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Les Exilés dans la forêt

Les Exilés dans la forêt

de Thomas Mayne Reid

Chapitre 1 LA FAMILLE DU PROSCRIT.

Il y a de cela bien des années, par une belle soirée d’été, un petit groupe de voyageurs gravissait cette partie de la Cordillère des Andes qui se trouve à l’est de l’ancienne ville de Cuzco. C’était une famille entière ; père, mère, deux enfants, et un fidèle serviteur.

Le chef de la bande était un bel homme de haute mine, d’environ quarante ans, Espagnol d’origine, ou plutôt créole. N’oublions pas que ce mot ne s’applique jamais à des individus ayant du sang nègre dans les veines. Ceux-ci se nomment mulâtres, quarterons, quinterons ou métis, jamais créoles.Ce nom est exclusivement réservé à la race intermédiaire née du mariage des Espagnols d’Europe avec des Américains.

Don Pablo Ramero, notre voyageur, était donc créole, natif de Cuzco, l’ancienne capitale des Incas du Pérou. Il paraissait plus vieux que son âge ; car sa vie ne s’était point écoulée dans l’oisiveté. Beaucoup d’études, pas mal de soucis et de chagrins avaient altéré des traits originairement beaux ; mais, en dépit de son regard sérieux et même triste,son œil avait encore des éclairs de jeunesse ; sa démarche élégante, son pas élastique révélaient la souplesse et la vigueur de l’homme dans la plénitude de sa force.

Ses cheveux étaient courts, suivant la mode du pays ; il portait une moustache noire bien fournie, mais pas de favoris. Son costume se composait d’un pantalon de velours, dont le fond était garni de cuir imprimé ; de bottes de couleur fauve ; d’un justaucorps sombre, qui dessinait sa taille bien cambrée, et d’une riche ceinture écarlate dont les longs bouts frangés se nouaient à gauche. Dans cette ceinture étaient passés deux pistolets montés en argent et richement ciselés, ainsi qu’un couteau catalan.

Mais tout cela était caché par un ample poncho, espèce de surtout qui, dans l’Amérique méridionale, sert de manteau le jour et de couverture la nuit. Du reste, le poncho a réellement la dimension et la forme d’une couverture ordinaire,sauf qu’au centre on ménage une fente par laquelle on passe la tête, en laissant retomber les deux bouts de chaque côté du corps.En général, ce bizarre vêtement est tissé de laine de couleurs gaies et voyantes formant les dessins les plus variés. Au Mexique,ce surtout, également répandu dans toutes les classes, prend le nom de serapé.

Le poncho de Don Pablo était d’une granderichesse. Il était en belle laine de vigogne tissée à la main. Ilvalait au moins 500 fr., et garantissait aussi bien del’humidité que du froid, car il était imperméable.

Le sombrero de notre voyageur n’était pasmoins remarquable ni moins coûteux. C’était un de ces chapeaux quel’on nomme panama ou guayaquil,du nom des lieuxhabités par les tribus d’Indiens qui les façonnent avec une herbemarine très rare, qu’on ne trouve que sur les côtes de l’océanPacifique. Un bon guayaquil vaut de 4 à 500 fr. ; mais iljoint à l’avantage de durer une trentaine d’années celui depréserver de la pluie comme un parapluie, et de défendre contre lesardeurs du soleil des tropiques. C’est ce qui lui donne tant deprix dans ces contrées exposées à des chaleurs torrides.

L’ensemble de ce costume indiquait, vous levoyez, que don Pablo appartenait à la classe des ricos,c’est-à-dire à la classe la plus élevée de son pays.

La toilette de sa femme, Espagnole encorejeune et d’une extrême beauté, confirmait cette premièreimpression ; mais ce qui frappait surtout chez Doña Isidoraplus encore que sa parure aristocratique, c’était ce quelque chosed’indescriptible qui dénote la femme comme il faut. Des deuxenfants sur lesquels le regard de Don Pablo et de Doña Isidora sereportait fréquemment avec une vive expression de tendresse, l’unétait un charmant garçon de treize à quatorze ans, au teintrichement coloré, aux opulentes boucles brunes et aux grands yeuxnoirs expressifs ; l’autre était une ravissante fillette plusjeune, également brune, mais dont les yeux rêveurs étaient ombragésde longs cils qui leur communiquaient une douceur pénétrante. Onpeut dire que parmi les enfants de l’Espagne, si renommés pour leurbeauté, il eût été difficile d’en trouver deux plus idéalementbeaux que Léon et Léona Ramero.

Le dernier voyageur qu’il nous reste à décrireétait un homme mûr, d’une taille au moins aussi élevée que celle deson maître, mais beaucoup plus mince et plus anguleux de formes.Ses cheveux noirs, longs et droits, son teint cuivré, son œilperçant, son costume étrange, trahissaient un Indien de l’Amériquedu Sud. C’était en effet un descendant de la noble race des Incasdu Pérou ; et bien qu’il remplît auprès de Don Pablo lesfonctions de serviteur, il existait entre ce dernier et lui unedouce familiarité qui semblait révéler un lien plus intime que nele comportent les rapports ordinaires de domesticité.

Ce lien existait en effet.

Cet Indien, nommé Guapo, était un despatriotes qui se rallièrent à Tupac Amaru dans l’insurrection quiéclata contre les Espagnols. Il avait été proscrit, repris lesarmes à la main et condamné à mort. Seule l’intervention de DonPablo lui sauva la vie et lui fit rendre la liberté. Depuis cemoment, Guapo s’était donné corps et âme à son bienfaiteur, dont ilétait l’ami le plus sincère et le plus dévoué.

Guapo était chaussé de sandales. Ses jambesnues laissaient voir les nombreuses cicatrices faites par lescactus et les buissons d’acacia, si communs au Pérou. Une tuniquede bayeta ou serge grossière lui descendait aux genoux. La partiesupérieure de son corps était complètement nue et accusait sous sapeau cuivrée des muscles vigoureux, indices de forceexceptionnelle. Quand le soleil avait perdu de sa chaleur, Guaporevêtait comme son maître un poncho ; seulement le sien étaitd’une étoffe commune, faite de laine de lama. Il n’avait pas desombrero, ayant pour principe de ne jamais se couvrir la tête. Saphysionomie expressive respirait l’intelligence et le courage.

Nos voyageurs disposaient de quatre animaux,pour eux et pour leurs bagages. Il y avait un cheval, monté parLéon et conduit par son père ; une mule, qui portait DoñaIsidora et sa fille ; deux chameaux du Pérou, autrement ditdeux lamas, transportaient courageusement le peu d’objets qu’onavait emportés. L’Indien fermait la marche, l’œil et l’oreille auxaguets.

Don Pablo paraissait bien las. Comment,puisqu’il était si riche, n’avait-il pas seulement le nombre demontures voulu pour sa petite troupe ? Que Guapo allât à pied,cela se comprenait à la rigueur, il en avait tellementl’habitude ; mais qu’un riche seigneur en usât ainsi, celapeut provoquer quelque surprise.

Du reste, si nous entrons dans le domaine desinterrogations, pourquoi l’expression de chacun des membres de lapetite troupe était-elle si anxieuse ? Pourquoi, à chaquecoude de la route montagneuse qu’ils suivaient, Don Pablo et Guapose tournaient-ils avec une si vive inquiétude, pour examiner duregard le chemin parcouru ?

Hélas ! Don Pablo était un proscritfugitif, et craignait d’être poursuivi. Non certes qu’il eût commisun crime, le digne seigneur ! Il n’était victime que de laplus noble des vertus : de son patriotisme. Mais il étaitcontraint de fuir au désert, afin d’échapper à la mort ignominieuseque les ennemis de son pays avaient décrétée contre lui.

Ce que je vous raconte là se passait à la findu siècle dernier, avant que les colonies spano-américaines sefussent émancipées du joug de l’Espagne. Ces contrées étaient alorsgouvernées par des vice-rois qui représentaient le roi d’Espagne etétaient, en réalité, des despotes plus absolus que ce monarquelui-même. Ils tenaient une cour splendide, où la licence étaiteffrénée. Ils avaient le droit de vie et de mort sur le peuple eten usaient de la façon la plus arbitraire. Ils accaparaient à leurprofit tous les emplois, toutes les richesses. De là desmécontentements qui engendrèrent la grande révolution de 1810, d’oùsortit, après quinze années de luttes sanglantes et barbares,l’indépendance de ces malheureuses contrées.

On n’était encore qu’à la fin du siècledernier, et les premiers mouvements révolutionnaires étaientréprimés avec une cruelle énergie. Malheur à celui qui se trouvaitcompromis dans cette revendication du droit des créoles !C’était la mort pour lui et la ruine pour sa famille. Don Pablo eûtpartagé le sort de milliers de ses concitoyens, s’il n’avait reçuun avis opportun de ce qui le menaçait. Il put se soustraire à lavengeance des misérables qui convoitaient ses richesses. Tous sesbiens furent confisqués ; mais il eut la vie sauve, et c’estau moment de cette crise dans son existence que nous lerencontrons.

Avec l’aide de Guapo, il avait réuni à la hâtequelques objets indispensables à sa fuite ; de là son modesteéquipage et la route qu’il suivait : route peu fréquentée, quiconduisait au versant oriental des Andes. Son but était de gagnerquelque retraite de la montana et d’y vivre caché jusqu’àce qu’il eût eu le temps d’aviser à son avenir. Il était parvenu àlancer ceux qui le poursuivaient sur une fausse piste ; maisqui pouvait dire combien durerait l’erreur ? Qui luigarantissait que ses traces n’avaient pas étédécouvertes ?

Vous comprenez maintenant quels étaient lessentiments de la pauvre famille, et vous sympathisez, j’en suissûr, avec ses appréhensions et ses douleurs.

Chapitre 2PREMIÈRE HALTE.

 

En suivant la route escarpée qui serpentait auflanc de la montagne, nos voyageurs s’étaient élevés à plusieursmilliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. Il n’y avait plusgrande végétation autour d’eux, excepté quelques troncs rabougrisde quensa (polylepis racemosa) et quelques bouquets deratania (krameria) suspendus çà et là aux aspérités duroc. Ce dernier arbrisseau, dont la renommée a traversél’Atlantique, fournit un remède usité en Europe même, et réputéexcellent contre la dysenterie et les hémorragies.

Don Pablo Ramero était un naturalistedistingué ; c’était peut-être le premier voyage qu’il faisaitsans que sa préoccupation dominante ne fût pas d’examiner la fauneet la flore qui se rencontraient sur sa route. Mais en ce moment ilétait trop absorbé dans son inquiétude pour sa femme et ses chersenfants, pour penser à autre chose qu’aux dangers qui lesmenaçaient. Il ne songeait qu’à accroître la distance qui lesséparait de leurs mortels ennemis.

Ils avaient déjà fourni une traite devingt-cinq kilomètres, effort inouï pour les lamas, qui ne peuventguère en supporter plus de quinze à dix-huit. Mais les pauvresbêtes appartenaient à Guapo, et, excitées par la voix de leurmaître, elles semblaient comme lui, mettre toute leur énergie auservice du proscrit et de sa famille.

Néanmoins le bourdonnement particulier à cesanimaux, et qui rappelle, dit-on, le bruit des harpes éoliennes,s’accentuait à chaque halte, et bientôt il fallut que Guapomultipliât les excitations à la marche.

La route ardue que suivait la petite troupen’était autre qu’un lit de torrent desséché. Il était impossibled’essayer d’y camper, et cependant la nuit venait ; ilfaudrait s’arrêter, et cette inquiétude commençait à s’ajouter auxangoisses des voyageurs.

À la fin cependant, et comme ils se prenaientà désespérer, ils arrivèrent sur un petit plateau couvert d’unesorte d’arbres très communs dans toute la région des Andes, etqu’on nomme mollés. Ces arbustes, qui ne dépassent pastrois à quatre mètres de hauteur, ont des feuilles délicatementpinnées, semblables à celles de l’acacia, et se couvrent en leursaison de nombreuses grappes de baies rouges brillantes, aveclesquelles les Indiens fabriquent une bière renommée parmi eux.

Leur bois, outre qu’il sert de chauffage dansdes régions où d’autres arbres ne croissent pas, produit une cendrefort estimée des raffineurs de sucre, parce que cette cendre, trèsriche en principes alcalins, est plus efficace que toute autre pourla clarification du sirop en ébullition. Les feuilles de cet arbredégagent, quand elles sont froissées, une odeur forte etaromatique.

– Passons la nuit ici, dit Don Pablo, ens’adressant à Guapo. Voici un lieu bien propice pour uncampement ; l’ombre de ces arbres protégera notre sommeil.

– Ici, mi amo (mon maître) !répéta l’Indien avec surprise.

– Et pourquoi pas ? Pourrions-noustrouver un endroit plus favorable ? Nous suivrons peut-êtrelongtemps le défilé avant de trouver aussi bien ; et du reste,regarde ; les lamas ne peuvent plus aller.

– C’est vrai, maître ; mais… cesarbres…

– Ces arbres ? Ce sont eux en partie quime décident. Ils nous abriteront contre la rosée des nuits.

– C’est impossible !… Maître, nereconnaissez-vous pas l’arbre poison ?

– Quelle folie, Guapo ! Ce sont desmollés tout bonnement.

– Je le sais, maître, mais ils sont mortels.Ceux qui se couchent à leur ombre ne se réveillent plus.

– Je ne te croyais pas si superstitieux, monbrave. Nous allons camper ici. Vois, les pauvres lamas sont déjàcouchés. Je parie que rien au monde ne leur ferait reprendre laroute.

Guapo se tourna vers ses bêtes, espérant s’enfaire des auxiliaires pour aller plus loin ; mais c’est un destraits spéciaux du caractère du lama de ne pas vouloir faire un pasau delà de ce qu’il considère comme une traite suffisante, ou avecun poids supérieur à soixante-dix kilos. Aussi l’Indien perdit-ilson temps. Les braves animaux avaient fait tout ce qu’ils pouvaientfaire ; leur demander plus était injuste et par conséquentinutile. Ni caresses ni coups ne les firent démarrer.

Ce fut avec une répugnance visible que Guapodut céder à l’instinct des lamas. Il n’en continua pas moins àsupplier son maître de renoncer à l’idée de s’étendre sous lesmollés, et, prêchant d’exemple, il préféra aller se coucher,enveloppé de son poncho, sur la roche nue, à quelque distance.

Mais Don Pablo tenait à convaincre son vieuxserviteur qu’il est certaines croyances, transmises de générationen génération, qui sont purement légendaires etsuperstitieuses ; et bien qu’il évitât de froisser l’Indien,il persista dans sa détermination de dormir, lui et sa famille, àl’ombre de ces arbres réputés fatals.

On déchargea les lamas de leurs gerguas oufardeaux. On déharnacha la mule et le cheval, qui allèrent paîtrede compagnie le maigre pâturage qu’offrait la surface duplateau.

Puis on s’occupa du souper. Tout le mondeavait faim, car personne n’avait mangé depuis le départ, et laprécipitation de la fuite avait fait négliger d’emporter desprovisions suffisantes et bien réconfortantes. On ne disposait quede quelques tranches de charqui (bœuf fumé), auxquelles Guapoavait, dans la journée, ajouté une boîte de racines d’oca. Cetteplante (oxalis tuberosa) est tuberculeuse, de forme ovale,rouge pâle extérieurement et blanche à l’intérieur. Elle ressemblebeaucoup à l’artichaut de Jérusalem ; mais elle est pluslongue et plus mince. Son goût douceâtre est assez agréable. Ilrappelle celui de la citrouille. L’oca est aussi bon rôti quebouilli.

Une autre racine également en usage au Pérouest le tropœolum tuberosum ou ulluca ; mais elle estplus glutineuse et moins savoureuse. Elle n’est mangeablequ’assaisonnée de capsicum ou poivre espagnol.

Il n’y avait pas à choisir, il fallait secontenter d’oca et de charqui ; mais, pour préparer l’un etl’autre, il fallait allumer un feu de mollé.

Alors s’éleva une discussion. Serait-il saged’allumer un feu dont la fumée serait visible de la valléeau-dessous et pourrait attirer l’attention sur la piste desproscrits ? Mais d’autre part, l’estomac de nos exilés criaitfamine. Il était indispensable de se réconforter et de conserverdes forces pour les éventualités difficiles que l’on pouvaitprévoir.

On s’arrêta au parti mixte de n’allumer le feuqu’après la nuit tombée, quand la fumée serait devenue invisible etque la clarté du foyer se trouverait dissimulée derrière lesfourrés épais du mollé.

En attendant la tombée de la nuit, Don Pablovisita les alentours du camp, cherchant s’il ne découvrirait rien àajouter à leur maigre souper. Une plante rappelant celle dont onfait les balais attira bientôt son attention. C’était lechenopodium quinoa, qui produit une graine similaire àcelle du riz, quoique beaucoup plus petite ; ce qui lui a valudans le commerce le nom de « petit riz ».

La graine du quinoa est nourrissante etsavoureuse, surtout si on la cuit dans du lait. Avant la découvertede l’Amérique et par conséquent avant l’introduction des produitsde l’ancien monde dans le nouveau, le quinoa remplaçait le froment.Il est encore usité comme nourriture dans beaucoup d’endroits etest même passé en Europe, où il est cultivé avec succès. Les jeunesfeuilles peuvent remplacer les épinards, dont elles ont un peu legoût.

Don Pablo appela Léon à son aide, et tous deuxrecueillirent une quantité de ces graines, qu’ils portèrent aucamp. La nuit étant assez noire, on alluma un bon feu, et DoñaIsidora, bien que grande dame, s’occupa de la cuisine et se mit àaccommoder les différents plats avec un art tout particulier. Ellene dédaignait pas les soins de son ménage ; ce qui était fortrare chez une Péruvienne de son rang, dont la toilette constituegénéralement l’unique occupation.

Le souper ne se fit pas attendrelongtemps ; il fut excellent, et tous les membres de lafamille y participèrent de bon cœur. Puis nos voyageurs,s’enveloppant de leurs ponchos, se couchèrent et goûtèrent bientôtle repos.

Chapitre 3LE SOUPER DE GUAPO.

 

Seul l’Indien n’avait pas pris part ausouper.

C’est que maître Guapo avait ses provisions àlui tout seul : provisions qu’il portait dans son sac, etqu’il préférait à tous les charqui du monde. C’était du coca.

Le coca est un arbrisseau de deux mètresenviron, qui se rencontre dans les régions chaudes de la chaîne desAndes. Son nom botanique est erythroxylon coca. Sa feuilleest petite et d’un vert brillant, sa fleur blanche, et il porte unepetite baie écarlate. Il y a des planteurs qui le cultivent enplantations régulières, connues sous le nom de« cocalès ». Venu de graines, on le transplante quand lajeune plante a atteint quarante à cinquante centimètres ; maisil faut la protéger contre les ardeurs du soleil, soit par dessemis de maïs entre les rayons, soit par des abris en feuilles depalmiers ; il faut également l’arroser tous les cinq ou sixjours, en cas de sécheresse ; en un mot, l’entourer de soinsassidus pendant au moins deux ans et demi, avant d’en tirerprofit.

Les feuilles de cet arbre sont seulesemployées. On les recueille avec les mêmes précautions que prennentles Chinois pour celles du thé. Ce sont les femmes qui s’yemploient presque exclusivement. Les feuilles sont réputées mûresquand elles sont devenues cassantes. Alors on les cueille et on lesfait sécher au soleil sur un grossier chiffon de laine. Une foissèches, elles doivent présenter une couleur vert pâle uniforme, àmoins qu’elles n’aient souffert de l’humidité ; auquel caselles sont brunâtres et déclarées de qualité inférieure. On les metensuite dans des sacs, que l’on couvre de sable bien sec. Il nereste plus alors qu’à les vendre, et leur prix sur place estd’environ 2 fr. 50 le kilo ; ce qui remet cettedenrée au même prix que le thé.

Le coca donne trois récoltes par an, une tousles quatre mois, et cent pieds fournissent environ un« arroba », douze kilos de feuilles par cueillette. Lecoca vit très longtemps, à moins que les fourmis ne s’ymettent ; ce qui arrive assez fréquemment.

Si j’ai décrit cette plante si minutieusement,c’est qu’elle joue un rôle très important dans l’économiedomestique des Indiens de cette région. On n’en trouveraitpeut-être pas un seul qui ne soit un « coquero » oumangeur de coca.

Presque chaque pays du monde a son stimulantde prédilection : en Chine, c’est le thé ; dans l’Asieméridionale, le bétel ; en Orient, l’opium ; en Europe,le tabac sous ses formes diverses.

Mais le coca n’est pas seulement pour l’Indienla distraction puissante où il cherche l’oubli de sa misère ;il est aussi et surtout la base de son alimentation. Il peut passercinq à six jours sans manger autre chose, et les pauvres mineurs duPérou ne supporteraient point les rudes travaux auxquels ils selivrent, s’ils n’étaient coqueros.

Pris à l’excès, le coca aurait à la longue uneinfluence désastreuse pour la santé ; mais employé avecmesure, il a une innocuité parfaite ; ce que l’on ne peutcertes pas, dire du tabac ou de l’opium.

Fidèle à sa conviction, Guapo ne s’endormitpoint sous l’ombrage empoisonné des mollés.

Il souhaita mélancoliquement le bonsoir à sesmaîtres, non sans avoir renouvelé auprès d’eux ses instances. Il nese retira qu’après avoir reçu un refus déguisé, mais formel, deprendre son avis en considération. Alors il se retira sur unepetite éminence voisine, où il prit ses dispositions pour lanuit.

Longtemps il resta absorbé par son inquiétudepour ceux qui lui étaient si chers, mais enfin la nature impérieuseréclama ses droits, et il se mit à préparer son souper.

Il prit dans une sorte de petit carnier enpeau de chinchilla, qu’il portait autour du cou, quelques feuillesde coca, qu’il se mit à mâcher, puis, avec les dents, la langue etles lèvres, il en forma une petite boule, qu’il roula plusieursfois dans sa bouche.

Pendant ce temps, il avait ouvert une petitegourde qu’il portait en sautoir, et qui était, en guise de bouchon,fermée par une cheville servant de tête à une épingle assez longuepour atteindre le fond de la gourde. Il passa la pointe del’épingle sur ses lèvres, puis la plongea dans la mystérieusebouteille, d’où elle ressortit avec une fine poudre blancheadhérente à l’endroit qui avait été humecté. Cette poudre n’étaitautre que de la chaux vive pulvérisée, ou peut-être des cendres demollé ou de bananier, que l’on emploie quelquefois.

Mais comme notre Indien était, je vous l’aidit, un véritable amateur et un fin coquero, il est probable que cedevait être de la cendre de mollé ; car c’est l’assaisonnementle plus estimé dans le Pérou méridional.

Quoi que ce fût, Guapo porta l’épingle à sabouche, en ayant soin, cette fois, de ne pas toucher ses lèvres,car cela les eût rudement brûlées ; il planta la pointe de sonépingle dans la petite boule de coca, qu’il maintenait, pour cefaire, sur le bout de sa langue. Il la perça à maintes reprises, etde tous les côtés, jusqu’à ce que toute la poudre y eût étéinsérée ; puis il essuya soigneusement son épingle, rebouchala gourde et lui fit reprendre sa place habituelle. Après quoi, ilprit une pause commode et se mit à « ruminer » pendantenviron quarante minutes, laps de temps voulu pour la complètemanducation d’une boule de coca. L’observation de la période exacteest tellement rigoureuse, que l’Indien en voyage mesure par elleles distances. Un « coceada » représente pour eux letemps nécessaire pour franchir à pied un peu plus de troiskilomètres.

Le très frugal souper de Guapo terminé, ils’enroula dans son poncho de lama, s’appuya contre le roc et tombadans un profond sommeil.

Chapitre 4LE SOMMEIL OU LA MORT ?

 

L’Indien était éveillé avant le jour, mais ilne voulut pas troubler sitôt le repos de la petite troupe. Ilfaisait encore trop sombre pour s’engager dans le défilé de lamontagne. Son premier soin fut donc de déjeuner comme il avaitsoupé ; quand il eut fini, il commençait à faire assez clairpour qu’il pût sans indiscrétion aller voir ce que devenaient lesdormeurs.

Aucun bruit de voix ne s’était encore faitentendre dans le bouquet d’arbres qu’il couvait d’un regardinquiet, et cependant on entendait la mule et le cheval aller etvenir en paissant, ainsi que les deux lamas, qui se dédommageaientde leur longue abstinence, la faim elle-même ne pouvant lesdéterminer à brouter la nuit.

Ce fut en tremblant que Guapo descendit. Quen’eût-il pas donné pour entendre la voix de Don Pablo et lesaccents plus doux de Doña Isidora ou des enfants ! Mais non.Rien de semblable ne trouble le silence du bois.

Il presse le pas, il arrive auprès d’eux. Ilsdorment encore. Quoi ! Pas un n’a bougé ?… MonDieu ! Quelle horrible pâleur a envahi leur visage !… Sepeut-il qu’une seule journée de fatigue les ait changés à cepoint ? Ou bien… auraient-ils succombé ?…

Il se penche, le brave Indien. Il a vu biendes combats sans que son cœur lui défaille à ce point. Mais il asurpris un souffle…

– Ils respirent ! S’écrie-t-il à hautevoix, ils respirent !…

Et il tire son maître par le bras, doucementd’abord, puis plus fort, en l’appelant par son nom avec la mêmeprogression. Mais rien n’y fait.

Don Pablo dort d’un sommeil de plomb. Personnene bouge autour de lui. Les terreurs de l’Indien renaissent aveccette immobilité persistante. Que de fois il lui est arrivé deréveiller son maître, et que de fois il a constaté que le plusléger attouchement, l’appel le plus indistinct suffisait àl’arracher au sommeil !

Terrifié, désespéré, Guapo devientviolent ; il saisit le noble seigneur par les épaules, lesecoue avec une sauvage énergie et l’appelle avec des accentsdéchirants.

– Mi amo ! Mi amo ! L’effetdésiré se produit.

Don Pablo ouvre lentement les yeux ; ils’agite péniblement ; il y a en lui quelque chose desingulier, une torpeur qui n’est pas naturelle.

– Qu’y a-t-il ? Murmure-t-il avec effort.Laissez-moi reposer.

– Maître, le soleil monte ; il est tempsde nous remettre en route.

– Oh ! Que je me sens las etengourdi ! Je ne puis tenir mes yeux ouverts. D’où celapeut-il venir ?

– De l’arbre poison, maître.

Cette réponse fait une vive impression sur DonPablo. Elle lui communique la force de réagir ; il se dressebrusquement ; mais il chancelle, c’est à peine s’il peutrester debout. Il se sent comme sous l’empire d’un soporifiquepuissant.

– Cela se peut bien tout de même, mon braveGuapo, dit-il en s’étirant.

Mais peu à peu le souvenir lui revient ;il pense à sa femme, à son fils, à sa fille, endormis comme luisous l’ombrage fatal.

– 0 ciel ! Isidora, lesenfants !

Cette fois la terreur avait triomphé dumalaise de Don Pablo. Il se pencha successivement sur les autresdormeurs, qu’il trouva encore plus narcotisés que lui-même. ;Il eut bien du mal à les rappeler à la vie ; mais, aprèsbeaucoup d’efforts, il parvint à ranimer en eux la sensibilité, etc’était l’essentiel.

– Il est certain que l’arôme de ces arbresdégage un narcotique puissant, dit-il. Viens, Isidora,éloignons-nous au plus vite de cette influence délétère. En selle,mes amis, nous déjeunerons plus loin sur la montagne. Guapo avaitraison ; le plus pressé, c’est de partir.

Mais les animaux eux-mêmes semblaient avoirsubi le contrecoup de cet engourdissement, qui, en se prolongeant,pouvait devenir mortel. Ils se traînaient avec peine sur laroute.

Toutefois le mouvement et l’air pur du matinfinirent par triompher du malaise général. Peu à peu tout le mondesecoua sa torpeur, et, après un rapide déjeuner, composé des restesde la veille, tous les membres de la famille se retrouvèrent fraiset dispos.

Le ravin dans lequel ils étaient engagés setrouvait creusé dans les flancs à pic de ce porphyre noir dont estprincipalement composée la chaîne gigantesque des Andes.

Sur leurs têtes passaient, avec des crisdivers, de petits perroquets au riche plumage, appartenant àl’espèce conurus rupicola, perroquets des rochers, quifont leur nid dans les fentes de ces pics escarpés, contrairement àtous leurs autres congénères qui ne perchent que dans les forêts etles bois.

Le soleil était près de se coucher lorsque nosvoyageurs atteignirent le point culminant de la route qu’ilssuivaient. Ils étaient environ à quatre cent soixante mètresau-dessus du niveau de la mer.

Le ravin débouchait sur une plaine immense,entourée elle-même de hautes montagnes, dont la plupart portaientl’éclatant revêtement des neiges éternelles, d’autant plusmerveilleux et féerique, que le couchant les irisait des tons lesplus tendres, de rose, de pourpre et d’or.

Mais si la montagne lointaine offrait desaspects de sereine beauté, la plaine paraissait bien peuengageante. Elle était aride et nue. Le froid des hautes régionsgagnait en outre nos voyageurs et ajoutait à l’impression désoléequ’ils recevaient en ces lieux. Si loin que la vue pût s’étendre,on ne rencontrait pas un seul arbre. Une herbe sèche et jauniecouvrait le sol et criait sous les pas. Le roc inhospitalier sedressait partout avec des angles de mauvais augure. La petitecaravane était arrivée sur un des grands plateaux nomméspuna dans cette partie des Andes.

Les seuls habitants de cette région désoléesont de misérables Indiens employés comme bergers par les richespropriétaires des vallées ; car il est étrange de constaterque sur ces plateaux glacés s’engraissent et prospèrentd’innombrables troupeaux de bêtes à laine et à cornes, de lamas etd’alpagas. Seulement on peut marcher des journées entières sansrencontrer un seul de ces bergers.

Une fois arrivés dans la puna, on parla defaire halte, parce que les lamas donnaient des signesincontestables de fatigue. Mais Guapo était né de l’autre côté dela montagne, dans la grande forêt où beaucoup d’indigènes seretirèrent après les cruels massacres de Pizarre. Il connaissait lepays et se rappelait que non loin de là devait se trouver la hutted’un berger de ses amis, qui leur offrirait un abri pour lanuit ; il se constitua donc le guide de la petite troupe.Toutefois, avant de continuer, il dut se mettre à genoux devant seslamas, les caresser, les flatter, les embrasser, leur prodiguer lesplus tendres expressions ; après quoi les pauvres bêtes, qu’oneût vainement rouées de coups sans les faire avancer d’un pouce, sedécidèrent à se lever et reprirent courageusement leur route, enagitant leurs petites sonnettes.

– Allons, père, s’écria Léon en ce moment,monte un « peu à ma place, et je vais faire un temps degalop.

C’était une bonne pensée ; car Don Pablo,qui ne se plaignait pas, était néanmoins horriblement fatigué.L’enfant lui amena sa monture, puis, sautant lestement à terre, semit à courir auprès des lamas.

Heureusement le chemin à faire n’était pasbien long, et ils arrivèrent bientôt à la hutte de l’Indien.C’était une bien pauvre demeure, ressemblant plus à un monceaud’herbes séchées qu’à une habitation humaine.

Le mode de construction, du reste, en étaitfort primitif. On avait d’abord disposé en rond de grosses pierres,puis une couche d’herbe, maintenue par une nouvelle couche depierres, et ainsi de suite jusqu’à la hauteur de quatre à cinqpieds, sur un diamètre de huit à neuf. Venaient ensuite des perchesinclinées de manière à ce que tous leurs sommets se touchassent etpussent être reliés ensemble. Ces perches sont fournies par la tigedu magney (agave americana) ou aloès de cette région,seule plante d’assez haute venue pour satisfaire à cet usage. Entravers de ces perches, on dispose des lattes, que l’on recouvreensuite d’un chaume composé de l’herbe grossière de la puna,retenue par des cordages de même nature. Une ouverture de deuxpieds de haut sert de porte d’entrée.

En approchant, la famille de Don Pabloremarqua que celle de la hutte vers laquelle ils se dirigeaientétait complètement dissimulée par une peau de bœuf étenduedessus.

Triste abri que celui dans lequel il leurfallait pénétrer, en rampant sur les mains et sur les genoux.

Guapo rappela alors Léon, en conseillant à sonpère de le faire remettre en selle. Il redoutait pour lui leschiens de la puna, connus sous le nom de canes Ingoe, ouchiens des Incas. Ils sont de petite taille ; leur museau estfin et allongé ; leur queue touffue est relevée en trompette,et leur poil long est fort emmêlé ; ce qui n’ajoute pas à leurbeauté. Avec cela, ils sont hargneux et sauvages au possible. Ilss’attaquent à tout le monde, mais aux blancs avec plus de ragepeut-être. C’est tout ce que leurs maîtres peuvent faire dedéfendre un ami contre leur agression. Même blessés, ilsn’abandonnent pas la lutte. On comprend qu’il soit quelquefoisdangereux d’approcher de la hutte d’un Indien qui entretient troisou quatre de ces incommodes gardiens.

Cependant le berger ne saurait s’enpasser ; car ils sont incomparables dans l’art de veiller surun troupeau et d’empêcher que les animaux confiés à leurs soins nes’égarent ou ne soient attaqués.

On les emploie également à la chasse du yutu,sorte de perdrix qui niche dans les joncs. Dès qu’ils sont sur latrace d’un de ces oiseaux, il est perdu : ils le tuent d’unseul coup de dents, avant même qu’il ait pu prendre son vol.

Guapo, au courant des mœurs de ces redoutableset utiles animaux, ne négligeait aucune précaution en approchant dela hutte de son ami. Il appela à plusieurs reprises sans recevoirde réponse. Alors, tirant son « macheté » ou long couteaude chasse, il s’engagea sous la peau du bœuf, donna un coup d’œil àl’intérieur de la hutte, et, reconnaissant qu’elle était vide,reparut aussitôt.

Chapitre 5LA PUNA.

 

Il ne se trouva pas embarrassé par ce fait. Ilétait assez libre avec son ami pour oser prendre la liberté des’approprier sa demeure pour la nuit avec ou sans permission.

Il ne tarda donc pas à pénétrer dans labutte.

Évidemment l’absence du berger ne devait êtreque momentanée, car sa demeure n’était pas vide. Ce n’est pas direqu’elle fût abondamment pourvue ni richement meublée. Le mobilierse composait uniquement de quelques objets indispensables :une olla ou marmite en terre pour la cuisson du maïs, une autrepour la soupe ; une cruche pour l’eau, quelques gourdescoupées de différentes grandeurs, servant d’assiettes ou de tasses,et c’était tout. De meubles, on n’en a jamais vu dans la demeured’un berger de la puna.

Deux pierres séparées l’une de l’autre par unespace vide composaient tout le foyer, où l’Indien ne brûle que lafiente desséchée de ses bestiaux, appelée taquia.

Une couple de sales peaux de mouton étenduespar terre formait le lit, et puis plus rien.

Ah ! Si ; les yeux de Guapoétincellent de plaisir ; sans doute, il a trouvé quelque chosequi a échappé à notre coup d’œil inquisiteur. Il décroche un vieuxsac terreux suspendu à la muraille, il le palpe. Que peut-ilcontenir de si précieux ? Une provision de macas, racinestubéreuses de la grosseur d’une forte châtaigne, seule récolte quel’on puisse attendre de la puna, où ni les cocas, ni les ullucas,ni les pommes de terre ne se développent.

Le macas est cultivé par cette misérablepopulation, dont il constitue l’unique ressource. Et, chosebizarre, autant il prospère dans cette région glacée, autant ildevient insipide et détestable dans la vallée. Il a une saveurdouceâtre assez agréable, surtout bouilli dans du lait, et rappellede loin le marron. On le conserve plus d’un an, simplement en leséchant au soleil et en l’exposant ensuite au froid, qui sert à lecontracter et à le durcir.

Les Indiens en font une sorte de bouillie,qu’ils mangent avec du maïs grillé.

Guapo, enchanté de sa première découverte, lefut encore plus en apercevant un second sac à demi plein demaïs.

– Bonne chance ! s’écria-t-il, nous nenous coucherons pas sans souper. C’est déjà quelque chose.

Guapo vint annoncer ces excellentes nouvellesaux voyageurs, qui attendaient au dehors le résultat de sonexploration. Tout le monde mit pied à terre ; on attacha lecheval et la mule avec une courroie assez longue pour leur laisserla liberté de paître. Quant aux lamas, c’eût été une précautionsuperflue. Ils ne s’éloignent jamais beaucoup de leurpropriétaire.

Il faisait un froid glacial. Doña Isidora etles enfants, malgré le peu de confortable de l’asile offert parGuapo, y pénétrèrent, heureux d’échapper à la bise qui désolaitcette plaine infinie.

Don Pablo et l’Indien réunirent leurs effortspour trouver du combustible ; mais, sans un arbre en vue, ilétait difficile de se procurer du bois mort. Ils durent donc semettre à ramasser du taquia. Bien qu’aucun troupeau ne fût en vue,on en trouvait des traces restées dans la plaine, et les deuxhommes se pressaient, car la nuit approchait.

Tout à coup Guapo redressa sa haute taille enlaissant échapper une exclamation de terreur, et pourtant onn’avait entendu qu’un beuglement de taureau. Y avait-il bien dequoi épouvanter un brave cœur comme celui de l’Indien ?

C’est qu’il connaissait les taureaux de lapuna comme ni vous ni moi ne les connaîtrons jamais.

L’animal venait de tourner une saillie derochers qui le dérobaient à la vue, et maintenant il avançait têtebaissée, en courant de toutes ses forces et roulant de tous côtésses yeux rouges enflammés et furibonds.

Chacun de ses bonds était accompagné d’unhennissement, je dirais presque d’un rugissement effroyable.

Dans toute l’Amérique espagnole, les taureauxsont plus féroces et plus indomptables que partout ailleurs.

Cela provient sans nul doute de la mauvaisehabitude qu’ont les vaqueros de traiter leur bétail avec ladernière cruauté, ce qui le rend d’une sauvagerie inouïe. Souvent,dans un troupeau où il n’y a pas de taureau, les vaches elles-mêmessont tellement dangereuses à approcher, que les vachers ne sehasardent à les mener paître que bien montés sur un bon cheval.

Aussi ne rencontre-t-on presque jamais à piedun berger mexicain ou de l’Amérique du Sud.

Toutefois il y a de profondes différences decaractère chez les animaux suivant les régions. Par exemple, ceuxdes llanos de Venezuela sont beaucoup moins farouches que ceux dela puna, qui sont du reste, sans contredit, les plus redoutables detous. Ils ont si peu souvent l’occasion de se rencontrer avecl’homme, que du plus loin qu’ils en aperçoivent un, ils sautentdessus et l’attaquent. Pour un cavalier, le danger est moindre,mais malheur au piéton qui se hasarde dans ces vastes plaines,domaine incontesté de ces brutes, car il ne tarde pas à devenirleur victime.

Guapo et Don Pablo n’avaient pas même un bâtonpour se défendre : ils avaient déposé à l’entrée de la hutteleurs armes et leurs couteaux, et ils en étaient à plus de deuxcents mètres. Il était donc inutile de songer à l’atteindre avantque la bête furieuse les eût rejoints et terrassés. Que faire dansune conjoncture aussi grave ?

Le taureau n’était plus qu’à trente pas ;il secouait sa tête menaçante, armée de cornes aiguës, et sesmugissements révélaient sa fureur croissante.

À ce moment, une idée subite surgitsimultanément dans l’esprit des deux hommes exposés à un si grandpéril.

La soirée était glaciale, et ils portaientchacun leur poncho. Le retirer et se poster à la façon du matador,en attendant le taureau de pied ferme, fut pour eux l’affaire d’uneseconde. Le chatoyant surtout du seigneur attira de préférence leregard de l’animal, et Don Pablo eut l’occasion de faire montre deson admirable sang-froid et de son adresse parfaite, en le luijetant sur les cornes de manière à l’aveugler.

Pendant que la bête exaspérée travaillait à sedéfaire de l’impedimenta,les deux hommes gagnèrent sanspeine le rocher.

Mais quelle ne fut pas la terreur de DonPablo, en portant ses regards vers la hutte, d’apercevoir DoñaIsidora et ses enfants qui, attirés par les cris, venaient à leurrencontre ! D’une voix qui n’avait plus rien d’humain, lepauvre père au désespoir cria à ses bien-aimés de rentrer au plustôt. Un moment paralysée par la terreur, la mère ne bougea pas.Enfin elle reprit assez possession d’elle-même pour songer à lasûreté de Léon et de Léona. Elle les entraîna dans la direction dela hutte ; mais son entrée basse et le peu d’habitude qu’ilsen avaient retardèrent leurs mouvements. La mère était encoredehors, activant leur entrée, que déjà le taureau, ayant secoué leponcho, l’avait aperçue et se dirigeait vers elle avec un galopfurieux.

– Mon Dieu, protégez-la ! s’écria DonPablo en la voyant s’agenouiller à son tour pour pénétrer dansl’humble retraite, où du moins elle eût été à l’abri du danger.

Mais déjà l’animal n’était plus qu’à vingtpas.

– C’en est fait ! Elle est perdue !…reprit-il avec une inexprimable épouvante, en détournant la têtepour ne pas voir ce qui allait se passer et qu’il ne pouvaitempêcher.

Mais à ce moment un autre galop résonna dansla plaine, et cette fois c’était celui d’un cheval monté par unIndien. Il brandissait sur sa tête un étrange instrument. Un bruitsifflant déchira l’air, et trois lanières, terminées chacune parune balle et réunies par l’autre bout, vinrent s’enlacer autour desjambes du taureau, qui tenta vainement un nouveau bond, et,impuissant, quoique plein de rage, retomba lourdement sur lesol.

Le cavalier poussa un cri de triomphe,s’élança de cheval, se précipita vers le vaincu et lui plongea sonlong macheté dans la gorge. Un flot de sang jaillit de la blessure,et, après quelques convulsions, le monstre tomba dans l’immobilitéde la mort.

Alors le nouveau venu déroula tranquillementses bolas, et, se tournant vers les voyageurs, il s’adressa à euxavec toute la politesse requise.

Chapitre 6LE VAQUERO.

 

Quel était donc le sauveur improvisé auquelDoña Isidora était redevable de l’existence ?

Il n’était autre que l’ami de Guapo, qui, misen deux mots au courant de la situation, plaça aussitôt lui et samaison… au service de Don Pablo et de sa famille, et mit àleur disposition toutes les ressources dont il disposait.

Les macas, le maïs et une belle entrecôte detaureau sauvage leur permirent de faire un souper délicieux etréconfortant.

En retour de cette large hospitalité – euégard à celui qui l’offrait – Don Pablo lui fit présent d’une sommeassez importante, mais qui ne lui donna pas moitié autant desatisfaction que le cadeau de Guapo, consistant en une portion deson coca, dont l’Indien était privé depuis déjà plusieurs jours etqu’il appréciait doublement.

Avant de quitter la ville, Guapo avaitconsacré jusqu’à son dernier « peseta » à se munir de celuxe suprême qui lui permettait d’être généreux.

Le souper de tous terminé, les deux Indiens selivrèrent dans le recueillement à leur bienheureuse coceada ;après quoi Guapo, qui savait pouvoir placer une entière confiancedans le vaquero – patriote comme lui – lui communiqua le secret deleur passage dans cette région désolée.

Non seulement le brave patriote promit unediscrétion absolue, mais il s’engagea à dépister toute poursuitedirigée de ce côté. Malgré son isolement, le vaquero avait entenduparler de Don Pablo, l’ami des Indiens, l’ennemi déclaré del’Espagnol oppresseur du Pérou, et il eût risqué sa vie pour leservir, car aucun peuple ne s’est montré aussi complètement dévouéaux amis de sa race que les Indiens des Andes.

Que de traits de fidélité jusqu’à la mort, desacrifices héroïques, on pourrait relever dans leur histoire durantl’affreuse période de la conquête par le sanguinaire Pizarre et sescruels adhérents !

Quand le vaquero sut à quelle extrémité enétaient réduits le noble seigneur et les siens, il ne fut que plusdisposé à ajouter à leur confort ; mais il eut du mal avec seschiens, arrivés après lui et fort peu enclins à témoigner autrechose qu’une hostilité impitoyable.

Les deux Indiens n’avaient pas été de troppour défendre les membres de la pauvre famille de leurs attaquesintempestives et redoublées. Mais, à force de coups de fouet, ilsparvinrent à s’en rendre maîtres et à les attacher tous les quatrederrière la hutte, où ils se dédommagèrent de leur impuissance parun vacarme abominable qui dura toute la nuit.

Aussitôt le souper fini, la petite famillen’eût demandé qu’à prendre le repos qui lui était sinécessaire ; mais l’Indien ayant parlé d’aller poser despièges à chinchillas et à viscaches, Léon, oubliant sa fatigue,sollicita la permission de l’accompagner ; ce qui lui futaccordé sans difficulté.

Le chinchilla et sa cousine germaine laviscache sont deux petits quadrupèdes de la famille des rongeurs,qui habitent les plus hauts plateaux du Pérou et du Chili. Ils sontà peu près de la même taille, c’est-à-dire de la grosseur d’unlapin, et ont des habitudes identiques à celles de ce dernier. Laplus grande différence est peut-être dans leur queue et dans leursoreilles, ces dernières étant plus courtes chez les bêtes qui nousoccupent que chez le lapin, et leur queue beaucoup plus longue etplus fournie.

Nous ne décrirons pas la fourrure duchinchilla. Elle est connue de tout le monde et très estimée desélégantes, qui la recherchent comme étant la plus douce et la plusveloutée. Celle de la viscache est moins jolie de couleur. C’est unmélange de brun et de blanc. Sa tête, qui a la forme de celle dulièvre, a des joues noires, et est ornée de longues moustachesraides comme celles du chat.

Ces deux petites créatures inoffensivesvivent, pendant le jour, cachées dans les trous et les fentes desrochers, au plus haut des versants des Andes. Elles n’en sortentque deux fois dans les vingt-quatre heures, le soir au crépusculeet de grand matin.

On les prend avec des collets de crin decheval placés à l’entrée de leur demeure, absolument comme lespièges tendus dans nos garennes, avec cette seule différence queles nôtres sont faits avec du fil de fer élastique et ceux desIndiens avec du crin.

Léon était enchanté de l’excursion. Levaquero, qui ne l’était guère moins que lui, se complaisait à luiexpliquer le maniement des pièges et à lui raconter mille histoiresplus curieuses les unes que les autres sur la puna, ses habitants,ses mœurs et sa faune.

En se rendant à l’endroit fréquenté par leschinchillas, on passa près d’une sorte d’étang, où se voyaientencore un grand nombre d’oiseaux particuliers à cette région.

Au milieu se débattait une oie sauvage connuesous le nom de huachua. Son plumage est d’un blanc deneige, à l’exception de ses ailes, d’un beau vert mêlé de violet,tandis que son bec et ses pattes sont rouge écarlate.

Il y avait également deux curieuses espècesd’ibis, et une gigantesque poule d’eau, fulica gigantea,presque aussi grosse qu’un dindon, moins remarquable par sonplumage gris sombre que par une excroissance de couleur jaune, dela grosseur et de la forme d’une fève, qui se rencontre à la basede son bec rouge, et qui lui a valu de la part des Indiens lesurnom de nez à la fève.

Plus loin dans la plaine, sur les bords dumarais, ils remarquèrent encore un superbe pluvier(charadrius), dont le plumage rappelle celui du huachua etdont les ailes vertes brillent au soleil comme du métal poli. Unautre oiseau singulier était le huarahua (polybonus), del’espèce des faucons, tellement inoffensif, que le vaquero s’enapprocha et le frappa de son bâton avant même qu’il eût songé às’envoler.

Jamais Léon n’avait vu oiseau si peufarouche ; aussi l’ami de Guapo, le voyant intéressé,ajouta-t-il quelques détails sur ses mœurs. Cet oiseau de proie,paraît-il, ne vit que de cadavres et ne s’attaque jamais à aucunecréature vivante.

C’était un naturaliste à sa manière que cebrave vaquero. Il savait sa puna par cœur, et aucune question à cesujet ne semblait de nature à l’embarrasser.

Il désigna à l’enfant un pic nommé par luipito (colaptes rupicola), qui habite les rochers, et qui,de même que les perroquets dont nous avons déjà parlé, est uneanomalie, appartenant à un groupe qui devrait exclusivement percherdans les bois, comme son nom l’indique. Le pito est petit, bruntacheté, avec le ventre jaune. Il y en avait beaucoup quivoletaient çà et là.

