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Les Misérables – Tome I – Fantine

Les Misérables – Tome I – Fantine

de Victor Hugo

Partie 1
Un juste

Chapitre 1 Monsieur Myriel

En 1815,M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne.C’était un vieillard d’environ soixante-quinze ans ; il occupait le siège de Digne depuis 1806.

Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que nous avons à raconter, il n’est peut-être pas inutile, ne fût-ce que pour être exact en tout, d’indiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au moment où il était arrivé dans le diocèse. Vrai ou faux, ce qu’on dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu’ils font. M. Myriel était fils d’un conseiller au parlement d’Aix ; noblesse de robe. On contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa charge,l’avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un usage assez répandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il était bien fait de sa personne, quoique d’assez petite taille, élégant, gracieux, spirituel ; toute la première partie de sa vie avait été donnée au monde et aux galanteries. La révolution survint, les événements se précipitèrent, les familles parlementaires décimées, chassées,traquées, se dispersèrent. M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la révolution, émigra en Italie. Sa femme y mourut d’une maladie de poitrine dont elle était atteinte depuis longtemps. Ils n’avaient point d’enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel ? L’écroulement de l’ancienne société française, la chute de sa propre famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore peut-être pour les émigrés qui les voyaient de loin avec le grossissement de l’épouvante,firent-ils germer en lui des idées de renoncement et de solitude ? Fut-il, au milieu d’une de ces distractions et deces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d’un deces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefoisrenverser, en le frappant au cœur, l’homme que les catastrophespubliques n’ébranleraient pas en le frappant dans son existence etdans sa fortune ? Nul n’aurait pu le dire ; tout ce qu’onsavait, c’est que, lorsqu’il revint d’Italie, il était prêtre.

En 1804, M. Myriel était curé de B.(Brignolles). Il était déjà vieux, et vivait dans une retraiteprofonde.

Vers l’époque du couronnement, une petiteaffaire de sa cure, on ne sait plus trop quoi, l’amena à Paris.Entre autres personnes puissantes, il alla solliciter pour sesparoissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que l’empereur était venufaire visite à son oncle, le digne curé, qui attendait dansl’antichambre, se trouva sur le passage de sa majesté. Napoléon, sevoyant regardé avec une certaine curiosité par ce vieillard, seretourna, et dit brusquement :

– Quel est ce bonhomme qui meregarde ?

– Sire, dit M. Myriel, vous regardezun bonhomme, et moi je regarde un grand homme. Chacun de nous peutprofiter.

L’empereur, le soir même, demanda au cardinalle nom de ce curé, et quelque temps après M. Myriel fut toutsurpris d’apprendre qu’il était nommé évêque de Digne.

Qu’y avait-il de vrai, du reste, dans lesrécits qu’on faisait sur la première partie de la vie deM. Myriel ? Personne ne le savait. Peu de famillesavaient connu la famille Myriel avant la révolution.

M. Myriel devait subir le sort de toutnouveau venu dans une petite ville où il y a beaucoup de bouchesqui parlent et fort peu de têtes qui pensent. Il devait le subir,quoiqu’il fût évêque et parce qu’il était évêque. Mais, après tout,les propos auxquels on mêlait son nom n’étaient peut-être que despropos ; du bruit, des mots, des paroles ; moins que desparoles, des palabres, comme dit l’énergique langue dumidi.

Quoi qu’il en fût, après neuf ans d’épiscopatet de résidence à Digne, tous ces racontages, sujets deconversation qui occupent dans le premier moment les petites villeset les petites gens, étaient tombés dans un oubli profond. Personnen’eût osé en parler, personne n’eût même osé s’en souvenir.

M. Myriel était arrivé à Digne accompagnéd’une vieille fille, mademoiselle Baptistine, qui était sa sœur etqui avait dix ans de moins que lui.

Ils avaient pour tout domestique une servantedu même âge que mademoiselle Baptistine, et appelée madameMagloire, laquelle, après avoir été la servante de M. leCuré, prenait maintenant le double titre de femme de chambrede mademoiselle et femme de charge de monseigneur.

Mademoiselle Baptistine était une personnelongue, pâle, mince, douce ; elle réalisait l’idéal de cequ’exprime le mot « respectable » ; car il semblequ’il soit nécessaire qu’une femme soit mère pour être vénérable.Elle n’avait jamais été jolie ; toute sa vie, qui n’avait étéqu’une suite de saintes œuvres, avait fini par mettre sur elle unesorte de blancheur et de clarté ; et, en vieillissant, elleavait gagné ce qu’on pourrait appeler la beauté de la bonté. Ce quiavait été de la maigreur dans sa jeunesse était devenu, dans samaturité, de la transparence ; et cette diaphanéité laissaitvoir l’ange. C’était une âme plus encore que ce n’était une vierge.Sa personne semblait faite d’ombre ; à peine assez de corpspour qu’il y eût là un sexe ; un peu de matière contenant unelueur ; de grands yeux toujours baissés ; un prétextepour qu’une âme reste sur la terre.

Madame Magloire était une petite vieille,blanche, grasse, replète, affairée, toujours haletante, à cause deson activité d’abord, ensuite à cause d’un asthme.

À son arrivée, on installa M. Myriel enson palais épiscopal avec les honneurs voulus par les décretsimpériaux qui classent l’évêque immédiatement après le maréchal decamp. Le maire et le président lui firent la première visite, etlui de son côté fit la première visite au général et au préfet.

L’installation terminée, la ville attendit sonévêque à l’œuvre.

Chapitre 2Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu

Le palais épiscopal de Digne était attenant àl’hôpital.

Le palais épiscopal était un vaste et belhôtel bâti en pierre au commencement du siècle dernier parmonseigneur Henri Puget, docteur en théologie de la faculté deParis, abbé de Simore, lequel était évêque de Digne en 1712. Cepalais était un vrai logis seigneurial. Tout y avait grand air, lesappartements de l’évêque, les salons, les chambres, la courd’honneur, fort large, avec promenoirs à arcades, selon l’anciennemode florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. Dans lasalle à manger, longue et superbe galerie qui était aurez-de-chaussée et s’ouvrait sur les jardins, monseigneur HenriPuget avait donné à manger en cérémonie le 29 juillet 1714 àmesseigneurs Charles Brûlart de Genlis, archevêque-prince d’Embrun,Antoine de Mesgrigny, capucin, évêque de Grasse, Philippe deVendôme, grand prieur de France, abbé de Saint-Honoré de Lérins,François de Berton de Grillon, évêque-baron de Vence, César deSabran de Forcalquier, évêque-seigneur de Glandève, et Jean Soanen,prêtre de l’oratoire, prédicateur ordinaire du roi, évêque-seigneurde Senez. Les portraits de ces sept révérends personnagesdécoraient cette salle, et cette date mémorable, 29 juillet 1714, yétait gravée en lettres d’or sur une table de marbre blanc.

L’hôpital était une maison étroite et basse àun seul étage avec un petit jardin.

Trois jours après son arrivée, l’évêque visital’hôpital. La visite terminée, il fit prier le directeur de vouloirbien venir jusque chez lui.

– Monsieur le directeur de l’hôpital, luidit-il, combien en ce moment avez-vous de malades ?

– Vingt-six, monseigneur.

– C’est ce que j’avais compté, ditl’évêque.

– Les lits, reprit le directeur, sontbien serrés les uns contre les autres.

– C’est ce que j’avais remarqué.

– Les salles ne sont que des chambres, etl’air s’y renouvelle difficilement.

– C’est ce qui me semble.

– Et puis, quand il y a un rayon desoleil, le jardin est bien petit pour les convalescents.

– C’est ce que je me disais.

– Dans les épidémies, nous avons eu cetteannée le typhus, nous avons eu une suette militaire il y a deuxans, cent malades quelquefois ; nous ne savons que faire.

– C’est la pensée qui m’était venue.

– Que voulez-vous, monseigneur ? ditle directeur, il faut se résigner.

Cette conversation avait lieu dans la salle àmanger-galerie du rez-de-chaussée.

L’évêque garda un moment le silence, puis ilse tourna brusquement vers le directeur de l’hôpital :

– Monsieur, dit-il, combien pensez-vousqu’il tiendrait de lits rien que dans cette salle ?

– La salle à manger de monseigneur !s’écria le directeur stupéfait.

L’évêque parcourait la salle du regard etsemblait y faire avec les yeux des mesures et des calculs.

– Il y tiendrait bien vingt lits !dit-il, comme se parlant à lui-même.

Puis élevant la voix :

– Tenez, monsieur le directeur del’hôpital, je vais vous dire. Il y a évidemment une erreur. Vousêtes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. Noussommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur,je vous dis. Vous avez mon logis, et j’ai le vôtre. Rendez-moi mamaison. C’est ici chez vous.

Le lendemain, les vingt-six pauvres étaientinstallés dans le palais de l’évêque et l’évêque était àl’hôpital.

M. Myriel n’avait point de bien, safamille ayant été ruinée par la révolution. Sa sœur touchait unerente viagère de cinq cents francs qui, au presbytère, suffisait àsa dépense personnelle. M. Myriel recevait de l’état commeévêque un traitement de quinze mille francs. Le jour même où ilvint se loger dans la maison de l’hôpital, M. Myriel déterminal’emploi de cette somme une fois pour toutes de la manièresuivante. Nous transcrivons ici une note écrite de sa main.

Note pour régler les dépenses de mamaison.

Pour le petit séminaire : quinzecents livres

Congrégation de la mission : centlivres

Pour les lazaristes de Montdidier :cent livres

Séminaire des missions étrangères àParis : deux cents livres

Congrégation du Saint-Esprit : centcinquante livres

Établissements religieux de laTerre-Sainte : cent livres

Sociétés de charité maternelle :trois cents livres

En sus, pour celle d’Arles :cinquante livres

Œuvre pour l’amélioration desprisons : quatre cents livres

Œuvre pour le soulagement et la délivrancedes prisonniers : cinq cents livres

Pour libérer des pères de familleprisonniers pour dettes : mille livres

Supplément au traitement des pauvresmaîtres d’école du diocèse : deux mille livres

Grenier d’abondance desHautes-Alpes : cent livres

Congrégation des dames de Digne, deManosque et de Sisteron, pour l’enseignement gratuit des fillesindigentes : quinze cents livres

Pour les pauvres : six millelivres

Ma dépense personnelle : millelivres

Total : quinze mille livres

Pendant tout le temps qu’il occupa le siège deDigne, M. Myriel ne changea presque rien à cet arrangement. Ilappelait cela, comme on voit, avoir réglé les dépenses de samaison.

Cet arrangement fut accepté avec unesoumission absolue par mademoiselle Baptistine. Pour cette saintefille, M. de Digne était tout à la fois son frère et sonévêque, son ami selon la nature et son supérieur selon l’église.Elle l’aimait et elle le vénérait tout simplement. Quand ilparlait, elle s’inclinait ; quand il agissait, elle adhérait.La servante seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l’évêque, onl’a pu remarquer, ne s’était réservé que mille livres, ce qui,joint à la pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze centsfrancs par an. Avec ces quinze cents francs[2], cesdeux vieilles femmes et ce vieillard vivaient.

Et quand un curé de village venait à Digne, M.l’évêque trouvait encore moyen de le traiter, grâce à la sévèreéconomie de madame Magloire et à l’intelligente administration demademoiselle Baptistine.

Un jour, – il était à Digne depuis environtrois mois, – l’évêque dit :

– Avec tout cela je suis biengêné !

– Je le crois bien ! s’écria madameMagloire, Monseigneur n’a seulement pas réclamé la rente que ledépartement lui doit pour ses frais de carrosse en ville et detournées dans le diocèse. Pour les évêques d’autrefois c’étaitl’usage.

– Tiens ! dit l’évêque, vous avezraison, madame Magloire.

Il fit sa réclamation.

Quelque temps après, le conseil général,prenant cette demande en considération, lui vota une somme annuellede trois mille francs, sous cette rubrique : Allocation àM. l’évêque pour frais de carrosse, frais de poste et frais detournées pastorales.

Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale,et, à cette occasion, un sénateur de l’empire, ancien membre duconseil des cinq-cents favorable au dix-huit brumaire et pourvuprès de la ville de Digne d’une sénatorerie magnifique, écrivit auministre des cultes, M. Bigot de Préameneu, un petit billetirrité et confidentiel dont nous extrayons ces lignesauthentiques :

« – Des frais de carrosse ? pourquoifaire dans une ville de moins de quatre mille habitants ? Desfrais de poste et de tournées ? à quoi bon ces tournéesd’abord ? ensuite comment courir la poste dans un pays demontagnes ? Il n’y a pas de routes. On ne va qu’à cheval. Lepont même de la Durance à Château-Arnoux peut à peine porter descharrettes à bœufs. Ces prêtres sont tous ainsi. Avides et avares.Celui-ci a fait le bon apôtre en arrivant. Maintenant il fait commeles autres. Il lui faut carrosse et chaise de poste. Il lui faut duluxe comme aux anciens évêques. Oh ! toute cetteprêtraille ! Monsieur le comte, les choses n’iront bien quelorsque l’empereur nous aura délivrés des calotins. À bas lepape ! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant à moi,je suis pour César tout seul. Etc., etc. »

La chose, en revanche, réjouit fort madameMagloire.

– Bon, dit-elle à mademoiselleBaptistine, Monseigneur a commencé par les autres, mais il a bienfallu qu’il finît par lui-même. Il a réglé toutes ses charités.Voilà trois mille livres pour nous. Enfin !

Le soir même, l’évêque écrivit et remit à sasœur une note ainsi conçue :

Frais de carrosse et de tournées.

Pour donner du bouillon de viande auxmalades de l’hôpital : quinze cents livres.

Pour la société de charité maternelled’Aix : deux cent cinquante livres.

Pour la société de charité maternelle deDraguignan : deux cent cinquante livres.

Pour les enfants trouvés : cinq centslivres.

Pour les orphelins : cinq centslivres.

Total : trois mille livres.

Tel était le budget de M. Myriel.

Quant au casuel épiscopal, rachats de bans,dispenses, ondoiements, prédications, bénédictions d’églises ou dechapelles, mariages, etc., l’évêque le percevait sur les richesavec d’autant plus d’âpreté qu’il le donnait aux pauvres.

Au bout de peu de temps, les offrandesd’argent affluèrent. Ceux qui ont et ceux qui manquent frappaient àla porte de M. Myriel, les uns venant chercher l’aumône queles autres venaient y déposer. L’évêque, en moins d’un an, devintle trésorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes lesdétresses. Des sommes considérables passaient par ses mains ;mais rien ne put faire qu’il changeât quelque chose à son genre devie et qu’il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire.

Loin de là. Comme il y a toujours encore plusde misère en bas que de fraternité en haut, tout était donné, pourainsi dire, avant d’être reçu ; c’était comme de l’eau sur uneterre sèche ; il avait beau recevoir de l’argent, il n’enavait jamais. Alors il se dépouillait.

L’usage étant que les évêques énoncent leursnoms de baptême en tête de leurs mandements et de leurs lettrespastorales, les pauvres gens du pays avaient choisi, avec une sorted’instinct affectueux, dans les noms et prénoms de l’évêque, celuiqui leur présentait un sens, et ils ne l’appelaient que monseigneurBienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le nommerons ainsi dansl’occasion. Du reste, cette appellation lui plaisait.

– J’aime ce nom-là, disait-il. Bienvenucorrige monseigneur.

Nous ne prétendons pas que le portrait quenous faisons ici soit vraisemblable ; nous nous bornons à direqu’il est ressemblant[3].

Chapitre 3 Àbon évêque dur évêché

M. l’évêque, pour avoir converti son carrosseen aumônes, n’en faisait pas moins ses tournées. C’est un diocèsefatigant que celui de Digne. Il a fort peu de plaines, beaucoup demontagnes, presque pas de routes, on l’a vu tout à l’heure ;trente-deux cures, quarante et un vicariats et deux centquatrevingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c’est une affaire.M. l’évêque en venait à bout. Il allait à pied quand c’était dansle voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans lamontagne. Les deux vieilles femmes l’accompagnaient. Quand letrajet était trop pénible pour elles, il allait seul.

Un jour, il arriva à Senez, qui est uneancienne ville épiscopale, monté sur un âne. Sa bourse, fort à secdans ce moment, ne lui avait pas permis d’autre équipage. Le mairede la ville vint le recevoir à la porte de l’évêché et le regardaitdescendre de son âne avec des yeux scandalisés. Quelques bourgeoisriaient autour de lui.

– Monsieur le maire, dit l’évêque, etmessieurs les bourgeois, je vois ce qui vous scandalise ; voustrouvez que c’est bien de l’orgueil à un pauvre prêtre de monterune monture qui a été celle de Jésus-Christ. Je l’ai fait parnécessité, je vous assure, non par vanité.

Dans ses tournées, il était indulgent et doux,et prêchait moins qu’il ne causait. Il ne mettait aucune vertu surun plateau inaccessible. Il n’allait jamais chercher bien loin sesraisonnements et ses modèles. Aux habitants d’un pays il citaitl’exemple du pays voisin. Dans les cantons où l’on était dur pourles nécessiteux, il disait :

– Voyez les gens de Briançon. Ils ontdonné aux indigents, aux veuves et aux orphelins le droit de fairefaucher leurs prairies trois jours avant tous les autres. Ils leurrebâtissent gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruines.Aussi est-ce un pays béni de Dieu. Durant tout un siècle de centans, il n’y a pas eu un meurtrier.

Dans les villages âpres au gain et à lamoisson, il disait :

– Voyez ceux d’Embrun. Si un père defamille, au temps de la récolte, a ses fils au service à l’armée etses filles en service à la ville, et qu’il soit malade et empêché,le curé le recommande au prône ; et le dimanche, après lamesse, tous les gens du village, hommes, femmes, enfants, vont dansle champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui rapportentpaille et grain dans son grenier.

Aux familles divisées par des questionsd’argent et d’héritage, il disait :

– Voyez les montagnards de Devoluy, payssi sauvage qu’on n’y entend pas le rossignol une fois en cinquanteans. Eh bien, quand le père meurt dans une famille, les garçonss’en vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles, afinqu’elles puissent trouver des maris.

Aux cantons qui ont le goût des procès et oùles fermiers se ruinent en papier timbré, il disait :

– Voyez ces bons paysans de la vallée deQueyras. Ils sont là trois mille âmes. Mon Dieu ! c’est commeune petite république. On n’y connaît ni le juge, ni l’huissier. Lemaire fait tout. Il répartit l’impôt, taxe chacun en conscience,juge les querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires,rend des sentences sans frais ; et on lui obéit, parce quec’est un homme juste parmi des hommes simples.

Aux villages où il ne trouvait pas de maîtred’école, il citait encore ceux de Queyras :

– Savez-vous comment ils font ?disait-il. Comme un petit pays de douze ou quinze feux ne peut pastoujours nourrir un magister, ils ont des maîtres d’école payés partoute la vallée qui parcourent les villages, passant huit joursdans celui-ci, dix dans celui-là, et enseignant. Ces magisters vontaux foires, où je les ai vus. On les reconnaît à des plumes àécrire qu’ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux quin’enseignent qu’à lire ont une plume, ceux qui enseignent lalecture et le calcul ont deux plumes ; ceux qui enseignent lalecture, le calcul et le latin ont trois plumes. Ceux-là sont degrands savants. Mais quelle honte d’être ignorants ! Faitescomme les gens de Queyras.

Il parlait ainsi, gravement et paternellement,à défaut d’exemples inventant des paraboles, allant droit au but,avec peu de phrases et beaucoup d’images, ce qui était l’éloquencemême de Jésus-Christ, convaincu et persuadant.

Chapitre 4Les œuvres semblables aux paroles

Sa conversation était affable et gaie. Il semettait à la portée des deux vieilles femmes qui passaient leur vieprès de lui ; quand il riait, c’était le rire d’unécolier.

Madame Magloire l’appelait volontiersVotre Grandeur. Un jour, il se leva de son fauteuil etalla à sa bibliothèque chercher un livre. Ce livre était sur un desrayons d’en haut. Comme l’évêque était d’assez petite taille, il neput y atteindre.

– Madame Magloire, dit-il,apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va pas jusqu’à cetteplanche.

Une de ses parentes éloignées, madame lacomtesse de Lô, laissait rarement échapper une occasion d’énuméreren sa présence ce qu’elle appelait « les espérances » deses trois fils. Elle avait plusieurs ascendants fort vieux etproches de la mort dont ses fils étaient naturellement leshéritiers. Le plus jeune des trois avait à recueillir d’unegrand’tante cent bonnes mille livres de rentes ; le deuxièmeétait substitué au titre de duc de son oncle ; l’aîné devaitsuccéder à la pairie de son aïeul. L’évêque écoutait habituellementen silence ces innocents et pardonnables étalages maternels. Unefois pourtant, il paraissait plus rêveur que de coutume, tandis quemadame de Lô renouvelait le détail de toutes ces successions et detoutes ces « espérances ». Elle s’interrompit avecquelque impatience :

– Mon Dieu, mon cousin ! mais à quoisongez-vous donc ?

– Je songe, dit l’évêque, à quelque chosede singulier qui est, je crois, dans saint Augustin :« Mettez votre espérance dans celui auquel on ne succèdepoint. »

Une autre fois, recevant une lettre defaire-part du décès d’un gentilhomme du pays, où s’étalaient en unelongue page, outre les dignités du défunt, toutes lesqualifications féodales et nobiliaires de tous sesparents :

– Quel bon dos a la mort !s’écria-t-il. Quelle admirable charge de titres on lui faitallègrement porter, et comme il faut que les hommes aient del’esprit pour employer ainsi la tombe à la vanité !

Il avait dans l’occasion une raillerie doucequi contenait presque toujours un sens sérieux. Pendant un carême,un jeune vicaire vint à Digne et prêcha dans la cathédrale. Il futassez éloquent. Le sujet de son sermon était la charité. Il invitales riches à donner aux indigents, afin d’éviter l’enfer qu’ilpeignit le plus effroyable qu’il put et de gagner le paradis qu’ilfit désirable et charmant. Il y avait dans l’auditoire un richemarchand retiré, un peu usurier, nommé M. Géborand, lequelavait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps, des serges,des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n’avait faitl’aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on remarqua qu’ildonnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes duportail de la cathédrale. Elles étaient six à se partager cela. Unjour, l’évêque le vit faisant sa charité et dit à sa sœur avec unsourire :

– Voilà monsieur Géborand qui achète pourun sou de paradis.

Quand il s’agissait de charité, il ne serebutait pas, même devant un refus, et il trouvait alors des motsqui faisaient réfléchir. Une fois, il quêtait pour les pauvres dansun salon de la ville. Il y avait là le marquis de Champtercier,vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen d’être tout ensembleultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété a existé.L’évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras.

– Monsieur le marquis, il faut que vousme donniez quelque chose.

Le marquis se retourna et réponditsèchement :

– Monseigneur, j’ai mes pauvres.

– Donnez-les-moi, dit l’évêque.

Un jour, dans la cathédrale, il fit cesermon.

« Mes très chers frères, mes bons amis,il y a en France treize cent vingt mille maisons de paysans quin’ont que trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept mille qui ontdeux ouvertures, la porte et une fenêtre, et enfin trois centquarante-six mille cabanes qui n’ont qu’une ouverture, la porte. Etcela, à cause d’une chose qu’on appelle l’impôt des portes etfenêtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, despetits enfants, dans ces logis-là, et voyez les fièvres et lesmaladies. Hélas ! Dieu donne l’air aux hommes, la loi le leurvend. Je n’accuse pas la loi, mais je bénis Dieu. Dans l’Isère,dans le Var, dans les deux Alpes, les hautes et les basses, lespaysans n’ont pas même de brouettes, ils transportent les engrais àdos d’hommes ; ils n’ont pas de chandelles, et ils brûlent desbâtons résineux et des bouts de corde trempés dans la poix résine.C’est comme cela dans tout le pays haut du Dauphiné. Ils font lepain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vacheséchée. L’hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et ils lefont tremper dans l’eau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger.– Mes frères, ayez pitié ! voyez comme on souffre autour devous. »

Né provençal, il s’était facilementfamiliarisé avec tous les patois du midi. Il disait :« Eh bé ! moussu, sès sagé ? » commedans le bas Languedoc. « Onté anaraspassa ? » comme dans les basses Alpes.« Puerte un bouen moutou embe un bouen froumagegrase », comme dans le haut Dauphiné. Ceci plaisait aupeuple, et n’avait pas peu contribué à lui donner accès près detous les esprits. Il était dans la chaumière et dans la montagnecomme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans lesidiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entraitdans toutes les âmes.

Du reste, il était le même pour les gens dumonde et pour les gens du peuple.

Il ne condamnait rien hâtivement, et sanstenir compte des circonstances environnantes. Il disait :

– Voyons le chemin par où la faute apassé.

Étant, comme il se qualifiait lui-même ensouriant, un ex-pécheur, il n’avait aucun des escarpementsdu rigorisme, et il professait assez haut, et sans le froncement desourcil des vertueux féroces, une doctrine qu’on pourrait résumer àpeu près ainsi :

« L’homme a sur lui la chair qui est toutà la fois son fardeau et sa tentation. Il la traîne et luicède.

« Il doit la surveiller, la contenir, laréprimer, et ne lui obéir qu’à la dernière extrémité. Dans cetteobéissance-là, il peut encore y avoir de la faute ; mais lafaute, ainsi faite, est vénielle. C’est une chute, mais une chutesur les genoux, qui peut s’achever en prière.

« Être un saint, c’est l’exception ;être un juste, c’est la règle. Errez, défaillez, péchez, mais soyezdes justes.

« Le moins de péché possible, c’est laloi de l’homme. Pas de péché du tout est le rêve de l’ange. Tout cequi est terrestre est soumis au péché. Le péché est unegravitation. »

Quand il voyait tout le monde crier bien fortet s’indigner bien vite :

– Oh ! oh ! disait-il ensouriant, il y a apparence que ceci est un gros crime que tout lemonde commet. Voilà les hypocrisies effarées qui se dépêchent deprotester et de se mettre à couvert.

Il était indulgent pour les femmes et lespauvres sur qui pèse le poids de la société humaine. Ildisait :

– Les fautes des femmes, des enfants, desserviteurs, des faibles, des indigents et des ignorants sont lafaute des maris, des pères, des maîtres, des forts, des riches etdes savants.

Il disait encore :

– À ceux qui ignorent, enseignez-leur leplus de choses que vous pourrez ; la société est coupable dene pas donner l’instruction gratis ; elle répond de la nuitqu’elle produit. Cette âme est pleine d’ombre, le péché s’y commet.Le coupable n’est pas celui qui y fait le péché, mais celui qui y afait l’ombre.

Comme on voit, il avait une manière étrange età lui de juger les choses. Je soupçonne qu’il avait pris cela dansl’évangile.

Il entendit un jour conter dans un salon unprocès criminel qu’on instruisait et qu’on allait juger. Unmisérable homme, par amour pour une femme et pour l’enfant qu’ilavait d’elle, à bout de ressources, avait fait de la faussemonnaie. La fausse monnaie était encore punie de mort à cetteépoque. La femme avait été arrêtée émettant la première piècefausse fabriquée par l’homme. On la tenait, mais on n’avait depreuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et leperdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s’obstina à nier. Surce, le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé uneinfidélité de l’amant, et était parvenu, avec des fragments delettres savamment présentés, à persuader à la malheureuse qu’elleavait une rivale et que cet homme la trompait. Alors, exaspérée dejalousie, elle avait dénoncé son amant, tout avoué, tout prouvé.L’homme était perdu. Il allait être prochainement jugé à Aix avecsa complice. On racontait le fait, et chacun s’extasiait surl’habileté du magistrat. En mettant la jalousie en jeu, il avaitfait jaillir la vérité par la colère, il avait fait sortir lajustice de la vengeance. L’évêque écoutait tout cela en silence.Quand ce fut fini, il demanda :

– Où jugera-t-on cet homme et cettefemme ?

– À la cour d’assises.

Il reprit :

– Et où jugera-t-on monsieur le procureurdu roi ?

Il arriva à Digne une aventure tragique. Unhomme fut condamné à mort pour meurtre. C’était un malheureux pastout à fait lettré, pas tout à fait ignorant, qui avait étébateleur dans les foires et écrivain public. Le procès occupabeaucoup la ville. La veille du jour fixé pour l’exécution ducondamné, l’aumônier de la prison tomba malade. Il fallait unprêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On allachercher le curé. Il paraît qu’il refusa en disant : Cela neme regarde pas. Je n’ai que faire de cette corvée et de cesaltimbanque ; moi aussi, je suis malade ; d’ailleurs cen’est pas là ma place. On rapporta cette réponse à l’évêque quidit :

– Monsieur le curé a raison. Ce n’est passa place, c’est la mienne.

Il alla sur-le-champ à la prison, il descenditau cabanon du « saltimbanque », il l’appela par son nom,lui prit la main et lui parla. Il passa toute la journée et toutela nuit près de lui, oubliant la nourriture et le sommeil, priantDieu pour l’âme du condamné et priant le condamné pour la siennepropre. Il lui dit les meilleures vérités qui sont les plussimples. Il fut père, frère, ami ; évêque pour bénirseulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en leconsolant. Cet homme allait mourir désespéré. La mort était pourlui comme un abîme. Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, ilreculait avec horreur. Il n’était pas assez ignorant pour êtreabsolument indifférent. Sa condamnation, secousse profonde, avaiten quelque sorte rompu çà et là autour de lui cette cloison quinous sépare du mystère des choses et que nous appelons la vie. Ilregardait sans cesse au dehors de ce monde par ces brèches fatales,et ne voyait que des ténèbres. L’évêque lui fit voir uneclarté.

Le lendemain, quand on vint chercher lemalheureux, l’évêque était là. Il le suivit. Il se montra aux yeuxde la foule en camail violet et avec sa croix épiscopale au cou,côte à côte avec ce misérable lié de cordes.

Il monta sur la charrette avec lui, il montasur l’échafaud avec lui. Le patient, si morne et si accablé laveille, était rayonnant. Il sentait que son âme était réconciliéeet il espérait Dieu. L’évêque l’embrassa, et, au moment où lecouteau allait tomber, il lui dit :

– Celui que l’homme tue, Dieu leressuscite ; celui que les frères chassent retrouve le Père.Priez, croyez, entrez dans la vie ! le Père est là.

Quand il redescendit de l’échafaud, il avaitquelque chose dans son regard qui fit ranger le peuple. On nesavait ce qui était le plus admirable de sa pâleur ou de sasérénité. En rentrant à cet humble logis qu’il appelait en souriantson palais, il dit à sa sœur :

– Je viens d’officierpontificalement.

Comme les choses les plus sublimes sontsouvent aussi les choses les moins comprises, il y eut dans laville des gens qui dirent, en commentant cette conduite del’évêque : « C’est de l’affectation. » Ceci ne futdu reste qu’un propos de salons. Le peuple, qui n’entend pas maliceaux actions saintes, fut attendri et admira.

Quant à l’évêque, avoir vu la guillotine futpour lui un choc, et il fut longtemps à s’en remettre.

L’échafaud, en effet, quand il est là, dresséet debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir unecertaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer,dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux uneguillotine ; mais si l’on en rencontre une, la secousse estviolente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Lesuns admirent, comme de Maistre[4] ; lesautres exècrent, comme Beccaria. La guillotine est la concrétion dela loi ; elle se nomme vindicte ; elle n’est pasneutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l’aperçoitfrissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questionssociales dressent autour de ce couperet leur point d’interrogation.L’échafaud est vision. L’échafaud n’est pas une charpente,l’échafaud n’est pas une machine, l’échafaud n’est pas unemécanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble quece soit une sorte d’être qui a je ne sais quelle sombreinitiative ; on dirait que cette charpente voit, que cettemachine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce feret ces cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présencejette l’âme, l’échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu’ilfait. L’échafaud est le complice du bourreau ; ildévore ; il mange de la chair, il boit du sang. L’échafaud estune sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier, unspectre qui semble vivre d’une espèce de vie épouvantable faite detoute la mort qu’il a donnée.

Aussi l’impression fut-elle horrible etprofonde ; le lendemain de l’exécution et beaucoup de joursencore après, l’évêque parut accablé. La sérénité presque violentedu moment funèbre avait disparu : le fantôme de la justicesociale l’obsédait. Lui qui d’ordinaire revenait de toutes sesactions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu’il sefît un reproche. Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayaità demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa sœurentendit un soir et recueillit :

– Je ne croyais pas que cela fût simonstrueux. C’est un tort de s’absorber dans la loi divine au pointde ne plus s’apercevoir de la loi humaine. La mort n’appartientqu’à Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils à cette choseinconnue ?

Avec le temps ces impressions s’atténuèrent,et probablement s’effacèrent. Cependant on remarqua que l’évêqueévitait désormais de passer sur la place des exécutions.

On pouvait appeler M. Myriel à touteheure au chevet des malades et des mourants. Il n’ignorait pas quelà était son plus grand devoir et son plus grand travail. Lesfamilles veuves ou orphelines n’avaient pas besoin de le demander,il arrivait de lui-même. Il savait s’asseoir et se taire de longuesheures auprès de l’homme qui avait perdu la femme qu’il aimait, dela mère qui avait perdu son enfant. Comme il savait le moment de setaire, il savait aussi le moment de parler. Ô admirableconsolateur ! il ne cherchait pas à effacer la douleur parl’oubli, mais à l’agrandir et à la dignifier par l’espérance. Ildisait :

– Prenez garde à la façon dont vous voustournez vers les morts. Ne songez pas à ce qui pourrit. Regardezfixement. Vous apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aiméau fond du ciel.

Il savait que la croyance est saine. Ilcherchait à conseiller et à calmer l’homme désespéré en luiindiquant du doigt l’homme résigné, et à transformer la douleur quiregarde une fosse en lui montrant la douleur qui regarde uneétoile.

Chapitre 5Que monseigneur Bienvenu faisait durer – trop longtemps sessoutanes

La vie intérieure de M. Myriel étaitpleine des mêmes pensées que sa vie publique. Pour qui eût pu lavoir de près, c’eût été un spectacle grave et charmant que cettepauvreté volontaire dans laquelle vivait M. l’évêque de Digne.

Comme tous les vieillards et comme la plupartdes penseurs, il dormait peu[5]. Ce courtsommeil était profond. Le matin il se recueillait pendant uneheure, puis il disait sa messe, soit à la cathédrale, soit dans sonoratoire. Sa messe dite, il déjeunait d’un pain de seigle trempédans le lait de ses vaches. Puis il travaillait.

Un évêque est un homme fort occupé ; ilfaut qu’il reçoive tous les jours le secrétaire de l’évêché, quiest d’ordinaire un chanoine, presque tous les jours ses grandsvicaires. Il a des congrégations à contrôler, des privilèges àdonner, toute une librairie ecclésiastique à examiner, paroissiens,catéchismes diocésains, livres d’heures, etc., des mandements àécrire, des prédications à autoriser, des curés et des maires àmettre d’accord, une correspondance cléricale, une correspondanceadministrative, d’un côté l’état, de l’autre le Saint-Siège, milleaffaires.

Le temps que lui laissaient ces milleaffaires, ses offices et son bréviaire, il le donnait d’abord auxnécessiteux, aux malades et aux affligés ; le temps que lesaffligés, les malades et les nécessiteux lui laissaient, il ledonnait au travail. Tantôt il bêchait la terre dans son jardin,tantôt il lisait et écrivait. Il n’avait qu’un mot pour ces deuxsortes de travail ; il appelait cela jardiner.

– L’esprit est un jardin, disait-il.

À midi, il dînait. Le dîner ressemblait audéjeuner.

Vers deux heures, quand le temps était beau,il sortait et se promenait à pied dans la campagne ou dans laville, entrant souvent dans les masures. On le voyait cheminerseul, tout à ses pensées, l’œil baissé, appuyé sur sa longue canne,vêtu de sa douillette violette ouatée et bien chaude, chaussé debas violets dans de gros souliers, et coiffé de son chapeau platqui laissait passer par ses trois cornes trois glands d’or à grained’épinards.

C’était une fête partout où il paraissait. Oneût dit que son passage avait quelque chose de réchauffant et delumineux. Les enfants et les vieillards venaient sur le seuil desportes pour l’évêque comme pour le soleil. Il bénissait et on lebénissait. On montrait sa maison à quiconque avait besoin dequelque chose.

Çà et là, il s’arrêtait, parlait aux petitsgarçons et aux petites filles et souriait aux mères. Il visitaitles pauvres tant qu’il avait de l’argent ; quand il n’en avaitplus, il visitait les riches.

Comme il faisait durer ses soutanes beaucoupde temps, et qu’il ne voulait pas qu’on s’en aperçût, il ne sortaitjamais dans la ville autrement qu’avec sa douillette violette. Celale gênait un peu en été.

Le soir à huit heures et demie il soupait avecsa sœur, madame Magloire debout derrière eux et les servant àtable. Rien de plus frugal que ce repas. Si pourtant l’évêque avaitun de ses curés à souper, madame Magloire en profitait pour servirà Monseigneur quelque excellent poisson des lacs ou quelque fingibier de la montagne. Tout curé était un prétexte à bonrepas ; l’évêque se laissait faire. Hors de là, son ordinairene se composait guère que de légumes cuits dans l’eau et de soupe àl’huile. Aussi disait-on dans la ville :

– Quand l’évêque fait pas chère de curé,il fait chère de trappiste.

Après son souper, il causait pendant unedemi-heure avec mademoiselle Baptistine et madame Magloire ;puis il rentrait dans sa chambre et se remettait à écrire, tantôtsur des feuilles volantes, tantôt sur la marge de quelque in-folio.Il était lettré et quelque peu savant. Il a laissé cinq ou sixmanuscrits assez curieux ; entre autres une dissertation surle verset de la Genèse : Au commencement l’esprit de Dieuflottait sur les eaux[6]. Ilconfronte avec ce verset trois textes : la version arabe quidit : Les vents de Dieu soufflaient ; FlaviusJosèphe qui dit : Un vent d’en haut se précipitait sur laterre, et enfin la paraphrase chaldaïque d’Onkelos quiporte : Un vent venant de Dieu soufflait sur la face deseaux. Dans une autre dissertation, il examine les œuvresthéologiques de Hugo[7], évêque dePtolémaïs, arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre, et ilétablit qu’il faut attribuer à cet évêque les divers opusculespubliés, au siècle dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt.

Parfois au milieu d’une lecture, quel que fûtle livre qu’il eût entre les mains, il tombait tout à coup dans uneméditation profonde, d’où il ne sortait que pour écrire quelqueslignes sur les pages mêmes du volume. Ces lignes souvent n’ontaucun rapport avec le livre qui les contient. Nous avons sous lesyeux une note écrite par lui sur une des marges d’un in-quartointitulé : Correspondance du lord Germain avec lesgénéraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station del’Amérique. À Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chezPissot, libraire, quai des Augustins.

Voici cette note :

« Ô vous qui êtes !

« L’Ecclésiaste vous nommeToute-Puissance, les Macchabées vous nomment Créateur, l’Épître auxÉphésiens vous nomme Liberté, Baruch vous nomme Immensité, lesPsaumes vous nomment Sagesse et Vérité, Jean vous nomme Lumière,les Rois vous nomment Seigneur, l’Exode vous appelle Providence, leLévitique Sainteté, Esdras Justice, la création vous nomme Dieu,l’homme vous nomme Père ; mais Salomon vous nomme Miséricorde,et c’est là le plus beau de tous vos noms[8]. »

Vers neuf heures du soir, les deux femmes seretiraient et montaient à leurs chambres au premier, le laissantjusqu’au matin seul au rez-de-chaussée.

Ici il est nécessaire que nous donnions uneidée exacte du logis de M. l’évêque de Digne.

Chapitre 6Par qui il faisait garder sa maison

La maison qu’il habitait se composait, nousl’avons dit, d’un rez-de-chaussée et d’un seul étage : troispièces au rez-de-chaussée, trois chambres au premier, au-dessus ungrenier. Derrière la maison, un jardin d’un quart d’arpent. Lesdeux femmes occupaient le premier. L’évêque logeait en bas. Lapremière pièce, qui s’ouvrait sur la rue, lui servait de salle àmanger, la deuxième de chambre à coucher, et la troisièmed’oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer par lachambre à coucher, et sortir de la chambre à coucher sans passerpar la salle à manger. Dans l’oratoire, au fond, il y avait unealcôve fermée, avec un lit pour les cas d’hospitalité. M. l’évêqueoffrait ce lit aux curés de campagne que des affaires ou lesbesoins de leur paroisse amenaient à Digne.

La pharmacie de l’hôpital, petit bâtimentajouté à la maison et pris sur le jardin, avait été transformée encuisine et en cellier.

Il y avait en outre dans le jardin une établequi était l’ancienne cuisine de l’hospice et où l’évêqueentretenait deux vaches. Quelle que fût la quantité de laitqu’elles lui donnassent, il en envoyait invariablement tous lesmatins la moitié aux malades de l’hôpital.

– Je paye ma dîme, disait-il.

Sa chambre était assez grande et assezdifficile à chauffer dans la mauvaise saison. Comme le bois esttrès cher à Digne, il avait imaginé de faire faire dans l’étable àvaches un compartiment fermé d’une cloison en planches. C’était làqu’il passait ses soirées dans les grands froids. Il appelait celason salon d’hiver.

Il n’y avait dans ce salon d’hiver, comme dansla salle à manger, d’autres meubles qu’une table de bois blanc,carrée, et quatre chaises de paille. La salle à manger était ornéeen outre d’un vieux buffet peint en rose à la détrempe. Du buffetpareil, convenablement habillé de napperons blancs et de faussesdentelles, l’évêque avait fait l’autel qui décorait sonoratoire.

Ses pénitentes riches et les saintes femmes deDigne s’étaient souvent cotisées pour faire les frais d’un belautel neuf à l’oratoire de monseigneur ; il avait chaque foispris l’argent et l’avait donné aux pauvres.

– Le plus beau des autels, disait-il,c’est l’âme d’un malheureux consolé qui remercie Dieu.

Il avait dans son oratoire deux chaisesprie-Dieu en paille, et un fauteuil à bras également en paille danssa chambre à coucher. Quand par hasard il recevait sept ou huitpersonnes à la fois, le préfet, ou le général, ou l’état-major durégiment en garnison, ou quelques élèves du petit séminaire, onétait obligé d’aller chercher dans l’étable les chaises du salond’hiver, dans l’oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil dans lachambre à coucher ; de cette façon, on pouvait réunir jusqu’àonze sièges pour les visiteurs. À chaque nouvelle visite ondémeublait une pièce.

Il arrivait parfois qu’on était douze[9] ; alors l’évêque dissimulaitl’embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminéesi c’était l’hiver, ou en proposant un tour dans le jardin sic’était l’été.

Il y avait bien encore dans l’alcôve ferméeune chaise, mais elle était à demi dépaillée et ne portait que surtrois pieds, ce qui faisait qu’elle ne pouvait servir qu’appuyéecontre le mur. Mademoiselle Baptistine avait bien aussi dans sachambre une très grande bergère en bois jadis doré et revêtue depékin à fleurs, mais on avait été obligé de monter cette bergère aupremier par la fenêtre, l’escalier étant trop étroit ; elle nepouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier.

L’ambition de mademoiselle Baptistine eût étéde pouvoir acheter un meuble de salon en velours d’Utrecht jaune àrosaces et en acajou à cou de cygne, avec canapé. Mais cela eûtcoûté au moins cinq cents francs, et, ayant vu qu’elle n’avaitréussi à économiser pour cet objet que quarante-deux francs dixsous en cinq ans, elle avait fini par y renoncer. D’ailleurs quiest-ce qui atteint son idéal ?

Rien de plus simple à se figurer que lachambre à coucher de l’évêque. Une porte-fenêtre donnant sur lejardin, vis-à-vis le lit ; un lit d’hôpital, en fer avecbaldaquin de serge verte ; dans l’ombre du lit, derrière unrideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les ancienneshabitudes élégantes de l’homme du monde ; deux portes, l’uneprès de la cheminée, donnant dans l’oratoire ; l’autre, prèsde la bibliothèque, donnant dans la salle à manger ; labibliothèque, grande armoire vitrée pleine de livres ; lacheminée, de bois peint en marbre, habituellement sans feu ;dans la cheminée, une paire de chenets en fer ornés de deux vases àguirlandes et cannelures jadis argentés à l’argent haché, ce quiétait un genre de luxe épiscopal ; au-dessus, à l’endroit oùd’ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre désargenté fixésur un velours noir râpé dans un cadre de bois dédoré. Près de laporte-fenêtre, une grande table avec un encrier, chargée de papiersconfus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille.Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l’oratoire.

Deux portraits dans des cadres ovales étaientaccrochés au mur des deux côtés du lit. De petites inscriptionsdorées sur le fond neutre de la toile à côté des figuresindiquaient que les portraits représentaient, l’un, l’abbé deChaliot, évêque de Saint-Claude, l’autre, l’abbé Tourteau, vicairegénéral d’Agde, abbé de Grand-Champ, ordre de Cîteaux, diocèse deChartres. L’évêque, en succédant dans cette chambre aux malades del’hôpital, y avait trouvé ces portraits et les y avait laissés.C’étaient des prêtres, probablement des donateurs : deuxmotifs pour qu’il les respectât. Tout ce qu’il savait de ces deuxpersonnages, c’est qu’ils avaient été nommés par le roi, l’un à sonévêché, l’autre à son bénéfice, le même jour, le 27 avril 1785.Madame Magloire ayant décroché les tableaux pour en secouer lapoussière, l’évêque avait trouvé cette particularité écrite d’uneencre blanchâtre sur un petit carré de papier jauni par le temps,collé avec quatre pains à cacheter derrière le portrait de l’abbéde Grand-Champ.

Il avait à sa fenêtre un antique rideau degrosse étoffe de laine qui finit par devenir tellement vieux que,pour éviter la dépense d’un neuf, madame Magloire fut obligée defaire une grande couture au beau milieu. Cette couture dessinaitune croix. L’évêque le faisait souvent remarquer.

– Comme cela fait bien !disait-il.

Toutes les chambres de la maison, aurez-de-chaussée ainsi qu’au premier, sans exception, étaientblanchies au lait de chaux, ce qui est une mode de caserne etd’hôpital.

Cependant, dans les dernières années, madameMagloire retrouva, comme on le verra plus loin, sous le papierbadigeonné, des peintures qui ornaient l’appartement demademoiselle Baptistine. Avant d’être l’hôpital, cette maison avaitété le parloir aux bourgeois[10]. De làcette décoration. Les chambres étaient pavées de briques rougesqu’on lavait toutes les semaines, avec des nattes de paille tresséedevant tous les lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes,était du haut en bas d’une propreté exquise. C’était le seul luxeque l’évêque permit. Il disait :

– Cela ne prend rien aux pauvres.

Il faut convenir cependant qu’il lui restaitde ce qu’il avait possédé jadis six couverts d’argent et une grandecuiller à soupe que madame Magloire regardait tous les jours avecbonheur reluire splendidement sur la grosse nappe de toile blanche.Et comme nous peignons ici l’évêque de Digne tel qu’il était, nousdevons ajouter qu’il lui était arrivé plus d’une fois dedire :

– Je renoncerais difficilement à mangerdans de l’argenterie.

Il faut ajouter à cette argenterie deux grosflambeaux d’argent massif qui lui venaient de l’héritage d’unegrand’tante. Ces flambeaux portaient deux bougies de cire etfiguraient habituellement sur la cheminée de l’évêque. Quand ilavait quelqu’un à dîner, madame Magloire allumait les deux bougieset mettait les deux flambeaux sur la table.

Il y avait dans la chambre même de l’évêque, àla tête de son lit, un petit placard dans lequel madame Magloireserrait chaque soir les six couverts d’argent et la grande cuiller.Il faut dire qu’on n’en ôtait jamais la clef.

Le jardin, un peu gâté par les constructionsassez laides dont nous avons parlé, se composait de quatre alléesen croix rayonnant autour d’un puisard ; une autre alléefaisait tout le tour du jardin et cheminait le long du mur blancdont il était enclos. Ces allées laissaient entre elles quatrecarrés bordés de buis. Dans trois, madame Magloire cultivait deslégumes ; dans le quatrième, l’évêque avait mis des fleurs. Ily avait çà et là quelques arbres fruitiers.

Une fois madame Magloire lui avait dit avecune sorte de malice douce :

– Monseigneur, vous qui tirez parti detout, voilà pourtant un carré inutile. Il vaudrait mieux avoir làdes salades que des bouquets.

– Madame Magloire, répondit l’évêque,vous vous trompez. Le beau est aussi utile que l’utile.

Il ajouta après un silence :

– Plus peut-être.

Ce carré, composé de trois ou quatreplates-bandes, occupait M. l’évêque presque autant que ses livres.Il y passait volontiers une heure ou deux, coupant, sarclant, etpiquant çà et là des trous en terre où il mettait des graines. Iln’était pas aussi hostile aux insectes qu’un jardinier l’eût voulu.Du reste, aucune prétention à la botanique ; il ignorait lesgroupes et le solidisme ; il ne cherchait pas le moins dumonde à décider entre Tournefort et la méthode naturelle ; ilne prenait parti ni pour les utricules contre les cotylédons, nipour Jussieu contre Linné. Il n’étudiait pas les plantes ; ilaimait les fleurs. Il respectait beaucoup les savants, ilrespectait encore plus les ignorants, et, sans jamais manquer à cesdeux respects, il arrosait ses plates-bandes chaque soir d’été avecun arrosoir de fer-blanc peint en vert.

La maison n’avait pas une porte qui fermât àclef. La porte de la salle à manger qui, nous l’avons dit, donnaitde plain-pied sur la place de la cathédrale, était jadis armée deserrures et de verrous comme une porte de prison. L’évêque avaitfait ôter toutes ces ferrures, et cette porte, la nuit comme lejour, n’était fermée qu’au loquet. Le premier passant venu, àquelque heure que ce fût, n’avait qu’à la pousser. Dans lescommencements, les deux femmes avaient été fort tourmentées decette porte jamais close ; mais M. de Digne leur avaitdit :

– Faites mettre des verrous à voschambres, si cela vous plaît.

Elles avaient fini par partager sa confianceou du moins par faire comme si elles la partageaient. MadameMagloire seule avait de temps en temps des frayeurs. Pour ce quiest de l’évêque, on peut trouver sa pensée expliquée ou du moinsindiquée dans ces trois lignes écrites par lui sur la marge d’unebible : « Voici la nuance : la porte du médecin nedoit jamais être fermée ; la porte du prêtre doit toujoursêtre ouverte. »

Sur un autre livre, intitulé Philosophiede la science médicale, il avait écrit cette autre note :« Est-ce que je ne suis pas médecin comme eux ? Moi aussij’ai mes malades ; d’abord j’ai les leurs, qu’ils appellentles malades ; et puis j’ai les miens, que j’appelle lesmalheureux. »

Ailleurs encore il avait écrit :« Ne demandez pas son nom à qui vous demande un gîte. C’estsurtout celui-là que son nom embarrasse qui a besoind’asile. »

Il advint qu’un digne curé, je ne sais plus sic’était le curé de Couloubroux ou le curé de Pompierry, s’avisa delui demander un jour, probablement à l’instigation de madameMagloire, si Monseigneur était bien sûr de ne pas commettre jusqu’àun certain point une imprudence en laissant jour et nuit sa porteouverte à la disposition de qui voulait entrer, et s’il necraignait pas enfin qu’il n’arrivât quelque malheur dans une maisonsi peu gardée. L’évêque lui toucha l’épaule avec une gravité douceet lui dit :

– Nisi Dominus custodierit domum, invanum vigilant qui custodiunt eam[11].

Puis il parla d’autre chose.

Il disait assez volontiers :

– Il y a la bravoure du prêtre comme il ya la bravoure du colonel de dragons. Seulement, ajoutait-il, lanôtre doit être tranquille.

Chapitre 7Cravatte

Ici se place naturellement un fait que nous nedevons pas omettre, car il est de ceux qui font le mieux voir quelhomme c’était que M. l’évêque de Digne.

Après la destruction de la bande de GaspardBès qui avait infesté les gorges d’Ollioules, un de seslieutenants, Cravatte[12], seréfugia dans la montagne. Il se cacha quelque temps avec sesbandits, reste de la troupe de Gaspard Bès, dans le comté de Nice,puis gagna le Piémont, et tout à coup reparut en France, du côté deBarcelonnette. On le vit à Jauziers d’abord, puis aux Tuiles. Il secacha dans les cavernes du Joug-de-l’Aigle, et de là il descendaitvers les hameaux et les villages par les ravins de l’Ubaye et del’Ubayette. Il osa même pousser jusqu’à Embrun, pénétra une nuitdans la cathédrale et dévalisa la sacristie. Ses brigandagesdésolaient le pays. On mit la gendarmerie à ses trousses, mais envain. Il échappait toujours ; quelquefois il résistait de viveforce. C’était un hardi misérable. Au milieu de toute cetteterreur, l’évêque arriva. Il faisait sa tournée. Au Chastelar, lemaire vint le trouver et l’engagea à rebrousser chemin. Cravattetenait la montagne jusqu’à l’Arche, et au delà. Il y avait danger,même avec une escorte. C’était exposer inutilement trois ou quatremalheureux gendarmes.

