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Les Mille et une nuits

Les Mille et une nuits

d’ anonymous

 

CONTES ARABES.

Les chroniques des Sassanides, anciens rois de Perse, qui avaient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites îles qui en dépendent, et bien loin au delà du Gange, jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avait autrefois un roide cette puissante maison, qui était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avait pas moins de mérite que son frère.

Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avait naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et par un excèsd’amitié, voulant partager avec lui ses états, il lui donna leroyaume de la Grande Tartarie. Schahzenan en alla bientôt prendrepossession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en était lacapitale.

Il y avait déjà dix ans que ces deux roisétaient séparés, lorsque Schahriar, souhaitant passionnément derevoir son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pourl’inviter à venir à sa cour. Il choisit pour cette ambassade sonpremier vizir[1], qui partit avec une suite conforme àsa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut prèsde Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant delui avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plusd’honneur au ministre du sultan, s’étaient tous habillésmagnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandesdémonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles dusultan son frère. Le vizir satisfit sa curiosité ; après quoiil exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en futtouché : « Sage vizir, dit-il, le sultan mon frère mefait trop d’honneur, et il ne pouvait rien me proposer qui me fûtplus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis pressé de la mêmeenvie : le temps, qui n’a point diminué son amitié, n’a pointaffaibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux quedix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi iln’est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu detemps. Je vous prie de vous arrêter dans cet endroit et d’y fairedresser vos tentes. Je vais ordonner qu’on vous apporte desrafraîchissements en abondance, pour vous et pour toutes lespersonnes de votre suite. » Cela fut exécutésur-le-champ : le roi fut à peine rentré dans Samarcande, quele vizir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes deprovisions, accompagnées de régals et de présents d’un très-grandprix.

Cependant Schahzenan, se disposant à partir,régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pourgouverner son royaume pendant son absence, et mit à la tête de ceconseil un ministre dont la sagesse lui était connue et en qui ilavait une entière confiance. Au bout de dix jours, ses équipagesétant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit sur le soirde Samarcande, et, suivi des officiers qui devaient être du voyage,il se rendit au pavillon royal qu’il avait fait dresser auprès destentes du vizir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’àminuit. Alors, voulant encore une fois embrasser la reine, qu’ilaimait beaucoup, il retourna seul dans son palais. Il alla droit àl’appartement de cette princesse, qui, ne s’attendant pas à lerevoir, avait reçu dans son lit un des derniers officiers de samaison. Il y avait déjà longtemps qu’ils étaient couchés et ilsdormaient d’un profond sommeil.

Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisirde surprendre par son retour une épouse dont il se croyaittendrement aimé. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’à la clartédes flambeaux, qui ne s’éteignent jamais la nuit dans lesappartements des princes et des princesses, il aperçut un hommedans ses bras ! Il demeura immobile durant quelques moments,ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. Mais n’en pouvantdouter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis àpeine hors de mon palais, je suis encore sous les murs deSamarcande, et l’on m’ose outrager ! Ah ! perfide, votrecrime ne sera pas impuni ! Comme roi, je dois punir lesforfaits qui se commettent dans mes états ; comme épouxoffensé, il faut que je vous immole à mon justeressentiment. » Enfin ce malheureux prince, cédant à sonpremier transport, tira son sabre, s’approcha du lit, et d’un seulcoup fit passer les coupables du sommeil à la mort. Ensuite, lesprenant l’un après l’autre, il les jeta par une fenêtre, dans lefossé dont le palais était environné.

S’étant vengé de cette sorte, il sortit de laville, comme il y était venu, et se retira sous son pavillon. Iln’y fut pas plus tôt arrivé, que, sans parler à personne de cequ’il venait de faire, il ordonna de plier les tentes et de partir.Tout fut bientôt prêt, et il n’était pas jour encore, qu’on se miten marche au son des timbales et de plusieurs autres instrumentsqui inspiraient de la joie à tout le monde, hormis au roi. Ceprince, toujours occupé de l’infidélité de la reine, était en proieà une affreuse mélancolie, qui ne le quitta point pendant tout levoyage.

Lorsqu’il fut près de la capitale des Indes,il vit venir au-devant de lui le sultan[2] Schahriaravec toute sa cour. Quelle joie pour ces princes de serevoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pours’embrasser ; et, après s’être donné mille marques detendresse, ils remontèrent à cheval, et entrèrent dans la ville auxacclamations d’une foule innombrable de peuple. Le sultan conduisitle roi son frère jusqu’au palais qu’il lui avait faitpréparer : ce palais communiquait au sien par un mêmejardin ; il était d’autant plus magnifique, qu’il étaitconsacré aux fêtes et aux divertissements de la cour ; et onen avait encore augmenté la magnificence par de nouveauxameublements.

Schahriar quitta d’abord le roi de Tartarie,pour lui donner le temps d’entrer au bain et de changerd’habit ; mais dès qu’il sut qu’il en était sorti, il vint leretrouver. Ils s’assirent sur un sofa, et comme les courtisans setenaient éloignés par respect, ces deux princes commencèrent às’entretenir de tout ce que deux frères, encore plus unis parl’amitié que par le sang, ont à se dire après une longue absence.L’heure du souper étant venue, ils mangèrent ensemble ; etaprès le repas, ils reprirent leur entretien, qui dura jusqu’à ceque Schahriar, s’apercevant que la nuit était fort avancée, seretira pour laisser reposer son frère.

L’infortuné Schahzenan se coucha ; maissi la présence du sultan son frère avait été capable de suspendrepour quelque temps ses chagrins, ils se réveillèrent alors avecviolence ; au lieu de goûter le repos dont il avait besoin, ilne fit que rappeler dans sa mémoire les plus cruellesréflexions ; toutes les circonstances de l’infidélité de lareine se présentaient si vivement à son imagination, qu’il en étaithors de lui-même. Enfin, ne pouvant dormir, il se leva ; et selivrant tout entier à des pensées si affligeantes, il parut sur sonvisage une impression de tristesse que le sultan ne manqua pas deremarquer : « Qu’a donc le roi de Tartarie ?disait-il ; qui peut causer ce chagrin que je lui vois ?Aurait-il sujet de se plaindre de la réception que je lui aifaite ? Non : je l’ai reçu comme un frère que j’aime, etje n’ai rien là-dessus à me reprocher. Peut-être se voit-il àregret éloigné de ses états ou de la reine sa femme. Ah ! sic’est cela qui l’afflige, il faut que je lui fasse incessamment lesprésents que je lui destine, afin qu’il puisse partir quand il luiplaira, pour s’en retourner à Samarcande. » Effectivement, dèsle lendemain il lui envoya une partie de ces présents, qui étaientcomposés de tout ce que les Indes produisent de plus rare, de plusriche et de plus singulier. Il ne laissait pas néanmoins d’essayerde le divertir tous les jours par de nouveaux plaisirs ; maisles fêtes les plus agréables, au lieu de le réjouir, ne faisaientqu’irriter ses chagrins.

Un jour Schahriar ayant ordonné une grandechasse à deux journées de sa capitale, dans un pays où il y avaitparticulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de ledispenser de l’accompagner, en lui disant que l’état de sa santé nelui permettait pas d’être de la partie. Le sultan ne voulut pas lecontraindre, le laissa en liberté et partit avec toute sa cour pouraller prendre ce divertissement. Après son départ, le roi de laGrande Tartarie, se voyant seul, s’enferma dans son appartement. Ils’assit à une fenêtre qui avait vue sur le jardin. Ce beau lieu etle ramage d’une infinité d’oiseaux qui y faisaient leur retraite,lui auraient donné du plaisir, s’il eût été capable d’enressentir ; mais, toujours déchiré par le souvenir funeste del’action infâme de la reine, il arrêtait moins souvent ses yeux surle jardin, qu’il ne les levait au ciel pour se plaindre de sonmalheureux sort.

Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de sesennuis, il ne laissa pas d’apercevoir un objet qui attira toute sonattention. Une porte secrète du palais du sultan s’ouvrit tout àcoup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchaitla sultane[3] d’un air qui la faisait aisémentdistinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la GrandeTartarie était aussi à la chasse, s’avança avec fermeté jusque sousles fenêtres de l’appartement de ce prince, qui, voulant parcuriosité l’observer, se plaça de manière qu’il pouvait tout voirsans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient lasultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visagequ’elles avaient eu couvert jusqu’alors, et quittèrent de longshabits qu’elles portaient par-dessus d’autres plus courts. Mais ilfut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie,qui lui avait semblé toute composée de femmes, il y avait dixnoirs, qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane, de son côté,ne demeura pas longtemps sans amant ; elle frappa des mains encriant : Masoud ! Masoud ! et aussitôt un autre noirdescendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoupd’empressement.

La pudeur ne me permet pas de raconter tout cequi se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détailqu’il n’est pas besoin de faire ; il suffit de dire queSchahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moinsà plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrentjusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grandepièce d’eau qui faisait un des plus beaux ornements dujardin ; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrentpar la porte secrète dans le palais du sultan ; et Masoud, quiétait venu de dehors par-dessus la muraille du jardin, s’enretourna par le même endroit.

Comme toutes ces choses s’étaient passées sousles yeux du roi de la Grande Tartarie, elles lui donnèrent lieu defaire une infinité de réflexions : « Que j’avais peuraison, disait-il, de croire que mon malheur était sisingulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de tous lesmaris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant d’états,le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant, quellefaiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en estfait : le souvenir d’un malheur si commun ne troublera plusdésormais le repos de ma vie. » En effet, dès ce moment ilcessa de s’affliger ; et comme il n’avait pas voulu souperqu’il n’eût vu toute la scène qui venait de se jouer sous sesfenêtres, il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu’iln’avait fait depuis son départ de Samarcande, et entendit même avecquelque plaisir un concert agréable de voix et d’instruments donton accompagna le repas.

Les jours suivants il fut de très-bonnehumeur ; et lorsqu’il sut que le sultan était de retour, ilalla au-devant de lui, et lui fit son compliment d’un air enjoué.Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement ; il nesongea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avaitrefusé de l’accompagner à la chasse ; et sans lui donner letemps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre decerfs et d’autres animaux qu’il avait pris, et enfin du plaisirqu’il avait eu. Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention,prit la parole à son tour. Comme il n’avait plus de chagrin quil’empêchât de faire paraître combien il avait d’esprit, il ditmille choses agréables et plaisantes.

Le sultan, qui s’était attendu à le retrouverdans le même état où il l’avait laissé, fut ravi de le voir sigai : « Mon frère, lui dit-il, je rends grâces au ciel del’heureux changement qu’il a produit en vous pendant monabsence : j’en ai une véritable joie ; mais j’ai uneprière à vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que jevais vous demander. – Que pourrais-je vous refuser ? réponditle roi de Tartarie. Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez ;je suis dans l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. –Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vuplongé dans une noire mélancolie, que j’ai vainement tenté dedissiper par toutes sortes de divertissements. Je me suis imaginéque votre chagrin venait de ce que vous étiez éloigné de vosétats ; j’ai cru même que l’amour y avait beaucoup de part, etque la reine de Samarcande, que vous avez dû choisir d’une beautéachevée, en était peut-être la cause. Je ne sais si je me suistrompé dans ma conjecture ; mais je vous avoue que c’estparticulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vousimportuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans quej’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour dela meilleure humeur du monde et l’esprit entièrement dégagé decette noire vapeur qui en troublait tout l’enjouement :dites-moi, de grâce, pourquoi vous étiez si triste, et pourquoivous ne l’êtes plus. »

À ce discours, le roi de la Grande Tartariedemeura quelque temps rêveur, comme s’il eût cherché ce qu’il avaità y répondre. Enfin il repartit dans ces termes : « Vousêtes mon sultan et mon maître ; mais dispensez-moi, je voussupplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. –Non, mon frère, répliqua le sultan ; il faut que vous mel’accordiez : je la souhaite, ne me la refusez pas. »Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar :« Hé bien ! mon frère, lui dit-il, je vais voussatisfaire, puisque vous me le commandez. » Alors il luiraconta l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’ilen eut achevé le récit : « Voilà, poursuivit-il, le sujetde ma tristesse ; jugez si j’avais tort de m’y abandonner. – Ômon frère ! s’écria le sultan d’un ton qui marquait combien ilentrait dans le ressentiment du roi de Tartarie, quelle horriblehistoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle impatience jel’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous loue d’avoir puni lestraîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne sauraitvous reprocher cette action : elle est juste ; et pourmoi, j’avouerai qu’à votre place j’aurais eu peut-être moins demodération que vous : je ne me serais pas contenté d’ôter lavie à une seule femme ; je crois que j’en aurais sacrifié plusde mille à ma rage. Je ne suis pas étonné de vos chagrins : lacause en était trop vive et trop mortifiante pour n’y passuccomber. Ô ciel, quelle aventure ! Non, je crois qu’il n’enest jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin ilfaut louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ;et comme je ne doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encorela complaisance de m’en instruire, et faites-moi la confidenceentière. »

Schahzenan fit plus de difficulté sur ce pointque sur le précédent, à cause de l’intérêt que son frère yavait ; mais il fallut céder à ses nouvelles instances :« Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous le voulezabsolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus dechagrins que je n’en ai eu ; mais vous ne devez vous enprendre qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vousrévéler une chose que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli.– Ce que vous me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriterma curiosité ; hâtez-vous de me découvrir ce secret, dequelque nature qu’il puisse être. » Le roi de Tartarie, nepouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de tout ce qu’ilavait vu du déguisement des noirs, de l’emportement de la sultaneet de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud : « Aprèsavoir été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai quetoutes les femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles nepouvaient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il meparut que c’était une grande faiblesse à un homme d’attacher sonrepos à leur fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoupd’autres ; et enfin je jugeai que je ne pouvais prendre unmeilleur parti que de me consoler. Il m’en a coûté quelquesefforts ; mais j’en suis venu à bout ; et si vous m’encroyez, vous suivrez mon exemple. »

Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan neput le goûter. Il entra même en fureur : « Quoi !dit-il, la sultane des Indes est capable de se prostituer d’unemanière si indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne puiscroire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux.Il faut que les vôtres vous aient trompé ; la chose est assezimportante pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. – Monfrère, répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, celan’est pas fort difficile : vous n’avez qu’à faire une nouvellepartie de chasse ; quand nous serons hors de la ville avecvotre cour et la mienne, nous nous arrêterons sous nos pavillons,et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement.Je suis assuré que le lendemain vous verrez ce que j’ai vu. »Le sultan approuva le stratagème, et ordonna aussitôt une nouvellechasse ; de sorte que dès le même jour, les pavillons furentdressés au lieu désigné.

Le jour suivant les deux princes partirentavec toute leur suite. Ils arrivèrent où ils devaient camper, etils y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors Schahriar appela son grandvizir, et, sans lui découvrir son dessein, lui commanda de tenir saplace pendant son absence, et de ne pas permettre que personnesortît du camp, pour quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’ileut donné cet ordre, le roi de la Grande Tartarie et lui montèrentà cheval, passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dansla ville et se rendirent au palais qu’occupait Schahzenan. Ils secouchèrent ; et le lendemain, de bon matin, ils s’allèrentplacer à la fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la scène desnoirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur ; car lesoleil n’était pas encore levé ; et en s’entretenant, ilsjetaient souvent les yeux du côté de la porte secrète. Elles’ouvrit enfin ; et, pour dire le reste en peu de mots, lasultane parut avec ses femmes et les dix noirs déguisés ; elleappela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallaitpour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur :« Ô Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quellehorreur ! L’épouse d’un souverain tel que moi peut-elle êtrecapable de cette infamie ? Après cela quel prince osera sevanter d’être parfaitement heureux ? Ah ! mon frère,poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons tous deuxau monde ; la bonne foi en est bannie : s’il flatte d’uncôté, il trahit de l’autre. Abandonnons nos états et tout l’éclatqui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner unevie obscure et cacher notre infortune. » Schahzenann’approuvait pas cette résolution ; mais il n’osa la combattredans l’emportement où il voyait Schahriar. « Mon frère, luidit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre ; je suisprêt à vous suivre partout où il vous plaira ; maispromettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrerquelqu’un qui soit plus malheureux que nous. – Je vous le promets,répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvionspersonne qui le puisse être. – Je ne suis pas de votre sentimentlà-dessus, répliqua le roi de Tartarie ; peut-être même nevoyagerons-nous pas longtemps. » En disant cela, ils sortirentsecrètement du palais, et prirent un autre chemin que celui par oùils étaient venus. Ils marchèrent tant qu’ils eurent du jour assezpour se conduire, et passèrent la première nuit sous des arbres.S’étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marchejusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une belle prairie sur le bord de lamer, où il y avait, d’espace en espace, de grands arbres forttouffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se délasser etpour y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmesfit le sujet de leur conversation.

Il n’y avait pas longtemps qu’ilss’entretenaient, lorsqu’ils entendirent assez près d’eux un bruithorrible du côté de la mer, et des cris effroyables qui lesremplirent de crainte : alors la mer s’ouvrit, et il s’enéleva comme une grosse colonne noire qui semblait s’aller perdredans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils selevèrent promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leurparut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés,que, regardant vers l’endroit d’où le bruit partait et où la mers’était entr’ouverte, ils remarquèrent que la colonne noires’avançait vers le rivage en fendant l’eau. Ils ne purent dans lemoment démêler ce que ce pouvait être ; mais ils en furentbientôt éclaircis.

C’était un de ces génies[4] quisont malins, malfaisants, et ennemis mortels des hommes : ilétait noir et hideux, avait la forme d’un géant d’une hauteurprodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de verre,fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie aveccette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre oùétaient les deux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ilsse trouvaient, se crurent perdus.

Cependant le génie s’assit auprès de lacaisse ; et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étaientattachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dametrès-richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beautéparfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés ; et laregardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plusaccomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté,charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, etque j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bienque je dorme quelques moments près de vous ; le sommeil, dontje me sens accablé, m’a fait venir en cet endroit pour prendre unpeu de repos. » En disant cela, il laissa tomber sa grossetête sur les genoux de la dame ; ensuite, ayant allongé sespieds, qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas às’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir lerivage.

La dame alors leva la vue par hasard, etapercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe dela main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrêmequand ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, pard’autres signes, de les dispenser de lui obéir ; mais elle,après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, etl’avoir posée légèrement à terre, se leva et leur dit d’un ton devoix bas, mais animé : « Descendez, il faut absolumentque vous veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui fairecomprendre encore par leurs gestes qu’ils craignaient legénie. » Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le mêmeton ; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, etje lui demanderai moi-même votre mort. »

Ces paroles intimidèrent tellement lesprinces, qu’ils commencèrent à descendre avec toutes lesprécautions possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ilsfurent en bas, la dame les prit par la main ; et, s’étant unpeu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement uneproposition très-vive ; ils la rejetèrent d’abord ; maiselle les obligea, par de nouvelles menaces, à l’accepter. Aprèsqu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitait, ayant remarquéqu’ils avaient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda.Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle alla prendre une boîtedu paquet où était sa toilette ; elle en tira un fil garnid’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leurmontrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifientces joyaux ? – Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendraqu’à vous de nous l’apprendre. – Ce sont, reprit-elle, les baguesde tous les hommes à qui j’ai fait part de mes faveurs ; il yen a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour mesouvenir d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison,et afin d’avoir la centaine accomplie : voilà donc,continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgréla vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quittepas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenircachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins.Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y apoint de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Leshommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes ; ceserait le moyen de les rendre sages. » La dame, leur ayantparlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étaientenfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant, soulevala tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur sesgenoux, et fit signe aux princes de se retirer.

Ils reprirent le chemin par où ils étaientvenus ; et lorsqu’ils eurent perdu de vue la dame et le génie,Schahriar dit à Schahzenan : « Hé bien ! mon frère,que pensez-vous de l’aventure qui vient de nous arriver ? Legénie n’a-t-il pas une maîtresse bien fidèle ? Et neconvenez-vous pas que rien n’est égal à la malice des femmes ?– Oui, mon frère, répondit le roi de la Grande Tartarie. Et vousdevez aussi demeurer d’accord que le génie est plus à plaindre etplus malheureux que nous. C’est pourquoi, puisque nous avons trouvéce que nous cherchions, retournons dans nos états, et que cela nenous empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyenje prétends que la foi qui m’est due me soit inviolablementconservée. Je ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus ;mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr quevous suivrez mon exemple. » Le sultan fut de l’avis de sonfrère ; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent aucamp sur la fin de la nuit du troisième jour qu’ils étaientpartis.

La nouvelle du retour du sultan s’y étantrépandue, les courtisans se rendirent de grand matin devant sonpavillon. Il les fit entrer, les reçut d’un air plus riant qu’àl’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications. Après quoi,leur ayant déclaré qu’il ne voulait pas aller plus loin, il leurcommanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à sonpalais.

À peine fut-il arrivé, qu’il courut àl’appartement de la sultane. Il la fit lier devant lui, et la livraà son grand vizir, avec ordre de la faire étrangler ; ce quece ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle avait commis.Le prince irrité n’en demeura pas là : il coupa la tête de sapropre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureuxchâtiment, persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pourprévenir les infidélités de celles qu’il prendrait à l’avenir, ilrésolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler lelendemain. S’étant imposé cette loi cruelle, il jura qu’ill’observerait immédiatement après le départ du roi de Tartarie, quiprit bientôt congé de lui, et se mit en chemin, chargé de présentsmagnifiques.

Schahzenan étant parti, Schahriar ne manquapas d’ordonner à son grand vizir de lui amener la fille d’un de sesgénéraux d’armée. Le vizir obéit. Le sultan coucha avec elle ;et le lendemain, en la lui remettant entre les mains pour la fairemourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuitsuivante. Quelque répugnance qu’eût le vizir à exécuter desemblables ordres, comme il devait au sultan son maître uneobéissance aveugle, il était obligé de s’y soumettre. Il lui menadonc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit aussi mourir lelendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un bourgeois de lacapitale ; et enfin, chaque jour c’était une fille mariée etune femme morte.

Le bruit de cette inhumanité sans exemplecausa une consternation générale dans la ville. On n’y entendaitque des cris et des lamentations : ici c’était un père enpleurs qui se désespérait de la perte de sa fille ; et làc’étaient de tendres mères, qui, craignant pour les leurs la mêmedestinée, faisaient par avance retentir l’air de leursgémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions quele sultan s’était attirées jusqu’alors, tous ses sujets nefaisaient plus que des imprécations contre lui.

Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit,était malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avaitdeux filles, dont l’aînée s’appelait Scheherazade, et la cadetteDinarzade.

Cette dernière ne manquait pas demérite ; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe,de l’esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avaitbeaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne luiavait échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’étaitheureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, àl’histoire et aux arts ; et elle faisait des vers mieux queles poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle étaitpourvue d’une beauté extraordinaire ; et une vertu trèssolidecouronnait toutes ses belles qualités.

Le vizir aimait passionnément une fille sidigne de sa tendresse. Un jour qu’ils s’entretenaient tous deuxensemble, elle lui dit : « Mon père, j’ai une grâce àvous demander ; je vous supplie très-humblement de mel’accorder. – Je ne vous la refuse pas, répondit-il, pourvu qu’ellesoit juste et raisonnable. – Pour juste, répliqua Scheherazade,elle ne peut l’être davantage, et vous en pouvez juger par le motifqui m’oblige à vous la demander. J’ai dessein d’arrêter le cours decette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cetteville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont deperdre leurs filles d’une manière si funeste. – Votre intention estfort louable, ma fille, dit le vizir ; mais le mal auquel vousvoulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous envenir à bout ? – Mon père, repartit Scheherazade, puisque parvotre entremise le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage,je vous conjure, par la tendre affection que vous avez pour moi, deme procurer l’honneur de sa couche. » Le vizir ne put entendrece discours sans horreur : « Ô Dieu ! interrompit-ilavec transport. Avez-vous perdu l’esprit, ma fille ?Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse ? Vous savez quele sultan a fait serment sur son âme de ne coucher qu’une seulenuit avec la même femme et de lui faire ôter la vie le lendemain,et vous voulez que je lui propose de vous épouser ?Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret ? –Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connais tout ledanger que je cours, et il ne saurait m’épouvanter. Si je péris, mamort sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise, jerendrai à ma patrie un service important. – Non, dit le vizir, quoique vous puissiez me représenter, pour m’intéresser à vouspermettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginezpas que j’y consente. Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncerle poignard dans le sein, hélas ! il faudra bien que je luiobéisse : quel triste emploi pour un père ! Ah ! sivous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer ladouleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. – Encore unefois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vousdemande. – Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère.Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte ? Qui neprévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse n’en saurait sortirheureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne,qui était bien, et qui ne put s’y tenir. – Quel malheur arriva-t-ilà cet âne ? reprit Scheherazade. – Je vais vous le dire,répondit le vizir ; écoutez-moi :

FABLE.

L’ÂNE, LE BOEUF ET LE LABOUREUR.

« Un marchand très-riche avait plusieursmaisons à la campagne, où il faisait nourrir une grande quantité detoute sorte de bétail. Il se retira avec sa femme et ses enfants àune de ses terres, pour la faire valoir par lui-même. Il avait ledon d’entendre le langage des bêtes ; mais avec cettecondition, qu’il ne pouvait l’interpréter à personne, sanss’exposer à perdre la vie ; ce qui l’empêchait de communiquerles choses qu’il avait apprises par le moyen de ce don.

« Il y avait à une même auge un bœuf etun âne. Un jour qu’il était assis près d’eux, et qu’il sedivertissait à voir jouer devant lui ses enfants, il entendit quele bœuf disait à l’âne : « L’Éveillé, que je te trouveheureux, quand je considère le repos dont tu jouis, et le peu detravail qu’on exige de toi ! Un homme te panse avec soin, telave, te donne de l’orge bien criblée, et de l’eau fraîche etnette. Ta plus grande peine est de porter le marchand notre maître,lorsqu’il a quelque petit voyage à faire. Sans cela, toute ta viese passerait dans l’oisiveté. La manière dont on me traite est biendifférente, et ma condition est aussi malheureuse que la tienne estagréable : il est à peine minuit qu’on m’attache à une charrueque l’on me fait traîner tout le long du jour en fendant laterre ; ce qui me fatigue à un point, que les forces memanquent quelquefois. D’ailleurs, le laboureur, qui est toujoursderrière moi, ne cesse de me frapper. À force de tirer la charrue,j’ai le cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé depuis lematin jusqu’au soir, quand je suis de retour, on me donne à mangerde méchantes fèves sèches, dont on ne s’est pas mis en peine d’ôterla terre, ou d’autres choses qui ne valent pas mieux. Pour comblede misère, lorsque je me suis repu d’un mets si peu appétissant, jesuis obligé de passer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois doncque j’ai raison d’envier ton sort. »

« L’âne n’interrompit pas le bœuf ;il lui laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais quand il eutachevé de parler : « Vous ne démentez pas, lui dit-il, lenom d’idiot qu’on vous a donné ; vous êtes trop simple, vousvous laissez mener comme l’on veut, et vous ne pouvez prendre unebonne résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutesles indignités que vous souffrez ? Vous vous tuez vous-mêmepour le repos, le plaisir et le profit de ceux qui ne vous ensavent point de gré : on ne vous traiterait pas de la sorte,si vous aviez autant de courage que de force. Lorsqu’on vient vousattacher à l’auge, que ne faites-vous résistance ? Que nedonnez-vous de bons coups de cornes ? Que ne marquez-vousvotre colère en frappant du pied contre terre ? Pourquoi enfinn’inspirez-vous pas la terreur par des beuglementseffroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous fairerespecter, et vous ne vous en servez pas. On vous apporte demauvaises fèves et de mauvaise paille, n’en mangez point ;flairez-les seulement et les laissez. Si vous suivez les conseilsque je vous donne, vous verrez bientôt un changement dont vous meremercierez. »

« Le bœuf prit en fort bonne part lesavis de l’âne, il lui témoigna combien il lui était obligé :« Cher l’Éveillé, ajouta-t-il, je ne manquerai pas de fairetout ce que tu m’as dit, et tu verras de quelle manière je m’enacquitterai. » Ils se turent après cet entretien, dont lemarchand ne perdit pas une parole.

« Le lendemain de bon matin, le laboureurvint prendre le bœuf ; il l’attacha à la charrue, et le menaau travail ordinaire. Le bœuf, qui n’avait pas oublié le conseil del’âne, fit fort le méchant ce jour-là ; et le soir, lorsque lelaboureur, l’ayant ramené à l’auge, voulut l’attacher comme decoutume, le malicieux animal, au lieu de présenter ses cornes delui-même, se mit à faire le rétif, et à reculer en beuglant ;il baissa même ses cornes, comme pour en frapper le laboureur. Ilfit enfin tout le manège que l’âne lui avait enseigné. Le joursuivant, le laboureur vint le reprendre pour le ramener aulabourage ; mais trouvant l’auge encore remplie des fèves etde la paille qu’il y avait mises le soir, et le bœuf couché parterre, les pieds étendus, et haletant d’une étrange façon, il lecrut malade ; il en eut pitié, et, jugeant qu’il seraitinutile de le mener au travail, il alla aussitôt en avertir lemarchand.

« Le bon marchand vit bien que lesmauvais conseils de l’Éveillé avaient été suivis ; et pour lepunir comme il le méritait : « Va, dit-il au laboureur,prends l’âne à la place du bœuf, et ne manque pas de lui donnerbien de l’exercice. » Le laboureur obéit. L’âne fut obligé detirer la charrue tout ce jour-là ; ce qui le fatigua d’autantplus, qu’il était moins accoutumé à ce travail. Outre cela, ilreçut tant de coups de bâton, qu’il ne pouvait se soutenir quand ilfut de retour.

« Cependant le bœuf étaittrès-content ; il avait mangé tout ce qu’il y avait dans sonauge, et s’était reposé toute la journée ; il se réjouissaiten lui-même d’avoir suivi les conseils de l’Éveillé ; il luidonnait mille bénédictions pour le bien qu’il lui avait procuré, etil ne manqua pas de lui en faire un nouveau compliment lorsqu’il levit arriver. L’âne ne répondit rien au bœuf, tant il avait de dépitd’avoir été si maltraité : « C’est par mon imprudence, sedisait-il à lui-même, que je me suis attiré ce malheur ; jevivais heureux ; tout me riait ; j’avais tout ce que jepouvais souhaiter : c’est ma faute si je suis dans cedéplorable état ; et si je ne trouve quelque ruse en monesprit pour m’en tirer, ma perte est certaine. » En disantcela, ses forces se trouvèrent tellement épuisées, qu’il se laissatomber à demi mort au pied de son auge. »

En cet endroit le grand vizir s’adressant àScheherazade, lui dit : « Ma fille, vous faites comme cetâne, vous vous exposez à vous perdre par votre fausse prudence.Croyez-moi, demeurez en repos, et ne cherchez point à prévenirvotre mort. – Mon père, répondit Scheherazade, l’exemple que vousvenez de rapporter n’est pas capable de me faire changer derésolution, et je ne cesserai point de vous importuner, que jen’aie obtenu de vous que vous me présenterez au sultan pour êtreson épouse. » Le vizir, voyant qu’elle persistait toujoursdans sa demande, lui répliqua : « Hé bien ! puisquevous ne voulez pas quitter votre obstination, je serai obligé devous traiter de la même manière que le marchand dont je viens deparler traita sa femme peu de temps après, et voicicomment :

« Ce marchand ayant appris que l’âneétait dans un état pitoyable, fut curieux de savoir ce qui sepasserait entre lui et le bœuf. C’est pourquoi, après le souper, ilsortit au clair de la lune, et alla s’asseoir auprès d’eux,accompagné de sa femme. En arrivant, il entendit l’âne qui disaitau bœuf : « Compère, dites-moi, je vous prie, ce que vousprétendez faire quand le laboureur vous apportera demain à manger.– Ce que je ferai, répondit le bœuf, je continuerai de faire ce quetu m’as enseigné. Je m’éloignerai d’abord ; je présenterai mescornes comme hier ; je ferai le malade, et feindrai d’être auxabois. – Gardez-vous-en bien, interrompit l’âne, ce serait le moyende vous perdre : car, en arrivant ce soir, j’ai ouï dire aumarchand, notre maître, une chose qui m’a fait trembler pour vous.– Hé ! qu’avez-vous entendu ? dit le bœuf ; ne mecachez rien, de grâce, mon cher l’Éveillé. – Notre maître, repritl’âne, a dit au laboureur ces tristes paroles : « Puisquele bœuf ne mange pas, et qu’il ne peut se soutenir, je veux qu’ilsoit tué dès demain. Nous ferons, pour l’amour de Dieu, une aumônede sa chair aux pauvres ; et quant à sa peau, qui pourra nousêtre utile, tu la donneras au corroyeur ; ne manque donc pasde faire venir le boucher. » Voilà ce que j’avais à vousapprendre, ajouta l’âne ; l’intérêt que je prends à votreconservation, et l’amitié que j’ai pour vous, m’obligent à vous enavertir et à vous donner un nouveau conseil : d’abord qu’onvous apportera vos fèves et votre paille, levez-vous, et vous jetezdessus avec avidité ; le maître jugera par là que vous êtesguéri, et révoquera, sans doute, votre arrêt de mort ; au lieuque si vous en usez autrement, c’est fait de vous. »

« Ce discours produisit l’effet qu’enavait attendu l’âne. Le bœuf en fut étrangement troublé et enbeugla d’effroi. Le marchand, qui les avait écoutés tous deux avecbeaucoup d’attention, fit alors un si grand éclat de rire, que safemme en fut très-surprise : « Apprenez-moi, luidit-elle, pourquoi vous riez si fort, afin que j’en rie avec vous.– Ma femme, lui répondit le marchand, contentez-vous de m’entendrerire. – Non, reprit-elle, j’en veux savoir le sujet. – Je ne puisvous donner cette satisfaction, repartit le mari ; sachezseulement que je ris de ce que notre âne vient de dire à notrebœuf ; le reste est un secret qu’il ne m’est pas permis devous révéler. – Et qui vous empêche de me découvrir cesecret ? répliqua-t-elle. – Si je vous le disais, répondit-il,apprenez qu’il m’en coûterait la vie. – Vous vous moquez de moi,s’écria la femme ; ce que vous me dites ne peut pas être vrai.Si vous ne m’avouez tout à l’heure pourquoi vous avez ri, si vousrefusez de m’instruire de ce que l’âne et le bœuf ont dit, je jure,par le grand Dieu qui est au ciel, que nous ne vivrons pasdavantage ensemble. »

« En achevant ces mots, elle rentra dansla maison, et se mit dans un coin où elle passa la nuit à pleurerde toute sa force. Le mari coucha seul ; et le lendemain,voyant qu’elle ne discontinuait pas de se lamenter :« Vous n’êtes pas sage, lui dit-il, de vous affliger de lasorte ; la chose n’en vaut pas la peine ; et il vous estaussi peu important de la savoir, qu’il m’importe beaucoup, à moi,de la tenir secrète. N’y pensez donc plus, je vous en conjure. –J’y pense si bien encore, répondit la femme, que je ne cesserai pasde pleurer, que vous n’ayez satisfait ma curiosité. – Mais je vousdis fort sérieusement, répliqua-t-il, qu’il m’en coûtera la vie sije cède à vos indiscrètes instances. – Qu’il en arrive tout cequ’il plaira à Dieu, repartit-elle, je n’en démordrai pas. – Jevois bien, reprit le marchand, qu’il n’y a pas moyen de vous faireentendre raison ; et comme je prévois que vous vous ferezmourir vous-même par votre opiniâtreté, je vais appeler vosenfants, afin qu’ils aient la consolation de vous voir avant quevous mouriez. » Il fit venir ses enfants, et envoya chercheraussi le père, la mère et les parents de la femme. Lorsqu’ilsfurent assemblés, et qu’il leur eut expliqué de quoi il étaitquestion, ils employèrent leur éloquence à faire comprendre à lafemme qu’elle avait tort de ne vouloir pas revenir de sonentêtement ; mais elle les rebuta tous, et dit qu’ellemourrait plutôt que de céder en cela à son mari. Le père et la mèreeurent beau lui parler en particulier, et lui représenter que lachose qu’elle souhaitait d’apprendre ne lui était d’aucuneimportance, ils ne gagnèrent rien sur son esprit, ni par leurautorité, ni par leurs discours. Quand ses enfants virent qu’elles’obstinait à rejeter toujours les bonnes raisons dont oncombattait son opiniâtreté, ils se mirent à pleurer amèrement. Lemarchand lui-même ne savait plus où il en était. Assis seul auprèsde la porte de sa maison, il délibérait déjà s’il sacrifierait savie pour sauver celle de sa femme qu’il aimait beaucoup.

« Or, ma fille, continua le vizir enparlant toujours à Scheherazade, ce marchand avait cinquante pouleset un coq, avec un chien qui faisait bonne garde. Pendant qu’ilétait assis, comme je l’ai dit, et qu’il rêvait profondément auparti qu’il devait prendre, il vit le chien courir vers le coq quis’était jeté sur une poule, et il entendit qu’il lui parla dans cestermes : « Ô coq ! Dieu ne permettra pas que tuvives encore longtemps ! N’as-tu pas honte de faireaujourd’hui ce que tu fais ? » Le coq monta sur sesergots, et se tournant du côté du chien : « Pourquoi,répondit-il fièrement, cela me serait-il défendu aujourd’hui plutôtque les autres jours ? – « Puisque tu l’ignores, répliquale chien, apprends que notre maître est aujourd’hui dans un granddeuil. Sa femme veut qu’il lui révèle un secret qui est de tellenature, qu’il perdra la vie s’il le lui découvre. Les choses sonten cet état ; et il est à craindre qu’il n’ait pas assez defermeté pour résister à l’obstination de sa femme ; car ill’aime, et il est touché des larmes qu’elle répand sans cesse. Ilva peut-être périr ; nous en sommes tous alarmés dans celogis. Toi seul, insultant à notre tristesse, tu as l’impudence dete divertir avec tes poules. »

« Le coq repartit de cette sorte à laréprimande du chien : « Que notre maître estinsensé ! il n’a qu’une femme, et il n’en peut venir à bout,pendant que j’en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu’ilrappelle sa raison, il trouvera bientôt moyen de sortir del’embarras où il est. – Hé ! que veux-tu qu’il fasse ?dit le chien. – Qu’il entre dans la chambre où est sa femme,répondit le coq ; et qu’après s’être enfermé avec elle, ilprenne un bon bâton, et lui en donne mille coups ; je mets enfait qu’elle sera sage après cela, et qu’elle ne le pressera plusde lui dire ce qu’il ne doit pas lui révéler. » Le marchandn’eut pas sitôt entendu ce que le coq venait de dire, qu’il se levade sa place, prit un gros bâton, alla trouver sa femme qui pleuraitencore, s’enferma avec elle, et la battit si bien, qu’elle ne puts’empêcher de crier : « C’est assez, mon mari, c’estassez, laissez-moi ; je ne vous demanderai plus rien. » Àces paroles, et voyant qu’elle se repentait d’avoir été curieuse simal à propos, il cessa de la maltraiter ; il ouvrit la porte,toute la parenté entra, se réjouit de trouver la femme revenue deson entêtement, et fit compliment au mari sur l’heureux expédientdont il s’était servi pour la mettre à la raison. Ma fille, ajoutale grand vizir, vous mériteriez d’être traitée de la même manièreque la femme de ce marchand. »

« Mon père, dit alors Scheherazade, degrâce, ne trouvez point mauvais que je persiste dans messentiments. L’histoire de cette femme ne saurait m’ébranler. Jepourrais vous en raconter beaucoup d’autres qui vous persuaderaientque vous ne devez pas vous opposer à mon dessein. D’ailleurs,pardonnez-moi si j’ose vous le déclarer, vous vous y opposeriezvainement : quand la tendresse paternelle refuserait desouscrire à la prière que je vous fais, j’irais me présentermoi-même au sultan. »

Enfin, le père, poussé à bout par la fermetéde sa fille, se rendit à ses importunités ; et quoique fortaffligé de n’avoir pu la détourner d’une si funeste résolution, ilalla dès ce moment trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuitprochaine il lui mènerait Scheherazade.

Le sultan fut fort étonné du sacrifice que songrand vizir lui faisait : « Comment avez-vous pu, luidit-il, vous résoudre à me livrer votre propre fille ? – Sire,lui répondit le vizir, elle s’est offerte d’elle-même. La tristedestinée qui l’attend n’a pu l’épouvanter, et elle préfère à sa viel’honneur d’être une seule nuit l’épouse de votre majesté. – Maisne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan : demain, en vousremettant Scheherazade entre les mains, je prétends que vous luiôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous feraimourir vous-même. – Sire, repartit le vizir, mon cœur gémira, sansdoute, en vous obéissant ; mais la nature aura beaumurmurer : quoique père, je vous réponds d’un brasfidèle. » Schahriar accepta l’offre de son ministre, et luidit qu’il n’avait qu’à lui amener sa fille quand il luiplairait.

Le grand vizir alla porter cette nouvelle àScheherazade, qui la reçut avec autant de joie que si elle eût étéla plus agréable du monde. Elle remercia son père de l’avoir sisensiblement obligée ; et voyant qu’il était accablé dedouleur, elle lui dit, pour le consoler, qu’elle espérait qu’il nese repentirait pas de l’avoir mariée avec le sultan, et qu’aucontraire il aurait sujet de s’en réjouir le reste de sa vie.

Elle ne songea plus qu’à se mettre en état deparaître devant le sultan ; mais avant que de partir, elleprit sa sœur Dinarzade en particulier, et lui dit : « Machère sœur, j’ai besoin de votre secours dans une affairetrès-importante ; je vous prie de ne me le pas refuser. Monpère va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cettenouvelle ne vous épouvante pas ; écoutez-moi seulement avecpatience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai depermettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que jejouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si j’obtiens cettegrâce, comme je l’espère, souvenez-vous de m’éveiller demain matinune heure avant le jour, et de m’adresser ces paroles :« Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, enattendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de cesbeaux contes que vous savez. » Aussitôt je vous en conteraiun, et je me flatte de délivrer, par ce moyen, tout le peuple de laconsternation où il est. Dinarzade répondit à sa sœur qu’elleferait avec plaisir ce qu’elle exigeait d’elle.

L’heure de se coucher étant enfin venue, legrand vizir conduisit Scheherazade au palais, et se retira aprèsl’avoir introduite dans l’appartement du sultan. Ce prince ne sevit pas plutôt avec elle, qu’il lui ordonna de se découvrir levisage. Il la trouva si belle, qu’il en fut charmé ; maiss’apercevant qu’elle était en pleurs, il lui en demanda lesujet : « Sire, répondit Scheherazade, j’ai une sœur quej’aime aussi tendrement que j’en suis aimée. Je souhaiteraisqu’elle passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui direadieu encore une fois. Voulez-vous bien que j’aie la consolation delui donner ce dernier témoignage de mon amitié ? »Schahriar y ayant consenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint endiligence. Le sultan se coucha avec Scheherazade sur une estradefort élevée, à la manière des monarques de l’Orient, et Dinarzadedans un lit qu’on lui avait préparé au bas de l’estrade.

Une heure avant le jour, Dinarzade, s’étantréveillée, ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avaitrecommandé : « Ma chère sœur, s’écria-t-elle, si vous nedormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtrabientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous savez.Hélas ! ce sera peut-être la dernière fois que j’aurai ceplaisir.

Scheherazade, au lieu de répondre à sa sœur,s’adressa au sultan : « Sire, dit-elle, votre majestéveut-elle bien me permettre de donner cette satisfaction à masœur ? – Très-volontiers, » répondit le sultan. AlorsScheherazade dit à sa sœur d’écouter ; et puis, adressant laparole à Schahriar, elle commença de la sorte :

I NUIT.

LE MARCHAND ET LE GÉNIE.

Sire, il y avait autrefois un marchand quipossédait de grands biens, tant en fonds de terre qu’enmarchandises et en argent comptant. Il avait beaucoup de commis, defacteurs et d’esclaves. Comme il était obligé de temps en temps defaire des voyages, pour s’aboucher avec ses correspondants, un jourqu’une affaire d’importance l’appelait assez loin du lieu qu’ilhabitait, il monta à cheval et partit avec une valise derrière lui,dans laquelle il avait mis une petite provision de biscuit et dedattes, parce qu’il avait un pays désert à passer, où il n’auraitpas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident à l’endroit où ilavait affaire, et quand il eut terminé la chose qui l’y avaitappelé, il remonta à cheval pour s’en retourner chez lui.

Le quatrième jour de sa marche, il se sentittellement incommodé de l’ardeur du soleil, et de la terre échaufféepar ses rayons, qu’il se détourna de son chemin pour aller serafraîchir sous des arbres qu’il aperçut dans la campagne. Il ytrouva, au pied d’un grand noyer, une fontaine d’une eautrès-claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha son cheval àune branche d’arbre, et s’assit près de la fontaine, après avoirtiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En mangeant lesdattes, il en jetait les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu’il eutachevé ce repas frugal, comme il était bon musulman, il se lava lesmains, le visage et les pieds[5], et fit saprière.

Il ne l’avait pas finie, et il était encore àgenoux, quand il vit paraître un génie tout blanc de vieillesse etd’une grandeur énorme, qui, s’avançant jusqu’à lui le sabre à lamain, lui dit d’un ton de voix terrible : « Lève-toi, queje te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon fils. » Ilaccompagna ces mots d’un cri effroyable. Le marchand, autanteffrayé de la hideuse figure du monstre que des paroles qu’il luiavait adressées, lui répondit en tremblant :« Hélas ! mon bon seigneur, de quel crime puis-je êtrecoupable envers vous, pour mériter que vous m’ôtiez la vie ? –Je veux, reprit le génie, te tuer de même que tu as tué mon fils. –Hé ! bon Dieu, repartit le marchand, comment pourrais-je avoirtué votre fils ? Je ne le connais point, et je ne l’ai jamaisvu. – Ne t’es-tu pas assis en arrivant ici ? répliqua legénie ; n’as-tu pas tiré des dattes de la valise, et, en lesmangeant, n’en as-tu pas jeté les noyaux à droite et àgauche ? – J’ai fait ce que vous dites, répondit lemarchand ; je ne puis le nier. – Cela étant, reprit le génie,je te dis que tu as tué mon fils, et voici comment : dans letemps que tu jetais tes noyaux, mon fils passait ; il en areçu un dans l’œil, et il en est mort : c’est pourquoi il fautque je te tue. – Ah ! monseigneur, pardon, s’écria lemarchand. – Point de pardon, répondit le génie, point demiséricorde. N’est-il pas juste de tuer celui qui a tué ? –J’en demeure d’accord, dit le marchand ; mais je n’aiassurément pas tué votre fils ; et quand cela serait, je nel’aurais fait que fort innocemment : par conséquent, je voussupplie de me pardonner et de me laisser la vie. – Non, non, dit legénie, en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue demême que tu as tué mon fils. » À ces mots, il prit le marchandpar le bras, le jeta la face contre terre, et leva le sabre pourlui couper la tête.

Cependant le marchand tout en pleurs, etprotestant de son innocence, regrettait sa femme et ses enfants, etdisait les choses du monde les plus touchantes. Le génie, toujoursle sabre haut, eut la patience d’attendre que le malheureux eûtachevé ses lamentations ; mais il n’en fut nullementattendri : « Tous ces regrets sont superflus,s’écria-t-il ; quand tes larmes seraient de sang, cela nem’empêcherait pas de te tuer comme tu as tué mon fils. –Quoi ! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher ?Vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent ? –Oui, repartit le génie, j’y suis résolu. » En achevant cesparoles…

Scheherazade, en cet endroit, s’apercevantqu’il était jour, et sachant que le sultan se levait de grand matinpour faire sa prière et tenir son conseil, cessa de parler.« Bon Dieu ! ma sœur, dit alors Dinarzade, que votreconte est merveilleux ! – La suite en est encore plussurprenante, répondit Scheherazade ; et vous en tomberiezd’accord, si le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd’hui,et me donner la permission de vous la raconter la nuitprochaine. » Schahriar, qui avait écouté Scheherazade avecplaisir, dit en lui-même : « J’attendrai jusqu’àdemain ; je la ferai toujours bien mourir quand j’auraientendu la fin de son conte. » Ayant donc pris la résolutionde ne pas faire ôter la vie à Scheherazade ce jour-là, il se levapour faire sa prière et aller au conseil.

Pendant ce temps-là, le grand vizir était dansune inquiétude cruelle : au lieu de goûter la douceur dusommeil, il avait passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort desa fille, dont il devait être le bourreau. Mais si dans cettetriste attente il craignait la vue du sultan, il fut agréablementsurpris, lorsqu’il vit que ce prince entrait au conseil sans luidonner l’ordre funeste qu’il en attendait.

Le sultan, selon sa coutume, passa la journéeà régler les affaires de son empire, et quand la nuit fut venue, ilcoucha encore avec Scheherazade. Le lendemain avant que le jourparût, Dinarzade ne manqua pas de s’adresser à sa sœur et de luidire : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie,en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de continuer le conted’hier. » Le sultan n’attendit pas que Scheherazade lui endemandât la permission : « Achevez, lui dit-il, le contedu génie et du marchand ; je suis curieux d’en entendre lafin. » Scheherazade prit alors la parole, et continua sonconte dans ces termes :

II NUIT.

Sire, quand le marchand vit que le génie luiallait trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit :« Arrêtez ; encore un mot, de grâce ; ayez la bontéde m’accorder un délai : donnez-moi le temps d’aller direadieu à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes bienspar un testament que je n’ai pas encore fait, afin qu’ils n’aientpoint de procès après ma mort ; cela étant fini, je reviendraiaussitôt dans ce même lieu me soumettre à tout ce qu’il vous plairad’ordonner de moi. – Mais, dit le génie, si je t’accorde le délaique tu demandes, j’ai peur que tu ne reviennes pas. – Si vousvoulez croire à mon serment, répondit le marchand, je jure par leDieu du ciel et de la terre que je viendrai vous retrouver ici sansy manquer. – De combien de temps souhaites-tu que soit cedélai ? répliqua le génie. – Je vous demande une année,repartit le marchand : il ne me faut pas moins de temps pourdonner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sansregret au plaisir qu’il y a de vivre. Ainsi je vous promets que dedemain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour meremettre entre vos mains. – Prends-tu Dieu à témoin de la promesseque tu me fais ? reprit le génie. – Oui, répondit le marchand,je le prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposersur mon serment. » À ces paroles, le génie le laissa près dela fontaine et disparut.

Le marchand, s’étant remis de sa frayeur,remonta à cheval et reprit son chemin. Mais si d’un côté il avaitde la joie de s’être tiré d’un si grand péril, de l’autre il étaitdans une tristesse mortelle, lorsqu’il songeait au serment fatalqu’il avait fait. Quand il arriva chez lui, sa femme et ses enfantsle reçurent avec toutes les démonstrations d’une joieparfaite ; mais au lieu de les embrasser de la même manière,il se mit à pleurer si amèrement, qu’ils jugèrent bien qu’il luiétait arrivé quelque chose d’extraordinaire. Sa femme lui demandala cause de ses larmes et de la vive douleur qu’il faisaitéclater : « Nous nous réjouissons, disait-elle, de votreretour, et cependant vous nous alarmez tous par l’état où nous vousvoyons. Expliquez-nous, je vous prie, le sujet de votre tristesse.– Hélas ! répondit le mari, le moyen que je sois dans uneautre situation ? je n’ai plus qu’un an à vivre. » Alorsil leur raconta ce qui s’était passé entre lui et le génie, et leurapprit qu’il lui avait donné parole de retourner au bout de l’annéerecevoir la mort de sa main.

Lorsqu’ils entendirent cette triste nouvelle,ils commencèrent tous à se désoler. La femme poussait des crispitoyables en se frappant le visage et en s’arrachant lescheveux ; les enfants, fondant en pleurs, faisaient retentirla maison de leurs gémissements ; et le père, cédant à laforce du sang, mêlait ses larmes à leurs plaintes. En un mot,c’était le spectacle du monde le plus touchant.

Dès le lendemain, le marchand songea à mettreordre à ses affaires, et s’appliqua sur toutes choses à payer sesdettes. Il fit des présents à ses amis et de grandes aumônes auxpauvres, donna la liberté à ses esclaves de l’un et de l’autresexe, partagea ses biens entre ses enfants, nomma des tuteurs pourceux qui n’étaient pas encore en âge ; et en rendant à safemme tout ce qui lui appartenait, selon son contrat de mariage, ill’avantagea de tout ce qu’il put lui donner suivant les lois.

Enfin l’année s’écoula, et il fallut partir.Il fit sa valise, où il mit le drap dans lequel il devait êtreenseveli ; mais lorsqu’il voulut dire adieu à sa femme et àses enfants, on n’a jamais vu une douleur plus vive. Ils nepouvaient se résoudre à le perdre ; ils voulaient tousl’accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins, comme il fallaitse faire violence, et quitter des objets si chers :

« Mes enfants, leur dit-il, j’obéis àl’ordre de Dieu en me séparant de vous. Imitez-moi :soumettez-vous courageusement à cette nécessité, et songez que ladestinée de l’homme est de mourir. » Après avoir dit cesparoles, il s’arracha aux cris et aux regrets de sa famille, ilpartit et arriva au même endroit où il avait vu le génie, le proprejour qu’il avait promis de s’y rendre. Il mit aussitôt pied àterre, et s’assit au bord de la fontaine, où il attendit le génieavec toute la tristesse qu’on peut s’imaginer.

Pendant qu’il languissait dans une si cruelleattente, un bon vieillard qui menait une biche à l’attache parut ets’approcha de lui. Ils se saluèrent l’un l’autre ; après quoile vieillard lui dit : « Mon frère, peut-on savoir devous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu désert, où il n’y a quedes esprits malins, et où l’on n’est pas en sûreté ? À voirces beaux arbres, on le croirait habité ; mais c’est unevéritable solitude, où il est dangereux de s’arrêter troplongtemps. »

Le marchand satisfit la curiosité duvieillard, et lui conta l’aventure qui l’obligeait à se trouver là.Le vieillard l’écouta avec étonnement ; et prenant laparole : « Voilà, s’écria-t-il, la chose du monde la plussurprenante ; et vous êtes lié par le serment le plusinviolable. Je veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevueavec le génie. » En disant cela, il s’assit près du marchand,et tandis qu’ils s’entretenaient tous deux………

« Mais voici le jour, dit Scheherazade ense reprenant ; ce qui reste est le plus beau du conte. »Le sultan, résolu d’en entendre la fin, laissa vivre encore cejour-là Scheherazade.

III NUIT.

La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur lamême prière que les deux précédentes : « Ma chère sœur,lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de me raconterun de ces contes agréables que vous savez. » Mais le sultandit qu’il voulait entendre la suite de celui du marchand et dugénie : c’est pourquoi Scheherazade le reprit ainsi :

Sire, dans le temps que le marchand et levieillard qui conduisait la biche s’entretenaient, il arriva unautre vieillard, suivi de deux chiens noirs. Il s’avança jusqu’àeux, et les salua, en leur demandant ce qu’ils faisaient en cetendroit. Le vieillard qui conduisait la biche lui apprit l’aventuredu marchand et du génie, ce qui s’était passé entre eux, et leserment du marchand. Il ajouta que ce jour était celui de la paroledonnée, et qu’il était résolu de demeurer là pour voir ce qui enarriverait.

Le second vieillard, trouvant aussi la chosedigne de sa curiosité, prit la même résolution. Il s’assit auprèsdes autres ; et à peine se fut-il mêlé à leur conversation,qu’il survint un troisième vieillard, qui, s’adressant aux deuxpremiers, leur demanda pourquoi le marchand qui était avec euxparaissait si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut siextraordinaire, qu’il souhaita aussi d’être témoin de ce qui sepasserait entre le génie et le marchand : pour cet effet, ilse plaça parmi les autres.

Ils aperçurent bientôt dans la campagne unevapeur épaisse, comme un tourbillon de poussière élevé par levent ; cette vapeur s’avança jusqu’à eux, et, se dissipanttout à coup, leur laissa voir le génie, qui, sans les saluer,s’approcha du marchand le sabre à la main, et le prenant par lebras : « Lève-toi, lui dit-il, que je te tue, comme tu astué mon fils. » Le marchand et les trois vieillards, effrayés,se mirent à pleurer et à remplir l’air de cris……

Scheherazade, en cet endroit apercevant lejour, cessa de poursuivre son conte, qui avait si bien piqué lacuriosité du sultan, que ce prince, voulant absolument en savoir lafin, remit encore au lendemain la mort de la sultane.

On ne peut exprimer quelle fut la joie dugrand vizir, lorsqu’il vit que le sultan ne lui ordonnait pas defaire mourir Scheherazade. Sa famille, la cour, tout le monde enfut généralement étonné.

IV NUIT.

Vers la fin de la nuit suivante, Dinarzade,avec la permission du sultan, parla dans ces termes :

Sire, quand le vieillard qui conduisait labiche vit que le génie s’était saisi du marchand et l’allait tuerimpitoyablement, il se jeta aux pieds de ce monstre, et les luibaisant : « Prince des génies, lui dit-il, je voussupplie très-humblement de suspendre votre colère, et de me fairela grâce de m’écouter. Je vais vous raconter mon histoire et cellede cette biche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plusmerveilleuse et plus surprenante que l’aventure de ce marchand àqui vous voulez ôter la vie, puis-je espérer que vous voudrez bienremettre à ce pauvre malheureux le tiers de son crime ? »Le génie fut quelque temps à se consulter là-dessus ; maisenfin il répondit : « Hé bien ! voyons, j’yconsens. »

HISTOIRE DU PREMIER VIEILLARD ET DE LABICHE.

« Je vais donc, reprit le vieillard,commencer mon récit : écoutez-moi, je vous prie, avecattention. Cette biche que vous voyez est ma cousine, et de plus,ma femme. Elle n’avait que douze ans quand je l’épousai :ainsi je puis dire qu’elle ne devait pas moins me regarder commeson père, que comme son parent et son mari.

« Nous avons vécu ensemble trente annéessans avoir eu d’enfants ; mais sa stérilité ne m’a pointempêché d’avoir pour elle beaucoup de complaisance et d’amitié. Leseul désir d’avoir des enfants me fit acheter une esclave, dontj’eus un fils[6] qui promettait infiniment. Ma femme enconçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l’enfant, etcacha si bien ses sentiments, que je ne les connus que troptard.

« Cependant mon fils croissait, et ilavait déjà dix ans, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avantmon départ, je recommandai à ma femme, dont je ne me défiais point,l’esclave et son fils, et je la priai d’en avoir soin pendant monabsence, qui dura une année entière.

« Elle profita de ce temps-là pourcontenter sa haine. Elle s’attacha à la magie, et quand elle sutassez de cet art diabolique pour exécuter l’horrible desseinqu’elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un lieu écarté.Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le donna àmon fermier, avec ordre de le nourrir, comme un veau, disait-elle,qu’elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette actionabominable : elle changea l’esclave en vache, et la donnaaussi à mon fermier.

« À mon retour, je lui demandai desnouvelles de la mère et de l’enfant : « Votre esclave estmorte, me dit-elle ; et pour votre fils, il y a deux mois queje ne l’ai vu, et que je ne sais ce qu’il est devenu. » Je fustouché de la mort de l’esclave ; mais comme mon fils n’avaitfait que disparaître, je me flattai que je pourrais le revoirbientôt. Néanmoins huit mois se passèrent sans qu’il revînt, et jen’en avais aucune nouvelle, lorsque la fête du grandBaïram[7] arriva. Pour la célébrer, je mandai à monfermier de m’amener une vache des plus grasses pour en faire unsacrifice. Il n’y manqua pas. La vache qu’il m’amena étaitl’esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je laliai ; mais dans le moment que je me préparais à la sacrifier,elle se mit à faire des beuglements pitoyables, et je m’aperçusqu’il coulait de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me parutassez extraordinaire ; et me sentant, malgré moi, saisi d’unmouvement de pitié, je ne pus me résoudre à la frapper. J’ordonnaià mon fermier de m’en aller prendre une autre.

Ma femme, qui était présente, frémit de macompassion ; et s’opposant à un ordre qui rendait sa maliceinutile : « Que faites-vous, mon ami ?s’écria-t-elle. Immolez cette vache. Votre fermier n’en a pas deplus belle, ni qui soit plus propre à l’usage que nous en voulonsfaire. » Par complaisance pour ma femme, je m’approchai de lavache ; et combattant la pitié qui en suspendait le sacrifice,j’allais porter le coup mortel, quand la victime, redoublant sespleurs et ses beuglements, me désarma une seconde fois. Alors jemis le maillet entre les mains du fermier, en lui disant :« Prenez, et sacrifiez-la vous-même ; ses beuglements etses larmes me fendent le cœur. »

« Le fermier, moins pitoyable que moi, lasacrifia. Mais en l’écorchant, il se trouva qu’elle n’avait que lesos, quoiqu’elle nous eût paru très-grasse. J’en eus un véritablechagrin : « Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, jevous l’abandonne ; faites-en des régals et des aumônes à quivous voudrez ; et si vous avez un veau bien gras, amenez-lemoi à sa place. » Je ne m’informai pas de ce qu’il fit de lavache ; mais peu de temps après qu’il l’eut fait enlever dedevant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoiquej’ignorasse que ce veau fût mon fils, je ne laissai pas de sentirémouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté, dès qu’il m’aperçut,il fit un si grand effort pour venir à moi, qu’il en rompit sacorde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre la terre, comme s’ileût voulu exciter ma compassion et me conjurer de n’avoir pas lacruauté de lui ôter la vie, en m’avertissant, autant qu’il luiétait possible, qu’il était mon fils.

« Je fus encore plus surpris et plustouché de cette action, que je ne l’avais été des pleurs de lavache. Je sentis une tendre pitié qui m’intéressa pour lui ;ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son devoir. » Allez,dis-je au fermier, ramenez ce veau chez vous. Ayez-en un grandsoin ; et à sa place, amenez-en un autreincessamment. »

« Dès que ma femme m’entendit parlerainsi, elle ne manqua pas de s’écrier encore : « Quefaites-vous, mon mari ? Croyez-moi, ne sacrifiez pas un autreveau que celui-là. – Ma femme, lui répondis-je, je n’immolerai pascelui-ci. Je veux lui faire grâce ; je vous prie de ne vous ypoint opposer. » Elle n’eut garde, la méchante femme, de serendre à ma prière ; elle haïssait trop mon fils, pourconsentir que je le sauvasse. Elle m’en demanda le sacrifice avectant d’opiniâtreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liaile veau, et prenant le couteau funeste… » Scheherazades’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le jour :« Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte,qui soutient si agréablement mon attention. – Si le sultan melaisse encore vivre aujourd’hui, repartit Scheherazade, vous verrezque ce que je vous raconterai demain vous divertira beaucoupdavantage. » Schahriar, curieux de savoir ce que deviendraitle fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane,qu’il serait bien aise d’entendre la nuit prochaine la fin de ceconte.

V NUIT.

Sur la fin de la cinquième nuit, Dinarzadeappela la sultane et lui dit : « Ma chère sœur, si vousne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtrabientôt, de reprendre la suite de ce beau conte que vouscommençâtes hier. » Scheherazade, après en avoir obtenu lapermission de Schahriar, poursuivit de cette manière :

Sire, le premier vieillard qui conduisait labiche, continuant de raconter son histoire au génie, aux deuxautres vieillards et au marchand : « Je pris donc, leurdit-il, le couteau, et j’allais l’enfoncer dans la gorge de monfils ; lorsque tournant vers moi languissamment ses yeuxbaignés de pleurs, il m’attendrit à un point que je n’eus pas laforce de l’immoler. » Je laissai tomber le couteau, et je disà ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau quecelui-là. Elle n’épargna rien pour me faire changer derésolution ; mais quoi qu’elle pût me représenter, je demeuraiferme, et lui promis, seulement pour l’apaiser, que je lesacrifierais au Baïram de l’année prochaine.

« Le lendemain matin, mon fermier demandaà me parler en particulier. » Je viens, me dit-il, vousapprendre une nouvelle dont j’espère que vous me saurez bon gré.J’ai une fille qui a quelque connaissance de la magie : Hier,comme je ramenais au logis le veau, dont vous n’aviez pas voulufaire le sacrifice, je remarquai qu’elle rit en le voyant, et qu’unmoment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi ellefaisait en même temps deux choses si contraires : « Monpère, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils denotre maître. J’ai ri de joie de le voir encore vivant ; etj’ai pleuré en me souvenant du sacrifice qu’on fit hier de sa mère,qui était changée en vache. Ces deux métamorphoses ont été faitespar les enchantements de la femme de notre maître, laquellehaïssait la mère et l’enfant. » Voilà ce que m’a dit ma fille,poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cettenouvelle. »

« À ces paroles, ô génie, continua levieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise. Je partissur-le-champ avec mon fermier pour parler moi-même à sa fille. Enarrivant, j’allai d’abord à l’étable où était mon fils. Il ne putrépondre à mes embrassements, mais il les reçut d’une manière quiacheva de me persuader qu’il était mon fils.

« La fille du fermier arriva. » Mabonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa premièreforme ? – Oui, je le puis, me répondit-elle. – Ah ! sivous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mesbiens. » Alors elle me repartit en souriant : « Vousêtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois ;mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans sonpremier état, qu’à deux conditions. La première, que vous me ledonnerez pour époux, et la seconde, qu’il me sera permis de punirla personne qui l’a changé en veau. – Pour la première condition,lui dis-je, je l’accepte de bon cœur ; je dis plus, je vouspromets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier,indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vousverrez comment je reconnaîtrai le grand service que j’attends devous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bienl’accepter encore. Une personne qui a été capable de faire uneaction si criminelle, mérite bien d’en être punie ; je vousl’abandonne ; faites-en ce qu’il vous plaira ; je vousprie seulement de ne lui pas ôter la vie. – Je vais donc,répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu’elle a traitévotre fils. – J’y consens, lui repartis-je, mais rendez-moi monfils auparavant. »

« Alors cette fille prit un vase pleind’eau, prononça dessus des paroles que je n’entendis pas, ets’adressant au veau : « Ô veau ! dit-elle, si tu asété créé par le Tout-Puissant et souverain maître du monde tel quetu parais en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tues homme et que tu sois changé en veau par enchantement, reprendsta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. »En achevant ces mots, elle jeta l’eau sur lui, et à l’instant ilreprit sa première forme.

« Mon fils, mon cher fils !m’écriai-je aussitôt en l’embrassant avec un transport dont je nefus pas le maître ! c’est Dieu qui nous a envoyé cette jeunefille pour détruire l’horrible charme dont vous étiez environné, etvous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Jene doute pas que, par reconnaissance, vous ne vouliez bien laprendre pour votre femme, comme je m’y suis engagé. » Il yconsentit avec joie ; mais avant qu’ils se mariassent, lajeune fille changea ma femme en biche, et c’est elle que vous voyezici. Je souhaitai qu’elle eût cette forme, plutôt qu’une autremoins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans lafamille.

« Depuis ce temps-là, mon fils est devenuveuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que jen’ai eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d’enapprendre ; et n’ayant pas voulu confier à personne le soin dema femme, pendant que je ferais enquête de lui, j’ai jugé à proposde la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire, et celle decette biche : n’est-elle pas des plus surprenantes et des plusmerveilleuses ? – J’en demeure d’accord, dit le génie ;et en sa faveur, je t’accorde le tiers de la grâce de cemarchand. »

Quand le premier vieillard, sire, continua lasultane, eut achevé son histoire, le second qui conduisait les deuxchiens noirs, s’adressa au génie, et lui dit : « Je vaisvous raconter ce qui m’est arrivé à moi et à ces deux chiens noirsque voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encoreplus étonnante que celle que vous venez d’entendre. Mais quand jevous l’aurai contée, m’accorderez-vous le second tiers de la grâcede ce marchand ? – Oui, répondit le génie, pourvu que tonhistoire surpasse celle de la biche. » Après ce consentement,le second vieillard commença de cette manière… Mais Scheherazade enprononçant ces dernières paroles, ayant vu le jour, cessa deparler.

« Bon Dieu ! ma sœur, dit Dinarzade,que ces aventures sont singulières. – Ma sœur, répondit la sultane,elles ne sont pas comparables à celles que j’aurais à vous raconterla nuit prochaine, si le sultan, mon seigneur et mon maître avaitla bonté de me laisser vivre. » Schahriar ne répondit rien àcela ; mais il se leva, fit sa prière et alla au conseil, sansdonner aucun ordre contre la vie de la charmante Scheherazade.

VI NUIT.

La sixième nuit étant venue, le sultan et sonépouse se couchèrent. Dinarzade se réveilla à l’heure ordinaire, etappela la sultane. « Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous nedormez pas, je vous supplie en attendant le jour qui paraîtrabientôt, de me raconter quelqu’un de ces beaux contes que voussavez. » Schahriar prit alors la parole ; « Jesouhaiterais, dit-il, entendre l’histoire du second vieillard etdes deux chiens noirs. – Je vais contenter votre curiosité, sire,répondit Scheherazade. » Le second vieillard, poursuivit-elle,s’adressant au génie, commença ainsi son histoire :

HISTOIRE DU SECOND VIEILLARD ET DES DEUXCHIENS NOIRS.

« Grand prince des génies, vous saurezque nous sommes trois frères, ces deux chiens noirs que vous voyez,et moi qui suis le troisième. Notre père nous avait laissé, enmourant, à chacun mille sequins. Avec cette somme, nous embrassâmestous trois la même profession : nous nous fîmes marchands. Peude temps après que nous eûmes ouvert boutique, mon frère aîné, l’unde ces deux chiens, résolut de voyager et d’aller négocier dans lespays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds, et enacheta des marchandises propres au négoce qu’il voulait faire.

« Il partit, et fut absent une annéeentière. Au bout de ce temps-là, un pauvre qui me parut demanderl’aumône se présenta à ma boutique. Je lui dis : Dieu vousassiste ; – Dieu vous assiste aussi ! merépondit-il ; est-il possible que vous ne me reconnaissiezpas ? » Alors l’envisageant avec attention, je lereconnus : « Ah ! mon frère, m’écriai-je enl’embrassant, comment vous aurais-je pu reconnaître en cetétat ? » Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandaides nouvelles de sa santé et du succès de son voyage. » Ne mefaites pas cette question, me dit-il ; en me voyant, vousvoyez tout. Ce serait renouveler mon affliction, que de vous fairele détail de tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, etqui m’ont réduit à l’état où je suis. »

« Je fis fermer aussitôt ma boutique, etabandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lui donnai lesplus beaux habits de ma garde-robe. J’examinai mes registres devente et d’achat, et trouvant que j’avais doublé mon fonds,c’est-à-dire, que j’étais riche de deux mille sequins, je lui endonnai la moitié, « avec cela, mon frère, lui dis-je, vouspourrez oublier la perte que vous avez faite. » Il accepta lesmille sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmesensemble comme nous avions vécu auparavant.

« Quelque temps après, mon second frère,qui est l’autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds.Nous fîmes, son aîné et moi tout ce que nous pûmes pour l’endétourner ; mais il n’y eut pas moyen. Il le vendit, et del’argent qu’il en fit, il acheta des marchandises propres au négoceétranger qu’il voulait entreprendre. Il se joignit à une caravane,et partit. Il revint au bout de l’an dans le même état que sonfrère aîné ; je le fis habiller ; et comme j’avais encoremille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il relevaboutique, et continua d’exercer sa profession.

« Un jour mes deux frères vinrent metrouver pour me proposer de faire un voyage, et d’aller trafiqueravec eux. Je rejetai d’abord leur proposition ; « Vousavez voyagé, leur dis-je, qu’y avez-vous gagné ? Quim’assurera que je serai plus heureux que vous ? » En vainils me représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoirm’éblouir et m’encourager à tenter la fortune ; je refusaid’entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à lacharge, qu’après avoir pendant cinq ans résisté constamment à leurssollicitations, je m’y rendis enfin. Mais quand il fallut faire lespréparatifs du voyage, et qu’il fut question d’acheter lesmarchandises dont nous avions besoin, il se trouva qu’ils avaienttout mangé, et qu’il ne leur restait rien des mille sequins que jeleur avais donnés à chacun. Je ne leur en fis pas le moindrereproche ; au contraire, comme mon fonds était de six millesequins, j’en partageai la moitié avec eux, en leur disant :« Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins, etcacher les autres en quelque endroit sûr, afin que si notre voyagen’est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits, nousayons de quoi nous en consoler, et reprendre notre ancienneprofession. » Je donnai donc mille sequins à chacun, j’engardai autant pour moi, et j’enterrai les trois mille autres dansun coin de ma maison. Nous achetâmes des marchandises, et après lesavoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre noustrois, nous fîmes mettre à la voile avec un vent favorable. Aprèsun mois de navigation… »

Mais je vois le jour, poursuivit Scheherazade,il faut que j’en demeure-là. « Ma sœur, dit Dinarzade, voilàun conte qui promet beaucoup, je m’imagine que la suite en est fortextraordinaire. – Vous ne vous trompez pas, répondit lasultane ; et si le sultan me permet de vous la conter, je suispersuadée qu’elle vous divertira fort. » Schahriar se levacomme le jour précédent, sans s’expliquer là-dessus ; et nedonna point ordre au grand vizir de faire mourir sa fille.

VII NUIT.

Sur la fin de la septième nuit, Dinarzade nemanqua pas de réveiller la sultane : « Ma chère sœur, luidit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie en attendant lejour qui paraîtra bientôt, de me conter la suite de ce beau conteque vous ne pûtes achever hier.

– « Je le veux bien, réponditScheherazade ; et pour en reprendre le fil, je vous dirai quele vieillard qui menait les deux chiens noirs continuant deraconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et aumarchand : « Enfin, leur dit-il, après deux mois denavigation, nous arrivâmes heureusement à un port de mer, où nousdébarquâmes, et fîmes un très-grand débit de nos marchandises. Moisurtout, je vendis si bien les miennes, que je gagnai dix pour un.Nous achetâmes des marchandises du pays, pour les transporter etles négocier au nôtre.

« Dans le temps que nous étions prêts ànous rembarquer pour notre retour, je rencontrai sur le bord de lamer une dame assez bien faite ; mais fort pauvrement habillée.Elle m’aborda, me baisa la main, et me pria, avec les dernièresinstances, de la prendre pour femme, et de l’embarquer avec moi. Jefis difficulté de lui accorder ce qu’elle demandait, mais elle medit tant de choses pour me persuader que je ne devais pas prendregarde à sa pauvreté, et que j’aurais lieu d’être content de saconduite, que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des habitspropres, et après l’avoir épousée par un contrat de mariage enbonne forme, je l’embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile.

« Pendant notre navigation, je trouvai desi belles qualités dans la femme que je venais de prendre, que jel’aimais tous les jours de plus en plus. Cependant mes deux frères,qui n’avaient pas si bien fait leurs affaires que moi, et quiétaient jaloux de ma prospérité, me portaient envie : leurfureur alla même jusqu’à conspirer contre ma vie : Une nuit,dans le temps que ma femme et moi nous dormions, ils nous jetèrentà la mer.

« Ma femme était fée, et par conséquentgénie, vous jugez bien qu’elle ne se noya pas. Pour moi, il estcertain que je serais mort sans son secours. Mais je fus à peinetombé dans l’eau, qu’elle m’enleva, et me transporta dans une île.Quand il fut jour, la fée me dit : « Vous voyez, monmari, qu’en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal récompensédu bien que vous m’avez fait. Vous saurez que je suis fée, et queme trouvant sur le bord de la mer, lorsque vous alliez vousembarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je vouluséprouver la bonté de votre cœur ; je me présentai devant vousdéguisée comme vous m’avez vue. Vous en avez usé avec moigénéreusement. Je suis ravie d’avoir trouvé l’occasion de vous enmarquer ma reconnaissance. Mais je suis irritée contre vos frères,et je ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôté lavie. »

« J’écoutai avec admiration le discoursde la fée ; je la remerciai le mieux qu’il me fut possible dela grande obligation que je lui avais : « Mais, Madame,lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous supplie de leurpardonner. Quelque sujet que j’aie de me plaindre d’eux, je ne suispas assez cruel pour vouloir leur perte. » Je lui racontai ceque j’avais fait pour l’un et pour l’autre ; et mon récitaugmentant son indignation contre eux : « Il faut,s’écria-t-elle, que je vole tout à l’heure après ces traîtres etces ingrats, et que j’en tire une prompte vengeance. Je vaissubmerger leur vaisseau, et les précipiter dans le fond de la mer.– Non, ma belle dame, repris-je, au nom de Dieu, n’en faites rien,modérez votre courroux, songez que ce sont mes frères ; etqu’il faut faire le bien pour le mal. »

« J’apaisai la fée par ces paroles, etlorsque je les eus prononcées, elle me transporta en un instant del’île où nous étions sur le toit de mon logis, qui était enterrasse, et elle disparut un moment après. Je descendis, j’ouvrisles portes, et je déterrai les trois mille sequins que j’avaiscachés. J’allai ensuite à la place où était ma boutique ; jel’ouvris, et je reçus des marchands mes voisins des compliments surmon retour. Quand je rentrai chez moi, j’aperçus ces deux chiensnoirs, qui vinrent m’aborder d’un air soumis. Je ne savais ce quecela signifiait, et j’en étais fort étonné ; mais la fée, quiparut bientôt, m’en éclaircit. « Mon mari, me dit-elle, nesoyez pas surpris de voir ces deux chiens chez vous ; ce sontvos deux frères. » Je frémis à ces mots, et je lui demandaipar quelle puissance ils se trouvaient en cet état :« C’est moi qui les y ai mis, me répondit-elle, au moins,c’est une de mes sœurs, à qui j’en ai donné la commission, et quien même temps a coulé à fond leur vaisseau. Vous y perdez lesmarchandises que vous y aviez ; mais je vous récompenseraid’ailleurs. À l’égard de vos frères, je les ai condamnés à demeurerdix ans sous cette forme ; leur perfidie ne les rend que tropdignes de cette pénitence. » Enfin, après m’avoir enseigné oùje pourrais avoir de ses nouvelles, elle disparut.

« Présentement que les dix années sontaccomplies, je suis en chemin pour l’aller chercher, et comme enpassant par ici j’ai rencontré ce marchand et le bon vieillard quimène sa biche, je me suis arrêté avec eux : voilà quelle estmon histoire, ô prince des génies : ne vous paraît-elle pasdes plus extraordinaires ? – J’en conviens, répondit le génie,et je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont cemarchand est coupable envers moi. »

Aussitôt que le second vieillard eut achevéson histoire, le troisième prit la parole, et fit au génie la mêmedemande que les deux premiers, c’est-à-dire, de remettre aumarchand le troisième tiers de son crime, supposé que l’histoirequ’il avait à lui raconter surpassât, en événements singuliers, lesdeux qu’il venait d’entendre. Le génie lui fit la même promessequ’aux autres. « Écoutez donc, lui dit alors levieillard… » Mais le jour paraît, dit Scheherazade en sereprenant ; il faut que je m’arrête en cet endroit.

« Je ne puis assez admirer, ma sœur, ditalors Dinarzade, les aventures que vous venez de raconter : –J’en sais une infinité d’autres, répondit la sultane, qui sontencore plus belles. » Schahriar, voulant savoir si le conte dutroisième vieillard, serait aussi agréable que celui du second,différa jusqu’au lendemain la mort de Scheherazade.

VIII NUIT.

Dès que Dinarzade s’aperçut qu’il était tempsd’appeler la sultane , elle lui dit : « Ma sœur, sivous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, quiparaîtra bientôt, de me conter un de ces beaux contes que voussavez. – Racontez-nous celui du troisième vieillard, dit le sultanà Scheherazade ; j’ai bien de la peine à croire qu’il soitplus merveilleux que celui du vieillard et des deux chiensnoirs.

– Sire, répondit la sultane, le troisièmevieillard raconta son histoire au génie : je ne vous la diraipoint ; car elle n’est point venue à ma connaissance, mais jesais qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, parla diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenait, que legénie en fut étonné. Il n’en eut pas plus tôt ouï la fin, qu’il ditau troisième vieillard : « Je t’accorde le dernier tiersde la grâce du marchand ; il doit bien vous remercier toustrois de l’avoir tiré d’embarras par vos histoires. Sans vous il neserait plus au monde. » En achevant ces mots, il disparut, augrand contentement de la compagnie.

Le marchand ne manqua pas de rendre à sestrois libérateurs toutes les grâces qu’il leur devait. Ils seréjouirent avec lui de le voir hors de péril ; après quoi ilsse dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s’enretourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passatranquillement avec eux le reste de ses jours. Mais, sire, ajoutaScheherazade, quelque beaux que soient les contes que j’ai racontésjusqu’ici à votre majesté, ils n’approchent pas de celui dupêcheur. Dinarzade, voyant que la sultane s’arrêtait, luidit : « Ma sœur ; puisqu’il nous reste encore dutemps, de grâce, racontez-nous l’histoire de ce pêcheur ; lesultan le voudra bien. » Schahriar y consentit, etScheherazade reprenant son discours, poursuivit de cettemanière :

HISTOIRE DU PÊCHEUR.

Sire, il y avait autrefois un pêcheur fortâgé, et si pauvre, qu’à peine pouvait-il gagner de quoi fairesubsister sa femme et trois enfants, dont sa famille étaitcomposée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin, etchaque jour il s’était fait une loi de ne jeter ses filets quequatre fois seulement.

Il partit un matin au clair de la lune, et serendit au bord de la mer. Il se déshabilla et jeta sesfilets ; et comme il les tirait vers le rivage, il sentitd’abord de la résistance : Il crut avoir fait une bonne pêche,et s’en réjouissait déjà en lui-même ; mais un moment après,s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets quela carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin… Scheherazade,en cet endroit, cessa de parler, parce qu’elle vit paraître lejour :

« Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vousavoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suitesera fort agréable. – Rien n’est plus surprenant que l’histoire dupêcheur, répondit la sultane ; et vous en conviendrez la nuitprochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisservivre. » Schahriar, curieux d’apprendre le succès de la pêchedu pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade.C’est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruelordre.

IX NUIT.

« Ma chère sœur, s’écria Dinarzade, lelendemain à l’heure ordinaire, je vous supplie en attendant lejour, qui paraîtra bientôt, de me raconter la suite du conte dupêcheur. Je meurs d’envie de l’entendre. – Je vais vous donnercette satisfaction, » répondit la sultane. En même temps elledemanda la permission au sultan, et lorsqu’elle l’eut obtenue, ellereprit en ces termes le conte du pêcheur :

Sire, quand le pêcheur affligé d’avoir faitune si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets, que la carcassede l’âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta uneseconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup derésistance, ce qui lui fit croire qu’ils étaient remplis depoissons ; mais il n’y trouva qu’un grand panier plein degravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction.« Ô fortune ! s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cessed’être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureuxqui te prie de l’épargner ! Je suis parti de ma maison pourvenir ici chercher ma vie, et tu m’annonces ma mort. Je n’ai pasd’autre métier que celui-ci pour subsister, et malgré tous lessoins que j’y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressantsbesoins de ma famille. Mais j’ai tort de me plaindre de toi, tuprends plaisir à maltraiter les honnêtes gens, et à laisser degrands hommes dans l’obscurité, tandis que tu favorises lesméchants, et que tu élèves ceux qui n’ont aucune vertu qui lesrende recommandables. »

En achevant ces plaintes, il jeta brusquementle panier, et après avoir bien lavé ses filets que la fange avaitgâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n’amena que despierres, des coquilles et de l’ordure. On ne saurait expliquer quelfut son désespoir : peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit.Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n’oublia pas defaire sa prière en bon musulman[8], ensuite ilajouta celle-ci : « Seigneur, vous savez que je ne jettemes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés troisfois sans avoir tiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m’enreste plus qu’une ; je vous supplie de me rendre la merfavorable, comme « vous l’avez rendue à Moise[9]. »

Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta sesfilets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu’il devait y avoirdu poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Iln’y en avait pas pourtant ; mais il y trouva un vase de cuivrejaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose ;et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb, avecl’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit : « Je le vendraiau fondeur, disait-il, et de l’argent que j’en ferai, j’enachèterai une mesure de blé. »

Il examina le vase de tous côtés, il le secouapour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Iln’entendit rien, et cette circonstance, avec l’empreinte du sceausur le couvercle de plomb, lui fit penser qu’il devait être remplide quelque chose de précieux. Pour s’en éclaircir, il prit soncouteau, et, avec un peu de peine, il l’ouvrit. Il en penchaaussitôt l’ouverture contre terre, mais il n’en sortit rien, ce quile surprit extrêmement. Il le posa devant lui ; et pendantqu’il le considérait attentivement, il en sortit une fumée fortépaisse qui l’obligea de reculer deux ou trois pas en arrière.

Cette fumée s’éleva jusqu’aux nues ets’étendant sur la mer et sur le rivage, forma un gros brouillard.Spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un étonnementextraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase,elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un géniedeux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. Àl’aspect d’un monstre d’une grandeur si démesurée, le pêcheurvoulut prendre la fuite ; mais il se trouva si troublé et sieffrayé, qu’il ne put marcher.

« Salomon[10], s’écriad’abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon, pardon,jamais je ne m’opposerai à vos volontés. J’obéirai à tous voscommandements… » Scheherazade, apercevant le jour, interrompitlà son conte.

Dinarzade prit alors la parole :« Ma sœur, dit-elle, on ne peut mieux tenir sa promesse quevous tenez la vôtre. Ce conte est assurément plus surprenant queles autres. – Ma sœur, répondit la sultane, vous entendrez deschoses qui vous causeront encore plus d’admiration, si le sultan,mon seigneur, me permet de vous les raconter. » Schahriaravait trop d’envie d’entendre le reste de l’histoire du pêcheur,pour vouloir se priver de ce plaisir. Il remit donc encore aulendemain la mort de la sultane.

X NUIT.

Dinarzade, la nuit suivante, appela sa sœurquand il en fut temps : « Si vous ne dormez pas, ma sœur,lui dit-elle, je vous prie, en attendant le jour qui paraîtrabientôt, de continuer le conte du pêcheur. » Le sultan, de soncôté, témoigna de l’impatience d’apprendre quel démêlé le génieavait eu avec Salomon. C’est pourquoi Scheherazade poursuivit ainsile conte du pêcheur.

