Les Métamorphoses

d’ Ovide

Chant 1
Inspiré par mon génie, je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers. Dieux, auteurs de ces métamorphoses, favorisez mes chants lorsqu’ils retraceront sans interruption la suite de tant de merveilles depuis les premiers âges du monde jusqu’à nos jours.

Avant la formation de la mer, de la terre, et du ciel qui les environne, la nature dans l’univers n’offrait qu’un seul aspect ; on l’appela chaos, masse grossière, informe, qui n’avait que de la pesanteur, sans action et sans vie, mélange confus d’éléments qui se combattaient entre eux. Aucun soleil ne prêtait encore sa lumière au monde ; la lune ne faisait point briller son croissant argenté ; la terre n’était pas suspendue, balancée par son poids, au milieu des airs ;l’océan, sans rivages, n’embrassait pas les vastes flancs du globe.L’air, la terre, et les eaux étaient confondus : la terre sans solidité, l’onde non fluide, l’air privé de lumière. Les éléments étaient ennemis ; aucun d’eux n’avait sa forme actuelle. Dans le même corps le froid combattait le chaud, le sec attaquait l’humide ; les corps durs et ceux qui étaient sans résistance,les corps les plus pesants et les corps les plus légers se heurtaient, sans cesse, opposés et contraires.

Un dieu, ou la nature plus puissante, termina tous ces combats, sépara le ciel de la terre, la terre des eaux,l’air le plus pur de l’air le plus grossier. Le chaos étant ainsi débrouillé, les éléments occupèrent le rang qui leur fut assigné,et reçurent les lois qui devaient maintenir entre eux une éternelle paix. Le feu, qui n’a point de pesanteur, brilla dans le ciel, et occupa la région la plus élevée. Au-dessous, mais près de lui, vint se placer l’air par sa légèreté. La terre, entraînant les éléments épais et solides, fut fixée plus bas par son propre poids. La dernière place appartint à l’onde, qui, s’étendant mollement autour de la terre, l’embrassa de toutes parts.

Après que ce dieu, quel qu’il fût, eut ainsidébrouillé et divisé la matière, il arrondit la terre pour qu’ellefût égale dans toutes ses parties. Il ordonna qu’elle fût entouréepar la mer, et la mer fut soumise à l’empire des vents, sanspouvoir franchir ses rivages. Ensuite il forma les fontaines, lesvastes étangs, et les lacs, et les fleuves, qui, renfermés dansleurs rives tortueuses, et dispersés sur la surface de la terre, seperdent dans son sein, ou se jettent dans l’océan ; et alors,coulant plus librement dans son enceinte immense et profonde, ilsn’ont à presser d’autres bords que les siens. Ce dieu dit, et lesplaines s’étendirent, les vallons s’abaissèrent, les montagnesélevèrent leurs sommets, et les forêts se couvrirent deverdure.

Ainsi que le ciel est coupé par cinq zones,deux à droite, deux à gauche, et une au milieu, qui est plusardente que les autres, ainsi la terre fut divisée en cinq régionsqui correspondent à celles du ciel qui l’environne. La zone dumilieu, brûlée par le soleil, est inhabitable ; celles quisont vers les deux pôles se couvrent de neiges et de glaceséternelles : les deux autres, placées entre les zones polaireset la zone du milieu, ont un climat tempéré par le mélange du chaudet du froid. Étendu sur les zones, l’air, plus léger que la terreet que l’onde, est plus pesant que le feu.

C’est dans la région de l’air que l’auteur dumonde ordonna aux vapeurs et aux nuages de s’assembler, au tonnerrede gronder pour effrayer les mortels, aux vents d’exciter lafoudre, la grêle et les frimas ; mais il ne leur abandonna pasle libre empire des airs. Le monde, qui résiste à peine à leurimpétuosité, quoiqu’ils ne puissent franchir les limites qui leuront été assignées, serait bientôt bouleversé, tant est grande ladivision qui règne entre eux, S’il leur était permis de se répandreà leur gré sur la terre !

Eurus fut relégué vers les lieux où naîtl’aurore, dans la Perse, dans l’Arabie, et sur les montagnes quireçoivent les premiers rayons du jour. Zéphyr eut en partage leslieux où se lève l’étoile du soir, où le soleil éteint ses derniersfeux. L’horrible Borée envahit la Scythie et les climats glacés duseptentrion. Les régions du midi furent le domaine de l’Austerpluvieux, au front couvert de nuages éternels ; et par-delà leséjour des vents fut placé l’éther, élément fluide et léger,dépouillé de l’air grossier qui nous environne.

À peine tous ces corps étaient-ils séparés,assujettis à des lois immuables, les astres, longtemps obscurcisdans la masse informe du chaos, commencèrent à briller dans lescieux. Les étoiles et les dieux y fixèrent leur séjour, afinqu’aucune région ne fût sans habitants. Les poissons peuplèrentl’onde ; les quadrupèdes, la terre ; les oiseaux, lesplaines de l’air.

Un être plus noble et plus intelligent, faitpour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grandouvrage. L’homme naquit : et soit que l’architecte suprêmel’eût animé d’un souffle divin, soit que la terre conservât encore,dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l’éther dontelle venait d’être séparée, et que le fils de Japet, détrempantcette semence féconde, en eût formé l’homme à l’image des dieux,arbitres de l’univers ; l’homme, distingué des autres animauxdont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astreset fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière,auparavant informe et stérile, prit la figure de l’homme,jusqu’alors inconnue à l’univers.

L’âge d’or commença. Alors les hommesgardaient volontairement la justice et suivaient la vertu sanseffort. Ils ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ;des lois menaçantes n’étaient point gravées sur des tablesd’airain ; on ne voyait pas des coupables tremblants redouterles regards de leurs juges, et la sûreté commune être l’ouvrage desmagistrats.

Les pins abattus sur les montagnes n’étaientpas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues.Les mortels ne connaissaient d’autres rivages que ceux qui lesavaient vus naître. Les cités n’étaient défendues ni par des fossésprofonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrièreet l’airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, niépée ; et ce n’étaient pas les soldats et les armes quiassuraient le repos des nations.

La terre, sans être sollicitée par le fer,ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait toutd’elle-même. L’homme, satisfait des aliments que la nature luioffrait sans effort, cueillait les fruits de l’arbousier et ducornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît surla ronce épineuse, et le gland qui tombait de l’arbre de Jupiter.C’était alors le règne d’un printemps éternel. Les doux zéphyrs, deleurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence.La terre, sans le secours de la charrue, produisait d’elle-mêmed’abondantes moissons. Dans les campagnes s’épanchaient desfontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l’écorce deschênes le miel distillait en bienfaisante rosée.

Lorsque Jupiter eut précipité Saturne dans lesombre Tartare, l’empire du monde lui appartint, et alors commençal’âge d’argent, âge inférieur à celui qui l’avait précédé, maispréférable à l’âge d’airain qui le suivit. Jupiter abrégea la duréede l’antique printemps ; il en forma quatre saisons quipartagèrent l’année : l’été, l’automne inégale, l’hiver, et leprintemps actuellement si court. Alors, pour la première fois, deschaleurs dévorantes embrasèrent les airs ; les vents formèrentla glace de l’onde condensée. On chercha des abris. Les maisons nefurent d’abord que des antres, des arbrisseaux touffus et descabanes de feuillages. Alors il fallut confier à de longs sillonsles semences de Cérès ; alors les jeunes taureaux gémirentfatigués sous le joug.

Aux deux premiers âges succéda l’âge d’airain.Les hommes, devenus féroces, ne respiraient que la guerre ;mais ils ne furent point encore tout à fait corrompus. L’âge de ferfut le dernier. Tous les crimes se répandirent avec lui sur laterre. La pudeur, la vérité, la bonne foi disparurent. À leur placedominèrent l’artifice, la trahison, la violence, et la coupablesoif de posséder. Le nautonier confia ses voiles à des vents qu’ilne connaissait pas encore ; et les arbres, qui avaient vieillisur les montagnes, en descendirent pour flotter sur des mersignorées. La terre, auparavant commune aux hommes, ainsi que l’airet la lumière, fut partagée, et le laboureur défiant traça delongues limites autour du champ qu’il cultivait. Les hommes ne sebornèrent point à demander à la terre ses moissons et ses fruits,ils osèrent pénétrer dans son sein ; et les trésors qu’ellerecelait, dans des antres voisins du Tartare, vinrent aggraver tousleurs maux. Déjà sont dans leurs mains le fer, instrument du crime,et l’or, plus pernicieux encore. La Discorde combat avec l’un etl’autre. Sa main ensanglantée agite et fait retentir les armeshomicides. Partout on vit de rapine. L’hospitalité n’offre plus unasile sacré. Le beau-père redoute son gendre. L’union est rareentre les frères. L’époux menace les jours de sa compagne ; etcelle-ci, les jours de son mari. Des marâtres cruelles mêlent etpréparent d’horribles poisons : le fils hâte les derniersjours de son père. La piété languit, méprisée ; et Astréequitte enfin cette terre souillée de sang, et que les dieux ontdéjà abandonnée.

Le ciel ne fut pas plus que la terre à l’abrides noirs attentats des mortels : on raconte que les géantsosèrent déclarer la guerre aux dieux. Ils élevèrent jusqu’auxastres les montagnes entassées. Mais le puissant Jupiter frappa,brisa l’Olympe de sa foudre ; et, renversant Ossa sur Pélion,il ensevelit, sous ces masses écroulées, les corps effroyables deses ennemis. On dit encore que la terre, fumante de leur sang,anima ce qui en restait dans ses flancs, pour ne pas voirs’éteindre cette race cruelle. De nouveaux hommes furentformés : peuple impie, qui continua de mépriser les dieux, futaltéré de meurtre, emporté par la violence, et bien digne de sasanglante origine.

Du haut de son trône, Jupiter voit les crimesde la terre. Il gémit ; et se rappelant l’horrible festin queLycaon venait de lui servir, il est transporté d’un courrouxextrême, digne du souverain des dieux ; il les convoque ;à l’instant ils sont assemblés.

Il est dans le ciel une grande voie qu’ondécouvre quand l’air est pur et sans nuages ; elle estremarquable par sa blancheur ; on la nomme lactée. C’est lechemin qui conduit au brillant séjour du maître du tonnerre. Àdroite et à gauche sont les portiques des dieux les pluspuissants ; ailleurs habitent les divinités vulgaires. Lesplus distinguées ont fixé leur habitation à l’entrée de cette voie,qui, si l’on peut oser le dire, est le palais de l’empirecéleste.

Dès que les dieux se furent placés sur dessièges de marbre, Jupiter, assis sur un trône plus élevé,s’appuyant sur son sceptre d’ivoire agite trois fois sa têteredoutable, et trois fois la terre, et la mer, et les astres ensont ébranlés ; enfin le fils de Saturne exprime sa colère ences mots :

« L’empire du monde me causa de moinsgrandes alarmes, lorsque j’eus à le défendre contre l’audace de cesgéants, enfants de la Terre, dont les cent bras voulaient soumettrele ciel. C’étaient sans doute des ennemis redoutables ; maisils ne formaient qu’une race, et la guerre n’avait qu’un seulprincipe. Maintenant, sur le globe qu’entoure l’océan, je ne voisque des hommes pervers. Il faut perdre le genre humain. J’en jurepar les fleuves des enfers qui coulent, sous les terres, dans lesbois sacrés du Styx, j’ai tout tenté pour le sauver ; mais ilfaut porter le fer dans les blessures incurables, pour que lesparties saines ne soient pas corrompues. J’ai, sous mes lois, desdemi-dieux, des nymphes, des faunes, des satyres, des sylvains quihabitent les montagnes, divinités champêtres, que nous n’avons pasencore jugées dignes des honneurs du ciel, et à qui nous avonsaccordé la terre pour y fixer leur séjour. Mais commentpourriez-vous croire à leur sûreté parmi les hommes, lorsqueLycaon, connu par sa férocité, a osé tendre des pièges à moi-mêmequi lance le tonnerre, et qui vous retiens tous sous monempire ? »

À ces mots, les dieux frémissent, et demandentà haute voix la punition éclatante d’un si noir attentat. Ainsi,lorsqu’une main sacrilège sembla vouloir éteindre le nom romaindans le sang de César, la chute de ce grand homme étonna tous lespeuples de la terre, et l’univers frémit d’horreur. Alors, Auguste,tu vis le zèle des tiens, et il te fut aussi agréable que celui desdieux l’avait été à Jupiter. Ayant, du geste et de la voix, apaiséles murmures, et les dieux attentifs gardant un silence profonddevant la majesté sévère de leur maître, il reprit son discours ences mots :

« Rassurez-vous, le coupable a subi sapeine. Apprenez cependant et son crime et ma vengeance. Le bruit del’iniquité des mortels avait frappé mes oreilles : je désiraisqu’il fût mensonger ; et, cachant ma divinité sous des formeshumaines, je descends des hautes régions de l’éther, et je vaisvisiter la terre. Il serait trop long de vous raconter tous lesexcès qui partout frappèrent mes regards. Le mal était encore plusgrand que la renommée ne le publiait.

« J’avais passé le Ménale, horriblerepaire de bêtes féroces, le mont Cyllène, et les forêts de sapinsdu froid Lycée. J’arrive dans l’Arcadie au moment où lescrépuscules du soir amènent la nuit après eux, et j’entre sous letoit inhospitalier du tyran de ces contrées. J’avais assez faitconnaître qu’un dieu venait les visiter. Déjà le peuple prosterném’adressait des vœux et des prières. Lycaon commence par insulter àsa piété : – Bientôt, dit-il, j’éprouverai s’il est dieu oumortel, et la vérité ne sera pas douteuse.’ Il m’apprête un trépasfuneste, pendant la nuit, au milieu du sommeil. Voilà l’épreuvequ’il entend faire pour connaître la vérité : et, non contentde la mort qu’il me destine, il égorge un otage que les Molosseslui ont livré. Il fait bouillir une partie des membres palpitantsde cette victime, il en fait rôtir une autre ; et ces metsexécrables sont ensemble servis devant moi. Aussitôt, des feuxvengeurs, allumés par ma colère, consument le palais et ses pénatesdignes d’un tel maître. Lycaon fuit épouvanté. Il veut parler, maisen vain : ses hurlements troublent seuls le silence descampagnes. Transporté de rage, et toujours affamé de meurtres, ilse jette avec furie sur les troupeaux ; il les déchire, etjouit encore du sang qu’il fait couler. Ses vêtements seconvertissent en un poil hérissé ; ses bras deviennent desjambes : il est changé en loup, et il conserve quelques restesde sa forme première : son poil est gris comme l’étaient sescheveux ; on remarque la même violence sur sa figure ; lemême feu brille dans ses yeux ; tout son corps offre l’imagede son ancienne férocité.

« Une seule maison venait d’êtreanéantie ; mais ce n’était pas la seule qui méritât la foudre.La cruelle Érynis étend son empire sur la terre. On dirait que, pard’affreux serments, tous les hommes se sont voués au crime. Il fautdonc, et tel est mon arrêt irrévocable, qu’ils reçoivent tous lechâtiment qu’ils ont mérité. »

Les dieux approuvent la résolution de Jupiter,les uns en excitant sa colère, les autres par un muet assentiment.Cependant ils ne sont pas insensibles à la perte du genrehumain : ils demandent quel sera désormais l’état de la terreveuve de ses habitants ; qui désormais fera fumer l’encens surleurs autels, et s’il convient que le monde soit livré aux bêtesféroces, et devienne leur empire. Le monarque des dieux leur défendde s’alarmer. Il se charge de pourvoir à tout : il promet auximmortels une race d’hommes meilleure que la première, et dontl’origine sera merveilleuse.

Déjà tous ses foudres allumés allaient frapperla terre ; mais il craint que l’éther même ne s’embrase partant de feux, et que l’axe du monde n’en soit consumé. Il sesouvient que les destins ont fixé, dans l’avenir, un temps où lamer, et la terre, et les cieux seront dévorés par les flammes, etoù la masse magnifique de l’univers sera détruite par elles :il dépose ses foudres forgés par les cyclopes ; il choisit unsupplice différent. Le genre humain périra sous les eaux, qui, detoutes les parties du ciel, tomberont en torrents sur la terre.

Soudain dans les antres d’Éole il enfermel’Aquilon et tous les vents dont le souffle impétueux dissipe lesnuages. Il commande au Notus, qui vole sur ses ailes humides :son visage affreux est couvert de ténèbres ; sa barbe estchargée de brouillards ; l’onde coule de ses cheveuxblancs ; sur son front s’assemblent les nuées, et les torrentstombent de ses ailes et de son sein. Dès que sa large main arassemblé, pressé tous les nuages épars dans les airs, un horriblefracas se fait entendre, et des pluies impétueuses fondent du hautdes cieux. La messagère de Junon, dont l’écharpe est nuancée dediverses couleurs, Iris, aspire les eaux de la mer, elle en grossitles nuages. Les moissons sont renversées, les espérances dulaboureur détruites, et, dans un instant, périt le travail péniblede toute une année. Mais la colère de Jupiter n’est pas encoresatisfaite ; Neptune son frère vient lui prêter le secours deses ondes ; il convoque les dieux des fleuves, et, dès qu’ilssont entrés dans son palais :

« Maintenant, dit-il, de longs discoursseraient inutiles. Employez vos forces réunies ; il lefaut : ouvrez vos sources, et, brisant les digues qui vousarrêtent, abandonnez vos ondes à toute leur fureur. »

Il ordonne : les fleuves partent, etdésormais sans frein, et d’un cours impétueux, ils roulent dansl’océan. Neptune lui-même frappe la terre de son trident ;elle en est ébranlée, et les eaux s’échappent de ses antresprofonds. Les fleuves franchissent leurs rivages, et se débordantdans les campagnes, ils entraînent, ensemble confondus, les arbreset les troupeaux, les hommes et les maisons, les temples et lesdieux. Si quelque édifice résiste à la fureur des flots, les flotss’élèvent au-dessus de sa tête, et les plus hautes tours sontensevelies dans des gouffres profonds.

Déjà la terre ne se distinguait plus del’océan : tout était mer, et la mer n’avait point de rivages.L’un cherche un asile sur un roc escarpé, l’autre se jette dans unesquif, et promène la rame où naguère il avait conduit lacharrue : celui-ci navigue sur les moissons, ou sur des toitssubmergés ; celui-là trouve des poissons sur le faîte desormeaux ; un autre jette l’ancre qui s’arrête dans uneprairie. Les barques flottent sur les coteaux qui portaient lavigne : le phoque pesant se repose sur les monts où paissaitla chèvre légère. Les néréides s’étonnent de voir, sous les ondes,des bois, des villes et des palais. Les dauphins habitent lesforêts, ébranlent le tronc des chênes, et bondissent sur leurscimes. Le loup, négligeant sa proie, nage au milieu desbrebis ; le lion farouche et le tigre flottent surl’onde : la force du sanglier, égale à la foudre, ne lui estd’aucun secours ; les jambes agiles du cerf lui deviennentinutiles : l’oiseau errant cherche en vain la terre pour s’yreposer ; ses ailes fatiguées ne peuvent plus le soutenir, iltombe dans les flots.

L’immense débordement des mers couvrait lesplus hautes montagnes : alors, pour la première fois, lesvagues amoncelées en battaient le sommet. La plus grande partie dugenre humain avait péri dans l’onde, et la faim lente et cruelledévora ceux que l’onde avait épargnés.

L’Attique est séparée de la Béotie par laPhocide, contrée fertile avant qu’elle fût submergée ; maisalors, confondue avec l’océan, ce n’était plus qu’une vaste plaineliquide. Là le mont Parnasse élève ses deux cimes jusqu’aux astres,et les cache dans le sein des nuages. C’est sur son double sommet,seul endroit de la terre respecté par les eaux, que s’arrêta lafrêle barque qui portait Deucalion et Pyrrha son épouse. Ilsadorèrent d’abord les nymphes coryciennes, les autres dieux duParnasse, et Thémis qui révèle l’avenir, et qui rendait alors desoracles en ces lieux.

Nul homme ne fut meilleur que Deucalion ;nul plus juste que lui. Aucune femme n’égalait Pyrrha dans sonrespect pour les dieux. Lorsque le fils de Saturne a vu le mondechangé en une vaste mer, et que de tant de milliers d’êtres quil’habitaient il ne reste plus qu’un homme et qu’une femme, coupleinnocent et pieux, il sépare les nuages ; il ordonne àl’Aquilon de les dissiper ; et bientôt il découvre la terre auciel et le ciel à la terre.

Cependant les vagues irritées s’apaisent. Ledieu des mers dépose son trident, et rétablit le calme dans sonempire : il appelle sur ses profonds abîmes Triton, qui couvred’écailles de pourpre ses épaules d’azur ; il lui ordonne defaire résonner sa conque, et de donner aux ondes et aux fleuves lesignal de la retraite. Soudain Triton saisit cette conque cave,longue et recourbée, qui va toujours s’élargissant, et qui,lorsqu’elle retentit du milieu de l’océan, prolonge ses sons desbords où le soleil se lève aux derniers rivages qu’il éclaire deses feux.

Dès que la conque eut touché les lèvreshumides du dieu dont la barbe distille l’onde, et qu’elle euttransmis les ordres de Neptune, les vagues de la mer et celles quicouvraient la terre les entendirent, et se retirèrent. Déjà l’océandécouvre ses rivages ; les fleuves décroissent et rentrentdans leur lit ; et selon que les eaux s’abaissent, lescollines se découvrent et la terre semble s’élever. Les arbres,longtemps submergés, montrent leurs cimes dépouillées de feuillageset couvertes de limon.

La terre entière avait enfin reparu. Àl’aspect de ce monde, immense solitude où règne un silenceeffrayant, Deucalion verse des larmes, et s’adressant à Pyrrha sacompagne, il lui parle en ces mots :

« Ô ma sœur, ô mon épouse, seul reste detoutes les femmes ! nous avons une même origine : nousfûmes unis par le sang, ensuite par l’hymen, et maintenant lemalheur resserre nos nœuds. Le soleil ne voit que nous deux sur laterre ; les flots ont englouti le reste des humains :peut-être même notre vie n’est-elle pas encore en sûreté ; cesnuages suffisent pour m’épouvanter. Infortunée ! quel seraitton destin, si sans moi tu fusses échappée seule au naufragegénéral ? qui pourrait dissiper tes craintes et calmer tadouleur ? Ah ! crois-moi, chère épouse, si les flotsn’eussent pas respecté tes jours, les flots m’auraient aussi reçudans leur sein. Que ne puis-je, à l’exemple de Prométhée mon père,créer de nouveaux hommes, et animer l’argile comme lui ? Noussommes à nous deux le genre humain : ainsi les dieux l’ontvoulu ; et nous seuls témoignons maintenant qu’il exista deshommes sur la terre. »

Il dit, et tous deux pleuraient. Ils veulentsans délai implorer le secours des dieux, et consulter lesoracles : ils se rendent ensemble sur les bords du Céphise,dont les eaux sont encore chargées de limon, mais qui déjà couleresserré dans son lit. Quand ils ont arrosé leurs têtes et leursvêtements de son onde sacrée, ils dirigent leurs pas vers le templede Thémis : le faîte en est couvert d’une moussefangeuse ; les feux sacrés sont éteints sur les autels. Dèsque leurs pieds ont touché le seuil du temple, ils se prosternent,et, saisis d’un saint effroi, ils baisent avec respect le marbrehumide :

« Si les dieux, disent-ils, se laissentfléchir aux prières des mortels, si leur courroux n’est pointimplacable, apprends-nous, ô Thémis, par quel moyen la perte dugenre humain peut être réparée, et montre-toi propice et secourabledans ce grand désastre de l’univers. »

La déesse entendit leurs vœux, et rendit cetoracle :

« Éloignez-vous du temple, voilez vostêtes, détachez vos ceintures, et jetez derrière vous les os devotre grand-mère. »

Ils restent longtemps étonnés. Pyrrha lapremière rompt enfin le silence. Elle refuse d’obéir aux ordres dela déesse ; et d’une voix tremblante, elle la prie de luipardonner. Elle craint, en dispersant les os de son aïeule,d’offenser ses mânes. Cependant l’un et l’autre examinent ensembleavec attention les paroles ambiguës de l’oracle ; ilscherchent à pénétrer le sens mystérieux qu’elles enveloppent. EnfinDeucalion soulage par ces mots l’inquiétude de la filled’Épiméthée :

« Ou je me trompe, ou l’oracle ne nousconseille point un crime. La terre est notre mère commune, et lespierres renfermées dans son sein sont les ossements qu’on nousordonne de jeter derrière nous. »

Cette interprétation de l’oracle frappel’esprit de Pyrrha ; mais le doute accompagne encore sonespérance : tant est grande l’incertitude que leur laissel’oracle divin ! mais que hasardent-ils ? Sortis dutemple, ils voilent leurs fronts, détachent leurs ceintures, et,selon qu’il leur a été prescrit, ils marchent et jettent despierres derrière eux.

Aussitôt (qui le croirait, si l’antiquité n’enrendait témoignage ?) ces pierres s’amollissent, semblentdevenir flexibles, et revêtir une forme nouvelle : on les voitcroître et s’allonger ; et, prenant une plus douce substance,elles offrent de l’homme une image encore informe et grossière,semblable au marbre sur lequel le ciseau n’a ébauché que lespremiers traits d’une figure humaine. Les éléments humides etterrestres de ces pierres deviennent des chairs ; les partiesplus solides et qui ne peuvent fléchir se convertissent enos ; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsirapidement la puissance des dieux change en hommes les pierreslancées par Deucalion, et en femmes celles que jetait la main dePyrrha. De là vient cette dureté qui caractérise notre race ;de là sa force pour soutenir les plus rudes travaux ; etl’homme atteste assez quelle fut son origine.

D’elle-même la terre enfanta sous diversesformes les autres animaux. Lorsque le soleil eut échauffé le limonqui couvrait la terre, lorsque ses feux eurent mis en fermentationla fange des marais, les semences fécondes des êtres, nourries dansun sol vivifiant comme dans le sein de leur mère, se développèrentinsensiblement, et chacun de ces êtres revêtit sa formeparticulière. Ainsi lorsque le Nil aux sept bouches a quitté leschamps qu’il fertilise en les inondant, et qu’il a resserré sesflots dans ses anciens rivages, le limon qu’il a déposé, desséchépar les feux de l’astre du jour, produit de nombreux animaux que lelaboureur trouve dans ses sillons : ce sont des êtresimparfaits qui commencent d’éclore, dont la plupart sont privés deplusieurs organes de la vie ; et souvent dans le même corpsune partie est animée et l’autre est encore une terre grossière.L’humide et le chaud tempérés l’un par l’autre sont la source de lafécondité, et la cause productrice de tous les êtres. Quoique lefeu combatte l’onde, tout est engendré par la vapeur humide ;et l’union de deux éléments contraires est le principe de lagénération.

Ainsi, quand la terre couverte de l’épaislimon que laissa le déluge eut été profondément pénétrée par lesfeux du soleil, elle produisit d’innombrables espèces d’animaux,les uns reparaissant sous leurs antiques traits, les autres avecdes formes inconnues jusqu’alors. Ainsi, mais comme en dépitd’elle-même, elle t’engendra, monstrueux Python, serpent nouveau,effroi des hommes qui venaient de naître, et qui de ta masse énormecouvrais les vastes flancs d’une montagne. Le fils de Latone, quin’avait encore poursuivi que les daims et les chevreuils aux piedslégers, épuisa son carquois sur le monstre, qui vomit par sesblessures livides son sang et son venin ; et, pour conserver àla postérité le souvenir et l’éclat de ce triomphe, Apolloninstitua des jeux solennels qui furent appelés Pythiens. Le jeuneathlète vainqueur dans ces jeux, à la lutte, à la course, ou à laconduite du char, recevait l’honneur d’une couronne de chêne. Lelaurier n’était pas encore ; les feuilles de toutes sortesd’arbres formaient les couronnes dont Phébus ceignait sa blondechevelure.

Fille du fleuve Pénée, Daphné fut le premierobjet de la tendresse d’Apollon. Cette passion ne fut pointl’ouvrage de l’aveugle hasard, mais la vengeance cruelle de l’Amourirrité. Le dieu de Délos, fier de sa nouvelle victoire sur leserpent Python, avait vu le fils de Vénus qui tendait avec effortla corde de son arc :

« Faible enfant, lui dit-il, queprétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton brasefféminé ? Elles ne conviennent qu’à moi, qui puis porter descoups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mesennemis, et qui naguère ai percé d’innombrables traits l’horriblePython qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d’arpents deterre. Contente-toi d’allumer avec ton flambeau je ne sais quellesflammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens. »

L’Amour répond :

« Sans doute, Apollon, ton arc peut toutblesser ; mais c’est le mien qui te blessera ; et autanttu l’emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessusde la tienne. »

Il dit, et frappant les airs de son ailerapide, il s’élève et s’arrête au sommet ombragé du Parnasse :il tire de son carquois deux flèches dont les effets sontcontraires ; l’une fait aimer, l’autre fait haïr. Le trait quiexcite l’amour est doré ; la pointe en est aiguë etbrillante : le trait qui repousse l’amour n’est armé que deplomb, et sa pointe est émoussée. C’est de ce dernier trait que ledieu atteint la fille de Pénée ; c’est de l’autre qu’il blessele cœur d’Apollon. Soudain Apollon aime ; soudain Daphné fuitl’amour : elle s’enfonce dans les forêts, où, à l’exemple deDiane, elle aime à poursuivre les animaux et à se parer de leursdépouilles : un simple bandeau rassemble négligemment sescheveux épars.

Plusieurs amants ont voulu lui plaire ;elle a rejeté leur hommage. Indépendante, elle parcourt lessolitudes des forêts, dédaignant et les hommes qu’elle ne connaîtpas encore, et l’amour, et l’hymen et ses nœuds. Souvent son pèrelui disait, – Ma fille, tu me dois un gendre !’ ; il luirépétait souvent, – Tu dois, ma fille, me donner une postérité.’Mais Daphné haïssait l’hymen comme un crime, et à ces discours sonbeau visage se colorait du plus vif incarnat de la pudeur. Jetantalors ses bras délicats autour du cou de Pénée : – Cher auteurde mes jours, disait-elle, permets que je garde toujours mavirginité. Jupiter lui-même accorda cette grâce à Diane.’ Pénée serend aux prières de sa fille. Mais, ô Daphné ! que te sert defléchir ton père ? ta beauté ne te permet pas d’obtenir ce quetu réclames, et tes grâces s’opposent à l’accomplissement de tesvœux.

Cependant Apollon aime : il a vuDaphné ; il veut s’unir à elle : il espère ce qu’ildésire ; mais il a beau connaître l’avenir, cette science letrompe, et son espérance est vaine. Comme on voit s’embraser lechaume léger après la moisson ; comme la flamme consume leshaies, lorsque pendant la nuit le voyageur imprudent en approcheson flambeau, ou lorsqu’il l’y jette au retour de l’aurore, ainsis’embrase et brûle le cœur d’Apollon ; et l’espérance nourritun amour que le succès ne doit point couronner.

Il voit les cheveux de la nymphe flotternégligemment sur ses épaules : Et que serait-ce, dit-il, sil’art les avait arrangés ? Il voit ses yeux briller comme desastres ; il voit sa bouche vermeille ; il sent que cen’est pas assez de la voir. Il admire et ses doigts, et ses mains,et ses bras plus que demi nus ; et ce qu’il ne voit pas sonimagination l’embellit encore. Daphné fuit plus légère que levent ; et c’est en vain que le dieu cherche à la retenir parce discours :

« Nymphe du Pénée, je t’en conjure,arrête ! ce n’est pas un ennemi qui te poursuit. Arrête,nymphe, arrête ! La brebis fuit le loup, la biche lelion ; devant l’aigle la timide colombe vole épouvantée :chacun fuit ses ennemis ; mais c’est l’amour qui me précipitesur tes traces. Malheureux que je suis ! prends garde detomber ! que ces épines ne blessent point tes pieds ! queje ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Tu cours dansdes sentiers difficiles et peu frayés. Ah ! je t’en conjure,modère la rapidité de tes pas ; je te suivrai moi-même pluslentement. Connais du moins l’amant qui t’adore : ce n’estpoint un agreste habitant de ces montagnes ; ce n’est point unpâtre rustique préposé à la garde des troupeaux. Tu ignores,imprudente, tu ne connais point celui que tu évites, et c’est pourcela que tu le fuis. Les peuples de Delphes, de Claros, de Ténédos,et de Patara, obéissent à mes lois. Jupiter est mon père. Par moitout ce qui est, fut et doit être, se découvre aux mortels. Ils medoivent l’art d’unir aux accords de la lyre les accents de la voix.Mes flèches portent des coups inévitables ; mais il en est uneplus infaillible encore, c’est celle qui a blessé mon cœur. Je suisl’inventeur de la médecine. Le monde m’honore comme un dieusecourable et bienfaisant. La vertu des plantes m’est connue ;mais il n’en est point qui guérisse le mal que fait l’Amour ;et mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissantpour moi-même. »

Il en eût dit davantage ; mais, emportéepar l’effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n’entendait plus lesdiscours qu’il avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappentses regards : les vêtements légers de la nymphe flottaient augré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa cheveluredéployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Lejeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormaisfrivoles : l’Amour lui-même l’excite sur les traces deDaphné ; il les suit d’un pas plus rapide. Ainsi qu’un chiengaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s’élance rapidementaprès sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; ils’attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le coutendu, allongé, semble mordre sa trace ; le timide animal,incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et iléchappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollonet Daphné, animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, etl’autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailesde l’Amour ; il poursuit la nymphe sans relâche ; il estdéjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite sescheveux flottants.

Elle pâlit, épuisée par la rapidité d’unecourse aussi violente, et fixant les ondes du Pénée :

« S’il est vrai, dit-elle, que lesfleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père,secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cettebeauté qui me devient si funeste ! »

À peine elle achevait cette prière, sesmembres s’engourdissent ; une écorce légère presse son corpsdélicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses brass’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, sechangent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cimed’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat. Apollonl’aime encore ; il serre la tige de sa main, et sous sanouvelle écorce il sent palpiter un cœur. Il embrasse sesrameaux ; il les couvre de baisers, que l’arbre paraît refuserencore :

« Eh bien ! dit le dieu, puisque tune peux plus être mon épouse, tu seras du moins l’arbre d’Apollon.Le laurier ornera désormais mes cheveux, ma lyre et moncarquois : il parera le front des guerriers du Latium, lorsquedes chants d’allégresse célébreront leur triomphe et les suivronten pompe au Capitole : tes rameaux, unis à ceux du chêne,protégeront l’entrée du palais des Césars ; et, comme mescheveux ne doivent jamais sentir les outrages du temps, tesfeuilles aussi conserveront une éternelle verdure. »

Il dit ; et le laurier, inclinant sesrameaux, parut témoigner sa reconnaissance, et sa tête fut agitéed’un léger frémissement.

Il est dans l’Hémonie une vallée profondequ’entourent d’épaisses forêts ; on l’appelle Tempé. C’est làque le Pénée, tombant du haut du Pinde, roule avec fracas ses flotsécumeux ; forme dans sa chute rapide un humide brouillard quiarrose la cime des bois environnants, et du bruit de son torrentfatigue au loin les échos. C’est là qu’est la demeure de ce fleuvepuissant ; c’est là que des rochers de son antre il commande àses ondes et aux nymphes qui les habitent. Tous les fleuves voisinsde cette contrée se rendent auprès de Pénée, incertains s’ilsdoivent le féliciter, ou le consoler de la perte de sa fille. On yvoit le Sperchius, au front ceint de peupliers, l’Énipée, dont leseaux ne sont jamais tranquilles ; le vieil Apidane, lepaisible Amphryse, et l’Éas, et tous les autres fleuves qui,terminant enfin leur course impétueuse et vagabonde, vont reposerdans l’océan leurs flots fatigués d’un long cours.

Le seul Inachus ne vint point. Caché dans sagrotte profonde, il grossissait ses flots de ses larmes. Il pleureIo, sa fille, qu’il a perdue, ignorant si elle jouit encore de lavie, ou si elle est descendue chez les morts ; et comme il nel’a trouvée nulle part, il ne peut croire qu’elle existeencore : il craint même pour elle de plus grands malheurs.

Le maître des dieux l’avait vue lorsqu’ellerevenait des bords du fleuve de son père :

« Ô nymphe ! avait-il dit, nymphedigne de Jupiter, quel est l’heureux mortel destiné à posséder tantde charmes ? Viens sous les ombres épaisses de ces bois (et illes lui montrait), viens, tandis que le soleil, élevé au plus hautdes cieux, embrase les airs. Ne crains pas de pénétrer seule dansces forets, retraite des bêtes farouches ; un dieu t’y servirade guide et de protecteur ; et ce ne sera pas un dieuvulgaire, mais celui-là même qui de sa main puissante tient lesceptre des cieux et qui lance la foudre. Arrête et ne fuispas. »

Elle fuyait en effet. Elle avait déjà dépasséles pâturages de Lerne, et les champs et les arbres du Lyncée,lorsque le dieu, couvrant au loin la terre de ténèbres, arrêta lafuite de la nymphe, et triompha de sa pudeur.

Cependant Junon, abaissant ses regards sur laterre, s’étonne de voir que d’épais nuages aient changé soudain, enune nuit profonde, le jour le plus brillant. Elle reconnaît bientôtque ces brouillards ne s’élevaient point du fleuve ni du sein de laterre humide. Elle cherche de tous côtés son époux qu’elle a sisouvent vu et surpris infidèle, et ne le trouvant point dans leciel :

« Ou je me trompe, dit-elle, ou je suisencore outragée ! »

Et s’élançant du haut de l’Olympe sur laterre, elle commande aux nuages de s’éloigner.

Mais Jupiter avait prévu l’arrivée de sonépouse, et déjà il avait transformé en génisse argentée la filled’Inachus. Elle est belle encore sous cette forme nouvelle :Junon, en dépit d’elle-même, admire sa beauté ; mais, comme sielle eût tout ignoré, elle demande d’où elle est venue, à queltroupeau elle appartient, et quel en est le maître. Jupiter, pourmettre fin à ces questions, feint, et répond que la terre vient del’enfanter. La fille de Saturne le prie de la lui donner. Quefera-t-il ? sera-t-il assez cruel pour livrer son amante à sarivale ? un refus cependant le rendra suspect. Ce que la hontelui conseille, l’amour le lui défend, et l’amour sans doute eûttriomphé : mais Jupiter peut-il refuser un don si léger à sasœur, à la compagne de son lit, sans qu’elle ne soupçonne que cen’est pas une génisse qu’on lui refuse ? Junon, l’ayantobtenue, ne fut pas même entièrement rassurée ; elle craignitJupiter et ses artifices, jusqu’à ce qu’elle eût confié cettegénisse aux soins vigilants d’Argus, fils d’Arestor.

Ce monstre avait cent yeux, dont deuxseulement se fermaient et sommeillaient, tandis que les autresrestaient ouverts et comme en sentinelle. En quelque lieu qu’il seplaçât, il voyait toujours Io, et, quoique assis derrière elle,elle était devant ses yeux. Il la laisse paître pendant lejour ; mais lorsque le soleil est descendu sous la terre, ill’enferme et passe à son col d’indignes liens. Infortunée !elle n’a pour aliments que les feuilles des arbres et l’herbeamère ; pour boisson, que l’eau bourbeuse ; pour lit, quela terre souvent toute nue. Elle veut tendre à son gardien des brassuppliants, elle ne les trouve plus ; elle veut se plaindre,il ne sort de sa bouche que des mugissements dont elle estépouvantée. Elle se présente aux bords de l’Inachus, jadis témoinde ses jeux innocents ; à peine a-t-elle vu, dans les eaux dufleuve, sa tête et ses cornes nouvelles, elle est effrayée et sefuit elle-même. Les Naïades ignorent qui elle est ; son pèremême, Inachus, ne peut la reconnaître. Cependant elle suit sonpère, elle suit ses sœurs ; elle s’offre à leurs regardsétonnés de sa beauté ; elle se laisse caresser de la main. Levieil Inachus arrache des herbes et les lui présente ; ellelèche, elle baise les mains de son père ; elle verse deslarmes. Ah ! si elle avait encore l’usage de la voix, elleimplorerait son secours ; elle dirait et son nom et sesmalheurs. Mais, au défaut de la voix, des lettres que son piedtrace sur le sable apprennent au vieillard le destin déplorable desa fille.

« Malheureux que je suis !s’écrie-t-il suspendant ses bras au cou de la génisse gémissante,père infortuné ! est-ce donc toi que j’ai cherchée par toutela terre ? Hélas ! en ce jour je te revois et ne teretrouve pas. Ah ! j’étais moins à plaindre quand j’ignoraiston sort. Tu te tais ; tu ne réponds pas à mes plaintes.Seulement de profonds soupirs s’échappent de ton sein. Tu voudraisparler, et tu ne peux que mugir. Incertain de ta destinée, j’avaispréparé pour toi les flambeaux de l’hymen ; j’attendais de toiun gendre et des neveux : maintenant c’est dans un troupeauque tu dois trouver un mari et placer tes enfants. Malheureuxd’être dieu ! la mort ne peut terminer mon déplorabledestin : la porte du trépas m’est fermée, et ma douleur doitêtre éternelle comme moi. »

Le monstre aux cent yeux, interrompant cesplaintes, arrache Io des bras de son père, la conduit dans d’autrespâturages, s’assied sur le sommet d’une colline, et promène autourd’elle des regards vigilants.

Cependant, le maître des dieux ne peutsupporter plus longtemps les malheurs de la sœur de Phoronée. Ilappelle son fils Mercure, né de la plus belle des Pléiades ;il lui commande de livrer Argus à la mort. Aussitôt, Mercureattache ses ailes à ses talons, couvre sa tête de son casque, armesa main puissante du caducée qui fait naître le sommeil, et dupalais de Jupiter, il descend rapidement sur la terre. Il dépose, àl’écart, et son casque et ses ailes ; il ne retient que lecaducée, dont il se sert, comme un berger de sa houlette, pourrassembler un troupeau de chèvres qu’il a dérobées dans les champs,et qu’il conduit en jouant du chalumeau.

Séduit par l’harmonie de cet instrumentnouveau :

« Qui que tu sois, dit le gardien préposépar Junon, tu peux t’asseoir avec moi, sur cette roche : tuchercherais vainement un meilleur pâturage pour tes chèvres, et cetombrage frais, tu le vois, invite le pasteur. »

Le petit-fils d’Atlas s’assied, et d’abord,par de longs discours, il semble arrêter le jour quis’écoule ; ensuite, par les accords lents de la flûte, il veutendormir Argus. Cependant le monstre combat le doux sommeil, etquoiqu’une partie de ses yeux en soit vaincue, l’autre veillantencore, il demande quel art a fait naître la flûte nouvellementinventée.

Mercure répond :

« Sur les monts glacés de l’Arcadie,parmi les Hamadryades qui habitent le Nonacris, paraissait avecéclat une naïade que les nymphes appelaient Syrinx. Plusieurs foiselle avait échappé à la poursuite des satyres, à celle de tous lesdieux des bois et des campagnes. Elle imitait les exercices deDiane ; elle lui avait consacré sa virginité : elle avaitle même port, les mêmes vêtements, et on l’eût prise pour la fillede Latone, si son arc d’ivoire eût été d’or, comme celui de ladéesse ; et cependant on s’y méprenait encore. Un jour, ledieu Pan, qui hérisse sa tête de couronnes de pin, descendant duLycée, la vit, et lui adressa ce discours… »

Mercure allait le rapporter. Il allait direcomment la nymphe, insensible à ses prières, avait fui par dessentiers difficiles jusqu’aux rives sablonneuses du paisibleLadon ; comment le fleuve arrêtant sa course, elle avaitimploré le secours des naïades, ses sœurs ; comment, croyantsaisir la nymphe fugitive, Pan n’embrassa que des roseaux ;comment, pendant qu’il soupirait de douleur, ces roseaux, agitéspar les vents, rendirent un son léger, semblable à sa voixplaintive ; comment le dieu, charmé de cette douce harmonie etde cet art nouveau, s’écria : – Je conserverai du moins cemoyen de m’entretenir avec toi‘ ; comment enfin le dieu,coupant des roseaux d’inégale grandeur, et les unissant avec de lacire, en forma l’instrument qui porta le nom de son amante.

Mais, lorsqu’il se préparait à raconter la finde cette aventure, il s’aperçoit que tous les yeux d’Argus ont étévaincus par le sommeil. Il cesse de parler, et, les touchant de sabaguette puissante, il épaissit encore les pavots dont ils sontsurchargés. Soudain, de son glaive recourbé, il abat la têtechancelante du monstre ; elle tombe et roule sur le rocherensanglanté.

Tu meurs, Argus ; tes cent yeux sontfermés à la lumière ; ils sont couverts d’une éternellenuit : Junon les recueille, et les plaçant sur les plumes del’oiseau qui lui est consacré, ils brillent en étoiles, sur saqueue épandus.

Cependant le courroux de la déesse s’augmentepar le meurtre d’Argus. Elle cherche une prompte vengeance. Sanscesse une furie impitoyable frappe les regards et trouble l’espritde sa rivale ; d’aveugles terreurs remplissent son âme :elle erre et fuit épouvantée par tout l’univers. Le Nil devait êtrele terme de ses infortunes : arrivée sur ses bords, épuisée delassitude, elle tombe sur ses genoux, et, repliant son col enarrière, elle tourne son front vers les cieux ; par desgémissements, des larmes et des mugissements plaintifs, elle semblese plaindre à Jupiter, et lui demander la fin de ses malheurs.Alors ce dieu, pressant dans ses bras son auguste compagne, laconjure de se laisser fléchir :

« Cessez de craindre, dit-il, dansl’avenir ; Io ne sera plus pour vous un sujetd’alarmes. »

Il le jure, et il commande au Styx d’entendrece serment.

La colère de Junon s’apaise. Soudain, lanymphe reprend sa forme première ; elle est ce qu’elle avaitété. Son poil s’efface ; ses cornes disparaissent ;l’orbe de ses yeux se rétrécit ; sa bouche se resserre ;ses épaules et ses mains reviennent en leur premier état ;cinq ongles séparent et divisent la corne de ses pieds : il nelui reste de la génisse que son éclatante blancheur. Elle se relèvesur deux pieds qui suffisent pour la porter : mais elle n’oseparler encore ; elle craint de mugir, et sa bouche timide nefait entendre que des mots entrecoupés.

L’Égypte l’adore aujourd’hui comme unedivinité bienfaisante, et ses prêtres nombreux portent des robes delin.

On croit qu’Épaphus dut le jour à la nouvelledéesse, et que Jupiter fut son père. La mère et le fils partagent,en Égypte, les temples et les honneurs divins. Épaphus, etPhaéthon, fils du Soleil, avaient même âge et même caractère.Phaéthon, fier de son origine, parlait avec orgueil, et ne cédaitjamais à son ami.

Fatigué de sa présomption :

« Insensé, lui dit un jour Épaphus, vousajoutez une trop grande foi aux discours de votre mère ;cessez de vous enorgueillir d’un père supposé. »

Phaéthon rougit, et la honte sert de frein àsa fureur. Il va raconter à Clymène, sa mère, l’affront qu’il vientde recevoir :

« Plaignez-moi d’autant plus ajoute-t-il,que, malgré ma fierté, j’ai pu dévorer cet outrage sans pouvoir lerepousser. Ah ! si réellement je suis issu du sang des dieux,donnez m’en une preuve éclatante. »

Il dit, et, se jetant dans les bras de samère, il la conjure par elle-même, par la tête de Mérops son époux,et par l’hymen de ses sœurs, de lui faire connaître son père à dessignes certains.

Qui dira si Clymène fut plus touchée desplaintes de son fils, qu’elle ne fut irritée de se voir soupçonnéed’imposture ? Elle élève ses mains vers le ciel, et, fixantses yeux sur le Soleil :

« Je jure, mon fils, s’écria-t-elle, parces rayons qui nous éclairent, par ce Soleil qui nous voit, et quinous entend, que tu es le fils de cet astre qui féconde l’univers.Si je mens, qu’il me refuse ses feux, et que sa lumière brille àmes yeux pour la dernière fois. Tu peux d’ailleurs aller facilementjusqu’au palais de ton père : l’orient, où il réside, toucheaux terres que nous habitons ; et si ton courage ne te trahitpoint, pars, le Soleil te confirmera ta superbe origine. »

À ce discours, Phaéton a tressailli de joie.Il se croit déjà transporté dans les cieux. Il traverse et lesrégions éthiopiennes qui lui sont soumises, et les Indes placéessous la zone brûlante ; et bientôt il arrive à l’orient, aupalais du Soleil.

Chant 2

 

Le palais du Soleil est soutenu par de hautescolonnes. Il est resplendissant d’or et brillant du feu despierreries. L’ivoire couvre ses vastes lambris. Sur ses portessuperbes rayonne l’argent ; mais le travail y surpasse lamatière. Le dieu de Lemnos y grava l’océan qui environne la terre,la terre elle-même, et les cieux, voûte éclatante de l’univers.

On y voit les dieux des mers s’élever sur lesondes ; on y distingue Triton avec sa conque, l’inconstantProtée, et l’énorme Égéon pressant de son poids les énormesbaleines. On y voit Doris et ses filles : plusieurs d’entreelles semblent fendre les ondes, tandis que d’autres, assises surdes rochers, font sécher leur humide chevelure, et que d’autresencore voguent portées sur le dos des monstres marins. Elles n’ontpas toutes les mêmes traits, et cependant elles seressemblent ; on reconnaît qu’elles sont sœurs. La terre estcouverte de villes avec leurs habitants, de forêts et d’animaux, defleuves, de nymphes, et de divinités champêtres. La sphèrebrillante des cieux, ayant à sa droite et à sa gauche les douzesignes du Zodiaque, couronne ce merveilleux ouvrage.

À peine le fils de Clymène, incertain de sanaissance, arrive au palais du Soleil, qu’il dirige ses pas vers ledieu de la lumière ; mais, ne pouvant soutenir l’éclat quil’environne, il s’arrête et le contemple de loin. Couvert d’unerobe de pourpre, Phébus est assis sur un trône brillantd’émeraudes. À ses côtés sont les Jours, et les Mois, et lesAnnées, et les Siècles, et les Heures séparées par d’égalesdistances. Là paraît le Printemps couronné de fleursnouvelles ; l’Été nu, tenant des épis dans sa main ;l’Automne encore teint des raisins qu’il a foulés ; et l’Hiverglacé, aux cheveux blancs qui se hérissent sur sa tête.

Assis au milieu de cette cour, le Soleil, decet œil qui voit tout dans le monde, aperçoit Phaéton que tant demerveilles frappent de crainte et d’étonnement.

« Ô Phaéton, digne fils du Soleil, quelest, dit-il, le motif qui t’amène en ces lieux ? »

« Puissant dispensateur du jour dans levaste univers, ô Soleil, répond Phaéton, ô mon père ! sipourtant il m’est permis de te donner ce nom, et si ma mère necouvre pas sa faute d’un mensonge spécieux, dissipe le doute quiassiège mes esprits, et donne un gage certain de ma nobleorigine. »

Il dit : et le Soleil détachant lesrayons éblouissants qui couronnent sa tête, commande à Phaéton des’approcher ; et le pressant sur son sein, ils’écrie :

« Oui, tu es mon fils, et tu me méritesde l’être. Clymène ne t’a point trompé ; et, pour t’enconvaincre, je suis prêt à t’accorder le don que tu demanderas.J’en atteste le Styx, à mes rayons inaccessible, mais garantredoutable des promesses des dieux. »

À peine il achevait ces mots, que Phaétonexprime le désir de conduire, un seul jour, le char de son père, etde tenir les rênes de ses coursiers. Le Soleil regretta sonserment ; et laissant retomber trois fois sa tête sur sonsein :

« Tes vœux indiscrets, dit-il, ont rendumon serment téméraire. Que ne puis-je le rétracter ! Ô monfils, le refus de mon char serait, je l’avoue, le seul que jevoudrais te faire. Mais les conseils me sont au moins permis. Tum’as trop demandé, Phaéton ! trop faible et trop jeune, tu nepourrais réussir. Tes destins sont d’un mortel, et tes vœux sontd’un dieu. Tu oses même prétendre ce que les dieux ne pourraientexécuter ; et quelle que soit leur puissance, nul d’entre euxne se tiendrait ainsi que moi sur ce char embrasé ; non, pasmême le maître de l’Olympe, Jupiter, qui lance au loin la foudre desa terrible main. Et cependant qu’avons-nous de plus grand queJupiter ?

« Ma carrière s’ouvre par une routeescarpée qu’ont peine à franchir mes coursiers rafraîchis par lerepos de la nuit. Le milieu de ma course est dans les plus hautesrégions du ciel ; et alors, quelque accoutumé que je sois àvoir au-dessous de moi la terre et l’immensité des mers, l’effroifait palpiter mon cœur et glace mon courage. La fin de ma carrièreest si rapidement inclinée, que, pour retenir mon char, j’ai besoind’une longue expérience ; et Téthys elle-même, lorsque jedescends dans ses ondes, craint toujours que je n’y sois précipité.Mais il est encore d’autres obstacles à surmonter. Le ciel, par unmouvement constant, tourne sur son axe ; les astres sontentraînés dans sa marche rapide, tandis que seul résistant à laforce qui les emporte, je suis dans les airs une route opposée.

« Suppose un moment que je t’ai confiémon char, que feras-tu ? pourras-tu, sans être emporté parleur rapidité, résister à l’agitation des pôles et de l’axe descieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer sur ta route desbocages sacrés, des villes et des temples enrichis des dons offertsaux immortels ; mais tu ne trouveras partout que des périls etdes monstres effrayants. Si tu suis, sans t’égarer, la véritablevoie, tu passeras entre les cornes du Taureau, qui regarde àl’orient ; tu verras te menacer l’arc du Sagittaire, la gueulesanglante du Lion, et l’affreux Scorpion, dont les bras couvrentune grande partie du ciel ; et le Cancer, qui, non loin delui, mais d’un autre côté, recourbe les siens. Comment d’ailleursrégiras-tu mes coursiers impétueux, qui font jaillir de leursbouches et de leurs naseaux brûlants les feux qui lesaniment ? Moi-même, j’ai peine à les gouverner lorsqueéchauffés dans leur course ils résistent au frein. Ô mon fils,crains d’obtenir de ton père une trop funeste faveur. Révoque desvœux imprudents, tandis qu’il en est temps encore. Tu demandes untémoignage certain qui te fasse connaître l’auteur de tesjours : ah ! ce témoignage certain est dans le trouble demes sens. Reconnais-y l’inquiétude d’un père. Regarde ! ellese peint sur mon front attristé. Et que ne peux-tu lire dans moncœur, et voir de quelles tendres sollicitudes il est agité !Cherche ce que le monde renferme de plus précieux. Choisis etdemande ce qu’ont de plus rare et la terre, et la mer, et lescieux ! je l’offre à tes désirs. Je ne te refuse qu’une seulegrâce, parce qu’elle serait pour toi moins un honneur qu’unchâtiment. Ô Phaéton, tu crois requérir un bienfait, et c’est taperte que tu demandes. Jeune insensé ! pourquoi me presserdans tes bras ? N’en doute point, tu seras satisfait : jel’ai juré par le fleuve des enfers : mais, encore une fois,forme des vœux moins indiscrets. »

Apollon a cessé de parler ; mais Phaétonrejette ses conseils. Il persiste dans sa demande, et brûle demonter sur le char de son père. Après avoir inutilement etlongtemps différé, Apollon cède enfin, et le conduit aux lieux oùest le char, ouvrage et présent de Vulcain. Le timon, l’essieu, lesroues étaient d’or, et les rayons d’argent. Partout étincellent lespierres précieuses qui réfléchissent l’ardente lumière duSoleil.

Mais tandis que l’audacieux Phaéton admire larichesse du travail et celle de la matière, la vigilante Auroreouvre les portes resplendissantes de l’orient ; elle sort deson palais de roses : et l’étoile de Vénus rassemblant lesastres de la nuit, les chasse devant elle, et quitte enfin lescieux.

Dès que le Soleil voit sur l’univers rougir lalumière naissante, et dans elle s’évanouir le croissant de Phébé,il commande aux Heures rapides d’atteler ses coursiers. Soudain cesdéesses légères obéissent à sa voix : elles conduisent lescoursiers rassasiés des sucs de l’ambroisie, et qui reçoivent lefrein retentissant.

Apollon verse une essence céleste sur le frontde Phaéton, pour qu’il puisse supporter l’ardeur des feux quil’environneront. De sa couronne rayonnante il ceint la tête de sonfils ; et laissant échapper des soupirs, présage de sondeuil :

« Si du moins, dit-il, tu daignes écouteret suivre les conseils de ton père, ô mon fils, fais plus souventusage du mors que de l’aiguillon. D’eux-mêmes mes coursiers sontrapides, mais il est difficile de modérer leur ardeur. Garde-toi desuivre la ligne droite qui coupe les cinq zones : il est unchemin tracé par une ligne oblique sur les trois zones dumilieu ; il s’y termine, et ne s’étend ni vers le pôleAustral, ni vers l’Ourse glacée. C’est là qu’il faut marcher ;là tu verras encore les traces de mes roues. Mais, afin que laterre et le ciel reçoivent une égale chaleur, prends garde de tropdescendre, ou de trop t’élever dans les plaines de l’éther ;tu embraserais la voûte céleste, ou la terre serait consumée parles flammes. Le milieu est le chemin le plus sûr. Crains de telaisser entraîner, à droite, dans les nœuds du Serpent ;crains, à gauche, de toucher à l’Autel. Marche à une égale distancede ces constellations. J’abandonne le reste à la fortune. Qu’ellete favorise ; et, mieux que toi, qu’elle veille au salut detes jours ! Mais tandis que je parle, la nuit humide a touchéles bords de l’Hespérie, où s’arrête son cours. Je ne puis tarderplus longtemps ; l’univers attend ma présence. Déjà l’Aurore achassé les ombres, elle brille : saisis les rênes ; ou sita résolution n’est pas invincible, use de mes conseils plutôt quede mon char. Aucun danger ne te presse dans ce palais ; etpuisque tu n’es pas encore assis sur mon char, objet d’une ambitiontrop imprudente, laisse-moi dispenser la lumière au monde, etcontente-toi d’en jouir. »

Mais Phaéton impatient s’élance sur lechar ; il s’y place, et joyeux il déploie les rênes confiées àses mains ; il rend grâces à son père, qui, malgré lui, cédaità ses désirs.

Cependant les rapides coursiers du Soleil,Pyrois, Éoiis, Éthon, et Phlégon font retentir, de leurshennissements, l’air qu’ils remplissent d’une haleine enflammée, etfrappent du pied les barrières du monde. Téthys les ouvre, et neprévoyant pas le sort de son petit-fils, elle rend libre l’immensecarrière des cieux. Les coursiers s’y précipitent ; ilsfendent, d’un pied vainqueur, les nuages qui s’opposent à leurpassage ; et, secondés par leurs ailes légères, ils devancentles vents qui sont avec eux partis de l’orient. Ils ignorentpourquoi le char devenu plus léger n’a pas son poids accoutumé. Telqu’un vaisseau dont le lest est trop faible devient le mobile jouetdes flots, tel le char du Soleil, comme s’il était vide, roule parbonds et saute dans les airs. Les coursiers étonnés s’enaperçoivent ; ils abandonnent la route ordonnée ; ils necourent plus dans l’ordre accoutumé. Phaéton s’épouvante ; ilne sait de quel côté tourner les rênes ; il ignore le cheminqu’il faut suivre : et que lui servirait de le savoir ?ses coursiers sont indociles à sa voix.

Alors, pour la première, fois, les étoilesglacées du septentrion sentirent les rayons du Soleil, et vainementelles cherchèrent à se plonger dans l’océan, qu’elles ne peuventapprocher. Le Serpent placé près du pôle, et jusqu’alors toujoursengourdi, et jamais redoutable, s’échauffa, et s’anima de nouvellesfureurs. Et toi, paresseux Bouvier, malgré ta lenteur ordinaire, etmalgré les soins de ton chariot, l’effroi, dit-on, hâta ta marche,et précipita tes pas languissants.

Du haut des airs, l’infortuné Phaéton voit laterre disparaître dans un profond éloignement. Il pâlit ; sesgenoux chancellent, et, dans un océan de lumière, les ténèbrescouvrent ses yeux. Oh ! qu’alors il voudrait n’avoir jamais vules chevaux de son père, n’avoir jamais voulu éclaircir le mystèrede sa naissance ! Il désirerait que le Soleil eût rejeté sademande ; il serait content d’être appelé fils de Mérops. Maisle char l’emporte comme un vaisseau battu de la tempête, et dont lepilote impuissant abandonne le gouvernail à la fortune et auxvents. Que fera-t-il ? Il mesure, dans son effroi, et la routeimmense qu’il a franchie, et celle plus grande encore qu’il luifaut parcourir. Il regarde déjà loin derrière lui, l’orient, où ledestin lui défend de retourner ; il regarde l’occident, où ilne doit point arriver. Incertain de ce qu’il doit faire, il frémit.Il tient encore les rênes, mais il ne les régit plus. Il ignoremême le nom de ses coursiers. Il ne voit partout, dans les plainesdu ciel, que des prodiges et des monstres affreux. Ici, le Scorpionprolonge en deux arcs ses bras, recourbe sa queue, et à lui seulremplit l’espace de deux signes. Il voit le monstre, couvert desueur et d’un venin brûlant, le menacer du dard dont sa queue estarmée. À cet aspect horrible, l’effroi glace sa main, et sa mainlaisse échapper les rênes. Aussitôt que les coursiers les sententbattre et flotter sur leurs flancs, ils s’abandonnent, ets’égarent, sans guide, à travers les airs. Ils volent dans desrégions inconnues, tantôt emportant le char jusqu’aux astres del’éther, tantôt le précipitant dans des routes voisines de laterre. Phébé s’étonne de voir le char de son frère roulerau-dessous du sien ; et déjà s’exhalent en fumée les nuagesbrûlants.

Les montagnes s’embrasent. La chaleur dessèchela terre, qui se fend, s’entrouvre, et perd ses sucs vivifiants.Les prairies jaunissent ; les arbres sont consumés avec leursfeuillages ; les moissons desséchées fournissent un aliment àla flamme qui les détruit. Mais ce sont là les moins horriblesmaux. Un vaste incendie dévore les cités, leurs murailles et leurshabitants ; il réduit en poudre les peuples et lesnations ; il consume les forêts ; il pénètre lesmontagnes : tout brûle, l’Athos, et le Taurus ; leTmolus, et l’Oeta ; l’Ida, célèbre par ses fontaines, dont lasource est maintenant tarie ; et l’Hélicon, chéri desMuses ; et l’Hémus, qu’Orphée n’a pas encore illustré. L’Etnavoit redoubler les feux qui s’agitent dans ses flancs ; lesdeux cimes du Parnasse s’enflamment, ainsi que l’Éryx, le Cynthe etl’Othrys, et le Rhodope, qui voit fondre enfin ses neigeséternelles ; et le Mimas, le Dindyme, le Mycale, et leCithéron, destiné aux mystères de Bacchus. Les glaces de la Scythiela protègent en vain. Le Caucase est en feu. Les flammes en fureurgagnent l’Ossa, le Pinde, et l’Olympe, plus grand que tous lesdeux, et les Alpes, qui s’élèvent jusqu’aux cieux ; etl’Apennin, qui supporte les nues.

Phaéton ne voit dans tout l’univers que desfeux ; il n’en peut plus longtemps soutenir la violence. Il nesort de sa bouche qu’un souffle brûlant, semblable à la vapeur quis’élève d’une fournaise ardente. Il voit son char qui commence às’embraser. Il se sent étouffé par les cendres et par lesétincelles qui volent et montent jusqu’à lui. Une épaisse et noirefumée l’enveloppe de toutes parts. Il ne distingue ni les lieux oùil est, ni la route qu’il tient ; et il se laisse emporter àl’ardeur effrénée de ses coursiers.

Alors, dit-on, le sang des Éthiopiens, attiré,par la chaleur, à la superficie de leur corps, leur donna cettecouleur d’ébène qui depuis leur est devenue naturelle. Alors laLibye, perdant à jamais sa féconde humidité, devint un désert desables brûlants. Alors les nymphes, les cheveux épars, pleurèrentleurs fontaines taries et leurs lacs desséchés. La Béotie cherchavainement la source de Dircé ; Argos, celle d’Amymone ;Éphyre, celle de Pyrène. L’incendie avait atteint les fleuves aulit le plus vaste et le plus profond, le Tanaïs fumant au milieu deses flots ; le vieux Pénée ; le Caïque baignant leschamps de Teuthranie ; l’impétueux Isménos, l’Érymanthe, quicoule dans la Phocide ; le Xanthe, qui devait s’embraser uneseconde fois, le Lycormas, qui roule des sables jaunes dansl’Étolie ; le Méandre, qui se joue dans ses bordssinueux ; le Mélas, qui arrose la Mygdonie ; etl’Eurotas, si voisin du Ténare ; l’Euphrate, qui baigne lesmurs de Babylone ; l’Oronte, qui descend du Liban ; lerapide Thermodon, et le Gange, et le Phase, et le Danube roulentdes flots brûlants. L’Alphée est embrasé ; la flamme brillesur les deux rives du Sperchius. L’or qu’entraîne le Tage devientliquide, et coule avec ses eaux. Les cygnes, dont le chantharmonieux réjouit les rives méoniennes, brûlent dans les eaux duCaystre. Le Nil épouvanté remonte aux extrémités de la terre, oùdepuis il a caché sa source. Les sept bouches de ce fleuve sont descanaux desséchés dans des vallées stériles. Le même embrasement secommunique aux fleuves de Thrace, l’Hèbre et le Strymon ; auxfleuves de l’occident, le Rhin, le Rhône, l’Éridan, et le Tibre,auquel les dieux ont promis l’empire du monde.

La terre est entrouverte de toutesparts ; la lumière, pénétrant au séjour des ombres, épouvantele roi des enfers, et Proserpine son épouse. L’océan resserre auloin ses rivages : une grande partie de son lit n’est qu’uneplaine de sables arides. Les montagnes jusqu’alors cachées au vastesein des mers élèvent au-dessus des flots leurs cimes, etaugmentent le nombre des Cyclades. Les poissons cherchent un asiledans les gouffres de l’onde ; et les dauphins, à la queuerecourbée, n’osent plus monter à la surface des eaux. Les monstresmarins languissent, étendus sans mouvement, dans les profondsabîmes. On dit même qu’alors Nérée, Doris et ses filles, secachèrent dans leurs antres brûlants ; que Neptune éleva troisfois ses bras et sa tête courroucée au-dessus des flots, et quetrois fois il les y replongea, vaincu par les feux qui embrasaientles airs.

Cependant la Terre voyant diminuer la massedes eaux qui l’environnent, et les fontaines se retirer dans sonsein, comme dans celui de leur mère commune, soulève sa têteautrefois si féconde, et maintenant aride et desséchée. Elle couvreson front de sa main ; elle s’émeut, et le monde estébranlé ; et bientôt retombant au-dessous de sa placeordinaire, d’une voix altérée, elle exhale ces mots :

« Si tel est mon destin, si je l’aimérité, puissant maître des dieux ! pourquoi la foudre oisivehésite-t-elle dans tes mains ? Si je dois périr par les feux,que ce soit du moins par les tiens ; et je me consolerai de maruine, sachant que tu en es l’auteur. À peine puis-je proférer cesmots. Une vapeur brûlante étouffe ma voix. Regarde sur ma têtecette chevelure que la flamme ravage. Vois l’épaisse fumée quiobscurcit mon front ; vois ces cendres ardentes qui mecouvrent. Est-ce donc là le prix de ma fertilité, l’honneur que turéservais à mes travaux ? ai-je mérité ce traitement barbare,parce que, tous les ans, je souffre que la charrue et la bêchedéchirent mon sein ? parce que je fournis des pâturages auxanimaux, des aliments et des fruits aux hommes, et l’encens quisert au culte des dieux ? Mais quand j’aurais mérité de périr,que t’ont fait les ondes, et quel est le crime de ton frère ?d’où vient que les mers, dont l’empire fut son partage, décroissentet s’éloignent plus encore des régions de l’éther ? Mais simon infortune et la sienne ne peuvent te toucher, crains au moinspour les cieux, où tu règnes. Vois les deux pôles fumants ; etsi le feu les consume, les palais célestes s’écrouleront. VoisAtlas haletant, soutenir, avec peine, sur ses épaules, l’axe dumonde embrasé. Et si les mers, si la terre, si les cieux sontdétruits par les flammes, tout rentrera confondu dans l’ancienchaos. Dérobe donc à l’incendie ce qu’il a épargné, et veille enfinau salut de l’univers. »

En achevant ces mots, la Terre oppressée, nepouvant plus soutenir l’air brûlant qu’elle respire, ni continuerses plaintes, retire sa tête dans son sein, et la cache dans lesantres les plus voisins de l’empire des morts.

Cependant Jupiter prend à témoin les dieux etle Soleil lui-même, que l’univers va périr, s’il ne se hâte deprévenir sa ruine. Soudain il s’élève au plus haut des cieux. C’estde là qu’il rassemble les nuages, et qu’il les épanche sur laterre ; c’est de là qu’il fait gronder et qu’il lance au loinses foudres vengeurs ; mais il ne trouve alors ni nuages àrépandre, ni pluies à faire tomber sur la terre embrasée. Il saisitsa foudre, et la lance avec force sur l’imprudent Phaéton. Du mêmecoup le dieu le chasse de son char et de la vie ; et par lefeu même il éteint les feux qui dévorent l’univers. Les coursiersdu Soleil s’épouvantent ; ils bondissent en sens contraire, etles freins sont rompus. Là tombent les rênes abandonnées ; là,l’essieu arraché du timon ; ici, les rayons épars des rouesfracassées ; et au loin, les débris du char qui volent enéclats. Phaéton, dont les feux consument la blonde chevelure, rouleen se précipitant, et laisse, dans les airs, un long sillon delumière, semblable à une étoile, qui, dans un temps serein, tombe,ou du moins semble tomber des cieux. Le superbe Éridan, qui couledans des contrées si éloignées de la patrie de Phaéton, le reçoitdans ses ondes, et lave son visage fumant.

Les naïades de l’Hespérie ensevelissent soncorps frappé d’un foudre à trois dards, et gravent ces mots sur lapierre qui couvre son tombeau :

« Ici gît Phaéton, qui voulut conduire lechar de son père. S’il échoua dans une si grande entreprise, ilpérit glorieusement pour avoir beaucoup osé. »

Cependant le Soleil, pleurant la perte de sonfils, se couvrit d’un voile sombre ; et l’on dit même que lemonde, un jour entier privé de sa lumière, ne fut éclairé que parles feux de l’incendie ; ainsi ce grand désastre eut du moinsalors son utilité.

Dès que Clymène, livrée à sa douleur profonde,eut exhalé, dans les larmes, toutes les plaintes que l’extrêmemalheur peut inspirer, elle meurtrit son sein ; et courut, lescheveux épars, de contrée en contrée, pour chercher les restes deson fils. Enfin elle les trouve ensevelis sur des bords étrangers.Là, prosternée, à peine a-t-elle lu son nom gravé sur le marbre,elle arrose le marbre de ses pleurs ; elle le presse sur sonsein comme pour réchauffer les cendres qu’il renferme.

Le deuil des sœurs de Phaéton pouvait seulégaler le deuil de leur mère. Gémissantes et frappant leur sein,elles remplissent l’air de cris superflus et de plaintes que leurfrère ne peut plus entendre. Nuit et jour elles l’appellent, etrestent penchées sur son tombeau.

Déjà Phébé avait quatre fois renouvelé soncroissant, elles pleuraient encore (car leur douleur était devenueune longue habitude). Un jour que Phaéthuse, l’aînée des Héliades,venait de se prosterner au pied du tombeau, elle se plaignit queses pieds se raidissaient. La belle Lampétie, qui s’élançait pourla secourir, se trouve arrêtée par des racines naissantes. Latroisième veut s’arracher les cheveux, et ce sont des feuilles quiremplissent ses mains. L’une s’écrie que son corps devient unarbre, l’autre, que ses bras s’étendent en rameaux ; et tandisque ce prodige les étonne, une écorce légère les embrasse, etmontant par degrés, emprisonne leurs cœurs, leur sein, leursépaules, leurs bras. Leur bouche encore libre, appelait, invoquaitleur mère. Mais que peut-elle, hélas ! que courir, de l’une àl’autre, et les embrasser dans son désespoir. Vainementessaie-t-elle de les débarrasser de l’écorce qui les couvre. Ellerompt les tendres rameaux qui s’attachaient à leurs bras ;mais des gouttes de sang en sortent comme d’une blessure :

« Ô ma mère, arrêtez, s’écrie chacune decelles qu’elle a touchées, arrêtez ! épargnez-nous ! Enblessant ces rameaux, c’est notre corps que vous déchirez.Adieu ! c’en est fait, adieu… »

Et l’écorce, s’élevant au-dessus de leurstêtes, presse et retient leurs paroles captives.

Mais, sous des formes nouvelles, leurs larmescoulent encore ; durcies par le soleil, elles distillent enambre de leurs rameaux naissants, et tombent dans l’Éridan rapide,qui les recueille pour en parer les dames du Latium.

Le fils de Sthénélus, Cygnus, fut témoin de ceprodige nouveau. Quoiqu’il te fût uni par le sang, du côté de tamère, ô Phaéton ! il l’était encore davantage par les nœuds del’amitié. Il avait quitté son empire ; car il régnait sur lesvilles et sur les peuples de la Ligurie. Les cris de sa douleurretentissaient dans les riantes campagnes que baigne l’Éridan, àtravers les arbres qui bordent son rivage, et dont tes sœursvenaient d’accroître le nombre. Soudain sa voix change ets’affaiblit. Des plumes blanches remplacent ses cheveux blancs. Soncol, loin de son sein, se prolonge ; des membranes de pourpreunissent ses doigts ; un éclatant duvet couvre ses flancs. Sabouche devient un bec arrondi ; Cygnus enfin est unoiseau : mais, timide, il n’ose s’élever dans les airs. Ilsemble craindre Jupiter, et la foudre injustement lancée sur sonami. Il nage dans les lacs ; il cherche les étangs, et ne seplaît que dans l’élément à la flamme contraire.

Cependant le Soleil pâle et sans éclat, telqu’il nous paraît quand il est éclipsé, déteste la lumière, et lejour, et lui-même. Tout entier à sa douleur, et dans le courrouxqui le transporte, il refuse son ministère au monde :

« Assez longtemps, dit-il, ma vie a étéune tâche pénible. Je me lasse de tant de travaux, depuis lecommencement des siècles sans cesse renouvelés, et toujours sansrécompense. Qu’un autre désormais conduise mon char ; et s’iln’en est point qui le puisse, si tous les dieux avouent leurimpuissance, eh bien ! que Jupiter lui-même saisisse lesrênes ; du moins quand il les régira, ses mains laisserontreposer ses foudres si fatales aux pères. Alors il éprouvera laterrible audace de mes coursiers enflammés. Il verra s’ils méritentla mort ceux qui n’ont pu les gouverner ! »

Il dit, et tous les dieux s’assemblent autourde lui. Ils le conjurent de ne pas abandonner l’univers auxténèbres. Jupiter lui-même excuse son tonnerre ; et bientôt,parlant en maître, il ajoute aux prières ses ordres absolus. Phébusrassemble ses coursiers emportés, dont la terreur agite encore lesflancs. Il les dompte, il les frappe, il les presse ; il leurreproche la mort de son fils, et s’en venge sur eux.

Cependant le grand Jupiter parcourt la vasteenceinte des cieux ; il examine si les flammes n’ont pointatteint quelques parties de la voûte azurée. Après avoir reconnuqu’elle conserve toute sa force et sa première stabilité, ilabaisse ses regards sur la terre ; il considère les désastresque les hommes ont soufferts. Mais c’est l’Arcadie qui devient lepremier objet de ses soins. Il lui rend ses fontaines et sesfleuves, qui avaient cessé de couler. Il revêt la terre de nouveauxgazons, les arbres d’un second feuillage, et il ordonne aux forêtsdépouillées de reprendre leur parure. Mais tandis qu’il va,revient, occupé de ces soins, une nymphe de Nonacris a fixé sesregards, et soudain l’amour enflamme ses désirs.

Callisto ne filait point, sous ses doigtsdélicats, la toison des brebis ; elle n’occupait point sesloisirs à varier la forme et les tresses de ses cheveux ; maisdès qu’une agrafe légère avait attaché son léger vêtement, dèsqu’une bandelette blanche avait négligemment relevé ses cheveux,ses mains s’armaient de l’arc ou du javelot ; elle volait à lasuite de Diane. Nulle nymphe du Ménale ne fut plus chère à cettedéesse. Mais est-il une faveur durable et sans fâcheuxretours ?

Le soleil, dans le haut des airs, avait déjàfranchi la moitié de sa carrière. La nymphe était entrée dans uneforêt que les siècles avaient respectée. Là, elle détend son arc,se couche sur le gazon, et repose, sur son carquois, sa têtelanguissante. Jupiter la voyant fatiguée, seule et sansdéfense :

« Du moins, dit-il, Junon ignorera cetteinfidélité ; ou, si elle en est instruite, que m’importent, àce prix, ses jalouses fureurs ? »

Soudain il prend les traits et les habits deDiane :

« Ô nymphe, la plus chérie de mescompagnes, demande-t-il, sur quelles montagnes avez-vous chasséaujourd’hui ? »

Callisto se lève, et s’écrie :

« Je vous salue, ô divinité que jepréfère à Jupiter, et qu’en sa présence même, j’oserais mettreau-dessus de lui ! »

Le dieu l’écoute, et sourit. Il s’applaudit ensecret de se voir préféré à lui-même. Il l’embrasse, et ses baisersbrûlants ne sont pas ceux d’une chaste déesse. La nymphe allaitraconter dans quels lieux la chasse avait conduit ses pas. Denouveaux embrassements arrêtent sa réponse, et Jupiter enfin sefait connaître par un crime. Callisto se défend autant qu’une femmepeut se défendre. Ô Junon ! que ne vis-tu ses efforts !elle t’aurait paru digne de pardon. Elle combattait encore ;mais quelle nymphe peut résister à Jupiter ? Après savictoire, le dieu remonte dans les cieux. Callisto déteste les boistémoins de sa honte ; elle s’en éloigne, et peu s’en fautqu’elle n’oublie et son carquois, et ses traits, et son arc qu’elleavait suspendu.

Cependant Diane, suivie du chœur de sesnymphes, et fière du carnage des hôtes des forêts, paraît sur leshauteurs du Ménale ; elle aperçoit la nymphe, l’appelle ;et la nymphe s’enfuit : elle craint de trouver encore Jupitersous les traits de Diane. Bientôt voyant s’avancer les nymphes dela déesse, elle cesse de craindre, revient, et se mêle à leursuite. Mais qu’il est difficile que les secrets du cœur ne soientpas trahis par les traits du visage ! À peine Callistolève-t-elle ses yeux attachés à la terre. Elle n’ose plus, commeautrefois, prendre sa place à côté de la déesse, ou marcher à latête de ses compagnes. Elle garde le silence ; elle rougit, etsa confusion annonce l’outrage fait à sa pudeur. Diane, si ellen’eût été vierge, eût facilement aperçu sa honte ; mais sesnymphes, dit-on, purent la reconnaître.

Phébé renouvelait, dans les cieux, sonneuvième croissant, lorsque la déesse des forêts, fatiguée de lachaleur du jour, entra dans un bocage sombre, où serpentait, avecun doux murmure, un ruisseau roulant ses flots paisibles sur unsable léger. Elle admire la fraîcheur de cette retraite ; etde ses pieds effleurant la surface limpide :

« Puisque, dit-elle, nous sommes loin desprofanes regards des mortels, baignons-nous dans cette onde quisemble nous inviter. »

Callisto rougit ; les nymphes détachentleurs vêtements légers. Callisto hésite ; et comme elletardait encore, ses compagnes découvrent sa honte en découvrant sonsein. Confuse, interdite, elle cherchait à se faire un voile de sesmains :

« Fuis loin d’ici, s’écria la déesseindignée, fuis ! et ne souille point ces ondessacrées. »

Alors elle lui commande de s’éloigner desnymphes qui forment sa cour.

Depuis longtemps l’épouse du dieu qui lance lafoudre connaissait l’aventure de Callisto ; mais elle avaitrenvoyé sa vengeance à des temps plus favorables ; maintenantils étaient arrivés. Arcas était déjà né de la nymphe sa rivale.Elle n’eut pas plutôt jeté ses regards sur cet enfant, que,transportée de colère, elle s’écria :

« Malheureuse adultère, fallait-il doncque ta fécondité rendît plus manifestes et le crime de Jupiter etla honte de sa compagne ! Mais je serai vengée, et je teravirai cette beauté fatale dont tu es si fière, et qui plut trop àmon époux. »

Elle dit, et saisissant la nymphe par lescheveux qui couronnent son front, elle la jette et la renverse àterre. Callisto suppliante lui tendait les bras, et ses bras secouvrent d’un poil noir et hérissé. Ses mains se recourbent,s’arment d’ongles aigus, et lui servent de pieds ; sa bouche,qui reçut les caresses de Jupiter, s’élargit hideuse et menaçante.Et voulant que ses discours et ses prières ne puissent jamaisattendrir sur ses malheurs, Junon lui ravit le don de la parole. Ilne sort, en grondant, de son gosier, qu’une voix rauque, colère, etsemant la terreur. Callisto devient ourse ; mais, sous cetteforme nouvelle, elle conserve sa raison. Des gémissementscontinuels attestent sa douleur ; et levant, vers le ciel, lesdeux pieds qui furent ses deux mains, elle sent l’ingratitude deJupiter, et ne peut l’exprimer. Combien de fois, n’osant demeurerseule dans les forêts, erra-t-elle autour de sa maison et dans leschamps qui naguère étaient son héritage ! combien de foisfut-elle poussée, par les cris des chiens, à travers lesmontagnes ! Celle dont la chasse avait été l’exercicehabituel, fuyait épouvantée devant les chasseurs. Souventl’infortunée, oubliant ce qu’elle était elle-même, se cachatremblante à la vue des bêtes féroces ; ourse, dans lesmontagnes, elle craignait les ours ; elle évitait les loups,et Lycaon son père était au milieu d’eux.

Arcas, ignorant le destin de sa mère, avait vuson quinzième printemps. Un jour que, poursuivant les hôtes desforêts, il avait tendu ses toiles dans la forêt d’Érymanthe, ilrencontre sa mère, qui s’arrête à sa vue et paraît le reconnaître.Il s’étonne, il recule, il craint les regards immobiles de l’oursetoujours fixés sur lui. Elle le suit ; elle cherche àl’approcher ; et déjà, d’un trait mortel, il allait percer sesflancs, lorsque Jupiter, arrêtant son bras, prévient unparricide ; et commandant aux vents légers d’enleverrapidement, dans le vague des airs, et la mère et le fils, il lesplace dans le ciel, où ils forment deux astres voisins.

Junon frémit en voyant sa rivale briller à lavoûte des cieux. Elle descend dans la mer au palais de Téthys et duvieil Océan, dont les dieux mêmes respectent la majesté :

« Vous me demandez, dit-elle, pourquoi,reine de l’Olympe, j’ai quitté les régions éthérées, et je suisdescendue en ces lieux : une autre règne à ma place, dans leciel. Accusez-moi d’imposture, si, lorsque la nuit aura répandu sesombres dans l’univers, vous ne voyez briller, auprès du plus petitet du dernier cercle qui environne le pôle du monde, deux astres,nouvelles divinités des cieux, et de ma honte éternels monuments.Ah ! qui désormais pourrait craindre d’offenser Junon ?Qui voudra redouter ma colère, lorsque, seule des dieux, je sers etje fais triompher ceux à qui j’ai voulu nuire ? Eh !voilà donc comment j’ai su me venger ! Oh ! combiengrande est ma puissance ! Par moi punie, ma rivale cessed’être femme : elle devient déesse ! et c’est ainsi queje châtie le crime ! et tel est donc mon suprêmepouvoir ! Que Jupiter lui rende encore sa premièrebeauté ! qu’il la dépouille de la forme hideuse dont je l’airevêtue, et qu’il fasse pour elle ce qu’il a déjà osé pour la sœurde Phoronée ! Et pourquoi, me chassant de son lit, ne lamettrait-il point à ma place ? pourquoi ne deviendrait-il pasle gendre de Lycaon ? Ah ! si vous êtes sensibles àl’outrage fait à une déesse dont l’enfance fut confiée à vos soins,repoussez, du sein des vastes mers, ces deux astres nouveaux qu’unadultère a placés dans les cieux ; et ne souffrez pas que, pareux, soit souillée la pureté des flots soumis à votreempire. »

Les dieux de la mer exaucent la prière de lafille de Saturne ; elle remonte sur son char rapide, traînépar des paons, dont la queue, depuis la mort récente d’Argus,étalait le nouvel éclat de ses yeux.

C’est ainsi que, dans le même temps, Corbeautrop indiscret, tes plumes devinrent noires, de blanches qu’ellesétaient auparavant. Ton plumage, brillant comme la neige, égalaitla blancheur sans tache des colombes. Il ne cédait en rien à cellede l’oiseau vigilant dont les cris devaient un jour sauver leCapitole, à celle du cygne même qui se plaît dans les eaux. Mais talangue te perdit ; et, pour n’avoir pu te taire, la couleur del’ébène couvre maintenant ton plumage argenté.

Nulle beauté, dans la Thessalie, n’effaçacelle de Coronis ; Larisse l’avait vue naître. Dieu deDelphes, tu l’aimas, tant qu’elle fut fidèle, ou du moins sanssurveillants indiscrets. Mais l’oiseau qui t’est consacré découvritson inconstance, et voulut la révéler. Inexorable témoin d’unefaute cachée, il se hâtait de voler vers son maître. La Corneillebabillarde le suit à tire-d’aile ; elle veut savoir le sujetde son voyage ; et l’ayant appris :

« Ton zèle est indiscret, dit-elle ;il te sera funeste. Écoute : et ne rejette pas mesprésages.

« Tu vois ce que je suis ; je vaist’apprendre ce que je fus. Ma fidélité m’a perdue, et je lui doistout mon malheur. Minerve voulant dérober aux yeux des mortelsÉrichthon, cet enfant né sans mère, le renferma dans une corbeilled’osier, qu’elle confia, en leur défendant de l’ouvrir, aux troisfilles du double Cécrops. Cachée sous l’épais feuillage d’unormeau, j’observais les trois princesses. Hersé et Pandrose seconformaient aux ordres de la déesse ; mais Aglauros, lesraillant sur leur timide obéissance, défit les liens qui fermaientla corbeille, l’ouvrit, et fit voir à ses sœurs un enfant aux piedsde dragon. J’avais tout vu : je redis tout à la déesse ;mais quel fut le prix de mon zèle ! je perdis sa protection,et désormais elle me préféra l’oiseau funèbre de la nuit. Oiseaux,apprenez, par mon exemple, à ne pas vous perdre par votreindiscrétion. C’est, sans l’avoir recherchée, que j’avais obtenu lafaveur de Minerve ; elle peut elle-même te l’apprendre ;et quelque irritée qu’elle soit contre moi, elle ne refusera pas àla vérité ce témoignage.

« On sait que Coronée, célèbre dans laPhocide, m’a donné le jour. J’étais princesse, et recherchée pardes princes puissants ; tu vois que je mérite quelqueconsidération : mais ma beauté me devint funeste. Un jour que,selon ma coutume, j’errais, sur nos rivages, à pas lents etincertains, le dieu des mers me vit et m’aima ; et comme, pourme rendre sensible, il perdait son temps et ses discours flatteurs,il s’irrite, il s’enflamme et me poursuit. Je fuyais abandonnant,le rivage, et je m’épuisais en vain à courir sur des sables mobileset glissants. J’appelais à mon secours et les dieux et les hommes.Aucun mortel n’entendit ma voix. Mais j’étais vierge ; unevierge prit ma défense. J’élevais au ciel mes bras suppliants, etmes bras commençaient à se couvrir d’un noir duvet. Je voulaisrejeter de mon dos la robe qui m’embarrassait dans ma fuite, etdéjà des plumes la remplaçant, prenaient racine sur mon dos. Jevoulais, de mes deux mains, frapper mon sein découvert ; maisdéjà je n’avais plus de mains, et mon sein cessait d’être nu. Jecourais, mais le sable ne fatiguait plus mes pieds délicats :j’étais portée au-dessus de la terre. Bientôt je m’élevai dans lesairs ; et je dus à ma chasteté conservée, de devenir lacompagne de la chaste Pallas. Mais que me sert cette faveur de ladéesse, si Nyctimène, devenu hibou par un crime, me l’enlève etsuccède à mes honneurs ?

« Cette aventure, si célèbre dans toutel’île de Lesbos, te serait-elle inconnue ? Nyctimène osasouiller la couche de son père ; elle fut changée enoiseau ; mais, toujours épouvantée de son forfait, elle sedérobe aux regards, elle fuit la lumière ; elle cache sa hontedans les ténèbres, et les hôtes de l’air, la poursuivant à coups debec, la chassent devant eux. »

Ainsi parla la Corneille.

« Que les malheurs que tu m’annonces,répondit le Corbeau, n’accablent que toi seule ; pour moi, jeméprise ces sinistres présages. »

Il dit, et précipitant son vol, il va raconterà son maître qu’il a surpris Coronis avec un jeune Thessalien. Aurécit de la trahison de son amante, le dieu frémit ; ilrejette loin de lui le laurier qui couronne sa tête ; sesmains laissent échapper la lyre. Il pâlit ; l’indignationaltère son visage ; le courroux le transporte ; il saisitses armes ordinaires ; il tend son arc terrible, et d’un traitinévitable il perce ce cœur si souvent pressé contre le sien.Coronis jette un cri, arrache le fer de sa blessure, et le sangbaigne ses membres délicats :

« Ô Apollon, dit-elle, tu t’esvengé ; mais tu devais attendre que j’eusse mis au mondel’enfant que je porte dans mon sein. Ah ! la mère et le filspériront donc ensemble frappés du même coup ! »

À peine elle achevait ces mots, sa vies’écoule avec son sang, et le froid du trépas s’empare de ce corpsdont l’âme vient de s’échapper.

Apollon regrette, mais trop tard, savengeance. Il se hait lui-même, rougissant d’avoir écouté unrapport téméraire, d’avoir cédé aux mouvements de sa fureur. Ildéteste l’oiseau qui a révélé le crime et forcé le châtiment. Ildéteste et son arc, et ses flèches, et la main qui s’en servit. Ilembrasse le corps pâle et glacé de son amante. Vainement, par dessoins tardifs, cherche-t-il à le réchauffer et à vaincre lesdestins ; vainement encore emploie-t-il tous les secrets d’unart salutaire dont il fut l’inventeur. Il voit enfin s’élever lebûcher dont les flammes vont consumer le corps de son amante. Alorsil frappe l’air de ses cris et de ses longs gémissements ; caril ne convient pas que les larmes baignent le visage des immortels.Telle mugit la compagne du taureau, quand elle voit élever en l’airla massue pesante qui doit, en tombant, briser, d’un coupretentissant, la tête de la jeune victime qu’elle nourrit. Apollonrépand des parfums sur le corps de son amante, il le presse de sesderniers embrassements ; et un injuste trépas est suivi par dejustes douleurs.

Le dieu ne permit pas que le feu dévorât letendre fruit de ses amours ; il le retira des flammes et dusein de sa mère ; et après l’avoir porté dans l’antre ducentaure Chiron, il punit le Corbeau, qui attendait le prix de sonzèle, en lui faisant perdre à jamais la blancheur de sonplumage.

Cependant le centaure s’applaudissait d’êtrele précepteur d’un rejeton des dieux ; et l’honneur de sonemploi semblait en adoucir les peines. Un jour il vit venir safille aux cheveux blonds, flottant épars sur ses épaules. La nympheChariclo lui donna le jour sur les bords d’un fleuve rapide, et lanomma Ocyrhoé. C’était peu pour elle d’avoir appris les secrets deson père. Elle connaissait aussi l’art de lire dans le livre obscurdes destins. En ce moment, agitée de fureurs prophétiques, etpleine du dieu qui l’inspirait sans doute :

« Crois, merveilleux enfant,s’écria-t-elle en fixant le nourrisson de son père, crois pour lesalut du monde. Souvent les mortels te seront redevables de la vie.Ton pouvoir ira même jusqu’à les rendre au jour qu’ils aurontperdu. Mais les dieux seront jaloux de te voir opérer ce prodige,et la foudre de ton aïeul t’empêchera de le renouveler. Tout dieuque tu es, tu mourras. Tu ne seras plus qu’un corps inanimé ;mais, dans la suite, reprenant ton immortalité, tu redeviendrasdieu ; et tu renouvelleras ainsi deux fois ta destinée. Etvous aussi, mon père, vous que je chéris, et qui, par la loi devotre naissance, devez voir des siècles la succession éternelle,vous regretterez de ne pouvoir mourir, alors que tous les poisonsde l’hydre, circulant dans vos veines, vous feront souffrird’horribles douleurs. Mais les dieux attendris vous soumettront àla loi des mortels, et les triples déités couperont le fil de vosjours. »

Il lui restait encore d’autres événements àprédire. De profonds gémissements s’échappent de son sein ;les pleurs inondent son visage ; elle s’écrie :

« Le destin me prévient etm’arrête ; il m’interdit l’usage de la voix. Étais-je doncassez avancée dans les secrets des dieux, pour exciter leur haineet leur vengeance ? Ah ! qu’il m’eût été plus utiled’ignorer l’art de lire dans l’avenir ! Déjà je senss’évanouir les traits de ma figure. Déjà l’herbe me plaît pouraliment. Un mouvement inconnu m’entraîne dans les campagnes. Encavale changée, je participe de la nature de mon père ; maispourquoi la métamorphose est-elle entière ? et pourquoideviens-je tout à fait ce que mon père n’est qu’àdemi ? »

Telles sont ses plaintes, dont la fin s’exhaleen sons inarticulés et confus. Bientôt ce n’est plus la voix d’unefemme ; ce n’est pas encore le cri de la cavale, mais la voixd’un homme qui voudrait imiter ce cri. Un instant après, ce sont devéritables hennissements. Les bras d’Ocyrhoé s’agitent sur l’herbe,ses doigts se resserrent, ses ongles s’unissent sous une cornelégère ; sa bouche s’agrandit, son col s’allonge ;l’extrémité de sa robe devient une queue flottante ; sescheveux épars ne sont qu’une épaisse crinière. Sa forme et sa voixétaient changées, et ce prodige fit aussi changer son nom.

Le centaure pleurait, et vainement, dieu deDelphes, il implorait ton secours. Tu ne pouvais changer l’arrêtdes destins ; et, quand tu l’aurais pu, alors absent, sousl’habit d’un pâtre rustique, portant la houlette et enflant deschalumeaux, tu vivais, dans les campagnes de l’Élide et deMessénie. On dit qu’un jour, occupé de tes amours nouveaux et destendres sons que tu modulais sur ta flûte champêtre, tu laissas tesbœufs s’égarer dans les plaines de Pylos, et que le fils de Maïa,les ayant aperçus, usa de son adresse ordinaire, et les cacha dansles bois d’alentour.

Un vieux pasteur fut seul témoin de ce larcin.Connu dans les campagnes sous le nom de Battus, il gardait, dansles gras pâturages du riche Nélée, ses coursiers destinés aux jeuxÉléens. Mercure craignit ce témoin, et voulant leséduire :

« Ami, qui que tu sois, dit-il, leflattant de la main, si, par hasard, quelqu’un t’interrogeait surce troupeau, réponds que tu ne l’as pas vu ; et, pourrécompenser ton silence et le service que tu me rendras, cetteblanche génisse est à toi ; je t’en fais don ! »

Et il la lui donna. Battus l’ayantreçue :

« Soyez tranquille, dit-il, cette pierre(et il en montrait une) plutôt que moi, révélerait votrelarcin. »

Alors Mercure feignit de s’éloigner ; etbientôt ayant changé de figure et de voix, il revint, etdit :

« Compagnon, n’as-tu pas vu mes bœufsaller vers ces bois ? Ne favorise point, par ton silence, levol qu’on m’a fait. Aide-moi dans mes recherches, et je te donneraice taureau et sa compagne. »

Le vieux berger ayant comparé les deuxrécompenses :

« Ils seront, répondit-il, derrière cesmontagnes ! » ; et ils y étaient effectivement.

Le petit-fils d’Atlas sourit :

« Tu me trahis, perfide !s’écria-t-il, et c’est à moi-même que tu me livres. »

Aussitôt il changea cet homme parjure en unepierre, qu’on appelle aujourd’hui pierre de touche, et qui conservela vertu de déceler, dans un riche métal, ce qu’il cache defaux.

Alors le dieu qui porte le caducée, soutenusur ses ailes, plane sur l’Attique, et découvre la ville de Minerveet les frais ombrages du Lycée. C’était le jour où, selon unecoutume antique, de jeunes vierges portaient sur leurs têtes, dansdes corbeilles couronnées de fleurs, de pures offrandes au templede Pallas. Le dieu les aperçoit à leur retour. Il cesse de fendrel’air en avant ; il vole en cercle autour de ces jeunesbeautés. Ainsi que le milan rapide, fixant, du haut des airs, lesentrailles des victimes, et redoutant les sacrificateurs dontl’autel est entouré, tournoie au-dessus de leurs têtes, n’osants’éloigner de la proie qu’il espère, et qu’il dévore des yeux,ainsi l’agile Cyllène, volant sur les murs d’Athènes, décrit descercles dans les airs. Autant Vesper brille parmi les astres de lanuit, autant l’éclat de Vesper est inférieur à celui de Phébé,autant la jeune Hersé surpassait toutes les vierges en beauté. Elleétait l’ornement de cette fête et de ses compagnes. Le fils deJupiter, ébloui de ses attraits, et suspendu dans les airs,s’enflamme, tel que le plomb qui, lancé par la fronde d’un habitantdes îles Baléares, s’embrase dans sa course rapide, et trouve, sousles nues, des feux qu’il ne connaissait pas.

Abandonnant la route des cieux, Mercuredescend sur la terre. Se confiant dans sa beauté, il ne prend aucundéguisement ; mais il veut que l’art relève ses grâcesnaturelles. Il arrange ses cheveux ; il prend soin que sa robedéveloppe, en ondoyant, l’or et sa riche broderie ; il faitbriller les ailes attachées à ses pieds ; et sa mainlégèrement balance la baguette qui fait naître le sommeil.

