Les Héroïdes

d’ Ovide

ÉPÎTRE I PÉNÉLOPE À ULYSSE

 

Ta Pénélope t’envoie cette lettre, trop tardif Ulysse. Ne me réponds rien, mais viens toi-même. Elle est certainement tombée, cette Troie, odieuse aux filles de la Grèce.Priam et Troie tout entière valent à peine tout ce qu’ils me coûtent. Oh ! Que n’a-t-il été enseveli dans les eaux courroucées, le ravisseur adultère, alors que sa flotte le portait vers La cédémone ! Je n’aurais pas, sur une couche froide et solitaire, pleuré l’absence d’un époux. Je n’accuserais pas, loin de lui, la lenteur des jours, et, dans ses efforts pour remplir le vide des nuits, ta veuve ne verrait point une toile toujours inachevée pendre à ses mains fatiguées.

Quand m’est-il arrivé de ne pas craindre des périls plus grands que la réalité ? L’amour s’inquiète et craint sans cesse. Je me figurais les Troyens fondant sur toi avec violence. Le nom d’Hector me faisait toujours pâlir. M’apprenait-on qu’Antiloque avait été vaincu par Hector, Antiloque était le sujet de mes alarmes ; que le fils de Ménoete avait succombé, malgré ses armes trompeuses, je pleurais en songeant que le succès pouvait manquer à la ruse. Tlépolème avait rougi de son sang la lance d’un Lycien, la mort de Tlépolème renouvela mes frayeurs. Enfin, quelque fût, dans le camp des Grecs, le guerrier qui eût succombé, le cœur de ton amante devenait plus froid que la glace.

Mais un dieu équitable a servi mon chaste amour. Troie est réduite en cendres, et mon époux existe. Les chefs d’Argos sont de retour. L’encens fume sur les autels. La dépouille des barbares est déposée aux pieds des dieux de la patrie. Les jeunes épouses y apportent les dons de la reconnaissance, pour le salut de leurs maris, et ceux-ci chantent les destins de Troie vaincus par les leurs. Les vieillards expérimentés et les jeunes filles tremblantes les admirent. L’épouse est suspendue aux lèvres de son époux qui parle. Quelques-uns retracent sur une table l’image des combats affreux, et, dans quelques gouttes de vin,figurent Pergame tout entière :

« Là coule le Simoïs. Ici est lepromontoire de Sigée. C’est là que s’élevait le superbe palais duvieux Priam. C’est ici que campait le fils d’Éaque, ici Ulysse.Plus loin Hector défiguré effraya les chevaux qui letraînaient. »

Le vieux Nestor avait tout raconté à ton fils,envoyé à ta recherche, et ton fils me l’avait redit. Il me ditencore Rhésus et Dolon égorgés par le fer, comment l’un fut trahidans les bras du sommeil, l’autre par une ruse. Tu as osé, beaucouptrop oublieux des tiens, pénétrer la nuit, par la fraude, dans lecamp des Thraces, et, secondé par un seul guerrier, en immoler ungrand nombre à la fois. Était-ce là de la prudence ? Était-cese souvenir de moi ? La crainte a fait battre mon sein jusqu’àce qu’on m’eût dit que, vainqueur, tu avais traversé des bataillonsarmés sur les coursiers d’Ismare.

Mais que me sert qu’Ilion ait été renverséepar vos bras, et que ses antiques remparts soient au niveau du sol,si je reste ce que j’étais lorsque Troie résistait à vos armes, sil’absence de mon époux ne doit point avoir de terme ? Détruitepour les autres, pour moi seule Pergame est encore debout, etcependant des bœufs captifs y promènent la charrue d’un étrangervainqueur. Déjà croît la moisson dans les champs où fut Troie, etla terre, engraissée du sang phrygien, offre au tranchant de lafaux une riche culture. Le soc recourbé heurte les ossements à demiensevelis des guerriers. L’herbe couvre les maisons ruinées.Vainqueur, tu restes absent, et je ne puis apprendre ni la cause dece retard ni dans quel lieu du monde tu te caches, insensible à meslarmes. Quiconque dirige vers ces rivages sa poupe étrangère, nes’en éloigne qu’après que je l’ai pressé de nombreuses questionssur ta destinée. Je confie à ses mains un écrit tracé de la mienne,et qu’il doit te remettre, si toutefois il parvient à te voirquelque part. Nous avons envoyé à Pylos, où règne le fils de Nélée,le vieux Nestor. Des nouvelles incertaines nous ont été rapportéesde Pylos. Nous avons envoyé à Sparte. Sparte ignore aussi lavérité. Quelle terre habites-tu, et en quel lieu prolonges-tu tonabsence ? J’aurais gagné davantage à ce que les remparts deTroie subsistassent encore (hélas ! inconséquente, je m’irritecontre mes propres vœux !). Je saurais où tu combats, je necraindrais que la guerre, et ma crainte serait commune à beaucoupd’autres. Je ne sais ce que je crains. Cependant je crains toutdans mon égarement, et un vaste champ est ouvert à mes inquiétudes.Tous les périls que recèle la mer, tous ceux que recèle la terre,je les soupçonne d’être la cause de si longs retards. Tandis que jeme livre follement à ces pensées, peut-être, car quels ne sont pasvos caprices, peut-être es-tu retenu par l’amour sur une riveétrangère. Peut-être parles-tu avec mépris de la rusticité de tonépouse, qui ne sait que dégrossir la laine des troupeaux.

Mais que ce soit une erreur, et que cetteaccusation s’évanouisse dans les airs : libre de revenir, tune veux pas être absent. Mon père Icare me contraint d’abandonnerune couche que tu as désertée, et condamne cette absence éternelle.Qu’il t’accuse, s’il le veut. Je ne suis, je veux n’être qu’à toi.Pénélope sera toujours l’épouse d’Ulysse. Cependant mon père,vaincu par ma tendresse et mes prières pudiques, modère la force deson autorité. Mais une foule d’amants de Dulichium, de Samos et dela superbe Zacinthe, s’attache sans cesse à mes pas. Ils règnentdans ta cour, sans que personne s’y oppose. Ils se disputent moncœur et tes richesses. Te nommerai-je Pisandre, Poybe, Médon lecruel, Eurimaque, Antinoüs aux mains avides, et tant d’autresencore, que ta honteuse absence laisse se repaître des biens acquisau prix de ton sang ? L’indigent Irus et Mélanthe, qui mèneles troupeaux aux pâturages, mettent le comble à ta honte et à taruine.

Nous ne sommes que trois ici, bien faiblescontre eux : une épouse sans force, le vieillard Laërte etTélémaque enfant. Celui-ci, des embûches me l’ont presque enlevénaguère. Il prépare, malgré tous, à aller à Pylos. Fasse les dieuxque, selon l’ordre accoutumé des destins, il ferme mes paupières etles tiennes. C’est le vœu que font aussi et le gardien de nosbœufs, et la vieille nourrice, et celui dont la fidélité veille surl’étable immonde. Mais Laërte incapable de supporter le poids desarmes, ne peut tenir le sceptre au milieu de ces ennemis. Avecl’âge, Télémaque, pourvu seulement qu’il vive, acquerra des forces,mais sa faiblesse aurait maintenant besoin du secours de son père.Je ne suis pas assez puissante pour repousser nos ennemis du palaisqu’ils assiègent. Viens, viens au plus tôt, toi, notre port desalut, notre asile. Tu as, et puisses-tu avoir longtemps, un filsdont la jeunesse doit se former à l’exemple de la sagessepaternelle ! Songe à Laërte, dont il te faudra bientôt fermerles yeux. Il attend avec résignation le jour suprême du destin.Pour moi, jeune à ton départ, quelque prompt que soit ton retour,je te paraîtrai vieille.

ÉPÎTRE II PHYLLIS À DÉMOPHOON

 

Ta Phyllis, ton hôtesse du Rhodope, se plaint,Démophoon, que ton absence ait dépassé le terme promis à mon amour.Quand les croissants de la lune auraient, en se rapprochant, ferméquatre fois son orbite, l’ancre de ton vaisseau devait toucher nosrivages. Quatre fois la lune a disparu, j’ai vu quatre fois sondisque se remplir, et l’onde de Sithonie ne ramène point de naviresde l’Attique. À compter les instants, et les amants savent compter,ma plainte n’est pas prématurée. L’espérance aussi fut lente àm’abandonner. On croit tardivement ce qui fait mal à croire, etmaintenant que ton amante s’afflige, c’est encore malgré elle.Souvent je me suis fait, pour t’excuser, une illusion mensongère.Souvent j’ai pensé que les autans orageux ramenaient tes voilesblanches. J’ai maudit Thésée, parce qu’il s’opposait à ton départ.Peut-être aussi n’a-t-il point retenu tes pas. J’ai craintquelquefois qu’en te dirigeant vers les ondes de l’Hèbre, tonvaisseau ne pérît submergé dans l’abîme des eaux. Souvent j’ai,pour ta santé, cruel, adressé aux dieux des prières, et fait, àgenoux, fumer l’encens sur leurs autels. Souvent, en voyant lesvents favorables au ciel et sur la mer, je me suis dit àmoi-même : s’il vit encore, il vient sans doute. Enfin, tousles obstacles que peut rencontrer une marche empressée, mon fidèleamour les a imaginés ; j’ai été ingénieuse à trouver desraisons. Mais ton absence se prolonge, et ni les dieux par lesquelstu as juré, ne te ramènent, ni l’idée de mon amour ne te faitrevenir. Démophoon, tu as livré aux vents et tes paroles et tesvoiles. Je me plains de ne voir ni revenir tes voiles nis’accomplir tes paroles.

Qu’ai-je fait, dis-moi, que de t’avoirfollement aimé ? Ma faute a donc pu me faire démériter près detoi ? Mon seul crime, ingrat, est de t’avoir accueilli, maisce crime doit être mon excuse et un mérite à tes yeux. Où estmaintenant la foi jurée ? Où la main qui serrait mamain ? Où sont les dieux sans nombre attestés par ta boucheparjure ? Où est cet hyménée promis par elle, qui devaitenchaîner nos vies l’une à l’autre, qui était le gage et la cautionde notre union ? Tu jurais par la mer, jouet des vents et desondes, par celle que tu avais souvent parcourue, par celle que tudevais parcourir encore, par ton aïeul, comme s’il n’était paslui-même un trompeur, par cet aïeul qui calme les flots qu’ontsoulevés les vents, par Vénus et ses traits trop puissants sur moi,par les traits de son arc, par ceux de ses flambeaux, par Junon,dont la divinité préside au lit nuptial, par les mystères sacrés dela déesse armée d’une torche. Si de tant de divinités, chacunevenge son honneur outragé, non, tu ne pourras suffire auxchâtiments.

Mais n’ai-je pas, dans mon délire, réparé tapoupe brisée, raffermi la carène qui devait t’aider àm’abandonner ! Je t’ai donné des rameurs pour servir ta fuite.Je souffre, hélas ! des blessures que mes traits ont faites.J’ai cru aux douces paroles dont ta bouche est prodigue. J’ai cru àta naissance et aux dieux dont tu descends. J’ai cru à tes larmes.Ont-elles donc aussi appris à feindre ? Sont-elles aussicapables d’artifice, et coulent-elles au gré de ta volonté ?J’ai cru encore aux dieux que tu attestais. Que m’ont servi tant depromesses ? Une seule eût suffi pour me séduire. Non, je neregrette pas de t’avoir ouvert un port et un asile. Ce devait êtrele plus grand de mes bienfaits. Je me repens, je rougis d’avoir misle comble au bienfait de l’hospitalité en t’associant à ma couche,et d’avoir pressé mon sein contre ton sein. Que ne fut-elle ladernière, la nuit qui précéda celle-là ! Phyllis pourraitmourir innocente. J’espérais mieux, parce que je croyais avoirmieux mérité. Toute espérance qui naît du mérite est légitime.

C’est une bien faible gloire que de tromperune jeune fille crédule. Ma candeur était digne de récompense. Tesparoles n’ont abusé qu’une amante et qu’une femme. Fassent lesdieux que ce soit là le dernier de tes exploits ! Qu’unestatue te soit érigée parmi les Égides, au milieu de laville ! Qu’on voie en face celle de ton père avec ses titrespompeux ! Quand on aura lu les noms de Sciron, du faroucheProcuste, de Sinis et du monstre à la double forme de taureau etd’homme, celui de Thèbes conquise par ses armes, des centauresdéfaits par son bras, du sombre empire du noir Pluton forcé par savaleur, que ton image, après les leurs, soit consacrée par cetteinscription : Ici est celui qui eut recours à la ruse pourséduire l’amante dont il fut l’hôte. De tant de hauts faits etd’exploits de ton père, ton esprit ne s’est arrêté que sur cettefemme de Crète qu’il abandonna. La seule action qu’il se reprocheest la seule que tu admires en lui. Perfide ! De l’héritage deton père tu ne veux pour toi que la fraude. Quant à elle, et je nelui porte pas envie, elle possède un époux meilleur, et s’assiedavec orgueil sur un char tiré par des tigres domptés. Les Thraces,que je dédaignais, fuient aujourd’hui mon alliance, parce qu’on mereproche d’avoir préféré aux miens un étranger. « Qu’elle aille,maintenant, dit-on, dans la docte Athènes. Un autre se trouverapour gouverner la Thrace belliqueuse. L’événement, ajoute-t-on,justifie l’entreprise. » Ah ! Puisse le succès manquer àquiconque veut qu’on juge une action par l’issue qu’elle a !Si nos mers blanchissent sous les coups de ta rame, alors on diraque je fus bien inspirée pour moi, pour les miens. Mais je ne l’aipas été. Mon palais ne te voit plus, et l’onde bistonienne nelavera pas tes membres fatigués.

J’ai encore présent devant les yeux lespectacle de ton départ. Je vois ta flotte, prête à voguer,stationnant dans mes ports. Tu osas m’embrasser, et, penché sur lecou de ton amante, imprimer sur ses lèvres de tendres et longsbaisers, confondre tes larmes avec mes larmes, te plaindre de lafaveur des vents qui enflaient tes voiles, et m’adresser, ent’éloignant, cette dernière parole :

« Phyllis, attends tonDémophoon. »

T’attendrai-je, toi qui partis pour ne jamaisme revoir ? Attendrai-je des voiles refusées à nos mers ?Et cependant j’attends. Reviens vers ton amante ! Tu as déjàtant tardé ! Puisse ta foi n’avoir failli que sur letemps !

Que demandé-je, infortunée ! Déjàpeut-être es-tu retenu par une autre épouse, et par l’amour, quim’a si mal servi. Depuis que ton cœur a répudié mon souvenir, tu neconnais plus Phyllis, sans doute. Hélas ! tu demandes s’il estune Phyllis et d’où elle est. C’est la même, Démophoon, qui offrità tes vaisseaux, depuis longtemps ballottés sur les mers, les portsde la Thrace et l’hospitalité. C’est celle dont la générosité tesecourut, qui, riche lorsque tu étais pauvre, te combla deprésents, et voulait t’en combler encore, qui soumit à ton empirele vaste royaume de Lycurgue, que peut gouverner à peine le sceptred’une femme, cette région, où le Rhodope glacial s’étend jusqu’auxforêts de l’Hémus, et où le fleuve sacré de l’Hèbre verse les eauxqu’il a reçues. C’est celle enfin qui te sacrifia sa virginité sousde sinistres auspices, et dont ta main trompeuse détacha la chasteceinture. Tisiphone présida à cet hymen et le consacra par deshurlements. Un oiseau de malheur y fit entendre un chant detristesse. Alecto y fut présente avec son collier de courtesvipères, et la torche sépulcrale fut le seul flambeau qu’on y vitbriller. Cependant triste et désespérée, je foule sous mes piedsles récifs et la grève du rivage, et, jetant les yeux sur la vasteétendue des mers, soit que le soleil ouvre le sein de la terre,soit que les astres brillent dans la fraîcheur de la nuit, jeregarde quel vent agite les flots. Quelques voiles que je voies’avancer dans le lointain, j’augure aussitôt qu’elles apportentmes dieux. Je m’avance au milieu des ondes, à peine retenue parelles, jusqu’à l’endroit où le mobile élément m’oppose sespremières vagues. Plus la voile approche et moins je me possède. Jeme sens défaillir, et je tombe dans les bras de mes suivantes. Ilest un golfe dont la courbe insensible décrit un demi-cercle. Unmôle domine et hérisse l’extrémité des deux pointes. Il me vint àl’esprit de me précipiter de là dans les ondes qui en baignent labase, et puisque ta trahison m’y pousse, j’exécuterai mon dessein.Que les flots portent ma dépouille vers les rivages que tu habites,et que mon corps sans sépulture aille s’offrir à tes yeux.Fusses-tu plus dur que le fer et que le diamant, plus dur quetoi-même.

« Ce n’est pas ainsi, diras-tu, que tudevais me suivre, ô Phyllis. »

Souvent j’ai soif de poison. Souvent jevoudrais périr par une mort cruelle, par le fer d’un glaive. Ce couque tes bras infidèles ont entouré, je voudrais l’étreindre d’unlacet. Ma résolution est prise. Une mort prématurée vengera majeunesse abusée. Le choix du trépas m’arrêtera peu. Tu seras nommésur mon sépulcre, comme la cause odieuse de ma mort. Par cetteinscription ou une autre semblable, ton crime sera connu :

« Démophoon, y lira-t-on, donna la mort àPhyllis ; il était son hôte, elle fut son amante. C’est luiqui causa son trépas, elle qui le consomma. »

ÉPÎTRE III BRISÉIS À ACHILLE

 

La lettre que tu lis vient de Briséis que l’ont’enleva. Une main barbare put à peine en bien former lescaractères grecs. Les taches que tu y verras, ce sont mes larmesqui les ont faites, mais les larmes ont tout le poids de la parole.S’il est permis à une esclave, à une épouse de se plaindre un peude toi, je dois m’en plaindre un peu, mon maître et mon époux. Quej’aie été livrée sur-le-champ au roi qui me réclamait, ce n’est pasta faute, bien que tu ne sois pas innocent de la promptitude aveclaquelle je fus remise entre les mains d’Eurybate et de Talthybius,aussitôt qu’ils m’eurent demandée. Jetant les yeux l’un surl’autre, ils se demandaient silencieusement où était notreamour.

On pouvait différer. Ce délai eût été pour moiune faveur dans mon chagrin. Je partis, hélas, sans te donner aucunbaiser, mais je versai des larmes sans fin, et je m’arrachai lescheveux. Infortunée ! Il me sembla qu’on me faisait pour laseconde fois prisonnière. Souvent je voulus, trompant la vigilancede mes gardiens, revenir sur mes pas, mais l’ennemi était là, prêtà saisir une femme timide. Je craignais, si je me fusse avancée,d’être prise pendant la nuit, et conduite, comme esclave, à quelquebru de Priam. Mais j’ai été livrée. Il fallait sans doute que je lefusse. Malgré tant de nuits passées loin de moi, tu ne me réclamespas. Tu attends, et ta colère est lente à éclater. Le fils deMénoete lui-même, témoin de mon départ, me dit tout bas :

« Pourquoi pleurer ? tu serasbientôt de retour. »

C’est peu de ne m’avoir pas réclamée. Tut’opposes à ce qu’on me rende, Achille. Va, maintenant porte le nomd’amant passionné. Les fils de Télamon et d’Amyntor sont venus tetrouver. L’un t’est attaché par les liens du sang, l’autre est toncompagnon. À eux s’était joint le fils de Laërte. Ils devaientaccompagner mon retour. De douces prières ont relevé le prix demagnifiques présents : vingt bassins d’airain d’un travailachevé, et sept trépieds où l’art le dispute à la matière. On yajouta dix talents d’or, douze chevaux accoutumés à vaincre, et, cequi était superflu, de jeunes Lesbiennes d’une grande beauté, dontla captivité avait suivi la ruine de leur patrie. Avec tous cesprésents, on t’offrit pour épouse – mais qu’as-tu besoind’épouse ? – une des trois filles d’Agamemnon. Si tu avaisvoulu me racheter des fils d’Atrée à prix d’argent, ce que tuaurais dû donner, tu refuses de le recevoir ? Par quellefaute, Achille, ai-je mérité ton mépris ? Où a fui si tôt loinde moi ton volage amour ? Une fortune contraire poursuit-ellesans relâche les malheureux ? Un vent plus favorable nesoufflera-t-il pas pour moi ?

J’ai vu s’écrouler sous tes armes les rempartsde Lyrnesse, et cependant j’étais une grande partie de ma patrie.J’ai vu tomber trois guerriers, dont la naissance, dont la mort futsemblable. Leur mère était aussi la mienne. J’ai vu mon vaillantépoux couvrir de son corps la terre ensanglantée, et rejeter desflots de sang de sa poitrine. Cependant à tant de pertes tu fus maseule compensation. Tu étais mon maître, mon époux, mon frère.Jurant par la divinité de ta mère qui se plaît sur les ondes, tu medisais que ma captivité serait mon bonheur. Je devais sans doute tevoir me repousser, malgré la dot que j’apporte, et me fuir ainsique les richesses qu’on te présente.

On dit même que demain, lorsque brilleral’aurore, tu dois livrer tes voiles au souffle des vents. Dès quecette funeste nouvelle eut frappé mes oreilles effrayées, mon sangse glaça dans mon sein, et le sentiment m’échappa. Tu partiras,mais à qui donc, cruel, laisseras-tu le soin de ta malheureuseamante ? Qui consolera Briséis abandonnée ? Oui, que laterre s’entrouvre soudain et me dévore, que la foudre, tombant surmoi, me consume de ses feux resplendissants, avant que, sans moi,les mers blanchissent sous les rames de Phtie, avant que je voietes vaisseaux partir et m’abandonner. Si tu veux retourner déjàvers le foyer paternel, je ne suis pas un pesant fardeau pour taflotte. Je serai l’esclave qui suit un vainqueur, et non l’épousequi suit un époux. Mes mains sauront filer la laine. Choisie parmiles plus belles femmes achéennes, ton épouse entrera dans ta couchenuptiale, et puisse-t-elle y entrer ! La bru est digne dubeau-père, du petit-fils de Jupiter et d’Égine, digne de la parentédu vieux Nérée. Moi, servante humble et soumise, je m’acquitteraide la tâche qui me sera imposée. L’épais fuseau s’amincira quand mamain tiendra la traîne. Je demande seulement que ton épouse ne mepersécute pas. Je crains, je ne sais pourquoi, qu’elle ne me soitpoint favorable. Ne souffre pas qu’on me rase la tête en taprésence, et ne dis pas d’un ton léger :

« Elle aussi fut à moi. »

Ou plutôt souffre-le, pourvu que tu nem’abandonnes pas avec dédain. Hélas ! Malheureuse, cettecrainte agite tous mes membres.

Qu’attends-tu pourtant ? Agamemnon serepent de son emportement, et la Grèce affligée est à tes genoux.Partout vainqueur, sache aussi vaincre ta colère et tonressentiment. Pourquoi l’infatigable Hector démembre-t-il lapuissance des Grecs ? Prends tes armes, fils d’Éaque, maisauparavant que je retourne auprès de toi. Conduit par le dieu Mars,poursuis des guerriers déjà en désordre. Allumé pour moi, que pourmoi ton courroux s’apaise ! Que je sois et la cause et leterme de ces ressentiments ! Ne crois pas qu’il soit humiliantpour toi de céder à mes instances. Le fils d’Œnéus a pris les armesà la prière d’une épouse. Je l’ai ouï dire et tu le sais aussi.Privée de deux frères, une mère maudit l’avenir et les jours de sonfils. La guerre était déclarée. Ce fils, dans sa colère, dépose lesarmes et se retire. Il refuse obstinément à sa patrie le secours deson bras. Son épouse seule put le fléchir. Elle fut plus heureuse,elle ! Mais moi, mes paroles sont sans pouvoir, et tombentinutiles. Je ne m’en indigne pas toutefois. Je ne suis pas regardéecomme ton épouse, et c’est comme esclave que j’ai été le plussouvent appelée à partager la couche de mon maître. Une femmecaptive, il m’en souvient, me donnait le titre demaîtresse :

« À la servitude, lui dis-je, tu ajoutesle poids d’un nom. »

Et pourtant, par les ossements d’un époux querecouvre mal un sépulcre élevé à la hâte, par ces ossementstoujours vénérables à mes yeux, par les âmes courageuses de mestrois frères, que j’adore comme des dieux et qui ont péri pour leurpatrie et péri avec elle, par ta tête et par la mienne, que l’amourrapprocha, par ton épée, arme connue des miens, aucun Mycénien, jele jure, ne partagea ma couche. Si je te trompe je consens à ce quetu m’abandonnes. Si maintenant je te disais :

« Jure aussi, vaillant guerrier, que tun’as goûté sans moi aucun plaisir ! » tu ne pourraisl’affirmer.

Mais les Grecs pensent que tu pleures monabsence. On charme tes oreilles par les sons de la lyre. Une douceamie te réchauffe sur son sein, et si quelqu’un cherche à savoirpourquoi tu refuses de combattre :

« C’est que la guerre est l’ennemie de lacithare, que la nuit et l’amour ont mille charmes, qu’il est plussûr de rester étendu sur un lit, de tenir dans ses bras une jeunefille, de faire résonner sous ses doigts une lyre de Thrace, que desoutenir sur son bras le bouclier et la lance au fer acéré, et sursa tête un casque pesant. »

Mais tu préférais le courage et l’honneur àdes jours tranquilles et sûrs, et tu te montrais jaloux de lagloire acquise dans les combats. N’était-ce donc que pour me faireta captive, que tu aimais la guerre homicide ? Et ta gloireest-elle restée ensevelie sous les ruines de ma patrie ? T’enpréservent les dieux ! Ah ! Que plutôt ta lance du montPélias, brandie par un bras vigoureux, traverse le flancd’Hector.

Grecs, envoyez-moi vers lui. Députée par vous,je prierai mon maître, je mêlerai à mes discours des baisers sansnombre, je ferai plus que Phénix, plus que l’éloquent Ulysse, plusaussi, croyez-moi, que le frère de Teucer. Des bras entourant uncou habitué à leurs étreintes ne sont pas sans pouvoir, non plusque le sein que j’offrirai alors à ses yeux charmés. Quoiquebarbare et plus cruel que les ondes de ta mère, tu seras, sans queje parle, attendri par mes larmes.

Maintenant encore, et puisse à ce prix Pélée,ton père, compléter le nombre de ses années, et Pyrrhus débutersous tes auspices dans la carrière des armes ! vois Briséiséplorée, valeureux Achille, et ne laisse pas une infortunée seconsumer dans une attente éternelle. Ou si ton amour a fait placeau dédain, celle que tu contrains à vivre sans toi, contrains-la àmourir. Poursuis, et tu l’y contraindras. Mes grâces, les couleursde mon visage ont disparu. Cependant l’unique espoir de te possédersoutient ce qui me reste de vie. S’il me faut y renoncer, j’irairejoindre mes frères et mon époux, et il ne sera pas glorieux pourtoi d’avoir voulu la mort d’une femme. Mais pourquoi lavouloir ? Plonge dans mon sein ton épée nue. J’ai du sang quijaillira quand tu perceras ma poitrine. Ouvre-la avec ce glaivequi, si une déesse l’eût permis, devait traverser le tueur Atride.Mais plutôt, conserve ma vie, qui est un de tes bienfaits. Ce que,vainqueur, tu accordas à une ennemie, c’est une amie qui ledemande. Pergame, ouvrage de Neptune, offre à ton courroux desvictimes plus dignes de le satisfaire. La défaite d’un ennemiapaisera mieux ta soif de carnage. Mais soit que tu te disposes àlivrer ta flotte aux efforts de la rame, soit que tu restes,rappelle-moi, comme un maître son esclave.

ÉPÎTRE IV PHÈDRE À HIPPOLYTE

 

La jeune fille que la Crète a vue naîtreenvoie au fils de l’Amazone le salut qui lui manquera à elle-même,si tu ne le lui donnes. Quelle qu’elle soit, lis ma lettre enentier. Quel mal crains-tu de cette lecture ? Peut-être mêmetrouveras-tu quelque charme à la faire. À l’aide de ces signes, unsecret parcourt et la terre et les mers. L’ennemi examine la lettrequ’il a reçue de son ennemi. Trois fois je résolus de m’entreteniravec toi, trois fois s’arrêta ma langue impuissante, trois fois leson vint expirer sur mes lèvres. La pudeur doit, autant qu’il estpossible, se mêler à l’amour. Ce que je n’osai pas dire, l’amourm’a ordonné de l’écrire, et les ordres qu’amour donne, il estdangereux de les dédaigner. Il règne, il étend ses droits sur lesdieux souverains. C’est lui qui, me voyant hésiter d’abord, m’adit :

« Écris ; ce cœur de fer, selaissant vaincre, reconnaîtra des lois. »

Qu’il me protège, et comme il embrase mesveines d’un feu dévorant, qu’il rende aussi ton cœur favorable àmes vœux.

Ne crois pas que ce soit par corruption decœur que je romps les liens qui m’enchaînent. Nulle faute, et tupeux t’en enquérir, n’a terni ma renommée. L’amour exerce d’autantplus d’empire qu’on le connaît plus tard. Je brûle intérieurement,je brûle, et une blessure cruelle fait saigner mon cœur. Comme lesjeunes taureaux se sentent blessés par le premier joug qu’on leurimpose, comme un poulain tiré du troupeau ne peut d’abord supporterle frein, ainsi un cœur novice subit difficilement et avec peineles premières atteintes de l’amour, et le mien succombe sous cefardeau qui l’accable. Le crime devient un art, lorsqu’il estappris dès un âge tendre. Celle qui aime tard aime avec plus deviolence. Tu raviras les prémices d’un honneur resté intact, et lafaute entre nous deux sera égale. C’est quelque chose que decueillir à pleines mains des fruits dans un verger, que de détacherd’un doigt délicat la rose qui vient d’éclore. Si toutefois cettepureté native d’un cœur qui ne connut jamais le crime doit êtresouillée d’une tache inaccoutumée, je suis heureuse de brûler d’unfeu digne de moi. Je n’ai pas fait un choix honteux, pire quel’adultère. Oui, si Junon m’offrait le dieu, son frère et sonépoux, il me semble qu’à Jupiter je préférerais Hippolyte.

Déjà même, pourras-tu le croire ? je suisentraînée vers un art jusqu’alors inconnu pour moi. Je veux, d’unecourse rapide, suivre aussi les bêtes fauves. Déjà ma premièredivinité est celle de Délos, dont la parure est un arc recourbé.Tes goûts sont devenus ma loi. Je voudrais parcourir l’étendue desforêts, presser le cerf dans les toiles, exciter, sur la cime desmonts, l’ardeur d’une meute. Je voudrais, d’un bras vigoureux,lancer le javelot tremblant, ou reposer mon corps sur un fraisgazon. Souvent je me plais à diriger un char léger à travers lapoussière, et à faire sentir le frein à la bouche d’un coursierdocile. Tantôt je m’élance, semblable à la prêtresse de Bacchusqu’agitent les fureurs de ce dieu, semblable à celles qui, sur lemont Ida, font résonner les tambourins, à celles à qui les dryades,ces demi déesses, et les faunes à la double corne, ont soufflé unenthousiasme inconnu. Car on me redit tout, lorsque mon transportest calmé. Moi seule je connais l’amour secret qui me brûle.

Peut-être me faut-il éprouver cet amourfatalement attaché à ma race, et Vénus doit-elle lever ce tributsur ma famille entière. Jupiter (et c’est là l’origine première denotre maison), Jupiter aima Europe. Un taureau cachait le dieu soussa forme. Pasiphaë, ma mère, livrée à un taureau abusé, rejeta deses flancs son crime et son fardeau. Le fils ingrat d’Égée, ensuivant le fil libérateur que tenait la main de ma sœur, parcourutsans danger les détours du Labyrinthe. Moi-même à mon tour, afinque l’on me reconnaisse pour la fille de Minos, je subis ladernière les lois communes à ma famille. Le destin l’a encorevoulu, deux femmes ont trouvé des chaînes dans la même maison. Tabeauté m’a séduite, ma sœur s’est éprise de ton père. Thésée et sonfils ont ravi les deux sœurs. Marquez par un double trophée cetriomphe sur notre maison.

Au temps où tu vins à Éleusis la ville deCérès, j’aurais voulu que la terre de Gnos eût pu me retenir. Jet’aimais déjà. Tu me plus alors bien davantage. Un amour brûlantpénétra jusque dans la moelle de mes os. Ton vêtement était d’uneéclatante blancheur. Des fleurs entouraient ta chevelure. Unechaste rougeur colorait tes joues d’un noble incarnat. Ce visage,que les autres femmes appellent dur et farouche, n’était point durau jugement de Phèdre, il était mâle. Loin de moi ces jeunes gensparés comme une femme. Une beauté virile n’aime que de modestesajustements. Cette fierté même, ces cheveux flottants sans art etune légère poussière répandue sur ton front, tout cela sied bien àsa noblesse. Soit que tu rendes flexible l’encolure rebelle d’uncoursier frémissant, j’admire tes pieds qui se rapprochent en uncercle étroit ; soit que d’un bras nerveux, tu brandisses unpesant javelot, la vigueur qu’il déploie attire tous mes regards.J’aime encore à te voir la main armée d’épieux de cornouillergarnie d’un large fer. Tout, oui, tout ce que tu fais charme mesyeux.

