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Les Frères Corses

Les Frères Corses

d’ Alexandre Dumas

Il y a plus d’assassinats chez nous que partout ailleurs : mais jamais vous ne trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai, beaucoup de meurtriers. Mais pas un voleur……

…… Pourquoi envoyer de la poudre à un coquin qui s’en servira pour commettre des crimes ? Sans cette déplorable faiblesse que tout le monde paraît avoir ici pour les bandits, il y a longtemps qu’ils auraient disparu de la Corse.… Et qu’a-t-il fait enfin ton bandit ? Pour quel crime s’est-il jeté dans le maquis ? – Brandolaccio n’a point commis de crimes !Il a tué Giovan Opizzo, qui avait assassiné son père pendant que lui était à l’armée.

Prosper Mérimée –Colomba.

Chapitre 1

 

Vers le commencement du mois de mars de l’année 1841, je voyageais en Corse.

Rien de plus pittoresque et de plus commode qu’un voyage en Corse : on s’embarque à Toulon ; en vingt heures, on est à Ajaccio, ou, en vingt-quatre heures, à Bastia.

Là, on achète ou on loue un cheval : si on le loue, on en est quitte pour cinq francs par jour ; si on l’achète, pour cent cinquante francs une fois payés. Et qu’on ne rie pas de la modicité du prix ; ce cheval, loué ou acheté, fait, comme ce fameux cheval du Gascon qui sautait du pont Neuf dans la Seine, des choses que ne feraient ni Prospero ni Nautilus, ces héros des courses de Chantilly et du Champ de Mars.

Il passe par des chemins où Balmat lui-même eût mis des crampons, et sur des ponts où Auriol demanderait un balancier.

Quant au voyageur, il n’a qu’à fermer les yeux et à laisser faire l’animal : le danger ne le regarde pas.

Ajoutons qu’avec ce cheval qui passe partout, on peut faire unequinzaine de lieues tous les jours, sans qu’il vous demande ni àboire ni à manger.

De temps en temps, quand on s’arrête pour visiter un vieuxchâteau bâti par quelque seigneur, héros et chef d’une traditionféodale, pour dessiner une vieille tour élevée par les Génois, lecheval tond une touffe d’herbe, écorce un arbre ou lèche une rochecouverte de mousse, et tout est dit.

Quant au logement de chaque nuit, c’est bien plus simpleencore : le voyageur arrive dans un village, traverse la rueprincipale dans toute sa longueur, choisit la maison qui luiconvient et frappe à la porte. Un instant après, le maître ou lamaîtresse paraît sur le seuil, invite le voyageur à descendre, luioffre la moitié de son souper, son lit tout entier s’il n’en aqu’un, et, le lendemain, en le reconduisant jusqu’à la porte, leremercie de la préférence qu’il lui a donnée.

De rétribution quelconque, il est bien entendu qu’il n’en estaucunement question : le maître regarderait comme une insultela moindre parole à ce sujet. Si la maison est servie par une jeunefille, on peut lui offrir quelque foulard, avec lequel elle se feraune coiffure pittoresque lorsqu’elle ira à la fête de Calvi ou deCorte. Si le domestique est mâle, il acceptera volontiers quelquecouteau-poignard, avec lequel, s’il le rencontre, il pourra tuerson ennemi.

Encore faut-il s’informer d’une chose, c’est si les serviteursde la maison, et cela arrive quelquefois, ne sont point des parentsdu maître, moins favorisés de la fortune que lui, et qui alors luirendent des services domestiques en échange desquels ils veulentbien accepter la nourriture, le logement, et une ou deux piastrespar mois.

Et qu’on ne croie pas que les maîtres qui sont servis par leurspetits-neveux ou par leurs cousins, au quinzième ou vingtièmedegré, soient moins bien servis pour cela. Non, il n’en est rien.La Corse est un département français ; mais la Corse estencore bien loin d’être la France.

Quant aux voleurs, on n’en entend pas parler ; des banditsà foison, oui ; mais il ne faut pas confondre les uns avec lesautres.

Allez sans crainte à Ajaccio, à Bastia, une bourse pleine d’orpendue à l’arçon de votre selle, et vous aurez traversé toute l’îlesans avoir couru l’ombre d’un danger ; mais n’allez pasd’Occana à Levaco, si vous avez un ennemi qui vous ait déclaré lavendetta ; car je ne répondrais pas de vous pendant ce trajetde deux lieues.

J’étais donc en Corse, comme je l’ai dit, au commencement demars. J’y étais seul, Jadin étant resté à Rome.

J’y étais venu de l’île d’Elbe ; j’avais débarqué àBastia ; j’avais acheté un cheval au prix susmentionné.

J’avais visité Corte et Ajaccio, et je parcourais pour le momentla province de Sartène.

Ce jour-là, j’allais de Sartène à Sullacaro.

L’étape était courte : une dizaine de lieues peut-être, àcause des détours, et d’un contre-fort de la chaîne principale quiforme l’épine dorsale de l’île, et qu’il s’agissait detraverser : aussi avais-je pris un guide, de peur de m’égarerdans les maquis.

Vers les cinq heures, nous arrivâmes au sommet de la colline quidomine à la fois Olmeto et Sullacaro.

Là, nous nous arrêtâmes un instant.

– Où Votre Seigneurie désire-t-elle loger ? demanda leguide.

Je jetai les yeux sur le village, dans les rues duquel monregard pouvait plonger, et qui semblait presque désert :quelques femmes seulement apparaissaient rares dans les rues ;encore marchaient-elles d’un pas rapide et en regardant autourd’elles.

Comme, en vertu des règles d’hospitalité établies, et dont j’aidit un mot, j’avais le choix entre les cent ou cent vingt maisonsqui composent le village, je cherchai des yeux l’habitation quisemblait m’offrir le plus de chance de confortable, et je m’arrêtaià une maison carrée, bâtie en manière de forteresse, avecmâchicoulis en avant des fenêtres et au-dessus de la porte.

C’était la première fois que je voyais ces fortificationsdomestiques ; mais aussi il faut dire que la province deSartène est la terre classique de la vendetta.

– Ah ! bon, me dit le guide suivant des yeuxl’indication de ma main, nous allons chez madame Savilia deFranchi. Allons, allons, Votre Seigneurie n’a pas fait un mauvaischoix, et l’on voit qu’elle ne manque pas d’expérience.

N’oublions pas de dire que, dans ce quatre-vingt-sixièmedépartement de la France, on parle constamment italien.

– Mais, demandai-je, n’y a-t-il pas d’inconvénient à ce quej’aille demander l’hospitalité à une femme ? car, si j’ai biencompris, cette maison appartient à une femme.

– Sans doute, reprit-il d’un air étonné ; mais quelinconvénient Votre Seigneurie veut-elle qu’il y ait àcela ?

– Si cette femme est jeune, repris-je, mû par un sentimentde convenance, ou peut-être, disons le mot, d’amour-propreparisien, une nuit passée sous son toit ne peut-elle pas lacompromettre ?

– La compromettre ? répéta le guide cherchantévidemment le sens de ce mot que j’avais italianisé, avec l’aplombordinaire qui nous caractérise, nous autres Français, quand nousnous hasardons à parler une langue étrangère.

– Eh ! sans doute, repris-je commençant àm’impatienter ; cette dame est veuve, n’est-ce pas ?

– Oui, Excellence.

– Eh bien, recevra-t-elle chez elle un jeunehomme ?

En 1841, j’avais trente-six ans et demi, et je m’intitulaisencore jeune homme.

– Si elle recevra un jeune homme ? répéta le guide. Ehbien, qu’est-ce que cela peut donc lui faire, que vous soyez jeuneou vieux ?

Je vis que je n’en tirerais rien si je continuais à employer cemode d’interrogation.

– Et quel âge a madame Savilia ? demandai-je.

– Quarante ans, à peu près.

– Ah ! fis-je répondant toujours à mes proprespensées, alors à merveille ; et des enfants, sansdoute ?

– Deux fils, deux fiers jeunes gens.

– Les verrai-je ?

– Vous en verrez un, celui qui demeure avec elle.

– Et l’autre ?

– L’autre habite Paris.

– Et quel âge ont-ils ?

– Vingt et un ans.

– Tous deux ?

– Oui, ce sont des jumeaux.

– Et à quelle profession se destinent-ils ?

– Celui qui est à Paris sera avocat.

– Et l’autre ?

– L’autre sera Corse.

– Ah ! ah ! fis-je trouvant la réponse assezcaractéristique, quoiqu’elle eût été faite du ton le plus naturel.Eh bien, va pour la maison de madame Savilia de Franchi.

Et nous nous remîmes en route.

Dix minutes après, nous entrâmes dans le village.

Alors je remarquai une chose que je n’avais pu voir du haut dela montagne. C’est que chaque maison était fortifiée comme celle demadame Savilia ; non point avec des mâchicoulis, la pauvretéde leurs propriétaires ne leur permettant sans doute pas ce luxe defortifications, mais purement et simplement avec des madriers, donton avait garni les parties intérieures des fenêtres, tout enménageant des ouvertures pour passer des fusils. D’autres fenêtresétaient fortifiées en briques rouges.

Je demandai à mon guide comment on nommait cesmeurtrières ; il me répondit que c’étaient desarchères, réponse qui me fit voir que les vendettes corsesétaient antérieures à l’invention des armes à feu.

À mesure que nous avancions dans les rues, le village prenait unplus profond caractère de solitude et de tristesse.

Plusieurs maisons paraissaient avoir soutenu des sièges etétaient criblées de balles.

De temps en temps, à travers les meurtrières, nous voyionsétinceler un œil curieux qui nous regardait passer ; mais ilétait impossible de distinguer si cet œil appartenait à un homme ouà une femme.

Nous arrivâmes à la maison que j’avais désignée à mon guide, etqui effectivement était la plus considérable du village.

Seulement, une chose me frappa : c’est que, fortifiée enapparence par les mâchicoulis que j’avais remarqués, elle nel’était pas en réalité, c’est-à-dire que les fenêtres n’avaient nimadriers, ni briques, ni archères, mais de simplescarreaux de vitre, que protégeaient, la nuit, des volets debois.

Il est vrai que ces volets conservaient des traces que l’œild’un observateur ne pouvait méconnaître pour des trous de balle.Mais ces trous étaient anciens, et remontaient visiblement à unedizaine d’années.

À peine mon guide eut-il frappé, que sa porte s’ouvrit, non pastimidement, hésitante, entre-baillée, mais toute grande, et unvalet parut…

Quand je dis un valet, je me trompe, j’aurais dû dire unhomme.

Ce qui fait le valet, c’est la livrée, et l’individu qui nousouvrit était tout simplement vêtu d’une veste de velours, d’uneculotte de même étoffe et de guêtres de peau. La culotte étaitserrée à la taille par une ceinture de soie bariolée, de laquellesortait le manche d’un couteau de forme espagnole.

– Mon ami, lui dis-je, est-ce indiscret à un étranger, quine connaît personne à Sullacaro, de venir demander l’hospitalité àvotre maîtresse ?

– Non, certainement, Excellence, répondit-il ;l’étranger fait honneur à la maison devant laquelle il s’arrête. –Maria, continua-t-il en se retournant du côté d’une servante quiapparaissait derrière lui, prévenez madame Savilia que c’est unvoyageur français qui demande l’hospitalité.

En même temps, il descendit un escalier de huit marches, roidescomme les degrés d’une échelle, qui conduisait à la porte d’entrée,et prit la bride de mon cheval.

Je mis pied à terre.

– Que Votre Excellence ne s’inquiète de rien, dit-il ;tout son bagage sera porté dans sa chambre.

Je profitai de cette gracieuse invitation à la paresse, l’unedes plus agréables que l’on puisse faire à un voyageur.

Chapitre 2

 

Je me mis à escalader lestement l’échelle susdite, et fisquelques pas dans l’intérieur.

Au détour du corridor, je me trouvai en face d’une femme dehaute taille, vêtue de noir.

Je compris que cette femme, de trente-huit à quarante ans,encore belle, était la maîtresse de la maison, et je m’arrêtaidevant elle.

– Madame, lui dis-je en m’inclinant, vous devez me trouverbien indiscret ; mais l’usage du pays m’excuse et l’invitationde votre serviteur m’autorise.

– Vous êtes le bienvenu pour la mère, me répondit madame deFranchi, et vous serez tout à l’heure bienvenu pour le fils. Àpartir de ce moment, monsieur, la maison vous appartient ;usez-en donc comme si elle était la vôtre.

– Je viens vous demander l’hospitalité pour une nuitseulement, madame. Demain matin, au point du jour, je partirai.

– Vous êtes libre de faire ainsi qu’il vous conviendra,monsieur. Cependant, j’espère que vous changerez d’avis, et quenous aurons l’honneur de vous posséder plus longtemps.

Je m’inclinai une seconde fois.

– Maria, continua madame de Franchi, conduisez monsieur àla chambre de Louis. Allumez du feu à l’instant même, et portez del’eau chaude. – Pardon, continua-t-elle en se retournant de moncôté, tandis que la servante s’apprêtait à suivre ses instructions,je sais que le premier besoin du voyageur fatigué est l’eau et lefeu. Veuillez suivre cette fille, monsieur. Demandez-lui les chosesqui pourraient vous manquer. Nous soupons dans une heure, et monfils, qui sera rentré d’ici là, aura, d’ailleurs, l’honneur de vousfaire demander si vous êtes visible.

– Vous excuserez mon costume de voyage, madame.

– Oui, monsieur, répondit-elle en souriant, mais à lacondition que, de votre côté, vous excuserez la rusticité de laréception.

La servante montait l’escalier.

Je m’inclinai une dernière fois, et je la suivis.

La chambre était située au premier étage et donnait sur lederrière ; les fenêtres s’ouvraient sur un joli jardin toutplanté de myrtes et de lauriers-roses, traversé en écharpe par uncharmant ruisseau qui allait se jeter dans le Tavaro.

Au fond, la vue était bornée par une espèce de baie de sapinstellement rapprochés les uns des autres, qu’on eût dit unemuraille. Comme il en est de presque toutes les chambres desmaisons italiennes, les parois de celle-ci étaient blanchies à lachaux et ornées de quelques fresques représentant des paysages.

Je compris aussitôt qu’on m’avait donné cette chambre, qui étaitcelle du fils absent, comme la plus confortable de la maison.

Alors il me prit l’envie, tandis que Maria allumait mon feu etpréparait mon eau, de dresser l’inventaire de ma chambre et de mefaire par l’ameublement une idée du caractère de celui quil’habitait.

Je passai aussitôt du projet à la réalisation, en pivotant surle talon gauche, et en exécutant ainsi un mouvement de rotation surmoi-même qui me permit de passer en revue les uns après les autresles différents objets dont j’étais entouré.

L’ameublement était tout moderne ; ce qui, dans cettepartie de l’île où la civilisation n’est pas encore parvenue, nelaisse pas que d’être une manifestation de luxe assez rare. Il secomposait d’un lit de fer, garni de trois matelas et d’un oreiller,d’un divan, de quatre fauteuils, de six chaises, d’un double corpsde bibliothèque et d’un bureau ; le tout en bois d’acajou etsortant évidemment de la boutique du premier ébénisted’Ajaccio.

Le divan, les fauteuils et les chaises étaient recouvertsd’indienne à fleurs, et des rideaux d’étoffe pareille pendaientdevant les deux fenêtres et enveloppaient le lit.

J’en étais là de mon inventaire, lorsque Maria sortit et mepermit de pousser plus loin mon investigation.

J’ouvris la bibliothèque et je trouvai la collection de tous nosgrands poètes :

Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Ronsard, Victor Hugo etLamartine.

Nos moralistes :

Montaigne, Pascal, Labruyère.

Nos historiens :

Mézeray, Châteaubriand, Augustin Thierry.

Nos savants :

Cuvier, Beudant, Élie de Beaumont.

Enfin quelques volumes de romans, parmi lesquels je saluai avecun certain orgueil mes Impressions de voyage.

Les clefs étaient aux tiroirs du bureau ; j’en ouvrisun.

J’y trouvai des fragments d’une histoire de la Corse, un travailsur les moyens à employer pour abolir la vendette, quelques versfrançais, quelques sonnets italiens : le tout manuscrit.C’était plus qu’il ne m’en fallait, et j’avais la présomption decroire que je n’avais pas besoin de pousser plus loin mesrecherches pour me faire une opinion sur M. Louis deFranchi.

Ce devait être un jeune homme doux, studieux, et partisan desréformes françaises. Je compris alors qu’il fût parti pour Parisdans l’intention de se faire recevoir avocat.

Il y avait sans doute pour lui tout un avenir de civilisationdans ce projet. Je faisais ces réflexions tout en m’habillant. Matoilette, comme je l’avais dit à madame de Franchi, quoique nemanquant pas de pittoresque, avait besoin d’une certaineindulgence.

Elle se composait d’une veste de velours noir, ouverte auxcoutures des manches, afin de me donner de l’air dans les heureschaudes de la journée, et par ces espèces de crevés à l’espagnole,laissait passer une chemise de soie à raies ; d’un pantalonpareil, pris depuis le genou jusqu’au bas de la jambe dans desguêtres espagnoles fendues sur le côté et brodées en soie decouleur, et d’un chapeau de feutre prenant toutes les formes qu’onvoulait lui donner, mais particulièrement celle du sombrero.

J’achevais de revêtir cette espèce de costume, que je recommandeaux voyageurs comme un des plus commodes que je connaisse, lorsquema porte s’ouvrit, et que le même homme qui m’avait introduit parutsur le seuil.

Son entrée avait pour but de m’annoncer que son jeune maître,M. Lucien de Franchi, arrivait à l’instant même, et me faisaitdemander l’honneur, si toutefois j’étais visible, de venir mesouhaiter la bienvenue.

Je répondis que j’étais aux ordres de M. Lucien de Franchi,et que tout l’honneur serait pour moi.

Un instant après, j’entendis le bruit d’un pas rapide, et je metrouvai presque aussitôt en face de mon hôte.

Chapitre 3

 

C’était, comme me l’avait dit mon guide, un jeune homme de vingtà vingt et un ans, aux cheveux et aux yeux noirs, au teint brunipar le soleil, plutôt petit que grand, mais admirablement bienfait.

Dans sa hâte à me présenter ses compliments, il était montécomme il se trouvait, c’est-à-dire avec son costume de cheval, quise composait d’une redingote de drap vert, à laquelle unecartouchière qui serrait sa ceinture donnait une certaine tournuremilitaire, d’un pantalon de drap gris, garni intérieurement de cuirde Russie, et de bottes à éperons ; une casquette dans legenre de celle de nos chasseurs d’Afrique complétait soncostume.

De chaque côté de sa cartouchière pendaient, d’un côté unegourde, et de l’autre un pistolet.

En outre, il tenait à la main une carabine anglaise.

Malgré la jeunesse de mon hôte, dont la lèvre supérieure était àpeine ombragée par une légère moustache, il y avait dans toute sapersonne un air d’indépendance et de résolution qui me frappa.

On voyait l’homme élevé pour la lutte matérielle, habitué àvivre au milieu du danger sans le craindre, mais aussi sans lemépriser : grave parce qu’il est solitaire, calme parce qu’ilest fort.

D’un seul regard, il avait tout vu, mon nécessaire, mes armes,l’habit que je venais de quitter, celui que je portais. Son coupd’œil était rapide et sûr comme celui de tout homme dont la viedépend parfois d’un coup d’œil.

– Vous m’excuserez si je vous dérange, monsieur, me dit-il,mais je l’ai fait dans une bonne intention, celle de m’informer sivous ne manquez de rien. Ce n’est jamais sans une certaineinquiétude que je vois arriver chez nous un homme ducontinent ; car nous sommes encore si sauvages, nous autresCorses, que ce n’est vraiment qu’en tremblant que nous exerçons,vis-à-vis des Français surtout, cette vieille hospitalité qui serabientôt, au reste, la seule tradition qui nous restera du nospères.

– Et vous avez tort de craindre, monsieur,répondis-je ; il est difficile de mieux aller au-devant detous les besoins d’un voyageur que ne l’a fait madame deFranchi ; d’ailleurs, continuai-je en jetant à mon tour uncoup d’œil autour de l’appartement, ce n’est point ici que je meplaindrai de cette prétendue sauvagerie que vous me signalez avecun peu de bonne volonté, et, si je ne voyais pas de mes fenêtrescet admirable paysage, je pourrais me croire dans une chambre de laChaussée-d’Antin.

– Oui, reprit le jeune homme, c’était une manie de monpauvre frère Louis : il aimait à vivre à la française ;mais je doute qu’en sortant de Paris, cette pauvre parodie de lacivilisation qu’il quittera lui suffise comme elle lui suffisaitavant son départ.

– Et monsieur votre frère a quitté la Corse depuislongtemps ? demandai-je à mon jeune interlocuteur.

– Depuis dix mois, monsieur.

– Vous l’attendez bientôt ?

– Oh ! pas avant trois ou quatre ans.

– C’est une absence bien longue pour deux frères qui, sansdoute, ne s’étaient jamais quittés ?

– Oui, et surtout qui s’aimaient comme nous nousaimions.

– Sans doute, il viendra vous voir avant la fin de sesétudes ?

– Probablement : il nous l’a promis du moins.

– En tout cas, rien n’empêcherait que, de votre côté, vousn’allassiez lui faire une visite ?

– Non… moi, je ne quitte pas la Corse.

Il y avait, dans l’accent dont était faite cette réponse, cetamour de la patrie qui confond le reste de l’univers dans un mêmedédain. Je souris.

– Cela vous semble étrange, reprit-il en souriant à sontour, qu’on ne veuille pas quitter un misérable pays comme lenôtre. Que voulez-vous ! Je suis une espèce de production del’île, comme le chêne vert et le laurier rose ; il me faut monatmosphère imprégnée des parfums de la mer et des émanations de lamontagne ; il me faut mes torrents à traverser, mes rocs àgravir, mes forêts à explorer ; il me faut l’espace, il mefaut la liberté ; si l’on me transportait dans une ville, ilme semble que j’y mourrais.

– Mais comment y a-t-il donc une si grande différencemorale entre vous et votre frère ?

– Avec une si grande ressemblance physique, ajouteriez-voussi vous le connaissiez.

– Vous vous ressemblez beaucoup ?

– C’est au point que, lorsque nous étions enfants, mon pèreet ma mère étaient forcés de mettre à nos habits un signe pour nousdistinguer l’un de l’autre.

– Et en grandissant ? demandai-je.

– En grandissant, nos habitudes ont amené une légèredifférence de teint, voilà tout. Toujours enfermé, toujours penchésur ses livres et sur ses dessins, mon frère est devenu plus pâle,tandis qu’au contraire toujours à l’air, toujours courant lamontagne ou la plaine, moi, j’ai bruni.

– J’espère, lui dis-je, que vous me ferez juge de cettedifférence en me chargeant de vos commissions pour M. Louis deFranchi.

– Oui, certainement, et avec un grand plaisir, si vousvoulez bien avoir cette complaisance. Mais pardon je m’aperçois quevous êtes plus avancé que moi de toute votre toilette, et que, dansun quart d’heure, on va se mettre à table.

– Est-ce pour moi que vous allez prendre la peine dechanger de costume ?

– Quand il en serait ainsi, vous n’auriez de reproche àfaire qu’à vous-même ; car vous m’auriez donnél’exemple ; mais, en tout cas, je suis en costume de cavalier,et il faut que je me mette en costume de montagnard. J’ai, après lesouper, une course à faire, dans laquelle mes bottes et mes éperonsme gêneraient fort.

– Vous sortez après le souper ? lui demandai-je.

– Oui, reprit-il, un rendez-vous…

Je souris.

– Oh ! pas dans le sens où vous le prenez ; c’estun rendez-vous d’affaires.

– Me croyez-vous assez présomptueux pour croire que j’aiedroit à vos confidences ?

– Pourquoi pas ? Il faut vivre de manière à pouvoirdire tout haut tout ce qu’on fait. Je n’ai jamais eu de maîtresse,je n’en aurai jamais. Si mon frère se marie et a des enfants, ilest probable que je ne me marierai même pas. Si, au contraire, ilne prend point de femme, il faudra bien que j’en prenne une ;mais alors ce sera pour que la race ne s’éteigne pas. Je vous l’aidit, ajouta-t-il en riant, je suis un véritable sauvage, et je suisvenu au monde cent ans trop tard. Mais je continue à bavarder commeune corneille, et, à l’heure du souper, je ne serai pas prêt.