Dans l’intérieur du palais de Cécrops sonttrois appartements où brillent l’ivoire. Pandrose, tu occupaiscelui de la droite ; ta sœur Aglauros avait celui de lagauche ; au milieu était celui d’Hersé. Aglauros ayant lapremière aperçu le dieu, osa lui demander son nom, et quel sujetl’amenait en ces lieux. Le petit-fils d’Atlas répondit :

« Je suis le fils de Jupiter, et celuiqui porte ses décrets à travers les airs. Je ne dissimulerai pas lemotif qui m’amène. Soyez seulement fidèle à votre sœur, et nerefusez pas une alliance qui doit vous honorer. C’est Hersé quim’attire en ce palais. Favorisez, je vous en conjure, les vœux d’unamant. »

Aglauros lève sur lui ces yeux avides qu’elleavait osé porter sur le dépôt que Minerve lui confia ; elleexige beaucoup d’or pour le service que le dieu réclame, etl’oblige à sortir du palais.

Cependant la guerrière Pallas lance surAglauros un farouche regard. Elle soupire, et ce profond soupirsoulève fortement son sein robuste et son égide redoutable. Elle sesouvient que la main profane d’Aglauros a trahi son secret,lorsque, contre la foi donnée, elle découvrit à ses sœurs cetenfant né sans mère, enfanté par le dieu de Lemnos. Elle ne peutsouffrir qu’elle se rende agréable à Mercure, qu’elle serve sasœur, ni qu’elle s’enrichisse de l’or que son avarice ademandé.

Soudain la déesse porte ses pas vers lesprofondes vallées, où l’Envie a fixé son séjour. C’est un antrehorrible, toujours souillé d’un noir venin, où le soleil craint delaisser entrer ses rayons ; où l’haleine des vents ne pénétrajamais ; où règne, avec la tristesse, un froid éternel, et quecouvrent les humides ténèbres, et que remplissent d’épaisbrouillards.

Dès que la déesse des combats est arrivée auseuil de cet affreux palais, elle s’arrête (car il n’est pas permisaux dieux de le franchir). Du bout de sa lance elle frappe lesportes, et les portes retentissantes s’ouvrent à l’instant. Elleaperçoit, au fond de l’antre, le monstre qui se nourrit de vipères,aliment de ses noires fureurs. Elle le voit, et détourne les yeux.Abandonnant alors les restes impurs de ses serpents à demi rongés,l’Envie se lève pesamment de la terre, et s’avance d’un pasincertain. À la vue de la déesse brillante de sa beauté et del’éclat des armes qui la couvrent, elle frémit et soupire.

La pâleur habite sur son affreux visage ;son corps horrible est décharné ; son regard louche est sombreet égaré. Une rouille livide couvre ses dents ; son cœurs’abreuve de fiel, et sa langue distille des poisons. Le rires’éloigne de ses lèvres, ou ne s’y montre qu’à l’aspect d’unegrande infortune. Sans cesse agitée par les soucis vigilants, lesommeil fuit ses paupières ; elle souffre et s’irrite dubonheur des mortels. Elle tourmente ; elle est tourmentéeelle-même : c’est son supplice. La déesse, surmontantl’horreur que le monstre lui inspire fait entendre cesmots :

« Verse tes poisons dans l’âme d’une desfilles de Cécrops ; Aglauros est son nom. C’est tout ce quej’exige de toi. »

Elle dit, et soudain, frappant la terre de salance, elle s’élève dans les airs.

L’Envie suivant d’un œil oblique le vol de ladéesse, fait entendre quelques murmures confus, et s’afflige dusuccès même qu’aura pour un autre le mal qu’elle va faire. Elleprend en main son bâton tortueux, hérissé d’épines ; un nuagenoir l’enveloppe ; elle part : et, sur son chemin, lescampagnes fleuries se dépouillent ; les gazons et les arbressont flétris ; et les peuples, et les villes, et leschaumières sont couverts de vapeurs empestées. Enfin se découvre àses regards la superbe Athènes, où fleurissent les arts, où règnentl’abondance, la paix, et les plaisirs ; et l’Envie pleure den’apercevoir dans son enceinte aucun sujet de pleurs.

Cependant elle s’introduit dans le palais deCécrops ; elle exécute les ordres qu’elle a reçus ; etportant sur le sein d’Aglauros sa main que rouillent d’affreuxpoisons, elle remplit son cœur d’aiguillons recourbés etdéchirants. Elle souffle sur elle de noirs venins ; elle enpénètre ses os et ses entrailles ; et pour étendre leurravage, et pour l’accélérer, elle représente aux yeux d’Aglauros,et sa sœur, et le flambeau d’hymen qui doit s’allumer pour elle, etla beauté du dieu dont l’éclat va rejaillir sur elle. Irritée parces images, la princesse se sent tourmentée d’une rage inconnue.Elle gémit la nuit, elle gémit le jour ; un feu lent et secretla dévore. Ainsi la glace fond aux rayons d’un soleil peuardent ; ainsi jalouse du bonheur d’Hersé Aglauros brûle commeces herbes épineuses qui, sans jeter aucune flamme, se consumentlentement en épaisse fumée. Souvent, pour ne pas voir cet hymen,elle invoque la mort ; souvent elle veut dénoncer comme uncrime l’amour de Mercure au sévère Cécrops.

Enfin elle s’assied aux portes du palais pouren interdire l’entrée au dieu qui va se présenter. Celui-ci jointvainement aux discours les plus flatteurs les caresses et lesprières :

« Cessez, dit-elle, je ne quitterai cetteplace qu’après votre départ. »

« J’y consens volontiers ! »répond vivement le dieu ; et de son caducée il touche lesportes, qui s’ouvrent à l’instant. Aglauros veut se lever ;mais ces parties du corps que nous faisons fléchir pour nousasseoir, saisies d’une pesanteur invincible, ne peuvent se mouvoir.Elle fait d’inutiles efforts pour se redresser. Ses genoux roidis,refusent de plier. Un froid mortel engourdit ses membres, son sangest tari, et ses veines blanchissent. Tel qu’un ulcère incurable,étendant ses ravages, ajoute insensiblement aux parties maladescelles qui ne le sont pas ; tel le froid de la mort, pardegrés se glissant, pénètre jusqu’au sein d’Aglauros, arrête sarespiration, et ferme en elle les sources de la vie. Elle nes’efforça point de faire entendre des cris ; et l’eût-ellevoulu, sa voix n’aurait plus trouvé de passage. Déjà son col et sonvisage étaient durcis en pierre. Statue inanimée, elle étaitassise ; mais souillée des poisons de l’Envie, elle avaitperdu sa blancheur.

Après s’être ainsi vengé de la jalousied’Aglauros, Mercure, porté sur ses ailes rapides, abandonne lescampagnes que protège Pallas, et remonte au céleste séjour. Jupiteren secret l’appelle, et, sans lui faire connaître l’objet de sonnouvel amour :

« Mon fils, dit-il, fidèle messager demes décrets, que rien ne t’arrête ! vole avec ta vitesseordinaire, et descends dans cette contrée de la terre qui voit, àsa gauche, les Pléiades et que les peuples qui l’habitent appellentSidonie. Regarde les troupeaux du roi qui paissent l’herbe sur cesmontagnes ; hâte-toi de les conduire sur les bords de lamer. »

Il dit : et déjà, chassés dans la plaine,ces troupeaux s’avançaient vers le rivage où la fille du puissantAgénor venait tous les jours, avec les vierges de Tyr, sescompagnes, se livrer à des jeux innocents.

Amour et majesté vont difficilement ensemble.Le père et le souverain des dieux renonce à la gravité dusceptre ; et celui dont un triple foudre arme la main, celuiqui d’un mouvement de sa tête ébranle l’univers, prend la formed’un taureau, se mêle aux troupeaux d’Agénor, et promène surl’herbe fleurie l’orgueil de sa beauté. Sa blancheur égale celle dela neige que n’a point foulée le pied du voyageur, et que n’a pointamollie l’humide et pluvieux Auster. Son col est droit et dégagé.Son fanon, à longs plis, pend avec grâce sur son sein. Ses cornespetites et polies imitent l’éclat des perles les plus pures ;et l’on dirait qu’elles sont le riche ouvrage de l’art. Son frontn’a rien de menaçant ; ses yeux, rien de farouche ; etson regard est doux et caressant. La fille d’Agénor l’admire. Ilest si beau ! Il ne respire point les combats. Mais, malgré sadouceur, elle n’ose d’abord le toucher. Bientôt rassurée, elles’approche et lui présente des fleurs. Le dieu jouit ; ilbaise ses mains, et retient avec peine les transports dont il estenflammé.

Tantôt il joue et bondit sur l’émail desprairies ; tantôt il se couche sur un sable doré, qui relèvede son corps la blancheur éblouissante. Cependant Europe moinstimide, porte sur sa poitrine une main douce et caressante. Ellepare ses cornes de guirlandes de fleurs. Ignorant que c’est undieu, que c’est un amant qu’elle flatte, elle ose enfin se placersur son dos.

Alors le dieu s’éloignant doucement de laterre, et se rapprochant des bords de la mer, bat d’un pied lent ettrompeur la première onde du rivage ; et bientôt, fendant lesflots azurés, il emporte sa proie sur le vaste océan. Europetremblante regarde le rivage qui fuit ; elle attache une mainaux cornes du taureau ; elle appuie l’autre sur son dos ;et sa robe légère flotte abandonnée à l’haleine des vents.

Chant 3

 

Déjà le dieu, ayant dépouillé les traits dutaureau mensonger, s’était fait connaître à la filled’Agénor ; déjà il avait abordé aux rivages de Crète, lorsqueignorant le destin de sa fille, le roi de Tyr commande à Cadmusd’aller chercher sa sœur ; et, tout à la fois père tendre etbarbare, il le condamne à un exil éternel s’il ne peut laretrouver.

Après avoir inutilement parcouru l’univers(car qui pourrait découvrir les larcins de Jupiter !) Cadmusfuit et sa patrie et le courroux redoutable d’un père. Il consulteen tremblant l’oracle d’Apollon. Il demande quelle est la terrequ’il doit désormais habiter :

« Tu trouveras, dit l’oracle, dans descampagnes désertes une génisse ignorant l’esclavage du joug et dela charrue. Suis ses pas et dans les lieux où tu la verrass’arrêter, bâtis une ville, et donne à cette contrée le nom deBéotie. »

À peine Cadmus est descendu de l’antrequ’arrose la fontaine de Castalie, il aperçoit une génisse errantesans gardien, allant avec lenteur, et ne portant sur son frontaucune marque de servitude. Il marche après elle ; il suit sestraces d’un pas rapide, adorant en silence le dieu qui leconduit.

Déjà il avait traversé le Céphise et leschamps de Panope, lorsque la génisse s’arrête ; et levant versle ciel son large front paré de cornes élevées, remplit l’air deses mugissements. Elle détourne sa tête, regarde ceux qui suiventses pas, se couche, et sur l’herbe tendre repose ses flancs. LeTyrien prosterné rend grâces à Phébus ; il embrasse cetteterre étrangère ; il salue ces champs et ces monts inconnus.Il veut sacrifier à Jupiter : il ordonne à ses compagnonsd’aller puiser dans des sources vives une eau pure pour leslibations.

Non loin s’élève une antique forêt que le fera toujours respectée ; dans son épaisse profondeur est unantre couvert de ronces et d’arbrisseaux. Des pierres grossières enarc disposées forment son humble entrée. Il en sort une ondeabondante, et c’est là qu’est la retraite du dragon de Mars :sa tête est couverte d’une crête dorée ; de ses yeuxjaillissent des feux dévorants ; tout son corps est gonflé devenin ; sa gueule, armée de trois rangs de dents aiguës, agiterapidement un triple dard.

Les Tyriens ont à peine percé la sombrehorreur de ce bois funeste ; à peine l’urne plongée a retentidans l’onde ; le dragon à l’écaille d’azur élève sa tête horsde l’antre, et pousse d’horribles sifflements. L’urne échappe auxtremblantes mains des compagnons de Cadmus : leur sang seglace ; une terreur soudaine les a frappés. Le monstre se plieet se replie précipitamment en cercles redoublés. Il s’allonge, etses anneaux déroulés forment un arc immense. De la moitié de sahauteur il se dresse dans les airs, et son œil domine sur toute laforêt ; et quand on le voit tout entier, il paraît aussi grandque le Dragon céleste qui sépare les deux Ourses.

Soudain, soit que les Phéniciens sedisposassent au combat ou à la fuite, soit qu’immobiles d’effroi lafuite ou le combat leur devînt impossible, le monstre s’élance sureux, et les déchire par ses morsures, ou les étouffe pressés de sesnœuds tortueux, ou les tue de son haleine et de ses poisons.

Déjà le soleil au milieu de sa course avaitrétréci l’ombre dans les campagnes, lorsque le fils d’Agénor,inquiet du retard de ses compagnons, marche sur leurs tracescouvert de la dépouille du lion, armé d’une lance et d’un javelot,mais plus fort encore de son courage, supérieur à sa lance et à sestraits. Il pénètre dans la forêt : il voit ses soldatsexpirants, et l’affreux serpent qui, sur leur corps étendu, de salangue sanglante avec avidité suçait leurs horriblesblessures : soudain il s’écrie :

« Amis fidèles ! je vais vous suivreou vous venger. »

Il dit : et soulevant une roche énorme,il lance avec un grand effort cette pesante masse dont le choc eûtébranlé les tours les plus élevées, et fait crouler les plus fortesmurailles. Il atteint le monstre, et ne le blesse pas :d’épaisses écailles lui servent de cuirasse et repoussent lecoup ; mais elles ne sont point impénétrables au javelot, qui,s’enfonçant au milieu de la longue et flexible épine du dragon,descend tout entier dans ses flancs.

Rendu plus terrible par la douleur, il repliesa tête sur son dos, regarde sa blessure, mord le trait qui l’afrappé, le secoue, l’ébranle, et semble près de l’arracher ;mais le fer qui pénètre ses os y demeure attaché. Alors sa plaieajoute encore à sa rage ordinaire ; son col se grossit par sesveines gonflées ; une blanchâtre écume découle abondamment desa gueule empoisonnée. La terre retentit au loin du bruit de sonécaille. Semblable aux noires exhalaisons du Styx, son haleineinfecte les airs. Tantôt se repliant sur lui-même, il décrit descercles divers ; tantôt déroulant ses vastes nœuds, tel qu’unlong chêne, il s’élève et s’étend. Soudain s’élançant comme untorrent grossi par les pluies, il renverse les arbres quis’opposent à ses efforts. Cadmus recule lentement, l’évite,soutient ses attaques avec la dépouille du lion qui le couvre, etde la pointe de son dard écarte sa gueule menaçante. Cependant ledragon furieux fatigue, brise en impuissants efforts ses dents surl’acier qui le déchire. Déjà la terre se souillait et l’herbe étaitteinte du sang qui coule de sa bouche empestée. Mais la blessureétait encore légère ; et le dragon repliant sa tête en arrièrepour éviter la pointe du dard, l’empêchait de s’y plonger, lorsqueenfin le fils d’Agénor l’enfonçant dans sa gorge, avance sur lui,le presse, le serre, et l’arrêtant contre un chêne, perce du mêmetrait et le dragon et l’arbre qui plie sous le poids du monstre, etqui gémit sous les coups redoublés dont le frappe sa queue.

Mais tandis que Cadmus promène ses regards surle redoutable ennemi qu’il vient de terrasser, une voix invisiblefait entendre ces mots :

« Pourquoi, fils d’Agénor, regardes-tu ceserpent qui vient de tomber sous tes coups ? Toi-même un jourtu seras serpent comme lui. »

À ces paroles menaçantes le héros pâlit ;la terreur lui a ravi l’usage de ses sens, et ses cheveux hérissésse dressent sur sa tête.

Mais Pallas, qui le protège, descend del’Olympe à travers les airs ; elle s’offre à ses yeux, et luiordonne d’enfouir dans la terre entrouverte les dents du dragon,qui seront la semence d’un peuple nouveau. Cadmus obéit ; iltrace de longs sillons ; il y jette ces semencesterribles ; et soudain, ô prodige incroyable ! la terrecommence à se mouvoir. Bientôt le fer des lances et des javelotsperce à travers les sillons ; puis paraissent des casquesd’airain ornés d’aigrettes de diverses couleurs ; puis desépaules, des corps, des bras chargés de redoutables traits ;enfin s’élève et croit une moisson de guerriers. Ainsi, tandisqu’on les déploie, se montrent à nos yeux les décorations duthéâtre. On aperçoit d’abord la tête des personnages, etsuccessivement les autres parties de leur corps, jusqu’à ce queleurs pieds semblent toucher la terre.

À la vue de ces nouveaux ennemis, Cadmusétonné se disposait à combattre :

« Arrête, s’écrie un de ces enfants de laterre, et ne te mêle point dans nos sanglantesquerelles. »

Il dit, et plonge son fer dans le sein d’un deses frères, et tombe lui-même percé d’un trait mortel. Celui quil’a frappé succombe au même instant, et perd la vie qu’il venait derecevoir. Une égale fureur anime cette nouvelle race de guerriers.Tour à tour assassins et victimes, détruits aussitôt qu’enfantés,par eux la terre est abreuvée du sang de ses enfants. Il n’enrestait que cinq, lorsque l’un d’eux, Échion, par l’ordre dePallas, jette ses armes, réclame la foi de ses frères, donne etreçoit les gages de la paix ; et compagnons des travaux deCadmus, ils bâtissent avec lui la ville ordonnée par Apollon.

Déjà Thèbes était une cité florissante. Filsd’Agénor, tu pouvais voir dans ton exil la source de ton bonheur.Époux de la fille de Mars et de Vénus, père d’une nombreusepostérité, les enfants de tes enfants, si chers à ton amour,brillaient de tous les dons de la jeunesse. Mais pour les juger, ilfaut attendre les hommes à leur dernier jour, et nul d’entre euxavant sa mort ne peut se dire heureux.

Tu l’éprouvas, Cadmus, au sein de tesprospérités, lorsque ton fils vint causer tes premières douleurs.Il fut changé en cerf, et ses chiens de son sangs’abreuvèrent ; mais il n’était point coupable : lehasard seul le perdit. Une erreur pouvait-elle donc le rendrecriminel ?

Le Cithéron était couvert du sang et ducarnage des hôtes des forêts. Déjà le soleil, également éloigné del’orient et de l’occident, rétrécissait les ombres, lorsque lejeune Actéon rassemble les Thébains que l’ardeur de la chasse avaitemportés loin de lui :

« Compagnons, leur dit-il, nos toiles etnos javelots sont teints du sang des animaux. C’en est assez pouraujourd’hui. Demain, dès que l’Aurore sur son char de pourpreramènera le jour, nous reprendrons nos travaux. Maintenant que lesoleil brûle la terre de ses rayons, pliez vos filets noueux,détendez vos toiles, et livrez-vous au repos. »

Soudain les Thébains obéissent, et leurstravaux sont suspendus.

Non loin était un vallon couronné de pins etde cyprès. On le nomme Gargaphie, et il est consacré à Diane,déesse des forêts. Dans le fond de ce vallon est une grottesilencieuse et sombre, qui n’est point l’ouvrage de l’art. Mais lanature, en y formant une voûte de pierres ponces et de rocheslégères, semble avoir imité ce que l’art a de plus parfait. Àdroite coule une source vive, et son onde serpente et murmure surun lit de gazon. C’est dans ces limpides eaux que la déesse,fatiguée de la chasse, aimait à baigner ses modestes attraits. Ellearrive dans cette retraite solitaire. Elle remet son javelot, soncarquois, et son arc détendu à celle de ses nymphes qui est chargéedu soin de les garder. Une seconde nymphe détache sa roberetroussée ; en même temps deux autres délacent sachaussure ; et Crocalé, fille du fleuve Isménus, plus adroiteque ses compagnes, tresse et noue les cheveux épars de la déessependant que les siens flottent encore sur son sein. Néphélé, Hyalé,Rhanis, Psécas, et Phialé épanchent sur le corps de Diane les flotslimpides jaillissant de leurs urnes légères.

Tandis que Diane se baigne dans la fontaine deGargaphie, Actéon errant d’un pas incertain dans ce bocage qui luiest inconnu, arrive dans l’enceinte sacrée, entraîné par le destinqui le conduit. À peine est-il entré dans la grotte où coule uneonde fugitive, que les nymphes l’apercevant, frémissent de paraîtrenues, frappent leur sein, font retentir la forêt de leurs cris, ets’empressent autour de la déesse pour la dérober à des yeuxindiscrets. Mais, plus grande que ses compagnes, la déesses’élevait de toute la tête au-dessus d’elles. Tel que sur le soirun nuage se colore des feux du soleil qui descend surl’horizon ; ou tel que brille au matin l’incarnat de l’aurorenaissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles auxregards d’un mortel. Quoique ses compagnes se soient en cercleautour d’elle rangées, elle détourne son auguste visage. Quen’a-t-elle à la main et son arc et ses traits rapides ! À leurdéfaut elle s’arme de l’onde qui coule sous ses yeux ; etjetant au front d’Actéon cette onde vengeresse, elle prononce cesmots, présages d’un malheur prochain :

« Va maintenant, et oublie que tu as vuDiane dans le bain. Si tu le peux, j’y consens. »

Elle dit, et soudain sur la tête du princes’élève un bois rameux ; son cou s’allonge ; ses oreillesse dressent en pointe ; ses mains sont des pieds ; sesbras, des jambes effilées ; et tout son corps se couvre d’unepeau tachetée. À ces changements rapides la déesse ajoute lacrainte. Il fuit ; et dans sa course il s’étonne de salégèreté. À peine dans une eau limpide a-t-il vu sa nouvellefigure : Malheureux que je suis ! voulait-ils’écrier ; mais il n’a plus de voix. Il gémit, et ce fut sonlangage. De longs pleurs coulaient sur ses joues, qui n’ont plusleur forme première. Hélas ! il n’avait de l’homme conservéque la raison. Que fera cet infortuné ? retournera-t-il aupalais de ses pères ? la honte l’en empêche. Ira-t-il secacher dans les forêts ? la crainte le retient. Tandis qu’ildélibère, ses chiens l’ont aperçu. Mélampus, né dans la Crète, etl’adroit Ichnobates, venu de Sparte, donnent par leurs abois lepremier signal. Soudain, plus rapides que le vent, tous les autresaccourent. Pamphagos, et Dorcée, et Oribasos, tous troisd’Arcadie ; le fier Nébrophonos, le cruel Théron, suivi deLélaps ; le léger Ptérélas, Agré habile à éventer les tracesdu gibier ; Hylée, récemment blessé par un sanglierfarouche ; Napé engendrée d’un loup ; Péménis, qui jadismarchait à la tête des troupeaux ; Harpyia, que suivent sesdeux enfants ; Ladon, de Sicyone, aux flancs resserrés ;et Dromas, Canaché, Sticté, Tigris, Alcé, et Leucon, dont lablancheur égale celle de la neige ; et le noir Asbolus, et levigoureux Lacon ; le rapide Aello et Thoüs ; Lyciscé, etson frère le Cypriote ; Harpalos, au front noir tacheté deblanc ; Mélanée, Lachné, au poil hérissé ; Labros,Agriodos, et Hylactor, à la voix perçante, tous trois nés d’un pèrede Crète et d’une mère de Laconie ; et tous les autres enfinqu’il serait trop long de nommer.

Cette meute, emportée par l’ardeur de laproie, poursuit Actéon, et s’élance à travers les montagnes, àtravers les rochers escarpés ou sans voie. Actéon fuit, poursuividans ces mêmes lieux où tant de fois il poursuivit les hôtes desforêts. Hélas ! lui-même il fuit ses fidèles compagnons ;il voudrait leur crier : – Je suis Actéon, reconnaissez votremaître.’ Mais il ne peut plus faire entendre sa voix. Cependantd’innombrables abois font résonner les airs. Mélanchétès lui faitau dos la première blessure ; Thérodamas le mordensuite ; Orésitrophos l’atteint à l’épaule. Ils s’étaientélancés les derniers à sa poursuite, mais en suivant les sentierscoupés de la montagne, ils étaient arrivés les premiers. Tandisqu’ils arrêtent le malheureux Actéon, la meute arrive, fond surlui, le déchire, et bientôt sur tout son corps il ne reste aucuneplace à de nouvelles blessures. Il gémit, et les sons plaintifsqu’il fait entendre, s’ils différent de la voix de l’homme, neressemblent pas non plus à celle du cerf. Il remplit de ses crisces lieux qu’il a tant de fois parcourus ; et, tel qu’unsuppliant, fléchissant le genou, mais ne pouvant tendre ses bras,il tourne en silence autour de lui sa tête languissante.

Cependant ses compagnons, ignorant son tristedestin, excitent la meute par leurs cris accoutumés ; ilscherchent Actéon, et le croyant éloigné de ces lieux, ilsl’appellent à l’envi, et les bois retentissent de son nom.L’infortuné retourne la tête. On se plaignait de son absence ;on regrettait qu’il ne pût jouir du spectacle du cerf à sesderniers abois. Il n’est que trop présent ; il voudrait ne pasl’être ; il voudrait être témoin, et non victime. Mais seschiens l’environnent ; ils enfoncent leurs dents cruelles danstout son corps, et déchirent leur maître caché sous la forme d’uncerf. Diane enfin ne se crut vengée que lorsque, par tant deblessures, l’affreux trépas eut terminé ses jours.

L’univers parla diversement de cette action dela déesse. Les uns trouvèrent sa vengeance injuste etcruelle ; les autres l’approuvant la jugèrent digne de sasévère virginité ; et chaque opinion eut ses preuves et sesraisons. La seule épouse de Jupiter songeait moins à louer ou àblâmer la déesse qu’à se réjouir des malheurs de la familled’Agénor. Sa haine contre Europe, qui fut sa rivale, s’étendait àsa postérité. Une injure nouvelle ajoutait encore à sonressentiment. Sémélé portait dans son sein un gage de l’amour deJupiter. Junon s’indigne et s’écrie :

« Pourquoi ajouterais-je encore desplaintes à celles que j’ai tant de fois vainement faitentendre ? c’est ma rivale elle-même que je dois attaquer. Jela perdrai ; elle périra, s’il est vrai que je m’appelleencore la puissante Junon ; si ma main est digne de porter lesceptre de l’Olympe ; si je suis la reine des dieux, la sœuret l’épouse de Jupiter ! Ah ! je suis du moins sasœur ! Mais peut-être que, contente de l’avoir rendu infidèle,Sémélé ne m’a fait qu’une légère injure ? Non, elle a conçu.Ma honte est manifeste. Elle porte dans son sein la preuve de soncrime ; elle veut donner des enfants à Jupiter, honneur dontmoi-même à peine je jouis ! Est-ce donc sa beauté qui l’arendue si vaine ? eh bien ! que sa beauté la perde !et que je ne sois pas la fille de Saturne, si par son amant, parJupiter lui-même, elle n’est précipitée dans le fleuve desenfers. »

Elle dit, et descend de son trône. Un nuageépais l’environne ; elle marche au palais de sa rivale.Bientôt, sous les traits d’une vieille, elle sort de la nue ;elle ombrage son front de cheveux blancs ; elle ride sestraits, courbe son corps, marche d’un pas tremblant, prend une voixcassée, et revêt enfin la figure de Béroé, qui naquit à Épidaure,et fut nourrice de Sémélé.

Après avoir avec adresse et par de longsdétours fait tomber l’entretien sur le souverain des dieux, ellesoupire et dit :

« Je souhaite que votre amant soit eneffet Jupiter lui-même ; mais enfin je crains tout. Plus d’unmortel osa se servir du nom des dieux pour tromper des viergesinnocentes. Mais si c’est Jupiter qui vous aime, cela ne suffit pasencore. Il faut qu’il vous donne un gage éclatant de son amour.Priez-le de descendre en vos bras avec tout l’appareil de sagrandeur, tel qu’il est en un mot, lorsque Junon le reçoit dans lessiens. »

L’innocente fille de Cadmus s’abandonne auxperfides conseils de la déesse. Elle demande à Jupiter une grâce,mais sans la désigner :

« Choisis, dit le dieu ; rien ne tesera refusé ; et afin que tu ne puisses en douter, je le jurepar le Styx, le Styx dieu lui-même et la terreur de tous lesdieux. »

Sémélé se réjouit du mal qu’elle s’apprête.Trop puissante sur son amant, et près de périr victime d’unecomplaisance fatale :

« Montrez-vous à moi, dit-elle, avecl’appareil et la gloire qui vous suit dans le lit deJunon. »

Le dieu aurait voulu l’interrompre, mais cesmots précipités avaient déjà frappé les airs. Il gémit ; il nepeut annuler ni le vœu de son amante, ni le serment qu’il a fait.Accablé de tristesse, il remonte dans les cieux. Il entraîne lesnuées ; il rassemble la pluie, les vents, les éclairs, letonnerre, et la foudre inévitable. Il tâche, autant que cela luiest permis, d’en affaiblir la force. Il n’arme point son bras desfeux trop redoutables avec lesquels il foudroya Typhon ; il enest de plus légers : les cyclopes en les forgeant y mêlèrentmoins de flammes et de fureur. Les dieux les appellent desdemi-foudres. Jupiter les saisit et descend avec tout l’appareil desa puissance dans le palais des enfants d’Agénor. Mais une simplemortelle ne pouvait soutenir cet éclat immortel ; et Séméléfut consumée dans les bras même de son amant. Cependant Jupiterarracha de son sein l’enfant à demi formé qui devait naître de leuramour ; et, s’il est permis de le croire, il le renferma danssa cuisse, et l’y conserva tout le temps que sa mère aurait dû leporter. Sœur de Sémélé, Ino l’éleva secrètement dès le berceau, etle confia bientôt après aux nymphes de Nysa, qui le cachèrent dansleurs grottes profondes, et firent du lait son premier aliment.

Tandis que, par la loi fatale des destins, cesévénements se passaient sur la terre, et que, deux fois né, Bacchusvoyait paisiblement s’écouler le premier âge de la vie, on ditqu’un jour Jupiter, égayé par le nectar, oubliant les soins et lessoucis du sceptre, s’amusait à de folâtres jeux avec Junon, librealors de ses jaloux ennuis :

« Avouez-le, dit-il, l’amour a pour vousdes transports qui nous sont inconnus ! »

Et Junon soutenant un avis contraire, il futconvenu de s’en rapporter à la décision de Tirésias, qui sous lesdeux sexes avait connu l’une et l’autre Vénus.

En effet, ayant un jour rencontré dans uneforêt deux gros serpents par l’amour réunis, Tirésias les avaitfrappés de sa baguette, et soudain, ô prodige ! d’homme qu’ilétait il devint femme, et conserva ce sexe pendant sept ans. Lehuitième printemps offrit encore les mêmes reptiles à sesregards :

« Si quand on vous blesse, dit-il, votrepouvoir est assez grand pour changer la nature de votre ennemi, jevais vous frapper une seconde fois. »

Il les frappe, et soudain, reprenant sonpremier sexe, il redevint ce qu’il avait été.

Tel fut l’arbitre choisi pour juger ce joyeuxdifférent. Il adopta l’avis de Jupiter ; et l’on dit queJunon, plus offensée qu’il ne convenait de l’être pour un sujetaussi léger, condamna les yeux de son juge à des ténèbreséternelles. Mais le père tout puissant, pour alléger sa peine, carun dieu ne peut détruire ce qu’a fait un autre dieu, découvrit àses yeux la science de l’avenir, et, par cette faveur signalée, leconsola de la nuit qui les couvrait.

Bientôt devenu célèbre dans la Béotie,toujours consulté, il rendit toujours des oracles certains. Lablonde Liriope fit la première épreuve de son adresse à pénétrerdans l’obscur avenir. C’est elle dont le Céphise arrêta les pasdans ses flots tortueux, elle qu’il soumit à sa violence, et qu’ilrendit mère d’un enfant si beau, que les nymphes l’aimaient déjàdès sa plus tendre enfance. Narcisse était son nom. Tirésias,interrogé si cet enfant atteindrait une longuevieillesse :

« Il l’atteindra, répondit-il, s’il ne seconnaît pas. »

Cet oracle parut longtemps frivole etmensonger ; mais l’aventure et le genre de mort de Narcisse,et son fatal délire, l’ont trop bien expliqué.

Déjà le fils de Céphise venait d’ajouter uneannée à son quinzième printemps : il réunissait les charmes del’enfance aux fleurs de la jeunesse. Les nymphes voulurent luiplaire ; plusieurs jeunes Béotiens recherchèrent sonamitié ; mais à des grâces si tendres il joignait tant defierté, qu’il rejeta tous les vœux qui lui furent adressés.

Écho le vit un jour qu’il poussait des cerfstimides dans ses toiles, Écho, qui ne peut se taire quand lesautres parlent, qui pourtant jamais ne parla la première :elle était alors une nymphe, et non une simple voix ; etcependant dès lors, quoique nymphe causeuse, sa voix ne lui servaitqu’à redire, comme aujourd’hui, les derniers mots qu’elle avaitentendus. C’était un effet de la vengeance de Junon. Cette déesseaurait souvent surpris dans les montagnes son époux infidèle ;mais Écho l’arrêtait longtemps par ses discours, et donnait auxnymphes le temps de s’échapper. La fille de Saturne ayant enfinconnu cet artifice :

« Cette langue qui m’a trompée perdra,dit-elle, de son pouvoir, et tu n’auras plus le libre usage de tavoix. »

L’effet suivit la menace, et depuis ce jourÉcho ne peut que répéter le son et doubler la parole.

Elle vit Narcisse chassant dans les forêts.Elle le vit et l’aima. Depuis elle suit secrètement ses pas. Plusprès elle est de lui, plus s’accroît son amour. Tel le soufre légerattire et reçoit la flamme qui l’approche. Ô combien de fois elledésira lui adresser des discours passionnés, et y joindre detendres prières ! Mais l’état où Junon l’a réduite lui défendde commencer ; tout ce qu’il permet du moins elle est prête àl’oser. Elle écoutera la voix de Narcisse, et répétera sesaccents.

Un jour que dans les bois il se trouvaitécarté de sa suite fidèle il s’écrie : Quelqu’un est-il iciprès de moi ? Écho répond, Moi. Narcisse s’étonne, il regardeautour de lui, et dit d’une voix forte, Venez ! Écho redit,Venez ! Il regarde encore, et personne ne s’offrant à sesregards, Pourquoi, s’écrie-t-il, me fuyez-vous ? Écho reprend,Me fuyez-vous ? Trompé par cette voix prochaine,Joignons-nous, dit Narcisse. Écho, dont cette demande vient decombler tous les vœux, répète, Joignons-nous : et soudain,interprétant ces paroles au gré de ses désirs, elle sort dutaillis. Elle avançait les bras tendus ; mais il s’éloigne, ilfuit, et se dérobant à ses embrassements : Que je meure,dit-il, avant que d’être à toi ! Et la nymphe ne répéta queces mots, être à toi !

Écho méprisée se retire au fond des bois. Ellecache sous l’épais feuillage la rougeur de son front, et depuiselle habite dans des antres solitaires. Mais elle n’a pu vaincreson amour ; il s’accroît irrité par les mépris de Narcisse.Les soucis vigilants la consument ; une affreuse maigreurdessèche ses attraits ; toute l’humide substance de son corpss’évapore : il ne reste d’elle que les os et la voix. Bientôtses os sont changés en rochers. Cachée dans l’épaisseur des forêts,la voix d’Écho répond toujours à la voix qui l’appelle ; maisnul ne peut voir cette nymphe infortunée, et ce n’est plusmaintenant qu’un son qui vit encore en elle.

Les autres nymphes qui habitent les monts oules fontaines éprouvèrent aussi les dédains de Narcisse. Mais enfinune d’elles, élevant vers le ciel des mains suppliantes, s’écriadans son désespoir :

« Que le barbare aime à son tour sanspouvoir être aimé ! »

Elle dit ; et Rhamnusie exauça cettejuste prière.

Près de là était une fontaine dont l’eau pure,argentée, inconnue aux bergers, n’avait jamais été troublée ni parles chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par les troupeauxdes environs. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle feuille tombéedes arbres n’avait altéré le cristal de son onde. Elle était bordéed’un gazon frais qu’entretient une humidité salutaire ; et lesarbres et leur ombre protégeaient contre l’ardeur du soleil lasource et le gazon. C’est là que, fatigué de la chasse et de lachaleur du jour, Narcisse vint s’asseoir, attiré par la beauté, lafraîcheur, et le silence de ces lieux. Mais tandis qu’il apaise lasoif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévoranteencore. Séduit par son image réfléchie dans l’onde, il devientépris de sa propre beauté. Il prête un corps à l’ombre qu’ilaime : il s’admire, il reste immobile à son aspect, et telqu’on le prendrait pour une statue de marbre de Paros. Penché surl’onde, il contemple ses yeux pareils à deux astres étincelants,ses cheveux dignes d’Apollon et de Bacchus, ses joues colorées desfleurs brillantes de la jeunesse, l’ivoire de son cou, la grâce desa bouche, les roses et les lis de son teint : il admire enfinla beauté qui le fait admirer. Imprudent ! il est charmé delui-même : il est à la fois l’amant et l’objet aimé ; ildésire, et il est l’objet qu’il a désiré ; il brûle, et lesfeux qu’il allume sont ceux dont il est consumé. Ah ! qued’ardents baisers il imprima sur cette onde trompeuse !combien de fois vainement il y plongea ses bras croyant saisir sonimage ! Il ignore ce qu’il voit ; mais ce qu’il voitl’enflamme, et l’erreur qui flatte ses yeux irrite ses désirs.

Insensé ! pourquoi suivre ainsi cetteimage qui sans cesse te fuit ? Tu veux ce qui n’est point.Éloigne-toi, et tu verras s’évanouir le fantastique objet de tonamour. L’image qui s’offre à tes regards n’est que ton ombreréfléchie ; elle n’a rien de réel ; elle vient et demeureavec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais toi-mêmet’éloigner de ces lieux. Mais ni le besoin de nourriture, ni lebesoin de repos ne peuvent l’en arracher.

Étendu sur l’herbe épaisse et fleurie, il nepeut se lasser de contempler l’image qui l’abuse ; il péritenfin par ses propres regards. Soulevant sa tête languissante, ettendant les bras, il adresse ces plaintes aux forêtsd’alentour :

« Ô vous dont l’ombre fut si souventfavorable aux amants, vîtes-vous un amant plus malheureux quemoi ? et depuis que les siècles s’écoulent sur vos têtes,connûtes-vous des destins si cruels ? L’objet que j’aime estprès de moi ; je le vois, il me plaît ; et, tant estgrande l’erreur qui me séduit, en le voyant je ne puis letrouver : et pour irriter ma peine, ce n’est ni l’immenseocéan qui nous sépare ; ce ne sont ni des pays lointains, nides montagnes escarpées, ni des murs élevés, ni de fortesbarrières : une onde faible et légère est entre lui etmoi ! lui-même il semble répondre à mes désirs. Si j’imprimeun baiser sur cette eau limpide, je le vois soudain rapprocher sabouche de la mienne. Je suis toujours près de l’atteindre ;mais le plus faible obstacle nuit au bonheur des amants.

« Ô toi, qui que tu sois, parais !sors de cette onde, ami trop cher ! Pourquoi tromper ainsi monempressement, et toujours me fuir ? Ce n’est ni ma jeunesse nima figure qui peuvent te déplaire : les plus belles nymphesm’ont aimé. Mais je ne sais quel espoir soutient encore en moil’intérêt qui se peint sur ton visage ! Si je te tends lesbras, tu me tends les tiens ; tu ris si je ris ; tupleures si je pleure ; tes signes répètent les miens ; etsi j’en puis juger par le mouvement de tes lèvres, tu réponds à mesdiscours par des accents qui ne frappent point mon oreilleattentive.

« Mais où m’égarai-je ? je suis entoi, je le sens : mon image ne peut plus m’abuser ; jebrûle pour moi-même, et j’excite le feu qui me dévore. Que dois-jefaire ? faut-il prier, ou attendre qu’on m’implore ? Maisqu’ai-je enfin à demander ? ne suis-je pas le bien que jedemande ? Ainsi pour trop posséder je ne possède rien. Que nepuis-je cesser d’être moi-même ! Ô vœu nouveau pour unamant ! je voudrais être séparé de ce que j’aime ! Ladouleur a flétri ma jeunesse. Peu de jours prolongeront encore mavie : je la commençais à peine et je meurs dans monprintemps ! Mais le trépas n’a rien d’affreux pour moi ;il finira ma vie et ma douleur. Seulement je voudrais que l’objetde ma passion pût me survivre ; mais uni avec moi il subira madestinée ; et mourant tous deux nous ne perdrons qu’unevie. »

Il dit, et retombant dans sa fatale illusion,il retourne vers l’objet que l’onde lui retrace. Il pleure, l’eause trouble, l’image disparaît ; et croyant la voirs’éloigner :

« Où fuis-tu, s’écria-t-il, cruel ?je t’en conjure, arrête, et ne quitte point ton amant ;ah ! s’il ne m’est permis de m’unir à toi, souffre du moinsque je te voie, et donne ainsi quelque soulagement à ma tristefureur. »

À ces mots il déchire sa robe, découvre etfrappe son sein qui rougit sous ses coups. Telle la pomme à sablancheur mélange l’incarnat ; telle la grappe à demi coloréese peint de pourpre aux rayons du soleil. Mais l’onde est redevenuetransparente ; Narcisse y voit son image meurtrie. Soudain safureur l’abandonne ; et, comme la cire fond auprès d’un feuléger, ou comme la rosée se dissipe aux premiers feux de l’astre dujour. Ainsi, brûlé d’une flamme secrète, l’infortuné se consume etpérit. Son teint n’a plus l’éclat de la rose et du lis ; il aperdu cette force et cette beauté qu’il avait trop aimée, cettebeauté qu’aima trop la malheureuse Écho.

Quoiqu’elle n’eût point oublié les mépris deNarcisse, elle ne put le voir sans le plaindre. Elle avait redittous ses soupirs, tous ses gémissements ; et lorsqu’ilfrappait ses membres délicats, et que le bruit de ses coupsretentissait dans les airs, elle avait de tous ses coups répété lebruit retentissant. Enfin Narcisse regarde encore son image dansl’onde, et prononce ces derniers mots : Objet trop vainementaimé ! Écho reprend : Objet trop vainement aimé !Adieu ! s’écria-t-il. Adieu ! répéta-t-elle.

Il laisse alors retomber sur le gazon sa têtelanguissante ; une nuit éternelle couvre ses yeux épris de sabeauté. Mais sa passion le suit au séjour des ombres, et il chercheencore son image dans les ondes du Styx. Les naïades, ses sœurs,pleurèrent sa mort ; elle coupèrent leurs cheveux, et lesconsacrèrent sur ses restes chéris : les dryades gémirent, etla sensible Écho répondit à leurs gémissements. On avait déjàpréparé le bûcher, les torches, le tombeau ; mais le corps deNarcisse avait disparu ; et à sa place les nymphes netrouvèrent qu’une fleur d’or de feuilles d’albâtre couronnée.

Cette aventure s’étant répandue dans toutesles villes de la Grèce, rendit plus célèbre le nom de Tirésias, etdonna plus de crédit à ses oracles. Le fils d’Échion, Penthée, quiméprisait les dieux, seul osa dédaigner son savoir fatidique. Il leraillait sur la perte de sa vue, et sur le sujet qui provoqua lavengeance de Junon. Alors le vieil augure secouant sa tête ornée decheveux blancs :

« Que tu serais heureux, dit-il, si privécomme moi de la lumière des cieux, tu pouvais ne pas voir lesmystères de Bacchus ! Un jour viendra, et déjà je pressensqu’il s’approche, où le jeune fils de Sémélé paraîtra dans ceslieux. Si ton encens ne fume sur ses autels, tes membres serontdéchirés en lambeaux ; et ton sang souillera les forêts, etles mains de ta mère, et les mains de tes sœurs. Mais cetteprédiction s’accomplira ; oui, tu oseras refuser au nouveaudieu les honneurs immortels ; et trop tard tu te plaindrasqu’un aveugle ait pu si bien lire au livre des destins. »

Il dit, et le fils d’Échion le chasse avecmépris. Mais la prédiction du vieillard va bientôt s’accomplir.Bacchus arrive, et au loin tous les champs retentissent dehurlements sacrés ; la foule se précipite au devant de sespas ; ensemble confondus les mères, les époux, les enfants, etle peuple, et ses chefs, s’empressent à ces nouvellessolennités.

« Dignes enfants de Mars, ôThébains ! s’écrie Penthée, quelle fureur a saisi vosesprits ? le bruit de l’airain frappé contre l’airain, cesflûtes recourbées, et tous ces vains prestiges ont-ils tant depouvoir ? Quoi ! vous que n’ont point effrayés le glaivedes combats, la trompette guerrière, et les bataillons hérissés dedards, vous céderiez aux cris insensés de ces femmes, à ce viltroupeau qu’agite le délire du vin et le bruit des tambours ?n’êtes-vous plus ces vieux soldats qui, traversant les vastes mers,vinrent dans ces contrées fonder une nouvelle Tyr, et transporterleurs pénates errants ? livrerez-vous vos dieux sans lesdéfendre ? et vous, jeunes Thébains, dont l’âge approche plusdu mien, vous à qui sans doute le thyrse convenait moins que lefer, le pampre que le casque.

« Souvenez-vous encore, je vous enconjure, du sang dont vous sortez ! Imitez la belliqueuseaudace du dragon qui périt pour défendre son antre et la fontainede Mars. Ah ! combattez du moins pour votre gloire ! Ledragon vainquit des guerriers valeureux, et vous n’avez devant vousqu’une troupe lâche et efféminée. Soutenez l’honneur de votrerace ! et si, par la loi des destins, Thèbes doit périr, queses murs s’écroulent retentissant sous les coups du bélier, sousl’effort des combattants, au bruit du fer, au milieu de laflamme ! Alors nous n’aurons point à rougir de nosmalheurs ; alors nous pourrons déplorer notre destin sanschercher à le cacher. Mais la cité de Cadmus serait-elle doncsubjuguée par un faible enfant, qui ne connut jamais les armes, niles combats, ni l’usage des coursiers ; qui, dans sa mollesse,ne sait que parfumer ses cheveux de myrrhe, les couronner delierre, se revêtir de pourpre et d’habits tissus d’or ! Cessezde le suivre, et je vais le contraindre d’avouer la supposition desa naissance, et la fausseté de ses mystères. Acrisius aura donc eule courage de mépriser cet imposteur sacré ; il lui aura ferméles portes d’Argos ; et cet étranger ferait aujourd’huitrembler Penthée et les Thébains ! Allez, que rien ne vousarrête ! (et il commandait à ses compagnons) saisissez leméprisable chef de cette troupe ; amenez-le devant moi chargéde fers, et que mes ordres soient promptement exécutés. »

Il dit. Cependant Cadmus, aïeul de Penthée,Athamas, son oncle, et tous les siens, condamnent ce discoursimpie, et vainement s’efforcent de le détourner de sarésolution : leurs sages conseils irritent sa fureur, elles’accroît des efforts mêmes qu’ils font pour la calmer. Tel j’ai vule torrent rouler plus lentement, et avec moins de fracas, son ondedans les champs ouverts à son passage ; mais si des arbres, sides rochers l’arrêtent dans son cours, sa violence s’accroît encorede cet obstacle : il s’enfle, mugit, et furieux précipite sesflots.

Bientôt les soldats reviennent couverts desang et de blessures. Penthée leur demande ce qu’ils ont fait deBacchus :

« Nous ne l’avons point vu,répondent-ils ; mais voici un de ses compagnons, ministre deses mystères sacrés. »

Et ils lui livrent enchaîné cet homme quiavait quitté l’Étrurie pour suivre le nouveau dieu.

Penthée lance sur lui de farouches regards, etdiffère à peine son supplice.

« Tu périrais, s’écrie-t-il, et ta mortservira d’exemple à tes pareils. Dis-moi ton nom ; quels sonttes parents ? quelle est ta patrie ? et pourquoi t’es-tufait le ministre de cette fausse divinité ? »

Le captif répond sans se troubler :

« Mon nom est Acétès ; mon pays, laMéonie ; je suis né de parents obscurs ; mon père ne m’alaissé ni champs que retournent les taureaux infatigables, nitroupeaux chargés d’une riche toison. Il fut aussi pauvre quemoi ; il s’occupait à tendre des pièges aux avides poissons,et à les prendre bondissants au fer dont il armait sa ligne. Sonmétier était toute sa fortune ; lorsqu’il me l’eutenseigné : – Héritier et successeur de mes travaux, dit-il,reçois toutes les richesses que je possède.’ Et en mourant il ne melaissa que les eaux pour héritage ; c’est ce que je puisappeler le seul bien de mes pères. Bientôt las de vivre, toujoursretenu sur les mêmes rochers, j’appris à gouverner le timon,j’observai l’astre pluvieux de la chèvre Amalthée, les Pléiades,les Hyades, la grande Ourse ; je connus les maisons des ventset les ports amis des matelots.

« Un jour que je naviguais vers l’île deDélos, je fus forcé de relâcher à Naxos : la rame propice meconduit au rivage ; j’y descends d’un pied léger, et je foulele sable humide qui le couvre. La nuit venait de replier sesvoiles ; l’orient brillait des premières clartés del’aurore : je me lève ; je commande aux nautoniersd’apporter de l’eau vive ; je montre le chemin desfontaines ; et cependant du haut d’un rocher j’observe leciel, et je recueille la promesse des vents ; je retourne aurivage, j’appelle mes compagnons : – Me voici’, s’écria lepremier Opheltès. Il amenait un enfant d’une beauté ravissante, etqu’il avait surpris dans un champ solitaire : cet enfantsemble le suivre à peine ; il chancelle appesanti de sommeilet de vin. J’observe l’éclat de sa figure, son air, sonmaintien ; je ne reconnais rien en lui qui soit d’unmortel ; je le sens, et m’écrie : – Compagnons ! jene sais quelle divinité se cache sous les traits de cetenfant ; mais, je n’en doute point, ses traits annoncent laprésence d’un dieu. Ô toi, qui que tu sois, daigne nousprotéger ; rends-nous la mer favorable, et pardonne à mescompagnons de t’avoir méconnu.’ – Cesse de l’implorer pournous !’ reprend Dyctis, Dyctis de tous le plus agile pourmonter à la cime des mâts et pour en redescendre ; Lybis, leblond Mélanthus, qui veille à la proue ; Alcimédon, Épopée,dont la voix excite les nautoniers, et commande aux rames lemouvement et le repos, tous se déclarent contre mon avis ;tant est grand chez eux l’aveugle désir d’une injuste proie !-Non, m’écriai-je alors, je ne souffrirai point que notre vaisseausoit souillé par un sacrilège ; et plus que vous ici j’ai ledroit de commander.’ Mais je résistais en vain : le plusemporté, le plus audacieux de cette troupe impie, Lycabas, banni del’Étrurie pour un meurtre qu’il avait commis, me frappe à la gorged’un poing ferme et nerveux ; et si je n’eusse été retenu parun câble propice, je serais tombé sans connaissance dans lamer.

« La troupe mutinée applaudit à cetteextrême violence. Mais enfin Bacchus (car c’était Bacchuslui-même), comme si les clameurs des matelots eussent interrompuson sommeil, et dégagé ses sens de la vapeur du vin : – Quefaites-vous ? dit-il, pourquoi ce tumulte et ces cris ?comment me trouvé-je au milieu de vous ? et dans quels lieuxprétendez-vous me conduire ?’ – Ne craignez rien, répond celuiqui était à la proue : faites-nous connaître les bords où vousvoulez descendre, nous vous y conduirons.’ – Tournez, dit le dieu,vos voiles vers l’île de Naxos : c’est là qu’est ma demeure,et vous y trouverez un sol hospitalier.’

Les traîtres jurent par la mer et sesdivinités qu’ils vont obéir : ils m’ordonnent de déployer lesvoiles, et de cingler vers l’île de Naxos. Elle était àdroite ; à droite je dirige le vaisseau : –Insensé ! s’écrie-t-on de toutes parts ; Acétès, quellefureur t’aveugle ! tourne à gauche.’ La plupart me fontconnaître leur dessein par des signes ; plusieurs mel’expliquent à l’oreille ; je frémis : – Qu’un autre,m’écriai-je, prenne le gouvernail, je cesse de prêter mon ministèreau crime et à ses artifices.’ Un murmure général s’élève contremoi : – Crois-tu, dit Éthalion, qu’ici le salut de tous de toiseul va dépendre ?’ et soudain il vole au gouvernail, commandeà ma place, s’éloigne de Naxos, et tient une autre route.

« Alors le dieu, comme s’il feignaitd’ignorer leurs complots, du haut de la poupe regarde la mer, etaffectant des pleurs : – Nochers, dit-il, où sont les rivagesque vous m’aviez promis ? où est la terre que je vous aidemandée ? comment ai-je mérité ce traitement ? est-cedonc pour vous une grande victoire si, dans la force de l’âge,réunis tous contre un seul, vous trompez un enfant !’Cependant je pleurais : l’impie nautonier riait de mes larmes,et la rame fendait les flots à coups précipités.

« Thébains ! j’en atteste Bacchus,et il n’est point de dieu plus puissant que Bacchus. Les faits queje vais raconter sont aussi vrais qu’ils sont peu vraisemblables.Le vaisseau s’arrête au milieu des flots, comme s’il eût été à secsur le rivage. Les nautoniers surpris continuent d’agiter leursrames. Toutes les voiles sont déployées. Inutiles efforts ! lelierre serpente sur l’aviron, l’embrasse de ses nœuds et le rendinutile ; ses grappes d’azur pendent aux voiles appesanties.Alors Bacchus se montre le front couronné de raisins : ilagite un javelot que le pampre environne ; autour de luicouchés, simulacres terribles, paraissent des lynx, des tigres, etd’affreux léopards.

« Soudain, frappés de vertige, ou saisisde terreur, les nautoniers s’élancent dans les flots. Médon est lepremier dont le corps resserre en arc, se recourbe, et noircit sousl’écaille : Quel prodige te transforme en poisson ?’ luicriait Lycabas : et déjà la bouche de Lycabas ouvertes’élargissait sous de larges naseaux. Lybis veut de sa main agiterla rame qui résiste, et sa main se retirant, en nageoire estchangée. Un autre veut du lierre débarrasser les cordages, mais iln’a plus de bras, il tombe dans les flots, et les sillonne de saqueue en croissant terminée. On les voit tous dans la merbondissant : de leurs naseaux l’eau jaillit élancée ; ilsse plongent dans l’élément liquide, reparaissent à sa surface, sereplongent encore, nagent en troupe, jouent ensemble, meuvent leurscorps agiles, aspirent l’onde et la rejettent dans les airs.

« De vingt que nous étions je restaisseul, pâle, glacé, tremblant. Le dieu me rassure à peine par cesmots : – Cesse de craindre, et prends la route de Naxos.’J’obéis ; et arrivé dans cette île, je m’empresse aux autelsde Bacchus, et j’embrasse ses mystères sacrés. »

« J’ai longtemps écouté, reprit le filsd’Échion, le long artifice de tes discours, pour voir si ce retardpourrait vaincre ma colère. Amis, saisissez cet imposteur, et, parles tourments les plus cruels, faites-le descendre chez lesmorts. »

Soudain on entraîne Acétès ; on l’enfermedans une affreuse prison ; et tandis qu’on prépare contre luile fer et la flamme, instruments de son supplice, d’elle-même,dit-on, la porte de sa prison fut ouverte ; et, sans êtredétachés, les fers tombèrent de ses mains.

Cependant le fils d’Échion persiste. Iln’ordonne plus d’aller, il court lui-même d’un pas rapide sur leCithéron, où vont se célébrer les mystères de Bacchus, mont sacré,qui déjà des cris des bacchantes au loin retentissait. Tel qu’uncoursier ardent, quand l’airain sonore de la trompette guerrière adonné le signal, frémit et respire le feu des combats, tel s’émeutPenthée quand les cris des Ménades remplissent les airs, et safureur s’anime au bruit confus de leurs longs hurlements.

Vers le milieu du mont est un vaste champqu’embrassent les forêts ; mais dans son enceinte on nedécouvre aucun arbre qui soit un obstacle à la vue. C’est là que,d’un œil profane, Penthée regarde les mystères sacrés. Agavé, samère est la première qui l’aperçoit ; et soudain, de fureurtransportée, elle lui lance son thyrse, et s’écrie :

« Io ! voyez, mes sœurs, cet énormesanglier qui erre dans nos campagnes : c’est moi qui vais lefrapper. »

Elle dit : les bacchantes accourent, serassemblent, et, rendues furieuses par le dieu qui les agite,s’élancent sur lui. Il fuit, il tremble, il ne menace plus. Déjàmême il se condamne, il reconnaît son crime ; déjà blessé, ils’écriait :

« Autonoé, secourez-moi ! ayez pitiédu fils de votre sœur ; je vous en conjure par l’ombred’Actéon. »

Mais Autonoé ne se souvient plus de son filsActéon. Elle arrache le bras qui l’implore ; Ino déchirel’autre. Infortuné ! il n’a plus de main qu’il puisse tendre àsa mère ; il lui montrait son corps sanglant etdéchiré :

« Voyez, s’écriait-il, ô ma mère,voyez ! »

Mais Agavé ne peut le reconnaître. Elle jetted’affreux hurlements, secoue sa tête et ses cheveux abandonnés auxvents ; et d’une main au carnage échauffée, elle enlève latête de son fils et s’écrie :

« Io ! Accourez, ô mescompagnes ! cette victoire m’appartient. »

Alors ces femmes cruelles dispersent sesmembres sanglants. Telles, mais moins rapidement, détachées par levent froid de l’automne, les feuilles volent dans les forêts.

Instruites par ce terrible exemple, lesThébaines célèbrent avec ardeur les fêtes de Bacchus, font fumerl’encens sur ses autels, et révèrent ses mystères sacrés.

Chant 4

 

Cependant la fille de Minyas, Alcithoé,rejette le culte de Bacchus ; elle ose nier qu’il soit fils deJupiter, et ses sœurs sont complices de son impiété. Déjà le prêtrequi préside aux orgies ordonne de les célébrer. Il annonce que ledieu terrible qui l’inspire vengera son culte méprisé. À sa voix,les maîtresses et les esclaves, les mères et les filles, ontsuspendu leurs travaux ; elles quittent leurs toiles et leursfuseaux ; des peaux de tigre couvrent leur sein ; lepampre couronne leurs cheveux épars ; le thyrse arme leursmains ; l’encens fume, l’hymne sacré retentit dans les airs. ÔBacchus ! les Thébaines t’invoquent sous les noms de Bromiuset de Lyéus. Elles t’appellent enfant né du feu, dieu deux fois né,dieu porté par deux mères. Elles ajoutent à ces noms ceux de Nysée,de Thyonée aux longs cheveux, de Lénéus, créateur de la vigne, deNyctélius, de père Élélée, d’Iacchus, d’Évhan : elles tedonnent enfin tous les noms que jadis la Grèce inventa pour tecélébrer :

« Gloire, disent-elles, au dieu toujoursjeune, au dieu toujours enfant ! Tu brilles au haut des cieuxd’un éclat immortel. Lorsque tu dépouilles les cornes dont tonfront est paré, ton visage a toute la beauté, toutes les grâcesd’une jeune vierge. L’Orient est soumis à tes lois jusqu’auxdernières limites de l’Inde, jusqu’au Gange, qui voit sur ses bordsdes peuples inconnus. Dieu redoutable ! tu sus punir l’impiétéde Lycurgue et le sacrilège de Penthée. Tu précipitas dans lesflots les parjures Tyrrhéniens. Ta main presse et guide les lynxattelés à ton char. Les bacchantes, les satyres forment toncortège. Armé d’un bâton, et chancelant sur le dos courbé de sonâne, Silène te suit appesanti de vieillesse et de vin. Tu parais,et soudain retentissent de toutes parts les cris tumultueux deshommes et des femmes, le son éclatant des trompettes, le bruit destimbales, des flûtes, et des tambours. Ô Bacchus ! montre-toipropice aux vœux des Isménides et protège les Thébains, quicélèbrent avec joie tes mystères sacrés. »

Seules, les Minéides, à l’ombre de leurstoits, profanent par un travail téméraire les fêtes de Bacchus.Leurs doigts agiles filent la laine, ou forment de riches tissus,tandis qu’elles excitent leurs esclaves à les imiter.

L’une d’elle, sous un doigt délié pressant unelaine légère, dit à ses sœurs :

« Tandis que les Thébaines interrompentleurs travaux, et s’empressent aux vains mystères de Bacchus, nous,que Pallas, déesse moins frivole, retient en ces lieux, égayons pard’agréables discours l’ouvrage utile de nos mains et, occupant nosoreilles oisives, faisons tour à tour quelque récit qui du temps etdu travail puisse amuser le cours. »

Elle dit, ses sœurs l’applaudissent, etl’invitent à commencer.

Elle hésite : plusieurs fables s’offrentà sa mémoire ; le choix semble l’embarrasser. Parlera-t-ellede toi qu’honore Babylone, Dercétis, qui vis ton corps se revêtird’écailles, et dont les Syriens placent le séjour aux maraisd’Ascalon ? ou racontera-t-elle l’histoire de Sémiramis, tafille, qui, changée en colombe, acheva sa vie sur le faîte destours ? ou dira-t-elle comment une naïade, par la douceur deses chants, et plus encore par la vertu de quelques plantes,transforma ses amants en poissons, et subit à son tour la mêmemétamorphose ? ou fera-t-elle connaître pourquoi le mûrierchangea ses fruits jadis blancs en des fruits teints de sang ?Elle choisit cette dernière aventure, parce qu’elle est peuconnue ; et parlant et filant, elle commence en cesmots :

Pyrame et Thisbé effaçaient en beauté tous leshommes, toutes les filles de l’Orient. Ils habitaient deux maisonscontiguës dans cette ville que Sémiramis entoura, dit-on, desuperbes remparts. Le voisinage favorisa leur connaissance et formaleurs premiers nœuds. Leur amour s’accrut avec l’âge. L’hymenaurait dû les unir ; leurs parents s’y opposèrent, mais ils nepurent les empêcher de s’aimer secrètement. Ils n’avaient pourconfidents que leurs gestes et leurs regards ; et leurs jeuxplus cachés n’en étaient que plus ardents.

Entre leurs maisons s’élevait un mur ouvert,du moment qu’il fut bâti, par une fente légère. Des siècless’étaient écoulés sans que personne s’en fût aperçu. Mais que neremarque point l’amour ? Tendres amants, vous observâtes cetteouverture ; elle servit de passage à votre voix ; et, parelle, un léger murmure vous transmettait sans crainte vos amoureuxtransports.

Souvent Pyrame, placé d’un côté du mur, etThisbé de l’autre, avaient respiré leurs soupirs et leur doucehaleine :

« Ô mur jaloux, disaient-ils, pourquoit’opposes-tu à notre bonheur ? pourquoi nous défends tu devoler dans nos bras ? pourquoi du moins ne permets-tu pas ànos baisers de se confondre ? Cependant nous ne sommes pointingrats. Nous reconnaissons le bien que tu nous fais. C’est à toique nous devons le plaisir de nous entendre et de nousparler. »

C’est ainsi qu’ils s’entretenaient lejour ; et quand la nuit ramenait les ombres, ils se disaientadieu, et s’envoyaient des baisers que retenait le mur envieux. Lelendemain, à peine les premiers feux du jour avaient fait pâlir lesastres de la nuit, à peine les premiers rayons du soleil avaientséché sur les fleurs les larmes de l’Aurore, ils se rejoignaient aumême rendez-vous.

Un jour, après s’être plaints longtemps etsans bruit de leur destinée, ils projettent de tromper leursgardiens, d’ouvrir les portes dans le silence de la nuit, de sortirde leurs maisons et de la ville, et pour ne pas s’égarer dans lesvastes campagnes, ils conviennent de se trouver au tombeau deNinus ; c’est là que doit leur prêter l’abri de son feuillageun mûrier portant des fruits blancs, et placé près d’une sourcepure.

Ce projet les satisfait l’un et l’autre. Déjàle soleil, qui dans son cours leur avait paru plus lent qu’àl’ordinaire, venait de descendre dans les mers, et la nuit ensortait à son tour ; Thisbé, tendrement émue, favorisée parles ténèbres, couverte de son voile, fait tourner sans bruit laporte sur ses gonds ; elle sort, elle échappe à la vigilancede ses parents ; elle arrive au tombeau de Ninus, et s’assiedsous l’arbre convenu. L’amour inspirait, l’amour soutenait soncourage. Soudain s’avance une lionne qui, rassasiée du carnage desbœufs déchirés par ses dents, vient, la gueule sanglante, étanchersa soif dans la source voisine. Thisbé l’aperçoit aux rayons de lalune ; elle fuit d’un pied timide, et cherche un asile dans unantre voisin. Mais tandis qu’elle s’éloigne, son voile est tombésur ses pas. La lionne, après s’être désaltérée, regagnait laforêt. Elle rencontre par hasard ce voile abandonné, le mord, ledéchire, et le rejette teint du sang dont elle est encoresouillée.

Sorti plus tard, Pyrame voit sur la poussièreles traces de la bête cruelle, et son front se couvre d’uneaffreuse pâleur. Mais lorsqu’il a vu, lorsqu’il a reconnu le voilesanglant de Thisbé :

« Une même nuit, s’écrie-t-il, varejoindre dans la mort deux amants dont un du moins n’aurait pas dûpérir. Ah ! je suis seul coupable. Thisbé ! c’est moi quifus ton assassin ! c’est moi qui t’ai perdue !Infortunée ! je te pressai de venir seule, pendant la nuit,dans ces lieux dangereux ! et n’aurais-je point dû y devancertes pas ! Ô vous, hôtes sanglants de ces rochers, lions !venez me déchirer, et punissez mon crime. Mais que dis-je ?les lâches seuls se bornent à désirer la mort. »

À ces mots il prend ce tissu fatal ; ille porte sous cet arbre où Thisbé dût l’attendre ; il lecouvre de ses baisers, il l’arrose de ses larmes ; ils’écrie :

« Voile baigné du sang de ma Thisbé,reçois aussi le mien. »

Il saisit son épée, la plonge dans son sein,et mourant la retire avec effort de sa large blessure.

Il tombe ; son sang s’élance avecrapidité. Telle, pressée dans un canal étroit, lorsqu’il vient à serompre, l’onde s’échappe, s’élève, et siffle dans les airs. Le sangqui rejaillit sur les racines du mûrier rougit le fruit d’albâtre àses branches suspendu.

Cependant Thisbé, encore tremblante, maiscraignant de faire attendre son amant, revient, le cherche et desyeux et du cœur. Elle veut lui raconter les dangers qu’elle vientd’éviter. Elle reconnaît le lieu, elle reconnaît l’arbre qu’elle adéjà vu ; mais la nouvelle couleur de ses fruits la rendincertaine ; et tandis qu’elle hésite, elle voit un corpspalpitant presser la terre ensanglantée. Elle pâlit d’épouvante etd’horreur. Elle recule et frémit comme l’onde que ride le zéphyr.Mais, ramenée vers cet objet terrible, à peine a-t-elle reconnu sonmalheureux amant, elle meurtrit son sein ; elle remplit l’airde ses cris, arrache ses cheveux, embrasse Pyrame, pleure sur sablessure, mêle ses larmes avec son sang, et couvrant de baisers cefront glacé :

« Pyrame, s’écrie-t-elle, quel malheurnous a séparés ! cher Pyrame, réponds ! c’est ton amante,c’est Thisbé qui t’appelle ! entends sa voix, et soulève cettetête attachée à la terre ! »

À ce nom de Thisbé, il ouvre ses yeux déjàchargés des ombres de la mort ; ses yeux ont vu son amante, illes referme soudain. L’infortunée aperçoit alors son voileensanglanté ; elle voit le fourreau d’ivoire vide de sonépée ; elle s’écrie :

« Malheureux ! c’est donc ta main,c’est l’amour qui vient de t’immoler ! Eh bien ! n’ai-jepas aussi une main, n’ai-je pas mon amour pour t’imiter etm’arracher la vie ? Je te suivrai dans la nuit du tombeau. Ondira du moins, Elle fut la cause et la compagne de sa mort.Hélas ! le trépas seul pouvait nous séparer : qu’il n’aitpas même aujourd’hui ce pouvoir ! Ô vous, parents tropmalheureux ! vous, mon père, et vous qui fûtes le sien,écoutez ma dernière prière ! ne refusez pas un même tombeau àceux qu’un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi,arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vasbientôt couvrir le mien, conserve l’empreinte de notre sang !porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes,sanglant témoignage du double sacrifice de deuxamants ! »

Elle dit, et saisissant le fer encore fumantdu sang de Pyrame, elle l’appuie sur son sein, et tombe et meurtsur le corps de son amant.

Ses vœux furent exaucés, les dieux lesentendirent : ils touchèrent leurs parents ; la mûre seteignit de pourpre en mûrissant ; une même urne renferma lacendre des deux amants.

La Minéide avait achevé. Après un courtintervalle, Leuconoé commence, et ses sœurs silencieuses l’écoutenten travaillant.

L’amour a soumis aussi à sa puissance ceSoleil, qui féconde tout de sa lumière éclatante. Je raconterai lesamours du Soleil. Comme le premier il voit tout dans le monde, lepremier il avait vu l’adultère de Mars et de Vénus. Il en rougit,et découvrant au fils de Junon l’opprobre de son lit, il lui montrale théâtre de sa honte. Vulcain consterné s’indigne, laisseéchapper le fer que travaille sa main, et soudain il fabrique etlime des chaînes d’airain. Il en forme des rets, tissu léger,délicat, et presque imperceptible. Le lin arrondi sur le fuseau, latoile qu’Arachné ourdit sous de vieux toits, n’égalent point enfinesse ce tissu merveilleux. Le dieu de Lemnos en combine avec artles ressorts, qui doivent obéir aux moindres mouvements. Il attachece piège au lit des deux amants ; et dès qu’ils sont réunis,il étend son réseau, les surprend, et les retient dans leursembrassements.

Alors, ouvrant les portes d’ivoire de sonpalais, à ce spectacle il appelle tous les dieux. Il leur montre lecouple enchaîné, honteux, et confus. On rapporte que les dieuxrirent de cette aventure. On dit même que, dans un joyeux délire,quelques immortels osèrent souhaiter la même honte au mêmeprix.

Cythérée voulut tirer de son injure unevengeance mémorable. Phébus l’avait trahie dans ses amours secrets,Phébus sera trahi dans de semblables amours. Ô fils d’Hypérion, quete servent désormais ta beauté, ton éclat, ta lumièreimmortelle ? Toi, dont les feux embrasent la nature, tu tesens brûler d’un feu nouveau ! Toi, dont l’œil doit embrasserle monde, tu ne vois plus que Leucothoé, et tu arrêtes sur unejeune mortelle les regards que tu dois à l’univers. Pour elle, tuparais plus tôt le matin à l’orient ; pour elle, tu descendsplus tard dans les ondes. Tu prolonges les jours de l’hiver pour lavoir plus longtemps. Quelquefois même tes chagrins obscurcissenttes traits. Les sombres ennuis de ton cœur se communiquent à tesrayons. Ta lumière affaiblie épouvante les humains, et ce n’estpoint Phébé qui te couvre de son ombre, c’est l’amour seul quiproduit ta pâleur. Tu n’aimes que Leucothoé. Ce n’est plus niClymène, ni Rhodos, ni la brillante mère de Circé, qui règnent surton cœur. En vain Clytie soupire encore pour toi. En vain, depuislongtemps profondément blessée, elle gémit implorant la fin de tesmépris. Leucothoé l’emporte, et tout le reste est oublié.

La plus belle femme de l’Arabie, Eurynome, luidonna le jour. Elle grandit, et bientôt le temps développa sescharmes. Bientôt, par sa beauté, Leucothoé surpassa sa mère, commesa mère surpassait les femmes de l’orient. Son père, Orchamus, quirégnait sur la Perse, était le septième descendant du vieuxBélus.

C’est sous l’axe de l’Hespérie que sont lespâturages des coursiers du Soleil ; ils s’y nourrissentd’ambroisie. Ces sucs délicieux leur donnent de nouvelles forces,et les délassent des fatigues du jour. Tandis qu’ils se repaissentdu céleste aliment, et que la nuit étend son voile sur l’univers,Phébus, prenant les traits d’Eurynome, se rend au palais deLeucothoé. Il la voit au milieu de douze esclaves, qui filaient àla clarté des flambeaux. Après lui avoir donné quelques baisers,comme une tendre mère en donne à sa fille chérie :

« Je veux, dit-il, te parler en secret.Esclaves, éloignez-vous, et n’empêchez pas une mère de causerlibrement avec son enfant ! »

Les esclaves obéissent. À peine le dieu est-ilseul avec elle, et sans témoins :

« Je suis, dit-il, celui qui mesure lesjours, les saisons, et les ans ; celui qui voit tout, et parqui l’on voit tout dans le monde. Je suis l’œil de l’univers ;je vous aime, gardez-vous d’en douter. »

Leucothoé pâlit, sa main tremblante laisseéchapper et sa quenouille et ses fuseaux. Son timide embarrasl’embellit encore. En ce moment, le dieu reprend sa formeimmortelle. Leucothoé est effrayée de ce changement soudain ;mais vaincue par l’éclat dont il brille, elle ne sait plus sedéfendre, et cède à son amant.

Clytie aimait encore. Son amour s’irritait,aigri par le triomphe de sa rivale. Elle voulut le publier, elleosa le dénoncer à Orchamos. Ce père cruel et sans pitié fait saisirsa fille. En vain, tendant les bras vers l’astre du jour, elles’écrie :

« Il employa la violence, il triomphamalgré moi ! »

Le barbare l’ensevelissant vivante dans laterre, d’un sable pesant fit couvrir son tombeau. Le Soleil, par laforce de ses rayons, travaille à te dégager, à t’ouvrir un chemin àla lumière, à la vie. Mais, accablée sous le poids qui te couvre,nymphe infortunée, tu ne peux soulever ta tête, et déjà tu n’esplus.

Depuis la mort funeste de Phaéton, le dieudont la main guide les rapides coursiers du jour n’avait pointéprouvé, dit-on, de douleur si profonde. Il essaie encore, enredoublant les traits de sa lumière, de ranimer ses membres glacés,d’y rappeler la chaleur et la vie. Mais le destin jaloux s’oppose àtous ses efforts. Le dieu épanche alors sur le sable, et sur lecorps de son amante, un nectar odorant ; et, après de longsgémissements :

« Du moins, dit-il, tu porteras ta têtevers le ciel ! »

En ce même moment, le corps de la nymphes’amollit pénétré d’une essence divine, la terre en est parfumée.Un arbre dans son sein étend ses racines, perce la tombe, s’élèveet distille l’encens.

Quoique l’amour pût excuser Clytie, quoique lerepentir de sa faute fût digne de pardon, le dieu du jour s’éloignad’elle, et la laissa tout entière en proie aux fureurs de Vénus.Désespérée, fuyant les nymphes ses compagnes, les cheveux épars surson sein dépouillé, elle s’assied sur la terre ; et le jour etla nuit elle y reste nue exposée aux injures de l’air. Déjà Phébusavait recommencé sa carrière : insensible à la faim, à lasoif, Clytie n’avait nourri son jeûne que de pleurs et derosée ; toujours assise sur le même gazon, elle suivait dansson cours ce Soleil qu’elle adore ; et ses regards étaientcontinuellement tournés vers lui. Enfin ses pieds s’attachent à laterre. Son corps n’est plus qu’une longue tige sans couleur ;mais elle semble encore chercher l’astre du jour, et vers luiincessamment elle incline son diadème d’or. Ce n’est plus qu’unefleur, mais pourtant c’est encore une amante.

Ainsi parle Leuconoé. Ses sœurs s’étonnent aurécit de ces merveilles ; les unes les révoquent en doute, lesautres pensent que rien n’est impossible aux dieux : mais, parles Minéides, au nombre de ces dieux le fils de Sémélé n’est pointadmis. Bientôt elles se taisent ; et sur son tissu promenantsa navette d’ivoire, Alcithoé commence ce discours :

« Je ne dirai pas l’aventure trop connuede ce berger du mont Ida, de Daphnis, qui, par le ressentimentd’une nymphe jalouse, fut transformé en rocher ; tant l’amourméprisé peut inspirer de fureur ! Je ne vous entretiendrai pasdu double sexe de Sithon. Je ne parlerai pas non plus de toi, jeuneCelmis, jadis si fidèle à Jupiter, aujourd’hui devenu diamant. Jepasserai sous silence et les Curètes, enfants d’une pluie féconde,et Crocus, et Smilax, qui furent changés en fleurs. Je veux, parune histoire plus agréable et moins vulgaire, fixer votreattention :

Apprenez pourquoi Salmacis est une sourceimpure, pourquoi dans ses ondes l’homme s’énerve et s’amollit. Onne peut méconnaître l’effet, j’en vais conter la cause.

Dans les antres du mont Ida fut jadis nourri,par les naïades, un enfant fruit des amours d’Aphrodite etd’Hermès. On pouvait à ses traits facilement reconnaître l’auteurde ses jours ; il tira son nom de tous les deux. À peineavait-il atteint son troisième lustre, il abandonna les monts,berceau de son jeune âge, et loin de l’Ida, il se réjouissaitd’errer dans des lieux inconnus, de voir des peuples et des fleuvesnouveaux. Un instinct curieux lui rendait plus légers les travaux,les fatigues du voyage. Il avait parcouru les villes de la Lycie.Il venait de quitter cette contrée pour entrer dans la Carie,lorsqu’à ses yeux se découvre un canal immobile, dont l’onde pureet transparente permet à l’œil d’en pénétrer la profondeur. Ni leroseau des marais, ni l’algue stérile, ni le jonc aigu, n’ensouillent le cristal. Cette fontaine est environnée d’une verteceinture, abordée d’un gazon toujours frais. Une nymphel’habite ; inhabile aux exercices de Diane, elle ne sait nitirer de l’arc, ni suivre un cerf à la course ; et c’est laseule des naïades qui soit inconnue à la déesse des forêts.

On raconte que souvent ses sœurs luidisaient :

« Salmacis, prends un javelot, arme-toid’un carquois, mêle à tes doux loisirs les travaux pénibles de lachasse. »

Mais elle ne prit ni javelot, nicarquois ; elle méprisa la chasse, et n’aima que sa solitudeet son oisiveté. Tantôt elle baigne dans des flots purs ses membresdélicats ; tantôt avec art elle arrange ses cheveux, ouconsulte pour se parer le miroir de son onde. Quelquefois, couvrantson corps d’un tissu transparent, elle se couche sur la feuillelégère, ou sur l’herbe tendre. Souvent elle cueille desfleurs ; et peut-être ce dernier soin l’occupait lorsque lejeune Hermaphrodite s’offrit à ses regards. Elle le vit, et l’aima.Elle se hâtait de l’aborder ; mais avant d’arriver à lui, ellearrange sa parure ; elle compose son visage, et son regard, etson maintien. Elle brille enfin de tout l’éclat de sesattraits.

« Bel enfant, lui dit-elle, croirai-jeque tu sois un mortel ? es-tu dieu ? Si tu l’es, je voissans doute l’Amour, ou, si c’est à une mortelle que tu dois lejour, ah ! combien heureuse est ta mère ! combien heureuxton frère et ta sœur, si tu as une sœur ! heureuse encore lanourrice qui t’a donné son sein ! mais heureuse surtout, etmille fois heureuse celle que l’hymen a rendu ta compagne, ou celleque tu trouveras digne de ce bonheur ! Si ton choix est déjàfait, permets du moins qu’un doux larcin soit le prix de maflamme ; et si ta main peut encore se donner, oh ! que jesois ton épouse, et comble tous mes vœux ! »

La naïade se tait. Hermaphrodite rougit. Ilignore ce que c’est que l’amour ; mais sa rougeur l’embellitencore, et son visage ressemble à la pomme vermeille, à l’ivoire,qui reçut une teinte de pourpre, au rouge de Phébé, quand l’airainsonore appelle en vain, pour la délivrer, un magique secours.

Souvent la nymphe implore, au moins cesbaisers innocents qu’une sœur donne et reçoit d’un frère. Déjà sesmains étendues allaient toucher l’ivoire de son cou :

« Cessez, dit-il, ou je fuis ; etj’abandonne et ces lieux et vous-même ! »

Salmacis a frémi :

« Jeune étranger, répond-elle, je telaisse ; sois libre et maître dans ces lieux ! »

À ces mots, elle feint de s’éloigner ; etse glissant sous un épais feuillage, elle plie un genou, s’appuiesur l’autre, regarde, et voit, sans pouvoir être vue. Se croyantseul et sans témoins, le fils de Mercure et de Vénus joue sur legazon, va, revient, essaie un pied timide sur une eau riante ettranquille, le plonge ensuite jusqu’au talon ; et bientôt,invité par l’onde tiède et limpide, de son corps délicat il détachele vêtement léger. La nymphe le voit, l’admire, et s’enflamme. Sesyeux étincellent, semblables aux rayons que reflète une glace pureexposée aux feux brillants de l’astre du jour. À peine la nymphediffère, elle retient à peine ses transports, et déjà éperdue, horsd’elle-même, elle brûle, et ne se contient plus.

Hermaphrodite frappe légèrement son corps deses mains, et s’élance dans les flots. Il les divise en étendantles bras, et brille dans l’onde limpide comme une statue d’ivoire,comme de jeunes lis brilleraient sous un verre transparent.

« Je triomphe, s’écrie la nymphe, il està moi ! »

À l’instant même, dégagée de sa robe légère,elle est au milieu des flots. Elle saisit Hermaphrodite, quirésiste ; elle ravit des baisers, qu’il dispute ; écarteet retient ses mains ; malgré lui, presse son sein sur sonsein ; l’enlace dans ses bras, s’enlace elle-même dans lessiens ; rend enfin inutiles tous les efforts qu’il fait pours’échapper. Tel, emporté vers les cieux par le roi des airs, unserpent, la tête pendante, embarrasse de ses longs anneaux lesserres et les ailes étendues de son ennemi ; tel au tronc d’unvieux chêne s’entrelace le lierre tortueux ; tel déployant,resserrant ses réseaux, le polype au fond des mers enveloppe saproie.

Hermaphrodite se débat, et résiste, et refuse.La nymphe s’attache à lui, redouble ses efforts, le presse, ets’écrie :

« Tu te défends en vain, ingrat ! tun’échapperas pas. Dieux, daignez l’ordonner ainsi ! que rienne me sépare de lui, que rien ne le détache demoi ! »

Les dieux ont exaucé sa prière. Au mêmeinstant, sous une seule tête, les deux corps se sont unis. Telsdeux jeunes rameaux, liés l’un à l’autre, croissent sous la mêmeécorce, et ne font qu’une tige. Hermaphrodite et la nymphe ne sontplus ni l’un ni l’autre, et sont les deux ensemble. Ils paraissentavoir les deux sexes et ils n’en ont aucun.

Hermaphrodite s’étonne d’avoir perdu danscette onde limpide son sexe et sa vigueur ; il lève les mainsau ciel, et s’écrie :

« Divinités dont je porte le nom, vous,auteurs de mes jours, accordez-moi la grâce que j’implore !que tous ceux qui viendront après moi se baigner dans ces eaux yperdent la moitié de leur sexe ! »

Mercure et Vénus, touchés de sa prière,daignèrent l’exaucer ; et sur ces eaux répandant une essenceinconnue, leur donnèrent la vertu de rendre les sexes indécis.

Les Minéides ont cessé de parler : ellestravaillent encore, elles méprisent Bacchus, et profanent sa fête.Tout à coup les tambours et les flûtes recourbées, à l’airainretentissant mêlent leur bruit confus. L’air est embaumé de myrrheet de parfums. Les filles de Minyas voient verdir leurstoiles ; le lierre y serpente ; la vigne y pend enfestons. En longs ceps s’arrondit la laine qui charge leursfuseaux. Le pampre s’ourdit à leurs trames ; et de la pourpredont brillaient les tissus, soudain les grappes se colorent. Déjàle soleil était descendu dans le vaste sein des mers. C’étaitl’heure où règne une clarté douteuse entre la lumière et lesombres ; l’heure où n’étant plus jour, il n’est pas encorenuit. Soudain le toit s’ébranle ; on voit briller des torchesardentes ; des lueurs effrayantes s’attachent aux lambris, etdes tigres, simulacres horribles, hurlent parmi les feux.

Tandis que, saisies de terreur, les Minéides,fuyant la lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux, dansl’ombre et la fumée, une membrane déliée s’étend sur leurs corpsrétrécis ; des ailes légères enveloppent leurs bras.L’obscurité ne leur permet pas de voir comment elles ont subi cechangement. Sans le secours d’aucun plumage, elles s’élèvent dansl’air ; elles sont soutenues par des ailes d’un tissutransparent. Elles veulent se plaindre, et leur voix n’est plusqu’un cri faible qui part d’un faible corps, un murmure aigu, seullangage permis à leurs regrets. Elles n’habitent point les forêts,mais les toits des maisons. Ennemies du jour, elles ne paraissentque la nuit ; elles volent le soir, et, compagnes de Vesper,on les nomme Vespérides.

Cette aventure affermit dans Thèbes le cultede Bacchus. Ino, tante de ce dieu, racontait partout et sapuissance et ses merveilles. Seule exempte des malheurs quiaffligeaient sa famille, elle n’avait de chagrins que les maux deses sœurs. Junon l’aperçut fière de son hymen avec Athamas, fièrede ses enfants, et plus encore d’avoir été la nourrice d’un dieu.La déesse jalouse s’irrite de son bonheur :

« Eh quoi, dit-elle, le fils d’une vileadultère a pu précipiter dans la mer et changer en poissons desnautoniers qui l’avaient méprisé ! il a pu, du meurtrehorrible d’un fils, ensanglanter sa mère ! il a pu donner desailes d’une espèce nouvelle aux filles de Minée ! et Junon nepourrait que verser des pleurs impuissants sur ses nombreuxennemis ! Est-ce donc assez pour moi ? est-ce là tout monpouvoir ? Non, le fils de Sémélé m’enseigne lui-même ce qu’ilme reste à faire. On peut prendre des leçons de son ennemi. Par lemeurtre de Penthée il m’a suffisamment fait connaître ce que peutla fureur. Eh ! pourquoi Ino, agitée par d’aveuglestransports, ne partagerait-elle pas les crimes de sessœurs ? »

Il est un chemin enfoncé, bordé d’ifsfunèbres, où règne un vaste silence, une ténébreuse horreur ;il conduit aux enfers. Là, le Styx immobile exhale de noires etd’épaisses vapeurs. C’est là que descendent les ombres des mortelsqui ont reçu les honneurs du tombeau ; c’est là, dansd’immenses déserts, qu’habitent le Froid et la Pâleur ; c’estlà qu’errent les mânes nouveaux, incertains de la route qui mène àla cité des ombres, au palais terrible où le noir Pluton a fixé sonséjour. Cet empire redoutable a cependant mille avenues spacieuses,et par d’innombrables portes on peut y pénétrer. Semblable àl’océan, qui reçoit tous les fleuves de la terre, il rassembletoutes les âmes de l’univers. Sans cesse les âmes y arrivent, et nel’emplissent jamais. On les voit errer dégagées de leurs corps. Lesunes fréquentent le barreau, les autres la cour du souverain, lesautres suivant leurs premiers emplois, imitent aux enfers cequ’elles ont fait sur la terre, tandis que les méchants souffrentdans le Tartare des tourments, châtiments de leurs crimes.

La fille de Saturne (tant la haine et lacolère lui font oublier sa dignité !) descend du ciel dans cetaffreux séjour ; elle arrive : sous ses pieds sacrés leseuil tremble, et par son triple gosier, Cerbère pousse une triplevoix. L’épouse de Jupiter appelle les trois sœurs, filles de laNuit. Déités cruelles, inexorables, elles étaient assises devantles portes de diamant qui ferment le Tartare, et peignaient deleurs cheveux les horribles couleuvres.

Les Furies ayant reconnu la déesse à traversles ténèbres humides, se lèvent : le lieu qu’elles gardent estcelui des tortures. Là, Tityos, couché sur la terre, où son corpsoccupe un espace de neuf arpents, voit ses entrailles à peinedévorées, renaissant sous le bec de l’avide vautour. C’est là,Tantale, qu’au milieu de l’onde la soif te tourmente, et que lefruit se présente et échappe à ta main. C’est là que Sisypheincessamment roule ou retient un rocher qui retombe ; qu’Ixionse suit et s’évite en tournant sur sa roue ; et que lesDanaïdes, qui donnèrent la mort à leurs époux, puisent sans relâchedes ondes qui s’écoulent toujours.

Junon ayant jeté sur eux, sur Ixion surtout,un regard irrité, se retourne encore vers Sisyphe, ets’écrie :

« Pourquoi celui-ci, seul de sa famille,doit-il souffrir un supplice éternel, tandis qu’Athamas et sacoupable épouse bravent ma puissance, et sont comblés d’honneursdans leur palais ? »

Elle expose alors le sujet de sa haine, celuiqui l’amène et ce qu’elle désire. Elle veut que la maison de Cadmuspérisse, et que les Euménides répandent tous leurs poisons dans lesein d’Athamas. Elle ordonne, prie, sollicite, et promet à la fois.Enfin elle se tait. L’horrible Tisiphone, agitant alors ses cheveuxblancs, et rejetant en arrière les couleuvres qui souillent sonvisage :

« C’en est assez, dit-elle, vos ordresseront remplis. Abandonnez cet empire odieux, et remontez dansl’air pur des célestes demeures. »

Junon part sûre de sa vengeance ; mais,avant de rentrer dans l’Olympe, elle reçoit l’essence qu’Irisépanche sur elle, pour la purifier.

Cependant l’horrible Tisiphone prend sa torchefumante, et, des nœuds d’un serpent ceignant sa robe ensanglantée,elle sort des enfers. Avec elle marchent le Deuil, l’Épouvante, laTerreur, et la Rage au front égaré. Elle arrive devant le palaisd’Athamas. Ses superbes portiques tremblent ébranlés, de noirsvenins ses portes se ternissent, et l’astre du jour voit pâlir saclarté. Épouvantés par ces prodiges, Athamas et son épouse sepréparaient à fuir. L’inexorable Érinys se précipite au-devantd’eux, leur ferme le chemin ; étend ses bras entourés dehideuses vipères ; secoue sa tête ; et ses couleuvresagitées frémissent, roulent sur son épaule livide, ou rampent surson front, sifflent, vomissent leur venin, et allongent un tripledard. Soudain, du milieu de ses cheveux, l’Euménide arrache deuxserpents, et de sa main empestée lance l’un sur Athamas, et l’autresur Ino. Ils errent sur leur sein et le pénètrent d’une ragecruelle. Leur corps n’est point blessé ; leur raison seule estégarée.

Tisiphone avait apporté avec elle des poisonsplus terribles, mélange monstrueux de l’écume de Cerbère et duvenin de l’Hydre ; elle y joignit les vagues erreurs, l’oublide la raison, et le crime, et les pleurs, et l’ardeur du meurtre.Elle fit bouillir cette liqueur homicide, avec de la ciguë, dans unvase d’airain, qu’elle remplit d’un sang nouvellement répandu. Lesdeux époux frémissaient d’horreur. L’Euménide répand sur eux cesterribles poisons, et les pénètre de toutes ses fureurs. Ellesecoue en cercles redoublés sa torche, dont la flamme en tournoyants’agite ; et, triomphante et fière d’avoir exécuté les ordresqu’elle a reçus, elle redescend aux enfers, et délie le serpent quilui sert de ceinture.

Cependant, saisi de soudaines fureurs,Athamas, dans son palais, s’écrie :

« Compagnons, accourez ! tendez vostoiles dans ces forêts ; j’aperçois une lionne avec deuxlionceaux. »

Insensé ! c’est sa femme qu’il méconnaîtet qu’il poursuit. Elle tient sur son sein le jeune Léarque, quitend les bras à son père, et qui lui souriait. Il le saisit, ettrois fois, comme une fronde, le roulant en cercle dans les airs,le barbare le lance et l’écrase sur le marbre sanglant. Alors Ino,d’horreur troublée, jette des cris affreux arrachés par la douleurqui l’égare, ou par la force du poison répandu dans sesveines : elle fuit échevelée, hors d’elle-même ; et, teportant dans ses bras, tendre Mélicerte, elle crie – Évohé !’Elle appelle Bacchus. Au nom de ce dieu, l’épouse de Jupitersouriant :

« Reçois, dit-elle, le salaire des soinsque tu pris de son enfance. »

Non loin s’élève et penche sur la mer d’Ionieun rocher dont la base creusée par les flots, défend ces mêmesflots des eaux du ciel et des orages. Forte de sa fureur, Ino montesur le roc, en atteint le sommet escarpé ; et, sans craindrela mort, s’élançant avec son fils, frappe l’onde qui bouillonne etblanchit.

À l’aspect des malheurs non mérités de sapetite-fille, Vénus s’émeut, et adresse à Neptune cetteprière :

« Dieu des mers, à qui échut en partagele second empire du monde, j’attends beaucoup de toi. Prends pitiédes miens, déplorables jouets des flots, place-les parmi les dieuxsoumis à ton trident. Ce ne sera pas pour moi le premier bienfaitde ta puissance. Je naquis de l’écume de l’onde, et le nomd’Aphrodite atteste que l’onde fut mon berceau. »

Neptune exauce ses vœux. Il dépouille lescorps flottants de ce qu’ils ont de mortel ; il imprime surleur front une majesté divine ; et changeant à la fois et leurnom et leur nature, Ino est Leucothoé, Mélicerte est Palémon.

Les compagnes d’Ino ayant suivi de loin sespas en trouvent les dernières traces au sommet du rocher ; etsûres qu’elle a cherché le trépas dans l’onde, elles déplorent lachute de la maison de Cadmus, arrachent leurs cheveux, déchirentleurs vêtements, osent accuser la jalouse Junon de tropd’injustice, de trop de cruauté. La déesse s’offense, et leurs crisirritant sa colère :

« Eh bien ! soyez aussi desmonuments terribles de ma vengeance. »

Elle dit, et l’effet est aussi prompt que lamenace. Celle qu’un plus tendre attachement unissait à la reines’écriait :

« Ô chère Ino, je vais vous suivre dansles flots ! »

Elle veut s’élancer et ne peut plus semouvoir ; elle reste attachée au rocher. Une autre, dans sondésespoir, veut meurtrir ses charmes, et ses bras levés sont privésde mouvement. Celle-ci étend ses mains sur l’abîme des flots, sesmains durcissent étendues. Celle-là portait ses doigts à sescheveux, et ses doigts et ses cheveux en pierre sont changés.Toutes demeurent attachées sur le rocher, et conservent diversesattitudes. Quelques-unes pourtant voltigent sur ce rivage, nouveauxhôtes de l’air, et de leurs ailes légères rasent la surface deseaux.

Cependant Cadmus ignore que sa fille et sonpetit-fils sont au nombre des divinités de la mer. Cédant à sadouleur, vaincu par tant de revers l’un à l’autre enchaînés, partant de prodiges dont il fut témoin, il abandonne la cité qu’il abâtie, comme si ses désastres étaient attachés aux lieux qu’ilhabite, et non à sa fortune. Après avoir longtemps erré avec sonépouse, compagne de son exil, il arrive au fond de l’Illyrie.Surchargés du poids des ans et des disgrâces, ces deux épouxretracent à leur mémoire les premières infortunes de leur maison,et soulagent leurs peines en se les racontant.

« Ah ! s’écria Cadmus, était-il doncsacré ce dragon que je perçai de ma lance, lorsque je fuyais deTyr, ce dragon dont les dents par moi semées produisirent une racede guerriers ? Dieux ! si c’est un serpent que venge avectant de constance votre courroux, achevez, et que serpent moi-mêmeje rampe comme lui ! »

Il dit, et déjà son corps se resserre ets’allonge ; sa peau se couvre d’écailles ; son dos brilleémaillé d’or et d’azur. Il tombe, et ses jambes réunies serecourbent en longs anneaux. Il conservait encore ses bras :il les tend à son épouse ; et laissant couler des pleurs surson visage, qui n’est pas encore changé :

« Approche, dit-il, malheureuseHermione ! approche ; puisqu’il reste encore quelquechose de moi, touche, prends cette main, tandis qu’il me reste unemain, tandis que le serpent ne m’enveloppe pas toutentier ! »

Il voulait poursuivre : sa langue sefend, s’aiguise en dard ; il ne peut plus parler. Il voulaitse plaindre, il siffle : c’est la seule voix que lui laisse lanature.

Hermione se frappant, se meurtrissant lesein :

« Arrête, cher époux, arrête,cria-t-elle ! dépouille cette forme hideuse. Cadmus ! quevois-je ? où sont et tes pieds et tes mains ? et, tandisque je parle, que sont devenus ton corps, ton visage, et tout ceque tu fus ? Ô dieux ! pourquoi ne me changez-vous pascomme lui ? »

Elle se tait, et le serpent lèche sa tête, seglisse doucement sur son sein, qu’il embrassait jadis, cherche sabouche, et s’attache à son cou. Ce prodige épouvante tous ceux quisont présents (ce sont des compagnons de Cadmus). Ils voientHermione presser d’une amoureuse main l’écaille du serpent. Soudaindeux serpents s’offrent à leurs regards. Ils rampent côte à côte,et bientôt se perdent dans les détours d’une forêt voisine.Maintenant ils ne fuient point les hommes ; ils ne lesblessent point ; et ces reptiles paisibles semblent encore sesouvenir de leurs premiers destins.

Cependant sous cette forme nouvelle, la gloirede leur petit-fils venait les consoler. Bacchus était adoré dansl’Inde, sa conquête. La Grèce lui avait élevé des autels. Seul,quoique issu du même dieu que lui, Acrisius, le fer en main, luidéfend les murs d’Argos, et refuse de le reconnaître pour le filsde Jupiter. Il conteste la même origine au héros que Danaé sa filleconçut au milieu d’une pluie d’or. Mais bientôt (tel est l’éclat dela vérité !) il se repent d’avoir outragé Bacchus et méconnuPersée. Déjà le premier brillait dans l’Olympe ; le second,tenant en main la tête de la Gorgone hérissée de serpents,s’élevait d’un vol rapide dans les airs.

Vainqueur du monstre, il planait sur lessables arides de la Libye : des gouttes de sang tombèrent dela tête de la Gorgone ; la terre les reçut, les anima, lesconvertit en serpents de diverses espèces ; et telle estl’origine de tous ceux que l’Afrique produit.