Mais l’oiseau qui fixa le plus l’attention del’enfant était de la taille d’un sansonnet. Il avait un assez joliplumage brun rayé de noir sur le dos, avec la poitrine touteblanche. Cependant ce n’est pas sa couleur qui intéressa Léon. Cefut quand son vieux compagnon lui raconta que régulièrement, àchaque heure de la nuit, cet oiseau méthodique jette au vent saplainte monotone ; ce qui l’a fait surnommer coq desIncas. Les Indiens ont pour lui un respect superstitieux.

Quand il eut placé tous ses pièges, le vaqueroet son jeune compagnon, mutuellement enchantés l’un et l’autre,regagnèrent leur logis en devisant gaiement. Ils longeaient lamontagne, quand un renard sortit de derrière quelques rochers et sedirigea avec précaution vers le marais, en quête d’une proie pourson souper.

C’était le canis azarœ, une des plusmauvaises espèces que l’on rencontre dans l’Amérique du Sud. Il estconsidéré comme la peste des troupeaux de la puna, parce qu’il estadroit chasseur et rarement au repos. C’est surtout parmi lesjeunes agneaux et les alpagas qu’il fait ses plus grandsravages.

Le vaquero déplora l’absence de seschiens ; car les propriétaires de troupeaux donnent à leursbergers un mouton, s’ils tuent un vieux renard ; et un agneau,si c’est un jeune. Il était certain que ses chiens n’auraient pasmanqué cette bonne prise. Mais la sécurité des mollets de Léonavait exigé qu’on les laissât à la maison, et maître renard enprofita pour détaler, sans apprécier à sa juste valeur le dangerauquel il venait d’échapper.

Il était nuit noire quand ils rentrèrent dansla cabane. Dès que Léon eut fini de relater tout ce qu’il avait vuet appris dans son excursion – ce qui demanda assez de temps –chacun se retira pour chercher, comme il pourrait, un repos bienmérité.

Chapitre 7LAMAS, ALPAGAS, VIGOGNES ET GUANACOS.

 

Nos voyageurs furent sur pied au point dujour.

Comme ils sortaient de la hutte, un spectacleaussi imprévu qu’intéressant se présenta à leurs regards. D’un seulcoup ils embrassèrent les quatre espèces de moutons chameaux desAndes, qu’il est extrêmement rare de trouver ainsi réunis.

Les plus rapprochés de la hutte étaient deslamas qui passaient ; un peu plus loin, des alpagasapprivoisés ; puis un groupe de sept guanacos, et enfin untroupeau assez nombreux de timides vigognes.

Les guanacos et les vigognes étaient decouleur uniforme, tandis que le pelage des lamas et des alpagasprésentait de grandes variétés de tons. Les uns étaient unis, lesautres tachetés. Ici on en apercevait de tout blancs, etlà d’autresvêtus de robes sombres.

Mais les lamas et les alpagas étaientapprivoisés, tandis que les vigognes et les guanacos étaient desanimaux sauvages.

Peut-être, dans toute l’Amérique du Sud,n’existe-t-il pas un animal qui ait plus attiré l’attention que lelama. C’était la seule bête de somme que connussent les Indiensavant l’arrivée des Européens. Les premiers voyageurs espagnolsavaient débité tant de fables à son sujet, qu’on ne savait guère àquoi s’en tenir et que cela piquait la curiosité. Ils affirmaient,par exemple, que le lama servait de monture ; tandis qu’on nel’a jamais dressé qu’à porter des fardeaux, et qu’on n’a jamais purencontrer sur son dos qu’un gamin en quête d’amusement, oupeut-être embarrassé pour passer un gué.

Du sabot à l’épaule le lama ne dépasse pas unmètre de haut. Seul son long cou le fait paraître plus grand qu’iln’est en réalité.

Il est généralement brun, nuancé de noir ou dejaune. On en rencontre parfois de tout blancs ou de toutnoirs ; mais cela est rare chez les mâles. Sa laine est longueet grossière. Chez la femelle, plus petite de taille, elle est plusdouce et plus fine. Cette dernière n’est jamais employée à porterles fardeaux. On la réserve pour la reproduction, et les troupeauxde la puna sont presque exclusivement composés de mères avec leurspetits.

C’était le cas pour celui qui s’ébattait auxalentours de la hutte où nos amis avaient passé la nuit.

Dès l’âge de quatre ans les mâles sont dressésau transport des marchandises. Une selle ad hoc, appeléeyergua, en lainage grossier, est placée sur leurdos ; puis on y dispose les fardeaux. Le poids n’en doitjamais excéder soixante à soixante-cinq kilos ; autrement lelama, comme le chameau, se refuse absolument à marcher. S’il estpar trop exaspéré, il crache à la figure de son conducteur, etcette salive, extrêmement corrosive, fait naître des ampoules auxendroits qu’elle a touchés. On a vu des lamas, arrivés sous lesmauvais traitements à un paroxysme de rage ou de désespoir, seprécipiter contre les rochers pour s’y briser la tête.

Les lamas sont fort utiles dans les mines duPérou pour le charroi de l’or. Ils remplacent avec avantage lesânes et les mulets, car ils ont le pied très sûr, là où cesderniers pourraient à peine se soutenir.

On les rencontre souvent en longues caravanesse rendant à la côte pour y prendre un chargement de sel oud’autres denrées ; mais c’est une véritable perte, car il enmeurt beaucoup dans ces expéditions, parce que, natifs des hautesplaines des Andes, ils ne peuvent supporter la chaleur des bassesterres.

Un troupeau de lamas en voyage est chosecurieuse. Le plus grand marche le premier, c’est le conducteuraccrédité de toute la bande. Les autres le suivent à la file, à paslents et comptés, la tête ornée de rubans et de pompons, tandis queles petites clochettes suspendues à leur cou font entendre leurtapage argentin. Ils vont examinant autour d’eux tout ce qui sepasse. Malheur toutefois si la peur les prend ! Ils sedispersent de tous côtés, et ce n’est pas facile de leur fairereprendre leur rang. Au repos, ou quand ils commencent à y aspirer,ils font entendre ce bruit particulier dont nous avons déjà parléet qu’on a comparé au son d’une harpe éolienne.

Pour se faire charger, ils s’agenouillentcomme le chameau, en s’appuyant sur leur poitrine, où existe unecallosité à cet effet. C’est également dans cette posture qu’ilsdorment. Il faut toujours leur accorder une halte de jour, parcequ’ils ne mangent pas la nuit. Bien qu’incapables de longuestraites, ils n’en font pas moins des voyages considérables, pourvuqu’on leur ménage vingt-quatre heures de repos tous les cinq ou sixjours. Comme les chameaux de l’Orient, ils peuvent rester desjournées entières sans boire. Buffon, qui vivait à une époque oùles renseignements recueillis sur cet animal étaient des plusimparfaits, en cite un qui, dit-il, se passa d’eau pendant dix-huitmois. Telle était jadis l’exagération des voyageurs. À beau mentirqui vient de loin.

Ces utiles animaux sont aujourd’hui fortdépréciés. À l’époque de la conquête de l’Amérique, ils valaient de90 à 100 fr. L’introduction de bêtes de somme plus rapides etplus fortes les a fait déchoir dans l’opinion publique. Auxalentours des mines on les paye bien encore 20 fr. ; maisailleurs on en a tant qu’on en veut pour 10 fr. pièce.

Au temps des Incas, leur chair était fortestimée ; mais aujourd’hui on en mange beaucoup moins, depuisl’introduction des moutons, plus savoureux et d’une viande plusferme.

Quant à leur laine, nous avons vu qu’on entrouve l’emploi, malgré son peu de finesse.

Le guanaco, dont le nom s’écrit quelquefoishuanaco, est plus grand que le lama et a donné lieu desupposer qu’il était ou une espèce sauvage ou un lama revenu àl’état sauvage, ce qui n’est pas du tout la même chose. Aujourd’huiqu’on est mieux fixé, on a acquis la certitude que c’est une espèceparticulière, bien que de la même famille. Pour le domestiquer, ilfaut beaucoup de soins et de peines. Il ressemble au lama pour laforme. Sa couleur est d’un brun rouge sur le corps et d’un blancsale par-dessous. Ses lèvres sont blanches et la face gris sombre.Sa laine est plus courte que celle du lama, mais partout d’unelongueur uniforme.

Ces animaux vivent par troupes de cinq ou septindividus et sont d’une sauvagerie extrême, un rien leseffarouche ; ils ont, comme l’isard ou le bigorne, la facultéde se mouvoir dans les lieux les plus inaccessibles, sur les pentesles plus vertigineuses ; il est presque impossible de lesrejoindre lorsqu’ils ont pris la clef des champs.

L’alpaga est de toute cette famille celui quise rapproche le plus du mouton ordinaire, à cause de son épaissetoison. Sa laine douce et fine, et particulièrement soyeuse,atteint souvent douze centimètres de longueur et a pris dans lecommerce un rôle important.

L’alpaga est généralement blanc ou noir ;il y en a pourtant de tachetés. Il n’est pas employé comme bête desomme, mais élevé pour sa laine, qu’on tond régulièrement. Il a lamême obstination que nos moutons. On en a vu, après avoir étéséparés du troupeau, se laisser battre à en mourir plutôt que desuivre leurs conducteurs dans la voie où ceux-ci voulaient lesentraîner.

La vigogne est sans contredit la plus jolie etla plus gracieuse des bêtes dont nous nous occupons. Elle rappellemieux la forme de l’antilope et du daim que celle du mouton, et sacouleur est assez remarquable pour avoir donné lieu à uneappellation spéciale : tout le monde connaît aujourd’hui lateinte nommée couleur de vigogne. C’est un jaune rougeâtrerappelant les tons de la chatte isabelle. La poitrine et tout ledessous du corps sont blancs. La chair de la vigogne est sanscontredit un fin morceau très apprécié.

Sa laine, bien supérieure à celle de l’alpaga,vaut quatre fois plus et n’a pas démérité. Si les vieux Incass’enorgueillissaient à juste titre d’un riche vêtement tissé aveccette laine, de nos jours, les ricos ne tirent pas moinsde vanité de leurs splendides ponchos aux teintes naturelles.

Dissemblable en cela du guanaco, le sabot dela vigogne n’est destiné à fouler que la plaine.

Elle vit en troupeau d’une vingtained’individus, sous la conduite d’un vieux mâle fort adonné à lapolygamie, mais auquel il faut pardonner cette faiblesse, eu égardà la vigilance qu’il déploie en veillant sur les chers objets deses soins.

Posté à quelque distance pendant que lesfemelles broutent, il surveille les alentours ; et si quelquechose de suspect vient à frapper son regard, un sifflement aigu enavertit ses compagnes. Elles se rassemblent alors, la tête tournéedans la direction du péril, et prennent la fuite, d’abordlentement, puis avec la rapidité du cerf, tandis que le mâle resteà l’arrière-garde et s’arrête de temps à autre comme pour couvrirla retraite de son troupeau.

Ces races, quelquefois croisées entre elles,ont donné naissance à quelques hybrides qui se sont reproduits etont autrefois induit certains naturalistes en erreur, en leurfaisant croire à d’autres races séparées, tandis qu’il n’existe enréalité que quelques espèces intermédiaires.

Chapitre 8CHASSE À LA VIGOGNE.

 

La vigogne, ayant une aussi grande valeur poursa laine que pour sa chair, est de la part des Indiens l’objetd’une chasse effrénée. Malheureusement, elle est très difficile àaborder, ces vastes plaines nues n’offrant presque aucun abriderrière lequel on puisse se dissimuler pour l’attraper parsurprise.

Le mode le plus employé pour cette chasseparticulière est le « chacu », qui exige un grand nombred’individus.

En général, tous les habitants d’un mêmevillage s’unissent pour ces parties de chasse, qui sont un plaisirà certains égards et une affaire commerciale fructueuse. Les femmesy sont admises, quand ce ne serait que pour la cuisine et les menussoins, car ces sortes d’expéditions durent souvent plus de huitjours.

Les chasseurs, au nombre de cinquante à cent,se dirigent vers les hauteurs hantées de préférence par cet animal.Ils emportent d’immenses provisions de cordes, des quantités dechiffons multicolores et des pieux d’un mètre à un mètre trentecentimètres de hauteur.

Une fois arrivés à l’endroit qui leur paraîtfavorable, ils plantent leurs pieux à quatre ou cinq mètres dedistance, sur une circonférence d’un kilomètre à un kilomètre etdemi. Puis on les relie entre eux par une corde sur laquelle onsuspend les chiffons colorés dont on a eu le soin de se munir etque la bise agite incessamment.

Ce cercle reste ouvert sur une largeur de deuxcents mètres environ. Alors les Indiens, montés pour la plupart,font un immense détour, de manière à tourner les troupeaux, qu’ilschassent ensuite devant eux dans la direction de l’ouverture deleur vaste piège. Dès qu’une assez grande quantité de têtes debétail s’y est aventurée, on clôture l’espace libre de la mêmemanière que le reste, et les chasseurs, avec leurs bolas ousimplement avec la main, ont bientôt fait de capturer toutes cespauvres bêtes, assez simples pour s’arrêter net devant cettebarrière feinte qu’elles n’essayent même pas de franchir.

Il n’en est pas ainsi pour les guanacos,emprisonnés de même façon. Ceux-ci ont bientôt fait d’enjamber laclôture et d’entraîner à leur suite leurs cousines germaines lesvigognes. Aussi les chasseurs considèrent-ils comme une véritablecalamité qu’un seul guanaco se mêle aux troupeaux qu’ilschassent ; car alors c’est partie perdue ou tout au moinsremise.

La chasse dure plusieurs jours, et tout cetattirail de cordes, de chiffons et de pieux, est promené de placeen place jusqu’à ce qu’on ait la quasi-certitude qu’il n’existeplus de vigognes dans les environs. Après quoi on fait le partagedu produit de la chasse entre tous ceux qui y ont pris part.

Mais un habile Indien peut par sa seuleadresse entreprendre une chasse fructueuse.

L’ami de Guapo était réputé le plus habilechasseur de la puna. La vue de ce troupeau dans ce qu’ilconsidérait comme son domaine particulier était trop tentatricepour qu’il résistât au désir d’essayer son habileté.

Il disparut donc sans parler de ses projets etressortit bientôt de la hutte si complètement métamorphosé, que sinos voyageurs ne l’avaient pas vu sortir de son habitation, ils nel’eussent certainement pas reconnu. Il était entièrement revêtud’une peau de lama dont la tête et le cou, bien rembourrés pour lacirconstance, se balançaient avec beaucoup de naturel sur sa propretête. Les yeux étaient à portée de deux fentes dans le poitrail duprétendu lama ; et bien que les jambes laissassent quelque peuà désirer, l’ensemble était assez satisfaisant pour surprendre labonne foi des innocentes vigognes.

L’Indien se munit de ses bolas, son armefavorite. Disons en passant qu’elle se compose de trois balles deplomb ou de pierre, dont deux plus lourdes que la troisième.Chacune de ces balles est attachée à l’extrémité d’une fortelanière ou plutôt d’une corde faite précisément avec des nerfs devigogne ; et ces trois cordages sont réunis à l’extrémité.

Pour en faire usage, le chasseur garde dans samain la balle la moins grosse et fait tourner les autres au-dessusde sa tête jusqu’à ce qu’elles aient acquis le degré de rapiditévoulu. Alors il vise et lance les bolas, qui, décrivant des cerclesrapides, ne s’arrêtent que lorsqu’elles se sont enroulées à quelquechose. Si, comme on le désire, cela se trouve être les jambes del’animal visé, elles sont entravées sur le coup, et le moindreeffort pour se dégager jette la victime à terre, comme nous l’avonsvu précédemment dans le cas du taureau.

Mais il faut une sûreté et une vigueur de mainpeu communes, ou une longue pratique avant d’arriver à se servirutilement d’une pareille arme. Et le novice doit se tenir sur sesgardes, car il pourrait bien être le premier atteint et s’êtrecassé la tête avant d’avoir abattu sa première pièce de gibier.

Le vaquero n’avait rien à redouter desemblable, il était passé maître dans cet art depuis quelquequarante ans qu’il s’exerçait à lancer les bolas, et Léon, plus queles autres spectateurs, semblait intéressé à son succès. Letroupeau de vigognes n’était guère à plus de douze cents mètres dela hutte. Le vaquero fit les six cents premiers au pas decourse ; mais quand il fut plus près, il changea d’allure etse mit à marcher avec précaution. Les jolies créatures paissaientfort tranquillement, ne redoutant aucun danger, puisque leurseigneur et maître était à son poste.

On voyait ce dernier à son poste avancé. Ilétait aisément reconnaissable à ses formes robustes, à sa tailleplus élevée, à la fierté de sa démarche.

Le faux lama avait déjà passé près desguanacos sans exciter le moindre soupçon, ce qui était de bonaugure. Il se dirige maintenant vers le patriarche du troupeau.Chut ! Écoutez : voici son sifflement prolongé. Il apressenti le danger et en a donné avis à sa petite troupe, etcependant le vaquero avance toujours. Tenez ! Le voilà qui sedresse ; les bolas ont déchiré l’air, elles tournoient…, ellesretombent…, et le pauvre mâle renversé lutte vainement pours’enfuir.

Mais qu’importe ? Cela ne fera qu’unevictime, et c’est dommage !

Vous croyez ? Eh bien !Détrompez-vous. Ne voyez-vous pas les pauvres vigognes craintivesse rapprocher en courant ? Elles sont revenues, fidèles etterrifiées, partager le sort de celui qu’elles avaient coutume desuivre. Que feraient-elles sans lui ? Qui les guiderait ?Qui veillerait sur elles ?

Non, elles n’abandonnent pas leur seigneur etmaître. Les pauvres bêtes l’entourent avec des cris de détresse, etle faux lama a beau jeu. Il n’a plus de feinte à garder. Il a tiréson long couteau, et, l’une après l’autre, les victimes tombentautour de lui. Jusqu’à ce que la dernière ait succombé, il nes’arrête pas.

Maintenant la lutte est terminée. On n’entendplus dans la plaine que le bruit des lamas, des alpagas et desguanacos qui détalent épouvantés, et notre ami Léon, qui s’estjusque-là contenu à grand-peine, se rend en toute hâte sur le lieudu combat.

Il ne compte pas moins de dix-neuf vigognesayant chacune une blessure au flanc, et l’Indien lui affirme que cen’est pas la première battue aussi importante qu’il ait faite.

Chapitre 9CAPTURE D’UN CONDOR

 

Le vaquero, avec l’aide de son cheval,entreprit d’apporter chez lui son gibier. Guapo, avec la mule, luiprêta son concours empressé, et pas aussi désintéressé peut-êtrequ’il en avait l’air.

Il savait que l’air vif de la puna avaitdéveloppé chez ses maîtres un appétit encore aiguisé par une nuitsans sommeil, grâce aux chiens d’une part et de l’autre à un petitbétail que l’on ne mange pas, mais qui vous mange et dont la huttedu vaquero semblait être le rendez-vous général.

Ce transport une fois terminé, une desvigognes fut dépecée, et l’on en fit de plantureuses grillades quicomposèrent un déjeuner exquis.

Mais toutes ces vigognes et la peau fraîche dutaureau étendue sur le sol à quelque distance pour sécher, avaientattiré l’attention des condors ; quatre ou cinq de ces oiseauxde proie planaient déjà au-dessus, n’attendant qu’un instantfavorable pour venir s’en saisir.

Le vaquero, qui ne cherchait qu’à se rendreagréable au fils de Don Pablo, lui demanda s’il aurait du plaisir àvoir capturer un condor. Naturellement Léon sauta de joie à cetteidée, et la chasse fut décidée en principe.

L’enfant se demandait si c’étaient lesfameuses bolas qui serviraient à attraper les farouches créatures,qui ne se laissent jamais approcher même à une portée de fusil. Ilignorait dans quelles conditions on a chance de réussite avecelles. Ce n’est que quand elles se sont gorgées de chair putride aupoint de ne pouvoir plus s’envoler, qu’on peut les frapper avec unbâton, les étourdir et s’en emparer. À jeun, la chose seraitimpossible, le condor étant extrêmement farouche et défiant ;ce qui n’a rien d’étrange, si l’on considère que sa tête est mise àprix et qu’il est sans trêve ni merci en butte aux ruses deschasseurs, à cause des ravages qu’il exerce parmi les portées delamas et autres animaux.

Le vaquero s’empara d’une longue corde, et,plaçant la dépouille du taureau sur ses épaules, il pria Guapo del’accompagner avec les chevaux. Quand il fut à cinq ou six centsmètres de sa demeure, il s’étendit tranquillement à terre, dans untrou qui lui avait déjà servi maintes fois, en ayant soin de secouvrir complètement de la toison dont le côté sanglant étaittourné en dehors comme pour sécher.

Guapo et les deux chevaux n’étaient là quepour donner le change aux condors, qui surveillaient attentivementtout ce qui se passait dans la plaine ; mais le vaquero étaitsi bien caché par sa bizarre couverture, que les yeux les plusperçants n’eussent pu découvrir ce qu’il y avait dessous ; etquand Guapo s’en retourna en emmenant les chevaux, les condorspurent être persuadés qu’il ne laissait rien derrière lui que cettechair rougeâtre si appétissante pour des gloutons de leurnature.

Ils ne tardèrent pas à descendre, le voisinagede la hutte ne les épouvantant plus. Le plus grand, et le plusvorace sans doute, fut bientôt posé à quelque distance de l’objetde sa convoitise. Puis, ne voyant rien de suspect, il se rapprochapeu à peu et finit par sauter sur la peau, qu’il se mit àdéchiqueter à grands coups de bec.

Mais à ce moment un mouvement se produisitsous la dépouille ainsi maltraitée, et l’on put voir le condoragiter ses grandes ailes, comme s’il cherchait à s’envoler et qu’ilfût néanmoins cloué au sol. C’est que l’imprudent était bel et bientenu par la patte, tandis que son camarade s’empressait de regagnerles plaines azurées du ciel, où l’on est autrement en sûreté quedans celles de ce bas monde.

Léon s’attendait à voir le vaquero sedémasquer tout à coup ; mais le rusé chasseur s’en gardabien : c’eût été s’exposer inutilement. Assis par terre, satête et ses épaules nues soigneusement cachées, il achevait sacapture en attachant sa corde à la patte de son captif. Puis ilrejeta brusquement la dépouille protectrice, sauta sur ses pieds ets’enfuit à toutes jambes.

Le condor, apparemment très satisfait deretrouver sa liberté, s’apprêta à en faire bon usage, et d’un bond,tout joyeux, s’éleva dans l’espace, entraînant la peau du taureauaprès lui.

Léon poussa un cri de détresse en le croyantparti. Mais le vaquero ne partageait pas cette inquiétude, car iltenait l’extrémité de la corde enroulée à son poignet. Et l’oiseau,moitié parce qu’il était gêné dans son essor par la peau désormaisimportune, moitié parce que son vainqueur imprima une secousse à lacorde qui le retenait captif, ne tarda pas à redescendre lourdementvers le sol. Guapo accourut prêter main-forte à son ami, et tousdeux, non sans grand-peine, et sans courir quelques risques d’êtreéborgnés, ils lui passèrent la corde à travers les narines. Unefois cette opération délicate terminée, on était assuré del’obéissance du vaincu. On l’amena sans aucune difficulté près dela hutte, où on l’attacha jusqu’à ce que son vainqueur eût décidéle meilleur parti à tirer de sa prise.

Chapitre 10DANGERS IMPREVUS.

 

La matinée n’était pas encore très avancée,car la chasse aux vigognes et celle du condor n’avaient pris qu’untemps relativement fort court. Mais Don Pablo avait hâted’augmenter la distance qui devait le séparer de ses persécuteurs.Aussi une paire de vigognes fut-elle vivement dépouillée et dépecéepour servir de provision de route aux proscrits, et les lamaspromptement rechargés ; puis on se sépara.

Le vaquero aurait bien voulu lesaccompagner ; mais il lui incombait une tâche autrementimportante et délicate, celle de veiller à la sécurité desvoyageurs.

Dès que ses hôtes l’eurent quitté, il détachases quatre chiens, et, les conduisant devant la pile de vigognes,il leur enjoignit de les défendre avec soin contre tout ennemibipède ou quadrupède qui prétendrait se régaler à leurs dépens.

Sûr désormais que le produit de sa chasseserait bien gardé, le brave Indien sella son cheval et se rendit àun point de la montagne d’où il pouvait embrasser la route jusqu’àCuzco. Si une troupe de soldats eût été lancée à la poursuite desfugitifs, il n’eût pas manqué de les apercevoir plusieurs heuresavant leur arrivée à ce point culminant, et il eût pu au galop desa monture rejoindre Don Pablo, pour lui en donner avis.

Mais ce fut en vain qu’il fit le guet jusqu’ausoir : pas une âme ne parut. Au coucher du soleil, il regagnasa misérable demeure, heureux et fier d’avoir encore rendu serviceà sa patrie en veillant au salut d’un de ses plus noblesenfants.

Retournons maintenant à nos voyageurs.

Ils mirent toute la journée à traverser leplateau, et le soir ils campèrent sous un roc en saillie quiprotégea leur sommeil. Ils avaient retrouvé un peu de tranquillitéen voyant leur fuite s’effectuer sans encombre ; mais cela neles rendit pas moins vigilants ; car l’aube du lendemain lesretrouva prêts à reprendre leur route.

Ils s’engagèrent dans un nouveau défilé demontagnes, où ils commencèrent par monter encore, puis la déclivitése produisit. Ils avaient franchi le sommet des Andes et setrouvaient sur son versant oriental. Un jour ou deux allaient lesamener sur l’extrême limite de cette forêt immense qui s’étend despremières pentes des Andes aux rivages de l’Atlantique. Tristerefuge ! Car nulle route n’existe dans ces solitudesprofondes, qui ne sont sillonnées que par leurs rivières et leurstorrents, que l’Indien ne se hasarde même pas à explorer, et où lejaguar en quête de sa proie est obligé de la poursuivre par lesommet des arbres. Encore un jour, et ils entreraient dans lamontana, car tel est le nom que, par un étrange abus destermes, on a donné à cette forêt vierge qu’ils apercevaient déjà àcertains coudes de la route, comme un verdoyant et sombreocéan.

On ne rencontrait, et cela de bien loin enbien loin, que quelques Indiens aborigènes épars dans cette régionsans bornes. Aux jours mêmes de leur puissance, les Espagnols neparvinrent pas à les soumettre, et les Portugais ne furent pas plusheureux.

De loin en loin quelque missionnaire essaya deles convertir ; mais ses efforts échouèrent comme ceux desconquérants ; et sauf quelques forts isolés, ou quelque ruineattestant l’existence lointaine d’une station missionnaire, toutela montana est restée aussi indomptée et indomptable qu’à l’époqueoù les vaisseaux de Christophe Colomb sillonnèrent pour la premièrefois les eaux de la mer des Caraïbes.

Jamais les colons espagnols n’ont pu se fixersur les limites de cette étrange région. Plus d’une expédition aété entreprise le long de ses cours d’eau, en quête de la contréefabuleuse de Manoa, dont le roi, disait-on, se couvrait chaquematin d’un nouveau vêtement de poudre d’or, ce qui l’avait faitsurnommer El Dorado (le doré) ; mais toutes ces expéditions seterminèrent par le plus mortifiant insuccès. Les établissementsespagnols ne s’étendirent pas plus loin que les sierras (montagnes)qui forment les premières pentes des Andes, à quatre-vingts ou centvingt kilomètres des villes opulentes situées dans les plaineshautes du Pérou.

Le noble proscrit avait donc franchi leslimites de la civilisation. S’il apercevait un être humain sur saroute, ce ne pouvait être que quelque Indien à demi sauvage ;mais il était certain de n’y point rencontrer un homme de raceblanche : c’était bien le désert qui s’ouvrait devant sespas.

Et qu’est-ce qu’un homme comme lui allaitpouvoir faire au désert ?

Cette question, il ne se l’était pas posée. Ilavait fui avec l’instinct de conservation qui nous attache à lavie ; et maintenant encore il ne songeait pas à revenir enarrière… En arrière…, quand il savait qu’un ennemi implacable avaitsoif de son sang ; que ses biens étaient confisqués, que saliberté et celle de sa famille étaient aliénées à jamais ! Noncertes, il n’y songeait pas. L’avenir prendrait soin de ce qui leregardait. Vite à la montana, vite au désert, pourvu qu’il seconservât aux siens, et que les siens lui fussentconservés !

La route que suivaient nos voyageurs n’étaitautre qu’une sente tracée par les bestiaux. Elle longeait le bordd’un torrent écumeux qui sans doute roulait ses eaux vers legigantesque Amazone, dont les sources se rencontrent sur tout ceversant des Andes, drainant un espace qui ne comprend pas moins devingt degrés de latitude.

Vers le soir, notre petite troupe avait gagnéles éperons de la Cordillère. Sa marche devint extrêmementdifficile. L’étroit sentier, que l’on appelle en espagnolcuesta arriba, cuesta abajo (par monts et par vaux),gravissait tantôt des pentes abruptes, tantôt se perdait dans desravines si profondes, que les rayons du soleil y pénétraient àpeine.

La Cordillère des Andes a seule la spécialitéde chemins de montagne aussi impraticables ; ce qui tient à lastructure particulière et géologique de cette chaîne. On yrencontre d’immenses crevasses nommées quebradasdansl’Amérique du Sud, et qui ont parfois jusqu’à six cent soixantemètres de profondeur. On pourrait croire qu’une montagne entière aété extraite de ces précipices et transportée qui sait où ? Etnéanmoins, pour passer, il faut atteindre le fond de ce gouffre ensuivant un sentier taillé au flanc du roc, et parfois si étroit,que c’est à peine si la mule au pied sûr ose s’y engager. Parfoisun pont suspendu, formé par un arbre abattu, est le seul cheminpour traverser un précipice effroyable au fond duquel mugit untorrent aux eaux tumultueuses ; si bien que le cœur vousmanque à le considérer ; et ce pont lui-même, suspendu par descordes après lesquelles se sont enlacées des lianes, se balancecomme un hamac sous les pieds du voyageur blêmissant.

Celui qui n’a voyagé qu’au milieu des paysagesagrestes etdes scènes paisibles de l’Europe ne peut se faire uneidée des voies dangereuses sur lesquelles il faut se risquer, sil’on veut traverser les Andes. Le passage des Alpes ou des Carpatesest jeu d’enfant en comparaison. Au Pérou, la vie des hommes et desanimaux est sans cesse en péril et souvent sacrifiée. À chaqueinstant les mules glissent sur la rampe étroite, ou brisent sousleurs pas le fragile pont de « sogas », entraînant dansle vide leurs cavaliers, qui tourbillonnent et se brisent contreles aspérités du sol ou disparaissent dans les eaux écumantes dutorrent.

Ces accidents sont journaliers, et cependanttelle est l’apathie des Spano-Indiens, que l’on ne fait rien pourles empêcher. « Chacun pour soi, » c’est la devise, et ilfaut qu’un pont ait disparu dans l’abîme, qu’une corniche soitdevenue réellement impraticable pour qu’on fasse l’effort de lesréparer.

Mais le chemin ou plutôt la piste qu’avaitprise Don Pablo n’avait jamais connu de réparations. Nulle main n’yavait établi de ponts. Il était tel que la nature l’avaittracé.

Quand il y avait un cours d’eau, s’il n’étaitpas guéable, il fallait le traverser à la nage. Ce n’était rienquand il se contentait de suivre le lit du torrent ; le pireétait quand il s’en écartait pour courir pendant des heures surquelque étroite corniche où l’on se sentait pris de vertige.

Chapitre 11RENCONTRE AU-DESSUS DE L’ABIME.

 

Cette nuit-là, en dépit de leur extrêmelassitude, nos voyageurs durent camper au fond d’une étroite ravinetraversée par un torrent. Ils trouvèrent juste assez de place pours’étendre sur le roc nu. Mais c’était déjà quelque chose de pouvoirs’étendre, et ils ne se plaignirent pas. Les animaux durent secontenter pour souper des feuilles succulentes, mais épineuses, ducactus opuntia, ou des longues feuilles fibreuses de l’agave ;mais ils étaient encore plus fortunés que nos voyageurs, quiavaient épuisé leurs provisions d’ocas et de macas. La chair devigogne était la seule chose qu’il leur restât à manger ; etsans pain ni légumes, cela composait un maigre repas. Don Pablocherchait vainement autour de lui s’il n’apercevrait pas une plantequelconque dont on pût tirer un parti comestible ; mais toutesa science de naturaliste ne l’amena à aucun résultatsatisfaisant.

Heureusement Guapo était là, Guapo dontl’expérience valait bien toutes les théories du monde.

Guapo, devinant ce que son maître désirait,alla cueillir un pied de maguey sauvage (agave), dont le cœurcharnu, en forme d’œuf, et la partie supérieure des racinesconstituent une nourriture excellente, surtout si on le cuit avecde la viande.

Cette plante croît en abondance dans lesendroits les plus stériles, et l’on peut dire avec vérité que c’estle trésor du désert. Ses feuilles longues et épaisses donnent,quand on les ouvre, un liquide frais et abondant qui a maintes foissauvé la vie à des voyageurs altérés.

Dans les hautes plaines du Mexiqueseptentrional, les tribus nomades des Apaches, des Navajoes et desComanches, en font une grande consommation. Ils la font cuire avecde la viande de cheval, dans des trous creusés dans la terre etremplis de pierres surchauffées.

Une des tribus des Apaches fait siexclusivement sa nourriture de cet aloès sauvage, qu’ils ont reçule surnom de Mezcaleros, mangeur de mezcal, ce dernier nom étantcelui du maguey dans leur langue.

Cette plante sauvage est presque la seule quise rencontre dans maintes parties des Andes, dont le sol eststérile ; elle semble avoir été donnée au désert par laprévoyante nature, afin qu’en tous lieux l’homme puisse trouver dequoi subsister.

Guapo fournit donc au souper une addition fortappréciée ; et encore une fois nos amis fermèrent leurs yeuxen murmurant une prière d’actions de grâces.

Le lendemain, nos voyageurs, après avoir faitdeux ou trois kilomètres, gravissaient la montagne sur une de cesrampes étroites dont nous avons parlé. Ils étaient à plusieurscentaines de mètres au-dessus d’un torrent qui roulait au fond d’unvallon sombre. À leur droite, s’élevait à pic la muraille deporphyre, sombre, menaçante et abrupte.

Le sentier se rétrécissait parfois au pointque deux montures n’eussent pu y passer de front, et que leursregards plongeaient forcément dans le précipice vertigineux dontils auraient aimé à détourner leurs pensées. Ces terribles passesont quelquefois plus de cent mètres de longueur, et tournent auflanc de la montagne de telle manière, qu’il est rare d’yrencontrer un ou deux tournants.

Dans les routes fréquentées où de semblablesdéfilés se rencontrent, il est d’usage de crier plusieurs foisavant de s’y engager, afin de donner le temps d’obtenir une réponsede ceux qui pourraient venir en sens inverse.

Quelquefois cette précaution est omise, etdeux files de mulets ou de lamas se rencontrent en sens inverse surcette voie impraticable ; alors malheur aux infortunésconducteurs ! Une scène terrible s’engage sur cet étroitthéâtre. Toutes les bêtes de somme doivent être déchargées etreconduites à reculons vers l’ouverture de la rampe, afind’attendre que le passage puisse leur être livré, ce qui n’arrivepas sans entraîner parfois les plus redoutables conséquences.

Au moment dont je parle, la mule qui portaitDona Isidora et sa fille marchait en tête, suivie du cheval de Léonet des deux lamas à la file. Guapo et Don Pablo venaient ensuite,fermant la marche.

Le torrent mugissait au-dessous d’eux avec unbruit lugubre. Le vertige s’emparait de tous nos voyageurs et lesforçait à fermer les yeux en recommandant leur âme à Dieu, àl’exception de l’Indien, pour qui le danger n’existait pas, pourainsi dire, tant il y était accoutumé.

La petite troupe était arrivée au pointculminant de la route, et précisément à un angle du rocher quicachait l’extrémité de la rampe. Tout à coup la mule s’arrêta endonnant de telles marques d’épouvante, que Dona Isidora et Léonalaissèrent échapper un cri d’effroi.

Naturellement tout le monde dut s’arrêterderrière la malheureuse mule que la peur secouait. Don Pablos’informait avec anxiété de la cause de cet arrêt, et personne nepouvait lui répondre, ce qui ajoutait à son inquiétude. Toutefoisl’incertitude cessa bientôt.

De l’autre côté du rocher apparaissait la têted’un taureau sauvage, et bientôt les deux cornes d’un second qui lesuivait. Combien y en avait-il comme cela ? Déjà la vapeurfumante qui se dégageait des naseaux de l’animal farouche se mêlaità l’haleine entrecoupée qui sortait de la bouche de la pauvre mule.Celle-ci, comprenant l’imminence du péril, s’était affermie au borddu précipice ; mais qu’eût été sa force contre celle de sonterrible adversaire, si aucune main secourable ne fût intervenuepour la délivrer ?

Au milieu des cris de terreur des enfants etdes animaux, une voix s’éleva, qui domina le tumulte. C’était cellede Guapo criant :

– Maître, vos pistolets ; vite vospistolets !

Plus rapide que la pensée, un corps souple seglissa entre les jambes des lamas et du cheval, et se redressadevant la mule : c’était Guapo.

Le taureau, irrité par l’obstacle quis’opposait à son passage, avait baissé la tête, et, les cornes enavant, les yeux lançant des éclairs, une écume de rage coulant desa bouche enflammée, se préparait à charger ; mais unedétonation se fit entendre, ensuite un piétinement, et comme unbruit de lutte cachée par la fumée de la poudre, puis un choc sourdcomme celui d’un corps pesant qui tombe dans le vide.

À peine le nuage du premier coup de feuétait-il dissipé, qu’une seconde détonation retentissait, suiviedes mêmes piétinements convulsifs et du bruit très distinct d’unsecond corps roulant au fond du précipice.

Quand la fumée se dissipa enfin, il n’y avaitplus de taureau en vue.

Mais Guapo avait déjà tourné la saillie de rocet inspecté l’autre extrémité de la rampe, pour s’assurer que lesdeux intrus n’étaient suivis d’aucun autre, et il revenait déjàtriomphant et joyeux, disant :

– C’est fini, maître, vous pouvezavancer ; la voie est libre.

Chapitre 12LA CROIX SOLITAIRE.

 

Après deux jours encore de cette marchefatigante, le chemin s’écarta tout à coup des bords du torrent etentraîna nos voyageurs sur la crête d’une haute montagne quiformait angle droit avec la chaîne principale.

Bientôt enfin toute trace de route se perdit.Ils étaient arrivés à la Ceja de la Montana, dans une région boiséedistincte de la montana elle-même, parce que celle-ci est commenous l’avons dit, sur les dernières pentes des Andes dans laplaine.

Durant cette première journée dans les bois ilsemblait à Don Pablo qu’il y découvrait parfois des vestiges deroute, vestiges qui disparaissaient bientôt sous les broussaillesau milieu desquelles le macheté de Guapo, moitié couteau, moitiéépée, avait fort à faire pour ouvrir un passage à la petitetroupe.

Ces vestiges de route ne sont pas rares auxabords de la montana et sont généralement l’indice d’une tentativemanquée de colonisation. Mais presque partout les lianes et uneexubérante végétation ont effacé jusqu’à la dernière trace del’homme dans ces parages.

Don Pablo ne fut pas surpris lorsque le cheminmanqua devant ses pas. Il y avait longtemps qu’il s’y attendait. Ildevenait néanmoins urgent de voir où et comment on allait sediriger désormais.

La journée était avancée ; il fallaitsonger à trouver un gîte pour la nuit. Les animaux étaient rendusde fatigue. Les lamas surtout, qui souffraient encore plus de lachaleur que de la fatigue depuis qu’ils avaient quitté les hautesterres, perdaient visiblement leurs forces.

Nos voyageurs mirent pied à terre dans unesorte de petite clairière. On déchargea les pauvres bêtes ; onalluma un grand feu et l’on établit un campement régulier.

La nuit n’était pas encore tombée quand leursarrangements et le repas du soir furent terminés, et tous segroupèrent pour se reposer.

C’était un groupe bien triste à toutprendre.

Don Pablo, fort abattu, se taisait, ne sachantquel avenir s’ouvrait désormais devant lui et ses bien-aimés.

Doña Isidora, assise auprès de lui, faisait devains efforts pour l’encourager et pour l’égayer ; elletrouvait encore le courage de lui sourire et de lui dérober leslarmes que l’inquiétude faisait monter par moment dans ses grandsyeux fixés avec amour sur son mari.

Léona, accablée par la fatigue, dormait d’unsommeil lourd, la tête appuyée sur les genoux de sa mère. Léon,tout pensif devant la tristesse de son père, gardait un silencepénible. Guapo, absorbé par les soins que réclamaient ses lamas,tournait le dos au campement.

– Allons, cher ami, disait l’affectueuse jeunefemme, ne sois pas si désolé. Nous avons déjà un grand point degagné, tu le sais. Nous sommes tous ensemble sains et saufs. Jamaisles émissaires du vice-roi ne songeront à nous poursuivrejusqu’ici.

– Cela se peut, répondait Don Pablo avecamertume ; et puis après ? Nous avons échappé à la mort,c’est vrai ; mais à quoi ? Pour végéter comme dessauvages dans ces bois sans issue, y succomber, minés par la faim,ou tomber sous les coups des indiens. Belle perspective, mafoi !

– Chut ! ne parle pas ainsi, Don Pablo.D’abord je n’ai jamais entendu dire que les tribus de ces régionsfussent cruelles. Nous ne les attaqueront pas ; et à quoi leurservirait-il de faire du mal à des êtres inoffensifs commenous ? Que parles-tu de mourir de faim, quand ces forêts sontpleines de racines et de fruits, qui suffiraient à eux seuls àentretenir longtemps l’existence d’une famille !

Et comment veux-tu que je m’effraye surtoutavec les connaissances que tu possèdes ? Voyons, cher ami,point de découragement. Dieu ne nous abandonnera pas ; cen’est pas après nous avoir permis d’échapper à des ennemis aussiacharnés que les nôtres, et nous avoir délivrés des incessantspérils que nous venons de traverser, qu’il cesserait de nousprotéger et de nous garder.

Peu à peu les consolantes paroles de sa doucecompagne pénétraient le cœur de Don Pablo et y ramenaient l’espoir,l’énergie et la foi. Il l’embrassa avec tendresse ; elle luifaisait l’effet d’un bon ange. Sa vigueur, qui semblait l’avoirabandonné depuis quelques jours, renaissait sous cette réactionbienfaisante, et son accablement disparut. Il se leva sous l’empired’une résolution nouvelle. Un arbre géant se dressait au-dessus del’endroit où Doña Isidora était assise ; ses branches basseset rapprochées en rendaient l’accès, sinon facile, du moinspossible. Il y grimpa.

Quand il fut assez haut pour dominer lacontrée environnante, il s’arrêta, et, tourné vers l’est, ilinterrogea longuement l’horizon, tandis que le reste de la petitetroupe silencieuse observait avec anxiété.

Il n’y avait pas longtemps qu’il était ainsioccupé lorsqu’un changement soudain se produisit dans saphysionomie, qui devint radieuse. Isidora, qui lisait sur sestraits toutes ses impressions, s’empressa de lui demander ce qu’ily avait de nouveau ; mais il lui recommanda le silence et lapatience, et continua son inspection.

Il avait bien fait de l’exhorter à lapatience, car il en fallut à Doña Isidora. Plus d’une demi-heures’écoula avant que Don Pablo songeât à redescendre. Absorbé dansses méditations, il avait depuis longtemps oublié la hautesituation qu’il occupait dans l’arbre, et mûrissait évidemmentquelque grand projet.

Ce ne fut que lorsque le soleil disparutderrière les arbres qu’il revint au souvenir du temps écoulé depuisque sa femme l’avait appelé ; comprenant combien il avaitabusé de sa longanimité, il s’empressa de redescendre dans lesrégions qui le rapprochaient des membres de sa famille.

– Voudriez-vous me dire, Don Pablo, commençaIsidora, feignant un mécontentement qui était bien loin de soncœur, comment vous osez vous représenter devant moi, après uneconduite semblable ?

Puis, changeant immédiatement deton :

– Voyons, qu’as-tu vu de si riantlà-haut ? Dévoile-nous vite ce mystère.

– En tout cas, il ne saurait y en avoir pourtoi, chère amie. Mais laisse-moi d’abord te faire mes excuses demon impardonnable distraction. Et maintenant venons au fait.

Tous se groupèrent sur un tronc d’arbre queGuapo venait d’abattre et de dépouiller de ses branches pourentretenir le feu ; car ils étaient arrivés sur les confinsdes domaines du terrible jaguar, et il était urgent, pour lasécurité de la nuit, qu’une flamme claire et brillante écartât lesfauves du camp.

– Tu avais raison, ma bonne Isidora, repritDon Pablo, Dieu ne nous a point abandonnés, et j’ai vu trois chosessuffisantes pour renouveler mon courage et mon ardeur. D’abord, enregardant vers la Montana, j’ai aperçu un grand fleuve courant dansla direction du nord-est, et déroulant dans la verdure ses replisscintillants comme ceux d’un immense serpent. À cette vue, mon cœura bondi ; car ce ne peut être que la rivière Madre de Dios,dont l’existence a été révoquée en doute, mais qui existe, j’en aimaintenant la certitude. On m’avait bien dit qu’elle se trouvaitdans cette région et que c’était un des affluents del’Amazone ; qu’elle avait été découverte par un missionnairequi en avait délimité le cours, et dont le tracé s’est perdu avecles autres fruits de la mission. Persuadé que c’est bieneffectivement la Madre, je me lançai dans cet ordre d’idées quenous pouvions en descendre le courant sur un radeau jusqu’àl’Amazone même ; et qu’en suivant ce dernier fleuve jusqu’àson embouchure, nous rencontrerions la ville de Gran Para, où nousserions rendus à la vie civilisée et pourtant à l’abri de nospersécuteurs. Mais à cette première réflexion en succédèrentd’autres moins gaies. Une fois à Gran Para, me dis-je, ruinés commenous le sommes, que deviendrons-nous ? Et même dénués de toutcomme nous le sommes, comment atteindre ce port ? Il faut aumoins des provisions pour un pareil voyage, c’est donc folie d’ysonger. Et mes brillantes espérances se flétrirent aussi vitequ’elles étaient nées.

– C’est vrai, dit Isidora, j’ai bien remarquéle changement survenu dans ton expression.

– Je me représentai alors, je le confesse,notre arrivée à Gran Para dans le dénuement complet où nous noustrouvons, et je ne voyais d’autre alternative que la mendicité àlaquelle je serais réduit dans les rues de cette grande cité, ou,pour épargner cette honte à mes susceptibilités naturelles,l’obligation d’accepter cette vie de sauvage à laquelle je tecondamnais, ainsi que les enfants, dans ces bois sans cesse exposésaux attaques des bêtes fauves et des Indiens.

Pendant ce temps, mes yeux erraientmachinalement sur l’océan de verdure qui nous environne de toutesparts. Soudain un groupe d’arbres au feuillage teinté de rose etsitué à peu de distance, attira mon attention. Je regardai autourde moi et j’en découvris des quantités sur les pentes de laSierra ; c’est alors que mon cœur a bondi de joie. Je lesconnais bien, ces arbres précieux ; ce sont des cinchonas,dont l’écorce fournit le fébrifuge connu sous le nom dequinquina.

De nouvelles perspectives s’ouvraient devantmon imagination éblouie.

– Pour une fortune perdue, me disais-je, voiciune mine inépuisable qui n’attend que d’être exploitée. Je me ferai« cascarillero » et bientôt je rendrai aux miens lesrichesses et le bonheur auxquels ils ont droit.

Pour cela, ce qu’il faut, c’est réunir desprovisions considérables d’écorce, en charger un radeau, puisarriver au port, non plus en mendiants, mais avec un fond demarchandises qui assurera d’abord l’aisance, puis, à mesure quenotre industrie se développera, l’abondance et même l’opulence.

Mais avant tout, le plus pressé était detrouver le moyen de subsister jusqu’à ce que notre provision soitfaite. En présence d’un travail rude comme celui que je meproposais d’entreprendre, il fallait songer à conserver nos forces,pour qu’elles puissent se prêter à nos desseins. Je me suis doncremis à étudier la forêt avec plus de soin pour chercher à enpressentir les ressources.

Bientôt, à cent soixante mètres au-dessous denous, j’ai distingué une petite vallée sur le bord du torrent que,je crois, nous avons suivi si longtemps. J’y ai remarqué les largesfeuilles du bananier et celles tout aussi remarquables du yucca. Laprésence de ces deux plantes, qui ne sont point originaires decette région, est donc l’indice certain d’un établissement actuel,ou bien abandonné ; mais je penche plutôt pour cette dernièrehypothèse, car je n’ai découvert ni bâtiment, ni aucune apparencede fumée. Ce doit être un « chacra » indien ou quelqueancienne mission.