– Aussi, dit l’évêque, je compte allersans escorte.

– Y pensez-vous, monseigneur ?s’écria le maire.

– J’y pense tellement, que je refuseabsolument les gendarmes et que je vais partir dans une heure.

– Partir ?

– Partir.

– Seul ?

– Seul.

– Monseigneur ! vous ne ferez pascela.

– Il y a là, dans la montagne, repritl’évêque, une humble petite commune grande comme ça, que je n’aipas vue depuis trois ans. Ce sont mes bons amis. De doux ethonnêtes bergers. Ils possèdent une chèvre sur trente qu’ilsgardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de diversescouleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites flûtesà six trous. Ils ont besoin qu’on leur parle de temps en temps dubon Dieu. Que diraient-ils d’un évêque qui a peur ? Quediraient-ils si je n’y allais pas ?

– Mais, monseigneur, les brigands !Si vous rencontrez les brigands !

– Tiens, dit l’évêque, j’y songe. Vousavez raison. Je puis les rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoinqu’on leur parle du bon Dieu.

– Monseigneur ! mais c’est unebande ! c’est un troupeau de loups !

– Monsieur le maire, c’est peut-êtreprécisément de ce troupeau que Jésus me fait le pasteur. Qui saitles voies de la Providence ?

– Monseigneur, ils vous dévaliseront.

– Je n’ai rien.

– Ils vous tueront.

– Un vieux bonhomme de prêtre qui passeen marmottant ses momeries ? Bah ! à quoi bon ?

– Ah ! mon Dieu ! si vousalliez les rencontrer !

– Je leur demanderai l’aumône pour mespauvres.

– Monseigneur, n’y allez pas, au nom duciel ! vous exposez votre vie.

– Monsieur le maire, dit l’évêque,n’est-ce décidément que cela ? Je ne suis pas en ce monde pourgarder ma vie, mais pour garder les âmes[13].

Il fallut le laisser faire. Il partit,accompagné seulement d’un enfant qui s’offrit à lui servir deguide. Son obstination fit bruit dans le pays, et effraya trèsfort.

Il ne voulut emmener ni sa sœur ni madameMagloire. Il traversa la montagne à mulet, ne rencontra personne,et arriva sain et sauf chez ses « bons amis » lesbergers. Il y resta quinze jours, prêchant, administrant,enseignant, moralisant. Lorsqu’il fut proche de son départ, ilrésolut de chanter pontificalement un Te Deum. Il en parlaau curé. Mais comment faire ? pas d’ornements épiscopaux. Onne pouvait mettre à sa disposition qu’une chétive sacristie devillage avec quelques vieilles chasubles de damas usé ornées degalons faux.

– Bah ! dit l’évêque. Monsieur lecuré, annonçons toujours au prône notre Te Deum. Celas’arrangera.

On chercha dans les églises d’alentour. Toutesles magnificences de ces humbles paroisses réunies n’auraient passuffi à vêtir convenablement un chantre de cathédrale.

Comme on était dans cet embarras, une grandecaisse fut apportée et déposée au presbytère pour M. l’évêque pardeux cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit lacaisse ; elle contenait une chape de drap d’or, une mitreornée de diamants, une croix archiépiscopale, une crossemagnifique, tous les vêtements pontificaux volés un mois auparavantau trésor de Notre-Dame d’Embrun. Dans la caisse, il y avait unpapier sur lequel étaient écrits ces mots : Cravatte àmonseigneur Bienvenu.

– Quand je disais que celas’arrangerait ! dit l’évêque.

Puis il ajouta en souriant :

– À qui se contente d’un surplis de curé,Dieu envoie une chape d’archevêque.

– Monseigneur, murmura le curé en hochantla tête avec un sourire, Dieu, – ou le diable.

L’évêque regarda fixement le curé et repritavec autorité :

– Dieu !

Quand il revint au Chastelar, et tout le longde la route, on venait le regarder par curiosité. Il retrouva aupresbytère du Chastelar mademoiselle Baptistine et madame Magloirequi l’attendaient, et il dit à sa sœur :

– Eh bien, avais-je raison ? Lepauvre prêtre est allé chez ces pauvres montagnards les mainsvides, il en revient les mains pleines. J’étais parti n’emportantque ma confiance en Dieu ; je rapporte le trésor d’unecathédrale.

Le soir, avant de se coucher, il ditencore :

– Ne craignons jamais les voleurs ni lesmeurtriers. Ce sont là les dangers du dehors, les petits dangers.Craignons-nous nous-mêmes. Les préjugés, voilà les voleurs ;les vices, voilà les meurtriers. Les grands dangers sont au dedansde nous. Qu’importe ce qui menace notre tête ou notre bourse !Ne songeons qu’à ce qui menace notre âme.

Puis se tournant vers sa sœur :

– Ma sœur, de la part du prêtre jamais deprécaution contre le prochain. Ce que le prochain fait, Dieu lepermet. Bornons-nous à prier Dieu quand nous croyons qu’un dangerarrive sur nous. Prions-le, non pour nous, mais pour que notrefrère ne tombe pas en faute à notre occasion.

Du reste, les événements étaient rares dansson existence. Nous racontons ceux que nous savons ; maisd’ordinaire il passait sa vie à faire toujours les mêmes choses auxmêmes moments. Un mois de son année ressemblait à une heure de sajournée.

Quant à ce que devint « le trésor »de la cathédrale d’Embrun, on nous embarrasserait de nousinterroger là-dessus. C’étaient là de bien belles choses, et biententantes, et bien bonnes à voler au profit des malheureux. Volées,elles l’étaient déjà d’ailleurs. La moitié de l’aventure étaitaccomplie ; il ne restait plus qu’à changer la direction duvol, et qu’à lui faire faire un petit bout de chemin du côté despauvres. Nous n’affirmons rien du reste à ce sujet. Seulement on atrouvé dans les papiers de l’évêque une note assez obscure qui serapporte peut-être à cette affaire, et qui est ainsi conçue :La question est de savoir si cela doit faire retour à lacathédrale ou à l’hôpital.

Chapitre 8Philosophie après boire

Le sénateur dont il a été parlé plus hautétait un homme entendu qui avait fait son chemin avec une rectitudeinattentive à toutes ces rencontres qui font obstacle et qu’onnomme conscience, foi jurée, justice, devoir ; il avait marchédroit à son but et sans broncher une seule fois dans la ligne deson avancement et de son intérêt. C’était un ancien procureur,attendri par le succès, pas méchant homme du tout, rendant tous lespetits services qu’il pouvait à ses fils, à ses gendres, à sesparents, même à des amis ; ayant sagement pris de la vie lesbons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste luisemblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pourse croire un disciple d’Épicure en n’étant peut-être qu’un produitde Pigault-Lebrun[14]. Ilriait volontiers, et agréablement, des choses infinies etéternelles, et des « billevesées du bonhomme évêque ». Ilen riait quelquefois, avec une aimable autorité, devantM. Myriel lui-même, qui écoutait.

À je ne sais plus quelle cérémoniedemi-officielle, le comte *** (ce sénateur) et M. Myrieldurent dîner chez le préfet. Au dessert, le sénateur, un peu égayé,quoique toujours digne, s’écria :

– Parbleu, monsieur l’évêque, causons. Unsénateur et un évêque se regardent difficilement sans cligner del’œil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un aveu. J’aima philosophie.

– Et vous avez raison, répondit l’évêque.Comme on fait sa philosophie on se couche. Vous êtes sur le lit depourpre, monsieur le sénateur.

Le sénateur, encouragé, reprit :

– Soyons bons enfants.

– Bons diables même, dit l’évêque.

– Je vous déclare, reprit le sénateur,que le marquis d’Argens, Pyrrhon, Hobbes etM. Naigeon[15] ne sont pas des maroufles. J’ai dansma bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche.

– Comme vous-même, monsieur le comte,interrompit l’évêque.

Le sénateur poursuivit :

– Je hais Diderot ; c’est unidéologue, un déclamateur et un révolutionnaire, au fond croyant enDieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire s’est moqué de Needham,et il a eu tort ; car les anguilles de Needham[16] prouvent que Dieu est inutile. Unegoutte de vinaigre dans une cuillerée de pâte de farine supplée lefiat lux. Supposez la goutte plus grosse et la cuilleréeplus grande, vous avez le monde. L’homme, c’est l’anguille. Alors àquoi bon le Père éternel ? Monsieur l’évêque, l’hypothèseJéhovah me fatigue. Elle n’est bonne qu’à produire des gens maigresqui songent creux. À bas ce grand Tout qui me tracasse ! ViveZéro qui me laisse tranquille ! De vous à moi, et pour vidermon sac, et pour me confesser à mon pasteur comme il convient, jevous avoue que j’ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésusqui prêche à tout bout de champ le renoncement et le sacrifice.Conseil d’avare à des gueux. Renoncement ! pourquoi ?Sacrifice ! à quoi ? Je ne vois pas qu’un loup s’immoleau bonheur d’un autre loup. Restons donc dans la nature. Noussommes au sommet ; ayons la philosophie supérieure. Que sertd’être en haut, si l’on ne voit pas plus loin que le bout du nezdes autres ? Vivons gaîment. La vie, c’est tout. Que l’hommeait un autre avenir, ailleurs, là-haut, là-bas, quelque part, jen’en crois pas un traître mot. Ah ! l’on me recommande lesacrifice et le renoncement, je dois prendre garde à tout ce que jefais, il faut que je me casse la tête sur le bien et le mal, sur lejuste et l’injuste, sur le fas et lenefas[17]. Pourquoi ? parce que j’aurai àrendre compte de mes actions. Quand ? après ma mort. Quel bonrêve ! Après ma mort, bien fin qui me pincera. Faites doncsaisir une poignée de cendre par une main d’ombre. Disons le vrai,nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe d’Isis :il n’y a ni bien, ni mal ; il y a de la végétation. Cherchonsle réel. Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable ! Ilfaut flairer la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alorselle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, etvous riez. Je suis carré par la base, moi. Monsieur l’évêque,l’immortalité de l’homme est un écoute-s’il-pleut. Oh ! lacharmante promesse ! Fiez-vous-y. Le bon billet qu’aAdam ! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues auxomoplates. Aidez-moi donc, n’est-ce pas Tertullien qui dit que lesbienheureux iront d’un astre à l’autre ? Soit. On sera lessauterelles des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaisesque tous ces paradis. Dieu est une sornette monstre. Je ne diraispoint cela dans le Moniteur[18],parbleu ! mais je le chuchote entre amis. Interpocula[19]. Sacrifier la terre au paradis, c’estlâcher la proie pour l’ombre. Être dupe de l’infini ! pas sibête. Je suis néant. Je m’appelle monsieur le comte Néant,sénateur. Étais-je avant ma naissance ? Non. Serai-je après mamort ? Non. Que suis-je ? un peu de poussière agrégée parun organisme. Qu’ai-je à faire sur cette terre ? J’ai lechoix. Souffrir ou jouir. Où me mènera la souffrance ? Aunéant. Mais j’aurai souffert. Où me mènera la jouissance ? Aunéant. Mais j’aurai joui. Mon choix est fait. Il faut être mangeantou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l’herbe. Telle estma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur est là,le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou. Fin.Finis. Liquidation totale. Ceci est l’endroit del’évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu’il y ait làquelqu’un qui ait quelque chose à me dire, je ris d’y songer.Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovahpour les hommes. Non, notre lendemain est de la nuit. Derrière latombe, il n’y a plus que des néants égaux. Vous avez étéSardanapale, vous avez été Vincent de Paul, cela fait le même rien.Voilà le vrai. Donc vivez, par-dessus tout. Usez de votre moipendant que vous le tenez. En vérité, je vous le dis, monsieurl’évêque, j’ai ma philosophie, et j’ai mes philosophes. Je ne melaisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bienquelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, auxgagne-petit, aux misérables. On leur donne à gober les légendes,les chimères, l’âme, l’immortalité, le paradis, les étoiles. Ilsmâchent cela. Ils le mettent sur leur pain sec. Qui n’a rien a lebon Dieu. C’est bien le moins. Je n’y fais point obstacle, mais jegarde pour moi monsieur Naigeon. Le bon Dieu est bon pour lepeuple.

L’évêque battit des mains.

– Voilà parler ! s’écria-t-il.L’excellente chose, et vraiment merveilleuse, que cematérialisme-là ! Ne l’a pas qui veut. Ah ! quand on l’a,on n’est plus dupe ; on ne se laisse pas bêtement exiler commeCaton, ni lapider comme Étienne, ni brûler vif comme Jeanne d’Arc.Ceux qui ont réussi à se procurer ce matérialisme admirable ont lajoie de se sentir irresponsables, et de penser qu’ils peuventdévorer tout, sans inquiétude, les places, les sinécures, lesdignités, le pouvoir bien ou mal acquis, les palinodies lucratives,les trahisons utiles, les savoureuses capitulations de conscience,et qu’ils entreront dans la tombe, leur digestion faite. Commec’est agréable ! Je ne dis pas cela pour vous, monsieur lesénateur. Cependant il m’est impossible de ne point vous féliciter.Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le dites, unephilosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée, accessible auxriches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant admirablementles voluptés de la vie. Cette philosophie est prise dans lesprofondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtesbons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bonDieu soit la philosophie du peuple, à peu près comme l’oie auxmarrons est la dinde aux truffes du pauvre.

Chapitre 9Le frère raconté par la sœur

Pour donner une idée du ménage intérieur de M.l’évêque de Digne et de la façon dont ces deux saintes fillessubordonnaient leurs actions, leurs pensées, même leurs instinctsde femmes aisément effrayées, aux habitudes et aux intentions del’évêque, sans qu’il eût même à prendre la peine de parler pour lesexprimer, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici unelettre de mademoiselle Baptistine à madame la vicomtesse deBoischevron, son amie d’enfance. Cette lettre est entre nosmains.

« Digne, 16 décembre 18…

« Ma bonne madame, pas un jour ne sepasse sans que nous parlions de vous. C’est assez notre habitude,mais il y a une raison de plus. Figurez-vous qu’en lavant etépoussetant les plafonds et les murs, madame Magloire a fait desdécouvertes ; maintenant nos deux chambres tapissées de vieuxpapier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un château dans legenre du vôtre. Madame Magloire a déchiré tout le papier. Il yavait des choses dessous. Mon salon, où il n’y a pas de meubles, etdont nous nous servons pour étendre le linge après les lessives, aquinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond peintanciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C’étaitrecouvert d’une toile, du temps que c’était l’hôpital. Enfin desboiseries du temps de nos grand’mères. Mais c’est ma chambre qu’ilfaut voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papierscollés dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent sesupporter. C’est Télémaque reçu chevalier par Minerve, c’est luiencore dans les jardins. Le nom m’échappe. Enfin où les damesromaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-je ? j’aides romains, des romaines (ici un mot illisible), et toutela suite. Madame Magloire a débarbouillé tout cela, et cet été elleva réparer quelques petites avaries, revernir le tout, et machambre sera un vrai musée. Elle a trouvé aussi dans un coin dugrenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux écusde six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner celaaux pauvres ; d’ailleurs c’est fort laid, et j’aimerais mieuxune table ronde en acajou.

« Je suis toujours bien heureuse. Monfrère est si bon. Il donne tout ce qu’il a aux indigents et auxmalades. Nous sommes très gênés. Le pays est dur l’hiver, et ilfaut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous sommes àpeu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce sont de grandesdouceurs.

« Mon frère a ses habitudes à lui. Quandil cause, il dit qu’un évêque doit être ainsi. Figurez-vous que laporte de la maison n’est jamais fermée. Entre qui veut, et l’on esttout de suite chez mon frère. Il ne craint rien, même la nuit.C’est là sa bravoure à lui, comme il dit.

« Il ne veut pas que je craigne pour lui,ni que madame Magloire craigne. Il s’expose à tous les dangers, etil ne veut même pas que nous ayons l’air de nous en apercevoir. Ilfaut savoir le comprendre.

« Il sort par la pluie, il marche dansl’eau, il voyage en hiver. Il n’a pas peur de la nuit, des routessuspectes ni des rencontres.

« L’an dernier, il est allé tout seuldans un pays de voleurs. Il n’a pas voulu nous emmener. Il estresté quinze jours absent. À son retour, il n’avait rien eu, on lecroyait mort, et il se portait bien, et il a dit :« Voilà comme on m’a volé ! » Et il a ouvert unemalle pleine de tous les bijoux de la cathédrale d’Embrun, que lesvoleurs lui avaient donnés.

« Cette fois-là, en revenant, commej’étais allée à sa rencontre à deux lieues avec d’autres de sesamis, je n’ai pu m’empêcher de le gronder un peu, en ayant soin dene parler que pendant que la voiture faisait du bruit, afin quepersonne autre ne pût entendre.

« Dans les premiers temps, je medisais : il n’y a pas de dangers qui l’arrêtent, il estterrible. À présent j’ai fini par m’y accoutumer. Je fais signe àmadame Magloire pour qu’elle ne le contrarie pas. Il se risquecomme il veut. Moi j’emmène madame Magloire, je rentre dans machambre, je prie pour lui, et je m’endors. Je suis tranquille,parce que je sais bien que s’il lui arrivait malheur, ce serait mafin. Je m’en irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. MadameMagloire a eu plus de peine que moi à s’habituer à ce qu’elleappelait ses imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nousprions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nousendormons. Le diable entrerait dans la maison qu’on le laisseraitfaire. Après tout, que craignons-nous dans cette maison ? Il ya toujours quelqu’un avec nous, qui est le plus fort. Le diablepeut y passer, mais le bon Dieu l’habite.

« Voilà qui me suffit. Mon frère n’a plusmême besoin de me dire un mot maintenant. Je le comprends sansqu’il parle, et nous nous abandonnons à la Providence.

« Voilà comme il faut être avec un hommequi a du grand dans l’esprit.

« J’ai questionné mon frère pour lerenseignement que vous me demandez sur la famille de Faux. Voussavez comme il sait tout et comme il a des souvenirs, car il esttoujours très bon royaliste. C’est de vrai une très anciennefamille normande de la généralité de Caen. Il y a cinq cents ansd’un Raoul de Faux, d’un Jean de Faux et d’un Thomas de Faux, quiétaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Ledernier était Guy-Étienne-Alexandre, et était maître de camp, etquelque chose dans les chevau-légers de Bretagne. Sa filleMarie-Louise a épousé Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louisde Gramont, pair de France, colonel des gardes françaises etlieutenant général des armées. On écrit Faux, Fauq et Faoucq.

« Bonne madame, recommandez-nous auxprières de votre saint parent, M. le cardinal. Quant à votre chèreSylvanie, elle a bien fait de ne pas prendre les courts instantsqu’elle passe près de vous pour m’écrire. Elle se porte bien,travaille selon vos désirs, m’aime toujours. C’est tout ce que jeveux. Son souvenir par vous m’est arrivé. Je m’en trouve heureuse.Ma santé n’est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous lesjours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vousquitter. Mille bonnes choses.

« Baptistine.

« P. S. Madame votre belle-sœur esttoujours ici avec sa jeune famille. Votre petit-neveu est charmant.Savez-vous qu’il a cinq ans bientôt ! Hier il a vu passer uncheval auquel on avait mis des genouillères, et il disait :« Qu’est-ce qu’il a donc aux genoux ? » Il est sigentil, cet enfant ! Son petit frère traîne un vieux balaidans l’appartement comme une voiture, et dit :« Hu ! » »

Comme on le voit par cette lettre, ces deuxfemmes savaient se plier aux façons d’être de l’évêque avec cegénie particulier de la femme qui comprend l’homme mieux quel’homme ne se comprend. L’évêque de Digne, sous cet air doux etcandide qui ne se démentait jamais, faisait parfois des chosesgrandes, hardies et magnifiques, sans paraître même s’en douter.Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire. Quelquefoismadame Magloire essayait une remontrance avant ; jamaispendant ni après. Jamais on ne le troublait, ne fût-ce que par unsigne, dans une action commencée. À de certains moments, sans qu’ileût besoin de le dire, lorsqu’il n’en avait peut-être pas lui-mêmeconscience, tant sa simplicité était parfaite, elles sentaientvaguement qu’il agissait comme évêque ; alors elles n’étaientplus que deux ombres dans la maison. Elles le servaientpassivement, et, si c’était obéir que de disparaître, ellesdisparaissaient. Elles savaient, avec une admirable délicatessed’instinct, que de certaines sollicitudes peuvent gêner. Aussi,même le croyant en péril, elles comprenaient, je ne dis pas sapensée, mais sa nature, jusqu’au point de ne plus veiller sur lui.Elles le confiaient à Dieu.

D’ailleurs Baptistine disait, comme on vientde le lire, que la fin de son frère serait la sienne. MadameMagloire ne le disait pas, mais elle le savait.

Chapitre 10L’évêque en présence d’une lumière inconnue

[20]À uneépoque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans lespages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville,plus risquée encore que sa promenade à travers les montagnes desbandits.

Il y avait près de Digne, dans la campagne, unhomme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le grosmot, était un ancien conventionnel. Il se nommait G.

On parlait du conventionnel G[21]. dans le petit monde de Digne avec unesorte d’horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela ?Cela existait du temps qu’on se tutoyait et qu’on disait :citoyen. Cet homme était à peu près un monstre. Il n’avait pas votéla mort du roi, mais presque. C’était un quasi-régicide. Il avaitété terrible. Comment, au retour des princes légitimes, n’avait-onpas traduit cet homme-là devant une cour prévôtale ? On ne luieût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de la clémence,soit ; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin !etc., etc. C’était un athée d’ailleurs, comme tous ces gens-là. –Commérages des oies sur le vautour.

Était-ce du reste un vautour que G. ?Oui, si l’on en jugeait par ce qu’il y avait de farouche dans sasolitude. N’ayant pas voté la mort du roi, il n’avait pas étécompris dans les décrets d’exil et avait pu rester enFrance[22].

Il habitait, à trois quarts d’heure de laville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quelrepli perdu d’un vallon très sauvage. Il avait là, disait-on, uneespèce de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins ; pasmême de passants. Depuis qu’il demeurait dans ce vallon, le sentierqui y conduisait avait disparu sous l’herbe. On parlait de cetendroit-là comme de la maison du bourreau.

Pourtant l’évêque songeait, et de temps entemps regardait l’horizon à l’endroit où un bouquet d’arbresmarquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait :

– Il y a là une âme qui est seule.

Et au fond de sa pensée il ajoutait :« Je lui dois ma visite. »

Mais, avouons-le, cette idée, au premier abordnaturelle, lui apparaissait, après un moment de réflexion, commeétrange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, ilpartageait l’impression générale, et le conventionnel luiinspirait, sans qu’il s’en rendît clairement compte, ce sentimentqui est comme la frontière de la haine et qu’exprime si bien le motéloignement.

Toutefois, la gale de la brebis doit-ellefaire reculer le pasteur ? Non. Mais quelle brebis !

Le bon évêque était perplexe. Quelquefois ilallait de ce côté-là, puis il revenait. Un jour enfin le bruit serépandit dans la ville qu’une façon de jeune pâtre qui servait leconventionnel G. dans sa bauge était venu chercher unmédecin ; que le vieux scélérat se mourait, que la paralysiele gagnait, et qu’il ne passerait pas la nuit.

– Dieu merci ! ajoutaientquelques-uns.

L’évêque prit son bâton, mit son pardessus àcause de sa soutane un peu trop usée, comme nous l’avons dit, etaussi à cause du vent du soir qui ne devait pas tarder à souffler,et partit.

Le soleil déclinait et touchait presque àl’horizon, quand l’évêque arriva à l’endroit excommunié. Ilreconnut avec un certain battement de cœur qu’il était près de latanière. Il enjamba un fossé, franchit une haie, leva un échalier,entra dans un courtil délabré, fit quelques pas assez hardiment, ettout à coup, au fond de la friche, derrière une haute broussaille,il aperçut la caverne.

C’était une cabane toute basse, indigente,petite et propre, avec une treille clouée à la façade.

Devant la porte, dans une vieille chaise àroulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveuxblancs qui souriait au soleil.

Près du vieillard assis se tenait debout unjeune garçon, le petit pâtre. Il tendait au vieillard une jatte delait.

Pendant que l’évêque regardait, le vieillardéleva la voix :

– Merci, dit-il, je n’ai plus besoin derien.

Et son sourire quitta le soleil pour s’arrêtersur l’enfant.

L’évêque s’avança. Au bruit qu’il fit enmarchant, le vieux homme assis tourna la tête, et son visageexprima toute la quantité de surprise qu’on peut avoir après unelongue vie.

– Depuis que je suis ici, dit-il, voilàla première fois qu’on entre chez moi. Qui êtes-vous,monsieur ?

L’évêque répondit :

– Je me nomme Bienvenu Myriel.

– Bienvenu Myriel ! j’ai entenduprononcer ce nom. Est-ce que c’est vous que le peuple appellemonseigneur Bienvenu ?

– C’est moi.

Le vieillard reprit avec undemi-sourire :

– En ce cas, vous êtes monévêque ?

– Un peu.

– Entrez, monsieur.

Le conventionnel tendit la main à l’évêque,mais l’évêque ne la prit pas. L’évêque se borna à dire :

– Je suis satisfait de voir qu’on m’avaittrompé. Vous ne me semblez, certes, pas malade.

– Monsieur, répondit le vieillard, jevais guérir.

Il fit une pause et dit :

– Je mourrai dans trois heures.

Puis il reprit :

– Je suis un peu médecin ; je saisde quelle façon la dernière heure vient. Hier, je n’avais que lespieds froids ; aujourd’hui, le froid a gagné les genoux ;maintenant je le sens qui monte jusqu’à la ceinture ; quand ilsera au cœur, je m’arrêterai. Le soleil est beau, n’est-cepas ? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coupd’œil sur les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatiguepoint. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir.Il est bon que ce moment-là ait des témoins. On a des manies ;j’aurais voulu aller jusqu’à l’aube. Mais je sais que j’en ai àpeine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, qu’importe !Finir est une affaire simple. On n’a pas besoin du matin pour cela.Soit. Je mourrai à la belle étoile.

Le vieillard se tourna vers le pâtre.

– Toi, va te coucher. Tu as veillél’autre nuit. Tu es fatigué.

L’enfant rentra dans la cabane.

Le vieillard le suivit des yeux et ajoutacomme se parlant à lui-même :

– Pendant qu’il dormira, je mourrai. Lesdeux sommeils peuvent faire bon voisinage.

L’évêque n’était pas ému comme il semble qu’ilaurait pu l’être. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette façon demourir. Disons tout, car les petites contradictions des grandscœurs veulent être indiquées comme le reste, lui qui, dansl’occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il était quelquepeu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était presquetenté de répliquer : citoyen. Il lui vint une velléité defamiliarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres,mais qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout,ce conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissantde la terre ; pour la première fois de sa vie peut-être,l’évêque se sentit en humeur de sévérité.

Le conventionnel cependant le considérait avecune cordialité modeste, où l’on eût pu démêler l’humilité qui siedquand on est si près de sa mise en poussière.

L’évêque, de son côté, quoiqu’il se gardâtordinairement de la curiosité, laquelle, selon lui, était contiguëà l’offense, ne pouvait s’empêcher d’examiner le conventionnel avecune attention qui, n’ayant pas sa source dans la sympathie, lui eûtété probablement reprochée par sa conscience vis-à-vis de toutautre homme. Un conventionnel lui faisait un peu l’effet d’êtrehors la loi, même hors la loi de charité.

G., calme, le buste presque droit, la voixvibrante, était un de ces grands octogénaires qui font l’étonnementdu physiologiste. La révolution a eu beaucoup de ces hommesproportionnés à l’époque. On sentait dans ce vieillard l’homme àl’épreuve. Si près de sa fin, il avait conservé tous les gestes dela santé. Il y avait dans son coup d’œil clair, dans son accentferme, dans son robuste mouvement d’épaules, de quoi déconcerter lamort. Azraël, l’ange mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin eteût cru se tromper de porte. G. semblait mourir parce qu’il levoulait bien. Il y avait de la liberté dans son agonie. Les jambesseulement étaient immobiles. Les ténèbres le tenaient par là. Lespieds étaient morts et froids, et la tête vivait de toute lapuissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en cegrave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par enhaut, marbre par en bas.

Une pierre était là. L’évêque s’y assit.L’exorde fut ex abrupto.

– Je vous félicite, dit-il du ton dont onréprimande. Vous n’avez toujours pas voté la mort du roi.

Le conventionnel ne parut pas remarquer lesous-entendu amer caché dans ce mot : toujours. Il répondit.Tout sourire avait disparu de sa face.

– Ne me félicitez pas trop,monsieur ; j’ai voté la fin du tyran.

C’était l’accent austère en présence del’accent sévère.

– Que voulez-vous dire ? repritl’évêque.

– Je veux dire que l’homme a un tyran,l’ignorance. J’ai voté la fin de ce tyran-là. Ce tyran-là aengendré la royauté qui est l’autorité prise dans le faux, tandisque la science est l’autorité prise dans le vrai. L’homme ne doitêtre gouverné que par la science.

– Et la conscience, ajouta l’évêque.

– C’est la même chose. La conscience,c’est la quantité de science innée que nous avons en nous.

Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné,ce langage très nouveau pour lui. Le conventionnelpoursuivit :

– Quant à Louis XVI, j’ai dit non.Je ne me crois pas le droit de tuer un homme ; mais je me sensle devoir d’exterminer le mal. J’ai voté la fin du tyran.C’est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin del’esclavage pour l’homme, la fin de la nuit pour l’enfant. Envotant la république, j’ai voté cela. J’ai voté la fraternité, laconcorde, l’aurore ! J’ai aidé à la chute des préjugés et deserreurs. Les écroulements des erreurs et des préjugés font de lalumière. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et levieux monde, vase des misères, en se renversant sur le genrehumain, est devenu une urne de joie.

– Joie mêlée, dit l’évêque.

– Vous pourriez dire joie troublée, etaujourd’hui, après ce fatal retour du passé qu’on nomme 1814, joiedisparue. Hélas, l’œuvre a été incomplète, j’en conviens ;nous avons démoli l’ancien régime dans les faits, nous n’avons puentièrement le supprimer dans les idées. Détruire les abus, cela nesuffit pas ; il faut modifier les mœurs. Le moulin n’y estplus, le vent y est encore.

– Vous avez démoli. Démolir peut êtreutile ; mais je me défie d’une démolition compliquée decolère.

– Le droit a sa colère, monsieurl’évêque, et la colère du droit est un élément du progrès.N’importe, et quoi qu’on en dise, la révolution française est leplus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ.Incomplète, soit ; mais sublime. Elle a dégagé toutes lesinconnues sociales. Elle a adouci les esprits ; elle a calmé,apaisé, éclairé ; elle a fait couler sur la terre des flots decivilisation. Elle a été bonne. La révolution française, c’est lesacre de l’humanité.

L’évêque ne put s’empêcher demurmurer :

– Oui ? 93 !

Le conventionnel se dressa sur sa chaise avecune solennité presque lugubre, et, autant qu’un mourant peuts’écrier, il s’écria :

– Ah ! vous y voilà ! 93 !J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze centsans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procèsau coup de tonnerre.

L’évêque sentit, sans se l’avouer peut-être,que quelque chose en lui était atteint. Pourtant il fit bonnecontenance. Il répondit :

– Le juge parle au nom de lajustice ; le prêtre parle au nom de la pitié, qui n’est autrechose qu’une justice plus élevée. Un coup de tonnerre ne doit passe tromper.

Et il ajouta en regardant fixement leconventionnel.

– Louis XVII ?

Le conventionnel étendit la main et saisit lebras de l’évêque :

– Louis XVII ! Voyons, sur quipleurez-vous ? Est-ce sur l’enfant innocent ? alors,soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l’enfant royal ? jedemande à réfléchir. Pour moi, le frère de Cartouche, enfantinnocent, pendu sous les aisselles en place de Grève jusqu’à ce quemort s’ensuive, pour le seul crime d’avoir été le frère deCartouche, n’est pas moins douloureux que le petit-fils deLouis XV, enfant innocent, martyrisé dans la tour du Templepour le seul crime d’avoir été le petit-fils de Louis XV.

– Monsieur, dit l’évêque, je n’aime pasces rapprochements de noms.

– Cartouche ? Louis XV ?pour lequel des deux réclamez-vous ?

Il y eut un moment de silence. L’évêqueregrettait presque d’être venu, et pourtant il se sentait vaguementet étrangement ébranlé.

Le conventionnel reprit :

– Ah ! monsieur le prêtre, vousn’aimez pas les crudités du vrai. Christ les aimait, lui. Ilprenait une verge et il époussetait le temple. Son fouet pleind’éclairs était un rude diseur de vérités. Quand ils’écriait : Sinite parvulos[23]…, il nedistinguait pas entre les petits enfants. Il ne se fût pas gêné derapprocher le dauphin de Barabbas du dauphin d’Hérode. Monsieur,l’innocence est sa couronne à elle-même. L’innocence n’a que faired’être altesse. Elle est aussi auguste déguenillée quefleurdelysée.

– C’est vrai, dit l’évêque à voixbasse.

– J’insiste, continua le conventionnel G.Vous m’avez nommé Louis XVII. Entendons-nous. Pleurons-noussur tous les innocents, sur tous les martyrs, sur tous les enfants,sur ceux d’en bas comme sur ceux d’en haut ? J’en suis. Maisalors, je vous l’ai dit, il faut remonter plus haut que 93, etc’est avant Louis XVII qu’il faut commencer nos larmes. Jepleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vouspleuriez avec moi sur les petits du peuple.

– Je pleure sur tous, dit l’évêque.

– Également ! s’écria G., et si labalance doit pencher, que ce soit du côté du peuple. Il y a pluslongtemps qu’il souffre.

Il y eut encore un silence. Ce fut leconventionnel qui le rompit. Il se souleva sur un coude, prit entreson pouce et son index replié un peu de sa joue, comme on faitmachinalement lorsqu’on interroge et qu’on juge, et interpellal’évêque avec un regard plein de toutes les énergies de l’agonie.Ce fut presque une explosion.

– Oui, monsieur, il y a longtemps que lepeuple souffre. Et puis, tenez, ce n’est pas tout cela, quevenez-vous me questionner et me parler de Louis XVII ? Jene vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce pays, j’aivécu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors, nevoyant personne que cet enfant qui m’aide. Votre nom est, il estvrai, arrivé confusément jusqu’à moi, et, je dois le dire, pas trèsmal prononcé ; mais cela ne signifie rien ; les genshabiles ont tant de manières d’en faire accroire à ce bravebonhomme de peuple. À propos, je n’ai pas entendu le bruit de votrevoiture, vous l’aurez sans doute laissée derrière le taillis,là-bas, à l’embranchement de la route. Je ne vous connais pas, vousdis-je. Vous m’avez dit que vous étiez l’évêque, mais cela ne merenseigne point sur votre personne morale. En somme, je vous répètema question. Qui êtes-vous ? Vous êtes un évêque, c’est-à-direun prince de l’église, un de ces hommes dorés, armoriés, rentés,qui ont de grosses prébendes, – l’évêché de Digne, quinze millefrancs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq millefrancs, – qui ont des cuisines, qui ont des livrées, qui font bonnechère, qui mangent des poules d’eau le vendredi, qui se pavanent,laquais devant, laquais derrière, en berline de gala, et qui ontdes palais, et qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ quiallait pieds nus ! Vous êtes un prélat ; rentes, palais,chevaux, valets, bonne table, toutes les sensualités de la vie,vous avez cela comme les autres, et comme les autres vous enjouissez, c’est bien, mais cela en dit trop ou pas assez ;cela ne m’éclaire pas sur votre valeur intrinsèque et essentielle,à vous qui venez avec la prétention probable de m’apporter de lasagesse. À qui est-ce que je parle ? Qui êtes-vous ?

L’évêque baissa la tête et répondit :

– Vermis sum[24].

– Un ver de terre en carrosse !grommela le conventionnel.

C’était le tour du conventionnel d’êtrehautain, et de l’évêque d’être humble.

L’évêque reprit avec douceur.

– Monsieur, soit. Mais expliquez-moi enquoi mon carrosse, qui est là à deux pas derrière les arbres, enquoi ma bonne table et les poules d’eau que je mange le vendredi,en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes, en quoi mon palaiset mes laquais prouvent que la pitié n’est pas une vertu, que laclémence n’est pas un devoir, et que 93 n’a pas été inexorable.

Le conventionnel passa la main sur son frontcomme pour en écarter un nuage.

– Avant de vous répondre, dit-il, je vousprie de me pardonner. Je viens d’avoir un tort, monsieur. Vous êteschez moi, vous êtes mon hôte. Je vous dois courtoisie. Vousdiscutez mes idées, il sied que je me borne à combattre vosraisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des avantagesque j’ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de nepas m’en servir. Je vous promets de ne plus en user.

– Je vous remercie, dit l’évêque.

G. reprit :

– Revenons à l’explication que vous medemandiez. Où en étions-nous ? Que me disiez-vous ? que93 a été inexorable ?

– Inexorable, oui, dit l’évêque. Quepensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ?

– Que pensez-vous de Bossuet chantant leTe Deum[25] sur lesdragonnades ?

La réponse était dure, mais elle allait au butavec la rigidité d’une pointe d’acier. L’évêque entressaillit ; il ne lui vint aucune riposte, mais il étaitfroissé de cette façon de nommer Bossuet. Les meilleurs esprits ontleurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris desmanques de respect de la logique.

Le conventionnel commençait à haleter ;l’asthme de l’agonie, qui se mêle aux derniers souffles, luientrecoupait la voix ; cependant il avait encore une parfaitelucidité d’âme dans les yeux. Il continua :

– Disons encore quelques mots çà et là,je veux bien. En dehors de la révolution qui, prise dans sonensemble, est une immense affirmation humaine, 93, hélas ! estune réplique. Vous le trouvez inexorable, mais toute la monarchie,monsieur ? Carrier est un bandit ; mais quel nomdonnez-vous à Montrevel ? Fouquier-Tinville est un gueux, maisquel est votre avis sur Lamoignon-Bâville ? Maillard estaffreux, mais Saulx-Tavannes, s’il vous plaît ? Le pèreDuchêne est féroce, mais quelle épithète m’accorderez-vous pour lepère Letellier ? Jourdan-Coupe-Tête est un monstre, maismoindre que M. le marquis de Louvois[26].Monsieur, monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse etreine, mais je plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en1685, sous Louis le Grand, monsieur, allaitant son enfant, futliée, nue jusqu’à la ceinture, à un poteau, l’enfant tenu àdistance ; le sein se gonflait de lait et le cœur d’angoisse.Le petit, affamé et pâle, voyait ce sein, agonisait et criait, etle bourreau disait à la femme, mère et nourrice :« Abjure ! » lui donnant à choisir entre la mort deson enfant et la mort de sa conscience[27]. Quedites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à une mère ?Monsieur, retenez bien ceci : la révolution française a eu sesraisons. Sa colère sera absoute par l’avenir. Son résultat, c’estle monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort unecaresse pour le genre humain. J’abrège. Je m’arrête, j’ai trop beaujeu. D’ailleurs je me meurs.

Et, cessant de regarder l’évêque, leconventionnel acheva sa pensée en ces quelques motstranquilles :

– Oui, les brutalités du progrèss’appellent révolutions. Quand elles sont finies, on reconnaîtceci : que le genre humain a été rudoyé, mais qu’il amarché.

Le conventionnel ne se doutait pas qu’ilvenait d’emporter successivement l’un après l’autre tous lesretranchements intérieurs de l’évêque. Il en restait un pourtant,et de ce retranchement, suprême ressource de la résistance demonseigneur Bienvenu, sortit cette parole où reparut presque toutela rudesse du commencement :

– Le progrès doit croire en Dieu. Le bienne peut pas avoir de serviteur impie. C’est un mauvais conducteurdu genre humain que celui qui est athée.

Le vieux représentant du peuple ne réponditpas. Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germalentement dans ce regard. Quand la paupière fut pleine, la larmecoula le long de sa joue livide, et il dit presque en bégayant, baset se parlant à lui-même, l’œil perdu dans lesprofondeurs :

– Ô toi ! ô idéal ! toi seulexistes !

L’évêque eut une sorte d’inexprimablecommotion. Après un silence, le vieillard leva un doigt vers leciel, et dit :

– L’infini est. Il est là. Si l’infinin’avait pas de moi, le moi serait sa borne ; il ne serait pasinfini ; en d’autres termes, il ne serait pas. Or il est. Doncil a un moi. Ce moi de l’infini, c’est Dieu.

Le mourant avait prononcé ces dernièresparoles d’une voix haute et avec le frémissement de l’extase, commes’il voyait quelqu’un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent.L’effort l’avait épuisé. Il était évident qu’il venait de vivre enune minute les quelques heures qui lui restaient. Ce qu’il venaitde dire l’avait approché de celui qui est dans la mort. L’instantsuprême arrivait.

L’évêque le comprit, le moment pressait,c’était comme prêtre qu’il était venu ; de l’extrême froideur,il était passé par degrés à l’émotion extrême ; il regarda cesyeux fermés, il prit cette vieille main ridée et glacée, et sepencha vers le moribond :

– Cette heure est celle de Dieu. Netrouvez-vous pas qu’il serait regrettable que nous nous fussionsrencontrés en vain ?

Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravitéoù il y avait de l’ombre s’empreignit sur son visage.

– Monsieur l’évêque, dit-il, avec unelenteur qui venait peut-être plus encore de la dignité de l’âme quede la défaillance des forces, j’ai passé ma vie dans la méditation,l’étude et la contemplation. J’avais soixante ans quand mon paysm’a appelé, et m’a ordonné de me mêler de ses affaires. J’ai obéi.Il y avait des abus, je les ai combattus ; il y avait destyrannies, je les ai détruites ; il y avait des droits et desprincipes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire étaitenvahi, je l’ai défendu ; la France était menacée, j’ai offertma poitrine. Je n’étais pas riche ; je suis pauvre. J’ai étél’un des maîtres de l’État, les caves du Trésor étaient encombréesd’espèces au point qu’on était forcé d’étançonner les murs, prêts àse fendre sous le poids de l’or et de l’argent, je dînais rue del’Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête. J’ai secouru les opprimés,j’ai soulagé les souffrants. J’ai déchiré la nappe de l’autel,c’est vrai ; mais c’était pour panser les blessures de lapatrie. J’ai toujours soutenu la marche en avant du genre humainvers la lumière, et j’ai résisté quelquefois au progrès sans pitié.J’ai, dans l’occasion, protégé mes propres adversaires, vousautres. Et il y a à Peteghem en Flandre, à l’endroit même où lesrois mérovingiens avaient leur palais d’été, un couventd’urbanistes[28], l’abbaye de Sainte-Claire enBeaulieu, que j’ai sauvé en 1793. J’ai fait mon devoir selon mesforces, et le bien que j’ai pu. Après quoi j’ai été chassé, traqué,poursuivi, persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit.Depuis bien des années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens quebeaucoup de gens se croient sur moi le droit de mépris, j’ai pourla pauvre foule ignorante visage de damné, et j’accepte, nehaïssant personne, l’isolement de la haine. Maintenant, j’aiquatrevingt-six ans ; je vais mourir. Qu’est-ce que vous venezme demander ?

– Votre bénédiction, dit l’évêque.

Et il s’agenouilla.

Quand l’évêque releva la tête, la face duconventionnel était devenue auguste. Il venait d’expirer.

L’évêque rentra chez lui profondément absorbédans on ne sait quelles pensées. Il passa toute la nuit en prière.Le lendemain, quelques braves curieux essayèrent de lui parler duconventionnel G. ; il se borna à montrer le ciel. À partir dece moment, il redoubla de tendresse et de fraternité pour lespetits et les souffrants.

Toute allusion à ce « vieux scélérat deG. » le faisait tomber dans une préoccupation singulière.Personne ne pourrait dire que le passage de cet esprit devant lesien et le reflet de cette grande conscience sur la sienne ne fûtpas pour quelque chose dans son approche de la perfection.

Cette « visite pastorale » futnaturellement une occasion de bourdonnement pour les petitescoteries locales :

– Était-ce la place d’un évêque que lechevet d’un tel mourant ? Il n’y avait évidemment pas deconversion à attendre. Tous ces révolutionnaires sont relaps. Alorspourquoi y aller ? Qu’a-t-il été regarder là ? Il fallaitdonc qu’il fût bien curieux d’un emportement d’âme par lediable.

Un jour, une douairière, de la variétéimpertinente qui se croit spirituelle, lui adressa cettesaillie :

– Monseigneur, on demande quand VotreGrandeur aura le bonnet rouge.

– Oh ! oh ! voilà une grossecouleur, répondit l’évêque. Heureusement que ceux qui la méprisentdans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.

Chapitre 11Une restriction

On risquerait fort de se tromper si l’onconcluait de là que monseigneur Bienvenu fût « un évêquephilosophe » ou « un curé patriote ». Sa rencontre,ce qu’on pourrait presque appeler sa conjonction avec leconventionnel G., lui laissa une sorte d’étonnement qui le renditplus doux encore. Voilà tout.

Quoique monseigneur Bienvenu n’ait été rienmoins qu’un homme politique, c’est peut-être ici le lieud’indiquer, très brièvement, quelle fut son attitude dans lesévénements d’alors, en supposant que monseigneur Bienvenu aitjamais songé à avoir une attitude.

Remontons donc en arrière de quelquesannées.

Quelque temps après l’élévation deM. Myriel à l’épiscopat, l’empereur l’avait fait baron del’empire, en même temps que plusieurs autres évêques. L’arrestationdu pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du 5 au 6 juillet1809 ; à cette occasion, M. Myriel fut appelé parNapoléon au synode des évêques de France et d’Italie convoqué àParis. Ce synode se tint à Notre-Dame et s’assembla pour lapremière fois le 15 juin 1811 sous la présidence de M. le cardinalFesch. M. Myriel fut du nombre des quatrevingt-quinze évêquesqui s’y rendirent[29]. Mais iln’assista qu’à une séance et à trois ou quatre conférencesparticulières. Évêque d’un diocèse montagnard, vivant si près de lanature, dans la rusticité et le dénûment, il paraît qu’il apportaitparmi ces personnages éminents des idées qui changeaient latempérature de l’assemblée. Il revint bien vite à Digne. On lequestionna sur ce prompt retour, il répondit :

– Je les gênais. L’air du dehors leurvenait par moi. Je leur faisais l’effet d’une porteouverte[30].

Une autre fois il dit :

– Que voulez-vous ? cesmesseigneurs-là sont des princes. Moi, je ne suis qu’un pauvreévêque paysan.

Le fait est qu’il avait déplu. Entre autreschoses étranges, il lui serait échappé de dire, un soir qu’il setrouvait chez un de ses collègues les plus qualifiés :

– Les belles pendules ! les beauxtapis ! les belles livrées ! Ce doit être bienimportun ! Oh ! que je ne voudrais pas avoir tout cesuperflu-là à me crier sans cesse aux oreilles : Il y a desgens qui ont faim ! il y a des gens qui ont froid ! il ya des pauvres ! il y a des pauvres !

Disons-le en passant, ce ne serait pas unehaine intelligente que la haine du luxe. Cette haine impliqueraitla haine des arts. Cependant, chez les gens d’église, en dehors dela représentation et des cérémonies, le luxe est un tort. Il semblerévéler des habitudes peu réellement charitables. Un prêtre opulentest un contre-sens. Le prêtre doit se tenir près des pauvres. Orpeut-on toucher sans cesse, et nuit et jour, à toutes lesdétresses, à toutes les infortunes, à toutes les indigences, sansavoir soi-même sur soi un peu de cette sainte misère, comme lapoussière du travail ? Se figure-t-on un homme qui est prèsd’un brasier, et qui n’a pas chaud ? Se figure-t-on un ouvrierqui travaille sans cesse à une fournaise, et qui n’a ni un cheveubrûlé, ni un ongle noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain decendre au visage ? La première preuve de la charité chez leprêtre, chez l’évêque surtout, c’est la pauvreté. C’était là sansdoute ce que pensait M. l’évêque de Digne.

Il ne faudrait pas croire d’ailleurs qu’ilpartageait sur certains points délicats ce que nous appellerions« les idées du siècle ». Il se mêlait peu aux querellesthéologiques du moment et se taisait sur les questions où sontcompromis l’Église et l’État ; mais si on l’eût beaucouppressé, il paraît qu’on l’eût trouvé plutôt ultramontain quegallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulonsrien cacher, nous sommes forcé d’ajouter qu’il fut glacial pourNapoléon déclinant. À partir de 1813, il adhéra ou il applaudit àtoutes les manifestations hostiles. Il refusa de le voir à sonpassage au retour de l’île d’Elbe, et s’abstint d’ordonner dans sondiocèse les prières publiques pour l’empereur pendant lesCent-Jours[31].

Outre sa sœur, mademoiselle Baptistine, ilavait deux frères : l’un général, l’autre préfet. Il écrivaitassez souvent à tous les deux. Il tint quelque temps rigueur aupremier, parce qu’ayant un commandement en Provence, à l’époque dudébarquement de Cannes, le général s’était mis à la tête de douzecents hommes et avait poursuivi l’empereur comme quelqu’un qui veutle laisser échapper. Sa correspondance resta plus affectueuse pourl’autre frère, l’ancien préfet, brave et digne homme qui vivaitretiré à Paris, rue Cassette.

Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, sonheure d’esprit de parti, son heure d’amertume, son nuage. L’ombredes passions du moment traversa ce doux et grand esprit occupé deschoses éternelles. Certes, un pareil homme eût mérité de n’avoirpas d’opinions politiques. Qu’on ne se méprenne pas sur notrepensée, nous ne confondons point ce qu’on appelle « opinionspolitiques » avec la grande aspiration au progrès, avec lasublime foi patriotique, démocratique et humaine, qui, de nosjours, doit être le fond même de toute intelligence généreuse. Sansapprofondir des questions qui ne touchent qu’indirectement au sujetde ce livre, nous disons simplement ceci : Il eût été beau quemonseigneur Bienvenu n’eût pas été royaliste et que son regard nese fût pas détourné un seul instant de cette contemplation sereineoù l’on voit rayonner distinctement, au-dessus du va-et-vientorageux des choses humaines, ces trois pures lumières, la Vérité,la Justice, la Charité.

Tout en convenant que ce n’était point pourune fonction politique que Dieu avait créé monseigneur Bienvenu,nous eussions compris et admiré la protestation au nom du droit etde la liberté, l’opposition fière, la résistance périlleuse etjuste à Napoléon tout-puissant. Mais ce qui nous plaît vis-à-vis deceux qui montent nous plaît moins vis-à-vis de ceux qui tombent.Nous n’aimons le combat que tant qu’il y a danger ; et, danstous les cas, les combattants de la première heure ont seuls ledroit d’être les exterminateurs de la dernière. Qui n’a pas étéaccusateur opiniâtre pendant la prospérité doit se taire devantl’écroulement. Le dénonciateur du succès est le seul légitimejusticier de la chute. Quant à nous, lorsque la Providence s’enmêle et frappe, nous la laissons faire. 1812 commence à nousdésarmer. En 1813, la lâche rupture de silence de ce corpslégislatif taciturne enhardi par les catastrophes n’avait que dequoi indigner, et c’était un tort d’applaudir ; en 1814,devant ces maréchaux trahissant, devant ce sénat passant d’unefange à l’autre, insultant après avoir divinisé, devant cetteidolâtrie lâchant pied et crachant sur l’idole, c’était un devoirde détourner la tête ; en 1815, comme les suprêmes désastresétaient dans l’air, comme la France avait le frisson de leurapproche sinistre, comme on pouvait vaguement distinguer Waterlooouvert devant Napoléon, la douloureuse acclamation de l’armée et dupeuple au condamné du destin n’avait rien de risible, et, touteréserve faite sur le despote, un cœur comme l’évêque de Digne n’eûtpeut-être pas dû méconnaître ce qu’avait d’auguste et de touchant,au bord de l’abîme, l’étroit embrassement d’une grande nation etd’un grand homme.

