même qu’elle serait de retour à l’endroitmême où je me trouverai dans une semaine au plus tard !

– Merci de ces bonnes paroles, général !quoique cette absence me paraisse tout à fait inexplicable…

– Aussi, je vais vous l’expliquer, ditStanislawoff, puisque aussi bien il est entendu, ajouta-t-il avecun sourire, que je n’ai point de secret pour vous…

– Oh ! général !…

– J’avais hâte de vous voir, d’abord pour vousféliciter. Le service que vous nous avez rendu, je ne l’oublieraijamais ! »

Rouletabille était sur des charbons ardents.Il n’était point venu pour qu’on lui parlât de lui, maisd’Ivana.

« C’est grâce à vous, monsieur, continuaStanislawoff, que nous avons pu agir en toute sécurité, certainsque nos plans secrets de mobilisation et de campagne étaient restésignorés de l’adversaire.

– Nous les avons retrouvés intacts, dans letiroir secret du coffret byzantin, dit Rouletabille qui souffraitle martyre et envoyait mentalement le coffret byzantin à tous lesdiables.

– C’est ce que m’a dit Mlle Vilitchkovque j’ai trouvée ici à mon retour et qui m’a rapporté dans quellesdramatiques conditions vous aviez découvert les plis scellés del’état-major !

– Mlle Vilitchkov, général, a dû vousdire que nous n’avons pas eu le temps de nous en emparer et quenous avons dû refermer en hâte le tiroir où ils étaient cachés etoù nul ne soupçonnait leur présence…

– Mlle Vilitchkov, reprit le générald’une voix grave, m’a dit aussi que vous aviez revu hier le coffretbyzantin, que vous en aviez ouvert le tiroir et que vous aviezconstaté, cette fois, que les plis avaient bien disparu.

– C’est exact ! Mais nous ne nous ensommes point tourmentés, car il nous est apparu que le secret de cetiroir avait été découvert trop tard par vos adversaires, attenduque les plans de mobilisation qu’il contenait étaient maintenantconnus de tous par la victoire de vos armées !

– Le malheur, monsieur, exprima le général surun ton de plus en plus grave, est que ces plis ne contenaient pointseulement nos plans de mobilisation et d’attaque…

– Quoi donc encore, général ? demandaRouletabille, de plus en plus agité et effrayé du tour que prenaitla conversation.

– Certains de ces plis, reprit Stanislawoff,renferment les indications les plus précises sur notre systèmed’espionnage militaire tant en Thrace et en Macédoine qu’àConstantinople même. Le pis est que le nom et l’adresse de nosespions à Constantinople s’y trouvent en toutes lettres avec lechiffre de la correspondance qui nous permet de communiquer aveceux ! »

Rouletabille s’était levé.

« Oh ! fit-il, nous ne savions pointcela !…

– Si ces plis ont été ouverts par nos ennemis,c’est non seulement, pour nous, la nécessité de reconstituer sur denouvelles bases un nouveau système d’espionnage, ce qui nousoccasionnerait bien de l’embarras en ce moment, mais encore c’estla mort, c’est l’exécution certaine pour une vingtaine deserviteurs dévoués que nous entretenons àConstantinople ! »

Cette perspective n’avait pas l’air de jeterRouletabille dans un désespoir sans bornes. Il ne pensait toujours,dans ce nouvel imbroglio, qu’à Ivana…

« Général ! interrompit-il, que vousa dit Mlle Vilitchkov quand vous lui avez appriscela ?

– Elle s’en est montrée d’abord aussi effrayéeque moi, et puis elle a paru reprendre ses esprits et m’a dit qu’ilne dépendait que d’elle que ces documents rentrassent en notrepossession d’ici à quelques jours sans que l’ennemi en ait euconnaissance. Elle savait où se trouvaient les plis et ne doutaitpoint qu’on ne les lui remît si elle allait les chercherelle-même !

– Ah ! mon Dieu, s’écria Rouletabille…c’est bien cela ! c’est bien cela !… Oh ! c’estaffreux, général !… et alors ?…

– Alors Mlle Vilitchkov est allée leschercher !…

– Et elle vous a dit qu’elle vous lesrapporterait avant huit jours ?…

– Oui, avant huit jours !…

– Elle ne vous les rapportera pas,général !

– Elle m’a donc menti ?…

– Non ! car vous aurez les plis, et vosespions seront sauvés… Mais elle, général, elle ! elle nereviendra pas !…

– Comment cela ?… Que voulez-vousdire ?…

– Elle est partie pour Dédéagatch, n’est-cepas ?…

– Oui, pour Dédéagatch… Elle m’a demandé uneauto. Je lui ai fait donner ma plus forte voiture et j’ai faitmonter avec elle trois prisonniers turcs, des notables del’Istrandja qui connaissaient Kara-Selim, le mari, paraît-il,d’Ivana Vilitchkov, car Ivana Vilitchkov est maintenant IvanaHanoum ! à ce qu’elle m’a dit ?…

– C’est exact ! général !…

– Et son mari est mort !…

– Oui, général !…

– Ces notables turcs, pour prix de leurliberté, m’ont promis de protéger et de conduire à Dédéagatch leurnouvelle coreligionnaire !

– Général, je vous le dis, je vous le dis,vous reverrez les plis, mais vous ne reverrez jamaisMlle Vilitchkov !… »

Cette nouvelle n’était point faite pourbouleverser un esprit aussi méthodique… et patriotique que celui dugénéral Stanislawoff. Il préférait de beaucoup rentrer enpossession des plis secrets que de revoir Ivana Vilitchkov, sicharmante fût-elle. Cependant le désespoir évident du jeunereporter finit par le toucher, et il lui demanda avec les marquesdu plus profond intérêt les raisons pour lesquelles il pensaitqu’il ne reverrait plus sa pupille.

« Parce que, général, on lui a offertd’échanger ces plis contre sa liberté à elle, contre sonhonneur !… contre sa vie !… »

Et il raconta l’histoire de la veille, ilrépéta les termes de la lettre introduite dans le coffret parM. Priski, messager de Kasbeck le Circassien !…

« Oh ! fit le général, la noblefille !…

– Général, c’est un acte de désespoirépouvantable !

– C’est un sacrifice magnifique !…

– Il aurait été inutile, général, si jel’avais connu plus tôt !… Mais, maintenant, maintenant… Quanddonc pensez-vous que Mlle Vilitchkov arrivera àDédéagatch ?…

– Elle y est peut-être déjà ! du moins jel’espère !…

– Oui ! tout est fini ! gémit lemalheureux Rouletabille. Il n’y a plus rien àfaire !… »

Et il s’écroula sur un siège ensanglotant !

Le général vint lui prendre la main et tentade le consoler, mais, dans ses larmes, Rouletabille ne voulait rienentendre… Il demanda pardon de sa faiblesse et la permission de seretirer.

Le général le reconduisit jusqu’au seuil deson appartement et là, lui dit :

« Vous affirmiez tout à l’heure que sivous aviez su ces choses plus tôt, vous auriez rendu ce sacrificeinutile… comment cela ? Pouvez-vous me l’expliquer ?

– Oh ! général, je n’aurais eu qu’à vousdire : votre système d’espionnage devra être reconstitué,c’est vrai, mais Mlle Vilitchkov, votre pupille, serasauvée !… Vos hommes, à Constantinople, seront avertis,avertis par moi qui arriverai encore à temps pour les faire fuiravant la divulgation de leurs noms !… Dans ces conditions,est-ce que vous n’auriez pas été le premier à empêcherMlle Vilitchkov de se sacrifier ainsi ?…

– Certes ! fit le général, et je regrettebien de vous avoir vu si tard !… »

Sur quoi, après avoir adressé quelques bonnesparoles à ce pauvre garçon, il le mit poliment à la porte.

Dehors, Rouletabille marchait comme un hommeivre, soutenu par Vladimir. Un officier d’état-major lerejoignit :

« Monsieur Rouletabille, lui dit cetofficier, je vous cherche partout ! J’ai une lettre à vousremettre de la part de Mlle Vilitchkov.

– Quand et où vous l’a-t-elle donnée ?s’écria le reporter qui tremblait sur ses jambes.

– Mais, hier matin, ici, avant sondépart !

– Et c’est maintenant que vous me laremettez !

– C’était le désir et même l’ordre deMlle Vilitchkov que cette lettre ne vous fût remise, monsieur,qu’à cette heure-ci ! »

Rouletabille arracha l’enveloppe et lut :« Adieu pour toujours ! petit Zo ! je t’aimaispourtant et tu en as douté ! »

XIII – Où La Candeur ne doute plus queRouletabille ne soit devenu fou.

 

C’était court, mais c’était suffisant pourbouleverser le reporter. Jusqu’à cette minute où il lui fut donnéde lire ces deux phrases tracées par la main d’Ivana, Rouletabilleavait cru que le dernier acte de la jeune fille lui avait été dictépar le morne désespoir où il l’avait vue plongée par la terriblefin de Kara-Selim.

N’avait-elle point montré, depuis cet instanttragique, un détachement absolu de la vie ? N’avait-ellepoint, sous les yeux du reporter, cherché vingt fois lamort ?… Et voilà que, soudain, dans cet effondrement,l’occasion s’était offerte à elle de rendre un dernier service àson pays avant de disparaître ! Elle s’en était emparée avecempressement, peut-être aussi pour se relever à ses propresyeux !

C’est bien ainsi que les choses seprésentaient et s’expliquaient à l’esprit accablé du reporter quandon vint lui apporter cette lettre et qu’il la lut !…

Or, cette lettre lui disait qu’Ivana l’aimait,lui, Rouletabille !

Elle l’aimait et il en avait douté !…

Une femme qui va disparaître pour toujours,une femme qui va entrer dans le tombeau, c’est-à-dire dans le haremd’Abdul-Hamid, cette femme-là ne ment point ! Elle l’aimaitdonc !

Et elle avait fait cela ?…Pourquoi ?… pourquoi ?… pourquoi ?… Pourquoi cedésespoir ? Et pourquoi cette folie… si c’était bienRouletabille qu’elle aimait ?…

Car la nécessité d’un pareil sacrifice, commele reporter l’avait dit au général, n’était point démontrée… Et entout cas, cette histoire d’espions ne valait point qu’elle ruinâtleur amour, si elle l’aimait !…

Pour qu’elle eût imaginé d’accomplir cela ilfallait que le fait brutal de son sacrifice qui n’était que laconclusion de son désespoir, eût été précédé d’un événement quiavait frappé leur amour sans qu’il s’en doutât !…

Toute la question était là ! Comment etpar quoi leur amour avait-il été ruiné ? Voilà ce qu’ilfallait savoir !

Sûr d’être aimé, Rouletabille recommençait àraisonner, ressaisir le bon bout de la raison que sa misère moralelui avait fait complètement abandonner.

Maintenant il s’en rendait compte :malheureux, frappé au cœur, il n’avait été ni plus ni moins qu’unpauvre homme, comme tous les autres pauvres hommes qui ne sont plusbons à rien dès que la femme aimée semble se détournerd’eux !

La certitude d’être aimé allait-elle luirendre sa lucidité, sa merveilleuse faculté de comprendre quil’avait jadis illustré dans l’univers ?

Il le fallait.

Il rentra chez lui comme dans un rêve,commençant déjà à tâtonner plus logiquement dans cet imbroglio.

Il s’enferma dans sa chambre, se donnant deuxheures pour résoudre le problème. Il resta là la tête dans lesmains jusqu’à la nuit tombante.

Pendant ce temps, La Candeur rôdait et râlaitautour de la maison. Un chien chassé à coups de botte ne promènepoint autour de la demeure du maître une douleur plus lamentableque celle de La Candeur renvoyé par Rouletabille.

Il avait suivi Rouletabille de loin lorsquecelui-ci s’était rendu auprès du général ; il l’avait suivid’un peu plus près lorsqu’il était revenu à l’hôtel, mais sanstoutefois manifester sa présence, se bornant à tendre vers lui unregard éperdu qui ne rencontra du reste que l’indifférence…Rouletabille ne l’avait même pas vu !…

Vladimir était descendu ensuite pour dîner. Ilavait voulu entraîner La Candeur à la table d’hôte, mais La Candeurlui avait répondu en aboyant on ne sait quoi de désespéré.

Enfin La Candeur se glissa subrepticement dansl’escalier et se coucha sur le paillasson de la chambre deRouletabille, devant la porte close, décidé à y passer la nuit etfaisant entendre de temps à autre de sourds glapissements quin’avaient plus rien d’humain.

Tout à coup retentit un cri de douleur sieffrayant poussé par Rouletabille que La Candeur, en une secondesur ses pattes, jeta bas la porte d’un coup d’épaule et se rua dansla chambre.

À la lueur d’une lampe, il vit Rouletabilledebout, la poitrine oppressée, qu’il déchirait de ses ongles, lafigure tragique, les yeux grands ouverts, comme habités parl’épouvante. La Candeur ouvrit ses bras et reçut Rouletabille surson cœur, en sanglotant :

« Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-cequ’il y a ?…

– Il y a qu’elle m’aime !s’écria Rouletabille en pleurant lui aussi et en rendant sonétreinte au bon géant…

– Et c’est pour cela que tu pleures ? Etc’est pour cela que tu cries ?… Mais si elle t’aime, mon petitRouletabille, si elle t’aime, épouse-la !…

– Elle m’aime, et nous sommes séparés pourtoujours !… Comprends-tu ?… Séparés par une choseépouvantable… épouvantable !… épouvantable !… Ah !la malheureuse !… la malheureuse !… Et malheureux que jesuis ! Tout est fini !… Et moi qui l’accusais !… Jen’ai plus qu’à mourir !…

– Allons ! allons ! pas debêtises ! gronda le géant, pas de mots comme ça ou je mefâche !… Et d’abord je voudrais bien savoir pourquoi vous nepouvez pas vous épouser, par exemple… Ça n’est pourtant pas parcequ’elle a fait ce mariage qui ne compte pas avec ceTeur !…

– Non ! ce n’est pas pour cela que notremariage est impossible, mon bon La Candeur !… C’est parce que…Oh ! c’est épouvantable, je te dis !…

– Pourquoi ?

– Parce que son mari estmort !…

– Comment ! tu ne peux pas te marier avecla femme que tu aimes parce que son mari estmort ?… »

Il était au-dessus des forces de La Candeurd’en entendre davantage. Il laissa glisser Rouletabille sur unechaise et s’en vint finir de pleurer silencieusement dans l’ombre,sur un coin du canapé : « Mon pauvre Rouletabille estdevenu fou !… » En même temps, il sentait monter en luiles affres du remords !

« Tout cela est ma faute ! seraisonnait-il ; Rouletabille est devenu fou à cause du départde Mlle Vilitchkov ! Et si Mlle Vilitchkov estpartie, c’est à cause de moi, qui n’ai pas prévenu tout de suiteRouletabille des mauvaises intentions de ce Priski demalheur !… Il m’avait cependant bien prévenu, lui ;aussitôt qu’elle aura lu la lettre n’avait-il pas dit :« Vous n’aurez plus à vous occuper de rien, elle s’en iratoute seule ! » Eh bien, maintenant, je peux êtrecontent, elle est partie !… »

Et il se frappa la poitrine à grands coups depoing…

« C’est ma faute ! gémissait-il,c’est ma faute !… »

Rouletabille lui-même dut l’apaiser.

« Mais enfin, nous ne pouvons pas restercomme ça ! Il faut tenter quelque chose, proposa LaCandeur.

– Rien du tout ! répondit Rouletabille ensecouant la tête. Ivana serait maintenant ici, tu entends !…que ça ne nous avancerait à rien !… Elle m’embrasseraitpeut-être une dernière fois et je n’aurais qu’à la laisserpartir !…

– C’est affreux !…

– Oui, affreux !

– Mon pauvre Rouletabille !

– Mon bon La Candeur !… »

À ce moment, l’interprète se présenta etannonça à Rouletabille qu’il y avait un moine qui demandait àparler à M. La Candeur.

« Un moine ! fit La Candeur !Je ne connais pas de moine, moi !…

– Il dit que si, monsieur, il dit qu’il vousconnaît !…

– Comment s’appelle-t-il, cemoine-là ?…

– Je le lui ai demandé, mais il m’a répondutextuellement qu’il n’avait plus de nom, car il ne veut plus seservir du nom que lui donnaient les hommes et il ignore encorecelui que lui donnera Dieu !…

– Je voudrais bien qu’on me laisse tranquille,déclara Rouletabille.

– Vous direz à votre capucin, émit d’une voixdolente La Candeur, qu’il revienne quand il aura unnom ! »

Mais la porte fut doucement poussée, et, dansson encadrement, se dessina la silhouette d’un moine de haute etbelle taille, revêtu de la robe de bure, ceinturé de la corde etcoiffée du capuchon ; le capuchon tomba et La Candeurs’écria :

« Monsieur Priski !…

– Lui-même, fit le moine en s’avançant, pourvous servir, en ce monde et dans l’autre, autant qu’il me serapossible ! »

La Candeur « fumait » déjà. Ilexpédia l’interprète de l’hôtel, referma la porte et dit en secroisant les bras :

« S’il ne tenait qu’à moi, monsieurPriski ! ce serait dans l’autre ! car j’ai une fameuseenvie de vous y envoyer sur-le-champ expier vos péchés !

– Pas avant, répondit M. Priski, que jevous aie remis les mille francs que je vous dois encore !

– Vous avez un fameux toupet ! s’écria LaCandeur, gêné tout à coup plus qu’on ne saurait dire : voussavez bien, monsieur Priski, que je n’ai jamais voulu recevoirvotre argent !

– C’est comme vous voudrez ! répliqual’autre en rentrant dans sa poche une liasse de billets qu’il enavait déjà sortie. Je les offrirai à mes pauvres ! »

Ici, Rouletabille sortit de l’ombre.

« Vous entrez donc au couvent, monsieurPriski ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur, fit le moine en reculant unpeu, car il ne s’attendait point à la présence de Rouletabille etn’était point venu pour le voir. Oui, j’entre au couvent. Ça a étéle rêve de toute ma vie d’entrer dans un bon couvent !…

– Et dans quel couvent, s’il vousplaît ?…

– Mon Dieu ! monsieur, je crois bien queje vais entrer dans un couvent du mont Athos !…

– On dit qu’ils sont fort beaux !

– Magnifiques ! monsieur,magnifiques !…

– Et c’est pour nous annoncer cette nouvelleque vous êtes venu à Stara-Zagora ?

– Hélas ! monsieur, je ne pourraisl’affirmer !…

– Quelle est donc la raison de ce voyage,monsieur Priski ?

– Mon Dieu, monsieur, je suis un peu gêné pourvous la dire », et il recula encore. Rouletabille alla semettre entre la porte et ce singulier moine.

« Vous ne sortirez cependant pas d’ici,monsieur Priski, sans nous l’avoir dite ; non point que jesois très curieux en ce moment et que j’attache une grandeimportance aux événements de la vie, mais comme, chaque fois quenous avons eu affaire à vous, il nous est arrivé du désagrément, jetiens en ce moment à savoir ce qui nous vaut l’honneur de votrevoisinage…

– Monsieur, si je vous le dis, vous allez metrouver bien « osé » !… Et c’est justement parceque, sans le vouloir, certes, je vous ai fait jusqu’ici beaucoup depeine, que je ne voudrais pas vous en causer davantage !

– Si vous ne parlez pas, monsieur Priski, jevous fais jeter dans un cachot par les soldats du généralStanislawoff avec lequel je suis au mieux, et ensuite je vous feraifusiller comme un agent des Turcs !

– Monsieur, je vais vous avouer la véritépuisque vous l’exigez… Elle est on ne peut plus simple…

« Je vous disais tout à l’heure quej’avais toujours désiré entrer dans un couvent du mont Athos, où jeconduisis jadis des voyageurs à titre d’interprète. Tout jeune quej’étais, je pus juger qu’il n’y avait vraiment encore que là oùl’on sût vivre, tout en se préparant une belle mort. Mais pourentrer dans ce couvent, il faut de l’argent, beaucoup d’argent.Dans ce but, je m’astreignis à en mettre de côté, mais il me futdérobé à la Karakoulé, pendant le séjour que vous me fîtes faire, àmon corps défendant, dans la cave du donjon !

– Passons, monsieur Priski.

– N’ayant plus d’argent, je ne pouvais plus,hélas ! espérer d’entrer au couvent et j’en avais un grandedésolation, quand il se trouva qu’au milieu des derniers événementset comme je venais d’arriver à Kirk-Kilissé, la veille de ladébandade générale, je fus reconnu par le seigneur Kasbeck, lequeleut l’honneur naguère, je crois, de vous être présenté…

– Allez, monsieur Priski, allez !…

– Ce seigneur me dit :

« – Priski, veux-tu gagner quelqueargent ?

« – Je voudrais en gagner beaucoup !lui répondis-je.

« – Eh bien ! fit-il, je te donneraitelle somme tout de suite si tu te charges d’une commission que jevais te dire, et je t’en donnerai autant si la commissionréussit. »

« Or, voyez le miracle ! monsieurRouletabille, fit remarquer le moine, l’addition de ces deux sommeséquivalait justement à celle dont j’avais besoin pour entrer aucouvent !… Je vis là comme le doigt de la Providence etj’acceptai aussitôt la commission du seigneur Kasbeck… C’est là,monsieur, que je commence à être embarrassé…

– Remettez-vous… et passons sur l’histoire dela lettre que je connais, dit Rouletabille.

– Monsieur, je dois vous dire que j’ignoraisce qu’il y avait dans la lettre…

– Oui, mais tu savais qu’aussitôt cette lettrereçue, Mlle Vilitchkov devait me quitter.

– Je savais cela, monsieur, mais je n’en étaispoint sûr. La chose était si peu sûre que Mlle Vilitchkov, quia reçu la lettre à Kirk-Kilissé, vous a suivi à Stara-Zagora…

– Tout cela ne me dit point ce que tu es venufaire ici, bandit !…

– Mon Dieu ! monsieur, je croyais m’êtreassez fait comprendre… Je suis venu parce que je désirais savoir siMlle Vilitchkov, qui ne vous a point quitté à Kirk-Kilissé, nevous aurait pas laissé à Stara-Zagora. »

La Candeur, outré de tant de cynisme, leva sonpoing.

« À ta place ! LaCandeur ! » ordonna Rouletabille.

Et, se tournant vers le moine :

« Elle m’a laissé, monsieurPriski ! Vous pouvez être heureux !…

– Monsieur, croyez bien que je comprends votredésolation, dit M. Priski. Mais d’autre part vous m’accorderezqu’après m’être chargé d’une commission qu’un autre aurait faite sije l’avais refusée, je ne pouvais point m’en désintéresser et qu’ilétait bien naturel que je vinsse m’enquérir jusqu’ici si elle avaitréussi.

– Et si vous avez gagné la seconde partie dela somme qui vous est nécessaire !… Oui, monsieur Priski, oui…je comprends cela… Vous pouvez vous en aller !…

– Et je vais pouvoir entrer au couvent…

– Pas avant que vous n’ayez touché la secondepartie de la somme, monsieur Priski !…

– Messieurs ! je vais la toucher de cepas.

– À Dédéagatch !…, dit Rouletabille.

– Oui, à Dédéagatch. Mais commentsavez-vous ?…

– Que vous importe, monsieur Priski ?…Allez-vous-en donc à Dédéagatch et dépêchez-vous !… Si j’ai unconseil à vous donner, ne traînez pas en route, car j’ai idée queM. Kasbeck ne vous attendra pas longtemps à Dédéagatch.

– Et pourquoi cela ?…

– Tout simplement parce que M. Kasbeckvous attend moins à Dédéagatch qu’il n’y attendaitMlle Vilitchkov et comme il y a des chances pour queMlle Vilitchkov soit arrivée ce soir à Dédéagatch, il sepourrait fort bien qu’ils se préparent à en partir tous deux,demain matin, sans vous attendre.

– Ah ! mon Dieu !… s’écria le moine,et il courut à la porte.

– Rassurez-vous, ajouta Rouletabille, car side Dédéagatch vous vous rendez au mont Athos, vous ne manquerezpoint de rencontrer en route le seigneur Kasbeck !

– Et où donc va le seigneur Kasbeck ? Sivous pouvez me le dire, je vous pardonnerai tout ce que vous m’avezfait endurer, soupira le moine.

– Je vous le dirai, monsieur Priski, et jevous pardonnerai également de mon côté tout ce que vous nous avezfait souffrir, si vous voulez, à votre tour, me rendre un petitservice…

– Parlez, monsieur Rouletabille…

– Vous êtes fort habile, à ce que je vois, àremettre les lettres, monsieur Priski…

– Mon Dieu ! cela a toujours été un peumon métier…

– Eh bien, je vous demanderai d’en faireparvenir une à Ivana Hanoum !

– Oh ! monsieur, c’est comme si c’étaitdéjà fait. Vous pouvez compter sur moi, jura le moine.

– Alors, attendez !… »

Rouletabille s’approcha de la table etécrivit :

« J’ai tout compris, mon amour.Pardonne-moi ! Ton petit Zo te dit adieu pour toujours. Il nete survivra pas. »

Il n’avait pas écrit le dernier mot de cemessage suprême qu’un gros sanglot éclatait derrière lui. Il seretourna. C’était La Candeur qui avait lu la lettre par-dessus sonépaule.

« Oh ! Rouletabille !Rouletabille ! gémit La Candeur, ça n’est pas vrai, dis, quetu vas mourir ?… Dis-moi que ça n’est pasvrai !… »

Rouletabille, ému de cette douleur fraternellepresque autant que de la sienne, hocha lentement la tête, tendit lalettre à M. Priski, et serrant la bonne grande patte de LaCandeur avec ce geste de condoléance que l’on voit si souvent auxenterrements, lui dit :

« On raconte que l’on ne meurt pasd’amour, nous verrons bien…

– Ah ! mon Dieu ! il va se laisserpérir !… pleura La Candeur.

– Surtout, jeune homme, n’attentez pas à vosjours, dit M. Priski, la religion le défend !… »

Et il ajouta avec une grandeémotion :

« La religion, voyez-vous, il n’y aencore que ça !

– On est bien dans votre couvent, monsieurPriski ? questionna Rouletabille.

– Bon ! maintenant il va se fairemoine ! s’écria La Candeur.

– Si on est bien ? s’écriaM. Priski. C’est-à-dire que c’est le paradis sur la terre.Imaginez au milieu de jardins merveilleux, un vaste édifice,simple, bien aéré, avec un large réfectoire. Le cuisinier estexcellent ; il fait même le civet de lièvre et le macaroniavec une rare habileté. Enfin le supérieur a cette mine réjouie etces manières affables qui attestent qu’on a l’esprit tranquille etl’estomac en bon état !…

– Voilà un bon couvent, dit La Candeur. Si tuy entres, j’y entrerai certainement avec toi !

– Et il faut tant d’argent que ça pour êtrereçu dans ce monastère ? interrogea encore Rouletabille enpoussant un soupir.

– Messieurs, ce monastère est riche ;s’il acceptait tous les sans-le-sou qui, dans ce pays, ne demandentqu’à se faire moines, non seulement c’en serait fini de sarichesse, mais encore de sa bonne renommée. Il faut vous dire qu’onvient le voir du bout du monde… Il a été placé sous la hauteprotection d’un saint que l’on a déterré non loin de là et dont ona mis les restes dans du coton. Aux jours de grande cérémonie, auxanniversaires de martyre, le coton se vend bien ! J’ai assistéà l’une de ces fêtes, monsieur ; moi qui jusqu’alors étais unpaïen, j’en ai l’esprit tout retourné. C’était magnifique.D’innombrables lampes suspendues à la voûte, projetaient sur la nefdes feux de toutes couleurs. Dans une des ailes se tenait un frèrequêteur qui recueillait les aumônes et inscrivait sur un registreles noms des gens qui réclamaient une messe pour un parent mort oumalade ! Certes, monsieur, je peux vous affirmer que la maisonest bien tenue !…

– Si bien, monsieur Priski, que vous n’allezpas regretter la Karakoulé ? exprima Rouletabille, de plus enplus sombre et pensif.

– Ma foi, non, ni le seigneur Kara qui,parfois, était si brutal. Ah ! il est bien puni de sonorgueil, maintenant, le Pacha Noir ! C’est Dieu qui l’aprécipité. Il aurait dû se méfier. C’était prédit dans lesévangiles !… Lui, si fier, le voilà l’esclave deM. Athanase !…

– Qu’est-ce que tu racontes ? ditRouletabille, Kara-Selim, que nous appelons de son vrai nom dechrétien Gaulow, n’est plus ni le maître ni l’esclave de personne.Il est mort !

– Eh bien, alors, il n’y a pas longtemps, fitentendre M. Priski, car je l’ai encore aperçu pas plus tardqu’avant-hier…

– Tu es fou ou tu rêves ! protesta dansune grande agitation le reporter. Kara-Selim est mort ! mort,sous nos yeux, frappé d’un grand coup d’épée par Athanase !…Tu n’as donc pu le voir vivant avant-hier !

– Vous vous trompez certainement,monsieur ! insista doucement M. Priski.

– Je me trompe si peu, dit Rouletabille, quemes camarades pourront te dire comme moi qu’ils ont vu son grandcorps défunt traîné plusieurs fois sur la place avant que d’êtreemporté par les Bulgares !…

– Eh bien, monsieur, c’est peut-être cetraînage-là qui l’a ressuscité, car, je le répète, dans la matinéed’hier j’ai rencontré M. Athanase avec sa petite escorte, surla route du Sud, semblant se diriger du côté de Lüle-Bourgas…

– Que tu aies rencontré Athanase, la chose estpossible, fit Rouletabille, de plus en plus oppressé… mais il nes’agit pas d’Athanase, qui est vivant. Nous parlons de Kara-Selimqui est mort.

– J’y arrive avec M. Athanase. Un de sescavaliers habilement interrogé par votre serviteur m’apprit qu’ilvous cherchait partout, vous et Mlle Vilitchkov !j’aurais pu lui donner quelques renseignements utiles, quand jem’aperçus que les soldats traînaient derrière eux, attaché sur ledos d’un cheval, un grand corps tout noir et taché de sang dont lavue me fit pousser un grand cri, car j’avais reconnuKara-Selim !…

– Mais il était mort ! s’écria encoreRouletabille.