Bientôt, entraîné dans le vague des airs,semblable à la nue chargée de pluie, errante au gré des vents,Persée voit au-dessous de lui la terre, dont le sépare un espaceimmense. Il vole sur tout l’univers. Trois fois il voit l’Ourseglacée, trois fois il se retrouve près des bras du Cancer. Tantôtil est emporté vers l’Aurore, tantôt aux bords de l’Occident. DéjàVesper brillait dans les cieux. Le héros craint de se confier à lanuit. Il descend sur les terres de l’Hespérie, dans le palaisd’Atlas. Il demande à prendre un repos léger, en attendant quel’étoile du matin appelle l’Aurore, et l’Aurore le retour duSoleil.

Atlas était fils de Japet ; il surpassaitpar sa taille tous les mortels. Il régnait dans les dernièresrégions de la terre, sur les mers qui reçoivent dans leur sein lescoursiers hors d’haleine et le char enflammé du Soleil. Ilpossédait de nombreux troupeaux errant dans d’immenses pâturages.Aucun état voisin ne touchait à son empire ; et dans sesjardins, les arbres, à l’or de leurs rameaux, que couvrent desfeuilles d’un or léger, portaient des pommes d’or.

« Prince, lui dit Persée, si l’éclatd’une illustre origine peut te toucher, Jupiter est mon père ;ou si tu sais priser les faits mémorables, tu pourras admirer lesmiens. »

Alors le fils de Japet se rappelle cet ancienoracle que Thémis avait rendu sur le Parnasse :

« Atlas, un jour viendra où tes arbresseront dépouillés de leur or ; et c’est à un fils de Jupiterque les destins réservent cette gloire. »

Épouvanté de l’oracle, Atlas avait enfermé sesjardins de hautes murailles ; un dragon monstrueux veillait,gardien de leur enceinte ; et l’entrée de l’Hespérie étaitinterdite aux étrangers :

« Fuis, dit le prince au héros, ou crainsde perdre l’honneur de tes exploits supposés, la gloire d’unenaissance que tu ne dois point à Jupiter ! »

Il ajoute l’insulte à la menace, et tandis quePersée insiste avec douceur, mais avec fermeté, il s’avance pour lechasser de son palais.

Persée était trop inférieur aux forcesd’Atlas, car quel mortel pourrait les égaler !

« Puisque, dit-il, tu, fais si peu de casde ma prière, reçois le châtiment que tu mérites. »

À ces mots, il détourne à gauche sa tête,élève en l’air celle de Méduse et présente aux regards d’Atlas sonvisage sanglant. Soudain ce vaste colosse est changé en montagne.Sa barbe et ses cheveux s’élèvent et deviennent des forêts. Sesépaules, ses mains, se convertissent en coteaux. Sa tête est lesommet du mont. Ses os se durcissent en pierre : il s’accroît,devient immense, et, par la volonté des dieux, désormais le ciel ettous les astres reposent sur lui.

Cependant Éole avait renfermé les vents dansleur prison éternelle. L’étoile brillante du matin, déjà levée dansles cieux, avertissait les humains de recommencer leurs travaux.Persée reprend ses ailes, les attache à ses pieds, s’arme d’un ferrecourbé, et s’élance dans les airs, qu’il frappe et fend d’un volrapide. Il a déjà laissé derrière lui d’innombrables contrées etcent peuples divers, lorsqu’il abaisse ses regards sur les champsd’Éthiopie, sur les états où règne Céphée.

Là, par l’injuste oracle d’Ammon, Andromèdeexpiait les superbes discours de sa mère. Persée la voit attachéesur un rocher, et, sans ses cheveux qu’agite le Zéphyr, sans lespleurs qui mouillent son visage, il l’eût prise pour un marbrequ’avait travaillé le ciseau. Atteint d’un feu nouveau, iladmire ; et, séduit par les charmes qu’il aperçoit, il oubliepresque l’usage de ses ailes. Il s’arrête, et descend :

« Ô vous, dit-il, qui ne méritez pas deporter de pareilles chaînes ; vous que l’amour a formée pourde plus doux liens, apprenez-moi, de grâce, votre nom, celui de cescontrées, et pourquoi vos bras sont chargés d’indignesfers ! »

Elle se tait : vierge, elle n’oseregarder un homme, elle n’ose lui parler. Elle eût même, si sesmains avaient été libres, caché son visage de ses mains. Du moinselle pouvait pleurer ; ses yeux se remplirent de larmes ;et comme Persée la pressait de répondre, craignant enfin qu’iln’imputât son silence à la honte qui naît du crime, elle lui ditson nom, celui de son pays, et combien sa mère avait été vaine desa beauté. Elle parlait encore : l’onde écume etretentit ; un monstre horrible s’élève, s’avance sur l’immenseocéan, et fait, sous ses vastes flancs, gémir de vastes ondes.

Andromède s’écrie ; son père affligé, samère criminelle, étaient présents à ce spectacle affreux. Tous deuxmalheureux, ils ne sont pas également coupables. Trop faibles poursecourir leur fille, ils ne font entendre que des plaintesstériles ; ils ne peuvent que pleurer, qu’embrasser leur filleattachée au rocher.

« Vous aurez, dit le héros, assez detemps pour répandre des larmes ; mais nous n’avons qu’uninstant pour la sauver. Si je m’offrais pour votre gendre, moi,Persée, fils de Jupiter et de Danaé, qui, renfermée dans une tour,devint féconde au milieu d’une pluie d’or ; moi, Persée,vainqueur de la Gorgone à la tête hérissée de serpents ; moi,qui, soutenu sur des ailes légères, ose m’élancer dans les airs,vous me préféreriez sans doute à tous mes rivaux ; mais jeveux, si les dieux me secondent, joindre à tant de titres, pourobtenir Andromède, celui de la mériter. Que, sauvée par moncourage, elle soit à moi : telle est ma condition. »

Céphée et Cassiopée l’acceptent (et comment larefuser !). Ils pressent, ils conjurent le héros, et luipromettent leur fille pour épouse, et le royaume pour dot.

Tel qu’un vaisseau à la proue aiguë, cédantaux efforts de rameurs ardents, sillonne et fend l’onde écumante,le monstre approche, divisant les flots qui résistent ; etdéjà le jet d’une fronde eût mesuré l’espace qui le sépare durivage. Soudain, frappant de ses pieds la terre, qu’il semblerepousser, le héros impétueux s’élance au haut des airs ; sonombre réfléchie voltigeait sur les eaux ; le monstre voitcette ombre et la combat. Tel que l’oiseau de Jupiter apercevantdans les guérets un serpent qui expose son dos livide aux ardeursdu soleil, l’attaque par derrière, pour éviter son dard cruel, etenfonce ses serres dans son col écaillé ; tel Persée vole, etse précipite, et fond sur le dos du monstre, et plonge tout entierson fer dans ses flancs.

Le monstre, qu’irrite une large blessure,bondit sur l’onde, ou se cache dans les flots, ou s’agite et seroule tel qu’un sanglier que poursuit une meute aboyante. Le héros,par l’agilité de ses ailes, se dérobe à ses dents avides, et de songlaive recourbé le frappe sans relâche sur son dos hérisséd’écailles, dans ses flancs, et sur sa queue, semblable à celled’un poisson.

Avec des flots de sang le monstre vomissaitl’onde, qui rejaillit sur les ailes du héros ; il les sents’appesantir, et n’ose plus s’y confier. Il découvre un rocher dontle sommet domine l’onde tranquille, et disparaît quand la tempêteagite les mers ; il s’y soutient, et d’une main saisissant lapointe du roc qui s’avance, de l’autre il plonge et replonge sonfer dans les flancs du monstre, qui expire sous ses coupsredoublés.

Au même instant, le rivage retentit de cris etd’acclamations qui montent jusqu’aux cieux. Céphée et Cassiopée,heureux et pleins de joie, saluent, dans le héros, leur gendre, etle proclament le sauveur de leur maison. Objet et prix de lavictoire, Andromède, libre de ses fers, s’avance et vole dans leursbras.

Le vainqueur purifie ses mains dans l’onde. Ildépose la tête de Méduse ; et pour qu’elle ne soit pasendommagée par le sable du rivage, il lui fait un lit de feuilleset de légers arbustes qui croissent au fond de la mer ; il encouvre la tête de la Gorgone ; et ces tiges nouvellementcoupées, vives encore et remplies d’une sève spongieuse, éprouventle pouvoir de cette tête, rougissent et durcissent en la touchant.Les nymphes de l’océan essayèrent de renouveler ce prodige surd’autres rameaux. La même épreuve obtint le même succès. Ellesjetèrent ensuite dans la mer ces tiges, qui devinrent la sourceféconde du corail. Depuis ce temps cet arbuste conserve la mêmepropriété ; osier tendre et flexible sous l’onde, il durcit àl’air, et n’est plus qu’une pierre.

Cependant Persée élève à trois dieux troisautels de gazon : un à gauche, pour Mercure ; un àdroite, pour la déesse des combats ; le troisième au centre,pour Jupiter. Il immole une génisse à Minerve, un veau à Mercure,un taureau superbe au maître des dieux. Il épouse ensuiteAndromède. Il ne veut qu’elle-même pour prix de sa victoire.L’Amour et l’Hymen font briller leurs flambeaux. On verse sur lesfeux l’encens et les parfums. Les portiques sont ornés defestons ; dans des hymnes et dans des chœurs, sur le luth, etla lyre, et la flûte, on chante la publique allégresse. Le palaisest décoré de toutes ses richesses ; les portes en sontouvertes, et les grands de la cour prennent place au banquet deCéphée.

Déjà Bacchus avait égayé les convives, animéles esprits, lorsque le fils de Danaé veut connaître les mœurs etles usages des peuples Céphéens. Lyncides le satisfait, etajoute :

« Maintenant, vaillant Persée,apprenez-nous par quels secours puissants, par quels prodiges vousavez pu trancher cette tête hérissée de serpents. »

« Sous les flancs du froid Atlas, dit lehéros, il est un lieu que d’affreux et longs rochers rendentinaccessible. L’entrée en est habitée par les deux filles dePhorcus, à qui les Destins n’ont accordé qu’un œil, qu’elles seprêtent tour à tour. Tandis que l’une le remettait à l’autre, jesubstitue furtivement ma main à la main qui l’allait prendre, et jem’en saisis. Alors je marche par des sentiers entrecoupés ; jefranchis des rochers escarpés, d’horribles forêts, et j’arrive aupalais des Gorgones. J’avais aperçu partout, dans les champs, etsur mon chemin, des hommes devenus statues, et divers animauxtransformés en pierres par l’aspect de Méduse. Ce visage hideux, jene l’avais vu moi-même que réfléchi sur l’airain de monbouclier ; et tandis que le sommeil versait ses pavots sur lemonstre et sur ses couleuvres, je tranchai sa tête. Soudain Pégase,cheval ailé, et son frère Chrysaor, naquirent du sang que laGorgone avait répandu. »

Persée leur apprend ensuite les dangers quil’ont menacé dans ses voyages ; il leur dit quelles mers,quelles terres il a vues du haut des airs ; vers quels astresses ailes l’ont emporté. Il se tait enfin, on l’écoutait encore. Undes convives demande d’où vient que, seule de ses sœurs, Méduseavait sur sa tête des cheveux hérissés de serpents.

Le petit-fils d’Acrisius reprend : Ce quevous demandez mérite d’être raconté. Apprenez que Méduse brillaitjadis de tout l’éclat de la beauté, qu’elle fut l’objet des vœuxempressés de mille amants. J’ai connu des personnes qui l’ont vue,et qui rendent ce témoignage. On dit que le dieu des mers fut éprisde ses charmes, et osa profaner avec elle le temple de Pallas. Ladéesse rougit, détourna ses yeux modestes, et les cacha sous sonégide. Pour venger ses autels souillés, elle changea les cheveux deMéduse en serpents. Maintenant même, la fille de Jupiter, pourimprimer la crainte, porte sur la terrible égide qui couvre sonsein la tête de la Gorgone et ses serpents affreux.

Chant 5

 

Tandis que le fils de Danaé raconte cesmerveilles, le palais de Céphée retentit de cris tumultueux. Ce nesont plus les chants des fêtes de l’hymen, c’est le bruit terribleprécurseur du meurtre et des combats. Le trouble et la confusionsuccèdent à l’allégresse, à la joie du festin. Telle frémit latranquille surface des ondes, quand les vents déchaînés ont troubléle repos des mers.

L’imprudent Phinée, auteur de ce tumulte,s’avance à la tête de ses compagnons, et agitant un javelot defrêne, à la pointe d’airain :

« Me voici, s’écrie-t-il, perfideravisseur de mon épouse ! me voici prêt à me venger. Ni tesailes, ni Jupiter, que tu feins auteur de ta naissance, ne pourrontte sauver de ma fureur ! »

Il dit, et s’apprête à lancer son javelot.

« Que faites-vous ? lui crieCéphée : ô mon frère ! quel aveugle transport vousentraîne ? Est-ce là le salaire dû à de tels bienfaits ?est-ce là le prix du salut de ma fille ? Ah ! si lavérité peut ici se faire entendre, ce n’est point ce héros qui vousravit Andromède : c’est la colère des néréides ; c’estl’oracle d’Ammon ; c’est le monstre odieux qui, du sein desmers, venait la dévorer ! Vous la perdîtes dès lors qu’ellefut condamnée. Cruel ! pourriez-vous préférer qu’elle eûtperdu la vie ? et la douleur d’un père vous consolerait-ellede sa mort ? C’est donc peu qu’enchaînée sous vos yeux, vousne l’ayez secourue ni comme oncle, ni comme époux. Vousplaindriez-vous encore qu’un autre l’eût délivrée, et voudriez-vouslui arracher le prix de sa victoire ? Si ce prix paraît sicher à vos yeux, il fallait le mériter sur ce rocher même où mafille était enchaînée. Souffrez du moins que le héros qui l’asauvée, qui, en la sauvant, a consolé ma vieillesse, reçoive larécompense qui lui est due, que je lui ai promise, et réfléchissezenfin que ce n’est pas à vous qu’on le préfère, mais à la mortinévitable qui allait nous la ravir. »

Phinée se tait ; il menace de ses regardset son frère et Persée, incertain sur lequel il dirigera sespremiers coups. Il n’hésite pas longtemps, et lance sur son rival,avec la force et l’égarement de la fureur, le javelot qui s’enfoncedans le siège du héros. Soudain le héros se lève, et du même traitqu’il arrache, il eût atteint son superbe ennemi, s’il ne se fûtcaché derrière un autel, qui n’eût pas dû le protéger. Cependant letrait ne vole pas en vain ; il frappe au front Rhétus, quitombe, palpite, et des flots de son sang souille les tables dufestin.

Les compagnons de Phinée sont transportésd’une aveugle fureur. Les traits volent. On s’écrie que Céphée doitpérir avec son gendre : mais Céphée s’est déjà retiré,attestant et la foi qu’il a jurée et les dieux de l’hospitalité,qu’il est innocent de ces désordres et de ces excès.

La guerrière Pallas vole au secours du fils deJupiter ; elle le couvre de son égide, et soutient soncourage. Athis, jeune Indien, avait suivi le parti de Phinée.Limnéé, fille du Gange, lui donna, dit-on, le jour dans ses grotteshumides. Seize ans étaient son âge. Il relevait sa beauté de toutl’éclat de la parure. Vêtu d’une robe de pourpre ornée de frangesd’or, il portait un riche collier ; un superbe bandeaurattachait ses cheveux parfumés de myrrhe. Quelque grande que fûtson adresse à lancer au loin le javelot, il était encore plushabile à tirer de l’arc. Mais tandis qu’il le courbe avec effort,Persée saisit un tison sur l’autel, l’atteint au front, l’écrase,et le renverse expirant.

L’assyrien Lycabas verse des pleurs de rage,en voyant le bel Athis, qu’il aime tendrement, étendu sur lemarbre, exhalant sa vie par sa large blessure. Il saisit l’arcqu’Athis avait tendu :

« Combats avec moi, barbare !crie-t-il à Persée. Tu n’auras pas longtemps à t’applaudir de lamort d’un enfant et d’une victoire qui te rend plus odieux qu’ellene t’honore. »

Il achevait à peine : le trait vole avecforce lancé ; le petit-fils d’Acrisius l’évite, le reçoit dansles plis de sa robe, et levant sur Lycabas cette épée qu’il avaitteinte du sang de Méduse, il la plonge dans son sein. L’Assyrien,tournant sur Athis des yeux qui déjà s’éteignent dans les ombres dela mort, tombe sur le corps de son jeune ami, et emporte aux enfersla consolation de le suivre et de mourir avec lui.

Cependant le fils de Métion, Phorbas, quinaquit à Syène, et Amphimédon de Libye, trop empressés au combat,glissent et tombent dans le sang dont le palais était inondé. Ilsse relevaient : le fatal cimeterre atteint l’un à la gorge, etfrappe l’autre dans les flancs. Mais il faut d’autres armes contreÉrytus, fils d’Actor, qui s’avance portant, au lieu d’un javelotléger, une pesante hache d’airain. Le héros saisit sur la table, àdeux mains, une urne, masse énorme, ciselée par une main savante,et la jette sur son ennemi, qui, vomissant un sang épais, presse laterre de son corps palpitant. Déjà Polydegmon, qui se disait issude Sémiramis, Abaris, qui fut nourri sur le Caucase, Lycétus, nésur les bords du Sperchius, Hélix, à la longue chevelure, et Clytuset Phlégyas sont tombés sous les coups du fils de Jupiter. Il fouleaux pieds des monceaux de morts ou de mourants.

N’osant combattre de près son redoutableennemi, Phinée lui lance un second javelot, qui s’égare et vapercer Idas, Idas, qui, malgré lui témoin du combat, n’avait pascombattu. Il lance un regard terrible sur Phinée, ets’écrie :

« Puisque tu me forces à prendre unparti, défends-toi de l’ennemi que tu viens de te faire, et paie deton sang le mien par tes mains répandu ! »

Il dit, et veut lui renvoyer le fer qu’ilarrache de sa blessure ; mais le sang en jaillit avec trop deviolence ; il tombe, il expire sans pouvoir se venger.

Hoditès, qui ne reconnaît au-dessus de lui queCéphée, est abattu par Clymène ; Prothoénor, par Hypsée ;Hypsée lui-même par le Lyncide. Au milieu de cette foule au carnageéchauffée, paraît Émathion, vieillard, ami de la justice, et quicraint les dieux. Le poids des ans le rend inhabile auxcombats : il combat de la voix. Il maudit ces funestesdivisions et ces armes impies. Mais tandis que ses mainstremblantes embrassent l’autel, Chromis fait tomber sa tête dansles feux sacrés, et son âme s’exhale dans les flammes, en murmurantdes imprécations contre les meurtriers.

Phinée fait descendre chez les morts Ammon etBrotéas, qui furent portés ensemble dans le même sein, et quieussent été invincibles, si le ceste eût pu vaincre l’épée. Ilimmole Ampycus, prêtre de Cérès, dont le front est ceint du bandeausacré. Tu péris aussi, fils de Japet, toi qui n’étais pas né pourles jeux sanglants de la guerre, mais pour célébrer sur ta lyre lesdouceurs de la paix, et qui n’étais venu dans ces lieux que pourchanter l’hymen, sa fête, et ses plaisirs. Pettalus l’avait vus’éloignant de la scène du carnage, et tenant sa lyre, arme tropinutile :

« Va, dit-il, avec un ris moqueur,achever tes chants dans les enfers. »

Il le frappe alors à la tempe gauche :l’infortuné chancelle, tombe, et les cordes de sa lyre rendent unson lamentable sous ses doigts mourants.

L’intrépide Lycormas ne laisse point cemeurtre sans vengeance. D’un bras nerveux il arrache de la porteune barre de fer, et frappe Pettalus, qu’il écrase, qu’il abat,comme sous la massue tombe un jeune taureau. Pélatès, qui naquitsur les bords du Cinyps, voulait arracher un autre barreau :Corythus, qui vint de la Marmarique, perce d’un trait aigu sa main,qui reste attachée à la porte. Abas l’achève en lui perçant leflanc, et, sans tomber, Pélatès expire suspendu par la main.

On voit périr Mélanée, qui avait suivi leparti du héros, et Dorylas, le plus riche des Nasamons, quipossédait de vastes champs, d’innombrables moissons. Le fer qui l’ablessé s’arrête dans l’aine, où les coups sont mortels. Le bactrienHalcyonée, qui l’a frappé, voyant ses yeux déjà couverts des ombresdu trépas, insulte à ses derniers soupirs :

« De tant de champs dont tu fus lemaître, qu’il te reste seulement l’espace qui couvre toncorps ! »

Il dit, et s’éloignait ; mais Persée vavenger Dorylas ; il arrache de sa blessure fumante le javelotqu’il renvoie au Bactrien. Le fer l’atteint au front, le traverse,s’y fixe, et paraît également des deux côtés de la tête.

Tandis que la fortune seconde son courage, lefils de Jupiter frappe diversement Clytius et Clanis, nés d’unemême mère. Un trait fortement lancé perce les deux cuisses dupremier ; le second reçoit un javelot qu’il mord avec ragedans sa bouche sanglante. Persée immole Céladon, de Mendès ;Astrée qui doit le jour à une mère de Syrie, et dont le père estincertain ; Éthion, habile autrefois dans l’art de connaîtrel’avenir, mais qui dans ce jour n’a pu prévoir sa destinée ;et Thoactès, écuyer de Phinée ; et Agyrtès, infâme par lemeurtre de son père.

Cependant les ennemis à vaincre l’emportentpar le nombre sur ceux qui sont vaincus. À la perte d’un seul,mille sont encore acharnés. Tous combattent contre la justice,contre la foi donnée. Le héros n’a pour lui que les pleurs de sonbeau-père, de la reine, et de sa nouvelle épouse, qui remplissentle palais de vains gémissements. Leurs voix sont étouffées par lebruit des armes et par les cris des mourants. Bellone arrose desang les pénates du palais, et renouvelle sans cesse la mêlée et lafureur des combattants.

Phinée et ses mille compagnons entourent etpressent le héros. Les traits volent autour de lui, brillent à sesyeux, sifflent à ses oreilles : telle et moins épaisse est lagrêle qui tombe en hiver. Il appuie son dos contre une hautecolonne, et ne pouvant plus être surpris par derrière, tournécontre la foule, il en soutient tous les efforts. Mais à la foisl’attaquent et le pressent d’un côté Molpée, de Chaonie, de l’autrele nabathéen Échemmon. Tel qu’un tigre qui, pressé par la faim,s’il entend mugir deux troupeaux dans diverses vallées, hésite surcelui qu’il doit attaquer, et voudrait les attaquer ensemble :tel Persée, incertain s’il doit frapper à droite ou à gauche,blesse enfin Molpée au-dessus du genou ; Molpée s’éloigne, etsa fuite suffit au héros. Échemmon furieux le presse ; il veutl’atteindre à la tête ; mais dans son aveugle transport ilfrappe la colonne, le fer se brise et vole en éclat : un éclatrejaillit et se fixe dans sa gorge. Cependant la blessure n’étaitpas mortelle. Échemmon frémit ; il tend des bras suppliants auvainqueur, qui enfonce dans son flanc le glaive de Mercure.

Voyant enfin que son courage allait succombersous le nombre :

« Puisque c’est vous-mêmes qui m’yforcez, s’écria-t-il, j’emprunterai pour vous vaincre le secours del’ennemi que j’ai vaincu. S’il me reste quelque ami parmi vous,qu’il détourne les yeux ! »

Et il présente à ses ennemis la tête de laGorgone :

« Cherche ailleurs, dit Thescélus,quelqu’un qui se laisse effrayer par de vainsprodiges ! »

Et levant sa main pour lancer un trait fatal,il devient marbre, et garde son attitude. Ampyx était auprès delui : il allait frapper de son glaive le vaillant et généreuxLyncide ; son bras s’arrête immobile, et durcit étendu. Nilée,qui se vantait faussement d’être fils du Nil, et qui portait surson bouclier les sept bouches du fleuve gravées en or et en argent,s’avance sur Persée :

« Regarde, lui disait-il, les preuves dema superbe origine, et emporte aux enfers la consolation etl’honneur de mourir de ma main. »

Il ne peut achever ces derniers mots à demiprononcés. Sa bouche reste ouverte, mais ne peut plus faireentendre aucun son.

« Lâches, leur crie Éryx, ce n’est pointle tête de la Gorgone, c’est l’effroi qui glace vos cœurs et vosbras. Avancez avec moi, et faites mordre la poussière à ce jeuneaudacieux qui n’a d’autres armes que de vainsenchantements. »

Il voulait s’élancer : ses piedss’attachent à la terre ; ce n’est plus qu’un rocher inanimé,qu’un simulacre de guerrier.

Ils avaient tous mérité ce châtiment :mais un soldat qui suivait le parti de Persée, l’imprudent Acontée,regarde par hasard, au milieu du combat, la tête de la Gorgone, etsoudain il demeure immobile et transformé. Astyage, qui le croitencore vivant, le frappe de son épée, qui rebondit et rend un sonaigu ; et tandis qu’il s’étonne de ce prodige, il est marbrelui-même, et conserve dans ses traits un air de surprise etd’étonnement.

Il serait inutile de dire tous les noms desguerriers de Phinée. Deux cents restaient encore échappés au glaivedes combats : deux cents furent par la Gorgone en pierretransformés.

Phinée se repent enfin d’avoir allumé cetteinjuste guerre. Mais à quoi se résoudra-t-il ? il n’aperçoitque des simulacres inanimés, dans diverses attitudes. Il reconnaîten eux ses amis ; il les nomme, il les appelle, il invoqueleur secours. Ne pouvant en croire ses yeux, il touche ceux quisont près de lui : c’est du marbre que presse sa main. Ilrecule, il détourne la tété, et tendant à son ennemi des mainsvaincues et des bras suppliants, il s’écrie :

« Tu triomphes, Persée ! écarte levisage de ce monstre, s’il fait lui-même ces prodiges !écarte-le, je t’en conjure. Ce n’est ni la haine, ni la soif derégner qui ont armé mon bras. J’ai combattu pour une épouse. Tesdroits sont tes bienfaits ; les miens sont le temps et monamour. Je me repens d’avoir disputé ta conquête. Ô vaillant Persée,ne m’accorde plus rien que la vie. Tout le reste est àtoi. »

Il dit, et n’ose regarder celui qu’ilimplore :

« Rassure-toi, timide Phinée, répond lehéros. Je t’accorderai ce que tu demandes, ce qui est d’un si grandprix pour les lâches : tu ne périras point par le fer. Jeferai plus : tu seras un monument éternel de ma clémence. Onte verra toujours dans le palais de mon beau-père ; et monAndromède y sera consolée par ta vue de la perte d’un époux qui luifut destiné. »

Il dit, et présente la tête de la Gorgone ducôté vers lequel Phinée détournait ses regards effrayés. Phinéeveut l’éviter : sa tête et son cou se raidissent ; sesyeux sont du marbre ; ses larmes, du cristal. Il conserve sonair timide, son humble visage, ses mains suppliantes, et son frontoù reste empreinte la bassesse du crime.

Persée vainqueur revient avec son épouse danssa patrie. Il entre dans Argos ; et vengeant Acrisius, sonaïeul, trop indigne de ses bienfaits, il attaque Prétus, quil’avait chassé du trône, et qui régnait dans ses états par la forceusurpés. Ni le secours des armes, ni l’abri de ses remparts nepurent le défendre de l’aspect funeste de cette tête du monstrehérissée de serpents.

Et toi qui régnais sur les rochers deSériphos, Polydectès, que tant de hauts faits, tant de renommée, ettant de travaux n’avaient pu désarmer ; toi qui nourrissaiscontre le héros une haine immortelle (les haines injustes n’ontpoint de fin), tu voulais rabaisser sa gloire ; tu prétendaisque le vainqueur de la Gorgone se vantait d’un triompheimposteur :

« Je vais, s’écrie Persée, donner à lavérité un témoignage éclatant. Amis ! fermez lesyeux. »

Soudain il élève la tête de la Gorgone, etPolydectès n’est plus qu’un rocher de son île.

La guerrière Pallas, sœur de Persée, invisibleà ses yeux, avait jusqu’alors accompagné ses pas. Mais,s’enveloppant d’une nue épaisse, elle quitte Sériphos, laissant àsa droite et Cythnos et Gyaros. Elle plane sur les mers pourabréger sa route, découvre les murs de Thèbes, s’arrête surl’Hélicon, aborde les neuf Sœurs, et leur tient celangage :

« La Renommée a porté jusqu’à moi lamerveille de cette fontaine nouvellement sortie de la terre sousles pieds de Pégase. J’ai voulu voir ce prodige opéré par lecoursier ailé qui naquit, en ma présence, du sang de laGorgone. »

« Déesse, répond Uranie, quel que soit lemotif qui vous amène, votre présence nous est toujours agréable. LaRenommée n’a point semé un bruit mensonger. Oui, Pégase a faitjaillir cette onde merveilleuse. »

Et la muse conduit la déesse vers la sourcesacrée. Pallas admire le prodige de cette onde et de son origine.Elle visite l’Hélicon, ses bois antiques et sacrés, ses grottes,ses lits de verdure et de fleurs, et trouve les filles de Mnémosyneégalement heureuses et par leurs nobles études et par les charmesde leur séjour. Une des neuf Sœurs lui adresse alors cediscours :

« Si votre courage ne vous portait à deplus hautes entreprises, déesse, vous eussiez pu vous mêler dansnos chœurs. Oui : vous louez avec justice et nos travaux etnotre asile. Notre destin serait plus heureux, s’il était plustranquille. Mais il n’est rien que le crime n’ose tenter. Toutalarme des vierges timides, et la sacrilège audace de Pyrénée vientsans cesse se retracer à mon esprit troublé.

« Le barbare, à la tête des Thracesinhumains, s’était emparé de Daulis, des champs de la Phocide, etmaintenait ses injustes conquêtes. Nous suivions le chemin duParnasse. Il vient à nous, et nous rend les honneurs qu’on doit àdes déesses (car il nous connaissait) ; mais ses hommagesétaient trompeurs : – Filles de Mnémosyne, dit-il, arrêtez icivos pas : ne craignez rien ; entrez dans monpalais ; vous y trouverez un asile contre l’orage et la pluie(il pleuvait effectivement). Souvent les dieux ont honoré de leurprésence les simples cabanes des mortels.’

« Cédant à sa prière, et vaincues par letemps, nous entrons dans le vestibule de son palais. L’orage étaitdissipé. Vainqueur de l’Auster pluvieux, l’Aquilon chassait au loinles sombres nuages, et le ciel redevenait serein. Noussortions : Pyrénée ferme les portes, et se dispose à laviolence. Soudain, nous élevant sur des ailes, nous fuyons àtravers les airs. Le tyran étonné veut nous suivre, et monte ausommet d’une tour : – Quelque route que vous preniez, je laprendrai moi-même.’ Il dit, et, furieux, s’élance, se précipite,et, brisé dans sa chute, il arrose la terre de son sangodieux. »

Ainsi parlait la muse, lorsque l’air frémitd’un bruit confus de battements ailés, et du haut des arbres unevoix semble saluer Minerve. La déesse lève les yeux, et cherched’où partent des sons si bien articulés. Elle croit qu’une voixhumaine a frappé son oreille. C’était celle d’un oiseau ;c’était celle des pies qui, au nombre de neuf, déploraient leursnouveaux destins, et, placées sur des branches élevées, imitaientde l’homme la voix et le langage.

Minerve s’étonne et la muse reprend :

« C’est depuis peu que, vaincues dans undéfi, celles que vous entendez augmentent le nombre des oiseaux.Elles naquirent d’Évippé de Péonie, et de Piéros, qui règne sur lesriches campagnes de Pella. Évippé invoqua neuf fois Lucine, et neuffois féconde mit neuf vierges au jour. Fières de leur nombre aunôtre égal, elles traversent les villes de l’Hémonie et del’Achaïe, arrivent sur la double colline, et, par ces mots, nousdéfient au combat : – Cessez, Thespiades, cessez d’abuser parde vains accords les esprits ignorants. Osez aujourd’hui nousdisputer le prix du chant. Vous ne l’emporterez ni par votre voix,ni par votre art. Notre nombre égale le vôtre. Cédez-nous, si vousêtes vaincues, les sources d’Hippocrène et d’Aganippe ; ourecevez pour prix de la victoire les campagnes d’Émathie jusqu’auxmonts couverts de neige qu’habitent les Péoniens. Que les nymphessoient les juges du combat.’ Il était peu glorieux sans douted’accepter un tel défi ; mais il eût paru honteux de lerefuser. Les nymphes prises pour arbitres jurèrent par les fleuvesqu’elles jugeraient avec équité, et s’assirent sur des bancs derocher.

« Alors sans que le sort eût réglél’ordre du chant, celle des Piérides qui proposa le défi chante laguerre des géants, dégrade la majesté des dieux, et célèbrel’audace de leurs coupables ennemis. Elle raconte que Typhée, sortides entrailles de la terre, porta la terreur aux plaines del’éther ; que les dieux prirent la fuite, et ne s’arrêtèrentqu’aux sept bouches du Nil. Elle ajoute que, toujours poursuivispar ce monstrueux enfant de la Terre, les immortels effrayés sedérobèrent à sa fureur, sous les formes de divers animaux. Jupiter,dit-elle, devint le chef de ce troupeau ; et c’est depuis cetemps que la Libye, lui donnant des cornes recourbées, l’adore sousle nom d’Ammon. Le dieu de Délos prit la noire figure d’uncorbeau ; Bacchus se cacha sous la forme d’un bouc ; onvit Diane se changer en chatte ; et Junon en génisse. Vénus secouvrit de l’écaille d’un poisson, et Mercure emprunta les traitset l’aile de l’ibis.

« C’est ainsi que la fille de Piéruschanta sur sa lyre la guerre des géants. Les nymphes nousinvitèrent à commencer nos concerts… Mais peut-être, déesse, unsoin plus important vous appelle loin de nous. »

« Non, répond l’immortelle ; répétezfidèlement ce que vous chantâtes ; et elle s’assied sous lesombrages verts. »

La muse reprend :

« Une seule de nous, ce fut Calliope,soutint l’honneur du combat. Elle se lève, et ceignant de lierreses cheveux flottants, ses doigts légers préludent savamment surles cordes de sa lyre. Elle chante, et sa voix harmonieuse s’unit àses brillants accords.

– Cérès inventa le soc qui déchire et fécondela terre. L’homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plusdoux, et ses premières lois. Nous devons tout aux bienfaits deCérès. C’est elle que je vais chanter. Puissent mes vers êtredignes de la déesse ! certes, la déesse est digne de mesvers.

‘L’île de Trinacrie couvre le vaste corps d’ungéant foudroyé par Jupiter. L’orgueilleux Typhée, qui dans sonaudace osa lui disputer l’Olympe, gémit et souvent s’agite en vainsous cette énorme masse. Sur sa main droite est le cap dePéloros ; sur sa gauche, le promontoire de Pachynos ; surses pieds, l’immense Lilybée. L’Etna charge sa tête. C’est par lesommet de ce mont que sa bouche ardente lance vers les cieux desflammes et des sables hurlants. Il lutte pour briser ses fers. Ilveut secouer les cités, les montagnes qui l’écrasent ; et laterre tremble jusqu’en ses fondements. Pluton lui-même craintqu’elle ne s’entrouvre, et que le jour pénétrant dans son empiren’épouvante les ombres dans l’éternelle nuit.

‘Il descend de son trône ténébreux. Ilparcourt la Sicile, guidant les noirs coursiers qui sont attelés àson char ; il examine avec soin les fondements de l’île. Toutlui paraît solide. Aucun danger ne le menace, et sa terreurs’évanouit. Du haut du mont Éryx, Vénus aperçoit le monarque errantdans la plaine ; elle embrasse son fils, et lui dit : – Ôtoi, mon appui, ma puissance, et ma gloire, Cupidon, prends cestraits qui soumettent tout à ton empire ; lance les plusrapides sur ce dieu, à qui, dans le triple partage du monde,échurent les enfers. Tu as triomphé de tous les dieux de l’Olympe,de Jupiter lui-même, des divinités de la mer, et de celui qui leurdonne des lois. Pourquoi laisserais-tu tranquille l’empire desmorts ? pourquoi n’y pas étendre ton pouvoir et celui de tamère ? Il s’agit de la troisième partie de l’univers. Déjàdans le ciel on méconnaît notre puissance ; ton autorité et lamienne s’y affaiblissent tous les jours. Ne vois-tu pas laguerrière Pallas et la déesse des forêts échapper à monpouvoir ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, nousprépare la même injure. Elle ambitionne aussi la gloire de gardersa virginité. Ah ! si je te suis chère, fais que Pluton épousesa nièce, et partage avec elle le trône des enfers !’ Vénusdit, et l’Amour a détaché son carquois. Il y prend, sous les yeuxde sa mère, un trait qu’il choisit entre mille. Il n’en est pointde plus aigu, de plus certain, de plus rapide. Il courbe l’arc surson genou : le trait acéré part, vole, et perce le cœur dufarouche Pluton.

‘Non loin des murs d’Henna est un lac profondqu’on appelle Pergus. Jamais le Caÿstre ne vit autant de cygnes surses bords. Des arbres à l’épais feuillage couronnent le lac d’unberceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La terre quebaigne cette onde paisible est émaillée de fleurs. Là règnent, avecles Zéphyrs, l’ombre, la fraîcheur, un printemps éternel ; là,dans un bocage, jouait Proserpine. Elle allait, dans la joieingénue de son sexe et de son âge, cueillant la violette ou le lis,en parant son sein, en remplissant des corbeilles, en disputant àses compagnes à qui rassemblerait les fleurs les plus belles.

‘Pluton l’aperçoit et s’enflamme. La voir,l’aimer, et l’enlever, n’est pour lui qu’un moment. La jeunedéesse, dans son trouble et dans son effroi, appelle en gémissantsa mère, ses compagnes, et sa mère surtout. Sa moisson de liss’échappe de sa robe déchirée. Ô candeur de son âge ! dans cemoment terrible la perte de ses fleurs excite encore sesregrets.

‘Cependant le ravisseur hâte sescoursiers ; il les excite et les nomme tour à tour. Il agitesur leur cou, sur leur longue crinière les rênes et le frein querouille et noircit leur écume. Il traverse les lacs profonds, lesétangs des Palices, dont les eaux bouillantes s’imprègnent dusoufre qui sort de la terre ardente ; et les champs où lesBacchiades, qui de l’île de Corinthe abordèrent en Sicile, bâtirentSyracuse entre deux ports d’inégale grandeur.

‘Entre Aréthuse et Cyané, deux écueils formentune étroite mer. C’est là qu’habite Cyané, la plus belle desnymphes de Sicile, et le lac porte son nom. Elle s’élève, de lamoitié du corps, au-dessus des eaux profondes ; elle aperçoitle ravisseur, et s’écrie : – Vous n’irez pas plus loin. Vousne pouvez, en dépit de Cérès, être l’époux de sa fille. Il fallaitla demander, et non la ravir. Moi-même (si pourtant il m’est permisde faire cette comparaison) je fus aimée d’Anapis, et je l’épousai,vaincue par ses prières, et non par cet effroi dont la jeune déesseest saisie.’ Elle dit, et étendant ses bras, elle s’oppose à sonpassage. Le fils de Saturne ne peut plus retenir sa colère. Illance d’un bras nerveux son sceptre dans le fond du lac ; laterre frappée reçoit le char dans ses flancs, et lui ouvre lechemin des enfers.

‘La nymphe gémit et se plaint de l’enlèvementde Proserpine, et des droits violés de son onde. Elle conserve ensecret dans son cœur une douleur que le temps ne peut guérir. Ellese fond en pleurs et se dissout dans les mêmes eaux dont elle futla divinité. Alors on eût vu tous ses membres s’amollir, ses osdevenir flexibles, ses ongles perdre leur dureté ; ses blondscheveux, ses doigts légers, ses jambes et ses pieds délicats, sechanger en limpides canaux ; ses épaules, son dos, ses flancs,et son sein, s’écouler en ruisseaux. Ce n’est plus du sang, c’estde l’eau qui court dans ses veines ; et de la nymphe de l’ondeil ne reste plus rien que la main puisse presser.

‘Cependant, alarmée du sort de sa fille, Cérèsla cherche en vain. Elle erre par toute la terre et sur toutes lesmers, soit que l’Aurore, aux cheveux brillants de rosée, paraisse àl’orient, soit que Vesper ramène de l’occident le silence et lesombres. Elle allume aux feux de l’Etna deux flambeaux de sapin dontla lumière guide ses pas empressés dans les froides ténèbres de lanuit : et dès que le soleil a fait pâlir les étoiles, elledemande sa fille, et jusqu’au retour du soir la redemandeencore.

‘Un jour qu’épuisée de fatigue et dévorée parune soif ardente, elle ne trouvait aucune onde propice à ses vœux,le hasard découvre à ses yeux le chaume d’une cabane. Elle frappe àson humble entrée ; une vieille paraît, et voit la déesse quilui demande une eau pure pour se désaltérer. Aussitôt elle luiprésente un breuvage d’orge et de lait qu’elle avait préparé.Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant au cœur dur laregarde avec audace, s’arrête devant elle, et rit de sonavidité.

‘Cérès ne peut souffrir cette insulte et jettesur l’enfant, qui parle encore, le reste de son breuvage. Au mêmeinstant, son visage se couvre de taches légères. Ses bras amincisdescendent vers la terre. Une queue termine son corps, qui serétrécit, pour qu’il ne puisse nuire. Il est changé en lézard. Lavieille en pleurs s’étonne de ce prodige ; elle veut letoucher ; mais il rampe, il fuit, il se cache dans des trousobscurs ; et les taches sur sa peau, semées comme autantd’étoiles, lui ont fait donner le nom de Stellion.

‘Je ne dirai point quelles terres, quellesmers, parcourut la déesse. L’univers manqua bientôt à sesrecherches vaines. Elle revient enfin dans la Sicile ; ettandis qu’elle s’informe toujours du destin de sa fille, ellearrive au lac de Cyané. Si cette nymphe eût conservé sa premièreforme, elle aurait tout raconté ; mais elle n’a plus nilangue, ni voix. Elle donne cependant des indices certains. Ellemontre à la déesse la ceinture de sa fille qui, tombée par hasarddans ces ondes sacrées, paraît encore à leur surface, et flotte àreplis sinueux.

‘Cérès la reconnaît ; et comme si alorselle recevait la première nouvelle de la perte de sa fille, ellearrache ses cheveux épars, elle frappe et meurtrit son sein.Ignorant en quel lieu de la terre est Proserpine, elle maudit laterre entière, accuse son ingratitude, et la déclare indigne de sesbienfaits. Elle accable surtout de sa haine la Sicile, où elle atrouvé les premières traces de son malheur. De sa main irritée ellebrise le soc et les instruments du laboureur. Elle frappe de mortle bœuf agricole, le colon innocent ; et, corrompant lesgermes, elle ordonne aux champs d’étouffer ceux qui leur sontconfiés. Ainsi la Sicile perd sa fertilité, si célèbre dans lemonde. Les semences périssent en naissant, brûlées par les feux dusoleil, ou inondées par des torrents de pluie. Les astres et lesvents exercent de funestes influences. D’avides oiseaux dévorentles grains que l’on confie à la terre ; et l’ivraie, lechardon, et l’herbe parasite, détruisent les moissons.

‘Cependant Aréthuse élève sa tête au-dessus deses ondes. Elle écarte de la main les cheveux humides quicouvraient son visage, et s’écrie : – Mère des fruits de laterre, mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans toutl’univers, suspendez vos vengeances cruelles : cessez deravager une contrée qui n’a point mérité votre courroux. Elle esttoujours fidèle à vos lois, et c’est en dépit d’elle que son seins’est ouvert au ravisseur. Ce n’est point ici pour ma patrie quej’implore votre pitié. Étrangère dans cette île, Pise m’a vunaître, et je tire mon origine de l’Élide. Je voyage dans laSicile ; mais cette terre m’est plus chère qu’aucuneautre ; j’y ai transporté mes pénates ; j’y ai fixé mademeure. Ô déesse ! daignez l’épargner, et calmez votrecourroux. Lorsque vous serez libre d’inquiétudes, et que votrefront sera moins chargé de soucis, je vous raconterai comment, dusein de la Grèce, mon onde se fraie sous les mers, vers l’Ortygie,une route nouvelle. La terre m’ouvre son sein, je coule à traversses cavernes profondes, et je reparais enfin dans ce lieu, où jerevois le ciel si longtemps caché à mes regards. En traversant cesroutes obscures et voisines des gouffres du Styx, j’ai vuProserpine. La tristesse et l’effroi sont encore empreints sur sonvisage ; mais elle règne dans l’empire des ombres, et elle estla puissante épouse du roi des enfers.’ À ce discours, la déesseétonnée, pareille au marbre que travailla le ciseau, reste sansmouvement. Le dépit et la colère succèdent enfin à son égarement.Elle monte sur son char, qui l’emporte au céleste séjour, ets’arrêtant devant Jupiter, le visage baigné de larmes, les cheveuxépars : – Souverain des dieux, dit-elle, je viens t’implorerpour mon sang et pour le tien. Si tu n’as point pitié d’une mère,que du moins ma fille puisse toucher le cœur de son père. Ne lapunis point de me devoir le jour. Je la retrouve enfin cette filleque j’ai si longtemps cherchée, si pourtant c’est la retrouver qued’être plus certaine de l’avoir perdue ! si c’est la retrouverque de savoir où elle est ! Je puis pardonner à Pluton, pourvuqu’il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n’est plus àmoi ! ta fille ne peut être la proie d’un ravisseur.’

‘Jupiter lui répond :

– Proserpine est le gage de notre amour, etl’objet commun de nos soins les plus chers. Mais, s’il faut donneraux choses leur véritable nom, l’action de Pluton est, non pas unoutrage, mais un excès d’amour. Si vous consentez à son hymen, ungendre tel que lui ne saurait nous faire rougir. Sans parler de sesautres avantages, n’est-ce pas assez pour lui d’être frère deJupiter ? Mais que lui manque-t-il ? il ne le cède qu’àmoi ; et ma puissance absolue, je ne la dois qu’au sort. Sicependant vous persistez à vouloir arracher votre fille de sesbras, elle peut encore vous être rendue, pourvu qu’elle n’ait goûtéà aucun fruit dans les enfers. Tel est l’arrêt des Parquesinflexibles.’

‘Il dit, et Cérès croit déjà ramener sa fillede l’empire des morts ; mais les destins s’opposent à sesvœux. La jeune déesse a déjà manqué aux conditions prescrites.Tandis qu’elle erre à l’aventure dans les jardins de Pluton, ellecueille une grenade, en tire sept grains, et les porte à sa bouche.Ascalaphus est seul témoin de cette action de la déesse. On ditqu’une des nymphes les plus célèbres de l’Averne, Orphné, lui donnale jour dans un antre sombre qui baigne l’Achéron, son amant.Ascalaphus a vu Proserpine, il la décèle, et lui ôte ainsi toutespoir de retour.

‘La reine de l’Érèbe gémit, et change en unvil oiseau son profane délateur. Elle arrose sa tête de l’eau duPhlégéthon ; et sa tête ne montre plus qu’un bec crochu, desplumes, et de grands yeux. Il se dépouille de sa formenaturelle ; il s’élève nonchalamment sur des ailes jaunâtres.Sa tête grossit, ses ongles s’allongent et se recourbent. Il agitepesamment le plumage qui couvre ses bras engourdis. Hideux hibou,oiseau des ténèbres, il n’annonce que des malheurs ; il neprésente aux mortels que de sinistres présages.

‘Ascalaphus peut paraître avoir mérité ce prixde son indiscrétion. Mais vous, fille d’Acheloüs, d’où vousviennent, avec un visage de vierge, ces pieds d’oiseaux et cesailes légères ? Serait-ce, ô doctes Sirènes, parce que,fidèles compagnes de Proserpine, vous suiviez ses pas lorsque dansles campagnes d’Henna elle cueillait les fleurs du printemps ?Après avoir vainement parcouru toute la terre pour retrouver ladéesse, vous voulûtes la chercher sur les vastes mers, et vousimplorâtes des ailes. Vous éprouvâtes des dieux faciles. Ilsexaucèrent vos vœux, et pour conserver vos chants, dont la mélodiecharme l’oreille, ils vous laissèrent des humains les traits et lelangage.

‘Cependant, arbitre équitable des différendsde Pluton et de Cérès, Jupiter entre elle et lui veut partagerl’année. Il ordonne que Proserpine prenant place tour à tour parmiles divinités des deux empires, accorde six mois à sa mère, et sixmois à son époux. Alors le calme renaît dans l’âme de Cérès, et sonvisage a repris son auguste sérénité. Son front, qui eût puparaître nébuleux même au sombre monarque des enfers, s’estéclairci, pareil à l’astre du jour qui sort vainqueur des nuagesqui le cachaient, et reparaît avec tout son éclat.

‘Maintenant qu’elle a retrouvé sa fille, ladéesse, satisfaite et tranquille, veut savoir, ô belle Aréthuse,pourquoi tu quittas l’Élide, pourquoi tu devins une sourcesacrée.

‘La naïade élève sa tête au-dessus de sesondes, et ses ondes se taisent à son aspect. Elle presse sous sesdoigts son humide chevelure, et d’Alphée raconte ainsi lesanciennes amours :

– Je fus une des nymphes de l’Achaïe. Nulle nefut plus habile à chasser dans les forêts, à tendre des filets.Quoique je n’eusse jamais ambitionné les éloges qu’on donne à labeauté, quoique la réputation de mon courage me suffit, on vantaitcependant mes appas ; mais mon innocence me faisait rougir deces avantages, dont les nymphes tirent vanité, et le don de plairepassait pour un crime à mes yeux.

Un jour, je m’en souviens, je revenais de laforêt de Stymphale, accablée du poids des chaleurs, que rendaientplus pesant les travaux pénibles de la chasse ; je trouve unruisseau dont l’onde, qui paraît immobile, erre lentement sansmurmure, et permettait à l’œil de compter les cailloux que couvreson limpide cristal. Son cours est presque insensible ; et devieux saules, de hauts peupliers, qu’entretient sa fraîcheur,l’abritent de leur ombre. Je m’approche de ses bords. Je mets unpied dans l’onde ; j’y descends ensuite jusqu’aux genoux. Jedétache enfin mes vêtements légers ; je les suspends sur unsaule courbé, et je me plonge dans les flots. Mais tandis que demes mains je frappe l’onde, et l’agite, et la divise dans mes jeux,je ne sais quel murmure semble sortir du fond des eaux : jefrémis, et, dans mon effroi, je m’élance sur le bord le plusprochain.

« Où fuyez-vous, Aréthuse ? s’écrieAlphée, d’une voix sourde, du sein des flots : oùfuyez-vous ? » répéta-t-il encore. Je m’échappe nue etcraintive. J’avais laissé mes vêtements sur la rive opposée. Alphéeme poursuit et s’enflamme ; et l’état où il me voit semble luipromettre un triomphe facile.

Cependant je hâte ma fuite ; il précipiteses pas. Ainsi, d’une aile tremblante, la timide colombe fuitdevant le vautour ; ainsi le vautour effraie et poursuit latimide colombe. Je cours jusqu’aux murs d’Orchomène, au-delà dePsophis. Je traverse le mont Cyllène, le Ménale, le froidÉrymanthe, et j’arrive dans l’Élide. Alphée dans sa course n’étaitpas plus rapide que moi, mais nos forces étaient trop inégales. Jene pouvais soutenir longtemps mes efforts, il pouvait encorecontinuer les siens. Cependant je courais à travers les campagnes.J’avais franchi des montagnes ombragées de forêts, des ravins, desrochers, et des lieux qui n’offraient aucun chemin.

Le soleil était derrière moi. Bientôtj’aperçois une ombre qui s’allonge et devance mes pas. J’aurais pula croire une illusion née de mon effroi. Mais j’entendais surl’arène ses pas retentissants. Déjà son haleine brûlante et presséeagitait mes cheveux. J’allais succomber à ma lassitude :

« O toi, Diane, m’écriai-je, entends mesvœux ! protège une de tes nymphes, s’il est vrai que souventtu me donnas à porter ton arc et ton carquois ! »

La déesse entend ma prière, saisit une nueépaisse, et la jette autour de moi. Alphée me cherche en vain. Ilne me voit plus ; il ignore où je suis. Deux fois il fait letour du nuage qui me dérobe à ses regards. Deux fois ils’écrie :

« Aréthuse ! ô Aréthuse ! oùêtes-vous ? »

Quel fut alors mon effroi ! Telle est labrebis lorsqu’elle entend le loup frémir autour de sonétable : tel le lièvre timide qui, caché dans un buisson, voitla meute ennemie, et n’ose faire aucun mouvement.

Cependant Alphée persiste. Il n’aperçoitau-delà de la nue, au-delà de ce lieu, aucune trace de mes pas. Ilne s’éloigne ni de ce lieu, ni de la nue. Tout à coup une froidesueur se répand sur mes membres affaissés. L’onde coule de tout moncorps, elle naît partout sous mes pas. Mes cheveux se fondent enrosée, et je suis changée en fontaine, en moins de temps que jen’en mets à vous le raconter. Mais Alphée m’a bientôt reconnue danscette onde qu’il aime encore. Il dépouille les traits mortels dontil s’était revêtu. Il redevient fleuve, et veut mêler ses flotsavec les miens. Diane ouvre la terre. Je poursuis secrètement moncours dans ses antres obscurs, roulant vers l’Ortygie qui m’estchère, puisqu’elle porte le nom de la déesse qui vint à monsecours ; et c’est dans cette île que je reparais au jour pourla première fois.’

‘Ainsi parle Aréthuse ; et la déesse desmoissons attelle deux dragons, les soumet au frein, s’élance surson char rapide, et le faisant rouler entre le ciel et la terre,dans le vague des airs, descend dans la ville consacrée à Minerve.Elle confie son char au jeune Triptolème, et lui remettant dessemences fécondes, elle lui commande de fertiliser les champs quele soc a retournés jadis, et ceux dont le soc n’ouvrit jamais lesein.

‘Déjà Triptolème avait traversé dans les airset l’Europe et l’Asie. Il descend dans la Scythie, au palais deLyncus. Lyncus régnait dans ces contrées. – Quel est, lui dit ceprince, le motif de ton voyage ? quel est ton nom ? etquelle est ta patrie ?’

– Triptolème est mon nom ; la célèbreAthènes est ma patrie, lui répond l’étranger. Je ne suis venu nipar terre, à travers de longs chemins, ni sur un vaisseau quisillonna les mers : je me suis ouvert un passage dans lesplaines de l’éther. J’apporte avec moi les dons de Cérès, qui,confiés aux champs, produisent une nourriture salutaire etd’abondantes moissons.’

‘Le barbare, jaloux d’une pareille découverte,et voulant en usurper l’honneur, reçoit Triptolème dans sonpalais ; et tandis que le sommeil le livre sans défense, ill’attaque le fer en main. Il allait achever son crime : Cérèsle change en lynx, et ordonne au jeune Athénien de remonter sur sonchar, et de le guider dans les airs.’

« Calliope avait fini ses chants. Lesnymphes, d’une voix unanime, décernent le prix aux déesses del’Hélicon. Les Piérides vaincues murmurent l’injure et l’outrage. –Puisque, reprit la Muse, c’est peu pour vous d’avoir déjà mérité,par votre défi téméraire, un légitime châtiment, et que vous osezencore ajouter l’insulte à l’audace, la patience n’est plus ennotre pouvoir ; et justement irritées, nous saurons vous puniret nous venger.’

« Elles écoutaient nos menaces avec unris moqueur. Mais voulant joindre à la violence de leurs clameursdes gestes insolents, elles aperçoivent des plumes croître surleurs doigts et sur leurs bras. Elles voient leur bouche se durciren un bec allongé. Déjà changées en oiseaux, elles voulaientmeurtrir leur sein, elles battent des ailes, et s’élèvent dans lesairs. Elles vont se percher sur les arbres, et transformées enpies, elles ont conservé leur caquet indiscret et leur cri rauqueet babillard. »

Chant 6

 

Pallas avait écouté ce récit et ceschants ; elle avait approuvé la vengeance des neufsœurs :

« Mais ce n’est pas assez de louer,dit-elle ensuite en elle-même ; je dois mériter d’être louée àmon tour, et ne pas souffrir qu’on méprise impunément madivinité. »

Alors elle se rappelle l’orgueil de lalydienne Arachné, qui se vante de la surpasser dans l’art d’ourdirune toile savante. Arachné n’était illustre ni par sa patrie, nipar ses aïeux : elle devait tout à son art. Natif de Colophon,Idmon, son père, humble artisan, teignait les laines en pourpre dePhocide. Née dans un rang obscur, assortie à cet époux vulgaire, samère n’était plus. Cependant, malgré son origine, et quoiqu’ellehabitât la petite ville d’Hypaepa, Arachné, par son travail,s’était fait un nom célèbre dans toutes les villes de la Lydie.

Souvent les nymphes de Tmole descendirent deleurs verts coteaux ; souvent les nymphes du Pactole sortirentde leurs grottes humides pour admirer son art et ses travaux. Onaimait à voir et les chefs-d’œuvre qu’elle avait terminés, et lestrames que sa main ourdissait encore avec plus de grâce et delégèreté.

Soit qu’elle trace à l’aiguille les premierstraits, soit qu’elle dévide la laine en globes arrondie, soit que,mollement pressés, de longs fils s’étendent imitant par leurblancheur et leur finesse des nuages légers, soit que le fuseauroule sous ses doigts délicats, soit enfin que l’aiguille dessineou peigne sur sa trame, on croirait reconnaître l’élève de Pallas.Mais Arachné rejette cet éloge. Elle ne peut souffrir qu’on luidonne pour maîtresse une immortelle :

« Qu’elle ose me disputer le prix,disait-elle ! si je suis vaincue, à tout je mesoumets. »

Pallas irritée prend les traits d’une vieille.Quelques faux cheveux blancs ombragent son front, et sur son bâtonelle courbe une feinte vieillesse.

Elle aborde Arachné, et lui tient cediscours :

« On a tort de mépriser et de fuir lesvieillards. L’expérience est le fruit des longues années. Nerejetez pas mes conseils. Ayez, j’y consens, l’ambition d’excellerparmi les mortelles dans votre art ; mais cédez à Pallas.Invoquez l’oubli de votre orgueil téméraire, de vos superbesdiscours, et la déesse pourra vous pardonner. »

Arachné jette sur elle un regard irrité. Ellequitte l’ouvrage qu’elle a commencé, et retenant à peine sa mainprête à frapper, et la colère qui anime ses traits :

« Insensée, dit-elle à la déesse qu’ellene reconnaît pas, le poids de l’âge qui courbe ton corps affaiblitaussi ta raison. C’est un malheur pour toi d’avoir vécu silongtemps. Que ta fille, ou ta bru, si tu as un fille, si tu as unebru, écoutent tes leçons. Je sais me conseiller moi-même ; et,pour te convaincre que tes remontrances sont vaines, apprends queje n’ai point changé d’avis. Pourquoi Minerve refuse-t-elled’accepter mon défi ? pourquoi ne vient-elle pas elle-même medisputer le prix ? »

« Elle est venue ! » s’écria ladéesse.

Et soudain, dépouillant les traits de lavieille, elle lui montre Pallas. Les nymphes la saluent. Les femmesde Lydie s’inclinent avec respect devant elle. Arachné seule n’estpoint émue ; elle rougit pourtant. Un éclat subit a teintinvolontairement ses traits, et s’est bientôt évanoui, pareil àl’air qui se teinte de pourpre au lever de l’Aurore, et qu’on voitblanchir aux premiers feux du jour.

Emportée par le désir d’une gloire insensée,elle persiste dans son entreprise, et court à sa ruine. La fille deJupiter accepte le défi ; et renonçant à donner des conseilsinutiles, elle s’apprête à disputer le prix. Aussitôt l’une etl’autre se placent de différents côtés. Elles étendent la chaîne deleurs toiles, et l’attachent au métier. Un roseau sépare les fils.Entre les fils court la navette agile. Le peigne les rassemble sousses dents, et les frappe, et les resserre. Les deux rivales hâtentleur ouvrage. Leurs robes sont rattachées vers le sein. Leurs brasse meuvent avec rapidité ; et le désir de vaincre leur faitoublier la fatigue du travail.

Dans leurs riches tissus, elles emploient lescouleurs que Tyr a préparées ; elles unissent et varient avecart leurs nuances légères : tel brille, en décrivant un cercleimmense dans la nue, cet arc que de ses rayons le soleil forme sousun ciel orageux ; il brille de mille couleurs : maisl’œil séduit n’en peut saisir l’accord imperceptible, et séparerles nuances, qui semblent en même temps se distinguer et seconfondre. Telle est la délicatesse de leur travail. Sous leursdoigts, de longs fils d’or s’unissent à la laine, et sur leurstissus elles représentent des faits héroïques.

Pallas peint sur le sien le rocher de Mars, etle différend qu’elle eut avec Neptune sur le nom que porterait laville de Cécrops. Les douze grands dieux sont assis sur des trônesélevés ; ils brillent de tout l’éclat de l’immortalité. Leurstraits indiquent leur rang et leur grandeur. Au milieu d’eux,Jupiter porte sur son front la majesté suprême du monarque del’univers. Neptune est debout. Il frappe le rocher de son trident,et de ses flancs ouverts s’élance un coursier vigoureux. C’est parce prodige qu’il prétend au droit de nommer cette antique contrée.La déesse se peint elle-même, armée de sa lance et de son bouclier.Le casque brille sur sa tête, et la redoutable égide couvre sonsein. De sa lance elle frappe la terre, qui soudain produit unolivier riche de son feuillage et de ses fruits. Les dieuxadmirent ; et Pallas, par sa victoire, termine la dispute, etcouronne son travail.

Mais afin que sa rivale apprenne, parl’exemple, ce qu’elle doit attendre de son audace insensée, ellereprésente dans les angles de son tissu quatre combats pareils. Lesfigures sont beaucoup moins grandes ; mais elles ont toutes lecaractère qui leur est propre, et l’œil les distinguefacilement.

Ici la déesse peint Hémus, roi de Thrace, etRhodope son épouse, qui dans leur fol orgueil osèrent prendre lesnoms de Jupiter et de Junon. Autrefois souverains, ils sontaujourd’hui deux monts couronnés de frimas.

Là, elle représente le destin déplorable de lareine des Pygmées. Elle avait osé défier l’épouse du maître desdieux. Changée en grue, elle est condamnée à faire la guerre à sessujets.

Plus loin, elle trace l’aventure d’Antigone,qui avait eu l’audace de se comparer à Junon. Ni les murs d’Ilion,ni Laomédon, son père, ne purent la garantir du courroux de ladéesse ; et, changée en cigogne, elle est encore vaine de lablancheur de son plumage.

Dans le dernier coin du tissu on voit lemalheureux Cyniras embrassant, dans les marches d’un temple, sesfilles, ainsi métamorphosées par Junon. Il est étendu sur lemarbre, et semble le baigner de ses pleurs.

Minerve borde enfin ce tissu de rameauxd’olivier. Tel est son ouvrage : elle le termine par l’arbrequi lui est consacré.

Arachné peint sur sa toile Europe enlevée parJupiter. L’œil croit voir un taureau vivant, une mer véritable. Lafille d’Agénor semble regarder le rivage qui fuit ; ellesemble appeler ses compagnes, et craindre de toucher, d’un piedtimide, le flot qui blanchit, gronde, et rejaillit à ses côtés.

Elle peint Astérie résistant, mais en vain, àl’aigle qui cache Jupiter ; Léda, qui, sous l’aile d’un cygne,repose dans les bras de ce dieu ; ce dieu, qui, sous lestraits d’un satyre, triomphe de la fille de Nyctéus et la rend mèrede deux enfants ; qui trompe Alcmène sous les traitsd’Amphytrion ; qui devient or avec Danaé, feu pur avec Égine,berger pour Mnémosyne, et qui, serpent, rampe et se glisse auxpieds de la fille de Déo.

Et toi, Neptune, aussi, elle te peint auprèsde la fille d’Éole, sous les traits d’un taureau. Tu plais à lamère des Aloïdes, sous la figure du fleuve Énipée ; fauxbélier, tu trompes Bisaltis ; coursier fougueux, tu triomphesde la déesse des moissons ; mère du cheval ailé, Méduse, auxcheveux de serpent, t’aime sous la forme d’un oiseau, et Mélantho,sous celle d’un dauphin.

Elle donne aux personnages, elle donne auxlieux les traits qui leur conviennent. On voit Apollon prendre unhabit champêtre, ou le plumage d’un vautour, ou la longue crinièred’un lion ; enfin, sous les traits d’un berger, il séduitIssé, fille de Macarée. Arachné n’a point oublié Érigone abusée,qui presse Bacchus caché dans un raisin ; ni Saturne, quibondit en coursier près de Phylire, et fait naître le centaureChiron. L’ouvrage est achevé ; la toile est ornée d’une richebordure, où serpente en festons légers le lierre entrelacé defleurs.

Pallas et l’Envie n’y pourraient rienreprendre. La déesse, qu’irrite le succès de sa rivale, déchirecette toile, où sont si bien représentées les faiblesses desdieux ; et de la navette que tient encore sa main, elleattaque Arachné, et trois fois la frappe au visage. L’infortunée nepeut endurer cet affront ; dans son désespoir, elle court, sesuspend, et cherche à s’étrangler. Pallas, légèrement émue, et lasoutenant en l’air :

« Vis, lui dit-elle, malheureuse !vis : mais néanmoins sois toujours suspendue. N’espère pas queton sort puisse changer. Tu transmettras d’âge en âge ton châtimentà la postérité. »

Elle dit, et s’éloigne, après avoir répandusur elle le suc d’une herbe empoisonnée. Atteints de cet affreuxpoison, ses cheveux tombent, ses traits s’effacent, sa tête ettoutes les parties de son corps se resserrent. Ses doigts aminciss’attachent à ses flancs. Fileuse araignée, elle exerce encore sonpremier talent, et tire du ventre arrondi qui remplace son corpsles fils déliés dont elle ourdit sa toile.

La Lydie frémit de ce châtiment. La Renomméeen porta le bruit dans les villes de la Phrygie, et le propageadans tout l’univers.

Niobé, avant son hymen, et lorsqu’ellehabitait encore Sipyle, dans la Méonie, avait connu la malheureuseArachné ; mais elle apprit son malheur, qu’elle regarda commele châtiment d’une fille vulgaire, et n’en retira pas cette leçonqu’il lui convenait de s’abaisser devant les dieux, et d’être moinssuperbe dans ses discours. Tout contribuait à la rendreprésomptueuse et vaine ; mais quoique son amour-propre en fûtflatté, ce n’étaient ni les murs bâtis aux accords de la lyre deson époux, ni le sang des dieux qui coulait dans ses veines, ni lesceptre des rois, qui l’enivraient d’un orgueilleux délire :c’étaient ses enfants ; et Niobé eût pu être la plus heureusedes mères, si elle n’eût été elle-même trop fière de cebonheur.

La fille de Tirésias, Manto, qui connaîtl’avenir, agitée par un esprit divin, prédisait un jour dans la ruede Thèbes :

« Isménides, criait-elle, courez ceindrevos têtes de laurier ! empressez-vous ! offrez vosvœux ! faites fumer l’encens aux autels de Latone et de sesenfants ! C’est Latone elle-même qui vous le commande par mavoix ! »

Elle dit : les Thébaines obéissent. Ellescouronnent leur front du feuillage sacré. L’encens fume sur lesautels, et la prière monte avec lui vers les cieux.

Cependant Niobé s’avance au milieu de sanombreuse cour. On la reconnaît à sa robe de pourpre tissue d’or.Belle, malgré sa colère, elle agite sa tête superbe et ses cheveuxsur son épaule ondoyants. Elle s’arrête, et promenant devant ellel’orgueil de ses regards :

« Quelle est, s’écria-t-elle, votrefolie ? pourquoi préférer ainsi les dieux qu’on vous annonceaux dieux que vous voyez ? pourquoi Latone a-t-elle desautels, tandis que j’en attends encore ? Moi ! fille deTantale, qui seul de tous les mortels fut admis à la table desdieux ! moi, fille d’une sœur des Pléiades, et petite-filled’Atlas, qui sur sa tête soutient l’axe des cieux ! moi, dontle père fut fils de Jupiter ! moi, dont Jupiter est encore lebeau-père !

« Les peuples de la Phrygie sont soumis àmes lois. Je règne dans le palais de Cadmus. Ces murs, quis’élevèrent aux accords de mon époux, et le Thébain qui les habite,reconnaissent son pouvoir et le mien. Je possède d’immensesrichesses qui s’offrent partout à mes regards. J’ai les traits etla majesté d’une déesse. Ajoutez à tant d’éclat sept filles et septfils ; ajoutez bientôt sept gendres et sept brus ; etdemandez ensuite d’où peut naître mon orgueil !

« Je ne sais pourquoi vous osez mepréférer une Titanide, la fille de Céus, Latone, à qui la terrerefusa une retraite où elle pût enfanter. Votre divinité ne puttrouver un asile ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sur les mers.Elle fut exilée du monde jusqu’à ce que Délos, touchée de sesmalheurs, et, pour arrêter sa course vagabonde, lui dit : –Vous errez sur la terre, comme moi sur les mers’ ; et elle luioffrit son sein mobile et flottant sur les ondes. Latone y devintmère de deux enfants. Mais ce n’est que la septième partie de ceuxqui me doivent le jour. Je suis heureuse : qui pourrait lenier ? Je serai toujours heureuse : qui oserait endouter ? C’est ma fécondité qui assure mon bonheur. Je suisau-dessus des revers de la fortune. Quelque bien qu’elle puissem’ôter, elle m’en laissera toujours plus que n’en possèdeLatone ; et ma félicité est trop élevée pour que rien puissedésormais en borner le cours. Quand même dans ce peuple d’enfantsle destin m’en ravirait plusieurs, je ne serai jamais réduite,comme Latone, à n’en avoir que deux. Ah ! combien elle seratoujours éloignée du nombre qui me restera ! Allez donc :détachez de vos fronts ces couronnes, et cessez des sacrificesvains. »

Les Thébaines obéissent. Elles détachent lelaurier qui ceint leurs cheveux ; elles interrompent leurssacrifices ; mais elles continuent d’adorer la déesse ensilence.

Latone est indignée. Elle se transporte sur lesommet du Cynthe, et parle ainsi à ses enfants :

« C’est en vain que je suis votremère ! c’est en vain que, fière de votre naissance, je croyaisne céder qu’à l’auguste Junon. Je doute maintenant de ma divinité.Si vous ne les protégez, on va s’éloigner des autels où, depuistant de siècles, on m’adresse des vœux. Mais ce n’est pas toutencore. La fille de Tantale ajoute l’insulte à son impiété. Elleose vous préférer ses enfants ; et, imitant le crime de sonpère, elle ose me mépriser, se comparer à moi, et flétrir mamaternité d’un reproche odieux. Je suis à peine mère,dit-elle ! Ah ! puisse-t-elle incessamment l’être moinsque moi-même. »

La déesse allait ajouter la prière à cediscours :

« C’en est assez, dit Apollon : uneplus longue plainte retarderait la vengeance ! »

« C’en est assez ! » s’écrieDiane.

Et l’un et l’autre, cachés dans un nuage,s’élancent rapidement dans les airs, et arrivent sur les rempartsthébains.

Hors des portes s’étend une plaine immense,sans cesse foulée par les chevaux rapides, sans cesse aplanie parles chars qui volent sur l’arène. C’est là que s’étaient rendus lesenfants de Niobé, montés sur des coursiers ardents que pare lapourpre de Tyr, et qui obéissent à des freins d’or.

Tandis qu’Ismène, le premier qui fit sentir àNiobé l’orgueil d’être mère, modérant ses coursiers écumants,tourne et retourne en cercle, il jette un cri soudain. Un traitmortel le frappe et pénètre son cœur. Sa main mourante abandonneles rênes ; il penche lentement à gauche ; il tombe, etses yeux se couvrent des ombres de la mort.

Au bruit du trait fatal qui siffle et résonnedans l’air, Sipyle presse son coursier : tel qu’un pilote qui,présageant la tempête, à l’aspect du nuage menaçant, déploie toutesses voiles et appelle le rivage : tel Sipyle presse sa fuite.Mais le trait inévitable le suit ; il frémit sur sa tête, s’yfixe, et sort par sa bouche sanglante. Le cou tendu, il couraitpenché sur son coursier. Il glisse sur la crinière, et tombe, etroule sur l’arène.

L’infortuné Phédime, et Tantale, qui porte lenom de son aïeul, après avoir terminé leur course, exerçaient à lalutte leur force et leur adresse. Ils aiment ces jeux d’unejeunesse ardente et vigoureuse. Déjà leurs seins se touchaientfortement pressés. Un même trait les atteint, les perce l’un etl’autre. En même temps ils gémissent, ils tombent ; leurscorps sont encore entrelacés. En même temps ils ferment les yeux etdescendent chez les morts.

Alphénor, qui les voit expirants, se frappe,se meurtrit, accourt, soulève leurs corps glacés, veut lesréchauffer, les embrasse, et meurt dans ce pieux devoir. Un traitlancé par Apollon lui perce le sein. Le fer qu’il en retireentraîne une partie du poumon. Son sang jaillit, et son âmes’évapore dans les airs.

Le jeune Damasichthon ne meurt pas d’une seuleblessure. Une flèche le frappe entre le genou et les nœuds souplesde son jarret nerveux. Tandis que sa main veut arracher le traitfatal, un nouveau trait l’atteint à la gorge : le sang quis’élance avec force repousse le trait, et retombe avec lui.

Le dernier de tous, Ilionée, élève en vain sesbras vers le ciel, et lui adresse d’inutiles prières :

« Pardonnez, grands dieux ! »s’écriait-il, ignorant qu’il n’en avait que deux à fléchir. Apollonfut ému ; mais il n’était plus temps. La flèche meurtrièreétait déjà lancée ; elle frappe légèrement au cœur de cetenfant, qui expire dans de moindres douleurs.

Bientôt la renommée, les cris du peuple, et ledeuil de la cour, annoncent à Niobé le meurtre rapide de sesenfants ; elle s’étonne, elle s’indigne que les dieux aient eutant d’audace et tant de pouvoir. En même temps elle apprendqu’Amphion, son époux, vient de terminer, par le fer, sa vie et sadouleur.

Oh ! qu’en ce moment Niobé étaitdifférente de cette reine superbe qui éloignait le peuple desautels de Latone ! Niobé, qui portait sa tête altière dans lesmurs de Thèbes, Niobé, enviée par les flatteurs qui formaient soncortège, de ses ennemis même pourrait maintenant obtenir la pitié.Elle presse, elle embrasse les corps glacés de ses enfants ;elle leur donne les derniers baisers. Levant ensuite vers le cielses bras décolorés :

« Jouis, s’écrie-t-elle, cruelleLatone ! jouis de ma douleur. Assouvis ton cœur de mes larmes.Repais ce cœur barbare du sang de mes enfants. Je souffre, et tutriomphes, implacable ennemie. Tu triomphes ! Mais quedis-je ? si mon malheur est extrême, moins heureuse que moi,tu me cèdes encore ; et, après tant de funérailles, jel’emporte sur toi. »

Elle parle, et déjà résonne dans l’air l’arctendu par la main de Diane. Les Thébains ont frémi : Niobéseule est intrépide. L’excès du malheur ajoute à son audace.Couvertes de longs voiles de deuil, les cheveux épars, ses fillesétaient debout rangées autour des lits funèbres de leurs malheureuxfrères. Soudain, l’une d’elles frappée arrache de son sein le traitdéchirant, tombe sur le corps d’un de ses frères, et meurt enl’embrassant. Une autre s’efforçait de consoler sa mèreinfortunée ; elle parlait encore, elle expire atteinte par uneinvisible main. L’une tombe en fuyant ; une autre succombe àses côtés ; une autre en vain se cache ; une autretremble, et ne peut éviter son destin. Une seule restait. Sa mèrela couvre de tout son corps, de tous ses habits, ets’écrie :

« De sept filles que j’eus, ah !laisse-m’en du moins une : je n’en demande qu’une, et la plusjeune encore ! »

Mais tandis qu’elle implorait Latone, cettetendre et dernière victime expirait dans ses bras. Veuve de sonépoux, ayant perdu tous ses enfants, Niobé s’assied au milieud’eux. Tant de malheurs ont épuisé sa sensibilité. Déjà le ventn’agite plus ses longs cheveux. Son sang s’est arrêté, et sonvisage a perdu sa couleur. Son œil est immobile. Tout cesse devivre en elle. Sa langue se glace dans sa bouche durcie. Lemouvement s’arrête dans ses veines. Sa tête n’a plus rien deflexible ; ses bras et ses pieds ne peuvent se mouvoir. Sesentrailles sont du marbre. Cependant ses yeux versent des pleurs.Un tourbillon l’emporte dans sa patrie. Là, placée sur le sommetd’une montagne, elle pleure encore, et les larmes coulent sanscesse de son rocher.

Par cet exemple, tous les mortels apprirent àredouter le courroux de Latone. Tous rendirent un culte plusreligieux à la mère de Diane et d’Apollon. Et comme il arrive qu’unévénement récent en rappelle de plus anciens, un vieillard racontacelui-ci :

« Les habitants de la fertile Lycie neméprisèrent pas impunément cette grande déesse. C’est une histoirepeu connue, parce qu’elle se rapporte à des hommes vulgaires ;mais elle est cependant remarquable ; et j’ai vu l’étang, j’aivu les lieux qui ont gardé la mémoire de ce prodige. Chargé dupoids des ans, ne pouvant supporter la fatigue d’un long voyage,mon père m’avait ordonné de lui amener des bœufs de Lycie, etm’avait donné pour guide un homme de cette nation. Tandis que jeparcourais ses riches pâturages, j’aperçois au milieu d’un lac unautel antique, noirci par la fumée des sacrifices, et environné deroseaux qu’agite un vent léger. Mon guide s’arrête, et d’une voixqu’affaiblit la crainte : – Sois-moi propice, dit-il !’Je répète comme lui : – Sois-moi propice !’ et cependant,je lui demande si cet autel est consacré aux naïades, aux faunes,ou à quelque dieu de ces contrées.

« L’étranger me répond :

– Jeune homme, ce n’est pas un dieu champêtrequ’on honore sur cet autel. Il appartient à cette déesse que Junonexila de l’univers, et qui obtint à peine un asile de la pitié deDélos, île qui flottait alors errante sur les mers. Là, sousl’arbre de Pallas, Latone donna le jour à deux jumeaux divins, endépit de l’implacable Junon. Mais bientôt après, obligée de sesoustraire au courroux de sa rivale, elle fuit, emportant dans sesbras le tendre et double fruit de son amour. Elle arrive dans laLycie, contrée fameuse par la Chimère. Un jour que le soleillançait sur les campagnes ses feux dévorants, Latone allaitsuccomber à la fatigue d’un long voyage, au besoin d’étancher unesoif ardente ; et ses enfants avaient tari ses mamellesarides. Elle découvre enfin, dans le creux d’un vallon fangeux, unesource d’eau pure. Là des rustres coupaient alors l’osier enrejetons fertile, le jonc, et les herbes qui se plaisent dans lesmarais. Elle approche ; elle plie un genou, et penchée sur lesbords de l’onde propice, elle allait se désaltérer. Cette troupegrossière s’oppose à ses désirs :

– Pourquoi, dit la déesse, me défendez vousces eaux ? Les eaux appartiennent à tous les humains. Lanature, bonne et sage, fit pour eux l’air, la lumière, et lesondes. Je viens ici jouir d’un bien commun à tous. Cependant, commeun bienfait, je l’implore de vous. Mon dessein n’est pas derafraîchir mon corps fatigué dans un bain salutaire. Je ne veuxqu’apaiser ma soif. Ma bouche est desséchée ; elle laisse àpeine un passage aride à ma faible voix. Cette onde sera pour moiun nectar précieux ; permettez m’en l’usage : en vous ledevant, j’avouerai que je vous dois la vie. Ah ! laissez-voustoucher par ces deux enfants qui, suspendus à mon sein, voustendent leurs faibles bras !’

« Et par hasard ils leur tendaient lesbras.

« Quel cœur assez barbare eût pu resterinsensible à ces douces prières ! Mais ces pâtres grossiersles rejettent, et persistent dans leur refus. Bientôt, à l’injureajoutant la menace, ils lui commandent de se retirer. Ce n’est pasmême assez pour eux. De leurs mains, de leurs pieds, ils agitent,ils troublent le lac ; ils y bondissent, et font monter à sasurface l’épais limon qui reposait sous l’onde.

« La colère de Latone lui fait oublier sasoif ; et, sans descendre plus longtemps à des prièresindignes de la majesté des dieux, elle élève ses mains vers leciel, et s’écrie : – Vivez donc éternellement dans la fangedes marais !’ Déjà ses vœux sont accomplis. Ils se plongentdans les eaux. Tantôt ils disparaissent dans le fond del’étang ; tantôt ils nagent à sa surface. Souvent ilss’élancent sur le rivage ; souvent ils sautent dansl’onde ; et, sans rougir de leur châtiment, ils exercentencore leur langue impure à l’outrage ; et même sous les eaux,on entend leurs cris qui insultent Latone. Mais déjà leur voixdevient rauque, leur gorge s’enfle, leur bouche s’élargit sousl’injure, leur cou disparaît ; leur tête se joint à leursépaules ; leur dos verdit, leur ventre, qui forme la plusgrande partie de leur corps, blanchit ; et changés engrenouilles, ils s’élancent dans la bourbe du marais. »

Après qu’on eut raconté la triste aventure despâtres de Lycie, on se rappela celle du Satyre si cruellement punipar le fils de Latone, vainqueur au combat de la flûte inventée parMinerve :

« Pourquoi me déchires-tu ?s’écriait Marsyas. Ah ! je me repens de mon audace. Fallait-ilqu’une flûte me coûtât si cher ! »

Cependant tous ses membres sont dépouillés dela peau qui les couvre. Son corps n’est qu’une plaie. Son sangcoule de toutes parts. Ses nerfs sont découverts. On voit lemouvement de ses veines ; on voit ses entrailles palpitantes,et l’œil peut compter ses fibres transparentes.

Les dieux des forêts, les faunes champêtres,les satyres ses frères, Olympus, son disciple célèbre, les nymphes,et tous les bergers de ces contrées, donnent des pleurs à sonmalheureux sort. La terre s’abreuve de tant de larmes ; elleles rassemble, et les faisant couler sur son sein, elle en forme unnouveau fleuve, qui, sous le nom de Marsyas, roule les eaux lesplus limpides de la Phrygie, et va, par une pente rapide, se perdredans la mer.

De ces vieux récits, on revient aux malheursde ce jour. Le peuple thébain pleure la mort d’Amphion et celle deses enfants ; mais l’orgueil de Niobé excite son indignation.On dit que Pélops, son frère, donna seul des larmes à sa mort. Endéchirant ses vêtements, il découvrit son épaule d’ivoire.Lorsqu’il vint au monde, cette épaule gauche était de chair commela droite. Son père l’ayant autrefois égorgé pour le servir auxdieux, on rapporte que les immortels rassemblèrent ses membres pourles joindre ensemble, et que n’ayant pu retrouver celui qui tientle milieu entre la gorge et le bras, ils remplirent ce vide par unepièce d’ivoire, et ranimèrent ainsi Pélops tout entier.

Tous les princes voisins se réunirent àThèbes, et partagèrent son deuil. Les villes de la Grèce, Argos, etSparte, et Mycènes où devaient régner un jour les Pélopides ;Calydon, que Diane n’avait pas encore voué à sa haine ; lasuperbe Orchomène, Corinthe, célèbre par son airain ; lafertile Messène, Patras, l’humble Cléones, Pylos, où devait régnerle père de Nestor ; Trézène, où régna depuis l’aïeul deThésée ; et toutes les cités que l’isthme renferme entre deuxmers ; et toutes celles qui s’élèvent au-delà de l’isthme,engagèrent leurs rois à consoler la tristesse de Pélops. Athènes,qui l’eût cru ? manqua seule à ce pieux devoir.

Mais la guerre était à ses portes. Lesbarbares avaient passé les mers, et menaçaient ses remparts. Térée,roi de Thrace, arme pour sa défense. Il vient, chasse les barbares,et rend son nom fameux par cette éclatante victoire. Pandion, roid’Athènes, veut témoigner sa reconnaissance à ce prince, fils deMars, puissant par ses richesses et par le nombre de ses sujets. Ill’unit à sa fille Progné. Mais Junon, qui préside à l’hymen, et ledieu Hyménée, n’ont point scellé l’union des deux époux. Les Grâcesn’ont point orné le lit nuptial ; les Euménides le préparentet l’éclairent de leurs torches funèbres. Un hibou sinistre profanede ses regards cette couche fatale. C’est sous cet augure que sontunis Térée et Progné. C’est ce même augure qui préside à lanaissance de leur premier enfant. Cependant toute la Thracetémoigne son allégresse, et rend grâces aux dieux. Elle consacre,par des fêtes solennelles, et le jour où la fille de Pandion devintl’épouse de son roi, et le jour funeste qui marqua la naissanced’Itys ; tant l’apparence abuse souvent les faiblesmortels ! Déjà le soleil avait cinq fois ramené les saisons,quand Progné, mêlant les plus tendres caresses à sesdiscours :

« Si vous m’aimez, dit-elle à Térée, etsi je vous suis chère, souffrez que j’aille voir ma sœur ; ouobtenez de Pandion qu’elle vienne en ces lieux. Vous promettrez àmon père qu’elle retournera bientôt auprès de lui ; la voir etl’embrasser est la plus grande faveur que je puisse demander auxdieux, et c’est à vous-même que je peux la devoir. »

Elle dit, et Térée ordonne qu’on prépare sesvaisseaux. Il part ; et secondé par la rame et les vents, ilarrive aux remparts de Cécrops, il entre dans le port du Pirée.

Après avoir donné les premiers embrassements àson beau-père ; après avoir joint sa main à sa main, ilcommence son discours sous des auspices funestes. Il exposait déjàles motifs de son voyage ; il faisait connaître à Pandion lesvœux de Progné. Il promettait que Philomèle serait bientôt rendue àson amour : en ce moment paraît Philomèle, riche de sa parure,mais plus riche encore de sa beauté. Telles on peint les nymphes etles dryades lorsqu’elles se montrent dans les forêts, si cependanton leur suppose ces superbes ornements, cette riche parure.

Térée la voit et s’enflamme, comme s’allumentle chaume ancien, la feuille aride, et l’herbe desséchée. Philomèlepouvait aisément séduire et plaire. Mais le naturel ardent de Téréel’excite encore. Le Thrace est prompt et violent dans ses passions,et Térée brûle emporté par ses penchants et par ceux de sanation.

Dans ses désirs impétueux il médite de séduireles compagnes de Philomèle, de corrompre la fidélité de sanourrice. Il veut la tenter elle-même par d’immensesprésents ; perdre s’il le faut tout son royaume ; ouenlever la princesse, et armer pour elle tous ses soldats. Il n’estrien que n’ose son amour effréné ; et son cœur ne peut pluscontenir tous les feux dont il est embrasé. Il s’irrite des délaisqu’on lui oppose. Il revient avec une ardeur empressée aux vœux deson épouse ; en les disant, il exprime les siens. L’amour lerend éloquent, et si son empressement semble trahir sesfeux :

« C’est Progné, dit-il, qui parle par mavoix ! »

Et il pleure, comme si Progné lui eûtrecommandé de répandre des larmes.

Dieux ! quelle nuit obscure empêche delire dans le cœur des mortels ! Térée médite un crime, et onle croit tendre et vertueux ; on l’honore, on le loue :que dis-je ? Philomèle partage le vœu qu’il exprime ; et,pressant Pandion dans ses bras, elle demande à voir sa sœur. Elleinvoque l’aveu d’un père ; elle le conjure par elle-même etcontre elle-même, de ne pas rejeter sa prière.

Térée l’observe dans ce tendre abandon. C’estun aliment de plus à sa flamme funeste. Les bras dont elle tientson père enlacé, les chastes baisers qu’elle imprime sur son front,tout est aiguillon, tout est feu, tout augmente son délire. Ilvoudrait être Pandion, et s’il l’était, serait-il moinsimpie !

Enfin Pandion se laisse vaincre à leurs vivesinstances. Philomèle charmée rend grâce, et s’applaudit, pour sasœur et pour elle, d’un succès qui fera la perte et d’elle et de sasœur.

Déjà les coursiers du soleil se précipitantdans la voie où s’incline l’Olympe, allaient toucher la barrière del’occident. On dresse dans le palais les tables du festin. Le vincoule à longs flots dans des coupes d’or ; et chacuns’abandonne ensuite au repos de la nuit.

Mais, loin de Philomèle, Térée est encore enproie à son violent délire. Il se rappelle ses traits, sa démarche,ses bras ; et, pour tout le reste, son imagination seconde sesdésirs. Il se plaît à nourrir les feux dont il est dévoré ; etson trouble et ses transports éloignent de lui les bienfaits dusommeil.

Le jour luit, et déjà Térée est prêt à partir.Pandion l’embrasse, et lui recommande en pleurant sa chèrePhilomèle :

« Mon fils, dit-il, puisque le veulentainsi Philomèle et Progné, puisque vous le voulez vous-même, et quela piété de mes enfants me force d’y consentir, je vous la confie.Mais, je vous en conjure, et par la foi que nous nous sommesdonnée, et par les nœuds qui nous unissent, et par les dieuximmortels, veillez sur elle avec la tendresse d’un père. Pressezensuite son retour. Elle est la consolation, le doux appui de mavieillesse. Quelque courte que soit son absence, elle sera longuepour moi. Et toi, ma chère Philomèle, si j’ai des droits à tonamour, hâte-toi de revenir auprès d’un père qui souffre déjà tropd’être séparé de ta sœur. »

Il disait, et en pleurant il embrassait safille ; et ses pleurs mêlaient un charme secret à ses tendreschagrins. Il prend la main de sa fille et la main de Térée, gage dela foi de leurs promesses. Il les serre dans ses mains. Il donne àson gendre, il donne à Philomèle de doux embrassements pour Progné,pour le jeune Itys. Il allait dire les derniers adieux : savoix s’éteint dans les sanglots ; et son âme semble agitée parde noirs pressentiments.

Philomèle est placée sur le vaisseau fatal. Larame fend les flots, et la terre semble s’éloigner :

« Je triomphe, s’écrie Térée !j’emporte enfin cette proie objet de tous mesvœux ! »

Sa joie est un délire ; et déjà ilretient à peine la violence de ses transports. Le barbare a leregard sur elle, et ne le détourne jamais. Tel l’oiseau de Jupiter,sous sa tranchante serre, enlève un lièvre timide, et le porte dansson aire ; il ne craint plus de perdre sa proie, et cependantil fixe encore sur elle l’œil avide d’un ravisseur.

Déjà le vaisseau touche aux rives de laThrace. Déjà les matelots fatigués sont descendus sur le rivage.Térée conduit la fille de Pandion vers une haute tour, au fondd’une forêt antique et sauvage. Il l’entraîne pâle et tremblante.Elle craint tout, elle pleure, et demande où est sa sœur. Lebarbare l’enferme ; et bientôt, avouant son crime, il triomphepar la violence d’une vierge qui, seule et sans appui, imploresouvent par ses cris et son père, et sa sœur, et les dieux, qui nel’entendent pas. Elle tremble et frémit : telle la brebistimide craint encore lorsqu’un chien courageux vient de l’arracher,teinte de son sang, à la dent du loup avide. Telle la colombe,échappée au vautour, palpite en voyant son aile ensanglantée, etcraint encore la serre cruelle qu’elle vient d’éviter.

Bientôt, revenue à elle-même, Philomèlearrache ses cheveux, se meurtrit le sein et, dans son désespoir,tendant les bras vers Térée, elle s’écrie :

« Barbare ! qu’as-tu fait ?Cruel ! ni les prières de mon père, ni les larmes qui lesrendirent si touchantes, ni le souvenir de ma sœur, ni ma timideinnocence, ni les droits sacrés de l’hymen : rien n’a put’arrêter. Tu as tout violé. Philomèle est donc la rivale deProgné ! Térée est l’époux des deux sœurs ! Ah !méritais-je cette horrible destinée ! Perfide ! achève,arrache-moi la vie. Ce dernier crime manque à ta fureur. Eh !que ne l’as-tu commis avant ton exécrable attentat ! mon ombreserait descendue sans tache chez les morts. S’il est des dieuxvengeurs, s’ils ont vu mon outrage, si tout n’a pas péri avec moninnocence, tremble, je serai vengée. Je braverai la honte. Si tum’en laisses le pouvoir, je raconterai moi-même tes forfaits ;je veux en épouvanter le monde. Si tu me retiens captive dans cesforêts, je les ferai retentir dans ces forêts. J’attendrirai cesrochers témoins de tes fureurs. Je frapperai le ciel de mes cris,et les dieux, s’il en est qui l’habitent, les dieux mevengeront ! »

Ces reproches, ces menaces agitent le tyran,et remplissent son âme de rage et de terreur. Emporté par l’une etl’autre, il tire le glaive qui pend à son côté ; il saisit parles cheveux sa victime, lui tord les bras, et l’enchaîne. Elle luitend la gorge ; le glaive brille à ses yeux ; elleespérait la mort. Le monstre saisit et presse entre deux fersmordants sa langue, qui essaie encore l’imprécation et le nom deson père ; il la coupe jusques à la racine ; elle tombe,palpite, et murmure sur la terre sanglante. Telle la queue d’unserpent que le fer a coupée s’agite, et cherche en mourant àrejoindre son corps.

Après ce nouvel attentat, le monstre oseencore (si pourtant il est permis de le croire), il ose, dansd’horribles embrassements, profaner ce corps qu’il vient demutiler. Il se présente ensuite devant Progné, qui lui demande sasœur. Il verse des larmes trompeuses ; il annonce la mort dePhilomèle, et sa feinte douleur achève de confirmer son récit. Lareine abusée dépouille la pourpre et l’or de ses habits ; ellese couvre de longs voiles de deuil. Elle appelle en pleurant lesmânes de Philomèle autour d’un vain tombeau, monument de sadouleur. Mais ce n’était pas ainsi qu’il fallait pleurer lesdestins de sa sœur.

Le soleil avait parcouru les douze signes quipartagent l’année. Que faisait Philomèle ? des gardesl’empêchent de fuir. Les murs de sa prison sont trop élevés. Sabouche muette ne peut révéler sa funeste aventure. Mais enfin sadouleur profonde la rend industrieuse, et le génie naît del’adversité.

L’aiguille mêle sur la toile des fils depourpre à des fils blancs ; et bientôt par un art nouveau cetissu retrace le crime de Térée et le malheur de sa victime.Philomèle confie cet ouvrage à l’une de ses femmes, et, par sesgestes, l’invite à le porter à la reine. L’esclave remplit cemessage sans en connaître l’objet. Progné déroule le tissufatal ; elle y lit la déplorable aventure de sa sœur. Ellelit, et se tait. Quelles paroles, quels cris exprimeraientl’horreur dont elle est saisie ! Mais, sans s’arrêter à verserdes larmes inutiles, prête à tout entreprendre, prête à tout oser,elle roule d’affreux desseins, et médite en silence une vengeanceterrible.

C’était le temps où les femmes de la Thracecélébraient les mystères triétériques. La nuit est consacrée à cesfêtes de Bacchus. La nuit a déployé ses voiles. La nuit, le Rhodoperetentit du son aigu des instruments d’airain. La nuit, Progné sortde son palais. Elle connaît les rites des orgies ; elle prendles armes des Bacchantes. Le pampre couronne sa tête. À son côtégauche pend une peau de cerf ; elle porte sur son épaule unelance légère.

Terrible, agitée des fureurs de la vengeance,et feignant l’inspiration des fureurs de Bacchus, la reine parcourtles forêts ; elle est suivie de ses nombreuses compagnes. Ellearrive avec elles à la tour qui renferme Philomèle. Les échosrépètent ses hurlements ; elle crie, Évohé ! brise lesportes, enlève sa sœur, la revêt de l’habit des Bacchantes, couvreson front des lierres consacrés, l’entraîne épouvantée, et laconduit dans son palais.

L’infortunée a frémi d’horreur. Tout son sangs’est glacé quand elle a touché le seuil de ce palais funeste.Progné la mène dans un lieu retiré ; elle la dépouille dessignes mystérieux des orgies, et débarrasse du lierre son front,qui pâlit de honte et de douleur. Elle veut l’embrasser, maisPhilomèle n’ose lever les yeux. Elle se regarde comme la rivale desa sœur, et tenant sa tête inclinée vers la terre, elle veut jurer,elle veut attester les dieux que sa volonté ne fut point complicede son crime, et au défaut de la voix, le geste exprime sa pensée.Progné s’enflamme et s’abandonne aux transports de sa fureur. Elleblâme les pleurs de Philomèle :

« Ce ne sont pas des pleurs,s’écrie-t-elle, c’est du sang qu’il s’agit ici de répandre. C’estle fer qu’il faut saisir, ou tout ce qui peut être plus terribleencore que le fer. Oui, je suis prête à tous les crimes de lavengeance. Oui, je porterai la torche dans ce palais, et sous sestoits embrasés je précipiterai le coupable Térée ; ouj’arracherai à ce tigre et la langue et les yeux ; ou le feréteindra dans son sang son détestable amour ; ou par milleblessures, je chasserai de son corps son âme criminelle. Je méditeun grand crime ; mais j’ignore encore à quel affreux desseins’arrêtera ma vengeance. »

Elle parlait. Itys en ce moment vientau-devant de sa mère ; et soudain sur tout ce qu’elle peut, lavue de cet enfant l’éclaire et la décide. Elle jette sur lui unregard farouche :

« Ah ! que tu ressembles à tonpère ! »

Elle dit, et se tait. Elle a conçu le crime leplus affreux : sa fureur concentrée n’en est que plusterrible.