Quoi qu’il en soit, grâce au fruit dubananier, nous sommes désormais assurés d’une nourriture saine etabondante.

– Oh ! Papa, viens donc voir, s’écriaLéon, qui se promenait depuis que la conversation avait pris untour un peu trop sérieux pour lui. Il y a là-bas un groupe d’arbresau milieu duquel s’élève positivement une grande croix.

Don Pablo et sa femme se rendirentimmédiatement aux instances de leur fils et arrivèrent bientôt àl’endroit indiqué. Ils y trouvèrent en effet une croix de bois,dans un état complet de vétusté, penchant vers le sol, mais surlaquelle on lisait encore la légende suivante profondément gravéesur la barre transversale : Brazos de Dios.

– Oui, répondit Doña Isidora tout émue. Oui.Nous savons que c’est lui qui nous a guidés jusqu’ici. Dieu estvisiblement avec nous !

Chapitre 13LA MISSION ABANDONNÉE.

 

Toute la famille se coucha cette nuit-làpleine d’une joie confiante, bien qu’elle ne fut pas encore exemptede toutes préoccupations.

Don Pablo considérait la présence de la croixcomme un augure favorable. En effet, un missionnaire seul pouvaitl’avoir plantée, et il se trouvait probablement dans les alentoursde la mission un terrain autrefois cultivé, où les plantesnécessaires à la vie devaient s’être perpétuées.

Dès qu’il fit jour, Don Pablo monta de nouveauà son observatoire pour chercher à s’orienter, et appela Guapo pours’entendre avec lui sur la route à suivre ; car, sansboussole, il est très difficile d’atteindre un but déterminé quevous n’avez fait qu’apercevoir du sommet d’un arbre. Et souventdans les forêts vierges le voyageur, à la fin d’une fatigantejournée, se retrouve le soir presque à son point de départ dumatin.

Après avoir noté attentivement la situation dela vallée et avoir cherché à se créer des points de repère, DonPablo et Léon s’occupèrent de charger les lamas, de seller lecheval et la mule, tandis que Guapo, avec son macheté, ouvrait unevoie au milieu des broussailles.

Toutefois cette opération fut moins longue etmoins pénible qu’on ne se l’était imaginé.

Dès qu’il eut fait une tranchée de quelquescentaines de mètres, l’Indien retrouva la trace d’un sentier quidevint bientôt praticable ; et moins d’une heure après lesexclamations joyeuses de tous nos amis annonçaient leur arrivée auterme du voyage.

Ils avaient réellement un motif de pousser descris de joie.

Devant eux, au bord du torrent à l’eau fraîcheet limpide, s’élevaient de superbes musacées, plantains etbananiers (musa paradisiaca et musa sapientium),aux larges feuilles satinées d’un vert tendre, et, ce qui était leplus intéressant, chargées de grappes énormes pesant chacune aumoins cinquante kilos. Il y avait à manger pour un régiment toutentier.

Mais ce n’était pas tout.

À une petite distance de la rivière, sur unterrain plus sec, se trouvait une plante non moins précieuse, dequatre à cinq mètres d’élévation et de la grosseur du poignet, lejuga indien (jatropha manihot) des naturalistes ;tous en connaissaient les propriétés et savaient que de sa racineon extrait la fameuse cassave, fécule excellente qui fournit lepain aux habitants de ces régions. Ils pouvaient donc à bon droitse considérer comme sauvés.

Outre cela, il existait des fruits enabondance : des mangues et des goyaves, des oranges et descherimolias, fruits préférés des Péruviens ; des pamplemousseset des limons doux. Et ici… Voyez donc, un champ de cannes à sucre,déployant leurs feuilles soyeuses et balançant au vent leurs jaunesépis.

On marchait de surprise en surprise ; onn’avait pas fini de s’extasier sur une découverte, qu’un autremembre de la famille appelait de son côté pour faire admirer unenouvelle source de richesses.

Ici c’était un caféier chargé de baiesmûres ; plus loin, un cacaoyer (theobroma cacao).Mais qu’est-ce que cet arbuste qui ressemble à l’oranger ?C’est une sorte de houx, le yerbamaté ou thé du Paraguay (ilexparaguensis).

Ainsi avançaient nos voyageurs, la joie dansl’âme, ne comptant plus leurs trésors. Il n’y eut pas jusqu’à laplante favorite de Guapo, le coca, qui ne se trouvât tout à pointpour réjouir les yeux du digne Indien.

Quelque bon moine avait planté ces arbres etles avait soignés avec amour, se berçant de l’espoir d’établir ences lieux une communauté florissante. Puis les mauvais joursétaient venus, peut-être la révolte de Juan Santos, oul’insurrection plus récente de Tupac Amaru. Les sauvages avaienttourné leur fureur contre le digne prêtre, qui avait dû tomber sousleurs coups, de même que la maison du missionnaire, dont il nerestait pas un seul vestige.

Sans cette curieuse et intelligente collectionde plantes, ce coin de terre, qui avait été cultivé avec tant desoin, eût pu être pris pour une simple éclaircie que le hasardavait créée au sein de cette forêt primitive.

Quand les premiers transports d’une joie aussilégitime que motivée se furent enfin calmés, on tint conseil sur cequ’on allait faire. La délibération ne pouvait être longue. Unechose s’imposait à l’esprit de tous : c’est qu’il fallaitélever une maison au milieu de ce jardin et s’y établir au moinsmomentanément.

Le sort des pauvres lamas fut également fixé.Puisqu’ils ne pouvaient pas vivre dans cette région tempérée,autant valait les tuer tout de suite. Leur chair est trèsimparfaite comme nourriture, mais, comme on n’en avait pas d’autre,on s’en contenterait, et puis leurs toisons seraient fortutiles.

Bien que toutes ces considérations fussentparfaitement justes, et qu’il fût le premier à le reconnaître,Guapo, qui aimait ces fidèles serviteurs, eut un véritable chagrind’être obligé d’exécuter leur sentence.

Chapitre 14LE GUACO.

 

Lorsque l’Indien eut tué et dépouillé ses deuxbonnes bêtes, il coupa leur chair en tranches, qu’il suspendit auxarbres pour que le soleil se chargeât de les sécher.

C’était une mesure de prudence indispensablepour conserver la viande, qui se fût autrement bien vite corrompue,puisque nos voyageurs n’avaient point de sel. Du reste, c’est laméthode la plus usitée dans toute l’Amérique espagnole ; cequi est d’autant plus inexplicable, qu’on y rencontre des quantitésde salines, tant dans les plaines que dans les mines et les lacs.Seulement, faute du degré voulu d’activité commerciale parmi eux,rien de tout cela n’est exploité, et le sel reste dans le pays unedenrée, rare et chère.

Au Mexique, la viande ainsi desséchée prend lenom de tajaso. Au Pérou, nous l’avons vu, on la connaît sous le nomde charqui ; mais quand il s’agit de mouton, cela devient duchalona ; et comme le lama est une sorte de mouton, c’était duchalona que préparait ainsi Guapo. Les autres ne restaient pasoisifs. Don Pablo et Léon déblayaient l’endroit où devait s’éleverleur maison, tandis que Doña Isidora, de ses mains fines etblanches, remplissait pour la première fois de sa vie les rudesfonctions de blanchisseuse, aidée de sa petite Léona, quimultipliait ses efforts pour diminuer la peine de sa mère.

Et où prit-elle du savon ? Vousécriez-vous avec surprise.

Auriez-vous oublié que Don Pablo étaitnaturaliste et connaissait les propriétés de presque toutes lesplantes qui l’environnaient ? Il n’avait pas tardé àdistinguer dans le nombre un arbre singulier appelé par les Indiens« parapara » et sapindus saponaria par lesbotanistes. Cet arbre se couvre de baies qui fournissent, quand onles frotte, une mousse savonneuse qui nettoie le linge comme lemeilleur savon.

Ces baies, une fois dépouillées de leur pulpe,laissent entre les mains un noyau, fort joli du reste, que lesmissionnaires collectionnaient pour en faire des rosaires. Léonleur découvrit une autre propriété qui avait un intérêt propre àson âge : c’était celle de rebondir comme une balle élastique,usage pour lequel il en conservait toujours des provisions dans sespoches. Le soir, chacun, fatigué, mais très satisfait de l’emploide son temps, vint prendre place sur un tronc d’arbre récemmentabattu sur l’emplacement de leur future demeure. Une joie calmerégnait dans le petit groupe, contrastant avec les angoisses desjours écoulés. Plus de craintes de poursuite ; plusd’appréhensions de mourir de faim ; au contraire, une sécuritépresque absolue, et devant eux l’avenir s’annonçant plein depromesses et coloré par le prisme enchanteur de l’espérance.

Grâce à Guapo, on avait retrouvé dans lechargement des lamas quelques-uns des ustensiles de cuisine lesplus indispensables. Doña Isidora venait de préparer le café, quise trouvait être d’une qualité supérieure, de cette espèceparticulière cultivée par les seuls missionnaires, et si estimée,que les vice-rois en envoyaient souvent comme présent au roid’Espagne, leur souverain.

Pour accompagner ce délicieux nectar, on avaitfait bouillir de la canne à sucre pour en obtenir un siropgrossier, mais très doux. Enfin des figues de bananes grilléesservaient de pain aux voyageurs, dont le repas se trouva égayé parla bonne humeur de toute la famille.

Tandis qu’ils mangeaient, en devisant gaiemententre eux, ils entendirent répéter à plusieurs reprises :« Guaco ! Guaco ! »

– Quelqu’un t’appelle, dit Léon à l’Indien.Qui ça peut-il être ?

– Guaco ! Répéta la voix fortdistinctement.

– Ne vous troublez pas, jeune maître, c’estl’oiseau du serpent, répondit l’Indien, qui, originaire de lamontana, en connaissait presque tous les habitants.

– L’oiseau du serpent ? reprit Léon, dontla curiosité avait été excitée par cette singulièreappellation.

– Oui, regardez, le voici sur cettebranche.

Tout le monde se tourna pour examiner lesingulier oiseau qui avait causé la méprise de Léon. Ce volatileétait à peine aussi gros qu’un pigeon et ressemblait au faucon desmoineaux. Sa queue était fourchue comme celle deshirondelles ; et ceci, joint à sa forme particulière et à samanière de voler, le désignait comme appartenant à l’espèce desmilans.

D’abord perché sur un arbre très élevé, il netarda pas à descendre, en articulant toujours son fameux« guaco », et, de branche en branche, finit par se posterà peu de distance du sol. Il allait évidemment à la piste dequelque chose ; mais de quoi ?… C’est ce que personne nepouvait dire.

Bientôt, au milieu de l’espace déblayé de laclairière, on aperçut un serpent d’un mètre de long, dont le corps,marqué de bandes noires, rouges et jaunes, brillait à chaqueondulation. C’était le rouge qui prédominait dans sa parure et quilui a valu sans doute son nom ; car Don Pablo et Guapos’écrièrent à première vue :

– Le serpent corail !

En dépit de sa beauté qui est incontestable,c’est l’un des serpents les plus venimeux et les plus redoutés del’Amérique méridionale.

La première impulsion de Guapo et de Léon futde saisir une arme quelconque pour le tuer ; mais Don Pabloles arrêta.

– Un peu de patience, dit-il ; nous enserons récompensés par un petit spectacle qui vaut la peine d’êtrevu. Regardez l’oiseau maintenant.

Don Pablo n’avait pas achevé, que le guacofondait sur le serpent avec l’intention évidente de saisir son coudans ses serres. Mais celui-ci avait été aussi prompt que l’oiseau,et, replié sur lui-même, il lança vers son adversaire sa têtemenaçante avec la rapidité de la foudre. Ses yeux étincelaient avecune expression de rage et de férocité qui faisait frémir DoñaIsidora et sa fille, bien éloignées pourtant du théâtre ducombat.

Le guaco vira de bord et renouvela son attaquedans la direction opposée ; mais le reptile, avec unesouplesse inouïe, déjoua cette nouvelle tentative. Ce secondinsuccès sembla irriter l’oiseau jusqu’à lui faire perdre touteprudence. Il se mit alors à voleter au-dessus du serpent, lefrappant du bec et de ses serres toutes les fois qu’il en trouvaitl’occasion ; et quand il l’eut bien fatigué ainsi, il jugea lemoment opportun pour l’attaquer de nouveau. Mais ce dernier,toujours enroulé sur lui-même, projetait incessamment sa tête surtous les points menacés par l’oiseau.

Après que cette double manœuvre eut duré uncertain temps, le serpent corail sembla disposé à se reposer.Aussitôt l’oiseau redoubla d’efforts, bien sûr de le saisir cettefois à la gorge avant qu’il pût se défendre, quand la tête duserpent, poussée comme par un ressort, vint frapper en pleinepoitrine le guaco, qui s’enfuit avec un cri terrible.

Chacun le suivit des yeux, croyant le voirtomber mort, car il suffit de quelques minutes pour que la morsuredu corail devienne fatale à l’homme. Toutefois Don Pablo, en saqualité de naturaliste, avait sur cet oiseau des données théoriquesqu’il était bien aise d’élucider de visu.

Le guaco s’était élancé vers le tronc d’unarbre autour duquel s’enroulait une plante grimpante, dont il semit à dévorer les longues feuilles lancéolées ; puis, cesingulier repas terminé, il retourna vers le serpent corail, quin’avait pas bougé.

Le combat recommença plus acharnéqu’auparavant ; l’oiseau, plein de confiance, combattit avecune nouvelle énergie, tandis que le serpent lui opposa unerésistance désespérée, mais évidemment impuissante. Bientôt leguaco frappa le serpent corail sur la tête, le saisit par le cou,et l’emporta vivant au milieu des arbres pour l’y dévorer à loisir.Notre ami Guapo paraissait enchanté de ce petit drame ;cependant il n’était pas nouveau pour lui : maintes fois il enavait été le témoin ; mais il lui avait suggéré un plan. Il serendit auprès de l’arbre autour duquel croissait le parasite dontl’oiseau avait cueilli les feuilles. Il en rapporta une certainequantité, qu’il soumit à l’examen de Don Pablo.

Celui-ci reconnut qu’elles appartenaient à uneplante du genre mikania, dite vulgairement « liane duguaco ». L’Indien ne savait rien des appellationsscientifiques de la plante, mais il en connaissait depuis longtempsla vertu. Ses feuilles sont un antidote certain contre la morsurede presque tous les serpents de l’Amérique méridionale. Il lesavait vues arrêter les effets du venin du « cascabel »(serpent à sonnettes) et même de la petite vipère tachetée(echidna ocellata), sans contredit le plus mortel detous.

Dès que Don Pablo en eut fini l’examen, Guapoprit les feuilles, les hacha aussi menu que possible, puis les mitdans un linge et en exprima le jus. Ceci fait, il se taillada lapoitrine, les doigts et les orteils, s’inocula le jus du mikania,puis frotta encore ses incisions de feuilles fraîches de la mêmeplante. Après quoi, pour arrêter la perte de sang, il appliqua surces plaies des touffes de coton soyeux, provenant de l’arbre à soieou « ceiba » (bombax ceiba), et termina cetétrange traitement en mâchonnant de ces mêmes feuilles et enavalant une cuillerée du jus qu’il en avait tiré.

L’inoculation était terminée, et Guapo sedéclara désormais invulnérable à toutes les morsures deserpent.

Il offrit à ses compagnons de les vacciner dela même manière. Tous refusèrent d’abord avec indignation, DonPablo comme les autres. Mais au bout de quelques jours, quandchacun eut, à une ou plusieurs reprises, couru le risque d’êtremordu par les nombreux reptiles qui pullulaient dans ces parages,entre autres le redoutable jararaca (craspedo cephalus),Don Pablo changea d’avis. Il reconnut la sagesse d’une mesure quiles mettrait à l’abri d’un péril incessant et se soumît le premierau traitement indiqué par Guapo, et naturellement son exemple futsuivi par les autres membres de la famille.

Chapitre 15LE BOIS DE PALMIERS.

 

De l’autre côté de la rivière croissaient unegrande quantité de palmiers, tandis qu’aucun ne se trouvait àportée de l’emplacement fixé pour la future habitation.

Ceci ne faisait pas le compte de Guapo, cesarbres étant ceux qui conviennent le mieux à une constructionlégère dans ces chaudes régions. Mais comment se lesprocurer ? Telle était la grande préoccupation de nosamis.

Le torrent acquérait des proportionsconsidérables dans cette vallée, dont le plan était si parfaitementuni. Certes, Guapo nageait comme un poisson ; mais en revancheDon Pablo ne nageait pas du tout, et Léon, jusqu’alors petitcitadin, fort peu et fort mal. Or, Guapo ne pouvait lui tout seulamener les palmiers sur le terrain.

Après maintes recherches pour trouver un guéqui n’existait pas, on ne reconnut qu’un seul point où le torrentse rétrécissait assez pour qu’on pût y jeter une passerelle.C’était l’endroit où il rentrait dans son lit de rochers entre deuxrives fort escarpées. Une bonne longue planche eût joliment faitl’affaire ; mais, hélas ! On n’en avait pas.

Sur l’autre bord s’élevait un ceibamagnifique. Après mûr examen, on conclut qu’il fallait l’abattre demanière à ce qu’il tombât sur le torrent pour en rejoindre les deuxrives.

Guapo fixa sa cognée sur son épaule, et,plongeant dans la rivière, il fut bientôt sur l’autre bord, où ils’attaqua à l’arbre avec une telle vigueur, qu’en quelques minutesDon Pablo vit une entaille énorme se détacher sur la masse sombredu tronc, dans la direction où on voulait – le faire tomber,l’Indien étant aussi expert en cette matière que les castors.

En moins d’une demi-heure l’arbre commença às’incliner légèrement. Don Pablo jeta alors un lasso à Guapo, quile noua aux branches élevées, puis, à l’aide d’une pierre, le luirenvoya aussitôt. De nouveaux coups de hache retentirent, etl’arbre, tombant avec fracas, vint appuyer sa cime sur la rive oùse trouvait Don Pablo, qui l’avait dirigé dans sa chute. Le pontétait établi.

Après tout ce n’était pas une petite affaireque d’en gagner l’extrémité. Le tronc cylindrique, pas facile àassujettir, n’était rien moins que commode ; et eût-il étéremplacé par une surface plane, que la grande profondeur de l’eauétait plus que suffisante pour ébranler les nerfs les plussolides.

Tous cependant s’y aventurèrent avec un succèsdigne de leur courage et se trouvèrent bientôt sains et saufs dansle bois de palmiers. Inutile de dire que nous ne parlons que de lapartie masculine de la petite communauté. Doña Isidora et sa filleétaient restées à râper des racines de juca pour préparer de lacassave, dont elles voulaient faire du pain.

Don Pablo fut tout d’abord frappé de lavariété de palmiers dont se composait le petit bois ; plus dedouze espèces s’y trouvaient réunies : chose anormale, si onne l’explique pas par l’hypothèse d’une plantation faite jadis parle digne missionnaire auquel les proscrits étaient déjà redevablesdu jardin.

En tout cas, dominicain, franciscain oujésuite, le saint homme était avant tout un habile horticulteur.Qu’il eût ou non converti beaucoup d’Indiens à la foi qu’ilprofessait, peu importe ; ce dont on avait la preuve, c’estqu’il avait du moins pensé autant à leur bien-être dans ce mondequ’à leur salut dans l’autre ; car il n’existait guère deplantes ou d’arbres utiles pouvant s’acclimater dans la régionqu’il n’eût réunis dans ce coin de terre.

Telles étaient les réflexions de Don Pablo enpénétrant dans le bois.

– Quelle admirable variété ! s’écria-t-ilenfin en s’adressant à Guapo. Vois donc, on trouve ici les plusbelles espèces disséminées dans tout le bassin de l’Amazone. Il afallu au digne religieux bien du temps et des peines pour réunirainsi des palmiers qui ne se rencontraient pas dans les mêmeslieux.

Il ne faudrait pas croire toutefois que lebois en question groupât réellement toutes les espècesconnues. C’eût été difficile ; car on n’en compte pas moins desix cents décrites et réparties dans les diverses régions duglobe ; et il est probable qu’on pourrait, sans crainte de setromper de beaucoup, doubler cette évaluation, vu que chaqueexploration nouvelle amène la découverte d’un certain nombre de cesarbres utiles.

Chose étrange ! Certains palmiers sontabsolument confinés au district où on les rencontre pour lapremière fois, et l’on peut parcourir le pays tout entier sans enretrouver un nouveau bosquet. Une petite rivière suffit souventpour délimiter le point où telle espèce s’arrête. On a vu une riveombragée par des palmiers splendides et de belle venue, tandis quesur l’autre rive il n’en existait pas un seul.

Des six cents espèces connues, dont les plusrépandues sont le cocotier, le dattier, le palmier sagou, lechou-palmiste, la moitié appartient à l’ancien monde et le reste àl’Amérique, avec cette particularité qu’on les rencontre dans cettedernière sur le continent, tandis que dans l’hémisphère oriental onles trouve pour le plus grand nombre dans les îles.

On ne saurait se faire une juste idée del’utilité de ces arbres ; non seulement ils sont d’une grandebeauté, mais encore presque toutes les espèces fournissent àl’humanité des produits dont elle se sert soit pour sa nourriture,soit pour tels de ses autres besoins. On pourrait même citer desnations entières qui vivent à peu près exclusivement de la sève oudes fruits de certains palmiers.

Vous avez sans doute entendu parler de l’huilede palme qui était utilisée pour la fabrication du savon. Ondécouvrit, il y a quelques années, que cette huile égalait le blancde baleine et même la cire pour la confection des bougies. Il enest résulté un développement considérable dans le commerce qu’onfait de ces articles sur la côte occidentale du continentafricain ; et les princes indigènes, trouvant ce trafic bienplus profitable que la vente de leurs sujets, ont en beaucoupd’endroits renoncé à cet abominable négoce, pour consacrer des brasà la production de l’huile de palme.

Qui n’eût jamais dit que l’arbre qui nousoccupe ferait plus pour résoudre cette question de la traite desnègres que les efforts combinés de la diplomatie et de laphilanthropie des gouvernements ?

Chapitre 16UNE MAISON DE PALMIERS.

 

Le premier palmier qui attira l’attention deDon Pablo fut le patawa. Il appartient au genreœnocarpus, dont l’Amérique du Sud fournit plusieursespèces. Aucune d’elles toutefois ne surpasse en beauté le patawalui-même.

Son tronc ou stipe s’élève à vingt mètres dehaut sur un diamètre de trente à trente-cinq centimètres. Lesjeunes arbres ne sont pas faciles à escalader, parce que lanaissance des feuilles laisse une rugosité épineuse tout le long dustipe, qui ne devient uni et lisse qu’en vieillissant, et acquiertalors toute sa splendeur.

Il porte des feuilles pennées et de longuesépines de quatre-vingts à quatre-vingt-dix centimètres de long, quiservent de flèches aux Indiens.

Le fruit de ce palmier ressemble à laprune ; il est ovale et violet foncé. Il est disposé engrappes énormes au-dessous des feuilles. On en tire une boissonexquise, bien facile à fabriquer.

Après avoir jeté les fruits dans un vaserempli d’eau bouillante, on les y laisse jusqu’à ce que la pulpe sesoit ramollie. Alors on fait écouler l’eau chaude, que l’onremplace par de l’eau froide, où l’on écrase les fruits en lesfrottant entre les mains pour en détacher la pulpe du noyau. Leliquide est alors passé et tiré au clair, et constitue un breuvagedélicieux ayant un goût d’aveline et de crème.

Un autre palmier, l’assaï, dont lefruit ressemble à nos prunelles, fournit un breuvage analogue,épais et crémeux. Il est d’un fréquent usage dans lesétablissements portugais, où on le prend avec du pain de cassave,comme nous prenons le lait ou le café.

Ce n’était toutefois pas pour ses fruits queDon Pablo s’était réjoui de la présence du patawa. Il laissait àson fils Léon cette appréciation quelque peu gourmande de la valeurde l’arbre. Pour lui, ce qui l’intéressait dans ce beau stipe, sidroit, c’étaient les poteaux qui formeraient les quatre angles dela maison, les poutres et généralement tous les accessoires decharpente qui en soutiendraient la toiture.

Guapo se mit promptement à l’œuvre, et lesarbres tombèrent l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il y en eut assezpour leur dessein.

Don Pablo chercha ensuite des stipes demoindre grosseur pour en tirer les chevrons et les solives.

Il fixa son choix sur le catinga(euterpe) Ce palmier se rapproche de l’assaï dont nousvenons de parler, comme produisant le vin d’assaï si cher auxcréoles portugais.

Le stipe du catinga est mince, bien qu’ilatteigne plus de treize mètres de haut. Il est fort lisse, et sesfeuilles pennées rappellent celles du patawa ; mais ellesoffrent une particularité étrangère à celles-ci. Elles sont d’abordenfermées dans une sorte d’étui présentant l’aspect d’une colonne,d’où elles s’échappent comme pour en former le chapiteau. Cettecolonne, de plusieurs pieds de hauteur, est rouge et donne àl’arbre une apparence très bizarre. De plus, elle sépare lesfeuilles des fruits, dont les grappes naissent à sa base.

Une autre singularité de ce palmier, c’est queses racines sont en partie hors de terre et se réunissent à quelquedistance du sol pour former un cône d’où s’élève le stipe.

Avec les fruits du catinga, beaucoup pluspetits que ceux du véritable assaï, on fait une boisson réputéeencore plus exquise que celle de l’assaï et du patawa.

– Maître, s’écria tout à coup l’Indien endésignant les bois, maintenant que nous avons toute la charpente,voici un bussu qui nous fournira la toiture.

En parlant ainsi, Guapo indiquait un arbre quidifférait complètement de tous les palmiers réunis en cet endroit.Il était trapu, avec un stipe annelé, tordu, et n’atteignant pasplus de quatre mètres de hauteur. Mais avec quel feuillage !Ces feuilles-là n’étaient point pennées ; elles étaient toutd’une pièce, de dix mètres de long sur un mètre soixantecentimètres de large. Figurez-vous deux ou trois douzaines de cesfeuilles gigantesques se dressant vers le ciel, et vous aurez uneidée du palmier étrange que Guapo appelait le bussu.

Ces feuilles singulières sont partagées parune nervure centrale, d’où partent des nervures diagonales qui vontsoutenir la feuille jusqu’au bord. Pour couvrir une maison, ontranche la nervure médiane, et la moitié de chaque feuille estplacée obliquement sur les chevrons de manière que chaque nervurefasse office de gouttière.

On conçoit qu’il ne faille pas un très grandnombre de ces feuilles pour couvrir une maison ordinaire, et ellesse conservent en bon état pendant dix ou douze ans.

Les Indiens attachent un si grand prix auxfeuilles de ce palmier, que ceux des régions où il n’existe pasentreprennent quelquefois en canot des voyages de plus de huitjours pour s’en procurer.

On emploie également la spathe qui renfermeles fleurs. Elle a la forme d’un fuseau ; elle est brune etfibreuse et semble faite d’un tissu textile. Les Indiens s’enservent du reste comme d’étoffe. Cela leur fait des sacs sanscouture pour renfermer les couleurs dont ils se peignent le corps,ou les autres menus objets à leur usage. Les plus grandes font unecoiffure estimée. Guapo ne tarda pas à s’en procurer une, à la plusgrande satisfaction de lui-même d’abord et des enfants ensuite.

Il ne restait plus qu’à trouver un palmierfacile à fendre pour faire des lattes, des planches, des étagèreset des bancs.

Don Pablo ne tarda pas à jeter son dévolu surle pashiuba, du genre iriartea. Ce bel arbre étaitvraiment bien curieux d’aspect. Son stipe uni s’élève à vingt-troismètres, puis est surmonté d’un étui semblable à celui du catinga,mais beaucoup plus gros que le tronc qui le supporte, et vert foncéau lieu d’être rouge. Ses feuilles, bien que pennées, diffèrentessentiellement de celles du catinga. Elles se composent defolioles triangulaires entaillées sur les bords et trèsirrégulièrement placées sur le pétiole commun.

Mais ce qui fait du pashiuba un arbre trèsremarquable, ce sont ses racines aériennes, qui, beaucoup plusdéveloppées que celles du catinga, s’élèvent et se réunissent à unehauteur de trois à quatre mètres. Ces racines sont assez espacéespour qu’un homme puisse facilement s’introduire dans le vide quiexiste entre elles. Figurez-vous un homme debout sous le tronc d’unarbre qui s’élève à vingt-trois mètres au-dessus de sa tête.

Les jeunes arbres sont fréquemment supportéspar trois racines seulement, ce qui leur donne l’air d’être placéssur le trépied de la pythonisse antique.

Ces palmiers comptent beaucoup d’espècesdifférentes groupées dans le seul genre iriartea. Le plusgrand nombre donne un fruit ovale, jaune ou rouge, amer etimmangeable ; mais leur bois a une véritable valeur ; caril est propre à toutes sortes d’usages. Celui du pashiuba choisipar Don Pablo est dur à l’extérieur et tendre à l’intérieur, et sefend avec une grande facilité.

Quand tout le bois dont on avait besoin futdébité suivant ce qu’on en voulait faire, on le transporta au bordde l’eau ; et là, Guapo, avec une liane parasite nommée sipo,qui croît en abondance dans ces forêts vierges, et remplit fortbien l’office de cordages, les attacha en un radeau grossier. On lechargea des feuilles du bussu, des fruits tombés des différentspalmiers abattus, puis on le mit à l’eau ; à l’aide d’unelongue perche, Guapo guida le précieux chargement de l’autre côtéde la rivière.

Don Pablo et son fils, ayant de nouveautraversé le pont tremblant, se trouvèrent à point sur l’autre rivepour aider l’Indien à débarquer.

Le lendemain, le cadre de la maison futélevé ; le surlendemain on fit les murailles avec des bambous(bambusa gradua) qui abondent au pied des Andes. Letroisième jour, les feuilles du bussu furent disposées encouverture, et la maison fut terminée.

Chapitre 17LE TAPIR.

 

Nous avons déjà dit que le torrents’élargissait dans la vallée en face de la demeure nouvellementconstruite, de manière à former une sorte de lac. Le courant ne sefaisait sentir qu’au milieu ; mais sur les bords s’étendaitune eau dormante au milieu de laquelle s’épanouissaient desplendides nénuphars, des iris et surtout la victoriaregia, cette fleur aquatique d’une beauté sans rivale.

Chaque fois qu’on se réunissait pour le repaset le repos du soir, après les rudes labeurs de la journée, DonPablo et sa famille entendaient sortir de l’eau des sons étrangesqu’ils ne pouvaient s’expliquer. C’était un clapotement comme celuique fait un nageur qui plonge, ou parfois des grognements commeceux d’une truie épouvantée.

Évidemment ces bruits singuliers étaientproduits par quelque animal ; mais lequel ? Contrairementà l’usage des cours d’eau de l’Amérique, le torrent ne renfermaitpas d’alligators. Chaque soir, tous les membres de la famille selivraient à de nouvelles conjectures sur le nom à appliquer à cevoisin incommode, que l’on ne voyait jamais, mais qu’en revanche onentendait beaucoup trop.

Un soir, on s’avisa de demander deséclaircissements au taciturne Guapo, qui était extrêmement avare deses paroles et ne les prodiguait qu’à bon escient. Devant uneinterrogation directe, il s’exécuta de bonne grâce, lui quiconnaissait tous les sons de la montana.

– Ce n’est pas autre chose qu’un tapir,dit-il ; vous l’entendez chaque soir prendre son bainaccoutumé, qui a le double but de lui permettre de s’ébattre dansl’eau et de se régaler des racines d’iris et de nénuphar dont ilest très friand.

– Oui mais qu’est-ce qu’un tapir ?Demandèrent aussitôt les enfants.

Don Pablo se chargea de les éclairer à cesujet.

– C’est, leur dit-il, l’animal le plus gros dela faune de l’Amérique du Sud ; mais il me serait impossiblede le comparer à un autre pour vous en donner une idée ; carc’est ce qu’on appelle un être sui generis, ne ressemblantqu’à lui-même.

Il a dans sa forme très ronde quelque chose dusanglier et quelque chose de l’âne ; mais il est moins hautsur pattes que ce dernier, et ses jambes sont plus massives, pluslourdes et plus disgracieuses. Il a les oreilles beaucoup pluscourtes, ainsi que sa queue, qui semble avoir été mutilée. Elle estcouverte de soies rudes et se termine par une petite touffe. Sapeau, d’un brun noirâtre, paraît avoir été mal rasée, car il y ades poils ici et il n’y en a pas là, sans qu’on sache pourquoi. Samâchoire supérieure se projette de manière à avancer sur celle dedessous et à former une petite trompe mobile. Pour compléter cetensemble peu flatteur, la nature l’a doué d’une crinière courte etdroite qui descend sur le front jusqu’au niveau des yeux. Enfin,ses pieds de derrière ont trois doigts, tandis que ceux de devanten ont quatre.

Le tapir est une créature essentiellementinoffensive. Bien qu’armé d’une formidable mâchoire, il n’a jamaissongé à s’en servir pour sa défense. Lorsqu’on l’attaque, ilcherche de tout son pouvoir à se dérober par la fuite ; maiss’il en reconnaît l’impossibilité, il se résigne à la mort sanschercher à engager la lutte.

Le tapir mène une existence solitaire ;on le rencontre généralement seul. Quelquefois il est accompagné desa femelle, mais c’est rare. Cette dernière n’a jamais qu’un petità la fois. Elle le soigne et le garde jusqu’à ce qu’il puisse sesuffire à lui-même. Ce moment venu, chacun s’en va de son côté, etils se deviennent parfaitement étrangers l’un à l’autre. On traitecet animal d’amphibie, parce qu’il peut rester quelques minutessous l’eau et y prendre sa nourriture mais il est beaucoup moinsaquatique que l’hippopotame et le rhinocéros, dont il tient laplace en Amérique ; car c’est à terre qu’il passe la plusgrande partie de son temps. Il dort pendant le jour, sur un lit defeuilles mortes, d’où il ne sort que le soir pour se rendre àl’eau, à moins qu’il ne pleuve ; dans ce cas, il quitte saretraite, même de jour, et s’occupe à chercher sa nourriture. Commele porc, il aime à se vautrer dans la fange, mais il ne regagnejamais sa demeure sans s’être surabondamment lavé à l’eauclaire.

Une des mauvaises habitudes du tapir –fâcheuse du moins pour lui – c’est qu’une fois qu’il s’est frayéune route, il n’en change jamais. Il en résulte que, lorsqu’il aadopté un lieu de bain, il ne faut pas longtemps pour qu’on puissele suivre à la trace de ce lieu à sa demeure ; il est doncbien facile de le prendre au piège.

Se basant sur ce fait bien connu deschasseurs, Guapo, dans son excursion au bois de palmiers, avaitdéjà, sans en rien dire, relevé la piste de celui qui avait si fortintrigué la famille Ramero, et s’était promis de ne pas le laisserbien longtemps troubler la tranquillité de la petite colonie.

Une fois que Léon fut fixé sur l’existence etles mœurs du tapir, il n’eut pas de repos que l’Indien, qui nesavait rien lui refuser, ne lui eût promis de l’emmener à cettechasse d’un nouveau genre.

Certain qu’avec Guapo l’enfant ne courraitaucun risque, Don Pablo accorda à son fils la permissiond’accompagner l’Indien. Aussi le lendemain, une heure après lelever du soleil, nos deux chasseurs se mirent en route. Ilsn’avaient point de fusil ; ils n’emportaient ni arc niflèches. Guapo avait seulement son inséparable macheté et sa bêchequ’il avait chargée sur son épaule, ce qui intriguait fort notreami Léon.

À quoi la bêche pouvait-elle bien servir,puisque le tapir ne demeure pas dans un terrier ? Sedemandait-il ; mais il n’interrogeait pas, sachant que Guapoabhorrait les questions.

Ils traversèrent le pont tremblant, tournèrentle bois de palmiers et découvrirent les empreintes laissées parl’animal dans un terrain fangeux.

La piste était toute fraîche ; c’était ceque l’on pouvait désirer de mieux. Guapo prit sa bêche et résolutla question qui s’agitait dans la tête de son jeune compagnon, encommençant à creuser entre deux palmiers au beau milieu du cheminqu’avait suivi le tapir. Il ne s’agissait donc que de creuser unetrappe.

Léon aidait de tout son pouvoir en emportantla terre dans une feuille de bussu ; bientôtl’Indien, trouvant sa cavité assez profonde, se mit à la recouvrirde menues branches, puis d’herbes et de feuilles, avec tant d’art,qu’un renard lui-même n’eût pas songé à soupçonner l’existence d’unpiège.

Il ne restait plus qu’à y attirer le tapir.Notre adolescent se disait que ce devait être le plus difficile dela besogne ; cependant Guapo, qui ne s’avançait jamais à lalégère, lui avait promis qu’avant une heure l’animal serait en leurpouvoir. C’est que l’Indien savait que sa victime ne pouvait êtrequ’à cinq ou six cents mètres tout au plus, et il se préparait à semettre à sa recherche.

Il recommanda à Léon de le suivre sans aucunbruit, car une parole dite à voix basse ou le craquement d’unebranche cassée suffirait, lui dit-il, pour contrecarrer tout sonplan.

D’abord ils marchèrent avec précaution, maislibrement ; puis, à mesure qu’ils avançaient sur la pisteconduisant au gîte de l’animal, il devint difficile d’obéir auxrecommandations reçues. Guapo rampait sans déranger une feuille surson passage : c’était merveille de le voir faire, et çademandait une peine infinie pour l’imiter. Toutefois, telle étaitl’ardeur de Léon pour cette chasse, qu’il s’en tira à sa propresatisfaction et à celle de son compagnon.

Quand ils eurent fait quatre cents mètres, ilsse trouvèrent en face d’une petite colline où le terrain était secet jonché d’arbres tombés. Ils gravirent la pente. Guapo s’arrêta,fit quelques pas, puis, appelant Léon d’un signe, il lui indiqua dugeste un épais fourré à travers les feuilles duquel on apercevaitune masse brune complètement immobile. C’était le tapir jouissantd’un tranquille sommeil.

Avant le départ, Guapo avait donné à Léon lesinstructions nécessaires pour la conduite qu’il aurait à tenir,quand ils arriveraient en vue du gîte. Guapo passa donc à droite,tandis que Léon tournait à gauche, et ils partirent dansl’intention de tourner le fourré. Ils ne tardèrent pas à serencontrer à une certaine distance, et alors tous les deuxmarchèrent, mais cette fois sans aucune précaution, vers le lieu oùils avaient laissé l’animal endormi.

Naturellement, le tapir effrayé se lança, parsa route accoutumée, vers l’eau où il était certain de trouver uneretraite assurée, et nos chasseurs le virent passer quelquedistance, la tête entre ses jambes, à la façon de maîtreAliboron.

Inutile de dire avec quel empressement ilscoururent vers le piège.

Guapo, qui y arriva le premier, s’écria, avecun transport de joie bien rare chez un homme aussi peuexpansif :

– Il y est, jeune maître, nous le tenons.

Et, avec l’impétuosité d’un jeune homme, ilsauta dans la trappe, son macheté à la main. Il n’avait pas peur dutapir, sachant bien que la pauvre bête ne lui ferait aucun mal.Mais il avait mal pris ses mesures. Son pied glissa et il tomba surl’animal, qui, justement alarmé, secoua le corps de l’Indien, s’enfit un marchepied et d’un bond fut hors du piège, où Guapo restaseul prisonnier.

Léon voulut vainement s’opposer au passage dutapir. Emporté par son élan, l’animal le lança au milieu desbroussailles ; et avant que les deux chasseurs eussent reprispied, un bruyant plongeon leur annonçait que la chasse étaitterminée et qu’ils étaient condamnés à revenir bredouille.

Je laisse à penser quelle fut la contenance denos hardis camarades. Léon n’était que désappointé, Guapo étaitexaspéré. Son orgueil recevait là un rude échec. Il ne pardonnaitpas à l’animal de l’avoir joué comme un novice.

Par instants il s’arrêtait et regardait larivière avec une expression de rage concentrée. Au moment de s’enéloigner tout à fait, il brandit son macheté en grommelant entreses dents :

– Plonge, plonge, vieux cuir épais ! Siprofondément que tu te croies caché, cela ne m’empêchera pasd’avoir ta peau.

Chapitre 18LA SARBACANE.

 

Le résultat mortifiant de la chasse au tapirdétermina Guapo à se munir de nouvelles armes.

Il y en avait entre autres une qui dans sesmains acquérait une puissance redoutable : c’était lagravatana ou sarbacane, appelée aussi pocuna. Il en avait, et nonsans peine, réuni les éléments. Il ne s’agissait plus que de lesajuster, ce dont il n’avait jamais encore trouvé le temps.

Il avait d’abord, pour faire son tube, coupéles tiges d’une espèce d’iriartea, mais non pas de celle dont nousavons parlé plus haut. C’était le pashiuba miri desIndiens. Ce petit palmier, qui atteint une hauteur variant dequatre à cinq mètres, ne devient jamais plus gros que le poignet.Ses racines, comme celles de ses congénères, forment un côneau-dessus de la terre, mais à quelques pouces seulement.

Les tiges que Guapo avait choisies étaient degrosseurs différentes. L’une pouvait avoir la dimension d’un manchede bêche et l’autre celle d’une canne. Toutes les deux étaientcreuses, Guapo en ayant extrait la moelle comme on fait de celle dusureau.

Guapo leur donna trois mètres de longueur,puis introduisit le petit tube dans le plus grand, qui se trouval’emboîter dans la perfection.

Ce double tube a une importance très grandedans la gravatana, parce que, l’un corrigeant l’autre, on arrive àobtenir une ligne intérieure parfaitement droite ; ce qui enest la qualité fondamentale.

Quand Guapo eut bien poli son tube avec uneracine de fougère arborescente et qu’il l’eut rendu aussi uni quel’ébène, il mit une embouchure en bois à l’extrémité la plusétroite, et à l’extrémité opposée un guidon formé par une dentd’épaca ; puis il enroula l’écorce brillante d’uneliane autour de son instrument, afin de l’embellir, et son arme futachevée.

Toutefois il restait beaucoup à faire avantqu’elle pût servir. Il fallait encore fabriquer un carquois, desflèches, et se procurer du poison. Ce n’est pas par les blessuresqu’elles infligent que les flèches de la sarbacane deviennentmortelles, mais par le poison dont elles sont enduites et qu’ellescommuniquent à ceux qu’elles touchent.

Ces flèches se font de cannes, de roseaux, dedifférents bois ; mais les meilleures sont sans contreditcelles que l’on fait avec les épines du patawa, dont nous avonsdéjà parlé.

Ces épines atteignent souvent un mètre delong. Elles sont noires, de la dimension d’un gros fil de fer et unpeu aplaties. Guapo les coupait presque par la moitié et enaiguisait finement l’extrémité à trois pointes, puis il lesentaillait de manière à ce qu’elles se brisassent dans la plaieplutôt que de pouvoir en être arrachées. Il enveloppait l’autrebout des fils soyeux du ceiba, qu’il fixait avec une fibre dubromelias (sorte d’aloès), en leur faisant prendre une formeconique rappelant celle du fuseau.

Quant au poison, Guapo était l’homme parexcellence pour le fabriquer ; ce qui était d’autant plussurprenant, que le secret de cet art est généralement réservé auxpioches, c’est-à-dire aux prêtres ou médecins. Il y a mêmebeaucoup de tribus où ceux-ci l’ignorent, et ces peuplades sontobligées de payer fort cher le poison préparé et d’allerquelquefois le chercher très loin.

Ce poison renommé a reçu bien des nomsdifférents ; mais ceux sous lesquels il est le plus connu sontceux de curare, de ticuna et de wouraly.

C’est une des substances les plus vénéneusesque l’on ait jamais découvertes. Aussi terrible dans ses effets quel’upas tieuté de Java ou la fève de Saint Ignace, il est néanmoinsparfaitement inoffensif quand on l’avale ; ce n’est quelorsqu’il est mêlé au sang par l’effet d’une blessure qu’il devientaussitôt mortel ; et l’effet produit peut être assimilé àcelui du venin d’un serpent.

Un jour donc, Guapo s’en revint de la forêtporteur d’un fagot de brindilles ou fragments de liane appeléebejuco de curare, ou mavacure.Il avait dépouillétoutes ces tiges menues, de leurs feuilles, petites, oblongues,terminées en pointe et d’un vert bleuâtre. Don Pablo reconnut cetteplante pour une variété des strychnos.

Guapo enleva d’abord avec soin l’écorce etl’aubier, qu’il mit de côté, puis jeta le reste comme inutile. Ilavait déposé sur une pierre plate ce qu’il avait conservé de cestiges et le réduisit en pâte jaunâtre, qu’il réunit précieusementet mit dans un entonnoir fait d’une feuille de bananier, renforcéed’un manteau de feuilles de bussu contenu par un cadre en fibres depalmier.

Il plaça sous son entonnoir un vase pouvantaller au feu, puis versa de l’eau sur la pâte ; un liquidejaunâtre commença bientôt à filtrer dans le vase ; et quandelle fut complètement passée, Guapo mit le vase sur une flammeclaire, où son liquide bouillit jusqu’à ce qu’il eut acquis unecertaine consistance ; puis il y ajouta une gomme liquideextraite des grandes feuilles du kiracaguero. Le curareperdit alors sa teinte jaunâtre et devint noir par la décompositiond’hydrure de carbone, dont l’hydrogène, en brûlant, laissa lecarbone à l’état libre.

Il ne restait plus qu’à y tremper les flèchesune à une ; après quoi elles furent soigneusement arrangéesdans un joint de bambou qui remplit les fonctions de carquois.

Je n’ai pas besoin d’appuyer sur la précautionavec laquelle Guapo maniait désormais ses flèches mortelles ;car si, par un mouvement maladroit, il en eût laissé tomber une surson pied, il savait que c’en était fait de lui.

Il vida ensuite le reste du curare dans unepetite gourde, semblable à celle où il renfermait sa chaux pour lecoca et dont il ferma l’ouverture avec un morceau de moelle depalmier.

D’abord Don Pablo, sa femme et ses enfantsn’osèrent s’approcher pour voir comment se préparait ce curieuxproduit. Ils avaient entendu dire que la vapeur seule du curareétait nuisible et que les Indiens choisissaient pour le préparerles vieilles femmes de la tribu dont la vie était peu précieuse, etqui tombaient victimes de cette cuisine meurtrière.

Mais Guapo leur montra l’inanité de cesracontars et leur prouva combien ils étaient faux en goûtant àplusieurs reprises son mélange, pour s’assurer de son degré deconcentration qu’il reconnaissait à son amertume croissante.

Les flèches mortelles des Indiens del’Amérique méridionale ne sont pas toujours empoisonnées par lemavacure. Il existe dans certaines tribus une racine appelée curarede raiz, dont l’emploi amène un résultat identique, tandis qued’autres se procurent une substance vénéneuse par le mélange dessucs de l’ambihuasca, du tabac, du poivre rouge, auxquels ilsmêlent l’écorce d’un jacquinia, le barbasco, et une plante nomméesarnango. De tous ces ingrédients, l’ambihuasca est le pluspuissant ; mais la préparation de ce poison est des pluscompliquées.

Nous avons laissé entrevoir que notre amiGuapo était quelque peu vain de son savoir et de son habileté, etqu’il ne perdait pas volontiers l’occasion d’en faire parade ;aussi lui tardait-il de trouver une occasion de faire usage de sasarbacane. Il faut se montrer d’autant plus indulgent pour ce légertravers, qu’il était réellement un homme supérieur à bien deségards, entre autres comme tireur émérite.

À peine son instrument était-il terminé, qu’unbabillage entremêlé de cris perçants traversa les airs et attiral’attention de tous. De gros oiseaux s’abattirent tout à coup surla cime d’un arbre très élevé et presque isolé. Là, ilscontinuèrent leur conversation sur un ton plus propre auxconfidences et se mirent à courir sur les branches, qu’ilsparcouraient dans tous les sens avec facilité, la tête en bas, ledos tourné vers le sol dans toutes les positions imaginables. Cesoiseaux étaient des aras ou mécaos pourpres. Ils avaient quarante àcinquante centimètres de longueur. Leur plumage, qui étincelait ausoleil d’un éclat métallique, était uniformément pourpre ;leur bec était blanc.

Sans dire un mot, l’Indien, s’étant saisi desa sarbacane s’était glissé sous l’arbre où s’ébattaient les aras.Il mit une flèche dans la gravatana et de ses deux mains jointes laporta à ses lèvres ; ce qui, vu la longueur du tube, exige unepratique exercée. Alors il gonfla sa poitrine et ses joues, et aumême instant on vit l’un des oiseaux chercher à arracher de sonflanc la flèche qui venait de l’atteindre et dont la pointe demeuradans la blessure.