– Mais nous pouvons continuer la conversation,repris-je ; votre chambre n’est-elle pas en face decelle-ci ? Laissez la porte ouverte et nous causerons.

– Faites mieux, venez chez moi ; je m’habillerai dansmon cabinet de toilette pendant ce temps… Vous êtes amateurd’armes, ce me semble ; eh bien, vous regarderez lesmiennes ; il y en a quelques-unes qui ont une certaine valeur,historique s’entend.

Chapitre 4

 

L’offre correspondait trop bien au désir que j’avais de comparerles chambres des deux frères pour que je ne l’acceptasse pas. Jem’empressai donc de suivre mon hôte, qui, ouvrant la porte de sonappartement, passa devant moi pour me montrer le chemin.

Cette fois, je crus entrer dans un véritable arsenal.

Tous les meubles étaient du XVe et du XVIesiècle : le lit sculpté à baldaquin, soutenu par de grandescolonnes torses, était drapé en damas vert à fleurs d’or ; lesrideaux des fenêtres étaient de la même étoffe ; les muraillesétaient couvertes de cuir d’Espagne, et, dans tous les intervalles,des meubles soutenaient des trophées d’armes gothiques etmodernes.

Il n’y avait pas à se tromper sur les inclinations de celui quihabitait cette chambre : elles étaient aussi belliqueuses quecelles de son frère étaient paisibles.

– Tenez, me dit-il en passant dans son cabinet de toilette,vous voilà au milieu de trois siècles : regardez. Moi, jem’habille en montagnard, je vous en ai prévenu ; car, aussitôtle souper, il faut que je sorte.

– Et quelles sont, parmi ces épées, ces arquebuses et cespoignards, les armes historiques dont vous parlez ?

– Il y en a trois ; procédons par ordre. Cherchez auchevet de mon lit un poignard isolé à large coquille, au pommeauformant un cachet.

– J’y suis. Eh bien ?

– C’est la dague de Sampietro.

– Du fameux Sampietro, l’assassin de Vanina ?

– L’assassin ! non, le meurtrier.

– C’est la même chose, il me semble.

– Dans le reste du monde peut-être, pas en Corse.

– Et ce poignard est authentique ?

– Voyez ! il porte les armes de Sampietro ;seulement, la fleur de lis de France n’y est point encore ;vous savez que Sampietro n’a été autorisé à mettre la fleur de lisdans son blason qu’après le siège de Perpignan.

– Non, j’ignorais cette circonstance. Et comment cepoignard est-il passé en votre possession ?

– Oh ! il est dans la famille depuis trois cents ans.Il a été donné à un Napoléon de Franchi par Sampietro lui-même.

– Et savez-vous à quelle occasion ?

– Oui. Sampietro et mon aïeul tombèrent dans une embuscadegénoise et se défendirent comme des lions ; le casque deSampietro se détacha, et un Génois à cheval allait le frapper de samasse, lorsque mon ancêtre lui enfonça son poignard au défaut de lacuirasse ; le cavalier, se sentant blessé, piqua son cheval ets’enfuit emportant le poignard de Napoleone, si profondémentenfoncé dans la blessure, que celui-ci ne put l’en arracher ;or, comme mon aïeul tenait, à ce qu’il paraît, à ce poignard, etqu’il regrettait de l’avoir perdu, Sampietro lui donna le sien.Napoleone n’y perdit point, car celui-ci est de fabrique espagnole,comme vous pouvez voir, et perce deux pièces de cinq francssuperposées.

– Puis-je tenter l’essai ?

– Parfaitement.

Je mis deux pièces de cinq francs sur le parquet et je frappaiun coup vigoureux et sec.

Lucien ne m’avait pas trompé.

Lorsque je relevai le poignard, les deux pièces étaient fixées àla pointe, percées de part en part.

– Allons, allons, dis-je, c’est bien le poignard deSampietro. Ce qui m’étonne seulement, c’est qu’ayant une pareillearme, il se soit servi d’une corde pour tuer sa femme.

– Il ne l’avait plus, me dit Lucien, puisqu’il l’avaitdonné à mon aïeul.

– C’est juste.

– Sampietro avait plus de soixante ans lorsqu’il revintexprès de Constantinople à Aix pour donner cette grande leçon aumonde, que ce n’est pas aux femmes à se mêler des affairesd’État.

Je m’inclinai en signe d’adhésion et remis le poignard à saplace.

– Et maintenant, dis-je à Lucien, qui s’habillait toujours,voici le poignard de Sampietro à son clou, passons à un autre.

– Vous voyez deux portraits à côté l’un del’autre ?

– Oui, Paoli et Napoléon.

– Eh bien, près du portrait de Paoli est une épée.

– Parfaitement.

– C’est la sienne.

– L’épée de Paoli ! Et aussi authentique que lepoignard de Sampietro ?

– Au moins, car, comme lui, elle a été donnée, non pas à unde mes aïeux, mais à une de mes aïeules.

– À une de vos aïeules ?

– Oui. Peut-être avez-vous entendu parler de cette femmequi, au moment de la guerre de l’indépendance, vint se présenter àla tour de Sullacaro, accompagnée d’un jeune homme.

– Non, dites-moi cette histoire.

– Oh ! elle est courte.

– Tant pis.

– Nous n’avons pas le temps d’être bavards.

– J’écoute.

– Eh bien, cette femme et ce jeune homme se présentèrentdonc à la tour de Sullacaro, demandant à parler à Paoli. Mais,comme Paoli était occupé à écrire, on leur refusa l’entrée, et,comme la femme insistait, les deux sentinelles l’écartèrent.Cependant Paoli, qui avait entendu du bruit, ouvrit la porte, etdemanda qui l’avait causé.

» – C’est moi, dit cette femme, car je voulais teparler.

» – Et que venais-tu me dire ?

» – Je venais te dire que j’avais deux fils. J’aiappris hier que le premier avait été tué pour la défense de lapatrie, et j’ai fait vingt lieues pour t’amener le second.

– C’est une scène de Sparte que vous me racontez là. Oui,cela y ressemble beaucoup.

– Et quelle était cette femme ?

– C’était mon aïeule. Paoli détacha son épée et la luidonna.

– Tiens, j’aime assez cette façon de faire des excuses àune femme.

– Elle était digne de l’un et de l’autre, n’est-cepas ?

– Et maintenant, ce sabre ?

– Est celui que Bonaparte portait à la bataille desPyramides.

– Sans doute, il est entré dans votre famille de la mêmemanière que le poignard et l’épée ?

– Absolument. Après la bataille, Bonaparte donna l’ordre àmon grand-père, officier dans les guides, de charger, avec unecinquantaine d’hommes, un noyau de mameluks qui tenaient encoreautour d’un chef blessé. Mon grand-père obéit, dispersa lesmameluks et ramena le chef au premier consul. Mais, lorsqu’ilvoulut rengainer, la lame de son sabre était tellement hachée parles damas des mameluks, qu’elle ne put jamais rentrer au fourreau.Mon grand-père alors jeta loin de lui sabre et fourreau, commedevenus inutiles ; ce que voyant Bonaparte, il lui donna lesien.

– Mais, dis-je, à votre place, j’aimerais autant avoir lesabre de mon grand-père, tout haché qu’il était, que celui dugénéral en chef, tout intact qu’il s’est conservé.

– Aussi regardez en face et vous le trouverez. Le premierconsul le ramassa, fit incruster à la poignée le diamant que vous yvoyez, et le renvoya à ma famille avec l’inscription que vouspouvez lire sur la lame.

Effectivement, entre les deux fenêtres, à moitié sorti dufourreau où il ne pouvait plus rentrer, pendait le sabre, haché ettordu, avec cette simple inscription :

Bataille des Pyramides, 21juillet 1798.

En ce moment, le même serviteur qui m’avait introduit, et quiétait venu m’annoncer l’arrivée de son jeune maître, reparut sur leseuil.

– Excellence, dit-il en s’adressant à Lucien, madame deFranchi vous fait prévenir que le souper est servi.

– C’est bien, Griffo, répondit le jeune homme, dites à mamère que nous descendons.

En ce moment, il sortit du cabinet, habillé, comme il le disait,en montagnard, c’est-à-dire avec une veste ronde de velours, uneculotte et des guêtres ; de son autre costume, il n’avaitgardé que la cartouchière qui serrait sa taille.

Il me trouva occupé à regarder deux carabines pendues en facel’une de l’autre, et portant toutes deux cette date incrustée surla crosse :

21 septembre 1819, onze heures dumatin.

– Et ces carabines, demandai-je, sont-ce aussi desarmes historiques ?

– Oui, dit-il, pour nous, du moins. L’une est celle de monpère.

Il s’arrêta.

– Et l’autre ? demandai-je.

– Et l’autre, dit-il en riant, l’autre est celle de mamère. Mais descendons, vous savez qu’on nous attend.

Et, passant le premier pour m’indiquer le chemin, il me fitsigne de le suivre.

Chapitre 5

 

J’avoue que je descendis préoccupé de cette dernière phrase deLucien. « Celle-ci, c’est la carabine de ma mère. » Celame fit regarder, avec plus d’attention encore que je ne l’avaisfait à la première entrevue, madame de Franchi.

Son fils, en entrant dans la salle à manger, lui baisarespectueusement la main, et elle reçut cet hommage avec la dignitéd’une reine.

– Pardon, ma mère, dit Lucien ; mais je crains de vousavoir fait attendre.

– En tout cas, ce serait ma faute, madame, dis-je enm’inclinant ; M. Lucien m’a dit et montré des choses sicurieuses que, par mes questions sans fin, je l’ai mis enretard.

– Rassurez-vous, me dit-elle, je descends à l’instantmême ; mais, continua-t-elle en s’adressant à son fils,j’avais hâte de te voir pour te demander des nouvelles deLouis.

– Votre fils serait-il souffrant ? demandai-je àmadame de Franchi.

– Lucien le craint, dit-elle.

– Vous avec reçu une lettre de votre frère ?demandai-je.

– Non, dit-il, et voilà surtout ce qui m’inquiète.

– Mais comment savez-vous qu’il est souffrant ?

– Parce que, ces jours passés, j’ai souffert moi-même.

– Pardon de ces éternelles questions, mais cela nem’explique pas…

– Ne savez-vous point que nous sommes jumeaux ?

– Si fait, mon guide me l’a dit.

– Ne savez-vous pas que, lorsque nous sommes venus aumonde, nous nous tenions encore par le côté ?

– Non, j’ignorais cette circonstance.

– Eh bien, il a fallu un coup de scalpel pour nousséparer ; ce qui fait que, tout éloignés que nous sommesmaintenant, nous avons toujours un même corps, de sorte quel’impression, soit physique, soit morale, que l’un de nous deuxéprouve a son contre-coup sur l’autre. Eh bien, ces jours-ci, sansmotif aucun, j’ai été triste, morose, sombre. J’ai ressenti desserrements de cœur cruels : il est évident que mon frèreéprouve quelque profond chagrin.

Je regardai avec étonnement ce jeune homme, qui m’affirmait unechose si étrange sans paraître éprouver aucun doute ; sa mère,au reste, semblait éprouver la même conviction.

Madame de Franchi sourit tristement et dit :

– Les absents sont dans la main de Dieu. Le principal estque tu sois sûr qu’il vit.

– S’il était mort, dit tranquillement Lucien, je l’auraisrevu.

– Et tu me l’aurais dit, n’est-ce pas, mon fils ?

– Oh ! à l’instant même, je vous le jure, ma mère.

– Bien… Pardon, monsieur, continua-t-elle en se retournantde mon côté, de ne pas avoir su réprimer devant vous mesinquiétudes maternelles : c’est que non seulement Louis etLucien sont mes fils, mais encore ce sont les derniers de notrenom… Veuillez vous asseoir à ma droite… Lucien, mets-toi là.

Et elle indiqua au jeune homme la place vacante à sa gauche.

Nous nous assîmes à l’extrémité d’une longue table, au boutopposé de laquelle étaient mis six autres couverts, destinés à cequ’on appelle en Corse la famille, c’est-à-dire à ces personnagesqui, dans les grandes maisons, tiennent le milieu entre les maîtreset les domestiques.

La table était copieusement servie.

Mais j’avoue que, quoique doué pour le moment d’une faimdévorante, je me contentai de l’assouvir matériellement, sans quemon esprit préoccupé me permît de savourer aucun des plaisirsdélicats de la gastronomie. En effet, il me semblait, en entrantdans cette maison, être entré dans un monde étranger, où je vivaiscomme dans un rêve.

Qu’était-ce donc que cette femme qui avait sa carabine comme unsoldat ?

Qu’était-ce donc que ce frère qui éprouvait les mêmes douleursqu’éprouvait son autre frère, à trois cents lieues delui ?

Qu’était-ce que cette mère qui faisait jurer à son fils que,s’il revoyait son autre fils mort, il le lui dirait ?

Il y avait dans tout ce qui m’arrivait, on en conviendra, amplematière à rêverie.

Cependant, comme je m’aperçus que le silence que je gardaisétait impoli, je relevai le front en secouant la tête, comme pouren écarter toutes ces idées.

La mère et le fils virent à l’instant même que je voulais enrevenir à la conversation.

– Et, me dit Lucien, comme s’il eût repris une conversationinterrompue, vous vous êtes donc décidé à venir en Corse ?

– Oui, vous le voyez : depuis longtemps, j’avais ceprojet, et je l’ai enfin mis à exécution.

– Ma foi, vous avez bien fait de ne pas trop tarder ;car, dans quelques années, avec l’envahissement successif des goûtset des mœurs français, ceux qui viendront ici pour y chercher laCorse ne la trouveront plus.

– En tout cas, repris-je, si l’ancien esprit nationalrecule devant la civilisation et se réfugie dans quelque coin del’île, ce sera certainement dans la province de Sartène et dans lavallée du Tavaro.

– Vous croyez cela ? me dit en souriant le jeunehomme.

– Mais il me semble que ce que j’ai autour de moi, icimême, et sous les yeux, est un beau et noble tableau des vieillesmœurs corses.

– Oui, et cependant, entre ma mère et moi, en face dequatre cents ans de souvenirs, dans cette même maison à créneaux età mâchicoulis, l’esprit français est venu chercher mon frère, nousl’a enlevé, l’a transporté à Paris, d’où il va nous revenir avocat.Il habitera Ajaccio au lieu d’habiter la maison de ses pères ;il plaidera, s’il a du talent, il sera nommé procureur du roipeut-être ; alors il poursuivra les pauvres diables qui ontfait une peau, comme on dit dans le pays ; ilconfondra l’assassin avec le meurtrier, comme vous le faisieztantôt vous-même ; il demandera, au nom de la loi, la tête deceux qui auront fait ce que leurs pères regardaient comme undéshonneur de ne pas faire ; il substituera le jugement deshommes au jugement de Dieu, et, le soir, quand il aura recruté unetête pour le bourreau, il croira avoir servi le pays, avoir apportésa pierre au temple de la civilisation comme dit notre préfet…Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et le jeune homme leva les yeux au ciel comme dut le faireAnnibal après la bataille de Zama.

– Mais, lui répondis-je, vous voyez bien que Dieu a voulucontre-balancer les choses, puisque, tout en faisant votre frèresectateur des nouveaux principes, il vous a fait, vous, partisandes vieilles habitudes.

– Oui ; mais qui me dit que mon frère ne suivra pasl’exemple de son oncle au lieu de suivre le mien ? Etmoi-même, tenez, est-ce que je ne me laisse pas aller à des chosesindignes d’un de Franchi !

– Vous ? m’écriai-je avec étonnement.

– Eh ! mon Dieu, oui, moi. Voulez-vous que je vousdise ce que vous êtes venu chercher dans la province deSartène ?

– Dites.

– Vous êtes venu avec votre curiosité d’homme du monde,d’artiste ou de poète : je ne sais pas ce que vous êtes, je nevous le demande pas ; vous nous le direz en nous quittant, sicela vous fait plaisir ; sinon, notre hôte, vous garderez lesilence : vous êtes parfaitement libre… Eh bien, vous êtesvenu dans l’espoir de voir quelque village en vendette, d’être misen relation avec quelque bandit bien original, comme ceux queM. Mérimée a peints dans Colomba.

– Eh bien, il me semble que je ne suis pas si maltombé, répondis-je ; ou j’ai mal vu, ou votre maison est laseule dans le village qui ne soit pas fortifiée.

– Ce qui prouve que, moi aussi, je dégénère ; monpère, mon grand-père, mon aïeul, un de mes ancêtres quelconque, eûtpris parti pour l’une ou l’autre des deux factions qui divisent levillage depuis dix ans. Eh bien, moi, savez-vous ce que je suisdans tout cela, au milieu des coups de fusil, au milieu des coupsde stylet, au milieu des coups de couteau ? Je suis arbitre.Vous êtes venu dans la province de Sartène pour voir des bandits,n’est-ce pas ? Eh bien, venez avec moi ce soir, je vous enmontrerai un.

– Comment ! vous permettez que je vousaccompagne ?

– Oh ! mon Dieu, oui, si cela peut vous amuser, il netient qu’à vous.

– Par exemple, j’accepte, et avec grand plaisir.

– Monsieur est bien fatigué, dit madame de Franchi enjetant un coup d’œil à son fils, comme si elle eût partagé la hontequ’il éprouvait à voir la Corse dégénérer ainsi.

– Non, ma mère, non, il faut qu’il vienne, aucontraire ; et, lorsque, dans quelque salon parisien, onparlera devant monsieur de ces terribles vendettes et de cesimplacables bandits corses qui font encore peur aux petits enfantsde Bastia et d’Ajaccio, du moins il pourra lever les épaules etdire ce qu’il en est.

– Mais pour quel motif était venue cette grande querellequi, autant que j’en puis juger par ce que vous me dites, est surle point de s’éteindre ?

– Oh ! dit Lucien, dans une querelle ce n’est pas lemotif qui fait quelque chose, c’est le résultat. Si une mouche, envolant de travers, a causé la mort d’un homme, il n’y en a pasmoins un homme mort.

Je vis qu’il hésitait lui-même à me dire la cause de cetteguerre terrible qui, depuis dix ans, désolait le village deSullacaro.

Mais, comme on le comprend bien, plus il se faisait discret,plus je me fis exigeant.

– Cependant, dis-je, cette querelle a eu un motif : Cemotif est-il un secret ?

– Mon Dieu, non. La chose est née entre les Orlandi et lesColona.

– À quelle occasion ?

– Eh bien, une poule s’est échappée de la basse-cour desOrlandi et s’est envolée dans celle des Colona.

» Les Orlandi ont été réclamer leur poule ; les Colonaont soutenu qu’elle était à eux ; les Orlandi ont menacé lesColona de les conduire devant le juge de paix et de leur déférer leserment.

» Alors la vieille mère, qui tenait la poule, lui a tordule cou et l’a jetée à la figure de sa voisine en luidisant :

» – Eh bien, puisqu’elle est à toi,mange-la.

» Alors un Orlandi a ramassé la poule par les pattes, et avoulu en frapper celle qui l’avait jetée à la figure de sa sœur.Mais, au moment où il levait la main, un Colona, qui, par malheur,avait son fusil tout chargé, lui a envoyé une balle à bout portantet l’a tué.

– Et combien d’existences ont payé cette rixe ?

– Il y a eu neuf personnes tuées.

– Et cela pour une misérable poule qui valait douzesous.

– Sans doute ; mais, je vous le disais tout à l’heure,ce n’est pas la cause, c’est le résultat qu’il faut voir.

– Et parce qu’il y a eu neuf personnes de tuées, il fautqu’il y en ait une dixième ?

– Mais vous voyez bien que non, reprit Lucien, puisque jeme suis fait arbitre.

– Sans doute à la prière d’une des deux familles ?

– Oh ! mon Dieu, non ; à celle de mon frère, àqui on a parlé chez le garde des sceaux. Je vous demande un peu dequoi diable ils se mêlent à Paris, de s’occuper de ce qui se passedans un misérable village de la Corse. C’est le préfet qui nousaura joué ce tour, en écrivant à Paris que, si je voulais dire unmot, tout cela finirait comme un vaudeville, par un mariage et uncouplet au public ; alors on se sera adressé à mon frère, quia pris la balle au bond, et qui m’a écrit en disant qu’il avaitdonné sa parole pour moi. Que voulez-vous ! ajouta le jeunehomme en relevant la tête, on ne pouvait pas dire là-bas qu’un deFranchi avait engagé la parole de son frère, et que son frère n’apas fait honneur à l’engagement.

– Alors vous avez tout arrangé ?

– J’en ai peur !

– Et nous allons voir, ce soir, le chef de l’un des deuxpartis, sans doute ?

– Justement ; la nuit passée, j’ai été voirl’autre.

– Et est-ce à un Orlandi ou à un Colona que nous allonsfaire visite ?

– À un Orlandi.

– Le rendez-vous est loin d’ici ?

– Dans les ruines du château de Vicentello d’Istria.

– Ah ! c’est vrai ! on m’a dit que ces ruinesétaient dans les environs.

– À une lieue, à peu près.

– Ainsi, en trois quarts d’heure, nous y serons.

– Tout au plus trois quarts d’heure.

– Lucien, dit madame de Franchi, fais attention que tuparles pour toi. À toi, montagnard, il faut trois quarts d’heure àpeine ; mais monsieur ne passera point par les chemins où tupasses, toi.

– C’est vrai ; il nous faudra une heure et demie aumoins.

– Il n’y a donc pas de temps à perdre, dit madame deFranchi en jetant les yeux sur la pendule.

– Ma mère, dit Lucien, vous permettez que nous vousquittions ?

Elle lui tendit la main, que le jeune homme baisa avec le mêmerespect qu’il avait fait en arrivant.

– Si cependant, reprit Lucien, vous préférez achevertranquillement votre souper, remonter dans votre chambre, et vouschauffer les pieds en fumant votre cigare…

– Non pas ! non pas ! m’écriai-je. Diable !Vous m’avez promis un bandit ; il me le faut.

– Eh bien, allons donc prendre nos fusils, et enroute !

Je saluai respectueusement madame de Franchi, et nous sortîmes,précédés par Griffo, qui nous éclairait.

Nos préparatifs ne furent pas longs.

Je ceignis une ceinture de voyage que j’avais fait faire avantde partir de Paris, à laquelle pendait une espèce de couteau dechasse, et qui renfermait d’un côté ma poudre, et de l’autre monplomb.

Quant à Lucien, il reparut avec sa cartouchière, un fusil à deuxcoups de Manton, et un bonnet pointu, chef-d’œuvre de broderiesorti des mains de quelque Pénélope de Sullacaro.

– Irai-je avec Votre Excellence ? demanda Griffo.

– Non, c’est inutile, reprit Lucien ; seulement, lâcheDiamante ; il serait possible qu’il nous fit lever quelquefaisan, et, par ce clair de lune-là, on pourrait tirer comme enplein jour.

Un instant après, un grand chien épagneul bondissait en hurlantde joie autour de nous.

Nous fîmes dix pas hors de la maison.

– À propos, dit Lucien en se retournant, préviens dans levillage que, si l’on entend quelques coups de fusil dans lamontagne, c’est nous qui les aurons tirés.

– Soyez tranquille, Excellence.

– Sans cette précaution, reprit Lucien, peut-être aurait-onpu croire que les hostilités étaient recommencées, et aurions-nousentendu l’écho de nos fusils retentir dans les rues de Sullacaro.Nous fîmes quelques pas encore, puis nous prîmes à notre droite unepetite ruelle qui conduisait directement à la montagne.

Chapitre 6

 

Quoique nous fussions arrivés au commencement de mars à peine,le temps était magnifique, et l’on aurait pu dire qu’il étaitchaud, sans une charmante brise qui, tout en nous rafraîchissant,nous apportait cet âcre et vivace parfum de la mer.

La lune se levait, claire et brillante, derrière le mont deCagna, et l’on eût dit qu’elle versait des cascades de lumière surtout le versant occidental qui sépare la Corse en deux parties, etfait en quelque sorte, d’une seule île, deux pays différentstoujours en guerre, ou du moins en haine l’un contre l’autre.