– Non ! monsieur ! Il étaitvivant ! »

Rouletabille bondit sur le moine.

« Es-tu sûr de ce que tu dislà ?

– Si sûr, monsieur, que je lui ai parlé etqu’il m’a répondu !…

– Ah ! fais bien attention à ce que tunous dis ! gronda Rouletabille en secouant Priski qu’il avaitpris au col de son manteau de bure… Sur ta vie, ne me menspas !… Dis-moi toute la vérité…

– Sur ma vie et sur celle qui m’attend dansl’autre… j’ai vu Kara-Selim vivant, bien abîmé, mais vivant !Il m’a expliqué qu’il avait été surpris par Athanase et frappépar-derrière d’un grand coup d’épée qui l’avait jeté par terre,étourdi, et qui l’aurait certainement tué s’il n’avait toujoursporté sous son pourpoint noir une cotte de mailles !… je n’euspas plutôt entendu cette confidence que je m’enfuis à toutesjambes, redoutant que M. Athanase ne me réservât quelqueméchant coup à mon tour !… Voilà toute la vérité, je vous lejure !… »

M. Priski n’avait pas achevé de proclamercette vérité-là qu’il était serré dans les bras de Rouletabillecomme dans le plus amical étau !

« Ah ! ce brave M. Priski quiveut se faire moine !… et qui va au mont Athos !…Rendez-moi ma lettre, monsieur Priski, rendez-moi malettre !

– La voilà, monsieur, mais vous me direz toutde même où je pourrai rencontrer le seigneur Kasbeck.

– À Salonique, mon cher monsieur Priski… Etsais-tu pourquoi je ne te charge plus de cette lettre à destinationde Salonique ? Parce qu’elle n’a plus besoin d’y aller. Etsais-tu pourquoi elle n’a plus besoin d’y aller ? parce quenous y allons avec toi… Allons, allons, en route ! La Candeur,Vladimir !… Nous partons… Ah ! mon bon La Candeur,laisse-moi t’embrasser ! Tiens, je suis fou dejoie !…

– Mais que se passe-t-il, seigneurJésus ? interrogea La Candeur, bouche bée devant une aussisubite et joyeuse transformation.

– Il se passe, mon vieux, que rien n’est perduencore et qu’il est possible maintenant que nous nous mariions,Ivana et moi, puisque son mari estvivant ! »

Et La Candeur tourna la tête pourmurmurer : « Quel malheur ! Une si belleintelligence !… »

XIV – En suivant les bords de laMaritza.

 

Nos jeunes gens, accompagnés deM. Priski, se mirent en route vers le soir. Cette journéeavait été consacrée par les troupes lancées à la poursuite del’armée turque à un repos presque absolu. Leur front s’étendait deDjeni-Mahalle à Karakdéré. La rapidité de leur victoire lesfatiguait déjà, sans compter qu’elles ne possédaient que de vaguesrenseignements sur la situation occupée par l’ennemi que lacavalerie bulgare lancée dans la direction de Baba-Eski,c’est-à-dire droit au Sud, n’avait point rencontré.

Rouletabille et ses compagnons profitèrent del’état de choses qui avait nettoyé la contrée de tout l’élémentottoman pour faire du chemin. Grâce à la lettre du général-majorque le reporter portait toujours sur lui, la petite bande parvinten quelques heures à Demotika De là il ne pouvait être questionpour elle de prendre le train pour Dédéagatch, les rives de laMaritza inférieure étant encore occupées par des forces turquesqui, accourant de Macédoine en toute hâte, ne faisaient que passer,désireuses de traverser le sud de la Thrace au plus vite pourrejoindre au nord de Rodosto le gros de l’armée turque qui sereformait sur les lignes de Tchorlou, Lülé-Bourgas et Seraï.

Le départ des reporters avait été si précipitéque Rouletabille n’avait pas eu le temps de demander des subsides àson journal ni de s’en procurer d’aucune sorte. Il avait mis sonpaquet de correspondance à la poste et en route !

Il comptait que ce bon M. Priski avait labourse bien garnie et ne leur refuserait point de subvenir auxfrais du voyage.

À Demotika, ils essayèrent de se procurerhonnêtement des chevaux. Naturellement, ils ne trouvèrent pas unebête à vendre, ce qui fut heureux pour la bourse deM. Priski.

C’est dans ces tristes conditions, queRouletabille laissa Vladimir et Tondor que rien n’embarrassait,s’emparer de ce qu’on ne voulait point leur céder de bonne volonté.À l’ombre des ruines d’un vieux château, ils avaient découvert cinqmagnifiques bêtes qui s’ébattaient paisiblement dans une courdéserte, cependant que, dans une autre cour, une petite trouped’avant-garde bulgare, en attendant l’heure de la soupe, autourd’un chaudron, écoutait les airs plaintifs de la balalaïka.

Les chevaux étaient tout sellés. L’affaire futvite faite. Les reporters, lançant leurs bêtes à toute allure, nes’arrêtèrent qu’une heure plus tard. Ils n’avaient plus à craindreles Bulgares, mais les Turcs.

Rouletabille commença de mettre en ordre sespapiers. Il dissimula dans une poche secrète la lettre dugénéral-major et sortit les fameux papiers chipés à Kirk-Kilissé,signés de Mouktar pacha et empreints de son sceau. Puis, s’estimantà peu près en règle, il permit aux chevaux de souffler.

En suivant les bords de la Maritza, il causaitavec M. Priski. Rouletabille ne perdait jamais une occasion des’instruire.

Ainsi, dans le moment qu’il tentait de serapprocher de cette Salonique habitée par le sultan déchu, il sefaisait donner des détails sur l’existence d’Abdul-Hamid, et cen’était point simplement pour en tirer un bon article.

M. Priski savait beaucoup de choses parKasbeck, qui était le seul homme, si l’on peut dire, de l’ancienparti, que le nouveau gouvernement tolérait auprès d’Abdul-Hamid,parce que Kasbeck, en même temps qu’il avait conservé pour sonancien maître des sentiments de dévouement à toute épreuve,entretenait avec le pouvoir actuel d’excellentes relations. Parlui, les ministres pénétraient un peu dans la pensée d’Abdul-Hamid,et, par lui aussi, ils pouvaient, quand il était nécessaire, ce quiarrivait à peu près tous les quinze jours, démentir les faussesnouvelles que l’on répandait sur le sort du prisonnier. Tantôt onprétendait que le gouvernement l’avait fait mettre à mort et tantôtqu’il le soumettait aux pires tortures, dans le dessein deconnaître enfin l’endroit d’Yildiz-Kiosk où l’ex-sultan avait cachéses immenses trésors. C’est alors que Kasbeck intervenait etdisait :

« Je sors de chez Abdul-Hamid : ilse porte mieux que moi !

– Est-il aussi cruel que l’on dit, monsieurPriski ? demanda Rouletabille.

– Il l’est peut-être plus encore, s’il faut encroire les anecdotes du seigneur Kasbeck, qui charmait les longuessoirées de la Karakoulé par le récit des fantaisies de son maître.Tenez, quelques heures avant d’être arraché de son trône,Abdul-Hamid a commis un meurtre. Il a fait venir une de sesCircassiennes, une de ses odalisques favorites, une enfant, etfroidement, à coups de revolver, il l’a abattue.

Quelques jours plus tôt, il a tué à coups debâton une petite fille de six ans qui, innocemment, avait touché àun revolver laissé par lui sur un meuble. Furieux, ne se possédantplus, prétendant que l’enfant avait voulu le tuer, il l’assassinaséance tenante. Je pourrais vous citer cent histoires de ce genre.Ah ! on peut dire qu’il n’a pas le caractère commode !conclut M. Priski.

– Eh bien, en avant, ne nous endormonspas ! » s’écria Rouletabille qui suait à grossesgouttes.

Et il poussa à nouveau les chevaux. Cependantil continuait de se tenir à la hauteur de M. Priski.

« Et maintenant, est-ce qu’on le laisselibre de recommencer de pareilles horreurs ?

– Eh ! monsieur, c’est une question biendélicate que celle du harem. Du moment qu’on lui laisse son harem,si réduit soit-il, il peut toujours faire dans ce harem ce qu’illui plaît. Ça, c’est la loi du Prophète. Tout fidèle a droit de vieou de mort dans son harem.

– Pressez un peu votre bête, monsieurPriski !… À ce train, nous n’arriverons jamais àDédéagatch !… Et dites-moi, présentement, il a beaucoup defemmes avec lui ?

– Mon Dieu ! il en a dix, ce qui n’estguère.

– Et comment se conduit-il àSalonique ?

– Eh bien, en dehors de quelques accès decolère comme ceux que je vous citais tout à l’heure, il se conduitfort convenablement. Il est très surveillé à la villa Allatini,mais soigné comme coq en pâte. Il est peut-être, à l’heureactuelle, l’homme le plus heureux de l’Empire ottoman. Voici à peuprès ce que nous disait le seigneur Kasbeck :

« Oublieux, insouciant, il se promènedans ses vastes jardins, fumant avec délice des cigarettes de tabacfin, spécialement confectionnées pour lui. Il établitminutieusement avec son cuisinier le menu du jour et savourelentement de multiples tasses d’un café exquis et parfumé. Nulautre souci ne le hante, si ce n’est ses galants propos avec lesdames de céans.

« Tout ce qui se passe hors les murs dela villa reste étranger à Abdul-Hamid. Volontairement, il demeureignorant des bruits extérieurs. Si d’ailleurs il lui prendfantaisie d’interroger ceux qui l’approchent sur les événementspolitiques, il ne reçoit que des réponses vagues et sans précision.Ordre est donné de se taire.

– Je me suis laissé dire, fit Rouletabille,qu’il espérait encore revenir sur le trône et qu’il était entretenudans cette espérance par beaucoup de ses amis qui se remuent àConstantinople, et préparent dans l’ombre, à la faveur desévénements actuels, une révolution ?

– Ceci, monsieur, répondit M. Priski, estde la politique, et la politique ne regarde point un pauvre moinecomme moi !

– Ne dites donc point que vous êtes moine,dans cette région dangereuse pour les orthodoxes, monsieur Priski.Il ne suffit point d’avoir enlevé votre robe, il faut encoresurveiller vos propos !… Tenez, voici justement une patrouilleturque à laquelle nous n’allons certainement pointéchapper. »

Quelques balles vinrent à ce moment saluer lesreporters, qui agitèrent leurs mouchoirs, en criant de toutes leursforces :

« Francis !Francis ! »

Bientôt, ils étaient entourés et expliquaientau chef de la patrouille qu’ils étaient des reporters françaisattachés à l’état-major de Mouktar pacha et qu’ils avaient étéobligés de fuir, après la déroute de Kirk-Kilissé. Comme ilsmontraient des papiers corroborant leurs dires, ils furent assezbien traités et renvoyés à un kachef, qui les renvoya à unkaïmakan, qui les renvoya à… Dédéagatch !…

Ainsi escortés des Turcs étaient-ils arrivésrapidement à l’endroit qu’ils désiraient atteindre.

Ce petit port de Dédéagatch voyait passerdepuis deux jours plus de troupes qu’il n’en avait connu enquarante ans. C’est que la Turquie avait résolu d’attendre l’ennemiaux rives de Karagutch et de lui infliger un échec qui la vengeraitde la surprise de Kirk-Kilissé. Aussi si l’on envoyait sur cetteligne tout ce dont on disposait de troupes à Constantinople, le sudde la Macédoine expédiait, de son côté, par Dédéagatch, lesdivisions du littoral.

Il fallait se presser, si l’on ne voulait pasêtre coupé de Constantinople, car le bruit courait qu’on avait vude la cavalerie ennemie dans les environs de Rodosto.

D’autre part, Dédéagatch ne pouvait pluscompter sur ses communications par mer, la flotte grecque faisantdéjà la police de la mer Égée.

Aussitôt arrivés à Dédéagatch, les troisreporters, M. Priski et Tondor se séparèrent pour chercher auplus vite Kasbeck et Ivana, mais ils acquirent bientôt la certitudequ’ils étaient partis la veille de l’hôtel de la Mer-Égée, avec unesuite composée de quelques cavaliers albanais et qu’ils avaientpris, à travers la campagne le chemin de Salonique.

Le chemin de fer n’avait pas encore été coupé,mais il allait l’être et, en attendant, il servait uniquement auxmouvements des troupes. Kasbeck n’avait pu le prendre etRouletabille en conçut quelque espoir, mais il dut bientôt serendre compte de l’impossibilité où il allait être lui-même nonseulement de prendre le chemin de fer, mais encore de suivre laroute de Kasbeck. Sans compter que Kasbeck avait plus de trente-sixheures d’avance sur lui, et que les reporters français nemanqueraient point d’être arrêtés à chaque instant et d’êtreretenus par tous les détachements ottomans qu’ils rencontreraientsur leur chemin. Ne voyaient-ils point déjà de quelles tracasserieson encombrait leur liberté, trop relative hélas !

Pendant ce temps, Kasbeck continuaittranquillement sa marche avec Ivana vers le harem de la villaAllatini !

Sur les quais du port, où il lui futimpossible de trouver le moindre petit bateau qui consentît àtenter l’aventure du voyage de Salonique, Rouletabille se rongeaitles poings.

Tout à coup, il se tourna vers LaCandeur :

« Vite les chevaux !…

– Où allons-nous ?…

– À Constantinople !…

– À Constantinople ? Mais nous tournonsle dos à Salonique ! Et Ivana ?…

– Mon vieux, expliqua rapidement Rouletabilleen entraînant La Candeur, puisque nous ne pouvons aller au-devantd’Ivana, c’est Ivana qui viendra au-devant de nous !

– À Constantinople ?

– À Constantinople !

– Mais tu perds la tête !…

– Non ! Écoute-moi bien et saisis…Ivana suit Kasbeck ; Kasbeck court aprèsAbdul-Hamid. Je fais venir Abdul-Hamid à Constantinople oùbientôt nous voyons arriver Kasbeck et Ivana !… Qu’est-ce quetu dis de ça ?…

– Épatant !… Mais comment vas-tu fairevenir Abdul-Hamid à Constantinople ?…

– Eh ! il y a un moyen sûr ; lefaire monter sur un navire étranger, anglais ou allemand, quin’aura rien à craindre des croiseurs grecs.

– Mon cher, permets-moi de te dire que cen’est pas l’intérêt du gouvernement actuel de faire venir dans lacapitale un sultan qui y a conservé de nombreuxpartisans !

– C’est encore moins son intérêt de le laisserà Salonique où il peut être proclamé à nouveau sans que legouvernement central ait le pouvoir de s’y opposer !…

– Si le gouvernement craignait quelque chosede ce genre, reprit l’entêté La Candeur, il n’attendrait pointRouletabille pour faire revenir dans le Bosphore le sultan détrôné…Pour moi ils ne le feront point bouger de Salonique tant qu’ilsresteront maîtres de la ligne du Sud… Voilà mon opinion…

– C’est la mienne aussi !… Voilà pourquoiil faut courir à Constantinople et persuader au gouvernement qu’ila tort de laisser le sultan là-bas ; que les prochains combatssur la ligne de Lüle-Bourgas peuvent tourner et qu’il est del’intérêt de Mahomet V d’avoir tout de suite Abdul-Hamid sous lamain, dans le cas où ses partisans deviendraientmenaçants !

– Ils t’écouteront ou ils ne t’écouteront pas,émit La Candeur dont la simplicité se refusait à entrer dans lacomplication du plan de Rouletabille.

– Ils m’écouteront !

– Bah ! pourquoi ça ?…

– Ils m’écouteront quand je leur dirai qu’ilexiste une conspiration pour remettre Abdul-Hamid sur letrône !

– Ce n’est pas le tout de dire ça ! Ilfaut le prouver !

– Je le prouverai !…

– En quoi faisant ?

– En donnant le nom des conjurés, des conjurésqui ont résolu de proclamer Abdul-Hamid à Salonique même !Alors, tu verras si le gouvernement ne fait pas revenir sonAbdul-Hamid à Constantinople, et sans perdre un jour, sans perdreune heure, une minute ! Tout de suite, peut-être même avantque Kasbeck ne soit arrivé à Salonique ! Me comprends-tu,maintenant ? Seulement, tu vois que de notre côté il ne fautpas perdre une seconde !…

– Rouletabille, tu ne feras pas ça !… Tune dénonceras pas ces pauvres gens !

– Ah ! voilà Vladimir et Tondor, fitRouletabille… Tondor où est M. Priski ?

– Il est à « la place », ditVladimir, et distribue des pièces d’or pour avoir un laissez-passerpour Salonique ! On lui prend les pièces, mais on lui refusele laissez-passer.

– Les chevaux ?…

– Dans la cour de l’hôtel de la Mer-Égée.

– Celui de M. Priski aussi ?

– Tous les cinq !…

– Amène-les tout de suite !… Toi,Vladimir, cours à la place faire viser nos papiers par Ali bey etdis-lui que, comme il le désire, nous rentrons àConstantinople !

– Entendu, répond Vladimir, et je préviensM. Priski en même temps ?

– Nullement ! Laisse donc M. Priskialler à Salonique, nous n’avons pas besoin de lui àConstantinople !

– Eh bien, et son cheval ?

– Ah ! son cheval, par exemple, nousl’emmenons ! Par les temps qui courent il vaut mieux en avoircinq que quatre… Je le confie à Tondor… Courez, Vladimir, dans unquart d’heure, il faut que nous ayons quittéDédéagatch !… »

Vladimir courut à « la place »,Tondor s’en fut chercher les chevaux, Rouletabille se tourna versLa Candeur qui grognait, la tête basse et l’air sournois.

« Toi, file au télégraphe, lui dit-il, etenvoie une dépêche à Paris disant que nous partons pourConstantinople… mais qu’est-ce que tu as ?… Tu en fais, unetête !…

– Écoute, Rouletabille, c’est de la blague,hein ? Tu ne vas pas commettre une infamie pareille !D’abord ce n’est pas vrai que tu connaisses le nom de cesconjurés…

– Si, mon petit, et leur adresse !

– Qui est-ce qui te les a donnés ?

– Gaulow lui-même qui est de l’affaire et quiavait eu le soin d’inscrire avec beaucoup d’ordre lesdits noms etlesdites adresses sur un petit calepin de poche qu’il a eu le tortde perdre à Sofia, la nuit où il est venu assassiner ce pauvregénéral Vilitchkov !… Eh bien, es-tu au courant,maintenant ?… Trouves-tu toujours que c’est de lablague ?…

– Rouletabille, si tu donnes ces adresses, onira au domicile des conjurés !

– Parfaitement ! et on trouveracertainement chez eux la preuve de leur conspiration !…

– Mais les malheureux serontpendus !…

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse,pourvu qu’Ivana soit sauvée !… »

La Candeur leva ses bras formidables au cielet clama :

« Évidemment ! évidemment !évidemment !…

– Dis donc, La Candeur, préfères-tu qu’Ivanasoit perdue et que je me fasse moine comme M. Priski ?…Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, mets un frein à tes salamalecset cours au télégraphe ! »

La Candeur s’éloigna sans manifester davantageses sentiments humanitaires et en gémissant tout bas une fois deplus, sur le malheur pour un jeune homme de rencontrer sur sa routeune Ivana Vilitchkov.

Une demi-heure plus tard, les trois reporterset Tondor étaient sur la route de Constantinople… Ils filaient àfond de train. Tondor, derrière, conduisait un cheval de rechange.Aux environs de Rodosto, ils tombèrent sur une reconnaissance decavalerie bulgare qu’ils essayèrent en vain d’éviter. Il fallutfaire contre mauvaise fortune bon cœur et se laisser emmener auposte d’avant-garde d’Haïjarboli, où Rouletabille trouva unofficier pour examiner ses papiers, les papiers bulgares,naturellement, et la lettre du général Stanislawoff qu’il avaitincontinent sortie.

XV – 36, rouge, pair et passe.

 

Ils étaient arrivés à Haïjarboli à la nuittombante. Le petit village était tenu en main par un détachementd’avant-garde, dont le chef occupait la maison du maire, lequelétait en fuite. Les reporters furent très bien reçus à cause de lalettre du général-major et une chambre fut mise à leurdisposition ; enfin on leur donna des vivres dont ils avaientgrand besoin. Rouletabille ne se plaignit point trop de cecontretemps. Les bêtes allaient se reposer quelques heures et LaCandeur et Vladimir cesseraient de gémir sur leur faim. La Candeurse chargea de confectionner avec les vivres du régiment une soupesuperfine, Vladimir l’y aida tandis que Tondor s’occupait deschevaux.

Pendant ce temps, Rouletabille examinait leslieux, comme toujours. La nuit même ils devaient abandonner sanscrier gare les avant-postes bulgares et rentrer à nouveau dans lazone turque.

En dépit des doubles papiers dont ils étaientporteurs, cette petite opération ne se faisait jamais sans danger.Et il convenait de prendre ses précautions…

Rouletabille sortit donc de la chambre quiétait au rez-de-chaussée et donnait sur une grande cour commune oùla troupe achevait de souper autour des feux. Puis il quitta cettecour pour aller rendre visite à Tondor qui, sur ses instructions,n’avait pas fait entrer les bêtes dans la cour, mais les avaitattachées à un arbre, derrière la maison. Il y avait là des champsdéserts et un ravin profond par lequel il serait facile de seglisser après avoir fait une rapide enquête sur la disposition desavant-postes.

Rouletabille se promena une heure dans cettequasi-solitude et revint très rassuré sur son programme de la nuit.Comme il longeait les murs de la maison du maire, il se trouva enface de deux officiers qui prononcèrent un nom qui le fittressaillir. Ils parlaient d’Athanase Khetew !

Rouletabille s’avança.

« Athanase Khetew ? demanda-t-il àtout hasard en français. Vous parlez, messieurs, d’AthanaseKhetew ?

– Eh ! monsieur, oui, répondit l’un desofficiers, nous en parlons à propos de vous, car ce doit être vousqu’il cherche.

– Mais certainement ! s’écriaRouletabille.

– Ah ! bien, il sera heureux de vousrencontrer. Il y a assez longtemps qu’il vous réclame… Nous nepensions point cependant, bien qu’il nous eût parlé de reportersfrançais, qu’il s’agissait de vous, car il nous avait dit que vousaviez avec vous une jeune fille, la propre nièce du généralVilitchkov, mort assassiné quelques jours avant la déclaration deguerre.

– C’est bien de nous qu’il s’agit, messieurs,dit Rouletabille. Et si cette jeune fille n’est point ici, c’estqu’elle nous a quittés récemment.

– On avait dit à Athanase Khetew qu’elles’était battue au premier rang à Demir-Kapou.

– C’est exact.

– Et que depuis, poursuivant l’ennemi avecl’avant-garde de l’armée, elle n’avait cessé de se trouver auxavant-postes… Aussi Athanase Khetew cherche-t-ilMlle Vilitchkov sur tout notre front… Enfin, vous pourreztoujours lui donner de ses nouvelles… Il en sera fort heureux quandil va revenir…

– Il doit donc revenir ici ?…

– Mais aux premières heures du jour, je crois…Il nous a quittés pour aller jusqu’à Baba-Eski et revenir…

– Et vous êtes sûr qu’il va revenir ?

– Oh ! absolument sûr, monsieur ; ilnous a laissé son prisonnier.

– Hein ? fit Rouletabille, en dissimulantautant que possible l’émotion soudaine qui l’avait envahi… Quelprisonnier ?…

– Oh ! un prisonnier auquel il a l’air detenir beaucoup et pour lequel il a les plus grands soins… et que nequittent point d’une semelle ses deux ordonnances. Du reste, ilvous est facile de le voir… »

Là-dessus, l’officier conduisit Rouletabille,toujours sur les derrières de la maison, à une petite fenêtregarnie d’un double barreau en croix.

« Regardez », fit-il.

Rouletabille se leva sur la pointe des piedset regarda.

C’était bien cela ! Rouletabille semordit les poings pour ne pas crier de joie. Dans un coin, pieds etpoings liés, il avait reconnu le pacha noir Gaulow, sur lequelveillaient encore deux sentinelles.

Cette chambre, dans laquelle se trouvaientGaulow et les deux sentinelles, était une sorte de réduit donnantdirectement sur la cour par une porte entrouverte, sur le seuil delaquelle une demi-douzaine de soldats, accroupis, jouaient auxosselets, jeu fort en honneur dans le Balkan.

Rouletabille quitta son observatoire etdit :

« Ah ! je le connais, c’est lefameux Gaulow, l’ancien maître de la Karakoulé ! Je pense bienqu’Athanase Khetew doit y tenir !…

– Il nous a dit que c’était la première foisqu’il le quittait, mais un ordre du général Savof, commandant lapremière brigade de cavalerie, le demandait tout de suite àBaba-Eski.

– Messieurs, merci de tous ces excellentsrenseignements, fit Rouletabille, en saluant, je vous demande lapermission d’aller souper.

– Bon appétit, monsieur. »

Il rentra dans la cour ; là, il constata,avec une grande satisfaction, que la chambre, sur le seuil delaquelle les soldats jouaient aux osselets, et par conséquent danslaquelle se trouvait le prisonnier, était adjacente à celle quiavait été abandonnée aux reporters. Au moment où il allait pousserla porte de celle-ci, il entendit distinctement ces mots, prononcéspar la voix métallique de Vladimir : « 36, rouge, pair etpasse ! »

« Tiens, tiens, fit-il, on se croirait,ma parole, à Monte-Carlo. »

Et il pénétra dans la pièce.

Là, il trouva le souper prêt, quil’attendait : une grande écuelle de soupe fumante, dontl’odeur caressait, dès l’abord, agréablement les narines, et, àdeux pas de là, près de la table, La Candeur et Vladimir qui, à sonarrivée, s’étaient relevés assez brusquement.

« Eh bien, on soupe ? leur demandaRouletabille. Je commence à avoir faim, moi aussi. Mais qu’est-ceque vous faites là ? »

La Candeur venait de retourner rapidement unegrande carte sur la table, et Vladimir regardait l’heure à samontre.

« Encore cette vieilleplaisanterie[9] ! fit en riant Rouletabille qui,décidément, paraissait ce soir de la meilleure humeur du monde,encore cette carte ! encore cette montre !… Ah ! ça,mais c’est toujours la carte de l’Istrandja-Dagh ! Vousn’allez pas prétendre tout de même que vous étudiez le plan desopérations sur une carte de l’Istrandja-Dagh quand nous noustrouvons à quelques kilomètres de Tchorlou !…

– Rouletabille, émit La Candeur qui paraissaitle plus embarrassé, nous nous rendions compte du cheminparcouru…

– Voyez-vous cela !… »

Et Rouletabille, d’un tournemain, souleva lacarte et la mit sens dessus dessous… Mais en même temps ildécouvrait sur la table tout un monceau de pièces d’or et d’argent.Il en fut comme ébloui, cependant que les deux compères,consternés, ne savaient quelle contenance tenir.

« Eh bien, mes petitspères !… » fit Rouletabille.

Et il examina l’envers de la carte qui étaitdivisé en une quantité de petits cadres portant chacun un numéro,depuis le numéro 0 jusqu’au numéro 36…

« Alors quoi ? Vous jouez à laroulette ?

– Faut bien ! puisque tu nous confisquestoujours nos jeux de cartes, soupira La Candeur.

– Passez-moi la montre,Vladimir ! »

Vladimir, qui avait remis précipitamment lamontre dans sa poche, dut l’en retirer… et Rouletabille constataalors que cette montre, au lieu de marquer l’heure, avait uneaiguille qui tournait sur un cadran marqué de 36 numéros et du 0 etqui s’arrêtait sur l’un de ceux-ci suivant que l’on appuyait plusou moins longtemps sur le système de déclenchement. Cette aiguillese mouvait si follement vite qu’il était impossible de savoir àl’avance sur quel numéro elle allait s’arrêter.

« Je comprends maintenant votre amourexcessif de la géographie, dit Rouletabille, amour qui m’intriguaittant à la Karakoulé et aussi le besoin maladif que vous aviez detoujours savoir l’heure !… Il y a longtemps que vous avezcette montre-là ? demanda-t-il en la mettant dans sapoche.

– Monsieur, c’est une montre, réponditVladimir, à laquelle je tiens beaucoup, car elle m’a été donnée ily a quelques années par une personne qui m’est chère.

– Par la princesse ?

– Justement, par la princesse… Ça a été sonpremier cadeau… Je partais pour Tomsk, où j’allais attendre avecquelques confrères de la presse moscovite les automobiles quiavaient entrepris le voyage de Pékin à Paris ; cette bonneprincesse redouta que je m’ennuyasse pendant le voyage et me fitcadeau de cette montre-roulette pour m’amuser en route. Je doisdire, du reste, que cette montre m’a toujours porté bonheur. Etc’était toujours quand j’avais justement besoin d’argent. Ainsilors de ce voyage, en revenant en auto de Tomsk à Paris, elle m’aprocuré l’une des premières grandes joies de ma vie. Chaque foisqu’un pneu crevait, j’invitais mes compagnons à me suivre sur letalus de la route pendant que le chauffeur réparait le dommage, etlà, sur le dos d’une carte divisée au crayon en petites cases,comme nous avons fait à celle-ci, et ma montre-roulette en main, onorganisait une petite partie. Il y avait des pneus qui merapportaient cent francs, d’autres deux cents, d’autres qui memettaient à sec, car il fallait bien perdre quelquefois. Maisfinalement, arrivé à Paris, de pneu en pneu, j’étais arrivé àgagner de quoi m’acheter une automobile.

– Mes compliments.

– Vous comprendrez, monsieur, que cettemontre, à laquelle se rattachent d’aussi précieux souvenirs…

– Oui, vous y tenez beaucoup… Et cetargent ? tout cet argent ? Il y a au moins mille francslà, dit Rouletabille en faisant glisser toutes les pièces dans sespoches… D’où vient-il ? Je croyais, moi, que vous n’aviez plusle sou.