À cela près, il était et il fut, en toutechose, juste, vrai, équitable, intelligent, humble et digne ;bienfaisant, et bienveillant, ce qui est une autre bienfaisance.C’était un prêtre, un sage, et un homme. Même, il faut le dire,dans cette opinion politique que nous venons de lui reprocher etque nous sommes disposé à juger presque sévèrement, il étaittolérant et facile, peut-être plus que nous qui parlons ici. – Leportier de la maison de ville avait été placé là par l’empereur.C’était un vieux sous-officier de la vieille garde, légionnaired’Austerlitz, bonapartiste comme l’aigle. Il échappait dansl’occasion à ce pauvre diable de ces paroles peu réfléchies que laloi d’alors[32] qualifiait propos séditieux.Depuis que le profil impérial avait disparu de la légion d’honneur,il ne s’habillait jamais dans l’ordonnance, comme ildisait, afin de ne pas être forcé de porter sa croix. Il avait ôtélui-même dévotement l’effigie impériale de la croix que Napoléonlui avait donnée, cela faisait un trou, et il n’avait rien voulumettre à la place. « Plutôt mourir, disait-il, que de portersur mon cœur les trois crapauds ! » Il raillaitvolontiers tout haut Louis XVIII. « Vieux goutteux àguêtres d’anglais ! » disait-il, « qu’il s’en ailleen Prusse avec son salsifis ! [33] »Heureux de réunir dans la même imprécation les deux choses qu’ildétestait le plus, la Prusse et l’Angleterre. Il en fit tant qu’ilperdit sa place. Le voilà sans pain sur le pavé avec femme etenfants. L’évêque le fit venir, le gronda doucement, et le nommasuisse de la cathédrale.

M. Myriel était dans le diocèse le vraipasteur, l’ami de tous.

En neuf ans, à force de saintes actions et dedouces manières, monseigneur Bienvenu avait rempli la ville deDigne d’une sorte de vénération tendre et filiale. Sa conduite mêmeenvers Napoléon avait été acceptée et comme tacitement pardonnéepar le peuple, bon troupeau faible, qui adorait son empereur, maisqui aimait son évêque.

Chapitre 12Solitude de monseigneur Bienvenu

Il y a presque toujours autour d’un évêque uneescouade de petits abbés comme autour d’un général une volée dejeunes officiers. C’est là ce que ce charmant saint François deSales appelle quelque part « les prêtres blancs-becs ».Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux arrivés. Pasune puissance qui n’ait son entourage ; pas une fortune quin’ait sa cour. Les chercheurs d’avenir tourbillonnent autour duprésent splendide. Toute métropole a son état-major. Tout évêque unpeu influent a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes,qui fait la ronde et maintient le bon ordre dans le palaisépiscopal, et qui monte la garde autour du sourire de monseigneur.Agréer à un évêque, c’est le pied à l’étrier pour un sous-diacre.Il faut bien faire son chemin ; l’apostolat ne dédaigne pas lecanonicat.

De même qu’il y a ailleurs les gros bonnets,il y a dans l’église les grosses mitres. Ce sont les évêques bienen cour, riches, rentés, habiles, acceptés du monde, sachant prier,sans doute, mais sachant aussi solliciter, peu scrupuleux de fairefaire antichambre en leur personne à tout un diocèse, traitsd’union entre la sacristie et la diplomatie, plutôt abbés queprêtres, plutôt prélats qu’évêques. Heureux qui les approche !Gens en crédit qu’ils sont, ils font pleuvoir autour d’eux, sur lesempressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse qui saitplaire, les grasses paroisses, les prébendes, les archidiaconats,les aumôneries et les fonctions cathédrales, en attendant lesdignités épiscopales. En avançant eux-mêmes, ils font progresserleurs satellites ; c’est tout un système solaire en marche.Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s’émiettesur la cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèseau patron, plus grosse cure au favori. Et puis Rome est là. Unévêque qui sait devenir archevêque, un archevêque qui sait devenircardinal, vous emmène comme conclaviste, vous entrez dans la rote,vous avez le pallium[34], vousvoilà auditeur, vous voilà camérier, vous voilà monsignor, et de laGrandeur à Imminence il n’y a qu’un pas, et entre Imminence et laSainteté il n’y a que la fumée d’un scrutin. Toute calotte peutrêver la tiare. Le prêtre est de nos jours le seul homme qui puisserégulièrement devenir roi ; et quel roi ! le roi suprême.Aussi quelle pépinière d’aspirations qu’un séminaire ! Qued’enfants de chœur rougissants, que de jeunes abbés ont sur la têtele pot au lait de Perrette ! Comme l’ambition s’intituleaisément vocation, qui sait ? de bonne foi peut-être et setrompant elle-même, béate qu’elle est !

Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre,particulier, n’était pas compté parmi les grosses mitres. Celaétait visible à l’absence complète de jeunes prêtres autour de lui.On a vu qu’à Paris « il n’avait pas pris ». Pas un avenirne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas uneambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. Seschanoines et ses grands vicaires étaient de bons vieux hommes, unpeu peuple comme lui, murés comme lui dans ce diocèse sans issuesur le cardinalat, et qui ressemblaient à leur évêque, avec cettedifférence qu’eux étaient finis, et que lui était achevé. Onsentait si bien l’impossibilité de croître près de monseigneurBienvenu qu’à peine sortis du séminaire, les jeunes gens ordonnéspar lui se faisaient recommander aux archevêques d’Aix ou d’Auch,et s’en allaient bien vite. Car enfin, nous le répétons, on veutêtre poussé. Un saint qui vit dans un excès d’abnégation est unvoisinage dangereux ; il pourrait bien vous communiquer parcontagion une pauvreté incurable, l’ankylose des articulationsutiles à l’avancement, et, en somme, plus de renoncement que vousn’en voulez ; et l’on fuit cette vertu galeuse. De làl’isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une sociétésombre. Réussir, voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte dela corruption en surplomb.

Soit dit en passant, c’est une chose assezhideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompeles hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil quela suprématie. Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe :l’histoire. Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours,une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticitéchez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de sonantichambre. Réussissez : théorie. Prospérité supposeCapacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Quitriomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de lachance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croiragrand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui fontl’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère quemyopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien,pourvu qu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse quis’adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énormepar laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon,la multitude la décerne d’emblée et par acclamation à quiconqueatteint son but dans quoi que ce soit. Qu’un notaire se transfigureen député, qu’un faux Corneille fasse Tiridate[35], qu’un eunuque parvienne à posséder unharem, qu’un Prudhomme militaire gagne par accident la batailledécisive d’une époque, qu’un apothicaire invente les semelles decarton pour l’armée de Sambre-et-Meuse et se construise, avec cecarton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres de rente, qu’unporte-balle épouse l’usure et la fasse accoucher de sept ou huitmillions dont il est le père et dont elle est la mère, qu’unprédicateur devienne évêque par le nasillement, qu’un intendant debonne maison soit si riche en sortant de service qu’on le fasseministre des finances, les hommes appellent cela Génie, de mêmequ’ils appellent Beauté la figure de Mousqueton[36] etMajesté l’encolure de Claude. Ils confondent avec lesconstellations de l’abîme les étoiles que font dans la vase molledu bourbier les pattes des canards.

Chapitre 13Ce qu’il croyait

Au point de vue de l’orthodoxie, nous n’avonspoint à sonder M. l’évêque de Digne. Devant une telle âme, nous nenous sentons en humeur que de respect. La conscience du juste doitêtre crue sur parole. D’ailleurs, de certaines natures étantdonnées, nous admettons le développement possible de toutes lesbeautés de la vertu humaine dans une croyance différente de lanôtre.

Que pensait-il de ce dogme-ci ou de cemystère-là ? Ces secrets du for intérieur ne sont connus quede la tombe où les âmes entrent nues. Ce dont nous sommes certain,c’est que jamais les difficultés de foi ne se résolvaient pour luien hypocrisie. Aucune pourriture n’est possible au diamant. Ilcroyait le plus qu’il pouvait. Credo in Patrem,s’écriait-il souvent. Puisant d’ailleurs dans les bonnes œuvrescette quantité de satisfaction qui suffit à la conscience, et quivous dit tout bas : « Tu es avec Dieu. »

Ce que nous croyons devoir noter, c’est que,en dehors, pour ainsi dire, et au delà de sa foi, l’évêque avait unexcès d’amour. C’est par là, quia multum amavit[37], qu’il était jugé vulnérable par les« hommes sérieux », les « personnes graves » etles « gens raisonnables » ; locutions favorites denotre triste monde où l’égoïsme reçoit le mot d’ordre dupédantisme. Qu’était-ce que cet excès d’amour ? C’était unebienveillance sereine, débordant les hommes, comme nous l’avonsindiqué déjà, et, dans l’occasion, s’étendant jusqu’aux choses. Ilvivait sans dédain. Il était indulgent pour la création de Dieu.Tout homme, même le meilleur, a en lui une dureté irréfléchie qu’iltient en réserve pour l’animal. L’évêque de Digne n’avait pointcette dureté-là, particulière à beaucoup de prêtres pourtant. Iln’allait pas jusqu’au bramine, mais il semblait avoir médité cetteparole de l’Ecclésiaste : « Sait-on où va l’âme desanimaux ? » Les laideurs de l’aspect, les difformités del’instinct, ne le troublaient pas et ne l’indignaient pas. Il enétait ému, presque attendri. Il semblait que, pensif, il en allâtchercher, au delà de la vie apparente, la cause, l’explication oul’excuse. Il semblait par moments demander à Dieu des commutations.Il examinait sans colère, et avec l’œil du linguiste qui déchiffreun palimpseste, la quantité de chaos qui est encore dans la nature.Cette rêverie faisait parfois sortir de lui des mots étranges. Unmatin, il était dans son jardin ; il se croyait seul, mais sasœur marchait derrière lui sans qu’il la vît ; tout à coup, ils’arrêta, et il regarda quelque chose à terre ; c’était unegrosse araignée, noire, velue, horrible. Sa sœur l’entendit quidisait :

– Pauvre bête ! ce n’est pas safaute.

Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presquedivins de la bonté ? Puérilités, soit ; mais cespuérilités sublimes ont été celles de saint François d’Assise et deMarc-Aurèle. Un jour il se donna une entorse pour n’avoir pas vouluécraser une fourmi.

Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, ils’endormait dans son jardin, et alors il n’était rien de plusvénérable.

Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à encroire les récits sur sa jeunesse et même sur sa virilité, un hommepassionné, peut-être violent. Sa mansuétude universelle était moinsun instinct de nature que le résultat d’une grande convictionfiltrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée en lui,pensée à pensée ; car, dans un caractère comme dans un rocher,il peut y avoir des trous de gouttes d’eau. Ces creusements-là sontineffaçables ; ces formations-là sont indestructibles.

En 1815, nous croyons l’avoir dit, ilatteignit soixante-quinze ans, mais il n’en paraissait pas avoirplus de soixante. Il n’était pas grand ; il avait quelqueembonpoint, et, pour le combattre, il faisait volontiers de longuesmarches à pied, il avait le pas ferme et n’était que fort peucourbé, détail d’où nous ne prétendons rien conclure ;Grégoire XVI, à quatrevingts ans, se tenait droit et souriant,ce qui ne l’empêchait pas d’être un mauvais évêque. MonseigneurBienvenu avait ce que le peuple appelle « une belletête », mais si aimable qu’on oubliait qu’elle étaitbelle.

Quand il causait avec cette gaîté enfantinequi était une de ses grâces, et dont nous avons déjà parlé, on sesentait à l’aise près de lui, il semblait que de toute sa personneil sortît de la joie. Son teint coloré et frais, toutes ses dentsbien blanches qu’il avait conservées et que son rire faisait voir,lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait dire d’unhomme : « C’est un bon enfant », et d’unvieillard : « C’est un bonhomme ». C’était, on s’ensouvient, l’effet qu’il avait fait à Napoléon. Au premier abord etpour qui le voyait pour la première fois, ce n’était guère qu’unbonhomme en effet. Mais si l’on restait quelques heures près delui, et pour peu qu’on le vît pensif, le bonhomme se transfiguraitpeu à peu et prenait je ne sais quoi d’imposant ; son frontlarge et sérieux, auguste par les cheveux blancs, devenait augusteaussi par la méditation ; la majesté se dégageait de cettebonté, sans que la bonté cessât de rayonner ; on éprouvaitquelque chose de l’émotion qu’on aurait si l’on voyait un angesouriant ouvrir lentement ses ailes sans cesser de sourire[38]. Le respect, un respect inexprimable,vous pénétrait par degrés et vous montait au cœur, et l’on sentaitqu’on avait devant soi une de ces âmes fortes, éprouvées etindulgentes, où la pensée est si grande qu’elle ne peut plus êtreque douce.

Comme on l’a vu, la prière, la célébration desoffices religieux, l’aumône, la consolation aux affligés, laculture d’un coin de terre, la fraternité, la frugalité,l’hospitalité, le renoncement, la confiance, l’étude, le travailremplissaient chacune des journées de sa vie.Remplissaient est bien le mot, et certes cette journée del’évêque était bien pleine jusqu’aux bords de bonnes pensées, debonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n’était pascomplète si le temps froid ou pluvieux l’empêchait d’aller passer,le soir, quand les deux femmes s’étaient retirées, une heure oudeux dans son jardin avant de s’endormir. Il semblait que ce fûtune sorte de rite pour lui de se préparer au sommeil par laméditation en présence des grands spectacles du ciel nocturne.Quelquefois, à une heure même assez avancée de la nuit, si les deuxvieilles filles ne dormaient pas, elles l’entendaient marcherlentement dans les allées. Il était là, seul avec lui-même,recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son cœur àla sérénité de l’éther, ému dans les ténèbres par les splendeursvisibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu,ouvrant son âme aux pensées qui tombent de l’inconnu. Dans cesmoments-là, offrant son cœur à l’heure où les fleurs nocturnesoffrent leur parfum, allumé comme une lampe au centre de la nuitétoilée, se répandant en extase au milieu du rayonnement universelde la création, il n’eût pu peut-être dire lui-même ce qui sepassait dans son esprit, il sentait quelque chose s’envoler hors delui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux échanges desgouffres de l’âme avec les gouffres de l’univers !

Il songeait à la grandeur et à la présence deDieu ; à l’éternité future, étrange mystère ; àl’éternité passée, mystère plus étrange encore ; à tous lesinfinis qui s’enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens ;et, sans chercher à comprendre l’incompréhensible, il le regardait.Il n’étudiait pas Dieu, il s’en éblouissait. Il considérait cesmagnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à lamatière, révèlent les forces en les constatant, créent lesindividualités dans l’unité, les proportions dans l’étendue,l’innombrable dans l’infini, et par la lumière produisent labeauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse ;de là la vie et la mort.

Il s’asseyait sur un banc de bois adossé à unetreille décrépite, et il regardait les astres à travers lessilhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Cequart d’arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et dehangars, lui était cher et lui suffisait.

Que fallait-il de plus à ce vieillard, quipartageait le loisir de sa vie, où il y avait si peu de loisir,entre le jardinage le jour et la contemplation la nuit ? Cetétroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n’était-ce pas assezpour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses œuvres les pluscharmantes et dans ses œuvres les plus sublimes ? N’est-ce paslà tout, en effet, et que désirer au delà ? Un petit jardinpour se promener, et l’immensité pour rêver. À ses pieds ce qu’onpeut cultiver et cueillir ; sur sa tête ce qu’on peut étudieret méditer ; quelques fleurs sur la terre et toutes lesétoiles dans le ciel.

Chapitre 14Ce qu’il pensait

Un dernier mot.

Comme cette nature de détails pourrait,particulièrement au moment où nous sommes, et pour nous servird’une expression actuellement à la mode, donner à l’évêque de Digneune certaine physionomie « panthéiste », et faire croire,soit à son blâme, soit à sa louange, qu’il y avait en lui une deces philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui germentquelquefois dans les esprits solitaires et s’y construisent et ygrandissent jusqu’à y remplacer les religions, nous insistons surceci que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne sefût cru autorisé à penser rien de pareil. Ce qui éclairait cethomme, c’était le cœur. Sa sagesse était faite de la lumière quivient de là.

Point de systèmes, beaucoup d’œuvres. Lesspéculations abstruses contiennent du vertige ; rien n’indiquequ’il hasardât son esprit dans les apocalypses. L’apôtre peut êtrehardi, mais l’évêque doit être timide. Il se fût probablement faitscrupule de sonder trop avant de certains problèmes réservés enquelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de l’horreursacrée sous les porches de l’énigme ; ces ouvertures sombressont là béantes, mais quelque chose vous dit, à vous passant de lavie, qu’on n’entre pas. Malheur à qui y pénètre ! Les génies,dans les profondeurs inouïes de l’abstraction et de la spéculationpure, situés pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent leursidées à Dieu. Leur prière offre audacieusement la discussion. Leuradoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d’anxiétéet de responsabilité pour qui en tente les escarpements.

La méditation humaine n’a point de limite. Àses risques et périls, elle analyse et creuse son propreéblouissement. On pourrait presque dire que, par une sorte deréaction splendide, elle en éblouit la nature ; le mystérieuxmonde qui nous entoure rend ce qu’il reçoit, il est probable queles contemplateurs sont contemplés. Quoi qu’il en soit, il y a surla terre des hommes – sont-ce des hommes ? – qui aperçoiventdistinctement au fond des horizons du rêve les hauteurs del’absolu, et qui ont la vision terrible de la montagne infinie.Monseigneur Bienvenu n’était point de ces hommes-là, monseigneurBienvenu n’était pas un génie. Il eût redouté ces sublimités d’oùquelques-uns, très grands même, comme Swedenborg et Pascal, ontglissé dans la démence. Certes, ces puissantes rêveries ont leurutilité morale, et par ces routes ardues on s’approche de laperfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège :l’évangile. Il n’essayait point de faire faire à sa chasuble lesplis du manteau d’Élie, il ne projetait aucun rayon d’avenir sur leroulis ténébreux des événements, il ne cherchait pas à condenser enflamme la lueur des choses, il n’avait rien du prophète et rien dumage. Cette âme simple aimait, voilà tout.

Qu’il dilatât la prière jusqu’à une aspirationsurhumaine, cela est probable ; mais on ne peut pas plus priertrop qu’aimer trop ; et, si c’était une hérésie de prier audelà des textes, sainte Thérèse et saint Jérôme seraient deshérétiques.

Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce quiexpie. L’univers lui apparaissait comme une immense maladie ;il sentait partout de la fièvre, il auscultait partout de lasouffrance, et, sans chercher à deviner l’énigme, il tâchait depanser la plaie. Le redoutable spectacle des choses crééesdéveloppait en lui l’attendrissement ; il n’était occupé qu’àtrouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manièrede plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rareprêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler.

Il y a des hommes qui travaillent àl’extraction de l’or ; lui, il travaillait à l’extraction dela pitié. L’universelle misère était sa mine. La douleur partoutn’était qu’une occasion de bonté toujours. Aimez-vous les unsles autres ; il déclarait cela complet, ne souhaitaitrien de plus, et c’était là toute sa doctrine. Un jour, cet hommequi se croyait « philosophe », ce sénateur, déjà nommé,dit à l’évêque :

– Mais voyez donc le spectacle dumonde ; guerre de tous contre tous ; le plus fort a leplus d’esprit. Votre aimez-vous les uns les autres est unebêtise.

– Eh bien, répondit monseigneur Bienvenusans disputer, si c’est une bêtise, l’âme doit s’y enfermer commela perle dans l’huître.

Il s’y enfermait donc, il y vivait, il s’ensatisfaisait absolument, laissant de côté les questionsprodigieuses qui attirent et qui épouvantent, les perspectivesinsondables de l’abstraction, les précipices de la métaphysique,toutes ces profondeurs convergentes, pour l’apôtre à Dieu, pourl’athée au néant : la destinée, le bien et le mal, la guerrede l’être contre l’être, la conscience de l’homme, le somnambulismepensif de l’animal, la transformation par la mort, larécapitulation d’existences que contient le tombeau, la greffeincompréhensible des amours successifs sur le moi persistant,l’essence, la substance, le Nil et l’Ens[39], l’âme,la nature, la liberté, la nécessité ; problèmes à pic,épaisseurs sinistres, où se penchent les gigantesques archanges del’esprit humain ; formidables abîmes que Lucrèce,Manou[40], saint Paul et Dante contemplent aveccet œil fulgurant qui semble, en regardant fixement l’infini, yfaire éclore des étoiles.

Monseigneur Bienvenu était simplement un hommequi constatait du dehors les questions mystérieuses sans lesscruter, sans les agiter, et sans en troubler son propre esprit, etqui avait dans l’âme le grave respect de l’ombre.

Partie 2
La chute

Chapitre 1Le soir d’un jour de marche

[41]Dans lespremiers jours du mois d’octobre 1815[42], uneheure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait àpied entrait dans la petite ville de Digne. Les rares habitants quise trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil deleurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d’inquiétude.Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plusmisérable. C’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste,dans la force de l’âge. Il pouvait avoir quarante-six ouquarante-huit ans[43]. Unecasquette à visière de cuir rabattue cachait en partie son visagebrûlé par le soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa chemisede grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancred’argent, laissait voir sa poitrine velue ; il avait unecravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et râpé,blanc à un genou, troué à l’autre, une vieille blouse grise enhaillons, rapiécée à l’un des coudes d’un morceau de drap vertcousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein,bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, lespieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbelongue.

La sueur, la chaleur, le voyage à pied, lapoussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensembledélabré.

Les cheveux étaient ras, et pourtanthérissés ; car ils commençaient à pousser un peu, etsemblaient n’avoir pas été coupés depuis quelque temps.

Personne ne le connaissait. Ce n’étaitévidemment qu’un passant. D’où venait-il ? Du midi. Des bordsde la mer peut-être. Car il faisait son entrée dans Digne par lamême rue qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereurNapoléon allant de Cannes à Paris[44]. Cethomme avait dû marcher tout le jour. Il paraissait très fatigué.Des femmes de l’ancien bourg qui est au bas de la ville l’avaientvu s’arrêter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire à lafontaine qui est à l’extrémité de la promenade. Il fallait qu’ileût bien soif, car des enfants qui le suivaient le virent encores’arrêter, et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de laplace du marché.

Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tournaà gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit unquart d’heure après. Un gendarme était assis près de la porte surle banc de pierre où le général Drouot monta le 4 mars pour lire àla foule effarée des habitants de Digne la proclamation du golfeJuan. L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme.

Le gendarme, sans répondre à son salut, leregarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puisentra dans la maison de ville.

Il y avait alors à Digne une belle auberge àl’enseigne de la Croix-de-Colbas. Cette aubergeavait pour hôtelier un nommé Jacquin Labarre, homme considéré dansla ville pour sa parenté avec un autre Labarre, qui tenait àGrenoble l’auberge des Trois-Dauphins et qui avait servidans les guides. Lors du débarquement de l’empereur, beaucoup debruits avaient couru dans le pays sur cette auberge desTrois-Dauphins. On contait que le général Bertrand,déguisé en charretier, y avait fait de fréquents voyages au mois dejanvier, et qu’il y avait distribué des croix d’honneur à dessoldats et des poignées de napoléons à des bourgeois. La réalitéest que l’empereur, entré dans Grenoble, avait refusé des’installer à l’hôtel de la préfecture ; il avait remercié lemaire en disant : Je vais chez un brave homme que jeconnais, et il était allé aux Trois-Dauphins. Cettegloire du Labarre des Trois-Dauphins se reflétait àvingt-cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de laCroix-de-Colbas. On disait de lui dans la ville :C’est le cousin de celui de Grenoble.

L’homme se dirigea vers cette auberge, quiétait la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelles’ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux étaientallumés ; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée.L’hôte, qui était en même temps le chef, allait de l’âtre auxcasseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné àdes rouliers qu’on entendait rire et parler à grand bruit dans unesalle voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne faitmeilleure chère que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée deperdrix blanches et de coqs de bruyère, tournait sur une longuebroche devant le feu ; sur les fourneaux cuisaient deuxgrosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d’Alloz.

L’hôte, entendant la porte s’ouvrir et entrerun nouveau venu, dit sans lever les yeux de sesfourneaux :

– Que veut monsieur ?

– Manger et coucher, dit l’homme.

– Rien de plus facile, reprit l’hôte.

En ce moment il tourna la tête, embrassa d’uncoup d’œil tout l’ensemble du voyageur, et ajouta :

– … en payant.

L’homme tira une grosse bourse de cuir de lapoche de sa blouse et répondit :

– J’ai de l’argent.

– En ce cas on est à vous, ditl’hôte.

L’homme remit sa bourse en poche, se déchargeade son sac, le posa à terre près de la porte, garda son bâton à lamain, et alla s’asseoir sur une escabelle basse près du feu. Digneest dans la montagne. Les soirées d’octobre y sont froides.

Cependant, tout en allant et venant, l’hommeconsidérait le voyageur.

– Dîne-t-on bientôt ? ditl’homme.

– Tout à l’heure, dit l’hôte.

Pendant que le nouveau venu se chauffait, ledos tourné, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon desa poche, puis il déchira le coin d’un vieux journal qui traînaitsur une petite table près de la fenêtre. Sur la marge blanche ilécrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffonde papier à un enfant qui paraissait lui servir tout à la fois demarmiton et de laquais. L’aubergiste dit un mot à l’oreille dumarmiton, et l’enfant partit en courant dans la direction de lamairie.

Le voyageur n’avait rien vu de tout cela.

Il demanda encore une fois :

– Dîne-t-on bientôt ?

– Tout à l’heure, dit l’hôte.

L’enfant revint. Il rapportait le papier.L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend uneréponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tête, et restaun moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur qui semblaitplongé dans des réflexions peu sereines.

– Monsieur, dit-il, je ne puis vousrecevoir.

L’homme se dressa à demi sur son séant.

– Comment ! avez-vous peur que je nepaye pas ? voulez-vous que je paye d’avance ? J’ai del’argent, vous dis-je.

– Ce n’est pas cela.

– Quoi donc ?

– Vous avez de l’argent…

– Oui, dit l’homme.

– Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas dechambre.

L’homme reprit tranquillement :

– Mettez-moi à l’écurie.

– Je ne puis.

– Pourquoi ?

– Les chevaux prennent toute laplace.

– Eh bien, repartit l’homme, un coin dansle grenier. Une botte de paille. Nous verrons cela après dîner.

– Je ne puis vous donner à dîner.

Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, maisferme, parut grave à l’étranger. Il se leva.

– Ah bah ! mais je meurs de faim,moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. Jepaye. Je veux manger.

– Je n’ai rien, dit l’hôte.

L’homme éclata de rire et se tourna vers lacheminée et les fourneaux.

– Rien ! et tout cela ?

– Tout cela m’est retenu.

– Par qui ?

– Par ces messieurs les rouliers.

– Combien sont-ils ?

– Douze.

– Il y a là à manger pour vingt.

– Ils ont tout retenu et tout payéd’avance.

L’homme se rassit et dit sans hausser lavoix :

– Je suis à l’auberge, j’ai faim, et jereste.

L’hôte alors se pencha à son oreille, et luidit d’un accent qui le fit tressaillir :

– Allez-vous en.

Le voyageur était courbé en cet instant etpoussait quelques braises dans le feu avec le bout ferré de sonbâton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pourrépliquer, l’hôte le regarda fixement et ajouta toujours à voixbasse :

– Tenez, assez de paroles comme cela.Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelezJean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vousêtes ? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelquechose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu.Savez-vous lire ?

En parlant ainsi il tendait à l’étranger, toutdéplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie,et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergistereprit après un silence :

– J’ai l’habitude d’être poli avec toutle monde. Allez-vous-en.

L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’ilavait déposé à terre, et s’en alla.

Il prit la grande rue. Il marchait devant luiau hasard, rasant de près les maisons, comme un homme humilié ettriste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’étaitretourné, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbassur le seuil de sa porte, entouré de tous les voyageurs de sonauberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et ledésignant du doigt, et, aux regards de défiance et d’effroi dugroupe, il aurait deviné qu’avant peu son arrivée seraitl’événement de toute la ville.

Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablésne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que lemauvais sort les suit.

Il chemina ainsi quelque temps, marchanttoujours, allant à l’aventure par des rues qu’il ne connaissaitpas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Toutà coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. Il regardaautour de lui pour voir s’il ne découvrirait pas quelque gîte.

La belle hôtellerie s’était fermée pourlui ; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bougebien pauvre.

Précisément une lumière s’allumait au bout dela rue ; une branche de pin, pendue à une potence en fer, sedessinait sur le ciel blanc du crépuscule. Il y alla.

C’était en effet un cabaret. Le cabaret quiest dans la rue de Chaffaut.

Le voyageur s’arrêta un moment, et regarda parla vitre l’intérieur de la salle basse du cabaret, éclairée par unepetite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminée.Quelques hommes y buvaient. L’hôte se chauffait. La flamme faisaitbruire une marmite de fer accrochée à la crémaillère.

On entre dans ce cabaret, qui est aussi uneespèce d’auberge, par deux portes. L’une donne sur la rue, l’autres’ouvre sur une petite cour pleine de fumier.

Le voyageur n’osa pas entrer par la porte dela rue. Il se glissa dans la cour, s’arrêta encore, puis levatimidement le loquet et poussa la porte.

– Qui va là ? dit le maître.

– Quelqu’un qui voudrait souper etcoucher.

– C’est bon. Ici on soupe et oncouche.

Il entra. Tous les gens qui buvaient seretournèrent. La lampe l’éclairait d’un côté, le feu de l’autre. Onl’examina quelque temps pendant qu’il défaisait son sac.

L’hôte lui dit :

– Voilà du feu. Le souper cuit dans lamarmite. Venez vous chauffer, camarade.

Il alla s’asseoir près de l’âtre. Il allongeadevant le feu ses pieds meurtris par la fatigue ; une bonneodeur sortait de la marmite. Tout ce qu’on pouvait distinguer deson visage sous sa casquette baissée prit une vague apparence debien-être mêlée à cet autre aspect si poignant que donne l’habitudede la souffrance.

C’était d’ailleurs un profil ferme, énergiqueet triste. Cette physionomie était étrangement composée ; ellecommençait par paraître humble et finissait par sembler sévère.L’œil luisait sous les sourcils comme un feu sous unebroussaille.

Cependant un des hommes attablés était unpoissonnier qui, avant d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut,était allé mettre son cheval à l’écurie chez Labarre. Le hasardfaisait que le matin même il avait rencontré cet étranger demauvaise mine, cheminant entre Bras d’Asse et… (j’ai oublié le nom.Je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, l’homme, quiparaissait déjà très fatigué, lui avait demandé de le prendre encroupe ; à quoi le poissonnier n’avait répondu qu’en doublantle pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant,du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait racontésa désagréable rencontre du matin aux gens de laCroix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier unsigne imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrentquelques paroles à voix basse. L’homme était retombé dans sesréflexions.

Le cabaretier revint à la cheminée, posabrusquement sa main sur l’épaule de l’homme, et lui dit :

– Tu vas t’en aller d’ici.

L’étranger se retourna et répondit avecdouceur.

– Ah ! vous savez ?

– Oui.

– On m’a renvoyé de l’autre auberge.

– Et l’on te chasse de celle-ci.

– Où voulez-vous que j’aille ?

– Ailleurs.

L’homme prit son bâton et son sac, et s’enalla.

Comme il sortait, quelques enfants, quil’avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et quisemblaient l’attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur sespas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfants sedispersèrent comme une volée d’oiseaux.

Il passa devant la prison. À la porte pendaitune chaîne de fer attachée à une cloche. Il sonna.

Un guichet s’ouvrit.

– Monsieur le guichetier, dit-il en ôtantrespectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et meloger pour cette nuit ?

Une voix répondit :

– Une prison n’est pas une auberge.Faites-vous arrêter. On vous ouvrira.

Le guichet se referma.

Il entra dans une petite rue où il y abeaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, cequi égaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petitemaison d’un seul étage dont la fenêtre était éclairée. Il regardapar cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’était unegrande chambre blanchie à la chaux, avec un lit drapé d’indienneimprimée, et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois etun fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie aumilieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe degrosse toile blanche, le broc d’étain luisant comme l’argent etplein de vin et la soupière brune qui fumait. À cette table étaitassis un homme d’une quarantaine d’années, à la figure joyeuse etouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Près delui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le pèreriait, l’enfant riait, la mère souriait.

L’étranger resta un moment rêveur devant cespectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui ? Lui seuleût pu le dire. Il est probable qu’il pensa que cette maisonjoyeuse serait hospitalière, et que là où il voyait tant de bonheuril trouverait peut-être un peu de pitié.

Il frappa au carreau un petit coup trèsfaible.

On n’entendit pas.

Il frappa un second coup.

Il entendit la femme qui disait :

– Mon homme, il me semble qu’onfrappe.

– Non, répondit le mari.

Il frappa un troisième coup.

Le mari se leva, prit la lampe, et alla à laporte qu’il ouvrit.

C’était un homme de haute taille, demi-paysan,demi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montaitjusqu’à son épaule gauche, et dans lequel faisaient ventre unmarteau, un mouchoir rouge, une poire à poudre, toutes sortesd’objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Ilrenversait la tête en arrière ; sa chemise largement ouverteet rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avaitd’épais sourcils, d’énormes favoris noirs, les yeux à fleur detête, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d’êtrechez soi qui est une chose inexprimable.

– Monsieur, dit le voyageur, pardon. Enpayant, pourriez-vous me donner une assiettée de soupe et un coinpour dormir dans ce hangar qui est là dans ce jardin ? Dites,pourriez-vous ? En payant ?

– Qui êtes-vous ? demanda le maîtredu logis.

L’homme répondit :

– J’arrive de Puy-Moisson. J’ai marchétoute la journée. J’ai fait douze lieues. Pourriez-vous ? Enpayant ?

– Je ne refuserais pas, dit le paysan, deloger quelqu’un de bien qui payerait. Mais pourquoi n’allez-vouspas à l’auberge.

– Il n’y a pas de place.

– Bah ! pas possible. Ce n’est pasjour de foire ni de marché. Êtes-vous allé chez Labarre ?

– Oui.

– Eh bien ?

Le voyageur répondit avec embarras :

– Je ne sais pas, il ne m’a pas reçu.

– Êtes-vous allé chez chose, de la rue deChaffaut ?

L’embarras de l’étranger croissait. Ilbalbutia :

– Il ne m’a pas reçu non plus.

Le visage du paysan prit une expression dedéfiance, il regarda le nouveau venu de la tête aux pieds, et toutà coup il s’écria avec une sorte de frémissement :

– Est-ce que vous seriezl’homme ?…

Il jeta un nouveau coup d’œil sur l’étranger,fit trois pas en arrière, posa la lampe sur la table et décrochason fusil du mur.

Cependant aux paroles du paysan :Est-ce que vous seriez l’homme ?… la femme s’étaitlevée, avait pris ses deux enfants dans ses bras et s’étaitréfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l’étrangeravec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant toutbas : Tso-maraude[45].

Tout cela se fit en moins de temps qu’il nefaut pour se le figurer. Après avoir examiné quelques instantsl’homme comme on examine une vipère, le maître du logis revint à laporte et dit :

– Va-t’en.

– Par grâce, reprit l’homme, un verred’eau.

– Un coup de fusil ! dit lepaysan.

Puis il referma la porte violemment, etl’homme l’entendit tirer deux gros verrous. Un moment après, lafenêtre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu’on posaitparvint au dehors.

La nuit continuait de tomber. Le vent froiddes Alpes soufflait. À la lueur du jour expirant, l’étrangeraperçut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de huttequi lui parut maçonnée en mottes de gazon. Il franchit résolumentune barrière de bois et se trouva dans le jardin. Il s’approcha dela hutte ; elle avait pour porte une étroite ouverture trèsbasse et elle ressemblait à ces constructions que les cantonniersse bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c’était eneffet le logis d’un cantonnier ; il souffrait du froid et dela faim ; il s’était résigné à la faim, mais c’était du moinslà un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sonthabituellement pas occupés la nuit. Il se coucha à plat ventre etse glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva unassez bon lit de paille. Il resta un moment étendu sur ce lit, sanspouvoir faire un mouvement tant il était fatigué. Puis, comme sonsac sur son dos le gênait et que c’était d’ailleurs un oreillertout trouvé, il se mit à déboucler une des courroies. En ce momentun grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La têted’un dogue énorme se dessinait dans l’ombre à l’ouverture de lahutte.

C’était la niche d’un chien.

Il était lui-même vigoureux etredoutable ; il s’arma de son bâton, il se fit de son sac unbouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans élargir lesdéchirures de ses haillons.

Il sortit également du jardin, mais àreculons, obligé, pour tenir le dogue en respect, d’avoir recours àcette manœuvre du bâton que les maîtres en ce genre d’escrimeappellent la rose couverte.

Quand il eut, non sans peine, repassé labarrière et qu’il se retrouva dans la rue, seul, sans gîte, sanstoit, sans abri, chassé même de ce lit de paille et de cette nichemisérable, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur unepierre, et il paraît qu’un passant qui traversait l’entendits’écrier :

– Je ne suis pas même un chien !

Bientôt il se releva et se remit à marcher. Ilsortit de la ville, espérant trouver quelque arbre ou quelque meuledans les champs, et s’y abriter.

Il chemina ainsi quelque temps, la têtetoujours baissée. Quand il se sentit loin de toute habitationhumaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il était dansun champ ; il avait devant lui une de ces collines bassescouvertes de chaume coupé ras, qui après la moisson ressemblent àdes têtes tondues.

L’horizon était tout noir ; ce n’étaitpas seulement le sombre de la nuit ; c’étaient des nuages trèsbas qui semblaient s’appuyer sur la colline même et qui montaient,emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se leveret qu’il flottait encore au zénith un reste de clartécrépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte devoûte blanchâtre d’où tombait sur la terre une lueur.

La terre était donc plus éclairée que le ciel,ce qui est un effet particulièrement sinistre, et la colline, d’unpauvre et chétif contour, se dessinait vague et blafarde surl’horizon ténébreux. Tout cet ensemble était hideux, petit, lugubreet borné. Rien dans le champ ni sur la colline qu’un arbre difformequi se tordait en frissonnant à quelques pas du voyageur.

Cet homme était évidemment très loin d’avoirde ces délicates habitudes d’intelligence et d’esprit qui fontqu’on est sensible aux aspects mystérieux des choses ;cependant il y avait dans ce ciel, dans cette colline, dans cetteplaine et dans cet arbre, quelque chose de si profondément désoléqu’après un moment d’immobilité et de rêverie, il rebroussa cheminbrusquement. Il y a des instants où la nature semble hostile.

Il revint sur ses pas. Les portes de Digneétaient fermées. Digne, qui a soutenu des sièges dans les guerresde religion, était encore entourée en 1815 de vieilles muraillesflanquées de tours carrées qu’on a démolies depuis. Il passa parune brèche et rentra dans la ville.

Il pouvait être huit heures du soir. Comme ilne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade àl’aventure.

Il parvint ainsi à la préfecture, puis auséminaire. En passant sur la place de la cathédrale, il montra lepoing à l’église.

Il y a au coin de cette place une imprimerie.C’est là que furent imprimées pour la première fois lesproclamations de l’empereur et de la garde impériale à l’armée,apportées de l’île d’Elbe et dictées par Napoléon lui-même.

Épuisé de fatigue et n’espérant plus rien, ilse coucha sur le banc de pierre qui est à la porte de cetteimprimerie.

Une vieille femme sortait de l’église en cemoment. Elle vit cet homme étendu dans l’ombre.

– Que faites-vous là, mon ami ?dit-elle.

Il répondit durement et avec colère :

– Vous le voyez, bonne femme, je mecouche.

La bonne femme, bien digne de ce nom en effet,était madame la marquise de R.

– Sur ce banc ? reprit-elle.

– J’ai eu pendant dix-neuf ans un matelasde bois, dit l’homme, j’ai aujourd’hui un matelas de pierre.

– Vous avez été soldat ?

– Oui, bonne femme. Soldat.

– Pourquoi n’allez-vous pas àl’auberge ?

– Parce que je n’ai pas d’argent.

– Hélas, dit madame de R., je n’ai dansma bourse que quatre sous.

– Donnez toujours.

L’homme prit les quatre sous. Madame de R.continua :

– Vous ne pouvez vous loger avec si peudans une auberge. Avez-vous essayé pourtant ? Il estimpossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doutefroid et faim. On aurait pu vous loger par charité.

– J’ai frappé à toutes les portes.

– Eh bien ?

– Partout on m’a chassé.

La « bonne femme » toucha le bras del’homme et lui montra de l’autre côté de la place une petite maisonbasse à côté de l’évêché.

– Vous avez, reprit-elle, frappé à toutesles portes ?

– Oui.

– Avez-vous frappé à celle-là ?

– Non.

– Frappez-y.

Chapitre 2La prudence conseillée à la sagesse

Ce soir-là, M. l’évêque de Digne, après sapromenade en ville, était resté assez tard enfermé dans sa chambre.Il s’occupait d’un grand travail sur les Devoirs[46], lequel est malheureusement demeuréinachevé. Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et lesDocteurs ont dit sur cette grave matière. Son livre était divisé endeux parties ; premièrement les devoirs de tous, deuxièmementles devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il appartient.Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre.Saint Matthieu les indique : devoirs envers Dieu (Matth., VI),devoirs envers soi-même (Matth., V, 29, 30), devoirs envers leprochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les créatures (Matth.,VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l’évêque les avait trouvésindiqués et prescrits ailleurs ; aux souverains et aux sujets,dans l’Épître aux Romains ; aux magistrats, aux épouses, auxmères et aux jeunes hommes, par saint Pierre ; aux maris, auxpères, aux enfants et aux serviteurs, dans l’Épître auxÉphésiens ; aux fidèles, dans l’Épître aux Hébreux ; auxvierges, dans l’Épître aux Corinthiens[47]. Ilfaisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensembleharmonieux qu’il voulait présenter aux âmes.

Il travaillait encore à huit heures, écrivantassez incommodément sur de petits carrés de papier avec un groslivre ouvert sur ses genoux, quand madame Magloire entra, selon sonhabitude, pour prendre l’argenterie dans le placard près du lit. Unmoment après, l’évêque, sentant que le couvert était mis et que sasœur l’attendait peut-être, ferma son livre, se leva de sa table etentra dans la salle à manger.

La salle à manger était une pièce oblongue àcheminée, avec porte sur la rue (nous l’avons dit), et fenêtre surle jardin.

Madame Magloire achevait en effet de mettre lecouvert.

Tout en vaquant au service, elle causait avecmademoiselle Baptistine.

Une lampe était sur la table ; la tableétait près de la cheminée. Un assez bon feu était allumé.

On peut se figurer facilement ces deux femmesqui avaient toutes deux passé soixante ans : madame Magloirepetite, grasse, vive ; mademoiselle Baptistine, douce, mince,frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue d’une robe de soiepuce, couleur à la mode en 1806, qu’elle avait achetée alors àParis et qui lui durait encore. Pour emprunter des locutionsvulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idéequ’une page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avaitl’air d’une paysanne et mademoiselle Baptistine d’unedame. Madame Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, aucou une jeannette d’or, le seul bijou de femme qu’il y eût dans lamaison, un fichu très blanc sortant de la robe de bure noire àmanches larges et courtes, un tablier de toile de coton à carreauxrouges et verts, noué à la ceinture d’un ruban vert, avec pièced’estomac pareille rattachée par deux épingles aux deux coins d’enhaut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmesde Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était coupée surles patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches àépaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux grissous une perruque frisée dite à l’enfant. Madame Magloireavait l’air intelligent, vif et bon ; les deux angles de sabouche inégalement relevés et la lèvre supérieure plus grosse quela lèvre inférieure lui donnaient quelque chose de bourru etd’impérieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlaitrésolûment avec un mélange de respect et de liberté ; mais dèsque monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait passivementcomme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même pas.Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle étaitjeune, elle n’était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus àfleur de tête et le nez long et busqué ; mais tout son visage,toute sa personne, nous l’avons dit en commençant, respiraient uneineffable bonté. Elle avait toujours été prédestinée à lamansuétude ; mais la foi, la charité, l’espérance, ces troisvertus qui chauffent doucement l’âme, avaient élevé peu à peu cettemansuétude jusqu’à la sainteté. La nature n’en avait fait qu’unebrebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre saintefille ! doux souvenir disparu ! Mademoiselle Baptistine adepuis raconté tant de fois ce qui s’était passé à l’évêché cettesoirée-là, que plusieurs personnes qui vivent encore s’enrappellent les moindres détails.

Au moment où M. l’évêque entra, madameMagloire parlait avec quelque vivacité. Elle entretenaitmademoiselle d’un sujet qui lui était familier et auquell’évêque était accoutumé. Il s’agissait du loquet de la ported’entrée.

Il paraît que, tout en allant faire quelquesprovisions pour le souper, madame Magloire avait entendu dire deschoses en divers lieux. On parlait d’un rôdeur de mauvaisemine ; qu’un vagabond suspect serait arrivé, qu’il devait êtrequelque part dans la ville, et qu’il se pourrait qu’il y eût deméchantes rencontres pour ceux qui s’aviseraient de rentrer tardchez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal faite dureste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s’aimaient pas,et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événements. Quec’était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à sebien garder, et qu’il faudrait avoir soin de dûment clore,verrouiller et barricader sa maison, et de bien fermer sesportes.

Madame Magloire appuya sur ce derniermot ; mais l’évêque venait de sa chambre où il avait eu assezfroid, il s’était assis devant la cheminée et se chauffait, et puisil pensait à autre chose. Il ne releva pas le mot à effet quemadame Magloire venait de laisser tomber. Elle le répéta. Alors,mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sansdéplaire à son frère, se hasarda à dire timidement :

– Mon frère, entendez-vous ce que ditmadame Magloire ?

– J’en ai entendu vaguement quelquechose, répondit l’évêque.

Puis tournant à demi sa chaise, mettant sesdeux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante sonvisage cordial et facilement joyeux, que le feu éclairait d’enbas :

– Voyons. Qu’y a-t-il ? qu’ya-t-il ? Nous sommes donc dans quelque gros danger ?

Alors madame Magloire recommença toutel’histoire, en l’exagérant quelque peu, sans s’en douter. Ilparaîtrait qu’un bohémien, un va-nu-pieds, une espèce de mendiantdangereux serait en ce moment dans la ville. Il s’était présentépour loger chez Jacquin Labarre qui n’avait pas voulu le recevoir.On l’avait vu arriver par le boulevard Gassendi et rôder dans lesrues à la brume. Un homme de sac et de corde avec une figureterrible.

– Vraiment ? dit l’évêque.

Ce consentement à l’interroger encourageamadame Magloire ; cela lui semblait indiquer que l’évêquen’était pas loin de s’alarmer ; elle poursuivittriomphante :

– Oui, monseigneur. C’est comme cela. Ily aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde ledit. Avec cela que la police est si mal faite (répétition inutile).Vivre dans un pays de montagnes, et n’avoir pas même de lanternesla nuit dans les rues ! On sort. Des fours, quoi ! Et jedis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi…

– Moi, interrompit la sœur, je ne disrien. Ce que mon frère fait est bien fait.

Madame Magloire continua comme s’il n’y avaitpas eu de protestation :

– Nous disons que cette maison-ci n’estpas sûre du tout ; que, si monseigneur le permet, je vaisaller dire à Paulin Musebois, le serrurier, qu’il vienne remettreles anciens verrous de la porte ; on les a là, c’est uneminute ; et je dis qu’il faut des verrous, monseigneur, neserait-ce que pour cette nuit ; car je dis qu’une porte quis’ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rienn’est plus terrible ; avec cela que monseigneur a l’habitudede toujours dire d’entrer, et que d’ailleurs, même au milieu de lanuit, ô mon Dieu ! on n’a pas besoin d’en demander lapermission…

En ce moment, on frappa à la porte un coupassez violent.

– Entrez, dit l’évêque.

Chapitre 3Héroïsme de l’obéissance passive

[48]La portes’ouvrit.

Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme siquelqu’un la poussait avec énergie et résolution.

Un homme entra.

Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est levoyageur que nous avons vu tout à l’heure errer cherchant ungîte.

Il entra, fit un pas, et s’arrêta, laissant laporte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, sonbâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violentedans les yeux. Le feu de la cheminée l’éclairait. Il était hideux.C’était une sinistre apparition.

Madame Magloire n’eut pas même la force dejeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçutl’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement, puis,ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarderson frère et son visage redevint profondément calme et serein.

L’évêque fixait sur l’homme un œiltranquille.

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pourdemander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deuxmains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur levieillard et les femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, ditd’une voix haute :

– Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Jesuis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libérédepuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est madestination. Quatre jours et que je marche depuis Toulon.Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivantdans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause demon passeport jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu.J’ai été à une autre auberge. On m’a dit : Va-t-en ! Chezl’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai été à laprison, le guichetier n’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’unchien. Ce chien m’a mordu et m’a chassé, comme s’il avait été unhomme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allédans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pasd’étoile. J’ai pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y avait pas de bonDieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la villepour y trouver le renfoncement d’une porte. Là, dans la place,j’allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m’a montrévotre maison et m’a dit : « Frappe là ». J’aifrappé. Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ?J’ai de l’argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’aigagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai.Qu’est-ce que cela me fait ? j’ai de l’argent. Je suis trèsfatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que jereste ?

– Madame Magloire, dit l’évêque, vousmettrez un couvert de plus.

L’homme fit trois pas et s’approcha de lalampe qui était sur la table.

– Tenez, reprit-il, comme s’il n’avaitpas bien compris, ce n’est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suisun galérien. Un forçat. Je viens des galères.

Il tira de sa poche une grande feuille depapier jaune qu’il déplia.

– Voilà mon passeport. Jaune, comme vousvoyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je suis.Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Ily a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a missur le passeport : « Jean Valjean, forçat libéré, natifde… – cela vous est égal… – Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinqans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté des’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. » –Voilà ! Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous merecevoir, vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous medonner à manger et à coucher ? avez-vous une écurie ?

– Madame Magloire, dit l’évêque, vousmettrez des draps blancs au lit de l’alcôve.

Nous avons déjà expliqué de quelle natureétait l’obéissance des deux femmes.

Madame Magloire sortit pour exécuter cesordres. L’évêque se tourna vers l’homme.

– Monsieur, asseyez-vous etchauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on feravotre lit pendant que vous souperez.

Ici l’homme comprit tout à fait. L’expressionde son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit destupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il semit à balbutier comme un homme fou :

– Vrai ? quoi ? vous megardez ? vous ne me chassez pas ! un forçat ! Vousm’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas ! Va-t-en,chien ! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous mechasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh !la brave femme qui m’a enseigné ici ! Je vais souper ! unlit ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme toutle monde ! il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans unlit ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vousêtes de dignes gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payeraibien. Pardon, monsieur l’aubergiste, comment vousappelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on voudra. Vous êtes unbrave homme. Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ?

– Je suis, dit l’évêque, un prêtre quidemeure ici.

– Un prêtre ! reprit l’homme.Oh ! un brave homme de prêtre ! Alors vous ne me demandezpas d’argent ? Le curé, n’est-ce pas ? le curé de cettegrande église ? Tiens ! c’est vrai, que je suisbête ! je n’avais pas vu votre calotte !

Tout en parlant, il avait déposé son sac etson bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, etil s’était assis. Mademoiselle Baptistine le considérait avecdouceur. Il continua :

– Vous êtes humain, monsieur le curé.Vous n’avez pas de mépris. C’est bien bon un bon prêtre. Alors vousn’avez pas besoin que je paye ?

– Non, dit l’évêque, gardez votre argent.Combien avez-vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuffrancs ?

– Quinze sous, ajouta l’homme.

– Cent neuf francs quinze sous. Etcombien de temps avez-vous mis à gagner cela ?

– Dix-neuf ans.

– Dix-neuf ans !

L’évêque soupira profondément.

L’homme poursuivit :

– J’ai encore tout mon argent. Depuisquatre jours je n’ai dépensé que vingt-cinq sous que j’ai gagnés enaidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé,je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. Et puis unjour j’ai vu un évêque. Monseigneur, qu’on appelle. C’étaitl’évêque de la Majore, à Marseille. C’est le curé qui est sur lescurés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c’est siloin ! – Vous comprenez, nous autres ! Il a dit la messeau milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, enor, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étionsen rang. Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en facede nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était tropau fond, nous n’entendions pas. Voilà ce que c’est qu’unévêque.

Pendant qu’il parlait, l’évêque était allépousser la porte qui était restée toute grande ouverte.

Madame Magloire rentra. Elle apportait uncouvert qu’elle mit sur la table.

– Madame Magloire, dit l’évêque, mettezce couvert le plus près possible du feu.

Et se tournant vers son hôte :

– Le vent de nuit est dur dans les Alpes.Vous devez avoir froid, monsieur ?

Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur, avecsa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage del’homme s’illuminait. Monsieur à un forçat, c’est un verre d’eau àun naufragé de la Méduse. L’ignominie a soif de considération.

– Voici, reprit l’évêque, une lampe quiéclaire bien mal.

Madame Magloire comprit, et elle alla cherchersur la cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deuxchandeliers d’argent qu’elle posa sur la table tout allumés.

– Monsieur le curé, dit l’homme, vousêtes bon. Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vousallumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d’oùje viens et que je suis un homme malheureux.

L’évêque, assis près de lui, lui touchadoucement la main.