À mesure que nous montions, et que les gorges où coule le Tavaros’enfonçaient dans une nuit dont l’œil cherchait en vain à pénétrerl’obscurité, nous voyions la Méditerranée calme, et pareille à unvaste miroir d’acier bruni, se dérouler à l’horizon.

Certains bruits particuliers à la nuit, soit qu’ilsdisparaissent le jour sous d’autres bruits, soit qu’ils s’éveillentvéritablement avec les ténèbres, se faisaient entendre, etproduisaient, non pas sur Lucien, qui, familier avec eux, pouvaitles reconnaître, mais sur moi, à qui ils étaient étrangers, dessensations de surprise singulières et qui entretenaient dans monesprit cette émotion continuelle qui donne un intérêt puissant àtout ce qu’on voit.

Arrivés à une espèce de petit embranchement où la route sedivisait en deux, c’est-à-dire en un chemin qui paraissait faire letour de la montagne et un sentier à peine visible qui piquait droitsur elle, Lucien s’arrêta.

– Voyons, me dit-il, avez-vous le piedmontagnard ?

– Le pied, oui, mais pas l’œil.

– C’est-à-dire que vous avez des vertiges ?

– Oui ; le vide m’attire irrésistiblement.

– Alors nous pouvons prendre par ce sentier, qui ne nousoffrira pas de précipices, mais seulement des difficultés deterrain.

– Oh ! pour les difficultés de terrain, cela m’estégal.

– Prenons donc ce sentier, il nous épargne trois quartsd’heure de marche.

– Prenons ce sentier.

Lucien s’engagea le premier à travers un petit bois de chênesverts dans lequel je le suivis.

Diamante marchait à cinquante ou soixante pas de nous, battantle bois à droite et à gauche, et, de temps en temps, revenant parle sentier, remuant gaiement la queue pour nous annoncer que nouspouvions, sans danger et confiants dans son instinct, continuertranquillement notre route.

On voyait que, comme les chevaux à deux fins de cesdemi-fashionables, agents de change le matin, lions le soir, et quiveulent à la fois une bête de selle et de cabriolet, Diamante étaitdressé à chasser le bipède et le quadrupède, le bandit et lesanglier.

Pour n’avoir pas l’air d’être tout à fait étranger aux mœurscorses, je fis part de mon observation à Lucien.

– Vous vous trompez, dit-il ; Diamante chasseeffectivement à la fois l’homme et l’animal ; mais l’hommequ’il chasse n’est point le bandit, c’est la triple race dugendarme, du voltigeur et du volontaire.

– Comment, demandai-je, Diamante est donc un chien debandit ?

– Comme vous le dites. Diamante appartenait à un Orlandi, àqui j’envoyais quelquefois, dans la campagne, du pain, de lapoudre, des balles, les différentes choses enfin dont un bandit abesoin. Il a été tué par un Colona, et j’ai reçu le lendemain sonchien, qui, ayant l’habitude de venir à la maison, m’a facilementpris en amitié.

– Mais il me semble, dis-je, que, de ma chambre, ou plutôtde celle de votre frère, j’ai aperçu un autre chien queDiamante ?

– Oui, celui-là, c’est Brusco ; il a les mêmesqualités que celui-ci ; seulement, il me vient d’un Colona quia été tué par un Orlandi : il en résulte que, lorsque je vaisfaire visite à un Colona, je prends Brusco, et que, quand, aucontraire, j’ai affaire à un Orlandi, je détache Diamante. Si on ale malheur de les lâcher tous les deux en même temps, ils sedévorent. Aussi, continua Lucien en riant de son sourire amer, leshommes peuvent se raccommoder, eux, faire la paix, communier de lamême hostie, les chiens ne mangeront jamais dans la mêmeécuelle.

– À la bonne heure, repris-je à mon tour en riant, voilàdeux vrais chiens corses ; mais il me semble que Diamante,comme tous les cœurs modestes, se dérobe à nos louanges ;depuis que la conversation roule sur lui, nous ne l’avons pasaperçu.

– Oh ! que cela ne vous inquiète pas, dit Lucien. Jesais où il est.

– Et où est-il sans indiscrétion ?

– Il est au Mucchio.

J’allais encore hasarder une question au risque de fatiguer moninterlocuteur, lorsqu’un hurlement se fit entendre, si triste, siprolongé et si lamentable, que je tressaillis et que je m’arrêtaien portant la main sur le bras du jeune homme.

– Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je.

– Rien ; c’est Diamante qui pleure.

– Et qui pleure-t-il ?

– Son maître… Croyez-vous donc que les chiens soient deshommes, pour oublier ceux qui les ont aimés ?

– Ah ! Je comprends, dis-je.

Diamante fit entendre un second hurlement plus prolongé, plustriste et plus lamentable encore que le premier.

– Oui, continuai-je, son maître a été tué, m’avez-vous dit,et nous approchons de l’endroit où il a été tué.

– Justement, et Diamante nous a quittés pour aller auMucchio.

– Le Mucchio alors, c’est la tombe ?

– Oui, c’est-à-dire le monument que chaque passant, en yjetant une pierre et une branche d’arbre, dresse sur la fosse detout homme assassiné. Il en résulte qu’au lieu de s’affaisser commeles autres fosses sous les pas de ce grand niveleur qu’on appellele temps, le tombeau de la victime grandit toujours, symbole de lavengeance qui doit lui survivre et grandir incessamment au cœur deses plus proches parents.

Un troisième hurlement retentit, mais, cette fois, si près denous, que je ne pus m’empêcher de frissonner, quoique la cause mefût parfaitement connue.

En effet, au détour d’un sentier, je vis blanchir, à unevingtaine de pas de nous, un tas de pierres formant une pyramide dequatre ou cinq pieds de hauteur. C’était le Mucchio.

Au pied de cet étrange monument, Diamante était assis, le coutendu, la gueule ouverte. Lucien ramassa une pierre, et, ôtant sonbonnet, s’approcha du Mucchio.

J’en fis autant, me modelant de tous points sur lui.

Arrivé près de la pyramide, il cassa une branche de chêne vert,jeta d’abord la pierre, puis la branche ; puis enfin fit avecle pouce ce signe de croix rapide, habitude corse s’il en fût etqui échappait à Napoléon lui-même en certaines circonstancesterribles.

Je l’imitai jusqu’au bout.

Puis nous nous remîmes, en route, silencieux et pensifs.

Diamante resta en arrière.

Au bout de dix minutes, à peu près, nous entendîmes un dernierhurlement, et presque aussitôt Diamante, la tête et la queuebasses, passa près de nous, piqua une pointe d’une centaine de pas,et se remit à faire son métier d’éclaireur.

Chapitre 7

 

Cependant nous avancions toujours, et, comme m’en avait prévenuLucien, le sentier devenait de plus en plus escarpé.

Je mis mon fusil en bandoulière, car je vis que j’allais bientôtavoir besoin de mes deux mains. Quant à mon guide, il continuait demarcher avec la même aisance, et ne paraissait même pass’apercevoir de la difficulté du terrain.

Après quelques minutes d’escalade à travers les roches, et àl’aide de lianes et de racines, nous arrivâmes sur une espèce deplate-forme dominée par quelques murailles en ruines. Ces ruinesétaient celles du château de Vicentello d’Istria, qui formaient lebut de notre voyage.

Au bout de cinq minutes d’une nouvelle escalade, plus difficileencore et plus escarpée que la première, Lucien, arrivé sur ladernière terrasse, me tendit la main et me tira à lui.

– Allons, allons, me dit-il, vous ne vous en tirez pas malpour un Parisien.

– Cela tient à ce que le Parisien que vous venez d’aider àfaire sa dernière enjambée a déjà fait quelques excursions de cegenre.

– C’est vrai, dit Lucien en riant ; n’avez-vous pasprès de Paris une montagne qu’on appelle Montmartre ?

– Oui ; mais, outre Montmartre, que je ne renie pas,j’ai encore gravi quelques autres montagnes qu’on appelle le Righi,le Faulhorn, la Gemmi, le Vésuve, Stromboli, l’Etna.

– Oh ! mais, maintenant, voilà que, tout au contraire,c’est vous qui allez me mépriser de ce que je n’ai jamais gravi quele monte Rotondo. En tout cas, nous voici arrivés. Il y a quatresiècles, mes aïeux vous auraient ouvert leur porte, et vousauraient dit : « Soyez le bienvenu dans notrechâteau. » Aujourd’hui, leur descendant vous montre cettebrèche et vous dit : « Soyez le bienvenu dans nosruines. »

– Ce château a-t-il donc appartenu à votre famille depuisla mort de Vicentello d’Istria ? demandai-je alors, reprenantla conversation où nous l’avions laissée.

– Non ; mais, avant sa naissance, c’était la demeurede notre aïeule à tous, la fameuse Savilia, veuve de Lucien deFranchi.

– N’y a-t-il pas dans Filippini une terrible histoire surcette femme ?

– Oui… S’il faisait jour, vous pourriez encore voir d’iciles ruines du château de Valle ; c’est là qu’habitait leseigneur de Giudice, aussi haï qu’elle était aimée, aussi laidqu’elle était belle. Il en devint amoureux, et, comme elle ne sehâtait pas de répondre à cet amour selon ses désirs, il la fitprévenir que, si elle ne se décidait pas à l’accepter pour épouxdans un temps donné, il saurait bien l’enlever de force. Saviliafit semblant de céder et invita Giudice à venir dîner avec elle.Giudice, au comble de la joie et oubliant qu’il n’était parvenu àce résultat flatteur qu’à l’aide de la menace, se rendit àl’invitation, accompagné de quelques serviteurs seulement. Derrièreeux, on referma la porte, et, cinq minutes après, Giudice,prisonnier, était enfermé dans un cachot.

Je passai par le chemin indiqué, et je me trouvai dans uneespèce de cour carrée.

À travers les ouvertures creusées par le temps, la lune jetaitsur le sol, jonché de décombres, de grandes flaques de lumière.Toutes les autres portions de terrain demeuraient dans l’ombreprojetée par les murailles restées debout.

Lucien tira sa montre.

– Ah ! dit-il, nous sommes de vingt minutes en avance.Asseyons-nous ; vous devez être fatigué.

Nous nous assîmes, ou plutôt nous nous couchâmes sur une pentegazonneuse faisant face à une grande brèche.

– Mais il me semble, dis-je à mon compagnon, que vous nem’avez pas raconté l’histoire entière.

– Non, continua Lucien ; car, tous les matins et tousles soirs, Savilia descendait dans le cachot attenant à celui oùétait enfermé Giudice, et, là, séparée de lui par une grilleseulement, elle se déshabillait, et se montrait nue au captif.

» – Giudice, lui disait-elle, comment un homme aussilaid que toi a-t-il jamais pu croire qu’il posséderait toutcela ?

Ce supplice dura trois mois, se renouvelant deux fois par jour.Mais, au bout de trois mois, grâce à une femme de chambre qu’ilséduisit, Giudice parvint à s’enfuir. Il revint alors avec tous sesvassaux, beaucoup plus nombreux que ceux de Savilia, prit lechâteau d’assaut, et, s’étant à son tour emparé de Savilia,l’exposa nue dans une grande cage de fer, à un carrefour de laforêt appelé Bocca di Cilaccia, offrant lui-même la clef de cettecage à tous ceux que sa beauté tentait en passant : au bout detrois jours de cette prostitution publique, Savilia étaitmorte.

– Eh bien, mais, remarquai-je, il me semble que vos aïeuxn’entendaient pas mal la vengeance, et qu’en se tuant toutbonnement d’un coup de fusil ou d’un coup de poignard, leursdescendants sont un peu dégénérés.

– Sans compter qu’ils en arriveront à ne plus se tuer dutout. Mais, au moins, reprit le jeune homme, cela ne s’est pointpassé ainsi dans notre famille. Les deux fils de Savilia, quiétaient à Ajaccio sous la garde de leur oncle, furent élevés commede vrais Corses, et continuèrent de faire la guerre aux fils deGiudice. Cette guerre dura quatre siècles, et a fini seulement,comme vous avez pu le voir sur les carabines de mon père et de mamère, le 21 septembre 1819, à onze heures du matin.

– En effet, je me rappelle cette inscription, dont je n’aipas eu le temps de vous demander l’explication ; car, aumoment même où je venais de la lire, nous descendîmes pourdîner.

– La voici : De la famille des Giudice, il ne restaitplus, en 1819, que deux frères ; de la famille des Franchi, ilne restait plus que mon père, qui avait épousé sa cousine. Troismois après ce mariage, les Giudice résolurent d’en finir d’un seulcoup avec nous. L’un des frères s’embusqua sur la route d’Olmedopour attendre mon père, qui revenait de Sartène, tandis quel’autre, profitant de cette absence, devait donner l’assaut à notremaison. La chose fut exécutée selon ce plan, mais tourna toutautrement que ne s’y attendaient les agresseurs. Mon père, prévenu,se tint sur ses gardes ; ma mère, avertie, rassembla nosbergers, de sorte qu’au moment de cette double attaque chacun étaiten défense : mon père sur la montagne, ma mère dans ma chambremême. Or, au bout de cinq minutes de combat, les deux frèresGiudice tombaient, l’un frappé par mon père, l’autre frappé par mamère. En voyant choir son ennemi, mon père tira sa montre : Ilétait onze heures ! En voyant tomber son adversaire, ma mèrese retourna vers la pendule : Il était onze heures ! Toutavait été fini dans la même minute, il n’existait plus de Giudice,la race était détruite. La famille Franchi, victorieuse, futdésormais tranquille, et, comme elle avait dignement accompli sonœuvre pendant cette guerre de quatre siècles, elle ne se mêla plusde rien ; seulement, mon père fit graver la date et l’heure decet étrange événement sur la crosse de chacune des carabines quiavaient fait le coup, et les accrocha de chaque côté de la pendule,à la même place où vous les avez vues. Sept mois après, ma mèreaccoucha de deux jumeaux, l’un desquels est votre serviteur, leCorse Lucien, et l’autre le philanthrope Louis, son frère.

En ce moment, sur une des portions de terrain éclairée par lalune, je vis se projeter l’ombre d’un homme et celle d’unchien.

C’était l’ombre du bandit Orlandi et celle de notre amiDiamante.

En même temps, nous entendîmes le timbre de l’horloge deSullacaro qui sonnait lentement neuf heures.

Maître Orlandi était, à ce qu’il paraît, de l’opinion de LouisXV ; qui avait, comme on le sait, pour maxime que l’exactitudeest la politesse des rois.

Il était impossible d’être plus exact que ne l’était ce roi dela montagne, auquel Lucien avait donné rendez-vous à neuf heuressonnantes.

En l’apercevant, nous nous levâmes tous deux.

Chapitre 8

 

– Vous n’êtes pas seul, monsieur Lucien ? dit lebandit.

– Ne vous inquiétez pas de cela, Orlandi ; monsieurest un ami à moi qui a entendu parler de vous et qui désirait vousfaire visite. Je n’ai pas cru devoir lui refuser ce plaisir.

– Monsieur est le bienvenu à la campagne, dit le bandit ens’inclinant et en faisant ensuite quelques pas vers nous.

Je lui rendis son salut avec la plus ponctuelle politesse.

– Vous devez déjà être arrivés depuis quelque temps ?continua Orlandi.

– Oui, depuis vingt minutes.

– C’est cela : j’ai entendu la voix de Diamante quihurlait au Mucchio, et déjà, depuis un quart d’heure, il est venume rejoindre. C’est une bonne et fidèle bête, n’est-ce pas,monsieur Lucien ?

– Oui, c’est le mot, Orlandi, bonne et fidèle, repritLucien en caressant Diamante.

– Mais, puisque vous saviez que M. Lucien était là,demandai-je, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

– Parce que nous n’avions rendez-vous qu’à neuf heures,répondit le bandit, et que c’est être aussi inexact d’arriver unquart d’heure plus tôt que d’arriver un quart d’heure plustard.

– Est-ce un reproche que vous me faites, Orlandi ? diten riant Lucien.

– Non, monsieur ; vous pouviez avoir vos raisons pourcela, vous ; d’ailleurs, vous êtes en compagnie, et c’estprobablement à cause de monsieur que vous avez faussé voshabitudes ; car, vous aussi, monsieur Lucien, vous êtes exact,et je le sais mieux que personne ; vous vous êtes, Dieumerci ! dérangé assez souvent pour moi.

– Ce n’est pas la peine de me remercier de cela,Orlandi ; car cette fois-ci sera probablement la dernière.

– N’avons-nous pas quelques mots à échanger à ce sujet,monsieur Lucien ? demanda le bandit.

– Oui, et si vous voulez me suivre…

– À vos ordres.

Lucien se retourna vers moi.

– Vous m’excuserez, n’est-ce pas ? me dit-il.

– Comment donc ! faites.

Tous deux s’éloignèrent, et, montant sur la brèche par laquelleOrlandi nous était apparu, s’arrêtèrent là debout, se détachant envigueur sur la lueur de la lune, qui semblait baigner les contoursde leurs deux silhouettes sombres d’un guide d’argent.

Alors seulement, je pus regarder Orlandi avec attention.

C’était un homme de haute taille, portant la barbe dans toute salongueur et vêtu exactement de la même façon que le jeune deFranchi, à l’exception cependant que ses habits portaient la traced’un fréquent contact avec le maquis dans lequel vivait leurpropriétaire, les ronces à travers lesquelles plus d’une fois ilavait été obligé de fuir, et la terre sur laquelle il couchaitchaque nuit.

Je ne pouvais entendre ce qu’ils disaient, d’abord parce qu’ilsétaient à une vingtaine de pas de moi, ensuite parce qu’ilsparlaient le dialecte corse.

Mais je m’apercevais facilement à leurs gestes que le banditréfutait, avec une grande chaleur, une suite de raisonnements quele jeune homme exposait avec un calme qui faisait honneur àl’impartialité qu’il mettait dans cette affaire.

Enfin, les gestes d’Orlandi devinrent moins fréquents et plusénergiques ; sa parole elle-même sembla s’alanguir ; surune dernière observation, il baissa la tête ; puis enfin, aubout d’un instant, tendit la main au jeune homme.

La conférence, selon toute probabilité, était finie car tousdeux revinrent vers moi.

– Mon cher hôte, me dit le jeune homme, voici Orlandi quidésire vous serrer la main pour vous remercier.

– Et de quoi ? lui demandai-je.

– Mais de vouloir bien être un de ses parrains. Je me suisengagé pour vous.

– Si vous vous êtes engagé pour moi, vous comprenez quej’accepte sans même savoir de quoi il est question.

Je tendis la main au bandit, qui me fit l’honneur de la toucherdu bout des doigts.

– De cette façon, continua Lucien, vous pourrez dire à monfrère que tout est arrangé selon ses désirs, et même que vous avezsigné au contrat.

– Il y a donc un mariage ?

– Non, pas encore ; mais peut-être celaviendra-t-il.

Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres du bandit.

– La paix, dit-il, puisque vous la voulez absolument,monsieur Lucien, mais pas d’alliance : ceci n’est point portéau traité.

– Non, dit Lucien, c’est seulement écrit, selon touteprobabilité, dans l’avenir. Mais parlons d’autre chose. N’avez-vousrien entendu pendant que je causais, avec Orlandi ?

– De ce que vous disiez ?

– Non, mais de ce que disait un faisan dans les environsd’ici.

– En effet, il me semble que j’ai entendu coqueter ;mais j’ai cru que je me trompais.

– Vous ne vous trompiez pas : il y a un coq branchédans le grand châtaignier que vous savez, monsieur Lucien, à centpas d’ici. Je l’ai entendu tout à l’heure en passant.

– Eh bien, mais, dit gaiement Lucien, il faut le mangerdemain.

– Il serait déjà à bas, dit Orlandi, si je n’avais pascraint qu’on ne crût au village que je tirais sur autre chose qu’unfaisan.

– J’ai prévenu, dit Lucien. À propos, ajouta-t-il en seretournant vers moi et en rejetant sur son épaule son fusil qu’ilvenait d’armer, à vous l’honneur.

– Un instant ! Je ne suis pas si sûr que vous de moncoup, moi ; et je tiens beaucoup à manger ma part de votrefaisan : ainsi, tirez-le.

– Au fait, dit Lucien, vous n’avez pas comme nousl’habitude de la chasse de nuit, et vous tireriez certainement tropbas ; d’ailleurs, si vous n’avez rien à faire demain dans lajournée, vous prendrez votre revanche.

Chapitre 9

 

Nous sortîmes des ruines par le côté opposé où nous étionsentrés, Lucien marchant le premier.

Au moment où nous mettions le pied dans le maquis, le faisan, sedénonçant lui-même, se mit à coqueter de nouveau.

Il était à quatre-vingts pas de nous, à peu près, caché dans lesbranches d’un châtaignier dont l’approche était de tous côtésdéfendue par un épais maquis.

– Comment arriverez-vous à lui sans qu’il vousentende ? demandai-je à Lucien. Cela ne me paraît pasfacile.

– Non, me répondit-il ; si je pouvais seulement levoir, je le tirerais d’ici.

– Comment d’ici ? Avez-vous un fusil qui tue lesfaisans à quatre-vingts pas ?

– À plomb, non ; à balle, oui.

– Ah ! à balle, n’en parlons plus, c’est autrechose ; et vous avez bien fait de vous charger du coup.

– Voulez-vous le voir ? demanda Orlandi.

– Oui, dit Lucien, j’avoue que cela me ferait plaisir.

– Attendez, alors.

Et Orlandi se mit à imiter le gloussement de la poulefaisane.

Au même instant, sans apercevoir le faisan, nous vîmes unmouvement dans les feuilles du châtaignier ; le faisan montaitde branche en branche, tout en répondant par son coquetage auxavances que lui faisait Orlandi.

Enfin, il parut à la cime de l’arbre parfaitement visible, et sedétachant en vigueur sur le blanc mat du ciel.

Orlandi se tut et le faisan demeura immobile.

Au même instant, Lucien abaissa son fusil, et, après avoirajusté une seconde, lâcha le coup.

Le faisan tomba comme une pelote.

– Va chercher ! dit Lucien à Diamante.

Le chien s’élança dans le maquis, et, cinq minutes après, revintle faisan dans la gueule.

La balle avait traversé le corps de celui-ci.

– Voilà un beau coup, dis-je, et dont je vous fais moncompliment, surtout avec un fusil double.

– Oh ! dit Lucien, il y a moins de mérite à ce quej’ai fait que vous ne le pensez ; un des canons est rayé etporte la balle comme une carabine.

– N’importe ! même avec une carabine le coupmériterait encore une mention honorable.

– Bah ! dit Orlandi, avec une carabine, M. Lucientouche à trois cent pas une pièce de cinq francs.

– Et tirez-vous le pistolet aussi bien que lefusil ?

– Mais, dit Lucien, à peu près ; à vingt-cinq pas, jecouperai toujours six balles sur douze à la lame d’un couteau.

J’ôtai mon chapeau et je saluai Lucien.

– Et votre frère, lui demandai-je, est-il de votreforce ?

– Mon frère ? reprit-il. Pauvre Louis ! il n’ajamais touché ni un fusil ni un pistolet. Aussi ma crainte est-elletoujours qu’il ne se fasse à Paris quelque mauvaise affaire ;car, brave comme il est, et pour soutenir l’honneur du pays, il seferait tuer.

Et Lucien poussa le faisan dans la poche de sa grande sacoche develours.

– Maintenant, dit-il, mon cher Orlandi, à demain.

– À demain, monsieur Lucien.

– Je connais votre exactitude ; à dix heures, vous,vos amis et vos parents, vous serez au bout de la rue, n’est-cepas ? Du côté de la montagne, à la même heure, et au boutopposé de la rue, Colona se trouvera de son côté avec ses parentset ses amis. Nous, nous serons sur les marches de l’église.

– C’est dit, monsieur Lucien ; merci de la peine. Etvous, monsieur, continua Orlandi en se tournant de mon côté et enme saluant, merci de l’honneur.

Et, sur cet échange de compliments, nous nous séparâmes,Orlandi, rentrant dans le maquis, et nous reprenant le chemin duvillage.

Quant à Diamante, il resta un moment indécis entre Orlandi etnous, regardant alternativement à droite et à gauche. Après cinqminutes d’hésitation, il nous fit l’honneur de nous donner lapréférence.