– Monsieur, dit Vladimir, qui pâlit devant legeste rafleur de Rouletabille, c’est les mille francs deM. Priski.

– Mais vous m’avez dit que vous les lui aviezrefusés !

– Pardon, interrompit La Candeur, c’est moiqui t’ai dit cela… Mais Vladimir, lui, les a acceptés.

– Je les ai acceptés, corrigea immédiatementVladimir, mais j’ai refusé ensuite de faire la commission.

– Oui, vous êtes un honnête garçon. Je m’ensuis déjà aperçu plusieurs fois, répliqua Rouletabille… Eh bien,mes enfants, maintenant soupons !

– Monsieur, dit Vladimir, qui était soudaintombé à la plus morne tristesse, monsieur, si je tiens à ma montre,je tiens aussi beaucoup à cet argent que je n’avais pas encoreperdu.

– Avant de le perdre, dit Rouletabille en luiservant sa soupe, il faudrait l’avoir gagné. Cet argent n’est pasplus à vous qu’à moi. Il est à M. Priski, puisque vous avezrefusé de faire sa commission.

– C’est tout à l’honneur de Vladimir, appréciaLa Candeur. Tu ne vas pas rendre cet argent à M. Priski…peut-être ?

– Non, non rassure-toi… J’ai son emploi touttrouvé.

– Qu’est-ce que tu vas en faire ?

– Je vais vous dire tout à l’heure, audessert. »

Le souper fut assez triste, bien queRouletabille se montrât de belle humeur, mais il n’arrivait point àdérider les deux partenaires.

« Écoutez ! finit par direRouletabille, je vais vous rendre cet argent !

– Ah ! ah ! éclatèrent les deuxautres.

– Seulement, vous allez faire exactement ceque je vais vous dire…

– Compte sur nous…

– Cet argent, vous allez le jouer…

– Vive Rouletabille !…

– Et le perdre…

– Oh ! Oh !… est-ce absolumentnécessaire de le perdre ? firent-ils en se renfrognant.

– Absolument nécessaire…

– Et contre qui allons-nous leperdre ?

– Tout à l’heure, vous allez débarrasser latable et la pousser sur le seuil de la porte, expliquaRouletabille. Sur cette table vous installerez votre roulette enexprimant, tout haut, que l’on étouffe dans cette chambre et quevous sentez le besoin de prendre l’air… Sur quoi vous vous mettrezà jouer d’abord entre vous… Jetez tout votre or, tout votre argentsur la table !… Il y a près de là des soldats qui jouent auxosselets, ils viendront vous voir jouer à la roulette ;aussitôt ils se mêleront au jeu ; vous les laisserezgagner !

– Tout notre argent ?

– Tout votre argent ! si vous leurgagniez le leur ils ne vous laisseraient pas partir, tandis quelorsqu’ils vous auront vidés, ils ne s’occuperont plus de vous, sedisputeront ensemble votre mise, et nous, nous nous« carapaterons » !

– Compris ! dit La Candeur, qui ne tenaitpas outre mesure à cet argent qu’il n’avait pas encore gagné àVladimir.

– Oui, compris… mais c’est cher ! observamélancoliquement Vladimir.

– Ça n’est pas trop cher si l’on songe à ceque nous ferons pendant qu’ils joueront, dit Rouletabille, car ilne s’agit pas seulement de nous sauver, mais encore de délivrer unpauvre prisonnier qui se trouve dans la chambre à côté.

– Ah ! ah ! fit La Candeur.

– Oh ! alors si c’est une questiond’humanité ! exprima philosophiquement Vladimir.

– Et qui est-ce donc que ceprisonnier-là ? demanda La Candeur.

– Ce prisonnier-là, c’est tout simplementGaulow, messieurs !…

– Gaulow ! s’écrièrent-ils, l’abominableGaulow !…

– Lui-même !…

– Le prisonnier d’Athanase ! s’exclamaVladimir.

– Le mari d’Ivana ! gronda LaCandeur.

– Le bourreau du général Vilitchkov !surenchérit Vladimir.

– Et c’est ce misérable, continua La Candeur,ce bandit qui a failli te prendre celle que tu aimes, après avoirassassiné le père et la mère et vendu la petite sœur de ton Ivana,c’est cet homme que tu veux sauver !…

– En sacrifiant mes mille francs ! gémitVladimir.

– Il est beau, ton « pauvreprisonnier », conclut La Candeur.

Et puis il y eut un silence et puisRouletabille dit en se levant :

« C’est bien, je vais le délivrer toutseul. »

Et il fit mine de partir, après avoir ramasséun couteau sur la table.

« Allons ! Allons ! s’exclamaLa Candeur en lui barrant le chemin, ne fais pas ta mauvaise tête…Tu sais bien que l’on fera tout ce que tu voudras !

– Peuh ! marmotta Vladimir, il est bon,lui !… On voit bien que ce n’est pas avec sonargent !

– Qu’est-ce que vous dites,Vladimir ?

– Je dis, Rouletabille, que c’est durd’abandonner mille beaux levas à des gens qui ne sauront point enjouir, mais qu’il ne faut point hésiter à le faire du moment quevous le demandez, car vous devez avoir quelques bonnes raisons pourcela…

– Certes ! acquiesça le reporter, ils’agit tout bonnement du bonheur de ma vie.

– Du moment qu’il faut délivrer le mari pourque tu sois heureux en ménage, délivrons-le ! fit La Candeur,mais du diable si j’y comprends quelque chose !

– Tu comprendras plus tard, La Candeur, prendsce couteau et suis-moi. »

Ils sortirent tous deux et s’en furent sur lesderrières de la maison. Là, Rouletabille montra la petite fenêtre àLa Candeur et lui dit à son tour :

« Regarde ! »

Quand La Candeur eut fini de regarder, il luidit :

« Qu’est-ce que tu as vu ?…

– Bien qu’il ne fasse pas bien clair danscette échoppe, répondit l’autre, j’ai vu, à la lueur des feux de lacour, le sieur Gaulow à ne s’y point méprendre.

– Il est toujours adossé à lamuraille ?

– Oui, tout près de la petite fenêtre ;en allongeant le bras à travers les barreaux, je pourrais luiplanter ce couteau dans le cœur et il n’en serait plus jamaisquestion.

– Garde-t’en bien, malheureux ! fitRouletabille, très ému… Jure-moi que tu ne toucheras pas à uncheveu de sa tête !

– Il est donc ton ami, maintenant, lebrigand ?

– Jure-moi cela ?

– Eh ! c’est entendu, que faut-ilfaire ?

– Tu vas voir comme c’est simple ! Tucommences à jouer avec Vladimir, les autres viennent et jouent…Moi, je m’en mêle. Alors, tu pars et tu viens ici. Pendant que nousfaisons le boniment de l’autre côté, tu profites de l’inattentiondes gardiens pour attirer le regard du prisonnier ; tu luimontreras le couteau et tu lui diras ou feras comprendre que tudésires couper ses liens, d’abord il sera étonné et puis se prêteraà l’opération en élevant les bras : une fois les bras délivrésil coupera lui-même les liens des jambes et il s’enfuira par lapetite fenêtre.

– Il y a les barreaux ! dit LaCandeur.

– S’il n’y avait pas les barreaux, je n’auraispas besoin de toi !… Tu es homme à me les desceller d’uncoup ! »

La Candeur prit un barreau dans son énormepoing et commença de le tordre en le tirant à lui.

« Je sens qu’il vient, dit-il.

– Eh bien, je te laisse !… Il faut quetout soit prêt dans un quart d’heure. À ce moment, je crierai detoutes mes forces, et tu m’entendras parfaitement d’ici :Trente-six, rouge, pair et passe ! Cela signifieraque les gardiens sont très occupés à jouer ou à regarder jouer etque vous pourrez y aller en toute confiance. Tu finis de fairesauter le barreau, tu aides l’homme à sortir de là et tu le conduissous l’arbre où l’attendra un cheval que je vais faire sellerimmédiatement par Tondor. Nous en avons un de trop ; tu voiscomme ça tombe !…

– Et après ?

– Eh bien, après, quand l’homme sera parti àfond de train, tu viendras nous rejoindre tranquillement dans lacour, tu te mettras à la partie et le reste me regarde… C’estentendu ?…

– C’est entendu !… Mais que diable…

– Trente-six, rouge, pair etpasse ! Rappelle-toi.

– Oui ! oui !… »

Rouletabille là-dessus s’en fut parler àTondor, qui se mit aussitôt non seulement à seller le cheval deM. Priski, mais encore les autres, puis le reporter revintauprès de La Candeur, lequel, en silence, et par effort soutenu,avait à peu près descellé les barreaux, sans que personne, àl’intérieur de la bicoque, pas même le prisonnier, s’en fût aperçu.Rouletabille, après avoir félicité La Candeur, rentra avec lui dansla cour. Vladimir avait déjà sorti la table, étalé sa carte, prissa montre-roulette, quand Rouletabille et La Candeur apparurent. Duplus loin qu’il les aperçut, il leur proposa une partie.Rouletabille se récria joyeusement et aussitôt jeta tout l’argentsur la table en proclamant qu’il allait tenir la banque. Lessoldats aussitôt accoururent et les deux gardiens qui s’étaienttenus jusqu’alors à l’intérieur du réduit se montrèrent sur leseuil. Le jeu commença. Au bout de cinq minutes, lessous-officiers, voyant que la banque perdait toujours et qu’ilsuffisait à Vladimir de mettre une pièce sur un numéro pour qu’ilfût couvert d’or par Rouletabille, qui annonçait les numéros qu’ilvoulait, risquèrent quelques levas et gagnèrent. Comme il étaitentendu, La Candeur alors s’esquiva. L’officier survint, qui futheureux à son tour. On se bousculait autour de la table ; lesdeux gardiens étaient maintenant tout à fait sortis du réduit. Ilsétaient montés sur une pierre et ne prêtaient d’attention qu’aujeu.

Un quart d’heure se passa ainsi, puisRouletabille s’écria tout à coup :

« Trente-six, rouge, pair etpasse !… »

Il y eut des cris, des exclamations, tout untumulte, car Vladimir, sur un coup d’œil de Rouletabille, avaitchargé le trente-six. La banque avait sauté ! l’officier etles sous-officiers applaudirent. Vladimir et les soldats firentchorus.

Rouletabille alors ordonna à Vladimir deprendre à son tour la banque, ce qu’il fit sans dissimuler du resteson peu d’enthousiasme. Rouletabille avait gardé en main laroulette et annonçait lui-même les numéros, de telle sorte quemaintenant tout l’or de Vladimir s’en allait dans la poche del’officier et du sous-officier, avec applaudissements réitérés dessoldats que la proclamation de chaque numéro, répété en bulgare parl’officier, mettait en joie.

Sur ces entrefaites, La Candeur reparut. Ilfit un coup de tête et Rouletabille comprit que tout était terminé.Le reporter poussa un soupir et trembla de joie. Sur un derniercoup, il fit tout perdre à Vladimir, qui régla le jeu d’une façonassez maussade.

« Décidément, ça n’est pas une bonneaffaire que de tenir la banque ! exprima gaiementl’officier.

– Euh ! ça dépend, dit La Candeur, enhochant la tête. Il suffit quelquefois d’un coup pour que la banquerafle tout ce qui est sur la table.

– Eh bien, tenez donc la banque à votretour ! »

Mais à ce moment, on vit accourir Tondor, quipoussait des cris furieux :

« Monsieur ! monsieur on nous a voléun cheval !

– On nous a volé un cheval ! répétaRouletabille, en manifestant aussitôt la plus méchante humeur. Cen’est pas assez que l’on gagne tout notre argent, il faut encoreque l’on nous vole un cheval !

– Il faut voir cela, dit l’officier.

– Comment, s’il faut voir cela ! Je croisbien qu’il faut voir cela ! s’écria Vladimir. Nous avons deschevaux qui nous ont coûté cher ! »

Et tous se mirent à courir derrière Tondor quisortait de la cour, en donnant des explications. Il arriva ainsisous son arbre et narra, avec force gestes destinés à traduire sonindignation, que l’on avait abusé de son sommeil pour voler un descinq chevaux dont il avait la garde.

« Enfin, messieurs, ce garçon a raison,dit Rouletabille, vous nous avez vus arriver avec cinq chevaux, etmaintenant il n’y en a plus que quatre. Je me plaindrai augénéral-major…

– Monsieur, dit l’officier, calmez-vous. Jevais faire procéder à une enquête et je vous jure que nous leretrouverons, votre cheval ! »

Sur ces entrefaites, on entendit les cris desgardiens à la petite fenêtre.

« Le prisonnier ! leprisonnier ! » criaient-ils en bulgare.

L’officier se précipita :

« Quoi ? leprisonnier ? »

Les autres montrèrent les barreaux descelléset expliquèrent comme ils purent que, profitant de ce qu’ilsavaient le dos tourné, le prisonnier s’était enfui… Aussitôtl’officier courut à Rouletabille.

« Monsieur, savez-vous qui a pris votrecheval ? C’est le prisonnier d’Athanase Khetew qui vient des’échapper et qui a sauté sur la première bête qu’il arencontrée…

– Le misérable ! s’écria Rouletabille. Etdans quelle direction est-il parti ?…

– Oh ! sans nul doute, dans celle deConstantinople. Vous comprendrez qu’il en a assez desBulgares ! Mais moi, que vais-je dire à Athanase Khetew quandil va revenir tout à l’heure ?… D’autant plus qu’il m’estdéfendu par ma consigne de bouger d’ici… Le prisonnier peutcourir !

– Monsieur, s’écria Rouletabille, ne vouslamentez pas. Nous rattraperons notre cheval et nous vousramènerons votre prisonnier. En selle ! messieurs, enselle !… »

XVI – Chevauchée dans la nuit.

 

Il sauta lui-même sur sa bête et partit à fondde train, suivi de Vladimir et de Tondor.

Quand il s’aperçut qu’il n’était point suivide La Candeur ils avaient déjà fait deux kilomètres !poursuivant Gaulow avec une rapidité folle, si bien que Vladimirn’avait pu s’empêcher de crier :

« Mais est-ce que nous voulons vraimentl’atteindre ?

– Si je veux l’atteindre ? s’exclamaRouletabille. Je crois bien que je veux l’atteindre !…Seulement nous allons attendre La Candeur cinq minutes !qu’est-ce qu’il peut faire cet animal-là ! »

On stoppa, mais Rouletabille semblait cuire àpetit feu sur sa selle, tant il se remuait et montraitd’impatience.

Enfin, on entendit un galop et au-dessus de laplaine magnifiquement éclairée par une de ces prodigieuses nuitsd’Orient que chantent les poètes, se dessina l’importantesilhouette d’un cavalier qui, sur son passage, faisait trembler laterre.

C’était La Candeur qui manifesta une joiebruyante en retrouvant ses amis et qui voulut expliquer la cause deson retard, mais Rouletabille ne lui en laissa pas le temps.

« En route ! Enroute ! »

Et il repartit comme le vent.

« Ah ça ! mais qu’est-ce que nousavons à courir comme ça ? demanda La Candeur à Vladimir.

– Il paraît qu’il veut rattraper Gaulow.

– Hein ? tu es maboule ?

– C’est lui qui l’est !… Il a tout faitpour le faire sauver et maintenant qu’il est parti, il veut lereprendre !…

– Mais pour quoi faire ?

– Est-ce que je sais, moi, va le luidemander !… »

Justement Rouletabille venait de s’arrêterbrusquement à l’angle de deux routes. Laquelle fallait-ilprendre ? Certes ! Gaulow avait dû laisser des traces deson passage, traces que Rouletabille, même à cette heure de nuit,aurait très bien été capable de démêler, mais il fallait descendrede cheval, s’astreindre à une étude sérieuse du terrain, bref,perdre un temps précieux, et, pendant ce temps, l’autre filait,augmentait son avance. Rouletabille appela La Candeur :

« Tu nous a déjà fait perdre dutemps : tâche en ce qui te concerne de le rattraper. Tu vasprendre la route de gauche avec Tondor, moi celle de droite avecVladimir.

– Où nous retrouverons-nous ?

– Devant Tchorlou, par où nous sommes obligésde passer. Rendez-vous près de la ligne du chemin de fer… Tâched’éviter le gros des forces turques qui est au nord du côté deSaraï, m’a dit l’un des officiers… Du reste, toute cette partie sudm’a l’air bien débarrassée.

– Alors, c’est vrai que nous courons aprèsGaulow ? fit La Candeur.

– Tu penses !… Il faut le rattraper coûteque coûte !…

– Et si je le rattrape, qu’est que jefais ?

– Eh bien ! tu le tues ! Ah !sans pitié, hein ?… Je te jure que si, de mon côté, je lerencontre, je ne le rate pas !… Il est sans armes… il nepourra même pas se défendre… Et surtout pas de sotte pudeur !…pas de générosité !… Tue-le comme un assassin qu’il est…Écrase-le comme une bête venimeuse qui, vivante, sera toujours àcraindre…

– Mais enfin, je rêve, s’écria La Candeur, outu déménages ! Hier tu renaissais à la vie en apprenant queGaulow n’était pas mort. Tu me déclarais que tu ne pouvais épouserIvana que son mari vivant. Tout à l’heure tu me faisais jurer de nepoint toucher à un cheveu de sa tête, et maintenant tu veux que jele tue !…

– Oui, si tu m’aimes, fais cela pourmoi… »

Complètement ahuri, La Candeurcontinuait :

« Tu cours après lui et tu lui prêtes uncheval pour se sauver !… »

Mais Rouletabille ne l’écoutait plus. Il avaitfait signe à Vladimir et déjà ils filaient à toute allure sur l’unedes routes qui vont d’Haïjarboli à Tchorlou… Devant Tchorlou, ilsdurent s’arrêter ; ils n’avaient pas vu Gaulow ; ilsétaient arrivés près de la ligne du chemin de fer abandonnée sur unpoint qui était l’aboutissement de trois routes et ils allaient seheurter aux avant-postes turcs dont ils entendaient le « Quivive ! » dans la nuit qui commençait à se peupler demille ombres… Du côté de Saraï, un projecteur fouillait lesténèbres… C’était là, entre Bunarhissar, Lüle-Bourgas, Saraï etTchorlou, dans ce vaste quadrilatère silencieux, que se préparaitle choc formidable où, dans une bataille de quatre jours, allait sedécider le sort de la Turquie d’Europe…

Rouletabille et Vladimir étaient descendus decheval et s’étaient dissimulés derrière une haie d’où ils pouvaientsurveiller la route.

« Si La Candeur ne l’a pas rencontré,disait Rouletabille, Gaulow s’est sauvé une fois de plus !…Tout de même il peut se vanter d’avoir de la chance !

– Sûr !… exprima Vladimir, il doit êtreaussi « épaté » que moi de se voir délivrer par nous.

– Écoutez, Vladimir, il y a des choses que jene puis vous expliquer, mais au moins il faut que vous compreniezune chose, c’est qu’il est absolument nécessaire que vous gardiezle silence sur la façon dont Gaulow s’est enfui. Je puis comptersur vous, n’est-ce pas ?

– Oh ! absolument, d’abord ça n’est pasun événement dont je prendrais plaisir à me vanter ni dont jepuisse garder un très agréable souvenir », ajouta Vladimir,qui pensait toujours à ses mille francs.

Rouletabille fit celui qui n’avait pas entenduou compris, et dit :

« Je voudrais bien que La Candeurarrive ; on profiterait du reste de la nuit pour gagner versle sud et éviter toute la soldatesque. On arriverait demain àConstantinople, en remontant par Tchataldja.

– Qu’allons-nous faire àConstantinople ?

– Chercher mon courrier, répondit vaguementRouletabille, et nous reviendrons ensuite assister à labataille.

– Écoutez, fit Vladimir, j’entends ungalop !

– Deux galops ! rectifia Rouletabille. Cesont eux ! »

Deux minutes plus tard, en effet, La Candeuret Tondor arrivaient. Rouletabille et Vladimir étaient de nouveauen selle.

« Rien ? demanda de loinRouletabille.

– Si ! nous l’avons vu !… réponditLa Candeur qui paraissait fort essoufflé.

– Eh bien ?

– Eh bien, je te raconterai cela plus tard. Cequi s’est passé est épouvantable !…

– Tu ne l’as pas tué ?

– Non !… Mais j’en ai tué unautre !…

– Qui ?…

– Athanase Khetew !…

– Tu as tué Athanase ! s’écriaRouletabille en sursautant sur sa selle.

– Eh bien, oui, j’ai tué Athanase ! C’estaffreux, n’est-ce pas ?…

– Mais comment as-tu fait une chosepareille ?…

– Écoute, je te dirai ça plus tard, fit LaCandeur haletant. Tant que nous ne serons pas avec les Turcs, je neserai pas tranquille !… Tu comprends, j’ai tué un officierbulgare, moi !… Filons !…

– Oui, filons !… répéta Rouletabille.Oh ! ça, par exemple, c’est épouvantable !…

– C’est surtout extraordinaire ! »fit La Candeur.

Et ils repartirent, crevant leurs chevaux. Ilsne soufflèrent un peu que bien plus tard, quand ils aperçurent auloin les hauteurs de Tchataldja. Alors Rouletabille se retournavers La Candeur.

« Maintenant, raconte-moi ce qui s’estpassé !… Tu as rencontré Athanase et tu l’as pris pourGaulow !…

– Oh ! non ! non !… C’est bienplus extraordinaire que ça !… et je t’avouerai que pour peuque ça continue, je vais devenir fou, moi aussi !…

– Mais va donc !…

– Nous filions sur la route, Tondor et moi… etnous étions en train de nous dire que Gaulow ne manquerait pointd’être rencontré soit par toi, soit par nous, parce que Tondoravait eu soin de lui donner le plus mauvais cheval ; quandtout à coup nous avons aperçu sur la route, au débouché d’un ravin,Gaulow lui-même !…

– Ah !…

– Nous gagnions sur lui !… Il seretournait à chaque instant et ce n’était plus qu’une affaire dequelques minutes… quand, derrière nous, nous entendons un galop…Nous nous retournons à notre tour et la nuit est si claire que nousreconnaissons Athanase… Athanase qui arrivait comme la foudre… Ilvenait certainement d’Haïjarboli où on lui avait appris la fuite deson prisonnier et, comme nous, il courait après… Je lui criai alorspour le rassurer :

« – Nous le tenons ! Nous letenons !

« Et je pique encore des deux… MaisGaulow, par un suprême effort, avait regagné un peu. Je me souvinsalors que tu m’avais dit de le tuer comme un chien ou comme unevipère plutôt que le laisser échapper. Je sortis mon revolver encriant à Athanase :

« – Ayez pas peur !… Il ne nouséchappera plus ! »

« Et je me mis à tirer sur Gaulow.

« Mais dans le même instant Athanasearrivait et au lieu de se jeter sur Gaulow, comme je m’y attendais,tombait sur moi à grands coups de sabre ! Heureusement que moncheval fit un écart, car j’étais ma foi, bel et bien coupé endeux !… N’est-ce pas, Tondor ?

– Oh ! j’ai cru que ça y était, fitTondor.

– Et alors ?

– Eh bien, alors, ça a été très vite, tu sais…Je ne voulais pas être coupé en deux, moi… d’autant plus que jetrouvais ça tout à fait injuste… Voilà un homme à qui je rends leservice de courir après son prisonnier et qui me fiche un coup desabre… Moi, je lui ai répondu avec mon revolver, et il a étéévident tout de suite que si j’avais raté Gaulow, je n’avais pasraté Athanase. Ah ! il a basculé tout de suite et s’est étalésur la route ; ça a fait floc !…

– Floc ! répéta Tondor.

– Sur quoi nous sommes descendus, Tondor etmoi, car il ne pouvait plus être question de rattraper Gaulow, quiavait disparu à travers champs… Et nous nous sommes penchés surAthanase pour savoir ce qu’il en était. Eh bien, il étaitmort !…

– Mort ! répéta Tondor.

– Mon vieux, j’en suis encore toutbleu !

– Es-tu sûr qu’il est mort ?… demanda,pensif, Rouletabille.

– Si j’en suis sûr ! J’ai écouté soncœur, il ne battait plus. Pour sûr qu’il est bien mort ; maisc’est lui qui l’a voulu…

Tu ne m’en veux pas trop, dis ?…

– Écoute, répondit Rouletabille, tout ceci estépouvantable… Et j’aurais préféré que tu eusses tué Gaulow…

– Mon vieux, j’ai fait ce que j’ai pu…

– Sans doute, reprit Rouletabille quiparaissait au fond beaucoup plus soucieux que peiné ; mais ilne faudra pas t’en vanter…

– Mon Dieu, je me tairai si ça peut te faireplaisir ; mais en ce qui me concerne je n’aurais nulle honte àraconter que j’ai tué d’un coup de revolver un monsieur qui voulaitm’occire d’un coup de sabre… En voilà encore un drôled’Ostrogoth !… »

Vladimir, qui n’avait encore rien dit, exprimason opinion :

« Cet homme n’a eu que ce qu’ilméritait. »

Après cette dernière parole, il ne fut plusquestion d’Athanase.

XVII – Questions financières.

 

Pendant que Rouletabille restait silencieux,Vladimir entreprit un grand éloge de Constantinople, qu’ilconnaissait à fond et dont il vanta l’aspect enchanteur.

« Y a-t-il une bonne brasserie ?demanda La Candeur.

– Oh ! excellente !… ÀConstantinople, on trouve tout ce que l’on veut !…

– Je n’en demande pas tant, répliqua LaCandeur ; si je pouvais avoir seulement un bon bifteck auxpommes et un bon demi !…

– Encore faut-il avoir de quoi le payer !dit Rouletabille, qui se rappelait soudain, au moment d’entrer dansla ville, qu’ils n’avaient plus le sou.

– Ah ! ça n’est pas l’argent quimanque ! exprima La Candeur d’un air assez dégagé.

– Tout de même, fit Rouletabille, en attendantque le journal nous en envoie, je ne sais pas comment nous allonsfaire, car il nous en faut tout de suite, pour lesdépêches !…

– T’occupe pas de ça ! reprit La Candeur.J’ai deux mille francs.

– Tu as deux mille francs ?…

– Je comprends… s’écria joyeusement Vladimir.Tu les auras trouvés dans les poches d’Athanase.

– Oh ! fit Rouletabille en arrêtant soncheval, ça n’est pas possible !…

– Ce jeune Slave me dégoûte ! fit LaCandeur en se détournant de Vladimir.

– Mais enfin qu’est-ce que c’est que ces deuxmille francs-là ? demanda Rouletabille.

– Eh bien, ce sont les deux mille francs deM. Priski.

– Les deux mille francs deM. Priski ! Qu’est-ce que tu me racontes encorelà ?

– L’exacte vérité… Tu sais bien queM. Priski a, à Kirk-Kilissé, donné mille francs à Vladimir,auxquels je n’avais pas voulu toucher ?…

– Oui, mais ces mille francs, Vladimir les aperdus à Haïjarboli !

– Attends. Tu te rappelles aussi qu’àStara-Zagora, M. Priski a voulu me donner les autres millefrancs qu’il nous devait encore ?…

– Parfaitement, mais tu les lui as honnêtementrefusés.

– Certes !… Et M. Priski n’a dureste pas insisté, mais quand je le revis le lendemain, je luidis :

« – Monsieur Priski, je vous ai refuséles mille francs parce qu’il a toujours été entendu que je ne lestoucherais pas, moi !… Mais Vladimir y compte bien, lui !Glissez-les donc dans une enveloppe et je remettrai ces millefrancs, moi-même, à Vladimir. »

« M. Priski, qui est un honnêtehomme et qui ne voulait pas manquer à sa parole à la veilled’entrer au couvent, m’a répondu :

« – Chose promise, chose due : lesvoilà ! »

« Je mis l’enveloppe dans ma poche, medisant qu’à la première occasion, je donnerais cet argent àVladimir ; mais de cela je ne me pressai point, sachant queVladimir avait déjà mille francs et le connaissant fortdépensier ! Or, ce soir, comme Vladimir avait perdu millefrancs au jeu avec tous ces Bulgares et qu’il paraissait toutdésolé, je sortis l’enveloppe de ma poche pour la lui tendre.Seulement, dans ce moment, Tondor arriva et survint le tumulte quetu sais !… Vladimir le suivit hors de la cour… Les troisquarts des joueurs se dispersèrent alors que l’officier venait deme crier : « Prenez donc la banque, vous ! »…Ce défi arrivait dans une minute où je me faisais de tristesréflexions sur la nécessité de laisser aux Bulgares un argent quiaurait été si bien dans notre poche. Je ne résistai point au désirde regagner le tout : et c’est ce qui arriva… L’officierrevint, après votre départ, et la partie reprit. Et, avec les millefrancs de Vladimir, j’ai regagné les mille francs que nous avionsperdus !

– Hourra ! s’écria Vladimir.

– C’est alors ce qui explique ton retard, LaCandeur, dit Rouletabille, qui était lui-même enchanté.

– Justement !…

– Tu n’as pas été long à regagner cetargent !…

– Les Bulgares s’étaient emballés sur lescarrés du 22 !… Or, avec cette montre, je sais très biencomment il faut faire pour ne point faire sortir les carrés du22…

– Ses deux cocottes ! dit Vladimir.

– C’est la première fois que ces dames meportent bonheur », répondit La Candeur.

XVIII – À Constantinople.

 

Ce soir-là, à l’heure du thé, on ne parlaitque de la terrible défaite des Turcs à Lüle-Bourgas, dans lessalons de l’ambassade de France, où, avec leur bonne grâcecoutumière, l’ambassadrice et l’ambassadeur accueillaient quelquesreprésentants de la presse française. Réunion intime où l’on secommuniquait les dernières nouvelles de la journée.