Laisse dans les forêts ta rudesse sauvage. Mamort ne peut pas t’honorer. Que te sert de te livrer aux exercicesde la légère Diane, si tu ravis ses droits à Vénus ? Ce qui sefait sans alternative de repos ne peut durer longtemps, c’est lerepos qui répare les forces et délasse les membres fatigués. L’arc(et règle-toi sur les armes de la déesse objet de ton culte), l’arcque tu ne cesserais jamais de tendre deviendrait lâche. Céphaleétait fameux dans les forêts, et sa main avait jonché de bêtesl’herbe qui les tapisse. Il sut cependant se prêter à l’amour del’Aurore. Pour le visiter, la sage déesse quittait son vieil époux.Souvent, sous les yeuses, le premier gazon qui s’offrait, fut foulépar Vénus et par le fils de Cinyra, étendus l’un près de l’autre.Le fils d’Œnéus brûla pour Atalante du mont Ménale, et celle-ci apour gage d’amour la dépouille d’une bête fauve.

Que l’on nous compte bientôt aussi parmi cettefoule heureuse. Si tu dédaignes Vénus, tes bois restent sauvages.Moi-même je serai ta compagne. Je ne reculerai ni devant les rochescaverneuses ni devant la dent oblique du sanglier redoutable. Deuxmers entourent de leurs flots un isthme qu’elles assiègent. Unétroit défilé entend leurs doubles mugissements. C’est là, qu’avectoi j’habiterai Trézène, royaume de Pithée. Ces lieux me sont déjàplus chers que ma patrie.

Le héros, fils de Neptune, est maintenantabsent, et il le sera longtemps. Il est retenu dans le pays de soncher Pirithoüs. Thésée, nous n’en pouvons douter, préfère Pirithoüsà Phèdre, Pirithoüs à toi-même. Ce n’est pas le seul affront quinous vienne de lui. Nous en avons reçu tous deux de bien gravesblessures. Sa massue à trois nœuds brisa les os de mon frère, etles dispersa sur le sol. Ma sœur fut laissée par lui en proie auxbêtes féroces. Celle que son courage éleva au premier rang parmiles filles qui portent la hache, t’a enfanté, toi qui héritas de lavaleur de ta mère. Si tu veux savoir où elle est, Thésée luitraversa le flanc de son épée. Un tel gage d’amour ne put mettre tamère à l’abri de ses coups. Elle ne fut pas même son épouse. Leflambeau nuptial ne s’alluma point pour elle. Pourquoi ? Sinonpour que tu fusses, comme fils illégitime, exclu du trônepaternel ? Il t’associa les frères que je t’ai donnés, et lesang qu’ils ont, ce n’est pas à moi qu’ils le doivent, mais à lui.Oh ! Puisqu’il devait t’être funeste, à toi le plus beau desmortels, pourquoi ce sein n’a-t-il pas été déchiré au milieu desefforts de l’enfantement ? Va, maintenant, révère la couched’un père si digne qu’on la lui garde pure, une couche qu’il fuit,qu’il abdique par de coupables actions.

Que l’union d’une belle-mère avec sonbeau-fils n’offre pas à ton esprit les terreurs qu’inspirent devains préjugés. Ce scrupule suranné, qui devait disparaître dansles âges suivants, appartenait à celui qui vit Saturne gouvernerson rustique royaume. Jupiter a légitimé tout ce qui peut plaire,et l’hymen de la sœur avec le frère rend tout licite. L’allianceforme une chaîne indissoluble de parenté, lorsque à ces nœuds,Vénus elle-même a ajouté les siens. Il ne sera pas difficile deceler le mystère de notre amour. Que la parenté nous serve à lecacher, elle pourra couvrir notre faute de son nom. Si, nous tenantembrassés, nous sommes vus de quelqu’un, on nous en louera tous lesdeux. On dira que la belle-mère a de l’amitié pour son beau-fils.Tu n’auras pas à te faire ouvrir, pendant les ténèbres, la ported’un mari redoutable. Tu n’auras pas de gardiens à tromper. Le mêmetoit qui nous a réunis pourra nous réunir encore. Tu me donnaispubliquement des baisers, tu m’en donneras publiquement. Avec moitu seras en sûreté. Ta faute te méritera des éloges, fusses-tu mêmeaperçu dans mon lit. Seulement bannis tout retard, et hâte lemoment de cette union. Qu’à ce prix, amour, maintenant cruel pourmoi, t’épargne les tourments qu’il cause.

Je ne dédaigne pas de descendre à d’humblesprières. Hélas ! Où est maintenant le faste ? Où estl’orgueil de mes paroles ? J’avais résolu de combattrelongtemps, et de ne pas céder à ma passion. Comme si l’amour netriomphait pas de nos résolutions ! Vaincue et suppliante, jepresse tes genoux de mes mains royales. Nul amant ne voit cequ’exige la dignité. Je ne rougis plus, la pudeur une fois bannierenonce à son empire. Pardonne à ces aveux, et dompte un cœurcruel. Que me sert d’avoir pour père Minos qui tient des mers sousson sceptre ? Que me sert que la foudre s’échappe enserpentant des mains de mon aïeul ? Que mon grand-père, lefront ceint de rayons étincelants, ramène sur son axe brillant ladouce chaleur du jour ? La noblesse disparaît devant l’amour.Prends pitié de mes ancêtres, et si tu ne veux m’épargner, épargneau moins les miens. J’ai pour dot la Crète, île de Jupiter. Quetoute ma cour obéisse à mon Hippolyte.

Laisse fléchir ton orgueil. Ma mère a puséduire un taureau. Seras-tu plus cruel qu’un taureaufarouche ? Par Vénus qui me possède, prends pitié de moi, jet’en conjure. Puisses-tu, à ce prix, n’aimer jamais qui pourraitdédaigner ton amour ! Qu’à ce prix la déesse des forêts teprotège dans ses retraites solitaires ! Que les bois touffusoffrent à ton gras de nombreuses victimes ! Qu’à ce prix, lessatyres et les pans, divinités des montagnes, te soient favorables,et que le sanglier tombe percé du fer de ta lance ! Qu’à ceprix les nymphes, quoiqu’on dise que tu hais leur sexe, présententà ta soif brûlante une onde qui l’apaise ! C’est au milieu deslarmes que je te fais ces prières. Tu lis jusqu’au bout ces parolessuppliantes, et mes larmes, tu peux te les représenter.

ÉPÎTRE V ŒNONE À PARIS

 

Me lis-tu ou ta nouvelle épouse s’yoppose-t-elle ? Lis : cette lettre n’a pas été écrite parune main de Mycènes. C’est Œnone, la naïade célèbre dans les boisde la Phrygie, qui, offensée, se plaint de toi, mon époux, si tuveux me le permettre. Quel dieu a opposé à mes vœux sa divinitéennemie ? Pour ne plus être à toi, quel crime ai-jecommis ? On doit, quand on l’a mérité, supporter le malheuravec constance, mais la peine dont on ne s’est pas rendu digne, onla ressent douloureusement.

Tu n’étais pas célèbre comme aujourd’huilorsque je me contentai de toi pour époux, moi nymphe et fille d’ungrand fleuve. Maintenant le fils de Priam, alors (ne craignons pasde dire la vérité), alors, tu étais esclave. Nymphe, j’ai daigném’unir à un esclave. Souvent, au milieu de nos troupeaux, nous nousreposions ensemble à l’ombre d’un arbre, et le gazon mêlé aufeuillage naissant nous offrait un lit de verdure. Souvent, étendussur la mousse ou sur la paille épaisse, une humble cabane nousdéfendit contre les blancs frimas. Qui te montrait les boispropices à la chasse, et la roche où la bête fauve tenait sespetits cachés ? Ta compagne assidue, j’ai tendu des filets auxmille mailles, et dirigé les limiers rapides sur la cime desmontagnes. Les hêtres conservent sur leur écorce le nom d’Œnone queton fer a tracé.

Ces troncs le verront croître en même tempsqu’ils grandiront eux-mêmes. Croissez, et que mes titres s’élèventavec votre tige superbe. Il est, je m’en souviens, un peuplierplanté sur la rive du fleuve. Tu y gravas des mots qui rappellentnotre amour. Peuplier, vis longtemps, toi qui, planté sur le borddu rivage, portes ces mots sur ton écorce ridée :

Quand Pâris pourra respirer loin d’Œnone,l’eau du Xanthe, changeant son cours, remontera vers sasource.

Xanthe, remonte maintenant vers elle. Ondes,retournez sur vous-mêmes, Pâris peut vivre et avoir abandonnéŒnone.

Ce jour a marqué la destinée de ta malheureuseamante, et commencé pour elle les funestes orages que soulève unamour inconstant, ce jour où Vénus et Junon, et la déesse à quisied mieux une armure, Minerve nue, vinrent se soumettre à tonjugement. La crainte, dès que tu me l’eus dit, fit palpiter monsein, et un froid tremblement parcourut mes membres raidis. Jeconsultai, dans le trouble violent qui m’agitait, et les femmesâgées et les vieillards les plus avancés dans la vie. Mon malheurme parut certain. Le pin fut abattu, le bois façonné, la flottebientôt prête, et l’onde azurée reçut les vaisseaux enduits decire. Tu pleuras en partant. Ne me fais pas le chagrin de le nier.Ce n’est pas de ces premières, mais de tes nouvelles amours que tuas à rougir. Tu pleuras, et tu vis des larmes couler de mes yeux.Nous mêlions nos pleurs, nous souffrions tous deux. La vigne n’estpas attachée aussi étroitement à l’ormeau que tes bras, dans leurétreinte, l’étaient à mon cou. Ah ! combien de fois ai-jesurpris le rire sur les lèvres de tes compagnons, lorsque tu teplaignais d’être retenu par le vent ! Il était propice. Decombien de baisers tu me couvris en me quittant ! Ta langueeut à peine le courage de dire : « Adieu. » Unebrise légère enfle la voile pendante au mât dressé, et l’ondeblanchit bientôt sous la rame qui l’agite. Je suis des yeux,malheureuse, ta voile qui s’éloigne. Je la suis autant que je lepuis. Le sable du rivage est arrosé de mes pleurs. Je prie lesverdoyantes néréides de te ramener bientôt. Elles devaient bientôtte ramener, mais pour mon malheur. Mes vœux t’ont donc rappelé afinque tu revinsses pour une autre ? Hélas ! je voulaisainsi le bonheur d’une rivale qui m’a ravi le mien.

Un môle naturel domine sur la profondeurimmense de l’abîme. C’est une montagne, contre laquelle viennent sebriser les eaux de la mer. De là je reconnus la première les voilesde tes vaisseaux, et je voulus, à travers les flots, m’élancer àleur rencontre. Tandis que je balance encore, je vois des ornementsde pourpre briller au sommet de ta proue. Je frémis. Cette paruren’était pas la tienne. Ton navire approche, et, poussé par un ventrapide, il aborde au rivage. Je vois alors, le cœur tout tremblant,un visage de femme. N’était-ce pas assez ? Pourquoi aussi,insensée que j’étais, demeurai-je en ces lieux ? Ton indigneamante se pressait contre ton sein. Alors je me meurtris le mien,je me frappe la poitrine, je déchire, du bout de mes ongles, mesjoues trempées de larmes, je remplis de mes hurlements plaintifs lemont sacré d’Ida. De là je vais cacher mes pleurs dans les antresqui me sont chers. Puisse ainsi gémir et pleurer Hélène, épouseabandonnée ! Qu’elle éprouve elle-même les tourments qu’ellem’a causés la première.

Ce qui te convient maintenant, ce sont desfemmes qui te suivent à travers l’étendue des mers, et désertentpour toi une couche légitime.

Mais lorsque tu étais pauvre, lorsque, encoreberger, tu conduisais les troupeaux, Œnone était l’unique épouse dupauvre pasteur. Ce n’est pas l’éclat de tes richesses quim’éblouit, ni ton palais qui me touche, non plus que l’honneurd’être appelée l’une des brus de Priam qui en a tant. Non pourtantque Priam puisse refuser le titre de beau-père d’une nymphe ouHécube rougir de m’avouer pour sa belle-fille. Je suis digne dedevenir l’épouse d’un homme puissant et j’y aspire. Le sceptre peutbien aller à mes mains. L’humble lit que je partageais avec toisous le feuillage du hêtre ne te donne pas le droit de me mépriser.Une couche de pourpre me convient mieux encore.

Enfin, mon amour est pour toi sans dangers.Avec moi aucune guerre ne te menace, et l’onde ne doit pas porterde vaisseaux vengeurs. La fille fugitive de Tyndare est redemandéepar des ennemis en armes. Voilà la dot que l’orgueilleuse apporte àson époux. Te faut-il la rendre aux Grecs ? Demande-le à tonfrère Hector ou à Déiphobe ou à Polydamas. Consulte, pourl’apprendre d’eux, et le grave Anténor et Priam lui-même. L’âge futleur maître à tous deux. C’est faire de l’honneur un honteuxapprentissage que de préférer à la patrie une femme qu’on a ravie.Ta cause doit te faire rougir, et l’époux poursuit une justevengeance. Et ne te promets pas, s’il te reste quelque sagesse, lafidélité de cette Lacédémonienne, qui s’est jetée si promptementdans tes bras. Comme le plus jeune des Atrides, crie maintenant àl’outrage fait à la foi conjugale, ainsi tu crieras à ton tour. Lapudeur une fois bannie, nul art n’en peut réparer la perte. Ellepérit et ne revit plus. Cette femme brûle d’amour pour toi. De mêmeelle aima Ménélas, et maintenant, crédule époux, il se voit seulsur sa couche abandonnée. Heureuse est Andromaque, que des nœudslégitimes unissent à un époux fidèle ! Tu devais, à l’exemplede ton frère, devenir le mien. Ah ! ton cœur est plus légerque la feuille qui, privée du pouls de la sève, voltige, desséchée,au gré des vents mobiles ; il est plus léger que l’extrémitédu frêle épi, brûlé chaque jour par un soleil ardent.

Un jour, il m’en souvient, ta sœur prophétisama destinée. Voici l’oracle qu’elle prononça, la chevelure endésordre :

« Que fais-tu, Œnone ? Pourquoisemer sur le sable ? Tes bœufs labourent le rivage, et ne tedonneront rien à moissonner. Je vois venir de la Grèce une génissequi vous perdra, toi, ta patrie, ta maison. Que le ciel détourne cemalheur ! Je vois venir de la Grèce une génisse. Tandis quevous le pouvez encore, dieux, engloutissez dans la mer ce fatalvaisseau ! Hélas ! Que de sang phrygien il porte dans sesflancs ! »

Elle dit. Ses suivantes l’enlèvent au milieude ses transports. Mes blonds cheveux se sont dressés d’épouvante.Ah ! Tes prédictions n’ont été pour moi que tropvéritables ! Oui, cette génisse est aujourd’hui maîtresse dece que je possédais.

Qu’importe l’éclat de sa beauté, si elle estadultère ? Elle a, séduite par son hôte, abandonné les dieuxde l’hyménée. Thésée, si je ne me trompe de nom, je ne sais quelThésée enfin, l’avait avant toi enlevée à sa patrie. Jeune etpassionné, crois-tu qu’il l’ait rendue vierge encore ? Commentai-je pu m’instruire aussi bien ? Tu le demandes ?J’aime. Appelle sa fuite un rapt, et voile de ce nom la fautequ’elle a commise. On n’est pas enlevée si souvent, sans que l’ons’y prête soi-même. Œnone cependant reste fidèle à un époux qui latrahit, et l’exemple que tu donnes pouvait l’autoriser à tetromper.

Une troupe lascive de légers satyres (j’erraisalors, cachée dans les forêts), me poursuivit d’un pas rapide,ainsi que Faune au front armé de cornes, et hérissé d’une couronnede pins, sur cette chaîne immense de monts que domine l’Ida. Ledieu de la lyre, le dieu qui fonda Troie, m’aima. Il a unedépouille de ma virginité, mais il ne la doit qu’à la violence. Demes mains je lui arrachai les cheveux, et mes doigts ont laissé surses joues plus d’une meurtrissure. Pour prix de mon déshonneur, jene demandai ni des pierres précieuses ni de l’or. Il est honteux devendre un corps libre pour des présents. Me jugeant digne d’êtreinitiée à ses secrets, il m’enseigna l’usage des plantesmédicinales, et fit servir mes mains à sa science bienfaisante.Toute herbe secourable, toute racine qui, née sur le globe, estutile à l’art de guérir, m’est aujourd’hui connue. Malheureuse, queles simples n’aient point de remède pour l’amour ! Habile dansmon art, c’est à moi que cet art fait faute. Le dieu qui trouva cesremèdes salutaires a mené paître, dit-on, les génisses du roi dePhère, et fut consumé des feux dont je l’embrasai. Le soulagementque n’ont pu me procurer ni un dieu ni la terre, dont le seinfécond produit toutes sortes de plantes, tu peux, toi, me ledonner. Tu le peux, et je le mérite. Accorde ta pitié à une jeunefille qui en est digne. Je n’apporte point avec les Grecs toutesles fureurs de la guerre, mais je suis à toi. C’est avec toi quej’ai passé mes plus jeunes années. Ah ! Que je sois encore àtoi pour le reste de mes jours.

ÉPÎTRE VI HYPSIPYLE À JASON

 

On dit que, maintenant de retour, tonvaisseau, riche de la toison du bélier d’or, a touché les rivagesde la Thessalie. Je te félicite, autant que tu le permets, del’heureuse issue de ton expédition. Cependant, j’aurais dû en êtreinformée par un écrit de ta main. Les vents peuvent bien avoircontrarié ton désir d’aborder dans mes états, selon ta promesse,mais les vents opposés n’empêchent pas d’écrire une lettre.Hypsipyle était digne que tu lui envoyasses ton salut.

Pourquoi faut-il que la renommée, et non unelettre de toi, m’ait appris la première que les taureaux consacrésà Mars avaient plié sous le joug ? Qu’une semence disperséepar ta main avait produit des moissons de guerriers, et que, pourpérir, ils n’avaient pas eu besoin de ton bras ? Qu’un dragonvigilant gardait la dépouille du bélier, et que ta main intrépideavait néanmoins enlevé la précieuse toison ? À ceux quidoutaient de cet exploit, si j’avais pu dire : « Il mel’a écrit lui-même ! », ah que je serais fière !Mais pourquoi me plaindre du retard qu’a mis un époux à remplir sondevoir ? J’ai obtenu, si tu n’as pas cessé d’être le mien, ungrand acte de complaisance.

On dit que tu ramènes avec toi uneenchanteresse barbare, qui usurpera dans ta couche la place quim’est due. L’amour est crédule. Fassent les dieux qu’on dise quej’ai témérairement accusé mon époux de crimes imaginaires !Naguère, des côtes de l’Hémonie, un hôte thessalien était venu mevisiter. À peine avait-il touché le seuil de ma demeure :

« Que fait, lui dis-je, le fils d’Aeson,mon époux ? »

Interdit, il hésite à me répondre, et ses yeuxrestent fixés sur la terre. Soudain je m’élance, et déchirant latunique qui couvre mon sein :

« Vit-il, m’écriai-je, ou le destinm’appelle-t-il vers ses mânes ? »

« Il vit, » dit-il.

J’exigeai qu’il jurât ce que me disait sa voixtimide. J’osai à peine croire à ta vie, attestée par le nom d’undieu. Dès que j’eus repris mes sens, je lui demandai le récit detes exploits. Il me raconta alors comment les taureaux de Mars, auxpieds d’airain, ont labouré la terre, comment les dents du dragon,jetées sur le sol comme une semence, ont soudain donné naissance àdes guerriers tout armés, comment ce peuple, enfant de la terre,accomplit, en périssant par la guerre civile, les destins de sa vieéphémère. Enfin le monstre est vaincu. Je m’informe de nouveau siJason vit encore. La foi que j’accorde à ses paroles flotte entrel’espérance et la crainte. À travers les détails de la vivenarration qu’il se plaît à me faire, il me découvre les blessuresque ton cœur fit au mien.

Hélas ! Où est la foi promise ? Oùsont les droits de l’hyménée ? Où ce flambeau plus digned’embraser un bûcher ? Ce n’est pas un amour furtif qui m’aliée à toi, c’est sous les yeux de Junon, qui préside au mariage,et de l’Hymen couronné de guirlandes, qu’il fut consacré. Mais non,ce n’est ni Junon ni l’Hymen, mais la triste Erinys qui, toutensanglantée, l’éclaira de ses torches sinistres. Qu’avais-jeaffaire aux Argonautes ? Qu’avais-je affaire au vaisseau deMinerve ? Nautonier Tiphys, que t’importait ma patrie ?Là n’étaient point le bélier à l’éclatante toison d’or, ni Lemnos,la royale demeure du vieil Aetas.

J’avais résolu d’abord, mais ma destinéem’entraînait, de repousser cette cohorte étrangère à l’aide de mesbataillons féminins. Les femmes de Lemnos ne savent que tropvaincre des hommes. Avec d’aussi courageux soldats, je pouvaisdéfendre ma vie. Je vis le héros dans nos murs. Je lui donnai unasile dans mon palais et dans mon cœur. Là s’écoulèrent pour toideux étés et deux hivers. Le temps de la troisième moisson étaitvenu, lorsque, forcé de mettre à la voile, tu m’adressas cesparoles, en versant un torrent de larmes :

« On m’entraîne, Hypsipyle, mais, que lesdestins m’accordent seulement de revenir ! Je m’éloigne. Tonépoux, je le serai toujours. Tu portes dans ton sein un gage denotre union. Qu’il vive, qu’il soit notre enfant à tousdeux. »

À ces mots, des larmes coulèrent sur tonvisage trompeur, et je me souviens que tu ne pus en dire davantage.L’Argo te vit monter le dernier de tes compagnons sur son bordsacré. Il vole à travers les flots. Le vent a enflé ses voiles.L’onde azurée se dérobe sous la carène qui fuit. Tes yeux restentfixés sur la terre, et les miens sur les eaux. Une tour, d’où lavue s’étend au loin, domine les ondes. J’y monte. Des pleursinondent mon visage et mon sein. Je regarde à travers ces larmes,et, servant l’ardeur de mes désirs, mes yeux ont alors une portéequi leur était inconnue. Je fais de chastes prières. Craintive,j’adresse au ciel des vœux, que maintenant encore je doisacquitter, puisque tu es sauvé. Moi acquitter ces vœux ! Médéeprofiter de mes vœux ! Mon cœur souffre, et l’amour, pour leremplir, s’y joint au ressentiment. Je porterai aux temples desoffrandes, parce que Jason vivant est perdu pour moi. Le sang d’unevictime immolée sera le prix de mon malheur !

Je ne fus jamais sans trouble, il est vrai.Toujours je craignais que ton père ne se choisît une bru dans unedes villes d’Argos. J’ai craint les femmes de la Grèce. C’est uneconcubine barbare qui m’a nui. C’est d’une ennemie que je nesoupçonnais pas que me vient ma blessure. Ce n’est du moins ni sabeauté ni son mérite qui peuvent plaire. Elle t’a séduit par sesenchantements. Sa faux magique moissonne des plantes funestes. Ellea appris à faire descendre, malgré elle, la lune du char qui laporte, et à plonger dans les ténèbres les coursiers du soleil. Ellesait imposer un frein aux ondes, arrêter les fleuves dans leurcours oblique, déplacer les forêts et faire mouvoir les rochersqu’elle anime. Elle erre parmi les tombeaux, la chevelure flottanteet en désordre. Elle enlève aux bûchers encore tièdes les ossementsqu’elle a choisis. Son infernal pouvoir s’étend sur les absents.Elle pique des images de cire, et enfonce d’imperceptibles traitsdans un foie qu’elle tourmente. Son art a d’autres secrets que jepréfère ignorer. Un philtre est un odieux moyen de faire naîtrel’amour, qui ne se doit accorder qu’aux vertus et qu’à labeauté.

Peux-tu la presser dans tes bras ?Peux-tu, étendu sur la même couche, goûter, dans le silence desnuits, un sommeil tranquille ? Le joug qu’on impose auxtaureaux, elle te l’a fait subir. Le pouvoir qui assoupit le dragonféroce, c’est celui-là qui t’a charmé. Ajoute qu’elle se flatted’avoir partagé la gloire de tes exploits et de ceux de tescompagnons. Cette épouse est une rivale qui détruit les titres deson époux. Des partisans de Pélias imputent tes succès à sesenchantements, et le peuple le croit d’après eux. Ce n’est pas lefils d’Aeson, mais la fille d’Aetes, des bords du Phase, qui enlevala toison d’or du bélier de Phryxus. Tu n’es approuvé ni d’Alcimèdeta mère (consulte-la plutôt), ni de ton père, qui voit venir uneépouse des régions glaciales. Ah ! qu’elle se cherche un épouxprès du Tanaïs, dans les marais de l’humide Scythie, et jusqu’auxsources du Phase, sa patrie.

Fils volage d’Aeson, plus inconstant que labrise printanière, pourquoi tes promesses ne sont-elles d’aucunpoids ? Tu étais mon époux en quittant ces bords, tu ne l’esplus en les revoyant. Que je sois ta femme à ton retour, comme jel’étais à ton départ ! Si la noblesse et des noms glorieux tetouchent, eh bien ! tu vois en moi la fille de Thoas,descendant de Minos. J’ai Bacchus pour aïeul. L’épouse de Bacchusefface par l’éclat de la couronne qu’elle porte celui des astresmoindres qu’elle. La dot que je t’apporterai sera Lemnos, terre sifavorable à qui la cultive. Parmi de tels avantages, je puis mecompter aussi.

Maintenant même je suis mère. Félicite-noustous deux, Jason. L’auteur de ma grossesse m’en avait rendu lepoids bien doux. Le nombre même ajoute à mon bonheur, et par lafaveur de Lucine, j’ai donné le jour à des jumeaux, double gage denotre tendresse. Si tu demandes à qui ils ressemblent, on tereconnaît en eux. Ils ne savent pas tromper. Le reste, ils letiennent de leur père. Je voulais qu’on te les portât comme enambassade au nom de leur mère, mais la crainte d’une marâtrecruelle m’a retenue au moment de ce départ. J’ai redouté Médée.Médée est plus qu’une marâtre. Les mains de Médée sont exercées àtous les crimes. Elle qui a pu disperser dans les champs lesmembres déchirés d’un frère épargnerait-elle mes enfants ?

Cette femme cependant, ô insensé qu’ont égaréles poisons de Colchos ! tu la préfères, dit-on, à Hypsipyle.Vierge adultère, c’est par l’infamie qu’elle s’est fait connaître àson époux. Une flamme pudique m’a donnée à toi, comme toi à moi.Elle a trahi son père. J’ai dérobé Thoas à la mort. Elle a fuiColchos. Lemnos, ma patrie, est mon séjour. Qu’importe la vertu sila scélératesse peut triompher d’elle, si des forfaits sont sa dotet lui méritent un époux ? Je réprouve le crime des femmes deLemnos, mais il ne m’étonne pas, Jason. Le ressentiment fait unearme de tout a ceux qu’il transporte. Dis-moi, si, poussés par desvents furieux, comme ils eussent dû l’être, vous fussiez entrésdans mon port, ta compagne et toi, et si j’étais allée à tarencontre avec nos deux enfants à mes côtés, la terre n’eût-ellepas dû, à ta prière, s’ouvrir sous tes pas ? De quel œil,époux criminel, aurais-tu vu ces enfants, m’aurais-tu vuemoi-même ? Quelle mort n’avais-tu pas méritée pour prix de taperfidie ? Près de moi, tu aurais été en sûreté. J’eusseépargné tes jours, non que tu en sois digne, mais je ne sais pasêtre cruelle. J’eusse assouvi dans le sang de cette concubine mesregards et ceux de l’homme que m’ont ravi ses poisons. Pour Médéeje serais une autre Médée.

Si, du séjour où il règne, Jupiter daigneentendre et exaucer mes vœux, que celle qui a usurpé ma coucheéprouve le malheur dont gémit Hypsipyle ! Qu’elle-mêmesanctionne ses lois, et que, comme j’ai été délaissée, malgré montitre d’épouse et de mère de deux enfants, elle en pleure un nombreégal, et perde son époux !

Qu’elle ne conserve pas longtemps celui quelui soumit son art odieux ! Qu’elle en soit abandonnée, et quede plus grands malheurs la poursuivent ! Qu’elle soit exilée,et cherche un asile dans tout le globe ! Que, redevenant ceque cette sœur fut pour son frère, ce que cette fille fut pour sonmalheureux père, elle soit, autant que pour eux, cruelle pour sesenfants et pour son époux ! Qu’après avoir lassé et les merset la terre, elle tente le chemin des airs ! Qu’elle erreainsi sans secours, sans espoir, partout couverte du sang dessiens. Voilà ce que demande la fille de Thoas, dépouillée de sesdroits d’épouse. Vivez, époux dignes l’un de l’autre, sur unecouche que les dieux maudissent.

ÉPÎTRE VII DIDON À ÉNÉE

 

Tel, penché sur les humides roseaux, le cygneau blanc plumage chante aux bords du Méandre, quand les destinsl’appellent. Ce n’est pas dans l’espoir de te fléchir par maprière, que je t’adresse ces mots : j’y suis poussée par undieu qui m’est contraire. Mais après avoir perdu pour un ingrat lefruit de mes bienfaits, mon honneur, un corps chaste et une âmepudique, c’est peu de perdre des paroles. Tu as résolu det’éloigner cependant et d’abandonner la malheureuse Didon. Tu vaslivrer au souffle des vents tes voiles et tes serments. Tu asrésolu, Énée, de délier et ton ancre et ta foi, de chercher unroyaume d’Italie, que tu ne sais pas même où trouver. Peut’importent et la naissante Carthage, et ses murs qui s’élèvent, etle pouvoir confié à ton sceptre. Tu fuis ce qui est fait, tupoursuis ce qui est à faire. Il te faut chercher dans le monde uneautre terre. Que tu la trouves, cette terre, qui t’en livrera lapossession ? Qui cédera, pour qu’ils s’y établissent, sonterritoire à des inconnus ? Il te reste à avoir un autre amouret une autre Didon, et, pour la violer de nouveau, à engager denouveau ta foi. Quand viendra le jour où tu pourras élever uneville semblable à Carthage, et voir du haut de ta citadelle lespeuples soumis à tes lois ?

Que tout te réussisse, que tes vœux nerencontrent point d’obstacles, où trouveras-tu une épouse quit’aime comme moi ? Je brûle comme ces torches de cire,enduites de soufre, comme l’encens sacré jeté sur le brasierfumant. Énée est toujours, pendant que je veille, comme attaché àmes yeux. La nuit et le jour retracent sans cesse Énée à monesprit. C’est un ingrat pourtant, que mes bienfaits ne touchentpas, et que je devrais oublier, si je n’étais insensée, etcependant, bien qu’il songe à me trahir, je ne hais pas Énée, maisje me plains de l’infidèle, et ma plainte me le fait aimerdavantage. Vénus, prends pitié de ta bru, et toi, Amour, embrase detous tes feux un frère cruel. Qu’il combatte sous tes drapeaux, etqu’à ce prix, j’y consens, celui que j’ai commencé à aimer donne àmon amour de nouveaux sujets de tourments !

Je m’abuse, et une illusion mensongère se jouede moi. Que son cœur est différent de celui de sa mère ! Oui,c’est la pierre, ce sont les montagnes, c’est le chêne qu’on voitcroître sur la cime des rochers, ce sont de cruelles bêtes sauvagesqui t’ont donné le jour ou bien c’est la mer que maintenant même tuvois agitée par les vents, et dont tu t’apprêtes à traverser lesflots furieux. La tempête te ferme le chemin de la fuite. Que latempête me serve et me favorise ! Vois comme l’Eurus soulèveet agite les eaux. Ce que j’eusse préféré te devoir, permets que jele doive aux orages. Le vent et l’onde sont plus justes que toncœur.

Je ne suis pas d’un assez grand prix, quoiqueta perfidie te rende digne de ce sort, pour que tu périsses dans tafuite à travers le vaste océan. Tu nourris une haine qui doitcoûter bien cher, si, pourvu que tu sois privé de moi, la mort nete semble rien. Les vents se calmeront bientôt, et sur les ondesdevenues tranquilles et unies, Triton sillonnera la mer, emportépar ses coursiers d’azur. Que n’es-tu toi-même mobile comme lesvents ! Et tu le seras, si tu ne surpasses en dureté leschênes. Ignorerais-tu donc ce que peuvent les flots encourroux ? Tu te confies à cet élément dont tu as tant de foiséprouvé les perfides caprices ? Que, séduit par l’aspect de lamer, tu lèves l’ancre qui te retient encore, combien de dangers temenacent sur le sein des abîmes ? Avoir violé sa foi et s’enremettre à celle des ondes, est dangereux. Elles punissent lesinfidèles. Elles vengent surtout l’Amour blessé, parce qu’à sanaissance, la mère de l’Amour sortit nue, dit-on, de celles deCythère.