Cependant, Itys s’approche de sa mère. Illève, il tend ses petits bras pour l’embrasser. Suspendu à son cou,il lui donne de tendres baisers ; il lui prodigue les doucescaresses de l’enfance. Sa mère est attendrie ; la colèren’anime plus ses traits, et malgré elle, ses yeux se remplissent delarmes. Mais bientôt elle sent que dans son cœur l’amour maternelva triompher de son ressentiment. Elle détourne ses regardsattendris, et les reporte sur sa sœur. Tour à tour elle regardeItys et Philomèle :

« Pourquoi, dit-elle, l’un me touche-t-ilpar ses caresses, tandis que l’autre, privée de l’organe de lavoix, ne peut se faire entendre ! Il me nomme sa mère,pourquoi ne peut-elle me nommer sa sœur ! Fille dePandion ! vois donc quel est ton époux ! songe au sangqui coule dans tes veines ! la piété est crime envers un épouxtel que le tien. »

Soudain, telle qu’aux rives du Gange unetigresse emporte un faon timide dans les sombres forêts, Prognésaisit son fils et l’entraîne au fond de son palais ; ettandis que déjà, prévoyant son sort, il tend des bras suppliants,et s’écrie : – Ô ma mère ! ô ma mère ! ‘ etcherche à l’embrasser, elle plonge un poignard dans son cœur, sansdétourner les yeux. Un seul coup avait suffi pour ce meurtreexécrable : cependant Philomèle égorge aussi cette tendrevictime. Une tante, une mère déchirent ses membres palpitants,qu’un reste de vie semble animer encore. Elles en plongent unepartie dans des vases d’airain. Elles placent le reste sur descharbons ardents ; et le lieu le plus retiré du palais estsouillé de sang et de carnage.

Progné fait servir ces mets exécrables àTérée, à Térée tranquille et libre de soupçon ; et feignant unbanquet sacré, où, selon un usage antique et révéré dans Athènes,sa patrie, la reine seule peut être admise auprès de son époux,elle ordonne, et tous ceux qui sont présents se retirent. Térée,assis sur le trône de ses aïeux, se repaît de son propre sang, etengloutit dans ses entrailles les entrailles de son fils ; ettelle est encore son erreur qu’il demande son fils !

« Faites venir mon fils ! »disait-il à son épouse.

Elle ne peut plus contraindre une barbarejoie, et impatiente de lui annoncer son malheur :

« Tu demandes Itys, dit-elle ! Itysest avec toi. »

Il regarde, il cherche autour de lui. Ilappelait son fils : Philomèle, les cheveux épars, de meurtredégouttante, s’élance, élève en l’air la tête d’Itys, et la jette àson père. Oh ! qu’elle aurait voulu pouvoir parler en cemoment, et, par ses discours furieux, exprimer l’affreuse joied’une affreuse vengeance !

Le roi de Thrace repousse la table, s’écrie,et appelle à son secours les terribles Euménides. Il voudrait deses flancs entrouverts arracher ce mets exécrable, cette partie delui-même qu’il a dévorée. Il pleure, il s’appelle lui-même letombeau de son fils. Bientôt, le fer à la main, il poursuit lesfilles de Pandion ; elles semblent voler : elles volenten effet dans les airs. Philomèle va gémir dans les forêts ;Progné voltige sous les toits ; mais elles conservent lesmarques de leur crime, et leur plumage est encore ensanglanté.

Emporté par sa douleur et par sa rage, Téréeest aussi changé en oiseau. C’est la huppe. Une aigrette surmontesa tête ; son bec, qui s’allonge, prend la forme d’un dard etsa tête est armée et menaçante.

Cependant Pandion ne put se consoler du tristedestin de ses enfants ; et longtemps avant les jours de lavieillesse, il descendit chez les morts.

Le sceptre et le gouvernement d’Athènespassèrent entre les mains d’Érechthée, dont le règne fut aussigrand par la justice que puissant par les armes. Il avait quatrefils et quatre filles ; deux d’entre elles pouvaient sedisputer le prix de la beauté. Aimable Procris, Céphale, petit-filsd’Éole, était votre heureux époux. Mais Borée soupira longtemps envain pour Orithye. L’exemple de Térée et l’horreur qu’inspiraientles Thraces étaient un obstacle à son bonheur. Orithye lui futrefusée tant qu’il se borna à la demander, tant qu’il employad’inutiles prières. Voyant enfin qu’il n’obtenait rien de ses soinsrespectueux, il s’abandonne à sa violence, et reprend son fougueuxcaractère :

« Je l’ai mérité, dit-il. Pourquoi mesuis-je dépouillé des armes qui me conviennent, la force, lacolère, et la violence ! pourquoi suis-je descendu à desprières, dont l’usage devrait m’être inconnu ! La force estmon partage : par elle je dissipe les nuages ; par elleje soulève les mers, je déracine le chêne altier, je durcis lesneiges sur la terre, je fais tomber la grêle qui bat les champsdésolés. C’est moi qui, dans les plaines de l’air, car c’est là lethéâtre de ma fureur, c’est moi qui rencontre mes frères, et lescombats, et lutte avec un tel effort, que l’éther retentit et tonnede la violence de notre choc, et que, du sein des nuages quis’entrouvrent, jaillissent la foudre et les éclairs. C’est moi quipénétrant dans les antres de la terre, et qui soulevant mon dosdans ses vastes cavernes, par d’immenses secousses ébranle la terreet les enfers. C’est par de tels moyens qu’il me fallait prétendreà l’hymen d’Orithye. Je ne devais point prier Érechthée, maisemployer la force, et lui donner un gendre malgré lui. »

C’est en ces termes, ou en d’autres non moinsviolents, que s’exprime Borée. Il agite ses ailes, et soudain laterre est ébranlée, la mer profonde a frémi. Il déploie sur lesommet des monts sa robe, qui soulève des torrents de poussière. Ilbalaie au loin la terre, et enveloppé d’un sombre nuage, ilembrasse de ses ailes la tremblante Orithye ; il l’enlève aumilieu des airs, et dans son vol rapide les feux dont il brûledeviennent plus ardents.

Le ravisseur ne suspend sa course quelorsqu’il arrive aux champs de la Thrace, où il a fixé son empire.C’est dans la Thrace que la fille d’Érechthée devient épouse etmère. Elle y donne le jour à deux jumeaux qui réunirent les ailesde Borée aux attraits de leur mère. Mais on dit qu’ils ne reçurentpoint ces ailes en naissant, et qu’ils en furent privés jusqu’à ceque l’âge brunît l’or de leurs cheveux, jusqu’à ce qu’un poilnaissant vînt altérer la première fleur de leur teint. Alors,pareils aux oiseaux, leur dos se couvrit d’un superbe plumage, enmême temps que leurs joues se cotonnèrent d’un léger duvet. Etlorsque l’enfance eut fait place à la jeunesse, ils montèrent avecles Argonautes sur le premier vaisseau qui osa fendre les ondes, etvoguant sur des mers inconnues, ils accompagnèrent Jason à laconquête de la toison d’or.

Chant 7

 

Déjà le navire qui portait les héros de laGrèce fendait les mers de Scythie ; déjà les enfants de Boréeavaient délivré des cruelles Harpies le malheureux Phinée, qui,privé de la clarté des cieux, traînait une vieillesse importunedans une nuit éternelle ; et vainqueurs sous Jason de grandset de nombreux travaux, ils voyaient enfin les eaux rapides duPhase, et touchaient aux rives de Colchos.

Ils demandaient au roi qu’on leur livrât latoison du bélier que Phryxus laissa dans ses états ; et tandisqu’Aiétès leur fait connaître les dangers qu’ils auront à surmonterpour l’obtenir, Médée, sa fille, voit Jason, et s’enflamme. Ellecombat, elle résiste : mais, voyant enfin que la raison nepeut triompher de son amour :

« Médée, s’écrie-t-elle, c’est en vainque tu te défends. Je ne sais quel dieu s’oppose à tes efforts. Lesentiment inconnu que j’éprouve est ou ce qu’on appelle amour, ouce qui lui ressemble ; car enfin, pourquoi trouvé-je trop durela loi que mon père impose à ces héros ! loi trop dure eneffet. Et d’où vient que je crains pour les jours d’un étranger queje n’ai vu qu’une fois ? d’où naît ce grand effroi dont jesuis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux,étouffe cette flamme qui s’allume dans ton cœur. Ah ! si je lepouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle forceirrésistible j’obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l’amourm’entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l’approuve, et jesuis le plus mauvais. Eh ! quoi, née du sang des rois, tubrûles pour un étranger ! tu veux suivre un époux dans unmonde qui t’est inconnu ! Mais les états de ton père nepeuvent-ils t’offrir un objet digne de ton amour ? Que Jasonvive, ou qu’il meure, que t’importe ! C’est aux dieuxd’ordonner de son sort. Qu’il vive toutefois ! Sans aimerJason, je puis former ce vœu. Car enfin, quel crime a-t-ilcommis ? Où donc est le barbare que ne pourraient émouvoir etsa jeunesse, et sa naissance, et sa vertu ? et n’eût-il pourlui que sa beauté, sa beauté suffirait pour intéresser etplaire ; et je l’avouerai, je n’ai pu me défendre contre sabeauté !

Mais si je ne viens à son secours, il seraétouffé par les flammes que vomissent les taureaux ; ou ildeviendra la proie du terrible dragon ; ou s’il le dompte, ilsuccombera sous les traits homicides des guerriers que la terreenfantera. Et je le souffrirais ! Une tigresse m’aurait doncportée dans ses flancs ! j’aurais donc un cœur plus dur que lebronze et les rochers ! Il ne me resterait qu’à souiller mesyeux du spectacle de son trépas ; faudrait-il encore quej’excitasse contre lui ces taureaux indomptables, ces terriblesenfants de la terre, et ce dragon que jamais n’atteignit lesommeil ? Que les dieux réservent à Jason un destin plusprospère ! Mais ce n’est pas aux dieux que je dois ledemander : c’est de moi que Jason doit l’attendre. Eh !quoi, trahirais-je ainsi celui qui m’a donné le jour ! et cetétranger, que je connais à peine, sauvé par mon secours,s’éloignerait sans moi de ces rivages ; il deviendrait l’épouxd’une autre que moi ; et moi, Médée, je resterais iciabandonnée à ma douleur ! Ah ! s’il était capable decette lâche perfidie, s’il pouvait me préférer une autre femme,qu’il périsse, l’ingrat ! Mais non, cette noblesse, cettebeauté, ces grâces qui brillent en lui, tout m’assure qu’il ne peutêtre un perfide, et qu’il n’oubliera point mes bienfaits.D’ailleurs avant de le servir j’exigerai qu’il me donne sa foi, etles dieux seront témoins et garants de ses serments. Bannis donc,Médée, une crainte frivole, et sans différer davantage,hâte-toi : Jason tiendra tout de tes mains. Des nœudssolennels l’uniront à toi pour toujours. Le nom de sa libératricesera désormais immortel, et les mères des héros qui l’accompagnentle célébreront dans toute la Grèce.

« Ainsi donc je vais quitter et ma sœur,et mon frère, et mon père, et mes dieux, et la terre où je suisnée ! Mais qu’est-ce que j’abandonne ? mon père estinhumain ; cette terre est barbare ; mon frère est encoreau berceau ; ma sœur me favorise par ses vœux, et j’obéis auplus puissant des dieux, que je porte en mon sein. Je fais donc uneperte légère, et je suis de grandes destinées. J’acquiers la gloirede sauver l’élite de la Grèce. Je vais voir des climats plusheureux, des villes dont la renommée est venue jusqu’en ces lieux,des mœurs nouvelles, des arts, et des peuples nouveaux. Jeposséderai enfin ce fils d’Éson, que je préfère à ce que l’universa de plus précieux. Heureuse avec cet époux, et chère aux dieux,dont j’égalerai la gloire, mon orgueil s’élèvera jusqu’aux cieux.Je sais que la mer est couverte d’écueils dangereux ; queCarybde, toujours redoutable aux nautoniers, engloutit, autourd’eux, et revomit l’onde tournoyante ; que l’avide Scylla ases flancs ceints de chiens dévorants dont l’affreux aboiementretentit au loin sur les mers de Sicile. Mais unie au héros quej’aime, et reposant sur son sein, je traverserai les vastes merssans effroi. Et que pourrais-je redouter dans ses bras ? ou,si je dois craindre, ce ne sera que pour mon époux. Tonépoux ! Eh ! quoi, Médée, tu lui donnes ce nom !ainsi tu couvres ta faiblesse du nom sacré de l’hymen !Ah ! vois combien est horrible ce que tu médites, et fuis lecrime, tandis qu’il en est temps. »

Elle dit : le devoir, la piété, lapudeur, se présentent à son esprit agité ; et déjà désarmé,l’amour semblait prêt à s’éloigner. Elle allait aux autels antiquesque la terrible Hécate, sa mère, cache dans la secrète horreur d’unbois solitaire. Elle sentait se ralentir le feu qui laconsume ; et la raison reprenait son empire : elle voitle fils d’Éson, et sa flamme se rallume. Une subite rougeur animeses traits ; une subite pâleur les décolore. Ainsi qu’unelégère étincelle cachée sous la cendre se ranime à l’haleine desvents, croît, s’étend, et forme bientôt un vaste embrasement ;ainsi l’amour affaibli dans son cœur reprend une nouvelle force àl’aspect du héros.

Et par hasard en ce jour la beauté de Jasonparaissait relevée d’un nouvel éclat ; elle semblait excuserson amante. Médée fixe les yeux sur lui, comme si elle le voyaitpour la première fois. Dans son égarement, ce n’est plus un mortelqu’elle croit voir ; elle ne peut se lasser de l’admirer. Maisquand Jason commence à lui parler, quand il prend sa main, qu’ilimplore son secours, d’une voix tendre et suppliante, et qu’ilpromet en même temps et son cœur et sa foi, les yeux de Médée seremplissent de larmes.

« Je sais, dit-elle, ce que je devraisfaire. Ce n’est pas mon ignorance qui m’égare, c’est mon amour.Vous serez sauvé par mes soins. Mais lorsque vous aurez triomphé,songez à garder vos serments. »

Le héros jure par Hécate, adorée dans ce boissous trois formes différentes. Il atteste le soleil, qui voit toutet qui donna le jour au prince qu’il choisit pour son beau-père. Iljure enfin par sa fortune et par tous les dangers auxquels il vientde s’exposer. Son amante le croit ; elle lui donne des herbesenchantées ; il apprend l’usage qu’il en doit faire ; et,rempli de joie, il va rejoindre les compagnons de ses travaux.

Déjà l’aurore avait fait pâlir les astres dela nuit. Le peuple de Colchos accourt vers le champ consacré audieu Mars ; il se place sur les collines qui le dominent.Couvert d’une robe de pourpre, et portant un sceptre d’ivoire, leroi s’assied au milieu de sa cour.

Alors se précipitent sur l’arène les taureauxaux pieds d’airain. Ils vomissent en longs tourbillons la flammepar leurs naseaux. L’herbe que touche leur haleine s’embrase. Commeon entend les feux ardents gronder dans la fournaise, comme lachaux, par l’onde arrosée, se dissout, et bouillonne, et frémit,les taureaux roulent les feux enfermés dans leurs flancs, et lesfont mugir dans leurs gosiers brûlants. Cependant le fils d’Ésonmarche contre eux avec audace. Soudain ils lui présentent et leursfronts terribles, et leurs cornes armées de fer. Ils frappent dupied la terre, et remplissent les airs de poudre, de fumée, etd’affreux mugissements.

Tous les Grecs ont frémi. Le héros s’avance.Il ne sent point des taureaux la brûlante haleine, tant les herbesqu’il reçut ont des charmes puissants ! Il flatte d’une mainhardie leurs fanons pendants. Il les soumet au joug, il les presse,il les guide, et plonge le soc dans un champ que le fer n’a jamaissillonné. Le peuple admire ce prodige. Les compagnons du héros, pardes cris de joie, excitent son courage. Jason prend alors les dentsdu dragon de Mars dans un casque d’airain ; il les sème dansles sillons qu’il vient d’ouvrir. Ces terribles semences sontimprégnées d’un venin puissant. La terre les amollit. Ellescroissent, s’étendent, et forment une moisson d’hommes nouveaux.Comme l’enfant renfermé dans le sein de sa mère s’y développe pardegrés, et ne vient au monde qu’après avoir reçu la forme qui luiconvient, ces semences confiées à la terre ne sortent de son seinfécond que lorsqu’elles ont pris une figure humaine. Mais, ôprodige encore plus grand ! ces hommes secouent avec fiertéles armes qui sont nées avec eux.

À l’aspect de leurs dards tournés contre lefils d’Éson, les Grecs perdent courage, et sont consternés. Médéeelle-même, qui a travaillé à la sûreté du héros, frémit en levoyant seul attaqué par tant d’ennemis. Elle pâlit, ses genouxfléchissent, son sang refroidi s’arrête dans ses veines, etcraignant que les sucs enchantés dont elle arma Jason n’aient pasassez de pouvoir, elle prononce des paroles magiques, elle appelleà son secours tous les secrets de son art. Jason lance un cailloupesant au milieu des guerriers. Ainsi soudain il détourne contreeux-mêmes les combats et la mort dont ils le menaçaient ;soudain ces frères belliqueux, enfants de la terre s’attaquent, sedétruisent, et périssent victimes de leurs propres fureurs. LesGrecs célèbrent à grands cris la victoire de leur chef. Ilss’empressent autour de lui ; ils le serrent dans leurs bras.Et toi aussi, Médée, tu voudrais embrasser le vainqueur ; lapudeur te retient. Le vainqueur t’eût embrassée lui-même. Mais sile soin de ta renommée t’arrête, tu te réjouis du moins en secret,et ce sentiment t’est permis. Tu t’applaudis de tes enchantements,tu rends grâces aux dieux qui les ont fait naître à ta voix.

Jason devait encore, par les herbesenchantées, assoupir le dragon vigilant, à la tête écaillée, auxdents de fer, à la langue aux triples dards, monstre horrible quigarde la toison. Le héros verse sur lui des sucs qui ont la mêmevertu que les eaux du Léthé. Trois fois il prononce des motsassoupissants, qui pourraient apaiser les flots tumultueux desmers, et suspendre les fleuves dans leur cours. Un sommeiljusqu’alors inconnu charge les yeux du monstre, et le héros enlèvela toison. Fier de sa conquête, et plus encore de celle dont elleest le bienfait, il remonte sur son vaisseau, et arrive avec sonépouse dans les ports d’Iolchos.

Les mères des Argonautes, les vieillards dontils sont les enfants, s’empressent aux autels des dieux pourcélébrer leur retour. L’encens fume sur les feux sacrés. On immoleles victimes aux cornes dorées ; mais, courbé, sous le fardeaudes ans, et déjà penché vers le tombeau, Éson seul ne peut prendrepart à la joie publique :

« Ô vous, dit Jason, chère épouse, à quije dois la vie ; quoique vous ayez tout fait pour moi, quoiquevos bienfaits surpassent tout ce que les mortels peuvent croire,daignez encore, s’il est au pouvoir de votre art, et que ne peutvotre art ! daignez retrancher quelques ans de ma vie, et lesajouter aux ans de mon père. »

À ces mots, des larmes coulent de ses yeux.Témoin de sa piété filiale, Médée en est émue. Elle se rappelle levieil Aiétès, son père, qu’elle a quitté avec des sentiments biendifférents. Mais elle dissimule son émotion :

« Ah ! cher époux, répond-elle, ceque ta piété me demande est un crime. Pourrais-je prolonger la vied’un mortel aux dépens de tes jours ! Hécate m’en préserve. Taprière est injuste. Mais j’essaierai de te faire un don plus grandque celui que tu désires. Si la triple déesse me seconde, et si parsa présence elle favorise les opérations mystérieuses de mon art,je rajeunirai le vieil Éson, sans abréger le cours de tesannées. »

Trois nuits devaient s’écouler encore avantque la lune eût pleinement de son disque arrondi les contours. Dèsque brillant de tout son éclat elle montre tout entier son corps àla terre, Médée sort de son palais, la robe flottante, un pied nu,les cheveux épars sur ses épaules nues. Seule et sans témoin, elleporte ses pas incertains dans l’ombre et le silence de la nuit.Tout est dans un plein repos, et l’homme, et l’habitant de l’air,et l’hôte des forêts. Le serpent assoupi rampe sans bruit sur laterre. Le feuillage est immobile. L’air humide se tait. Seuls, lesastres semblent veiller dans l’univers. Médée lève les bras vers lavoûte étoilée. Elle tourne en cercle trois fois. Trois fois del’eau d’un fleuve elle arrose ses cheveux. Elle jette trois crisaffreux dans les airs, et pliant un genoux sur la terre, elledit :

« Ô nuit, fidèle à mes secrets ;étoiles au front d’or, qui, avec la lune, succédez aux feux dujour ; et toi, triple Hécate, témoin et protectrice de mesenchantements ; et vous, charmes puissants ; artsmagiques ; terre, qui produis des plantes dont le pouvoir estsi grand ; air léger, vents, montagnes, fleuves, lacsprofonds, dieux des bois, dieux de l’antique nuit, je vousinvoque : venez tous à mon secours ! Par vous, quand jecommande, remontent vers leurs sources les fleuves étonnés ;par vous, je brise, ou j’excite le courroux des mers ; jedissipe ou je rassemble les nuages ; je chasse ou j’appelleles vents. Mes enchantements font périr les serpents, ébranlent lesforêts et les rochers, déracinent les arbres attachés à la terre. Àma voix les montagnes s’agitent, la terre mugit, les mânes sortentde leurs monuments ; et toi, lune, quoique le bruit del’airain diminue tes travaux, je te force à descendre jusqu’àmoi ; à ma voix pâlissent et le char enflammé du Soleil monaïeul, et le char vermeil de l’Aurore. Par vous, j’ai amorti lesflammes que vomissent les taureaux ; par vous, je les aidomptés et soumis au joug : ils ont frémi de sillonner laterre ; par vous, les guerriers nés du serpent se sontdétruits avec leurs propres armes ; par vous j’ai assoupi cedragon, de la toison gardien infatigable ; et la Grèce a reçucette riche dépouille conquise par mes soins.

« Maintenant j’ai besoin de ces sucspuissants par lesquels l’homme, dans sa vieillesse, se renouvelle,et revient à la fleur de ses ans. Je les obtiendrai sansdoute ; car les astres ne brillent pas en vain de tantd’éclat ; car ce n’est pas en vain que ce char, traîné par desdragons ailés, est descendu vers moi. »

En effet, ce char était descendu des plainesde l’éther. Elle y monte ; et, caressant de la main le couterrible des dragons, elle agite les rênes légères, s’élève dansles airs, plane sur la Thessalie, sur le Tempé ; et vers lesmonts qui couronnent ces contrées elle abaisse son char.

Elle cherche les plantes que produisent l’Ossaet le haut Pélion, l’Othrys et le Pinde, et l’Olympe qui porte sonfront dans les nuages. Elle arrache plusieurs de ces végétaux avecleurs racines ; elle en coupe d’autres avec une fauxd’airain ; elle en moissonne un grand nombre sur les rives del’Apidane et de l’Amphryse ; elle visite celles de l’Énipée,et les ondes du Pénée, et les bords du Sperchius. Elle en trouvedans les joncs aigus qui bordent le Bébé. Elle en cueille enfinauprès de l’Anthédon, qui n’était pas encore célèbre par lamétamorphose de Glaucus.

Déjà neuf jours se sont écoulés ; déjà lanuit couvre de son ombre la terre pour la neuvième fois depuis queMédée, portée sur son char traîné par des dragons ailés, a parcourula Thessalie. Elle revient, et déjà les dragons ont dépouillé leurvieille écaille, rajeunis par la seule odeur des végétaux qu’elle acueillis.

Elle s’arrête et descend devant la porte dupalais d’Éson. Elle ne veut d’autre toit que le ciel. Elle éviteles profanes regards des mortels. Elle élève deux autels de gazon,l’un à droite pour Hécate, l’autre à gauche pour Hébé ; elleles entoure de verveine et d’agrestes rameaux. Elle ouvre la terre,elle y creuse deux bassins, et plongeant le couteau dans la gorged’une brebis noire, elle épanche son sang dans les deux fosses,répand dans l’une une coupe de vin, dans l’autre une coupe de laitchaud ; et prononçant quelques paroles magiques, elle invoqueles dieux de la terre, elle conjure le roi des pâles ombres, etProserpine son épouse, de ne pas hâter pour Éson le ciseau de laParque homicide.

Quand elle eut apaisé les sombres déités parde longues prières, elle ordonne qu’on apporte le corps d’Ésonauprès des magiques autels ; et l’ayant plongé par sesenchantements dans un sommeil profond qui ressemble à la mort, ellele couche sur les végétaux qu’elle vient d’étendre sur la terre.Elle commande ensuite à Jason et aux esclaves de se retirer, etd’éloigner leurs yeux profanes des mystères qu’elle va commencer.Ils obéissent. Médée, les cheveux épars, et telle qu’une bacchante,tourne autour des autels où brille un feu sacré. Elle plonge desbrandons dans le sang de la victime, et les allume tout sanglantsau foyer des autels. Elle purifie le vieillard trois fois par lefeu, trois fois par l’onde, et trois fois par le soufre.

Cependant les herbes fermentent dans un vased’airain, qui bouillonne et blanchit d’écume. C’est là qu’elle faitdissoudre les racines, les semences, les fleurs, et les sucspuissants qu’elle a cueillis dans les vallons d’Hémonie. Elle jetteencore dans le vase ardent des pierres qu’elle apporta despremières régions de l’orient ; des sables que les flots del’océan ont lavés sur ses rivages ; elle ajoute à ce mélangeles humides influences de la lune qu’elle a recueillies pendant lanuit, les ailes hideuses et les chairs d’une strige, les entraillesd’un de ces loups qui, dépouillant leur forme farouche, prennentquelquefois d’un homme et la forme et la voix ; la peau légèreet écaillée d’un serpent des eaux du Cynips, le foie d’un cerf déjàvieux, et la tête d’une corneille que neuf siècles avaientblanchie.

Après avoir rassemblé dans l’airain toutes cesmatières magiques, et mille autres qui sont inconnues, elle lesmêle avec une branche d’olivier sèche et nue ; et tandisqu’elle fait remonter à la surface tout ce qui est dans le fond duvase bouillant, l’olivier aride y verdit, s’y couvre de feuilles,et en sort d’olives chargé : et partout où la violence du feufait jaillir de l’airain et tomber sur la terre l’écume et lesgouttes brûlantes, l’herbe desséchée se ranime ; les fleurs etle gazon étalent la parure du printemps.

À la vue de ce prodige, Médée ouvre avec uneépée la gorge du vieillard. Elle en fait sortir tout le sang quicoulait dans ses veines, et le remplace par ces sucs merveilleuxqu’Éson reçoit par sa bouche ou par sa blessure. Sa barbe, sescheveux que les ans ont blanchis, se noircissent soudain. Samaigreur disparaît. Sa pâleur et ses rides s’effacent. Un nouveausang coule dans ses veines. Il a repris sa force, sa beauté, et ils’étonne de se retrouver tel qu’il était avant d’avoir atteint sonhuitième lustre.

Bacchus, du haut de l’Olympe, a vu ce prodige.Il veut que Médée rajeunisse par le même moyen les nymphes de Nysaqui prirent soin de son enfance, et pour elles il demande cettefaveur.

Mais il faut que l’art de Médée serve à saperfidie. Elle feint une colère implacable contre Jason, et fuyantloin de lui, elle vient implorer un asile au palais de Pélias. Ceprince était accablé sous le poids des années. Médée est reçue parses filles ; et bientôt, gagnant leur tendresse par sa fausseamitié, elle leur raconte tout ce qu’elle a fait pour Jason. Elledit le rajeunissement d’Éson, et s’arrête longtemps, et comme àdessein, sur ce prodige. Alors les filles de Pélias conçoiventl’espérance de voir refleurir la jeunesse de leur père. Ellesinvoquent ce bienfait de Médée. Elles ne mettent point de bornes àleur reconnaissance.

Médée se tait pendant quelques moments. Elleparaît hésiter ; et par cette feinte irrésolution, tient ensuspens leurs esprits inquiets. Elle promet enfin :

« Mais, dit-elle, je prétends justifiervotre confiance. Donnez-moi le plus vieux des béliers qui marchentà la tête de vos troupeaux, et que par mon art il devienne à vosyeux un jeune agneau. »

Soudain on amène un bélier que l’âge a renducaduc et languissant, et dont les cornes se recourbent en cercleautour de son front décharné. Médée ouvre sa gorge défaillante avecun couteau qu’elle retire à peine rougi d’un reste de sang. Ellecoupe en pièces le bélier, et plonge ses membres palpitants dans unvase d’airain, où fermentent des sucs puissants. Aussitôt lesmembres du bélier diminuent, ses cornes tombent, et avec elles sesvieux ans disparaissent. Bientôt on entend dans le fond de l’airainun tendre bêlement ; bientôt aux yeux des sœurs étonnées il ensort un agneau qui fuit d’un pas léger, bondit, et cherche lamamelle. Les filles de Pélias admirent. Elles sont convaincues queMédée peut tenir tout ce qu’elle a promis. Elles redoublent alorset leurs instances et leurs prières.

Déjà le soleil avait trois fois rafraîchi sescoursiers dans les mers d’Ibérie. La nuit avait rallumé sesflambeaux radieux, lorsque la fille perfide d’Aiétès met sur lebrasier un vase rempli d’eau pure et d’herbes sans vertu. Auxmagiques accents de sa voix, et par ses enchantements, un sommeilprofond, image du trépas, s’empare de Pélias et de la garde dupalais. Elle ordonne, et les filles du roi entrent avec elle dansl’appartement de leur père, et se rangent autour de sonlit :

« Eh bien ! dit-elle, âmes faibles,qui vous arrête maintenant ? Armez-vous de poignards ;épuisez les veines de ce vieillard, afin qu’un sang plus jeunevienne remplacer son vieux sang. Vous tenez en vos mains son âge etsa vie. Si la piété vous anime, si vous n’avez pas conçu desespérances vaines, secourez votre père. Que le fer attaque etchasse sa vieillesse, que le fer ouvre un passage à son sangrefroidi. »

À ces mots, les filles de Pélias deviennentpar piété impies, et la crainte du crime les rend criminelles.Nulle d’elles cependant n’ose regarder où elle porte ses coups.Toutes détournent les yeux, et frappent au hasard.

Pélias se réveille tout sanglant ; percéde coups, il se soulève sur son lit ; il voulait se sauver, ettendant ses bras affaiblis, au milieu de tant depoignards :

« O mes filles, dit-il, que faites-vous,et quelle fureur vous arme ainsi contre les jours de votrepère ? »

Ces mots ont glacé leur courage, et suspendentleurs bras. Il allait poursuivre, lorsque Médée l’achève, ledéchire, et le plonge dans l’airain bouillonnant.

Alors elle part, elle s’éloigne promptement,enlevée par ses dragons ailés ; et c’est ainsi qu’elle échappeau châtiment qu’elle a mérité. Elle fuit, et vole sur le Pélionqu’ombragent les forêts, et qu’habita le centaure fils de Philyra,sur l’Othrys, et sur les lieux rendus célèbres par l’aventure del’antique Cérambus. Dans le temps que la terre était engloutie sousles flots, Cérambus, transformé par les nymphes en oiseau, s’enlevadans les airs, et échappa au déluge de Deucalion.

Médée laisse sur sa gauche Pitane, villed’Éolie, où l’on voit le long simulacre du serpent qu’Apollonchangea en rocher ; et les forêts d’Ida, où Bacchus cacha,sous la forme d’un cerf, le jeune taureau que son fils avaitdérobé ; et les champs où le père de Corythe repose sous unsable léger ; et les plaines que Méra fit retentir de sesnouveaux abois ; et la ville de Cos, où régna Eurypylus, etdont les femmes virent leurs fronts s’armer de cornes menaçantes,lorsque le troupeau d’Hercule s’en éloigna ; et Rhodes, àPhébus consacrée ; et Ialysus, habitée par les Telchines, quiinfectaient tout par leurs regards immondes, et que Jupiter revêtitd’écailles, et plongea dans les mers ; et l’île de Céos, etles murs de Carthée, où le vieil Alcidamas s’étonna de voir unedouce colombe éclose de sa fille.

Plus loin, Médée voit le lac d’Hyrié, etTempé, où venait de naître un cygne merveilleux. Phyllius, pourplaire au jeune fils d’Hyrié, lui avait fait présent de plusieursoiseaux, et d’un lion dont il avait dompté la furie. Un taureaupuissant qu’il venait de combattre était devenu sa conquête. Lefils d’Hyrié le désire et le demande ; mais, irrité de voirson amitié tant de fois méprisée, Phyllius le refuse :

« Tu voudras me l’avoirdonné ! » dit le fils d’Hyrié, que ce refusindigne ; et il se précipite du haut d’un rocher.

On crut qu’il allait périr dans sachute ; mais, nouveau cygne, sur des ailes argentées il sesoutenait dans les airs. Sa mère ignore que les dieux l’ontconservé ; elle fond en larmes, et forme le lac qui porte sonnom.

Médée reconnaît ensuite la ville de Pleuron,où la fille d’Ophis se montra fuyant sur de tremblantes ailes lamort que lui préparaient ses enfants. Elle aperçoit les champs deCalaurie, consacrés à Latone, et dont le roi et son épouse ont étéchangés en alcyons.

Elle voit à sa droite Cyllène, où Ménéphrondevait commettre un inceste odieux ; et, loin de Cyllène, leslieux où Céphise pleure le destin de son petit-fils, par Apollon enphoque transformé ; et le palais où le triste Eumelus gémitsur sa fille changée en oiseau. Médée arrive enfin aux remparts deCorinthe, voisins de la source de Pirène. C’est là que, suivant unetradition antique, dans les premiers âges du monde, les premiershommes sont éclos des plantes spongieuses qu’engendrent la pluie etl’humidité.

Quand la nouvelle épouse de l’infidèle Jasoneut revêtu la robe empoisonnée, quand les deux mers que l’isthmedivise eurent vu brûler le palais de Créon, Médée, mèreimpitoyable, achève son horrible vengeance, et plonge un glaiveimpie dans le cœur de ses enfants ; et se dérobant à la fureurde Jason, elle remonte sur son char, presse le vol de ses dragons,et descend sur les remparts d’Athènes. Cette ville vous vit aussifendre les airs, vous, juste Phinée, vous, vieux Périphas, et vousaussi, petite-fille de Polypémon.

Égée reçoit Médée dans sa cour. Déjà cettefaiblesse le condamne. Mais, non content de lui donner un asile, ils’unit avec elle par les nœuds de l’hymen. Thésée venait d’arriverdans Athènes. Son bras avait purgé l’isthme des brigands quil’infestaient. Il ignorait son illustre origine. Médée conspirecontre les jours de ce héros. Elle prépare l’aconit qu’elle avaitelle-même jadis apporté de Scythie, et qu’on dit être né de l’écumevomie par le chien des enfers. Il est dans cette contrée unecaverne dont l’entrée ténébreuse conduit à l’empire des morts.C’est par là qu’Hercule traîna l’affreux Cerbère attaché par deschaînes de diamant. Le monstre détournant ses yeux farouches,repoussait la lumière et l’éclat du soleil. Tandis qu’il résistaiten vain, irrité par sa rage, et de trois aboiements épouvantant lesairs, il répandit son écume sur la terre. On dit qu’elles’épaissit, et que, nourrie et fécondée par un sol fertile, elledevint le germe d’une plante, poison terrible que les habitants descampagnes appellent aconit, parce qu’elle croît sur les rochers, etqu’elle y vit longtemps. Trompé par les artifices de son épouse,Égée avait déjà présenté ce poison à son fils, comme à son ennemi.Thésée, sans défiance, tenait déjà la coupe fatale, lorsque jetantles yeux sur l’ivoire qui garnit son épée, Égée reconnaît son fils,écarte de sa bouche le funeste breuvage, et Médée n’échappe à lamort qu’en disparaissant dans un nuage obscur formé par sesenchantements.

Au milieu de sa joie Égée, en retrouvant sonfils, frémit encore de s’être vu près de le perdre par un crime. Ilallume les feux sur les autels ; il prodigue ses offrandes auxdieux. La hache des sacrifices immole des taureaux dont les cornessont ornées de bandelettes sacrées. Jamais jour dans Athènes ne futcélébré avec plus de pompe et d’éclat. Les grands et le peuple semêlent ensemble aux festins. Le vin les échauffe, les inspire, etils chantent ainsi les louanges du héros :

« Magnanime Thésée, le taureau desCrétois, qui désolait les plaines de Marathon, est tombé sous tescoups. Si le laboureur cultive en paix les champs de Cromyon, il ledoit à ton courage, et c’est un de tes bienfaits. Les campagnesd’Épidaure ont vu succomber sous l’effort de ton bras ce géant,enfant de Vulcain, qu’armait une massue. Par toi, le cruel Procustea cessé d’effrayer les champs qu’arrose le Céphise.

« Par toi Éleusis a été délivrée dufarouche Cercyon. Tu purgeas l’isthme du brigand Sinis, qui faisaitde sa force extraordinaire un usage si cruel. Il pouvait courberles plus gros arbres jusqu’à terre ; il y attachait sesvictimes, et les arbres, en se redressant, déchiraient leursmembres dans les airs.

« Par toi, la mort de Sciron a rendulibre au voyageur le chemin de Mégare. La terre a rejeté sesossements ; la mer les a revomis de son sein, et, longtempsdispersés, ils se sont durcis en rochers qui portent son nom. Sinous comptons enfin tes années et tes exploits, tes exploitssurpassent tes années. C’est pour toi, héros magnanime, que nousfaisons des vœux publics ; et c’est en ton honneur que cebanquet est préparé. »

Le palais d’Égée retentissait des vœux et desacclamations du peuple ; et partout dans Athènes on se livre àl’allégresse et à ses transports.

Mais il n’est point sur la terre de bonheurparfait, et toujours quelque peine vient se mêler à nos plaisirs.Tandis qu’Égée s’abandonne à la joie d’avoir retrouvé son fils,Minos le menace ; et déjà redoutable par ses vaisseaux et parses soldats, il l’est encore davantage par sa douleur. C’est ladouleur d’un père justement irrité. Il veut par la guerre vengersur les Athéniens la mort de son fils Androgée.

Cependant, avant de l’entreprendre, il cherchedes secours et des alliés. Sur une flotte légère, il va de rivageen rivage ; il aborde dans tous les ports qui lui sontouverts. Il engage dans sa querelle l’île d’Anaphé par despromesses, et celle d’Astypalée par la crainte de ses armes. Pourlui se déclarent la plate Myconos, Cimolus aux champs pierreux, laflorissante Cythnus, et Scyros, et Sériphos, et Paros, célèbre parses marbres ; et Sithone, que, dans son avarice impie, Arnévendit à ses ennemis. Arné est maintenant un oiseau ; etchangée en corneille, aux pieds noirs, aux plumes noires, elle aimeencore l’or.

Mais Oliaros, Didymes, Ténos, Andros, etGyaros, et Péparèthos, fertile en oliviers, refusent leurs secoursà Minos. Ce prince, tournant à gauche, aborde dans les étatsd’Éaque. On appelait autrefois ce pays Énopie ; mais Éaque luidonna le nom d’Égine, qui était celui de sa mère.

Le peuple accourt en foule, et veut connaîtreun prince que la renommée a rendu si célèbre. À sa rencontres’avancent les fils du roi, Télamon, Pélée, et Phocus le plus jeunedes trois. Éaque lui-même les suit d’un pas tardif, appesanti parl’âge. Il prévient le roi de Crète, et demande quel sujet l’amèneen ses états. Alors Minos se rappelle son deuil, il soupire ;et ce maître de cent peuples divers répond en ces mots :

« Unissez vos armes aux miennes ;déclarez-vous pour un père affligé ; secondez ma pieusevengeance. Je demande que vous consoliez des mânesaffligés. »

« Ce que vous demandez, reprend lepetit-fils d’Asopus, n’est pas en mon pouvoir. Athènes n’a point deplus fidèle alliée qu’Égine ; et cette alliance est inviolableet sacrée. »

« Elle vous coûtera cher ! »s’écrie Minos. Il part, et la colère anime ses traits. Mais ilpense qu’il lui est plus utile en ce moment d’annoncer que de fairela guerre, et il craint d’exposer avant le temps ses forces contrele roi d’Égine.

On distinguait encore du rivage les pavillonscrétois, lorsque, voguant à pleines voiles, entre dans le port unnavire qui porte Céphale, et avec lui les vœux et les demandes desAthéniens. Depuis longtemps les Éacides n’avaient vu ce prince,mais ils le reconnaissent, lui tendent la main, et le conduisent aupalais de leur père. Céphale, dont le front se pare encore desattraits de la jeunesse, s’avance tenant à la main un rameaud’olivier. À ses côtés, plus jeunes que lui, marchent les fils dePallas, Clyton et Butès. Admis près d’Éaque, les envoyés d’Athènesexposent l’ordre qui les amène. Céphale réclame les secours que sapatrie a droit d’attendre d’un allié fidèle. Il rappelle la foi desantiques traités ; il termine son discours en annonçant queMinos prétend à l’empire de toute la Grèce, et menace saliberté.

Après avoir développé avec éloquence tous lesmotifs de sa mission, il se tait. Éaque, s’appuyant de la maingauche sur son sceptre :

« Athéniens, dit-il, prenez, et nedemandez pas. Toutes les forces de mon empire sont à vous :conduisez-les ; et, s’il le faut, qu’elles marchent toutes survos pas. Grâce aux dieux immortels, j’ai assez de troupes pourdéfendre mes états, et pour secourir mes alliés. Mes états sontflorissants ; et je ne pourrais excuser mon refus sur lemalheur des temps. »

« Puisse, répond Céphale, ce bonheurtoujours durer ! puissiez-vous voir augmenter sans cesse lenombre de vos sujets ! C’est avec joie que j’ai vu courir surmon passage une jeunesse si brillante, et qui paraît d’un âge égal.Mais je cherche en vain dans votre ville ces fameux guerriers quej’y vis autrefois. »

À ces mots, Éaque soupire, et d’une voix quela douleur altère, il répond en ces mots :

« À de grands malheurs a succédé un étatplus prospère. Que ne puis-je vous dire tout le mal, tout le bienque le destin m’a fait ! J’en abrégerai le récit fait sansart, pour ne pas vous fatiguer par de trop longs détails. Cesguerriers dont le souvenir se retrace à votre mémoire, ne sontplus, et la terre couvre leurs ossements. Avec eux, en même temps,ont péri presque tous mes sujets.

« Junon, irritée contre cette terre, quiporte le nom de sa rivale, envoya une peste cruelle qui la désola.Tant que ce mal nous parut naturel, et que la cause en fut cachée,on employa l’art pour le combattre. Mais la violence de ce fléaudésastreux surpassait tous les secours, et tous les secours furentvains.

« D’abord, le ciel rassembla sur nostêtes des nuages épais et obscurs, qui recelaient dans leur seindes feux contagieux. Quatre fois l’inconstante courrière des nuits,réunissant les pointes de son croissant, avait rempli son cercle,et quatre fois elle avait rétréci sa surface argentée, tandis quela brûlante haleine de l’Auster n’avait cessé de souffler sur laterre des poisons dévorants. Les lacs et les fontaines en sontinfectés. On voit par milliers les serpents ramper dans nos champsabandonnés, et souiller les sources de leur venin. Les premiersfeux de la contagion attaquent les chiens, les oiseaux, les bœufs,et les brebis. Ils se font sentir aux hôtes sauvages des forêts. Lelaboureur infortuné s’étonne de voir ses taureaux les plusvigoureux tomber dans les sillons. L’agneau perd sa toison, il bêletristement, il sèche, tombe, et meurt. Le coursier généreux n’aplus sa noble ardeur ; il oublie les combats, et la palme, etl’arène ; il languit sur la litière où l’attend une mort sanshonneur. Le sanglier a perdu sa fureur, le cerf sa vitesse ;l’ours ne se précipite plus sur les troupeaux. Tout souffre, toutpérit. Les forêts, les champs, les chemins sont couverts d’animauxque l’horrible fléau moissonne. Ni les chiens, ni les oiseaux deproie, ni les loups avides, n’osent en approcher. La corruptionajoute à l’infection de l’air, et accélère les ravages de lacontagion. Bientôt dans sa furie elle atteint les tristes habitantsdes campagnes ; elle établit son horrible empire dans lesvastes cités.

« D’abord, elle porte dans les entraillesses feux dévorants. Un visage ardent, une pénible et brûlantehaleine annoncent leur présence. La langue est âpre, et s’épaissit.La bouche desséchée s’ouvre, et aspire, en haletant, des poisonsqui vicient le sang dans les veines. Le lit irrite le mal ; unvoile léger est un poids insupportable. C’est sur la terre nuequ’on s’étend ; mais la terre n’a point de fraîcheur ;elle s’échauffe encore des feux des corps qui la pressent. Rienn’arrête les progrès de la contagion. Elle attaque ceux quitravaillent à la détruire : ils périssent victimes de leur artimpuissant.

« Ceux qui se montrent les plus empressésà donner des soins pieux marchent à plus grands pas vers la mort.Tout espoir de salut est évanoui. Tous ne voient que dans le trépasla fin de leurs souffrances. Ils cessent de se contraindre. Ils necherchent plus ce qui peut les sauver. Toute ressource est inutile.Ils vont nus, sans pudeur, se plonger dans les fontaines, dans lesfleuves, dans les puits. Ils boivent avidement, et leur soif nes’éteint qu’avec leur vie. Ils expirent dans les mêmes flots quiabreuvent d’autres mourants. Plusieurs, que le repos du littourmente, s’élancent, et, si leurs forces sont épuisées, s’ils nepeuvent fuir, ils se roulent sur la terre, hors de leurs maisons,qu’ils regardent comme des lieux funestes ; et comme ilsignorent la cause de leurs maux, ils accusent leurs Pénates, qu’ilsont abandonnés.

« Vous eussiez vu ces spectres, à peinese mouvant, les uns errer dans les places publiques, les autrespleurant étendus sur la terre, et, par un dernier effort, roulantleurs yeux éteints ; les autres, levant vers un ciel d’airainleurs bras appesantis, exhalant leur vie dans les lieux où lehasard conduit leurs pas.

« Hélas ! quels étaient alors mesvœux, et quels devaient-ils être ! Je détestais la vie.J’aurais voulu partager le sort de mes sujets. Mes yeux ne voyaientde toutes parts que des morts et des mourants. Tels des fruits tropmûrs quittent l’arbre qui les porte ; tels les glands tombentdu chêne agité par les vents.

« Vous voyez d’ici ce temple élevé oùl’on monte par de longs degrés : Jupiter y réside.Hélas ! qui ne brûla pas sur ses autels un encensinutile ! Combien de fois l’époux qui faisait des vœux pourson épouse, le père implorant pour les jours de son fils, ont-ilsvu leurs prières interrompues par un trépas soudain, et sont-ilstombés devant ces autels insensibles, tenant encore dans leursmains le reste de l’encens qu’ils devaient offrir ! Combien defois, tandis que le prêtre, en invoquant les dieux, épanchait lacoupe sacrée sur le front des taureaux qu’il allait égorger, lesa-t-on vus tomber soudain, sans attendre la hache dusacrificateur ! Moi-même, lorsque j’offrais un sacrifice pourmon peuple, pour mes trois fils, et pour moi, j’entendis la victimepousser d’affreux mugissements ; je la vis tomber avant d’êtrefrappée. Le couteau sacré d’un sang noir fut à peine trempé. Lesfibres de la victime, viciées par la contagion, n’offrirent aucunprésage. Elles avaient perdu leurs indices sur les secrets desdieux.

« J’ai vu des cadavres amoncelés devantles portiques sacrés, et jusqu’au pied des autels, comme pourreprocher aux dieux leur funeste trépas. Plusieurs, s’étranglant deleurs propres mains, préviennent l’heure fatale qui s’avance, et,par la mort, se délivrent de la crainte de la mort. On cesse derendre les honneurs du tombeau. Les portes de la ville n’ouvrentpas un passage assez grand à tant de funérailles. Les cadavres sontabandonnés sur les places publiques, ou entassés, sans pompe, surd’immenses bûchers. Plus de respect pour les morts. On se disputeles feux allumés pour les recevoir. Les uns sont jetés sur ces litsfunèbres que pour d’autres on a préparés. Personne ne pleure surleurs cendres. Les âmes des pères et des enfants, des jeunes genset des vieillards, errent oubliées sur les rives du Styx. La terrene suffit point aux tombeaux, le bois aux bûchers.

« Accablé par tant de maux : – ÔJupiter ! m’écriai-je, s’il est vrai, comme on le dit,qu’Égine a su te plaire ! dieu puissant ! si tu ne rougispas de m’avouer pour ton fils, ou rends-moi mes sujets, ou que jedescende avec eux dans la nuit du trépas !‘

« Soudain l’éclair brille, le ciel sereintonne, et m’annonce que ma prière a été entendue : –J’accepte, m’écriai-je, ce présage. Grand dieu ! qu’il soit lesigne et le gage d’un meilleur destin !’

« Non loin de ce palais s’élève un chêneconsacré à Jupiter. Il est né d’un gland cueilli dans la forêt deDodone. Un rare feuillage pare ses antiques rameaux. Là, je visalors par milliers la fourmi diligente, traînant avec effort legrain qu’elle avait ramassé, et suivant, dans les rides del’écorce, de longs et pénibles sentiers. J’en admire le nombre, etje m’écrie : – Ô père des humains, donne-moi pour repeuplercette île déserte un peuple égal en nombre à cesfourmis !’

« Alors le chêne robuste s’ébranle, et deses rameaux qui s’agitent dans le calme des airs, semble sortir unevoix inconnue. D’une subite horreur mes sens sont saisis. Mescheveux se hérissent. Je baise la terre et le chêne avec respect.Je n’ose m’avouer que j’espère : j’espère cependant ; uneconfiance secrète accompagne mes vœux.

« La nuit a déployé ses voiles. Lesommeil bienfaisant fait oublier les peines du jour. Je crois voirce même chêne devant mes yeux. C’était le même nombre de rameaux,le même nombre de fourmis, le même mouvement dont l’arbre futagité. Il faisait pleuvoir autour de lui des légions de cesinsectes laborieux que je vis, par degrés, croître, grandir, selever de la terre, se redresser, perdre leur maigreur, le tropgrand nombre de leurs pieds, leur couleur obscure, et revêtir unefigure humaine.

« Je m’éveille je condamne cette vision,mensonge de la nuit, et j’accuse les dieux qui m’ont promis un vainsecours. Cependant un bruit confus retentissait dans le palais. Jecroyais entendre des voix humaines dont le son avait presque cesséde frapper mon oreille ; je doutais encore si ce n’était pasla suite des illusions du sommeil. Télamon précipite ses pas ;il entre, et s’écrie : – Venez, mon père, venez voir unprodige qui surpasse ce que l’on peut croire, et ce que les dieuxvous ont fait espérer.’

« Je sors, et j’aperçois les mêmes hommesqu’un songe avait offerts à mes regards. Ils sont dans le mêmeordre où je les vis ; je les reconnais, ils s’approchent et mesaluent leur roi. Je rends des actions de grâces à Jupiter. Jedistribue ces hommes nouveaux dans la ville déserte et dans lescampagnes dépeuplées de leurs anciens cultivateurs. Je les nommeMyrmidons, et ce nom indique assez leur origine.

« Vous les avez vus. Ils ont conservé lesmœurs qu’ils avaient dans leur première nature. C’est une raceéconome, patiente dans le travail, ardente pour acquérir, etsoigneuse de conserver. Égaux en âge, égaux en valeur, ils voussuivront aux combats, aussitôt que l’Eurus, qui vous a conduitsheureusement sur ces rivages, aura fait place à l’Auster, qui doitvous en éloigner. »

Ces récits et plusieurs autres, du jour ontrempli la durée. Le soir est donné à la joie bruyante des festins,et la nuit au repos du sommeil. Déjà le soleil, à l’orient, étaitremonté sur son char. L’Eurus soufflait encore, et s’opposait audépart des Athéniens. Les deux fils de Pallas se rendent auprès deCéphale, et l’accompagnent chez le roi. Mais Morphée sur les yeuxd’Éaque épaissit encore ses pavots. Phocus reçoit les députésd’Athènes, tandis que Télamon et son frère rassemblent lesphalanges qui doivent s’embarquer. Le jeune prince conduit Céphaleet les Pallantides dans l’intérieur du palais, et s’assied auprèsd’eux. Il remarque dans la main de Céphale un javelot dont le boislui est inconnu, et qui est armé d’une lame d’or. Après qu’on aparlé d’objets indifférents :

« J’aime, dit-il, et la chasse et lasolitude des forêts. Je ne sais cependant de quel bois est fait lejavelot que vous portez. Le frêne est d’une couleur plus sombre, lecornouiller est plus noueux. J’ignore de quel arbre on l’atiré ; mais je n’en vis jamais de plus beau. »

« Vous en admirerez moins la beauté quel’usage, dit un des Pallantides. Il ne manque jamais le but ;jamais le hasard ne le dirige ; et de lui-même il revientsanglant dans la main qui l’a lancé. »

Alors, plus curieux, Phocus demande d’où vientce javelot, qui lui a donné tant de vertu, et quel est l’auteurd’un si rare présent. Céphale le satisfait ; mais il rougit dedire à quel prix il obtint ce dard ; et s’affligeant ausouvenir de la mort de son épouse, ses yeux se remplissent delarmes, et il parle en ces mots :

« Qui le croirait ? ce javelot, ôfils d’une déesse, est la cause de mes pleurs, et m’en feralongtemps répandre, si longtemps le destin prolonge encore mesjours. Ce javelot a perdu Céphale et son épouse ; et plût auxdieux que je n’eusse jamais reçu ce funeste présent ! Le nomd’Orythie, enlevée par Borée, est venu peut-être jusqu’à vous,Procris était sa sœur. Si l’on compare leur beauté, leur caractère,Procris était plus digne d’être enlevée. Érechthée, son père,m’unit à elle par l’hymen. L’amour nous unit par un plus fort lien.On me disait heureux : je l’étais sans doute ; et je leserais encore, si les dieux l’avaient ainsi voulu.

« Le second mois s’écoulait depuis notrehyménée, lorsqu’un matin l’Aurore vermeille, chassant devant elleles ombres de la nuit, me voit tendre des toiles aux cerfs timides,sur le sommet toujours fleuri du mont Hymette, et malgré moim’enlève sur son char. Qu’il me soit permis de le dire, sansoffenser cette déesse, sa bouche ressemble à la rose dumatin ; elle tient l’empire riant qui sépare l’ombre et lejour ; elle se nourrit de la céleste rosée : maisj’aimais Procris ; Procris était dans mon cœur ; le nomde Procris était toujours dans ma bouche. J’alléguais à l’Aurore,et la foi des serments, et l’amour de Procris, et ses derniersembrassements, et ceux qui m’attendaient à mon retour ; et jeplaignais de son lit la triste solitude.

La déesse s’indigne : – Ingrat,s’écrire-t-elle, cesse tes plaintes, et retourne à Procris ;mais si je lis dans l’avenir, tu voudras ne l’avoir pas revue.’

« Et, soudain, avec colère, elle mechasse de sa présence.

« Tandis que je reviens, je réfléchis surles derniers mots de l’Aurore. Je commence à former des soupçonssur la foi de mon épouse : sa beauté, son jeune âge, lesautorisent ; sa vertu les défend. Mais cependant j’avais étéabsent ; et la déesse, que je quittais, m’offrait elle-même unexemple peu rassurant. Hélas ! on craint tout quand on aime.Je me décide à faire mon malheur. Je veux tenter la fidélité deProcris par des présents. L’Aurore favorise ce désir insensé. Ellechange mes traits ; je le sens. J’arrive dans Athènes, sansêtre reconnu. J’entre dans mon palais. Tout y respirait l’innocenceet la vertu. On y voyait le deuil profond de mon absence.

« Ce fut par mille artifices, quej’obtins d’être admis auprès de la fille d’Érechthée. À sa vue,interdit et confus, je voulus renoncer à mon dessein. Je fus tentéde me découvrir de tout avouer, et de l’embrasser. Elle étaittriste, mais jamais la tristesse ne parut avec tant de charmes.Elle n’était occupée que du désir de me revoir. Jugez, prince,quelle était sa beauté, puisque la douleur même en relevaitl’éclat. Que vous dirai-je ? combien de fois sa pudeurs’effaroucha-t-elle de mes aveux ! combien de fois medit-elle : – J’appartiens à un seul, en quelque lieu qu’ilsoit ; c’est d’un seul que j’attends mon bonheur.’ Quel mortelraisonnable n’eût été satisfait d’une telle épreuve !Insensé ! je poursuis ; j’aigris moi-même mes blessures.J’augmente mes offres, mes présents, et je promets tant, qu’à lafin elle me paraît incertaine, et je crois l’avoir vaincue : –Perfide, m’écriai-je, dans un amant déguisé reconnais un épouxoutragé, témoin de ton parjure.’

« Procris ne répond rien. La honte et ledépit semblent étouffer sa voix. Elle fuit un injuste époux, et sesindignes artifices. Irritée contre moi, détestant tous les hommes,elle errait sur les montagnes, et suivait les exercices de Diane.Son absence redouble la violence de mes premiers feux. J’imploremon pardon ; je m’avoue coupable ; je confesse quel’offre de tant de biens, de tant de trésors, m’eût fait moi-mêmesuccomber.

« Cet aveu désarme sa colère, et venge sapudeur. Elle revient, et les années s’écoulent sans voir s’altérernotre bonheur. Et comme si c’eût été trop peu de se donnerelle-même, elle me fait présent d’un chien que Diane a nourri. Enle lui cédant, la déesse avait dit : – Aucun autre nel’égalera dans sa course rapide.’ Elle me donne en même temps cejavelot que je porte à la main.

« Si vous voulez apprendre ce qu’estdevenu le chien de Diane, écoutez : vous serez sans douteétonnés de ce prodige.

« Le fils de Laïus avait pénétré duSphynx l’énigme jusqu’alors impénétrable ; et, renonçant àproposer ses oracles obscurs, le monstre s’était précipité du hautde son rocher. Thémis, voulant venger sa mort, envoya dans leschamps thébains un nouveau monstre qui les remplit du carnage destroupeaux et des pasteurs. La jeunesse des environs s’assemble.Nous tendons au loin nos toiles. Mais le monstre agile les franchitd’un saut léger, et s’élance au-delà des barrières. On détache leslimiers ; ils courent : mais, plus prompt que l’oiseau,il fuit, les trompe, et les évite.

« On demande à grands cris Lélape :c’est le nom du chien que m’a donné Procris. Déjà, le cou tendu,Lélape se débat dans les liens, qui l’arrêtent. Il est libre, ils’élance ; on ne l’aperçoit plus. La poussière qu’il élève surses pas seule indique sa course. Nos yeux le cherchent, et ne letrouvent pas. Moins rapides sont et le dard que lance un brasnerveux, et la pierre qui s’échappe en grondant de la frondeagitée, et la flèche légère que de son arc le Crétois faitvoler.

« Une colline s’élève au milieu de laplaine. Je monte sur son sommet, et là j’admire cette coursemerveilleuse. Tantôt le monstre rapide est au moment d’êtrepris ; tantôt il paraît s’échapper à la dent de Lélape. Ilfuit par cent détours. Il vole, et décrivant de vastes cercles dansla plaine, il trompe ainsi l’impétuosité de son ennemi. Lélape lepresse, l’atteint, le touche, on dirait qu’il le tient : il netient rien ; sa gueule s’ouvre pour le saisir, et ne mord quedu vent.

« J’ai recours à mon javelot, et tandisque ma main s’apprête à le lancer au monstre, je détourne un momentles yeux ; je les reporte ensuite dans la plaine. Mais, ôprodige ! je vois et le monstre et Lélape en marbretransformés. L’un semble fuir ; on dirait que l’autre aboie.Sans doute un dieu, s’il est vrai qu’un dieu fut présent à cecombat, les jugeant tous deux égaux en adresse, en courage, nevoulut point décider entre eux la victoire. »

Ainsi parle Céphale, et il se tait à cesmots.

« Mais quel est, dit Phocus, le crime dece javelot ? »

L’Athénien répond :

« C’est du sein de ma félicité mêmequ’est né mon malheur. Je vous entretiendrai d’abord de ces tempstrop tôt écoulés, dont le souvenir me sera toujours cher ; deces temps où Procris était heureuse par moi, où j’étais heureux parelle. Nous avions les mêmes penchants, un même amour nous unissaittous deux. Elle m’eût préféré au puissant Jupiter. Vénus elle-mêmen’eût pu me rendre infidèle. Nos cœurs brûlaient de deux flammeségales.

« Dès que le soleil dorait de sespremiers rayons le sommet des montagnes, j’allais chasser dans lesforêts, mais seul, sans compagnons, sans coursiers et sans limiers,sans toiles et sans filets ; j’étais assez fort de monjavelot. Quand le soleil embrasait la terre de ses feux, las decarnage, je cherchais la fraîcheur et l’ombre ; j’appelais lesvents légers, qui, dans les vallons, tempèrent la chaleur du jour.J’implorais, j’attendais les zéphyrs. C’était le délassement de mestravaux.

« Je chantais souvent, il m’en souvientencore : – Viens, sois-moi favorable, Aure, à la fraîchehaleine ; glisse-toi dans mon sein ; apaise les feux dontje brûle ; plusieurs fois je t’ai dû cette faveur.’ Peut-êtreajoutais-je encore d’autres paroles qui pouvaient paraître exprimerles désirs d’un amant. En effet, je disais souvent : – Aure,tu fais mes plus chères délices, tu me ranimes, tu me soutiens. Tume fais aimer les bois et les lieux solitaires. Que par ma bouchesoit toujours respirée ta douce et bienfaisante haleine !’

« Un témoin indiscret entend ces parolesambiguës. Il croit que ce nom d’Aure, que j’appelle tant de fois,est celui d’une nymphe dont je suis épris. Sur ce faux indice d’uncrime imaginaire, il va trouver mon épouse, et le téméraire luirapporte les discours qu’il a surpris. L’amour est crédule. Procrispâlit, et tombe évanouie. Revenue enfin à elle-même, elle accuseson malheur, et le destin cruel, et la foi de son époux. Elles’afflige d’un crime supposé ; elle craint ce qui n’estpas ; elle s’effraie d’un nom qui n’a aucun objet réel.Infortunée ! elle gémit, comme si elle avait une rivale.Cependant, elle doute encore. Elle se flatte qu’on n’a pu latromper. Elle refuse de croire au rapport qu’on lui a fait ;et si elle ne voit elle-même l’infidélité de son époux, elle nepourra le croire parjure.

« L’Aurore du lendemain avait chassé lesténèbres de la nuit. Je sors, je cours dans les forêts ; et,me reposant sur l’herbe tendre des travaux de la chasse, jechante : – Aure aimable, viens me soulager. Fais-moi sentir tadouce haleine !’ À ces mots, je crois entendre je ne saisquels cris plaintifs : – Viens, ajouté-je, Aure, chère à moncœur !’ Un bruit léger murmure encore dans le feuillage quis’agite. Je ne doute point que ce ne soit une proie, et je lancemon dard inévitable… C’était Procris. Le dard s’était enfoncé dansson sein. – Hélas !’ s’écria-t-elle. Je reconnais la voix demon épouse. Éperdu, égaré, je vole auprès d’elle. Je la voismortellement atteinte, et baignée dans son sang. Je la vois retirerde son sein ce javelot que j’avais reçu d’elle. Je soulève dans mesbras criminels ce corps qui m’est plus cher que le mien… Je déchireses tissus, je ferme sa blessure ; je veux arrêter son sangqui s’écoule avec sa vie. Je la presse de vivre. Je la conjure dene pas me laisser coupable de sa mort.

« Mais déjà ses forcesl’abandonnent ; et, mourante, par un dernier effort ellem’adresse ces mots : – Au nom de notre hymen, par tous lesdieux du ciel, et par ceux de l’éternelle nuit où je vaisdescendre, Céphale, si j’ai mérité quelque reconnaissance de toi,je te conjure par cet amour cause de mon trépas, par cet amour quivit encore en moi lorsque je péris, que jamais Aure ne me remplace,et ne souille ma couche nuptiale !’

« Elle dit, et je reconnais enfin qu’unvain nom a causé cette erreur si fatale. Je me justifie ;mais, hélas ! de quoi sert cette tardive lumière ! Ellesuccombe, et ses forces épuisées se perdent avec son sang. Tant queses yeux s’ouvrent encore au jour, elle les tient fixés sur moi.Elle exhale enfin sur mes lèvres son âme infortunée, et j’y reçoisson dernier soupir. Mais, sûre que je vivais toujours pour elle,elle semble avec moins de douleur descendre chez lesmorts. »

Le héros, en pleurant, racontait ainsi sesmalheurs ; et Phocus et les Pallantides pleuraient enl’écoutant. Cependant Éaque s’approche avec Télamon et Pélée, etles soldats qu’ils ont rassemblés. Céphale reçoit ces guerriers, etse prépare à les conduire au combat.

Chant 8

 

Déjà l’étoile de Vénus a chassé la nuit sombreet ramené le jour. L’Eurus tombe les nuages humides s’élèvent dansles airs, et l’Auster paisible ouvre un chemin facile sur les flotsmollement agités. Les envoyés d’Athènes et les soldats d’Éaquemontent sur leurs vaisseaux ils partent et plutôt qu’ils n’osaientl’espérer, ils entrent au port désiré.

Cependant Minos ravage les côtes de Mégare. Ilporte bientôt la guerre et toutes ses fureurs sous les murs decette ville que bâtit Alcathoé, où règne Nisus, Nisus, qui, parmises cheveux blancs, cache un cheveu de pourpre auquel est attachéle salut de l’empire. Pour la sixième fois Phébé renouvelait soncroissant, et le destin des combats, servant ou trahissant tour àtour les deux partis, tenait encore la victoire incertaine.

Sur les remparts de Mégare s’élevait une tour,où l’on dit que le fils de Latone déposa sa lyre d’or les murs ontretenu les sons de cette lyre. C’est là que la fille de Nisus,longtemps avant la guerre, se plaisait à lancer des cailloux légerssur la pierre sonore c’est là que, pendant la guerre, elle venaitvoir balancer la fortune dans les sanglants travaux de Mars. Déjàla longue durée du siège de Mégare lui avait appris les noms desprincipaux guerriers. Elle distinguait les soldats de Crète, etleurs armes, et leurs coursiers. Elle connaissait surtout Minos, etplus qu’elle n’eût dû le connaître. S’il couvre sa tête d’un casquesurmonté d’un panache flottant, elle le trouve beau sous le casques’il prend son bouclier où l’or étincelle, le bouclier sied à sonaudace s’il lance au loin un javelot, elle admire en lui l’accordde la force et de l’adresse s’il place sur son arc tendu une flècherapide, c’est l’air et l’attitude d’Apollon quand il lance sestraits. Mais lorsque son front n’est plus armé de l’airain qui lecouvre dans les combats lorsqu’il paraît revêtu d’une robe depourpre, pressant les flancs d’un superbe coursier, et gouvernantle frein que mord une bouche écumante, alors la fille de Nisus sepossède à peine, et ne peut maîtriser le trouble dont son espritest agité. Elle porte envie au javelot qu’il touche, aux rênes quedirige sa main.

Souvent elle voudrait, s’il lui était permisde céder à son penchant, porter ses pas timides au milieu desescadrons ennemis, s’élancer du haut de la tour dans le camp desCrétois, ouvrir à Minos la ville de Mégare et ses portes d’airain,et faire plus encore, si Minos l’exigeait. Un jour qu’assise elletenait ses regards attachés sur la tente du roi de Crète :

« Dois-je, dit-elle, me réjouir oum’affliger de cette guerre funeste ? je ne sais. C’est unmalheur d’avoir pour ennemi le héros qu’on adore. Mais si Minosn’eût point attaqué Mégare, aurais-je connu Minos ? Enm’acceptant pour otage, il pourrait déposer les armes jedeviendrais sa compagne et le gage de la paix.

« Si celle qui te donna le jour, ô leplus beau des mortels, fut aussi belle que toi, elle mérita qu’undieu brûlât pour elle. Que je serais heureuse, si, portée sur desailes, je pouvais traverser les airs, voler jusqu’au camp desCrétois, déclarer ma flamme, et demander à quel prix j’obtiendraisle plus tendre retour ! J’accorderais tout, tout, excepté detrahir mon père. Périsse plutôt le bonheur que j’attends, s’il doitêtre acheté par la trahison. Mais souvent on a vu, par la clémencedu vainqueur, les vaincus plus heureux après la guerre qu’ils nel’étaient pendant la paix.

« Certes, Minos a pour lui la force et lajustice. Il veut venger la mort de son fils. Sa cause et ses armesl’emporteront nous serons vaincus, je le crois et si tel doit êtrenotre destin, pourquoi Minos devrait-il à Mars une ville qu’il peutdevoir à l’amour ? Ne vaut-il pas mieux qu’il triomphe sansretard, sans carnage, sans qu’il me faille trembler pour sesjours ? Ah ! Minos, je crains qu’un guerrier imprudent nete blesse au milieu des hasards car s’il te connaissait, quelennemi serait assez barbare pour diriger contre toi ses homicidestraits ? Oui, je l’ai résolu, je te livrerai, avec moi, mapatrie pour dot. Ainsi je mettrai fin à cette guerre cruelle. Maisest-ce donc assez de le vouloir ? Une garde puissante veilleaux portes de Mégare, et mon père en garde les clefs. Monpère ! infortunée ! c’est lui seul que je crains. Luiseul arrête mes desseins et s’oppose à mes vœux. Plût aux dieux queje n’eusse point de père ! Mais chacun, quand il veut, devientun dieu pour lui-même. La fortune rejette les lâches qui se bornentà faire des vœux. Une autre à ma place, brûlant des mêmes feux, eûtdepuis longtemps méprisé tous les obstacles, et tout osé pour lessurmonter. Et pourquoi une autre aurait-elle plus de courage quemoi ? Je braverais, je le sens, et le fer et la flamme je n’aicependant à craindre, dans mon entreprise, ni la flamme, ni le fer.Il ne me faut qu’un cheveu de mon père. Ce cheveu de pourpre estplus précieux pour moi que tous les trésors. Il doit me rendreheureuse, et combler tous mes vœux. »

Tels étaient ses discours, quand la nuit, quinourrit des mortels la sombre inquiétude, vient, et par sesténèbres accroît et favorise l’audace de Scylla. C’était l’heure dupremier repos, lorsque le sommeil commence à délasser les corps desfatigues du jour. Elle approche en silence du chevet de son père,et sa main, ô crime ! sa main détache le cheveu fatal. Fièrede cette proie funeste, larcin sacrilège, elle l’emporte, sort deMégare, traverse sans effroi le camp ennemi, se présente à Minos,qui frémit de la voir, et lui tient ce discours :

« L’amour m’a fait commettre un crime. Jesuis Scylla, la fille de Nisus. Je te livre mon père et ma patrie.Ton cœur est la seule récompense que j’exige de toi. Prends cecheveu de pourpre reçois-le comme un gage de ma foi. Ce n’est pasun cheveu seul que je te livre, c’est mon père lui-même. »

Elle dit, et sa main criminelle offrait cethorrible présent. Minos le repousse, et s’écrie, indigné d’unforfait aussi inouï :

« Fille dénaturée, opprobre de notre âge,que les dieux te rejettent de ce monde, ouvrage de leursmains ! que la terre, que la mer te refuse un asile !Fuis ! La présence d’un monstre tel que toi ne souillerajamais l’île qui est mon empire, et qui fut le berceau deJupiter. »

Il dit : et maître de la ville, lorsqu’ila donné de sages lois aux Mégariens soumis, il ordonne à sa flottede lever l’ancre, aux rameurs de sillonner les flots. Scylla, quivoit s’enfler les voiles, et qui perd le prix qu’elle attendait deson crime, lasse enfin de prier, se livre aux aveugles transportsde sa colère et, les bras tendus vers les vaisseaux quis’éloignent, et dans sa fureur s’arrachant les cheveux :

« Où fuis-tu, s’écrie-t-elle ? tuabandonnes celle par qui tu as vaincu, celle qui put te préférer àsa patrie et à son père ! où fuis-tu barbare ? tavictoire est le crime de Scylla, mais elle est aussi le bienfaitque tu lui dois. Hélas ! ni mes dons, ni mon amour, n’ont pute toucher ! ce que j’ai fait pour toi t’a rendu mon seulrefuge et ma seule espérance : et si tu m’abandonnes, où seramon recours ? ma patrie ? elle n’est plus, ou si elle estencore, ma trahison m’en a bannie sans retour mon père ? je tel’ai livré son peuple ? il doit me haïr les villesvoisines ? elles redoutent l’exemple de ma trahison. Pourm’ouvrir les portes de Crète, je me suis fermé le reste del’univers.

« Si tu me défends les rivages de tonîle, si tu m’abandonnes, ingrat ! non, tu n’es point le filsd’Europe tu naquis dans les déserts de la Libye ou les tigresd’Arménie, ou l’horrible Charybde t’ont porté dans leurs flancsnon, Jupiter n’est point ton père ta mère ne fut point trompée parle taureau qui cachait le maître des dieux. C’est une fable vainequ’on inventa pour illustrer ton origine. Ton véritable père fut untaureau sauvage et sans amour. Ô mon père ! ô Nisus !vengez-vous. Réjouissez-vous, peuple que j’ai trahi. J’ai mérité madestinée, je l’avoue j’ai mérité de mourir. Que quelqu’un de ceuxdont mon impiété a causé la ruine m’arrache le jour ! Maistoi, qui triomphas par mon crime, pourquoi t’es-tu chargé de lepunir ? Ce crime envers mon père et ma patrie fut un bienfaitpour toi. Que tu méritas bien d’avoir pour épouse cette infâmeadultère qui, trompant un taureau farouche, porta dans son sein lefruit monstrueux de ses exécrables amours ! Mais, hélas !mes cris arrivent-ils jusqu’à toi, et les vents n’emportent-ils pasavec tes vaisseaux mes plaintes inutiles ? Je ne m’étonne plusque Pasiphaé t’ait quitté pour un taureau : il n’avait pas tabarbarie. Malheureuse que je suis ! il se hâte, il s’éloignedu bord il presse les matelots l’onde retentit sous la rame. Ilquitte en même temps et ma patrie et moi. Mais, ingrat ! tarésistance est vaine je te suivrai malgré toi. J’embrasserai lapoupe de ton vaisseau, et je serai portée sur la vastemer. »

Elle dit, et s’élance dans les flots. Ellesuit les voiles de Crète l’amour soutient sa force et son courageelle atteint la flotte, et s’attache à la poupe du vaisseau deMinos.

Son père l’aperçoit : il planait déjàdans les airs et, couvert d’un plumage fauve, il était changé enaigle de mer. Il s’élance sur sa fille pour la déchirer à coups debec. Saisie d’effroi, Scylla quitte la poupe, mais en tombant, ellese soutient sur l’onde, et ne l’effleure pas. Oiseau léger, ellevole, et son nouveau nom, Ciris, rappelle encore le crime qu’elle acommis.

La flotte de Minos rentre dans les ports deCrète le vainqueur immole cent taureaux à Jupiter, et suspend dansson palais les dépouilles des vaincus. Cependant, opprobre de sonlit, fruit horrible d’un adultère odieux, le monstre à double formecroissait de jour en jour. Minos veut dérober au monde la honte deson hymen : il enferme le Minotaure dans l’enceinte profonde,dans les détours obscurs du labyrinthe. Le plus célèbre desarchitectes, Dédale, en a tracé les fondements. L’œil s’égare dansdes sentiers infinis, sans terme et sans issue, qui se croisent, semêlent, se confondent entre eux.

Tel le Méandre se joue dans les champs dePhrygie : dans sa course ambiguë, il suit sa pente ou revientsur ses pas, et détournant ses ondes vers leur source, ou lesramenant vers la mer, en mille détours il égare sa route, et rouleses flots incertains. Ainsi Dédale confond tous les sentiers dulabyrinthe. À peine lui-même il peut en retrouver l’issue, tantsont merveilleux et son ouvrage et son art !

Enfermé dans le labyrinthe, le monstre, moitiéhomme et moitié taureau, s’était engraissé deux fois du sangathénien. Après neuf ans, il tomba sous les coups du héros que lesort d’un troisième tribut condamnait à être dévoré. Thésée, àl’aide du fil d’Ariane, revient à la porte du labyrinthe qu’avantlui nul autre n’avait pu retrouver. Soudain, il part avec salibératrice il dirige ses voiles vers l’île de Naxos, et sur cerivage l’ingrat abandonne celle qui l’a sauvé. L’écho des rochersretentissait de ses plaintes et de ses cris. Bacchus paraît, etdans les bras du dieu qui la console, le héros est oublié. Lacouronne d’Ariane, de son front par le dieu détachée, est lancéevers le ciel et tandis que d’un vol rapide elle fend les airslégers, les saphirs dont elle brille sont changés en étoiles :elle conserve sa forme, et se place entre Hercule à genoux etOphinée, qu’on reconnaît au serpent qu’il tient dans ses mains.

Cependant Dédale, que lasse un long exil, nepeut résister au désir si doux de revoir sa patrie. Mais la mer quil’emprisonne est un obstacle à ses désirs : – De la terre etde la mer Minos, dit-il, me ferme le passage la route de l’air estlibre, et c’est par là que j’irai. Que Minos étende son empire surla terre et sur les flots, le ciel du moins n’est pas sous seslois.’ Il dit, et d’un art inconnu occupant sa pensée, il veutvaincre la nature par un prodige nouveau. Il prend des plumes qu’ilassortit avec choix : il les dispose par degrés suivant leurlongueur il en forme des ailes. Telle jadis la flûte champêtre seforma, sous les doigts de Pan, en tubes inégaux. Avec le lin,Dédale attache les plumes du milieu avec la cire, celles qui sontaux extrémités. Il leur donne une courbure légère elles imitentainsi les ailes de l’oiseau. Icare est auprès de lui ignorant qu’ilprépare son malheur, tantôt en folâtrant il court après le duvetqu’emporte le Zéphyr, tantôt il amollit la cire sous ses doigts, etpar ses jeux innocents, il retarde l’admirable travail de son père.Dès qu’il est achevé, Dédale balance son corps sur ses ailes ils’essaie, et s’élève suspendu dans les airs.

En même temps, il enseigne à son fils cet artqu’il vient d’inventer :

« Icare, lui dit-il, je t’exhorte àprendre le milieu des airs. Si tu descends trop bas, la vapeur del’onde appesantira tes ailes si tu voles trop haut, le soleilfondra la cire qui les retient. Évite dans ta course ces deuxdangers. Garde-toi de trop approcher de Boötès, et du char del’Ourse, et de l’étoile d’Orion. Imite-moi, et suis la route que jevais parcourir. »

Il lui donne encore d’autres conseils. Ilattache à ses épaules les ailes qu’il a faites pour lui et dans cemoment les joues du vieillard sont mouillées de larmes il senttrembler ses mains paternelles il embrasse son fils, hélas !pour la dernière fois : et bientôt s’élevant dans les airs,inquiet et frémissant, il vole devant lui. Telle une tendre mèreinstruit l’oiseau novice encore, le fait sortir de son nid, essaieet dirige son premier essor. Dédale exhorte Icare à le suivre illui montre l’usage de son art périlleux il agite ses ailes, sedétourne, et regarde les ailes de son fils.

Le pêcheur qui surprend le poisson au fer desa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et lelaboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus deleurs têtes, s’étonnent d’un tel prodige, et les prennent pour desdieux. Déjà ils avaient laissé à gauche Samos, consacrée à Junonderrière eux étaient Délos et Paros. Ils se trouvaient à la droitede Lébynthos et de Calymné, en miel si fertile, lorsque le jeuneIcare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace,veut s’élever jusqu’au cieux, abandonne son guide, et prend plushaut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses aileselle fond dans les airs il agite, mais en vain, ses bras, qui,dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle ettremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit etconserve son nom.

Son père infortuné, qui déjà n’était pluspère, s’écriait cependant :

« Icare ! où es-tu ?Icare ! dans quels lieux dois-je te chercher ? »

Il aperçoit le fatal plumage qui flotte surles eaux. Alors il maudit un art trop funeste il recueille le corpsde son fils, l’ensevelit sur le rivage, et ce rivage retient aussison nom.

La perdrix, sur un rameau, fut témoin de ladouleur de Dédale, lorsqu’il plaçait dans le tombeau les restes deson fils. Elle battit de l’aile, et par son chant elle annonça sajoie. C’était alors un oiseau unique dans son espèce, on n’en avaitpoint vu de semblable dans les premiers âges. Nouvel hôte de l’air,il devait à jamais, ô Dédale, instruire de ton crime l’univers. Tasœur, ignorant l’avenir, avait confié son fils à tes soins. À peinepour la douzième fois cet enfant voyait recommencer l’année, etdéjà son esprit recevait avidement tes leçons. Un jour qu’il avaitexaminé l’arête des poissons, il voulut l’imiter. Il aiguisa sur lefer des dents continues, et la scie fut inventée. Il réunit, par unnœud commun, deux baguettes d’acier, dont l’une portait sur unpoint fixe, tandis que l’autre décrivait un cercle, et le compasfut trouvé.

Jaloux de l’inventeur, Dédale le précipita duhaut de la tour de Pallas, et publia que sa chute était due auhasard mais Pallas, qui protège les arts, le soutint, et le couvritde plumes au milieu des airs. Cette vigueur si prompte qu’il eutdans son esprit passa dans ses ailes et dans ses pieds. Il conservale nom qu’il avait auparavant. Cependant cet oiseau est humble dansson essor. Il ne construit point son nid sur les rameaux d’un arbreou sur les hauteurs, mais il vole en rasant les sillons il cacheses œufs à l’ombre des buissons, et se souvenant de sa chute, ilcraint de s’élever.

Fatigué d’un long vol, Dédale était enfinarrivé dans la Sicile Cocale y régnait : il prit les armespour défendre Dédale, et mérita le nom de prince bienfaisant.

Délivrée d’un horrible tribut, Athènes célèbrela valeur de Thésée. Les portes des temples sont ornées de festonset de fleurs le peuple invoque la guerrière Pallas, le grandJupiter, et les dieux protecteurs. Les autels sont chargésd’offrandes le sang des victimes coule, et l’encens fume et s’élèvevers les cieux. La Renommée avait porté le nom de Thésée danstoutes les villes de la Grèce, et les peuples de la riche Achaïeimploraient le bras du héros dans leurs pressants dangers. Calydon,par de vives prières, invoqua son secours, quoiqu’elle eût un hérosdans Méléagre, lorsque ses campagnes étaient désolées par unsanglier terrible, ministre des vengeances de Diane, et vengeur deson culte oublié.

On raconte que, comblé des faveurs de l’année,Oenée offrit à Cérès les prémices des fruits à Bacchus, les raisinsà Minerve, l’olive. Après les dieux des champs, tous les autresdieux obtinrent aussi des sacrifices. Diane seule fut négligéeaucun encens ne fuma sur ses autels abandonnés.

La colère agite donc aussi le cœur desimmortels !

« Je ne souffrirai point impunément cetoutrage, s’écria la déesse, et l’on ne pourra dire : On vitl’insulte, on n’en connaît pas le châtiment. »

Soudain, dans les champs de Calydon, elleenvoie un sanglier furieux. L’Épire, dans ses gras pâturages, n’apoint de taureaux qui le surpassent en grandeur, et la Sicile n’ennourrit aucun qui l’égale. Ses yeux étincellent d’un feu rouge etsanglant. Sa tête est horrible et menaçante. Son dos couvert desoies longues et épaisses, semble se hérisser de dards. De seslarges flancs découle une sueur brûlante. Les dents de l’éléphantindien sont moins terribles que ses dents. La foudre part de sahure écumante. Son haleine brûle les feuilles, dessèche le gazon.Tantôt il foule les moissons qui sont encore une herbe naissante,espoir trompé du laboureur tantôt il détruit les épis prêts àtomber sous la faucille et l’aire et les greniers attendent en vainles dons de Cérès. Il brise et renverse les longs ceps et lesgrappes pendantes, et l’olive sacrée, et l’arbre qui la produit. Ilétend sa fureur sur les troupeaux. Ni les bergers, ni les chiens,ne peuvent les défendre. Les taureaux les plus fiers n’osentaffronter sa rage.

Partout l’habitant des campagnes fuitépouvanté. Il cherche un asile dans les cités, et ne se croit ensûreté qu’à l’abri de leurs remparts. Enfin Méléagre rassemblel’élite des héros de la Grèce, pour attaquer le monstrefurieux.

À sa voix accourent les deux fils de Tyndare,célèbres, l’un par sa force dans les combats du ceste, l’autre parson adresse à conduire un coursier Jason, qui le premier sur lesvastes mers osa se frayer une route inconnue Thésée et Pirithoüs,qu’unit la plus tendre amitié les deux fils de Thestius Lyncée, quinaquit d’Apharée Idas, aux pieds légers Cénée, qui, redevenu homme,n’est plus une femme timide le violent Leucippe Acaste, si adroit àlancer un javelot Hippothoüs Dryas Phénix, né d’Amyntor les deuxfils d’Actor et Phylée, envoyé de l’Élide. On remarque encore parmiles compagnons de Méléagre, Télamon et le père du grand Achille lefils de Phérès le béotien Iolaüs l’infatigable Eurytion Échion,invincible à la course Lélex, de Naryx Panopée Hylée le faroucheHippase, et Nestor, qui, jeune alors, entrait dans la carrière descombats et les fils d’Hippocoön, qui viennent de l’antique Amycléesle beau-père de Pénélope l’arcadien Ancée l’adroit AmpycideAmphiaraüs, que son épouse n’a point encore trahi et la belleAtalante, l’honneur des bois du Lycée, qui vient s’associer à lagloire de tant de héros.

Une agrafe légère retient sa robe flottante.Un simple nœud relève ses cheveux. Sur son dos pend et résonne uncarquois d’ivoire, et dans sa main est un arc, instrument de sagloire. Telle est sa parure et quant à sa beauté, on dirait unjeune héros avec les grâces d’une vierge on dirait une vierge avecla noble audace d’un héros. Méléagre la voit, et soudain il aime,il soupire mais à son amour les dieux refusent leur aveu :

« Heureux, s’écrie-t-il, le mortelqu’elle jugera digne de son cœur et de sa main ! »

Le temps et le lieu l’empêchent de poursuivre,et son amour se tait quand la gloire l’appelle à de plus grandstravaux.

Non loin est une forêt épaisse que le temps etle fer ont respectée. Elle s’élève de la plaine sur les collines,et domine les campagnes d’alentour. La troupe guerrière pénètredans son enceinte. Les uns tendent les toiles, les autres lancentles chiens. Plusieurs suivent les traces du sanglier. Touscherchent et hâtent le moment du danger.

Dans la forêt est une vallée profonde où lestorrents formés par les pluies réunissent leurs eaux. Là croissentde toutes parts le saule flexible, l’algue rampante, le jonc desmarécages, l’osier souple, et le roseau à la tige si longue et silégère. C’est du fond de ce marais que le sanglier excité s’élanceavec furie. Tel l’éclair rapide déchire et fend la nue. Dans sacourse violente, les arbres heurtés tombent avec fracas, et laforêt s’ébranle et retentit. Les chasseurs s’écrient d’un brasferme ils agitent, ils présentent leurs dards armés d’un large fer.Le monstre se précipite. Il disperse, il dissipe, il frappe auhasard la meute aboyante qui voudrait en vain l’arrêter dans sacourse.

Échion, le premier, fait partir un dardinutile. Il n’atteint qu’un érable, qu’il blesse légèrement. Unsecond javelot, s’il n’eût été lancé avec trop de force, se fûtenfoncé dans le dos du monstre mais il vole au-delà du but :Jason l’avait lancé.

« Apollon, s’écrie Ampycide, si j’aitoujours chéri ton culte, si je le chéris encore, permets que cetrait ne parte pas en vain ! »

Autant qu’il est en son pouvoir, le dieuexauce sa prière. Le monstre est atteint, mais il n’est pointblessé. Tandis que le trait fendait les airs, Diane avait arrachéle fer dont il était armé.

Cependant le sanglier, que le bois a frappé,s’irrite, et la foudre est moins ardente. Son œil étincelle, ilvomit une haleine brûlante. Tel que le pesant bélier, dirigé par depuissants efforts, bat à coups redoublés les remparts des cités, oudes tours que défendent d’intrépides soldats, tel sur ses ennemisil frappe et tombe. Il renverse Hippalmos et Pélagon, quidéfendaient la droite des guerriers. On les relève, on lessoustrait à sa fureur.

Le fils d’Hippocoön, Énésime, n’évite pas sescoups mortels. Agité de terreur, il allait fuir, lorsque lesanglier lui coupe les jarrets. Nestor, qui doit régner à Pylos,n’eût peut-être jamais vu les remparts de Troie, si, s’appuyant surson javelot, il ne se fût élancé sur un arbre voisin. Là, sansdanger, il regarde le monstre, qui, dans sa rage toujourscroissante, sur le tronc d’un chêne, au meurtre exerce ses dents,semble renouveler son audace en les aiguisant, et dans la cuisse dugrand Othriade enfonce leur ivoire tranchant.

Cependant les deux frères gémeaux, qui nebrillent point encore dans l’azur des cieux, montés sur deuxcoursiers plus blancs que la neige, brandissent dans l’airretentissant la pointe de leurs dards. Ils auraient sans douteatteint le monstre, s’il ne se fût jeté dans un taillis épais,également impénétrable aux traits et aux chevaux. Télamon dans cefort le relance mais, dans son ardeur imprudente, un tronc d’arbrel’arrête il le heurte, il tombe et tandis que Pélée, son frère, lerelève, Atalante pose sur la corde de son arc une flèche rapideelle part avec force lancée. Le sanglier est atteint sousl’oreille, et ses soies hérissées se rougissent d’un peu de sang.Elle s’applaudit mais Méléagre, encore plus charmé qu’elle, fut lepremier, dit-on, qui vit le trait ensanglanté le premier qui le fitremarquer à ses compagnons :

« Oui, s’écria-t-il, l’honneur du combatvous appartient, et le prix vous est dû. »

Il dit, et les héros rougissent. Ilss’exhortent, et s’animent par leurs cris, et lancent sans ordre, àla fois, une foule de traits qui se choquent, se nuisent, et volentau hasard.

Armé d’une hache, l’arcadien Ancée, que safureur entraîne à sa perte :

« Compagnons, s’écrie-t-il, apprenez àdistinguer les exploits d’un guerrier de ceux d’une femme, et cédezle prix aux miens. Que Pallas elle-même protège ce monstre et ledéfende avec ses armes, malgré Pallas je l’abattrai sous mescoups. »

Il achevait à peine ce superbe discours, ilprend à deux mains sa hache à double tranchant, se dresse sur sespieds, mesure le coup qu’il va porter, lorsque le sanglierl’attaque, et le blesse dans l’aine, où toute atteinte estmortelle. Ancée tombe ses entrailles sortent avec son sang, dontles flots souillent la terre autour de lui.

Le fils d’Ixion, Pirithoüs, brandissant unépieu redoutable, marche au monstre :

« Où vas-tu ? lui crie Thésée, amitrop cher, ô toi, la moitié de moi-même ! arrête ici lecourage est forcé d’être prudent. Un excès de bravoure a fait laperte d’Ancée. »

Il dit, et prend un javelot d’un bois pesant,armé d’une pointe d’airain ; il le lance avec force, et lesanglier eût été mortellement atteint, si dans le feuillage touffud’un chêne le trait ne se fût égaré.

Le fils d’Éson envoie aussi son javelot, qui,par un jeu cruel du hasard, se trompe de proie, perce les flancsd’un limier aboyant, s’enfonce dans la terre, et y tient l’animalattaché. Méléagre, à son tour, lance deux traits avec un succèsdifférent : l’un tombe près de l’ennemi l’autre se fixe aumilieu de son dos.

Tandis que, furieux, il se débat, se roule, etvomit en rugissant des flots d’écume et de sang, le héros s’avance,et l’excite, et le presse, et plonge son épieu dans ses flancs.Soudain des cris de joie s’élèvent de toutes parts les compagnonsdu vainqueur de leurs mains pressent sa main. Ils regardent avechorreur le monstre, qui, renversé sur la terre, y couvre un longespace ; ils craignent de le toucher encore, et de son sangils abreuvent leurs dards.

Méléagre, pressant du pied la tête dusanglier :

« Atalante, dit-il, recevez ce prix de maconquête, et partagez-en la gloire avec moi ! »

À ces mots, il lui présente la dépouille auxcrins hérissés, et la hure sanglante.

Atalante reçoit avec joie ce don de lavictoire, qui la flatte encore moins que l’hommage du vainqueur.Mais cet hommage excite l’envie, et l’on entend un murmure général.Toxée et Plexippe élèvent un bras menaçant, et s’écrient à hautevoix :

« C’en est trop ; arrête, femmeorgueilleuse, et n’usurpe pas ici nos droits et nos honneurs. Queta confiance dans ta beauté ne t’abuse point, et crains de réclamervainement celui qu’elle a séduit. »

À ces mots, ils osent lui arracher la hure etravir à Méléagre le droit d’en disposer.

Le héros, s’écrie, les sens de colèreéperdus :

« Lâches ravisseurs de la gloired’autrui, apprenez combien les actions diffèrent de lamenace ! »

Et il plonge son fer dans le sein de Plexippe,qui ne prévoyait pas son destin. Toxée frémit, incertain s’il doitvenger son frère, ou craindre un semblable salaire. Mais tandisqu’il hésite, Méléagre lève sur lui le fer qui fume encore, etl’enfonce dans son flanc.

Cependant la mère du vainqueur, Althée,portait ses offrandes dans les temples des dieux. Ô douleur !elle voit rapporter de ses frères les corps froids et sanglants.Elle s’écrie, elle remplit la ville de ses gémissements ; ellechange en vêtements funèbres la pourpre et l’or de ses habits. Maisau nom du meurtrier, elle arrête ses cris, elle suspend ses larmes,et ne songe qu’à se venger.

Elle conservait un tison que les trois Parquesjetèrent dans le foyer ardent, au moment où naquit Méléagre ;et soudain commençant à filer sous leurs doigts la trame fatale deses jours :

« Enfant, dirent-elles, la durée de cetison sera celle de ta vie. »

Et les noires déesses se retirèrent après cetoracle funeste. La fille de Thestius arracha promptement auxflammes ce tison qu’elles allaient consumer ; elle l’éteignitdans l’onde, et le cachant au fond de son palais, elle avait ainsi,ô jeune Méléagre, jusqu’à ce jour prolongé ton destin.

Elle retire ce gage de ta vie du lieu secretoù il fut déposé ; elle commande qu’on prépare un bûcher, desflambeaux. Elle excite elle-même les feux que la vengeance allume.Quatre fois elle veut y plonger le tison fatal ; quatre foiselle avance, étend, et retire sa main. Elle est sœur, elle estmère : des sentiments contraires agitent et partagent soncœur. Souvent, à l’aspect du crime qu’elle prépare, elle frémitd’horreur ; souvent des feux de la colère ses yeux sontenflammés. Son visage exprime tour à tour la fureur qui menace, etce qu’on pourrait croire une tendre pitié : et lorsque lavengeance tarit ses pleurs, l’amour maternel vient en rouvrir lasource. Telle qu’au gré des vents et des courants qui la repoussentou l’entraînent, la nacelle flotte errante, incertaine, obéissant àdeux forces contraires ; telle Althée passe des emportementsde la fureur aux douces émotions de l’amour maternel, etsuccessivement étouffe ou retient ses transports.

Bientôt cependant elle est plus sœur quemère ; et, prête à immoler son fils aux mânes de ses frères,par trop de pitié elle devient impie et barbare. Sitôt qu’elle voitles flammes s’élever :

« Qu’elles consument, s’écrie-t-elle, mesentrailles ! »

Et saisissant le tison fatal d’une main queguide la rage, elle s’arrête devant cet autel voué auxfunérailles :

« Triples Euménides, dit-elle, déessesdes châtiments, voyez le sacrifice affreux que je vous fais. Jevenge et je commets un crime ; que le meurtre soit par lemeurtre expié ! Ajoutons forfaits à forfaits, cercueil àcercueil, et dans des deuils entassés perdons cette maison impie.Eh quoi ! l’heureux Oenée jouirait de la présence d’un filscomblé de biens et d’honneurs, et Thestius pleurerait sesenfants ! Non, vous pleurerez tous les deux. Ô mânes de mesfrères, ombres encore sanglantes, soyez consolés : recevezdans les enfers cette victime, gage d’un hymen trop funeste.Hélas ! où me laissé-je emporter ! Ô mes frères,pardonnez aux douleurs d’une mère. Mon fils a mérité la mort :mais faut-il donc qu’il la reçoive de mes mains ! Quedis-je ? mon fils jouirait en paix de son crime, et vivant,vainqueur du monstre, fier même de votre mort, il régnerait dansCalydon ! et vous ne seriez plus que des cendres inanimées etde froides ombres dans la nuit des tombeaux ! Non, je ne lesouffrirai pas. Qu’il périsse, le barbare ; et qu’en mourantil emporte avec lui l’espérance d’un père, qu’il entraîne la chutedu trône, et la ruine de son pays !

« Mais quels horribles vœux ! qu’estdevenue la pitié maternelle ? où sont les droits sacrés de lanature ? ai-je donc oublié que, pendant neuf mois, je l’aiporté dans mon sein ? pourquoi ne périt-il pas en naissantdans les premiers feux allumés par la Parque homicide ? Etplût aux dieux que je l’eusse souffert ! Tu as vécu par mesbienfaits, meurs par ton crime, et reçois-en le prix. Rends-moi tavie, que tu me dus deux fois ; et lorsque je t’enfantai, etquand je retirai des flammes le tison infernal. Ou rejoins montombeau aux tombeaux de mes frères ! Je voudrais, et je n’oseme venger. Que dois-je faire ? Je vois les corps sanglants demes frères, et cette horrible image sans cesse me poursuit ;mais la piété et le doux nom de mère déchirent mon cœur.Infortunée ! Ô mes frères, vous l’emportez avec peine, maisenfin vous l’emportez. Je vais consoler vos mânes, et moi-mêmeaprès je vous suivrai. »

Elle dit, et d’une main tremblante, etdétournant les yeux, elle jette le funeste tison dans le brasierardent ; il gémit, ou du moins l’on croirait l’entendre et seplaindre et gémir ; et la flamme à regret semble ledévorer.

Absent, ignorant son destin, Méléagre seconsume dans les flammes du bûcher. Par des feux inconnus il sentses entrailles brûler ; mais à ses cruelles douleurs il opposeun grand courage. Il se plaint seulement de trouver loin des champsde la gloire un trépas sans honneur. Il porte envie aux noblesblessures qui d’Ancée ont terminé les jours. Sa voix mouranteappelle son père, courbé sous le fardeau des ans, et son frère, etses tendres sœurs, et celle qui dut être sa compagne, et peut-êtreaussi sa trop barbare mère. Cependant la flamme et ses douleursredoublent leur violence ; elles s’affaiblissentensuite ; elles s’éteignent enfin ; et l’âme de Méléagreen légère vapeur s’exhale, dès qu’une cendre blanche couvre letison consumé.