Dans un coin, on prêtait une extrême attentionà Rouletabille, qui était arrivé à Constantinople sans que personnel’y attendît, quelques jours auparavant, et qui avait trouvé lemoyen d’en ressortir pour assister au gigantesque duel. Il en étaitrevenu au milieu d’une débâcle sans nom. Il racontait comment,pendant les quatre journées de bataille, Abdullah pacha, quicommandait en chef l’armée turque, était resté enfermé dans unepetite maison de Sakiskeuï, où il avait établi son quartiergénéral. C’est là qu’au hasard d’une randonnée, Rouletabillel’avait trouvé. Le général mourait littéralement de faim et sesofficiers d’ordonnance étaient en train de gratter de leurs onglesla terre d’un maigre jardin, afin d’en extraire des racines de maïsqu’on faisait délayer et bouillir dans un peu de farine. C’est toutce qu’avait à manger le commandant en chef d’une armée de 175 000hommes !

Rouletabille avait donné à Abdullah pachaquelques boîtes de conserves qu’il avait emportées avec lui, etpendant trois jours, c’est lui, le reporter, qui avait nourri legénéral en chef.

« Oui, mais vous étiez au premier postepour apprendre les nouvelles ! lui fit remarquer le premiersecrétaire.

– Ne croyez pas cela, répondit Rouletabille.Ce pauvre général était toujours le dernier à apprendre quelquechose… Il n’avait ni télégraphe, ni téléphone de campagne, niaéroplane, ni rien… Les routes étaient si mauvaises qu’il nepouvait même pas avoir d’estafettes. C’est moi qui, au prix demille difficultés, lui ai appris la déroute de ses troupes autourde Turkbey !

– Enfin nous assistons à la ruine de laTurquie ! dit un confrère.

– Oh ! la ruine ? C’est bientôtdit !… Si on voulait défendre Tchataldja… fitRouletabille.

– Dans tous les cas, nous allons assister àune révolution, repartit le journaliste.

– Le bruit court qu’Abdul-Hamid a des chancesde remonter sur le trône », avança un autre.

L’ambassadeur s’approcha de Rouletabille etlui dit :

« Mes compliments. Je viens de recevoirun télégramme où il est question de vos intéressantescorrespondances. »

Rouletabille rougit de plaisir.

« Mais comment les expédiez-vous, s’iln’est pas indiscret de vous poser une pareille question ?demanda un correspondant.

– Nullement. J’ai à mon service unTransylvain, un nommé Tondor, garçon fort débrouillard, qui me lesporte en Roumanie… J’évite ainsi bien des retards et bien desennuis. »

À ce moment, La Candeur entra, se prit le pieddans un tapis et faillit tomber en voulant baiser galamment la mainde l’ambassadrice, ainsi qu’il avait vu faire à Rouletabille ;il se raccrocha heureusement à celle de l’ambassadeur, puiss’approcha, tout rouge de sa maladresse, de son reporter en chef etlui tendit un pli.

« Tondor est revenu ?

– Oui !…

– Vous permettez, messieurs ? Desnouvelles de Paris. »

C’était une lettre de son directeur.

Rouletabille lut avec une joie qu’il dissimulales compliments dont elle était pleine. L’Époque avaittriomphé avec cette histoire de Marko le Valaque… et tous leslecteurs de La Nouvelle Presse qui s’étaient intéressésaux premiers articles de cet étrange correspondant étaient alléschercher la suite dans la feuille rivale, sous la signature deRouletabille. Enfin on avait connu la vérité sur la prise deKirk-Kilissé, et le directeur de L’Époque écrivait aureporter : « Continuez, mon ami, et ne bluffezjamais ! Il faut laisser cela aux journalistes d’occasion et àMarko le Valaque ! »

« Eh bien, qu’est-ce qu’on dit àParis ? demanda le drogman.

– On dit que les Bulgares seront ici avanthuit jours et qu’ils célébreront dimanche prochain la messe àSainte-Sophie.

– Voilà l’ouvrage des Jeunes-Turcs ! fitquelqu’un.

– Et des Allemands ! ajouta un autre.

– Messieurs, vous savez que l’on attendincessamment Abdul-Hamid !… dit un lieutenant de vaisseau ense rapprochant. Nous avons reçu à bord du Léon-Gambettauntélégramme sans fil nous apprenant que l’ex-sultan et son haremavaient été embarqués à Salonique sur le stationnaire allemandLoreleï… et le Loreleïa mis le cap aussitôt surles Dardanelles. »

Rouletabille prit à part La Candeur :

« Vladimir est à son poste ?

– Je viens de le voir… Rien denouveau… »

Un journaliste dit :

« Le gouvernement s’y est pris juste àtemps. Vous savez que pour rien au monde il ne voulait revoirAbdul-Hamid dans le Bosphore… mais on lui a dénoncé uneconspiration qui était près d’éclater à Salonique… C’est alorsseulement qu’il a donné des ordres…

– On a arrêté les conjurés ? demanda unsecrétaire.

– Encore une petite séance de pendaison pournous distraire… fit un jeune attaché encore imberbe.

– L’horreur ! » exprimal’ambassadrice.

La Candeur, très pâle, regardait Rouletabillequi, rose et enjoué, ne semblait nullement gêné par le remords…

Mais l’officier de marine dit :

« Rassurez-vous, madame, les gibetschômeront pour cette fois… Le gouvernement a trouvé, en effet, lespreuves de la conspiration des conspirateurs, mais lesconspirateurs eux-mêmes étaient partis !…

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument, je sais qu’ils ont pu gagner parmer Trébizonde, d’où ils ont repris un bateau pour Odessa. Par unhasard miraculeux, en même temps qu’on les dénonçait, ils étaientavertis, eux, qu’ils étaient dénoncés ! »

La Candeur respira bruyamment. Rouletabillesouriait.

« Je suis sûr, fit le drogman,qu’Abdul-Hamid ne doit guère tenir à remonter en ce moment sur letrône, s’il sait ce qui se passe.

– Oui, mais il ne le sait pas !

– Eh bien, il en ferait une tête, si, redevenusultan, on lui apprenait qu’il va peut-être perdre Constantinopleet Yildiz-Kiosk…

– Et la chambre du trésor, ajouta en riant ledrogman.

– Ah ! oui, la fameuse chambre du trésor,reprirent en chœur tous ceux qui étaient là.

– Enfin a-t-elle véritablement existé ?demanda l’ambassadrice.

– Elle existe ! répondit le drogman… Pourcela, il n’y a pas de doute… Et il n’y a pas que moi qui ycroie !

– Qui donc encore ?

– Eh bien, le gouvernement actuel, qui a faittout son possible pour la découvrir et qui n’y a point réussiencore !…

– Pas possible !

– Enfin, vous savez si les Jeunes-Turcs, dèsle lendemain de la révolution, ont fait tout bouleverser àYildiz-Kiosk…

– Oui, et on n’a rien trouvé !… Ce n’estpas fini… On a tout de même appris quelque chose, je le sais parZekki bey, le secrétaire de l’Intérieur qui n’y croyait sûrementpas, lui, à la chambre du trésor !

– Et qu’est-ce qu’on a appris ? demandaRouletabille, que cette conversation semblait intéresser au plushaut point.

– On a appris, grâce à l’espionnage auquel ons’est livré autour d’une ancienne cadine d’Yildiz-Kiosk…

– Je parie qu’il s’agit de Canendé Hanoum, fitle jeune attaché… Ah ! on lui en fait raconter àcelle-là !… On lui fait dire tant de bêtises sur l’anciennecour du sultan déchu qu’elle ne veut plus sortir de chez elle etqu’elle a décidé, paraît-il, de fermer sa porte à toutes sesamies…

– Il s’agit en effet de Canendé Hanoum… On luifait dire beaucoup de choses parce que l’on n’ignore pas qu’elleest très renseignée. Elle a eu l’esprit de savoir vieillir et derester jusqu’au bout dans les bonnes grâces d’Abdul-Hamid, qui seconfiait volontiers à elle. Enfin je vous raconte ce que l’on m’adit. Canendé Hanoum est sûre qu’il y a une chambre dutrésor !

– Est-ce qu’elle l’a vue ?

– Non, elle ne l’a pas vue !

– Ah ! bien, c’est toujours la mêmechose…

– Mais elle aurait vu souvent le sultan quis’y rendait… et pour s’y rendre, il devait toujours passer par lecouloir de Durdané et c’était encore par là qu’il repassait quandil en revenait…

– Et alors ? demanda, curieuse,l’ambassadrice.

– Et alors on a cherché autour de ce couloiret l’on n’a rien trouvé… voilà pourquoi Zekki bey est resté sisceptique.

– Où aboutissait-il, ce couloir ? demandale premier secrétaire.

– À un kiosque fermé, aménagé en jardind’hiver et que l’on a mis sens dessus dessous… on n’a rien trouvé,mais on cherche encore…

– Moi, dit l’officier de marine, on m’araconté autre chose… un jour que je glissais en caïque sur les eauxdu Bosphore, non loin des ruines de Tchéragan, mon attention futattirée par une sorte de ponton amené à côté de la station desbateaux à vapeur… Sur ce ponton il y avait une cabane d’oùsortaient des scaphandriers… je demandai à quel travail ces hommesse livraient et l’un des caïdgis me dit que c’était le gouvernementqui faisait procéder à une étude du terrain sous-marin pourl’édification d’une « échelle » destinée à servir destation modèle pour le service des bateaux à vapeur. Comme la chosese passait juste en face du jardin du sultan et que l’on parlaitbeaucoup à ce moment de la fameuse « chambre du trésor »,je dis en riant :

« – Ils cherchent peut-être la chambre dutrésor au fond du Bosphore !… » J’avais lancé cela commeune boutade et je n’y attachais pas d’importance quand MohammedMahmoud Effendi avec qui je faisais, ce jour-là, ma promenadefit : « Eh ! eh ! » et se mit à regarderattentivement ce qui se passait sur le ponton. Il avait même priéles caïdgis de s’arrêter, mais aussitôt un caïque vint vers nous,dans lequel se trouvait un commissaire qui nous pria de nouséloigner. Alors Mohammed Mahmoud Effendi me dit :

« – Tiens ! tiens ! voilà quiest bizarre !… est-ce que Canendé aurait dit vrai ?

« – Qu’est-ce qu’elle a encore ditCanendé Hanoum ? lui demandai-je.

« – Elle aurait dit que si l’on voulaittrouver la chambre du trésor, il fallait la chercher par leBosphore, parce que le sultan ne lui avait point caché qu’il necraignait rien pour cette chambre, attendu qu’il pourrait la noyerd’un seul coup ; d’où Canendé Hanoum tirait cette conclusion,qu’elle communiquait avec le Bosphore. »

– En voilà une histoire pour quatrescaphandriers ! dit Rouletabille.

– Vous les avez comptés ? » demandaen souriant l’officier.

Rouletabille rougit.

« Mon Dieu, oui !… Je les ai vuscomme tout le monde… ça m’amuse toujours de regarder desscaphandriers descendre dans l’eau… je vous avouerai même quej’aurais bien donné quelques piastres pour être à la place de l’und’eux…

– Ah ! ah ! vous aussi, vousvoudriez découvrir la chambre du trésor ?

– Moi ! nullement !… mais je penseque ce doit être une chose bien curieuse que de fouler le solsous-marin du Bosphore… Que de souvenirs on doit y heurter à chaquepas !… Songez donc aux peuples innombrables qui, depuis lecommencement de l’histoire, ont passé et repassé ce détroit et cequ’ils ont dû y laisser tomber au passage !

– Oui, déclara d’un air entendu La Candeur,quelle boîte aux ordures !

– Quelle tombe plutôt… rectifia le drogman. Çadoit être plein de cadavres là-dedans !… mais cesscaphandriers ne doivent pas voir grand-chose…

– C’est ce qui vous trompe… fit le lieutenantde vaisseau. Je les ai assez vus pour vous dire qu’ils sontparfaitement équipés et qu’ils jouissent du dernier confortmoderne, si j’ose m’exprimer ainsi. Avec cela ils peuvent semouvoir comme ils veulent sans être retenus, comme jadis, par cesfils et ces tuyaux de caoutchouc qui en faisaient desprisonniers…

– Mais alors ! capitaine, commentfont-ils pour respirer ? demanda le premier secrétaire.

– Ils respirent grâce à un réservoir en tôleépaisse dans lequel on a emmagasiné l’air sous une pression trèsforte. Ce réservoir est fixé sur le dos par le moyen de bretelles.Dans ce réservoir, l’air maintenu par un mécanisme à soufflet nepeut s’échapper qu’à sa tension normale. Deux tuyaux, l’unaspirateur, l’autre expirateur, partent du réservoir et aboutissentà une sphère de cuivre garnie de grosses lentilles de verre qui estvissée sur le col du scaphandrier… Celui-ci porte en outre à saceinture un petit appareil d’éclairage électrique qui est des plussimples et des plus commodes et qui donne, dans l’eau, une lumièreblanchâtre très suffisante pour y voir à une quinzaine demètres.

– Ah ! ce doit être merveilleux !exprima Rouletabille d’un air à la fois enthousiaste etcandide.

– Ce doit être épouvantable ! fit lejeune attaché. Qu’est-ce qu’on doit voir là-dessous, quand on songeà tous les malheureux et à toutes les malheureuses que les sultansont fait jeter au Bosphore, une pierre au pied, au fond d’un sac decuir !

– Voulez-vous bien vous taire !

– Bah ! c’est de l’histoire… Maintenant,les sacs doivent être pourris et il ne reste plus que les corps,les squelettes qui doivent flotter entre deux eaux, retenus par lespieds… quelle armée de spectres sous-marins… Ma foi ! non, jene tenterais pas le voyage… ça ne doit pas être assezgai !… »

À ce moment, un nouveau personnage fit sonentrée. Tous s’exclamèrent :

« Kermorec ! Mais on vous croyait àSalonique !…

– J’en arrive, et comment !… AvecAbdul-Hamid !…

– Hein ?…

– Ma foi je n’ai pas trouvé d’autre moyen pourvenir vous rejoindre que de prendre passage sur leLoreleï, le stationnaire allemand qui vous ramèneAbdul-Hamid !…

– Abdul-Hamid est à Constantinople !s’écria Rouletabille. Madame, monsieur l’ambassadeur,excusez-moi : la nécessité du reportage… une dépêche àenvoyer… »

XIX – Le « Loreleï ».

 

Une minute plus tard, il était dans la rueavec La Candeur, Et tous deux se mirent à courir du côté du grandpont, qu’ils traversèrent. La Corne d’Or passée, ils se glissèrentà travers les rues de Stamboul, mais ils étaient arrêtés à chaqueinstant par des flots d’émigrants. La circulation devenaitimpossible. Il y avait des théories de chariots traînés par desbœufs, dans lesquels, au milieu de leurs coffres et de leurshardes, couchaient des femmes et des enfants. Tous ces malheureux,fuyant le fléau, avaient quitté leurs villages et s’étaientrabattus sur Constantinople. Ils couchaient en plein air, dans lesrues, sur les places, au milieu des mosquées ; Rouletabille etLa Candeur arrivèrent cependant à la pointe du Seraï, non loin dela ligne de chemin de fer, et pénétrèrent dans une bicoque, auseuil de laquelle les attendait Tondor.

« Vladimir ? demandaRouletabille.

– Parti, répondit Tondor, parti dans soncaïque aussitôt que le stationnaire allemand a été en vue… Il l’asuivi… Il vous donne rendez-vous à l’échelle de Dolma-Bagtché…

– Bien ! » fit Rouletabille,visiblement satisfait ; et après un coup d’œil sur la vienocturne du Bosphore, où s’allumaient les feux réglementaires dustationnaire, cependant que glissaient les lumières des caïquesallant et venant de la côte d’Asie à celle d’Europe, il dit à LaCandeur et à Tondor de le suivre et tous trois reprirent le cheminde Galata.

Rouletabille était tout pensif, il ne prêtaitaucune attention à ce qui se passait autour de lui. En remontant larue de Péra, il ne s’offusqua même point du flonflon desorchestres, de la gaieté des terrasses de cafés, des lumières auxportes des théâtres et des beuglants, des boutiques illuminées etde tout le mouvement indifférent et joyeux des habitants de cetteville cosmopolite, capitale d’un empire qui venait cependant d’êtrefrappé au cœur. Il ne pensait qu’à une chose, ne se répétait qu’unechose : « Est-ce qu’Ivana serait déjà la proied’Abdul-Hamid ? » Il ne le croyait pas : il pensaitavoir agi à temps en prenant la responsabilité de dénoncer laconspiration et il espérait bien qu’Abdul-Hamid avait dû quitterSalonique avant d’avoir été rejoint par Kasbeck et Ivana.

Cependant La Candeur avait soif et auraitvoulu s’arrêter dans une brasserie, mais Rouletabille le bousculad’importance et, au coin de la caserne d’artillerie, lui fitrapidement prendre le chemin qui conduisait à Dolma-Bagtché. Quandils arrivèrent à l’échelle ils s’entendirent héler du fond d’uncaïque. C’était Vladimir.

« Eh bien ? » demandaRouletabille en sautant dans le caïque.

Vladimir désigna la grande ombre d’un vaisseauen rade.

« Le Loreleï ! fit-il.

– Alors, y a-t-il… »

Il était haletant, ne cachant pas sonangoisse.

« Oui, dit Vladimir, je l’ai vu…

– Tu as vu Kasbeck ? reprit Rouletabilled’une voix rauque.

– Oui, il est descendu duLoreleï…

– Tout seul ?…

– Tout seul…

– Mon Dieu ! » gémit le reporter, etil se prit la tête dans les mains.

Pour lui, c’était le pire, la catastrophe… etpour elle… « La pauvre enfant !… La pauvreenfant !… » D’abord il ne sut dire que cela et il pleura.Il n’y avait plus aucun doute à avoir : Kasbeck était arrivé àtemps à Salonique pour « apporter » Ivana à Abdul-Hamid…et, après avoir fait ce beau cadeau au sultan détrôné, il étaitredescendu tout seul du Loreleï, abandonnant Ivana auxfantaisies de son maître.

Autour de Rouletabille, Vladimir, La Candeur,Tondor se taisaient.

Enfin Rouletabille releva la tête.

« Où est Kasbeck ? »demanda-t-il.

Vladimir montra à nouveau le stationnaireallemand.

« Mais tu m’as dit que tu l’avais vudescendre.

– Oui, tout seul, dans un caïque, mais il estrevenu à bord.

– Ah !… t’a-t-il vu, lui ?

– Non !

– Enfin, as-tu appris quelque chose ?

– Ce que tout le monde sait : que l’on vadébarquer dans quelques heures Abdul-Hamid et sa suite etl’enfermer avec son harem au palais de Beylerbey sur la côted’Asie. Abdul-Hamid a avec lui onze femmes.

– C’est bien cela ! c’est biencela !… Il n’en avait que dix… Nous connaissons laonzième !

– Onze femmes, deux eunuques et son derniernouveau-né.

– Ah ! il faut voir Kasbeck !… Ilfaut que je parle à Kasbeck, déclara Rouletabille avec une nouvelleénergie.

– Un quart d’heure plus tôt, vous l’auriez vudescendre à cette échelle.

– Qu’est-il venu faire à Péra ?… Tu l’assuivi ?…

– Vous pensez !… Il s’est dirigé, sitôt àterre, vers la place de Top-Hané. Avant d’y arriver il s’est arrêtédans une petite rue et a pénétré dans une vieille maison plusfermée qu’une forteresse… Il est resté là cinq minutes au plus… Etpuis il est revenu et a donné l’ordre à ses caïdgis de lereconduire au Loreleï !…

– Tu retrouverais cette maison où il estallé ?

– Certes !… Et puis elle est habitée parune personnalité bien connue… J’ai eu le temps de merenseigner.

– Par qui ? Parle !

– Par Canendé Hanoum…

– Par Canendé Hanoum… Merci ! fitRouletabille en serrant la main de Vladimir : tout n’estpeut-être pas perdu ! Dans tous les cas il faut agir comme sinous pouvions encore la sauver !… Et même en dépit du sort quia pu être réservé à la malheureuse, il faut l’arracher de là…N’est-ce pas, mes amis ?… Voulez-vous tenter avec moi undernier effort ?

– Rouletabille, firent-ils tous deux, nous tesommes dévoués à la vie, à la mort.

– Ah ! nous la sauverons !… nous lasauverons !… Peut être que cette nuit il n’est pas encore troptard !… Et moi je veux réussir cette nuit !…

– Tout de même, tu ne vas pas passer la nuitencore à Yildiz-Kiosk ? protesta La Candeur.

– La dernière. La Candeur… Et cette nuit je tejure bien que nous réussirons !… »

La Candeur secoua la tête.

« Tu sais bien que nous avons tout vu,tout visité, tout, tout ! À quoi bon ?… Il n’y a pas plusde trésor à Yildiz-Kiosk que dans ma poche !… Si tu veuxtenter quelque chose, on ferait mieux de risquer carrément un coupdu côté du Loreleï ou du palais de Beylerbey !

– Ce serait insensé ! réponditRouletabille. Tu penses si les troupes vont manquer autourd’Abdul-Hamid et s’il va être gardé, lui et son harem !…Enlever une femme au moment du débarquement ? Nous nousferions sauter dessus par tous les caïdgis en rade… De lafolie !… Oui, oui, retournons à Yildiz-Kiosk !… Je te disque je vais réussir cette nuit !… Que j’aie, cette nuit, lestrésors d’Abdul-Hamid et nous verrons bien s’il ne nous rendra pasIvana ! »

Vladimir hocha la tête à son tour :

« Moi, je pense comme La Candeur !…Nous avons tout vu, là-bas, tout touché !…

– Ah ! bien, c’est ce qui voustrompe ! dit Rouletabille, nous n’avons pas touttouché !… »

Et le reporter sauta sur la dernière marche del’échelle. La Candeur descendit à son tour et Vladimir s’apprêtaità le suivre.

« Non, dit Rouletabille, vous, Vladimir,restez ici… Ou plutôt non, vous allez vous rendre devant la maisonde Canendé Hanoum… Surveillez-la, Kasbeck y retournera certainementet il n’est pas sûr qu’il revienne par cette échelle, parconséquent il est bien inutile de l’attendre ici… Pistez-le, ne lequittez plus… »

Ayant dit, Rouletabille entraîna La Candeurdans le dédale des ruelles obscures qui montaient versYildiz-Kiosk. Cependant La Candeur fut étonné de le voir bientôtobliquer sur la droite et rejoindre la rive près des ruines deTcheragan ; ce coin était désert et ténébreux.

La Candeur se laissa guider jusqu’à l’eau quivint clapoter à ses pieds.

Il se demandait où Rouletabille voulait envenir, mais dans l’ombre il vit que celui-ci se penchait sur unepetite barque amarrée à un pieu et l’attirait à lui. Il y fitmonter La Candeur et prit les rames après avoir détachél’amarre.

XX – Le Bosphore, la nuit.

 

Silencieusement, ils passèrent devant lesruines, les jardins d’Yildiz, et longeant le rivage, ils glissèrentvers Orta-Keuï.

Avant d’arriver à la station des bateaux àvapeur, ils s’arrêtèrent dans la nuit opaque d’un pilotis soutenantd’antiques masures qui semblaient abandonnées.

Là, ils attendirent.

Le Bosphore se faisait de plus en plussilencieux et désert. Tout mouvement cesse de bonne heure sur ceseaux tranquilles ; les lumières des navires étaient maintenantimmobiles comme des étoiles ; le vent glacé de la mer Noire,dans le silence de toutes choses, faisait entendre son lugubreululement.

En suivant la direction du regard deRouletabille, La Candeur vit qu’il fixait avec obstination unesorte de ponton qui flottait à une demi-encablure de là, retenu pardes amarres et des ancres. Un quart d’heure se passa ainsi.

« Tu n’as rien entendu ? »demanda Rouletabille à l’oreille de La Candeur.

L’autre répondit par un signe de têtenégatif.

« C’est drôle ! il m’avait semblépercevoir un bruit qui venait du ponton.

– Je n’ai rien entendu, dit La Candeur.

– Eh bien, allons ! »

Et Rouletabille reprit ses rames.

Il s’approcha du ponton avec mille précautionsen évitant le clapotis qui eût pu les trahir. Mais le pontonparaissait tout à fait désert.

Ils abordèrent, amarrèrent la barque etgrimpèrent. Aussitôt sur le ponton, La Candeur imita Rouletabillequi s’avançait à quatre pattes. Ce ponton était surmonté d’unecabane qu’ils abordèrent par-derrière, du côté opposé à laporte ; mais ils arrivèrent ainsi à une fenêtre qui, au grandétonnement de Rouletabille, était entrouverte.

La lune à ce moment se montra et les deuxjeunes gens s’aplatirent d’un même mouvement sur le pont… EnfinRouletabille parvint à la fenêtre et, se soulevant doucement,regarda dans la cabane.

Aussitôt il s’affala presque dans les bras deLa Candeur, en poussant un soupir effrayé ; La Candeur leva latête à son tour et jeta un regard.

« Oh !… fit-il. Gaulow !…

– C’est lui, n’est-ce pas ? demandaRouletabille.

– Oh ! il n’y a pas d’erreur… »

Rouletabille se rappela alors la conversationqu’il avait surprise entre Gaulow et Kasbeck à la Karakoulé :Kasbeck voulait faire avouer à Gaulow qu’il était allé chercher« la chambre du Trésor » du côté des ruines de Tcheragan…et Gaulow avait nié… Rouletabille avait maintenant la preuve quenon seulement Kasbeck avait dit vrai, mais que Gaulow cherchaitencore…

Quant à La Candeur, tout ce qu’on avaitraconté à l’ambassade sur les scaphandriers lui revenait à lamémoire, car ils étaient là sur le bateau même des scaphandriers…et ils venaient de surprendre Gaulow dans l’une des deux chambresde la cabane en train de passer le lourd uniforme de ces ouvrierssous-marins !

Ils rampèrent le long de la bicoque et làattendirent encore…

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvraitet à pas lents, pesant comme une statue de pierre, un hommes’avançait prudemment dans l’ombre de la cabane, soulevant avecdifficulté des semelles qui semblaient retenues au ponton.

Il se dirigea vers une échelle qui étaitappliquée contre le ponton et qui s’enfonçait dans le Bosphore.

L’homme pénétra dans l’eau, emportant avec luiune sorte de pioche qu’il avait attachée à sa ceinture. D’échelonen échelon, il s’enfonçait… Bientôt on ne vit plus que son tronc,bientôt on ne vit plus que l’énorme boule de cuivre qui luienfermait la tête, et la tête enfin disparut…

Rouletabille avait retenu La Candeur qui avaitvoulu se précipiter sur le monstre ; quand le légerbouillonnement qui s’était produit à l’entrée de l’homme dans l’eause fut apaisé et que le liquide eut retrouvé son immobilité,Rouletabille s’en fut jusqu’à l’échelle, et là, appuya son oreillecontre l’un des montants. Il attendit ainsi cinq minutes.

« Pourquoi n’as-tu pas voulu ?…demanda La Candeur d’une voix sourde.

– Parce qu’une lutte pourrait attirerl’attention et que nous n’avons jamais eu tant besoin de silence…fit Rouletabille. Et puis, tu sais, il pouvait se défendre avec sapioche. »

Ce disant, il dénouait les cordes quiretenaient l’échelle au ponton, et quand l’échelle fut libre, aidéde La Candeur, il la tira à lui. Sitôt qu’ils la sentirentflottante, ils l’abandonnèrent et elle s’en alla, suivant lecourant…

« Tu as raison, fit La Candeur. Ça vautmieux. Eh bien, il va en faire une tête dans l’eau en ne retrouvantplus son échelle !… Encore un dont on n’entendra plusparler !

– Et maintenant, vite à la besogne !commanda Rouletabille.

– Qu’est-ce qu’il faut faire ?

– Suis-moi… »

Ils entrèrent tous deux dans la cabane, dontils n’eurent qu’à pousser la porte. Là, ils pénétrèrent dans unepremière chambre encombrée de pompes, de tuyaux, de cordes, d’unemachine et de réservoirs à air comprimé, tels que l’officier demarine les avait décrits à l’ambassade de France. Dans la secondechambre, il y avait des costumes de scaphandriers, des sphères decuivre, des petites lanternes électriques, tout l’appareilnécessaire aux recherches que le gouvernement faisait faire sous leBosphore. On enfermait tout cela la nuit, dans cette cabane, aprèsles travaux du jour. Rouletabille eut vite fait de se rendre compteque certains des réservoirs étaient encore pleins d’air, prêts àfonctionner. Et il passa à La Candeur deux de ces réservoirs etquatre semelles de plomb. Il se chargea lui-même de deux casques etde deux costumes, s’empara de deux pics ; puis les reportersregagnèrent la barque.

« Où que tu nous mènes avec ça ?demandait La Candeur.

En voilà encore une histoire !

– Attends, viens vite.

– C’est-il qu’on va descendre dans leBosphore, nous aussi ?

– Penses-tu ?… Voilà beau temps que lesautres cherchent dans le Bosphore : le gouvernement le jour,et Gaulow la nuit… Ça ne leur a pas réussi plus à l’un qu’àl’autre… comme tu vois ! C’est grand le Bosphore !… Etmaintenant, tais-toi ! plus un mot !…

– Alors si c’est pas pour descendre dans leBosphore, c’est comme souvenir que tu emportes cestrucs-là ?

– Je te dis de te taire… »

Ils abordaient la rive d’Orta-Keuï : ilsdébarquèrent et se glissèrent, chargés de leurs curieux fardeaux,dans les jardins de l’ancien sultan. Ils ne risquaient derencontrer personne dans ce quartier désert ni dans les jardinsabandonnés à cette heure de la nuit. Ils y pénétrèrent en sautantpar-dessus un mur, sans hésitation, bien qu’il fit très noir, lalune ayant disparu à nouveau sous les nuages accourus du Nord versla Marmara. Les deux jeunes gens semblaient connaître parfaitementle chemin et sans doute l’avaient-ils beaucoup fréquenté les nuitsprécédentes. La route qu’ils avaient à faire à travers les jardinsétait longue, mais ils ne s’attardaient pas à rêver en ces lieuxhistoriques, qui virent tant de choses… tant d’horribleschoses…

Les palais et les jardins d’Yildiz-Kioskoccupent les sommets et les pentes des collines de Bechick-Tach etd’Orta-Keuï, ainsi que les vallées intermédiaires. Tout cela estimmense. C’est là que, prisonnier volontaire, Abdul-Hamid a vécutrente-deux ans, entouré d’un peuple de courtisans, d’espions, deparasites. C’est d’Yildiz, racontait-on, que, chaque nuit,partaient des condamnés à la mort, à l’exil, à la déportation.