– Vous pouviez ne pas me dire qui vousétiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ.Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, maiss’il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim etsoif ; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me ditespas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi,excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous quipassez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui estici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ?D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que jesavais.

L’homme ouvrit des yeux étonnés.

– Vrai ? vous saviez comment jem’appelle ?

– Oui, répondit l’évêque, vous vousappelez mon frère.

– Tenez, monsieur le curé ! s’écrial’homme, j’avais bien faim en entrant ici ; mais vous êtes sibon qu’à présent je ne sais plus ce que j’ai ; cela m’apassé.

L’évêque le regarda et lui dit :

– Vous avez bien souffert ?

– Oh ! la casaque rouge, le bouletau pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail,la chiourme, les coups de bâton ! La double chaîne pour rien.Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne. Les chiens,les chiens sont plus heureux ! Dix-neuf ans ! J’en aiquarante-six. À présent, le passeport jaune ! Voilà.

– Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’unlieu de tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour levisage en larmes d’un pécheur repentant que pour la robe blanche decent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des penséesde haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne depitié ; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance,de douceur et de paix, vous valez mieux qu’aucun de nous.

Cependant madame Magloire avait servi lesouper. Une soupe faite avec de l’eau, de l’huile, du pain et dusel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, unfromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d’elle-mêmeajouté à l’ordinaire de M. l’évêque une bouteille de vieux vin deMauves[49].

Le visage de l’évêque prit tout à coup cetteexpression de gaîté propre aux natures hospitalières :

– À table ! dit-il vivement.

Comme il en avait coutume lorsque quelqueétranger soupait avec lui, il fit asseoir l’homme à sa droite.Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, pritplace à sa gauche.

L’évêque dit le bénédicité, puis servitlui-même la soupe, selon son habitude. L’homme se mit à mangeravidement.

Tout à coup l’évêque dit :

– Mais il me semble qu’il manque quelquechose sur cette table.

Madame Magloire en effet n’avait mis que lestrois couverts absolument nécessaires. Or c’était l’usage de lamaison, quand l’évêque avait quelqu’un à souper, de disposer sur lanappe les six couverts d’argent, étalage innocent. Ce gracieuxsemblant de luxe était une sorte d’enfantillage plein de charmedans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvreté jusqu’àla dignité.

Madame Magloire comprit l’observation, sortitsans dire un mot, et un moment après les trois couverts réclaméspar l’évêque brillaient sur la nappe, symétriquement arrangésdevant chacun des trois convives.

Chapitre 4Détails sur les fromageries de Pontarlier

Maintenant, pour donner une idée de ce qui sepassa à cette table, nous ne saurions mieux faire que de transcrireici un passage d’une lettre de mademoiselle Baptistine à madame deBoischevron, où la conversation du forçat et de l’évêque estracontée avec une minutie naïve :

…………………………………

« … Cet homme ne faisait aucune attentionà personne. Il mangeait avec une voracité d’affamé. Cependant,après la soupe, il a dit :

« – Monsieur le curé du bon Dieu, toutceci est encore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que lesrouliers qui n’ont pas voulu me laisser manger avec eux fontmeilleure chère que vous.

« Entre nous, l’observation m’a un peuchoquée. Mon frère a répondu :

« – Ils ont plus de fatigue que moi.

« – Non, a repris cet homme, ils ont plusd’argent. Vous êtes pauvre. Je vois bien. Vous n’êtes peut-être pasmême curé. Êtes-vous curé seulement ? Ah ! par exemple,si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé.

« – Le bon Dieu est plus que juste, a ditmon frère.

« Un moment après il a ajouté :

« – Monsieur Jean Valjean, c’est àPontarlier que vous allez ?

« – Avec itinéraire obligé.

« Je crois bien que c’est comme cela quel’homme a dit. Puis il a continué :

« – Il faut que je sois en route demain àla pointe du jour. Il fait dur voyager. Si les nuits sont froides,les journées sont chaudes.

« – Vous allez là, a repris mon frère,dans un bon pays. À la révolution, ma famille a été ruinée, je mesuis réfugié en Franche-Comté d’abord, et j’y ai vécu quelque tempsdu travail de mes bras. J’avais de la bonne volonté. J’ai trouvé àm’y occuper. On n’a qu’à choisir. Il y a des papeteries, destanneries, des distilleries, des huileries, des fabriquesd’horlogerie en grand, des fabriques d’acier, des fabriques decuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, àChâtillon, à Audincourt et à Beure qui sont très considérables…

« Je crois ne pas me tromper et que cesont bien là les noms que mon frère a cités, puis il s’estinterrompu et m’a adressé la parole :

« – Chère sœur, n’avons-nous pas desparents dans ce pays-là ?

« J’ai répondu :

« – Nous en avions, entre autres M. deLucenet[50] qui était capitaine des portes àPontarlier dans l’ancien régime.

« – Oui, a repris mon frère, mais en 93on n’avait plus de parents, on n’avait que ses bras. J’aitravaillé. Ils ont dans le pays de Pontarlier, où vous allez,monsieur Valjean, une industrie toute patriarcale[51] et toute charmante, ma sœur. Ce sontleurs fromageries qu’ils appellent fruitières.

« Alors mon frère, tout en faisant mangercet homme, lui a expliqué très en détail ce que c’était que lesfruitières de Pontarlier ; – qu’on en distinguait deuxsortes : – les grosses granges, qui sont aux riches,et où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisentsept à huit milliers de fromages par été ; les fruitièresd’association, qui sont aux pauvres ; ce sont les paysansde la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun etpartagent les produits. – Ils prennent à leurs gages un fromagerqu’ils appellent le grurin ; – le grurin reçoit le lait desassociés trois fois par jour et marque les quantités sur une tailledouble ; – c’est vers la fin d’avril que le travail desfromageries commence ; c’est vers la mi-juin que les fromagersconduisent leurs vaches dans la montagne.

« L’homme se ranimait tout en mangeant.Mon frère lui faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il ne boitpas lui-même parce qu’il dit que c’est du vin cher. Mon frère luidisait tous ces détails avec cette gaîté aisée que vous luiconnaissez, entremêlant ses paroles de façons gracieuses pour moi.Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin, comme s’il eûtsouhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller directementet durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m’afrappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien ! monfrère, pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l’exceptionde quelques paroles sur Jésus quand il est entré, n’a pas dit unmot qui pût rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cethomme qui était mon frère. C’était bien une occasion en apparencede faire un peu de sermon et d’appuyer l’évêque sur le galérienpour laisser la marque du passage. Il eût paru peut-être à un autreque c’était le cas, ayant ce malheureux sous la main, de luinourrir l’âme en même temps que le corps et de lui faire quelquereproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un peu decommisération avec exhortation de se mieux conduire à l’avenir. Monfrère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni sonhistoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frèresemblait éviter tout ce qui pouvait l’en faire souvenir. C’est aupoint qu’à un certain moment, comme mon frère parlait desmontagnards de Pontarlier, qui ont un doux travail près du cielet qui, ajoutait-il, sont heureux parce qu’ils sontinnocents, il s’est arrêté court, craignant qu’il n’y eût dansce mot qui lui échappait quelque chose qui pût froisser l’homme. Àforce d’y réfléchir, je crois avoir compris ce qui se passait dansle cœur de mon frère. Il pensait sans doute que cet homme, quis’appelle Jean Valjean, n’avait que trop sa misère présente àl’esprit, que le mieux était de l’en distraire, et de lui fairecroire, ne fût-ce qu’un moment, qu’il était une personne comme uneautre, en étant pour lui tout ordinaire. N’est-ce pas là en effetbien entendre la charité ? N’y a-t-il pas, bonne madame,quelque chose de vraiment évangélique dans cette délicatesse quis’abstient de sermon, de morale et d’allusion, et la meilleurepitié, quand un homme a un point douloureux, n’est-ce pas de n’ypoint toucher du tout ? Il m’a semblé que ce pouvait être làla pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas, ce que jepuis dire, c’est que, s’il a eu toutes ces idées, il n’en a rienmarqué, même pour moi ; il a été d’un bout à l’autre le mêmehomme que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean dumême air et de la même façon qu’il aurait soupé avec M. GédéonLe Prévost ou avec M. le curé de la paroisse.

« Vers la fin, comme nous étions auxfigues, on a cogné à la porte. C’était la mère Gerbaud avec sonpetit dans ses bras. Mon frère a baisé l’enfant au front, et m’aemprunté quinze sous que j’avais sur moi pour les donner à la mèreGerbaud. L’homme pendant ce temps-là ne faisait pas grandeattention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. La pauvrevieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s’esttourné vers cet homme, et il lui a dit : Vous devez avoir bienbesoin de votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite.J’ai compris qu’il fallait nous retirer pour laisser dormir cevoyageur, et nous sommes montées toutes les deux. J’ai cependantenvoyé madame Magloire un instant après porter sur le lit de cethomme une peau de chevreuil de la Forêt-Noire[52] quiest dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud.C’est dommage que cette peau soit vieille ; tout le poil s’enva. Mon frère l’a achetée du temps qu’il était en Allemagne, àTottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteauà manche d’ivoire dont je me sers à table.

« Madame Magloire est remontée presquetout de suite, nous nous sommes mises à prier Dieu dans le salon oùl’on étend le linge, et puis nous sommes rentrées chacune dansnotre chambre sans nous rien dire. »

Chapitre 5Tranquillité

 

Après avoir donné le bonsoir à sa sœur,monseigneur Bienvenu prit sur la table un des deux flambeauxd’argent, remit l’autre à son hôte, et lui dit :

– Monsieur, je vais vous conduire à votrechambre.

L’homme le suivit.

Comme on a pu le remarquer dans ce qui a étédit plus haut, le logis était distribué de telle sorte que, pourpasser dans l’oratoire où était l’alcôve ou pour en sortir, ilfallait traverser la chambre à coucher de l’évêque.

Au moment où ils traversaient cette chambre,madame Magloire serrait l’argenterie dans le placard qui était auchevet du lit. C’était le dernier soin qu’elle prenait chaque soiravant de s’aller coucher.

L’évêque installa son hôte dans l’alcôve. Unlit blanc et frais y était dressé. L’homme posa le flambeau sur unepetite table.

– Allons, dit l’évêque, faites une bonnenuit. Demain matin, avant de partir, vous boirez une tasse de laitde nos vaches, tout chaud.

– Merci, monsieur l’abbé, ditl’homme.

À peine eut-il prononcé ces paroles pleines depaix que, tout à coup et sans transition, il eut un mouvementétrange et qui eût glacé d’épouvante les deux saintes filles sielles en eussent été témoins. Aujourd’hui même il nous estdifficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment.Voulait-il donner un avertissement ou jeter une menace ?Obéissait-il simplement à une sorte d’impulsion instinctive etobscure pour lui-même ? Il se tourna brusquement vers levieillard, croisa les bras, et, fixant sur son hôte un regardsauvage, il s’écria d’une voix rauque :

– Ah çà ! décidément ! vous melogez chez vous près de vous comme cela !

Il s’interrompit et ajouta avec un rire où ily avait quelque chose de monstrueux :

– Avez-vous bien fait toutes vosréflexions ? Qui est-ce qui vous dit que je n’ai pasassassiné ?

L’évêque leva les yeux vers le plafond etrépondit :

– Cela regarde le bon Dieu.

Puis, gravement et remuant les lèvres commequelqu’un qui prie ou qui se parle à lui-même, il dressa les deuxdoigts de sa main droite et bénit l’homme qui ne se courba pas, et,sans tourner la tête et sans regarder derrière lui, il rentra danssa chambre.

Quand l’alcôve était habitée, un grand rideaude serge tiré de part en part dans l’oratoire cachait l’autel.L’évêque s’agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courteprière.

Un moment après, il était dans son jardin,marchant, rêvant, contemplant, l’âme et la pensée tout entières àces grandes choses mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeuxqui restent ouverts.

Quant à l’homme, il était vraiment si fatiguéqu’il n’avait même pas profité de ces bons draps blancs. Il avaitsoufflé sa bougie avec sa narine à la manière des forçats ets’était laissé tomber tout habillé sur le lit, où il s’était toutde suite profondément endormi.

Minuit sonnait comme l’évêque rentrait de sonjardin dans son appartement.

Quelques minutes après, tout dormait dans lapetite maison.

Chapitre 6Jean Valjean

Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean seréveilla.

Jean Valjean était d’une pauvre famille depaysans de la Brie. Dans son enfance, il n’avait pas appris à lire.Quand il eut l’âge d’homme, il était émondeur à Faverolles. Sa mères’appelait Jeanne Mathieu ; son père s’appelait Jean Valjean,ou Vlajean, sobriquet probablement, et contraction de VoilàJean.

Jean Valjean était d’un caractère pensif sansêtre triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Sommetoute, pourtant, c’était quelque chose d’assez endormi et d’assezinsignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avaitperdu en très bas âge son père et sa mère. Sa mère était morted’une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur comme lui,s’était tué en tombant d’un arbre. Il n’était resté à Jean Valjeanqu’une sœur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles etgarçons. Cette sœur avait élevé Jean Valjean, et tant qu’elle eutson mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut.L’aîné des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. JeanValjean venait d’atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Ilremplaça le père, et soutint à son tour sa sœur qui l’avait élevé.Cela se fit simplement, comme un devoir, même avec quelque chose debourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsidans un travail rude et mal payé. On ne lui avait jamais connu de« bonne amie » dans le pays. Il n’avait pas eu le tempsd’être amoureux.

Le soir il rentrait fatigué et mangeait sasoupe sans dire un mot. Sa sœur, mère Jeanne, pendant qu’ilmangeait, lui prenait souvent dans son écuelle le meilleur de sonrepas, le morceau de viande, la tranche de lard, le cœur de chou,pour le donner à quelqu’un de ses enfants ; lui, mangeanttoujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe, seslongs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux,avait l’air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait àFaverolles, pas loin de la chaumière Valjean, de l’autre côté de laruelle, une fermière appelée Marie-Claude ; les enfantsValjean, habituellement affamés, allaient quelquefois emprunter aunom de leur mère une pinte de lait à Marie-Claude, qu’ils buvaientderrière une haie ou dans quelque coin d’allée, s’arrachant le pot,et si hâtivement que les petites filles s’en répandaient sur leurtablier et dans leur goulotte. La mère, si elle eût su cettemaraude, eût sévèrement corrigé les délinquants. Jean Valjean,brusque et bougon, payait en arrière de la mère la pinte de lait àMarie-Claude, et les enfants n’étaient pas punis.

Il gagnait dans la saison de l’émondagevingt-quatre sous par jour, puis il se louait comme moissonneur,comme manœuvre, comme garçon de ferme bouvier, comme homme depeine. Il faisait ce qu’il pouvait. Sa sœur travaillait de soncôté, mais que faire avec sept petits enfants ?[53] C’était un triste groupe que la misèreenveloppa et étreignit peu à peu. Il arriva qu’un hiver fut rude.Jean n’eut pas d’ouvrage. La famille n’eut pas de pain. Pas depain. À la lettre. Sept enfants !

Un dimanche soir, Maubert Isabeau, boulangersur la place de l’Église, à Faverolles, se disposait à se coucher,lorsqu’il entendit un coup violent dans la devanture grillée etvitrée de sa boutique. Il arriva à temps pour voir un bras passé àtravers un trou fait d’un coup de poing dans la grille et dans lavitre. Le bras saisit un pain et l’emporta. Isabeau sortit enhâte ; le voleur s’enfuyait à toutes jambes ; Isabeaucourut après lui et l’arrêta. Le voleur avait jeté le pain, mais ilavait encore le bras ensanglanté. C’était Jean Valjean.

Ceci se passait en 1795. Jean Valjean futtraduit devant les tribunaux du temps « pour vol aveceffraction la nuit dans une maison habitée ». Il avait unfusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il étaitquelque peu braconnier ; ce qui lui nuisit. Il y a contre lesbraconniers un préjugé légitime. Le braconnier, de même que lecontrebandier, côtoie de fort près le brigand. Pourtant, disons-leen passant, il y a encore un abîme entre ces races d’hommes et lehideux assassin des villes. Le braconnier vit dans la forêt ;le contrebandier vit dans la montagne ou sur la mer. Les villesfont des hommes féroces parce qu’elles font des hommes corrompus.La montagne, la mer, la forêt, font des hommes sauvages. Ellesdéveloppent le côté farouche, mais souvent sans détruire le côtéhumain.

Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termesdu code étaient formels. Il y a dans notre civilisation des heuresredoutables ; ce sont les moments où la pénalité prononce unnaufrage. Quelle minute funèbre que celle où la société s’éloigneet consomme l’irréparable abandon d’un être pensant ! JeanValjean fut condamné à cinq ans de galères.

Le 22 avril 1796, on cria dans Paris lavictoire de Montenotte remportée par le général en chef de l’arméed’Italie, que le message du Directoire aux Cinq-Cents, du 2 floréalan IV, appelle Buona-Parte ; ce même jour une grande chaînefut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de cette chaîne. Unancien guichetier de la prison, qui a près de quatrevingt-dix ansaujourd’hui, se souvient encore parfaitement de ce malheureux quifut ferré à l’extrémité du quatrième cordon dans l’angle nord de lacour. Il était assis à terre comme tous les autres. Il paraissaitne rien comprendre à sa position, sinon qu’elle était horrible. Ilest probable qu’il y démêlait aussi, à travers les vagues idéesd’un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d’excessif.Pendant qu’on rivait à grands coups de marteau derrière sa tête leboulon de son carcan, il pleurait, les larmes l’étouffaient, ellesl’empêchaient de parler, il parvenait seulement à dire de temps entemps : J’étais émondeur à Faverolles. Puis, tout ensanglotant, il élevait sa main droite et l’abaissait graduellementsept fois comme s’il touchait successivement sept têtes inégales,et par ce geste on devinait que la chose quelconque qu’il avaitfaite, il l’avait faite pour vêtir et nourrir sept petitsenfants.

Il partit pour Toulon. Il y arriva après unvoyage de vingt-sept jours, sur une charrette, la chaîne au cou. ÀToulon, il fut revêtu de la casaque rouge. Tout s’effaça de ce quiavait été sa vie, jusqu’à son nom ; il ne fut même plus JeanValjean ; il fut le numéro 24601. Que devint la sœur ?que devinrent les sept enfants ? Qui est-ce qui s’occupe decela ? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre sciépar le pied ?

C’est toujours la même histoire. Ces pauvresêtres vivants, ces créatures de Dieu, sans appui désormais, sansguide, sans asile, s’en allèrent au hasard, qui sait même ?chacun de leur côté peut-être, et s’enfoncèrent peu à peu danscette froide brume où s’engloutissent les destinées solitaires,mornes ténèbres où disparaissent successivement tant de têtesinfortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils quittèrentle pays. Le clocher de ce qui avait été leur village lesoublia ; la borne de ce qui avait été leur champ lesoublia ; après quelques années de séjour au bagne, JeanValjean lui-même les oublia. Dans ce cœur où il y avait eu uneplaie, il y eut une cicatrice. Voilà tout. À peine, pendant tout letemps qu’il passa à Toulon, entendit-il parler une seule fois de sasœur. C’était, je crois, vers la fin de la quatrième année de sacaptivité. Je ne sais plus par quelle voie ce renseignement luiparvint. Quelqu’un, qui les avait connus au pays, avait vu sa sœur.Elle était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près deSaint-Sulpice, la rue du Geindre[54]. Ellen’avait plus avec elle qu’un enfant, un petit garçon, le dernier.Où étaient les six autres ? Elle ne le savait peut-être paselle-même. Tous les matins elle allait à une imprimerie rue duSabot, n° 3, où elle était plieuse et brocheuse. Il fallaitêtre là à six heures du matin, bien avant le jour l’hiver. Dans lamaison de l’imprimerie il y avait une école, elle menait à cetteécole son petit garçon qui avait sept ans. Seulement, comme elleentrait à l’imprimerie à six heures et que l’école n’ouvrait qu’àsept, il fallait que l’enfant attendît, dans la cour, que l’écoleouvrit, une heure ; l’hiver, une heure de nuit, en plein air.On ne voulait pas que l’enfant entrât dans l’imprimerie, parcequ’il gênait, disait-on. Les ouvriers voyaient le matin en passantce pauvre petit être assis sur le pavé, tombant de sommeil, etsouvent endormi dans l’ombre, accroupi et plié sur son panier.Quand il pleuvait, une vieille femme, la portière, en avaitpitié ; elle le recueillait dans son bouge où il n’y avaitqu’un grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le petit dormaitlà dans un coin, se serrant contre le chat pour avoir moins froid.À sept heures, l’école ouvrait et il y entrait. Voilà ce qu’on dità Jean Valjean. On l’en entretint un jour, ce fut un moment, unéclair, comme une fenêtre brusquement ouverte sur la destinée deces êtres qu’il avait aimés, puis tout se referma ; il n’enentendit plus parler, et ce fut pour jamais. Plus rien n’arrivad’eux à lui ; jamais il ne les revit, jamais il ne lesrencontra, et, dans la suite de cette douloureuse histoire, on neles retrouvera plus.

Vers la fin de cette quatrième année, le tourd’évasion de Jean Valjean arriva. Ses camarades l’aidèrent commecela se fait dans ce triste lieu. Il s’évada. Il erra deux jours enliberté dans les champs ; si c’est être libre que d’êtretraqué ; de tourner la tête à chaque instant ; detressaillir au moindre bruit ; d’avoir peur de tout, du toitqui fume, de l’homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval quigalope, de l’heure qui sonne, du jour parce qu’on voit, de la nuitparce qu’on ne voit pas, de la route, du sentier, du buisson, dusommeil. Le soir du second jour, il fut repris. Il n’avait ni mangéni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal maritime le condamnapour ce délit à une prolongation de trois ans, ce qui lui fit huitans. La sixième année, ce fut encore son tour de s’évader ; ilen usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait manqué àl’appel. On tira le coup de canon, et à la nuit les gens de rondele trouvèrent caché sous la quille d’un vaisseau enconstruction ; il résista aux gardes-chiourme qui lesaisirent. Évasion et rébellion. Ce fait prévu par le code spécialfut puni d’une aggravation de cinq ans, dont deux ans de doublechaîne. Treize ans. La dixième année, son tour revint, il enprofita encore. Il ne réussit pas mieux. Trois ans pour cettenouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant latreizième année qu’il essaya une dernière fois et ne réussit qu’àse faire reprendre après quatre heures d’absence. Trois ans pources quatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il futlibéré ; il était entré là en 1796 pour avoir cassé un carreauet pris un pain.

Place pour une courte parenthèse. C’est laseconde fois que, dans ses études sur la question pénale et sur ladamnation par la loi, l’auteur de ce livre rencontre le vol d’unpain, comme point de départ du désastre d’une destinée. ClaudeGueux[55] avait volé un pain ; Jean Valjeanavait volé un pain. Une statistique anglaise constate qu’à Londresquatre vols sur cinq ont pour cause immédiate la faim[56].

Jean Valjean était entré au bagne sanglotantet frémissant ; il en sortit impassible. Il y était entrédésespéré ; il en sortit sombre.

Que s’était-il passé dans cette âme ?

Chapitre 7Le dedans du désespoir

Essayons de le dire.

Il faut bien que la société regarde ces chosespuisque c’est elle qui les fait.

C’était, nous l’avons dit, un ignorant ;mais ce n’était pas un imbécile. La lumière naturelle était alluméeen lui. Le malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jourqu’il y avait dans cet esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, aucachot, à la fatigue, sous l’ardent soleil du bagne, sur le lit deplanches des forçats, il se replia en sa conscience etréfléchit.

Il se constitua tribunal.

Il commença par se juger lui-même.

Il reconnut qu’il n’était pas un innocentinjustement puni. Il s’avoua qu’il avait commis une action extrêmeet blâmable ; qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pains’il l’avait demandé ; que dans tous les cas il eût mieux valul’attendre, soit de la pitié, soit du travail ; que ce n’estpas tout à fait une raison sans réplique de dire : peut-onattendre quand on a faim ? que d’abord il est très rare qu’onmeure littéralement de faim ; ensuite que, malheureusement ouheureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtempset beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir ; qu’ilfallait donc de la patience ; que cela eût mieux valu mêmepour ces pauvres petits enfants ; que c’était un acte defolie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment aucollet la société tout entière et de se figurer qu’on sort de lamisère par le vol ; que c’était, dans tous les cas, unemauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l’on entredans l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort.

Puis il se demanda :

S’il était le seul qui avait eu tort dans safatale histoire ? Si d’abord ce n’était pas une chose gravequ’il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux,manqué de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouée, lechâtiment n’avait pas été féroce et outré. S’il n’y avait pas plusd’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu d’abusde la part du coupable dans la faute. S’il n’y avait pas excès depoids dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation.Si la surcharge de la peine n’était point l’effacement du délit, etn’arrivait pas à ce résultat : de retourner la situation, deremplacer la faute du délinquant par la faute de la répression, defaire du coupable la victime et du débiteur le créancier, et demettre définitivement le droit du côté de celui-là même qui l’avaitviolé. Si cette peine, compliquée des aggravations successives pourles tentatives d’évasion, ne finissait pas par être une sorted’attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la sociétésur l’individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crimequi durait dix-neuf ans.

Il se demanda si la société humaine pouvaitavoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un casson imprévoyance déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyanceimpitoyable, et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défautet un excès, défaut de travail, excès de châtiment. S’il n’étaitpas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membresles plus mal dotés dans la répartition de biens que fait le hasard,et par conséquent les plus dignes de ménagements.

Ces questions faites et résolues, il jugea lasociété et la condamna.

Il la condamna sans haine.

Il la fit responsable du sort qu’il subissait,et se dit qu’il n’hésiterait peut-être pas à lui en demander compteun jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibreentre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on luicausait ; il conclut enfin que son châtiment n’était pas, à lavérité, une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité.

La colère peut être folle et absurde ; onpeut être irrité à tort ; on n’est indigné que lorsqu’on araison au fond par quelque côté. Jean Valjean se sentaitindigné.

Et puis, la société humaine ne lui avait faitque du mal. Jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courroucéqu’elle appelle sa justice et qu’elle montre à ceux qu’elle frappe.Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. Tout contactavec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuissa mère, depuis sa sœur, jamais il n’avait rencontré une paroleamie et un regard bienveillant. De souffrance en souffrance ilarriva peu à peu à cette conviction que la vie était uneguerre ; et que dans cette guerre il était le vaincu. Iln’avait d’autre arme que sa haine. Il résolut de l’aiguiser aubagne et de l’emporter en s’en allant.

Il y avait à Toulon une école pour la chiourmetenue par des frères ignorantins où l’on enseignait le plusnécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient de la bonnevolonté. Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla àl’école à quarante ans, et apprit à lire, à écrire, à compter. Ilsentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine.Dans certains cas, l’instruction et la lumière peuvent servir derallonge au mal.

Cela est triste à dire, après avoir jugé lasociété qui avait fait son malheur, il jugea la providence quiavait fait la société.

Il la condamna aussi.

Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture etd’esclavage, cette âme monta et tomba en même temps. Il y entra dela lumière d’un côté et des ténèbres de l’autre.

Jean Valjean n’était pas, on l’a vu, d’unenature mauvaise. Il était encore bon lorsqu’il arriva au bagne. Ily condamna la société et sentit qu’il devenait méchant, il ycondamna la providence et sentit qu’il devenait impie.

Ici il est difficile de ne pas méditer uninstant.

La nature humaine se transforme-t-elle ainside fond en comble et tout à fait ? L’homme créé bon par Dieupeut-il être fait méchant par l’homme ? L’âme peut-elle êtrerefaite tout d’une pièce par la destinée, et devenir mauvaise, ladestinée étant mauvaise ? Le cœur peut-il devenir difforme etcontracter des laideurs et des infirmités incurables sous lapression d’un malheur disproportionné, comme la colonne vertébralesous une voûte trop basse ? N’y a-t-il pas dans toute âmehumaine, n’y avait-il pas dans l’âme de Jean Valjean enparticulier, une première étincelle, un élément divin,incorruptible dans ce monde, immortel dans l’autre, que le bienpeut développer, attiser, allumer, enflammer et faire rayonnersplendidement, et que le mal ne peut jamais entièrementéteindre ?

Questions graves et obscures, à la dernièredesquelles tout physiologiste eût probablement répondu non, et sanshésiter, s’il eût vu à Toulon, aux heures de repos qui étaient pourJean Valjean des heures de rêverie, assis, les bras croisés, sur labarre de quelque cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé dans sapoche pour l’empêcher de traîner, ce galérien morne, sérieux,silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l’homme aveccolère, damné de la civilisation qui regardait le ciel avecsévérité.

Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler,le physiologiste observateur eût vu là une misère irrémédiable, ileût plaint peut-être ce malade du fait de la loi, mais il n’eût pasmême essayé de traitement ; il eût détourné le regard descavernes qu’il aurait entrevues dans cette âme ; et, commeDante de la porte de l’enfer, il eût effacé de cette existence lemot que le doigt de Dieu écrit pourtant sur le front de touthomme : Espérance !

Cet état de son âme que nous avons tentéd’analyser était-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean quenous avons essayé de le rendre pour ceux qui nous lisent ?Jean Valjean voyait-il distinctement, après leur formation, etavait-il vu distinctement, à mesure qu’ils se formaient, tous leséléments dont se composait sa misère morale ? Cet homme rudeet illettré s’était-il bien nettement rendu compte de la successiond’idées par laquelle il était, degré à degré, monté et descendujusqu’aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d’années déjàl’horizon intérieur de son esprit ? Avait-il bien consciencede tout ce qui s’était passé en lui et de tout ce qui s’yremuait ? C’est ce que nous n’oserions dire ; c’est mêmece que nous ne croyons pas. Il y avait trop d’ignorance dans JeanValjean pour que, même après tant de malheur, il n’y restât pasbeaucoup de vague. Par moments il ne savait pas même bien au justece qu’il éprouvait. Jean Valjean était dans les ténèbres ; ilsouffrait dans les ténèbres ; il haïssait dans lesténèbres ; on eût pu dire qu’il haïssait devant lui. Il vivaithabituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle etcomme un rêveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout àcoup, de lui-même ou du dehors, une secousse de colère, un surcroîtde souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait toute sonâme, et faisait brusquement apparaître partout autour de lui, enavant et en arrière, aux lueurs d’une lumière affreuse, les hideuxprécipices et les sombres perspectives de sa destinée.

L’éclair passé, la nuit retombait, et oùétait-il ? il ne le savait plus.

Le propre des peines de cette nature, danslesquelles domine ce qui est impitoyable, c’est-à-dire ce qui estabrutissant, c’est de transformer peu à peu, par une sorte detransfiguration stupide, un homme en une bête fauve. Quelquefois enune bête féroce. Les tentatives d’évasion de Jean Valjean,successives et obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travailfait par la loi sur l’âme humaine. Jean Valjean eût renouvelé cestentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois quel’occasion s’en fût présentée, sans songer un instant au résultat,ni aux expériences déjà faites. Il s’échappait impétueusement commele loup qui trouve la cage ouverte. L’instinct lui disait :sauve-toi ! Le raisonnement lui eût dit : reste !Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avaitdisparu ; il n’y avait plus que l’instinct. La bête seuleagissait. Quand il était repris, les nouvelles sévérités qu’on luiinfligeait ne servaient qu’à l’effarer davantage.

Un détail que nous ne devons pas omettre,c’est qu’il était d’une force physique dont n’approchait pas un deshabitants du bagne. À la fatigue, pour filer un câble, pour virerun cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait etsoutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dansl’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelaitjadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rueMontorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaientsurnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon del’hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Pugetqui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. JeanValjean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide etdonna le temps aux ouvriers d’arriver.

Sa souplesse dépassait encore sa vigueur.Certains forçats, rêveurs perpétuels d’évasions, finissent parfaire de la force et de l’adresse combinées une véritable science.C’est la science des muscles. Toute une statique mystérieuse estquotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces éternels envieuxdes mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver despoints d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeupour Jean Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension deson dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtésdans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement àun troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu’au toit dubagne.

Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallaitquelque émotion extrême pour lui arracher, une ou deux fois l’an,ce lugubre rire du forçat qui est comme un écho du rire du démon. Àle voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelquechose de terrible.

Il était absorbé en effet.

À travers les perceptions maladives d’unenature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentaitconfusément qu’une chose monstrueuse était sur lui. Dans cettepénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois qu’iltournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait,avec une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étager et monter àperte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, unesorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés,d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont lamasse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cetteprodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Ildistinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme,tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles,quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin etson bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré,tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné etéblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin dedissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Toutcela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venaitau-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux queDieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avecje ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexorable dansl’indifférence. Âmes tombées au fond de l’infortune possible,malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes où l’on neregarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout sonpoids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour quiest dehors, si effroyable pour qui est dessous.

Dans cette situation, Jean Valjean songeait,et quelle pouvait être la nature de sa rêverie ?

Si le grain de mil sous la meule avait despensées, il penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean.

Toutes ces choses, réalités pleines despectres, fantasmagories pleines de réalités, avaient fini par luicréer une sorte d’état intérieur presque inexprimable.

Par moments, au milieu de son travail dubagne, il s’arrêtait. Il se mettait à penser. Sa raison, à la foisplus mûre et plus troublée qu’autrefois, se révoltait. Tout ce quilui était arrivé lui paraissait absurde ; tout ce quil’entourait lui paraissait impossible. Il se disait : c’est unrêve. Il regardait l’argousin debout à quelques pas de lui ;l’argousin lui semblait un fantôme ; tout à coup le fantômelui donnait un coup de bâton.

La nature visible existait à peine pour lui.Il serait presque vrai de dire qu’il n’y avait point pour JeanValjean de soleil, ni de beaux jours d’été, ni de ciel rayonnant,ni de fraîches aubes d’avril. Je ne sais quel jour de soupirailéclairait habituellement son âme.

Pour résumer, en terminant, ce qui peut êtrerésumé et traduit en résultats positifs dans tout ce que nousvenons d’indiquer, nous nous bornerons à constater qu’en dix-neufans, Jean Valjean, l’inoffensif émondeur de Faverolles, leredoutable galérien de Toulon, était devenu capable, grâce à lamanière dont le bagne l’avait façonné, de deux espèces de mauvaisesactions : premièrement, d’une mauvaise action rapide,irréfléchie, pleine d’étourdissement, toute d’instinct, sorte dereprésaille pour le mal souffert ; deuxièmement, d’unemauvaise action grave, sérieuse, débattue en conscience et méditéeavec les idées fausses que peut donner un pareil malheur. Sespréméditations passaient par les trois phases successives que lesnatures d’une certaine trempe peuvent seules parcourir,raisonnement, volonté, obstination. Il avait pour mobilesl’indignation habituelle, l’amertume de l’âme, le profond sentimentdes iniquités subies, la réaction, même contre les bons, lesinnocents et les justes, s’il y en a. Le point de départ comme lepoint d’arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loihumaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans sondéveloppement par quelque incident providentiel, devient, dans untemps donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain,puis la haine de la création, et se traduit par un vague etincessant et brutal désir de nuire, n’importe à qui, à un êtrevivant quelconque. – Comme on voit, ce n’était pas sans raison quele passeport qualifiait Jean Valjean d’homme trèsdangereux.

D’année en année, cette âme s’était desséchéede plus en plus, lentement, mais fatalement. À cœur sec, œil sec. Àsa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu’il n’avait versé unelarme.

Chapitre 8L’onde et l’ombre

Un homme à la mer !

Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas.Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu’il est forcé decontinuer. Il passe.

L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge etremonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entendpas ; le navire, frissonnant sous l’ouragan, est tout à samanœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l’hommesubmergé ; sa misérable tête n’est qu’un point dans l’énormitédes vagues.

Il jette des cris désespérés dans lesprofondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il laregarde, il la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit,elle décroît. Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage,il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa partde respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, ques’est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c’estfini.

Il est dans l’eau monstrueuse. Il n’a plussous les pieds que de la fuite et de l’écroulement. Les flotsdéchirés et déchiquetés par le vent l’environnent hideusement, lesroulis de l’abîme l’emportent, tous les haillons de l’eau s’agitentautour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, deconfuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu’ilenfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ;d’affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent lespieds, le tirent à elles ; il sent qu’il devient abîme, ilfait partie de l’écume, les flots se le jettent de l’un à l’autre,il boit l’amertume, l’océan lâche s’acharne à le noyer, l’énormitéjoue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de lahaine.

Il lutte pourtant, il essaie de se défendre,il essaie de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cettepauvre force tout de suite épuisée, il combat l’inépuisable.

Où donc est le navire ? Là-bas. À peinevisible dans les pâles ténèbres de l’horizon.

Les rafales soufflent ; toutes les écumesl’accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités desnuages. Il assiste, agonisant, à l’immense démence de la mer. Ilest supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers àl’homme qui semblent venir d’au delà de la terre et d’on ne saitquel dehors effrayant.

Il y a des oiseaux dans les nuées, de mêmequ’il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais quepeuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, ilrâle.

Il se sent enseveli à la fois par ces deuxinfinis, l’océan et le ciel ; l’un est une tombe, l’autre estun linceul.

La nuit descend, voilà des heures qu’il nage,ses forces sont à bout ; ce navire, cette chose lointaine oùil y avait des hommes, s’est effacé ; il est seul dans leformidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il setord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres del’invisible ; il appelle.

Il n’y a plus d’hommes. Où est Dieu ?

Il appelle. Quelqu’un ! quelqu’un !Il appelle toujours.

Rien à l’horizon. Rien au ciel.

Il implore l’étendue, la vague, l’algue,l’écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; latempête imperturbable n’obéit qu’à l’infini.

Autour de lui, l’obscurité, la brume, lasolitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfinides eaux farouches. En lui l’horreur et la fatigue. Sous lui lachute. Pas de point d’appui. Il songe aux aventures ténébreuses ducadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Sesmains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents, nuées,tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Ledésespéré s’abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il selaisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà quiroule à jamais dans les profondeurs lugubres del’engloutissement.

Ô marche implacable des sociétéshumaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant !Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparitionsinistre du secours ! ô mort morale !

La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où lapénalité jette ses damnés. La mer, c’est l’immense misère.

L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre, peutdevenir un cadavre. Qui la ressuscitera ?

Chapitre 9Nouveaux griefs

Quand vint l’heure de la sortie du bagne,quand Jean Valjean entendit à son oreille ce mot étrange :tu es libre ! le moment fut invraisemblable et inouï,un rayon de vive lumière, un rayon de la vraie lumière des vivantspénétra subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda point à pâlir.Jean Valjean avait été ébloui de l’idée de la liberté. Il avait cruà une vie nouvelle. Il vit bien vite ce que c’était qu’une libertéà laquelle on donne un passeport jaune.

Et autour de cela bien des amertumes. Il avaitcalculé que sa masse, pendant son séjour au bagne, aurait dûs’élever à cent soixante et onze francs. Il est juste d’ajouterqu’il avait oublié de faire entrer dans ses calculs le repos forcédes dimanches et fêtes qui, pour dix-neuf ans, entraînait unediminution de vingt-quatre francs environ. Quoi qu’il en fût, cettemasse avait été réduite, par diverses retenues locales, à la sommede cent neuf francs quinze sous, qui lui avait été comptée à sasortie.

Il n’y avait rien compris, et se croyait lésé.Disons le mot, volé.

Le lendemain de sa libération, à Grasse, ilvit devant la porte d’une distillerie de fleurs d’oranger deshommes qui déchargeaient des ballots. Il offrit ses services. Labesogne pressait, on les accepta. Il se mit à l’ouvrage. Il étaitintelligent, robuste et adroit ; il faisait de sonmieux ; le maître paraissait content. Pendant qu’iltravaillait, un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda sespapiers. Il fallut montrer le passeport jaune. Cela fait, JeanValjean reprit son travail. Un peu auparavant, il avait questionnél’un des ouvriers sur ce qu’ils gagnaient à cette besogne parjour ; on lui avait répondu : trente sous. Lesoir venu, comme il était forcé de repartir le lendemain matin, ilse présenta devant le maître de la distillerie et le pria de lepayer. Le maître ne proféra pas une parole, et lui remit vingt-cinqsous. Il réclama. On lui répondit : cela est assez bon pourtoi. Il insista. Le maître le regarda entre les deux yeux et luidit : Gare le bloc[57].

Là encore il se considéra comme volé[58].

La société, l’état, en lui diminuant sa masse,l’avait volé en grand. Maintenant, c’était le tour de l’individuqui le volait en petit.

Libération n’est pas délivrance. On sort dubagne, mais non de la condamnation.

Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. On avu de quelle façon il avait été accueilli à Digne.

Chapitre 10L’homme réveillé

Donc, comme deux heures du matin sonnaient àl’horloge de la cathédrale, Jean Valjean se réveilla.

Ce qui le réveilla, c’est que le lit étaittrop bon. Il y avait vingt ans bientôt qu’il n’avait couché dans unlit, et quoiqu’il ne se fût pas déshabillé, la sensation était tropnouvelle pour ne pas troubler son sommeil.

Il avait dormi plus de quatre heures. Safatigue était passée. Il était accoutumé à ne pas donner beaucoupd’heures au repos.

Il ouvrit les yeux, et regarda un moment dansl’obscurité autour de lui, puis il les referma pour serendormir.

Quand beaucoup de sensations diverses ontagité la journée, quand des choses préoccupent l’esprit, ons’endort, mais on ne se rendort pas. Le sommeil vient plus aisémentqu’il ne revient. C’est ce qui arriva à Jean Valjean. Il ne put serendormir, et il se mit à penser.

Il était dans un de ces moments où les idéesqu’on a dans l’esprit sont troubles. Il avait une sorte deva-et-vient obscur dans le cerveau. Ses souvenirs anciens et sessouvenirs immédiats y flottaient pêle-mêle et s’y croisaientconfusément, perdant leurs formes, se grossissant démesurément,puis disparaissant tout à coup comme dans une eau fangeuse etagitée. Beaucoup de pensées lui venaient, mais il y en avait unequi se représentait continuellement et qui chassait toutes lesautres. Cette pensée, nous allons la dire tout de suite : – Ilavait remarqué les six couverts d’argent et la grande cuiller quemadame Magloire avait posés sur la table.

Ces six couverts d’argent l’obsédaient. – Ilsétaient là. – À quelques pas. – À l’instant où il avait traversé lachambre d’à côté pour venir dans celle où il était, la vieilleservante les mettait dans un petit placard à la tête du lit. – Ilavait bien remarqué ce placard. – À droite, en entrant par la salleà manger. – Ils étaient massifs. – Et de vieille argenterie. – Avecla grande cuiller, on en tirerait au moins deux cents francs. – Ledouble de ce qu’il avait gagné en dix-neuf ans. – Il est vrai qu’ileût gagné davantage si l’administration ne l’avait pasvolé.

Son esprit oscilla toute une grande heure dansdes fluctuations auxquelles se mêlait bien quelque lutte. Troisheures sonnèrent. Il rouvrit les yeux, se dressa brusquement surson séant, étendit le bras et tâta son havresac qu’il avait jetédans le coin de l’alcôve, puis il laissa pendre ses jambes et poserses pieds à terre, et se trouva, presque sans savoir comment, assissur son lit.

Il resta un certain temps rêveur dans cetteattitude qui eût eu quelque chose de sinistre pour quelqu’un quil’eût aperçu ainsi dans cette ombre, seul éveillé dans la maisonendormie. Tout à coup il se baissa, ôta ses souliers et les posadoucement sur la natte près du lit, puis il reprit sa posture derêverie et redevint immobile.

Au milieu de cette méditation hideuse, lesidées que nous venons d’indiquer remuaient sans relâche soncerveau, entraient, sortaient, rentraient, faisaient sur lui unesorte de pesée ; et puis il songeait aussi, sans savoirpourquoi, et avec cette obstination machinale de la rêverie, à unforçat nommé Brevet qu’il avait connu au bagne, et dont le pantalonn’était retenu que par une seule bretelle de coton tricoté. Ledessin en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse àl’esprit.

Il demeurait dans cette situation, et y fûtpeut-être resté indéfiniment jusqu’au lever du jour, si l’horlogen’eût sonné un coup, – le quart ou la demie. Il sembla que ce couplui eût dit : allons !

Il se leva debout, hésita encore un moment, etécouta ; tout se taisait dans la maison ; alors il marchadroit et à petits pas vers la fenêtre qu’il entrevoyait. La nuitn’était pas très obscure ; c’était une pleine lune surlaquelle couraient de larges nuées chassées par le vent. Celafaisait au dehors des alternatives d’ombre et de clarté, deséclipses, puis des éclaircies, et au dedans une sorte decrépuscule. Ce crépuscule, suffisant pour qu’on pût se guider,intermittent à cause des nuages, ressemblait à l’espèce de lividitéqui tombe d’un soupirail de cave devant lequel vont et viennent despassants. Arrivé à la fenêtre, Jean Valjean l’examina. Elle étaitsans barreaux, donnait sur le jardin et n’était fermée, selon lamode du pays, que d’une petite clavette. Il l’ouvrit, mais, commeun air froid et vif entra brusquement dans la chambre, il lareferma tout de suite. Il regarda le jardin de ce regard attentifqui étudie plus encore qu’il ne regarde. Le jardin était enclosd’un mur blanc assez bas, facile à escalader. Au fond, au delà, ildistingua des têtes d’arbres également espacées, ce qui indiquaitque ce mur séparait le jardin d’une avenue ou d’une ruelleplantée.

Ce coup d’œil jeté, il fit le mouvement d’unhomme déterminé, marcha à son alcôve, prit son havresac, l’ouvrit,le fouilla, en tira quelque chose qu’il posa sur le lit, mit sessouliers dans une des poches, referma le tout, chargea le sac surses épaules, se couvrit de sa casquette dont il baissa la visièresur ses yeux, chercha son bâton en tâtonnant, et l’alla poser dansl’angle de la fenêtre, puis revint au lit et saisit résolûmentl’objet qu’il y avait déposé. Cela ressemblait à une barre de fercourte, aiguisée comme un épieu à l’une de ses extrémités.

Il eût été difficile de distinguer dans lesténèbres pour quel emploi avait pu être façonné ce morceau de fer.C’était peut-être un levier ? C’était peut-être unemassue ?

Au jour on eût pu reconnaître que ce n’étaitautre chose qu’un chandelier de mineur[59]. Onemployait alors quelquefois les forçats à extraire de la roche deshautes collines qui environnent Toulon, et il n’était pas rarequ’ils eussent à leur disposition des outils de mineur. Leschandeliers des mineurs sont en fer massif, terminés à leurextrémité inférieure par une pointe au moyen de laquelle on lesenfonce dans le rocher.

Il prit ce chandelier dans sa main droite, etretenant son haleine, assourdissant son pas, il se dirigea vers laporte de la chambre voisine, celle de l’évêque, comme on sait.Arrivé à cette porte, il la trouva entrebâillée. L’évêque nel’avait point fermée.

Chapitre 11Ce qu’il fait

Jean Valjean écouta. Aucun bruit.

Il poussa la porte.

Il la poussa du bout du doigt, légèrement,avec cette douceur furtive et inquiète d’un chat qui veutentrer.

La porte céda à la pression et fit unmouvement imperceptible et silencieux qui élargit un peul’ouverture.

Il attendit un moment, puis poussa la porteune seconde fois, plus hardiment.

Elle continua de céder en silence. L’ouvertureétait assez grande maintenant pour qu’il pût passer. Mais il yavait près de la porte une petite table qui faisait avec elle unangle gênant et qui barrait l’entrée.

Jean Valjean reconnut la difficulté. Ilfallait à toute force que l’ouverture fût encore élargie.

Il prit son parti, et poussa une troisièmefois la porte, plus énergiquement que les deux premières. Cettefois il y eut un gond mal huilé qui jeta tout à coup dans cetteobscurité un cri rauque et prolongé.

Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gondsonna dans son oreille avec quelque chose d’éclatant et deformidable comme le clairon du jugement dernier.

Dans les grossissements fantastiques de lapremière minute, il se figura presque que ce gond venait des’animer et de prendre tout à coup une vie terrible, et qu’ilaboyait comme un chien pour avertir tout le monde et réveiller lesgens endormis.

Il s’arrêta, frissonnant, éperdu, et retombade la pointe du pied sur le talon. Il entendait ses artères battredans ses tempes comme deux marteaux de forge, et il lui semblaitque son souffle sortait de sa poitrine avec le bruit du vent quisort d’une caverne. Il lui paraissait impossible que l’horribleclameur de ce gond irrité n’eût pas ébranlé toute la maison commeune secousse de tremblement de terre ; la porte, poussée parlui, avait pris l’alarme et avait appelé ; le vieillard allaitse lever, les deux vieilles femmes allaient crier, on viendrait àl’aide ; avant un quart d’heure, la ville serait en rumeur etla gendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu.

Il demeura où il était, pétrifié comme lastatue de sel, n’osant faire un mouvement.

Quelques minutes s’écoulèrent. La portes’était ouverte toute grande. Il se hasarda à regarder dans lachambre. Rien n’y avait bougé. Il prêta l’oreille. Rien ne remuaitdans la maison. Le bruit du gond rouillé n’avait éveillépersonne.

Ce premier danger était passé, mais il y avaitencore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Mêmequand il s’était cru perdu, il n’avait pas reculé. Il ne songeaplus qu’à finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre.

Cette chambre était dans un calme parfait. Ony distinguait çà et là des formes confuses et vagues qui, au jour,étaient des papiers épars sur une table, des in-folio ouverts, desvolumes empilés sur un tabouret, un fauteuil chargé de vêtements,un prie-Dieu, et qui à cette heure n’étaient plus que des coinsténébreux et des places blanchâtres. Jean Valjean avança avecprécaution en évitant de se heurter aux meubles. Il entendait aufond de la chambre la respiration égale et tranquille de l’évêqueendormi.

Il s’arrêta tout à coup. Il était près du lit.Il y était arrivé plus tôt qu’il n’aurait cru.

La nature mêle quelquefois ses effets et sesspectacles à nos actions avec une espèce d’à-propos sombre etintelligent, comme si elle voulait nous faire réfléchir. Depuisprès d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. Au moment oùJean Valjean s’arrêta en face du lit, ce nuage se déchira, commes’il l’eût fait exprès, et un rayon de lune, traversant la longuefenêtre, vint éclairer subitement le visage pâle de l’évêque. Ildormait paisiblement. Il était presque vêtu dans son lit, à causedes nuits froides des Basses-Alpes, d’un vêtement de laine brunequi lui couvrait les bras jusqu’aux poignets. Sa tête étaitrenversée sur l’oreiller dans l’attitude abandonnée du repos ;il laissait pendre hors du lit sa main ornée de l’anneau pastoralet d’où étaient tombées tant de bonnes œuvres et de saintesactions. Toute sa face s’illuminait d’une vague expression desatisfaction, d’espérance et de béatitude. C’était plus qu’unsourire et presque un rayonnement. Il y avait sur son frontl’inexprimable réverbération d’une lumière qu’on ne voyait pas.L’âme des justes pendant le sommeil contemple un cielmystérieux.

Un reflet de ce ciel était sur l’évêque.

C’était en même temps une transparencelumineuse, car ce ciel était au dedans de lui. Ce ciel, c’était saconscience.

Au moment où le rayon de lune vint sesuperposer, pour ainsi dire, à cette clarté intérieure, l’évêqueendormi apparut comme dans une gloire. Cela pourtant resta doux etvoilé d’un demi-jour ineffable. Cette lune dans le ciel, cettenature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si calme,l’heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais quoi desolennel et d’indicible au vénérable repos de ce sage, etenveloppaient d’une sorte d’auréole majestueuse et sereine cescheveux blancs et ces yeux fermés, cette figure où tout étaitespérance et où tout était confiance, cette tête de vieillard et cesommeil d’enfant.

Il y avait presque de la divinité dans cethomme ainsi auguste à son insu.

Jean Valjean, lui, était dans l’ombre, sonchandelier de fer à la main, debout, immobile, effaré de cevieillard lumineux. Jamais il n’avait rien vu de pareil. Cetteconfiance l’épouvantait. Le monde moral n’a pas de plus grandspectacle que celui-là : une conscience troublée et inquiète,parvenue au bord d’une mauvaise action, et contemplant le sommeild’un juste.

Ce sommeil, dans cet isolement, et avec unvoisin tel que lui, avait quelque chose de sublime qu’il sentaitvaguement, mais impérieusement.

Nul n’eût pu dire ce qui se passait en lui,pas même lui. Pour essayer de s’en rendre compte, il faut rêver cequ’il y a de plus violent en présence de ce qu’il y a de plus doux.Sur son visage même on n’eût rien pu distinguer avec certitude.C’était une sorte d’étonnement hagard. Il regardait cela. Voilàtout. Mais quelle était sa pensée ? Il eût été impossible dele deviner. Ce qui était évident, c’est qu’il était ému etbouleversé. Mais de quelle nature était cette émotion ?