Deux minutes après, la pauvre bête vacillaitsur ses jambes, perdait l’équilibre et luttait vainement pourrester suspendue à la branche par ses ongles crochus. Enfin elletombait lourdement, pendant que Guapo ajustait une nouvelle flècheet visait une nouvelle victime. Il répéta le même mouvement maintesfois. Il ne restait plus que cinq ou six oiseaux sur l’arbre, quandon le vit sortir de dessous son ombrage et faire signe à Léon devenir à lui.

Comme l’enfant lui demandait pourquoi ils’était arrêté en si beau chemin, un des oiseaux restants tomba àses pieds, et successivement tous ceux qu’il avait crus épargnés.Il ne restait plus un seul oiseau de toute la bande.

Léon compta seize aras ; aucun n’avaitmis plus de deux minutes à tomber après avoir été frappé, tant lecurare opère avec rapidité et sûreté.

Les Indiens préfèrent de beaucoup la sarbacaneau fusil, par la raison toute simple que, ne faisant aucun bruit,elle n’effraye pas le gibier, et que, ne laissant point de trace defumée, elle dépiste l’homme lui-même, qui ne peut jamais savoir aujuste où se tient l’ennemi qui l’a frappé.

À la première détonation d’arme à feu, il estcertain que quinze au moins des aras se fussent enfuis, ne laissantqu’un des leurs sur le terrain.

Puisque nous avons trouvé que le curare peutêtre absorbé sans danger, on ne s’étonnera pas de nous entendreajouter que le gibier tué par son moyen est une nourriture fortsaine et sans aucun inconvénient. Bien plus, au dire de certainsgourmets, cela ajoute à sa valeur, et il y a bien des créoles quin’admettent sur leur table que de la volaille tuée à coups deflèches empoisonnées.

Chapitre 19LE PALO DE VACA ET LE JARA.

 

Peu de temps après que les aras furent entrésdans le garde-manger de la famille, Léona, qui était allée faire untour du côté du lac, revint en criant :

– Oh ! Mère, quel gros cochon !

– Où cela, mignonne ? demanda DoñaIsidora, déjà tourmentée par la crainte que l’enfant ne se fûtrisquée près de quelque animal dangereux.

– Là-bas dans l’eau, parmi les nénuphars.

– C’est le tapir, s’écria Léon. Caramba !C’est notre scélérat de tapir.

Guapo était fort occupé à plumer sesoiseaux ; mais à ce mot de tapir, il se leva brusquement,faisant voler dans toutes les directions un nuage de plumes.

– Montrez-moi donc où, petite maîtresse,dit-il.

– Par ici, dans le lac, tout à fait sur lebord.

Guapo saisit sa gravatana et rampa dans ladirection indiquée, suivi de Léon. Quand il fut près de l’eau, ils’arrêta et s’assura que l’enfant ne s’était pas trompée. Le tapirétait bien là, occupé à se repaître et se croyant sans nul doutebeaucoup plus à l’abri sur cette rive que sur l’autre.

L’Indien fit signe à son jeune maître derester où il était et se rapprocha encore du lac en rampant ;quant à Léon, ne pouvant suivre le chasseur, il s’en dédommageaiten ne perdant pas de vue le gibier, qui ne s’en doutait guère etcontinuait à manger avec la sécurité d’une bonne conscience ;tout à coup il s’interrompit.

– Sans doute, se dit Léon, il aura surpris unbruit qui lui paraît suspect.

Toutefois l’animal revint au nénuphar qu’ilétait en train de brouter ; mais son appétit semblaitsensiblement diminué. Il paraissait avoir des distractions, quandsoudain, à l’extrême surprise de Léon, ce gros corps oscillaquelques secondes, puis retomba en arrière avec un grandrejaillissement d’eau.

Le curare avait fait son effet ; le tapirétait mort, et l’amour-propre de Guapo vengé.

Un long cri de joie proclama le triomphe del’Indien, qui, un instant après ayant plongé pour repêcher savictime, la saisit par la jambe et la traîna vers le rivage.

Chacun s’était assemblé pour contempler cebizarre animal. On jeta des cordes à Guapo, qui l’attacha par lespieds, et les deux hommes, aidés de Léon, remorquèrent cette énormecarcasse jusqu’à la maison. Le tapir fut bien vite dépouillé, etson cuir mis en réserve pour en tirer de bonnes semelles desandales et d’autres menus objets.

Au repas du soir, chacun goûta du bifteck detapir, dont Guapo avait dit des merveilles, mais il resta seul deson avis. Toute la famille d’une voix unanime déclara cette viandesèche, coriace, en un mot, détestable, et lui préféra le salmisd’aras accommodé avec des oignons et du poivre rouge ; ce quiétait plus de nature à flatter le palais de nosSpano-Américains.

La maison de bambous et de palmiers étaitmaintenant tout à fait terminée et meublée grâce au travail de nuitde Don Pablo et de Guapo.

Je vous entends vous récrier : Commenttravaillaient-ils la nuit sans lumière ?

Ils s’en étaient procuré.

L’un des plus grands et des plus beaux de tousles palmiers, le ceroxylon andicola, ou arbre à cire, setrouve à profusion au pied des Andes. La cire qui exsude de sa tigeet qu’on recueille sans grand effort, fournit des bougies d’aussibonne qualité que celles de cire d’abeilles ; et la preuve,c’est que les missionnaires en faisaient grand cas pour leurscérémonies, où on l’employait sous forme de beaux cierges.

Il existe encore dans l’Amérique du Sud unautre palmier cérifère, appelé carnauba (coperniciacerifera). Dans celui-ci, la cire, d’un blanc pur et sansaucun mélange de résine, se trouve en dessous des feuilles enabondance considérable.

Du reste, quand même nos amis n’eussent pas euà leur disposition ces deux palmiers si commodes, ils ne se fussentpas trouvés pour cela à court de luminaire ; car le fruit dupatawa fournit à la pression une huile inodore d’une grande pureté,excellente à brûler.

Mais vous vous demandez, j’en suis sûr,comment nos proscrits se conservaient en bonne santé, privés de selcomme ils l’étaient et du seul aliment qui puisse se passer desel : le lait.

La petite colonie n’était pas aussicomplètement dépourvue que vous le pensez.

À peu de distance de sa demeure, s’élevait àune hauteur considérable le tronc droit et uni de l’arbol delleche (arbre à lait), ou mieux du palo de vaca(arbre-vache). Cet arbre est garni de larges feuilles oblongues etpointues, dont quelques-unes atteignent un pied de long. Il porteun fruit mangeable de la grosseur d’une pêche et renfermant un oudeux noyaux. Son bois est estimé, à cause de la beauté de son grainet de sa dureté.

Toutefois, c’est à sa sève qu’il doit lacélébrité dont il jouit ; car ce n’est rien moins qu’un laitépais, crémeux et d’un goût savoureux. Bien des gens le préfèrentau lait de vache. Il est extrêmement nourrissant et a la propriétéde faire beaucoup engraisser les personnes qui en font un usagesuivi.

On le recueille, comme la sève de l’érable àsucre, au moyen d’une simple incision faite à l’écorce. C’estsurtout au lever du soleil qu’il coule le plus abondamment, commedu reste c’est le cas pour la plupart des végétaux du mêmegenre.

Bien des gens le boivent tel qu’il sort del’arbre ; mais d’autres, le trouvant trop épais et tropgommeux, le coupent avec de l’eau et le passent. Dans le thé et lecafé il est excellent et remplace avantageusement la crème.

Si on le laisse trop longtemps à découvert, ilse forme à la surface un coagulum épais, que les indigènesqualifient de fromage et savourent avec plaisir.

Une autre qualité de cette sèveextraordinaire, c’est que sans aucune préparation, dans son étatnaturel, elle remplace la meilleure colle forte et s’emploie danstous les travaux d’ébénisterie. Sous ce dernier rapport, son usageavait rendu à Don Pablo et à son collaborateur dévoué les plusgrands services pour confectionner leurs meubles et autresobjets.

Quant au sel, tant qu’il leur avait manqué,Don Pablo et sa famille eussent, pour s’en procurer, donné bienvolontiers tout ce qu’ils possédaient de superflu, tel que sucre,café, banane, cacao, et jusqu’à la cassave dont ils tiraient leurpain.

C’est qu’on ne se fait pas l’idée de ce qu’estle manque de cet ingrédient qui n’acquiert sa véritable valeur quequand on en est dépourvu. Car ce n’est pas seulement un besoin,c’est une nécessité impérieuse, et sa privation est une souffrancecruelle. Les animaux sauvages entreprennent des trajets d’unelongueur considérable pour se rendre aux salines naturelles qu’onrencontre de loin en loin sur le sol américain.

Nos proscrits soupiraient après le sel. Ils lecherchaient partout, et avaient espéré le remplacer par quelquesespèces d’aji ou capsicumqui croissaient aux environs etdont ils épiçaient fortement chacun de leurs plats ; mais ilsavaient beau faire, ce n’était pas du sel, et rien ne pouvait leremplacer.

C’est alors qu’ils apprécièrent lesconnaissances pratiques de leur ami Guapo.

Celui-ci savait que le fruit d’un certainpalmier peut être converti en sel, mais il ignorait si ce palmierexistait dans cette région.

Voyant son maître si préoccupé à ce sujet,Guapo partit un beau jour de grand matin et s’en fut à la recherchede ce palmier. La chance, secondant sa bonne volonté, le favorisa.Il aperçut au bord d’un marécage, les racines á moitié dans l’eau,un petit palmier de dix à douze centimètres de diamètre et de septà dix mètres de haut. C’était le jara, du genreleopoldinia. Sa cime se terminait en pointe et s’élevaitde plusieurs pieds au-dessus d’un panache de feuilles pennées.

Ce furent ses fruits qui attirèrentl’attention de Guapo ; ils étaient de la grosseur d’une pêche,mais de forme ovale légèrement aplatie et d’une teinte d’un vertjaunâtre. Ils croissaient en grappes épaisses suspendues au-dessousdes feuilles. L’Indien eut bientôt grimpé jusque-là, car le stipedu jara est lisse et facile à escalader. Il détacha les fruits,qu’il jeta au pied de l’arbre, et ne tarda pas à en avoir un sacbien garni.

Quand il arriva, tout le monde se demanda cequ’il voulait faire de ces fruits d’une amertume insupportable, queles enfants avaient bien vite laissés de côté. Toujours impassibleet muet, Guapo alluma un grand feu dans une espèce de four, où ilplaça les fruits ; quand ces derniers furent complètementincinérés, il se trouva, à la grande joie et à la surprise de tous,que leurs cendres blanches comme de la farine avaient le goût dusel. Certes ce n’était pas du sel parfait, mais cela remplissait lebut et faisait cesser une souffrance.

C’était beaucoup, c’était assez !

Chapitre 20LE GYMNOTE ET LE POISSON CANNIBALE.

 

Vers cette époque, se produisit un incidentqui faillit devenir un accident fatal pour notre petit amiLéon.

Il faisait très chaud, et la perspective d’unbain parut irrésistible au jeune garçon. Il se déshabilla donc etse mit à l’eau tout en face de la maison, où il s’amusa à barbotercomme les enfants aiment tant à le faire. Personne ne prenait gardeà lui, tout le monde étant occupé à la maison.

Il se maintint d’abord sans perdre pied dansl’eau paisible de la rive, qui n’avait pas une grandeprofondeur ; mais peu à peu il enfonça davantage et finit paressayer de nager pour se perfectionner dans cet art et y devenirhabile comme Guapo, ce qui était une de ses ambitions. Du reste,son père l’avait non seulement autorisé à s’y exercer, mais le luiavait même recommandé.

Léon s’était donc avancé jusqu’au milieu dutorrent et prenait plaisir à élargir le cercle de ses ébatsnatatoires, quand soudain il ressentit une vive douleur quisemblait causée par la morsure d’un animal, et cette douleur sereproduisit sur plusieurs points à la fois.

Léon se mit à crier de toutes ses forces. Quin’en eût pas fait autant ? Son premier cri attira toute lamaisonnée, qui arriva essoufflée, pantelante, se demandant si unecrampe l’avait saisi, ou si un crocodile le poursuivait. Grand futl’émoi quand on l’aperçut nageant vaillamment vers le bord sans unsigne de poursuite d’aucun genre.

– Qu’y a-t-il, Léon ?

– Qu’y a-t-il, jeune maître ?

Telle fut la question qui sortit de toutes lesbouches à la fois, question à laquelle le pauvre enfant nerépondait qu’une seule chose fort peu intelligible :

– C’est quelque chose qui me mord.

Mais l’œil clairvoyant de sa mère avaitsurpris autour de lui des traces de sang, et, désespérée, elles’écria, en levant les mains au ciel :

– Ô mon Dieu ! Mon fils est perdu !Sauvez-le ! Sauvez-le !

Don Pablo et Guapo se jetèrent dans le torrentet se portèrent à sa rencontre. Ils le reçurent entre leurs bras etle ramenèrent à terre. Mais des filets de sang coulaient en effetd’une douzaine de blessures qu’il avait en différents endroits, etils en découvrirent bien vite la raison.

Un banc de petits poissons d’un vert cendrésur le dos, et avec les nageoires et le ventre orangés,l’accompagnait, la gueule ouverte, et, en le voyant disparaître,monta jusqu’à la surface. Exaspérées de se voir enlever leurvictime, ces voraces créatures se précipitèrent sur les jambes deses sauveurs et leur firent en toute hâte regagner la terreferme.

Une fois en sûreté, Guapo et Don Pablo seretournèrent et virent que le banc entier les avait suivis, sur lalimite même de l’eau, et dans une agitation extrême se tenait prêtà bondir sur la proie qu’il espérait encore voir revenir.

– C’est le poisson cannibale, dit Guapo aveccolère, en se tournant pour enlever Léon dans ses bras ; maisfiez-vous à moi, jeune maître, vous serez vengé, et cela ne tarderapas !

Guapo transporta l’enfant à la maison, où l’onput juger de la gravité de ses morsures. Le plus grand nombre étaitau mollet, où, par exemple, le morceau était littéralement emporté.S’il avait été surpris au moment où il était le plus loin du bord,il n’eût peut-être jamais revu sa tendre mère, à en juger par lenombre de persécuteurs qui s’étaient si promptement groupés autourde lui et qui n’eussent pas tardé à le mettre en pièces et à ledévorer.

Que d’hommes on a vus ainsi attaqués au milieud’un grand fleuve, succomber aux mille blessures dont ils étaientassaillis avant d’avoir pu regagner la terre !

Ces féroces petits caribes oucaribitos, comme on les nomme (car le mot caribe signifiecannibale), gisent au fond des rivières, où il est presqueimpossible de s’assurer de leur présence ; mais à la premièregoutte de sang tombée de la blessure qu’un des leurs a faite, lebanc tout entier remonte à la surface, et malheur à l’infortuné surlequel s’exercent leurs dents triangulaires !

Cependant on fut vite rassuré sur l’état deLéon.

Quoique douloureuses, ses blessuresn’offraient de danger que par la perte de sang qui en était lerésultat. La seule chose à faire était d’arrêter l’hémorragie, etGuapo n’était pas homme à se laisser embarrasser pour si peu.

Sur l’un des mimosas qui croissaient àproximité de la maison, se trouvaient des nids de fourmis d’uneespèce toute particulière. C’étaient les formicaspinicollis d’un beau vert émeraude. Les nids, d’un brunjaunâtre, étaient formés d’un duvet cotonneux, que les fourmisrecueillent sur une sorte de mélastome, élégant buisson trèsabondant dans ces parages.

Or, le duvet de ces nids est souverain contreles hémorragies ; Don Pablo lui-même en avait entendu parleret le connaissait sous le nom de yesca de hormigas ouamadou des fourmis. On lui avait même dit que cet amadou est fortsupérieur à celui des nids de fourmis de Cayenne, qui forme unebranche de commerce très importante, et a été fort employé dans leshôpitaux d’Europe.

Guapo ne fut donc pas long à s’emparer desnids dont il avait besoin et revint les mains pleines de ce produitsouple et soyeux. On pansa le pauvre Léon, dont les blessures sefermèrent aussitôt et dont les souffrances s’apaisèrent un peu. Onle laissa reposer, et le soir, il ne se ressentait plus trop decette singulière aventure.

Chose étrange ! Le même jour, dans lasoirée, un incident d’un autre genre vint révéler à nos amis unnouveau danger caché dans les eaux transparentes de leurtorrent.

On avait fini de souper, et tous les membresde la petite colonie étaient réunis devant la maison. La mule,qu’on laissait paître en liberté, s’était approchée de la rivièrepour boire ; et, pour se rafraîchir, elle ne tarda pas à semettre dans l’eau ; elle en avait jusqu’au ventre. Tout à coupon la vit plonger et faire tous ses efforts pour regagner la rive.Elle renâclait, la pauvre bête, et paraissait aussi terrifiée quelors de son aventure avec le taureau. Ses narines se dilataient, etil semblait que les yeux allaient lui sortir de la tête. Enfin elleatteignit le bord, non sans peine, trébucha et roula sur le sable,comme si sa dernière heure avait sonné. Était-ce encore un tour descaribitos ? Non ; car leurs morsures eussent pul’effrayer, mais non la jeter dans les convulsions où on lavoyait.

Seul Guapo, l’homme universel, pouvaitrésoudre ce mystère. Il avait vu glisser sous l’animal une espècede serpent d’eau ou d’anguille d’un jaune verdâtre, long de cinqpieds environ. Il l’avait reconnu pour l’anguille électrique, outemblador, ou gymnote.

Ceci expliquait tout. Le gymnote, s’étantplacé sous le ventre de la mule, avait été de tous points encontact avec elle, et le choc avait eu toute sa puissance.

La mule se remit bientôt ; mais depuislors ni coups ni caresses ne purent la déterminer à s’approcher dela rivière à plus de vingt pas. Guapo, songeant à la gravité dupéril qu’il avait maintes fois couru en traversant sans défiance letorrent à la nage, n’en fut que plus décidé à ne pas retarder lavengeance qu’il avait promise à Léon, et qui devenait doublementune mesure de sûreté.

Le même soir donc, il se procura les racinesde deux espèces de plantes, l’une appartenant auxpiscidées, l’autre jacquinées. En les pilant eten les mélangeant, il devait en tirer le fameux barbascodont se servent les Indiens de l’Amérique du Sud pour prendre lepoisson. Une seule dose de cette substance vénéneuse suffit pourtuer tous les habitants d’une rivière dans un certain rayon.

Le lendemain, Guapo, ayant préparé sonbarbasco, remonta vers l’endroit où le torrent s’élargissait pourformer le lac dans la vallée et y jeta le poison. La lenteur ducourant le favorisait dans son dessein ; et du reste iln’avait pas épargné les ingrédients.

Aussi l’eau prit-elle une couleurblanchâtre ; et tout aussitôt on vit apparaître â sa surfacedes quantités de petits poissons sur le flanc. Les plus grands netardèrent pas à paraître à leur tour, et dans le nombre plusieursgymnotes. À la grande joie de Guapo et de Léon, descentaines de caribes, avec leurs ouïes bronzées et leur ventrejaunâtre, vinrent attester l’efficacité de la vengeance del’Indien.

Toutefois celui-ci était trop pratique pours’être livré à un massacre inutile. Il pensait qu’un plat depoisson varierait agréablement le menu par trop uniforme de lapetite colonie. Aidé de Don Pablo, avec lequel il avait déjà faitde grands éperviers de pêche, il eut bientôt choisi dans le nombreplusieurs paniers de ce qu’il y avait de plus délicat, et entreautres un grand nombre de caribes ; car les petits monstres,si redoutables de leur vivant, constituent, après leur mort, unmets délicieux dont la finesse égale celle des meilleurs poissonsde l’Amérique du Sud.

Les gymnotes morts ne contenaient plus uneétincelle d’électricité ; et bien que quelques personnes lesmangent, on avait assez de meilleurs poissons pour ne pas tenir àceux-là.

Chapitre 21LES CINCHONAS.

 

Quinze jours après l’arrivée de nos proscritsdans la vallée, leur établissement était aussi complet quepossible, avec maison, écurie et dépendances.

L’intérieur de la maison nous eût ménagé biendes surprises. Vous y eussiez vu des sacs composés de la spathefibreuse du bussu et remplis du coton soyeux du ceiba, recueillipour être filé et converti en linge de corps ; des paniersfabriqués avec l’écorce de la tige des feuilles de l’iû(astrocaryum), car ce palmier n’a pas de tronc, maisseulement des feuilles de quatre mètres de large qui sortentdirectement de terre. Vous vous fussiez reposé sur les chaisesfaites de palmier et de bambous, et rafraîchi dans une vaisselletrès légère fournie par l’écorce d’une gourde nommée crescentiacujeta.

Vous eussiez eu à demander des explicationssur les instruments et les outils que vous y auriezremarqués ; par exemple, sur un rouleau couvert d’épines trèsrapprochées, morceau des racines aériennes du pashiuba qui servaitde râpe, excellente pour réduire en poudre le juca, dont on tire lemanioc, ou encore sur un tapiti, sac conique tissé avecdes fibres de palmier, et qui sert à exprimer la sève du manioc unefois râpé. Pour faire la cassave, on attache le tapiti à une fortecheville, et l’on appuie sur le bout d’un bâton qui fait levier,jusqu’à ce que la pulpe ait rendu tout le liquide dont elle estimprégnée. On la met ensuite au four ; et quand elle est biensèche, on en fait du pain. C’est la substance bien connue parminous sous le nom de tapioca.

Toutefois, remarquons en passant qu’il y adeux espèces de juca : l’espèce douce et l’espèce amère ;l’une est inoffensive, l’autre renferme un des poisons les plusviolents du règne végétal ; et tandis que la première, mangéecrue, est sans danger et saine, la seconde, au contraire, donneraitla mort ; aussi est-il nécessaire de veiller sur le produitqui sort du tapiti, afin que ni enfants ni chiens ne viennent à engoûter.

Quant à des lits, vous n’en eussiez point vu.Dans ces pays chauds, ce luxe de nos climats tempérés n’offriraitnullement le confortable que nous lui trouvons, car il faudraitcompter avec la certitude d’avoir des compagnons désagréables,insectes de toutes natures et reptiles.

On les remplace par des hamacs. Chez DonPablo, on en comptait cinq tressés par Guapo avec l’épiderme de lafeuille d’un très beau palmier appelé tucum (astrocaryum).Ils étaient suspendus, les uns à l’intérieur de la maison, lesautres sous la véranda formée par l’avancement de la toiture,suivant que leurs propriétaires aimaient ou redoutaient lafraîcheur de la nuit.

Quand la maison eut acquis tout le confortdésirable, Don Pablo commença à tourner son attention vers l’objetqui l’avait déterminé à se fixer en ces lieux. À son premier examendes cinchonas, il avait reconnu qu’ils appartenaient à l’une desmeilleures espèces. C’était celle qui fournit la cinchonine et sesdérivés, la cascarille de Cuzco.

Il existe au Pérou de vingt à trente sortesd’arbres qu’on exploite pour leur écorce, qui produit le fébrifugeconnu sous le nom de quinquina, dont on extrait la quintessencesous le nom de quinine. Dans ce nombre il existe plusieurs qualitésde cinchonas. D’autres appartiennent au genreexostemma ; mais il en faut compter pas mal dontl’écorce n’a aucune valeur ; et comme pour bien d’autresmarchandises, ces dernières donnent une triste idée de l’honnêtetécommerciale.

L’espèce qui couvrait les hauteursavoisinantes se rapprochait beaucoup du cinchona condaminea, unedes plus estimées, que l’on ne rencontre guère qu’aux environs deLoxa. L’arbre que Don Pablo avait l’intention d’exploiter atteintune hauteur de vingt-sept mètres. Son feuillage, trèsreconnaissable entre tous, est rougeâtre et brillant, et se composede feuilles ayant de dix à quinze centimètres de long sur six ousept de large. Cela facilite la tâche des cascarilleros, en leurpermettant de les reconnaître de plus loin, vu qu’ils sontdisséminés sur des surfaces considérables.

Don Pablo avait eu de la chance. Non seulementla qualité était irréprochable, mais il avait trouvé un espace,qu’il n’évaluait pas à moins de quarante ares, presque absolumentcouvert de ces arbres qui représentaient une fortune. Qu’il pûtseulement en réunir cinquante mille kilos et les faire parvenir àl’embouchure de l’Amazone, et il en retirerait environ250,000 fr.

Il ne se décourageait pas à calculer combiende temps il lui faudrait sacrifier pour obtenir ce résultat ;il voulait l’obtenir, et pour cela il résolut de se mettre àl’ouvrage résolument et sans plus tarder.

Chapitre 22PIERRE L’AGILE.

 

Tous les préparatifs étant terminés, magasinset réserves, toute la famille se mit joyeusement en marche pouraller commencer l’exploitation.

À peine faisait-il jour quand noscascarilleros improvisés se mirent en route.

Si nos amis étaient matineux, ils n’avaient encela qu’un demi mérite ; car, dans ces régions si chaudes, cesont les premières heures de la matinée qui sont les plusagréables.

Leur chemin longeait le torrent et passait àcôté d’un bouquet d’arbres dont le tronc était blanc et lesfeuilles argentées. Ils rappelaient le palmier, mais ce n’en étaitpas. Don Pablo les désigna à ses enfants sous le nom d’ambaïba(cecropia peltala).

– Je ne serais pas étonné, ajouta-t-il, devoir paraître un des étranges animaux qui fréquentent cesarbres.

– C’est de Pierre l’agile que tu veuxparler ?

– Oui, répliqua Don Pablo en souriant ;c’est un nom d’une sanglante ironie, que lui ont valu ses habitudesindolentes et sa marche d’une excessive lenteur. Ici c’estl’aï ; les Français le nomment le paresseux ; mais pourles savants, c’est un bradypus. Il en existe deux ou troisespèces.

– Buffon ne dit-il pas que c’est la plusmisérable des créatures ; qu’il vit sur un arbre jusqu’à cequ’il en ait mangé toutes les feuilles ; qu’alors il s’enlaisse tomber, ne sachant pas en descendre, et qu’une fois à terre,il lui faut une heure pour parcourir une distanceinsignifiante ?

– Sans doute, mon fils ; mais, depuisl’époque de ce grand naturaliste, l’histoire naturelle, dans toutesses branches, a fait bien du chemin. Aussi en savons-nous plus longsur les mœurs et les habitudes de ce singulier animal. Il estcertain que l’aï ne se meut pas vite sur terre ; mais celatient à ce que sa conformation, comme celle de l’orang-outang parexemple, le destine à vivre sur les arbres, où il se meut avecassez de facilité pour pourvoir à ses besoins. Il n’est lui qu’aumilieu des branches ; car, grâce aux ongles recourbés dont sesdoigts sont munis, il marche le dos tourné vers la terre.

C’est dans cette position et au moyen de soncou très long et composé de neuf vertèbres (fait uniquechez les mammifères) qu’il atteint facilement toutes les feuillesde la branche qu’il a adoptée, et sur laquelle il dort dans cettemême position tant qu’il y reste quelque chose à prendre.

Quand un arbre a cessé de lui convenir, ilpasse sur un autre avec beaucoup d’aisance ; et comme il n’ajamais besoin de boire, il n’a aucune raison de descendre à terre.Mais voyez, j’en étais sûr, voilà plusieurs arbresdépouillés ; les déprédateurs ne doivent pas être loin.

– A-ïe ! articula lentement une voixlugubre.

– Quand je vous le disais, s’écria Don Pablo,riant de la consternation que ces accents d’outre-tombe avaientjetée dans sa petite troupe, c’est lui-même, il s’est présenté toutseul ; le voyez-vous là-haut ?

On courut vers l’arbre désigné par Don Pablo,et l’on y trouva, en effet, un animal de la grosseur d’unchat ; son poil grossier, couleur de foin, était marqué d’unetache orange sale et noire. Il n’avait pas de queue, mais sa petitetête ronde à face plate ressemblait autant à celle de l’homme quela tête de la généralité des singes.

– Encore un autre, s’écria Léon, en montrantdu doigt une branche supérieure à laquelle se tenait accroché unsecond aï.

Une légère différence de taille fit supposerque c’était la femelle, d’autant plus que le mâle est rarementseul.

Le pauvre couple s’était aperçu de l’approchedes étrangers et articulait à tour de rôle son mélancoliquea-ïe ! a-ïe ! si désagréable à entendre, que l’on aconjecturé quelquefois que c’était son meilleur moyen de défense,en faisant fuir l’ennemi.

Don Pablo et sa famille se disposaient àpasser outre, peu soucieux de prolonger l’audition de ces voixlamentables ; mais Guapo ne partageait pas ces pacifiquesdispositions. Si laides que soient ces créatures, elles se laissentmanger, et Guapo avait envie d’un peu de rôti à son dîner.

Il pria donc son maître de vouloir bienl’attendre jusqu’à ce qu’il eût opéré sa capture. Il ne pouvaitsonger à aller la chercher, car les griffes de ces animaux ont unepuissance de retenue extrême. Il se décida donc au parti le plusexpéditif : abattre l’arbre, qui, n’étant pas gros, futbientôt à terre avec les deux pauvres bêtes qui se désolaient d’unevoix plus lamentable encore.

Guapo s’approcha alors pour les saisir, maisavec précaution, car l’aï ne se laisse pas toucher sans se mettresur la défensive. Pour cela, il bat l’air incessamment de sespetits bras, qui deviennent redoutables quand on voit de près lesongles aigus et crochus qui les terminent.

Guapo n’avait nulle intention de se faireégratigner ; aussi coupa-t-il deux branches d’arbre qu’iltendit aux aïs, en ayant soin de leur toucher la poitrine. Dèsqu’ils sentirent la branche, ils se crurent sauvés et s’yaccrochèrent avec l’énergie du désespoir. Ils étaient désormaislivrés sans défense à la discrétion de leur ennemi.

L’Indien pria Léon de se charger de sa hacheet il emporta ses branches de chaque main, alléguant que la chairde ce bizarre gibier serait bien meilleure, si on ne le tuait qu’aumoment de l’accommoder.

Nos amis reprirent leur route et arrivèrentbientôt à une clairière. À leur grande surprise, quand ils furentau beau milieu, ils virent Guapo déposer tranquillement sa chargesur le gazon.

– Tu en es déjà fatigué et tu y renonces, luidit Léon.

– Non pas, répondit Guapo ; mais ilsseront plus en sûreté ici que dans la forêt. Dans le voisinage desarbres, ils pourraient fort bien nous échapper, pendant que nousserions à l’ouvrage ; mais je réponds qu’il leur faudrait aumoins six heures pour traverser ce bout de champ.

Tout le monde se mit à rire, et l’ons’éloigna, laissant les malheureuses bêtes à leurs branches et àleurs réflexions.

La petite troupe n’avait pas encore quitté laclairière quand Don Pablo fit admirer à ses enfants la grandeur desnids de termites, ou fourmis blanches, qui se trouvaient disséminéssur la lisière du bois. Ils sont en forme de cônes et font penser àdes tentes de soldats. Il était de très bonne heure, l’air étaitvif, et les travailleuses n’étaient point encore sorties.

Après quelques remarques sur ces nidsgigantesques, nos amis passèrent outre et arrivèrent sans autreaventure sous l’ombrage des cinchonas.

Chapitre 23LES CASCARILLEROS.

 

Quelques minutes après, retentissait lepremier coup de hache donné par Guapo. C’était le signal d’uneentreprise qui pouvait durer des années, mais qui se termineraitinévitablement par l’acquisition d’une fortune.

Un des cinchonas fut bientôt à terre, et Guapopassa à un autre.

La tâche de Don Pablo commença, et voicicomment il procéda :

Armé d’un couteau fraîchement aiguisé, ilfaisait de distance en distance des incisions circulaires autour del’arbre et les traversait d’une fente longitudinale. Après le troncvenaient les branches, qui furent traitées de la même manière. Cen’était pas plus difficile.

Trois ou quatre jours après, il faudraitrevenir pour détacher l’écorce qui aurait eu le temps de sedessécher un peu, et il ne resterait plus qu’à l’étendre au soleilpour la sécher entièrement, puis à la transporter ensuite dans lesmagasins de réserve.

La besogne avançait convenablement. Onn’épargnait que les jeunes arbres dont l’écorce n’avait pas encoreacquis les qualités qui la font rechercher dans le commerce.

Le travail se faisait gaiement. Doña Isidora,assise sur un tronc d’arbre, en suivait la marche avec le plus vifintérêt, causant et riant avec son mari. Un avenir si douxsuccédait aux sombres heures qu’elle avait traversées depuis lecommencement de l’insurrection.

Léona s’était mise près de Guapo, dont elleétait l’idole, et qui pour elle se départait de son mutisme et desa dignité. À sa demande, il avait toujours quelque merveilleusehistoire à lui conter, qu’elle écoutait les yeux brillants etsuspendue aux lèvres du narrateur.

Léon n’avait rien de particulier à faire danscette première journée. Dès que l’écorce serait bonne à enlever, ilse promettait bien de ne pas demeurer en reste avec les autres etde lutter d’ardeur avec eux. Il pèlerait les arbres ou conduiraitla mule chargée de précieuses écorces. Il ferait n’importe quoiplutôt que de rester oisif. Mais pour le moment il n’avait rien àfaire et il s’ennuyait ; aussi s’avisa-t-il tout à coupd’aller s’amuser avec les aïs. Il ne partageait qu’à moitié laconfiance de Guapo de les retrouver à la même place ; il sefigurait difficilement que deux êtres inspirés par le désir derecouvrer leur liberté pussent s’immobiliser plutôt que de franchirvingt ou trente pas au bout desquels était un asile assuré.

En approchant de la clairière, il lui semblaque leurs accents trahissaient encore plus de terreur et de peinequ’auparavant. Et puisqu’ils étaient jusqu’alors restés silencieux,cette nouvelle explosion de gémissements n’annonçait-elle pasqu’ils se voyaient menacés d’un nouveau danger ?

Léon ne s’avança dès lors qu’avecprécaution ; et une fois près de la clairière, avant de s’yengager, il l’examina avec soin.

Rien de suspect n’était en vue. Pointd’animaux d’aucune sorte ; et cependant, au lieu d’êtretranquillement couchées sur le dos, comme on les avait laissées,les malheureuses bêtes semblaient prises de la danse de Saint-Guyet se livraient à des convulsions qui faisaient mal à voir.

– Carrambo ! se dit Léon, on croiraitqu’ils sont à la torture. Que peuvent-ils avoir ? Oh ! jedevine, ce doit être un serpent.

Cette conjecture l’arrêta net. Il en avaitdéjà tant vu, que la perspective d’une nouvelle rencontre avec uneespèce peut-être inconnue ne lui paraissait nullement désirable. Ilse contenta donc de suivre la lisière du bois jusqu’à ce qu’il setrouvât bien en face des aïs, pour voir à quel genre de reptile lesmalheureux avaient affaire.

Il ne vit rien ; seulement les aïsavaient repris leur position première. Leurs convulsionsdiminuaient d’intensité ; leurs cris allaients’affaiblissant ; et au bout d’une ou deux minutes, ils seraidissaient dans un effort suprême, ils étaient morts.

Fort impressionné de cette fin tragique, Léonrésolut d’avoir le mot de l’énigme et entra dans la clairière,toujours avec l’appréhension de voir se dresser sous ses pasquelque hideux reptile. Il s’approcha des deux cadavres ;quand il n’en fut plus qu’à quelques pas, il lui sembla que leterrain autour d’eux était mouvant et qu’une vie intense semblaits’agiter sur ces corps morts.

– Ah ! s’écria-t-il, c’est ce qu’onappelle un chacude fourmis blanches.

Le chacu est le nom donné à uneexpédition de termites. Celles-ci étaient sorties de leurs grandsnids coniques, et, rencontrant sur leur chemin ces créaturesimpuissantes, s’étaient jetées dessus et les avaient fait mourirlentement sous les coups répétés de leurs aiguillonsempoisonnés.

Et maintenant elles déchiraient à belles dentsleurs cadavres, qui brin à brin s’en allaient disparaître dansleurs sombres repaires.

C’était horrible à voir. Léon en avait lachair de poule ; néanmoins il voulait se rendre compte de cequi allait se passer. Il avait entendu dire que ces insectespeuvent en quelques minutes mettre en pièces et transporter dansleurs nids les cadavres des plus gros animaux ; et puisquel’occasion s’en présentait, il voulait s’assurer de l’exactitude decette affirmation.

Seulement, avec une sage prudence, il nes’avança pas, mais grimpa sur un arbre, où il s’installacommodément pour suivre les opérations de ces hideux insectes. Ilremarqua bientôt que tout se passait avec un ordre parfait. Lesfourmis se succédaient en colonnes régulières et mobiles. À mesureque les unes avaient pris leur part du butin, elles s’éloignaientet étaient remplacées par d’autres. De chaque nid sortaientincessamment des bataillons serrés qui s’en venaient attendre leurtour de curée : c’était comme un flot laiteux serpentant surle sol. Au contraire, celles qui s’en revenaient avaient un toutautre aspect : chaque fourmi était chargée d’un morceau dechair ou de peau recouverte de poils d’un volume beaucoup plusconsidérable que son propre corps, et cela rompait l’uniformité decouleur et de marche.

C’était saisissant, et Léon persista àexaminer cette scène jusqu’à ce que la tête lui tournacomplètement.

Chapitre 24LE PUMA.

 

Tout à coup l’attention de notre jeune amateurd’histoire naturelle fut détournée de ces millions de créaturesvivantes. Un bruit de feuilles sèches se fit entendre, et uninstant après un objet mince et cylindrique de quarante à cinquantecentimètres de long apparut à l’extrémité du fourré. Il étaitdifficile de reconnaître dans ce quelque chose de bizarre le museaud’un animal ; mais Léon aperçut derrière deux petits yeuxnoirs et brillants et se demanda à qui ils appartenaient.

La bête tout entière ne tarda pas à sortir dubois. Elle était vraiment singulière. Elle avait la taille d’ungros chien de Terre-Neuve, mais avec une forme bien différente.

Son pelage, d’un brun sale, se composait delongs poils rudes et emmêlés ; elle avait sur les épaules unelarge bande noire bordée de blanc. La queue avait un mètre de longet était recouverte d’un poil ressemblant à des râpures debaleines ; de plus, elle portait ce peu gracieux appendicerelevé en trompette sur le dos.

Mais son trait le plus remarquable était sanscontredit son museau, dont nous avons parlé plus haut, qui seterminait par une petite bouche n’ayant pas plus de troiscentimètres de large et ne contenant pas une seule dent. Les jambeségalement étaient peu communes. Celles de derrière, larges etvigoureuses, paraissaient plus courtes que les autres ; ce quiprovenait de ce que l’animal était plantigrade par derrière,c’est-à-dire qu’il posait entièrement la plante de son pied parterre, comme font seulement les ours et quelques rares quadrupèdes.Ses pattes de devant étaient d’autre façon. Elles étaient munies dequatre grands ongles repliés en dedans, et l’animal, pour éviter demarcher dessus et de se blesser avec, ne posait le pied que sur lecôté. Ces ongles ne lui servent qu’à gratter la terre et seredressent quand il veut s’en servir ; ils prennent alors laposition des dents d’un couteau ou des lames d’une houe.

Naturellement, avec des jambes semblables,l’animal ne peut être fort habile marcheur ; aussi n’a-t-ilguère de grâce à se mouvoir et n’avance-t-il pas bien vite.

Bien que Léon n’eût jamais vu cette bizarrecréature, il se souvint d’en avoir lu maintes descriptions ;aussi n’hésita-t-il pas à lui donner son véritable nom de tamanoir,ou grand ours fourmilier (myrmecophaga jubata). Mais cequ’il n’avait assurément trouvé dans aucune gravure ni dans aucunedescription, c’était cette grosse bosse qu’il voyait sur l’épauledu tamanoir. Cela l’embarrassait bien un peu, car il n’en trouvaitpoint d’explication satisfaisante.

Tout à coup l’animal tourna la tête, donna unpetit coup de museau à sa bosse, qui tomba par terre et se trouvaêtre tout le portrait de sa mère.

C’était tout près des grands nids de termitesque le tamanoir femelle avait déposé son petit. Elle appuya sespattes de devant sur un des cônes, comme pour dresser son pland’attaque. Si durs qu’ils soient pour le pic ou la pioche del’homme, le fourmilier en a facilement raison avec les onglespuissants dont il est armé. Au moment où la bête allait commencerson œuvre de démolition, elle s’avisa tout à coup que les fourmisétaient dehors, et cela parut modifier ses intentions. Elleredressa sa longue queue, revint à l’endroit où elle avait laisséson petit, et moitié le portant, moitié le poussant, elle parvint àl’emmener sur la lisière du sentier tracé par le double courant determites.

Alors elle se coucha et s’aplatit de tellefaçon, que son museau atteignit le bord de ce flot mouvant, enayant soin de veiller à ce que son rejeton l’imitât en touteschoses. Enfin elle allongea sa langue, semblable à un grand ver ettout imprégnée d’une espèce de glu, et la retira couverte defourmis.

Ce mouvement se renouvela avec une vitessemathématique de deux coups par seconde. Il ne s’arrêtait que quandla tendre mère avait quelques instructions à communiquer à sonjeune élève, qui, du reste, il faut en convenir, profitait de sesleçons avec une docilité exemplaire.

C’était si drôle, que Léon, de sonobservatoire, ne put retenir un éclat de rire.

Malheureusement, le plaisir qu’il prenait àcontempler ce spectacle fut brusquement interrompu par l’apparitionsur la scène d’un nouvel acteur bien différent.

Le nouveau venu ressemblait à un grand chatfauve, au pelage uni, au corps allongé, à la queue longue, à latête ronde et ornée de moustaches, et surtout aux yeux étincelantscomme des brasiers. Léon le reconnut pour avoir vu ses pareils dansles rues de Cuzco, promenés par des Indiens. C’était lepuma, lion sans crinière de l’Amérique.

Ceux que Léon avait vus jusqu’alors étaientdressés et apprivoisés, mais il savait fort bien qu’à l’étatsauvage, le puma est un adversaire redoutable ; et lui quin’avait pas sourcillé à l’approche du tamanoir, sachant que cetanimal ne grimpe pas aux arbres, il se sentit gagné par la peur àla vue du lion d’Amérique, qui a la souplesse du tigre et l’agilitéde l’écureuil.

Sa première pensée fut donc de sauter à terreet de s’enfuir à toutes jambes ; mais pour rejoindre l’ombredes cinchonas, qu’il regrettait amèrement d’avoir quitté, ilfallait qu’il se croisât avec le fauve qui arrivait précisémentdans cette direction. Il fallait donc prendre son parti en brave etrester où il était. Peut-être, après tout, le puma ne leremarquerait-il pas.

Bientôt, du reste, l’attention de celui-ci futassez absorbée sur un autre point. Il avait aperçu le tamanoir,fort occupé à dévorer ses termites, et par conséquent tout à faitinconscient du danger. Aussitôt le puma s’allongea sur le sol, sepréparant à s’élancer absolument comme le chat qui guette lasouris.

À ce moment, le tamanoir, tournant la têtepour renouveler ses instructions à son petit, aperçut l’ennemi.D’un bond la pauvre femelle fut sur ses pattes et d’un second ellerejeta son petit sur ses épaules, puis, se dressant tout deboutcontre une fourmilière de manière à couvrir de son corps sonprécieux fardeau, elle attendit l’ennemi.

Ce qui surprit fort Léon, c’est que son vilainmuseau avait totalement disparu. Elle l’avait dissimulé sur sapoitrine et abrité derrière sa longue queue, relevée par-devantjusqu’à la hauteur de son front.

Ce fut le puma qui commença l’attaque. Ilsemblait que rien ne pût résister à ce premier assaut ; maisl’ongle du fourmilier s’appliqua sur sa joue en y laissant unetraînée sanglante, qui modéra son allure tout en exaspérant safureur. Deux ou trois passes suivirent et restèrent sans résultat,car il avait soin de se tenir hors de la portée de ces armestranchantes dont, bien contre son gré, il avait eu l’occasiond’apprécier la valeur.

Le fourmilier toutefois étendait ses pattesvigoureuses, dans le secret espoir que l’ennemi s’approcheraitassez pour qu’il pût l’y étreindre à la façon des ours ; maisle puma ne paraissait pas disposé à se prêter à cette combinaisondu jeu de son adversaire.

Les chances étant égales de part et d’autre,le combat eût pu durer indéfiniment, sans l’imprudence du jeunetamanoir. Où la curiosité va-t-elle se nicher ? Désireux sansdoute de voir où en était l’affaire, ou contre qui elle avait lieu,il s’avisa d’allonger son petit museau. Le puma l’aperçut aussitôt,s’en saisit d’un bond, et eut bientôt sous ses pieds le pauvrerejeton, dont il broya la tête entre ses mâchoires puissantes.

Dès ce moment la pauvre mère ne connut plus niretenue ni crainte ; sa queue s’abaissa d’un geste violent etson long museau reparut, agité sans doute par la violence de sesémotions. Mais, tandis qu’indécise elle cherchait un moyen devenger son enfant, le puma sauta sur sa partie vulnérable ;terrassant sa victime, il l’étendit sur le dos et se mit à luidéchirer la poitrine.

Certes le pauvre tamanoir inspiraitgrand’pitié à Léon ; néanmoins la prudence lui faisait undevoir de ne pas intervenir, et il eût continué à se tenir coi surson arbre, si une douleur aiguë qu’il ressentit à la cheville nel’eût fait sursauter sur son siège en lui arrachant un criinvolontaire.

Chapitre 25ATTAQUE DES TERMITES.

 

Léon, ayant baissé les yeux pour se rendrecompte de la cause de cette douleur, sentit son sang se glacer dansses veines.

Les fourmis, poursuivant leur expédition,entouraient l’arbre et avaient commencé à l’escalader. En ligneblanchâtre de plusieurs pouces d’épaisseur, elles grimpaient lelong du tronc, et c’étaient les premières arrivées qui, sans perdrede temps, avaient commencé l’attaque sur son pied.

Le sort des aïs dont il venait d’être témoinétait bien fait pour le remplir d’épouvante, et un second cri deterreur lui échappa. Instinctivement, il s’élança de branche enbranche jusqu’à la plus élevée ; et quand il l’eut atteinte,il se retourna et regarda ses millions d’adversaires grimpanttranquillement avec lui.

À ce coup, l’effroi l’emportant sur tout autresentiment, il déchira l’air de ses cris. Qu’importe ! il serisquerait dans cette masse grouillante, mais il échapperait, iléchapperait à tout prix, et il se mit à redescendre, écrasant sousson poids des bataillons sans cesse reformés.

Il était à mi-chemin de sa descente, quand ilse rappela soudain le puma qu’il avait oublié. Son regard cherchal’endroit où il l’avait laissé dévorant sa victime. La pauvrefemelle agonisante était encore là à côté de son petit mort ;mais le fauve avait disparu.

Léon se berçait déjà de l’espoir que peut-êtreses cris l’avaient effrayé et qu’il avait repris le chemin desbois, quand tout à coup il l’aperçut à dix pas de l’arbre, rampantvers lui sans le quitter des yeux. Que faire ?…

Il est difficile de prendre une résolutionentre deux alternatives semblables. Léon se crut perdu. Il éleva lavoix dans un effort suprême et attendit.

Contrairement à son attente cependant, le pumane prit pas tout de suite son élan ; au contraire, toujoursrampant, il fit à plusieurs reprises le tour de l’arbre, dardantsur lui des regards enflammés, agitant doucement sa queue etpourléchant ses lèvres rouges du sang de sa proie inachevée. Ilsemblait trouver du plaisir à combiner longuement son attaque et àprolonger l’agonie de sa victime.

Soudain la bête a tressailli, mais non paspour s’élancer. Un sifflement aigu a déchiré l’air et quelque choses’est enfoncé dans sa fourrure. D’un coup de dent il brisel’extrémité de la flèche de pashiuba, dont la pointe empoisonnéereste enfoncée dans sa blessure. Un nouveau sifflement se faitentendre, une autre flèche a touché le puma, et cette fois des voixamies, des voix bien connues retentissent. C’est Don Pablo et Guapoqui accourent, l’un avec sa hache, l’autre avec sa sarbacane,messagère infaillible de vengeance et de mort.

Le fauve se détourne pour fuir. Il est déjàsur la lisière du bois, mais il s’arrête, il chancelle… Iltombe ; malgré cela, Don Pablo trouve encore le poison troplent pour son exaspération et lui brise le crâne d’un coup dehache.