C’est là que furent organisées et prescritesles épouvantables vêpres arméniennes… c’est là enfin, à Yildiz,qu’Abdul-Hamid signa, le 26 avril 1908, sa déchéance et qu’il dutabandonner, en pleurant comme un enfant, des trésors qui n’ontpoint tous été retrouvés… et que l’on cherche encore…

Après avoir franchi le mur très élevé dujardin intérieur, en s’aidant des déprédations qu’ils connaissaientcomme s’ils les avaient faites eux-mêmes, Rouletabille et LaCandeur trouvèrent la fameuse « rivière artificielle »,dont la création avait coûté des sommes fabuleuses et sur laquelleAbdul-Hamid aimait à se promener en canot automobile en compagniede ses sultanes favorites. Que de fantômes à évoquer sur ces rivesjadis saintes, maintenant profanées, même par le giaour !

Mais nos jeunes gens n’étaient pas venus làpour ressusciter les morts ! Il s’agissait de sauver unevivante et ils venaient chercher sa rançon !

XXI – Où La Candeur regrette amèrementd’avoir une grosse tête.

 

Non loin de la rivière artificielle setrouvait un corps de bâtiment communiquant mystérieusementautrefois avec le haremlik par un long souterrain. Il y avait làdeux kiosques reliés entre eux par un couloir appelé le« couloir de Durdané ».

Dans l’un d’eux, Abdul-Hamid aimait à setenir, car de cet endroit, qui était assez élevé, il pouvait àl’aide d’un jeu très complet de longues-vues et de télescopesdécouvrir dans ses détails Stamboul et aussi la côte d’Asie etsurprendre parfois les allées et venues de ses officiers qu’ilaimait à mystifier : l’autre kiosque était aménagé en jardind’hiver.

Rouletabille et La Candeur entrèrent par unvasistas dans le couloir de Durdané : quand ils furent dans celong boyau noir, ils se dirigèrent à tâtons vers le jardin d’hiver.Là, l’ombre était moins épaisse, le peu de lumière qui flottaitdans la nuit extérieure entrait dans cette vaste pièce par desfenêtres en ogives qui s’ouvraient très haut dans les murs et parde grandes baies qui avaient été pratiquées dans le toit… Desarbres, des essences les plus rares, tendaient vers les jeunes gensles fantômes menaçants de leurs bras rudes. Mais ni Rouletabille niLa Candeur ne semblait impressionnés.

Rouletabille avait conduit La Candeur jusqu’aubord d’une vaste pièce d’eau sur laquelle flottaient desnénuphars.

« Écoute, mon petit, fit La Candeur, nousn’allons pas recommencer ? »

Ah ! ils avaient l’air de les connaître,le couloir de Durdané et les méandres du jardin d’hiver !… Ilsen avaient visité tous les coins, palpé tous les arbres, comptétoutes les fleurs, tâté toute la terre…

« Il n’y a pas un coin que nous n’ayonstouché !

– Si, il y a une chose que nous n’avons pastouchée !

– Laquelle ? »

Rouletabille montra dans l’ombre unreflet.

« Mais quoi ?…

– Ça !…

– L’eau !…

– Oui, l’eau !… et si le couloir deDurdané conduit à la chambre du trésor, il y conduit parl’eau !… car, en effet, nous avons tout vu, tout visité…excepté la pièce d’eau !…

– Ah ! je comprends ! fit LaCandeur…

– Vois-tu, si Canendé Hanoum a dit vrai, noussommes encore bons ! dit Rouletabille… Mais« habillons-nous » !

– Nous allons descendre dans la pièced’eau ?

– Pourquoi penses-tu que je t’ai fait apporterces scaphandres ?

– Et tu crois que chaque fois qu’Abdul-Hamidvoulait visiter ses trésors, il se déguisait enscaphandrier ?

– Idiot !…

– Bien aimable !…

– Encore une fois, si le couloir de Durdanéconduit à la chambre du trésor, la porte de cette chambre, puisquenous ne l’avons pas trouvée ailleurs, doit être là !… Et alorsje vois très bien Abdul-Hamid, qui est l’esprit le plus soupçonneuxde son temps, imaginant cette porte au fond de la pièce d’eau. Bienentendu que, du moment où il établissait cette porte au fond d’unepiscine, c’était avec la facilité de pouvoir vider la pièce d’eauet la remplir à la volonté. Comment ? par quel systèmesecret ?… je n’en sais rien !… Si la chose a été faite,elle a dû l’être en même temps que la rivière artificielle danslaquelle la pièce d’eau peut se déverser.

– Mais, toi, tu ne connais pas lesystème ? fit La Candeur.

– Non ! et je ne m’attarderai pas à lechercher !… Je descends dans l’eau, moi ! j’ai unscaphandre, moi !

– Et moi aussi !

– Eh bien, faisons vite… Tiens !attache-moi le réservoir d’air sur le dos avec les bretelles,solidement, hein ?

– Et si tu trouves une porte ? interrogeaLa Candeur en fixant le réservoir sur le dos de Rouletabille,qu’est-ce que tu feras dans l’eau ?

– Eh bien, je tâcherai de l’ouvrir !…

– Ça ne sera peut-être pas très commode.

– On verra ! Trouvons d’abord laporte ! Si je te disais que j’espère beaucoup de notreexpédition !… Le système de la rivière artificielle, de lapièce d’eau du jardin d’hiver et de la communication de la chambredu trésor avec le Bosphore, tout cela a dû être fait d’uncoup !… S’il a noyé ses trésors, soit avec de l’eau de larivière artificielle, soit avec de l’eau du Bosphore, la porten’est peut-être pas fermée dans le fond. Tout cela peut ou doitcommuniquer ensemble. Est-ce qu’on sait ?… Ce kiosque, cetterivière et les travaux souterrains avoisinant le Bosphore ont étéexécutés d’une façon des plus audacieuses et on raconte sous lemanteau que tous les architectes de cet ouvrage-là, lesentrepreneurs, les maçons et leurs familles ont été pendus ou ontdisparu pour toujours !… Eh bien, es-tu prêt ?

– Nom d’un chien ! fit La Candeur, matête n’entre pas dans le casque ! »

C’était vrai, la tête du géant, énorme,n’entrait pas dans le cercle que l’on vissait aux épaules duvêtement imperméable.

« C’est bien, fit Rouletabille, jedescendrai tout seul. »

La Candeur sursauta, pleura, geignit, mauditle pays, se tordit les bras, mais il dut finir d’équiperRouletabille qui s’impatientait, ayant hâte de savoir si sonhypothèse allait se réaliser.

Enfin Rouletabille fit jouer le soufflet àair…

Il respirait très bien dans son casque :il fit jaillir l’étincelle électrique de sa petite lanterne.

Il était prêt.

Poussé par La Candeur qui se pâmaitd’angoisse, il s’avança sur ses semelles de plomb jusqu’au bord dela pièce d’eau qui occupait le centre du jardin d’hiver.

« Je t’attends ! » fit LaCandeur comme si Rouletabille pouvait l’entendre.

Rouletabille descendit lentement les premiersdegrés de marbre de la pièce d’eau en s’appuyant sur le pic de ferqu’il avait apporté. Du pied, lentement, il cherchait, tâtonnait,faisait le tour de chaque degré sous l’eau.

Tout à coup, il cessa sa promenadecirculaire.

Il avait rencontré un escalier droit et rapidequi conduisait au fond de l’immense vasque. Alors il descendit,descendit…

Son casque fut visible encore un instant surl’eau, puis dans l’eau… puis il n’y eut plus qu’une lumière, unevague lueur qui se déployait dans l’onde remuée.

Et puis il n’y eut plus de lumière du tout etrien ne remua plus.

La Candeur tomba à genoux en gémissant.

XXII – La rançon.

 

Rouletabille toucha bientôt le fond de lapièce d’eau. Dès qu’il sentit sous ses semelles de plomb un terrainlarge et solide, il commença de se mouvoir avec plus defacilité.

Il voyait assez clair. L’eau, autour de lui,avait un pâle rayonnement lacté… Il examina minutieusement lesparois de pierre, passant en revue les joints, tâtant de ses gantsla paroi ou y appuyant sa pioche.

Tout à coup, il eut, dans la sphère de cuivrequi le coiffait comme d’un énorme casque, une exclamation… Devantlui, là, sur sa droite, s’ouvrait dans la muraille circulaire uncorridor !

L’existence de ce corridor, bien que celui-ciaboutît directement à la pièce d’eau, ne devait certainement pasêtre soupçonnée, même de ceux qui avaient pu apercevoir l’immensevasque vide de toute son onde. Et cela, à cause de la porte qui, àl’ordinaire, devait le fermer. Cette porte, en ce moment ouverte,se présentait de profil, ayant roulé sur un gond central autour delaquelle elle tournait comme sur un pivot, telle une ported’écluse.

Comme elle se présentait à lui, Rouletabillepouvait passer à droite ou à gauche ; il en fit le tour, serendant parfaitement compte de la façon dont elle jouait, dont ellepivotait sur elle-même, sur son centre, dans l’eau, mais ne pouvantdécouvrir le système qui en commandait la manœuvre de l’extérieuret hors de l’eau.

Il imagina avec une presque certitude que laporte ou les portes – car il pouvait y en avoir d’autres commecelle-ci – permettant l’inondation du souterrain qui conduisait autrésor, avaient été ouvertes si rapidement, à la dernière minute,par Abdul-Hamid lui-même, que celui-ci n’avait eu le temps, unefois les souterrains inondés, de faire jouer à nouveau le systèmede fermeture, sans quoi la porte, pivotant à nouveau, serait venuereprendre place dans le mur, se confondant avec lui.

Rouletabille put voir en effet que la lourdeporte qu’il avait devant lui apparaissait en bronze d’un côté, maisgarnie de plaques de marbre sur l’autre, sur le côté qui devait serefermer dans la pièce d’eau.

Ému plus qu’on ne le saurait dire, car ilcommençait à être persuadé qu’il avait enfin découvert le mystèredu couloir de Durdané et qu’il allait bientôt pénétrer dans lachambre du trésor, il se glissa le long de la porte et avança dansle couloir.

L’eau cédait doucement à sa pression ; ilse servait de son pic comme d’une canne ; dans l’eau sessemelles de plomb cessaient d’être des entraves à sa marche.

Dans sa sphère de cuivre, il respirait àl’aise et il avait calculé approximativement au poids du réservoiret à la pression de l’air qui s’en échappait qu’il pouvait biencompter sur deux heures au moins de bonne atmosphère, en mettantles choses au pis.

Si son cœur battit à grands coups sourds danssa poitrine, ce n’était point malaise physique, mais allégressemorale, à l’idée qu’il allait enfin toucher au but auquel, depuisquarante-huit heures, il avait à peu près désespéréd’atteindre…

Soudain il ne vit plus les parois du corridor…Il ne vit plus que de l’eau… de l’eau de tous côtés… Il était aucentre de ce reflet glauque : l’eau… et c’était tout…

Il marcha… il marcha encore… et puis s’arrêta…Il ne voyait toujours que de l’eau. Il commença de s’effrayer… Oùétait-il donc ?…

Il se dirigea vers sa gauche, faisant ainsi,avec la ligne qu’il avait suivie jusqu’alors, un angle droit. Ilfit dix pas… Il fit vingt pas… Toujours rien !… Cette sallesouterraine devait être immense !

Enfin, la clarté de la lampe alla faiblementrayonner sur une paroi de marbre… Il s’approcha du mur dont ilpouvait suivre maintenant le dessin des joints…

C’était un beau marbre vert, aussi beau quecelui des colonnes de Sainte-Sophie, et qui avait peut-être étéarraché comme celui-ci au temple du Soleil à Héliopolis.

La richesse de ces murs nus sembla àRouletabille de bon augure et il marcha le long de la paroi en yfaisant glisser ses mains.

Si près du mur, la lumière électriqueéclairait parfaitement des dalles, et le reporter les touchait uneà une, demandant à chacune si elle n’allait point lui livrer sonsecret, si ce n’était pas celle-ci ou celle-là qui lui cachaitl’inépuisable trésor.

Il tâcha de découvrir quelque anomalie dans lajonction, quelque défaut dans le cimentage, quelque marqueexceptionnelle qui eût pu le mettre sur la voie…

Mais les dalles succédaient aux dalles, toutespareilles et, sous le pic qui les frappait, gardaient la mêmeimmobilité, la même immutabilité…

Rouletabille commençait à désespérer…

Est-ce que cette découverte inouïe dessouterrains noyés allait simplement aboutir à une promenade sousl’eau ? Et devrait-il revenir les mains vides ?… sansavoir rien vu, sans avoir rien deviné de la précieusecachette ?

Et voilà que sur sa droite s’ouvrait un autrecorridor… un long boyau opalin qui allongeait devant lui son cheminde mystère…

Il hésita devant ce nouveau problème… et puisil se résolut, pour cette fois, à ne point quitter cette sallequ’il ne la connût entièrement… qu’il ne l’eût parcourue de bout enbout, qu’il n’eût fini de tâter et de frapper ses murailles.

Il glissa donc devant le corridor et retrouvala paroi de la salle… et puis un angle.

Il resta bien cinq minutes à examiner cetangle… et la paroi continua, dans son uniformité…

La misère de Rouletabille était grande et ilfrissonnait sous sa carapace sous-marine… non point qu’il eûtfroid, car il était fait maintenant à cette sensation de fraîcheurqui tout d’abord l’avait saisi, mais son cœur se glaçait à cettepensée qu’arrivé dans la chambre des trésors il devrait la quittersans avoir rien découvert.

Il avait espéré un moment, ayant trouvé laporte de la pièce d’eau ouverte et mettant sur le compte dudésarroi d’Abdul-Hamid l’oubli de sa fermeture, qu’il trouveraitpeut-être aussi, dans la chambre du trésor, quelque preuve de cettefuite rapide… quelque coffre entrouvert.

Mais il n’y avait rien dans cette salle, rienque des murs, ces éternels murs verts…

Était-il bien sûr, du reste qu’il fût dans lachambre des trésors ?… N’était-elle point au bout de l’un deces corridors qui venaient aboutir dans la pièce qu’iltraversait ?

Tiens !… encore un corridor !… ilpasse… il retrouve la paroi… il lui semble qu’ainsi faisant ilrevient sur ses pas, décrivant un vaste rectangle…

Tout à coup, il crie dans soncasque !…

Sur sa droite, là, là !…

Une illumination, mille feux qui s’allumentsoudain !… Un embrasement sous la clarté de sa lampe, un foyerde radieuse lumière, un scintillement éblouissant dansl’éventrement de la muraille…

Fasciné, Rouletabille s’avance.

Plus de doute ! Voilà le trou auxtrésors !

Ceux-ci ont roulé jusqu’aux dalles surlesquelles il marche et il sent que ses semelles de plomb écrasentdes pierres précieuses !…

Une grande plaque de marbre vert formant portea été repliée à demi contre la muraille et voilà le coffremagique.

Il avance la main… Il laisse glisser son pic àses pieds… et des deux mains, des deux mains, il plonge dans cesrichesses… Des joyaux ! des colliers ! des perles !des diadèmes ! des diamants à remuer à la pelle ! Et illes remue, les remue… Les soulève, les laisse retomber !enfonce les bras, ne se lasse pas de palper, de toucher, deprendre, de laisser et de reprendre toutes ces merveilles quivalent des millions ! Des millions !… Et dans son casque,il pleure !… il rit ! il étouffe ! il délire !…« Ivana ! Ivana ! » soupire-t-il. Et ils’appuie à la muraille pour ne pas tomber, car il sent que sous luises jambes flageolent et qu’il n’a plus la force de conserver sonéquilibre dans l’élément liquide qui l’enserre… Il pousse, en s’yaccrochant, la porte de marbre vert… Oh ! miracle !…derrière cette porte… une autre est ouverte… et une autre… et uneautre encore !… Sur cette partie du mur, les plaques de marbren’ont pas été refermées… Le maître, dans sa fuite épouvantée, n’ena sans doute pas eu le temps… et il est possible que les autresmurs, que les autres plaques renferment elles aussi desmillions !… des millions !…

Rouletabille revit, dans son imagination endésordre, cette scène suprême où Abdul-Hamid, sentant sa dernièreheure de souveraineté venue et peut-être sa mort prochaine, a voulurevoir, une dernière fois avant de partir et peut-être de mourir,toutes ces richesses accumulées depuis tant d’années… Une dernièrefois, il a voulu s’en repaître la vue puisqu’il ne pouvait lesemporter et il est descendu une dernière fois par le couloir deDurdané et la vasque immense du jardin d’hiver dans la chambre destrésors !… Et il a ouvert les portes de marbre vert… mais iln’a pas eu le temps de les refermer toutes…

Il n’a pas eu le temps de les refermer toutes…Talonné par la peur… il s’est enfui !… il est remonté juste àtemps pour noyer derrière lui tous ses joyaux et tous ses millions…car ce n’est pas seulement des bijoux qui se trouvent là, entassés,mais de l’or ! de l’or !… Des monceaux de piècesd’or !… De quoi acheter toutes les consciences et payer tousles crimes !… de quoi racheter peut-être l’empire, unjour !…

Pour Rouletabille, tout cela ne représentequ’une chose, une chose pour laquelle il donnerait cet or, et cesperles, et ces joyaux, et ces rubis, et ces émeraudes, et cessaphirs, une chose pour laquelle il donnerait tous les diadèmes dela terre : la rançon d’Ivana !…

« La rançon ! larançon !… »

Comme il répétait ces mots avec délire il eutun mouvement un peu brusque, car il venait de heurter le pic qu’ilavait laissé glisser : il se retourna et contre l’angle del’une des plaques de marbre entrouvertes il brisa sa petite lampeélectrique.

Aussitôt toute cette magie s’éteignit et ilfut plongé instantanément au sein des plus profondes ténèbres.

XXIII – Sous l’eau et dans la nuit.

 

Dire ce qui se passa à cette minute précisedans l’âme de Rouletabille serait difficile.

D’abord il ne comprit pas.

Toute cette nuit après toute cettelumière ! Pourquoi ? Pourquoi tous ces trésorsdisparaissaient-ils au moment même qu’il venait de lestoucher ?

Était-il le jouet de quelque méchant géniequi, dans le pays des Mille et Une Nuits, s’amusait de lui etfaisait passer sous ses yeux d’illusoires visions ?

Ce fut donc sa première pensée :l’inexistence de cela.

Mais cependant, comme, dans un geste spontané,il continuait de toucher, dans la nuit, ces richesses que la nuitsemblait vouloir lui prendre, il connut qu’il n’avait pas rêvé.

Le mur était bien là, et les trous dans lemur, et les joyaux et l’or, sous ses doigts, et les portes demarbre auxquelles il se heurtait.

Alors sa main descendit à sa ceinture et iltoucha l’appareil électrique brisé.

C’était un accident tout naturel dont il necomprit pas tout de suite l’importance, mais qui cependant luidonna le frisson, car sa situation devenait redoutable au fond decette eau et au fond de cette nuit.

Cependant il ne saisit point tout de suite lapossibilité d’une catastrophe. Il se raidit contre la peur etappela à lui toute son intelligence, toute sa lucidité. En somme,il n’était point perdu au centre d’une chose inconnue. Il étaitdans une chambre dont il connaissait le chemin.

Il lui fallait revenir sur ses pas, voilàtout… sans perdre la tête, en suivant très exactement le mur… Pourvenir jusque-là, il avait compté deux corridors avant le corridorde la pièce d’eau.

Il s’appuya au mur et, au pied, chercha sonpic qui pouvait lui être utile. Sa jambe en heurta le manche debois, qui se dressait flottant entre deux eaux. Il le saisit etalors commença la marche à rebours.

Ah ! voilà le premier couloir.

Là, il lâcha le mur et, orientant avec soinses semelles de plomb, il s’avança, les bras tendus.

Il se félicita d’atteindre bientôt l’autreangle du mur, de l’autre côté de l’entrée du couloir… Et ilcontinua, le long du mur, sa marche tâtonnante.

Voici le second corridor… Il marche… il marcheencore…

Et voici le troisième !…

Soudain il s’arrête et une angoisseinexprimable lui étreint le cœur… Il pense qu’il n’y a aucuneraison pour que ce troisième couloir-là soit le bon !…

En effet, en sortant du couloir de la pièced’eau, il est entré tout droit dans la salle des trésors, jusqu’enson milieu, et puis il a obliqué à gauche jusqu’à ce qu’ilrencontrât le mur ; mais entre cette partie du mur qu’ilatteignit et le corridor d’entrée, qui lui dit qu’il n’y a pointd’entrée, qui lui dit qu’il n’y a point d’autres corridors !…Doit-il prendre celui-ci ? Doit-il l’éviter ? S’il leprend, ne trouvera-t-il point à son extrémité un nouveau labyrintheet la mort ?… S’il l’évite, ne risque-t-il point de laisserderrière lui la seule issue possible qu’il ne retrouvera peut-êtrejamais plus ?…

Hésitation terrible et puis résolutionfarouche…

Il marche… Il avance dans le noir liquide… Ils’enfonce dans le corridor… Il s’arrête…

Il tâte de son pied l’eau autour de lui, dansl’espérance de heurter la porte qui, retenue par son gond central,s’ouvre au milieu du corridor, sur un plan parallèle aux murs… Maisil ne sent rien !… rien que le mur qu’une de ses mains nelâche pas… et il glisse le long du mur…

Et tout à coup sa main frémit… Un angle… unenouvelle pièce… Est-ce la pièce d’eau ?…

Non ! sans quoi il eût rencontré laporte… mais peut-être est-il passé à côté de la porte sans latoucher… Il se retourne, oblique un peu sur sa droite, lâche lemur, revient sur ses pas…

Maintenant, il a hâte de revenir dans lachambre du trésor, car il faut sortir de ce couloir, qui conduit ilne sait où…

L’angle d’un mur… Mon Dieu ! il commenceà s’y perdre !… Il a bien cru qu’il revenait sur ses pas… S’ils’était trompé, ce serait trop terrible… S’il ne s’est pas trompé,il peut espérer que, rentré dans la chambre du trésor, le prochaincorridor sera le bon !

Il marche… il monte, rencontrant des angles…et maintenant il ne sait plus !

Non, il ne sait plus s’il est dans une piècedont il touche les angles, ou s’il entre dans un corridor, ou s’ilen sort…

Il ne sait plus !… Il ne saitplus !…

Il sait seulement qu’il n’est point dans lavasque du jardin d’hiver, sans quoi ses mains glisseraient sur despierres circulaires, et celles-ci sont plates… Il veut savoirabsolument s’il est dans un corridor… Pour cela, il abandonne lemur qu’il tient pour se diriger en face… Il marche… il marche…rien !…

Ses mains ne touchent plus à rien…

Alors il retourne sur ses pas.

Mais il n’arrive plus à retrouver lemur !

Ses oreilles commencent à tinter furieusement.Est-ce le manque d’air qui commence à se faire sentir ? ou lafolie qui arrive avec ses grelots ?…

XXIV – Suite du drame sous l’eau et dansla nuit.

 

Rouletabille pense qu’il va mourir… étouffé aumilieu de cette nuit et au fond de cette eau…

Ah ! qu’il voudrait retrouver unmur !… seulement une pierre pour le soutenir !… pour lerattacher à quelque chose ! Il lui semble qu’il serait moinsperdu ! C’est horrible d’être ainsi dans le néant liquide etnoir…

Ses jambes se dérobent sous lui, il sent qu’ilva tomber, s’allonger… pour toujours !

Il va mourir… dans ce tombeau plein demillions !… qu’il a violé !… et qui le garde !

Si ses oreilles lui font entendre d’étrangessons, ses yeux, à cette minute suprême, comme il arrive parfoisdans la nuit des paupières closes, lui font voir tout à coup desinistres lueurs… des cercles de lumière qui dansent la danse desmillions… la danse des trésors d’Abdul-Hamid…

Rêve magnifique au seuil de la mort…

Avant qu’il ne rende le dernier souffle, lestrésors qu’il est venu chercher là, au fond de la terre et del’eau, ont la coquetterie macabre de briller pour lui une foisencore… oui… il y a là-bas des rayonnements de joyaux…

Ainsi, ce petit cercle de lumière lactée nepeut être que l’un de ces diadèmes qu’il a osé toucher tout àl’heure et qui vient danser autour de lui, comme s’il était sur lefront d’une reine invisible qui danserait et qui seraitnaine !…

Car le cercle de lumière s’avance à une petitehauteur.

Et voilà que la vision s’agrandit… Ce diadèmeest vaste maintenant comme une grande roue dont le moyeu seraitoccupé par un cabochon d’un éclat insoutenable…

Soudain ce cabochon cesse de briller.

Ce n’est plus un diadème qu’il voit, ni unfront lumineux sur la tête d’une naine… mais une ombre immensed’homme entouré d’un cercle de clarté glauque.

D’abord Rouletabille croit que c’est son ombreà lui, son reflet, car l’ombre a sa forme à lui ; et sa têteest coiffée de ce casque, de cette énorme sphère de cuivre quirepose sur les épaules du scaphandrier.

Et l’autre tient aussi à la main un pic, commele pic de Rouletabille…

Cependant Rouletabille ne remue pas, etl’ombre et la lumière remuent !…

Rouletabille, qui s’est redressé, reste droit…et l’ombre se penche…

Les bras de Rouletabille restent collés aucorps et les bras de l’ombre s’étendent en un geste de surprise oud’effroi…

Et devant l’ombre, dans la muraille, il y ades reflets merveilleux !…

Et voilà soudain que Rouletabille renaît,respire, pense, se rend compte, se souvient :

« Gaulow !… »

Il a devant lui Gaulow, qui vient de découvrirles trésors d’Abdul-Hamid !…

Mais alors c’est le salut ! c’est lesalut si Gaulow ne le voit pas !…

Puisqu’il lui est impossible, à luiRouletabille de retrouver le chemin du jardin d’hiver dans cetaquatique labyrinthe, il suivra Gaulow et sortira avec lui par leBosphore, puisque Gaulow est venu par le Bosphore !

Et Rouletabille bénit sa chance qui, tout àl’heure, sur le ponton, l’a retenu au moment où il avait été tenté,autant et peut-être plus que La Candeur, de se ruer sur Gaulow etde le supprimer dans le moment que celui-ci était apparu,embarrassé dans ses vêtements de scaphandrier !

Maintenant, c’est Gaulow qui lesauve !

Cependant Rouletabille continue de penser quesi la présence de Gaulow le sauve, lui, elle ne fait pas lesaffaires d’Ivana… Gaulow connaît maintenant l’emplacement destrésors, et voilà la rançon d’Ivana bien compromise…

Alors, tout de suite, cette conclusion apparutdans toute sa netteté à l’esprit du reporter :

« Il faut que Gaulow, sans s’en douter,me sauve… et qu’il disparaisse ! »

Avec de grandes précautions, Rouletabilles’éloigna du centre de lumière… et il attendit…

L’homme s’était jeté à genoux devant l’un deces trésors merveilleux et puisait là-dedans à pleines mains. Ilremplissait de pierres précieuses un sac qu’il avait apporté aveclui.

Quand ce sac fut plein, il se releva, il pritsa pioche et après avoir repoussé les dalles de marbre, comme s’ilcraignait la visite importune de quelque curieux au fond de cecoffre-fort sous-marin, il se dirigea du côté opposé à celui oùétait venu Rouletabille.

Le reporter, derrière lui, s’avança. Ilfaisait un pas chaque fois que l’autre en faisait un et avait grandsoin de conserver ses distances.

Soudain, dans la clarté lactée qui entouraitGaulow devant lui, Rouletabille aperçut le profil d’une porte debronze telle qu’il en avait trouvé une à la sortie de la pièced’eau.

Il ne douta plus qu’ils ne fussent arrivés auBosphore, d’autant que Gaulow, s’avançant sur cette porte, fit ungeste comme pour la faire rouler.

Rouletabille alors fit un mouvement brusquepour se jeter en avant. Est-ce que Gaulow allait luiéchapper ? Est-ce qu’il allait l’enfermer dans cetombeau ?

Ce mouvement découvrit-ilRouletabille ?

Toujours est-il que l’homme cessa soudain des’occuper de la porte, puis, après quelques instants d’immobilité,fit quelques pas au-devant de Rouletabille dans le corridor.

L’autre recula.

Mais Gaulow s’avança encore, levant sapioche.

Rouletabille ne douta plus qu’il ne fûtdécouvert et leva sa pioche à son tour.

Alors les deux hommes restèrent à nouveauimmobiles, se fixant à travers la grosse lentille de leur casque,le pic levé…

Ils comprenaient que l’un des deux devaitrester là, et qu’après avoir découvert un pareil secret, il y enavait un de trop sur la terre et sous les eaux !

L’homme, grand et fort, jugea queRouletabille, petit, mince, d’apparence chétive sous son énormecasque, serait pour lui une facile proie.

Il s’avança aussi vite que le lui permettaitle vêtement dans lequel il se mouvait.

Rouletabille, lui, recula encore. Il voulaituser de ruse et pensait qu’il avait tout à gagner à sortir ducercle de lumière.

Il s’enfuit, si tant est qu’on puisse appelerfuite cette reculade difficile dans cette eau qui ne lui avaitjamais paru si lourde à remuer. Et il laissa glisser sa piochecomme si elle lui échappait par mégarde.

L’autre s’en fut aussitôt à cette arme et laramassa, heureux sans doute d’un événement qui diminuait sonadversaire.

Pendant ce temps, profitant de ce que Gaulowse baissait pour ramasser son pic, Rouletabille s’affalait,s’allongeait contre la muraille, sur le sol.

Gaulow continua son chemin, le cherchant.