J’avoue que je n’avais pas été sans inquiétude, lorsquej’escaladais la double muraille de roches dont j’ai parlé, sur lamanière dont je descendrais ; la descente, on le sait, étant,en général, bien autrement difficile que la montée.

Je vis avec un certain plaisir que Lucien, devinant sans doutema pensée, prenait un autre chemin que celui par lequel nous étionsvenus.

Cette route m’offrait encore un autre avantage, c’était celui dela conversation qu’interrompaient naturellement les endroitsescarpés.

Or, comme la pente était douce et le chemin facile, je n’eus pasfait cinquante pas, que je me laissai aller à mes interrogationshabituelles.

– Ainsi, dis-je, la paix est faite ?

– Oui, et, comme vous avez pu voir, ce n’est pas sanspeine. Enfin, je lui ai fait comprendre que toutes les avancesétaient faites par les Colona. D’abord, ils avaient eu cinq hommestués, tandis que les Orlandi n’en avaient eu que quatre. Les Colonaavaient consenti hier à la réconciliation, tandis que les Orlandin’y consentaient qu’aujourd’hui. Enfin, les Colona s’engageaient àrendre publiquement une poule vivante aux Orlandi, concession quiprouvait qu’ils reconnaissent avoir eu tort. Cette dernièreconsidération l’a déterminé.

– Et c’est demain que cette touchante réconciliation doitavoir lieu ?

– Demain, à dix heures. Vous voyez que vous n’êtes pasencore trop malheureux. Vous espériez voir une vendette !

Le jeune homme reprit en riant d’un rire amer.

– Bah ! la belle chose qu’une vendette. Depuis quatrecents ans, en Corse, on n’entend parler que de cela. Vous verrezune réconciliation. Ah ! c’est bien autrement rare qu’unevendette.

Je me mis à rire.

– Vous voyez bien, me dit-il, que vous riez de nous, etvous avez raison ; nous sommes, en vérité, de drôles degens.

– Non, lui dis-je, je ris d’une chose étrange, c’est devous voir furieux contre vous-même d’avoir si bien réussi.

– N’est-ce pas ? Ah ! si vous aviez pu mecomprendre, vous eussiez admiré mon éloquence. Mais revenez dansdix ans, et, soyez tranquille, tout ce monde parlera français.

– Vous êtes un excellent avocat.

– Non pas, entendons-nous, je suis arbitre. Que diablevoulez-vous ! Le devoir d’un arbitre, c’est la conciliation.On me nommerait arbitre entre le bon Dieu et Satan, que jetâcherais de les raccommoder, quoiqu’au fond du cœur je serais bienconvaincu qu’en m’écoutant, le bon Dieu ferait une sottise.

Comme je vis que ce genre d’entretien ne faisait qu’aigrir moncompagnon de route, je laissai tomber la conversation, et comme, deson côté, il n’essaya pas de la relever, nous arrivâmes à la maisonsans avoir prononcé un mot de plus.

Chapitre 10

 

Griffo attendait.

Avant que son maître lui adressât une parole, il avait fouillédans la poche de sa veste et en avait tiré le faisan. Il avaitentendu et reconnu le coup de fusil.

Madame de Franchi n’était pas encore couchée ; seulement,elle s’était retirée dans sa chambre en chargeant Griffo de prierson fils d’entrer chez elle avant de se coucher.

Le jeune homme s’informa si je n’avais besoin de rien, et, surma réponse négative, me demanda la permission de se rendre auxordres de sa mère.

Je lui donnai toute liberté et je montai dans ma chambre.

Je la revis avec un certain orgueil. Mes études sur lesanalogies ne m’avaient pas trompé, et j’étais fier d’avoir devinéle caractère de Louis comme j’eusse deviné celui de Lucien.

Je me déshabillai donc lentement, et, après avoir pris lesOrientales de Victor Hugo dans la bibliothèque du futuravocat, je me mis au lit, plein de la satisfaction de moi-même.

Je venais de relire pour la centième fois le Feu duciel lorsque j’entendis des pas qui montaient l’escalier etqui s’arrêtaient tout doucement à ma porte ; je me doutai quec’était mon hôte qui venait avec l’intention de me souhaiter lebonsoir, mais qui, craignant sans doute que je ne fusse déjàendormi, hésitait à ouvrir la porte.

– Entrez, dis-je en posant mon livre sur la table denuit.

Effectivement, la porte s’ouvrit et Lucien parut.

– Excusez, me dit-il, mais il me semble, en yréfléchissant, que j’ai été si maussade ce soir, que je n’ai pasvoulu me coucher sans vous faire mes excuses ; je viens doncfaire amende honorable. Et, comme vous paraissez encore avoir bonnombre de questions à me faire, me mettre à votre entièredisposition.

– Merci cent fois, lui dis-je ; grâce à votreobligeance, au contraire, je suis à peu près édifié sur tout ce queje voulais savoir, et il ne me reste à apprendre qu’une chose queje me suis promis de ne pas vous demander.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle serait véritablement par trop indiscrète.Cependant, je vous en préviens, ne me pressez pas ; je neréponds pas de moi.

– Eh bien, alors, laissez-vous aller : c’est unemauvaise chose qu’une curiosité qui n’est point satisfaite ;cela éveille naturellement des suppositions, et, sur troissuppositions, il y en a toujours deux au moins qui sont pluspréjudiciables à celui qui en est l’objet que ne serait lavérité.

– Rassurez-vous sur ce point : mes suppositions lesplus injurieuses à votre égard me mènent tout simplement à croireque vous êtes sorcier.

Le jeune homme se mit à rire.

– Diable ! dit-il. Vous allez me rendre aussi curieuxque vous ; parlez donc, c’est moi qui vous en prie.

– Eh bien, vous avez eu la bonté d’éclaircir tout ce quiétait obscur pour moi, moins un seul point. Vous m’avez montré cesbelles armes historiques que je vous demanderai la permission derevoir avant mon départ.

– Et d’une.

– Vous m’avez expliqué ce que signifiait cette double etsemblable inscription sur la crosse des deux carabines.

– Et de deux.

– Vous m’avez fait comprendre comment, grâce au phénomènede votre naissance, vous éprouvez, quoique à trois cents lieues delui, les sensations que ressent votre frère, comme de son côté,sans doute, il éprouve les vôtres.

– Et de trois.

– Mais, lorsque madame de Franchi, à propos de ce sentimentde tristesse que vous avez éprouvé, et qui vous fait croire àquelque événement fâcheux arrivé à votre frère, vous a demandé sivous étiez sûr qu’il ne fût pas mort, vous avez répondu :« Non, s’il était mort, je l’aurais revu. »

– Oui, c’est vrai, j’ai répondu cela.

– Eh bien, si l’explication de ces paroles peut entrer dansune oreille profane, expliquez-les moi, je vous prie.

La figure du jeune homme avait pris, à mesure que je parlais,une teinte si grave, que je prononçai les derniers mots enhésitant.

Il se fit même, après que j’eus cessé de parler, un moment desilence entre nous deux.

– Tenez, lui dis-je, je vois bien que j’ai étéindiscret ; prenons que je n’ai rien dit.

– Non, me dit-il ; seulement, vous êtes un homme dumonde, et, par conséquent, vous avez l’esprit quelque peuincrédule. Eh bien, je crains de vous voir traiter de superstitionune ancienne tradition de famille qui subsiste chez nous depuisquatre cents ans.

– Écoutez, lui dis-je, je vous jure une chose, c’est quepersonne, sous le rapport des légendes et des traditions, n’estplus crédule que moi, et il y a même des choses auxquelles je croistout particulièrement : c’est aux choses impossibles.

– Ainsi, vous croiriez aux apparitions ?

– Voulez-vous que je vous dise ce qui m’est arrivé àmoi-même ?

– Oui, cela m’encouragera.

– Mon père est mort en 1807 ; par conséquent, jen’avais pas encore trois ans et demi ; comme le médecin avaitannoncé la fin prochaine du malade, on m’avait transporté chez unevieille cousine qui habitait une maison entre cour et jardin.

» Elle m’avait dressé un lit en face du sien, m’y avaitcouché à mon heure ordinaire, et, malgré le malheur qui me menaçaitet duquel je n’avais d’ailleurs pas la conscience, je m’étaisendormi ; tout à coup, on frappe trois coups violents à laporte de notre chambre ; je me réveille, je descends de monlit et je m’achemine vers la porte.

» – Où vas-tu ? me demanda ma cousine.

» Réveillée comme moi par ces trois coups, elle ne pouvaitmaîtriser une certaine terreur, sachant bien que, puisque lapremière porte de la rue était fermée, personne ne pouvait frapperà la porte de la chambre où nous étions.

» – Je vais ouvrir à papa, qui vient me dire adieu,répondis-je.

» Ce fut elle alors qui sauta à bas du lit et qui merecoucha malgré moi ; car je pleurais fort, crianttoujours :

» – Papa est à la porte, et je veux voir papa avantqu’il s’en aille pour toujours.

– Et depuis, cette apparition s’est-elle renouvelée ?demanda Lucien.

– Non, quoique bien souvent je l’ai appelée ; mais,peut-être aussi, Dieu accorde-t-il à la pureté de l’enfant desprivilèges qu’il refuse à la corruption de l’homme.

– Eh bien, me dit en souriant Lucien, dans notre famille,nous sommes plus heureux que vous.

– Vous revoyez vos parents morts ?

– Toutes les fois qu’un grand événement va s’accomplir ous’est accompli.

– Et à quoi attribuez-vous ce privilège accordé à votrefamille ?

– Voici ce qui s’est conservé chez nous commetradition : je vous ai dit que Savilia mourut laissant deuxfils.

– Oui, je me le rappelle.

– Ces deux fils grandirent, s’aimant de tout l’amour qu’ilseussent reporté sur leurs autres parents, si leurs autres parentseussent vécu. Ils se jurèrent donc que rien ne pourrait lesséparer, pas même la mort ; et, à la suite de je ne saisquelle puissante conjuration, ils écrivirent, avec leur sang, surun morceau de parchemin qu’ils échangèrent, le serment réciproqueque le premier mort apparaîtrait à l’autre, d’abord au moment de sapropre mort, puis ensuite dans tous les moments suprêmes de sa vie.Trois mois après, l’un des deux frères fut tué dans une embuscade,au moment même où l’autre cachetait une lettre qui lui étaitdestinée ; mais, comme il venait d’appuyer sa bague sur lacire encore brûlante, il entendit un soupir derrière lui, et, seretournant, il vit son frère debout et la main appuyée sur sonépaule, quoiqu’il ne sentît pas cette main. Alors, par un mouvementmachinal, il lui tendit la lettre qui lui était destinée ;l’autre prit la lettre et disparut. La veille de sa mort, il lerevit. Sans doute les deux frères ne s’étaient pas seulementengagés pour eux, mais encore pour leurs descendants ; car,depuis cette époque, les apparitions se sont renouvelées, nonseulement au moment de la mort de ceux qui trépassaient, maisencore à la veille de tous les grands événements.

– Et avez-vous jamais eu quelque apparition ?

– Non ; mais, comme mon père, pendant la nuit qui aprécédé sa mort, a été prévenu par son père qu’il allait mourir, jeprésume que nous jouirons, mon frère et moi, du privilège de nosancêtres, n’ayant rien fait pour démériter de cette faveur.

– Et ce privilège est accordé aux mâles de la familleseulement ?

– Oui.

– C’est étrange !

– C’est comme cela.

Je regardais ce jeune homme qui me disait, froid, grave etcalme, une chose regardée comme impossible, et je répétais avecHamlet :

There are more things in heav’n and earth, Horatio,

Than are dreamt of in your philosophy.

À Paris, j’eusse pris ce jeune homme pour unmystificateur ; mais, au fond de la Corse, dans un petitvillage ignoré, il fallait tout bonnement le considérer ou comme unfou qui se trompait de bonne foi, ou comme un être privilégié plusheureux ou plus malheureux que les autres hommes.

– Et, maintenant, me dit-il après un long silence,savez-vous tout ce que vous voulez savoir ?

– Oui, merci, répondis-je ; je suis touché de votreconfiance en moi, et je vous promets de garder le secret.

– Oh ! mon Dieu, me dit-il en souriant, il n’y a pointde secret là-dedans, et le premier paysan du village vous auraitraconté cette histoire comme je vous la raconte ; seulement,j’espère qu’à Paris mon frère ne se sera point vanté de ceprivilège, qui aurait probablement pour résultat de lui faire rireau nez par les hommes, et de donner des attaques de nerfs auxfemmes.

Et, à ces mots, il se leva, et, me souhaitant le bonsoir, seretira dans sa chambre.

Quoique fatigué, j’eus quelque peine à m’endormir ; encoremon sommeil, une fois venu, fut-il agité.

Je revoyais confusément, dans mon rêve, tous les personnagesavec lesquels j’avais été mis en relation pendant cette journée,mais formant entre eux une action confuse et sans suite. Au jourseulement, je m’endormis d’un sommeil réel, et ne me réveillaiqu’au son de la cloche qui semblait battre à mes oreilles.

Je tirai ma sonnette, car mon sensuel prédécesseur avait pousséle luxe jusqu’à avoir à la portée de sa main le cordon d’unesonnette, la seule sans doute qui existât dans tout le village.

Aussitôt Griffo parut, de l’eau chaude à la main.

Je vis que M. Louis de Franchi avait assez bien dressé cetespèce de valet de chambre.

Lucien avait déjà demandé deux fois si j’étais réveillé, etavait déclaré qu’à neuf heures et demie, si je ne remuais pas, ilentrerait dans ma chambre.

Il était neuf heures vingt-cinq minutes, aussi ne tardai-je pasà le voir paraître.

Cette fois, il était vêtu en Français, et même en Françaisélégant. Il portait une redingote noire, un gilet de fantaisie, etun pantalon blanc ; car, au commencement de mars, on portedéjà depuis longtemps des pantalons blancs en Corse.

Il vit que je le regardais avec une certaine surprise.

– Vous admirez ma tenue, me dit-il ; c’est unenouvelle preuve que je me civilise.

– Oui, ma foi, répondis-je, et je vous avoue que je ne suispas médiocrement étonné de trouver un tailleur de cette force àAjaccio. Mais, moi, avec mon costume de velours, je vais avoirl’air de Jean de Paris auprès de vous.

– Aussi, ma toilette est-elle de l’Humann tout pur ;rien que cela, mon cher hôte. Comme nous sommes, mon frère et moi,absolument de la même taille, mon frère m’a fait cette plaisanteriede m’envoyer une garde-robe complète, que je n’endosse, comme vousle pensez bien, que dans les grandes occasions : quandM. le préfet passe ; quand M. le général commandantle quatre-vingt-sixième département fait sa tournée ; ou bienencore quand je reçois un hôte comme vous, et que ce bonheur secombine avec un événement aussi solennel que celui qui vas’accomplir.

Il y avait dans ce jeune homme une ironie éternelle conduite parun esprit supérieur, qui, tout en mettant son interlocuteur mal àl’aise avec lui, ne dépassait cependant jamais les bornes d’uneparfaite convenance.

Je me contentai donc de m’incliner en signe de remerciement,tandis qu’il passait, avec toutes les précautions d’usage, un pairede gants jaunes moulés sur sa main par Boivin ou par Rousseau.

Dans cette tenue, il avait véritablement l’air d’un élégantParisien.

Pendant ce temps, j’achevais moi-même ma toilette.

Dix heures moins un quart sonnèrent.

– Allons, me dit Lucien, si vous voulez voir le spectacle,je crois qu’il est temps que nous prenions nos stalles ; àmoins, toutefois, que vous ne préfériez déjeuner, ce qui seraitbien plus raisonnable, ce me semble.

– Merci ; je mange rarement avant onze heures oumidi ; je puis donc faire face aux deux opérations.

– Alors, venez.

Je pris mon chapeau et je le suivis.

Chapitre 11

 

Du haut de cet escalier de huit marches, par lequel on arrivaità la porte du château fort habité par madame de Franchi et sonfils, on dominait la place.

Cette place, tout au contraire de la veille, était couverte demonde ; cependant toute cette foule se composait de femmes etd’enfants au-dessous de douze ans : pas un homme neparaissait.

Sur la première marche de l’église se tenait un hommesolennellement ceint d’une écharpe tricolore : c’était lemaire.

Sous le portique, un autre homme vêtu de noir était assis devantune table, un papier griffonné à portée de sa main. Cet homme,c’était le notaire ; ce papier griffonné, c’était l’acte deréconciliation.

Je pris place à l’un des côtés de la table avec les parrainsd’Orlandi. De l’autre côté étaient les parrains de Colona ;derrière le notaire se plaça Lucien, qui était également pour l’unet pour l’autre.

Au fond, dans le chœur de l’église, on voyait les prêtres prêtsà dire la messe.

La pendule sonna dix heures.

Au même instant, un frémissement courut par la foule, et lesyeux se portèrent aux deux extrémités de la rue, si l’on peutappeler rue l’intervalle inégal laissé par le caprice d’unecinquantaine de maisons bâties à la fantaisie de leurspropriétaires.

Aussitôt on vit apparaître, du côté de la montagne, Orlandi, et,du côté du fleuve, Colona : chacun était suivi de sespartisans ; mais, selon le programme arrêté, pas un seul neportait ses armes ; on eût dit, moins les figures quelque peurébarbatives, d’honnêtes marguilliers suivant une procession.

Les deux chefs des deux partis présentaient un contrastephysique bien tranché.

Orlandi, comme je l’ai dit, était grand, mince, brun, agile.

Colona était court, trapu, vigoureux ; il avait la barbe etles cheveux roux ; barbe et cheveux étaient courts etfrisés.

Tous deux portaient à la main une branche d’olivier, symboliqueemblème de la paix qu’ils allaient sceller, et qui était unepoétique invention du maire.

Colona tenait, de plus, par les pattes une poule blanche,destinée à remplacer, à titre de dommages-intérêts, la poule qui,dix ans auparavant, avait donné naissance à la querelle.

La poule était vivante.

Ce point avait été longtemps discuté et avait failli fairemanquer l’affaire, Colona regardant comme une double humiliation derendre vivante cette poule que sa tante avait jetée morte au visagede la cousine d’Orlandi.

Cependant, à force de logique, Lucien avait déterminé Colona àdonner la poule, comme, à force de dialectique, il avait déterminéOrlandi à la recevoir.

Au moment où parurent les deux ennemis, les cloches, qui uninstant avaient fait silence, sonnèrent à toute volée.

En s’apercevant, Orlandi et Colona firent un même mouvement,indiquant bien clairement une répulsion réciproque ; cependantils continuèrent leur chemin.

Juste en face de la porte de l’église, ils s’arrêtèrent à quatrepas l’un de l’autre, à peu près.

Si, trois jours auparavant, ces deux hommes se fussentrencontrés à cent pas de distance, l’un des deux serait biencertainement resté sur la place.

Il se fit pendant cinq minutes, non seulement dans les deuxgroupes, mais encore dans toute la foule, un silence qui, malgré lebut conciliateur de la cérémonie, n’avait rien de pacifique.

Alors M. le maire prit la parole.

– Eh bien, dit-il, Colona, ne savez-vous pas que c’est àvous de parler le premier ?

Colona fit un effort sur lui-même, et prononça quelques mots enpatois corse.

Je crus comprendre qu’il exprimait son regret d’avoir été dixans en vendette avec son bon voisin Orlandi, et qu’il lui offraiten réparation la poule blanche qu’il tenait à la main.

Orlandi attendit que la phrase de son adversaire fût biennettement terminée, et répondit par quelques autres mots corses quiétaient de sa part la promesse de ne se souvenir de rien que de laréconciliation solennelle qui avait lieu sous les auspices deM. le maire, sous l’arbitrage de M. Lucien, et sous larédaction de M. le notaire.

Puis tous deux gardèrent de nouveau le silence.

– Eh bien, messieurs, dit le maire, il était convenu, ce mesemble, qu’on se donnerait la main.

Par un mouvement instinctif, les deux ennemis portèrent leursmains derrière leur dos.

Le maire descendit la marche sur laquelle il était monté, allachercher derrière son dos la main de Colona, revint prendrederrière le sien la main d’Orlandi ; puis, après quelquesefforts qu’il essayait de dissimuler à ses administrés sous unsourire, il parvint à joindre les deux mains.

Le notaire saisit le moment, il se leva et lut, tandis que lemaire tenait toujours ferme les deux mains, qui firent d’abord cequ’elles purent pour se dégager, mais qui enfin se résignèrent àrester l’une dans l’autre :

« Par-devant nous, Giuseppe-Antonio Sarrola, notaire royalà Sullacaro, province de Sartène ;

» Sur la grande place du village, en face de l’église, enprésence de M. le maire, des parrains et de toute lapopulation ;

» Entre Gaetano-Orso Orlandi, dit Orlandini,

» Et Marco-Vincenzio Colona, dit Schioppone,

» A été arrêté solennellement ce qui suit :

» À partir de ce jourd’hui, 4 mars 1841, la vendettedéclarée depuis dix ans entre eux cessera.

» À partir du même jour, ils vivront ensemble en bonsvoisins et compères, comme vivaient leurs parents avant lamalheureuse affaire qui a mis la désunion entre leurs familles etleurs amis.

» En foi de quoi, ils ont signé les présentes, sous leportique de l’église du village, avec M. Polo Arbori, maire dela commune, M. Lucien de Franchi, arbitre, les parrains dechacun des deux contractants, et nous notaire.

» Sullacaro, ce 4 mars 1841. »

Je vis avec admiration que, par excès de prudence, le notairen’avait pas touché le moindre mot de la poule qui mettait Colona ensi mauvaise position devant Orlandi.

Aussi la figure de Colona s’éclaircit-elle en raison inverse dece que la figure d’Orlandi se rembrunissait. Ce dernier regarda lapoule qu’il tenait à la main en homme qui éprouvait visiblement uneviolente tentation de l’envoyer à la figure de Colona. Mais un coupd’œil de Lucien de Franchi arrêta cette mauvaise intention dans songerme.

Le maire vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; ilmonta à reculons en tenant toujours les deux mains l’une dansl’autre, et sans perdre un instant de vue les nouveauxréconciliés.

Puis, pour prévenir un nouveau débat qui ne pouvait manquerd’arriver au moment de signer, vu que chacun des deux adversairesregarderait évidemment comme une concession de signer le premier,il prit la plume et signa lui-même, et, convertissant la honte enhonneur, passa la plume à Orlandi, qui la prit de ses mains, signaet la passa à Lucien, lequel, usant du même subterfuge pacifique,la passa à son tour à Colona, qui fit sa croix.

Au moment même, les chants ecclésiastiques retentirent, comme onchante le Te Deum après une victoire.

Nous signâmes tous ensuite, sans distinction de rang ni detitre, comme la noblesse de France avait signé, cent vingt-troisans auparavant, la protestation contre M. le duc du Maine.

Puis les deux héros de la journée entrèrent dans l’église etallèrent s’agenouiller de chaque côté du chœur, chacun à la placequi lui était destinée.

Je vis qu’à partir de ce moment, Lucien était parfaitementtranquille : tout était fini, la réconciliation était jurée,non seulement devant les hommes, mais encore devant Dieu.

Le reste de l’office divin s’écoula donc sans aucun événementqui mérite d’être rapporté.

La messe terminée, Orlandi et Colona sortirent avec le mêmecérémonial.

À la porte, sur l’invitation du maire, ils se touchèrent encorela main ; puis chacun reprit, avec son cortège d’amis et deparents, le chemin de sa maison, où, depuis trois ans, ni l’un nil’autre n’était rentré.

Quant à Lucien et à moi, nous rentrâmes chez madame de Franchi,où le dîner nous attendait.

Il me fut facile de voir, au surcroît d’attentions dont j’étaisl’objet, que Lucien avait lu mon nom par-dessus mon épaule aumoment où je l’apposais au bas de l’acte, et que ce nom ne luiétait pas tout à fait inconnu.

Le matin, j’avais annoncé à Lucien ma résolution de partir aprèsle dîner ; j’étais impérieusement rappelé à Paris par mesrépétitions d’Un mariage sous Louis XV, et, malgré lesinstances de la mère et du fils, je persistai dans ma premièredécision.