Hourra !… le monstre est mort, et le pèreaccourt vers son enfant, que Guapo a pris sur son épaule et emporteen triomphe.

Une fois les premiers transports passés, DonPablo traîna le corps du puma hors de l’atteinte destermites ; car il voulait en conserver la peau, qui avait unegrande valeur.

Quant aux deux tamanoirs, il n’y avait rien àen faire ; ils étaient déjà la proie des termites ; etquand nos amis repassèrent à l’heure du dîner, il ne restait plusd’autres vestiges des aïs et des fourmiliers que des osparfaitement nets et quelque peu de poils. Le reste avait disparu,emporté par portions infinitésimales dans les profondeurs desmystérieuses cellules des fourmis blanches.

C’était sans doute le bruit fait par nostravailleurs acharnés à leur besogne qui avait troublé leshabitudes du tamanoir et du puma, qui ne sortent ordinairement quela nuit.

À leur retour à la maison, nos proscritsfurent témoins d’une petite scène curieuse que leur ménagea Guapo.Le tamanoir mâle était, lui aussi, réveillé et avait quitté songîte de feuilles sèches en quête de sa compagne. L’Indien, loin dechercher à le tuer, recommanda aux enfants un profond silence, et,se cachant derrière les branches d’un arbre, les agita de manière àsimuler le bruit que fait la pluie en tombant sur le feuillage.

Aussitôt le fourmilier releva sa queue largeet fournie et la dressa sur sa tête comme nous faisons d’unparapluie, et marcha assez longtemps ainsi devant les enfants, quece spectacle amusait considérablement.

Outre le tamanoir, on compte dans l’Amériquedu Sud deux ou trois espèces d’ours fourmiliers ; mais ceux-cisont fort différents et pourraient à bon droit former un autregenre. D’abord ils sont grimpeurs, contrairement au tamanoirproprement dit. Ils poursuivent les fourmis qui font leur nid surles branches, aussi bien que les guêpes et les abeilles.

Pour ce genre d’exercice, la nature les adoués d’une queue nue et prenante, comme celle des opossums et dessinges.

Le tamandua est de ce nombre. Beaucoup pluspetit que le tamanoir, beaucoup plus agile, revêtu d’une fourruresombre mais lustrée, il vit de fourmis, d’abeilles et de miel. Onl’a quelquefois rangé dans la catégorie des tridactyles,parce qu’il n’a que trois doigts à chacun des pieds de devant.

Une autre espèce d’ours fourmilier, lemyrmecophaga didactyle, ainsi nommé parce qu’il n’a quedeux doigts, est un petit animal gros comme l’écureuil gris, qui,au point de vue de l’agilité, tient le milieu entre le tamandua etle tamanoir.

On le voit quelquefois, suspendu par sa queuepoilue, se servir de ses pattes de devant comme d’une main pourporter sa nourriture à sa bouche. Comme parure, il estincontestablement le plus remarquable du genre fourmilier. Sacouleur varie beaucoup : il est quelquefois d’un blanc deneige. Son poil est doux et soyeux, quelquefois légèrement boucléet feutré à l’extrémité. Le poil de la queue est annelé des teintesqui prédominent dans le reste du corps.

Chapitre 26LE TATOU-POYOU.

 

L’aventure de Léon avec Les termites avaittourné l’attention des enfants sur ces créatures désagréablespartout, mais plus spécialement dans les pays chauds.

Léona en particulier les avait prises enhorreur et ne manquait aucune occasion de témoigner de son aversionpour elles, d’autant mieux qu’elle avait subi elle-même la morsured’une fourmi rouge.

Sa mère craignait que cette antipathie nefaussât son jugement en lui laissant supposer que ces créaturessont inutiles et ont été créées sans but. Elle lui démontrait que,sans elles, les matières en décomposition que l’on rencontre encertains endroits auraient bientôt engendré la peste ; et, àdéfaut de sympathie, elle cherchait à éveiller en elle del’intérêt.

Un jour, elle lui montra un autre de leursennemis, le fourmilion, et lui expliqua comment, après avoir faitdans le sable son trou en forme d’entonnoir, il s’y tapit endéguisant sa présence ; comment, dès qu’une fourmi se montresur le versant du piège, il lui lance du sable à la tête pour lafaire dégringoler sur la pente rapide, puis la suce jusqu’à cequ’il ne reste plus qu’une carcasse vide, dont il se débarrasse enla jetant au loin par-dessus bord.

Léona palpitait à cette vue, trouvant que lefourmilion a bien mérité de la société. Son frère rentrait en cemoment du chantier des cinchonas, et elle l’appela, ne doutant pasqu’il ne partageât sa satisfaction.

Mais elle avait compté sans son hôte. Léonétait trop ému de ce qu’il avait vu durant cette journée pours’intéresser même aux ennemis des fourmis ; il s’empressaitd’arriver pour être le premier à entretenir sa mère du récit de sesaventures.

Le matin même, Don Pablo et ses deux aidesavaient découvert une nouvelle mancha de cinchonas ;comme ils s’y rendaient, ils rencontrèrent le corps mort d’un cerfde la grande espèce, appelée cervus antisensis. Il étaitsans doute mort depuis bien des jours, car il avait doublé devolume à force de gonfler ; ce qui arrive dans les pays chaudsaux cadavres exposés à l’air pendant quelque temps.

Don Pablo s’étonnait que le corps du cerf eûtéchappé à l’attention des animaux de proie qui ne pouvaientqu’abonder dans les environs, quand Guapo donna en passant un coupde cognée au cadavre.

Grande fut la surprise du père et du fils,quand, au lieu du son mat auquel ils s’attendaient, ils entendirentsonner le creux. Guapo frappa une seconde fois, et la peau, quin’avait d’abord été qu’entamée, se fendit tout à coup avec un bruitsec et laissa voir un trou béant. I] n’y avait plus que lesquelette de l’animal, parfaitement nettoyé comme s’il eût étépréparé pour quelque muséum d’anatomie.

– Tatou-poyou, dit tranquillementGuapo.

– Une armadille ? demanda vivement DonPablo, reconnaissant le nom indien d’une des grosses espèces de cesanimaux.

– Certainement, et voyez, voici son trou.

Le père et le fils se penchèrent vivement etvirent en effet à l’endroit où avait été le cerf mort un grand troudans la terre, ainsi qu’un autre pareil à quelques mètres delà.

– Voici par où il est entré, dit Guapo,indiquant cette seconde ouverture ; mais il n’y est plusmaintenant. Toute la chair a été dévorée, et la peau a eu le tempsde se dessécher. Il y a longtemps que le glouton s’en est allé.

Don Pablo était enchanté de cet incident, quilui permettait de vérifier ce qu’il avait entendu raconter desmœurs singulières de ces animaux.

Les armadilles sont, à ce qu’il paraît, lesplus habiles mineurs du monde. En quelques minutes ils se creusentun terrier, où ils s’engloutissent, pour ainsi dire, dès qu’ilssoupçonnent la présence de quelque danger. Mais la nature, tout enles douant d’une mâchoire pourvue de plus de dents que n’en ont lesplus féroces carnassiers, les a sans doute prédestinés à secontenter d’une nourriture molle, au premier rang de laquellefigure la chair putréfiée.

C’est pour entamer le cadavre par sa partie laplus tendre qu’ils creusent un terrier, qui leur permet del’attaquer par-dessous, d’y mordre, d’y entrer et d’y séjournerjusqu’à ce qu’il ne reste plus que la charpente de l’animal.

Nos cascarilleros continuèrent leur chemin,Don Pablo faisant à l’Indien mille questions, dont Léon écoutaitles réponses avec le plus vif intérêt.

Guapo connaissait tout spécialement letatou-poyou, l’ayant maintes fois chassé dans sa jeunesse toutcomme un autre gibier. Bien qu’il sût de quoi il se nourrit, celane l’empêchait pas de s’en régaler à l’occasion ; et ce qu’ily a d’étrange, c’est que les créoles ne sont pas plus délicats queles Indiens à l’endroit de l’armadille.

Il est vrai qu’ils disent à cela qu’ilschoisissent dans le nombre des espèces plus frugales ; maisc’est une défaite qu’ils se donnent, car personne n’ignore que letatou va jusqu’à ravager les cimetières des environs dessettlements et qu’il se repaît de toute substance molle ou pulpeusequ’il rencontre sur son chemin.

Enfin, qui le croirait ? le tatou est undes ennemis les plus acharnés de la gent fourmi ; au lieu defaire simplement un trou dans la fourmilière, comme font lestamanoirs par exemple, il y pratique une large brèche par laquelleil dévore les larves.

Or, c’est un fait reconnu que les fourmistiennent à leurs œufs plus qu’à la vie ; aussi, quand ledésarroi s’est mis dans leur gynécée, elles s’abandonnent audésespoir, et, considérant que rien ne les attache plus àl’existence, elles ne réparent pas leurs ruines, que la pluieachève de détruire, et la colonie sans abri est bientôt dissoute etruinée.

De ce que les armadilles ont une alimentationréellement peu appétissante, il ne serait pas juste de conclure queleur propre chair l’est également peu. Loin de là ; c’estplutôt l’inverse qui a lieu. Voyez le tapir au contraire, qui nemange que des substances succulentes et même sucrées ; saviande est amère et ne saurait se manger. Quoi qu’il en soit, laviande de tatou ressemble au cochon de lait ; et, si on lefait rôtir dans sa carapace, ce qui est la mode indienne etincontestablement la meilleure, il égale un rôti de porc frais cuitau four, si même ne lui est pas supérieur.

Guapo ne le connaissait pas sous le nomd’armadille, qui est espagnol, et vraiment typique. En effet, cemot est un diminutif d’armado, armé, et a été donné au tatou parceque celui-ci est couvert d’une sorte d’armure osseuse analogue àcelle des anciens chevaliers qui débarquèrent à la suite deCortés.

Il n’y a pas jusqu’au casque ou heaume qu’iln’ait en tête ; le corps est revêtu du corselet et les membresprotégés par des cuissards ou des brassards. Cette armure variedans son agencement suivant les espèces, et selon qu’il y a plus oumoins d’espaces libres ou couverts de poils entre lesjointures.

Guapo connaissait par leur nom toutes lesvariétés d’armadilles qui existent dans ces contrées. Il citaittelle espèce qui n’était pas plus grosse qu’un rat et telle autreplus grande qu’un mouton. Celle-ci était d’une lenteurdésespérante, et à celle-là un homme ne pouvait tenir pied. Letatou-poyou dont ils avaient constaté le passage est susceptible des’aplatir par terre, au point de s’y dissimuler presque entièrementou de passer pour quelque inégalité du terrain, tandis qu’il enexiste d’autres dont la forme est presque sphérique.

Chapitre 27UNE CHASSE À L’ARMADILLE.

 

Tout en causant d’une manière aussi profitablepour Léon, nos travailleurs étaient arrivés au nouveau plant decinchonas et ne songèrent plus qu’à leur besogne.

Tout près de l’endroit où ils travaillaient,s’ouvrait une clairière au milieu de laquelle ils virent enarrivant une bande de zamuros ou vautours noirs, rassemblés autourde quelque chose. C’était encore une autre carcasse de cerf.

Le premier coup de hache effaroucha la vilainetroupe, qui s’éparpilla sans cependant s’éloigner beaucoup. Ils netardèrent pas à revenir toutefois, car ces oiseaux-là sont loind’être farouches.

Il n’y avait rien là dedans d’assezextraordinaire pour surprendre nos travailleurs, si ce n’estpeut-être la présence d’un second cadavre de cerf. Qu’est-ce quiavait pu tuer ces animaux ? Ce n’était pas une bête de proieassurément, car elle les eût dévorés, à moins cependant que ce nefût un puma, qui tue souvent plus de gibier qu’il n’en peutmanger.

L’idée vint à Don Pablo qu’ils pouvaient êtretombés sous la flèche d’un Indien, et il en avait une viveinquiétude ; car, s’il y avait des indigènes dans lesenvirons, qui oserait affirmer qu’ils n’appartenaient point àquelque tribu hostile dont le voisinage compromettrait la sécuritéde sa famille et de ses plantations ?

Guapo ne pouvait se prononcer sur ce sujet. Ilavait quitté la montana depuis trop longtemps pour savoir oùcampaient les tribus nomades qui y changent si fréquemment dedemeure. Sa connaissance de ces parages lui faisait redouter laprésence des Chunchos, qui sont les plus dangereux des Indiens dela forêt. Ils nourrissent contre les blancs une haine invétérée etsont à la fois vindicatifs et cruels. Que de fois ils ont détruitles missions que d’autres avaient respectées !

Donc, si les Chunchos s’étaient avancésjusque-là, tout espoir de paix et de prospérité était anéanti.Toutefois l’avis de Guapo n’était pas qu’il y eût rien à redouterde ce côté ; car on eût surpris d’autres traces de leurprésence. Il était resté sur le qui-vive depuis leur arrivée etn’avait rien aperçu de suspect.

Cette assurance chez un homme dont ilsconnaissaient la sagacité d’une part et la loyauté de l’autresuffit à rendre à Don Pablo sa tranquillité ébranlée, et ce sujetfut écarté.

Pendant ce temps, les ignobles oiseaux deproie étaient revenus à leur charogne et se gorgeaient avec unegloutonnerie écœurante, lorsque soudain ils s’envolèrent sous lecoup d’une frayeur que rien ne semblait justifier. Comme lapremière fois, ils n’allèrent pas loin, et leur cou tendu verscette chair en putréfaction indiquait que l’objet de leur effroi setrouvait dans le cerf même.

Les cascarilleros ne voyaient riend’alarmant ; mais certains que ces horribles vautoursn’agissaient pas sans cause, ils suspendirent leur travail pourvoir ce qui allait se passer.

Au bout de quelques instants les zamurosreprirent courage et revinrent à leur repas interrompu. Mais àpeine s’étaient-ils remis de plus belle à déchirer leur proie, queles mêmes symptômes d’effroi se manifestèrent de nouveau, et leurmanège recommença.

Ce fut naturellement Guapo qui découvrit lasolution du mystère en s’écriant :

– Tatou-poyou !

– Encore un, reprit Don Pablo, oùdonc ?

– Là-bas, maître, dans le corps del’animal.

Don Pablo fut bien vite convaincu ;l’armadille avait attaqué le cerf par-dessous et les oiseaux deproie par-dessus. Le moment était venu où forcément ils devaient serencontrer à moitié chemin. L’armadille en profita pour se mettre àl’aise et continuer son festin à ciel ouvert.

Les zamuros revinrent néanmoins à la charge,et pendant quelques instants la bonne intelligence parut régnerentre ces convives si différents, qui se reconnaissaient des droitsdivers, mais incontestables, à ce repas commun.

Mais cette harmonie modèle ne dura paslongtemps. Les vautours, d’un naturel probablement fortsusceptible, prirent la mouche sans rime ni raison apparente,attaquèrent l’armadille, qui, ne pouvant riposter, se contenta dese mettre sur la défensive. Pour ce faire, il lui suffirait des’aplatir sur le sol en rentrant ses pattes dans sa carapace, etpuis elle se savait de force à défier l’aigle royal lui-même.

Les vautours, qui ne s’attendaient pas à lamétamorphose, s’escrimèrent du bec et des ongles contre leuradversaire et en furent pour leurs frais. Ils renoncèrent à unelutte qui était désormais sans charme. Mais s’ils ne pouvaient sevenger sur l’armadille de l’injure qu’ils en avaient reçue, ilspouvaient au moins l’empêcher de prendre part au festin, et leurrésolution à cet égard fut bientôt prise.

Dès que l’armadille avançait sa tête pouressayer d’attraper sa part du morceau convoité, un certain nombrede vautours, qui avaient toujours l’œil au guet, se précipitaientvers elle et d’un coup de bec bien asséné lui faisaient comprendreleur dessein bien arrêté de rester maîtres de la place.

Sans témoigner trop d’entêtement, le tatou,comprenant que la raison du plus fort est en tous pays lameilleure, souleva son train de derrière, gratta la terre quelquessecondes, puis disparut aux yeux émerveillés des vautours, nonmoins surpris de sa disparition instantanée que de son apparitiontout aussi inattendue.

Cette scène originale avait à peine pris fin,qu’à l’extrémité de la clairière, du côté que longeait le torrent,Léon aperçut deux nouveaux tatous qui s’avançaientprécipitamment.

Ils accouraient pour disputer quelques bribesdu cerf à moitié dévoré. À cette vue, Guapo n’y tint plus. Il avaitun faible prononcé pour le rôti d’armadille et ne put résister audésir de s’en procurer un. Sa hachette à la main, il courutau-devant des tatous, tandis que Don Pablo et Léon se rapprochaientégalement pour ne rien perdre des incidents de cette chasse d’unnouveau genre. Les armadilles, que n’effrayaient point lesvautours, se montrèrent plus défiantes en se trouvant en présencede l’homme. Elles firent une volte-face rapide et se jetèrent dansla direction du précipice formé par le torrent.

L’Indien se mit à la poursuite de l’un desanimaux, tandis que Don Pablo et Léon couraient après le second.Guapo avait déjà rejoint le sien, quoique celui-ci se mît à creuserla terre pour s’y enfuir. Heureusement, notre homme l’avait saisipar la queue et tirait dessus en diable, bien qu’il ne pût pasl’arracher de son trou ; il était toutefois très décidé à cequ’il n’y enfonçât pas d’un pouce de plus.

Celui que poursuivaient Don Pablo et son filsétait arrivé au bord du précipice bien avant eux. Il s’y arrêta uninstant, comme pour délibérer sur ce qu’il conviendrait defaire ; et ses poursuivants se félicitaient de l’avoir siadroitement acculé dans une impasse, car la ligne de rochers étaitpresque verticale et le torrent grondait à près de cinquante piedsau-dessous. Il n’y avait plus à craindre qu’il leur échappât.

Déjà ils approchaient les bras tendus, n’ayantplus qu’à saisir leur proie, quand, ô mortification ! cettedernière, se roulant sur elle-même comme une boule compacte, selaissa tomber de cette hauteur.

Ils se penchèrent sur l’abîme, s’attendant àvoir l’animal se briser sur les aspérités du roc. Mais non ;il reprit tranquillement sa forme primitive et disparut dansquelque anfractuosité qui s’ouvrait à fleur d’eau.

Un peu vexés de leur mésaventure, ils seretournèrent vers Guapo, qui maintenait toujours son tatou de forceet appelait du renfort. Comme leurs efforts réunis eussent étéimpuissants à faire sortir l’armadille de son trou, que celle-ci,plutôt que de céder, eût – cela s’est vu maintes fois – préféréleur laisser sa queue entre les mains, Don Pablo remplaça Guapo,tandis que ce dernier déblayait le terrain, mettait le tatou àdécouvert et lui assénait sur la tête un coup assez violent pourn’avoir pas besoin de le répéter.

On conçoit que notre ami Léon fut très excitéde tant d’aventures successives. L’Indien arriva sur cesentrefaites porteur du gibier, qu’il prépara lui-même et fit rôtirdans sa carapace pour lui conserver toute sa saveur.

Chapitre 28L’OCELOT.

 

Pendant tout l’été, Don Pablo, Guapo et Léons’occupèrent exclusivement de leurs cinchonas.

Pendant la semaine, alors que les autresmembres de la famille étaient à leur chantier, Doña Isidora et sapetite fille ne restaient pas oisives à la maison.

Tout leur temps n’était pas absorbé par lessoins du ménage, et elles s’étaient créées une industrie quipromettait presque d’aussi beaux résultats que celle descascarilleros.

C’était la préparation de la vanille.

Quelques jours après leur arrivée, Don Pablo,en explorant le bois qui entourait la partie défrichée constituantle verger, y découvrit une plante grimpante dont les festonscouraient d’arbre en arbre sur une certaine étendue. C’était uneplante qui ressemblait au lierre et était couverte de fleurs d’unjaune verdâtre mêlé de blanc.

Don Pablo n’eut pas de peine à reconnaîtrecette liane : c’était celle qui produit la plus fine qualitéde vanille, désignée en France par le nom de vanille leg oulégitime, à cause de la saveur de son parfum. Comme il s’entrouvait à chaque arbre plusieurs pieds sans mélange aucun d’autresparasites, le naturaliste en conclut qu’ils avaient été plantés parle missionnaire, qui était évidemment au courant de la manière dontse cultive la vanille.

À mesure que l’été avançait, les fleurs de laplante disparaissaient pour faire place à des gousses de près d’unpied de long et à peine plus grosses qu’un tube de plume de cygne.Ces gousses, un peu aplaties, fanées et ridées, contenaient unesubstance pulpeuse entourant une multitude innombrable de semencesbrillantes et noirâtres aussi petites que des grains de sable.Voilà ce qui constitue la fameuse vanille tant prisée, tantrecherchée, qu’elle atteint quelquefois le prix de 500 fr. lekilo.

La tâche de Doña Isidora et de sa fille étaitde mettre ces gousses en état d’être conservées et livrées aucommerce.

Elles les cueillaient d’abord avant qu’ellesfussent tout à fait mûres ; puis elles les enfilaient par lebout qui se rapproche de la tige et les plongeaient un instant dansl’eau bouillante. Cela leur faisait prendre une teinte blanchâtre.Pour les sécher, on suspendait ces chapelets d’un nouveau genred’arbre en arbre, de manière à bien les exposer à la chaleur dusoleil.

Le lendemain, du bout d’une plume on enduisaitlégèrement chaque gousse d’une couche huileuse, puis on lesenveloppait du duvet cotonneux du bombax ceiba, préalablement huilépour empêcher les valves de s’ouvrir.

Après quelques jours, le fil devait êtreretiré pour être passé à l’autre bout des gousses, afin que,suspendues en sens inverse, elles pussent dégager le liquidevisqueux qui se trouve près de la tige ; et pour hâter cedégagement, il fallait même les presser délicatement entre lesdoigts.

Elles séchaient enfin, se ridaient, et,perdant la moitié de leur dimension primitive, devenaient d’un brunrougeâtre. On leur redonnait alors une nouvelle couche d’huileaussi légère que la première, et il ne restait plus qu’à les rangerdans de petites caisses que l’on faisait le soir avec une certainefeuille de palmier.

C’est ainsi que la grande dame exilée occupaitses loisirs et ceux de sa fille. Avant la fin de l’été, ellesavaient pour leur bonne part contribué à ajouter aux richesses quela famille du proscrit entrevoyait dans un avenir prochain.

Bien que leurs occupations sédentaires ne leurpermissent guère de s’éloigner de la maison, elles n’étaient passans avoir aussi leurs aventures.

Un jour que Léona, assise devant la porte,enfilait ses fruits de vanille sur une longue fibre de palmier, etque sa mère rangeait à l’intérieur quelques caisses prêtes à êtremises de côté, la fillette, dont le regard errait quelquefois loinde son ouvrage, s’écria tout à coup :

– Mère, mère, viens donc voir le beauchat !

Cette exclamation causa une vive inquiétude àDoña Isidora, qui pensa tout de suite que l’enfant avait prisquelque fauve de l’ordre des félins pour un chat. Si ça allait êtreun jaguar !

Elle accourut près de sa fille et aperçut del’autre côté de la rivière l’objet de son admiration.

C’était un animal tacheté, beaucoup plus grosqu’un chat, mais néanmoins plus petit que le jaguar. Le fauve,arrêté au bord du torrent, semblait venu là pour se désaltérer, etDoña Isidora se berçait déjà de l’espoir que l’animal allaitrebrousser chemin et rentrer dans sa solitude, quand, à son grandeffroi, elle le vit plonger, traverser la rivière à la nage, etd’un bond vigoureux aborder sur leur rive. Terrifiée, elle attiral’enfant dans la maison, ferma la porte et la barricada de sonmieux. Mais que pouvaient ses faibles efforts pour la protégercontre un jaguar ? Un tel animal renverserait bientôt le frêleobstacle qu’elle lui opposait.

– Mon Dieu ! se dit-elle, nous sommesperdues ! Ayez pitié de nous !

Mais c’était une femme énergique ; ellene perdit pas la tête un instant ; elle voulait sauver la viede sa fille ou vendre chèrement la sienne.

– Une arme ! s’écria-t-elle.

Ses yeux se posèrent sur les pistolets de sonmari accrochés à la muraille ; elle les savait chargés, ellese plaça de manière à voir à travers les interstices que présentaitla muraille de bambous.

Assez calme pour son âge, la petite Léona setenait auprès de sa mère, bien fâchée de ne pouvoir rien faire pourla seconder.

En quelques bonds, l’animal était arrivé sousle porche, où il fit halte pour chercher à s’orienter.

Doña Isidora le voyait trèsdistinctement ; elle était bien placée pour tirerdessus ; mais elle ne voulait pas être la première à engagerla lutte. Elle avait toujours l’espoir que le fauve, quel qu’ilfût, une fois sa curiosité satisfaite, passerait outre, sans sedouter qu’une proie fût si proche. Aussi la mère et la filleretenaient-elles leur souffle pour que rien ne trahît leurprésence.

Mais cet espoir fut déçu.

L’animal faisait peur à voir. Ses yeux detigre et ses dents blanches, qu’il découvrait parfois par lacontraction de sa lèvre frémissante, n’avaient rien de rassurant.Heureusement il n’était pas de forte taille. Il se mit à faire letour de la maison, regardant les bambous comme pour y découvrir uneentrée. De l’intérieur, Doña Isidora le suivait dans sa tournée,toujours prête à faire feu au premier mouvement qu’il ferait pours’élancer sur la muraille.

Quand il fut sur le côté opposé de la maison,il aperçut la mule attachée à l’ombre d’un arbre. À cette vue, labête féroce, fort intriguée, s’en approcha avec une curiositéévidente. Mais elle s’en approcha sournoisement par derrière et seplaça de telle façon, que si elle eût sollicité l’honneur d’uneruade, elle n’aurait pu s’y prendre mieux.

La mule, terrifiée de ce voisinage, sutnéanmoins tirer parti de cette situation exceptionnelle. Ses deuxjambes de derrière se levèrent en même temps et, plus rapides quela pensée, envoyèrent le fauve rouler à dix pas.

Quand il eut repris son équilibre, l’animal nedemanda pas son reste, et Doña Isidora eut la satisfaction de levoir décamper comme s’il eût eu le diable à ses trousses, etdisparaître sur l’autre rive, à l’ombre du bois de palmiers.

La courageuse femme, bien reconnaissante dudénouement de l’aventure, courut avec sa fille porter à la mule,cause inconsciente de leur délivrance, une bonne mesure de noix demurumuru, qu’elles accompagnèrent des plus tendres caresses.

On juge de l’impatience avec laquelle ellesattendirent le retour de Don Pablo. À la description qui lui futfaite du fauve, ce dernier ne fut point d’avis, et Guapo non plus,que l’agresseur fût un jaguar ; d’autant plus que ce féroceanimal, bien loin de se laisser effaroucher par la mule, en auraitbientôt eu raison et l’aurait entraînée avec lui dans les bois,s’il n’avait pas forcé la maison et fait bien pis encore.

On en conclut que ce devait être unocelot, dont la robe est marquée, comme celle du jaguar,de taches en rosettes ayant une certaine analogie avec desyeux.

L’ocelot n’est pas le seul animal du genrefélin que l’on rencontre dans la montana. Il y en a de tachetéscomme le léopard, de rayés comme le tigre, et d’autres d’unecouleur uniforme. Ce sont tous des bêtes de proie ; maisaucun, à l’exception du puma et du jaguar, n’attaque l’homme,quoique tous soient susceptibles d’une résistance désespérée, s’ilsse voient attaqués par lui.

Chapitre 29UNE FAMILLE DE JAGUARS.

 

La fin de l’été approchait ; tous lescinchonas situés en deçà du torrent avaient été abattus etdépouillés de leur écorce. Il devenait nécessaire de transporter lechantier plus loin. Don Pablo avait découvert de nouvelles etimportantes manchas sur l’autre rive, et nos cascarillerosse décidèrent à aller les exploiter. C’était fort loin ; car,après avoir traversé le fameux pont tremblant, il fallait remonterle cours d’eau jusqu’à une assez grande hauteur.

Un jour que Guapo et Léon s’y étaient rendusseuls, Don Pablo étant resté au magasin pour l’empaquetage ensurons de la marchandise, Guapo démancha sa hache et futobligé de revenir à la maison pour chercher un nouveau manche, caril en avait de tout faits qu’il avait préparés durant sesloisirs.

Léon, devenu le plus habile cascarillero dumonde, resta seul et eut bientôt achevé de creuser ses lignes surl’écorce des arbres abattus. Sa besogne terminée, il chercha unsiège à sa convenance et le trouva parmi les rochers, d’où ils’amusa à regarder les toucans et les perroquets qui voletaientau-dessus de sa tête. Quand il fut las de cette innocenterécréation, il regarda autour de lui et aperçut tout à côté uneexcavation dont il pouvait fort bien apercevoir le fond sanschanger de place. Néanmoins, désireux de l’examiner de plus près,il s’en approcha. Quelque chose comme un miaulement frappa sonoreille et ne fit que surexciter sa curiosité.

Sans plus de prudence que de frayeur, notreami Léon engage sa tête dans l’orifice, avance la main, et dans unesorte de nid trouve deux petits animaux tachetés de la grosseurd’un chat de deux mois.

– Oh ! quel bonheur ! se dit Léon,ce sont des chats sauvages, qui s’apprivoiseront facilement. Commeje vais faire plaisir à maman, qui disait l’autre jour que cequ’elle regrettait le plus, c’étaient nos pauvres minets !Va-t-elle être contente, et Léona aussi !

Sur ce, il prit les deux petits, quis’escrimaient de leur mieux pour l’égratigner et le mordre. MaisLéon ne se laissa pas rebuter pour si peu. Il mit chacun des petitschats sous son bras et partit en triomphe, pour ne pas retarder lasurprise et la joie qu’il allait causer.

C’est si bon de faire plaisir !

Guapo achevait de raccommoder sa hache, DonPablo travaillait au magasin, Doña Isidora et sa fille étaient àleur besogne, quand tout à coup la voix de Léon, de l’autre côté dela rivière, arracha tout le monde à ses occupations.

– Holà ! maman, regarde un peu ce que jet’apporte, criait-il ; j’ai trouvé les plus jolis petits chatsdu monde et je suis vite venu, pensant te faire plaisir. N’est-cepas qu’ils sont ravissants ?

Et ce disant, il faisait voir sa capture.

Don Pablo devint pâle comme un mort. La jouede l’Indien lui-même blêmit, en dépit de son teint cuivré.

Malgré la distance qui les séparait de Léon,ils avaient reconnu, non les chats si joyeusement annoncés, mais laportée d’un couple de jaguars.

– Ô ciel ! il est perdu ! s’écriaDon Pablo d’une voix étranglée par l’effroi qu’il ressentait pource fils bien-aimé.

– Courez, jeune maître, courez ! pourl’amour de la vie, gagnez le pont, il en est temps encore, criaitGuapo.

Léon, interdit de l’épouvante qu’il avaitjetée dans la petite colonie, mais n’en soupçonnant pas la cause,se demandait quel danger le menaçait, et, dans l’incertitude,hésitait à suivre cet avis.

Pour faire cesser cette indécision, son pèrelui cria aussitôt :

– Cours donc, malheureux ! les jaguarssont après toi…

Don Pablo n’avait pas encore découvert lesfauves au moment où il prononçait ces paroles, mais ellessemblèrent prophétiques. À peine les achevait-il, que deux bêtesfurieuses, sortant de dessous bois, parurent au bord dutorrent.

Il n’y avait pas à s’y méprendre. Leurs flancsorangés, leurs peaux marquées de taches ocellées indiquaient quec’étaient des jaguars, et encore des jaguars offensés dans leurssentiments les meilleurs !

En quelques bonds ils furent sur la voie parlaquelle Léon venait de passer. Ils la suivaient comme le chien dechasse, en flairant parfois, s’arrêtant, parfois se dépassant l’unl’autre, faisant onduler leur queue et montrant par leursmouvements saccadés à quel degré de rage ils étaient en proie.

Guapo avait saisi sa hache, pas trop tôtterminée, et courait vers le pont, suivi de Don Pablo, qui avait eula présence d’esprit de s’armer de ses pistolets.

Le silence, un silence de mort, s’était faittout à coup. Guapo et Léon couraient parallèlement sur les deuxrives.

– Lâchez-en un, jeune maître, un seulement,cria soudain Guapo.

Léon comprit sans plus d’explication et ne sedétourna pas pour voir où tomberait le petit jaguar dont ils’agissait de se débarrasser.

– L’autre maintenant, cria l’Indien quelquessecondes après.

Léon obéit.

Ce fut bien heureux ; car, sans cela, iln’eût jamais atteint le pont tremblant. Quand le premier petittomba, les jaguars n’étaient plus qu’à vingt pas derrièrelui ; heureusement que les grandes herbes les cachaient lesuns aux autres.

En arrivant à l’endroit où ils retrouvèrentleur enfant, les deux jaguars s’arrêtèrent pour le lécher et lecouvrir de caresses ; mais cela ne dura qu’un instant. Lafemelle, sans doute, repartit la première, entraînée par le désirde retrouver celui qui lui manquait encore. Le mâle ne tarda pas àla suivre.

Ils arrivèrent bientôt à la place où gisaitl’autre petit et s’arrêtèrent pour le caresser, comme ils avaientfait pour son frère.

Don Pablo et sa femme conçurent l’espoirqu’ayant recouvré leur progéniture, ils n’iraient pas plus loin ets’occuperaient de la réintégrer dans leur antre.

Pauvres gens, comme ils setrompaient !

Une fois en fureur, le tigre d’Amérique –faisons bien la différence, car celui-ci est tacheté, tandis que letigre royal est rayé – ce tigre, disons-nous, est implacable. Ilpoursuit sa vengeance avec une opiniâtreté que nul obstacle nesaurait vaincre.

Après ce temps d’arrêt consacré à la joie durevoir, les jaguars reprirent la trace qu’ils avaient suiviejusque-là, sachant que c’était celle du ravisseur.

Cependant Léon avait gagné le pont, l’avaittraversé et avait été reçu dans les bras de Guapo, qui luirecommanda, en l’embrassant, d’aller vite s’enfermer dans lamaison.

Quant à lui, il avait autre chose à faire quede l’y suivre.

Le pont devait sauter, il fallait empêcher lesjaguars d’en profiter.

Il se mit à l’œuvre avec une sauvage énergie.Sa hache s’acharnait après le tronc noueux. Ses muscles seraidissaient sous l’effort. Quelque chose commençait à craquer, onespérait !…

Horreur ! les jaguars apparaissaient àl’extrémité opposée…

Seul Guapo conserve un étonnant sang-froid. Ilredouble d’ardeur. Le jaguar est sur le pont, où il s’arrête uninstant. Qu’importe ?

La hache continue son œuvre… Le jaguarbondit ; ses griffes déchirent l’écorce du tronc chancelant…Un dernier coup retentit, un affreux craquement se fait entendre,et l’arbre, détaché du rocher, s’écroule, entraînant avec lui lejaguar, qui ira se briser sur les aspérités sans nombre autourdesquelles l’onde mugit en écumant.

Un long cri de triomphe proclame la victoirede l’Indien ; mais elle n’est pas complète ; c’est lafemelle, le plus petit des deux fauves, qui disparaît dansl’abîme ; le mâle, où est-il ?

Plus furieux que jamais, il a vu sa compagneemportée sous ses yeux ; il paraît comprendre ce qui vient dese passer. Il mesure le précipice qui le sépare de l’ennemi qui adétruit son bonheur ; son corps souple s’est ployé, il estramassé pour le bond prodigieux qu’il médite, et Guapo, superbed’audace, l’attend sur l’autre bord.

D’un élan désespéré le jaguar se lance dansl’espace, qu’il traverse comme un trait. Ses griffes seules onttouché la rive ; mais, par exemple, elles s’y cramponnentfortement, tandis que son corps est suspendu au-dessus de l’abîme.Qu’il puisse reprendre son élan, et malheur à son antagoniste, querien ne pourra dérober à sa vengeance !

Mais Guapo n’est pas homme à lui accorder cemoment de répit. Il s’élance à son tour et frappe l’animal à latête.

Malheur ! le coup n’a pas bienporté ! c’est à recommencer !…

Pour être plus sûr de lui, l’Indien s’approchede plus près. La griffe du jaguar se lève et retombe, pours’enfoncer lourdement dans le pied de son adversaire. Que va-t-ilen résulter ? Dieu seul le sait ! Sans doute Guapo allaitêtre entraîné dans le gouffre et y disparaître à son tour, si encet instant le canon d’un pistolet ne s’était posé entre les yeuxdu jaguar, dont le sort fut désormais fixé.

Don Pablo reçut ensuite entre ses bras sonfidèle serviteur. Il était temps car il avait une blessure cruelle,sinon dangereuse.

Chapitre 30LE RADEAU.

 

Ce fut l’alarme la plus vive que nos amiseussent eue à subir depuis les jours de leur proscription, etnéanmoins ils se félicitaient que la méprise de Léon eût amenécette crise qui les débarrassait d’un si terrible voisinage.

On s’occupa ensuite du sort des petitsjaguars. Après la terrible expérience du matin, personne, pas mêmeLéon, ne fut d’avis d’essayer de les apprivoiser. Cela eût pudevenir un métier de dupes, et il fut décidé qu’on ne s’yrisquerait pas.

Toutefois, comme ils étaient très jeunes eteussent péri de misère, peut-être aussi parce qu’ils convoitaientleur peau, l’Indien, une fois pansé, se jeta à la nage pour allerles chercher, afin qu’ils ne devinssent pas la proie d’autresfauves. Et après les avoir étranglés, il les rapporta sur sonépaule comme objets de curiosité.

Peu de temps après, la famille s’augmenta d’uncharmant petit favori qui avait été capturé dans les bois par Léonet Guapo, se rendant à leur travail. C’était une jolie petitecréature, un vrai saïmiri ou singe connu sous le nom detiti. Sa fourrure soyeuse était d’un beau vert olive, etses grands yeux exprimaient tour à tour la crainte et la joie, ens’emplissant de larmes, ou en rayonnant de satisfaction comme ceuxd’un enfant.

Durant tout l’été, nos cascarilleroscontinuèrent leur travail avec une véritable activité d’abeilles.La proximité des cinchonas les favorisait beaucoup ; aussiavaient-ils accumulé des quantités prodigieuses d’écorce, quandarriva la saison des pluies.

Bien que cette vie retirée ne fût point sansattraits avec ses alternatives de plaisirs et d’émotions, ellecommençait à peser à Don Pablo et à sa femme.

Le colon qui s’y est longtemps préparéd’avance par la pensée peut et doit s’y habituer à la longue ;mais Don Pablo n’était ni amateur ni colon. Sa vie actuelle, ill’avait acceptée, subie, mais non choisie, et il n’aspirait qu’aumoment d’en changer. Sans la circonstance toute fortuite qui luiavait permis de rencontrer les cinchonas, et avec eux l’occasion dese refaire une fortune rapide, il n’eût jamais songé à s’arrêterdans la montana une heure de plus qu’il n’était strictementnécessaire.

Ses tendances, ses habitudes, ses goûts, toutl’éloignait de cette existence sauvage ; aussi la premièreannée ne s’était point écoulée, qu’il soupirait ardemment après lavie civilisée ; et ce n’était pas seulement le désir derentrer dans le monde des vivants qui le poussait, ainsi que safemme, à quitter la montana, c’étaient les dangers continuelsauxquels leur vie et celle de leurs enfants étaient exposées ;car jaguars, pumas, reptiles, tout semblait ligué contre eux. Iln’y avait pas jusqu’à l’homme qui ne pût à tout moment surgir etleur constituer un nouveau péril.

On n’avait pas, il est vrai, rencontré encorede traces suspectes ; mais cela n’avait rien d’étrange, cardeux tribus rivales peuvent quelquefois demeurer des années dans levoisinage l’une de l’autre sans en avoir le moindre soupçon, tantsont impénétrables les fourrés qui composent la montana.

Aussi, nous l’avons dit, Don Pablo et DoñaIsidora étaient dans une inquiétude perpétuelle, et ce qui-vivepermanent eût suffi à lui seul pour les faire soupirer après uneexistence plus paisible.

Après de sérieuses délibérations, ilsrésolurent donc de ne pas prolonger leur séjour au delà despremiers beaux jours du printemps. Ils revinrent à leur projetprimitif, qui avait été de construire un radeau ou balzaet de s’abandonner au courant de la grande rivière qui, selon touteprobabilité, allait se jeter dans le fleuve des Amazones.

Guapo n’en avait jamais descendu ni remonté lecours et avait d’abord hésité à se prononcer ; mais, après enavoir examiné les eaux, mille souvenirs de jeunesse lui revinrent,et il se rappela ce qu’il avait entendu raconter aux Indiens de satribu à leur sujet. Sa conviction était faite ; il affirma quec’était bien la rivière qui, sous le nom de Punis, va se jeter dansl’Amazone, entre l’embouchure de la Madeira et celle du Coary.

Il fut donc convenu que ce serait sur ce coursd’eau qu’ils s’embarqueraient d’ici à quelques mois, et cette seuleidée les remplissait de joie. Mais pendant cette dernière période,que l’attente devait faire paraître si longue, ils trouvèrent lemoyen de s’occuper si utilement, que le temps s’écoula sans qu’ilss’en aperçussent.

Bien que ce ne fût plus la saison derecueillir leurs précieuses écorces, ils avaient trouvé unenouvelle source de richesses.

Au milieu d’un réseau de lianes de toutesespèces, Don Pablo remarqua le smilax officinalis, plantegrimpante qui donne la salsepareille. Il en analysa quelquesracines et les reconnut pour appartenir à l’espèce la plus estimée.De même que pour le quinquina, il existe plusieurs sortes desalsepareille qui fournissent des qualités diverses.

Le smilax qui nous occupe est une plantegrimpante qui émet des quantités de racines longues et ridées ayantà peu près la grosseur d’une plume d’oie.

La récolte de la salsepareille n’est nidifficile ni coûteuse. Il suffit de creuser la terre pour enextraire ces racines, que l’on fait sécher, puis que l’on réunit enpaquets au moyen d’un sipo, petite liane très solide quiabonde dans la montana.

Ce travail absorba Léon, son père et Guapo, sibien qu’au moment de songer sérieusement au départ, entre lequinquina, la vanille et la salsepareille, il ne restait pas uncoin libre dans les magasins, cependant assez vastes.

En visitant de nouveau nos amis vers cetteépoque, nous retrouvons bien la famille se préparant audépart ; mais, chose étrange ! l’Indien n’est plus avecelle. Guapo, le fidèle Guapo l’aurait-il délaissée ? Ah !ce serait douter du genre humain tout entier, de vous comme demoi…

Non, non, rassurez-vous ; si le digneIndien est absent, c’est encore pour le service de ceux qu’il aime.C’est que son maître l’a chargé d’une mission confidentielle pourlaquelle il ne fallait pas un homme moins éprouvé, moins digne detoute confiance que lui. Don Pablo l’avait envoyé dans la montagne,pour s’assurer si quelque changement imprévu, le renversement duvice-roi peut-être, n’aurait pas changé l’état des affaires duPérou, et rendu inutile le long et dangereux voyage qu’ils allaiententreprendre.

Quel autre avait le cœur assez fidèle, l’âmeassez haute, le pied assez sûr pour mener à bien une pareilleentreprise ?

Il accomplit sa mission en quelques jours àpeine ; il ne dépassa pas la puna. Il apprit tout ce qu’il luiimportait de savoir de son brave ami le vaquero, qui, suivant lesarrangements convenus entre eux à l’époque du passage des émigrésl’année précédente, avait dû se tenir depuis lors au courant desévénements politiques.

Hélas ! de ce côté, il n’y avait aucunespoir à entretenir. Le même vice-roi, le même conseil tenait entreses mains les destinées du Pérou. La même prime était toujoursofferte à quiconque livrerait le traître Don Pablo, qui, du reste,avait, disait-on, pris passage sur un navire américain pour seréfugier dans la grande république du Nord.

Telles furent les seules nouvelles que Guapoput se procurer. Il ne restait donc plus qu’à presser lespréparatifs du départ.

Le balza fut construit avecd’immenses troncs de bombax ceiba, qui, étant le bois leplus léger, répondait le mieux aux besoins du moment. Inutile dedire que ces arbres, coupés longtemps à l’avance, avaient eu letemps voulu pour sécher.

On y établit un toldo, cabinespacieuse et commode bâtie en bambou, comme la maison, et couvertecomme elle des grandes feuilles du bussu. Un petit canot fut creusépour servir de chaloupe ; deux autres plus grands furentamarrés de chaque côté du radeau, pour lui communiquer plus delégèreté. Enfin, les marchandises y prirent place avec symétrie etfurent couvertes de bâches de feuilles de palmiers. On peut direque rien ne fut négligé pour en assurer l’heureuse arrivée auport.

Dans son voyage à la puna, Guapo avait emmenéle cheval et la mule. Cette dernière, qui était une bonne et bravebête, fut offerte en cadeau au vaquero. La ruade opportune dontelle avait gratifié l’indiscret ocelot lui avait valu l’affectionde toute la famille, et l’on n’admettait pas l’idée de l’abandonnerpeut-être pour être dévorée par les jaguars ou autres fauves de lamontana.

Mais le cheval, qu’allait-on en faire ?Lui aussi était un brave compagnon d’exil. Il ne pouvait toutefoisêtre question de l’emmener.

Si peut-être… le pauvre animal était gros etgras. Les fruits du murumuru avaient beaucoup contribué à le mettresi bien en chair ; et quoiqu’il en eût pitié, Guapo aprèsmaints atermoiements, tantôt pour une raison, tantôt pour uneautre, prit son infaillible sarbacane et le tua.

Le tua ! vous écriez-vous. Comment !Guapo, que nous croyions si sensible et si bon !

Hélas ! mes amis, il est une partie denous-mêmes, l’estomac, qui a souvent raison de cette autre qu’onappelle le cœur. Il fallait des provisions à bord del’embarcation ; qui en eût fourni de plus saines que le chevaltransformé en charqui ? Et voilà comment on l’emportaquand même à bord.

Enfin, tout étant prêt, la famille quitta lamaison, emportant avec elle, comme souvenir, tout ce dont ilspurent se charger. En atteignant l’extrémité de la vallée, ils seretournèrent et jetèrent un long et dernier regard sur cettedemeure où ils avaient joui d’un bonheur si complet. Puis ilss’éloignèrent tout pensifs.

La seule créature vivante qui les accompagnaitétait le petit saïmiri de Léon, qui, perché sur les épaules de sonjeune maître, goûtait fort cette manière de voyager.

Une demi-heure après, ils étaient lancés, à lagrâce de Dieu, sur le vaste courant de la rivière inconnue.

Chapitre 31VEILLÉE SOLITAIRE.

 

La rivière coulait avec une vitesse moyenne desix à sept kilomètres à l’heure. Il n’y avait qu’à maintenir leradeau au milieu du courant pour en profiter et avancer sansefforts.

Don Pablo et Guapo se succédaient augouvernail très primitif, mais suffisant, qu’ils s’étaient fait aumoyen d’une large rame solidement fixée à l’arrière.

En général, ce n’était pas une tâche bienpénible, excepté quand il y avait quelque coude à doubler ouquelque rapide à éviter ; alors les deux hommes devaient unirleurs forces et finissaient toujours par triompher de ladifficulté.

Le plus souvent le balza glissaittranquillement sur un flot uni comme un miroir. La famille, assiseà l’entrée de son toldo, n’avait qu’à admirer le paysage toujourschangeant, mais toujours enchanteur, de ces rives encadrées dans laverdure, devisant gaiement de ce qu’elle voyait ou de ses plansd’avenir.

Parfois de gigantesques palmiers remplaçaientles arbres forestiers que pendant des lieues on avait vus sesuccéder, couverts de lianes qui serpentaient les unes sur lesautres comme d’immenses reptiles enlacés.

Parfois la rive disparaissait sous unrevêtement de taillis au milieu desquels il eût été difficile, pourne pas dire impossible, de mettre pied à terre, tant les jeunesarbres qui les couvraient étaient vivaces et poussaient dru.

Ailleurs des bancs de sable ou bien des îlotsnus que la végétation semblait fuir amenaient une question sur leslèvres des enfants, ou bien on côtoyait des îles verdoyantes etgiboyeuses.

En général, le pays était peu accidenté ;mais de loin en loin on apercevait des collines boisées dont lespentes venaient expirer sur le bord du courant. On conçoit si DonPablo et sa femme, tous deux intelligents et instruits, profitaientde cette incessante variété qui tenait l’esprit des enfants enéveil pour leur faire remarquer tout ce qui pouvait avoir pour euxquelque intérêt. De beaux oiseaux, une faune inconnue et desquantités de plantes nouvelles suffisaient à produire des sujets deconversations dont on ne se lassait jamais.