Quand Gaulow passa devant lui, Rouletabille,se leva tout doucement et comme l’homme, arrêté, se demandait où ilétait passé, il se jeta par-derrière, sur lui ; et luiarracha, des deux mains, les deux tuyaux d’inspiration etd’expiration !…

D’abord, sous la ruée, l’homme chancela etpuis retrouva son aplomb, et tout à coup porta la main à soncasque. Alors Rouletabille assista à quelque chose d’horrible, àl’étouffement de ce grand corps qui faisait des gestes désordonnéspour se soulager du poids formidable qui pesait sur ses épaules… etqui se débattait contre l’étreinte fatale de l’élément.

Il tendit une dernière fois les mains versRouletabille et soudain s’écroula, roula par terre, porta les mainsà sa poitrine, eut quelques sursauts et puis resta allongé.

Il était mort.

Par un miracle, la lanterne électrique qu’ilavait à sa ceinture ne s’était point brisée. Rouletabille alla lalui prendre et, armé de cette lueur propice, il ramassa le sac auxjoyaux, puis, tout de suite, s’en fut à la porte, ne s’attardantpoint à contempler sa victime.

La porte obéit facilement à la poussée dureporter ; recevant une égale pression de toutes parts, plusla sienne.

Elle tourna sur ses gonds. Il tourna avec elleet quand elle fut refermée il était dehors, dans le Bosphore.

Rouletabille se rendit compte des difficultésqu’avait dû surmonter Gaulow avant de trouver cette porte qui étaitquasi recouverte d’algues et encastrée entre deux murs dont l’uns’avançait cachant presque l’autre.

Le reporter sortit de cette impasse et fut surle lit même du Bosphore. Il ne perdit point de temps à y rechercherles vestiges des civilisations disparues. Il chercha le long de larive une rampe naturelle, ne tarda point à la trouver… espéraensuite une échelle, un escalier, et fut assez heureux pourrencontrer enfin une marche, comme il y en avait tant dans cesparages, une marche qu’il gravit et qui fut suivie d’autres.

Et ainsi peu à peu il émergea du niveau dudétroit, dévissa non sans effort sa sphère et respira l’air glacédu dehors avec une joie que nous nous refusons à décrire.

Il se rendit compte qu’il était tout près desruines de Tchéragan et alors il songea à La Candeur qui l’attendaittoujours dans le jardin d’hiver et qui devait être dans de bellestranses.

Il se soulagea de son vêtement imperméable, leramassa, lia ensemble tous ses ustensiles et le sac et reprit lechemin qu’il avait fait avec La Candeur.

Cependant au pied du mur qu’il avait àfranchir il laissa sous une pierre tous ses impedimenta.

Enfin, il parvint dans les couloirs de Durdanéet, en approchant du jardin d’hiver, commença d’entendre unclapotis qui n’était pas ordinaire…

Une minute après il était dans les bras de LaCandeur, lequel l’avait cru mort et qui, pour la sixième fois,venait de plonger dans la pièce d’eau à la recherche de son chef dereportage.

Nous renonçons à décrire la stupéfaction et lajoie désordonnée du bon La Candeur…

« C’est drôle, dit-il à Rouletabille,quand il fut un peu remis de ses émotions et qu’il eut retrouvé savoix, c’est toi qui es allé te promener sous l’eau et c’est moi quisuis mouillé !…

XXV – Où Rouletabille retrouve Ivana etéchange avec elle quelques explications nécessaires.

 

Quelques jours plus tard, Rouletabille étaitbien ému en soulevant le marteau de cuivre d’une vieille porte dansune de ces antiques ruelles qui avoisinent la place deTop-Hané.

Les fenêtres de cette demeure à l’aspect desplus rébarbatifs étaient garnies de barreaux de fer et de doublequadrillage de bois, tels qu’on en voit aux plus sombres hôtels deGalata ou de Stamboul, de l’autre côté de la Corne d’Or. Lesmoucharabiés des maisons modernes qui grimpent les pentes de Peraont une allure plus coquette, plus fraîche, presque engageante etsemblent au passant prêts à jouer avec le mystère dont ils ont lagarde.

Rouletabille, après un coup d’œil jeté surcette forteresse dont la ligne sombre ressortait sur la blancheurde la neige récemment tombée, frappa trois coups et attendit.

Dieu ! que cette petite ruelle étaittriste et déserte, et silencieuse, sous son manteau blanc !Les hivers sont durs et glacés à Constantinople. Rouletabille, quin’avait pas pris le temps d’acheter une fourrure, frissonnait.

Enfin la porte s’ouvrit et un grand diable decavas, doré sur toutes les coutures, attendit que le jeune homme senommât. Il lui fit deux fois répéter son nom, après quoiRouletabille fut prié d’entrer.

Le reporter donna l’ordre au cocher de lacalèche qui l’avait amené de l’attendre et pénétra dans cettemaison préhistorique.

Le cavas l’introduisit aussitôt dans un salon,le pria de s’asseoir sur le divan qui faisait le tour de la pièceet disparut.

Deux minutes plus tard, un grand nègre arriva,portant sur un plateau d’argent des tasses de café et des petitscompotiers de cristal pleins de confitures de roses.

Il disparut à son tour.

Cinq minutes encore s’écoulèrent et unvieillard à turban vert, un tout à fait vieux, courbé par les anset dont la barbe blanche semblait balayer le tapis, fit sonentrée.

Il salua fort gravement Rouletabille ets’assit, s’occupant tout de suite de la dînette ; ce faisant,il ne cessait de parler avec une douce volubilité, sur un ton fortenfantin ; seulement, comme il parlait turc et queRouletabille ne le comprenait pas, Rouletabille ne lui répondaitpas.

Rouletabille goûtait à ces petites sucreriesavec impatience et à chaque instant regardait du côté de la portepar laquelle le vieillard était entré : mais ce fut une autreporte qui s’ouvrit ; un énorme eunuque, soulevant unetapisserie, laissait passer un fantôme noir.

Quel événement prodigieux se passait-il doncpour que ce fantôme noir, qui était une femme, franchît les portesdu sélamlik réservé exclusivement aux hommes, surtout dans lesantiques demeures comme celle-ci, habitées par de vieux Turcs àturban vert ?

Il était impossible de voir quoi que ce fûtdes traits de cette femme ; elle devait avoir triple voilesous son tchartchaf funèbre dont toutes les grandes damesturques s’emmitouflent maintenant pour sortir et qui ne laissepoint, comme le yalmack des anciens temps, la possibilitéde découvrir au moins le front et la splendeur du regard.

Il est vrai que, le plus souvent, sous cetchartchaf, nos modernes Turques sont vêtues à la dernière mode deParis et avec une élégance qui vient en droite ligne de la rue dela Paix.

« Canendé Hanoum ? » prononçaRouletabille en s’inclinant trois fois, car il était devant uneprincesse qui s’était enfermée dans ce coin désert pour se consolerde n’avoir point donné d’enfants à l’ex-sultan et pleurer dans leparticulier un régime disparu.

Canendé Hanoum, qui parlait le français commetoute femme de qualité en Turquie, lui présenta son oncle, le vieuxTurc au turban vert, un ancien général de division qui avait acquisde la gloire à Plevna. Le général, d’un signe, pria le jeune hommede s’asseoir.

Rouletabille tendit un pli cacheté à laprincesse. Elle y jeta simplement les yeux et dit :

« Oui, je sais. Kasbeck m’a prévenue,mais je l’attends. »

Rouletabille, à ces mots, se troublalégèrement, mais surmontant vite son émotion, reprit :

« Ne vous dit-il point, dans cettelettre, que s’il n’est pas là à cinq heures, vous ne devez plusl’attendre ?…

– Oui, oui, parfaitement, monsieur : noussommes d’accord, mais il n’est que quatre heures !… »

Sur quoi elle se mit à parler au jeune hommede tout autre chose… Elle l’entretint surtout de la guerre et del’échec que les Bulgares venaient de subir dans leur attaque deslignes de Tchataldja. Elle en montrait une grande joie etconsidérait ce premier succès comme le présage d’une définitiverevanche.

Rouletabille, qui connaissait les amitiés etles opinions de son hôtesse, assura que tant de catastrophes ne seseraient point produites si Abdul-Hamid était resté sur letrône.

« Il y reviendra ! »fit-elle.

Et elle se leva, lui tendant avec une grandenoblesse sa main à baiser.

« Pardon, madame, Mlle Vilichkov abien reçu une lettre, celle que je lui ai fait parvenir parKasbeck ?…

– Mais certainement, lui répondit CanendéHanoum. Ah ! dites-moi, vous restez encore longtemps àConstantinople ?

– Ah ! madame, on dit que c’est la fin dela guerre, nousquitterons Constantinople le plus tôtpossible !… répondit-il avec élan.

– Bien… bien… »

La nouvelle de ce départ paraissait enchanterla princesse. Elle lui adressa un petit coup de tête sous sesvoiles noirs et s’en alla par la même porte, le laissant à nouveauseul avec le vieux Turc à turban qui se remit à le combler deconfitures, de pâtisserie et de café en ne cessant de bavardercomme une pie. Enfin le turban vert se leva à son tour, le salua etle laissa seul. Rouletabille regarda sa montre. Il était quatreheures et demie. Sans doute trouvait-il que l’heure marchaitlentement à son gré, car il ne put retenir un mouvementd’impatience. Il poussa un soupir, replaça la montre dans sa pocheet leva la tête. Mais il chancela de joie : Ivana étaitdevant lui !

Une Ivana élégamment vêtue, à la dernière modede Paris, une Ivana prête à sortir, avec son manteau de fourrure etsa toque, sans « feradje », sans « yalmack »,sans « tchartchaf », une Ivana évadée de toutes lesturqueries et qui n’avait plus de l’Orientale que ses grands yeuxde flamme, qui fixaient Rouletabille, sous sa voilette.

« Ah ! mon petit Zo, mon petitZo ! Tu as donc compris ?… Tu as donccompris ?… Quelle joie pour moi que talettre ! »

Ils avaient eu un si joli mouvement pour sejeter dans les bras l’un de l’autre ! Et puis ils secontinrent, parce que, subitement, il leur semblait avoir entendutousser et parce qu’ils craignaient de voir apparaître le vieuxTurc au turban vert, ou quelque affreux fantôme noir…

Certainement ils étaient encore surveillés, ily avait encore quelque part des yeux qui étaient chargés d’épierleur moindre geste. Cependant, Rouletabille se jeta sur les mainsde sa bien-aimée et les mangea de baisers, et Ivana ne cessait derépéter :

« Oh ! petit Zo, petit Zo !Tu as compris ? Tu as compris ? »

Elle était très pâle, sous la voilette, etRouletabille vit qu’elle défaillait. Elle murmura :

« Sortons d’ici ! Oh ! sortonsd’ici au plus vite !…

– Nous ne pouvons pas sortir avant cinqheures, ma pauvre chérie… Je vous en conjure, soyez calmejusque-là… Venez, asseyez-vous là près de moi, nous parlerons toutbas, nous nous dirons des choses que nul n’entendra, nous sommesenfin comme deux vrais amoureux qui se font des confidences ;là, donnez-moi vos mains…

– C’est que je voudrais être déjà si loin detout cela, mon petit Zo !… si loin !…

– Nous partirons, Ivana, encore un peu depatience…

– Mais pourquoi attendre cinqheures ?

– C’est l’heure fixée par Kasbeck… Il a faitdire à Canendé Hanoum qu’il serait là à cinq heures…

– Comme vous avez l’air troublé en disantcela, petit Zo !… Mon dieu ! y aurait-il quelque chose dechangé ?…

– Non ! non ! rien !rassurez-vous !… À cinq heures nous partirons !

– Ah ! si tu savais, petit Zo !…(car tantôt elle lui parlait avec une étrange solennité et tantôtavec une délicieuse gaminerie)… si tu savais comme les jours m’ontparu longs ! longs ! Depuis que j’ai reçu ta lettre parl’entremise de Kasbeck… je ne savais où tu étais, ni pourquoi –puisque tu disais que tout était arrangé – tu ne venais pas mechercher tout de suite…

– D’abord, répondit Rouletabille, nousignorions que tu étais chez Canendé Hanoum… nous avons toujourspensé et, jusqu’au dernier moment, Kasbeck nous a dit que tu étaisà Beylerbey et que tu avais débarqué du Loreleï en mêmetemps qu’Abdul-Hamid.

– Il a menti. Le lendemain de l’arrivée duLoreleï, deux femmes sont venues me prendre à bord etm’ont conduite ici où Canendé Hanoum était chargée de m’éduquer,comprends-tu, petit Zo, chargée de faire de moi une odalisque digned’être présentée à l’ancien sultan !…

– Oh ! Ivana !…

– Ce qu’il y avait de terrible, vois-tu, c’estque ces femmes ne sont point méchantes du tout… elles étaient aucontraire très gentilles, pleines d’attentions, prenant un soin demoi de tous les instants, me comblant d’horribles parfums etvoulant m’apprendre à danser… C’était charmant et épouvantable…

– Ah ! si j’avais su que tu étaislà !… on t’aurait délivrée tout de suite… on aurait bientrouvé le moyen, va !… mais Kasbeck me mentait !… Et direque nous avions passé notre temps à le surveiller, le suivantpartout, tandis que toi, tu arrivais ici avec ces femmes, ombresanonymes toutes trois… fantômes noirs… chez Canendé Hanoum…Vladimir t’a certainement vue descendre de voiture ici, avec tescompagnes !… Mais comment se serait-il douté que c’était toi,sous tes voiles noirs, alors que Kasbeck ne t’accompagnait mêmepas ?… Enfin, tout est bien fini maintenant ! ne pensonsplus qu’à notre bonheur, ma petite Ivana !

– Kasbeck t’a donné tous les papiers du tiroirsecret ? tous intacts, n’est-ce pas ?

– Oui, tous… Il a fallu vérifier, tupenses ! Cela a demandé du temps… Et puis, de son côté,Kasbeck voulait prendre ses précautions avec les trésors… avant dete donner à moi… Cela se comprend… Cet eunuque est unextraordinaire commerçant !

– Ils le sont tous, petit Zo !… Et quelcommerce !… »

Elle poussa encore un soupir :

« Ah ! quand allons-nouspartir ?

– Écoute, Ivana, sais-tu ce que j’aipensé ?… J’ai pensé que puisque la guerre allait être finie,comme je te l’ai écrit – on parle déjà d’armistice depuis l’affairede Tchataldja –, j’ai pensé que nous pourrions bien partir pourParis…

– Oh ! oui, petit Zo !… oui !…oui !… Paris !… Elle tremblait de bonheur en évoquantParis, l’école, la faculté, l’hôpital, où elle retrouverait sescamarades et ses travaux.

« C’est à Paris que nous nousmarierons ! fit Rouletabille.

– Mais le général Stanislawoff ne voudrapas ! Il tiendra à ce que la cérémonie ait lieu à Sofia.

– Le général fera ce que je voudrai !déclara le reporter, il n’a rien à me refuser !

– Bien ! bien ! Oh ! certes,Paris, oui… je préfère ! fit-elle en se blottissant contrelui.

– Tu comprends, nous avons besoin l’un etl’autre d’oublier bien des choses… Il faut mettre un peu d’Occidententre notre bonheur et le passé… En France, ma chérie, nous nousretrouverons tout à fait, oui, il me semble qu’il n’y a qu’enFrance que nous pourrons nous aimer normalement, sans heurt, sansaventure, après un honnête mariage dans une honnête mairie.

– Tu as raison, tu as raison, petitZo !… »

Et elle se pressa contre lui ; ellecherchait un refuge où elle pensait bien que nul autre ne viendraitplus la chercher jamais… ni Kasbeck pour son abominable commerce,puisqu’il était maintenant payé et comment !… ni Gaulow, niAthanase, puisque ces deux-là étaient morts !…

« Mon Dieu ! tu es bien sûr alorsqu’il est mort ?

– Qui ? Athanase ?… Oui, oui,oh ! il est bien mort, le pauvre garçon !

– Tu as raison de le plaindre, petit. Ilm’aimait beaucoup.

– Diable ! s’il t’aimait !…

– Il m’était dévoué…

– Sans doute, mais ne sois point triste de samort, fit Rouletabille en hochant la tête, car évidemment, s’ilavait vécu, le pauvre garçon eût beaucoup souffert.

– S’il eût souffert !… surtout maintenantque je ne lui dois plus rien, du moment que c’est toi qui astué Gaulow !… Ah ! petit Zo ! petit Zo !…quand j’ai lu ce que tu m’écrivais là… que Gaulow n’était pas mortde la main d’Athanase, là-bas, sur cette affreuse petite place,dans ce terrible petit village de l’Istrandja… et qu’il avait pus’échapper… et que c’était toi qui l’avais tué au fond de lachambre des trésors !… vois-tu, petit Zo, j’ai pleuré et j’aiprié le Bon Dieu comme lorsque j’étais toute petite… c’était siaffreux pour moi de me donner à cet Athanase qui m’a toujours faitun peu peur, que je n’aimais pas, que je n’ai jamais aimé… Etcependant, je n’aurais pu me refuser, petit Zo : je luiavais juré, autrefois, que je serais sa femme le jour où ilm’apporterait la tête de Gaulow ! et je croyais qu’ilavait tué Gaulow !… je n’avais plus qu’à mourir le jour oùj’ai cru cela !… et j’étais bien décidée à mourir… et je meserais tuée certainement à Stara-Zagora où je craignais qu’Athanasene vint me relancer, avec la tête de Gaulow, si le général-major nem’avait reparlé du coffret byzantin et de ce qu’il contenait… alorsj’ai compris que ma vie, désormais sacrifiée, pourrait encoreservir à quelque chose… mais, petit Zo ! ce que je souffraisde te voir souffrir !…

– Pourquoi ne t’es-tu pas confiée àmoi ?

– Ni à toi, ni à personne ! J’avais unehonte affreuse de moi !… C’était si horrible ce que j’avaisfait !… Il y a des choses qu’une femme comme moi n’avoue pasaux autres parce qu’elle a honte de se les avouer à elle-même…Pouvais-je te dire que je souhaitais la perte de ce loyalsoldat qu’était Athanase et le salut de cet ennemi de mon pays, decet assassin de mes parents qu’était Gaulow ?… etqu’entre eux deux je n’avais pas hésité ? Et qu’avec fourberieet traîtrise j’avais prêté mes mains à l’évasion du misérable dansle moment qu’apercevant au loin poindre les armées bulgares,j’avais redouté l’arrivée d’Athanase venant réclamer le prix de saconquête !… Pouvais-je te dire que lorsque Gaulow se disposaità user pour fuir des moyens que je lui procurais… pouvais-je tedire que notre katerdjibaschi était accouru et avait payé de sa vieune lutte avec le bandit ?… Non ! Non ! je gardaistoute cette honte pour moi et je ne t’en aurais jamais parlé si tune l’avais devinée ! Enfin, pourquoi t’aurais-je avoué cesaffreuses choses, après avoir cru voir succomber Gaulow sous lescoups d’Athanase ? Est-ce que tout n’était pas fini pourmoi ? Est-ce que mes explications eussent pu empêcherl’inévitable ? Pourquoi me déshonorer à tes yeux comme jel’étais, comme je le suis encore aux miens ? Si je te disaisqu’encore à cette minute où je t’avoue tout cela, j’ai honte demoi, j’ai honte, petit Zo !

– Comme tu m’aimais ! soupiraRouletabille, en se prosternant sur les mains d’Ivana.

– Et tu en as douté !

– Pardonne-moi, Ivana !… pardonne-moi…Oui, c’est moi qui suis un misérable de ne pas t’avoir devinée plustôt, mon ange chéri !… Mais je vois bien que l’amour est ainsifait qu’il se plaît à nous aveugler dans le moment que nous aurionsle plus besoin de voir clair !… Certes, si j’avais été entiers dans cette aventure, si j’avais été à la place de La Candeurpar exemple, ou de Vladimir, je t’aurais devinée tout de suite…Mais j’aimais et j’étais jaloux !… C’est dire que j’étaisdevenu, à cause de cette horrible jalousie, qui était une insulte ànotre amour, le plus stupide des hommes !… Et c’est l’amourqui se vengeait ainsi de ce que je ne t’eusse point dès l’abordmise au-dessus de tout soupçon, en dépit de l’apparence accusatricede tes actes ou de tes gestes, ou de ta mine, ou de taparole ! J’aurais dû me dire tout de suite – ce que je ne mesuis dit que lorsque j’eus reçu ta lettre d’adieu àStara-Zagora : Elle m’aime !… Elle m’aime par-dessustout !… Eh bien, essayons d’expliquer avec celal’inexplicable ! Et tout de suite j’aurais compris, enrapportant tout à cet amour, que c’était à cause de ton amourque tu te faisais un instant la complice de l’abominableGaulow ! J’aurais compris ce que j’ai compris à Stara-Zagora,dans cette nuit de douleur et de larmes qui a suivi ton départ,j’aurais compris que puisque tu poursuivais Gaulow, aprèsl’avoir fait fuir, et cela dans le dessein de le tuer, tu nevoulais point tenir Gaulow de la main d’Athanase !…Explication logique et la seule possible de ta conduite à toi,Ivana, et aussi de celle d’Athanase, qui s’occupait des’assurer de Gaulow avant de te sauver, Ivana ! C’étaitdonc que tu t’étais promise à lui s’il te vengeait de Gaulow ;et seulement à cette condition-là !… Voilà ce qui m’est apparuà Stara-Zagora !… Voilà pourquoi, après avoir compris cela, jefus pris d’un désespoir sans borne, car croyant Gaulow mort de lamain d’Athanase, comme tu le croyais toi-même, je croyais mortnotre amour !… Aussi tu devines ensuite ma joie, joie que jen’ai pu te décrire dans ma lettre, quand j’ai appris qu’il étaitvivant !… Il était donc possible de le reprendre à Athanase,de lui rendre une liberté nécessaire pour que nous puissionsensuite le reprendre nous-mêmes et exercer une vengeance quinous aurait enfin délivrés sans qu’Athanase ait à en réclamer leprix !… Alors je fis comme toi !… Le crime que tuavais accompli vis-à-vis d’Athanase en faisant échapper Gaulow unepremière fois, je l’ai accompli, moi, une seconde !… Et mesamis et moi nous avons recommencé derrière Gaulow, sauvé par messoins, cette poursuite jusqu’à la mort… Malheureusement, il nouséchappait et c’était Athanase qui mourait !…

– Ceci est affreux ! exprima Ivana enfrissonnant. Il est mort… Il ne faut pas nous réjouir de cettemort-là ! cela nous porterait malheur… Dis-moi bien comment ilest mort !…

– Eh ! Ivana, je te l’ai déjà expliquédans ma lettre… répondit Rouletabille en mentant ici, avec un grandsang-froid. Il est tombé devant nous dans un parti de Turcs qui l’acriblé de balles… Les Turcs, nous voyant, se sont enfuis, et noussommes arrivés pour constater la mort de notre ami…

– C’est cela qui est épouvantable, dit Ivana…Il est mort certainement en courant derrière son prisonnier etc’est nous qui sommes responsables de sa mort !

– Je ne le pense point ! exprima encoreRouletabille avec une effronterie grandissante, et je voudrais biente rassurer tout à fait sur ce point. Athanase ne devait pas savoirque son prisonnier se fût enfui. Il revenait au camp quand il a étésurpris par les Turcs. Voilà la vérité ! Il est tout à faitsuperflu de te créer d’inutiles remords !… Et puis, entrenous, bien qu’il soit ton cousin, je te dirai que cet Athanase nemérite point, en vérité, d’être pleuré. C’était un brave soldat,oui !… mais qui songeait surtout à ce que tu lui avaispromis !… Toi-même, Ivana, ta personne ne lui était précieusequ’autant qu’il pouvait espérer te revendiquer !

– Comment cela, mon ami ?…

– Oh ! il eût préféré te savoir morteplutôt que vivante en dehors de lui !… Ainsi, à la Karakoulé,tous ses actes prouvent qu’il pensait moins à ton salut qu’àlui-même, c’est-à-dire qu’à son succès en t’apportantGaulow !… Avant de s’occuper de toi, il s’occupe deGaulow !… Il ne pénètre dans le harem que pour frapper Gaulow,que pour emporter Gaulow, que pour mettre en sûreté Gaulow… et puisil revient pour te sauver !… après… mais trop tard parce quej’avais passé là avant lui !…

– Mais c’est vrai, petit Zo, c’est absolumentexact ce que tu racontes là !…

– Comment si c’est vrai ! c’est-à-direque maintenant, quand je l’examine de près, je trouve sa conduiteabominable…

– Certes ! elle n’était pasgénéreuse ! accorda Ivana.

– Pas généreuse ! Dis donc que ce jolimonsieur te faisait chanter tout simplement avec ta promesseinconsidérée…

– Oh ! Zo !… Ne parle pas ainsi dece malheureux garçon !

– Pourquoi pas, je te prie ?… Est-ce quetu l’aimais ?… Est-ce que tu lui avais dit que tul’aimais ?…

– Ça, jamais !

– Et il savait bien que tu ne l’aimaispas !…

– Il pouvait s’en douter…

– S’en douter ?… Il était parfaitementsûr que nous nous aimions tous les deux !… et c’est pour celaqu’il avait hâte avant tout de jeter cette tête entre nousdeux !… Il savait bien que tu n’étais pas une femme à revenirsur ta parole, et il voulait, au prix de cette tête, t’avoir malgrétoi ! c’est-à-dire malgré ton amour pour un autre !…Aussi je ne te cacherai pas plus longtemps mon opinion : tonAthanase, il me dégoûte !… »

Cette déclaration sembla produire un excellenteffet sur l’esprit d’Ivana.

« Mon Dieu !… puisque nous ne sommespour rien dans sa mort, fit-elle, ce que tu me dis là, petit Zo, meconsole un peu de l’avoir trompé et de lui avoir soustrait unprisonnier qui lui était plus précieux quemoi-même !… »

XXVI – La dernière aventure deM. Kasbeck.

 

« Bravo ! s’écria Rouletabille…alors ne me parle plus jamais d’Athanase ?…

– Ni d’Athanase, ni de Gaulow, ni de Kasbeck,ni de personne !…

– Aïe ! fit Rouletabille… Je crains bienque nous ne parlions encore de ce Kasbeck.

– Pourquoi ?

– Tu vas voir !… »

Et il se leva, après avoir déposé un chastebaiser sur le front de sa fiancée.

« Il est cinq heures », dit-il trèshaut.

Et il répéta : « Il est cinq heures…il est cinq heures… » sur un ton de plus en plus élevé.

Alors la tapisserie se releva et l’eunuquequ’il avait déjà vu tout à l’heure, entrouvrit la porte devant lefantôme noir de Canendé Hanoum. La princesse s’avança, etfroidement, dit à Rouletabille :

« Je dois attendre Kasbeck.

– Dans la lettre que je vous ai remise,répondit Rouletabille d’une voix ferme, il est dit que même siKasbeck n’est pas ici à cinq heures, vous devez nous laisserpartir !

– C’est exact, répondit Canendé Hanoum ;mais avant-hier Kasbeck m’avait dit de ne rien faire de définitifavant de l’avoir revu. Du reste, il n’y a aucune raison pour qu’ilne vienne pas !…

– Madame, répliqua Rouletabille, il se peut eneffet qu’il vienne, et je crois en effet qu’il viendra. Mais vousn’ignorez pas que Kasbeck a pris certaines précautions contremoi : il pouvait craindre, en effet, qu’après être entré enpossession de Mlle Vilitchkov, je livrasse le secret du trésorau gouvernement ou à quelque autre !… Et il a, pendantquelques jours, par précaution, puisé dedans… Tout ce qu’il apu prendre déjà a été apporté ici : je le sais… Or voicice que j’ai à vous dire : je ne suis pas moins prudent queKasbeck et je pouvais craindre qu’après être entré en possessiondes trésors, le seigneur Kasbeck ne gardât Ivana. Aussi ai-jearrangé que quoi qu’il arrivât – même si Kasbeck n’était pas iciaujourd’hui à cinq heures – on me laisserait sortir d’ici avecMlle Vilitchkov, qui devait être amenée chez vous (j’ignoraisqu’elle y fût déjà). Madame, si, dans dix minutes je ne suis passorti d’ici, tout est perdu pour vous, car j’ai laissé un pli à mesamis, qui l’iront porter au gouvernement. On trouvera ici, je lesais, outre Mlle Vilitchkov et moi, les choses très précieusesauxquelles je faisais allusion tout à l’heure et auxquelles voustenez certainement beaucoup, et sur l’origine desquelles j’auraiéclairé le gouvernement. Madame, comprenez bien qu’il faut nouslaisser partir sans esclandre, sans quoi vous pouvez être sûrequ’un secours immédiat nous viendra du dehors et que tout cela ferabeaucoup de bruit. Laissez-nous partir, et le dédain que j’aimontré de toutes ces richesses vous est un sûr garant que je sauraigarder, relativement à ce que vous avez pris et à ce qui vous resteà prendre, le plus grand secret !… Madame, vous avez encorecinq minutes pour réfléchir… »

Canendé Hanoum disparut.

Les jeunes gens ne devaient plus revoir sonfunèbre tchartchaf… Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que lenègre venait les chercher, les remettait au cavas, lequel leurouvrait la porte de la rue et les saluait fort honnêtement.

Ils sautèrent dans la voiture, qui prit, augrand trot, le chemin de Péra.

« Enfin !… enfin !…enfin !… » soupirait Ivana, qui laissait aller sa jolietête sur l’épaule de Rouletabille.

Celui-ci lui dit :

« Kasbeck ne pouvait pas venir, parce queKasbeck est mort !…

– Tu dis ?