Lucien me demanda alors la permission d’user de mon offre enécrivant à son frère, et madame de Franchi, qui, sous sa forceantique, n’en cachait pas moins le cœur d’une mère, me fitpromettre que je remettrais moi-même cette lettre à son fils.

Le dérangement, au reste, n’était pas grand : Louis deFranchi, en véritable Parisien qu’il était, demeurait rue duHelder, n° 7.

Je demandai à voir une dernière fois la chambre de Lucien,lequel m’y conduisit lui-même, et, me montrant de la main tout cequi en faisait partie :

– Vous savez, me dit-il, que, si quelque objet vous agrée,il faut le prendre, car cet objet est à vous.

J’allai décrocher un poignard placé dans un coin assez obscurpour m’indiquer qu’il n’avait aucune valeur, et, comme j’avais vuLucien jeter un regard de curiosité sur ma ceinture de chasse et enlouer l’arrangement, je le priai de l’accepter : il eut le bongoût de la prendre sans me faire répéter ma prière une secondefois.

En ce moment, Griffo parut sur la porte.

Il venait m’annoncer que le cheval était sellé et que le guidem’attendait.

J’avais mis de côté l’offrande que je destinais à Griffo ;c’était une espèce de couteau de chasse, avec deux pistolets collésle long de la lame et dont les batteries étaient cachées dans lapoignée.

Je n’ai jamais vu ravissement pareil au sien.

Je descendis et je trouvai madame de Franchi au bas del’escalier ; elle m’attendait, pour me souhaiter le bonvoyage, à la même place où elle m’avait souhaité la bienvenue. Jelui baisai la main ; je me sentais un grand respect pour cettefemme si simple et en même temps si digne.

Lucien me conduisit jusqu’à la porte.

– Dans un tout autre jour, dit-il, je sellerais mon chevalet je vous reconduirais jusqu’au delà de la montagne ; mais,aujourd’hui, je n’ose pas quitter Sullacaro, de peur que l’un oul’autre de nos deux nouveaux amis ne fasse quelque sottise.

– Et vous faites bien, lui dis-je ; quant à moi,croyez que je me félicite d’avoir vu une cérémonie aussi nouvelleen Corse que celle à laquelle je viens d’assister.

– Oui, oui, dit-il, félicitez-vous-en ; car vous avezvu une chose qui a dû faire tressaillir nos aïeux dans leurstombeaux.

– Je comprends ; chez eux, la parole était assezsacrée pour qu’ils n’eussent pas eu besoin qu’un notaire intervîntdans la réconciliation !

– Ceux-là ne se fussent pas réconciliés du tout.

Il me tendit la main.

– Ne me chargez-vous pas d’embrasser votre frère ? luidis-je.

– Oui, sans doute, si cela ne vous dérange pas trop.

– Eh bien, alors, embrassons-nous ; je ne puis rendreque ce que j’aurai reçu.

Nous nous embrassâmes.

– Ne vous reverrai-je pas un jour ? luidemandai-je.

– Oui, si vous revenez en Corse.

– Non, mais si vous venez à Paris, vous.

– Je n’irai jamais, me répondit Lucien.

– En tout cas, vous trouverez des cartes à mon nom sur lacheminée de votre frère. N’oubliez pas l’adresse.

– Je vous promets que, si un événement quelconque meconduisait sur le continent, vous auriez ma première visite.

– Ainsi, c’est convenu.

Il me tendit une dernière fois la main, et nous nousquittâmes ; mais, tant qu’il put me voir descendre la rue quiconduisait à la rivière, il me suivit des yeux.

Tout était assez tranquille dans le village, quoiqu’on y pûtremarquer encore cette espèce d’agitation qui suit les grandsévénements, et je m’éloignais en fixant, à mesure que je passaisdevant elles, les yeux sur chaque porte, comptant toujours en voirsortir mon filleul Orlandi, qui, en vérité, me devait bien unremerciement et ne me l’avait pas fait.

Mais je dépassai la dernière maison du village, et je m’avançaidans la campagne sans avoir rien vu qui lui ressemblât.

Je croyais avoir été tout à fait oublié, et je dois dire qu’aumilieu des graves préoccupations que devait éprouver Orlandi dansune pareille journée, je lui pardonnais sincèrement cet oubli,quand, tout à coup, en arrivant au maquis de Bicchisano, je vissortir du fourré un homme qui se plaça au milieu du chemin, et queje reconnus à l’instant même pour celui que, dans mon impatiencefrançaise et dans mon habitude des convenances parisiennes, jetaxais d’ingratitude.

Je remarquai qu’il avait déjà eu le temps d’endosser le mêmecostume que celui sous lequel il m’était apparu dans les ruines deVicentello, c’est-à-dire qu’il portait sa cartouchière, à laquelleétait accroché le pistolet de rigueur, et qu’il était armé de sonfusil.

Lorsque je fus à vingt pas de lui, il mit le chapeau à la main,tandis que, de mon côté, je donnais de l’éperon à mon cheval pourne pas le faire attendre.

– Monsieur, me dit-il, je n’ai pas voulu vous laisserpartir ainsi de Sullacaro sans vous remercier de l’honneur que vousavez bien voulu faire à un pauvre paysan comme moi en lui servantde témoin ; et, comme, là-bas, je n’avais ni le cœur à l’aiseni la langue libre, je suis venu vous attendre ici.

– Je vous remercie, lui dis-je ; mais il ne fallaitpas vous déranger de vos affaires pour cela, et tout l’honneur aété pour moi.

– Et puis, continua le bandit, que voulez-vous,monsieur ! On ne perd pas en un instant l’habitude de quatreans. L’air de la montagne est terrible ; quand on l’a respiréune fois, on étouffe partout. Tout à l’heure, dans ces misérablesmaisons, je croyais à chaque instant que le toit allait me tombersur la tête.

– Mais, répondis-je, vous allez cependant reprendre votrevie habituelle. Vous avez une maison, m’a-t-on dit, un champ, unevigne ?

– Oui, sans doute ; mais ma sœur gardait la maison, etles Lucquois étaient là pour labourer mon champ et vendanger monraisin. Nous autres Corses, nous ne travaillons pas.

– Que faites-vous, alors ?

– Nous inspectons les travailleurs, nous nous promenons lefusil sur l’épaule, nous chassons.

– Eh bien, cher monsieur Orlandi, lui dis-je en lui tendantla main, bonne chasse ! Mais rappelez-vous que mon honneur,comme le vôtre, est engagé à ce que vous ne tiriez désormais quesur les mouflons, les daims, les sangliers, les faisans et lesperdrix, et jamais sur Marco-Vicenzio Colona, ni sur personne de safamille.

– Ah ! Excellence, me répondit mon filleul avec uneexpression de physionomie que je n’avais encore remarquée que surle visage des plaideurs normands, la poule qu’il m’a rendue étaitbien maigre !

Et, sans ajouter un mot de plus, il se jeta dans le maquis, oùil disparut.

Je continuai mon chemin en méditant sur cette cause de ruptureprobable entre les Orlandi et les Colona.

Le soir, je couchai à Albiteccia. Le lendemain, j’arrivai àAjaccio.

Huit jours après, j’étais à Paris.

Chapitre 12

 

Le jour même de mon arrivée, je me présentai chez M. Louisde Franchi ; il était sorti.

Je laissai ma carte, avec un petit mot qui lui annonçait quej’arrivais en droite ligne de Sullacaro, et que j’étais chargé pourlui d’une lettre de M. Lucien, son frère. Je lui demandais sonheure, ajoutant que j’avais pris l’engagement de lui remettre cettelettre à lui-même. Pour me conduire au cabinet de son maître, où jedevais écrire ce billet, le domestique me fit successivementtraverser la salle à manger et le salon.

Je jetai les yeux autour de moi, avec une curiosité que l’ondoit comprendre, et je reconnus les mêmes goûts dont j’avais déjàeu un aperçu à Sullacaro ; seulement, ces goûts étaientrelevés de toute l’élégance parisienne. M. Louis de Franchi meparut avoir un charmant logement de garçon.

Le lendemain, comme je m’habillais, c’est-à-dire vers les onzeheures du matin, mon domestique m’annonça à son tourM. de Franchi. J’ordonnai de le faire entrer au salon, delui offrir les journaux, et de lui annoncer que dans un instantj’étais à ses ordres.

En effet, cinq minutes après, j’entrais au salon.

Au bruit que je fis, M. de Franchi, qui, parcourtoisie sans doute, s’était mis à lire un feuilleton de moi,qui, à cette époque, paraissait dans la Presse, leva latête.

Je demeurai pétrifié de sa ressemblance avec son frère.

Il se leva.

– Monsieur, me dit-il, j’avais peine à croire à ma bonnefortune en lisant hier le petit billet que m’a remis mon domestiquelorsque je suis rentré. Je lui ai fait répéter vingt fois votresignalement, afin de m’assurer qu’il était d’accord avec vosportraits ; enfin, ce matin, dans ma double impatience de vousremercier et d’avoir des nouvelles de ma famille, je me suisprésenté chez vous sans trop consulter l’heure ; ce qui mefait craindre d’avoir été peut-être bien matinal.

– Pardon, lui répondis-je, si je ne réponds pas d’abord àvotre gracieux compliment ; mais, je vous l’avoue, monsieur,je vous regarde et je me demande si c’est à M. Louis ou àM. Lucien de Franchi que j’ai l’honneur de parler.

– Oui, n’est-ce pas ? La ressemblance est grande,ajouta-t-il en souriant, et, lorsque j’étais encore à Sullacaro, iln’y avait guère que mon frère et moi qui pussions ne pas nous ytromper ; cependant, s’il n’a pas, depuis mon départ, faitabjuration de ses habitudes corses, vous avez dû le voirconstamment dans un costume qui met entre nous quelquedifférence.

– Et justement, repris-je, le hasard a fait que, lorsque jel’ai quitté, il était, moins le pantalon blanc, qui n’est pasencore de mise à Paris, vêtu exactement comme vous l’êtes : ilen résulte que je n’ai pas même, pour séparer votre présence de sonsouvenir, cette différence de costume dont vous me parlez. Mais,continuai-je en tirant la lettre de mon portefeuille, je comprendsque vous avez hâte d’avoir des nouvelles de votre famille ;prenez donc cette lettre, que j’eusse laissée chez vous hier si jen’eusse promis à madame de Franchi de vous la remettre àvous-même.

– Et vous avez quitté tout le monde bien portant ?

– Oui, mais dans l’inquiétude.

– Sur moi ?

– Sur vous. Mais lisez cette lettre, je vous prie.

– Vous permettez ?

– Comment donc !

M. de Franchi décacheta la lettre, tandis que jepréparais des cigarettes.

Cependant je le suivais des yeux pendant que son regardparcourait rapidement l’épître fraternelle ; de temps entemps, il souriait en murmurant :

– Ce cher Lucien ! Cette bonne mère ! Oui… oui…Je comprends…

Je n’étais pas encore revenu de cette étrangeressemblance ; cependant, comme me l’avait dit Lucien, jeremarquais plus de blancheur dans le teint et une prononciationplus nette de la langue française.

– Eh bien, repris-je lorsqu’il eut fini, en lui présentantune cigarette qu’il alluma à la mienne ; vous l’avez vu, commeje vous l’ai dit, votre famille était inquiète, et je vois avecbonheur que c’était à tort.

– Non, me dit-il avec tristesse, pas tout à fait. Je n’aipoint été malade, il est vrai ; mais j’ai eu un chagrin, assezviolent même, lequel, je vous l’avoue, s’augmentait encore del’idée qu’en souffrant ici, je faisais là-bas souffrir monfrère.

– M. Lucien m’avait déjà dit ce que vous me dites là,monsieur ; mais véritablement, pour que je crusse qu’une choseaussi extraordinaire était la vérité et non point une préoccupationde son esprit, il ne me fallait pas moins que la preuve que j’en aien ce moment ; ainsi, vous-même êtes convaincu, monsieur, quele malaise qu’éprouvait là-bas votre frère dépendait de lasouffrance que vous ressentiez ici ?

– Oui, monsieur, parfaitement.

– Alors, repris-je, comme votre réponse affirmative a pourrésultat de m’intéresser doublement à ce qui vous arrive,permettez-moi de vous demander, par intérêt et non par curiosité,si le chagrin dont vous me parliez tout à l’heure est passé et sivous êtes en voie de consolation.

– Oh ! mon Dieu ! vous le savez, monsieur, medit-il, les douleurs les plus vives s’engourdissent avec le temps,et, si aucun accident ne vient envenimer la plaie de mon cœur, ehbien, elle saignera encore quelque temps, puis enfin elle secicatrisera. En attendant, recevez de nouveau tous mesremerciements, et accordez-moi de temps en temps la permission devenir vous parler de Sullacaro.

– Avec le plus grand plaisir, lui dis-je ; maispourquoi, dans ce moment même, ne continuons-nous pas uneconversation qui m’est aussi agréable qu’à vous ? Tenez, voicimon domestique qui vient m’annoncer que le déjeuner est servi.Faites-moi le plaisir de manger une côtelette avec moi, et alorsnous causerons tout à notre aise.

– Impossible, et à mon grand regret. J’ai reçu hier unelettre de M. le garde des sceaux, qui me prie de passeraujourd’hui, à midi, au ministère de la justice, et vous comprenezbien que, moi, pauvre petit avocat en herbe, je ne puis faireattendre un si grand personnage.

– Ah ! mais c’est probablement pour l’affaire desOrlandi et des Colona qu’il vous fait appeler.

– Je le présume, et, comme mon frère me dit que la querelleest terminée…

– Par-devant notaire, je puis vous en donner des nouvellescertaines ; j’ai signé au contrat comme parrain d’Orlandi.

– En effet, mon frère me dit quelques mots de cela.

– Écoutez, me dit-il en tirant sa montre, il est midi moinsquelques minutes ; je vais d’abord annoncer à M. le gardedes sceaux que mon frère a acquitté ma parole.

– Oh ! religieusement, je vous en réponds.

– Ce cher Lucien ! Je savais bien que, quoique ce nefût pas dans ses sentiments, il le ferait.

– Oui, et il faut lui en savoir gré ; car, je vous enréponds, la chose lui a coûté.

– Nous reparlerons de tout cela plus tard ; car, vousle comprenez bien, il y a un grand bonheur pour moi à revoir, avecles yeux de la pensée, évoqués par vous, ma mère, mon frère, monpays ! Ainsi, si vous voulez bien me dire votre heure…

– C’est assez difficile maintenant. Pendant les premiersjours qui vont suivre mon retour, je vais être quelque peuvagabond. Mais dites-moi vous-même où je puis vous trouver.

– Écoutez, me dit-il, c’est demain la mi-carême, n’est-cepas ?

– Demain ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Allez-vous au bal de l’Opéra ?

– Oui et non. Oui, si vous me demandez cela pour m’y donnerrendez-vous ; non, si je n’ai aucun intérêt à y aller.

– Il faut que j’y aille, moi ; je suis obligé d’yaller.

– Ah ! ah ! fis-je en souriant, je vois bien,comme vous le disiez tout à l’heure, que le temps engourdit lesplus vives douleurs, et que la plaie de votre cœur secicatrisera.

– Vous vous trompez ; car j’y vais probablementchercher de nouvelles angoisses.

– Alors, n’y allez pas.

– Eh ! mon Dieu ! fait-on ce qu’on veut dans cemonde ? Je suis entraîné malgré moi ; je vais où lafatalité me pousse. Il vaudrait mieux que je n’y allasse pas, je lesais bien, et cependant j’irai.

– Ainsi donc, demain à l’Opéra ?

– Oui.

– À quelle heure ?

– À minuit et demi, si vous le voulez.

– Où cela ?

– Au foyer. À une heure, j’ai rendez-vous devant lapendule.

– C’est convenu.

Nous nous serrâmes la main, et il sortit vivement.

Midi était près de sonner.

Quant à moi, j’occupai l’après-midi et toute la journée dulendemain à ces courses indispensables à un homme qui vient defaire un voyage de dix-huit mois.

Et le soir, à minuit et demi, j’étais au rendez-vous.

Louis se fit attendre quelque temps ; il avait suivi dansles corridors un masque qu’il avait cru reconnaître ; mais lemasque s’était perdu dans la foule, et il n’avait pu lerejoindre.

Je voulus parler de la Corse ; mais Louis était tropdistrait pour suivre un si grave sujet de conversation ; sesyeux étaient constamment fixés sur la pendule, et tout à coup il mequitta en s’écriant :

– Ah ! voilà mon bouquet de violettes, dit-il.

Et il fendit la foule pour arriver jusqu’à une femme qui,effectivement, tenait un énorme bouquet de violettes à la main.

Comme, heureusement pour les promeneurs, il y avait au foyer desbouquets de toute espèce, je fus bientôt accosté moi-même par unbouquet de camélias qui voulut bien m’adresser ses félicitationssur mon heureux retour à Paris.

Au bouquet de camélias succéda un bouquet de roses pompons. Aubouquet de roses pompons un bouquet d’héliotropes.

Enfin, j’en étais à mon cinquième bouquet lorsque je rencontraiD…

– Ah ! c’est vous, mon cher, me dit-il, soyez lebienvenu, car vous arrivez à merveille ; nous soupons ce soirchez moi avec un tel et un tel – il me nomma trois ou quatre de nosamis communs – et nous comptons sur vous.

– Mille fois merci, très cher, répondis-je ; mais,malgré mon grand désir d’accepter votre invitation, je ne le puis,attendu que je suis avec quelqu’un.

– Mais il me semble qu’il va sans dire que tout le mondeaura le droit d’amener son quelqu’un ; il est parfaitementconvenu qu’il y aura sur la table six carafes d’eau qui n’aurontd’autre destination que de tenir les bouquets frais.

– Eh ! cher ami, voilà ce qui vous trompe, je n’ai pasde bouquets à mettre dans vos carafes : je suis avec unami.

– Eh bien, mais vous savez le proverbe « Les amis denos amis… »

– C’est un jeune homme que vous ne connaissez pas.

– Eh bien, nous ferons connaissance.

– Je lui proposerai cette bonne fortune.

– Oui, et, s’il refuse, amenez-le de force.

– Je ferai ce que je pourrai, je vous le promets… à quelleheure se met-on à table ?

– À trois heures ; mais, comme on y restera jusqu’àsix, vous avez de la marge.

– C’est bien.

Un bouquet de myosotis, qui peut-être avait entendu la dernièrepartie de notre conversation, prit alors le bras de D…, ets’éloigna avec lui.

Quelques instants après, je rencontrai Louis, qui, selon touteprobabilité, en avait fini avec son bouquet de violettes. Comme mondomino était doué d’un esprit assez médiocre, je l’envoyaiintriguer un de mes amis, et je repris le bras de Louis.

– Eh bien, lui dis-je, avez-vous appris ce que vous vouliezsavoir ?

– Oh ! mon Dieu, oui : vous savez bien qu’engénéral on ne nous dit au bal masqué que les choses qu’on devraitnous laisser ignorer.

– Mon pauvre ami, lui dis-je. Pardon de vous appelerainsi ; mais il me semble que je vous connais depuis que jeconnais votre frère… Voyons… Vous êtes malheureux, n’est-cepas ?… Qu’y a-t-il donc ?

– Oh ! mon Dieu, rien qui vaille la peine d’êtreredit.

Je vis qu’il voulait garder son secret, et je me tus.

Nous fîmes deux ou trois tours en silence ; moi, assezindifférent, car je n’attendais personne ; lui, l’œil toujoursau guet et examinant chaque domino qui passait à la portée de notrevue.

– Tenez, lui dis-je, savez-vous ce que vous devriezfaire ?

Il tressaillit comme un homme qu’on arrache à ses pensées.

– Moi ?… Non !… Que dites-vous ? Pardon…

– Je vous propose une distraction dont vous me paraissezavoir besoin.

– Laquelle ?

– Venez souper avec moi chez un ami.

– Oh ! non, par exemple… Je serais un trop maussadeconvive.

– Bah ! on dira des folies, et cela vous égayera.

– D’ailleurs, je ne suis pas invité.

– C’est ce qui vous trompe : vous l’êtes.

– C’est fort gracieux à votre amphitryon, mais, paroled’honneur, je ne me sens pas digne…

En ce moment, nous croisâmes D… Il paraissait fort occupé de sonbouquet de myosotis.

Cependant il me vit.

– Eh bien, me dit-il, c’est convenu, n’est-ce pas ? Àtrois heures.

– Moins convenu que jamais, cher ami ; je ne puis pasêtre des vôtres.

– Allez au diable, alors !

Et il continua son chemin.

– Quel est ce monsieur ? me demanda Louis pour me direvisiblement quelque chose.

– Mais c’est D…, un de nos amis, garçon de beaucoupd’esprit, quoiqu’il soit gérant d’un de nos premiers journaux.

– Monsieur D… ! s’écria Louis, monsieur D… ! vousle connaissez ?

– Sans doute ; je suis depuis deux ou trois ans enrelation d’intérêts et surtout d’amitié avec lui.

– Serait-ce chez lui que vous deviez souper cesoir ?

– Justement.

– Alors c’était chez lui que vous m’offriez de meconduire ?

– Oui.

– En ce cas, c’est autre chose, j’accepte, oh !j’accepte avec grand plaisir.

– À la bonne heure ! ce n’est pas sans peine.

– Peut-être ne devrais-je pas y aller, reprit Louis ensouriant avec tristesse ; mais vous savez ce que je vousdisais avant-hier : on ne va pas où l’on devrait aller, on vaoù le destin nous pousse ; et la preuve, c’est que j’auraismieux fait de ne pas venir ce soir ici.

En ce moment, nous croisâmes de nouveau D…

– Mon cher ami, lui dis-je, j’ai changé d’avis.

– Et vous êtes des nôtres ?

– Oui.

– Ah ! bravo ! Cependant, je dois vous prévenird’une chose.

– De laquelle ?

– C’est que quiconque soupe avec nous ce soir doit y souperencore après-demain.

– Et en vertu de quelle loi ?

– En vertu d’un pari fait avec Château-Renaud.

Je sentis tressaillir vivement Louis, dont le bras était passésous le mien.

Je me retournai ; mais, quoiqu’il fût plus pâle qu’uninstant auparavant, son visage était resté impassible.

– Et quel est ce pari ? demandai-je à D…

– Oh ! ce serait trop longtemps à vous dire ici. Puisil y a une personne intéressée dans ce pari qui pourrait le luifaire perdre si elle en entendait parler.

– À merveille ! À trois heures.

– À trois heures.

Nous nous séparâmes de nouveau : en passant devant lapendule, je jetai les yeux sur le cadran : il était deuxheures trente-cinq minutes.

– Connaissez-vous ce M. de Château-Renaud ?me demanda Louis avec une voix dont il essayait vainement dedissimuler l’émotion.

– De vue seulement ; je l’ai rencontré parfois dans lemonde.

– Alors ce n’est pas un de vos amis ?

– Ce n’est pas même une simple connaissance.

– Ah ! tant mieux ! me dit Louis.

– Pourquoi cela ?

– Pour rien.

– Mais, vous-même, le connaissez-vous ?

– Indirectement.

Malgré l’évasif de la réponse, il me fut facile de voir qu’il yavait entre M. de Franchi etM. de Château-Renaud quelqu’une de ces relationsmystérieuses dont une femme est le conducteur. Un sentimentinstinctif me fit comprendre alors qu’il vaudrait mieux pour moncompagnon que nous rentrassions chacun chez nous.

– Tenez, lui dis-je, monsieur de Franchi, voulez-vous encroire mon conseil ?

– En quoi, dites ?

– N’allons pas souper chez D…

– À quel propos ? Ne nous attend-il pas, ou plutôt nelui avez-vous pas dit que vous lui ameniez un convive ?

– Si fait ; ce n’est point pour cela.

– Et pourquoi alors ?

– Parce que je crois tout simplement qu’il vaut mieux quenous n’y allions pas.

– Mais enfin, vous avez une raison pour avoir changéd’avis ; tout à l’heure vous insistiez pour m’y conduirepresque malgré moi.

– Nous n’aurions qu’à rencontrerM. de Château-Renaud.

– Tant mieux ! on le dit fort aimable, et je seraisenchanté de faire avec lui plus ample connaissance.

– Eh bien, soit, repris-je. Allons-y donc, puisque vous levoulez.

– Nous descendîmes prendre nos paletots.