Sire, le pêcheur n’eut pas sitôt entendu lesparoles que le génie avait prononcées, qu’il se rassura et luidit : « Esprit superbe, que dites-vous ? Il y a plusde dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort,et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moivotre histoire, et pour quel sujet vous étiez renfermé dans cevase. »

À ce discours, le génie, regardant le pêcheurd’un air fier, lui répondit : « Parle-moi pluscivilement : tu es bien hardi de m’appeler esprit superbe. –Hé bien ! repartit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus decivilité en vous appelant hibou du bonheur ? – Je te dis,repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je tetue. – Hé ! pourquoi me tueriez-vous ? répliqua lepêcheur. Je viens de vous mettre en liberté ; l’avez-vous déjàoublié ? – Non, je m’en souviens, repartit le génie ;mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir ; et je n’aiqu’une seule grâce à t’accorder. – Et quelle est cette grâce ?dit le pêcheur. – C’est, répondit le génie, de te laisser choisirde quelle manière tu veux que je te tue. – Mais en quoi vous ai-jeoffensé ? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez merécompenser du bien que je vous ai fait ? – Je ne puis tetraiter autrement, dit le génie ; et afin que tu en soispersuadé, écoute mon histoire :

« Je suis un de ces esprits rebelles quise sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres géniesreconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent àlui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas fairecette bassesse. Pour s’en venger, ce puissant monarque chargeaAssaf, fils de Barakhia[11], sonpremier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vintse saisir de ma personne, et me mena malgré moi devant le trône duroi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mongenre de vie, de reconnaître son pouvoir, et de me soumettre à sescommandements. Je refusai hautement de lui obéir ; et j’aimaimieux m’exposer à tout son ressentiment, que de lui prêter leserment de fidélité et de soumission qu’il exigeait de moi. Pour mepunir, il m’enferma dans ce vase de cuivre ; et afin des’assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma prison, ilimprima lui-même sur le couvercle de plomb, son sceau, où le grandnom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mainsd’un des génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à lamer ; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premiersiècle de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait avantles cent ans achevés, je le rendrais riche, même après sa mort.Mais le siècle s’écoula, et personne ne me rendit ce bon office.Pendant le second siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésorsde la terre à quiconque me mettrait en liberté ; mais je nefus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de fairepuissant monarque mon libérateur, d’être toujours près de lui enesprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelquenature qu’elles pussent être ; mais ce siècle se passa commeles deux autres, et je demeurai toujours dans le même état. Enfin,désolé, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si longtemps, jejurai que si quelqu’un me délivrait dans la suite, je le tueraisimpitoyablement et ne lui accorderais point d’autre grâce que delui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je lefisse mourir : c’est pourquoi, puisque tu es venu iciaujourd’hui, et que tu m’as délivré choisis comment tu veux que jete tue. »

Ce discours affligea fort le pêcheur :« Je suis bien malheureux, s’écria-t-il, d’être venu en cetendroit rendre un si grand service à un ingrat ! Considérez,de grâce, votre injustice, et révoquez un serment si peuraisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même : sivous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert detous les complots qui se formeront contre vos jours. – Non, ta mortest certaine, dit le génie ; choisis seulement de quelle sortetu veux que je te fasse mourir. » Le pêcheur, le voyant dansla résolution de le tuer, en eut une douleur extrême, non pas tantpour l’amour de lui, qu’à cause de ses trois enfants dont ilplaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Iltâcha encore d’apaiser le génie : « Hélas !reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce quej’ai fait pour vous. – Je te l’ai déjà dit, repartit le génie,c’est justement pour cette raison que je suis obligé de t’ôter lavie. – Cela est étrange répliqua le pêcheur, que vous vouliezabsolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit, que quifait du bien à celui qui ne le mérite pas en est toujours mal payé.Je croyais, je l’avoue, que cela était faux : en effet, rienne choque davantage la raison et les droits de la société ;néanmoins j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable.– Ne perdons pas le temps, interrompit le génie ; tous tesraisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi dedire comment tu souhaites que je te tue. »

La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheurs’avisa d’un stratagème : « Puisque je ne saurais éviterla mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu.Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure, parle grand nom de Dieu, qui était gravé sur le sceau du prophèteSalomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question quej’ai à vous faire. »

Quand le génie vit qu’on lui faisait uneadjuration qui le contraignait de répondre positivement, il tremblaen lui-même, et dit au pêcheur : « Demande-moi ce que tuvoudras, et hâte-toi… »

Le jour venant à paraître, Scheherazade se tuten cet endroit de son discours : « Ma sœur, lui ditDinarzade, il faut convenir que plus vous parlez, et plus vousfaites de plaisir. J’espère que le sultan, notre seigneur, ne vousfera pas mourir qu’il n’ait entendu le reste du beau conte dupêcheur. – Le sultan est le maître, reprit Scheherazade ; ilfaut vouloir tout ce qui lui plaira. » Le sultan, qui n’avaitpas moins d’envie que Dinarzade d’entendre la fin de ce conte,différa encore la mort de la sultane.

XI NUIT.

Schahriar et la princesse son épouse passèrentcette nuit de la même manière que les précédentes, et avant que lejour parût, Dinarzade les réveilla par ces paroles, qu’elle adressaà la sultane : « Ma sœur, je vous prie de reprendre leconte du pêcheur. – Très-volontiers, répondit Scheherazade, je vaisvous satisfaire, avec la permission du sultan. »

Le génie, poursuivit-elle, ayant promis dedire la vérité, le pêcheur lui dit : « Je voudrais savoirsi effectivement vous étiez dans ce vase ; oseriez-vous enjurer par le grand nom de Dieu ? – Oui, répondit le génie, jejure par ce grand nom que j’y étais ; et cela esttrès-véritable. – En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puisvous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vospieds : comment se peut-il que votre corps y ait été renfermétout entier ? – Je te jure pourtant, repartit le génie, quej’y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, aprèsle grand serment que je t’ai fait ? – Non, vraiment, dit lepêcheur ; et je ne vous croirai point, à moins que vous ne mefassiez voir la chose. »

Alors il se fit une dissolution du corps dugénie, qui, se changeant en fumée, s’étendit comme auparavant surla mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant ensuite, commençade rentrer dans le vase, et continua de même par une successionlente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au dehors.Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur : « Hébien ! incrédule pêcheur, me voici dans le vase : mecrois-tu présentement ? »

Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, pritle couvercle de plomb ; et ayant fermé promptement levase : « Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à tontour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir.Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le mêmeendroit d’où je t’ai tiré ; puis je ferai bâtir une maison surce rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs quiviendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher unméchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui temettra en liberté. »

À ces paroles offensantes, le génie, irrité,fit tous ses efforts pour sortir du vase ; mais c’est ce quine lui fut pas possible : car l’empreinte du sceau du prophèteSalomon, fils de David, l’en empêchait. Ainsi, voyant que lepêcheur avait alors l’avantage sur lui, il prit le parti dedissimuler sa colère : « Pêcheur, lui dit-il, d’un tonradouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai faitn’a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chosesérieusement. – Ô génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’ya qu’un moment, le plus grand, et qui es à cette heure le pluspetit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours nete serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeurétout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu’aujour du jugement. Je t’ai prié, au nom de Dieu, de ne me pas ôterla vie, tu as rejeté mes prières ; je dois te rendre lapareille. »

Le génie n’épargna rien pour tâcher de toucherle pêcheur : « Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi laliberté, je t’en supplie ; je te promets que tu seras contentde moi. – Tu n’es qu’un traître, repartit le pêcheur. Je mériteraisde perdre la vie si j’avais l’imprudence de me fier à toi. Tu nemanquerais pas de me traiter de la même façon qu’un certain roigrec traita le médecin Douban. C’est une histoire que je te veuxraconter ; écoute.

HISTOIRE DU ROI GREC ET DU MÉDECINDOUBAN.

« Il y avait au pays de Zouman, dans laPerse, un roi dont les sujets étaient grecs originairement :ce roi était couvert de lèpre ; et ses médecins, après avoirinutilement employé tous leurs remèdes pour le guérir, ne savaientplus que lui ordonner, lorsqu’un très-habile médecin, nommé Douban,arriva dans sa cour.

« Ce médecin avait puisé sa science dansles livres grecs, persans, turcs, arabes, latins, syriaques ethébreux ; et outre qu’il était consommé dans la philosophie,il connaissait parfaitement les bonnes et mauvaises qualités detoutes sortes de plantes et de drogues. Dès qu’il fut informé de lamaladie du roi, qu’il eut appris que ses médecins l’avaientabandonné, il s’habilla le plus proprement qu’il lui fut possible,et trouva moyen de se faire présenter au roi : « Sire,lui dit-il, je sais que tous les médecins dont votre majesté s’estservie n’ont pu la guérir de sa lèpre ; mais si vous voulezbien me faire l’honneur d’agréer mes services, je m’engage à vousguérir sans breuvage et sans topiques. » Le roi écouta cetteproposition : « Si vous êtes assez habile homme,répondit-il, pour faire ce que vous dites, je promets de vousenrichir, vous et votre postérité ; et sans compter lesprésents que je vous ferai, vous serez mon plus cher favori. Vousm’assurez donc que vous m’ôterez ma lèpre, sans me faire prendreaucune potion, et sans m’appliquer aucun remède extérieur ? –Oui, sire, repartit le médecin, je me flatte d’y réussir, avecl’aide de Dieu ; et dès demain j’en ferail’épreuve. »

« En effet, le médecin Douban se retirachez lui, et fit un mail qu’il creusa en dedans par le manche, oùil mit la drogue dont il prétendait se servir. Cela étant fait, ilprépara aussi une boule de la manière qu’il la voulait, avec quoiil alla le lendemain se présenter devant le roi ; et seprosternant à ses pieds, il baisa la terre… »

En cet endroit, Scheherazade, remarquant qu’ilétait jour, en avertit Schahriar, et se tut : « Envérité, ma sœur, dit alors Dinarzade, je ne sais où vous allezprendre tant de belles choses. – Vous en entendrez bien d’autresdemain, répondit Scheherazade, si le sultan, mon maître, a la bontéde me prolonger encore la vie. » Schahriar, qui ne désiraitpas moins ardemment que Dinarzade d’entendre la suite de l’histoiredu médecin Douban, n’eut garde de faire mourir la sultane cejour-là.

XII NUIT.

La douzième nuit était déjà fort avancée,lorsque Dinarzade, s’étant réveillée, s’écria : « Masœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuerl’agréable histoire du roi grec et du médecin Douban. – Je le veuxbien, répondit Scheherazade. » En même temps, elle en repritle fil de cette sorte :

Sire, le pêcheur, parlant toujours au géniequ’il tenait enfermé dans le vase, poursuivit ainsi :« Le médecin Douban se leva, et, après avoir fait une profonderévérence, dit au roi qu’il jugeait à propos que sa majesté montâtà cheval, et se rendît à la place pour jouer au mail. Le roi fit cequ’on lui disait ; et lorsqu’il fut dans le lieu destiné àjouer au mail[12] à cheval, le médecin s’approcha delui avec le mail qu’il avait préparé, et le lui présentant :« Tenez, sire, lui dit-il, exercez-vous avec ce mail, enpoussant cette boule avec, par la place, jusqu’à ce que voussentiez votre main et votre corps en sueur. Quand le remède quej’ai enfermé dans le manche de ce mail sera échauffé par votremain, il vous pénétrera par tout le corps ; et sitôt que voussuerez, vous n’aurez qu’à quitter cet exercice : car le remèdeaura fait son effet. Dès que vous serez de retour en votre palais,vous entrerez au bain, et vous vous ferez bien laver etfrotter ; vous vous coucherez ensuite ; et en vous levantdemain matin, vous serez guéri. »

« Le roi prit le mail, et poussa soncheval après la boule qu’il avait jetée. Il la frappa ; etelle lui fut renvoyée par les officiers qui jouaient aveclui ; il la refrappa, et enfin le jeu dura si longtemps, quesa main en sua, aussi bien que tout son corps. Ainsi, le remèdeenfermé dans le manche du mail opéra comme le médecin l’avait dit.Alors, le roi cessa de jouer, s’en retourna dans son palais, entraau bain, et observa très-exactement ce qui lui avait été prescrit.Il s’en trouva fort bien : car le lendemain, en se levant, ils’aperçut, avec autant d’étonnement que de joie, que sa lèpre étaitguérie, et qu’il avait le corps aussi net que s’il n’eût jamais étéattaqué de cette maladie. D’abord qu’il fut habillé, il entra dansla salle d’audience publique, où il monta sur son trône, et se fitvoir à tous ses courtisans, que l’empressement d’apprendre lesuccès du nouveau remède y avait fait aller de bonne heure. Quandils virent le roi parfaitement guéri, ils en firent tous paraîtreune extrême joie.

« Le médecin Douban entra dans la salle,et s’alla prosterner au pied du trône, la face contre terre. Le roil’ayant aperçu, l’appela, le fit asseoir à son côté, et le montra àl’assemblée, en lui donnant publiquement toutes les louanges qu’ilméritait. Ce prince n’en demeura pas là ; comme il régalait cejour-là toute sa cour, il le fit manger à sa table, seul aveclui… » À ces mots, Scheherazade, remarquant qu’il était jour,cessa de poursuivre son conte :

« Ma sœur, dit Dinarzade, je ne saisquelle sera la fin de cette histoire, mais j’en trouve lecommencement admirable. – Ce qui reste à raconter en est lemeilleur, répondit la sultane ; et je suis assurée que vousn’en disconviendrez pas, si le sultan veut bien me permettre del’achever la nuit prochaine. » Schahriar y consentit, et seleva fort satisfait de ce qu’il avait entendu.

XIII NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade ditencore à la sultane : « Ma chère sœur, si vous ne dormezpas, je vous supplie de continuer l’histoire du roi grec et dumédecin Douban. – Je vais contenter votre curiosité, ma sœur,reprit Scheherazade, avec la permission du sultan, monseigneur. » Alors elle reprit ainsi son conte :

« Le roi grec, poursuivit le pêcheur, nese contenta pas de recevoir à sa table le médecin Douban :vers la fin du jour, lorsqu’il voulut congédier l’assemblée, il lefit revêtir d’une longue robe fort riche, et semblable à celle queportaient ordinairement ses courtisans en sa présence ; outrecela, il lui fit donner deux mille sequins. Le lendemain et lesjours suivants, il ne cessa de le caresser. Enfin, ce prince,croyant ne pouvoir jamais assez reconnaître les obligations qu’ilavait à un médecin si habile, répandait sur lui, tous les jours, denouveaux bienfaits.

« Or, ce roi avait un grand vizir quiétait avare, envieux et naturellement capable de toutes sortes decrimes. Il n’avait pu voir sans peine les présents qui avaient étéfaits au médecin, dont le mérite d’ailleurs commençait à lui faireombrage : il résolut de le perdre dans l’esprit du roi. Pour yréussir, il alla trouver ce prince, et lui dit en particulier,qu’il avait un avis de la dernière importance à lui donner. Le roilui ayant demandé ce que c’était : « Sire, lui dit-il, ilest bien dangereux à un monarque d’avoir de la confiance en unhomme dont il n’a point éprouvé la fidélité. En comblant debienfaits le médecin Douban, en lui faisant toutes les caresses quevotre majesté lui fait, vous ne savez pas que c’est un traître quine s’est introduit dans cette cour que pour vous assassiner. – Dequi tenez-vous ce que vous m’osez dire ? répondit le roi.Songez-vous que c’est à moi que vous parlez, et que vous avancezune chose que je ne croirai pas légèrement ? – Sire, répliquale vizir, je suis parfaitement instruit de ce que j’ai l’honneur devous représenter. Ne vous reposez donc plus sur une confiancedangereuse. Si votre majesté dort, qu’elle se réveille : carenfin, je le répète encore, le médecin Douban n’est parti du fondde la Grèce, son pays, il n’est venu s’établir dans votre cour, quepour exécuter l’horrible dessein dont j’ai parlé. – Non, non,vizir, interrompit le roi, je suis sûr que cet homme, que voustraitez de perfide et de traître, est le plus vertueux et lemeilleur de tous les hommes ; il n’y a personne au monde quej’aime autant que lui. Vous savez par quel remède, ou plutôt parquel miracle il m’a guéri de ma lèpre ; s’il en veut à ma vie,pourquoi me l’a-t-il sauvée ? Il n’avait qu’à m’abandonner àmon mal ; je n’en pouvais échapper ; ma vie était déjà àmoitié consumée. Cessez donc de vouloir m’inspirer d’injustessoupçons ; au lieu de les écouter, je vous avertis que je faisdès ce jour à ce grand homme, pour toute sa vie, une pension demille sequins par mois. Quand je partagerais avec lui toutes mesrichesses et mes états mêmes, je ne le paierais pas assez de cequ’il a fait pour moi. Je vois ce que c’est, sa vertu excite votreenvie ; mais ne croyez pas que je me laisse injustementprévenir contre lui ; je me souviens trop bien de ce qu’unvizir dit au roi Sindbad son maître, pour l’empêcher de fairemourir le prince son fils… »

Mais, sire, ajouta Scheherazade, le jour quiparaît me défend de poursuivre. » Je sais bon gré au roi grec,dit Dinarzade, d’avoir eu la fermeté de rejeter la fausseaccusation de son vizir. – Si vous louez aujourd’hui la fermeté dece prince, interrompit Scheherazade, vous condamnerez demain safaiblesse, si le sultan veut bien que j’achève de raconter cettehistoire. » Le sultan, curieux d’apprendre en quoi le roi grecavait eu de la faiblesse, différa encore la mort de la sultane.

XIV NUIT.

« Ma sœur, s’écria Dinarzade sur la finde la quatorzième nuit, si vous ne dormez pas, je vous supplie, enattendant le jour qui paraîtra bientôt, de reprendre l’histoire dupêcheur ; vous en êtes demeurée à l’endroit où le roi grecsoutient l’innocence du médecin Douban, et prend si fortement sonparti. – Je m’en souviens, répondit Scheherazade ; vous allezentendre la suite : »

Sire, continua-t-elle, en adressant toujoursla parole à Schahriar, ce que le roi grec venait de dire touchantle roi Sindbad piqua la curiosité du vizir, qui lui dit :« Sire, je supplie votre majesté de me pardonner si j’ai lahardiesse de lui demander ce que le vizir du roi Sindbad dit à sonmaître pour le détourner de faire mourir le prince son fils. »Le roi grec eut la complaisance de le satisfaire : « Cevizir, répondit-il, après avoir représenté au roi Sindbad que surl’accusation d’une belle-mère, il devait craindre de faire uneaction dont il pût se repentir, lui conta cette histoire :

HISTOIRE DU MARI ET DU PERROQUETCettehistoire et la suivante sont tirées du roman de Sendabad ouSyntipas..

« Un bonhomme avait une belle femme qu’ilaimait avec tant de passion, qu’il ne la perdait de vue que lemoins qu’il pouvait. Un jour que des affaires pressantesl’obligeaient à s’éloigner d’elle, il alla dans un endroit où l’onvendait toutes sortes d’oiseaux ; il y acheta un perroquet,qui non-seulement parlait fort bien, mais qui avait même le don derendre compte de tout ce qui avait été fait devant lui. Ill’apporta dans une cage au logis, pria sa femme de le mettre danssa chambre et d’en prendre soin pendant le voyage qu’il allaitfaire ; après quoi il partit.

« À son retour, il ne manqua pasd’interroger le perroquet sur ce qui s’était passé durant sonabsence ; et là-dessus, l’oiseau lui apprit des choses qui luidonnèrent lieu de faire de grands reproches à sa femme. Elle crutque quelqu’une de ses esclaves l’avait trahie ; elles jurèrenttoutes qu’elles lui avaient été fidèles, et convinrent qu’ilfallait que ce fût le perroquet qui eût fait ces mauvaisrapports.

« Prévenue de cette opinion, la femmechercha dans son esprit un moyen de détruire les soupçons de sonmari, et de se venger en même temps du perroquet ; elle letrouva. Son mari étant parti pour faire un voyage d’une journée,elle commanda à une esclave de tourner pendant la nuit, sous lacage de l’oiseau, un moulin à bras ; à une autre de jeter del’eau en forme de pluie par le haut de la cage ; et à unetroisième, de prendre un miroir et de le tourner devant les yeux duperroquet, à droite et à gauche, à la clarté d’une chandelle. Lesesclaves employèrent une grande partie de la nuit à faire ce queleur avait ordonné leur maîtresse, et elles s’en acquittèrent fortadroitement.

« Le lendemain, le mari étant de retour,fit encore des questions au perroquet sur ce qui s’était passé chezlui ; l’oiseau lui répondit : « Mon maître leséclairs, le tonnerre et la pluie m’ont tellement incommodé toute lanuit, que je ne puis vous dire ce que j’en ai souffert. » Lemari, qui savait fort bien qu’il n’avait ni plu ni tonné cettenuit-là, demeura persuadé que le perroquet ne disant pas la véritéen cela, ne la lui avait pas dite aussi au sujet de sa femme. C’estpourquoi, de dépit, l’ayant tiré de sa cage, il le jeta si rudementcontre terre, qu’il le tua. Néanmoins, dans la suite, il apprit deses voisins que le pauvre perroquet ne lui avait pas menti en luiparlant de la conduite de sa femme, ce qui fut cause qu’il serepentit de l’avoir tué… »

Là s’arrêta Scheherazade, parce qu’elles’aperçut qu’il était jour : « Tout ce que vous nousracontez, ma sœur, dit Dinarzade, est si varié, que rien ne meparaît plus agréable. – Je voudrais continuer de vous divertir,répondit Scheherazade ; mais je ne sais si le sultan, monmaître, m’en donnera le temps. » Schahriar, qui ne prenait pasmoins de plaisir que Dinarzade à entendre la sultane, se leva, etpassa la journée sans ordonner au vizir de la faire mourir.

XV NUIT.

Dinarzade ne fut pas moins exacte cette nuitque les précédentes à réveiller Scheherazade : Ma chère sœur,lui dit-elle ; si vous ne dormez pas, je vous supplie, enattendant le jour qui paraîtra bientôt, de me conter un de cesbeaux contes que vous savez : – « Ma sœur, répondit lasultane, je vais vous donner cette satisfaction. – Attendez,interrompit le sultan, achevez l’entretien du roi grec avec sonvizir, au sujet du médecin Douban, et puis vous continuerezl’histoire du pêcheur et du génie. – Sire, repartit Scheherazade,vous allez être obéi. » En même temps elle poursuivit de cettemanière :

« Quand le roi grec, dit le pêcheur augénie, eut achevé l’histoire du perroquet : Et vous, vizir,ajouta-t-il, par l’envie que vous avez conçue contre le médecinDouban, qui ne vous a fait aucun mal, vous voulez que je le fassemourir ; mais je m’en garderai bien, de peur de m’en repentir,comme ce mari d’avoir tué son perroquet.

Le pernicieux vizir était trop intéressé à laperte du médecin Douban pour en demeurer là. : « Sire,répliqua-t-il, la mort du perroquet était peu importante, et je necrois pas que son maître l’ait regretté longtemps. Mais pourquoifaut-il que la crainte d’opprimer l’innocence vous empêche de fairemourir ce médecin ! Ne suffit-il pas qu’on l’accuse de vouloirattenter à votre vie, pour vous autoriser à lui faire perdre lasienne ? Quand il s’agit d’assurer les jours d’un roi, unsimple soupçon doit passer pour une certitude, et il vaut mieuxsacrifier l’innocent que sauver le coupable. Mais, sire, ce n’estpoint ici une chose incertaine : le médecin Douban veut vousassassiner. Ce n’est point l’envie qui m’arme contre lui, c’estl’intérêt seul que je prends à la conservation de votremajesté ; c’est mon zèle qui me porte à vous donner un avisd’une si grande importance. S’il est faux, je mérite qu’on mepunisse de la même manière qu’on punit autrefois un vizir. –Qu’avait fait ce vizir, dit le roi grec, pour être digne de cechâtiment ? – Je vais l’apprendre à votre majesté sire,répondit le vizir ; qu’elle ait, s’il lui plaît, la bonté dem’écouter. »

HISTOIRE DU VIZIR PUNI.

« Il était autrefois un roi,poursuivit-il, qui avait un fils qui aimait passionnément lachasse. Il lui permettait de prendre souvent cedivertissement ; mais il avait donné ordre à son grand vizirde l’accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jourde chasse, les piqueurs ayant lancé un cerf, le prince, qui crutque le vizir le suivait, se mit après la bête. Il courut silongtemps, et son ardeur l’emporta si loin, qu’il se trouva seul.Il s’arrêta, et remarquant qu’il avait perdu la voie, il voulutretourner sur ses pas pour aller rejoindre le vizir, qui n’avaitpas été assez diligent pour le suivre de près ; mais ils’égara. Pendant qu’il courait de tous côtés sans tenir de routeassurée, il rencontra au bord d’un chemin une dame assez bienfaite, qui pleurait amèrement. Il retint la bride de son cheval,demanda à cette femme qui elle était, ce qu’elle faisait seule encet endroit, et si elle avait besoin de secours : « Jesuis, lui répondit-elle, la fille d’un roi des Indes. En mepromenant à cheval dans la campagne, je me suis endormie, et jesuis tombée. Mon cheval s’est échappé, et je ne sais ce qu’il estdevenu. » Le jeune prince eut pitié d’elle, et lui proposa dela prendre en croupe ; ce qu’elle accepta.

« Comme ils passaient près d’une masure,la dame ayant témoigné qu’elle serait bien aise de mettre pied àterre pour quelque nécessité, le prince s’arrêta et la laissadescendre. Il descendit aussi, et s’approcha de la masure en tenantson cheval par la bride. Jugez qu’elle fut sa surprise, lorsqu’ilentendit la dame en dedans prononcer ces paroles :« Réjouissez-vous, mes enfants, je vous amène un garçon bienfait et fort gras ; » et que d’autres voix luirépondirent aussitôt : « Maman, où est-il, que nous lemangions tout à l’heure ; car nous avons bonappétit ? »

« Le prince n’eut pas besoin d’enentendre davantage pour concevoir le danger où il se trouvait. Ilvit bien que la dame qui se disait fille d’un roi des Indes, étaitune ogresse, femme d’un de ces démons sauvages appelés ogres, quise retirent dans des lieux abandonnés, et se servent de mille rusespour surprendre et dévorer les passants. Il fut saisi de frayeur,et se jeta au plus vite sur son cheval. La prétendue princesseparut dans le moment ; et voyant qu’elle avait manqué soncoup : « Ne craignez rien, cria-t-elle au prince. Quiêtes-vous ? Que cherchez-vous ? – Je suis égaré,répondit-il, et je cherche mon chemin. – Si vous êtes égaré,dit-elle, recommandez-vous à Dieu, il vous délivrera de l’embarrasoù vous vous trouvez. » Alors le prince leva les yeux auciel…… » Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, je suisobligée d’interrompre mon discours ; le jour, qui paraît,m’impose silence. – Je suis fort en peine, ma sœur, dit Dinarzade,de savoir ce que deviendra ce jeune prince ; je tremble pourlui.

– Je vous tirerai demain d’inquiétude,répondit la sultane, si le sultan veut bien que je vive jusqu’à cetemps-là. Schahriar, curieux d’apprendre le dénouement de cettehistoire, prolongea encore la vie de Scheherazade.

XVI NUIT.

Dinarzade avait tant d’envie d’entendre la finde l’histoire du jeune prince, qu’elle se réveilla cette nuit plustôt qu’à l’ordinaire : « Ma sœur, dit-elle, si vous nedormez pas, je vous prie d’achever l’histoire que vous commençâteshier ; je m’intéresse au sort du jeune prince, et je meurs depeur qu’il ne soit mangé par l’ogresse et ses enfants. »Schahriar ayant marqué qu’il était dans la même crainte :« Hé bien ! sire, dit la sultane, je vais vous tirer depeine.

« Après que la fausse princesse des Indeseut dit au jeune prince de se recommander à Dieu, comme il crutqu’elle ne lui parlait pas sincèrement et qu’elle comptait sur luicomme s’il eût déjà été sa proie, il leva les mains au ciel, etdit : « Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeuxsur moi, et me délivrez de cette ennemie. » À cette prière, lafemme de l’ogre rentra dans la masure, et le prince s’en éloignaavec précipitation. Heureusement il retrouva son chemin, et arrivasain et sauf auprès du roi son père, auquel il raconta de point enpoint le danger qu’il venait de courir par la faute du grand vizir.Le roi, irrité contre ce ministre, le fit étrangler à l’heuremême.

« Sire, poursuivit le vizir du roi grec,pour revenir au médecin Douban, si vous n’y prenez garde, laconfiance que vous avez en lui vous sera funeste ; je sais debonne part que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour attenterà la vie de votre majesté. Il vous a guéri, dites-vous ;hé ! qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-êtreguéri qu’en apparence, et non radicalement. Que sait-on si ceremède, avec le temps, ne produira pas un effetpernicieux ? »

« Le roi grec, qui avait naturellementfort peu d’esprit, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoirde la méchante intention de son vizir, ni assez de fermeté pourpersister dans son premier sentiment. Ce discours l’ébranla :« Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprèspour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par laseule odeur de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il està propos de faire dans cette conjoncture. »

« Quand le vizir vit le roi dans ladisposition où il le voulait : « Sire, lui dit-il, lemoyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos etmettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout à l’heurele médecin Douban, et de lui faire couper la tête dès qu’il seraarrivé. – Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par làque je dois prévenir son dessein. » En achevant ces paroles,il appela un de ses officiers, et lui ordonna d’aller chercher lemédecin, qui, sans savoir ce que le roi lui voulait, courut aupalais en diligence. « Sais-tu bien, dit le roi en le voyant,pourquoi je te demande ici ? – Non, sire, répondit-il, etj’attends que votre majesté daigne m’en instruire. – Je t’ai faitvenir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter lavie. »

« Il n’est pas possible d’exprimer quelfut l’étonnement du médecin, lorsqu’il entendit prononcer l’arrêtde sa mort : « Sire, dit-il, quel sujet peut avoir votremajesté de me faire mourir ? Quel crime ai-je commis ? –J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un espion, etque tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie ;mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe,ajouta-t-il au bourreau qui était présent, et me délivre d’unperfide qui ne s’est introduit ici que pourm’assassiner. »

« À cet ordre cruel, le médecin jugeabien que les honneurs et les bienfaits qu’il avait reçus luiavaient suscité des ennemis, et que le faible roi s’était laissésurprendre à leurs impostures. Il se repentait de l’avoir guéri desa lèpre ; mais c’était un repentir hors de saison :« Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bienque je vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, etordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Lemédecin eut recours aux prières : « Hélas ! sire,s’écria-il, prolongez-moi la vie, Dieu prolongera la vôtre ;ne me faites pas mourir, de crainte que Dieu ne vous traite de lamême manière ! »

Le pêcheur interrompit son discours en cetendroit, pour adresser la parole au génie : « Hébien ! génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa alorsentre le roi grec et le médecin Douban, vient tout à l’heure de sepasser entre nous deux. »

« Le roi grec, continua-t-il, au lieud’avoir égard à la prière que le médecin venait de lui faire, en leconjurant au nom de Dieu, lui repartit avec dureté :« Non, non, c’est une nécessité absolue que je te fassepérir : aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilementencore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondanten pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé duservice qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup dela mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et semit en devoir de tirer son sabre.

« Alors les courtisans qui étaientprésents, émus de compassion, supplièrent le roi de lui fairegrâce, assurant qu’il n’était pas coupable, et répondant de soninnocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla de sortequ’ils n’osèrent lui répliquer.

« Le médecin étant à genoux, les yeuxbandés, et prêt à recevoir le coup qui devait terminer son sort,s’adressa encore une fois au roi : « Sire, lui dit-il,puisque votre majesté ne veut point révoquer l’arrêt de ma mort, jela supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusque chezmoi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à mafamille, faire des aumônes, et léguer mes livres à des personnescapables d’en faire un bon usage. J’en ai un, entre autres, dont jeveux faire présent à votre majesté : c’est un livre fortprécieux et très-digne d’être soigneusement gardé dans votretrésor. – Hé ! pourquoi ce livre est-il aussi précieux que tule dis ? répliqua le roi. – Sire, repartit le médecin, c’estqu’il contient une infinité de choses curieuses, dont la principaleest que, quand on m’aura coupé la tête, si votre majesté veut biense donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire latroisième ligne de la page à main gauche, ma tête répondra à toutesles questions que vous voudrez lui faire. » Le roi, curieux devoir une chose si merveilleuse, remit sa mort au lendemain, etl’envoya chez lui sous bonne garde.

« Le médecin, pendant ce temps-là, mitordre à ses affaires ; et comme le bruit s’était répandu qu’ildevait arriver un prodige inouï après son trépas, les vizirs, lesémirs[13], les officiers de la garde, enfin toutela cour se rendit le jour suivant dans la salle d’audience pour enêtre témoin.

« On vit bientôt paraître le médecinDouban, qui s’avança jusqu’au pied du trône royal avec un groslivre à la main. Là, il se fit apporter un bassin, sur lequel ilétendit la couverture dont le livre était enveloppé ; etprésentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenezs’il vous plaît, ce livre ; et d’abord que ma tête seracoupée, commandez qu’on la pose dans le bassin sur la couverture dulivre ; dès qu’elle y sera, le sang cessera d’en couler :alors vous ouvrirez le livre, et ma tête répondra à toutes vosdemandes. Mais, sire, ajouta-t-il, permettez-moi d’implorer encoreune fois la clémence de votre majesté ; au nom de Dieu,laissez-vous fléchir : je vous proteste que je suis innocent.– Tes prières, répondit le roi, sont inutiles ; et quand ce neserait que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux quetu meures. » En disant cela, il prit le livre des mains dumédecin, et ordonna au bourreau de faire son devoir.

« La tête fut coupée si adroitement,qu’elle tomba dans le bassin ; et elle fut à peine posée surla couverture, que le sang s’arrêta. Alors, au grand étonnement duroi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les yeux, et, prenantla parole : « Sire, dit-elle, que votre majesté ouvre lelivre. » Le roi l’ouvrit, et trouvant que le premier feuilletétait comme collé contre le second, pour le tourner avec plus defacilité, il porta le doigt à sa bouche et le mouilla de sa salive.Il fit la même chose jusqu’au sixième feuillet ; et ne voyantpas d’écriture à la page indiquée : « Médecin, dit-il àla tête, il n’y a rien d’écrit. – Tournez encore quelquesfeuillets, » repartit la tête. Le roi continua d’en tourner, enportant toujours le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que le poison,dont chaque feuillet était imbu, venant à faire son effet, ceprince se sentit tout à coup agité d’un transportextraordinaire ; sa vue se troubla, et il se laissa tomber aupied de son trône avec de grandes convulsions… »

À ces mots, Scheherazade apercevant le jour,en avertit le sultan, et cessa de parler : « Ah ! machère sœur, dit alors Dinarzade, que je suis fâchée que vous n’ayezpas le temps d’achever cette histoire ! Je serais inconsolablesi vous perdiez la vie aujourd’hui. – Ma sœur, répondit la sultane,il en sera ce qu’il plaira au sultan ; mais il faut espérerqu’il aura la bonté de suspendre ma mort jusqu’à demain. »Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner son trépas ce jour-là,attendit la nuit prochaine avec impatience, tant il avait d’envied’apprendre la fin de l’histoire du roi grec, et la suite de celledu pêcheur et du génie.

XVII NUIT.

Quelque curiosité qu’eût Dinarzade d’entendrele reste de l’histoire du roi grec, elle ne se réveilla pas cettenuit de si bonne heure qu’à l’ordinaire ; il était mêmepresque jour lorsqu’elle dit à la sultane : « Ma chèresœur, je vous prie de continuer la merveilleuse histoire du roigrec ; mais hâtez-vous, de grâce, car le jour paraîtrabientôt. »

Scheherazade reprit aussitôt cette histoire àl’endroit où elle l’avait laissée le jour précédent : Sire,dit-elle, quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, sa tête,vit que le poison faisait son effet, et que le roi n’avait plus quequelques moments à vivre : « Tyran, s’écria-t-elle, voilàde quelle manière sont traités les princes qui, abusant de leurautorité, font périr les innocents. Dieu punit tôt ou tard leursinjustices et leurs cruautés. » La tête eut à peine achevé cesparoles, que le roi tomba mort, et qu’elle perdit elle-même aussile peu de vie qui lui restait.

Sire, poursuivit Scheherazade, telle fut lafin du roi grec et du médecin Douban. Il faut présentement revenirà l’histoire du pêcheur et du génie ; mais ce n’est pas lapeine de commencer, car il est jour. Le sultan, de qui toutes lesheures étaient réglées, ne pouvant l’écouter plus longtemps, seleva, et comme il voulait absolument entendre la suite del’histoire du génie et du pêcheur, il avertit la sultane de sepréparer à la lui raconter la nuit suivante.

XVIII NUIT.

Dinarzade se dédommagea cette nuit de laprécédente : elle se réveilla longtemps avant le jour, etappelant Scheherazade : « Ma sœur, lui dit-elle, si vousne dormez pas, je vous supplie de nous raconter la suite del’histoire du pêcheur et du génie ; vous savez que le sultansouhaite autant que moi de l’entendre. – Je vais, répondit lasultane, contenter sa curiosité et la vôtre. » Alors,s’adressant à Schahriar : Sire, poursuivit-elle, sitôt que lepêcheur eut fini l’histoire du roi grec et du médecin Douban, il enfit l’application au génie qu’il tenait toujours enfermé dans levase.

« Si le roi grec, lui dit-il, eût voululaisser vivre le médecin, Dieu l’aurait aussi laissé vivrelui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières, et Dieul’en punit. Il en est de même de toi, ô génie ! si j’avais pute fléchir et obtenir de toi la grâce que je te demandais, j’auraisprésentement pitié de l’état où tu es ; mais puisque, malgrél’extrême obligation que tu m’avais de t’avoir mis en liberté, tuas persisté dans la volonté de me tuer, je dois, à mon tour, êtreimpitoyable. Je vais, en te laissant dans ce vase et en te rejetantà la mer, t’ôter l’usage de la vie jusqu’à la fin des temps :c’est la vengeance que je prétends tirer de toi. »

« – Pécheur, mon ami, répondit le génie,je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelleaction. Songe qu’il n’est pas honnête de se venger, et qu’aucontraire il est louable de rendre le bien pour le mal ; ne metraite pas comme Imama traita autrefois Ateca. – Et que fit Imama àAteca ? répliqua le pêcheur. – Oh ! si tu souhaites de lesavoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase ; crois-tu que jesois en humeur de faire des contes dans une prison siétroite ? Je t’en ferai tant que tu voudras quand tu m’aurastiré d’ici. – Non, dit le pécheur, je ne te délivrerai pas ;c’est trop raisonner : je vais te précipiter au fond de lamer. – Encore un mot, pêcheur, s’écria le génie ; je tepromets de ne te faire aucun mal ; bien éloigné de cela, jet’enseignerai un moyen de devenir puissamment riche. »

L’espérance de se tirer de la pauvreté désarmale pêcheur : « Je pourrais t’écouter, dit-il, s’il yavait quelque fonds à faire sur ta parole. Jure-moi par le grandnom de Dieu que tu feras de bonne foi ce que tu dis, et je vaist’ouvrir le vase ; je ne crois pas que tu sois assez hardipour violer un pareil serment. » Le génie le fit, et lepêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instantde la fumée, et le génie ayant repris sa forme de la même manièrequ’auparavant, la première chose qu’il fit fut de jeter, d’un coupde pied, le vase dans la mer. Cette action effraya lepêcheur : « Génie, dit-il, qu’est-ce que celasignifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venezde faire ? Et dois-je vous dire ce que le médecin Doubandisait au roi grec : « Laissez-moi vivre, et Dieuprolongera vos jours ? »

La crainte du pêcheur fit rire le génie, quilui répondit : « Non, pêcheur, rassure-toi ; je n’aijeté le vase que pour me divertir et voir si tu en seraisalarmé ; et pour te persuader que je te veux tenir parole,prends tes filets et me suis. » En prononçant ces mots, il semit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, lesuivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant laville, et montèrent au haut d’une montagne, d’où ils descendirentdans une vaste plaine qui les conduisit à un grand étang situéentre quatre collines.

Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang,le génie dit au pêcheur : « Jette tes filets, et prendsdu poisson. » Le pêcheur ne douta pas qu’il n’en prît :car il en vit une grande quantité dans l’étang ; mais ce quile surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avait dequatre couleurs différentes, c’est-à-dire, de blancs, de rouges, debleus et de jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dontchacun était d’une de ces couleurs. Comme il n’en avait jamais vude pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer ; etjugeant qu’il en pourrait tirer une somme assez considérable, il enavait beaucoup de joie : « Emporte ces poissons, lui ditle génie, et va les présenter à ton sultan ; il t’en donneraplus d’argent que tu n’en as manié en toute ta vie. Tu pourrasvenir tous les jours pêcher en cet étang ; mais je t’avertisde ne jeter tes filets qu’une fois chaque jour ; autrement ilt’en arrivera du mal, prends-y garde ; c’est l’avis que je tedonne : si tu le suis exactement, tu t’en trouverasbien. » En disant cela, il frappa du pied la terre, quis’ouvrit, et se referma après l’avoir englouti.

Le pêcheur, résolu de suivre de point en pointles conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois sesfilets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêcheet faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit aupalais du sultan pour lui présenter ses poissons…

Mais, sire, dit Scheherazade, j’aperçois lejour ; il faut que je m’arrête en cet endroit : – Masœur, dit alors Dinarzade, que les derniers événements que vousvenez de raconter sont surprenants ! J’ai de la peine à croireque vous puissiez désormais nous en apprendre d’autres qui lesoient davantage. – Ma chère sœur, répondit la sultane, si lesultan mon maître me laisse vivre jusqu’à demain, je suis persuadéeque vous trouverez la suite de l’histoire du pêcheur encore plusmerveilleuse que le commencement, et incomparablement plusagréable. Schahriar, curieux de voir si le reste de l’histoire dupêcheur était tel que la sultane le promettait, différa encorel’exécution de la loi cruelle qu’il s’était faite.

XIX NUIT.

Vers la fin de la dix-neuvième nuit, Dinarzadeappela la sultane, et lui dit : Ma sœur, si vous ne dormezpas, je vous supplie, en attendant le jour qui va paraître bientôt,de me raconter l’histoire du pêcheur ; je suis dans uneextrême impatience de l’entendre. Scheherazade, avec la permissiondu sultan, la reprit aussitôt de cette sorte :

Sire, je laisse à penser à votre majestéquelle fut la surprise du sultan lorsqu’il vit les quatre poissonsque le pêcheur lui présenta. Il les prit l’un après l’autre pourles considérer avec attention, et après les avoir admirés assezlongtemps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premiervizir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecsm’a envoyée ; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bonsqu’ils sont beaux. » Le vizir les porta lui-même à lacuisinière, et les lui remettant entre les mains :« Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter ausultan, il vous ordonne de les lui apprêter. » Après s’êtreacquitté de sa commission, il retourna vers le sultan son maître,qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or de samonnaie ; ce qu’il exécuta très-fidèlement. Le pêcheur, quin’avait jamais possédé une si grosse somme à la fois, concevait àpeine son bonheur, et le regardait comme un songe. Mais il connutdans la suite qu’il était réel, par le bon usage qu’il en fit enl’employant aux besoins de sa famille.

Mais, sire, poursuivit Scheherazade, aprèsvous avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de lacuisinière du sultan, que nous allons trouver dans un grandembarras. D’abord qu’elle eut nettoyé les poissons que le vizir luiavait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole, avec del’huile pour les frire ; lorsqu’elle les crut assez cuits d’uncôté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï ! àpeine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entr’ouvrit.Il en sortit une jeune dame d’une beauté admirable, et d’une tailleavantageuse ; elle était habillée d’une étoffe de satin àfleurs, façon d’Égypte, avec des pendants d’oreille, un collier degrosses perles, et des bracelets d’or garnis de rubis ; etelle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de lacasserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeuraimmobile à cette vue ; et, frappant un des poissons du bout desa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tudans ton devoir ? » Le poisson n’ayant rien répondu, ellerépéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent latête tous ensemble, et lui dirent très-distinctement :« Oui, oui, si vous comptez, nous comptons ; si vouspayez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nousvainquons et nous sommes contents. » Dès qu’ils eurent achevéces mots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dansl’ouverture du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans lemême état où il était auparavant.

La cuisinière, que toutes ces merveillesavaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever lespoissons qui étaient tombés sur la braise ; mais elle lestrouva plus noirs que du charbon, et hors d’état d’être servis ausultan. Elle en eut une vive douleur, et se mettant à pleurer detoute sa force : « Hélas ! disait-elle, que vais-jedevenir ? Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suisassurée qu’il ne me croira point ; dans quelle colère nesera-t-il pas contre moi ? »

Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grandvizir entra, et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle luiraconta tout ce qui lui était arrivé, et ce récit, comme on le peutpenser, l’étonna fort ; mais, sans en parler au sultan, ilinventa une fable qui le contenta. Cependant il envoya chercher lepêcheur à l’heure même, et quand il fut arrivé :« Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons quisoient semblables à ceux que tu as déjà apportés : car il estsurvenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis ausultan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avaitrecommandé ; mais, pour se dispenser de fournir ce jour-là lespoissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la longueur duchemin, et promit de les apporter le lendemain matin.

Effectivement, le pêcheur partit durant lanuit, et se rendit à l’étang. Il y jeta ses filets, et les ayantretirés, il y trouva quatre poissons qui étaient, comme les autres,chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et lesporta au grand vizir dans le temps qu’il les lui avait promis. Ceministre les prit et les emporta lui-même encore dans la cuisine,où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença de leshabiller devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avaitfait pour les quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furentcuits d’un côté, et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur dela cuisine s’entr’ouvrit encore, et la même dame parut avec sabaguette à la main ; elle s’approcha de la casserole, frappaun des poissons, lui adressa les mêmes paroles, et ils lui firenttous la même réponse en levant la tête.

Mais, sire, ajouta Scheherazade en sereprenant, voilà le jour qui paraît, et qui m’empêche de continuercette histoire. Les choses que je viens de vous dire sont, à lavérité, très-singulières ; mais si je suis en vie demain, jevous en dirai d’autres qui sont encore plus dignes de votreattention. Schahriar, jugeant bien que la suite devait être fortcurieuse, résolut de l’attendre la nuit suivante.

XX NUIT.

Ma chère sœur, s’écria Dinarzade, suivant sacoutume, si vous ne dormez pas, je vous prie de poursuivre etd’achever le beau conte du pêcheur. La sultane prit aussitôt laparole, et parla en ces termes :

Sire, après que les quatre poissons eurentrépondu à la jeune dame, elle renversa encore la casserole d’uncoup de baguette, et se retira dans le même endroit de la murailled’où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce quis’était passé : « Cela est trop surprenant, dit-il, ettrop extraordinaire, pour en faire un mystère au sultan ; jevais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’allatrouver, et lui fit un rapport fidèle.

Le sultan, fort surpris, marqua beaucoupd’empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoyachercher le pêcheur : « Mon ami, lui dit-il, nepourrais-tu pas m’apporter encore quatre poissons de différentescouleurs ? » Le pêcheur répondit au sultan que si samajesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’elledésirait, il se promettait de la contenter. Les ayant obtenus, ilalla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moinsheureux que les deux autres : car, du premier coup de filet.il prit quatre poissons de couleurs différentes. Il ne manqua pasde les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus dejoie, qu’il ne s’attendait pas à les avoir si tôt, et qui lui fitdonner encore quatre cents pièces d’or de sa monnaie.

D’abord que le sultan eut les poissons, il lesfit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pourles faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand vizir, ceministre les habilla, les mit ensuite sur le feu dans unecasserole, et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna del’autre. Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit ; mais au lieude la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait unhabillement d’esclave ; il était d’une grosseur et d’unegrandeur gigantesques, et tenait un gros bâton vert à la main. Ils’avança jusqu’à la casserole, et touchant de son bâton un despoissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson,poison, es-tu dans ton devoir ? » À ces mots, lespoissons levèrent la tête, et répondirent : « Oui, oui,nous y sommes ; si vous comptez, nous comptons ; si vouspayez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nousvainquons et nous sommes contents. »

Les poissons eurent à peine achevé cesparoles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet etréduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retirafièrement, et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma et quiparut dans le même état qu’auparavant : « Après ce que jeviens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera paspossible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute,signifient quelque chose d’extraordinaire dont je veux êtreéclairci. » Il envoya chercher le pêcheur ; on le luiamena : « Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nousas apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit lesas-tu pêchés ? – Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans unétang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagneque l’on voit d’ici. – Connaissez-vous cet étang ? dit lesultan au vizir. – Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai mêmejamais ouï parler ; il y a pourtant soixante ans que je chasseaux environs et au delà de cette montagne. » Le sultan demandaau pêcheur à quelle distance de son palais était l’étang ; lepêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois heures de chemin.Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour poury arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour demonter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.

Ils montèrent tous la montagne ; et à ladescente, ils virent avec beaucoup de surprise une vaste plaine quepersonne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin ils arrivèrent àl’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatrecollines, comme le pêcheur l’avait rapporté. L’eau en était sitransparente, qu’ils remarquèrent que tous les poissons étaientsemblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais.

Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang, etaprès avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, ildemanda à ses émirs et à tous ses courtisans s’il était possiblequ’ils n’eussent pas encore vu cet étang ; qui était si peuéloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient jamaisétendu parler : « Puisque vous convenez tous, leurdit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler, et que je ne suis pasmoins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu de ne pasrentrer dans mon palais que je n’aie su pour quelle raison cetétang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissonsde quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonnade camper, et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maisonfurent dressés sur les bords de l’étang.

À l’entrée de la nuit, le sultan, retiré sousson pavillon, parla en particulier à son grand vizir, et luidit : « Vizir, j’ai l’esprit dans une étrangeinquiétude : cet étang transporté dans ces lieux, ce noir quinous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avonsentendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je nepuis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, jemédite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seulm’éloigner de ce camp ; je vous ordonne de tenir mon absencesecrète ; demeurez sous mon pavillon ; et demain matin,quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée,renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition, etque je veux être seul. Les jours suivants vous continuerez de leurdire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour. »

Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan,pour tâcher de le détourner de son dessein : il lui représentale danger auquel il s’exposait, et la peine qu’il allait prendrepeut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser toute sonéloquence, le sultan ne quitta point sa résolution, et se prépara àl’exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied, ilse munit d’un sabre, et dès qu’il vit que tout était tranquilledans son camp, il partit sans être accompagné de personne.

Il tourna ses pas vers une des collines, qu’ilmonta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plusaisée ; et lorsqu’il fut dans la plaine, il marcha jusqu’aulever du soleil. Alors apercevant de loin devant lui un grandédifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y pouvoir apprendre cequ’il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c’étaitun palais magnifique, ou plutôt un château très-fort, d’un beaumarbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glacede miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans rencontrerquelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta devant lafaçade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.

Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, quiétait à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il fût libred’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assezlégèrement et attendit quelque temps ; mais ne voyant venirpersonne, il s’imagina qu’on ne l’avait point entendu : c’estpourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyantni n’entendant venir personne, il redoubla : personne ne parutencore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’unchâteau si bien entretenu fût abandonné : « S’il n’y apersonne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre ; ets’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre. »

Enfin le sultan entra, et s’avançant sous levestibule : « N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pourrecevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir enpassant ? » Il répéta la même chose deux ou troisfois ; mais, quoiqu’il parlât fort haut, personne ne luirépondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans unecour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il nedécouvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre êtrevivant…

Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit,le jour, qui paraît, vient m’imposer silence. – Ah ! ma sœur,dit Dinarzade, vous nous laissez au plus bel endroit ! – Ilest vrai, répondit la sultane ; mais, ma sœur, vous en voyezla nécessité. Il ne tiendra qu’au sultan mon seigneur que vousn’entendiez le reste demain. Ce ne fut pas tant pour faire plaisirà Dinarzade que Schahriar laissa vivre encore la sultane, que pourcontenter la curiosité qu’il avait d’apprendre ce qui se passeraitdans ce château.

XXI NUIT.

Dinarzade ne fut pas paresseuse à réveiller lasultane sur la fin de cette nuit. Ma chère sœur, lui dit-elle, sivous ne dormez pas, je vous prie, en attendant le jour, qui vaparaître bientôt, de nous raconter ce qui se passa dans ce beauchâteau où vous nous laissâtes hier. Scheherazade reprit aussitôtle conte du jour précédent ; et s’adressant toujours àSchahriar : Sire, dit-elle, le sultan ne voyant donc personnedans la cour où il était, entra dans de grandes salles, dont lestapis de pied étaient de soie, les estrades et les sofas couvertsd’étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffesdes Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans unsalon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avecun lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient del’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamantset des perles ; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eauqui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fondd’un dôme peint à l’arabesque.

Le château, de trois côtés, était environnéd’un jardin, que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets etmille autres agréments concouraient à embellir ; et ce quiachevait de rendre ce lieu admirable, c’était une infinitéd’oiseaux, qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, etqui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets tendusau-dessus des arbres et du palais les empêchaient d’en sortir.

Le sultan se promena longtemps d’appartementen appartement, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’ilfut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert qui avait vuesur le jardin ; et là, rempli de tout ce qu’il avait déjà vuet de tout ce qu’il voyait encore, il faisait des réflexions surtous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive,accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Ilécouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristesparoles : « Ô fortune ! qui n’as pu me laisser jouirlongtemps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné detous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une promptemort, mettre fin à mes douleurs. Hélas ! est-il possible queje sois encore en vie après tous les tourments que j’aisoufferts ? »

Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes,se leva pour aller du côté d’où elles étaient parties. Lorsqu’ilfut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit unjeune homme bien fait et très-richement vêtu, qui était assis surun trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur sonvisage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune homme luirendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fortbasse ; et comme il ne se levait pas : « Seigneur,dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pourvous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles ;mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’ensavoir mauvais gré. – Seigneur, lui répondit le sultan, je voussuis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant ausujet que vous avez de ne vous pas lever, quelle que puisse êtrevotre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vosplaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours.Plût à Dieu qu’il dépendît de moi d’apporter du soulagement à vosmaux, je m’y emploierais de tout mon pouvoir ! Je me flatteque vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs ;mais, de grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étangqui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleursdifférentes ; ce que c’est que ce château ; pourquoi vousvous y trouvez, et d’où vient que vous y êtes seul. » Au lieude répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleureramèrement : « Que la fortune est inconstante !s’écria-t-il ; elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle aélevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheurqu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont toujours purs etsereins ? »

Le sultan, touché de compassion de le voir encet état, le pria très-instamment de lui dire le sujet d’une sigrande douleur : « Hélas ! seigneur, lui répondit lejeune homme, comment pourrais-je n’être pas affligé ? et lemoyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables delarmes ? » À ces mots ; ayant levé sa robe, il fitvoir au sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à laceinture, et que l’autre moitié de son corps était de marbrenoir…

En cet endroit, Scheherazade interrompit sondiscours pour faire remarquer au sultan des Indes que le jourparaissait. Schahriar fut tellement charmé de ce qu’il venaitd’entendre, et il se sentit si fort attendri en faveur deScheherazade, qu’il résolut de la laisser vivre pendant un mois. Ilse leva néanmoins à son ordinaire, sans lui parler de sarésolution.

XXII NUIT.

Dinarzade avait tant d’impatience d’entendrela suite du conte de la nuit précédente, qu’elle appela sa sœur defort bonne heure : Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous nedormez pas, je vous supplie de continuer le merveilleux conte quevous ne pûtes achever hier. – J’y consens, répondit lasultane ; écoutez-moi :

Vous jugez bien, poursuivit-elle, que lesultan fut étrangement étonné quand il vit l’état déplorable oùétait le jeune homme : « Ce que vous me montrez là, luidit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité ; jebrûle d’apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fortétrange ; et je suis persuadé que l’étang et les poissons yont quelque part : ainsi, je vous conjure de me laraconter ; vous y trouverez quelque sorte de consolation,puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce desoulagement à conter leurs malheurs. – Je ne veux pas vous refusercette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puissevous la donner sans renouveler mes vives douleurs ; mais jevous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit etvos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l’imaginationpeut concevoir de plus extraordinaire. »

HISTOIRE DU JEUNE ROI DES ÎLESNOIRES.

« Vous saurez, seigneur, continua-t-il,que mon père, qui s’appelait Mahmoud, était roi de cet état. C’estle royaume des Îles Noires, qui prend son nom des quatre petitesmontagnes voisines : car ces montagnes étaient ci-devant desîles ; et la capitale, où le roi mon père faisait son séjour,était dans l’endroit où est présentement cet étang que vous avezvu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ceschangements.

« Le roi mon père mourut à l’âge desoixante-dix ans. Je n’eus pas plus tôt pris sa place, que je memariai ; et la personne que je choisis pour partager ladignité royale avec moi, était ma cousine. J’eus tout lieu d’êtrecontent des marques d’amour qu’elle me donna ; et, de moncôté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’étaitcomparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de cetemps-là, je m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goûtpour moi.

« Un jour qu’elle était au bainl’après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai surun sofa. Deux de ses femmes qui se trouvèrent alors dans machambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et l’autre à mespieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur,que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler monsommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s’entretenaient toutbas ; mais j’avais seulement les yeux fermés, et je ne perdispas une parole de leur conversation. »

Une de ces femmes dit à l’autre :« N’est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimerun prince aussi aimable que le nôtre ? – Assurément, réponditla seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et je ne sais pourquoielle sort toutes les nuits, et le laisse seul. Est-ce qu’il ne s’enaperçoit pas ? – Hé ! comment voudrais-tu qu’il s’enaperçût ? reprit la première : elle mêle tous les soirsdans sa boisson un certain suc d’herbe qui le fait dormir toute lanuit d’un sommeil si profond, qu’elle a le temps d’aller où il luiplaît ; et à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprèsde lui ; alors elle le réveille, en lui passant sous le nezune certaine odeur. »

« Jugez, seigneur, de ma surprise à cediscours, et des sentiments qu’il m’inspira. Néanmoins, quelqueémotion qu’il me pût causer, j’eus assez d’empire sur moi pourdissimuler : je fis semblant de m’éveiller et de n’avoir rienentendu.

« La reine revint du bain ; noussoupâmes ensemble, et, avant que de nous coucher, elle me présentaelle-même la tasse pleine d’eau que j’avais coutume de boire ;mais au lieu de la porter à ma bouche, je m’approchai d’une fenêtrequi était ouverte, et je jetai l’eau si adroitement, qu’elle nes’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains,afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu.

« Nous nous couchâmes ensuite, et bientôtaprès, croyant que j’étais endormi, quoique je ne le fusse pas,elle se leva avec si peu de précaution, qu’elle dit assezhaut : « Dors, et puisses-tu ne te réveillerjamais ! » Elle s’habilla promptement, et sortit de lachambre… »

En achevant ces mots, Scheherazade, s’étantaperçu qu’il était jour, cessa de parler. Dinarzade avait écouté sasœur avec beaucoup de plaisir. Schahriar trouvait l’histoire du roides Îles Noires si digne de sa curiosité, qu’il se leva fortimpatient d’en apprendre la suite la nuit suivante……

XXIII NUIT.

Une heure avant le jour, Dinarzade, s’étantréveillée, ne manqua pas de dire à la sultane : Ma chère sœur,si vous ne dormez pas, je vous prie, de continuer l’histoire dujeune roi des quatre Îles Noires. Scheherazade, rappelant aussitôtdans sa mémoire l’endroit où elle en était demeurée, la reprit dansces termes :

« D’abord que la reine ma femme futsortie, poursuivit le roi des Îles Noires, je me levai etm’habillai à la hâte ; je pris mon sabre, et la suivis de siprès, que je l’entendis bientôt marcher devant moi. Alors, réglantmes pas sur les siens, je marchai doucement de peur d’en êtreentendu. Elle passa par plusieurs portes, qui s’ouvrirent par lavertu de certaines paroles magiques qu’elle prononça ; et ladernière qui s’ouvrit fut celle du jardin où elle entra. Jem’arrêtai à cette porte, afin qu’elle ne pût m’apercevoir pendantqu’elle traversait un parterre ; et, la conduisant des yeuxautant que l’obscurité me le permettait, je remarquai qu’elle entradans un petit bois dont les allées étaient bordées de palissadesfort épaisses. Je m’y rendis par un autre chemin ; et, meglissant derrière la palissade d’une allée assez longue, je la visqui se promenait avec un homme.

« Je ne manquai pas de prêter une oreilleattentive à leurs discours, et voici ce que j’entendis :« Je ne mérite pas, disait la reine à son amant, le reprocheque vous me faites de n’être pas assez diligente : vous savezbien la raison qui m’en empêche. Mais si toutes les marques d’amourque je vous ai données jusqu’à présent ne suffisent pas pour vouspersuader de ma sincérité, je suis prête à vous en donner de pluséclatantes : vous n’avez qu’à commander ; vous savez quelest mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleilse lève, changer cette grande ville et ce beau palais en des ruinesaffreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux etdes corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres deces murailles, si solidement bâties, au delà du mont Caucase, ethors des bornes du monde habitable ? Vous n’avez qu’à dire unmot, et tous ces lieux vont changer de face. »

« Comme la reine achevait ces paroles,son amant et elle, se trouvant au bout de l’allée, tournèrent pourentrer dans une autre, et passèrent devant moi. J’avais déjà tirémon sabre, et comme l’amant était de mon côté, je le frappai sur lecou et le renversai par terre. Je crus l’avoir tué, et, dans cetteopinion, je me retirai brusquement sans me faire connaître à lareine, que je voulus épargner, à cause qu’elle était maparente.

« Cependant le coup que j’avais porté àson amant était mortel ; mais elle lui conserva la vie par laforce de ses enchantements, d’une manière, toutefois, qu’on peutdire de lui qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je traversais lejardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui poussait degrands cris, et, jugeant par là de sa douleur, je me sus bon gré delui avoir laissé la vie.

« Lorsque je fus rentré dans monappartement, je me recouchai, et satisfait d’avoir puni letéméraire qui m’avait offensé, je m’endormis. En me réveillant lelendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi…… »

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cetendroit parce qu’elle vit paraître le jour : Bon Dieu, masœur, dit alors Dinarzade, je suis bien fâchée que vous n’enpuissiez pas dire davantage. – Ma sœur, répondit la sultane, vousdeviez me réveiller de meilleure heure ; c’est votre faute. –Je la réparerai, s’il plaît à Dieu, cette nuit, répliquaDinarzade : car je ne doute pas que le sultan n’ait autantd’envie que moi de savoir la fin de cette histoire, et j’espèrequ’il aura la bonté de vous laisser vivre encore jusqu’àdemain.

XXIV NUIT.

Effectivement, Dinarzade, comme elle sel’était proposé, appela de très-bonne heure la sultane : Machère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie denous achever l’agréable histoire du roi des Îles Noires ; jemeurs d’impatience de savoir comment il fut changé en marbre. –Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade, avec la permissiondu sultan.

« Je trouvai donc la reine couchée auprèsde moi, continua le roi des quatre Îles Noires. Je ne vous diraipoint si elle dormait ou non ; mais je me levai sans faire debruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de m’habiller.J’allai ensuite tenir mon conseil, et, à mon retour, la reine,habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint seprésenter devant moi : « Sire, me dit-elle, je vienssupplier votre majesté de ne pas trouver étrange que je sois dansl’état où je suis : trois nouvelles affligeantes que je viensde recevoir en même temps, sont la juste cause de la vive douleurdont vous ne voyez que les faibles marques. – Et quelles sont cesnouvelles, madame ? lui dis-je. – La mort de la reine ma chèremère, me répondit-elle, celle du roi mon père, tué dans unebataille, et celle d’un de mes frères, qui est tombé dans unprécipice. »

« Je ne fus pas fâché qu’elle prît ceprétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction, et jejugeai qu’elle ne me soupçonnait pas d’avoir tué son amant :« Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vousassure que j’y prends toute la part que je dois. Je seraisextrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vousavez faite. Pleurez ; vos larmes sont d’infaillibles marquesde votre excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et laraison pourront apporter de la modération à vosdéplaisirs. »

« Elle se retira dans son appartement,où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une annéeentière à pleurer et à s’affliger. Au bout de ce temps-là, elle medemanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dansl’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurerjusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir unpalais superbe, avec un dôme qu’on peut voir d’ici, et ellel’appela le Palais des Larmes.

« Quand il fut achevé, elle y fit porterson amant, qu’elle avait fait transporter où elle avait jugé àpropos, la même nuit que je l’avais blessé. Elle l’avait empêché demourir jusqu’alors par des breuvages qu’elle lui avait faitprendre, et elle continua de lui en donner et de les lui porterelle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des Larmes.

« Cependant, avec tous ses enchantements,elle ne pouvait guérir ce malheureux : il était non-seulementhors d’état de marcher et de se soutenir, mais il avait encoreperdu l’usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie quepar ses regards. Quoique la reine n’eût que la consolation de levoir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvait lui inspirerde plus tendre et de plus passionné, elle ne laissait pas de luirendre chaque jour deux visites assez longues. J’étais bien informéde tout cela, mais je feignais de l’ignorer.

« Un jour j’allai par curiosité au Palaisdes Larmes, pour savoir quelle y était l’occupation de cetteprincesse, et, d’un endroit où je ne pouvais être vu, je l’entendisparler dans ces termes à son amant : « Je suis dans ladernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; jene sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que voussouffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours, et vous neme répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ?Dites un mot seulement. Hélas ! les plus doux moments de mavie sont ceux que je passe ici à partager vos douleurs. Je ne puisvivre éloignée de vous, et je préférerais le plaisir de vous voirsans cesse à l’empire de l’univers. »

« À ce discours, qui fut plus d’une foisinterrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfinpatience : je me montrai, et m’approchant d’elle :« Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est tempsde mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ;c’est trop oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez àvous-même. – Sire, me répondit-elle, s’il vous reste quelqueconsidération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je voussupplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à meschagrins mortels ; il est impossible que le temps lesdiminue. »

« Quand je vis que mes discours, au lieude la faire rentrer dans son devoir, ne servaient qu’à irriter safureur, je cessai de lui parler, et me retirai. Elle continua devisiter tous les jours son amant, et durant deux années entièreselle ne fit que se désespérer.

« J’allai une seconde fois au Palais desLarmes pendant qu’elle y était. Je me cachai encore, et j’entendisqu’elle disait à son amant : « Il y a trois ans que vousne m’avez dit une seule parole, et que vous ne répondez point auxmarques d’amour que je vous donne par mes discours et mesgémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ? Ôtombeau ! aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avaitpour moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tantd’amour et qui faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’encrois rien. Dis-moi plutôt par quel miracle tu es devenu ledépositaire du plus rare trésor qui fut jamais. »

« Je vous avoue, seigneur, que je fusindigné de ces paroles : car enfin, cet amant chéri, ce morteladoré, n’était pas tel que vous pourriez vous l’imaginer :c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-je,tellement indigné de ce discours, que je me montraibrusquement ; et apostrophant le même tombeau, à montour : « Ô tombeau ! m’écriai-je, que n’engloutis-tuce monstre qui fait horreur à la nature ! ou plutôt, que neconsumes-tu l’amant et la maîtresse ! »

« J’eus à peine achevé ces mots, que lareine, qui était assise auprès du noir, se leva comme unefurie : « Ah ! cruel, me dit-elle, c’est toi quicauses ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai quetrop longtemps dissimulé : c’est ta barbare main qui a misl’objet de mon amour dans l’état pitoyable où il est ; et tuas la dureté de venir insulter une amante au désespoir ! –Oui, c’est moi, interrompis-je, transporté de colère, c’est moi quiai châtié ce monstre comme il le méritait ; je devais tetraiter de la même manière ; je me repens de ne l’avoir pasfait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. » Endisant cela je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir.Mais regardant tranquillement mon action : « Modère toncourroux, » me dit-elle avec un sourire moqueur. En même temps elleprononça des paroles que je n’entendis point, et puis elleajouta : « Par la vertu de mes enchantements, je tecommande de devenir tout à l’heure moitié marbre et moitiéhomme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez,déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts… »

Scheherazade, en cet endroit, ayant remarquéqu’il était jour, cessa de poursuivre son conte.

Ma chère sœur, dit alors Dinarzade, je suisbien obligée au sultan ; c’est à sa bonté que je doisl’extrême plaisir que je prends à vous écouter. – Ma sœur, luirépondit la sultane, si cette même bonté veut bien encore melaisser vivre jusqu’à demain, vous entendrez des choses qui ne vousferont pas moins de plaisir que celles que je viens de vousraconter. Quand Schahriar n’aurait pas résolu de différer d’un moisla mort de Scheherazade, il ne l’aurait pas fait mourir cejour-là.

XXV NUIT.

Sur la fin de la nuit, Dinarzades’écria : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous pried’achever l’histoire du roi des Îles Noires. Scheherazade, s’étantréveillée à la voix de sa sœur, se prépara à lui donner lasatisfaction qu’elle demandait ; elle commença de cettesorte : Le roi demi-marbre et demi-homme continua de raconterson histoire au sultan :

« Après, dit-il, que la cruellemagicienne, indigne de porter le nom de reine, m’eut ainsimétamorphosé et fait passer dans cette salle par un autreenchantement, elle détruisit ma capitale, qui étaittrès-florissante et fort peuplée ; elle anéantit les maisons,les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et lacampagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatrecouleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitantsde différentes religions qui la composaient : les blancsétaient les Musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs dufeu ; les bleus, les Chrétiens ; et les jaunes, lesJuifs. Les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient lenom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pourcomble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Cen’est pas tout encore ; elle n’a point borné sa fureur à ladestruction de mon empire et à ma métamorphose : elle vientchaque jour me donner, sur mes épaules nues, cent coups de nerf debœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé,elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et metpar-dessus cette robe de brocard que vous voyez, non pour me fairehonneur, mais pour se moquer de moi. »

En cet endroit de son discours, le jeune roides Îles Noires ne put retenir ses larmes, et le sultan en eut lecœur si serré, qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler.Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel,s’écria : « Puissant créateur de toutes choses, je mesoumets à vos jugements et aux décrets de votre Providence !Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votrevolonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’enrécompensera. »

Le sultan, attendri par le récit d’unehistoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureuxprince, lui dit : « Apprenez-moi où se retire cetteperfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui estenseveli avant sa mort. – Seigneur, répondit le prince, l’amant,comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des Larmes, dans untombeau en forme de dôme, et ce palais communique à ce château ducôté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vousdire précisément où elle se retire : mais tous les jours, aulever du soleil, elle va visiter son amant, après avoir fait surmoi la sanglante exécution dont je vous ai parlé ; et vousjugez bien que je ne puis me défendre d’une si grande cruauté. Ellelui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu’àprésent, elle l’a empêché de mourir, et elle ne cesse de lui fairedes plaintes sur le silence qu’il a toujours gardé depuis qu’il estblessé.

« – Prince qu’on ne peut assez plaindre,repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché devotre malheur que je le suis. Jamais rien de si extraordinairen’est arrivé à personne, et les auteurs qui feront votre histoireauront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu’on ajamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose :c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rienpour vous la procurer. »

En effet, le sultan, en s’entretenant sur cesujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était etpourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de levenger, qu’il lui communiqua.

Ils convinrent des mesures qu’il y avait àprendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remiseau jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultanprit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa, à sonordinaire, dans une insomnie continuelle (car il ne pouvait dormirdepuis qu’il était enchanté), avec quelque espérance, néanmoins,d’être bientôt délivré de ses souffrances.

Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il futjour ; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dansun endroit son habillement de dessus, qui l’aurait embarrassé, ets’en alla au Palais des Larmes. Il le trouva éclairé d’une infinitéde flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse quisortait de plusieurs cassolettes de fin or, d’un ouvrage admirable,toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord qu’il aperçut le litoù le noir était couché, il tira son sabre et ôta, sans résistance,la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour duchâteau, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il allase coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous lacouverture, et y demeura pour achever ce qu’il avait projeté.

La magicienne arriva bientôt. Son premier soinfut d’aller dans la chambre où était le roi des Îles Noires, sonmari. Elle le dépouilla, et commença de lui donner sur les épaulesles cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n’a pasd’exemple. Le pauvre prince avait beau remplir le palais de sescris et la conjurer de la manière du monde la plus touchanted’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le frapper qu’aprèslui avoir donné les cent coups : « Tu n’as pas eucompassion de mon amant, lui disait-elle, tu n’en dois pointattendre de moi… »

Scheherazade aperçut le jour en cet endroit,ce qui l’empêcha de continuer son récit : Bon Dieu ! masœur, dit Dinarzade, voilà une magicienne bien barbare ! Maisen demeurerons-nous là, et ne nous apprendrez-vous pas si ellereçut le châtiment qu’elle méritait ? – Ma chère sœur,répondit la sultane, je ne demande pas mieux que de vousl’apprendre demain ; mais vous savez que cela dépend de lavolonté du sultan. Après ce que Schahriar venait d’entendre, ilétait bien éloigné de vouloir faire mourir Scheherazade ; aucontraire : Je ne veux pas lui ôter la vie, disait-il enlui-même, qu’elle n’ait achevé cette histoire étonnante, quand lerécit en devrait durer deux mois : il sera toujours en monpouvoir de garder le serment que j’ai fait. »

XXVI NUIT.

Dinarzade n’eut pas plus tôt jugé qu’il étaittemps d’appeler la sultane, qu’elle lui dit : Ma chère sœur,si vous ne dormez pas, je vous supplie de nous raconter ce qui sepassa dans le Palais des Larmes. Schahriar ayant témoigné qu’ilavait la même curiosité que Dinarzade, la sultane prit la parole,et reprit ainsi l’histoire du jeune prince enchanté.

Sire, après que la magicienne eut donné centcoups de nerf de bœuf au roi son mari, elle le revêtit du groshabillement de poil de chèvre et de la robe de brocart par-dessus.Elle alla ensuite au Palais des Larmes, et en y entrant ellerenouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations ; puis,s’approchant du lit où elle croyait que son amant étaittoujours : « Quelle cruauté, s’écria-t-elle, d’avoirainsi troublé les contentements d’une amante aussi tendre et aussipassionnée que je le suis ! Ô toi qui me reproches que je suistrop inhumaine quand je te fais sentir les effets de monressentiment, cruel prince, ta barbarie ne surpasse-t-elle pascelle de ma vengeance ? Ah ! traître, en attentant à lavie de l’objet que j’adore, ne m’as-tu pas ravi la mienne ?Hélas ! ajouta-t-elle en adressant la parole au sultan,croyant parler au noir, mon soleil, ma vie, garderez-vous toujoursle silence ? Êtes-vous résolu de me laisser mourir sans medonner la consolation de me dire encore que vous m’aimez ? Monâme, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure. »

Alors le sultan, feignant de sortir d’unprofond sommeil, et contrefaisant le langage des noirs, répondit àla reine d’un ton grave : « Il n’y a de force et depouvoir qu’en Dieu seul, qui est tout-puissant. » À cesparoles, la magicienne, qui ne s’y attendait pas, fit un grand cripour marquer l’excès de sa joie : « Mon cher seigneur,s’écria-t-elle, ne me trompé-je pas ? est-il bien vrai que jevous entende et que vous me parliez ? – Malheureuse !reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours ?– Hé ! pourquoi répliqua la reine, me faites-vous cereproche ? – Les cris, repartit-il, les pleurs et lesgémissements de ton mari, que tu traites tous les jours avec tantd’indignité et de barbarie, m’empêchent de dormir nuit et jour. Ily a longtemps que je serais guéri et que j’aurais recouvré l’usagede la parole si tu l’avais désenchanté. Voilà la cause de cesilence que je garde, et dont tu te plains. – Eh bien ! dit lamagicienne, pour vous apaiser, je suis prête à faire ce que vous mecommanderez. Voulez-vous que je lui rende sa première forme ?– Oui, répondit le sultan, et hâte-toi de le mettre en liberté,afin que je ne sois plus incommodé de ses cris. »

La magicienne sortit aussitôt du Palais desLarmes. Elle prit une tasse d’eau, et prononça dessus des parolesqui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle allaensuite à la salle où était le jeune roi son mari ; elle jetade cette eau sur lui, en disant : « Si le Créateur detoutes choses t’a formé tel que tu es présentement, ou s’il est encolère contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cetétat que par la vertu de mon enchantement, reprends ta formenaturelle, et redeviens tel que tu étais auparavant. » À peineeut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant en sonpremier état, se leva librement avec toute la joie qu’on peuts’imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La magicienne reprenantla parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de cechâteau, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera lavie. »

Le jeune roi, cédant à la nécessité, s’éloignade la magicienne sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté,où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultanvenait de commencer l’exécution avec tant de bonheur.

Cependant la magicienne retourna au Palais desLarmes, et en entrant, comme elle croyait toujours parler aunoir : « Cher amant, lui dit-elle, j’ai fait ce que vousm’avez ordonné : rien ne vous empêche de vous lever et de medonner par là une satisfaction dont je suis privée depuis silongtemps. »

Le sultan continua de contrefaire le langagedes noirs : « Ce que tu viens de faire, répondit-il d’unton brusque, ne suffit pas pour me guérir : tu n’as ôté qu’unepartie du mal, il en faut couper jusqu’à la racine. – Mon aimablenoiraud, reprit-elle, qu’entendez-vous par la racine ? –Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veuxparler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles quetu as détruites par tes enchantements ? Tous les jours, àminuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors del’étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi :voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Vapromptement rétablir les choses en leur premier état, et, à tonretour, je te donnerai la main, et tu m’aideras à melever. »

La magicienne, remplie de l’espérance que cesparoles lui firent concevoir s’écria, transportée de joie :« Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votresanté : car je vais faire tout ce que vous mecommandez. » En effet, elle partit dans le moment, etlorsqu’elle fut arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peud’eau dans sa main et en fit une aspersion dessus…

Scheherazade, en cet endroit, voyant qu’ilétait jour, n’en voulut pas dire davantage. Dinarzade dit à lasultane : Ma sœur, j’ai bien de la joie de savoir le jeune roides quatre Îles Noires désenchanté, et je regarde déjà la ville etles habitants comme rétablis en leur premier état ; mais jesuis en peine d’apprendre ce que deviendra la magicienne. –Donnez-vous un peu de patience, répondit la sultane ; vousaurez demain la satisfaction que vous désirez, si le sultan, monseigneur, veut bien y consentir. » Schahriar, qui, comme onl’a déjà dit, avait pris son parti là-dessus, se leva pour allerremplir ses devoirs.

XXVII NUIT.

Dinarzade, à l’heure ordinaire, ne manqua pasd’appeler la sultane : Ma chère sœur, dit-elle, si vous nedormez pas, je vous prie de nous raconter quel fut le sort de lareine magicienne, comme vous me l’avez promis. Scheherazade tintaussitôt sa promesse et parla de cette sorte :

La magicienne, ayant fait l’aspersion, n’eutpas plus tôt prononcé quelques paroles sur les poissons et surl’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissonsredevinrent hommes, femmes ou enfants, mahométans, chrétiens,persans ou juifs, gens libres ou esclaves : chacun reprit saforme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôtremplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans lamême situation et dans le même ordre où elles étaient avantl’enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campéedans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en uninstant au milieu d’une ville belle, vaste et bien peuplée.

Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eutfait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence auPalais des Larmes, pour en recueillir le fruit : « Moncher seigneur, s’écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avecvous du retour de votre santé ; j’ai fait tout ce que vousavez exigé de moi : levez-vous donc, et me donnez la main. –Approche, » lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langagedes noirs. Elle s’approcha. « Ce n’est pas assez, reprit-il,approche-toi davantage. » Elle obéit. Alors il se leva, et lasaisit par le bras si brusquement, qu’elle n’eut pas le temps de sereconnaître ; et, d’un coup de sabre, il sépara son corps endeux parties, qui tombèrent l’une d’un côté, et l’autre de l’autre.Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et sortant duPalais des Larmes, il alla trouver le jeune prince des Îles Noires,qui l’attendait avec impatience : « Prince, lui dit-il enl’embrassant, réjouissez-vous, vous n’avez plus rien àcraindre : votre cruelle ennemie n’est plus. »

Le jeune prince remercia le sultan d’unemanière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance,et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il luisouhaita une longue vie avec toutes sortes de prospérités :« Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisibledans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans lamienne, qui en est si voisine ; je vous y recevrai avecplaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chezvous. – Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit leroi, vous croyez donc être fort près de votre capitale ? –Oui, répliqua le sultan, je le crois ; il n’y a pas plus dequatre ou cinq heures de chemin. – Il y a une année entière devoyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtesvenu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites,parce que la mienne était enchantée ; mais depuis qu’elle nel’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m’empêchera pas devous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre.Vous êtes mon libérateur, et, pour vous donner toute ma vie desmarques de ma reconnaissance, je prétends vous accompagner, etj’abandonne sans regret mon royaume. »

Le sultan fut extraordinairement surprisd’apprendre qu’il était si loin de ses états, et il ne comprenaitpas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des ÎlesNoires le convainquit si bien de cette possibilité, qu’il n’endouta plus : « Il n’importe, reprit alors le sultan, lapeine de m’en retourner dans mes états est suffisamment récompenséepar la satisfaction de vous avoir obligé et d’avoir acquis un filsen votre personne : car, puisque vous voulez bien me fairel’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfant, je vousregarde comme tel, et je vous fais dès à présent mon héritier etmon successeur. »

L’entretien du sultan et du roi des ÎlesNoires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi,le jeune prince ne songea qu’aux préparatifs de son voyage. Ilsfurent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa couret de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parentspour leur roi.

Enfin, le sultan et le jeune prince se mirenten Chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables,tirées des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquantecavaliers bien faits, parfaitement bien montés et équipés. Leurvoyage fut heureux ; et lorsque le sultan, qui avait envoyédes courriers pour donner avis de son retardement et de l’aventurequi en était la cause, fut près de sa capitale, les principauxofficiers qu’il y avait laissés vinrent le recevoir, etl’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun changementdans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, lereçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissancesqui durèrent plusieurs jours.

Le lendemain de son arrivée, le sultan fit àtous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui,contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leurdéclara ensuite l’adoption qu’il avait faite du roi des quatre ÎlesNoires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume pourl’accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître lafidélité qu’ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largessesproportionnées au rang que chacun tenait à sa cour.

Pour le pêcheur, comme il était la premièrecause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla debiens, et le rendit, lui et sa famille, très-heureux le reste deleurs jours.

Scheherazade finit là le conte du pêcheur etdu génie. Dinarzade lui marqua qu’elle y avait pris un plaisirinfini, et Schahriar lui ayant témoigné la même chose, elle leurdit qu’elle en savait un autre plus beau que celui-là, et que si lesultan le lui voulait permettre, elle le raconterait le lendemain,car le jour commençait à paraître. Schahriar, se souvenant du délaid’un mois qu’il avait accordé à la sultane, et curieux d’ailleursde savoir si ce nouveau conte serait aussi agréable qu’elle lepromettait, se leva dans le dessein de l’entendre la nuitsuivante.

XXVIII NUIT.

Dinarzade, suivant sa coutume, n’oublia pasd’appeler la sultane lorsqu’il en fut temps : Ma chère sœur,lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendantle jour, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez.Scheherazade, sans lui répondre, commença d’abord, et adressant laparole au sultan :

HISTOIRE DE TROIS CALENDERS, FILS DEROIS, ET DE CINQ DAMES DE BAGDAD.

Sire, dit-elle, en adressant la parole ausultan, sous le règne du calife[14] HarounAlraschid, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, unporteur qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pasd’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin qu’il était, àson ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans uneplace où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère,une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile demousseline, l’aborda, et lui dit d’un air gracieux :« Écoutez, porteur, prenez votre panier, et suivez-moi. »Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées siagréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête, etsuivit la dame en disant : « Ô jour heureux ! Ô jourde bonne rencontre ! »

D’abord la dame s’arrêta devant une porteformée, et frappa. Un chrétien, vénérable par une longue barbeblanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans luidire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu’elledemandait, rentra, et peu de temps après apporta une grosse cruched’un vin excellent : « Prenez cette cruche, dit la dameau porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait,elle lui commanda de la suivre, puis elle continua de marcher, etle porteur continua de dire : « Ô jour de félicité !ô jour d’agréable surprise et de joie ! »

La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur defruits et de fleurs, où elle choisit plusieurs sortes de pommes,des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, desoranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin, et de quelquesautres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit auporteur de mettre tout cela dans son panier, et de la suivre. Enpassant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinqlivres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le porteurmit encore dans son panier, par son ordre. À une autre boutique,elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de lapercepierre et autres herbes, le tout confit dans levinaigre ; à une autre, des pistaches, des noix, desnoisettes, des pignons, des amandes, et d’autres fruitssemblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes depâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans sonpanier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame :« Ma bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant deprovisions : j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameaupour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge pour peuque vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cetteplaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.

Elle entra chez un droguiste, où elle sefournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, demuscade, de poivre, de gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris,et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva deremplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre.Alors ils marchèrent tous deux jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à unhôtel magnifique dont la façade était ornée de belles colonnes, etqui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappaun petit coup…

En cet endroit, Scheherazade aperçut qu’ilétait jour, et cessa de parler. Franchement, ma sœur, ditDinarzade, voilà un commencement qui donne beaucoup decuriosité : je crois que le sultan ne voudra pas se priver duplaisir d’entendre la suite. Effectivement, Schahriar, loind’ordonner la mort de la sultane, attendit impatiemment la nuitsuivante, pour apprendre ce qui se passerait dans l’hôtel dont elleavait parlé.

XXIX NUIT.

Dinarzade, réveillée avant le jour, adressaces paroles à la sultane : Ma sœur, si vous ne dormez pas, jevous prie de poursuivre l’histoire que vous commençâtes hier.Scheherazade aussitôt la continua de cette manière :

Pendant que la jeune dame et le porteurattendaient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur faisaitmille réflexions. Il était étonné qu’une dame, faite comme cellequ’il voyait, fît l’office de pourvoyeur : car enfin iljugeait bien que ce n’était pas une esclave : il lui trouvaitl’air trop noble pour penser qu’elle ne fut pas libre, et même unepersonne de distinction. Il lui aurait volontiers fait desquestions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais dans le tempsqu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir laporte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris ; ouplutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’ilen pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans,tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu debeauté qui approchât de celle qu’il avait devant les yeux.

La dame qui avait amené le porteur s’aperçutdu désordre qui se passait dans son âme et du sujet qui le causait.Cette découverte la divertit, et elle prenait tant de plaisir àexaminer la contenance du porteur, qu’elle ne songeait pas que laporte était ouverte : « Entrez donc, ma sœur, lui dit labelle portière ; qu’attendez-vous ? Ne voyez-vous pas quece pauvre homme est si chargé qu’il n’en peutplus ? »

Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, ladame qui avait ouvert la porte la ferma, et tous trois, après avoirtraversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très-spacieuseet environnée d’une galerie à jour, qui communiquait à plusieursappartements de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avaitdans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trôned’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène, enrichies dediamants et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garniesd’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travailadmirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordéde marbre blanc, et plein d’une eau très-claire qui y tombaitabondamment par un mufle de lion de bronze doré.

Le porteur, tout chargé qu’il était, nelaissait pas d’admirer la magnificence de cette maison et lapropreté qui y régnait partout ; mais ce qui attiraparticulièrement son attention fut une troisième dame, qui luiparut encore plus belle que la seconde, et qui était assise sur letrône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut lesdeux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea parles égards que les autres avaient pour celle-là, que c’était laprincipale, en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommaitZobéide ; celle qui avait ouvert la porte s’appelaitSafie ; et Amine était le nom de celle qui avait été auxprovisions.

Zobéide dit aux deux dames en lesabordant : « Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bonhomme succombe sous le fardeau qu’il porte ? Qu’attendez-vouspour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent lepanier, l’une par-devant, l’autre par-derrière. Zobéide y mit aussila main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent àle vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira del’argent, et paya libéralement le porteur…

Le jour, venant à paraître en cet endroit,imposa silence à Scheherazade, et laissa non-seulement à Dinarzade,mais encore à Schahriar, un grand désir d’entendre la suite ;ce que ce prince remit à la nuit suivante.

XXX NUIT.

Le lendemain, Dinarzade, réveillée parl’impatience d’entendre la suite de l’histoire commencée, dit à lasultane : Au nom de Dieu, ma sœur, si vous ne dormez pas, jevous prie de nous conter ce que firent ces trois belles dames detoutes les provisions qu’Amine avait achetées. – Vous l’allezsavoir, répondit Scheherazade, si vous voulez m’écouter avecattention. En même temps elle reprit ce conte dans cestermes :

Le porteur, très-satisfait de l’argent qu’onlui avait donné, devait prendre son panier et se retirer ;mais il ne put s’y résoudre : il se sentait malgré lui arrêtépar le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui luiparaissaient également charmantes ; car Amine avait aussi ôtéson voile, et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Cequ’il ne pouvait comprendre, c’est qu’il ne voyait aucun homme danscette maison. Néanmoins la plupart des provisions qu’il avaitapportées, comme les fruits secs et les différentes sortes degâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu’à des gensqui voulaient boire et se réjouir.