La ville de Calydon est plongée dans le deuil.Les jeunes gens, les vieillards répandent des larmes. Le peuple etles grands gémissent. Les femmes, les cheveux épars, semeurtrissent le sein. Son vieux père, le front roulé dans lapoussière, en couvre et ses rides et ses cheveux blancs. Il seplaint d’avoir vécu trop longtemps ; et sa mère coupable,armant sa main d’un poignard, se punit elle-même de son crime, etse donne la mort.

Non, quand le dieu qui m’inspire m’auraitdonné cent bouches et cent voix, tous les dons du génie et ceux del’Hélicon, je ne pourrais peindre le deuil des sœurs de Méléagre etde leurs tendres douleurs. Oubliant leur beauté, et meurtrissantleurs charmes, elles se penchent sur un frère qui n’est plus,cherchent à réchauffer son corps pâle et glacé, le couvrent debaisers, embrassent le bûcher où il est placé, recueillent sescendres, les pressent sur leur sein ; et couchées sur lemarbre de son tombeau, baisent son nom et le baignent depleurs.

La fille de Latone se trouve enfin assezvengée. Les sœurs de Méléagre, si l’on excepte Déjanire et Gorgé,sont changées en oiseaux. Leurs bras sont de longues ailes ;un bec remplace leur bouche qui gémit, et la déesse les fait errerdans les plaines de l’air.

Cependant Thésée, après avoir partagé lesdangers de la chasse de Calydon, reportait ses pas vers la ville oùrégna Érechthée. Grossi par les torrents, Achéloüs l’arrête à sonpassage :

« Digne héros, lui dit le fleuve, entrezdans ma grotte profonde. Ne vous exposez point à mes flotssoulevés. Je les ai vus entraîner avec fracas les troncs déracinés,les rocs arrachés à leur base ; je les ai vus emporter étableset troupeaux. Ni la force des taureaux, ni la vitesse descoursiers, ne pouvaient surmonter mes ondes. Grossies par lesneiges qui fondent des montagnes, elles ont englouti souvent lepasteur fort et nerveux dans leurs gouffres tournoyants. Attendezqu’elles décroissent en s’écoulant, et qu’elles cessent de franchirleur premier rivage. »

Le fils d’Égée se rend à cetteinvitation :

« Je reçois à la fois, dit-il, votreoffre et vos avis. »

Et il entre dans la grotte d’Achéloüs.

Elle est creusée dans un roc de pierre ponceet dans le tuf léger. La mousse étend sous les pieds un gazon douxet frais ; et la voûte est ornée de coquillages divers enforme et en couleur.

Déjà le soleil avait fourni les deux tiers desa course. Thésée et ses amis prennent place à table sur les siègesqui leur sont préparés : ici le fils d’Ixion, là le héros deTrézène, Lélex, dont l’âge a éclairci et blanchi les cheveux ;et après eux tous les compagnons du héros, que le fleuved’Acarnanie, joyeux de recevoir un tel hôte, a jugés dignes de cethonneur.

Aussitôt les nymphes aux pieds nus servent lesplats du festin ; elles enlèvent les mets, et font briller unvin pur dans de riches cristaux. Alors Thésée, les yeux tournésvers la vaste mer :

« Quelle est, demande-t-il, cette île (etil la montre de la main) on plutôt n’en aperçois-je pas plusieursqui semblent réunies ? »

Achéloüs répond :

« Ce n’est pas non plus une seule île quevotre œil aperçoit. Il y en a cinq qu’on appelle Échinades, et quidans le lointain paraissent se confondre. Écoutez, et vous serezmoins surpris des vengeances que Diane vient d’exercer à Calydon.Ces îles ont été des naïades. Un jour elles avaient immolé dixtaureaux. Tous les dieux des champs étaient invités à leur fête. Jefus seul oublié. Indigné de cet outrage, j’enfle mes ondes, je lessoulève telles qu’on les voit après l’orage ; et fort de macolère et de leur fureur, je détache les forêts des champs, leschamps des forêts ; et j’entraîne dans l’océan le lieu dusacrifice et les nymphes, qui alors se souvinrent de moi. Mes eauxet celles de la mer, divisant et traversant ce terrain, lepartagèrent en autant d’îles que vous en voyez au milieu desflots.

« Plus loin cependant vous pouvez voirune île qui m’est chère : son nom est Périmèle. Je ravis sesfaveurs. Elle allait devenir mère, lorsque son père, Hippodamas,pour la punir de son amour, la précipite du haut d’un rocher dansla profonde mer. Je la reçois, je la soutiens sur les vaguesémues : – O toi, m’écriai-je, à qui le sort fit échoir enpartage l’empire le plus voisin des cieux, puissant dieu dutrident, qui vois incessamment les fleuves t’apporter à l’envi letribut de leurs ondes, entends ma voix et reçois ma prière. J’aiperdu celle que je tiens dans mes bras ; si son père eût étéplus juste et moins barbare, il se fût laissé fléchir. Moins impie,il eût eu pitié d’elle, il eût pardonné mon amour. Protège cetteinfortunée, que la fureur d’un père a jetée dans les flots soumis àta puissance. Daigne lui donner une île pour retraite ; oui situ le veux, qu’elle soit elle-même une île, et que mon ondeamoureuse puisse l’embrasser dans son cours.’ Neptune incline satête, et l’humide élément tout entier s’émeut et se soulève.Périmèle frémit ; elle nage pourtant ; je la soutiens, jepresse son sein palpitant. Soudain je sens son corps se durcir ets’étendre. Soudain la terre couvre ses membres flottants. Ce n’estplus la Nymphe que j’aimais : c’est une îlenouvelle. »

Achéloüs se tait. Le récit qu’il achève afrappé tous les convives. Seul, superbe en ses discours, pleinenvers les dieux d’un mépris téméraire, le fils d’Ixion raille leurfoi crédule :

« Ce sont, dit-il, des fables vaines quevous nous racontez. Achéloüs, vous supposez aux dieux trop depouvoir, si vous croyez qu’il dépend d’eux de changer les corps, etde leur donner des formes merveilleuses. »

Tous les convives s’étonnent. Ils condamnentce discours impie ; et le sage Lélex, dont l’âge a mûri laraison, prenant la parole :

« La puissance des dieux est, dit-il,immense, infinie ; et tout ce qu’ils désirent est soudainaccompli. Pour vous en convaincre, écoutez : On trouve sur lesmonts de Phrygie un tilleul à côté d’un vieux chêne, dans un enclosqu’enferme un mur léger. J’ai vu moi-même ce lieu sacré ; carPitthée autrefois m’envoya dans les champs de Phrygie, où régnaitson frère Pélops. Non loin de là est un vaste marais, jadis terrepeuplée de nombreux habitants, aujourd’hui retraite des plongeonset des oiseaux des marécages.

« Jupiter, sous les traits d’un mortel,et le dieu du caducée qui avait quitté ses ailes, voulurent un jourvisiter ces lieux. Ils frappent à mille portes, demandant partoutl’hospitalité ; et partout l’hospitalité leur est refusée. Uneseule maison leur offre un asile. C’était une cabane, humbleassemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuseBaucis, unis par un chaste hymen, ont vu s’écouler leurs beauxjours ; là, ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté,et par leurs tendres soins la rendant plus douce et plus légère. Ilne faut chercher dans cette cabane, ni serviteurs, nimaîtres : les deux époux commandent, obéissent, et seulscomposent leur ménage champêtre.

« Les dieux, en courbant la tête sous laporte, sont à peine entrés dans la cabane, le vieillard les inviteà s’asseoir sur un banc rustique que Baucis s’empresse de couvrird’une étoffe grossière. Sa main écarte ensuite les cendres tièdesdu foyer ; elle ranime les charbons qu’elle a couverts laveille ; elle nourrit le feu d’écorces, de feuillages ;d’un souffle pénible excite la flamme, rassemble des éclats dechêne, détache du toit d’arides rameaux, les rompt, les arrangesous un vase d’airain, et prépare les légumes que son époux acueillis dans son petit jardin. En même temps Philémon saisit unefourche à deux dents, enlève le vieux lard qui pend au plancherenfumé, en coupe une parcelle, et la plonge dans le vasebouillant.

« Cependant ils amusent leurs hôtes pardifférents discours, cherchant à tromper l’ennui du temps quis’écoule pendant ces longs apprêts. Un bassin de hêtre étaitsuspendu par son anse à un vieux poteau. Philémon le remplit d’uneeau tiède, et lave les pieds des deux voyageurs. Au milieu de lacabane est un lit aux pieds de saule, couvert d’une natte de jonc.Les deux époux étendent sur ce meuble antique un tapis qui ne sertqu’aux jours de fête ; il est tout usé, grossièrement tissu,digne ornement de ce lit champêtre.

« Les dieux daignent s’y placer. Baucis,la robe retroussée, dresse d’une main tremblante la table quichancelle sur trois pieds inégaux ; des débris d’un vase elleétaie sa pente ; elle l’essuie, la frotte de menthe, et sertensuite, dans des vases d’argile, des olives, des cormes confitesdans du vin mousseux, des laitues, des racines, du lait caillé, desœufs cuits sous la cendre. Elle apporte un grand vase de terre etdes tasses de hêtre, qu’une cire jaune a polies.

« Bientôt après arrive le potagebouillant, et avec lui le vin de la dernière automne. À ce premierservice succède le second. Il est composé de noix, de figuessèches, de dattes ridées. On voit dans des corbeilles la prune, etla pomme vermeille, et le raisin nouvellement cueilli ; enfinun rayon d’un miel savoureux couronne le banquet. Les dieux sontsurtout satisfaits de l’accueil simple et vrai qu’ils reçoivent.Les deux époux sont pauvres, mais leur cœur ne l’est pas.

« Cependant, ils s’aperçoivent que plusle vin remplit la coupe, moins le vase qui le contient paraît sevider. Étonnés de ce prodige, saisis d’effroi, le timide Philémonet Baucis, joignant leurs mains suppliantes, les tendent à leurshôtes, et les prient d’excuser leur repas champêtre et ses modiquesapprêts.

« Il leur restait une oie, gardienne deleur cabane. Ils se disposaient à l’égorger pour la servir auxdieux. Mais cet animal domestique, aidant de son aile la rapiditéde sa fuite, fatigue leurs pas que l’âge a rendus trop pesants, etlongtemps évite leurs tremblantes mains. Enfin il se réfugie auxpieds des immortels, qui défendent de le tuer : – Nous sommesdes dieux, disent-ils ; vos voisins impies recevront lechâtiment qu’ils ont mérité. Vous seuls serez épargnés. Quittezcette cabane, suivez-nous, et sur cette montagne voisine prenezvotre chemin.’ Ils obéissent ; et à l’aide d’un bâton quisoutient leur corps chancelant sous le poids des années, aveceffort ils gravissent du mont escarpé la pente difficile.

« Le jet d’une flèche eût mesuré l’espacequi les sépare encore du sommet : ils s’arrêtent, seretournent ; ô prodige ! tout était submergé. Leur cabaneseule subsistait au milieu du marais.

« Tandis qu’ils s’étonnent, déplorant lesort funeste de leurs voisins, cette chaumière antique et pauvre,pour deux maîtres trop étroite, est un temple. Les vieux troncs quila soutiennent sont changés en colonnes ; le chaume qui lacouvre jaunit ; la surface du sol devient marbre ; letoit est d’or, et la porte d’airain : – Sage vieillard, etvous, femme d’un si pieux époux, leur dit alors avec bonté lemaître du tonnerre, parlez, quels sont vos vœux ?’ Philémonconfère un moment avec Baucis, et reporte aux dieux, en ces termes,le souhait qu’ils ont formé : – Souffrez que nous soyons lesprêtres de ce temple ; faites que nos destins, depuis silongtemps unis, se terminent ensemble ; que je ne voie jamaisle tombeau de Baucis ! que Philémon ne soit jamais ensevelipar elle !’

« Leurs vœux sont exaucés. La garde dutemple leur fut confiée, et tant qu’ils respirèrent ilsdesservirent ses autels. Un jour que, courbés sous le poids desans, ils étaient assis sur les marches du temple, et qu’ilss’entretenaient des prodiges dont ils furent témoins, Baucis voitPhilémon se couvrir de feuillage ; Philémon voit s’ombrager latête de Baucis ; tandis que l’écorce s’étend et les embrasse,ils se parlent, se répondent encore : – Adieu, cherépoux ! Adieu, chère épouse !’ Et l’écorce monte, lescouvre, et leur ferme la voix. Le pâtre de Phrygie montre encore auvoyageur les deux troncs voisins qui renferment leurs corps. Desages vieillards m’ont conté cette aventure ; ils n’avaientaucun intérêt à tromper ; j’ai dû les croire. J’ai vu desfestons de fleurs pendre à ces arbres et les entrelacer ; jeles ai moi-même ornés de guirlandes nouvelles, et j’ai dit : –La piété des mortels est agréable aux dieux, et celui qui leshonore mérite d’être honoré à son tour.’ »

Lélex se tait. Son récit, appuyé par sa hautesagesse, persuade, émeut tous les convives ; Thésée surtoutlui à prêté une oreille avide. Voyant qu’il écoute avec respect lesmerveilles des dieux, Achéloüs sur son lit se relève, et lui tientce discours :

« Vaillant héros, il est des corps qui,perdant leur forme première, conservent toujours leur nouvellefigure ; il en est d’autres qui peuvent en changer à leurchoix. Tel je t’ai vu, Protée, pasteur des troupeaux d’Amphitrite,tantôt mortel aimable, tantôt lion rugissant, ou sanglier farouche,ou taureau menaçant, ou serpent redoutable. Souvent tu parais arbreou rocher ; quelquefois onde rapide, ou flamme légère et del’onde ennemie.

« La fille d’Érysichthon, époused’Autolycus, possède encore un si merveilleux don. Son pèreméprisait les dieux, et jamais ne faisait fumer l’encens sur leursautels. On dit même qu’armant d’un fer impie ses sacrilèges mains,il osa profaner une forêt à Cérès consacrée. Là s’élevait un chêneantique, qu’à son ombre prodigieuse on eût pris pour un bois toutentier. Il était orné de bandelettes, de guirlandes, de vers ;pieuses offrandes des mortels, monuments de leurs vœux exaucés.Souvent les chœurs des dryades vinrent se réunir en cadence sousses vastes rameaux ; souvent en cercle rangées, ellesembrassaient ses flancs : quinze coudées formaient son immensecontour. Il dominait les arbres de la forêt, autant qu’ilss’élevaient eux-mêmes au-dessus de l’herbe croissant humblement àleurs pieds.

« Le fils de Triopas eût dû respecter songrand âge. Il ordonne qu’il soit abattu. On hésite, il s’irrite, etdes mains d’un esclave arrachant la cognée, il s’écrie : – Peum’importe qu’il soit cher à Cérès ; fût-il habité par Cérèselle-même, de son front superbe il va frapper la terre.’

« Il dit, et tandis que le fer levé, ils’apprête à porter les premiers coups, le chêne sacré tremble etgémit ; ses glands et ses feuilles pâlissent ; une froidesueur couvre son écorce, et dès que la cognée retentit sur sesflancs, le sang s’élance sur la terre : tel il jaillit de latête d’un taureau qu’on immole à l’autel.

« Les esclaves frémissent de terreur. Unseul ose blâmer son maître et veut suspendre le fer dans ses mainscriminelles. Érysichthon lance sur lui un farouche regard, détournele coup qu’au vieux tronc il destine, abat la tête de l’esclaveelle roule à ses pieds. Soudain il frappe et refrappe le chêne, etde son sein qu’il déchire sort une voix plaintive qui prononce cesmots : – Je suis une nymphe chère à Cérès. J’habite cet arbre,et je meurs par ton crime. Le ciel me vengera : le châtimentqu’il te réserve et que je t’annonce en périssant, réjouira monombre dans la nuit du trépas.’

« Cependant Érysichthon veut achever soncrime. Le chêne sous les coups redoublés s’ébranle un câble robustel’entraîne, il tombe, et soudain, sous sa vaste ruine, les arbresd’alentour retentissent écrasés.

« Les dryades épouvantées pleurent laperte de leur sœur, et la forêt de son honneur dépouillée. Elles secouvrent de vêtements funèbres, et vont, gémissantes, demander àCérès qu’Érysichthon reçoive la peine due à son impiété. La déessese rend à leurs prières elle agite sa tête, et les moissonss’ébranlent dans les plaines elle apprête un châtiment terrible,tel qu’il ferait plaindre le coupable, si son crime ne le rendaitindigne de pitié. Elle veut le livrer en proie à la Faim dévorante.Mais comme elle ne peut elle-même aller trouver cette horribledéesse (puisque, selon la loi des destins, la Faim et Cérès nepeuvent ensemble se trouver), elle appelle une nymphe desmontagnes, oréade légère, et lui parle en ces mots :

– Sur les confins de la Scythie glacéeest un affreux désert, sans fruit et sans verdure. Là le Froidlanguissant, la Pâleur et la Fièvre tremblante, habitent avec laFaim aux entrailles à jeun. Va trouver l’horrible déesse, ordonne,et dans le sein de l’impie qu’elle aille se cacher. Que nil’Abondance, ni tous mes dons ne puissent la vaincre : qu’elletriomphe de moi-même ! Ce long et difficile voyage ne doit past’effrayer : prends mon char, mes dragons, et vole avec euxsur les vents.’

« L’oréade prend le char, les dragons, ets’élève dans les airs. Elle arrive dans la Scythie, s’arrête sur lesommet escarpé du mont Caucase, dételle les rapides serpents,cherche la Faim, et la voit arrachant péniblement, avec ses ongles,avec ses dents avides, quelques brins d’herbe rare, indigente, dansun champ hérissé de rochers. Ses cheveux se hérissent et couvrentson œil éteint la pâleur siège sur son front ses lèvres sontlivides ses dents aiguës, noircies par la rouille sa peau rude, autravers de laquelle on peut voir ses entrailles ses os arides etdécharnés se soutiennent en squelette courbé pour ventre elle a laplace que le ventre occupe. Sa poitrine se creuse, et sa gorgedesséchée semble pendre à l’épine du dos. La maigreur a grossi sesarticulations ses genoux pointus ont une jointure énorme, et sestalons s’enflent et s’allongent en dehors.

« D’aussi loin qu’elle la voit, etn’osant s’approcher d’elle, l’oréade lui transmet les ordres deCérès. Elle s’arrête à peine, et cependant croit déjà sentirl’aiguillon de la Faim. Elle se hâte de remonter sur son char,tourne les rênes, et revole aux champs de Thessalie.

« La Faim, quoique dans tous les temps sicontraire à Cérès, se dispose à exécuter l’ordre qu’elle reçoit. Untourbillon rapide l’emporte au palais de l’impie. Elle entre alorsque le sommeil sur ses yeux répandait ses pavots. La nuit couvraitla terre de son ombre. La faim s’étend sur lui, l’embrasse, leserre sur son sein : sa bouche impure souffle dans sa boucheet quand de son haleine les poisons dévorants ont pénétré sesentrailles et courent dans ses veines, le monstre quitte une terrepour lui trop fertile, regagne ses rochers arides et son affreuxdésert.

« Encore bercé dans les douces illusionsdu sommeil, Érysichthon demande et voit des mets imaginaires. Ilouvre une bouche avide, fatigue ses dents sur ses dents, et songosier ne reçoit que du vent. Il s’éveille une faim ardente lepresse et le déchire. Elle règne dans sa gorge aride et dans sesentrailles, gouffre toujours avide. Il ordonne, et sur sa table lesmets se succèdent en vain. On dépeuple pour lui les airs, lesforêts, et les mers. Il dévore sans cesse, demande d’autres mets,d’autres mets encore, et reste insatiable. Ce qui nourrirait unpeuple tout entier ne peut lui suffire et plus il avale, ilengloutit, et plus sa faim s’augmente. Tel l’océan qui boit tousles fleuves de la terre, appelle encore leurs flots. Telle laflamme croît plus elle a d’aliments tout ce qui la nourrit étend sarage au lieu de la calmer, et consumant sans cesse, elle s’irriteen consumant : tel Érysichthon reçoit, dévore, et demandetoujours. Rien ne peut apaiser l’horrible faim qui le travaille, etplus il veut l’assouvir, plus elle est implacable.

« Dans ses flancs, vaste abîme, il avaitbientôt englouti tous les biens de ses pères. Mais sa faim croîttoujours. C’est un feu violent qu’il ne peut éteindre. Cependant detous les trésors qu’il a consommés, il lui reste une fille digned’un autre père. Dans sa misère, il la vend elle-même. Mais elle nepeut supporter la honte de ses fers et tendant ses mainssuppliantes sur le rivage où elle est assise : – Ô toi, quitriomphas de mon innocence, Neptune, s’écrie-t-elle, sauve-moi d’unindigne esclavage !’

« Neptune entend, exauce sa prière ettandis que son maître est non loin d’elle arrêté, le dieu change saforme, cache son sexe, lui donne les traits d’un homme et l’habitd’un pêcheur.

« Son maître ne peut lareconnaître : – Ô toi, dit-il, qui, sous l’amorce trompeuse,caches l’hameçon qui pend à ta ligne, puisse, au gré de tes vœux,des flots la surface paisible t’offrir souvent une facileproie ! puisse le poisson crédule ne sentir le fer déchirantqu’après l’avoir mordu ! Mais, dis-moi, n’as-tu pas vu uneesclave vêtue d’une robe grossière, en longs cheveux épars ?Tout à l’heure elle était sur ce rivage, ici même : je l’aivue. Où puis-je la trouver ? Je n’aperçois plus la trace deses pas.

« Mestra comprit alors que Neptune avaitexaucé sa prière, et ravie de voir qu’on s’informât d’elle àelle-même : – Qui que vous soyez, répond-elle, pardonnez si jene puis vous satisfaire. Attentif à ma pêche, et l’œil toujoursfixé sur l’onde, je n’ai point regardé derrière moi. J’en attestele dieu des mers : et puisse-t-il ne jamais favoriser mon art,si j’ai vu sur ce rivage un autre homme ou une autre femme quemoi !’

« Son maître trompé la croit, ets’éloigne à grands pas alors elle reprend sa forme et sestraits.

« Érysichthon voyant que sa fille a ledon de Protée la vend et la revend sans cesse. Ici cavale, ailleursoiseau qui fend la nue, tantôt génisse et tantôt cerf aux piedslégers, elle échappe a ses maîtres, et fournit ainsi d’injustesaliments à la faim de son père.

« Mais cette faim s’accroîttoujours : rien ne peut l’assouvir, et par le remède le mals’irrite encore. Le malheureux se mord enfin dans sa rage ildéchire ses membres, nourrit son corps de son corps, et se dévorelui-même.

« Pourquoi, continue Achéloüs, m’arrêterà des exemples étrangers ? Et moi aussi je puis metransformer. Mais mon pouvoir ne s’étend pas à tous leschangements. Tantôt on me voit tel que je suis tantôt je me rouleet me replie en serpent. Quelquefois, roi des troupeaux, deuxcornes menaçantes s’élèvent sur mon front. Mais, que dis-je ?vous le voyez, il ne m’en reste plus qu’une. »

À ces mots il se tait et gémit.

Chant 9

 

Cependant Thésée veut connaître la cause del’outrage fait au front d’Achéloüs. Le fleuve de Calydon soupire,et relevant ses longs cheveux négligés sur un front couronné deroseaux :

« Que me demandez-vous ?dit-il ; et quel est le vaincu qui ne souffre à parler de sadéfaite ? J’en parlerai pourtant, puisqu’il s’agit d’uneentreprise où il fut moins honteux de succomber que glorieuxd’avoir osé combattre. Le grand nom de mon vainqueur me console dema disgrâce.

« Peut-être avez-vous entendu parler deDéjanire. Aucune mortelle ne l’égalait en beauté. Elle fut l’objetdes vœux d’un grand nombre d’amants. Je parus avec tous mes rivauxdans le palais de son père : – Accepte-moi pour gendre,m’écriai-je, ô fils de Parthaon !’ Hercule fait la mêmedemande, et tous les prétendants se retirent. Je reste seul avec lehéros. Il alléguait pour titre le sang de Jupiter, la renommée deses travaux, tous les dangers dont Junon menaça sa vie, et qu’ileut la gloire de surmonter.

– Un dieu, dis-je à mon tour, pourrait-ilsans honte céder à un mortel (car Alcide n’était pas encore assisau rang des dieux) ? Je suis le roi des eaux qui, dans leurcours sinueux, arrosent votre empire. En moi vous n’aurez point ungendre venu vers vous d’un rivage étranger. J’habiterai dans vosétats ; j’en fais moi-même partie. Mes vœux seraient-ils doncrejetés parce que Junon ne me hait pas, et qu’elle ne m’impose nisupplices, ni travaux ? Et toi, rival orgueilleux, tu tevantes d’être le fils d’Alcmène ; mais ou Jupiter n’est paston père, ou il l’est par un crime. En lui attribuant ta naissance,tu déshonores celle qui te donna le jour. Choisis, ou d’être unimposteur, en soutenant la fable de ton origine, ou de publiertoi-même la honte de ta mère.’

« Tandis que je parlais, Alcide meregardait d’un œil enflammé ; et maîtrisant à peine la fureurqui l’anime, il répond : – Je sais me battre, et nondiscourir. Tu peux me vaincre par ta langue, je triompherai de toipar mon bras !’ Et soudain, il s’apprête au combat. Après messuperbes discours, pouvais-je reculer ? Je rejette ma robeverdoyante ; déjà mes muscles sont tendus, mes poingsarrondis, et lutteur intrépide, j’attends mon ennemi.

« À pleines mains de poussière il mecouvre. Je jette en même temps sur lui un sable léger. Soudain ilme presse de toutes parts ; tantôt à la tête, tantôt auxflancs, il me saisit, ou semble me saisir. Défendu par mon poids,je résiste et rends ses efforts inutiles. Je suis comme un rocherqui, battu par les flots en courroux, reste immobile, par sa masseaffermi. Nous nous éloignons pour reprendre haleine ; nousnous rapprochons avec une nouvelle ardeur. Résolus de ne plusreculer, nous tenons ferme sur l’arène. Mes pieds touchent sespieds, mes doigts ses doigts ; mon front heurte son front.Tels j’ai vu deux taureaux fougueux s’entrechoquer dans la plaine,tandis que la génisse, prix du combat, paisible attend son superbevainqueur. Les troupeaux regardent avec effroi cette lutteterrible, incertains auquel des deux rivaux appartiendra l’empiredu bocage.

« Trois fois, mais sans succès, Herculeveut délivrer sa poitrine, que sur la mienne je tiens fortementpressée. Par un quatrième effort, il me repousse, dégage sesbras ; et soudain (puisque je dois tout dire), il me surprend,me retourne, s’élance sur mon dos, et (vous pouvez m’en croire, jene cherche point dans ce récit une gloire vaine) je crus sentir surtout mon corps le poids d’une montagne. Inondé de sueur, j’arracheenfin mes bras des nœuds que ses bras nerveux formaient autour demoi. Il me presse sans relâche ; épuisé de lassitude, je nepuis reprendre haleine. Il me saisit à la gorge : jechancelle, je touche du genou la terre, et je mords lapoussière.

« J’allais succomber dans cette lutteinégale. J’appelle la ruse à mon secours, et, sous les traits d’unénorme serpent, je veux tromper et vaincre mon rival. En longsanneaux mon corps roule et s’élance. Ma langue brille armée d’untriple dard, et fait entendre d’horribles sifflements.

« Le héros sourit, et se moquant de monartifice : – Achéloüs, dit-il, ce fut un des jeux de monberceau d’étouffer des serpents. Quand tu les surpasserais tous engrandeur, pourrais-tu te comparer à l’hydre que je domptai dans lesmarais de Lerne ? Elle tirait de nouvelles forces des coupsque je lui portais. Dragon aux cent têtes, quand j’en abattais une,elle était sur-le-champ remplacée par deux autres plus terriblesencore. Je domptai ce monstre, qui, toujours entier, se multipliaitsous le fer, devenait plus terrible par ses défaites, et il expirasous l’effort de mon bras. Qu’oses-tu donc prétendre, lorsque tecachant sous la forme vaine d’un serpent, tu veux employer contremoi des armes qui te sont étrangères ?’

« Il dit : ses doigts saisissent moncou, le meurtrissent, et je me sens pressé comme par des tenailles.Je fais de vains efforts pour m’échapper. Une seconde fois vaincusous cette forme, il m’en restait une troisième à prendre :c’était celle d’un taureau puissant ; je la revêts, et jerecommence le combat. Hercule se porte sur mes flancs, jette autourde mon cou ses bras nerveux : je l’entraîne, et, sans lâcherprise, il me suit, saisit de mon front la corne menaçante, mecourbe, me renverse à ses pieds, me roule sur l’arène. Ce n’étaitpas assez : tandis qu’il me tient par les cornes, il en romptune, et l’arrache de mon front. Les naïades l’ayant remplie defruits et de fleurs, la consacrèrent, et elle devint la corned’abondance. »

Le dieu finissait le récit de ces combats,lorsque, semblable à Diane, une des nymphes qui le servents’avance, la robe retroussée et les cheveux flottants. Elle apportecette corne féconde, et par elle de tous les trésors de Pomonecouronne le banquet.

Cependant la nuit a replié ses voilessombres ; et dès que les premiers rayons du soleil éclairentla cime des coteaux, Thésée et ses compagnons partent, sansattendre que le fleuve débordé roule ses flots tranquilles etsoumis. Achéloüs replonge dans l’onde son front désarmé.

Le souvenir de son malheur l’affligeencore ; cependant, sous des couronnes de saule et de roseaux,il peut du moins déguiser son injure.

Mais toi, farouche Nessus, qui aimas aussi labelle Déjanire, tandis que tu fuyais avec elle, Hercule t’atteignitd’une flèche rapide, et tu péris victime de ton amour. Le fils deJupiter retournait aux murs thébains avec sa nouvelle épouse ;il était arrivé sur les bords de l’impétueux Événus, qui, grossipar les pluies d’hiver, roulant ses flots tournoyants, opposait auxvoyageurs sa terrible barrière. Tranquille pour lui-même, le hérostremblait pour Déjanire. Nessus se présente ; fier de saforce, et connaissant tous les gués du fleuve :

« Alcide, dit-il, confiez à mes soins lafille d’Oenée ; je la porterai sur l’autre rive, tandis que,surmontant les flots, vous pourrez nous rejoindre à lanage. »

Hercule lui remet son épouse pâle de crainte,redoutant et le fleuve et le centaure qui la portait. Alors lehéros, chargé de son pesant carquois et de la peau du lion de Némée(car sur le bord opposé il avait déjà jeté son arc et samassue) :

« Si des fleuves, dit-il, m’ont cédé lavictoire, osons les vaincre encore. »

Il ne balance plus, et, sans chercherl’endroit où l’onde a moins de violence, il lutte contre sesefforts : il les surmonte ; et déjà il était sur l’autrerive ; il relevait son arc, lorsqu’il entend les cris deDéjanire. Nessus ravissait le dépôt, qui lui fut confié :

« Arrête, crie Hercule : oùt’entraîne une téméraire confiance dans ta course rapide ?C’est à toi que je parle, centaure Nessus : arrête, etrespecte mon bien ; et si, sans égard pour moi, tu persistesdans ton dessein, que la roue infernale de ton père t’apprenne dumoins à éviter des amours criminelles ! En vain tu prétendsm’échapper ; en vain tu comptes sur la vitesse de tespieds : ce n’est pas avec les miens que je songe àt’atteindre, mais c’est avec mon arc et ce trait qui va tefrapper. »

Il dit : l’arc siffle, et le trait asuivi sa parole ; il atteint le centaure fuyant, perce sondos, et traverse son sein : Nessus avec effort le retire. Lesang jaillit de sa double blessure, et se mêle aux poisons del’hydre dont le dard est souillé :

« Ah ! du moins, dit-il en lui-même,ne mourons pas sans vengeance ! »

Et il donne à Déjanire sa tuniqueensanglantée, comme un don précieux qui peut fixer le cœur de sonépoux.

Plusieurs années s’écoulèrent. Les grandstravaux d’Alcide avaient rempli la terre de sa gloire et fatigué lahaine de Junon. Vainqueur du roi d’Oechalie, le héros préparait unsacrifice à Jupiter, quand la déesse aux cent voix, qui se plaît àmêler la fiction à la vérité, et s’accroît par ses mensonges,messagère indiscrète, vient t’annoncer, ô Déjanire, que ton épouxinfidèle est retenu auprès d’Iole par un indigne amour.

Déjanire aimait, elle fut crédule. Effrayée dubruit de ces nouvelles amours, elle pleure, et ses larmesnourrissent d’abord sa douleur. Mais bientôt :

« Pourquoi pleurer, dit-elle ? marivale triomphera de mes pleurs. Elle approche : hâtons-nous.Employons, tandis qu’il en est temps, quelque moyen nouveau ;et qu’une autre n’occupe pas encore le lit de mon époux. Dois-je meplaindre ou, me taire, retourner à Calydon, ou rester en ceslieux ? abandonnerai-je ce palais pour n’être pas un obstacleà des feux criminels ? Non, je dois me souvenir, ôMeléagre ! que je suis ta sœur. Peut-être préparé-je uncrime ! peut-être, en perçant le sein de ma rivale, mavengeance y montrera-t-elle ce que peut dans sa fureur une femmeoutragée ! »

Son âme flotte incertaine entre milleprojets ; elle s’arrête enfin à celui d’envoyer au héros larobe que le centaure a teinte de son sang, et qui rallumera desfeux peut-être mal éteints. Elle confie ce tissu à Lichas, qui n’enconnaît point le danger. Imprudente ! elle ignore elle-mêmequ’il doit bientôt rouvrir la source de ses pleurs.Infortunée ! elle ordonne à Lichas, elle le prie de porter àson époux ce funeste présent. Il le reçoit sans défiance, et duvenin de l’hydre il couvre ses épaules. Il versait sur des feuxnouvellement allumés l’encens qui montait, avec sa prière, au trônede Jupiter ; il faisait des libations de vin sur le marbre del’autel. Soudain les feux sacrés échauffent le venin qui circuledans ses veines, et pénètre tout son corps. Quelque temps la grandeâme d’Alcide souffre sans gémir un mal si violent ; maisenfin, vaincu par la douleur, il repousse l’autel, et remplit deses cris terribles les forêts de l’Oeta.

Il veut soudain rejeter cette robefatale ; mais partout où il la déchire, il déchire sachair ; et, sans horreur, peut-on le raconter ! Ce tissus’attache à son corps, il se colle à sa peau ; Alcide ne peutl’arracher sans dépouiller ses muscles, sans laisser à nu sesgrands ossements. Son sang frémit et bouillonne comme l’onde froideoù l’on plonge un fer ardent. Un poison brûlant le consume.Toujours agissants, des feux avides dévorent ses entrailles. Detous ses membres coule une sueur livide. On entend pétiller sesnerfs ; la moelle de ses os se fond et s’évapore. Enfin,levant au ciel ses bras :

« Ô Junon, jouis, s’écrie-t-il, jouis demon malheur. Barbare ! vois du haut de l’Olympe ces horriblestourments, et repais de mes douleurs ton cœur impitoyable. Ou, sije puis être un objet de pitié pour mes ennemis même (car je saistrop que tu me hais), achève ; arrache-moi une vie qui m’estodieuse, qui fut destinée à tant de travaux, et toujours par toi sicruellement poursuivie ! La mort est un bienfait que je tedemande ; il sera digne de ta haine pour moi.

« Eh ! quoi, suis-je donc levainqueur de Busiris, qui, du sang des étrangers, souillait lestemples de Jupiter ? est-ce bien moi qui étouffai dans mesbras le terrible Antée, en lui faisant perdre terre, et l’arrachantainsi aux secours que lui donnait sa mère ? Eh ! quoi, niles trois corps du pasteur d’Ibérie, ni la triple gueule du gardiendes enfers, n’ont pu effrayer mon courage ! Sont-ce ces mainsqui brisèrent les cornes du taureau des Crétois ? l’Élidea-t-elle vu mes travaux ? les ondes du Stymphale et la forêtde Parthénie en ont-elles été témoins ? est-ce moi qui, surles bords du Thermodon, enlevai le bouclier d’or de l’Amazone etles fruits de l’arbre que gardait le dragon vigilant ? sont-celà ces bras qui triomphèrent des centaures, qui terrassèrentl’affreux sanglier dans les champs d’Arcadie, et l’hydre aux têtesrenaissantes sous le fer qui les faisait tomber ?

« Ainsi qu’à leur maître farouche,n’ai-je pas donné la mort aux coursiers de la Thrace nourris desang humain, et dont les entrailles étaient remplies de membresdéchirés ? Voici ces bras qui ont étouffé le lion deNémée ! voici cette tête qui du ciel soutint le fardeau !J’ai lassé la haine de Junon sans me lasser jamais. Mais enfin ellem’envoie un nouvel ennemi que mon courage ne peut dompter, contrelequel mes traits sont impuissants. Un feu dévorant erre dans monsein, s’allume dans mes veines, et me consume tout entier. Etcependant le cruel Eurysthée est heureux ! et les mortelsosent croire qu’il existe des dieux ! »

Il dit, et prend sa course dans les bois del’Oeta, tel qu’un tigre qui porte en ses flancs le javelot qui ledéchire, et dans sa furie cherche le chasseur tremblant qui l’ablessé. Tantôt vous l’eussiez vu gémissant de douleur, oufrémissant de rage ; tantôt s’efforçant d’arracher sesfunestes vêtements ; tantôt déracinant, brisant les arbresdans sa colère, et s’irritant contre les monts qui retentissent deses cris ; tantôt enfin, levant des bras suppliants vers leciel où règne son père.

Bientôt il aperçoit Lichas, qui, saisi defrayeur, se cache dans le creux d’un rocher ; et la douleurarmant toute sa rage :

« N’est-ce pas toi, s’écria-t-il, toi,Lichas, qui m’apportas ce présent homicide ? n’es-tu pas lacause de ma mort ? »

Lichas tremble, pâlit, et d’une voix timideveut s’excuser en vain. Tandis qu’il parle, et qu’aux piedsd’Alcide il veut embrasser ses genoux, Alcide le saisit, et lefaisant trois fois tourner en cercle dans les airs, avec plus deforce que la baliste n’élance au loin la pierre, il le jette dansl’Eubée.

Suspendu dans l’espace, Lichas s’endurcit.Comme on dit que la pluie, par le froid condensée, en neiges’épaissit, forme des corps sphériques, et tombe en grêle sur laterre : ainsi lancé par un bras puissant, si l’on en croitl’antiquité, Lichas, que glace la terreur, et dont les membres ontperdu tout principe humide, est changé en rocher. C’est maintenant,dans les flots de l’Eubée, un écueil qui conserve les traits de lafigure humaine. Le nocher craint d’y porter ses pas, comme s’ilétait encore sensible, et l’appelle Lichas. Toi cependant, illustrefils de Jupiter, tu prépares ton bûcher, tu rassembles ces antiquestroncs que ton bras a déracinés. Tu remets au fils de Péan ton arc,ton immense carquois, et tes flèches, qui doivent une seconde foistrouver les destins d’Ilion ; et tandis que cet ami fidèleallume par ton ordre les feux qui vont te consumer, tu te placessur ce lit funèbre qu’ils embrasent, où tu étendis la peau du lionde Némée, où ta tête repose sur ta forte massue : et ton airest serein, comme si, couronné de fleurs, tu venais, heureuxconvive, prendre la coupe du festin.

Déjà de toutes parts la flamme pénètre lebûcher. Elle s’anime, éclate, se déploie, attaque le hérosinsensible à sa fureur. Tous les dieux tremblent pour le vengeur dumonde. Jupiter voit leur douleur, et, d’un front sans nuage, leuradresse ce discours :

« Habitants de l’Olympe, je m’applaudisd’être appelé le maître et le père d’un peuple reconnaissant :j’aime à voir que de mon fils la vertu vous est chère. Et quoiqu’ilne doive cet intérêt qu’à ses travaux, il ne me plaît pas moins.Mais cessez de vous troubler. Ce bûcher qui s’allume sur l’Oetadoit peu vous alarmer. Celui qui triompha de tout saura triompherde ces flammes. Il n’en sentira la puissance que dans ce qu’iltient de sa merci. Ce qu’il a reçu de moi est éternel, impassible,et ne craint point des feux l’ardeur dévorante. Je le recevrai dansle ciel dès qu’il aura quitté sa dépouille terrestre ; et jeme flatte que tous les dieux en seront satisfaits. Si cependantquelque déité voyait d’un œil jaloux ce héros assis au rang desimmortels, si elle s’indignait de la récompense que je lui dois,elle reconnaîtra du moins qu’il en est digne, et malgré ellem’approuvent. »

Tous les dieux applaudissent à ce discours.Junon même a paru l’entendre sans déplaisir ; et si le dépit acoloré ses traits, c’est lorsque, dans ses derniers mots, Jupiter,en la désignant, a condamné sa haine.

Cependant les feux du bûcher ont consumé toutce qu’ils pouvaient détruire. Il ne reste d’Alcide rien qu’onpuisse reconnaître, rien de ce qu’il tenait de sa mère ; il neconserve que ce qu’il a reçu de Jupiter. Tel qu’un serpent sembleavec sa peau dépouiller sa vieillesse, et, sous une nouvelleécaille, se ranime et brille d’un éclat nouveau, tel le grandAlcide, de l’humanité déposant la faiblesse, vit dans la meilleurepartie de lui-même, devient plus grand, et paraît revêtu de plus demajesté. Jupiter l’emporte dans les nues, sur un char attelé dequatre coursiers, et le place au rang des immortels.

Alors Atlas sentit un nouveau poids surchargerses épaules. Cependant la colère d’Eurysthée n’était pointdésarmée, et sur le fils du héros sa haine poursuivait encore lepère. Accablée sous le poids de l’âge et de l’ennui, Alcmène n’aplus qu’Iole à qui elle puisse confier ses chagrins, et raconterles exploits de son fils, dont le nom a rempli l’univers. Hyllus,qui reçut Iole des mains d’Alcide, lui avait donné son cœur et samain. Elle portait dans son sein les fruits de sa tendresse,lorsque Alcmène lui tint ce discours :

« Puissent les dieux t’être favorables,et abréger pour toi les douleurs de l’enfantement, lorsqu’au momentd’être mère, tu appelleras Lucine à ton secours, Lucine, que lahaine de Junon rendit impitoyable pour moi ! Le temps où levaillant Alcide devait naître était arrivé. Déjà le soleil entraitdans le dixième signe. Le poids extraordinaire qui chargeait monsein annonçait l’œuvre de Jupiter ; je ne pouvais le supporterplus longtemps. Mes horribles douleurs semblent se réveiller encoreen te les racontant ; car c’est en souffrir une seconde foisque de m’en souvenir.

« Pendant sept jours et sept nuits,accablée par un travail horrible, et les bras tendus au ciel,j’appelais à grands cris Lucine et les dieux qui président à lanaissance des mortels. Lucine enfin paraît, mais séduite et gagnéepar la barbare Junon, à qui elle a promis ma mort. Dès qu’elleentend mes cris, elle vient s’asseoir sur un autel antique, auxportes du palais ; et, sur ses genoux qu’elle croise, pressantses doigts entrelacés, elle prononce à voix basse, des mots secretsqui prolongent le travail et les douleurs.

« Je m’épuise en efforts. Dans mondésespoir, de vains reproches d’ingratitude accusent Jupiter.J’invoque le trépas. Mes cris auraient pu émouvoir les rochers. Lesdames thébaines sont autour de moi ; elles font des vœux, etm’adressent d’inutiles consolations.

« Une de mes esclaves, née dans unecondition obscure, la blonde Galanthis, à me servir, à me plaireconstamment empressée, soupçonne que l’implacable Junon agissaitpour me nuire ; et, tandis qu’elle va, vient, sort, et rentresans cesse, elle aperçoit la déesse sous le portique assise,entrelaçant toujours ses doigts sur ses genoux croisés : – Ôqui que vous soyez, dit-elle, félicitez Alcmène : ses mauxsont finis, elle est devenue mère.’ Lucine de dépit se lève à cesmots ; elle relâche ses genoux et ses doigts, et soudain jesuis soulagée : Hercule voit le jour.

« On dit que Galanthis ayant trompéLucine, éclata de rire ; tandis qu’elle riait encore, ladéesse irritée saisit ses blonds cheveux, la renverse, et l’empêchede se relever : soudain ses bras en jambes sont changés ;elle conserve son ancienne agilité ; elle est blondeencore ; mais elle a perdu sa première forme ; et, parceque sa bouche facilita l’enfantement d’Alcmène par un mensonge,belette, elle enfante par la bouche, et fréquente familièrement lestoits qu’habitent les mortels. »

Alcmène se tait et soupire. Elle plaint encorele malheur de cette esclave chérie ; Iole luirépond :

« Si le destin d’une étrangère exciteainsi vos regrets, combien vous gémirez en écoutant la déplorableaventure de ma sœur, si pourtant mes larmes et ma douleur mepermettent d’en achever le récit. Dryope fut l’unique fruit del’hymen de sa mère ; une autre me donna le jour. La beauté dema sœur était célèbre dans l’Oechalie. Le dieu de Delphes et deDélos, épris de ses charmes, les soumit à sa puissance. Elle pritensuite pour époux Andrémon, qu’on estimait heureux d’avoir unefemme aussi belle.

« Il est dans un vallon un lac aux bordssinueux, que le myrte couronne. Sans prévoir sa triste destinée,Dryope, que sa piété rend plus digne de regrets, était venue offriraux nymphes du vallon des guirlandes de fleurs. Elle portait à soncou suspendu, doux fardeau, son fils qui n’avait pas encoreaccompli sa première année. Elle le nourrissait de son lait. Nonloin du lac croît l’aquatique lotos, dont les fleurs imitent lapourpre de Tyr ; Dryope en cueille plusieurs qui, dans lesmains de son fils, serviront à ses jeux innocents. J’allais imiterma sœur, car j’étais avec elle, lorsque je vois tomber de cesfleurs détachées quelques gouttes de sang, et les rameaux del’arbre s’agiter et frémir. En effet, les bergers de ces contréesnous ont appris, mais trop tard, que, fuyant du dieu des jardinsl’infâme poursuite, une nymphe appelée Lotis, avait été changée encet arbre qui conserve son nom.

« Ma sœur ignorait cette aventure.Effrayée du prodige, elle veut fuir et s’éloigner des nymphesqu’elle vient d’adorer ; mais ses pieds prennent racine dansla terre ; elle travaille à les dégager, elle ne peut mouvoirque le haut de son corps. Une soudaine écorce l’enveloppe, ets’élève lentement jusqu’à son sein. L’infortunée veut de sa mainarracher ses cheveux, et sa main se remplit de feuilles qui déjàombragent son front. Amphyssos (c’est le nom qu’Eurytus, son aïeul,avait donné au fils qu’elle nourrit) sent les mamelles que sabouche presse se durcir, et leur lait tari se refuse à sa faim.

« J’étais témoin de ce spectacleaffreux ; et je ne pouvais, ô ma sœur ! te donner aucunsecours. Autant que je le pus, j’arrêtai les progrès de l’écorcecruelle. J’embrassais le tronc et ses rameaux ; et, jel’avouerai, je formais le projet de m’y cacher avec toi.

« Andrémon, son époux, et son pèreinfortuné, viennent dans le vallon. Ils cherchent Dryope ; ilsla demandent : je leur montre le lotos. Ils baisent cette tigequi palpite ; et, prosternés, ils embrassent ses racines. Ôchère sœur ! il ne restait plus de toi que ton visage. Teslarmes baignent le feuillage qui couvre ton corps ; et tandisque ta bouche ouvre encore un passage à ta voix, tu exhales dansles airs ces paroles plaintives : – Si les malheureux sontdignes de foi, j’en atteste les dieux, innocente victime, je suispunie sans être coupable, et ma vie n’a été souillée d’aucun crime.Si mes serments sont faux, que mon tronc devienne aride, et perdeson feuillage ! que je tombe sous la hache, et que je sois parle feu consumée ! Cependant détachez cet enfant de ces rameauxqui furent les bras de sa mère. Qu’une autre prenne soin de sonenfance, vienne souvent l’allaiter sous mon ombrage ; qu’il yessaie ses premiers pas, ses premiers jeux ; et lorsqu’ilpourra parler, qu’il me salue du nom de mère, et qu’il dise enpleurant : Ma mère est cachée sous cette écorce. Qu’ilapprenne à craindre les lacs ; que des arbres il respecte lafleur ; et qu’il regarde ceux qui portent des fruits commeautant de divinités.

‘Cher époux, chère sœur, et vous, monpère ! adieu. Si Dryope vous fut chère, protégez mon feuillagecontre le fer et la dent des troupeaux ; et, puisque je nepuis m’incliner vers vous, soulevez-vous afin de m’embrasser ;élevez mon fils jusqu’à ma bouche, et recevez mes derniers baisers.Je ne puis en dire davantage. Je sens l’écorce légère presser moncou et monter au-dessus de ma tête. Que vos mains ne cherchentpoint à fermer ma paupière : déjà, sans votre pieux secours,l’écorce couvre mes yeux mourants.’

« Elle cesse en même temps de parler devivre ; mais l’arbre qu’elle anime conserve longtemps dans sesrameaux un reste de chaleur. »

Tandis qu’Iole raconte le triste destin de sasœur ; tandis qu’Alcmène essuie avec son pouce les larmes dela fille d’Eurytus, et qu’elle pleure elle-même en l’écoutant, unprodige nouveau les étonne et dissipe leur tristesse. Iolas s’offreà leurs yeux sous les traits qu’il eut dans son jeune âge ; àpeine un léger duvet ombrage son menton : il a retrouvé lafraîcheur et les charmes de ses premiers ans.

C’était un don qu’avait obtenu pour son amiHercule, nouvel époux d’Hébé ; et tandis que la fille de Junonveut jurer qu’elle n’accordera plus de semblables bienfaits, Thémisl’arrête, et lui dit :

« Déjà dans les murs thébains s’allumeune guerre cruelle. L’orgueilleux Capanée ne sera vaincu que parles foudres de Jupiter. Deux frères divisés périront l’un parl’autre égorgés. Amphiaraüs, devin célèbre, descendra vivant dansle séjour des ombres. Son fils, pieusement parricide, vengera samort, en plongeant un glaive impie dans les flancs maternels.Épouvanté de son crime, privé de sa raison et de sa patrie,poursuivi par les Furies et par l’ombre de sa mère, il sera errantet vagabond jusqu’à ce que la fille d’Achéloüs, Callirhoé, sanouvelle compagne, lui demande le collier d’or de sa premièreépouse : alors les fils de Phégée laveront dans son sangl’injure de leur sœur ; et, voulant hâter le jour de lavengeance, Callirhoé suppliera le puissant Jupiter d’avancer l’âgede ses enfants. Sensible à ses cris, Jupiter vous ordonnerad’exaucer sa prière, et ses fils deviendront, par vous, hommesavant le temps. »

Tandis que Thémis, qui connaît l’avenir,annonce ses oracles, un murmure confus s’élève dans l’assemblée desdieux. Ils demandent pourquoi les dons de la jeunesse ne seraientplus rendus à d’autres mortels déjà vieux, et chers à leur amour.L’Aurore gémit de la vieillesse de Tithon. Cérès se plaint de voirblanchir la tête de Iasion ; Vulcain demande que son filsÉrichthon recommence une nouvelle vie. Vénus même s’inquiète dansl’avenir, et voudrait qu’Anchise vieilli revînt au printemps de sesjours. Il n’est point de dieu qui ne s’intéresse au sort dequelques mortels. Le trouble augmente, et la sédition allaitcroissant dans le murmure, quand Jupiter fait entendre savoix :

« Si vous respectez encore ma puissance,à quels excès vous laissez-vous emporter ! Qui de vous, à songré, prétendrait asservir le destin ? C’est par lui seul qued’Iolaus les ans se renouvellent. C’est à lui seul que les fils deCallirhoé devront de passer soudain de l’enfance à la force del’âge. Cette double faveur ne peut être obtenue ni par l’ambition,ni par la force des armes. Immortels, le destin suprême vous soumetà son empire, et ce qui doit étouffer vos murmures, il m’a soumismoi-même à ses décrets absolus. Si je pouvais les changer, lavieillesse pesante cesserait de courber mon fils Éaque. Rhadamanteretrouverait son jeune âge ; et Minos, dont la vieillesseaffaiblit le pouvoir, verrait refleurir son règne avec savie. »

Il dit, et le calme renaît dans l’Olympe. Lesdieux cessent de se plaindre en voyant Rhadamante, Éaque, et Minosprès de succomber sous le fardeau des ans. Minos, qui jadis, dansla force de l’âge, avait rendu son nom redoutable à l’univers,alors accablé de vieillesse, tremblait devant le jeune fils deDéioné, l’audacieux Milet, qui, fier d’avoir Apollon pour père,envahissait les provinces de Crète, sans qu’on osât luirésister.

Ce fut toi-même, Milet, qui renonças à tesconquêtes. Tes rapides vaisseaux fendirent la mer Égée, et tufondas en Asie une ville qui porte ton nom.

C’est là que tu vis la fille du Méandre,Cyanée, qui suivait en se promenant les détours de son père. Tuaimas cette nymphe célèbre par sa beauté, et, le même jour, devotre amour naquirent Byblis et Caunus.

Que l’exemple de Byblis apprenne à fuir desfeux illégitimes. Byblis aima Caunus comme une amante et non commeune sœur. D’abord elle ne soupçonne point cette ardeur criminelle.Elle croit innocents les baisers que souvent elle donne. Ellepresse, sans défiance, son frère dans ses bras. Elle n’attribuequ’à l’amitié trompeuse les tendres transports qu’elle éprouve.Mais insensiblement son amour croît et se révèle. C’est pour Caunusqu’elle se pare ; elle désire trop de paraître belle à sesyeux. Si elle voit à ses côtés une beauté qui puisse l’emporter surelle, soudain elle éprouve un déplaisir jaloux ; mais la causede ce déplaisir lui est encore inconnue. Elle ne forme aucun désir,et cependant un feu secret la dévore. Déjà elle aime à nommerCaunus son maître ; elle hait les noms du sang qui lesunit ; et Caunus en l’appelant Byblis lui plaît davantagequ’en l’appelant sa sœur. Toutefois, tandis qu’elle veille, ellen’ose souiller son âme de pensers criminels ; mais pendant lanuit, livrée aux illusions du sommeil, elle voit souvent l’objetqu’elle adore ; elle croit unir son sein au sein de son amant.Elle dort, et pourtant, dans l’erreur d’un songe, elle rougitencore. Le sommeil fuit enfin de sa couche : elle se taitlongtemps. Elle cherche à se rappeler l’image qui séduisait sessens, et dans le trouble qui l’agite, elle laisse éclater en cesmots ses douloureux ennuis :

« Malheureuse Byblis ! que meprésagent ces trompeuses illusions de la nuit ? pourquoi cesrêves que je craindrais de voir réalisés ? Quelle que soit labeauté de Caunus, le désir est un crime. Caunus me plaît pourtant,et, s’il n’était mon frère, je pourrais l’aimer ; il seraitdigne de moi. Pourquoi suis-je sa sœur ! Ah ! du moins,pourvu que ce dangereux délire, tant que je veille, ne troublepoint ma raison, que le sommeil m’offre souvent ces illusions tropchères ! Un songe est sans témoins mais il n’est pas sansvolupté.

« Ô Vénus ! ô Amour ! quelsdoux transports ravissaient tous mes sens ! quel délireagitait mon âme ! dans quel tendre abandon il me semblaitcesser de vivre ! Ô souvenir délicieux ! illusions troprapides ! nuit sitôt écoulée, et jalouse de mon bonheur !Que ne puis-je, changeant de nom, ô Caunus, unir à toi madestinée ! Qu’il me serait doux d’être la bru de tonpère ! qu’il me serait doux de te voir gendre du mien !Plût aux dieux que tout nous fût commun, tout, excepté lanaissance ! Je te voudrais né d’un sang plus illustre que moi.Je ne sais quelle mortelle te devra le bonheur d’être mère ;mais moi, qu’un sort funeste a fait naître ta sœur, je n’aurai danstoi qu’un frère ; nous n’aurons de commun que ce qui pourjamais nous sépare.

« Que signifient donc ces visionsmensongères de la nuit ? quelle confiance dois-je ajouter àdes songes ? les songes annoncent-ils quelques présages auxmortels ? Les dieux sont plus heureux. Les dieux du moinspeuvent aimer leurs sœurs. Opis partage le lit de Saturne, sonfrère ; Téthys, sœur de l’océan, est aussi son épouse ;et le souverain des dieux, le grand Jupiter, frère de Junon, a pus’unir à elle par des nœuds légitimes. Mais les dieux ont leursprivilèges ; et sur leur exemple les mortels ne peuvent réglerleurs penchants. Étouffons donc une ardeur criminelle ; oubien, ne pouvant la vaincre, mourons avant que d’être pluscoupable. Que le tombeau soit mon lit nuptial ; et que monfrère m’y donne son dernier adieu et ses derniers baisers.

« Après tout, notre union exigerait leconsentement de tous deux ; et supposons que je la désire,elle paraîtrait peut-être un crime à mon frère. Cependant les filsd’Éole n’ont pas craint d’épouser leurs sœurs. Mais, quedis-je ? devrais-je connaître et citer ces exemples ? oùme laissé-je emporter ? Feux impurs, éloignez-vous !Aimons Caunus, mais comme on aime un frère. Si pourtant, lepremier, il eût conçu le désir de me plaire, peut-être aurais-jeété sensible à son amour. Pourquoi donc craindrais-je de lui faireun aveu que j’aurais favorablement écouté moi-même ? Maisquoi ! pourras-tu parler ? pourras-tu déclarer taflamme ? Oui, l’amour m’y contraint ; je parlerai, j’enaurai le courage : ou si la honte retient ma voix, une lettredira mon secret. »

Byblis s’arrête à cette pensée, qui fixe sonesprit incertain ; elle se relève sur son lit, et s’appuyantsur son bras gauche :

« Il le saura, dit-elle ;apprenons-lui mon amour insensé. Hélas ! que vais-jeentreprendre ? et quelle flamme brûle dans monsein ? »

Elle saisit un stylet, elle tient destablettes de cire. Elle commence et trace d’une main tremblante undifficile aveu. Elle hésite, elle écrit, et condamne ce qu’ellevient d’écrire. Elle relit, efface, change, approuve, etdésapprouve ; elle prend, rejette, et reprend ses tablettes.Elle ignore ce qu’elle veut ; elle craint ce qu’elle souhaite.Sur son front, les feux d’une passion ardente se mêlent àl’incarnat de la pudeur. Elle avait écrit le nom de sœur ;elle le voit, l’efface, et le billet fatal, ainsi corrigé, estconçu en ces mots :

« L’amante qui t’adresse des vœux pourton bonheur ne peut être heureuse que par toi. Je rougis, et jecrains de tracer mon nom. Et si tu demandes ce que je désire, jevoudrais taire ce nom, et dire mon amour. Je voudrais que mes vœuxfussent exaucés avant de te nommer Byblis. Tu n’as que trop puconnaître la blessure de mon cœur. Ma langueur, ma pâleur, mafigure, mes yeux humides de larmes, mes soupirs, mes embrassementssi fréquents et si doux, qui dans une sœur trahissaient une amante,tout a dû te parler de mon amour. Cependant, quoique la plaie demon cœur soit profonde, quoiqu’une flamme secrète le consume, j’enatteste les dieux, j’ai tout fait pour dompter cette flamme.Malheureuse ! j’ai longtemps combattu. J’ai voulu repousserses traits trop violents. Ah ! crois que ma résistance asurpassé ce qu’on pouvait attendre de la faiblesse de mon sexe. Jesuis réduite à m’avouer vaincue. J’implore ton secours ; jet’adresse mes timides vœux. Seul, tu peux perdre ou sauver uneamante infortunée. Choisis : ce n’est point une ennemie qui teprie ; c’est celle qui déjà unie à toi par le sang, désirel’être encore par des nœuds plus chers à son amour.

« Laissons à la vieillesse la science desdevoirs : qu’elle recherche ce qui est permis, ce qui estcrime et ce qui ne l’est pas ; qu’elle observe exactement ceque les lois prescrivent. L’amour et tout ce qu’il peut oserconviennent à notre âge. Nous ignorons encore ce qui estlégitime : croyons que tout l’est pour nous, et suivonsl’exemple des dieux.

« Surveillance de nos parents, soin denotre renommée, aucune crainte ne peut nous arrêter.Observons-nous, nous n’aurons rien à craindre. Sous le voile del’amitié fraternelle nous cacherons les doux larcins de l’amour.J’ai la liberté de te parler en secret. Nous pouvons nousembrasser, nous donner publiquement les baisers les plus tendres,que manque-t-il encore à mon bonheur ? Ah ! prends pitiéde celle qui t’aime, qui ose te le dire, et qui aurait retenu cetaveu, si Vénus tout entière ne s’était attachée à vaincre ses senset sa raison. Prends garde enfin qu’on ne t’accuse d’avoir voulu mamort. »

Telle est sa lettre. Sa main ne s’arrête quelorsque les tablettes sont remplies ; et sur la marge encoreelle trace une dernière ligne. Soudain avec son anneau elle scelleson crime ; elle mouille l’empreinte de ses pleurs ; carsa langue est brûlante et desséchée. Elle appelle en rougissant unde ses esclaves, et d’une voix tremblante :

« Viens, esclave fidèle, prends et porteces tablettes… »

Elle hésite, et, après un long silence, elleajoute :

« À mon frère. »

En lui donnant cette lettre, elle échappe à samain ; ce présage l’effraie ; elle envoie cependant cettelettre fatale. L’esclave saisit un moment favorable, et la remet àCaunus.

Il lit, frémit de colère, et, sans l’achever,jette cet écrit. À peine retient-il sa main levée sur l’esclavetremblant :

« Fuis, dit-il, tandis qu’il en esttemps, ministre coupable d’un odieux amour. Si ta mort n’entraînaitavec elle la honte de ma maison, ta mort eût déjà été le prix deton audace. »

L’esclave fuit épouvanté. Il rapporte à Bybliscette réponse cruelle. Byblis pâlit en l’écoutant. Un froid glacés’empare de son sein. Bientôt en retrouvant l’usage de ses sens,elle a repris ses fureurs, et sa bouche laisse échapper ces motsqu’interrompent ses soupirs et sa douleur :

« Je l’ai bien mérité. Imprudente !devais-je faire connaître de mon cœur la fatale blessure ?devais-je me hâter de confier à des tablettes un secret qu’il eûtfallu garder ? J’aurais dû, par des mots ambigus, interrogeravec art le cœur de Caunus. Il fallait, comme le pilote, consulterles vents, pour voguer sur une mère sans orages. Mais j’ai livrétémérairement ma voile à des vents inconnus ; et maintenantemportée à travers les écueils, triste jouet des flots, sur levaste océan, mon œil cherche en vain le rivage ; il n’en estplus pour moi. Mon malheur ne m’était-il pas annoncé par desinistres présages ? ces tablettes échappées à mes tremblantesmains, quand je les livrais à l’esclave, ne m’apprenaient-elles pasque mes espérances seraient trompées ; que je devais changerde jour, ou plutôt de dessein ? De dessein ! non, maisj’aurais dû choisir un jour plus favorable. Un dieu lui-mêmem’avertissait ; il me donnait des présages certains, maisj’étais emportée par un funeste égarement.

« Je devais parler moi-même, et ne pasconfier mes sentiments à de froides tablettes. Je devais allertrouver Caunus, et faire en sa présence éclater mon amour. Il eûtvu mes larmes, il eût vu les traits de son amante. Ma bouche eûtété plus éloquente qu’une lettre, interprète muet. J’aurais pu,malgré lui, l’enlacer dans mes bras, embrasser ses genoux, à sespieds prosternée lui demander la vie ; et, s’il m’avaitrepoussée, lui faire craindre de me voir expirer à ses yeux.J’aurais tout fait enfin pour triompher de ce cœur insensible, ets’il eût résisté à quelques uns de mes transports, il eût étévaincu par tous ensemble.

« Peut-être aussi, en me servantl’esclave aura manqué d’adresse. Il n’aura pas su l’aborder àpropos ; il aura pris l’instant où Caunus n’avait ni assez deloisir, ni l’esprit assez libre. Voilà sans doute ce qui m’anui ; car Caunus n’a pas été porté dans les flancs d’unetigresse. Il n’a pas sucé le lait d’une lionne. Il n’a pas un cœurde fer, de roc, de diamant. Je pourrai le toucher, je le crois.Poursuivons mon dessein. Je ne l’abandonnerai qu’avec ma vie.J’aurais dû sans doute ne pas l’entreprendre ; mais puisqu’envain je voudrais rappeler le passé, je dois maintenant achever ceque j’ai commencé ; et quand même j’y renoncerais, pourrais-jeespérer de faire oublier ce que j’osai prétendre ? Enabandonnant mon dessein, je paraîtrais n’avoir connu qu’un amourpassager. Caunus penserait que j’ai cherché à l’éprouver, que j’aivoulu lui tendre un piège. Il ne croirait jamais que j’ai parlévaincue par le dieu qui m’a remplie de ses feux, qui m’en pénètreencore. Il ne verrait que le délire de mes sens. Enfin, quoi que jefasse, il ne m’est plus possible de paraître innocente. J’ai écrit,j’ai demandé, j’ai hasardé de téméraires vœux. Quand jen’ajouterais plus rien, je serais toujours coupable. Ce qui mereste à faire est beaucoup pour le bonheur, et bien peu pour lecrime. »

Elle dit ; et tel est de sa raison ledésordre confus, que, même en rougissant d’avoir osé, elle veutoser encore. Insensée ! elle ne connaît plus rien qui laretienne, et elle ne craint pas de s’exposer à de nouveauxrefus.

Enfin, ne voyant plus de terme à cette passionfuneste, Caunus s’éloigne de sa patrie ; il fuit et sa sœur etle crime, et va bâtir, sur des bords étrangers, une ville nouvelle.Alors la fille de Milet, qu’égare un affreux désespoir, déchire sesvêtements ; et, dans sa rage, frappe et meurtrit son sein.Elle laisse éclater, elle avoue en public son délire et sa honte.Bientôt elle abandonne ses Pénates, qui lui sont odieux. Elle suitles traces d’un frère fugitif. Telle qu’une Bacchante qui, lethyrse en main, célèbre les orgies, elle parcourt les vastes champsde Bubasis et les remplit des cris terribles de sa douleur. Elleerre dans la Carie, dans la Lycie, au milieu des Lélèges guerriers.Elle avait franchi les bois du Cragos ; elle était déjà loindes bords du Xante et de la ville de Lymire, et de ce mont fameuxoù la Chimère ardente, triple monstre, offre aux yeux effrayés desmortels, le corps d’un bouc, la tête et le sein d’un lion, et laqueue d’un serpent. Enfin, lasse de ta poursuite, Byblis, tesforces sont épuisées, tu tombes sur la terre, où flottent tescheveux ; aucun cri ne sort de ta bouche, et ton front presseun lit de feuilles desséchées.

Souvent les nymphes du pays des Lélèges ontvoulu la soulever dans leurs faibles bras. Souvent elles luiconseillent d’oublier un amour malheureux. La voix de la pitié quiconsole n’arrive pas jusqu’à son cœur. Muette, attachée à la terre,ses ongles s’enfoncent dans le gazon qu’elle arrose de ses larmes.Touchées de son désespoir, les nymphes changent ses veines ensources intarissables ; et soudain, comme la gomme distille del’arbre que le fer a blessé ; comme le bitume gluant sort dela terre ; ou comme les glaçons durcis par les hivers fondentaux rayons du soleil, lorsque le printemps revient sur l’aile desZéphyrs : ainsi Byblis, toujours pleurant, se fond, s’écoule,et se change en fontaine. Sa source est au pied d’un vieuxchêne ; et dans le vallon où s’épanche son onde, elle conservele nom qu’elle portait jadis.

La renommée eût peut-être étonné de ce prodigeles cent villes de Crète, si, dans cette île même, le destind’Iphis eût permis d’admirer un prodige étranger. La ville dePhestus, voisine de celle de Gnosse, avait vu naître Ligdus, hommesans nom, d’une condition obscure, mais libre ; dont lafortune fut conforme à sa naissance, mais qui était irréprochabledans sa vie et dans ses actions. Sa femme allait devenir mère,lorsqu’il lui tint ce discours :

« Je n’ai que deux vœux à former :l’un, que tu me donnes un fils ; l’autre, que Lucine abrègepour toi les douleurs de l’enfantement. La charge d’une fille esttrop pesante ; et, dans ma misère, je ne puis la supporter. Sile sort me donne une fille… je frémis… ô nature ! pardonne… jecommande sa mort. »

Il dit, et ses larmes coulent sur son visageen donnant cet ordre barbare, et sa femme pleure en lerecevant.

Elle conjure son époux de ne pas détruirel’espoir de sa grossesse. Ses prières sont vaines, Ligdusinflexible persiste dans son dessein. Cependant Téléthuse touchaitau terme où elle doit enfanter, lorsqu’au milieu de la nuit, ettandis que le sommeil répand sur elle ses pavots, elle voit, oucroit voir s’arrêter devant sa couche, Isis, dans tout l’éclat dela pompe qui la suit. Le croissant brille sur son front, des épisdorés le couronnent. Le sceptre des rois est dans sa main. Prèsd’elle sont l’aboyant Anubis, la divine Bubastis, Apis, marqué dediverses couleurs ; le dieu dont le doigt prescrit le silence,les sistres harmonieux, Osiris, que toujours en vain on cherche surla terre, et le serpent en Égypte adoré, ailleurs étranger, quiporte un venin assoupissant. Téléthuse croit veiller, voir, etentendre. Isis lui parle ainsi :

« Ô toi qui me fus toujours chère, cessede t’affliger. N’exécute point l’ordre de ton époux ; etlorsque Lucine t’aura délivrée, quel que soit le sexe de tonenfant, ne crains pas de le conserver. Je suis une divinitésecourable ; j’exauce qui me prie. Tu ne te plaindras pointd’avoir honoré une déesse ingrate et sourde à tesprières. »

Elle dit, et disparaît avec sa suite.

Téléthuse s’éveille, et dans sa joie, levantdes mains pures au ciel qu’elle implore, elle demande l’effet dusonge de la nuit. Le terme arrive où elle va devenir mère. Elle sedélivre sans peine de son fardeau. C’est une fille qui lui doit lejour ; Téléthuse déguise son sexe ; Ligdus croit ce qu’ildésire. Une nourrice est seule confidente et complice de ce pieuxmensonge.

Cependant Ligdus croit ses vœuxaccomplis ; il rend grâces aux dieux, et donne à sa fille lenom d’Iphis, que portait son aïeul. Ce nom plaît à Téléthuse ;il est commun aux deux sexes, il ne pourra tromper lesmortels ; ainsi par un tendre artifice, l’épouse de Ligduscache le sexe de son fils.

Telle fut la beauté d’Iphis, qu’elle convenaità l’un et à l’autre sexe. Iphis avait atteint sa treizième année,et déjà son père lui destinait pour épouse Ianthé, aux cheveuxblonds, fille de Télestès, et la plus belle des vierges de Phestus.Pareil est leur âge, pareil aussi l’éclat de leurs attraits.Ensemble élevées, elles ont reçu des mêmes maîtres les mêmesleçons. Cependant un même trait les a blessées. Leur amour estégal, mais leur espoir est différent.

Ianthé, avec impatience, attend le jour oùl’hymen doit l’unir à celle qu’elle croit un amant, et qui n’estqu’une amante. Iphis aime sans espérance ; vierge, elle brûlepour une vierge ; et cet obstacle irritant son amour, etretenant à peine ses larmes :

« Quel succès, dit-elle, puis-je espéreren aimant ? quelle est cette passion étonnante, et bizarre, etnouvelle ? les dieux m’ont-ils été favorables en détournantl’arrêt de mon trépas ? et s’ils voulaient me conserver lavie, devaient-ils me donner des penchants que condamne lanature ? La génisse n’aime point une autre génisse ; lajument ne recherche point une autre jument : le bélier suit labrebis ; le cerf suit la biche ; et c’est ainsi ques’aiment les oiseaux. Dans toute la nature, l’amour unit des sexesdifférents.

« Eh ! pourquoi faut-il que jevive ! La Crète ne doit-elle donc produire que desmonstres ! La fille du Soleil fut éprise d’un taureau, mais ilétait d’un autre sexe que le sien ; et, si j’ose l’avouer, maflamme est plus furieuse et plus désordonnée. Pasiphaé put espérerdans son égarement ; et par l’artifice de Dédale, elle ne futpoint trompée dans ses infâmes amours.

« Rentre en toi-même, Iphis ;rappelle ta raison ; étouffe un amour insensé, puisqu’il estsans espoir. Tu sais quel est ton sexe, et tu ne peux toi-mêmet’abuser. Désire ce qui t’est permis, et, femme, n’aime que cequ’une femme doit aimer. L’amour vit et se soutient parl’espoir ; mais de quel espoir le tien peut-il êtrenourri ? Ce ne sont ni les soins d’un surveillant incommode,ni la vigilance d’un mari jaloux, ni la sévérité d’un père, quis’opposent à tes vœux ; Ianthé même ne te refuse rien, etcependant tu ne peux rien obtenir. Quoi qu’il puisse arriver, quandles hommes et les dieux s’emploieraient pour ton bonheur, tu nepeux être heureuse. Hélas ! tout semblait concourir au succèsde mon amour. J’ai trouvé des dieux faciles ; ils m’ontaccordé tout ce qui était possible. Mais, en vain, ce que je désireest le vœu de mon père, le vœu d’Ianthé, celui de sesparents : la nature, plus forte que les hommes et les dieux,s’oppose à mon bonheur, et n’est qu’à moi seule contraire. Le jourque j’ai dû désirer approche ; les flambeaux de l’hymen vonts’allumer. Ianthé doit être et ne peut être à moi. Nous sommes l’unet l’autre condamnées aux tourments de Tantale. Ô Junon, ô Hyménée,pourquoi viendriez-vous à cette triste solennité, où chacune denous se trouvera l’épouse, et n’aura point d’époux qui la conduiseà l’autel ! »

Elle dit, et se tait. Comme elle, Ianthébrûle. Hyménée, c’est toi que, dans ses vœux impatients, elleinvoque, elle appelle. Mais ce qu’elle désire, Téléthuse lecraint ; et pour l’éloigner, elle emploie tour à tour unefeinte langueur, et le vain présage d’un songe qui l’effraie. Maisenfin ces délais officieux ne peuvent plus se prolonger : ilne reste qu’un jour. Téléthuse détache le bandeau qui retient lescheveux d’Iphis et les siens ; et, prosternée avec sa filledans le temple d’Isis :

« Déesse, s’écrie-t-elle, toi quel’Égypte révère, que les champs de Maréotis, la ville d’Ammon,Pharos, et le Nil aux sept bouches, reconnaissent pour souveraine,sois-moi favorable, dissipe mes alarmes ! Ô déesse !c’est toi que j’ai vue dans mon humble demeure, avec toutl’appareil qui t’accompagne en ce lieu révéré. J’ai tout reconnu,ton brillant cortège, tes sistres, tes flambeaux. J’ai reçu tesordres puissants, je les ai suivis ; et si ma fille voit lejour, c’est à toi qu’elle le doit. Fais que je n’en sois pointpunie. Prends pitié d’Iphis et d’une mère infortunée. J’implore tonappui, achève ton ouvrage ! »

Telle fut la prière de Téléthuse, et seslarmes coulaient. Soudain elle croit voir, et ce n’est point uneillusion, l’autel s’agiter, les voûtes du temple s’ébranler. Lecroissant de la déesse brille d’un feu plus pur, et le sistreappendu résonne et frémit.

Téléthuse espère ; mais, sans êtrerassurée par ce présage, elle sort du temple. Iphis, qui la suit,marche d’un pas plus ferme et plus hardi. Son teint perd sonéclat ; ses traits sont plus mâles, ses cheveux plus courts.Elle sent une audace nouvelle, étrangère à son sexe ; et déjàson sexe est changé. De fille que tu étais, tu deviens homme,Iphis. Allez, portez au temple vos offrandes, et pleins deconfiance, rendez grâces aux dieux. Ils retournent au temple ;ils sacrifient, et laissent cette inscription :

« Iphis, jeune garçon, acquitte le vœuque jeune fille il avait fait. »

L’Aurore du lendemain avait ouvert les portesdu jour. Junon, Vénus, et l’Hyménée, unissent les deuxamants ; et, sous leurs auspices, Iphis devient l’heureuxépoux d’Ianthé.

Chant 10

 

L’Hymen, vêtu d’une robe de pourpre, s’élèvedes champs de Crète, dans les airs, et vole vers la Thrace, où lavoix d’Orphée l’appelle en vain à ses autels. L’Hymen est présent àson union avec Eurydice, mais il ne profère point les motssacrés ; il ne porte ni visage serein, ni présages heureux. Latorche qu’il tient pétille, répand une fumée humide, et le dieu quil’agite ne peut ranimer ses mourantes clartés. Un affreux événementsuit de près cet augure sinistre. Tandis que la nouvelle épousecourt sur l’herbe fleurie, un serpent la blesse au talon. Ellepâlit, tombe et meurt au milieu de ses compagnes.

Après avoir longtemps imploré par ses pleursles divinités de l’Olympe, le chantre du Rhodope osa franchir lesportes du Ténare, et passer les noirs torrents du Styx, pourfléchir les dieux du royaume des morts. Il marche à travers lesombres légères, fantômes errants dont les corps ont reçu leshonneurs du tombeau. Il arrive au pied du trône de Proserpine et dePluton, souverains de ce triste et ténébreux empire. Là, unissantsa voix plaintive aux accords de sa lyre, il fait entendre ceschants :

« Divinités du monde souterrain oùdescendent successivement tous les mortels, souffrez que je laisseles vains détours d’une éloquence trompeuse. Ce n’est ni pourvisiter le sombre Tartare, ni pour enchaîner le monstre à troistêtes, né du sang de Méduse, et gardien des enfers, que je suisdescendu dans votre empire. Je viens chercher mon épouse. La dentd’une vipère me l’a ravie au printemps de ses jours.

« J’ai voulu supporter cette perte ;j’ai voulu, je l’avoue, vaincre ma douleur. L’Amour a triomphé. Lapuissance de ce dieu est établie sur la terre et dans leciel ; je ne sais si elle l’est aux enfers : mais jecrois qu’elle n’y est pas inconnue ; et, si la renommée d’unenlèvement antique n’a rien de mensonger, c’est l’amour qui vous asoumis ; c’est lui qui vous unit. Je vous en conjure donc parces lieux pleins d’effroi, par ce chaos immense, par le vastesilence de ces régions de la nuit, rendez-moi mon Eurydice ;renouez le fil de ses jours trop tôt par la Parque coupé.

« Les mortels vous sont tous soumis.Après un court séjour sur la terre un peu plus tôt ou un peu plustard, nous arrivons dans cet asile ténébreux ; nous y tendonstous également ; c’est ici notre dernière demeure. Vous tenezsous vos lois le vaste empire du genre humain. Lorsque Eurydiceaura rempli la mesure ordinaire de la vie, elle rentrera sous votrepuissance. Hélas ! c’est un simple délai que je demande ;et si les destins s’opposent à mes vœux, je renonce moi-même àretourner sur la terre. Prenez aussi ma vie, et réjouissez-vousd’avoir deux ombres à la fois. »

Aux tristes accents de sa voix, accompagnésdes sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes pleurentattendris. Tantale cesse de poursuivre l’onde qui le fuit. Ixions’arrête sur sa roue. Les vautours ne rongent plus les entraillesde Tityos. L’urne échappe aux mains des filles de Bélus, et toi,Sisyphe, tu t’assieds sur ta roche fatale. On dit même que,vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménidess’étonnèrent de pleurer pour la première fois. Ni le dieu del’empire des morts, ni son épouse, ne peuvent résister aux accordspuissants du chantre de la Thrace. Ils appellent Eurydice. Elleétait parmi les ombres récemment arrivées au ténébreux séjour. Elles’avance d’un pas lent, retardé par sa blessure. Elle est rendue àson époux : mais, telle est la loi qu’il reçoit : si,avant d’avoir franchi les sombres détours de l’Averne, il détournela tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée ;Eurydice est perdue pour lui sans retour.

À travers le vaste silence du royaume desombres, ils remontent par un sentier escarpé, tortueux, couvert delongues ténèbres. Ils approchaient des portes du Ténare. Orphée,impatient de crainte et d’amour, se détourne, regarde, et soudainEurydice lui est encore ravie.

Le malheureux Orphée lui tend les bras, ilveut se jeter dans les siens : il n’embrasse qu’une vapeurlégère. Eurydice meurt une seconde fois, mais sans seplaindre ; et quelle plainte eût-elle pu former ?Était-ce pour Orphée un crime de l’avoir trop aimée ! Adieu,lui dit-elle d’une voix faible qui fut à peine entendue ; etelle rentre dans les abîmes du trépas.

Privé d’une épouse qui lui est deux foisravie, Orphée est immobile, étonné, tel que ce berger timide quivoyant le triple Cerbère, chargé de chaînes, traîné par le grandAlcide jusqu’aux portes du jour, ne cessa d’être frappé de stupeurque lorsqu’il fut transformé en rocher. Tel encore Olénus, cetendre époux qui voulut se charger de ton crime, infortunée Léthéa,trop vaine de ta beauté. Jadis unis par l’hymen, ils ne font qu’unmême rocher, soutenu par l’Ida sur son humide sommet.

En vain le chantre de la Thrace veut repasserle Styx et fléchir l’inflexible Charon. Toujours refusé, il resteassis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes,du trouble de son âme, et de sa douleur. Enfin, las d’accuser lacruauté des dieux de l’Érèbe, il se retire sur le mont Rhodope, etsur l’Hémus battu des aquilons.

Trois fois le soleil avait ramené les saisons.Orphée fuyait les femmes et l’amour : soit qu’il déplorât lesort de sa première flamme, soit qu’il eût fait serment d’êtrefidèle à Eurydice. En vain pour lui mille beautés soupirent ;toutes se plaignent de ses refus.

Mais ce fut lui qui, par son exemple, appritaux Thraces à rechercher ce printemps fugitif de l’âge placé entrel’enfance et la jeunesse, et à s’égarer dans des amours que lanature désavoue.

Une colline à son sommet se terminait enplaine. Elle était couverte d’un gazon toujours vert ; maisc’était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils desdieux, s’y fut assis, et qu’il eut agité les cordes de sa lyre,l’ombre vint d’elle-même. Attirés par la voix d’Orphée, les arbresaccoururent ; on y vit soudain le chêne de Chaonie, lepeuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le hautfeuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l’ombrage frais,le coudrier noueux, le chaste laurier, le noisetier fragile ;on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, lesapin qui n’a point de nœuds, l’yeuse courbée sous ses fruits, leplatane dont l’ombre est chère aux amants, l’érable marqué dediverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines,l’aquatique lotos, le buis dont la verdure brave les hivers, labruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruitssavoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, etavec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeauqu’embrasse la vigne. La lyre attire enfin l’arbre d’où la poixdécoule, l’arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuilleest le prix du vainqueur, et le pin aux branches hérissées, à lacourte chevelure ; le pin cher à Cybèle, depuis qu’Attis,prêtre de ses autels, dans le tronc de cet arbre fut par elleenfermé.

Au milieu de cette forêt qu’on vit obéissantau charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante pyramide,jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manierl’arc et la lyre.

Dans les champs de Carthée errait un cerffameux consacré aux nymphes de ces contrées. Un bois spacieux etdoré orne sa tête ; un collier d’or pare son cou, flotte surses épaules ; attachée par de légers tissus, une étoiled’argent s’agite et brille sur son front. À ses oreilles pendentdeux perles éclatantes, égales en grosseur. Libre de toute crainte,affranchi de cette timidité aux cerfs si naturelle, il fréquenteles toits qu’habitent les humains. Il présente volontiers son couaux caresses d’une main inconnue.

Mais qui l’aima plus que toi, jeuneCyparissus, le plus beau des mortels que l’île de Cos ait vunaître ? Tu le menais dans de frais et nouveauxpâturages ; tu le désaltérais dans l’eau limpide desfontaines : tantôt tu parais son bois de guirlandes defleurs ; tantôt, sur son dos assis, avec un frein de pourpre,tu dirigeais ses élans, tu réglais sa course vagabonde.

C’était vers le milieu du jour, lorsque leCancer aux bras recourbés haletait sous la vapeur brûlante desairs. Couché sur le gazon, dans un bocage épais, le cerf goûtait lefrais, le repos, et l’ombre. Cyparissus imprudemment le perce deson dard ; et le voyant mourir de cette blessure fatale, ilveut aussi mourir. Que ne lui dit pas le dieu du jour pour calmerses regrets ! en vain il lui représente que son deuil est tropgrand pour un malheur léger. Cyparissus gémit, et ne demande auxdieux, pour faveur dernière, que de ne jamais survivre à sadouleur.

Cependant il s’épuise par l’excès de sespleurs. De son sang les canaux se tarissent. Les couleurs de sonteint flétri commencent à verdir. Ses cheveux, qui naguèreombrageaient l’albâtre de son front, se hérissent, s’allongent enpyramide, et s’élèvent dans les airs. Apollon soupire :« Tu seras toujours, dit-il, l’objet de mes regrets. Tu seraschez les mortels le symbole du deuil et l’arbre destombeaux. »

Tels étaient les arbres que le chantre de laThrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes del’air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errentlongtemps sur les cordes de sa lyre ; il essaie des accordsdifférents ; il chante, enfin :

« Muse à qui je dois le jour, que Jupitersoit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grandJupiter. Souvent, sur des tons élevés, j’ai chanté sapuissance ; j’ai chanté la défaite des géants et les foudresvainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens.

« Aujourd’hui, sur des tons plus légers,je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et ces fillescoupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment.

« Jadis le roi des immortels aima le beauGanymède. Dès lors à l’éclat de son rang il eût préféré l’humblecondition des mortels. Il prend la forme trompeuse de l’oiseau quiporte son tonnerre ; et soudain, fendant les airs, il enlèvele jeune Phrygien, qui lui sert d’échanson dans l’Olympe, et versele nectar dans sa coupe, en dépit de Junon.

« Et toi, fils d’Amyclès, Phébus dans leciel t’aurait aussi placé toi-même, si l’inflexible destin l’eûtpermis. Du moins, autant qu’il est en son pouvoir, il te rendimmortel. Toutes les fois que le printemps vient chasser l’hiver,et que la constellation pluvieuse des Poissons fait place àl’étoile du Bélier, Hyacinthe, tu renais, tu refleuris sur ta tige.Plus que tout autre, tu fus cher au dieu qui m’a donné le jour.Dans son temple placé au milieu du monde, Delphes en vain imploresa présence, tandis qu’avec toi il erre sur les bords de l’Eurotaset dans les champs de Sparte. Il oublie et son arc et salyre ; il s’oublie lui-même pour tendre tes filets, pourconduire tes chiens. Il gravit, sur tes pas, la roche escarpée. Ilveut te plaire, et c’est sa plus douce habitude.

« Un jour où le soleil, au milieu de sacarrière, s’éloignait également du soir et du matin, Apollon etHyacinthe quittent leurs vêtements, imprègnent leurs corps des sucsde l’olive, et au jeu du disque ils s’exercent tous deux. Apollonle premier lance le sien dans les airs ; il fend la nue,semble longtemps s’y perdre, retombe enfin sur la terre, et prouvedu dieu l’adresse et la vigueur.

« Soudain à l’ardeur du jeu te laissantemporter, imprudent Hyacinthe, tu t’élances pour saisir le disquebondissant ; la terre le repousse, il va frapper ton front. Tupâlis ; comme toi, le dieu pâlit lui-même. Il soutient toncorps qui chancelle, il cherche à ranimer sa chaleur qui s’éteint.Il étanche le sang qui s’écoule, il exprime le suc des plantes pourretenir ton âme fugitive. Mais, hélas ! son art estimpuissant. La blessure est mortelle.

« Comme dans un jardin la violette, lepavot, ou le lis dont la tige fut blessée, languissent encoreattachés à cette tige flétrie qui ne les soutient plus, inclinentleur tête, tombent et meurent sur l’herbe : tel Hyacinthelanguit ; sa tête appesantie sur son épaule tombe, et retombecouchée. ‘Tu meurs, Hyacinthe, s’écrie Apollon ! tu pérismoissonné dans ta fleur. Je vois ta blessure et mon crime. Tucauses ma douleur, et j’ai causé ta perte. On écrira sur ta tombeque ma main t’y précipita. Mais cependant quel est mon crime ?en est-ce un d’avoir joué avec toi ? en est-ce un de t’avoiraimé ? Que ne puis-je donner ma vie pour la tienne, ou mouriravec toi ! Mais puisque le destin me retient sous sa loi, tuvivras dans ma mémoire, dans mes vers, sur ma lyre. Tu serasimmortel par moi. Tu deviendras une fleur nouvelle. On lira sur tesfeuilles le cri de ma douleur. Un temps viendra où un héros célèbresera changé en une fleur semblable, sur laquelle on lira lespremières lettres de son nom.

« Tandis que le dieu parle encore, lesang qui rougit l’herbe n’est plus du sang. C’est une fleur plusbrillante que la pourpre de Tyr ; elle offre du lis et laforme et l’éclat. Mais le lis est argenté, et l’hyacinthe endiffère par la couleur. Apollon (car il fut l’auteur de cettemétamorphose) trace lui-même sur l’hyacinthe le cri de ses regrets,et ces lettres Aï, Aï, sont gravées sur cette fleur.

« Sparte s’honore d’avoir vu naîtreHyacinthe, et de nos jours encore elle célèbre, tous les ans, samémoire, par des jeux antiques et solennels qui portent sonnom.

« Mais qu’on demande à la villed’Amathonte, féconde en trésors, si elle voudrait avoir vu naîtreles folles Propétides. Elle les désavoue, ainsi que ces mortelshideux qu’on appelait Cérastes, parce que des cornes s’élevaientsur leur front.

« Aux portes de la ville qu’ilshabitaient, on voyait un autel dédié à Jupiter hospitalier, autelsouillé par d’affreux sacrifices ; il est toujoursensanglanté ; l’étranger le croit rougi du sang des brebis,des génisses ; mais, bientôt détrompé, il est lui-même lavictime que sur cet autel impie égorge une main sacrilège.

« Offensée de ces odieux sacrifices,Vénus veut s’éloigner des cités et des champs d’Amathonte :‘Mais que m’a fait, dit-elle, une île qui m’est chère ? etquel est le crime d’un peuple à mon culte soumis ? Punissonsseulement, ou par l’exil, ou par la mort, une race exécrable ;ou bien si c’est peu de l’exil, si c’est trop de la mort,choisissons pour ces monstres un autre châtiment. Changeons leurêtre et leur figure.’

« Tandis qu’elle hésite sur la nouvelleforme qu’ils doivent subir, elle arrête sa vue sur leur front decornes armé ; et soudain en taureaux farouches les Cérastessont transformés.

« Malgré ce châtiment, qui atteste lapuissance de Vénus, les Propétides osent refuser l’encens à sesautels, et nier sa divinité. Vénus irritée allume dans leurs sensdes flammes impudiques, et par elles commence de la beauté vénalele trafic odieux. La pudeur les avait abandonnées ; elless’endurcissent dans le crime, et il ne fut pas difficile de leschanger entièrement en rochers.

« Témoin du crime des Propétides,Pygmalion déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Ilrejette les lois de l’hymen, et n’a point de compagne qui partagesa couche.

« Cependant son ciseau forme une statued’ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé nesaurait l’égaler. Bientôt il aime éperdument l’ouvrage de sesmains. C’est une vierge, on la croirait vivante. La pudeur seulesemble l’empêcher de se mouvoir : tant sous un art admirablel’art lui-même est caché ! Pygmalion admire ; il estépris des charmes qu’il a faits. Souvent il approche ses mains dela statue qu’il adore. Il doute si c’est un corps qui vit, oul’ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à lastatue des baisers pleins d’amour, et croit que ces baisers luisont rendus. Il lui parle, l’écoute, la touche légèrement, croitsentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressantde blesser ses membres délicats. Tantôt il lui prodigue de tendrescaresses ; tantôt il lui fait des présents qui flattent labeauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, desoiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées,des lis, des tablettes, et l’ambre qui naît des pleurs desHéliades. Il se plaît à la parer des plus riches habits. Il orneses doigts de diamants ; il attache à son cou de longscolliers ; des perles pendent à ses oreilles ; deschaînes d’or serpentent sur son sein. Tout lui sied ; maissans parure elle ne plaît pas moins. Il se place près d’elle surdes tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne deson lit. Il l’étend mollement sur le duvet le plus léger, comme sides dieux elle eût reçu le sentiment et la vie.

« Cependant dans toute l’île de Chypre oncélèbre la fête de Vénus. On venait d’immoler à la déesse deblanches génisses dont on avait doré les cornes. L’encens fumaitsur ses autels ; Pygmalion y porte ses offrandes ; et,d’une voix timide, il fait cette prière : – Dieuxpuissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux uneépouse semblable à ma statue.’ Il n’ose pour épouse demander sastatue elle-même.

« Vénus, présente à cette fête, maisinvisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pourprésage heureux que le vœu qu’il forme va être exaucé, trois foisla flamme brille sur l’autel, et trois fois en flèche rapide elles’élance dans les airs.

« Pygmalion retourne soudain auprès de sastatue. Il se place près d’elle ; il l’embrasse, et croit surses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cettebouche qu’il idolâtre. Sous sa main fléchit l’ivoire de son sein.Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts del’ouvrier, la cire prend la forme qu’on veut lui donner.

« Tandis qu’il s’étonne, que, timide iljouit et craint de se tromper, il veut s’assurer encore si ses vœuxsont exaucés. Ce n’est plus une illusion : c’est un corps quirespire, et dont les veines s’enflent mollement sous sesdoigts.

« Il rend grâces à Vénus. Sa bouche nepresse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. Lastatue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le cielet son amant. La déesse préside à leur hymen ; il était sonouvrage. Quand la lune eut rempli neuf fois son croissant, Paphusnaquit de l’union de ces nouveaux époux ; et c’est de Paphusque Chypre a reçu le nom de Paphos.

« Cinyras fut aussi le fruit de cethymen : Cinyras qu’on eût pu dire heureux, s’il n’eût pas étépère.

« Je vais chanter un crime affreux.Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m’écoutezpas ; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez dufait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyezaussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l’a suivi. Jefélicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d’êtreéloignés des climats qui furent témoins d’un forfait aussi odieux.Que l’heureuse Arabie soit féconde en amome ; que l’encens,des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes,croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, etl’arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l’aproduit.

« Myrrha ! l’Amour même se défend det’avoir blessée de ses traits, d’avoir allumé de son flambeau tesfeux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torcheinfernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreuxserpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dansses enfants ; mais l’amour que tu sens est cent fois plusdétestable. Tous les princes de l’Orient se disputent et ton cœuret ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux :n’excepte que celui qui t’a donné le jour.

« Cependant Myrrha connaît le trouble deson cœur, la honte et l’horreur de sa flamme. – Quelle fureurm’entraîne, dit-elle, et qu’est-ce que je veux ? Ô dieuximmortels ! ô piété filiale ! droits sacrés dusang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, sic’est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner monpenchant. Les animaux s’unissent indistinctement et sans choix. Letaureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris.L’oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau.Ah ! l’homme est moins heureux. Il s’est enchaîné par des loiscruelles qui condamnent ce que permet la nature. On dit pourtantqu’il existe des nations où le père et la fille, où le fils et lamère, unis par l’hymen, voient leur amour croître par un doublelien.

‘Pourquoi chez ces peuples heureux n’ai-jereçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les loiscondamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer cesobjets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyrasmérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aimeun père. Ainsi donc, si je n’étais sa fille, je pourrais aspirer àlui plaire ! Ainsi si j’étais moins à lui, il serait plus àmoi ! Le lien qui nous unit s’oppose à mon bonheur. Étrangèreà Cinyras, ah ! je serais plus heureuse.

‘Fuyons de ces lieux. Ce n’est qu’enabandonnant ma patrie que je pourrai triompher d’un penchantcriminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient etm’arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à sescôtés ; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et leslui rendre, s’il ne m’est permis d’espérer rien de plus. Eh !que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tuconfondre ensemble tous les noms et tous les droits ; être larivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de tonfils, et la mère de ton frère ? Ne crains-tu pas les sombresdéités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torchessanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur desmortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime,garde-toi d’en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer lesdroits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funestedélire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation. Mais Cinyrasa trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang.Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmesfeux que moi !’

« Ainsi parlait Myrrha. CependantCinyras, hésitant sur le choix qu’il doit faire dans le grandnombre d’illustres amants qui recherchent la main de sa fille,l’interroge elle-même, lui nomme ces amants, et consulte son cœur.Elle se tait, elle rougit en regardant son père, et ses yeuxenflammés se remplissent de larmes. Cinyras croit que ces larmes etce silence expriment la pudeur et l’embarras d’une vierge timide.Il lui défend de s’affliger, il essuie ses pleurs, ill’embrasse ; et ce baiser paternel est pour elle plein decharmes. Il l’interroge encore sur le choix qu’elle doitfaire : – Puisse mon époux, dit-elle, être semblable àvous !’ Cinyras loue cette réponse, qu’il est loin decomprendre : – Ô ma fille ! s’écrie-t-il, conservetoujours pour ton père la même piété !’ À ce saint nom, Myrrhabaisse les yeux et reconnaît son crime.

« Le char de la nuit roulait dans l’ombreet le silence. Le sommeil suspendait les travaux et les peines desmortels. La fille de Cinyras veille, et brûle d’un feu qu’elle nepeut dompter. En proie à cette passion fatale, tantôt elledésespère, et tantôt elle veut tout oser. Elle rougit, elle désire,et ne sait à quel parti s’arrêter. Comme, près de sa racine,profondément par la hache entamé, l’arbre qui n’attend plus qu’undernier coup, gémit, chancelle, ne sait de quel côté son poids val’entraîner, et de tous côtés fait craindre son immenseruine : telle, profondément blessée, Myrrha sent s’égarer sonesprit agité de mouvements divers. Elle forme tantôt un dessein,tantôt un autre : enfin, elle ne voit plus de repos pour elleet de remède a son mal que dans la mort. Elle se lève, elle veut deses propres mains terminer sa triste destinée ; et soudain àune poutre attachant sa ceinture : – Adieu, dit-elle, cherCinyras ! Puissiez-vous ne pas ignorer la cause de mamort !’ Elle dit, et déjà elle attachait à son cou le funestetissu.