Le soir du premier jour, quand ilss’arrêtèrent pour la nuit, nos amis n’estimaient pas à moins desoixante-quatre à soixante-douze kilomètres le chemin parcouru.

Il n’y avait point de clairière proprementdite ; cependant la rive était assez dégarnie de broussaillespour qu’ils pussent prendre pied au milieu d’arbres séculaires quiélevaient leurs troncs unis et lisses comme autant de colonnesantiques.

À peu de distance recommençait la forêt, quis’emplit bientôt des hurlements de l’alouate mêlés à mille voixconfuses, sinistres et rauques. Ce n’étaient point les sonsdiscordants de l’alouate qui effrayaient nos voyageurs ; maisils avaient cru reconnaître les accents mâles du jaguar, dans ceconcert, que dis-je ? dans cette cacophonie nocturne ; etpour changer le cours des pensées des enfants, sérieusementalarmés, leur père leur raconta cette particularité, qui n’estpeut-être pas encore bien prouvée : que cet animal a la rused’imiter à ravir le cri de presque tous les animaux dont il aime àse repaître, afin de les attirer sans défiance à sa portée.

Après le souper, ils allumèrent une série defeux en demi-cercles, formant un arc dont la rivière représentaitla corde. Ce fut à l’intérieur de cet arc lumineux qu’ilssuspendirent les hamacs ; et comme la journée les avaitbeaucoup fatigués, ils se couchèrent de bonne heure et ne tardèrentpas à s’endormir.

Un des membres de la petite colonie dut sedévouer pour monter la garde une partie de la nuit. C’était unemesure de précaution nécessitée par la crainte qu’ils avaient dujaguar, bête féroce que le feu ne suffit pas toujours à écarter ducampement des voyageurs.

La première partie de cette veille futassignée à Léon, car c’était un garçon courageux, et ce ne fut pasla première fois qu’il en fournit la preuve. Au bout de deux heuresil devait être remplacé par Guapo, auquel Don Pablo succéderaitjusqu’au jour. Il était bien entendu qu’il donnerait l’éveil à lapremière apparence de danger.

Léon s’était assis à la tête du hamac danslequel reposait sa chère Léona, qui lui paraissait devoir être soussa protection la plus immédiate. Il avait à sa portée les deuxpistolets chargés, qu’il savait manier dans la perfection.

Il y avait une demi-heure environ qu’il étaità son poste. Son œil errait distraitement des troncs, illuminésd’une manière fantastique par la flamme, et dont les grandes ombresdansaient sur la verdure, à la rivière qui scintillait doucement àla clarté de la lune ; par moments son regard interrogeait lessombres profondeurs de la forêt, qui semblait s’animer et vivred’une vie infernale, se traduisant par les sons les plus étrangeset les plus discordants.

Ce tapage lui-même était intermittent. Parfoisun silence solennel lui succédait, silence dans lequel le légerbourdonnement des moustiques prenait les proportions d’un bruit.C’est alors que tombait dans la nuit la plainte mélancolique de cetoiseau de proie nocturne auquel son cri désolé a fait donner lepoétique surnom d’alma perdida (âme perdue).

Mais Léon n’était pas susceptible de selaisser influencer par les terreurs superstitieuses que la nuitapporte à quelques âmes. Il avait beaucoup travaillé toute lajournée, son concours étant offert et recherché partout où l’onavait besoin d’un coup de main adroit ; il n’est donc passurprenant que le sommeil commençât à le gagner.

Il eût accepté de grand cœur la proposition dese coucher au besoin sur la terre nue, si son devoir ne l’eûtcontraint à rester éveillé. Il y eût dormi en dépit des araignées,des scorpions et des lézards, tant le sommeil est un besoinimpérieux qui rend insensible même au danger et à la douleur.

Le sentiment qui maintenait notre jeune garçonéveillé était donc uniquement un sentiment d’honneur etd’amour-propre. On lui avait donné une mission de confiance, il n’yfaillirait pas ; non, il n’y faillirait pas. Ne veillait-ilpas à la sécurité de ceux dont la vie était ce qu’il avait de pluscher au monde ?

Tout en raisonnant ainsi, Léon se frottait lesyeux et se pinçait les joues. Il essaya d’aller jusqu’à la rivièrepour y tremper ses mains, espérant que la fraîcheur de l’eauréagirait contre l’assoupissement qui le gagnait. Mais dès qu’ils’asseyait de nouveau, l’accablement reprenait de plus belle.

– Oh ! quand ces deux mortelles heuresseront-elles écoulées, pour que je puisse réveiller Guapo ? sedisait-il en se frappant la poitrine avec violence, et en seredressant de toute sa hauteur.

Il recommençait à s’endormir et à faire dessalutations involontaires, quand un petit cri aigu le réveilla pourtout de bon. C’était Léona qui l’avait poussé.

Il leva les yeux, examina son hamac et crutremarquer qu’il avait bougé. Cependant sa sœur était immobile etparaissait profondément endormie.

– Pauvre chérie, se dit-il, elle est peut-êtresous l’influence d’un cauchemar. Elle rêve peut-être de serpents oude jaguars. Si je l’éveillais ? Mais non, elle dort tropprofondément, il vaut mieux ne pas la déranger.

Il ne s’en inquiéta pas autrement, etpeut-être eût-il repris le cours de ses salutations somnolentes,quand un nouveau cri de douleur le fit tressaillir.

Pourtant il était bien éveillé et il ne voyaitrien de suspect. Qu’est-ce que signifiait cetteagitation ?

Le petit pied blanc de Léona dépassait lacouverture. Par hasard, le regard de son frère se fixa dessus, etl’idée lui vint d’aller le recouvrir pour lui éviter la morsure desmoustiques avides d’un si friand morceau.

En s’en approchant, il put voir une lignerouge qui partait de l’orteil et courait diagonalement sur le pied.Il se pencha pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, et reconnut avechorreur que c’était du sang.

Sa première impulsion fut de crier, d’appelerau secours ; mais la réflexion le retint. L’auteur inconnu decette blessure ne pouvait être loin. L’irriter serait peut-êtredangereux, car il pourrait s’en venger sur son innocentevictime.

Il valait mieux n’éveiller l’attention paraucun bruit intempestif, jusqu’à ce qu’il se fût rendu compte de lanature de l’ennemi ; car alors il saurait s’il devait sauterdessus ou le frapper d’un coup de pistolet.

Il se leva donc avec précaution, et, avidementpenché sur le hamac, il chercha ce qu’il pouvait bien contenir.

Chapitre 32LE VAMPIRE.

 

La tête de Léon touchait presque celle de sasœur, dont la respiration était calme et régulière, et dont lafraîche haleine lui caressait le visage comme une brise légère. Ilinterrogea avec anxiété chaque pli de la couverture. Il regardadans tous les coins, s’attendant toujours à voir surgir quelquetête hideuse de reptile ; mais rien ne parût.

D’où provenait donc ce petit filet de sangqu’il regardait couler avec une angoisse croissante ?

– Il faut que ce soit un bien infime animal,pensait-il, pour qu’on n’en voie pas trace. Oh ! si celaallait être la petite vipère ou le macaurel !… Un bruissementd’ailes presque imperceptible vint l’arracher à ses terriblesréflexions. Il semblait que seules les ailes d’un hibou ou d’unechauve-souris eussent pu occasionner ce frémissement insensible,que certainement il n’aurait pu surprendre sans le calme profondqui régnait en ce moment.

Léon sentait circuler autour de lui quelquechose d’étrange, d’insaisissable, qui effleurait sa chevelure et nefrappait pas son regard. Il lui fallut longtemps pour apercevoirentre la flamme et lui une forme légère, bizarre, qui se perditaussitôt dans les ténèbres environnantes.

Ce qu’il en avait vu n’appartenait pas auhibou, dont il connaissait parfaitement la couleur et les allures.Et puis le hibou n’eût pu être la cause de cette trace sanglante.Qu’était-ce donc ?

Tandis qu’il retournait ces questions dans sonesprit, ses yeux se fixèrent de nouveau sur le hamac de sa sœur. Unfrisson d’épouvante secoua tout son corps. Elle était là,l’horrible créature, suspendue par les ailes, et le bec enfoncédans la plaie saignante de l’enfant. On la voyait sucer le sangavec avidité. Elle montrait ses dents blanches, et ses petits yeuxvifs et méchants luisaient à la lueur des flammes, qui permettaitégalement de discerner le poil roux qui recouvrait son corps et lesgrandes ailes membraneuses qui ajoutaient encore leur monstruositéà la laideur de l’horrible bête.

C’était le vampire, le phyllostomesuceur de sang.

À cette vue, un cri s’échappa des lèvres deLéon. Mais n’allez pas croire que ce fût la frayeur qui le luiarracha. Bien au contraire, c’était un cri de joie. Si repoussanteque fût l’affreuse chauve-souris, il savait qu’elle n’avait pas devenin, et que sa sœur en serait quitte pour une saignéeintempestive, dont certainement elle n’éprouvait nul besoin. Ilavait redouté bien pis.

Néanmoins il résolut de tirer une vengeanceéclatante du petit monstre, et, ne voulant pas donner l’alarme aucamp par une détonation, il s’approcha tout doucement par derrièreet lui asséna un coup de crosse qui jeta la bête par terre.

Mais en tombant, elle se mit à pousser descris tellement suraigus, que toute la famille en fut réveillée ensursaut, et qu’il se produisit un moment d’indescriptibleconfusion. Le sang qui coulait du pied de la fillette fit naître ungrand effroi. Il disparut dès qu’on en vit la cause et fit place àun sentiment de profonde reconnaissance que ce ne fût rien de plusgrave. La blessure, insignifiante par elle-même, fut bandée, et aubout de deux ou trois jours Léona n’y pensait plus.

Une seule attaque de vampire n’occasionnejamais la mort ni des hommes ni des animaux. Seulement, quand levampire a une fois choisi une victime, il s’acharne après elle,nuit après nuit, et elle finit par succomber à l’épuisement d’unehémorragie sans cesse renouvelée.

On compte par milliers les bœufs et leschevaux qui meurent ainsi chaque année dans les immenses pâturagesde l’Amérique du Sud, et très probablement sans soupçonner la causedu mal qui les emporte, car le phyllostomepratique sonincision si adroitement, qu’il ne cause aucune souffrance, ou dumoins pas une douleur assez forte pour arracher sa victime ausommeil.

Il est aisé de se rendre compte de la manièredont le phyllostomeaspire le sang de sa victime ; carson museau et l’appendice en forme de feuille qui entoure sabouche, et qui lui a valu son nom, sont admirablement disposés pourcela.

Ce qu’on ignore, c’est la manière dont ilpratique sa ponction ; ce fait est resté un mystère pour lesnaturalistes, aussi bien que pour les gens qui sont le plus exposésà devenir sa proie et l’ont par conséquent étudié de plus près.Guapo lui-même, auquel on attribuait la science infuse, ne pouvaitl’expliquer.

Les grandes dents du vampire, bien que sabouche en soit abondamment pourvue, ne semblent pas de nature àproduire la blessure que l’on constate après son passage.D’ailleurs, une pareille morsure éveillerait l’homme le plusprofondément endormi. D’autre part, le phyllostome n’a nigriffes, ni aiguillon, ni tarière qui puisse lui servir à ceteffet. Comment donc se produit-elle ?

Les uns prétendent que c’est en frottant sonmuseau contre l’épiderme de sa victime qu’il produit unéchauffement suivi de la venue du sang. D’autres affirment qu’ilfait pénétrer la pointe de ses canines longues et fortes entournant rapidement sur ses ailes comme sur un pivot ; cemouvement d’air rafraîchirait le dormeur, le calmerait etl’empêcherait de sentir.

Quoi qu’il en soit, il restera bien difficilede résoudre la question, à cause de la difficulté d’observer leshabitudes d’un oiseau nocturne qui fait ses coups traîtreusementdans l’ombre et le silence.

Quelques personnes ont nié l’existence duvampire. À celles-là nous citerons le fait de ce fermier dont plusde sept cents têtes de bétail avaient péri en quelques mois, et quis’avisa d’accorder une prime à ses vaqueros ; ceux-ci tuèrentplus de sept mille phyllostomes en une seule année.

Il y a même des individus qui font de cettechasse une profession assez lucrative, tant les gros propriétairesde bestiaux encouragent et récompensent la destruction de cettecréature nuisible.

Certaines tribus d’Indiens sont plus qued’autres susceptibles d’être attaquées. Les voyageurs également seplaignent beaucoup du vampire qui, sous certaines latitudes, lescontraint de rester toute la nuit enveloppés dans leurscouvertures, en dépit d’une chaleur étouffante, parce que cesanimaux s’attaquent à toute partie qu’ils trouvent découverte.

On a remarqué qu’ils ont toutefois unepréférence injustifiable pour le bout du gros orteil. Il peut sefaire que cela provienne d’une cause fort naturelle, parce quec’est la partie la plus susceptible d’être exposée à l’air en dépitdes précautions.

En certains endroits, on se sert du poivre deCayenne en frictions sur la peau pour éloigner le vampire, etaussi, dit-on, pour fermer la plaie ; mais il est arrivémaintes fois que comme préservatif et comme curatif il a manqué sonbut.

Quelques espèces de phyllostomeexhalent une odeur fétide vraiment repoussante. Ce qui n’empêchepas que plusieurs tribus indiennes et même certains créoles de laGuyane française mangent une soupe de chauves-souris, qu’ilsestiment comme un mets d’une délicatesse hors ligne.

C’est en pareil cas qu’il est bon de sesouvenir du proverbe : « Il ne faut point disputer desgoûts. » Il est vrai dans tous les temps et dans tous lespays ; aussi en trouve-t-on l’équivalent presque dans toutesles langues.

Quoi qu’il en soit, Guapo paraissait partagerce faible pour le phyllostome. La chronique scandaleuse decette nuit troublée prétendit que, comme son tour de veille étaitvenu, des hamacs voisins on le vit s’armer d’un petit bâton au boutduquel il l’embrocha et le fit rôtir. Horreur « ! la chroniqueajoute qu’il le mangea.

Quand l’aube revint, quel ne fut pasl’étonnement de nos voyageurs de voir des chauves-sourispartout ! Il n’y en avait pas moins de quatorze mortes. Un peuplus avant dans la nuit, elles étaient, paraît-il, arrivées entroupes serrées, contre lesquelles Guapo avait dû batailler ets’escrimer jusqu’au matin, mais sans troubler le repos depersonne.

Peu de temps après, un nouveau sujetd’étonnement s’offrit à leurs regards.

Au moment de s’embarquer, leur attention futattirée par un arbre singulier, croissant près de la rivière. Ilparaissait couvert de nids ou de paquets d’une mousseparticulière ; mais, à franchement parler, il avait surtoutl’air d’être couvert de guenilles.

La curiosité attira naturellement les enfantssous son ombre. Ils appelèrent bien vite le reste de la compagnie.Ce qu’ils avaient pris pour des nids, de la mousse et desguenilles, n’était autre qu’une nuée de chauves-souris accrochéesaux branches et endormies. Elles occupaient toutes les positionsimaginables. Les unes avaient la tête en bas, les autres pendaientretenues par une aile seulement ou bien par toutes les deux, tandisque leurs voisines n’étaient suspendues que par la très petiteextrémité cornée de leur queue.

Il y en avait partout, même après le tronc del’arbre, auquel elles se retenaient à l’aide de leurs ongles, mêmeaprès les branches en haut, en bas, absolument partout.

C’était certes le plus singulier perchoir quenos voyageurs eussent jamais rencontré, à l’exception peut-être deGuapo, à qui la montana ne devait pas réserver beaucoup d’imprévu.Ils s’amusèrent longtemps à examiner, mais non à admirer lesdormeuses ; puis, sans chercher à se venger sur elles de leurémotion de la nuit, ils s’éloignèrent pour reprendre leur place àbord.

Après quoi ils s’abandonnèrent, comme laveille, au courant de la rivière.

Chapitre 33LES MARIMONDAS.

 

Le vent et le courant, tout leur fut favorablece jour-là ; aussi avaient-ils fait plus de quatre-vingtskilomètres quand ils arrivèrent à un endroit qui leur paruttellement propice à un campement, qu’ils s’y arrêtèrent, bienqu’ils eussent pu continuer encore leur route, le jour étant àpeine sur son déclin.

C’était un promontoire complètement dépouilléde végétation, que les eaux couvraient en temps de crue. En cemoment il était parfaitement sec, et le sol en était comme battupar le pied des animaux. C’est qu’en effet, c’était le lieu derepos des chiguires ou capivaras, quand ils allaient à la rivièreou qu’ils en revenaient. On y voyait aussi des empreintes detapirs, de pécaris, et de toutes sortes d’oiseaux amphibies,laissées à l’époque où le terrain était humide et mou.

Il n’y avait certainement pas d’arbres pour ysuspendre les hamacs, mais le terrain était assez uni pour qu’onpût s’y étendre et y dormir sans crainte. Après l’aventure de lanuit précédente, c’était quelque chose de n’avoir pas à redouterles chauves-souris, qui aiment l’ombre des grands bois. De plus, onn’avait pas à craindre les serpents, qui ne se hasardent pasvolontiers sur une surface découverte où rien ne les abrite. Enfin,considération importante, il était peu probable que les jaguarsfréquentassent cet endroit. Toutes ces raisons réunies avaient doncdéterminé le choix de l’emplacement.

La forêt n’était pas assez éloignée pour qu’onne pût se procurer toute la quantité de bois mort nécessaire pourle souper. Tout était donc pour le mieux.

Le balza fut amené en amont du promontoirepour le mettre à l’abri des influences du courant, et tous mirentpied à terre. Guapo, suivi de Léon, partit aussitôt pour se chargerde ses fonctions de bûcheron.

Chemin faisant, un palmier comme ils n’enavaient pas encore rencontré attira l’attention de Léon ;c’était un arbre mince, élancé, dont le stipe très élevé étaitcouronné de feuilles pennées présentant l’aspect de grandes plumes,et qui étaient disposées de manière à donner à la tête de l’arbreune apparence globulaire.

Mais ce qui le rendait tout spécialementremarquable, c’est que ce stipe était couvert de longues épines enforme d’aiguilles, rangées en anneaux réguliers.

Ce nouveau palmier était le pupunha(palmier à pêches), ainsi nommé à cause de la ressemblance de sesfruits à ceux du pêcher. On lui donne également le nom depirijao dans d’autres régions de l’Amérique ; ilappartient au genre gullielma. En effet, au-dessous duglobe formé par les feuilles, se voyaient d’énormes grappes defruits de la grosseur d’un abricot, d’une forme ovale ettriangulaire, ayant les teintes veloutées de la pêche.

Guapo connaissait ces pêches et savaitqu’elles sont excellentes à manger cuites, bouillies ourôties ; il prit aussitôt la résolution d’en faire figurer ausouper. Le difficile était de se les procurer ; car escaladerun pareil tronc, il n’y fallait pas songer.

Mais Guapo n’était pas Indien pour rien.C’était vraiment pour lui que le mot impossible n’existait pas.

Ses compatriotes, très friands de ces fruits,ont dès longtemps trouvé le moyen d’en dépouiller le pupunha, dontceux qui sont sédentaires font de vastes plantations autour deleurs villages. Ce moyen, le voici :

Ils attachent des pièces de bois transversalesd’un arbre à l’autre, formant une sorte d’échelle sur les échelonsde laquelle il leur est très commode d’atteindre les grappesmûres.

Ce procédé trop long ne pouvait convenir àGuapo ; il en employa un beaucoup plus simple : ilabattit le palmier pour en cueillir les fruits appétissants. Il dutchoisir un des plus jeunes ; car, vert, le bois de cet arbreest très difficile à couper ; mais quand il vieillit, ilnoircit et acquiert une telle dureté, qu’il émousse plutôt letranchant de la hache que de se laisser entailler. C’estprobablement le bois le plus dur de tous ceux de l’Amérique duSud.

Les longues épines du pupunha ont égalementleur utilité : les Indiens d’un grand nombre de tribus s’enservent comme d’aiguilles pour se piquer la peau et la préparer autatouage. Ils emploient encore à différents usages les diversesparties de ce bel arbre.

Les macaos, les perroquets, et en général tousles oiseaux frugivores, préfèrent son fruit à tous lesautres ; et il en serait de même des quadrupèdes, si ceux-cipouvaient y atteindre pour s’en régaler à loisir ; mais sontronc épineux le rend inaccessible aux créatures non ailées.Cependant, malgré la hauteur de sa tige et l’armure dont elle estprotégée, le pupunha est souvent dépouillé par une espèce de singesqui n’en manquent pas l’occasion, quand elle se présente.

Guapo et Léon revinrent au camp avec touteleur charge de bois mort et de fruits savoureux. Le feu flambabientôt ; la marmite fut suspendue à la crémaillère, et l’onse groupa autour en attendant qu’elle jetât son premierbouillon.

Tandis qu’ils étaient assis, causant gaiementdes incidents de la journée, un bruit extraordinaire vint frapperleurs oreilles. Il ne manquait pas d’oiseaux babillards sur lesarbres de la forêt, située à deux cents mètres à peine ; maisce n’était point à eux qu’il fallait attribuer le mélange de crisaigus, de hurlements, d’aboiements, de babillages, qui eût faitsupposer que cinquante espèces d’animaux divers s’étaient réuniespour le produire.

Par moments il s’y ajoutait un craquement debranches cassées, un bruissement de feuillée impatiemment secouée,qui, pour tout autre que des habitants de la montana, eussent faitcroire à quelque chose de mystérieux, d’inquiétant, de nature àjeter la perturbation dans les âmes. Mais nos voyageurs ne s’eneffrayaient pas outre mesure. Ils savaient que cela indiquait toutsimplement le passage d’une troupe de singes. À leurs cris, Guapoput même dire à quelle espèce ils appartenaient.

– Marimondas, fit-il en montrant du doigt laforêt.

Les marimondas ne sont pas de vrais hurleurs,bien que cette espèce soit de la même famille que les stentors.Elle fait partie des atèles,ainsi appelés parce que lepouce leur fait défaut ; ce qui les rend imparfaits ouinachevés sous le rapport de la main.

Mais ce qui lui manque à la main est amplementcompensé pour l’atèle par une queue prenante d’une puissance etd’une adresse remarquables.

Cette queue leur constitue une cinquième main,qui, à elle seule, leur rend plus de services effectifs que lesquatre autres. C’est d’elle qu’ils se servent pour leurs voyagesaériens, de sommets d’arbres en sommets d’arbres. C’est à ellequ’ils ont recours pour rapprocher les objets trop éloignés deleurs mains, et pour se suspendre aux branches quand ils ont besoinde repos ; car c’est dans cette attitude que le sommeil lessurprend toujours, et parfois même le grand sommeil dont on ne seréveille jamais.

On connaît plusieurs espèces d’atèles :le coaïta, le miriki, le cayou, le béelzébud, le chameck, le mono,la chuva, la marimonda, et quelques autres encore. Elles diffèrentde couleur et de taille, mais leurs mœurs et leurs coutumes sontidentiques.

La marimonda est une des plus grandes espècesde l’Amérique du Sud. Debout, elle mesure près d’un mètre dehauteur. Sa queue très longue est épaisse à la base et va ens’amincissant. Elle est nue et calleuse en dessous dans la partieprenante.

Somme toute, elle est loin d’être belle ;ses bras longs et grêles, terminés par une main sans pouce, luidonnent quelque chose de disproportionné et de disgracieux, que necorrige assurément pas la longueur de sa queue qui n’en finitplus.

Elle a une teinte rougeâtre de café brûlé surle dos et la partie supérieure du corps, qui pâlit et va sedécolorant jusqu’à un blanc sale sur la gorge et tout le devant del’animal. Sa couleur devient alors comme celle des métis provenantdu croisement du nègre et de la race indienne : ce qui lui afait donner dans quelques parties de l’Amérique du Sud le sobriquetde monozambo, ou singe zambo, ce nom de zambo étant caractéristiquedans le pays pour désigner les mulâtres de cette origine.

Le bruit fait par les marimondas paraissaitvenir des bords de la rivière, fort en amont du promontoire ;mais comme il allait croissant dans de formidables proportions, onpouvait juger que les singes se rapprochaient.

En effet, quelques minutes après, ils étaienten vue, et nos voyageurs purent s’amuser à suivre leur mode depérégrination, qui est très curieux.

Jamais ces singes-là ne mettent pied à terre,mais ils se meuvent de branche en branche avec la rapidité del’écureuil, ou mieux encore de l’oiseau. Quelquefois cependant lesbranches se rencontrent fort écartées, comment fairealors ?

La marimonda, fort peu troublée de cettedifficulté, arrive jusqu’à l’extrémité de la branche qu’il s’agitde quitter, y enroule un ou deux anneaux de sa queue, se balancequelques secondes pour prendre un élan suffisant, puis, suivantl’impulsion qu’elle a donnée à la branche qui la renvoie comme unressort, elle traverse le vide et saisit de ses longs bras nerveuxle premier rameau qui se présente.

Le tour est joué, et elle est prête àrecommencer à l’infini cet exercice, qui paraît lui être aussinaturel qu’agréable…

Dans la troupe que nos proscrits avaient sousles yeux, on distinguait un certain nombre de femelles. On lesreconnaissait aisément à leur progéniture qu’elles portent sur ledos, où celle-ci se sent solidement attachée au moyen de sa queuedéjà forte.

Parfois la mère faisait descendre son petit,et lui enseignait à se lancer de branche en branche, en commençantpar lui en donner l’exemple et en surveillant la manière dont ils’en acquittait.

D’autres fois, la distance entre deux arbresétait trop grande pour que les femelles pussent commodément lafranchir avec leurs petits sur les épaules ; les mâles,passant les premiers, faisaient alors pencher la branche opposée,de manière à la rapprocher et à diminuer ainsi la distance.

C’était vraiment un spectacle intéressant etsingulier, d’autant plus que tous ces mouvements s’opéraient aumilieu d’une conversation incessante, entremêlée de cris et debavardages remplis d’animation.

La partie de la forêt que suivait la troupejoyeuse se terminait naturellement au promontoire nu où nos amisétaient à même de se livrer à toutes leurs observations. Il fallaitle tourner, et pour cela passer par l’endroit où se trouvaient lespupunhas.

Arrivées à la lisière du bois, les marimondass’arrêtèrent, et toutes d’un commun accord se suspendirent la têteen bas. Outre que c’est leur position de repos, c’est encore cellequ’elles prennent pour délibérer, se préparer à une actionparticulière, ou se prémunir contre quelque danger.

Elles restèrent ainsi quelques minutes,évidemment occupées d’une délibération importante, à en juger parle gazouillement incessant qui s’établit entre elles.

Un cri général termina le conseil et proclamala détermination à laquelle on s’était arrêté. Aussitôt les singesdescendirent à terre et se dirigèrent vers les palmiers pêches.

L’espace qu’ils avaient à traverser n’étaitcertes pas vaste ; mais la difficulté qu’ils éprouvaient à setraîner sur le sol et la maladresse dont ils faisaient preuveétaient pénibles à voir. Ils ne pouvaient appuyer par terre lapaume de leurs mains ; ils étaient obligés de la replier surelle-même et de marcher comme sur des moignons. De temps à autre onles voyait agiter leur grande queue, dans l’espoir de saisirquelque chose qui les aidât dans leur marche. La moindre plantequ’ils rencontraient leur faisait l’effet d’un sauveur. Les pauvresbêtes étaient évidemment hors de leur élément. Leur unique habitatest la forêt ininterrompue avec ses grands arbres.

Enfin ils arrivèrent aux palmiers, et, assispar terre dans les attitudes les plus diverses, ils se mirent à lesconsidérer, attachant sur les grappes des regards pleins d’uneardente convoitise et causant entre eux avec une animation quitémoignait du désir qu’ils avaient de se les procurer.

Comment s’y prendre ? se demandaient-ilsaussi clairement que s’ils eussent parlé.

Pas un stipe, qui ne fût couvert de sonrevêtement d’épines ; pas un de ces fruits tentateurs qui nefût vingt fois hors de la portée du plus grand de ces pauvrespetits êtres.

Allaient-ils faire comme le renard de lafable ?

Point du tout ! Cela eût fort embarrassédes écoliers, peut-être ; mais des singes, jamais !

À côté des palmiers se trouvait unzamang, espèce de mimosa qui est sans contredit un desplus beaux arbres de l’Amérique du Sud.

Celui dont nous parlons élevait à une hauteurde plus de vingt-trois mètres son tronc droit et uni, quicommençait seulement alors à étendre des branches horizontales quise ramifiaient à l’infini. Les branches étaient couvertes defeuilles délicatement pennées qui caractérisent la famille desmimosas.

Un certain nombre de ces palmiers croissaientà l’ombre de cet arbre géant ; c’étaient les plus petits, maispeu importait. Les marimondas eurent bientôt escaladé le tronc etse balancèrent sur les branches. On avait choisi, paraît-il, lesplus grandes et les plus fortes de la bande. Les autres restèrentau bas à observer anxieusement ; et j’ajouterai que nosvoyageurs, très amusés par cette scène, en avaient oublié leurmarmite, qui bouillait à éteindre le feu.

Les marimondas étaient arrivées à l’extrémitéde la branche qui les rapprochait le plus des pirijaos. Une ou deuxs’y suspendirent et se livrèrent à une gymnastique effrénée pourtâcher d’arriver aux grappes qui se balançaient à plus de trois ouquatre mètres hors de leur portée. Elles ne négligèrent aucuneffort, multiplièrent les tentatives, le tout vainement.

Doña Isidora, Léon et Léona déclarèrent enfinque les pauvres bêtes allaient abandonner la partie : ils setrompaient. Don Pablo, par ses connaissances théoriques d’histoirenaturelle, et Guapo, par son expérience toute pratique, nepouvaient l’admettre.

Dès qu’elles eurent acquis la convictionqu’aucune d’elles ne parviendrait aux fruits, on en vit un certainnombre se grouper sur une des branches. Un moment après, lapremière arrivée se suspendait par plusieurs anneaux de sa queue etse laissait pendre de toute sa longueur. Une seconde s’avança,courut tout le long du corps de la première, et, passant sa queueautour de son cou et de son bras, se laissa pendre de la mêmemanière ; une troisième vint s’ajouter à cette chaîne vivante,puis une quatrième.

Victoire ! les bras de celle-ciatteignirent les fruits. En quelques secondes elle eut, en s’aidantde ses mains et de ses dents, coupé la tige des grappes quitombèrent pesamment à terre.

Les marimondas restées au pied de l’arbrecoururent s’en emparer au milieu de cris de joie et de gambadesplus grotesques que gracieuses, et se mirent à dévorer lespêches.

Mais la cueillette n’était passuffisante ; aussi les singes qui s’étaient dévoués pour cetteexpédition n’interrompirent-ils point leurs travaux. Ils avaienttant de bouches à nourrir.

Sans changer de position et par une seuleoscillation imprimée à toute la chaîne, ils se lancèrent sur unpupunha voisin et eurent bientôt fait de le dépouiller à son tour.Ils passèrent ainsi en revue tous les arbres à leur portée.

Alors, jugeant qu’ils avaient assez de fruitspour cette fois, le dernier, celui qui avait cueilli les pêches, sereplia sur lui-même, remonta sur le dos des trois autres, seretrouva sur la branche où il fut bientôt rejoint par sescompagnons ; puis, tous les quatre, se poussant dans unebousculade joyeuse, dégringolèrent du tronc pour venir prendre leurpart du festin commun.

Chapitre 34UNE CUISINE PEU APPÉTISSANTE.

 

N’allez pas vous imaginer que Guapo seraitresté tranquille spectateur de cette petite scène intime, si DonPablo ne lui avait pas manifesté le désir de la suivre jusqu’aubout.

Guapo, le flegmatique Guapo, avait un faibletrès marqué pour la chair de marimonda, et il ne lui était quemédiocrement agréable de voir son rôti en perspective se promeneren liberté sur les arbres, quand il aurait déjà tant souhaité levoir se dorer à la broche et devant un grand feu.

Sa sarbacane, serrée dans sa main droite, luicommuniquait des impatiences dans les doigts ; aussi, dès queDon Pablo se déclara satisfait, Guapo se leva promptement pourtâcher de découvrir un poste d’observation où il lui fût possiblede mirer utilement dans le tas, et je n’ai pas besoin d’ajouter queLéon se déclara prêt à le suivre.

Mais de l’endroit où il se trouvait, rien nepouvait le dissimuler à la vue des singes ; le plus simpleétait donc de fondre à toutes jambes sur la troupe et de tâcher deviser les retardataires dans leur fuite.

Ce fut à ce parti qu’il s’arrêta.

Sitôt que son approche eut été signalée, etbien avant qu’il fût à portée de tirer, toute la bande se précipitacomme elle put vers la forêt et se trouva sur les arbres. Guapo lessuivit avec la rapidité que vous lui connaissez. Lui et l’enfantarrivèrent bientôt sous la ramée, où ils furent assaillis par unegrêle de menues branches, de morceaux de pêches moitié dévorées, etaussi de choses fort peu agréables pour leurs nerfs olfactifs.

Ceci pleuvait de toutes parts du sommet desarbres où les marimondas s’étaient réfugiées, et, cachées par leslianes et le feuillage, elles s’amusaient à leur tour de la minedéconfite des deux chasseurs. Il n’est pas facile de poursuivre unetroupe de singes dans une forêt où l’on est sans cesse arrêté parun lacis souvent inextricable de plantes de toutes venues, où l’onse perd, se heurte, s’embarrasse, tandis que les objets de lachasse courent légèrement d’un arbre à l’autre et finissent paréchapper sans trop de peine au chasseur, honteux et confus, qui suesang et eau et jure…, s’il a le malheur d’avoir un mauvaiscaractère.

Suivant toute apparence, il en eût été ainsipour notre ami Guapo, si, au moment même où, de très grincheusehumeur, il abandonnait la poursuite, il n’eût eu la chanced’apercevoir une pauvre petite femelle qui, loin de demander sonsalut à la fuite, s’était blottie entre deux branches pour ychercher dans une immobilité complète un asile assuré. Elle y étaitbien à l’abri, la pauvrette, et il fallait assurément l’œil d’unIndien pour la découvrir dans sa retraite feuillue.

Guapo ne pouvait voir qu’une petite partie deson corps, mais cela lui suffisait ; la gravatana futappliquée à ses lèvres, et la flèche mortelle siffla dans l’air.Une plainte aiguë se fit entendre aussitôt ; la marimondablessée crut arracher de la plaie l’arme meurtrière qu’elle jeta àla tête de l’Indien, puis elle se tordit quelques instants ;ses mouvements convulsifs cessèrent peu à peu, elle poussa undernier cri qui retentit au loin dans la forêt et auquelrépondirent les voix déjà éloignées de ses compagnes, et bientôt lecurare eut produit son effet.

Enfin son corps tomba de la branche, mais noncomme le cruel Guapo eût pu le souhaiter ; car, abandonné àson propre poids, il resta suspendu par la queue.

Cela ne faisait pas le compte de notregourmet ; il examina l’arbre ; il n’était pas très gros,cela valait certes bien la peine de l’abattre. Comme il sedétournait pour chercher sa hachette, il crut voir remuer lefeuillage auprès du corps déjà immobile.

– Une autre ! s’écria-t-il.

En effet, on vit apparaître une petitecréature, un véritable diminutif de l’espèce, qui écarta lesfeuilles, descendit le long du cadavre, et, jetant ses bras autourdu cou de la pauvre morte, se prit à gémir en la caressant et endonnant les signes de la plus violente douleur.

C’était le petit orphelin qui pleurait ainsisa mère.

Cette vue jeta le remords et la pitié dans lecœur de Léon. Mais en fait de gibier, Guapo était insensible àtoute atteinte de ces sentiments-là. Il avait déjà inséré une autreflèche dans sa sarbacane et se préparait à faire subir au petit lesort de sa mère, quand tout à coup un grand remue-ménage seproduisit dans les branches supérieures de l’arbre, et un singe detaille relativement haute parut. C’était le père et l’époux quin’avait pas perdu une seconde pour répondre à l’appel de sacompagne, et était revenu d’assez loin avec un redoublementd’agilité. Il ne fit que paraître et disparaître. Une intuitionrapide lui fit comprendre qu’il n’y avait rien à faire pour lamère ; il ne restait qu’à sauver l’enfant.

Il saisit la petite créature de sa longuequeue tendue, la jeta sur son dos, et d’un bond d’une légèretéinouïe il fut hors de vue, perdu dans le feuillage, et en routepour rejoindre le gros de la troupe.

Il fallut que ce fût bien instantané, puisqueGuapo n’eut pas le temps de lui décocher la flèche préparée.

L’Indien toutefois n’entendait pas êtrefrustré de son rôti. Il retourna tranquillement au camp, y prit sacognée et revint abattre l’arbre. Bientôt il fut en possession dela marimonda tant désirée, la dépouilla sans perdre une minute etse prépara à l’embrocher. Cette partie de l’opération étaithorrible à voir, car, ainsi préparée, la malheureuse bête avaitavec un enfant dans le même état une ressemblance hideuse quisuffisait à soulever le cœur des assistants.

Le pire pour eux était encore que Guapo avaitréellement envie de se régaler de son précieux gibier, et, pourcela, de l’accommoder à l’indienne suivant toutes les règles del’art.

Pour cela, il lui fallait du bois assez durpour pouvoir résister longtemps au feu ; mais celui du pupunhase trouva là tout à point. Il construisit alors un petitéchafaudage sur lequel il plaça l’animal, comme sur un siège ;il lui croisa les bras sur la poitrine et lui abaissa la tête commes’il dormait, puis il alluma sous l’échafaudage un bon feu quienveloppa complètement le rôti. Il n’y manquait pas de fumée, parexemple, mais cela ne fait qu’ajouter à la saveur de ce mets tantrecherché des Indiens.

Tout ceci fait, Guapo n’avait plus qu’àprendre patience et à savourer dans l’expectative ce délicieuxrégal. Ajoutons que pour que ce fin morceau soit cuit à point, ilfaut, suivant la mode indienne, qu’il soit absolumentcarbonisé ; ce qui le rend si sec, qu’on peut ensuite leconserver des mois entiers sans qu’il se gâte.

N’allez pas croire toutefois que le singe nesoit mangé et apprécié que par les Indiens. Les blancs des régionsfréquentées par ces animaux en sont peut-être tout aussifriands ; seulement ils ne le préparent pas de la même façon,et, avant de le servir, ils en font retrancher la tête et lesmains, afin de lui ôter cette ressemblance avec un enfant qui estabominable.

Il y a des espèces de singes plus délicatesles unes que les autres, et un certain nombre auxquelles les blancsne touchent jamais.

Quant aux Indiens, tout leur est bon, et ilsdévorent indifféremment, et avec le même appétit, atèles ouhurleurs, capucins ou ouistitis, sakis ou sajous. C’est pour eux ceque le mouton est pour le Français, un article de fond commealimentation.

Il faut dire aussi que c’est le seul gibierabondant dans ces contrées, et qu’à l’exception des oiseaux et despoissons, les habitants n’auraient que peu de chance de se procurerune nourriture, s’ils n’utilisaient ce qu’ils ont sous la main.Peut-être ces mêmes gens que nous trouvons si fort à plaindre de serégaler de singes feraient-ils la mine devant nos gigots de moutonsaignants. Encore une fois chacun son goût.

Chapitre 35UN HÔTE INATTENDU.

 

Guapo était toujours assis, attendantpatiemment que sa marimonda fût cuite à point. Les autresavaient fini de souper et s’étaient éloignés du feu.

Debout près de la rivière, ils regardaientavec intérêt les différents oiseaux qui se jouaient sur la riveopposée et se miraient dans ses eaux calmes et transparentes.

Il y avait des flamants écarlates et desespèces d’ibis ; des grues tigrées, ainsi nommées à cause deleur plumage qui reproduit les teintes et les taches dujaguar ; des ciganos, qui s’ébattaient au milieu desroseaux et ressemblaient avec leur grande crête à des faisans, maisnon au point de vue comestible, car ils sont bien inférieurs, pourne pas dire immangeables. Leur chair est tellement amère etcoriace, que les Indiens eux-mêmes n’en mangent pas.

Perché sur une branche morte qui s’avançaitau-dessus du fleuve, se trouvait l’alcyon bleu de ciel. Lagrande harpie ou aigle pêcheur, comme son cousin germainl’aigle à tête blanche de l’Amérique du Nord, effleurait l’ondepour y chercher sa proie.

De temps à autre un vol de canards musquésfaisait vibrer l’air sous leurs ailes puissantes. Ailleurs onapercevait le crabier (cancroma), curieux oiseau de lafamille des hérons, dont le bec ressemble à deux bateauxsuperposés. Comme l’alcyon, il restait solitaire à pêcher et ne semêlait pas avec les autres.

Plus loin, il y avait un oiseau qui serapproche de la poule d’eau par son extérieur et ses habitudes.C’était le jacana fidèle ou chuza,dont il existeplusieurs espèces dans l’Amérique du Sud, ainsi que dans lesrégions tropicales de l’ancien monde.

Celui de ces oiseaux qui a mérité le surnom defidèle est à peu près de la grosseur d’une poulecommune ; mais il a le cou plus long et les jambes plushautes, si bien qu’il atteint une hauteur d’un pied et demienviron. Son plumage brunâtre est marqué sur la nuque d’une crêtede douze plumes noires, ayant de sept à huit centimètres delongueur. Le pliant des ailes est armé d’éperons d’un centimètre etdemi, dont il se sert très adroitement pour se défendre. Du reste,c’est un oiseau de mœurs fort douces ; il faut qu’on l’attaquepour qu’il songe à se mettre sur la défensive.

Toutefois le trait le plus singulier del’extérieur du jacana est sans contredit son pied, dont les doigts,au nombre de quatre, trois en avant, un en arrière, sont assezlongs pour couvrir un espace presque aussi étendu que son corps.Aussi le gênent-ils beaucoup pour marcher à terre. Ils sontconformés pour lui permettre de courir, sans enfoncer, sur lesfeuilles de nénuphar et autres plantes aquatiques, où il vachercher les insectes et les larves dont il fait sa principalenourriture.

Il faut que le jacana soit effrayé pour qu’onentende son cri singulier ; autrement il est d’humeursilencieuse. La finesse de son ouïe le met à même de distinguer lebruit des pas les plus légers ; aussi les Indiens l’ont-ilsapprivoisé pour s’en servir comme d’oiseau de garde, rôle qu’ilremplit avec une fidélité extraordinaire, les avertissant del’approche de leurs ennemis bipèdes ou quadrupèdes.

Les Spano-Américains lui ont trouvé un autreemploi. Ils en font le gardien et le défenseur de leursbasses-cours, où il protège la volaille contre les attaques desoiseaux de proie, qu’il tient en respect avec ses éperonsredoutables. Jamais on ne l’a vu déserter un troupeau confié à sessoins ; au contraire, il l’accompagne dans toutes ses alléeset venues, et n’abandonne son poste en aucune occasion, luttantavec une énergie et une ténacité rares chez un oiseau de cettetaille.

Mais ce n’étaient pas seulement des oiseauxaquatiques qui s’offraient à l’admiration de nos voyageurs. Il y enavait des quantités d’autres : des bandes de perroquets, descouples d’aras (ces oiseaux vont généralement par paires), destrogons et des toucans à grand bec, avec leurs proches parents lesaracaris.

Sur un arbre chargé de fruits étaient posésune troupe de casmarynchos,oiseaux d’un blanc de neige, dela grosseur d’un merle, dont le bec est garni à sa base d’untubercule charnu de sept à huit centimètres de longueur, pendantcomme chez la dinde. Ils portent également le nomd’oiseaux-cloche, à cause de la note claire et vibrantequ’ils jettent au milieu du jour, à l’heure où, sous les tropiques,toute la nature est endormie ou silencieuse.

Naturellement, Don Pablo s’intéressaitvivement à l’observation de tous ces oiseaux. Il n’y en avait aucunsur lequel il n’eût des histoires merveilleuses à raconter, et lesheures s’écoulaient pleines d’intérêt et de charme pour les membresde sa famille.

Il n’était pas encore tard, et l’on ne pouvaitsonger à se coucher avant le soleil, sans compter que Guapo n’avaitpas soupé, mais cela ne pouvait plus tarder longtemps. Léon, quiétait allé voir où en était la cuisine de son ami, était revenu enannonçant que la marimonda était noire et brûlée à faire horreur,mais pas assez néanmoins au goût de Guapo, car il attisait encorele feu sans perdre de vue son rôti, dont le fumet détestable luichatouillait agréablement les narines.

Le singe fut enfin cuit à point ; Guapose leva, prit son macheté d’une main et un bâton fourchu del’autre, et se pencha au-dessus de la marimonda pour l’enlever dufeu, quand… ô consternation !… le sol trembla sous ses pas etlui fit presque perdre l’équilibre.

Avant qu’il eût eu le temps de se remettre deson effroi, la terre s’agita de nouveau, une bruyante détonation sefit entendre, suivie d’une secousse prolongée qui ouvrit une longuefissure et envoya fourneau, charbon, cendres, rôti, et Guapolui-même, se promener dans toutes les directions.

Était-ce un tremblement de terre ?

Il semblait difficile de l’expliquerautrement, et c’était l’opinion de toute la famille, qui ne savaitoù se réfugier et perdait la tête, surtout Doña Isidora et safille.

Mais cette croyance ne fut pas de longuedurée. Les secousses continuèrent, se multiplièrent, lançant enl’air de larges plaques de terre desséchée. Les tisons brûlantsjetés çà et là faisaient une fumée qui empêchait de se rendre uncompte exact de ce qui se passait ; mais on distinguait autravers quelque chose d’extraordinaire, d’inusité, et bientôt, aumilieu d’une crevasse béante, se montra à tous les yeux la formehideuse d’un affreux crocodile.

C’était un des plus grands individus de sonespèce, un véritable monstre, mesurant plus de six mètres de long,et dont le corps était plus gros que celui d’un homme. Ses énormesmâchoires, de plusieurs pieds d’ouverture, découvraient des dentsénormes d’un aspect formidable.

Il ouvrait sa gueule comme pour aspirer l’air,et il sortit de son gosier un son affreux qui tenait à la fois dubeuglement du bœuf et du grognement du porc, tandis qu’une forteodeur de musc émanait de son corps.

Ce fut une scène de confusionindescriptible ; oiseaux, bêtes et gens se joignirent à lafois dans un concert de voix terrifiées.

Dès qu’il eut reconnu la cause de cebouleversement, Guapo retrouva son sang-froid, sauta sur sa hache,qui, par bonheur, se trouvait hors de la portée de la terriblequeue de l’animal ; puis il s’approcha avec précaution dansl’intention de frapper le monstre, C’était à la naissance de laqueue, seul endroit vulnérable du crocodile, qu’il voulaits’attaquer ; mais son gigantesque adversaire, dès qu’il lesentit à portée, se tourna avec une rapidité si grande, que Guapon’eut pas le temps de s’esquiver, et, au lieu de porter un coup, enreçut un assez violent pour lui faire exécuter une véritablecabriole.

Si maltraité qu’il fût, l’Indien s’estimaencore heureux d’en être quitte à si bon compte ; car l’animaln’était encore qu’à moitié réveillé. Guapo courut reprendrepossession de sa hache ; mais, quand il revint, l’ennemin’était plus sur la terre ferme. Pour ses yeux fermés, depuisplusieurs mois peut-être, la vue de l’eau avait eu un attraitirrésistible, et il s’était dirigé vers la rivière, où il achevaitde plonger, quand Guapo arriva, prêt à reprendre la lutte.

Chapitre 36CROCODILE ET CABIAIS.

 

Décidément la chance n’était point, cejour-là, favorable à notre ami Guapo ; aussi, étant de fortmauvaise humeur, resta-t-il à l’écart le reste de la soirée.

Le crocodile l’avait frustré d’un souperdélicieux, comme il n’en avait pas mangé depuis longtemps. Il nerestait plus que des débris informes d’un rôti surveillé avec tantd’amour, et le digne homme devait à la place se contenter d’unebanane et d’une tranche de viande de cheval. Il y avait bien là dequoi exaspérer un gourmet ; sans compter en sus les bleus etles égratignures dont le monstre l’avait gratifié.

Quant à Don Pablo et aux siens, penchés sur lacrevasse, ils examinaient avec intérêt la retraite ducrocodile.

C’était enseveli dans cette vase que l’animal,engourdi dans une torpeur profonde, avait compté passer les mois dela saison brûlante. Il y fût probablement demeuré plus longtemps,sans le grand feu que l’Indien avait allumé sur lui ; ce quil’avait profondément irrité et était devenu la cause de sa brusquerésurrection.