Zobéide crut d’abord que le porteur s’arrêtaitpour prendre haleine ; mais voyant qu’il demeurait troplongtemps : « Qu’attendez-vous ? lui dit-elle ;n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle, ens’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose : qu’ils’en aille content. – Madame, répondit le porteur, ce n’est pascela qui me retient ; je ne suis que trop payé de ma peine. Jevois bien que j’ai commis une incivilité en demeurant ici plus queje ne devais ; mais j’espère que vous aurez la bonté de lapardonner à l’étonnement où je suis de ne voir aucun homme avectrois dames d’une beauté si peu commune. Une compagnie de femmessans hommes est pourtant une chose aussi triste qu’une compagnied’hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurschoses fort plaisantes pour prouver ce qu’il avançait. Il n’oubliapas de citer ce qu’on disait à Bagdad : qu’on n’est pas bien àtable, si l’on n’y est quatre ; et enfin il finit en concluantque puisqu’elles étaient trois, elles avaient besoin d’unquatrième.

Les dames se prirent à rire du raisonnement duporteur. Après cela, Zobéide lui dit d’un air sérieux :« Mon ami, vous poussez un peu trop loin votreindiscrétion ; mais, quoique vous ne méritiez pas que j’entredans aucun détail avec vous, je veux bien, toutefois, vous dire quenous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affairesque personne n’en sait rien : nous avons un trop grand sujetde craindre d’en faire part à des indiscrets ; et un bonauteur que nous avons lu, dit : « Garde ton secret et nele révèle à personne : qui le révèle n’en est plus le maître.Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui àqui tu l’auras confié pourra-t-il le contenir ? »

« – Mesdames, reprit le porteur, à votreair seulement, j’ai jugé d’abord que vous étiez des personnes d’unmérite très-rare ; et je m’aperçois que je ne me suis pastrompé. Quoique la fortune ne m’ait pas donné assez de biens pourm’élever à une profession au-dessus de la mienne, je n’ai paslaissé de cultiver mon esprit autant que je l’ai pu, par la lecturedes livres de science et d’histoire ; et vous me permettrez,s’il vous plaît, de vous dire que j’ai lu aussi dans un autreauteur une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée :« Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnusde tout le monde pour des indiscrets qui abuseraient de notreconfiance ; mais nous ne faisons nulle difficulté de ledécouvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu’ils saurontle garder. » Le secret, chez moi, est dans une aussi grandesûreté que s’il était dans un cabinet dont la clef fût perdue et laporte bien scellée. »

Zobéide connut que le porteur ne manquait pasd’esprit ; mais jugeant qu’il avait envie d’être du régalqu’elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant :« Vous savez que nous nous préparons à nous régaler ;mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépenseconsidérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer,vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya lesentiment de sa sœur : « Mon ami, dit-elle au porteur,n’avez-vous jamais ouï dire ce que l’on dit assezcommunément : « Si vous apportez quelque chose, vousserez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien,retirez-vous avec rien ? »

Le porteur, malgré sa rhétorique, auraitpeut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine,prenant fortement son parti, n’eût dit à Zobéide et à Safie :« Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu’il demeureavec nous : il n’est pas besoin de vous dire qu’il nousdivertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vousassure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à mesuivre, je n’aurais pu venir à bout de faire tant d’emplettes en sipeu de temps. D’ailleurs, si je vous répétais toutes les douceursqu’il m’a dites en chemin, vous seriez peu surprises de laprotection que je lui donne. »

À ces paroles d’Amine, le porteur, transportéde joie, se laissa tomber sur les genoux, et baisa la terre auxpieds de cette charmante personne ; et en se relevant :« Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd’huimon bonheur, vous y mettez le comble par une action sigénéreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance.Au reste, mesdames, ajouta-t-il en s’adressant aux trois sœursensemble, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pasque j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui lemérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humblede vos esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendrel’argent qu’il avait reçu ; mais la grave Zobéide lui ordonnade le garder : « Ce qui est une fois sorti de nos mains,dit-elle pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n’yretourne plus… »

L’aurore, qui parut, vint en cet endroitimposer silence à Scheherazade.

Dinarzade, qui l’écoutait avec beaucoupd’attention, en fut fort fâchée ; mais elle eut sujet de s’enconsoler, parce que le sultan, curieux de savoir ce qui sepasserait entre les trois belles dames et le porteur, remit lasuite de cette histoire à la nuit suivante, et se leva pour allers’acquitter de ses fonctions ordinaires.

XXXI NUIT.

Dinarzade, le lendemain, ne manqua pas deréveiller la sultane à l’heure ordinaire et de lui dire : Machère sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie, en attendant lejour, qui paraîtra bientôt, de poursuivre le merveilleux conte quevous avez commencé. Scheherazade prit alors la parole, ets’adressant au sultan : Sire, dit-elle, je vais, avec votrepermission, contenter la curiosité de ma sœur. En même temps ellereprit ainsi l’histoire des trois calenders :

Zobéide ne voulut donc point reprendrel’argent du porteur : « Mais mon ami, lui dit-elle, enconsentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que cen’est pas seulement à condition que vous garderez le secret quenous avons exigé de vous ; nous prétendons encore que vousobserviez exactement les règles de la bienséance et del’honnêteté. » Pendant qu’elle tenait ce discours, lacharmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe àsa ceinture pour agir avec plus de liberté, et prépara la table.Elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet desbouteilles de vin[15] et destasses d’or. Après cela, les dames se placèrent et firent asseoir àleurs côtés le porteur, qui était satisfait au delà de tout cequ’on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d’unebeauté si extraordinaire.

Après les premiers morceaux, Amine, quis’était placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, seversa à boire, et but la première, suivant la coutume des Arabes.Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l’une aprèsl’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la mêmetasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisala main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont lesens était que, comme le vent emporte avec lui la bonne odeur deslieux parfumés par où il passe, de même le vin qu’il allait boire,venant de sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu’ilavait naturellement. Cette chanson réjouit les dames, quichantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très-bonnehumeur pendant le repas, qui dura fort longtemps, et fut accompagnéde tout ce qui pouvait le rendre agréable.

Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie,prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur :« Levez-vous, partez : il est temps de vousretirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter,répondit ; « Eh ! mesdames, où me commandez-vousd’aller en l’état où je me trouve ? je suis hors de moi-même àforce de vous voir et de boire ; je ne retrouverais jamais lechemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnaître ;je la passerai où il vous plaira ; mais il ne me faut pasmoins de temps pour me remettre dans le même état où j’étaislorsque je suis entré chez vous : avec cela, je doute encoreque je n’y laisse la meilleure partie de moi-même. »

Amine prit une seconde fois le parti duporteur : « Mes sœurs, dit-elle, il a raison ; jelui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a assezbien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vousm’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pourpasser la soirée avec nous. – Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvonsrien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle ens’adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cettegrâce ; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi quenous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou àautre chose, gardez-vous bien d’ouvrir seulement la bouche pournous en demander la raison : car en nous faisant des questionssur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriezentendre ce qui ne vous plairait pas : prenez-y garde, et nevous avisez pas d’être trop curieux en voulant trop approfondir lesmotifs de nos actions.

« – Madame, repartit le porteur, je vouspromets d’observer cette condition avec tant d’exactitude que vousn’aurez pas lieu de me reprocher d’y avoir contrevenu, et encoremoins de punir mon indiscrétion : ma langue, en cetteoccasion, sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir qui neconserve rien des objets qu’il a reçus. – Pour vous faire voir,reprit Zobéide d’un air très-sérieux, que ce que nous vousdemandons n’est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous etallez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte endedans. »

Le porteur alla jusque là, et y lut ces mots,qui étaient écrits en gros caractères d’or : Qui parle dechoses qui ne le regardent point entend ce qui ne lui plaît pas. Ilrevint ensuite trouver les trois sœurs : « Mesdames, leurdit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez parler d’aucune chosequi ne me regardera pas et où vous puissiez avoirintérêt. »

Cette convention faite, Amine apporta lesouper, et quand elle eut éclairé la salle d’un grand nombre debougies préparées avec le bois d’aloès et l’ambre gris, quirépandirent une odeur agréable et firent une belle illumination,elle s’assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ilsrecommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers.Les dames prenaient plaisir à enivrer le porteur, sous prétexte dele faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent pointépargnés : enfin ils étaient tous dans la meilleure humeur dumonde lorsqu’ils ouïrent frapper à la porte… Scheherazade futobligée en cet endroit d’interrompre son récit, parce qu’elle vitparaître le jour.

Le sultan, ne doutant point que la suite decette histoire ne méritât d’être entendue, la remit au lendemain,et se leva.

XXXII NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzadeappela la sultane : Au nom de Dieu, ma sœur, lui dit-elle, sivous ne dormez pas, je vous supplie de continuer le conte de cestrois belles filles ; je suis dans une extrême impatience desavoir qui frappait à leur porte. – Vous l’allez apprendre,répondit Scheherazade ; je vous assure que ce que je vais vousraconter n’est pas indigne du sultan mon seigneur.

Dès que les dames, poursuivit-elle,entendirent frapper à la porte, elles se levèrent toutes trois enmême temps pour aller ouvrir ; mais Safie, à qui cettefonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente ;les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirentqu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles sitard. Safie revint : « Mes sœurs, dit-elle, il seprésente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuitfort agréablement, et si vous êtes de même sentiment que moi, nousne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte troiscalenders[16], au moins ils me paraissent tels à leurhabillement ; mais ce qui va sans doute vous surprendre, ilssont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la barbe etles sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver toutprésentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et commeil est nuit et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé parhasard à notre porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu,d’avoir la charité de les recevoir. Ils se contenteront d’uneécurie. Ils sont jeunes et assez bien faits : ils paraissentmême avoir beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sansrire à leur figure plaisante et uniforme. » En cet endroit,Safie s’interrompit elle-même et se mit à rire de si bon cœur, queles deux autres dames et le porteur ne purent s’empêcher de rireaussi. « Mes bonnes sœurs reprit-elle, ne voulez-vous pas bienque nous les fassions entrer ? Il est impossible qu’avec desgens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n’achevions lajournée encore mieux que nous ne l’avons commencée. Ils nousdivertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils nenous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et queleur intention est de nous quitter d’abord qu’il serajour. »

Zobéide et Amine firent difficulté d’accorderà Safie ce qu’elle demandait, et elle en savait bien la raisonelle-même. Mais elle leur témoigna une si grande envie d’obtenird’elles cette faveur, qu’elles ne purent la lui refuser.« Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer ; maisn’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne lesregardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus dela porte. » À ces mots, Safie courut ouvrir avec joie, et peude temps après, elle revint accompagnée des trois calenders.

Les trois calenders firent, en entrant, uneprofonde révérence aux dames qui s’étaient levées pour lesrecevoir, et qui leur dirent obligeamment qu’ils étaient lesbienvenus ; qu’elles étaient bien aises de trouver l’occasionde les obliger et de contribuer à les remettre de la fatigue deleur voyage, et enfin elles les invitèrent à s’asseoir auprèsd’elles. La magnificence du lieu et l’honnêteté des dames firentconcevoir aux calenders une haute idée de ces belleshôtesses ; mais avant que de prendre place, ayant par hasardjeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près commed’autres calenders avec lesquels ils étaient en différend surplusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient pas la barbeet les sourcils, un d’entre eux prit la parole : « Voilà,dit-il, apparemment, un de nos frères arabes lesrévoltés. »

Le porteur, à moitié endormi et la têteéchauffée du vin qu’il avait bu, se trouva choqué de ces paroles,et, sans se lever de sa place, répondit aux calenders, en lesregardant fièrement : « Asseyez-vous et ne vous mêlez pasde ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas lu au-dessus de laporte l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas obliger lemonde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre. »

« – Bonhomme, reprit le calender quiavait parlé, ne vous mettez point en colère ; nous serionsbien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et noussommes, au contraire, prêts à recevoir vos commandements. » Laquerelle aurait pu avoir de la suite ; mais les dames s’enmêlèrent et pacifièrent toutes choses.

Quand les calenders se furent assis à table,les dames leur servirent à manger, et l’enjouée Safieparticulièrement prit soin de leur verser à boire… Scheherazades’arrêta en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il était jour.Le sultan se leva pour aller remplir ses devoirs, se promettantbien d’entendre la suite de ce conte le lendemain, car il avaitgrande envie d’apprendre pourquoi les calenders étaient borgnes ettous trois du même œil.

XXXIII NUIT.

Une heure avant le jour, Dinarzade, s’étantéveillée, dit à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormezpas, contez-moi, je vous prie, ce qui se passa entre les dames etles calenders. – Très-volontiers, répondit Scheherazade. En mêmetemps elle continua de cette manière le conte de la nuitprécédente.

Après que les calenders eurent bu et mangé àdiscrétion, ils témoignèrent aux dames qu’ils se feraient un grandplaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instrumentset qu’elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrentl’offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller quérir.Elle revint un moment ensuite et leur présenta une flûte du pays,une autre à la persienne et un tambour de basque. Chaque calenderreçut de sa main l’instrument qu’il voulut choisir, et ilscommencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient desparoles sur cet air, qui était des plus gais, l’accompagnèrent deleurs voix ; mais elles s’interrompaient de temps en temps parde grands éclats de rire que leur faisaient faire les paroles.

Au plus fort de ce divertissement et lorsquela compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safiecessa de chanter et alla voir ce que c’était. Mais, sire, dit encet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que votre majestésache pourquoi l’on frappait si tard à la porte des dames, et envoici la raison. Le calife Haroun Alraschid[17]avait coutume de marcher très-souvent la nuit incognito, poursavoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville et s’ilne s’y commettait pas de désordres.

Cette nuit-là, le calife était sorti de bonneheure, accompagné de Giafar[18] songrand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, toustrois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames,ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et lebruit des éclats de rire, dit au vizir : « Allez, frappezà la porte de cette maison où l’on fait tant de bruit ; jeveux y entrer et en apprendre la cause. » Le vizir eut beaului représenter que c’étaient des femmes qui se régalaient cesoir-là, et que le vin apparemment leur avait échauffé la tête, etqu’il ne devait pas s’exposer à recevoir d’elles quelqueinsulte ; qu’il n’était pas encore heure indue, et qu’il nefallait pas troubler leur divertissement. « Il n’importe,repartit le calife, frappez, je vous l’ordonne. »

C’était donc le grand vizir Giafar qui avaitfrappé à la porte des dames par ordre du calife, qui ne voulait pasêtre connu. Safie ouvrit, et le vizir, remarquant, à la clartéd’une bougie qu’elle tenait, que c’était une dame d’une grandebeauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit uneprofonde révérence et lui dit d’un air respectueux :« Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul[19], arrivés depuis environ dix jours avecde riches marchandises que nous avons en magasin dans unkhan[20], où nous avons pris logement. Nousavons été aujourd’hui chez un marchand de cette ville, qui nousavait invités à l’aller voir. Il nous a régalés d’une collation, etcomme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir unetroupe de danseuses. Il était déjà nuit, et dans le temps que l’onjouait des instruments, que les danseuses dansaient et que lacompagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s’est faitouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés : pournous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus unemuraille. Mais, ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, etavec cela un peu pris de vin, nous craignons de rencontrer uneautre escouade du guet, ou la même, avant que d’arriver à notrekhan, qui est éloigné d’ici. Nous arriverions même inutilement, carla porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelquechose qu’il puisse arriver. C’est pourquoi, madame, ayant ouï enpassant des instruments et des voix, nous avons jugé que l’onn’était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la libertéde frapper pour vous supplier de nous donner retraite jusqu’aujour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votredivertissement, nous tâcherons d’y contribuer en ce que nouspourrons, pour réparer l’interruption que nous y avons causée.Sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passionsla nuit à couvert sous votre vestibule. »

Pendant ce discours de Giafar, la belle Safieeut le temps d’examiner ce vizir et les deux personnes qu’il disaitmarchands comme lui, et jugeant à leurs physionomies que cen’étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu’elle n’était pasla maîtresse, et que s’ils voulaient se donner un moment depatience, elle reviendrait leur apporter la réponse.

Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, quibalancèrent quelque temps sur le parti qu’elles devaient prendre.Mais elles étaient naturellement bienfaisantes, et elles avaientdéjà fait la même grâce aux trois calenders. Ainsi elles résolurentde les laisser entrer… Scheherazade se préparait à poursuivre sonconte ; mais s’étant aperçue qu’il était jour, elleinterrompit là son récit. La quantité de nouveaux acteurs que lasultane venait d’introduire sur la scène, piquant la curiosité deSchahriar et le laissant dans l’attente de quelque événementsingulier, ce prince attendit la nuit suivante avec impatience.

XXXIV NUIT.

Dinarzade, aussi curieuse que le sultand’apprendre ce que produirait l’arrivée du calife chez les troisdames, n’oublia pas de réveiller la sultane de fort bonne heure. Sivous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vous supplie dereprendre l’histoire des calenders. Scheherazade aussitôt lapoursuivit de cette sorte avec la permission du sultan.

Le calife, son grand vizir et le chef de seseunuques, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent lesdames et les calenders avec beaucoup de civilité. Les dames lesreçurent de même, les croyant marchands, et Zobéide, comme laprincipale, leur dit d’un air grave et sérieux qui luiconvenait : « Vous êtes les bienvenus ; mais, avanttoutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions unegrâce. – Hé ! quelle grâce, madame ? répondit levizir ; peut-on refuser quelque chose à de si bellesdames ? – C’est, reprit Zobéide, de n’avoir que des yeux etpoint de langue ; de ne nous pas faire des questions sur quoique vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne pointparler de ce qui ne vous regardera pas, de crainte que vousn’entendiez ce qui ne vous serait pas agréable. – Vous serez obéie,madame, repartit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieuxindiscrets : c’est bien assez que nous ayons attention à cequi nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regardepas. » À ces mots chacun s’assit, la conversation se lia etl’on recommença de boire en faveur des nouveaux venus.

Pendant que le vizir Giafar entretenait lesdames, le calife ne pouvait cesser d’admirer leur beautéextraordinaire, leur bonne grâce, leur humeur enjouée et leuresprit. D’un autre côté, rien ne lui paraissait plus surprenant queles calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il se seraitvolontiers informé de cette singularité ; mais la conditionqu’on venait d’imposer à lui et à sa compagnie l’empêcha d’enparler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse desmeubles, à leur arrangement bien entendu et à la propreté de cettemaison, il ne pouvait se persuader qu’il n’y eût pas del’enchantement.

L’entretien étant tombé sur lesdivertissements et les différentes manières de se réjouir, lescalenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse quiaugmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d’eux,et qui leur attira l’estime du calife et de sa compagnie.

Quand les trois calenders eurent achevé leurdanse, Zobéide se leva, et prenant Amine par la main :« Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie netrouvera pas mauvais que nous ne nous contraignions point, et leurprésence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avonscoutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur voulaitdire, se leva et emporta les plats, la table, les flacons, lestasses et les instruments dont les calenders avaient joué.

Safie ne demeura pas à rien faire : ellebalaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, mouchales bougies et y appliqua d’autres bois d’aloès et d’autre ambregris. Cela étant fait, elle pria les trois calenders de s’asseoirsur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec sa compagnie. Àl’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous, et vouspréparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire ; unhomme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pasdemeurer dans l’inaction. »

Le porteur avait un peu cuvé son vin : ilse leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à saceinture : « Me voilà prêt, dit-il ; de quois’agit-il ? – Cela va bien, répondit Safie, attendez que l’onvous parle ; vous ne serez pas longtemps les brascroisés. » Peu de temps après, on vit paraître Amine avec unsiège, qu’elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à laporte d’un cabinet, et l’ayant ouverte, elle fit signe au porteurde s’approcher. « Venez, lui dit-elle, et m’aidez. » Ilobéit, et y étant entré avec elle, il en sortit un moment aprèssuivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collierattaché à une chaîne qu’il tenait, et qui paraissaient avoir étémaltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elles au milieu dela salle.

Alors Zobéide, qui s’était assise entre lescalenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu’où étaitle porteur. « Ça, dit-elle en poussant un grand soupir,faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu’aucoude, et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta :« Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à masœur Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. »

Le porteur fit ce qu’on lui commandait, etquand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu’il tenaitcommença de faire des cris et se tourna vers Zobéide en levant latête d’une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à latriste contenance de la chienne, qui faisait pitié, ni à ses cris,qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet àperte d’haleine, et lorsqu’elle n’eut plus la force de lui endonner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenantla chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par lespattes, et, se mettant toutes deux à se regarder d’un air triste ettouchant, elles pleurèrent l’une et l’autre. Enfin Zobéide tira sonmouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa, et remettantla chaîne au porteur : « Allez, lui dit-elle, ramenez-laoù vous l’avez prise, et amenez-moi l’autre. »

Le porteur ramena la chienne fouettée aucabinet, et en revenant il prit l’autre des mains d’Amine et l’allaprésenter à Zobéide, qui l’attendait. « Tenez-la comme lapremière, » lui dit-elle ; puis ayant repris le fouet, elle lamaltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuyases pleurs, la baisa et la remit au porteur, à qui l’agréable Amineépargna la peine de la remettre au cabinet, car elle s’en chargeaelle-même.

Cependant les trois calenders, le calife et sacompagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ilsne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avectant de furie les deux chiennes, animaux immondes, selon lareligion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait leslarmes et les baisait. Ils en murmuraient en eux-mêmes. Le califesurtout, plus impatient que les autres, mourait d’envie de savoirle sujet d’une action qui lui paraissait si étrange, et ne cessaitde faire signe au vizir de parler pour s’en informer. Mais le vizirtournait la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que, pressé par dessignes si souvent réitérés il répondit par d’autres signes que cen’était pas le temps de satisfaire sa curiosité.

Zobéide demeura quelque temps à la même placeau milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’ellevenait de se donner en fouettant les deux chiennes. « Ma chèresœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner àvotre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi monpersonnage ? – Oui, répondit Zobéide. » En disant cela,elle alla s’asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife,Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois calenders et leporteur… Sire, dit en cet endroit Scheherazade, ce que votremajesté vient d’entendre doit sans doute lui paraîtremerveilleux ; mais ce qui reste à raconter l’est encore biendavantage. Je suis persuadée que vous en conviendrez la nuitprochaine, si vous voulez bien me permettre de vous achever cettehistoire. Le sultan y consentit, et se leva parce qu’il étaitjour.

XXXV NUIT.

Dinarzade ne fut pas plus tôt éveillée lelendemain qu’elle s’écria : Ma sœur, si vous ne dormez pas, jevous prie de reprendre le beau conte d’hier. La sultane, sesouvenant de l’endroit où elle en était demeurée, parla aussitôt decette sorte, en adressant la parole au sultan :

Sire, après que Zobéide eut repris sa place,toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, quiétait assise sur le siège au milieu de la salle, dit à sa sœurAmine : « Ma chère sœur, levez-vous, je vous enconjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. »Amine se leva et alla dans un autre cabinet que celui d’où les deuxchiennes avaient été amenées. Elle en revint tenant un étui garnide satin jaune, relevé d’une riche broderie d’or et de soie verte.Elle s’approcha de Safie et ouvrit l’étui, d’où elle tira un luth,qu’elle lui présenta. Elle le prit, et après avoir mis quelquetemps à l’accorder, elle commença de le toucher, et, l’accompagnantde sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l’absence,avec tant d’agrément, que le calife et tous les autres en furentcharmés. Lorsqu’elle eut achevé, comme elle avait chanté avecbeaucoup de passion et d’action en même temps : « Tenez,ma sœur, dit-elle à l’agréable Amine, je n’en puis plus et la voixme manque ; obligez la compagnie en jouant et en chantant à maplace. – Très-volontiers, » répondit Amine en s’approchant deSafie, qui lui remit le luth entre les mains et lui céda saplace.

Amine ayant un peu préludé pour voir sil’instrument était d’accord, joua et chanta presque aussi longtempssur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était sitouchée, ou, pour mieux dire, si pénétrée du sens des parolesqu’elle chantait, que ses forces lui manquèrent en achevant.

Zobéide voulut lui marquer sasatisfaction : « Ma sœur, dit-elle, vous avez fait desmerveilles ; on voit bien que vous sentez le mal que vousexprimez si vivement. » Amine n’eut pas le temps de répondre àcette honnêteté. Elle se sentit le cœur si pressé en ce moment,qu’elle ne songea qu’à se donner de l’air en laissant voir à toutela compagnie sa gorge et un sein, non pas blanc tel qu’une damecomme Amine devait l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ;ce qui fit une espèce d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela nelui donna pas de soulagement et ne l’empêcha pas de s’évanouir…Mais, sire, dit Scheherazade, je ne m’aperçois pas que voilà lejour. À ces mots, elle cessa de parler, et le sultan se leva. Quandce prince n’aurait pas résolu de différer la mort de la sultane, iln’aurait pu encore se résoudre à lui ôter la vie. Sa curiositéétait trop intéressée à entendre jusqu’à la fin un conte remplid’événements si peu attendus.

XXXVI NUIT.

Dinarzade, suivant sa coutume, dit à lasultane : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je voussupplie de continuer l’histoire des dames et des calenders.Scheherazade la reprit ainsi :

Pendant que Zobéide et Safie coururent ausecours de leur sœur, un des calenders ne put s’empêcher dedire : « Nous aurions mieux aimé coucher à l’air qued’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareilsspectacles. » Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui etdes autres calenders, et s’adressant à eux : « Quesignifie tout ceci ? dit-il. » Celui qui venait de parlerlui répondit : « Seigneur, nous ne le savons pas plus quevous. – Quoi ! reprit le calife, vous n’êtes pas de la maison,ni vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires,et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ? –Seigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommesvenus en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelquesmoments avant vous. »

Cela augmenta l’étonnement du calife.« Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous ensait quelque chose. » L’un des calenders fit signe au porteurde s’approcher, et lui demanda s’il ne savait pas pourquoi leschiennes noires avaient été fouettées et pourquoi le sein d’Amineparaissait meurtri. « Seigneur, répondit le porteur, je puisjurer par le grand Dieu vivant que si vous ne savez rien de toutcela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il est bienvrai que je suis de cette ville ; mais je ne suis jamais entréqu’aujourd’hui dans cette maison, et si vous êtes surpris de m’yvoir, je ne le suis pas moins de m’y trouver en votre compagnie. Cequi redouble ma surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucunhomme avec ces dames. »

Le calife, sa compagnie et les calendersavaient cru que le porteur était du logis, et qu’il pourrait lesinformer de ce qu’ils désiraient savoir. Le calife, résolu desatisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit auxautres : « Écoutez, puisque nous voilà sept hommes et quenous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donnerl’éclaircissement que nous souhaitons. Si elles refusent de nous ledonner de bon gré, nous sommes en état de les ycontraindre. »

Le grand vizir Giafar s’opposa à cet avis eten fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faireconnaître ce prince aux calenders, et lui adressant la parole,comme s’il eût été marchand : « Seigneur, dit-il,considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation àconserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulunous recevoir chez elles : nous l’avons acceptée. Quedirait-on de nous si nous y contrevenions ? Nous serionsencore plus blâmables s’il nous arrivait quelque malheur. Il n’y apas d’apparence qu’elles aient exigé de nous cette promesse sansêtre en état de nous faire repentir si nous ne la tenonspas. »

En cet endroit, le vizir tira le calife àpart, et lui parlant tout bas : « Seigneur,poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; quevotre majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre cesdames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vousapprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoiquece conseil fût très-judicieux, le calife le rejeta, imposa silenceau vizir, en lui disant qu’il prétendait avoir à l’heure mêmel’éclaircissement qu’il désirait.

Il ne s’agissait plus que de savoir quiporterait la parole. Le calife tâcha d’engager les calenders àparler les premiers ; mais ils s’en excusèrent. À la fin, ilsconvinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparaità faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouruAmine, qui était revenue de son évanouissement, s’approcha d’eux.Comme elle les avait ouïs parler haut et avec chaleur, elle leurdit : « Seigneurs, de quoi parlez-vous ? quelle estvotre contestation ? »

Le porteur prit alors la parole :« Madame, dit-il, ces seigneurs vous supplient, de vouloirbien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deuxchiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient que la damequi s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est, madame,ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »

Zobéide, à ces mots, prit un air fier, et setournant du côté du Calife, de sa compagnie et des calenders :« Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l’ayezchargé de me faire cette demande ? » Ils répondirent tousque oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu,elle leur dit, d’un ton qui marquait combien elle se tenaitoffensée : « Avant que de vous accorder la grâce que vousnous avez demandée de vous recevoir, afin de prévenir tout sujetd’être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nousl’avons fait sous la condition que nous vous avons imposée de nepas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d’entendrece qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés dumieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois demanquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité quenous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, etvotre procédé n’est pas honnête. » En achevant ces paroleselle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, etcria : Venez vite. Aussitôt une porte s’ouvrit, et septesclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à lamain, se saisirent chacun d’un des sept hommes de la compagnie, lesjetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et sepréparèrent à leur couper la tête.

Il est aisé de se représenter quelle fut lafrayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n’avoirpas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureuxprince, Giafar, Mesrour, le porteur et les calenders étaient prèsde payer de leurs vies leur indiscrète curiosité ; mais avantqu’ils reçussent le coup de la mort, un des esclaves dit à Zobéideet à ses sœurs : « Hautes, puissantes et respectablesmaîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou ? –Attendez, lui répondit Zobéide ; il faut que je les interrogeauparavant. – Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom deDieu, ne me faites pas mourir pour le crime d’autrui. Je suisinnocent, ce sont eux qui sont les coupables. Hélas !continua-t-il en pleurant, nous passions le temps siagréablement ! ces calenders borgnes sont la cause de cemalheur ; il n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devantdes gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pasconfondre le premier avec le dernier, et songez qu’il est plus beaude pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours,que de l’accabler de votre pouvoir et le sacrifier à votreressentiment. »

Zobéide, malgré sa colère, ne put s’empêcherde rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais, sanss’arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une secondefois. « Répondez-moi, dit-elle, et m’apprenez qui vousêtes : autrement vous n’avez plus qu’un moment à vivre. Je nepuis croire que vous soyez d’honnêtes gens ni des personnesd’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il puisseêtre. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plusd’égards pour nous. »

Le calife, impatient de son naturel, souffraitinfiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait ducommandement d’une dame offensée et justement irritée ; maisil commença de concevoir quelque espérance quand il vit qu’ellevoulait savoir qui ils étaient tous, car il s’imagina qu’elle nelui ferait pas ôter la vie lorsqu’elle serait informée de son rang.C’est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, dedéclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage,voulant sauver l’honneur de son maître et ne pas rendre public legrand affront qu’il s’était attiré lui-même, réponditseulement : « Nous n’avons que ce que nousméritons. » Mais, quand pour obéir au calife, il aurait vouluparler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s’étaitdéjà adressée aux calenders, et les voyant tous trois borgnes, elleleur demanda s’ils étaient frères. Un d’entre eux lui répondit pourles autres : « Non, madame, nous ne sommes pas frères parle sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de calenders,c’est-à-dire en observant le même genre de vie. – Vous, reprit-elleen parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne denaissance ? – Non, madame, répondit-il, je le suis par uneaventure si surprenante qu’il n’y a personne qui n’en profitât sielle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe etles sourcils, et me fis calender, en prenant l’habit que jeporte. »

Zobéide fit la même question aux deux autrescalenders, qui lui firent la même réponse que le premier. Mais ledernier qui parla ajouta : « Pour vous faire connaître,madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin quevous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommestous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus quece soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaîtreles uns aux autres pour ce que nous sommes, et j’ose vous assurerque les rois de qui nous tenons le jour font quelque bruit dans lemonde. »

À ce discours, Zobéide modéra son courroux etdit aux esclaves : « Donnez, leur un peu de liberté, maisdemeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujetqui les a amenés en cette maison, ne leur faites point de mal,laissez-les aller où il leur plaira ; mais n’épargnez pas ceuxqui refuseront de nous donner cette satisfaction… » À cesmots, Shéhérazade se tut, et son silence, aussi bien que le jourqui paraissait, faisant connaître à Schahriar qu’il était tempsqu’il se levât, ce prince le fit, se proposant d’entendre lelendemain Scheherazade, parce qu’il souhaitait de savoir quiétaient les trois calenders borgnes.

XXXVII NUIT.

Dinarzade, qui prenait toujours un plaisirextrême aux contes de la sultane, la réveilla vers la fin de lanuit suivante. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas,poursuivez, je vous en conjure, l’agréable histoire descalenders.

Scheherazade en demanda la permission ausultan, et l’ayant obtenue : Sire, continua-t-elle, les troiscalenders, le calife, le grand vizir Giafar, l’eunuque Mesrour etle porteur étaient tous au milieu de la salle, assis sur le tapisde pied, en présence des trois dames, qui étaient sur le sofa, etdes esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu’elles voudraientleur donner.

Le porteur ayant compris qu’il ne s’agissaitque de raconter son histoire pour se délivrer d’un si grand danger,prit la parole le premier, et dit : « Madame, vous savezdéjà mon histoire et le sujet qui m’a amené chez vous. Ainsi ce quej’ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur quevoilà m’a pris ce matin à la place, où, en qualité de porteur,j’attendais que quelqu’un m’employât et me fît gagner ma vie. Jel’ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d’herbes, chezun vendeur d’oranges, de limons et de citrons, puis chez un vendeurd’amandes, de noix, de noisettes et d’autres fruits ; ensuitechez un autre confiturier et chez un droguiste ; de chez ledroguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je lepouvais être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu labonté de me souffrir jusqu’à présent. C’est une grâce dont je mesouviendrai éternellement. Voilà mon histoire. »

Quand le porteur eut achevé, Zobéide,satisfaite, lui dit : « Sauve-toi, marche, que nous ne tevoyons plus. – Madame, reprit le porteur, je vous supplie de mepermettre encore de demeurer. Il ne serait pas juste qu’après avoirdonné aux autres le plaisir d’entendre mon histoire, je n’eusse pasaussi celui d’écouter la leur. » En disant cela, il prit placesur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d’un péril quil’avait tant alarmé. Après lui, un des trois calenders prenant laparole et s’adressant à Zobéide comme à la principale des troisdames et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commençaainsi son histoire.

HISTOIRE DU PREMIER CALENDER, FILS DEROI.

« Madame, pour vous apprendre pourquoij’ai perdu mon œil droit, et la raison qui m’a obligé de prendrel’habit de calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Leroi mon père avait un frère qui régnait comme lui dans un étatvoisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et une princesse, etle prince et moi nous étions à peu près de même âge.

« Lorsque j’eus fait tous mes exerciceset que le roi mon père m’eut donné une liberté honnête, j’allaisrégulièrement chaque année voir le roi mon oncle, et je demeurais àsa cour un mois ou deux ; après quoi je me rendais auprès duroi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince moncousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très-forte ettrès-particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avecde plus grandes démonstrations de tendresse qu’il n’avait faitencore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela despréparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et aprèsque nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, medit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuisvotre dernier voyage. Il y a un an qu’après votre départ, je mis ungrand nombre d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite.J’ai fait faire un édifice qui est achevé, et on y peut logerprésentement ; vous ne serez pas fâché de le voir, mais ilfaut auparavant que vous fassiez serment de me garder le secret etla fidélité : ce sont deux choses que j’exige devous. »

« L’amitié et la familiarité qui étaiententre nous ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sanshésiter un serment tel qu’il le souhaitait, et alors il medit : « Attendez-moi ici, je suis à vous dans unmoment. » En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le visrentrer avec une dame d’une beauté singulière et magnifiquementhabillée. Il ne me dit pas qui elle était, et je ne crus pas devoirm’en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous ydemeurâmes encore quelque temps en nous entretenant de chosesindifférentes et en buvant des rasades à la santé l’un de l’autre.Après cela, le prince me dit : « Mon cousin, nous n’avonspas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener avec vous cettedame et de la conduire d’un tel côté, à un endroit où vous verrezun tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le reconnaîtrezaisément ; la porte est ouverte : entrez-y ensemble, etm’attendez. Je m’y rendrai bientôt. »

Fidèle à mon serment, je n’en voulus passavoir davantage ; je présentai la main à la dame, et auxenseignes que le prince mon cousin m’avait données, je la conduisisheureusement au clair de la lune sans m’égarer. À. peine fûmes-nousarrivés au tombeau, que nous vîmes paraître le prince, qui noussuivait, chargé d’une petite cruche pleine d’eau, d’une houe etd’un petit sac où il y avait du plâtre.

La houe lui servit à démolir le sépulcre videqui était au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l’uneaprès l’autre, et les rangea dans un coin. Quand il les eut toutesôtées, il creusa la terre, et je vis une trappe qui était sous lesépulcre. Il la leva, et au-dessous j’aperçus le haut d’un escalieren limaçon. Alors mon cousin, s’adressant à la dame, lui dit :« Madame, voilà par où l’on se rend au lieu dont je vous aiparlé. » La dame, à ces mots, s’approcha et descendit, et leprince se mit en devoir de la suivre ; mais se tournantauparavant de mon côté : « Mon cousin, me dit-il, je voussuis infiniment obligé de la peine que vous avez prise ; jevous en remercie. Adieu. – Mon cher cousin, m’écriai-je, qu’est-ceque cela signifie ? – Que cela vous suffise, merépondit-il ; vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtesvenu. »

Scheherazade en était là lorsque le jour,venant à paraître, l’empêcha de passer outre. Le sultan se leva,fort en peine de savoir le dessein du prince et de la dame, quisemblaient vouloir s’enterrer tout vifs. Il attendit impatiemmentla nuit suivante pour en être éclairci.

XXXVIII NUIT.

Si vous ne dormez pas, ma sœur, s’écriaDinarzade le lendemain avant le jour, je vous supplie de continuerl’histoire du premier calender. Schahriar ayant aussi témoigné à lasultane qu’elle lui ferait plaisir de poursuivre ce conte, elle enreprit le fil dans ces termes :

« Madame, dit le calender à Zobéide, jene pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé deprendre congé de lui. En m’en retournant au palais du roi mononcle, les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pasnéanmoins de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemainà mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m’était arrivé la nuit,et après avoir rappelé toutes les circonstances d’une aventure sisingulière, il me sembla que c’était un songe. Prévenu de cettepensée, j’envoyai savoir si le prince mon cousin était en étatd’être vu. Mais lorsqu’on me rapporta qu’il n’avait pas couché chezlui, qu’on ne savait ce qu’il était devenu, et qu’on en était forten peine, je jugeai bien que l’étrange événement du tombeau n’étaitque trop véritable. J’en fus vivement affligé, et, me dérobant àtout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où ily avait une infinité de tombeaux semblables à celui que j’avais vu.Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ;mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis durantquatre jours la même recherche inutilement.

« Il faut savoir que pendant ce temps-làle roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu’ilétait à la chasse. Je m’ennuyai de l’attendre, et après avoir priéses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis deson palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n’avaispas coutume d’être éloigné si longtemps. Je laissai les ministresdu roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce qu’était devenu leprince mon cousin. Mais pour ne pas violer le serment que j’avaisfait de lui garder le secret, je n’osai les tirer d’inquiétude etne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.

« J’arrivai à la capitale, où le roi monpère faisait sa résidence, et, contre l’ordinaire, je trouvai à laporté de son palais une grosse garde dont je fus environné enentrant. J’en demandai la raison, et l’officier, prenant la parole,me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand vizirà la place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrêteprisonnier, de la part du nouveau roi. » À ces mots, lesgardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran.Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.

« Ce rebelle vizir avait conçu pour moiune forte haine, qu’il nourrissait depuis longtemps. En voici lesujet. Dans ma plus tendre jeunesse, j’aimais à tirer del’arbalète : j’en tenais une un jour au haut du palais, sur laterrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta unoiseau devant moi, je mirai à lui, mais je le manquai, et la balle,par hasard, alla donner droit contre l’œil du vizir, qui prenaitl’air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j’apprisce malheur, j’en fis faire des excuses au vizir, et je lui en fismoi-même ; mais il ne laissa pas d’en conserver un vifressentiment, dont il me donnait des marques quand l’occasion s’enprésentait. Il le fit éclater d’une manière barbare quand il me viten son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d’abord qu’ilm’aperçut, et, enfonçant ses doigts dans mon œil droit, ill’arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.

« Mais l’usurpateur ne borna pas là sacruauté. Il me fit enfermer dans une caisse et ordonna au bourreaude me porter en cet état fort loin du palais, et de m’abandonneraux oiseaux de proie après m’avoir coupé la tête. Le bourreau,accompagné d’un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse,et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fissi bien par mes prières et par mes larmes, que j’excitai sacompassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du royaumeet gardez-vous bien d’y revenir, car vous y rencontreriez votreperte et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai dela grâce qu’il me faisait, et je ne fus pas plus tôt seul, que jeme consolai d’avoir perdu mon œil en songeant que j’avais évité unplus grand malheur.

« Dans l’état où j’étais, je ne faisaispas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendantle jour, et je marchais la nuit autant que mes forces me lepouvaient permettre. J’arrivai enfin dans les états du roi mononcle, et je me rendis à sa capitale.

« Je lui fis un long détail de la causetragique de mon retour et du triste état où il me voyait.« Hélas ! s’écria-t-il, n’était-ce pas assez d’avoirperdu mon fils ! fallait-il que j’apprisse encore la mort d’unfrère qui m’était cher, et que je vous visse dans le déplorableétat où vous êtes réduit ! » Il me marqua l’inquiétude oùil était de n’avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils,quelques perquisitions qu’il en eût fait faire et quelque diligencequ’il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmesen me parlant, et il me parut tellement affligé que je ne pusrésister à sa douleur. Quelque serment que j’eusse fait au princemon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roison père tout ce que je savais.

« Le roi m’écouta avec quelque sorte deconsolation, et quand j’eus achevé : « Mon neveu, medit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelqueespérance. J’ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et jesais à peu près en quel endroit. Avec l’idée qui vous en estrestée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’afait faire secrètement et qu’il a exigé de vous le secret, je suisd’avis que nous l’allions chercher tous deux seuls, pour éviterl’éclat. » Il avait une autre raison, qu’il ne disait pas,d’en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C’était uneraison très-importante, comme la suite de mon discours le feraconnaître.

« Nous nous déguisâmes l’un et l’autre,et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur lacampagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nouscherchions. Je reconnus le tombeau et j’en eus d’autant plus dejoie que je l’avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes, etnous trouvâmes la trappe de fer abattue sur l’entrée de l’escalier.Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l’avaitscellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ;mais enfin nous la levâmes.

« Le roi mon oncle descendit le premier.Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quandnous fûmes au bas de l’escalier, nous nous trouvâmes dans uneespèce d’antichambre remplie d’une fumée épaisse et de mauvaiseodeur, dont la lumière que rendait un très-beau lustre étaitobscurcie.

« De cette antichambre nous passâmes dansune chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairéede plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, etl’on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d’uncôté. Nous fûmes assez surpris de n’y voir personne. Il y avait enface un sopha assez élevé, où l’on montait par quelques degrés, etau-dessus duquel paraissait un lit fort large dont les rideauxétaient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut leprince son fils et la dame couchés ensemble, mais brûlés et changésen charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu et qu’onles en eût retirés avant que d’être consumés.

Ce qui me surprit plus que toute autre chose,c’est qu’à ce spectacle, qui faisait horreur, le roi mon oncle, aulieu de témoigner de l’affliction en voyant son fils dans un étatsi affreux, lui cracha au visage, en lui disant d’un airindigné : « Voilà quel est le châtiment de cemonde ; mais celui de l’autre durera éternellement. » Ilne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa etdonna sur la joue de son fils un coup de sa babouche[21]. »

Mais, sire, dit Scheherazade, il estjour ; je suis fâchée que votre majesté n’ait pas le loisir dem’écouter davantage. Comme cette histoire du premier calendern’était pas encore finie et qu’elle paraissait étrange au sultan,il se leva dans la résolution d’en entendre le reste la nuitsuivante.

XXXIX NUIT.

Le lendemain, Dinarzade s’étant encoreéveillée de meilleure heure qu’à son ordinaire, elle appela sa sœurScheherazade. Ma bonne sultane, lui dit-elle, si vous ne dormezpas, je vous prie d’achever l’histoire du premier calender, car jemeurs d’impatience d’en savoir la fin.

Hé bien ! dit Scheherazade, vous saurezdonc que le premier calender continua de raconter son histoire àZobéide : « Je ne puis vous exprimer, madame,poursuivit-il, quel fut mon étonnement lorsque je vis le roi mononcle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort.« Sire, lui dis-je quelque douleur qu’un objet si funeste soitcapable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pourdemander à votre majesté quel crime peut avoir commis, le princemon cousin pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. – Monneveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne deporter ce nom, aima sa sœur dès ses premières années et que sa sœurl’aima de même. Je ne m’opposai point à leur amitié naissante parceque je ne prévoyais pas le mal qui en pouvait arriver : et quiaurait pu le prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l’âge, etparvint à un point que j’en craignis enfin la suite. J’y apportaialors le remède qui était en mon pouvoir. Je ne me contentai pas deprendre mon fils en particulier et de lui faire une forteréprimande, en lui représentant l’horreur de la passion danslaquelle il s’engageait, et la honte éternelle dont il allaitcouvrir ma famille s’il persistait dans des sentiments sicriminels ; je représentai les mêmes choses à ma fille, et jela renfermai de sorte qu’elle n’eût plus de communication avec sonfrère. Mais la malheureuse avait avalé le poison, et tous lesobstacles que put mettre ma prudence à leur amour ne servirent qu’àl’irriter.

« Mon fils, persuadé que sa sœur étaittoujours la même pour lui, sous prétexte de se faire bâtir untombeau, fit préparer cette demeure souterraine, dans l’espérancede trouver un jour l’occasion d’enlever le coupable objet de saflamme, et de l’amener ici. Il a choisi le temps de mon absencepour forcer la retraite où était sa sœur, et c’est une circonstanceque mon honneur ne m’a pas permis de publier. Après une action sicondamnable, il s’est venu renfermer avec elle dans ce lieu, qu’ila muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions, afin d’ypouvoir jouir longtemps de ses détestables amours, qui doiventfaire horreur à tout le monde. Mais Dieu n’a pas voulu souffrircette abomination et les a justement châtiés l’un etl’autre. » Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et jemêlai mes larmes avec les siennes.

« Quelque temps après, il jeta les yeuxsur moi. » Mais, mon cher neveu, reprit-il en m’embrassant, sije perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoimieux remplir la place qu’il occupait. » Les réflexions qu’ilfit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fillenous arrachèrent de nouvelles larmes.

« Nous remontâmes par le même escalier etsortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de feret la couvrîmes de terre et des matériaux dont le sépulcre avaitété bâti, afin de cacher autant qu’il nous était possible un effetsi terrible de la colère de Dieu.

« Il n’y avait pas longtemps que nousétions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu denotre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus detrompettes, de timbales, de tambours et d’autres instruments deguerre. Une poussière épaisse dont l’air était obscurci nous appritbientôt ce que c’était, et nous annonça l’arrivée d’une arméeformidable. C’était le même vizir qui avait détrôné mon père etusurpé ses états, qui venait pour s’emparer aussi de ceux du roimon oncle, avec des troupes innombrables.

« Ce prince, qui n’avait alors que sagarde ordinaire, ne put résister à tant d’ennemis. Ils investirentla ville, et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance,ils eurent peu de peine à s’en rendre maîtres. Ils n’en eurent pasdavantage à pénétrer jusqu’au palais du roi mon oncle, qui se miten défense ; mais il fut tué après avoir vendu chèrement savie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais voyantqu’il fallait céder à la force, je songeai à me retirer, et j’eusle bonheur de me sauver par des détours et de me rendre chez unofficier du roi dont la fidélité m’était connue.

« Accablé de douleur, persécuté par lafortune, j’eus recours à un stratagème, qui était la seuleressource qui me restait pour me conserver la vie. Je me fis raserla barbe et les sourcils, et ayant pris l’habit de calender, jesortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela il mefut aisé de m’éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant pardes chemins écartés. J’évitai de passer par les villes, jusqu’à cequ’étant arrivé dans l’empire du puissant commandeur descroyants[22], le glorieux et renommé calife HarounAlraschid, je cessai de craindre. Alors, me consultant sur ce quej’avais à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad[23] me jeter aux pieds de ce grandmonarque, dont on vante partout la générosité. Je le toucherai,disais-je, par le récit d’une histoire aussi surprenante que lamienne ; il aura pitié sans doute d’un malheureux prince, etje n’implorerai pas vainement son appui.

« Enfin, après un voyage de plusieursmois, je suis arrivé aujourd’hui à la porte de cette ville :j’y suis entré sur la fin du jour, et m’étant un peu arrêté pourreprendre mes esprits et délibérer de quel côté je tournerais mespas, cet autre calender que voici près de moi arriva aussi envoyageur. Il me salue, je le salue de même. « À vous voir, luidis-je, vous êtes étranger comme moi. » Il me répond que je neme trompe pas. Dans le moment qu’il me fait cette réponse, letroisième calender que vous voyez survient. Il nous salue et faitconnaître qu’il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Commefrères nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nouspas séparer.

« Cependant il était tard, et nous nesavions où aller loger dans une ville où nous n’avions aucunehabitude, et où nous n’étions jamais venus. Mais notre bonnefortune nous ayant conduits devant votre porte, nous avons pris laliberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de charitéet de bonté que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà,madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vousraconter : pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai labarbe et les sourcils ras et pourquoi je suis en ce moment chezvous.

« – C’est assez, dit Zobéide, nous sommescontentes ; retirez-vous où il vous plaira. Le calender s’enexcusa et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoirla satisfaction d’entendre l’histoire de ses deux confrères, qu’ilne pouvait, disait-il, abandonner honnêtement, et celle des troisautres personnes de la compagnie. »

Sire, dit en cet endroit Scheherazade, lejour, que je vois, m’empêche de passer à l’histoire du secondcalender ; mais si votre majesté veut l’entendre demain, ellen’en sera pas moins satisfaite que de celle du premier. Le sultan yconsentit, et se leva pour aller tenir son conseil.

XL NUIT.

Dinarzade, ne doutant point qu’elle ne pritautant de plaisir à l’histoire du second calender qu’elle en avaitpris à l’autre, ne manqua pas d’éveiller la sultane avant lejour : Si vous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vousprie de commencer l’histoire que vous nous avez promise.Scheherazade aussitôt adressa la parole au sultan, et parla dansces termes :

Sire, l’histoire du premier calender parutétrange à toute la compagnie et particulièrement au calife. Laprésence des esclaves avec leurs sabres à la main ne l’empêcha pasde dire tout bas au vizir : « Depuis que je me connais,j’ai bien entendu des histoires, mais je n’ai jamais rien ouï quiapprochât de celle de ce calender. » Pendant qu’il parlaitainsi, le second calender prit la parole, et l’adressant àZobéide :

HISTOIRE DU SECOND CALENDER, FILS DEROI.

« Madame, dit-il, pour obéir à votrecommandement et vous apprendre par quelle étrange aventure je suisdevenu borgne de l’œil droit, il faut que je vous conte toutel’histoire de ma vie.

« J’étais à peine hors de l’enfance, quele roi mon père, car vous saurez, madame, que je suis né prince,remarquant en moi beaucoup d’esprit n’épargna rien pour lecultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y avait dans sesétats de gens qui excellaient dans les sciences et dans lesbeaux-arts.

« Je ne sus pas plus tôt lire et écrireque j’appris par cœur l’Alcoran[24] toutentier ce livre admirable qui contient le fondement, les précepteset la règle de notre religion[25]. Et afinde m’en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plusapprouvés et qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai àcette lecture la connaissance de toutes les traditions recueilliesde la bouche de notre prophète par les grands hommes sescontemporains. Je ne me contentai pas de ne rien ignorer de tout cequi regardait notre religion : je me fis une étudeparticulière de nos histoires ; je me perfectionnai dans lesbelles-lettres, dans la lecture de nos poètes, dans laversification ; je m’attachai à la géographie, à lachronologie et à parler purement notre langue, sans toutefoisnégliger aucun des exercices qui conviennent à un prince. Mais unechose que j’aimais beaucoup et à quoi je réussissaisprincipalement, c’était à former les caractères de notre languearabe. J’y fis tant de progrès que je surpassai tous les maîtresécrivains de notre royaume qui s’étaient acquis le plus deréputation.

« La renommée me fit plus d’honneur queje ne méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mestalents dans les états du roi mon père, elle le porta jusqu’à lacour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir,envoya un ambassadeur avec de riches présents pour me demander àmon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons.Il était persuadé que rien ne convenait mieux à un prince de monâge que de voyager dans les cours étrangères, et d’ailleurs ilétait bien aise de s’attirer l’amitié du sultan des Indes. Jepartis donc avec l’ambassadeur, mais avec peu d’équipage, à causede la longueur et de la difficulté des chemins.

« Il y avait un mois que nous étions enmarche lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière,sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bienarmés. C’étaient des voleurs, qui venaient à nous au grandgalop… » Scheherazade étant en cet endroit, aperçut le jour eten avertit le sultan, qui se leva ; mais voulant savoir ce quise passerait entre les cinquante cavaliers et l’ambassadeur desIndes, ce prince attendit la nuit suivante impatiemment.

XLI NUIT.

Il était presque jour lorsque Dinarzade seréveilla le lendemain. Ma chère sœur, s’écria-t-elle, si vous nedormez pas, je vous supplie de continuer l’histoire du secondcalender. Scheherazade la reprit de cette manière :

« Madame, poursuivit le calender, enparlant toujours à Zobéide, comme nous avions dix chevaux chargésde notre bagage et des présents que je devais faire au sultan desIndes, de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde,vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à noushardiment. N’étant pas en état de repousser la force par la force,nous leur dîmes que nous étions des ambassadeurs du sultan desIndes et que nous espérions qu’ils ne feraient rien contre lerespect qu’ils lui devaient. Nous crûmes sauver par-là notreéquipage et nos vies ; mais les voleurs nous répondirentinsolemment : « Pourquoi voulez-vous que nous respectionsle sultan votre maître ? nous ne sommes pas ses sujets et nousne sommes pas même sur ses terres. » En achevant ces paroles,ils nous enveloppèrent et nous attaquèrent. Je me défendis le pluslongtemps qu’il me fut possible ; mais me sentant blessé etvoyant que l’ambassadeur, ses gens et les miens avaient tous étéjetés par terre, je profitai du reste des forces de mon cheval, quiavait aussi été fort blessé, et je m’éloignai d’eux. Je le poussaitant qu’il put me porter ; mais venant tout à coup à manquersous moi, il tomba raide mort de lassitude et du sang qu’il avaitperdu. Je me débarrassai de lui assez vite, et remarquant quepersonne ne me poursuivait, je jugeai que les voleurs n’avaient pasvoulu s’écarter du butin qu’ils avaient fait. »

En cet endroit, Scheherazade, s’apercevantqu’il était jour, fut obligée de s’arrêter. Ah ! ma sœur, ditDinarzade, je suis bien fâchée que vous ne puissiez pas continuercette histoire. – Si vous n’aviez pas été paresseuse aujourd’hui,répondit la sultane, j’en aurais dit davantage. – Hé bien !reprit Dinarzade, je serai demain plus diligente, et j’espère quevous dédommagerez la curiosité du sultan de ce que ma négligencelui a fait perdre. Schahriar se leva sans rien dire, et alla à sesoccupations ordinaires.

XLII NUIT.

Dinarzade ne manqua pas d’appeler la sultanede meilleure heure que le jour précédent. Ma chère sœur, luidit-elle, si vous ne dormez pas, reprenez, je vous prie, le contedu second calender. – J’y consens, répondit Scheherazade. En mêmetemps elle le continua dans ces termes :

« Me voilà donc, madame, dit le calender,seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m’étaitinconnu. Je n’osai reprendre le grand chemin, de peur de retomberentre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie, quin’était pas dangereuse, je marchai le reste du jour et j’arrivai aupied d’une montagne, où j’aperçus à demi-côte l’ouverture d’unegrotte : j’y entrai et j’y passai la nuit peu tranquillement,après avoir mangé quelques fruits que j’avais cueillis en monchemin.

« Je continuai de marcher le lendemain etles jours suivants, sans trouver d’endroit où m’arrêter. Mais aubout d’un mois je découvris une grande ville très-peuplée et situéed’autant plus avantageusement qu’elle était arrosée, aux environs,de plusieurs rivières, et qu’il y régnait un printempsperpétuel.

« Les objets agréables qui seprésentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, etsuspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j’étaisde me voir en l’état où je me trouvais. J’avais le visage, lesmains et les pieds d’une couleur basanée, car le soleil me lesavait brûlés, et à force de marcher, ma chaussure s’était usée, etj’avais été réduit à marcher nu-pieds : outre cela, mes habitsétaient tout en lambeaux.

« J’entrai dans la ville pour prendrelangue et m’informer du lieu où j’étais ; je m’adressai à untailleur qui travaillait à sa boutique. À ma jeunesse et à mon airqui marquait autre chose que ce que je paraissais, il me fitasseoir près de lui. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais etce qui m’avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce quim’était arrivé, et je ne fis pas même difficulté de lui découvrirma condition.

« Le tailleur m’écouta avec attention,mais lorsque j’eus achevé de parler, au lieu de me donner de laconsolation, il augmenta mes chagrins. « Gardez-vous bien, medit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez dem’apprendre, car le prince qui règne en ces lieux est le plus grandennemi qu’ait le roi votre père, et il vous ferait sans doutequelque outrage, s’il était informé de votre arrivée en cetteville. Je ne doutai point de la sincérité du tailleur quand ilm’eut nommé le prince. Mais comme l’inimitié qui est entre mon pèreet lui n’a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon,madame, que je la passe sous silence.

« Je remerciai le tailleur de l’avisqu’il me donnait, et lui témoignai que je me remettais entièrementà ses bons conseils et que je n’oublierais jamais le plaisir qu’ilme ferait. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d’appétit,il me fit apporter à manger et m’offrit même un logement chez lui,ce que j’acceptai.

« Quelques jours après mon arrivée,remarquant que j’étais assez remis de la fatigue du long et péniblevoyage que je venais de faire, et n’ignorant pas que la plupart desprinces de notre religion, par précaution contre les revers de lafortune, apprennent quelque art ou quelque métier, pour s’en serviren cas de besoin, il me demanda si j’en savais quelqu’un dont jepusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que jesavais l’un et l’autre droits, que j’étais grammairien, poète,etc., et surtout que j’écrivais parfaitement bien. « Avec toutce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dansce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain : rien n’estici plus inutile que ces sortes de connaissances. Si vous voulezsuivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court, etcomme vous me paraissez robuste et d’une bonne constitution, vousirez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler : vousviendrez l’exposer en vente à la place, et je vous assure que vousvous ferez un petit revenu dont vous vivrez indépendamment depersonne. Par ce moyen, vous vous mettrez en état d’attendre que leciel vous soit favorable et qu’il dissipe le nuage de mauvaisefortune qui traverse le bonheur de votre vie et vous oblige àcacher votre naissance. Je me charge de vous faire trouver unecorde et une cognée. »

« La crainte d’être reconnu et lanécessité de vivre me déterminèrent à prendre ce parti, malgré labassesse et la peine qui y étaient attachées.

« Dès le jour suivant, le tailleurm’acheta une cognée et une corde avec un habit court, et merecommandant à de pauvres habitants qui gagnaient leur vie de lamême manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirentà la forêt, et dès le premier jour, j’en rapportai sur ma tête unegrosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d’ordu pays, car, quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois nelaissait pas d’être cher en cette ville, à cause du peu de gens quise donnaient la peine d’en aller couper. En peu de temps je gagnaibeaucoup, et je rendis au tailleur l’argent qu’il avait avancé pourmoi.

« Il y avait plus d’une année que jevivais de cette sorte lorsqu’un jour, ayant pénétré dans la forêtplus avant que de coutume, j’arrivai dans un endroit fort agréable,où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d’arbre,j’aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de mêmemétal ; j’ôtai aussitôt la terre qui la couvrait, je la levai,et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée.

« Quand je fus au bas de l’escalier, jeme trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admirationpar la lumière qui l’éclairait, comme s’il eût été sur la terredans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par une galeriesoutenue de colonnes de jaspe, avec des bases et des chapiteauxd’or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une dame,elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté siextraordinaire, que, détournant mes yeux de tout autre objet, jem’attachai uniquement à la regarder. »

Là, Scheherazade cessa de parler, parcequ’elle vit qu’il était jour. Ma chère sœur, dit alors Dinarzade,je vous avoue que je suis fort contente de ce que vous avez racontéaujourd’hui, et je m’imagine que ce qui vous reste à raconter n’estpas moins merveilleux. – Vous ne vous trompez pas, répondit lasultane, car la suite de l’histoire de ce second calender est plusdigne de l’attention du sultan mon seigneur que tout ce qu’il aentendu jusqu’à présent. – J’en doute, dit Schahriar en selevant ; mais nous verrons cela demain.

XLIII NUIT.

Dinarzade fut encore très-diligente cettenuit. Si vous ne dormez pas, ma sœur, dit-elle à la sultane, jevous prie de nous raconter ce qui se passa dans ce palaissouterrain entre la dame et le prince. – Vous l’allez entendre,répondit Scheherazade. Écoutez-moi :

Le second calender, continua-t-elle,poursuivant son histoire : « Pour épargner à la belledame, dit-il, la peine de venir jusqu’à moi, je me hâtai de lajoindre, et dans le temps que je lui faisais une profonderévérence, elle me dit : « Qui êtes-vous ? êtes-voushomme ou génie ? – Je suis homme, madame, lui répondis-je enme relevant, et je n’ai point de commerce avec les génies. – Parquelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, voustrouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j’y demeure, etpendant tout ce temps-là je n’y ai pas vu d’autre homme quevous. »

« Sa grande beauté, qui m’avait déjàdonné dans la vue, sa douceur et l’honnêteté avec laquelle elle merecevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire :« Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votrecuriosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infinide cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consolerdans l’affliction où je suis et peut-être celle de vous rendre plusheureuse que vous n’êtes. » Je lui racontai fidèlement parquel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d’un roidans l’état où je paraissais en sa présence, et comment le hasardavait voulu que je découvrisse l’entrée de la prison magnifique oùje la trouvais, mais ennuyeuse selon toutes les apparences.

« – Hélas ! prince, dit-elle ensoupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prisonsi riche et si pompeuse ne laisse pas d’être un séjour fortennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plairelorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vousn’ayez jamais entendu parler du grand Epitimarus, roi de l’îled’Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produitsi abondamment. Je suis la princesse sa fille.

« Le roi mon père m’avait choisi pourépoux un prince qui était mon cousin ; mais la première nuitde mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de lacapitale du royaume de l’île d’Ébène, avant que je fusse livrée àmon mari, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdistoute connaissance, et lorsque j’eus repris mes esprits, je metrouvai dans ce palais. J’ai été longtemps inconsolable ; maisle temps et la nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir legénie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que jesuis dans ce lieu, où je puis dire que j’ai à souhait tout ce quiest nécessaire à la vie et tout ce qui peut contenter une princessequi n’aimerait que les parures et les ajustements.

« De dix en dix jours, continua laprincesse, le génie vient coucher une nuit avec moi ; il n’ycouche pas plus souvent, et l’excuse qu’il en apporte est qu’il estmarié à une autre femme, qui aurait de la jalousie si l’infidélitéqu’il lui fait venait à sa connaissance. Cependant si j’ai besoinde lui, soit de jour, soit de nuit, je n’ai pas plus tôt touché untalisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génieparaît[26]. Il y a aujourd’hui quatre jours qu’ilest venu : ainsi, je ne l’attends que dans six. C’est pourquoivous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, sivous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votrequalité et votre mérite. »

« Je me serais estimé trop heureuxd’obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuseraprès une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans unbain le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l’onpuisse s’imaginer, et lorsque j’en sortis, à la place de mon habit,j’en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour sarichesse que pour me rendre plus digne d’être avec elle.

« Nous nous assîmes sur un sofa garnid’un superbe tapis et de coussins d’appui du plus beau brocart desIndes, et quelque temps après, elle mit sur une table des metstrès-délicats. Nous mangeâmes ensemble, nous passâmes le reste dela journée très-agréablement, et la nuit elle me reçut dans sonlit.

« Le lendemain, comme elle cherchait tousles moyens de me faire plaisir, elle servit au dîner une bouteillede vin vieux, le plus excellent que l’on puisse goûter, et ellevoulut bien par complaisance en boire quelques coups avec moi.Quand j’eus la tête un peu échauffée de cette liqueuragréable : « Belle princesse, lui dis-je, il y a troplongtemps que vous êtes enterrée toute vive. Suivez-moi, venezjouir de la clarté du véritable jour, dont vous êtes privée depuistant d’années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissezici. »

« – Prince, me répondit-elle en souriant,laissez là ce discours. Je compte pour rien le plus beau jour dumonde pourvu que de dix vous m’en donniez neuf et que vous cédiezle dixième au génie. – Princesse, repris-je, je vois bien que lacrainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je leredoute si peu que je vais mettre son talisman en pièces avec legrimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne alors, je l’attends.Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être, je lui feraisentir le poids de mon bras. Je fais serment d’exterminer tout cequ’il y a de génies au monde, et lui le premier. » Laprincesse, qui en savait la conséquence, me conjura de ne pastoucher au talisman. « Ce serait, me dit-elle, le moyen denous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous neles connaissez. » Les vapeurs du vin ne me permirent pas degoûter les raisons de la princesse : je donnai du pied dans letalisman et le mis en plusieurs morceaux. »

En achevant ces paroles, Scheherazade,remarquant qu’il était jour, se tut, et le sultan se leva. Maiscomme il ne douta point que le talisman brisé ne fût suivi dequelque événement remarquable, il résolut d’entendre le reste del’histoire.

XLIV NUIT.

Quelque temps avant le jour, Dinarzade s’étantréveillée, dit à la sultane : Ma sœur, si vous ne dormez pas,apprenez-nous, je vous en supplie, ce qui arriva dans le palaissouterrain après que le prince eut brisé le talisman. – Je vaisvous le dire, répondit Scheherazade. Et aussitôt reprenant sanarration, elle continua de parler ainsi sous la personne du secondcalender.

« Le talisman ne fut pas si tôt rompu quele palais s’ébranla, prêt à s’écrouler, avec un bruit effroyable etpareil à celui du tonnerre, accompagné d’éclairs redoublés et d’unegrande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment lesfumées du vin et me fit connaître, mais trop tard, la faute quej’avais faite. « Princesse, m’écriai-je, que signifiececi ? » Elle me répondit, tout effrayée et sans penser àson propre malheur : « Hélas ! c’est fait de vous sivous ne vous sauvez. »

« Je suivis son conseil, et mon épouvantefut si grande que j’oubliai ma cognée et mes pabouches[27]. J’avais à peine gagné l’escalier paroù j’étais descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit et fit unpassage au génie. Il demanda en colère à la princesse :« Que vous est-il arrivé et pourquoi m’appelez-vous ? –Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m’a obligée d’allerchercher la bouteille que vous voyez : j’en ai bu deux outrois coups ; par malheur, j’ai fait un faux pas et je suistombée sur le talisman, qui s’est brisé ; Il n’y a pas autrechose. »

« À cette réponse, le génie, furieux, luidit : « Vous êtes une impudente, une menteuse : lacognée et les pabouches que voilà, pourquoi se trouvent-ellesici ? – Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit laprincesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avezpeut-être enlevées avec vous en passant par quelque endroit, etvous les avez apportées sans y prendre garde. »

« Le génie ne repartit que par desinjures et par des coups, dont j’entendis le bruit. Je n’eus pas lafermeté d’ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princessemaltraitée d’une manière si cruelle. J’avais déjà quitté l’habitqu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien, que j’avais portésur l’escalier le jour précédent à la sortie du bain. Ainsij’achevai de monter, d’autant plus pénétré de douleur et decompassion que j’étais la cause d’un si grand malheur, et qu’ensacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’ungénie implacable, je m’étais rendu criminel et le plus ingrat detous les hommes.

« Il est vrai, disais-je, qu’elle estprisonnière depuis vingt-cinq ans ; mais, la liberté à part,elle n’avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement metfin à son bonheur et la soumet à la cruauté d’un démon impitoyable.J’abaissai la trappe, la recouvris de terre et retournai à laville, avec une charge de bois, que j’accommodai sans savoir ce queje faisais, tant j’étais troublé et affligé.

« Le tailleur mon hôte marqua une grandejoie de me revoir. » Votre absence, me dit-il, m’a causébeaucoup d’inquiétude à cause du secret de votre naissance que vousm’avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et jecraignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué devotre retour. Je le remerciai de son zèle et de sonaffection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’étaitarrivé, ni de la raison pourquoi je retournais sans cognée et sansbabouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai millefois l’excès de mon imprudence. Rien, disais-je, n’aurait égalé lebonheur de la princesse et le mien si j’eusse pu me contenir et queje n’eusse pas brisé le talisman.

« Pendant que je m’abandonnais à cespensées affligeantes, le tailleur entra et me dit : « Unvieillard que je ne connais pas vient d’arriver avec votre cognéeet vos babouches, qu’il a trouvées en son chemin, à ce qu’il dit.Il a appris de vos camarades qui vont au bois avec vous que vousdemeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en mainpropre. »

« À ce discours je changeai de couleur ettout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le sujet,lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, quin’avait pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nousavec la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de labelle princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, aprèsl’avoir traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie,nous dit-il, fils de la fille d’Eblis, prince des génies. N’est-cepas là ta cognée ? ajouta-t-il en s’adressant à moi. Nesont-ce pas là tes babouches ? »

Scheherazade, en cet endroit, aperçut le jouret cessa de parler. Le sultan trouvait l’histoire du secondcalender trop belle pour ne pas vouloir en entendre davantage.C’est pourquoi il se leva dans l’intention d’en apprendre la suitele lendemain.

XLV NUIT.

Le jour suivant, Dinarzade appela la sultane.Ma chère sœur, lui dit-elle, je vous prie de nous raconter dequelle manière le génie traita le prince. – Je vais satisfairevotre curiosité, répondit Scheherazade. Alors elle reprit de cettesorte l’histoire du second calender.

Le calender continuant de parler àZobéide : « Madame, dit-il, le génie m’ayant fait cettequestion, ne me donna pas le temps de lui répondre, et je nel’aurais pu faire, tant sa présence affreuse m’avait mis hors demoi-même. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de lachambre, et, s’élançant dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avectant de force et de vitesse, que je m’aperçus plutôt que j’étaismonté si haut que du chemin qu’il m’avait fait faire en peu demoments. Il fondit de même vers la terre, et l’ayant faitentr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et aussitôt je metrouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l’îled’Ébène. Mais, hélas ! quel spectacle ! je vis une chosequi me perça le cœur. Cette princesse était nue et tout en sang,étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées delarmes.

« Perfide, lui dit le génie en memontrant à elle, n’est-ce pas là ton amant ? » Elle jetasur moi ses yeux languissants et répondit tristement :« Je ne le connais pas, jamais je ne l’ai vu qu’en ce moment.– Quoi ! reprit le génie, il est cause que tu es dans l’étatoù te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connaispas ? – Si je ne le connais pas, repartit la princesse,voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit cause de saperte ? – Eh bien, dit le génie en tirant un sabre et leprésentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu, prends ce sabreet lui coupe la tête. – Hélas ! dit la princesse, commentpourrais-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forcessont tellement épuisées que je ne saurais lever le bras, et quandje le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à unepersonne que je ne connais point, à un innocent ? – Ce refus,dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout toncrime. » Ensuite, se tournant de mon côté : « Ettoi, me dit-il, ne la connais-tu pas ? »

« J’aurais été le plus ingrat et le plusperfide de tous les hommes si je n’eusse pas eu pour la princessela même fidélité qu’elle avait pour moi, qui étais la cause de sonmalheur. C’est pourquoi je répondis au génie : « Commentla connaîtrais-je, moi qui ne l’ai jamais vue que cette seulefois ? – Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre etcoupe-lui la tête. C’est à ce prix que je te mettrai en liberté, etque je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue qu’à présent,comme tu le dis. – Très-volontiers, lui repartis-je. Je pris lesabre de sa main… » Mais, sire, dit Scheherazade ens’interrompant en cet endroit, il est jour, et je ne dois pointabuser de la patience de votre majesté. – Voilà des événementsmerveilleux, dit le sultan en lui-même : nous verrons demainsi le prince eut la cruauté d’obéir au génie.

XLVI NUIT.

Sur la fin de la nuit, Dinarzade ayant appeléla sultane, lui dit : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vousprie de continuer l’histoire que vous ne pûtes achever hier. – Jele veux, répondit Scheherazade ; et, sans perdre de temps,vous saurez que le second calender poursuivit ainsi :

« Ne croyez pas, madame, que jem’approchai de la belle princesse de l’île d’Ébène pour être leministre de la barbarie du génie ; je le fis seulement pourlui marquer par mes gestes, autant qu’il me l’était permis, quecomme elle avait la fermeté de sacrifier sa vie pour l’amour demoi, je ne refusais pas d’immoler aussi la mienne pour l’amourd’elle. La princesse comprit mon dessein. Malgré ses douleurs etson affliction, elle me le témoigna par un regard obligeant, et mefit entendre qu’elle mourait volontiers et qu’elle était contentede voir que je voulais aussi mourir pour elle. Je reculai alors, etjetant le sabre par terre : « Je serais, dis-je au génie,éternellement blâmable devant tous les hommes si j’avais la lâchetéde massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point,mais même une dame comme celle que je vois, dans l’état où elleest, près de rendre l’âme. Vous ferez de moi ce qu’il vous plaira,puisque je suis à votre discrétion ; mais je ne puis obéir àvotre commandement barbare.

« – Je vois bien, dit le génie, que vousme bravez l’un et l’autre, et que vous insultez à ma jalousie. Maispar le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux dequoi je suis capable. » À ces mots le monstre reprit le sabre,et coupa une des mains de la princesse, qui n’eut que le temps deme faire un signe de l’autre, pour me dire un éternel adieu, car lesang qu’elle avait déjà perdu et celui qu’elle perdit alors ne luipermirent pas de vivre plus d’un moment ou deux après cettedernière cruauté dont le spectacle me fit évanouir.

« Lorsque je fus revenu à moi, je meplaignis au génie de ce qu’il me faisait languir dans l’attente dela mort. « Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir lecoup mortel ; je l’attends de vous comme la plus grande grâceque vous me puissiez faire. » Mais au lieu de mel’accorder : « Voilà me dit-il, de quelle sorte lesgénies traitent les femmes qu’ils soupçonnent d’infidélité. Ellet’a reçu ici ; si j’étais assuré qu’elle m’eût fait un plusgrand outrage, je te ferais périr dans ce moment ; mais je mecontenterai de te changer en chien, en âne, en lion ou enoiseau : choisis un de ces changements ; je veux bien telaisser maître du choix. »

« Ces paroles me donnèrent quelqueespérance de le fléchir. Ô génie ! lui dis-je, modérez votrecolère, et puisque vous ne voulez pas m’ôter la vie,accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votreclémence si vous me pardonnez, de même que le meilleur homme dumonde pardonna à un de ses voisins qui lui portait une enviemortelle. » Le génie me demanda ce qui s’était passé entre cesdeux voisins, en disant qu’il voulait bien avoir la patienced’écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis lerécit. Je crois, madame, que vous ne serez pas fâchée que je vousla raconte aussi.

HISTOIRE DE L’ENVIEUX ET DE L’ENVIÉ.

« Dans une ville assez considérable, deuxhommes demeuraient porte à porte. L’un conçut contre l’autre uneenvie si violente, que celui qui en était l’objet résolut dechanger de demeure et de s’éloigner, persuadé que le voisinage seullui avait attiré l’animosité de son voisin, car, quoiqu’il lui eûtrendu de bons offices, il s’était aperçu qu’il n’en était pas moinshaï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec le peu de bien qu’ilavait, et se retirant à la capitale du pays, qui n’était pas bienéloignée, il acheta une petite terre environ à une demi-lieue de laville. Il y avait une maison assez commode, un beau jardin et unecour raisonnablement grande, dans laquelle était une citerneprofonde dont on ne se servait plus.

« Le bon homme, ayant fait cetteacquisition, prit l’habit de derviche, pour mener une vie plusretirée, et fit faire plusieurs cellules dans la maison, où ilétablit en peu de temps une communauté nombreuse de derviches. Savertu le fit bientôt connaître et ne manqua pas de lui attirer uneinfinité de monde, tant du peuple que des principaux de la ville.Enfin chacun l’honorait et le chérissait extrêmement. On venaitaussi de bien loin se recommander à ses prières, et tous ceux quise retiraient d’auprès de lui publiaient les bénédictions qu’ilscroyaient avoir reçues du ciel par son moyen.

« La grande réputation du personnages’étant répandue dans la ville d’où il était sorti, l’envieux eneut un chagrin si vif qu’il abandonna sa maison et ses affaires,dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet effet, il se renditau nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-devant sonvoisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié imaginables.L’envieux lui dit qu’il était venu exprès pour lui communiquer uneaffaire importante, dont il ne pouvait l’entretenir qu’enparticulier. « Afin, ajouta-t-il, que personne ne nousentende, promenons-nous, je vous prie, dans votre cour, et puisquela nuit approche, commandez à vos derviches de se retirer dansleurs cellules. » Le chef des derviches fit ce qu’ilsouhaitait.

« Lorsque l’envieux se vit seul avec cebon homme, il commença de lui raconter ce qui lui plut, en marchantl’un à côté de l’autre dans la cour, jusqu’à ce que se trouvant surle bord de la citerne, il le poussa et le jeta dedans sans quepersonne fût témoin d’une si méchante action. Cela étant fait, ils’éloigna promptement, gagna la porte du couvent, d’où il sortitsans être vu, et retourna chez lui, fort content de son voyage etpersuadé que l’objet de son envie n’était plus au monde. Mais il setrompait fort. »

Scheherazade n’en put dire davantage, car lejour paraissait. Le sultan fut indigné de la malice de l’envieux.Je souhaite fort, dit-il en lui-même, qu’il n’arrive point de malau bon derviche. J’espère que j’appendrai demain que le ciel nel’abandonna point dans cette occasion.

XLVII NUIT.

Si vous ne dormez pas, ma sœur, s’écriaDinarzade à son réveil, apprenez-nous, je vous en conjure, si lebon derviche sortit sain et sauf de la citerne.

– Oui, répondit Scheherazade ; et lesecond calender poursuivant son histoire : « La vieilleciterne, dit-il, était habitée par des fées et par des génies, quise trouvèrent si à propos pour secourir le chef des derviches,qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de manière qu’ilne se fit aucun mal. Il s’aperçut bien qu’il y avait quelque chosed’extraordinaire dans une chute dont il devait perdre la vie ;mais il ne voyait ni ne sentait rien. Néanmoins il entendit bientôtune voix qui dit : « Savez-vous qui est ce bon homme àqui nous venons de rendre ce bon office ? » Et d’autresvoix ayant répondu que non, la première reprit : « Jevais vous le dire. Cet homme, par la plus grande charité du monde,a abandonné la ville où il demeurait et est venu s’établir en celieu dans l’espérance de guérir un de ses voisins de l’envie qu’ilavait contre lui. Il s’est attiré ici une estime si générale quel’envieux, ne pouvant le souffrir, est venu dans le dessein de lefaire périr, ce qu’il aurait exécuté sans le secours que nous avonsprêté à ce bon homme, dont la réputation est si grande, que lesultan qui fait son séjour dans la ville voisine, doit venir demainle visiter, pour recommander la princesse sa fille à sesprières. »

« Une autre voix demanda quel besoin laprincesse avait des prières du derviche. À quoi la premièrerepartit : « Vous ne savez donc pas qu’elle est possédéedu génie Maimoun, fils de Dimdim, qui est devenu amoureuxd’elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des dervichespourrait la guérir : la chose est très-aisée, et je vais vousla dire. Il a dans son couvent un chat noir[28],qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de lagrandeur, d’une petite pièce de monnaie d’argent. Il n’a qu’àarracher sept brins de poil de cette tache blanche, les brûler etparfumer la tête de la princesse de leur fumée. À l’instant ellesera si bien guérie et si bien délivrée de Maimoun, fils de Dimdim,que jamais il ne s’avisera d’approcher d’elle une secondefois. »

« Le chef des derviches ne perdit pas unmot de cet entretien des fées et des génies, qui gardèrent un grandsilence toute la nuit après avoir dit ces paroles. Le lendemain aucommencement du jour, dès qu’il put distinguer les objets, comme laciterne était démolie en plusieurs endroits, il aperçut un trou paroù il sortit sans peine.

« Les derviches, qui le cherchaient,furent ravis de le revoir. Il leur raconta en peu de mots laméchanceté de l’hôte qu’il avait si bien reçu le jour précédent, etse retira dans sa cellule. Le chat noir dont il avait ouï parler lanuit dans l’entretien des fées et des génies ne fut pas longtemps àvenir lui faire des caresses à son ordinaire. Il lui arracha septbrins de poil de la tache blanche qu’il avait à la queue, et lesmit à part pour s’en servir quand il en aurait besoin.

« Il n’y avait pas longtemps que lesoleil était levé lorsque le sultan, qui ne voulait rien négligerde ce qu’il croyait pouvoir apporter une prompte guérison à laprincesse, arriva à la porte du couvent. Il ordonna à sa garde des’y arrêter, et entra avec les principaux officiers quil’accompagnaient. Les derviches le reçurent avec un profondrespect.

Le sultan tira leur chef à l’écart :« Bon scheikh[29], luidit-il, vous savez peut-être déjà le sujet qui m’amène. – Oui,sire, répondit modestement le derviche : c’est, si je ne metrompe, la maladie de la princesse qui m’attire cet honneur que jene mérite pas. – C’est cela même, répliqua le sultan. Vous merendriez la vie si, comme je l’espère, vos prières obtenaient laguérison de ma fille. – Sire, repartit le bon homme, si votremajesté veut bien la faire venir ici, je me flatte, par l’aide etfaveur Dieu, qu’elle retournera en parfaite santé. »

« Le prince, transporté de joie, envoyasur-le-champ chercher sa fille, qui parut bientôt accompagnée d’unenombreuse suite de femmes et d’eunuques, et voilée de manière qu’onne lui voyait pas le visage. Le chef des derviches fit tenir unpoêle au-dessus de la tête de la princesse, et il n’eut pas si tôtposé les sept brins de poil sur les charbons allumés qu’il avaitfait apporter, que le génie Maimoun, fils de Dimdim, fit un grandcri, sans que l’on vît rien, et laissa la princesse libre.

« Elle porta d’abord la main au voile quilui couvrait le visage, et le leva voir où elle était. « Oùsuis-je ? s’écria-t-elle, qui m’a amenée ici ? » Àces paroles, le sultan ne put cacher l’excès de sa joie ; ilembrassa sa fille et la baisa aux yeux. Il baisa aussi la main duchef des derviches, et dit aux officiers quil’accompagnaient : « Dites-moi votre sentiment. Quellerécompense mérite celui qui a ainsi guéri ma fille ? »Ils répondirent tous qu’il méritait de l’épouser. « C’est ceque j’avais dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mongendre dès ce moment. ».

« Peu de temps après, le premier vizirmourut. Le sultan mit le derviche à sa place. Et le sultan étantmort lui-même sans enfants mâles, les ordres de religion et demilice assemblés, le bon homme fut déclaré et reconnu sultan d’uncommun consentement. »

Le jour, qui paraissait, obligea Scheherazadeà s’arrêter en cet endroit. Le derviche parut à Schahriar digne dela couronne qu’il venait d’obtenir ; mais ce prince était enpeine de savoir si l’envieux n’en serait pas mort de chagrin, et ilse leva dans la résolution de l’apprendre la nuit suivante.

XLVIII NUIT.

Dinarzade, quand il en fut temps, adressa cesparoles à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas,je vous prie de nous raconter la fin de l’histoire de l’envié et del’envieux. – Très-volontiers, répondit Scheherazade. Voici commentle second calender la poursuivit :

« Le bon derviche, dit-il, étant doncmonté sur le trône de son beau-père, un jour qu’il était au milieude sa cour dans une marche, il aperçut l’envieux parmi la foule dumonde qui était sur son passage. Il fit approcher un des vizirs quil’accompagnaient, et lui dit tout bas : « Allez etamenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde del’épouvanter. » Le vizir obéit, et quand l’envieux fut enprésence du sultan, le sultan lui dit : « Mon ami, jesuis ravi de vous voir ; » et alors, s’adressant à unofficier : « Qu’on lui compte, dit-il, tout à l’heure,mille pièces d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre vingtcharges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, etqu’une garde suffisante le conduise et l’escorte jusque chezlui. » Après avoir chargé l’officier de cette commission, ildit adieu à l’envieux et continua sa marche.

« Lorsque j’eus achevé de conter cettehistoire au génie assassin de la princesse de l’île d’Ébène, je luien fis l’application. « Ô génie ! lui dis-je vous voyezque ce sultan bienfaisant ne se contenta pas d’oublier qu’iln’avait pas tenu à l’envieux qu’il n’eût perdu la vie ; il letraita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens devous dire. » Enfin j’employai toute mon éloquence à le prierd’imiter un si bel exemple et de me pardonner ; mais il ne mefut pas possible de le fléchir.

« Tout ce que je puis faire pour toi, medit-il, c’est de ne te pas ôter la vie ; ne te flatte pas queje te renvoie sain et sauf ; il faut que je te fasse sentir ceque je puis par mes enchantements. » À ces mots, il se saisitde moi avec violence, et, m’emportant au travers de la voûte dupalais souterrain qui s’entr’ouvrit pour lui faire un passage, ilm’enleva si haut que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc.De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, etprit pied sur la cime d’une montagne.

« Là, il amassa une poignée de terre,prononça ou plutôt marmotta dessus certaines paroles auxquelles jene compris rien, et la jetant sur moi : « Quitte, medit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. » Ildisparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé dedouleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étais près ouéloigné des états du roi mon père.

« Je descendis du haut de la montagne,j’entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l’extrémité qu’aubout d’un mois, que j’arrivai au bord de la mer. Elle était alorsdans un grand calme, et j’aperçus un vaisseau à une demi-lieue deterre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis unegrosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer et me misdessus, jambe deçà, jambe delà, avec un bâton à chaque main pour meservir de rames.

« Je voguai dans tel étal et m’avançaivers le vaisseau. Quand je fus assez près pour être reconnu, jedonnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et auxpassagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avecune grande admiration. Cependant j’arrivai à bord, et, me prenant àun cordage, je grimpai jusque sur le tillac ; mais comme je nepouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet,le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celuid’avoir été à la discrétion du génie.

« Les marchands, superstitieux etscrupuleux, crurent que je porterais malheur à leur navigation sil’on me recevait. C’est pourquoi l’un dit : « Je vaisl’assommer d’un coup de maillet ; » un autre :« Je veux lui passer une flèche au travers ducorps ; » un autre : « Il faut le jeter à lamer. » Quelqu’un n’aurait pas manqué de faire ce qu’il disait,si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étais pas prosterné àses pieds ; mais le prenant par son habit, dans la posture desuppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmesqu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, enmenaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Ilme fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, jelui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissancequ’il me fut possible.

« Le vent qui succéda au calme ne fut pasfort, mais il fut durable : il ne changea point durantcinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’unebelle ville très-peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmesl’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que c’était lacapitale d’un puissant état.

« Notre vaisseau fut bientôt environnéd’une infinité de petits bateaux remplis de gens qui venaient pourféliciter leurs amis sur leur arrivée ou s’informer de ceux qu’ilsavaient vus au pays d’où ils arrivaient ou simplement par lacuriosité de voir un vaisseau qui venait de loin.

« Il arriva entre autres quelquesofficiers qui demandèrent à parler de la part du sultan auxmarchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux, etl’un des officiers prenant la parole, leur dit : « Lesultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a biende la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peined’écrire, sur le rouleau de papier que voici, chacun quelqueslignes de votre écriture.