« Mais des murmures confus ont frappé lesoreilles de sa nourrice, qui repose près de son appartement. Lavieille se lève, ouvre la porte, voit les funèbres apprêts,s’écrie, meurtrit son sein, arrache et déchire la ceinture fatale.Elle pleure ensuite, embrasse Myrrha, et veut enfin connaître lacause de son désespoir.

« Myrrha se tait, immobile, et les yeuxbaissés, accusant en secret le zèle pieux qui vient retarder sontrépas. La nourrice redouble ses prières, et découvrant sa têteblanchie par les ans, son sein aride et flétri, elle la conjure parles soins qu’elle prit d’elle au berceau, par ce sein dont le laitfut son premier aliment, de confier son secret à son amour, à safoi. Myrrha soupire, se détourne, et gémit. La nourrice la presseencore de rompre le silence : – Parlez, dit-elle, et souffrezque je vous sois utile. Ma vieillesse, encore active, ne peutm’empêcher de vous servir. Si l’amour est le mal qui fait votretourment, je trouverai dans les plantes et dans des parolesmagiques un remède certain. Si par quelque maléfice vos espritssont troublés, j’emploierai pour vous guérir les charmes les pluspuissants. Si la colère des dieux s’est appesantie sur vous, onpeut les apaiser par des sacrifices. Que dois-je craindre encore,et qui peut vous affliger ? Tout vous rit ; la fortune devotre maison est à l’abri des revers. Votre mère vit, ainsi quevotre père heureux de votre amour.’

« Au nom de son père, Myrrha pousse unprofond soupir. La nourrice ne soupçonne encore aucun crime ;mais elle attribue ce soupir à l’amour. Elle insiste, elle conjureMyrrha de rompre le silence. Elle la prend en pleurant sur sesgenoux chancelants ; elle la serre dans ses bras par l’âgeaffaiblis. – Je le vois, dit-elle, vous aimez. Mes services vousseront utiles ; bannissez toute crainte. Je saurai vous cacherde votre père.’ À ces mots, furieuse, égarée, Myrrha s’arrache desbras de sa nourrice, et pressant son lit de son front : –Éloigne-toi, s’écrie-t-elle, et respecte la honte qui m’accable.Éloigne-toi, ou cesse de me demander la cause de ma douleur !Ce que tu veux savoir est un crime odieux.’

« La nourrice frémit, et lui tendant desbras de vieillesse et de crainte tremblants, elle se prosternesuppliante à ses pieds. Elle emploie tour à tour la prière et lacrainte. Elle menace de révéler ce qu’elle a vu, le lien fatal à lapoutre attaché ; elle promet au contraire de servir l’amourdont le secret lui sera confié.

« Myrrha lève la tête, elle baigne de sespleurs le sein de sa nourrice, elle veut parler, et sa voix serefuse au pénible aveu qu’elle va faire. Enfin, couvrant son frontde sa robe, elle dit : – Ô trop heureuse ma mère, épouse deCinyras !’ Elle s’arrête, et gémit. Mais la nourrice n’a quetrop entendu cet aveu commencé. Tous ses membres frémissentd’horreur, et ses cheveux blanchis se hérissent sur sa tête. Elleépuise tous les raisonnements pour vaincre une passion sidétestable. Myrrha reconnaît la vérité, la sagesse de sesavis ; mais elle est sûre de mourir, si elle renonce à sonamour : – Vivez donc, dit enfin la nourrice ! Oui, vousposséderez…’ Elle n’ose ajouter votre père ; elle se tait, etconfirme sa promesse en attestant les dieux.

« C’était le temps où les femmes, enlongs habits de lin, célébraient les fêtes de Cérès, et offraient àla déesse les prémices des fruits et les premiers épis. Pendant lesneuf jours de ces solennités, elles devaient s’abstenir de lacouche nuptiale. Avec elles Cenchréis, épouse de Cinyras, assistaità la célébration des mystères sacrés.

« Tandis que la reine abandonnait ainsile lit de son époux, l’artificieuse nourrice, trouvant le roiéchauffé des vapeurs du vin, lui peint sous un nom supposé uneamante réelle, et vante ses attraits. Interrogée sur son âge :– C’est, dit-elle, celui de Myrrha.’ Elle reçoit l’ordre del’amener. Elle rejoint Myrrha : – Réjouissez-vous, ma fille,s’écrie-t-elle, la victoire est à nous !’ Mais une joieparfaite ne remplit point le cœur de la triste Myrrha. Il esttroublé de sinistres présages, et cependant elle se réjouit :tant sont grands le désordre et la confusion de ses sens !

« La nuit avait ramené le silence et lesombres. Le Bouvier roulait obliquement son char entre les étoilesde l’Ourse. Myrrha marche à son crime. La lune, au front d’argent,la voit, se détourne, et s’enfuit. De sombres nuages voilent lesastres, et la nuit a caché tous ses feux. Icare, le premier, tucouvris ton visage, ainsi que ta fille Érigone, qu’auprès de toiplaça sa piété.

« Trois fois en marchant le pied deMyrrha tremble et chancelle. Trois fois un hibou funèbre semblel’avertir et la rappeler par ses cris. Sans écouter ce sinistreprésage, elle avance et poursuit. L’obscurité profonde l’encourage.Ce qui lui reste de pudeur dans les ténèbres s’évanouit. D’unemain, elle s’appuie sur sa nourrice ; de l’autre, qui se meuten avant dans l’ombre, elle interroge le chemin. Elle touche enfinla porte de l’appartement où repose son père : elle l’ouvre,elle entre, elle frémit. Ses genoux tremblants fléchissent :son sang s’arrête dans ses veines ; elle pâlit ; soncourage l’abandonne. Plus elle est près du crime, plus le crime luifait horreur. Elle se repent d’avoir trop osé. Elle voudraitpouvoir, sans être reconnue, revenir sur ses pas ; mais,tandis qu’elle hésite, la vieille l’entraîne par le bras, et, laconduisant près du lit de Cinyras : – Je vous la livre, elleest à vous !’ dit-elle, et sa main les unit.

« Cinyras reçoit ainsi sa fille dans sonlit incestueux. Il attribue la frayeur qui l’agite aux combats dela pudeur. Elle tremblait : il la rassure. Peut-être aussi,par un nom à son âge permis, il l’appelle : ma fille !elle répond : mon père ! afin que rien, pas même ces nomssacrés, ne manque à leur forfait.

« Myrrha sort du lit de son père, portantdans son flanc le fruit d’un inceste odieux. La nuit du lendemainvoit renouveler son crime ; plusieurs autres nuits en sont lescomplices et les témoins. Enfin Cinyras veut voir cette amanteinconnue. Un flambeau qu’il tient lui montre et sa fille et soncrime. Saisi d’horreur, la parole expire sur ses lèvres ;soudain il saisit son épée suspendue auprès de son lit. Le ferbrille.

« Myrrha fuit épouvantée. Les ténèbres laprotègent ; elle échappe à la mort. Elle erre dans lescampagnes ; elle traverse celles de l’Arabie fertile enpalmiers, celles de Panchaïe. Elle voit neuf fois croître etdécroître le disque de Phébé. Enfin, succombant sous le poids deson sein et de ses longues courses, elle s’arrête aux champs de laSabée. Incertaine dans les vœux qu’elle a formés, lasse de vivre,et craignant la mort, elle s’écrie : – Ô dieux ! si vousêtes touchés de l’aveu des fautes des mortels et de leur repentir,je reconnais avoir mérité ma peine, je me soumets au châtiment quem’a réservé votre colère. Mais, afin que ma vue ne souille pas lesyeux des humains, si je reste sur la terre ; ni les regardsdes ombres, si je descends dans leur triste séjour, sauvez-moi dela vie, sauvez-moi de la mort ; et, changeant ma forme et mafigure, faites qu’en même temps je sois et ne sois plus !’

« Le coupable qui se repent trouvetoujours quelque divinité propice. Du moins les derniers vœux deMyrrha furent exaucés par des dieux bienfaisants. Elle parlaitencore, et ses pieds s’enfoncent dans la terre ; des racinesen sortent, serpentent, affermissent son corps. Nouvel arbre, sesos en font la force : leur moelle est moelle encore ; lasève monte et circule dans les canaux du sang. Ses bras s’étendenten longues branches, ses doigts en légers rameaux ; sa peau sedurcit en écorce. Déjà l’arbre pressait son flanc, couvrait sonsein, et, croissant par degrés, s’élevait au-dessus de ses épaules.Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l’écorce,et y cache sa douleur.

« Mais, quoique en perdant sa forme, elleait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore ; un parfumprécieux distille de l’arbre qui porte son nom, et le rendracélèbre jusque dans les siècles à venir.

« Cependant le fruit d’un coupable amouravait crû, et cherchait à s’ouvrir le tronc qui renferme sa mère.Le tronc s’enfle ; Myrrha sent les douleurs del’enfantement ; mais elle n’a plus de voix pour les exprimer,pour appeler Lucine à son secours. L’arbre en travail se recourbe,gémit, et des larmes plus abondantes semblent couler de sonécorce.

« La compatissante Lucine approche desrameaux ; elle y porte les mains, et prononce des motspuissants et favorables. L’arbre se fend, l’écorce s’ouvre, il ensort un enfant. À ses premiers cris, les naïades accourent, lecouchent sur l’herbe molle, arrosent son corps, et l’embaument despleurs de sa mère. Il pourrait plaire même aux yeux de l’envie. Ilest semblable à ces amours que l’art peint nus sur la toileanimée ; et si l’on veut que l’œil trompé s’y méprenne, qu’ondonne un carquois à Adonis, ou qu’on l’ôte aux amours.

« Oh ! comme le temps insensible etrapide en son cours emporte notre vie ! que de nos ans quis’écoulent la trace est passagère ! Adonis, né de son aïeul etde sa sœur, naguère enfermé dans un arbre, naguère le plus beau desenfants, bientôt adolescent, bientôt jeune homme, et chaque jour enbeauté se surpassant lui-même, déjà plaît à Vénus, et va venger sanaissance et sa mère.

« Un jour l’enfant ailé jouait sur lesein de la déesse. Sans y songer, d’un trait aigu, il la blesse enl’embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils,mais la blessure est plus vive qu’elle ne le paraît, et la déesse yfut d’abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d’Adonis,elle oublie les bosquets de Cythère ; elle abandonne Paphos,qui s’élève au milieu de la profonde mer ; elle cesse d’aimerCnide, où le pêcheur ne promène jamais sur l’onde une ligneinutile ; elle déserte Amathonte, célèbre par sesmétaux ; le ciel même a cessé de lui plaire. Elle préfère auciel le bel Adonis. Elle le suit, elle l’accompagne en touslieux : elle qui jusqu’alors aimant le repos, le frais, etl’ombre des bocages, n’était occupée que des soins de sa beauté,que de la parure qui peut en relever l’éclat ; aujourd’hui,telle que Diane, un genou nu, la robe retroussée, elle erre sur lesmonts et sur les rochers ; elle court dans les bois, dans lesplaines ; elle excite les chiens ; elle poursuit avecAdonis une timide proie, le lièvre prompt à fuir, le cerf aux boisrameux, le daim aux pieds légers ; mais elle craint d’attaquerle sanglier sauvage ; elle évite le loup ravisseur, l’ours parsa force terrible, et le lion qui se rassasie du carnage destroupeaux.

« Toi-même, Adonis, elle t’avertit ;mais de quoi servent les conseils ! Elle te conjure de ne pasexposer tes jours : – Réserve, dit-elle, ton courage contreles animaux qu’on attaque sans péril. L’audace contre l’audace esttéméraire. N’expose point, cher Adonis, une vie qui m’est si chère.Ne poursuis pas ces fiers animaux par la nature armés, et crainsune gloire acquise au prix de mon bonheur. Ton âge et ta beauté,qui ont triomphé de Vénus, ne pourraient désarmer ni le lionfurieux, ni le sanglier au poil hérissé. Les hôtes des forêts n’ontpour être touchés de tes charmes, ni mon cœur, ni mes yeux. Lessangliers violents semblent porter dans leurs défenses la foudreinévitable. La colère du lion est plus vaste et plus terribleencore. Je hais cette race cruelle : si tu en demandes lacause, je te la dirai ; tu seras étonné de l’antique prodiged’un juste châtiment. Mais, fatiguée d’une course nouvelle etpénible pour moi, je suis hors d’haleine. Ce peuplier nous offreune ombre favorable ; ce gazon nous invite au repos.Asseyons-nous sur le gazon, à l’ombre du peuplier.’

« Elle dit, et s’assied ; etpressant à la fois l’herbe tendre et son amant, et reposant sa têtesur son sein, elle commence ce récit, qu’elle poursuit, qu’elleinterrompt souvent par ses baisers. – Le nom d’Atalante a peut-êtrefrappé ton oreille. Elle surpassait à la course les hommes les pluslégers. Ce qu’on en raconte n’est point une fable, elle lessurpassait en effet ; et on n’eût pu dire ce qu’on devaitadmirer davantage en elle : ou sa vitesse, ou sa beauté. Unjour, par elle consulté sur le choix d’un époux, l’oracle luirépond : ‘Crains un époux, fuis l’hymen ; mais tu ne lefuiras pas toujours ; et sans te priver du jour, l’hymen teprivera de toi-même.’

‘Par cet oracle épouvantée, Atalante fuyaitles hommes et vivait dans les forêts ; mais, poursuivie parles vœux des prétendants, elle leur imposa cette loi : ‘Je nedois appartenir qu’à celui qui m’aura vaincue à la course. Entrezen lice avec moi. Je serai le prix et l’épouse du vainqueur ;mais le vaincu périra : telle est la loi du combat.’

‘Cette loi était dure et cruelle ; maistel est l’empire de la beauté, que les prétendants voulurent enfoule entrer dans la carrière.

‘Spectateur du combat, Hippomène était assissur la barrière : ‘Et c’est à travers tant de dangers qu’oncherche une épouse ! s’écriait-il. Il condamnait l’imprudenceet l’amour des concurrents. Mais il aperçoit Atalante ; ellelève son voile ; et dès qu’il la voit, telle que je suis, outelle qu’on pourrait toi-même t’adorer sous les traits d’une femme,il est ébloui, il admire, et levant les mains, il s’écrie :‘Amants, dont j’ai blâmé la flamme, pardonnez à mon erreur ;le prix auquel vous aspirez ne m’était pas connu !’ Ils’enflamme en voyant, en louant Atalante. Il fait des vœux pourqu’aucun des prétendants ne la devance à la course ; il craintde trouver un rival heureux : ‘Eh ! pourquoi, dit-il, netenterais-je pas aussi les hasards du combat ? les dieuxfavorisent ceux qui savent oser.’ Tandis qu’il parle encore,Atalante part et s’élance : l’oiseau dans son vol a moinsd’agilité. La flèche que le Scythe a lancée ne fend pas plus viteles airs. Alors même les charmes d’Atalante brillent de plusd’éclat aux regards d’Hippomène. La rapidité de sa course augmentesa beauté. Sa robe flottante découvre ses pieds agiles ; surses épaules, ses cheveux voltigent en arrière emportés par lesvents. Sous un léger tissu, son genou se dessine ou se découvre.Animée par la course, un rouge délicat nuance ses traits :telle on dirait reflétée sur l’albâtre une gaze à Sidoncolorée.

‘Mais tandis qu’Hippomène admire, Atalantetouche le but fatal, triomphe, ceint de laurier sa têtevirginale ; les vaincus gémissent et se soumettent à la loiterrible du combat.

‘Cependant, sans être épouvanté du trépasqu’ils reçoivent, Hippomène s’élance, s’arrête au milieu de lalice. Là, tenant les yeux attachés sur les yeux d’Atalante :‘Pourquoi, dit-il, cherchez-vous une gloire facile contre deshommes sans vertu ? Courez avec moi dans la carrière. Si jedois à la fortune la palme du combat, vous n’aurez à rougir ni devotre défaite, ni de votre vainqueur. Je suis fils de Mégarée quirègne à Oncheste, et petit-fils du dieu des mers. Mon courage n’estpoint au-dessous de ma noble origine ; et si je succombe,votre victoire sur Hippomène vous assure une gloireimmortelle.’

‘Il dit, et la fille de Schénée le regarde, etson cœur est ému. Elle semble incertaine si elle doit désirer devaincre, ou d’être vaincue.

‘Quel dieu cruel et jaloux l’oblige,disait-elle, à rechercher mon hymen au péril du trépas ?Ah ! mon hymen est d’un moindre prix. Ce n’est pas la beautéde ce jeune étranger qui me séduit ; elle serait cependantdigne de me toucher. Mais il est encore dans un âge sitendre ! Ce n’est pas lui, c’est son âge quim’intéresse ; c’est son audace intrépide et son courage que nepeut effrayer l’aspect du trépas ; c’est le sang des dieux quicoule dans ses veines ; c’est surtout son amour et ce généreuxdessein de m’obtenir par la victoire, ou de périr si le sort merefuse à ses vœux.

‘Tandis que tu le peux encore, jeune étranger,éloigne-toi. Fuis un hymen sanglant. La recherche de ma main estfuneste et terrible. Il n’est point de princesse qui, plus heureusequ’Atalante, refuse de s’unir à toi par les plus doux liens. Maisd’où naît ce tendre intérêt que je prends à son sort, lorsque tantd’autres princes ont déjà succombé ? Qu’il meure, s’il leveut, puisque ces tragiques exemples n’ont pu l’épouvanter ;qu’il meure, puisqu’il est si las de vivre.

‘Il mourra donc parce qu’il a voulu vivre pourmoi ! un indigne trépas deviendra le prix de son amour !Ah ! ma victoire sera cruelle et peu digne d’envie. Maiscependant qu’on n’accuse que lui… Puissent les dieux te fairerenoncer au danger où tu cours ! ou si ta raison t’abandonne,que tes pieds soient donc plus vites que les miens !Malheureux Hippomène ! pourquoi m’as-tu connue ! Tuméritais de vivre ; et si, moins infortunée, les destinsjaloux ne me défendaient l’hymen, toi seul aurais fixé mon sort etfait ma destinée.’

‘Elle dit, et déjà, par l’Amour d’un premiertrait blessée, elle désire, et ignore ; elle aime, et ne saitpas encore ce que c’est que l’amour.

‘Mais déjà le peuple et le père d’Atalantedemandent par leurs cris que la course commence. Alors lepetit-fils de Neptune m’invoque, et m’adresse cette prière :‘Ô Cythérée, soutiens mon courage, préside à mon entreprise, etprotège des feux que tu viens d’allumer.’ Les Zéphyrs favorablesm’apportent ses vœux ; je vois et je plains ses dangers. Maisles secours étaient pressants : un moment pouvait perdreHippomène.

‘Il est à Chypre, dans le vallon le plusfertile, un champ que les habitants de l’île ont appelé champ deTamasus, et que leurs ancêtres m’ont consacré en l’ajoutant auxterres qui dotent mes autels. Au milieu de ce champ s’élève unarbre dont les bruyants rameaux agitent des feuilles et des pommesd’or. J’avais, sans dessein, cueilli trois de ces pommes ; jeles tenais encore : invisible pour tout le monde, excepté pourHippomène, je l’aborde, je lui remets ces fruits, et de ce don jelui prescris l’usage.

‘Les trompettes avaient donné le signal.Hippomène et Atalante s’élancent de la barrière. Une égale ardeurles anime ; leurs pieds légers volent sur l’arène etl’effleurent sans la toucher. On dirait qu’ils pourraient courir àpied sec sur la profonde mer, ou sur les moissons de Cérès, sanscourber les épis. Les spectateurs applaudissent ; ils excitentHippomène ; ils s’écrient : ‘Courage, jeuneétranger ! presse tes pas, sers-toi de toutes tesforces ; hâte ta course, et tu vaincras.’ Peut-être en cemoment, Atalante n’est-elle pas moins flattée de cette faveurpublique que le héros qui en est l’objet. Ah ! combien defois, trop légère, et redoutant de vaincre, elle retarda son élantrop rapide ! combien de fois tournant la tête pour voirl’étranger, elle reprit à regret sa course vers le butfatal !

‘Déjà de fatigue accablé, le fils de Mégaréene tirait plus qu’une haleine pénible de sa bouche desséchée. Il sevoyait encore bien loin du terme de la lice. Alors il lance dansl’arène une des pommes d’or. Atalante s’étonne, admire, saisit l’orqui roule. Hippomène la devance, les spectateurs applaudissent, etleurs cris remplissent les airs. Mais, reprenant sa course rapide,Atalante répare le temps qu’elle a perdu : Hippomène estderrière elle. Il jette un second fruit ; elle y court, leramasse, revole, et le fils de Mégarée est encore devancé. Déjà lebut n’était plus éloigné : ‘Maintenant, s’écrie Hippomène ens’adressant à moi, déesse, qui m’as fait ces dons, sois-moifavorable.’ Il dit, et lance obliquement et au loin son dernierfruit dans la carrière.

‘Atalante, incertaine, paraît hésiter ;j’excite son désir ; elle se détourne, elle court après lefruit roulant, et le saisit ; je le rends plus pesant dans sesmains. Retardée par ce poids et par le détour qu’elle a fait,Atalante est vaincue ; et, pour ne pas rendre ce récit pluslong que la course, Hippomène triomphe. Atalante est sa conquête etson épouse.

‘Dis-moi, bel Adonis, ne méritais-je pas sareconnaissance et son encens ? Oubliant mes bienfaits,l’ingrat négligea de m’offrir son encens et ses vœux. Indignée dece mépris, voulant venger le droit de mes autels, et ne pas lesvoir, dans l’avenir, sans culte et oubliés, je vouai à ma vengeanceles deux coupables époux.

‘Ils passaient un jour près du temple qu’aufond d’un bois sacré Échion fit bâtir à la puissante mère desdieux : la fatigue d’un long voyage les invitait au repos.J’allume dans leurs sens des feux hors de saison.

‘Près du temple, taillé dans le roc, etrecevant une faible lumière, est une grotte profonde, asileconsacré, ou les prêtres ont déposé les simulacres en bois desdieux antiques. Hippomène pénètre dans cet antre avec son épouse.Ils le profanent, et les dieux détournent leurs regards. La déesseau front couronné de tours allait précipiter les coupables dans lesondes du Styx. Mais ce châtiment paraît trop doux à sa vengeance.Soudain l’ivoire de leur cou de crins fauves se hérisse. Leursdoigts s’arment d’ongles durs et tranchants. Leurs bras en piedssont transformés. Le poids entier de leur corps sur leur sein tombeet se réunit. Une longue queue se traîne sur leur trace. La colèresur leur front imprime ses traits. Ils ne parlent plus, ilsrugissent. Leurs palais sont les antres et les forêts. Lionsterribles aux humains, ils mordent le frein de Cybèle, qui lessoumet et les attelle à son char.

‘Fuis-les, cher Adonis ; fuis, avec eux,tous ces monstres sauvages, qui, sans craindre la poursuite duchasseur, lui présentent un front menaçant, et le défient aucombat. Ah ! crains que ton courage ne nous perde tousdeux.’

« Elle dit, et sur un char attelé decygnes s’élève dans les airs. Mais le courage rejette les conseilstimides. Les limiers d’Adonis poursuivaient un sanglier farouche,forcé dans sa retraite, et déjà prêt à sortir de la forêt. Le jeunefils de Cinyras l’atteint et le blesse d’un trait obliquementlancé. Le monstre furieux secoue le dard ensanglanté, poursuit lejeune chasseur tremblant qui fuit, et cherchait un asile ; illui plonge dans l’aine ses terribles défenses, le jette et le rouleexpirant sur l’arène.

« Sur son char fendant encore les airs,Vénus n’avait point atteint le rivage de Chypre. Les gémissementsd’Adonis frappent son oreille. Elle dirige vers lui ses cygnes etson char ; et le voyant du haut des airs, sans vie, baigné deson sang, elle se précipite, arrache ses cheveux, frappe etmeurtrit son sein.

« Après avoir longtemps accusé lesdestins : – Il ne sera point, s’écria-t-elle, tout entiersoumis à vos lois. Le nom de mon cher Adonis et les monuments de madouleur auront une durée éternelle. Sa mort, tous les ans pleuréedans des fêtes solennelles, rappellera mes pleurs. Le sang d’Adonisen fleur sera changé. Si, jalouse de Mentha, Proserpine put changercette nymphe en plante de son nom, ne pourrais-je pas opérer lemême prodige en faveur de mon amant’ ! Elle dit, et arrose denectar ce sang qui s’enfle, pareil à ces bulles d’air que la pluieforme sur l’onde. Une heure s’est à peine écoulée, il sort de cesang une fleur nouvelle, que la pourpre colore, et qui des fruitsde la grenade imite l’incarnat. Mais cette fleur légère, sur safaible tige, a peu de durée ; et ses feuilles volent jouetmobile du vent qui l’a fait éclore, et qui lui donne son nom.

Chant 11

 

Tandis qu’autour de lui, par le charme de sesvers, Orphée entraîne les hôtes des forêts et les forêts et lesrochers, les ménades, qu’agitent les fureurs de Bacchus, et quiportent en écharpe la dépouille des tigres et des léopards,aperçoivent, du haut d’une colline, le chantre de la Thrace, dessons divins de sa lyre accompagnant sa voix. Une d’elles, dont lescheveux épars flottent abandonnés aux vents, s’écrie :

« Le voilà ! le voilà celui qui nousméprise ! »

Et soudain son thyrse va frapper la tête duprêtre d’Apollon. Mais, enveloppé de pampre et de verdure, lethyrse n’y fait qu’une empreinte légère, sans la blesser. Une autrelance un dur caillou, qui fend les airs, mais, vaincu par les sonsde la lyre, tombe aux pieds du poète, et semble implorer le pardonde cette indigne offense. Cependant le trouble augmente. La fureurdes ménades est poussée à l’excès. La terrible Érynis les échauffe.Sans doute les chants d’Orphée auraient émoussé tous lestraits ; mais leurs cris, et leurs flûtes, et leurstambourins, et le bruit qu’elles font en frappant dans leurs mains,et les hurlements affreux dont elles remplissent les airs,étouffent les sons de la lyre : la voix d’Orphée n’est plusentendue, et les rochers du Rhodope sont teints de son sang.

D’abord, dans leur fureur, les bacchantes ontchassé ces oiseaux sans nombre, ces serpents, et ces hôtes desforêts, qu’en cercle autour du poète la lyre avait rangés. Alorselles portent sur lui leurs mains criminelles. Tel l’oiseau dePallas, si par hasard il erre à la lumière du jour, voit lesoiseaux se réunir contre lui, et le poursuivre dans les plaines del’air. Tel le matin, dans le cirque romain, où il va devenir laproie des chiens, un cerf léger est entouré d’une meute barbare. Onvoit les ménades à l’envi attaquer Orphée, et le frapper de leursthyrses façonnés pour un autre usage. Elles font voler contre luides pierres, des masses de terre, des branches d’arbre violemmentarrachées. Les armes ne manquent point à leur fureur.

Non loin de là, des bœufs paisibles, courbéssous le joug, traçaient dans les champs de larges sillons.D’agrestes laboureurs, d’un bras nerveux, avec la bêche ouvraientla terre, et préparaient les doux fruits de leurs pénibles sueurs.À l’aspect des ménades, ils ont fui, épouvantés, abandonnant, éparsdans les champs, leurs bêches, leurs longs râteaux, et leurs hoyauxpesants : chacune s’en empare. Dans leur fureur, ellesarrachent aux bœufs même leurs cornes menaçantes, et reviennent del’interprète des dieux achever les destins. Il leur tendait desmains désarmées. Ses prières les irritent. Pour la première fois,les sons de sa voix ont perdu leur pouvoir. Ces femmes sacrilègesconsomment leur crime ; il expire, et son âme, grandsdieux ! s’exhale à travers cette bouche dont les accentsétaient entendus par les rochers, et qui apprivoisait les hôtessauvages des forêts.

Chantre divin, les oiseaux instruits par teschants, les monstres des déserts, les rochers du Rhodope, les boisqui te suivaient, tout pleure ta mort. Les arbres en deuil sedépouillent de leur feuillage. De leurs pleurs les fleuves segrossissent. Les naïades, les dryades, couvertes de voilesfunèbres, gémissent les cheveux épars.

Ses membres sont dispersés. Hèbre glacé, tureçois dans ton sein et sa tête et sa lyre. Ô prodige ! et salyre et sa tête roulant sur les flots, murmurent je ne sais quelssons lugubres et quels sanglots plaintifs, et la rive attendrierépond à ces tristes accents. Déjà entraînées au vaste sein desmers, elles quittent le lit du fleuve bordé de peupliers, et sontportées sur le rivage de Méthymne, dans l’île de Lesbos. Déjà unaffreux serpent menace cette tête exposée sur des bords étrangers.Il lèche ses cheveux épars, par les vagues mouillés, et va déchirercette bouche harmonieuse qui chantait les louanges des immortels.Apollon paraît, et prévient cet outrage. Il arrête le reptile prêtà mordre ; il le change en pierre, la gueule béante, etconservant son attitude.

L’ombre d’Orphée descend dans l’empire desmorts. Il reconnaît ces mêmes lieux qu’il avait déjà parcourus.Errant dans le séjour qu’habitent les mânes pieux, il y retrouveEurydice, et vole dans ses bras. Dès lors, l’amour sans cesse lesrassemble. Ils se promènent à côté l’un de l’autre. Quelquefois illa suit, quelquefois il marche devant elle. Il la regarde, et lavoit sans craindre que désormais elle lui soit ravie.

Cependant Bacchus regrette et veut venger lamort du poète qui chantait ses mystères sacrés. Soudain dans lesforêts, il enchaîne les pas des ménades sanguinaires. Leurs piedss’allongent en racines tortueuses, et se plongent dans la terre,plus ou moins profondément, suivant le degré de fureur qui lesanima dans leur crime.

Semblables à l’oiseau qui, surpris dans unpiège adroitement tendu, se plaint, et, en se débattant, resserrelui-même le lacet dont il veut se dégager : plus, dans leureffroi, les ménades s’agitent pour arracher leurs pieds de la terrequi les retient, plus leurs pieds s’enfoncent dans la terre, etleurs efforts sont vains. Elles cherchent où sont leurs pieds, etleurs doigts, et leurs ongles : déjà leurs jambes ne sont plusque des tiges. Dans leur douleur, elles veulent se frapper, et nefrappent qu’un tronc d’arbre. Bientôt l’écorce s’élève et couvreleur sein. Leurs bras verdissent et s’étendent ; on lesprendrait pour des rameaux ; et ce ne serait pas seméprendre.

Mais ce n’est pas assez pour Bacchus. Ildéserte les champs de la Thrace ; et, suivi d’un chœur plusfidèle à ses lois, il visite le Tmole, fertile en raisins, et lesbords riants du Pactole, fleuve qui, dans ce temps, ne roulaitpoint un sable d’or envié des mortels. Les satyres et lesbacchantes forment le cortège du dieu. Mais Silène est absent. Despâtres de Phrygie l’ont surpris chancelant sous le poids de l’âgeet du vin. Ils l’enchaînent de guirlandes de fleurs, et leconduisent à Midas, qui régnait dans ces contrées. Ce prince avaitappris du chantre de la Thrace et de l’athénien Eumolpe lesmystères de Bacchus. Il reconnaît le nourricier, le fidèle ministrede ce dieu. Il célèbre l’arrivée d’un tel hôte par une orgiependant dix jours et dix nuits prolongée ; et lorsque l’aurorevient, pour la onzième fois chasser les astres de la nuit, ilramène le vieux Silène dans les champs de Lydie, et le rend aujeune dieu qu’il a nourri.

Satisfait d’avoir retrouvé son compagnon,Bacchus permet à Midas le choix d’une demande. Mais ce prince quidoit mal user de ce don, le rendra inutile :

« Fais, dit-il, que tout se change en orsous ma main. »

Sa demande est accordée, mais le bien qu’ilvient de recevoir lui deviendra funeste ; et le dieu regretteque son souhait n’ait pas été plus sage.

Midas se retire transporté de joie, et sefélicite de son malheur. Il veut sur le champ essayer l’effet despromesses du dieu. Il touche tout ce qui s’offre devant lui. D’unarbre il détache une branche, et il tient un rameau d’or. Il croità peine ce qu’il voit. Il ramasse une pierre, elle jaunit dans sesmains. Il touche une glèbe, c’est une masse d’or. Il coupe desépis, c’est une gerbe d’or. Il cueille une pomme, on la dirait unfruit des Hespérides. Il touche aux portes de son palais, et l’orrayonne sous ses doigts. À peine reçoit-il l’onde liquide qu’onverse sur ses mains, c’est une pluie d’or qui eût pu tromperDanaé.

Tandis que tout est or dans sa pensée, qu’ilcontient à peine sa joie et son espoir, les esclaves dressent satable et la chargent de viandes et de fruits ; mais le painqu’il touche, il le sent se durcir. Il porte des mets à sa bouche,et c’est un or solide sur lequel ses dents se fatiguent en vain.L’onde pure que dans sa coupe il mêle avec le vin, sur ses lèvresruisselle en or fluide.

Étonné d’un malheur si nouveau, se trouvant àla fois riche et misérable, il maudit ses trésors. L’objet naguèrede ses vœux devient l’objet de sa haine. Au sein de l’abondance, lafaim le tourmente, la soif brûle sa gorge aride. L’or qu’il adésiré punit ses coupables désirs.

Il lève au ciel les mains ; il tend sesbras resplendissant de l’or qu’ils ont touché ; ils’écrie :

« Ô Bacchus ! pardonne : jereconnais mon erreur. Pardonne, et prive-moi d’un bien qui m’arendu si misérable ! »

Les dieux sont indulgents. Bacchus écoutefavorablement l’infortuné qui s’accuse, et lui retire un si funesteprésent :

« Pour que tes mains, dit-il, ne soientplus empreintes de cet or, si mal à propos demandé, va vers lefleuve qui coule près de la puissante ville de Sardes. Prends tonchemin par le mont escarpé d’où son onde descend ; remontevers sa source ; plonge ta tête dans ses flots écumants, etlave à la fois et ton corps et ton crime. »

Midas arrive aux sources du Pactole. Il s’ybaigne ; soudain l’onde jaunit ; le fleuve reçoit lavertu qu’il dépose, et depuis il roule un sable d’or ; l’orbrille à sa surface, sur ses rives, et dans les champs qu’il baignede ses flots.

Désormais, ennemi des richesses, Midas n’aimeplus que les champs et les bois. Il suit le dieu Pan, qui dans lesantres des montagnes a fixé son séjour ; mais il conserve unesprit épais, et bientôt sa sottise lui deviendra encore funeste.Le Tmole, dont le sommet s’élève dans la nue et domine au loin lesmers, voit à ses pieds, d’un côté, les tours de la superbeSardes ; de l’autre, les murs de l’humble Hypaepa. C’est làqu’au son de ses pipeaux légers, Pan attire les nymphes d’alentour,et par ses chants rustiques amuse leurs loisirs. Il ose préférerses pipeaux à la lyre. Il défie Apollon, et le dieu du mont estpris pour juge de ce combat inégal.

Sur son roc assis, le vieux Tmole, pour mieuxles écouter, écarte la forêt qui couvre sa tête. Une couronne dechêne ombrage seule son front, et sur ses tempes profondes pendentdes festons de feuilles et de glands. Puis, s’adressant au dieu desbergers :

« Le juge est prêt, dit-il. »

Pan souffle aussitôt dans ses pipeauxrustiques, et charme, par son aigre harmonie, l’oreille grossièrede Midas, présent à ce combat. Le dieu pris pour juge tourneensuite sa tête vers Apollon, et la forêt a suivi ce mouvement.

Apollon se lève le front couronné de lauriersau Parnasse cueillis, et revêtu d’une longue robe que Tyr vitteindre dans ses murs. Son attitude seule annonce le dieu del’harmonie. D’une main savante, il touche l’instrument de sagloire. Ravi par la douceur de ses accords, le vieux Tmole prononceque la flûte champêtre est vaincue par la lyre.

Tel est son jugement ; les nymphes et lesbergers applaudissent ; Midas seul le trouve injuste, et lecondamne. Le dieu de Délos ne peut souffrir que des oreilles sigrossières, de l’oreille de l’homme conservent la figure. Il lesallonge, il les couvre d’un poil grisâtre ; elles ne sont plusfixes, et peuvent se mouvoir. C’est le seul changement que Midaséprouve. Il n’est puni que dans sa partie coupable. Il a seulementdes oreilles d’âne.

Il les couvre avec soin. Une tiare de pourpredescend sur ses tempes, et cache son affront. Mais il n’a pu lesoustraire aux regards de l’esclave dont l’emploi consiste à couperses cheveux. N’osant révéler ce qu’il a vu, et néanmoins ne pouvantse taire, l’esclave s’éloigne, creuse la terre, et dans le trouqu’il a fait, murmurant à voix basse, il confie la honte et lesecret de Midas. Il recouvre de terre ces mots indiscrets, commes’il eût voulu les ensevelir, et se retire en silence. Maisbientôt, en ce lieu même, on vit croître d’innombrablesroseaux ; et lorsque après le terme d’une année, ils eurentacquis toute leur force et toute leur hauteur, ils trahirent celuiqui les avait fait naître, et dès que le Zéphyr agitait leurs cimeslégères, ils redisaient ces mots confiés à la terre : Le roiMidas a des oreilles d’âne.

Après s’être vengé, le dieu quitte le Tmole.Il s’élève dans les airs, il franchit l’Hellespont, et descend dansles campagnes où règne Laomédon.

Entre le promontoire de Sigée, qui est àdroite, et celui de Rhétée, qui s’avance sur les flots, est unautel antique consacré à Jupiter Panomphée. Là le dieu de Délosvoit Laomédon élevant, avec de longs efforts, les murs de lanaissante Troie ; ouvrage immense, difficile, qui demande degrands trésors. Apollon et le dieu dont le trident apaise ousoulève les mers, ont pris la forme humaine. Ils bâtissent lesremparts de Pergame, et sont convenus avec Laomédon du prix deleurs travaux.

L’ouvrage est achevé. Laomédon refuse lesalaire promis, et, pour comble de perfidie, il ajoute le parjure àl’infidélité :

« Tu seras puni ! » s’écrie ledieu du terrible trident ; et soudain vers les rives del’avare Troie, il incline toutes les eaux de son empire. Les champsde Phrygie ne sont plus qu’une vaste mer. L’espérance du laboureurest détruite, et les flots emportent les trésors de Cérès.

Mais ce n’est pas assez pour sa vengeance. Lafille de Laomédon d’un monstre marin doit devenir la proie. Déjàelle est enchaînée sur un rocher. Hercule la délivre. Il réclameles coursiers promis à son courage. Deux fois parjure, Laomédonrefuse le salaire d’un tel bienfait ; et par le héros indigné,Pergame est prise et saccagée.

Télamon, qui dans ce combat a partagé lagloire et les dangers d’Alcide, reçoit la main d’Hésione pour prixde sa valeur. Frère de Télamon, Pélée, époux d’une déesse, n’étaitpas moins fier du nom de son beau-père, que de celui de sonaïeul ; car si plusieurs mortels ont eu Jupiter pour père,quel autre que Pélée a pour épouse une immortelle !

« Déesse de l’onde, dit un jour à Thétisle vieux Protée, – Cesse de fuir l’hymen. De toi doit naître unhéros qui, par l’éclat de sa gloire, effacera la gloire de sonpère, et dont le nom sera plus grand que le sien. »

La beauté de Thétis n’avait que trop su plaireau souverain des dieux. Mais voulant que le monde n’ait rien deplus grand que Jupiter, il craignit de s’unir à la reine des mers,et commanda que Pélée, son petit-fils, recherchât cette déesse, etdevînt son époux.

Il est dans la Thessalie un large bassin enforme de croissant, dont les deux bras s’avancent dans la mer. Iloffrirait aux nautoniers un port tranquille, si ses eaux étaientplus profondes, mais à peine couvrent-elles un sable léger. Lerivage sec et solide ne garde point l’empreinte des pieds duvoyageur ; rien n’y retarde ses pas. L’algue ne croît pointsur ses humides bords. Non loin est un bois de myrtes etd’oliviers ; une grotte est au milieu : fut-elle creuséepar la nature, ou bien est-elle l’ouvrage de l’art ? C’est cequi paraît douteux. Mais on dirait plutôt que l’art voulut imiterla nature. Thétis, c’est dans cet antre qu’un dauphin te portaitsouvent, nue, assise sur son dos. C’est là que Pélée te surprit unjour sans défense, vaincue par le sommeil. Ta pudeur combattait sonamour ; ses prières étaient vaines, il a recours à la force,il te serre dans ses bras : tu aurais succombé, si tu n’eussesopposé à la violence la ruse, en trompant ses regards sous desformes nouvelles. Oiseau, tu voulais fuir, il te retient ; tudeviens arbre, il embrasse ton écorce. Enfin tu parais sous lestraits hideux d’une tigresse tavelée : le fils d’Éaques’épouvante, et te laisse échapper de ses bras.

Il invoque alors les divinités des mers. Ilfait des libations de vin dans les ondes ; il les rougit dusang d’une victime, et l’encens fume sur le rivage. Bientôt levieux Protée s’élevant sur les flots, lui tient cediscours :

« Éacide, l’hymen objet de tes vœux doits’accomplir. Mais il faut surprendre Thétis dans son antreendormie. Il faut l’enchaîner par des liens qu’elle ne puisserompre. Quelque forme qu’elle prenne, ne crains rien. Retiens-lacaptive dans tes chaînes et dans tes bras, jusqu’à ce qu’enfin elleait repris ses véritables traits. »

Il dit, et se replongeant au vaste sein desmers, les derniers mots qu’il prononce expirent dans les flots.

Le dieu du jour, achevant sa carrière,inclinait déjà son char aux bords de l’Hespérie, quand la bellenéréide, sortant du sein de l’onde, vient dans l’antre accoutumé selivrer au doux repos. À peine Pélée a-t-il attaché et saisi sesmembres délicats, elle s’éveille, prend mille formes vaines ;et s’apercevant qu’elle est enchaînée, elle étend ses bras qu’ellene peut dégager ; elle gémit et s’écrie :

« Tu l’emportes, les dieux favorisent tavictoire. »

Alors elle reprend sa forme naturelle. Lehéros l’embrasse, elle cède à ses vœux, et dans ses flancs porte legrand Achille.

Heureux époux, heureux père, qu’eût-il manquéau bonheur de Pélée, si du sang de Phocus, son frère, il n’avaitrougi ses mains ! Coupable de ce grand crime, banni du toitpaternel et de sa patrie, il trouve un asile dans la terre deTrachine. Là, cher à ses sujets, prince ami de la paix, règne Céyx,fils de l’astre du matin, et dont le front pur offre l’image de sonpère. Mais alors la douleur altérait l’éclat de sa beauté. Ilpleurait le triste destin de son frère.

Pélée arrive accablé de fatigue et d’ennuis.Il entre dans la ville suivi de peu des siens. Il a laissé, nonloin de son enceinte, dans un vallon, à l’ombre d’un épaisfeuillage, ses bœufs et ses troupeaux. Dès que l’entrée du palaislui est permise, il aborde le roi, tenant en main un rameaud’olivier couvert d’un voile, à la manière des suppliants. Il ditson nom, sa naissance, et ne tait que son crime. Il donne unprétexte à sa fuite, et demande un asile ou dans la ville, ou dansles environs. Céyx lui répond avec bonté :

« Mes états sont ouverts à tout le monde.Je ne règne point sur un peuple inhospitalier. Mais si le moindreétranger est favorablement accueilli, que ne devez-vous pointattendre de l’éclat de votre nom et de votre origine ! Il estinutile de me prier plus longtemps. Tout ce que vous demandez vousest accordé. Regardez-vous comme ayant votre part de tout ce quim’appartient. Que ne puis-je, hélas ! vous voir en des joursplus heureux ! »

Il dit, et il pleurait. Pélée et sescompagnons le pressent de raconter la cause de sa douleur. Il leurtient ce discours :

« Peut-être croyez-vous que cet oiseauqui vit de rapine et porte le carnage et l’effroi dans les plainesde l’air, a toujours été revêtu d’un plumage. Naguère encorec’était un homme, et, sous sa forme nouvelle, il conserve l’audace,la férocité, la violence qu’il eut sous le nom de Daedalion. Ainsique moi, il eut pour père l’astre qui appelle l’aurore et qui ledernier s’enfuit devant les feux du jour. Je cultivai la paix,j’aimai l’hymen et ses tendres liens. Mon frère n’aima que lesguerres cruelles. Il vainquit des rois, il subjugua des peuplespuissants, comme il poursuit maintenant, sous sa forme nouvelle,les colombes timides aux remparts de Thisbé. Chioné était sa fille.Elle avait quatorze ans ; et son jeune âge et sa beauté demille amants lui valurent l’hommage.

« Apollon et le fils de Maia, revenantl’un de Delphes, l’autre, du mont Cyllène, en même temps ont vuChioné, en même temps ils sont atteints d’une flamme imprévue.Apollon jusqu’à la nuit diffère ses plaisirs. Mercure, plusimpatient, touche Chioné de son caducée, et soudain à ce dieu lesommeil la livre sans défense. Déjà la nuit semait d’étoiles l’azurdes cieux ; Apollon, à son tour, paraît sous les traits d’unevieille, et sous cette forme, il trompe la fille de Dédalion.

« Neuf mois s’écoulent : elledevient mère de deux jumeaux. Fils de Mercure, Autolycus est, commeson père, fertile en ruses, adroit dans toute espèce de vol. Ilpeut changer le noir en blanc, changer le blanc en noir. Fils dudieu des vers et de l’harmonie, Philammon devient célèbre par seschants et par sa lyre.

« Mais que sert à Chioné d’avoir suplaire à deux immortels ! que lui sert d’être mère de deuxenfants renommés, d’être née elle-même d’un père puissant, et decompter le grand Jupiter parmi ses aïeux ! La gloire est-elledonc l’écueil de beaucoup de mortels ! Elle perdit Chioné.Insensée ! elle se préfère à Diane ; elle ose mépriser sabeauté. La déesse indignée s’écrie : – Tu ne pourras du moinsméconnaître mon pouvoir !’ Soudain elle courbe l’arc vengeur,la flèche siffle, et va percer sa langue criminelle. Chioné veut seplaindre, et fait d’inutiles efforts. Elle perd ensemble et savoix, et son sang, et la vie.

« Ô malheur ! ô nature ! quellefut alors ma douleur ! Cependant je cherche à consoler unfrère qui m’est cher. Mais, plus sourd à mes discours que ne l’estun rocher au bruit des flots écumants, il pleure sans cesse letrépas de sa fille. Dès qu’il voit son corps dans les feux dubûcher, il veut lui-même y terminer sa déplorable vie. Trois foisil s’élance, trois fois on le retient. Enfin il s’échappe, il fuità travers les champs, tel qu’un taureau piqué par des frelons. Ilpresse ses pas dans les lieux mêmes où aucun sentier n’est tracé.Bientôt, il ne paraît plus courir comme un mortel. Ses piedssemblent ailés. Nul ne peut l’atteindre. Le désespoir double savitesse : il va chercher la mort. Il arrive au sommet duParnasse, et se précipite. Apollon a pitié de son sort. Changé enoiseau, Dédalion se soutient dans les airs. En bec crochu sa boucheest allongée. Ses doigts recourbés deviennent des serres cruelles.Son courage est le même, et sa force est plus grande que son corps.Maintenant, épervier cruel, il fait à tous les oiseaux une guerresanglante, et leur porte sans cesse le deuil dont il estaffligé. »

Tandis que de son frère, Céyx raconte en cestermes la merveilleuse histoire, Onétor, né dans la Phocide,gardien des troupeaux de Pélée, accourt tout horsd’haleine :

« Ô Pélée ! Pélée !s’écrie-t-il, je vous apporte une nouvelle funeste. »

« Quel que soit le malheur que tu viennesm’apprendre, parle ! » dit le héros.

Cependant il ne peut cacher le trouble quil’agite, et Céyx écoute en frémissant.

Onétor reprend en ces mots :

« Tandis qu’au milieu de sa carrière, lesoleil était également éloigné des portes de l’aurore et des bordsde l’occident, j’avais conduit vos bœufs fatigués du vallon aurivage. Les uns, sur les genoux couchés, contemplaient l’immensesurface des mers ; les autres erraient à pas tardifs surl’arène ; plusieurs en nageant élevaient leur tête au-dessusde l’onde.

« Non loin de ces bords est un templeagreste où ne brillent ni le marbre, ni l’or, et qu’un bois antiqueet sombre environne. Il est consacré à Nérée et aux nymphes de lamer : je l’ai su d’un pêcheur qui séchait ses filets sur lerivage. Près du temple, des saules épais couvrent un marais que leflux de la mer a formé. Soudain l’air mugit de longs hurlements quiportent la terreur dans les lieux d’alentour ; et du boismarécageux s’élance un loup terrible, monstre énorme à la gueulebéante, souillée d’écume et de sang. Ses yeux étincellent d’un feurouge et ardent. La faim et la rage l’excitent également ;mais il cherche à assouvir sa faim bien moins que sa rage. Il fondsur vos troupeaux ; il les déchire, il veut tout égorger. Envain nous prétendons arrêter sa furie. Plusieurs de mes compagnonsexpirent sous sa dent cruelle. Le rivage, et l’onde, et le marais,sont rougis de sang, et retentissent de douloureux mugissements.Mais tout retard est funeste. Ce n’est pas le temps de délibérer.Armons-nous, courons, et réunissons nos efforts pour sauver ce quireste. »

Ainsi parle Onétor. Pélée est peu touché de laperte de ses troupeaux ; mais il se souvient de son crime. Ilsent que la néréide, mère de Phocus, a voulu le punir du meurtre deson fils, et qu’elle s’est vengée.

Céyx ordonne aux siens de saisir leursredoutables traits. Il veut lui-même marcher à leur tête :mais Alcyone, son épouse, attirée par le bruit des armes, accourt,rejetant en arrière ses cheveux qu’elle n’a pas eu le tempsd’arranger. Elle embrasse Céyx ; elle emploie la prière et leslarmes, en le conjurant d’envoyer des secours sans s’exposerlui-même, et de sauver deux vies en conservant la sienne.

« Ô reine, dit Pélée, dissipez cestouchantes et pieuses frayeurs. L’offre des secours de Céyx suffità mes désirs. Je ne veux point contre le monstre employer les armesdes combats. Aux divinités des mers j’adresserai mesvœux. »

Près du rivage est une tour élevée qui, lanuit, par des feux allumés, annonce un doux asile aux vaisseauxégarés, battus par la tempête. Céyx y monte avec Pélée. Ils voient,en gémissant, les bœufs déchirés, morts ou mourants sur l’arène, etle monstre encore affamé de carnage, sa gueule dégouttante, et seslongs poils hérissés et sanglants.

Les bras tendus vers l’empire des mers. Péléeconjure Psammathé de lui pardonner un crime qu’il déteste, etd’avoir pitié de son malheur. Mais elle ne se laisse point fléchiraux prières de l’Éacide, et jamais il n’aurait désarmé sa colère,si Thétis n’eût enfin rendu la néréide plus propice aux vœux de sonépoux. Cependant, par la soif du sang échauffé, le monstrepoursuivait son vaste carnage ; mais tandis que d’un bœufqu’il déchire il mord le cou nerveux, en marbre il est changé. Ilconserve ses traits hideux, il n’a perdu que sa couleur :celle du marbre annonce que ce n’est pas un loup, et qu’il n’estplus à craindre.

Le destin ne permet pas à Pélée de s’arrêterplus longtemps dans les états de Céyx. Errant et fugitif, il arriveenfin aux champs de Magnésie, où Acaste l’expie du meurtre de sonfrère.

Cependant, Céyx, inquiet et troublé par leprodige de son frère en oiseau transformé, et par ceux dont ilvient d’être témoin, ô vain désir de l’homme d’interroger !veut aller consulter l’oracle de Claros, car l’impie Phorbas, avecses Phlégyens, de l’oracle de Delphes infestait les chemins. Il tefait connaître son pieux dessein, tendre et fidèle Alcyone. Unfroid soudain a glacé tous tes sens. Ton visage du buis prend lapâleur. Les pleurs coulent sur tes joues décolorées. Trois fois tut’efforces de parler, et trois fois tes larmes ont arrêté ta voix.Enfin, elle laisse échapper ces douces plaintes qu’entrecoupent sespleurs et ses sanglots :

« Cher époux, quel est donc le crime deton Alcyone ! Qui a pu changer ainsi ton cœur ! Que sontdevenus et cette tendre inquiétude, et ces soins empressés, et tonpremier amour ! Tu peux déjà t’éloigner de moi, tranquille etsans regrets. Déjà un voyage lointain occupe ta pensée. Déjà tum’aimes mieux absente. Ah ! du moins, si tu n’allais traverserles mers fertiles en naufrages, je m’affligerais sans doute, maisje ne craindrais pas ; et mes ennuis alors seraient sanspénibles alarmes. Mais la mer, la triste image de la merm’épouvante. Hier encore, sur ses bords, j’ai vu les débris d’unnaufrage. Souvent j’y ai lu de vains noms inscrits sur destombeaux. Qu’une fausse confiance ne t’abuse point parce qu’Éoleest ton beau-père. Il tient les vents renfermés dans des prisonsprofondes. Il peut, quand il le veut, calmer les flots soulevés.Mais lorsqu’une fois déchaînés, les vents règnent sur l’onde, ilsosent tout. Ils agitent et la terre entière et le vaste sein desmers. Au ciel même ils déclarent la guerre, et leur choc impétueuxfait jaillir de la nue embrasée la foudre et les éclairs. Plus jeles connais (et je les connais bien ; enfant, je les ai vussouvent dans le palais de mon père), plus je les crois redoutables.Que si mes prières ne peuvent t’émouvoir, cher époux ; si rienne peut te détourner de ce funeste voyage, permets du moins que jete suive. Errant tous deux sur les flots, les dangers que jecraindrai pour toi me seront moins pénibles ; je lespartagerai, nous les supporterons également, voguant ensemble surle vaste abîme des mers. »

Céyx est attendri par ce discours et par lespleurs de son épouse. Il l’aime comme il est aimé d’elle. Mais sondessein est pris. Il ne veut ni retarder son voyage, ni souffrirqu’Alcyone en coure les dangers. Que ne lui dit-il pas pourrassurer son cœur timide, et calmer ses alarmes ! Mais sesefforts sont vains. Il apporte enfin quelque calme à sa douleur, illa fléchit en ajoutant ces mots :

« Le temps que je passe loin d’Alcyoneest toujours long pour moi. Je te jure par l’astre du matin qui m’adonné le jour, que si les destins le permettent, je serai de retouravant que la lune ait deux fois arrondi son croissant. »

Il la console ainsi par ses promesses ;elle espère. On équipe un vaisseau dans le port. En le voyant soncœur est agité de sombres présages. Ses yeux se remplissent delarmes. Elle embrasse Céyx. Enfin, éplorée, éperdue, d’une voixmourante, elle lui dit un dernier adieu, et tombe évanouie.

Cependant les matelots empressés craignent devains retards, et la rame, à coups égaux, redoublés, frappe etsillonne les flots. Alcyone rouvre ses yeux baignés de larmes. Ellevoit Céyx, qui, debout sur la poupe, lui parle du geste ; ellele voit, et lui répond. Cependant le vaisseau s’éloigne. Déjà auxregards des deux époux les objets se confondent. Alcyone cherche àsuivre de l’œil, sur la plaine azurée, la voile au haut du mâtflottant, et qui s’enfuit et disparaît. Elle rentre aupalais ; elle mouille de ses pleurs sa couche solitaire. Lelieu, les objets qui l’environnent renouvellent sa douleur. Toutl’avertit, tout lui rappelle que Céyx est absent d’auprèsd’elle.

Déjà le vaisseau est en pleine mer. Les ventsenflent la voile. Le matelot suspend la rame oisive. Il élève lesantennes, déploie toutes les voiles, et se confie à la faveur desvents.

Le vaisseau voguait à une égale distance deTrachine et de Claros. Pendant la nuit, la mer s’enfle et blanchit.L’Auster impétueux souffle avec plus de violence.

« Baissez les antennes, s’écrie lepilote ! pliez les voiles ! »

Il commande, mais la fureur des vents empêched’obéir, et le bruit des vagues écumantes ne permet point qu’onentende sa voix. Plusieurs cependant, de leur propre mouvement, sehâtent de retirer les rames, d’autres de munir les flancs dunavire, d’autres de détendre les voiles. Celui-ci pompe l’eau quipénètre, et rejette les flots dans les flots ; celui-là enlèveles antennes, tristes jouets des vents. La tempête augmente. Detoutes parts les vents se combattent avec furie. Ils soulèvent etbouleversent l’onde. Le pilote frémit : il avoue qu’il ne saitplus ce qu’il faut ordonner et ce qu’il faut défendre ; tantle mal est grand et surmonte son art. L’air retentit des cris desmatelots, du bruit sifflant des cordages, du choc des flots contreles flots, des éclats de la foudre qu’allument les vents. Tantôt lamer s’élève, semble toucher aux cieux, et mêler son onde à l’ondedes nuages ; tantôt les flots précipités au fond de leursabîmes en arrachent le sable brillant, en prennent la couleur, etbientôt paraissent plus noirs que les ondes du Styx. Quelquefois lamer s’aplanit, et soudain elle mugit blanchissante d’écume. Levaisseau de Trachine suit tous les mouvements de l’onde. Tantôtemporté comme sur le sommet d’une montagne, il voit au-dessous delui les profonds abîmes et les gouffres des enfers ; tantôtprécipité dans les profonds abîmes, des gouffres des enfers ilsemble porter ses regards vers les cieux. Souvent, par les vaguesfrappés, ses flancs d’un bruit affreux retentissent, pareils auxremparts qu’ébranle la baliste ou le fer du bélier.

Tel qu’on voit un lion multipliant sa forcepar la vitesse de sa course, se précipiter sur les traits deschasseurs, tels les flots excités, soulevés par la fureur desvents, attaquent les flancs du navire, et s’élèvent au-dessus desmâts. Déjà toutes les pièces s’ébranlent, les coins se relâchent,le bitume tombe et aux vagues funestes ouvre plus d’un passage. Lapluie en torrents s’échappe de la nue. Le ciel tout entier sembledescendre dans la mer. La mer tout entière semble monter vers lescieux. Leurs eaux se mêlent et se confondent. La voile mouillée parles vagues, s’appesantit. Tous les astres ont disparu. Sur lesflots règne une nuit affreuse, épaissie de ses ténèbres et decelles de la tempête : la foudre les divise et les traverse deses feux étincelants, et par ces feux l’onde semble embrasée.

Cependant les flots pressent le navire et vontpénétrer dans ses flancs. Comme dans l’assaut d’une ville, unsoldat plus intrépide que ses compagnons, après s’être élancé àplusieurs reprises vers des murs vaillamment défendus, animé par lagloire, seul entre mille, arrive au faîte des remparts, et en faitla conquête : tel entre les flots qui battent le navire, ledixième flot, plus vaste et plus terrible, s’élance, roule, ettombe dans ses flancs, comme dans une forteresse prise d’assaut.D’autres flots tentent de le suivre, d’autres flots entrent aprèslui. Les nautoniers frémissent : le tumulte est pareil autumulte d’une ville assiégée en dehors, attaquée en dedans. L’artest impuissant, le courage succombe, et chaque vague qui s’avance,s’élève, et tombe, offre la mort aux pâles matelots.

L’un s’abandonne aux larmes ; l’autre estimmobile et glacé d’effroi. Celui-ci nomme heureux ceux que lasépulture attend après le trépas. Celui-là, invoquant les dieux,lève ses bras tremblants vers les cieux qu’il ne voit pas, et dontvainement il implore l’appui. Tous songent en pleurant à desparents qu’ils chérissent ; ils regrettent des enfants,tendres gages de leur hymen, leur maison, et tout ce qu’ils ontabandonné.

Céyx pleure Alcyone. Le nom d’Alcyone est leseul qui sorte de sa bouche. Il ne regrette qu’elle, et se croitpourtant heureux d’en être séparé. Il voudrait tourner les yeuxvers sa douce patrie, à sa maison adresser un dernier regard. Maisdans cette horrible agitation d’une mer en furie, il ne sait oùtrouver et sa patrie et sa maison ! La tempête qui redoubleles ténèbres, tout le ciel voilé par des nuages sombres, d’unedouble nuit lui présentent l’image.

Le choc d’un horrible tourbillon brise le mât,brise le gouvernail. Fière de ces dépouilles, une vague puissantes’enfle et s’élève, semble regarder, en vainqueur, les flots quigrondent autour d’elle, et sur le vaisseau se précipite et tombeavec le même poids, le même fracas que le Pinde ou l’Athos, si,arrachés de leurs vieux fondements, ils s’écrouleront dans legouffre des mers. Le navire est englouti. Les nochers, pour laplupart entraînés dans l’abîme, ne reparaissent plus à sa surface,et dans les flots terminent leurs destins. Les autres s’attachentaux débris du navire dispersés sur les eaux. De cette main dont ilporta le sceptre, Céyx saisit une rame flottante. En vain ilappelle à son secours Éole dont il est le gendre, et l’astre dumatin qui lui donna le jour. Mais plus souvent encore il invoque,il appelle Alcyone, Alcyone sans cesse occupant sa pensée, et commeprésente à ses tristes regards. Il souhaite du moins que ses restesglacés portés par les flots sur le rivage de Trachine, y soientrecueillis par une épouse et si tendre et si chère. Triste jouetdes vagues, tant que sa tête s’élève au-dessus d’elles, il prononcele nom d’Alcyone ; il le murmure dans les flots. Mais en noirtourbillon l’onde s’élève sur sa tête, se courbe en arc, se crève,et l’engloutit.

Son père est dans le deuil ; on ne peutle reconnaître en cette nuit funeste ; et ne pouvantabandonner les cieux, il cache son front obscurci dans de sombresnuages.

Cependant Alcyone ignore son malheur ;elle compte et les nuits et les jours. Elle hâte le travail desvêtements qu’elle prépare pour son époux, et de ceux dont elle veutse parer à son retour. D’un espoir inutile abusée, elle offre auxdieux des sacrifices ; tous les jours l’encens fume sur leursautels. Elle fréquente surtout le temple de Junon ; elleinvoque cette déesse pour un époux qui n’est plus. Elle demandequ’il vive, qu’il revienne promptement, qu’il lui soit fidèle.Hélas ! le dernier de ses vœux peut seul être exaucé.

Junon ne peut souffrir qu’Alcyone lui adresseencore des prières pour un époux qui n’est plus, et voulant de sonautel écarter ses mains funestes et des vœux superflus :

« Iris, dit-elle, de mes volontés fidèleinterprète, pars, vole rapidement au palais du Sommeil ;ordonne-lui d’envoyer vers Alcyone un songe qui, sous les traits deCéyx, lui fasse connaître son naufrage et sa mort. »

Elle dit. Iris a revêtu sa robe aux millecouleurs ; elle part ; son arc brillant trace sa route.Elle vole vers l’antre du Sommeil.

Près du pays des Cimmériens, un mont creusé envoûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite etpalais solitaire. Soit que le soleil se lève à l’orient, soit qu’ilarrive au milieu de sa carrière, ou que vers l’Hespérie il abaisseson char, jamais ses rayons ne pénètrent l’obscurité de ces lieux.D’humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine leséclaire. Jamais le chant du coq n’y appelle l’aurore. Jamais lesilence n’y est troublé par la voix des chiens vigilants, par cellede l’oiseau qui, plus fidèle encore, sauva le Capitole. On n’yentend jamais le lion rugissant, l’agneau bêlant, ni l’aquilonsifflant dans le feuillage, ni l’homme et ses clameurs. Le reposmuet habite ce désert. Seulement du fond de la caverne obscure,sort un ruisseau, image du Léthé, qui, sur les cailloux roulant uneonde paresseuse, par son doux murmure appelle le sommeil. Autour del’antre croissent diverses plantes et fleurissent d’innombrablespavots. La nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répanddans l’univers. Rien ne défend l’entrée de ce palais ; aucunegarde n’y veille. Une porte tournant sur ses gonds du dieufatiguerait l’oreille. Au fond s’élève un lit d’ébène fermé d’unrideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesserepose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formesvaines, sont couchés des songes, égaux en nombre aux épis deschamps, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse surle rivage.

Iris écarte, de ses mains, les songesfantastiques ; elle entre : les feux dont brille sonécharpe de ce palais éclairent les ténèbres. Le dieu ouvre à peineet referme ses yeux appesantis. Plusieurs fois il se soulève sur sacouche et retombe. Plusieurs fois son menton se relève et sur sonsein redescend. Enfin il s’arrache à lui-même, et sur un braslanguissamment penché, il reconnaît la déesse, et demande quelmotif l’amène dans ces lieux :

« Sommeil, dit-elle, repos de lanature ; ô toi, des dieux le plus paisible ; Sommeil,paix de l’âme, doux remède aux peines qu’elle endure ; qui ducorps répares la fatigue et lui rends sa vigueur : commandeaux songes, qui du vrai sont l’image fidèle, d’aller à Trachine,sous les traits de Céyx, apprendre à la triste Alcyone le naufragede son époux. Tel est l’ordre de Junon. »

Iris a rempli son message, et s’envolesoudain. Elle ne pouvait plus résister à la vapeur assoupissantequi déjà se glissait dans ses sens. Elle remonte au céleste séjour,sur cet arc brillant qui l’avait amenée.

Parmi ses mille enfants, le Sommeil choisitMorphée habile à revêtir la forme et les traits des mortels. Nul nesait mieux que lui prendre leur figure, leur démarche, leurlangage, leurs habits, leurs discours familiers. Mais de l’hommeseulement Morphée représente l’image. Un autre imite lesquadrupèdes, les oiseaux, et des serpents les replis tortueux. Lesdieux le nomment Icélos, les mortels Phobétor. Un troisième, c’estPhantasos, emploie des prestiges différents. Il se change en terre,en pierre, en onde, en arbre ; il occupe tous les objets quisont privés de vie. Ces trois songes voltigent, pendant la nuit,dans le palais des rois, sous les lambris des grands ; lesautres, songes subalternes, visitent la demeure des vulgairesmortels. Ce n’est point à ces derniers que le Sommeil s’adresse. Iln’appelle que Morphée. Il le charge de remplir les ordres de Junon,et succombant aux langueurs du repos, il retombe sur sa couche,abaisse sa paupière, et s’endort.

Morphée vole à travers les ténèbres. Son ailetaciturne ne trouble point le silence de l’air. Dans un instant ilarrive aux remparts de Trachine. Il dépose son plumage sombre,prend les traits de Céyx, et, sous cette forme, nu, livide, etglacé, il s’arrête devant le lit de la triste Alcyone. Sa barbe esthumide, et l’onde a mouillé ses cheveux épars. Il se penche sur lelit, et le visage baigné de larmes :

« Malheureuse épouse, dit-il,reconnais-tu Céyx ? La mort a-t-elle pu changer mestraits ? Regarde : c’est ton époux, ou plutôt c’est sonombre. Tes vœux, chère Alcyone, ne m’ont été d’aucun secours. J’aicessé de vivre. Cesse d’espérer que je puisse être rendu à tonamour. Au sein de la mer Égée, la tempête a surpris monvaisseau ; bientôt submergé, les vents l’ont englouti dans lesondes. J’appelais en vain Alcyone lorsque ma bouche a reçu le flotmortel. Tu ne vois point en moi l’auteur suspect d’une faussenouvelle. Elle ne te parvient point par les bruits vagues de larenommée. C’est moi-même qui viens après mon naufrage te faireconnaître mon triste destin. Éveille-toi, lève-toi, donne deslarmes à ma mort. Revêts des voiles funèbres, et ne laisse pointmon ombre descendre dans les enfers, sans avoir reçu le tribut detes larmes. »

Ainsi parle Morphée. Sa voix est celle del’époux d’Alcyone. Il paraît verser des larmes véritables. Songeste est semblable au geste de Céyx.

Alcyone gémit ; elle pleure, elle agiteses bras en dormant. Elle veut embrasser son époux, et c’est l’airqu’elle embrasse :

« Demeure, s’écrie-t-elle, oùfuis-tu ? Nous irons ensemble chez les morts. »

Troublée par la voix et par l’image de Céyx,elle s’éveille. Ses esclaves ont entendu ses cris ; une lampeà la main, elles accourent : Alcyone cherche l’ombre à sesyeux apparue. Ne la trouvant plus, ses mains meurtrissent sonvisage, elle déchire son sein et les voiles légers qui le couvrent,elle s’arrache les cheveux ; et lorsque sa nourrice fidèleveut connaître le sujet de sa douleur :

« Tu n’as plus d’Alcyone, dit-elle,Alcyone n’est plus ; elle est morte avec son cher Céyx. Ne laconsole point, il a fait naufrage, il est mort ! Je l’ai vu,je l’ai reconnu. Comme il s’éloignait, je lui ai tendu les braspour le retenir près de moi. L’ombre a fui ; mais c’était uneombre réelle, l’ombre manifeste de mon époux. À la vérité sestraits étaient changés. Son front n’avait plus cet éclat qu’ilreçut de l’astre du matin. Hélas ! je l’ai vu pâle, nu, lescheveux dégouttants. Là, je l’ai vu paraître. Voici l’endroit mêmeoù le malheureux Céyx s’est arrêté (et son regard semble chercherencore les traces de l’ombre). Ah ! c’était là ce que meprésageaient mes craintes, ma douleur, lorsque je te conjurais dene pas me quitter, de ne pas te confier à la fureur des vents.Pourquoi, devant périr, avec toi refusas-tu de me conduire !Il m’eût été plus doux de te suivre, de ne passer aucun instant dema vie séparée de toi. La mort même n’eût pu nous désunir.Maintenant, absente du naufrage, avec toi j’y péris ; je rouledans les flots qui t’ont englouti, et sans me posséder, la mer m’areçue dans son sein. Ah ! que mon cœur soit plus cruel que lesgouffres de l’onde, si je consens à prolonger mes jours, si jecherche même à combattre ma douleur ! Mais je ne la combattraipoint. Époux infortuné ! je ne t’abandonnerai pas. Maintenantdu moins, je puis t’accompagner ; et si nos ossements ne sontpas rejoints dans le même tombeau, du moins nos noms s’y toucherontà jamais réunis. »

La douleur ne lui permet pas d’en diredavantage. Sa voix s’étouffe dans les sanglots, et de son cœuroppressé sortent de longs gémissements.

Le jour luit. Elle sort du palais, elle courtau rivage, elle revoit l’endroit fatal où s’embarqua Céyx. Elles’arrête :

« C’est ici, dit-elle, que j’ai reçu sesembrassements et son dernier baiser ! »

Et tandis que son âme est occupée du souvenirde ces tristes adieux, tandis que sur la mer elle promène un regardinquiet, elle aperçoit dans le lointain, flottant sur l’onde, unobjet inconnu qui semble un cadavre glacé. Elle ne peut d’aborddistinguer ce qu’il est. Mais les flots l’approchant davantage, etquoiqu’il soit encore éloigné, elle reconnaît le corps d’unmalheureux qui a péri dans le naufrage. Elle donne des larmes à sontriste destin.

« Ô qui que tu sois, dit-elle, que je teplains ! et que je plains ton épouse, s’il te reste uneépouse ! »

Cependant ce corps flotte plus près du rivage.Plus elle regarde, plus ses sens sont émus. Il approche ; déjàelle peut reconnaître ses traits. Elle regarde… C’était sonépoux :

« C’est lui-même !s’écrie-t-elle. »

Et déchirant son visage et sa robe, arrachantses cheveux, tendant ses mains tremblantes :

« Est-ce ainsi, cher époux, est-ce ainsique tu devais m’être rendu ! »

Sur les bords de la mer est une digue, ouvragede l’art, qui brise à ses pieds la première impétuosité des flots,fatigue et rompt leur violence. Elle y vole ; on s’étonneraitqu’elle pût y monter, mais elle vole en effet. De ses ailesnaissantes elle frappait les airs légers ; oiseau plaintif,elle effleurait les vagues, et son bec aigu jetait un cri lugubreet gémissant. Elle vole à son époux ; elle presse, elleembrasse de ses ailes ce corps froid et glacé qu’elle aime, et deson bec cherche et caresse sa bouche. Témoin de ce prodige, lepeuple ignore d’abord si Céyx a senti ses baisers, ou si lemouvement des ondes a soulevé sa tête ; il les avait sentis.Les dieux, touchés de leur malheur, en oiseau changent aussi letendre époux d’Alcyone. Dans leurs nouveaux destins, ils conserventleur premier amour ; ils sont toujours unis. Au milieu del’hiver, pendant sept jours calmes et sereins, l’Alcyon couve lestendres fruits de l’hymen dans des nids suspendus sur les mers.Alors le nautonier ne craint point les tempêtes. Éole enchaîne lesvents, il les retient au fond de leurs cachots, et veut que sespetits-fils puissent éclore sans péril sur des flots unis etpaisibles.

Un vieillard les voyant voler sur les plainesdes mers, applaudit à des amours fidèles conservés si longtemps. Unautre vieillard, si ce n’est le même, dit alors :

« Voyez-vous cet oiseau qui plonge satête dans l’onde ? »

Et il montrait un plongeon aux longs pieds, aulong cou.

« Il sort du sang des rois ; et sivous voulez connaître son origine, il compte pour aïeux Ilus,Assaracus, Ganymède, qui verse aux dieux l’ambroisie ; levieux Laomédon, et Priam, qui a vu les derniers jours de Troie. Ilfut frère d’Hector, et peut-être si dans son printemps il eût pu sedéfendre de son destin funeste, il aurait égalé la gloire d’Hector,quoique d’Hector Hécube fût la mère, et qu’Éaque eût été enfantésecrètement dans les forêts d’Ida, par Alexirhoé, nymphe champêtrequi du Granique avait reçu le jour.

« Ésaque haïssait le tumulte desvilles ; il fuyait des cours la pompe ambitieuse, et seplaisait sur les monts solitaires, dans les champs, séjour dupaisible bonheur. Il se montrait rarement au palais de son père.Mais son cœur n’était point sauvage et inaccessible aux traits del’amour. Il aimait Hespérie, fille du fleuve Cébrène, et lacherchait dans les forêts. Un jour il la rencontre sur les rives duCébrène. Elle séchait au soleil ses longs cheveux épars. La nymphese voit surprise, et fuit, telle qu’une biche effrayée fuit devantle loup ravissant, telle que la canne aquatique devant l’éperviers’éloigne et laisse derrière elle l’étang qu’elle habitait. Lehéros troyen poursuit Hespérie. L’amour le rend plus rapide ;la crainte rend la nymphe plus légère.

« Mais, hélas ! un serpent cachésous l’herbe mord le pied d’Hespérie, et de sa dent aiguë le poisonterrible porte dans ses veines un rapide trépas. En même temps ellecesse de courir et de vivre. Ésaque, au désespoir, et l’appelle etl’embrasse. Il se repent, il se repent de l’avoir poursuivie. –Mais, s’écrie-t-il, pouvais-je prévoir ce malheur ? J’aisouhaité de vaincre, mais non pas à ce prix. Infortunée ! deuxennemis t’ont perdue, le serpent qui te donne la mort, et moi quil’ai causée. Ah ! que je sois plus coupable que lui, sij’hésite encore à venger ton trépas par le mien.’

« Il dit, et d’un rocher dont les flotsont creusé la base, il s’élance dans la mer. Thétis, touchée de sonmalheur, le soutient dans sa chute. D’une aile naissante ileffleure l’onde, et la mort qu’il appelle est refusée à ses vœux.Il s’indigne de conserver une vie odieuse, et voyant que son âmeimpatiente de quitter sa demeure, y est malgré lui retenue, ils’élève d’un vol rapide, et de nouveau s’élance dans les flots. Laplume le soutient. Furieux, il se plonge et se replonge au fond desmers, cherchant le chemin du trépas, qu’il ne trouve jamais.L’amour a causé sa maigreur. Sa jambe est effilée. Sur un long cousa tête s’éloigne de son corps. Il aime l’onde et tire son nom deson empressement à s’y plonger et replonger sans cesse. »

Chant 12

 

Priam pleure la mort d’Ésaque. Il ignore que,sous la forme d’un oiseau, son fils vit encore et vole dans lesairs. Hector et les princes ses frères lui élèvent un tombeau, quin’a pu recevoir sa cendre, où son nom seul est gravé. On ne voitpoint Pâris à cette pompe funèbre. Il allait bientôt ramener àTroie l’épouse de Ménélas, par lui ravie, et avec elle une guerrelongue et sanglante : mille vaisseaux, toutes les forces de laGrèce conjurée suivaient le ravisseur ; et la vengeance eûtété rapide, si le tumulte des vents n’eût rendu les flots ennemis,et retenu tous les Grecs dans l’Aulide.

Suivant l’usage antique, les Grecs préparaientun sacrifice à Jupiter. À peine la flamme brillait-elle surl’autel, ils voient sur un platane voisin, ramper, monter unserpent tortueux. Au sommet de l’arbre est un nid, qui recèle huitoiseaux qu’un léger duvet couvre à peine encore. Le serpent lessaisit ; il saisit aussi la mère, qui, pour les défendre,volait autour du nid éplorée et plaintive ; et il lesengloutît dans son avide sein.

Témoins de ce prodige, tous les Grecs ontfrémi. Mais le fils de Thestor, de l’avenir interprète fidèle,Calchas, s’écrie :

« Nous triompherons ! descendantsdes Pélasges, réjouissez-vous ! Ilion tombera, mais le termede nos travaux est encore éloigné. Neuf ans de guerre nous sontprédits par ces neuf oiseaux que le serpent a dévorés. »

Il dit ; et soudain le serpent qui rampesur le tronc du platane, se durcit en marbre, et le marbre conservela forme du serpent.

Cependant le violent Nérée domine encore surles mers d’Aonie. Il retient les Grecs impatients dans les ports del’Aulide. On croit que Neptune protège Troie, et veut sauver lesmurs qu’il a bâtis ; mais Calchas ne le croit pas. Il sait, ildéclare que, par le sang d’Iphigénie, le courroux de Diane doitêtre apaisé. L’intérêt de tous triomphe enfin de la tendressepaternelle, et, dans Agamemnon, le roi l’emporte sur le père. Prêtsà verser son sang, les sacrificateurs pleurent et frémissent ;la déesse est désarmée. Un nuage épaisse se répand autour del’autel ; au milieu du sacrifice, des chants et des prières,Iphigénie est enlevée ; et, à sa place, Diane substitue unebiche.

Ainsi la déesse est apaisée par une victimeplus digne d’elle. Sa colère et celle des flots cessent en mêmetemps. Soudain mille voiles s’enflent sous des vents favorables, etles Grecs, après de longs travaux, touchent enfin aux rivages deTroie.

Entre le ciel et la terre, et le vaste océan,s’élève un antique palais, au milieu de l’univers, aux confins destrois mondes. Là, dans les régions les plus lointaines, l’œil peuttout découvrir. Là l’oreille peut entendre la voix de tous leshumains : c’est le séjour de la Renommée ; incessammentelle veille sur la plus haute tour de ce palais, dont nulle portene ferme l’entrée. On y voit mille portiques jour et nuit ouverts,et le toit qui le couvre par mille issues laisse passer le jour.Ses murs sont un airain sonore qui frémit au moindre son, le répèteet le répète encore. Le repos est banni de ce palais ; on n’yconnaît point le silence. Ce ne sont point cependant des cris, maisles murmures confus de plusieurs voix légères, pareils auxfrémissements lointains de la mer mugissante ; pareils auroulement sourd qui, dans les noires nuées de la tempête, lorsqueJupiter les agite et les presse, prolonge les derniers éclats de lafoudre mourante. Une foule empressée sans cesse assiège cesportiques, sans cesse va, revient, semant mille rumeurs, amasconfus de confuses paroles, mélange obscur du mensonge et de lavérité. Les uns prêtent une oreille attentive à ces récitsfrivoles ; les autres les répandent ailleurs. Chacun ajoute àce qu’il vient d’entendre, et le faux croît toujours. La résidentla Crédulité facile et l’Erreur téméraire, la vaine Joie, laCrainte au front consterné, la Sédition en ses fureurs soudaine, etles Bruits vagues qui naissent des rapports incertains. De là, laRenommée voit tout ce qui se passe dans le ciel, sur la terre, etsur l’onde, et ses regards curieux embrassent l’univers.

Elle avait publié le départ de l’arméeredoutable qui menaçait les remparts d’Ilion. Les Troyens ne sontpoint surpris sans défense. Ils s’opposent à la descente des Grecs,ils défendent leurs rivages. Protésilas, tu tombes le premier sousla lance d’Hector. D’autres exploits, funestes aux guerriers de laGrèce, signalent la valeur encore inconnue de ce héros. Les Troyensapprennent aussi à connaître, par les leurs qui succombent, lecourage des guerriers qu’ils ont à combattre. Déjà le promontoirede Sigée est rougi du sang des deux partis. Déjà Cycnus, fils deNeptune, a terrassé mille ennemis. Debout sur son char, déjà lefier Achille combat et renverse avec sa lance des bataillonsentiers. Dans la mêlée, c’est Hector ou Cycnus qu’il cherche etqu’il appelle. Il rencontre Cycnus ; le destin lui réservaitHector pour la dixième année. Il excite ses coursiers, il les animepar sa voix, pousse son char contre le Troyen, et dans ses mainsterribles agitant ses redoutables traits :

« Qui que tu sois, dit-il, jeuneguerrier, emporte dans la nuit du trépas la consolation de tombersous les coups d’Achille. »

Soudain un pesant javelot a suivi saparole ; mais, quoique avec force, avec adresse lancé, ilatteint Cycnus sans le blesser, et le fer aigu s’émousse sur sonsein. Achille est étonné :

« Fils d’une déesse (car ta renommée tefait assez connaître), ne sois plus surpris, s’écrie le hérostroyen, si je suis sans blessure. Ce casque aux crins flottants, etce bouclier dont mon bras est chargé, ne me sont d’aucun secours.Ils servent à me parer, et non à me défendre. Si je les quittais,je n’en serais pas moins invulnérable. Fils d’une néréide, tu peuxvanter ta superbe origine : moi, je dois le jour au dieupuissant qui commande à Nérée, à ses filles, et qui règne sur levaste Océan. »

Il dit, et lance contre Achille un javelot quiperce l’airain de son bouclier, pénètre jusqu’au neuvième cuir, ets’arrête au dixième. Le héros, indigné, l’arrache, et d’un brasnerveux fait voler contre Cycnus un second trait plus fort et plusterrible ; mais, en atteignant Cycnus, le trait s’émousse ettombe sans le blesser. Achille porte alors sa lance contre leTroyen : mais sa lance est impuissante, quoique Cycnus enreçoive l’atteinte, en écartant à dessein son bouclier.

Achille est furieux. Tel, dans les jeux ducirque, s’irrite un taureau, lorsqu’il s’élance, plonge sa corneterrible dans la pourpre à ses yeux agitée, et reconnaît qu’il n’aporté que de vaines blessures. Le héros doute si sa lance dégarniedu fer a trompé l’effort de son bras ; le fer tient à lalance :

« C’est donc mon bras qui est affaibli,s’écrie-t-il, puisqu’il ne peut contre un ce qu’il a pu surmille ! Certes, il eut plus de vigueur lorsque le premier jerenversai les remparts de Lyrnèse ; lorsque je remplis decarnage Ténédos et Thèbes, où régna Éétion ; lorsque les flotsdu Caïque furent rougis du sang des peuples qui demeuraient sur sesbords ; lorsque enfin Télèphe deux fois éprouva cettelance ! Mais que dis-je ? tous ces Troyens que je voisétendus sur le rivage sont tombés sous mes coups ; ilsattestent ce qu’a pu cette main, ce qu’elle peut encore. »

Il dit, et, comme s’il eût douté de sespremiers exploits, il dirige sa lance contre Ménétès, soldat nédans la Lycie ; du même coup perce sa cuirasse et son cœur.Ménétès tombe et roule mourant sur l’arène sanglante. Achilleretire sa lance, et s’écrie :

« Voilà la main, voilà le fer aveclesquels je viens de vaincre. Employons-les contre mon superbeennemi ; et que les dieux m’accordent le mêmesuccès ! »

Il dit, et tourne contre Cycnus sa lanceinévitable ; il l’atteint à l’épaule gauche ; le fer yretentit repoussé comme par un mur d’airain, comme par un rocher.Cependant Achille voit sur la cuirasse du Troyen quelques traces desang ; il s’en réjouit en vain : Cycnus n’est pointblessé. C’est le sang de Ménétès qui rougit son armure.

Transporté de fureur, Achille s’élance de sonchar ; et l’épée à la main il vole au Troyen, qui l’attendavec une assurance tranquille. Il perce son bouclier, il fend soncasque et sa cuirasse ; mais le fer retentit sur son corps, ets’émousse sans l’entamer. Achille ne se possède plus. Trois etquatre fois de son bouclier pesant il le frappe au visage. Cycnusrecule, Achille le presse, et le trouble, et l’accable ; ill’étourdit et le frappe sans relâche. La terreur le saisit ;il voit devant ses yeux égarés des ténèbres flottantes. Il portaiten arrière ses pas, son pied rencontre une pierre ennemie, ilchancelle, il tombe avec violence. Achille fond sur lui. Il lepresse de tout le poids de son vaste bouclier ; de son genounerveux il comprime son sein ; les courroies de son casque, illes enlace à sa gorge fortement étreinte, et Cycnus perd en mêmetemps et l’haleine et la vie. Achille allait enlever au vaincu sonarmure ; mais il ne voit plus qu’elle. Le dieu des mers venaitde changer Cycnus en cet oiseau blanc qui conserve son nom.

Ces premiers travaux et ces premiers combatsamènent une trêve de plusieurs jours. La guerre a suspendu sesfureurs ; et, tandis que les Troyens veillent sur leursremparts, et les Grecs dans leurs retranchements, le vainqueur deCycnus veut célébrer son triomphe, et sacrifie une génisse àPallas. La flamme sacrée dévore les entrailles de la victime ;la fumée du sacrifice, accepté par les dieux, s’élève jusqu’auxastres : c’est la part des immortels ; le reste est servisur la table d’Achille.

Les rois grecs y prennent place. Ils senourrissent des chairs rôties de la victime. Le vin étanche leursoif et chasse leurs soucis. Ni la lyre, ni les vers, ni la flûte,ne charment leurs loisirs ; mais c’est en discourant qu’ilsprolongent la nuit. Les combats sont le sujet de leurs entretiens.Ils racontent leurs exploits, ceux de leurs ennemis. Ils aiment àdire les dangers par eux cherchés et surmontés : car sur quelautre objet pourrait parler Achille et de quel autre objetpourrait-on entretenir Achille ?

Son combat avec Cycnus est le plus long sujetde leurs longs entretiens. Chacun s’étonne comment, impénétrable àtous les traits, le corps du Troyen pouvait, repoussant les plusrudes atteintes, émousser le fer le plus tranchant. C’est ce queles Grecs admiraient, ce qu’Achille lui-même ne pouvaitconcevoir.

Mais Nestor prenant la parole :

« Cycnus, dit-il, est le seul mortel devotre âge que vous ayez vu braver le fer, et le seul à tous lescoups invulnérable. Ce prodige n’est pas nouveau pour moi. Dans monprintemps, j ai vu Cénée recevoir sur son corps mille traits sansen être blessé. Perrhèbe le vit naître, il remplit l’Othrys de sesexploits ; mais ce qui dans Cénée était plus étonnant encore,Cénée était né fille. »

Surpris de la nouveauté de ce prodige, tousles convives demandent à Nestor qu’il en contel’histoire :

« Parlez, dit Achille, parlez, éloquentvieillard, oracle de notre âge. Chacun de nous a le même désir devous entendre. Dites ce qu’était Cénée, comment son sexe futchangé, dans quels combats, par quels exploits il se fit connaîtreà vous, et quel fut son vainqueur, si toutefois il put avoir unvainqueur ? »

« Quoique, reprend Nestor, la vieillessepesante ait émoussé mes sens, quoique j’aie oublié beaucoup defaits mémorables dont mon jeune âge fut témoin, j’en ai cependantretenu un plus grand nombre ; mais de tous ceux que j’ai vus,soit dans la paix, soit dans la guerre, aucun n’est plus présent àma mémoire que celui dont vous allez entendre le récit. Ma longuevie m’a rendu spectateur de mille événements. J’ai vu deux centshivers, et maintenant le troisième âge commence pour moi.

« Cénis, fille d’Élatus, célèbre par sescharmes était la plus belle des vierges de Thessalie. Elle fut envain recherchée par les princes les plus riches des villesvoisines, et des villes de vos états, Achille, car elle y pritnaissance. Pélée peut-être eût aussi désiré sa main ; maisThétis votre mère était déjà donnée ou promise à ses vœux. Cénisfuyait l’hymen. Un jour qu’elle errait solitaire sur le rivage desmers, le dieu qui en tient l’empire triompha de sa pudeur. C’est dumoins ce que publiait la Renommée. Pour prix de savictoire :

– Tu peux, dit Neptune, former dessouhaits ; ne crains point un refus, parle, ils serontaccomplis.’

« C’est aussi ce que la Renomméepubliait.

– Mon affront, répond-elle, me fait former cetunique vœu, de ne pouvoir plus désormais en souffrir de pareils.Que je ne sois plus femme et tu m’auras tout accordé !’

Cénis a prononcé d’un ton plus mâle lesderniers de ces mots. Sa voix pourrait passer pour celle d’unhomme : elle est homme en effet. Déjà le dieu des mers avaitexaucé sa prière, et, par un nouveau don, il veut que le corps deCénis soit impénétrable et ne puisse succomber sous le fer. Heureuxde son nouveau destin, Cénis parcourt les champs du Pénée, et ne selivre qu’à de nobles travaux.

« Le fils de l’audacieux Ixion venaitd’épouser Hippodamie. Les centaures cruels, enfants de la nue,invités au festin, avaient pris place, suivant leur rang, à latable dressée dans un antre spacieux, environné d’arbres touffus.Les rois de Thessalie étaient présents, et moi-même avec eux. L’airretentissait au loin des cris confus inspirés par la joie. Onchantait l’hyménée, et les feux sacrés brûlaient dans leparvis.

« Hippodamie paraît, brillante de sabeauté et de l’éclat de ses atours. Un cortège nombreux de jeunesmères et de matrones la suit. Nous félicitons Pirithoüs, nouscélébrons le bonheur qui l’attend ; et ce doux présage sembleau moment même démenti. Le plus sauvage des sauvages enfants de lanue, Eurytus, échauffé par le vin, s’enflamme encore à la vued’Hippodamie, et d’une double ivresse éprouve les transports.

« Soudain les tables sont renversées, ledésordre est extrême. Le violent Eurytus saisit aux cheveux labelle Hippodamie. En même temps les centaures enlèvent les femmesque le choix ou le hasard fait tomber sous leurs mains. C’est ledésordre d’une ville prise d’assaut. L’antre profond retentit decris déchirants. Nous nous levons, et Thésée le premiers’écrie : – Eurytus, quelle est ta fureur insensée ! Jevis, je suis présent, et tu oses outrager Pirithoüs ! Nesais-tu pas que l’offenser, c’est m’offenser moi-même !’

« Le héros n’a point ainsi parlé en vain.Il s’élance, il écarte tout ce qui s’offre à son passage, ilarrache Hippodamie aux ravisseurs furieux. Eurytus se tait. Etcomment pourrait-il par de vains discours justifier soncrime ? Mais il lève sa main audacieuse sur le vengeur dePirithoüs ; il le menace au visage, et le frappe à lapoitrine.

« Près de là était un vase antique,énorme, dont diverses figures ornaient les contours. Malgré sonpoids, le puissant fils d’Égée le saisit et le lance à la tête deson ennemi. Eurytus tombe, roule et se débat sur l’arène, vomissantà la fois par sa bouche, sa cervelle et des flots de sang et devin. Irrités du meurtre de leur frère : – Aux armes !s’écrient les centaures, aux armes !’ Le vin échauffait leurcourage. Leurs premières armes sont les coupes fragiles et lesvases du festin, qui, destinés à de plus doux emplois, volent detoutes parts soudainement changés en instruments de guerre et decarnage.

« Le fils d’Ophion, Amycus, ose lepremier dépouiller l’autel domestique de ses dons. Il saisit uncandélabre où pendent plusieurs lampes allumées ; il l’élèveen l’air, comme la hache des sacrifices prête à tomber entre lescornes d’un taureau, et frappe au front le Lapithe Céladon. Ses osbrisés s’enfoncent dans sa tête. Ses yeux sortent sanglants de leurorbite ; son nez repoussé descend dans son palais, et safigure n’a plus rien qu’on puisse reconnaître. Pelatès, qui naquità Pella, arrache le support d’une table, en frappe encore Céladon,le terrasse, et plonge son menton dans son sein. Le Lapithe vomitses dents mêlées dans des flots d’un sang noir, et, par une doubleblessure, descend dans les enfers.

« Grynée, placé près de l’autel oùl’encens fume encore, et tournant sur lui des regardsfurieux : – Pourquoi, s’écrie-t-il, craindrais-je d’employerces armes !’ Et soudain il soulève dans ses bras l’autel oùbrûlent les feux sacrés, et le lance au milieu des Lapithes. Cetteénorme masse tombe, écrase Brotéas et Orios, fils de la nympheMycalé, dont les charmes puissants forçaient, disait-on, la lune àdescendre du ciel. – Qu’une arme s’offre à mes regards, crieExadius, et ton crime aura son châtiment.’ Il dit, et des branchesd’un pin, il arrache un bois de cerf voué à Diane. Il enfonce cedouble dard dans les yeux du centaure. L’un de ces yeux s’attacheau trait qui l’a percé ; l’autre roule sur le visage, et lesang figé le retient dans la barbe.

« Rhœtus enlève de l’autel le tisonsacré, qui brûle encore, atteint Charaxus, et brise sa tempedroite, que protège en vain sa blonde chevelure. Sa chevelures’enflamme, pareille aux chaumes embrasés. Le sang qui sort de sablessure, pénétré par les feux dévorants, bouillonne avec un bruitterrible, tel que le fer étincelant, saisi dans les brasiers d’uneforge, avec des tenailles recourbées, plongé dans l’eau, siffle etfait autour de lui frémir l’onde fumante. Cependant Charaxus éteintla flamme avide qui dévore ses cheveux épais ; il élève de laterre, il charge sur ses épaules le seuil d’une porte qui eût faitgémir l’essieu d’un char sous son poids. Mais cette massel’accable ; il ne peut la lancer sur son ennemi ; elleretombe et écrase Cométès, son compagnon, placé trop près delui.

« Rhœtus fait éclater sa joie : –Puissent les tiens, dit-il, contre nous déployer la même force, etse signaler par de mêmes exploits !’ À ces mots, il lui faitavec le tison fumant une seconde blessure. Il le frappe, il lerefrappe encore, et fracasse son crâne, dont les débris se fixentdans son cerveau.

« Vainqueur, il attaque Evagrus, etCorythus, et Dryas. Corythus, dont un léger duvet ombrage à peinele menton, expire le premier sous ses coups. – Quelle gloire terevient de la mort d’un enfant ?’ s’écrie Evagrus. Il achevaitces mots, Rhœtus enfonce le tison brûlant dans sa bouche, et laflamme l’étouffe et consume son sein. Il te poursuit aussi,impétueux Dryas, et fait devant toi tournoyer ses homicides feux.Mais trop fier de ses premiers succès, son orgueil l’abuse. Tu leperces de ton épieu à l’endroit où la tête se joint à l’épaule. Ilgémit, il arrache avec effort le bois de sa blessure, et fuitlaissant sa trace teinte de son sang.

« On voit fuir en même temps Ornéus etLycabas, et Médon blessé à l’épaule droite, et Pisénor et Thaumas,et Merméros, naguère vainqueur à la course de tous ses compagnons,mais qui, blessé dans le combat, s’éloigne d’un pas lent et tardif.Avec eux fuyaient aussi Pholus, Mélaneus, Abas, chasseur redoutableaux sangliers, et le devin Astylos, qui vainement avait vouludétourner les centaures de ce combat, dont d’avance il connaissaitl’issue. Nessus, effrayé, s’éloignait des dangers : – Arrête,et ne fuis point, lui dit Astylos ; le destin te réserve pourles flèches d’Alcide !’

« Mais Eurynomus, Lycidas, Aréos, Imbreusn’évitent point la mort. Ils osent attendre Dryas, et tombent sousses coups. Et toi, Crénéus, tu fuyais, il t’atteint ; tu veuxregarder en arrière, et le fer pénètre dans ton front, entre lesyeux, et les couvre des ombres du trépas.

« Au milieu de ce tumulte affreux, plongépar le vin dans un sommeil léthargique, Aphidas est étendu sur lapeau d’un ours que l’Ossa vit croître dans ses forêts ; iltient d’une main tremblante une coupe à demi répandue. Phorbas levoit agiter cette arme inutile, et secouant son javelot : –Va, dit-il, aux ondes du Styx mêler le vin que tu as bu.

« Il parle et lance son javelot. Le ferdont il est armé atteint à la gorge Aphidas sur le dos renversé. Ilne sent point le coup mortel qui le frappe. Son sang coule à grandsflots sur sa couche, et rejaillit dans la coupe qu’il tient.

« Je vis Pétréus s’efforcer d’arracher deterre un chêne chargé de tous ses glands. Tandis qu’il l’embrasse,le secoue, et l’ébranle, la lance de Pirithoüs l’atteint dans lesflancs, le perce d’outre en outre, et le cloue à l’arbre qu’ilvoulait arracher. On dit aussi que Pirithoüs triompha de Lycus, queChromis tomba sous ses coups. Mais leur trépas lui valut moins degloire que la défaite de Dictys et d’Hélops. Hélops est atteint àla tempe droite d’un javelot qui pénètre à travers ses oreilles.Dictys fuyait tremblant devant le fils d’Ixion qui le presse. Duhaut d’un roc escarpé il tombe, se précipite, brise du poids de soncorps le tronc d’un orme, et laisse ses entrailles éparses sur sesvastes débris.

« Apharée accourt pour le venger. Ildétache du rocher une masse énorme, et veut, avec effort, la lancercontre le héros. Thésée le prévient, fracasse avec sa massue les osgigantesques de son bras, et n’a pas le temps, ou, le voyant horsde combat, dédaigne de lui donner la mort. Le héros saute sur lacroupe du puissant Bienor, centaure qui jusque-là n’avait porté quelui-même. D’un genou nerveux, il presse ses flancs ; de samain gauche il saisit sa chevelure flottante ; il le frappe àla tête des nœuds de sa massue et brise son front menaçant. Aveccette arme terrible, il abat encore Nédymnus, et Lycopès adroit àlancer un javelot, et Hippasos dont la barbe épaisse descend surson sein, et Riphée qui surpasse en hauteur les arbres des forêts,et Térée qui aimait à prendre des ours sur les monts de Thessalie,qui les chargeait sur ses épaules, et les portait vivants etgrondants dans l’antre qu’il habitait.