– Écoute bien. Après avoir découvert lachambre des trésors, je ne suis plus descendu qu’une fois danscette chambre avec Kasbeck, et après avoir pris de grandesprécautions pour retrouver notre chemin. Les nuits suivantes,Kasbeck y descendait seul : mais je redoutais quelque accidentet j’avais exigé que Canendé Hanoum fût avertie qu’elle devraitremettre ta chère personne entre mes mains aujourd’hui à cinqheures, sans quoi je menaçais de tout dévoiler !… Hier même,prévoyant quelque funeste contretemps, je fis écrire par Kasbeckcette lettre que j’ai remise aujourd’hui à Canendé Hanoum. Dureste, Kasbeck comprenait très bien mes craintes et ne fit aucunedifficulté pour me donner cette « assurance » que je luidictais : il était persuadé que je ne tenais qu’à toi !…Et c’est la vérité, tu le comprends !… Je n’ai pas gardé unmorceau de tous ces trésors-là !… Le premier sac de joyaux quej’avais rapporté, je l’ai remis à Kasbeck le lendemain, pour luiprouver la réalité de mes recherches et de ma découverte ! Cesrichesses ne m’appartiennent pas ! Elles appartiennent auxcrimes qui les ont accumulées ! Il m’eût semblé que si j’endétournais quoi que ce fût, elles nous porteraient malheur !…Eh bien, Ivana, c’est vrai que ces trésors portent malheur… Aprèsavoir porté malheur à Abdul-Hamid et à Gaulow, ils viennent decauser la perte de Kasbeck !…

« La Candeur et moi, cette nuit, près dela pièce d’eau, dans le jardin d’hiver, nous avons en vain attendule retour de Kasbeck… Et comme il ne revenait pas, j’ai revêtu àmon tour l’habit de scaphandrier et je suis descendu dans lavasque. Là, j’ai trouvé la vasque fermée, et la porte si bien closeque l’on eût juré qu’il n’y avait pas de porte ! Kasbeck étaitresté enfermé dans la chambre des trésors et avait dû, sans lesavoir, s’y enfermer lui-même !… Tu penses qu’Abdul-Hamiddevait avoir un système de fermeture à l’intérieur comme il devaiten avoir un à l’extérieur. Il devait pouvoir s’enfermer quand ilétait là-dedans pour qu’on ne vienne pas le déranger… Kasbeck acertainement fait jouer par hasard ce système de fermeture,peut-être en touchant à la porte qui tourne facilement sur sesgonds… Cette porte, Kasbeck n’a pas su la rouvrir… De sorte que, demême que Gaulow, le voilà enseveli là-dedans avec son secret, parmitous les millions qui y restent encore !… Mais qu’as-tuIvana ? Tu ne dis rien ?… Ton silencem’effraie !|…

– Je suis en effet épouvantée, mon ami, detous ces morts autour de notre bonheur ! De tous ces mortsqu’il faut à notre bonheur ! Oui, oui, petit Zo,fuyons ! Rentrons à Paris ! Tant que je serai ici, danscette ville des Mille et Une Nuits, je craindrai de voir revenirtoutes ces ombres ! Qui me dit qu’à l’instant où je m’yattendrai le moins elles ne vont pas m’apparaître au coin dequelque rue, sur le seuil de la maison où tu me conduis ! Quime dit qu’elles ne vont pas me tendre la main pour descendre devoiture !

– Ma pauvre petite Jeanne, tu délires !On ne rencontre plus les ombres de ceux qui sont morts, étouffés aufond des eaux !

– Est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’onsait ? Allons-nous-en !… »

XXVII – Où Rouletabille et Ivana ontquelque raison de croire qu’ils touchent enfin au bonheur.

 

De Sofia, de Belgrade, de Constantinople, lescorrespondants de guerre avaient regagné leurs pénates. On croyaitla grande lutte balkanique terminée. Et c’est quelques jours aprèsla prise d’Andrinople que fut célébré, à Paris, le mariage deRouletabille et d’Ivana Vilitchkov.

On se rappelle de quelle solennité et de queléclat furent entourées les cérémonies de cette exceptionnelleunion.

La direction de L’Époque avaitconvoqué, pour ce grand jour, tout ce qui compte à Paris, dans lemonde des lettres, de la politique et des arts. Les amis deRouletabille, connus et inconnus, ceux qui avaient été mêlésdirectement aux aventures extraordinaires de son incroyableexistence, et ceux qu’il s’était faits simplement par la sympathieuniverselle que dégageaient ses actions publiques au cours desévénements qui ont occupé, ces dernières années, l’Europe et lemonde, avaient tenu à apporter leurs vœux aux jeunes époux. C’estdire que le service d’ordre, commandé par M. le préfet depolice en personne, fut des plus difficiles.

Nous ne reviendrons point sur ces heuresofficielles dont les carnets mondains retracèrent les moindresdétails, pendant huit jours.

La colonie étrangère, surtout russe etbalkanique naturellement, envoya des cadeaux qui ne furent pas lesmoins admirés d’un trousseau à la richesse duquel avaient voulucollaborer des personnages dont les noms sont célèbres depuis lapublication du Mystère de la Chambre jaune, du Parfumde la Dame en noir et de Rouletabille chez le tsar.Le directeur de L’Époque était le premier témoin deRouletabille, le second était Sainclair, qui recueillit lespremières pages du reporter. Le directeur de L’Époque sefit l’interprète de tous à l’issue d’un lunch donné dans un despalaces des Champs-Élysées, où l’on s’écrasait en souhaitant auxépoux un peu de bonheur et de tranquillité après tant detribulations retentissantes !

De la tranquillité : Rouletabille etIvana ne demandaient que cela, et s’il n’avait tenu qu’à euxcertes ! on aurait dérangé moins de monde, mais, comme ditl’autre, on est esclave de sa gloire, et Rouletabille, en ce jourmémorable où il n’aurait voulu voir autour de lui que sa mère,retenue en Amérique par les affaires de M. Darzac, et quelquesamis intimes comme M. La Candeur, dut subir la tyrannie de sajeune renommée. Même après le lunch, les époux ne purent partir.L’association des reporters parisiens offrait un dîner aux épouxdans un grand restaurant de Bellevue, et Rouletabille comptaitparmi ceux-là trop de camarades pour se soustraire à une aussiaimable contrainte. Seulement, il était entendu qu’à neuf heures auplus tard, les « mariés » pourraient s’esquiver àl’anglaise. Une auto les attendrait pour une randonnée dont ilsn’avaient, bien entendu, donné l’itinéraire à personne.

Donc, à sept heures précises, Rouletabille etIvana arrivaient à Bellevue : ils avaient demandé lapermission de revêtir leur costume de voyage et ils avaient exigéque ce dîner d’amis fût dépourvu de toute cérémonie. Cependant laplupart des confrères avaient tenu, pour leur faire honneur, àarborer l’uniforme de grand gala, habit et toutes décorationsdehors.

« Ne te fâche pas, lui dit tout de suiteLa Candeur, qui avait sorti son Mérite agricole et qui reçut lesjeunes époux sur le seuil du vestibule, avec toutes les grâces d’unréjoui maître d’hôtel. Ne te fâche pas, ils sont sicontents. »

La Candeur offrit son bras à la mariée et laconduisit dans le salon où avait été dressé un couvertmagnifique.

Comme Rouletabille allait les suivre, un grandbruit de chevaux et de carrosse lui fit tourner la tête, et il neput retenir une exclamation en reconnaissant dans le cocher, dontla livrée bleue galonnée et le chapeau à cocarde dorée produisaientle plus heureux effet, Tondor, le bienheureux Tondor, qui semblaitau comble de ses vœux. Le sympathique Transylvain n’avait-il pastoujours rêvé de rouler « carrousse » et deconduire par de longues guides des chevaux impétueux ? Sonmépris pour l’auto était si parfait qu’on n’avait jamais pu ledécider à apprendre à conduire une mécanique qu’il trouvait d’unelaideur déshonorante, qui « crevait », du reste,disait-il, trop souvent, et qui ne « piaffait »jamais !

Curieusement, Rouletabille s’avança jusqu’auseuil, désireux de savoir à qui appartenait un si grandioseéquipage.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction en en voyantdescendre, après que le valet de pied qui se tenait à côté deTondor se fût précipité pour en ouvrir la porte, Vladimir, VladimirPétrovitch de Kiew !…

Il se disposait à aller lui serrer la mainquand il vit que Vladimir tendait la sienne à une grandedégingandée vieille dame, aux cheveux couleur de feu qu’il serappelait parfaitement avoir vue dans les circonstancestragico-comiques qui avaient inauguré la série de ses aventures àSofia.

C’était tout simplement la princesse auxfameuses fourrures qui s’avançait au bras de Vladimirtriomphant.

« Rouletabille ! s’écria Vladimir enlui montrant avec orgueil ce vieux singe couvert de bijoux,permettez-moi de vous présenter ma fiancée !… »

Rouletabille se pinça les lèvres pour ne pasrire et félicita chaudement les futurs époux… Tout de même quand laprincesse eut fait son entrée dans la salle de gala, il retintVladimir, dans le dessein de lui faire part un peu de soneffarement, mais le jeune Slave ne le laissa pointparler :

« C’est tout ce que j’ai trouvé poursauver notre honneur ! dit-il le plus sérieusement dumonde : épouser ce vieux cacatoès ! mais que ne ferais-jepas, Rouletabille, pour vous rendre service !

– De quoi ?… de quoi ? Eh !Vladimir Pétrovitch de Kiew !… c’est pour me rendre serviceque tu épouses la vieille dame ?

– Mais parfaitement ! et pour sauvernotre honneur !

– Dis donc un peu : tâche d’être poli etne t’occupe pas de mon honneur, s’il te plaît… qu’est-ce que monhonneur a à faire dans ton mariage, es-tu capable de me ledire ?

– Tout de suite : la vieille dame estvenue me réclamer ses quarante-trois mille francs !…

– Hein ?…

– Eh ! vous savez bien… lesquarante-trois mille francs de la fourrure !…

– Oui, je me rappelle maintenant… mais, moi,ça ne me regarde pas, cette histoire-là !… Ce n’est pas moiqui ai été la porter au « clou », sa fourrure !…

– Oui, mais c’est vous qui avez donné l’argentà l’agha.

– Possible !… mais cet argent je l’avaispris à La Candeur… je ne l’avais pas pris à la princesse,moi !…

– Aussi, quand elle est venue me le réclamer,j’en ai d’abord parlé à La Candeur qui m’a dit :

« – Je te défends d’en parler àRouletabille, qui a autre chose à faire que de s’occuper de tavieille bique… Si elle insiste, qu’il a ajouté, eh bien… pourqu’elle nous fiche la paix, épouse-la !… »

– Mais c’est très bien, cela, finit parapprouver Rouletabille.

– Alors, vous ne me méprisez pas ?

– Pas le moins du monde…

– Vous comprenez, Rouletabille, combien ceserait dur pour moi d’être méprisé par vous, alors que c’est pourvous que je sacrifie en somme ma jeunesse et ma beauté…

– Vous êtes un gentil garçon, VladimirPétrovitch… Est-ce que la princesse est encore trèsriche ?

– Ah ! monsieur !… Elle mereconnaîtra un million, devant notaire…

– Fichtre ! un million !…

– Pas un sou de moins ; comme je lui aidit : c’est à prendre ou à laisser…

– Vous avez raison, Vladimir. Avec un million,on ne vit aux crochets de personne et vous pourrez repayer à laprincesse une fourrure.

– J’y avais pensé, monsieur… comme ça ellen’aura plus rien à dire !…

– Quel âge a-t-elle ?… demandaRouletabille, un peu gêné.

– Ah ! devinez, pour voir…

– Eh bien ! mais dans les cinquante-cinqans, répondit Rouletabille, qui voulait être aimable.

– Vous n’y êtes pas, fit l’autre, vous n’yêtes pas du tout !… Peste ! cinquante-cinq ans !Comme vous y allez !… Si elle avait cinquante-cinq ans,j’aurais certainement hésité avant de medévouer !…proclama Vladimir.

– Alors, elle n’a pas dépassé lacinquantaine ?

– De moins en moins… Rouletabille… vous y êtesde moins en moins !… elle en a soixante-deux ! avoual’autre avec jubilation… Ah ! j’ai voulu voir l’acte denaissance… Soixante-deux… c’est admirable !…

– Et peut-être une maladie decœur ! » ajouta Rouletabille, qui avait enfin comprisVladimir et qui, un peu dégoûté, ne demandait qu’à changer deconversation.

Et il allait s’échapper quand Vladimir lerappela :

« Écoutez, Rouletabille… j’ai uneproposition à vous faire… Dans un an, deux au plus… la vieille damen’existera plus…

– Saprelotte !… s’exclama Rouletabille,vous n’allez pas l’assassiner !

– Pensez-vous ? Non, c’est le docteur quile lui a dit devant moi, un soir où elle avait un peu trop abusé dela vodka…

– Ah ! elle se s…

– Si ce n’était que ça !… mais ellefume ! elle fume !

– La cigarette !… Ça n’est pasgrave !…

– Non, la pipe !…

– La pipe !…

– La pipe d’opium !… Etcomment !…

– Oui, elle n’en a plus pour longtemps…

– Eh bien, elle me fait son héritier… et je medécide à fonder un journal… Voulez-vous être monsecond ? »

Rouletabille ne répondit pas, mais Vladimirvit qu’il le considérait d’un certain œil… d’un œil qui visaitcertainement son fond de culotte, et, prudent, se rappelant certaingeste qui l’avait un peu humilié, et, ne voulant point que Tondor,dans toute sa splendeur, eût encore à rougir de lui, il s’éloignatout doucement, à reculons…

« Quel type ! » souritRouletabille.

Et il alla rejoindre Ivana qui l’attendaitavec impatience.

XXVIII – Où La Candeur trouve que laterre est petite.

 

Le dîner fut des plus gais, Rouletabille trèsamoureux se montrait cependant assez mélancolique, jetant de tempsà autre un regard sur Ivana qui, elle, regardait l’heure sans enavoir l’air à la grande pendule de la cheminée… Quand leurs yeux serencontraient, ils se souriaient doucement, ils secomprenaient : quel bonheur d’être seuls tout àl’heure !… dans cette auto qui les emporterait loin de tous etde tout, loin de ces souvenirs encore trop brûlants que La Candeur,avec sa bonne humeur un peu rude, évoquait bravement, ne pouvants’imaginer qu’il faisait souffrir ses amis quand il prononçait lesnoms de Gaulow, d’Athanase… Cependant, La Candeur et Vladimir nes’arrêtaient pas… Ils se renvoyaient les histoires d’un bout àl’autre de la table… Te rappelles-tu ?… Te souviens-tu ?…Et dans le donjon ?… Et quand nous n’avions plus rien àmanger ?… Quand ce pauvre Modeste a imaginé de faire unesalade aux capucines !…

« On avait tellement faim, s’écriait LaCandeur, qu’on aurait bouffé l’escalier, sous prétexte qu’ilétait en colimaçon !… »

Enfin le repas se termina. Il y eut quelquesspeaches et l’on passa dans un autre salon où l’on devait servir lecafé et les liqueurs. Rouletabille avait rejoint Ivana.

« Encore un peu de patience, luidisait-il, et dans dix minutes je te jure que nous filons àl’anglaise. Je vais voir si l’auto est là. »

Il la quitta et, faisant un signe à LaCandeur, se glissa dans le vestibule. Ils n’avaient pas fait deuxpas qu’ils se heurtaient à un personnage dont la vue leur fitpousser une sourde exclamation.

Là, devant eux, se courbant en une attitudedes plus correctes, dans son habit de suisse d’hôtel et lacasquette à la main, ils reconnurent M. Priski !

Tous deux restèrent comme médusés par cetteétrange apparition.

Que faisait M. Priski dans cet hôtel deBellevue ? Par quel hasard, à peine croyable, l’ancienmajordome de la Karakoulé se trouvait-il si à point pour saluerRouletabille en un jour comme celui-ci ?

La présence de M. Priski leur rappelait àtous deux des heures si difficiles qu’ils ne pouvaient leconsidérer sans une émotion qui touchait de bien près à l’angoisse,sans compter que chaque fois que M. Priski leur était apparu,l’événement ne leur avait pas porté bonheur. Il était commel’envoyé du destin, comme un lugubre messager, en dépit de sesbonnes paroles et de son sourire éternel, annonciateur decatastrophes.

Rouletabille était devenu tout pâle et ce futLa Candeur qui retrouva le premier son sang-froid pour demander àM. Priski ce qu’il faisait là et ce qu’il leur voulait.

Ce que je veux ? répondit M. Priski,avec sa mine la plus gracieuse, ce que je veux ? Mais vousprésenter mes hommages et mes souhaits de bonheur, mon chermonsieur Rouletabille ! Et croyez bien que je regrette den’avoir pu aller à la cérémonie ce matin, mais le patron m’avaitenvoyé en course dans les environs ; je ne fais que rentrer etje constate que j’ai bien fait de me hâter puisque vous voilà survotre départ ! L’auto est là, monsieur Rouletabille… Lechauffeur fait son plein d’essence et m’a dit qu’il serait prêtdans dix minutes…

– Pardon ! fit entendre Rouletabilled’une voix encore troublée, pardon, monsieur Priski, mais vousn’êtes donc plus moine au mont Athos ?

– Hélas ! hélas ! je ne l’ai jamaisété, oui, c’est un bonheur qui m’a été refusé. Et je vous avoueraique je n’ai guère été heureux depuis que vous m’avez quitté sibrusquement à Dédéagatch…

« D’abord je ne retrouvai point moncheval et comme on refusait de me laisser monter en chemin de fer,vous voyez d’ici toutes les difficultés qu’il me fallut surmonteravant d’arriver à Salonique. Quand j’y parvins, j’appris que leseigneur Kasbeck s’était embarqué pour Constantinople avec lesultan déchu. Comme je ne pouvais entrer au couvent sans la sommequ’il m’avait promis de me verser, j’attendis l’occasion d’aller lerejoindre à Constantinople, occasion qui ne se présenta que troissemaines plus tard par le truchement d’un pilote des Dardannellesqui était mon ami et qui venait d’être engagé par le commandantd’un stationnaire austro-hongrois, lequel quittait Salonique pourle Bosphore.

– Tout cela ne nous explique pas, fitRouletabille impatienté, comment vous vous trouvez àParis ?…

– Monsieur, c’est bien simple. ÀConstantinople, je n’ai pas pu retrouver le seigneur Kasbeck. Onl’y avait bien vu, mais il avait tout à coup disparu sans quequiconque pût dire comment ni où…

– Alors ?…

– Alors j’essayai de me placer àConstantinople, mais en vain.

– Évidemment !… conclut tout de suite LaCandeur, qui assistait avec peine à l’angoisse de Rouletabille…Évidemment il n’y a rien à faire dans ce pays en ce moment-ci…M. Priski s’en est rendu compte et M. Priski est venu seplacer à Paris !…

– Tout simplement ! ditM. Priski.

– Tout cela est bien naturel ! ajouta LaCandeur en se tournant du côté de Rouletabille, et tu as tort de temettre dans des états pareils, mais, mon Dieu ! que la terreest petite !… Et vous êtes content de votre nouvelle place,monsieur Priski ?

– Mais pas mécontent, monsieur de Rothschild…pas mécontent du tout… Évidemment, ça n’est pas le même genre qu’àl’Hôtel des Étrangers… mais il y a à faire tout de même, voussavez. À propos de l’Hôtel des Étrangers, vous savez qui j’ai revuà Constantinople ?

– Non, mais ça nous est égal », fit LaCandeur en entraînant Rouletabille.

Mais l’autre leur jeta :

« J’ai revu Kara-Selim !… »

Rouletabille et La Candeur s’arrêtèrent commefoudroyés…

La Candeur tourna enfin la tête etdit :

« T’as revu Gaulow ?… toi ?… tublagues !… »

Infiniment flatté d’être tutoyé parM. de Rothschild, M. Priski s’avança, la minerayonnante :

« J’ai revu Kara-Selim, comme je vousvois, monsieur !… et fort bien portant, ma foi !…Ah ! cette fois vous n’allez pas encore me dire que vousl’avez vu mort ! Du reste, il ne m’a pas caché que c’est vousqui l’avez arraché des mains du cruel Athanase Khetew et je doisdire qu’il en était encore tout surpris !…

– Tu n’as pas pu voir Kara-Selim àConstantinople, fit Rouletabille plus pâle que jamais, si tu n’asquitté Salonique que trois semaines après le départ de Kasbeck,c’est-à-dire si tu n’es arrivé à Constantinople que lorsque nous enétions partis…

– Eh ! monsieur, je l’ai vu si bien qu’ila voulu me reprendre à son service… il était assez embarrassé dansle moment, se trouvant séparé de tous ses serviteurs… Il n’avaitretrouvé à Constantinople que Stefo le Dalmate presque guéri de sesblessures et ça avait été bientôt pour le perdre… et, ma foi, dansune aventure assez sombre que je parvins à me faire conter et quime détourna, tout à fait, de reprendre du service chez lui… Ils’agissait de certaines recherches à faire sous leBosphore… dans le plus grand secret… Il s’agissait aussid’endosser un bien vilain appareil qui m’apparut redoutable et queKara-Selim venait de recevoir de Londres… une espèce de scaphandre…vous voyez d’ici quel métier on me proposait. « Tu n’as pasbesoin d’avoir peur, me disait Kara-Selim ; je descendrai sousl’eau toujours avec toi… Je te défends même d’y aller sansmoi ; c’est pour avoir voulu aller se promener sans moi sousle Bosphore que Stefo le Dalmate est mort et qu’on ne l’a plusjamais revu… »

M. Priski n’en dit pas plus long, car ils’aperçut que Rouletabille était devenu d’une pâleur de cire et ilcrut que le jeune homme allait se trouver mal !…

« Vite ! une carafed’eau ! » commanda La Candeur.

M. Priski se sauva.

« Remets-toi, dit La Candeur, tu es pâlecomme un mort. Si ta femme te voit comme ça, elle seraeffrayée…

– Gaulow est encore vivant ! fitRouletabille dans un souffle.

– Mais, moi, je crois que Priski a voulu nousconter une histoire pour nous faire rire. Il est souvent farceur,ce bonhomme-là !…

– Non ! non ! il dit vrai… tous lesdétails sont précis !… Et puis, comment connaîtrait-ill’évasion de Gaulow si Gaulow ne la lui avait racontéelui-même ?…

– C’est exact, mais alors, tu ne l’as pastué ?…

– J’ai tué un homme qui était dans unscaphandre et j’ai cru que c’était Gaulow parce que nous avions vudescendre Gaulow dans un scaphandre quelques instantsauparavant ! Un autre était sans doute descendu avant lui, quenous n’avions pas vu et qu’il allait peut-être surveiller lui-mêmetandis que nous le surveillions, nous ! C’est cet autre quej’aurais rencontré…

– Stefo le Dalmate !… fit La Candeur.

– Sans doute Stefo le Dalmate… tu as entenduce qu’a dit Priski !… Tout cela est affreux ! surtoutqu’Ivana ignore tout… »

À ce moment, tous réclamant Rouletabille, onvint le chercher et on rentra dans le salon. Ivana s’aperçutimmédiatement de l’état pitoyable dans lequel il se trouvait.

La Candeur dit rapidement à son ami :

« Surtout, toi, calme-toi ! Aprèstout, qu’est-ce que ça peut te faire maintenant, Gaulow ?Parce qu’il a épousé, à la Karakoulé…

– Tais-toi donc !…

– Eh ! un mariage dans ces conditions-là,mon vieux, ça ne compte pas !… surtout un mariagemusulman !…

– Qu’y a-t-il ? demanda Ivana, tout desuite inquiète.

– Mais rien, ma chérie, murmura Rouletabille…il faisait si chaud dans cette salle… j’admire que tu sois plusbrave que moi.

– Tous ces jeunes gens sont si gentils. Ilst’aiment comme un frère, petit Zo.

– Moi aussi, je les aime bien, va… maisqu’est-ce que c’est ça ?… » demanda le reporter en voyantun groupe se dirigeant vers une table dans une attitude assezmystérieuse…

Depuis qu’il avait vu M. Priski et qu’ill’avait entendu, tout était pour lui l’occasion d’un émoi nouveau…Au fond de la salle, il y avait une dizaine de jeunes gens quiparaissaient porter quelque chose et le bruit courait de bouche enbouche : « Une surprise !… Unesurprise !… »

« Quelle surprise ?… »

Rouletabille n’aimait pas beaucoup lessurprises… Et il allait se rendre compte de ce qui se passait,suivi d’Ivana, quand La Candeur accourut en levant lesbras :

« Ça c’est épatant !… s’écriait-il,le coffret byzantin !…

– Le coffret byzantin ! s’écria Ivana…Est-ce bien possible ?… »

Et elle claqua joyeusement des mains :« Oh ! oui, c’est une surprise !… une bonnesurprise !… c’est toi qui me l’as faite, petit Zo ?…

– Non ! répondit Rouletabille… dont lavie sembla à nouveau suspendue, non, Ivana, ce n’est pas moi quit’ai fait cette surprise-là… »

Et il s’avança avec courage, domptant la peurqui galopait déjà en lui, sans qu’il pût bien en connaître lacause ; mais il sentait venir une catastrophe… La Candeurs’aperçut de ce trouble.

« Ne t’effraie pas, lui dit-il, c’estcertainement le père Priski qui a voulu te faire son cadeau denoces… Tu te rappelles que nous avions laissé le coffret àKirk-Kilissé au moment de notre brusque départ !… Il n’y a pasde quoi s’épouvanter… J’ai ouvert le coffret… il est plein defleurs…

– Ah ! murmura Rouletabille, quirecommençait à respirer… oui, ce doit être Priski… suis-jebête ?…

– Sûr ! fit La Candeur… Venez, madame,continua La Candeur en entraînant Ivana… c’est un ami inconnu quivous envoie des fleurs dans le coffret byzantin et elles sontmagnifiques, ces fleurs !… »

Ils s’avancèrent tous trois et se trouvèrenten face du coffret que l’on avait placé sur une table. Le couvercleen était soulevé et les magnifiques roses blanches dont ildébordait embaumaient déjà toute la salle.

« Ce qu’il y en a !… fit La Candeur…ce qu’il y en a !…

– Et sont-elles belles ! » dit Ivanaen les prenant à poignées, et en plongeant ses beaux bras dans lamoisson parfumée…

« Tiens !… fit-elle tout à coup, jesens quelque chose ? qu’est-ce qu’il y a là ? »

Et elle retira vivement sa main.

« Quoi ? demanda Rouletabille,quoi ? »

Mais La Candeur avait déjà mis la main dans lecoffret et en retirait un sac superbe et très riche comme on envoit chez les grands confiseurs aux temps de Noël et des fêtes…

« Des bonbons !… jeta-t-il… desbonbons de chez Poissier !… »

Il allait dénouer lui-même les cordons du sac,quand Ivana le réclama. Il le lui remit et elle y plongea une mainqu’elle ôta aussitôt en jetant un cri affreux.

Des clameurs d’horreur firent alors retentirla salle…

Aux doigts d’Ivana était emmêlée unechevelure… et elle secouait cette chevelure sans pouvoir s’endéfaire !… Et la chevelure sortit tout entière du sac avec latête !… une tête hideuse, sanglante, au cou en lambeaux, auxyeux vitreux grands ouverts sur l’épouvante universelle…

« La tête de Gaulow ! hurla LaCandeur.

– La tête de Gaulow ! soupiraVladimir…

– La tête de Gaulow ! râlaRouletabille…

– La tête de Gaulow ! » répéta lavoix défaillante d’Ivana…

Et ils roulèrent dans les bras de leurs plusproches amis… cependant que les femmes, en poussant des crisinsensés, s’enfuyaient…

XXIX – Les joies de la noceinterrompues.

 

Dans le logement du concierge, La Candeur etVladimir, remis un peu de leur terrible émoi, faisaient subir unsérieux interrogatoire à M. Priski et au groom.

Rouletabille était resté près d’Ivana quiavait perdu ses sens.

M. Priski, encore sous le coup de lafurieuse bousculade que lui avait imposée La Candeur et tout étonnéd’être sorti vivant de sa terrible poigne, s’appliquait autant quepossible, par ses réponses, à ne point déchaîner à nouveau lacolère du bon géant.

Et il disait tout ce qu’il savait. C’était luien effet qui avait rapporté de Kirk-Kilissé le coffret byzantinabandonné dans le kiosque par Rouletabille et Ivana dans lebrouhaha de leur rapide départ pour Stara-Zagora, où les attendaitle général Stanislawoff.

Devenu premier concierge à l’hôtel deBellevue, M. Priski s’était servi de cette précieuse mallecomme d’un coffre particulier dans lequel il enfermait les objetsque lui confiaient les voyageurs, et plus d’un qui était entré dansson logement avait admiré le vieux travail et les curieusespeintures du fameux coffret byzantin ; plus d’un aussi avaitvoulu le lui acheter, mais personne n’y avait encore mis le prixjusqu’à ce jour-ci, justement où M. Priski l’avait vendu.

Cette vente s’était faite dans des conditionsassez spéciales et pendant que M. Priski n’était pas là, parl’entremise du groom qui remplaçait M. Priski, envoyé encourse, par son patron.

Le groom avait vu arriver, vers deux heures del’après-midi, en auto, deux individus de mise correcte quis’étaient enquis tout de suite du dîner offert par les reporters àJoseph Rouletabille. Le groom leur avait fourni tous les détailsqu’ils lui avait demandés sur l’heure, sur le service et leur avaitfait même visiter les salons où la petite fête devait sepasser.

C’est en sortant et dans le moment qu’ils sedisposaient à repartir que les deux voyageurs étaient entrés, pourse faire donner un coup de brosse, dans le logement du concierge etque, là, ils avaient remarqué le coffret byzantin.

Ils avaient montré un grand étonnement detrouver cet objet en cet endroit, et le groom se mit à leurexpliquer que c’était un coffret bulgare rapporté de Sofia par leconcierge, qui était un homme de par là-bas. Ils avaient demandétout de suite à l’acheter. Le groom avait répondu que le conciergeen voulait cinq cents francs.

« Les voilà ! avait dit l’un desdeux hommes, mais je le veux tout de suite, c’est pour faire unesurprise justement à notre ami Rouletabille. »

Là-dessus, le groom qui savait où l’on avaitenvoyé M. Priski, lui avait téléphoné et M. Priski avaitrépondu que l’on pouvait emporter tout de suite le coffret si l’onversait immédiatement les cinq cents francs !

Les interrogatoires de M. Priski et dugroom se complétaient si bien l’un par l’autre, que La Candeur etVladimir ne doutèrent point de leur récit.