« Pour vous apprendre quel est sondessein, vous saurez qu’il avait un premier vizir qui, avec unetrès-grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dansla dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours.Le sultan en est fort affligé, et comme il ne regardait jamais lesécritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennelde ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’ilécrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leurs écritures, maisjusqu’à présent il ne s’est trouvé personne dans l’étendue de cetempire qui ait été jugé digne d’occuper la place duvizir. »

« Ceux des marchands qui crurent assezbien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’unaprès l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, jem’avançai et enlevai le rouleau de la main de relui qui le tenait.Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaientd’écrire, s’imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à lamer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent quand ilsvirent que je tenais le rouleau fort proprement et que je faisaissigne de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainteen admiration. Néanmoins, comme ils n’avaient jamais vu de singequi sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusseplus habile que les autres, ils voulaient m’arracher le rouleau desmains ; mais le capitaine prit encore mon parti.« Laissez-le faire, dit-il, qu’il écrive. S’il ne fait quebarbouiller le papier, je vous promets que je le puniraisur-le-champ. Si au contraire il écrit bien, comme je l’espère, carje n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni quicomprit mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pourmon fils. J’en avais un qui n’avait pas, à beaucoup près, tantd’esprit que lui. »

« Voyant que personne ne s’opposait plusà mon dessein, je pris la plume et ne la quittai qu’après avoirécrit six sortes d’écritures usitées chez les Arabes, et chaqueessai d’écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu àla louange du sultan. Mon écriture n’effaçait pas seulement celledes marchands, j’ose dire qu’on n’en avait point vu de si bellejusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiersprirent le rouleau et le portèrent au sultan. »

Scheherazade en était là lorsqu’elle aperçutle jour. Sire, dit-elle à Schahriar, si j’avais le temps decontinuer, je raconterais à votre majesté des choses encore plussurprenantes que celles que je viens de raconter. Le sultan, quis’était proposé d’entendre toute cette histoire, se leva sans direce qu’il pensait.

XLIX NUIT.

Le lendemain, Dinarzade, éveillée avant lejour, appela la sultane et lui dit : Ma sœur, si vous nedormez pas, je vous supplie de nous apprendre la suite desaventures du singe. Je crois que le sultan mon seigneur n’a pasmoins de curiosité que moi de l’entendre. – Vous allez êtresatisfaits l’un et l’autre, répondit Scheherazade, et pour ne vouspas faire languir, je vous dirai que le second calender continuaainsi son histoire :

« Le sultan ne fit aucune attention auxautres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui pluttellement qu’il dit aux officiers : « Prenez le cheval demon écurie le plus beau et le plus richement enharnaché, et unerobe de brocart des plus magnifiques, pour revêtir la personne dequi sont ces six sortes d’écritures, et amenez-la-moi. »

« À cet ordre du sultan, les officiers semirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt àles punir ; mais ils lui dirent : « Sire, noussupplions votre majesté de nous pardonner ; ces écritures nesont pas d’un homme, elles sont d’un singe. – Que dites-vous ?s’écria le sultan ; ces écritures merveilleuses ne sont pas dela main d’un homme ? – Non, sire, répondit un desofficiers ; nous assurons votre majesté qu’elles sont d’unsinge, qui les a faites devant nous. » Le sultan trouva lachose trop surprenante pour n’être pas curieux de me voir.« Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moipromptement un singe si rare. »

« Les officiers revinrent au vaisseau etexposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultanétait le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocarttrès-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le chevaldu sultan, qui m’attendait dans son palais avec un grand nombre depersonnes de sa cour, qu’il avait assemblées pour me faire plusd’honneur.

« La marche commença ; le port, lesrues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palaiset des maisons, tout était rempli d’une multitude innombrable demonde de l’un et de l’autre sexes et de tous les âges, que lacuriosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour mevoir, car le bruit s’était répandu en un moment que le sultanvenait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donnéun spectacle si nouveau à tout ce peuple qui, par des crisredoublés, ne cessait de marquer sa surprise, j’arrivai au palaisdu sultan.

« Je trouvai ce prince assis sur sontrône au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérencesprofondes, et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terredevant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe.Toute l’assemblée ne pouvait se lasser de m’admirer, et necomprenait pas comment il était possible qu’un singe sût si bienrendre aux sultans le respect qui leur est dû, et le sultan enétait plus étonné que personne. Enfin la cérémonie de l’audienceeût été complète si j’eusse pu ajouter la harangue à mesgestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et d’avoir étéhomme ne me donnait pas ce privilège.

« Le sultan congédia ses courtisans, etil ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petitesclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d’audience dansson appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut àtable, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour luimarquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis àtable. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

« Avant que l’on desservît, j’aperçus uneécritoire ; je fis signe qu’on me l’apportât, et quand jel’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, quimarquaient ma reconnaissance au sultan, et la lecture qu’il en fit,après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. Latable levée, on lui apporta d’une boisson particulière dont il mefit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveauxvers, qui expliquaient l’état où je me trouvais après de grandessouffrances. Le sultan les lut encore et dit : « Un hommequi serait capable d’en faire autant serait au-dessus des plusgrands hommes. »

« Ce prince, s’étant fait apporter un jeud’échecs[30], me demanda par signe si j’y savaisjouer et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre et, enportant la main sur ma tête, je marquai que j’étais prêt à recevoircet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnaila seconde et la troisième, et m’apercevant que cela lui faisaitquelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je luiprésentai. Je lui disais que deux puissantes armées s’étaientbattues tout le jour avec beaucoup d’ardeur ; mais qu’ellesavaient fait la paix sur le soir, et qu’elles avaient passé la nuitensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.

« Tant de choses paraissant au sultanfort au-delà de tout ce qu’on avait jamais vu ou entendu del’adresse et de l’esprit des singes, il ne voulait pas être le seultémoin de ces prodiges. Il avait une fille qu’on appelait Dame debeauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui étaitprésent et attaché à cette princesse, allez, faites venir ici votredame : je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que jeprends. »

« Le chef des eunuques partit et amenabientôt la princesse. Elle avait le visage découvert ; maiselle ne fut pas plus tôt dans la chambre, qu’elle se le couvritpromptement de son voile, en disant au sultan : « Sire,il faut que votre majesté se soit oubliée. Je suis fort surprisequ’elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. – Commentdonc, ma fille, répondit le sultan, vous n’y pensez pasvous-même : il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votregouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir levisage ; néanmoins vous baissez votre voile et vous me faitesun crime de vous avoir fait venir ici. – Sire, répliqua laprincesse, votre majesté va connaître que je n’ai pas tort. Lesinge que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est unjeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singepar enchantement. Un génie, fils de la fille d’Eblis, lui a faitcette malice après avoir cruellement ôté la vie à la princesse del’île d’Ébène, fille du roi Epitimarus. »

« Le sultan, étonné de ce discours, setourna de mon côté, et ne me parlant plus par signe, me demanda sice que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvaisparler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que laprincesse avait dit la vérité. « Ma fille, reprit alors lesultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singepar enchantement ? – Sire, repartit la princesse Dame debeauté, votre majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance,j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magiciennetrès-habile. Elle m’a enseigné soixante règles de sa science, parla vertu de laquelle je pourrais en un clin d’œil faire transportervotre capitale au milieu de l’Océan, au-delà du mont Caucase. Parcette science je connais toutes les personnes qui sont enchantées,seulement à les voir ; je sais qui elles sont et par qui ellesont été enchantées. Ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’aborddémêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paraître àvos yeux tel qu’il est naturellement. – Ma fille, dit le sultan, jene vous croyais pas si habile. – Sire, répondit la princesse, cesont des choses curieuses qu’il est bon de savoir ; mais ilm’a semblé que je ne devais pas m’en vanter. – Puisque cela estainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantementdu prince ? – Oui, sire, repartit la princesse, je puis luirendre sa première forme. – Rendez-la-lui donc, interrompit lesultan, vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veuxqu’il soit mon grand vizir et qu’il vous épouse. – Sire, dit laprincesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plairade m’ordonner. »

Scheherazade, en achevant ces derniers mots,s’aperçut qu’il était jour et cessa de poursuivre l’histoire dusecond calender. Schahriar, jugeant que la suite ne serait pasmoins agréable que ce qu’il avait entendu, résolut de l’écouter lelendemain.

L NUIT.

Dinarzade, appelant la sultane à l’heureordinaire, lui dit : Ma sœur, si vous ne dormez pas,racontez-nous, de grâce, comment la Dame de beauté remit le secondcalender dans son premier état. – Vous, allez le savoir, réponditScheherazade. Le calender reprit ainsi son discours :

« La princesse Dame de beauté alla dansson appartement, d’où elle apporta un couteau qui avait des motshébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, lesultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans unecour secrète du palais, et là, nous laissant sous une galerie quirégnait autour, elle s’avança au milieu de la cour, où elledécrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractèresarabes anciens et autres qu’on appelle caractères de Cléopâtre.

« Lorsqu’elle eut achevé et préparé lecercle de la manière qu’elle le souhaitait, elle se plaça ets’arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et elle récita desversets de l’Alcoran. Insensiblement l’air s’obscurcit de sortequ’il semblait qu’il fût nuit et que la machine du monde allait sedissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur extrême, etcette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraîtrele génie, fils de la fille d’Eblis, sous la forme d’un lion d’unegrandeur épouvantable.

« Dès que la princesse aperçut cemonstre, elle lui dit : « Chien, au lieu de ramper devantmoi, tu oses te présenter sous celle horrible forme et tu croism’épouvanter ! – Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas decontrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par unserment solennel, de ne nous nuire ni faire aucun tort l’un àl’autre ! – Ah ! maudit, répliqua la princesse, c’est àtoi que j’ai ce reproche à faire. – Tu vas, interrompit brusquementle lion, être payée de la peine que tu m’as donnée derevenir. » En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable ets’avança sur elle pour la dévorer ; mais elle, qui était surses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher uncheveu, et en prononçant deux ou trois paroles, elle se changea enun glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieudu corps.

« Les deux parties du lion disparurent,et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion.Aussitôt la princesse se changea en serpent et livra un rude combatau scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit à forme d’un aigleet s’envola. Mais le serpent prit alors celle d’un aigle noir pluspuissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l’un etl’autre.

« Quelque temps après qu’ils eurentdisparu, la terre s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit unchat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et quimiaulait d’une manière effrayante. Un loup noir le suivit de prèset ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea enver et se trouva près d’une grenade tombée par hasard d’ungrenadier qui était planté sur le bord d’un canal d’eau assezprofond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, ets’y cacha. La grenade alors s’enfla, devint grosse comme unecitrouille, et s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoirfait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour et serompit en plusieurs morceaux.

« Le loup, qui pendant ce temps-làs’était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade etse mit à les avaler l’un après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, ilvint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, commepour nous demander s’il n’y avait plus de grains. Il en restait unsur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il ycourut vite ; mais dans le moment qu’il allait porter le becdessus, le grain roula dans le canal et se changea en petitpoisson… » Mais voilà le jour, sire, dit Scheherazade ;s’il n’eût pas si tôt paru, je suis persuadée que votre majestéaurait pris beaucoup de plaisir à entendre ce que je lui auraisraconté. À ces mots, elle se tut, et le sultan se leva rempli detous ces événements inouïs, qui lui inspirèrent une forte envie etune extrême impatience d’apprendre le reste de cette histoire.

LI NUIT.

Dinarzade, le lendemain, ne craignit pasd’interrompre le sommeil de la sultane : Si vous ne dormezpas, ma sœur, lui dit-elle, je vous prie de reprendre le fil decette merveilleuse histoire que vous ne pûtes achever hier. Je suiscurieuse d’entendre la suite de toutes ces métamorphoses.Scheherazade rappela dans sa mémoire l’endroit où elle en étaitdemeurée, et puis, adressant la parole au sultan : Sire,dit-elle, le second calender continua de cette sorte sonhistoire :

« Le coq se jeta dans le canal et sechangea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furentl’un et l’autre deux heures entières sous l’eau, et nous ne savionsce qu’ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des crishorribles qui nous firent frémir. Peu de temps après nous vîmes legénie et la princesse tout en feu. Ils lancèrent l’un contrel’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à seprendre corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent etjetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nouscraignîmes avec raison qu’elle n’embrasât tout le palais, mais nouseûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant, car legénie, s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la galerieoù nous étions et nous souffla des tourbillons de feu. C’était faitde nous si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligépar ses cris à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelquediligence qu’elle fît, elle ne put empêcher que le sultan n’eût labarbe brûlée et le visage gâté, que le chef des eunuques ne fûtétouffé et consumé sur-le-champ, et qu’une étincelle n’entrât dansmon œil droit et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nousattendions à périr ; mais bientôt nous ouïmes crier ;Victoire ! victoire ! et nous vîmes tout à coup paraîtrela princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en unmonceau de cendres.

La princesse s’approcha de nous, et, pour nepas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui luifut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n’avait fait aucunmal. Elle la prit, et après quelques paroles prononcées dessus,elle jeta l’eau sur moi en disant : « Si tu es singe parenchantement, change de figure et prends celle d’homme que tu avaisauparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que jeredevins homme tel que j’étais avant ma métamorphose, à un œilprès.

« Je me préparais à remercier laprincesse, mais elle ne m’en donna pas le temps. Elle s’adressa ausultan son père et lui dit : « Sire, j’ai remporté lavictoire sur le génie, comme votre majesté le peut voir. Mais c’estune victoire qui me coûte cher : il me reste peu de moments àvivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage quevous méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et jesens qu’il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé si jem’étais aperçu du dernier grain de la grenade et que je l’eusseavalé comme les autres lorsque j’étais changée en coq. Le génie s’yétait réfugié comme en son dernier retranchement, et de làdépendait le succès du combat, qui aurait été heureux et sansdanger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu et decombattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait entre leciel et la terre et en votre présence. Malgré le pouvoir de son artredoutable et son expérience, j’ai fait connaître au génie que j’ensavais plus que lui ; je l’ai vaincu et réduit en cendres.Mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche. »

Scheherazade interrompit en cet endroitl’histoire du second calender, et dit au sultan : Sire, lejour, qui paraît, m’avertit de n’en pas dire davantage ; maissi votre majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain,elle entendra la fin de cette histoire. Schahriar y consentit et seleva, suivant sa coutume, pour aller vaquer aux affaires de sonempire.

LII NUIT.

Quelque temps avant le jour, Dinarzade,éveillée, appela la sultane : Ma chère sœur, lui dit-elle, sivous ne dormez pas, je vous supplie d’achever l’histoire du secondcalender. Scheherazade prit aussitôt la parole et poursuivit ainsison conte :

Le calender, parlant toujours à Zobéide, luidit : « Madame, le sultan laissa la princesse Dame debeauté achever le récit de son combat, et quand elle l’eut fini, illui dit d’un ton qui marquait la vive douleur dont il étaitpénétré : « Ma fille, vous voyez en quel état est votrepère. Hélas ! je m’étonne que je sois encore en vie !L’eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez dedélivrer de son enchantement a perdu un œil. » Il n’en putdire davantage, car les larmes, les soupirs et les sanglots luicoupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de sonaffliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui.

« Pendant que nous nous affligions commeà l’envi l’un de l’autre, la Princesse se mit à crier :« Je brûle ! je brûle ! » Elle sentit que lefeu qui la consumait s’était enfin emparé de tout son corps, etelle ne cessa de crier : « Je brûle ! » que lamort n’eût mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feufut si extraordinaire qu’en peu de moments elle fut réduite touteen cendres, comme le génie.

« Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’àquel point je fus touché d’un spectacle si funeste. J’aurais mieuxaimé être toute ma vie singe ou chien que de voir ma bienfaitricepérir si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au delà detout ce qu’on peut s’imaginer, poussa des cris pitoyables en sedonnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu’à ceque, succombant à son désespoir, il s’évanouit, et me fit craindrepour sa vie.

« Cependant les eunuques et les officiersaccoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine àfaire revenir de sa faiblesse. Ce prince et moi n’eûmes pas besoinde leur faire un long récit de cette aventure pour les persuader dela douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendresen quoi la princesse et le génie avaient été réduits la leur firentassez concevoir. Comme le sultan pouvait à peine se soutenir, ilfut obligé de s’appuyer sur eux pour gagner son appartement.

« Dès que le bruit d’un événement sitragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout lemonde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté et pritpart à l’affliction du sultan. On mena grand deuil durant septjours ; on fit beaucoup de cérémonies ; on jeta au ventles cendres du génie ; on recueillit celles de la princessedans un vase précieux, pour y être conservées, et ce vase futdéposé dans un superbe mausolée que l’on bâtit au même endroit oùles cendres avaient été recueillies.

« Le chagrin que conçut le sultan de laperte de sa fille lui causa une maladie qui l’obligea de garder lelit un mois entier. Il n’avait pas encore entièrement recouvré sasanté, qu’il me fit appeler : « Prince, me dit-il,écoutez l’ordre que j’ai à vous donner : il y va de votre viesi vous ne l’exécutez. » Je l’assurai que j’obéiraisexactement. Après quoi, reprenant la parole : » J’avaistoujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamaisaucun accident ne l’avait traversée ; votre arrivée a faitévanouir le bonheur dont je jouissais : ma fille est morte,son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que jesuis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont iln’est pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoiretirez-vous en paix, mais retirez-vous incessamment ; jepérirais moi-même si vous demeuriez ici davantage, car je suispersuadé que votre présence porte malheur : c’est tout ce quej’avais à vous dire. Partez, et prenez garde de paraître jamaisdans mes états : aucune considération ne m’empêcherait de vousen faire repentir. » Je voulus parler ; mais il me fermala bouche par des paroles remplies de colère, et je fus obligé dem’éloigner de son palais.

« Rebuté, chassé, abandonné de tout lemonde, et ne sachant ce que je deviendrais, avant que de sortir dela ville j’entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et lessourcils, et pris l’habit de calender. Je me mis en chemin enpleurant moins ma misère que la mort des belles princesses quej’avais causée. Je traversai plusieurs pays sans me faireconnaître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dansl’espérance de me faire présenter au commandeur des croyants etd’exciter sa compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’ysuis arrivé ce soir, et la première personne que j’ai rencontrée enarrivant, c’est le calender notre frère qui vient de parler avantmoi. Vous savez le reste, madame, et pourquoi j’ai l’honneur de metrouver dans votre hôtel. »

Quand le second calender eut achevé sonhistoire, Zobéide, à qui il avait adressé la parole, lui dit :« Voilà qui est bien ; allez, retirez-vous où il vousplaira, je vous en donne la permission. » Mais, au lieu desortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’aupremier calender, auprès de qui il alla prendre place… Mais, sire,dit Scheherazade en achevant ces derniers mots, il est jour, et ilne m’est pas permis de continuer. J’ose assurer néanmoins quequelque agréable que soit l’histoire du second calender, celle dutroisième n’est pas moins belle : que votre majesté seconsulte ; qu’elle voie si elle veut avoir la patience del’entendre. Le sultan, curieux de savoir si elle était aussimerveilleuse que la dernière, se leva résolu de prolonger encore lavie de Scheherazade, quoique le délai qu’il avait accordé fût finidepuis plusieurs jours.

LIII NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzadeadressa ces paroles à la sultane : Ma chère sœur, si vous nedormez pas, je vous prie, en attendant le jour, qui paraîtrabientôt, de me raconter quelqu’un de ces beaux contes que voussavez. – Je voudrais bien, dit alors Schahriar, entendre l’histoiredu troisième calender. – Sire, répondit Scheherazade, vous allezêtre obéi. Le troisième calender, ajouta-t-elle, voyant que c’étaità lui à parler, s’adressant comme les autres à Zobéide, commençason histoire de cette manière :

HISTOIRE DU TROISIÈME CALENDER, FILS DEROI.

« Très-honorable dame, ce que j’ai à vousraconter est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Lesdeux princes qui ont parlé avant moi ont perdu chacun un œil par unpur effet de leur destinée, et moi je n’ai perdu le mien que par mafaute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur,comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours.

« Je m’appelle Agib[31], etsuis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort, je prispossession de ses états, et établis mon séjour dans la même villeoù il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer.Elle a un port des plus beaux et des plus sûrs, avec un arsenalassez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseauxde guerre toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour enéquiper cinquante en marchandise et autant de petites frégateslégères pour les promenades et les divertissements sur l’eau.Plusieurs belles provinces composaient mon royaume en terre ferme,avec un grand nombre d’îles considérables, presque toutes situées àla vue de ma capitale.

« Je visitai premièrement lesprovinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte,et j’allai descendre dans mes îles pour me concilier, par maprésence, le cœur de mes sujets et les affermir dans le devoir.Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai, et cesvoyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’yfirent prendre tant de goût que je résolus d’aller faire desdécouvertes au delà de mes îles. Pour cet effet je fis équiper dixvaisseaux seulement, je m’embarquai, et nous mîmes à la voile.

« Notre navigation fut heureuse pendantquarante jours de suite ; mais la nuit du quarante-unième, levent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battusd’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à lapointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et lesoleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une île, oùnous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissements.Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours denavigation, nous commencions à espérer de voir terre, car latempête que nous avions essuyée m’avait détourné de mon dessein, etj’avais fait prendre la route de mes états, lorsque je m’aperçusque mon pilote ne savait où nous étions. Effectivement, le dixièmejour un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grandmât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avait vu que leciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui,du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grandenoirceur.

« Le pilote changea de couleur à cerécit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre sefrappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il, noussommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger oùnous nous trouvons, et avec toute mon expérience, il n’est pas enmon pouvoir de nous en garantir. » En disant ces paroles il semit à pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, etson désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je luidemandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi.« Hélas ! sire, me répond-il, la tempête que nous avonsessuyée nous a tellement égarés de notre route, que demain, à midi,nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre choseque la montagne noire ; et cette montagne noire est une mined’aimant qui, dès à présent, attire toute votre flotte, à cause desclous et des ferrements qui entrent dans la structure desvaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance,la force de l’aimant sera si violente que tous les clous sedétacheront et iront se coller contre la montagne : vosvaisseaux se dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a lavertu d’attirer le fer à soi et de se fortifier par cetteattraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte desclous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr, ce quiconserve et augmente en même temps cette vertu[32].

« Cette montagne, poursuivit le pilote,est très-escarpée, et au sommet il y a un dôme de bronze fin,soutenu de colonnes de même métal ; au haut du dôme paraît uncheval aussi de bronze, sur lequel est un cavalier qui a lapoitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravésdes caractères talismaniques. La tradition, sire, est que cettestatue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux etde tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’ellene cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’enapprocher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

« Le pilote ayant tenu ce discours, seremit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de toutl’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à lafin de mes jours. Chacun, toutefois, ne laissa pas de songer à saconservation et de prendre pour cela toutes les mesures possibles.Et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiersles uns des autres par un testament en faveur de ceux qui sesauveraient.

« Le lendemain matin nous aperçûmes àdécouvert la montagne noire, et l’idée que nous en avions conçuenous la fit paraître plus affreuse qu’elle n’était. Sur le midinous nous en trouvâmes si près que nous éprouvâmes ce que le pilotenous avait prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autresferrements de la flotte vers la montagne, où, par la violence del’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Lesvaisseaux s’entr’ouvrirent et s’abîmèrent dans le fond de la mer,qui était si haute en cet endroit, qu’avec la sonde nous n’aurionspu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ;mais Dieu eut pitié de moi et permit que je me sauvasse en mesaisissant d’une planche qui fut poussée par le vent droit au piedde la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheurm’ayant fait aborder dans un endroit où il y avait des degrés pourmonter au sommet. »

Scheherazade voulait poursuivre ceconte ; mais le jour, qui vint à paraître, lui imposa silence.Le sultan jugea bien par le commencement que la sultane ne l’avaitpas trompé. Ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il ne la fitpas encore mourir ce jour-là.

LIV NUIT.

Au nom de Dieu, ma sœur, s’écria le lendemainDinarzade, si vous ne dormez pas, continuez, je vous en conjure,l’histoire du troisième calender. – Ma chère sœur, réponditScheherazade, voici comment ce prince la reprit :

« À la vue de ces degrés, dit-il, car iln’y avait pas de terrain à droite ni à gauche où l’on pût mettre lepied et par conséquent se sauver, je remerciai Dieu et invoquai sonsaint nom en commençant à monter. L’escalier était si étroit, siraide et si difficile, que pour peu que le vent eût eu de violence,il m’aurait renversé et précipité dans la mer. Mais enfin,j’arrivai jusqu’au haut sans accident : j’entrai sous le dôme,et, me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâcequ’il m’avait faite.

« Je passai la nuit sous ce dôme ;pendant que je dormais, un vénérable vieillard s’apparut à moi etme dit : « Écoute, Agib, lorsque tu seras éveillé, creusela terre sous tes pieds ; tu y trouveras un arc de bronze, ettrois flèches de plomb fabriquées sous certaines constellationspour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tireles trois flèches contre la statue : le cavalier tombera dansla mer et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroitd’où tu auras tiré l’arc et les flèches. Cela fait, la mers’enflera et montera jusqu’au pied du dôme, à la hauteur de lamontagne. Lorsqu’elle y sera montée, tu verras aborder unechaloupe, où il n’y aura qu’un seul homme avec une rame à chaquemain. Cet homme sera de bronze, mais différent de celui que tuauras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom deDieu, et te laisse conduire. Il te conduira en dix jours dans uneautre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain etsauf, pourvu que, comme je te l’ai dit, tu ne prononces pas le nomde Dieu pendant le voyage. »

« Tel fut le discours du vieillard.D’abord que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé decette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le vieillardm’avait commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tiraicontre le cavalier. À la troisième flèche, je le renversai dans lamer, et le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place del’arc et des flèches, et dans cet intervalle, la mer s’enfla peu àpeu. Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de lamontagne, je vis de loin, sur la mer, une chaloupe qui venait àmoi. Je bénis Dieu, voyant que les choses succédaient conformémentau songe que j’avais eu.

« Enfin la chaloupe aborda, et j’y visl’homme de bronze tel qu’il m’avait été dépeint. Je m’embarquai etme gardai bien de prononcer le nom de Dieu ; je ne dis pasmême un seul autre mot. Je m’assis, et l’homme de bronze recommençade ramer en s’éloignant de la montagne. Il vogua sans discontinuerjusqu’au neuvième jour, que je vis des îles qui me firent espérerque je serais bientôt hors du danger que j’avais à craindre.L’excès de ma joie me fit oublier la défense qui m’avait été faite.Dieu soit béni ! dis-je alors, Dieu soit loué !

« Je n’eus pas achevé ces paroles, que lachaloupe s’enfonça dans la mer avec l’homme de bronze. Je demeuraisur l’eau et je nageai, le reste du jour, du côté de la terre quime parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda, et commeje ne savais plus où j’étais, je nageais à l’aventure. Mes forcess’épuisèrent à la fin, et je commençais à désespérer de me sauver,lorsque le vent venant à se fortifier, une vague plus grosse qu’unemontagne me jeta sur une plage, où elle me laissa en se retirant.Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte qu’une autrevague ne me reprît, et la première chose que je fis fut de medépouiller, d’exprimer l’eau de mon habit, et de l’étendre pour lefaire sécher sur le sable, qui était encore échauffé de la chaleurdu jour.

« Le lendemain le soleil eut bientôtachevé de sécher mon habit. Je le repris et m’avançai pourreconnaître où j’étais. Je n’eus pas marché longtemps que je connusque j’étais dans une petite île déserte fort agréable, où il yavait plusieurs sortes d’arbres fruitiers et sauvages. Mais jeremarquai qu’elle était considérablement éloignée de terre, ce quidiminua fort la joie que j’avais d’être échappé à la mer. Néanmoinsje me remettais à Dieu du soin de disposer de mon sort selon savolonté, quand j’aperçus un petit bâtiment qui venait de terreferme à pleines voiles et avait la proue sur l’île où j’étais.

« Comme je ne doutais pas qu’il n’y vîntmouiller, et que j’ignorais si les gens qui étaient dessus seraientamis ou ennemis, je crus ne devoir pas me montrer d’abord. Jemontai sur un arbre fort touffu, d’où je pouvais impunémentexaminer leur contenance. Le bâtiment vint se ranger dans unepetite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portaient une pelleet d’autres instruments propres à remuer la terre. Ils marchèrentvers le milieu de l’île, où je les vis s’arrêter et remuer la terrequelque temps, et à leur action il me parut qu’ils levèrent unetrappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrentplusieurs sortes de provisions et de meubles, et en firent chacunune charge qu’ils portèrent à l’endroit où ils avaient remué laterre, et ils y descendirent, ce qui me fit comprendre qu’il yavait là un lieu souterrain. Je les vis encore une fois aller auvaisseau, et en ressortir peu de temps après avec un vieillard quimenait avec lui un jeune homme de quatorze ou quinze ans, très-bienfait. Ils descendirent tous où la trappe avait été levée, et quandils furent remontés, qu’ils eurent abaissé la trappe qu’ilsl’eurent recouverte de terre et qu’ils reprirent le chemin del’anse où était le navire, je remarquai que le jeune homme n’étaitpas avec eux ; d’où je conclus qu’il était resté dans le lieusouterrain, circonstance qui me causa un extrême étonnement.

« Le vieillard et les esclaves serembarquèrent, et le bâtiment, remis à la voile, reprit la route dela terre ferme. Quand je le vis si éloigné que je ne pouvais êtreaperçu de l’équipage, je descendis de l’arbre et me rendispromptement à l’endroit où j’avais vu remuer la terre. Je la remuaià mon tour jusqu’à ce que, trouvant une pierre de deux ou troispieds en carré, je la levai, et je vis qu’elle couvrait l’entréed’un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai aubas dans une grande chambre où il y avait un tapis de pied et unsofa garni d’un autre tapis et de coussins d’une riche étoffe, oùle jeune homme était assis avec un éventail à la main. Jedistinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussibien que des fruits et des pots de fleurs qu’il avait près delui.

« Le jeune homme fut effrayé de ma vue.Mais, pour le rassurer, je lui dis en entrant : « Qui quevous soyez, seigneur, ne craignez rien ; un roi et un fils deroi tel que je suis n’est pas capable de vous faire la moindreinjure. C’est, au contraire, votre bonne destinée qui a vouluapparemment que je me trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau,où il semble qu’on vous ait enterré tout vivant pour des raisonsque j’ignore. Mais ce qui m’embarrasse et ce que je ne puisconcevoir (car je vous dirai que j’ai été témoin de tout ce quis’est passé depuis que vous êtes arrivé dans cette île), c’estqu’il m’a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans ce lieusans résistance…… » Scheherazade se tut en cet endroit, et lesultan se leva très-impatient d’apprendre pourquoi ce jeune hommeavait ainsi été abandonné dans une île déserte, ce qu’il se promitd’entendre la nuit suivante.

LV NUIT.

Dinarzade, lorsqu’il en fut temps, appela lasultane : Si vous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, jevous prie de reprendre l’histoire du troisième calender.Scheherazade ne se le fit pas répéter et la poursuivit de cettesorte :

« Le jeune homme, continua le troisièmecalender, se rassura à ces paroles, et me pria d’un air riant dem’asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince,me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra parsa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis degrands biens par son travail et par son habileté dans saprofession. Il a un grand nombre d’esclaves et de commissionnaires,qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui luiappartiennent, afin d’entretenir les correspondances qu’il a enplusieurs cours où il fournit les pierreries dont on a besoin.

« Il y avait longtemps qu’il était mariésans avoir eu d’enfants, lorsqu’il apprit qu’il aurait un fils dontla vie néanmoins ne serait pas de longue durée, ce qui lui donnabeaucoup de chagrin à son réveil. Quelques jours après, ma mère luiannonça qu’elle était grosse, et le temps qu’elle croyait avoirconçu s’accordait fort avec le jour du songe de mon père. Elleaccoucha de moi dans le terme des neuf mois, et ce fut une grandejoie dans la famille.

« Mon père, qui avait exactement observéle moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui luidirent : « Votre fils vivra sans nul accident jusqu’àl’âge de quinze ans. Mais alors il courra risque de perdre la vieet il sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheurveut qu’il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’ence temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui estau haut de la montagne d’aimant aura été renversée dans la mer parle prince Agib, fils du roi Cassib, et que les astres marquent que,cinquante jours après, votre fils doit être tué par ceprince. »

« Comme cette prédiction s’accordait avecle songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il nelaissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducationjusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Ilapprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze a été jetédans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cettenouvelle lui a coûté tant de pleurs et causé tant d’alarmes qu’iln’est pas reconnaissable dans l’état où il est.

« Sur la prédiction des astrologues, il acherché les moyens de tromper mon horoscope et de me conserver lavie. Il y a longtemps qu’il a pris la précaution de faire bâtircette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours dèsqu’il apprendrait que la statue serait renversée. C’est pourquoi,comme il a su qu’elle l’était depuis dix jours, il est venupromptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante ilviendra me reprendre. Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espéranceet je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terreau milieu d’une île déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avais à vousdire. »

« Pendant que le fils du joaillier meracontait son histoire, je me moquais en moi-même des astrologuesqui avaient prédit que je lui ôterais la vie, et je me sentais siéloigné de vérifier la prédiction, qu’à peine eut-il achevé deparler que je lui dis avec transport : « Mon cherseigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu et ne craignezrien. Comptez que c’était une dette que vous aviez à payer et quevous en êtes quitte dès à présent. Je suis ravi, après avoir faitnaufrage, de me trouver heureusement ici pour vous défendre contreceux qui voudraient attenter à votre vie. Je ne vous abandonneraipas durant ces quarante jours que les vaines conjectures desastrologues vous font appréhender. Je vous rendrai pendant cetemps-là tous les services qui dépendront de moi. Après cela jeprofiterai de l’occasion de gagner la terre ferme en m’embarquantavec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père etla vôtre, et quand je serai de retour en mon royaume, jen’oublierai point l’obligation que je vous aurai, et je tâcherai devous en témoigner ma reconnaissance de la manière que je ledevrai. »

« Je rassurai par ce discours le fils dujoaillier et m’attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur del’épouvanter, de lui dire que j’étais cet Agib qu’il craignait, etje pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nousentretînmes de plusieurs choses jusqu’à la nuit, et je connus quele jeune homme avait beaucoup d’esprit. Nous mangeâmes ensemble deses provisions : il en avait une si grande quantité qu’il enaurait eu de reste au bout de quarante jours, quand il aurait eud’autres hôtes que moi. Après le souper, nous continuâmes de nousentretenir quelque temps, et ensuite nous nous couchâmes.

« Le lendemain à son lever, je luiprésentai le bassin et l’eau. Il se lava, je préparai le dîner etle servis quand il en fut temps. Après le repas, j’inventai un jeupour nous désennuyer non-seulement ce jour-là, mais encore lessuivants. Je préparai le souper de la même manière que j’avaisapprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme lejour précédent.

« Nous eûmes le temps de contracteramitié ensemble. Je m’aperçus qu’il avait de l’inclination pourmoi, et de mon côté j’en avais conçu une si forte pour lui, que jeme disais souvent à moi-même que les astrologues qui avaient préditau père que son fils serait tué par mes mains étaient desimposteurs, et qu’il n’était pas possible que je pusse commettreune si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neufjours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.

« Le quarantième arriva. Le matin, lejeune homme en s’éveillant me dit, avec un transport de joie dontil ne fut pas le maître : « Prince, me voilà aujourd’huiau quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à Dieu et àvotre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous enmarquer sa reconnaissance et de vous fournir tous les moyens ettoutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votreroyaume. Mas en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloirbien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans lebain portatif ; je veux me décrasser et changer d’habit pourmieux recevoir mon père. »

« Je mis de l’eau sur le feu, etlorsqu’elle fut tiède j’en remplis le bain portatif. Le jeune hommese mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il ensortit ensuite, se coucha dans son lit, que j’avais préparé, et jele couvris de sa couverture. Après qu’il se fut reposé et qu’il eutdormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il,obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pourme rafraîchir. »

« De plusieurs melons qui nous restaient,je choisis le meilleur et le mis dans un plat, et comme je netrouvais pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune hommes’il ne savait pas où il y en avait. « Il y en a un merépondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. »Effectivement j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fortpour le prendre, et dans le temps que je l’avais à la main, monpied s’embarrassa de sorte dans la couverture, que je tombai etglissai si malheureusement sur le jeune homme, que je lui enfonçaile couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

« À ce spectacle, je poussai des crisépouvantables. Je me frappai la tête, le visage et lapoitrine ; je déchirai mon habit et me jetai par terre avecune douleur et des regrets inexprimables. « Hélas !m’écriai-je, il ne lui restait que quelques heures pour être horsdu danger contre lequel il avait cherché un asile, et dans le tempsque je compte moi-même que le péril est passé, c’est alors que jedeviens son assassin et que je rends la prédiction véritable. Mais,Seigneur, ajoutai-je enlevant la tête et les mains au ciel, je vousen demande pardon, et si je suis coupable de sa mort, ne me laissezpas vivre plus longtemps. »

Scheherazade, voyant paraître le jour en cetendroit, fut obligée d’interrompre ce récit funeste. Le sultan desIndes en fut ému, et se sentant quelque inquiétude sur ce quedeviendrait après cela le calender, il se garda bien de fairemourir ce jour-là Scheherazade, qui seule pouvait le tirer depeine.

LVI NUIT.

Dinarzade, suivant sa coutume, éveilla lasultane le lendemain : Si vous ne dormez pas, ma sœur, luidit-elle, je vous prie de nous raconter ce qui se passa après lamort du jeune homme. Scheherazade prit aussitôt la parole et parlade cette sorte :

« Madame, poursuivit le troisièmecalender en s’adressant à Zobéide, après le malheur qui venait dem’arriver, j’aurais reçu la mort sans frayeur si elle s’étaitprésentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien, ne nous arrive pastoujours lorsque nous le souhaitons.

« Néanmoins, faisant réflexion que meslarmes et ma douleur ne feraient pas revivre le jeune homme, etque, les quarante jours finissant, je pourrais être surpris par sonpère, je sortis de cette demeure souterraine et montai au haut del’escalier. J’abaissai la grosse pierre sur l’entrée et la couvrisde terre.

« J’eus à peine achevé que, portant lavue sur la mer du côté de la terre ferme, j’aperçus le bâtiment quivenait reprendre le jeune homme. Alors, me consultant sur ce quej’avais à faire, je dis en moi-même : « Si je me faisvoir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrerpeut-être par ses esclaves quand il aura vu son fils dans l’état oùje l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier nele persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’enai le moyen, me soustraire à son ressentiment que de m’yexposer. »

« Il y avait près du lieu souterrain ungros arbre dont l’épais feuillage me parut propre à me cacher. J’ymontai, et je ne me fus pas plus tôt placé de manière que je nepouvais être aperçu, que je vis aborder le bâtiment au même endroitque la première fois.

« Le vieillard et les esclavesdébarquèrent bientôt et s’avancèrent vers la demeure souterrained’un air qui marquait qu’ils avaient quelque espérance ; maislorsqu’ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent devisage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre etdescendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il nerépond point : leur crainte redouble ; ils le cherchentet le retrouvent enfin étendu sur son lit, avec le couteau aumilieu du cœur, car je n’avais pas eu le courage de l’ôter. À cettevue, ils poussèrent des cris de douleur qui renouvelèrent lamienne. Le vieillard en tomba évanoui ; ses esclaves, pour luidonner de l’air, l’apportèrent en haut entre leurs bras et leposèrent au pied de l’arbre où j’étais. Mais, malgré tous leurssoins, ce malheureux père demeura longtemps en cet état, et leurfit plus d’une fois désespérer de sa vie.

« Il revint toutefois de ce longévanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de sonfils, revêtu de ses plus beaux habillements, et dès que la fossequ’on lui faisait fut achevée, on l’y descendit. Le vieillard,soutenu par deux esclaves, et le visage baigné de larmes, lui jeta,le premier, un peu de terre, après quoi les esclaves en comblèrentla fosse.

« Cela étant fait, l’ameublement de lademeure souterraine fut enlevé, et embarqué avec le reste desprovisions. Ensuite le vieillard, accablé de douleur, ne pouvant sesoutenir, fut mis sur une espèce de brancard et transporté dans levaisseau, qui remit à la voile. Il s’éloigna de l’île en peu detemps et je le perdis de vue. » Le jour, qui éclairait déjàl’appartement du sultan des Indes, obligea Scheherazade à s’arrêteren cet endroit. Schahriar se leva à son ordinaire, et par la mêmeraison que le jour précédent, prolongea encore la vie de lasultane, qu’il laissa avec Dinarzade.

LVII NUIT.

Le lendemain avant le jour, Dinarzade adressaces paroles à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormezpas, je vous prie de poursuivre les aventures du troisièmecalender. – Hé bien ! ma sœur, répondit Scheherazade, voussaurez que ce prince continua de les raconter ainsi à Zobéide et àsa compagnie :

« Après le départ, dit-il, du vieillard,de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l’île ; jepassais la nuit dans la demeure souterraine, qui n’avait pas étérebouchée, et le jour je me promenais autour de l’île, etm’arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre du reposquand j’en avais besoin.

« Je menai cette vie ennuyeuse pendant unmois. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la mer diminuaitconsidérablement et que l’île devenait plus grande ; ilsemblait que la terre ferme s’approchait. Effectivement, les eauxdevinrent si basses qu’il n’y avait plus qu’un petit trajet de merentre moi et la terre ferme. Je le traversai et n’eus de l’eaupresque qu’à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur le sable, quej’en fus très-fatigué. À la fin je gagnai un terrain plus ferme, etj’étais déjà assez éloigné de la mer lorsque je vis fort loinau-devant de moi comme un grand feu, ce qui me donna quelque joie.Je trouverai quelqu’un, disais-je, et il n’est pas possible que cefeu se soit allumé de lui-même. Mais à mesure que je m’enapprochais, mon erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ceque j’avais pris pour du feu était un château de cuivre rouge, queles rayons du soleil faisaient paraître de loin comme enflammé.

« Je m’arrêtai près de ce château etm’assis, autant pour en considérer la structure admirable que pourme remettre un peu de ma lassitude. Je n’avais pas encore donné àcette maison magnifique toute l’attention qu’elle méritait, quandj’aperçus dix jeunes hommes bien faits, qui paraissaient venir dela promenade. Mais ce qui me parut assez surprenant, ils étaienttous borgnes de l’œil droit. Ils accompagnaient un vieillard d’unetaille haute et d’un air vénérable.

« J’étais étrangement étonné derencontrer tant de borgnes à la fois et tous privés du même œil.Dans le temps que je cherchais dans mon esprit par quelle aventureils pouvaient être assemblés, ils m’abordèrent et me témoignèrentde la joie de me voir. Après les premiers compliments, ils medemandèrent ce qui m’avait amené là. Je leur répondis que monhistoire était un peu longue et que s’ils voulaient prendre lapeine de s’asseoir, je leur donnerais la satisfaction qu’ilssouhaitaient. Ils s’assirent et je leur racontai ce qui m’étaitarrivé depuis que j’étais sorti de mon royaume jusqu’alors, ce quileur causa une grande surprise.

« Après que j’eus achevé mon discours,ces jeunes seigneurs me prièrent d’entrer avec eux dans le château.J’acceptai leur offre. Nous traversâmes une infinité de salles,d’antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés,et nous arrivâmes dans un grand salon, où il y avait en rond dixpetits sofas bleus et séparés, tant pour s’asseoir et se reposer lejour que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond était un onzièmesofa moins élevé et de la même couleur, sur lequel se plaça levieillard dont on a parlé, et les jeunes seigneurs s’assirent surles dix autres.

« Comme chaque sofa ne pouvait tenirqu’une personne, un de ces jeunes gens me dit :« Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place etne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus quedu sujet pourquoi nous sommes tous borgnes de l’œil droit :contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votrecuriosité. »

« Le vieillard ne demeura pas longtempsassis. Il se leva et sortit ; mais il revint quelques momentsaprès, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribuaà chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne,que je mangeai seul, à l’exemple des autres, et sur la fin durepas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin àchacun.

« Mon histoire leur avait paru siextraordinaire qu’ils me la firent répéter à l’issue du souper, etelle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de lanuit. Un des seigneurs faisant réflexion qu’il était tard, dit auvieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, etvous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notredevoir. » À ces mots, le vieillard se leva et entra dans uncabinet, d’où il apporta sur sa tête dix bassins, l’un aprèsl’autre, tous couverts d’une étoffe bleue. Il en posa un avec unflambeau devant chaque seigneur.

« Ils découvrirent leurs bassins, danslesquels il y avait de la cendre, du charbon en poudre et du noir ànoircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent às’en frotter et barbouiller le visage, de manière qu’ils étaientaffreux à voir. Après s’être noircis de la sorte, ils se mirent apleurer et à se frapper la tête et la poitrine en criant sanscesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nosdébauches ! »

« Ils passèrent presque toute la nuitdans cette étrange occupation. Ils la cessèrent enfin ; aprèsquoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se lavèrent levisage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, quiétaient gâtés, et en prirent d’autres, de sorte qu’il ne paraissaitpas qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venaisd’être spectateur.

Jugez, madame, de la contrainte où j’avais étédurant tout ce temps-là. J’avais, été mille fois tenté de rompre lesilence que ces seigneurs m’avaient imposé, pour leur faire desquestions, et il me fut impossible de dormir le reste de lanuit.

« Le jour suivant, d’abord que nous fûmeslevés, nous sortîmes pour prendre l’air, et alors je leurdis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à laloi que vous me prescrivîtes hier au soir : je ne puisl’observer. Vous êtes des gens sages et vous avez tous de l’espritinfiniment, vous me l’avez fait assez connaître : néanmoins,je vous ai vus faire des actions dont toutes autres personnes quedes insensés ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puissem’arriver, je ne saurais m’empêcher de vous demander pourquoi vousvous êtes barbouillé le visage de cendres, de charbon et de noir ànoircir, et enfin pourquoi vous n’avez tous qu’un œil. Il faut quequelque chose de singulier en soit la cause : c’est pourquoije vous conjure de satisfaire ma curiosité. » À des instancessi pressantes, ils ne répondirent rien, sinon que les demandes queje leur faisais ne me regardaient pas, que je n’y avais pas lemoindre intérêt et que je demeurasse en repos.

« Nous passâmes la journée à nousentretenir de choses indifférentes, et quand la nuit fut venue,après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore lesbassins bleus ; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, ilspleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruitde notre oisiveté et de nos débauches ! » Ils firent, lelendemain et les jours suivants, la même action.

« À la fin je ne pus résister à macuriosité, et je les priai très-sérieusement de la contenter ou dem’enseigner par quel chemin je pourrais retourner dans mon royaume,car je leur dis qu’il ne m’était pas possible de demeurer pluslongtemps avec eux et d’avoir toutes les nuits un spectacle siextraordinaire sans qu’il me fût permis d’en savoir les motifs.

« Un des seigneurs me répondit pour tousles autres : « Ne vous étonnez pas de notre conduite àvotre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons pas cédé à vosprières, ce n’a été que par pure amitié pour vous et que pour vousépargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous voyez.Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vousn’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction quevous nous demandez. » Je leur dis que j’étais résolu à toutévénement. « Encore une fois, reprit le même seigneur, nousvous conseillons de modérer votre curiosité : il y va de laperte de votre œil droit. – Il n’importe, repartis-je, je vousdéclare que si ce malheur m’arrive, je ne vous en tiendrai pascoupables et que je ne l’imputerai qu’à moi-même. »

« Il me représenta encore que quandj’aurais perdu un œil, je ne devais point espérer de demeurer aveceux, supposé que j’eusse cette pensée, parce que leur nombre étaitcomplet et qu’il ne pouvait pas être augmenté. Je leur dis que jeme ferais un plaisir de ne me séparer jamais d’aussi honnêtes gensqu’eux ; mais que si c’était une nécessité, j’étais prêtencore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix que ce fût, jesouhaitais qu’ils m’accordassent ce que je leur demandais.

« Les dix seigneurs, voyant que j’étaisinébranlable dans ma résolution, prirent un mouton, qu’ilségorgèrent, et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent lecouteau dont ils s’étaient servis, et me dirent :« Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nousvous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dontil faut que vous vous enveloppiez : ensuite nous vouslaisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseaud’une grosseur énorme, qu’on appelle roc[33],paraîtra dans l’air, et, vous prenant pour un mouton, fondra survous et vous enlèvera jusqu’aux nues. Mais que cela ne vousépouvante pas : il reprendra son vol vers la terre et vousposera sur la cime d’une montagne. D’abord que vous vous sentirez àterre, fendez la peau avec le couteau, et vous développez. Le rocne vous aura pas plus tôt vu, qu’il s’envolera de peur et vouslaissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vousarriviez à un château d’une grandeur prodigieuse, tout couvert deplaques d’or, de grosses émeraudes et d’autres pierreries fines.Présentez-vous à la porte, qui est toujours ouverte, et entrez.Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nousne vous disons rien de ce que nous y avons vu ni de ce qui nous estarrivé : vous l’apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvonsvous dire, c’est qu’il nous en coûte à chacun notre œildroit ; et la pénitence dont vous avez été témoin est unechose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. L’histoirede chacun de nous en particulier est remplie d’aventuresextraordinaires et on en ferait un gros livre ; mais nous nepouvons vous en dire davantage. »

En achevant ces mots, Scheherazade interrompitson conte et dit au sultan des Indes : Comme ma sœur m’aréveillée aujourd’hui un peu plus tôt que de coutume, je commençaisà craindre d’ennuyer votre majesté ; mais voilà le jour quiparaît à propos et m’impose silence. La curiosité de Schahriarl’emporta encore sur le serment cruel qu’il avait fait.

LVIII NUIT.

Dinarzade ne fut pas si matineuse cette nuitque la précédente : elle ne laissa pas néanmoins d’appeler lasultane avant le jour : Si vous ne dormez pas, ma sœur, luidit-elle, je vous prie de continuer l’histoire du troisièmecalender. Scheherazade la poursuivit ainsi, en faisant toujoursparler le calender à Zobéide :

« Madame, un des dix seigneurs borgnesm’ayant tenu le discours que je viens de vous rapporter, jem’enveloppai dans la peau du mouton, saisi du couteau qui m’avaitété donné, et après que les jeunes seigneurs eurent pris la peinede me coudre dedans, ils me laissèrent sur la place et seretirèrent dans leur salon. Le roc dont ils m’avaient parlé ne futpas longtemps à se faire voir : il fondit sur moi, me pritentre ses griffes, comme un mouton, et me transporta au haut d’unemontagne.

« Lorsque je me sentis à terre, je nemanquai pas de me servir du couteau, je fendis la peau, medéveloppai et parus devant le roc, qui s’envola dès qu’ilm’aperçut. Ce roc est un oiseau blanc d’une grandeur et d’unegrosseur monstrueuse ; pour sa force, elle est telle qu’ilenlève les éléphants dans les plaines et les porte sur le sommetdes montagnes, où il en fait sa pâture.

« Dans l’impatience que j’avais d’arriverau château, je ne perdis point de temps, et je pressai si bien lepas qu’en moins d’une demi-journée je m’y rendis, et je puis direque je le trouvai encore plus beau qu’on ne me l’avait dépeint.

« La porte était ouverte ; j’entraidans une cour carrée, et si vaste qu’il y avait autourquatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d’aloès, et uned’or, sans compter celles de plusieurs escaliers magnifiques quiconduisaient aux appartements d’en haut, et d’autres encore que jene voyais pas. Les cent que je dis donnaient entrée dans desjardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans deslieux qui renfermaient des choses surprenantes à voir.

« Je vis en face une porte ouverte, paroù j’entrai dans un grand salon où étaient assises quarante jeunesdames d’une beauté si parfaite que l’imagination même ne sauraitaller au delà. Elles étaient habillées très-magnifiquement. Ellesse levèrent toutes ensemble sitôt qu’elles m’aperçurent, et, sansattendre mon compliment, elles me dirent avec de grandesdémonstrations de joie : « Brave seigneur, soyez lebienvenu, soyez le bienvenu ; » et une d’entre ellesprenant la parole pour les autres : « Il y a longtemps,dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous : votreair nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités quenous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pasnotre compagnie désagréable et indigne de vous. »

« Après beaucoup de résistance de mapart, elles me forcèrent de m’asseoir dans une place un peu élevéeau-dessus des leurs, et comme je témoignais que cela me faisait dela peine : « C’est votre place, me dirent-elles, vousêtes de ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge, etnous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir voscommandements. »

« Rien au monde, madame, ne m’étonna tantque l’ardeur et l’empressement de ces belles filles à me rendretous les services imaginables. L’une apporta de l’eau chaude et melava les pieds ; une autre me versa de l’eau de senteur surles mains ; celles-ci apportèrent tout ce qui était nécessairepour me faire changer d’habillement ; celles-là me servirentune collation magnifique, et d’autres enfin se présentèrent leverre à la main, prêtes à me verser d’un vin délicieux, et toutcela s’exécutait sans confusion, avec un ordre, une unionadmirable, et des manières dont j’étais charmé. Je bus etmangeai ; après quoi toutes les dames s’étant placées autourde moi, me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis undétail de mes aventures qui dura jusqu’à l’entrée de lanuit. »

Scheherazade s’étant arrêtée en cet endroit,sa sœur lui en demanda la raison. Ne voyez-vous pas bien qu’il estjour, répondit la sultane ; pourquoi ne m’avez-vous pas plustôt éveillée ? Le sultan, à qui l’arrivée du calender aupalais des quarante belles dames promettait d’agréables choses, nevoulant pas se priver du plaisir de les entendre, différa encore lamort de la sultane.

LIX NUIT.

Dinarzade ne fut pas plus diligente cette nuitque la dernière, et il était presque jour lorsqu’elle dit à lasultane : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je voussupplie de m’apprendre ce qui se passa dans le beau château où vousnous laissâtes hier. – Je vais vous le dire, répondit Scheherazade,et s’adressant au sultan : Sire, poursuivit-elle, le princecalender reprit sa narration dans ces termes :

« Lorsque j’eus achevé de raconter monhistoire aux quarante dames, quelques-unes de celles qui étaientassises le plus près de moi demeurèrent pour m’entretenir, pendantque d’autres, voyant qu’il était nuit, se levèrent pour allerquérir des bougies. Elles en apportèrent une prodigieuse quantité,qui répara merveilleusement la clarté du jour ; mais elles lesdisposaient avec tant de symétrie qu’il semblait qu’on n’en pouvaitmoins souhaiter.

« D’autres dames servirent une table defruits secs, de confitures et d’autres mets propres à boire, etgarnirent un buffet de plusieurs sortes de vins et de liqueurs, etd’autres enfin parurent avec des instruments de musique. Quand toutfut prêt, elles m’invitèrent à me mettre à table. Les dames s’yassirent avec moi, et nous y demeurâmes assez longtemps :celles qui devaient jouer des instruments et les accompagner deleurs voix se levèrent et firent un concert charmant. Les autrescommencèrent une espèce de bal et dansèrent deux à deux, les unesaprès les autres, de la meilleure grâce du monde.

« Il était plus de minuit lorsque tousces divertissements finirent. Alors une des dames prenant laparole, me dit : « Vous êtes fatigué du chemin que vousavez fait aujourd’hui : il est temps que vous vous reposiez.Votre appartement est préparé, mais avant de vous y retirer,choisissez de nous toutes celle qui vous plaira davantage, et lamenez coucher avec vous. » Je répondis que je me garderaisbien de faire le choix qu’elles me proposaient ; qu’ellesétaient toutes également belles, spirituelles, dignes de mesrespects et de mes services, et que je ne commettrais pasl’incivilité d’en préférer une aux autres.

« La même dame qui m’avait parléreprit : « Nous sommes très-persuadées de votrehonnêteté, et nous voyons bien que la crainte de faire naître de lajalousie entre nous vous retient ; mais que cette discrétionne vous arrête pas : nous vous avertissons que le bonheur decelle que vous choisirez ne fera point de jalouses, car nous sommesconvenues que tous les jours nous aurions l’une après l’autre lemême honneur, et qu’au bout des quarante jours ce sera àrecommencer. Choisissez donc librement, et ne perdez pas un tempsque vous devez donner au repos, dont vous avez besoin. »

« Il fallut céder à leursinstances ; je présentai la main à la dame qui portait laparole pour les autres, elle me donna la sienne, et on nousconduisit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, etles autres dames se retirèrent dans les leurs…… » Mais il estjour, sire, dit Scheherazade au sultan, et votre majesté voudrabien me permettre de laisser le prince calender avec sa dame.Schahriar ne répondit rien, mais il dit en lui-même en se levant.Il faut avouer que le conte est parfaitement beau : j’auraisle plus grand tort du monde de ne me pas donner le loisir del’entendre jusqu’à la fin.

LX NUIT.

Dinarzade, sur la fin de la nuit suivante, nemanqua pas d’adresser ces paroles à la sultane : Si vous nedormez pas, ma sœur, je vous prie de nous raconter la suite de lamerveilleuse histoire du troisième calender. – Très-volontiers,répondit Scheherazade ; voici de quelle manière le prince enreprit le fil :

« J’avais, dit-il, à peine achevé dem’habiller le lendemain, que les trente-neuf autres dames vinrentdans mon appartement, toutes parées autrement que le jourprécédent. Elles me souhaitèrent le bonjour et me demandèrent desnouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain, oùelles me lavèrent elles-mêmes et me rendirent malgré moi tous lesservices dont on y a besoin, et lorsque j’en sortis, elles mefirent prendre un autre habit, qui était encore plus magnifique quele premier.

« Nous passâmes la journée presquetoujours à table, et quand l’heure de se coucher fut venue, ellesme prièrent encore de choisir une d’entre elles pour me tenircompagnie. Enfin, madame, pour ne vous point ennuyer en répétanttoujours la même chose, je vous dirai que je passai une annéeentière avec les quarante dames, en les recevant dans mon lit l’uneaprès l’autre, et que pendant tout ce temps-là, cette vievoluptueuse ne fut point interrompue par le moindre chagrin.

« Au bout de l’année (rien ne pouvait mesurprendre davantage), les quarante dames, au lieu de se présenterà moi avec leur gaieté ordinaire et de me demander comment je meportais, entrèrent un matin dans mon appartement, les jouesbaignées de pleurs. Elles vinrent m’embrasser tendrement l’uneaprès l’autre, en me disant : « Adieu ! cher prince,adieu ! il faut que nous vous quittions. »

« Leurs larmes m’attendrirent ; jeles suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cetteséparation dont elles me parlaient : « Au nom de Dieu,mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s’il est en mon pouvoirde vous consoler ou si mon secours vous est inutile ! »Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu,dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu !Plusieurs cavaliers, avant vous, nous ont fait l’honneur de nousvisiter, mais pas un n’avait cette grâce, cette douceur, cetenjouement et ce mérite que vous avez. Nous ne savons comment nouspourrons vivre sans vous. » En achevant ces paroles, ellesrecommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables dames,repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage, dites-moila cause de votre douleur. – Hélas ! répondirent-elles, quelautre sujet serait capable de nous affliger, que la nécessité denous séparer de vous ? Peut-être ne vous reverrons-nousjamais ! Si pourtant vous le vouliez bien et si vous aviezassez de pouvoir sur vous pour cela, il ne serait pas impossible denous rejoindre. – Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien à ceque vous dites ; je vous prie de me parler plusclairement. »

« – Eh bien ! dit l’une d’elles,pour vous satisfaire, nous vous dirons que nous sommes toutesprincesses, filles de rois. Nous vivons ici ensemble avecl’agrément que vous avez vu, mais au bout de chaque année, noussommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour desdevoirs indispensables, ce qu’il ne nous est pas permis derévéler ; après quoi nous revenons dans ce château. L’annéefinit hier, il faut que nous vous quittions aujourd’hui ;c’est ce qui fait le sujet de notre affliction. Avant que departir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses,particulièrement celles des cent portes, où vous trouverez de quoicontenter votre curiosité et adoucir votre solitude pendant notreabsence ; mais pour votre bien et pour notre intérêtparticulier, nous vous recommandons de vous abstenir d’ouvrir laporte d’or. Si vous l’ouvrez, nous ne vous reverrons jamais, et lacrainte que nous en avons augmente notre douleur. Nous espérons quevous profiterez de l’avis que nous vous donnons. Il y va de votrerepos et du bonheur de votre vie ; prenez-y garde, si vouscédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tortconsidérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cettefaute et de nous donner la consolation de vous retrouver ici dansquarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d’oravec nous ; mais ce serait faire une offense à un prince telque vous, que de douter de sa discrétion et de saretenue. »

Scheherazade voulait continuer, mais elle vitparaître le jour. Le sultan, curieux de savoir ce que ferait lecalender seul dans le château, après le départ des quarante dames,remit au jour suivant à s’en éclaircir.

LXI NUIT.

L’officieuse Dinarzade s’étant réveillée assezlongtemps avant le jour, appela la sultane : Si vous ne dormezpas, ma sœur, lui dit-elle, songez qu’il est temps de raconter ausultan, notre seigneur, la suite de l’histoire que vous avezcommencée. Scheherazade alors s’adressant à Schahriar, luidit : Sire, votre majesté saura que le calender poursuivitainsi son histoire :

« Madame, dit-il, le discours de cesbelles princesses me causa une véritable douleur. Je ne manquai pasde leur témoigner que leur absence me causerait beaucoup de peine,et je les remerciai des bons avis qu’elles me donnaient. Je lesassurai que j’en profiterais et que je ferais des choses encoreplus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le reste demes jours avec des dames d’un si rare mérite. Nos adieux furent desplus tendres ; je les embrassai toutes l’une aprèsl’autre ; elles partirent ensuite, et je restai seul dans lechâteau.

« L’agrément de la compagnie, la bonnechère, les concerts, les plaisirs m’avaient tellement occupé durantl’année, que je n’avais pas eu le temps ni la moindre envie de voirles merveilles qui pouvaient être dans ce palais enchanté. Jen’avais pas même fait attention à mille objets admirables quej’avais tous les jours devant les yeux, tant j’avais été charmé dela beauté des dames et du plaisir de les voir uniquement occupéesdu soin de me plaire. Je fus sensiblement affligé de leur départ,et, quoique leur absence ne dût être que de quarante jours, il meparut que j’allais passer un siècle sans elles.

« Je me promettais bien de ne pas oublierl’avis important qu’elles m’avaient donné de ne pas ouvrir la ported’or ; mais comme, à cela près, il m’était permis desatisfaire ma curiosité, je pris la première des clefs des autresportes, qui étaient rangées par ordre.

« J’ouvris la première porte et j’entraidans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’yen a point qui lui soit comparable. Je ne pense pas même que celuique notre religion nous promet après la mort puisse le surpasser.La symétrie, la propreté, la disposition admirable des arbres,l’abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues,leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissait ma vue. Je ne dois pasnégliger, madame, de vous faire remarquer que ce jardin délicieuxétait arrosé d’une manière fort singulière : des rigoles,creusées avec art et proportion, portaient de l’eau abondamment àla racine des arbres qui en avaient besoin pour pousser leurspremières feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portaientmoins à ceux dont les fruits étaient déjà noués, d’autres encoremoins à ceux où ils grossissaient ; d’autres n’en portaientque ce qu’il en fallait précisément à ceux dont le fruit avaitacquis la grosseur convenable et n’attendait plus que samaturité ; mais cette grosseur surpassait de beaucoup celledes fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles, enfin,qui aboutissaient aux arbres dont le fruit était mûr, n’avaientd’humidité que ce qui était nécessaire pour le conserver dans lemême état sans le corrompre.

« Je ne pouvais me lasser d’examiner etd’admirer un si beau lieu, et je n’en serais jamais sorti si jen’eusse pas conçu dès lors une plus grande idée des autres chosesque je n’avais point vues. J’en sortis l’esprit rempli de cesmerveilles ; je fermai la porte, et ouvris celle quisuivait.

« Au lieu d’un jardin de fruits, j’entrouvai un de fleurs, qui n’était pas moins singulier dans songenre : il renfermait un parterre spacieux, arrosé, non pasavec la même profusion que le précédent, mais avec un plus grandménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque fleur n’enavait besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse,l’hyacinthe, l’anémone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lis,et une infinité d’autres fleurs, qui ne fleurissent ailleurs qu’endifférents temps, se trouvaient là fleuries toutes à la fois ;et rien n’était plus doux que l’air qu’on respirait dans cejardin.

« J’ouvris la troisième porte ; jetrouvai une volière très-vaste ; elle était pavée de marbre deplusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins commun ;la cage était de sandal et de bois d’aloès ; elle renfermaitune infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins,d’alouettes, et d’autres oiseaux encore plus harmonieux, dont jen’avais entendu parler de ma vie. Les vases où étaient leur grainet leur eau étaient de jaspe ou d’agate la plus précieuse.

« D’ailleurs, cette volière était d’unegrande propreté ; à voir sa capacité, je jugeai qu’il nefallait pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nettequ’elle était. Personne, toutefois, n’y paraissait, non plus quedans les jardins où j’avais été, dans lesquels je n’avais pasremarqué une mauvaise herbe, ni la moindre superfluité qui m’eûtblessé la vue.

« Le soleil était déjà couché, et je meretirai charmé du ramage de cette multitude d’oiseaux, quicherchaient alors à se percher dans l’endroit le plus commode, pourjouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement, résolud’ouvrir les autres portes les jours suivants, à l’exception de lacentième.

« Le lendemain, je ne manquai pas d’allerouvrir la quatrième porte. Si ce que j’avais vu le jour précédentavait été capable de me causer de la surprise, ce que je vis alorsme ravit en extase. Je mis le pied dans une grande cour environnéed’un bâtiment d’une architecture merveilleuse dont je ne vous feraipoint la description, pour éviter la prolixité.

« Ce bâtiment avait quarante portestoutes ouvertes, dont chacune donnait entrée dans un trésor ;et de ces trésors, il y en avait plusieurs qui valaient mieux queles plus grands royaumes. Le premier contenait des monceaux deperles ; et, ce qui passe toute croyance, les plus précieuses,qui étaient grosses comme des œufs de pigeon, surpassaient ennombre les médiocres ; dans le second trésor, il y avait desdiamants, des escarboucles et des rubis ; dans le troisième,des émeraudes ; dans le quatrième, de l’or en lingots ;dans le cinquième, du monnayé ; dans le sixième, de l’argenten lingots ; dans les deux suivants, du monnayé. Les autrescontenaient des améthystes, des chrysolites, des topazes, desopales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes les autrespierres fines que nous connaissons, sans parler de l’agate, dujaspe, de la cornaline et du corail, dont il y avait un magasinrempli, non-seulement de branches, mais même d’arbres entiers.

« Rempli de surprise et d’admiration, jem’écriai, après avoir vu toutes ces richesses : Non, quandtous les trésors de tous les rois de l’univers seraient assemblésen un même lieu, ils n’approcheraient pas de ceux-ci. Quel est monbonheur de posséder tous ces biens avec tant d’aimablesprincesses !

« Je ne m’arrêterai point, madame, à vousfaire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses queje vis les jours suivants. Je vous dirai seulement qu’il ne mefallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir lesquatre-vingt-dix-neuf portes et admirer tout ce qui s’offrit à mavue. Il ne restait plus que la centième porte, dont l’ouverturem’était défendue…… »

Le jour, qui vint éclairer l’appartement dusultan des Indes, imposa silence à Scheherazade en cet endroit.Mais cette histoire faisait trop de plaisir à Schahriar pour qu’iln’en voulût pas entendre la suite le lendemain. Ce prince se levadans cette résolution.

LXII NUIT.

Dinarzade, qui ne souhaitait pas moinsardemment que Schahriar d’apprendre quelles merveilles pouvaientêtre renfermées sous la clef de la centième porte, appela lasultane de très-bonne heure. Si vous ne dormez pas, ma sœur, luidit-elle, je vous prie d’achever la surprenante histoire dutroisième calender. – Il la continua de cette sorte, ditScheherazade :

« J’étais, dit-il, au quarantième jourdepuis le départ des charmantes princesses. Si j’avais pu cejour-là conserver sur moi le pouvoir que je devais avoir, je seraisaujourd’hui le plus heureux de tous les hommes, au lieu que je suisle plus malheureux. Elles devaient arriver le lendemain, et leplaisir de les revoir devait servir de frein à ma curiosité ;mais par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir,je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point derepos que je ne me fusse livré moi-même à la peine que j’aiéprouvée.

« J’ouvris la porte fatale que j’avaispromis de ne pas ouvrir, et je n’eus pas avancé le pied pourentrer, qu’une odeur assez agréable, mais contraire à montempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins, je revins à moi, etau lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte etde perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité, j’entraiaprès avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cetteodeur. Je n’en fus plus incommodé.

« Je trouvai un lieu vaste, bien voûté etdont le pavé était parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d’ormassif avec des bougies allumées qui rendaient l’odeur d’aloès etd’ambre gris, y servaient de lumière, et cette illumination étaitencore augmentée par des lampes d’or et d’argent remplies d’unehuile composée de diverses sortes d’odeurs.

« Parmi un assez grand nombre d’objetsqui attirèrent mon attention, j’aperçus un cheval noir, le plusbeau et le mieux fait qu’on puisse voir au monde. Je m’approchai delui pour le considérer de près : je trouvai qu’il avait uneselle et une bride d’or massif, d’un ouvrage excellent ; queson auge, d’un côté, était remplie d’orge mondé et de sésame, et del’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride et le tirai dehorspour le voir au jour. Je le montai et voulus le faireavancer ; mais comme il ne branlait pas, je le frappai d’unehoussine que j’avais ramassée dans son écurie magnifique. Mais àpeine eut-il senti le coup qu’il se mit à hennir avec un bruithorrible ; puis, étendant des ailes dont je ne m’étais pointaperçu, il s’éleva dans l’air à perte de vue. Je ne songeai plusqu’à me tenir ferme, et malgré la frayeur dont j’étais saisi, je neme tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et seposa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me donner letemps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment qu’il mefit tomber en arrière, et du bout de sa queue il me creva l’œildroit.

« Voilà de quelle manière je devinsborgne, et je me souvins bien alors de ce que m’avaient prédit lesdix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol et disparut. Je merelevai, fort affligé du malheur que j’avais cherché moi-même. Jemarchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisaitbeaucoup de douleur. Je descendis et me trouvai dans un salon quime fit connaître par les dix sofas disposés en rond, et un autremoins élevé au milieu, que ce château était celui d’où j’avais étéenlevé par le roc.

« Les dix jeunes seigneurs borgnesn’étaient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrentpeu de temps après avec le vieillard. Ils ne parurent pas étonnésde me revoir ni de la perte de mon œil. « Nous sommes bienfâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votreretour de la manière que nous le souhaiterions. Mais nous ne sommespas la cause de votre malheur. – J’aurais tort de vous en accuser,leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’enimpute toute la faute. – Si la consolation des malheureux,reprirent-ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vousen fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé nous est arrivéaussi. Nous avons goûté toute sorte de plaisirs pendant une annéeentière, et nous aurions continué de jouir du même bonheur si nousn’eussions pas ouvert la porte d’or pendant l’absence desprincesses. Vous n’avez pas été plus sage que nous, et vous avezéprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parminous pour faire la pénitence que nous faisons et dont nous nesavons pas quelle sera la durée, mais nous vous avons déjà déclaréles raisons qui nous en empêchent. C’est pourquoi retirez-vous etvous en allez à la cour de Bagdad ; vous y trouverez celui quidoit décider de votre destinée. » Ils m’enseignèrent la routeque je devais tenir, et je me séparai d’eux.

« Je me fis raser en chemin la barbe etles sourcils, et pris l’habit de calender. Il y a longtemps que jemarche. Enfin je suis arrivé aujourd’hui en cette ville à l’entréede la nuit. J’ai rencontré à la porte ces calenders, mes confrères,tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil. Mais nousn’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce quinous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venirimplorer le secours que vous nous avez généreusementaccordé. »

Le troisième calender ayant achevé de raconterson histoire, Zobéide prit la parole, et s’adressant à lui et à sesconfrères : « Allez, leur dit-elle, vous êtes libres toustrois ; retirez-vous où il vous plaira. » Mais l’und’entre eux lui répondit : « Madame, nous vous supplionsde nous pardonner notre curiosité et de nous permettre d’entendrel’histoire de ces seigneurs, qui n’ont pas encore parlé. »Alors la dame se tournant du côté du calife, du vizir Giafar et deMesrour, qu’elle ne connaissait pas pour ce qu’ils étaient, leurdit : « C’est à vous à me raconter votre histoire,parlez. »

Le grand vizir Giafar, qui avait toujoursporté la parole, répondit encore à Zobéide : « Madame,pour vous obéir, nous n’avons qu’à répéter ce que nous vous avonsdéjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il,des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nosmarchandises, qui sont en magasin dans un khan où nous sommeslogés. Nous avons dîné aujourd’hui avec plusieurs autres personnesde notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, aprèsnous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venirdes danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueursd’instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble aattiré le guet, qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée.Pour nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais commeil était déjà tard et que la porte de notre khan était fermée, nousne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passépar votre rue, et que nous ayons entendu qu’on se réjouissait chezvous. Cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà,madame, le compte que nous avons à rendre pour obéir à vosordres. »

Zobéide, après avoir écouté ce discours,semblait hésiter sur ce qu’elle devait dire. De quoi les calenderss’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois marchands deMoussoul la même bonté qu’elle avait eue pour eux. « Ehbien ! leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayeztous la même obligation. Je vous fais grâce, mais c’est à conditionque vous sortirez tous de ce logis présentement et que vous vousretirerez où il vous plaira. » Zobéide, ayant donné cet ordred’un ton qui marquait qu’elle voulait être obéie, le calife, levizir, Mesrour, les trois calenders et le porteur sortirent sansrépliquer, car la présence des sept esclaves armés les tenait enrespect. Lorsqu’ils furent hors de la maison et que la porte futfermée, le calife dit aux calenders, sans leur faire connaître quiil était : « Et vous, seigneurs, qui êtes étrangers etnouvellement arrivés en cette ville, de quel côté allez-vousprésentement, qu’il n’est pas jour encore ? – Seigneur, luirépondirent-ils, c’est ce qui nous embarrasse. – Suivez-nous,reprit le calife, nous allons vous tirer d’embarras. » Aprèsavoir achevé ces paroles, il parla au grand vizir et lui dit :« Conduisez-les chez vous, et demain matin vous me lesamènerez. Je veux faire écrire leurs histoires ; ellesméritent d’avoir place dans les annales de mon règne. »

Le vizir Giafar emmena avec lui les troiscalenders ; le porteur se retira dans sa maison, et le calife,accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha, maisil ne put fermer les yeux, tant il avait l’esprit agité de toutesles choses extraordinaires qu’il avait vues et entendues. Il étaitsurtout fort en peine de savoir qui était Zobéide, quel sujet ellepouvait avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoiAmine avait le sein meurtri. Le jour parut qu’il était encoreoccupé de ces pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre oùil tenait son conseil et donnait audience. Il s’assit sur sontrône.

Le grand vizir arriva peu de temps après etlui rendit ses respects à son ordinaire : « Vizir, luidit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentementne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames et desdeux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit enrepos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses quim’ont surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en mêmetemps les calenders. Partez, et souvenez-vous que j’attendsimpatiemment votre retour. »

Le vizir, qui connaissait l’humeur vive etbouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez lesdames, et leur exposa d’une manière très-honnête l’ordre qu’ilavait de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de cequi s’était passé chez elles.

Les dames se couvrirent de leurs voiles etpartirent avec le vizir, qui prit en passant chez lui les troiscalenders, qui avaient eu le temps d’apprendre qu’ils avaient vu lecalife et qu’ils lui avaient parlé sans le connaître. Le vizir lesmena au palais et s’acquitta de sa commission avec tant dediligence que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pourgarder la bienséance devant tous les officiers de sa maison quiétaient présents, fit placer les trois dames derrière la portièrede la salle qui conduisait à son appartement, et retint près de luiles trois calenders, qui firent assez connaître par leurs respectsqu’ils n’ignoraient pas devant qui ils avaient l’honneur deparaître.

Lorsque les dames furent placées, le calife setourna de leur côté et leur dit : « Mesdames, en vousapprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit, déguisé enmarchand, je vais sans doute vous alarmer ; vous craindrez dem’avoir offensé et vous croirez peut-être que je ne vous ai faitvenir ici que pour vous donner des marques de monressentiment ; mais rassurez-vous : soyez persuadées quej’ai oublié le passé et que je suis même très-content de votreconduite. Je souhaiterais que toutes les dames de Bagdad eussentautant de sagesse que vous m’en avez fait voir. Je me souviendraitoujours de la modération que vous eûtes après l’incivilité quenous avions commise. J’étais alors marchand de Moussoul, mais jesuis à présent Haroun Alraschid, le cinquième calife de laglorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grandprophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vousêtes et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoirmaltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles. Je ne suispas moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein toutcouvert de cicatrices. »

« Quoique le calife eût prononcé cesparoles très-distinctement et que les trois dames les eussententendues, le vizir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pasde les leur répéter… » Mais, sire, dit Scheherazade, il estjour : si votre majesté veut que je lui raconte la suite, ilfaut qu’elle ait la bonté de prolonger encore ma vie jusqu’àdemain. Le sultan y consentit, jugeant bien que Scheherazade luiconterait l’histoire de Zobéide, qu’il n’avait pas peu d’envied’entendre.

LXIII NUIT.

Ma chère sœur, s’écria Dinarzade sur la fin dela nuit, si vous ne dormez pas, dites-nous, je vous en conjure,l’histoire de Zobéide, car cette dame la raconta sans doute aucalife. – Elle n’y manqua pas, répondit Scheherazade. Dès que leprince l’eut rassurée par le discours qu’il venait de faire, ellelui donna de cette sorte la satisfaction qu’il luidemandait :

HISTOIRE DE ZOBÉIDE.

« Commandeur des croyants, dit-elle,l’histoire que j’ai à raconter à votre majesté est une des plussurprenantes dont on ait jamais ouï parler. Les deux chiennesnoires et moi sommes trois sœurs nées d’une même mère et d’un mêmepère, et je vous dirai par quel accident étrange elles ont étéchangées en chiennes.

« Les deux dames qui demeurent avec moiet qui sont ici présentes sont aussi mes sœurs de même père, maisd’une autre mère. Celle qui a le sein couvert de cicatrices senomme Amine, l’autre s’appelle Safie, et moi Zobéide.

« Après la mort de notre père, le bienqu’il nous avait laissé fut partagé entre nous également, etlorsque ces deux dernières sœurs eurent touché leur portion, ellesse séparèrent et allèrent demeurer en particulier avec leur mère.Mes deux autres sœurs et moi restâmes avec la nôtre qui vivaitencore, et qui depuis en mourant nous laissa à chacune millesequins.

« Lorsque nous eûmes touché ce qui nousappartenait, mes deux aînés, car je suis la cadette, se marièrent,suivirent leurs maris et me laissèrent seule. Peu de temps aprèsleur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu’il avait debiens et de meubles, et avec l’argent qu’il en put faire et celuide ma sœur, ils passèrent tous deux en Afrique. Là, le mari dépensaen bonne chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœurlui avait apporté. Ensuite se voyant réduit à la dernière misère,il trouva un prétexte pour la répudier, et la chassa.

« Elle revint à Bagdad, non sans avoirsouffert des maux incroyables dans un si long voyage. Elle vint seréfugier chez moi dans un état si digne de pitié qu’elle en auraitinspiré aux cœurs les plus durs. Je la reçus avec l’affectionqu’elle pouvait attendre de moi. Je lui demandai pourquoi je lavoyais dans une si malheureuse situation : elle m’apprit enpleurant la mauvaise conduite de son mari et l’indigne traitementqu’il lui avait fait. Je fus touchée de son malheur et j’en pleuraiavec elle. Je la fis ensuite entrer au bain, je lui donnai de mespropres habits et lui dis : « Ma sœur, vous êtes monaînée et je vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieua béni le peu de bien qui m’est tombé en partage, et l’emploi quej’en fais à nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que jen’ai rien qui ne soit à vous et dont vous ne puissiez disposercomme moi-même. »

« Nous demeurâmes toutes deux et vécûmesensemble pendant plusieurs mois en bonne intelligence. Comme nousnous entretenions souvent de notre troisième sœur et que nousétions surprises de ne pas apprendre de ses nouvelles, elle arrivaen aussi mauvais état que notre aînée. Son mari l’avait traitée dela même sorte ; je la reçus avec la même amitié.

« Quelque temps après, mes deux sœurs,sous prétexte qu’elles m’étaient à charge, me dirent qu’ellesétaient dans le dessein de se remarier. Je leur répondis, que sielles n’avaient pas d’autres raisons que celle de m’être à charge,elles pouvaient continuer de demeurer avec moi en toutesûreté ; que mon bien suffisait pour nous entretenir toutestrois d’une manière conforme à notre condition. Mais, ajoutai-je,je crains plutôt que vous n’ayez véritablement envie de vousremarier. Si cela était, je vous avoue que j’en serais fortétonnée. Après l’expérience que vous avez du peu de satisfactionqu’on a dans le mariage, y pouvez-vous penser une secondefois ? Vous savez combien il est rare de trouver un mariparfaitement honnête homme. Croyez-moi, continuons de vivreensemble le plus agréablement qu’il nous sera possible.

« Tout ce que je leur dis fut inutile.Elles avaient pris la résolution de se remarier, ellesl’exécutèrent. Mais elles revinrent me trouver au bout de quelquesmois et me faire mille excuses de n’avoir pas suivi mon conseil.« Vous êtes notre cadette, me dirent-elles, mais vous êtesplus sage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dansvotre maison et nous regarder comme vos esclaves, il ne nousarrivera plus de faire une si grande faute. – Mes chères sœurs,leur répondis-je, je n’ai point changé à votre égard depuis notredernière séparation : revenez, et jouissez avec moi de ce quej’ai. Je les embrassai, et nous demeurâmes ensemble commeauparavant.

Il y avait un an que nous vivions dans uneunion parfaite, et voyant que Dieu avait béni mon petit fonds, jeformai le dessein de faire un voyage par mer et de hasarder quelquechose dans le commerce. Pour cet effet, je me rendis avec mes deuxsœurs à Balsora, où j’achetai un vaisseau tout équipé, que jechargeai de marchandises que j’avais fait venir de Bagdad. Nousmîmes à la voile avec un vent favorable et nous sortîmes bientôt dugolfe Persique. Quand nous fûmes en pleine mer, nous prîmes laroute des Indes, et après vingt jours de navigation nous vîmesterre. C’était une montagne fort haute, au pied de laquelle nousaperçûmes une ville de grande apparence. Comme nous avions le ventfrais, nous arrivâmes de bonne heure au port, et nous y jetâmesl’ancre.

« Je n’eus pas la patience d’attendre quemes sœurs fussent en état de m’accompagner : je me fisdébarquer seule et j’allai droit à la ville. J’y vis une gardenombreuse de gens assis et d’autres qui étaient debout avec unbâton à la main. Mais ils avaient tous l’air si hideux que j’en fuseffrayée. Remarquant toutefois qu’ils étaient immobiles et qu’ilsne remuaient pas même les yeux, je me rassurai, et m’étantapprochée d’eux, je reconnus qu’ils étaient pétrifiés.

« J’entrai dans la ville et passai parplusieurs rues où il y avait des hommes d’espace en espace danstoutes sortes d’attitudes, mais ils étaient tous sans mouvement etpétrifiés. Au quartier des marchands, je trouvai la plupart desboutiques fermées, et j’aperçus dans celles qui étaient ouvertesdes personnes aussi pétrifiées. Je jetai la vue sur les cheminées,et n’en voyant pas sortir la fumée, cela me fit juger que tout cequi était dans les maisons, de même que ce qui était dehors, étaitchangé en pierre.

« Étant arrivée dans une vaste place aumilieu de la ville, je découvris une grande porte couverte deplaques d’or et dont les deux battants étaient ouverts. Uneportière d’étoffe de soie paraissait devant, et l’on voyait unelampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir considéré lebâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince quirégnait en ce pays-là. Mais, fort étonnée de n’avoir rencontréaucun être vivant, j’allai jusque-là dans l’espérance d’en trouverquelqu’un. Je levai la portière, et ce qui augmenta ma surprise, jene vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés,les uns debout et les autres assis ou à demi couchés.

« Je traversai une grande cour où il yavait beaucoup de monde. Les uns semblaient aller et les autresvenir, et néanmoins ils ne bougeaient de leur place, parce qu’ilsétaient pétrifiés comme ceux que j’avais déjà vus. Je passai dansune seconde cour, et de celle-là dans une troisième ; mais cen’était partout qu’une solitude, et il y régnait un silenceaffreux.

« M’étant avancée dans une quatrièmecour, j’y vis en face un très-beau bâtiment dont les fenêtresétaient fermées d’un treillis d’or massif. Je jugeai que c’étaitl’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avait dans une salleplusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite dans unechambre très-richement meublée, où j’aperçus une dame aussi changéeen pierre. Je connus que c’était la reine à une couronne d’orqu’elle avait sur la tête et à un collier de perles très-rondes etplus grosses que des noisettes. Je les examinai de près ; ilme parut qu’on ne pouvait rien voir de plus beau.

« J’admirai quelque temps les richesseset la magnificence de cette chambre, et surtout le tapis de pied,les coussins et le sofa, garni d’une étoffe des Indes à fond d’or,avec des figures d’hommes et d’animaux en argent d’un travailadmirable. »

Scheherazade aurait continué de parler ;mais la clarté du jour vint mettre fin à sa narration. Le sultanfut charmé de ce récit. Il faut, dit-il en se levant, que je sacheà quoi aboutira cette pétrification d’hommes étonnante.

LXIV NUIT.

Dinarzade, qui avait pris beaucoup de plaisirau commencement de l’histoire de Zobéide, ne manqua pas d’appelerla sultane avant le jour : Si vous ne dormez pas, ma sœur, luidit-elle, je vous supplie de nous apprendre ce que vit encoreZobéide dans ce palais singulier où elle était entrée. – Voici,répondit Scheherazade, comment cette dame continua de raconter sonhistoire au calife :

« Sire, dit-elle, de la chambre de lareine pétrifiée je passai dans plusieurs autres appartements etcabinets propres et magnifiques qui me conduisirent dans unechambre d’une grandeur extraordinaire, où il y avait un trône d’ormassif, élevé de quelques degrés et enrichi de grosses émeraudesenchâssées, et sur le trône, un lit d’une riche étoffe, surlaquelle éclatait une broderie de perles. Ce qui me surprit plusque tout le reste, ce fut une lumière brillante qui partait dedessus ce lit. Curieuse de savoir ce qui la rendait, je montai, et,avançant la tête, je vis sur un petit tabouret un diamant groscomme un œuf d’autruche, et si parfait que je n’y remarquai nuldéfaut. Il brillait tellement que je ne pouvais en soutenir l’éclaten le regardant au jour.

« Il y avait au chevet du lit, de l’un etde l’autre côté, un flambeau allumé dont je ne compris pas l’usage.Cette circonstance néanmoins me fit juger qu’il y avait quelqu’unde vivant dans ce superbe palais, car je ne pouvais croire que cesflambeaux pussent s’entretenir allumés d’eux-mêmes. Plusieursautres singularités m’arrêtèrent dans cette chambre, que le seuldiamant dont je viens de parler rendait inestimable.

« Comme toutes les portes étaientouvertes ou poussées seulement, je parcourus encore d’autresappartements aussi beaux que ceux que j’avais déjà vus. J’allaijusqu’aux offices et aux garde-meubles, qui étaient remplis derichesses infinies, et je m’occupai si fort de toutes cesmerveilles que je m’oubliai moi-même. Je ne pensais plus à monvaisseau ni à mes sœurs, je ne songeais qu’à satisfaire macuriosité. Cependant la nuit s’approchait, et son approchem’avertissant qu’il était temps de me retirer, je voulus reprendrele chemin des cours par où j’étais venue ; mais il ne me futpas aisé de le trouver. Je m’égarai dans les appartements, et meretrouvant dans la grande chambre où étaient le trône, le lit, legros diamant et les flambeaux allumés, je résolus d’y passer lanuit et de remettre au lendemain de grand matin à regagner monvaisseau. Je me jetai sur le lit, non sans quelque frayeur de mevoir seule dans un lieu si désert, et ce fut sans doute cettecrainte qui m’empêcha de dormir.