« Démoléon, que ces exploits indignent,prétend en arrêter le cours. Il réunit tous ses efforts pourdéraciner un pin altier qu’un siècle affermissait sur sa base. Nepouvant l’arracher, il le rompt et le lance à la tête du héros.Cette masse l’eût écrasé, mais il se détourne et l’évite, inspirépar Pallas : c’est du moins ce qu’il voulait faire croirelui-même. Cependant le coup ne fut pas vain. Il atteint le superbeCrantor, et rompt son sein, son épaule, et ses flancs.

« Achille, ce Crantor fut l’écuyer devotre illustre père. Le roi des Dolopes, Amyntor, vaincu par Pélée,le lui donna pour gage de la paix et de la foi jurée. Pélée le voitétendu et déchiré d’une triple blessure. – Cher Crantor,s’écrie-t-il, reçois la victime que je vais immoler à tes mânessanglants.’

« Il dit, et d’un bras nerveux que lavengeance anime, il lance à Démoléon un javelot qui s’enfonce dansses os et frémit dans ses flancs. Le bois est arraché avec effortpar le centaure, mais le fer reste engagé dans son sein. La douleuraccroît sa rage. Malgré sa blessure, il se cabre contre son ennemi,l’attaque, et le frappe de la corne de ses pieds. Sous ses coupsredoublés le casque et le bouclier retentissent. Le héros sedéfend ; il se couvre de son bouclier. Il soutient les assautsdu monstre, et du même dard perce le double sein de l’homme et ducheval.

« Déjà Pélée avait vaincu Phlégréos etHylès. Iphinoüs et Clanis étaient tombés sous ses coups. Dorylas,qui, d’une peau de loup couvrant sa tête horrible, avait armé sesmains de deux cornes de bœuf, double dard abreuvé du sang desLapithes, expira aussi sous les traits du héros : – Vois,disais-je au centaure, combien tes armes sont moins sûres que lefer !’ et je lui lance mon javelot. Ne pouvant l’éviter, ilveut couvrir son front, et sa main à son front est clouée. Ons’écrie. Placé plus près que moi du monstre, Pélée, qui le voit àlui-même attaché, déjà vaincu par sa blessure, plonge son glaivedans ses flancs. Le centaure se cabre ; lui-même arrache sesentrailles, les traîne à terre, les foule sous ses pieds, dansleurs nœuds engage ses jarrets, et tombe et roule expirant surl’arène.

« Ta beauté, si toutefois ta forme peutmériter ce nom, ne te sauve point, jeune Cyllare, au milieu de cetumulte affreux. Un blond duvet commence à briller sur ton menton.L’or de tes blonds cheveux sur ton cou se déroule flottant. Lafraîcheur de ton teint montre un heureux mélange et de force et degrâce. Ta tête, tes bras, tes mains, ton buste entier, semblentêtre l’ouvrage d’un habile artiste. Tout ce qui est homme en toiest parfait ; tout ce qui tient du coursier n’est pas moinsadmirable. Si l’on te donne la tête et le cou du cheval, tuégaleras en beauté le coursier de Castor. Ta croupe est élégante,ton poitrail noble et relevé ; ton poil a le noir luisant dujais ; ta queue et tes jambes sont d’une blancheuréclatante.

« Parmi les filles des centaures, milleavaient voulu lui plaire. Mais la seule Hylonomé obtint de lui untendre retour. De toutes ses compagnes, hôtesses des forêts, elleest la plus aimable. Son amour, ses serments, ses caresses, ontsubjugué Cyllare. Elle est aussi belle que lui. L’ivoire lisse sescheveux légers ; elle y place le romarin, ou la violette, oules roses ; quelquefois des lis blancs les couronnent. Chaquejour, dans l’onde pure d’une fontaine qui rafraîchit les bois dePagasa, deux fois elle plonge sa tête, deux fois elle baigne soncorps. Une riche fourrure s’attache avec grâce sur son épaule, oudescend à gauche sur son sein. Une tendresse égale unit les deuxamants ; ils errent côte à côte sur les montagnes ; lanuit, le même antre les réunit. Ils étaient venus ensemble aufestin des Lapithes, et côte à côte ils combattaient tous deux.

« Un trait part à leur gauche ; onignore qui l’a lancé. Il s’y enfonce au-dessous du sein deCyllare ; il effleure son cœur : à peine est-il retiré,son cœur et son corps sont glacés par le froid du trépas. Hylonoméle reçoit mourant dans ses bras. Elle étend sa main sur sa blessureet cherche à la fermer ; elle joint sa bouche à sa bouche, etveut retenir son âme fugitive. Il expire : soudain elleremplit l’air de ses plaintes douloureuses, que les cris descombattants empêchent d’arriver jusqu’à moi. Elle incline son seinsur le fer qui vient de percer Cyllare, et tombe et meurt enembrassant son époux.

« Je crois voir encore devant mes yeuxl’effroyable Phacocomès, qui, de la dépouille de six lions, couvreen lui les flancs de l’homme et du cheval. Il lance un arbre quequatre bœufs attelés sous le joug auraient peine à mouvoir. Ilatteint à la tête Thectaphos, fils d’Olénos. Sa tête est fracassée.Sa cervelle s’échappe par ses yeux, par son nez, par ses oreilles.Tel entre des joncs passe et sort un laitage pressé. Telle àtravers les trous d’un crible, coule et s’exprime une épaisseliqueur.

« Tandis que le centaure s’apprête àdépouiller de ses armes son ennemi, j’accours. Pélée en fut témoin,et je plonge mon épée dans ses flancs. Chthonius et Télébousexpirent aussi sous mes coups. Chthonius était armé d’un boisfourchu ; Télébous portait un javelot dont il me blessa.Voyez : la cicatrice antique paraît encore. C’est alors qu’oneût dû m’envoyer au siège de Pergame. Alors j’aurais pu retarderles triomphes du grand Hector, et le vaincre peut-être. Mais, en cetemps, Hector n’était point encore ou n’était qu’un enfant ;et maintenant la vieillesse ennemie trahit mon courage.

« Vous parlerai-je de Périphas, vainqueurde Pyraethus à double forme ? Dirai-je Ampyx, qui, d’une lancesans fer, perce l’affreux visage de Échélus dressé sur sesquatre ; et Macarée du Péléthronium, qui, brandissant unlevier pesant, frappe et renverse le lapithe Erigdupus ? Je mesouviens que Nestor enfonça son javelot dans les flancs de Cymélus.Ne croyez pas que le fils d’Ampyx, Mopsus, ne se montre habile qu’àprédire l’avenir. Le centaure Hoditès, atteint par ses flèchesrapides, veut en vain s’écrier : un dard attache sa langue àson menton, et son menton à sa poitrine.

« Cénée seul avait fait descendre auxenfers cinq des enfants de la nue, Styphélus, Bromus, Antimaque,Élymus, et Piractès, dont une hache armait les mains. J’ai oubliéquelles furent leurs blessures ; il n’est resté dans mamémoire que le nombre des vaincus et les noms qu’ils portaient.

« Le plus grand et le plus fort descentaures, Latrée, accourt, fier de porter la dépouille del’émathien Halétus, qui tomba sous ses coups. Il n’est plus jeuneet n’est pas vieux encore. Ses cheveux commencent à blanchir. Ilporte un bouclier, un casque, une longue pique, comme les guerriersmacédoniens, et promenant ses regards sur l’une et l’autre troupesdes combattants, il agite ses armes, décrit un vaste cercle encaracolant, et, fier, impétueux, prononce ces mots-y qui se perdentdans le vague des airs :

« Eh quoi ! Cénis, souffrirais-jeque tu combattes encore ! car à mes yeux, Cénis, tu serastoujours une femme. As-tu donc oublié ton origine ? Ne tesouvient-il plus comment d’un autre sexe tu reçus l’apparencetrompeuse, et de quelle injure ce don fut le prix ? Songe quetu naquis femme, songe à ton affront. Retourne à ta quenouille,reprends tes fuseaux, tords le fil entre tes doigts, et laisse auxhommes les combats et les dangers. »

« À peine il achevait ce superbediscours, Cénée lance son javelot, qui l’atteint à l’endroit où,cessant d’être homme, il commence à devenir cheval. La douleur lerend furieux. De sa longue pique, il frappe et refrappe la tête nuede son jeune ennemi ; mais la pique rejaillit comme la grêlequi bat le toit d’une maison, comme la pierre légère qui bondit surun tambour. Le centaure l’attaque de plus près. Il veut dans sesflancs enfoncer son épée, mais ses flancs sont impénétrables :– Et néanmoins, s’écrie-t-il, tu n’échapperas pas. Si la pointe dufer est émoussée, son tranchant va t’immoler.’

« Il dit, présente de côté le glaive,mesure de son large tranchant les flancs de Cénée, il frappe, etses coups semblent retentir sur le marbre ou l’airain : sonfer se brise et vole en éclats.

« Après avoir ainsi, pendant quelquetemps, offert son corps invulnérable aux terribles armes ducentaure étonné : – Voyons, dit enfin Cénée, si contre toi monglaive aura plus de vertu.’ Soudain il le plonge tout entier dansles flancs de Latrée ; il le tourne, le retourne, et dans lablessure même il fait d’autres blessures,

« Les centaures furieux, poussantd’horribles cris, se réunissent tous contre un seul ennemi. Ilslancent mille dards qui sifflent, frappent Cénée, s’émoussent, etretombent. Cénée n’est blessé d’aucun trait, aucun trait n’estrougi de son sang. Ce nouveau prodige étonne les centaures : –Ô honte ! s’écrie Monychus, un peuple entier est vaincu par unseul homme qui mérite à peine ce nom. Que dis-je ? il esthomme par son courage, et ce qu’il fut autrefois, nous le sommesaujourd’hui. De quoi nous servent nos vastes corps et notre doubleforce ? de quoi nous sert que la nature ait réuni dans nousles deux êtres les plus puissants ? Faudra-t-il nous croireencore nés d’une déesse, et fils d’Ixion, qui jusqu’à Junon mêmeosa porter ses téméraires vœux ? Nous sommes vaincus par unennemi moitié homme et moitié femme ! Faites rouler sur luides rochers, des arbres, des montagnes ! Ensevelissez-levivant sous l’immense dépouille des forêts ! Que cette massele presse, l’étouffe, et lui tienne lieu des blessures qu’il nepeut recevoir ! ‘

« Il dit, et soulevant avec violence unarbre que l’impétueux Auster avait déraciné, il le lance à sonennemi. Son exemple est suivi. En peu de temps, l’Othrys estdépouillé de sa forêt ; le Pélion n’a plus d’ombre. Cénéeenseveli, haletant sous ces vastes débris, soulève sur ses épaulesle faix qui l’accable. Mais les arbres s’amoncelant au-dessus de sabouche, au-dessus de sa tête, l’air qu’il respirait cesse desoutenir ses forces. Il est près de succomber. Il fait encore devains efforts pour se dégager, pour renverser la forêt souslaquelle il gémit, et parfois il l’agite, il la soulèveencore : tel on voit l’Ida s’ébranler par de sourdstremblements.

« Le doute environne le destin de Cénée.On croit qu’étouffé sous les dépouilles de l’Othrys et du Pélion,il est descendu dans le sombre Tartare. Mais le fils d’Ampyx, ledevin Mopsus, est d’un avis contraire. Il a vu sortir du milieu destroncs entassés sur le héros, un oiseau revêtu d’un plumage fauveet qui s’est élevé dans les airs. Moi-même aussi j’ai vu cet oiseaumerveilleux pour la première et la dernière fois. Mopsus, qui suitdes yeux, du cœur, et de la voix, son vol léger autour de notretroupe, et qui l’entend jeter de grands cris : – Je te salue,dit-il, ô toi, honneur du nom lapithe, Cénée, homme unique entretous les hommes, et maintenant unique entre tous lesoiseaux !’ Ce prodige est cru sur la foi de Mopsus. Cependantla douleur de sa perte irrite encore notre colère. Nous nousindignons, d’avoir vu contre un seul s’armer tant d’ennemis ;et nos glaives ne cessent de s’abreuver de sang et de carnage,qu’après que la plupart des centaures sont tombés sous nos coups,ou que la fuite et la nuit ont dérobé le reste à lamort. »

Tlépolème a écouté le récit de ce combat, oùle vieux roi de Pylos n’a oublié que les exploits du grand Alcide.Il ne peut taire le chagrin qu’il éprouve :

« Sage vieillard, dit-il, je m’étonne quevous n’ayez rien dit d’Hercule, qui m’a donné le jour, et de lagloire qu’il acquit dans ce combat mémorable. Il m’a souvent contéque la défaite des centaures fut due à son courage. »

Nestor soupirant à ces mots :

« Pourquoi, dit-il, me contraindre àretrouver le souvenir de mes malheurs, à réveiller dans mon cœurdes chagrins assoupis par les ans ; à déclarer ma haine pourvotre père, et les outrages qu’il m’a faits ? Il est tropvrai, grands dieux ! que ses exploits s’élèvent au-dessus dela foi des mortels, qu’il a rempli l’univers de son nom. Mais jevoudrais me taire sur sa gloire : car enfin, nous ne louons niDéiphobe, ni Polydamas, ni même le grand Hector : et qui peutvouloir louer son ennemi !

« Hercule renversa jadis les remparts deMessène. Il détruisit Élis et Pylos, qui n’avaient point mérité savengeance. Il porta le fer et la flamme au palais de monpère ; et sans parler de toutes les victimes qu’il immola dansce funeste jour, nous étions douze enfants de Nélée, déjà l’espoiret l’orgueil de la Grèce ; les douze enfants, moi seulexcepté, tombèrent sous ses coups. On peut concevoir qu’ils aientsuccombé sous l’effort de son bras. Mais la mort de Périclymènepeut être un sujet d’étonnement. Neptune, auteur de notre race,avait donné à Péryclimène le pouvoir de prendre, de quitter, dereprendre à volonté les formes qu’il voulait choisir.

« Il avait déjà, sous vingt aspectsdivers, combattu sans succès contre Alcide. Il revêt enfin la formede l’oiseau que chérit Jupiter, et dont les serres sont armées dela foudre. Avec la force de l’aigle, de son bec aigu, de ses ailes,de sa tranchante serre il déchire le visage de son ennemi, et,vainqueur, s’élève dans les airs. Hercule tend son arc trop sûr deses coups. Il l’atteint à l’endroit où l’aile au corps estattachée. La blessure est légère ; mais les nerfs rompus sedétendent ; le mouvement se ralentit ; la force au volnécessaire manque ; les ailes appesanties ne peuvent pluss’étendre sur l’air, ni l’embrasser : il tombe, et le trait, àpeine rougi de sang, pressé par le poids de son corps, s’enfoncedans ses flancs, et ressort par son gosier.

« Maintenant, illustre chef de la flottedes Rhodiens, jugez si je dois vanter les hauts faits de votrepère ! Mais ce n’est qu’en les taisant que je veux venger mesfrères ; et votre amitié, Tlépolème, sera toujours chère àNestor. »

Ainsi parle le sage vieillard. Sa douceéloquence charme les héros. Le vin remplit encore les coupes dufestin, et le reste de la nuit est donné au sommeil.

Cependant le dieu qui de son trident soulèveou modère les flots, gémit sur le sort de Cycnus, son fils, changéen oiseau. Il conserve contre le fier Achille une haine implacable.Déjà, depuis le siège de Troie, un second lustre allaits’accomplir, lorsque Neptune adresse ce discours au dieu qu’onadore à Sminthe :

« Ô toi qui, de tous les fils de monfrère, m’es le plus cher, toi qui élevas avec moi les murs d’Ilion,désormais impuissants, ne gémis-tu pas de voir ces tours prêtes às’écrouler ! ne plains tu pas tant de héros expirés qui n’ontpu les défendre ! et, pour ne pas te les rappeler tous, necrois-tu pas voir l’ombre gémissante d’Hector traîné sous cesremparts ? Et cependant, plus cruel que la guerre même,l’impitoyable Achille, qui détruit notre ouvrage, Achille vitencore ! Qu’il s’offre à moi, et je lui ferai connaître ce quepeut mon trident ! Mais puisqu’il ne nous est pas donné decombattre notre ennemi de près, prends ton arc, atteins-le d’untrait caché qu’il n’aura pas prévu. »

Apollon va remplir le vœu de Neptune. Ilpartage sa haine et, caché dans un nuage, il descend au milieu desbataillons troyens. Il voit Pâris lancer quelques faibles dards, çàet là dans la plaine, contre des Grecs inconnus et sans nom. À sesregards le dieu se fait connaître :

« Pourquoi, dit-il, perdre tes flèchessur des guerriers vulgaires ! S’il te reste quelque amour pourta patrie, tourne-les contre Achille, et venge ainsi tes frèreségorgés ! »

Il dit, et lui montre le fils de Pélée dont lalance renverse et moissonne les Troyens. Il tourne lui-même l’arcdu Phrygien contre le héros, et sa main trop sûre dirige le traitinévitable. Ce fut la seule joie que goûta le vieux Priam depuis lamort d’Hector. Ainsi, vainqueur de tant de héros, Achille, tu périspar la main du lâche ravisseur d’Hélène. Si le destin avait réservéta vie aux armes d’une femme, tu eusses mieux aimé tomber sous lahache d’une Amazone.

Déjà le héros invincible dans les combats, quifut la terreur des Phrygiens, la gloire et le bouclier des Grecs, aété placé sur le bûcher funèbre. Le même dieu qui forgea son armurela consume. Il n’est plus qu’un peu de cendre, et du grand Achilleil reste je ne sais quoi qui ne peut remplir une urne légère. Maisque dis-je ? Achille vit toujours. L’univers tout entier estplein de sa gloire. C’est l’espace qui convient à la renommée deses actions immortelles, et cette partie de lui-même n’est pointdescendue dans les enfers.

Le bouclier d’Achille excitant dans le campdes Grecs une noble querelle, fait assez connaître quel était cehéros. Les armes sont disputées par les armes. Ni Diomède fils deTydée, ni Ajax fils d’Oïlée, ni l’Atride Ménélas, ni Agamemnonlui-même qui commande à tous les Grecs, ni tant d’autres illustrescapitaines n’osent prétendre à ces nobles dépouilles. Les fils deTélamon et de Laërte, Ajax et Ulysse, se présentent seuls pour lesdisputer.

Agamemnon, qui craint le ressentiment duvaincu, ne veut point prononcer entre les deux rivaux. Il convoqueles chefs de l’armée, qui prennent place au milieu du camp, et sontétablis juges de ce grand différend.

Chant 13

 

Tous les chefs ont pris place. Les Grecs sontrangés en cercle autour d’eux. Ajax se lève, fier d’un immensebouclier : impatient et fougueux, il jette un regard farouchesur le rivage de Sigée, sur la flotte renfermée dans le port ;et, les bras levés vers les cieux :

« Ô Jupiter, s’écrie-t-il, c’est doncdevant les vaisseaux que je plaide ma cause, et c’est avec Ulysseque l’on me compare, Ulysse que ces mêmes vaisseaux ont vu fuir,lorsque, prêt à les embraser, le terrible Hector ne fut repousséque par moi ! Vaudrait-il donc mieux savoir discourir quecombattre ! Il m’est aussi difficile de bien parler, qu’ill’est à Ulysse de bien agir ; et, autant je l’emporte sur luipar les armes, autant par la parole il l’emporte sur moi.

« Cependant, ô Grecs, je ne pense pasqu’il soit nécessaire de vous retracer mes exploits, vous les avezvus. Qu’Ulysse fasse donc connaître les siens, qui n’ont eu detémoins que lui seul et la nuit. Le prix que je demande est grand,je l’avoue : mais un tel concurrent en abaissel’honneur ; il y en a peu à l’obtenir dès qu’Ulysse a osé yprétendre. Déjà même sa gloire est assez grande, puisque, quoiquevaincu, l’on dira qu’il me fut comparé.

« Mais moi, si ma valeur était moinsconnue, je pourrais me prévaloir des droits de ma naissance. Jesuis fils de Télamon, compagnon d’Alcide ravageant les mursd’Ilion ; compagnon de Jason au rivage de la Colchide. Ulysseeut pour père Éaque, qui donne des lois aux ombres silencieusesdans le noir royaume où Sisyphe roule sans cesse un énorme rocher.Le souverain des dieux reconnaît Éaque, et l’avoue pour son fils.Mais Ajax voit aussi dans Jupiter le second de ses aïeux. Quecependant ici soit estimé peu l’honneur de cette illustre origine,si je ne le partage point avec le grand Achille. Achille était filsdu frère de mon père : c’est donc l’héritage d’un frère que jeréclame. Mais toi ! né du sang de Sisyphe, et qui luiressembles par tes artifices et par tes larcins, à quel titreveux-tu mêler des noms étrangers aux noms des Éacides ?

« Parce que j’ai pris les armes avantlui, sans y avoir été forcé par un dénonciateur, est-ce pour celaqu’on me refuserait ces armes ? et en jugerait-on plus dignecelui qui se présenta le dernier ; celui qui, couvrant salâcheté d’une feinte folie, se tint éloigné des périls jusqu’à ceque le fils de Nauplius, Palamède, plus rusé qu’Ulysse, mais tropimprudent, découvrit son infâme artifice, et l’entraîna dans lescombats qu’il voulait éviter ? Celui qui refusa de s’armerobtiendrait le plus noble prix de la valeur ! Et j’en seraishonteusement privé, quand je peux le regarder déjà comme monhéritage, moi qui accourus aux premiers dangers !

« Et plût aux dieux que la démenced’Ulysse eût été véritable, ou du moins que la Grèce n’en eût passoupçonné l’imposture, et que ce conseiller du crime n’eût point vules remparts d’Ilion ! Malheureux fils de Péan, nous net’aurions pas perfidement abandonné dans Lemnos. Là, comme on leraconte, caché dans des antres sauvages, tu attendris les rocherspar tes gémissements. Tu demandes aux dieux que le fils de Laërtereçoive le châtiment mérité : fassent les dieux que tesprières ne soient pas vaines ! Hélas ! ce héros, un deschefs de la Grèce, lié avec nous par les mêmes serments, seulhéritier des flèches d’Hercule, tourmenté par un mal cruel, dévorépar la faim, n’ayant pour nourriture que la chair des oiseaux, pourvêtement que leur plumage, exerce contre les habitants de l’air cesmêmes traits réservés pour les destins de Troie. CependantPhiloctète vit encore, parce qu’il n’a point suivi Ulysse sur cesbords.

« L’infortuné Palamède aurait mieux aiméavoir été abandonné ainsi ; se souvenant trop bien quePalamède avait eu le malheur de déjouer sa folie simulée, Ulyssel’accusa de trahir la cause des Grecs. Il supposa le crime, et leprouva en montrant à nos yeux l’or que lui-même il avait enfouidans la tente de ce guerrier. C’est ainsi que, par l’exil, ou parla mort, Ulysse affaiblit notre armée ; c’est ainsi qu’Ulyssecombat, et c’est ainsi qu’il se rend redoutable.

« Fût-il plus éloquent que Nestor, iln’effacerait point à mes yeux la honte d’avoir abandonné cevieillard dans le combat. Prêt à succomber, son coursier blessé, etle poids des ans trompant son courage, Nestor appelait Ulysse à sonsecours. Nestor fut trahi par son compagnon ; et ce n’estpoint ici un crime supposé ; le fils de Tydée sait si j’enimpose ; plusieurs fois lui-même il appela Ulysse par son nom,et reprocha vainement à cet ami pusillanime sa fuite et sonabandon.

« Mais les dieux tiennent toujours ouvertl’œil de leur justice sur les actions des mortels. Bientôt Ulysseeut besoin pour lui-même du secours qu’il avait refusé à Nestor. Ilméritait d’être abandonné ; il avait donné l’exemple et faitla loi. Il appelle ses compagnons, j’accours : je le vois pâleet tremblant devant la mort présente à ses regards. J’oppose auxennemis mon vaste bouclier, il couvre son corps renversé surl’arène, et je sauve un lâche, action sans gloire pour Ajax.

« Si tu persistes à prétendre aux armesd’Achille, viens encore aux mêmes lieux où je sauvai tes jours. Queje t’y retrouve au milieu des mêmes ennemis, avec tes blessures etta frayeur accoutumée : cache-toi derrière mon bouclier, etlà, dispute ensuite contre moi !

« Lorsque je l’eus délivré, trop blessépour combattre et pour se soutenir, il sut trouver des forces pourla fuite, et aucune blessure ne retarda ses pieds légers. Hectorparaît, et entraîne avec lui les dieux dans la mêlée. Partout où ilse montre, Ulysse, tu n’es pas seul épouvanté ; les plusbraves pâlissent, tant Hector apporte avec lui de terreur ! Jesaisis une roche pesante et le renverse au milieu de son vastecarnage. Et comme il demandait qu’un de nous vînt se mesurer aveclui en combat singulier, c’est moi seul qui ai osé le faire ;vous avez alors fait des vœux pour mon sort, Achéens, et vosprières ont été exaucées. Voulez-vous savoir l’issue de cecombat ? sachez qu’Hector ne m’a pas vaincu.

« Voilà que les Troyens portent contrenotre flotte et le fer et la flamme. Où étais-tu alors, Ulysse,avec ton éloquence ? Grecs, c’est moi qui fis de mon corps unrempart à vos mille vaisseaux, seul espoir de votre retour. Donnezles armes d’Achille pour tant de vaisseaux conservés. Et s’il m’estpermis de parler sans détour, je ferai plus d’honneur à ces armesqu’elles ne m’en apporteront. Notre gloire est unie : lesarmes d’Achille ont plus besoin d’Ajax, qu’Ajax n’a besoind’elles.

« Que le roi d’Ithaque oppose à mesexploits l’assassinat de Rhésus et la mort du lâche Dolon et lePalladium enlevé avec le prêtre Hélénus : il n’a rienentrepris au grand jour ; il doit tout à la nuit, et n’a rienfait sans le secours de Diomède. Si vous accordez les armesd’Achille pour prix de ces travaux obscurs, partagez-les du moins,et que Diomède ait la meilleure part. Mais pourquoi les donner àUlysse, qui agit sans combat, dans les ténèbres, et ne sait quetromper par ses artifices un ennemi peu prévoyant ! L’or dontce casque étincelle trahirait sa marche et ses stratagèmes aumilieu des ombres de la nuit. Sa tête fléchirait d’ailleurs sous cecasque pesant. Son bras débile ne pourrait soutenir cette fortelance ; et ce bouclier, où Vulcain grava l’image entière dumonde, ne convient point à une main timide qui ne semble faite quepour le larcin.

« Insensé, pourquoi demandes-tu des armesqui doivent t’accabler ? Si les Grecs trompés te lesaccordent, elles ne te rendront pas plus redoutable à l’ennemi,mais elles offriront l’enlèvement facile d’un riche butin. Le poidsde ces armes ralentira ta fuite (car c’est à fuir que tu excelles,ô le plus lâche des mortels !). Ajoute que ton bouclier, qui avu si peu de combats, est encore entier, tandis que le mien, ouvertpar mille traits, demande un successeur.

Enfin, à quoi bon discourir ? Qu’on nousmette à l’épreuve en nous faisant agir ; que l’on jette aumilieu des ennemis les armes du héros ; commandez-nous d’allerles chercher et accordez-les à celui qui les rapportera. »

Le fils de Télamon avait cessé de parler. Sondernier défi excite parmi les Grecs un murmure favorable. Le filsde Laërte se lève : il tient d’abord les yeux baissés vers laterre ; il regarde ensuite les chefs impatients de l’entendre.Il parle, et, dans son discours, la grâce ne masque pointl’éloquence.

« Si les dieux avaient écouté vos vœux etles miens, l’héritier de ces riches dépouilles ne serait pasincertain. Achille, tu jouirais de tes armes, et nous jouirions detoi-même. Mais puisque les destins cruels nous ont envié ce bonheur(et à ces mots, il parut essayer quelques larmes), qui peut plusjustement prétendre à l’armure d’Achille que celui qui donnaAchille à la Grèce ? Que l’esprit dur et grossier d’Ajax,qu’il vante lui-même, ne soit pas un titre en sa faveur ; etque mon génie, qui vous fut toujours utile, ne me nuise pointaujourd’hui. Que mon éloquence, si j’ai de l’éloquence, n’irritepoint l’envie, lorsque après l’avoir employée si souvent pourl’intérêt commun, je m’en sers une fois pour moi seul. On ne doitpoint refuser de faire usage de ses propres biens, car je regardecomme étant à peine à nous la naissance, les aïeux, et ce que nousn’avons pas fait nous-mêmes. Mais puisque Ajax se glorifie d’êtrel’arrière-petit-fils de Jupiter, à Jupiter aussi se rattache monorigine. Nos degrés sont égaux. Je suis fils de Laërte, et Laërteeut pour père Arcésius, né de Jupiter. Mais, parmi les miens, on netrouve ni coupable, ni banni. Mercure, qui reconnaît ma mère poursa fille, m’a transmis une seconde noblesse, et, des deux côtés,j’ai des dieux pour ancêtres.

« Mais ce n’est ni parce que ma mère rendma naissance plus illustre que celle d’Ajax, ni parce que l’auteurde mes jours ne s’est point souillé du meurtre de son frère, que jedemande les armes d’Achille. Ne nous jugez que sur nos actions. Quece ne soit pas un avantage pour Ajax que Télamon soit frère dePélée. Les degrés du sang ne doivent point fonder nos droits :c’est au mérite seul à les établir. Si cependant on voulaitrechercher dans l’ordre du sang le premier héritier d’Achille, lepère de ce héros, Pélée, vit encore, et Pyrrhus est fils d’Achille.Qu’on porte donc ces armes à Phthie ou à Scyros. Teucer n’est pasmoins qu’Ajax le cousin d’Achille. Mais demande-t-il cesarmes ? et s’il les demandait, les obtiendrait-il ? C’estpar les faits qu’il faut y prétendre. Il me sera difficile derappeler tous les miens. Je suivrai cependant l’ordre destemps.

« Thétis, mère d’Achille, prévoyant lamort prématurée de son fils, cacha son sexe sous l’habit d’unevierge, et ce déguisement trompa les Grecs, et Ajax avec eux. C’estmoi qui, parmi de frivoles atours, mêlai des armes, dont la vuedevait émouvoir le courage d’un héros. Ses vêtements étaient encoreceux d’une compagne de Déidamie, quand il saisit le bouclier etl’épée : – Fils d’une déesse, m’écriai-je alors, les destinsréservent à ton bras la chute de Pergame. Que tardes-tu à venirrenverser ses tours et ses remparts ?’ Et, saisissant sa main,je l’entraîne, et conduis un grand courage à de grandes actions.Ainsi, tout ce qu’a fait Achille, c’est à moi que vous le devez.Ainsi, croyez que c’est par ma lance que Télèphe fut abattu, queTélèphe vaincu et suppliant conserva la vie. Croyez que la ruine deThèbes fut mon ouvrage ; que Lesbos, Ténédos, Chrysé et Cilla,villes consacrées à Apollon, devinrent ma conquête ; que j’aipris Scyros, que j’ai fait tomber les murailles de Lyrnèse. Et,passant sous silence tant d’autres exploits, c’est moi qui ai donnéà la Grèce celui qui pouvait seul vaincre Hector : c’est doncpar moi que l’illustre Hector a péri. Je demande ces armes pourprix de celles qui me firent reconnaître Achille ; je luidonnai des armes pendant sa vie ; je réclame les siennes aprèssa mort.

« Lorsque l’injure d’un seul eut armétoute la Grèce, et que nos mille vaisseaux étaient retenus dansl’Aulide par le silence des vents, un oracle inhumain ordonnaitqu’Agamemnon immolât sa fille innocente au courroux de Diane :Agamemnon refusait d’obéir ; il accusait les dieux, et le pèrel’emportait sur le roi. C’est moi qui fis céder sa tendresse àl’intérêt commun. Maintenant, je l’avoue, et qu’Atride ne s’offensepas de cet aveu, le succès était difficile devant un juge séduitpar l’amour paternel. Mais l’intérêt des peuples de la Grèce,l’affront de son frère, et la dignité du sceptre remis dans sesmains l’emportent enfin, et il consent qu’un peu de sang achètetant de gloire. Je suis envoyé au-devant de Clytemnestre. Il nes’agissait plus d’exhorter, de persuader une mère : il fallaitla tromper. Si Ajax eût pris ma place, nos voiles dans l’Aulideattendraient encore les vents.

« Député par les Grecs, j’entre avecaudace dans les remparts de Troie. Je vois la cour superbe dePriam : elle était alors pleine de guerriers. Je parle, avecassurance, au nom de toute la Grèce, qui m’a rendu son interprète.J’accuse Pâris, je redemande Hélène et les trésors enlevés avecelle. Priam est ému, Anténor est persuadé. Mais Pâris et sesfrères, et les complices de l’enlèvement d’Hélène peuvent à peinecontenir leur fureur. Ménélas, tu t’en souviens, et ce jour te vitpartager ce premier péril avec moi.

« Il serait trop long de rappeler tousles services que vous ont rendu ma sagesse et mon bras pendant ladurée de cette longue guerre. Après les premiers combats, lesTroyens se tinrent longtemps renfermés derrière leurs murailles. Lacarrière de Mars ne s’ouvrit plus au courage : enfin, à ladixième année, nous avons combattu. Que faisais-tu cependant, toiqui ne connais que la lance et l’épée ? Quels étaient lesservices alors par toi rendus ?

« Si tu cherches les miens : jedressais des pièges à l’ennemi ; je fortifiais notrecamp ; je consolais le soldat, je l’exhortais à supporterpatiemment les ennuis d’une si longue guerre ; j’indiquais lesmoyens de trouver des vivres ; j’enseignais l’art decombattre, et j’étais envoyé partout où les besoins de l’arméeappelaient ma présence.

« Cependant, trompé par un songe qu’ilcroit envoyé par Jupiter, Agamemnon ordonne de lever le siège.L’autorité de Jupiter peut lui servir d’excuse. Mais Ajaxs’oppose-t-il au départ des Grecs ? Exige-t-il que Pergamesuccombe ? Demande-t-il à combattre, seule gloire à laquelleil puisse prétendre ? Pourquoi n’arrête-t-il pas les soldatsqui déjà regagnent les vaisseaux ? Pourquoi ne prend-il pasles armes ? Pourquoi ne donne-t-il pas l’exemple àl’armée ? Ce n’était pas trop pour celui qui ne sait quevanter ses exploits. Mais, que dis-je ? toi-même, Ajax, jet’ai vu fuir, et j’ai rougi, lorsque, tournant le dos à Troie, tupréparais les voiles pour un honteux départ. Aussitôt jem’écrie : – Que faites-vous ; où fuyez-vous ? Quelledémence vous entraîne, et vous fait abandonner Troie prête àsuccomber ! Qu’allez-vous remporter dans la Grèce, si ce n’estla honte, après dix ans de travaux !’ Par ce discours et pard’autres encore que l’indignation rend éloquents, je ramène lesGrecs, déjà montés sur les vaisseaux, et se préparant pour leretour.

« Le fils d’Atrée convoque ses compagnonsparalysés par la terreur ; même alors le fils de Télamon n’osepas ouvrir la bouche ; et cependant Thersite avait bien osélancer contre les rois des paroles insolentes. Je me lève, j’excitecontre les Troyens les chefs indécis et troublés ; et, à mavoix, les Grecs retrouvent leur vertu. Dès ce moment, tout cequ’Ajax a pu faire de grand devient mon ouvrage, puisque je l’airappelé de la fuite aux combats.

« Enfin, quel est celui des Grecs qui tevante et s’associe avec toi ! Mais Diomède me communique tousses projets ; il écoute mes conseils, et toujours se croit sûrdu succès, ayant Ulysse pour compagnon. C’est un honneur sans douted’être seul choisi par Diomède entre tant de guerriers. Le sort nem’avait point désigné pour le suivre, lorsque, méprisant lesdangers de la nuit et du nombre des ennemis, nous marchons, etj’immole Dolon, qu’un projet pareil au nôtre avait conduit vers lestentes des Grecs ; mais je ne lui donnai la mort qu’aprèsl’avoir contraint de révéler tout ce qu’il savait, et je connus lesdesseins secrets de la perfide Troie.

« Je savais tout, je n’avais plusd’enquête à faire ; je pouvais retourner sur mes pas avec lagloire que je m’étais promise. Mais c’était peu pour moi : jemarche aux tentes de Rhésus, et, au milieu de son camp, je leplonge avec ses compagnons dans les ombres éternelles. Alors,satisfait et triomphant, je reviens, monté sur le char du vaincu etchargé de ses dépouilles. Maintenant, refusez-moi les armesd’Achille, d’Achille dont le traître Dolon demandait les chevauxpour prix des périls d’une nuit, et qu’Ajax vous paraisse plusdigne de les obtenir.

« Rappellerai-je les bataillons du lycienSarpédon que ravagea mon épée, lorsque je renversai dans des flotsde sang Céranos fils d’Iphitus, Alastor et Chromius, Alcandre etHalius, Noémon et Prytanis ? Citerai-je Chersidamas et Thoon,et Charops, et Ennomos conduit par des destins cruels, et tantd’autres guerriers moins célèbres que mon bras a fait tomber sousles remparts de Troie ! Mes blessures attestent ma valeur, etleur place est honorable. Ô Grecs, ne croyez pas à de vainsdiscours, mais voyez (et en même temps il découvre son sein), voyezce cœur toujours dévoué à vos intérêts ; mais, en dix ans deguerre, quel sang le fils de Télamon a-t-il versé pour vous ?Son corps est sans blessures. Qu’importe cependant, s’il assureavoir pris les armes pour défendre nos vaisseaux contre les Troyenset Jupiter lui-même ? Il l’a fait, je l’avoue : ce n’estpoint mon usage de ternir méchamment les grandes actions. Maisqu’Ajax ne prétende pas s’attribuer à lui seul la gloire qui estcommune à tous, et qu’il daigne au moins vous en laisser une part.Patrocle, couvert des armes d’Achille, et pris pour ce héroslui-même, repoussa mieux qu’Ajax les Troyens dont les flammesmenaçaient nos vaisseaux.

« Ajax se vante d’avoir osé seul accepterle défi d’Hector. Mais il oublie Agamemnon, et d’autres, etmoi-même. Il ne se présenta que le neuvième, et ne fut choisi quepar le sort. Mais enfin, quel fut, vaillant Ajax, l’événement de cecombat ? Hector se retira sans aucune blessure.

« Ô douleur ineffaçable ! pourquoisuis-je obligé de rappeler ce jour où, avec Achille, tomba lerempart de la Grèce ! Ni mes larmes, ni mon accablement, nimes périls, ne m’empêchèrent de relever son corps couché dans lapoussière. Ce fut sur ces épaules que je portai le grand Achille,sur ces épaules que je portai les armes du héros, ces mêmes armesque je demande à porter encore. Mes forces suffisent donc pour unsi noble poids ; et si vous me jugez digne de cet honneur, jepuis du moins en sentir, en reconnaître le prix.

« Thétis, dans sa tendre ambition pourson fils, n’aurait-elle fait fabriquer ces armes immortelles oùVulcain déploya tout son art, que pour qu’elles devinssent laparure d’un soldat ignorant et grossier ! Connaîtrait-ilseulement ce que le ciseau grava sur ce bouclier, l’Océan et laTerre, les Astres et les Cieux ; les Pléiades, les Hyades,l’Ourse, qui ne descend jamais dans l’onde, tant de cités diverses,et la brillante épée d’Orion ? Il demande des armes, quiseraient une énigme pour lui.

« Il m’accuse d’avoir fui les travaux deMars, et de n’y avoir pris part que lorsqu’ils étaient commencés.Mais il ne s’aperçoit pas qu’il insulte au magnanime Achille !S’il appelle crime une feinte, Achille et moi avons feint tous lesdeux. Si c’est une faute d’être venu tard devant Troie, j’y suisvenu avant Achille. Je fus retenu par la tendresse d’une épouse,Achille l’était par celle d’une mère. Les premiers moments leurfurent donnés : le reste vous appartint. Et, si je ne pouvaisl’excuser, je ne craindrais pas un crime qui m’est commun avec legrand Achille. Cependant, cet Achille fut découvert par l’adressed’Ulysse, mais Ulysse l’a-t-il été par l’adresse d’Ajax !

« Je ne m’étonne point qu’il ait lancésur moi les traits de sa langue grossière. Grecs, il ne vous a pasépargnés vous-mêmes. S’il est honteux pour moi d’avoir accuséPalamède d’un crime imaginaire, est-il glorieux pour vous del’avoir condamné ? Mais le fils de Nauplius ne put justifierson crime : il était évident. On ne se borna point à vousparler de sa trahison, vous la vîtes ; et le prix qu’il enavait reçu fut mis devant vos yeux.

« Quant à l’abandon de Philoctète dansLemnos, ce n’est pas moi qu’il faut en accuser : Grecs,défendez votre cause. Je l’avoue, j’ai donné le conseil : vousavez ordonné. Je voulais, sauvant au fils de Péan les fatigues duvoyage, les travaux de la guerre, laisser à ses maux cruels uncalme nécessaire. Il consentit lui-même à ne pas vous suivre, et ilvit encore. Mon avis ne fut pas seulement sincère, il futheureux : il suffisait qu’il fût sincère.

« Mais puisqu’un oracle le demande pourrenverser les murs de Troie, ne m’envoyez point à Lemnos :c’est Ajax qu’il faut charger de cette mission. Son éloquence sauracalmer un furieux qu’aigrissent la colère et de longuesdouleurs ; ou bien l’adroit Ajax réussira par quelque autreartifice. Mais on verra le Simoïs remonter vers sa source, l’Idadépouillé de son feuillage, et les Grecs s’armer pour les Troyens,avant que l’industrie d’Ajax soit utile à vos intérêts, si je lesabandonne.

« Farouche Philoctète, quelque irrité quetu sois contre les Grecs, contre Agamemnon et moi-même, malgré lesimprécations et la haine dont tu me poursuis ; quoique tu necesses de dévouer ma tête, de demander que le ciel m’offre à tacolère, et que tu aspires à te rassasier de mon sang, en devenantmaître de mon sort comme je le fus du tien, j’irai cependant techercher : je te persuaderai de me suivre ; ou du moins,secondé par la fortune, je saurai m’emparer de tes flèches, commeje m’emparai du devin Hélénos ; comme par lui je connus lesréponses des Immortels et les destins d’Ilion ; commej’enlevai le Palladium dans le temple de Minerve, au milieu desTroyens. Et Ajax ose se comparer à Ulysse ! Les oraclesl’annonçaient, Troie était imprenable, si elle conservait l’imagede Pallas. Où est le superbe Ajax ? Que servent les discourssi fiers de ce grand capitaine ? Pourquoi craint-il, lorsqueUlysse ose marcher dans les ténèbres, se confier à la nuit,traverser les gardes ennemies, pénétrer non seulement dans Ilion,mais dans sa haute citadelle, enlever la statue de la déesse, etl’emporter à la vue des Troyens. Sans cette heureuse audace,vainement Ajax aurait couvert de sept cuirs son vaste bouclier.Dans cette nuit, je triomphai de Troie ; je vainquis Troie, enla réduisant à n’être plus invincible.

« Cesse, Ajax, de me rappeler, en cemoment, Diomède par ton geste et par tes murmure. Sans douteDiomède a sa part de gloire dans mes exploits. Mais toi-même,étais-tu seul, lorsque, couvert de ton bouclier, tu défendis nosvaisseaux ! Une foule de guerriers t’accompagnaient, et jen’en avais qu’un avec moi. Si Diomède ne savait que la valeur cèdeà la prudence, et qu’être invincible n’est pas un titre pourprétendre aux armes d’Achille, il les eût demandées. Et le filsd’Oïlée, plus modeste que toi, le terrible Eurypile, le généreuxfils d’Andramon, Idoménée, et Mérionès, nés dans la même patrie,prétendraient à cette récompense ; le frère du puissant Atrideaurait les mêmes droits. Tous ces braves, qui ne te cèdent pas envaleur, ont cédé à ma prudence. Ton bras peut servir dans lescombats, mais il a besoin que mes conseils le dirigent. Tu n’asqu’une force aveugle, je prévois l’avenir. Tu peux combattre, maisle fils d’Atrée choisit avec moi le temps du combat. Le corps seulagit en toi, dans Ulysse c’est la sagesse ; et autant lepilote qui gouverne le vaisseau est au-dessus du rameur, et le chefd’armée au-dessus du soldat, autant je l’emporte sur toi. Cependantmon génie n’est pas supérieur à mon courage, et l’un et l’autre ontla même vigueur.

« Illustres chefs de la Grèce, donnezdonc ces armes à qui veilla toujours pour le salut de l’armée. Quecet honneur soit la récompense de tout ce qu’il a fait d’utile danscette longue guerre. Déjà nous touchons au terme de nos travaux.J’ai détruit l’obstacle qu’opposaient les destins. J’ai prisPergame, en rendant sa conquête possible. Je vous conjure donc parl’espérance commune, et par ces remparts qui vont s’écrouler. Jevous conjure par les dieux que j’ai ravis aux Troyens, par le génieet la prudence qu’il faudra consulter s’il reste encore à tenterquelque entreprise difficile et hardie pour achever les destins deTroie : souvenez-vous d’Ulysse ; et si vous me refusezles armes d’Achille, donnez-les à cette déesse. »

Et à ces mots, il montra la statue fatale deMinerve.

Les chefs de l’armée applaudirent. On vitalors ce que peut l’art savant du langage, et l’éloquent Ulysseemporta les armes du vaillant Achille. Ajax, qui soutint seul tantde fois et le fer et la flamme, Hector et Jupiter, ne peut soutenirl’affront qu’il a reçu. Ce guerrier invincible est vaincu par ladouleur. Il saisit son épée :

« Du moins, dit-il, ce fer m’appartient.Mais Ulysse le demanderait-il encore ! Je n’ai plus qu’à m’enservir contre moi : il fut souvent rougi du sangphrygien ; qu’il le soit enfin de celui de son maître ;et qu’Ajax ne puisse être vaincu que par Ajax ! »

Il dit, et enfonce le glaive dans son seinjusque-là sans blessure. On fit de vains efforts pour arracher lefer ; le sang, jaillissant avec violence, put seul lerepousser. La terre que ce sang rougit fit éclore, sur une tigeverte, une fleur de pourpre pareille à celle qui naquit du sangd’Hyacinthe. Le mêmes lettres tracées sur les feuilles, dans l’uneexpriment un nom, et dans l’autre une plainte.

Ulysse, après sa victoire, s’embarque pourLemnos, terre infâme où jadis les hommes qui l’habitaient, furenttous égorgés par ordre d’Hypsipylé, fille de Thoas. Maître desflèches d’Hercule, et suivi de Philoctète, Ulysse revient sous lesremparts de Troie.

Enfin les derniers travaux de cette longueguerre s’achèvent. Troie et Priam tombent en même temps. Hécube,épouse infortunée, après avoir tout perdu, perdit encore la formehumaine, et, par des aboiements nouveaux, épouvanta les airs surdes rives étrangères.

Ilion brûlait aux bords où l’Hellesponts’allonge, se resserre et s’enferme entre deux mers. L’autel deJupiter avait bu le vieux sang de Priam. Traînée par les cheveux,la prêtresse d’Apollon, Cassandre, tendait vers le ciel desuppliantes mains. Prix injurieux de la victoire, les mèresTroyennes, embrassant, tandis qu’elles le peuvent encore, lesautels des dieux de leur patrie, et réfugiées dans les templesembrasés, en sont arrachées par le vainqueur. Le jeune Astyanax estprécipité du haut de ces tours d’où sa mère lui montrait si souventHector combattant pour lui et pour le trône de ses aïeux.

Déjà le souffle heureux de Borée invite lesGrecs à partir. Les voiles s’enflent et frémissent. Le pilote veutqu’on profite de la faveur des vents :

« Adieu, Troie ! on nous arrache deton sein ! » s’écrient les Troyennes captives.

Elles embrassent la terre qui les vit naître,et quittent les toits fumants de leur patrie. Hécube, quelspectacle ! Hécube arrive la dernière. Ulyssel’entraîne : il l’a trouvée errante au milieu des tombeaux deses fils, et baisant leurs froids ossements. Elle a pu du moinsavaler les cendres de son Hector ; elle les emporte dans sonsein, et n’a laissé sur le monument que ses cheveux blancs et seslarmes, seules offrandes aux mânes de son fils.

Sur la rive opposée aux lieux où fut Troie,est le pays habité par les Thraces. C’est là que régnait le richePolymestor. Priam lui avait confié secrètement Polydore pouréloigner cet enfant des périls de la guerre : sage précaution,s’il n’eût pas envoyé avec son fils de riches trésors, qui devaienttenter l’avarice et l’inviter au crime. Lorsque les destins deTroie furent accomplis, le roi des Thraces, s’armant d’un glaiveimpie, égorgea le jeune prince commis à ses soins ; et, commes’il eût pu cacher le forfait avec le corps de la victime, ilprécipita, du haut d’un rocher, Polydore dans la mer.

Surpris par la tempête, les Grecs arrêtentleurs vaisseaux dans les ports de la Thrace ; et, tandisqu’ils attendent une mer plus tranquille et des vents favorables,soudain la terre s’ouvre, et l’ombre du grand Achille apparaît,terrible et menaçante ; tel que le héros était pendant sa vie,lorsqu’il osa, dans sa violence, tirer l’épée contre le fierAtride.

« Grecs, dit-il, vous partez, et vousoubliez Achille ! La mémoire de mes actions est ensevelie avecmoi ! Qu’il n’en soit pas ainsi ; et, afin que montombeau ne reste pas sans honneur, je demande, pour apaiser mesmânes, le sacrifice de Polyxène. »

Il dit, et les Grecs, obéissant à l’ombreimpitoyable, arrachent des bras de sa mère Polyxène, dernièreconsolation qui restait à sa douleur. Cette princesse, que soncourage élève au-dessus de son sexe et de son malheur, est conduiteen victime sur la tombe d’Achille. Digne fille des rois, ellearrive à cet autel barbare, et voyant les funestes apprêts dusacrifice, Néoptolème debout, qui tient le couteau sacré, etattache sur elle ses regards :

« Répands, dit-elle, ce sang illustre etpur : que rien ne t’arrête ; plonge le fer dans ma gorgeou dans mon sein (et en même temps elle présente l’une et l’autre).Polyxène craint moins la mort que l’esclavage. Mais aucune diviniténe peut être apaisée par ce sacrifice inhumain. Je voudraisseulement que ma mère trompée put ignorer ma mort. Ma mère troubleseule la joie que m’offre le trépas ; et cependant, ce n’estpas ma mort qui doit l’affliger, c’est sa vie. Vous, ô Grecs,éloignez-vous : laissez-moi descendre libre chez les morts. Sima prière est juste, ne portez point sur moi vos mains, etrespectez mon sexe. Quels que soient les mânes que vous cherchiez àapaiser, mon sacrifice leur sera plus agréable, devenu volontaire.Si mes derniers vœux peuvent vous toucher, écoutez la fille dePriam et non votre captive. Rendez à ma mère mon corps sans rançon.Que l’or ne rachète point le triste droit du tombeau, accordez-le àses pleurs. Autrefois elle avait des trésors, et s’en servait pourracheter ses enfants. »

Polyxène se tait : le peuple ne peutretenir ses pleurs, elle retient les siens. Le sacrificateurlui-même est attendri, et plonge à regret le couteau dans le seinqui s’offre à ses coups. La victime chancelle et tombe ; etson front conserve encore une noble fierté. En tombant, ellesongeait à ranger ses vêtements, et ce dernier soin est le triomphede la pudeur.

Les captives Troyennes reçoivent soncorps : elles se rappellent avec douleur tous les fils dePriam égorgés, tout le sang qu’une seule famille a versé. Ellespleurent sur toi, jeune Polyxène, sur vous aussi, naguère épouse etreine, mère de tant de princes, gloire et image de la fécondeAsie ; maintenant mise à si bas prix dans le butin de Troie,qu’Ulysse vous dédaignerait pour son esclave, si vous n’étiez lamère d’Hector. Le nom d’Hector suffit à peine pour donner un maîtreà sa mère. Hécube presse dans ses bras ce corps sanglant où fut uneâme et si pure et si grande. Elle pleure sur ces restes inanimés,comme elle avait pleuré sur sa patrie, sur ses enfants, sur sonépoux. Elle arrose de ses larmes l’endroit qu’a percé le fer. Seslèvres pressent les lèvres de Polyxène ; elle frappe son sein,qu’elle a si souvent meurtri dans ses longues douleurs, et,traînant ses cheveux blancs dans le sang glacé de sa fille, le cœuroppressé, elle éclate en longs regrets, et surtout en cesmots :

« Ô ma fille, cher et dernier objet de ladouleur de ta mère ! il ne me reste plus rien à perdre, ô mafille, tu n’es plus. Je vois dans ton sein ta blessure et lamienne. Le glaive a donc moissonné tous mes enfants ! il aaussi tranché ta vie. Je croyais du moins que ton sexe tepréserverait du fer ennemi, mais ton sexe même n’a pu te défendre.Le destin qui a fait périr tous tes frères ne t’a pointépargné ! Ce destructeur de tous les miens, l’impitoyableAchille, te donne aussi la mort. Quand il tomba sous les traits dePâris et d’Apollon : – Enfin, m’écriai-je, Achille n’est plusà craindre !’ Je me trompais : il était encore redoutablepour moi. Sa cendre même dévore ma race, et je trouve un ennemidans son tombeau. Mon sein n’a donc été fécond que pour assouvir lafureur du petit-fils d’Éaque ! Le superbe Ilion esttombé : sa chute achève le malheur de l’Asie, sans achever lemien. Ilion existe encore pour moi seule, et le cours de mesinfortunes n’est pas terminé. Autrefois, reine puissante par mesrichesses, par mes enfants, par mes gendres, par mon époux :maintenant, arrachée aux tombeaux de mes fils, pauvre esclave,traînée en exil, on me conduit à Pénélope, qui, me chargeant devils travaux, et me montrant aux mères d’Ithaque, dira : –Voilà l’illustre mère d’Hector ! voilà l’épouse dePriam !’Après tant de pertes cruelles, toi qui seule consolaisles douleurs de ta mère, on te sacrifie aux mânes de l’implacableAchille. Je t’ai donné le jour pour être immolée en victime à notreennemi. Pourquoi ne puis-je mourir ! et qu’attends-jeencore ? Que me réserves-tu, vieillesse odieuse ? Que meréservez-vous, dieux cruels ? Ne prolongez-vous les tristesjours de ma vie que pour me faire voir de nouvellesfunérailles ? Qui l’eût dit qu’après la chute de Pergame,Priam eût pu se croire heureux ! Il le fut par sa mort. Ô mafille, il n’a point vu ton funeste trépas, et il perdit en mêmetemps et le trône et la vie.

« Mais, ô fille des rois, ta pompefunèbre sera-t-elle digne de ta naissance, et ton corpsreposera-t-il dans le tombeau de tes aïeux ! Non, telle n’estpoint la fortune de la maison de Priam. Les pleurs de ta mère, unpeu de sable sur des bords étrangers, c’est tout ce qui te reste.Nous avons tout perdu. Et si je puis encore supporter le peu dejours réservés à ma vie, c’est pour Polydore, confié au roi deThrace qui règne en ces contrées ; Polydore, si cher à samère, et maintenant le seul de mes enfants ! Mais que tardé-jeà laver dans l’onde le corps de Polyxène, et le sang qui souilleson visage ! »

Elle dit, et, arrachant ses cheveux blancs,marche vers le rivage d’un pas mal assuré :

« Troyennes, s’écrie-t-elle, donnez,donnez une urne ! »

L’infortunée s’apprêtait à puiser une eaulimpide : elle aperçoit étendu sur le sable le corps dePolydore ; elle voit son sein déchiré par le fer du tyran. LesTroyennes jettent un cri d’horreur : Hécube est muette ;la douleur dévore et ses pleurs et sa voix. Immobile, et tellequ’un rocher insensible, tantôt elle attache ses yeux égarés versla terre, tantôt elle les lève menaçants vers les cieux. Souventelle regarde le visage de Polydore, souvent ses blessures, sesblessures surtout. Sa fureur s’irrite et s’enflamme ; et,comme si elle était reine encore, elle arrête sa vengeance, et nesonge plus qu’à punir le tyran.

Telle qu’une lionne à qui l’on vient d’enleverle lionceau qu’elle allaitait encore, suit sur le sable, sansapercevoir le ravisseur, la trace de ses pas : telle Hécube,emportée par la rage et par la douleur, oubliant ses années et nonson courage, va trouver le détestable artisan du meurtre de sonfils. Elle demande à lui parler, et feint d’avoir à lui confier unnouveau trésor pour Polydore.

Le barbare la croit. Trompé par l’espoir d’unenouvelle proie, il la suit dans un lieu écarté ; et avec unedouceur hypocrite, composant son visage :

« Hécube, dit-il, hâtez-vous de remettrede nouveaux trésors pour votre fils. Tout l’or que Priam m’a déjàconfié, tout celui que je vais recevoir, lui seront fidèlementremis : j’en jure par les dieux. »

À ce discours perfide, ce serment sacrilège,Hécube le regarde d’un œil farouche, et armée de toute sa fureur,se jette sur lui, appelle ses compagnes, enfonce ses doigts dansles yeux du tyran, et les arrache de son front. La rage fait saforce ; elle plonge ses mains dans les sanglantes orbites, etdéchire encore, non les yeux qui n’y sont plus, mais la place oùils étaient.

Irrités du malheur de leur maître, les Thracespoursuivent les Troyennes, et lancent contre elles les pierres etles traits. Hécube arrête un des cailloux roulants, le mord avec unrauque murmure, et, voulant parler, elle aboie. Le lieu qui vit cechangement existe encore : il en a pris son nom. Hécube, soussa nouvelle forme, conserve le souvenir de ses malheurs, et remplitles champs sithoniens de ses tristes hurlements. Son infortune émutde compassion les Grecs ses ennemis, comme les Troyens dont ellefut la reine. Tous les dieux en eurent pitié, et la sœur etl’épouse de Jupiter avoua même que la mère de Pâris méritait uneautre destinée.

Quoique l’Aurore ait favorisé les armes desTroyens, elle ne peut cependant s’affliger ni de la chute d’Ilion,ni des malheurs d’Hécube. Un soin plus pressant l’agite, elledéplore ses propres infortunes. Elle a vu son fils Memnon tomberaux champs phrygiens, sous les traits d’Achille. Elle l’a vu, etcette vive couleur dont elle brille à l’Orient en ouvrant lesportes du jour, s’est effacée, et de sombres nuages ont voilé lescieux. Mère désolée, elle ne peut soutenir la vue du bûcher préparépour son fils. Les cheveux épars, elle court en désordre embrasserles genoux de Jupiter, et lui adresse ce discours, qu’interrompentses sanglots et ses larmes.

« Déesse inférieure à toutes lesdivinités qui habitent l’Olympe (puisque les mortels m’ont élevé sipeu de temples dans l’univers), je viens néanmoins, comme déesse,non pour te demander des autels, des fêtes, de l’encens, dessacrifices ; et pourtant tu jugeras que j’ai droit d’yprétendre, si tu considères combien je te suis utile, en veillantaux bornes de la nuit, et l’empêchant, par les premiers rayons dumatin, d’étendre son empire. Mais ce n’est pas ici le soin dont jesuis occupée ; et l’état actuel de l’Aurore ne lui permet pasde rechercher ces honneurs mérités. Memnon mon fils n’est plus. Ils’arma vainement pour la défense de Priam, son beau-père ; et,à la fleur de ses ans (ainsi, dieux, vous l’avez voulu !), savaleur a succombé sous celle d’Achille. Maître des Immortels,honore ses funérailles de quelque prodige qui console son ombre, etsoulage ainsi la douleur d’une mère.

Jupiter exauce sa prière, et lorsque le bûcherde Memnon s’écroule dans les flammes, de noirs tourbillons de fuméeobscurcissent les airs, pareils à ces brouillards nés du sein desfleuves, que les rayons du soleil ne peuvent pénétrer. La cendrevole, se réunit, se condense, et forme un corps qui reçoit du feula chaleur et la vie. Sa légèreté lui donne des ailes :d’abord masse informe, pareille à un oiseau, bientôt oiseauvéritable, le bruit de son vol agite l’air ; et, en mêmetemps, naît de la même cendre un peuple ailé de frères. Trois foisils volent en cercle autour du bûcher, et trois fois ils frappentlugubrement l’air des mêmes cris. Au quatrième vol, ils se séparenten deux troupes ennemies, se font une guerre cruelle, exercent avecfureur leurs becs et leurs ongles aigus. Ils se heurtent les unscontre les autres, se déchirent, fatiguent leurs ailes, et, commedes victimes guerrières, tombent et s’ensevelissent dans la cendrequi les fit naître, attestant ainsi par leur courage qu’ils tirentleur origine d’un héros. Ce héros leur donne aussi son nom :on les appelle Memnonides, et lorsque le soleil a parcouru sesdouze signes, ils reviennent, tous les ans, honorer par unsemblable combat le tombeau de Memnon.

Ainsi, quand l’univers plaint la malheureuseHécube, l’Aurore est occupée de ses propres douleurs. Aujourd’huimême elle pleure encore son fils, et ses larmes tombent en roséesur la terre.

Cependant les destins ne permettent pas quetout l’espoir de Troie périsse avec ses remparts. Le fils de Vénusemporte sur ses épaules les dieux de sa patrie, et son père aussisacré pour lui que les dieux. Parmi tant de richesses, le pieuxÉnée n’a choisi que cette religieuse proie et son fils Ascagne. Ilpart des rives d’Antandros ; sa flotte fugitive est emportéesur les mers. Il fuit les affreux rivages de la Thrace, où fumeencore le sang de Polydore ; ses voiles sont livrées à desvents propices, et il entre avec ses compagnons dans le port deDélos.

Anius, prêtre d’Apollon et roi de cette île,le reçoit dans le temple et dans son palais. Il lui montre laville, les autels du dieu dont il est le pontife, et les deuxarbres que Latone embrassait quand elle devint mère. Après avoiroffert l’encens, fait des libations de vin dans la flamme sacrée,et brûlé, suivant l’usage, les entrailles des bœufs égorgés, ilsentrent dans le palais, et, assis à table sur des tapis de pourpre,ils joignent aux présents de Cérès les dons de Bacchus. Alors lepieux Anchise, adressant la parole à Anius :

« Ô pontife, choisi par Apollon, metrompé-je ? Lorsque pour la première fois je vis ces lieux,vous aviez, autant qu’il m’en souvient, un fils et quatrefilles. »

Anius, laissant tomber tristement sa têteornée de bandelettes de lin, répond :

« Vous ne vous trompez pas, magnanimehéros ! Vous m’avez vu père de cinq enfants ; etaujourd’hui, telle est l’inconstance des choses humaines ! jepuis presque dire qu’il ne m’en reste aucun : car de quelappui pour ma vieillesse peut être un fils absent ? Il règnepour moi dans l’île d’Andros, qui a pris son nom. Apollon lui adonné la science de l’avenir. Mes filles avaient reçu de Bacchusdes dons au-dessus de leurs vœux et de toute croyance. Sous leursmains, à leur gré, tout se changeait en épis, en grappes, enolives : elles étaient une source féconde de biens.

« Dès qu’Agamemnon, le destructeur deTroie, est instruit de ce prodige (et croyez que les malheursd’Ilion ont aussi rejailli sur moi), il vient, à main armée,arracher mes filles de mes bras. Il leur ordonne de nourrir laflotte des Grecs avec le don qu’elles reçurent des dieux :elles prennent la fuite ; deux se retirent vers l’Eubée, deuxcherchent un asile dans Andros, auprès de leur frère. Des soldatsparaissent, et mon fils est menacé d’une guerre cruelle s’il ne lesremet entre leurs mains. La tendresse fraternelle cède à lacrainte, Andros livre ses sœurs ; mais sa faiblesse estexcusable : il n’avait, pour défendre ses états, ni Énée, niHector, qui, pendant dix ans, ont retardé votre ruine.

« Déjà les Grecs préparaient des lienspour les bras de leurs captives : elles lèvent leurs braslibres encore vers les dieux : – Puissant Bacchus,s’écrient-elles, prête-nous ton appui !’ Et le dieu qui futleur bienfaiteur leur accorda son secours, si cependant c’était lessecourir que de me les enlever par un prodige ! Je n’ai pusavoir alors, et maintenant je ne puis dire, comment elleschangèrent de forme : leur changement et mon malheur me sontseulement connus. Elles prirent des ailes, et volèrent dans lesairs, pareilles aux blanches colombes consacrées à Venus, dont vousfûtes l’époux. »

Après que le temps du repas a été rempli parce discours et par d’autres encore, les Troyens quittent la tableet se livrent au sommeil. Le lendemain, ils se lèvent avec le jour,et vont consulter l’oracle, qui leur ordonne d’aller chercher leurantique mère et les rivages habités par leurs premiers aïeux. Aniusles accompagne jusqu’au port, et leur fait de riches présents. Ildonne un sceptre au vieil Anchise, une chlamyde et un carquois àson petit-fils Ascagne ; à Énée, un vase que Thersès luienvoya jadis des rives de l’Ismène, comme gage de l’hospitalitéqu’il en avait reçu. C’est l’ouvrage d’Alcon d’Hyla. Le ciseau decet artiste y a gravé de grands événements. On y voit uneville : les sept portes qu’on peut distinguer sont mises à laplace de son nom, et le font assez connaître. Devant ses remparts,une pompe funèbre, des tombeaux, des feux, des bûchers, et desfemmes, le sein nu, les cheveux épars, annoncent un deuil public.Les Naïades paraissent pleurer et regretter leurs fontaines taries.Les arbres desséchés sont dépouillés de leur feuillage. Les chèvresrongent une herbe pauvre sur des rochers arides. On aperçoit, aumilieu de Thèbes, les généreuses filles d’Orion : l’une tendsa gorge au fer qui va l’immoler ; l’autre elle-même plonge unpoignard dans son sein. Elles se dévouent pour le salut du peuple.On voit leurs corps sanglants portés en pompe dans la ville. Laflamme les consume sur le bûcher élevé dans la placepublique ; et, afin que la race des deux vierges soitimmortelle, on voit s’élever de leur cendre deux jeunes héros. Larenommée leur a conservé le nom de Couronnes, et ils conduisent lapompe funèbre de leur mère.

Tous ces tableaux sont gravés sur le vaseantique, et l’acanthe en festons dorés relève ses bords. LesTroyens offrent à leur hôte des présents égaux à ceux qu’il afaits. Comme prêtre et comme roi, il reçoit un vase où se conservel’encens, une patère, et une couronne d’or.

Les Phrygiens, se souvenant qu’ils tirent leurorigine de Teucer, font voile vers la Crète ; mais lacontagion les écarte bientôt de cette île, et ils abandonnent lescent villes qui l’ont rendue célèbre. Ils désirent les rivages del’Ausonie ; mais l’hiver et ses tempêtes dispersent leursvaisseaux. Forcés de relâcher aux îles Strophades qu’habitent lesHarpies, ils en sont repousses par l’effroi qu’inspire l’obscèneAëllo. Déjà ils ont laissé derrière eux les rivages de Dulichium,Samos, Ithaque, et le rocher de Nérite, où règne le perfide Ulysse.Ils découvrent les murs d’Ambracie, que jadis se disputèrent lesdieux. Ils voient le juge de ce grand différend transformé enrocher. Ils aperçoivent le temple d’Apollon, qui s’élève sur lepromontoire d’Actium ; les chênes parlants de Dodone et leschamps de Chaonie, où, changés en oiseaux, les fils du roi Molossuséchappèrent aux flammes en volant dans les airs.

Ils côtoient les campagnes voisines desPhéaciens, qui abondent en fruits délicieux, et abordent en Épire,aux remparts de Buthrote, où règne l’augure Hélénus, et qui,nouvellement bâtie, offre l’image de Troie. Le fils de Priam, ayantdévoilé aux Troyens leur avenir, ils abordent dans la Sicile, quipar trois promontoires, s’avance dans la mer. Pacchynos regarde aumidi l’Auster au front nébuleux. Lilybée reçoit, au couchant, ladouce haleine des Zéphyrs ; et Péloros voit l’empire de Borée,et l’Ourse qui jamais ne descend dans les mers.

C’est là qu’arrivent les Troyens. Conduits parla rame et par un vent propice, leurs vaisseaux entrent dans leport de Zancle pendant la nuit.

À droite, Scylla ; à gauche, Charybde,qui jamais ne repose, rendent cette mer redoutable aux nautoniers.Charybde dévore et revomit les vaisseaux qu’elle vient d’engloutir.Scylla élève la tête d’une vierge sur un corps que ceint une meuteaboyante ; et si les poètes n’ont pas toujours écrit de vainesfables, c’était une vierge autrefois. Plusieurs jeunes gensrecherchèrent sa main ; mais, insensible à leur amour,compagne chérie des filles de l’onde, elle allait leur conter lesfeux trahis de ses amants. Un jour qu’elle tressait les cheveux deGalatée, cette nymphe lui dit en soupirant :

« Du moins, Scylla, vous êtes recherchéepar des hommes qui ne sont pas indignes d’être aimés, et vouspouvez impunément mépriser et rejeter leurs vœux. Mais, moi, fillede Nérée, et que Doris a portée dans son sein, ayant pour appui lecortège innombrable de mes sœurs, je n’ai pu me soustraire à lapoursuite ardente du cyclope qu’en me précipitant dans lesflots. »

Elle dit, et sa voix expire dans les larmes.Scylla les essuie avec sa main d’albâtre. Elle console la déesse,et lui dit :

« Achevez, Galatée. Vous savez combienvous m’êtes chère. Ne me cachez pas plus longtemps la cause secrètede vos douleurs ! »

Et la néréide poursuit ainsi son discours.

« Acis était fils de Faune et d’unenymphe, fille du Syméthus. Il était cher à son père, à samère : il m’était plus cher encore. Le bel Acis n’aimait quemoi. À peine il avait seize ans, un duvet léger commençait à semontrer sur ses joues colorées. Je l’aimais, et Polyphème mepoursuivait sans cesse de son amour. Si vous demandez ce quil’emportait de ma haine contre le cyclope, ou de ma tendresse pourAcis : mon cœur était également rempli de ces deux sentiments.Ô Vénus, que ton pouvoir est grand, et ton empire absolu ! Cemonstre farouche, l’horreur des forêts mêmes, que nul morteln’aborda jamais impunément, qui méprise et l’Olympe et ses dieux,est soumis a ta puissance. Épris de mes charmes, il brûle de tesfeux. Il oublie ses troupeaux et les antres qu’il habite. Déjà,Polyphème, tu prends soin de te parer. Tu cherches à me plaire. Tupeignes avec un râteau ta rude chevelure. Ta barbe hérissée tombesous une faux. Tu te mires dans l’onde, tu cherches à adoucir lestraits affreux de ton visage. Tu perds ton ardeur pour le meurtre,ta cruauté, ta soif immense du carnage, et les vaisseaux abordenten sûreté vers ton rivage et s’en éloignent sans danger.

« Cependant le fils d’Eurymus, Télémus,cet augure qui tire du vol des oiseaux d’infaillibles présages,descend en Sicile, et voit sur l’Etna le terrible Polyphème :– Prends garde, lui dit-il, à l’œil unique que tu portes à tonfront ; il te sera arraché par Ulysse.’ Le cyclope rit decette prédiction : – Ô le plus insensé des augures,s’écrie-t-il, tu te trompes : cet œil, un autre déjà me l’aravi.’ C’est ainsi qu’il méprise une prédiction pour lui tropvéritable. Tantôt, pour me voir, il précipite sa marche, et lerivage gémit sous ses pas pesants ; tantôt, vaincu par lafatigue, il va chercher le repos dans ses antres profonds.

« Il est un rocher dont la cime allongées’élève sur la mer, et que les vagues frappent à sa base des deuxcôtés. C’est là que l’amoureux cyclope monte et qu’il vients’asseoir. Ses troupeaux, qui ne l’ont plus pour conducteur, lesuivent encore. Il pose à ses pieds le pin qui lui sert dehoulette, et dont on eût pu faire le mât d’un vaisseau ; ilprend une flûte énorme, composée de cent roseaux : il souffledans l’instrument champêtre, et l’onde frémit, et les montsretentissent. J’étais cachée dans une grotte, où, penchée sur lesein d’Acis, j’entendis de loin les chansons du cyclope ; jeles ai retenues ; il disait :

– Galatée, tu es plus blanche que lafeuille du troène, plus fleurie que les prés émaillés. Ta tailleest plus élancée que l’aulne ; ton sein a plus d’éclat que lecristal. Tu es plus vive qu’un jeune chevreau ; plus polie quele coquillage lavé par les flots ; plus agréable que le soleildans l’hiver, que la fraîcheur de l’ombre dans l’été ; plusvermeille que la pomme, plus majestueuse que le haut platane, plusbrillante que la glace, plus douce que le raisin dans sa maturité,plus moelleuse que le duvet du cygne, et que le lait caillé ;et, si tu ne me fuyais point, plus belle pour moi que le plus beaujardin.

‘Mais aussi cette même Galatée est plusfarouche que les taureaux indomptés, plus dure qu’un chêne antique,plus trompeuse que l’onde, plus souple que les branches du saule etde la vigne sauvage, plus insensible que ces rochers, plusimpétueuse que le torrent, plus fière qu’un paon superbe, pluscuisante que la flamme, plus piquante que les chardons, pluscruelle que l’ourse quand elle devient mère, plus sourde que lesmers agitées, plus impitoyable qu’un serpent foulé par l’imprudentvoyageur ; et, ce que je voudrais bien pouvoir t’enlever, nonseulement tu es plus agile que le cerf effrayé par les chiensaboyants, mais encore plus rapide dans ta fuite que le vent etl’oiseau dans les airs.

‘Cependant, si tu me connaissais bien, tu terepentirais de m’avoir fui ; tu condamnerais tes refus ;tu chercherais à me retenir près de toi. Cette partie de lamontagne et ces antres ouverts dans la roche vive sont à moi. Onn’y sent point les chaleurs brûlantes de l’été, ni l’âpre froidurede l’hiver. J’ai des arbres dont les rameaux plient sous le poidsde leurs fruits. J’ai des vignes chargées de raisins que l’orjaunit, et j’en ai que la pourpre colore. C’est pour toi que je lesgarde. Tu cueilleras toi-même, de tes doigts légers, la fraise néeà l’ombre des bois, les cornes qui mûrissent dans l’automne, et laprune au suc noir, et d’autres diversement colorées, pareilles àcelles que l’art imite avec la cire.

‘Si je suis ton époux, les châtaignes ne temanqueront point ; tu auras des fruits en abondance ; etmes arbres s’empresseront de te les offrir. Tous ces troupeauxm’appartiennent : beaucoup d’autres errent dans les vallons,ou cherchent l’ombre des bois, ou reposent dans les antres qui leurservent de bercail. Si tu m’en demandes le nombre, jel’ignore : c’est le berger pauvre qui compte ses troupeaux.Mais ne m’en crois pas lorsque je parle de la beauté de mesbrebis : viens, et vois toi-même. À peine peuvent-ellessoutenir leurs mamelles que gonfle un lait pur. Mille tendresagneaux, mille chevreaux bondissants remplissent mes bergeries.J’ai toujours du lait en abondance : j’en conserve une partieliquide ; l’autre s’épaissit en fromages.

‘Tu ne te borneras pas à jouir de ces plaisirsinnocents, et de dons vulgaires, tels que de jeunes daims, deslièvres, des chèvres, des colombes, des nids d’oiseaux enlevés surla cime des arbres. J’ai trouvé, sur les hautes montagnes, deuxpetits ours qui pourront jouer avec toi. Ils sont si ressemblantsqu’à peine on peut les distinguer ; je les ai trouvés, et, enles prenant, j’ai dit : ‘Ils sont pour celle qui m’acharmé.’

‘Lève donc au-dessus des flots azurés ta têtebrillante, ô Galatée ! Viens, ne dédaigne pas mes présents. Jeme connais : je me suis vu naguère dans l’onde transparente,et, en me voyant, ma beauté m’a plu. Regarde la hauteur de mataille : Jupiter n’est point plus élevé dans les cieux (carvous avez coutume de parler du règne de je ne sais quel Jupiter).Une chevelure épaisse couvre mon front altier, et, comme une forêt,ombrage mes épaules. Que si mon corps est couvert de poilshérissés, ne pense pas que ce soit une difformité. L’arbre est sansbeauté, s’il est sans feuillage. Le coursier ne plaît qu’autantqu’une longue crinière flotte sur son col. L’oiseau est embelli parson plumage, la brebis par sa toison : ainsi la barbe sied àl’homme, et un poil épais est pour son corps un ornement.

‘Je n’ai qu’un œil au milieu du front ;mais il égale un bouclier en grandeur. Eh quoi ! le soleil nevoit-il pas, du haut des cieux, ce vaste univers ? Etcependant il n’a qu’un œil comme moi. Ajoute que Neptune, à qui jedois le jour, règne dans l’empire que tu habites : je te donneNeptune pour beau-père. Sois sensible à mes maux, exauce les vœuxde celui qui t’implore. Toi seule as dompté Polyphème : etmoi, qui méprise Jupiter, et le ciel, et la foudre brûlante, ôfille de Nérée, je tremble en ta présence ; et ta colère estpour moi plus terrible que la foudre.

‘Je souffrirais plus patiemment tes mépris, situ rejetais les vœux de tous tes amants. Mais pourquoi, méprisantma flamme, es-tu sensible à celle d’Acis ? Pourquoi, auxbaisers de Polyphème, préfères-tu les baisers d’Acis ? Qu’ilsoit, je le veux, fier de sa beauté, et, ce que je ne voudrais pas,qu’il te plaise aussi, Galatée, pourvu qu’il tombe entre mesmains : il sentira quelle force enferme un si grand corps.J’arracherai ses entrailles, je disperserai dans les champs sesmembres palpitants, je les jetterai dans les flots où tu fais tonséjour ! et qu’il puisse ainsi s’unir à toi ! Car enfin,je brûle, et mes feux toujours méprisés deviennent plus ardents.Tous ceux de l’Etna me semblent transportés dans mon sein avec leurviolence ; et toi, Galatée, tu n’es pas touchée de madouleur !’

« Après ces inutiles plaintes, il selève, je l’observais : et, tel qu’un taureau furieux à qui onenlève sa génisse, il ne veut plus rester sur son rocher ; ilerre dans les forêts, et sur la montagne, dont il connaît tous lesdétours. Enfin, il m’aperçoit avec Acis. Trop imprudents, nousétions loin de craindre ce malheur : – Je vous vois,s’écria-t-il, mais c’est pour la dernière fois que l’amour vousrassemble !’ Sa voix, aussi effroyable que peut l’être celled’un cyclope en fureur, fait mentir l’Etna. Saisie d’épouvante, jeme plonge dans la mer. Le fils de Syméthus avait pris lafuite ; il s’écriait : – Viens à mon secours, ôGalatée ! ô mon père ! ô ma mère, secourez-moi, etrecevez dans vos ondes votre fils qui va périr.’

« Le cyclope le poursuit ; ildétache de la montagne un énorme rocher, il le lance : et,quoiqu’une des extrémités de cette masse atteigne seule Acis, ellel’écrase et le couvre tout entier. Hélas ! je fis pour luitout ce que les destins permirent, et je le ramenai à sa premièreorigine. Sous le roc, le sang d’Acis coulait en flots depourpre : sa couleur s’efface par degrés ; c’est bientôtl’eau d’un fleuve qu’ont troublée la pluie et les orages ;c’est enfin l’eau d’une source limpide. La pierre s’entrouvre, etde ses fissures sortent des roseaux à la tige élancée. Dans lecreux du rocher l’onde bouillonne et murmure ; elle jaillit deses flancs. Mais, ô prodige ! du sein de la source un jeunehomme s’élève : son front est paré de cornes naissantes, etdes joncs le couronnent : c’était Acis, mais devenu plusgrand. L’azur des flots colorait son visage : c’était Acis,changé en fleuve ; et ce fleuve a conservé son nom. »

Galatée cesse de parler. Les nymphes qui l’ontécoutée se dispersent et nagent dans de paisibles mers. Scyllarevient, elle n’ose se confier à l’élément liquide. Tantôt elle sepromène sans vêtement sur le rivage ; tantôt elle rafraîchitson corps fatigué dans les antres secrets où la mer porte une ondetranquille.

Glaucus paraît, fendant les flots azurés.Nouvel habitant de l’empire de Neptune, il vient de changer deforme à Anthédon, près de l’Eubée. Il voit Scylla, l’aime et lasuit. Il lui tient tous les discours qui peuvent l’arrêter dans safuite : elle fuit cependant ; et la crainte rendant sespieds plus légers, elle court. Elle arrive au sommet d’un rocherimmense qui domine le rivage, et dont la cime, dépouilléed’ombrage, est penchée sur la mer. C’est là qu’elle s’arrête etcesse de craindre. Ignorant si c’est un monstre ou si c’est un dieuqu’elle voit, elle observe sa couleur bleuâtre, les longs cheveuxflottants sur son dos, et la partie inférieure de son corps,recourbée en replis tortueux. Glaucus, qui s’aperçoit de safrayeur, s’appuie au rocher sur lequel elle est assise.

« Je ne suis, dit-il, ô jeune vierge, niun monstre, ni une bête cruelle : je suis un dieu des eaux.Mon pouvoir ne le cède point à celui de Protée. Triton et Palémon,fils d’Athamas, n’ont pas des droits plus grands que les miens.Autrefois cependant je n’étais qu’un simple mortel. Mais, accoutuméà l’empire de Neptune, je m’exerçais depuis longtemps sur sesbords. Tantôt je tirais sur le sable mes filets chargés depoissons ; tantôt, armé d’un long roseau, et assis sur unrocher, je dirigeais l’hameçon sur les flots.

« Il est un rivage que d’un côté bornel’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni labrebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leursdents son herbe verdoyante. Jamais la diligente abeille n’y vintchercher le suc de ses fleurs. Jamais les nymphes ne lescueillirent pour en former des guirlandes, et jamais elles netombèrent sous la faux du l’agriculteur. Le premier de tous lesmortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mesfilets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe lespoissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leurcrédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’onprendrait pour une fable ! Mais que me servirait del’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de laprairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon commes’ils nageaient dans l’élément liquide ; et, tandis que jeregarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leurnouveau maître, et s’élancent dans la mer.

« Ma surprise est extrême, et je cherchelongtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ?Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? – Mais cependant,disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et mamain cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-jeexprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein uneagitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir etl’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtempssur le gazon : – Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonnepour toujours !’ Et je m’élance dans là profonde mer.

« Les dieux qui l’habitent me reçoiventet m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan etTéthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suispurifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des motssacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Ellesordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, etsoudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête.

« Voilà ce que je puis te raconter de cetévénement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivitm’est inconnu. Dès que j’eus repris mes sens, je me vis revêtud’une forme qui n’était plus la mienne : mon esprit même étaitchangé. Alors, pour la première fois, j’aperçus cette barbe azurée,cette longue chevelure qui balaye les mers, ces larges épaules, cesbras de la couleur des eaux, et ces cuisses réunies, courbées enqueue de poisson. Mais que me sert ce changement ! Que me sertd’avoir su plaire aux dieux de la mer, et d’être un de ces dieuxmoi-même, si tu n’es point touchée de mon amour ! »

Tandis qu’il parlait encore, et qu’ils’apprêtait à poursuivre, Scylla s’échappe et fuit. Glaucuss’indigne, et, irrité de ses mépris, il fend l’humide plaine, et serend au palais merveilleux de Circé.

Chant 14

 

Déjà le dieu qui habite les ondes de l’Eubée alaissé derrière lui l’Etna assis sur le corps des géants, et laterre des cyclopes où le soc et des bœufs attelés n’ouvrent pointde sillons. Déjà Glaucus s’est éloigné de Zancle et de Rhégium quis’élève sur le bord opposé, et de ce détroit fameux en naufrages,resserré entre les confins de l’Ausonie et ceux de la Sicile :il fend, de sa main puissante, les flots de la mer Tyrrhénienne,aborde les collines couvertes de plantes où règne Circé, et arriveà son palais rempli d’animaux immondes ou sauvages. Dès qu’ilaperçoit la fille du Soleil, qu’il l’a saluée, et en a été salué àson tour :

« Déesse, dit-il, prends pitié d’un dieuqui t’implore. Car toi seule, si je t’en parais digne, peux merendre plus légères les peines de l’amour. Qui mieux que moireconnaît le pouvoir des plantes, puisque c’est par elles que j’aichangé de nature ? Apprends la cause du mal qui me possède.Sur le rivage d’Italie qui regarde Messine, j’ai vu, j’ai aiméScylla ; et, je rougis de le dire, promesses et prières,caresses, amour, elle a tout méprisé. Ô toi ! s’il est quelquevertu dans les paroles magiques, que ta bouche sacrée lesprononce ; ou si la force des plantes l’emporte, emploiecelles dont tu as éprouvé les charmes les plus puissants. Je ne tedemande ni d’affaiblir mon amour, ni de guérir ma blessure :il ne s’agit point d’éteindre mes feux, il faut qu’elle lespartage. »

Il dit, et Circé (car aucune mortelle ne futplus prompte à s’enflammer à de tels discours, soit que la sourcede ce penchant soit en elle, soit que Venus ait voulu se venger duSoleil en livrant sa fille aux fureurs de l’amour) répond en cestermes :

« Tu ferais mieux de suivre la femme quine te fuirait pas, qui désirerait ce que tu désires, et brûleraitavec toi des mêmes feux. Certes, tu méritais d’être aimé. Tupouvais toi-même prétendre à te voir recherché ; et, si tupromettais du retour, crois-moi, tu serais recherché encore. N’endoute point, et que ta confiance naisse de ta beauté. Moi, déesseet la fille brillante du Soleil, moi à qui les enchantements de lavoix et des herbes donnent tant de pouvoir, je désire d’être à toi.Méprise donc qui te méprise, aime celle qui t’aime, et venge d’unmême coup, toi d’une ingrate, et moi d’une rivale. »

« Ah ! reprit Glaucus, on verra lesforêts verdir au sein des mers, et l’algue marine croître sur lesmontagnes, avant que mon amour pour Scylla soitchangé ! »

La fille du Soleil est indignée, et nepouvant, ni ne voulant perdre le dieu qu’elle aime, sa haines’enflamme contre celle qu’il lui préfère. Soudain, dans la fureurde ses feux méprisés, elle choisit d’exécrables herbes, en exprimeles sucs horribles, et prononce, en les broyant, des parolesinfernales. Elle prend sa robe d’azur, traverse la foule des bêtesimmondes qui la flattent sur son passage, s’éloigne de sa cour, et,se dirigeant vers Rhégium, s’élance sur les vagues agitées queséparent les deux rives, marche comme sur un rivage solide, etcourt à pieds secs sur le sommet des flots.

Il était une grotte arrondie, aux détourssinueux, où, loin des feux du jour et du courroux des vagues,lorsque au milieu de sa carrière, le Soleil raccourcissait lesombres Scylla venait chercher, dans une onde tranquille, lafraîcheur et le repos. Circé infecte l’antre, et le souille de sespoisons les plus puissants ; elle y répand les sucs qu’elle atirés de ses racines funestes, murmure, à trois reprises, des motsmystérieux et nouveaux, et neuf fois répète ses noirsenchantements.

Scylla vient, et déjà elle était à moitiédescendue dans l’onde, lorsqu’elle se voit entourée de monstreshurlants. D’abord elle ne croit pas qu’ils fassent partie de soncorps : elle s’éloigne, fuit et craint leur rageécumante ; mais, en fuyant, elle entraîne les monstres :elle cherche ses flancs, ses jambes, et ses pieds : partout àleur place elle ne trouve que des gueules de Cerbère, qu’unehorrible ceinture de chiens aboyants sans parties inférieures,attachés par le dos autour de son corps.

Glaucus pleura celle qu’il aimait ; ildétesta l’amour de Circé et l’usage qu’elle avait fait de son artsi funeste. Scylla ne quitta point le lieu témoin de sonmalheur ; et bientôt elle se vengea de sa rivale en faisantpérir les compagnons d’Ulysse. Elle allait aussi submerger lesvaisseaux des Troyens, lorsqu’elle fut changée en rocher, écueilredoutable qu’on voit encore dans cette mer, et que le nautonierévite d’approcher.

Les Troyens, à force de rames, s’étaientéloignés de Scylla et de l’avide Charybde. Déjà ils voyaient lesrivages de l’Ausonie, lorsque la tempête les jette sur les Syrtesafricains : Didon y reçoit Énée dans son palais : ellel’aime ; et lorsque cet époux trop cher l’abandonne, elle nepeut plus supporter la vie. L’infortunée, feignant un sacrifice auxdieux, fait élever un bûcher, s’étend sur ce lit funèbre, s’y percele sein, et, trompée par Énée, trompe elle-même toute sa cour.

Après avoir quitté les nouveaux murs quis’élèvent au milieu des sables de la Libye, Énée est reporté versle mont Éryx, où le reçoit Aceste, son ami. Il offre un sacrificesur le tombeau de son père, et se rembarque sur les vaisseaux, où,par ordre de Junon, Iris avait porté la flamme. Il laisse bientôtderrière lui le royaume d’Éole, et les îles où le soufre enflammés’élance dans les airs, et les écueils des perfides Sirènes. Privéde son pilote, Palinure, il côtoie les îles d’Inarimé, de Prochyté,et de Pithécuses aux stériles rochers, qui a conservé le nom de seshabitants.

Le souverain des dieux, irrité de la mauvaisefoi et des parjures des Cercopes, fit prendre à ce peuple trompeurla figure d’un animal difforme, et, sous de nouveaux traits, lesCercopes parurent différer de l’homme et lui ressembler. Leursmembres se contractèrent, leur nez s’aplatit, presque effacé deleur front ; Jupiter sillonna leur visage de vieilles rides,couvrit leur corps d’un poil fauve, et les relégua dans cette île.Déjà il leur avait ôté l’usage de la parole, dont ils ne seservaient que pour le parjure, et il ne leur laissa, pour pouvoirse plaindre, qu’un rauque murmure.

Après avoir franchi ces îles, et laissé àdroite les murs de Parthénope, à gauche le tombeau du trompetteMisène, Énée aborde aux rivages de Cumes, qu’infecte l’alguemarécageux. Il pénètre dans l’antre de la Sibylle antique, et laprie de le conduire, par l’Averne, auprès des mânes de son père. LaSibylle lève enfin les yeux qu’elle a longtemps tenus baissés versla terre, et, pleine du dieu qui l’agite et l’inspire :

« Tu demandes, dit-elle, de grandeschoses, héros célèbre dont le bras s’est signalé par l’épée, dontla piété a été éprouvée dans les flammes. Mais rassure-toi, taprière est accordée. Je vais te conduire : tu verras lesdemeures de l’Élysée, et les derniers royaumes du monde, et l’ombrede ton père. Il n’est point de chemin inaccessible à lavertu. »

Elle dit, et, montrant le rameau d’or dans laforêt de la déesse de l’Averne, elle commande au héros de ledétacher du tronc : il obéit, et vit les richesses duformidable Pluton, les mânes de ses aïeux, et la vieille ombre dumagnanime Anchise. Il connut les lois de l’empire des morts, et lesdangers qui l’attendaient dans de nouvelles guerres. Revenant surses pas, toujours guidé par la Sibylle, Énée trompe, ens’entretenant avec elle, la fatigue du retour.

Tandis qu’à travers d’épais crépuscules, ilpoursuit cet horrible chemin :

« Que tu sois, dit-il, une déessefavorable aux mortels, ou que tu sois seulement une mortelleagréable aux dieux, je t’honorerai toujours comme une divinité, etje reconnaîtrai que, par toi, j’ai pu descendre aux sombres lieuxoù règne la mort, et m’échapper vivant de son empire. Pour desbienfaits si grands, dès que j’aurai revu la lumière des cieux,j’élèverai des temples en ton honneur, et l’encens fumera sur tesautels. »

La Sibylle le regarde, soupire, etdit :

« Je ne suis point déesse : ne jugepoint digne de l’honneur de l’encens une faible mortelle. Et, afinqu’ignorant mon destin, tu ne t’égares, apprends qui je suis.L’immortalité m’était promise par Apollon, des jours sans finm’étaient offerts pour prix de ma virginité. Mais, tandis qu’ilespère, et que, par ses dons, il cherche à me séduire : –Choisis, dit-il, vierge de Cumes, forme des vœux, et tes vœuxseront accomplis.’ Je lui montre du sable amassé dans ma main, etje le prie, insensée que j’étais, de m’accorder des années égalesen nombre à ces grains de poussière.

« J’oubliai de demander, en même temps,le don de ne point vieillir ; cependant il me l’offrait, il mepromettait une jeunesse éternelle, si je voulais répondre à sesdésirs. Je rejetai les dons d’Apollon, et je suis vierge encore.Mais l’âge le plus heureux a fui ; la pesante vieillesse estvenue d’un pas chancelant, et je dois la supporter longtemps ;car, quoique déjà sept siècles se soient écoulés devant moi, il mereste à voir encore trois cents moissons et trois cents vendanges,avant que mes années égalent en nombre les grains de sable quimesurent ma vie. Le temps viendra où un plus long âge raccourciramon corps, où, consumés par la vieillesse, mes membres serontréduits à la plus légère étendue. Alors je ne paraîtrai avoir pu nicharmer un dieu, ni mériter de lui plaire. Peut-être Apollonlui-même ne me reconnaîtra plus, ou il niera de m’avoir aimée. Ettel sera mon changement, qu’invisible à tous les yeux, je ne seraiconnue que par la voix : les destins me laisseront lavoix. »

Tandis que la Sibylle parlait ainsi, le hérostroyen, traversant les chemins profonds de l’Averne, sort enfin duroyaume des morts, et rentre dans la ville de Cumes. Il fait auxdieux les sacrifices accoutumés, et aborde au rivage qui ne portaitpas encore le nom de sa nourrice.

Là, dégoûté de ses longs voyages, s’étaitarrêté Macarée, né à Ithaque, et l’un des compagnons du sageUlysse. Il venait de reconnaître Achéménide, qui fut abandonné surles rochers de l’Etna. Surpris de le retrouver et de le revoirvivant :

« Quel hasard, ou quel dieu, dit-il, aconservé Achéménide ? Comment un Grec se trouve-t-il sur uneflotte barbare ? et quelle terre cherches-tu avec lesTroyens ? »

Achéménide, que ne couvrent plus de vilslambeaux attachés avec des épines, Achéménide, redevenu lui-même,répond :

« Que je revoie encore l’horriblePolyphème et le sang humain découlant de ses lèvres, si lesvaisseaux d’Ithaque et si ma patrie me sont désormais plus chersque les Troyens, si je respecte moins Énée que mon père !Jamais, quoi que je puisse faire, je ne reconnaîtrai assez lesbienfaits de ce héros. Si je te parle et si je respire, si je voisle ciel et sa vive lumière, puis-je être ingrat et oublier quec’est à lui que je le dois ! C’est par lui que ma vie ne s’estpoint éteinte dans la bouche du cyclope ; et maintenant jepuis mourir, mon corps sera reçu dans un tombeau, et non dans lesentrailles de ce monstre.

« Juge, à moins que la frayeur ne m’eûtôté tout sentiment, quel fut mon désespoir, lorsque, abandonné surle rivage, je vous vis gagner la haute mer ! Je voulus crier,mais je craignis de me livrer à l’ennemi : la voix d’Ulysseavait été presque fatale à votre vaisseau. Je vis le cyclopedéraciner et pousser dans les ondes un immense rocher. Je le visjeter, de son bras gigantesque, des rocs énormes, qu’on eût ditlancés par des machines de guerre ; et je frissonnai,craignant que les flots soulevés par ces masses, n’engloutissent,ou que ces masses elles-mêmes ne brisassent votre navire, oubliant,en ce moment, qu’il ne me portait pas.

« À peine la fuite vous avait dérobés àune mort horrible, le cyclope furieux parcourt tout l’Etna et leremplit de ses gémissements. Privé de son œil, il écarte de la mainles arbres pour s’ouvrir un passage, heurte les rochers, et,tendant ses bras ensanglantés sur l’onde, s’emporte en exécrationscontre les Grecs : – Oh ! s’écriait-il, si quelque hasardme ramenait Ulysse ou quelqu’un de ses compagnons, sur quis’exerçât ma colère, dont je pusse dévorer les entrailles, et de mamain déchirer les membres palpitants ; dont le sang inondât magorge altérée, et dont les ossements brisés criassent sous mesdents, combien la perte de mon œil me deviendrait insensible oulégère !’

« Ainsi parla le cyclope en ajoutantd’autres imprécations. Je pâlissais d’horreur voyant son visagesouillé de carnages récents, ses mains cruelles, la vaste orbite oùfut son œil, ses membres effroyables, et sa barbe épaissie dans lesang humain. La mort était devant mes yeux, mais la mort était lemoindre de mes maux. Déjà je me voyais, surpris par le monstre,descendre vivant dans ses entrailles. J’avais toujours présentel’horrible image du temps où je l’avais vu saisir deux de mescompagnons, meurtrir trois ou quatre fois leurs corps sur la terre,se jeter sur eux comme un lion affamé, dévorer leurs membresdéchirés, leurs intestins, leurs chairs encore vivantes, la moellede leurs os brisés, et les engloutir dans son avide sein. Laterreur m’avait envahi, et le sang s’était arrêté dans mes veines,en voyant le monstre mâcher ces mets funestes, les rejeter de sabouche, et les vomir entassés dans des flots de vin.

« Je ne voyais dans ma misère quel’attente d’un sort pareil. De longs jours s’écoulèrent, tandisque, caché, tremblant au moindre bruit, craignant la mort etdésirant de mourir, n’ayant pour assouvir ma faim que le gland,l’herbe, et les feuilles des forêts ; je vivais seul, privé detout, sans espoir, réservé aux souffrances et à la mort. Enfin,j’aperçus au loin un navire, je courus au rivage, mes gestessuppliants excitèrent la pitié, et un Grec fut reçu sur un vaisseautroyen.