D… demeurait à deux pas de l’Opéra ; il faisait beau :je pensai que le grand air calmerait toujours quelque peu l’espritde mon compagnon. Je lui proposai d’aller à pied : ilaccepta.

Chapitre 13

 

Nous trouvâmes au salon plusieurs de mes amis, des habitués dufoyer de l’Opéra, des locataires de la loge infernale, de B…, L…,V…, A… De plus, comme je m’en étais douté, deux ou troisdominos démasqués qui tenaient leurs bouquets à la main enattendant le moment de les planter dans les carafes.

Je présentai Louis de Franchi aux uns et aux autres ; ilest inutile de dire qu’il fut gracieusement accueilli des uns etdes autres.

Dix minutes après, D… rentra à son tour, ramenant le bouquet demyosotis, lequel se démasqua avec un abandon et une facilité quiindiquaient la jolie femme d’abord, et ensuite la femme habituée àces sortes de parties.

Je présentai M. de Franchi à D…

– Maintenant, dit de B…, si toutes les présentations sontfaites, je demande qu’on se mette à table.

– Toutes les présentations sont faites ; mais tous lesconvives ne sont pas arrivés, répondit D…

– Et qui nous manque-t-il donc ?

– Il nous manque encore Château-Renaud.

– Ah ! c’est juste. N’y a-t-il pas un pari, demandaV… ?

– Oui, un pari pour un souper de douze personnes, s’il nenous amène pas une certaine dame qu’il s’est engagé à nousamener.

– Et quelle est donc cette dame, demanda le bouquet demyosotis, qui est si farouche qu’on engage à son endroit desemblables paris ?

Je regardai de Franchi ; il était calme en apparence, maispâle comme la mort.

– Ma foi, répondit D…, je ne crois pas qu’il y ait grandeindiscrétion à vous nommer le masque, d’autant plus que, selontoute probabilité, vous ne le connaissez pas. C’est madame…

Louis posa la main sur le bras de D…

– Monsieur, lui dit-il, en faveur de notre nouvelleconnaissance, accordez-moi une grâce.

– Laquelle, monsieur ?

– Ne nommez pas la personne qui doit venir avecM. de Château-Renaud : vous savez que c’est unefemme mariée.

– Oui, mais dont le mari est à Smyrne, aux Indes, auMexique, je ne sais où. Quand on a un mari si loin, vous le savez,c’est comme si on n’en avait pas.

– Son mari revient dans quelques jours ; je leconnais ; c’est un galant homme, et je voudrais, si c’estpossible, lui épargner le chagrin d’apprendre, à son retour, que safemme a fait une pareille inconséquence.

– Alors, monsieur, excusez-moi, dit D… J’ignorais que vousconnussiez cette dame ; je doutais même qu’elle fûtmariée ; mais, puisque vous la connaissez, puisque vousconnaissez son mari…

– Je les connais.

– Nous y mettrons la plus grande discrétion. Messieurs etmesdames, que Château-Renaud vienne ou ne vienne pas, qu’il vienneseul ou accompagné, qu’il perde ou gagne son pari, je vous demandele secret sur toute cette aventure.

Le secret fut promis d’une seule voix, non pas probablement parun sentiment bien profond des convenances sociales, mais parcequ’on avait très faim, et, par conséquent, qu’on était pressé de semettre à table.

– Merci, monsieur, dit de Franchi à D… en lui tendant lamain ; je vous assure que vous venez de faire acte de galanthomme.

On passa dans la salle à manger, et chacun prit sa place. Deuxplaces restèrent vacantes : c’étaient celles de Château-Renaudet de la personne qu’il devait amener.

Le domestique voulut enlever les couverts.

– Non, dit le maître de la maison, laissez ;Château-Renaud a jusqu’à quatre heures. À quatre heures, vousdesservirez ; à quatre heures sonnantes, il aura perdu.

Je ne quittais pas du regard M. de Franchi ; jele vis tourner les yeux vers la pendule ; elle marquait troisheures quarante minutes.

– Allez-vous bien ? demanda Louis froidement.

– Cela ne me regarde pas, dit en riant D… ; celaregarde Château-Renaud, j’ai fait régler ma pendule sur sa montre,afin qu’il ne se plaigne pas d’avoir été surpris.

– Eh ! messieurs, dit le bouquet de myosotis, pourDieu ! Puisqu’on ne peut pas parler de Château-Renaud et deson inconnue, n’en parlons pas ; car nous allons tomber dansles symboles, dans les allégories et dans les énigmes ; ce quiest mortellement ennuyeux.

– Vous avez raison, Est…, répondit V… ; il y a tant defemmes dont on peut parler et qui ne demandent pas mieux qu’onparle d’elles.

– À la santé de celles-là, dit D…

Et l’on commença à remplir les verres de champagne glacé. Chaqueconvive avait sa bouteille près de lui.

Je remarquai que Louis effleurait à peine son verre de seslèvres.

– Buvez donc, lui dis-je ; vous voyez bien qu’il neviendra pas.

– Il n’est encore que quatre heures moins un quart, dit-il.À quatre heures, tout en retard que je serai, je vous promets derattraper celui qui sera le plus en avance.

– À la bonne heure.

Pendant que nous échangions ces paroles à voix basse, laconversation devenait générale et bruyante ; de temps entemps, D… et Louis jetaient les yeux sur la pendule, qui continuaità poursuivre sa marche impassible, malgré l’impatience des deuxpersonnes qui consultaient son aiguille.

À quatre heures moins cinq minutes, je regardai Louis.

– À votre santé ! lui dis-je.

Il prit son verre en souriant et le porta à ses lèvres. Il enavait bu la moitié, à peu près, quand un coup de sonnetteretentit.

J’aurais cru qu’il ne pouvait pas devenir plus pâle, je metrompais.

– C’est lui, dit-il.

– Oui, mais ce n’est peut-être pas elle, répondis-je.

– C’est ce que nous allons voir à l’instant.

Le coup de sonnette avait éveillé l’attention de tout le monde,et le silence le plus profond avait immédiatement succédé à labruyante conversation qui courait tout autour de la table et qui,de temps en temps, sautait par-dessus.

On entendit alors comme un débat dans l’antichambre.

D… se leva aussitôt et alla ouvrir la porte.

– J’ai reconnu sa voix, me dit Louis en me saisissant lepoignet qu’il serra avec force.

– Allons, allons, du courage, soyez homme,répondis-je ; il est évident que, si elle vient souper ainsichez un homme qu’elle ne connaît pas et avec des gens qu’elle neconnaît pas davantage, c’est une catin, et une catin n’est pasdigne de l’amour d’un galant homme.

– Mais, je vous en supplie, madame, disait D… dansl’antichambre, entrez donc ; je vous assure que nous sommestout à fait entre amis.

– Mais entre donc, ma chère Émilie, disaitM. de Château-Renaud ; tu ne te démasqueras pas situ veux.

– Le misérable ! murmura Louis de Franchi.

En ce moment, une femme entra, traînée plutôt que conduite parD…, qui croyait accomplir son office de maître de maison, et parChâteau-Renaud.

– Quatre heures moins trois minutes, dit tout basChâteau-Renaud à D…

– Très bien, mon cher, vous avez gagné.

– Pas encore, monsieur, dit la jeune femme inconnue ens’adressant à Château-Renaud, et en se redressant de toute sahauteur ; car je comprends votre insistance maintenant… vousaviez parié de m’amener souper ici, n’est-ce pas ?

Château-Renaud se tut. Elle s’adressa à D…

– Puisque cet homme ne répond pas, répondez, vous,monsieur, dit-elle : n’est-ce pas queM. de Château-Renaud avait parié qu’il m’amènerait souperchez vous ?

– Je ne puis pas vous cacher, madame, queM. de Château-Renaud m’avait flatté de cet espoir.

– Eh bien, M. de Château-Renaud a perdu ;car j’ignorais où il me conduisait et je croyais aller souper chezune de mes amies ; or, comme je ne suis pas venuevolontairement, M. de Château-Renaud doit, ce me semble,perdre le bénéfice de la gageure.

– Mais, maintenant que vous y êtes, chère Émilie, repritM. de Château-Renaud, vous resterez, n’est-ce pas ?Voyez, nous avons bonne compagnie en hommes et joyeuse compagnie enfemmes.

– Maintenant que j’y suis, dit l’inconnue, je remercieraimonsieur, qui me paraît le maître de la maison, du bon accueilqu’il veut bien me faire ; mais, comme malheureusement je nepuis répondre à sa gracieuse invitation, je prierai M. Louisde Franchi de me donner le bras et de me reconduire chez moi.

Louis de Franchi ne fit qu’un bond, et se trouva, en uneseconde, entre M. de Château-Renaud et l’inconnue.

– Je vous ferai observer, madame, dit-il les dents serréespar la colère, que c’est moi qui vous ai amenée, et que, parconséquent, c’est à moi de vous reconduire.

– Messieurs, dit l’inconnue, vous êtes ici cinq hommes, jeme mets sous la sauvegarde de votre honneur ; vous empêcherezbien, je l’espère, M. de Château-Renaud de me faireviolence.

Château-Renaud fit un mouvement ; nous nous levâmestous.

– C’est bien, madame, dit-il, vous êtes libre ; jesais à qui je dois m’en prendre.

– Si c’est à moi, monsieur, dit Louis de Franchi avec unair de hauteur impossible à exprimer, vous me trouverez demaintoute la journée, rue du Helder n° 7.

– C’est bien, monsieur ; peut-être n’aurai-je pasl’honneur de me présenter chez vous moi-même ; mais j’espèrequ’en mon lieu et place, vous voudrez bien recevoir deux de mesamis.

– Il vous manquait, monsieur, dit Louis de Franchi enhaussant les épaules, de donner un pareil rendez-vous devant unefemme. Venez, madame, continua-t-il en prenant le bras del’inconnue, et croyez que je vous remercie du fond du cœur del’honneur que vous me faites.

Et tous deux sortirent au milieu d’un profond silence.

– Eh bien, quoi, messieurs ? dit Château-Renaud quandla porte se fut refermée : j’ai perdu, voilà tout. Àaprès-demain soir, tous tant que nous sommes ici, auxFrères-Provençaux.

Et il s’assit à l’une des deux places vides, et tendit son verreà D…, qui le remplit bord à bord.

Cependant, comme on le comprend bien, malgré la bruyantehilarité de M. de Château-Renaud, le reste du souper futassez maussade.

Chapitre 14

 

Le lendemain, ou plutôt le jour même, j’étais à dix heures dumatin à la porte de M. Louis de Franchi.

Comme je montais l’escalier, je rencontrai deux jeunes gens quidescendaient : l’un était évidemment un homme du monde ;l’autre, décoré de la Légion d’honneur, paraissait, quoique habilléen bourgeois, être un militaire. Je me doutai que ces deuxmessieurs sortaient de chez M. Louis de Franchi, et je lessuivis des yeux jusqu’au bas de l’escalier, puis je continuai monchemin et je sonnai.

Le domestique vint m’ouvrir ; son maître était dans soncabinet.

Lorsqu’il entra pour m’annoncer, Louis, qui était assis etoccupé à écrire, retourna la tête.

– Eh ! justement, dit-il en tordant le billet commencéet en le jetant au feu, ce billet était à votre intention, etj’allais l’envoyer chez vous. C’est bien, Joseph, je n’y suis pourpersonne.

Le domestique sortit.

– N’avez-vous pas rencontré deux messieurs surl’escalier ? continua Louis en avançant un fauteuil.

– Oui, dont l’un est décoré.

– C’est cela même.

– Je me suis douté qu’ils sortaient de chez vous.

– Et vous avez deviné juste.

– Venaient-ils de la part deM. de Château-Renaud ?

– Ce sont ses témoins.

– Ah ! diable ! il a pris la chose au sérieux, àce qu’il paraît.

– Il ne pouvait guère faire autrement, vous en conviendrez,répondit Louis de Franchi.

– Et ils venaient ?

– Me prier de leur envoyer deux de mes amis pour causerd’affaires avec eux ; c’est alors que j’ai pensé à vous.

– Je suis très honoré de votre souvenir ; mais je nepuis me présenter seul chez eux.

– J’ai fait prier un de mes amis, le baron GiordanoMartelli, de venir déjeuner avec moi. À onze heures, il sera ici.Nous déjeunerons ensemble, et, à midi, vous aurez la bonté depasser chez ces messieurs, qui ont promis de se tenir chez euxjusqu’à trois heures. Voici leurs noms et leurs adresses.

Louis me présenta deux cartes.

L’un s’appelait le baron René de Châteaugrand, l’autreM. Adrien de Boissy.

Le premier demeurait rue de la Paix, n° 12.

Le second, qui, ainsi que je m’en étais douté, appartenait àl’armée, était lieutenant aux chasseurs d’Afrique, et demeurait ruede Lille, n° 29.

Je tournai et retournai les cartes dans ma main.

– Eh bien, qu’y a-t-il qui vous embarrasse ? demandaLouis.

– Je voudrais savoir bien franchement de vous si vousregardez cette affaire comme sérieuse. Vous comprenez que toutenotre conduite se réglera là-dessus.

– Comment donc ! comme très sérieuse !D’ailleurs, vous avez dû l’entendre, je me suis mis à ladisposition de M. de Château-Renaud, et c’est lui quim’envoie ses témoins. Je n’ai donc qu’à me laisser faire.

– Oui, certainement… mais enfin…

– Achevez donc, reprit Louis en souriant.

– Mais enfin… faudrait-il savoir pourquoi vous vous battez.On ne peut pas voir deux hommes se couper la gorge sans savoir aumoins le motif du combat. Vous le savez bien, la position du témoinest plus grave que celle du combattant.

– Aussi je vous dirai en deux mots la cause de cettequerelle. La voici :

» À mon arrivée à Paris, un de mes amis, capitaine defrégate, me présenta à sa femme. Elle était belle, elle étaitjeune ; sa vue me fit une impression si profonde, que,craignant d’en devenir amoureux, je profitai le plus rarement queje pus de la permission qui m’était accordée de venir à toute heuredans la maison.

» Mon ami se plaignait de mon indifférence, et alors je luidis franchement la vérité ; c’est-à-dire que sa femme étaittrop charmante en tout pour que je m’exposasse à la voir souvent.Il sourit, me tendit la main, et exigea que je vinsse dîner aveclui le jour même.

» – Mon cher Louis, me dit-il au dessert, je pars danstrois semaines pour le Mexique ; peut-être resterai-je absenttrois mois, peut-être six mois, peut-être plus longtemps. Nousautres marins, nous connaissons quelquefois l’heure du départ, maisjamais celle du retour. Je vous recommande Émilie en mon absence.Émilie, je vous prie de traiter Louis de Franchi comme votrefrère.

» La jeune femme répondit en me tendant la main.

» J’étais stupéfait : je ne sus que répondre, et jedus paraître fort niais à ma future sœur.

» Trois semaines après, effectivement, mon ami partit.

» Pendant ces trois semaines, il avait exigé que je vinssedîner en famille avec lui au moins une fois par semaine.

» Émilie resta avec sa mère : je n’ai pas besoin dedire que la confiance de son mari me l’avait rendue sacrée, et que,tout en l’aimant plus que ne devait le faire un frère, je ne laregardai jamais que comme une sœur.

» Six mois s’écoulèrent.

» Émilie demeurait avec sa mère ; et, en partant, sonmari avait exigé qu’elle continuât de recevoir. Mon pauvre ami necraignait rien tant que la réputation d’homme jaloux : le faitest qu’il adorait Émilie, et qu’il avait entière confiance enelle.

» Émilie continua donc de recevoir. D’ailleurs, lesréceptions étaient intimes, et la présence de sa mère ôtait auxplus mauvais esprits tout prétexte de blâme ; aussi, personnene s’avisa-t-il de dire un mot qui pût porter atteinte à saréputation.

» Il y a trois mois, à peu près,M. de Château-Renaud se fit présenter.

» Vous croyez aux pressentiments, n’est-ce pas ? À sonaspect, je tressaillis ; il ne m’adressa point laparole ; il fut ce que doit être dans un salon un homme dumonde, et cependant, lorsqu’il sortit, je le haïssais déjà.

» Pourquoi ? Je n’en savais rien moi-même.

» Ou plutôt je m’étais aperçu que cette impression quej’avais éprouvée en voyant pour la première fois Émilie, il l’avaitéprouvée lui-même.

» De son côté, il me semblait qu’Émilie l’avait reçu avecune coquetterie inaccoutumée. Sans doute je me trompais ;mais, je vous l’ai dit, au fond du cœur, je n’avais pas cesséd’aimer Émilie, et j’étais jaloux.

» Aussi, à la prochaine soirée, ne perdis-je pas de vueM. de Château-Renaud : peut-être s’aperçut-il de monaffectation à le suivre des yeux, et il me sembla qu’en causant àdemi-voix avec Émilie, il essayait de me tourner en ridicule.

» Si je n’avais écouté que la voix de mon cœur, dès cesoir-là, je lui eusse cherché une querelle sous un prétextequelconque et me fusse battu avec lui ; mais je me contins enme répétant à moi-même qu’une telle conduite serait absurde.

» Que voulez-vous ! Chaque vendredi fut pour moidésormais un supplice.

» M. de Château-Renaud est tout à fait un hommedu monde, un élégant, un lion ; je reconnaissais sous beaucoupde rapports sa supériorité sur moi ; mais il me semblaitqu’Émilie le mettait encore plus haut qu’il ne méritait d’être.

» Bientôt je crus remarquer que je n’étais point le seulqui s’aperçût de cette préférence d’Émilie pourM. de Château-Renaud, et cette préférence s’augmenta detelle façon et devint enfin si visible, qu’un jour Giordano, quiétait comme moi un habitué de la maison, m’en parla.

» Dès lors, mon parti fut pris ; je résolus d’enparler à mon tour à Émilie, convaincu que j’étais encore qu’il n’yavait de sa part que de l’inconséquence, et que je n’avais qu’à luiouvrir les yeux sur sa propre conduite pour qu’elle en réformâttout ce qui, jusque-là, avait pu la faire accuser de légèreté.Mais, à mon grand étonnement, Émilie prit mes observations enplaisanterie, prétendant que j’étais fou, et que ceux quipartageaient mes idées étaient aussi fous que moi.

» J’insistai.

» Émilie me répondit qu’elle ne s’en rapporterait pas à moidans une pareille affaire, et qu’un homme amoureux étaitnécessairement un juge prévenu.

» Je demeurai stupéfait ; son mari lui avait toutdit.

» Dès lors, vous le comprenez, mon rôle, envisagé sous lepoint de vue d’amant malheureux et jaloux, devenait ridicule etpresque odieux ; je cessai d’aller chez Émilie.

» Quoique ayant cessé d’assister aux soirées d’Émilie, jen’en avais pas moins de ses nouvelles ; je n’en savais pasmoins ce qu’elle faisait, et je n’en étais pas moinsmalheureux ; car on commençait à remarquer les assiduités deM. de Château-Renaud près d’Émilie et à en parler touthaut.

» Je me résolus à lui écrire ; je le fis avec toute lamesure dont j’étais capable, la suppliant, au nom de son honneurcompromis, au nom de son mari absent et plein de confiance en elle,de veiller sévèrement sur ce qu’elle faisait ; elle ne merépondit pas.

» Que voulez-vous ! l’amour est indépendant de lavolonté ; la pauvre créature aimait, et, comme elle aimait,elle était aveugle ou plutôt voulait absolument l’être.

» Quelque temps après, j’entendis dire tout haut qu’Émilieétait la maîtresse de M. de Château-Renaud.

» Ce que je souffris ne peut pas s’exprimer.

» Ce fut alors que mon pauvre frère éprouva le contre-coupde ma douleur.

» Cependant une douzaine de jours s’écoulèrent, et sur cesentrefaites vous arrivâtes.

» Le jour même où vous vous présentâtes chez moi, j’avaisreçu une lettre anonyme. Cette lettre était de la part d’une dameinconnue qui me donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.

» Cette dame me disait qu’elle avait certainsrenseignements à me communiquer sur une dame de mes amies, dontelle se contentait pour le moment de me dire le prénom.

» Ce prénom était Émilie.

» Je devais la reconnaître à un bouquet de violettes.

» Je vous dis alors que j’aurais dû ne point aller à cebal ; mais, je vous le répète, j’étais poussé par lafatalité.

» J’y vins ; je trouvai mon domino à l’heure et à laplace indiquées. Il me confirma ce qu’on m’avait déjà dit, queM. de Château-Renaud était l’amant d’Émilie, et, commej’en doutais, ou plutôt comme je faisais semblant d’en douter, ilme donna cette preuve que M. de Château-Renaud avaitparié qu’il conduirait sa nouvelle maîtresse souper chezM. D…

» Le hasard a fait que vous connaissiez M. D… ;que vous étiez invité à ce souper ; que vous aviez la facultéd’y mener un ami ; que vous avez proposé de m’y conduire, etque j’ai accepté.

» Vous savez le reste.

» Maintenant, que puis-je faire autrement sinon qued’attendre et d’accepter les propositions qui me serontfaites ?

Il n’y avait rien à répondre à cela : j’inclinai donc latête.

– Mais, repris-je au bout d’un instant avec un sentiment decrainte, je crois me rappeler, je me trompe j’espère, que votrefrère m’a dit que vous n’aviez jamais touché ni à un pistolet ni àune épée.

– C’est vrai.

– Mais alors vous êtes à la merci de votre adversaire.

– Que voulez-vous, Dieu y pourvoira !

Chapitre 15

 

En ce moment, le valet de chambre annonça le baron GiordanoMartelli.

C’était, comme Louis de Franchi, un jeune Corse de la provincede Sartène ; il servait dans le 11e régiment, oùdeux ou trois faits d’armes admirables l’avaient fait nommercapitaine à l’âge de vingt-trois ans. Il va sans dire qu’il étaitvêtu en bourgeois.

– Eh bien, lui dit-il, après m’avoir salué, la chose en estdonc arrivée enfin où elle en devait venir, et, d’après ce que tum’écris, tu auras, selon toute probabilité, la visite des témoinsde M. de Château-Renaud dans la journée.

– Je l’ai eue, dit Louis.

– Ont-ils laissé leurs noms et leurs adresses ?

– Voici leurs cartes.

– Bien ! Ton valet de chambre m’a dit que nous étionsservis, déjeunons, et nous irons ensuite leur rendre leurvisite.

Nous passâmes dans la salle à manger, et il ne fut plus questionde l’affaire qui nous réunissait.

Ce fut alors seulement que Louis m’interrogea sur mon voyage enCorse, et que je trouvai l’occasion de lui raconter tout ce que lelecteur sait déjà.

À cette heure que l’esprit du jeune homme était calmé par l’idéequ’il se battait le lendemain avec M. de Château-Renaud,tous les sentiments de patrie et de famille lui revenaient aucœur.

Il me fit vingt fois répéter ce que m’avaient dit son frère etsa mère. Il était surtout fort touché, connaissant les mœursvéritablement corses de Lucien, des soins qu’il avait mis à apaiserla querelle des Orlandi et des Colona.

Midi sonna.

– Je crois, sans vous chasser le moins du monde, messieurs,dit Louis, qu’il serait temps de rendre à ces messieurs leurvisite ; en tardant davantage, ils pourraient croire que nousy mettons de la négligence.

– Oh ! sur ce point, rassurez-vous, repartis-je ;ils sortent d’ici il y a deux heures à peine, et il vous a fallu letemps de nous prévenir.

– N’importe, dit le baron Giordano, Louis a raison.

– Maintenant, dis-je à Louis, il faut cependant que noussachions quelle arme vous préférez de l’épée ou du pistolet.

– Oh ! mon Dieu, je vous l’ai dit, cela m’estparfaitement égal, attendu que je ne suis familier ni avec l’une niavec l’autre. D’ailleurs, M. de Château-Renaudm’épargnera l’embarras du choix. Il se regardera sans doute commel’offensé, et, à ce titre, il pourra prendre l’arme qui luiconviendra.

– Cependant l’offense est discutable. Vous n’avez rien faitautre chose que présenter le bras qu’on réclamait de vous.

– Écoutez, me dit Louis : toute discussion, à monavis, pourrait prendre la tournure d’un désir d’arrangement. J’aides goûts fort paisibles, comme vous le savez ; je suis loind’être duelliste, puisque c’est la première affaire que j’ai ;mais c’est justement à cause de toutes ces raisons que je veux êtrebeau joueur.