« Il était environ minuit lorsquej’entendis la voix comme d’un homme qui lisait l’Alcoran de la mêmemanière et du ton que nous avons coutume de le lire dans nostemples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me levai aussitôt, etprenant un flambeau pour me conduire, j’allai de chambre en chambredu côté où j’entendais la voix. Je m’arrêtai à la porte d’uncabinet d’où je ne pouvais douter qu’elle ne partît. Je posai leflambeau à terre, et regardant par une fente, il me parut quec’était un oratoire. En effet, il y avait, comme dans nos temples,une niche qui marquait où il fallait se tourner pour faire laprière, des lampes suspendues et allumées, et deux chandeliers avecde gros cierges de cire blanche allumés de même.

« Je vis aussi un petit tapis étendu, dela forme de ceux qu’on étend chez nous pour se poser dessus etfaire la prière. Un jeune homme de bonne mine, assis sur ce tapis,récitait avec grande attention l’Alcoran qui était posé devant luisur un petit pupitre. À cette vue, ravie d’admiration, je cherchaisen mon esprit comment il se pouvait faire qu’il fût le seul vivantdans une ville où tout le monde était pétrifié, et je ne doutaispas qu’il n’y eût en cela quelque chose de très-merveilleux.

« Comme la porte n’était que poussée, jel’ouvris ; j’entrai, et, me tenant debout devant la niche, jefis cette prière à haute voix : « Louange à Dieu, quinous a favorisées d’une heureuse navigation ! Qu’il nous fassela grâce de nous protéger de même jusqu’à notre arrivée en notrepays. Écoutez-moi, Seigneur, et exaucez ma prière.

« Le jeune homme jeta les yeux sur moi etme dit : « Ma bonne dame, je vous prie de me dire quivous êtes et ce qui vous a amenée dans cette ville désolée. Enrécompense je vous apprendrai qui je suis, ce qui m’est arrivé,pour quel sujet les habitants de cette ville sont réduits en l’étatoù vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et saufdans un désastre si épouvantable. »

« Je lui racontai en peu de mots d’où jevenais, ce qui m’avait engagé à faire ce voyage, et de quellemanière j’avais heureusement pris port après une navigation devingt jours. En achevant je le suppliai de s’acquitter à son tourde la promesse qu’il m’avait faite, et je lui témoignai combienj’étais frappée de la désolation affreuse que j’avais remarquéedans tous les endroits par où j’avais passé.

« Ma chère dame, dit alors le jeunehomme, donnez-vous un moment de patience. À ces mots il fermal’Alcoran, le mit dans un étui précieux et le posa dans la niche.Je pris ce temps-là pour le considérer attentivement, et je luitrouvai tant de grâce et de beauté que je sentis des mouvements queje n’avais jamais sentis jusqu’alors. Il me fit asseoir près delui, et avant qu’il commençât son discours, je ne pus m’empêcher delui dire d’un air qui lui fit connaître les sentiments qu’ilm’avait inspirés : « Aimable seigneur, cher objet de monâme, on ne peut attendre avec plus d’impatience que j’attendsl’éclaircissement de tant de choses surprenantes qui ont frappé mavue depuis le premier pas que j’ai fait pour entrer en votre ville,et ma curiosité ne saurait être assez tôt satisfaite. Parlez, jevous en conjure ; apprenez-moi par quel miracle vous êtes seulen vie parmi tant de personnes mortes d’une manièreinouïe. »

Scheherazade s’interrompit en cet endroit etdit à Schahriar : Sire, votre majesté ne s’aperçoit peut-êtrepas qu’il est jour. Si je continuais de parler, j’abuserais devotre attention. Le sultan se leva, résolu d’entendre, la nuitsuivante, la suite de cette merveilleuse histoire.

LXV NUIT.

Si vous ne dormez pas, ma sœur, s’écriaDinarzade, le lendemain avant le jour, je vous prie de reprendrel’histoire de Zobéide et de nous raconter ce qui se passa entreelle et le jeune homme vivant qu’elle rencontra dans ce palais dontvous nous avez fait une si belle description. – Je vais voussatisfaire, répondit la sultane. Zobéide poursuivit son histoiredans ces termes :

« Madame, me dit le jeune homme, vousm’avez fait assez voir que vous avez la connaissance du vrai Dieupar la prière que vous venez de lui adresser. Vous allez entendreun effet très-remarquable de sa grandeur et de sa puissance. Jevous dirai que cette ville était la capitale d’un puissant royaumedont le roi mon père portait le nom. Ce prince, toute sa cour, leshabitants de la ville et tous ses autres sujets étaient mages,adorateurs du feu et de Nardoun, ancien roi des géants rebelles àDieu.

« Quoique né d’un père et d’une mèreidolâtres, j’ai eu le bonheur d’avoir dans mon enfance pourgouvernante une bonne dame musulmane, qui savait l’Alcoran par cœuret l’expliquait parfaitement bien. « Mon prince, medisait-elle souvent, il n’y a qu’un vrai Dieu. Prenez garde d’enreconnaître et d’en adorer d’autres. » Elle m’apprit à lire enarabe, et le livre qu’elle me donna pour m’exercer fut l’Alcoran.Dès que je fus capable de raison, elle m’expliqua tous les pointsde cet excellent livre, et elle m’en inspirait tout l’esprit àl’insu de mon père et de tout le monde. Elle mourut, mais ce futaprès m’avoir fait toutes les instructions dont j’avais besoin pourêtre pleinement convaincu des vérités de la religion musulmane.Depuis sa mort, j’ai persisté constamment dans les sentimentsqu’elle m’a fait prendre, et j’ai en horreur le faux dieu Nardounet l’adoration du feu.

« Il y a trois ans et quelques moisqu’une voix bruyante se fit tout à coup entendre par toute la villesi distinctement, que personne ne perdit une de ces paroles qu’elledit : « Habitants, abandonnez le culte de Nardoun et dufeu ; adorez le Dieu unique qui fait miséricorde. »

« La même voix se fit ouïr trois annéesde suite, mais personne ne s’étant converti, le dernier jour de latroisième, à trois ou quatre heures du matin, tous les habitantsgénéralement furent changés en pierre en un instant, chacun dansl’état et la posture où il se trouva. Le roi mon père éprouva lemême sort : il fut métamorphosé en une pierre noire, tel qu’onle voit dans un endroit de ce palais, et la reine ma mère eut unepareille destinée.

« Je suis le seul sur qui Dieu n’ait pasfait tomber ce châtiment terrible : depuis ce temps-là jecontinue de le servir avec plus de ferveur que jamais, et je suispersuadé, ma belle dame, qu’il vous envoie pour maconsolation ; je lui en rends des grâces infinies, car je vousavoue que cette solitude m’est bien ennuyeuse. »

« Tout ce récit et particulièrement cesderniers mots achevèrent de m’enflammer pour lui. « Prince,lui dis-je, il n’en faut pas douter, c’est la Providence qui m’aattirée dans votre port pour vous présenter l’occasion de vouséloigner d’un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel je suis venuepeut vous persuader que je suis en quelque considération à Bagdad,où j’ai laissé d’autres biens assez considérables. J’ose vous yoffrir une retraite jusqu’à ce que le puissant commandeur descroyants, le vicaire du grand Prophète que vous reconnaissez, vousait rendu tous les honneurs que vous méritez. Ce célèbre princedemeure à Bagdad, et il ne sera pas plus tôt informé de votrearrivée en sa capitale, qu’il vous fera connaître qu’on n’implorepas en vain son appui. Il n’est pas possible que vous demeuriezdavantage dans une ville où tous les objets doivent vous êtreinsupportables. Mon vaisseau est à votre service, et vous en pouvezdisposer absolument. » Il accepta l’offre, et nous passâmes lereste de la nuit à nous entretenir de notre embarquement.

« Dès que le jour parut nous sortîmes dupalais et nous rendîmes au port, où nous trouvâmes mes sœurs, lecapitaine et mes esclaves fort en peine de moi. Après avoirprésenté mes sœurs au prince, je leur racontai ce qui m’avaitempêchée de revenir au vaisseau le jour précédent, la rencontre dujeune prince, son histoire et le sujet de la désolation d’une sibelle ville.

« Les matelots employèrent plusieursjours à débarquer les marchandises que j’avais apportées, et àembarquer à leur place tout ce qu’il y avait de plus précieux dansle palais, en pierreries, en or et en argent. Nous laissâmes lesmeubles et une infinité de pièces d’orfèvrerie, parce que nous nepouvions les emporter. Il nous aurait fallu plusieurs vaisseauxpour transporter à Bagdad toutes les richesses que nous avionsdevant les yeux.

« Après que nous eûmes chargé le vaisseaudes choses que nous y voulûmes mettre, nous prîmes les provisionset l’eau dont nous jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. Àl’égard des provisions, il nous en restait encore beaucoup decelles que nous avions embarquées à Balsora. Enfin nous mîmes à lavoile avec un vent tel que nous pouvions le souhaiter. »

En achevant ces paroles, Scheherazade vitqu’il était jour. Elle cessa de parler, et le sultan se leva sansrien dire ; mais il se proposa d’entendre jusqu’à la finl’histoire de Zobéide et de ce jeune prince conservé simiraculeusement.

LXVI NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade,impatiente de savoir quel serait le succès de la navigation deZobéide, appela la sultane. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous nedormez pas, poursuivez, de grâce, l’histoire d’hier. Dites-nous sile jeune prince et Zobéide arrivèrent heureusement à Bagdad. – Vousl’allez apprendre, répondit Scheherazade. Zobéide reprit ainsi sonhistoire, en s’adressant toujours au calife :

« Sire, dit-elle, le jeune prince, messœurs et moi, nous nous entretenions tous les jours agréablementensemble. Mais, hélas ! notre union ne dura pas longtemps. Messœurs devinrent jalouses de l’intelligence qu’elles remarquèrententre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jourmalicieusement ce que nous ferions de lui lorsque nous serionsarrivées à Bagdad. Je m’aperçus bien qu’elles ne me faisaient cettequestion que pour découvrir mes sentiments. C’est pourquoi, faisantsemblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis queje le prendrais pour mon époux. Ensuite, me tournant vers leprince, je lui dis : « Mon prince, je vous supplie d’yconsentir. D’abord que nous serons à Bagdad, mon dessein est devous offrir ma personne pour être votre très-humble esclave, pourvous rendre mes services et vous reconnaître pour le maître absolude mes volontés. – Madame, répondit le prince, je ne sais si vousplaisantez ; mais pour moi, je vous déclare fort sérieusementdevant mesdames vos sœurs, que dès ce moment j’accepte de bon cœurl’offre que vous me faites, non pas pour vous regarder comme uneesclave, mais comme ma dame et ma maîtresse, et je ne prétendsavoir aucun empire sur vos actions. » Mes sœurs changèrent decouleur à ce discours, et je remarquai depuis ce temps-là qu’ellesn’avaient plus pour moi les mêmes sentiments qu’auparavant.

« Nous étions dans le golfe Persique etnous approchions de Balsora, où, avec le bon vent que nous avionstoujours, j’espérais que nous arriverions le lendemain. Mais lanuit, pendant que je dormais, mes sœurs prirent leur temps et mejetèrent à la mer. Elles traitèrent de la même sorte le prince, quifut noyé. Je me soutins quelques moments sur l’eau, et par bonheur,ou plutôt par miracle, je trouvai fond. Je m’avançai vers unenoirceur qui me paraissait terre autant que l’obscurité mepermettait de la distinguer. Effectivement, je gagnai une plage, etle jour me fit connaître que j’étais dans une petite île déserte,située environ à vingt milles de Balsora. J’eus bientôt fait séchermes habits au soleil, et en marchant je remarquai plusieurs sortesde fruits et même de l’eau douce, ce qui me donna quelque espéranceque je pourrais conserver ma vie.

« Je me reposais à l’ombre, lorsque jevis un serpent ailé fort gros et fort long, qui s’avançait vers moien se démenant à droite et à gauche et tirant la langue. Cela mefit juger que quelque mal le pressait. Je me levai, et m’apercevantqu’il était suivi d’un autre serpent plus gros qui le tenait par laqueue et faisait ses efforts pour le dévorer, j’en eus pitié :au lieu de fuir, j’eus la hardiesse et le courage de prendre unepierre qui se trouva par hasard près de moi ; je la jetai detoute ma force contre le plus gros serpent : je le frappai àla tête et l’écrasai. L’autre, se sentant en liberté ouvritaussitôt ses ailes et s’envola. Je le regardai longtemps dans l’aircomme une chose extraordinaire ; mais l’ayant perdu de vue, jeme rassis à l’ombre dans un autre endroit, et je m’endormis.

« À mon réveil, imaginez-vous quelle futma surprise de voir près de moi une femme noire qui avait destraits vifs et agréables, et qui tenait à l’attache deux chiennesde la même couleur. Je me mis à mon séant et lui demandai qui elleétait. « Je suis, me répondit-elle, le serpent que vous avezdélivré de son cruel ennemi il n’y a pas longtemps. J’ai cru nepouvoir mieux reconnaître le service important que vous m’avezrendu qu’en faisant l’action que je viens de faire. J’ai su latrahison de vos sœurs, et pour vous en venger, d’abord que j’ai étélibre par votre généreux secours, J’ai appelé plusieurs de mescompagnes qui sont fées comme moi : nous avons transportétoute la charge de votre vaisseau dans vos magasins de Bagdad,après quoi nous l’avons submergé. Ces deux chiennes noires sont vosdeux sœurs, à qui j’ai donné cette forme. Mais ce châtiment nesuffit pas, et je veux que vous les traitiez encore de la manièreque je vous dirai. »

« À ces mots, la fée m’embrassaétroitement d’un de ses bras, et les deux chiennes de l’autre, etnous transporta chez moi à Bagdad, où je vis dans mon magasintoutes les richesses dont mon vaisseau avait été chargé. Avant quede me quitter, elle me livra les deux chiennes et me dit :« Sous peine d’être changée comme elles en chienne, je vousordonne, de la part de celui qui confond les mers, de donner toutesles nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour lespunir du crime qu’elles ont commis contre votre personne et contrele jeune prince qu’elles ont noyé. » Je fus obligée de luipromettre que j’exécuterais son ordre[34].

« Depuis ce temps-là, je les ai traitéeschaque nuit, à regret, de la manière dont votre majesté a ététémoin. Je leur témoigne par mes pleurs avec combien de douleur etde répugnance je m’acquitte d’un si cruel devoir, et vous voyezbien qu’en cela je suis plus à plaindre qu’à blâmer. S’il y aquelque chose qui me regarde dont vous puissiez souhaiter d’êtreinformé, ma sœur Amine vous en donnera l’éclaircissement par lerécit de son histoire. »

Après avoir écouté Zobéide avec admiration, lecalife fit prier par son grand vizir l’agréable Amine, de vouloirbien lui expliquer pourquoi elle était marquée de cicatrices……Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, il est jour, et je nedois pas arrêter davantage votre majesté. Schahriar, persuadé quel’histoire que Scheherazade avait à raconter ferait le dénouementdes précédentes, dit en lui-même : Il faut que je me donne leplaisir tout entier. Il se leva, et résolut de laisser vivre encorela sultane ce jour-là.

LXVII NUIT.

Dinarzade souhaitait passionnément d’entendrel’histoire d’Amine ; c’est pourquoi, s’étant réveilléelongtemps avant le jour, elle dit à la sultane : Ma chèresœur, si vous ne dormez pas, apprenez-moi, je vous en conjure,pourquoi l’aimable Amine avait le sein tout couvert de cicatrices.– J’y consens, répondit Scheherazade, et pour ne pas perdre letemps, vous saurez qu’Amine, s’adressant au calife, commença sonhistoire dans ces termes :

HISTOIRE D’AMINE.

« Commandeur des croyants, dit-elle, pourne pas répéter les choses dont votre majesté a déjà été instruitepar l’histoire de ma sœur, je vous dirai que ma mère ayant pris unemaison pour passer son veuvage en son particulier, me donna enmariage, avec le bien que mon père m’avait laissé, à un des plusriches héritiers de cette ville.

« La première année de notre mariagen’était pas écoulée que je demeurai veuve et en possession de toutle bien de mon mari, qui montait à quatre-vingt-dix mille sequins.Le revenu seul de cette somme suffisait de reste pour me fairepasser ma vie fort honnêtement. Cependant, dès que les premiers sixmois de mon deuil furent passés, je me fis faire dix habitsdifférents d’une si grande magnificence qu’ils revenaient à millesequins chacun, et je commençai au bout de l’année à lesporter.

« Un jour que j’étais seule, occupée àmes affaires domestiques, on me vint dire qu’une dame demandait àme parler. J’ordonnai qu’on la fît entrer. C’était une personnefort avancée en âge. Elle me salua en baisant la terre, et me diten demeurant sur ses genoux : « Ma bonne dame, je voussupplie d’excuser la liberté que je prends de vous venirimportuner : la confiance que j’ai en votre charité me donnecette hardiesse. Je vous dirai, mon honorable dame, que j’ai unefille orpheline qui doit se marier aujourd’hui, qu’elle et moisommes étrangères, et que nous n’avons pas la moindre connaissanceen cette ville : cela nous donne de la confusion, car nousvoudrions faire connaître à la famille nombreuse avec laquelle nousallons faire alliance que nous ne sommes pas des inconnues et quenous avons quelque crédit. C’est pourquoi, ma charitable dame, sivous avez pour agréable d’honorer ces noces de votre présence, nousvous aurons d’autant plus d’obligation que les dames de notre paysconnaîtront que nous ne sommes pas regardées ici comme desmisérables, quand elles apprendront qu’une personne de votre rangn’aura pas dédaigné de nous faire un si grand honneur. Mais,hélas ! si vous rejetez ma prière, quelle mortification pournous ! nous ne savons à qui nous adresser. »

« Ce discours, que la pauvre dameentremêla de larmes, me toucha de compassion. « Ma bonne mère,lui dis-je, ne vous affligez pas : je veux bien vous faire leplaisir que vous me demandez. Dites-moi où il faut quej’aille ; je ne veux que le temps de m’habiller un peuproprement. » La vieille dame, transportée de joie a cetteréponse, fut plus prompte à me baiser les pieds que je ne le fus àl’en empêcher. « Ma charitable dame, reprit-elle en serelevant, Dieu vous récompensera de la bonté que vous avez pour vosservantes, et comblera votre cœur de satisfaction de même que vousen comblez le nôtre. Il n’est pas encore besoin que vous preniezcette peine ; il suffira que vous veniez avec moi sur le soir,à l’heure que je viendrai vous prendre. Adieu, madame,ajouta-t-elle ; jusqu’à l’honneur de vous revoir. »

« Aussitôt qu’elle m’eut quittée, je priscelui de mes habits qui me plaisait davantage, avec un collier degrosses perles, des bracelets, des bagues et des pendantsd’oreilles de diamants les plus fins et les plus brillants. J’eusun pressentiment de ce qui me devait arriver.

« La nuit commençait à paraître lorsquela vieille dame arriva chez moi d’un air qui marquait beaucoup dejoie. Elle me baisa la main et me dit : « Ma chère dame,les parentes de mon gendre, qui sont les premières dames de laville, sont assemblées. Vous viendrez quand il vous plaira :me voilà prête à vous servir de guide. » Nous partîmesaussitôt ; elle marcha devant moi, et je la suivis avec ungrand nombre de mes femmes esclaves proprement habillées. Nous nousarrêtâmes dans une rue fort large, nouvellement balayée et arrosée,à une grande porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fitlire cette inscription qui était au-dessus de la porte, en lettresd’or : C’est ici la demeure éternelle des plaisirs et dela joie. La vieille dame frappa, et l’on ouvrit àl’instant.

« On me conduisit au fond de la cour dansune grande salle, où je fus reçue par une jeune dame d’une beautésans pareille. Elle vint au-devant de moi, et après m’avoirembrassée et fait asseoir près d’elle sur un sofa où il y avait untrône d’un bois précieux rehaussé de diamants : « Madame,me dit-elle, on vous a fait venir ici pour assister à desnoces ; mais j’espère que ces noces seront autres que cellesque vous vous imaginez. J’ai un frère qui est le mieux fait et leplus accompli de tous les hommes : il est si charmé duportrait qu’il a entendu faire de votre beauté, que son sort dépendde vous et qu’il sera très-malheureux si vous n’avez pitié de lui.Il sait le rang que vous tenez dans le monde, et je puis vousassurer que le sien n’est pas indigne de votre alliance. Si mesprières, madame, peuvent quelque chose sur vous, je les joins auxsiennes et vous supplie de ne pas rejeter l’offre qu’il vous faitde vous recevoir pour femme. »

« Depuis la mort de mon mari je n’avaispas encore eu la pensée de me remarier, mais je n’eus pas la forcede refuser une si belle personne. D’abord que j’eus consenti à lachose par un silence accompagné d’une rougeur qui parut sur monvisage, la jeune dame frappa des mains : un cabinet s’ouvritaussitôt, et il en sortit un jeune homme d’un air si majestueux etqui avait tant de grâce, que je m’estimai heureuse d’avoir fait unesi belle conquête. Il prit place auprès de moi, et je connus parl’entretien que nous eûmes que son mérite était encore au-dessus dece que sa sœur m’en avait dit.

« Lorsqu’elle vit que nous étionscontents l’un de l’autre, elle frappa des mains une seconde fois,et un cadi entra, qui dressa notre contrat de mariage, le signa etle fit signer aussi par quatre témoins qu’il avait amenés avec lui.La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi, fut que je ne meferais point voir ni ne parlerais à aucun homme qu’à lui, et il mejura qu’à cette condition j’aurais tout sujet d’être contente delui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière :ainsi je fus la principale actrice des noces auxquelles j’avais étéinvitée seulement.

« Un mois après notre mariage, ayantbesoin de quelque étoffe, je demandai à mon mari la permission desortir pour faire cette emplette. Il me l’accorda, et je pris pourm’accompagner la vieille dame dont j’ai déjà parlé, qui était de lamaison, et deux de mes femmes esclaves.

« Quand nous fûmes dans la rue desmarchands, la vieille dame me dit : « Ma bonne maîtresse,puisque vous cherchez une étoffe de soie, il faut que je vous mènechez un jeune marchand que je connais ici : il en a de toutessortes, et sans vous fatiguer de courir de boutique en boutique, jepuis vous assurer que vous trouverez chez lui ce que vous netrouveriez pas ailleurs. » Je me laissai conduire, et nousentrâmes dans la boutique d’un jeune marchand assez bien fait. Jem’assis et lui fis dire par la vieille dame de me montrer les plusbelles étoffes de soie qu’il eût. La vieille voulait que je luifisse la demande moi-même ; mais je lui dis qu’une desconditions de mon mariage était de ne parler à aucun homme qu’à monmari, et que je ne devais pas y contrevenir.

« Le marchand me montra plusieursétoffes, dont l’une m’ayant agréé plus que les autres, je lui fisdemander combien il l’estimait. Il répondit à la vieille :« Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent ; maisje lui en ferai un présent si elle veut bien me permettre de labaiser à la joue. » J’ordonnai à la vieille de lui dire qu’ilétait bien hardi de me faire cette proposition. Mais, au lieu dem’obéir, elle me représenta que ce que le marchand demandaitn’était pas une chose fort importante ; qu’il ne s’agissaitpoint de parler, mais seulement de présenter la joue, et que ceserait une affaire bientôt faite. J’avais tant d’envie d’avoirl’étoffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil. Lavieille dame et mes femmes se mirent devant afin qu’on ne me vîtpas, et je me dévoilai ; mais, au lieu de me baiser, lemarchand me mordit jusqu’au sang.

« La douleur et la surprise furent tellesque j’en tombai évanouie, et je demeurai assez longtemps en cetétat pour donner au marchand celui de fermer sa boutique et deprendre la fuite. Lorsque je fus revenue à moi, je me sentis lajoue tout ensanglantée : la vieille dame et mes femmes avaienteu soin de la couvrir d’abord de mon voile, afin que le monde quiaccourut ne s’aperçût de rien et crût que ce n’était qu’unefaiblesse qui m’avait prise. »

Scheherazade, en achevant ces dernièresparoles, aperçut le jour et se tut. Le sultan trouva ce qu’ilvenait d’entendre assez extraordinaire, et se leva fort curieuxd’en apprendre la suite.

LXVIII NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade,s’étant réveillée, appela la sultane : Si vous ne dormez pas,ma sœur, lui dit-elle, je vous prie de vouloir bien continuerl’histoire d’Amine. – Voici comme cette dame la reprit, réponditScheherazade.

« La vieille qui m’accompagnait,poursuivit-elle, extrêmement mortifiée de l’accident qui m’étaitarrivé, tâcha de me rassurer : « Ma bonne maîtresse, medit-elle, je vous demande pardon : je suis cause de cemalheur. Je vous ai amenée chez ce marchand parce qu’il est de monpays, et je ne l’aurais jamais cru capable d’une si grandeméchanceté ; mais ne vous affligez pas : ne perdons pointde temps, retournons au logis, je vous donnerai un remède qui vousguérira en trois jours si parfaitement qu’il n’y paraîtra pas lamoindre marque. » Mon évanouissement m’avait rendue si faiblequ’à peine pouvais-je marcher. J’arrivai néanmoins au logis ;mais je tombai une seconde fois en faiblesse en entrant dans machambre. Cependant la vieille m’appliqua son remède ; jerevins à moi et me mis au lit.

« La nuit venue, mon mari arriva. Ils’aperçut que j’avais la tête enveloppée ; il me demanda ceque j’avais. Je répondis que c’était un mal de tête, et j’espéraisqu’il en demeurerait là ; mais il prit une bougie, et voyantque j’étais blessée à la joue : « D’où vient cetteblessure ? me dit-il. » Quoique je ne fusse pas fortcriminelle, je ne pouvais me résoudre à lui avouer la chose :faire cet aveu à un mari me paraissait choquer la bienséance. Jelui dis que comme j’allais acheter une étoffe de soie avec lapermission qu’il m’en avait donnée, un porteur chargé de bois avaitpassé si près de moi dans une rue fort étroite, qu’un bâton m’avaitfait une égratignure au visage, mais que c’était peu de chose.

« Cette raison mit mon mari encolère : « Cette action, dit-il, ne demeurera pasimpunie. Je donnerai demain ordre au lieutenant de police d’arrêtertous ces brutaux de porteurs et de les faire tous pendre. »Dans la crainte que j’eus d’être cause de la mort de tantd’innocents, je lui dis : « Seigneur, je serais fâchéequ’on fît une si grande injustice ; gardez-vous bien de lacommettre : je me croirais indigne de pardon si j’avais causéce malheur. – Dites-moi donc sincèrement, reprit-il, ce que je doispenser de votre blessure. »

« Je lui repartis qu’elle m’avait étéfaite par l’inadvertance d’un vendeur de balais monté sur sonâne ; qu’il venait derrière moi, la tête tournée d’un autrecôté ; que son âne m’avait poussée si rudement que j’étaistombée et que j’avais donné de la joue contre du verre. « Celaétant, dit alors mon mari, le soleil ne se lèvera pas demain que levizir Giafar ne soit averti de cette insolence. Il fera mourir tousces marchands de balais. – Au nom de Dieu, seigneur,interrompis-je, je vous supplie de leur pardonner : ils nesont pas coupables. – Comment donc ! madame, dit-il ; quefaut-il que je croie ? Parlez, je veux apprendre de votrebouche la vérité. – Seigneur, lui répondis-je, il m’a pris unétourdissement et je suis tombée : voilà le fait. »

« À ces dernières paroles mon épouxperdit patience. « Ah ! s’écria-t-il, c’est troplongtemps écouter des mensonges ! » En disant cela, ilfrappa des mains, et trois esclaves entrèrent. « Tirez-la horsdu lit, leur dit-il, étendez-la au milieu de la chambre. » Lesesclaves exécutèrent son ordre, et comme l’un me tenait par la têteet l’autre par les pieds, il commanda au troisième d’aller prendreun sabre. Et quand il l’eut apporté : « Frappe, luidit-il ; coupe-lui le corps en deux et va le jeter dans leTigre. Qu’il serve de pâture aux poissons : c’est le châtimentque je fais aux personnes à qui j’ai donné mon cœur et qui memanquent de foi. » Comme il vit que l’esclave ne se hâtait pasd’obéir : « Frappe donc, continua-t-il : quit’arrête ? qu’attends-tu ?

« – Madame, me dit alors l’esclave, voustouchez au dernier moment de votre vie : voyez s’il y aquelque chose dont vous vouliez disposer avant votre mort. »Je demandai la liberté de dire un mot. Elle me fut accordée. Jesoulevai la tête, et, regardant mon époux tendrement :« Hélas ! lui dis-je en quel état me voilà réduite !il faut donc que je meure dans mes plus beaux jours ! »Je voulais poursuivre, mais mes larmes et mes soupirs m’enempêchèrent. Cela ne toucha pas mon époux : au contraire, ilme fit des reproches, à quoi il eût été inutile de repartir. J’eusrecours aux prières, mais il ne les écouta pas, et il ordonna àl’esclave de faire son devoir. En ce moment la vieille dame quiavait été nourrice de mon époux entra, et se jetant à ses piedspour tâcher de l’apaiser : « Mon fils, lui dit-elle, pourprix de vous avoir nourri et élevé, je vous conjure de m’accordersa grâce. Considérez que l’on tue celui qui tue, et que vous allezflétrir votre réputation et perdre l’estime des hommes. Que nediront-ils point d’une colère si sanglante ! » Elleprononça ces paroles d’un air si touchant, et elle les accompagnade tant de larmes, qu’elles firent une forte impression sur monépoux.

« Hé bien ! dit-il à sa nourrice,pour l’amour de vous je lui donne la vie ; mais je veuxqu’elle porte des marques qui la fassent souvenir de soncrime. » À ces mots, un esclave, par son ordre, me donna detoute sa force sur les côtes et sur la poitrine tant de coups d’unepetite canne pliante qui enlevait la peau et la chair, que j’enperdis connaissance. Après cela il me fit porter par les mêmesesclaves, ministres de sa fureur, dans une maison où la vieille eutgrand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois. Enfin jeguéris ; mais les cicatrices que vous vîtes hier, contre monintention, me sont restées depuis. Dès que je fus en état demarcher et de sortir, je voulus retourner à la maison de monpremier mari ; mais je n’y trouvai que la place. Mon secondépoux, dans l’excès de sa colère, ne s’était pas contenté de lafaire abattre, il avait fait même raser toute la rue où elle étaitsituée. Cette violence était sans doute inouïe ; mais contrequi aurais-je fait ma plainte ? L’auteur avait pris desmesures pour se cacher, et je n’ai pu le connaître. D’ailleursquand je l’aurais connu, ne voyais-je pas bien que le traitementqu’on me faisait partait d’un pouvoir absolu ? Aurais-je osém’en plaindre ?

« Désolée, dépourvue de toutes choses,j’eus recours à ma chère sœur Zobéide, qui vient de raconter sonhistoire à votre majesté, et je lui fis le récit de ma disgrâce.Elle me reçut avec sa bonté ordinaire et m’exhorta à la supporterpatiemment. « Voilà quel est le monde, dit-elle, il nous ôteordinairement nos biens, ou nos amis, ou nos amants, et souvent letout ensemble. » En même temps, pour me prouver ce qu’elle medisait, elle me raconta la perte du jeune prince causée par lajalousie de ses deux sœurs. Elle m’apprit ensuite de quelle manièreelles avaient été changées en chiennes. Enfin, après m’avoir donnémille marques d’amitié, elle me présenta ma cadette, qui s’étaitretirée chez elle après la mort de notre mère.

« Ainsi, remerciant Dieu de nous avoirtoutes trois rassemblées, nous résolûmes de vivre libres sans nousséparer jamais. Il y a longtemps que nous menons cette vietranquille, et comme je suis chargée de la dépense de la maison, jeme fais un plaisir d’aller moi-même faire les provisions dont nousavons besoin. J’en allai acheter hier et les fis apporter par unporteur, homme d’esprit et d’humeur agréable, que nous retînmespour nous divertir. Trois calenders survinrent au commencement dela nuit et nous prièrent de leur donner retraite jusqu’à ce matin.Nous les reçûmes à une condition qu’ils acceptèrent, et après lesavoir fait asseoir à notre table, ils nous régalaient d’un concertà leur mode lorsque nous entendîmes frapper à notre porte.C’étaient trois marchands de Moussoul de fort bonne mine, qui nousdemandèrent la même grâce que les calenders : nous la leuraccordâmes à la même condition. Mais ils ne l’observèrent ni lesuns ni les autres. Néanmoins, quoique nous fussions en état aussibien qu’en droit de les en punir, nous nous contentâmes d’exigerd’eux le récit de leur histoire, et nous bornâmes notre vengeance àles renvoyer ensuite et à les priver de la retraite qu’ils nousavaient demandée.

« Le calife Haroun Alraschid futtrès-content d’avoir appris ce qu’il voulait savoir, et témoignapubliquement l’admiration que lui causait tout ce qu’il venaitd’entendre… » Mais, sire, dit en cet endroit Scheherazade, lejour, qui commence à paraître, ne me permet pas de raconter à votremajesté ce que fit le calife pour mettre fin à l’enchantement desdeux chiennes noires. Schahriar, jugeant que la sultane achèveraitla nuit suivante l’histoire des cinq dames et des trois calenders,se leva et lui laissa encore la vie jusqu’au lendemain.

LXIX NUIT.

Au nom de Dieu, ma sœur, s’écria Dinarzadeavant le jour, si vous ne dormez pas, je vous prie de nous racontercomment les deux chiennes noires reprirent leur première forme etce que devinrent les trois calenders. – Je vais satisfaire votrecuriosité, répondit Scheherazade. Alors, adressant son discours àSchahriar, elle poursuivit dans ces termes :

Sire, le calife, ayant satisfait sa curiosité,voulut donner des marques de sa grandeur et de sa générosité auxcalenders princes, et faire sentir aussi aux trois dames des effetsde sa bonté. Sans se servir du ministère de son grand vizir, il ditlui-même à Zobéide : « Madame, cette fée qui se fit voird’abord à vous en serpent et qui vous a imposé une si rigoureuseloi, cette fée ne vous a-t-elle point parlé de sa demeure, ouplutôt ne vous promit-elle pas de vous revoir et de rétablir lesdeux chiennes en leur premier état ?

« – Commandeur des croyants, réponditZobéide, j’ai oublié de dire à votre majesté que la fée me mitentre les mains un petit paquet de cheveux, en me disant qu’un jourj’aurais besoin de sa présence, et qu’alors si je voulais seulementbrûler deux brins de ses cheveux, elle serait à moi dans le moment,quand elle serait au delà du mont Caucase. – Madame, reprit lecalife, où est ce paquet de cheveux ? » Elle repartit quedepuis ce temps-là elle avait eu grand soin de le porter toujoursavec elle. En effet elle le tira, et ouvrant un peu la portière quila cachait, elle le lui montra. « Eh bien, répliqua le calife,faisons venir ici la fée : vous ne sauriez l’appeler plus àpropos, puisque je le souhaite. »

Zobéide y ayant consenti, on apporta du feu,et Zobéide mit dessus tout le paquet de cheveux. À l’instant même,le palais s’ébranla et la fée parut devant le calife, sous lafigure d’une dame habillée très-magnifiquement. « Commandeurdes croyants, dit-elle à ce prince, vous me voyez prête à recevoirvos commandements. La dame qui vient de m’appeler par votre ordrem’a rendu un service important ; pour lui en marquer mareconnaissance, je l’ai vengée de la perfidie de ses sœurs en leschangeant en chiennes ; mais si votre majesté le désire, jevais leur rendre leur figure naturelle.

« – Belle fée, lui répondit le calife,vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir : faites-leurcette grâce, après cela je chercherai les moyens de les consolerd’une si rude pénitence ; mais auparavant j’ai encore uneprière à vous faire en faveur de la dame qui a été si cruellementmaltraitée par un mari inconnu. Comme vous savez une infinité dechoses, il est à croire que vous n’ignorez pas celle-ci :obligez-moi de me nommer le barbare qui ne s’est pas contentéd’exercer sur elle une si grande cruauté, mais qui lui a mêmeenlevé très-injustement tout le bien qui lui apparte­nait. Jem’étonne qu’une action si injuste, si inhumaine et qui fait tort àmon autorité, ne soit pas venue jusqu’à moi.

« – Pour faire plaisir à votre majesté,répliqua la fée, je remettrai les deux chiennes en leur premierétat, je guérirai la dame de ses cicatrices, de manière qu’il neparaîtra pas que jamais elle ait été frappée, et ensuite je vousnommerai celui qui l’a fait maltraiter ainsi. »

Le calife envoya quérir les deux chiennes chezZobéide, et lorsqu’on les eut amenées, on présenta une tasse pleined’eau à la fée, qui l’avait demandée. Elle prononça dessus desparoles que personne n’entendit, et elle en jeta sur Amine et surles deux chiennes. Elles furent changées en deux dames d’une beautésurprenante, et les cicatrices d’Amine disparurent. Alors la féedit au calife : « Commandeur des croyants, il faut vousdécouvrir présentement qui est l’époux inconnu que vouscherchez : il vous appartient de fort près, puisque c’est leprince Amin[35], votre fils aîné, frère du princeMamoun[36], son cadet. Étant devenu passionnémentamoureux de cette dame sur le récit qu’on lui avait fait de sabeauté, il trouva un prétexte pour l’attirer chez lui, où ill’épousa. À l’égard des coups qu’il lui a fait donner, il estexcusable en quelque façon. La dame son épouse avait eu un peu tropde facilité, et les excuses qu’elle lui avait apportées étaientcapables de faire croire qu’elle avait fait plus de mal qu’il n’yen avait. C’est tout ce que je puis dire pour satisfaire votrecuriosité. » En achevant ces paroles, elle salua le calife etdisparut.

Ce prince, rempli d’admiration et content deschangements qui venaient d’arriver par son moyen, fit des actionsdont il sera parlé éternellement.

Il fit premièrement appeler le prince Amin sonfils, lui dit qu’il savait son mariage secret, et lui apprit lacause de la blessure d’Amine. Le prince n’attendit pas que son pèrelui parlât de la reprendre, il la reprit à l’heure même.

Le calife déclara ensuite qu’il donnait soncœur et sa main à Zobéide, et proposa les trois autres sœurs auxtrois calenders fils de rois, qui les acceptèrent pour femmes avecbeaucoup de reconnaissance. Le calife leur assigna à chacun unpalais magnifique dans la ville de Bagdad ; il les éleva auxpremières charges de son empire et les admit dans ses conseils. Lepremier cadi de Bagdad, appelé avec des témoins, dressa lescontrats de mariage, et le fameux calife Haroun Alraschid, enfaisant le bonheur de tant de personnes qui avaient éprouvé desdisgrâces incroyables, s’attira mille bénédictions.

Il n’était pas jour encore lorsqueScheherazade acheva cette histoire, qui avait été tant de foisinterrompue et continuée. Cela lui donna lieu d’en commencer uneautre. Ainsi, adressant la parole au sultan, elle luidit :

HISTOIRE DES TROIS POMMES.

Sire, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenirvotre majesté d’une sortie que le calife Haroun Alraschid fit, unenuit, de son palais. Il faut que je vous en raconte une autre. Unjour, ce prince avertit le grand vizir Giafar de se trouver aupalais la nuit prochaine : « Vizir, lui dit-il, je veuxfaire le tour de la ville et m’informer de ce qu’on y dit, etparticulièrement si l’on est content de mes officiers de justice.S’il y en a dont on ait raison de se plaindre, nous les déposeronspour en mettre d’autres à leurs places, qui s’acquitteront mieux deleur devoir. Si au contraire il y en a dont on se loue, nous auronspour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand vizir s’étantrendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et Mesrour, chefdes eunuques, se déguisèrent pour n’être pas connus, et sortirenttous trois ensemble.

Ils passèrent par plusieurs places et parplusieurs marchés, et en entrant dans une petite rue, ils virent auclair de la lune un bon homme à barbe blanche, qui avait la taillehaute et qui portait des filets sur sa tête ; il avait au brasun panier pliant de feuilles de palmier et un bâton à la main.« À voir ce vieillard, dit le calife, il n’est pas riche.Abordons-le et lui demandons l’état de sa fortune. – Bon homme, luidit le vizir, qui es-tu ? – Seigneur, lui répondit levieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plusmisérable de ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt, surle midi, pour aller pêcher, et depuis ce temps-là jusqu’à présentje n’ai pas pris le moindre poisson. Cependant j’ai une femme et depetits enfants, et je n’ai pas de quoi les nourrir. »

Le calife, touché de compassion, dit aupêcheur : « Aurais-tu le courage de retourner sur tes paset de jeter tes filets encore une fois seulement ? Nous tedonnerons cent sequins de ce que tu amèneras. » Le pêcheur, àcette proposition, oubliant toute la peine de la journée, prit lecalife au mot et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar etMesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneursparaissent trop honnêtes et trop raisonnables pour ne pas merécompenser de ma peine, et quand ils ne me donneraient que lacentième partie de ce qu’ils me promettent, ce serait encorebeaucoup, pour moi. »

Ils arrivèrent au bord du Tigre ; lepêcheur y jeta ses filets, puis, les ayant tirés, il amena uncoffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva. Le calife lui fitcompter aussitôt cent sequins par le grand vizir et le renvoya.Mesrour chargea le coffre sur ses épaules par l’ordre de sonmaître, qui, dans l’empressement de savoir ce qu’il y avait dedans,retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, ony trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé etcousu par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfairel’impatience du calife, on ne se donna pas la peine de découdre, oncoupa promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier unpaquet enveloppé dans un méchant tapis et lié avec de la corde. Lacorde déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corpsd’une jeune dame plus blanc que de la neige et coupé parmorceaux.

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’ilétait jour, cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole decelle manière :

LXX NUIT.

Sire, votre majesté s’imaginera mieuxelle-même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles quelfut l’étonnement du calife à cet affreux spectacle. Mais de lasurprise il passa en un instant à la colère, et lançant au vizir unregard furieux : « Ah ! malheureux, lui dit-il,est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mespeuples ? On commet impunément sous ton ministère desassassinats dans ma capitale, et l’on jette mes sujets dans leTigre afin qu’ils crient vengeance contre moi au jour dujugement ! Si tu ne venges promptement le meurtre de cettefemme par la mort de son meurtrier, je jure par le saint nom deDieu que je te ferai pendre, toi et quarante de ta parenté. –Commandeur des croyants, lui dit le grand vizir, je supplie votremajesté de m’accorder du temps pour faire des perquisitions. – Jene te donne que trois jours pour cela, repartit le calife ;c’est à toi d’y songer. »

Le vizir Giafar se retira chez lui dans unegrande confusion de sentiments : « Hélas !disait-il, comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée queBagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier, qui sans doute a commisce crime sans témoin, et qui est peut-être déjà sorti de cetteville ? Un autre que moi tirerait de prison un misérable et leferait mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pascharger ma conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que deme sauver à ce prix-là. »

Il ordonna aux officiers de police et dejustice qui lui obéissaient de faire une exacte recherche ducriminel. Ils mirent leurs gens en campagne et s’y mirenteux-mêmes, ne se croyant guère moins intéressés que le vizir encette affaire ; mais tous leurs soins furent inutiles :quelque diligence qu’ils y apportèrent, ils ne purent découvrirl’auteur de l’assassinat, et le vizir jugea bien que, sans un coupdu ciel, c’était fait de sa vie.

Effectivement, le troisième jour étant venu,un huissier arriva chez ce malheureux ministre et le somma de lesuivre. Le vizir obéit, et le calife lui ayant demandé où était lemeurtrier : « Commandeur des croyants, lui répondit-illes larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en donnerla moindre nouvelle. » Le calife lui fit des reproches remplisd’emportement et de fureur, et commanda qu’on le pendît devant laporte du palais, lui et quarante des Barmécides[37].

Pendant que l’on travaillait à dresser lespotences et qu’on alla se saisir des quarante Barmécides dans leursmaisons, un crieur public alla, par ordre du calife, faire ce cridans tous les quartiers de la ville : « Qui veut avoir lasatisfaction de voir pendre le grand vizir Giafar et quarante desBarmécides ses parents, qu’il vienne à la place qui est devant lepalais ! »

Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et ungrand nombre d’huissiers du palais amenèrent le grand vizir avecles quarante Barmécides, les firent disposer chacun au pied de lapotence qui lui était destinée, et on leur passa autour du cou lacorde avec laquelle ils devaient être levés en l’air. Le peuple,dont toute la place était remplie, ne put voir ce triste spectaclesans douleur et sans verser des larmes, car le grand vizir Giafaret les Barmécides étaient chéris et honorés pour leur probité, leurlibéralité et leur désintéressement, non-seulement à Bagdad, maismême partout l’empire du calife.

Rien n’empêchait qu’on exécutât l’ordreirrévocable de ce prince trop sévère, et on allait ôter la vie auxplus honnêtes gens de la ville, lorsqu’un jeune homme très-bienfait et fort proprement vêtu fendit la presse, pénétra jusqu’augrand vizir, et après lui avoir baisé la main :« Souverain vizir, lui dit-il, chef des émirs de cette cour,refuge des pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequelvous êtes ici. Retirez-vous et me laissez expier la mort de la damequi a été jetée dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, etje mérite d’en être puni. »

Quoique ce discours causât beaucoup de joie auvizir, il ne laissa pas d’avoir pitié du jeune homme, dont laphysionomie, au lieu de paraître funeste, avait quelque chosed’engageant, et il allait lui répondre lorsqu’un grand homme d’unâge déjà fort avancé ayant aussi fendu la presse, arriva et dit auvizir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit cejeune homme : nul autre que moi n’a tué la dame qu’on atrouvée dans le coffre. C’est sur moi seul que doit tomber lechâtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punirl’innocent pour le coupable. – Seigneur, reprit le jeune homme ens’adressant au vizir, je vous jure que c’est moi qui ai commiscette méchante action, et que personne au monde n’en est complice.– Mon fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous aconduit ici, et vous voulez prévenir votre destinée : pourmoi, il y a longtemps que je suis au monde, je dois en êtredétaché. Laissez-moi donc sacrifier ma vie pour la vôtre. Seigneur,ajouta-t-il en s’adressant au grand vizir, je vous le répèteencore, c’est moi qui suis l’assassin : faites-moi mourir, etne différez pas. »

La contestation du vieillard et du jeune hommeobligea le vizir Giafar à les mener tous deux devant le calife,avec la permission du lieutenant criminel, qui se faisait unplaisir de le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, ilbaisa la terre par sept fois et parla de cette manière :« Commandeur des croyants, j’amène à votre majesté cevieillard et ce jeune homme, qui se disent tous deux séparémentmeurtriers de la dame. » Alors le calife demanda aux accusésqui des deux avait massacré la dame si cruellement et l’avait jetéedans le Tigre. Le jeune homme assura que c’était lui ; mais levieillard, de son côté, soutenant le contraire : « Allez,dit le calife au grand vizir, faites-les pendre tous deux. – Mais,sire, dit le vizir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y aurait del’injustice à faire mourir l’autre. »

À ces paroles, le jeune homme reprit :« Je jure par le grand Dieu qui a élevé les cieux à la hauteuroù ils sont, que c’est moi qui ai tué la dame qui l’ai coupée parquartiers et jetée dans le Tigre, il a y quatre jours. Je ne veuxpoint avoir de part avec les justes au jour du jugement, si ce queje dis n’est pas véritable. Ainsi je suis celui qui doit êtrepuni. »

Le calife fut surpris de ce serment et yajouta foi, d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’estpourquoi, se tournant vers le jeune homme : « Malheureux,lui dit-il, pour quel sujet as-tu commis un crime sidétestable ? et quelle raison peux-tu avoir d’être venut’offrir toi-même à la mort ? – Commandeur des croyants,répondit-il, si l’on mettait par écrit tout ce qui s’est passéentre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait êtretrès-utile aux hommes. – Raconte-nous-la donc, répliqua le calife,je te l’ordonne. » Le jeune homme obéit, et commença son récitde cette sorte…

Scheherazade voulait continuer ; maiselle fut obligée de remettre cette histoire à la nuit suivante.

LXXI NUIT.

Schahriar prévint la sultane, et lui demandace que le jeune homme avait raconté au calife Haroun Alraschid.Sire, répondit Scheherazade, il prit la parole et parla dans cestermes :

HISTOIRE DE LA DAME MASSACRÉE ET DU JEUNEHOMME SON MARI.

« Commandeur des croyants, votre majestésaura que la dame massacrée était ma femme, fille de ce vieillardque vous voyez, qui est mon oncle paternel. Elle n’avait que douzeans quand il me la donna en mariage, et il y en a onze d’écoulésdepuis ce temps-là. J’ai eu d’elle trois enfants mâles, qui sontvivants, et je dois lui rendre cette justice, qu’elle ne m’a jamaisdonné le moindre sujet de déplaisir. Elle était sage, de bonnesmœurs, et mettait toute son attention à me plaire. De mon côté jel’aimais parfaitement, et je prévenais tous ses désirs, bien loinde m’y opposer.

« Il y a environ deux, mois qu’elle tombamalade. J’en eus tout le soin imaginable, je n’épargnai rien pourlui procurer une prompte guérison. Au bout d’un mois elle commençade se mieux porter et voulut aller au bain. Avant que de sortir dulogis elle me dit : « Mon cousin (car elle m’appelaitainsi par familiarité), j’ai envie de manger des pommes : vousme feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en trouver ; ily a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue qu’elles’est augmentée à un point que si elle n’est pas bientôtsatisfaite, je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce. –Très-volontiers, lui répondis-je, je vais faire tout mon possiblepour vous contenter. »

« J’allai aussitôt chercher des pommesdans tous les marchés et dans toutes les boutiques ; mais jen’en pus trouver une, quoique j’offrisse d’en donner un sequin. Jerevins au logis fort fâché de la peine que j’avais priseinutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du bain etqu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne luipermit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allaidans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que lejour précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui medit que quelque peine que je me donnasse, je n’en trouverais pointailleurs qu’au jardin de votre majesté à Balsora.

« Comme j’aimais passionnément ma femme,et que je ne voulais pas avoir à me reprocher d’avoir négligé de lasatisfaire, je pris un habit de voyageur, et après l’avoirinstruite de mon dessein, je partis pour Balsora. Je fis une sigrande diligence que je fus de retour au bout de quinze jours. Jerapportai trois pommes qui m’avaient coûté un sequin la pièce. Iln’y en avait pas davantage dans le jardin, et le jardinier n’avaitpas voulu me les donner à meilleur marché. En arrivant je lesprésentai à ma femme ; mais il se trouva que l’envie lui enétait passée. Ainsi elle se contenta de les recevoir et les posa àcôté d’elle. Cependant elle était toujours malade, et je ne savaisquel remède apporter à son mal.

« Peu de jours après mon voyage, étantassis dans ma boutique, au lieu public où l’on vend toutes sortesd’étoffes fines, je vis entrer un grand esclave noir de fortméchante mine, qui tenait à la main une pomme que je reconnus pourune de celles que j’avais apportées de Balsora. Je n’en pouvaisdouter, puisque je savais qu’il n’y en avait pas une dans Bagdad nidans tous les jardins aux environs. J’appelai l’esclave :« Bon esclave, lui dis-je apprends-moi, je te prie, où tu aspris cette pomme ? – C’est, me répondit-il en souriant, unprésent que m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui etje l’ai trouvée un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle,et je lui ai demandé d’où elle les avait eues : elle m’arépondu que son bon homme de mari avait fait un voyage de quinzejours exprès pour les lui aller chercher, et qu’il les lui avaitapportées. Nous avons fait collation ensemble, et en la quittantj’en ai pris et emporté une que voici. »

« Ce discours me mit hors de moi-même. Jeme levai de ma place, et après avoir fermé ma boutique, je couruschez moi avec empressement et montai à la chambre de ma femme. Jeregardai d’abord où étaient les pommes, et n’en voyant que deux, jedemandai où était la troisième. Alors, ma femme ayant tourné latête du côté des pommes, et n’en ayant aperçu que deux, me réponditfroidement : « Mon cousin, je ne sais ce qu’elle estdevenue. » À cette réponse, je ne fis pas difficulté de croireque ce que m’avait dit l’esclave ne fût véritable. En même temps jeme laissai emporter à une fureur jalouse, et tirant un couteau quiétait attaché à ma ceinture, je le plongeai dans la gorge de cettemisérable. Ensuite je lui coupai la tête et mis son corps parquartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans un panierpliant ; et après avoir cousu l’ouverture du panier avec unfil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeaisur mes épaules dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans leTigre.

« Les deux plus petits de mes enfantsétaient déjà couchés et endormis, et le troisième était hors de lamaison : je le trouvai à mon retour assis près de la porte etpleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le sujet de ses pleurs.« Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère, sansqu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avezapportées. Je l’ai gardée longtemps ; mais comme je jouaistantôt dans la rue avec mes petits frères, un grand esclave quipassait me l’a arrachée de la main et l’a emportée ; j’aicouru après lui en la lui redemandant ; mais j’ai eu beau luidire qu’elle appartenait à ma mère qui était malade ; que vousaviez fait un voyage de quinze jours pour l’aller chercher, toutcela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ; et commeje le suivais en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu, etpuis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs ruesdétournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-làj’ai été me promener hors de la ville en attendant que vousrevinssiez, et je vous attendais, mon père, pour vous prier de n’enrien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus mal. »En achevant ces mots, il redoubla ses larmes.

« Le discours de mon fils me jeta dansune affliction inconcevable. Je reconnus alors l’énormité de moncrime, et je me repentis, mais trop tard, d’avoir ajouté foi auximpostures du malheureux esclave qui, sur ce qu’il avait appris demon fils, avait composé la funeste fable que j’avais prise pour unevérité. Mon oncle, qui est ici présent, arriva sur cesentrefaites ; il venait voir sa fille ; mais au lieu dela trouver vivante, il apprit par moi-même qu’elle n’était plus,car je ne lui déguisai rien ; et sans attendre qu’il mecondamnât, je me déclarai moi-même le plus criminel de tous leshommes. Néanmoins, au lieu de m’accabler de justes reproches, iljoignit ses pleurs aux miens, et nous pleurâmes ensemble troisjours sans relâche ; lui, la perte d’une fille qu’il avaittoujours tendrement aimée, et moi celle d’une femme qui m’étaitchère, et dont je m’étais privé d’une manière si cruelle, et pouravoir trop légèrement cru le rapport d’un esclave menteur.

« Voilà, commandeur des croyants, l’aveusincère que votre majesté a exigé de moi. Vous savez à présenttoutes les circonstances de mon crime, et je vous supplietrès-humblement d’en ordonner la punition. Quelque rigoureusequ’elle puisse être, je n’en murmurerai point et je la trouveraitrop légère. » Le calife fut dans un grand étonnement.

Scheherazade en prononçant ces derniers mots,s’aperçut qu’il était jour, elle cessa de parler ; mais lanuit suivante, elle reprit ainsi son discours :

LXXII NUIT.

Sire, dit-elle, le calife fut extrêmementétonné de ce que le jeune homme venait de lui raconter. Mais ceprince équitable trouvant qu’il était plus à plaindre qu’il n’étaitcriminel, entra dans ses intérêts : « L’action de cejeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu et excusableauprès des hommes. Le méchant esclave est la cause unique de cemeurtre. C’est lui seul qu’il faut punir. C’est pourquoi,continua-t-il en s’adressant au grand vizir, je te donne troisjours pour le trouver. Si tu ne me l’amènes dans ce terme, je teferai mourir à sa place. »

Le malheureux Giafar, qui s’était cru hors dedanger, fut accablé de ce nouvel ordre du calife ; mais commeil n’osait rien répliquer à ce prince dont il connaissait l’humeur,il s’éloigna de sa présence et se retira chez lui les larmes auxyeux, persuadé qu’il n’avait plus que trois jours à vivre. Il étaittellement convaincu qu’il ne trouverait point l’esclave, qu’il n’enfit pas la moindre recherche : « Il n’est pas possible,disait-il, que dans une ville telle que Bagdad, où il y a uneinfinité d’esclaves noirs, je démêle celui dont il s’agit. À moinsque Dieu ne me le fasse connaître comme il m’a déjà fait découvrirl’assassin, rien ne peut me sauver. »

Il passa les deux premiers jours à s’affligeravec sa famille, qui gémissait autour de lui en se plaignant de larigueur du calife. Le troisième étant venu, il se disposa à mouriravec fermeté, comme un ministre intègre et qui n’avait rien à sereprocher. Il fit venir des cadis et des témoins qui signèrent letestament qu’il fit en leur présence. Après cela, il embrassa safemme et ses enfants, et leur dit le dernier adieu. Toute safamille fondait en larmes ; jamais spectacle ne fut plustouchant. Enfin, un huissier du palais arriva, qui lui dit que lecalife s’impatientait de n’avoir ni de ses nouvelles ni de cellesde l’esclave noir qu’il lui avait commandé de chercher. « j’aiordre, ajouta-t-il, de vous mener devant son trône. »L’affligé vizir se mis en état de suivre l’huissier. Mais comme ilallait sortir, on lui amena la plus petite de ses filles, quipouvait avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avaient soin d’ellela venaient présenter à son père, afin qu’il la vît pour ladernière fois.

Comme il avait pour elle une tendresseparticulière, il pria l’huissier de lui permettre de s’arrêter unmoment. Alors il s’approcha de sa fille, la prit entre ses bras etla baisa plusieurs fois. En la baisant, il s’aperçut qu’elle avaitdans le sein quelque chose de gros et qui avait de l’odeur. »Ma chère petite, lui dit-il, qu’avez-vous dans le sein ? – Moncher père, lui répondit-elle, c’est une pomme sur laquelle estécrit le nom du calife notre seigneur et maître. Rihan, notreesclave, me l’a vendue deux sequins. »

Aux mots de pomme et d’esclave, le grand vizirGiafar fit un cri de surprise mêlée de joie, et mettant aussitôt lamain dans le sein de sa fille, il en tira la pomme. Il fit appelerl’esclave, qui n’était pas loin, et lorsqu’il fut devant lui :« Maraud, lui dit-il, où as-tu pris cette pomme ? –Seigneur, répondit l’esclave, je vous jure que je ne l’ai dérobéeni chez vous ni dans le jardin du commandeur des croyants. L’autrejour, comme je passais dans une rue auprès de trois ou quatrepetits enfants qui jouaient, et dont l’un la tenait à la main, jela lui arrachai, et l’emportai. L’enfant courut après moi eu medisant que la pomme n’était pas à lui, mais à sa mère, qui étaitmalade ; que son père, pour contenter l’envie qu’elle enavait, avait fait un long voyage d’où il en avait apportétrois ; que celle-là en était une qu’il avait prise sans quesa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre, je n’envoulus rien faire ; je l’apportai au logis et la vendis deuxsequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vousdire. »

« Giafar ne put assez admirer comment lafriponnerie d’un esclave avait été cause de la mort d’une femmeinnocente et presque de la sienne. Il mena l’esclave aveclui ; et quand il fut devant le calife, il fit à ce prince undétail exact de tout ce que lui avait dit l’esclave, et du hasardpar lequel il avait découvert son crime.

« Jamais surprise n’égala celle ducalife. Il ne put se contenir ni s’empêcher de faire de grandséclats de rire. À la fin il reprit un air sérieux, et dit au vizirque puisque son esclave avait causé un si étrange désordre, ilméritait une punition exemplaire. « Je ne puis en disconvenir,sire, répondit le vizir ; mais son crime n’est pasirrémissible. Je sais une histoire plus surprenante d’un vizir duCaire nommé Noureddin[38] Ali, etde Bedreddin Hassan de Balsora. Comme votre majesté prend plaisir àen entendre de semblables, je suis prêt à vous la raconter, àcondition que si vous la trouvez plus étonnante que celle qui medonne occasion de vous la dire, vous ferez grâce à mon esclave. –Je le veux bien, repartit le calife ; mais vous vous engagezdans une grande entreprise, et je ne crois pas que vous puissiezsauver votre esclave : car l’histoire des pommes est fortsingulière. » Giafar, prenant alors la parole, commença sonrécit dans ces termes :

HISTOIRE DE NOUREDDIN ALI ET DE BEDREDDINHASSAN.

« Commandeur des croyants, il y avaitautrefois en Égypte un sultan grand observateur de la justice,bienfaisant, miséricordieux, libéral, et sa valeur le rendaitredoutable à ses voisins. Il aimait les pauvres et protégeait lessavants, qu’il élevait aux premières charges. Le vizir de ce sultanétait un homme prudent, sage, pénétrant, et consommé dans lesbelles-lettres et dans toutes les sciences. Ce ministre avait deuxfils très-bien faits, et qui marchaient l’un et l’autre sur sestraces : l’aîné se nommait Schemseddin[39]Mohammed[40], et le cadet Noureddin Ali. Ce dernierprincipalement avait tout le mérite qu’on peut avoir. Le vizir leurpère étant mort, le sultan les envoya quérir, et les ayant faitrevêtir tous deux d’une robe de vizir ordinaire : « J’aibien du regret, leur dit-il, de la perte que vous venez de faire.Je n’en suis pas moins touché que vous-mêmes. Je veux vous letémoigner, et comme je sais que vous demeurez ensemble et que vousêtes parfaitement unis, je vous gratifie l’un et l’autre de la mêmedignité. Allez, et imitez votre père. »

« Les deux nouveaux vizirs remercièrentle sultan de sa bonté, et se retirèrent chez eux, où ils prirentsoin des funérailles de leur père. Au bout d’un mois ils firentleur première sortie, ils allèrent pour la première fois au conseildu sultan ; et depuis ils continuèrent d’y assisterrégulièrement les jours qu’il s’assemblait. Toutes les fois que lesultan allait à la chasse, un des deux frères l’accompagnait, etils avaient alternativement cet honneur. Un jour qu’ilss’entretenaient après le souper de choses indifférentes, c’était laveille d’une chasse où l’aîné devait suivre le sultan, ce jeunehomme dit à son cadet : « Mon frère, puisque nous nesommes point encore mariés, ni vous ni moi, et que nous vivons dansune si bonne union, il me vient une pensée : épousons tousdeux en un même jour deux sœurs que nous choisirons dans quelquefamille qui nous conviendra. Que dites-vous de cette idée ? –Je dis, mon frère, répondit Noureddin Ali, qu’elle est bien dignede l’amitié qui nous unit. On ne peut pas mieux penser ; etpour moi, je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira. –Oh ! ce n’est pas tout encore, reprit SchemseddinMohammed ; mon imagination va plus loin : supposé que nosfemmes conçoivent la première nuit de nos noces, et qu’ensuiteelles accouchent en un même jour, la vôtre d’un fils et la mienned’une fille, nous les marierons ensemble quand ils seront en âge. –Ah ! pour cela, s’écria Noureddin Ali, il faut avouer que ceprojet est admirable ! Ce mariage couronnera notre union, etj’y donne volontiers mon consentement. Mais mon frère, ajouta-t-il,s’il arrivait que nous fissions ce mariage, prétendriez-vous quemon fils donnât une dot à votre fille ? – Cela ne souffre pasde difficulté, repartit l’aîné, et je suis persuadé qu’outre lesconventions ordinaires du contrat de mariage, vous ne manqueriezpas d’accorder en son nom, au moins trois mille sequins, troisbonnes terres et trois esclaves. – C’est de quoi je ne demeure pasd’accord, dit le cadet. Ne sommes-nous pas frères et collèguesrevêtus tous deux du même titre d’honneur ? D’ailleurs nesavons-nous pas bien, vous et moi, ce qui est juste ? Le mâleétant plus noble que la femelle, ne serait-ce pas à vous à donnerune grosse dot à votre fille ? À ce que je vois, vous êteshomme à faire vos affaires aux dépens d’autrui.

« Quoique Noureddin Ali dit ces parolesen riant, son frère, qui n’avait pas l’esprit bien fait, en futoffensé : « Malheur à votre fils ! dit-il avecemportement, puisque vous l’osez préférer à ma fille. Je m’étonneque vous ayez été assez hardi pour le croire seulement digned’elle. Il faut que vous ayez perdu le jugement pour vouloir allerde pair avec moi, en disant que nous sommes collègues. Apprenez,téméraire, qu’après votre impudence, je ne voudrais pas marier mafille avec votre fils, quand vous lui donneriez plus de richessesque vous n’en avez. » Cette plaisante querelle de deux frèressur le mariage de leurs enfants qui n’étaient pas encore nés, nelaissa pas d’aller fort loin. Schemseddin Mohammed s’emportajusqu’aux menaces : « Si je ne devais pas, dit-il,accompagner demain le sultan, je vous traiterais comme vous leméritez ; mais, à mon retour, je vous ferai connaître s’ilappartient à un cadet de parler à son aîné aussi insolemment quevous venez de faire. » À ces mots, il se retira dans sonappartement, et son frère alla se coucher dans le sien.

« Schemseddin Mohammed se leva lelendemain de grand matin et se rendit au palais, d’où il sortitavec le sultan, qui prit son chemin au-dessus du Caire, du côté desPyramides. Pour Noureddin Ali, il avait passé la nuit dans degrandes inquiétudes, et après avoir bien considéré qu’il n’étaitpas possible qu’il demeurât plus longtemps avec un frère qui letraitait avec tant de hauteur, il forma une résolution. Il fitpréparer une bonne mule, se munit d’argent, de pierreries et dequelques vivres, et ayant dit à ses gens qu’il allait faire unvoyage de deux ou trois jours et qu’il voulait être seul, ilpartit.

« Quand il fut hors du Caire, il marcha,par le désert, vers l’Arabie. Mais sa mule venant à succomber surla route, il fut obligé de continuer son chemin à pied. Parbonheur, un courrier qui allait à Balsora l’ayant rencontré, leprit en croupe derrière lui. Lorsque le courrier fut arrivé àBalsora, Noureddin Ali mit pied à terre et le remercia du plaisirqu’il lui avait fait. Comme il allait par les rues, cherchant où ilpourrait se loger, il vit venir un seigneur accompagné d’unenombreuse suite, et à qui tous les habitants faisaient de grandshonneurs en s’arrêtant par respect jusqu’à ce qu’il fût passé.Noureddin Ali s’arrêta comme les autres. C’était le grand vizir dusultan de Balsora qui se montrait dans la ville pour y maintenir,par sa présence, le bon ordre et la paix.

« Ce ministre, ayant jeté les yeux parhasard sur le jeune homme, lui trouva la physionomieengageante : il le regarda avec complaisance, et comme ilpassait près de lui et qu’il le voyait en habit de voyageur, ils’arrêta pour lui demander qui il était et d’où il venait.« Seigneur, lui répondit Noureddin Ali, je suis d’Égypte, néau Caire, et j’ai quitté ma patrie par un si juste dépit contre unde mes parents, que j’ai résolu de voyager par tout le monde et demourir plutôt que d’y retourner. » Le grand vizir, qui étaitun vénérable vieillard, ayant entendu ces paroles, lui dit :« Mon fils, gardez-vous bien d’exécuter votre dessein. Il n’ya dans le monde que de la misère, et vous ignorez les peines qu’ilvous faudra souffrir. Venez, suivez-moi plutôt ; je vous feraipeut-être oublier le sujet qui vous a contraint d’abandonner votrepays. »

« Noureddin Ali suivit le grand vizir deBalsora, qui, ayant bientôt connu ses belles qualités, le prit, enaffection ; de manière qu’un jour, l’entretenant enparticulier, il lui dit : « Mon fils, je suis, comme vousvoyez, dans un âge si avancé, qu’il n’y a pas d’apparence que jevive encore longtemps. Le ciel m’a donné une fille unique qui n’estpas moins belle que vous êtes bien fait, et qui est présentement enâge d’être mariée. Plusieurs des plus puissants seigneurs de cettecour me l’ont déjà demandée pour leurs fils ; mais je n’ai pume résoudre à la leur accorder. Pour vous, je vous aime et voustrouve si digne de mon alliance, que, vous préférant à tous ceuxqui l’ont recherchée, je suis, prêt à vous accepter pour gendre. Sivous recevez avec plaisir l’offre que je vous fais, je déclareraiau sultan mon maître que je vous aurai adopté par ce mariage, et jele supplierai de vous accorder la survivance de ma dignité de grandvizir dans le royaume de Balsora ; en même temps, comme jen’ai plus besoin que de repos dans l’extrême vieillesse où je suis,je ne vous abandonnerai pas seulement la disposition de tous mesbiens, mais même l’administration des affaires del’état. ».

« Ce grand vizir de Balsora n’eut pasachevé ce discours rempli de bonté et de générosité, que NoureddinAli se jeta à ses pieds, et dans des termes qui marquaient la joieet la reconnaissance dont son cœur était pénétré, il lui témoignaqu’il était disposé à faire tout ce qui lui plairait. Alors legrand vizir appela les principaux officiers de sa maison, leurordonna de faire orner la grande salle de son hôtel et préparer ungrand repas. Ensuite il envoya prier tous les seigneurs de la couret de la ville, de vouloir bien prendre la peine de se rendre chezlui. Lorsqu’ils y furent tous assemblés, comme Noureddin Alil’avait informé de sa qualité, il dit à ces seigneurs, car il jugeaà propos de parler ainsi pour satisfaire ceux dont il avait refusél’alliance : « Je suis bien aise, seigneurs, de vousapprendre une chose que j’ai tenue secrète jusqu’à ce jour. J’ai unfrère qui est grand vizir du sultan d’Égypte, comme j’ai l’honneurde l’être du sultan de ce royaume. Ce frère n’a qu’un fils, qu’iln’a pas voulu marier à la cour d’Égypte, et il me l’a envoyé pourépouser ma fille, afin de réunir par là nos deux branches. Ce fils,que j’ai reconnu pour mon neveu à son arrivée, et que je fais mongendre, est ce jeune seigneur que vous voyez ici et que je vousprésente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire l’honneurd’assister à ses noces, que j’ai résolu de célébreraujourd’hui. » Nul de ces seigneurs ne pouvant trouver mauvaisqu’il eût préféré son neveu à tous les grands partis qui luiavaient été proposés, ils répondirent tous qu’il avait raison defaire ce mariage ; qu’ils seraient volontiers témoins de lacérémonie, et qu’ils souhaitaient que Dieu lui donnât encore delongues années pour voir les fruits de cette heureuseunion. »

En cet endroit, Scheherazade voyant paraîtrele jour, interrompit sa narration, qu’elle reprit ainsi la nuitsuivante :

LXXIII NUIT.

Sire, dit-elle, le grand vizir Giafarcontinuant l’histoire qu’il racontait au calife : « Lesseigneurs, poursuivit-il, qui s’étaient assemblés chez le grandvizir de Balsora, n’eurent pas plus tôt témoigné à ce ministre lajoie qu’ils avaient du mariage de sa fille avec Noureddin Ali,qu’on se mit à table ; on y demeura très-longtemps. Sur la findu repas on servit des confitures, dont chacun, selon la coutume,ayant pris ce qu’il put emporter, les cadis entrèrent avec lecontrat de mariage à la main. Les principaux seigneurs lesignèrent, après quoi toute la compagnie se retira.

« Lorsqu’il n’y eut plus personne que lesgens de la maison, le grand vizir chargea ceux qui avaient soin dubain qu’il avait commandé de tenir prêt, d’y conduire NoureddinAli, qui y trouva du linge qui n’avait point encore servi, d’unefinesse et d’une propreté qui faisaient plaisir à voir, aussi bienque toutes les autres choses nécessaires. Quand on eut décrassé,lavé et frotté l’époux, il voulut reprendre l’habit qu’il venait dequitter ; mais on lui en présenta un autre de la dernièremagnificence. Dans cet état, et parfumé d’odeurs les plus exquises,il alla retrouver le grand vizir son beau-père, qui fut charmé desa bonne mine, et qui, l’ayant fait asseoir auprès de lui :« Mon fils, lui dit-il, vous m’avez déclaré qui vous êtes, lerang que vous teniez à la cour d’Égypte ; vous m’avez dit mêmeque vous avez eu un démêlé avec votre frère, et que c’est pour celaque vous vous êtes éloigné de votre pays ; je vous prie de mefaire la confidence entière, et de m’apprendre le sujet de votrequerelle. Vous devez présentement avoir une parfaite confiance enmoi et ne me rien cacher. »

« Noureddin Ali lui raconta toutes lescirconstances de son différend avec son frère. Le grand vizir neput entendre ce récit sans éclater de rire : « Voilà,dit-il, la chose du monde la plus singulière ! Est-ilpossible, mon fils, que votre querelle soit allée jusqu’au pointque vous dites pour un mariage imaginaire ? Je suis fâché quevous vous soyez brouillé pour une bagatelle avec votre frèreaîné ; je vois pourtant que c’est lui qui a eu tort des’offenser de ce que vous ne lui avez dit que par plaisanterie, etje dois rendre grâces au ciel d’un différend qui me procure ungendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit est déjàavancée, et il est temps de vous retirer. Allez, mon fils, votreépouse vous attend. Demain je vous présenterai au sultan ;j’espère qu’il vous recevra d’une manière dont nous aurons lieud’être tous deux satisfaits. »

« Noureddin Ali quitta son beau-père pourse rendre à l’appartement de sa femme. Ce qu’il y a de remarquable,continua le grand vizir Giafar, c’est que le même jour que sesnoces se faisaient à Balsora, Schemseddin Mohammed se mariait aussiau Caire ; et voici le détail de son mariage :

« Après que Noureddin Ali se fut éloignédu Caire, dans l’intention de n’y plus retourner, SchemseddinMohammed, son aîné, qui était allé à la chasse avec le sultand’Égypte, étant de retour au bout d’un mois, car le sultan s’étaitlaissé emporter à l’ardeur de la chasse et avait été absent duranttout ce temps-là, courut à l’appartement de Noureddin Ali ;mais il fut fort étonné d’apprendre que, sous prétexte d’allerfaire un voyage de deux ou trois journées, il était parti sur unemule le jour même de la chasse du sultan, et que depuis ce temps-làil n’avait point paru. Il en fut d’autant plus fâché qu’il ne doutapas que les duretés qu’il lui avait dites ne fussent la cause deson éloignement. Il dépêcha un courrier qui passa par Damas et allajusqu’à Alep ; mais Noureddin était alors à Balsora. Quand lecourrier eut rapporté à son retour qu’il n’en avait appris aucunenouvelle, Schemseddin Mohammed se proposa de l’envoyer chercherailleurs, et, en attendant, il prit la résolution de se marier. Ilépousa la fille d’un des premiers et des plus puissants seigneursdu Caire, le même jour que son frère se maria avec la fille dugrand vizir de Balsora.

« Ce n’est pas tout, poursuivitGiafar ; commandeur des croyants, voici ce qui arrivaencore : Au bout de neuf mois, la femme de SchemseddinMohammed accoucha d’une fille au Caire, et le même jour celle deNoureddin mit au monde, à Balsora, un garçon qui fut nomméBedreddin Hassan[41]. Legrand vizir de Balsora donna des marques de sa joie par de grandeslargesses et par les réjouissances publiques qu’il fit faire pourla naissance de son petits-fils. Ensuite, pour marquer à son gendrecombien il était content de lui, il alla au palais suppliertrès-humblement le sultan d’accorder à Noureddin Ali la survivancede sa charge, afin, dit-il, qu’avant sa mort, il eût la consolationde voir son gendre grand vizir à sa place.

« Le sultan, qui avait vu Noureddin Aliavec bien du plaisir lorsqu’il lui avait été présenté après sonmariage, et qui depuis ce temps-là en avait toujours ouï parlerfort avantageusement, accorda la grâce qu’on demandait pour luiavec tout l’agrément qu’on pouvait souhaiter. Il le fit revêtir ensa présence de la robe de grand vizir.

« La joie du beau-père fut comblée lelendemain lorsqu’il vit son gendre présider au conseil en sa place,et faire toutes les fonctions de grand vizir. Noureddin Ali s’enacquitta si bien qu’il semblait avoir, toute sa vie, exercé cettecharge. Il continua dans la suite d’assister au conseil toutes lesfois que les infirmités de la vieillesse ne permirent pas à sonbeau-père de s’y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans aprèsce mariage, avec la satisfaction de voir un rejeton de sa famillequi promettait de la soutenir longtemps avec éclat.

« Noureddin Ali lui rendit les derniersdevoirs avec toute l’amitié et la reconnaissance possibles, etsitôt que Bedreddin Hassan son fils eut atteint l’âge de sept ans,il le mit entre les mains d’un excellent maître qui commença del’élever d’une manière digne de sa naissance. Il est vrai qu’iltrouva dans cet enfant un esprit vif, pénétrant et capable deprofiter de tous les enseignements qu’il lui donnait. »

Scheherazade allait continuer ; maiss’apercevant qu’il était jour, elle mit fin à son discours. Elle lereprit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

LXXIV NUIT.

Sire, le grand vizir Giafar poursuivantl’histoire qu’il racontait au calife : « Deux ans après,dit-il, que Bedreddin Hassan eut été mis entre les mains de cemaître, qui lui enseigna parfaitement bien à lire, il appritl’Alcoran par cœur ; Noureddin Ali, son père, lui donnaensuite d’autres maîtres qui cultivèrent son esprit de telle sorte,qu’à l’âge de douze ans il n’avait plus besoin de leurs secours.Alors, comme tous les traits de son visage étaient formés, ilfaisait l’admiration de tous ceux qui le regardaient.

« Jusque là, Noureddin Ali n’avait songéqu’à le faire étudier, et ne l’avait point encore montré dans lemonde. Il le mena au palais pour lui procurer l’honneur de faire larévérence au sultan, qui le reçut très-favorablement. Les premiersqui le virent dans les rues furent si charmés de sa beauté qu’ilsen firent des exclamations de surprise et qu’ils lui donnèrentmille bénédictions.

« Comme son père se proposait de lerendre capable de remplir un jour sa place, il n’épargna rien pourcela, et il le fit entrer dans les affaires les plus difficiles,afin de l’y accoutumer de bonne heure. Enfin, il ne négligeaitaucune chose pour l’avancement d’un fils qui lui était si cher, etil commençait à jouir déjà du fruit de ses peines lorsqu’il futattaqué tout à coup d’une maladie dont la violence fut telle, qu’ilsentit fort bien qu’il n’était pas éloigné du dernier de ses jours.Aussi ne se flatta-t-il pas, et il se disposa d’abord à mourir envrai musulman. Dans ce moment précieux, il n’oublia pas son cherfils Bedreddin ; il le fit appeler et lui dit :« Mon fils, vous voyez que le monde est périssable ; iln’y a que celui où je vais bientôt passer qui soit véritablementdurable. Il faut que vous commenciez dès à présent à vous mettredans les mêmes dispositions que moi ; préparez-vous à faire cepassage sans regret et sans que votre conscience puisse rien vousreprocher sur les devoirs d’un musulman ni sur ceux d’un parfaithonnête homme. Pour votre religion, vous en êtes suffisammentinstruit et par ce que vous en ont appris vos maîtres et par voslectures. À l’égard de l’honnête homme, je vais vous donnerquelques instructions que vous tâcherez de mettre à profit. Commeil est nécessaire de se connaître soi-même et que vous ne pouvezbien avoir cette connaissance que vous ne sachiez qui je suis, jevais vous l’apprendre.

« J’ai pris naissance en Égypte,poursuivit-il ; mon père, votre aïeul, était premier ministredu sultan du royaume. J’ai moi-même eu l’honneur d’être un desvizirs de ce même sultan avec mon frère votre oncle, qui, je crois,vit encore, et qui se nomme Schemseddin Mohammed. Je fus obligé deme séparer de lui, et je vins en ce pays où je suis parvenu au rangque j’ai tenu jusqu’à présent. Mais vous apprendrez toutes ceschoses plus amplement dans un cahier que j’ai à vousdonner. »

« En même temps, Noureddin Ali tira cecahier qu’il avait écrit de sa propre main et qu’il portaittoujours sur soi, et le donnant à Bedreddin Hassan :« Prenez, lui dit-il, vous le lirez à votre loisir ; vousy trouverez entre autres choses, le jour de mon mariage et celui devotre naissance. Ce sont des circonstances dont vous aurezpeut-être besoin dans la suite, et qui doivent vous obliger à legarder avec soin. » Bedreddin Hassan, sensiblement affligé devoir son père dans l’état où il était, touché de ses discours,reçut le cahier, les larmes aux yeux, en lui promettant de ne s’endessaisir jamais.

« En ce moment, il prit à Noureddin Ali unefaiblesse qui fit croire qu’il allait expirer. Mais il revint àlui, et reprenant la parole : « Mon fils, dit-il, lapremière maxime que j’ai à vous enseigner, c’est de ne vous pasabandonner au commerce de toutes sortes de personnes. Le moyen devivre en sûreté, c’est de se donner entièrement à soi-même et de nese pas communiquer facilement.

« La seconde, de ne faire violence à quique ce soit, car en ce cas, tout le monde se révolterait contrevous, et vous devez regarder le monde comme un créancier à qui vousdevez de la modération, de la compassion et de la tolérance.

« La troisième, de ne dire mot quand onvous chargera d’injures : On est hors de danger, dit leproverbe, lorsque l’on garde le silence. C’est particulièrement encette occasion que vous devez le pratiquer. Vous savez aussi à cesujet qu’un de nos poètes a dit que le silence est l’ornement et lasauvegarde de la vie, qu’il ne faut pas, en parlant, ressembler àla pluie d’orage qui gâte tout. On ne s’est jamais repenti des’être tu, au lieu que l’on a souvent été fâché d’avoir parlé.

« La quatrième, de ne pas boire de vin,car c’est la source de tous les vices.

« La cinquième, de bien ménager vosbiens : si vous ne les dissipez pas, ils vous serviront à vouspréserver de la nécessité ; il ne faut pas pourtant en avoirtrop ni être avare : pour peu que vous en ayez et que vous ledépensiez à propos, vous aurez beaucoup d’amis ; mais si, aucontraire, vous avez de grandes richesses et que vous en fassiezmauvais usage, tout le monde s’éloignera de vous et vousabandonnera. »

« Enfin Noureddin Ali continua jusqu’audernier moment de sa vie à donner de bons conseils à sonfils ; et quand il fut mort on lui fit des obsèquesmagnifiques… » Scheherazade, à ces paroles, apercevant lejour, cessa de parler et remit au lendemain la suite de cettehistoire.

LXXV NUIT.

La sultane des Indes ayant été réveillée parsa sœur Dinarzade à l’heure ordinaire, elle prit la parole etl’adressa à Schahriar : Sire, dit-elle, le calife nes’ennuyait pas d’écouter le grand vizir Giafar, qui poursuivitainsi son histoire : « On enterra donc, dit-il, NoureddinAli avec tous les honneurs dus à sa dignité. Bedreddin Hassan deBalsora, c’est ainsi qu’on le surnomma à cause qu’il était né danscette ville, eut une douleur inconcevable de la mort de son père.Au lieu de passer un mois, selon la coutume, il en passa deux dansles pleurs et dans la retraite, sans voir personne et sans sortirmême pour rendre ses devoirs au sultan de Balsora, lequel, irritéde cette négligence et la regardant comme une marque de mépris poursa cour et pour sa personne, se laissa transporter de colère. Danssa fureur, il fit appeler le nouveau grand vizir, car il en avaitfait un dès qu’il avait appris la mort de Noureddin Ali ; illui ordonna de se transporter à la maison du défunt et de laconfisquer avec toutes ses autres maisons, terres et effets, sansrien laisser à Bedreddin Hassan, dont il commanda même qu’on sesaisît.

« Le nouveau grand vizir, accompagné d’ungrand nombre d’huissiers du palais, de gens de justice et d’autresofficiers, ne différa pas de se mettre en chemin pour allerexécuter sa commission. Un des esclaves de Bedreddin Hassan, quiétait par hasard parmi la foule, n’eut pas plus tôt appris ledessein du vizir, qu’il prit les devants et courut en avertir sonmaître. Il le trouva assis sous le vestibule de sa maison, aussiaffligé que si son père n’eût fait que de mourir. Il se jeta à sespieds tout hors d’haleine, et après lui avoir baisé le bas de sarobe : « Sauvez-vous, seigneur, lui dit-il, sauvez-vouspromptement. – Qu’y a-t-il ? lui demanda Bedreddin en levantla tête ? Quelle nouvelle m’apportes-tu ? – Seigneur,répondit-il, il n’y a pas de temps à perdre. Le sultan est dans unehorrible colère contre vous, et on vient de sa part confisquer toutce que vous avez, et même se saisir de votre personne. »

« Le discours de cet esclave fidèle etaffectionné mit l’esprit de Bedreddin Hassan dans une grandeperplexité. » Mais ne puis-je, dit-il, avoir le temps derentrer et de prendre au moins quelque argent et despierreries ? – Non. seigneur, répliqua l’esclave ; legrand vizir sera dans un moment ici. Partez tout à l’heure,sauvez-vous. » Bedreddin Hassan se leva vite du sofa où ilétait, mit les pieds dans ses babouches, et après s’être couvert latête d’un bout de sa robe pour se cacher le visage, s’enfuit sanssavoir de quel côté il devait tourner ses pas pour s’échapper dudanger qui le menaçait. La première pensée qui lui vint, fut degagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il courutsans s’arrêter jusqu’au cimetière public, et, comme la nuits’approchait, il résolut de l’aller passer au tombeau de son père.C’était un édifice d’assez grande apparence en forme de dôme, queNoureddin Ali avait fait bâtir de son vivant ; mais ilrencontra en chemin un juif fort riche qui était banquier etmarchand de profession. Il revenait d’un lieu où quelque affairel’avait appelé, et il s’en retournait dans la ville.

« Ce juif ayant reconnu Bedreddin,s’arrêta et le salua fort respectueusement. » En cet endroit,le jour venant à paraître, imposa silence à Scheherazade, quireprit son discours la nuit suivante.

LXXVI NUIT.

Sire, dit-elle, le calife écoutait avecbeaucoup d’attention le grand vizir Giafar, qui continua de cettemanière : « Le juif, poursuivit-il, qui se nommait Isaac,après avoir salué Bedreddin Hassan et lui avoir baisé la main, luidit : « Seigneur, oserais-je prendre la liberté de vousdemander où vous allez à l’heure qu’il est, seul en apparence, unpeu agité ? Y a-t-il quelque chose qui vous fasse de lapeine ? – Oui, répondit Bedreddin ; je me suis endormitantôt, et dans mon sommeil mon père s’est apparu à moi. Il avaitle regard terrible, comme s’il eût été dans une grande colèrecontre moi. Je me suis réveillé en sursaut et plein d’effroi, et jesuis parti aussitôt pour venir faire ma prière sur son tombeau. –Seigneur, reprit le juif, qui ne pouvait pas savoir pourquoiBedreddin Hassan était sorti de la ville, comme le feu grand vizirvotre père et mon seigneur d’heureuse mémoire avait chargé enmarchandises plusieurs vaisseaux qui sont encore en mer et qui vousappartiennent, je vous supplie de m’accorder la préférence sur toutautre marchand. Je suis en état d’acheter argent comptant la chargede tous vos vaisseaux ; et pour commencer, si vous voulez bienm’abandonner celle du premier qui arrivera à bon port, je vais vouscompter mille sequins. Je les ai ici dans une bourse, et je suisprêt à vous les livrer d’avance. » En disant cela il tira unegrande bourse qu’il avait sous son bras, par-dessous sa robe, et lalui montra cachetée de son cachet.