Perdue moi-même, j’en crains d’en perdre unautre, et de nuire à qui me nuit. Je crains que les eaux de la mern’engloutissent mon ennemi naufragé. Vis, je t’en conjure. J’aimemieux te perdre ainsi que d’avoir ta mort à pleurer. Sois plutôttoi-même la cause de mon trépas.

Voyons, imagine-toi (puisse ce présage ne pass’accomplir !) qu’un tourbillon rapide t’a saisi dans sesflancs. Quelles seront tes pensées ? Soudain se présenteront àtoi les parjures d’une bouche mensongère, et Didon forcée demourir, victime de la perfidie phrygienne. Devant tes yeux l’ombrede ton épouse trompée se dressera triste, sanglante et les cheveuxépars.

« Tout ce qui m’arrive, diras-tu alors,je l’ai mérité ! Dieux, pardonnez ! »

Et la foudre qui tombera, tu la croiras lancéecontre toi. Accorde aux rigueurs de la mer et aux tiennes uninstant de relâche. Une sûre navigation doit être l’inestimableprix de ce délai.

Et ne m’épargne pas, épargne Iule, ton enfant.C’est assez pour toi de pouvoir t’attribuer ma mort. Mais qu’a faitton fils Ascagne ? Qu’ont fait tes dieux pénates ? Cesdieux arrachés aux flammes, l’onde les engloutira. Mais non, tu neles portes pas avec toi. Non, quoique tu t’en vantes à moi,perfide, ni les objets sacrés du culte ni ton père n’ont chargé tesépaules. Tout cela n’est que mensonge, et ce n’est pas moi que talangue a commencé à tromper. Je ne suis pas la première que tu aiesfait gémir. Si tu cherches où est la mère du charmant Iule, elle apéri, laissée seule, abandonnée par son cruel époux. Tu me l’avaisraconté. Mais ai-je craint pour moi ? Brûle-moi, je le mérite.Ce supplice sera trop doux encore pour ma faute. Je ne doute pasque tes dieux ne se vengent de toi. Depuis sept hivers, un destincontraire te fait errer sur la terre et sur les mers. Les flotst’ont jeté sur mes rivages. Je t’ai reçu, je t’ai offert un asilesûr, et à peine eus-je entendu ton nom, que je t’ai donné unroyaume.

Plût aux dieux que j’eusse borné là mesbienfaits, et que le bruit de notre union fût resté enseveli !Ce fut un jour fatal que celui où l’orage nous fit chercher, dansun antre profond, un abri contre une pluie soudaine ! J’avaisentendu une voix. Je la pris pour le cri des nymphes :c’étaient les Euménides, qui donnaient le signal à ma destinée.Pudeur outragée, venge Sichée de la violation de ma foi, enm’accablant de tortures, au-devant desquelles, malheureuse etpleine de honte, j’irai bientôt moi-même. Dans un temple de marbreest l’image sacrée de Sichée. Des guirlandes de feuillage et deblancs tissus la protègent et la recouvrent. De là il m’a sembléque sa bouche, qui m’est connue, m’avait appelée quatre fois. Il medisait même d’une voix faible : « Élise, viens. »Plus de retard, je viens, je viens à toi, moi l’épouse quit’appartient, mais toutefois d’un pas que ralentit la honte de ceque j’ai fait. Pardonne à ma honte. L’auteur en est séduisant, etm’a trompée. Il ôte à ma faute ce qu’elle a d’odieux. La déesse, samère, son vieux père, le pieux fardeau d’un fils, voilà ce qui m’adonné l’espoir d’une union légitime et durable. Si je devais errer,mon erreur à d’honorables motifs, joins-y la foi donnée, et jen’aurai plus à rougir de rien.

L’influence du destin qui pesait auparavantsur moi se fait sentir, jusqu’à la fin, et me poursuit jusqu’auxderniers instants de ma vie. Mon époux périt immolé aux pieds desautels de son palais, et c’est un frère qui obtient le prix d’untel forfait. Je m’exile. J’abandonne les cendres d’un époux et mapatrie. Je fuis, à travers des routes périlleuses, mon ennemi quime poursuit. J’aborde sur des plages inconnues. Échappée à monfrère et aux ondes, j’achète le rivage dont je te fis présent,perfide. Je fonde une ville, je l’entoure d’une vaste enceinte demurailles, objet d’envie pour les contrées voisines. Des guerres memenacent. Étrangère et femme, on essaie mes forces dans la guerre.Je fais à la fois et fermer les portes à peine achevées de ma villeet préparer les armes. Je plais à mille prétendants, qui viennentse plaindre à moi que je leur aie préféré pour époux je ne saisquel étranger. Que balances-tu à me livrer enchaînée au GétuleIarbas ? Je prêterais mes bras à ton crime. J’ai aussi unfrère, dont la main impie, arrosée du sang de mon époux, peut sebaigner dans le mien. Laisse là tes dieux et les objets sacrés quetu profanes en les touchant : l’hommage rendu aux immortelspar une main indigne d’eux est une injure. Si c’est pour que tuleur rendes un tel culte que les dieux ont été sauvés del’incendie, ils regrettent d’avoir échappé aux flammes.

Peut-être, barbare, laisses-tu Didonenceinte ? Peut-être recelé-je, enfermée dans mon sein, unepartie de toi-même ? Un malheureux enfant partagera lesdestinées de sa mère, et tu seras, avant sa naissance, l’artisan desa mort. Avec sa mère mourra le frère d’Iule, et un seul suppliceenveloppera deux victimes.

Mais un dieu t’ordonne de partir ! Jevoudrais qu’il t’eût défendu de venir, et que le sol carthaginoisn’eût pas été foulé par des Troyens. N’es-tu pas, sous la conduitede ce dieu, le jouet des vents orageux, et ne passes-tu point unelongue suite de jours sur la mer impétueuse ? À peine autantde fatigues devraient-elles être le prix de ton retour à Pergame,si cette ville était aussi florissante que du vivant d’Hector. Cen’est pas le Simoïs de ta patrie que tu cherches, mais les ondes duTibre. Ne seras-tu donc, pour parvenir au but de tes désirs, qu’unhôte étranger ? Et, comme la terre que tu poursuis se cache etse dérobe à tes vaisseaux, à peine pourras-tu la toucher dans tavieillesse. Renonçant à ces détours, accepte plutôt en dot et cespeuples et les richesses de Pygmalion, que j’ai emportées.Transporte, sous de plus heureux auspices, Ilion dans la ville desTyriens, et là, monte sur le trône et saisis le sceptre sacré. Siton âme est avide de combats, si le jeune Iule cherche un triomphedont la gloire ne se puisse attribuer qu’à ses armes, pour que rienne manque à ses vœux, nous lui donnerons à vaincre un ennemi :ce royaume peut faire ou des traités de paix ou la guerre.

Seulement, au nom de ta mère, au nom des armesfraternelles, au nom des dieux adorés dans la Dardanie, et quiaccompagnèrent ta fuite (et puissent, à ce prix, triompher tousceux de ta nation que tu traînes à ta suite ! Cette guerrecruelle être le terme de tes malheurs ! Ascagne parcourirheureusement la suite de ses années, et les os du vieil Anchisereposer mollement !) épargne, je t’en conjure, une maison quise livre et se donne à toi. Quel crime me reproches-tu, que d’avoiraimé ? Je ne suis pas de Phtie. Mycènes la grande ne m’a pasvue naître. Ni mon époux ni mon père n’ont porté contre toi lesarmes. Si tu crains de m’avouer pour ton épouse, que ce ne soientpas les liens du mariage, mais ceux de l’hospitalité qui paraissentnous unir. Pourvu qu’elle t’appartienne, Didon consentira à êtrequoi que ce soit. Je connais la mer qui se brise contre la plageafricaine. C’est à des époques déterminées qu’elle offre ou qu’ellerefuse une navigation sûre. Lorsque les vents permettront del’entreprendre, tu livreras tes voiles à leur souffle. Maintenantl’algue légère arrête le vaisseau déjà lancé. Confie-moi le soind’observer le temps, tu t’éloigneras en sûreté, et, quand tu ledésirerais toi-même, je ne souffrirai pas que tu restes. D’ailleurstes compagnons réclament du repos, la flotte endommagée et à peineréparée exige quelques délais. Pour prix de mes services et de ceuxque je puis te rendre encore, par l’espoir de notre hymen, jedemande un peu de temps. Attends que les flots aient perdu de leurcourroux, l’amour de sa violence, et que j’aie appris à supportercourageusement le malheur.

Sinon, j’ai résolu de renoncer à la vie. Tu nepeux être longtemps encore cruel envers moi. Que n’as-tu devant lesyeux la triste image de celle qui t’écrit. Je t’écris, et l’épéetroyenne est près de mon sein. Des larmes coulent de mes joues surcette épée nue, qui bientôt, au lieu de larmes, sera trempée desang. Que ton présent convient bien à ma destinée, et que letombeau que tu m’élèves t’aura peu coûté ! Ce n’est pas lepremier trait qui perce mon sein. Le cruel Amour y a déjà fait uneblessure. Anne ma sœur, ma sœur Anne, toi, hélas ! laconfidente de ma faute, tu vas bientôt offrir à ma cendre les donssuprêmes. Quand le feu du bûcher m’aura consumée, on ne gravera passur ma tombe le nom d’Élise, épouse de Sichée. Mais on lira cetteinscription sur le marbre funéraire :

Énée, l’auteur de son trépas, en fournitaussi l’instrument. Didon périt frappée de sa propre main.

ÉPÎTRE VIII HERMIONE À ORESTE

 

Hermione adresse ces mots à celui qui, naguèreson frère et son époux, n’est plus aujourd’hui que son frère :un autre a le titre d’époux. Pyrrhus, fils d’Achille, qu’anime lamémoire de son père, me retient prisonnière au mépris des loisdivines et humaines. J’ai résisté autant que j’ai pu, pour ne pasêtre volontairement sa captive : les mains d’une femme n’ontpas eu d’autre pouvoir.

« Que fais-tu, fils d’Éaque ? luidis-je ; je ne suis pas sans vengeur. Cette jeune fille que turetiens, Pyrrhus, a son maître. »

Plus sourd que la mer, ce ravisseur, pendantque j’invoquais le nom d’Oreste, me traîna échevelée jusque dansson palais. Esclave dans Lacédémone, livrée à des vainqueurs, quelsort plus cruel eussé-je éprouvé, si leur troupe barbare eût enlevéles femmes grecques ? La Grèce victorieuse a traité Andromaqueavec plus de ménagement, lorsque des soldats consumèrent dans lesflammes les richesses de la Phrygie.

Mais, si une tendre sollicitude pour moi tetouche, Oreste, soutiens tes droits d’un bras que rien n’intimide.Eh quoi ! si quelqu’un enlevait tes troupeaux enfermés dansleurs étables, ne prendrais-tu pas les armes ? On te ravit tonépouse, pourrais-tu différer ta vengeance ? Que l’exemple deton beau-père te serve. Il réclama sa fiancée qu’on lui avaitenlevée, et une jeune fille fut pour lui un motif légitime deguerre. Si ton beau-père s’était lâchement reposé dans sa courdéserte, ma mère serait encore l’épouse de Pâris, comme elle le futauparavant. Tu n’as à rassembler ni des milliers de vaisseaux, nileurs voiles flottantes, ni des armées de soldats grecs. Vienstoi-même. Toutefois c’était ainsi que tu devais me redemander. Unépoux ne peut rougir d’affronter les périls de la guerre pour uneunion qui lui est chère. N’avons-nous donc pas pour aïeul Atrée,fils de Pélops ? Et si déjà tu n’étais pas mon époux, neserais-tu pas mon frère ? Époux, prends, je t’en conjure, ladéfense de ton épouse. Frère, prends celle de ta sœur. Ce doublenom te trace ton devoir.

Tyndare, dont les vertus et l’âge donnent à cequ’il fait une grave autorité, m’a livrée à toi. Un aïeul avait cedroit sur sa petite-fille. Mais si mon père, ignorant cetengagement, m’a promise au fils d’Éaque, mon aïeul, dont le choix aprécédé le sien, pouvait aussi plus que lui. Lorsque je t’épousai,mon hymen ne nuisit à personne. Si l’on m’unit à Pyrrhus, on tefait une offense. D’ailleurs, Ménélas, mon père, nous pardonneranotre amour. Lui-même succomba sous les traits du dieu ailé !L’amour qu’il s’est permis, il le permettra à son gendre. Celuiqu’il eut pour ma mère sera un exemple utile. Ce qu’il fut pour mamère, tu l’es pour moi. Le rôle que joua autrefois l’étrangerDardanien, Pyrrhus le joue maintenant. Que les hauts faits de sonpère, vantés sans cesse, le rendent superbe. Tu as aussi lesexploits d’un père à citer. Le petit-fils de Tantale commandait àtous, à Achille lui-même. L’un faisait partie de l’armée, l’autreétait le chef des chefs. Tu as aussi pour bisaïeul Pélops et lepère de Pélops, et en comptant mieux encore, tu es le cinquièmedescendant de Jupiter.

Ce n’est pas non plus le courage qui temanque. Tes armes t’ont servi dans une circonstance odieuse, maisque pouvais-tu faire ? Un père armait ton bras. J’aurais vouluque ta valeur eût eu un objet plus noble. Tu n’as pas choisi cettecause, mais on te l’a imposée comme un devoir. Tu l’as remplitoutefois, tu as ouvert le flanc d’Égisthe, et il a ensanglanté lemême palais que ton père. Pyrrhus t’en fait un crime. Ta gloire, ill’appelle un forfait, et cependant il soutient mes regards.J’éclate en sanglots, mon visage et mon cœur se gonflent, et un feuintérieur embrase ma poitrine brûlante. Adresser, devant Hermione,un reproche à Oreste ! Et je suis sans forces, et je n’ai pasun fer vengeur ! Au moins je puis pleurer. La colère se calmequand on verse des larmes, et elles inondent mon sein comme untorrent. Je n’ai qu’elles sans cesse, et sans cesse j’en répands.Leur source intarissable baigne mes joues décolorées.

C’est le destin de ma race, qui s’étend jusquesur mon existence. Femmes du sang de Tantale, nous sommes une proieofferte aux ravisseurs. Je ne rappellerai pas l’imposture du cygneglissant sur les eaux. Je ne me plaindrai pas que Jupiter se soitcaché sous un plumage. Au milieu de l’isthme qui sépare deux vastesmers, Hippodamie fut emportée sur un char étranger. La sœur deTyndare fut rendue par la ville de Mopsope aux Amycléens, Castor etPollux. La fille de Tyndare, que l’hôte du mont Ida emmena au-delàdes mers, vit les Grecs prendre les armes pour elle. Je m’ensouviens à peine. Je m’en souviens cependant. Tout était plein dedeuil, plein d’inquiétude et d’alarmes. Mon aïeul pleurait, ainsique Phébé ma sœur, et les deux frères jumeaux. Léda invoquait lesdieux et Jupiter son époux. Moi-même, bien jeune encore, jem’arrachais les cheveux, et m’écriais :

« Tu pars sans moi, ma mère, sansmoi ! »

Son époux était absent. Pour ne point démentirle sang de Pélops, je devins aussitôt la proie de Néoptolème.

Plût aux dieux que le fils de Pélée se fûtsoustrait aux flèches d’Apollon ! Père, il condamnerait lacoupable audace de son fils. Achille n’approuva pas jadis, et iln’approuverait pas aujourd’hui, qu’un époux pleurât, dans leveuvage, l’enlèvement de son épouse. Quel crime attire sur moi lacolère céleste ? Quel astre funeste accuserai-je de mesmalheurs ? Encore enfant, je me vis sans mère, mon pèreportait les armes. Tous deux vivaient, et j’étais cependant privéede tous deux. Dans ses jeunes années, ta fille, ô ma mère ! nete fit pas entendre les mots caressants d’une bouche qui s’essaie àles dire. Je n’ai pas entouré ton cou de mes bras enfantins. Je neme suis pas, doux fardeau, assise sur tes genoux. Tu n’as puprendre soin de me parer. Fiancée à un époux, je ne suis pasentrée, conduite par ma mère, dans la nouvelle chambre nuptiale.Lorsque, à ton retour, j’allai à ta rencontre, j’avouerai lavérité, les traits de ma mère m’étaient inconnus. Cependant jedevinai, en te voyant la plus belle, que tu étais Hélène. Tucherchais, toi, qui pouvait être ta fille.

Il ne me reste pour tout bien qu’Oreste monépoux. Lui aussi, s’il ne combat pour lui-même, me sera enlevé. Leravisseur Pyrrhus me possède, et mon père est de retourvictorieux ! Voilà le présent que m’a fait Troie détruite.Cependant, lorsque Titan, dans sa carrière sublime, presse sescoursiers radieux, mon mal me laisse quelque liberté, mais, quandla nuit me conduit à ma couche, que je cherche en poussant des criset de lugubres gémissements, quand je me suis étendue sur le lit,témoin de ma tristesse, mes yeux, que ne ferme plus le sommeil, seremplissent de larmes. Je le fuis, autant que je le puis, comme unépoux qui serait mon ennemi. Souvent mes maux me rendentinsensible. J’oublie et ce que je fais, et où je suis, et ma mainégarée touche les membres du héros de Scyros. À peine me suis-jeaperçue de cette coupable méprise, que je m’éloigne de ce corpsdont le contact m’est odieux, et il me semble que j’ai les mainssouillées. Souvent, au lieu du nom de Néoptolème, c’est le nomd’Oreste que je prononce, et j’aime, comme un présage heureux,cette erreur de ma bouche. Je le jure par ma race infortunée, parl’auteur de cette race, qui fait mouvoir les mers, la terre et lecéleste empire, par les os de ton père, mon oncle, qui, vengés parton courage, te doivent la tombe où ils reposent. Ou je mourraijeune, et serai moissonnée à la fleur de mes ans ou, fille deTantale, je serai l’épouse du fils de Tantale.

ÉPÎTRE IX DÉJANIRE À HERCULE

 

Je te félicite de joindre Aechalie à testitres de gloire ; je me plains qu’un vainqueur ait cédé àcelle qu’il avait vaincue. Ce bruit injurieux s’est subitementrépandu dans les villes de la Grèce, et semble démenti par teshauts faits : celui que n’ont jamais pu abattre Junon et uneimmense série de travaux aurait subi le joug d’Iole ! Que cesoit le vœu d’Eurysthée, que ce soit le vœu de la sœur de Jupiter,et celui d’une belle-mère heureuse de voir une tache sur ta vie, cen’est pas le vœu du dieu à qui, dit-on, la nuit n’a pas suffi seulepour l’enfantement d’un héros tel que toi. Vénus t’a plus nui queJunon. Celle-ci, en t’opprimant, t’a élevé, celle-là tient sous sespieds ta tête humiliée.

Vois le monde pacifié par ta force vengeresse,aussi loin que Nérée entoure la terre d’un cercle d’azur. La terrete doit la paix, les mers leur sécurité. L’orient et l’occidentsont pleins de ta gloire. Tu as le premier porté le ciel qui doitte porter un jour. Lorsque Atlas étaya les astres, Hercule en futle support. Qu’as-tu fait, que publier ta honte, et ajouter ledéshonneur à tes premiers exploits ? Est-ce bien toi que l’oncite pour avoir avec vigueur étouffé deux serpents, toi, cet enfantqui, dès le berceau, était déjà digne de Jupiter ? Tu as mieuxcommencé que tu ne finis : tes derniers pas le cèdent auxpremiers. L’homme d’aujourd’hui et l’enfant d’autrefois ne seressemblent pas. Celui que mille monstres, que le fils deSthénélée, ton ennemi, que Junon même, n’ont pu vaincre, amour entriomphe.

Mais on vante mon hymen, parce que je me nommel’épouse d’Hercule, et que mon beau-père est le dieu qui faitgronder le tonnerre du haut de son char rapide. Autant deux jeunesbœufs de taille inégale vont mal à la charrue qu’ils traînent,autant une épouse inférieure à son époux est écrasée par sa gloire.Ce n’est pas un honneur, mais un fardeau, un masque fait pourblesser ceux qui le portent. Si vous voulez qu’une union vouspuisse convenir, unissez-vous à votre pareil. Mon époux esttoujours loin de moi. Il m’est plus connu comme hôte que commeépoux. Il est sans cesse à la poursuite des monstres et d’animauxterribles. Veuve dans mon palais, j’y forme de chastes vœux, et jetremble que mon époux ne tombe sous les coups d’un cruel ennemi. Jeme représente des serpents, des sangliers, des lions avides, jevois des chiens prêts à se disputer tes os. Les fibres desvictimes, les vains fantômes d’un songe, et les mystérieux présagesde la nuit, tout m’épouvante. J’épie, dans mon malheur, les bruitsd’une vague renommée. La crainte, dans mon cœur incertain, faitplace à l’espoir, et l’espoir à la crainte. Ta mère est absente, etgémit d’avoir plu à un dieu puissant. Ton père Amphitryon, Hyllus,notre enfant, sont loin de ces lieux. Eurysthée, ministre desvengeances de la cruelle Junon, me poursuit, ainsi que l’implacablecourroux de la déesse.

C’est peu de ces tourments. Tu y ajoutes tesamours étrangères. Par toi, toute femme peut devenir mère. Je nerappellerai ni Augé, violée dans les vallons du Parthénus ni tonenfantement, ô nymphe, fille d’Urménus. Je ne te reprocherai pascette troupe de sœurs, petites filles de Theutra, peuple de femmes,dont aucune ne fut dédaignée de toi. Je rappellerai une adultèredont le crime est récent. Par elle, je suis devenue belle-mère duLydien Lamas. Le Méandre, qui s’égare tant de fois dans les mêmescontrées, qui replie souvent sur lui-même ses ondes fatiguées, a vudes colliers suspendus au cou d’Hercule, à ce cou pour lequel leciel fut un fardeau léger. Il n’a pas eu honte d’enchaîner dans desliens d’or ses bras robustes, et de couvrir de pierreries sesdoigts nerveux. Sous ces bras cependant expira le monstre de Némée.Sa dépouille recouvre-t-elle encore ton épaule gauche ? Tun’as pas craint de cacher sous une coiffure recherchée tes cheveuxhérissés. Le blanc peuplier ornait bien mieux le front d’Hercule.Tu n’as pas rougi en ceignant la ceinture méonienne, à la manièred’une jeune fille lascive. As-tu oublié l’aspect terrible du féroceDiomède, qui nourrissait ses cavales de chair humaine ? SiBusiris t’eût vu sous cette parure, le vaincu n’eût-il point rougidu vainqueur ? Antée arracherait ces ornements du couvigoureux qui les porte, pour n’avoir pas la honte d’être tombésous un homme efféminé.

On dit que, parmi les jeunes filles del’Ionie, tu as tenu la corbeille, et craint les menaces d’unemaîtresse. Tu ne dédaignes pas, Alcide, de tomber des corbeilleslégères ta main victorieuse dans mille travaux ? Tes doigtsrobustes filent une trame grossière, et tu distribues des tâcheségales, au nom d’une beauté qui t’en fait un devoir !Ah ! tandis que tes doigts inexpérimentés tordaient le fil,combien de fois s’est brisé le fuseau sous tes mainspesantes ! Alors, on le dit, malheureux ! Tout tremblantsous les coups du fouet, tu tombais aux pieds de ta maîtresse.

Tu parlais alors du pompeux appareil quiembellissait la gloire de tes triomphes, tu racontais tes exploits,qu’il te fallait faire, tu disais sans doute que d’énormes serpentsavaient enveloppé dans les replis de leur queue ton bras enfantinqui les étouffa, comment le sanglier de Tégée tomba sous les cyprèsd’Érymanthe, et fit, sous son poids, gémir au loin la terre. Tun’omets ni ces têtes exposées dans les palais de la Thrace, ni cescavales engraissées du carnage des hommes, ni le triple monstre, nile possesseur des troupeaux ibériens, Géryon, qui, malgré ses troisformes, n’en avait qu’une, ni Cerbère, qui, d’un tronc unique, separtage en autant de chiens, dont les têtes sont entrelacées decouleuvres menaçantes, ni l’hydre, qui de ses blessures fécondantesrenaissait en rejetons fertiles, et que ses pertes mêmeenrichissaient, ni cet ennemi qui, pressé par la gorge entre tonflanc gauche et ton bras gauche, y resta ainsi suspendu comme unpesant fardeau, ni le bataillon équestre qui, malgré la rapidité desa course, et sa double forme, se vit chassé des monts de laThessalie. Peux-tu, décoré de la pourpre de Sidon, redire cesexploits ? Cette parure ne condamne pas ta langue ausilence ? La nymphe, fille de Iardanus, s’est aussi ornée detes armes, et les trophées si connus d’un héros, maintenant sonprisonnier, sont devenus les siens.

Va maintenant, glorifie-toi. Énumère tes hautsfaits. Tu as abdiqué le rôle qui t’appartenait. C’est elle qui futun homme. Tu es d’autant plus au-dessous d’elle, ô le plus granddes mortels ! qu’il lui était plus glorieux de te vaincre queceux que tu as vaincus. C’est pour elle que s’agrandit la mesure detes actions. Renonce à ton bien, ta maîtresse est l’héritière de tagloire. Ô honte ! la peau arrachée aux côtes d’un lionhorrible et son poil hérissé ont couvert un corps délicat. Tu tetrompes, tu t’abuses. Cette dépouille n’est pas celle du lion, maisla tienne. Si tu fus le vainqueur du monstre, elle fut le tien. Unefemme a porté les armes trempées dans les noirs poisons de Lerne,une femme à peine capable de soutenir le fuseau chargé delaine ! Sa main a touché la massue qui dompta les bêtesféroces, et elle a vu dans une glace l’armure de son époux.

On me l’avait dit toutefois, et je refusaisd’en croire la renommée. Ces bruits, qui trouvaient mon oreilleincrédule, sont venus affliger mes sens. Une concubine étrangèreest amenée sous mes yeux, et je ne puis plus dissimuler ce que jesouffre. Tu ne permets pas qu’on l’éloigne. Captive, elle traversela ville, et vient s’offrir à mes regards indignés. Et elle nevient pas les cheveux en désordre, à la manière des captives nid’un air timide et convenable au malheur. Elle s’avance, étalantfastueusement l’or dont l’éclat se fait voir au loin, parée commetu l’étais toi-même en Phrygie. Elle montre au peuple un visagesuperbe, et l’on croirait qu’Hercule est vaincu, Aechalie encoredebout et son père plein de vie. Peut-être, quand tu auras chassél’Étolienne Déjanire, cette femme quittera-t-elle son nom deconcubine pour celui d’épouse. Peut-être un hymen honteuxunira-t-il les ignobles corps d’Iole, la fille d’Eurytus, et del’insensé Alcide. À ce pressentiment, mon esprit s’égare, lefrisson parcourt mes membres, et ma main, devenue languissante,tombe sans mouvement sur mes genoux.

Tu m’as aussi aimée avec beaucoup d’autres,mais ce fut sans crime. Deux fois, n’en rougis pas, je fus pour toiune cause de combats. Achéloüs, en pleurant, recueillit ses cornessur ses rives humides, et plongea son front mutilé dans une eaulimoneuse. Nessus, ce demi homme, trouva la mort dans l’Evénus quila donne, et son sang de cheval en infecta les eaux. Mais queservent ces souvenirs ? J’écrivais encore lorsque la renomméem’annonça que mon époux périt sous la tunique empoisonnée qu’il areçue de moi. Hélas ! qu’ai-je fait ? Où la fureura-t-elle emporté ton amante ? Impie Déjanire, qu’hésites-tu àmourir ? Quoi ! ton époux sera déchiré au milieu del’Œta, et toi, la cause d’un tel forfait, tu lui survivras ?Que me reste-t-il à faire, pour qu’on me croie l’époused’Hercule ? Oui, la mort sera le gage de notre union. Et toiaussi, Méléagre, en moi tu reconnaîtras une sœur. Impie Déjanire,qu’hésites-tu à mourir ? Ô famille maudite ! Agrius estorgueilleusement assis sur le trône, Œneus délaissé traîne savieillesse dans l’indigence, Tydée, mon frère, est exilé sur desplages inconnues. L’autre voyait son existence attachée à un fataltison. Ma mère enfonça un poignard dans son propre sein. ImpieDéjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Je ne demande qu’une chose,au nom des liens sacrés qui nous unissent, c’est de ne point passerpour avoir attenté à tes jours. Nessus, lorsqu’une de tes flèchesfrappa son cœur avide, s’écria :

« Ce sang a la vertu de ranimerl’amour. »

Je t’ai envoyé le tissu chargé du venin deNessus. Impie Déjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Adieu, monvieux père, Gorgé, ma sœur ; adieu ma patrie, et toi, monfrère, qui fus enlevé à la tienne, et toi, lumière de ce jour, ledernier que verront mes yeux, et toi, mon époux, oh !puisses-tu vivre ! et toi Hyllus, mon enfant, adieu.

ÉPÎTRE X ARIANE À THÉSÉE

 

J’ai trouvé la race entière des animaux plusdouce que toi, et je n’avais à redouter d’aucun être plus de mauxque tu m’en causes. Ce que tu lis, je te l’envoie, Thésée, durivage d’où les voiles emportèrent sans moi ton vaisseau, du lieuoù je fus indignement trahie, et par mon sommeil, et par toi qui enprofitas, dans ton odieuse perfidie.

C’était le moment où la terre est couverte dela transparente rosée du matin, où les oiseaux gazouillent sous lefeuillage qui les couvre. Dans cet instant d’un réveil incertain,toute languissante de sommeil, j’étendais, pour toucher Thésée, desmains encore appesanties ; personne à côté de moi ; jeles étends de nouveau, je cherche encore ; j’agite mes bras àtravers ma couche ; personne. La crainte m’arrache ausommeil ; je me lève épouvantée, et me précipite hors de celit solitaire. Ma poitrine résonne aussitôt sous mes mains qui lafrappent, et ma chevelure, que la nuit a mise en désordre, estbientôt arrachée. La lune m’éclairait ; je regarde si je puisapercevoir autre chose que le rivage ; à mes yeux ne s’offrerien que le rivage. Je cours de ce côté, d’un autre, partout, d’unpas incertain. Un sable profond retient mes pieds de jeune fille.Cependant, tout le long du rivage, ma voix crie :« Thésée ! » Les antres creux répétaient ton nom.Les lieux où j’errais t’appelaient autant de fois que moi-même, etsemblaient vouloir secourir une infortunée.

Il est une montagne au sommet de laquelleapparaissent des arbustes en petit nombre. De là pend un rocherminé par les eaux qui grondent à ses pieds. J’y monte (le courageme donnait des forces), et je mesure ainsi la vaste étendue desmers que je domine. De ce point, car les vents cruels me servirentalors, je vis tes voiles enflées par l’impétueux Notus. Soit que jeles visse en effet, soit que je crusse les voir, je devins plusfroide que la glace, et la vie fut près de m’échapper. Mais ladouleur ne me laisse pas longtemps immobile, elle m’excite bientôt,elle m’excite, et j’appelle Thésée de toute la force de mavoix.

« Où fuis-tu ? m’écrié-je ;reviens, barbare Thésée, tourne de ce côté ton vaisseau ; iln’emporte pas tous ceux qui le doivent monter. »

Telles furent mes prières ; les sanglotssuppléaient à ce qui manquait à ma voix. Des coups accompagnaientles paroles que je prononçais.

Comme tu ne m’entendais pas, j’étendis verstoi, pour que tu pusses au moins m’apercevoir, mes bras qui tefaisaient des signaux. J’attachai à une longue verge un voileblanc, pour rappeler mon souvenir à ceux qui m’oubliaient. Déjàl’espace te dérobait à ma vue. Alors enfin je pleurai, car ladouleur avait arrêté jusque-là le cours de mes larmes. Quepouvaient faire de mieux mes yeux, que de me pleurer moi-même,puisqu’ils avaient cessé de voir ton navire ? Ou j’errai seuleet les cheveux en désordre, semblable à une bacchante agitée par ledieu qu’adore le peuple d’Ogygès, ou, les regards attachés sur lamer, je m’assis sur un rocher, aussi froide, aussi insensible quela pierre même qui me servait de siège. Je foule souvent la couchequi nous avait reçus tous deux, et ne devait plus nous voir réunis.Je touche, autant que je le puis, tes traces au lieu de toi, et laplace qu’ont échauffée tes membres. Je m’y jette, et inondant celit des larmes que je répands :

« Nous t’avons foulé deux,m’écrié-je ; deux reçois-nous encore. Nous sommes venus iciensemble ; pourquoi ne pas nous en aller ensemble ? Litperfide, où est la meilleure partie de moi même ? »

Que faire ? Où porter seule mespas ? L’île est sans culture. Je n’aperçois ni les travaux deshommes ni ceux des bœufs. La mer baigne dans toutes leurs partiesles côtes de cette terre. Aucun vaisseau, aucun n’est là prêt às’ouvrir des routes incertaines. Suppose que des compagnons, desvents favorables et un navire me soient accordés : oùfuir ? La terre paternelle me refuse tout accès. Quand maproue heureuse sillonnerait des mers tranquilles, quand Éolerendrait les vents propices, je serais une exilée. Crète, aux centvilles superbes, pays connu de Jupiter au berceau, je ne te verraiplus, car j’ai trahi mon père, j’ai trahi le royaume soumis à sonsceptre équitable, j’ai manqué à ces deux noms si chers, le jouroù, pour te soustraire à la mort qui eût suivi ta victoire dansl’enceinte aux mille détours, je te donnai pour guide un fil quedevaient suivre tes pas. Tu me disais alors :

« J’en jure par ces périls mêmes, tuseras à moi tant que nous vivrons l’un et l’autre. »

Nous vivons, et je ne suis pas à toi, Thésée,si toutefois tu vis, femme qu’a ensevelie la trahison d’un parjureépoux.