Son œil ne se détachait pas du vieillard. Laseule chose qui se dégageât clairement de son attitude et de saphysionomie, c’était une étrange indécision. On eût dit qu’ilhésitait entre les deux abîmes, celui où l’on se perd et celui oùl’on se sauve. Il semblait prêt à briser ce crâne ou à baiser cettemain.

Au bout de quelques instants, son bras gauchese leva lentement vers son front, et il ôta sa casquette, puis sonbras retomba avec la même lenteur, et Jean Valjean rentra dans sacontemplation, sa casquette dans la main gauche, sa massue dans lamain droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche.

L’évêque continuait de dormir dans une paixprofonde sous ce regard effrayant.

Un reflet de lune faisait confusément visibleau-dessus de la cheminée le crucifix qui semblait leur ouvrir lesbras à tous les deux, avec une bénédiction pour l’un et un pardonpour l’autre.

Tout à coup Jean Valjean remit sa casquettesur son front, puis marcha rapidement, le long du lit, sansregarder l’évêque, droit au placard qu’il entrevoyait près duchevet ; il leva le chandelier de fer comme pour forcer laserrure ; la clef y était ; il l’ouvrit ; lapremière chose qui lui apparut fut le panier d’argenterie ; ille prit, traversa la chambre à grands pas sans précaution et sanss’occuper du bruit, gagna la porte, rentra dans l’oratoire, ouvritla fenêtre, saisit un bâton, enjamba l’appui du rez-de-chaussée,mit l’argenterie dans son sac, jeta le panier, franchit le jardin,sauta par-dessus le mur comme un tigre, et s’enfuit.

Chapitre 12L’évêque travaille

Le lendemain, au soleil levant, monseigneurBienvenu se promenait dans son jardin. Madame Magloire accourutvers lui toute bouleversée.

– Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle,votre grandeur sait-elle où est le panier d’argenterie ?

– Oui, dit l’évêque.

– Jésus-Dieu soit béni !reprit-elle. Je ne savais ce qu’il était devenu.

L’évêque venait de ramasser le panier dans uneplate-bande. Il le présenta à madame Magloire.

– Le voilà.

– Eh bien ? dit-elle. Riendedans ! et l’argenterie ?

– Ah ! repartit l’évêque. C’est doncl’argenterie qui vous occupe ? Je ne sais où elle est.

– Grand bon Dieu ! elle estvolée ! C’est l’homme d’hier soir qui l’a volée !

En un clin d’œil, avec toute sa vivacité devieille alerte, madame Magloire courut à l’oratoire, entra dansl’alcôve et revint vers l’évêque. L’évêque venait de se baisser etconsidérait en soupirant un plant de cochléaria des Guillons que lepanier avait brisé en tombant à travers la plate-bande. Il seredressa au cri de madame Magloire.

– Monseigneur, l’homme est parti !l’argenterie est volée !

Tout en poussant cette exclamation, ses yeuxtombaient sur un angle du jardin où l’on voyait des tracesd’escalade. Le chevron du mur avait été arraché.

– Tenez ! c’est par là qu’il s’enest allé. Il a sauté dans la ruelle Cochefilet ! Ah !l’abomination ! Il nous a volé notre argenterie !

L’évêque resta un moment silencieux, puis levason œil sérieux, et dit à madame Magloire avec douceur :

– Et d’abord, cette argenterie était-elleà nous ?

Madame Magloire resta interdite. Il y eutencore un silence, puis l’évêque continua :

– Madame Magloire, je détenais à tort etdepuis longtemps cette argenterie. Elle était aux pauvres.Qu’était-ce que cet homme ? Un pauvre évidemment.

– Hélas Jésus ! repartit madameMagloire. Ce n’est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous estbien égal. Mais c’est pour monseigneur. Dans quoi monseigneurva-t-il manger maintenant ?

L’évêque la regarda d’un air étonné.

– Ah çà mais ! est-ce qu’il n’y apas des couverts d’étain ?

Madame Magloire haussa les épaules.

– L’étain a une odeur.

– Alors, des couverts de fer.

Madame Magloire fit une grimacesignificative.

– Le fer a un goût.

– Eh bien, dit l’évêque, des couverts debois.

Quelques instants après, il déjeunait à cettemême table où Jean Valjean s’était assis la veille. Tout endéjeunant, monseigneur Bienvenu faisait gaîment remarquer à sa sœurqui ne disait rien et à madame Magloire qui grommelait sourdementqu’il n’est nullement besoin d’une cuiller ni d’une fourchette,même en bois, pour tremper un morceau de pain dans une tasse delait.

– Aussi a-t-on idée ! disait madameMagloire toute seule en allant et venant, recevoir un homme commecela ! et le loger à côté de soi ! et quel bonheur encorequ’il n’ait fait que voler ! Ah mon Dieu ! cela faitfrémir quand on songe !

Comme le frère et la sœur allaient se lever detable, on frappa à la porte.

– Entrez, dit l’évêque.

La porte s’ouvrit. Un groupe étrange etviolent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrièmeau collet. Les trois hommes étaient des gendarmes ; l’autreétait Jean Valjean.

Un brigadier de gendarmerie, qui semblaitconduire le groupe, était près de la porte. Il entra et s’avançavers l’évêque en faisant le salut militaire.

– Monseigneur… dit-il.

À ce mot Jean Valjean, qui était morne etsemblait abattu, releva la tête d’un air stupéfait.

– Monseigneur ! murmura-t-il. Cen’est donc pas le curé ?…

– Silence ! dit un gendarme. C’estmonseigneur l’évêque.

Cependant monseigneur Bienvenu s’étaitapproché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.

– Ah ! vous voilà !s’écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir.Et bien mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, quisont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deuxcents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec voscouverts ?

Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda levénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine nepourrait rendre.

– Monseigneur, dit le brigadier degendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nousl’avons rencontré. Il allait comme quelqu’un qui s’en va. Nousl’avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie…

– Et il vous a dit, interrompit l’évêqueen souriant, qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme deprêtre chez lequel il avait passé la nuit ? Je vois la chose.Et vous l’avez ramené ici ? C’est une méprise.

– Comme cela, reprit le brigadier, nouspouvons le laisser aller ?

– Sans doute, répondit l’évêque.

Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean quirecula.

– Est-ce que c’est vrai qu’on melaisse ? dit-il d’une voix presque inarticulée et comme s’ilparlait dans le sommeil.

– Oui, on te laisse, tu n’entends doncpas ? dit un gendarme.

– Mon ami, reprit l’évêque, avant de vousen aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.

Il alla à la cheminée, prit les deux flambeauxd’argent et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes leregardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard quipût déranger l’évêque.

Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Ilprit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré.

– Maintenant, dit l’évêque, allez enpaix. – À propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile depasser par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par laporte de la rue. Elle n’est fermée qu’au loquet jour et nuit.

Puis se tournant vers lagendarmerie :

– Messieurs, vous pouvez vousretirer.

Les gendarmes s’éloignèrent.

Jean Valjean était comme un homme qui vas’évanouir.

L’évêque s’approcha de lui, et lui dit à voixbasse :

– N’oubliez pas, n’oubliez jamais quevous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnêtehomme.

Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenird’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur cesparoles en les prononçant. Il reprit avec une sorte desolennité :

– Jean Valjean, mon frère, vousn’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vousachète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit deperdition, et je la donne à Dieu.

Chapitre 13Petit-Gervais

Jean Valjean sortit de la ville comme s’ils’échappait. Il se mit à marcher en toute hâte dans les champs,prenant les chemins et les sentiers qui se présentaient sanss’apercevoir qu’il revenait à chaque instant sur ses pas. Il erraainsi toute la matinée, n’ayant pas mangé et n’ayant pas faim. Ilétait en proie à une foule de sensations nouvelles. Il se sentaitune sorte de colère ; il ne savait contre qui. Il n’eût pudire s’il était touché ou humilié. Il lui venait par moments unattendrissement étrange qu’il combattait et auquel il opposaitl’endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état lefatiguait. Il voyait avec inquiétude s’ébranler au dedans de luil’espèce de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avaitdonné. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois ileût vraiment mieux aimé être en prison avec les gendarmes, et queles choses ne se fussent point passées ainsi ; cela l’eûtmoins agité. Bien que la saison fût assez avancée, il y avaitencore çà et là dans les haies quelques fleurs tardives dontl’odeur, qu’il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirsd’enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables, tantil y avait longtemps qu’ils ne lui étaient apparus.

Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsien lui toute la journée.

Comme le soleil déclinait au couchant,allongeant sur le sol l’ombre du moindre caillou, Jean Valjeanétait assis derrière un buisson dans une grande plaine rousseabsolument déserte. Il n’y avait à l’horizon que les Alpes. Pasmême le clocher d’un village lointain. Jean Valjean pouvait être àtrois lieues de Digne. Un sentier qui coupait la plaine passait àquelques pas du buisson.

Au milieu de cette méditation qui n’eût paspeu contribué à rendre ses haillons effrayants pour quelqu’un quil’eût rencontré, il entendit un bruit joyeux.

Il tourna la tête, et vit venir par le sentierun petit savoyard d’une dizaine d’années qui chantait, sa vielle auflanc et sa boîte à marmotte sur le dos ; un de ces doux etgais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genouxpar les trous de leur pantalon.

Tout en chantant l’enfant interrompait detemps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelquespièces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortuneprobablement. Parmi cette monnaie il y avait une pièce de quarantesous.

L’enfant s’arrêta à côté du buisson sans voirJean Valjean et fit sauter sa poignée de sous que jusque-là ilavait reçue avec assez d’adresse tout entière sur le dos de samain.

Cette fois la pièce de quarante sous luiéchappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu’à JeanValjean.

Jean Valjean posa le pied dessus.

Cependant l’enfant avait suivi sa pièce duregard, et l’avait vu.

Il ne s’étonna point et marcha droit àl’homme.

C’était un lieu absolument solitaire. Aussiloin que le regard pouvait s’étendre, il n’y avait personne dans laplaine ni dans le sentier. On n’entendait que les petits crisfaibles d’une nuée d’oiseaux de passage qui traversaient le ciel àune hauteur immense. L’enfant tournait le dos au soleil qui luimettait des fils d’or dans les cheveux et qui empourprait d’unelueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean.

– Monsieur, dit le petit savoyard, aveccette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance etd’innocence, – ma pièce ?

– Comment t’appelles-tu ? dit JeanValjean.

– Petit-Gervais, monsieur.

– Va-t’en, dit Jean Valjean.

– Monsieur, reprit l’enfant, rendez-moima pièce.

Jean Valjean baissa la tête et ne réponditpas.

L’enfant recommença :

– Ma pièce, monsieur !

L’œil de Jean Valjean resta fixé à terre.

– Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièceblanche ! mon argent !

Il semblait que Jean Valjean n’entendît point.L’enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en mêmetemps il faisait effort pour déranger le gros soulier ferré posésur son trésor.

– Je veux ma pièce ! ma pièce dequarante sous !

L’enfant pleurait. La tête de Jean Valjean sereleva. Il était toujours assis. Ses yeux étaient troubles. Ilconsidéra l’enfant avec une sorte d’étonnement, puis il étendit lamain vers son bâton et cria d’une voix terrible :

– Qui est là ?

– Moi, monsieur, répondit l’enfant.Petit-Gervais ! moi ! moi ! Rendez-moi mes quarantesous, s’il vous plaît ! Ôtez votre pied, monsieur, s’il vousplaît !

Puis irrité, quoique tout petit, et devenantpresque menaçant :

– Ah, çà, ôterez-vous votre pied ?Ôtez donc votre pied, voyons.

– Ah ! c’est encore toi ! ditJean Valjean, et se dressant brusquement tout debout, le piedtoujours sur la pièce d’argent, il ajouta : – Veux-tu bien tesauver !

L’enfant effaré le regarda, puis commença àtrembler de la tête aux pieds, et, après quelques secondes destupeur, se mit à s’enfuir en courant de toutes ses forces sansoser tourner le cou ni jeter un cri.

Cependant à une certaine distancel’essoufflement le força de s’arrêter, et Jean Valjean, à traverssa rêverie, l’entendit qui sanglotait.

Au bout de quelques instants l’enfant avaitdisparu.

Le soleil s’était couché.

L’ombre se faisait autour de Jean Valjean. Iln’avait pas mangé de la journée ; il est probable qu’il avaitla fièvre.

Il était resté debout, et n’avait pas changéd’attitude depuis que l’enfant s’était enfui. Son souffle soulevaitsa poitrine à des intervalles longs et inégaux. Son regard, arrêtéà dix ou douze pas devant lui, semblait étudier avec une attentionprofonde la forme d’un vieux tesson de faïence bleue[60] tombé dans l’herbe. Tout à coup iltressaillit ; il venait de sentir le froid du soir.

Il raffermit sa casquette sur son front,chercha machinalement à croiser et à boutonner sa blouse, fit unpas, et se baissa pour reprendre à terre son bâton.

En ce moment il aperçut la pièce de quarantesous que son pied avait à demi enfoncée dans la terre et quibrillait parmi les cailloux.

Ce fut comme une commotion galvanique.Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il entre ses dents. Il reculade trois pas, puis s’arrêta, sans pouvoir détacher son regard de cepoint que son pied avait foulé l’instant d’auparavant, comme sicette chose qui luisait là dans l’obscurité eût été un œil ouvertfixé sur lui.

Au bout de quelques minutes, il s’élançaconvulsivement vers la pièce d’argent, la saisit, et, seredressant, se mit à regarder au loin dans la plaine, jetant à lafois ses yeux vers tous les points de l’horizon, debout etfrissonnant comme une bête fauve effarée qui cherche un asile.

Il ne vit rien. La nuit tombait, la plaineétait froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dansla clarté crépusculaire.

Il dit : « Ah ! » et semit à marcher rapidement dans une certaine direction, du côté oùl’enfant avait disparu. Après une centaine de pas, il s’arrêta,regarda, et ne vit rien.

Alors il cria de toute sa force :« Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! »

Il se tut, et attendit.

Rien ne répondit.

La campagne était déserte et morne. Il étaitenvironné de l’étendue. Il n’y avait rien autour de lui qu’uneombre où se perdait son regard et un silence où sa voix seperdait.

Une bise glaciale soufflait, et donnait auxchoses autour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseauxsecouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. Oneût dit qu’ils menaçaient et poursuivaient quelqu’un.

Il recommença à marcher, puis il se mit àcourir, et de temps en temps il s’arrêtait, et criait dans cettesolitude, avec une voix qui était ce qu’on pouvait entendre de plusformidable et de plus désolé : « Petit-Gervais !Petit-Gervais ! »

Certes, si l’enfant l’eût entendu, il eût eupeur et se fût bien gardé de se montrer. Mais l’enfant était sansdoute déjà bien loin.

Il rencontra un prêtre qui était à cheval. Ilalla à lui et lui dit :

– Monsieur le curé, avez-vous vu passerun enfant ?

– Non, dit le prêtre.

– Un nommé Petit-Gervais ?

– Je n’ai vu personne.

Il tira deux pièces de cinq francs de sasacoche et les remit au prêtre.

– Monsieur le curé, voici pour vospauvres. – Monsieur le curé, c’est un petit d’environ dix ans qui aune marmotte, je crois, et une vielle. Il allait. Un de cessavoyards, vous savez ?

– Je ne l’ai point vu.

– Petit-Gervais ? il n’est point desvillages d’ici ? pouvez-vous me dire ?

– Si c’est comme vous dites, mon ami,c’est un petit enfant étranger. Cela passe dans le pays. On ne lesconnaît pas.

Jean Valjean prit violemment deux autres écusde cinq francs qu’il donna au prêtre.

– Pour vos pauvres, dit-il.

Puis il ajouta avec égarement :

– Monsieur l’abbé, faites-moi arrêter. Jesuis un voleur.

Le prêtre piqua des deux et s’enfuit trèseffrayé.

Jean Valjean se remit à courir dans ladirection qu’il avait d’abord prise.

Il fit de la sorte un assez long chemin,regardant, appelant, criant, mais il ne rencontra plus personne.Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose quilui faisait l’effet d’un être couché ou accroupi ; ce n’étaitque des broussailles ou des roches à fleur de terre. Enfin, à unendroit où trois sentiers se croisaient, il s’arrêta. La lunes’était levée. Il promena sa vue au loin et appela une dernièrefois : « Petit-Gervais ! Petit-Gervais !Petit-Gervais ! » Son cri s’éteignit dans la brume, sansmême éveiller un écho. Il murmura encore :« Petit-Gervais ! » mais d’une voix faible etpresque inarticulée. Ce fut là son dernier effort ; sesjarrets fléchirent brusquement sous lui comme si une puissanceinvisible l’accablait tout à coup du poids de sa mauvaiseconscience ; il tomba épuisé sur une grosse pierre, les poingsdans ses cheveux et le visage dans ses genoux, et il cria :« Je suis un misérable ! »

Alors son cœur creva et il se mit à pleurer.C’était la première fois qu’il pleurait depuis dix-neuf ans.

Quand Jean Valjean était sorti de chezl’évêque, on l’a vu, il était hors de tout ce qui avait été sapensée jusque-là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui sepassait en lui. Il se raidissait contre l’action angélique etcontre les douces paroles du vieillard. « Vous m’avez promisde devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire àl’esprit de perversité et je la donne au bon Dieu. » Cela luirevenait sans cesse. Il opposait à cette indulgence célestel’orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentaitindistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grandassaut et la plus formidable attaque dont il eût encore étéébranlé ; que son endurcissement serait définitif s’ilrésistait à cette clémence ; que, s’il cédait, il faudraitrenoncer à cette haine dont les actions des autres hommes avaientrempli son âme pendant tant d’années, et qui lui plaisait ;que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte,une lutte colossale et décisive, était engagée entre sa méchancetéà lui et la bonté de cet homme.

En présence de toutes ces lueurs, il allaitcomme un homme ivre. Pendant qu’il marchait ainsi, les yeuxhagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourraitrésulter pour lui de son aventure à Digne ? Entendait-il tousces bourdonnements mystérieux qui avertissent ou importunentl’esprit à de certains moments de la vie ? Une voix luidisait-elle à l’oreille qu’il venait de traverser l’heuresolennelle de sa destinée, qu’il n’y avait plus de milieu pour lui,que si désormais il n’était pas le meilleur des hommes il en seraitle pire, qu’il fallait pour ainsi dire que maintenant il montâtplus haut que l’évêque ou retombât plus bas que le galérien, ques’il voulait devenir bon il fallait qu’il devînt ange ; ques’il voulait rester méchant il fallait qu’il devîntmonstre ?

Ici encore il faut se faire ces questions quenous nous sommes déjà faites ailleurs, recueillait-il confusémentquelque ombre de tout ceci dans sa pensée ? Certes, lemalheur, nous l’avons dit, fait l’éducation del’intelligence ; cependant il est douteux que Jean Valjean fûten état de démêler tout ce que nous indiquons ici. Si ces idées luiarrivaient, il les entrevoyait plutôt qu’il ne les voyait, et ellesne réussissaient qu’à le jeter dans un trouble insupportable etpresque douloureux. Au sortir de cette chose difforme et noirequ’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme commeune clarté trop vive lui eût fait mal aux yeux en sortant desténèbres. La vie future, la vie possible qui s’offrait désormais àlui toute pure et toute rayonnante le remplissait de frémissementset d’anxiété. Il ne savait vraiment plus où il en était. Comme unechouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le forçatavait été ébloui et comme aveuglé par la vertu[61].

Ce qui était certain, ce dont il ne se doutaitpas, c’est qu’il n’était déjà plus le même homme, c’est que toutétait changé en lui, c’est qu’il n’était plus en son pouvoir defaire que l’évêque ne lui eût pas parlé et ne l’eût pas touché.

Dans cette situation d’esprit, il avaitrencontré Petit-Gervais et lui avait volé ses quarante sous.Pourquoi ? Il n’eût assurément pu l’expliquer ; était-ceun dernier effet et comme un suprême effort des mauvaises penséesqu’il avait apportées du bagne, un reste d’impulsion, un résultatde ce qu’on appelle en statique la force acquise ?C’était cela, et c’était aussi peut-être moins encore que cela.Disons-le simplement, ce n’était pas lui qui avait volé, ce n’étaitpas l’homme, c’était la bête qui, par habitude et par instinct,avait stupidement posé le pied sur cet argent, pendant quel’intelligence se débattait au milieu de tant d’obsessions inouïeset nouvelles. Quand l’intelligence se réveilla et vit cette actionde la brute, Jean Valjean recula avec angoisse et poussa un crid’épouvante.

C’est que, phénomène étrange et qui n’étaitpossible que dans la situation où il était, en volant cet argent àcet enfant, il avait fait une chose dont il n’était déjà pluscapable.

Quoi qu’il en soit, cette dernière mauvaiseaction eut sur lui un effet décisif ; elle traversabrusquement ce chaos qu’il avait dans l’intelligence et le dissipa,mit d’un côté les épaisseurs obscures et de l’autre la lumière, etagit sur son âme, dans l’état où elle se trouvait, comme decertains réactifs chimiques agissent sur un mélange trouble enprécipitant un élément et en clarifiant l’autre.

Tout d’abord, avant même de s’examiner et deréfléchir, éperdu, comme quelqu’un qui cherche à se sauver, iltâcha de retrouver l’enfant pour lui rendre son argent, puis, quandil reconnut que cela était inutile et impossible, il s’arrêtadésespéré. Au moment où il s’écria : « je suis unmisérable ! » il venait de s’apercevoir tel qu’il était,et il était déjà à ce point séparé de lui-même, qu’il lui semblaitqu’il n’était plus qu’un fantôme, et qu’il avait là devant lui, enchair et en os, le bâton à la main, la blouse sur les reins, sonsac rempli d’objets volés sur le dos, avec son visage résolu etmorne, avec sa pensée pleine de projets abominables, le hideuxgalérien Jean Valjean.

L’excès du malheur, nous l’avons remarqué,l’avait fait en quelque sorte visionnaire. Ceci fut donc comme unevision. Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistredevant lui. Il fut presque au moment de se demander qui était cethomme, et il en eut horreur.

Son cerveau était dans un de ces momentsviolents et pourtant affreusement calmes où la rêverie est siprofonde qu’elle absorbe la réalité. On ne voit plus les objetsqu’on a autour de soi, et l’on voit comme en dehors de soi lesfigures qu’on a dans l’esprit.

Il se contempla donc, pour ainsi dire, face àface, et en même temps, à travers cette hallucination, il voyaitdans une profondeur mystérieuse une sorte de lumière qu’il pritd’abord pour un flambeau. En regardant avec plus d’attention cettelumière qui apparaissait à sa conscience, il reconnut qu’elle avaitla forme humaine, et que ce flambeau était l’évêque.

Sa conscience considéra tour à tour ces deuxhommes ainsi placés devant elle, l’évêque et Jean Valjean. Iln’avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second.Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces sortesd’extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, l’évêquegrandissait et resplendissait à ses yeux, Jean Valjeans’amoindrissait et s’effaçait. À un certain moment il ne fut plusqu’une ombre. Tout à coup il disparut. L’évêque seul étaitresté.

Il remplissait toute l’âme de ce misérabled’un rayonnement magnifique.

Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura àchaudes larmes, il pleura à sanglots, avec plus de faiblesse qu’unefemme, avec plus d’effroi qu’un enfant.

Pendant qu’il pleurait, le jour se faisait deplus en plus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un jourravissant et terrible à la fois. Sa vie passée, sa première faute,sa longue expiation, son abrutissement extérieur, sonendurcissement intérieur, sa mise en liberté réjouie par tant deplans de vengeance, ce qui lui était arrivé chez l’évêque, ladernière chose qu’il avait faite, ce vol de quarante sous à unenfant, crime d’autant plus lâche et d’autant plus monstrueux qu’ilvenait après le pardon de l’évêque, tout cela lui revint et luiapparut, clairement, mais dans une clarté qu’il n’avait jamais vuejusque-là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible ; sonâme, et elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux était surcette vie et sur cette âme. Il lui semblait qu’il voyait Satan à lalumière du paradis.

Combien d’heures pleura-t-il ainsi ? quefit-il après avoir pleuré ? où alla-t-il ? on ne l’ajamais su. Il paraît seulement avéré que, dans cette même nuit, levoiturier qui faisait à cette époque le service de Grenoble et quiarrivait à Digne vers trois heures du matin, vit en traversant larue de l’évêché un homme dans l’attitude de la prière, à genoux surle pavé, dans l’ombre, devant la porte de monseigneur Bienvenu.

Partie 3
En l’année 1817

Chapitre 1L’année 1817

[62]1817 estl’année que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui nemanquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne.C’est l’année où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutesles boutiques des perruquiers, espérant la poudre et le retour del’oiseau royal, étaient badigeonnées d’azur et fleurdelysées.C’était le temps candide où le comte Lynch[63] siégeaittous les dimanches comme marguillier au banc d’œuvre deSaint-Germain-des-Prés en habit de pair de France, avec son cordonrouge et son long nez, et cette majesté de profil particulière à unhomme qui a fait une action d’éclat. L’action d’éclat commise parM. Lynch était ceci : avoir, étant maire de Bordeaux, le12 mars 1814, donné la ville un peu trop tôt à M. le ducd’Angoulême. De là sa pairie. En 1817, la mode engloutissait lespetits garçons de quatre à six ans sous de vastes casquettes encuir maroquiné à oreillons assez ressemblantes à des mitresd’esquimaux. L’armée française était vêtue de blanc, àl’autrichienne ; les régiments s’appelaient légions ; aulieu de chiffres ils portaient les noms des départements. Napoléonétait à Sainte-Hélène, et, comme l’Angleterre lui refusait du drapvert, il faisait retourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrinichantait, mademoiselle Bigottini dansait ; Potierrégnait ; Odry n’existait pas encore. Madame Saqui succédait àForioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M. Delalotétait un personnage. La légitimité venait de s’affirmer en coupantle poing, puis la tête, à Pleignier, à Carbonneau et à Tolleron. Leprince de Talleyrand, grand chambellan, et l’abbé Louis, ministredésigné des finances, se regardaient en riant du rire de deuxaugures ; tous deux avaient célébré, le 14 juillet 1790, lamesse de la Fédération au Champ de Mars ; Talleyrand l’avaitdite comme évêque, Louis l’avait servie comme diacre. En 1817, dansles contre-allées de ce même Champ de Mars, on apercevait de groscylindres de bois, gisant sous la pluie, pourrissant dans l’herbe,peints en bleu avec des traces d’aigles et d’abeilles dédorées.C’étaient les colonnes qui, deux ans auparavant, avaient soutenul’estrade de l’empereur au Champ de Mai[64]. Ellesétaient noircies çà et là de la brûlure du bivouac des Autrichiensbaraqués près du Gros-Caillou. Deux ou trois de ces colonnesavaient disparu dans les feux de ces bivouacs et avaient chaufféles larges mains des kaiserlicks. Le Champ de Mai avait eucela de remarquable qu’il avait été tenu au mois de juin et auChamp de Mars. En cette année 1817, deux choses étaientpopulaires : le Voltaire-Touquet[65] et latabatière à la Charte. L’émotion parisienne la plus récente étaitle crime de Dautun qui avait jeté la tête de son frère dans lebassin du Marché-aux-Fleurs. On commençait à faire au ministère dela marine une enquête sur cette fatale frégate de laMéduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloireGéricault. Le colonel Selves allait en Égypte pour y devenirSoliman pacha. Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait deboutique à un tonnelier. On voyait encore sur la plate-forme de latour octogone de l’hôtel de Cluny[66] lapetite logette en planches qui avait servi d’observatoire àMessier, astronome de la marine sous Louis XVI. La duchesse deDuras lisait à trois ou quatre amis[67], dansson boudoir meublé d’X en satin bleu ciel, Ourika inédite.On grattait les N au Louvre. Le pont d’Austerlitz abdiquait ets’intitulait pont du Jardin du Roi, double énigme qui déguisait àla fois le pont d’Austerlitz et le jardin des Plantes.Louis XVIII, préoccupé, tout en annotant du coin de l’ongleHorace, des héros qui se font empereurs et des sabotiers qui sefont dauphins, avait deux soucis : Napoléon et MathurinBruneau. L’académie française donnait pour sujet de prix :Le bonheur que procure l’étude[68].M. Bellart était officiellement éloquent. On voyait germer àson ombre ce futur avocat général de Broë, promis aux sarcasmes dePaul-Louis Courier. Il y avait un faux Chateaubriand appeléMarchangy, en attendant qu’il y eût un faux Marchangy appeléd’Arlincourt. Claire d’Albe et Malek-Adel étaientdes chefs-d’œuvre ; madame Cottin était déclarée le premierécrivain de l’époque. L’institut laissait rayer de sa listel’académicien Napoléon Bonaparte. Une ordonnance royale érigeaitAngoulême en école de marine, car, le duc d’Angoulême étant grandamiral, il était évident que la ville d’Angoulême avait de droittoutes les qualités d’un port de mer[69], sansquoi le principe monarchique eût été entamé. On agitait en conseildes ministres la question de savoir si l’on devait tolérer lesvignettes représentant des voltiges qui assaisonnaient les affichesde Franconi et qui attroupaient les polissons des rues.M. Paër, auteur de l’Agnese, bonhomme à la facecarrée qui avait une verrue sur la joue, dirigeait les petitsconcerts intimes de la marquise de Sassenaye, rue de laVille-l’Évêque. Toutes les jeunes filles chantaient l’Ermite deSaint-Avelle, paroles d’Edmond Géraud. Le Nain jaunese transformait en Miroir. Le café Lemblin tenait pourl’empereur contre le café Valois qui tenait pour les Bourbons. Onvenait de marier à une princesse de Sicile[70] M. leduc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il yavait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corpssifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient toutpetits. Le format était restreint, mais la liberté était grande.Le Constitutionnel était constitutionnel. LaMinerve[71] appelait ChateaubriandChateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire lesbourgeois aux dépens du grand écrivain. Dans des journaux vendus,des journalistes prostitués insultaient les proscrits de1815 ; David n’avait plus de talent, Arnault[72] n’avait plus d’esprit, Carnot n’avaitplus de probité ; Soult n’avait gagné aucune bataille ;il est vrai que Napoléon n’avait plus de génie. Personne n’ignorequ’il est assez rare que les lettres adressées par la poste à unexilé lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoirde les intercepter. Le fait n’est point nouveau ; Descartesbanni s’en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge,montré quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu’on luiécrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes quibafouaient à cette occasion le proscrit. Dire : lesrégicides, ou dire : les votants, dire :les ennemis, ou dire : les alliés,dire : Napoléon, ou dire : Buonaparte,cela séparait deux hommes plus qu’un abîme. Tous les gens de bonssens convenaient que l’ère des révolutions était à jamais ferméepar le roi Louis XVIII, surnommé « l’immortel auteur dela charte ». Au terre-plein du Pont-Neuf, on sculptait le motRedivivus, sur le piédestal qui attendait la statue deHenri IV[73]. M. Piet ébauchait, rueThérèse, n° 4, son conciliabule pour consolider la monarchie.Les chefs de la droite disaient dans les conjonctures graves :« Il faut écrire à Bacot ». MM. Canuel, O’Mahony etde Chappedelaine esquissaient, un peu approuvés de Monsieur, ce quidevait être plus tard « la conspiration du bord del’eau[74] ». L’Épingle Noire[75] complotait de son côté. Delaverderies’abouchait avec Trogoff. M. Decazes, esprit dans une certainemesure libéral, dominait. Chateaubriand[76], debouttous les matins devant sa fenêtre du n° 27 de la rueSaint-Dominique, en pantalon à pieds et en pantoufles, ses cheveuxgris coiffés d’un madras, les yeux fixés sur un miroir, une troussecomplète de chirurgien dentiste ouverte devant lui, se curait lesdents, qu’il avait charmantes, tout en dictant des variantes dela Monarchie selon la Charte à M. Pilorge,son secrétaire. La critique faisant autorité préférait Lafon àTalma. M. de Féletz signait A. ; M. Hoffmann signaitZ.[77] Charles Nodier écrivait ThérèseAubert. Le divorce était aboli. Les lycées s’appelaientcollèges. Les collégiens, ornés au collet d’une fleur de lys d’or,s’y gourmaient à propos du roi de Rome. La contre-police du châteaudénonçait à son altesse royale Madame le portrait, partout exposé,de M. le duc d’Orléans, lequel avait meilleure mine en uniforme decolonel général des houzards que M. le duc de Berry en uniforme decolonel général des dragons ; grave inconvénient. La ville deParis faisait redorer à ses frais le dôme des Invalides. Les hommessérieux se demandaient ce que ferait, dans telle ou telle occasion,M. de Trinquelague ; M. Clausel de Montals[78] se séparait, sur divers points, deM. Clausel de Coussergues ; M. de Salaberry n’étaitpas content. Le comédien Picard, qui était de l’Académie dont lecomédien Molière n’avait pu être, faisait jouer les deuxPhilibert à l’Odéon, sur le fronton duquel l’arrachement deslettres laissait encore lire distinctement : THÉÂTRE DEL’IMPÉRATRICE. On prenait parti pour ou contre Cugnet de Montarlot.Fabvier était factieux ; Bavoux était révolutionnaire. Lelibraire Pélicier publiait une édition de Voltaire[79], sous ce titre : Œuvres deVoltaire, de l’Académie française. « Cela fait venir lesacheteurs », disait cet éditeur naïf. L’opinion générale étaitque M. Charles Loyson[80], seraitle génie du siècle ; l’envie commençait à le mordre, signe degloire ; et l’on faisait sur lui ce vers :

Même quand Loyson vole, on sent qu’il a des pattes.

Le cardinal Fesch refusant de se démettre,M. de Pins, archevêque d’Amasie, administrait le diocèse deLyon[81]. La querelle de la vallée des Dappescommençait entre la Suisse et la France par un mémoire du capitaineDufour, depuis général. Saint-Simon, ignoré, échafaudait son rêvesublime. Il y avait à l’académie des sciences un Fourier célèbreque la postérité a oublié et dans je ne sais quel grenier unFourier obscur dont l’avenir se souviendra. Lord Byron[82] commençait à poindre ; une noted’un poème de Millevoye l’annonçait à la France en cestermes : un certain lord Baron. David d’Angerss’essayait à pétrir le marbre[83]. L’abbéCaron parlait avec éloge, en petit comité de séminaristes, dans lecul-de-sac des Feuillantines, d’un prêtre inconnu nommé FélicitéRobert qui a été plus tard Lamennais[84]. Unechose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d’un chienqui nage allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du pontRoyal au pont Louis XV c’était une mécanique bonne à pasgrand’chose, une espèce de joujou, une rêverie d’inventeursonge-creux, une utopie : un bateau à vapeur[85]. Les Parisiens regardaient cetteinutilité avec indifférence. M. de Vaublanc[86],réformateur de l’Institut par coup d’État, ordonnance et fournée,auteur distingué de plusieurs académiciens, après en avoir fait, nepouvait parvenir à l’être. Le faubourg Saint-Germain et la pavillonMarsan[87] souhaitaient pour préfet de policeM. Delaveau, à cause de sa dévotion. Dupuytren et Récamier seprenaient de querelle à l’amphithéâtre de l’École de médecine et semenaçaient du poing à propos de la divinité de Jésus-Christ.Cuvier, un œil sur la Genèse et l’autre sur la nature, s’efforçaitde plaire à la réaction bigote en mettant les fossiles d’accordavec les textes et en faisant flatter Moïse par les mastodontes.M. François de Neufchâteau[88], louablecultivateur de la mémoire de Parmentier, faisait mille efforts pourque pomme de terre fût prononcée parmentière, etn’y réussissait point. L’abbé Grégoire, ancien évêque, ancienconventionnel, ancien sénateur, était passé dans la polémiqueroyaliste à l’état « d’infâme Grégoire[89] ». Cette locution que nous venonsd’employer : passer à l’état de, était dénoncée commenéologisme par M. Royer-Collard[90]. Onpouvait distinguer encore à sa blancheur, sous la troisième archedu pont d’Iéna, la pierre neuve avec laquelle, deux ans auparavant,on avait bouché le trou de mine pratiqué par Blücher pour fairesauter le pont. La justice appelait à sa barre un homme qui, envoyant entrer le comte d’Artois à Notre-Dame, avait dit touthaut : Sapristi ! je regrette le temps où je voyaisBonaparte et Talma entrer bras dessus bras dessous auBal-Sauvage[91]. Proposséditieux. Six mois de prison. Des traîtres se montraientdéboutonnés ; des hommes qui avaient passé à l’ennemi laveille d’une bataille ne cachaient rien de la récompense etmarchaient impudiquement en plein soleil dans le cynisme desrichesses et des dignités ; des déserteurs de Ligny et desQuatre-Bras[92], dans le débraillé de leur turpitudepayée, étalaient leur dévouement monarchique tout nu ;oubliant ce qui est écrit en Angleterre sur la muraille intérieuredes water-closets publics : Please adjust your dressbefore leaving[93].

Voilà, pêle-mêle, ce qui surnage confusémentde l’année 1817, oubliée aujourd’hui. L’histoire néglige presquetoutes ces particularités, et ne peut faire autrement ;l’infini l’envahirait. Pourtant ces détails, qu’on appelle à tortpetits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petitesfeuilles dans la végétation, – sont utiles. C’est de la physionomiedes années que se compose la figure des siècles.

En cette année 1817, quatre jeunes Parisiensfirent « une bonne farce ».

Chapitre 2Double quatuor

Ces Parisiens étaient l’un de Toulouse,l’autre de Limoges, le troisième de Cahors et le quatrième deMontauban ; mais ils étaient étudiants, et qui dit étudiantdit parisien ; étudier à Paris, c’est naître à Paris.

Ces jeunes gens étaient insignifiants ;tout le monde a vu ces figures-là ; quatre échantillons dupremier venu ; ni bons ni mauvais, ni savants ni ignorants, nides génies ni des imbéciles ; beaux de ce charmant avril qu’onappelle vingt ans. C’étaient quatre Oscars quelconques, car à cetteépoque les Arthurs n’existaient pas encore. Brûlez pour lui lesparfums d’Arabie, s’écriait la romance, Oscar s’avance,Oscar, je vais le voir[94] ! On sortait d’Ossian,l’élégance était scandinave et calédonienne, le genre anglais purne devait prévaloir que plus tard, et le premier des Arthurs,Wellington, venait à peine de gagner la bataille de Waterloo.

Ces Oscars s’appelaient l’un Félix Tholomyès,de Toulouse ; l’autre Listolier, de Cahors ; l’autreFameuil, de Limoges ; le dernier Blachevelle, de Montauban.Naturellement chacun avait sa maîtresse. Blachevelle aimaitFavourite, ainsi nommée parce qu’elle était allée enAngleterre ; Listolier adorait Dahlia, qui avait pris pour nomde guerre un nom de fleur ; Fameuil idolâtrait Zéphine, abrégéde Joséphine ; Tholomyès avait Fantine, dite laBlonde[95] à cause de ses beaux cheveux couleur desoleil.

Favourite, Dahlia, Zéphine et Fantine étaientquatre ravissantes filles, parfumées et radieuses, encore un peuouvrières, n’ayant pas tout à fait quitté leur aiguille, dérangéespar les amourettes, mais ayant sur le visage un reste de lasérénité du travail et dans l’âme cette fleur d’honnêteté qui dansla femme survit à la première chute. Il y avait une des quatrequ’on appelait la jeune, parce qu’elle était la cadette ; etune qu’on appelait la vieille. La vieille avait vingt-trois ans.Pour ne rien celer, les trois premières étaient plus expérimentées,plus insouciantes et plus envolées dans le bruit de la vie queFantine la Blonde, qui en était à sa première illusion.

Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite, n’enauraient pu dire autant. Il y avait déjà plus d’un épisode à leurroman à peine commencé, et l’amoureux, qui s’appelait Adolphe aupremier chapitre, se trouvait être Alphonse au second, et Gustaveau troisième. Pauvreté et coquetterie sont deux conseillèresfatales ; l’une gronde, l’autre flatte ; et les bellesfilles du peuple les ont toutes les deux qui leur parlent bas àl’oreille, chacune de son côté. Ces âmes mal gardées écoutent. Delà les chutes qu’elles font et les pierres qu’on leur jette. On lesaccable avec la splendeur de tout ce qui est immaculé etinaccessible. Hélas ! si la Yungfrau avaitfaim ?

Favourite, ayant été en Angleterre, avait pouradmiratrices Zéphine et Dahlia. Elle avait eu de très bonne heureun chez-soi. Son père était un vieux professeur de mathématiquesbrutal et qui gasconnait ; point marié, courant le cachetmalgré l’âge. Ce professeur, étant jeune, avait vu un jour la robed’une femme de chambre s’accrocher à un garde-cendre ; ilétait tombé amoureux de cet accident. Il en était résultéFavourite. Elle rencontrait de temps en temps son père, qui lasaluait. Un matin, une vieille femme à l’air béguin était entréechez elle et lui avait dit : – Vous ne me connaissez pas,mademoiselle ? – Non. – Je suis ta mère. – Puis la vieilleavait ouvert le buffet, bu et mangé, fait apporter un matelasqu’elle avait, et s’était installée. Cette mère, grognon et dévote,ne parlait jamais à Favourite, restait des heures sans soufflermot, déjeunait, dînait et soupait comme quatre, et descendait fairesalon chez le portier, où elle disait du mal de sa fille.

Ce qui avait entraîné Dahlia vers Listolier,vers d’autres peut-être, vers l’oisiveté, c’était d’avoir de tropjolis ongles roses. Comment faire travailler ces ongles-là ?Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitié de ses mains.Quant à Zéphine, elle avait conquis Fameuil par sa petite manièremutine et caressante de dire : « Oui,monsieur ».

Les jeunes gens étant camarades, les jeunesfilles étaient amies. Ces amours-là sont toujours doublés de cesamitiés-là.

Sage et philosophe, c’est deux ; et cequi le prouve, c’est que, toutes réserves faites sur ces petitsménages irréguliers, Favourite, Zéphine et Dahlia étaient desfilles philosophes, et Fantine une fille sage.

Sage, dira-t-on ? et Tholomyès ?Salomon répondrait que l’amour fait partie de la sagesse. Nous nousbornons à dire que l’amour de Fantine était un premier amour, unamour unique, un amour fidèle.

Elle était la seule des quatre qui ne fûttutoyée que par un seul.

Fantine était un de ces êtres comme il enéclôt, pour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie des plusinsondables épaisseurs de l’ombre sociale, elle avait au front lesigne de l’anonyme et de l’inconnu. Elle était née àMontreuil-sur-mer. De quels parents ? Qui pourrait ledire ? On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. Elle senommait Fantine. Pourquoi Fantine ? On ne lui avait jamaisconnu d’autre nom. À l’époque de sa naissance, le Directoireexistait encore. Point de nom de famille, elle n’avait pas defamille ; point de nom de baptême, l’église n’était plus là.Elle s’appela comme il plut au premier passant qui la rencontratoute petite, allant pieds nus dans la rue. Elle reçut un nom commeelle recevait l’eau des nuées sur son front quand il pleuvait. Onl’appela la petite Fantine. Personne n’en savait davantage. Cettecréature humaine était venue dans la vie comme cela. À dix ans,Fantine quitta la ville et s’alla mettre en service chez desfermiers des environs. À quinze ans, elle vint à Paris« chercher fortune ». Fantine était belle et resta purele plus longtemps qu’elle put. C’était une jolie blonde avec debelles dents. Elle avait de l’or et des perles pour dot, mais sonor était sur sa tête et ses perles étaient dans sa bouche.

Elle travailla pour vivre ; puis,toujours pour vivre, car le cœur a sa faim aussi, elle aima.

Elle aima Tholomyès.

Amourette pour lui, passion pour elle. Lesrues du quartier latin, qu’emplit le fourmillement des étudiants etdes grisettes, virent le commencement de ce songe. Fantine, dansces dédales de la colline du Panthéon, où tant d’aventures senouent et se dénouent, avait fui longtemps Tholomyès, mais de façonà le rencontrer toujours. Il y a une manière d’éviter qui ressembleà chercher. Bref, l’églogue eut lieu.

Blachevelle, Listolier et Fameuil formaientune sorte de groupe dont Tholomyès était la tête. C’était lui quiavait l’esprit.

Tholomyès était l’antique étudiantvieux ; il était riche ; il avait quatre mille francs derente ; quatre mille francs de rente, splendide scandale surla montagne Sainte-Geneviève. Tholomyès était un viveur de trenteans, mal conservé. Il était ridé et édenté ; et il ébauchaitune calvitie dont il disait lui-même sans tristesse :crâne à trente ans, genou[96] àquarante. Il digérait médiocrement, et il lui était venu unlarmoiement à un œil. Mais à mesure que sa jeunesse s’éteignait, ilallumait sa gaîté ; il remplaçait ses dents par des lazzis,ses cheveux par la joie, sa santé par l’ironie, et son œil quipleurait riait sans cesse. Il était délabré, mais tout en fleurs.Sa jeunesse, pliant bagage bien avant l’âge, battait en retraite enbon ordre, éclatait de rire, et l’on n’y voyait que du feu. Ilavait eu une pièce refusée au Vaudeville. Il faisait çà et là desvers quelconques. En outre, il doutait supérieurement de toutechose, grande force aux yeux des faibles. Donc, étant ironique etchauve, il était le chef. Iron est un mot anglais qui veutdire fer. Serait-ce de là que viendrait ironie ?

Un jour Tholomyès prit à part les troisautres, fit un geste d’oracle, et leur dit :

– Il y a bientôt un an que Fantine,Dahlia, Zéphine et Favourite nous demandent de leur faire unesurprise. Nous la leur avons promise solennellement. Elles nous enparlent toujours, à moi surtout. De même qu’à Naples les vieillesfemmes crient à saint Janvier : Faccia gialluta, fa omiracolo. Face jaune, fais ton miracle ! nos belles medisent sans cesse : « Tholomyès, quand accoucheras-tu deta surprise ? » En même temps nos parents nous écrivent.Scie des deux côtés. Le moment me semble venu. Causons.

Sur ce, Tholomyès baissa la voix, et articulamystérieusement quelque chose de si gai qu’un vaste et enthousiastericanement sortit des quatre bouches à la fois et que Blachevelles’écria :

– Ça, c’est une idée !

Un estaminet plein de fumée se présenta, ils yentrèrent, et le reste de leur conférence se perdit dansl’ombre.

Le résultat de ces ténèbres fut uneéblouissante partie de plaisir qui eut lieu le dimanche suivant,les quatre jeunes gens invitant les quatre jeunes filles.

Chapitre 3Quatre à quatre

Ce qu’était une partie de campagne d’étudiantset de grisettes, il y a quarante-cinq ans, on se le représentemalaisément aujourd’hui. Paris n’a plus les mêmes environs ;la figure de ce qu’on pourrait appeler la vie circumparisienne acomplètement changé depuis un demi-siècle ; où il y avait lecoucou, il y a le wagon ; où il y avait la patache, il y a lebateau à vapeur ; on dit aujourd’hui Fécamp comme on disaitSaint-Cloud. Le Paris de 1862 est une ville qui a la France pourbanlieue.

Les quatre couples accomplirentconsciencieusement toutes les folies champêtres possibles alors. Onentrait dans les vacances, et c’était une chaude et claire journéed’été. La veille, Favourite, la seule qui sût écrire, avait écritceci à Tholomyès au nom des quatre : « C’est un bonneheure de sortir de bonheur. » C’est pourquoi ils se levèrent àcinq heures du matin. Puis ils allèrent à Saint-Cloud par le coche,regardèrent la cascade à sec, et s’écrièrent : « Celadoit être bien beau quand il y a de l’eau ! » déjeunèrentà la Tête-Noire, où Castaing[97] n’avaitpas encore passé, se payèrent une partie de bagues au quinconce dugrand bassin, montèrent à la lanterne de Diogène, jouèrent desmacarons à la roulette du pont de Sèvres, cueillirent des bouquetsà Puteaux, achetèrent des mirlitons à Neuilly, mangèrent partoutdes chaussons de pommes, furent parfaitement heureux.

Les jeunes filles bruissaient et bavardaientcomme des fauvettes échappées. C’était un délire. Elles donnaientpar moments de petites tapes aux jeunes gens. Ivresse matinale dela vie ! Adorables années ! L’aile des libellulesfrissonne. Oh ! qui que vous soyez[98], voussouvenez-vous ? Avez-vous marché dans les broussailles, enécartant les branches à cause de la tête charmante qui vientderrière vous ? Avez-vous glissé en riant sur quelque talusmouillé par la pluie avec une femme aimée qui vous retient par lamain et qui s’écrie : « Ah ! mes brodequins toutneufs ! dans quel état ils sont[99] ! »

Disons tout de suite que cette joyeusecontrariété, une ondée, manqua à cette compagnie de belle humeur,quoique Favourite eût dit en partant, avec un accent magistral etmaternel : Les limaces se promènent dans les sentiers.Signe de pluie, mes enfants.

Toutes quatre étaient follement jolies. Un bonvieux poète classique, alors en renom, un bonhomme qui avait uneÉléonore, M. le chevalier de Labouïsse, errant ce jour-là sous lesmarronniers de Saint-Cloud, les vit passer vers dix heures dumatin ; il s’écria : Il y en a une de trop,songeant aux Grâces. Favourite, l’amie de Blachevelle, celle devingt-trois ans, la vieille, courait en avant sous les grandesbranches vertes, sautait les fossés, enjambait éperdument lesbuissons, et présidait cette gaîté avec une verve de jeunefaunesse. Zéphine et Dahlia, que le hasard avait faites belles defaçon qu’elles se faisaient valoir en se rapprochant et secomplétaient, ne se quittaient point, par instinct de coquetterieplus encore que par amitié, et, appuyées l’une à l’autre, prenaientdes poses anglaises ; les premiers keepsakes[100] venaient de paraître, la mélancoliepointait pour les femmes, comme, plus tard, le byronisme pour leshommes, et les cheveux du sexe tendre commençaient à s’éplorer.Zéphine et Dahlia étaient coiffées en rouleaux. Listolier etFameuil, engagés dans une discussion sur leurs professeurs,expliquaient à Fantine la différence qu’il y avait entreM. Delvincourt et M. Blondeau[101].

Blachevelle semblait avoir été crééexpressément pour porter sur son bras le dimanche lechâle-ternaux[102] boiteux de Favourite.

Tholomyès suivait, dominant le groupe. Ilétait très gai, mais on sentait en lui le gouvernement ; il yavait de la dictature dans sa jovialité ; son ornementprincipal était un pantalon jambes-d’éléphant, en nankin, avecsous-pieds de tresse de cuivre ; il avait un puissant rotin dedeux cents francs à la main, et, comme il se permettait tout, unechose étrange appelée cigare, à la bouche. Rien n’étant sacré pourlui, il fumait.

– Ce Tholomyès est étonnant, disaient lesautres avec vénération. Quels pantalons ! quelleénergie !

Quant à Fantine, c’était la joie. Ses dentssplendides avaient évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire.Elle portait à sa main plus volontiers que sur sa tête son petitchapeau de paille cousue, aux longues brides blanches. Ses épaischeveux blonds, enclins à flotter et facilement dénoués et qu’ilfallait rattacher sans cesse, semblaient faits pour la fuite deGalatée sous les saules. Ses lèvres roses babillaient avecenchantement. Les coins de sa bouche voluptueusement relevés, commeaux mascarons antiques d’Érigone, avaient l’air d’encourager lesaudaces ; mais ses longs cils pleins d’ombre s’abaissaientdiscrètement sur ce brouhaha du bas du visage comme pour mettre leholà. Toute sa toilette avait on ne sait quoi de chantant et deflambant. Elle avait une robe de barège mauve, de petitssouliers-cothurnes mordorés dont les rubans traçaient des X sur sonfin bas blanc à jour, et cette espèce de spencer en mousseline,invention marseillaise, dont le nom, canezou, corruption du motquinze août prononcé à la Canebière, signifie beau temps,chaleur et midi. Les trois autres, moins timides, nous l’avons dit,étaient décolletées tout net, ce qui, l’été, sous des chapeauxcouverts de fleurs, a beaucoup de grâce et d’agacerie ; mais,à côté de ces ajustements hardis, le canezou de la blonde Fantine,avec ses transparences, ses indiscrétions et ses réticences,cachant et montrant à la fois, semblait une trouvaille provocantede la décence, et la fameuse cour d’amour, présidée par lavicomtesse de Cette aux yeux vert de mer, eût peut-être donné leprix de la coquetterie à ce canezou qui concourait pour lachasteté. Le plus naïf est quelquefois le plus savant. Celaarrive.

Éclatante de face, délicate de profil, lesyeux d’un bleu profond, les paupières grasses, les pieds cambrés etpetits, les poignets et les chevilles admirablement emboîtés, lapeau blanche laissant voir çà et là les arborescences azurées desveines, la joue puérile et franche, le cou robuste des Junonséginétiques, la nuque forte et souple, les épaules modelées commepar Coustou, ayant au centre une voluptueuse fossette visible àtravers la mousseline ; une gaîté glacée de rêverie ;sculpturale et exquise ; telle était Fantine ; et l’ondevinait sous ces chiffons une statue, et dans cette statue uneâme.