« Bedreddin Hassan, dans l’état où ilétait, chassé de chez lui et dépouillé de tout ce qu’il avait aumonde, regarda la proposition du juif comme une faveur du ciel. Ilne manqua pas de l’accepter avec beaucoup de joie. « Seigneur,lui dit alors le juif, vous me donnez donc pour mille sequin lechargement du premier de vos vaisseaux qui arrivera dans ce port. –Oui, je vous le vends mille sequins, répondit Bedreddin Hassan, etc’est une chose faite. » Le juif, aussitôt, lui mit entre lesmains la bourse de mille sequins, en s’offrant de les compter. MaisBedreddin lui en épargna la peine en lui disant qu’il s’en fiaitbien à lui. « Puisque cela est ainsi, reprit le juif, ayez labonté, seigneur, de me donner un mot d’écrit du marché que nousvenons de faire. » En disant cela, il tira son écritoire qu’ilavait à la ceinture, et après en avoir pris une petite canne bientaillée pour écrire, il la lui présenta avec un morceau de papierqu’il trouva dans son porte-lettres, et pendant qu’il tenait lecornet, Bedreddin Hassan écrivit ces mots :

« Cet écrit est pour rendretémoignage que Bedreddin Hassan de Balsora a vendu au juif Isaac,pour la somme de mille sequins qu’il a reçus, le chargement dupremier de ses navires qui abordera dans ce port.

« BEDREDDIN HASSAN DEBALSORA. »

« Après avoir fait cet écrit, il le donnaau juif, qui le mit dans son porte-lettres, et qui prit ensuitecongé de lui. Pendant qu’Isaac poursuivait son chemin vers laville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le tombeau de sonpère Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la face contreterre, et, les yeux baignés de larmes, il se mit à déplorer samisère. « Hélas ! disait-il, infortuné Bedreddin, quevas-tu devenir ? Où iras-tu chercher un asile contre l’injusteprince qui te persécute ? N’était-ce pas assez d’être affligéde la mort d’un père si chéri ? Fallait-il que la fortuneajoutât un nouveau malheur à mes justes regrets ? » Ildemeura longtemps dans cet état ; mais enfin il se releva, etayant appuyé sa tête sur le sépulcre de son père, ses douleurs serenouvelèrent avec plus de violence qu’auparavant, et il ne cessade soupirer et de se plaindre jusqu’à ce que, succombant ausommeil, il leva la tête de dessus le sépulcre et s’étendit tout deson long sur le pavé, où il s’endormit.

« Il goûtait à peine la douceur du repos,lorsqu’un génie qui avait établi sa retraite dans ce cimetièrependant le jour, se disposant à courir le monde cette nuit, selonsa coutume, aperçut ce jeune homme dans le tombeau de NoureddinAli. Il y entra ; et comme Bedreddin était couché sur le dos,il fut frappé, ébloui de l’éclat de sa beauté… » Le jour quiparaissait ne permit pas à Scheherazade de poursuivre cettehistoire cette nuit : mais le lendemain, à l’heure ordinaire,elle la continua de cette sorte :

LXXVII MUT.

« Quand le génie, reprit le grand vizirGiafar, eut attentivement considéré Bedreddin Hassan, il dit enlui-même : « À juger de cette créature par sa bonne mine,ce ne peut être qu’un ange du paradis terrestre que Dieu envoiepour mettre le monde en combustion par sa beauté. » Enfin,après l’avoir bien regardé, il s’éleva fort haut dans l’air, où ilrencontra par hasard une fée. Ils se saluèrent l’un l’autre,ensuite il lui dit : « Je vous prie de descendre avec moijusqu’au cimetière où je demeure, et je vous ferai voir un prodigede beauté qui n’est pas moins digne de votre admiration que de lamienne. » La fée y consentit. Ils descendirent tous deux en uninstant, et lorsqu’ils furent dans le tombeau : « Hébien ! dit le génie à la fée en lui montrant Bedreddin Hassan,avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait et plus beau quecelui-ci ? »

« La fée examina Bedreddin avecattention, puis se tournant vers le génie : « Je vousavoue, lui répondit-elle, qu’il est très-bien fait ; mais jeviens de voir au Caire, tout à l’heure, un objet encore plusmerveilleux, dont je vais vous entretenir si vous voulez m’écouter.– Vous me ferez un très-grand plaisir, répliqua le génie. – Il fautdonc que vous sachiez, reprit la fée, car je vais prendre la chosede loin, que le sultan d’Égypte a un vizir qui se nomme SchemseddinMohammed, et qui a une fille âgé d’environ vingt ans. C’est la plusbelle et la plus parfaite personne dont on ait jamais ouï parler.Le sultan, informé par la voie publique de la beauté de cette jeunedemoiselle, fit appeler le vizir son père un de ces derniers jours,et lui dit : « J’ai appris que vous avez une fille àmarier ; j’ai envie de l’épouser ; ne voulez-vous pasbien me l’accorder ? » Le vizir, qui ne s’attendait pas àcette proposition, en fut un peu troublé, mais il n’en fut pasébloui ; et au lieu de l’accepter avec joie, ce que d’autres àsa place n’auraient pas manqué de faire, il répondit ausultan : « Sire, je ne suis pas digne de l’honneur quevotre majesté me veut faire, et je la supplie très-humblement de nepas trouver mauvais que je m’oppose à son dessein. Vous savez quej’avais un frère nommé Noureddin Ali, qui avait, comme moi,l’honneur d’être un de vos vizirs. Nous eûmes ensemble une querellequi fut cause qu’il disparut tout à coup, et je n’ai point eu deses nouvelles depuis ce temps-là, si ce n’est que j’appris, il y aquatre jours, qu’il est mort à Balsora, dans la dignité de grandvizir du sultan de ce royaume. Il a laissé un fils, et comme nousnous engageâmes autrefois tous deux à marier nos enfants ensemble,supposé que nous en eussions, je suis persuadé qu’il est mort dansl’intention de faire ce mariage. C’est pourquoi, de mon côté, jevoudrais accomplir ma promesse, et je conjure votre majesté de mele permettre. Il y a dans cette cour beaucoup d’autres seigneursqui ont des filles comme moi, et que vous pouvez honorer de votrealliance. »

« Le sultan d’Égypte fut irrité audernier point contre Schemseddin Mohammed…… » Scheherazade setut en cet endroit, parce qu’elle vit paraître le jour. La nuitsuivante, elle reprit le fil de sa narration, et dit au sultan desIndes, en faisant toujours parler le vizir Giafar au calife HarounAlraschid :

LXXVIII NUIT.

« Le sultan d’Égypte, choqué du refus etde la hardiesse de Schemseddin Mohammed, lut dit avec un transportde colère qu’il ne put retenir : « Est-ce donc ainsi quevous répondez à la bonté que j’ai de vouloir bien m’abaisserjusqu’à faire alliance avec vous ? Je saurai me venger de lapréférence que vous osez donner sur moi à un autre, et je jure quevotre fille n’aura pas d’autre mari que le plus vil et le plus malfait de tous mes esclaves. » En achevant ces mots, il renvoyabrusquement le vizir, qui se retira chez lui plein de confusion etcruellement mortifié.

« Aujourd’hui, le sultan a fait venir unde ses palefreniers qui est bossu par-devant et par-derrière, etlaid à faire peur ; et, après avoir ordonné à SchemseddinMohammed de consentir au mariage de sa fille avec cet affreuxesclave, il a fait dresser et signer le contrat par des témoins ensa présence. Les préparatifs de ces bizarres noces sont achevés, età l’heure que je vous parle, tous les esclaves des seigneurs de lacour d’Égypte sont à la porte d’un bain, chacun avec un flambeau àla main. Ils attendent que le palefrenier bossu, qui y est et quis’y lave, en sorte, pour le mener chez son épouse, qui, de soncôté, est déjà coiffée et habillée. Dans le moment que je suispartie du Caire, les dames assemblées se disposaient à la conduire,avec tous ses ornements nuptiaux, dans la salle où elle doitrecevoir le bossu et où elle l’attend présentement. Je l’ai vue etje vous assure qu’on ne peut la regarder sansadmiration. »

« Quand la fée eut cessé de parler, legénie lui dit : « Quoique vous puissiez dire, je ne puisme persuader que la beauté de cette fille surpasse celle de cejeune homme. – Je ne veux pas disputer contre vous, répliqua lafée ; je confesse qu’il mériterait d’épouser la charmantepersonne qu’on destine au bossu, et il me semble que nous ferionsune action digne de nous, si, nous opposant à l’injustice du sultand’Égypte, nous pouvions substituer ce jeune homme à la place del’esclave. – Vous avez raison, repartit le génie ; vous nesauriez croire combien je vous sais bon gré de la pensée qui vousest venue : trompons, j’y consens, la vengeance du sultand’Égypte ; consolons un père affligé, et rendons sa filleaussi heureuse qu’elle se croit misérable : je n’oublierairien pour faire réussir ce projet, et je suis persuadé que vous nevous y épargnerez pas ; je me charge de le porter au Caire,sans qu’il se réveille, et je vous laisse le soin de le porterailleurs quand nous aurons exécuté notre entreprise. »

« Après que la fée et le génie eurentconcerté ensemble tout ce qu’ils voulaient faire, le génie enlevadoucement Bedreddin, et le transportant par l’air d’une vitesseinconcevable, il alla le poser à la porte d’un logement public, etvoisin du bain d’où le bossu était près de sortir avec la suite desesclaves qui l’attendaient.

« Bedreddin Hassan s’étant réveillé en cemoment, fut fort surpris de se voir au milieu d’une ville qui luiétait inconnue. Il voulut crier pour demander où il était ;mais le génie lui donna un petit coup sur l’épaule et l’avertit dene dire mot. Ensuite lui mettant un flambeau à la main :« Allez, lui dit-il, mêlez-vous parmi ces gens que vous voyezà la porte de ce bain, et marchez avec eux jusqu’à ce que vousentriez dans une salle où l’on va célébrer des noces. Le nouveaumarié est un bossu que vous reconnaîtrez aisément. Mettez-vous à sadroite en entrant, et dès à présent ouvrez la bourse de sequins quevous avez dans votre sein, pour les distribuer aux joueursd’instruments, aux danseurs et aux danseuses, dans la marche.Lorsque vous serez dans la salle, ne manquez pas d’en donner aussiaux femmes esclaves que vous verrez autour de la mariée quand elless’approcheront de vous. Mais toutes les fois que vous mettrez lamain dans la bourse, retirez-la pleine de sequins, et gardez-vousde les épargner. Faites exactement tout ce que je vous dis avec unegrande présence d’esprit ; ne vous étonnez de rien, necraignez personne, et vous reposez du reste sur une puissancesupérieure qui en dispose à son gré. »

« Le jeune Bedreddin, bien instruit detout ce qu’il avait à faire, s’avança vers la porte du bain :la première chose qu’il fit, fut d’allumer son flambeau à celuid’un esclave ; puis, se mêlant parmi les autres, comme s’ileût appartenu à quelque seigneur du Caire, il se mit en marche aveceux et accompagna le bossu, qui sortit du bain et monta sur uncheval de l’écurie du sultan ; »

Le jour, qui parut, imposa silence àScheherazade, qui remit la suite de cette histoire aulendemain.

LXXIX NUIT.

Sire, dit-elle, le vizir Giafar continuant deparler au calife : « Bedreddin Hassan, poursuivit-il, setrouvant près des joueurs d’instruments, des danseurs et desdanseuses, qui marchaient immédiatement devant le bossu, tirait detemps en temps de sa bourse des poignées de sequins qu’il leurdistribuait. Comme il faisait ses largesses avec une grâce sanspareille et un air très-obligeant, tous ceux qui les recevaientjetaient les yeux sur lui, et dès qu’ils l’avaient envisagé, ils letrouvaient si bien fait et si beau qu’ils ne pouvaient plus endétourner leurs regards.

« On arriva enfin à la porte du vizirSchemseddin Mohammed, oncle de Bedreddin Hassan, qui était bienéloigné de s’imaginer que son neveu fût si près de lui. Deshuissiers, pour empêcher la confusion, arrêtèrent tous les esclavesqui portaient des flambeaux, et ne voulurent pas les laisserentrer. Ils repoussèrent même Bedreddin Hassan ; mais lesjoueurs d’instruments, pour qui la porte était ouverte,s’arrêtèrent en protestant qu’ils n’entreraient pas si on ne lelaissait entrer avec eux. « Il n’est pas du nombre desesclaves, disaient-ils ; il n’y a qu’à le regarder pour enêtre persuadé. C’est sans doute un jeune étranger qui veut voir,par curiosité, les cérémonies que l’on observe aux noces en cetteville. » En disant cela, ils le mirent au milieu d’eux, et lefirent entrer malgré les huissiers. Ils lui ôtèrent son flambeau,qu’ils donnèrent au premier qui se présenta, et après l’avoirintroduit dans la salle, ils le placèrent à la droite du bossu, quis’assit sur un trône magnifiquement orné, près de la fille duvizir.

« On la voyait parée de tous sesatours ; mais il paraissait sur son visage une langueur, ouplutôt une tristesse mortelle dont il n’était pas difficile dedeviner la cause, en voyant à côté d’elle un mari si difforme et sipeu digne de son amour. Le trône de ces époux si mal assortis étaitau milieu d’un sofa. Les femmes des émirs, des vizirs, desofficiers de la chambre du sultan, et plusieurs autres dames de lacour et de la ville étaient assises de chaque côté, un peu plusbas, chacune selon son rang, et toutes habillées d’une manière siavantageuse et si riche que c’était un spectacle très-agréable àvoir. Elles tenaient de grandes bougies allumées.

« Lorsqu’elles virent entrer BedreddinHassan, elles jetèrent les yeux sur lui, et admirant sa taille, sonair et la beauté de son visage, elles ne pouvaient se lasser de leregarder. Quand il fut assis, il n’y en eut pas une qui ne quittâtsa place pour s’approcher de lui et le considérer de plusprès ; et il n’y en eut guère qui, en se retirant pour allerreprendre leurs places, ne se sentissent agitées d’un tendremouvement.

« La différence qu’il y avait entreBedreddin Hassan et le palefrenier bossu dont la figure faisaithorreur, excita des murmures dans l’assemblée. « C’est à cebeau jeune homme, s’écrièrent les dames, qu’il faut donner notreépousée, et non pas à ce vilain bossu. » Elles n’endemeurèrent pas là : elles osèrent faire des imprécationscontre le sultan, qui, abusant de son pouvoir absolu, unissait lalaideur avec la beauté. Elles chargèrent aussi d’injures le bossuet lui firent perdre contenance, au grand plaisir des spectateurs,dont les huées interrompirent pour quelque temps la symphonie quise faisait entendre dans la salle. À la fin, les joueursd’instruments recommencèrent leurs concerts, et les femmes quiavaient habillé la mariée s’approchèrent d’elle. »

En prononçant ces dernières paroles,Scheherazade remarqua qu’il était jour. Elle garda aussitôt lesilence, et, la nuit suivante, elle reprit ainsi sondiscours :

LXXX NUIT.

Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes,votre majesté n’a pas oublié que c’est le grand vizir Giafar quiparle au calife Haroun Alraschid. « À chaque fois,poursuivit-il, que la nouvelle mariée changeait d’habit, elle selevait de sa place, et, suivie de ses femmes, passait devant lebossu sans daigner le regarder, et allait se présenter devantBedreddin Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours.Alors Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avait reçue dugénie, ne manquait pas de mettre la main dans sa bourse et d’entirer des poignées de sequins qu’il distribuait aux femmes quiaccompagnaient la mariée. Il n’oubliait pas les joueurs et lesdanseurs, il leur en jetait aussi. C’était un plaisir de voir commeils se poussaient les uns les autres pour en ramasser ; ilslui en témoignèrent de la reconnaissance, et lui marquaient parsignes qu’ils voulaient que la jeune épouse fût pour lui et nonpour le bossu. Les femmes qui étaient autour d’elle lui disaient lamême chose, et ne se souciaient guère d’être entendues du bossu, àqui elles faisaient mille niches ; ce qui divertissait forttous les spectateurs.

« Lorsque la cérémonie de changer d’habittant de fois fut achevée, les joueurs d’instruments cessèrent dejouer, et se retirèrent en faisant signe à Bedreddin Hassan dedemeurer. Les dames firent la même chose en se retirant après eux,avec tous ceux qui n’étaient pas de la maison. La mariée entra dansun cabinet où ses femmes la suivirent pour la déshabiller, et il neresta plus dans la salle que le palefrenier bossu, Bedreddin Hassanet quelques domestiques. Le bossu, qui en voulait furieusement àBedreddin, qui lui faisait ombrage, le regarda de travers et luidit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne teretires-tu pas comme les autres ! marche » » CommeBedreddin n’avait aucun prétexte pour demeurer là, il sortit assezembarrassé de sa personne ; mais il n’était pas hors duvestibule, que le génie et la fée se présentèrent à lui etl’arrêtèrent : « Où allez-vous ? lui dit legénie ; demeurez ; le bossu n’est plus dans la salle, ilen est sorti pour quelque besoin : vous n’avez qu’à y rentreret vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorsque vous serezseul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes son mari ;que l’intention du sultan a été de se divertir du bossu ; etque pour apaiser ce mari prétendu vous lui avez fait apprêter unbon plat de crème dans son écurie. Dites-lui là-dessus tout ce quivous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant fait comme vousêtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie d’avoir ététrompée si agréablement. Cependant nous allons donner ordre que lebossu ne rentre et ne vous empêche de passer la nuit avec votreépouse : car c’est la vôtre et non pas la sienne. »

« Pendant que le génie encourageait ainsiBedreddin et l’instruisait de ce qu’il devait faire, le bossu étaitvéritablement sorti de la salle. Le génie s’introduisit où ilétait, prit la figure d’un gros chat noir et se mit à miauler d’unemanière épouvantable. Le bossu cria après le chat et frappa desmains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de seretirer, se raidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés,et regarda fièrement le bossu en miaulant plus fort qu’auparavant,et en grandissant de manière qu’il parut bientôt gros comme unânon. Le bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais lafrayeur l’avait tellement saisi qu’il demeura la bouche ouvertesans pouvoir proférer une parole. Pour ne lui pas donner derelâche, le génie se changea à l’instant en un puissant buffle, et,sous cette forme, lui cria d’une voix qui redoubla sa peur :« Vilain bossu. » À ces mots, l’effrayé palefrenier selaissa tomber sur le pavé, et, se couvrant la tête de sa robe pourne pas voir cette bête effroyable, lui répondit en tremblant :« Prince souverain des buffles, que demandez-vous demoi ? – Malheur à toi, lui repartit le génie ; tu as latémérité d’oser te marier avec ma maîtresse ! – Eh !seigneur, dit le bossu, je vous supplie de me pardonner : sije suis criminel ce n’est que par ignorance ; je ne savais pasque cette dame eût un buffle pour amant. Commandez-moi ce qu’ilvous plaira, je vous jure que je suis prêt à vous obéir. – Par lamort, répliqua le génie, si tu sors d’ici ou que tu ne gardes pasle silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis lemoindre mot, je t’écraserai la tête. Alors, je te permets de sortirde cette maison, mais je t’ordonne de te retirer bien vite sansregarder derrière toi ; et si tu as l’audace d’y revenir ilt’en coûtera la vie. » En achevant ces paroles, le génie setransforma en homme, prit le bossu par les pieds, et après l’avoirlevé, la tête en bas, contre le mur : « Si tu branles,ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te l’ai déjàdit, je te reprendrai par les pieds et te casserai la tête en millepièces contre cette muraille. »

« Pour revenir à Bedreddin Hassan,encouragé par le génie et par la présence de la fée, il étaitrentré dans la salle et s’était coulé dans la chambre nuptiale, oùil s’assit en attendant le succès de son aventure. Au bout dequelque temps la mariée arriva, conduite par une bonne vieille quis’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir,sans regarder si c’était le bossu ou un autre ; après quoielle la ferma et se retira.

« La jeune épouse fut extrêmementsurprise de voir, au lieu du bossu, Bedreddin Hassan qui seprésenta à elle de la meilleure grâce du monde. « Héquoi ! mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heurequ’il est ? Il faut donc que vous soyez camarade de mon mari.– Non, madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre conditionque ce vilain bossu. – Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas gardeque vous parlez mal de mon époux. – Lui, votre époux ! madame,repartit-il. Pouvez-vous conserver si longtemps cette pensée ?Sortez de votre erreur. Tant de beautés ne seront pas sacrifiées auplus méprisable de tous les hommes. C’est moi, madame, qui suisl’heureux mortel à qui elles sont réservées. Le sultan a voulu sedivertir en faisant cette supercherie au vizir votre père, et ilm’a choisi pour votre véritable époux. Vous avez pu remarquercombien les dames, les joueurs d’instruments, les danseurs, vosfemmes et tous les gens de votre maison se sont réjouis de cettecomédie. Nous avons renvoyé le malheureux bossu, qui mange, àl’heure qu’il est, un plat de crème dans son écurie, et vous pouvezcompter que jamais il ne paraîtra devant vos beaux yeux. »

« À ce discours, la fille du vizir, quiétait entrée plus morte que vive dans la chambre nuptiale, changeade visage, prit un air gai qui la rendit si belle, que Bedreddin enfut charmé. « Je ne m’attendais pas, lui dit-elle, à unesurprise si agréable, et je m’étais déjà condamnée à êtremalheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est d’autantplus grand que je vais posséder en vous un homme digne de matendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller etse mit au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voirpossesseur de tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mitson habit sur un siège et sur la bourse que le juif lui avaitdonnée, laquelle était encore pleine, malgré tout ce qu’il en avaittiré. Il ôta aussi son turban, pour en prendre un de nuit qu’onavait préparé pour le bossu ; et il alla se coucher en chemiseet en caleçon[42]. Le caleçon était en satin bleu etattaché avec un cordon tissu d’or. »

L’aurore, qui se faisait voir, obligeaScheherazade à s’arrêter. La nuit suivante, ayant été réveillée àl’heure ordinaire, elle reprit le fil de cette histoire et lacontinua dans ces termes :

LXXXI NUIT.

« Lorsque les deux amants se furentendormis, poursuivit le grand vizir Giafar, le génie, qui avaitrejoint la fée, lui dit qu’il était temps d’achever ce qu’ilsavaient si bien commencé et conduit jusqu’alors. « Ne nouslaissons pas surprendre, ajouta-t-il, par le jour qui paraîtrabientôt ; allez, et enlevez le jeune homme sansl’éveiller. »

« La fée se rendit dans la chambre desamants, qui dormaient profondément, enleva Bedreddin Hassan dansl’état où il était, c’est-à-dire en chemise et en caleçon ;et, volant avec le génie d’une vitesse merveilleuse jusqu’à laporte de Damas en Syrie, ils y arrivèrent précisément dans le tempsque les ministres des mosquées, préposés pour cette fonction,appelaient le peuple à haute voix à la prière de la pointe du jour.La fée posa doucement à terre Bedreddin, et, le laissant près de laporte, s’éloigna avec le génie.

« On ouvrit les portes de la ville, etles gens qui s’étaient déjà assemblés en grand nombre pour sortirfurent extrêmement surpris de voir Bedreddin Hassan étendu parterre, en chemise et en caleçon. L’un disait : « Il atellement été pressé de sortir de chez sa maîtresse, qu’il n’a paseu le temps de s’habiller. – Voyez un peu, disait l’autre, à quelsaccidents on est exposé ! il aura passé une bonne partie de lanuit à boire avec ses amis ; il se sera enivré, sera sortiensuite pour quelque nécessité, et, au lieu de rentrer, il seravenu jusqu’ici sans savoir ce qu’il faisait, et le sommeil l’y aurasurpris. » D’autres en parlaient autrement, et personne nepouvait deviner par quelle aventure il se trouvait là. Un petitvent qui commençait alors à souffler, leva sa chemise et laissavoir sa poitrine qui était plus blanche que la neige. Ils furent,tous tellement étonnés de cette blancheur, qu’ils firent un crid’admiration qui réveilla le jeune homme. Sa surprise ne fut pasmoins grande que la leur, de se voir à la porte d’une ville où iln’était jamais venu, et environné d’une foule de gens qui leconsidéraient avec attention. « Messieurs, leur dit-il,apprenez-moi, de grâce, où je suis et ce que vous souhaitez demoi. » L’un d’entre eux prit la parole et lui répondit :« Jeune homme, on vient d’ouvrir la porte de cette ville, eten sortant, nous vous avons trouvé couché ici dans l’état où vousvoilà. Nous nous sommes arrêtés à vous regarder. Est-ce que vousavez passé ici la nuit ? et savez-vous bien que vous êtes àune des portes de Damas ? – À une des portes de Damas !répliqua Bedreddin, vous vous moquez de moi ; en me couchant,cette nuit, j’étais au Caire. » À ces mots, quelques-unstouchés de compassion, dirent que c’était dommage qu’un jeune hommesi bien fait eût perdu l’esprit, et ils passèrent leur chemin.

« Mon fils, lui dit un bon vieillard,vous n’y pensez pas ; puisque vous êtes ce matin à Damas,comment pouviez-vous être hier soir au Caire ? cela ne peutpas être. – Cela est pourtant très-vrai, repartit Bedreddin, et jevous jure même que je passai toute la journée d’hier àBalsora. » À peine eut-il achevé ces paroles, que tout lemonde fit un grand éclat de rire et se mit à crier : C’est unfou ! c’est un fou ! Quelques-uns néanmoins leplaignaient à cause de sa jeunesse, et un homme de la compagnie luidit : « Mon fils, il faut que vous ayez perdu laraison ; vous ne songez pas à ce que vous dites. Est-ilpossible qu’un homme soit le jour à Balsora, la nuit au Caire et lematin à Damas ? Vous n’êtes pas, sans doute, bienéveillé : rappelez vos esprits. – Ce que je dis, repritBedreddin Hassan, est si véritable, qu’hier au soir j’ai été mariédans la ville du Caire. » Tous ceux qui avaient ri auparavantredoublèrent leurs ris à ce discours. « Prenez-y bien garde,lui dit la même personne qui venait de lui parler, il faut que vousayez rêvé tout cela et que cette illusion vous soit restée dansl’esprit. – Je sais bien ce que je dis, répondit le jeunehomme ; dites-moi vous-même comment il est possible que jesois allé en songe au Caire, où je suis persuadé que j’ai étéeffectivement, où l’on a par sept fois amené devant moi mon épouse,parée d’un nouvel habillement chaque fois, et où enfin j’ai vu unaffreux bossu qu’on prétendait lui donner. Apprenez-moi encore ceque sont devenus ma robe, mon turban et la bourse de sequins quej’avais au Caire ? »

« Quoiqu’il assurât que toutes ces chosesétaient réelles, les personnes qui l’écoutaient n’en firent querire ; ce qui le troubla de sorte qu’il ne savait pluslui-même ce qu’il devait penser de tout ce qui lui étaitarrivé. »

Le jour, qui commençait à éclairerl’appartement de Schahriar, imposa silence à Scheherazade, quicontinua ainsi son récit le lendemain :

LXXXII NUIT.

Sire, dit-elle, après que Bedreddin Hassan sefut opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avait dit étaitvéritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le mondele suivait en criant : C’est un fou ! c’est un fou !À ces cris, les uns mirent la tête aux fenêtres, les autres seprésentèrent à leurs portes, et d’autres, se joignant à ceux quienvironnaient Bedreddin, criaient comme eux : C’est un fou,sans savoir de quoi il s’agissait. Dans l’embarras où était cejeune homme, il arriva devant la maison d’un pâtissier qui ouvraitsa boutique, et il entra dedans pour se dérober aux huées du peuplequi le suivait.

Ce pâtissier avait été autrefois chef d’unetroupe de vagabonds qui détroussaient les caravanes, et quoiqu’ilfût venu s’établir à Damas, où il ne donnait aucun sujet de plaintecontre lui, il ne laissait pas d’être craint de tous ceux qui leconnaissaient. C’est pourquoi dès le premier regard qu’il jeta surla populace qui suivait Bedreddin, il la dissipa. Le pâtissier,voyant qu’il n’y avait plus personne, fit plusieurs questions aujeune homme ; il lui demanda qui il était et ce qui l’avaitamené à Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance, ni lamort du grand vizir son père. Il lui conta ensuite de quellemanière il était sorti de Balsora, et comment, après s’être endormila nuit précédente sur le tombeau de son père, il s’était trouvé, àson réveil, au Caire, où il avait épousé une dame. Enfin, il luimarqua la surprise où il était de se voir à Damas sans pouvoircomprendre toutes ces merveilles.

« Votre histoire est des plussurprenantes, lui dit le pâtissier ; mais, si vous voulezsuivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne de toutesles choses que vous venez de me dire, et vous attendrez patiemmentque le ciel daigne finir les disgrâces dont il permet que voussoyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi jusqu’à cetemps-là, et comme je n’ai pas d’enfants, je suis prêt à vousreconnaître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vousaurai adopté, vous irez librement par la ville et vous ne serezplus exposé aux insultes de la populace. »

Quoique cette adoption ne fît pas honneur aufils d’un grand vizir, Bedreddin ne laissa pas d’accepter laproposition du pâtissier, jugeant bien que c’était le meilleurparti qu’il devait prendre dans la situation où était sa fortune.Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins, et alla déclarerdevant un cadi qu’il le reconnaissait pour son fils ; aprèsquoi Bedreddin demeura chez lui sous le simple nom de Hassan, etapprit la pâtisserie.

Pendant que cela se passait, à Damas, la fillede Schemseddin Mohammed se réveilla, et, ne trouvant pas Bedreddinauprès d’elle, crut qu’il s’était levé sans vouloir interrompre sonrepos et qu’il reviendrait bientôt. Elle attendait son retour,lorsque le vizir Schemseddin Mohammed son père, vivement touché del’affront qu’il croyait avoir reçu du sultan d’Égypte, vint frapperà la porte de son appartement, résolu de pleurer avec elle satriste destinée. Il l’appela par son nom, et elle n’eut pas plustôt entendu sa voix qu’elle se leva pour lui ouvrir la porte. Ellelui baisa la main et le reçut d’un air si satisfait, que le vizir,qui s’attendait à la trouver baignée de pleurs et aussi affligéeque lui, en fut extrêmement surpris. « Malheureuse ! luidit-il en colère, est-ce ainsi que tu parais devant moi ?Après l’affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux tum’offrir un visage si content ! »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,parce que le jour parut. La nuit suivante, elle reprit son discourset dit au sultan des Indes :

LXXXIII NUIT.

Sire, le grand vizir Giafar continuant deraconter l’histoire de Bedreddin Hassan : « Quand lanouvelle mariée, poursuivit-il, vit que son père lui reprochait lajoie qu’elle faisait paraître, elle lui dit : « Seigneur,ne me faites point, de grâce, un reproche si injuste ; cen’est pas le bossu, que je déteste plus que la mort, ce n’est pasce monstre que j’ai épousé : tout le monde lui a fait tant deconfusion qu’il a été contraint de s’aller cacher et de faire placeà un jeune homme charmant qui est mon véritable mari. – Quellefable me contez-vous ? interrompit brusquement SchemseddinMohammed. Quoi ! le bossu n’a pas couché cette nuit avecvous ? – Non, seigneur, répondit-elle, je n’ai point couchéavec d’autre personne qu’avec le jeune homme dont je vous parle,qui a de gros yeux et de grands sourcils noirs. » À cesparoles, le vizir perdit patience et se mit dans une furieusecolère contre sa fille. « Ah ! méchante, lui dit-il,voulez-vous me faire perdre l’esprit par le discours que vous metenez ? – C’est vous, mon père, repartit-elle, qui me faitesperdre l’esprit à moi-même par votre incrédulité. – Il n’est doncpas vrai, répliqua le vizir, que le bossu…… – Hé ! laissons làle bossu, interrompit-elle avec précipitation, maudit soit lebossu ! Entendrai-je toujours parler du bossu ! Je vousle répète encore, mon père, ajouta-t-elle, je n’ai point passé lanuit avec lui, mais avec le cher époux que je vous dis, et qui nedoit pas être loin d’ici. »

« Schemseddin Mohammed sortit pourl’aller chercher ; mais au lieu de le trouver, il fut dans unesurprise extrême de rencontrer le bossu, qui avait la tête en bas,les pieds en haut, dans la même situation où l’avait mis le génie.« Que veut dire cela ? lui dit-il ; qui vous a misen cet état ? » Le bossu, reconnaissant le vizir, luirépondit : « Ah ! ah ! c’est donc vous quivouliez me donner en mariage la maîtresse d’un buffle, l’amoureused’un vilain génie ? Je ne serai pas votre dupe, et vous ne m’yattraperez pas. »

Scheherazade en était là lorsqu’elle aperçutla première lumière du jour ; quoiqu’il n’y eût pas longtempsqu’elle parlât, elle n’en dit pas davantage cette nuit. Lelendemain, elle reprit ainsi la suite de sa narration, et dit ausultan des Indes :

LXXXIV NUIT.

Sire, le grand vizir Giafar poursuivant sonhistoire : « Schemseddin Mohammed, continua-t-il, crutque le bossu extravaguait quand il l’entendit parler de cettesorte, et il lui dit : « Ôtez-vous de là, mettez-vous survos pieds. – Je m’en garderai bien, repartit le bossu, à moins quele soleil ne soit levé. Sachez qu’étant venu ici hier au soir, ilparut tout à coup devant moi un chat noir, qui devintinsensiblement gros comme un buffle ; je n’ai pas oublié cequ’il m’a dit ; c’est pourquoi allez à vos affaires et melaissez ici. » Le vizir, au lieu de se retirer, prit le bossupar les pieds et l’obligea de se relever. Cela étant fait, le bossusortit en courant de toute sa force sans regarder derrière lui. Ilse rendit au palais, se fit présenter au sultan d’Égypte, et ledivertit fort en lui racontant le traitement que lui avait fait legénie.

« Schemseddin Mohammed retourna dans lachambre de sa fille, plus étonné et plus incertain qu’auparavant dece qu’il voulait savoir. « Hé bien, fille abusée, lui dit-il,ne pouvez-vous m’éclaircir davantage sur une aventure qui me rendinterdit et confus ? – Seigneur, lui répondit-elle, je ne puisvous apprendre autre chose que ce que j’ai déjà eu l’honneur devous dire. Mais voici, ajouta-t-elle, l’habillement de mon époux,qu’il a laissé sur cette chaise ; il vous donnera peut-êtreles éclaircissements que vous cherchez. » En disant cesparoles elle présenta le turban de Bedreddin au vizir qui le pritet qui, après l’avoir bien examiné de tous côtés : « Jele prendrais, dit-il, pour un turban de vizir s’il n’était à lamode de Moussoul. » Mais s’apercevant qu’il y avait quelquechose de cousu entre l’étoffe et la doublure, il demanda desciseaux, et ayant décousu, il trouva un papier plié. C’était lecahier que Noureddin Ali avait donné en mourant à Bedreddin sonfils, qui l’avait caché en cet endroit pour mieux le conserver.Schemseddin Mohammed ayant ouvert le cahier, reconnut le caractèrede son frère Noureddin Ali, et lut ce titre : Pour monfils BedreddinHassan. Avant qu’il pût faire sesréflexions, sa fille lui mit entre les mains la bourse qu’elleavait trouvée sous l’habit. Il l’ouvrit aussi, et elle étaitremplie de sequins, comme je l’ai déjà dit : car, malgré leslargesses que Bedreddin Hassan avait faites, elle était toujoursdemeurée pleine par les soins du génie et de la fée. Il lut cesmots sur l’étiquette de la bourse : Mille sequinsappartenant au juif Isaac ; et ceux-ci au-dessous, que lejuif avait écrits avant que de se séparer de BedreddinHassan : Livrés à Bedreddin Hassan pour le chargementqu’il m’a vendu du premier des vaisseaux qui ont ci-devantappartenu à Noureddin Ali, son père, d’heureuse mémoire, lorsqu’ilaura abordé en ce port. Il n’eut pas achevé celle lecture,qu’il fit un grand cri et s’évanouit. »

Scheherazade voulait continuer, mais le jourparut, et le sultan des Indes se leva, résolu d’entendre la fin decette histoire.

LXXXV NUIT.

Le lendemain, Scheherazade ayant repris laparole, dit à Schahriar : Sire, le vizir Schemseddin Mohammedétant revenu de son évanouissement par le secours de sa fille etdes femmes qu’elle avait appelées : « Ma fille, dit-il,ne vous étonnez pas de l’accident qui vient de m’arriver. La causeen est telle qu’à peine y pourrez-vous ajouter foi. Cet époux qui apassé la nuit avec vous est votre cousin, le fils de Noureddin Ali.Les mille sequins qui sont dans cette bourse me font souvenir de laquerelle que j’eus avec ce cher frère ; c’est sans doute leprésent de noce qu’il vous fait. Dieu soit loué de toutes choses,et particulièrement de cette aventure merveilleuse qui montre sibien sa puissance ! » Il regarda ensuite l’écriture deson frère, et la baisa plusieurs fois en versant une grandeabondance de larmes. « Que ne puis-je, disait-il, aussi bienque je vois ces traits qui me causent tant de joie, voir iciNoureddin lui-même et me réconcilier avec lui ! »

Il lut le cahier d’un bout à l’autre : ily trouva les dates de l’arrivée de son frère à Balsora, de sonmariage, de la naissance de Bedreddin Hassan, et lorsque, aprèsavoir confronté à ces dates celles de son mariage et de lanaissance de sa fille au Caire, il eut admiré le rapport qu’il yavait entre elles et fait enfin réflexion que son neveu était songendre, il se livra tout entier à la joie. Il prit le cahier etl’étiquette de la bourse, les alla montrer au sultan, qui luipardonna le passé, et qui fut tellement charmé du récit de cettehistoire, qu’il la fit mettre par écrit avec toutes sescirconstances, pour la faire passer à la postérité.

Cependant le vizir Schemseddin Mohammed nepouvait comprendre pourquoi son neveu avait disparu ; ilespérait néanmoins le voir arriver à tous moments, et ill’attendait avec la dernière impatience pour l’embrasser. Aprèsl’avoir inutilement attendu pendant sept jours, il le fit chercherpar tout le Caire ; mais il n’en apprit aucune nouvelle,quelques perquisitions qu’il en pût faire. Cela lui causa beaucoupd’inquiétude. « Voilà, disait-il, une aventure biensingulière ! jamais personne n’en a éprouvé unepareille. »

Dans l’incertitude de ce qui pouvait arriverdans la suite, il crut devoir mettre lui-même par écrit l’état oùétait alors sa maison, de quelle manière les noces s’étaientpassées, comment la salle et la chambre de sa fille étaientmeublées. Il fit aussi un paquet du turban, de la bourse et dureste de l’habillement de Bedreddin, et l’enferma sous la clé… Lasultane Scheherazade fut obligée d’en demeurer là parce qu’elle vitque le jour paraissait. Sur la fin de la nuit suivante ellepoursuivit cette histoire dans ces termes :

LXXXVI NUIT.

Sire, le grand vizir Giafar continuant deparler au calife : « Au bout de quelques jours, dit-il,la fille du vizir Schemseddin Mohammed s’aperçut qu’elle étaitgrosse, et en effet elle accoucha d’un fils dans le terme de neufmois. On donna une nourrice à l’enfant, avec d’autres femmes et desesclaves pour le servir, et son aïeul le nomma Agib.

« Lorsque le jeune Agib eut atteint l’âgede sept ans, le vizir Schemseddin Mohammed, au lieu de lui faireapprendre à lire au logis, l’envoya à l’école chez un maître quiavait une grande réputation, et deux esclaves avaient soin de leconduire et de le ramener tous les jours. Agib jouait avec sescamarades : comme ils étaient tous d’une condition au-dessousde la sienne, ils avaient beaucoup de déférence pour lui, et encela ils se réglaient sur le maître d’école, qui lui passait biendes choses qu’il ne pardonnait pas à eux. La complaisance aveuglequ’on avait pour Agib le perdit : il devint fier,insolent ; il voulait que ses compagnons souffrissent tout delui, sans vouloir rien souffrir d’eux. Il dominait partout, et siquelqu’un avait la hardiesse de s’opposer à ses volontés, il luidisait mille injures et allait souvent jusqu’aux coups. Enfin il serendit insupportable à tous les écoliers, qui se plaignirent de luiau maître d’école. Il les exhorta d’abord à prendre patience ;mais quand il vit qu’ils ne faisaient qu’irriter par là l’insolenced’Agib, et fatigué lui-même des peines qu’il lui faisait :« Mes enfants, dit-il à ses écoliers, je vois bien qu’Agib estun petit insolent ; je veux vous enseigner un moyen de lemortifier de manière qu’il ne vous tourmentera plus ; je croismême qu’il ne reviendra plus à l’école. Demain, lorsqu’il sera venuet que vous voudrez jouer ensemble, rangez-vous tous autour de lui,et que quelqu’un dise tout haut : Nous voulons jouer, maisc’est à condition que ceux qui joueront diront leur nom, celui deleur mère et de leur père. Nous regarderons comme des bâtards ceuxqui refuseront de le faire, et nous ne souffrirons pas qu’ilsjouent avec nous. Le maître d’école leur fit comprendre l’embarrasoù ils jetteraient Agib par ce moyen, et ils se retirèrent chez euxavec bien de la joie.

« Le lendemain, dès qu’ils furent tousassemblés, ils ne manquèrent pas de faire ce que leur maître leuravait enseigné. Ils environnèrent Agib, et l’un d’entre eux prenantla parole : « Jouons, dit-il, à un jeu, mais à conditionque celui qui ne pourra pas dire son nom, le nom de sa mère et deson père, n’y jouera pas. » Ils répondirent tous, et Agiblui-même, qu’ils y consentaient. Alors celui qui avait parlé lesinterrogea l’un après l’autre, et ils satisfirent tous à lacondition, excepté Agib, qui répondit : « Je me nommeAgib, ma mère s’appelle Dame de Beauté, et mon père SchemseddinMohammed, vizir du sultan. »

« À ces mots, tous les enfantss’écrièrent : « Agib, que dites-vous ? ce n’estpoint là le nom de votre père, c’est celui de votre grand-père. –Que Dieu vous confonde ! répliqua-t-il en colère ;quoi ! vous osez dire que le vizir Schemseddin Mohammed n’estpas mon père ! » Les écoliers lui repartirent avec degrands éclats de rire : « Non, non, il n’est que votreaïeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous garderonsbien même de nous approcher de vous. » En disant cela ilss’éloignèrent de lui en le raillant, et ils continuèrent de rireentre eux. Agib fut fort mortifié de leurs railleries et se mit àpleurer.

« Le maître d’école, qui était auxécoutes et qui avait tout entendu, entra sur ces entrefaites, ets’adressant à Agib : « Agib, lui dit-il, ne savez-vouspas encore que le vizir Schemseddin Mohammed n’est pas votrepère ? Il est votre aïeul, père de votre mère Dame de Beauté.Nous ignorons comme vous le nom de votre père. Nous savonsseulement que le sultan avait voulu marier votre mère avec un deses palefreniers qui était bossu, mais qu’un génie coucha avecelle. Cela est fâcheux pour vous, et doit vous apprendre à traitervos camarades avec moins de fierté que vous n’avez fait jusqu’àprésent. »

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’ilétait jour, mit fin à son discours. Elle en reprit le fil la nuitsuivante, et dit au sultan des Indes :

LXXXVII NUIT.

Sire, le petit Agib, piqué des plaisanteriesde ses compagnons, sortit brusquement de l’école et retourna aulogis en pleurant. Il alla d’abord à l’appartement de sa mère, Damede Beauté, laquelle, alarmée de le voir si affligé, lui en demandale sujet avec empressement. Il ne put répondre que par des parolesentrecoupées de sanglots, tant il était pressé de sa douleur, et cene fut qu’à plusieurs reprises qu’il put raconter la causemortifiante de son affliction. Quand il eut achevé : « Aunom de Dieu, ma mère, ajouta-t-il, dites-moi, s’il vous plaît, quiest mon père ? – Mon fils, répondit-elle, votre père est levizir Schemseddin Mohammed, qui vous embrasse tous les jours. –Vous ne me dites pas la vérité, reprit-il, ce n’est point mon père,c’est le vôtre. Mais moi, de quel père suis-je lefils ? » À cette demande, Dame de Beauté rappelant danssa mémoire la nuit de ses noces suivie d’un si long veuvage,commença de répandre des larmes, en regrettant amèrement la perted’un époux aussi aimable que Bedreddin.

Dans le temps que Dame de Beauté pleurait d’uncôté et Agib de l’autre, le vizir Schemseddin entra et voulutsavoir la cause de leur affliction. Dame de Beauté lui apprit etlui raconta la mortification qu’Agib avait reçue à l’école. Cerécit toucha vivement le vizir, qui joignit ses pleurs à leurslarmes, et qui, jugeant par là que tout le monde tenait desdiscours contre l’honneur de sa fille, en fut au désespoir. Frappéde cette cruelle pensée, il alla au palais du sultan, et aprèss’être prosterné à ses pieds, il le supplia très-humblement de luiaccorder la permission de faire un voyage dans les provinces duLevant, et particulièrement à Balsora, pour aller chercher sonneveu Bedreddin Hassan, disant qu’il ne pouvait souffrir qu’onpensât dans la ville qu’un génie eût couché avec sa fille Dame deBeauté. Le sultan entra dans les peines du vizir, approuva sarésolution et lui permit de l’exécuter. Il lui fit même expédierune patente par laquelle il priait dans les termes les plusobligeants les princes et les seigneurs des lieux où pourrait êtreBedreddin, de consentir que le vizir l’amenât avec lui.

Schemseddin Mohammed ne trouva pas de parolesassez fortes pour remercier dignement le sultan de la bonté qu’ilavait pour lui. Il se contenta de se prosterner devant ce princeune seconde fois ; mais les larmes qui coulaient de ses yeuxmarquèrent assez sa reconnaissance. Enfin il prit congé du sultan,après lui avoir souhaité toutes sortes de prospérités. Lorsqu’ilfut de retour au logis, il ne songea qu’à disposer toutes chosespour son départ. Les préparatifs en furent faits avec tant dediligence, qu’au bout de quatre jours il partit accompagné de safille Dame de Beauté, et d’Agib son petit-fils.

Scheherazade, s’apercevant que le jourcommençait à paraître, cessa de parler en cet endroit. Le sultandes Indes se leva fort satisfait du récit de la sultane, et résolutd’entendre la suite de cette histoire. Scheherazade contenta sacuriosité la nuit suivante, et reprit la parole dans cestermes :

LXXXVIII NUIT.

Sire, le grand vizir Giafar adressant toujoursla parole au calife Haroun Alraschid : « SchemseddinMohammed, dit-il, prit la route de Damas avec sa fille Dame deBeauté et Agib son petit-fils. Ils marchèrent dix-neuf jours desuite sans s’arrêter en nul endroit ; mais le vingtième, étantarrivés dans une fort belle prairie peu éloignée des portes deDamas, ils mirent pied à terre et firent dresser leurs tentes surle bord d’une rivière qui passe à travers la ville et rend sesenvirons très-agréables.

« Le vizir Schemseddin Mohammed déclaraqu’il voulait séjourner deux jours dans ce beau lieu, et que letroisième il continuerait son voyage. Cependant il permit aux gensde sa suite d’aller à Damas. Ils profitèrent presque tous de cettepermission, les uns poussés par la curiosité de voir une ville dontils avaient ouï parler si avantageusement, les autres pour y vendredes marchandises d’Égypte qu’ils avaient apportées, ou pour yacheter des étoffes et des raretés du pays. Dame de Beautésouhaitant que son fils Agib eût aussi la satisfaction de sepromener dans cette célèbre ville, ordonna à l’eunuque noir quiservait de gouverneur à cet enfant de l’y conduire, et de bienprendre garde qu’il ne lui arrivât quelque accident.

« Agib, magnifiquement habillé, se mit enchemin avec l’eunuque, qui avait à la main une grosse canne. Ils nefurent pas plus tôt entrés dans la ville, qu’Agib, qui était beaucomme le jour, attira sur lui les yeux de tout le monde. Les unssortaient de leurs maisons pour le voir de plus près ; lesautres mettaient la tête aux fenêtres, et ceux qui passaient dansles rues ne se contentaient pas de s’arrêter pour le regarder, ilsl’accompagnaient pour avoir le plaisir de le considérer pluslongtemps. Enfin il n’y avait personne qui ne l’admirât et qui nedonnât mille bénédictions au père et à la mère qui avaient mis aumonde un si bel enfant. L’eunuque et lui arrivèrent par hasarddevant la boutique où était Bedreddin Hassan, et là ils se virententourés d’une si grande foule de peuple qu’ils furent obligés des’arrêter.

« Le pâtissier qui avait adopté BedreddinHassan était mort depuis quelques années, et lui avait laissé,comme à son héritier, sa boutique avec tous ses autres biens.Bedreddin était donc alors maître de la boutique, et il exerçait laprofession de pâtissier si habilement qu’il était en granderéputation dans Damas. Voyant que tant de monde assemblé devant saporte regardait avec beaucoup d’attention Agib et l’eunuque noir,il se mit à les regarder aussi. »

Scheherazade, à ces mots, voyant paraître lejour, se tut, et Schahriar se leva fort impatient de savoir ce quise passerait entre Agib et Bedreddin. La sultane satisfit sonimpatience sur la fin de la nuit suivante, et reprit ainsi laparole :

LXXXIX NUIT.

« Bedreddin Hassan, poursuivit le vizirGiafar, ayant jeté les yeux particulièrement sur Agib, se sentitaussitôt tout ému sans savoir pourquoi. Il n’était pas frappé,comme le peuple, de l’éclatante beauté de ce jeune garçon :son trouble et son émotion avaient une autre cause qui lui étaitinconnue : c’était la force du sang qui agissait dans cetendre père, lequel, interrompant ses occupations, s’approchad’Agib et lui dit d’un air engageant : « Mon petitseigneur, qui m’avez gagné l’âme, faites-moi la grâce d’entrer dansma boutique et de manger quelque chose de ma façon, afin quependant ce temps-là j’aie le plaisir de vous admirer à monaise. » Il prononça ces paroles avec tant de tendresse que leslarmes lui en vinrent aux yeux. Le petit Agib en fut touché, et setournant vers l’eunuque : « Ce bon homme, lui dit-il, aune physionomie qui me plaît, et il me parle d’une manière siaffectueuse que je ne puis me défendre de faire ce qu’il souhaite.Entrons, chez lui et mangeons de sa pâtisserie. – Ah !vraiment, lui dit l’esclave, il ferait beau voir qu’un fils devizir comme vous entrât dans la boutique d’un pâtissier pour ymanger. Ne croyez pas que je le souffre. – Hélas ! mon petitseigneur, s’écria alors Bedreddin Hassan, on est bien cruel deconfier votre conduite à un homme qui vous traite avec tant dedureté. » Puis, s’adressant à l’eunuque : « Mon bonami, ajouta-t-il, n’empêchez pas ce jeune seigneur de m’accorder lagrâce que je lui demande. Ne me donnez pas cette mortification.Faites-moi plutôt l’honneur d’entrer avec lui chez moi, et par làvous ferez connaître si vous êtes brun au-dehors comme lachâtaigne, vous êtes blanc aussi au-dedans comme elle. Savez-vousbien, poursuivit-il, que je sais le secret de vous rendre blanc, denoir que vous êtes ?» L’eunuque se mit à rire à ce discours,et demanda à Bedreddin ce que c’était que ce secret. « Je vaisvous l’apprendre, » répondit-il. Aussitôt il lui récita des vers àla louange des eunuques noirs, disant que c’était par leurministère que l’honneur des sultans, des princes et de tous lesgrands, était en sûreté. L’eunuque fut charmé de ces vers, etcessant de résister aux prières de Bedreddin, laissa entrer Agib ensa boutique et y entra aussi lui-même.

« Bedreddin Hassan sentit une extrêmejoie d’avoir obtenu ce qu’il avait désiré avec tant d’ardeur, et seremettant au travail qu’il avait interrompu : « Jefaisais, dit-il, des tartes à la crème ; il faut, s’il vousplaît, que vous en mangiez ; je suis persuadé que vous lestrouverez excellentes, car ma mère, qui les fait admirablementbien, m’a appris à les faire, et l’on vient en prendre chez moi detous les endroits de cette ville. » En achevant ces mots, iltira du four une tarte à la crème, et après avoir mis dessus desgrains de grenade et du sucre, il la servit devant Agib, qui latrouva délicieuse. L’eunuque, à qui Bedreddin en présenta, en portale même jugement.

« Pendant qu’ils mangeaient tous deux,Bedreddin Hassan examinait Agib avec une grande attention, et sereprésentant, en le regardant, qu’il avait peut-être un semblablefils de la charmante épouse dont il avait été si tôt et sicruellement séparé, cette pensée fit couler de ses yeux quelqueslarmes. Il se préparait à taire des questions au petit Agib sur lesujet de son voyage à Damas, mais cet enfant n’eut pas le temps desatisfaire sa curiosité, parce que l’eunuque, qui le pressait des’en retourner sous les tentes de son aïeul, l’emmena dès qu’il eutmangé. Bedreddin Hassan ne se contenta pas de les suivre del’œil ; il ferma sa boutique promptement et marcha sur leurspas. »

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’ilétait jour, cessa de poursuivre cette histoire. Schahriar se levarésolu de l’entendre tout entière, et de laisser vivre la sultanejusqu’à ce temps-là.

XC NUIT.

Le lendemain avant le jour, Dinarzade réveillasa sœur, qui reprit ainsi son discours : « BedreddinHassan, continua le vizir Giafar, courut donc après Agib etl’eunuque, et les joignit avant qu’ils fussent arrivés à la portede la ville. L’eunuque, s’étant aperçu qu’il les suivait, en futextrêmement surpris : « Importun que vous êtes, luidit-il en colère, que demandez-vous ? – Mon bon ami, luirépondit Bedreddin, ne vous fâchez pas : j’ai hors de la villeune petite affaire dont je me suis souvenu, et à laquelle il fautque j’aille donner ordre. » Cette réponse n’apaisa pointl’eunuque, qui, se tournant vers Agib, lui dit : « Voilàce que vous m’avez attiré ; je l’avais bien prévu que je merepentirais de ma complaisance ; vous avez voulu entrer dansla boutique de cet homme ; je ne suis pas sage de vous l’avoirpermis. – Peut-être, dit Agib, a-t-il effectivement affaire hors dela ville, et les chemins sont libres pour tout le monde. » Endisant cela, ils continuèrent de marcher l’un et l’autre sansregarder derrière eux, jusqu’à ce qu’étant arrivés près des tentesdu vizir, ils se retournèrent pour voir si Bedreddin les suivaittoujours. Alors Agib, remarquant qu’il était à deux pas de lui,rougit et pâlit successivement selon les divers mouvements quil’agitaient. Il craignait que le vizir son aïeul ne vînt à savoirqu’il était entré dans la boutique d’un pâtissier et qu’il y avaitmangé. Dans cette crainte, ramassant une assez grosse pierre qui setrouva à ses pieds, il la lui jeta, le frappa au milieu du front etlui couvrit le visage de sang : après quoi, se mettant àcourir de toute sa force, il se sauva sous les tentes avecl’eunuque, qui dit à Bedreddin Hassan qu’il ne devait pas seplaindre de ce malheur qu’il avait mérité, et qu’il s’était attirélui-même.

« Bedreddin reprit le chemin de la villeen étanchant le sang de sa plaie avec son tablier, qu’il n’avaitpas ôté. « J’ai tort, disait-il en lui-même, d’avoir abandonnéma maison pour faire tant de peine à cet enfant, car il ne m’atraité de cette manière que parce qu’il a cru sans doute que jeméditais quelque dessein funeste contre lui. » Étant arrivéchez lui, il se fit panser, et se consola de cet accident enfaisant réflexion qu’il y avait sur la terre des gens encore plusmalheureux que lui. »

Le jour, qui paraissait, imposa silence à lasultane des Indes. Schahriar se leva en plaignant Bedreddin, etfort impatient de savoir la suite de cette histoire.

XCI NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Scheherazadeadressant la parole au sultan des Indes : Sire, dit-elle, legrand vizir Giafar poursuivit ainsi l’histoire de BedreddinHassan : « Bedreddin, dit-il, continua d’exercer saprofession de pâtissier à Damas, et son oncle Schemseddin Mohammeden partit trois jours après son arrivée. Il prit la route d’Emesse,d’où il se rendit à Hamah, et de là à Halep, où il s’arrêta deuxjours. D’Halep il alla passer l’Euphrate, entra dans laMésopotamie, et après avoir traversé Mardin, Moussoul, Sengiar,Diarbekir et plusieurs autres villes, arriva enfin à Balsora, oùd’abord il fit demander audience au sultan, qui ne fut pas plus tôtinformé du rang de Schemseddin Mohammed, qu’il la lui donna. Il lereçut même très-favorablement et lui demanda le sujet de son voyageà Balsora. « Sire, répondit le vizir Schemseddin Mohammed, jesuis venu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali monfrère, qui a eu l’honneur de servir votre majesté. – Il y alongtemps que Noureddin Ali est mort, reprit le sultan. À l’égardde son fils, tout ce qu’on vous en pourra dire, c’est qu’environdeux mois après la mort de son père, il disparut tout à coup, etque personne ne l’a vu depuis ce temps-là, quelque soin que j’aiepris de le faire chercher. Mais sa mère, qui est fille d’un de mesvizirs, vit encore. » Schemseddin Mohammed lui demanda lapermission de la voir et de l’emmener en Égypte, et le sultan yayant consenti, il ne voulut pas différer au lendemain à se donnercette satisfaction : il se fit enseigner où demeurait cettedame, et se rendit chez elle à l’heure même, accompagné de sa filleet de son petit-fils.

« La veuve de Noureddin Ali demeuraittoujours dans l’hôtel où avait demeuré son mari jusqu’à sa mort.C’était une très-belle maison, superbement bâtie et ornée decolonnes de marbre ; mais Schemseddin Mohammed ne s’arrêta pasà l’admirer. En arrivant, il baisa la porte et un marbre sur lequelétait écrit en lettres d’or le nom de son frère. Il demanda àparler à sa belle-sœur, dont les domestiques lui dirent qu’elleétait dans un petit édifice en forme de dôme, qu’ils luimontrèrent, au milieu d’une cour très-spacieuse. En effet, cettetendre mère avait coutume d’aller passer la meilleure partie dujour et de la nuit dans cet édifice, qu’elle avait fait bâtir pourreprésenter le tombeau de Bedreddin Hassan, qu’elle croyait mortaprès l’avoir si longtemps attendu en vain. Elle y était alorsoccupée à pleurer ce cher fils, et Schemseddin Mohammed la trouvaensevelie dans une affliction mortelle.

« Il lui fit son compliment, et aprèsl’avoir suppliée de suspendre ses larmes et ses gémissements, illui apprit qu’il avait l’honneur d’être son beau-frère, et lui ditla raison qui l’avait obligé de partir du Caire et de venir àBalsora. »

En achevant ces mots, Scheherazade, voyantparaître le jour, cessa de poursuivre son récit ; mais elle enreprit le fil de cette sorte sur la fin de la nuitsuivante :

XCII NUIT.

« Schemseddin Mohammed, continua le vizirGiafar, après avoir instruit sa belle-sœur de tout ce qui s’étaitpassé au Caire la nuit des noces de sa fille, après lui avoir contéla surprise que lui avait causée la découverte du cahier cousu dansle turban de Bedreddin, lui présenta Agib et Dame de Beauté.

« Quand la veuve de Noureddin Ali, quiétait demeurée assise comme une femme qui ne prenait plus de partaux choses du monde, eut compris par le discours qu’elle venaitd’entendre que le cher fils qu’elle regrettait tant pouvait vivreencore, elle se leva et embrassa très-étroitement Dame de Beauté etson petit Agib, en qui reconnaissant les traits de Bedreddin, elleversa des larmes d’une nature bien différente de celles qu’ellerépandait depuis si longtemps. Elle ne pouvait se lasser de baiserce jeune homme, qui, de son côté, recevait ses embrassements avectoutes les démonstrations de joie dont il était capable.« Madame, dit Schemseddin Mohammed, il est temps de finir vosregrets et d’essuyer vos larmes : il faut vous disposer àvenir en Égypte avec nous. Le sultan de Balsora me permet de vousemmener, et je ne doute pas que vous n’y consentiez. J’espère quenous rencontrerons enfin votre fils mon neveu, et si cela arrive,son histoire, la vôtre, celle de ma fille et la mienne, mériterontd’être écrites pour être transmises à la postérité. »

« La veuve de Noureddin Ali écouta cetteproposition avec plaisir, et fit travailler dès ce moment auxpréparatifs de son départ. Pendant ce temps-là Schemseddin Mohammeddemanda une seconde audience, et ayant pris congé du sultan, qui lerenvoya comblé d’honneurs, avec un présent considérable pour lui etun autre plus riche pour le sultan d’Égypte, il partit de Balsoraet reprit le chemin de Damas.

« Lorsqu’il fut près de cette ville, ilfit dresser ses tentes hors de la porte par où il devait entrer, etdit qu’il y séjournerait trois jours pour faire reposer sonéquipage, et pour acheter ce qu’il trouverait de plus curieux et deplus digne d’être présenté au sultan d’Égypte.

« Pendant qu’il était occupé à choisirlui-même les plus belles étoffes que les principaux marchandsavaient apportées sous ses tentes, Agib pria l’eunuque noir, sonconducteur, de le mener promener dans la ville, disant qu’ilsouhaitait de voir les choses qu’il n’avait pas eu le temps de voiren passant, et qu’il serait bien aise aussi d’apprendre desnouvelles du pâtissier à qui il avait donné un coup de pierre.L’eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, après enavoir obtenu la permission de sa mère, Dame de Beauté.

« Ils entrèrent dans Damas par la portedu Paradis, qui était la plus proche des tentes du vizirSchemseddin Mohammed. Ils parcoururent les grandes places, leslieux publics et couverts où se vendaient les marchandises les plusriches, et virent l’ancienne mosquée des Ommiades[43] dans le temps qu’on s’y assemblait pourfaire la prière[44] d’entre le midi et le coucher dusoleil. Ils passèrent ensuite devant la boutique de BedreddinHassan, qu’ils trouvèrent encore occupé à faire des tartes à lacrème. « Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi. Voussouvenez-vous de m’avoir vu ? » À ces mots, Bedreddinjeta les yeux sur lui, et, le reconnaissant, (ô surprenant effet del’amour paternel !) il sentit la même émotion que la premièrefois : il se troubla, et au lieu de lui répondre, il demeuralongtemps sans pouvoir proférer une seule parole. Néanmoins ayantrappelé ses esprits : « Mon petit seigneur, lui dit-il,faites-moi la grâce d’entrer encore une fois chez moi avec votregouverneur ; venez goûter d’une tarte à la crème. Je voussupplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivanthors de la ville : je ne me possédais pas, je ne savais ce queje faisais ; vous m’entraîniez après vous sans que je pusserésister à une si douce violence. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,parce qu’elle vit paraître le jour. Le lendemain elle reprit decette manière la suite de son discours :

XCIII NUIT.

« Commandeur des croyants, poursuivit levizir Giafar, Agib, étonné d’entendre ce que lui disait Bedreddin,répondit : « Il y a de l’excès dans l’amitié que vous metémoignez, et je ne veux point entrer chez vous que vous ne voussoyez engagé par serment à ne me pas suivre quand j’en serai sorti.Si vous me le promettez et que vous soyez homme de parole, je vousreviendrai voir encore demain, pendant que le vizir mon aïeulachètera de quoi faire présent au sultan d’Égypte. – Mon petitseigneur, reprit Bedreddin Hassan, je ferai tout ce que vousm’ordonnerez. » À ces mots, Agib et l’eunuque entrèrent dansla boutique.

« Bedreddin leur servit aussitôt unetarte à la crème, qui n’était pas moins délicate ni moinsexcellente que celle qu’il leur avait présentée la première fois.« Venez, lui dit Agib, asseyez-vous auprès de moi et mangezavec nous. » Bedreddin s’étant assis, voulut embrasser Agibpour lui marquer la joie qu’il avait de se voir à ses côtés ;mais Agib le repoussa en lui disant : « Tenez-vous enrepos, votre amitié est trop vive. Contentez-vous de me regarder etde m’entretenir. » Bedreddin obéit et se mit à chanter unechanson dont il composa sur-le-champ les paroles à la louanged’Agib ; il ne mangea point, et ne fit autre chose que servirses hôtes. Lorsqu’ils eurent achevé de manger, il leur présenta àlaver et une serviette très-blanche pour s’essuyer les mains. Ilprit ensuite un vase de sorbet[45], et leuren prépara plein une grande porcelaine, où il mit de la neige fortpropre. Puis, présentant la porcelaine au petit Agib :« Prenez, lui dit-il ; c’est un sorbet de rose, le plusdélicieux qu’on puisse trouver dans toute cette ville ; jamaisvous n’en avez goûté de meilleur. » Agib en ayant bu avecplaisir, Bedreddin Hassan reprit la porcelaine et la présenta aussià l’eunuque, qui but à longs traits toute la liqueur jusqu’à ladernière goutte.

« Enfin Agib et son gouverneur,rassasiés, remercièrent le pâtissier de la bonne chère qu’il leuravait faite, et se retirèrent en diligence parce qu’il était déjàun peu tard. Ils arrivèrent sous les tentes de SchemseddinMohammed, et allèrent d’abord à celle des dames. La grand’mèred’Agib fut ravie de le revoir, et comme elle avait toujours sonfils Bedreddin dans l’esprit, elle ne put retenir ses larmes enembrassant Agib. « Ah ! mon fils, lui dit-elle, ma joieserait parfaite si j’avais le plaisir d’embrasser votre pèreBedreddin Hassan comme je vous embrasse. » Elle se mettaitalors à table pour souper ; elle le fit asseoir auprès d’elle,lui fit plusieurs questions sur sa promenade, et en lui disantqu’il ne devait manquer d’appétit, elle lui servit un morceau d’unetarte à la crème, qu’elle avait elle-même faite et qui étaitexcellente, car on a déjà dit qu’elle les savait mieux faire queles meilleurs pâtissiers. Elle en présenta aussi à l’eunuque ;mais ils avaient tellement mangé l’un et l’autre chez Bedreddin,qu’ils n’en pouvaient pas seulement goûter. »

Le jour, qui paraissait, empêcha Scheherazaded’en dire davantage cette nuit ; mais sur la fin de lasuivante, elle continua son récit dans ces termes :

XCIV NUIT.

« Agib eut à peine touché au morceau detarte à la crème qu’on lui avait servi, que, feignant de ne le pastrouver à son goût, il le laissa tout entier, et Schaban[46], c’est le nom de l’eunuque, fit la mêmechose. La veuve de Noureddin Ali s’aperçut avec chagrin du peu decas que son petit-fils faisait de sa tarte. « Hé quoi !mon fils, lui dit-elle, est-il possible que vous méprisiez ainsil’ouvrage de mes propres mains ! Apprenez que personne aumonde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la crème,excepté votre père Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le grandart d’en faire de pareilles. – Ah ! ma bonne grand’mère,s’écria Agib, permettez-moi de vous dire que si vous n’en savez pasfaire de meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui voussurpasse dans ce grand art : nous venons d’en manger chez luiune qui vaut beaucoup mieux que celle-ci. »

« À ces paroles, la grand’mère regardantl’eunuque de travers : « Comment, Schaban, lui dit-elleavec colère, vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour lemener manger chez des pâtissiers comme un gueux ? – Madame,répondit l’eunuque, il est bien vrai que nous nous sommesentretenus quelque temps avec un pâtissier ; mais nous n’avonspas mangé chez lui. – Pardonnez-moi, interrompit Agib, nous sommesentrés dans sa boutique, et nous y avons mangé d’une tarte à lacrème. » La dame, plus irritée qu’auparavant contre l’eunuque,se leva de table assez brusquement, courut à la tente deSchemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dansdes termes plus propres à animer le vizir contre le délinquant qu’àlui faire excuser sa faute.

« Schemseddin Mohammed, qui étaitnaturellement emporté, ne perdit pas une si belle occasion de semettre en colère. Il se rendit à l’instant sous la tente de sabelle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi !malheureux, tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai entoi ! » Schaban, quoique suffisamment convaincu par letémoignage d’Agib, prit le parti de nier encore le fait. Maisl’enfant soutenant toujours le contraire : « Mongrand-père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je vous assure que nousavons si bien mangé l’un et l’autre, que nous n’avons pas besoin desouper. Le pâtissier nous a même régalés d’une grande porcelaine desorbet. – Hé bien ! méchant esclave, s’écria le vizir en setournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir quevous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avezmangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer quecela n’était pas vrai. « Tu es un menteur, lui dit alors levizir, je crois plutôt mon petit-fils que toi. Néanmoins, si tupeux manger toute cette tarte à la crème qui est sur cette table,je serai persuadé que tu dis la vérité. »

« Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à lagorge, se soumit à cette épreuve, et prit un morceau de la tarte àla crème ; mais il fut obligé de le retirer de sa bouche, carle cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant de mentir encore, endisant qu’il avait tant mangé le jour précédent, que l’appétit nelui était pas encore revenu. Le vizir, irrité de tous les mensongesde l’eunuque, et convaincu qu’il était coupable, le fit coucher parterre et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le malheureuxpoussa de grands cris en souffrant ce châtiment et confessa lavérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une tarteà la crème chez un pâtissier, et elle était cent fois meilleure quecelle qui est sur cette table. »

« La veuve de Noureddin Ali crut quec’était par dépit contre elle et pour la mortifier que Schabanlouait la tarte du pâtissier ; c’est pourquoi s’adressant àlui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes à lacrème de ce pâtissier soient plus excellentes que les miennes. Jeveux, m’en éclaircir ; tu sais où il demeure, va chez lui etm’apporte une tarte à la crème tout à l’heure. » En parlantainsi, elle fit donner de l’argent à l’eunuque pour acheter latarte, et il partit. Étant arrivé à la boutique de Bedreddin :« Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de l’argent,donnez-moi une tarte à la crème, une de nos dames souhaite d’engoûter. » Il y en avait alors de toutes chaudes ;Bedreddin choisit la meilleure, et la donnant à l’eunuque :« Prenez celle-ci, dit-il, je vous la garantis excellente, etje puis vous assurer que personne au monde n’est capable d’en fairede semblables, si ce n’est ma mère, qui vit peut-êtreencore. »

« Schaban revint en diligence sous lestentes avec sa tarte à la crème. Il la présenta à la veuve deNoureddin, qui la prit avec empressement. Elle en rompit un morceaupour le manger ; mais elle ne l’eut pas plus tôt porté à sabouche qu’elle fit un grand cri et qu’elle tomba évanouie.Schemseddin Mohammed, qui était présent, fut extrêmement étonné decet accident. Il jeta de l’eau lui-même au visage de sa belle-sœur,et s’empressa fort à la secourir. Dès qu’elle fut revenue de safaiblesse : « Ô Dieu ! s’écria-t-elle, il faut quece soit mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cettetarte. »

La clarté du jour, en cet endroit, vintimposer silence à Scheherazade. Le sultan des Indes se leva pourfaire sa prière et alla tenir son conseil, et, la nuit suivante, lasultane poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

XCV NUIT.

« Quand le vizir Schemseddin Mohammed eutentendu dire à sa belle-sœur qu’il fallait que ce fût BedreddinHassan qui eût fait la tarte à la crème que l’eunuque venaitd’apporter, il sentit une joie inconcevable : mais venant àfaire réflexion que cette joie était sans fondement, et que, selontoutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddindevait être fausse, il lui dit : « Mais, madame, pourquoiavez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver unpâtissier au monde qui sache aussi bien faire des tartes à la crèmeque votre fils ? – Je conviens, répondit-elle, qu’il y apeut-être des pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ;mais comme je les fais d’une manière toute singulière, et que nulautre que mon fils n’a ce secret, il faut absolument que ce soitlui qui ait fait celle-ci. Réjouissons-nous, mon frère,ajouta-t-elle avec transport, nous avons enfin trouvé ce que nouscherchons et désirons depuis si longtemps. – Madame, répliqua levizir, modérez, je vous prie, votre impatience ; nous sauronsbientôt ce que nous devons en penser. Il n’y a qu’à faire venir icile pâtissier. Si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnaîtrez bien,ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux,et que vous le voyiez sans qu’il vous voie, car je ne veux pas quenotre reconnaissance se fasse à Damas. J’ai dessein de la prolongerjusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose devous donner un avertissement très-agréable. »

« En achevant ces paroles, il laissa les damessous leur tente et se rendit sous la sienne. Là, il fit venircinquante de ses gens, et leur dit : « Prenez chacun unbâton et suivez Schaban, qui va vous conduire chez un pâtissier decette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez, brisez tout ceque vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande pourquoivous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est pas luiqui a fait la tarte à la crème qu’on a été prendre chez lui. S’ilvous répond que oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien etme l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui fairele moindre mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »

« Le vizir fut promptement obéi ;ses gens, armés de bâtons et conduits par l’eunuque noir, serendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, où ils mirent enpièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables et tousles autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et inondèrentsa boutique de sorbet, de crème et de confitures. À ce spectacle,Bedreddin : Hassan, fort étonné, leur dit d’un ton de voixpitoyable : « Hé ! bonnes gens, pourquoi metraitez-vous de la sorte ? De quoi s’agit-il ? Qu’ai-jefait ? – N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarteà la crème que vous avez vendue à l’eunuque que vous voyez ? –Oui, c’est moi-même, répondit-il : qu’y trouve-t-on àdire ? Je défie qui que ce soit d’en faire unemeilleure. » Au lieu de lui repartir, ils continuèrent debriser tout, et le four même ne fut pas épargné.

« Cependant les voisins étant accourus aubruit, et fort surpris de voir cinquante hommes armés commettre unpareil désordre, demandaient le sujet d’une si grande violence, etBedreddin, encore une fois, dit à ceux qui la lui faisaient :« Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis avoir commis,pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ? –N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à lacrème que vous avez vendue à cet eunuque ? – Oui, oui, c’estmoi, repartit-il ; je soutiens qu’elle est bonne, et je nemérite pas ce traitement injuste que vous me faites. Ils sesaisirent de sa personne sans l’écouter, et après lui avoir arrachéla toile de son turban, ils s’en servirent pour lui lier les mainsderrière le dos, puis, le tirant par force de sa boutique, ilscommencèrent à l’emmener.

« La populace qui s’était assemblée là,touchée de compassion pour Bedreddin, prit son parti et vouluts’opposer au dessein des gens de Schemseddin Mohammed ; maisil survint en ce moment des officiers du gouverneur de la ville,qui écartèrent le peuple et favorisèrent l’enlèvement de Bedreddin,parce que Schemseddin Mohammed était allé chez le gouverneur deDamas, pour l’informer de l’ordre qu’il avait donné et pour luidemander main forte, et ce gouverneur, qui commandait sur toute laSyrie au nom du sultan d’Égypte, n’avait eu garde de rien refuserau vizir de son maître. On entraînait donc Bedreddin malgré sescris et ses larmes. »

Scheherazade n’en put dire davantage à causedu jour qu’elle vit paraître. Mais le lendemain elle reprit sanarration, et dit au sultan des Indes :

XCVI NUIT.

Sire, le vizir Giafar continuant de parler aucalife : « Bedreddin Hassan, dit-il, avait beau demanderen chemin, aux personnes qui l’emmenaient, ce que l’on avait trouvédans sa tarte à la crème, on ne lui répondait rien. Enfin il arrivasous les tentes, où on le fit attendre jusqu’à ce que SchemseddinMohammed fût revenu de chez le gouverneur de Damas.

« Le vizir, étant de retour, demanda desnouvelles du pâtissier. On le lui amena. « Seigneur, lui ditBedreddin, les larmes aux yeux, faites-moi la grâce de me dire enquoi je vous ai offensé. – Ah ! malheureux, répondit le vizir,n’est-ce pas toi qui as fait la tarte à la crème que tu m’asenvoyée ? – J’avoue que c’est moi, repartit Bedreddin :quel crime ai-je commis en cela ? – Je te châtierai comme tule mérites, répliqua Schemseddin Mohammed, et il t’en coûtera lavie pour avoir fait une si méchante tarte. – Hé ! bon Dieu,s’écria Bedreddin, qu’est-ce que j’entends ! Est-ce un crimedigne de mort d’avoir fait une méchante tarte à la crème ? –Oui, dit le vizir, et tu ne dois pas attendre de moi un autretraitement. »

« Pendant qu’ils s’entretenaient ainsitous deux, les dames, qui s’étaient cachées, observaient avecattention Bedreddin, qu’elles n’eurent pas de peine à reconnaîtremalgré le long temps qu’elles ne l’avaient vu. La joie qu’elles eneurent fut telle qu’elles en tombèrent évanouies. Quand ellesfurent revenues de leur évanouissement elles voulaient s’allerjeter au cou de Bedreddin ; mais la parole qu’elles avaientdonnée au vizir de ne se point montrer l’emporta sur les plustendres mouvements de la nature.

« Comme Schemseddin Mohammed avait résolude partir cette même nuit, il fit plier les tentes et préparer lesvoitures pour se mettre en marche, et à l’égard de Bedreddin, ilordonna qu’on le mît dans une caisse bien fermée et qu’on lechargeât sur un chameau. D’abord que tout fut prêt pour le départ,le vizir et les gens de sa suite se mirent en chemin. Ilsmarchèrent le reste de la nuit et le jour suivant sans se reposer.Ils ne s’arrêtèrent qu’à l’entrée de la nuit. Alors on tiraBedreddin Hassan de la caisse pour lui faire prendre de lanourriture ; mais on eut soin de le tenir éloigné de sa mèreet de sa femme, et pendant vingt jours que dura le voyage, on letraita de la même manière.

« En arrivant au Caire, on campa auxenvirons de la ville par ordre du vizir Schemseddin Mohammed, quise fit amener Bedreddin, devant lequel il dit à un charpentierqu’il avait fait venir : « Va chercher du bois et dressepromptement un poteau. – Hé ! seigneur, dit Bedreddin, queprétendez-vous faire de ce poteau ? – T’y attacher, repartitle vizir, et te faire ensuite promener par tous les quartiers de laville, afin qu’on voie en ta personne un indigne pâtissier qui faitdes tartes à la crème sans y mettre de poivre. » À ces mots,Bedreddin Hassan s’écria d’une manière si plaisante, queSchemseddin Mohammed eut bien de la peine à garder sonsérieux : « Grand Dieu, c’est donc pour n’avoir pas misde poivre dans une tarte à la crème qu’on veut me faire souffrirune mort aussi cruelle qu’ignominieuse ! »

En achevant ces mots, Scheherazade, remarquantqu’il était jour, se tut, et Schahriar se leva en riant de tout soncœur de la frayeur de Bedreddin, et fort curieux d’entendre lasuite de cette histoire, que la sultane reprit de cette sorte lelendemain, avant le jour :

XCVII NUIT.

Sire, le calife Haroun Alraschid, malgré sagravité, ne put s’empêcher de rire quand le vizir Giafar lui ditque Schemseddin Mohammed menaçait de faire mourir Bedreddin pourn’avoir pas mis de poivre dans la tarte à la crème qu’il avaitvendue à Schaban. « Hé quoi ! disait Bedreddin, faut-ilqu’on ait tout rompu et brisé dans ma maison, qu’on m’aitemprisonné dans une caisse, et qu’enfin on s’apprête à m’attacher àun poteau, et tout cela parce que je ne mets pas de poivre dans unetarte à la crème ! Hé ! grand Dieu, qui a jamais ouïparler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions demusulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice,et qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » Endisant cela il fondait en larmes ; puis, recommençant sesplaintes : « Non, reprenait-il, jamais personne n’a ététraité si injustement ni si rigoureusement. Est-il possible qu’onsoit capable d’ôter la vie à un homme pour n’avoir pas mis depoivre dans une tarte à la crème ? Que maudites soient toutesles tartes à la crème, aussi bien que l’heure où je suis né !Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! »

Le désolé Bedreddin ne cessa de se lamenter,et lorsqu’on apporta le poteau et les clous pour l’y clouer, ilpoussa de grands cris à ce spectacle terrible. « Ô ciel,dit-il, pouvez-vous souffrir que je meure d’un trépas infâme etdouloureux ! et cela pour quel crime ? Ce n’est pas pouravoir volé ni pour avoir tué, ni pour avoir renié mareligion : c’est pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarteà la crème. »

Comme la nuit était alors déjà assez avancée,le vizir Schemseddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisseet lui dit : « Demeure là jusqu’à demain ; le journe se passera pas que je ne te fasse mourir. » On emporta lacaisse et l’on en chargea le chameau qui l’avait apportée depuisDamas. On chargea en même temps tous les autres chameaux, et levizir étant remonté à cheval, fit marcher devant lui le chameau quiportait son neveu, et entra dans la ville, suivi de tout sonéquipage. Après avoir passé plusieurs rues où personne ne parutparce que tout le monde s’était retiré, il se rendit à son hôtel,où il fit décharger la caisse, avec défense de l’ouvrir quelorsqu’il l’ordonnerait.

Tandis qu’on déchargeait les autres chameaux,il prit en particulier la mère de Bedreddin Hassan et sa fille, ets’adressant à la dernière : « Dieu soit loué, lui dit-il,ma fille, de ce qu’il nous a fait si heureusement rencontrer votrecousin et votre mari ! Vous vous souvenez bien, apparemment,de l’état où était votre chambre la première nuit de vos noces.Allez, faites-y mettre toutes choses comme elles étaient alors. Sipourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrais y suppléer parl’écrit que j’en ai fait faire. De mon côté, je vais donner ordreau reste. »

Dame de beauté alla exécuter avec joie ce quevenait de lui ordonner son père, qui commença aussi à disposertoutes choses dans la salle, de la même manière qu’elles étaientlorsque Bedreddin Hassan s’y était trouvé avec le palefrenier bossudu sultan d’Égypte. À mesure qu’il lisait l’écrit, ses domestiquesmettaient chaque meuble à sa place. Le trône ne fut pas oublié, nonplus que les bougies allumées. Quand tout fut préparé dans lasalle, le vizir entra dans la chambre de sa fille, où il posal’habillement de Bedreddin avec la bourse de sequins. Cela étantfait, il dit à Dame de Beauté : « Déshabillez-vous, mafille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cettechambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors longtemps, et luidites que vous avez été bien étonnée en vous réveillant de ne pasle trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, etdemain matin vous nous divertirez, madame votre belle-mère et moi,en nous rendant compte de ce qui se sera passé entre vous et luicette nuit. » À ces mots, il sortit de l’appartement de safille, et lui laissa la liberté de se coucher. »

Scheherazade voulait poursuivre son récit,mais le jour, qui commença à paraître, l’en empêcha.

XCVIII NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, le sultan desIndes, qui avait une extrême impatience d’apprendre comment sedénouerait l’histoire de Bedreddin, réveilla lui-même Scheherazadeet l’avertit de la continuer, ce qu’elle fit dans ces termes :« Schemseddin Mohammed, dit le vizir Giafar au calife, fitsortir de la salle tous les domestiques qui y étaient, et leurordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois qu’il fitdemeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la caisse,de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet étatdans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer laporte.

« Bedreddin Hassan, quoique accablé dedouleur, s’était endormi pendant tout ce temps-là, si bien que lesdomestiques du vizir l’eurent plus tôt tiré de la caisse, mis enchemise et en caleçon, qu’il ne fut réveillé, et ils letransportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne luidonnèrent pas le loisir de se reconnaître. Quand il se vit seuldans la salle, il promena sa vue de toutes parts, et les chosesqu’il voyait rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, ils’aperçut avec étonnement que c’était la même salle où il avait vule palefrenier bossu. Sa surprise augmenta encore lorsque, s’étantapproché doucement de la porte d’une chambre qu’il trouva ouverte,il vit dedans son habillement au même endroit où il se souvenait del’avoir mis la nuit de ses noces. « Bon Dieu, dit-il en sefrottant les yeux, suis-je endormi ? suis-jeéveillé ? »

« Dame de Beauté, qui l’observait, aprèss’être divertie de son étonnement, ouvrit tout à coup les rideauxde son lit, et avançant la tête : « Mon cher seigneur,lui dit-elle d’un ton assez tendre, que faites-vous à laporte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bienlongtemps. J’ai été fort surprise en me réveillant de ne vous pastrouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visagelorsqu’il reconnut que la dame qui lui parlait était cettecharmante personne avec laquelle il se souvenait d’avoir couché. Ilentra dans la chambre, mais au lieu d’aller au lit, comme il étaitplein des idées de tout ce qui lui était arrivé depuis dix ans, etqu’il ne pouvait se persuader que tous ces événements se fussentpassés en une seule nuit, il s’approcha de la caisse où étaient seshabits et la bourse de sequins, et après les avoir examinés avecbeaucoup d’attention : « Par le grand Dieu vivant,s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puiscomprendre ! » La dame, qui prenait plaisir à voir sonembarras, lui dit : « Encore une fois, seigneur, venezvous remettre au lit. À quoi vous amusez-vous ? » À cesparoles il s’avança vers Dame de Beauté. « Je vous supplie,madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y a longtemps que je suisauprès de vous ? – La question me surprend,répondit-elle : est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprèsde moi tout à l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bienpréoccupé. – Madame, reprit Bedreddin, je ne l’ai assurément pasfort tranquille. Je me souviens, il est vrai, d’avoir été près devous ; mais je me souviens aussi d’avoir, depuis, demeuré dixans à Damas. Si j’ai en effet couché cette nuit avec vous, je nepuis pas en avoir été éloigné si longtemps. Ces deux choses sontopposées. Dites-moi, de grâce, ce que j’en dois penser : simon mariage avec vous est une illusion, ou si c’est un songe quemon absence. – Oui, seigneur, repartit Dame de Beauté, vous avezrêvé sans doute que vous avez été à Damas. – Il n’y a donc rien desi plaisant, s’écria Bedreddin en faisant un éclat de rire. Je suisassuré, madame, que ce songe va vous paraître très-réjouissant.Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis trouvé à la porte deDamas en chemise et en caleçon, comme je suis en ce moment ;que je suis entré dans la ville aux huées d’une populace qui mesuivait en m’insultant ; que je me suis sauvé chez unpâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier et m’a laissé tousses biens en mourant ; qu’après sa mort j’ai tenu sa boutique.Enfin, madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures quiseraient trop longues à raconter, et tout ce que je puis vous dire,c’est que je n’ai pas mal fait de m’éveiller, sans cela on m’allaitclouer à un poteau. – Et pour quel sujet, dit Dame de Beauté enfaisant l’étonnée, voulait-on vous traiter si cruellement ? Ilfallait donc que vous eussiez commis un crime énorme. – Point dutout, répondit Bedreddin, c’était pour la chose du monde la plusbizarre et la plus ridicule. Tout mon crime était d’avoir vendu unetarte à la crème, où je n’avais pas mis de poivre. – Ah ! pourcela, dit Dame de Beauté en riant de toute sa force, il faut avouerqu’on vous faisait une horrible injustice. – Oh ! madame,répliqua-t-il, ce n’est pas tout, encore : pour cette mauditetarte à la crème, où l’on me reprochait de n’avoir pas mis depoivre, on avait tout rompu et brisé dans ma boutique, on m’avaitlié avec des cordes et enfermé dans une caisse, où j’étais siétroitement qu’il me semble que je m’en sens encore. Enfin on avaitfait venir un charpentier et on lui avait commandé de dresser unpoteau pour me pendre. Mais Dieu soit béni de ce que tout celan’est qu’un ouvrage de sommeil ! »

Scheherazade, en cet endroit apercevant lejour, cessa de parler. Schahriar ne put s’empêcher de rire de ceque Bedreddin Hassan avait pris une chose réelle pour unsonge : Il faut convenir, dit-il, que cela est très-plaisant,et je suis persuadé que le lendemain le vizir Schemseddin Mohammedet sa belle-sœur s’en divertirent extrêmement. – Sire, répondit lasultane, c’est ce que j’aurai l’honneur de vous raconter la nuitprochaine, si votre majesté veut bien me laisser vivre jusqu’à cetemps-là. Le sultan des Indes se leva sans rien répliquer à cesparoles, mais il était fort éloigné d’avoir une autre pensée.

XCIX NUIT.

Scheherazade, réveillée avant le jour, repritainsi la parole : Sire, Bedreddin ne passa pas tranquillementla nuit ; il se réveillait de temps en temps, et se demandaità lui-même s’il rêvait ou s’il était réveillé. Il se défiait de sonbonheur, et cherchant à s’en assurer, il ouvrait les rideaux etparcourait des yeux toute la chambre. « Je ne me trompe pas,disait-il, voilà la même chambre où je suis entré à la place dubossu, et je suis couché avec la belle dame qui lui étaitdestinée. » Le jour, qui paraissait, n’avait pas encoredissipé son inquiétude, lorsque le vizir Schemseddin Mohammed, sononcle, frappa à la porte, et entra presque en même temps pour luidonner le bonjour.