Que ne m’as-tu aussi immolée, barbare, de lamême massue qui frappa mon frère ? Cette mort eût délié la foique tu m’avais donnée. Maintenant je me représente non seulementles maux que je dois supporter, mais tous ceux que peut souffrirune femme abandonnée. La mort s’offre à mon esprit sous milleaspects divers. On souffre moins de la recevoir que de l’attendre.Je vois déjà venir à moi, d’un côté ou d’un autre, des loups dontla dent avide déchirera mes entrailles. Peut-être aussi le solnourrit-il des lions à la fauve crinière. Qui sait si cette îlen’est pas infestée de tigres féroces ? On dit aussi que la mery vomit d’énormes phoques. Qui empêche que des glaives ne metraversent le flanc ? Seulement, puissé-je n’avoir pas, commeune captive, à gémir sous le poids cruel des chaînes ; ne pasvoir, comme une esclave, mes mains condamnées à une tâcheaccablante, moi, dont le père est Minos, et la mère une fille dePhébus, moi, et c’est ce que j’ai oublié le moins, moi qui fus safiancée ! Si, je regarde les ondes, la terre et les rivageslointains, la terre et les ondes me font d’égales et d’innombrablesmenaces. Restait le ciel : je crains des dieux jusqu’à leursimages. Je suis une proie, une pâture livrée sans défense aux bêtesfurieuses. Ou si des hommes cultivent et habitent ce lieu, je medéfie d’eux. Mes malheurs m’ont trop appris à craindre lesétrangers.

Plût au ciel qu’Androgée vécût, et que tun’eusses pas expié, terre de Cécrops, un meurtre impie par tesfunérailles ! Que ton bras cruel, armé d’une noueuse massue,n’eût pas, ô Thésée, immolé le monstre, homme en partie, en partietaureau ! Que je n’eusse pas, pour diriger ton retour, confiéà tes mains un fil qu’elles attiraient vers toi !

Je ne m’étonne pas, au reste, que la victoirete soit restée, et que le monstre ait teint de son sang la terre deCrète. Sa corne ne pouvait percer un cœur de fer. Sans bouclier, tapoitrine suffisait pour ta défense. Tu portais là le caillou, là lediamant, et tu es là Thésée, plus dur que le caillou.

Sommeil cruel, pourquoi m’as-tu retenue danscet engourdissement ? Je devais cette fois rester enseveliedans la nuit éternelle ! Vous aussi, vents cruels, tropofficieux alors, vous qui l’avez servi aux dépens de meslarmes ; toi, main cruelle, qui as frappé de mort mon frère etmoi ; foi accordée à mes prières et qui fut un vain nom ;tout a conspiré contre moi, sommeil, vent, foi jurée ; seule,une jeune fille fut la victime d’une triple trahison.

Prête à mourir, je ne verrai donc pas leslarmes d’une mère, et nul doigt ne me fermera les yeux ? Monâme infortunée s’envolera sous un ciel étranger, et une main amiene parfumera pas mes membres inanimés. Des oiseaux marinss’abattront sur mes ossements qu’on n’aura pas inhumés. Est-ce donccette sépulture qu’avaient méritée mes bienfaits ? Tu entrerasdans le port de Cécrops. Quand tu seras reçu dans ta patrie, que,de ta demeure élevée, tu verras la foule se presser pourt’entendre, que tu auras pompeusement raconté la mort du monstremoitié taureau moitié homme, comment tu as parcouru les routessinueuses du palais souterrain, raconte aussi que tu m’asabandonnée sur une plage solitaire : je ne dois pas êtreoubliée parmi tes titres de gloire.

Tu n’as point pour père Égée ni pour mèreÉthra, fille de Pitthée ; les rochers et la mer sont lesauteurs de tes jours.

Que ne m’as-tu vue du sommet de tapoupe ! Un si triste spectacle eût attendri ton cœur.Maintenant encore, vois-moi, non plus des yeux, mais en idée, si tule peux ; vois-moi attachée à un rocher où vient se briser lavague inconstante ; vois le désordre de mes cheveux, attestantma douleur, et ma tunique inondée de larmes comme si la pluie l’eûttrempée. Mon corps frissonne comme les épis qu’agite l’aquilon, etma lettre frémit sous ma main tremblante. Je ne te supplie pas aunom d’un bienfait qui m’a si mal réussi ; qu’aucunereconnaissance ne soit due au service que je t’ai rendu, maisaucune peine non plus. Si je n’ai pas été la cause qui t’a sauvé lavie, pourquoi serais-tu celle qui me donne la mort ?

Malheureuse ! Je tends vers toi, dont mesépare la vaste mer, ces mains fatiguées à meurtrir ma lugubrepoitrine. Je te montre, tout éplorée, les cheveux qui ont échappé àma fureur. Je t’en conjure par les larmes que m’arrache ta cruauté,Thésée, tourne vers moi la proue de ton vaisseau ! Reviens,que les vents te ramènent ! Si je succombe avant ton retour,au moins tu enseveliras mes os.

ÉPÎTRE XI CANACÉ À MACÉRÉE

 

Si des taches dérobent à ta vue troubléequelque chose de cet écrit, c’est que cette lettre aura étécouverte du sang de ta maîtresse. La main droite tient uneplume ; l’autre tient un fer nu ; sur mes genoux est unefeuille déroulée. Telle est l’image de la fille d’Éole écrivant àson frère ; c’est ainsi sans doute que je puis contenter unpère inexorable.

Je voudrais qu’il fût lui-même témoin de montrépas, et que le coup fût porté sous les yeux de celui qui lecommande. Barbare comme il l’est, et plus cruel que les vents qu’ildéchaîne, il aurait d’un œil sec contemplé mes blessures. C’estquelque chose que de vivre avec les vents furieux : sonnaturel s’accorde avec celui de son peuple. Il commande au Notus,au Zéphyr, à l’aquilon de Sithonie ; il dirige ton vol, Euruscapricieux. Il commande, hélas ! aux vents, et ne commande pasà sa colère orgueilleuse. Son royaume est moins grand que sesvices. À quoi me sert que les noms de mes ancêtres me rapprochentdu ciel, et de pouvoir compter Jupiter au nombre de mesparents ? Un présent de mort, un glaive fatal, une arme quin’est point faite pour moi, en est-elle moins dans la main d’unefemme ?

Plût aux dieux, Macarée, que l’heure qui nousenchaîna l’un à l’autre fût venue plus tard que celle de mamort ! Pourquoi, ô mon frère ! m’as-tu jamais aimée plusqu’un frère ? Pourquoi ai-je été pour toi ce qu’une sœur nedoit pas être ? Moi-même je me suis enflammée, et le dieu quej’avais entendu dépeindre, ce dieu, je ne sais lequel, je l’aisenti dans mon cœur brûlant. Les couleurs avaient fui monvisage ; la maigreur avait alangui mes membres ; mabouche ne consentait qu’avec peine à prendre quelquesaliments ; mon sommeil était pénible ; la nuit meparaissait une année ; je gémissais sans éprouver aucunedouleur. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui se passait ainsien moi ; je ne savais pas ce que c’était que l’amour ;mais j’aimais.

Ma nourrice, instruite par l’âge, fut lapremière qui pressentit le mal ; la première elle medit :

« Fille d’Éole, tu aimes. »

Je rougis ; la pudeur me fit baisser lesyeux sur mon sein : ce langage muet était un aveu suffisant.Déjà s’arrondissaient mes flancs coupables ; ce poids furtifchargeait mes membres malades. Quels herbages, quels médicaments manourrice ne m’apporta-t-elle pas ? Combien m’en fit prendre samain audacieuse, pour détacher entièrement de mes entrailles – etnous ne t’avons caché que cela – le fardeau qui y croissait !Ah ! trop plein de vie, l’enfant résista aux efforts de l’art,et fut protégé contre son ennemi secret.

Déjà neuf fois s’était levée la sœur charmantede Phébus, et la dixième lune conduisait ses coursiers lumineux.J’ignorais la cause des douleurs soudaines que j’éprouvais ;j’étais sans expérience pour l’enfantement ; j’étais comme unsoldat novice. Je ne pus retenir mes cris :

« Pourquoi, dit-elle, trahir toncrime ? »

Et ma vieille complice, en me fermant labouche, étouffa mes clameurs. Que faire, malheureuse ! Ladouleur m’arrache des gémissements ; mais la peur, manourrice, la honte, les compriment à la fois. Je les retiens ainsique les paroles qui m’échappent, et je suis forcée de dévorer meslarmes. La mort était devant mes yeux ; Lucine me refusait sonassistance ; la mort, si je fusse morte, était aussi un grandcrime. Alors te précipitant sur moi, arrachant ta tunique et tachevelure, tu réchauffes ma poitrine en la pressant contre latienne, et tu me dis :

« Vis, ma sœur, ô ma sœur bienaimée ! Vis, et ne perds pas deux êtres avec le corps d’unseul. Que l’espoir te donne des forces ; car le mariage doitt’unir à ton frère : celui par qui tu es mère sera tonépoux. »

J’étais morte, crois-moi ; toutefois cesmots me firent revivre, et je me vis délivrée du crime et dufardeau que recelaient mes flancs.

Pourquoi t’en réjouir ? Éole siège aumilieu du palais : il faut soustraire mon crime aux yeux d’unpère. Ma nourrice attentive cache l’enfant sous le feuillage, sousles rameaux d’un blanc olivier, sous de légères bandelettes. Ellesimule un sacrifice, et prononce des mots de prière. Le peuple, monpère lui-même, donnent passage au pieux cortège. Déjà l’on touchaitpresque au seuil ; un vagissement arrive jusqu’aux oreilles demon père ; l’enfant s’est trahi et dénoncé lui-même. Éole lesaisit et dévoile l’imposture du sacrifice ; le palaisretentit de ses clameurs insensées. Comme la mer devienttremblante, quand une brise légère en ride la surface, comme latige du frêne est agitée par la tiède haleine du Notus, ainsi tuaurais vu frissonner mes membres d’où le sang s’était retiré ;le lit sur lequel reposait mon corps était ébranlé. Il s’élance, etses cris divulguent mon déshonneur ; à peine si sa mains’arrête devant mon visage. Je ne puis, dans ma stupeur, querépandre des larmes ; ma langue, glacée par l’effroi, étaitrestée muette.

Déjà il avait ordonné qu’on livrât sonpetit-fils à la rage des chiens et des oiseaux de proie, qu’onl’abandonnât dans un lieu solitaire. L’enfant, dans ce malheur,pousse un vagissement ; il semblait comprendre son sort, etpriait son grand-père, dans le langage qu’il pouvait employer.Songe, ô mon frère ! quel fut alors mon désespoir, car tupeux, d’après ton cœur, t’en former une idée, lorsque, sous mesyeux, un ennemi emportait dans le fond des forêts le fruit de mesentrailles, pâture destinée aux loups des montagnes ! Mon pères’était éloigné de ma couche ; ce fut enfin alors que je pusme meurtrir le sein, et imprimer sur mon visage la trace de mesongles.

Cependant un satellite de mon père vient versmoi d’un air consterné, et prononce ces cruelles paroles :

« Éole t’envoie cette épée (il me remetl’épée), et t’ordonne de savoir à quel usage tu mérites qu’elleserve. »

Je le sais ; je me servirai avec couragede cette arme violente : j’enfouirai dans mon sein le donpaternel. Voilà donc, ô mon père les présents de noces que tu mefais ! Voilà la dot dont s’enrichit ta fille, ô monpère ! Hymen, trompé dans ton attente, emporte loin de moi leflambeau nuptial, et fuis, d’un pied épouvanté, une infâme demeure.Noires furies, dirigez contre moi les torches que vousportez ; que leur flamme allume mon bûcher. Que les Parquesplus propices rendent, ô mes sœurs ! vos mariagesheureux ; toutefois souvenez-vous de mon crime. Mais quel estcelui de mon enfant, lui qui respire depuis si peu d’heures ?Par quelle action, lui qui est né à peine, a-t-il blessé sonaïeul ? S’il a pu mériter la mort, qu’on dise qu’il l’améritée. Ah ! il porte, le malheureux, la peine de mafaute.

Mon fils, ô toi la douleur de ta mère, laproie des bêtes féroces ! toi, hélas ! qu’on déchire lejour même de ta naissance, mon fils, gage déplorable d’un amour sipeu fortuné, ce jour fut le premier, fut le dernier de ta vie. Ilne m’a pas été permis de répandre sur toi de justes larmes ni deporter sur ton sépulcre le tribut de ma chevelure. Je ne me suispas jetée sur toi, je ne t’ai pas pris de froids baisers. Desmonstres avides déchirent mes entrailles. Moi-même, je vais suivre,avec ma blessure, l’ombre de mon fils : on ne dira pas quej’ai été mère et longtemps privée de mon enfant.

Et toi, toi qu’espéra en vain une sœurmalheureuse, recueille, je t’en supplie, les membres dispersés deton fils ; rapporte-les près de sa mère ; qu’ils reposentdans un tombeau commun, et qu’une même urne, si petite qu’ellesoit, renferme nos cendres à tous deux. Vis en gardant monsouvenir ; répands des larmes sur ma blessure ; amant, neredoute pas le corps de ton amante. Accomplis, je t’en conjure, lesvolontés d’une sœur trop infortunée : j’exécuterai moi-mêmecelles de mon père.

ÉPÎTRE XII MÉDÉE À JASON

 

Je me suis, quoique reine de Colchos, mise, ilm’en souvient, à ta disposition, lorsque tu imploras le secours demon art. Alors les sœurs qui dispensent aux mortels leurs destinéesauraient dû rompre la trame de mes jours. Alors Médée eût pu mourirdignement ; tout ce qui, depuis ce temps, s’est écoulé de mavie, a été un supplice.

Hélas ! pourquoi l’arbre de Pélionvogua-t-il, conduit par de jeunes bras, contre le bélier dePhryxus ? Pourquoi avons-nous vu à Colchos l’Argo deMagnésie ? Pourquoi vous êtes-vous, troupe de Grecs, abreuvéeaux eaux du Phase ? Pourquoi ai-je été, plus que je ne devaisl’être, charmée par ta blonde chevelure, par ta beauté, par lesgrâces de tes discours mensongers ? Ou bien, puisque sur noscôtes avait abordé un vaisseau nouveau pour elles, et qu’il y avaitapporté des mortels audacieux, que n’a-t-il été, le fils ingratd’Aeson, affronter sans défense et la flamme qu’exhalaient lestaureaux et leur mufle recourbé ! Que n’a-t-il jeté lasemence, et soulevé contre lui autant d’ennemis qu’il en naquitd’hommes, pour qu’il tombât victime de l’ouvrage même dont il étaitl’auteur ! Que de perfidie eût péri avec toi, barbare !Combien de maux n’eussent point pesé sur ma tête !

Il y a quelque plaisir à reprocher un bienfaità un ingrat ; je veux goûter ce plaisir : c’est la seulejouissance qui me viendra de toi. Forcé de diriger, sansexpérience, un vaisseau vers Colchos, tu abordas aux rivagesfortunés de ma patrie. Là, Médée fut pour toi ce qu’est ici tanouvelle épouse. Autant son père a de richesses, autant en avait lemien : l’un règne sur Éphyre que baigne une double mer ;l’autre, sur toute la contrée qui s’étend depuis la rive gauche duPont jusqu’à la neigeuse Scythie. Æétès donne l’hospitalité à lajeunesse grecque, et vos corps foulent des lits ornés de peintures.Ce fut alors que je te vis, alors que j’appris à teconnaître ; ce fut la première atteinte portée à mon âme. Jete vis, je défaillis ; je brûlai d’une flamme inconnue, commebrûle aux autels des grands dieux la torche de pin. Tu étais beau,et ma destinée m’entraînait : tes yeux avaient attiré mesregards. Perfide, tu l’as senti : qui peut facilement cacherl’amour ? La flamme, en s’élevant, se trahit et se dénonceelle-même.

Cependant le roi t’avait dit d’assujettir à unjoug inaccoutumé le cou rebelle d’indomptables taureaux. Consacrésà Mars, ces taureaux n’étaient pas seulement redoutables par laforce de leurs cornes ; leur haleine terrible était de feu, etleurs pieds d’airain massif ; leurs naseaux étaient recouvertsd’airain noirci par la vapeur de leur souffle. On t’ordonne enoutre de répandre au loin, dans les campagnes, d’une mainobéissante, les semences qui doivent engendrer des peuples destinésà t’attaquer toi-même, avec des traits nés en même tempsqu’eux : moisson formidable pour celui dont les soins l’ontproduite. Ta dernière épreuve est de tromper, à l’aide de quelqueruse, les yeux du gardien, qui ont appris à ne pas succomber ausommeil.

Æétès avait parlé : vous vous levez tousconsternés, et la table surchargée de mets quitte bientôt les litsde pourpre. Que tu étais loin alors et du royaume, la dot deCréüse, et de ton beau-père, et de la fille du grand Créon !Tu pars en proie à la tristesse ; mes yeux mouillés de larmessuivent tes pas ; et, dans un faible murmure, ma langue tedit : « Adieu. » Lorsque, blessée d’un trait fatal,j’eus touché le lit dressé dans mon appartement, la nuit, danstoute sa durée, se passa pour moi au milieu des pleurs. Devant mesyeux se présentaient et les taureaux farouches, et cette horriblemoisson ; devant mes yeux s’offrait le dragon vigilant. Jem’abandonnais tantôt à l’amour, et tantôt à la crainte ; lacrainte même augmentait mon amour. C’était le matin ; et masœur chérie, introduite dans mon appartement, me trouve les cheveuxépars, et le visage attaché sur ma couche, que j’inondais toutentière de mes larmes. Elle demande protection pour lesMinyens : ce que l’une demande, une autre devaitl’avoir : ce qu’elle sollicite, nous l’accordons au jeune filsd’Æson.

Il est un bois dont les sapins et les yeusestouffues font une obscure retraite : les rayons du soleilpeuvent à peine y pénétrer. Il y a dans ce bois, et depuis un longtemps, un temple consacré à Diane ; une main barbare a faitd’or l’image qu’on y voit de cette déesse. Te rappelles-tu ceslieux, ou bien en as-tu perdu le souvenir avec le mien ? Noustous y rendîmes, et ta bouche perfide parla ainsi lapremière :

« La fortune t’a donné le droit de réglerà ton gré ma destinée ; ma vie et ma mort sont dans tes mains.Pouvoir perdre un mortel, c’est assez pour l’orgueil de qui possèdeune telle puissance ; mais me sauver te donnera plus degloire. Je t’en conjure par nos maux que tu peux alléger ; parta race et la divinité de ton aïeul, dont le regard embrassetout ; par le triple visage et les mystères sacrés deDiane ; par les autres dieux de ce pays, s’il en révèreencore, ô vierge ! prends pitié de moi, prends pitié de mescompagnons ! Que tes bienfaits m’enchaînent à toi pour tout letemps de notre vie ! Que si tu ne dédaignes pas un Grec pourépoux (mais comment les dieux pourraient-ils m’être aussifavorables ?), mon dernier souffle s’exhalera dans les airs,avant qu’une autre que toi partage ma couche comme épouse. J’enprends à témoin Junon, qui préside à la sainteté du mariage, et ladéesse qui nous voit dans son temple de marbre. »

Ces mots (et ils furent le moindre de tesartifices) touchèrent le cœur d’une jeune fille naïve, et ta mainfut jointe à ma main. J’ai vu jusqu’à tes larmes couler :savent-elles donc tromper aussi ? Je fus ainsi bientôt prise àtes paroles. Tu domptes les taureaux aux pieds d’airain, sans queton corps soit brûlé par leurs feux ; tu fends avec la charruele sol dur qu’on t’a prescrit d’ouvrir, et tu remplis les sillons,en guise de semence, de dents envenimées : il en naît dessoldats avec des glaives et des boucliers. Moi-même, moi quit’avais donné le préservatif, je devins pâle et immobile, quand jevis ces guerriers naître tout armés, jusqu’à ce que ces enfants dela terre eussent tourné les uns contre les autres leurs épéesfratricides.

Mais voici que le dragon vigilant, hérisséd’écailles retentissantes, siffle, et creuse avec son poitrail quise replie, un sillon dans la terre. Où étaient alors tes richessesdotales ? Où étaient ta royale épouse, et l’isthme qui sépareles eaux d’une double mer ? Moi qui, à tes yeux, suismaintenant devenue une barbare, moi qui maintenant te parais pauvreet coupable, j’ai soumis au sommeil, par la puissance de mescharmes, ses yeux flamboyants ; tu as pu, grâce à moi, enleversans danger la toison. J’ai trahi mon père ; j’ai quitté monroyaume et ma patrie : l’exil, où que ce fût, je l’ai acceptécomme une faveur. Ma virginité est devenue la proie d’un ravisseurétranger ; avec une mère chérie, j’ai abandonné la meilleuredes sœurs. Mais, en fuyant, ô mon frère ! je ne t’ai paslaissé sans moi ; et là seulement ma lettre s’arrête : ceque ma main a osé exécuter, elle n’ose l’écrire ; j’aurais dûmoi-même, mais avec toi, être aussi déchirée.

Je n’ai pas craint cependant (que pouvais-jeen effet craindre après cela ?) de me confier à la mer, moifemme et déjà coupable. Où est la divinité ? Où sont lesdieux ? Subissons dans l’abîme le châtiment que nous méritons,toi pour ta perfidie, moi pour ma crédulité. Que n’avons-nous étébrisés, écrasés par les Symplégades ! Mes os seraient alorsrestés collés à tes os. Plût au ciel que l’avide Scylla nous eûtdonné à dévorer à ses chiens ! Scylla devait tirer vengeancede l’ingratitude des hommes. Et celle qui vomit autant de flotsqu’elle en engloutit, que ne nous a-t-elle aussi précipités dansles ondes trinacriennes ! Tu retournes sain et sauf etvainqueur dans les villes de l’Hémonie ; la laine d’or estofferte aux dieux de ta patrie. Pourquoi rappellerai-je les fillesde Pélias, criminelles par piété, et les membres d’un père coupéspar une main virginale ? Que les autres m’accusent ; ilte faut me louer, toi, pour qui j’ai été si souvent forcée d’êtrecoupable.

Tu as osé (les paroles manquent à mon justeressentiment), tu as osé me dire :

« Quitte le palais d’Aeson. »

J’ai obéi, j’ai quitté le palais, accompagnéede mes deux enfants et de ton amour, qui me suit partout. Aussitôtque les chants de l’hymen vinrent frapper mes oreilles, que brillala flamme des torches allumées, que la flûte célébra votre unionpar des sons plus lamentables pour moi que ceux de la trompettefunéraire, je fus saisie d’épouvante, sans toutefois penser encoreque le crime fût aussi odieux ; cependant ma poitrine étaitglacée. La foule accourt : « Hymen ! »s’écrie-t-on, « Hyménée ! » répète-t-on à l’envi.Plus les voix approchent, plus mon mal est cruel. Mes serviteurss’éloignaient pour pleurer, et me cachaient leurs larmes. Qui eûtvoulu m’annoncer un malheur aussi grand ? Mieux valait pourmoi que j’ignorasse ce qui se passait, mais, comme si je le savais,mon âme était attristée. Alors le plus jeune de mes fils,s’arrêtant, par mon ordre et par curiosité, sur le seuil de laporte ouverte à deux battants :

« Quitte ces lieux, me dit-il, ô mamère ! C’est Jason mon père qui préside à la pompe, et qui,tout couvert d’or, presse les coursiers attelés à sonchar. »

Soudain je déchirai mes vêtements, je mefrappai la poitrine ; mon visage même ne fut pas à l’abri demes coups. Je voulais, n’écoutant que mon ressentiment, fendre lesflots de la foule, et arracher les festons qui servaient d’ornementà ma chevelure. Je pus à peine me contenir assez pour ne pasm’écrier ainsi échevelée :

« C’est mon époux, » et pour ne point teretenir avec mes mains.

Ô mon père ! que j’ai outragé,réjouis-toi ; réjouissez-vous, Colchos que j’aiabandonnée ; ombre de mon frère, recevez-moi comme victimeexpiatoire. On m’abandonne, et j’ai perdu mon royaume, ma patrie,mon palais, un époux, qui seul était tout pour moi. Un dragon etdes taureaux furieux, je les ai domptés, et je ne puis rien contreun seul homme ! Moi qui, par de savants breuvages, ai repoussédes feux terribles, je ne saurais échapper à ma propreflamme ! Mes enchantements, mes simples, mon art, me laissentsans pouvoir ; et je n’ai rien à espérer de la déesse, riendes mystères sacrés de la puissante Hécate ! Le jour n’a plusd’attraits pour moi ; mes nuits, mes veilles sont amères. Monâme infortunée ne goûte plus les douceurs du repos. Je ne puis medonner à moi-même le sommeil dont j’ai pu endormir un dragon ;mon art me sert mieux pour les autres que pour moi. Celui dont j’aiprotégé la vie, une rivale l’embrasse : c’est elle quirecueille le fruit de mes peines.

Peut-être même, tandis que tu cherches à tefaire valoir auprès de la compagne superbe, et que tu parles à sescoupables oreilles un langage digne d’elles, peut-être inventes-tude nouvelles accusations contre ma figure et mes mœurs. Qu’ellerie, et qu’elle soit joyeuse de mes vices. Qu’elle rie, et que,fière, elle s’étale sur la pourpre de Tyr : elle pleurera, etelle brûlera de feux qui surpasseront les miens. Tant qu’il y auradu fer, de la flamme et des sucs vénéneux, aucun ennemi de Médéen’échappera à sa vengeance.

Si les prières ne peuvent toucher ton cœur defer, écoute maintenant des paroles bien humiliantes pour une âmefière. Je suis avec toi suppliante, autant que tu le fus souventavec moi, et je n’hésite pas à tomber à tes pieds. Si je te sembleméprisable, songe à nos enfants communs ; une marâtre cruellepoursuivra de ses rigueurs ce que mes flancs ont porté. Ils ne teressemblent que trop ; cette ressemblance me touche ; etchaque fois que je les regarde, mes yeux se mouillent de larmes. Aunom des dieux, par la flamme et la lumière que répand mon aïeul,par mes bienfaits, par mes deux enfants, ces gages de notre amour,rends-moi, je t’en conjure, cette couche pour laquelle,insensée ! j’ai abandonné tant de choses. Que je croie à lavérité de tes paroles, et reçoive à mon tour des secours de toi. Cen’est pas contre des taureaux ni des guerriers que je t’implore, nipour qu’un dragon sommeille, vaincu par ton art. Je te réclame, toique j’ai mérité, toi qui t’es donné à moi ; c’est par toi queje suis devenue mère, en même temps que je te rendais père.

Tu demandes où est ma dot ? Je l’aicomptée dans ce champ qu’il te fallait labourer, pour enlever latoison. Ce bélier d’or, tout brillant de cette riche toison, voilàma dot. Si je te dis : « Rends-la moi ! » tu mela refuseras. Ma dot, c’est la vie que je t’ai conservée ; madot, c’est la jeunesse grecque. Va maintenant, perfide, compare àces dons l’opulence du fils de Sisyphe. Si tu vis, si tu as uneépouse, un beau-père puissant, si même tu peux être ingrat, c’est àmoi que tu le dois. Je veux bientôt… Mais que sert d’annoncerd’avance les châtiments ? La colère enfante d’effroyablesmenaces ; j’irai où me conduira la colère. Peut-être merepentirai-je de ce que j’aurai fait ; mais je me repens aussid’avoir veillé sur les jours d’un époux infidèle. Je laisse à faireau dieu qui maintenant agite mon cœur ; je ne sais quel projetaffreux médite mon âme.

ÉPÎTRE XIII LAODAMIE À PROTÉSILAS

 

Laodamie l’Émonienne, envoie le salut à sonépoux l’Émonien qu’elle aime, et souhaite que ce salut parvienne oùelle l’adresse. La renommée publie que, retenu par les vents, turestes à Aulis : ah ! quand tu me fuyais, où était-il cevent ? C’est alors que la mer aurait dû résister à vosrames : c’était le temps où m’eût servi la fureur des ondes.J’aurais donné plus de baisers, fait plus de prières à monépoux ; et il est beaucoup de choses que je voulais te direencore. Tu as précipitamment quitté ces lieux ; le ventappelait tes voiles ; c’était celui que désiraient lesmatelots, mais non pas moi ; ce vent, favorable pour lesnautoniers, ne l’était point pour une amante. Je m’arrache à tesembrassements, Protésilas ; et ma langue laisse inachevées lesprières que je t’adressais. Elle put à peine te dire un tristeadieu.

L’impétueux Borée avait soulevé et tendu lesvoiles : déjà mon cher Protésilas était loin de moi.

Tant que j’ai pu regarder mon époux, j’ai prisplaisir à le regarder, et mes yeux n’ont pas cessé de suivre lestiens. Je ne pouvais plus t’apercevoir, et je pouvais encoreapercevoir tes voiles ; mes regards restèrent longtempsattachés sur elles. Mais, quand je ne vis plus ni toi ni tes voilesfugitives ; quand je n’eus plus rien à contempler que la mer,et que la lumière se fut enfuie avec toi, on dit qu’au sein desténèbres qui m’environnaient, je tombai, privée de sentiment, surmes genoux fléchissant. À peine mon beau-père Iphiclus, à peine levieil Acaste, à peine ma mère éplorée, purent-ils, avec de l’eauglacée, parvenir à me ranimer. Ils me rendirent un pieux maisinutile service. Je leur reproche de n’avoir pas permis à uneinfortunée de mourir.

Avec l’usage de mes sens revint aussi lesentiment de mes douleurs : un légitime amour dévore monchaste cœur. Je ne donne plus aucun soin aux apprêts de machevelure ; je n’aime plus à me couvrir d’un vêtement tissud’or. Semblable à ceux que l’on croit qu’a frappés de son thyrse ledieu à la double corne, je vais, çà et là, où me pousse mon délire.Les mères de Phylacé viennent à moi et me crient :

« Revêts, Laodamie, ton manteauroyal. »

Moi, que je porte des vêtements chargés depourpre, tandis qu’il porte la guerre sous les rempartsd’Ilion ! Moi, que je peigne ma chevelure, tandis qu’un casquepèse sur sa tête ! Moi, que je prenne de nouveaux vêtements,et mon époux de lourdes armes ! Je tâcherai qu’on puisse direque j’ai, par ce désordre, imité tes peines ; et c’est dans latristesse que je passerai ces temps de guerre.

Prince du sang de Priam, Pâris, dont la beautéfit le malheur des tiens, sois un ennemi aussi impuissant que tufus un hôte ingrat. Je voudrais ou que tu eusses haï les traits deton épouse de Ténare ou que les tiens lui eussent déplu. Ménélas, ôtoi qu’agite trop le souvenir d’un rapt, que ta vengeance,hélas ! fera couler de larmes ! Dieux, je vous enconjure, éloignez de nous ce présage sinistre, et que mon épouxconsacre ses armes à Jupiter, qui aura permis son retour.Cependant, je vis dans la crainte, et chaque fois que je songe àcette fatale guerre, mes larmes coulent comme la neige qui fond ausoleil. Ilion, Ténédos, le Simoïs, le Xanthe, l’Ida, sont des nomsqui me font peur presque par le son même.