« C’est dommage, exprima Vladimir, queM. Priski n’ait pas été là, sans quoi il eût pu nous direcomment ces hommes avaient le nez fait !… Je me rappelle trèsbien le nez d’Athanase, moi !

– Athanase ! s’écria La Candeur. Tu esfou, Vladimir !… J’ai tué Athanase de ma propre main et je necrois point qu’il ressuscitera, celui-là !…

– Euh !… fit Vladimir… je ne l’ai pas vumort, moi ! et tout cela sent si bien l’Athanase !… quidonc aurait eu la délicatesse, si Athanase n’est vraiment plus dece monde, de nous envoyer la tête de Gaulow au dessert, la têtede Gaulow qui devait être le prix du mariage d’Athanase avec IvanaVilitchkov ?… »

Les deux reporters étaient maintenant aucourant des conditions du mariage de Rouletabille, et celui-ciavait eu l’occasion de leur expliquer, depuis Constantinople, cequi était toujours resté un peu obscur pour eux… Ils savaientmaintenant pourquoi Athanase avait tant poursuivi Gaulow etpourquoi Gaulow avait été relâché par Rouletabille… Aussi Vladimirétait-il beaucoup moins tranquille que La Candeur, car lui, n’avaitpas vu Athanase mort !… Il insistait auprès du groom pourqu’il lui fit une description très nette des deux voyageurs, maishélas ! cette description restait floue et il était difficiled’en conclure quelque chose.

Le groom avait pris les visiteurs pour desjournalistes, amis du marié. Une chose cependant l’avait intrigué,c’est que ces deux hommes, dont l’un paraissait fort agité,exprimaient assez souvent le regret d’avoir éprouvé pendant levoyage un retard de quelques heures, à cause d’une panne dont ilsparlaient avec fureur ! Ils semblaient regretter pardessustout de n’être pas arrivés avant la noce !

– Tu vois ! fit Vladimir en emmenant LaCandeur… tu vois !… Ça ne fait pas de doute !… Nous avonsaffaire à Athanase !… Athanase voulait arriver avec latête, avant le mariage, pour empêcher le mariage !

– Ah ! tu me rends malade avec tonAthanase !… » répliqua La Candeur qui tenait à sonmort.

Mais Rouletabille, dont la figure défaitefaisait mal à voir, survint sur ces entrefaites. Il s’était arrachédes bras d’Ivana pour venir interroger Priski.

Les deux reporters répétèrent à Rouletabilletout ce qu’ils savaient.

Et Rouletabille fut de l’avis deVladimir : on avait affaire à Athanase ! Il était tout àfait inutile de perdre son temps ; Athanase était arrivé enretard, mais il avait livré la tête de Gaulow tout demême !…

Et maintenant, qu’est-ce qu’il leurpréparait ?…

Il fallait fuir ! fuir sans perdre uneseconde !

Ivana, s’étant libérée brutalement des femmesqui l’accablaient de leurs soins, accourait à son tour. MaisRouletabille avait fait signe aux deux reporters et tous deuxprotestèrent quand la jeune femme laissa tomber le nomd’Athanase.

Athanase était mort !… bien mort !Malheureusement, à ce moment critique, La Candeur, pour finir derassurer Madame Rouletabille,eut le tort d’ajouter.

« Je le sais mieux que personne, allez,madame !… c’est moi qui l’ai tué !… »

Ivana regarda La Candeur comme une folle etpuis, sans rien dire, se serra en frissonnant contre Rouletabille,qui eût bien giflé La Candeur s’il en avait eu le temps ; maisil estima qu’il était plus pressant de prendre Ivana dans ses braset de la transporter dans l’auto, qui démarra aussitôt, saluée parles gestes obséquieux de M. Priski et par les protestations dedévouement de La Candeur et de Vladimir ! Elle partit à touteallure, dans la nuit, pour un pays inconnu, où les jeunes mariésespéraient bien ne pas rencontrer Athanase.

En attendant, son ombre les poursuivait et ilsne pensaient qu’à lui.

XXX – Nuit de noces sur la Côted’Azur.

 

Dans l’auto qui les emportait Ivana exprimaitsa terreur en phrases hachées, haletantes, où courait le remordsd’un crime accompli par La Candeur, c’est-à-dire par eux,c’est-à-dire par elle !

Rouletabille lui avait menti : cen’étaient point les Turcs qui avaient tué Athanase, mais eux, eux,ses amis, ses frères, elle sa sœur d’armes… C’est en vain que lepetit Zo lui expliquait qu’Athanase avait commencé par frapper etque La Candeur avait dû se défendre… Elle répondait invariablementque c’étaient eux, eux, Rouletabille et elle, Ivana qui, par lebras de La Candeur, avaient assassiné Athanase !

Une telle infamie leur porterait malheur… etleur mariage était certainement maudit puisque la vengeance du mortcommençait, et que deux amis d’Athanase s’en étaient, de toutévidence, chargés… Et elle claquait des dents en revoyant la tête…l’horrible tête qu’elle avait sortie du coffret byzantin !

Rouletabille la câlinait, essayait de laréchauffer, de l’attendrir, espérait des larmes qui l’eussentpeut-être soulagée et épuisait toutes les ressources de sadialectique à démolir le monument d’épouvante qu’Ivana dressait surle seuil de leur bonheur…

Pour lui, osait-il affirmer avec une audaceincomparable, cette tête avait été envoyée par un ami de la familleVilitchkov qui savait avec quelle joie, le jour de son mariage,Ivana apprendrait ainsi que ses malheureux parents avaient étévengés… C’étaient là des cadeaux assez ordinaires qui se faisaienten Bulgarie.

« Et moi, répondait-elle, sans que cessâtcet affreux tremblement nerveux qui l’avait prise devant la tête deGaulow, et moi, je te dis que c’est Athanase qui nous poursuitpar-delà la tombe… À moins, à moins encore qu’Athanase ne soit pasmort !…

– Tu as entendu La Candeur, Ivana… Tondorl’accompagnait… Tous deux ont vu son cadavre troué de balles…

– Troué de balles ! c’est affreux !…et puis on dit ça !… on croit ça !… Des balles !Mais cette guerre a vu des corps percés de cinquante balles et quel’on a crus morts cinquante fois et qui vivent !… quivivent ! Athanase n’est pas mort !… et il va venir meréclamer !… Mais tu me garderas, dis, petit Zo ?… tume garderas !… »

Elle éclata en sanglots, cependant que sesbras nerveux étreignaient le pauvre jeune homme dont le visage futinondé de ses larmes. Cela la calma, la sauva peut-être de lafolie, au moment où l’auto s’arrêtait à la gare de Lyon.

« Mais où allons-nous ?demanda-t-elle à travers ses pleurs.

– Dans un endroit où nous serons tout seuls,tout seuls.

– Oh ! oui, oui !…

– Pendant qu’on nous croit en train de fairede la vitesse sur toutes les routes de France, nous serons enfermésdans un paradis… Veux-tu, Ivana ?…

– Oh ! oui, oui !… »

Elle se jeta hors de la voiture. Le chauffeuret l’auto devaient continuer, eux, à courir, courir sur les routes…tandis que les deux jeunes gens étaient dans le train qui lesdescendrait le lendemain à Menton. Ils avaient sauté à tout hasarddans un rapide, dans lequel ils ne purent trouver que deux placesde première : toutes les couchettes du « sleeping »,tous les fauteuils-lits avaient été retenus à l’avance. Mais ilsétaient heureux d’être dans la foule anonyme, au milieu de bravesvoyageurs qui les regardaient sans hostilité. Et bientôt Ivana,épuisée, s’était endormie sur l’épaule de son jeune époux.Rouletabille conduisait Ivana près de Menton, sur la côte enchantéede Garavan, dans les jardins qu’au temps de La Dame ennoir habitaient les mystérieux hôtes du prince Galitch. Il yavait là une villa au milieu des jardins suspendus, des terrassesfleuries, une villa aux balcons embaumés que le prince, avec quiRouletabille avait fait la paix depuis son voyage en Russie, avaitmis à la disposition du nouveau ménage. Il en avait donné les clefsà Rouletabille, à Paris, quelques jours avant les noces.

« Vous serez là-bas comme chez vous, luiavait-il dit, et mieux que n’importe où, car vous ne connaîtrezpoint d’importuns. Les domestiques, de bonnes gens du pays,couchent en mon absence hors de la propriété et ne viennent qu’àneuf heures du matin et s’en iront sur un signe de vous. C’est leparadis pour Adam et Ève. Ne le refusez pas. »

Rouletabille avait accepté, ayant déjà puapprécier en un autre temps la splendeur de ce jardin desHespérides sur la rive d’Azur à quelques pas de la frontièreitalienne et du château d’Hercule ! terre qui évoquait pourlui tant de souvenirs !… terre où il avait connu sa mère et oùaujourd’hui il allait aimer sa jeune épouse…

Un soleil radieux éclairait les jardins deBabylone quand les jeunes gens y pénétrèrent. Ils y rencontrèrenttout de suite le jardinier, qu’ils renvoyèrent ; celui-ci, quiétait prévenu, disparut. Et ils se promenèrent le reste de lajournée dans cet enchantement et dans cette merveilleuse solitudequ’ils peuplèrent de baisers.

Le prince Galitch avait tout fait préparerpour leur arrivée et ils n’eurent qu’à ouvrir les armoires pour ytrouver les éléments d’une dînette qui les amena jusqu’à la tombéedu soir.

Et puis, ce fut la nuit, une nuit de clair delune magique qui captiva Rouletabille. Il prit Ivana doucement parla taille et voulu l’entraîner dans les rayons de lune…

« Viens ! allons nous promener dansles rayons de lune !… »

Mais si le jardin n’avait pas fait peur à lajeune fille pendant l’éclat du jour, elle recula devant lui enfrissonnant dès qu’elle l’aperçut baigné de la clarté froide del’astre des nuits.

Elle détourna les yeux devant les gestesétranges des arbres, comme devant autant de fantômes, et toutes sesterreurs la reprirent.

« Ferme bien la porte… ferme toutes lesportes… et toutes les fenêtres… et tout ! tout !…pour qu’il ne revienne pas ! »lui dit-elle.

Il la gronda, lui rappelant qu’elle lui avaitpromis d’être raisonnable et de ne plus penser à lui :

« Il ne reviendra plus si tu ne pensesplus à lui ! »

Elle ne lui répondit pas et alla se réfugierau fond d’une grande chambre, au premier étage, dont elle allumatoutes les lumières, ce qui la rassura un peu.

Quand il la rejoignit, il la trouva entouréede flambeaux.

« Quelle illumination ! dit-il ensouriant…

– As-tu bien tout fermé ?…

– Oui, ma pauvre chérie, mais quecrains-tu ? Je te jure que nous n’aurons rien à craindre,jamais, tant que nous nous aimerons !… »

Et il l’embrassa plus tendrement encore qu’ilne l’avait jamais fait. Alors, elle rougit, et glissant,tremblante, entre ses mains, elle alla cacher cette rougeur dansune pièce où il y avait moins de lumière. Or, comme il cherchaitson ombre dans l’ombre, il entendit un gémissement rauque etl’aperçut tout à coup dressée contre une fenêtre, avec une figured’indicible effroi, sous la lune.

« Ivana !…

– Là !… Là !… souffla-t-elle :lui !… lui !… »

Et elle quitta la fenêtre avec épouvante. Il ycourut à son tour et ne vit qu’une grande clairière, au centre delaquelle il y avait un banc de pierre.

« Mais il n’y a rien, Ivana. Rien que lebanc de pierre… Viens vite, je t’en conjure… Viens avec moi voir lebanc de pierre… »

Elle claquait des dents :

« Je te dis que je l’ai vu : je l’aibien reconnu… Il regardait du côté de la chambre où j’ai allumétant de flambeaux !… Je te dis que c’est lui !… lui ouson fantôme !… »

Elle consentit à se glisser encore jusqu’à lafenêtre appuyée à son bras. Elle espérait, comme lui, avoir étévictime d’une hallucination… elle regarda encore… et elle ne vitrien… que le banc de pierre.

« Tu vois, ma chérie, tu vois qu’il n’y arien…

– Il est parti… mais il reviendrapeut-être…

– C’est toi, Ivana qui le fait revenir dans tapensée malade…

– Après tout, fit-elle, c’est bien possible,mais je ne veux pas rester dans l’obscurité… »

Elle tremblait tellement qu’il la ramena dansla chambre aux lumières et comme il voulait lui fermer la boucheavec des baisers, elle l’écarta doucement pour lui parlerd’Athanase… Il était consterné…

Elle lui disait qu’elle ne redoutait point lesfantômes, mais qu’il fallait craindre Athanase vivant !

« Que ferais-tu, petit Zo, s’il revenaitici, vivant ? s’il revenait réellement sur le banc depierre ?…

– J’irais lui demander ce qu’il nousveut ! » répondit Rouletabille.

Mue par un pressentiment sinistre, elleretourna à la fenêtre de la chambre obscure d’où l’on apercevait lebanc de pierre et regarda, au-dehors, dans la clarté lunaire. Maiselle poussa encore le cri de tout à l’heure !…

« Lui ! lui !… viens !viens !… c’est lui !… »

Il bondit près d’elle et tous d’euxs’étreignirent, s’accrochant l’un à l’autre… tous deux le voyaient,le reconnaissaient : Athanase assis sur le banc de pierre dansune immobilité de pierre !

La sueur coulait en gouttes glacées sur leursfronts hantés de folie.

« C’est une hallucination !… murmuraRouletabille… il ne remue pas… est-ce que tu le vois remuertoi ?… cela n’a rien à faire avec un homme… c’est une image denotre cerveau… Ivana ! nous avons trop peur… toujours la mêmepeur… et nous avons la même hallucination…

– Tiens ! fit-elle, d’une voix de rêve,il a levé la tête…

– Oui, oui, je l’ai vu !… Ah ! c’estlui ! c’est lui…

– Tu vois bien que c’estlui !… »

Rouletabille, sûr de ne plus avoir affaire àun affreux cauchemar, s’était ressaisi. Il alla chercher lerevolver qu’à l’insu d’Ivana il avait glissé dans un tiroir etl’arma.

« Que vas-tu faire ? luidemanda-t-elle déjà impressionnée par sa résolution et presqueaussi résolue que lui.

– Je te l’ai dit : aller lui demander cequ’il nous veut !

– Je descends avec toi !

– Si tu veux, ma chérie… Aussi bien, il vautmieux ne plus nous quitter quoi qu’il arrive…

– Jamais ! » fit-elle, et, aussibrave que lui, elle lui prit la main. Ils descendirent ainsil’escalier, poussèrent doucement, lentement, les verrous de laporte qui se trouvait juste en face de la clairière au banc depierre et, d’un même geste, tous deux ouvrirent cette porte.

XXXI – Dernier chapitre où il estdémontré que « un et un font un ».

 

Il n’y avait plus personne sur le banc depierre…

Alors Rouletabille appela fort dans lanuit :

« Athanase !… »

Et Ivana appela :« Athan… ! » mais sa voix se brisa.

Rien ne leur répondit qu’un lointainécho ; mais ils voulaient être forts, et toujours en se tenantpar la main, ils s’avancèrent jusqu’au banc de pierre, ils enfirent le tour, ils écoutèrent un instant le frisson des feuilleset des branches, puis Rouletabille dit :

« C’est le vent !… »

Ivana répéta plus bas : « C’est levent ! » et ils rentrèrent dans la villa en tournant latête à chaque pas pour voir ce qui se passait derrière eux, mais ilne se passait rien qu’un peu de frisson de vent !…

La porte refermée, ils regagnèrent leschambres du premier étage, retournèrent à la fenêtre et eurentencore le cri de la peur !… Athanase était revenu sur le bancde pierre !

Alors Ivana se laissa aller tout à fait à uneépouvante galopante… Elle cria, comme une folle, comme une vraiedémente.

« Sauvons-nous ! Sauvons-nous !Ne restons pas ici !… »

Et ce cri de folie, Rouletabille le trouvatout à fait sage. Le mieux était de partir, certes !… Que cetAthanase fût une personne vraiment vivante ou l’ombre de leurimagination en délire, il fallait s’en aller, s’enaller !…

« Oui, oui… oui, partons !

– Tout de suite !…

– Tout de suite !… Nous irons à l’hôtel…au premier hôtel venu…

– Oui, oui, fit-elle… un hôtel avec desvoyageurs, des voyageurs qui nous défendront… contre lui… contreAthanase !… Ah ! il était écrit qu’il me poursuivraittoujours !… parce que j’avais prononcé cette phrase àpropos de cette tête !… Depuis l’enfance il me poursuit,il m’entraînera avec lui dans la terre !

– Non, tu peux être sûre que non, fitRouletabille farouche. C’est un misérable et je n’aurai aucunepitié de lui !… Allons !… allons !… »

Ils rouvrirent la porte… avec des précautionsinfinies… mais ils se retrouvèrent en face du banc de pierre sansAthanase !

Ils marchèrent au banc de pierre, mais ilsn’appelèrent plus Athanase, l’écho de leurs voix dans la nuit leurfaisant sans doute trop peur… ils prirent l’allée qui conduisait,en descendant, de terrasse en terrasse, jusqu’à la porte ouvrantsur le boulevard Maritime.

Maintenant ils allaient plus vite… ilscouraient presque en se tenant par la main… Ils couraient tout àfait en apercevant la porte… ils croyaient déjà l’atteindre quandIvana poussa un grand cri.

Son front venait de se heurter à quelquechose qui se balançait.

Et tous deux, Rouletabille et Ivana,reculèrent en laissant échapper une exclamation d’horreur.

La chose qui se balançait, c’étaitAthanase pendu !

Athanase dont la figure effroyable tirait lalangue sous la lune !…

Ils revinrent sur leurs pas en courant,courant, courant… et ils ne s’arrêtèrent qu’au banc de pierre surlequel ils se laissèrent tomber…

« Nous sommes fous !… finit par direRouletabille, nous sommes fous de courir ainsi… Il n’y a pas dedoute à avoir… Nous avons vu tous deux Athanase sur ce banc depierre… qu’il a quitté pour aller se pendre… Il n’y a pas de quoise sauver ainsi… Cet homme a jugé qu’il t’avait assez torturée, monIvana ! Il s’est puni lui-même ! Que Dieu luipardonne !…

– Y a-t-il une autre porte pour sortir de lapropriété ? demanda Ivana.

– Oui, répondit Rouletabille, qui connaissaittrès bien les aîtres ; oui, il y en a une autre du côté duboulevard de Garavan.

– Eh bien, allons-nous-en par cetteporte-là ! répliqua Ivana en se levant… Tu penses que nousn’allons pas passer la nuit ici, avec ce pendu !

– Allons-nous-en ! » fitRouletabille.

Et, se reprenant par la main, ils s’en furentpar un chemin opposé aboutissant à l’autre côté de la propriété, àla porte du boulevard de Garavan.

Et comme ils allaient atteindre cette autreporte, ils reculèrent encore, tous deux, devant la choseformidable et Ivana tomba à genoux en hurlant véritablementcomme une bête… comme une bête…

Athanase était encore pendu à cetteporte-là !…

Rouletabille, dont la cervelle, si solidefût-elle, commençait réellement à déménager, ne vit plus qu’Ivana àgenoux, en proie à la folie.

Il la saisit, l’emporta toute hurlante encore…loin du second cadavre d’Athanase, loin de toutes cesportes où Athanase avait pendu ses cadavres !…

Et il l’enferma dans la villa, dans unechambre de la villa où il se barricada contre l’épouvante dudehors, tirant les meubles contre les issues, et tirant les rideauxsur le jardin abominable… Et il passa sa nuit à la soigner.

Enfin, elle finit par s’endormir… et lui aussis’endormit… s’abandonnant, exténué, las de lutter, aux brasmystérieux de la mort qui dressait contre eux, pour qu’ils nes’évadassent point d’elle… tant de cadavres pour un seulhomme !…

Quand Rouletabille se réveilla, il alla ouvrirles rideaux…

Les jardins de Babylone resplendissaient sousun soleil ardent. Il n’y avait plus de mystère autour d’eux… rienque de la vie et de la beauté…

Ivana se réveilla bientôt, elle aussi, dans lamerveilleuse clarté du jour.

Et ils cherchèrent à se souvenir descauchemars qui les avaient jetés au fond de cette chambre, commedes bêtes traquées…

Ils se souvinrent et, tout en riantd’eux-mêmes, ils décidèrent, un peu pâles, de quitter cette villamagique.

Et ils la quittèrent sur-le-champ… Et ilsn’étaient pas très fiers en arrivant à la porte du boulevardMaritime, où ils avaient aperçu le premier cadavred’Athanase…

Mais ils retrouvèrent un peu leur aplomb… enconstatant que ce cadavre n’était pas là.

« Écoute, mon chéri, dit Ivana… C’estbête, ce que je vais te dire… Mais je ne serai tranquille que si jesais que le second cadavre d’Athanase n’existe pas nonplus… »

Il céda à cette prière qu’il trouvait biennaturelle et qui répondait, du reste, à ses propres préoccupations…Pas plus à la porte de Garavan qu’à celle du boulevard Maritime ilsne virent de cadavre…

« Ouf ! fit Ivana.

– Ouf ! fit Rouletabille.

– Tout de même, dit Ivana, loue une auto… Jeveux quitter ce pays sur-le-champ… Quand la nuit reviendra, jerecommencerai à avoir trop peur… »

Il la conduisit à l’hôtel des Anglais et laquittait pour s’occuper d’une auto, quand il aperçut justement unemagnifique quarante chevaux qui stoppait devant lui et d’oùdescendait… La Candeur !…

« Qu’est-ce que tu faisici ?… »

La Candeur dit :

« Monte… il faut que je teparle. »

Et quand il fut dans la voiture :

« Mon vieux, cette auto est pour toi.File vite où tu voudras avec ta femme, mais ne reste pas ici etempêche-la pendant quelque temps de lire les journaux ;comme cela elle ne se doutera de rien. »

Rouletabille le regardait, ne comprenaitpas.

« Mais comment es-tu ici ?…Qu’est-ce que tu veux dire ?… Elle ne se doutera pas dequoi ?… »

La Candeur, qui paraissait assez énervé, narrarapidement :

« Quand vous avez quitté Bellevue, jevous ai suivis en auto. Je pensais qu’Athanase avait survécu à sesblessures et qu’il était autour de vous à vous guetter… et jene me trompais pas !…

– Hein ? s’exclama Rouletabille… enbondissant sur les coussins de la voiture.

– Oui, il était à vos trousses !

– Alors, c’est bien vrai qu’il n’est pasmort ?…

– Si !… maintenant il estmort !…

– Mais tu dis qu’il était à nostrousses !…

– Il n’était pas mort, naturellement, quand ilétait à vos trousses !… mais maintenant il est mort… il s’esttué cette nuit !…

– Ah ! râla Rouletabille… cettenuit ?…

– Oui, dans les jardins de Babylone. Il s’estpendu !…

– Dieu du ciel !… »

Et Rouletabille ouvrait des yeuxformidables…

Ainsi, les deux cadavres pour un seulhomme, ça n’était point de l’imagination !… pensait-il ouosait-il à peine penser, mais pensait-il tout de même, puisqu’il nepouvait penser autrement !… Il les avait vus !…Touchés !… Alors ?… Dieu du ciel !… il s’effondra,la tête dans les mains, hagard :

« Explique ! fit-il d’unevoix rauque à La Candeur… moi, pour la première fois, j’yrenonce !…

– Tu renonces à quoi ? demanda La Candeurqui ne comprenait rien aux mines tragiques de Rouletabille…

– Parle !… raconte !…dépêche-toi !… Je sens que je me meurs !…

– Il n’y a pas de quoi !… Écoute ;je vous ai donc suivis. Sur les quais de la gare de Lyon j’ai toutde suite trouvé notre homme… Mais il arrivait en retard pourprendre votre train et il sautait dans le rapide suivant quipartait dix minutes plus tard. Tu penses si je l’ai lâché !…Moi aussi, je suis monté dans le train… Il devait savoir où vousalliez, être renseigné sur votre « destination », car ilétait assez tranquille. Ah ! je l’observais ! Il n’étaitpas beau à voir ! Il devait manigancer quelque sale coup… Jene le lâchai pas ! Et puis, juste en arrivant à Menton, jel’ai perdu !… Il y a eu une bousculade dans le souterrain dudébarcadère… Quand je suis arrivé au bout du couloir, sur la place…plus d’Athanase !… Je demandai à des cochers s’ils l’avaientvu… Je leur donnai son signalement… Je ne pus rien savoir… Alorsl’idée me vint que vous aviez dû tous les deux passer moinsinaperçus. Et c’est ainsi que j’ai appris par un cocher que vousvous étiez fait conduire aux jardins de Babylone à Garavan !…Je n’avais pas besoin d’en savoir plus long… Et j’ai veillé survous sans que vous vous en doutiez, tout l’après-midi, toute lasoirée… J’étais content. Pas d’Athanase !… J’espérais bienqu’il avait perdu votre piste… Je ne voulais pas vous déranger…vous ennuyer… Je me disais : « Demain, je préviendraiRouletabille et ils ficheront le camp ! »

« … Là-dessus, la nuit arriva… Oh !je veillais sur vous ! comme un chien de garde !… etpuis, tu sais, prêt à mordre !… J’étais entré dans le jardinpar la petite porte de Garavan que je n’ai eu qu’à pousser… Lecommencement de la nuit s’est bien passé. Je faisais le tour de lapropriété et, mon vieux, si Athanase m’était tombé sous lamain !… Tout à coup, mon vieux, figure-toi que je lerencontre !… Mais, tu sais, je n’avais plus besoin de luifaire passer le goût du pain !… Écoute, Rouletabille, je ne tedemande pas si je te fais plaisir… En tout cas, nous n’y sommespour rien ! pas ?… Eh bien, mais ne te trouve pasmal !… Tu es là à me regarder avec des yeux !… T’as plusrien à craindre d’Athanase, mon vieux !… Probable que votremariage lui a tourné sur la boussole !… Il s’est pendu cettenuit dans les jardins de la villa !… Ah ! parole, c’estcomme j’ai l’honneur de te le dire… Tu penses le coup que ça m’afait quand je l’ai trouvé qui tirait la langue… juste devant laporte qui donne sur le boulevard Maritime !… Eh bien, monvieux, tu sais, je ne l’ai pas plaint, ma foi, non !… et, toutde suite, je n’ai pensé qu’à vous… Je sais que vous étiez passéspar cette porte-là… Je me suis dit : « Je ne veux pasqu’ils rencontrent un pendu – et ce pendu-là ! au lendemain deleur nuit de noces ! Mme Rouletabille serait dans le casd’en faire une maladie ! Et alors, mon vieux, eh bien,voilà ! J’ai été prévenir le maire, je lui ai dit de quoi ilretournait et je l’ai prié de faire faire en douceur leprocès-verbal et de faire enlever le corps de façon que vous nevous aperceviez de rien !… Quand le maire a su qu’ils’agissait de Rouletabille, il a fait tout ce que j’aivoulu !… Il m’a dit qu’il s’arrangerait avec le procureur pourqu’on ne vienne pas troubler votre première matinée de noces…Seulement, maintenant, fichez le camp !… Ce soir, les journauxvont raconter l’histoire… Les magistrats vont certainement vouloirvous interroger quand ils sauront que vous avez passé la nuit dansla villa… Et, en ce moment, ta femme est bienimpressionnable… »

Rouletabille écoutait La Candeur… l’écoutait…l’écoutait…

Alors, vraiment, l’abominable cauchemar… lependu… ils n’avaient pas rêvé…

« La Candeur !… LaCandeur !…

– Rouletabille !

– Moi aussi, je l’ai vu, le pendu !…

– Non !…

– Si !… Et Ivana aussi l’a vu à la portedu boulevard Maritime… et nous avons été moins braves quetoi !… Nous nous sommes sauvés !…

– Eh ! mon vieux ! je comprendsça !… il n’était pas réjouissant, tu sais !…

– Nous nous sommes sauvés… La Candeur… et noussommes allés nous jeter sur un banc, et quand nous avons euretrouvé quelques forces, nous avons voulu fuir la villa par laporte de Garavan… »

Ici, Rouletabille hésita, puis tout à coup,d’une voix cassée, il lança sa phrase :

« Mais comment se fait-il que làencore nous avons retrouvé Athanase pendu ? »

La Candeur, à ces mots, se troubla un peu,toussa, sembla hésiter et finit par dire :

« Tu vas voir comme c’est simple…j’aurais tout de même préféré ne rien te dire… mais entrenous !… je vois bien qu’il n’y a pas moyen de te cacherquelque chose… quand j’ai vu le pendu… je ne savais pas que vousveniez de le voir !… et, avant d’aller trouver le maire, pourque vous ne le voyiez point, vous, le pendu, je l’ai dépendu toutde suite ; je voulais le porter hors de la propriété, je l’aichargé sur mes épaules… »

Et comme La Candeur s’arrêtait, en proie à unecertaine émotion qu’il ne cherchait même plus àdissimuler :

« Eh bien !… s’écria Rouletabille,je t’écoute !… Va donc !… Pendant ce temps-là, Ivana etmoi, nous étions quasi anéantis sur le banc de pierre !… Etquand nous avons voulu ensuite fuir par la porte de Garavan…

– Oui ! oui ! fit La Candeur agité…je comprends très bien ce qui s’est passé… ça c’est une guignede vous faire voir deux fois un pendu que je voulais vouscacher !

– Mais qu’est-il arrivé ?

– Eh bien, voilà… Pendant que je letransportais, au moment où j’étais arrivé devant la porte deGaravan, la seule qui fût ouverte et par laquelle j’étais obligé depasser, figure-toi qu’il m’a bien semblé qu’Athanase Khetew m’avaitun peu remué sur le dos ! Mon vieux ! mon sang n’a faitqu’un tour… j’ai pensé à tous les embêtements que vous auriez si lependu vivait encore… je me suis souvenu qu’il avait voulu, moi, mecouper en deux… Et puis, je t’aime tant, Rouletabille… ma foi…je l’ai rependu ! »

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