Pendant le peu de temps qu’avait durél’entrevue, Don Pablo avait pris soin de remarquer que c’était bienun vrai crocodile à tête longue, et non un alligator. Longtemps ona cru que le crocodile appartenait à l’ancien monde ; on saitaujourd’hui qu’il se rencontre aux Antilles et dans différentesparties de l’Amérique espagnole.

Quant à l’alligator, on en compte plusieursespèces. Il y a celui du Mississipi, qui est le caïman desSpano-Américains, puis l’alligator sclérops,ainsi nomméparce que, grâce aux anneaux dont ses yeux sont cerclés, il sembleporter des lunettes ; enfin il y a encore le bava,espèce plus petite que l’on rencontre dans le lac Valencia et dansbeaucoup de rivières de l’Amérique du Sud. Ce dernier est trèsrecherché des Indiens, qui lui font une chasse active pour seprocurer sa chair, qu’ils préfèrent à celle des autres alligators,dont ils mangent néanmoins certaines parties.

Nos voyageurs n’avaient pas eu la moindreintention de se mettre en garde pour la nuit. Mais leur aventureavec le crocodile avait changé leurs dispositions, et il fut décidéqu’on ferait le guet comme à l’ordinaire.

Léon prit donc le premier quart, Guapo lesecond, Don Pablo le dernier. Heureusement la nuit se passa sansincidents, sauf des plongeons répétés qui rappelaient de temps àautre la présence du formidable amphibie.

Tout le monde fut sur pied dès le petitjour ; et comme le feu avait été entretenu toute la nuit, ilne fut pas long à ranimer pour le déjeuner, qui fut mangé avant quele soleil eût paru à l’horizon.

Tandis qu’ils se livraient aux préparatifs dela journée, ils remarquèrent une rangée de flamants serrés les unscontre les autres, à l’endroit où le promontoire se rattachait à larive. Ils étaient en ligne comme des soldats, quelques-uns reposantsur une seule patte, et la lumière brumeuse du matin les faisantparaître d’une grandeur inaccoutumée. Quand le brouillard se futdissipé, nos voyageurs comprirent d’où provenait cette illusiond’optique. Au lieu d’être par terre, ils étaient perchés sur untronc d’arbre.

Toutefois ils étaient en travers du cheminsuivi la veille par Léon et Guapo, lors de leur expédition contreles marimondas, et ni l’Indien ni l’enfant n’avaient la moindresouvenance d’avoir rencontré un tronc d’arbre sur leur passage. Lapreuve qu’il n’y en avait pas, c’est qu’on l’eût débité pour seprocurer du bois, au lieu d’en aller chercher beaucoup plusloin.

C’était vraiment fort étrange, et celademandait explication. Qui avait pu rouler cet arbre-là pendant lanuit écoulée ?

Les enfants se rapprochèrent un peu pour mieuxvoir et quel ne fut pas leur étonnement de reconnaître dans letronc mystérieux leur vieille connaissance, le crocodile !

Léon n’en revenait pas. Quant à Guapo, iltrouvait le fait tout simple, ayant voyagé sur les bords del’Amazone et de l’Orénoque, où l’on peut être fréquemment témoin dumême fait.

Les flamants jouissaient d’une tranquillitéparfaite sur leur perchoir improvisé. Tant qu’ils restaient hors dela portée de la queue et des mâchoires du monstre, querisquaient-ils ? Bien que cet animal puisse baiser le bout desa queue, si la fantaisie lui en prend, il ne peut, quelque effortqu’il tente, atteindre ce qui se trouve sur son dos. Aussi lesflamants et quelques autres oiseaux, embarrassés parfois de trouverun perchoir, n’hésitent-ils pas à se servir à cet effet du dosécailleux des crocodiles ou des alligators.

À mesure que le jour devenait plus brillant etque le va-et-vient du camp se faisait plus distinct, les enfantss’étonnaient de voir les flamants les considérer sans effroi.C’était une preuve qu’ils n’avaient jamais été poursuivis parl’homme, car, dans les districts où on leur fait la chasse, ilsdeviennent d’une sauvagerie extrême.

Tout à coup, comme à un signal donné, toute labande s’envola en poussant de grands cris. Le crocodile, de soncoté, témoigna quelque velléité de se mettre en mouvement ;mais ce ne pouvait pas être cela qui avait effrayé les flamants,puisqu’on en a vu maintes fois rester immobiles sur un saurien enmarche avec une placidité parfaite.

Non ; ce qui les avait effrayés, c’étaitun bruit sourd que l’on commençait à distinguer du camp et quivenait de dessous bois. Quelques instants après arrivaient de laforêt une vingtaine d’animaux de la grosseur et de la forme d’uncochon, se dirigeant vers la rivière.

Ces nouveaux venus étaient assez bizarres pourmériter une minute d’attention. Ils étaient couverts de soiesraides et peu fournies ; sur un corps de cochon ils avaientune tête de lapin. Leurs pieds étaient garnis de doigts onguiculés,au lieu d’être enfermés dans un sabot. Cela leur donnait un aspectmoins lourd que celui du porc, et pourtant ils étaient moinsrapides à la course, en dépit de leur bonne volonté évidente.

Nos voyageurs les reconnurent sans peine, tantils sont communs dans les régions chaudes de l’Amériqueméridionale. C’étaient des cabiais ou chiguires.

Le chiguire est le plus grand de tous lesrongeurs. Il est amphibie comme le tapir, et ne se trouve parconséquent que sur le bord des rivières.

Les cabiais s’efforçaient de gagner larive ; seulement le crocodile se trouvait sur leur passage, etleurs grands yeux noirs et saillants étaient tellement fixés àl’arrière sur quelque chose d’invisible encore qui déterminait leurfuite, que les premiers touchaient presque le crococodile avant del’avoir aperçu.

À cette vue, ils poussèrent un cri d’effroi etse rejetèrent en arrière. D’autres s’essayèrent à passer pardessusson corps, mais le reptile s’était formé en demi-lune : ilavait pressenti leur venue et lançait des coups de queue danstoutes les directions. Il finit ainsi par atteindre un des cabiais,qu’il renversa d’une première atteinte et laissa pour mort à laseconde.

Chapitre 37LE JAGUAR ET LE CROCODILE.

 

Les autres chiguires se précipitèrent dans larivière et disparurent. Ils remontèrent à la surface pour respirerenviron dix ou douze minutes plus tard, mais à une telle distancede l’endroit où ils avaient plongé, qu’ils n’avaient plus rien àcraindre de la poursuite de leur ennemi.

Cependant Don Pablo et Guapo étaient plusoccupés de regarder le côté où les capivaras avaient fait leurapparition que préoccupés de la suite de leur aventure.

C’est qu’ils se demandaient quel étaitl’animal dont ils fuyaient l’approche sous l’empire d’un siterrible effroi. Était-ce l’ocelot, le yaguaraudi ou quelque autrefélin de moindre taille, pour qui le cabiai sans défense est debonne prise ?

Était-ce cela ou plutôt… Mais non, ce seraitaffreux ! Si cela allait être le jaguar ?

Hélas ! C’était bien lui.

Tandis qu’ils n’osaient détourner leursregards du hallier où ils s’attendaient à voir paraître l’ennemi,les feuilles s’agitèrent, et, redoutable mais belle vision, la têtetachetée du fauve se montra. Il regardait autour de lui avecprécaution, et, ne voyant pas ce qu’il cherchait, il s’avança,dégageant son beau corps à la fourrure lustrée et faisant halte àsa sortie du taillis dans une attitude calme et fière.

Le crocodile ouvrait au même instant sa gueuleimmense pour la refermer sur le corps du chiguire. Quand le jaguarvit ce mouvement, il poussa un cri d’une sauvage énergie, bonditsur la proie du saurien et s’en saisit à son tour.

Les voilà donc face à face, le reptilegigantesque et le félin souple et tout-puissant, n’ayant entre euxque cette proie également convoitée de part et d’autre. Chacun estparfaitement décidé à ne rien céder à son rival. Les yeux jaunes dufauve lancent de véritables éclairs, tandis qu’au fond des orbitescreux du reptile brille une lueur sanglante.

Pendant quelques secondes ils échangent desregards furieux et éloquents de défi. Nul ne songe à lâcher sonextrémité de cabiai que chacun tient et secoue de son côté. Laqueue du jaguar vibre tout entière, lançant à l’occasion un coupsec qui témoigne de sa rage concentrée, tandis que celle ducrocodile s’arrondit en demi-cercle et se prépare à jouer un rôleterrible dans la lutte qui va s’engager.

Cette inaction ne va pas durer longtemps. Lafureur du jaguar s’accroît et ne connaît plus de bornes.Quoi ! Se voir résister en face, quand on est le maîtreredouté, le roi de la forêt ! Se voir tenir tête et opposerune autre volonté que la sienne ! Ah ! C’est par tropd’audace ! Il faut que le téméraire soit châtié et qu’ilapprenne qu’on ne conteste pas avec un souverain.

Sans lâcher la proie, il guette le momentpropice et lance à son adversaire un formidable soufflet. A-t-ildonc la prétention de vaincre l’insensibilité de cette cuirasseécailleuse ? Ignore-t-il combien la griffe et la dentresteront impuissantes contre l’invulnérabilité d’un pareilantagoniste ?

Non, non ; il sait d’instinct où il fautfrapper pour toucher le monstre en quelque endroit sensible ;ce n’est ni le museau ni la tête qu’il a prétendu atteindre de sagriffe puissante, c’est l’œil.

Seulement il a manqué son but. Le saurien adeviné la pensée du félin, et sa grande patte écailleuse subitementlevée a paré et détourné le coup. Le jaguar, pour ne pas s’exposerà être trop tendrement serré entre les bras du saurien, a dûreculer ; ce qui augmente sa rage.

Cette manœuvre se renouvelle vingt fois, etvingt fois est déjouée de la même manière. Chaque fois la lutte estplus acharnée et dure plus longtemps ; mais rien de décisif nese produit. Aucun des combattants n’a gagné davantage surl’autre ; et si un troisième larron fût survenu en ce moment,il eût eu quelque chance de se retirer sans qu’on eût pensé à luicontester le droit d’intervention sur le lieu du combat.

Dès l’abord la tête de l’amphibie étaittournée vers la rivière, puisqu’il était dans l’intention d’yemporter sa proie quand il plut au félin de venir la luidisputer ; entre chaque pause, il s’efforçait de gagner duterrain et de se rapprocher de son élément, où il savait qu’ildeviendrait le plus fort et n’aurait plus rien à redouter de sonassaillant.

Un crocodile de moindre taille eût dèslongtemps abandonné le cabiai, objet de la contestation ; maiscelui-ci, confiant dans sa force et aussi peut-être dans la justicede sa cause, était bien décidé à soutenir ses droits dans leurintégrité.

Le jaguar, de son côté, était tout aussidéterminé à ce que ça ne se passât pas ainsi. N’avait-il pas desdroits à faire valoir également ? N’était-il pas la causepremière de cette fuite désordonnée qui avait jeté les cabiais à laportée du saurien ? Et s’il en avait tué un, grâce àqui ? Du reste, ce qui était certain, c’est que le crocodileétait hors de son élément, que le jaguar n’allait pas empiéter surson domaine liquide et avait le droit de punir tout acte debraconnage commis sur ses terres.

Mais le crocodile poussait toujours le cabiaivers le rivage et insensiblement acculait le jaguar, qui, dansl’ardeur de la lutte, ne s’en rendait pas compte.

Tout à coup les pattes de ce dernier ont sentil’onde, et cette sensation, rapide comme un choc électrique, abouleversé son plan de bataille. Il lance le cabiai, recule dequelques pas, s’aplatit sur le sol et d’un bond puissant s’élancesur le corps du reptile, afin de séparer la queue du tronc. Il saitbien qu’après l’œil c’est la seule partie vulnérable du monstre, etqu’une fois privé de son moyen de défense, il sera presqueabsolument à sa merci.

Mais le félin a trop tardé. Il ne lui resteplus assez de temps pour agir, puisque le crocodile en est arrivé àses fins et se trouve maintenant au bord de l’eau.

Toutefois le crocodile n’emportera pas saproie. Il a reconnu que le seul moyen de faire lâcher prise aujaguar, c’est d’agir très vite et par conséquent d’abandonner lecapivara. Quelque douloureux que soit ce sacrifice, il le fera… Iln’hésite point. Il s’élance dans l’eau comme une flèche, emportantle jaguar, et d’un coup de sa queue endommagée, mais nonimpuissante, il projette son ennemi au plus profond de larivière.

On ne vit d’abord qu’un tourbillon d’écumecausé par le violent plongeon de ces grands corps massifs ;puis, dans ce nuage liquide irisé des teintes du soleil levant,reparut bientôt la robe tachetée du jaguar. Deux ou trois fois ilse retourna, cherchant des yeux son rival abhorré ; mais rienne trahissant sa présence, le félin regagna la rive, où quelquessecondes plus tard il abordait en se secouant de tout soncorps.

Il resta quelques instants encore sur le borddu fleuve. Sa fureur n’était point abattue par le bain froid quilui avait été imposé. Son désappointement était extrême. Il semblafaire le serment de se venger d’une manière éclatante, puis, seretournant vers le cadavre déchiré du capivara, il le jeta sur sonépaule et s’en alla au petit trot vers la forêt, dans laquelle ildisparut.

Nos voyageurs n’étaient pas restés àcontempler ce petit drame intime. Ils avaient eu trop à faire pourcela. Dès que le jaguar leur était apparu, ils n’avaient eu qu’uneidée : rassembler à la hâte ce qu’ils avaient d’important surle rivage et s’empresser de quitter un endroit où, quelle que fûtl’issue de la lutte engagée, un danger redoutable les menaçait.

Vainqueur, le fauve, dans l’ivresse dutriomphe, pouvait les attaquer. Vaincu, il devait chercher undédommagement à sa fureur.

Le plus sage était donc de fuir, et de fuirsans retard. Au moment où le jaguar regagnait les profondeurs de sasolitude, le balza qui emportait nos amis tournait un coude de larivière qui leur cachait ce promontoire fertile en incidents quieussent pu dégénérer en malheurs.

Chapitre 38L’ANACONDA.

 

Pendant plusieurs jours, nos proscrits furententraînés par le courant sans qu’aucun fait bien digne d’êtrerelaté se produisît dans leur navigation.

Une fois ou deux, ils aperçurent des Indienssur le rivage ; mais ceux-ci, loin de chercher à lespoursuivre semblèrent effrayés des dimensions inusitées de leurradeau et restèrent paisiblement auprès de leursmaloccas,grandes maisons des villages indiens danslesquelles plusieurs familles habitent ensemble.

Peu soucieux d’entrer en relations avec desemblables personnages, nos voyageurs n’étaient que trop heureux dese dérober sans difficultés ; et quand ils avaient aperçuquelque signe caractéristique de la présence de l’homme, ilspoursuivaient leur route des heures entières sans s’arrêter, pourêtre sûrs de mettre une distance suffisante entre eux et ce peudésirable voisinage.

Un incident qui eût pu avoir pour eux lessuites les plus fâcheuses se présenta un soir qu’ils cherchaientvainement à amarrer leur établissement flottant le long d’une riveinhospitalière qui ne leur offrait aucun endroit propice pour ycamper la nuit. De grands arbres enchevêtrés d’un épais lacis delianes et de parasites s’avançaient jusque vers les deux rives etbaignaient leurs branches inférieures dans le fleuve.

Ils avaient fait plusieurs kilomètres sansapercevoir la moindre clairière, quand ils arrivèrent auprès d’unamas de bois flotté qui s’était lentement aggloméré dans une anseet y avait pris des proportions assez considérables.

Faute de mieux, il était plus sage de s’encontenter que de se risquer à pénétrer dans les jungles épaissesqui les environnaient de toutes parts, de sorte que le cap fut missur l’anse protectrice, et on se prépara au débarquement.

Toute la famille avait déjà mis pied à terresur cette espèce d’échafaudage dont le dessus était parfaitementsec, et l’on se félicitait d’avoir si bien rencontré, quand Guapolaissa échapper une de ces exclamations qui, dans sa bouche, neprésageaient jamais rien de bon.

Chacun se tourna aussitôt vers lui pourobtenir une explication. Il était penché sur le bord du boisflotté, à l’endroit où son extrémité touchait celle du radeau etses bras étendus dans un geste significatif disaient assez que lacause du mal était là tout entière.

Hélas ! Les voyageurs ne comprirent quetrop dans quel guêpier ils s’étaient fourrés. S’ils avaient passéavec joie du balza sur le bois flotté, des millions de fourmisrouges s’estimaient enchantées de faire l’inverse et escaladaient àqui mieux mieux l’embarcation.

D’un coup d’œil Don Pablo se rendit compte ques’il laissait ces redoutables insectes envahir son radeau, toutétait perdu.

Outre que la morsure répétée des fourmisrouges équivaut à un épouvantable supplice, sa cargaison étaitsacrifiée, s’il leur donnait le temps de l’attaquer. En quelquesheures, quinquina, vanille, salsepareille, tout serait détruit, etpar conséquent leurs espérances d’avenir et celles de leurs chersenfants.

Sans perdre de temps à discourir, Don Pablofit signe que chacun s’emparât des quelques ustensiles de cuisinedéjà transbordés et qu’on détachât les amarres. Aussitôt lui etl’Indien se précipitèrent vers les rames et s’éloignèrent bienvite, ramenant leur embarcation dans le courant.

Dès qu’elle y fut, Don Pablo laissa Guapo augouvernail, et, aidé de Doña Isidora et de ses enfants, il se hâtad’inonder d’eau les parties déjà infestées par les fourmis.

Ils durent continuer cette manœuvre fatiganteassez longtemps encore, car, malgré le peu de temps que le balzaavait touché le lieu contaminé par la présence de ces myriadesd’insectes, il y en avait déjà des quantités à bord. Ils ne sereposèrent que lorsque le dernier de leurs infimes ennemis fut noyédans les fentes de leur radeau ou emporté dans le courant par l’eauqu’on ne ménageait guère.

Heureusement encore qu’ils avaient découvert àtemps cette horrible peste !

Quel désespoir les eût attendus au réveils’ils s’étaient endormis à bord du bois flotté ! Ils n’eussentcertainement retrouvé nul vestige de leur cargaison rassemblée à sigrand’peine, car ces insectes voraces sont coutumiers du fait. Quede colons de l’Amérique tropicale se sont, dans l’espace d’uneseule nuit, vus frustrés du fruit d’un labeur de plusieursannées !

Toutefois nos amis n’étaient pas au bout deleurs peines.

Impossible de découvrir un gîte pour y camper.Impossible non plus de s’abandonner de nuit à un courant perfidequi pouvait les envoyer à leur perte. Ils durent attacher leurradeau aux arbres de la rive et renoncer pour cette fois ausommeil.

Le toldo, parfaitement aménagé pour abriterles voyageurs de la chaleur du jour, n’était pas construit demanière à ce qu’on pût y suspendre les hamacs, et la surface dubalza encombrée de marchandises n’offrait aucun espace suffisantpour qu’on pût s’y coucher.

Aussi les premières lueurs de l’aubetrouvèrent-elles nos voyageurs fort mal reposés, mais très disposésà reprendre leur route.

Comme ils se disposaient à détacher le radeau,une branche qui avançait horizontalement en travers la rivière à unendroit où il leur fallait de toute nécessité passer, attira leurattention. Cette branche appartenait à un « zamang » quicroissait au bord de l’eau. Il était à redouter qu’elle n’effleurâtau passage la toiture de la cabine, qui, légère comme elle l’était,aurait pu être enlevée, ce qui eût été une avarie grave qu’ils’agissait d’éviter.

Après un examen attentif, Don Pablo s’assuraque les feuilles longues et pendantes qui caractérisent les mimosasfaisaient paraître la branche plus basse qu’elle ne l’étaitréellement, et que, par conséquent, il n’y avait aucun dommagesérieux à redouter en passant dessous.

L’amarre fut donc détachée, recueillie à bord,et la masse flottante se reprit à dériver fort lentement d’abord,le courant étant presque insensible à l’ombre de cette hautefutaie.

Tout à coup l’attention des voyageurs futattirée par l’étrange conduite de leur petit singe favori. Lapauvre petite bête, si douce d’ordinaire, était dans unesurexcitation incroyable. Elle courait deçà et delà, sur la toituredu toldo, poussant des cris aigus comme elle n’en avaitcertainement pas l’habitude. Ses regards, où se lisait la terreur,ne se détachaient pas de la fameuse branche de « zamang »dont on approchait maintenant. On eût dit qu’elle y voyait la causequi justifiait son émoi.

Tous les yeux suivirent la direction dessiens. Bientôt on distingua un énorme serpent enroulé autour de labranche. Sa partie inférieure disparaissait dans le lacis devignes-vierges et de bromélias qui dérobaient à la vue le tronc duzamang, mais sa tête était projetée en avant, et on en voyait assezpour reconnaître le boa d’eau, le serpent monstre,« l’anaconda. »

Ce qu’on voyait du corps de ce serpent étaitde la grosseur de la cuisse d’un homme et couvert de taches noiresen relief sur un fond jaune sombre. On les voyait scintiller àmesure que l’animal se déplaçait, car le reptile avançait sur labranche, lançant comme un dard sa langue fourchue et visqueuse.

Espérer d’échapper à cette hideuse et mortelleatteinte était impossible.

Horreur ! Le balza arrivait directement àsa portée. D’un bond il pouvait à son gré s’élancer sur le radeaupour y choisir sa proie, ou, sans se déranger, s’emparer de celuiqui lui conviendrait. Il est vrai qu’il pouvait encore enlacer sesreplis autour des cinq personnes composant la cargaison vivante del’embarcation et les broyer ensemble par la simple contraction deses muscles puissants, comme il le fait journellement pour lechevreuil, le tapir, et quelquefois le jaguar lui-même.

Chacun à bord connaissait l’irrésistiblepuissance du monstre. Jugez de l’épouvante qui régnait dans tousces cœurs si tendrement unis.

Néanmoins personne ne perdit la tête.

Don Pablo saisit sa hache et Guapo sonmacheté. Doña Isidora et les enfants, qui se trouvaientheureusement près du toldo, s’étendirent à son ombre sur un gestedu père.

Ils avaient à peine disparu, que l’avant duradeau où l’Indien et son maître se tenaient debout passa sous labranche. La tête du serpent se trouva un instant de niveau aveccelle des deux hommes. D’un mouvement simultané, ils levèrent leursarmes pour en frapper le serpent ; mais leurs pieds étaientmal assurés sur ce radeau flottant, le boa fit un mouvement derecul, et leurs coups mal dirigés tombèrent dans le vide.

L’instant d’après, le courant les avaitemportés trop loin pour qu’ils pussent utilement frapper un secondcoup.

Aussitôt l’horrible tête reparut, se tournavers la cabine et sembla dans l’expectative. Qu’allait-il sepasser ? Moment d’intense anxiété pour Don Pabloimpuissant ! Sa femme et ses enfants à la merci du monstre,quel supplice ! Lequel des trois allait-il choisir ?Lesquels épargner ?

Le hideux reptile n’était plus qu’à un mètredu toldo.

Ses yeux brillaient d’un éclat effrayant, ilse préparait à s’élancer.

Une sueur froide envahit le front de DonPablo. Il y porta la main. Il se sentait devenir fou, et, selaissant tomber à deux genoux :

– Pitié, mon Dieu ! s’écria-t-il endétournant les yeux.

Ils levèrent leurs armes pour en frapper leserpent.

À ce moment, un cri perçant se fit entendre.Le saïmiri, réfugié sous le toldo avec sa petite maîtresse, avaitquitté ses bras. La tête du monstre tournée vers lui semblait lefasciner irrésistiblement, il s’avançait en criant vers l’objet deson épouvante.

Les mâchoires du serpent se refermèrent surlui, et le corps soyeux du favori de Léona disparut en même tempsque le boa, qui l’emportait dans sa verdoyante retraite.

Le radeau, qui glissait maintenant avec plusde vitesse, fut bientôt saisi par le courant.

Don Pablo courut alors vers la cabine, et,serrant sur son cœur ses bien-aimés qui lui étaient simiraculeusement rendus, répandit tout son cœur dans une ardenteaction de grâces.

Chapitre 39UNE RÉUNION D’ARBRES CURIEUX.

 

La réaction de cet horrible danger futnaturellement une joie profonde, bientôt troublée néanmoins par desincères regrets de la fin tragique du joli saïmiri. La bonnepetite bête était l’unique amusement des enfants ; elles’était fait aimer de tout le monde, et il semblait presque,maintenant qu’elle n’y était plus, qu’il manquât autre chose qu’unsinge !

Léona surtout était inconsolable, car lamignonne créature ne la quittait pour ainsi dire pas. Elle seperchait sur son épaule, y demeurait des heures entières, jouantavec les boucles soyeuses de sa jeune maîtresse, les enroulantautour de ses mains de poupée, caressant ses joues veloutéesqu’elle semblait admirer, et approchant souvent son petit nezdélicat pour se faire flatter à son tour.

Le chagrin de l’enfant était fort naturel etne fut adouci que par la sympathie de toute la famille, quidéplorait autant qu’elle la perte du « titi ».

Tout le jour les bords de la rivière semaintinrent couverts de bois épais. Elle avait en cet endroit prèsde 900 mètres de largeur, mais elle était coupée d’îles souventassez grandes qui rétrécissaient assez le courant pour que le balzafût presque à portée des deux rives.

Nos voyageurs avaient donc la facilité deconsidérer de plus près la nature des arbres qu’ils rencontraientsur leur passage. Ils se confirmèrent dans l’observation déjàconsignée plus haut que les forêts de l’Amazone sont toujours uncomposé des essences les plus variées et les plus diverses.

À mesure qu’un arbre curieux et nouveaus’offrait à ses regards, Don Pablo le faisait remarquer à sesenfants et leur expliquait ses caractères généraux. Guapo, assis augouvernail, suivait ces dissertations savantes qui charmaient leslongues heures de cette interminable traversée et y ajoutaitfréquemment quelques renseignements pratiques sur les propriétés deces arbres et les différents usages auxquels les Indiens lesappliquent.

C’est là ce qu’on peut appeler la partiepopulaire de la botanique ou de toute autre science, et peut-êtreest-elle plus importante que le simple énoncé des genres et desespèces, qui est souvent tout ce que vous pouvez tirer de plusclair des savants de cabinet.

Parmi les arbres qui fixèrent successivementl’attention des voyageurs se trouva ce jour-là le« volador » ou « gyrocarpe ». C’est un belarbre dont les feuilles lobées ont la forme d’un cœur.

Ce sont ses graines qui lui ont valu son nom,et voici pourquoi : elles ont des ailes membraneuses etstriées qui, lorsque la semence est mûre et tombe, sont disposéesde façon à former avec la colonne d’air un angle de 45° et àl’emporter dans un mouvement giratoire qui lui donne l’apparenced’une petite roue à volants.

C’est un spectacle singulier que d’ébranlerpar un temps calme un de ces voladors et de voir tourbillonnerautour de lui ses myriades de graines menues et légères auxquellesil faut un temps considérable avant de toucher terre.

Le volador se rencontre aussi bien au Mexiqueet dans l’Amérique du Nord que dans les chaudes régions del’Amazone.

Un autre arbre non moins curieux suivit deprès l’apparition du gyrocarpe. C’était un « berberis »,appelé barbe de tigre par les Spano-Américains.

Ce nom lui vient de ce que son tronc trèslarge et très élevé est garni de longues épines acérées auxquelles,par je ne sais quelle fantaisie, on a voulu trouver uneressemblance tout imaginaire avec les moustaches du jaguar (tigrede l’Amérique).

Un troisième arbre ou plutôt arbusteremarquable fut encore signalé aux enfants. C’était le « bixaorellana » qui donne la teinture bien connue sous le nom« d’anato ».

Cet arbuste ne dépasse jamais dix à douzepieds de haut. Sa semence est contenue dans une pulpe rougeâtre quifournit le principe de la teinture. La manière de l’obtenir est desplus simples : les Indiennes qui recueillent la graine lajettent dans un vase d’eau chaude, où elles la remuent violemmentpendant environ une heure, jusqu’à ce que la partie pulpeuse sesoit détachée. Une fois ce résultat obtenu, l’eau est retirée, etle résidu qu’elle laisse (séparé des semences) est mélangé avec dela graine de crocodile ou de l’huile d’œufs de tortue dont on formeune pâte que l’on coupe en pains de cent à cent trente grammes.

Cette pâte constitue « l’anato »,nom véritable de la teinture. Au Brésil, elle prend le nom d’urucu,dont nous autres Français nous avons fait le « rocou » etles Péruviens « l’achoté ».

Le nom de bixa qui est resté le nom botaniquedu rocouyer est le nom ancien sous lequel il était connu desIndiens d’Haïti. On le rencontre à l’état sauvage dans presquetoute la partie tropicale de l’Amérique, sans compter les endroitsoù il est cultivé sur une assez grande échelle.

Quant aux tribus indiennes, chacune a sonappellation différente pour ce produit si recherché. Les Indiens del’Amérique du Sud en font un grand usage pour se peindre le corpset pour teindre l’étoffe de coton dont ils font leursvêtements.

Du reste, il est à remarquer que ces peuplesprimitifs ont un talent tout particulier pour extraire des plantesles principes utiles qu’elles renferment ; et l’on est étonnéde voir à quel résultat surprenant ils arrivent en chimie pour toutce qui est poisons et teintures. Leurs données imparfaites et leursustensiles insuffisants ne les ont nullement retardés dans cettebranche d’industrie.

En écoutant la nomenclature des végétaux queGuapo désignait comme servant à l’un ou l’autre de ces desseins,Don Pablo n’en revenait pas.

L’Indien, apercevant une des plantes dont onvenait de parler, la fit remarquer à son maître.

C’était une plante grimpante qui atteignait lacime des arbres les plus élevés. Elle était couverte de ravissantesfleurs violettes de deux à trois centimètres de long, et Don Pabloy reconnut aussitôt une sorte de « bignonia » que Guapodénommait « chica ». Le fruit de cette liane est unegousse de deux pieds de long remplie de graines ailées ; maisc’est la feuille qui fournit la couleur que l’on obtient en lafaisant macérer dans l’eau, où elle devient d’un beau rouge. Leprincipe colorant se détache à la longue des feuilles sous la formed’une poudre légère, dont on fait également des sortes de pains queles Indiens n’hésitent pas à acheter pour la valeur d’undollar.

Ce rouge a une teinte carminée qui le faitapprécier beaucoup plus que « l’anato », car il est àconstater que les peuples sauvages estiment le rouge au-dessus detoutes les autres couleurs.

Guapo fit encore voir le « huitoc »,arbre mince de tige, de six à sept mètres de hauteur, dont leslarges feuilles sortent immédiatement du tronc et dont les fruitsnaissent à la base de ces feuilles comme ceux de l’arbre à pain.Ces fruits, qui ressemblent à la châtaigne, sont roussâtres àl’extérieur ; mais quand on les ouvre, la pulpe qu’ilsrenferment est d’un bleu foncé, et c’est elle qui produit le« huitoc » dont l’arbre a pris le nom.

L’indigotier sauvage ne tarda pas à s’offrir àla vue de Guapo, qui en fit remarquer la feuille si étroite à sabase et si large à son sommet.

Toutes ces couleurs et beaucoup d’autres sontemployées par les Indiens de la montana pour se teindre la peau dela plus fantastique manière.

Ces peuples encore enfants sont tellementattachés à cette vieille coutume, que rien ne peut les endéshabituer. Il existe parmi eux des individus qui travaillent unmois entier dans les missions pour gagner le peu qui leur estnécessaire pour se donner une seule couche de peinture, et lesmissionnaires ont habilement exploité cette extravagante folie.

Toutefois il ne serait pas toujours juste deconsidérer cette coutume comme un enfantillage ou unridicule ; il arrive souvent que ce peinturlurage burlesquen’est qu’une garantie contre les « zancudos » oumoustiques qui désolent ces parages.

Plus tard encore, Guapo pria Don Pablo desaluer au passage le marima ou l’arbre-chemise, dont il expliquaainsi l’usage :

Cet arbre atteint cinquante ou soixante piedsde hauteur et un diamètre de deux ou trois. Quand les Indiens enrencontrent un de cette dernière dimension, ils s’empressent del’abattre et de le débiter en billes de trois pieds de long. Ilsécorcent ensuite ces billes, mais sans y pratiquer aucune incisionlongitudinale, de sorte que l’écorce dégagée de son bois représenteun cylindre parfait. Elle est rouge, mince et fibreuse, etressemble assez à une étoffe grossière. On a alors le corps de lachemise. Il ne reste plus qu’à y pratiquer deux ouvertures pour ypasser les bras, et la chemise parfaite est réservée pour les tempsde pluie.

C’est de là qu’est venue l’assertionfantaisiste des anciens missionnaires que les forêts de l’Amériqueproduisent des arbres sur lesquels on trouve des vêtements toutfaits.

Bien d’autres arbres obtinrent une mention,les uns pour leurs fruits ou leurs feuilles, les autres pour leurécorce, leurs racines ou leur bois.

Ici c’était le seringa, qui donne lecaoutchouc ; le courbaril, qui fournit une espèce desang-dragon, moins estimé que celui du « dracœna », maisde l’écorce blanche duquel s’échappe cependant une sève d’un beaurouge. Plus loin, une sorte de canellier (lauruscinnamonoïde), mais non pas celui qui fournit la cannelle ducommerce, ou bien le puxiri, qui porte la noix muscade du Brésil,ou enfin ce grand arbre forestier auquel on doit la fève tonka,fréquemment employée à parfumer le tabac des priseurs.

Mais de tous ces géants de la forêt, aucun neleur laissa une impression aussi durable que le juvia(bertholletia excelsa).

Cet arbre n’atteint pas un diamètreexcessif : il ne dépasse jamais un mètre ; mais enrevanche il s’élève à une hauteur de quarante mètres. Il ne seramifie guère qu’à une vingtaine de mètres du sol. Mais alors sesbranches horizontales retombent comme des frondaisons de palmiers.Elles sont nues à leur base, mais revêtues à leur extrémité detouffes de feuilles argentées qui ont bien soixante centimètres delong.

Le juvia ne commence à fleurir qu’à partir desa quinzième année. Il se couvre alors de fleurs violettes. Un deses congénères, le sapuçaya, en porte de jaunes.

Mais dans l’un comme dans l’autre de cesarbres superbes, ce qui mérite le plus d’éveiller l’intérêt et lacuriosité, c’est leur fruit ligneux et sphérique. Il est de lagrosseur d’une tête d’enfant et aussi dur que la pierre. Ilrenferme à l’intérieur une vingtaine ou plus de ces noixtriangulaires qui sont vendues chez les marchands de produitsexotiques sous le nom de « noix du Brésil ».

Chapitre 40FÊTE DANS LA FORÊT.

 

Nos voyageurs avaient peu dormi la nuitprécédente ; pour compenser le temps perdu, ils résolurent des’arrêter de meilleure heure.

Ils profitèrent, pour y camper, d’uneéclaircie sur le bord de la rivière. C’était un endroit charmant,très découvert ; et ce changement de paysage leur fut d’autantplus agréable, qu’ils résolurent de se dégourdir les jambes par unebonne promenade. Aussitôt leur dîner fini, ils partirent donc tousensemble, laissant leur balza à la garde de Dieu.

À peine avaient-ils fait un kilomètre, qu’ilsfurent assourdis par un concert étrange de voix confuses etdiscordantes, comme si tous les animaux de la forêt s’étaientréunis dans un immense conciliabule.

Curieux de voir d’où provenait ce bruit, nospromeneurs se dirigèrent de ce côté, franchirent quelquesbroussailles et furent édifiés sur la nature de ceux qui leproduisaient.

Au centre d’une clairière s’élevait solitaireun superbe juvia. Ses branches s’étendaient au loin, ombrageant ungrand espace. Il était couvert de ses grosses noix toutes rempliesd’amandes délicieuses, dont les coques déjà mûres commençaient às’ouvrir, parsemant le sol de leur contenu savoureux.

Autour de l’arbre, un spectacle bizarreattendait nos voyageurs. Entre les oiseaux et les quadrupèdes quis’y trouvaient rassemblés on comptait plus de douze espècesdifférentes.

Il y avait d’abord plusieurs sortes derongeurs : des pacas (cœlogenus paca), des agoutis(chloromys) et des capivaras.

Les pacas rappellent assez le lièvre, aveccette différence que leurs oreilles sont plus courtes. Leur pelage,bleu foncé sur le dos, est blanchâtre en dessous et marqué sur lesflancs de taches blanches disposées régulièrement de manière àformer des bandes. Ils ont des moustaches comme les chats, et leurqueue est à peine visible.

Les agoutis leur ressemblent beaucoup, maisleur pelage plus sombre n’est pas coupé de bandes blanches. Pacas,agoutis, chinchillas et viscaches peuvent être considérés danscette partie de l’Amérique comme les représentants de la race deslapins et des lièvres dans nos régions tempérées. Leur chair estbonne et fort recherchée.

Outre les cabiais déjà décrits, on voyaitplusieurs variétés de singes. La plus bizarre était certainementreprésentée par le capucin (brachyurus chiropotes), grandsinge d’un mètre de haut, recouvert d’un pelage marron et ornéd’une queue qui n’est pas prenante du tout. Mais la partiesingulière du capucin est incontestablement sa tête et safigure.

C’est le singe d’Amérique dont les traits ontle plus de rapports avec ceux de l’homme. Sa tête est couverte depoils rudes qui affectent une lointaine ressemblance avec unechevelure masculine, puis son visage est encadré dans des favoriset une longue barbe tombant sur sa poitrine, exactement pareille àcelle des Orientaux.

Il n’y avait là qu’un seul couple de cescapucins ; ils ne vivent pas en troupes comme beaucoupd’autres. La femelle est reconnaissable à ses proportions plusmenues et à sa barbe beaucoup moins prononcée ; mais tous lesdeux semblaient attacher à cet appendice caractéristique uneattention toute particulière ; car à tout moment on les voyaitla caresser d’un geste complaisant.

Nos proscrits, très intéressés par cette scèned’un nouveau genre, remarquèrent encore une autre particularité quidistingue le capucin. Un petit étang se voyait à quelque distance.Plusieurs fois les capucins allèrent s’y désaltérer, mais sans ymettre les lèvres ou la langue comme les autres. Ils puisèrent del’eau dans le creux de leur main pour la boire : d’où leur estvenu le nom spécifique chiropotes, qui boit dans la main.Ils portent l’eau à leur bouche avec des précautions infinies, enayant soin de ne pas en laisser tomber sur leur précieusebarbe.

Un peu plus loin, et faisant bande à part, setrouvait un groupe de singes plus semblables aux atèles, et dont laqueue, nue en dessous, possédait la faculté préhensible quidistingue la marimonda : c’étaient des guaribasousinges hurleurs. Leur corps presque noir se termine par des mainscouvertes de poils jaunes, d’où leur nom générique de stentorflavimanus.

Quand nos amis les remarquèrent pour lapremière fois, ils étaient assis en rond, et l’un d’eux,probablement le chef de la bande, les haranguait. Mais les sonsqu’il articulait étaient si rapides et ses intonations sichangeantes, que l’on eût dit que tous ses camarades parlaient enmême temps que lui ; ce qui, du reste, arrivait parfois etproduisait un bruit qui s’entendait à près d’une demi-lieue à laronde.

Tous les singes de la catégorie des hurleurssont doués de cette voix retentissante et déplaisante, grâce à uneespèce de tambour osseux placé à la naissance de la gorge et quiles fait paraître goitreux.

Il y en avait encore bien d’autres autour del’arbre tentateur, des tamarins, des ouistitis et des coaïtas noirsse rattachant au genre atèle. Puis il y avait des perroquets, desaras, et d’autres oiseaux frugivores. Fort haut dans le ciel, onapercevait le grand aigle, planant sur ce rassemblement, pour yguetter le moment de fondre sur les pacas ou les agoutis, sa proieaccoutumée.

Cachés derrière les broussailles, nos amiss’amusaient singulièrement de la vue de cette réunion choisiecomme, pour un jardin d’acclimatation. Ils s’étonnaient seulementde voir que tous les animaux qui y figuraient, en groupes ouisolément, se tenaient en dehors de l’ombrage de l’arbre dont ilsrecherchaient pourtant le voisinage. Guapo allait leur en expliquerla raison, quand dame nature s’en chargea elle-même.

L’une des boules du juvia se détacha soudainet vint frapper le sol avec le bruit sourd d’un boulet. Tout lemonde, bêtes et gens, en tressaillit. Il n’y avait pas besoin d’endemander davantage. On comprenait que le poids d’une de ces masses,tombant de la hauteur d’une vingtaine de mètres, était plus quesuffisant pour tuer quiconque en serait atteint.

Quand les Indiens veulent ramasser ces fruits,ils n’y vont jamais qu’avec une sorte de heaume en bois qui leurcouvre la tête et descend jusque sur leurs épaules ; car cen’est pas tout plaisir que d’aller « aux noix » dans unbosquet de juvias.

L’assemblée tout entière avait à sa manièretémoigné d’une joie frénétique à la tombée de la lourde masse.

– Mais à quoi cela l’avançait-il ?demandaient les enfants, qui savaient fort bien que l’enveloppe deces fruits est d’une dureté incomparable et n’a pas moins de quatrecentimètres d’épaisseur. À peine si la scie peut l’entamer, commentdes singes et des oiseaux allaient-ils en venir à bout ?

– Regardez-les faire, répondit l’Indien.

Tous les yeux se fixèrent avec plus decuriosité que jamais sur le cercle d’animaux.

À leur grande surprise, ils s’aperçurent queni les oiseaux ni les singes ne parurent se préoccuper del’ouverture de la fameuse coque. Ils laissèrent ce soin auxrongeurs, qui l’attaquèrent aussitôt et si courageusement, qu’avantlongtemps les fruits savoureux s’éparpillaient sur le sol.

C’est alors, par exemple, que singes, aras etperroquets ne cédèrent pas leur place à d’autres. Ce fut unebousculade générale, ou les plus heureux, c’est-à-dire les plushabiles, se firent la part du lion, car certainement il n’y enavait pas pour tout le monde.

Pour rendre justice aux singes, ils prenaientbien une certaine part à la besogne. Quand un fruit tombait dans lecercle redouté, couvert par l’ombre du juvia, il fallait bien quequelqu’un se dévouât pour l’y aller chercher. Un ou deux sujetsétaient alors délégués par les unes ou les autres espèces. On lesvoyait courir vers le fruit avec les plus vives démonstrations deterreur, et le rouler devant eux en déployant toute la vitesse dontils étaient capables… Aussitôt sortis du terrain dangereux, leurscamarades, allaient les retrouver. Ils s’essayaient à lancer detoutes leurs forces le fruit massif contre une pierre, moyen qui neleur réussit guère qu’une fois sur dix, mais qu’ils emploientpresque toujours avant de s’en remettre au concours de quelquerongeur, qui ne recueille guère pour sa part que le plaisir peuapprécié d’avoir pris de la peine pour des ingrats.

Mais un cri terrible qui domina toutes cesclameurs joyeuses vint brusquement mettre un terme à la fête.C’était le cri du jaguar ; et déjà l’on entendait craquer lesbranches mortes dans la direction où s’avançait le monstreredouté.

En un clin d’œil la clairière fut désertée.Les cabiais avaient plongé dans l’étang voisin, les pacas et lesagoutis avaient regagné leurs terriers, et les singes gesticulaientdans le sommet des arbres. Rien ne restait donc à la disposition duroi des forêts, que les coquilles vides des noix de juvias.

Nos amis ne s’attardèrent pas non plus. Ilsrejoignirent en toute hâte leur camp, autour duquel ils allumèrentet entretinrent jusqu’au matin de vastes feux. Ils ne revirent pasle jaguar, bien qu’à intervalles, dans le profond silence de lanuit, l’écho de sa voix sauvage et retentissante vînt troubler leursommeil.

Chapitre 41DES ŒUFS COMME LES POULES N’EN FONT PAS.

 

Le lendemain soir, nos voyageurs campèrent surun banc de sable qui s’étendait presque à perte de vue d’un côté dela rivière. Il ne fallait pas songer à se servir des hamacs, dontl’absence était compensée par un sable doux et sec, sur lequel nosamis comptaient dormir comme dans leur lit.

Tout ce qu’il fallait donc, c’était du bois enquantité suffisante pour entretenir toute la nuit un grandfeu ; car ils avaient définitivement adopté cette mesure deprudence, eu égard aux dangers de toute nature qui menaçaientchaque soir leur repos.

Léon prit son tour de veille, qui étaittoujours le premier. Il s’était assis sur un tas de sable qu’ilavait rassemblé à cet effet, et, comme à l’ordinaire, il se promitbien de ne pas s’endormir. La première heure se passa assez bien,mais la seconde débuta fort mal. Il avait beau employer tous lesmoyens connus pour le combattre, l’assoupissement le gagnait endépit de tout, et il s’endormit en se pinçant. Au bout d’unedemi-heure, il se laissa glisser de son monticule et tomba rudementsur le côté. Ceci l’éveilla tout à fait, et, exaspéré d’unefaiblesse qu’il traitait d’inqualifiable, il se mit en devoir de sefrotter les yeux en exhalant sa mauvaise humeur contrelui-même.

Après quelques instants de cet exercice peurécréatif, il s’avisa de regarder autour de lui pour s’assurer querien d’insolite n’avait, pendant son sommeil, menacé le repos de lapetite troupe.

Il examina d’abord le côté de la forêt, oùrien de suspect ne mit son attention en éveil ; il se tournaensuite vers la rivière, mais là… oh ! là… il aperçut del’autre côté du feu une paire d’yeux brillants fixés sur lui ;et à côté de celle-ci une autre suivie ou accompagnée d’unemultitude de prunelles scintillantes rangées en cercle et dont ilétait le point de mire.

Du coup notre Léon eut peur.

Certes tous ces yeux étaient fort petits etn’avaient rien de ceux des fauves, mais ils n’en valaient guèremieux, car ils semblaient appartenir à une colonie de serpents.

Fauves ou serpents, la situation n’avait riende bien rassurant. Mais nous avons déjà vu que la prudence et lesang-froid étaient les traits distinctifs de ce caractèred’adolescent. Il craignait, en criant, de provoquer une attaquesimultanée de tous ces êtres hideux, anacondas ou autres.

Il se leva donc avec une extrêmeprécaution ; et comme il dominait le feu, il put voir que cestêtes de reptiles se rattachaient à de grands corps de forme ovale,dont la berge tout entière semblait être pavée, et sur lesquels lesrayons de la lune se réfléchissaient comme sur un miroirmouvant.

C’était un spectacle singulier, bieninexplicable pour notre Léon.

Fort troublé, il se décida à réveillerGuapo ; mais il ne put y réussir sans faire assez de bruitpour troubler le repos de tous les dormeurs. Chacun, réveillé ensursaut, produisait sa part de bruit et de confusion, si bien queles visiteurs nocturnes, plus alarmés que le camp en émoi,détalèrent au plus vite, et qu’on n’entendit plus, pendant quelquesinstants, que le tapage de leurs plongeons multiples.

D’un coup d’œil Guapo comprit ce qui sepassait.

– Carapas, dit-il avec son laconismehabituel.

– Carapas ? répéta Léon, à qui ce motjeté en l’air n’apprenait rien de ce qu’il désirait savoir.

– Tu veux dire des tortues ? demanda DonPablo, qui devina la pensée de l’Indien.

– Oui, maître ; c’est sans doute ici undes endroits qu’elles choisissent pour venir pondre leurs œufs,chaque année.

Le digne homme rassura tout le monde enaffirmant que les tortues sont pour l’homme les créatures les plusinoffensives de la terre. Néanmoins l’alerte avait été trop vivepour qu’on pût se rendormir tout de suite, et ce fut avec plaisirqu’on écouta les renseignements donnés par Guapo sur ces étrangescréatures.

– Ces grandes tortues, dit-il, sont appeléesarraus ou tortugas, suivant la région del’Amérique tropicale que l’on parcourt. Elles se rassemblent chaqueannée de tous les points de la rivière ; et comme elles sontnombreuses, ainsi que vous avez pu le voir, elles vont choisir unlieu à leur gré, îlot sablonneux ou banc de sable, pour y déposerleurs œufs.

Elles n’en approchent qu’avec des précautionsinfinies, restant plusieurs jours cachées dans l’eau dans levoisinage, afin d’examiner si aucun danger ne menacera leur ponte.Rassurées sur ce point, elles abordent la nuit en nombreconsidérable, et chaque tortuga se creuse un trou dans lesable avec les ongles crochus de ses pattes de derrière. Il doitavoir une moyenne d’un mètre de largeur sur soixante-sixcentimètres de profondeur. Elle y dépose ensuite ses œufs, variantde 70 à 120 pour chacune.