Non, il n’eût pas osé ravir ce qu’il n’eût pudéfendre, cet hôte perfide ; il connaissait ses forces. Ilétait venu, dit-on, tout couvert d’or, et portait sur son corpstoutes les richesses de la Phrygie. Il était puissant par sa flotteet par ses soldats, instruments des guerres terribles ; etpourtant quelle faible partie de leur empire les rois y entraînentavec eux ? Voilà, fille de Léda, sœur des jumeaux, voilà sansdoute ce qui a triomphé de toi ; voilà, je le crois, ce qui apu être si funeste aux Grecs. Je crains je ne sais quelHector : Pâris a dit qu’Hector dirigeait de sa mainsanguinaire les cruelles batailles. Garde-toi, si je te suis chère,de cet Hector, quel qu’il soit ; conserve ce nom gravé danston souvenir. Dès que tu l’auras évité, n’oublie pas d’éviter lesautres ; pense qu’il y a là beaucoup d’Hectors ; et tâchede te dire, toutes les fois que tu te disposeras àcombattre :

« Laodamie m’a recommandé d’avoir pitiéd’elle. »

S’il faut que Troie succombe sous les effortsdu soldat grec, qu’elle tombe sans qu’il t’en coûte une seuleblessure. Que Ménélas combatte et qu’il marche au-devant desennemis, pour enlever à Pâris celle que Pâris lui a ravie. Qu’il sejette dans la mêlée, et que, déjà son vainqueur par la justice desa cause, il le soit encore par ses armes. C’est à un époux d’allerau milieu de l’ennemi ressaisir son épouse. Ta cause estdifférente ; ne combats que pour défendre ta vie, et pouvoirrevenir dans les bras fidèles de ta maîtresse. Dardaniens, je vousen conjure, de tant d’ennemis, n’en épargnez qu’un ; que monsang ne coule pas de ce corps. Ce n’est pas à lui qu’il sied biende combattre un fer nu à la main, et d’opposer aux coups desguerriers un cœur intrépide. Son ardeur se signale bien mieux dansl’amour que dans les batailles. Que d’autres fassent laguerre ; Protésilas doit aimer. Je l’avoue maintenant, j’aivoulu te rappeler, et mon cœur m’y portait ; mais la crainted’un mauvais augure arrêta ma langue. Lorsque, partant pour Troie,tu voulus franchir la porte de ton père, ton pied, heurtant leseuil, fut un présage de malheur. À cette vue, je gémis, et je medis en secret dans mon cœur :

« Que ce soit là, ô dieux ! leprésage du retour de mon époux ! »

Je te fais aujourd’hui cet aveu, pour que tune te laisses pas emporter à la fureur des armes : fais quetoutes mes alarmes s’évanouissent dans les airs.

Le sort a marqué aussi pour une fin déplorablele guerrier, quel qu’il doive être, qui, le premier des Grecs,touchera le sol troyen. Malheureuse celle qui aura, la première, àpleurer la mort d’un époux ! Fassent les dieux que tun’aspires pas à te montrer intrépide ! Parmi les millevaisseaux des Grecs, que ta poupe aborde la dernière ; que ladernière elle fende les ondes déjà fatiguées. Je te donne aussi cetavertissement : sors du vaisseau le dernier ; cetteterre, pour que tu t’empresses d’y descendre, n’est point celle detes pères. Quand tu reviendras, que la rame et la voile donnent àta carène une impulsion rapide, et arrête ta course hâtive aurivage de ta patrie.

Soit que Phébus se cache, soit qu’il fournissesa carrière au-dessus de la terre, tu es pour moi, pendant le jour,tu es pour moi, pendant la nuit, un sujet de douleur ; il esttoutefois plus grand la nuit que le jour. La nuit a des charmespour la jeune fille dont le cou repose sur un bras qui l’entoure.Je poursuis dans une couche solitaire des songes mensongers :tandis que me manquent les joies véritables, les fausses meplaisent. Mais pourquoi ton image s’offre-t-elle pâle à mapensée ? Pourquoi de ta bouche ne me vient-il souvent que desreproches ? Je m’arrache au sommeil, et j’adore toutefois lessimulacres de la nuit. Je n’oublie de faire fumer aucun autel de laThessalie : je prodigue l’encens, je l’arrose de mes larmes,et la flamme s’étend et brille, comme on la voit s’élever de lalibation d’un vin pur. Quand donc, à ton retour, te pressant dansmes bras avec amour, m’évanouirai-je, languissante de joie ?Quand viendra le jour où, enfin réuni à moi dans une même couche,tu me raconteras tes brillants exploits du champ de bataille ?Tandis que tu me les diras, quelque plaisir que j’éprouve àt’écouter, tu prendras cependant beaucoup de baisers, tu endonneras beaucoup. Il y a toujours, un grand charme à suspendreainsi les paroles d’un récit : cette douce interruptiondispose bien la langue à le reprendre. Mais quand je songe à Troie,je songe aussi aux vents et à la mer : et l’espérance, bientôtvaincue, cède aux anxiétés de la crainte.

Ce qui m’alarme encore, c’est que les ventsinterdisent la mer aux vaisseaux ; et vous vous disposez àbraver les ondes. Qui voudrait, lorsque le vent s’y oppose,retourner dans sa patrie ? Et vous, malgré les menaces de lamer, vous faites voile loin de la vôtre. Neptune ne vous ouvre pasune route vers la ville qu’il a bâtie. Où allez-vous ?Regagnez chacun vos demeures. Grecs, où allez-vous ? Entendezles vents qui refusent de vous servir : ce n’est pas un hasardsoudain, c’est une divinité qui cause ce retard. Queredemande-t-on, une infâme adultère, dans cette guerreterrible ? Tandis qu’il en est temps encore, vaisseauxd’Inachus, que les voiles vous ramènent ! Mais pourquoi lesrappeler ? Loin le présage de ma bouche qui lesrappelle ! Qu’une brise favorable caresse les flotsapaisés !

J’envie le sort des Troyennes, qui pourrontassister, en pleurant, aux funérailles des leurs, et voir l’ennemiprès d’elles. La nouvelle fiancée placera de ses propres mains lecasque sur la tête de son vaillant époux, et lui donnera des armeshomicides ; elle lui donnera des armes, et, en les donnant,lui prendra des baisers (soins qui seront bien doux pour tousdeux) ; elle accompagnera le guerrier, lui prescrira derevenir, et lui dira :

« Fais en sorte de rapporter ces armes àJupiter. »

Celui-ci, emportant les recommandationsrécentes de sa maîtresse, ne combattra qu’avec prudence, ettournera sa vue vers ses foyers. À son retour, elle lui ôtera sonbouclier, lui enlèvera son casque, et recevra sur son sein sapoitrine fatiguée. Nous vivons, nous, dans l’incertitude ;nous, l’anxiété, la crainte nous forcent à regarder comme réel toutce qui est possible.

Toutefois, tant que tu combattras, que tuporteras les armes dans une autre partie du monde, une image encire, que je possède, me retracera ton visage. C’est à elle quej’adresse les mots tendres, les discours qui te sontdestinés ; c’est elle qui reçoit mes embrassements. Crois-moi,cette image est plus que ce qu’elle paraît : prête à la cirela parole, ce sera Protésilas. Je la considère, je la presse contremon sein, comme mon époux véritable ; et, comme si ellepouvait répondre à mes paroles, je me plains à elle. Je le jure parton retour et par toi-même, qui es ma divinité, par les doublesflambeaux de l’Amour et de l’Hymen, par cette tête que je voudraisvoir blanchir, que je voudrais que tu rapportasses ; j’irai,comme ta compagne, partout où tu m’appelleras, soit qu’il t’arrivece qu’hélas ! je redoute, soit que tu survives à la guerre.Une dernière et courte prière terminera ma lettre : si tu esjaloux du soin de ma personne, sois-le du soin de la tienne.

ÉPÎTRE XIV HYPERMNESTRE À LYNCÉE

 

Hypermnestre envoie cette lettre au seul quilui reste de tous les frères que naguère elle avait : la fouledes autres a péri par le crime de leurs épouses. On me tientenfermée dans une prison, et chargée de chaînes pesantes. La causede ces tortures, c’est ma vertu. Parce que ma main a craint deplonger un glaive dans une poitrine, je suis coupable ; on melouerait, si j’avais osé ce forfait. Mieux vaut être coupable, qued’avoir, à ce prix, plu à mon père. Je ne puis rougir d’avoir lesmains pures d’un meurtre. Que mon père me brûle des feux que jen’ai point voulu profaner, qu’il agite contre mon visage lestorches qui servirent aux cérémonies nuptiales ou qu’il m’égorgeavec l’inutile glaive qu’il me livra, afin que la mort que n’apoint reçue mon époux, moi épouse, je la reçoive ; iln’obtiendra cependant point que ma bouche mourante dise :

« Je me repens. »

Tu ne peux pas, toi, regretter d’avoir étévertueuse. Que Danaüs et d’inhumaines sœurs éprouvent le remords deleur forfait ; c’est la suite, la conséquence inévitable desactions criminelles.

Mon cœur reste épouvanté au souvenir de cettenuit marquée de sang, et un tremblement soudain vient arrêter mamain. Celle que tu croirais capable d’avoir consommé le meurtre deson mari craint de retracer un meurtre qu’elle n’a point commis. Jel’entreprendrai pourtant. Le crépuscule venait de poindre sur laterre : c’étaient les derniers instants de la nuit et lespremiers du jour. On nous conduit, petites-filles d’Inachus, sousle toit du puissant Pélage, et le beau-père reçoit dans son palaisses brus armées. De toutes parts étincellent des flambeaux enrichisd’or ; on jette un sacrilège encens sur les brasiers, quil’exhalent à regret. La foule crie : « Hyménée !Hyménée ! » L’hymen fuit ces invocations ; l’épousemême de Jupiter a quitté sa ville. Alors, ivres et chancelants, lesépoux accourent ensemble à la voix de leurs compagnons ; lesfleurs du matin couronnent leurs cheveux parfumés ; on lesconduit pleins de joie dans leurs chambres nuptiales, dans ceschambres leurs tombeaux ; et leurs membres foulent bientôt descouches funéraires. Chargés de mets et de vin, ils étaient déjàplongés dans le sommeil ; un calme profond régnait dans latranquille Argos. Il me semblait entendre autour de moi les voixplaintives des mourants, et je les entendais en effet ; mesappréhensions étaient réelles. Mon sang se retire, et la chaleurabandonne mon esprit et mon corps ; je reste immobile etglacée sur ma couche nuptiale. Comme un léger zéphyr balance lesfrêles épis, comme un vent frais agite la tête des peupliers,ainsi, et plus encore, je tremblais moi-même. Toi, tusommeillais ; les vins que je t’avais donnés étaientsoporifiques.

Les ordres affreux d’un père ont banni lacrainte ; je me lève et je prends mon arme d’une maintremblante. Je ne le cacherai pas : trois fois ma main leva leglaive homicide, trois fois elle retomba avec glaive levé pour lecrime. J’approchai de ta gorge (permets-moi de t’avouer la vérité),j’approchai de ta gorge l’arme que m’avait donnée mon père ;mais la crainte et la pitié s’opposèrent à cette cruelle audace, etmon chaste bras se refusa à l’exécution d’un tel ordre. Je déchirema poitrine, d’où coule le sang ; je m’arrache les cheveux, etje prononce ces mots à voix basse :

« Tu as, Hypermnestre, un pèrecruel ; fais ce qu’il t’a ordonné : que ton épouxaccompagne ses frères. Mais je suis femme et vierge encore :mon naturel et mon âge me conseillent la douceur ; une armesanguinaire ne convient pas à de faibles mains. N’importe ;allons, et tandis qu’il repose, imite le courage de tessœurs : il est croyable qu’elles ont toutes égorgé leursépoux. Si cette main pouvait commettre quelque meurtre, c’est celuide sa maîtresse qui devrait l’ensanglanter. Comment ont-ils méritéla mort pour occuper la place de leur oncle, un trône qu’il eûtcependant fallu donner à des gendres étrangers ? En supposantque nos époux aient mérité la mort, qu’avons-nous faitnous-mêmes ? Quel crime ai-je déjà commis, pour qu’il ne mesoit plus permis d’être vertueuse ? Qu’ai-je à faire d’unglaive ? Pourquoi des armes guerrières dans les mains d’unejeune fille ? la laine et le fuseau conviennent mieux à mesdoigts. »

Je parlais ainsi. Pendant ce discoursplaintif, des larmes en accompagnent tous les mots, et ellestombent de mes yeux sur ton corps. Tandis que tu cherches mesembrassements, et que tu agites tes bras encore engourdis, l’arme apresque blessé ta main. Déjà je craignais et mon père, et sesserviteurs, et la lumière. Ces paroles que je prononçai chassèrentde tes yeux le sommeil :

« Lève-toi, descendant de Bélus, le seulqui survives de tant de frères : cette nuit, si tu ne tehâtes, sera pour toi éternelle. »

Épouvanté, tu te lèves ; toute lalangueur du sommeil se dissipe. Tu aperçois dans ma timide mainl’arme du guerrier ; tu m’interroges :

« Tandis que la nuit le permet, fuis, »te dis-je.

Tandis que le permettent les ténèbres de lanuit, tu fuis ; moi, je reste.

C’était le matin. Danaüs compte le nombre deses gendres ; des victimes que le massacre a faites, tumanques seul pour compléter le crime. Il ne peut supporter l’idéequ’un seul des époux de ses filles ait échappé à la mort ; etil se plaint que si peu de sang ait coulé. On m’arrache des piedsde mon père ; on m’entraîne par les cheveux, et (tel est leprix qu’a mérité ma tendresse) on me jette en prison.

Le ressentiment de Junon n’est sans doute pasencore apaisé, depuis le jour où une femme devint génisse, et degénisse déesse ; mais c’est être assez vengée, qu’une jeunefille ait mugi, et que, belle naguère, elle ne puisse plus charmerJupiter. La génisse nouvelle s’arrêta sur les rives du fleuve sonpère, et vit dans les eaux paternelles des cornes qui n’avaient pasencore chargé son front. Elle s’efforce de parler ; sa bouchepousse un mugissement plaintif ; elle est épouvantée de saforme, épouvantée de sa voix. Pourquoi cette fureur,malheureuse ? Pourquoi te contempler dans l’onde ?Pourquoi compter les pieds destinés à soutenir tes nouveauxmembres ? Toi, l’amante du grand Jupiter ; toi,redoutable à sa sœur, tu soulages avec du gazon et des feuilles tafaim devenue insatiable ; tu bois à une source, tu considèresavec stupeur ta figure ; et tu crains qu’elles ne te blessent,ces armes que tu portes. Toi naguère assez riche pour paraîtredigne même de Jupiter, tu reposes nue sur la terre nue. Tu cours àtravers les mers, à travers les terres, et les fleuves tesparents ; la mer, les fleuves, la terre te livrent un passage.Qui te fait fuir ainsi ? Pourquoi, Io, errer sur la vasteétendue des mers ? Tu ne pourras te dérober à ta propre vue.Fille d’Inachus, où cours-tu ? Tu ne fais, en te fuyant, quete suivre ; tu es le guide qui t’accompagne, tu es la compagnequi te guide. Le Nil, qui, par sept embouchures, va se jeter dansla mer, rend à la génisse furieuse le visage qui l’a faitaimer.

Pourquoi rappeler le passé, que m’a raconté lavieillesse caduque ? Ma seule vie peut me fournir des sujetsde plaintes. Mon père et mon oncle se font la guerre ; noussommes chassés de notre patrie, de notre palais ; on nousrepousse jusqu’aux limites du monde. L’usurpateur féroce est seulmaître du trône et du sceptre ; et nous, troupe indigente,nous errons avec un vieillard indigent. D’un peuple de frères, tues le moindre reste ; je pleure et ceux à qui fut donnée lamort, et celles qui la donnèrent : car autant j’ai perdu defrères, autant aussi j’ai perdu de sœurs ; que les uns et lesautres acceptent mes larmes. Moi, maintenant, parce que tu vis, onme réserve pour les tortures du supplice : coupable, que meferait-on, puisque, digne d’éloges, on m’accuse ! La centièmede cette foule de parents, moi, infortunée, me faudra-t-il bientôtmourir, ne laissant qu’un frère ?

Mais toi, Lyncée, si tu rends à ta sœur un peude l’attachement qu’elle te porte, si tu es digne du don que jet’ai fait, viens ou me secourir ou me donner la mort, et place moncorps privé de vie sur un bûcher furtif ; ensevelis ensuitemes os baignés de tes larmes fidèles, et que cette courteinscription soit gravée sur ma tombe :

Exilée, et ce fut là l’indigne prix de savertu, Hypermnestre subit elle même la mort dont elle préserva sonfrère.

Je voudrais en écrire davantage ; mais lepoids de ma chaîne a fatigué ma main, et la crainte m’enlève mesforces.

ÉPÎTRE XV SAPHO À PHAON

 

Tes yeux, à la vue de cette lettre, écrite parune main dévouée, ont-ils aussitôt reconnu la mienne ; oubien, si tu n’avais pas lu le nom de Sapho, qui l’a tracée, nepourrais-tu savoir d’où part un écrit de si peu d’étendue ?Peut-être aussi te demanderas-tu pourquoi j’ai choisi des versd’une mesure inégale, quand je suis plus propre aux accents de lalyre. Il me faut pleurer sur mon amour ; l’élégie est un chantplaintif ; aucun luth ne convient à mes larmes. Je brûle commele champ fertile dans lequel le souffle de l’indomptable Eurusentretient l’incendie d’une moisson embrasée. Phaon habite lescampagnes lointaines où l’Etna pèse sur Tiphée ; ehbien ! je brûle de feux non moins ardents que ceux de l’Etna.Il ne me vient pas de vers que je puisse marier aux savants accordsde ma lyre ; les vers sont l’œuvre d’un esprit libre. Ni lesfemmes de Pyrrha, ni celles de Méthymne, ni toutes les beautés deLesbos ne peuvent me plaire : Anactorie est à mes yeux sanscharmes, la blanche Cydno sans charmes aussi ; Atthis ne meparaît plus belle comme auparavant ; ainsi de cent autresobjets d’un amour criminel. Ingrat, ce qu’ont désiré tant defemmes, tu le possèdes seul.

Ta beauté, ton âge, sont faits pour lesplaisirs de l’amour. Ô beauté perfide pour mes yeux ! Prendsla lyre et le carquois, et tu deviens aussitôt Apollon ; quedes cornes s’élèvent sur ta tête, et tu es Bacchus. Phébus aimaDaphné ; Bacchus, la fille de Gnosse ; ni l’une nil’autre, cependant, ne savaient tirer des sons de la lyre ;mais moi, les Muses m’inspirent les chants les plus suaves ;déjà mon nom est fameux dans le monde entier ; et Alcée, qui,né dans ma patrie, chante comme moi sur la lyre, n’a pas plus degloire, quoiqu’il prenne un ton plus sublime. Si la naturerigoureuse m’a refusé la beauté, je répare ce tort par mongénie ; ma taille est petite, mais j’ai un nom qui peutremplir toute la terre : je porte en moi-même ce qui doit enétendre la renommée. Si je ne suis pas blanche, Andromède, fille deCéphée sut plaire à Persée, quoique le ciel ardent de sa patrie eûtbruni son visage. Souvent aussi de blanches colombes s’unissent àd’autres dont le plumage diffère du leur, et la noire tourterelleest aimée d’un oiseau vert. Si, à moins de paraître digne de toipar sa beauté, nulle femme ne peut devenir la tienne, nulle ne ledeviendra.

Cependant, lorsque tu lisais mes vers, je tesemblais belle aussi ; tu jurais qu’il ne convenait qu’à moide toujours parler. Je chantais ; et, il m’en souvient (lesamants se souviennent de tout), tu aimais, pendant mes chants, à meravir, à me donner des baisers. Tu les vantais aussi ; je teplaisais en tout, mais principalement dans l’œuvre de l’amour.Alors, tu trouvais un charme plus qu’ordinaire dans mes jeuxlascifs, dans la rapidité de mes mouvements, dans l’agaçantbadinage de mes propos, et, lorsque nous avions tous deux épuisé lavolupté, dans la molle langueur d’un corps fatigué.

Les Siciliennes t’offrent maintenant denouvelles conquêtes. Qu’ai-je à faire à Lesbos, te dis-tu ? jeveux rester Sicilien. Renvoyez un infidèle de votre territoire, ôfemmes, ô filles de Nisée. Ne vous laissez pas tromper par les douxmensonges de sa bouche. Ce qu’il vous dit, il me l’avait ditauparavant. Et toi, déesse de l’Éryx, qui fréquentes les montsSicaniens, protège, car je te suis vouée, protège celle qui t’achantée.

La fortune, qui a commencé à peser sur moi,continue-t-elle à m’accabler, et poursuit-elle, pour ne plusl’interrompre, le cours de ses rigueurs ? Le jour de manaissance n’était revenu que six fois, lorsque les ossements de mamère, recueillis avant le temps, furent imbibés de mes larmes. Déjàpauvre, mon frère, cédant aux charmes d’une esclave, brûla pourelle, et ne retira de cet amour que la ruine jointe audéshonneur ; réduit à l’indigence, il parcourt, à l’aide de sarame agile, les plaines azurées de la mer, et ses richesses perduesdans la honte, il cherche dans la honte à les reconquérir ;moi-même il me hait, parce que mon amitié lui donna de nombreux etsages conseils : voilà ce que ma franchise, voilà ce que detendres paroles m’ont valu. Et, comme si quelque chose manquait auxmaux sans fin qui m’assiègent, une fille, enfant encore, met lecomble à mes chagrins. Enfin tu viens t’ajouter toi même à tous messujets de plainte. Ce n’est pas un vent propice qui fait voguer mabarque.

Mes cheveux flottent maintenant épars et sansordre sur mon cou ; la pierre brillante ne presse plus mesdoigts : un vêtement grossier me couvre ; il n’y a pasd’or dans mes cheveux ; les parfums de l’Arabie ne sont plusrépandus en rosée sur ma chevelure. Pour qui me parerais-je,infortunée que je suis ? À qui m’étudierais-je à plaire ?Il est absent, celui qui, seul, me faisait aimer la parure. Moncœur est tendre, il est vulnérable aux traits légers del’amour ; et toujours il est une cause pour que j’aimetoujours. Soit que les trois sœurs m’aient, à ma naissance, imposécette loi, tels sont les jours qu’elles me filent, dans leurrigueur : soit que le sujet de mes vers, et les arts quim’asservissent, me donnent les mœurs qu’ils peignent, Thaliedispose mon esprit aux tendres impressions.

Faut-il s’étonner qu’un âge où paraît lepremier duvet, et que des années où l’homme peut aimer, aient eu uncharme qui m’a ravie ? Je craignais, Aurore, que tu nel’enlevasses au lieu de Céphale, et tu l’aurais fait ; mais tapremière conquête te captive. S’il était vu de Phébé, qui voittout, Phaon serait contraint par elle à un sommeil éternel. Vénusl’aurait emporté dans le ciel sur son char d’ivoire ; maiselle voit qu’il pourrait plaire aussi à Mars, son amant. Ô toi quin’es pas encore jeune homme et qui n’es plus enfant, âgeprécieux ! Ô toi ! l’honneur et la gloire incomparable deton siècle, accours, et repose, bel enfant, sur mon sein : situ n’aimes pas, de grâce, au moins laisse-toi aimer. J’écris, etmes yeux sont noyés dans d’abondantes larmes : vois combien ily a de taches à cet endroit de ma lettre. Puisque tu étais sidécidé à quitter ces lieux, ton départ m’eût été moins cruel, si tum’avais seulement dit : « fille de Lesbos, adieu. »Tu n’as emporté avec toi ni mes pleurs ni mes baisers ; enfinje n’ai pas même pu craindre ce qui m’a tant affligée. Il ne m’estrien resté de toi, que mon malheur ; et toi, tu n’as pas ungage qui te rappelle une amante. Je ne t’ai pas fait deprières ; hélas ! je ne t’aurais prié que de ne pasm’oublier.

Je le jure par l’Amour, par ce dieu qui jamaisne s’envole bien loin, par les neuf déesses, mes divinités, lorsqueje ne sais qui vint me dire : « Ton bonheur s’enfuit, »je ne pus ni pleurer longtemps ni parler. Mes yeux ne purenttrouver de larmes, ni ma bouche de paroles ; un froid glacialresserra mon cœur. Quand la douleur fut moins vive, je ne craignispas de meurtrir ma poitrine, et de pousser des hurlements, enm’arrachant les cheveux, semblable alors à une mère qui voit portersur le bûcher funèbre le corps inanimé du fils chéri qu’elle aperdu. Mon frère Charaxus se réjouit et triomphe de monaffliction ; il passe et revient sous mes yeux ; et, pourrévéler la cause honteuse de ma douleur :

« Qu’a-t-elle à pleurer ?dit-il ; sa fille vit certainement. »

La pudeur et l’amour sontinconciliables : tout le peuple me voyait ; ma poitrinedécouverte laissait voir mon sein déchiré.

C’est toi, Phaon, qui sans cesse occupes mapensée ; c’est toi que lui offrent mes songes, mes songes plusbeaux qu’un beau jour. Là je te retrouve, malgré la distance qui tesépare de moi ; mais le sommeil n’a pas de joies assezlongues : souvent il me semble que tes bras soutiennent matête, souvent aussi que la tienne est appuyée sur les miens ;quelquefois je te caresse, et je prononce des paroles qui ont toutel’apparence de la réalité : ma bouche veille pour mes sens. Jecrois sentir les baisers de ta langue voluptueuse, ces baisers quetu savais si bien recevoir, si bien donner. Je n’ose décrire lesplaisirs qui suivent ceux-là, mais je les éprouve tous. Il m’estdoux et il m’est défendu de n’être pas sans toi.

Mais, lorsque Titan, se montrant à nous, nousfait voir en même temps tous les objets, je me plains que lesommeil fuie si tôt mes paupières. Je cherche et les grottes et lesbois, comme si les bois et les grottes pouvaient pour moi quelquechose : ils furent les confidents de mon bonheur. Là, éperdue,semblable à celle que transporte la furie Érichto, et les cheveuxflottants sur mon cou, j’erre à l’aventure. Je vois la grottetapissée du tuf mousseux, qui était pour moi comme le marbre deMygdonie. Je revois la forêt qui nous offrit souvent un lit deverdure, où la cime touffue des arbres nous couvrait de sonombre ; mais, dans cette forêt, je ne revois pas son maître etle mien : ce lieu n’est plus que de la vile terre ; c’estlui qui en faisait le prix. J’ai reconnu les herbes du gazon que jeme souviens d’avoir foulé ; les plantes, que notre poids avaitcourbées, l’étaient encore. Je m’y suis reposée, et j’ai touchédans ce lieu la place où tu étais ; l’herbe, naguère témoin demes plaisirs, a été humectée de mes larmes. Il semble même que lesrameaux aient, pour pleurer, laissé pendre leur feuillage ;aucun oiseau n’y fait entendre son doux ramage. Seul, celui deDaulis, mère éplorée, qui se vengea cruellement de son époux, a deschants pour Itys l’Ismarien : cet oiseau chante Itys, et Saphoson amour jusqu’à présent dédaigné ; le reste fait silencecomme au milieu de la nuit.

Il est une source sacrée, plus limpide que lecristal le plus pur ; on pense qu’une divinité ypréside ; l’aquatique alisier étend ses rameaux au-dessusd’elle, et forme à lui seul un bois ; un tendre gazon ytapisse la terre : là, comme je reposais, toute en larmes, mesmembres fatigués, une naïade vient se présenter à mes yeux ;elle se présente et dit :

« Puisque tu brûles d’un feu qui n’estpoint partagé, il te faut aller vers les rives d’Ambracie. Phébus,du haut de son temple, y voit la mer dans toute son étendue ;les peuples la nomment mer d’Actium et de Leucade : c’est delà que s’est précipité Deucalion, brûlant d’amour pourPyrrha ; et les eaux soutinrent et respectèrent soncorps ; soudain l’amour disparaît, et fuit le cœur, devenuinsensible, de celui que reçoivent les ondes ; Deucalion futdélivré du feu qui le dévorait. Telle est la propriété de cesflots : dirige-toi promptement vers le sommet de Leucade, etne crains pas de te précipiter de ce rocher. »

Dès que j’eus reçu d’elle cet avis, je cessaide l’entendre et de la voir ; je me levai tout effrayée, etmes yeux, gros de larmes, ne purent les contenir. Oui, nymphe, jet’obéirai, et j’irai chercher le rocher que tu m’as indiqué :loin de moi la crainte, dont triomphait un fol amour. Mon sort,quoi qu’il arrive, sera plus doux que maintenant. Air,soutiens-moi : le poids de mon corps est léger. Et toi, tendreAmour, étends sur moi tes ailes pendant ma chute ; que ma mortne soit pas le crime des eaux de Leucade. Alors je consacrerai,comme un don, à Phébus ma lyre que je tiens de lui ; etau-dessous d’elle sera gravée cette inscription :

Sapho, poète reconnaissante envers toi,Phébus, ta consacré sa lyre : elle convient à mes doigts, elleconvient aux tiens.

Mais, pourquoi m’envoyer sur les côtesd’Actium, infortunée que je suis ! lorsque tu peux ramenerprès de moi tes pas fugitifs ? Tu peux, pour me guérir, plusque les ondes de Leucade ; par ta beauté, par ce bienfait, tuseras pour moi Phébus. Veux-tu, plus cruel que tes rochers et queles ondes, veux-tu, si je meurs, t’enorgueillir de montrépas ! Que mon cœur, hélas ! n’est-il uni au tien,plutôt que d’être précipité du haut des rochers ? C’est cecœur, ô Phaon ! que tu avais coutume de vanter, et dontl’esprit te charma tant de fois. Je voudrais maintenant êtreéloquente : la douleur est un obstacle à l’art, et mesmalheurs compriment tout mon génie : mes forces d’autrefois neme soutiennent plus dans mes poétiques chants ; la douleurimpose silence à mon luth, la douleur rend muette ma lyre.

Femmes de la maritime Lesbos, soit vierges,soit épouses, femmes de Lesbos, dont la lyre éolienne a célébré lesnoms, femmes de Lesbos, dont l’amour a fait mon déshonneur, cessezde venir en foule à mes chants : Phaon m’a ravi tout ce quivous charmait naguère… Malheureuse ! j’allais presquel’appeler mon amant ! Faites qu’il revienne ; avec luireviendra aussi votre poète : c’est lui qui donne, c’est luiqui retire les forces à mon esprit.

Mais pourquoi ces prières ? Son cœursauvage en peut-il être ému ? N’est-il pas insensible, et leszéphyrs n’emportent-ils pas mes inutiles paroles ? Ainsiqu’ils les emportent, je voudrais qu’ils ramenassent tesvoiles : si tu savais aimer, voilà, tardif amant, ce qu’il tefallait faire. Mais si tu reviens, si l’on prépare pour tonvaisseau les offrandes votives, pourquoi, par des délais, déchirermon cœur ? Quitte le rivage : Vénus, fille de la mer,ouvre la mer aux amants ; les vents favoriseront tacourse : seulement, quitte le rivage. Cupidon, assis à lapoupe, tiendra lui-même le gouvernail ; lui-même, de sa maindélicate, saura donner ou retirer les voiles. Mais si tu te plais àfuir au loin la pélagienne Sapho (et tu ne saurais trouver dejustes motifs pour t’éloigner de moi), qu’au moins une lettrecruelle le dise à une infortunée, afin que j’éprouve le fatal effetdes ondes de Leucade.

ÉPÎTRE XVI PÂRIS À HÉLÈNE

 

Le fils de Priam t’envoie, fille de Léda, unsalut qu’il attend de toi, que tu peux seule lui donner. Dois-jeparler ? ou bien ma flamme, qui est connue, a-t-elle encorebesoin de se déclarer, et mon amour s’est-il déjà manifesté plusque je ne voudrais ? J’aimerais mieux qu’il restât caché,jusqu’à ce qu’il me soit accordé des jours de bonheur, sans mélangede crainte.

Mais je dissimule mal : qui pourrait eneffet cacher un feu que trahit toujours sa propre lumière ? Situ attends toutefois que la parole te confirme la vérité, jebrûle : tu vois ma passion dans ce mot qui te la révèle.Pardonne, je t’en conjure, à cet aveu, et ne lis pas ce qui suitd’un air sévère, mais avec celui qui sied à ta beauté.

Il m’est doux d’espérer que, puisque tu asrelu ma lettre, tu pourras aussi me recevoir comme elle. Ratifiecet espoir, et que la mère de l’Amour, qui m’a conseillé ce voyage,ne t’ait pas en vain promise à mes vœux. Car, afin que tes torts neviennent pas d’ignorance, c’est un avertissement divin qui m’amène,et une déesse puissante préside à mon entreprise. Le prix que jesollicite est grand, je le sais, mais il m’est dû : Cythéréet’a promise à ma couche. Parti du rivage de Sigée, sous un telguide, j’ai, sur la nef de Phéréclès, parcouru, à travers lesvastes mers, des routes périlleuses. C’est à elle que je dus unebrise complaisante et des vents propices : la mer est sonempire, comme elle fut son berceau. Qu’elle persiste, et qu’elleseconde comme ceux de la mer, les mouvements de mon cœur ;qu’elle fasse arriver mes vœux au port où ils tendent.

Cette flamme, je l’ai apportée, je ne l’ai pastrouvée ici ; c’est elle qui m’a fait entreprendre un si longvoyage. Car ce n’est ni la furie d’une tempête ni une erreur deroute qui nous a fait aborder à ce rivage : la terre de Ténareétait celle où se dirigeait ma flotte. Ne crois pas que je fendeles mers avec un vaisseau chargé de marchandises (que les dieux meconservent seulement les richesses que je possède !) Je neviens pas non plus, comme observateur, visiter les villesgrecques : celles de ma patrie sont plus opulentes. C’est toique je viens chercher, toi que la blonde Vénus a promise à maflamme ; je t’ai désirée avant de te connaître : tonvisage, mon imagination me l’a montré avant mes yeux ; larenommée fut la première qui me révéla tes traits.