Bedreddin Hassan fut dans une surprise extrêmede voir paraître subitement un homme qu’il connaissait si bien,mais qui n’avait plus l’air de ce juge terrible qui avait prononcél’arrêt de sa mort. « Ah ! c’est donc vous, s’écria-t-il,qui m’avez traité si indignement et condamné à une mort qui me faitencore horreur, pour une tarte à la crème où je n’avais pas mis depoivre ? » Le vizir se prit à rire, et pour le tirer depeine, lui conta comment, par le ministère d’un génie, car le récitdu bossu lui avait fait soupçonner l’aventure, il s’était trouvéchez lui et avait épousé sa fille à la place du palefrenier dusultan. Il lui apprit ensuite que c’était par un cahier écrit de lamain de Noureddin Ali qu’il avait découvert qu’il était son neveu,et enfin il lui dit qu’en conséquence de cette découverte il étaitparti du Caire, et était allé jusqu’à Balsora pour le chercher etapprendre de ses nouvelles. « Mon cher neveu, ajouta-t-il enl’embrassant avec beaucoup de tendresse, je vous demande pardon detout ce que je vous ai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu.J’ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votrebonheur, que vous devez retrouver d’autant plus charmant qu’il vousa coûté plus de peines. Consolez-vous de toutes vos afflictions parla joie de vous voir rendu aux personnes qui vous doivent être lesplus chères. Pendant que vous vous habillerez, je vais avertirmadame votre mère, qui est dans une grande impatience de vousembrasser, et je vous amènerai votre fils, que vous avez vu àDamas, et pour qui vous vous êtes senti tant d’inclination sans leconnaître. »

Il n’y a pas de paroles assez énergiques pourbien exprimer quelle fut la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mèreet son fils Agib. Ces trois personnes ne cessaient de s’embrasseret de faire paraître tous les transports que le sang et la plusvive tendresse peuvent inspirer. La mère dit les choses du mondeles plus touchantes à Bedreddin : elle lui parla de la douleurque lui avait causée une si longue absence et des pleurs qu’elleavait versés. Le petit Agib, au lieu de fuir, comme à Damas, lesembrassements de son père, ne cessait point de les recevoir, etBedreddin Hassan, partagé entre deux objets si dignes de son amour,ne croyait pas leur pouvoir donner assez de marques de sonaffection.

Pendant que ces choses se passaient chezSchemseddin Mohammed, ce vizir était allé au palais, rendre compteau sultan de l’heureux succès de son voyage. Le sultan fut sicharmé du récit de cette merveilleuse histoire, qu’il la fit écrirepour être conservée soigneusement dans les archives du royaume.Aussitôt que Schemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme ilavait fait préparer un superbe festin, il se mit à table avec toutesa famille, et toute sa maison passa la journée dans de grandesréjouissances.

Le vizir Giafar ayant ainsi achevé l’histoirede Bedreddin Hassan, dit au calife Haroun Alraschid :« Commandeur des croyants, voilà ce que j’avais à raconter àvotre majesté. » Le calife trouva cette histoire sisurprenante qu’il accorda sans hésiter la grâce de l’esclave Rihan,et pour consoler le jeune homme de la douleur qu’il avait de s’êtreprivé lui-même malheureusement d’une femme qu’il aimait beaucoup,ce prince le maria avec une de ses esclaves, le combla de biens etle chérit jusqu’à sa mort… Mais, sire, ajouta Scheherazade,remarquant que le jour commençait à paraître, quelque agréable quesoit l’histoire que je viens de raconter, j’en sais une autre quil’est encore davantage. Si votre majesté souhaite de l’entendre lanuit prochaine, je suis assurée qu’elle en demeurera d’accord.Schahriar se leva sans rien dire et fort incertain de ce qu’ilavait à faire : La bonne sultane, dit-il en lui-même, racontede fort longues histoires, et quand une fois elle en a commencéune, il n’y a pas moyen de refuser de l’entendre tout entière. Jene sais si je ne devrais pas la faire mourir aujourd’hui ;mais non : ne précipitons rien. L’histoire dont elle me faitfête est peut-être encore plus divertissante que toutes cellesqu’elle m’a racontées jusqu’ici ; il ne faut pas que je meprive du plaisir de l’entendre ; après qu’elle m’en aura faitle récit, j’ordonnerai sa mort.

C NUIT.

Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant lejour la sultane des Indes, laquelle, après avoir demandé àSchahriar la permission de commencer l’histoire qu’elle avaitpromis de raconter, prit ainsi la parole :

HISTOIRE DU PETIT BOSSU.

Il y avait autrefois à Casgar, aux extrémitésde la Grande-Tartarie, un tailleur qui avait une très-belle femmequ’il aimait beaucoup et dont il était aimé de même. Un jour, qu’iltravaillait, un petit bossu vint s’asseoir à l’entrée de saboutique et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Letailleur prit plaisir à l’entendre et résolut de l’emmener dans samaison pour réjouir sa femme. « Avec ses chansons plaisantes,disait-il, il nous divertira tous deux ce soir. » Il lui enfit la proposition, et le bossu l’ayant acceptée, il ferma saboutique et le mena chez lui.

Dès qu’ils y furent arrivés, la femme dutailleur, qui avait déjà mis le couvert, parce qu’il était temps desouper, servit un bon plat de poisson qu’elle avait préparé. Ils semirent tous trois à table ; mais en mangeant, le bossu avala,par malheur, une grosse arête ou un os, dont il mourut en peu demoments, sans que le tailleur et sa femme y puissent remédier. Ilsfurent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet accident,qu’il était arrivé chez eux et qu’ils avaient sujet de craindreque, si la justice venait à le savoir, on ne les punît comme desassassins. Le mari, néanmoins, trouva un expédient pour se défairedu corps mort. Il fit réflexion qu’il demeurait dans le voisinageun médecin juif, et là-dessus ayant formé un projet, pour commencerà l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu l’un par les piedset l’autre par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin.Ils frappèrent à sa porte, où aboutissait un escalier très-raidepar où l’on montait à sa chambre ; une servante descendaussitôt même sans lumière, ouvre, et demande ce qu’ils souhaitent.« Remontez, s’il vous plaît, répondit le tailleur, et dites àvotre maître que nous lui amenons un homme bien malade pour qu’illui ordonne quelque remède. Tenez ajouta-t-il en lui mettant enmain une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance, afin qu’ilsoit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire perdre sapeine. » Pendant que la servante remonta pour faire part aumédecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femmeportèrent promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, lelaissèrent là, et retournèrent chez eux en diligence.

Cependant la servante ayant dit au médecinqu’un homme et une femme l’attendaient à la porte et le priaient dedescendre pour voir un malade qu’ils avaient amené, et lui ayantremis entre les mains l’argent qu’elle avait reçu, il se laissatransporter de joie ; se voyant payé d’avance, il crut quec’était une bonne pratique qu’on lui amenait et qu’il ne fallaitpas négliger. « Prends vite de la lumière, dit-il à laservante, et suis-moi. » En disant cela il s’avança versl’escalier avec tant de précipitation, qu’il n’attendit point qu’onl’éclairât, et venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pieddans les côtes si rudement qu’il le fit rouler jusqu’au bas del’escalier. Peu s’en fallut qu’il ne tombât et ne roulât avec lui.« Apporte donc vite de la lumière, cria-t-il à saservante. » Enfin elle arriva ; il descendit avec elle,et trouvant que ce qui avait roulé était un homme mort, il futtellement effrayé de ce spectacle, qu’il invoqua Moïse, Aaron,Josué, Esdras et tous les autres prophètes de sa loi.« Malheureux que je suis ! disait-il, pourquoi ai-jevoulu descendre sans lumière ? J’ai achevé de tuer ce maladequ’on m’avait amené. Je suis cause de sa mort, et si le bon âned’Esdras ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas ! on vabientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier. »

Malgré le trouble qui l’agitait, il ne laissapas d’avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que parhasard quelqu’un venant à passer par la rue, ne s’aperçût dumalheur dont il se croyait la cause. Il prit ensuite le cadavre, leporta dans la chambre de sa femme, qui faillit à s’évanouir quandelle le vit entrer avec cette fatale charge. « Ah ! c’estfait de nous, s’écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettrecette nuit, hors de chez nous, ce corps mort ! Nous perdronsindubitablement la vie si nous le gardons jusqu’au jour. Quelmalheur ! Comment avez-vous donc fait pour tuer cethomme ? – Il ne s’agit point de cela, repartit le juif ;il s’agit de trouver un remède à un mal si pressant… » Mais,sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je ne faispas réflexion qu’il est jour. À ces mots elle se tut, et la nuitsuivante elle poursuivit de cette sorte l’histoire du petitbossu :

CI NUIT.

Le médecin et sa femme délibérèrent ensemblesur le moyen de se délivrer du corps mort pendant la nuit. Lemédecin eut beau rêver, il ne trouva nul stratagème pour sortird’embarras ; mais sa femme, plus fertile en inventions,dit : « Il me vient une pensée ; portons ce cadavresur la terrasse de notre logis, et le jetons, par la cheminée, dansla maison du musulman notre voisin. »

Ce musulman était un des pourvoyeurs dusultan : il était chargé du soin de fournir l’huile, le beurreet toute sorte de graisses. Il avait chez lui son magasin, où lesrats et les souris faisaient un grand dégât.

Le médecin juif ayant approuvé l’expédientproposé, sa femme et lui prirent le bossu, le portèrent sur le toitde leur maison, et après lui avoir passé des cordes sous lesaisselles, Ils le descendirent par la cheminée dans la chambre dupourvoyeur, si doucement qu’il demeura planté sur ses pieds contrele mur, comme s’il eût été vivant. Lorsqu’ils le sentirent en bas,ils retirèrent les cordes et le laissèrent dans l’attitude que jeviens de dire. Ils étaient à peine descendus et rentrés dans leurchambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. Il revenait d’unfestin de noces auquel il avait été invité ce soir-là, et il avaitune lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir, à la faveurde sa lumière, un homme debout dans sa cheminée ; mais commeil était naturellement courageux et qu’il s’imagina que c’était unvoleur, il se saisit d’un gros bâton, avec quoi courant droit aubossu : « Ah ! ah ! lui dit-il, je m’imaginaisque c’étaient les rats et les souris qui mangeaient mon beurre etmes graisses, et c’est toi qui descends par la cheminée pour mevoler ! Je ne crois pas qu’il te reprenne jamais envie d’yrevenir. » En achevant ces mots, il frappe le bossu et luidonne plusieurs coups de bâton. Le cadavre tombe le nez contreterre. Le pourvoyeur redouble ses coups ; mais remarquantenfin que le corps qu’il frappe est sans mouvement, il s’arrêtepour le considérer. Alors voyant que c’était un cadavre, la craintecommença de succéder à la colère. « Qu’ai-je fait,misérable ! dit-il : je viens d’assommer un homme.Ah ! j’ai porté trop loin ma vengeance ! Grand Dieu, sivous n’avez pitié de moi, c’est fait de ma vie. Maudites soientmille fois les graisses et les huiles qui sont cause que j’aicommis une action si criminelle ! » Il demeura pâle etdéfait. Il croyait déjà voir les ministres de la justice qui letraînaient au supplice, et il ne savait quelle résolution il devaitprendre.

L’aurore, qui paraissait, obligea Scheherazadeà mettre fin à son discours ; mais elle en reprit le fil surla fin de la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CII NUIT.

Sire, le pourvoyeur du sultan de Casgar, enfrappant le bossu, n’avait pas pris garde à sa bosse. Lorsqu’ils’en aperçut, il fit des imprécations contre lui. « Mauditbossu, s’écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m’eussesvolé toutes mes graisses et que je ne t’eusse point trouvéici ! je ne serais pas dans l’embarras où je suis pour l’amourde toi et de ta vilaine bosse. Étoiles qui brillez aux cieux,ajouta-t-il, n’ayez de lumière que pour moi dans un danger siévident ! » En disant ces paroles, il chargea le bossusur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu’au bout de larue, où, l’ayant posé debout et appuyé contre une boutique, ilreprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.

Quelques moments avant le jour, un marchandchrétien, qui était fort riche et qui fournissait au palais dusultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoirpassé la nuit en débauche, s’avisa de sortir de chez lui pour allerau bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que lanuit était fort avancée et qu’on allait bientôt appeler à la prièrede la pointe du jour : c’est pourquoi, précipitant ses pas, ilse hâtait d’arriver au bain, de peur que quelque musulman, enallant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prisoncomme un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, ils’arrêta, pour quelque besoin, contre la boutique où le pourvoyeurdu sultan avait mis le corps du bossu, lequel, venant à êtreébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée quec’était un voleur qui l’attaquait, le renversa par terre d’un coupde poing qu’il lui déchargea sur la tête : il lui en donnabeaucoup d’autres ensuite et se mit à crier au voleur.

Le garde du quartier vint à ses cris, etvoyant que c’était un chrétien qui maltraitait un musulman (car lebossu était de notre religion) : « Quel sujet avez-vous,lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? – Il a voulu, mevoler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour meprendre à la gorge. – Vous vous êtes assez vengé, répliqua le gardeen le tirant par le bras, ôtez-vous de là. » En même temps iltendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; maisremarquant qu’il était mort : « Oh ! oh !poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un chrétien a la hardiessed’assassiner un musulman ! » En achevant ces mots, ilarrêta le chrétien et le mena chez le lieutenant de police, où onle mit en prison jusqu’à ce que le juge fût levé et en étatd’interroger l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de sonivresse, et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moinsil pouvait comprendre comment de simples coups de poing avaient étécapables d’ôter la vie à un homme.

Le lieutenant de police, sur le rapport dugarde, et ayant vu le cadavre qu’on avait apporté chez lui,interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu’iln’avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, carc’était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pasfaire mourir le chrétien sans avoir auparavant appris la volonté duprince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre compte de ce quise passait au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point degrâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman : allez,faites votre charge. » À ces paroles, le juge de police fitdresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publierqu’on allait pendre un chrétien qui avait tué un musulman.

Enfin on tira le marchand de prison, onl’amena au pied de la potence, et le bourreau, après lui avoirattaché la corde au cou, allait l’élever en l’air, lorsque lepourvoyeur du sultan, fendant la presse, s’avança en criant aubourreau : « Attendez, attendez, ne vous pressezpas ; ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’estmoi. » Le lieutenant de police qui assistait à l’exécution, semit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en pointde quelle manière il avait tué le bossu, et il acheva en disantqu’il avait porté son corps à l’endroit où le marchand chrétienl’avait trouvé. « Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir uninnocent, puisqu’il ne peut pas avoir tué un homme qui n’était plusen vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un musulman,sans charger encore ma conscience de la mort d’un chrétien quin’est pas criminel. »

Le jour, qui commençait à paraître, empêchaScheherazade de poursuivre son discours ; mais elle en repritla suite sur la fin de la nuit suivante :

CIII NUIT.

Sire, dit-elle, le pourvoyeur du sultan deCasgar s’étant accusé lui-même publiquement d’être l’auteur de lamort du bossu, le lieutenant de police ne put se dispenser derendre justice au marchand. « Laisse, dit-il au bourreau,laisse aller le chrétien, et pends cet homme à sa place, puisqu’ilest évident par sa propre confession qu’il est coupable. Lebourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou dupourvoyeur, et dans le temps qu’il allait l’expédier, il entenditla voix du médecin juif, qui le priait instamment de suspendrel’exécution, et qui se faisait faire place pour se rendre au piedde la potence.

Quand il fut devant le juge de police :« Seigneur, lui dit-il, ce musulman que vous voulez fairependre n’a pas mérité la mort : c’est moi seul qui suiscriminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme, que je neconnais pas, vinrent frapper à ma porte avec un malade qu’ilsm’amenaient : ma servante alla ouvrir sans lumière et reçutd’eux une pièce d’argent pour me venir dire de leur part de prendrela peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu’elle meparlait, ils apportèrent le malade au haut de l’escalier et puisdisparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût alluméune chandelle, et, dans l’obscurité, venant à donner du pied contrele malade, je le fis rouler jusqu’au bas de l’escalier ; enfinje vis qu’il était mort et que c’était le musulman bossu dont onveut aujourd’hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femmeet moi, nous le portâmes sur notre toit, d’où nous passâmes surcelui du pourvoyeur, notre voisin, que vous alliez faire mouririnjustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par lacheminée. Le pourvoyeur l’ayant trouvé chez lui, l’a traité commeun voleur, l’a frappé, et a cru l’avoir tué ; mais cela n’estpas, comme vous le voyez par ma déposition. Je suis donc le seulauteur du meurtre, et, quoique je le sois contre mon intention,j’ai résolu d’expier mon crime pour n’avoir pas à me reprocher lamort de deux musulmans en souffrant que vous ôtiez la vie, aupourvoyeur du sultan, dont je viens de vous révéler l’innocence.Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à sa place, puisquepersonne que moi n’est cause de la mort du bossu. »

La sultane Scheherazade fut obligéed’interrompre son récit en cet endroit, parce qu’elle remarquaqu’il était jour. Schahriar se leva, et le lendemain, ayanttémoigné qu’il souhaitait d’apprendre la suite de l’histoire dubossu, Scheherazade satisfit ainsi sa curiosité :

CIV NUIT.

Sire, dit-elle, dès que le juge de police lutpersuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna aubourreau de se saisir de sa personne et de mettre en liberté lepourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou etallait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, quipriait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisaitranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police,devant lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peus’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnesinnocentes ; mais si vous voulez bien avoir la patience dem’entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Sisa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier,vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique et quej’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva ets’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venirpasser la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nousnous mîmes à table, je lui servis un morceau de poisson : enle mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, etquelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour lesoulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de samort, et, de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à laporte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vintouvrir de remonter promptement et de prier son maître, de notrepart, de descendre pour voir un malade que nous lui amenions ;et, afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de luiremettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dèsqu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier, surla première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi,pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fitrouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause de samort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecinet me faites mourir. »

Le lieutenant de police et tous lesspectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dontla mort du bossu avait été suivie. « Lâche donc le médecinjuif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur puisqu’ilconfesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bienextraordinaire et qu’elle mérite d’être écrite en lettresd’or. » Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa unecorde au cou du tailleur. Mais, sire, dit Scheherazade ens’interrompant en cet endroit, je vois qu’il est déjà jour ;il faut, s’il vous plaît, remettre la suite de cette histoire àdemain. Le sultan des Indes y consentit, et se leva pour aller àses fonctions ordinaires.

CV NUIT.

La sultane, ayant été réveillée par sa sœur,reprit ainsi la parole : Sire, pendant que le bourreau sepréparait à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvaitse passer longtemps du bossu, son bouffon, ayant demandé à le voir,un de ses officiers lui dit : « Sire, le bossu dont votremajesté est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa dupalais, contre sa coutume, pour aller courir par la ville, et ils’est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de policeun homme accusé de l’avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresserune potence. Comme on allait pendre l’accusé, un homme est arrivé,et après celui-là un autre, qui s’accusent eux-mêmes et sedéchargent l’un l’autre. Il y a longtemps que cela dure, et lelieutenant de police est actuellement occupé à interroger untroisième homme qui se dit le véritable assassin. »

À ce discours, le sultan de Casgar envoya unhuissier au lieu du supplice. « Allez, lui dit-il, en toutediligence, dire au juge de police qu’il m’amène incessamment lesaccusés, et qu’on m’apporte aussi le corps du pauvre bossu, que jeveux voir encore une fois. » L’huissier partit, et arrivantdans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pourpendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on eût àsuspendre l’exécution. Le bourreau ayant reconnu l’huissier, n’osapasser outre et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier ayantjoint le lieutenant de police, lui déclara la volonté du sultan. Lejuge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecinjuif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter parquatre de ses gens le corps du bossu.

Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, lejuge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et, quand ilfut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu’il savait del’histoire du bossu. Le sultan la trouva si singulière qu’ilordonna à son historiographe particulier de l’écrire avec toutesses circonstances ; puis, s’adressant à toutes les personnesqui étaient présentes : « Avez-vous jamais, leur dit-il,rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d’arriver àl’occasion du bossu, mon bouffon ? » Le marchandchrétien, après s’être prosterné jusqu’à toucher la terre de sonfront, prit alors la parole : « Puissant monarque,dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vientde vous faire le récit ; je vais vous la raconter si votremajesté veut m’en donner la permission. Les circonstances en sonttelles qu’il n’y a personne qui puisse les entendre sans en êtretouché. » Le sultan lui permit de la dire, ce qu’il fit en cestermes :

HISTOIRE QUE RACONTA LE MARCHANDCHRÉTIEN.

« Sire, avant que je m’engage dans lerécit que votre majesté consent que je lui fasse, je lui ferairemarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas l’honneur d’être né dansun endroit qui relève de son empire : je suis étranger, natifdu Caire en Égypte, Copte de nation et chrétien de religion. Monpère était courtier, et il avait amassé des biens assezconsidérables qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple etembrassai sa profession. Comme j’étais un jour au Caire, dans lelogement public des marchands de toutes sortes de grains, un jeunemarchand très-bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vintm’aborder ; il me salua, et ouvrant un mouchoir où il y avaitune montre[47] de sésame : « Combien vaut,me dit-il, la grande mesure de sésame de la qualité de celui quevous voyez ? »

Scheherazade, apercevant le jour, se tut encet endroit ; mais elle reprit son discours la nuit suivante,et dit au sultan des Indes :

CVI NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant deraconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il venait decommencer : « J’examinai, dit-il, le sésame que le jeunemarchand me montrait, et je lui répondis qu’il valait, au prixcourant, cent drachmes d’argent la grande mesure. « Voyez, medit-il, les marchands qui en voudront pour ce prix-là, et venezjusqu’à la porte de la Victoire, où vous verrez un khan séparé detoute autre habitation : je vous attendrai là. » Endisant ces paroles il partit, et me laissa la montre de sésame, queje fis voir à plusieurs marchands de la place, qui me dirent tousqu’ils en prendraient tant que je leur en voudrais donner à centdix drachmes d’argent la mesure, et à ce compte je trouvais àgagner avec eux dix drachmes par mesure. Flatté de ce profit, je merendis à la porte de la Victoire, où le jeune marchand m’attendait.Il me mena dans son magasin, qui était plein de sésame ; il yen avait cent cinquante grandes mesures, que je fis mesurer etcharger sur des ânes, et je les vendis cinq mille drachmesd’argent. « De cette somme, me dit le jeune homme, il y a cinqcents drachmes pour votre droit à dix par mesure ; je vous lesaccorde ; et pour ce qui est du reste, qui m’appartient, commeje n’en ai pas besoin présentement, retirez-le de vos marchands, etme le gardez jusqu’à ce que j’aille vous le demander. » Je luirépondis qu’il serait prêt toutes les fois qu’il voudrait le venirprendre ou me l’envoyer demander. Je lui baisai la main en lequittant, et me retirai fort satisfait de sa générosité.

« Je fus un mois sans le revoir ; aubout de ce temps-là je le vis paraître. « Où sont, me dit-il,les quatre mille cinq cents drachmes que vous me devez ?

– Elles sont toutes prêtes, lui répondis-je,et je vais vous les compter tout à l’heure. » Comme il étaitmonté sur son âne, je le priai de mettre pied à terre et de mefaire l’honneur de manger un morceau avec moi avant que de lesrecevoir. « Non, me dit-il, je ne puis descendre à présent,j’ai une affaire pressante qui m’appelle ici près ; mais jevais revenir et en repassant je prendrai mon argent, que je vousprie de tenir prêt. » Il disparut en achevant ces paroles. Jel’attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu’un moisencore après. « Voilà, dis-je en moi-même, un jeune marchandqui a bien de la confiance en moi de me laisser entre les mains,sans me connaître, une somme de quatre mille cinq cents drachmesd’argent : un autre que lui n’en userait pas ainsi etcraindrait que je ne la lui emportasse. » Il revint à la findu troisième mois ; il était encore monté sur son âne, maisplus magnifiquement habillé que les autres fois. »

Scheherazade, voyant que le jour commençait àparaître, n’en dit pas davantage cette nuit. Sur la fin de lasuivante elle poursuivit de cette manière, en faisant toujoursparler le marchand chrétien au sultan de Casgar :

CVII NUIT.

« D’abord que j’aperçus le jeune marchandj’allai au-devant lui ; je le conjurai de descendre et luidemandai s’il ne voulait donc pas que je lui comptasse l’argent quej’avais à lui. « Cela ne presse pas, me répondit-il d’un airgai et content, je sais qu’il est en bonne main ; je viendraile prendre quand j’aurai dépensé tout ce que j’ai, et qu’il ne merestera plus autre chose. » À ces mots, il donna un coup defouet à son âne, et je l’eus bientôt perdu de vue. « Bon,dis-je en moi-même, il me dit de l’attendre à la fin de la semaine,et selon son discours je ne le verrai peut-être de longtemps. Jevais cependant faire valoir son argent, ce sera un revenant-bonpour moi. »

« Je ne me trompai pas dans maconjecture : l’année se passa avant que j’entendisse parler dujeune homme. Au bout de l’an il parut aussi richement vêtu que ladernière fois, mais il me semblait avoir quelque chose dansl’esprit. Je le suppliai de me faire l’honneur d’entrer chez moi.« Je le veux bien pour cette fois, me répondit-il, mais àcondition que vous ne ferez pas de dépense extraordinaire pour moi.– Je ne ferai que ce qu’il vous plaira, repris-je ; descendezdonc, de grâce. » Il mit pied à terre et entra chez moi. Jedonnai des ordres pour le régal que je voulais lui faire, et, enattendant qu’on servît, nous commençâmes à nous entretenir. Quandle repas fut prêt, nous nous assîmes à table. Dès le premiermorceau je remarquai qu’il le prit de la main gauche, et je fusfort étonné de voir qu’il ne se servait nullement de la droite. Jene savais ce que j’en devais penser. « Depuis que je connaisce marchand, disais-je en moi-même, il m’a toujours parutrès-poli : serait-il possible qu’il en usât ainsi par méprispour moi ? Par quelle raison ne se sert-il pas de sa maindroite ? »

Le jour, qui éclairait l’appartement du sultandes Indes, ne permit pas à Scheherazade de continuer cettehistoire ; mais elle en reprit la suite le lendemain, et dit àSchahriar :

CVIII NUIT.

Sire, le marchand chrétien était fort en peinede savoir pourquoi son hôte ne mangeait que de la maingauche : « Après le repas, dit-il, lorsque mes genseurent desservi et se furent retirés, nous nous assîmes tous deuxsur un sofa. Je présentai au jeune homme d’une tablette excellentepour la bonne bouche, et il la prit encore de la main gauche.« Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me pardonnerla liberté que je prends de vous demander d’où vient que vous nevous servez pas de votre main droite. Vous y avez mal,apparemment ? » Il fit un grand soupir au lieu de merépondre, et, tirant son bras droit, qu’il avait tenu cachéjusqu’alors sous sa robe, il me montra qu’il avait la main coupée,de quoi je fus extrêmement étonné. « Vous avez été choqué sansdoute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; maisjugez si j’ai pu faire autrement. – Peut-on vous demander,repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre maindroite ? » Il versa des larmes à cette demande, et aprèsles avoir essuyées, il me conta son histoire comme je vais vous laraconter :

« Vous saurez, me dit-il, que je suisnatif de Bagdad, fils d’un père riche, et des plus distingués de laville par sa qualité et par son rang. À peine étais-je entré dansle monde, que, fréquentant des personnes qui avaient voyagé et quidisaient des merveilles de l’Égypte et particulièrement du grandCaire, je fus frappé de leurs discours et eus envie d’y faire unvoyage ; mais mon père vivait encore, et il ne m’en aurait pasdonné la permission. Il mourut enfin, et sa mort me laissant maîtrede mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai unetrès-grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines deBagdad et de Moussoul, et me mis en chemin.

« En arrivant au Caire, j’allai descendreau khan qu’on appelle le khan de Mesrour ; j’y pris unlogement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots quej’avais apportés avec moi sur des chameaux. Cela fait, j’entraidans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue duchemin, pendant que mes gens, à qui j’avais donné de l’argent,allèrent acheter des vivres et firent la cuisine. Après le repas,j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques etd’autres endroits qui méritaient d’être vus.

« Le lendemain je m’habillai proprement,et après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots detrès-belles et très-riches étoffes, dans l’intention de les porterà un bezestan[48] pour voir ce qu’on en offrirait,j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves et me rendis au bezestandes Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de courtierset de crieurs qui avaient été avertis de mon arrivée. Je partageaides essais d’étoffe entre plusieurs crieurs, qui les allèrent crieret faire voir dans tout le bezestan ; mais nul des marchandsn’en offrit que beaucoup moins que ce qu’elles me coûtaient d’achatet de frais de voiture. Cela me fâcha, et j’en marquais monressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous encroire, me dirent-ils, nous vous enseignerons un moyen de ne rienperdre sur vos étoffes. »

En cet endroit, Scheherazade s’arrêta parcequ’elle vit paraître le jour. La nuit suivante elle reprit sondiscours de cette manière :

CIX NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours ausultan de Casgar : « Les courtiers et les crieurs, me ditle jeune homme, m’ayant promis de m’enseigner le moyen de ne pasperdre sur mes marchandises, je leur demandai ce qu’il fallaitfaire pour cela. « Les distribuer à plusieurs marchands,repartirent-ils ; ils les vendront en détail ; et deuxfois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argentqu’ils en auront fait. Par là vous gagnerez au lieu de perdre, etles marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurezla liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville etsur le Nil. »

« Je suivis leur conseil, je les menaiavec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mesmarchandises ; et retournant au bezestan, je les distribuai àdifférents marchands qu’ils m’avaient indiqués comme les plussolvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme signé par destémoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien lepremier mois.

« Mes affaires ainsi disposées, je n’eusplus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractaiamitié avec diverses personnes à peu près de mon âge qui avaientsoin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étantécoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine,accompagné d’un officier public pour examiner leurs livres devente, et d’un changeur pour régler la bonté et la valeur desespèces qu’ils me comptaient ; ainsi les jours de recette,quand je me retirais au khan de Mesrour, où j’étais logé,j’emportais une bonne somme d’argent. Cela n’empêchait pas que lesautres jours de la semaine je n’allasse passer la matinée tantôtchez un marchand et tantôt chez un autre ; je me divertissaisà m’entretenir avec eux et à voir ce qui se passait dans lebezestan.

« Un lundi que j’étais assis dans laboutique d’un de ces marchands qui se nommait Bedreddin, une damede condition, comme il était aisé de le connaître à son air, à sonhabillement et par une esclave fort proprement mise qui la suivait,entra dans la même boutique et s’assit près de moi. Cet extérieur,joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout ce qu’ellefaisait, me prévint en sa faveur et me donna une grande envie de lamieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne s’aperçutpas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention nelui plaisait point ; mais elle haussa le crépon qui luidescendait sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachait,et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin,elle acheva de me rendre très-amoureux d’elle, par le son agréablede sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’ensaluant le marchand, elle lui demanda des nouvelles de sa santédepuis le temps qu’elle ne l’avait vu.

« Après s’être entretenue quelque tempsavec lui de choses indifférentes elle lui dit qu’elle cherchait unecertaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venait à sa boutiquecomme à celle qui était la mieux assortie de tout le bezestan, etque s’il en avait, il lui ferait un grand plaisir de lui enmontrer, Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’unedesquelles s’étant arrêtée et lui en ayant demandé le prix, il lalui laissa à onze cents drachmes d’argent. « Je consens devous en donner cette somme, lui dit-elle ; je n’ai pasd’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me fairecrédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe. Je nemanquerai pas de vous envoyer demain les onze cents drachmes dontnous convenons pour elle. – Madame, lui répondit Bedreddin, je vousferais crédit avec plaisir et vous laisserais emporter l’étoffe sielle m’appartenait ; mais elle appartient à cet honnête jeunehomme que vous voyez, et c’est aujourd’hui un jour que je dois luicompter de l’argent. – Et d’où vient, reprit la dame, fort étonnée,que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutumede venir à votre boutique ? et toutes les fois que j’ai achetédes étoffes et que vous avez bien voulu que je les aie emportéessans les payer sur-le-champ, ai-je jamais manqué de vous envoyer del’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeurad’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il, mais j’ai besoind’argent aujourd’hui. – Eh bien ! voilà votre étoffe, dit-elleen la lui jetant : que Dieu vous confonde, vous et tout cequ’il y a de marchands ! Vous êtes tous faits les uns commeles autres ; vous n’avez aucun égard pour personne. » Enachevant ces paroles, elle se leva brusquement, et sortit fortirritée contre Bedreddin. »

Là, Scheherazade, voyant que le jourparaissait, cessa de parler. La nuit suivante elle continua decette manière :

CX NUIT.

Le marchand chrétien poursuivant sonhistoire : « Quand je vis, me dit le jeune homme, que ladame se retirait, je sentis bien que mon cœur s’intéressait pourelle. Je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moila grâce de revenir ; peut-être trouverai-je le moyen de vouscontenter l’un et l’autre. » Elle revint en me disant quec’était pour l’amour de moi. « Seigneur Bedreddin, dis-jealors au marchand, combien dites-vous que vous voulez vendre cetteétoffe qui m’appartient ? – Onze cents drachmes d’argent,répondit-il, je ne puis la donner à moins. – Livrez-la donc à cettedame, repris-je, et qu’elle l’emporte. Je vous donne cent drachmesde profit, et je vais vous faire un billet de la somme, à prendresur les autres marchandises que vous avez à moi. Effectivement, jefis le billet, le signai et le mis entre les mains de Bedreddin.Ensuite, présentant l’étoffe à la dame : « Vous pouvezl’emporter, madame, lui dis-je, et quant à l’argent, vous mel’enverrez demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent del’étoffe, si vous voulez. – Ce n’est pas comme je l’entends,reprit-elle : vous en usez avec moi d’une manière si honnêteet si obligeante, que je serais indigne de paraître devant leshommes si je ne vous en témoignais pas de la reconnaissance. QueDieu, pour vous en récompenser, augmente vos biens, vous fassevivre longtemps après moi, vous ouvre la porte des cieux, à votremort, et que toute la ville publie votregénérosité ! »

« Ces paroles me donnèrent de lahardiesse. « Madame, lui dis-je, laissez-moi voir votre visagepour prix de vous avoir fait plaisir : ce sera me payer avecusure. » À ces mots, elle se retourna de mon côté, ôta lamousseline qui lui couvrait le visage, et offrit à mes yeux unebeauté surprenante. J’en fus tellement frappé, que je ne pus luirien dire pour lui exprimer ce que j’en pensais. Je ne me seraisjamais lassé de la regarder : mais elle se recouvritpromptement le visage, de peur qu’on ne l’aperçût, et après avoirabaissé le crépon, elle prit la pièce d’étoffe et s’éloigna de laboutique, où elle me laissa dans un état bien différent de celui oùj’étais en y arrivant. Je demeurai longtemps dans un trouble, dansun désordre étrange. Avant que de quitter le marchand, je luidemandai s’il connaissait la dame. « Oui, me répondit-il, elleest fille d’un émir qui lui a laissé en mourant des biensimmenses. »

« Quand je fus de retour au khan deMesrour, mes gens me servirent à souper ; mais il me futimpossible de manger. Je ne pus même fermer l’œil de toute la nuit,qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu’il fut jour, je melevai dans l’espérance de revoir l’objet qui troublait monrepos : et dans le dessein de lui plaire, je m’habillai plusproprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutiquede Bedreddin. »

Mais, sire, dit Scheherazade, le jour, que jevois paraître, m’empêche de continuer mon récit. Après avoir ditces paroles elle se tut, et la nuit suivante elle reprit sanarration dans ces termes :

CXI NUIT.

Sire, le jeune homme de Bagdad racontant sesaventures au marchand chrétien : « Il n’y avait paslongtemps, dit-il, que j’étais arrivé à la boutique de Bedreddinlorsque je vis venir la dame, suivie de son esclave, et plusmagnifiquement vêtue que le jour d’auparavant. Elle ne regarda pasle marchand, et s’adressant à moi seul : « Seigneur, medit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la parole que jevous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la somme dontvous voulûtes bien répondre pour moi sans me connaître, par unegénérosité que je n’oublierai jamais. – Madame, lui répondis-je, iln’était pas besoin de vous presser si fort. J’étais sans inquiétudesur mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. –Il n’était pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votrehonnêteté. » En disant cela, elle me mit l’argent entre lesmains et s’assit près de moi.

« Alors, profitant de l’occasion quej’avais de l’entretenir, je lui parlai de l’amour que je sentaispour elle ; mais elle se leva et me quitta brusquement, commesi elle eût été fort offensée de la déclaration que je venais delui faire. Je la suivis des yeux tant que je la pus voir, et dèsque je ne la vis plus, je pris congé du marchand et sortis dubezestan sans savoir où j’allais. Je rêvais à cette aventurelorsque je sentis qu’on me tirait par derrière. Je me tournaiaussitôt pour voir ce que ce pouvait être, et je reconnus avecplaisir l’esclave de la dame dont j’avais l’esprit occupé.« Ma maîtresse, me dit-elle, qui est cette jeune personne àqui vous venez de parler dans la boutique d’un marchand, voudraitbien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la peine deme suivre. » Je la suivis et trouvai en effet sa maîtresse quim’attendait dans la boutique d’un changeur où elle étaitassise.

« Elle me fit asseoir auprès d’elle, etprenant la parole : « Mon cher seigneur, me dit-elle, nesoyez pas surpris que je vous aie quitté un peu brusquement. Jen’ai pas jugé à propos, devant ce marchand, de répondrefavorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentiments que jevous ai inspirés. Mais, bien loin de m’en offenser, je confesse queje prenais plaisir à vous entendre, et je m’estime infinimentheureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne saisquelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais,pour moi, je puis vous assurer qu’en vous voyant je me suis sentiede l’inclination pour vous. Depuis hier je n’ai fait que penser auxchoses que vous me dites, et mon empressement à vous venir cherchersi matin doit bien vous prouver que vous ne me déplaisez pas. –Madame, repris-je, transporté d’amour et de joie, je ne pouvaisrien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de medire. On ne saurait aimer avec plus de passion que je vousaime : depuis l’heureux moment que vous parûtes à mes yeux,ils furent éblouis de tant de charmes, et mon cœur se rendit sansrésistance. – Ne perdons pas le temps en discours inutiles,interrompit-elle ; je ne doute pas de votre sincérité, et vousserez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous me faire l’honneurde venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille chezvous ? – Madame, lui répondis-je, je suis un étranger logédans un khan qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame devotre rang et de votre mérite. »

Scheherazade allait poursuivre, mais elle futobligée d’interrompre son discours parce que le jour paraissait. Lelendemain, elle continua de cette sorte, en faisant toujours parlerle jeune homme de Bagdad :

CXII NUIT.

« Il est plus à propos, madame,poursuivit-il, que vous ayez la bonté de m’enseigner votredemeure ; j’aurai l’honneur de vous aller voir chezvous. » La dame y consentit. « Il est, dit-elle, vendrediaprès-demain ; venez ce jour-là, après la prière du midi. Jedemeure dans la rue de la Dévotion. Vous n’avez qu’à demander lamaison d’Abou-Schamma, surnommé Bercout, autrefois chef desémirs : vous me trouverez là. » À ces mots, nous nousséparâmes, et je passai le lendemain dans une grandeimpatience.

« Le vendredi, je me levai de bonmatin ; je pris le plus bel habit que j’eusse, avec une bourseoù je mis cinquante pièces d’or, et, monté sur un âne que j’avaisretenu dès le jour précédent, je partis accompagné de l’homme quime l’avait loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue de laDévotion, je dis au maître de l’âne de demander où était la maisonque je cherchais : on la lui enseigna et il m’y mena. Jedescendis à la porte. Je le payai bien et le renvoyai, en luirecommandant de bien remarquer la maison où il me laissait et de nepas manquer de m’y venir prendre le lendemain matin, pour meramener au khan de Mesrour.

« Je frappai à la porte, et aussitôt deuxpetites esclaves blanches comme la neige et très-proprementhabillées vinrent ouvrir. « Entrez, s’il vous plaît, medirent-elles, notre maîtresse vous attend impatiemment. Il y a deuxjours qu’elle ne cesse de parler de vous. » J’entrai dans lacour et vis un grand pavillon élevé sur sept marches, et entouréd’une grille qui le séparait d’un jardin d’une beauté admirable.Outre les arbres qui ne servaient qu’à l’embellir et qu’à former del’ombre, il y en avait une infinité d’autres chargés de toutessortes de fruits. Je fus charmé du ramage d’un grand nombred’oiseaux qui mêlaient leurs chants au murmure d’un jet d’eau d’unehauteur prodigieuse qu’on voyait au milieu d’un parterre émaillé defleurs. D’ailleurs ce jet d’eau était très-agréable à voir ;quatre gros dragons dorés paraissaient aux angles du bassin quiétait en carré, et ces dragons jetaient de l’eau en abondance, maisde l’eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu plein dedélices me donna une haute idée de la conquête que j’avais faite.Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salonmagnifiquement meublé, et pendant que l’une courut avertir samaîtresse de mon arrivée, l’autre demeura avec moi et me fitremarquer toutes les beautés du salon. »

En achevant ces derniers mots, Scheherazadecessa de parler, à cause qu’elle vit paraître le jour. Schahriar seleva fort curieux d’apprendre ce que ferait le jeune homme deBagdad dans le salon de la dame du Caire. La sultane contenta lelendemain la curiosité de ce prince en reprenant ainsi cettehistoire :

CXIII NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant deparler au sultan de Casgar, poursuivit de cette manière :« Je n’attendis pas longtemps dans le salon, me dit le jeunehomme ; la dame que j’aimais y arriva bientôt, fort parée deperles et de diamants, mais plus brillante encore par l’éclat deses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille, qui n’étaitplus cachée par son habillement de ville, me parut la plus fine etla plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la joieque nous eûmes de nous revoir, car c’est une chose que je nepourrais que faiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’aprèsles premiers compliments, nous nous assîmes tous deux sur un sofaoù nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. Onnous servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis.Nous nous mîmes à table, et après le repas nous nous remîmes à nousentretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vinet des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes au son desinstruments que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La damedu logis chanta elle-même et acheva par ses chansons de m’attendriret de me rendre le plus passionné de tous les amants. Enfin jepassai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs.

« Le lendemain matin, après avoir misadroitement sous le chevet du lit la bourse et les cinquante piècesd’or que j’avais apportées, je dis adieu à la dame, qui me demandaquand je la reverrais : « Madame, lui répondis-je, jevous promets de revenir ce soir. » Elle parut ravie de maréponse, me conduisit jusqu’à la porte, et, en nous séparant, elleme conjura de tenir ma promesse.

« Le même homme qui m’avait ameném’attendait avec son âne. Je montai dessus et revins au khan deMesrour. En renvoyant l’homme, je lui dis que je ne le payais pasafin qu’il me vînt reprendre l’après-dînée à l’heure que je luimarquai.

« D’abord que je fus de retour dans monlogement, mon premier soin fut de faire acheter un bon agneau etplusieurs sortes de gâteaux que j’envoyai à la dame par un porteur.Je m’occupai ensuite d’affaires sérieuses jusqu’à ce que le maîtrede l’âne fût arrivé. Alors je partis avec lui et me rendis chez ladame qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent, et mefit un régal aussi magnifique que le premier.

« En la quittant le lendemain, je luilaissai encore une bourse de cinquante pièces d’or, et je revins aukhan de Mesrour… » À ces mots, Scheherazade ayant aperçu lejour en avertit le sultan des Indes qui se leva sans lui rien dire.Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit ainsi la suite del’histoire commencée :

CXIV NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours ausultan de Casgar : « Le jeune homme de Bagdad, dit-il,poursuivit son histoire dans ces termes : « Je continuaide voir la dame tous les jours et de lui laisser chaque jour unebourse de cinquante pièces d’or, et cela dura jusqu’à ce que lesmarchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que jevoyais régulièrement deux fois la semaine, ne me durent plusrien : enfin je me trouvai sans argent et sans espérance d’enavoir.

« Dans cet état affreux, et prêt àm’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan sans savoir ce queje faisais, et m’en allai du côté du château où il y avait un grandnombre de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnait lesultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où était toutce monde, je me mêlai parmi la foule et me trouvai par hasard prèsd’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avait àl’arçon de sa selle un sac à demi ouvert d’où sortait un cordon desoie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordondevait être celui d’une bourse qui était dedans. Pendant que jefaisais ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier unporteur chargé de bois, et il passa si près que le cavalier futobligé de se tourner vers lui pour empêcher que le bois ne letouchât et ne déchirât son habit. En ce moment le démon metenta : je pris le cordon d’une main, et m’aidant de l’autre àélargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçut.Elle était pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans del’or ou de l’argent.

« Quand le porteur fut passé, lecavalier, qui avait apparemment quelque soupçon de ce que j’avaisfait pendant qu’il avait la tête tournée, mit aussitôt la main dansson sac, et, n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coupde sa hache d’armes qu’il me renversa par terre. Tous ceux quifurent témoins de cette violence en furent touchés, et quelques-unsmirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier etlui demander pour quel sujet il m’avait frappé ; s’il luiétait permis de maltraiter ainsi un musulman. « De quoi vousmêlez-vous, leur répondit-il d’un ton brusque ; je ne l’ai pasfait sans raison : c’est un voleur. » À ces paroles, jeme relevai, et, à mon air, chacun prenant mon parti, s’écria qu’ilétait un menteur, qu’il n’était pas croyable qu’un jeune homme telque moi eût commis la méchante action qu’il m’imputait ; enfinils soutenaient que j’étais innocent ; et tandis qu’ilsretenaient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pourmoi, le lieutenant de police suivi de ses gens passa par là ;voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, ils’approcha et demanda ce qui était arrivé. Il n’y eut personne quin’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sousprétexte de l’avoir volé.

« Le lieutenant de police ne s’arrêta pasà tout ce qu’on lui disait. Il demanda au cavalier s’il nesoupçonnait pas quelque autre que moi de l’avoir volé. Le cavalierrépondit que non, et lui dit les raisons qu’il avait de croirequ’il ne se trompait pas dans ses soupçons. Le lieutenant depolice, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et deme fouiller, ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuteraussitôt ; et l’un d’entre eux m’ayant ôté la bourse, lamontra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombaiévanoui. Le lieutenant de police se fit apporter labourse. »

Mais sire, voilà le jour, dit Scheherazade ense reprenant ; si votre majesté veut bien encore me laisservivre jusqu’à demain, elle entendra la suite de cette histoire.Schahriar, qui n’avait pas un autre dessein, se leva sans luirépondre, et alla remplir ses devoirs.

CXV NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, la sultaneadressa ainsi la parole à Schahriar : Sire, le jeune homme deBagdad poursuivant son histoire : « Lorsque le lieutenantde police, dit-il, eut la bourse entre les mains, il demanda aucavalier si elle était à lui et combien il y avait mis d’argent. Lecavalier la reconnut pour celle qui lui avait été prise, et assuraqu’il y avait dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et après yavoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit.Aussitôt il me fit venir devant lui. « Jeune homme, me dit-il,avouez-moi la vérité. Est-ce vous qui avez pris la bourse de cecavalier ? N’attendez pas que j’emploie les tourments pourvous le faire confesser. » Alors, baissant les yeux, je dis enmoi-même : « Si je nie le fait, la bourse dont on m’atrouvé saisi me fera passer pour un menteur. » Ainsi, pouréviter un double châtiment, je levai la tête et confessai quec’était moi. Je n’eus pas plus tôt fait cet aveu que le lieutenantde police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupâtla main, et la sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita lapitié de tous les spectateurs : je remarquai même sur levisage du cavalier qu’il n’en était pas moins touché que lesautres. Le lieutenant de police voulait encore me faire couper unpied ; mais je suppliai le cavalier de demander magrâce : il la demanda et l’obtint.

« Lorsque le juge eut passé son chemin,le cavalier s’approcha de moi : « Je vois bien, me dit-ilen me présentant la bourse, que c’est la nécessité qui vous a faitfaire une action si honteuse et si indigne d’un jeune homme aussibien fait que vous ; mais, tenez, voilà cette bourse fatale,je vous la donne et je suis très-fâché du malheur qui vous estarrivé. » En achevant ces paroles il me quitta, et commej’étais très-faible à cause du sang que j’avais perdu, quelqueshonnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chezeux et de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi monbras et mirent ma main dans un linge que j’emportai avec moiattaché à ma ceinture.

« Quand je serais retourné au khan deMesrour dans ce triste état, je n’y aurais pas trouvé le secoursdont j’avais besoin. C’était aussi hasarder beaucoup que d’aller meprésenter à la jeune dame. Elle ne voudra peut-être plus me voir,disais-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. Je ne laissai pasnéanmoins de prendre ce parti, et afin que le monde qui me suivaitse lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs ruesdétournées et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si faibleet si fatigué que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous marobe, car je me gardai bien de le faire voir.

« Cependant la dame avertie de monarrivée et du mal que je souffrais, vint avec empressement, et mevoyant pâle et défait : « Ma chère âme, me dit-elle,qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai : « Madame,lui répondis-je, c’est un grand mal de tête qui metourmente. » Elle en parut très-affligée :« Asseyez-vous, reprit-elle, car je m’étais levé pour larecevoir ; dites-moi comment cela vous est venu : vousvous portiez si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vousvoir ! Il y a quelque autre chose que vous me cachez ;apprenez-moi ce que c’est. » Comme je gardais le silence, etqu’au lieu de répondre, les larmes coulaient de mes yeux :« Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger.Vous en aurais-je donné quelque sujet sans y penser, et venez-vousici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez plus ? – Cen’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et unsoupçon si injuste augmente encore mon mal. »

« Je ne pouvais me résoudre à lui endéclarer la véritable cause. La nuit étant venue, on servit lesouper. Elle me pria de manger ; mais, ne pouvant me servirque de la main gauche, je la suppliai de m’en dispenser, m’excusantsur ce que je n’avais nul appétit : « Vous en aurez, medit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me cachez avectant d’opiniâtreté : votre dégoût, sans doute, ne vient que dela peine que vous avez à vous y déterminer. – Hélas ! madame,repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Jen’eus pas prononcé ces paroles qu’elle me versa à boire, et meprésentant la tasse : « Prenez, dit-elle, et buvez, celavous donnera du courage. » J’avançai donc la main gauche etpris la tasse. »

À ces mots, Scheherazade, apercevant le jour,cessa de parler ; mais la nuit suivante elle poursuivit sondiscours de cette manière :

CXVI NUIT.

« Lorsque j’eus la tasse à la main, ditle jeune homme, je redoublai mes pleurs et poussai de nouveauxsoupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer siamèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tassede la main gauche plutôt que de la droite ? – Ah !madame, lui répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure :c’est que j’ai une tumeur à la main droite. – Montrez-moi cettetumeur, répliqua-t-elle, je la veux percer. » Je m’en excusaien disant qu’elle n’était pas encore en état de l’être, et je vidaitoute la tasse, qui était très-grande. Les vapeurs du vin, malassitude et l’abattement où j’étais m’eurent bientôt assoupi, etje dormis d’un profond sommeil qui dura jusqu’au lendemain.

« Pendant ce temps-là la dame, voulantsavoir quel mal j’avais à la main droite, leva ma robe, qui lacachait, et vit avec tout l’étonnement que vous pouvez penserqu’elle était coupée et que je l’avais apportée dans un linge. Ellecomprit d’abord sans peine pourquoi j’avais tant résisté auxpressantes instances qu’elle m’avait faites, et elle passa la nuità s’affliger de ma disgrâce, ne doutant pas qu’elle ne me fûtarrivée pour l’amour d’elle.

« À mon réveil, je remarquai fort biensur son visage qu’elle était saisie d’une vive douleur. Néanmoins,pour ne me pas chagriner elle ne me parla de rien. Elle me fitservir un consommé de volaille qu’on m’avait préparé par son ordre,me fit manger et boire pour me donner, disait-elle, les forces dontj’avais besoin. Après cela je voulus prendre congé d’elle, mais meretenant par ma robe : « Je ne souffrirai pas, dit-elle,que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en disiez rien, je suispersuadée que je suis la cause du malheur que vous vous êtesattiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivrelongtemps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute undessein que je médite en votre faveur. » En disant cela, ellefit appeler un officier de justice et des témoins, et me fitdresser une donation de tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyétous ces gens satisfaits de leur peine, elle ouvrit un grand coffreoù étaient toutes les bourses, dont je lui avais fait présentdepuis le commencement de nos amours. « Elles sont toutesentières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule : tenez,voilà la clef du coffre, vous en êtes le maître. » Je laremerciai de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pourrien, reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, et je neserai pas contente que je ne meure encore pour vous témoignercombien je vous aime. » Je la conjurai par tout ce que l’amoura de plus puissant d’abandonner une résolution si funeste ;mais je ne pus l’en détourner, et le chagrin de me voir manchot luicausa une maladie de cinq ou six semaines dont elle mourut.

« Après avoir regretté sa mort autant queje le devais, je me mis en possession de tous ses biens, qu’ellem’avait fait connaître, et le sésame que vous avez pris la peine devendre pour moi en faisait une partie. »

Scheherazade voulait continuer sa narration,mais le jour, qui paraissait l’en empêcha. La nuit suivante, ellereprit ainsi le fil de son discours :

CXVII NUIT.

Le jeune homme de Bagdad, acheva de raconterson histoire de cette sorte au marchand chrétien : « Ceque vous venez d’entendre, poursuivit-il, doit m’excuser auprès devous d’avoir mangé de la main gauche. Je vous suis fort obligé dela peine que vous vous êtes donnée pour moi. Je ne puis assezreconnaître votre fidélité, et, comme j’ai, Dieu merci, assez debiens, quoique j’en aie dépensé beaucoup, je vous prie de vouloiraccepter le présent que je vous fais de la somme que vous me devez.Outre cela, j’ai une proposition à vous faire : Ne pouvantplus demeurer davantage au Caire, après l’affaire que je viens devous conter, je suis résolu d’en partir pour n’y revenir jamais. Sivous voulez me tenir compagnie, nous négocierons ensemble et nouspartagerons également le gain que nous ferons. »

« Quand le jeune homme de Bagdad eutachevé son histoire, dit le marchand chrétien, je le remerciai lemieux qu’il me fut possible du présent qu’il me faisait ; etquant à sa proposition de voyager avec lui, je lui dis que jel’acceptais très-volontiers, en l’assurant que ses intérêts meseraient toujours aussi chers que les miens.

« Nous prîmes jour pour notre départ, etlorsqu’il fut arrivé nous nous mîmes en chemin. Nous avons passépar la Syrie et par la Mésopotamie, traversé toute la Perse, où,après nous être arrêtés dans plusieurs villes, sommes enfin venus,sire, jusqu’à votre capitale. Au bout de quelque temps le jeunehomme m’ayant témoigné qu’il avait dessein de repasser dans laPerse et de s’y établir, nous fîmes nos comptes et nous nousséparâmes très-satisfaits l’un de l’autre. Il partit, et moi, sire,je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur d’être au servicede votre majesté. Voilà l’histoire que j’avais à vous raconter. Nela trouvez-vous pas plus surprenante que celle dubossu ? »

Le sultan de Casgar se mit en colère contre lemarchand chrétien, « Tu es bien hardi, lui dit-il, d’oser mefaire le récit d’une histoire si peu digne de mon attention et dela comparer à celle du bossu. Peux-tu te flatter de me persuaderque les fades aventures d’un jeune débauché sont plus admirablesque celles de mon bouffon ? Je vais vous faire pendre tousquatre pour venger sa mort. »

À ces paroles, le pourvoyeur, effrayé, se jetaaux pieds du sultan : « Sire, dit-il, je supplie votremajesté de suspendre sa juste colère, de m’écouter et de nous fairegrâce à tous quatre, si l’histoire que je vais conter à votremajesté est plus belle que celle du bossu. – Je t’accorde ce que tudemandes, répondit le sultan ; parle. » Le pourvoyeurprit alors la parole et dit :

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE POURVOYEUR DUSULTAN DE CASGAR.

« Sire, une personne de considérationm’invita hier aux noces d’une de ses filles. Je ne manquai pas deme rendre chez lui, sur le soir, à l’heure marquée, et je metrouvai dans une assemblée de docteurs, d’officiers de justice etd’autres personnes des plus distinguées de cette ville. Après lescérémonies on servit un festin magnifique, on se mit à table, etchacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y avaitentre autres choses une entrée accommodée avec de l’ail, qui étaitexcellente et dont tout le monde voulait avoir, et, comme nousremarquâmes qu’un des convives ne s’empressait pas d’en manger,quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la main auplat et à nous imiter. Il nous conjura de ne le point presserlà-dessus. « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à unragoût où il y aura de l’ail ; je n’ai point oublié ce qu’ilm’en coûte pour en avoir goûté autrefois. » Nous le priâmes denous raconter ce qui lui avait causé une si grande aversion pourl’ail ; mais sans lui donner le temps de nous répondre :« Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vousfaites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux ; neprétendez pas vous exempter d’en manger : il faut que vous mefassiez cette grâce comme les autres. – Seigneur, lui repartit leconvive, qui était un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’enuse ainsi par une fausse délicatesse ; je veux bien vous obéirsi vous le voulez absolument ; mais ce sera à conditionqu’après en avoir mangé je me laverai, s’il vous plaît, les mainsquarante fois avec de l’alcali, quarante autres fois avec de lacendre de la même plante et autant de fois avec du savon :vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi, pour ne pascontrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais ragoût àl’ail qu’à cette condition. »

En achevant ces paroles, Scheherazade, voyantparaître le jour, se tut, et Schahriar se leva fort curieux desavoir pourquoi ce marchand avait juré de se laver six-vingts foisaprès avoir mangé d’un ragoût à l’ail. La sultane contenta sacuriosité de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

CXVIII NUIT.

Le pourvoyeur, parlant au sultan deCasgar : « Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulantpas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda àses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec de l’alcali, dela cendre de la même plante et du savon, afin que le marchand selavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir donné cetordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc commenous, lui dit-il, et mangez ; l’alcali, la cendre de la mêmeplante et le savon ne vous manqueront pas. »

« Le marchand, comme en colère de laviolence qu’on lui faisait, avança la main, prit un morceau qu’ilporta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnancedont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surpritdavantage, nous remarquâmes qu’il n’avait que quatre doigts etpoint de pouce, et personne jusque-là ne s’en était aperçu,quoiqu’il eût déjà mangé d’autres mets. Le maître de la maison pritaussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, luidit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il fautque ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à lacompagnie de l’entretenir. – Seigneur, répondit-il, ce n’est passeulement à la main droite que je n’ai point de pouce, je n’en aipas aussi à la gauche. » En même temps, il avança la maingauche et nous fit voir que ce qu’il nous disait était véritable.« Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il, le pouce me manque demême à l’un et à l’autre pied, et vous pouvez m’en croire. Je suisestropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refusepas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience del’entendre. Elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’ellevous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mainsauparavant. » À ces mots il se leva de table, et après s’êtrelavé les mains six-vingts fois, revint prendre sa place, et nousfit le récit de son histoire dans ces termes :

« Vous saurez, mes seigneurs, que sous lerègne du calife Haroun Alraschid, mon père vivait à Bagdad, où jesuis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville.Mais comme c’était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait ladébauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu derecueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toutel’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avaitlaissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes, et, par messoins, ma petite fortune commença de prendre une face assezriante.

« Un matin que j’ouvrais ma boutique, unedame montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque et suivie dedeux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied àterre à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main et qui luidit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous veniezde trop bonne heure ; vous voyez bien qu’il n’y a encorepersonne au bezestan, et si vous aviez voulu me croire, vous vousseriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elleregarda de toutes parts, et voyant en effet qu’il n’y avait pasd’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en mesaluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât enattendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à soncompliment comme je le devais. »

Scheherazade n’en serait pas demeurée en cetendroit, si le jour, qu’elle vit paraître, ne lui eût imposésilence. Le sultan des Indes, qui souhaitait d’entendre la suite decette histoire, attendit avec impatience la nuit suivante.

CXIX NUIT.

La sultane ayant été réveillée par sa sœurDinarzade, adressa la parole au sultan : Sire, dit-elle, lemarchand continua de cette sorte le récit qu’il avaitcommencé : « La dame s’assit dans ma boutique, et,remarquant qu’il n’y avait personne que l’eunuque et moi dans lebezestan, elle se découvrit le visage pour prendre l’air. Je n’aijamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer passionnémentce fut la même chose pour moi. J’eus toujours les yeux attachés surelle. Il me parut que mon attention ne lui était pas désagréable,car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aise, et ellene se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue l’yobligea.

« Après qu’elle se fut remise au mêmeétat qu’auparavant, elle me dit qu’elle cherchait plusieurs sortesd’étoffes des plus belles et des plus riches, qu’elle me nomma, etelle me demanda si j’en avais. « Hélas ! madame, luirépondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer àm’établir. Je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grandnégoce, et c’est une mortification pour moi de n’avoir rien à vousprésenter de ce qui vous a fait venir au bezestan ; mais, pourvous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, d’abord queles marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendrechez eux tout ce que vous souhaitez : ils m’en diront le prixau juste, et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes.Elle y consentit, et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autantplus longtemps, que je lui faisais accroire que les marchandsqu’elle demandait n’étaient pas encore arrivés.

« Je ne fus pas moins charmé de sonesprit que je l’avais été de la beauté de son visage ; mais ilfallut enfin me priver du plaisir de sa conversation : jecourus chercher les étoffes qu’elle désirait, et quand elle eutchoisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinqmille drachmes d’argent monnayé. J’en fis un paquet que je donnai àl’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite et partitaprès avoir pris congé de moi. Je la conduisis des yeux jusqu’à laporte du bezestan, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fûtremontée sur sa mule.

« La dame n’eut pas plus tôt disparu, queje m’aperçus que l’amour m’avait fait faire une grande faute. Ilm’avait tellement troublé l’esprit que je n’avais pas pris gardequ’elle s’en allait sans payer, et ne lui avais pas seulementdemandé qui elle était ni où elle demeurait. Je fis réflexionpourtant que j’étais redevable d’une somme considérable à plusieursmarchands qui n’auraient peut-être pas la patience d’attendre.J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me fut possible, enleur disant que je connaissais la dame. Enfin je revins chez moi,aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette. »

Scheherazade en cet endroit vit paraître lejour, cessa de parler. La nuit suivante elle continua de cettemanière :

CXX NUIT.

« J’avais prié mes créanciers, poursuivitle marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leurpaiement. La huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser deles satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai. Ils yconsentirent ; mais dès le lendemain je vis arriver la damemontée sur sa mule avec la même suite et à la même heure que lapremière fois.

« Elle vint droit à ma boutique :« Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle, mais enfin jevous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour :portez-le chez un changeur, qu’il voie s’il est de bon aloi et sile compte y est. » L’eunuque qui avait l’argent vint avec moichez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bonargent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame,jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestan furent ouvertes.Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leurdonnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, etqui me fit voir que je ne m’étais pas trompé, quand, dès lapremière conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup desprit.

« Lorsque les marchands furent arrivés,et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devaisà ceux chez qui j’avais pris des étoffes à crédit, et je n’eus pasde peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que ladame m’avait demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et ladame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien direni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait, c’est qu’elle nehasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certituded’être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. « Elle mepaie une somme assez considérable, disais-je en moi-même, mais elleme laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage.Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût leurréd’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connaissentpas et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne futpas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus desréflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour enjour pendant un mois entier qui s’écoula, sans que je reçusseaucune nouvelle de la dame. Enfin les marchands s’impatientaient,et, pour les satisfaire j’étais prêt à vendre tout ce que j’avais,lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que lesautres fois.

« Prenez votre trébuchet, me dit-elle,pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrentde dissiper ma frayeur et redoublèrent mon amour. Avant que decompter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions :entre autres, elle me demanda si j’étais marié. Je lui répondis quenon et que je ne l’avais jamais été. Alors, en donnant l’or àl’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremisepour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire, etm’ayant tiré à l’écart me fit peser l’or. Pendant que je le pesais,l’eunuque me dit à l’oreille : « À vous voir, je connaisparfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris quevous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour :elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pasqu’elle ait besoin de vos étoffes, elle ne vient ici uniquement queparce que vous lui avez inspiré une passion violente. C’est à causede cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avezqu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez.– Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amourpour elle dès le premier moment que je l’ai vue, mais je n’osaisaspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle et je nemanquerai pas de reconnaître le bon office que vous merendez. »

« Enfin j’achevai de peser les piècesd’or, et pendant que je les remettais dans le sac, l’eunuque setourna du côté de la dame et lui dit que j’étais très-content.C’était le mot dont ils étaient convenus entre eux. Aussitôt ladame, qui était assise, se leva, et partit en me disant qu’ellem’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il medirait de sa part.

« Je portai à chaque marchand l’argentqui lui était dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durantquelques jours. Il arriva enfin. » Mais, sire, ditScheherazade au sultan des Indes, voilà le jour qui paraît. À cesmots, elle garda le silence ; le lendemain elle reprit ainsila suite de son discours :

CXXI NUIT.

« Je fis bien des amitiés à l’eunuque,dit le marchand de Bagdad, et je lui demandai des nouvelles de lasanté de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant dumonde le plus heureux ; elle est malade d’amour ; on nepeut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle en a, et si elledisposait de ses actions elle viendrait vous chercher, et passeraitvolontiers avec vous tous les moments de sa vie. – À son air nobleet à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’étaitquelque dame de considération. – Vous ne vous êtes pas trompé dansce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite deZobéide, épouse du calife, laquelle l’aime d’autant plus chèrementqu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elledes emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de semarier, elle a déclaré à l’épouse du commandeur des croyants,qu’elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé sonconsentement. Zobéide lui a dit qu’elle y consentait, mais qu’ellevoulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait unbon choix, et qu’en ce cas-là elle ferait les frais des noces.C’est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vousavez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse,qui ne cherche qu’à lui faire plaisir et qui ne voudrait pascontraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir aupalais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est àvous de prendre votre résolution. – Elle est toute prise,repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrezme conduire. – Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; maisvous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartements desdames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenantdes mesures qui demandent un grand secret. La favorite en a pris dejustes : de votre côté, faites tout ce qui dépendra devous ; mais surtout soyez discret, car il y va de votrevie. »

« Je l’assurai que je ferais exactementtout ce qui me serait ordonné. « Il faut donc, me dit-il, quece soir, à l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée queZobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, etque là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Jeconsentis à tout ce qu’il voulut ; j’attendis la fin du jouravec impatience, et quand elle fut venue, je partis. J’assistai àla prière d’une heure et demie, après le soleil couché, dans lamosquée, où je demeurai le dernier.

« Je vis bientôt aborder un bateau donttous les rameurs étaient eunuques. Ils débarquèrent et apportèrentdans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils seretirèrent. Il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celuiqui avait toujours accompagné la dame, et qui m’avait parlé lematin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle,en lui témoignant que j’étais prêt à exécuter ses ordres.« Nous n’avons pas de temps à perdre, me dit-elle. » Endisant cela, elle ouvrit un des coffres et m’ordonna de me mettrededans. « C’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pourvotre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moidisposer du reste. » J’en avais trop fait pour reculer, je fisce qu’elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef.Ensuite, l’eunuque qui était dans sa confidence appela les autreseunuques qui avaient apporté les coffres, et les leur fit tousreporter dans le bateau ; puis, la dame et son eunuque s’étantrembarqués, on commença de ramer pour me mener à l’appartement deZobéide.

« Pendant ce temps-là, je faisais desérieuses réflexions, et considérant le danger où j’étais, je merepentis de m’y être exposé ; je fis des vœux et des prièresqui n’étaient guère de saison.

« Le bateau aborda devant la porte dupalais du calife, on déchargea les coffres, qui furent portés àl’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celuides dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visitéauparavant. Cet officier était couché, il fallut l’éveiller et lefaire lever… » Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, jevois le jour qui commence à paraître. Schahriar se leva pour allertenir son conseil, et dans la résolution d’entendre, le lendemain,la suite d’une histoire qu’il avait écoutée jusque là avecplaisir.

CXXII NUIT.

Quelques moments avant le jour, la sultane desIndes s’étant réveillée, poursuivit de cette manière l’histoire dumarchand de Bagdad : « L’officier des eunuques,continua-t-il, fâché de ce qu’on avait interrompu son sommeil,querella fort la favorite de ce qu’elle revenait si tard.« Vous n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vousl’imaginez, lui dit-il ; pas un de ces coffres ne passera queje ne l’aie fait ouvrir et que je ne l’aie exactementvisité. » En même temps, il commanda aux eunuques de lesapporter devant lui l’un après l’autre, et de les ouvrir. Ilscommencèrent par celui où j’étais enfermé : ils le prirent etle portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puisexprimer : je me crus au dernier moment de ma vie.

« La favorite, qui avait la clef,protesta qu’elle ne la donnerait pas et ne souffrirait jamais qu’onouvrit ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-elle, que je nefais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votremaîtresse et la mienne. Ce coffre particulièrement est rempli demarchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivésm’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de lafontaine de Zemzem, envoyées de la Mecque. Si quelqu’une venait àse casser, les marchandises en seraient gâtées et vous enrépondriez : la femme du commandeur des croyants, saurait biense venger de votre insolence. Enfin elle parla avec tant defermeté, que l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer àvouloir faire la visite ni du coffre où j’étais ni des autres.« Passez donc, dit-il en colère, marchez ! » Onouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous lescoffres.

« À peine y furent-ils que j’entendiscrier tout à coup : « Voilà le calife ! voilà lecalife ! » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à unpoint, que je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ.C’était effectivement le calife. « Qu’apportez-vous dans cescoffres ? dit-il à la favorite. – Commandeur des croyants,répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, quel’épouse de votre majesté a souhaité qu’on lui montrât. – Ouvrez,ouvrez, reprit le calife, je les veux voir aussi. » Ellevoulut s’en excuser, en lui représentant que ces étoffes n’étaientpropres que pour des dames, et que ce serait ôter à son épouse leplaisir qu’elle se faisait de les voir la première. « Ouvrez,vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle luiremontra encore que sa majesté, en l’obligeant à manquer defidélité à sa maîtresse, l’exposait à sa colère. « Non, non,repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en fera aucunreproche : ouvrez, seulement, et ne me faites pas attendreplus longtemps. »

« Il fallut obéir, et je sentis alors desi vives alarmes, que j’en frémis encore toutes les fois que j’ypense. Le calife s’assit, et la favorite fit porter devant lui tousles coffres l’un après l’autre et les ouvrit. Pour tirer les chosesen longueur, elle lui faisait remarquer toutes les beautés dechaque étoffe en particulier : elle voulait mettre sa patienceà bout, mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’était pas moinsintéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étais, elle nes’empressait pas de le faire apporter, et il ne restait plus quecelui-là à visiter. « Achevons, dit le calife, voyons encorece qu’il y a dans ce coffre. » Je ne puis dire si j’étais vifou mort en ce moment ; mais je ne croyais pas échapper d’un sigrand danger. »

Scheherazade, à ces derniers mots, vitparaître le jour. Elle interrompit sa narration ; mais elle lacontinua de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

CXXIII NUIT.

« Lorsque la favorite de Zobéide,poursuivit le marchand de Bagdad, vit que le calife voulaitabsolument qu’elle ouvrit le coffre où j’étais : « Pourcelui-ci, dit-elle, votre majesté me fera, s’il lui plaît, la grâcede me dispenser de lui faire voir ce qu’il y a dedans : il y ades choses que je ne lui puis montrer qu’en présence de son épouse.– Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content ; faitesemporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt etporter dans sa chambre, où je commençai à respirer.

« Dès que les eunuques qui les avaientapportés se furent retirés, elle ouvrit promptement celui oùj’étais prisonnier. « Sortez, me dit-elle, en me montrant laporte d’un escalier qui conduisait à une chambre au-dessus ;montez et allez m’attendre. » Elle n’eut pas fermé la portesur moi, que le calife entra et s’assit sur le coffre d’où jevenais de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement decuriosité qui ne me regardait pas. Ce prince voulait lui faire desquestions sur ce qu’elle avait vu ou entendu dans la ville. Ilss’entretinrent tous deux assez longtemps, après quoi il la quittaenfin, et se retira dans son appartement.

« Lorsqu’elle se vit libre, elle me vinttrouver dans la chambre où j’étais monté, et me fit bien desexcuses de toutes les alarmes qu’elle m’avait causées :« Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que lavôtre ; vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pourl’amour de vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre,à ma place, n’aurait peut-être pas eu le courage de se tirer sibien d’une occasion si délicate. Il ne fallait pas moins dehardiesse ni de présence d’esprit, ou plutôt il fallait avoir toutl’amour que j’ai pour vous, pour sortir de cet embarras ; maisrassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. » Après nousêtre entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse :« Il est temps, me dit-elle, de vous reposer ;couchez-vous ; je ne manquerai pas de vous présenter demain àZobéide, ma maîtresse, à quelque heure du jour, et c’est une chosefacile, car le calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par cediscours, je dormis assez tranquillement, ou si mon sommeil futquelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent desinquiétudes agréables, causées par l’espérance de posséder une damequi avait tant d’esprit et de beauté.

« Le lendemain, la favorite de Zobéide,avant de me faire paraître devant sa maîtresse, m’instruisit de lamanière dont je devais soutenir sa présence, me dit à peu près lesquestions que cette princesse me ferait, et me dicta les réponsesque je devais faire. Après cela, elle me conduisit dans une salleoù tout était d’une magnificence, d’une richesse et d’une propretésurprenantes. Je n’y étais pas entré, que vingt dames esclaves d’unâge un peu avancé, toutes vêtues d’habits riches et uniformes,sortirent du cabinet de Zobéide, et vinrent se ranger devant untrône, en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furentsuivies de vingt autres dames, toutes jeunes, et habillées de lamême sorte que les premières, avec cette différence pourtant queleurs habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut aumilieu de celles-ci avec un air majestueux, et si chargée depierreries et de toutes sortes de joyaux qu’à peine pouvait-ellemarcher. Elle alla s’asseoir sur le trône. J’oubliais de vous direque sa dame favorite l’accompagnait, et qu’elle demeura debout à sadroite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées,étaient en foule des deux côtés du trône.

« D’abord que la femme du calife futassise, les esclaves qui étaient entrées les premières me firentsigne d’approcher. Je m’avançai au milieu des deux rangs qu’ellesformaient, et me prosternai la tête contre le tapis qui était sousles pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever et me fitl’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de l’état dema fortune, à quoi je satisfis à son gré. Je m’en aperçusnon-seulement à son air, elle me le fit même connaître par leschoses qu’elle eut la bonté de me dire : « J’ai bien dela joie, me dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appelait sadame favorite), car je la regarde comme telle après le soin quej’ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suiscontente : je l’approuve, et consens que vous vous mariieztous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces ;mais auparavant j’ai besoin de ma fille pour dix jours. Pendant cetemps-là je parlerai au calife et obtiendrai sonconsentement ; et vous, demeurez ici, on aura soin devous. »

En achevant ces paroles, Scheherazade aperçutle jour et cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole decette manière :

CXXIV NUIT.

« Je demeurai dix jours dansl’appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad.Durant tout ce temps-là je fus privé du plaisir de voir la damefavorite ; mais on me traita si bien par son ordre, que j’eussujet d’ailleurs d’être très-satisfait.

« Zobéide entretint le calife de larésolution qu’elle avait prise de marier sa favorite, et ce prince,en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairait,accorda une somme considérable à la favorite pour contribuer de sapart à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fitdresser le contrat de mariage, qui lui fut apporté en bonne forme.Les préparatifs des noces se firent, on appela les musiciens, lesdanseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours degrandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destinépour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite futconduite au bain d’un côté et moi de l’autre, et, sur le soir,m’étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et deragoûts, entre autres un ragoût à l’ail comme celui dont on vientde me forcer de manger. Je le trouvai si bon que je ne touchaipresque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levéde table, je me contentai de m’essuyer les mains au lieu de lesbien laver, et c’était une négligence qui ne m’était jamais arrivéejusqu’alors.

« Comme il était nuit, on suppléa à laclarté du jour par une grande illumination dans l’appartement desdames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit millejeux, tout le palais retentissait de cris de joie. On nousintroduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nousfit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firentchanger plusieurs fois d’habits et lui peignirent le visage dedifférentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces,et chaque fois qu’on lui changeait d’habillement, on me la faisaitvoir.

« Enfin toutes ces cérémonies finirent,et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D’abord qu’on nousy eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pourl’embrasser ; mais au lieu de répondre à mes transports, elleme repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables, quiattirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames del’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi,saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir euseulement la force de lui en demander la cause. « Notre chèresœur, lui dirent-elles, que vous est-il arrivé depuis le peu detemps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin quenous vous secourions. – Ôtez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devantles yeux ce vilain homme que voilà. – Hé ! madame, lui dis-je,en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ?– Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangéde l’ail et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vousque je veuille souffrir qu’un homme si malpropre s’approche de moipour m’empester ? – Couchez-le par terre, ajouta-t-elle ens’adressant aux dames, et qu’on m’apporte un nerf de bœuf. »Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenaientpar les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait étéservie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que lesforces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames :« Prenez-le, qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’onlui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût àl’ail. »

« À ces paroles, je m’écriai :« Grand Dieu ! je suis rompu et brisé de coups, et poursurcroît d’affliction on me condamne encore à avoir la maincoupée ; et pourquoi ? pour avoir mangé d’un ragoût àl’ail et avoir oublié de me laver les mains ! Quelle colèrepour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail !Maudits soient le cuisinier qui l’a apprêté et celui qui l’aservi ! »

La sultane Scheherazade, remarquant qu’ilétait jour, s’arrêta en cet endroit. Schahriar se leva en riant detoute sa force de la colère de la dame favorite, et fort curieuxd’apprendre le dénouement de cette histoire.

CXXV NUIT.

Le lendemain, Scheherazade, réveillée avant lejour, reprit ainsi le fil de son discours de la nuitprécédente : « Toutes les dames, dit le marchand deBagdad, qui m’avaient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf,eurent pitié de moi lorsqu’elles entendirent parler de me fairecouper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame,dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votreressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre,qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; maisnous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il acommise et de la lui pardonner. – Je ne suis pas satisfaite,reprit-elle : je veux qu’il apprenne à vivre et qu’il portedes marques si sensibles de sa malpropreté, qu’il ne s’avisera desa vie de manger d’un ragoût à l’ail, sans se souvenir ensuite dese laver les mains. » Elles ne se rebutèrent pas de son refus,elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main :« Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérezvotre colère et accordez-nous la grâce que nous vousdemandons. » Elle ne leur répondit rien ; mais elle seleva, et après m’avoir dit mille injures, elle sortit de lachambre ; toutes les dames la suivirent et me laissèrent seuldans une affliction inconcevable.

« Je demeurai dix jours sans voirpersonne qu’une vieille esclave qui venait m’apporter à manger. Jelui demandai des nouvelles de la dame favorite : « Elleest malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée quevous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soinde vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût àl’ail ? – Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que ladélicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient sivindicatives pour une faute si légère ! » J’aimaiscependant ma femme malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de laplaindre.

« Un jour l’esclave me dit :« Votre épouse est guérie ; elle est allée au bain, etelle m’a dit qu’elle vous viendra voir demain. Ainsi, ayez encorepatience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’estd’ailleurs une personne très-sage, très-raisonnable et très-chériede toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectablemaîtresse. »

« Véritablement ma femme vint lelendemain et me dit d’abord : « Il faut que je sois bienbonne de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite.Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous que je nevous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé lesmains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant cesmots, elle appela des dames qui me couchèrent par terre par sonordre, et, après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir et eutla barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des damesappliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; maiscela n’empêcha pas que je m’évanouisse par la quantité que j’enavais perdue et par le mal que j’avais souffert.

« Je revins de mon évanouissement, etl’on me donna du vin à boire pour me faire reprendre des forces.« Ah ! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais ilm’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieud’une fois je me laverai les mains six-vingts fois avec del’alcali, de la cendre de la même plante et du savon. – Hébien ! dit ma femme, à cette condition je veux bien oublier lepassé et vivre avec vous comme avec mon mari. »

« Voilà, messeigneurs, ajouta le marchandde Bagdad en s’adressant à la compagnie, la raison pourquoi vousavez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui étaitdevant moi. »

Le jour, qui commençait à paraître, ne permitpas à Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais lelendemain elle reprit la parole dans ces termes :

CXXVI NUIT.

Sire, le marchand de Bagdad acheva de raconterainsi son histoire : « Les dames n’appliquèrent passeulement sur mes plaies de la racine que j’ai dite pour étancherle sang, elles y mirent aussi du baume de la Mecque[49], qu’on ne pouvait pas soupçonner d’êtrefalsifié, puisqu’elles l’avaient pris dans l’apothicairerie ducalife. Par la vertu de ce baume admirable je fus parfaitementguéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme etmoi, dans la même union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût àl’ail. Mais comme j’avais toujours joui de ma liberté, jem’ennuyais fort d’être enfermé dans le palais du calife ;néanmoins je n’en voulais rien témoigner à mon épouse de peur delui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne demandait pas mieuxelle-même que d’en sortir. La reconnaissance seule la retenaitauprès de Zobéide ; mais elle avait de l’esprit, et ellereprésenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étais de nepas vivre dans la ville avec des gens de ma condition comme j’avaistoujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver duplaisir d’avoir auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pasaccorder ce que nous souhaitions tous deux également.

« C’est pourquoi, un mois après notremariage, je vis paraître mon épouse avec plusieurs eunuques quiportaient chacun un sac d’argent. Quand ils se furentretirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, del’ennui que vous cause le séjour de la cour. Mais je m’en suis bienaperçu, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendrecontent : Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirerdu palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous faitprésent, pour nous mettre en état de vivre commodément dans laville. Prenez-en dix mille et allez nous acheter unemaison. »

« J’en eus bientôt trouvé une pour cettesomme, et l’ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmesloger. Nous prîmes un grand nombres d’esclaves de l’un et del’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfinnous commençâmes à mener une vie fort agréable ; mais elle nefut pas de longue durée : au bout d’un an ma femme tombamalade et mourut en peu de jours.

« J’aurais pu me remarier et continuer devivre honorablement à Bagdad, mais l’envie de voir le mondem’inspira un autre dessein. Je vendis ma maison, et, après avoiracheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à unecaravane et passai en Perse. De là je pris la route de Samarcande,d’où je suis venu m’établir en cette ville. »

« Voilà, sire, dit le pourvoyeur quiparlait au sultan de Casgar, l’histoire que raconta hier cemarchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. – Cettehistoire, dit le sultan, a quelque chose d’extraordinaire ;mais elle n’est pas comparable à celle du petit bossu. » Alorsle médecin juif s’étant avancé, se prosterna devant le trône de ceprince et lui dit en se relevant : « Sire, si votremajesté veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flattequ’elle sera satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. – Hébien ! parle, lui dit le sultan ; mais si elle n’est pasplus surprenante que celle du bossu, n’espère pas que je te donnela vie. »

La sultane Scheherazade s’arrêta en cetendroit parce qu’il était jour. La nuit suivante, elle reprit ainsison discours :

CXXVII NUIT.

Sire, dit-elle, le médecin juif, voyant lesultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi laparole :

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MÉDECINJUIF.

« Sire, pendant que j’étudiais enmédecine à Damas, et que je commençais à y exercer ce bel art avecquelque réputation, un esclave me vint quérir pour aller voir unmalade chez le gouverneur de la ville. Je m’y rendis et l’onm’introduisit dans une chambre, où je trouvai un jeune hommetrès-bien fait, fort abattu du mal qu’il souffrait. Je le saluai enm’asseyant près de lui ; il ne répondit point à moncompliment ; mais il me fit un signe des yeux pour me marquerqu’il m’entendait et qu’il me remerciait. « Seigneur, luidis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tâte lepouls. » Au lieu de tendre la main droite, il me présenta lagauche, de quoi je fus extrêmement surpris. « Voilà, dis-je enmoi-même, une grande ignorance de ne savoir pas que l’on présentela main droite à un médecin et non pas la gauche. » Je nelaissai pas de lui tâter le pouls, et après avoir écrit uneordonnance je me retirai.

« Je continuai mes visites pendant neufjours, et toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls il metendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut se bien porter,et je lui dis qu’il n’avait plus besoin que d’aller au bain. Legouverneur de Damas, qui était présent, pour me marquer combien ilétait content de moi, me fit revêtir en sa présence d’une robetrès-riche, en me disant qu’il me faisait médecin de l’hôpital dela ville et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvais allerlibrement manger à sa table quand il me plairait.

« Le jeune homme me fit aussi de grandesamitiés et me pria de l’accompagner au bain. Nous y entrâmes, etquand ses gens l’eurent déshabillé, je vis que la main droite luimanquait. Je remarquai même qu’il n’y avait pas longtemps qu’on lalui avait coupée : c’était aussi la cause de sa maladie, quel’on m’avait cachée, et, tandis qu’on y appliquait des médicamentspropres à le guérir promptement, on m’avait appelé pour empêcherque la fièvre qui l’avait pris n’eût de mauvaises suites. Je fusassez surpris et fort affligé de le voir en cet état ; il leremarqua bien sur mon visage : « Médecin, me dit-il, nevous étonnez pas de me voir la main coupée : je vous en diraiquelque jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plussurprenantes. »

« Après que nous fûmes sortis du bain,nous nous mîmes à table ; nous nous entretînmes ensuite, et ilme demanda s’il pouvait, sans intéresser sa santé, s’aller promenerhors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui répondis quenon-seulement il le pouvait, mais qu’il lui était très-salutaire deprendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vousvouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là monhistoire. » Je repartis que j’étais tout à lui le reste de lajournée. Aussitôt il commanda à ses gens d’apporter de quoi fairela collation, puis nous partîmes et nous rendîmes au jardin dugouverneur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade, et,après nous être assis sur un tapis que ses gens étendirent sous unarbre qui faisait un bel ombrage, le jeune homme me fit de cettesorte le récit de son histoire :

« Je suis né à Moussoul, et ma familleest une des plus considérables de la ville. Mon père était l’aînéde dix enfants que mon aïeul laissa, en mourant, tous en vie etmariés. Mais, de ce grand nombre de frères, mon père fut le seulqui eut des enfants, encore n’eut-il que moi. Il prit un très-grandsoin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce qu’un enfant dema condition ne devait pas ignorer… » Mais, sire, ditScheherazade en se reprenant dans cet endroit, l’aurore, quiparaît, m’impose silence. À ces mots elle se tut et le sultan seleva.

CXXVIII NUIT.