– Cela vous est bien aisé à dire, mon cher ; vous nejouez que votre vie, vous, et vous nous laissez à nous, en face detoute votre famille, la responsabilité de ce qui arrivera.

– Oh ! quant à cela, soyez tranquilles, je connais mamère et mon frère. Ils vous demanderont : « Louiss’est-il conduit en galant homme ? » et, quand vous aurezrépondu : « Oui », ils diront : « C’estbien. »

– Mais enfin, que diable ! Faut-il cependant que noussachions quelle arme vous préférez.

– Eh bien, si l’on propose le pistolet, acceptez-le tout desuite.

– C’était mon avis aussi, dit le baron.

– Va donc pour le pistolet, répondis-je, puisque c’estvotre avis à tous deux. Mais le pistolet est une vilaine arme.

– Ai-je le temps d’apprendre à tirer l’épée d’ici àdemain ?

– Non. Cependant, avec une bonne leçon de Grisier,peut-être arriveriez-vous à vous défendre.

Louis sourit.

– Croyez-moi, dit-il, ce qui arrivera de moi demain matinest déjà écrit là-haut, et, quelque chose que nous y puissionsfaire, vous et moi, nous n’y changerons rien.

Sur ce, nous lui serrâmes la main et nous descendîmes.

Notre première visite fut naturellement pour le témoin de notreadversaire qui se trouvait le plus proche de nous.

Nous nous rendîmes donc chez M. René de Châteaugrand, quidemeurait, comme nous l’avons dit, rue de la Paix, n° 12.

La porte était interdite à quiconque ne se présenterait point dela part de M. Louis de Franchi.

Nous déclinâmes notre mission, présentâmes nos cartes, et fûmesintroduits à l’instant même.

Nous trouvâmes dans M. de Châteaugrand un homme dumonde parfaitement élégant. Il ne voulut point que nous nousdonnassions la peine de passer chez M. de Boissy, nousdisant qu’ils étaient convenus ensemble que le premier chez lequelnous nous présenterions enverrait chercher l’autre.

Il envoya donc aussitôt son laquais prévenir M. Adrien deBoissy que nous l’attendions chez lui.

Pendant ce moment d’attente, il ne fut pas une seconde questionde l’affaire qui nous amenait. On parla courses, chasse, opéra.

M. de Boissy arriva au bout de dix minutes.

Ces messieurs ne mirent pas même en avant la prétention du choixdes armes : l’épée ou le pistolet étant également familiers àM. de Château-Renaud, ils s’en remettaient du choix àM. de Franchi lui-même ou au hasard. On jeta un louis enl’air, face pour l’épée, pile pour le pistolet ; le louisretomba pile.

Il fut donc décidé que le combat aurait lieu le lendemain à neufheures du matin, au bois de Vincennes ; que les adversairesseraient placés à vingt pas de distance ; qu’on frapperaittrois coups dans les mains, et qu’au troisième coup, ilstireraient.

Nous allâmes rendre cette réponse à de Franchi.

Le même soir, je trouvai en rentrant chez moi les cartes deMM. de Châteaugrand et de Boissy.

Chapitre 16

 

Je m’étais présenté à huit heures du soir chezM. de Franchi, pour lui demander s’il n’avait pas quelquerecommandation à me faire ; mais il m’avait prié d’attendre aulendemain, en me répondant d’un air étrange :

– La nuit porte conseil.

Le lendemain donc, au lieu d’aller le prendre à huit heures, cequi nous donnait encore marge suffisante pour être au rendez-vous àneuf, j’étais chez Louis de Franchi à sept heures et demie.

Il était déjà dans son cabinet et écrivait.

Au bruit que je fis en ouvrant la porte, il se retourna.

Il était très pâle.

– Pardon, me dit-il, j’achève d’écrire à ma mère ;asseyez-vous, prenez un journal, si les journaux sontarrivés ; tenez, la Presse, par exemple, il y a uncharmant feuilleton de M. Méry.

Je pris le journal indiqué et je m’assis, regardant avecétonnement l’opposition que faisait cette pâleur presque livide dujeune homme avec sa voix douce, grave et calme.

J’essayai de lire ; mais je suivais des yeux lescaractères, sans qu’ils présentassent aucun sens distinct à monesprit.

Au bout de cinq minutes :

– J’ai fini, dit-il.

Et, sonnant aussitôt son valet de chambre :

– Joseph, je n’y suis pour personne, pas même pourGiordano ; faites-le entrer au salon ; je désire, sansêtre interrompu par qui que ce soit, être dix minutes seul avecmonsieur.

Le valet referma la porte.

– Tenez, me dit-il, mon cher Alexandre, Giordano est Corse,il a des idées corses ; je ne puis donc me fier à lui dans ceque je désire ; je lui demanderai le secret, et voilàtout ; quant à vous, il faut que vous me promettiez d’exécuterde point en point mes instructions.

– Certainement ! n’est-ce pas un devoir pour untémoin ?

– Un devoir d’autant plus réel qu’ainsi vous épargnerezpeut-être à notre famille un second malheur.

– Un second malheur ? demandai-je étonné.

– Tenez, me dit-il, voici ce que j’écris à ma mère ;lisez cette lettre.

Je pris la lettre des mains de Franchi, et je lis avec unétonnement croissant :

« Ma bonne mère,

» Si je ne vous savais pas à la fois forte comme uneSpartiate et soumise comme une chrétienne, j’emploierais tous lesmoyens possibles pour vous préparer à l’événement affreux qui vavous frapper ; quand vous recevrez cette lettre, vous n’aurezplus qu’un fils.

» Lucien, mon excellent frère, aime ma mère pour nousdeux !

» Avant-hier, j’ai été atteint d’une fièvre cérébrale, j’aifait peu d’attention aux premiers symptômes ; le médecin estarrivé trop tard ! Ma bonne mère, il n’y a plus d’espoir pourmoi, à moins d’un miracle, et quel droit ai-je d’espérer que Dieufera ce miracle pour moi ?

» Je vous écris dans un moment lucide ; si je meurs,cette lettre sera mise à la poste un quart d’heure après mamort ; car, dans l’égoïsme de mon amour pour vous, je veux quevous sachiez que je suis mort en ne regrettant du monde entier quevotre tendresse et celle de mon frère.

» Adieu, ma mère.

» Ne pleurez pas ; c’était l’âme qui vous aimait etnon pas le corps, et, partout où elle ira, l’âme continuera de vousaimer.

» Adieu, Lucien.

» Ne quitte jamais notre mère, et songe qu’elle n’a plusque toi.

» Votre fils,

» Ton frère,

» Louis de Franchi. »

Après ces derniers mots, je me retournai vers celui qui lesavait écrits.

– Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce que celasignifie ?

– Ne comprenez-vous pas ? me demanda-t-il.

– Non.

– Je vais être tué à neuf heures dix minutes.

– Vous allez être tué ?

– Oui.

– Mais vous êtes fou ! Pourquoi vous frapper d’unepareille idée ?

– Je ne suis ni fou ni frappé, mon cher ami… Je suisprévenu, voilà tout.

– Prévenu ? Et par qui ?

– Mon frère ne vous a-t-il pas raconté, demanda en souriantLouis, que les mâles de notre famille jouissent d’un singulierprivilège ?

– C’est vrai, répondis-je en frissonnant malgré moi ;il m’a parlé d’apparitions.

– C’est cela. Eh bien, mon père m’est apparu cettenuit ; c’est pour cela que vous m’avez trouvé si pâle ;la vue des morts pâlit les vivants.

Je le regardai avec un étonnement qui n’était point exempt deterreur.

– Vous avez vu votre père cette nuit, dites-vous ?

– Oui.

– Et il vous a parlé ?

– Il m’a annoncé ma mort.

– C’était quelque rêve terrible, dis-je.

– C’était une terrible réalité.

– Vous dormiez ?

– Je veillais… Ne croyez-vous donc pas qu’un père puissevisiter son fils ?

Je baissai la tête ; car, au fond du cœur, moi-même jecroyais à cette possibilité.

– Comment cela s’est-il passé ? demandai-je.

– Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple et la plusnaturelle. Je lisais, en attendant mon père ; car je savaisque, si je courais quelque danger mon père m’apparaîtrait, lorsque,à minuit, ma lampe a pâli d’elle-même, la porte s’est ouvertelentement, et mon père a paru.

– Mais comment ? demandai-je.

– Mais comme de son vivant : vêtu de l’habit qu’ilportait habituellement, seulement, il était très pâle, et ses yeuxétaient sans regard.

– Oh ! mon Dieu !…

– Alors, il s’approcha lentement de mon lit. Je me soulevaisur le coude.

» – Soyez le bienvenu, mon père, lui dis-je.

» Il s’approcha de moi, me regarda fixement, et il mesembla que cet œil atone s’animait par la force du sentimentpaternel.

– Continuez… c’est terrible !…

– Alors, ses lèvres remuèrent, et, chose étrange, quoiqueses paroles ne produisissent aucun son, je les entendais retentirau-dedans de moi-même, distinctes et vibrantes comme un écho.

– Et que vous a-t-il dit ?

– Il m’a dit :

» – Pense à Dieu, mon fils !

» – Je serai donc tué dans ce duel ?demandai-je.

» Je vis deux larmes couler de ces yeux sans regard sur levisage pâle du spectre.

» – Et à quelle heure ?

» Il tourna le doigt vers la pendule. Je suivis ladirection indiquée. La pendule marquait neuf heures dixminutes.

» – C’est bien, mon père, répondis-je alors. Que lavolonté de Dieu soit faite. Je quitte ma mère, c’est vrai, maispour vous rejoindre, vous.

» Alors un pâle sourire passa sur ses lèvres, et, mefaisant un signe d’adieu, il s’éloigna.

» La porte s’ouvrit d’elle-même devant lui… Il disparut, etla porte se referma.

Ce récit était si simplement et si naturellement fait, qu’ilétait évident, ou que la scène que racontait de Franchi avait eulieu effectivement, ou qu’il avait été, dans la préoccupation deson esprit, le jouet d’une illusion qu’il avait prise pour laréalité, et qui, par conséquent, était aussi terrible qu’elle.

J’essuyai la sueur qui me coulait du front.

– Maintenant, continua Louis, vous connaissez mon frère,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Que croyez-vous qu’il fasse s’il apprend que j’ai été tuéen duel ?

– Il partira à l’instant même de Sullacaro pour venir sebattre avec celui qui vous aura tué.

– Justement, et, s’il est tué à son tour, ma mère seratrois fois veuve, veuve de son mari, veuve de ses deux fils.

– Oh ! Je comprends, c’est affreux !

– Eh bien, c’est ce qu’il faut éviter. Voilà pourquoi j’aivoulu écrire cette lettre. Croyant que je suis mort d’une fièvrecérébrale, mon frère ne s’en prendra à personne, et ma mère seconsolera plus facilement, me croyant atteint par la volonté deDieu, que si elle me sait frappé par la main des hommes. À moinsque…

– À moins que ?… répétai-je.

– Oh ! non…, reprit Louis, j’espère que ce ne serapas.

Je vis qu’il répondait à une crainte personnelle, et jen’insistai point.

En ce moment, la porte s’entrouvrit.

– Mon cher de Franchi, dit le baron de Giordano, j’airespecté ta consigne tant que la chose a été possible ; maisil est huit heures ; le rendez-vous est à neuf ; nousavons une lieue et demie à faire, il faut partir.

– Je suis prêt, mon très cher, dit Louis. Entre donc. J’aidit à monsieur ce que j’avais à lui dire.

Il mit un doigt sur sa bouche en me regardant.

– Quant à toi, mon ami, continua-t-il en se retournant versla table et en y prenant une lettre cachetée ; voici tonaffaire. S’il m’arrivait malheur, lis ce billet, et conforme-toi,je te prie, à ce que je te demande.

– À merveille !

– Vous vous étiez chargé des armes ?

– Oui, répondis-je. Mais, au moment de partir, je me suisaperçu que l’un des chiens jouait mal. Nous prendrons, en passant,une boîte de pistolets chez Devisme.

Louis me regarda en souriant et me tendit la main. Il avaitcompris que je ne voulais pas qu’il fût tué avec mes pistolets.

– Avez-vous une voiture, demanda Louis, ou faut-il queJoseph aille en chercher une ?

– J’ai mon coupé, dit le baron, et, en nous pressant unpeu, nous tiendrons trois. D’ailleurs, comme nous sommes un peu enretard, nous irons toujours plus vite avec mes chevaux qu’avec deschevaux de fiacre.

– Partons, dit Louis.

Nous descendîmes. À la porte, Joseph nous attendait.

– Irai-je avec monsieur ? demanda-t-il.

– Non, Joseph, répondit Louis, non, c’est inutile, je n’aipas besoin de vous.

Puis, restant un peu en arrière :

– Tenez, mon ami, dit-il en lui mettant dans la main unpetit rouleau d’or ; et, si parfois, dans mes moments demauvaise humeur, je vous ai brusqué, pardonnez-le-moi.

– Oh ! Monsieur, s’écria Joseph les larmes aux yeux,qu’est-ce que cela signifie ?

– Chut ! dit Louis.

Et, s’élançant dans la voiture, il se plaça entre nous deux.

– C’était un bon serviteur, dit-il, en jetant un dernierregard sur Joseph, et, si vous pouvez lui être utile, l’un oul’autre, je vous en serai reconnaissant.

– Est-ce que tu le renvoies ? demanda le baron.

– Non, dit en souriant Louis, je le quitte, voilà tout.

Nous nous arrêtâmes à la porte de Devisme, juste le tempsnécessaire pour prendre une boîte de pistolets, de la poudre et desballes ; puis nous repartîmes au grand trot des chevaux.

Chapitre 17

 

Nous étions à Vincennes à neuf heures moins cinq minutes.

Une voiture arrivait en même temps que la nôtre : c’étaitcelle de M. de Château-Renaud.

Nous nous enfonçâmes dans le bois par deux routes différentes.Nos cochers devaient se rejoindre dans la grande allée.

Quelques instants après, nous étions au rendez-vous.

– Messieurs, dit Louis en descendant le premier, vous lesavez, pas d’arrangement possible.

– Cependant…, dis-je en m’approchant.

– Oh ! mon cher, rappelez-vous qu’après la confidenceque je vous ai faite, vous avez moins que personne le droit d’enproposer ou d’en recevoir.

Je baissai la tête devant cette volonté absolue, qui, pour moi,était une volonté suprême.

Nous laissâmes Louis près de la voiture et nous nous avançâmesvers M. de Boissy et M. de Châteaugrand.

Le baron de Giordano tenait à la main la boîte de pistolets.Nous échangeâmes un salut.

– Messieurs, dit le baron Giordano, dans les circonstancespareilles à celles où nous nous trouvons, les plus courtscompliments sont les meilleurs ; car, d’un moment à l’autre,nous pouvons être dérangés. Nous nous étions chargés d’apporter lesarmes, les voici ; veuillez les examiner, nous venons de lesprendre à l’instant même chez l’arquebusier, et nous vous donnonsnotre parole que M. Louis de Franchi ne les a pas mêmevues.

– Cette parole était inutile, monsieur, répondit le vicomtede Châteaugrand ; nous savons à qui nous avons affaire.

Et, prenant un pistolet, tandis que M. de Boissyprenait l’autre, les deux témoins en firent jouer les ressorts touten examinant le calibre.

– Ce sont des pistolets de tir ordinaire, et qui n’ontjamais servi, dit le baron ; maintenant, sera-t-on libre de seservir ou non de la double détente.

– Mais, dit M. de Boissy, mon avis est que chacundoit faire comme il lui conviendra et selon son habitude.

– Soit, dit le baron Giordano. Toutes chances égales sontagréables.

– Alors vous préviendrez M. de Franchi, et nouspréviendrons M. de Château-Renaud.

– C’est convenu ; maintenant, monsieur, c’est nous quiavons apporté les armes, continua le baron de Giordano, c’est àvous de les charger.

Les deux jeunes gens prirent chacun un pistolet, mesurèrentrigoureusement la même charge de poudre, prirent au hasard deuxballes, et les enfoncèrent dans le canon avec le maillet.

Pendant cette opération, à laquelle je n’avais voulu prendreaucune part, je m’approchai de Louis, qui me reçut le sourire surles lèvres.

– Vous n’oublierez rien de ce que je vous ai demandé, medit-il, et vous obtiendrez de Giordano, auquel je le demande, aureste, par la lettre que je lui ai remise, qu’il ne raconte rien,ni à ma mère, ni à mon frère. Veillez aussi à ce que les journauxne parlent point de cette affaire, ou, s’ils en parlent, à cequ’ils ne mettent point les noms.

– Vous êtes donc toujours dans cette terrible convictionque le duel vous sera fatal ? lui demandai-je.

– J’en suis plus convaincu que jamais ; mais vous merendrez cette justice au moins, n’est-ce pas ? que j’airegardé venir la mort en vrai Corse.

– Votre calme, mon cher de Franchi, est si grand, qu’il medonne cet espoir que vous n’êtes pas bien convaincu vous-même.

Louis tira sa montre.

– J’ai encore sept minutes à vivre, dit-il ; tenez,voilà ma montre ; gardez-la, je vous prie, en souvenir demoi : c’est une excellente Bréguet.

Je pris la montre en serrant la main de Franchi.

– Dans huit minutes, lui dis-je, j’espère vous larendre.

– Ne parlons plus de cela, me dit-il ; voici cesmessieurs qui s’approchent.

– Messieurs, dit le vicomte de Châteaugrand, il doit yavoir ici, à droite, une clairière que j’ai pratiquée pour monpropre compte, l’an dernier ; voulez-vous que nous lacherchions ? Nous serons mieux que dans une allée, où nouspouvons être vus et dérangés.

– Guidez-nous, monsieur, dit le baron GiordanoMartelli ; nous vous suivons.

Le vicomte marcha le premier, et nous le suivîmes en formantdeux groupes séparés. Bientôt, en effet, nous nous trouvâmes, aprèsune trentaine de pas d’une descente presque insensible, au milieud’une clairière qui avait autrefois, sans doute, été une mare dansle genre de celle d’Auteuil, et qui, tout à fait desséchée, formaitune fondrière entourée de tous côtés d’une espèce de talus ;le terrain paraissait donc fait exprès pour servir de théâtre à unescène dans le genre de celle qui allait s’y passer.

– Monsieur Martelli, dit le vicomte, voulez-vous mesurerles pas avec moi ?

Le baron répondit par un salut d’assentiment ; puis, allantse mettre côte à côte avec M. de Châteaugrand, ilsmesurèrent vingt pas ordinaires.

Je restai donc encore quelques secondes seul avec deFranchi.

– À propos, me dit-il, vous trouverez mon testament sur latable où j’écrivais lorsque vous êtes entré.

– C’est bien, répondis-je, soyez tranquille.

– Messieurs, quand vous voudrez, dit le vicomte deChâteaugrand.

– Me voici, répondit Louis. Adieu, cher ami ! Merci detoute la peine que je vous ai donnée, sans compter, ajouta-t-ilavec un sourire mélancolique, celle que je vous donneraiencore.

Je lui pris la main ; elle était froide, mais sans aucuneagitation.

– Voyons, lui dis-je, oubliez l’apparition de cette nuit etvisez de votre mieux.

– Vous rappelez-vous le Freyzchutz ?

– Oui.

– Eh bien, vous le savez, chaque balle a sa destination…Adieu.

Il rencontra sur sa route le baron Giordano, qui tenait à lamain le pistolet qui lui était destiné ; il le prit, l’arma,et, sans même y jeter les yeux, alla se placer à son poste indiquépar un mouchoir.

M. de Château-Renaud était déjà au sien.

Il y eut un instant de morne silence, pendant lequel les deuxjeunes gens saluèrent leurs témoins, puis ceux de leursadversaires, et enfin se saluèrent l’un l’autre.

M. de Château-Renaud paraissait parfaitement avoirl’habitude de ce genre d’affaires, et il était souriant comme unhomme sûr de son adresse. Peut-être savait-il, d’ailleurs, quec’était la première fois que Louis de Franchi touchait unpistolet.

Louis était calme et froid ; sa belle tête avait l’air d’unbuste de marbre.

– Eh bien, messieurs, dit Château-Renaud, vous le voyez,nous attendons.

Louis me jeta un dernier regard ; puis, avec un sourire, illeva les yeux au ciel.

– Allons, messieurs, dit Châteaugrand, préparez-vous.

Puis, frappant ses mains l’une contre l’autre :

– Une fois… dit-il, deux fois… trois fois…

Les deux coups ne formèrent qu’une seule détonation.

Au même instant, je vis Louis de Franchi faire deux tours surlui-même et tomber sur un genou.

M. de Château-Renaud resta debout ; le revers desa redingote seulement avait été traversé.

Je me précipitai vers Louis de Franchi.

– Vous êtes blessé ? lui dis-je.

Il essaya de me répondre, mais inutilement ; une moussesanglante parut sur ses lèvres.

En même temps, il laissa tomber le pistolet et porta la main aucôté droit de sa poitrine.

À peine voyait-on sur la redingote un trou à fourrer le bout dupetit doigt.

– Monsieur le baron, m’écriai-je, courez à la caserne etamenez le chirurgien du régiment.

Mais de Franchi rassembla ses forces, et, arrêtant Giordano, illui fit signe de la tête que la chose était inutile.

En même temps, il tomba sur le second genou.

M. de Château-Renaud s’éloigna aussitôt ; maisses deux témoins s’approchèrent du blessé.

Pendant ce temps, nous avions ouvert la redingote, déchiré legilet et la chemise.

La balle entrait au-dessous de la sixième côte droite, etsortait un peu au-dessus de la hanche gauche.

À chaque expiration du moribond, le sang jaillissait par lesdeux blessures.

Il était évident que la plaie était mortelle.

– Monsieur de Franchi, dit le vicomte de Châteaugrand, noussommes désolés, croyez-le bien, du résultat de cette malheureuseaffaire, et nous espérons que vous êtes sans haine contreM. de Château-Renaud.

– Oui, oui…, murmura le blessé, oui, je luipardonne… ; mais qu’il parte… qu’il parte…

Puis, se retournant avec effort de mon côté :

– Souvenez-vous de votre promesse, me dit-il.

– Oh ! Je vous jure qu’il sera fait comme vousdésirez.

– Et maintenant, dit-il en souriant, regardez lamontre.

Et il retomba en poussant un long soupir.

C’était le dernier.

Je regardai la montre : il était juste neuf heures dixminutes.

Puis je portai les yeux sur Louis de Franchi : il étaitmort.

Nous ramenâmes le cadavre chez lui, et, tandis que le baron deGiordano allait faire la déclaration au commissaire de police duquartier, je le montai avec Joseph dans sa chambre.

Le pauvre garçon pleurait à chaudes larmes.

En entrant, mes yeux se portèrent malgré moi sur la pendule.Elle marquait neuf heures dix minutes.

Sans doute on avait oublié de la remonter, et elle s’étaitarrêtée juste à cette heure.

Un instant après, le baron Giordano rentra avec les gens dejustice, qui, prévenus par lui, venaient mettre les scellés.

Le baron voulait envoyer des lettres de faire part aux amis etconnaissances du défunt ; mais je le priai, auparavant, delire la lettre que lui avait remise Louis de Franchi au moment denotre départ.

Cette lettre contenait la prière de cacher à Lucien la cause desa mort, et l’invitation, pour que personne ne fût dans laconfidence, de faire faire l’enterrement sans aucune pompe et sansaucun bruit.

Le baron Giordano se chargea de tous ces détails, et moi,j’allai faire à l’instant même une double visite àMM. de Boissy et de Châteaugrand, pour les prier degarder le silence sur cette malheureuse affaire, et les engager àinviter M. de Château-Renaud, sans lui dire pour quellecause on sollicitait son départ, à quitter Paris, au moins pourquelque temps.

Ils me promirent de seconder mon intention autant qu’il seraiten leur pouvoir, et, tandis qu’ils se rendaient chezM. de Château-Renaud, j’allai mettre à la poste la lettrequi annonçait à madame de Franchi que son fils venait de mourird’une fièvre cérébrale.

Chapitre 18

 

Contre l’habitude de ces sortes d’affaires, ce duel fit peu debruit.