Atteint par les traits rapides d’un arcéloigné, il n’est cependant pas étonnant que j’aime ; je ledois. Tel fut l’arrêt du destin ; tu tenterais en vain de lechanger ; un récit véridique et fidèle te l’apprendra. J’étaisencore, par un retard de la délivrance, retenu dans les flancs dema mère ; déjà ils allaient être allégés du poids qui leschargeait. Il lui sembla, dans les apparitions d’un songe, qu’ilsortait de son sein une immense torche enflammée. Elle se lèveépouvantée, et raconte l’effrayante vision de la sombre nuit auvieux Priam, qui en transmet aux devins le récit. Les devinsdéclarent qu’Ilion sera embrasé par le feu de Pâris. Cette flammefut, comme elle l’est aujourd’hui, celle de mon cœur. Ma beauté etma force d’âme étaient déjà, bien que je parusse sorti des rangs dupeuple, l’indice de ma noblesse cachée.

Il est, dans les vallons boisés de l’Ida, unlieu solitaire, et planté de sapins et d’yeuses, où ne vont paîtreni la paisible brebis, ni la chèvre amante des rochers, ni le bœufparesseux au mufle épais. De là, du haut d’un arbre, j’étendais mesregards sur les remparts de Troie, sur ses demeures superbes et surla mer. Tout à coup il me sembla que la terre tremblait, foulée pardes pas : ce que je vais dire est vrai, quoique à peinevraisemblable. Devant mes yeux s’arrête, porté sur des ailesrapides, le petit-fils du grand Atlas et de Pléione (il m’a étépermis de le voir ; qu’il me soit permis de rapporter ce quej’ai vu) ; dans la main du dieu était sa verge d’or. Troisdéesses, Vénus, Pallas et Junon, posèrent à la fois sur le gazonleurs pieds délicats. Je restai interdit, et l’effroi dont je fusglacé hérissa ma chevelure.

« Bannis tes alarmes, me dit alors lemessager ailé ; tu es l’arbitre de la beauté ; mets finau débat des déesses ; dis laquelle efface en beauté les deuxautres. »

Pour m’interdire tout refus, il commande aunom de Jupiter, et s’élève soudain jusqu’aux astres par la routeéthérée. Mon âme se rassure ; la hardiesse me vient aussitôt,et mes yeux ne craignent pas d’examiner chacune d’elles. Toutesétaient dignes de la victoire, et je craignais, comme juge, quetoutes elles ne pussent la remporter. Déjà cependant l’une d’ellesme plaisait davantage ; c’était, sache-le, la déesse quiinspire l’amour. Bientôt, tant elles brûlent de triompher, elles sehâtent d’influencer mon jugement par l’offre de dons magnifiques.L’épouse de Jupiter me promet un trône ; sa fille lavaleur ; je doute moi-même si je veux être puissant oucourageux. Vénus me dit alors avec un doux sourire :

« Que ces présents, Pâris, ne teséduisent pas ; l’anxiété, la crainte les accompagnent. Je tedonnerai, moi, qui tu pourras aimer ; la fille de la belleLéda, plus belle encore que sa mère, je la livre à tesbaisers. »

Elle dit ; j’applaudis également au donqu’elle me fait, et à sa beauté ; et elle remonte d’un piedvictorieux vers le ciel.

Cependant mes destinées étant, je pense,devenues prospères, je suis, à des signes certains, reconnu pour unroyal enfant. Ma famille, joyeuse de revoir un fils après un longespace de temps, met, ainsi que Troie, ce jour au nombre de sesjours de fête. Comme je te désire aujourd’hui, ainsi m’ont désirédes jeunes filles ; tu peux posséder seule celui que tantd’autres ont aimé. Ce ne furent pas seulement des filles de rois etde chefs, qui me recherchèrent ; je fus aussi pour les nymphesun objet d’amour et de soucis. Dans quelle ville aurais-je àadmirer un plus beau visage que celui d’Énone ? Après toi,Priam n’aurait pas eu de belle-fille plus digne de lui. Mais jen’ai que du dédain pour toutes ces beautés, depuis que je nourrisl’espoir de t’avoir pour épouse, fille de Tyndare. C’est toi quevoyaient mes yeux pendant la veille, mon imagination pendant lanuit, lorsque les paupières cèdent au sommeil paisible qui lesvient clore. Que feras-tu présente, puisque, encore inconnue à mesyeux, tu me plaisais déjà ? Je brûlais, bien que le feu fûtloin de moi.

Je n’ai pu garder plus longtemps l’espoir d’unbien qui m’est dû, sans faire franchir à mes vœux la route azuréedes ondes. Les pins des campagnes de Troie tombent sous la hachephrygienne ; et avec eux tous les arbres utiles sur le mobileélément. Les cimes du Gargare sont dépouillées de leurs vastesforêts, et le sommet de l’Ida me fournit des poutres sans nombre.On fait fléchir les chênes destinés à la construction des vaisseauxrapides, et la carène courbée est garnie de ses flancs. On placeensuite les antennes et les voiles, qui pendent le long desmâts ; la poupe arrondie est ornée de dieux peints ; surle vaisseau qui me porte, se fait voir, avec le petit Cupidon quil’accompagne, l’image de la déesse, caution de l’hymen qu’elle m’apromis. Quand on eut mis la dernière main à la confection de laflotte, elle reçut aussitôt l’ordre de sillonner les ondeségéennes. Mon père, ma mère, opposent leurs prières à mes vœux, etleur voix me retient près de la route que je voulais m’ouvrir. Masœur Cassandre accourt, les cheveux épars, au moment où déjà nosvaisseaux allaient mettre à la voile :

« Où vas-tu ? s’écrie-t-elle ;tu rapporteras un incendie avec toi : tu ignores quel vasteembrasement tu vas chercher à travers ces flots. »

Elle prophétisa vrai : j’ai trouvé lesfeux qu’elle m’a prédits ; un amour effréné brûle en montendre cœur.

Je m’éloigne du port, et, à la faveur desvents qui me poussent, j’aborde sur tes rivages, nymphe del’Œbalie. Ton époux me reçoit comme son hôte : ainsi l’avaitencore arrêté la volonté suprême des dieux. Il me fait voirlui-même ce que Lacédémone entière offre de beau à voir et derare ; mais je n’aspirais qu’à contempler tes charmes tantvantés, et mes yeux ne trouvaient plus rien qui les pût captiver.Je t’aperçus, je restai ravi ; et, dans mon admiration, jesentis naître au fond de mes entrailles le feu d’une passionnouvelle ; elle avait, autant que je m’en souviens, des traitssemblables aux tiens, la déesse de Cythère, lorsqu’elle vint sesoumettre à mon jugement. Si tu te fusses aussi présentée danscette lutte, je ne sais si Vénus eût obtenu la palme. Aussi larenommée t’a-t-elle célébrée au loin ; aussi tes charmes nesont-ils ignorés dans aucune région. Nulle part dans la Phrygie, etdepuis les contrées qui voient se lever le soleil, il n’est defemme qui doive à ses attraits un nom égal au tien. M’encroiras-tu ? Oui, ta gloire est au-dessous de laréalité ; la renommée est presque calomnieuse sur ta beauté.Je trouve ici plus qu’elle n’avait promis, et ta gloire est vaincuepar son objet même.

Aussi fut-elle légitime la flamme de Thésée,qui connaissait tous tes charmes, tu parus à ce héros une conquêtedigne de lui, lorsque, selon la coutume de ta nation, tu t’exerçasnue au jeu de la brillante palestre, et que, femme, tu te mêlas auxhommes nus comme toi. Il t’enleva, et je l’en applaudis ; jem’étonne qu’il t’ait jamais rendue : un larcin aussi précieux,il devait le garder toujours. On eût retranché cette tête de moncou sanglant, avant de t’enlever à ma couche. Que mes mainsconsentent jamais à te quitter ! Que je souffre qu’ont’arrache de mon sein, moi vivant ! S’il eût fallu te rendre,j’eusse du moins auparavant conquis sur toi quelque droit ;Vénus ne m’eût pas vu rester entièrement oisif ; je t’eusseravi ou ta virginité ou ce que l’on pouvait te ravir sans y porteratteinte.

Livre-toi seulement, et tu apprendras quelleest la constance de Pâris. La flamme seule du bûcher verra finir maflamme. Je t’ai préférée aux royaumes que m’a promis naguère lasœur et l’épouse puissante de Jupiter ; afin de pouvoirenlacer mes bras à ton cou, j’ai dédaigné le don de la valeur queme faisait Pallas. Je n’en ai point de regret, et je ne croiraijamais avoir fait un choix insensé. Mon âme, ferme dans ses vœux, ypersiste encore. Seulement ne permets pas que mon espérance soitvaine, je t’en conjure, ô digne objet de tant de soins et depoursuites. L’hymen que je désire ne fera pas dégénérer ta noblefamille, et tu ne rougiras pas, crois-moi, en devenant mon épouse.Tu trouveras dans ma race, si tu la veux connaître, une Pléiade etJupiter, sans parler de mes ancêtres intermédiaires. Mon père tientle sceptre de l’Asie, région fortunée que nulle autre n’égale, etdont on peut à peine parcourir l’étendue immense. Tu verrasd’innombrables cités et des palais dorés, et des temples qui teparaîtront dignes de leurs dieux. Tu verras Ilion et ses rempartsque flanquent des superbes tours, et qu’éleva la lyre harmonieusede Phébus. Te parlerai-je de la foule et du nombre des habitantsqu’on y voit ? À peine cette terre peut-elle porter le peuplequi l’habite. Les femmes troyennes accourront à ta rencontre entroupes épaisses : notre palais ne pourra contenir les fillesde la Phrygie. Oh ! que de fois tu diras : « Combiennotre Achaïe est pauvre ! » Une seule maison, une seule,possèdera les richesses d’une ville.

Ce n’est pas que j’aie le droit de mépriservotre Sparte : la terre où tu es née est heureuse à mes yeux.Mais Sparte est parcimonieuse ; tu es digne, toi, d’êtrerichement vêtue : cette terre ne convient pas à une tellebeauté. Il faut faire servir à tes charmes et les plus magnifiquesparures renouvelées sans fin, et ce que le luxe peut inventer deraffinements. Quand tu vois l’opulence qu’étalent les hommes denotre nation, quelle crois-tu que doive être celle des femmesdardaniennes ? Seulement, montre-toi facile à mes vœux :fille des campagnes de Thérapné, ne dédaigne pas un époux phrygien.Il était phrygien et issu de notre sang, celui qui, maintenant mêléaux dieux, leur verse le nectar dont ils s’abreuvent. Il étaitPhrygien, l’époux de l’Aurore ; elle l’enleva cependant, ladéesse qui marque à la nuit le terme de sa carrière. Il étaitPhrygien aussi cet Anchise, auprès duquel la mère des légers amoursaimait à se reposer sur le sommet de l’Ida.

Je ne pense pas non plus que Ménélas, si tucompares nos traits et notre âge, puisse, à ton jugement, m’êtrepréféré. Je ne te donnerai certes pas un beau-père qui fasse fuirle brillant flambeau du soleil, qui en contraigne les coursierseffrayés à se détourner d’un festin ; Priam n’a pas un pèreensanglanté du meurtre de son beau-père, et qui ait marqué d’uncrime les ondes de Myrtos. Notre aïeul ne poursuit pas des fruitsdans celles du Styx, et ne cherche pas de l’eau dans le sein mêmedes eaux. Qu’importe cependant si leur descendant te possède, sidans cette famille Jupiter est forcé de porter le nom debeau-père ?

Ô crime ! Cet indigne époux te presse desnuits entières dans ses bras, et jouit de tes faveurs. Moi,hélas ! je ne puis t’apercevoir que quand la table vientd’être enfin dressée ; et encore combien ce momentm’apporte-t-il d’angoisses ! Puissent mes ennemis assister àdes repas tels que ceux que je subis souvent, lorsque le vin estservi ! Je maudis cette hospitalité, lorsque, sous mes yeux,il passe autour de ton cou ses bras grossiers. La jalousie medéchire, faut-il tout dire enfin, lorsque, couvrant ton corps, ille réchauffe sous son vêtement. Quand vous vous donniez, en maprésence, de tendres baisers, je prenais ma coupe, et la plaçaisdevant mes yeux. Je les baisse, lorsqu’il te tient étroitementserrée ; et les aliments s’accumulent lentement dans ma bouchequi les refuse. Souvent j’ai poussé des soupirs, et j’ai remarquéqu’à ces soupirs tu ne retenais pas un rire folâtre. Souvent j’aivoulu éteindre dans le vin mon ardeur ; mais elle ne faisaitque s’accroître, et mon ivresse était du feu dans du feu. Pourn’être pas témoin de maintes caresses, je détourne et baisse latête ; mais tu rappelles aussitôt mes regards. Quefaire ? je l’ignore ; ce spectacle est pour moi untourment ; mais un tourment plus grand encore serait d’êtrebanni de ta présence. Autant que me le permettent mes forces, jetâche de cacher cette frénésie, mais il est cependant visible, cetamour que je veux dissimuler.

Non, je ne t’en impose point : tu connaisma blessure, tu la connais, et plût au ciel qu’elle ne fût connueque de toi ! Ah ! que de fois, près de verser des larmes,j’ai détourné la vue, de peur qu’il ne me demandât la cause de mespleurs ! Ah ! que de fois, après avoir vidé ma coupe,j’ai raconté les amours de jeunes cœurs, en tournant, à chaque mot,mon visage vers le tien ! C’était moi que je désignais sous unnom supposé ; j’étais, si tu l’ignores, j’étais moi-mêmel’amant véritable. Bien plus, afin de pouvoir employer des termesplus passionnés, j’ai plus d’une fois simulé l’ivresse. La tuniqueflottante laissa, il m’en souvient, ton sein à découvert, et livraà mes yeux un accès vers ce sein nu, ce sein plus blanc que laneige éclatante, que le lait, et que Jupiter lorsqu’il embrassa tamère. Tandis que je m’extasie à cette vue, l’anse arrondie de lacoupe que je tenais par hasard s’échappe de mes doigts. Si tudonnais à ta fille un baiser, soudain je le prenais avec bonheursur la bouche de la pure Hermione. Tantôt mollement couché, jechantais les antiques amours ; tantôt j’empruntais au gesteson mystérieux langage. J’ai osé dernièrement adresser de doucesparoles à tes premières compagnes, Clymène et Ethra. Elles ne meparlèrent que de leurs craintes, et me laissèrent au milieu de mespressantes prières.

Oh ! que les dieux, t’offrant pour prixd’une lutte solennelle, ne t’ont-ils promise à la couche duvainqueur ! Comme Hippomène emporta pour prix de la course lafille de Schœné, comme Hippodamie passa dans les bras d’unPhrygien, comme le fougueux Alcide brisa les cornes d’Achéloüs,quand il aspira, ô Déjanire, à tes faveurs, mon audace eût, auxmêmes conditions, produit des hauts faits, et tu saurais être pourmoi le gage d’une victoire difficile. Il ne me reste plusmaintenant, belle Hélène, qu’à te supplier, qu’à embrasser tesgenoux, si tu y consens. Ô toi ! l’honneur, ô toi !aujourd’hui la gloire des deux jumeaux ! Ô toi ! digned’avoir Jupiter pour époux, si tu n’étais la fille deJupiter ! Ou le port de Sigée me reverra avec toi mon épouseou, exilé sur la terre de Ténare, j’y serai enseveli. Le trait n’apas légèrement effleuré ma poitrine ; la blessure a pénétréjusqu’à mes os. C’était, je me le rappelle, une flèche céleste quidevait me percer ; cette prédiction de ma sœur s’est vérifiée.Garde-toi, Hélène, de mépriser un amour qu’autorisent lesdestins ; et puissent, à ce prix, les dieux exaucer tesvœux !

Beaucoup de choses me viennent à lapensée ; mais pour que notre bouche en ait plus à dire,reçois-moi dans ta couche pendant le silence de la nuit. La pudeuret la crainte t’empêchent-elles de profaner l’amour conjugal, et devioler les chastes droits d’une union légitime ? Ah !dans ta simplicité que j’ai presque appelée grossière, penses-tu,Hélène, que ta beauté puisse ne pas faillir ? Il te fautcesser ou d’être belle ou d’être sévère. Une grande lutte estengagée entre la sagesse et la beauté. Ces larcins charmentJupiter ; ils charment la blonde Vénus. Ces larcins net’ont-ils pas d’ailleurs donné pour père le maître des dieux ?Si le sang de tes ancêtres a quelque vertu, fille de Jupiter et deLéda, tu peux à peine demeurer chaste. Sois-le cependant alors quema Troie te possédera ; ne sois, je t’en supplie, coupable quepour moi seul. Commettons maintenant une faute que le mariageexpiera, si toutefois Vénus ne m’a pas fait une vaine promesse.

Mais ton époux t’y engage par sa conduite,sinon par ses discours, et il s’absente pour n’être pas un obstacleau furtif amour de son hôte. Il ne pouvait mieux choisir son tempspour visiter le royaume de Crète. Ô merveilleuse pénétration de cethomme ! Il partit, et dit en s’éloignant :

« Prends soin à ma place, ô monépouse ! de l’hôte phrygien, que je te confie. »

Tu négliges, je l’atteste, les recommandationsde ton mari absent. Tu n’as aucun soin de ton hôte. Crois-tu donc,fille de Tyndare, que cet homme imprudent soit capable d’apprécierle mérite de ta beauté ? Tu t’abuses, il le méconnaît ;et il n’abandonnerait pas à un étranger, s’il y attachait un grandprix, le trésor qu’il possède. Que si ma voix, que si mon ardeur nete peuvent déterminer, l’occasion qu’il nous offre nous oblige à enprofiter. Nous serons insensés, nous le serons plus que lui, sinous laissons s’échapper une occasion si sûre. C’est presque de sesmains qu’il te présente un amant ; profite de la simplicitéd’un époux qui m’a confié à toi.

Tu reposes seule dans un lit solitaire,pendant la longueur des nuits ; seul aussi je repose dans macouche solitaire. Que des joies communes nous unissent l’un àl’autre : cette nuit-là sera plus belle que le jour à sonmidi. Alors je jurerai par les divinités qu’il te plaira, et je melierai par le serment solennel que tu m’auras dicté. Alors, si maconfiance n’est pas trompeuse, j’obtiendrai que tu viennes dans monroyaume. Si la pudeur et la crainte te retiennent, ce n’est pas toiqui paraîtras m’avoir suivi ; je serai coupable sans toi decet attentat : car j’imiterai le fils d’Égée et tesfrères ; tu ne peux te rendre à un exemple qui te touche deplus près. Tu fus enlevée par Thésée ; les deux filles deLeucippe le furent par eux ; je serai le quatrième exemple quel’on citera. La flotte troyenne est prête ; elle est garnied’armes et d’hommes ; la rame et le vent vont bientôt enaccélérer la course. Tu traverseras, comme une reine puissante, lescités dardaniennes, et les peuples croiront voir une diviniténouvelle. Partout où se porteront tes pas, la flamme exhalera lecinnamome, et la victime fera retentir, en tombant, la terreensanglantée. Mon père et mes frères, mes sœurs et ma mère, toutesles femmes d’Ilion, et Troie tout entière, t’offriront desprésents. Je te découvre, hélas ! à peine une faible partie del’avenir : tu recueilleras plus d’hommages que ne t’en préditma lettre.

Ne crains pas, une fois ravie, que deterribles guerres nous poursuivent, et que la vaste Grèce armecontre nous ses forces. De tant de femmes qui se sont vues enlever,laquelle réclama-t-on les armes à la main ? Crois-moi, ceprojet t’inspire de vaines alarmes. Les Thraces, sous la conduitede Murée, enlevèrent la fille d’Érechtée ; et les rivagesbistoniens restèrent à l’abri de la guerre. Jason de Pagase emmenasur son vaisseau, invention nouvelle, la jeune fille duPhase ; et le sol thessalien ne fut pas en butte aux attaquesde Colchos. Thésée, qui t’enleva, avait enlevé aussi la fille deMinos ; Minos cependant n’appela pas les Crétois aux armes. Laterreur, dans ces circonstances, est d’ordinaire plus grande que lepéril ; et ce qu’on se plaît à craindre, on rougit de l’avoircraint.

Toutefois, suppose, si tu le veux, qu’uneguerre formidable s’élève ; j’ai quelque force, et mes traitssont mortels. L’opulence de l’Asie ne le cède pas à celle de voscontrées ; elle est riche en hommes, riche en coursiers.Ménélas, ce fils d’Atrée, n’aura pas plus de valeur que Pâris, etne peut lui être préféré sous les armes. Presque enfant, j’aienlevé leurs troupeaux à des ennemis que j’avais immolés, et jedois à ces hauts faits le nom que je porte. Presque enfant, j’ai,dans divers combats, vaincu de jeunes hommes, au nombre desquelsétaient Ilionée et Déiphobe. Et ne pense pas que je ne soisredoutable que de près : ma flèche atteint le but qui lui estassigné. Peux-tu lui accorder des débuts et des exploitspareils ? Peux-tu attribuer au fils d’Atrée un art égal aumien ? Et quand tu lui donnerais tort, lui donneras-tu Hectorpour frère, Hector qui seul tient lieu d’une armée ? Tu nesais ni ce que je vaux ni ce que peut ma force ; tu ignores àquel époux tu dois être unie.

Ainsi, ou tu ne seras pas réclamée par untumultueux armement, ou l’armée des Grecs devra céder à la nôtre.Je n’hésiterais pas cependant à porter le poids de la guerre pourune épouse aussi précieuse ; de grandes récompenses sontl’aiguillon des luttes. Et toi, si le monde entier se dispute taconquête, tu acquerras dans la postérité un nom immortel.Seulement, espère et ne crains pas ; et, quittant ce séjouravec la faveur des dieux, exige en pleine assurancel’accomplissement des mes promesses.

ÉPÎTRE XVII HÉLÈNE À PÂRIS

 

Maintenant que ta lettre a souillé mes yeux,je croirais n’avoir qu’un faible mérite en n’y répondant pas.Étranger ici, tu as osé, au mépris des droits de l’hospitalité,tenter la foi d’une épouse légitime ! C’est donc pour cela quetu as traversé des mers orageuses, et que la terre de Ténare t’areçu dans son port ? Notre palais, quoique tu vinsses d’unlointain pays, n’a pas tenu ses portes fermées devant toi ;était-ce pour que l’outrage fût la récompense d’un si grandbienfait ? En y entrant ainsi, étais-tu un hôte ou unennemi ? Je ne doute pas que ces reproches, tout justes qu’ilssoient, ne te paraissent de ridicules discours. Qu’ils soient ainsijugés, j’y consens, pourvu que je n’oublie pas la pudeur, et que mavie soit une suite de jours sans tache. Si mon visage hypocrite neprend pas un air triste, si, dans un maintien immobile, je ne faispas voir un front dur et farouche, je n’en ai pas moins uneréputation pure ; jusqu’ici j’ai vécu sans crime, et nuladultère ne tire vanité de moi.

J’en admire d’autant plus ta confiance en tonentreprise, et le motif qui a pu te donner l’espoir de partager macouche. Quoi ! parce que le héros, petit-fils de Neptune, aporté sur moi des mains coupables, parce que j’ai été enlevée unefois, je parais digne de l’être deux !

Ce crime devenait le mien, si je me fusselaissé séduire. Quand je fus enlevée, qu’ai-je fait, sinon de ne levouloir point ? Cependant, il n’a pas retiré de son attentatle fruit qu’il désirait ; excepté la peur, je suis revenuesans avoir rien éprouvé. Sa bouche téméraire m’a seulement dérobéquelques baisers, que je lui disputai ; il n’a de moi rien deplus. L’audace que tu montres ne se fût pas contentée de ceslarcins. Grâce aux dieux, il ne t’a pas ressemblé. Il m’a restituéeintacte, et sa continence atténue sa faute ; ce jeune héross’est évidemment repenti de son action. Thésée s’est repenti pouravoir dans Pâris un successeur ! Pour que mon nom ne cessâtd’être dans toutes les bouches ! Cependant je n’en ai pas decourroux (comment en effet s’irriter contre quelqu’un qui vousaime ?), pourvu que l’amour dont tu te vantes soit sincère,car j’en doute encore ; non que la confiance me manque ou quemes traits ne me soient pas bien connus, mais parce que lacrédulité porte d’ordinaire malheur aux jeunes filles, et que vosparoles passent pour mensongères.

Mais, dira-t-on, d’autres femmes succombent,et il est rare d’en voir de chastes. Et qui empêche que mon nom nesoit cité à côté de ces rares modèles ? Car la faiblesse de mamère, dont l’exemple t’a paru propre à me pouvoir entraîner n’estque le résultat d’une erreur : ma mère se vit déçue par uneimage trompeuse : l’adultère s’était caché sous un plumage. Jene pourrai, moi, si je succombe, alléguer mon ignorance ; iln’y aura pas de méprise pour colorer l’odieux de mon crime.L’erreur de ma mère est excusable, et l’auteur de sa faute larachète. Où est le Jupiter qui fasse dire que j’aie été heureusedans la mienne ?

Tu vantes ton origine, et tes aïeux, et tonnom royal ; ma famille a une illustration assez noble. Sansparler de Jupiter, le bisaïeul de mon beau-père, ni de toute larace de Tyndare et de Pélops, fils de Tantale, Léda, trompée par uncygne, me donna Jupiter pour père, lorsque, trop crédule, elleréchauffa dans son sein cet oiseau imposteur. Va, maintenant,rappelle à toute ta Phrygie l’origine de ta race, et Priam avecLaomédon son père. Je les révère, mais celui que tu es si glorieuxd’avoir pour cinquième aïeul est le premier de mon sang. Bien queje croie à la puissance du sceptre de Troie, ta patrie, je neregarde pas comme inférieur celui que je possède. S’il lui cède enrichesses et en population, assurément le tien est barbare.

Ta lettre, riche en promesses, contientl’offre de si magnifiques présents qu’ils pourraient ébranler mêmedes déesses ; mais, si je voulais franchir enfin les limitesde la pudeur, tu ne pourrais, pour me rendre coupable, m’offrir deplus sûr attrait que toi-même. Ou je conserverai éternellement sanstache ma réputation ou je te préférerai à tes dons. Si je ne lesméprise pas, c’est que des présents, dont tout le prix vient decelui qui les fait, sont toujours bien reçus. Ce qui me touche biendavantage, c’est que tu m’aimes, c’est que je suis la cause de tespeines, c’est que ton espérance a traversé de si vastes mers.

Les marques que tu donnes maintenant de tonamour audacieux, quand la table est dressée, ne m’échappent point,bien que je m’étudie à dissimuler. Tantôt tu me lances depassionnés et lascifs regards, dont les miens supportent à peineles importunités ; tantôt tu soupires ; tantôt tu prendsla coupe qui est près de moi, et tu bois à l’endroit même où j’aibu. Ah ! combien de fois ai-je remarqué les signes que mefaisaient tes doigts, combien de fois ceux de ton sourcil quiavait, pour ainsi dire, son langage ! Souvent aussi j’aicraint que mon époux ne les vît, et j’ai rougi de ces intelligencestrop peu cachées. Souvent, avec un léger mouvement de mes lèvres oud’une bouche immobile j’ai dit : « Il n’a honte derien !» et je ne me trompais pas. J’ai lu aussi sur le contourde la table, au-dessous de mon nom, j’ai lu, tracé avec du vin, lemot J’AIME. Cependant j’ai, d’un œil incrédule, refusé d’y croire.Hélas ! déjà j’ai appris qu’on pouvait parler de cettesorte.

Voilà, si j’avais dû succomber, les séductionsqui me toucheraient : c’est à ces pièges que mon cœur pouvaitse laisser prendre. Tu as aussi, je l’avoue, des traits d’une rarebeauté, et une jeune fille peut bien vouloir de tes baisers. Qu’uneautre devienne heureuse, sans être criminelle, plutôt qu’un amourétranger triomphe de ma pudeur. Apprends, à mon exemple, à pouvoirte priver de la beauté : il y a de la vertu à s’abstenir d’unbien qui nous plaît. Combien penses-tu qu’il y ait de jeunes gensqui désirent ce que tu désires, sans cesser d’être sages ?Pâris est-il le seul qui ait des yeux ? Tu ne sais pas mieuxvoir ; mais ta témérité te fait oser davantage : ton cœurn’est pas plus tendre, mais ta bouche est moins timide. Je voudraisque tu fusses venu sur tes vaisseaux rapides, alors que milleprétendants aspiraient à ma main vierge encore. Si je t’avais vu,je t’eusse, entre mille, aimé le premier : mon époux lui-mêmepardonnera le choix que j’eusse fait. Tu es venu trop tard chercherdes plaisirs qu’on a goûtés, qu’on t’a soustraits : tonespérance fut tardive : ce que tu demandes, un autre l’aobtenu. Bien que j’eusse souhaité de devenir, à Troie, ton épouse,ne crois pas cependant que Ménélas me possède contre mon gré.Cesse, je t’en supplie, d’ébranler par tes discours un faible cœur,et ne nuis pas à celle que tu dis aimer. Laisse-moi garder l’étatoù m’a placé la fortune, et ne remporte pas mon honneur enhumiliant trophée.

Mais Vénus t’a promis cette conquête, lorsque,dans les profondes vallées de l’Ida, trois déesses se présentèrentnues à toi. L’une t’offrait la royauté ; l’autre la gloire duguerrier ; la troisième te dit : « La fille deTyndare sera ton épouse. » J’ai peine à croire que descréatures célestes aient soumis leur beauté à ton arbitrage. Celafût-il vrai, l’autre partie est certainement inventée, quim’assigne et me donne comme le prix de ton jugement. Ce que je suisne m’inspire pas assez de présomption pour me croire, sur la foid’une déesse, le don le plus précieux. Il me suffit que ma beautéobtienne les suffrages des humains ; les louanges de Vénus medésignent à l’envie. Mais je n’infirme rien ; j’applaudis mêmeà ces éloges : car pourquoi ma bouche nierait-elle ce qu’elledésire ? N’aie point de courroux, si je t’ai cru avec trop depeine : d’ordinaire, pour les grandes choses la foi vientlentement.

Ma première joie est donc d’avoir plu àVénus ; la dernière de t’avoir paru la plus belle desrécompenses, et de voir que tu n’as pas préféré, au bien que l’onte disait d’Hélène, les honneurs que t’offraient et Pallas etJunon. Ainsi, je suis pour toi la valeur ? Je suis pour toi unnoble royaume ? Mon cœur serait de fer, s’il n’en aimait pasun tel que le tien. Non, crois-moi, il n’est pas de fer, mais jerefuse d’aimer celui que je pense à peine pouvoir être à moi.Pourquoi fendre avec le soc de la charrue le sable humide durivage ? Pourquoi voudrais-je poursuivre l’espoir d’un bienque le sol même me dénie ? Je suis novice aux larcins deVénus, et, les dieux m’en soient témoins, je ne me suis jouée d’unépoux fidèle par aucun artifice. Maintenant même que je confie cesmots à des feuilles discrètes, cette lettre remplit un officenouveau pour moi. Heureux ceux à qui l’habitude vient enaide ! Pour moi, ignorante des choses, je soupçonne difficilela route du crime.

La crainte même est un mal : je suis déjàtoute confuse, et je m’imagine que tous les yeux sont attachés surles miens. Et je n’ai pas tort de le croire ; je suis en butteaux malins propos du peuple, et Éthra m’en a rapporté certainesparoles. Mais tout dissimule, à moins que tu ne préfères renoncer àmoi. Que dis-je ? pourquoi y renoncerais-tu ? tu peuxdissimuler. Que ton jeu soit caché ; l’absence de Ménélas medonne une liberté plus grande, mais non pas entière.

Il s’est vu forcé de partir loin d’ici ;la cause de ce subit voyage est grave et légitime. J’en ai du moinsainsi jugé. Comme il balançait à s’éloigner :

« Fais en sorte, lui dis-je, de revenirpromptement. »

Charmé du présage, il me donne unbaiser :

« Je confie à tes soins, me dit-il, et monroyaume, et mon palais, et l’hôte troyen. »

Je contins à peine mon rire ; et tandisque je m’efforçais de l’étouffer, je ne pus lui répondre que cesmots :

« Il en sera ainsi. »

Il a fait voile vers la Crète, secondé par lesvents ; ne pense pas pour cela que tout te soit permis. Monépoux est loin de nous ; mais, absent, il veille encore surmoi ; ne sais-tu pas que les rois ont le bras long ? Marenommée aussi m’est à charge ; car plus ta bouche persiste àme donner des louanges, plus il est fondé à craindre. La gloiredont je jouis maintenant, et qui fait ma joie, fait aussi monmalheur ; mieux eût valu que ma réputation eût provoqué desbruits injurieux. Ne sois pas surpris, parce qu’il s’est éloigné,qu’il m’ait ici laissée avec toi ; il m’a confiée à ma proprevertu, à l’honneur de ma vie. Il craignait, à cause de mafigure ; il s’est fié à cette vie ; et ma vertu lerassure en même temps que ma beauté t’alarme.