Ils sont blancs et ont une coquille très dure.Ils tiennent le milieu entre ceux de la poule et ceux du pigeon.Elle recouvre alors son trou, en nivelant la surface de manière àce que rien ne trahisse la présence d’un nid, afin que lesvautours, les jaguars et les autres bêtes de proie ne puissent pasvenir s’y régaler à loisir.

Ceci fait, la tortue a achevé sa tâchematernelle. La multitude se disperse, et la chaleur du soleil doitachever le reste, si bien qu’en moins de six semaines, des myriadesde jeunes tortues, ayant trois centimètres de diamètre, se frayentun chemin hors du sable mou et se rendent précipitamment àl’eau.

Mais en dépit de ses précautions pour sacouvée, la tortue n’est jamais bien sûre qu’elle viendra à bien.Elle a tant d’ennemis ! Ceux-ci, ayant l’homme à leur tête,dérobent annuellement des millions de ces œufs.

Quand un de ces lieux de ponte a étédécouvert, les Indiens se rassemblent et s’emparent de tout cequ’il contient. Ce n’est pas uniquement pour manger les œufs qu’ilsles recherchent avec tant de soin, c’est pour en faire de l’huile,ou, pour dire comme eux, du beurre de tortue.

Il se prépare ainsi : les œufs sontréunis dans une immense jatte de bois (quelquefois un canot). Onles casse et on les bat avec une espèce de spatule en bois. On leslaisse ensuite reposer au soleil jusqu’à ce que la partie huileuseait surnagé. On l’écume alors et on la fait bouillir un certaintemps. Le beurre est alors fait, et une fois qu’il a été versé dansdes vases de terre nommés botijas, il est prêt pour lemarché.

Cette huile est claire, d’un jaune pâle, etconsidérée par d’aucuns comme valant la meilleure huile d’olive,lorsque toutefois elle n’a pas d’odeur ; ce qui se produitinfailliblement, si les œufs sont recueillis après l’incubationcommencée.

Qu’adviendrait-il si l’on ne s’acharnait pasaprès la ponte de la tortue comme nous venons de l’indiquer ?On évalue à plus de cent millions le nombre d’œufs qui estannuellement pondu dans l’Amérique du Sud au bord de sesdifférentes rivières.

Sur l’Orénoque, en trois endroits de ponteseulement, on a calculé qu’on détruit une moyenne de plus detrente-trois millions d’œufs, consacrés à la fabrication de cefameux beurre. Supposez un instant que ces cent millions d’animauxeussent vécu et se fussent reproduits à leur tour !

Mais la prévoyante nature a mis une digue àcette multiplication insensée, en donnant à la tortue une infinitéd’ennemis. Jaguars, ocelots, crocodiles, grues, vautours, sont sanscesse acharnés après elle, sans compter les fabricants d’huile,qui, eux du moins, pratiquent sur une grande échelle.

La carapa ou tortue arrau pèse de quarante àcinquante livres. Elle est d’un vert sombre par-dessus et orangépar-dessous, et a des pattes jaunes.

On trouve dans les rivières d’Amériquebeaucoup d’autres espèces de tortues ; mais chez celles-ci lafemelle va pondre isolément. Il y en a de plus petites que l’arrau,qui sont plus estimées, tant pour leur chair que pour leursœufs ; tel est le térékay, par exemple. Seulement,comme ces œufs ne sont jamais réunis en quantité considérable, onne leur a fait place que dans l’alimentation et non dans lecommerce.

Le blanc ne se coagule pas en bouillant ;aussi ne mange-t-on que le jaune, qui est, dit-on, aussi flatteurau palais que celui de l’œuf de poule.

La chair de toutes les tortues indistinctemententre dans la consommation journalière de l’Indien, qui la faitfrire, la recouvre de sa propre huile, et la conserve ainsi presqueindéfiniment dans des vases ad hoc.

Tous ces détails, communiqués par Guapo,intéressèrent fort ses auditeurs, qui, néanmoins, lorsqu’il eutfini de parler, trouvèrent un grand charme à reprendre leurs sommesinterrompus et laissèrent l’Indien terminer comme il l’entendraitsa veille solitaire.

Chapitre 42ÉCAILLE CONTRE ÉCAILLE.

 

Quand nos voyageurs s’éveillèrent, ilstrouvèrent Guapo très occupé auprès du feu.

Il avait été visiter la ponte et en avaitrapporté une quantité d’œufs qu’il préparait de diverses manièrespour le déjeuner. De plus, une demi-douzaine d’énormes tortuesgisaient sur le dos, attendant que l’Indien les accommodât pour enfaire une réserve à emporter pour les besoins futurs ; ce quiétait une excellente idée. Il avait employé sa veillée à lesattraper à mesure qu’elles se risquaient hors de la rivière.

Quant aux autres, elles étaient toutesparties, ce qui n’arrive pas toujours ; car très souvent ellesn’ont pas fini de couvrir leurs œufs quand le jour vient, et lespauvres créatures sont tellement absorbées par cette opération,qu’elles cessent de s’inquiéter de la présence de leurs plusredoutables ennemis.

Les Indiens appellent tortues follesces pauvres imprudentes.

Toutefois, ce matin-là, pas une seule tortuefolle ne s’était attardée sur la rive, et cependant, à perte devue, cette dernière était couverte de carapas retournées commecelles que Guapo s’apprêtait à dresser.

Curieux de les examiner de plus près, afin dedécouvrir qui avait pu les mettre dans cette position, nos amis sedirigèrent vers elles, bien qu’elles fussent à une certainedistance du camp.

Quelle fut leur surprise de s’apercevoir qu’àpart une douzaine de ces tortues vivantes, toutes les autresn’offraient plus qu’une carapace vide dont la chair avait étéextraite depuis peu avec l’habileté d’un préparateur d’anatomie.Vite on eut recours à Guapo, dont l’inépuisable expérience devaitposséder la clef de ce mystère.

L’Indien savait en effet quel était lepraticien qui arrangeait si adroitement les tortues. Ce n’était niplus ni moins que le jaguar. Il en retourne toujours un nombrebeaucoup plus grand qu’il n’en peut consommer, dans l’intention dese réserver des provisions pour un avenir prochain. Seulement, engénéral, en son absence, d’autres profitent de cette prévoyance, etles Indiens ne se font pas faute de le frustrer de sa proie.

Nos amis sentirent de petits frissons peuagréables leur parcourir l’épiderme en songeant que le jaguar avaittant travaillé dans un voisinage aussi rapproché. Mais Guapo n’yvit qu’une occasion de s’approprier les tortues restantes pour enfaire une bonne quantité de chair à saucisse ; car jugeant desautres par lui-même, il se disait que cela varierait agréablementleur charqui de cheval, dont on commençait à se fatiguer et qui dureste tirait à sa fin.

Comme ils se préparaient à revenir au camp,pliant sous le poids de leur charge, ils aperçurent deus corpsnoirâtres, qu’ils prirent de loin pour deux tortues folles et quise mouvaient au bord de l’eau.

Don Pablo et sa suite eurent la curiosité deles examiner de près et s’en rapprochèrent. Ils ne s’étaient pastrompés. L’un était bien une tortue, mais de la plus grandeespèce ; car elle avait près d’un mètre de diamètre. L’autreétait un caïman ou petit alligator.

Nos amis ne comprenaient pas d’abord ce queces deux créatures également écailleuses avaient à faireensemble ; toutefois, au bout d’un moment, ils découvrirentqu’elles étaient engagées dans un combat singulier.

Don Pablo fit alors remarquer ce fait, que lesgrosses espèces de crocodiles et d’alligators comptent au nombredes pires ennemis des jeunes tortues, qu’ils font périr parmilliers, tandis que, par une revanche bizarre, les grosses tortuesse repaissent abondamment des jeunes crocodiles de toute espèce, etne manquent jamais une occasion de leur faire une guerreacharnée.

Du reste, il ne faut pas croire que ce soitsous l’impulsion d’un juste sentiment de représailles ; cen’est qu’instinct de voracité gloutonne ; car les alligatorset les crocodiles mâles se nourrissent sans exception de tout cequ’ils rencontrent, et à l’occasion de leurs petits eux-mêmes. Chezles tortues, les mâles de certaines espèces reproduisent,paraît-il, ces appétits déréglés.

La tortue dont il s’agissait présentementappartenait à l’espèce la plus carnivore de sa race, et doit à sesinstincts de cruauté un nom générique qui la dépeint bien,testudo ferox, tortue féroce. Elle dévore tout ce qui setrouve sur son passage, poissons et crustacés, s’ils ne sont pasplus forts qu’elle, et elle est d’une habileté rare à se saisir desa proie.

Elle se cache au fond de l’eau, parmi lesracines des iris et des nénuphars ; et si un petit poissonsans défiance passe à sa portée, d’un mouvement rapide elle dardesa tête en avant et le saisit dans une étreinte telle, qu’il n’y apas d’exemple que rien au monde ait pu le lui faire lâcher. Unefois qu’elle tient quelque chose entre ses mandibules, il faut luicouper la tête pour qu’elle lâche prise, à moins toutefois que dansla lutte elle n’emporte le morceau. On l’a vue happer de la sorteune grosse canne de promenade et en enlever la partie saisie aussifacilement que si c’eût été un roseau.

On raconte à ce sujet l’histoiresuivante :

Un voleur, s’étant introduit dans l’officed’un hôtel pour y chercher fortune, se heurta par hasard contre unimmense panier de provisions. Quelle chance ! Il y plongeaitla main pour tâter ce qui pourrait faire son affaire, quand il sesentit les doigts happés par une de ces tortues. Dire avec quelleprécipitation il chercha à dégager sa main serait superflu ;mais ses efforts le furent plus encore. Le bruit de la lutte et sesplaintes, si étouffées qu’elles fussent, attirèrent l’attention desgens de la maison, réveillés en sursaut. Le malheureux voleur pincépar la tortue ne fut délivré de son étreinte que pour être repincépar la police, et l’affaire se termina fort tristement pourlui.

C’était donc une de ces tortueshappantes, si l’on peut ainsi les nommer, et l’une desplus grosses de l’espèce, qui était aux prises avec le caïman.Celui-ci n’avait guère que deux mètres de long ; autrement lacarapa se fût gardée de l’attaquer. Le duel engagé n’avait ni pourl’un ni pour l’autre un intérêt comestible. Très probablement latortue avait surpris l’alligator dans l’acte de violer son nidrécemment recouvert, et voulait tirer vengeance de cette indigneconduite. Ce qui paraît certain, c’est que le combat devait durerdepuis quelque temps, à en juger par les empreintes nombreuses etprofondes que portait le sable dans un rayon d’une certaineétendue.

Quand nos amis approchèrent du lieu de lalutte, les adversaires étaient tellement acharnés, qu’ils neprêtèrent pas la moindre attention à leur présence, et continuèrentcomme si de rien n’était.

Le but du caïman paraissait être de saisirdans sa gueule la tête de la tortue ; mais celle-ci, à chaquenouvelle tentative de son antagoniste, rentrait sa tête sous sacarapace et le laissait un moment tout dépité. Puis, se dressant detoute sa hauteur sur ses pattes de derrière, elle projetait sonlong cou en avant, attaquait l’alligator à la gorge, son endroit lemoins protégé, et presque à chaque fois, de ses mandibulestranchantes, lui emportait un morceau.

Mais la véritable tactique de la tortue visaitun autre résultat. Elle dirigeait tous ses efforts vers la queue del’alligator qu’elle voulait désarmer. Si elle arrivait à la luidésarticuler, c’en était fait de lui. L’instinct des ennemis ducrocodile leur révèle toujours que c’est là son endroitvulnérable.

De tous les mouvements que le reptile peutfaire hors de l’eau, celui qu’il exécute avec le plus de difficultéest incontestablement de changer de front, à cause de laconformation de ses vertèbres, qui l’oblige à se tourner tout d’unepièce en décrivant un cercle.

La tortue avait donc sur lui l’avantage d’unevitesse relative, et, après maints efforts, elle réussit à tournerl’ennemi ; alors, se dressant de toute sa hauteur, elles’élança d’un bond violent et saisit la queue de son adversaire, etl’on sait comment elle garde ce qu’une fois elle tient.

Ici, la scène, très dramatique pour lecrocodile, revêtit un côté comique pour les spectateurs.

Si l’alligator ne pouvait espérer faire lâcherprise à la tortue, il pouvait du moins, grâce à l’immense forcemusculaire dont est doué son appendice caudal, essayer de larenverser, et il ne s’en faisait pas faute. On voyait le corpsmassif de la tortue vibrer à chaque secousse que lui communiquaitla queue du caïman, violemment agitée.

Peu lui importait qu’il l’entraînât lentementavec lui sur le sable, pourvu qu’elle pût conserver son équilibre.Aussi la voyait-on se carrer sur ses grosses pattes jaunes, etmettre toute sa force à ne pas se laisser ébranler. Elle savaittrop ce qui l’attendait, si elle était une fois renversée sur ledos.

Parfois il se produisait des pauses durantlesquelles le caïman épuisé semblait chercher à reprendrehaleine ; à chacun de ces intervalles de répit, la tortue enprofitait pour raccourcir un peu la queue du crocodile par unprocédé fort simple, en en dévorant un morceau. On conçoit que cesarmistices ne pouvaient être fort longs.

Après quelques minutes de cette luttesingulière, le saurien parut désespérer du combat ; la douleurlui arrachait des larmes. Larmes de crocodile, qu’on nevoyait pas couler, mais qui semblaient communiquer un éclat plussauvage à sa prunelle enfoncée. Il cherchait évidemment le moyend’abréger cette scène, et l’eau à proximité lui promettait lesalut.

Non pas que la tortue ne soit tout aussi biendans son élément dans l’eau que sur la terre, mais lui du moins yretrouverait une partie des avantages qu’il perd en s’en éloignant.Toutefois, si lui avait intérêt à y entraîner la tortue, celle-cien avait un non moins grand à le retenir où il était. Aussi mit-ilà parcourir les quelques pieds qui le séparaient du bord un tempsassez long, que la tortue continuait à mettre à profit.

Le moment vint toutefois où la force du caïmanprévalut. Il parvint à s’élancer au fond de la rivière enentraînant la tortue à sa suite ; de sorte que nos amis nesurent jamais qui avait remporté la victoire, et s’éloignèrent enriant du curieux spectacle que la nature leur avait ménagé dans lesprofondeurs du désert.

Chapitre 43DEUX VAUTOURS COURAGEUX.

 

La partie de la rivière où ils naviguaientmaintenant semblait être le rendez-vous favori des créatures de cesdeux familles.

Parmi les nombreuses tortues qu’ils eurentl’occasion d’apercevoir se trouvait la « tortue peinte ».Cette superbe espèce tire son nom de l’éclat de sa carapace qu’oncroirait peinte sur émail.

En fait de crocodile, ils en virent trois ouquatre espèces, entre autres le « jacare nigra », legrand crocodile noir. Cette grande espèce produit des individus quiont plus de vingt pieds de long. À les voir si terribles d’aspect,oui croirait que ces créatures ne sont pas maîtresses incontestéesdes eaux qu’elles habitent et rencontrent jusque dans certainsoiseaux des ennemis redoutables, qu’elles ne peuvent fuir qu’enplongeant pour se dérober à leurs coups ?

Un jour, nos voyageurs purent se rendre comptede la manière dont un crocodile géant peut être mis en fuite.

Le radeau côtoyait un banc de sable légèrementincliné vers la rivière. Don Pablo et sa famille aperçurent àenviron deux cents mètres de distance un crocodile qui se dirigeaitvers l’eau. Il venait sans doute de se réveiller de sa torpeur, carson corps était couvert d’une croûte de vase desséchée, et il sepressait vers la rivière comme sous l’empire de la soif.

Tout à coup deux ombres se projetèrent sur lasurface éclatante du banc de sable. Deux énormes oiseaux traçaientdans le ciel de vastes orbes qui se contrariaient, et, le cou tenduvers la terre, avaient évidemment le crocodile pour point demire.

Ce dernier ne tarda point à les remarquer ets’arrêta. Il s’aplatit sur le sol comme pour chercher à se déroberà un ennemi redouté. Que pouvait-il donc avoir à craindre del’élégant vautour royal au plumage crème et à la tête orangé vif(sarcoramphus papa), lui, massif et de taille monstrueusecomme il l’était ?

C’était ce que Léon se demandait, et néanmoinssa terreur était un fait indéniable ; car, chaque fois que lesoiseaux s’abaissaient, il semblait chercher à se dissimuler contreterre ; et dès qu’ils relevaient leur vol, on le voyait sedissiper plus rapidement vers la rivière.

Il n’était plus qu’à cent mètres de la rivequand les deux vautours s’abattirent enfin et se posèrent tout enface de lui, qui resta immobile à les surveiller. Bientôt l’und’eux, en quelques sauts, se trouva si près du monstre, quecelui-ci ouvrit ses mâchoires pour s’en saisir ; maisl’oiseau, agitant ses grandes ailes, se jeta de côté, tandis quel’autre oiseau répétait la même manœuvre et se postait également àun demi-mètre à peine de son cou.

Ainsi mal entouré, chaque fois que lecrocodile était occupé des faits et gestes d’un des oiseaux,l’autre s’avançait, et de son bec puissant tentait de lui arracherun œil. Il était difficile que cela ne se terminât pas par quelqueévénement tragique, et en effet le bec acéré d’un des vautourss’enfonça dans l’orbite du saurien.

Le malheureux animal rugit de douleur, et saqueue convulsée fouetta le sable, le faisant tournoyer en une nuéeépaisse. Les vautours, fort peu émus par ces démonstrationsévidentes d’un premier succès, s’étaient prudemment retirés hors del’atteinte de la queue et de la gueule du monstre. Dès qu’ils levirent un peu calmé, ils revinrent à la charge, et c’était unspectacle bien fait pour se graver dans la mémoire.

En vain le crocodile remuait incessamment latête, montrant à chacun de ses adversaires une gueuleenflammée ; il rencontrait toujours le bec d’un de ces deuxadversaires près de l’œil qui lui restait encore.

Cette lutte terrible dura tant que le radeaufut en vue du banc de sable. Le courant, très faible à cet endroit,l’emportait lentement et permettait à nos voyageurs de suivre lespéripéties du combat. Longtemps encore ils purent voir le corps dumonstrueux reptile se tordre sur le sable entre les deux vautoursqui agitaient sans cesse leurs grandes ailes blanches. Mais sa têten’était plus tournée vers la rivière, dans laquelle cependant ildevait trouver un refuge assuré. Pourquoi donc se dirigeait-ilmaintenant vers la forêt ? Le malheureux ! c’est que sesdeux bourreaux avaient réussi et qu’il était aveugle.

Les enfants demandèrent alors comment il sefaisait que les vautours ne l’eussent pas encore abandonné ; àquoi Guapo répondit en leur expliquant que ces oiseaux sont friandsdes yeux du crocodile et ne le quittent qu’après les lui avoirdévorés entièrement. Le crocodile, désormais impuissant à seconduire, devient alors une proie facile pour le jaguar ou toutautre fauve, qui n’a plus qu’à le démembrer.

Une fois sur ce sujet, l’Indien aurait pu nepas tarir ; et comme les enfants s’apitoyaient sur la cruelleagonie du monstre qu’ils avaient vu se tordre sous leurs yeux, illeur raconta comment ces hideux reptiles font périr, chaque année,sur les bords des fleuves de l’Amérique du Sud plus de personnesque n’en ont jamais détruit les requins, ces crocodiles del’Océan.

Les tribus indiennes prétendent qu’en certainsendroits, ils sont plus féroces qu’en d’autres ; mais ce faits’explique par la diversité des espèces qui habitent telle ou tellerivière, quelquefois telle ou telle partie d’un même fleuve. Lecrocodile véritable, au museau déprimé, aux larges défensesextérieures, se rencontre souvent dans la même rivière avec lecaïman, dont le museau plus large se rapproche davantage de celuidu brochet. Néanmoins ils ne frayent jamais ensemble et vivent enbandes séparées et parfaitement distinctes.

Le crocodile, plus courageux que l’alligator,s’attaque souvent à l’homme, et ce dernier fort rarement. Il enrésulte que ceux qui les confondent et n’ont eu affaire qu’aucaïman disent qu’on éloigne le crocodile par un simple coup debâton, tandis que ceux qui ont été estropiés par le crocodilevéritable (ce qui se voit dans chaque village indien des bords del’Amazone), soutiennent que la race tout entière est une racemaudite et perfide à l’humanité.

Guapo ajouta qu’il y a toujours un moyend’échapper au crocodile qui vous a saisi dans sa vastemâchoire : c’est de lui enfoncer les doigts dans les yeux, cequi l’épouvante assez pour qu’il lâche prise et se sauve aussi viteque le lui permet sa constitution.

Convenez, cher lecteur, que ce procédé, fortsimple en lui-même, exige une dose de présence d’esprit et desang-froid peu commune. Il ne faut sans doute pas que la douleurvous ait fait perdre connaissance, ou que le monstre vous aitentraîné au fond de la rivière. Cependant, si peu pratique que celanous paraisse, il existe dit-on, des centaines d’Indiens et mêmed’Indiennes qui l’ont employé et s’en sont bien trouvés, puisqu’ilssont encore là pour le conseiller à d’autres.

Chapitre 44LE GAPO.

 

Après bien des jours de cette lentenavigation, nos voyageurs se trouvèrent dans une région toutedifférente.

Ils pensaient approcher de l’Amazone, car larivière sur laquelle ils se trouvaient se divisait en branchesinfinies qui formaient autant de deltas avec ce fleuve immense. Àtout instant ils se trouvaient plongés dans un extrême embarras enarrivant à ces bifurcations. Le lit de la rivière n’était pastoujours le plus large, et ils redoutaient de s’engager dans unbras qui ne fût pas navigable.

C’était un singulier pays que celui qu’ilstraversaient maintenant. On le connaît sous le nom de Gapo. Ce nomdésigne une immense région qui s’étend sur les rives de l’Amazoneet de quelques-uns de ses affluents, et qui est chaque annéesoumise à une inondation périodique de plusieurs mois.

Mais cette inondation ne présente pas àl’observateur les caractères des débordements du Nil, par exemple.Pendant sa durée, les contrées envahies n’offrent pas à l’œill’aspect d’une nappe immense, d’une sorte de mer d’eau douce. Aucontraire, elle offre le curieux spectacle d’une forêt submergéesur une étendue de plusieurs milliers de kilomètres carrés.

Dans cette forêt, à nulle autre semblable, lesarbres, loin de dépérir sous cette humidité persistante, jouissentd’une beauté et d’une force de végétation excessives. Du reste, ilfaut dire que ce sont pour la plupart des arbres exceptionnels etqui ne se rencontrent que là. On en peut ajouter autant au sujet dela faune, et l’on prétend même qu’il y a des tribus indiennes quine connaissent pas d’autre existence que leur existence aérienneentre les branches des arbres du Gapo.

Au demeurant, cela n’aurait rien d’impossible.N’est-il pas prouvé que les Guaranis, à l’embouchure de l’Orénoque,habitent la cime des palmiers morichi (mauritia flexuosa)durant toute la période de l’inondation annuelle de cetterégion ? Ces peuplades y établissent des plates-formes, yélèvent des cabanes recouvertes d’un toit, y suspendent leurshamacs, et, au moyen de foyers de terre glaise ou de« pisé », y font cuire leur nourriture. En dehors decela, ils ont des canots qui leur permettent d’aller et de venir,ou de se livrer à la pêche, qui leur fournit leur principal moyend’existence. Le morichi suffit ensuite à tous leurs autresbesoins.

Cet arbre remarquable est un des plus beauxpalmiers qui se puissent voir. Il atteint et dépasse la hauteurprodigieuse de cent pieds, croît en groupes nombreux, formant devastes « palmares » qui occupent quelquefois les bords dela rivière sur une étendue de plusieurs lieues.

Ses feuilles, au lieu d’être pennées et derappeler l’aspect vaporeux de la plume, ont une longue tige, sortede pétiole autour duquel elles se déploient en un éventail brillantet toujours vert, ayant dix à douze pieds d’ouverture. Inutiled’ajouter qu’un de ses éventails constitue à lui seul toute lacharge d’un homme vigoureux. On n’en compte guère qu’une vingtainepour couronner le stipe élancé du morichi.

Mais si cet arbre est majestueux et superbe,il est surtout utile. Ses feuilles, ses fruits, sa tige, tout, enun mot, est employé par les Indiens dans leur économiedomestique.

Les pétioles de ses feuilles, élastiques etlégers dès qu’ils sont secs, s’utilisent sous deux formesdistinctes. De leur écorce ferme et dure, mais qu’on diviseaisément, on fabrique des paniers et des jalousies ; et de lamoelle tendre qu’elle recouvre, coupée en lattes d’un demi-pouced’épaisseur, on tire les matériaux nécessaires à la confection devolets, de boîtes, de cages, de cloisons, et souvent même demurailles entières.

L’épiderme des feuilles fournit des cordespour la fabrication des hamacs ainsi que toutes sortes decordages.

Le fruit, un peu comme la pomme, est agréableà manger et donne un breuvage très apprécié.

Le stipe renferme une moelle que l’ontransforme en sagou, et l’écorce qui reste, une fois creusée pourl’extraction de ce produit comestible, ne demande pas grand effortpour devenir, sous la main habile de l’Indien, un canot léger,presque un compagnon !

Quoique l’inondation fût à sa périodedécroissante au moment où nos amis s’engagèrent dans ses eaux, larivière était encore hors de son lit, et dans l’impossibilité detrouver un endroit pour camper, Don Pablo et sa famille furentmaintes fois obligés de passer la nuit sur le balza solidementamarré.

Cela ne faisait guère leur affaire. Pas desommeil et presque pas de nourriture ; car les provisionss’épuisaient, tandis que le voyage n’avançait pas et que l’on nepouvait espérer trouver beaucoup de gibier. Quelquefois Guapoabattait un perroquet ou un aracari ; mais c’était rare, bienqu’il fût sans cesse à l’affût, sa sarbacane à la main.

Parfois, la nuit, on entendait des hurleurs,et le temps était passé où la famille eût fait la difficile pours’attabler devant un bon rôti de singe. Sous l’empire de la faim,elle en avait goûté et ne demandait plus qu’à en avoir àdiscrétion, ce qui malheureusement n’était pas le cas.

Un soir, Don Pablo et Guapo avaient poussé lebalza au fond d’un « igaripé » où ils avaient vu chancede pouvoir mettre pied à terre. La crique n’était guère plus largeque le radeau, et de grands arbres en ombrageaient les bords.

En plusieurs endroits, le jacitara épineux,palmier qui est une sorte de plante grimpante, s’élançait auxbranches et leur barrait presque l’igaripé, ce qui avait d’autantplus d’inconvénient que si les espèces de griffes dont est arméecette liane s’étaient enfoncées aux habits d’un des passagers,celui-ci eût été soit enlevé du radeau, soit à moitié dépouillé deses vêtements mis en pièces.

Enfin l’on était à terre, préparant le maigrerepas du soir, quand nos voyageurs entendirent une bande de singeshurler dans les profondeurs de la forêt. Bientôt on put jugerqu’ils se rapprochaient, et Guapo, supposant que la troupetournerait la crique, ce qui demanderait un certain temps, s’enréjouit en chasseur.

Une demi-heure s’écoula dans une attenteinquiète, chacun se demandant avec anxiété si les bruyantescréatures suivraient bien la direction qu’on avait tant intérêt àleur voir prendre. Grande fut donc la joie quand on vit arriver unetroupe composée d’individus ayant une assez grande taille et cesformes grêles qui caractérisent les singes à queue prenante.

Ce n’étaient pourtant point des« atèles », mais bien de vrais hurleurs, comme entémoignaient surabondamment leurs voix discordantes et leursclameurs assourdissantes. Leur pelage d’un brun rougeâtre était unpeu plus clair sur le devant du corps. Leur face nue, bleuâtre etridée, leur donnait une expression vieillotte ; leur poilépais et touffu leur communique une lointaine ressemblance avec unours et leur a fait décerner par les naturalistes le nom de« simia ursina », tandis que pour Guapo c’étaient desaraguatos.

Ils pouvaient être une cinquantaine, sous laconduite d’un chef plus grand et plus fort. Dans le nombre setrouvaient quelques femelles chargées de leurs petits.

À la vue de l’igaripé qui entravait leurmarche en avant, les singes éprouvèrent une réelle déception. Unchat ne redoute pas plus de se mouiller les pattes que la plupartdes singes ; et encore le chat sait nager, tandis que le singen’y arrive jamais.

Leur contrariété était donc visible, et ilstinrent conseil sur les branches de l’arbre au milieu duquel ilsavaient élu domicile. Sur un des rameaux les plus élevés siégeaitle chef, sage vieillard, à en juger par son air vénérable. Quandtout le monde eut pris place, il commença une harangue sans doutefort éloquente, car il l’accompagnait de gestes énergiques etpleins d’autorité. Sa tête, sa queue, ses mains étaient sans cesseen mouvement.

Il n’y avait pas de danger qu’elle ne fût pasentendue, débitée comme elle l’était d’une voix retentissante donton a comparé les suaves accents aux craquements d’un chariot malgraissé, mêlés au bruit des roues.

Tout le monde écoutait dans un religieuxsilence et avec un décorum que je me permets de citer en exemple àmaintes assemblées parlementaires de l’ancien et du nouveaumonde.

En revanche, quand le discours fut achevé, cefut un vacarme infernal dont aucune assemblée au monde ne sauraitdonner la moindre idée – je l’espère, du moins, pour notrehumanité. – Chaque membre prit la parole à la fois, et cinquanteopinions furent développées sur cinquante diapasons différents,avec un ensemble qui prouvait que chacun, occupé à parler, n’avaitpas le temps de contredire son voisin.

Mais le chef a commandé le silence. Tous setaisent à la fois et retombent dans une immobilité respectueuse,suivant des yeux ses gestes qui désignent l’igaripé et écoutant saparole vénérée, qui explique sans doute le moyen de tourner cettegrosse difficulté.

Chapitre 45UN PONT SUR UN IGARIPÉ.

 

Immédiatement au bord de l’eau se trouvait unarbre dont le feuillage ne prenait naissance qu’à une grandehauteur, et presque en face, sur l’autre rive, s’en élevait unautre dans des conditions presque identiques. L’extrémité de leursrameaux n’était donc séparée que par une vingtaine de pieds.

Ces deux arbres étaient le point de mire del’attention de toute la bande. Il était aisé de voir que l’orateurcalculait avec toute l’assemblée la distance à franchir entre lesdeux cimes.

– Quel peut être leur but ? demandaitLéon à Guapo.

Ils ne sont pas assez fous pour essayer desauter d’un arbre à l’autre. Il faudrait des ailes au téméraire quivoudrait franchir un pareil espace.

L’Indien, qui allait répondre, s’en trouvadispensé par la promptitude avec laquelle les singes mettaient àexécution la détermination quelconque à laquelle on venait des’arrêter.

À un commandement du chef, plusieurs membresde l’assemblée, choisis parmi les plus grands et les plusvigoureux, sautèrent sur l’arbre le plus rapproché de l’eau, et,après quelques instants d’hésitation passés à reconnaître la forcedes rameaux, ils gagnèrent une branche horizontale qui se projetaitau-dessus de l’igaripé. Arrivé à son extrémité, le premier singe selaissa tomber brusquement, retenu par sa queue. Aussitôt un de sescamarades lui sauta dessus, et, nouant solidement la sienne autourdu poignet et du cou du premier, se laissa pendre à son tour ;un troisième vint s’y joindre ensuite, puis un quatrième et uncinquième, et cette chaîne vivante se prolongea jusqu’à ce qu’elleeut atteint une certaine longueur.

Alors les araguatos qui la constituaientfrappèrent en même temps les autres branches avec leurs pieds pourdéterminer un fort mouvement d’oscillation, semblable à celui d’unpendule. Il alla croissant jusqu’à ce qu’il eût permis au derniersinge de saisir l’une des branches de l’arbre qui poussait sur larive opposée. Après deux ou trois tentatives infructueuses, il s’ycramponna, et le pont se trouva construit.

Un cri de joie et de bruyantes félicitationsmutuelles éclatèrent de toutes parts ; jusqu’à ce moment, endehors de la voix du chef donnant quelques brèves indications, lesilence avait été complet. Le dédommagement ne le fut pasmoins.

La troupe procéda immédiatement à latraversée, dès que deux vétérans eurent passé les premiers, sansdoute pour éprouver la solidité du pont. Les femelles passèrentensuite, toujours occupées de leur précieuse progéniture, et aprèselles le gros de la bande.

C’était le spectacle le plus amusant qui pûtfaire diversion aux ennuis de nos voyageurs. Ils riaient à cœurjoie de toutes les grimaces des singes. Les malicieuses créaturesqui formaient la chaîne se permettaient fort bien de mordre lesmollets ou l’extrémité de la queue de leurs camarades, qui sesauvaient en criant avec mille contorsions réjouissantes.

Guapo lui-même, en dépit de son flegme indien,ne pouvait se contenir entièrement.

Le chef restait en arrière à surveiller latraversée. Comme un brave officier qui fait passer le salut dessiens avant sa propre sécurité, il s’avança le dernier avec ladignité lente que comporte le rang suprême. Certes, personne nes’avisa de le chatouiller au passage, et c’était curieux decomparer les mauvais lutins tout occupés à jouer de vilains toursqu’on avait vus un instant auparavant, avec les sujets tranquillesque l’on voyait à présent.

La crique franchie, le pont lui-même n’avaitplus qu’à se décrocher à l’extrémité où il avait prisnaissance ; mais une catastrophe que les araguatos étaientloin de prévoir était suspendue sur leur tête.

Guapo, qui, malgré le côté drolatique de lascène, ne l’eût pas laissé durer si longtemps sans le désir formelexprimé par Don Pablo de procurer ce délassement comique à sa femmeet à ses enfants, Guapo, disons-nous, sa sarbacane à la main,contenait à grand’peine son impatience. Aussi, craignant avec justeraison de laisser échapper une si belle occasion de fournir devivres la petite troupe, il décocha une de ses flèches empoisonnéesdans le cou de l’araguato qui rattachait le pont à la riveopposée.

À peine quelques secondes s’étaient-ellesécoulées, que, sous l’action du curare, le pauvre singe lâchaitprise en dépit de ses efforts ; ce que voyant, le singe del’autre extrémité crut devoir l’imiter, si bien que toute la chaînealla se dénouer dans la rivière au milieu des hurlements de toutela bande, qui, du rivage, ne comprenait rien à la catastrophe.

Plus rapide que la pensée, Guapo sauta dans lecanot pour profiter de cette confusion sur laquelle il avaitcompté, et qu’il avait fait naître à dessein. Il en rattrapatrois ; tous les autres, à l’exception d’un ou deux, quiregagnèrent la rive par hasard, tombèrent au fond et yrestèrent.

On eut donc un excellent rôti de singe – pas àl’indienne, je vous le garantis ! – à ajouter au souper ;mais, triste compensation des choses d’ici-bas, personne ne fermal’œil de la nuit : les lamentations des araguatos déplorant laperte de leurs compagnons durèrent jusqu’au matin…, et sur le tonque vous savez.

Chapitre 46LE LAMANTIN.

 

Les araguatos et la cassave, avec quelquesbananes sèches, fournirent pendant deux ou trois jours aux besoinsde nos voyageurs. Le soir du troisième, Guapo eut la chance decapturer une immense tortue, qui varia agréablement leur menu.

Cette capture eut lieu dans des conditions quiméritent une description.

Le radeau venait d’être amarré à la rive,quand les enfants aperçurent quelque chose de brunâtre qui ridaitla surface de l’eau.

– Un serpent ! s’écria Léon.

– Oh ! ne dis pas cela, frère ! Situ savais comme ça me fait peur !

– Non, non, ne crains rien. Toutes réflexionsfaites, je ne crois pas que cela puisse en être un.

Doña Isidora était accourue au mot de serpent.Elle aussi regarda l’objet et dit à sa fille :

– Je crois réellement que c’est unetortue.

Guapo, occupé avec Don Pablo à quelquestravaux d’aménagement pour la nuit, entendit à son tour le mottortue, et, quittant ce qu’il faisait, il vint donner son coupd’œil de connaisseur.

– Oui, bonne maîtresse, dit-il, c’est unetortue, et même une des plus grosses. Elle ne sera pas longtemps envie si personne ne bouge, je m’en charge.

La tortue était bien à une vingtaine de mètresdu radeau, et il paraissait difficile, sinon impossible, de logerune flèche dans sa petite tête, la seule partie visible qui fût àfleur d’eau. Quant à faire pénétrer le curare dans sa largecarapace, il était inutile d’y songer.

Ce n’était pas sur sa sarbacane que Guapocomptait. Il s’était fait d’autres armes, dans ses heures deloisir, et entre autres un arc et un carquois garni de bonnesflèches. Il prit son arc et l’ajusta.

La famille, attentive à tous ses mouvements,ne s’expliquait pas qu’il fût plus facile d’envoyer le trait mortelavec l’arc qu’avec la sarbacane, et attendait le résultat enfaisant des vœux bien sincères pour le succès de l’entreprise, sanstoutefois oser y compter.

Son étonnement fut bien plus grand encorequand, au lieu de viser la tortue, comme on s’y attendait, on vitGuapo tirer en l’air. Seulement, arrivée à une certaine hauteur, saflèche ricocha et descendit, la pointe la première, s’enfoncer dansl’écaille de la tortue.

Celle-ci plongea aussitôt, et quel ne fut pasle chagrin des spectateurs en voyant surnager la flèche ! Elleavait donc manqué son but, et la tortue filait gaiement, emportantsans en douter le souper de cinq personnes avec elle. C’étaittriste. Pourtant Guapo ne témoignait ni mécontentement ni surprise.Il sauta dans le canot et se dirigea vers la flèche, qu’ilparaissait tenir à ravoir. Dans quel but ? Il en avait tantd’autres.

Toutefois, habitués aux singulières manières,pour ne pas dire manies, de leur compagnon, ils ne firent point dequestion. Ils allaient revenir à leurs occupationsinterrompues ; l’intérêt de la chasse était perdu poureux.

Ils ne purent cependant s’empêcher deremarquer que l’arme, au moment où il s’approchait pour s’ensaisir, s’éloignait brusquement, comme si quelqu’un ou quelquechose l’eût subitement entraînée.

Ce fut pour eux une révélation. Évidemment lapointe de cette flèche était restée sur le dos de la tortue. Letrait seulement s’en était séparé sous l’action violente de l’eau,lors du plongeon de la tortue, et, rattaché par une ficelle,flottait comme une bouée indicatrice de la direction tenue par latortue.

Guapo, secondé par son léger canot, eutbientôt repris la tête de la flèche, et, après quelques manœuvresprudentes autant qu’habiles, il parvenait à traîner sa prise sur laberge.

C’était la jurara tataruga, grandetortue des Portugais, dont la carapace a presque un mètre dediamètre. On la rencontre fréquemment sur les marchés des grandesvilles, et elle est toujours marquée d’un trou carré sur le dos,indice certain de la manière dont elle a été pêchée.

Sans perdre une minute, Guapo convertit satortue en un souper savoureux, dont le surplus réduit en hachis fitune bonne remonte au garde-manger de nos voyageurs.

Mais, le jour suivant, des provisions bienautrement considérables furent fournies par une capture d’une toutautre importance. Jugez-en vous-mêmes : celle d’une vache.

Ce n’était pas, par exemple, la vacheeuropéenne aux grands yeux languissants et doux.

Non, c’était un être fort différent à touségards, et qui n’a guère d’autre trait de ressemblance avec sonhomonyme qu’il se nourrit d’herbes comme elle, mais qu’il la paîtdans des pâturages subaquatiques.

C’est un poisson mammifère, que l’on désignequelquefois sous le nom de vache marine, nom impropre, puisqu’on lerencontre non seulement dans la mer, mais aussi fréquemment dansles fleuves d’eau douce du bassin de l’Amazone. Les Portugais l’ontappelé peixe-boi ou poisson-vache, et nous, lamantin.

Ce curieux animal a bien sept pieds de long etcinq d’épaisseur à la partie la plus grosse de son corps, qui estlisse et se rétrécit en une queue plate horizontale etdemi-circulaire. Immédiatement au-dessous de sa tête sans cou setrouvent situées deux fortes nageoires de forme ovale, au-dessousdesquelles se dessinent deux mamelles pectorales qui, pressées,laissent échapper un flot de lait d’une pureté remarquable. Sonmufle a des lèvres charnues qui ressemblent un peu à celles d’unevache et lui ont sans doute mérité son nom. Sa lèvre supérieure estsurmontée de soies raides, et quelques poils rares sont éparpilléssur le reste de son corps.

Ses yeux et ses oreilles, d’une petitesseextrême, sont doués cependant d’une vive sensibilité, si l’on enjuge par la difficulté qu’on éprouve à l’approcher. Sa robe estd’une teinte gris de plomb, coupée sous le ventre par des tachescouleur de chair. Sa peau est d’une grande épaisseur, sur le dossurtout. Elle a trois centimètres au moins et recouvre une épaissecouche de graisse, d’où l’on tire, par l’ébullition, une huileexcellente.

Le lamantin n’a pas de membresinférieurs ; ses deux nageoires toutefois sont trèsdéveloppées et constituent de véritables bras, dont les oscorrespondent à ceux du même membre chez l’homme. Elles seterminent par cinq doigts à jointures distinctes, mais quel’anatomie seule révèle, car ils sont complètement immobilisés parun étui d’une inflexible raideur.

Sa chair, très estimée, tient le milieu entrecelle du porc et celle du bœuf, et n’a rien de celle du poisson.Cuite et confite dans son huile, elle se conserve des moisentiers.

Le lendemain du jour où Guapo s’était illustrépar la prise de la jurara, les enfants, toujours aux aguets,remarquèrent une singulière apparition dans l’eau claire surlaquelle filait le balza. Ils s’amusèrent de voir un énorme animalen serrer deux autres tout petits contre sa poitrine avec sesmoignons imparfaits, avec des démonstrations de tendresse aussigauches que touchantes.

Ils appelèrent leurs parents, quis’intéressèrent comme eux à ce bizarre déploiement d’amour materneldans un lieu où l’on s’attendait si peu à l’y rencontrer. Tandisqu’ils donnaient à Léon et à Léona des explications dont ceux-ci nese lassaient pas, ils virent passer au-dessus de leur tête quelquechose de brillant qui s’enfonça dans la rivière. C’était le harponde Guapo qui ne perdait point de temps en sensibleriesintempestives.

L’eau se teignit de sang sur une certaineétendue, et la pauvre mère entama une lutte énergique pour sesoustraire au sort qu’elle redoutait pour ses enfants. Vainsefforts ! tentative perdue ! Le harpon barbelé del’Indien l’avait bel et bien mordue, et ce fut tout ce que les deuxhommes purent faire de la remorquer jusqu’au rivage.

On interrompit le voyage pour mettre cettebelle proie si opportune en conserve. Cela demanda bien des heuresde travail, mais personne ne s’en plaignit.

Quand cela fut fait, nos amis reprirent leurroute avec un sentiment de sécurité bien doux. Les vivres leurétaient assurés pour une durée presque illimitée, comparativement àce que pouvait durer encore leur voyage.

Chapitre 47CONCLUSION.

 

Après bien des journées d’une navigationdifficile, le balza s’engagea enfin sur le fleuve des Amazones,dont les eaux d’un vert olive jaunâtre avaient encore près de deuxmille quatre cents kilomètres à parcourir avant de se déverser dansl’Océan.

Le courant était de six à sept kilomètres àl’heure ; et comme on ne rencontrait point d’obstacles, nosvoyageurs ne faisaient jamais moins de quatre-vingts kilomètres parjour, au milieu d’une contrée plate et d’un aspect qui eût étémonotone, sans les innombrables coudes que décrivait ce fleuveimmense et la végétation aussi variée que splendide qui en égayaitincessamment les rives.

Presque chaque jour, ils croisaientl’embouchure de quelque affluent dont la largeur était parfoisaussi considérable que celle même de l’Amazone.

Ce qui frappait surtout nos voyageurs, c’étaitla diversité de teintes des eaux de ces nombreux tributaires. Lesunes étaient blanches, mais avec une teinte olivâtre, les autreslimpides et bleues, d’autres encore noires comme de l’encre. De cenombre étaient celles du Rio Negro, dont l’un des affluents, leCasiquiare joint l’Amazone à l’Orénoque.

Cette diversité de couleurs a fait classer lesrivières de ce bassin en rivières blanches, bleues et noires. Iln’en existe pas de rouges dans la vallée de l’Amazone. Ellessemblent exclusivement réservées à l’Amérique du Nord.

On attribue cette variété de teintes à lanature du sol que traversent les cours d’eau. C’est à tort qu’onsupposerait que l’Amazone et le Rio Bianco, dont l’eau est d’uneblancheur laiteuse, doivent cette nuance à un limon que leur ondetiendrait en suspension. On s’en est assuré en en faisant reposerle temps nécessaire dans un vase : elle avait gardé la mêmeapparence que dans son cours.

Les rivières bleues courent généralement surun lit de rochers, et leurs eaux transparentes ne rencontrentaucune alluvion pour en altérer la limpidité.

Mais les plus curieuses sont sans contreditles rivières noires. Quand leurs eaux sont profondes, elles roulentcomme un flot d’encre ; quand elles le sont peu, elleslaissent apercevoir leur lit qui semble tout pailleté d’or. Onsuppose que cette couleur noire est due à l’abondance des racinesde salsepareille qui croisent sur ces rives ; mais il est àremarquer qu’il ne s’y rencontre pas de moustiques, ce qui est unfait d’une importance capitale quand il s’agit d’un établissement àfonder.

Les jours succédaient aux jours, marquésd’incidents trop nombreux et trop insignifiants pour trouver placedans notre récit.

Après avoir passé l’embouchure du Rio Negro,nos voyageurs remarquèrent avec plaisir que le paysage semodifiait. C’était bon signe. En effet, on approchait du port. Desmontagnes se dessinaient à l’horizon. Les unes se dirigeaient aunord vers la Guyane, les autres au sud vers le Brésil, et variaientagréablement la monotonie de leur long voyage.

Il y avait un mois qu’ils étaient entrés dansl’Amazone et plus du double qu’ils avaient lancé leur modesteembarcation à travers l’inconnu, quand elle vint un beau jour seranger le long des quais de la belle cité de Gran Para.

Ici, au moins, Don Pablo retrouvait sa dignitéd’homme libre.

Néanmoins, il ne séjourna pas longtemps dansce port fréquenté. Il trouva l’occasion de fréter de compte à demiun beau navire en partance pour l’Amérique du Nord, et c’est à NewYork qu’il se rendit avec sa famille et ses denrées. Il y disposade son quinquina, de sa vanille et de sa salsepareille, pour unesomme nette de 20,000 dollars.

C’était une fortune à l’époque. Avec cela, ils’établit aux États-Unis, pour y attendre que sa chère patrie fûtdélivrée du joug de ses oppresseurs.

Son exil dura dix ans.

Un jour, il apprit que toutes les provincesespagnoles de l’Amérique s’étaient soulevées d’un mouvement unanimeet combattaient au nom de la liberté ! Aussitôt le père et lefils allèrent s’enrôler parmi leurs compatriotes, pour servir lasainte cause de l’indépendance et de l’humanité. Ils s’illustrèrentcôte à côte dans cette guerre de dix ans qui se termina par labrillante victoire de Junin, où les patriotes triomphèrentenfin.

La paix signée, Don Pablo, général dedivision, et Léon, colonel, démissionnèrent et rentrèrent dans lavie privée, pensant que, les hostilités terminées, les lauriers dela guerre doivent être oubliés et l’épée remise au fourreau.Opinion que je partage.

Don Pablo, revenu à ses livres, se consacratout entier à la science ; mais Léon organisa une véritableexpédition de cascarilleros et revint à la montana, où il passaplusieurs années à acquérir une fortune qui fit de lui un des plusopulents « ricos » du Pérou.

Guapo, qui ne paraissait pas avoir vieillidepuis tant d’années que nous vous l’avons présenté, était le dignechef des cascarilleros de son maître ; il eut l’occasion desavourer maintes coccadas avec son ami le vaquero, dans sesnombreux voyages de Cuzco à la montana.

Doña Isidora resta longtemps encore l’ornementde son sexe, plus par ses vertus que par sa beauté, et eut lasatisfaction de voir sa Léona admirée à juste titre comme la belledes belles de Cuzco.

Elle se maria, ainsi que son frère, dans saville natale, où leur race s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Sibien que si le hasard vous conduisait à Cuzco, vous y trouveriezencore des Léon et des Léona aux grands yeux souriants et auxboucles flottantes, descendant tous de la famille de notreproscrit.

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