Fantine était belle, sans trop le savoir. Lesrares songeurs, prêtres mystérieux du beau, qui confrontentsilencieusement toute chose à la perfection, eussent entrevu encette petite ouvrière, à travers la transparence de la grâceparisienne, l’antique euphonie sacrée. Cette fille de l’ombre avaitde la race. Elle était belle sous les deux espèces, qui sont lestyle et le rhythme. Le style est la forme de l’idéal ; lerhythme en est le mouvement.

Nous avons dit que Fantine était la joie,Fantine était aussi la pudeur.

Pour un observateur qui l’eût étudiéeattentivement, ce qui se dégageait d’elle, à travers toute cetteivresse de l’âge, de la saison et de l’amourette, c’était uneinvincible expression de retenue et de modestie. Elle restait unpeu étonnée. Ce chaste étonnement-là est la nuance qui séparePsyché de Vénus. Fantine avait les longs doigts blancs et fins dela vestale qui remue les cendres du feu sacré avec une épingled’or. Quoiqu’elle n’eût rien refusé, on ne le verra que trop, àTholomyès, son visage, au repos, était souverainementvirginal ; une sorte de dignité sérieuse et presque austèrel’envahissait soudainement à de certaines heures, et rien n’étaitsingulier et troublant comme de voir la gaîté s’y éteindre si viteet le recueillement y succéder sans transition à l’épanouissement.Cette gravité subite, parfois sévèrement accentuée, ressemblait audédain d’une déesse. Son front, son nez et son menton offraient cetéquilibre de ligne, très distinct de l’équilibre de proportion, etd’où résulte l’harmonie du visage ; dans l’intervalle sicaractéristique qui sépare la base du nez de la lèvre supérieure,elle avait ce pli imperceptible et charmant, signe mystérieux de lachasteté qui rendit Barberousse amoureux d’une Diane trouvée dansles fouilles d’Icône.

L’amour est une faute ; soit. Fantineétait l’innocence surnageant sur la faute.

Chapitre 4Tholomyès est si joyeux – qu’il chante une chanson espagnole

Cette journée-là était d’un bout à l’autrefaite d’aurore. Toute la nature semblait avoir congé, et rire. Lesparterres de Saint-Cloud embaumaient ; le souffle de la Seineremuait vaguement les feuilles ; les branches gesticulaientdans le vent ; les abeilles mettaient les jasmins aupillage ; toute une bohème de papillons s’ébattait dans lesachillées, les trèfles et les folles avoines ; il y avait dansl’auguste parc du roi de France un tas de vagabonds, lesoiseaux.

Les quatre joyeux couples, mêlés au soleil,aux champs, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient.

Et, dans cette communauté de paradis, parlant,chantant, courant, dansant, chassant aux papillons, cueillant desliserons, mouillant leurs bas à jour roses dans les hautes herbes,fraîches, folles, point méchantes, toutes recevaient un peu çà etlà les baisers de tous, excepté Fantine, enfermée dans sa vaguerésistance rêveuse et farouche, et qui aimait.

– Toi, lui disait Favourite, tu astoujours l’air chose[103].

Ce sont là les joies. Ces passages de couplesheureux sont un appel profond à la vie et à la nature, et fontsortir de tout la caresse et la lumière. Il y avait une fois unefée qui fit les prairies et les arbres exprès pour les amoureux. Delà cette éternelle école buissonnière des amants qui recommencesans cesse et qui durera tant qu’il y aura des buissons et desécoliers. De là la popularité du printemps parmi les penseurs. Lepatricien et le gagne-petit, le duc et pair et le robin, les gensde la cour et les gens de la ville, comme on parlait autrefois,tous sont sujets de cette fée. On rit, on se cherche, il y a dansl’air une clarté d’apothéose, quelle transfiguration qued’aimer ! Les clercs de notaire sont des dieux. Et les petitscris, les poursuites dans l’herbe, les tailles prises au vol, cesjargons qui sont des mélodies, ces adorations qui éclatent dans lafaçon de dire une syllabe, ces cerises arrachées d’une bouche àl’autre, tout cela flamboie et passe dans des gloires célestes. Lesbelles filles font un doux gaspillage d’elles-mêmes. On croit quecela ne finira jamais. Les philosophes, les poètes, les peintresregardent ces extases et ne savent qu’en faire, tant cela leséblouit. Le départ pour Cythère ! s’écrie Watteau ;Lancret, le peintre de la roture, contemple ses bourgeois envolésdans le bleu ; Diderot tend les bras à toutes ces amourettes,et d’Urfé y mêle des druides.

Après le déjeuner les quatre couples étaientallés voir, dans ce qu’on appelait alors le carré du roi, uneplante nouvellement arrivée de l’Inde, dont le nom nous échappe ence moment, et qui à cette époque attirait tout Paris àSaint-Cloud ; c’était un bizarre et charmant arbrisseau hautsur tige, dont les innombrables branches fines comme des fils,ébouriffées, sans feuilles, étaient couvertes d’un million depetites rosettes blanches ; ce qui faisait que l’arbuste avaitl’air d’une chevelure pouilleuse de fleurs. Il y avait toujoursfoule à l’admirer.

L’arbuste vu, Tholomyès s’était écrié :« J’offre des ânes ! » et, prix fait avec un ânier,ils étaient revenus par Vanves et Issy. À Issy, incident. Le parc,Bien National possédé à cette époque par le munitionnaire Bourguin,était d’aventure tout grand ouvert. Ils avaient franchi la grille,visité l’anachorète mannequin dans sa grotte, essayé les petitseffets mystérieux du fameux cabinet des miroirs, lascif traquenarddigne d’un satyre devenu millionnaire ou de Turcaret métamorphoséen Priape. Ils avaient robustement secoué le grand filet balançoireattaché aux deux châtaigniers célébrés par l’abbé de Bernis. Touten y balançant ces belles l’une après l’autre, ce qui faisait,parmi les rires universels, des plis de jupe envolée où Greuze eûttrouvé son compte, le toulousain Tholomyès, quelque peu espagnol,Toulouse est cousine de Tolosa, chantait, sur une mélopéemélancolique, la vieille chanson gallega probablementinspirée par quelque belle fille lancée à toute volée sur une cordeentre deux arbres :

Soy de Badajoz.

Amor me llama.

Toda mi alma

Es en mi ojos

Porque enseñas

À tus piernas[104].

Fantine seule refusa de se balancer[105].

– Je n’aime pas qu’on ait du genre commeça, murmura assez aigrement Favourite.

Les ânes quittés, joie nouvelle ; onpassa la Seine en bateau, et de Passy, à pied, ils gagnèrent labarrière de l’Étoile. Ils étaient, on s’en souvient, debout depuiscinq heures du matin ; mais, bah ! il n’y a pas delassitude le dimanche, disait Favourite ; ledimanche, la fatigue ne travaille pas. Vers trois heures lesquatre couples, effarés de bonheur, dégringolaient aux montagnesrusses, édifice singulier qui occupait alors les hauteursBeaujon[106] et dont on apercevait la ligneserpentante au-dessus des arbres des Champs-Élysées.

De temps en temps Favourites’écriait :

– Et la surprise ? je demande lasurprise.

– Patience, répondait Tholomyès.

Chapitre 5Chez Bombarda

Les montagnes russes épuisées, on avait songéau dîner ; et le radieux huitain, enfin un peu las, s’étaitéchoué au cabaret Bombarda, succursale qu’avait établie auxChamps-Élysées ce fameux restaurateur Bombarda, dont on voyaitalors l’enseigne rue de Rivoli à côté du passage Delorme.

Une chambre grande, mais laide, avec alcôve etlit au fond (vu la plénitude du cabaret le dimanche, il avait falluaccepter ce gîte) ; deux fenêtres d’où l’on pouvaitcontempler, à travers les ormes, le quai et la rivière ; unmagnifique rayon d’août effleurant les fenêtres ; deuxtables ; sur l’une une triomphante montagne de bouquets mêlésà des chapeaux d’hommes et de femmes ; à l’autre les quatrecouples attablés autour d’un joyeux encombrement de plats,d’assiettes, de verres et de bouteilles ; des cruchons debière mêlés à des flacons de vin ; peu d’ordre sur la table,quelque désordre dessous ;

Ils faisaient sous la table

Un bruit, un trique-trac de piedsépouvantable

dit Molière[107].

Voilà où en était vers quatre heures et demiedu soir la bergerade commencée à cinq heures du matin. Le soleildéclinait, l’appétit s’éteignait.

Les Champs-Élysées, pleins de soleil et defoule, n’étaient que lumière et poussière, deux choses dont secompose la gloire. Les chevaux de Marly, ces marbres hennissants,se cabraient dans un nuage d’or. Les carrosses allaient etvenaient. Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon entête, descendait l’avenue de Neuilly ; le drapeau blanc,vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dôme desTuileries. La place de la Concorde, redevenue alors placeLouis XV, regorgeait de promeneurs contents. Beaucoupportaient la fleur de lys d’argent[108]suspendue au ruban blanc moiré qui, en 1817, n’avait pas encoretout à fait disparu des boutonnières. Çà et là au milieu despassants faisant cercle et applaudissant, des rondes de petitesfilles jetaient au vent une bourrée bourbonienne alors célèbre,destinée à foudroyer les Cent-Jours, et qui avait pourritournelle :

Rendez-nous notre père de Gand,

Rendez-nous notre père.

Des tas de faubouriens endimanchés, parfoismême fleurdelysés comme les bourgeois, épars dans le grand carré etdans le carré Marigny, jouaient aux bagues et tournaient sur leschevaux de bois ; d’autres buvaient ; quelques-uns,apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier ; onentendait leurs rires. Tout était radieux. C’était un temps de paixincontestable et de profonde sécurité royaliste ; c’étaitl’époque où un rapport intime et spécial du préfet de police Anglèsau roi sur les faubourgs de Paris se terminait par ceslignes : « Tout bien considéré, sire, il n’y a rien àcraindre de ces gens-là. Ils sont insouciants et indolents commedes chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Parisne l’est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en faudrait deuxbout à bout pour faire un de vos grenadiers. Il n’y a point decrainte du côté de la populace de la capitale. Il est remarquableque la taille a encore décru dans cette population depuis cinquanteans ; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petitqu’avant la révolution. Il n’est point dangereux. En somme, c’estde la canaille bonne. »

Qu’un chat puisse se changer en lion, lespréfets de police ne le croient pas possible ; cela estpourtant, et c’est là le miracle du peuple de Paris. Le chatd’ailleurs, si méprisé du comte Anglès, avait l’estime desrépubliques antiques ; il incarnait à leurs yeux la liberté,et, comme pour servir de pendant à la Minerve aptère du Pirée, il yavait sur la place publique de Corinthe le colosse de bronze d’unchat. La police naïve de la restauration voyait trop « enbeau » le peuple de Paris. Ce n’est point, autant qu’on lecroit, de la « canaille bonne ». Le Parisien est auFrançais ce que l’Athénien était au Grec ; personne ne dortmieux que lui, personne n’est plus franchement frivole et paresseuxque lui, personne mieux que lui n’a l’air d’oublier ; qu’on nes’y fie pas pourtant ; il est propre à toute sorte denonchalance, mais, quand il y a de la gloire au bout, il estadmirable à toute espèce de furie. Donnez-lui une pique, il fera le10 août ; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il estle point d’appui de Napoléon et la ressource de Danton. S’agit-ilde la patrie ? il s’enrôle ; s’agit-il de laliberté ? il dépave. Gare ! ses cheveux pleins de colèresont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde.De la première rue Greneta[109]venue, il fera des fourches caudines. Si l’heure sonne, cefaubourien va grandir, ce petit homme va se lever, et il regarderad’une façon terrible, et son souffle deviendra tempête, et ilsortira de cette pauvre poitrine grêle assez de vent pour dérangerles plis des Alpes. C’est grâce au faubourien de Paris que larévolution, mêlée aux armées, conquiert l’Europe. Il chante, c’estsa joie[110]. Proportionnez sa chanson à sanature, et vous verrez ! Tant qu’il n’a pour refrain que laCarmagnole, il ne renverse que Louis XVI ; faites-luichanter la Marseillaise, il délivrera le monde.

Cette note écrite en marge du rapport Anglès,nous revenons à nos quatre couples. Le dîner, comme nous l’avonsdit, s’achevait.

Chapitre 6Chapitre où l’on s’adore

Propos de table et propos d’amour ; lesuns sont aussi insaisissables que les autres ; les proposd’amour sont des nuées, les propos de table sont des fumées.

Fameuil et Dahlia fredonnaient ;Tholomyès buvait ; Zéphine riait, Fantine souriait. Listoliersoufflait dans une trompette de bois achetée à Saint-Cloud.Favourite regardait tendrement Blachevelle et disait :

– Blachevelle, je t’adore.

Ceci amena une question deBlachevelle :

– Qu’est-ce que tu ferais, Favourite, sije cessais de t’aimer ?

– Moi ! s’écria Favourite. Ah !ne dis pas cela, même pour rire ! Si tu cessais de m’aimer, jete sauterais après, je te grifferais, je te grafignerais, je tejetterais de l’eau, je te ferais arrêter[111].

Blachevelle sourit avec la fatuité voluptueused’un homme chatouillé à l’amour-propre. Favourite reprit :

– Oui, je crierais à la garde !Ah ! je me gênerais par exemple ! Canaille !

Blachevelle, extasié, se renversa sur sachaise et ferma orgueilleusement les deux yeux.

Dahlia, tout en mangeant, dit bas à Favouritedans le brouhaha :

– Tu l’idolâtres donc bien, tonBlachevelle ?

– Moi, je le déteste, répondit Favouritedu même ton en ressaisissant sa fourchette. Il est avare. J’aime lepetit d’en face de chez moi. Il est très bien, ce jeune homme-là,le connais-tu ? On voit qu’il a le genre d’être acteur. J’aimeles acteurs. Sitôt qu’il rentre, sa mère dit :« Ah ! mon Dieu ! ma tranquillité est perdue. Levoilà qui va crier. Mais, mon ami, tu me casses latête ! » Parce qu’il va dans la maison, dans des greniersà rats, dans des trous noirs, si haut qu’il peut monter, – etchanter, et déclamer, est-ce que je sais, moi ? qu’on l’entendd’en bas ! Il gagne déjà vingt sous par jour chez un avoué àécrire de la chicane. Il est fils d’un ancien chantre deSaint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah ! il est très bien. Ilm’idolâtre tant qu’un jour qu’il me voyait faire de la pâte pourdes crêpes, il m’a dit : Mamselle, faites des beignets devos gants et je les mangerai. Il n’y a que les artistes pourdire des choses comme ça. Ah ! il est très bien. Je suis entrain d’être insensée de ce petit-là. C’est égal, je dis àBlachevelle que je l’adore. Comme je mens ! Hein ? commeje mens !

Favourite fit une pause, etcontinua :

– Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n’afait que pleuvoir tout l’été, le vent m’agace, le vent ne décolèrepas, Blachevelle est très pingre, c’est à peine s’il y a des petitspois au marché, on ne sait que manger, j’ai le spleen, comme disentles Anglais, le beurre est si cher ! et puis, vois, c’est unehorreur, nous dînons dans un endroit où il y a un lit, ça medégoûte de la vie.

Chapitre 7Sagesse de Tholomyès

Cependant, tandis que quelques-uns chantaient,les autres causaient tumultueusement, et tous ensemble ; cen’était plus que du bruit. Tholomyès intervint :

– Ne parlons point au hasard ni tropvite, s’écria-t-il. Méditons si nous voulons être éblouissants.Trop d’improvisation vide bêtement l’esprit. Bière qui coulen’amasse point de mousse. Messieurs, pas de hâte. Mêlons la majestéà la ripaille ; mangeons avec recueillement ; festinonslentement. Ne nous pressons pas. Voyez le printemps ; s’il sedépêche, il est flambé, c’est-à-dire gelé. L’excès de zèle perd lespêchers et les abricotiers. L’excès de zèle tue la grâce et la joiedes bons dîners. Pas de zèle, messieurs ! Grimod de laReynière est de l’avis de Talleyrand.

Une sourde rébellion gronda dans legroupe.

– Tholomyès, laisse-nous tranquilles, ditBlachevelle.

– À bas le tyran ! dit Fameuil.

– Bombarda, Bombance et Bamboche !cria Listolier.

– Le dimanche existe, reprit Fameuil.

– Nous sommes sobres, ajoutaListolier.

– Tholomyès, fit Blachevelle, contemplemon calme.

– Tu en es le marquis, réponditTholomyès.

Ce médiocre jeu de mots fit l’effet d’unepierre dans une mare. Le marquis de Montcalm était un royalistealors célèbre. Toutes les grenouilles se turent.

– Amis, s’écria Tholomyès, de l’accentd’un homme qui ressaisit l’empire, remettez-vous. Il ne faut pasque trop de stupeur accueille ce calembour tombé du ciel. Tout cequi tombe de la sorte n’est pas nécessairement digne d’enthousiasmeet de respect. Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole. Lelazzi tombe n’importe où ; et l’esprit, après la ponte d’unebêtise, s’enfonce dans l’azur. Une tache blanchâtre qui s’aplatitsur le rocher n’empêche pas le condor de planer. Loin de moil’insulte au calembour ! Je l’honore dans la proportion de sesmérites ; rien de plus. Tout ce qu’il y a de plus auguste, deplus sublime et de plus charmant dans l’humanité, et peut-être horsde l’humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait uncalembour sur saint Pierre[112],Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave. Etnotez que ce calembour de Cléopâtre a précédé la bataille d’Actium,et que, sans lui, personne ne se souviendrait de la ville deToryne, nom grec qui signifie cuiller à pot. Cela concédé, jereviens à mon exhortation. Mes frères, je le répète, pas de zèle,pas de tohu-bohu, pas d’excès, même en pointes, gaîtés, liesses etjeux de mots. Écoutez-moi, j’ai la prudence d’Amphiaraüs[113] et la calvitie de César. Il faut unelimite, même aux rébus. Est modus in rebus[114]. Il faut une limite, même aux dîners.Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n’en abusez pas. Ilfaut, même en chaussons, du bon sens et de l’art. La gloutonneriechâtie le glouton. Gula punit Gulax[115].L’indigestion est chargée par le bon Dieu de faire de la morale auxestomacs. Et, retenez ceci : chacune de nos passions, mêmel’amour, a un estomac qu’il ne faut pas trop remplir. En toutechose il faut écrire à temps le mot finis, il faut secontenir, quand cela devient urgent, tirer le verrou sur sonappétit, mettre au violon sa fantaisie et se mener soi-même auposte. Le sage est celui qui sait à un moment donné opérer sapropre arrestation. Ayez quelque confiance en moi. Parce que j’aifait un peu mon droit, à ce que me disent mes examens, parce que jesais la différence qu’il y a entre la question mue et la questionpendante, parce que j’ai soutenu une thèse en latin sur la manièredont on donnait la torture à Rome au temps où Munatius Demens étaitquesteur du Parricide[116],parce que je vais être docteur, à ce qu’il paraît, il ne s’ensuitpas de toute nécessité que je sois un imbécile. Je vous recommandela modération dans vos désirs. Vrai comme je m’appelle FélixTholomyès, je parle bien. Heureux celui qui, lorsque l’heure asonné, prend un parti héroïque, et abdique comme Sylla, ouOrigène[117] !

Favourite écoutait avec une attentionprofonde.

– Félix[118] ! dit-elle, quel joli mot !j’aime ce nom-là. C’est en latin. Ça veut dire Prosper.

Tholomyès poursuivit :

– Quirites, gentlemen, Caballeros, mesamis ! voulez-vous ne sentir aucun aiguillon et vous passer delit nuptial et braver l’amour ? Rien de plus simple. Voici larecette : la limonade, l’exercice outré, le travail forcé,éreintez-vous, traînez des blocs, ne dormez pas, veillez,gorgez-vous de boissons nitreuses et de tisanes de nymphæas,savourez des émulsions de pavots et d’agnuscastus, assaisonnez-moicela d’une diète sévère, crevez de faim, et joignez-y les bainsfroids, les ceintures d’herbes, l’application d’une plaque deplomb, les lotions avec la liqueur de Saturne et les fomentationsavec l’oxycrat.

– J’aime mieux une femme, ditListolier.

– La femme ! reprit Tholomyès,méfiez-vous-en. Malheur à celui qui se livre au cœur changeant dela femme ! La femme est perfide et tortueuse. Elle déteste leserpent par jalousie de métier. Le serpent, c’est la boutique enface.

– Tholomyès, cria Blachevelle, tu esivre !

– Pardieu ! dit Tholomyès.

– Alors sois gai, reprit Blachevelle.

– J’y consens, répondit Tholomyès.

Et, remplissant son verre, il seleva :

– Gloire au vin ! Nunc te,Bacche, canam[119] ! Pardon, mesdemoiselles, c’estde l’espagnol. Et la preuve, señoras, la voici : tel peuple,telle futaille. L’arrobe de Castille contient seize litres, lecantaro d’Alicante douze, l’almude des Canaries vingt-cinq, lecuartin des Baléares vingt-six, la botte du czar Pierre trente.Vive ce czar qui était grand, et vive sa botte qui était plusgrande encore ! Mesdames, un conseil d’ami : trompez-vousde voisin, si bon vous semble. Le propre de l’amour, c’estd’errer[120]. L’amourette n’est pas faite pours’accroupir et s’abrutir comme une servante anglaise qui a le calusdu scrobage[121] aux genoux. Elle n’est pas faitepour cela, elle erre gaîment, la douce amourette ! On adit : l’erreur est humaine ; moi je dis : l’erreurest amoureuse. Mesdames, je vous idolâtre toutes. Ô Zéphine, ôJoséphine, figure plus que chiffonnée, vous seriez charmante, sivous n’étiez de travers. Vous avez l’air d’un joli visage surlequel, par mégarde, on s’est assis. Quant à Favourite, ô nympheset muses ! un jour que Blachevelle passait le ruisseau de larue Guérin-Boisseau, il vit une belle fille aux bas blancs et bientirés qui montrait ses jambes. Ce prologue lui plut, et Blachevelleaima. Celle qu’il aima était Favourite. Ô Favourite, tu as deslèvres ioniennes. Il y avait un peintre grec, appeléEuphorion[122], qu’on avait surnommé le peintre deslèvres. Ce Grec seul eût été digne de peindre ta bouche !Écoute ! avant toi, il n’y avait pas de créature digne de cenom. Tu es faite pour recevoir la pomme comme Vénus ou pour lamanger comme Ève. La beauté commence à toi. Je viens de parlerd’Ève, c’est toi qui l’as créée. Tu mérites le brevet d’inventionde la jolie femme. Ô Favourite, je cesse de vous tutoyer, parce queje passe de la poésie à la prose. Vous parliez de mon nom tout àl’heure. Cela m’a attendri ; mais, qui que nous soyons,méfions-nous des noms. Ils peuvent se tromper. Je me nomme Félix etne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. N’acceptons pasaveuglément les indications qu’ils nous donnent. Ce serait uneerreur d’écrire à Liège pour avoir des bouchons et à Pau pour avoirdes gants. Miss Dahlia, à votre place, je m’appellerais Rosa. Ilfaut que la fleur sente bon et que la femme ait de l’esprit. Je nedis rien de Fantine, c’est une songeuse, une rêveuse, une pensive,une sensitive ; c’est un fantôme ayant la forme d’une nympheet la pudeur d’une nonne, qui se fourvoie dans la vie de grisette,mais qui se réfugie dans les illusions, et qui chante, et qui prie,et qui regarde l’azur sans trop savoir ce qu’elle voit ni cequ’elle fait, et qui, les yeux au ciel, erre dans un jardin où il ya plus d’oiseaux qu’il n’en existe ! Ô Fantine, sachececi : moi Tholomyès, je suis une illusion ; mais elle nem’entend même pas, la blonde fille des chimères ! Du reste,tout en elle est fraîcheur, suavité, jeunesse, douce clartématinale. Ô Fantine, fille digne de vous appelermarguerite[123] ou perle, vous êtes une femme du plusbel orient. Mesdames, un deuxième conseil : ne vous mariezpoint ; le mariage est une greffe ; cela prend bien oumal ; fuyez ce risque. Mais, bah ! qu’est-ce que jechante là ? Je perds mes paroles. Les filles sont incurablessur l’épousaille ; et tout ce que nous pouvons dire, nousautres sages, n’empêchera point les giletières et les piqueuses debottines de rêver des maris enrichis de diamants. Enfin,soit ; mais, belles, retenez ceci : vous mangez trop desucre. Vous n’avez qu’un tort, ô femmes, c’est de grignoter dusucre. Ô sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent lesucre. Or, écoutez bien, le sucre est un sel. Tout sel estdesséchant. Le sucre est le plus desséchant de tous les sels. Ilpompe à travers les veines les liquides du sang ; de là lacoagulation, puis la solidification du sang ; de là lestubercules dans le poumon ; de là la mort. Et c’est pourquoile diabète confine à la phthisie. Donc ne croquez pas de sucre, etvous vivrez ! Je me tourne vers les hommes. Messieurs, faitesdes conquêtes. Pillez-vous les uns aux autres sans remords vosbien-aimées. Chassez-croisez. En amour, il n’y a pas d’amis.Partout où il y a une jolie femme l’hostilité est ouverte. Pas dequartier, guerre à outrance ! Une jolie femme est un casusbelli ; une jolie femme est un flagrant délit[124]. Toutes les invasions de l’histoiresont déterminées par des cotillons. La femme est le droit del’homme. Romulus a enlevé les Sabines[125],Guillaume a enlevé les Saxonnes, César a enlevé les Romaines.L’homme qui n’est pas aimé plane comme un vautour sur les amantesd’autrui ; et quant à moi, à tous ces infortunés qui sontveufs, je jette la proclamation sublime de Bonaparte à l’arméed’Italie : « Soldats, vous manquez de tout. L’ennemi ena. »

Tholomyès s’interrompit.

– Souffle, Tholomyès, ditBlachevelle.

En même temps, Blachevelle, appuyé deListolier et de Fameuil, entonna sur un air de complainte une deces chansons d’atelier composées des premiers mots venus, riméesrichement et pas du tout, vides de sens comme le geste de l’arbreet le bruit du vent, qui naissent de la vapeur des pipes et sedissipent et s’envolent avec elle. Voici par quel couplet le groupedonna la réplique à la harangue de Tholomyès :

Les pères dindons donnèrent

De l’argent à un agent

Pour que mons Clermont-Tonnerre

Fût fait pape à la Saint-Jean ;

Mais Clermont ne put pas être

Fait pape, n’étant pas prêtre ;

Alors leur agent rageant

Leur rapporta leur argent.

Ceci n’était pas fait pour calmerl’improvisation de Tholomyès ; il vida son verre, le remplit,et recommença.

– À bas la sagesse ! oubliez tout ceque j’ai dit. Ne soyons ni prudes, ni prudents, ni prud’hommes. Jeporte un toast à l’allégresse ; soyons allègres !Complétons notre cours de droit par la folie et la nourriture.Indigestion et digeste[126]. QueJustinien soit le mâle et que Ripaille soit la femelle ! Joiedans les profondeurs ! Vis, ô création ! Le monde est ungros diamant ! Je suis heureux. Les oiseaux sont étonnants.Quelle fête partout ! Le rossignol est un Elleviou[127] gratis. Été, je te salue. ÔLuxembourg, ô Géorgiques de la rue Madame et de l’allée del’Observatoire ! Ô pioupious rêveurs ! ô toutes cesbonnes charmantes qui, tout en gardant des enfants, s’amusent à enébaucher ! Les pampas de l’Amérique me plairaient, si jen’avais les arcades de l’Odéon. Mon âme s’envole dans les forêtsvierges et dans les savanes. Tout est beau. Les mouches bourdonnentdans les rayons. Le soleil a éternué le colibri. Embrasse-moi,Fantine !

Il se trompa, et embrassa Favourite.

Chapitre 8Mort d’un cheval

[128]– On dîne mieux chezEdon[129] que chez Bombarda, s’écriaZéphine.

– Je préfère Bombarda à Edon, déclaraBlachevelle. Il a plus de luxe. C’est plus asiatique. Voyez lasalle d’en bas. Il y a des glaces sur les murs.

– J’en aime mieux dans mon assiette, ditFavourite.

Blachevelle insista :

– Regardez les couteaux. Les manches sonten argent chez Bombarda, et en os chez Edon. Or, l’argent est plusprécieux que l’os.

– Excepté pour ceux qui ont un mentond’argent, observa Tholomyès.

Il regardait en cet instant-là le dôme desInvalides, visible des fenêtres de Bombarda.

Il y eut une pause.

– Tholomyès, cria Fameuil, tout àl’heure, Listolier et moi, nous avions une discussion.

– Une discussion est bonne, réponditTholomyès, une querelle vaut mieux.

– Nous disputions philosophie.

– Soit.

– Lequel préfères-tu de Descartes ou deSpinosa ?

– Désaugiers, dit Tholomyès.

Cet arrêt rendu, il but et reprit :

– Je consens à vivre. Tout n’est pas finisur la terre, puisqu’on peut encore déraisonner. J’en rends grâcesaux dieux immortels. On ment, mais on rit. On affirme, mais ondoute. L’inattendu jaillit du syllogisme. C’est beau. Il est encoreici-bas des humains qui savent joyeusement ouvrir et fermer laboîte à surprises du paradoxe. Ceci, mesdames, que vous buvez d’unair tranquille, est du vin de Madère, sachez-le, du cru de Couraldas Freiras qui est à trois cent dix-sept toises au-dessus duniveau de la mer ! Attention en buvant ! trois centdix-sept toises ! et monsieur Bombarda, le magnifiquerestaurateur, vous donne ces trois cent dix-sept toises pour quatrefrancs cinquante centimes !

Fameuil interrompit de nouveau :

– Tholomyès, tes opinions font loi. Quelest ton auteur favori ?

– Ber…

– Quin ?

– Non. Choux.

Et Tholomyès poursuivit :

– Honneur à Bombarda ! il égaleraitMunophis d’Elephanta s’il pouvait me cueillir une almée, etThygélion de Chéronée s’il pouvait m’apporter une hétaïre !car, ô mesdames, il y avait des Bombarda en Grèce et en Égypte.C’est Apulée[130] qui nous l’apprend. Hélas !toujours les mêmes choses et rien de nouveau. Plus rien d’inéditdans la création du créateur ! Nil sub solenovum[131], dit Salomon ; amor omnibusidem[132], dit Virgile ; et Carabine monteavec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme Aspasies’embarquait avec Périclès sur la flotte de Samos. Un dernier mot.Savez-vous ce que c’était qu’Aspasie, mesdames ? Quoiqu’ellevécût dans un temps où les femmes n’avaient pas encore d’âme,c’était une âme ; une âme d’une nuance rose et pourpre, plusembrasée que le feu, plus franche que l’aurore. Aspasie était unecréature en qui se touchaient les deux extrêmes de la femme ;c’était la prostituée déesse. Socrate, plus Manon Lescaut. Aspasiefut créée pour le cas où il faudrait une catin à Prométhée.

Tholomyès, lancé, se serait difficilementarrêté, si un cheval ne se fût abattu sur le quai en cet instant-làmême. Du choc, la charrette et l’orateur restèrent court. C’étaitune jument beauceronne, vieille et maigre et digne del’équarrisseur[133], qui traînait une charrette fortlourde. Parvenue devant Bombarda, la bête, épuisée et accablée,avait refusé d’aller plus loin. Cet incident avait fait de lafoule. À peine le charretier, jurant et indigné, avait-il eu letemps de prononcer avec l’énergie convenable le motsacramentel : mâtin ! appuyé d’un implacablecoup de fouet, que la haridelle était tombée pour ne plus serelever. Au brouhaha des passants, les gais auditeurs de Tholomyèstournèrent la tête, et Tholomyès en profita pour clore sonallocution par cette strophe mélancolique :

Elle était de ce monde où coucous et carrosses

Ont le même destin,

Et, rosse, elle a vécu ce que vivent les rosses,

L’espace d’un : mâtin[134] !

– Pauvre cheval, soupira Fantine.

Et Dahlia s’écria :

– Voilà Fantine qui va se mettre àplaindre les chevaux ! Peut-on être fichue bête commeça !

En ce moment, Favourite, croisant les bras etrenversant la tête en arrière, regarda résolûment Tholomyès etdit :

– Ah çà ! et la surprise ?

– Justement. L’instant est arrivé,répondit Tholomyès. Messieurs, l’heure de surprendre ces dames asonné. Mesdames, attendez-nous un moment.

– Cela commence par un baiser, ditBlachevelle.

– Sur le front, ajouta Tholomyès.

Chacun déposa gravement un baiser sur le frontde sa maîtresse ; puis ils se dirigèrent vers la porte tousles quatre à la file, en mettant leur doigt sur la bouche.

Favourite battit des mains à leur sortie.

– C’est déjà amusant, dit-elle.

– Ne soyez pas trop longtemps, murmuraFantine. Nous vous attendons.

Chapitre 9Fin joyeuse de la joie

Les jeunes filles, restées seules,s’accoudèrent deux à deux sur l’appui des fenêtres, jasant,penchant leur tête et se parlant d’une croisée à l’autre.

Elles virent les jeunes gens sortir du cabaretBombarda bras dessus bras dessous ; ils se retournèrent, leurfirent des signes en riant, et disparurent dans cette poudreusecohue du dimanche qui envahit hebdomadairement lesChamps-Élysées.

– Ne soyez pas longtemps ! criaFantine.

– Que vont-ils nous rapporter ? ditZéphine.

– Pour sûr ce sera joli, dit Dahlia.

– Moi, reprit Favourite, je veux que cesoit en or.

Elles furent bientôt distraites par lemouvement du bord de l’eau qu’elles distinguaient dans les branchesdes grands arbres et qui les divertissait fort. C’était l’heure dudépart des malles-poste et des diligences. Presque toutes lesmessageries du midi et de l’ouest passaient alors par lesChamps-Élysées. La plupart suivaient le quai et sortaient par labarrière de Passy. De minute en minute, quelque grosse voiturepeinte en jaune et en noir, pesamment chargée, bruyamment attelée,difforme à force de malles, de bâches et de valises, pleine detêtes tout de suite disparues, broyant la chaussée, changeant tousles pavés en briquets, se ruait à travers la foule avec toutes lesétincelles d’une forge, de la poussière pour fumée, et un air defurie. Ce vacarme réjouissait les jeunes filles. Favourites’exclamait :

– Quel tapage ! on dirait des tas dechaînes qui s’envolent.

Il arriva une fois qu’une de ces voituresqu’on distinguait difficilement dans l’épaisseur des ormes,s’arrêta un moment, puis repartit au galop. Cela étonnaFantine.

– C’est particulier ! dit-elle. Jecroyais que la diligence ne s’arrêtait jamais.

Favourite haussa les épaules.

– Cette Fantine est surprenante. Je viensla voir par curiosité. Elle s’éblouit des choses les plus simples.Une supposition ; je suis un voyageur, je dis à ladiligence : je vais en avant, vous me prendrez sur le quai enpassant. La diligence passe, me voit, s’arrête, et me prend. Celase fait tous les jours. Tu ne connais pas la vie, ma chère.

Un certain temps s’écoula ainsi. Tout à coupFavourite eut le mouvement de quelqu’un qui se réveille.

– Eh bien, fit-elle, et lasurprise ?

– À propos, oui, reprit Dahlia, lafameuse surprise ?

– Ils sont bien longtemps ! ditFantine.

Comme Fantine achevait ce soupir, le garçonqui avait servi le dîner entra. Il tenait à la main quelque chosequi ressemblait à une lettre.

– Qu’est-ce que cela ? demandaFavourite.

Le garçon répondit :

– C’est un papier que ces messieurs ontlaissé pour ces dames.

– Pourquoi ne l’avoir pas apporté tout desuite ?

– Parce que ces messieurs, reprit legarçon, ont commandé de ne le remettre à ces dames qu’au bout d’uneheure.

Favourite arracha le papier des mains dugarçon. C’était une lettre en effet.

– Tiens ! dit-elle. Il n’y a pasd’adresse. Mais voici ce qui est écrit dessus :

CECI EST LA SURPRISE.

Elle décacheta vivement la lettre, l’ouvrit etlut (elle savait lire) :

« Ô nos amantes !

« Sachez que nous avons des parents. Desparents, vous ne connaissez pas beaucoup ça. Ça s’appelle des pèreset mères dans le code civil, puéril et honnête. Or, ces parentsgémissent, ces vieillards nous réclament, ces bons hommes et cesbonnes femmes nous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nosretours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur obéissons,étant vertueux. À l’heure où vous lirez ceci, cinq chevaux fougueuxnous rapporteront à nos papas et à nos mamans. Nous fichons lecamp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nousfuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. Ladiligence de Toulouse nous arrache à l’abîme, et l’abîme c’estvous, ô nos belles petites ! Nous rentrons dans la société,dans le devoir et dans l’ordre, au grand trot, à raison de troislieues à l’heure. Il importe à la patrie que nous soyons, commetout le monde, préfets, pères de famille, gardes champêtres etconseillers d’État. Vénérez-nous. Nous nous sacrifions.Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. Si cette lettrevous déchire, rendez-le-lui. Adieu.

« Pendant près de deux ans, nous vousavons rendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune.

« Signé : BLACHEVELLE.

« FAMEUIL.

« LISTOLIER.

« FÉLIX THOLOMYÈS

« POST-SCRIPTUM. Le dîner estpayé. »

Les quatre jeunes filles se regardèrent.

Favourite rompit la première le silence.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, c’esttout de même une bonne farce.

– C’est très drôle, dit Zéphine.

– Ce doit être Blachevelle qui a eu cetteidée-là, reprit Favourite. Ça me rend amoureuse de lui. Sitôtparti, sitôt aimé. Voilà l’histoire.

– Non, dit Dahlia, c’est une idée àTholomyès. Ça se reconnaît.

– En ce cas, reprit Favourite, mort àBlachevelle et vive Tholomyès !

– Vive Tholomyès ! crièrent Dahliaet Zéphine.

Et elles éclatèrent de rire.

Fantine rit comme les autres.

Une heure après, quand elle fut rentrée danssa chambre, elle pleura. C’était, nous l’avons dit, son premieramour ; elle s’était donnée à ce Tholomyès comme à un mari, etla pauvre fille avait un enfant.

Partie 4
Confier, c’est quelquefois livrer

Chapitre 1Une mère qui en rencontre une autre

Il y avait, dans le premier quart de cesiècle, à Montfermeil[135], prèsde Paris, une façon de gargote qui n’existe plus aujourd’hui. Cettegargote était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme.Elle était située dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-dessusde la porte une planche clouée à plat sur le mur. Sur cette plancheétait peint quelque chose qui ressemblait à un homme portant surson dos un autre homme, lequel avait de grosses épaulettes degénéral dorées avec de larges étoiles argentées ; des tachesrouges figuraient du sang ; le reste du tableau était de lafumée et représentait probablement une bataille. Au bas on lisaitcette inscription : Au Sergent deWaterloo.

Rien n’est plus ordinaire qu’un tombereau ouune charrette à la porte d’une auberge. Cependant le véhicule ou,pour mieux dire, le fragment de véhicule qui encombrait la ruedevant la gargote du Sergent de Waterloo, un soir du printemps de1818, eût certainement attiré par sa masse l’attention d’un peintrequi eût passé là.

C’était l’avant-train d’un de cesfardiers[136], usités dans les pays de forêts, etqui servent à charrier des madriers et des troncs d’arbres. Cetavant-train se composait d’un massif essieu de fer à pivot oùs’emboîtait un lourd timon, et que supportaient deux rouesdémesurées. Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. Oneût dit l’affût d’un canon géant. Les ornières avaient donné auxroues, aux jantes, aux moyeux, à l’essieu et au timon, une couchede vase, hideux badigeonnage jaunâtre assez semblable à celui donton orne volontiers les cathédrales. Le bois disparaissait sous laboue et le fer sous la rouille. Sous l’essieu pendait en draperieune grosse chaîne digne de Goliath forçat. Cette chaîne faisaitsonger, non aux poutres qu’elle avait fonction de transporter, maisaux mastodontes et aux mammons qu’elle eût pu atteler ; elleavait un air de bagne, mais de bagne cyclopéen et surhumain, etelle semblait détachée de quelque monstre. Homère y eût liéPolyphème et Shakespeare Caliban.

Pourquoi cet avant-train de fardier était-il àcette place dans la rue ? D’abord, pour encombrer larue ; ensuite pour achever de se rouiller. Il y a dans levieil ordre social une foule d’institutions qu’on trouve de lasorte sur son passage en plein air et qui n’ont pas pour être làd’autres raisons.

Le centre de la chaîne pendait sous l’essieuassez près de terre, et sur la courbure, comme sur la corde d’unebalançoire, étaient assises et groupées, ce soir-là, dans unentrelacement exquis, deux petites filles, l’une d’environ deux anset demi, l’autre de dix-huit mois, la plus petite dans les bras dela plus grande. Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber.Une mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait dit :Tiens ! voilà un joujou pour mes enfants.

Les deux enfants, du reste gracieusementattifées, et avec quelque recherche, rayonnaient ; on eût ditdeux roses dans de la ferraille ; leurs yeux étaient untriomphe ; leurs fraîches joues riaient. L’une était châtain,l’autre était brune. Leurs naïfs visages étaient deux étonnementsravis ; un buisson fleuri qui était près de là envoyait auxpassants des parfums qui semblaient venir d’elles ; celle dedix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette chasteindécence de la petitesse. Au-dessus et autour de ces deux têtesdélicates, pétries dans le bonheur et trempées dans la lumière, legigantesque avant-train, noir de rouille, presque terrible, toutenchevêtré de courbes et d’angles farouches, s’arrondissait commeun porche de caverne. À quelques pas, accroupie sur le seuil del’auberge, la mère, femme d’un aspect peu avenant du reste, maistouchante en ce moment-là, balançait les deux enfants au moyend’une longue ficelle, les couvant des yeux de peur d’accident aveccette expression animale et céleste propre à la maternité ; àchaque va-et-vient, les hideux anneaux jetaient un bruit stridentqui ressemblait à un cri de colère ; les petites filless’extasiaient, le soleil couchant se mêlait à cette joie, et rienn’était charmant comme ce caprice du hasard, qui avait fait d’unechaîne de titans une escarpolette de chérubins.

Tout en berçant ses deux petites, la mèrechantonnait d’une voix fausse une romance alors célèbre :

Il le faut, disait un guerrier…

Sa chanson et la contemplation de ses fillesl’empêchaient d’entendre et de voir ce qui se passait dans larue.

Cependant quelqu’un s’était approché d’elle,comme elle commençait le premier couplet de la romance, et tout àcoup elle entendit une voix qui disait très près de sonoreille :

– Vous avez là deux jolis enfants,madame.

– À la belle et tendre Imogine[137].

répondit la mère, continuant sa romance, puiselle tourna la tête.

Une femme était devant elle, à quelques pas.Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu’elle portait dans sesbras.

Elle portait en outre un assez gros sac denuit qui semblait fort lourd.

L’enfant de cette femme était un des plusdivins êtres qu’on pût voir. C’était une fille de deux à trois ans.Elle eût pu jouter avec les deux autres pour la coquetterie del’ajustement ; elle avait un bavolet de linge fin, des rubansà sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sajupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme.Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petitedonnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvaitrien dire de ses yeux, sinon qu’ils devaient être très grands etqu’ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait.

Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiancepropre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse ;les enfants y dorment profondément.

Quant à la mère, l’aspect en était pauvre ettriste. Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenirpaysanne. Elle était jeune. Était-elle belle ?peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. Sescheveux, d’où s’échappait une mèche blonde, semblaient fort épais,mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide,serrée, étroite, et nouée au menton. Le rire montre les bellesdents quand on en a ; mais elle ne riait point. Ses yeux nesemblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle étaitpâle ; elle avait l’air très lasse et un peu malade ;elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet airparticulier d’une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoirbleu, comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu,masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées ettoutes piquées de taches de rousseur, l’index durci et déchiquetépar l’aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toileet de gros souliers. C’était Fantine.

C’était Fantine. Difficile à reconnaître.Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sabeauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie,ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilettede mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaîté, dela folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas,elle s’était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu’on prendpour des diamants au soleil ; ils fondent et laissent labranche toute noire.

Dix mois s’étaient écoulés depuis « labonne farce ».

Que s’était-il passé pendant ces dixmois ? on le devine.

Après l’abandon, la gêne. Fantine avait toutde suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien,brisé du côté des hommes, s’était défait du côté des femmes ;on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût ditqu’elles étaient amies ; cela n’avait plus de raison d’être.Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti, –hélas ! ces ruptures-là sont irrévocables, – elle se trouvaabsolument isolée, avec l’habitude du travail de moins et le goûtdu plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès àdédaigner le petit métier qu’elle savait, elle avait négligé sesdébouchés ; ils s’étaient fermés. Nulle ressource. Fantinesavait à peine lire et ne savait pas écrire ; on lui avaitseulement appris dans son enfance à signer son nom ; elleavait fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès,puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n’avait répondu àaucune. Un jour, Fantine entendit des commères dire en regardant safille :

– Est-ce qu’on prend ces enfants-là ausérieux ? on hausse les épaules de ces enfants-là !

Alors elle songea à Tholomyès qui haussait lesépaules de son enfant et qui ne prenait pas cet être innocent ausérieux ; et son cœur devint sombre à l’endroit de cet homme.Quel parti prendre pourtant ? Elle ne savait plus à quis’adresser. Elle avait commis une faute, mais le fond de sa nature,on s’en souvient, était pudeur et vertu. Elle sentit vaguementqu’elle était à la veille de tomber dans la détresse, et de glisserdans le pire. Il fallait du courage ; elle en eut, et seroidit. L’idée lui vint de retourner dans sa ville natale, àMontreuil-sur-mer. Là quelqu’un peut-être la connaîtrait et luidonnerait du travail. Oui ; mais il faudrait cacher sa faute.Et elle entrevoyait confusément la nécessité possible d’uneséparation plus douloureuse encore que la première. Son cœur seserra, mais elle prit sa résolution. Fantine, on le verra, avait lafarouche bravoure de la vie.

Elle avait déjà vaillamment renoncé à laparure, s’était vêtue de toile, et avait mis toute sa soie, tousses chiffons, tous ses rubans et toutes ses dentelles sur sa fille,seule vanité qui lui restât, et sainte celle-là. Elle vendit toutce qu’elle avait, ce qui lui produisit deux cents francs ; sespetites dettes payées, elle n’eut plus que quatrevingts francsenviron. À vingt-deux ans, par une belle matinée de printemps, ellequittait Paris, emportant son enfant sur son dos. Quelqu’un qui leseût vues passer toutes les deux eût pitié. Cette femme n’avait aumonde que cet enfant, et cet enfant n’avait au monde que cettefemme. Fantine avait nourri sa fille ; cela lui avait fatiguéla poitrine, et elle toussait un peu.

Nous n’aurons plus occasion de parler deM. Félix Tholomyès. Bornons-nous à dire que, vingt ans plustard, sous le roi Louis-Philippe, c’était un gros avoué deprovince, influent et riche, électeur sage et juré trèssévère ; toujours homme de plaisir[138].

Vers le milieu du jour, après avoir, pour sereposer, cheminé de temps en temps, moyennant trois ou quatre souspar lieue, dans ce qu’on appelait alors les Petites Voitures desEnvirons de Paris, Fantine se trouvait à Montfermeil, dans laruelle du Boulanger.

Comme elle passait devant l’aubergeThénardier, les deux petites filles, enchantées sur leurescarpolette monstre, avaient été pour elle une sorted’éblouissement, et elle s’était arrêtée devant cette vision dejoie.

Il y a des charmes. Ces deux petites filles enfurent un pour cette mère.

Elle les considérait, toute émue. La présencedes anges est une annonce de paradis. Elle crut voir au dessus decette auberge le mystérieux ICI de la providence. Ces deux petitesétaient si évidemment heureuses ! Elle les regardait, elle lesadmirait, tellement attendrie qu’au moment où la mère reprenaithaleine entre deux vers de sa chanson, elle ne put s’empêcher delui dire ce mot qu’on vient de lire :

– Vous avez là deux jolis enfants,madame.

Les créatures les plus féroces sont désarméespar la caresse à leurs petits. La mère leva la tête et remercia, etfit asseoir la passante sur le banc de la porte, elle-même étantsur le seuil. Les deux femmes causèrent.

– Je m’appelle madame Thénardier, dit lamère des deux petites. Nous tenons cette auberge.

Puis, toujours à sa romance, elle reprit entreses dents :

Il le faut, je suis chevalier,

Et je pars pour la Palestine.

Cette madame Thénardier[139]était une femme rousse, charnue, anguleuse ; le typefemme-à-soldat dans toute sa disgrâce. Et, chose bizarre, avec unair penché qu’elle devait à des lectures romanesques. C’était uneminaudière hommasse. De vieux romans qui se sont éraillés sur desimaginations de gargotières ont de ces effets-là. Elle était jeuneencore ; elle avait à peine trente ans. Si cette femme, quiétait accroupie, se fût tenue droite, peut-être sa haute taille etsa carrure de colosse ambulant propre aux foires, eussent-elles dèsl’abord effarouché la voyageuse, troublé sa confiance, et faitévanouir ce que nous avons à raconter. Une personne qui est assiseau lieu d’être debout, les destinées tiennent à cela.

La voyageuse raconta son histoire, un peumodifiée :

Qu’elle était ouvrière ; que son mariétait mort ; que le travail lui manquait à Paris, et qu’elleallait en chercher ailleurs ; dans son pays ; qu’elleavait quitté Paris, le matin même, à pied ; que, comme elleportait son enfant, se sentant fatiguée, et ayant rencontré lavoiture de Villemomble, elle y était montée ; que deVillemomble elle était venue à Montfermeil à pied, que la petiteavait un peu marché, mais pas beaucoup, c’est si jeune, et qu’ilavait fallu la prendre, et que le bijou s’était endormi.

Et sur ce mot elle donna à sa fille un baiserpassionné qui la réveilla. L’enfant ouvrit les yeux, de grands yeuxbleus comme ceux de sa mère, et regarda, quoi ? rien, tout,avec cet air sérieux et quelquefois sévère des petits enfants, quiest un mystère de leur lumineuse innocence devant nos crépusculesde vertus. On dirait qu’ils se sentent anges et qu’ils nous saventhommes. Puis l’enfant se mit à rire, et, quoique la mère la retint,glissa à terre avec l’indomptable énergie d’un petit être qui veutcourir. Tout à coup elle aperçut les deux autres sur leurbalançoire, s’arrêta court, et tira la langue, signed’admiration.

La mère Thénardier détacha ses filles, les fitdescendre de l’escarpolette, et dit :

– Amusez-vous toutes les trois.

Ces âges-là s’apprivoisent vite, et au boutd’une minute les petites Thénardier jouaient avec la nouvelle venueà faire des trous dans la terre, plaisir immense.

Cette nouvelle venue était très gaie ; labonté de la mère est écrite dans la gaîté du marmot ; elleavait pris un brin de bois qui lui servait de pelle, et ellecreusait énergiquement une fosse bonne pour une mouche. Ce que faitle fossoyeur devient riant, fait par l’enfant.

Les deux femmes continuaient de causer.

– Comment s’appelle votremioche ?

– Cosette.

Cosette, lisez Euphrasie. La petite se nommaitEuphrasie. Mais d’Euphrasie la mère avait fait Cosette, par ce douxet gracieux instinct des mères et du peuple qui change Josefa enPepita[140] et Françoise en Sillette. C’est là ungenre de dérivés qui dérange et déconcerte toute la science desétymologistes. Nous avons connu une grand’mère qui avait réussi àfaire de Théodore, Gnon.

– Quel âge a-t-elle ?

– Elle va sur trois ans.

– C’est comme mon aînée.

Cependant les trois petites filles étaientgroupées dans une posture d’anxiété profonde et de béatitude ;un événement avait lieu ; un gros ver venait de sortir deterre ; et elles avaient peur, et elles étaient en extase.

Leurs fronts radieux se touchaient ; oneût dit trois têtes dans une auréole.

– Les enfants, s’écria la mèreThénardier, comme ça se connaît tout de suite ! les voilàqu’on jurerait trois sœurs !

Ce mot fut l’étincelle qu’attendaitprobablement l’autre mère. Elle saisit la main de la Thénardier, laregarda fixement, et lui dit :

– Voulez-vous me garder monenfant ?

La Thénardier eut un de ces mouvements surprisqui ne sont ni le consentement ni le refus.