Tu m’engages à ne pas perdre une occasion quis’offre d’elle-même, et à profiter de la complaisance d’un épouxtrop simple. Je le désire et je le crains : ma volonté estencore trop indécise, et mon cœur flotte au milieu du doute. Monépoux est loin de moi, et tu reposes sans épouse ; nous sommesréciproquement captivés, moi par tes charmes, toi par les miens.Les nuits sont longues, et déjà nos paroles nous ont unis. Tu esséduisant, hélas ! et nous habitons la même demeure. Que jepérisse si tout ne m’invite pas à devenir coupable ! Je nesais pourtant quelle crainte me retient encore.

Celle que tu as difficilement persuadée, quene peux-tu facilement la contraindre ! C’est par la violencequ’il faudrait m’arracher mes scrupules. L’outrage est quelquefoisutile à ceux qui l’ont essuyé ; aussi voudrais-je devenirforcément heureuse. Tandis qu’il est nouveau, combattons plutôt unamour qui commence ; un peu d’eau répandue sur une flammerécente suffit pour l’éteindre. L’amour n’est pas stable chez ceuxqui ne sont que des hôtes ; il est errant comme eux, etlorsque vous comptez le plus sur sa constance, il n’est déjà plus.Témoin Hypsipyle, témoin la fille de Minos, toutes deux le jouetd’hymens qui ne furent pas accomplis. Toi-même, après avoirlongtemps aimé Énone, on dit, infidèle, que tu l’abandonnas. Tu nele nies pas non plus, et je me suis, si tu l’ignores, enquise avecle plus grand soin de tout ce qui te regarde. Tu voudrais demeurerconstant dans ton amour, que tu ne le pourrais même pas : déjàles Phrygiens déploient tes voiles. Tandis que tu t’entretiens avecmoi, tandis que s’avance la nuit désirée, déjà souffle le vent quite doit porter dans ta patrie. Tu abandonneras au milieu de leurcours des joies toutes nouvelles : avec les vents s’envoleranotre amour.

Te suivrai-je comme tu me le conseilles ?Verrai-je Troie si vantée, et serai-je la bru du grandLaomédon ? Je ne méprise pas assez les louanges de la volagerenommée, pour la laisser remplir ces contrées du bruit de mahonte. Que diront de moi et Sparte et toute l’Achaïe, et lesnations de l’Asie, et ta Troie elle-même ? Que pensera de moiPriam ? Qu’en penseront et son épouse et tous tes frères, etles femmes dardaniennes ? Toi-même, comment pourras-tu espérerque je te sois fidèle, et ne pas trouver dans ton propre exempledes sujets d’inquiétude ? Tout étranger qui entrera dans leport d’Ilion sera pour toi le sujet d’une crainte soupçonneuse. Quede fois, dans ton courroux, me diras-tu :« Adultère ! » oubliant que mon crime est letien ! Tu seras devenu à la fois et le censeur et l’auteur dema faute. Ah ! puisse auparavant m’engloutir laterre !

Mais je jouirai de l’opulence troyenne et desoins qui feront mon bonheur ; je recevrai de plus richesprésents qu’il ne m’en est promis ; on me donnera sans douteaussi et de la pourpre et de précieux tissus ; je me verrairiche d’énormes monceaux d’or ? Pardonne à mon aveu : tesprésents n’ont pas encore assez de prix ; je ne sais quelcharme me retient à cette terre. Quel bras, si l’on m’outrage, mepourra défendre sur les bords phrygiens ? Où trouver mesfrères ? Où l’appui d’un père ? Jason promit tout àMédée, et la trompa ; en fut-elle moins rejetée de la demeured’Éson ? Déshonorée, il n’y avait plus d’asile pour elleauprès d’Æétès ; il n’y en avait plus auprès d’Ipséa, sa mère,de Chalciope, sa sœur. Je ne crains rien de semblable ; Médéeaussi était sans crainte : un augure flatte souvent uneespérance qui sera déçue. Les vaisseaux, maintenant battus par latempête, on les a tous vus sortir du port sur une mer sansorage.

Ce qui m’effraie encore, c’est cette torchesanglante que ta mère crut mettre au monde avant le jour del’enfantement. Je redoute aussi les avertissements des devins, quiannoncèrent, dit-on, que Troie périrait embrasée par la flamme desGrecs. Et comme Cythérée te favorise, parce qu’elle doit à tonarbitrage et son triomphe et un double trophée, je crains alors lesdeux autres déesses auxquelles ton jugement, si tu ne te glorifiespas en vain, fit perdre leur cause. Je ne doute pas non plus que,si je te suis, l’on ne prenne les armes. Hélas ! notre amourn’aura que des glaives autour de lui. Hippodamie d’Atracen’a-t-elle pas forcé les guerriers d’Hémonie à déclarer auxcentaures une guerre cruelle ? Et tu penses que Ménélas, etmes deux frères, et Tyndare soient lents à exercer une si justevengeance ?

Tu me parles avec complaisance de tes preuvesde courage ; mais ton visage contredit tes discours : toncorps fut formé pour Vénus plutôt que pour Mars. Qu’ils fassent laguerre, ceux qui ont la force en partage ; ton devoir, Pâris,est de toujours aimer. Dis à Hector, que tu me vantes, de combattreà ta place ; cherche dans d’autres combats des succès dignesde toi.

Je choisirais ce parti, si j’étais sage et unpeu plus hardie ; c’est celui que choisira toute fille sensée.Et même, dépouillant toute honte, je le prendrai peut-êtremoi-même, et, vaincue avec le temps, je porterai tes chaînes. Tudemandes que nous puissions nous voir et nous parler ensecret ; je sais ce que tu désires, et ce que tu appelles unentretien. Mais tu as trop de hâte, et ta moisson ne fait encoreque de poindre. Puisse ce retard être favorable au vœu que tuformes !

Je m’arrête ; ma main déjà fatiguéetermine ici cette épître, muette confidente des secrets de mon âme.Le reste, je pourrai te l’apprendre par Clymène et Éthra mescompagnes, qui sont toutes deux ma société et mon conseil.

ÉPÎTRE XVIII LÉANDRE À HÉRO

 

Ton amant d’Abydos t’envoie le salut qu’ilaimerait mieux te porter, fille de Sestos, si le courroux des merss’apaisait. Si les dieux protègent et secondent mon amour, tes yeuxregretteront d’avoir à lire cet écrit ; mais les dieux ne mesont pas favorables. Pourquoi, en effet, retardent-ilsl’accomplissement de mes vœux, et ne permettent-ils point que jeprenne à travers les îlots ma course accoutumée ? Le ciel, tule vois, est plus noir que la poix ; et la mer, bouleverséepar les vents, est à peine praticable pour les vaisseaux rapides.Un seul nautonier, homme audacieux, a quitté le port ; c’estlui qui te remet ma lettre. Je me serais aussi embarqué, si, aumoment où il tranchait les liens de la proue, tout Abydos n’eût étéen observation. Je ne pouvais, comme auparavant, échapper auxauteurs de mes jours ; l’amour que je voulais tenir caché nefût pas resté secret. Aussitôt, écrivant ces lignes :

« Pars, heureuse lettre, m’écriai-je,elle te tiendra bientôt sa belle main ; peut-être aussi tetouchera-t-elle du bout de ses lèvres, lorsque sa dent, aussiblanche que la neige, en voudra rompre les liens. »

Tels sont les mots que je prononce d’un faibleson de voix ; le reste, ma main le confia à ces feuilles.Ah ! combien je préférerais, qu’au lieu d’écrire, elle pûtnager, et qu’elle aidât, comme auparavant, à me porter sur lesondes ! Elle est sans doute plutôt faite pour battre les flotspaisibles ; elle est cependant aussi l’interprète fidèle demes sentiments.

Voilà sept nuits, espace plus long pour moiqu’une année, que bouillonnent et mugissent les eaux de la meragitée. Si, pendant toutes ces nuits, j’ai vu le sommeil calmer messens, que les ondes furieuses le soient longtemps encore. Assis surun rocher, je regarde tristement le rivage où tu es ; et, moncorps ne pouvant s’y transporter, je m’y élance en esprit ;mes yeux, fixés vers ce point, aperçoivent ou croient apercevoirles fanaux qui veillent sur le sommet de la tour. Trois fois jedéposai mon vêtement sur la plage aride ; trois fois je tentaide faire, nu, ce périlleux trajet ; la mer opposa son courrouxà ma téméraire jeunesse, et lança contre mon visage, pendant que jenageais, des flots qui l’inondèrent.

Mais toi, le plus redoutable des ventsimpétueux, pourquoi as-tu ainsi résolu de me combattre ? C’estcontre moi, si tu ne le sais pas, et non contre les mers, ques’exerce ta fureur. Que ferais-tu si l’amour ne t’était pasconnu ? Malgré ta froidure, tu ne peux pas nier, cruel, qu’uneAthénienne t’ait jadis embrasé de ses feux ? Si, au momentd’enlever celle qui fait ton bonheur, on eût voulu fermer devanttoi la barrière des airs, comment l’eusses-tu souffert ?Épargne-moi, je t’en conjure ; modère et ralentisl’impétuosité de ton souffle ; qu’à ce prix le petit-filsd’Hippotas ne te commande rien qui t’attriste ! Vainedemande ! Mes prières n’obtiennent même de lui que desmurmures, et les eaux, toujours battues, ne sont nulle partapaisées. Oh ! que Dédale ne peut-il me donner maintenant sesailes audacieuses, quoique le rivage d’Icare soit près de ceslieux ! Je braverai tous les périls, pourvu seulement que jepuisse élever dans les airs ce corps qui fut souvent balancé,suspendu sur les flots. Mais, tandis que les vents, que la mer, quetout s’oppose à mes désirs, mon esprit se retrace les premierstemps de nos furtives amours.

Lorsque commençait la nuit (ce souvenir m’estbien doux), ton amant quittait le foyer paternel. Bientôt, déposantmes vêtements, et toute crainte avec eux, j’agitais lentement mesbras dans l’humide élément. La lune semblait prêter à ma marche satremblante clarté, et se faire la compagne officieuse de mesvoyages. Levant mes yeux vers elle :

« Favorise-moi, lui disais-je, déesse auxblanches lueurs, et rappelle-toi les rochers de Latmos. Tu n’aspas, grâce à Endymion, un cœur insensible. Tourne, je t’en conjure,tes regards vers un amant discret. Déesse, tu descendis du cielpour visiter un mortel ; si le langage de la vérité m’estpermis, celle que je poursuis est elle-même une déesse. Sans parlerde ses vertus, dignes d’une âme céleste, tant de grâcesn’appartiennent véritablement qu’aux déesses. Nulle, hormis Vénuset toi, ne la surpasse en beauté ; n’en crois pas mesdiscours, et contemple-la toi-même. Autant les purs rayons dontbrille ton disque argenté font céder à tes feux tous les astresensemble, autant par sa beauté elle efface les plus belles. Si tuen doutes, tu n’as, déesse du Cynthe, que d’aveuglesclartés. »

Après ces paroles ou d’autres qui endifféraient peu, je me glissais, pendant la nuit, sur les eaux quis’ouvraient devant moi. L’onde rayonnait de l’image réfléchie de lalune, et l’éclat de la nuit silencieuse la faisait ressembler aujour. Nul autre son, nul autre bruit ne frappait mes oreilles, quecelui de l’eau séparée par mon corps. Les seuls alcyons, fidèles ausouvenir de Céyx tant aimé, me semblaient murmurer je ne saisquelle douce plainte. Déjà la fatigue a gagné mes bras et mesépaules ; un vigoureux effort m’élève à la surface de l’eau.Dès que j’eus aperçu de loin le fanal :

« Là où brillent ces feux sont aussi lesmiens, m’écriai-je, et ce rivage possède la lumière de mavie. »

Soudain mes bras fatigués recouvrent leursforces, et l’onde me paraît plus molle qu’auparavant. Je ne senspoint les glaces du froid abîme, grâce à l’amour qui embrase monardente poitrine. Plus j’avance, plus le rivage est proche, moinsest grand l’espace qui m’en sépare encore, et plus je me hâte de lefranchir. Mais, quand je puis enfin être aperçu de toi, ta présenceajoute aussitôt à mon courage et me fait trouver de l’énergie.Alors aussi je m’efforce en nageant de plaire à ma maîtresse, et,je montre à tes yeux la vigueur de mes bras. Ta nourrice peut àpeine t’empêcher de descendre vers la mer ; car je l’ai vue,tu ne m’en imposais pas. Elle ne peut faire cependant, quoiqu’elleretienne tes pas, que le premier flot ne vienne mouiller ton pied.Tu me reçois dans tes bras ; nous échangeons de voluptueuxbaisers, baisers, j’en atteste les dieux, dignes qu’on aille leschercher par delà les mers. Tu couvres mes épaules du manteau quetu as détaché des tiennes, et tu sèches ma chevelure que l’eau dela mer a trempée.

Le reste est un mystère que connaissent avecnous la nuit, la tour, et le flambeau qui me guide dans ma route àtravers les ondes. Il n’est pas plus possible de compter les joiesde cette nuit, que les algues de la mer Hellespontique. Plus étaitborné le temps accordé à nos secrets ébats, plus nous avons prissoin qu’il ne fût pas perdu. Déjà l’épouse de Tithon allait chasserla nuit devant elle ; déjà s’était levé Lucifer, avant-coureurde l’Aurore. Nous précipitons à l’envi et nous entassons desbaisers hâtifs, et nous nous plaignons de la courte durée desnuits. Après ces délais, au triste avertissement de ta nourrice, jequitte la tour, me dirigeant vers le froid rivage. Je m’éloigne enpleurant, et je regagne la mer de la vierge, les regards attachéssur ma maîtresse, aussi longtemps qu’ils peuvent l’apercevoir.

La vérité mérite quelque confiance : si,lorsque je vais vers toi, je suis un nageur, il me semble, quand jereviens, que je suis un naufragé. Si tu m’en crois encore, laroute, à mon départ, me paraît facile ; elle oppose à monretour comme une montagne d’eau stagnante. C’est à regret, quipourra le croire ? que je revois ma patrie. Oui, c’est àregret que je vis maintenant dans ma ville. Hélas ! pourquoi,puisque nos cœurs nous unissent, les ondes nousséparent-elles ? nous n’avons tous deux qu’une âme, pourquoin’avons-nous pas qu’une patrie ? Ou que ta Sestos m’adopte outoi mon Abydos. Ton pays me plaît autant qu’à toi le mien. Pourquoisuis-je en proie à l’agitation, toutes les fois que la mer estagitée ? Pourquoi le vent, cet obstacle si léger, peut-il endevenir un pour moi ?

Déjà les dauphins, à la forme arrondie,n’ignorent plus nos amours, et je crois n’être pas inconnu auxhôtes de la mer. Déjà le sentier que je me creuse dans les ondesaccoutumées offre une trace aussi battue que l’ornière foulée pardes roues sans nombre. Je me plaignais autrefois de n’avoir pasd’autre chemin à suivre ; et je me plains aujourd’hui que lesvents m’enlèvent jusqu’à cette ressource. Le choc furieux des flotsblanchit la mer de la fille d’Athamas, et les vaisseaux sont àpeine en sûreté dans le port où ils séjournent. Cette mer quandelle prit son nom de la vierge qui y fut engloutie, offrait sansdoute un pareil spectacle. La catastrophe d’Hellé a valu à cesondes une triste célébrité : c’est assez ; qu’ellesm’épargnent ; elles doivent déjà leur nom à un crime.

Je porte envie à Phryxus qui se vit, à l’abrides dangers, porté sur une mer périlleuse par le bélier à la toisond’or. Je ne réclame point cependant le secours d’un animal ou d’unvaisseau, pourvu qu’on m’accorde des eaux que je puisse sillonner.Tout art m’est superflu ; qu’on me laisse seulement la facultéde nager, je serai passager, navire et pilote à la fois. Je ne meguide pas sur Hélicé ou sur l’Arcture, constellation qui sert auxTyriens ; mon amour se soucie peu des astres que peuvent voirtous les yeux. Qu’un autre considère Andromède et sa couronneresplendissante, et l’Ourse de Parrhasie, qui brille dans un pôleglacé. Les beautés qu’aimèrent Persée, Jupiter, Bacchus, je ne lesveux point pour guides dans ma route incertaine. Il est un autreflambeau, bien plus sûr pour moi, que ces astres ; mon amour,en se guidant à sa clarté, ne saurait rester dans les ténèbres. Jepuis, en y fixant mes yeux, aller à Colchos, aux extrémités duroyaume de Pont, et jusqu’aux lieux où parvint le vaisseauthessalien ; je pourrais même surpasser à la nage le jeunePalémon, et celui dont une plante merveilleuse fit soudain undieu.

Souvent, à force de se mouvoir, mes brasviennent à languir ; fatigués, ils se traînent à peine dansl’immensité des eaux. Si je leur dis : « Le prix de votrepeine est beau ; bientôt je vous livrerai, pour appui, le coude ma maîtresse ! » ils retrouvent aussitôt des forces,et tendent vers la récompense qui leur est promise, comme un promptcoursier de l’Élide qui a franchi la barrière. Fidèle à l’amour quibrûle en moi, c’est toi que je poursuis, jeune fille digne duciel ; oui, digne du ciel : mais reste encore sur laterre ou dis quel chemin peut me conduire jusqu’au séjour desdieux.

Tu es près d’ici, et un malheureux amant jouitrarement de ta présence ; le trouble des flots se communique àson âme. À quoi me sert de n’être pas séparé de toi par une merétendue ? Un si court trajet en est-il moins un obstacle pourmoi ? Je ne sais si je n’aimerais pas mieux, relégué loin dumonde entier, savoir à une immense distance et ma maîtresse et monespoir avec elle. Plus tu es proche maintenant, plus est procheaussi la flamme qui me brûle ; je n’ai pas toujours laréalité, l’espérance me reste toujours. Je touche presque de lamain ce que j’aime, tant j’en suis voisin ! mais c’est ce motpresque qui fait souvent couler mes larmes. N’est-ce pas vouloirsaisir des fruits qui vous échappent sans cesse, et poursuivre deses lèvres l’espoir d’une onde fugitive ? Je ne te posséderaidonc jamais, que les eaux n’y consentent ; et toute tempêteviendra me ravir mon bonheur ? Rien n’étant moins constant quele vent et les flots, mon espoir devra donc toujours dépendre etdes flots et des vents ? Cependant l’orage dure encore. Quesera-ce, lorsque les Pléiades et le Bouvier et la Chèvre d’Olénus,conjurés contre moi, auront bouleversé les mers ? Ou je nesais pas de quoi est capable un amour téméraire ou il meprécipitera en aveugle dans les ondes.

Et ne crois pas que je m’engage ainsi pour untemps encore éloigné ; je ne tarderai pas à te donner un gagede ma promesse. Que la mer garde son courroux quelques nuitsencore, et je tenterai d’en traverser les eaux menaçantes. Alors,ou je vivrai après le succès de mon heureuse audace ou la mortterminera les inquiétudes de mon amour. Puissé-je du moins êtrepoussé près des lieux où tu vis ! Puissent mes membresnaufragés aborder à ce port ! Car tu pleureras, tu daignerastoucher mon corps, et dire : « C’est moi qui ai causé samort. » Ce présage de mon trépas t’attriste sans doute, et cetendroit de ma lettre à blessé ton cœur.

Je finis, épargne-toi la plainte ; mais,pour que la mer mette un terme à son courroux, unis, de grâce, unistes vœux aux miens. Il me suffit d’un peu de calme, pour metransporter près de toi ; lorsque j’aurai touché ton rivage,que la tempête continue. Là est le port qu’il faut à monnavire ; nulle anse ne convient mieux à ma poupe. Que Boréem’y emprisonne, il me sera doux d’y séjourner. Alors je deviendrainageur paresseux, alors je deviendrai prudent. Je n’adresseraiaucune plainte aux flots qui y restent sourds ; je n’accuseraipas la mer d’être impraticable pour qui la veut traverser à lanage. Que les vents et l’amour avec eux me retiennent dans tesbras, et que j’y trouve un double obstacle à mon départ.

Quand le permettra la tempête, je ferai usagedes rames de mon corps ; seulement, tiens le fanal toujours envue. Qu’à ma place, jusque-là, cette lettre passe avec toi lanuit : ce que je désire, c’est de n’être pas un moment sans lasuivre.

ÉPÎTRE XIX HÉRO À LÉANDRE

 

Le salut que tu m’as envoyé en paroles, que jepuisse, Léandre, le recevoir en réalité ; viens. Tout retardme paraît bien long, qui diffère mon bonheur. Pardonne à mon aveu,j’aime avec violence. Un même feu nous embrase ; mes forcestoutefois n’égalent bas les tiennes : les hommes sont doués,je le vois, d’une plus grande fermeté d’âme. Les jeunes filles ontl’esprit aussi faible que le corps. Je succomberai, si tu prolongesmon attente quelque temps encore. Pour vous, vous trouvez, soitdans la chasse, soit dans la culture de terres fertiles, despasse-temps agréables et variés.

Ce sont ou les affaires publiques qui vousretiennent, ou les prix disputés par de souples lutteurs ; oubien vous dressez un coursier docile au frein. Tantôt vous prenezl’oiseau au lacet, et le poisson à l’hameçon ; et vous noyezles heures du soir dans un vin généreux.

Privée de ces distractions, le feu qui meconsume fût-il moins vif, il ne me reste plus qu’à aimer. Je faisce qui me reste, et j’ai pour toi, ô mon unique volupté, plusd’amour même que tu ne pourrais m’en rendre. Ou je m’entretiens detoi tout bas avec ma chère nourrice, et m’étonne du motif quidiffère ton départ ; ou, promenant mes regards sur la mer, jegourmande, presque dans les mêmes termes que toi, les flotsqu’agite un vent odieux. Ou bien, quand l’onde courroucée a un peuralenti sa fureur, je me plains que, pouvant venir, tu ne le veuxcependant point. Et pendant que je profère ces plaintes, les yeuxde ton amante se mouillent de larmes, qu’essuie le doigt tremblantde ma vieille confidente. Souvent je regarde si tes pas sontmarqués sur le rivage, comme si le sable conservait les traces quis’y imprimèrent. Pour m’enquérir de toi ou pour t’écrire, jedemande s’il est venu quelqu’un d’Abydos ou si quelqu’un s’y rend.Te dirai-je combien de baisers je donne aux vêtements que tuquittes, quand tu te prépares à traverser les ondes deHellespont ?

Dès que la lumière a disparu, et que le retourdésiré de la nuit a montré dans leur éclat les astres qui succèdentau jour, je me hâte de placer au sommet de la tour le vigilantfanal, dont la clarté doit guider ta route accoutumée. Déroulantalors la trame du fuseau mobile, nous charmons, par ces occupationsde femme, les ennuis de l’attente. Veux-tu savoir le sujet de mesentretiens pendant un temps aussi long ? Je n’ai à la boucheque le nom de Léandre.

« Penses-tu donc, nourrice, que monbonheur ait déjà quitté la maison, ou bien y veille-t-on encore, etcraint-il ses parents ? Penses-tu qu’il dépouille déjà sesvêtements, que les dons onctueux de Pallas aient déjà coulé sur sesmembres ? »

Celle-ci fait presque un signeaffirmatif ; non qu’elle se soucie de mes baisers ; maisc’est que le sommeil surprend et fait hocher sa tête vieillie.Après quelques instants de silence :

« Il s’avance certainement déjà, luidis-je, et ses bras s’agitent lentement dans les ondes qu’ilsdivisent. »

Puis, quand j’ai fait quelques points sur matoile que j’ai reprise, je demande si tu peux être au milieu de tonvoyage. Tantôt je regarde au loin ; tantôt, d’une voix timide,je prie les dieux de t’accorder un vent qui rende ton trajetfacile. Quelquefois je prête aux voix lointaines une oreilleavide ; et le moindre bruit de pas qui approchent, je croisque c’est celui des tiens.

Après avoir passé dans ces illusions la plusgrande partie de la nuit, le sommeil vient furtivement fermer mespaupières fatiguées. C’est peut-être à regret, cruel, mais c’estcependant avec moi que tu dors, et tu viens à mes côtés sans yvouloir venir. Il me semble en effet te voir nager près de moi, etsentir tes bras humides s’appuyer sur mes épaules. Puis, je tedonne, comme d’habitude, des vêtements pour sécher tes membres, etje réchauffe ta poitrine sur mon sein qui la presse. Je passe biend’autres plaisirs que doit taire une bouche modeste, qu’on se plaîtà goûter et qu’on rougit de redire. Hélas ! cette félicité estaussi courte que trompeuse, car tu disparais toujours en même tempsque le sommeil.

Oh ! amants pleins de désirs,unissons-nous par des liens plus solides, et que le charme de lafidélité ne manque pas à nos joies. Pourquoi ai-je passé dans leveuvage tant de froides nuits ? Pourquoi, tardif nageur, es-tusi souvent loin de moi ? La mer, j’en conviens, ne veut pas ence moment qu’on la passe à la nage ; mais, la nuit dernière,le vent était plus doux. Pourquoi n’en as-tu pas profité ?Pourquoi craindre ce qui ne devait pas arriver ? Pourquoias-tu laissé se dérober le chemin si sûr que t’offraient les flotsmobiles ? Dût la fortune te rendre bientôt une occasionsemblable, celle-là était la meilleure, parce qu’elle était lapremière. Mais l’aspect orageux de la mer avait subitement changé.Souvent, quand tu te hâtes, tu viens en moins de temps. Surpris icipar l’orage, tu n’aurais, je pense, aucun sujet de plainte ;dans mes bras, nulle tempête ne pourrait t’atteindre. Alorscertainement j’entendrais, sans en être émue, les vents mugir, etje n’appellerais jamais de mes vœux le calme des eaux.

Qu’est-il donc arrivé, pour que tu sois plusen garde contre les ondes, et pour que tu redoutes maintenant cettemer qu’autrefois tu bravais ? Car je me souviens du temps oùtu venais, quand elle était furieuse et menaçante, autant oupresque autant qu’elle l’est aujourd’hui. Je te criaisalors :

« Oui, sois téméraire, sans que toncourage coûte des larmes à une malheureuse amante. »

D’où te vient cette crainte nouvelle ?Qu’est devenue ton audace ? Où est ce nageur intrépide quiaffrontait les flots ? Mais non, sois plutôt ce que tu es quece que tu fus alors, et traverse sans danger une mer paisible.Seulement, reste le même ; que je sois aimée ainsi que tu mel’écris, et que cette flamme ne devienne pas une froide cendre. Jecrains moins les vents qui retardent mon bonheur, que de voir tonamour, semblable au vent, changer comme lui, que de savoir monempire détruit, tes dangers estimés plus grands que le prix que tuen reçois, et ton amante regardée comme une récompense indigne detes fatigues.

J’appréhende quelquefois que ma patrie ne mefasse tort, et d’être, comme une fille de la Thrace, jugée indigned’un époux d’Abydos. Cependant, je puis tout supporter pluspatiemment que l’idée qu’une rivale te captive et te retient, qued’autres bras que les miens entourent ton cou, et qu’un nouvelamour a mis fin au nôtre. Ah ! plutôt la mort que cetteindigne blessure ; et que mes destinées s’accomplissent avantton forfait. Ce n’est pas, si je parle ainsi, que tu m’aies, parquelque indice, fait pressentir cette cause de chagrin ni que desbruits récents aient éveillé mon inquiétude. Mais je crainstout : qui donc sut, dans l’amour, goûter la sécurité ?Le lieu où tu vis rend l’absence plus dangereuse aux amants.Heureuses les femmes que leur présence oblige à connaître lescrimes réels, et empêche d’en redouter de chimériques ! Pourmoi, un vain outrage peut m’émouvoir, autant que me tromper unvéritable : l’une ou l’autre erreur me fait une aussi cruelleblessure. Oh ! puisses-tu venir ! Ou bien que ce soit levent, ou ton père, mais point une femme, qui cause ce retard !Si j’apprends que c’en est une, crois moi, je mourrai de douleur.Tu n’as qu’à être coupable, si tu veux mon trépas.

Mais non, tu ne le seras pas, et de vainesterreurs m’agitent. C’est la tempête envieuse qui s’oppose à ce quetu viennes. Malheureuse ! avec quel bruit les vagues battentle rivage ! Quels nuages épais cachent et dérobent leciel ! Peut-être est-ce la tendre mère d’Hellé qui vientverser sur sa fille engloutie le torrent de ses pleurs ; oubien, une marâtre, changée en déesse des ondes, soulève-t-ellecette mer qui porte le nom de sa belle-fille, odieux pourelle ? Ces flots, je le vois, ne favorisent plus les jeunesfilles. Ils ont englouti Hellé ; ils font aujourd’hui montourment. Cependant, au souvenir de tes feux, Neptune, tu nedevrais permettre aux vents de contrarier aucun amour, si l’on necite pas à tort parmi tes conquêtes, et Amymone, et Tyro, si vantéepour ses charmes, et la brillante Alcyone, et Circé, et la filled’Alymone, et Méduse, avant que des serpents se mêlassent à sachevelure, et la blonde Laodicée, et Céléno, admise au ciel, etd’autres dont je me souviens d’avoir lu les noms. Elles furent, ôNeptune ! et en plus grand nombre encore, chantées par lespoètes, pour avoir pressé leur tendre sein contre ton sein.Pourquoi donc, après avoir éprouvé tant de fois le pouvoir del’amour, nous fermer par des tempêtes la routeaccoutumée ?

Épargne-nous, dieu terrible, et livre tescombats sur une vaste mer. Le liquide espace qui sépare ces deuxterres est étroit. Il convient à ta grandeur d’attaquer de grandsvaisseaux ou de sévir contre des flottes entières. Il est honteuxpour le dieu des mers d’effrayer un jeune amant qui nage ; ceseaux sont moins célèbres que celles du moindre étang. Il est à lavérité d’une noble et illustre origine ; mais il ne descendpas d’Ulysse, qui te fut suspect.

Conserve, dans ta clémence, deux existences àla fois : c’est lui qui nage ; mais mon espoir est, avecle corps de Léandre, suspendu sur les ondes.

Il a pétillé le flambeau qui éclaire ce quej’écris ; il a pétillé ; et ce signe est d’un favorableaugure. Voilà que ma nourrice verse un vin pur sur une flammepropice :

« Demain, dit-elle, nous serons un deplus. »

Et elle a bu. Fais que nous soyons un de plus,en glissant sur les ondes enfin soumises, ô toi ! qui remplismon cœur tout entier ! Rentre au camp, déserteur des drapeauxde l’Amour avec qui tu sers. Pourquoi mon corps occupe-t-il lemilieu de ma couche ? Tu n’as rien à redouter ; Vénuselle-même favorisera ton audace ; et, fille de la mer, ellet’en aplanira les routes. J’ai voulu souvent m’élancer moi-même ausein des ondes ; mais ce détroit est plus sûr pour les hommes.Car, lorsqu’il porta Phryxus et la sœur de Phryxus, pourquoi lafemme a-t-elle donné seule son nom à la vaste étendue de ceseaux ?

Peut-être crains-tu de voir le temps temanquer pour le retour, ou de ne pouvoir supporter le poids d’unedouble fatigue. Eh bien ! partis des deux rivages,réunissons-nous au milieu de cette mer ; donnons-nous,au-dessus des ondes, de mutuels baisers, et retournons ensuitechacun vers notre ville. Ce sera peu, mais plus que rien. Que nepuis-je oublier, ou la pudeur qui condamne au secret notre amour,ou un amour qui craint d’être connu ! Maintenant deuxsentiments incompatibles, la passion et la décence, se combattenten moi. Je ne sais lequel suivre ; l’un est convenable, etl’autre plein d’attraits. Dès que Jason de Pagase fut entré àColchos, il reçut sur son vaisseau rapide la fille du Phase, etl’enleva ; dès que l’adultère du mont Ida eut abordé àLacédémone, il s’enfuit aussitôt avec sa proie ; et toi,l’objet que tu aimes, tu le quittes aussi souvent que tu le vienschercher ; et quand il n’y a sur la mer que des dangers pourles navires, toi, tu la traverses à la nage.

Cependant, ô jeune vainqueur des flotsorageux ! brave les mers sans cesser de les craindre. Lesondes engloutissent les vaisseaux que l’art a construits ;penses-tu donc que tes bras soient plus puissants que desrames ? Ce que tu désires, Léandre, les matelots même leredoutent ; ils craignent de nager ; c’est, quand levaisseau est brisé, la ressource qui reste. Malheureuse ! jevoudrais ne pas persuader quand j’exhorte. Que ton courage, je t’enprie, dédaigne mes conseils. Arrive toutefois au terme de tacourse, et passe autour de mes épaules tes bras fatigués à battreles ondes. Mais je sens, chaque fois que je regarde la plaineazurée, je ne sais quel froid pénétrer mon cœur épouvanté.