Le lendemain, Scheherazade reprenant la suitede son discours de la nuit précédente : Le médecin juif,dit-elle, continuant de parler au sultan de Casgar : « Lejeune homme de Moussoul, ajouta-t-il, poursuivit ainsi sonhistoire :

« J’étais déjà grand, et je commençais àfréquenter le monde, lorsqu’un vendredi je me trouvai à la prièrede midi avec mon père et mes oncles dans la grande mosquée deMoussoul. Après la prière, tout le monde se retira, hors mon pèreet mes oncles, qui s’assirent sur le tapis qui régnait par toute lamosquée. Je m’assis aussi avec eux, et, s’entretenant de plusieurschoses, la conversation tomba insensiblement sur les voyages. Ilsvantèrent les beautés et les singularités de quelques royaumes etde leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit que sil’on en voulait croire le rapport uniforme d’une infinité devoyageurs, il n’y avait pas au monde un plus beau pays que l’Égypteet le Nil, et ce qu’il en raconta m’en donna une si grande idée quedès ce moment je conçus le désir d’y voyager. Ce que mes autresoncles purent dirent pour donner la préférence à Bagdad et auTigre, en appelant Bagdad le véritable séjour de la religionmusulmane et la métropole de toutes les villes de la terre, nefirent pas la même impression sur moi. Mon père appuya le sentimentde celui de ses frères qui avait parlé en faveur de l’Égypte, cequi me causa beaucoup de joie : « Quoiqu’on en veuilledire, s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte n’a pas vu ce qu’il y ade plus singulier au monde ! La terre y est toute d’or,c’est-à-dire si fertile qu’elle enrichit ses habitants. Toutes lesfemmes y charment ou par leur beauté ou par leurs manièresagréables. Si vous me parlez du Nil y a-t-il un fleuve plusadmirable ! Quelle eau fut jamais plus légère et plusdélicieuse ! Le limon même qu’il entraîne avec lui dans sondébordement n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sanstravail mille fois plus que les autres terres, avec toute la peineque l’on prend à les cultiver ! Écoutez ce qu’un poète obligéd’abandonner l’Égypte, disait aux Égyptiens : « Votre Nilvous comble tous les jours de biens, c’est pour vous uniquementqu’il vient de si loin. Hélas ! en m’éloignant de vous, meslarmes vont couler aussi abondamment que ses eaux : vous allezcontinuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné àm’en priver malgré moi. »

« Si vous regardez, ajouta mon père, ducôté de l’île que forment les deux branches du Nil les plusgrandes, quelle variété de verdure ! quel émail de toutessortes de fleurs ! Quelle quantité prodigieuse de villes, debourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Sivous tournez les yeux de l’autre côté, en remontant versl’Éthiopie, combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puismieux comparer la verdure, de tant de campagnes arrosées par lesdifférents canaux de l’île, qu’à des émeraudes brillantesenchâssées dans de l’argent. N’est-ce pas la ville de l’univers laplus vaste, la plus peuplée et la plus riche que le grandCaire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics queparticuliers ! Si vous allez jusqu’aux pyramides, vous serezsaisis d’étonnement, vous demeurerez immobiles à l’aspect de cesmasses de pierres d’une grosseur énorme qui s’élèvent jusqu’auxcieux : vous serez obligés d’avouer qu’il faut que lesPharaons, qui ont employé à les construire tant de richesses ettant d’hommes, aient surpassé tous les monarques qui sont venusaprès eux non-seulement en Égypte, mais sur la terre même, enmagnificence et en invention, pour avoir laissé des monuments sidignes de leur mémoire. Ces monuments, si anciens que les savantsne sauraient convenir entre eux du temps qu’on les a élevés,subsistent encore aujourd’hui et dureront autant que les siècles.Je passe sous silence les villes maritimes du royaume d’Égypte,comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne sais combien denations vont chercher mille sortes de grains et de toiles et milleautres choses pour la commodité et les délices des hommes. Je vousen parle avec connaissance : j’y ai passé quelques années dema jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les plusagréables de ma vie. »

Scheherazade parlait ainsi lorsque la lumièredu jour, qui commençait à naître, vint frapper ses yeux. Elledemeura aussitôt dans le silence ; mais sur la fin de la nuitsuivante, elle reprit le fil de son discours de cettesorte :

CXXIX NUIT.

« Mes oncles n’eurent rien à répliquer àmon père, poursuivit le jeune homme de Moussoul, et demeurèrentd’accord de tout ce qu’il venait de dire du Nil, du Caire et detout le royaume d’Égypte. Pour moi, j’en eus l’imagination siremplie que je n’en dormis pas la nuit. Peu de temps après, mesoncles firent bien connaître eux-mêmes combien ils avaient étéfrappés du discours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tousensemble le voyage d’Égypte. Il accepta la proposition, et commeils étaient de riches marchands, ils résolurent de porter avec euxdes marchandises qu’ils y pussent débiter. J’appris qu’ilsfaisaient les préparatifs de leur départ : j’allai trouver monpère, je le suppliai les larmes aux yeux de me permettre del’accompagner, et de m’accorder un fonds de marchandises pour enfaire le débit moi-même. « Vous êtes encore trop jeune, medit-il, pour entreprendre le voyage d’Égypte : la fatigue enest trop grande, et de plus je suis persuadé que vous vous yperdriez. » Ces paroles ne m’ôtèrent pas l’envie de voyager.J’employai le crédit de mes oncles auprès de mon père, dont ilsobtinrent enfin que j’irais seulement jusqu’à Damas, où ils melaisseraient pendant qu’ils continueraient leur voyage jusqu’enÉgypte : « La ville de Damas, dit mon père, a aussi sesbeautés, et il faut qu’il se contente de la permission que je luidonne d’aller jusque-là. » Quelque désir que j’eusse de voirl’Égypte, après ce que je lui en avais ouï dire, il était mon père,je me soumis à sa volonté.

« Je partis donc de Moussoul avec mesoncles et lui. Nous traversâmes la Mésopotamie ; nous passâmesl’Euphrate, nous arrivâmes à Alep, où nous séjournâmes peu dejours, et de là nous nous rendîmes à Damas, dont l’abord me surprittrès-agréablement. Nous logeâmes tous dans un même khan : jevis une ville grande, peuplée, remplie de beau monde et très-bienfortifiée. Nous employâmes quelques jours à nous promener dans tousces jardins délicieux qui sont aux environs, comme nous le pouvonsvoir d’ici, et nous convînmes que l’on avait raison de dire queDamas était au milieu d’un paradis. Mes oncles enfin songèrent àcontinuer leur route : ils prirent soin auparavant de vendremes marchandises, ce qu’ils firent si avantageusement pour moi quej’y gagnai cinq cents pour cent : cette vente produisit unesomme considérable, dont je fus ravi de me voir possesseur.

« Mon père et mes oncles me laissèrentdonc à Damas et poursuivirent leur voyage. Après leur départ, j’eusune grande attention à ne pas dépenser mon argent inutilement. Jelouai néanmoins une maison magnifique : elle était toute demarbre, ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur ; elleavait un jardin où l’on voyait de très-beaux jets d’eau. Je lameublai, non pas à la vérité aussi richement que la magnificence dulieu le demandait, mais du moins assez proprement pour un jeunehomme de ma condition. Elle avait autrefois appartenu à un desprincipaux seigneurs de la ville nommé Modoun Abdalrahim, et elleappartenait alors à un riche marchand joaillier, à qui je n’enpayais que deux scherifs par mois. J’avais un assez grand nombre dedomestiques ; je vivais honorablement, je donnais quelquefoisà manger aux gens avec qui j’avais fait connaissance, etquelquefois j’allais manger chez eux. C’est ainsi que je passais letemps à Damas en attendant le retour de mon père : aucunepassion ne troublait mon repos, et le commerce des honnêtes gensfaisait mon unique occupation.

« Un jour, que j’étais assis à la portede ma maison et que je prenais le frais, une dame fort proprementhabillée, et qui paraissait fort bien faite, vint à moi et medemanda si je ne vendais pas des étoffes. En disant cela, elleentra dans le logis. »

En cet endroit, Scheherazade voyant qu’ilétait jour, se tut, et la nuit suivante elle reprit la parole dansces termes :

CXXX NUIT.

« Quand je vis, dit le jeune homme deMoussoul, que la dame était entrée dans ma maison, je me levai, jefermai la porte, et je la fis entrer dans une salle où je la priaide s’asseoir. « Madame, lui dis-je, j’ai eu des étoffes quiétaient dignes de vous être montrées, mais je n’en ai plusprésentement et j’en suis très-fâché. » Elle ôta le voile quilui couvrait le visage et fit briller à mes yeux une beauté dont lavue me fit sentir des mouvements que je n’avais point encoresentis. « Je n’ai pas besoin d’étoffes, me répondit-elle, jeviens seulement pour vous voir et passer la soirée avec vous sivous l’avez pour agréable : je ne vous demande qu’une légèrecollation. »

« Ravi d’une si bonne fortune, je donnaiordre à mes gens de nous apporter plusieurs sortes de fruits et desbouteilles de vin. Nous fûmes servis promptement, nous mangeâmes,nous bûmes, nous nous réjouîmes jusqu’à minuit : enfin jen’avais point encore passé de nuit si agréablement que je passaicelle-là. Le lendemain matin je voulus mettre dix scherifs dans lamain de la dame, mais elle la retira brusquement : « Jene suis pas venue vous voir, dit-elle, dans un esprit d’intérêt, etvous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l’argent devous, je veux que vous en receviez de moi, autrement je ne vousreverrai plus : » en même temps elle tira dix scherifs desa bourse et me força de les prendre. « Attendez-moi danstrois jours, me dit-elle, après le coucher du soleil. » À cesmots, elle prit congé de moi et je sentis qu’en partant elleemportait mon cœur avec elle.

« Au bout de trois jours, elle ne manquapas de revenir à l’heure marquée, et je ne manquai pas de larecevoir avec toute la joie d’un homme qui l’attendaitimpatiemment. Nous passâmes la soirée et la nuit comme la premièrefois, et le lendemain, en me quittant, elle promit de me revenirvoir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut pointpartir que je n’eusse reçu dix nouveaux scherifs.

« Étant revenue pour la troisième fois,et lorsque le vin nous eut échauffés tous deux, elle me dit :« Mon cher cœur, que pensez-vous de moi ? ne suis-je pasbelle et amusante ? – Madame, lui répondis-je, cette questionest assez inutile ; toutes les marques d’amour que je vousdonne doivent vous persuader que je vous aime ; je suis charméde vous voir et de vous posséder ; vous êtes ma reine, masultane ; vous faites tout le bonheur de ma vie. – Ah !je suis assurée, me dit-elle, que vous cesseriez de tenir celangage si vous aviez vu une dame de mes amies qui est plus jeuneet plus belle que moi ; elle a l’humeur si enjouée qu’elleferait rire les gens les plus mélancoliques. Il faut que je vousl’amène ici : je lui ai parlé de vous, et sur ce que je lui enai dit, elle meurt d’envie de vous voir. Elle m’a priée de luiprocurer ce plaisir ; mais je n’ai pas osé la satisfaire sansvous en avoir parlé auparavant. – Madame, repris-je, vous ferez cequ’il vous plaira, mais quelque chose que vous me puissiez dire devotre amie, je défie tous ses attraits de vous ravir mon cœur, quiest si fortement attaché à vous que rien n’est capable de l’endétacher. – Prenez-y bien garde, répliqua-t-elle, je vous avertisque je vais mettre votre amour à une étrange épreuve. »

« Nous en demeurâmes là, et le lendemain,en me quittant, au lieu de dix scherifs, elle m’en donna quinze,que je fus forcé d’accepter : « Souvenez-vous, medit-elle, que vous aurez dans deux jours une nouvelle hôtesse,songez à la bien recevoir ; nous viendrons à l’heureaccoutumée, après le coucher du soleil. » Je fis orner lasalle et préparer une belle collation pour le jour qu’ellesdevaient venir. »

Scheherazade s’interrompit en cet endroitparce qu’elle remarqua qu’il était jour. La nuit suivante, ellereprit la parole dans ces termes :

CXXXI NUIT.

Sire, le jeune homme de Moussoul continua deraconter son histoire au médecin juif : « J’attendis,dit-il, les deux dames avec impatience et elles arrivèrent enfin àl’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre, et sij’avais été surpris de la beauté de la première, j’eus sujet del’être bien davantage lorsque je vis son amie. Elle avait destraits réguliers, un visage parfait, un teint vif et des yeux sibrillants que j’en pouvais à peine soutenir l’éclat. Je laremerciai de l’honneur qu’elle me faisait et la suppliai dem’excuser si je ne la recevais pas comme elle le méritait.« Laissons là les compliments, me dit-elle, ce serait à moi àvous en faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenâtici ; mais puisque vous voulez bien me souffrir, quittons lescérémonies et ne songeons qu’à nous réjouir. »

« Comme j’avais donné ordre qu’on nousservit la collation d’abord que les dames seraient arrivées, nousnous mîmes bientôt à table. J’étais vis-à-vis de la nouvelle venue,qui ne cessait de me regarder en souriant. Je ne pus résister à sesregards vainqueurs et elle se rendit maîtresse de mon cœur sans queje pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de l’amour en m’eninspirant, et, loin de se contraindre, elle me dit des choses assezvives.

« L’autre dame qui nous observait, n’enfit d’abord que rire : « Je vous l’avais bien dit,s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous trouveriez monamie charmante, et je m’aperçois que vous avez déjà violé leserment que vous m’aviez fait de m’être fidèle. – Madame, luirépondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vousplaindre de moi si je manquais de civilité pour une dame que vousm’avez amenée et que vous chérissez : vous pourriez mereprocher l’une et l’autre que je ne saurais pas faire les honneursde la maison. »

« Nous continuâmes de boire ; mais àmesure que le vin nous échauffait, la nouvelle dame et moi nousnous agacions avec si peu de retenue que son amie en conçut unejalousie violente dont elle nous donna bientôt une marque bienfuneste. Elle se leva et sortit en nous disant qu’elle allaitrevenir ; mais peu de moments après, la dame qui était restéeavec moi changea de visage, il lui prit de grandes convulsions etenfin elle rendit l’âme entre mes bras, tandis que j’appelais dumonde pour m’aider à la secourir. Je sors aussitôt, je demandel’autre dame ; mes gens me dirent qu’elle avait ouvert laporte de la rue et qu’elle s’en était allée. Je soupçonnai alors,et rien n’était plus véritable, que c’était elle qui avait causé lamort de son amie. Effectivement, elle avait eu l’adresse et lamalice de mettre d’un poison très-violent dans la dernière tassequ’elle lui avait présentée elle-même.

« Je fus vivement affligé de cetaccident : « Que ferai-je ? dis-je alors enmoi-même ? Que vais-je devenir ? » Comme je crusqu’il n’y avait pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, àla clarté de la lune et sans bruit, une des grandes pièces demarbre dont la cour de ma maison était pavée, et fis creuser endiligence une fosse où ils enterrèrent le corps de la jeune dame.Après qu’on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit devoyage, avec tout ce que j’avais d’argent, et je fermai toutjusqu’à la porte de ma maison, que je scellai et cachetai de monsceau. J’allai trouver le marchand joaillier qui en étaitpropriétaire, je lui payai ce que je lui devais de loyer, avec uneannée d’avance, et lui donnant la clef, je le priai de me lagarder : « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige àm’absenter pour quelque temps : il faut que j’aille trouvermes oncles au Caire. » Enfin je pris congé de lui, et, dans lemoment, je montai à cheval et partis avec mes gens quim’attendaient. »

Le jour, qui commençait à paraître, imposasilence à Scheherazade en cet endroit. La nuit suivante, ellereprit son discours de cette sorte :

CXXXII NUIT.

« Mon voyage fut heureux, poursuivit lejeune homme de Moussoul : j’arrivai au Caire sans avoir faitaucune mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fortétonnés de me voir. Je leur dis pour excuse que je m’étais ennuyéde les attendre et que, ne recevant d’eux aucunes nouvelles, moninquiétude m’avait fait entreprendre ce voyage. Il me reçurent fortbien et promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pasmauvais gré d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai aveceux dans le même khan et vis tout ce qu’il y avait de beau à voirau Caire.

« Comme ils avaient achevé de vendreleurs marchandises, ils parlaient de s’en retourner à Moussoul, etils commençaient déjà à faire les préparatifs de leur départ ;mais n’ayant pas vu tout ce que j’avais envie de voir en Égypte, jequittai mes oncles et allai me loger dans un quartier fort éloignéde leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent partis. Ils mecherchèrent longtemps par toute la ville ; mais, ne metrouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égyptecontre la volonté de mon père m’avait obligé de retourner à Damassans leur en rien dire, et ils partirent dans l’espérance de m’yrencontrer et de me prendre en passant.

« Je restai donc au Caire après leurdépart, et j’y demeurai trois ans pour satisfaire pleinement lacuriosité que j’avais de voir toutes les merveilles de l’Égypte.Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de l’argent au marchandjoaillier en lui mandant de me conserver sa maison, car j’avaisdessein de retourner à Damas et de m’y arrêter encore quelquesannées. Il ne m’arriva point d’aventure au Caire qui mérite de vousêtre racontée, mais vous allez sans doute être fort surpris decelle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.

« En arrivant en cette ville, j’allaidescendre chez le marchand joaillier, qui me reçut avec joie et quivoulut m’accompagner lui-même jusque dans ma maison pour me fairevoir que personne n’y était entré pendant mon absence. En effet, lesceau était encore en son entier sur la serrure. J’entrai ettrouvai toutes choses dans le même état où je les avaislaissées.

« En nettoyant et en balayant la salle oùj’avais mangé avec les dames, un de mes gens trouva un collier d’oren forme de chaîne, où il y avait d’espace en espace dix perlestrès-grosses et très-parfaites ; il me l’apporta et je lereconnus pour celui que j’avais vu au cou de la jeune dame quiavait été empoisonnée. Je compris qu’il s’était détaché et qu’ilétait tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le regardersans verser des larmes en me souvenant d’une personne si aimable etque j’avais vue mourir d’une manière si funeste. Je l’enveloppai etle mis précieusement dans mon sein.

« Je passai quelques jours à me remettredes fatigues de mon voyage ; après quoi, je commençai à voirles gens avec qui j’avais fait autrefois connaissance. Jem’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et insensiblement jedépensai tout mon argent. Dans cette situation, au lieu de vendremes meubles, je résolus de me défaire du collier, mais je meconnaissais si peu en perles que je m’y pris fort mal, comme vousl’allez entendre.

« Je me rendis au bezestan, où tirant àpart un crieur, et lui montrant le collier, je lui dis que je levoulais vendre et que je le priais de le faire voir aux principauxjoailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou :« Ah ! la belle chose ! s’écria-t-il après l’avoirregardé longtemps avec admiration ; jamais nos marchands n’ontrien vu de si riche : je vais leur faire un grand plaisir, etvous ne devez pas douter qu’ils ne le mettent à un haut prix àl’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une boutique et il setrouva que c’était celle du propriétaire de ma maison.« Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôtvous apporter la réponse. »

« Tandis qu’avec beaucoup de secret ilalla de marchand en marchand montrer le collier, je m’assis près dujoaillier, qui fut bien aise de me voir, et nous commençâmes à nousentretenir de choses indifférentes. Le crieur revint ; et, meprenant en particulier, au lieu de me dire qu’on estimait lecollier pour le moins mille scherifs, il m’assura qu’on n’envoulait donner que cinquante : « C’est qu’on m’a dit,ajouta-t-il, que les perles étaient fausses ; voyez si vousvoulez le donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur saparole, et que j’avais besoin d’argent : « Allez, luidis-je, je m’en rapporte à ce que vous me dites et à ceux qui s’yconnaissent mieux que moi ; livrez-le et m’en apportezl’argent tout à l’heure. »

« Le crieur m’était venu offrir cinquantescherifs de la part du plus riche joaillier du bezestan, quin’avait fait cette offre que pour me sonder et savoir si jeconnaissais bien la valeur de ce que je mettais en vente. Ainsi, iln’eut pas plus tôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec luichez le lieutenant de police, à qui montrant le collier :« Seigneur, dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé, et levoleur, déguisé en marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposeren vente, et il est actuellement dans le bezestan. Il se contente,poursuivit-il, de cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deuxmille. Rien ne saurait mieux prouver que c’est unvoleur. »

« Le lieutenant de police m’envoyaarrêter sur-le-champ ; et, lorsque je fus devant lui, il medemanda si le collier qu’il tenait à la main n’était pas celui queje venais de mettre en vente au bezestan. Je lui répondis que oui.Et est-il vrai, reprit-il, que vous le vouliez livrer pourcinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Hébien ! dit-il alors d’un ton moqueur, qu’on lui donne labastonnade, il nous dira bientôt, avec son bel habit de marchand,qu’il n’est qu’un franc voleur : qu’on le batte jusqu’à cequ’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me fit faireun mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avais voléle collier, et aussitôt le lieutenant de police me fit couper lamain.

« Cela causa un grand bruit dans lebezestan, et je fus à peine de retour chez moi que je vis arriverle propriétaire de la maison : « Mon fils, me dit-il,vous paraissez un jeune homme si sage et si bien élevé !Comment est-il possible que vous ayez commis une action aussiindigne que celle dont je viens d’entendre parler ? Vousm’avez instruit vous-même de votre bien et je ne doute pas qu’il nesoit tel que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé del’argent ? je vous en aurais prêté ; mais après ce quivient d’arriver, je ne puis souffrir que vous logiez plus longtempsdans ma maison : prenez votre parti, allez chercher un autrelogement. » Je fus extrêmement mortifié de ces paroles :je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de me permettre derester encore trois jours dans sa maison, ce qu’il m’accorda.

« Hélas ! m’écriai-je, quel malheuret quel affront ! Oserai-je retourner à Moussoul ! Toutce que je pourrai dire à mon père sera-t-il capable de luipersuader que je suis innocent ! »

Scheherazade s’arrêta en cet endroit parcequ’elle vit paraître le jour. Le lendemain, elle continua cettehistoire dans ces termes :

CXXXIII NUIT.

« Trois jours après que ce malheur me futarrivé, dit le jeune homme de Moussoul, je vis avec étonnemententrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police, avec lepropriétaire de ma maison et le marchand qui m’avait accuséfaussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandaice qui les amenait ; mais, au lieu de me répondre, ils melièrent et garrottèrent en m’accablant d’injures et en me disantque le collier appartenait au gouverneur de Damas, qui l’avaitperdu depuis trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avaitdisparu. Jugez de l’état où je me trouvai en apprenant cettenouvelle. Je pris néanmoins ma résolution : « Je dirai lavérité au gouverneur, disais-je en moi-même, ce sera à lui de mepardonner ou de me faire mourir. »

« Lorsqu’on m’eut conduit devant lui, jeremarquai qu’il me regarda d’un œil de compassion et j’en tirai unbon augure. Il me fit délier, et puis, s’adressant au marchandjoaillier mon accusateur, et au propriétaire de ma maison :« Est-ce là, leur dit-il, l’homme qui a exposé en vente lecollier de perles ? » Ils ne lui eurent pas plus tôtrépondu que oui, qu’il dit : « je suis assuré qu’il n’apas volé le collier, et je suis fort étonné qu’on lui ai fait unesi grande injustice. » Rassuré par ces paroles :« Seigneur, m’écriai-je, je vous jure que je suis en effettrès-innocent. Je suis même persuadé que le collier n’a jamaisappartenu à mon accusateur, que je n’ai jamais vu, et dontl’horrible perfidie est cause qu’on m’a traité si indignement. Ilest vrai que j’ai confessé que j’avais fait ce vol ; mais j’aifait cet aveu contre ma conscience, pressé par les tourments, etpour une raison que je suis prêt à vous dire si vous avez la bontéde vouloir m’écouter. – J’en sais déjà assez, répliqua legouverneur, pour vous rendre tout à l’heure une partie de lajustice qui vous est due. Qu’on ôte d’ici, continua-t-il, le fauxaccusateur, et qu’il souffre le même supplice qu’il a fait souffrirà cet homme, dont l’innocence m’est connue. »

« On exécuta sur-le-champ l’ordre dugouverneur. Le marchand joaillier fut emmené et puni comme il leméritait. Après cela, le gouverneur ayant fait sortir tout lemonde, me dit : « Mon fils, racontez-moi sans crainte dequelle manière ce collier est tombé entre vos mains, et ne medéguisez rien. » Alors je lui découvris tout ce qui s’étaitpassé et lui avouai que j’avais mieux aimé passer pour un voleurque de révéler cette tragique aventure. « Grand Dieu !s’écria le gouverneur dès que j’eus achevé de parler, vos jugementssont incompréhensibles, et nous devons nous y soumettre sansmurmure ! Je reçois avec une soumission entière le coup dontil vous a plu de me frapper. » Ensuite m’adressant laparole : « Mon fils, me dit-il, après avoir écouté lacause de votre disgrâce, dont je suis très-affligé, je veux vousfaire aussi le récit de la mienne. Apprenez que je suis père de cesdeux dames dont vous venez de m’entretenir. »

En achevant ces derniers mots, Scheherazadevit paraître le jour. Elle interrompit sa narration, et, sur la finde la nuit suivante, elle la continua de cette manière :

CXXXIV NUIT.

Sire, dit-elle, voici le discours que legouverneur de Damas tint au jeune homme de Moussoul :« Mon fils, dit-il, sachez donc que la première dame qui a eul’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous, étaitl’aînée de toutes mes filles. Je l’avais mariée au Caire à un deses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; ellerevint chez moi corrompue par mille méchancetés qu’elle avaitapprises en Égypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morted’une manière si déplorable entre vos bras, était fort sage et nem’avait jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Sonaînée fit avec elle une liaison étroite et la rendit insensiblementaussi méchante qu’elle.

« Le jour qui suivit la mort de sacadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’endemandai des nouvelles à son aînée, qui était revenue aulogis ; mais, au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer siamèrement que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai dem’instruire de ce que je voulais savoir : « Mon père, merépondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose,sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier deperles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher mafille par toute la ville ; mais je ne pus rien apprendre deson malheureux destin. Cependant l’aînée, qui se repentait sansdoute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer lamort de sa sœur ; elle se priva même de toute nourriture etmit fin par là à ses déplorables jours.

« Voilà, continua le gouverneur, quelleest la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquelsils sont exposés. Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommestous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nousabandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage unetroisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurset ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus debeauté qu’elles n’en ont eu, et je puis vous assurer qu’elle estd’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autremaison que la mienne, et, après ma mort, vous serez, vous et elle,mes seuls héritiers. – Seigneur, lui dis-je, je suis confus detoutes vos bontés et je ne pourrai jamais vous en marquer assez dereconnaissance. – Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas letemps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler destémoins et dresser un contrat de mariage ; ensuite j’épousaisa fille sans cérémonie.

« Il ne se contenta pas d’avoir faitpunir le marchand joaillier qui m’avait faussement accusé, il fitconfisquer à mon profit tous ses biens, qui sonttrès-considérables ; enfin, depuis que vous venez chez legouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suisauprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mesoncles en Égypte, exprès pour m’y chercher, ayant en passantdécouvert que j’étais en cette ville, me remit hier une lettre deleur part. Ils me mandent la mort de mon père et m’invitent à allerrecueillir sa succession à Moussoul ; mais, comme l’allianceet l’amitié du gouverneur m’attachent à lui, et ne me permettentpas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès avec une procurationpour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vousvenez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité queje vous ai faite durant le cours de ma maladie, en vous présentantla main gauche au lieu de la droite. »

« Voilà, dit le médecin juif au sultan deCasgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai àDamas tant que le gouverneur vécut. Après sa mort, comme j’étais àla fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourustoute la Perse et allai dans les Indes, et enfin je suis venum’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur laprofession de médecin. »

Le sultan de Casgar trouva cette dernièrehistoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au juif, que ce quetu viens de me raconter est extraordinaire ; mais,franchement, l’histoire du bossu l’est encore davantage et bienplus réjouissante ; ainsi n’espère pas que je te donne la vie,non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tousquatre. – Attendez, de grâce, sire, s’écria le tailleur ens’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisquevotre majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à luiconter ne lui déplaira pas. – Je veux bien t’écouter aussi, lui ditle sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, àmoins que tu ne me dises quelque aventure plus divertissante quecelle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr deson fait, prit la parole avec confiance et commença son discoursdans ces termes :

HISTOIRE QUE RACONTA LE TAILLEUR.

« Sire, un bourgeois de cette ville mefit l’honneur, il y a deux jours, de m’inviter à un festin qu’ildonnait hier matin à ses amis : je me rendis chez lui detrès-bonne heure et j’y trouvai environ vingt personnes.

« Nous n’attendions plus que le maître dela maison, qui était sorti pour quelque affaire, lorsque nous levîmes arriver accompagné d’un jeune étranger très-proprementhabillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous, levâmes tous, et,pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune hommede s’asseoir avec nous sur le sofa. Il était prêt à le fairelorsque, apercevant un barbier qui était de notre compagnie, il seretira brusquement en arrière et voulut sortir. Le maître de lamaison, surpris de son action, l’arrêta : « Oùallez-vous ? lui dit-il ; je vous amène avec moi pour mefaire l’honneur d’être d’un festin que je donne à mes amis, et àpeine êtes-vous entré que vous voulez sortir ? – Seigneur,répondit le jeune homme, au nom de Dieu, je vous supplie de ne pasme retenir et de permettre que je m’en aille. Je ne puis voir sanshorreur cet abominable barbier que voilà : quoiqu’il soit nédans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas deressembler à un Éthiopien ; mais il a l’âme encore plus noireet plus horrible que le visage. »

Le jour, qui parut en cet endroit, empêchaScheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais la nuitsuivante elle reprit ainsi sa narration :

CXXXV NUIT.

« Nous demeurâmes tous fort surpris de cediscours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir unetrès-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étrangeravait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmesmême que nous ne souffririons point à notre table un homme dont onnous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison prial’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr lebarbier. « Mes seigneurs, nous dit alors le jeune homme, voussaurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux et qu’ilm’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ;c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où ilserait, et de ne pas demeurer même dans une ville où ildemeurerait : c’est pour cela que je suis sorti de Bagdad, oùje le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venirm’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme enun endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant,contre mon attente, je le trouve ici ; cela m’oblige, messeigneurs, à me priver malgré moi de l’honneur de me divertir avecvous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’allercoucher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s’offrir àma vue. » En achevant ces paroles, il voulut nousquitter ; mais le maître du logis le retint encore, le suppliade demeurer avec nous et de nous raconter la cause de l’aversionqu’il avait pour le barbier, qui pendant tout ce temps-là avait lesyeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières àcelles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant ànos instances, s’assit sur le sofa et nous raconta ainsi sonhistoire, après avoir tourné le dos au barbier, de peur de levoir :

« Mon père tenait dans la ville de Bagdadun rang à pouvoir aspirer aux premières charges, mais il préfératoujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvaitmériter. Il n’eut que moi d’enfant, et quand il mourut j’avais déjàl’esprit formé et j’étais en âge de disposer des grands biens qu’ilm’avait laissés. Je ne les dissipai point follement, j’en fis unusage qui m’attira l’estime de tout le monde.

« Je n’avais point encore eu depassion ; et, loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai,peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le commerce desfemmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir devant moiune grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer,j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais et jem’assis sur un banc près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’unefenêtre où il y avait un vase de très-belles fleurs, et j’avais lesyeux attachés dessus lorsque la fenêtre s’ouvrit. Je vis paraîtreune jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeuxsur moi, et, en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blancheque l’albâtre, elle me regarda avec un sourire qui m’inspira autantd’amour pour elle que j’avais eu d’aversion jusque là pour toutesles femmes. Après avoir arrosé ses fleurs et m’avoir lancé unregard plein de charmes qui acheva de me percer le cœur, ellereferma sa fenêtre et me laissa dans un trouble et dans un désordreinconcevable.

« J’y serais demeuré bien longtemps si lebruit que j’entendis dans la rue ne m’eût pas fait rentrer enmoi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’était lepremier cadi de la ville, monté sur une mule et accompagné de cinqou six de ses gens. Il mit pied à terre à la porte de la maisondont la jeune dame avait ouvert une fenêtre ; il y entra, cequi me fit juger qu’il était son père.

« Je revins chez moi dans un état biendifférent de celui où j’étais lorsque j’en étais sorti, agité d’unepassion d’autant plus violente que je n’en avais jamais sentil’atteinte. Je me mis au lit avec une grosse fièvre qui répanditune grande affliction dans mon domestique. Mes parents, quim’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent endiligence et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, queje me gardai bien de leur dire. Mon silence leur causa uneinquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils neconnaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leursremèdes au lieu de diminuer.

« Mes parents commençaient à désespérerde ma vie lorsqu’une vieille dame de leur connaissance, informée dema maladie, arriva ; elle me considéra avec beaucoupd’attention, et, après m’avoir bien examiné, elle connut, je nesais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit enparticulier, les pria de la laisser seule avec moi et de faireretirer tous mes gens.

« Tout le monde étant sorti de lachambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Monfils ? me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent àcacher la cause de votre mal, mais je n’ai pas besoin que vous mela déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer cesecret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit quec’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votreguérison, pourvu que vous me fassiez connaître qui est l’heureusedame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ;car vous avez la réputation de ne pas aimer les dames, et je n’aipas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce quej’avais prévu est arrivé, et je suis ravie de trouver l’occasiond’employer mes talents à vous tirer de peine. »

Mais, sire, dit la sultane Scheherazade en cetendroit, je vois qu’il est jour. Schahriar se leva aussitôt, fortimpatient d’entendre la suite d’une histoire dont il avait écoutéle commencement avec plaisir.

CXXXVI NUIT.

Sire, dit le lendemain Scheherazade, le jeunenomme boiteux poursuivant son histoire : « La vieilledame, dit-il, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre maréponse ; mais quoiqu’il eût fait sur moi beaucoupd’impression, je n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je metournai seulement du côté de la dame et poussai un grand soupir,sans lui rien dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vousempêche de parler, ou si c’est manque de confiance en moi ?Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrais vous citerune infinité de jeunes gens de votre connaissance qui ont été dansla même peine que vous et que j’ai soulagés. »

« Enfin, la bonne dame me dit tantd’autres choses encore que je rompis le silence. Je lui déclaraimon mal, je lui appris l’endroit où j’avais vu l’objet qui lecausait et lui expliquai toutes les circonstances de monaventure : « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vousme procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante et del’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvezcompter sur ma reconnaissance. – Mon fils, me répondit la vieilledame, je connais la personne dont vous me parlez : elle est,comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cetteville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez. C’est la plusbelle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui mechagrine, elle est très-fière et d’un très-difficile accès. Voussavez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer lesdures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte sigênante : ils le sont encore davantage à les observereux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est luiseul plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils nefont que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de semontrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues, pour laplupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour seconduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pasabsolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ;mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grandsobstacles à vaincre de son côté que de celui de son père. Plût àDieu que vous aimassiez quelque autre dame, je n’aurais pas tant dedifficultés à surmonter que j’en prévois. J’y emploierai néanmoinstout mon savoir-faire, mais il faudra du temps pour y réussir.Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de laconfiance en moi. »

« La vieille me quitta, et comme je mereprésentai vivement tous les obstacles dont elle venait de meparler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans sonentreprise augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lussur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à m’annoncer. Eneffet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pastrompée, j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père.Vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amourpour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veutpas leur donner le moindre soulagement ; elle m’a écoutée avecplaisir tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous faitsouffrir, mais d’abord que j’ai seulement ouvert la bouche pourl’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’adit en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bienhardie de me faire cette proposition ; je vous défends de merevoir jamais si vous voulez me tenir de pareilsdiscours. »

« Que cela ne vous afflige pas,poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter, et, pourvuque la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à boutde mon dessein. » Pour abréger ma narration, dit le jeunehomme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encoreinutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fièreennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus irrita mon mal à unpoint que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étais doncregardé comme un homme qui n’attendait que la mort, lorsque lavieille me vint donner la vie.

« Afin que personne ne l’entendit, elleme dit à l’oreille : « Songez au présent que vous avez àme faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. » Cesparoles produisirent un effet merveilleux : je me levai surmon séant et lui répondis avec transport : « Le présentne vous manquera pas, qu’avez-vous à me dire ? – Mon cherseigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt leplaisir de vous voir en parfaite santé et fort content de moi. Hierlundi j’allai chez la dame que vous aimez et je la trouvai en bonnehumeur. Je pris d’abord un visage triste, je poussai de profondssoupirs en abondance et laissai couler quelques larmes. « Mabonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoiparaissez-vous si affligée ? – Hélas ! ma chère ethonorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneurde qui je vous parlais l’autre jour : c’en est fait, il vaperdre la vie pour l’amour de vous ; c’est un grand dommage,je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part. – Je nesais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de samort. Comment puis-je y contribuer ? – Comment ? luirepartis-je. Hé ! ne vous disais-je pas l’autre jour qu’ilétait assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pourarroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté,ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ;depuis ce moment, il languit, et son mal s’est tellement augmentéqu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai l’honneur de vousdire. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,parce qu’elle vit paraître le jour. La nuit suivante, ellepoursuivit en ces termes l’histoire du jeune boiteux deBagdad :

CXXXVII NUIT.

Sire, la vieille dame continuant de rapporterau jeune homme malade d’amour l’entretien qu’elle avait eu avec lafille du cadi : « Vous vous souvenez bien, madame,ajoutai-je, avec quelle rigueur vous me traitâtes dernièrement,lorsque je voulus vous parler de sa maladie et vous proposer unmoyen de le délivrer du danger où il était. Je retournai chez luiaprès vous avoir quittée, et il ne connut pas plus tôt en mevoyant, que je ne lui apportais pas une réponse favorable, que sonmal en redoubla. Depuis ce temps-là, madame, il est prêt à perdrela vie, et je ne sais si vous pourriez la lui sauver quand vousauriez pitié de lui. »

« Voilà ce que je lui dis, ajouta lavieille. La crainte de votre mort l’ébranla et je vis son visagechanger de couleur : « Ce que vous me racontez, dit-elle,est-il bien vrai, et n’est-il effectivement malade que pour l’amourde moi ? – Ah ! madame, repartis-je, cela n’est que tropvéritable : plût à Dieu que cela fût faux ! – Hé !croyez-vous, reprit-elle, que l’espérance de me voir et de meparler pût contribuer à le tirer du péril où il est ? –Peut-être bien, lui dit-je, et si vous me l’ordonnez j’essaierai ceremède. – Hé bien ! répliqua-t-elle en soupirant, faites-luidonc espérer qu’il me verra, mais il ne faut pas qu’il s’attende, àd’autres faveurs à moins qu’il n’aspire à m’épouser et que mon pèrene consente à ce mariage. – Madame, m’écriai-je, vous avez bien dela bonté ! je vais trouver ce jeune seigneur et lui annoncerqu’il aura le plaisir de vous entretenir. – Je ne vois pas un tempsplus commode à lui faire cette grâce, dit-elle, que vendrediprochain, pendant que l’on fera la prière de midi. Qu’il observequand mon père sera sorti pour y aller et qu’il vienne aussitôt seprésenter devant la maison, s’il se porte assez bien pour cela. Jele verrai arriver par ma fenêtre et je descendrai pour lui ouvrir.Nous nous entretiendrons durant le temps de la prière, et il seretirera avant le retour de mon père. »

« Nous sommes au mardi, continua lavieille, vous pouvez jusqu’à vendredi reprendre vos forces et vousdisposer à cette entrevue. » À mesure que la bonne dameparlait, je sentais diminuer mon mal, ou plutôt je me trouvai guérià la fin de son discours. « Prenez, lui dis-je, en lui donnantma bourse qui était toute pleine ; c’est à vous seule que jedois ma guérison ; je tiens cet argent mieux employé que celuique j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me tourmenterpendant ma maladie. »

« La dame m’ayant quitté, je me sentisassez de force pour me lever. Mes parents, ravis de me voir en sibon état, me firent des compliments et se retirèrent chez eux.

« Le vendredi matin, la vieille arrivadans le temps que je commençais à m’habiller et que je choisissaisl’habit le plus propre de ma garde-robe. « Je ne vous demandepas, me dit-elle, comment vous vous portez ; l’occupation oùje vous vois me fait assez connaître ce que je dois penserlà-dessus : mais ne vous baignerez-vous pas avant que d’allerchez le premier cadi ? – Cela consumerait trop de temps, luirépondis-je ; je me contenterai de faire venir un barbier etde me faire raser la tête et la barbe. » Aussitôt j’ordonnai àun de mes esclaves d’en chercher un qui fût habile dans saprofession et fort expéditif.

« L’esclave m’amena ce malheureux barbierque vous voyez, qui me dit après m’avoir salué :« Seigneur, il paraît à votre visage que vous ne vous portezpas bien. » Je lui répondis que je sortais d’une maladie.« Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutessortes de maux et que sa grâce vous accompagne toujours. –J’espère, lui répliquai-je, qu’il exaucera ce souhait, dont je voussuis fort obligé. – Puisque vous sortez d’une maladie, dit-il, jeprie Dieu qu’il vous conserve la santé ; dites-moiprésentement de quoi il s’agit : j’ai apporté mes rasoirs etmes lancettes, souhaitez-vous que je vous rase ou que je vous tiredu sang ? – Je viens de vous dire, repris-je, que je sors demaladie, et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir quepour me raser ; dépêchez-vous et ne perdons pas le temps àdiscourir, car je suis pressé, et l’on m’attend à midiprécisément. »

Scheherazade se tut en achevant ces paroles, àcause du jour qui paraissait. Le lendemain, elle reprit sondiscours de cette sorte :

CXXXVIII NUIT.

« Le barbier, dit le jeune boiteux deBagdad, employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et àpréparer ses rasoirs : au lieu de mettre de l’eau dans sonbassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit dema chambre, et alla au milieu de la cour d’un pas grave prendre lahauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et enrentrant : « Vous serez bien aise, seigneur, me dit-il,d’apprendre que nous sommes aujourd’hui au vendredi dix-huitième dela lune de Safar, de l’an 653, depuis la retraite de notre grandprophète de la Mecque à Médine, et de l’an 7320, de l’époque dugrand Iskender aux deux cornes ; et que la conjonction de Marset de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleurtemps qu’aujourd’hui à l’heure qu’il est pour vous faire raser.Mais, d’un autre côté, cette même conjonction est d’un mauvaisprésage pour vous. Elle m’apprend que vous courez en ce jour ungrand danger ; non pas véritablement de perdre la vie, maisd’une incommodité qui vous durera le reste de vos jours ; vousdevez m’être obligé de l’avis que je vous donne de prendre garde àce malheur ; je serais fâché qu’il vous arrivât. »

« Jugez, mes seigneurs, du dépit quej’eus d’être tombé entre les mains d’un barbier si babillard et siextravagant : quel fâcheux contretemps pour un amant qui sepréparait à un rendez-vous ! j’en fus choqué. « Je memets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vosprédictions : je ne vous ai point appelé pour vous consultersur l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser :ainsi, rasez-moi ou vous retirez, que je fasse venir un autrebarbier. »

« Seigneur, me répondit-il avec un flegmeà me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre encolère ? Savez-vous bien que tous les barbiers ne meressemblent pas, et que vous n’en trouveriez pas un pareil quandvous le feriez faire exprès ? Vous n’avez demandé qu’unbarbier, et vous avez en ma personne le meilleur barbier de Bagdad,un médecin expérimenté, un chimiste très-profond, un astrologue quine se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien,un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie,dans l’arithmétique, dans l’astronomie et dans tous lesraffinements de l’algèbre, un historien qui sait l’histoire de tousles royaumes de l’univers. Outre cela, je possède toutes lesparties de la philosophie. J’ai dans ma mémoire toutes nos lois ettoutes nos traditions. Je suis poète, architecte ; mais que nesuis-je pas ? Il n’y a rien de caché pour moi dans la nature.Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmestoutes les fois que je pense à lui, était bien persuadé de monmérite : il me chérissait, me caressait, et ne cessait de meciter dans toutes les compagnies où il se trouvait, comme lepremier homme du monde : je veux, par reconnaissance et paramitié pour lui, m’attacher à vous, vous prendre sous maprotection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astrespourront vous menacer. »

« À ce discours, malgré ma colère, je nepus m’empêcher de rire. « Aurez-vous donc bientôt achevé,babillard importun ? m’écriai-je, et voulez-vous commencer àme raser ? »

En cet endroit Scheherazade cessa depoursuivre l’histoire du boiteux de Bagdad, parce qu’elle aperçutle jour ; mais la nuit suivante elle en reprit ainsi lasuite :

CXXXIX NUIT.

Le jeune boiteux continuant sonhistoire : « Seigneur, me répliqua le barbier, vous mefaites une injure en m’appelant babillard : tout le monde, aucontraire, me donne l’honorable titre de silencieux. J’avais sixfrères que vous auriez pu avec raison appeler babillards, et afinque vous les connaissiez, l’aîné se nommait Bacbouc, le secondBakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquièmeAlnaschar, et le sixième Schacabac. C’étaient des discoureursimportuns ; mais moi qui suis leur cadet, je suis grave etconcis dans mes discours. »

« De grâce, mes seigneurs, mettez-vous àma place : quel parti pouvais-je prendre en me voyant sicruellement assassiné ? « Donnez-lui trois pièces d’or,dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de mamaison ; qu’il s’en aille et me laisse en repos ; je neveux plus me faire raser aujourd’hui. – Seigneur, me dit alors lebarbier, qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce discours ?Ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher, c’est vous qui m’avezfait venir ; et cela étant ainsi, je jure, foi de musulman,que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Sivous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n’est pas ma faute. Feumonsieur votre père me rendait plus de justice. Toutes les foisqu’il m’envoyait quérir pour lui tirer du sang, il me faisaitasseoir auprès de lui, et alors c’était un charme d’entendre lesbelles choses dont je l’entretenais. Je le tenais dans uneadmiration continuelle ; je l’enlevais, et quand j’avaisachevé : « Ah ! s’écriait-il, vous êtes une sourceinépuisable de sciences ! personne n’approche de la profondeurde votre savoir. – Mon cher seigneur, lui répondais-je, vous mefaites plus d’honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chose debeau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous avez labonté de me donner : ce sont vos libéralités qui m’inspirenttoutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Unjour qu’il était charmé d’un discours admirable que je venais delui faire :

« Qu’on lui donne, dit-il, cent piècesd’or, et qu’on le revêtisse d’une de mes plus riches robes. »Je reçus ce présent sur-le-champ ; aussitôt je tirai sonhoroscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussaimême encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sangavec les ventouses. »

« Il n’en demeura pas là : il enfilaun autre discours qui dura une grosse demi-heure. Fatigué del’entendre et chagrin de voir que le temps s’écoulait sans que j’enfusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. « Non,m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde un autrehomme qui se fasse comme vous un plaisir de faire enrager lesgens. »

La clarté du jour, qui se faisait voir dansl’appartement de Schahriar, obligea Scheherazade à s’arrêter en cetendroit. Le lendemain elle continua son récit de cettemanière :

CXL NUIT.

« Je crus, dit le jeune boiteux deBagdad, que je réussirais mieux en prenant le barbier par ladouceur. « Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vosbeaux discours, et m’expédiez promptement ; une affaire de ladernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’aidéjà dit. » À ces mots il se mit à rire : « Ceserait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeuraittoujours dans la même situation, si nous étions toujours sages etprudents : je veux croire néanmoins que si vous vous êtes misen colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changementdans votre humeur : c’est pourquoi vous avez besoin dequelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivrel’exemple de votre père et de votre aïeul. Ils venaient meconsulter dans toutes leurs affaires, et je puis dire sans vanitéqu’ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, onne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend si l’on n’arecours aux avis des personnes éclairées : on ne devient pointhabile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habilehomme ; je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à mecommander. »

– « Je ne puis donc gagner sur vous,interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours, quin’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête et qu’à m’empêcher deme trouver où j’ai affaire ? Rasez-moi donc, ouretirez-vous. » En disant cela, je me levai de dépit enfrappant du pied contre terre.

« Quand il vit que j’étais fâché tout debon : « Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas, nousallons commencer. » Effectivement, il me lava la tête et semit à me raser ; mais il ne m’eut pas donné quatre coups derasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vousêtes prompt ; vous devriez vous abstenir de ces emportementsqui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez dela considération pour moi à cause de mon âge, de ma science et demes vertus éclatantes. »

– Continuez de me raser, lui dis-je enl’interrompant encore, et ne parlez plus. – C’est-à-dire,reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse ; jevais parier que je ne me trompe pas. – Et il y a deux heures, luirepartis-je, que je vous le dis. Vous devriez déjà m’avoir rasé. –Modérez votre ardeur, répliqua-t-il ; vous n’avez peut-êtrepas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait leschoses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Jevoudrais que vous me dissiez quelle est cette affaire qui vouspresse si fort, je vous en dirais mon sentiment : vous avez dutemps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi et qu’il nesera midi que dans trois heures. – Je ne m’arrête point à cela, luidis-je ; les gens d’honneur et de parole préviennent le tempsqu’on leur a donné. Mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant àraisonner avec vous je tombe dans les défauts des barbiersbabillards ; achevez vite de me raser. »

« Plus je témoignais d’empressement, etmoins il en avait à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre sonastrolabe, puis, laissant son astrolabe, il reprit sonrasoir. ».

Scheherazade voyant paraître le jour, garda lesilence. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoirecommencée :

CXLI NUIT.

« Le barbier, continua le jeune boiteux,quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, etme laissa à demi rasé pour aller voir quelle heure il étaitprécisément. Il revint : « Seigneur, me dit-il, je savaisbien que je ne me trompais pas : il y a encore trois heuresjusqu’à midi ; j’en suis assuré, ou toutes les règles del’astronomie sont fausses. – Juste ciel ! m’écriai-je, mapatience est à bout, je n’y puis plus tenir. Maudit barbier,barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, etque je ne t’étrangle ! – Doucement, monsieur, me dit-il d’unair froid, sans s’émouvoir de mon emportement ; vous necraignez pas de retomber malade ; ne vous emportez pas, vousallez être servi dans un moment. » En disant ces paroles ilremit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’ilrepassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, etrecommença de me raser ; mais en me rasant il ne puts’empêcher de parler : « Si vous vouliez, seigneur, medit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi,je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouverbien. » Pour le contenter, je lui dis que des amism’attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi duretour de ma santé.

« Quand le barbier entendit parler derégal : « Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous lesautres ! s’écria-t-il ; vous me faites souvenir quej’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chezmoi : je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucunpréparatif. – Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je ;quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pasd’être toujours bien garni. Je vous fais présent de tout ce qui s’ytrouvera ; je vous ferai même donner du vin tant que vous envoudrez ; car j’en ai d’excellent dans ma cave : mais ilfaut que vous acheviez promptement de me raser ; etsouvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présentspour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous fairetaire. »

« Il ne se contenta pas de la parole queje lui donnais : « Dieu vous récompense !s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; maismontrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il yaura de quoi bien régaler mes amis. Je veux qu’ils soient contentsde la bonne chère que je leur ferai. – J’ai, lui dis-je, un agneau,six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatreentrées. » Je donnai ordre à un esclave d’apporter tout celasur-le-champ avec quatre grandes cruches de vin. « Voilà quiest bien, reprit le barbier ; mais il faudrait des fruits etde quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner cequ’il demandait : il cessa de me raser pour examiner chaquechose l’une après l’autre ; et comme cet examen dura prèsd’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avais beaupester et enrager, le bourreau ne s’empressait pas davantage. Ilreprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments ; puis,s’arrêtant tout à coup : « Je n’aurais jamais cru,seigneur, me dit-il, que vous fussiez libéral ; je commence àconnaître que feu monsieur votre père revit en vous. Certes, je neméritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure quej’en conserverai une éternelle reconnaissance ; car, seigneur,afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de lagénérosité des honnêtes gens comme vous ; en quoi je ressembleà Zantout, qui frotte le monde au bain, à Sali qui vend des poischiches grillés par les rues, à Salout qui vend des fèves, àAkerscha qui vend des herbes, à Abou Mekarès qui arrose les ruespour abattre la poussière, et à Cassem de la garde du calife. Tousces gens-là n’engendrent point de mélancolie : ils ne sont nifâcheux, ni querelleurs ; plus contents de leur sort que lecalife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts àchanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danseparticulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ;mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pasgrands parleurs, non plus que votre esclave, qui a l’honneur devous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse deZantout qui frotte le monde au bain : regardez-moi, et voyezsi je sais bien l’imiter. »

Scheherazade n’en dit pas davantage, parcequ’elle remarqua qu’il était jour. Le lendemain elle poursuivit sanarration dans ces termes :

CXLII NUIT.

« Le barbier chanta la chanson et dansala danse de Zantout, continua le jeune boiteux ; et, quoiqueje pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessapas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés.Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, jevais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; si vousm’en croyez, vous serez des nôtres, et vous laisserez là vos amis,qui sont peut-être de grands parleurs qui ne feront que vousétourdir par leurs ennuyeux discours, et vous faire retomber dansune maladie pire que celle dont vous sortez ; au lieu que chezmoi vous n’aurez que du plaisir. »

« Malgré ma colère, je ne pus m’empêcherde rire de ses folies. Je voudrais, lui dis-je, n’avoir pas àfaire, j’accepterais la proposition que vous me faites, j’irais debon cœur me réjouir avec vous ; mais je vous prie de m’endispenser, je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai pluslibre un autre jour, et nous ferons cette partie : achevez deme raser, et hâtez-vous de vous en retourner ; vos amis sontdéjà, peut-être, dans votre maison. – Seigneur, reprit-il, ne merefusez pas la grâce que je vous demande, venez vous réjouir avecla bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé unefois avec ces gens-là, vous en seriez si content que vousrenonceriez pour eux à vos amis. – Ne parlons plus de cela, luirépondis-je, je ne puis être de votre festin. »

« Je ne gagnai rien par la douceur.« Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua lebarbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous.Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ; mes amismangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussitôt, je neveux pas commettre l’incivilité de vous laisser aller seul ;vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. –Ciel ! m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivreraujourd’hui d’un homme si fâcheux ? Au nom du grand Dieuvivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ; alleztrouver vos amis, buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi laliberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pasbesoin que personne m’accompagne ; aussi bien, il faut que jevous l’avoue, le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiezêtre reçu ; on n’y veut que moi. – Vous vous moquez, seigneur,repartit-il ; si vos amis vous ont convié à un festin, quelleraison peut vous empêcher de me permettre de vousaccompagner ? vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leurmener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui saitdivertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiezdire, la chose est résolue ; je vous accompagnerai malgrévous. »

« Ces paroles, mes seigneurs, me jetèrentdans un grand embarras. « Comment me déferai-je de ce mauditbarbier ? disais-je en moi-même. Si je m’obstine à lecontredire, nous ne finirons point notre contestation. »D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà, pour la première fois,à la prière de midi, et qu’il était temps de partir : ainsi jepris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentirqu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser, et cela étantfait, je lui dis : « Prenez quelques-uns de mes gens pouremporter avec vous ces provisions, et revenez ; je vousattends : je ne partirai pas sans vous. »

« Il sortit enfin, et j’achevaipromptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour ladernière fois, je me hâtai de me mettre en chemin ; mais lemalicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s’étaitcontenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et deles voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de rue pourm’observer et me suivre : en effet, quand je fus arrivé à laporte du cadi, je me retournai, et l’aperçus à l’entrée de larue ; j’en eus un chagrin mortel.

« La porte du cadi était à demi,ouverte ; et en entrant je vis la vieille dame quim’attendait, et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à lachambre de la jeune dame dont j’étais amoureux ; mais à peinecommençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans larue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers dela jalousie que c’était le cadi son père qui revenait déjà de laprière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbierassis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame.

« J’eus alors deux sujets decrainte : l’arrivée du cadi et la présence du barbier. Lajeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père nemontait à sa chambre que très-rarement, et que, comme elle avaitprévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé aumoyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion dumalheureux barbier me causait une grande inquiétude, et vous allezvoir que cette inquiétude n’était pas sans fondement.

« Dès que le cadi fut rentré chez lui, ildonna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avait mérité.L’esclave poussait de grands cris qu’on entendait dans larue ; le barbier crut que c’était moi qui criais et qu’onmaltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des crisépouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur satête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à luiaussitôt ; on lui demande ce qu’il a, et quel secours on peutlui donner. « Hélas ! s’écria-t-il, on assassine monmaître, mon cher patron ; » et, sans rien dire davantage,il court chez moi, en criant toujours de même, et revient suivi detous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureurqui n’est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclavepour voir ce que c’était ; mais l’esclave, tout effrayé,retourne vers son maître : « Seigneur, dit-il, plus dedix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencentà enfoncer la porte. »

Le cadi courut aussitôt lui-même, ouvrit laporte, et demanda ce qu’on lui voulait. Sa présence vénérable neput inspirer du respect à mes gens, qui lui direntinsolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel sujetavez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-ilfait ? – Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoiaurais-je assassiné votre maître, que je ne connais pas et qui nem’a point offensé ? voilà ma maison ouverte, entrez, voyez,cherchez. – Vous lui avez donné la bastonnade, dit lebarbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. – Maisencore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maîtrepour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ?Est-ce qu’il est dans ma maison ? et s’il y est, comment yest-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit ? – Vous ne m’enferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi,repartit le barbier ; je sais bien ce que je dis. Votre filleaime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maisonpendant la prière du midi ; vous en avez sans doute étéaverti, vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et luiavez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vousn’aurez pas fait cette méchante action impunément : le califeen sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-lesortir, et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entreret vous l’arracher, à votre honte. – Il n’est pas besoin de tantparler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat ; si ceque vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et qu’à lechercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pasachevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans lamaison comme des furieux, et se mirent à me chercherpartout. »

Scheherazade, en cet endroit, ayant aperçu lejour, cessa de parler. Schahriar se leva en riant du zèle indiscretdu barbier, et fort curieux de savoir ce qui s’était passé dans lamaison du cadi, et par quel accident le jeune homme pouvait êtredevenu boiteux. La sultane satisfit sa curiosité le lendemain, etreprit la parole dans ces termes :

CXLIII NUIT.

Le tailleur continua de raconter au sultan deCasgar l’histoire qu’il avait commencée : « Sire, dit-il,le jeune boiteux poursuivit ainsi : Comme j’avais entendu toutce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour mecacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, oùje me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoirfureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j’étais.Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et dès qu’il m’eut aperçu, leprit, le chargea sur sa tête et l’emporta. Il descendit d’unescalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, etenfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, lecoffre vint à s’ouvrir par malheur, et alors ne pouvant souffrir lahonte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace quinous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation,que je me blessai à la jambe de manière que je suis demeuré boiteuxdepuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal, et nelaissai pas de me relever pour me dérober à la risée du peuple parune prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argentdont ma bourse était pleine ; et tandis qu’il s’occupait à lesramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais lemaudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour medébarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en mecriant de toute sa force : « Arrêtez !Seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviezcombien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous afait, à vous qui êtes si généreux, et à qui nous avons tantd’obligation, mes amis et moi ! Ne vous l’avais-je pas biendit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloirpas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivépar votre faute : et si de mon côté je ne m’étais pas obstinéà vous suivre pour voir où vous alliez, que seriez-vousdevenu ? Où allez-vous donc, seigneur ?Attendez-moi. »

« C’est ainsi que le malheureux barbierparlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoircausé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulaitencore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage oùj’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; maisje n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Jepris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix melivrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient auxportes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour meregarder, j’entrai dans un khan[50] dont leconcierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruitl’avait attiré : « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moila grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Ilme le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sanspeine, car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne seretira qu’après lui avoir dit mille injures ; et jusqu’à cequ’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceuxqu’il rencontra le grand service qu’il prétendait m’avoirrendu.

« Voilà comme je me délivrai d’un hommesi fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre monaventure : je la lui racontai, ensuite je le priai à mon tourde me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri.« Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodémentchez vous ? – Je ne veux point y retourner, luirépondis-je ; ce détestable barbier ne manquerait pas de m’yvenir trouver : j’en serais tous les jours obsédé, et jemourrais, à la fin, de chagrin de l’avoir incessamment devant lesyeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puisme résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends alleroù ma mauvaise fortune me voudra conduire. » Effectivement,dès que je fus guéri je pris tout l’argent dont je crus avoirbesoin pour voyager, et du reste de mon bien, je fis une donation àmes parents.

« Je partis donc de Bagdad, messeigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avais lieu d’espérer que jene rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays siéloigné du mien ; et cependant je le trouve parmi vous. Nesoyez donc pas surpris de l’empressement que j’ai à me retirer.Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme quiest cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité devivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie. »En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Lemaître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en luitémoignant le déplaisir qu’il avait de lui avoir donné, quoiqueinnocemment, un si grand sujet de mortification.

« Quand le jeune homme fut parti,continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de sonhistoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et lui dîmes qu’ilavait tort, si ce que nous venions d’entendre était véritable.« Messieurs, nous répondit-il en levant la tête, qu’il avaittoujours tenue baissée jusqu’alors ; le silence que j’ai gardépendant que ce jeune homme vous a entretenu vous doit être untémoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord.Mais quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ceque j’ai fait. Je vous en rends juges vous-mêmes : Nes’était-il pas jeté dans le péril, et sans mon secours en serait-ilsorti si heureusement ? Il est trop heureux d’en être quittepour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus granddanger pour le tirer d’une maison où je m’imaginais qu’on lemaltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de moi, et de medire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servirdes gens ingrats ! Il m’accuse d’être un babillard :c’est une pure calomnie. De sept frères que nous étions, je suiscelui qui parle le moins et qui ai le plus d’esprit en partage.Pour vous en faire convenir, mes seigneurs, je n’ai qu’à vousconter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votreattention. »

HISTOIRE DU BARBIER.

« Sous le règne du calife MostanserBillah[51], poursuivit-il, prince si fameux parses immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédaientles chemins des environs de Bagdad, et faisaient depuis longtempsdes vols et des cruautés inouïes. Le calife, averti d’un si granddésordre, fit venir le juge de police quelques jours avant la fêtedu Baïram, et lui ordonna, sous peine de la vie, de les lui amenertous dix. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,pour avertir le sultan des Indes que le jour commençait à paraître.Ce prince se leva, et la nuit suivante la sultane reprit sondiscours de cette manière :

CXLIV NUIT.

« Le juge de police, continua le barbier,fit ses diligences, et mit tant de monde en campagne, que les dixvoleurs furent pris le propre jour du Baïram. Je me promenais alorssur le bord du Tigre ; je vis dix hommes assez richementhabillés, qui s’embarquaient dans un bateau. J’aurais connu quec’étaient des voleurs pour peu que j’eusse fait attention auxgardes qui les accompagnaient ; mais je ne regardaiqu’eux : et prévenu que c’étaient des gens qui allaient seréjouir et passer la fête en festin, j’entrai dans le bateaupêle-mêle avec eux sans dire mot, dans l’espérance qu’ilsvoudraient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmesle Tigre, et l’on nous fit aborder devant le palais du calife.J’eus le temps de rentrer en moi-même, et de m’apercevoir quej’avais mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnésd’une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrentet nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme lesautres sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et defaire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me fairemaltraiter par les gardes, qui ne m’auraient pas écouté : carce sont des brutaux qui n’entendent point raison. J’étais avec desvoleurs, c’était assez pour leur faire croire que j’en devais êtreun.

« Dès que nous fûmes devant le calife, ilordonna le châtiment de ces dix scélérats. « Qu’on coupe,dit-il, la tête à ces dix voleurs. » Aussitôt le bourreau nousrangea sur une file à la portée de sa main, et par bonheur je metrouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs en commençantpar le premier ; et quand il vint à moi, il s’arrêta. Lecalife voyant que le bourreau ne me frappait pas, se mit encolère : « Ne t’ai-je pas commandé, lui dit-il, de couperla tête à dix voleurs ? pourquoi ne la coupes-tu qu’àneuf ? – Commandeur des croyants, répondit le bourreau, Dieume garde de n’avoir pas exécuté l’ordre de votre majesté :voilà dix corps par terre et autant de têtes que j’aicoupées ; elle peut les faire compter. » Lorsque lecalife eut vu lui-même que le bourreau disait vrai, il me regardaavec étonnement ; et ne me trouvant pas la physionomie d’unvoleur : « Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventurevous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité millemorts ? » Je lui répondis : « Commandeur descroyants, je vais vous faire un aveu véritable : J’ai vu cematin entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtimentvient de faire éclater la justice de votre majesté ; je mesuis embarqué avec eux, persuadé que c’étaient des gens quiallaient se régaler ensemble pour célébrer ce jour, qui est le pluscélèbre de notre religion. »

« Le calife ne put s’empêcher de rire demon aventure ; et, tout au contraire de ce jeune boiteux quime traite de babillard, il admira ma discrétion et ma constance àgarder le silence : « Commandeur des croyants, luidis-je, que votre majesté ne s’étonne pas si je me suis tu dans uneoccasion qui aurait excité la démangeaison de parler à un autre. Jefais une profession particulière de me taire ; et c’est parcette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de Silencieux.C’est ainsi qu’on m’appelle pour me distinguer de six frères quej’ai eus. C’est le fruit que j’ai tiré de ma philosophie :enfin cette vertu fait toute ma gloire et mon bonheur. » –« J’ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu’onvous ait donné un titre dont vous faites un si bel usage. Maisapprenez-moi quelle sorte de gens étaient vos frères. Vousressemblaient-ils ? – En aucune manière, luirepartis-je : ils étaient tous plus babillards les uns que lesautres ; et quant à la figure, il y avait encore une grandedifférence entre eux et moi : le premier était bossu ; lesecond, brèche-dent ; le troisième, borgne ; lequatrième, aveugle ; le cinquième avait les oreilles coupées,et le sixième les lèvres fendues. Il leur est arrivé des aventuresqui vous feraient juger de leurs caractères si j’avais l’honneur deles raconter à votre majesté. » Comme il me parut que lecalife ne demandait pas mieux que de les entendre, je poursuivissans attendre son ordre. »

HISTOIRE DU PREMIER FRÈRE DUBARBIER.

« Sire, lui dis-je, mon frère aîné, quis’appelait Bacbouc le bossu, était tailleur de profession. Ausortir de son apprentissage, il loua une boutique vis-à-vis d’unmoulin ; et comme il n’avait point encore fait de pratiques,il avait bien de la peine à vivre de son travail : le meunier,au contraire, était fort à son aise et possédait une très-bellefemme. Un jour, mon frère, en travaillant dans sa boutique, leva latête et aperçut à une fenêtre du moulin la meunière qui regardaitdans la rue. Il la trouva si belle qu’il en fut enchanté. Pour lameunière, elle ne fit nulle attention à lui ; elle ferma safenêtre et ne parut plus de tout le jour. Cependant le pauvretailleur ne fit autre chose que lever la tête et lever les yeuxvers le moulin en travaillant. Il se piqua les doigts plus d’unefois, et son travail de ce jour-là ne fut pas trop régulier. Sur lesoir, lorsqu’il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine à s’yrésoudre, parce qu’il espérait toujours que la meunière se feraitvoir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer et de seretirer à sa petite maison, où il passa une fort mauvaise nuit. Ilest vrai qu’il s’en leva plus matin, et, qu’impatient de revoir samaîtresse, il vola vers sa boutique. Il ne fut pas plus heureux quele jour précédent ; la meunière ne parut qu’un moment de toutela journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amoureux detous les hommes. Le troisième jour, il eut sujet d’être pluscontent que les deux autres : la meunière jeta les yeux surlui par hasard, et le surprit dans une attention à la considérerqui lui fit connaître ce qui se passait dans son cœur. »

Le jour, qui paraissait, obligea Scheherazaded’interrompre son récit en cet endroit. Elle en reprit le fil lanuit suivante.

CXLV NUIT.

Sire, le barbier continua l’histoire de sonfrère aîné : « Commandeur des croyants, poursuivit-il, enparlant toujours au calife Mostanser Billah, vous saurez que lameunière n’eut pas plus tôt pénétré les sentiments de mon frère,qu’au lieu de s’en fâcher elle résolut de s’en divertir. Elle leregarda d’un air riant ; mon frère la regarda de même, maisd’une manière si plaisante, que la meunière referma la fenêtre auplus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fît connaître àmon frère qu’elle le trouvait ridicule. L’innocent Bacboucinterpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de seflatter qu’on l’avait vu avec plaisir.

« La meunière prit donc la résolution dese réjouir de mon frère. Elle avait une pièce d’une assez belleétoffe dont il y avait déjà longtemps qu’elle voulait se faire unhabit. Elle l’enveloppa dans un beau mouchoir de broderie de soie,et le lui envoya par une jeune esclave qu’elle avait. L’esclave,bien instruite, vint à la boutique du tailleur : « Mamaîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire unhabit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle decelui qu’elle vous envoie en même temps :elle change souvent d’habit, et c’est une pratique dont vous sereztrès-content. » Mon frère ne douta plus que la meunière ne fûtamoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui envoyait du travail,immédiatement après ce qui s’était passé entre elle et lui, qu’afinde lui prouver qu’elle avait lu dans le fond de son cœur, et del’assurer du progrès qu’il avait fait dans le sien. Prévenu decette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtressequ’il allait tout quitter pour elle, et que l’habit serait prêtpour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant dediligence qu’il l’acheva le même jour.

« Le lendemain la jeune esclave vint voirsi l’habit était fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en luidisant : « J’ai trop d’intérêt de contenter votremaîtresse pour avoir négligé son habit. Je veux l’engager, par madiligence, à ne se servir désormais que chez moi. » La jeuneesclave fit quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant,elle dit tout bas à mon frère : « À propos, j’oubliais dem’acquitter d’une commission qu’on m’a donnée : ma maîtressem’a chargée de vous faire ses compliments, et de vous demandercomment vous avez passé la nuit ; pour elle, la pauvre femme,elle vous aime si fort, qu’elle n’en a pas dormi. – Dites-lui,répondit avec transport mon benêt de frère, que j’ai pour elle unepassion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai fermél’œil. » Après ce compliment de la part de la meunière, ilcrut devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dansl’attente de ses faveurs.

« Il n’y avait pas un quart d’heure quel’esclave avait quitté mon frère, lorsqu’il la vit revenir avec unepièce de satin : « Ma maîtresse, lui dit-elle, esttrès-satisfaite de son habit, il lui va le mieux du monde ;mais comme il est très-beau et qu’elle ne le veut porter qu’avec uncaleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plus tôt decette pièce de satin. – Cela suffit, répondit Bacbouc, il sera faitaujourd’hui avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avezqu’à le venir prendre sur la fin du jour. » La meunière semontra souvent à sa fenêtre et prodigua ses charmes à mon frèrepour lui donner du courage. Il faisait beau le voir travailler. Lecaleçon fut bientôt fait. L’esclave le vint prendre, mais ellen’apporta au tailleur ni l’argent qu’il avait déboursé pour lesaccompagnements de l’habit et du caleçon, ni de quoi lui payer lafaçon de l’un et de l’autre. Cependant ce malheureux amant, qu’onamusait et qui ne s’en apercevait pas, n’avait rien mangé de toutce jour-là, et fut obligé d’emprunter quelques pièces de monnaiepour acheter de quoi souper. Le jour suivant, dès qu’il fut arrivéà sa boutique, la jeune esclave vint lui dire que le meuniersouhaitait de lui parler. « Ma maîtresse, ajouta-t-elle, lui adit tant de bien de vous, en lui montrant votre ouvrage, qu’il veutaussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin quela liaison qu’elle veut former entre lui et vous serve à faireréussir ce que vous désirez également l’un et l’autre. » Monfrère se laissa persuader, et alla au moulin avec l’esclave. Lemeunier le reçut fort bien ; et lui présentant une pièce detoile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il, voilà dela toile ; je voudrais bien que vous m’en fissiez vingt. S’ily a du reste, vous me le rendrez. »

Scheherazade, frappée tout à coup par laclarté du jour qui commençait à éclairer l’appartement deSchahriar, se tut en achevant ces dernières paroles. La nuitsuivante elle poursuivit ainsi l’histoire de Bacbouc :

CXLVI NUIT.

« Mon frère, continua le barbier, eut dutravail pour cinq ou six jours à faire vingt chemises pour lemeunier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile pour enfaire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc lesporta au meunier, qui lui demanda ce qu’il lui fallait pour sapeine, sur quoi mon frère dit qu’il se contenterait de vingtdrachmes d’argent. Le meunier appela aussitôt la jeune esclave, etlui dit d’apporter le trébuchet pour voir si la monnaie qu’ilallait donner était de poids. L’esclave, qui avait le mot, regardamon frère en colère, pour lui marquer qu’il allait tout gâter s’ilrecevait de l’argent. Il se le tint pour dit ; il refusa d’enprendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût emprunté pouracheter le fil dont il avait cousu les chemises et les caleçons. Ausortir de chez le meunier, il vint me prier de lui prêter de quoivivre, en me disant qu’on ne le payait pas. Je lui donnai quelquemonnaie de cuivre que j’avais dans ma bourse, et cela le fitsubsister durant quelques jours. Il est vrai qu’il ne vivait que debouillie, et qu’encore ne mangeait-il pas tout son saoul.

« Un jour il entra chez le meunier qui,était occupé à faire aller son moulin, et qui, croyant qu’il venaitlui demander de l’argent, lui en offrit ; mais la jeuneesclave, qui était présente, lui fit encore un signe qui l’empêchad’en accepter, et lui fit répondre au meunier qu’il ne venait paspour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunierl’en remercia et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc lalui rapporta le lendemain. Le meunier tira sa bourse. La jeuneesclave ne fit en ce moment que regarder mon frère :« Voisin, dit-il au meunier, rien ne presse ; nouscompterons une autre fois. » Ainsi cette pauvre dupe se retiradans sa boutique avec trois grandes maladies ; c’est-à-dire,amoureux, affamé et sans argent.

« La meunière était avare etméchante ; elle ne se contenta pas d’avoir frustré mon frèrede ce qui lui était dû, elle excita son mari à tirer vengeance del’amour qu’il avait pour elle, et voici comme ils s’y prirent. Lemeunier invita Bacbouc un soir à souper, et après l’avoir assez malrégalé, il lui dit : « Frère, il est trop tard pour vousretirer chez vous, demeurez ici. » En parlant de cette sorte,il le mena dans un endroit du moulin où il y avait un lit. Il lelaissa là et se retira avec sa femme dans le lieu où ils avaientcoutume de coucher. Au milieu de la nuit le meunier vint trouvermon frère : « Voisin, lui dit-il, dormez-vous ? Mamule est malade, et j’ai bien du blé à moudre. Vous me feriezbeaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin à saplace. » Bacbouc, pour lui marquer qu’il était homme de bonnevolonté, lui répondit qu’il était prêt à lui rendre ceservice ; qu’on n’avait seulement qu’à lui montrer comment ilfallait faire. Alors le meunier l’attacha par le milieu du corps,de même qu’une mule pour faire tourner le moulin, et lui donnantensuite un grand coup de fouet sur les reins : « Marchezvoisin, lui dit-il. – Eh ! pourquoi me frappez-vous ? luidit mon frère. – C’est pour vous encourager, répondit le meunier,car sans cela ma mule ne marche pas. » Bacbouc fut étonné dece traitement ; néanmoins il n’osa s’en plaindre. Quand il eutfait cinq ou six tours il voulut se reposer ; mais le meunierlui donna une douzaine de coups de fouet bien appliqués, en luidisant : « Courage, voisin ; ne vous arrêtez pas, jevous en prie ; il faut marcher sans prendre haleine, autrementvous gâteriez ma farine. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,parce qu’elle vit qu’il était jour. Le lendemain, elle reprit sondiscours de cette sorte :

CXLVII NUIT.

« Le meunier obligea mon frère à tournerainsi le moulin pendant le reste de la nuit, continua le barbier. Àla pointe du jour, il le laissa sans le détacher et se retira à lachambre de sa femme. Bacbouc demeura quelque temps en cetétat ; à la fin, la jeune esclave vint, qui le détacha.« Ah ! que nous vous avons plaint, ma bonne maîtresse etmoi, s’écria la perfide ; nous n’avons aucune part au mauvaistour que son mari vous a joué. » Le malheureux Bacbouc ne luirépondit rien, tant il était fatigué et moulu de coups ; maisil regagna sa maison en faisant une ferme résolution de ne plussonger à la meunière.

« Le récit de cette histoire, poursuivitle barbier, fit rire le calife : « Allez, me dit-il,retournez chez vous ; on va vous donner quelque chose de mapart pour vous consoler d’avoir manqué le régal auquel vous vousattendiez. – Commandeur des croyants, repris-je, je supplie votremajesté de trouver bon que je ne reçoive rien qu’après lui avoirraconté l’histoire de mes autres frères. » Le calife m’ayanttémoigné par son silence qu’il était disposé à m’écouter, jecontinuai en ces termes :

HISTOIRE DU SECOND FRÈRE DU BARBIER.

« Mon second frère, qui s’appelaitBakbarah le brèche-dent, marchant un jour par la ville, rencontraune vieille dans une rue écartée ; elle l’aborda :« J’ai, lui dit-elle, un mot à vous dire ; je vous priede vous arrêter un moment. » Il s’arrêta en lui demandant cequ’elle lui voulait. « Si vous avez le temps de venir avecmoi, reprit-elle, je vous mènerai dans un palais magnifique où vousverrez une dame plus belle que le jour. Elle vous recevra avecbeaucoup de plaisir et vous présentera la collation avecd’excellent vin. Il n’est pas besoin de vous en dire davantage. –Ce que vous me dites est-il bien vrai ? répliqua mon frère. –Je ne suis pas une menteuse, repartit la vieille ; je ne vouspropose rien qui ne soit véritable ; mais écoutez ce quej’exige de vous : il faut que vous soyez sage, que vousparliez peu et que vous ayez une complaisance infinie. »Bakbarah ayant accepté la condition, elle marcha devant et il lasuivit. Ils arrivèrent à la porte d’un grand palais où il y avaitbeaucoup d’officiers et de domestiques. Quelques-uns voulurentarrêter mon frère ; mais la vieille ne leur eut pas plus tôtparlé qu’ils le laissèrent passer. Alors elle se retourna vers monfrère et lui dit : « Souvenez-vous au moins que la jeunedame chez qui je vous amène aime la douceur et la retenue ;elle ne veut pas qu’on la contredise. Si vous la contentez en cela,vous pouvez compter que vous obtiendrez d’elle ce que vousvoudrez. » Bakbarah la remercia de cet avis et promit d’enprofiter.

« Elle le fit entrer dans un belappartement : c’était un grand bâtiment carré qui répondait àla magnificence du palais ; une galerie régnait à l’entour, etl’on voyait au milieu un très-beau jardin. La vieille le fitasseoir sur un sofa bien garni et lui dit d’attendre un moment,qu’elle allait avertir de son arrivée la jeune dame.

« Mon frère, qui n’était jamais entrédans un lieu si superbe, se mit à considérer toutes les beautés quis’offraient à sa vue, et jugeant de sa bonne fortune par lamagnificence qu’il voyait, il avait de la peine à contenir sa joie.Il entendit bientôt un grand bruit qui était causé par une trouped’esclaves enjouées qui vinrent à lui en faisant des éclats derire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beautéextraordinaire, qui se faisait aisément reconnaître pour leurmaîtresse par les égards qu’on avait pour elle. Bakbarah, quis’était attendu à un entretien particulier avec la dame, futextrêmement surpris de la voir arriver en si bonne compagnie.Cependant, les esclaves prirent un air sérieux en s’approchant delui, et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon frère, quis’était levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la placed’honneur, et puis, l’ayant prié de se remettre à la sienne, ellelui dit d’un air riant : « Je suis ravie de vous voir, etje vous souhaite tout le bien que vous pouvez désirer. – Madame,lui répondit Bakbarah, je ne puis en souhaiter un plus grand quel’honneur que j’ai de paraître devant vous. – Il me semble que vousêtes de bonne humeur, répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien quenous passions le temps agréablement ensemble. »

« Elle commanda aussitôt que l’on servîtla collation. En même temps on couvrit une table de plusieurscorbeilles de fruits et de confitures. Elle se mit à table avec lesesclaves et mon frère. Comme il était placé vis-à-vis d’elle, quandil ouvrait la bouche pour manger, elle s’apercevait qu’il étaitbrèche-dent[52], et elle le faisait remarquer auxesclaves, qui en riaient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, quide temps en temps levait la tête pour la regarder et qui la voyaitrire, s’imagina que c’était de la joie qu’elle avait de sa venue,et se flatta que bientôt elle écarterait ses esclaves pour resteravec lui sans témoins. Elle jugea bien qu’il avait cette pensée, etprenant plaisir à l’entretenir dans une erreur si agréable, ellelui dit des douceurs, et lui présenta, de sa propre main, de toutce qu’il y avait de meilleur.

« La collation achevée, on se leva detable. Dix esclaves prirent des instruments et commencèrent à joueret à chanter ; d’autres se mirent à danser. Mon frère, pourfaire l’agréable, dansa aussi, et la jeune dame même s’en mêla.Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit pour prendrehaleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin et regarda monfrère en souriant, pour lui marquer qu’elle allait boire à sasanté. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but.Lorsqu’elle eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fitremplir, et le présenta à mon frère afin qu’il lui fîtraison. »

Scheherazade voulait poursuivre sonrécit ; mais remarquant qu’il était jour, elle cessa deparler. La nuit suivante, elle reprit la parole et dit au sultandes Indes :

CXLVIII NUIT.

Sire, le barbier continuant l’histoire deBakbarah : « Mon frère, dit-il, prit le verre de la mainde la jeune dame en la lui baisant, et but debout en reconnaissancede la faveur qu’elle lui avait faite ; ensuite, la jeune damele fit asseoir auprès d’elle et commença de le caresser ; ellelui passa la main derrière la tête en lui donnant de temps en tempsde petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plusheureux homme du monde ; il était tenté de badiner aussi aveccette charmante personne, mais il n’osait prendre cette libertédevant tant d’esclaves qui avaient les yeux sur lui et qui necessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de luidonner de petits soufflets, et, à la fin, lui en appliqua un sirudement qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pours’éloigner d’une si rude joueuse. Alors la vieille qui l’avaitamené le regarda d’une manière à lui faire connaître qu’il avaittort, et qu’il ne se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avaitdonné d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute, et, pour laréparer, il se rapprocha de la jeune dame en feignant qu’il ne s’enétait pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, lefit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire millecaresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchaient qu’à ladivertir, se mirent de la partie : l’une donnait au pauvreBakbarah des nasardes[53] de toutesa force, l’autre lui tirait les oreilles à les lui arracher, etd’autres enfin lui appliquaient des soufflets qui passaient laraillerie. Mon frère souffrait tout cela avec une patienceadmirable ; il affectait même un air gai, et regardant lavieille avec un sourire forcé : « Vous l’avez bien dit,disait-il, que je trouverais une dame toute bonne, tout agréable,toute charmante. Que je vous ai d’obligation ! – Ce n’est rienencore que cela, lui répondait la vieille : laissez faire,vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors laparole, et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme,je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant decomplaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme àla mienne. – Madame, repartit Bakbarah, charmé de ce discours, jene suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez à votre grédisposer de moi. – Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame,en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous,et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte,ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de rose. » À ces mots, deuxesclaves se détachèrent et revinrent bientôt après ; l’uneavec une cassolette d’argent où il y avait du bois d’aloès le plusexquis, dont elle le parfuma ; et l’autre avec de l’eau derose qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne sepossédait pas, tant il était aise de se voir traiter sihonorablement.

« Après cette cérémonie, la jeune damecommanda aux esclaves qui avaient déjà joué des instruments etchanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent, et pendantce temps-là, la dame appela une autre esclave et lui ordonnad’emmener mon frère avec elle en lui disant :« Faites-lui ce que vous savez, et quand vous aurez achevé,ramenez-le-moi. » Bakbarah, qui entendit cet ordre, se levapromptement, et s’approchant de la vieille, qui s’était aussi levéepour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’onlui voulait faire. » C’est que notre maîtresse est curieuse,lui répondit tout bas la vieille ; elle souhaite de voircomment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave,qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils,vous raser les moustaches et vous habiller en femme. – On peut mepeindre les sourcils tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’yconsens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais pour mefaire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir :comment oserais-je paraître, après cela, sans moustaches ? –Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit lavieille, vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. Onvous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il pour unevilaine moustache renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un hommepuisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de lavieille, et, sans dire un seul mot, se laissa conduire parl’esclave dans une chambre, où on lui peignit les sourcils derouge. On lui rasa la moustache, et l’on se mit en devoir de luiraser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusquelà. « Oh ! pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, jene souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclavelui représenta qu’il était inutile de lui avoir ôté sa moustache,s’il ne voulait pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’unvisage barbu ne convenait pas avec un habillement de femme, etqu’elle s’étonnait qu’un homme qui était sur le point de posséderla plus belle personne de Bagdad, fît quelque attention à sa barbe.La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons.Elle menaça mon frère de la disgrâce de la jeune dame. Enfin, ellelui dit tant de choses qu’il se laissa faire tout ce qu’onvoulut.

« Lorsqu’il fut habillé en femme, on leramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en levoyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle était assise. Lesesclaves en firent autant en frappant des mains, si bien que monfrère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame sereleva, et, sans cesser de rire, lui dit : « Après lacomplaisance que vous avez eue pour moi, j’aurais tort de ne vouspas aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiezencore une chose pour l’amour de moi, c’est de danser comme vousvoilà. » Il obéit, et la jeune dame et ses esclaves dansèrentavec lui en riant comme des folles. Après qu’elles eurent danséquelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et luidonnèrent tant de soufflets, tant de coups de poing et de coups depied, qu’il en tomba par terre presque hors de lui-même. La vieillelui aida à se relever, et pour ne pas lui donner le temps de sefâcher du mauvais traitement qu’on venait de lui faire :« Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille, vous êtes enfinarrivé au bout de vos souffrances, et vous allez en recevoir leprix. »

Le jour, qui paraissait déjà, imposa silenceen cet endroit à la sultane Scheherazade. Elle poursuivit ainsi lanuit suivante.

CXLIX NUIT.

« La vieille, dit le barbier, continua deparler à Bakbarah : « Il ne vous reste plus,ajouta-t-elle, qu’une seule chose à faire, et ce n’est qu’unebagatelle. Vous saurez que ma maîtresse a coutume, lorsqu’elle a unpeu bu comme aujourd’hui, de ne se pas laisser approcher par ceuxqu’elle aime qu’ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cetétat, elle prend un peu d’avantage, et se met à courir devant euxpar la galerie, et de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils l’aientattrapée. C’est encore une de ses bizarreries. Quelque avantagequ’elle puisse prendre, léger et dispos comme vous êtes, vous aurezbientôt mis la main sur elle. Mettez-vous vite en chemise,déshabillez-vous sans faire de façons. »

« Mon bon frère en avait trop fait pourreculer. Il se déshabilla, et cependant la jeune dame se fit ôtersa robe et demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lorsqu’ilsfurent tous deux en état de commencer la course, la jeune dame pritun avantage d’environ vingt pas, et se mit à courir d’une vitessesurprenante. Mon frère la suivit de toute sa force, non sansexciter les rires de toutes les esclaves, qui frappaient des mains.La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose de l’avantagequ’elle avait pris d’abord, en gagnait encore sur mon frère :elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie, et puis enfilaune longue allée obscure, où elle se sauva par un détour qui luiétait connu. Bakbarah, qui la suivait toujours, l’ayant perdue devue dans l’allée, fut obligé de courir moins vite à cause lel’obscurité. Il aperçut enfin une lumière, vers laquelle ayantrepris sa course, il sortit par une porte qui fut fermée sur luiaussitôt. Imaginez-vous s’il eut lieu d’être surpris de se trouverau milieu d’une rue de corroyeurs[54]. Ils nele furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints derouge, sans barbe et sans moustache. Ils commencèrent à frapper desmains, à le huer, et quelques-uns coururent après lui et luicinglèrent les fesses avec des peaux. Ils l’arrêtèrent même, lemirent sur un âne qu’ils rencontrèrent par hasard, et lepromenèrent par la ville, exposé à la risée de toute lapopulace.

« Pour comble de malheur, en passantdevant la maison du juge de police, ce magistrat voulut savoir lacause de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu’ils avaient vusortir mon frère dans l’état où il était, par une porte del’appartement des femmes du grand vizir, qui donnait sur la rue.Là-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups debâton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville,avec défense d’y rentrer jamais.

« Voilà, commandeur des croyants, dis-jeau calife Mostanser Billah, l’aventure de mon second frère que jevoulais raconter à votre majesté. Il ne savait pas que les dames denos seigneurs les plus puissants se divertissent quelquefois àjouer de semblables tours aux jeunes gens qui sont assez sots pourdonner dans de semblables pièges. »

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cetendroit, à cause du jour qu’elle vit paraître. La nuit suivanteelle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes :

FIN du TOME PREMIER

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