La mère de Cosette poursuivit :

– Voyez-vous, je ne peux pas emmener mafille au pays. L’ouvrage ne le permet pas. Avec un enfant, on netrouve pas à se placer. Ils sont si ridicules dans ce pays-là.C’est le bon Dieu qui m’a fait passer devant votre auberge. Quandj’ai vu vos petites si jolies et si propres et si contentes, celam’a bouleversée. J’ai dit : voilà une bonne mère. C’estça ; ça fera trois sœurs. Et puis, je ne serai pas longtemps àrevenir. Voulez-vous me garder mon enfant ?

– Il faudrait voir, dit laThénardier.

– Je donnerais six francs par mois.

Ici une voix d’homme cria du fond de lagargote :

– Pas à moins de sept francs. Et six moispayés d’avance.

– Six fois sept quarante-deux, dit laThénardier.

– Je les donnerai, dit la mère.

– Et quinze francs en dehors pour lespremiers frais, ajouta la voix d’homme.

– Total cinquante-sept francs, dit lamadame Thénardier. Et à travers ces chiffres, elle chantonnaitvaguement :

Il le faut, disait un guerrier.

– Je les donnerai, dit la mère, j’aiquatrevingts francs. Il me restera de quoi aller au pays. En allantà pied. Je gagnerai de l’argent là-bas, et dès que j’en aurai unpeu, je reviendrai chercher l’amour.

La voix d’homme reprit :

– La petite a un trousseau ?

– C’est mon mari, dit la Thénardier.

– Sans doute elle a un trousseau, lepauvre trésor. J’ai bien vu que c’était votre mari. Et un beautrousseau encore ! un trousseau insensé. Tout pardouzaines ; et des robes de soie comme une dame. Il est làdans mon sac de nuit.

– Il faudra le donner, repartit la voixd’homme.

– Je crois bien que je le donnerai !dit la mère. Ce serait cela qui serait drôle si je laissais mafille toute nue !

La face du maître apparut.

– C’est bon, dit-il.

Le marché fut conclu. La mère passa la nuit àl’auberge, donna son argent et laissa son enfant, renoua son sac denuit dégonflé du trousseau et léger désormais, et partit lelendemain matin, comptant revenir bientôt. On arrangetranquillement ces départs-là, mais ce sont des désespoirs.

Une voisine des Thénardier rencontra cettemère comme elle s’en allait, et s’en revint en disant :

– Je viens de voir une femme qui pleuredans la rue, que c’est un déchirement.

Quand la mère de Cosette fut partie, l’hommedit à la femme :

– Cela va me payer mon effet de cent dixfrancs qui échoit demain. Il me manquait cinquante francs. Sais-tuque j’aurais eu l’huissier et un protêt ? Tu as fait là unebonne souricière avec tes petites.

– Sans m’en douter, dit la femme.

Chapitre 2Première esquisse de deux figures louches

La souris prise était bien chétive ; maisle chat se réjouit même d’une souris maigre.

Qu’était-ce que les Thénardier ?

Disons-en un mot dès à présent. Nouscompléterons le croquis plus tard.

Ces êtres appartenaient à cette classe bâtardecomposée de gens grossiers parvenus et de gens intelligents déchus,qui est entre la classe dite moyenne et la classe dite inférieure,et qui combine quelques-uns des défauts de la seconde avec presquetous les vices de la première, sans avoir le généreux élan del’ouvrier ni l’ordre honnête du bourgeois.

C’étaient de ces natures naines qui, siquelque feu sombre les chauffe par hasard, deviennent facilementmonstrueuses. Il y avait dans la femme le fond d’une brute et dansl’homme l’étoffe d’un gueux. Tous deux étaient au plus haut degrésusceptibles de l’espèce de hideux progrès qui se fait dans le sensdu mal. Il existe des âmes écrevisses reculant continuellement versles ténèbres, rétrogradant dans la vie plutôt qu’elles n’yavancent, employant l’expérience à augmenter leur difformité,empirant sans cesse, et s’empreignant de plus en plus d’unenoirceur croissante. Cet homme et cette femme étaient de cesâmes-là.

Le Thénardier particulièrement était gênantpour le physionomiste. On n’a qu’à regarder certains hommes pours’en défier, on les sent ténébreux à leurs deux extrémités. Ilssont inquiets derrière eux et menaçants devant eux. Il y a en euxde l’inconnu. On ne peut pas plus répondre de ce qu’ils ont faitque de ce qu’ils feront. L’ombre qu’ils ont dans le regard lesdénonce. Rien qu’en les entendant dire un mot ou qu’en les voyantfaire un geste on entrevoit de sombres secrets dans leur passé etde sombres mystères dans leur avenir.

Ce Thénardier, s’il fallait l’en croire, avaitété soldat ; sergent, disait-il ; il avait faitprobablement la campagne de 1815, et s’était même comporté assezbravement, à ce qu’il paraît. Nous verrons plus tard ce qu’il enétait. L’enseigne de son cabaret était une allusion à l’un de sesfaits d’armes. Il l’avait peinte lui-même, car il savait faire unpeu de tout ; mal.

C’était l’époque où l’antique roman classique,qui, après avoir été Clélie, n’était plus queLodoïska, toujours noble, mais de plus en plus vulgaire,tombé de mademoiselle de Scudéri à madame Barthélemy-Hadot, et demadame de Lafayette à madame Bournon-Malarme, incendiait l’âmeaimante des portières de Paris et ravageait même un peu labanlieue[141]. Madame Thénardier était juste assezintelligente pour lire ces espèces de livres. Elle s’ennourrissait. Elle y noyait ce qu’elle avait de cervelle ; celalui avait donné, tant qu’elle avait été très jeune, et même un peuplus tard, une sorte d’attitude pensive près de son mari, coquind’une certaine profondeur, ruffian lettré à la grammaire près,grossier et fin en même temps, mais, en fait de sentimentalisme,lisant Pigault-Lebrun, et pour « tout ce qui touche lesexe », comme il disait dans son jargon, butor correct et sansmélange. Sa femme avait quelque douze ou quinze ans de moins quelui. Plus tard, quand les cheveux romanesquement pleureurscommencèrent à grisonner, quand la Mégère se dégagea de la Paméla,la Thénardier ne fut plus qu’une grosse méchante femme ayantsavouré des romans bêtes. Or on ne lit pas impunément desniaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se nomma Éponine.Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommerGulnare ; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversionfaite par un roman de Ducray-Duminil, de ne s’appelerqu’Azelma[142].

Au reste, pour le dire en passant, tout n’estpas ridicule et superficiel dans cette curieuse époque à laquellenous faisons ici allusion, et qu’on pourrait appeler l’anarchie desnoms de baptême. À côté de l’élément romanesque, que nous venonsd’indiquer, il y a le symptôme social. Il n’est pas rareaujourd’hui que le garçon bouvier se nomme Arthur, Alfred ouAlphonse[143], et que le vicomte – s’il y a encoredes vicomtes – se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacementqui met le nom « élégant » sur le plébéien et le nomcampagnard sur l’aristocrate n’est autre chose qu’un remousd’égalité. L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est làcomme en tout. Sous cette discordance apparente, il y a une chosegrande et profonde : la révolution française.

Chapitre 3L’Alouette

Il ne suffit pas d’être méchant pourprospérer. La gargote allait mal.

Grâce aux cinquante-sept francs de lavoyageuse, Thénardier avait pu éviter un protêt et faire honneur àsa signature. Le mois suivant ils eurent encore besoind’argent ; la femme porta à Paris et engagea au Mont-de-Piétéle trousseau de Cosette pour une somme de soixante francs. Dès quecette somme fut dépensée, les Thénardier s’accoutumèrent à ne plusvoir dans la petite fille qu’un enfant qu’ils avaient chez eux parcharité, et la traitèrent en conséquence. Comme elle n’avait plusde trousseau, on l’habilla des vieilles jupes et des vieilleschemises des petites Thénardier, c’est-à-dire de haillons. On lanourrit des restes de tout le monde, un peu mieux que le chien etun peu plus mal que le chat. Le chat et le chien étaient du resteses commensaux habituels ; Cosette mangeait avec eux sous latable dans une écuelle de bois pareille à la leur.

La mère qui s’était fixée, comme on le verraplus tard, à Montreuil-sur-mer, écrivait, ou, pour mieux dire,faisait écrire tous les mois afin d’avoir des nouvelles de sonenfant. Les Thénardier répondaient invariablement : Cosetteest à merveille.

Les six premiers mois révolus, la mère envoyasept francs pour le septième mois, et continua assez exactement sesenvois de mois en mois. L’année n’était pas finie que le Thénardierdit :

– Une belle grâce qu’elle nous faitlà ! que veut-elle que nous fassions avec ses septfrancs ?

Et il écrivit pour exiger douze francs. Lamère, à laquelle ils persuadaient que son enfant était heureuse« et venait bien », se soumit et envoya les douzefrancs.

Certaines natures ne peuvent aimer d’un côtésans haïr de l’autre. La mère Thénardier aimait passionnément sesdeux filles à elle, ce qui fit qu’elle détesta l’étrangère. Il esttriste de songer que l’amour d’une mère peut avoir de vilainsaspects. Si peu de place que Cosette tînt chez elle, il luisemblait que cela était pris aux siens, et que cette petitediminuait l’air que ses filles respiraient. Cette femme, commebeaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme de caresses et unesomme de coups et d’injures à dépenser chaque jour. Si elle n’avaitpas eu Cosette, il est certain que ses filles, tout idolâtréesqu’elles étaient, auraient tout reçu ; mais l’étrangère leurrendit le service de détourner les coups sur elle. Ses fillesn’eurent que les caresses. Cosette ne faisait pas un mouvement quine fît pleuvoir sur sa tête une grêle de châtiments violents etimmérités. Doux être faible qui ne devait rien comprendre à cemonde ni à Dieu, sans cesse punie, grondée, rudoyée, battue etvoyant à côté d’elle deux petites créatures comme elle, quivivaient dans un rayon d’aurore !

La Thénardier étant méchante pour Cosette,Éponine et Azelma furent méchantes. Les enfants, à cet âge, ne sontque des exemplaires de la mère. Le format est plus petit, voilàtout.

Une année s’écoula, puis une autre.

On disait dans le village :

– Ces Thénardier sont de braves gens. Ilsne sont pas riches, et ils élèvent un pauvre enfant qu’on leur aabandonné chez eux !

On croyait Cosette oubliée par sa mère.

Cependant le Thénardier, ayant appris par onne sait quelles voies obscures que l’enfant était probablementbâtard et que la mère ne pouvait l’avouer, exigea quinze francs parmois, disant que « la créature » grandissait et« mangeait », et menaçant de la renvoyer.« Quelle ne m’embête pas ! s’écriait-il, je lui bombardeson mioche tout au beau milieu de ses cachotteries. Il me faut del’augmentation. » La mère paya les quinze francs.

D’année en année, l’enfant grandit, et samisère aussi.

Tant que Cosette fut toute petite, elle fut lesouffre-douleur des deux autres enfants ; dès qu’elle se mit àse développer un peu, c’est-à-dire avant même qu’elle eût cinq ans,elle devint la servante de la maison.

Cinq ans, dira-t-on, c’est invraisemblable.Hélas, c’est vrai. La souffrance sociale commence à tout âge.N’avons-nous pas vu, récemment, le procès d’un nommé Dumolard,orphelin devenu bandit, qui, dès l’âge de cinq ans, disent lesdocuments officiels, étant seul au monde « travaillait pourvivre, et volait. »

On fit faire à Cosette les commissions,balayer les chambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, portermême des fardeaux. Les Thénardier se crurent d’autant plusautorisés à agir ainsi que la mère qui était toujours àMontreuil-sur-mer commença à mal payer. Quelques mois restèrent ensouffrance.

Si cette mère fût revenue à Montfermeil aubout de ces trois années, elle n’eût point reconnu son enfant.Cosette, si jolie et si fraîche à son arrivée dans cette maison,était maintenant maigre et blême. Elle avait je ne sais quelleallure inquiète. Sournoise ! disaient les Thénardier.

L’injustice l’avait faite hargneuse et lamisère l’avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beauxyeux qui faisaient peine, parce que, grands comme ils étaient, ilsemblait qu’on y vît une plus grande quantité de tristesse.

C’était une chose navrante de voir, l’hiver,ce pauvre enfant, qui n’avait pas encore six ans, grelottant sousde vieilles loques de toile trouées, balayer la rue avant le jouravec un énorme balai dans ses petites mains rouges et une larmedans ses grands yeux.

Dans le pays on l’appelait l’Alouette[144]. Le peuple, qui aime les figures,s’était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu’unoiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premierchaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans larue ou dans les champs avant l’aube.

Seulement la pauvre Alouette ne chantaitjamais.

Partie 5
La descente

Chapitre 1Histoire d’un progrès dans les verroteries noires

Cette mère cependant qui, au dire des gens deMontfermeil, semblait avoir abandonné son enfant, quedevenait-elle ? où était-elle ? quefaisait-elle ?

Après avoir laissé sa petite Cosette auxThénardier, elle avait continué son chemin et était arrivée àMontreuil-sur-mer[145].

C’était, on se le rappelle, en 1818.

Fantine avait quitté sa province depuis unedizaine d’années. Montreuil-sur-mer avait changé d’aspect. Tandisque Fantine descendait lentement de misère en misère, sa villenatale avait prospéré.

Depuis deux ans environ, il s’y était accompliun de ces faits industriels qui sont les grands événements despetits pays.

Ce détail importe, et nous croyons utile de ledévelopper ; nous dirions presque, de le souligner.

De temps immémorial, Montreuil-sur-mer avaitpour industrie spéciale l’imitation des jais anglais et desverroteries noires[146]d’Allemagne. Cette industrie avait toujours végété, à cause de lacherté des matières premières qui réagissait sur la main-d’œuvre.Au moment où Fantine revint à Montreuil-sur-mer, une transformationinouïe s’était opérée dans cette production des « articlesnoirs ». Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, était venus’établir dans la ville et avait eu l’idée de substituer, danscette fabrication, la gomme laque à la résine et, pour lesbracelets en particulier, les coulants en tôle simplementrapprochée aux coulants en tôle soudée. Ce tout petit changementavait été une révolution.

Ce tout petit changement en effet avaitprodigieusement réduit le prix de la matière première, ce qui avaitpermis, premièrement, d’élever le prix de la main-d’œuvre, bienfaitpour le pays ; deuxièmement, d’améliorer la fabrication,avantage pour le consommateur ; troisièmement, de vendre àmeilleur marché tout en triplant le bénéfice, profit pour lemanufacturier.

Ainsi pour une idée trois résultats.

En moins de trois ans, l’auteur de ce procédéétait devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait richeautour de lui, ce qui est mieux. Il était étranger au département.De son origine, on ne savait rien ; de ses commencements, peude chose.

On contait qu’il était venu dans la ville avecfort peu d’argent, quelques centaines de francs tout au plus.

C’est de ce mince capital, mis au serviced’une idée ingénieuse, fécondé par l’ordre et par la pensée, qu’ilavait tiré sa fortune et la fortune de tout ce pays.

À son arrivée à Montreuil-sur-mer, il n’avaitque les vêtements, la tournure et le langage d’un ouvrier.

Il paraît que, le jour même où il faisaitobscurément son entrée dans la petite ville de Montreuil-sur-mer, àla tombée d’un soir de décembre, le sac au dos et le bâton d’épineà la main, un gros incendie venait d’éclater à la maison commune.Cet homme s’était jeté dans le feu, et avait sauvé, au péril de savie, deux enfants qui se trouvaient être ceux du capitaine degendarmerie ; ce qui fait qu’on n’avait pas songé à luidemander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Ils’appelait le père Madeleine.

Chapitre 2M. Madeleine

C’était un homme d’environ cinquante ans, quiavait l’air préoccupé et qui était bon. Voilà tout ce qu’on enpouvait dire.

Grâce aux progrès rapides de cette industriequ’il avait si admirablement remaniée, Montreuil-sur-mer étaitdevenu un centre d’affaires considérable. L’Espagne, qui consommebeaucoup de jais noir, y commandait chaque année des achatsimmenses. Montreuil-sur-mer, pour ce commerce, faisait presqueconcurrence à Londres et à Berlin. Les bénéfices du père Madeleineétaient tels que, dès la deuxième année, il avait pu bâtir unegrande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l’unpour les hommes, l’autre pour les femmes. Quiconque avait faimpouvait s’y présenter, et était sûr de trouver là de l’emploi et dupain. Le père Madeleine demandait aux hommes de la bonne volonté,aux femmes des mœurs pures, à tous de la probité. Il avait diviséles ateliers afin de séparer les sexes et que les filles et lesfemmes pussent rester sages. Sur ce point, il était inflexible.C’était le seul où il fût en quelque sorte intolérant. Il étaitd’autant plus fondé à cette sévérité que, Montreuil-sur-mer étantune ville de garnison, les occasions de corruption abondaient. Dureste sa venue avait été un bienfait, et sa présence était uneprovidence. Avant l’arrivée du père Madeleine, tout languissaitdans le pays ; maintenant tout y vivait de la vie saine dutravail. Une forte circulation échauffait tout et pénétraitpartout. Le chômage et la misère étaient inconnus. Il n’y avait pasde poche si obscure où il n’y eût un peu d’argent, pas de logis sipauvre où il n’y eût un peu de joie.

Le père Madeleine employait tout le monde. Iln’exigeait qu’une chose : soyez honnête homme ! soyezhonnête fille !

Comme nous l’avons dit, au milieu de cetteactivité dont il était la cause et le pivot, le père Madeleinefaisait sa fortune, mais, chose assez singulière dans un simplehomme de commerce, il ne paraissait point que ce fût là sonprincipal souci. Il semblait qu’il songeât beaucoup aux autres etpeu à lui. En 1820, on lui connaissait une somme de six cent trentemille francs placée à son nom chez Laffitte ; mais avant de seréserver ces six cent trente mille francs, il avait dépensé plusd’un million pour la ville et pour les pauvres.

L’hôpital était mal doté ; il y avaitfondé dix lits. Montreuil-sur-mer est divisé en ville haute etville basse. La ville basse, qu’il habitait, n’avait qu’une école,méchante masure qui tombait en ruine ; il en avait construitdeux, une pour les filles, l’autre pour les garçons. Il allouait deses deniers aux deux instituteurs une indemnité double de leurmaigre traitement officiel, et un jour, à quelqu’un qui s’enétonnait, il dit : « Les deux premiers fonctionnaires del’état, c’est la nourrice et le maître d’école. » Il avaitcréé à ses frais une salle d’asile, chose alors presque inconnue enFrance, et une caisse de secours pour les ouvriers vieux etinfirmes. Sa manufacture étant un centre, un nouveau quartier où ily avait bon nombre de familles indigentes avait rapidement surgiautour de lui ; il y avait établi une pharmacie gratuite.

Dans les premiers temps, quand on le vitcommencer, les bonnes âmes dirent : C’est un gaillard qui veuts’enrichir. Quand on le vit enrichir le pays avant de s’enrichirlui-même, les mêmes bonnes âmes dirent : C’est un ambitieux.Cela semblait d’autant plus probable que cet homme était religieux,et même pratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien vue àcette époque. Il allait régulièrement entendre une basse messe tousles dimanches. Le député local, qui flairait partout desconcurrences, ne tarda pas à s’inquiéter de cette religion. Cedéputé, qui avait été membre du corps législatif de l’empire,partageait les idées religieuses d’un père de l’oratoire connu sousle nom de Fouché, duc d’Otrante, dont il avait été la créature etl’ami. À huis clos il riait de Dieu doucement. Mais quand il vit leriche manufacturier Madeleine aller à la basse messe de septheures, il entrevit un candidat possible, et résolut de ledépasser ; il prit un confesseur jésuite et alla à lagrand’messe et à vêpres. L’ambition en ce temps-là était, dansl’acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvresprofitèrent de cette terreur comme le bon Dieu, car l’honorabledéputé fonda aussi deux lits à l’hôpital ; ce qui fitdouze.

Cependant en 1819 le bruit se répandit unmatin dans la ville que, sur la présentation de M. le préfet, et enconsidération des services rendus au pays, le père Madeleine allaitêtre nommé par le roi maire de Montreuil-sur-mer. Ceux qui avaientdéclaré ce nouveau venu « un ambitieux », saisirent avectransport cette occasion que tous les hommes souhaitent des’écrier : « Là ! qu’est-ce que nous avionsdit ? » Tout Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruitétait fondé. Quelques jours après, la nomination parut dans leMoniteur. Le lendemain, le père Madeleine refusa.

Dans cette même année 1819, les produits dunouveau procédé inventé par Madeleine figurèrent à l’exposition del’industrie[147] ; sur le rapport du jury, leroi nomma l’inventeur chevalier de la Légion d’honneur. Nouvellerumeur dans la petite ville. Eh bien ! c’est la croix qu’ilvoulait ! Le père Madeleine refusa la croix.

Décidément cet homme était une énigme. Lesbonnes âmes se tirèrent d’affaire en disant : Après tout,c’est une espèce d’aventurier.

On l’a vu, le pays lui devait beaucoup, lespauvres lui devaient tout ; il était si utile qu’il avait bienfallu qu’on finît par l’honorer, et il était si doux qu’il avaitbien fallu qu’on finît par l’aimer ; ses ouvriers enparticulier l’adoraient, et il portait cette adoration avec unesorte de gravité mélancolique. Quand il fut constaté riche,« les personnes de la société » le saluèrent, et onl’appela dans la ville monsieur Madeleine ; ses ouvriers etles enfants continuèrent de l’appeler le père Madeleine,et c’était la chose qui le faisait le mieux sourire. À mesure qu’ilmontait, les invitations pleuvaient sur lui. « Lasociété » le réclamait. Les petits salons guindés deMontreuil-sur-mer qui, bien entendu, se fussent dans les premierstemps fermés à l’artisan, s’ouvrirent à deux battants aumillionnaire. On lui fit mille avances. Il refusa.

Cette fois encore les bonnes âmes ne furentpoint empêchées.

– C’est un homme ignorant et de basseéducation. On ne sait d’où cela sort. Il ne saurait pas se tenirdans le monde. Il n’est pas du tout prouvé qu’il sache lire.

Quand on l’avait vu gagner de l’argent, onavait dit : c’est un marchand. Quand on l’avait vu semer sonargent, on avait dit : c’est un ambitieux. Quand on l’avait vurepousser les honneurs, on avait dit : c’est un aventurier.Quand on le vit repousser le monde, on dit : c’est unebrute.

En 1820, cinq ans après son arrivée àMontreuil-sur-mer, les services qu’il avait rendus au pays étaientsi éclatants, le vœu de la contrée fut tellement unanime, que leroi le nomma de nouveau maire de la ville. Il refusa encore, maisle préfet résista à son refus, tous les notables vinrent le prier,le peuple en pleine rue le suppliait, l’insistance fut si vivequ’il finit par accepter. On remarqua que ce qui parut surtout ledéterminer, ce fut l’apostrophe presque irritée d’une vieille femmedu peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur :Un bon maire, c’est utile. Est-ce qu’on recule devant du bienqu’on peut faire ?

Ce fut là la troisième phase de son ascension.Le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine, monsieurMadeleine devint monsieur le maire.

Chapitre 3Sommes déposées chez Laffitte

Du reste, il était demeuré aussi simple que lepremier jour. Il avait les cheveux gris, l’œil sérieux, le teinthâlé d’un ouvrier, le visage pensif d’un philosophe. Il portaithabituellement un chapeau à bords larges et une longue redingote degros drap, boutonnée jusqu’au menton. Il remplissait ses fonctionsde maire, mais hors de là il vivait solitaire. Il parlait à peu demonde. Il se dérobait aux politesses, saluait de côté, s’esquivaitvite, souriait pour se dispenser de causer, donnait pour sedispenser de sourire. Les femmes disaient de lui : Quel bonours ! Son plaisir était de se promener dans les champs.

Il prenait ses repas toujours seul, avec unlivre ouvert devant lui où il lisait. Il avait une petitebibliothèque bien faite. Il aimait les livres ; les livressont des amis froids et sûrs. À mesure que le loisir lui venaitavec la fortune, il semblait qu’il en profitât pour cultiver sonesprit. Depuis qu’il était à Montreuil-sur-mer, on remarquait qued’année en année son langage devenait plus poli, plus choisi etplus doux.

Il emportait volontiers un fusil dans sespromenades, mais il s’en servait rarement. Quand cela lui arrivaitpar aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. Jamais ilne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petitoiseau.

Quoiqu’il ne fût plus jeune, on contait qu’ilétait d’une force prodigieuse. Il offrait un coup de main à qui enavait besoin, relevait un cheval, poussait à une roue embourbée,arrêtait par les cornes un taureau échappé. Il avait toujours sespoches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand ilpassait dans un village, les marmots déguenillés couraientjoyeusement après lui et l’entouraient comme une nuée demoucherons.

On croyait deviner qu’il avait dû vivre jadisde la vie des champs, car il avait toutes sortes de secrets utilesqu’il enseignait aux paysans. Il leur apprenait à détruire lateigne des blés en aspergeant le grenier et en inondant les fentesdu plancher d’une dissolution de sel commun, et à chasser lescharançons en suspendant partout, aux murs et aux toits, dans leshéberges et dans les maisons, de l’orviot en fleur. Il avait des« recettes[148] » pour extirper d’un champ laluzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard,toutes les herbes parasites qui mangent le blé. Il défendait unelapinière contre les rats rien qu’avec l’odeur d’un petit cochon deBarbarie qu’il y mettait.

Un jour il voyait des gens du pays trèsoccupés à arracher des orties. Il regarda ce tas de plantesdéracinées et déjà desséchées, et dit :

– C’est mort. Cela serait pourtant bon sil’on savait s’en servir. Quand l’ortie est jeune, la feuille est unlégume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filamentset des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut latoile de chanvre. Hachée, l’ortie est bonne pour la volaille ;broyée, elle est bonne pour les bêtes à cornes. La graine del’ortie mêlée au fourrage donne du luisant au poil desanimaux ; la racine mêlée au sel produit une belle couleurjaune. C’est du reste un excellent foin qu’on peut faucher deuxfois. Et que faut-il à l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulleculture. Seulement la graine tombe à mesure qu’elle mûrit, et estdifficile à récolter. Voilà tout. Avec quelque peine qu’onprendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devientnuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent àl’ortie !

Il ajouta après un silence :

– Mes amis, retenez ceci, il n’y a nimauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvaiscultivateurs.

Les enfants l’aimaient encore parce qu’ilsavait faire de charmants petits ouvrages avec de la paille et desnoix de coco.

Quand il voyait la porte d’une église tenduede noir, il entrait ; il recherchait un enterrement commed’autres recherchent un baptême. Le veuvage et le malheur d’autruil’attiraient à cause de sa grande douceur ; il se mêlait auxamis en deuil, aux familles vêtues de noir, aux prêtres gémissantautour d’un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte àses pensées ces psalmodies funèbres pleines de la vision d’un autremonde. L’œil au ciel, il écoutait, avec une sorte d’aspiration verstous les mystères de l’infini, ces voix tristes qui chantent sur lebord de l’abîme obscur de la mort.

Il faisait une foule de bonnes actions en secachant comme on se cache pour les mauvaises. Il pénétrait à ladérobée, le soir, dans les maisons ; il montait furtivementdes escaliers. Un pauvre diable, en rentrant dans son galetas,trouvait que sa porte avait été ouverte, quelquefois même forcée,dans son absence. Le pauvre homme se récriait : quelquemalfaiteur est venu ! Il entrait, et la première chose qu’ilvoyait, c’était une pièce d’or oubliée sur un meuble. « Lemalfaiteur » qui était venu, c’était le père Madeleine.

Il était affable et triste. Le peupledisait : « Voilà un homme riche qui n’a pas l’air fier.Voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content. »

Quelques-uns prétendaient que c’était unpersonnage mystérieux, et affirmaient qu’on n’entrait jamais danssa chambre, laquelle était une vraie cellule d’anachorète meubléede sabliers ailés et enjolivée de tibias en croix et de têtes demort. Cela se disait beaucoup, si bien que quelques jeunes femmesélégantes et malignes de Montreuil-sur-mer vinrent chez lui unjour, et lui demandèrent :

– Monsieur le maire, montrez-nous doncvotre chambre. On dit que c’est une grotte.

Il sourit, et les introduisit sur-le-champdans cette « grotte ». Elles furent bien punies de leurcuriosité. C’était une chambre garnie tout bonnement de meublesd’acajou assez laids comme tous les meubles de ce genre et tapisséede papier à douze sous. Elles n’y purent rien remarquer que deuxflambeaux de forme vieillie qui étaient sur la cheminée et quiavaient l’air d’être en argent, « car ils étaientcontrôlés ». Observation pleine de l’esprit des petitesvilles.

On n’en continua pas moins de dire quepersonne ne pénétrait dans cette chambre et que c’était une caverned’ermite, un rêvoir, un trou, un tombeau.

On se chuchotait aussi qu’il avait des sommes« immenses » déposées chez Laffitte, avec cetteparticularité qu’elles étaient toujours à sa disposition immédiate,de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine pourrait arriverun matin chez Laffitte, signer un reçu et emporter ses deux outrois millions en dix minutes. Dans la réalité ces « deux outrois millions » se réduisaient, nous l’avons dit, à six centtrente ou quarante mille francs.

Chapitre 4M. Madeleine en deuil

Au commencement de 1821[149],les journaux annoncèrent la mort de M. Myriel, évêque deDigne, « surnommé monseigneur Bienvenu », ettrépassé en odeur de sainteté à l’âge de quatrevingt-deux ans.

L’évêque de Digne, pour ajouter ici un détailque les journaux omirent, était, quand il mourut, depuis plusieursannées aveugle, et content d’être aveugle, sa sœur étant près delui.

Disons-le en passant, être aveugle[150] et être aimé, c’est en effet, surcette terre où rien n’est complet, une des formes les plusétrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtésune femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parceque vous avez besoin d’elle et parce qu’elle ne peut se passer devous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoirincessamment mesurer son affection à la quantité de présencequ’elle nous donne, et se dire : puisqu’elle me consacre toutson temps, c’est que j’ai tout son cœur ; voir la pensée àdéfaut de la figure, constater la fidélité d’un être dans l’éclipsedu monde, percevoir le frôlement d’une robe comme un bruit d’ailes,l’entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, etsonger qu’on est le centre de ces pas, de cette parole, de cechant, manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentird’autant plus puissant qu’on est plus infirme, devenir dansl’obscurité, et par l’obscurité, l’astre autour duquel gravite cetange, peu de félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de lavie, c’est la conviction qu’on est aimé ; aimé pour soi-même,disons mieux, aimé malgré soi-même ; cette conviction,l’aveugle l’a. Dans cette détresse, être servi, c’est être caressé.Lui manque-t-il quelque chose ? Non. Ce n’est point perdre lalumière qu’avoir l’amour. Et quel amour ! un amour entièrementfait de vertu. Il n’y a point de cécité où il y a certitude. L’âmeà tâtons cherche l’âme, et la trouve. Et cette âme trouvée etprouvée est une femme. Une main vous soutient, c’est lasienne ; une bouche effleure votre front, c’est sabouche ; vous entendez une respiration tout près de vous,c’est elle. Tout avoir d’elle, depuis son culte jusqu’à sa pitié,n’être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt,s’appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains laprovidence et pouvoir la prendre dans ses bras, Dieu palpable, quelravissement ! Le cœur, cette céleste fleur obscure, entre dansun épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre pourtoute la clarté. L’âme ange est là, sans cesse là ; si elles’éloigne, c’est pour revenir ; elle s’efface comme le rêve etreparaît comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, lavoilà. On déborde de sérénité, de gaîté et d’extase ; on estun rayonnement dans la nuit. Et mille petits soins. Des riens quisont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voixféminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l’universévanoui. On est caressé avec de l’âme. On ne voit rien, mais on sesent adoré. C’est un paradis de ténèbres.

C’est de ce paradis que monseigneur Bienvenuétait passé à l’autre.

L’annonce de sa mort fut reproduite par lejournal local de Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut lelendemain tout en noir avec un crêpe à son chapeau.

On remarqua dans la ville ce deuil, et l’onjasa. Cela parut une lueur sur l’origine de M. Madeleine. Onen conclut qu’il avait quelque alliance avec le vénérable évêque.Il drape pour l’évêque de Digne, dirent les salons ;cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna subitement etd’emblée une certaine considération dans le monde noble deMontreuil-sur-mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain del’endroit songea à faire cesser la quarantaine deM. Madeleine, parent probable d’un évêque. M. Madeleines’aperçut de l’avancement qu’il obtenait à plus de révérences desvieilles femmes et à plus de sourires des jeunes. Un soir, unedoyenne de ce petit grand monde-là, curieuse par droitd’ancienneté, se hasarda à lui demander :

– Monsieur le maire est sans doute cousindu feu évêque de Digne ?

Il dit :

– Non, madame.

– Mais, reprit la douairière, vous enportez le deuil ?

Il répondit :

– C’est que dans ma jeunesse j’ai étélaquais dans sa famille.

Une remarque qu’on faisait encore, c’est que,chaque fois qu’il passait dans la ville un jeune savoyard courantle pays et cherchant des cheminées à ramoner, M. le maire lefaisait appeler, lui demandait son nom, et lui donnait de l’argent.Les petits savoyards se le disaient, et il en passait beaucoup.

Chapitre 5Vagues éclairs à l’horizon

Peu à peu, et avec le temps, toutes lesoppositions étaient tombées. Il y avait eu d’abord contreM. Madeleine, sorte de loi que subissent toujours ceux quis’élèvent, des noirceurs et des calomnies, puis ce ne fut plus quedes méchancetés, puis ce ne fut que des malices, puis celas’évanouit tout à fait ; le respect devint complet, unanime,cordial, et il arriva un moment, vers 1821, où ce mot :monsieur le maire, fut prononcé à Montreuil-sur-mer presque du mêmeaccent que ce mot : monseigneur l’évêque, était prononcé àDigne en 1815. On venait de dix lieues à la ronde consulterM. Madeleine. Il terminait les différends, il empêchait lesprocès, il réconciliait les ennemis. Chacun le prenait pour juge deson bon droit. Il semblait qu’il eût pour âme le livre de la loinaturelle. Ce fut comme une contagion de vénération qui, en six ousept ans et de proche en proche, gagna tout le pays.

Un seul homme, dans la ville et dansl’arrondissement, se déroba absolument à cette contagion, et, quoique fît le père Madeleine, y demeura rebelle, comme si une sorted’instinct, incorruptible et imperturbable, l’éveillait etl’inquiétait. Il semblerait en effet qu’il existe dans certainshommes un véritable instinct bestial, pur et intègre comme toutinstinct, qui crée les antipathies et les sympathies, qui séparefatalement une nature d’une autre nature, qui n’hésite pas, qui nese trouble, ne se tait et ne se dément jamais, clair dans sonobscurité, infaillible, impérieux, réfractaire à tous les conseilsde l’intelligence et à tous les dissolvants de la raison, et qui,de quelque façon que les destinées soient faites, avertitsecrètement l’homme-chien de la présence de l’homme-chat, etl’homme-renard de la présence de l’homme-lion.

Souvent, quand M. Madeleine passait dansune rue, calme, affectueux, entouré des bénédictions de tous, ilarrivait qu’un homme de haute taille, vêtu d’une redingote gris defer, armé d’une grosse canne et coiffé d’un chapeau rabattu, seretournait brusquement derrière lui, et le suivait des yeux jusqu’àce qu’il eût disparu, croisant les bras, secouant lentement latête, et haussant sa lèvre supérieure avec sa lèvre inférieurejusqu’à son nez, sorte de grimace significative qui pourrait setraduire par : « Mais qu’est-ce que c’est que cethomme-là ? – Pour sûr je l’ai vu quelque part. – En tout cas,je ne suis toujours pas sa dupe. »

Ce personnage, grave d’une gravité presquemenaçante, était de ceux qui, même rapidement entrevus, préoccupentl’observateur.

Il se nommait Javert, et il était de lapolice.

Il remplissait à Montreuil-sur-mer lesfonctions pénibles, mais utiles, d’inspecteur. Il n’avait pas vules commencements de Madeleine. Javert devait le poste qu’iloccupait à la protection de M. Chabouillet, le secrétaire duministre d’État, comte Anglès, alors préfet de police à Paris.Quand Javert était arrivé à Montreuil-sur-mer, la fortune du grandmanufacturier était déjà faite, et le père Madeleine était devenumonsieur Madeleine.

Certains officiers de police ont unephysionomie à part et qui se complique d’un air de bassesse mêlé àun air d’autorité. Javert avait cette physionomie, moins labassesse.

Dans notre conviction, si les âmes étaientvisibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose étrange quechacun des individus de l’espèce humaine correspond à quelqu’unedes espèces de la création animale ; et l’on pourraitreconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le penseur,que, depuis l’huître jusqu’à l’aigle, depuis le porc jusqu’autigre, tous les animaux sont dans l’homme et que chacun d’eux estdans un homme. Quelquefois même plusieurs d’entre eux à lafois.

Les animaux ne sont autre chose que lesfigures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux,les fantômes visibles de nos âmes. Dieu nous les montre pour nousfaire réfléchir. Seulement, comme les animaux ne sont que desombres, Dieu ne les a point faits éducables dans le sens complet dumot ; à quoi bon ? Au contraire, nos âmes étant desréalités et ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donnél’intelligence, c’est-à-dire l’éducation possible. L’éducationsociale bien faite peut toujours tirer d’une âme, quelle qu’ellesoit, l’utilité qu’elle contient.

Ceci soit dit, bien entendu, au point de vuerestreint de la vie terrestre apparente, et sans préjuger laquestion profonde de la personnalité antérieure et ultérieure desêtres qui ne sont pas l’homme. Le moi visible n’autorise en aucunefaçon le penseur à nier le moi latent. Cette réserve faite,passons.

Maintenant, si l’on admet un moment avec nousque dans tout homme il y a une des espèces animales de la création,il nous sera facile de dire ce que c’était que l’officier de paixJavert.

Les paysans asturiens sont convaincus que danstoute portée de louve il y a un chien, lequel est tué par la mère,sans quoi en grandissant il dévorerait les autres petits[151].

Donnez une face humaine à ce chien fils d’unelouve, et ce sera Javert.

Javert était né dans une prison d’une tireusede cartes dont le mari était aux galères. En grandissant, il pensaqu’il était en dehors de la société et désespéra d’y rentrerjamais. Il remarqua que la société maintient irrémissiblement endehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceuxqui la gardent ; il n’avait le choix qu’entre ces deuxclasses ; en même temps il se sentait je ne sais quel fond derigidité, de régularité et de probité, compliqué d’une inexprimablehaine pour cette race de bohèmes dont il était. Il entra dans lapolice.

Il y réussit. À quarante ans il étaitinspecteur.

Il avait dans sa jeunesse été employé dans leschiourmes du midi.

Avant d’aller plus loin, entendons-nous sur cemot face humaine que nous appliquions tout à l’heure à Javert.

La face humaine de Javert consistait en un nezcamard, avec deux profondes narines vers lesquelles montaient surses deux joues d’énormes favoris. On se sentait mal à l’aise lapremière fois qu’on voyait ces deux forêts et ces deux cavernes.Quand Javert riait, ce qui était rare et terrible, ses lèvresminces s’écartaient, et laissaient voir, non seulement ses dents,mais ses gencives, et il se faisait autour de son nez un plissementépaté et sauvage comme sur un mufle de bête fauve. Javert sérieuxétait un dogue ; lorsqu’il riait, c’était un tigre. Du reste,peu de crâne, beaucoup de mâchoire, les cheveux cachant le front ettombant sur les sourcils, entre les deux yeux un froncement centralpermanent comme une étoile de colère, le regard obscur, la bouchepincée et redoutable, l’air du commandement féroce.

Cet homme était composé de deux sentimentstrès simples, et relativement très bons, mais qu’il faisait presquemauvais à force de les exagérer : le respect de l’autorité, lahaine de la rébellion ; et à ses yeux le vol, le meurtre, tousles crimes, n’étaient que des formes de la rébellion. Ilenveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout ce qui aune fonction dans l’État, depuis le premier ministre jusqu’au gardechampêtre. Il couvrait de mépris, d’aversion et de dégoût tout cequi avait franchi une fois le seuil légal du mal. Il était absoluet n’admettait pas d’exceptions. D’une part il disait :

– Le fonctionnaire ne peut setromper ; le magistrat n’a jamais tort.

D’autre part il disait :

– Ceux-ci sont irrémédiablement perdus.Rien de bon n’en peut sortir.

Il partageait pleinement l’opinion de cesesprits extrêmes qui attribuent à la loi humaine je ne sais quelpouvoir de faire ou, si l’on veut, de constater des damnés, et quimettent un Styx au bas de la société. Il était stoïque, sérieux,austère ; rêveur triste ; humble et hautain comme lesfanatiques. Son regard était une vrille. Cela était froid et celaperçait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots : veiller etsurveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu’il y a deplus tortueux au monde ; il avait la conscience de sonutilité, la religion de ses fonctions, et il était espion comme onest prêtre. Malheur à qui tombait sous sa main ! Il eût arrêtéson père s’évadant du bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban.Et il l’eût fait avec cette sorte de satisfaction intérieure quedonne la vertu. Avec cela une vie de privations, l’isolement,l’abnégation, la chasteté, jamais une distraction. C’était ledevoir implacable, la police comprise comme les Spartiatescomprenaient Sparte, un guet impitoyable, une honnêteté farouche,un mouchard marmoréen, Brutus dans Vidocq.

Toute la personne de Javert exprimait l’hommequi épie et qui se dérobe. L’école mystique de Joseph deMaistre[152], laquelle à cette époque assaisonnaitde haute cosmogonie ce qu’on appelait les journaux ultras, n’eûtpas manqué de dire que Javert était un symbole. On ne voyait passon front qui disparaissait sous son chapeau, on ne voyait pas sesyeux qui se perdaient sous ses sourcils, on ne voyait pas sonmenton qui plongeait dans sa cravate, on ne voyait pas ses mainsqui rentraient dans ses manches, on ne voyait pas sa canne qu’ilportait sous sa redingote. Mais l’occasion venue, on voyait tout àcoup sortir de toute cette ombre, comme d’une embuscade, un frontanguleux et étroit, un regard funeste, un menton menaçant, desmains énormes ; et un gourdin monstrueux.

À ses moments de loisir, qui étaient peufréquents, tout en haïssant les livres, il lisait ; ce quifait qu’il n’était pas complètement illettré. Cela se reconnaissaità quelque emphase dans la parole.

Il n’avait aucun vice, nous l’avons dit. Quandil était content de lui, il s’accordait une prise de tabac. Iltenait à l’humanité par là.

On comprendra sans peine que Javert étaitl’effroi de toute cette classe que la statistique annuelle duministère de la justice désigne sous la rubrique : Genssans aveu. Le nom de Javert prononcé les mettait endéroute ; la face de Javert apparaissant les pétrifiait.

Tel était cet homme formidable.

Javert était comme un œil toujours fixé surM. Madeleine. Œil plein de soupçon et de conjectures.M. Madeleine avait fini par s’en apercevoir, mais il semblaque cela fût insignifiant pour lui. Il ne fit pas même une questionà Javert, il ne le cherchait ni ne l’évitait, et il portait, sansparaître y faire attention, ce regard gênant et presque pesant. Iltraitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bonté.

À quelques paroles échappées à Javert, ondevinait qu’il avait recherché secrètement, avec cette curiositéqui tient à la race et où il entre autant d’instinct que devolonté, toutes les traces antérieures que le père Madeleine avaitpu laisser ailleurs. Il paraissait savoir, et il disait parfois àmots couverts, que quelqu’un avait pris certaines informations dansun certain pays sur une certaine famille disparue. Une fois il luiarriva de dire, se parlant à lui-même :

– Je crois que je le tiens !

Puis il resta trois jours pensif sansprononcer une parole. Il paraît que le fil qu’il croyait tenirs’était rompu.

Du reste, et ceci est le correctif nécessaireà ce que le sens de certains mots pourrait présenter de tropabsolu, il ne peut y avoir rien de vraiment infaillible dans unecréature humaine, et le propre de l’instinct est précisément depouvoir être troublé, dépisté et dérouté. Sans quoi il seraitsupérieur à l’intelligence, et la bête se trouverait avoir unemeilleure lumière que l’homme.

Javert était évidemment quelque peu déconcertépar le complet naturel et la tranquillité de M. Madeleine.

Un jour pourtant son étrange manière d’êtreparut faire impression sur M. Madeleine. Voici à quelleoccasion.

Chapitre 6Le père Fauchelevent

M. Madeleine passait un matin dans uneruelle non pavée de Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et vitun groupe à quelque distance. Il y alla. Un vieux homme, nommé lepère Fauchelevent, venait de tomber sous sa charrette dont lecheval s’était abattu.

Ce Fauchelevent était un des rares ennemisqu’eût encore M. Madeleine à cette époque. Lorsque Madeleineétait arrivé dans le pays, Fauchelevent, ancien tabellion et paysanpresque lettré, avait un commerce qui commençait à aller mal.Fauchelevent avait vu ce simple ouvrier qui s’enrichissait, tandisque lui, maître, se ruinait. Cela l’avait rempli de jalousie, et ilavait fait ce qu’il avait pu en toute occasion pour nuire àMadeleine. Puis la faillite était venue, et, vieux, n’ayant plus àlui qu’une charrette et un cheval, sans famille et sans enfants dureste, pour vivre il s’était fait charretier.

Le cheval avait les deux cuisses cassées et nepouvait se relever. Le vieillard était engagé entre les roues. Lachute avait été tellement malheureuse que toute la voiture pesaitsur sa poitrine. La charrette était assez lourdement chargée. Lepère Fauchelevent poussait des râles lamentables. On avait essayéde le tirer, mais en vain. Un effort désordonné, une aidemaladroite, une secousse à faux pouvaient l’achever. Il étaitimpossible de le dégager autrement qu’en soulevant la voiturepar-dessous. Javert, qui était survenu au moment de l’accident,avait envoyé chercher un cric.

M. Madeleine arriva. On s’écarta avecrespect.

– À l’aide ! criait le vieuxFauchelevent. Qui est-ce qui est bon enfant pour sauver levieux ?

M. Madeleine se tourna vers lesassistants :

– A-t-on un cric ?

– On en est allé quérir un, répondit unpaysan.

– Dans combien de tempsl’aura-t-on ?

– On est allé au plus près, au lieuFlachot, où il y a un maréchal ; mais c’est égal, il faudrabien un bon quart d’heure.

– Un quart d’heure ! s’écriaMadeleine.

Il avait plu la veille, le sol était détrempé,la charrette s’enfonçait dans la terre à chaque instant etcomprimait de plus en plus la poitrine du vieux charretier. Ilétait évident qu’avant cinq minutes il aurait les côtesbrisées.

– Il est impossible d’attendre un quartd’heure, dit Madeleine aux paysans qui regardaient.

– Il faut bien !

– Mais il ne sera plus temps ! Vousne voyez donc pas que la charrette s’enfonce ?

– Dame !

– Écoutez, reprit Madeleine, il y aencore assez de place sous la voiture pour qu’un homme s’y glisseet la soulève avec son dos. Rien qu’une demi-minute, et l’on tirerale pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait des reins et ducœur ? Cinq louis d’or à gagner !

Personne ne bougea dans le groupe.

– Dix louis, dit Madeleine.

Les assistants baissaient les yeux. Un d’euxmurmura :

– Il faudrait être diablement fort. Etpuis, on risque de se faire écraser !

– Allons ! recommença Madeleine,vingt louis !

Même silence.

– Ce n’est pas la bonne volonté qui leurmanque, dit une voix.

M. Madeleine se retourna, et reconnutJavert. Il ne l’avait pas aperçu en arrivant.

Javert continua :

– C’est la force. Il faudrait être unterrible homme pour faire la chose de lever une voiture comme celasur son dos.

Puis, regardant fixement M. Madeleine, ilpoursuivit en appuyant sur chacun des mots qu’ilprononçait :

– Monsieur Madeleine, je n’ai jamaisconnu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandezlà.

Madeleine tressaillit.

Javert ajouta avec un air d’indifférence, maissans quitter des yeux Madeleine :

– C’était un forçat.

– Ah ! dit Madeleine.

– Du bagne de Toulon.

Madeleine devint pâle.

Cependant la charrette continuait à s’enfoncerlentement. Le père Fauchelevent râlait et hurlait :

– J’étouffe ! Ça me brise lescôtes ! Un cric ! quelque chose ! Ah !

Madeleine regarda autour de lui :

– Il n’y a donc personne qui veuillegagner vingt louis et sauver la vie à ce pauvre vieux ?

Aucun des assistants ne remua. Javertreprit :

– Je n’ai jamais connu qu’un homme quipût remplacer un cric. C’était ce forçat.

– Ah ! voilà que ça m’écrase !cria le vieillard.

Madeleine leva la tête, rencontra l’œil defaucon de Javert toujours attaché sur lui, regarda les paysansimmobiles, et sourit tristement. Puis, sans dire une parole, iltomba à genoux[153], et avant même que la foule eût eule temps de jeter un cri, il était sous la voiture.

Il y eut un affreux moment d’attente et desilence.

On vit Madeleine presque à plat ventre sous cepoids effrayant essayer deux fois en vain de rapprocher ses coudesde ses genoux. On lui cria :

– Père Madeleine ! retirez-vous delà !

Le vieux Fauchelevent lui-même luidit :

– Monsieur Madeleine !allez-vous-en ! C’est qu’il faut que je meure,voyez-vous ! Laissez-moi ! Vous allez vous faire écraseraussi !

Madeleine ne répondit pas.

Les assistants haletaient. Les roues avaientcontinué de s’enfoncer, et il était déjà devenu presque impossibleque Madeleine sortît de dessous la voiture.

Tout à coup on vit l’énorme masse s’ébranler,la charrette se soulevait lentement, les roues sortaient à demi del’ornière. On entendit une voix étouffée qui criait :

– Dépêchez-vous ! aidez !

C’était Madeleine qui venait de faire undernier effort.

Ils se précipitèrent. Le dévouement d’un seulavait donné de la force et du courage à tous. La charrette futenlevée par vingt bras. Le vieux Fauchelevent était sauvé.

Madeleine se releva. Il était blême, quoiqueruisselant de sueur. Ses habits étaient déchirés et couverts deboue. Tous pleuraient. Le vieillard lui baisait les genoux etl’appelait le bon Dieu. Lui, il avait sur le visage je ne saisquelle expression de souffrance heureuse et céleste, et il fixaitson œil tranquille sur Javert qui le regardait toujours.

Chapitre 7Fauchelevent devient jardinier à Paris

Fauchelevent s’était démis la rotule dans sachute. Le père Madeleine le fit transporter dans une infirmeriequ’il avait établie pour ses ouvriers dans le bâtiment même de safabrique et qui était desservie par deux sœurs de charité. Lelendemain matin, le vieillard trouva un billet de mille francs sursa table de nuit, avec ce mot de la main du père Madeleine :Je vous achète votre charrette et votre cheval. Lacharrette était brisée et le cheval était mort. Faucheleventguérit, mais son genou resta ankylosé. M. Madeleine, par lesrecommandations des sœurs et de son curé, fit placer le bonhommecomme jardinier dans un couvent de femmes du quartier Saint-Antoineà Paris.

Quelque temps après, M. Madeleine futnommé maire. La première fois que Javert vit M. Madeleinerevêtu de l’écharpe qui lui donnait toute autorité sur la ville, iléprouva cette sorte de frémissement qu’éprouverait un dogue quiflairerait un loup sous les habits de son maître. À partir de cemoment, il l’évita le plus qu’il put. Quand les besoins du servicel’exigeaient impérieusement et qu’il ne pouvait faire autrement quede se trouver avec M. le maire, il lui parlait avec un respectprofond.

Cette prospérité créée à Montreuil-sur-mer parle père Madeleine avait, outre les signes visibles que nous avonsindiqués, un autre symptôme qui, pour n’être pas visible, n’étaitpas moins significatif. Ceci ne trompe jamais. Quand la populationsouffre, quand le travail manque, quand le commerce est nul, lecontribuable résiste à l’impôt par pénurie, épuise et dépasse lesdélais, et l’état dépense beaucoup d’argent en frais de contrainteet de rentrée. Quand le travail abonde, quand le pays est heureuxet riche, l’impôt se paye aisément et coûte peu à l’état. On peutdire que la misère et la richesse publiques ont un thermomètreinfaillible, les frais de perception de l’impôt. En sept ans, lesfrais de perception de l’impôt s’étaient réduits des trois quartsdans l’arrondissement de Montreuil-sur-mer, ce qui faisaitfréquemment citer cet arrondissement entre tous par M. deVillèle, alors ministre des finances.

Telle était la situation du pays, lorsqueFantine y revint. Personne ne se souvenait plus d’elle.Heureusement la porte de la fabrique de M. Madeleine étaitcomme un visage ami. Elle s’y présenta, et fut admise dansl’atelier des femmes. Le métier était tout nouveau pour Fantine,elle n’y pouvait être bien adroite, elle ne tirait donc de sajournée de travail que peu de chose, mais enfin cela suffisait, leproblème était résolu, elle gagnait sa vie.