Les journaux eux-mêmes, ces éclatantes et fausses trompettes dela publicité, se turent.

Quelques amis intimes seulement accompagnèrent le corps dumalheureux jeune homme au Père-Lachaise. Seulement, quelquesinstances qu’on pût faire à M. de Château-Renaud, ilrefusa de quitter Paris.

J’avais eu un moment l’idée de faire suivre la lettre de Louis àsa famille d’une lettre de moi ; mais, quoique le but fûtexcellent, ce mensonge à l’endroit de la mort d’un fils et d’unfrère m’avait répugné : j’étais convaincu que Louis lui-mêmeavait combattu longtemps, et qu’il avait fallu, pour l’y décider,l’importance des raisons qu’il m’avait données.

J’avais donc, au risque d’être accusé d’indifférence ou mêmed’ingratitude, gardé le silence, et le baron Giordano avait dû enfaire autant.

Cinq jours après l’événement, vers les onze heures du soir, jetravaillais devant ma table, au coin de mon feu, seul, et dans unedisposition d’esprit assez maussade, lorsque mon domestique entra,referma la porte vivement, et, d’une voix assez agitée, me dit queM. de Franchi demandait à me parler.

Je me retournai et le regardai fixement : il était fortpâle.

– Que me dites-vous là, Victor ? lui demandai-je.

– Oh ! monsieur, reprit-il, en vérité, je n’en saisrien moi-même.

– De quel M. de Franchi voulez-vous meparler ? Voyons !

– Mais de l’ami de monsieur… de celui que j’ai vu venir uneou deux fois chez lui…

– Vous êtes fou, mon cher ! Ne savez-vous pas que nousavons eu le malheur de le perdre il y a cinq jours ?

– Oui, monsieur ; et voilà pourquoi monsieur me voitsi troublé. Il a sonné ; j’étais dans l’antichambre, j’ai étéouvrir la porte. Aussitôt j’ai reculé en le voyant. Alors il estentré, a demandé si monsieur était chez lui ; j’étaistellement troublé, que j’ai répondu que oui. Alors il m’adit : « Allez lui annoncer que M. de Franchidemande à lui parler. » Sur quoi, je suis venu.

– Vous êtes fou, mon cher ! l’antichambre était maléclairée, sans doute, et vous avez mal vu ; vous étiez toutendormi encore et vous avez mal entendu. Retournez, et demandez uneseconde fois le nom.

– Oh ! c’est bien inutile, et je jure à monsieur queje ne me trompe pas ; j’ai bien vu et bien entendu.

– Alors faites entrer.

Victor retourna tout tremblant vers la porte, l’ouvrit ;puis, restant dans l’intérieur de ma chambre :

– Que monsieur prenne la peine d’entrer, dit-il.

Aussitôt j’entendis, malgré le tapis qui les assourdissait, despas qui traversaient le salon et qui s’approchaient de machambre ; puis, presque aussitôt, je vis effectivementapparaître sur ma porte M. de Franchi.

J’avoue que mon premier sentiment fut un sentiment deterreur ; je me levai et fit un pas en arrière.

– Pardon de vous déranger à une pareille heure, me ditM. de Franchi, mais je suis arrivé depuis dix minutes, etvous comprenez que je n’ai pas voulu attendre à demain pour venircauser avec vous.

– Oh ! mon cher Lucien, m’écriai-je en courant à luiet en le serrant dans mes bras ; c’est vous, c’est doncvous !

Et, malgré moi, quelques larmes s’échappèrent de mes yeux.

– Oui, me dit-il, c’est moi.

Je calculai le temps écoulé : à peine si la lettre devaitêtre arrivée, je ne dirai pas à Sullacaro, mais à Ajaccio.

– Oh ! mon Dieu ! m’écriai-je ; mais alorsvous ne savez rien !

– Je sais tout, dit-il.

– Comment, tout ?

– Oui.

– Victor, dis-je en me retournant vers mon valet dechambre, assez mal rassuré encore, laissez-nous, ou plutôt revenezdans un quart d’heure, avec un plateau tout servi ; voussouperez avec moi, Lucien, et vous coucherez ici, n’est-cepas ?

– J’accepte tout cela, dit-il ; je n’ai pas mangédepuis Auxerre. Puis, comme personne ne me connaissait, ou plutôt,ajouta-t-il avec un sourire profondément triste, comme tout lemonde semblait me reconnaître chez mon pauvre frère, on n’a pasvoulu m’ouvrir, et je m’en suis allé laissant toute la maison enrévolution.

– En effet, mon cher Lucien, votre ressemblance avec Louisest si grande, que, moi-même, tout à l’heure j’en ai étéfrappé.

– Comment ! s’écria Victor, qui n’avait pas encore puprendre sur lui de s’éloigner, monsieur est donc lefrère… ?

– Oui ; mais allez, et servez-nous.

Victor sortit ; nous nous trouvâmes seuls.

Je pris Lucien par la main, je le conduisis à un fauteuil, et jem’assis près de lui.

– Mais, lui dis-je de plus en plus étonné de le voir, vousétiez donc en route lorsque vous avez appris la fatalenouvelle ?

– Non, j’étais à Sullacaro.

– Impossible, la lettre de votre frère est à peine arrivéemaintenant.

– Vous avez oublié la ballade de Burger, mon cherAlexandre ; les morts vont vite !

Je frissonnai.

– Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous ; je necomprends pas.

– Oubliez-vous ce que je vous ai raconté des apparitionsfamilières à notre famille ?

– Vous avez revu votre frère ? m’écriai-je.

– Oui.

– Et quand cela ?

– Pendant la nuit du 16 au 17.

– Et il vous a tout dit ?

– Tout.

– Il vous a dit qu’il était mort ?

– Il m’a dit qu’il avait été tué : les morts nementent plus.

– Il vous a dit comment ?

– En duel.

– Par qui ?

– Par M. de Château-Renaud ?

– Non, n’est-ce pas ? non, lui dis-je ; vous avezappris cela d’une autre façon ?

– Croyez-vous que je sois en disposition deplaisanter ?

– Pardon ! mais, en vérité, ce que vous me dites estsi étrange, et tout ce qui vous arrive, à vous et à votre frère,est tellement en dehors de la loi de la nature…

– Que vous ne voulez pas y croire, n’est-ce pas ? Jecomprends ! Mais, tenez, me dit-il en ouvrant sa chemise, eten me montrant une marque bleue empreinte sur sa peau, au-dessus dela sixième côte droite, croirez-vous à cela ?

– En vérité, m’écriai-je, c’est juste en cet endroit quevotre frère a été touché.

– Et la balle est sortie ici, n’est ce pas ? continuaLucien en posant le doigt au-dessus de la hanche gauche.

– C’est miraculeux ! m’écriai-je.

– Et maintenant, continua-t-il, voulez-vous que je vousdise à quelle heure il est mort ?

– Dites !

– À neuf heures dix minutes.

– Tenez, Lucien, racontez-moi tout d’un seul trait :mon esprit se perd à vous interroger et à écouter vos réponsesfantastiques ; j’aime mieux un récit.

Chapitre 19

 

Lucien s’accouda sur son fauteuil, me regarda fixement etcontinua :

– Oh ! mon dieu, c’est bien simple. Le jour où monfrère a été tué, j’étais sorti de bon matin à cheval, et j’allaisvisiter nos bergers du côté de Carboni, lorsqu’au moment où, aprèsavoir regardé l’heure, je mettais ma montre dans mon gousset, jereçus un coup si violent au côté, que je m’évanouis. Quand jerouvris les yeux, j’étais couché à terre entre les brasd’Orlandini, qui me jetait de l’eau au visage. Mon cheval était àquatre pas, le nez étendu vers moi, soufflant et renâclant.

» – Eh bien, me dit Orlandini, que vous est-il doncarrivé ?

» – Mon Dieu, lui dis-je, je n’en sais rienmoi-même ; mais n’avez-vous pas entendu un coup defeu ?

» – Non.

» C’est qu’il me semble que je viens de recevoir une balleici.

» Et je lui montrai l’endroit où j’éprouvais ladouleur.

» – D’abord, reprit-il, il n’y a eu aucun coup defusil ni de pistolet tiré ; ensuite, vous n’avez pas de trou àvotre redingote.

» – Alors, répondis-je, c’est mon frère qui vientd’être tué.

» – Ah ! ceci, répondit-il, c’est autrechose.

» J’ouvris ma redingote, et je trouvai la marque que jevous ai montrée tout à l’heure ; seulement, au premier abord,elle était vive et comme saignante.

» Un instant je fus tenté, tant je me sentais brisé par ladouble douleur morale et physique que j’éprouvais, de rentrer àSullacaro ; mais je pensai à ma mère : elle nem’attendait que pour souper, il fallait donner une raison à ceretour, et je n’avais pas de raison à lui donner.

» D’un autre côté, je ne voulais pas, sans une plus grandecertitude, lui annoncer la mort de mon frère.

» Je continuai donc mon chemin, et rentrai seulement à sixheures du soir.

» Ma pauvre mère me reçut comme d’habitude ; il étaitévident qu’elle ne se doutait de rien.

» Aussitôt le souper, je remontai dans ma chambre.

» En passant dans le corridor que vous connaissez, le ventsouffla ma bougie.

» J’allais descendre pour la rallumer, quand, par lesfentes de la porte, je vis de la lumière dans la chambre de monfrère.

» Je crus que Griffo avait eu affaire dans cette chambre etavait oublié d’emporter la lampe.

» Je poussai la porte : un cierge brûlait près du litde mon frère, et, sur ce lit, mon frère était couché, nu etsanglant.

» Je restai, je l’avoue, un instant immobile deterreur ; puis je m’approchai.

» Je le touchai… Il était déjà froid.

» Il avait reçu une balle au travers du corps, au mêmeendroit où j’avais ressenti le coup, et quelques gouttes de sangtombaient des lèvres violettes de la plaie.

» Il était évident pour moi que mon frère avait ététué.

» Je tombai à genoux, et, appuyant ma tête contre le lit,je fis ma prière en fermant les yeux.

» Lorsque je les rouvris, j’étais dans l’obscurité la plusprofonde ; le cierge s’était éteint, la vision avaitdisparu.

» Je tâtai le lit, il était vide.

» Écoutez, je l’avoue, je me crois aussi brave qu’unautre ; mais, lorsque je sortis de la chambre, en tâtonnant,j’avais les cheveux hérissés et la sueur sur le front.

» Je descendis pour prendre une autre bougie ; ma mèreme vit et jeta un cri.

» – Qu’as-tu donc, me dit-elle, et pourquoi es-tu sipâle ?

» – Je n’ai rien, répondis-je.

» Et, prenant un autre chandelier, je remontai.

» Cette fois, la bougie ne s’éteignit point, et je rentraidans la chambre de mon frère… Elle était vide.

» Le cierge avait complètement disparu : aucun poidsn’avait affaissé les matelas du lit.

» À terre était ma première bougie, que je rallumai.

» Malgré cette absence de nouvelles preuves, j’en avais vuassez pour être convaincu.

» À neuf heures dix minutes du matin, mon frère avait ététué. Je rentrai et je me couchai fort agité.

» Comme vous pouvez le penser, je fus longtemps àm’endormir ; enfin la fatigue l’emporta sur l’agitation, et lesommeil s’empara de moi.

» Alors tout se continua dans la forme d’un rêve ; jevis la scène comme elle s’était passée ; je vis l’homme quil’a tué ; j’entendis prononcer son nom : il s’appelleM. de Château-Renaud.

– Hélas ! tout cela n’est que trop vrai,répondis-je ; mais que venez-vous faire à Paris ?

– Je viens tuer celui qui a tué mon frère.

– Le tuer ?…

– Oh ! soyez tranquille, pas à la manière corse,derrière une haie ou par-dessus un mur : non, non, à lamanière française, avec des gants blancs, un jabot et desmanchettes.

– Et madame de Franchi sait que vous êtes venu à Paris danscette intention ?

– Oui.

– Et elle vous a laissé partir ?

– Elle m’a embrassé au front et m’a dit :« Va ! » Ma mère est une vraie Corse.

– Et vous êtes venu !

– Me voici.

– Mais, de son vivant, votre frère ne voulait pas êtrevengé.

– Eh bien, dit Lucien en souriant avec amertume, il aurachangé d’avis depuis qu’il est mort.

En ce moment, le valet de chambre entra portant le souper :nous nous mîmes à table.

Lucien mangea comme un homme libre de toute préoccupation.

Après le souper, je le conduisis à sa chambre. Il me remercia,me serra la main, et me souhaita une bonne nuit.

C’était le calme qui suit, dans les âmes fortes, une résolutioninébranlablement prise.

Le lendemain, il entra chez moi aussitôt que mon domestique luidit que j’étais visible.

– Voulez-vous, me dit-il, m’accompagner jusqu’àVincennes ? C’est un pieux pèlerinage que je compteaccomplir ; si vous n’avez pas le temps, j’irai seul.

– Comment, seul ! et qui vous indiquera laplace ?

– Oh ! Je la reconnaîtrai bien ; ne vous ai-jepas dit que je l’avais vue en rêve ?

Je fus curieux de savoir jusqu’où irait cette singulièreintuition.

– C’est bien, je vous accompagnerai, lui dis-je.

– Eh bien, apprêtez-vous tandis que j’écrirai à Giordano,vous me permettez de disposer de votre valet de chambre pour faireporter une lettre, n’est-ce pas ?

– Il est à vous.

– Merci.

Il sortit et rentra dix minutes après avec sa lettre, qu’ilrecommanda à mon domestique.

J’avais envoyé chercher un cabriolet ; nous y montâmes, etnous partîmes pour Vincennes.

En arrivant au carrefour :

– Nous approchons, n’est-ce pas ? dit Lucien.

– Oui, à vingt pas d’ici, nous serons à l’endroit où nousentrâmes dans la forêt.

– Nous y voilà, dit le jeune homme en arrêtant lecabriolet.

C’était à l’endroit même.

Lucien entra dans le bois sans hésitation, et comme si déjàvingt fois il y était venu. Il marcha droit à la fondrière, et,quand il fut arrivé, s’orienta un instant ; puis, s’avançantjusqu’à la place où son frère était tombé, il s’inclina vers lesol, et, voyant sur la terre une place rougeâtre :

– C’est ici, dit-il.

Alors il baissa lentement la tête et baisa des lèvres legazon.

Puis, se relevant l’œil en flamme, et traversant toute laprofondeur de la fondrière pour atteindre la place d’où avait tiréM. de Château-Renaud :

– C’est ici qu’il était, dit-il en frappant du pied ;c’est ici que vous le verrez couché demain.

– Comment, lui dis-je, demain ?

– Oui ; ou il est un lâche, ou, demain, il me donneraici ma revanche.

– Mais, mon cher Lucien, lui dis-je, l’habitude en France,vous le savez, est qu’un duel n’entraîne pas d’autres suites queles suites naturelles de ce duel. M. de Château-Renauds’est battu avec votre frère, qu’il avait provoqué, mais il n’arien à faire avec vous.

– Ah ! vraiment, M. de Château-Renaud a eule droit de provoquer mon frère, parce que mon frère offrait sonappui à une femme qu’il avait, lui, lâchement trompée, et selonvous, il avait le droit de provoquer mon frère.M. de Château-Renaud a tué mon frère, qui n’avait jamaistouché un pistolet ; il l’a tué avec autant de sécurité ques’il avait tiré sur ce chevreuil qui nous regarde, et moi, moi, jen’aurais pas le droit de provoquerM. de Château-Renaud ? Allons donc !

Je baissai la tête sans répondre.

– D’ailleurs, continua-t-il, vous n’avez rien à faire danstout cela. Soyez tranquille, j’ai écrit ce matin à Giordano, et,quand nous reviendrons à Paris, tout sera arrangé. Croyez-vous doncque M. de Château-Renaud refusera ma proposition.

– M. de Château-Renaud a malheureusement uneréputation de courage qui ne me permet point, je l’avoue, d’éleverle moindre doute à cet égard.

– Alors, tout est pour le mieux, dit Lucien. Allonsdéjeuner.

Nous revînmes à l’allée, et nous remontâmes en cabriolet.

– Cocher, dis-je, rue de Rivoli.

– Non pas, dit Lucien, c’est moi qui vous emmène déjeuner…Cocher, au café de Paris. N’est-ce point là que dînaitordinairement mon frère ?

– Je le crois.

– C’est là, d’ailleurs, que j’ai donné rendez-vous àGiordano.

– Alors, au café de Paris.

Une demi-heure après, nous étions à la porte du restaurant.

Chapitre 20

 

L’entrée de Lucien dans la salle fut une nouvelle preuve decette étrange ressemblance entre lui et son frère.

Le bruit de la mort de Louis s’était répandu, peut-être pas danstous ses détails, c’est vrai, mais enfin il s’était répandu, etl’apparition de Lucien sembla frapper tout le monde de stupeur.

Je demandai un cabinet, en prévoyant que le baron Giordanodevait venir nous rejoindre.

On nous donna alors la chambre du fond.

Lucien se mit à lire les journaux avec un sang-froid quiressemblait à de l’insensibilité.

Au milieu du déjeuner, Giordano entra.

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis quatre ou cinqans ; cependant, un serrement de main fut la seuledémonstration d’amitié qu’ils se donnèrent.

– Eh bien, tout est arrangé, dit-il.

– M. de Château-Renaud accepte ?

– Oui, à la condition, cependant, qu’après vous on lelaissera tranquille.

– Oh ! qu’il se rassure : je suis le dernier desFranchi. Est-ce lui que vous avez vu ou sont-ce lestémoins ?

– C’est lui-même. Il s’est chargé de prévenirMM. de Boissy et de Châteaugrand. Quant aux armes, àl’heure et au lieu, ils seront les mêmes.

– À merveille… Mettez-vous là, et déjeunez.

Le baron s’assit, et l’on parla d’autres choses.

Après le déjeuner, Lucien nous pria de le faire reconnaître parle commissaire de police qui avait mis les scellés, par lepropriétaire de la maison qu’habitait son frère. Il voulait passerdans la chambre même de Louis cette dernière nuit qui le séparaitde la vengeance.

Toutes ces démarches prirent une partie de la journée, et ce nefut que vers cinq heures du soir que Lucien put entrer dansl’appartement de son frère. Nous le laissâmes seul ; ladouleur a sa pudeur qu’il faut respecter.

Lucien nous donna rendez-vous pour le lendemain à huit heures,en me priant de tâcher d’avoir les mêmes pistolets et de lesacheter même s’ils étaient à vendre.

Je me rendis aussitôt chez Devisme, et le marché fut conclumoyennant six cents francs. Le lendemain, à huit heures moins unquart, j’étais chez Lucien.

Quand j’entrai, il était à la même place et écrivait à la mêmetable où j’avais trouvé son frère écrivant. Il avait le sourire surles lèvres, quoiqu’il fût fort pâle.

– Bonjour, me dit-il ; j’écris à ma mère.

– J’espère que vous lui annoncez une nouvelle moinsdouloureuse que celle qu’il y a aujourd’hui huit jours luiannonçait votre frère.

– Je lui annonce qu’elle peut prier tranquillement pour sonfils et qu’il est vengé.

– Comment pouvez-vous parler avec cettecertitude ?

– Mon frère ne vous avait-il pas d’avance annoncé samort ? Moi, d’avance, je vous annonce celle deM. de Château-Renaud.

Il se leva, et, en me touchant la tempe :

– Tenez, me dit-il, je lui mettrai ma balle là.

– Et vous ?

– Il ne me touchera même pas !

– Mais attendez au moins l’issue du duel pour envoyer cettelettre.

– C’est parfaitement inutile.

Il sonna. Le valet de chambre parut.

– Joseph, dit-il, portez cette lettre à la poste.

– Mais vous avez donc revu votre frère ?

– Oui, me dit-il.

C’était une étrange chose que ces deux duels à la suite l’un del’autre, et dans lesquels, d’avance, un des deux adversaires étaitcondamné. Sur ces entrefaites, le baron Giordano arriva. Il étaithuit heures. Nous partîmes.

Lucien avait si grande hâte d’arriver et poussa tellement lecocher, que nous étions au rendez-vous plus de dix minutes avantl’heure.

Nos adversaires arrivèrent à neuf heures juste. Ils étaient àcheval tous trois et suivis d’un domestique à cheval aussi.

M. de Château-Renaud avait la main dans son habit, etje crus d’abord qu’il portait son bras en écharpe.

À vingt pas de nous, ces messieurs descendirent et jetèrent labride de leurs chevaux aux domestiques.

M. de Château-Renaud resta en arrière, mais jetacependant les yeux sur Lucien ; tout éloigné que nous étionsde lui, je le vis pâlir. Il se retourna, et, de la cravache qu’ilportait à la main gauche, s’amusa à couper les petites fleurs quipoussaient sur le gazon.

– Nous voici, messieurs, direntMM. de Châteaugrand et de Boissy. Mais vous savez nosconditions, c’est que ce duel est le dernier, et que, quelle qu’ensoit l’issue, M. de Château-Renaud n’aura plus à répondreà personne du double résultat.

– C’est convenu, répondîmes-nous, Giordano et moi.

Lucien s’inclina en signe d’assentiment.

– Vous avez des armes, messieurs ? demanda le vicomtede Châteaugrand.

– Les mêmes.

– Et elles sont inconnues à M. de Franchi.

– Beaucoup plus qu’à M. de Château-Renaud.M. de Château-Renaud s’en est servi une fois.M. de Franchi ne les a pas encore vues.

– C’est bien, messieurs. Viens, Château-Renaud.

Aussitôt nous nous enfonçâmes dans le bois sans prononcer uneseule parole : chacun, à peine remis de la scène dont nousallions revoir le théâtre, sentait que quelque chose de non moinsterrible allait se passer.

Nous arrivâmes à la fondrière.

M. de Château-Renaud, grâce à une grande puissance surlui-même, paraissait calme ; mais ceux qui l’avaient vu dansces deux rencontres pouvaient cependant apprécier ladifférence.

De temps en temps, il jetait à la dérobée un regard sur Lucien,et ce regard exprimait une inquiétude qui ressemblait à del’effroi.

Peut-être était-ce cette grande ressemblance des deux frères quile préoccupait, et croyait-il voir dans Lucien l’ombre vengeressede Louis.

Pendant qu’on chargeait les pistolets, je le vis enfin tirer samain de sa redingote ; sa main était enveloppée d’un mouchoirmouillé qui devait en apaiser les mouvements fébriles.

Lucien attendait l’œil calme et fixe, en homme qui est sûr de savengeance.

Sans qu’on lui indiquât sa place, Lucien alla prendre cellequ’occupait son frère ; ce qui força naturellementM. de Château-Renaud à se diriger vers celle qu’il avaitdéjà occupée.

Lucien reçut son arme avec un sourire de joie.

M. de Château-Renaud, en prenant la sienne, de pâlequ’il était, devint livide. Puis il passa sa main entre sa cravateet son cou comme si sa cravate l’étouffait.

On ne peut se faire une idée du sentiment de terreurinvolontaire avec lequel je regardais ce jeune homme, beau, riche,élégant, qui, la veille au matin, croyait avoir encore de longuesannées à vivre, et qui, aujourd’hui, la sueur au front, l’angoisseau cœur, se sentait condamné.

– Y êtes-vous, messieurs ? demandaM. de Châteaugrand.

– Oui, répondit Lucien.

M. de Château-Renaud fit un geste affirmatif.

Quant à moi, n’osant envisager cette scène en face, je meretournai.

J’entendis les deux coups frappés successivement dans la main,et, au troisième, la détonation des deux pistolets.

Je me retournai.

M. de Château-Renaud était étendu sur le sol, tuéroide, sans avoir poussé un soupir, sans avoir fait unmouvement.

Je m’approchai du cadavre, mû par cette invincible curiosité quivous pousse à suivre jusqu’au bout une catastrophe ; la ballelui était entrée à la tempe, à l’endroit même qu’avait indiquéLucien.

Je courus à lui ; il était resté calme et immobile ;mais, en me voyant à sa portée, il laissa tomber son pistolet et sejeta dans mes bras.

– Oh ! mon frère, mon pauvre frère !s’écria-t-il.

Et il éclata en sanglots. C’étaient les premières larmes que lejeune homme eût versées.

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