Je ne suis pas moins troublée par le songe dela nuit d’hier, quoique j’en aie conjuré l’effet par messacrifices. Car, aux approches de l’aurore, lorsque déjà ma lampeétait mourante, à l’heure où apparaissent d’ordinaire les songesvéritables, le fuseau tomba de mes doigts languissants de sommeil,et j’appuyai ma tête sur mon coussin. Alors, il me sembla voirréellement, sur les ondes soulevées par le vent, un dauphin quinageait. Lorsque le flot fut jeté sur le sable du rivage, l’onde etla vie l’abandonnèrent, hélas ! en même temps. Quel que soitce présage, je crains ; et toi, ne ris pas de messonges ; ne te confie qu’à une mer calme. Si tu n’épargnespoint tes jours, épargne au moins ceux d’une jeune fille qui t’estchère, et qui ne vivra jamais que si tu vis. Cependant les ondesapaisées donnent l’espoir d’une trêve prochaine ; alors ouvreà ta poitrine une route facile et sûre. En attendant, et puisque tune peux encore traverser la mer, qu’une lettre vienne calmer lesangoisses de l’attente.

ÉPÎTRE XX ACONCE À CYDIPPE

 

Bannis la crainte : ici, tu n’as point deserment nouveau à faire à un amant ; c’est assez de t’être unefois promise à moi. Lis tout ; puisse ainsi ton corps êtredélivré de sa langueur ! Je souffre moi-même de ta moindresouffrance. Pourquoi la honte que tu éprouves avant cettelecture ? Car je soupçonne que, comme dans le temple de Diane,ton front pudique a rougi. C’est un hymen, c’est la foi jurée, cen’est pas un crime que je réclame : c’est en époux légitime etnon point en adultère que j’aime. Tu dois te rappeler les parolesqu’un fruit détaché d’un arbre, et lancé par moi, porta jusque danstes chastes mains ; tu y trouveras que tu as promis ce que jedésire, si tu n’as pas oublié cette promesse avec les mots que tuas lus. Je l’ai craint, en voyant le courroux de la déesse tombersur toi : c’était à toi, jeune fille, plutôt qu’à la déessequ’il convenait de s’en souvenir. Je ressens maintenant la mêmecrainte, mais elle a pris plus de force et d’empire, et ma flammes’est accrue par les délais. Cet amour qui ne fut jamais médiocre,le temps et l’espoir que tu m’avais permis n’ont fait quel’augmenter. Tu m’avais donné l’espérance. Mon ardent amour a cru àtes serments. Tu ne peux nier ce fait qui a pour témoin une déesse.Présente et attentive à ce serment, elle remarqua tes paroles, etsembla, par un signe de tête, approuver ce que tu disais.

Tu diras que je t’ai abusée par unartifice ; j’y consens, pourvu que cette fraude soit attribuéeà l’amour. Quel était le but de ma ruse, sinon de m’unir à toiseule ? Ce dont tu te plains doit être mon excuse à tes yeux.Ni la nature ni l’expérience ne m’ont donné tant d’artifice ;c’est toi, jeune fille, c’est toi, crois-le, qui m’inspiras cettefinesse. C’est par une adroite combinaison de mots, si toutefois ily a de l’art dans ce que j’ai fait, que l’ingénieux amour t’a liéeà moi. J’ai écrit sous sa dictée les paroles de nos fiançailles, etl’amour, habile jurisconsulte, m’a rendu fourbe. Donne à cet actele nom de fraude et appelle-moi trompeur ; si cependant c’esttromper que de vouloir obtenir ce qu’on aime. Voilà que j’écris denouveau, que j’envoie de suppliantes paroles ; c’est encore dela fraude, et tu as sujet de te plaindre. Si je déplais parce quej’aime, je l’avoue, je ne cesserai de déplaire ; je tepoursuivrai de mon amour, quelque précaution que tu prennes ;je te poursuivrai sans fin.

D’autres ont enlevé, le glaive à la main, lesjeunes filles qui leur plaisaient ; et une lettre écrite avecprudence sera pour moi un crime ? Fassent les dieux que jepuisse multiplier les nœuds qui t’enchaînent, afin que ta foi nesoit libre d’aucun côté ! Mille ruses me restent encore :je suis au pied de la colline ; mon ardeur essaiera de tousles moyens. Qu’il soit douteux pour toi que tu puisses êtreséduite ! Tu le seras certainement ; le succès dépend desdieux, mais tu ne seras pas moins séduite. Pour avoir échappé à unpiège, tu ne les éviteras pas tous : l’amour t’en a tendu plusque tu ne crois.

Si l’artifice ne réussit pas, j’aurai recoursaux armes ; tu te verras enlevée, emportée sur ce sein avidede tes charmes. Je suis loin de blâmer la conduite de Pâris nicelle de quiconque fut homme pour devenir époux. Et moiaussi… ; mais je me tais. Que la mort soit le châtiment decette audace ! Il sera moindre à mes yeux que le regret de net’avoir point possédée. Sois moins belle, on te convoiteramodérément ; c’est ta beauté qui m’oblige à être audacieux.C’est toi qui m’y contrains ; ce sont tes yeux, devantlesquels pâlit le feu des étoiles, et qui allumèrent maflamme ; ce sont et ta blonde chevelure, et l’ivoire de toncou, et ces mains dont je voudrais que le mien fût entouré, et tonchaste maintien, et ces traits pudiques sans embarras, et ces piedstels que Thétis en a sans doute à peine de semblables. Si jepouvais louer le reste, je serais trop heureux ; je ne doutepas que l’ouvrage ne soit partout un chef-d’œuvre. Il n’est passurprenant que tant de charmes m’aient porté à vouloir un gage deta bouche.

Enfin, pourvu que tu sois forcée d’avouer quetu as été prise, je veux bien que la jeune fille l’ait été dans mespièges. J’en supporterai l’odieux : qu’on me donne le prix dûà ma résignation ! Pourquoi un tel attentat resterait-il sansrécompense ? Télamon obtint Hésione ; Achille, Briséis.Chacune d’elles ne suivit-elle pas le vainqueur comme unépoux ? Accuse-moi sans mesure, sois irritée contre moi, j’yconsens, pourvu que je puisse jouir de toi, même irritée. Moi, quil’aurai excitée, j’apaiserai ta colère : que, pour la calmer,quelques instants seulement me soient accordés ! Qu’il me soitpermis de paraître en larmes devant tes yeux, qu’il me soit permisde joindre à ces pleurs d’humbles paroles, et, à l’exemple desesclaves qui redoutent le fouet cruel, de tendre vers tes genouxdes mains suppliantes ! Tu ignores tes droits :cite-moi ; pourquoi m’accuser absent ? De ton droit demaîtresse, ordonne-moi de comparaître. Libre en ta volonté, arrachealors ma chevelure ; que mon visage devienne livide sous tesdoigts ; je souffrirai tout : seulement peut-êtrecraindrai-je que ta main ne se blesse sur mon corps.

Mais ne me retiens ni avec des liens ni avecdes chaînes ; l’amour qui m’unit à toi sera une garde sûre.Quand ta colère se sera pleinement assouvie, et autant qu’ellel’aura voulu, tu te diras : « Que d’amour et derésignation ! » Tu te diras, après m’avoir vu toutsupporter : « Celui qui sert aussi bien doit servir sousma loi. » Maintenant, infortuné ! je suis, quoiqueabsent, déclaré coupable, et je perds, parce que nul ne la défend,la meilleure des causes.

Le serment qu’Amour m’ordonna d’écrire est unoutrage de ma main ; tu n’as sujet de te plaindre que de moiseul. Délie n’a pas mérité d’être trompée avec moi : si tu neveux pas acquitter ta promesse à mon égard, acquitte-la envers ladéesse. Elle était là, elle t’a vue, quand tu as rougi de taméprise, et son oreille a gardé le souvenir de tes paroles. Puissemon présage ne pas se réaliser ! Il n’est rien de plus violentque sa colère, lorsque, loin de toi ce malheur ! elle voit sadivinité outragée. Témoin le sanglier de Calydon ; car il setrouva, nous le savons, une mère qui fut plus que lui cruelleenvers son fils ; témoin Actéon, regardé jadis comme une bêteféroce par ceux-là même avec qui il avait auparavant donné la mortà des bêtes féroces ; témoin cette mère superbe, dont lecorps, transformé en rocher, s’élève aujourd’hui, tristespectacle ! du sein de la terre de Mygdonie.

Hélas ! Cydippe, je crains de te dire lavérité, et de paraître ne te donner que dans mon intérêt un conseiltrompeur. Il faut pourtant la dire : c’est là, crois-moi, lacause de la maladie qui te frappe souvent, au moment même decontracter ton hymen. La déesse veille sur toi ; elle s’opposeà ce que tu sois parjure, et veut sauver ta vie et ta foi en mêmetemps. Ainsi, quand tu tentes de devenir perfide, elle prévient cecrime autant de fois que tu le veux commettre. Garde-toi d’attirercontre toi les flèches meurtrières de la redoutable vierge ;elle peut, si tu t’y prêtes, s’adoucir encore. Garde-toi, je t’enconjure, de laisser flétrir par la fièvre tes membresdélicats ; préserves-en cette beauté dont je dois jouir ;préserves-en ces traits formés pour embraser mon cœur, et le tendreincarnat qui relève la blancheur de ton teint. Si un ennemi medispute ta possession, qu’il devienne ce que j’ai coutume d’être,dès que je te sais souffrante. Ton hymen et tes maux me fontendurer d’égales tortures, et je ne pourrais dire ce que jedésirerais le moins.

Je souffre cependant d’être pour toi une causede douleur ; et je pense que tu dois tes maux à mon artifice.Oh ! que le parjure de ma maîtresse retombe sur ma tête ;que mon supplice mette la sienne en sûreté ! Pour ne pasignorer ce que tu fais, je passe et repasse souvent, plein d’uneinquiétude que je dissimule, devant le seuil de ta porte. Jem’attache furtivement aux pas d’une suivante ou d’un serviteur, etje leur demande quel bien a fait le somme ou quel bien lanourriture ! Que je suis malheureux de ne pouvoir ni exécuterles ordres des médecins, ni caresser tes mains, ni m’asseoir sur tacouche ! Oui, combien je suis malheureux qu’un autrepeut-être, et celui-là même que je voudrais le moins y voir, soitprès de toi en mon absence ! C’est lui qui caresse tes mains,qui s’assied à ton chevet, lui que détestent les dieux et moi àl’égal des dieux. Tandis que son doigt interroge les battements deta veine, souvent, sous ce prétexte, il tient tes bras blancs,presse ton sein, et te donne peut-être des baisers, récompense bienau-dessus du service qu’il te rend.

Qui t’a permis de couper avant moi une moissonqui m’appartient ? Qui t’a frayé un chemin à la haied’autrui ? Ce sein est à moi ; tu ravis, à ta honte, desbaisers qui me sont dus. Éloigne tes mains d’un corps qui me futpromis. Misérable, éloignes-en tes mains ; celle que tutouches est ma fiancée ; si tu persévères dans cetteprofanation, tu seras un adultère. Choisis un cœur libre, qu’unautre ne puisse revendiquer. Si tu ne le sais point, ce bien a unmaître. Ne me crois-tu pas ? Que la formule du pacte soitrécitée ; et, pour que tu ne dises pas qu’elle est fausse,fais-la-lui lire à elle-même. Renonce, c’est moi, c’est moi qui tele dis, à une couche étrangère. Que fais-tu ici ? Pars ;ce lit n’est pas libre ; car, si tu as reçu d’une autre boucheune parole, une promesse, ton droit n’est pas pour cela égal aumien. Elle me fut promise par elle-même ; elle te l’a été parson père, le premier après elle ; mais certainement elle estplus que son père pour elle-même. Son père a fait une promesse, etelle un serment à celui qui l’aime ; l’un a pris les hommes entémoignage, l’autre une déesse. Celui-ci craint d’être appeléimposteur ; celle-ci parjure. Ignores-tu maintenant de quelcôté est la crainte la plus sérieuse ? Enfin, pour pouvoircomparer les dangers qu’ils courent tous deux, considère ce quiarrive : elle est malade, et lui bien portant. Nous aussi,nous entrons en lutte, diversement animés ; nous n’avons niune même espérance ni une crainte semblable. Ta poursuite est sanspérils ; un refus m’est plus affreux que la mort ; et ceque tu aimeras peut-être, moi, je l’aime déjà. Si tu avais souci dela justice et de l’honneur, tu aurais dû toi-même céder à mesfeux.

Si le cruel persiste à soutenir une causeinique, que sert, Cydippe, la lettre que je t’écris ? C’estlui qui te retient sur un lit de douleur, et te rend suspecte àDiane ; défends-lui, si tu es sage, les abords de tacouche ; il expose ainsi ces jours à de si cruelspérils ! Puisse celui qui te les suscite y succomber à taplace ! Si tu repousses et n’aimes pas celui que condamne ladéesse, tu seras aussitôt sauvée, et je le serai avec toi. Mets,jeune fille, un terme à tes alarmes ; tu jouiras d’une santédurable ; songe seulement à honorer la divinité témoin de tapromesse. Ce n’est pas un bœuf immolé qui réjouit les immortels,mais la foi qu’on acquitte, lors même qu’elle n’a pas de témoin.Quelques femmes souffrent, pour guérir, et le fer et le feu ;d’autres trouvent dans un suc amer un triste soulagement. Il n’estpas besoin de ces remèdes : évite seulement le parjure, etsauve-nous tous deux en même temps que ta foi jurée. L’ignorance tefera pardonner ta faute passée ; on dira que tu avais oubliél’engagement que tu avais lu. Tu as reçu des avertissements, tantôtde ma voix, tantôt de cet accident, qui se renouvelle autant defois que tu cherches à fausser ton serment. Mais quand tuéchapperais à ce danger, ne demanderas-tu pas à la déesse, le jourde l’enfantement, le secours de ses mains propices ? Elleentendra ta voix ; se rappelant alors ce qu’elle sait déjà,elle voudra connaître le père de ton enfant. Tu promettras unvœu ; elle sait que tes promesses sont vaines. Tujureras ; elle sait que tu peux tromper les dieux.

Il ne s’agit pas de moi ; un soin plusimportant m’occupe : mon cœur est inquiet pour ta vie.Pourquoi tes parents, auxquels tu laisses ignorer ta faute,ont-ils, dans leur effroi, pleuré naguère sur l’incertitude de taconservation ? Et pourquoi l’ignoreraient-ils ? Tu peuxtout raconter à ta mère ; tu n’as rien fait, Cydippe, dont tudoives rougir. Fais-lui un récit détaillé ; dis comment je tevis pour la première fois, durant un sacrifice à la déessechasseresse ; comment soudain, à ta vue, mes yeux, si parhasard tu l’as remarqué, restèrent fixés sur toi ; comment,pendant cette avide contemplation (signe certain d’une passionviolente), mon manteau se détacha de mes épaules, et tomba ;comment, un instant après, une pomme en roulant alla, je ne saiscomment, porter à tes pieds des mots savamment perfides ;comment, après les avoir lus en la sainte présence de Diane, ta foifut liée sous la garantie d’une déesse. Et, pour qu’elle n’ignorepas la formule de cet engagement, répète aujourd’hui les parolesque tu lus jadis.

« Épouse, je t’en conjure, dira-t-elle,l’amant qu’unit à toi une divinité favorable ; celui que tonserment a fait mon gendre, le doit être ; quel qu’il soit ilme plaira, puisqu’il a plu à Diane. »

Telle sera ta mère, si toutefois elle estmère.

Que si elle demande encore qui je suis, quelest mon rang, sache-le, elle trouvera que la déesse a servi vosintérêts. Il est une île, le séjour autrefois des Nymphes deCorycie ; la mer Égée l’entoure ; elle se nomme Céos.C’est ma patrie ; et, s’il te faut un nom illustre, on ne mereproche pas d’être issu de méprisables aïeux. J’ai des richesses,ma vie est sans tache, et ce qui vaut mieux encore, mon amourm’enchaîne à toi. Tu rechercherais un époux tel que moi,n’eusses-tu rien juré ; enchaînée par un serment, tu devraista main même à qui en serait moins digne que moi.

Voilà ce que la chasseresse Phœbé m’a, ensonge, ordonné de t’écrire ; ce que, pendant la veille, m’aaussi ordonné de t’écrire l’Amour. Déjà les flèches de l’un m’ontblessé ; prends garde que les traits de l’aube ne te blessentà ton tour ; nos destinées sont unies : prends pitié detoi et de moi. Pourquoi hésites-tu à nous prêter un secours quinous sera commun à tous deux ? Si tu y consens, on verra,lorsque le signal sonore sera donné, lorsque le sang des victimesrougira Délos, on verra paraître l’image en or de cette pommefortunée, et deux vers expliqueront le motif de cetteoffrande :

Aconce atteste, par l’emblème de cettepomme, que ce qui y fut écrit fut exécuté.

Je crains qu’une trop longue lettre ne causequelque fatigue à ton corps affaibli, et je la termine par laformule accoutumée : Porte-toi bien.

ÉPÎTRE XXI CYDIPPE À ACONCE

 

J’ai lu des yeux ta lettre, dans la crainteque ma langue ne jurât, à son insu, par quelque divinité ; cartu aurais une seconde foi, profité de la surprise, si, comme tul’avoues, tu ne me croyais pas assez engagée par une premièrepromesse. Je ne devais pas te lire, mais, si j’avais été inflexibleenvers toi, peut-être le courroux de la cruelle déesse se fût-ilaccru. Malgré tout ce que je fais, malgré le culte pieux que jevoue à Diane, c’est toi cependant qu’elle favorise par-dessustout ; et, comme tu désires d’être cru, elle te venge avec lapersévérance du ressentiment. À peine accorda-t-elle une telleprotection à son cher Hippolyte.

Mais il convenait mieux à une vierge deveiller sur les jours d’une vierge ; et je crains bien qu’ellene veuille les abréger. En effet, une langueur, dont les causes nesont pas apparentes, oppose à tous les remèdes et à tous lessecours une résistance opiniâtre. Quelle penses-tu que doive êtrela faiblesse d’une femme qui, pour tracer cette pénible réponse,peut à peine soutenir sur son coude ses membres décolorés ? Àcela se joint la crainte qu’une autre que ma nourrice, confidentede mes secrets, ne s’aperçoive de cet échange d’entretiens. Ellereste assise au dehors, et, pour que je puisse t’écrire en sûreté,à ceux qui demandent ce que je fais chez moi : « Elledort » répond-elle. Bientôt, lorsque le sommeil, excellentprétexte d’une longue solitude, commence, à force de délais, àdevenir un motif invraisemblable, lorsque enfin elle voit arriverceux qu’il serait trop dur de ne pas admettre, elle tousse pour medonner le signal dont nous sommes convenus. Je m’arrête, laissant àla hâte les mots inachevés, et je cache dans mon sein tremblant lalettre interrompue.

Je reprends ensuite cette tâche fatigante pourmes doigts. Tu vois ainsi quels soins il me faut prendre. Je veuxmourir si tu en es digne, pour parler vrai ; mais je suismeilleure que je ne devrais, et que tu ne le mérites.

C’est donc pour toi que j’ai porté tant defois, que je porte encore, incertaine de ma guérison, la peine detes stratagèmes ? Voilà donc ma récompense, après les élogesque tu donnes à ma beauté superbe ? T’avoir plu fait donc monmalheur ? Si, comme je l’eusse préféré, je t’avais paru laide,mon corps, objet de ton mépris, n’aurait aujourd’hui besoind’aucune assistance : je gémis maintenant, pour avoir étélouée ; maintenant votre rivalité fait mon tourment, et jesuis victime des avantages même que je possède. Tandis que turefuses de céder, et qu’il ne se croit pas le second, que tut’opposes à ses vœux, et qu’il fait obstacle aux tiens, je suis,moi, ballottée comme un vaisseau que lance en pleine mer le souffleimpétueux de Borée, et que ramènent le reflux et l’onde. Lorsquearrive ensuite le jour désiré par des parents chéris, mon corpsdevient la proie d’une fièvre ardente ; et, au moment decontracter ce cruel hymen, l’inflexible Proserpine vient heurter àma porte. Je rougis alors, et je crains, malgré mon innocence, deparaître avoir mérité le courroux des dieux. L’un prétend que monmalheur est l’effet du hasard ; un autre que cet époux nesaurait plaire aux immortels ; car ne crois pas que la rumeurpublique t’épargne : quelques-uns attribuent ce qui se passe àtes maléfices. Si la cause en est cachée, mes maux sontvisibles : vous vous livrez, sans espoir de paix, de terriblescombats, et c’est moi qui en souffre.

Dis maintenant, cherche encore à m’abuser partes ruses : que fera ta haine, si ton amour est sicruel ? Si tu blesses ce que tu aimes, tu feras sagementd’aimer ton ennemi : pour me sauver, consens, je t’en supplie,à me perdre. Ou tu n’as déjà plus aucun souci de la jeune fille quetu espérais, puisque ta cruauté la laisse périr d’un mal affreuxqu’elle n’a pas mérité ou, si tu implores en vain pour moil’implacable déesse, pourquoi me vanter ton crédit ? Tu n’enas aucun. Choisis entre deux impostures. Si tu ne veux pas apaiserDiane, tu n’as pas d’amour pour moi ; si tu ne le peux pas,elle n’en a point pour toi. J’aurais préféré ou que Délos quis’élève du sein des ondes égéennes ne me fût jamais connue ouqu’elle ne me le fût point à cette époque. Alors, on ne lança quedifficilement à la mer le vaisseau qui me portait, et un sinistreaugure marqua l’heure de mon départ. De quel pied me suis-jeavancée ! De quel pied ai-je franchi le bord ! De quelpied ai-je touché le parquet peint du rapide vaisseau ! Deuxfois cependant un vent contraire repoussa les voiles… Ah ! jemens, insensée ! ce vent était favorable ; oui, il étaitfavorable, puisqu’il me ramenait sur mes pas, et prévenait ledanger d’un fatal voyage. Que n’a-t-il persévéré à souffler contreles voiles ! Mais c’est folie d’accuser l’inconstance desvents.

Attirée par la réputation de cette île,j’avais hâte de visiter Délos ; et ma poupe paresseuse mesemblait ne pas avancer. Combien de fois n’ai-je pas reproché auxrames leur lenteur ! Combien de fois ne me suis-je pas plaintqu’on donnât aux vents peu de voiles ! Déjà cependant j’avaisfranchi Mycone, Ténos, Andros, et la blanche Délos était devant mesyeux. Du plus loin que je la vis :

« Pourquoi me fuir, lui dis-je, îlerévérée ? Es-tu donc, comme jadis, errante sur une vastemer ? »

J’avais touché la terre au moment où, vers ledéclin du jour, le soleil allait dételer ses coursiers vermeils. Lelendemain, à l’heure où il a coutume de les rappeler à l’orient, ontresse ma chevelure, par ordre de ma mère. Elle-même met à mesdoigts des pierreries, et de l’or dans mes cheveux ; elle-mêmecouvre d’un vêtement mes épaules. À peine sorties, nous saluons lesdivinités qui ont choisi cette île pour séjour, et nous leuroffrons l’encens et le vin. Tandis que ma mère fait rougir lesautels du sang des victimes, et en jette sur le brasier fumant lesentrailles solennelles, ma nourrice empressée me conduit dansd’autres temples, et nous errons, sans but arrêté, dans les lieuxconsacrés. Tantôt je me promène sous les portiques, tantôt j’admireles présents des rois et les statues qui s’élèvent en touslieux ; là, j’admire un autel construit d’innombrablescornes ; ici, l’arbre qui servit d’appui à la déesse, quandelle devint mère, et partout (car je ne me rappelle ni ne veuxrapporter tout ce que j’y ai vu) les merveilles que renfermeDélos.

Pendant cet examen, j’étais peut-être, Aconce,l’objet du tien, et ma simplicité te parut se prêter à tesembûches. Je montai les degrés du temple élevé de Diane ;est-il un asile qui doit être plus sûr ? À mes pieds vientrouler une pomme avec ces vers… Hélas ! J’allais te faireencore le même serment. Ma nourrice la prend, et, dans sasurprise : « Lisez tout » dit-elle. J’ai lu, grandpoète, tes insidieuses paroles. Au nom d’hymen, prononcé par mabouche, confuse et honteuse, je sentis la rougeur couvrir monvisage, et je tins mes yeux comme fixement attachés sur mon sein,ces yeux qui avaient prêté leur ministère à tes projets. Cruel,pourquoi te réjouir ? Quelle gloire as-tu acquise ? Quelmérite y a-t-il à un homme de tromper une jeune fille ? Je nem’étais pas présentée à toi armée de la hache et du bouclier, telleque Penthésilée dans les champs d’Ilion ; aucun baudrierd’amazone, orné de ciselures et d’or, ne fut, comme celuid’Hippolyte, le butin de ta victoire. Faut-il que tu triomphesainsi, parce que tes paroles ont été pour moi un leurre, parcequ’une jeune fille sans expérience s’est laissé prendre à tesruses ? Une pomme fut un piège pour Cydippe, un piège pour lafille de Schœné : tu seras donc désormais un autreHippomène ?

Mais, si tu étais sous la puissance de cetenfant que tu dis avoir je ne sais quel flambeau, il eût mieux valun’agir que selon les lois du bien, et ne pas détruire par la fraudetes espérances ; il fallait m’obtenir par des prières et nonpar surprise. Pourquoi, lorsque tu désirais ma main, ne pensais-tupas devoir déclarer ce qui pouvait me faire désirer latienne ? Pourquoi voulais-tu plutôt me contraindre que mepersuader, si je pouvais me rendre à une proposition d’hymen ?Que te sert maintenant que j’aie juré par la formule d’un serment,et que ma langue ait pris à témoin une déesse quim’entendait ? C’est l’âme qui jure, et je n’ai rien juré deconcert avec elle. Elle seule peut donner de la force à un serment.C’est la réflexion, c’est un sentiment raisonné qui jure ; onn’est véritablement lié que par sa volonté libre. Si j’ai voulu tepromettre ma main, exige l’exécution de cette promesse d’hymen etles droits qui te sont dus : mais, si je n’ai rien donné,hormis une parole sans la participation du cœur, tu invoques envain des mots sans valeur. Je n’ai pas fait de serment ; j’ailu les paroles d’un serment. Ce n’est pas de cette manière que tudevais devenir l’époux de mon choix. Trompe ainsi d’autresfemmes ; qu’une lettre succède à la pomme. Si ce moyen teréussit, ravis les immenses trésors du riche ; fais que lesrois te promettent par serment le don de leurs royaumes ; etdeviens le possesseur de tout ce qui te plaît dans l’univers. Tues, crois-moi, beaucoup plus puissant que Diane elle-même, si ceque tu écris possède un si merveilleux pouvoir.

Cependant, après t’avoir ainsi parlé, aprèsavoir fermement refusé d’être à toi, après avoir bien plaidé contrela promesse que j’ai faite, je redoute, je l’avoue, le ressentimentde la cruelle fille de Latone, et je la soupçonne de causer le malque j’éprouve. Pourquoi, en effet, chaque fois que se prépare lasolennité du mariage, les membres de la fiancée tombent-ils delangueur ? Trois fois déjà l’Hyménée, qui venait aux autelsélevés pour lui, a fui loin d’eux, et s’est éloigné du seuil de lachambre nuptiale. À peine les flambeaux, autant de fois arrosésd’huile, se sont ranimés sous sa main paresseuse ; à peine ilen a agité la lumière, que je la vois s’éteindre. Souvent sescheveux ornés d’une couronne distillent les parfums, et il traîneun manteau tout éclatant de pourpre : mais, lorsqu’il a touchéle seuil, il voit des larmes, l’appréhension de la mort, et tout unappareil étranger à son culte ; lui-même alors il jette auloin les couronnes détachées de son front, et essuie avec colèreles onctueux parfums qui faisaient briller sa chevelure. Il esthonteux de la joie qu’il apportait au milieu d’une foule attristée,et la rougeur de son manteau passe sur son visage. Mes membressont, hélas ! embrasés des feux de la fièvre, et les tissusqui me couvrent m’écrasent de leur poids ; je vois se penchersur moi mes parents éplorés, et la torche de la mort luit ici aulieu de celle de l’Hyménée. Épargne une malade, déesse fière descouleurs de ton carquois ; et prête-moi dès à présent lasalutaire assistance de ton frère. Il est honteux pour toi qu’ildissipe les causes du trépas, et que tu sois au contraire l’artisande ma mort. Quand tu voulais, à l’ombre d’un bois, te baigner dansune fontaine, ai-je porté sur ta chaste nudité des regardsindiscrets ? Ai-je, parmi ceux de tant de dieux, négligé tesautels ? Ma mère a-t-elle méprisé la tienne ? Je ne suiscoupable que d’avoir lu un parjure, et su comprendre uneinscription fatale. Toi aussi, si ton amour n’est pas un mensonge,brûle pour moi de l’encens : qu’elles me servent, les mainsqui m’ont nui. Pourquoi rends-tu impossible ton union avec la jeunefille, irritée de se voir ta fiancée sans être encore à toi ?Tu as, si je vis, tout à espérer ; pourquoi l’impitoyabledéesse nous arrache-t-elle, à moi la vie, à toi l’espérance de meposséder !

Non, ne crois pas que celui qu’on me destinepour époux réchauffe, en les couvrant de ses mains, mes membresmalades : il s’assied, il est vrai, près de moi, autant qu’onle lui permet ; mais il n’oublie pas que mon lit est celuid’une vierge. Déjà même il semble agité de je ne sais quelle vagueinquiétude : ses larmes coulent souvent pour une causeinconnue ; il est moins hardi dans ses caresses, reçoit derares baisers, et m’appelle son épouse d’une voix timide. Sessoupçons ne m’étonnent point, puisque je me trahisouvertement : je me hâte, dès qu’il vient, de me tourner ducôté droit ; je garde le silence, et mes paupières baisséessimulent le sommeil ; s’il cherche à me toucher, je repoussesa main. Il gémit ; de secrets soupirs s’échappent de sapoitrine ; et, quoique innocent, il me croit offensée. Malheurà moi, si tu te réjouis de cet aveu, et s’il fait ta joie ;malheur à moi de t’avoir ouvert mon cœur ! Si je pouvaisparler, si j’étais plus juste, tu serais digne de ma colère, toiqui me tendais des pièges.

Tu m’écris pour qu’il te soit permis de voirce corps affaibli : tu es loin de moi, et de cette distanceencore, tu me nuis. Je m’étonnais que tu portasses le nomd’Aconce ; c’est que tu as des traits qui font de loin desblessures. Hélas ! je ne suis pas encore guérie de celle quetu m’as faite, le jour où ta lettre est venue me frapper comme untrait mortel. Et pourquoi viendrais-tu ici ? Sans doute pourvoir un corps languissant, double trophée de ton mauvais génie. Lamaigreur a affaibli ce corps vide de sang, et ma couleur merappelle celle de la pomme fatale. À la pâleur de mon front ne semêle plus l’incarnat ; tel est l’aspect du marbre nouvellementtaillé ; telle aussi, dans les festins, la couleur del’argent, que fait pâlir le froid contact d’une eau glaciale. Si tume voyais maintenant, tu prétendrais ne m’avoir pas vuejadis :

« Elle ne mérite pas, dirais-tu, la ruseimaginée pour la posséder. »

Tu me relèverais alors du serment qui me lie àtoi, et tu désirerais que la déesse pût l’oublier. Peut-être encorem’en ferais-tu prêter un contraire au premier, et m’enverrais-tud’autres vers à lire.

Puisses-tu cependant me voir, comme tu ledemandais toi-même, et connaître l’état où languit le corps de tafiancée ! Quoique ton cœur, Aconce, soit plus dur que le fer,ta bouche elle-même, au lieu de la mienne, implorerait madélivrance. Pour que tu le saches aussi, on demande au dieu quidicte à Delphes ses oracles quel remède peut me rendre la santé.Lui aussi, à en croire aujourd’hui des bruits vagues et légers,m’accuse d’avoir violé je ne sais quel engagement, dont il futtémoin. Voilà ce que disent de concert et le dieu, poète aussi, etles vers que j’ai lus ; il n’est aucun vers qui trahisse tesvœux. D’où te vient une telle faveur ?… Peut-être as-tu trouvéquelque nouvelle lettre dont la lecture a séduit les dieux del’Olympe. Puisque les dieux sont pour toi, je me soumets moi-même àleur pouvoir, et, vaincue, je souscris volontiers à tes désirs.J’ai même, les regards attachés à la terre, et pleine de confusion,avoué à ma mère le pacte de ma langue abusée. Le reste dépend detes soins. J’ai plus fait que ne doit une jeune fille, puisque cepapier n’a pas craint de s’entretenir avec toi. Assez déjà ma plumea fatigué mes doigts affaiblis ; et ma main malade me refuseplus longtemps son ministère. Après t’avoir témoigné le désir dem’unir à toi, que me reste-t-il à ajouter à cette lettre ?Adieu.

Share
Tags: Ovide