« Mais toi-même, ô le plus cher de mescompagnons, apprends-moi tes aventures, celles d’Ulysse et de tousceux qui se sont confiés à la mer avec toi. »

Alors Macarée raconte que le fils d’Hippotas,Éole, qui règne dans la profonde mer de Toscane, et tient les ventsenchaînés dans de vastes cavernes, les avait enfermés dans despeaux de bœuf, et remis au roi d’Ithaque ; qu’ayant reçu cedon merveilleux, le vaisseau vogua neuf jours sous un cielfavorable ; qu’on apercevait déjà la terre désirée, quand, àla dixième aurore, les compagnons d’Ulysse, se laissant vaincre àleur cupidité, et croyant trouver les outres pleines d’or, lesavaient déliées ; que les vents s’en étaient échappés enfureur, et qu’entraînant le vaisseau en arrière ils l’avaient faitrentrer avec eux dans le port d’Éolie.

« Nous arrivons, dit Macarée, dans laville des Lestrygons, qu’avait fondée Lamus ; Antiphate yrégnait. Je suis député vers lui avec deux de mes compagnons :mais à peine puis-je me sauver par une prompte fuite. Un autres’échappe avec moi : le troisième a déjà teint de son sang labouche impie du Lestrygon. Il nous poursuit, il excite lessiens : ils courent au rivage, et, lançant des poutres et desrochers, submergent les hommes et les vaisseaux. Un seul de cesderniers, celui qui me portait avec Ulysse, est préservé dunaufrage. Après avoir longtemps déploré la perte de nos compagnons,nous abordons cette terre que tu vois d’ici dans le lointain. Nevois jamais que dans le lointain cette terre funeste, où je suisdescendu. Et toi, fils d’une déesse, et le plus juste des Troyens(car les travaux de Mars ayant cessé, tu ne dois plus être appelénotre ennemi), Énée, crois-moi, fuis aussi la terre de Circé.

« Après avoir attaché notre navire aurivage, ne pouvant oublier Antiphate et le farouche cyclope, nousrefusions d’aller en avant et d’entrer sous des toits inconnus. Lesort fixa le choix de ceux qui seraient envoyés. Le sort me désignaavec le fidèle Polytès, Euriloque, et Elpénor, qui aimait trop levin. Dix-huit autres compagnons partent avec nous. Arrivés auxportes du palais de Circé, mille loups, et avec eux des ours et deslions, accourent, s’avancent, et d’abord la terreur noussaisit ; mais nous n’avions rien à craindre ; leurs dentsne menaçaient nos corps d’aucune blessure : ils agitaientl’air de leurs queues caressantes, et, en nous flattant,accompagnaient nos pas. Les femmes de Circé nous reçoivent, et, àtravers des portiques de marbre, nous conduisent à leur souveraine.Elle est assise dans une magnifique salle, sur un trône éclatant,vêtue d’une robe blanche que couvre un riche tissu d’or.

« Les néréides et les nymphes forment sacour. On ne voit point la laine s’étendre sur leurs fuseaux ;elles ne conduisent point de longs fils sous leurs doigtsagiles : elles arrangent des plantes, rassemblent et séparent,dans des corbeilles, des fleurs éparses sans ordre, et des herbesde diverses couleurs : c’est là l’ouvrage que leur reine exiged’elles. Circé connaît l’usage de chaque plante, et les effetsqu’on obtient de leur mélange ; elle les retourne, les pèse,et les examine attentivement.

« Dès qu’elle nous aperçoit, après lesalut reçu et rendu, un doux sourire nous accueille, et comble nosvœux. Soudain, elle ordonne qu’on prépare une boisson où se mêlentà l’orge brûlé, le miel, le vin, et le lait caillé. Elle y ajoutefurtivement des sucs inconnus et que nous cache la douceur dubreuvage. Nous recevons les coupes que présente sa main, et, tandisque, dévorés par une soif ardente, nous buvons tous ensemble, ladéesse cruelle touche légèrement nos fronts de sa baguette.Soudain, j’ai honte de le dire, mon corps commence à se hérisserd’un poil rude ; déjà je ne puis plus parler : au lieu demots, je ne forme qu’un rauque murmure. Mon front se courbe vers laterre. Je sens ma bouche se fendre et se durcir en longmuseau ; mon cou s’enfle sous les plis de mes chairs, et de lamême main qui venait de saisir la coupe, je forme des pas :telle était la force de ce breuvage ! On m’enferme dans uneétable avec mes compagnons. Nous voyons Euryloque qui seul aconservé sa figure : seul il avait refusé la coupe fatale quilui fut présentée ; et, s’il l’eût acceptée, il serait encorecomme nous changé en vil pourceau : Ulysse n’eût point apprispar lui notre infortune, et il ne serait pas venu, prêt à nousvenger.

« Le héros avait reçu du dieu qui portele caducée une fleur dont la feuille est blanche, la racine noire,et que les dieux appellent ‘moly’. Fort du pouvoir de cette plante,et muni d’avertissements célestes, il entre dans le palais deCircé. Invité au breuvage trompeur, il tire l’épée, repousse lacoupe, et épouvante la déesse, dont la baguette cherche en vain àeffleurer ses cheveux. Bientôt Circé donne au héros et sa main etsa foi. Ulysse est reçu dans son lit, et demande pour dot à safemme qu’elle lui rende ses compagnons.

« Circé répand sur nous les sucspuissants d’une herbe qui ne peut nuire, tourne sur notre tête sabaguette en sens contraire, et fait entendre des mots opposés àceux qu’elle avait prononcés. Tandis qu’elle poursuit son chantmagique, nos corps, soulevés par degrés de la terre, seredressent ; nos soies tombent, nos pieds cessent d’êtrefendus en deux cornes, nos épaules renaissent, et nous avonsretrouvé nos coudes et nos bras. Nous embrassons en pleurantUlysse, qui pleure avec nous. Longtemps nous nous attachons à soncou, et nos premières paroles expriment notre reconnaissance.

« Circé nous retint un an entier dans sonîle. Pendant ce long séjour, je fus témoin de beaucoup de prodiges,et beaucoup d’autres me furent racontés. Voici, parmi ces derniers,ce que j’ai appris d’une des quatre femmes que la déesse emploie àses horribles mystères. Cette suivante, pendant que sa maîtresseétait retenue auprès d’Ulysse, me fit voir la statue d’un jeunehomme, en marbre blanc, portant sur sa tête un pivert, placée dansun asile sacré, et parée d’un grand nombre de couronnés. Je voulussavoir et je demandai quel était ce jeune homme, pourquoi il étaithonoré comme dans un temple, et ce que signifiait l’oiseau quisurmonte sa tête :

– Écoute Macarée, dit cette femme, connais,par ce que je vais te dire, jusqu’où s’étend le pouvoir de Circé,et prête-moi une oreille attentive.

‘Picus, fils de Saturne, régna dans l’Ausonie.Il aimait les coursiers et leur ardeur belliqueuse. Sa beauté étaitcelle que tu vois dans cette image, et que l’art a su rendrefidèle. Son esprit égalait sa beauté. Il n’avait pu, depuis sanaissance, voir quatre fois les jeux qu’on célébrait dans l’Élide,et déjà il avait attiré les regards des dryades nées sur lesmontagnes du Latium. Déjà il avait enflammé les naïades desfontaines, et celles de l’Albula et du Numicius, et celles qui sejouent dans les ondes de l’Anio ; de l’Almo, qui achève sivite son cours ; du Nar, si rapide dans le sien, du Farfarus,qui coule sous d’épais ombrages ; celles enfin qui habitentl’étang placé dans le bois consacré à Diane et les lacs d’alentour.Il dédaigna toutes ces nymphes ; une seule avait su luiplaire : fille de Janus au double front et de Vénilia, on ladisait née sur le mont Palatin.

‘Quand l’âge eut mûri sa beauté nubile, ellepréféra Picus à tous les Latins, et devint sa compagne. Elle avaitune beauté rare, mais sa voix était plus rare encore, et le charmede ses chants la fit appeler Canente. Sa voix agitait les arbres,attendrissait les rochers, rendait les tigres caressants, arrêtaitle cours des fleuves, et le vol des oiseaux dans les airs.

‘Un jour qu’elle modulait des sons ravissants,Picus était sorti de son palais ; il poursuivait le sanglierdans les bois, pressait les flancs d’un coursier rapide, tenait enmain deux javelots, et portait une chlamyde de pourpre attachée parune agrafe d’or. La fille du Soleil était venue dans les mêmesforêts : voulant cueillir des herbes nouvelles sur lesfertiles collines des Laurentins, elle avait quitté les campagnesqui portent son nom.

‘Cachée dans un taillis, elle voit le jeuneprince et demeure interdite : les herbes qu’elle avaitcueillies s’échappent de son sein. Un feu violent s’allume dans sesveines. Dès qu’elle a pu se reconnaître dans les soudainstransports qui l’agitent, elle se décide à faire éclater sesdésirs. Mais la vitesse du coursier de Picus et la garde quil’environne l’empêchent d’approcher : ‘Et cependant,s’écrie-t-elle, quand tu serais emporté par les vents, tu nem’échapperas pas, si je me connais bien moi-même, si toute la vertudes plantes n’est pas évanouie, et si je ne suis trompée par mesenchantements.’

‘Elle dit, et, formant l’image sans corps d’unsanglier fantastique, elle lui commande de courir devant le roi, deparaître se retirer dans l’épaisse forêt où les arbres troprapprochés n’offrent au cavalier aucun passage. Soudain, Picustrompé court après l’ombre d’une proie. Il s’élance au dos fumantde son coursier, et, poursuivant une espérance vaine, erre d’unpied rapide dans la haute forêt. Alors la fille du Soleil commenceses charmes magiques. Elle dit des mots funestes, elle invoque desdieux inconnus, dans des chants plus inconnus encore, avec lesquelselle a coutume de troubler le visage argenté de la lune etd’envelopper d’épais nuages la tête de son père. À ses accentsformidables, le ciel se couvre de ténèbres, et de noires vapeurss’exhalent de la terre. Les compagnons de Picus errent au hasarddans cette nuit soudaine, et les gardes sont dispersés.

‘Saisissant l’occasion et le moment : ‘Ôle plus beau des mortels, s’écrie l’enchanteresse, je te conjurepar ces yeux qui ont les miens, par cette beauté qui force unedéesse à te supplier, réponds à mes feux, reçois pour beau-père leSoleil, qui voit tout, et, trop insensible, ne méprise pas laTitanide Circé.’

‘Elle dit, et Picus repousse froidement ladéesse et ses vœux : ‘Qui que tu sois, répond-il, je ne puisêtre à toi. Une autre me possède, et je désire qu’elle me possèdetoujours. Je n’offenserai point les droits sacrés de l’hymen pardes amours étrangères, tant que les destins me conserveront lafille de Janus !’

‘Ayant longtemps encore, mais en vain, essayéla prière, Circé s’écrie enfin : ‘Tes dédains ne resteront pasimpunis : tu ne reverras plus Canente. Tu connaîtras ce quepeut une femme, une amante outragée, quand cette amante, quandcette femme est Circé.’

‘Alors elle se tourne deux fois vers l’orient,deux fois vers l’occident. Elle touche trois fois Picus de sabaguette, et fait entendre des mots magiques, trois fois répétés.Picus fuit : il s’étonnait de la rapidité de sa course ;il voit que son corps a des ailes. Nouvel oiseau, il s’élanceindigné dans les forêts du Latium, perce d’un bec dur les chênesnoueux, et, dans sa rage, blesse leurs rameaux. Ses ailes ontconservé la pourpre de la chlamyde qu’il portait, et, dont l’agrafenuance d’or son col et son plumage. Picus, dans sa nouvelle forme,n’a conservé de l’ancienne que son nom.

‘Cependant, ses compagnons, qui l’appelaient àgrands cris et le cherchaient en vain, rencontrent Circé (car déjàla déesse avait éclairci les airs, et permis aux vents et au soleilde dissiper les nuages). Ils l’accusent du crime dont elle n’estque trop coupable, redemandent leur roi, se disposent à laviolence, et présentent leurs dards. En même temps Circé répand despoisons devant elle, évoque la nuit et les dieux de la nuit,l’Érèbe et le Chaos, et adresse à Hécate de magiques hurlements. Ôprodige ! la forêt change de place, la terre gémit, les arbrespâlissent, l’herbe des pâturages distille des gouttes desang ; on entend mugir les collines ; les chiens aboient,d’horribles serpents rampent sur la terre, et l’on voit des mâneslégers voltigeant dans les airs. Les soldats épouvantés frémissent.Circé, de sa baguette trempée dans le suc des poisons, touche leursfronts étonnés : tous prennent aussitôt la forme de diversanimaux des forêts ; et nul d’entre eux n’a conservé sapremière figure.

‘Déjà le char du soleil presse à l’occidentles rivages de Tartesse, et l’époux de Canente est en vain attendupar elle. En vain Canente l’appelle et le cherche des yeux. Sesesclaves et le peuple parcourent la forêt, portant d’inutilesflambeaux. Ce n’était pas assez, pour la nymphe, de verser despleurs, d’arracher ses cheveux, de faire entendre de longsgémissements. Elle donne cependant tous ces témoignages de ladouleur. Mais bientôt elle se précipite hors du palais, et, privéede sa raison, s’égare au hasard dans les campagnes du Latium.

‘La nuit couvrit six fois la terre, et sixfois le soleil ramena la lumière, tandis que l’infortunée, sanssommeil et sans aliments, erre à l’aventure sur les collines etdans les vallons. Enfin le Tibre la vit, vaincue par la lassitudeet par le malheur, assise sur ses bords. Triste et plaintive, d’unevoix affaiblie dans les larmes, elle modulait sa douleur. Telautrefois le cygne mourant chantait ses funérailles. Enfin,consumée par sa peine, desséchée jusque dans les sources de la vie,elle se dissout insensiblement et s’évanouit dans les airs. Mais larenommée a rendu célèbre le lieu témoin de cette aventure, et lesMuses anciennes de l’Ausonie, lui conservant le nom de la nymphe,l’appelèrent Canente.’

« De semblables merveilles ont étéapprises ou vues par moi dans le cours d’une année. Amollis dans lerepos, nous avions oublié les fatigues de Neptune. Le départ estordonné, le vent enfle les voiles. La Titanide nous avait préditdes routes incertaines, de vastes travaux, et les longs périls d’unélément perfide. Je craignis, je l’avoue, et, descendu sur cerivage, je m’y suis attaché. »

Macarée avait terminé son récit. Énée enfermeles cendres de sa nourrice dans une urne, et fait graver cetteépitaphe sur le marbre de son tombeau :

« Ici, le héros pieux que j’ai nourri abrûlé dans les flammes du bûcher qu’il lui devait, le corps deCaïète, après l’avoir sauvé des flammes de Troie. »

Le héros coupe ensuite les câbles quiretiennent le vaisseau au rivage. Il évite et la vue et lesartifices de Circé. Il arrive vers le bois épais où le Tibre porteà la mer ses ondes que le sable a jaunies ; et, reçu sous letoit de Latinus, fils de Faune, il devient l’époux de sa fille.Mais cet hymen s’achète par la guerre ; il faut combattre unpeuple belliqueux. Turnus, en fureur, redemande Lavinie, qui luifut promise par son père.

Toute la Toscane arme contre le Latium. Lavictoire est longtemps disputée. Chaque parti accroît sa force desforces de l’étranger. Plusieurs peuples combattent pour lesRutules, plusieurs pour les Troyens. Énée n’a pas inutilementappelé le secours d’Évandre ; mais Vénulus, que Turnus envoie,s’est en vain rendu dans la nouvelle ville qu’a bâtieDiomède ; ce prince s’était établi dans l’Iapygie, où il avaitépousé la fille de Daunus, et élevé de superbes remparts.

Lorsque Vénulus, exécutant les ordres de sonmaître, invoque l’appui du héros d’Étolie, ce dernier le refuse. Ilne veut point exposer au hasard des combats les peuples de sonbeau-père, et les Grecs qui l’ont suivi sont en trop petit nombrepour les armer :

« Mais, afin, dit-il, que vous nepuissiez voir, dans mon refus, une vaine excuse, je vais retracerici le cours de mes malheurs, quoique des pleurs amers doiventsuivre encore ces tristes souvenirs. Ilion et ses superbes toursavaient péri dans les flammes ; le héros de Naryx, enoutrageant une vierge, venait d’attirer, sur tous les Grecs, lechâtiment que lui seul méritait : nos vaisseaux sont emportéspar les vents sur des mers ennemies ; nous souffrons et lafoudre et la nuit et la pluie, le courroux du ciel et celui desflots, et Capharée comble enfin nos revers. Mais, sans rappeler,dans leur ordre successif, nos funestes aventures, il vous suffirade savoir qu’alors Priam lui-même eût pu croire la Grèce digne depitié. Cependant le secours de Pallas me sauve du naufrage ;mais bientôt je suis chassé de ma patrie. Vénus a cruellement vengéson ancienne blessure, et j’ai soutenu tant de pénibles travaux surles mers et dans les champs de la guerre, que j’ai souvent appeléheureux mes compagnons engloutis par la tempête et les écueils deCapharée, et que j’ai regretté de n’avoir pas péri avec eux.

« Enfin, mes compagnons, vaincus par leslongs périls de Mars et de Neptune, demandent un terme à leurstravaux. Mais le violent Acmon, que tant de malheurs irritentencore, s’écrie : – Amis, que reste-t-il maintenant qui puisseétonner votre courage ! De quels maux plus grands, quand ellele voudrait, pourrait encore nous frapper Cythérée ? On peutfaire des vœux quand un sort plus funeste est à craindre. Maislorsque les maux sont extrêmes, la crainte n’a plus de place, et lasécurité naît de l’excès même du malheur. Que Vénus m’entende, peum’importe ! Que sa haine atteigne, comme elle l’a fait, tousles compagnons de Diomède ! Nous méprisons tous la haine deVénus : une grande force est pour nous dans notredésespoir.’

« C’est par de tels discours qu’Acmonirrite encore la déesse, et réveille son ancienne colère. QuelquesGrecs seuls ont applaudi, Acmon est blâmé par le plus grand nombre.Il allait poursuivre : sa voix et le passage de sa voix ontmoins d’étendue. Ses cheveux se changent en duvet qui couvre soncol et son dos et son sein. Ses bras sont emplumés, ses coudes sereplient en ailes légères ; de longs doigts remplacent sespieds, et sa bouche se durcit en bec aigu et prolongé.

« Lycus, Idas, Rhéxénor, Nyctée, Abas,regardent et s’étonnent ; mais tandis qu’ils s’étonnent, ilssubissent, et d’autres avec eux, le même changement. La plupart demes compagnons s’élèvent dans les airs, et volent autour duvaisseau, en battant des ailes. Si vous demandez quelle est laforme de ces oiseaux douteux, ce ne sont pas des cygnes, mais ilsressemblent aux cygnes par leur blancheur.

« Enfin j’arrivai sur ces bords, et,gendre de Daunus, j’ai reçu de lui les campagnes arides del’Iapygie, que j’habite avec le faible reste de mescompagnons. »

Ainsi parle Diomède. Vénulus s’éloigne de sesétats. Il traverse le pays des Peucétiens, et entre dans lescampagnes de Messapie. Il y voit des antres ombragés par des arbrestouffus ; une eau pure distille des rochers, et de faiblesroseaux croissent dans cette onde. C’est la demeure du dieuPan : jadis c’était celle des nymphes.

Un berger d’Apulie les ayant épouvantées parsa présence soudaine, elles fuirent ; mais bientôt, cessant decraindre, elles revinrent et méprisèrent le pâtre grossier qui lessuivait encore. Elles formaient en chœur des pas cadencés, ilinsulte à leur danse, veut l’imiter par des sauts rustiques, etmêle à des propos obscènes d’abjectes injures : il ne se tutque, lorsque, enveloppant son corps par degrés, l’écorce d’unolivier sauvage eut pressé son gosier. Cet arbre fait encoreconnaître l’âpre caractère du berger, et, dans ses fruits amers,exprime la rudesse de son langage.

Vénulus, de retour, apporte le refus deDiomède. Privés de son appui, les Rutules continuent la guerre avecfureur : elle coûte beaucoup de sang aux deux partis. Turnusporte la torche avide sur la flotte des Troyens : le feumenace ce que l’onde a épargné. La poix, la cire, et les autresaliments de l’incendie, étendent leur ravage. Déjà les flammesmontaient des mâts jusqu’aux voiles, et la fumée s’élevait du bancdes rameurs en épais tourbillons, quand la mère des dieux sesouvient que les vaisseaux d’Énée sont construits avec les pins dusommet de l’Ida. Soudain le bruit des clairons, les sons de latrompette, remplissent les airs, annoncent sa présence ; et,portée sur un char traîné par des lions soumis :

« Turnus, s’écrie la déesse, ta mainsacrilège allume de vaines flammes ; je ne souffrirai pointqu’elles consument des arbres nés dans les forêts qui me sontconsacrées. »

Elle dit, le tonnerre gronde, et du seind’épais nuages tombent des torrents, de pluie et de grêle. Lesvents, fils du géant Astrée, se livrent une affreuse guerre, et,dans leurs chocs rapides, troublent les cieux et soulèvent lesmers. L’un d’eux, dans sa furie qu’excite la déesse, rompt lescâbles qui retiennent au rivage la flotte des Troyens. Cybèleentraîne les vaisseaux et les plonge au sein de l’onde. Le boiss’amollit, et prend les formes d’un corps humain. Les poupesrecourbées sont des visages riants ; les rames, des jambes etdes pieds qui sillonnent les flots ; les flancs, un seinarrondi ; les carènes, l’épine du dos ; les antennes, desbras ; les cordages, de longues chevelures. Ces nouvellesnaïades conservent la couleur bleuâtre des navires, et jouentpaisibles dans les flots qu’elles ont cessé de craindre. Nées surles monts, elles nagent mollement dans la mer. Elles ne sesouviennent plus de leur origine, mais elles n’ont point oubliéleurs longs périls sur l’élément perfide, et souvent elles seplaisent à soutenir, de leurs mains, les vaisseaux battus de latempête, pourvu qu’ils ne soient pas montés par des Grecs : lesouvenir de la chute de Troie leur rend les Grecs odieux. Ellesvirent avec joie les débris du vaisseau d’Ulysse ; ellesvirent avec joie le vaisseau qu’il avait reçu d’Alcinoüs se durciren rocher, et son bois grossir le nombre des écueils.

Après que les vaisseaux troyens eurent étéchangés en nymphes, on crut que la terreur de ce prodige porteraitTurnus à terminer la guerre. Mais il persiste. Chaque parti a sesdieux, et, ce qui vaut les dieux, de grands courages. Et déjà,belle Lavinie, ce n’est plus ni toi, ni le royaume que tu apportesen dot, ni le sceptre de leur beau-père, que désirent les deuxrivaux : ils n’aspirent qu’à vaincre ; et la honte decéder prolonge les combats. Enfin, Vénus voit triompher les armesde son fils ; Turnus tombe, et la ville d’Ardée, puissantesous Turnus, tombe avec lui. Lorsqu’un feu barbare l’a dévorée, etque ses toits sont ensevelis sous des cendres brûlantes, de sesdébris s’élève un oiseau qu’on vit alors pour la première fois. Sonaile éployée frappe et fait voler la cendre des murailles ;son cri lugubre, sa maigreur, sa couleur pâle, tout offre en luil’emblème d’une ville détruite. Il conserve le nom d’Ardée, et,volant autour de ses ruines, il déplore son destin.

Déjà la vertu d’Énée avait désarmé les dieuxet les vieilles haines de Junon elle-même. Il était temps que lefils de Cythérée, après avoir fondé le riche empire d’Iule, allâtprendre sa place dans le ciel. Vénus, qui a brigué déjà le suffragedes immortels, enlace ses bras au cou de Jupiter :

« Ô mon père, dit-elle, dans aucun tempsje ne t’ai vu insensible à ma prière. Daigne m’être encore plusfavorable, aujourd’hui : accorde à Énée, qui, étant né de monsang, te reconnaît pour son aïeul, un rang parmi lesimmortels : fût-ce le dernier, je m’en contenterai, pourvuqu’il l’obtienne. C’est assez pour lui d’avoir vu une fois leroyaume des mânes et traversé les fleuves des enfers. »

Les dieux applaudissent. Junon ne montre plusla fierté d’un visage immobile, et donne son aveu avec un douxsourire. Jupiter répond :

« Tu mérites, ma fille, d’obtenirl’honneur que tu demandes, et celui pour qui tu l’implores en estdigne : il t’est accordé. »

Il dit, et Vénus, dans sa joie, rend grâce àson père. Aussitôt, sur un char que traînent des colombes, ellefend les airs légers, et descend sur le rivage des Laurentins, auxbords où, couronné de roseaux, le Numicius roule ses paisibles eauxdans les mers voisines. La déesse lui commande d’enlever tout cequ’Énée a de mortel, et d’entraîner dans son cours silencieux cettedépouille sous ses flots.

Le fleuve obéit : il sépare tout ce quele héros tenait de la terre ; l’essence divine reste. Vénusrépand sur le corps ainsi purifié un baume céleste, parfume levisage d’ambroisie et de nectar, et fait d’Énée un dieu que lesRomains honorent sous le nom d’Indigète, et qui a chez eux untemple et des autels.

Après Énée, Ascagne, qui porte aussi le nomd’Iule, réunit sous ses lois Albe et le pays latin. Il eut poursuccesseur Silvius, dont le fils hérita du nom et du sceptreantique de Latinus. Ce sceptre passa successivement aux mainsd’Alba et de son fils Épytus. Capétus et Capys régnèrent ensuite,mais Capys régna le premier. Tibérinus reçut d’eux l’empire, et,s’étant noyé dans l’Albula, il lui donna son nom. Ses enfantsfurent Rémulus et le fier Acrota. Rémulus, qui était l’aîné, voulutimiter la foudre, et fut consumé par elle ; Acrota, plus sageque son frère, laissa le trône au vaillant Aventin. Celui-ci futenseveli sur la montagne qui avait été le siège de son empire, etqui conserve son nom.

Déjà Procas tenait le sceptre sur le montPalatin. Sous son règne vivait Pomone. Parmi les hamadryades duLatium, aucune ne fut plus habile dans la culture des jardins,aucune ne connut mieux celui des vergers ; et de son art vientle nom qu’elle porte. Elle n’aime ni la chasse dans les forêts, nila pêche au bord des rivières. Seuls les champs et les arbres,chargés de fruits, peuvent lui plaire. Sa main n’est point armée dujavelot : elle porte une faucille recourbée, et tantôt élaguedes branches inutiles, tantôt émonde des rameaux qui s’étendenttrop loin ; tantôt insère, dans l’écorce entrouverte, une tigeétrangère, et fait porter à un arbre des fruits qui croissent surun autre. Elle prévient la soif des plantes, et arrose lesfilaments recourbés d’une racine amie de l’onde : ce sont làses plaisirs et ses soins. Elle ignore l’amour, mais craignant larudesse de l’habitant des champs, elle entoure ses jardins deremparts de verdure, et en défend l’entrée aux hommes qu’ellefuit.

Que ne tentèrent point, pour conquérir sescharmes, les satyres, jeunesse folâtre et dansante ; les Pans,dont le pin couronne la tête ; Silvain, toujours jeune dansses vieilles années ; et le dieu difforme des jardins, qui desa faux écarte les voleurs ! Vertumne, avec plus d’amour,n’était pas plus heureux. Combien de fois, pour chercher lesregards de Pomone, il prit l’habit du rude moissonneur, et courbasa tête sous le poids des gerbes ! Combien de fois, couronnéde guirlandes de foin, il offrit l’image du faucheur sortant de laprairie ! Souvent, armé d’un aiguillon, il semblait ramener dela charrue des bœufs au pas tardif ; souvent, la serpe enmain, on eût dit qu’il venait d’émonder un arbre ou de façonner lavigne. Parfois, chargé d’une échelle, il paraissait aller cueillirdes fruits. Tantôt, avec l’épée, c’était un soldat ; tantôt,avec la ligne, c’était un pêcheur. C’est ainsi que, cent fois,changeant de forme, il parvenait à voir Pomone, et à contempler lestrésors de sa beauté.

Un jour, ayant couvert sa tête d’une coiffepeinte, et entouré ses tempes de cheveux gris, il s’appuie courbésur un bâton, et sous les traits flétris d’une vieille, pénètredans les jardins de Pomone. D’abord, il admire la beauté desfruits, et plus encore celle de la nymphe qui les cultive. À lalouange succèdent quelques baisers, mais des baisers tels qu’unevieille n’en donna jamais. Il s’assied ensuite sur un tertre quecouvre un gazon frais, et regarde les arbres dont les rameauxchargés de fruits plient inclinés vers la terre. Non loin, unormeau spacieux soutient une vigne où les grappes abondent :il loue l’union de la vigne et de l’ormeau :

« Si cet arbre, dit-il, fût resté sanscompagne, il ne porterait qu’un feuillage stérile ; et quepourrait-on lui demander de plus ? Si la vigne ne se reposaitpoint attachée à ses bras, elle ramperait sur la terre. Etcependant, peu touchée de cet exemple, vous fuyez l’hymen et nesongez à vous unir à aucun mortel. Et plût au ciel que vous levoulussiez ! Ni la fameuse Hélène, ni cette Hippodamie quicausa la guerre des Lapithes, ni l’épouse d’Ulysse, audacieux avecles timides, n’eussent vu un plus grand nombre de poursuivants.Maintenant même que vous dédaignez, en les fuyant, ceux quirecherchent votre main, mille encore aspirent à vous plaire ;et, dans ce nombre, sont des dieux et des demi-dieux, tous ceux quiont fixé leur séjour sur les montagnes d’Albe.

« Mais, si vous êtes sage, et si vousvoulez un hymen heureux, écoutez les conseils d’une vieille quivous aime plus que tous vos amants, et plus que vous nepensez : rejetez des flammes vulgaires, et choisissez Vertumnepour époux. Je réponds de sa foi ; car il ne se connaît pasmieux que je ne le connais moi-même. Ce n’est point un volage quipromène ses feux de climat en climat. Il ne se plaît qu’aux lieuxoù vous êtes. On ne le voit point, tel que l’inconstante foule desamants, s’attacher à la dernière femme qu’il a vue : vousserez son premier et son dernier amour. À vous seule il a consacréson cœur et sa vie. Ajoutez qu’il est jeune, qu’il a reçu le don dela beauté, et celui de prendre toutes les formes qu’il désire. Ceque vous ordonnerez qu’il soit, et vous pouvez tout ordonner, il lesera.

« D’ailleurs, n’aime-t-il pas ce que vousaimez ? Si vous cultivez des fruits, il en a les prémices, etils lui sont plus doux, offerts de votre main. Mais ce ne sont plusaujourd’hui les fruits cueillis dans vos vergers, ni les plantesque vous cultivez, ni toute autre chose que Vertumne désire :c’est vous-même. Prenez pitié de son amour, et croyez que, présenten ces lieux, c’est lui qui vous implore par ma bouche. Craignezles dieux vengeurs, et la reine d’Idalie, qui punit les cœursinsensibles, et Némésis, qu’on n’offensa jamais impunément. Et,pour vous inspirer plus de crainte, je veux vous raconter, car unlong âge m’a beaucoup appris, une histoire connue dans toute laChypre : elle pourra facilement vous toucher, et vous rendremoins fière.

« Iphis, né d’une famille obscure, avaitvu jadis Anaxarète, sortie du sang illustre de Teucer : ill’avait vue, et les feux de l’amour avaient pénétré tous ses sens.Après avoir lutté contre leur violence, il reconnut que la raisonne pouvait triompher. Il courut, en suppliant, au palaisd’Anaxarète, confia son amour malheureux à la nourrice, et laconjura, par les soins qu’elle avait pris des premiers années de samaîtresse, de la rendre favorable à ses vœux. Il flatta de motscaressants toutes les esclaves, et, d’une voix inquiète, imploraleur appui. Souvent il confia sa pensée à des tablettes chargées deles transmettre ; souvent il attacha aux portes du palais descouronnes arrosées de ses larmes ; souvent, couché sur leseuil, il rendit la nuit confidente de sa tristesse, et des peinesde son amour.

« Mais, plus sourde que les flots de lamer qui s’élèvent quand l’astre des chevreaux est à soncouchant ; plus dure que le fer sorti des forges du Norique,et que le marbre au sein de la carrière, Anaxarète mépriseIphis ; elle rit de son amour, ajoute au dédain l’injure etl’outrage, et défend même l’espoir à son amant.

« L’impatient Iphis ne peut soutenir lestourments d’une longue douleur, et, devant la porte d’Anaxarète, illui adresse, en ces mots, une plainte dernière :

– Tu l’emportes, Anaxarète ! Enfintu ne seras plus importunée de mes plaintes et de mes ennuis.Prépare de joyeux triomphes ! Fais entendre le cri depaean ! Couronne ta tête de lauriers ! Tu l’emportes, etje meurs. Réjouis-toi, barbare ! Tu seras du moins contraintede me louer en quelque chose, et d’avouer que je méritais d’êtreaimé. Souviens-toi que mon amour n’a point fini avec ma vie, et queje vais perdre en même temps cette double lumière. Ce n’est pas larenommée qui viendra t’apprendre ma mort. Moi-même, n’en doute pas,je serai présent devant toi : tu verras mon corps inanimé, ettes yeux jouiront de ce spectacle. Et vous, dieux puissants !si vous prenez quelque intérêt au destin des mortels, souvenez-vousde moi ! Je n’ai plus à vous adresser d’autre prière. Faitesque je vive dans un long avenir, et donnez à ma mémoire ce que vousavez retranché de mes jours.’

« Il dit, et levant ses yeux chargés depleurs et ses bras que la douleur a pâlis, vers les portes que sisouvent il orna de guirlandes, il attache à leur sommet un cordeau,et s’écrie : – Voilà donc, voilà les liens qui te plaisent,barbare !’ À ces mots, passant la tête dans le nœud, et levisage encore tourné vers elle, il s’élance : le corps, parson poids, serre le nœud fatal, et reste suspendu.

« Agité par le mouvement convulsif de sespieds, la porte semble rendre des sons plaintifs etgémissants : elle s’ouvre, et laisse voir Iphis expirant. Lesesclaves s’écrient et le détachent, il n’est plus temps. Ils leportent à la maison de sa mère, car son père ne vivait plus. Ellele reçoit dans son sein, elle embrasse ses membres glacés, et,après avoir donné un long cours aux larmes et aux paroles des mèresmalheureuses ; après avoir fait tout ce qu’elles font dans lesdouleurs extrêmes, elle conduit dans la ville, et les yeux enpleurs, les funérailles de son fils, qu’attend le bûcher, prêt à leconsumer.

« La maison de l’insensible Anaxarète setrouvait par hasard sur la voie de la pompe funèbre. Le bruit dudeuil et des sanglots parvient à ses oreilles. Mais déjà un dieuvengeur l’agite, elle se trouble : – Voyons, dit-elle, cetappareil lugubre.’ Elle monte au lieu le plus élevé de son palais,et se place à une fenêtre ouverte. Mais à peine elle a vu lemalheureux Iphis sur sa couche funèbre, ses yeux se durcissent, lesang de ses veines a disparu, la pâleur la couvre ; elles’efforce de porter ses pieds en arrière, et reste immobile ;elle veut détourner la tête, et ne peut la mouvoir ; la duretédu marbre, qui fut dans son cœur, envahit, par degrés, tout soncorps.

« Ne pensez pas que ce soit une fable.Salamine conserve encore la statue qui cache Anaxarète, et danscette ville est un temple consacré à Vénus Spectatrice. N’oubliezdonc pas, aimable nymphe, cette aventure. Déposez votre fierté, jevous en conjure, et unissez-vous à votre amant. Ainsi, puissent lesgelées du printemps respecter les boutons des arbres de Pomone, etles vents rapides ne pas en emporter les fruits ! »

Alors le dieu qui sait prendre toutes lesformes, et qui venait de parler en vain, se dépouille de sa faussevieillesse, reprend les grâces du jeune âge, et se montre à lanymphe tel que brille le soleil sortant du sein des nuages quiobscurcissaient son éclat. Il se préparait à employer la force,mais la force n’est plus nécessaire. La beauté du dieu vient decharmer Pomone, et son cœur partage enfin les transports qu’elleinspire.

Après la mort de Procas, le violent Amuliususurpe l’empire, et Numitor, son frère, qu’il en avait chassé, estrétabli sur le trône, dans sa vieillesse, par la valeur de sespetits-enfants. Romulus jette les fondements de Rome pendant qu’oncélébrait les fêtes de Palès. Tatius et les Sabins lui déclarent laguerre. Tarpéia leur ouvre le chemin du Capitole. Mais le châtimentsuit le crime, elle périt étouffée sous les boucliers entassés surson corps. Les Sabins s’approchent en silence, tels des loupscruels et ravissants. Ils viennent surprendre les Romains, livrésau sommeil, et se présentent aux portes que Romulus avait ferméesd’un bras puissant. Une de ces portes est ouverte par Junon, ettourne sans bruit sur ses gonds : Vénus seule l’entend, etl’aurait refermée, s’il était permis à un dieu de détruirel’ouvrage d’un autre dieu. Les naïades de l’Ausonie habitaientalors une fontaine limpide auprès du temple de Janus. La déesseréclame leur secours : elles accueillent sa juste prière,ouvrent toutes les sources dont les eaux s’étendent et forment unliquide rempart. Cependant le temple de Janus n’est pas encoreinaccessible, et les flots n’en ferment pas tous les chemins. Lesnaïades chargent de soufre la fontaine et allument le bitume dansses canaux souterrains. Une vapeur brûlante s’élève à lasurface ; cette onde qui naguère le disputait en fraîcheur àcelles qui descendent des Alpes, ne le cède pas en violence au feumême, et les doubles portes du temple fument atteintes de ses flotsbouillants. Ainsi Rome est en vain ouverte aux Sabins ; unnouveau fleuve les arrête, et donne aux Romains le temps de sereconnaître et de s’armer. Romulus marche à leur tête ; lecombat s’engage ; la terre est bientôt couverte de morts desdeux partis, et le glaive impie mêle le sang du gendre à celui dubeau-père. Enfin, on cesse de combattre, la paix termine la guerre,et Tatius partage le trône de Romulus.

Tatius n’était plus, et Romulus donnait auxdeux peuples d’égales lois, lorsque, déposant son casque, Marss’adresse, en ces termes, au puissant souverain des dieux et deshommes :

« Il est temps, ô mon père, puisquel’empire romain est affermi sur ses grands fondements, et qu’unseul maître y donne les lois ; il est temps, en m’accordant larécompense que tu m’as promise, et dont mon fils est digne, del’enlever de la terre, et de le placer dans le ciel. Un jour, enprésence des dieux assemblés, tu dis : – Romulus viendras’asseoir parmi les immortels.’ Je m’en souviens, et cette promessesolennelle est gravée dans mon cœur par la reconnaissance. Qu’ellereçoive enfin son accomplissement ! »

Jupiter consent : il enveloppe les airsde nuées obscures, et, par le tonnerre et la foudre, effraiel’univers. À ce signal, Mars connaît que sa demande est accordée.Appuyé sur sa lance formidable, le dieu qui ne connaît point lacrainte, s’élance sur son char sanglant, hâte du fouet sescoursiers rapides, précipite obliquement leur route dans les airs,descend et s’arrête sur le sommet du mont Palatin, qu’ombrage unbois épais. C’est là qu’en ce moment Romulus rendait au peuple lesoracles de sa justice ; le dieu l’enlève, et ce que son corpseut de mortel s’évanouit dans les airs, comme la balle de plomblancée par la fronde s’embrase et se perd dans la nue. Le front duhéros a pris l’éclat de la majesté des dieux, et, plus digne del’encens de la terre, il est tel qu’on le voit dans son temple, surle mont Quirinus.

Cependant Hersilie pleurait la mort de sonépoux. Junon commande à Iris de descendre par le chemin éclatant etcourbé qui marque son passage, et de consoler, par le discourssuivant, cette veuve affligée :

« Ô le premier ornement du Latium et dupeuple latin, vous qui fûtes digne d’être la femme du grandRomulus, et qui l’êtes maintenant du nouveau dieu des Romains,cessez vos pleurs, et, si vous désirez revoir votre époux,suivez-moi dans ce bois sacré qui couvre de sa verdure le montQuirinus, et de son ombre le temple du roi de Rome. »

Iris obéit, et, glissant sur la terre parl’arc où se nuancent toutes les couleurs, elle adresse à Hersiliele discours prescrit par Junon. La reine, levant à peine un œilmodeste :

« Déesse, dit-elle, car quoiqu’il me soitdifficile de dire qui vous êtes, je dois penser que vous n’êtes pasune simple mortelle ; conduisez, ô conduisez-moi, montrez-moimon époux ; et si les destins permettent que je le voie encoreune fois, je croirai avoir vu le ciel même. »

Aussitôt elle marche avec la déesse vers lacolline sacrée. Une étoile, descendue des régions de l’éther,s’arrête devant Hersilie, et, entourant ses cheveux d’une vivelumière, l’élève, remonte, et disparaît avec elle dans les airs. Lefondateur de Rome la reçoit dans ses bras, change en même temps sanature et son nom ; il l’appelle Hora, et c’est aujourd’hui ladéesse que les Romains honorent réunie à Quirinus.

Chant 15

 

Cependant on cherche un mortel digne du poidsde l’empire, et qui puisse succéder au grand Romulus. Messagère duvrai, la voix publique appelle au trône le pieux Numa. Ce n’étaitpas assez pour lui d’avoir étudié les mœurs et les usages desSabins ; son vaste génie embrasse des objets plus élevés, etveut connaître la nature des choses. Entraîné par cette ardeur desavoir, il s’éloigne de Cures, sa patrie, et visite la villecélèbre où Croton reçut le grand Alcide. Il demande quel fut leGrec qui vint élever ces remparts sur les rivages del’Ausonie ; et un vieillard, né dans cette contrée, instruitde ses fastes antiques, lui répond en ces mots :

« On raconte que le fils de Jupiter etd’Alcmène, riche des dépouilles de l’Ibérie, et des troupeauxenlevés à Géryon, arriva, après une heureuse navigation, des bordsde l’océan aux rives laciniennes ; que, laissant ses bœufserrer dans de gras pâturages, il entra sous le toit hospitalier deCroton ; qu’il s’y reposa de ses longs travaux ; et qu’enpartant, il dit à son hôte : – Cet endroit deviendra une villependant la vie de ton petit-fils.’ Et l’événement justifia cetteprédiction.

« Il y avait, dans l’Argolide, un Grecnommé Myscélos : il était fils d’Alémon ; et, de sontemps, aucun mortel ne fut plus agréable aux dieux. Une nuit,tandis qu’il reposait dans un sommeil profond, Hercule luiapparaît, et dit : – Hâte-toi, quitte ta patrie, va, etcherche les rives de l’Esar aux ondes sablonneuses.’ Il ajoute àl’ordre la menace ; et le châtiment suivrait le refus d’obéir.En même temps disparaissent le sommeil et le dieu.

« Le fils d’Alémon se lève. Ce qu’ilvient de voir et d’entendre occupe sa pensée. Des sentimentscontraires l’agitent. Un dieu ordonne son départ, et la loi ledéfend. La mort est la peine réservée à celui qui veut changer depatrie.

« Le soleil venait de cacher dans l’océanson front radieux, et la nuit, au-dessus de ses voiles sombres,élevait sa tête étoilée. Le même dieu se montre à Myscélos ;il répète le même ordre, les mêmes menaces, et en ajoute de plusterribles encore. Myscélos tremble, et se prépare à porter sespénates dans un pays nouveau. Le bruit de ce départ se répandbientôt dans la ville. Myscélos est accusé de mépriser les lois deson pays. Le crime est prouvé, les témoins sont inutiles. Pâle ettremblant, il lève les yeux et les mains vers le ciel : – Ôtoi, s’écrie-t-il, que tes douze travaux ont fait asseoir parmi lesimmortels, viens à mon secours ; car, si je suis coupable, toiseul as fait mon crime.’

« C’était, chez les Grecs, une coutumeantique d’employer, dans les jugements criminels, de petitscailloux noirs et blancs, ceux-ci pour absoudre, ceux-là pourcondamner. C’est ainsi que fut jugé Myscélos. Des cailloux noirsfurent seuls jetés dans l’urne impitoyable. Mais, quand elle futrenversée pour compter les suffrages, toutes les pierres noiresétaient devenues blanches. Par ce prodige, Hercule rendit lasentence favorable, et le fils d’Alémon fut renvoyé absous. Aprèsavoir rendu grâces au fils de Jupiter, il s’embarque et vogue, pardes vents favorables, sur la mer d’Ionie. Il laisse derrière luiTarente, bâtie par les Lacédémoniens, et Sybaris, et le Nééthé, quiarrose les champs de Salente, et le golfe de Thurium, et Némésé, etles campagnes d’Iapyx. Après avoir côtoyé presque toutes les terresde l’Italie qui regardent les mers, il trouve enfin les bouches del’Esar, où le destin l’appelle. Non loin du rivage, un tombeaucouvrait les pieux ossements de Croton. C’est là que Myscélos élèveles murs de la ville qu’Hercule lui a commandé de bâtir, et qui apris le nom du sage enseveli sur ces bords. C’est ainsi qu’unetradition certaine explique l’origine de Crotone, fondée par lesGrecs, sur les confins de l’Italie. »

Numa vit, dans cette ville, un homme de l’îlede Samos, qui, fuyant sa patrie et ses maîtres, s’étaitvolontairement exilé par haine de la tyrannie. Quelque éloignéqu’il fût des régions célestes, il s’élevait, par la méditation,jusqu’aux astres, et voyait, des yeux de l’esprit, ce que la naturerefuse aux regards des humains. Arrivé, par la pensée et par desavantes veilles, à la connaissance de toutes choses, il lesfaisait connaître aux hommes réunis pour l’entendre ; et,tandis qu’en l’admirant ils écoutaient en silence, le sageexpliquait l’origine du monde et les principes des êtres ; cequ’était la nature, ce qu’était la divinité ; de quellemanière se formaient et la neige et la foudre ; si c’étaitJupiter ou le choc des vents dans la nue qui produisait letonnerre ; ce qui faisait trembler la terre ; par quelleloi les astres se mouvaient, et tous les mystères cachés auxmortels. Le premier, il défendit de servir sur les tables desanimaux égorgés, et il exposa le premier, en ces termes, unedoctrine plus admirée que suivie :

« Cessez, mortels, de souiller vos corpsde ces aliments coupables. Vous avez les moissons des champs ;vous avez des fruits qui font courber sous leur poids les arbresdes vergers. Pour vous le raisin se gonfle et mûrit dans la vigne.Il est des légumes d’un goût exquis ; il en est d’autres quele feu rend plus tendres et plus savoureux. Ni le lait, ni le mielque parfume le thym, ne vous sont défendus. La terre prodigue vousoffre ses plus doux trésors, et vous fournit des aliments exemptsde sang et de carnage.

« Il n’appartient qu’aux animaux de senourrir de chair : encore tous n’en font-ils point usage. Lecheval, la brebis, et le bœuf, vivent de l’herbe des prairies. Maisceux qui sont d’un naturel farouche et sanguinaire, les tigresd’Arménie, les lions prompts à la colère, les ours et les loups,aiment les aliments sanglants. Ah ! c’est un grand crime deconfondre des entrailles dans des entrailles, d’engraisser un corpsd’un autre corps, et de ne conserver la vie d’un être que par lamort d’un autre !

« Quoi ! parmi tant de biens que lameilleure des mères, la terre, produit pour vos besoins, vousn’aimez qu’à porter vos dents cruelles sur des animaux égorgés,qu’à mordre des blessures, et qu’à imiter les barbarescyclopes ! Ne pouvez-vous faire cesser que par la destructiondes êtres, les jeûnes d’un estomac vorace et déréglé !

« Dans cet âge antique, que nous avonsappelé l’âge d’or, l’homme vivait content du fruit des arbres, desplantes champêtres ; et jamais il ne souilla sa bouche desang. Alors l’oiseau balançait, sans danger, ses ailes dans lesairs ; le lièvre errait sans frayeur, dans lescampagnes ; la crédulité du poisson ne l’attachait point àl’hameçon funeste. Aucun être n’employait, aucun ne craignait niles pièges, ni la fraude : tout était en paix. Mais celui,quel qu’il soit, qui, le premier abandonnant l’innocente frugalitéde cet âge, plongea des chairs dans son avide sein, ouvrit lechemin du crime. C’est, je veux le croire, par le carnage des bêtesféroces que le fer commença à être ensanglanté. Mais c’était assezde leur donner la mort. Il est permis, je l’avoue, d’ôter la vieaux animaux qui menacent la nôtre : on pouvait les tuer, maisil ne fallait pas s’en nourrir. On alla plus loin encore. On croitque le pourceau mérita d’être la première victime immolée, parcequ’il détruisait les semences et ruinait l’espoir de l’année. Lebouc fut sacrifié sur l’autel de Bacchus, parce qu’il avait offenséla vigne : ces deux animaux trouvèrent ainsi la peine de leurfaute.

« Mais quelle peine méritiez-vous,innocentes brebis, troupeaux paisibles dont les mamelles pendantesse gonflent, pour l’homme, d’un nectar délicieux ; dont lamolle toison lui fournit ses vêtements ; et dont la vie est,plus que la mort, utile à ses besoins ? Quel mal a fait lebœuf, animal sans fraude et sans artifice, simple, incapable denuire, et né pour les plus durs travaux ? Ah ! ce fut uningrat, indigne des dons de Cérès, celui qui, le premier, détela dujoug fumant l’animal agricole pour l’égorger ; qui frappa dela hache son col usé par de rudes travaux, en retournant si souventla terre, et faisant produire aux champs tant de richesmoissons ! Mais ce n’était pas assez de commettre un si grandcrime : l’homme a voulu y associer les dieux ; et il osecroire que le sang des génisses est agréable auximmortels !

« Une victime sans tache, remarquable parsa beauté, car sa beauté lui devient funeste, est parée debandelettes et conduite à l’autel. Là, elle entend des prièresqu’elle ne comprend pas. Elle voit placer sur son front, au milieude ses cornes dorées, les fruits de la terre, qu’elle a cultivée.Le couteau, qu’elle a déjà peut-être aperçu dans l’eau limpidepréparée pour le sacrifice, la frappe : aussitôt on arrache deson sein les entrailles vivantes, et on les interroge pour ytrouver le secret des dieux.

« D’où vient à l’homme cette faim sigrande des aliments défendus ? Ô mortels ! je vous enconjure, renoncez à ces festins barbares. Écoutez et retenez mesavertissements : lorsque vous mangez la chair de vos bœufségorgés, sachez et souvenez-vous que vous mangez voscultivateurs.

« Et, puisqu’un dieu m’ouvre la bouche,je suivrai les mouvements qu’il m’inspire, je découvrirai lessecrets qu’Apollon a cachés dans mon sein ; je dévoilerai ceuxdu ciel même, et les oracles dont il m’a rempli. Je vais chanter degrandes choses, trop longtemps ignorées, et que l’esprit de nospères n’a pu pénétrer. Je vais monter parmi les astres, quitter laterre, séjour de l’erreur, marcher sur les nuées, m’asseoir sur lesvastes épaules d’Atlas ; et, de là, regardant les mortelserrants, sans que la raison les guide, et livrés à des terreursfrivoles, les rassurer contre la crainte de la mort, et déroulerdevant eux les lois immuables de leurs destinées.

« Faibles mortels, que glace l’effroi dutrépas, pourquoi craindre le Styx et l’empire des ombres, fablesinventées par les poètes, vaines expiations d’un mondeimaginaire ? Soit que le corps périsse consumé dans les feuxdu bûcher, soit que le temps le détruise, ne croyez pas qu’ilsouffre quand il n’est plus. Les âmes ne meurent point :sorties de leurs premières demeures, elles passent et vivent dansde nouvelles habitations. Moi-même, je m’en souviens, pendant laguerre de Troie, j’étais Euphorbe, fils de Panthous ; le plusjeune des Atrides me perça le cœur de sa forte lance : j’aireconnu naguère, au temple de Junon, dans la ville d’Argos, lebouclier dont alors mon bras était armé.

« Tout change, rien ne meurt. L’âme erred’un corps a un autre, quel qu’il soit : elle passe del’animal à l’homme, de l’homme à l’animal, et ne périt jamais.Comme la cire fragile reçoit des formes variées, et change defigure sans changer de substance : ainsi j’enseigne que l’âmeest toujours la même, mais qu’elle émigre en des corps différents.Dans vos appétits déréglés, craignez donc de devenir impies. Je ledéclare au nom des dieux, prenez garde, par le meurtre détestabledes animaux, de chasser de leur nouvel asile les âmes de vosparents. Que votre sang ne se nourrisse point de votre sang.

« Et, puisque, porté sur une vaste mer,j’ai livré aux vents toutes mes voiles, je dirai : Rien n’eststable dans l’univers : tout varie, tout n’offre qu’une imagepassagère. Le temps lui-même roule comme un fleuve dans sa courseéternelle. Le fleuve rapide et l’heure légère ne peuvent l’arrêter.Mais, comme le flot presse le flot, chassant celui qui le précède,et chassé par celui qui le suit, ainsi les moments s’écoulent, sesuccèdent, et sont toujours nouveaux. L’instant qui vient decommencer, n’est plus ; celui qui n’était pas encorearrive : tous passent, et se renouvellent sans cesse.

« Voyez la nuit, qui s’avance, tendrevers le jour, et les ombres s’effacer dans la lumière. Lorsque toutrepose encore dans la nature, l’azur du ciel n’est pas celui dontle ciel se colore au moment où l’étoile du matin paraît sur sonchar d’albâtre. Cet azur prend une autre nuance, quand l’aurore,qui précède le jour, sème de roses la carrière qu’elle va livrer ausoleil. Le soleil lui-même paraît environné de pourpre, quand, lematin, il s’élève de la terre inférieure, et quand, le soir, il yredescend. Mais, au milieu de sa course, sa lumière est pluséclatante, parce que, dans les hautes régions, l’air, plus pur, estdégagé des vapeurs de la terre. L’astre de la nuit offre aussi desaspects différents : dans sa croissance, il est plus petit,et, dans son décours, il est plus grand la veille que lelendemain.

« Voyez l’année, se partageant en quatresaisons, imiter ainsi, dans son cours, les âges de la vie. Aucommencement du printemps, elle a la faiblesse de l’enfant à lamamelle. Alors le grain, herbe tendre et fragile, croît et charmel’espoir du laboureur. Tout fleurit, la campagne riante estémaillée de mille couleurs ; mais les plantes n’ont encoreaucune énergie. Devenue plus robuste, l’année passe du printemps àl’été, semblable au jeune homme dans toute sa vigueur. Aucun âgen’est plus fort, plus fécond, plus ardent. L’automne succède :il n’a plus la ferveur de l’âge précédent ; c’est celui ducalme et de la maturité : il tient le milieu entre la jeunesseet la vieillesse, et, déjà sa tête commence à blanchir. Enfin levieil hiver arrive d’un pas tremblant, dépouillé de ses cheveux, oun’en ayant plus que de blancs.

« C’est ainsi que nos corps changent sanscesse : ce que nous étions hier, ce qu’aujourd’hui noussommes, demain nous ne le serons plus. Il fut un temps où, simplegerme, espoir incertain de l’homme encore à naître, nous habitâmesdans le sein d’une mère. La nature soigna son ouvrage : ellene voulut pas que notre corps restât toujours resserré dans lesflancs qui l’enfermaient, et sa main puissante nous ouvrit lesportes de la vie. L’enfant à peine a vu le jour, il est sans force,et ne peut se mouvoir. Bientôt, semblable au quadrupède, il marchesur ses pieds et sur ses mains. Peu à peu, tremblant, et malaffermi sur ses jambes, il cherche un appui qui le soutienne, ilest debout ; il devient fort et léger ; sa jeunesses’envole, il traverse l’âge moyen de la vie, et, par une penterapide, est emporté au couchant de ses jours. La vieillesse dissoutla force de l’âge précédent. Milon, chargé d’années, pleure envoyant pendre et languir, sans vigueur, ces bras naguère nerveux etpuissants, semblables aux bras d’Hercule. Elle pleure aussi, lafille de Tyndare, en apercevant, dans la glace fidèle, les rides deson visage ; et elle se demande comment elle a pu être deuxfois enlevée.

« Temps, qui dévores ce qui existe ;et toi, vieillesse envieuse, vous détruisez tout ; et ce quela lime de l’âge a sourdement usé, vous le consumez par une lentemort.

« Ce que nous appelons éléments n’a pasplus de stabilité ; écoutez : J’enseignerai leschangements qu’ils éprouvent.

« Le monde éternel contient quatre corpsélémentaires : deux, la terre et l’eau, sont pesants, etdescendent entraînés par leur propre poids. Les deux autres, privésde toute gravité, l’air, et le feu, plus pur que l’air, s’élèventsans résistance. Quoique distants et séparés, ces corps sont leprincipe de toutes choses. Eux-mêmes se changent l’un enl’autre : la terre se dissout en eau, l’eau se résout envapeur légère ; et l’air, devenu plus subtil, brille parmi lesfeux éthérés. Par une révolution constante et contraire, tous cescorps reviennent dans leur premier état : en se condensant, lefeu se change en air, l’air en eau, l’eau en argile. Aucun corps neconserve sa forme primitive. La nature, qui renouvelle sans cesseles choses, ne fait que substituer des formes à d’autres formes.Croyez-moi, rien ne périt dans ce vaste univers ; mais toutvarie et change de figure. Ce qu’on appelle naître, c’est commencerd’être autre chose que ce qu’on était auparavant ; et ce qu’onappelle mourir n’est que cesser d’être ce qu’on était ; et,quoiqu’il y ait changement perpétuel de forme et de lieu, lamatière existe toujours.

« Je ne pense pas que rien puisse durersous la même apparence. C’est ainsi qu’après le siècle d’or estvenu le siècle de fer. C’est ainsi que divers pays ont changé defortune. J’ai vu ce qui fut jadis un terrain solide être maintenantune mer. J’ai vu des terres sorties du sein des ondes, et desconques marines loin des bords d’Amphitrite : une vieilleancre a été trouvée sur de hautes montagnes. Des torrents rapidesont creusé des vallons dans les plaines. Les inondations ont faitdescendre des collines au sein des eaux. Des marais sont devenusdes champs sablonneux ; et des terres arides sont aujourd’huides marécages. La nature ouvre ici de nouvelles sources ; elleen tarit d’autres ailleurs. Les secousses de la terre ébranlée ontfait naître des fleuves, et en ont desséché plusieurs. Ainsi leLycus, englouti dans la terre, se remontre plus loin, et semblesortir d’une source nouvelle. Ainsi l’Erasinus se perd dans ungouffre profond ; et, après avoir conduit paisiblement sesflots souterrains, reparaît plus vaste dans les plaines d’Argos.Ainsi, l’on raconte que le fleuve Mysus, ennuyé de sa source et deses premiers rivages, va, sous le nom de Caïque, couler dans despays lointains. Tantôt l’Amenanus roule, en Sicile, son ondesablonneuse ; tantôt son lit est desséché, et sa source paraîttarie. Jadis on buvait les eaux de l’Anigros ; elles sontdevenues pernicieuses, si toute croyance n’est point ravie auxpoètes, depuis qu’atteints par les flèches d’Hercule, les centauresentrèrent dans ce fleuve pour laver leurs blessures. Les ondes del’Hypanis, qui descend des montagnes de la Scythie, d’abord douceset pures, se chargent, dans leur cours, de sel et d’amertume.

« Antissa, Pharos, et Tyr bâtie par lesPhéniciens, ont eu pour ceinture les mers : aucune de cesvilles n’est une île aujourd’hui. Les anciens habitants de Leucadeont vu joint au continent leur territoire qu’entourent les flots.Zancle était, dit-on, réunie à l’Italie, avant que l’océan,séparant ces deux terres, n’eût entraîné la Sicile au milieu de sesondes. Si vous cherchez Hélicé et Buris, villes de l’Achaïe, vousles trouverez sous les eaux. Le nautonier montre encore leurs mursinclinés et leurs débris submergés.

« Près de Trézène, où régna Pitthée,s’élève une colline où aucun arbre n’offre son ombrage :c’était jadis une campagne fertile, unie dans sa surface. Par unprodige, dont le récit même est horrible, les vents furieux,enfermés dans des cavernes obscures, cherchant à respirer, luttanten vain pour s’ouvrir le chemin de l’air et de la liberté, et netrouvant dans leur prison aucun passage à leur haleine, enflèrentet distendirent cette terre, comme le souffle de la bouche enfleune vessie ou une peau de bouc. Cette enflure resta dans lacampagne ; elle a la forme d’une haute colline, et s’estdurcie avec le temps.

« Je pourrais ajouter ici beaucoupd’autres exemples qui vous sont connus, ou dont vous avez entenduparler : je n’en citerai qu’un petit nombre. L’eau nereçoit-elle et ne donne-t-elle pas des formes différentes ?Ton onde, ô fontaine d’Ammon, froide au milieu du jour, estbrûlante au lever et au coucher du soleil. On dit que, dans unefontaine du pays des Athamanes, le bois s’enflamme, s’il y estplongé lorsque en son déclin la lune resserre son croissant. LesCicones ont un fleuve dont l’eau pétrifie les entrailles de celuiqui la boit, et change en rocher tout ce qu’elle touche. LeCrathis, et le Sybaris, qui arrose ces campagnes, donnent auxcheveux la couleur de l’ambre et de l’or.

« Mais, par un prodige plus étonnant,s’il est des eaux qui changent les corps, il en est aussi quichangent les esprits.

« Qui n’a pas entendu parler de l’ondeobscène de Salmacis, et de ce lac d’Éthiopie, dont les eaux rendentfurieux celui qui en a bu, ou le plongent dans un vastesommeil ? Quiconque se désaltère à la fontaine de Clitoriumdéteste le vin et n’aime que l’onde pure, soit qu’il y ait danscette fontaine une vertu contraire à Bacchus, soit, comme leracontent les indigènes, que le fils d’Amythaon, après avoir, parses enchantements et par ses herbes, arraché aux Furies lesPrétides étonnées, ait jeté dans la source ces médicaments sipuissants sur la raison, et que l’eau en ait reçu le pouvoird’inspirer cette horreur pour le vin. Les ondes du fleuve Lyncesteproduisent un effet contraire : celui qui en a trop buchancelle comme un homme enivré du jus de la treille.

« Il est, dans l’Arcadie, un lac aux eauxdouteuses ou suspectes : les anciens l’ont appeléPhénéos ; craignez l’usage de ces eaux : elles sontnuisibles pendant la nuit, et sans danger pendant le jour. Ainsiles lacs, et les fleuves ont des propriétés différentes et deseffets divers. Il fut un temps où l’île d’Ortygie flottait sur lesondes ; maintenant elle est assise au sein des mers. Le navireArgo craignit les Symplégades errantes, et les flots qu’ellessoulevaient en s’entrechoquant. Aujourd’hui l’une et l’autre sontstables, immobiles, et résistent aux vents.

« L’Etna, brûlant dans ses fournaises desoufre, ne vomira pas toujours des feux, et n’en a pas toujoursvomi. Car si la terre est un animal, elle vit ; elle a, endivers lieux, des bouches nombreuses pour sa brûlantehaleine ; et toutes les fois qu’elle est ébranlée par quelquessecousses, elle peut fermer, dans une contrée, ses canauxsouterrains, et en ouvrir d’autres ailleurs. Si les vents légers,comprimés dans des antres profonds, lancent des rochers dont lechoc étincelant enflamme des matières qui recèlent les principes dufeu, ces vents peuvent abandonner leurs cavernes, qui alors serefroidiront. Et si les feux souterrains s’allument d’eux-mêmesdans le soufre et dans le bitume, un jour cette source doittarir ; la terre épuisée cessera de fournir cesaliments : consumés par les siècles, ils manqueront à lavoracité du gouffre, qui, ne pouvant s’en passer, verra ses feuxéteints.

« On dit qu’à Pallène, dans les payshyperboréens, il existe des hommes dont les corps, neuf foisplongés dans le marais Tritonien, se couvrent de plumes légères. Jene puis croire à ce prodige, ni à ce qu’on raconte de ces femmes deScythie qui, versées aussi dans l’art des enchantements, peuvent,en se teignant du suc de certaines herbes, se convertir en oiseaux.Si l’on doit croire aux choses merveilleuses, c’est du moins àcelles qui sont prouvées.

« Ne voyez-vous pas les corps qui sonttombés en dissolution par le temps ou par la chaleur, se convertiren insectes ? Si un taureau assommé est enterré par vous dansune fosse, l’expérience a prouvé ce fait, il sortira de sesentrailles en dissolution des abeilles amies des fleurs. Ellesaimeront les champs comme celui qui les fit naître ; ellesseront laborieuses, et l’espérance conduira leur travail. Lecoursier belliqueux qu’on enfouit dans la terre, engendre desfrelons. Ôtez au cancre, ami de l’onde, ses serres recourbées,couvrez de terre le reste de son corps : vous verrez s’enélancer un scorpion qui vous menacera de sa queue à double dard. Lachenille agreste, comme l’ont remarqué les laboureurs, roule sesfils blancs sur une feuille, et, s’enfermant dans le tissu qu’ellefile, quitte sa forme et devient papillon.

« Dans le limon des marais, une semenceféconde engendre la grenouille : d’abord, c’est un corpsinforme et sans pieds ; bientôt la nature lui donne descuisses dont elle se sert pour nager ; et, afin qu’elle puisses’élancer sur le rivage et dans l’onde, ses parties postérieuressont plus hautes que celles de devant. L’ours qui vient de naîtren’est qu’une masse de chair ébauchée, à peine vivante. Sa mère, enle léchant, façonne ses membres et lui fait prendre une formepareille à la sienne. N’avez-vous pas vu la mouche ouvrière dumiel, d’abord fœtus informe enfermé dans la cire hexagonale,recevoir plus tard ses pieds déliés, et plus tard ses aileslégères ?

« Qui croirait que l’oiseau de Junon,dont la queue porte l’image des astres, que l’oiseau qui tient lesfoudres de Jupiter, que les colombes de la déesse de Cythère, ettout le peuple ailé, puissent éclore et sortir du sein d’un œuf,s’il n’avait vu ce phénomène ?

« Il est des hommes qui croient quelorsque l’épine dorsale a pourri dans la tombe, la moelle humainese change en serpent.

« Tous ces prodiges ont cependant unprincipe qui les produit ; mais il est sur la terre un oiseauunique qui s’engendre et se renouvelle lui-même : lesAssyriens l’appellent le phénix. Il ne se nourrit ni d’herbes, nide fruits : il vit des larmes de l’encens et des sucs del’amome. Quand il a vu cinq siècles marquer le terme de sa vie, ilconstruit, de ses ongles et de son bec, un nid sur les hautesbranches d’un chêne ou sur la cime tremblante d’un palmier ;il le remplit de légères tiges de cannelle, de nard, de myrrhe etde cinname, se couche sur ce bûcher odorant, et meurt dans lesparfums. On raconte qu’un jeune phénix renaît alors des cendres deson père, et qu’un même nombre de siècles doit marquer sonexistence. Lorsque l’âge lui a donné des forces, et qu’il peutcharger ses ailes, il dégage du poids du nid les rameaux del’arbre, enlève ce pieux fardeau, l’emporte dans les airs, arrivedans la ville du soleil, et, devant les portes sacrées du temple dece dieu, dépose le tombeau de son père et son propre berceau.

« Si tous ces faits offrent desnouveautés merveilleuses, le pouvoir de changer de sexe doitparaître plus surprenant. Ne devons-nous pas admirer l’hyène quiest femelle et mâle tour à tour ; et le caméléon, nourri d’airet de vent, qui soudain prend la couleur de tous les objets qu’iltouche ? L’Inde soumise donna le lynx au dieu desvendanges ; on rapporte que tout ce que rejette la vessie decet animal se congèle et se durcit en pierre : c’est ainsi quele corail, plante molle et flexible sous l’onde, se pétrifie auxpremières impressions de l’air.

« Le jour finirait, et Phébus auraitplongé ses coursiers haletants dans l’onde, avant que j’eusseraconté les divers changements de toutes choses. Les temps changenteux-mêmes. Nous voyons des nations s’élever, et d’autres tomber.Ainsi, la superbe Troie, si riche en hommes et en trésors, qui putrépandre tant de sang dans un siège de dix années, humblemaintenant, n’offre plus que d’antiques ruines, et ne montre, pourtoutes richesses, que les tombeaux de ses habitants. Sparte a étécélèbre, Mycènes florissante ; la ville de Cécrops, et lesmurs bâtis par Amphion ont eu leur puissance et leur éclat.Aujourd’hui Sparte est un sol misérable ; Mycènes et seshautes tours n’existent plus. Que reste-t-il de Thèbes, où régnaOedipe ? une fable. Que reste-t-il d’Athènes, où régnaPandion ? son nom et son souvenir.

« Déjà la renommée annonce que, sur lesbords du Tibre, qui descend de l’Apennin, Rome, bâtie par lesTroyens, pose les fondements immenses d’un grand empire. Cetteville aura ses révolutions en s’agrandissant, et sera un jour lamaîtresse du monde. Ainsi l’ont dit les poètes et l’ont annoncé lesoracles. Si je m’en souviens, lorsque Énée déplorait ses destinsdouteux, dans les derniers temps de Troie, Hélénus, fils de Priam,lui adressa ce discours :

– Fils d’une déesse, si mon art de prédire leschoses futures t’est assez connu, tu vivras, et Troie ne tomberapas tout entière. La flamme et le fer t’ouvriront un chemin. Tuemporteras les restes de Pergame, et tu trouveras des bordsétrangers plus amis des Troyens et de toi que ta propre patrie. Jelis, dans le livre des destins, qu’aux enfants de la Phrygie estpromise une ville qui s’élèvera au-dessus de toutes celles qui ontété, qui sont encore, ou qui seront dans la suite des temps.Pendant plusieurs siècles, elle devra sa puissance à ses illustrescitoyens ; mais un descendant d’Iule la rendra maîtresse del’univers. Quand la terre aura possédé ce héros, les dieux enjouiront à leur tour : le ciel l’attend après sa mort.’

« Telles furent, je me les rappelle, lesprédictions faites par Hélénus à Énée, qui porta ses pénates aveclui. Je me réjouis de voir renaître, dans Rome, mon anciennepatrie : ainsi la victoire des Grecs aura fait la grandeur desTroyens.

« Mais, pour ne pas m’écarter pluslongtemps du but où je tends dans ma course, le ciel et tout cequ’il embrasse, la terre et tout ce qu’elle renferme, sont soumis àd’éternels changements. Nous-mêmes, portion passagère du monde,nous subissons les mêmes lois, puisque nous sommes non seulementdes corps, mais aussi des âmes légères, qui peuvent avoir pourdemeure le sein de l’hôte farouche des forêts ou celui du paisibleanimal qui paît dans le bocage. Conservons donc, au lieu de lesdétruire, ces corps qui ont peut-être reçu l’âme d’un père, d’unfrère, d’un parent, d’un homme du moins ; et n’allons pasrenouveler le festin de Thyeste.

« Ne s’accoutume-t-il pas au crime, ne seprépare-t-il pas à répandre le sang humain, l’impie qui enfonce lecouteau dans la gorge d’une génisse, et dont l’oreille resteinsensible à ses mugissements ; qui peut égorger un chevreau,et l’entendre vagir comme un enfant ; qui peut se nourrir del’oiseau que sa main a nourri ? Qu’il y a peu loin de cettecruauté au meurtre, à l’homicide ! et que facilement elle enouvre le chemin !

« Ainsi, que le bœuf laboure, et nepuisse imputer sa mort qu’à la vieillesse. Que la brebis nous donnesa toison pour nous défendre des attaques du froid Borée. Que lachèvre présente ses mamelles gonflées à la main qui les presse. Quela baguette, enduite de glu, cesse de tromper l’oiseau tropcrédule. N’enfermez plus, dans une enceinte, le cerf timide,effrayé par les plumes présentées à ses regards. Ne cachez plusl’hameçon sous une amorce perfide. Détruisez les animaux nuisibles,mais contentez-vous de les détruire. N’allez pas vous en nourrir,et ne prenez que des aliments convenables à l’homme. »

On rapporte qu’après avoir recueilli avec soinces leçons et d’autres encore, Numa retourna dans sa patrie. Appeléau trône des Latins, il prit les rênes de l’empire. Inspiré par lanymphe dont il était l’heureux époux, éclairé par les conseils desMuses, il enseigna les rites sacrés, et fit aimer les arts de lapaix a un peuple féroce et ami de la guerre.

Lorsque, courbé sous le poids d’un grand âge,il eut achevé son règne avec sa vie, les femmes du Latium, lepeuple, et le sénat, pleurèrent sa mort. La nymphe Égérie,s’éloignant de la ville de Rome, se retire dans la sombre forêtd’Aricie. Là, par ses gémissements et ses sanglots, elle trouble leculte de Diane, établi par Oreste. Combien de fois les nymphes dela forêt et les nymphes du lac cherchèrent, par de tendres soins, àconsoler sa douleur ! Combien de fois le fils de Thésée luidit :

« Cessez, cessez vos pleurs. Votredestinée n’est pas la seule qui soit à plaindre. Jetez les yeux surdes malheurs pareils, le vôtre vous paraîtra moins difficile àsupporter. Et plût aux dieux que, par d’autres exemples que lemien, je pusse soulager vos ennuis ! Mais mon exemple pourraitsuffire.

« Vous avez sans doute entendu parlerd’un Hippolyte qui périt victime de la crédulité de son père, etdes artifices d’une marâtre impie. Vous allez être étonné, vousm’en croirez à peine : je suis cet Hippolyte. Jadis la fillede Pasiphaé, qui voulut m’engager à souiller le lit de mon père,feignit que j’avais tenté le crime conçu par elle, et, soit dans ledépit de ses feux méprisés, soit qu’elle craignît d’être accuséepar moi, elle osa m’accuser elle-même. Mon père m’exila d’Athènes,malgré mon innocence, et, par ses imprécations, appela sur ma têtela haine des dieux.

« Debout sur mon char, je fuyais versTrézène, où Pitthée prit soin de mon enfance. Déjà j’étais arrivésur le rivage de Corinthe : soudain la mer se soulève, desflots immenses s’entassent, montent et s’inclinent courbes commeune montagne. L’horrible vague mugit, s’ouvre à son sommet, et, sebrisant avec furie, chasse de ses flancs un taureau armé de cornesredoutables. Le monstre s’élève, de la moitié du corps, sur l’ondejaillissante. Il rejette des flots élancés de sa gueule et de sesnaseaux. Mes compagnons épouvantés ont fui ; mon âme n’estpoint ébranlée : qu’avais-je à craindre de plus terrible quemon exil ? Mes coursiers ardents tournent la tête vers lamer ; leurs oreilles se dressent et leurs crins se hérissent.L’aspect du monstre les trouble, les effraie ; ils précipitentle char à travers les rochers escarpés. Vainement ma main veutgouverner les rênes : ils ne craignent plus le mors, qu’ilsblanchissent d’écume. Je penche en arrière mon corps, je tire ettends les guides ; et mes efforts eussent dompté la fureur descoursiers, si, heurtée contre un arbre, vers le point où elletourne rapidement sur son essieu, une roue ne se fût brisée enéclats. Je suis précipité du char : vous eussiez vu mes piedsembarrassés dans les rênes, mes entrailles vivantes traînées auloin, mes nerfs s’attacher aux ronces, mes membres épars emportéspar les coursiers, ou laissés sur la plage ; mes os, en sebrisant, rendre un son terrible, et mon âme fatiguée s’exhaler dansces affreux tourments : il ne restait de moi aucune partiequ’on eût pu reconnaître, et tout mon corps n’était qu’uneblessure.

« Maintenant, ô nymphe, pouvez-vous ouvoudrez-vous comparer votre malheur an mien ? J’ai vu lesroyaumes privés du jour, et j’ai lavé mes membres déchirés dans lesondes du Phlégéthon. Mais la vie ne m’eût point été rendue sansl’art puissant du fils d’Apollon : je la dus à la vertu de sesplantes, en dépit de Pluton indigné. Alors, craignant que maprésence, qui manifeste un si grand bienfait, n’excite encorecontre moi les fureurs de l’envie, Diane m’enveloppe d’un nuageépais ; et, afin que je puisse être vu sans danger pour mesjours, elle augmente mon âge, altère et change tous mes traits.Elle hésite longtemps entre la Crète et Délos pour fixer monséjour ; mais enfin, renonçant à Délos, à la Crète, elle metransporte dans ces lieux, et m’ordonne de quitter un nom qui peutme rappeler le cruel souvenir de mes coursiers : – Tu fusHippolyte, dit-elle ; sois Hippolyte encore sous le nom deVirbius.’ Depuis ce temps, j’habite cette forêt : mis au rangdes dieux inférieurs, je vis caché sous la protection de la déesse,et je sers ses autels. »

Cependant le deuil d’Égérie ne peuts’affaiblir dans le récit de malheurs étrangers. Couchée au piedd’une montagne, elle ne cesse de fondre en larmes, jusqu’à ce que,touchée de sa pieuse douleur, la sœur d’Apollon fait de son corpsune fontaine, et change ses membres mortels en ondeséternelles.

Ce prodige émut les nymphes d’Aricie. Le filsde l’Amazone n’en fut pas moins surpris que ce laboureurtyrrhénien, lorsqu’il aperçut, dans son champ, une glèbe, sans quele soc l’agitât, se mouvoir d’elle-même, se dépouiller de sa forme,prendre celle d’un homme, et commencer la vie en ouvrant la bouchepour prédire l’avenir. Les indigènes l’appelèrent Tagès. Ilenseigna, le premier, aux Étrusques, l’art de connaître les chosesfutures.

Romulus ne fut pas moins étonné quand il vitle javelot par lui lancé sur les collines du Palatin s’attacher àla terre, s’affermir sur des racines nouvelles, et non sur le ferdont il était armé, se couvrir de feuillage, n’être déjà plus undard, mais un arbre à la tige flexible, donnant au peuple, quiadmire ce prodige, une ombre inattendue.

Tel fut encore l’étonnement de Cipus, lorsque,dans l’onde du Tibre, il vit les cornes récentes dont son frontétait armé : il les vit, et d’abord, refusant sa foi à cequ’il crut une image trompeuse, il porta souvent ses doigts à sonfront, toucha ce qu’il avait vu, et cessa d’accuser ses yeuxd’imposture. Il revenait à Rome, vainqueur des ennemis ; ils’arrête, et, levant ses yeux et ses bras vers le ciel :

« Dieux, s’écrie-t-il, quel que soitl’événement qu’annonce ce prodige, s’il est heureux, qu’il soitpour ma patrie et pour le peuple romain ; s’il est funeste,qu’il soit pour moi seul. »

Il dit, et, sur des autels de gazon, l’encensfume pour apaiser les dieux. Le héros fait, avec la patère, deslibations de vin, immole deux brebis, et, dans leurs entraillespalpitantes, cherche l’explication du prodige. L’haruspicetyrrhénien, qui les interroge avec lui, entrevoit de grandsévénements, d’abord obscurs et confus ; mais, lorsqu’ildétourne des fibres de la victime son regard perçant, qu’il portesur le front de Cipus :

« Ô roi, s’écrie-t-il, je te salue !Oui, Cipus, ces lieux et les citadelles du Latium obéiront à teslois. Hâte-toi : marche vers ces murs dont les portess’ouvrent devant toi : ainsi les destins l’ordonnent. À peineentré dans Rome, tu seras roi, et tu porteras longtemps un sceptrepacifique. »

Cipus étonné recule, et, d’un air sombre,détournant ses regards de Rome :

« Puissent les dieux, s’écrie-t-il,chasser loin de moi de tels présages ! Je m’imposerai pourtoujours un juste exil, avant que le Capitole me reçoive comme roid’un peuple libre. »

Il dit, et soudain il convoque le peuple et lesénat. Cependant il cache le présage funeste sous le laurier de lapaix qu’a donné la victoire ; il monte sur un tertre que sessoldats robustes viennent d’élever, et, après avoir, selon l’usageantique, invoqué les dieux :

« Romains, dit-il, ici même est un hommequi, si vous ne le chassez de la ville, sera votre roi. Cet homme,je vous le désignerai plutôt par un signe que par son nom :des cornes s’élèvent sur sa tête. L’augure vous avertit que, s’ilentre dans Rome, il y donnera ses lois. Il pouvait y paraître, lesportes étaient ouvertes ; je l’en ai empêché ; etcependant personne ne lui est attaché de plus près que moi.Romains, défendez-lui votre ville ; et si vous le jugezcoupable, chargez-le de fortes chaînes ou mettez fin à vos alarmespar la mort du tyran. »

Tel que les sifflements de l’Eurus dans uneforêt de pins, ou tel que le bruit sourd des flots de la mer,entendu dans le lointain ; tel est le murmure qui s’élève dansl’assemblée du peuple romain. Mais au milieu des confuses clameursde la foule frémissante, une voix s’élève, et crie :

« Quel est cet homme ? »

Tous se regardent les uns les autres, etcherchent des yeux l’homme que son front et l’oracle désignent.Cipus, reprenant la parole :

« Celui que vous cherchez, levoici ! »

Et, ôtant sa couronne, malgré le peuple, quiveut l’en empêcher, il découvre son front, chargé du signefuneste.

Tous ont baissé les yeux, tous font entendredes gémissements ; et, qui le croirait, le peuple regarde àregret ce front couvert de gloire ; et, ne pouvant souffrirqu’il reste plus longtemps sans honneur, il lui rend et replacelui-même le laurier qui le couvrait.

Ô Cipus ! puisque vous ne pouviez plusentrer dans Rome, le sénat voulut honorer votre vertu, et vousdécerna autant de terrain que pouvait en enfermer un sillon tracépar la charrue depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, etfit graver, sur les portes d’airain de la ville, votre image, pourperpétuer la mémoire de cet événement.

Maintenant, inspirez-moi, divinitésprotectrices des poètes, Muses, qui savez toutes choses, et que nepeuvent tromper les voiles de la vaste antiquité. Apprenez-moi dequelle contrée le fils de Coronis fut amené dans l’île qu’embrassele Tibre, et comment Rome le mit au nombre de ses dieux.

Jadis une contagion cruelle avait corrompul’air du Latium ; ses habitants erraient comme des spectreslanguissants. Fatigués de funérailles, voyant tous les effortshumains inutiles, et tout l’art de la médecine impuissant, ilsimplorent le secours céleste, et envoient à Delphes, située aumilieu du monde, consulter l’oracle d’Apollon. On invoque uneréponse favorable ; on le prie de sauver les Latins, et definir les malheurs de Rome. Alors le temple et le carquois du dieu,et le laurier qui le couronne, tout tremble à la fois, et, du fonddu trépied mouvant, sort une voix qui remplit tous les cœursd’épouvante :

« Romains, dit-elle, ce que vous demandezici, vous pouviez et vous devez le demander dans un lieu plus prèsde vous. Dans le deuil qui vous afflige, ce n’est point d’Apollonque vous avez besoin, mais du fils d’Apollon. Allez sous d’heureuxauspices, et appelez mon fils dans votre ville. »

Quand le sénat auguste a connu la réponse del’oracle, il s’informe du lieu où l’on adore le jeune filsd’Apollon, et des ambassadeurs partent pour Épidaure. Dès que levaisseau qui les porte a touché le rivage, ils se présentent devantle conseil des Grecs ; ils le prient de donner à Rome ce dieudont la présence dans l’Ausonie doit mettre un terme à tant defunérailles, et font connaître l’oracle infaillible qui l’aprononcé.

Les avis des Grecs sont partagés : lesuns pensent qu’on ne peut refuser le secours que Romedemande ; les autres, en plus grand nombre, conseillent de nepoint priver Épidaure d’un si puissant appui, et de ne pas livrerle dieu qui la protège.

Tandis qu’on délibère, le crépuscule succèdeaux derniers rayons du jour, et la nuit enveloppe la terre de sesombres. Le dieu salutaire, ô Romain qui viens le demander,t’apparaît au milieu de ton sommeil : tu le vois tel qu’il estdans son temple, tenant un bâton champêtre dans sa maingauche ; de la droite, caressant sa longue barbe, et, d’unevoix paisible, il t’adresse ces mots :

« Cesse de craindre : j’irai. Jechangerai les traits sous lesquels on m’honore. Regarde ce serpentdont les nœuds embrassent mon bâton : attache sur lui tesregards, pour bien le reconnaître : je prendrai sa forme, maisje serai plus grand, et tel qu’il convient aux corps célestes de semontrer. »

Soudain le dieu disparaît avec la voix ;avec la voix et le dieu le sommeil a disparu, et le jour suit lafuite du sommeil.

L’aurore avait chassé les astres de lanuit ; incertains de ce qu’ils doivent résoudre, le peuple etses chefs s’assemblent dans le riche temple du dieu : ils leprient de faire connaître, par des signes célestes, le séjour qu’ilveut habiter. À peine ils ont fini de prier, caché sous la formed’un serpent, le dieu lève sa tête émaillée d’or, et annonce saprésence par de longs sifflements. Il s’avance ; et la statue,et l’autel, et les portes, et le marbre du parvis, et le faite dorédu temple, sont ébranlés. Il s’arrête au centre, se dresse ets’élève de la moitié de son corps, et promène autour de lui desyeux étincelants. Le peuple frémit épouvanté. Le prêtre, dont desbandelettes de lin ceignent la tête, a reconnu la divinité, ets’écrie :

« C’est le dieu, c’est le dieului-même ! Mortels ici présents, adorez et priez. Et toi,divinité bienfaisante, que ton aspect nous soit propice, et protègeles peuples qui révèrent tes autels ! »

Chacun adore et répète les paroles du pontife.Les Romains invoquent Esculape, et le prient de la voix et du cœur.Favorable à leurs vœux, et pour annoncer qu’ils sont exaucés, troisfois il agite les écailles de sa crête, et, trois fois vibrée, salangue fait entendre trois sifflements. Alors, glissant sur lesdegrés du temple, il tourne en arrière sa tête, regarde les autelsantiques qu’il va abandonner, et salue sa demeure et son templeaccoutumés. Son corps immense serpente et roule en cercles sur laterre jonchée de fleurs ; il traverse la ville, et arrive auxremparts qui défendent le port ; il s’arrête : sesregards sereins s’attachent sur la foule qui l’a suivi avecrespect, et il monte, en rampant, sur le vaisseau latin. Le naviresent le poids de la divinité : les Romains se réjouissent dele voir pressé par un dieu ; ils immolent un taureau sur lerivage, et lèvent l’ancre qui retient la nef couronnée defleurs.

Un vent léger enfle les voiles. Le dieu seredresse, repose sa tête sur la poupe, et regarde les ondes. Levaisseau, sous la douce haleine des zéphyrs, vogue sur la merd’Ionie, et, au lever de la sixième aurore, il fend les flots quibaignent l’Ausonie. Il dépasse Lacinium, célèbre par le temple deJunon ; et le golfe de Scylacium ; s’éloigne del’Iapygie, laisse à gauche, à force de rames, les rochersd’Amphrise ; à droite les monts de Célennie ; côtoieRométhium, et Caulon, et Narycie ; surmonte tous les dangersde ces mers difficiles ; double le promontoire dePélore ; poursuit sa route devant le royaume d’Éole, devantTémèse, riche de ses métaux, devant Leucosie, et Paestum, au douxclimat, que parfument les roses. Il cingle vers Caprée, et lepromontoire de Minerve, et les collines de Sorrente, si fertiles envins généreux ; et la ville d’Héraclée, et celle de Stabies,et celle de Parthénope, séjour des doux loisirs. Il laisse derrièrelui le temple de la Sibylle de Cumes, Baïes et ses fontainesbrûlantes ; Literne, dont la campagne est couverte delentisques ; le Volturne, qui roule tant de sable avec sesflots ; Sinuesse, où l’on voit tant de blanchescolombes ; Minturne et son air pesant ; Caïète, où lepieux Énée ensevelit sa nourrice ; Formium, où régna le cruelAntiphate ; Thrachas, qu’un marais environne ; et laterre de Circé, et le rivage resserré d’Antium.

Les Romains tournent leurs voiles vers cerivage, car les flots de la mer étaient alors trop agités : ledieu déroule les cercles de son corps, se replie en immensesvolumes, s’étend, et entre dans le temple de son père, élevé surces bords. Quand le calme est rétabli sur l’onde, le dieud’Épidaure quitte les autels d’Apollon, et, après avoir joui del’asile paternel, il sillonne le sable de sa bruyante écaille,rampe vers le navire, s’appuie sur le gouvernail, et repose sa têtesur la poupe, jusqu’à ce qu’abordant Castrum, aux champs sacrés deLavinium, il se montre à l’embouchure du Tibre.

C’est là que tout un peuple, que les hommes etles femmes, et les vierges qui gardent les feux de Vesta, accourentau-devant du dieu, et le saluent de joyeuses clameurs. Tandis quele navire remonte rapidement les eaux du fleuve, des autels sontdressés sur les deux rives ; partout l’encens brûle, desnuages de parfums s’élèvent dans les airs, qui retentissent ;et la victime frappée échauffe le couteau de son sang. Enfin lenavire entre dans Rome, reine superbe du monde. Le serpent s’élèveen rampant au haut du mât ; promène autour de lui sa tête, etregarde quelle demeure il devra choisir.

Le Tibre, dans son cours, se divise en deuxparties : il laisse au milieu de ses flots un espace de terrequ’environnent deux bras d’égale largeur, et forme une île quiporte son nom. C’est là qu’en descendant du vaisseau latin, leserpent se retire. Il reprend sa figure céleste ; sa présencemet fin au deuil du Latium, et il devient le dieu conservateur deRome.

Mais Esculape n’est, dans nos temples, qu’undieu venu de l’étranger : César, né dans Rome, est dieu danssa patrie. Sans égal dans la guerre comme dans la paix, ce n’estpas plus à ses travaux guerriers achevés dans la victoire, au sagegouvernement de l’état, au cours rapide de ses conquêtes, qu’auxvertus de son fils, qu’il doit d’avoir été changé en comète, et debriller parmi les astres : car, dans tout ce que César a fait,sa gloire la plus éclatante est d’être père d’Auguste.

Est-il, en effet, plus grand d’avoir domptéles Bretons que protègent les mers, d’avoir conduit ses vaisseauxtriomphants sur le Nil, qui voit croître le papyrus, et se diviseen sept canaux, d’avoir soumis au peuple romain le Numide rebelle,Juba l’Africain, et le Pont, encore tout plein du nom deMithridate ; d’avoir obtenu quelquefois et souvent mérité leshonneurs du triomphe ; que d’avoir eu pour fils ce grand hommepar qui, ô dieux ! vous avez tout fait pour le monde, en lesoumettant à ses lois ? Afin qu’Auguste ne sortît pas d’unsang mortel, il fallait faire un dieu de César. Quand la mèred’Énée a vu se préparer l’apothéose du souverain pontife, quand, enmême temps, elle a vu les apprêts de sa mort cruelle, et lesconjurés aiguisant leurs poignards, elle pâlit d’épouvante, et,s’adressant à tous les dieux, qu’elle va trouver :

« Voyez, dit-elle, quels noirs complotssont tramés contre moi ! avec quelle fureur on attaque ledernier rejeton d’Iule et de mon sang ! Serai-je donc la seuledéesse toujours livrée à de justes alarmes ! Blessée par lalance calydonienne du fils de Tydée, j’ai vu tomber, mal défendus,les remparts de Troie. J’ai vu mon fils, battu par les tempêtes,errer longtemps sur les mers, descendre au séjour des ombres,soutenir de grandes guerres contre Turnus, et, s’il faut dire lavérité, de plus grandes guerres contre Junon. Mais pourquoirappeler aujourd’hui les antiques maux que les miens ontsoufferts ! La crainte de ceux qu’on prépare encore ne permetplus le souvenir de ceux qui sont passés. Vous voyez les glaivesimpies aiguisés contre moi. Ah ! détournez-les, je vous enconjure ; repoussez le crime, et ne souffrez point que le feusacré de Vesta s’éteigne dans le sang de son pontife. »

C’est ainsi que Vénus, dans son deuil, remplitle ciel de plaintes inutiles : mais les dieux en sontémus ; et, ne pouvant changer les décrets immuables des troisantiques sœurs, ils annoncent leur douleur par des signescertains.

On raconte qu’annonçant un grand crime, lecliquetis des armes fut entendu dans de noires nuées ; que leson terrible des trompettes et des clairons retentit dans les airs.Le dieu du jour voila son visage, et ne semblait donner à la terrealarmée qu’une pâle lumière. On vit souvent, au-dessous des astres,des torches flamboyantes ; souvent des gouttes de sangtombèrent mêlées avec la pluie. L’étoile brillante du matin offrit,sur son front, la couleur livide du fer, et le char de la luneparut ensanglanté. Le hibou, sombre oiseau du Styx, fit entendre,en mille lieux, de sinistres présages ; en mille lieux on vitpleurer l’ivoire. On dit que le silence des bois sacrés fut troublépar des chants lugubres et des voix menaçantes. Aucune victime neparaissait agréable aux dieux. La fibre interrogée annonçait degrands tumultes prochains. On trouva même, dans des flancspalpitants, la partie supérieure du foie coupée. On ajoute qu’onentendit, au milieu des ténèbres, des chiens hurlants dans leforum, autour des maisons et des temples des dieux. On vit errerdes mânes silencieux, et la ville ébranlée trembla sur sesfondements.

Mais les avis des dieux ne peuvent ni prévenirla trahison, ni vaincre les destins qui vont s’accomplir. Desglaives nus sont portés dans le sénat, qui s’assemble au palais dePompée ; et, dans Rome, aucun autre lieu n’a paru préférablepour le meurtre de César.

Alors Vénus frappe son sein d’albâtre de sesdeux mains. Elle veut envelopper César du nuage éthéré dans lequelelle enleva Pâris à la fureur de Ménélas, et déroba Énée au glaivede Diomède. Mais son père lui parle en ces termes :

« Ma fille, prétends-tu seule surmonterle destin insurmontable ? Entre, tu le peux, dans le palaisdes trois sœurs : tu y verras le sort des mortels gravé surdes tables de fer et d’airain, immuables, éternelles, qui braventet le choc des cieux et mes foudres terribles, et ne craignent niruine, ni changement. Tu y trouveras, écrits sur le diamant, quirésiste aux siècles, les destins de tes descendants : moi-mêmeje les ai lus et recueillis dans ma mémoire : je vais te lesapprendre, afin que tu n’ignores plus l’avenir de ta postérité.

« Ô ma fille, celui pour qui tut’affliges a rempli les temps qui lui furent donnés ; César aachevé les jours qu’il dut à la terre : il faut que César soitreçu parmi les dieux du ciel, et qu’il ait, dans le monde, desautels. Ce seront tes soins, et ceux de son fils, qui, héritier deson nom, portera seul, après lui, le poids de l’empire. Il vengera,dans les champs de Mars, la mort de son père, et aura pour lui soncourage et les dieux. Modène assiégée, et ne pouvant plus sedéfendre, lui devra son salut. Pharsale le verra ; les champsde Philippes seront encore teints du sang des Romains. Iltriomphera d’un grand nom dans les mers de Sicile. Une reined’Égypte, fière d’être la femme d’un général romain, tombera dansson fol orgueil, et aura menacé en vain d’asservir à Canope notreCapitole.

« Qu’est-il besoin de dénombrer lesnations barbares qu’embrassent les deux océans ? Tous lespeuples de la terre obéiront à ses lois, et la mer lui serasoumise.

« Lorsque il aura donné la paix à laterre, il appliquera ses soins aux lois civiles. Législateur justeet sage, c’est par son exemple qu’il réglera les mœurs :étendant ensuite ses regards sur les temps à venir, et sur sapostérité, il ordonnera que le fils de sa chaste épouse porte enmême temps son nom et son empire ; et, lorsque ses annéesauront égalé ses actions, enlevé aux demeures éthérées, il prendraplace auprès de ses aïeux.

« Va cependant recevoir l’âme de César,prête à s’échapper dans le meurtre qui se prépare ; fais-en unastre tutélaire, et que le dieu Jules veille, du haut du ciel, surle forum et sur le Capitole. »

Jupiter se tait : Vénus, invisible à tousles yeux, descend et s’arrête au milieu du sénat. Elle sépare ducorps de César l’âme de ce grand homme, et, l’empêchant des’évaporer dans les airs, l’emporte vers les astres. En s’élevant,la déesse la voit s’embraser, se ceindre de feux éclatants, et lalaisse échapper de son sein. Ce nouvel astre s’envole au-dessus dela lune, et brille en étoile, traînant, dans un long, espace, unechevelure enflammée. C’est du ciel que voyant les hauts faitsd’Auguste, César avoue qu’ils sont au-dessus des siens, et qu’il seréjouit d’être surpassé par lui.

Mais quoique Auguste défende qu’on préfère sesactions à celles de son père, la renommée, libre, et qui nereconnaît point de lois, leur donne, malgré lui, la préférence, et,sur ce point seul, s’obstine à lui être contraire. Ainsi le fierAtride est moins illustre qu’Agamemnon ; ainsi Théséel’emporte sur Égée ; ainsi Achille s’élève au-dessus dePélée ; et, pour citer des exemples dignes, par leur grandeur,de mon sujet, ainsi Saturne est inférieur à Jupiter. Jupitercommande dans le ciel et règne sur les trois mondes ; la terreest soumise à Auguste : tous deux sont souverains et pères del’Univers.

Dieux, compagnons d’Énée, qui, avec lui, vousouvrîtes un chemin à travers le fer et la flamme ; dieuxindigètes ; Quirinus, fondateur de l’empire romain ;Mars, père de l’invincible Romulus ; Vesta, consacrée parmiles pénates de César ; Apollon, qu’on voit, avec Vesta, aunombre de ses dieux domestiques ; et toi, Jupiter Tarpéien,dont l’autel est dans le Capitole ; et vous tous, dieuximmortels, qu’il est permis, et qu’il convient aux poètesd’implorer : ah ! retardez et reculez loin de notre âgele jour où, abandonnant le monde qu’il gouverne, Auguste iras’asseoir parmi les dieux ! et qu’alors il reçoive etaccueille les vœux des mortels.

Enfin, je l’ai achevé cet ouvrage que nepourront détruire ni la colère de Jupiter, ni les flammes, ni lefer, ni la rouille des âges ! Qu’il arrive quand il voudra cejour suprême qui n’a de pouvoir que sur mon corps, et qui doitfinir de mes ans la durée incertaine : immortel dans lameilleure partie de moi-même, je serai porté au-dessus des astres,et mon nom durera éternellement. Je serai lu partout où les Romainsporteront leurs lois et leur empire ; et s’il est quelquechose de vrai dans les présages des poètes, ma renommée traverserales siècles ; et, par elle, je vivrai.

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