Chapitre 8Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale

Quand Fantine vit qu’elle vivait, elle eut unmoment de joie. Vivre honnêtement de son travail, quelle grâce duciel ! Le goût du travail lui revint vraiment. Elle acheta unmiroir, se réjouit d’y regarder sa jeunesse, ses beaux cheveux etses belles dents, oublia beaucoup de choses, ne songea plus qu’à saCosette et à l’avenir possible, et fut presque heureuse. Elle louaune petite chambre et la meubla à crédit sur son travailfutur ; reste de ses habitudes de désordre.

Ne pouvant pas dire qu’elle était mariée, elles’était bien gardée, comme nous l’avons déjà fait entrevoir, deparler de sa petite fille.

En ces commencements, on l’a vu, elle payaitexactement les Thénardier. Comme elle ne savait que signer, elleétait obligée de leur écrire par un écrivain public.

Elle écrivait souvent. Cela fut remarqué. Oncommença à dire tout bas dans l’atelier des femmes que Fantine« écrivait des lettres » et qu’« elle avait desallures ».

Il n’y a rien de tel pour épier les actionsdes gens que ceux qu’elles ne regardent pas. – Pourquoi ce monsieurne vient-il jamais qu’à la brune ? pourquoi monsieur un teln’accroche-t-il jamais sa clef au clou le jeudi ? pourquoiprend-il toujours les petites rues ? pourquoi madamedescend-elle toujours de son fiacre avant d’arriver à lamaison ? pourquoi envoie-t-elle acheter un cahier de papier àlettres, quand elle en a « plein sa papeterie ? »etc., etc. – Il existe des êtres qui, pour connaître le mot de cesénigmes, lesquelles leur sont du reste parfaitement indifférentes,dépensent plus d’argent, prodiguent plus de temps, se donnent plusde peine qu’il n’en faudrait pour dix bonnes actions ; etcela, gratuitement, pour le plaisir, sans être payés de lacuriosité autrement que par la curiosité. Ils suivront celui-ci oucelle-là des jours entiers, feront faction des heures à des coinsde rue, sous des portes d’allées, la nuit, par le froid et par lapluie, corrompront des commissionnaires, griseront des cochers defiacre et des laquais, achèteront une femme de chambre, ferontacquisition d’un portier. Pourquoi ? pour rien. Puracharnement de voir, de savoir et de pénétrer. Pure démangeaison dedire. Et souvent ces secrets connus, ces mystères publiés, cesénigmes éclairées du grand jour, entraînent descatastrophes[154], des duels, des faillites, desfamilles ruinées, des existences brisées, à la grande joie de ceuxqui ont « tout découvert » sans intérêt et par purinstinct. Chose triste.

Certaines personnes sont méchantes uniquementpar besoin de parler. Leur conversation, causerie dans le salon,bavardage dans l’antichambre, est comme ces cheminées qui usentvite le bois ; il leur faut beaucoup de combustible ; etle combustible, c’est le prochain.

On observa donc Fantine.

Avec cela, plus d’une était jalouse de sescheveux blonds et de ses dents blanches.

On constata que dans l’atelier, au milieu desautres, elle se détournait souvent pour essuyer une larme.C’étaient les moments où elle songeait à son enfant ;peut-être aussi à l’homme qu’elle avait aimé.

C’est un douloureux labeur que la rupture dessombres attaches du passé.

On constata qu’elle écrivait, au moins deuxfois par mois, toujours à la même adresse, et qu’elleaffranchissait la lettre. On parvint à se procurer l’adresse :Monsieur, Monsieur Thénardier, aubergiste, à Montfermeil.On fit jaser au cabaret l’écrivain public, vieux bonhomme qui nepouvait pas emplir son estomac de vin rouge sans vider sa poche auxsecrets. Bref, on sut que Fantine avait un enfant. « Ce devaitêtre une espèce de fille. » Il se trouva une commère qui fitle voyage de Montfermeil, parla aux Thénardier, et dit à sonretour : « Pour mes trente-cinq francs, j’en ai eu lecœur net. J’ai vu l’enfant ! »

La commère qui fit cela était une gorgoneappelée madame Victurnien, gardienne et portière de la vertu detout le monde. Madame Victurnien avait cinquante-six ans, etdoublait le masque de la laideur du masque de la vieillesse. Voixchevrotante, esprit capricant. Cette vieille femme avait été jeune,chose étonnante. Dans sa jeunesse, en plein 93, elle avait épouséun moine échappé du cloître en bonnet rouge et passé des bernardinsaux jacobins. Elle était sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse,presque venimeuse ; tout en se souvenant de son moine dontelle était veuve, et qui l’avait fort domptée et pliée. C’était uneortie où l’on voyait le froissement du froc. À la restauration,elle s’était faite bigote, et si énergiquement que les prêtres luiavaient pardonné son moine. Elle avait un petit bien qu’elleléguait bruyamment à une communauté religieuse. Elle était fortbien vue à l’évêché d’Arras. Cette madame Victurnien donc alla àMontfermeil, et revint en disant : « J’ai vul’enfant ».

Tout cela prit du temps. Fantine était depuisplus d’un an à la fabrique, lorsqu’un matin la surveillante del’atelier lui remit, de la part de M. le maire, cinquante francs,en lui disant qu’elle ne faisait plus partie de l’atelier et enl’engageant, de la part de M. le maire, à quitter le pays.

C’était précisément dans ce même mois que lesThénardier, après avoir demandé douze francs au lieu de six,venaient d’exiger quinze francs au lieu de douze.

Fantine fut atterrée. Elle ne pouvait s’enaller du pays, elle devait son loyer et ses meubles. Cinquantefrancs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. Elle balbutiaquelques mots suppliants. La surveillante lui signifia qu’elle eûtà sortir sur-le-champ de l’atelier. Fantine n’était du reste qu’uneouvrière médiocre. Accablée de honte plus encore que de désespoir,elle quitta l’atelier et rentra dans sa chambre. Sa faute étaitdonc maintenant connue de tous !

Elle ne se sentit plus la force de dire unmot. On lui conseilla de voir M. le maire ; elle n’osa pas. M.le maire lui donnait cinquante francs, parce qu’il était bon, et lachassait, parce qu’il était juste. Elle plia sous cet arrêt.

Chapitre 9Succès de Madame Victurnien

La veuve du moine fut donc bonne à quelquechose.

Du reste, M. Madeleine n’avait rien su detout cela. Ce sont là de ces combinaisons d’événements dont la vieest pleine. M. Madeleine avait pour habitude de n’entrerpresque jamais dans l’atelier des femmes. Il avait mis à la tête decet atelier une vieille fille, que le curé lui avait donnée, et ilavait toute confiance dans cette surveillante, personne vraimentrespectable, ferme, équitable, intègre, remplie de la charité quiconsiste à donner, mais n’ayant pas au même degré la charité quiconsiste à comprendre et à pardonner. M. Madeleine seremettait de tout sur elle. Les meilleurs hommes sont souventforcés de déléguer leur autorité. C’est dans cette pleine puissanceet avec la conviction qu’elle faisait bien, que la surveillanteavait instruit le procès, jugé, condamné et exécuté Fantine.

Quant aux cinquante francs, elle les avaitdonnés sur une somme que M. Madeleine lui confiait pouraumônes et secours aux ouvrières et dont elle ne rendait pascompte.

Fantine s’offrit comme servante dans lepays ; elle alla d’une maison à l’autre. Personne ne voulutd’elle. Elle n’avait pu quitter la ville. Le marchand fripierauquel elle devait ses meubles, quels meubles ! lui avaitdit : « Si vous vous en allez, je vous fais arrêter commevoleuse. » Le propriétaire auquel elle devait son loyer, luiavait dit : « Vous êtes jeune et jolie, vous pouvezpayer. » Elle partagea les cinquante francs entre lepropriétaire et le fripier, rendit au marchand les trois quarts deson mobilier, ne garda que le nécessaire, et se trouva sanstravail, sans état, n’ayant plus que son lit, et devant encoreenviron cent francs.

Elle se mit à coudre de grosses chemises pourles soldats de la garnison, et gagnait douze sous par jour. Safille lui en coûtait dix. C’est en ce moment qu’elle commença à malpayer les Thénardier.

Cependant une vieille femme qui lui allumaitsa chandelle quand elle rentrait le soir, lui enseigna l’art devivre dans la misère. Derrière vivre de peu, il y a vivre de rien.Ce sont deux chambres ; la première est obscure, la secondeest noire.

Fantine apprit comment on se passe tout à faitde feu en hiver, comment on renonce à un oiseau qui vous mange unliard de millet tous les deux jours, comment on fait de son juponsa couverture et de sa couverture son jupon, comment on ménage sachandelle en prenant son repas à la lumière de la fenêtre d’enface. On ne sait pas tout ce que certains êtres faibles, qui ontvieilli dans le dénûment et l’honnêteté, savent tirer d’un sou.Cela finit par être un talent. Fantine acquit ce sublime talent etreprit un peu de courage.

À cette époque, elle disait à unevoisine :

– Bah ! je me dis : en nedormant que cinq heures et en travaillant tout le reste à mescoutures, je parviendrai bien toujours à gagner à peu près du pain.Et puis, quand on est triste, on mange moins. Eh bien ! dessouffrances, des inquiétudes, un peu de pain d’un côté, deschagrins de l’autre, tout cela me nourrira.

Dans cette détresse, avoir sa petite fille eûtété un étrange bonheur. Elle songea à la faire venir. Maisquoi ! lui faire partager son dénûment ! Et puis, elledevait aux Thénardier ! comment s’acquitter ? Et levoyage ! comment le payer ?

La vieille qui lui avait donné ce qu’onpourrait appeler des leçons de vie indigente était une sainte fillenommée Marguerite, dévote de la bonne dévotion, pauvre, etcharitable pour les pauvres et même pour les riches, sachant toutjuste assez écrire pour signer Margueritte, et croyant enDieu, ce qui est la science.

Il y a beaucoup de ces vertus-là en bas ;un jour elles seront en haut. Cette vie a un lendemain.

Dans les premiers temps, Fantine avait été sihonteuse qu’elle n’avait pas osé sortir.

Quand elle était dans la rue, elle devinaitqu’on se retournait derrière elle et qu’on la montrait dudoigt ; tout le monde la regardait et personne ne lasaluait ; le mépris âcre et froid des passants lui pénétraitdans la chair et dans l’âme comme une bise.

Dans les petites villes, il semble qu’unemalheureuse soit nue sous les sarcasmes et la curiosité de tous. ÀParis, du moins, personne ne vous connaît, et cette obscurité estun vêtement. Oh ! comme elle eût souhaité venir à Paris !Impossible.

Il fallut bien s’accoutumer à ladéconsidération, comme elle s’était accoutumée à l’indigence. Peu àpeu elle en prit son parti. Après deux ou trois mois elle secoua lahonte et se remit à sortir comme si de rien n’était.

– Cela m’est bien égal, dit-elle.

Elle alla et vint, la tête haute, avec unsourire amer, et sentit qu’elle devenait effrontée.

Madame Victurnien quelquefois la voyait passerde sa fenêtre, remarquait la détresse de « cettecréature », grâce à elle « remise à sa place », etse félicitait. Les méchants ont un bonheur noir.

L’excès du travail fatiguait Fantine, et lapetite toux sèche qu’elle avait augmenta. Elle disait quelquefois àsa voisine Marguerite : « Tâtez donc comme mes mains sontchaudes. »

Cependant le matin, quand elle peignait avecun vieux peigne cassé ses beaux cheveux qui ruisselaient comme dela soie floche, elle avait une minute de coquetterie heureuse.

Chapitre 10Suite du succès

Elle avait été congédiée vers la fin del’hiver ; l’été se passa, mais l’hiver revint. Jours courts,moins de travail. L’hiver, point de chaleur, point de lumière,point de midi, le soir touche au matin, brouillard, crépuscule, lafenêtre est grise, on n’y voit pas clair. Le ciel est un soupirail.Toute la journée est une cave. Le soleil a l’air d’un pauvre.L’affreuse saison ! L’hiver change en pierre l’eau du ciel etle cœur de l’homme[155]. Sescréanciers la harcelaient.

Fantine gagnait trop peu. Ses dettes avaientgrossi. Les Thénardier, mal payés, lui écrivaient à chaque instantdes lettres dont le contenu la désolait et dont le port la ruinait.Un jour ils lui écrivirent que sa petite Cosette était toute nuepar le froid qu’il faisait, qu’elle avait besoin d’une jupe delaine, et qu’il fallait au moins que la mère envoyât dix francspour cela. Elle reçut la lettre, et la froissa dans ses mains toutle jour. Le soir elle entra chez un barbier qui habitait le coin dela rue, et défit son peigne. Ses admirables cheveux blonds luitombèrent jusqu’aux reins.

– Les beaux cheveux ! s’écria lebarbier.

– Combien m’en donneriez-vous ?dit-elle.

– Dix francs.

– Coupez-les[156].

Elle acheta une jupe de tricot et l’envoya auxThénardier.

Cette jupe fit les Thénardier furieux. C’étaitde l’argent qu’ils voulaient. Ils donnèrent la jupe à Éponine. Lapauvre Alouette continua de frissonner.

Fantine pensa : « Mon enfant n’aplus froid. Je l’ai habillée de mes cheveux. » Elle mettait depetits bonnets ronds qui cachaient sa tête tondue et avec lesquelselle était encore jolie.

Un travail ténébreux se faisait dans le cœurde Fantine. Quand elle vit qu’elle ne pouvait plus se coiffer, ellecommença à tout prendre en haine autour d’elle. Elle avaitlongtemps partagé la vénération de tous pour le pèreMadeleine ; cependant, à force de se répéter que c’était luiqui l’avait chassée, et qu’il était la cause de son malheur, elleen vint à le haïr lui aussi, lui surtout. Quand elle passait devantla fabrique aux heures où les ouvriers sont sur la porte, elleaffectait de rire et de chanter.

Une vieille ouvrière qui la vit une foischanter et rire de cette façon dit :

– Voilà une fille qui finira mal.

Elle prit un amant, le premier venu, un hommequ’elle n’aimait pas, par bravade, avec la rage dans le cœur.C’était un misérable, une espèce de musicien mendiant, un oisifgueux, qui la battait, et qui la quitta comme elle l’avait pris,avec dégoût.

Elle adorait son enfant.

Plus elle descendait, plus tout devenaitsombre autour d’elle, plus ce doux petit ange rayonnait dans lefond de son âme. Elle disait : Quand je serai riche, j’auraima Cosette avec moi ; et elle riait. La toux ne la quittaitpas, et elle avait des sueurs dans le dos.

Un jour elle reçut des Thénardier une lettreainsi conçue :

« Cosette est malade d’une maladie quiest dans le pays. Une fièvre miliaire, qu’ils appellent. Il fautdes drogues chères. Cela nous ruine et nous ne pouvons plus payer.Si vous ne nous envoyez pas quarante francs avant huit jours, lapetite est morte. »

Elle se mit à rire aux éclats, et elle dit àsa vieille voisine :

– Ah ! ils sont bons ! quarantefrancs ! que ça ! ça fait deux napoléons ! Oùveulent-ils que je les prenne ? Sont-ils bêtes, cespaysans !

Cependant elle alla dans l’escalier près d’unelucarne et relut la lettre.

Puis elle descendit l’escalier et sortit encourant et en sautant, riant toujours.

Quelqu’un qui la rencontra lui dit :

– Qu’est-ce que vous avez donc à être sigaie ?

Elle répondit :

– C’est une bonne bêtise que viennent dem’écrire des gens de la campagne. Ils me demandent quarante francs.Paysans, va !

Comme elle passait sur la place, elle vitbeaucoup de monde qui entourait une voiture de forme bizarre surl’impériale de laquelle pérorait tout debout un homme vêtu derouge. C’était un bateleur dentiste en tournée, qui offrait aupublic des râteliers complets, des opiats, des poudres et desélixirs.

Fantine se mêla au groupe et se mit à rirecomme les autres de cette harangue où il y avait de l’argot pour lacanaille et du jargon pour les gens comme il faut. L’arracheur dedents vit cette belle fille qui riait, et s’écria tout àcoup :

– Vous avez de jolies dents, la fille quiriez là. Si vous voulez me vendre vos deux palettes, je vous donnede chaque un napoléon d’or.

– Qu’est-ce que c’est que ça, mespalettes ? demanda Fantine.

– Les palettes, reprit le professeurdentiste, c’est les dents de devant, les deux d’en haut.

– Quelle horreur ! s’écriaFantine.

– Deux napoléons ! grommela unevieille édentée qui était là. Qu’en voilà une qui estheureuse !

Fantine s’enfuit, et se boucha les oreillespour ne pas entendre la voix enrouée de l’homme qui luicriait : – Réfléchissez, la belle ! deux napoléons, çapeut servir. Si le cœur vous en dit, venez ce soir à l’auberge duTillac d’argent, vous m’y trouverez.

Fantine rentra, elle était furieuse et contala chose à sa bonne voisine Marguerite :

– Comprenez-vous cela ? nevoilà-t-il pas un abominable homme ? comment laisse-t-on desgens comme cela aller dans le pays ! M’arracher mes deux dentsde devant ! mais je serais horrible ! Les cheveuxrepoussent, mais les dents ! Ah ! le monstred’homme ! j’aimerais mieux me jeter d’un cinquième la tête lapremière sur le pavé ! Il m’a dit qu’il serait ce soir auTillac d’argent.

– Et qu’est-ce qu’il offrait ?demanda Marguerite.

– Deux napoléons.

– Cela fait quarante francs.

– Oui, dit Fantine, cela fait quarantefrancs.

Elle resta pensive, et se mit à son ouvrage.Au bout d’un quart d’heure, elle quitta sa couture et alla relirela lettre des Thénardier sur l’escalier.

En rentrant, elle dit à Marguerite quitravaillait près d’elle :

– Qu’est-ce que c’est donc que cela, unefièvre miliaire[157] ? Savez-vous ?

– Oui, répondit la vieille fille, c’estune maladie.

– Ça a donc besoin de beaucoup dedrogues ?

– Oh ! des drogues terribles.

– Où ça vous prend-il ?

– C’est une maladie qu’on a comme ça.

– Cela attaque donc lesenfants ?

– Surtout les enfants.

– Est-ce qu’on en meurt ?

– Très bien, dit Marguerite.

Fantine sortit et alla encore une fois relirela lettre sur l’escalier.

Le soir elle descendit, et on la vit qui sedirigeait du côté de la rue de Paris où sont les auberges.

Le lendemain matin, comme Marguerite entraitdans la chambre de Fantine avant le jour, car elles travaillaienttoujours ensemble et de cette façon n’allumaient qu’une chandellepour deux, elle trouva Fantine assise sur son lit, pâle, glacée.Elle ne s’était pas couchée. Son bonnet était tombé sur ses genoux.La chandelle avait brûlé toute la nuit et était presque entièrementconsumée.

Marguerite s’arrêta sur le seuil, pétrifiée decet énorme désordre, et s’écria :

– Seigneur ! la chandelle qui esttoute brûlée ! il s’est passé des événements !

Puis elle regarda Fantine qui tournait verselle sa tête sans cheveux.

Fantine depuis la veille avait vieilli de dixans.

– Jésus ! fit Marguerite, qu’est-ceque vous avez, Fantine ?

– Je n’ai rien, répondit Fantine. Aucontraire. Mon enfant ne mourra pas de cette affreuse maladie,faute de secours. Je suis contente.

En parlant ainsi, elle montrait à la vieillefille deux napoléons qui brillaient sur la table.

– Ah, Jésus Dieu ! dit Marguerite.Mais c’est une fortune ! Où avez-vous eu ces louisd’or ?

– Je les ai eus, répondit Fantine.

En même temps elle sourit. La chandelleéclairait son visage. C’était un sourire sanglant. Une saliverougeâtre lui souillait le coin des lèvres, et elle avait un trounoir dans la bouche.

Les deux dents étaient arrachées.

Elle envoya les quarante francs àMontfermeil.

Du reste c’était une ruse des Thénardier pouravoir de l’argent. Cosette n’était pas malade.

Fantine jeta son miroir par la fenêtre. Depuislongtemps elle avait quitté sa cellule du second pour une mansardefermée d’un loquet sous le toit ; un de ces galetas dont leplafond fait angle avec le plancher et vous heurte à chaque instantla tête. Le pauvre ne peut aller au fond de sa chambre comme aufond de sa destinée qu’en se courbant de plus en plus. Elle n’avaitplus de lit, il lui restait une loque qu’elle appelait sacouverture, un matelas à terre et une chaise dépaillée. Un petitrosier qu’elle avait s’était desséché dans un coin, oublié. Dansl’autre coin, il y avait un pot à beurre à mettre l’eau, qui gelaitl’hiver, et où les différents niveaux de l’eau restaient longtempsmarqués par des cercles de glace. Elle avait perdu la honte, elleperdit la coquetterie. Dernier signe. Elle sortait avec des bonnetssales. Soit faute de temps, soit indifférence, elle ne raccommodaitplus son linge. À mesure que les talons s’usaient, elle tirait sesbas dans ses souliers. Cela se voyait à de certains plisperpendiculaires. Elle rapiéçait son corset, vieux et usé, avec desmorceaux de calicot qui se déchiraient au moindre mouvement. Lesgens auxquels elle devait, lui faisaient « des scènes »,et ne lui laissaient aucun repos. Elle les trouvait dans la rue,elle les retrouvait dans son escalier. Elle passait des nuits àpleurer et à songer. Elle avait les yeux très brillants, et ellesentait une douleur fixe dans l’épaule, vers le haut de l’omoplategauche. Elle toussait beaucoup. Elle haïssait profondément le pèreMadeleine, et ne se plaignait pas. Elle cousait dix-sept heures parjour ; mais un entrepreneur du travail des prisons, quifaisait travailler les prisonnières au rabais, fit tout à coupbaisser les prix, ce qui réduisit la journée des ouvrières libres àneuf sous. Dix-sept heures de travail, et neuf sous par jour !Ses créanciers étaient plus impitoyables que jamais. Le fripier,qui avait repris presque tous les meubles, lui disait sanscesse : Quand me payeras-tu, coquine ? Que voulait-ond’elle, bon Dieu ! Elle se sentait traquée et il sedéveloppait en elle quelque chose de la bête farouche. Vers le mêmetemps, le Thénardier lui écrivit que décidément il avait attenduavec beaucoup trop de bonté, et qu’il lui fallait cent francs, toutde suite ; sinon qu’il mettrait à la porte la petite Cosette,toute convalescente de sa grande maladie, par le froid, par leschemins, et qu’elle deviendrait ce qu’elle pourrait, et qu’ellecrèverait, si elle voulait. « Cent francs, songeaFantine ! Mais où y a-t-il un état à gagner cent sous parjour ? »

– Allons ! dit-elle, vendons lereste[158].

L’infortunée se fit fille publique.

Chapitre 11Christus nos liberavit

[159]Qu’est-ce que c’est que cette histoirede Fantine ? C’est la société achetant une esclave.

À qui ? À la misère.

À la faim, au froid, à l’isolement, àl’abandon, au dénûment. Marché douloureux. Une âme pour un morceaude pain. La misère offre, la société accepte.

La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notrecivilisation, mais elle ne la pénètre pas encore. On dit quel’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est uneerreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme,et il s’appelle prostitution.

Il pèse sur la femme, c’est-à-dire sur lagrâce, sur la faiblesse, sur la beauté, sur la maternité. Cecin’est pas une des moindres hontes de l’homme.

Au point de ce douloureux drame où nous sommesarrivés, il ne reste plus rien à Fantine de ce qu’elle a étéautrefois. Elle est devenue marbre en devenant boue. Qui la touchea froid. Elle passe, elle vous subit et elle vous ignore ;elle est la figure déshonorée et sévère. La vie et l’ordre sociallui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout ce qui luiarrivera. Elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé, toutsouffert, tout perdu, tout pleuré. Elle est résignée de cetterésignation qui ressemble à l’indifférence comme la mort ressembleau sommeil. Elle n’évite plus rien. Elle ne craint plus rien. Tombesur elle toute la nuée et passe sur elle tout l’océan ! quelui importe ! c’est une éponge imbibée.

Elle le croit du moins, mais c’est une erreurde s’imaginer qu’on épuise le sort et qu’on touche le fond de quoique ce soit.

Hélas ! qu’est-ce que toutes cesdestinées ainsi poussées pêle-mêle ? où vont-elles ?pourquoi sont-elles ainsi ?

Celui qui sait cela voit toute l’ombre.

Il est seul. Il s’appelle Dieu.

Chapitre 12Le désœuvrement de M. Bamatabois

Il y a dans toutes les petites villes, et il yavait à Montreuil-sur-mer en particulier, une classe de jeunes gensqui grignotent quinze cents livres de rente en province du même airdont leurs pareils dévorent à Paris deux cent mille francs par an.Ce sont des êtres de la grande espèce neutre ; hongres,parasites, nuls, qui ont un peu de terre, un peu de sottise et unpeu d’esprit, qui seraient des rustres dans un salon et se croientdes gentilshommes au cabaret, qui disent : mes prés, mes bois,mes paysans, sifflent les actrices du théâtre pour prouver qu’ilssont gens de goût, querellent les officiers de la garnison pourmontrer qu’ils sont gens de guerre, chassent, fument, bâillent,boivent, sentent le tabac, jouent au billard, regardent lesvoyageurs descendre de diligence, vivent au café, dînent àl’auberge, ont un chien qui mange les os sous la table et unemaîtresse qui pose les plats dessus, tiennent à un sou, exagèrentles modes, admirent la tragédie, méprisent les femmes, usent leursvieilles bottes, copient Londres à travers Paris et Paris à traversPont-à-Mousson, vieillissent hébétés, ne travaillent pas, neservent à rien et ne nuisent pas à grand’chose.

M. Félix Tholomyès, resté dans saprovince et n’ayant jamais vu Paris, serait un de ceshommes-là.

S’ils étaient plus riches, on dirait : cesont des élégants ; s’ils étaient plus pauvres, ondirait : ce sont des fainéants. Ce sont tout simplement desdésœuvrés. Parmi ces désœuvrés, il y a des ennuyeux, des ennuyés,des rêvasseurs, et quelques drôles.

Dans ce temps-là, un élégant se composait d’ungrand col, d’une grande cravate, d’une montre à breloques, de troisgilets superposés de couleurs différentes, le bleu et le rouge endedans, d’un habit couleur olive à taille courte, à queue de morue,à double rangée de boutons d’argent serrés les uns contre lesautres et montant jusque sur l’épaule, et d’un pantalon olive plusclair, orné sur les deux coutures d’un nombre de côtes indéterminé,mais toujours impair, variant de une à onze, limite qui n’étaitjamais franchie. Ajoutez à cela des souliers-bottes avec de petitsfers au talon, un chapeau à haute forme et à bords étroits, descheveux en touffe, une énorme canne[160], etune conversation rehaussée des calembours de Potier. Sur le toutdes éperons et des moustaches. À cette époque, des moustachesvoulaient dire bourgeois et des éperons voulaient dire piéton.

L’élégant de province portait les éperons pluslongs et les moustaches plus farouches.

C’était le temps de la lutte des républiquesde l’Amérique méridionale contre le roi d’Espagne, de Bolivarcontre Morillo. Les chapeaux à petits bords étaient royalistes etse nommaient des morillos ; les libéraux portaient deschapeaux à larges bords qui s’appelaient des bolivars.

Huit ou dix mois donc après ce qui a étéraconté dans les pages précédentes, vers les premiers jours dejanvier 1823, un soir qu’il avait neigé[161], unde ces élégants, un de ces désœuvrés, un « bienpensant », car il avait un morillo, de plus chaudementenveloppé d’un de ces grands manteaux qui complétaient dans lestemps froids le costume à la mode, se divertissait à harceler unecréature qui rôdait en robe de bal et toute décolletée avec desfleurs sur la tête devant la vitre du café des officiers. Cetélégant fumait, car c’était décidément la mode.

Chaque fois que cette femme passait devantlui, il lui jetait, avec une bouffée de la fumée de son cigare,quelque apostrophe qu’il croyait spirituelle et gaie, comme :– Que tu es laide ! – Veux-tu te cacher ! – Tu n’as pasde dents ! etc., etc. – Ce monsieur s’appelait monsieurBamatabois. La femme, triste spectre paré qui allait et venait surla neige, ne lui répondait pas, ne le regardait même pas, et n’enaccomplissait pas moins en silence et avec une régularité sombre sapromenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes sous lesarcasme, comme le soldat condamné qui revient sous les verges. Cepeu d’effet piqua sans doute l’oisif qui, profitant d’un moment oùelle se retournait, s’avança derrière elle à pas de loup et enétouffant son rire, se baissa, prit sur le pavé une poignée deneige et la lui plongea brusquement dans le dos entre ses deuxépaules nues. La fille poussa un rugissement, se tourna, bonditcomme une panthère, et se rua sur l’homme, lui enfonçant ses onglesdans le visage, avec les plus effroyables paroles qui puissenttomber du corps de garde dans le ruisseau. Ces injures, vomiesd’une voix enrouée par l’eau-de-vie, sortaient hideusement d’unebouche à laquelle manquaient en effet les deux dents de devant.C’était la Fantine.

Au bruit que cela fit, les officiers sortirenten foule du café, les passants s’amassèrent, et il se forma ungrand cercle riant, huant et applaudissant, autour de ce tourbilloncomposé de deux êtres où l’on avait peine à reconnaître un homme etune femme, l’homme se débattant, son chapeau à terre, la femmefrappant des pieds et des poings, décoiffée, hurlant, sans dents etsans cheveux, livide de colère, horrible.

Tout à coup un homme de haute taille sortitvivement de la foule, saisit la femme à son corsage de satincouvert de boue, et lui dit : Suis-moi !

La femme leva la tête ; sa voix furieuses’éteignit subitement. Ses yeux étaient vitreux, de livide elleétait devenue pâle, et elle tremblait d’un tremblement de terreur.Elle avait reconnu Javert.

L’élégant avait profité de l’incident pours’esquiver.

Chapitre 13Solution de quelques questions de police municipale

[162]Javertécarta les assistants, rompit le cercle et se mit à marcher àgrands pas vers le bureau de police qui est à l’extrémité de laplace, traînant après lui la misérable. Elle se laissait fairemachinalement. Ni lui ni elle ne disaient un mot. La nuée desspectateurs, au paroxysme de la joie, suivait avec des quolibets.La suprême misère, occasion d’obscénités.

Arrivé au bureau de police qui était une sallebasse chauffée par un poêle et gardée par un poste, avec une portevitrée et grillée sur la rue, Javert ouvrit la porte, entra avecFantine, et referma la porte derrière lui, au grand désappointementdes curieux qui se haussèrent sur la pointe du pied et allongèrentle cou devant la vitre trouble du corps de garde, cherchant à voir.La curiosité est une gourmandise. Voir, c’est dévorer.

En entrant, la Fantine alla tomber dans uncoin, immobile et muette, accroupie comme une chienne qui apeur.

Le sergent du poste apporta une chandelleallumée sur une table. Javert s’assit, tira de sa poche une feuillede papier timbré et se mit à écrire.

Ces classes de femmes sont entièrement remisespar nos lois à la discrétion de la police. Elle en fait ce qu’elleveut, les punit comme bon lui semble, et confisque à son gré cesdeux tristes choses qu’elles appellent leur industrie et leurliberté. Javert était impassible ; son visage sérieux netrahissait aucune émotion. Pourtant il était gravement etprofondément préoccupé. C’était un de ces moments où il exerçaitsans contrôle, mais avec tous les scrupules d’une consciencesévère, son redoutable pouvoir discrétionnaire. En cet instant, ille sentait, son escabeau d’agent de police était un tribunal. Iljugeait. Il jugeait, et il condamnait. Il appelait tout ce qu’ilpouvait avoir d’idées dans l’esprit autour de la grande chose qu’ilfaisait. Plus il examinait le fait de cette fille, plus il sesentait révolté. Il était évident qu’il venait de voir commettre uncrime. Il venait de voir, là dans la rue, la société, représentéepar un propriétaire-électeur[163],insultée et attaquée par une créature en dehors de tout. Uneprostituée avait attenté à un bourgeois. Il avait vu cela, luiJavert. Il écrivait en silence.

Quand il eut fini, il signa, plia le papier etdit au sergent du poste, en le lui remettant :

– Prenez trois hommes, et menez cettefille au bloc.

Puis se tournant vers la Fantine :

– Tu en as pour six mois.

La malheureuse tressaillit.

– Six mois ! six mois deprison ! Six mois à gagner sept sous par jour ! Mais quedeviendra Cosette ? ma fille ! ma fille ! Mais jedois encore plus de cent francs aux Thénardier, monsieurl’inspecteur, savez-vous cela ?

Elle se traîna sur la dalle mouillée par lesbottes boueuses de tous ces hommes, sans se lever, joignant lesmains, faisant de grands pas avec ses genoux.

– Monsieur Javert, dit-elle, je vousdemande grâce. Je vous assure que je n’ai pas eu tort. Si vousaviez vu le commencement, vous auriez vu ! je vous jure le bonDieu que je n’ai pas eu tort. C’est ce monsieur le bourgeois que jene connais pas qui m’a mis de la neige dans le dos. Est-ce qu’on ale droit de nous mettre de la neige dans le dos quand nous passonscomme cela tranquillement sans faire de mal à personne ? Celam’a saisie. Je suis un peu malade, voyez-vous ! Et puis il yavait déjà un peu de temps qu’il me disait des raisons. Tu eslaide ! tu n’as pas de dents ! Je le sais bien que jen’ai plus mes dents. Je ne faisais rien, moi ; jedisais : c’est un monsieur qui s’amuse. J’étais honnête aveclui, je ne lui parlais pas. C’est à cet instant-là qu’il m’a mis dela neige. Monsieur Javert, mon bon monsieur l’inspecteur !est-ce qu’il n’y a personne là qui ait vu pour vous dire que c’estbien vrai ? J’ai peut-être eu tort de me fâcher. Vous savez,dans le premier moment, on n’est pas maître. On a des vivacités. Etpuis, quelque chose de si froid qu’on vous met dans le dos àl’heure que vous ne vous y attendez pas ! J’ai eu tortd’abîmer le chapeau de ce monsieur. Pourquoi s’est-il enallé ? Je lui demanderais pardon. Oh ! mon Dieu, cela meserait bien égal de lui demander pardon. Faites-moi grâce pouraujourd’hui cette fois, monsieur Javert. Tenez, vous ne savez pasça, dans les prisons on ne gagne que sept sous, ce n’est pas lafaute du gouvernement, mais on gagne sept sous, et figurez-vous quej’ai cent francs à payer, ou autrement on me renverra ma petite. Ômon Dieu ! je ne peux pas l’avoir avec moi. C’est si vilain ceque je fais ! Ô ma Cosette, ô mon petit ange de la bonnesainte Vierge, qu’est-ce qu’elle deviendra, pauvre loup ! Jevais vous dire, c’est les Thénardier, des aubergistes, des paysans,ça n’a pas de raisonnement. Il leur faut de l’argent. Ne me mettezpas en prison ! Voyez-vous, c’est une petite qu’on mettrait àmême sur la grande route, va comme tu pourras, en plein cœurd’hiver, il faut avoir pitié de cette chose-là, mon bon monsieurJavert. Si c’était plus grand, ça gagnerait sa vie, mais ça ne peutpas, à ces âges-là. Je ne suis pas une mauvaise femme au fond. Cen’est pas la lâcheté et la gourmandise qui ont fait de moi ça. J’aibu de l’eau-de-vie, c’est par misère. Je ne l’aime pas, mais celaétourdit. Quand j’étais plus heureuse, on n’aurait eu qu’à regarderdans mes armoires, on aurait bien vu que je n’étais pas une femmecoquette qui a du désordre. J’avais du linge, beaucoup de linge.Ayez pitié de moi, monsieur Javert !

Elle parlait ainsi, brisée en deux, secouéepar les sanglots, aveuglée par les larmes, la gorge nue, se tordantles mains, toussant d’une toux sèche et courte, balbutiant toutdoucement avec la voix de l’agonie. La grande douleur est un rayondivin et terrible qui transfigure les misérables. À ce moment-là,la Fantine était redevenue belle. À de certains instants, elles’arrêtait et baisait tendrement le bas de la redingote dumouchard[164]. Elle eût attendri un cœur de granit,mais on n’attendrit pas un cœur de bois.

– Allons ! dit Javert, je t’aiécoutée. As-tu bien tout dit ? Marche à présent ! Tu astes six mois ; le Père éternel en personne n’y pourraitplus rien.

À cette solennelle parole, le Père éternelen personne n’y pourrait plus rien, elle comprit que l’arrêtétait prononcé. Elle s’affaissa sur elle-même enmurmurant :

– Grâce !

Javert tourna le dos.

Les soldats la saisirent par les bras.

Depuis quelques minutes, un homme était entrésans qu’on eût pris garde à lui. Il avait refermé la porte, s’yétait adossé, et avait entendu les prières désespérées de laFantine.

Au moment où les soldats mirent la main sur lamalheureuse, qui ne voulait pas se lever, il fit un pas, sortit del’ombre, et dit :

– Un instant, s’il vous plaît !

Javert leva les yeux et reconnutM. Madeleine. Il ôta son chapeau, et saluant avec une sorte degaucherie fâchée :

– Pardon, monsieur le maire…

Ce mot, monsieur le maire, fit sur la Fantineun effet étrange. Elle se dressa debout tout d’une pièce comme unspectre qui sort de terre, repoussa les soldats des deux bras,marcha droit à M. Madeleine avant qu’on eût pu la retenir, etle regardant fixement, l’air égaré, elle cria :

– Ah ! c’est donc toi qui esmonsieur le maire !

Puis elle éclata de rire et lui cracha auvisage.

M. Madeleine s’essuya le visage, etdit :

– Inspecteur Javert, mettez cette femmeen liberté.

Javert se sentit au moment de devenir fou. Iléprouvait en cet instant, coup sur coup, et presque mêléesensemble, les plus violentes émotions qu’il eût ressenties de savie. Voir une fille publique cracher au visage d’un maire, celaétait une chose si monstrueuse que, dans ses suppositions les pluseffroyables, il eût regardé comme un sacrilège de le croirepossible. D’un autre côté, dans le fond de sa pensée, il faisaitconfusément un rapprochement hideux entre ce qu’était cette femmeet ce que pouvait être ce maire, et alors il entrevoyait avechorreur je ne sais quoi de tout simple dans ce prodigieux attentat.Mais quand il vit ce maire, ce magistrat, s’essuyer tranquillementle visage et dire : mettez cette femme en liberté, ileut comme un éblouissement de stupeur ; la pensée et la parolelui manquèrent également ; la somme de l’étonnement possibleétait dépassée pour lui. Il resta muet.

Ce mot n’avait pas porté un coup moins étrangeà la Fantine. Elle leva son bras nu et se cramponna à la clef dupoêle comme une personne qui chancelle. Cependant elle regardaittout autour d’elle et elle se mit à parler à voix basse, comme sielle se parlait à elle-même.

– En liberté ! qu’on me laissealler ! que je n’aille pas en prison six mois ! Quiest-ce qui a dit cela ? Il n’est pas possible qu’on ait ditcela. J’ai mal entendu. Ça ne peut pas être ce monstre demaire ! Est-ce que c’est vous, mon bon monsieur Javert, quiavez dit qu’on me mette en liberté ? Oh !voyez-vous ! je vais vous dire et vous me laisserez aller. Cemonstre de maire, ce vieux gredin de maire, c’est lui qui est causede tout. Figurez-vous, monsieur Javert, qu’il m’a chassée ! àcause d’un tas de gueuses qui tiennent des propos dans l’atelier.Si ce n’est pas là une horreur ! renvoyer une pauvre fille quifait honnêtement son ouvrage ! Alors je n’ai plus gagné assez,et tout le malheur est venu. D’abord il y a une amélioration queces messieurs de la police devraient bien faire, ce seraitd’empêcher les entrepreneurs des prisons de faire du tort auxpauvres gens. Je vais vous expliquer cela, voyez-vous. Vous gagnezdouze sous dans les chemises, cela tombe à neuf sous, il n’y a plusmoyen de vivre. Il faut donc devenir ce qu’on peut. Moi, j’avais mapetite Cosette, j’ai bien été forcée de devenir une mauvaise femme.Vous comprenez à présent, que c’est ce gueux de maire qui a toutfait le mal. Après cela, j’ai piétiné le chapeau de ce monsieurbourgeois devant le café des officiers. Mais lui, il m’avait perdutoute ma robe avec sa neige. Nous autres, nous n’avons qu’une robede soie, pour le soir. Voyez-vous, je n’ai jamais fait de malexprès, vrai, monsieur Javert, et je vois partout des femmes bienplus méchantes que moi qui sont bien plus heureuses. Ô monsieurJavert, c’est vous qui avez dit qu’on me mette dehors, n’est-cepas ? Prenez des informations, parlez à mon propriétaire,maintenant je paye mon terme, on vous dira bien que je suishonnête. Ah ! mon Dieu, je vous demande pardon, j’ai touché,sans faire attention, à la clef du poêle, et cela fait fumer.

M. Madeleine l’écoutait avec uneattention profonde. Pendant qu’elle parlait, il avait fouillé dansson gilet, en avait tiré sa bourse et l’avait ouverte. Elle étaitvide. Il l’avait remise dans sa poche. Il dit à laFantine :

– Combien avez-vous dit que vousdeviez ?

La Fantine, qui ne regardait que Javert, seretourna de son côté :

– Est-ce que je te parle à toi !

Puis s’adressant aux soldats :

– Dites donc, vous autres, avez-vous vucomme je te vous lui ai craché à la figure ? Ah ! vieuxscélérat de maire, tu viens ici pour me faire peur, mais je n’aipas peur de toi. J’ai peur de monsieur Javert. J’ai peur de mon bonmonsieur Javert !

En parlant ainsi elle se retourna versl’inspecteur :

– Avec ça, voyez-vous, monsieurl’inspecteur, il faut être juste. Je comprends que vous êtes juste,monsieur l’inspecteur. Au fait, c’est tout simple, un homme quijoue à mettre un peu de neige dans le dos d’une femme, ça lesfaisait rire, les officiers, il faut bien qu’on se divertisse àquelque chose, nous autres nous sommes là pour qu’on s’amuse,quoi ! Et puis, vous, vous venez, vous êtes bien forcé demettre l’ordre, vous emmenez la femme qui a tort, mais en yréfléchissant, comme vous êtes bon, vous dites qu’on me mette enliberté, c’est pour la petite, parce que six mois en prison, celam’empêcherait de nourrir mon enfant. Seulement n’y reviens plus,coquine ! Oh ! je n’y reviendrai plus, monsieurJavert ! on me fera tout ce qu’on voudra maintenant, je nebougerai plus. Seulement, aujourd’hui, voyez-vous, j’ai crié parceque cela m’a fait mal, je ne m’attendais pas du tout à cette neigede ce monsieur, et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas trèsbien, je tousse, j’ai là dans l’estomac comme une boule qui mebrûle, que le médecin me dit : soignez-vous. Tenez, tâtez,donnez votre main, n’ayez pas peur, c’est ici.

Elle ne pleurait plus, sa voix étaitcaressante, elle appuyait sur sa gorge blanche et délicate lagrosse main rude de Javert, et elle le regardait en souriant.

Tout à coup elle rajusta vivement le désordrede ses vêtements, fit retomber les plis de sa robe qui en setraînant s’était relevée presque à la hauteur du genou, et marchavers la porte en disant à demi-voix aux soldats avec un signe detête amical :

– Les enfants, monsieur l’inspecteur adit qu’on me lâche, je m’en vas.

Elle mit la main sur le loquet. Un pas deplus, elle était dans la rue.

Javert jusqu’à cet instant était resté debout,immobile, l’œil fixé à terre, posé de travers au milieu de cettescène comme une statue dérangée qui attend qu’on la mette quelquepart.

Le bruit que fit le loquet le réveilla. Ilreleva la tête avec une expression d’autorité souveraine,expression toujours d’autant plus effrayante que le pouvoir setrouve placé plus bas, féroce chez la bête fauve, atroce chezl’homme de rien.

– Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pasque cette drôlesse s’en va ! Qui est-ce qui vous a dit de lalaisser aller ?

– Moi, dit Madeleine.

La Fantine à la voix de Javert avait trembléet lâché le loquet comme un voleur pris lâche l’objet volé. À lavoix de Madeleine, elle se retourna, et à partir de ce moment, sansqu’elle prononçât un mot, sans qu’elle osât même laisser sortir sonsouffle librement, son regard alla tour à tour de Madeleine àJavert et de Javert à Madeleine, selon que c’était l’un ou l’autrequi parlait.

Il était évident qu’il fallait que Javert eûtété, comme on dit, « jeté hors des gonds » pour qu’il sefût permis d’apostropher le sergent comme il l’avait fait, aprèsl’invitation du maire de mettre Fantine en liberté. En était-ilvenu à oublier la présence de monsieur le maire ? Avait-ilfini par se déclarer à lui-même qu’il était impossible qu’une« autorité » eût donné un pareil ordre, et que biencertainement monsieur le maire avait dû dire sans le vouloir unechose pour une autre ? Ou bien, devant les énormités dont ilétait témoin depuis deux heures, se disait-il qu’il fallait reveniraux suprêmes résolutions, qu’il était nécessaire que le petit sefit grand, que le mouchard se transformât en magistrat, que l’hommede police devînt homme de justice, et qu’en cette extrémitéprodigieuse l’ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la sociététout entière, se personnifiaient en lui Javert ?

Quoi qu’il en soit, quand M. Madeleineeut dit ce moi qu’on vient d’entendre, on vit l’inspecteur depolice Javert se tourner vers monsieur le maire, pâle, froid, leslèvres bleues, le regard désespéré, tout le corps agité d’untremblement imperceptible, et, chose inouïe, lui dire, l’œilbaissé, mais la voix ferme :

– Monsieur le maire, cela ne se peutpas.

– Comment ? ditM. Madeleine.

– Cette malheureuse a insulté unbourgeois.

– Inspecteur Javert, repartitM. Madeleine avec un accent conciliant et calme, écoutez. Vousêtes un honnête homme, et je ne fais nulle difficulté dem’expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la place commevous emmeniez cette femme, il y avait encore des groupes, je mesuis informé, j’ai tout su, c’est le bourgeois qui a eu tort etqui, en bonne police, eût dû être arrêté.

Javert reprit :

– Cette misérable vient d’insultermonsieur le maire.

– Ceci me regarde, dit M. Madeleine.Mon injure est à moi peut-être. J’en puis faire ce que je veux.

– Je demande pardon à monsieur le maire.Son injure n’est pas à lui, elle est à la justice.

– Inspecteur Javert, répliquaM. Madeleine, la première justice, c’est la conscience. J’aientendu cette femme. Je sais ce que je fais.

– Et moi, monsieur le maire, je ne saispas ce que je vois.

– Alors contentez-vous d’obéir.

– J’obéis à mon devoir. Mon devoir veutque cette femme fasse six mois de prison.

M. Madeleine répondit avecdouceur :

– Écoutez bien ceci. Elle n’en fera pasun jour.

À cette parole décisive, Javert osa regarderle maire fixement, et lui dit, mais avec un son de voix toujoursprofondément respectueux :

– Je suis au désespoir de résister àmonsieur le maire, c’est la première fois de ma vie, mais ildaignera me permettre de lui faire observer que je suis dans lalimite de mes attributions. Je reste, puisque monsieur le maire leveut, dans le fait du bourgeois. J’étais là. C’est cette fille quis’est jetée sur monsieur Bamatabois, qui est électeur etpropriétaire de cette belle maison à balcon qui fait le coin del’esplanade, à trois étages et toute en pierre de taille. Enfin, ily a des choses dans ce monde ! Quoi qu’il en soit, monsieur lemaire, cela, c’est un fait de police de la rue qui me regarde, etje retiens la femme Fantine.

Alors M. Madeleine croisa les bras et ditavec une voix sévère que personne dans la ville n’avait encoreentendue :

– Le fait dont vous parlez est un fait depolice municipale. Aux termes des articles neuf, onze, quinze etsoixante-six du code d’instruction criminelle, j’en suis juge.J’ordonne que cette femme soit mise en liberté.

Javert voulut tenter un dernier effort.

– Mais, monsieur le maire…

– Je vous rappelle, à vous, l’articlequatrevingt-un de la loi du 13 décembre 1799 sur la détentionarbitraire.

– Monsieur le maire, permettez…

– Plus un mot.

– Pourtant…

– Sortez, dit M. Madeleine.

Javert reçut le coup, debout, de face, et enpleine poitrine comme un soldat russe. Il salua jusqu’à terremonsieur le maire, et sortit.

Fantine se rangea de la porte et le regardaavec stupeur passer devant elle.

Cependant elle aussi était en proie à unbouleversement étrange. Elle venait de se voir en quelque sortedisputée par deux puissances opposées. Elle avait vu lutter devantses yeux deux hommes tenant dans leurs mains sa liberté, sa vie,son âme, son enfant ; l’un de ces hommes la tirait du côté del’ombre, l’autre la ramenait vers la lumière. Dans cette lutte,entrevue à travers les grossissements de l’épouvante, ces deuxhommes lui étaient apparus comme deux géants ; l’un parlaitcomme son démon, l’autre parlait comme son bon ange. L’ange avaitvaincu le démon, et, chose qui la faisait frissonner de la tête auxpieds, cet ange, ce libérateur, c’était précisément l’homme qu’elleabhorrait, ce maire qu’elle avait si longtemps considéré commel’auteur de tous ses maux, ce Madeleine ! et au moment même oùelle venait de l’insulter d’une façon hideuse, il la sauvait !S’était-elle donc trompée ? Devait-elle donc changer toute sonâme ?… Elle ne savait, elle tremblait. Elle écoutait éperdue,elle regardait effarée, et à chaque parole que disaitM. Madeleine, elle sentait fondre et s’écrouler en elle lesaffreuses ténèbres de la haine et naître dans son cœur je ne saisquoi de réchauffant et d’ineffable qui était de la joie, de laconfiance et de l’amour.

Quand Javert fut sorti, M. Madeleine setourna vers elle, et lui dit avec une voix lente, ayant peine àparler comme un homme sérieux qui ne veut pas pleurer :

– Je vous ai entendue. Je ne savais riende ce que vous avez dit. Je crois que c’est vrai, et je sens quec’est vrai. J’ignorais même que vous eussiez quitté mes ateliers.Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Maisvoici : je payerai vos dettes, je ferai venir votre enfant, ouvous irez la rejoindre. Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez.Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus,si vous voulez. Je vous donnerai tout l’argent qu’il vous faudra.Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. Et même, écoutez,je vous le déclare dès à présent, si tout est comme vous le dites,et je n’en doute pas, vous n’avez jamais cessé d’être vertueuse etsainte devant Dieu. Oh ! pauvre femme !

C’en était plus que la pauvre Fantine n’enpouvait supporter. Avoir Cosette ! sortir de cette vieinfâme ! vivre libre, riche, heureuse, honnête, avecCosette ! voir brusquement s’épanouir au milieu de sa misèretoutes ces réalités du paradis ! Elle regarda comme hébétéecet homme qui lui parlait, et ne put que jeter deux ou troissanglots : oh ! oh ! oh ! Ses jarrets plièrent,elle se mit à genoux devant M. Madeleine, et, avant qu’il eûtpu l’en empêcher, il sentit qu’elle lui prenait la main et que seslèvres s’y posaient.

Puis elle s’évanouit.

Partie 6
Javert

Chapitre 1Commencement du repos

M. Madeleine fit transporter la Fantine àcette infirmerie qu’il avait dans sa propre maison. Il la confiaaux sœurs qui la mirent au lit. Une fièvre ardente était survenue.Elle passa une partie de la nuit à délirer et à parler haut.Cependant elle finit par s’endormir.

Le lendemain vers midi Fantine se réveilla,elle entendit une respiration tout près de son lit, elle écarta sonrideau et vit M. Madeleine debout qui regardait quelque choseau-dessus de sa tête. Ce regard était plein de pitié et d’angoisseet suppliait. Elle en suivit la direction et vit qu’il s’adressaità un crucifix cloué au mur.

M. Madeleine était désormais transfiguréaux yeux de Fantine. Il lui paraissait enveloppé de lumière. Ilétait absorbé dans une sorte de prière. Elle le considéra longtempssans oser l’interrompre. Enfin elle lui dit timidement :

– Que faites-vous donc là ?

M. Madeleine était à cette place depuisune heure. Il attendait que Fantine se réveillât. Il lui prit lamain, lui tâta le pouls, et répondit :

– Comment êtes-vous ?

– Bien, j’ai dormi, dit-elle, je croisque je vais mieux. Ce ne sera rien.

Lui reprit, répondant à la question qu’ellelui avait adressée d’abord, comme s’il ne faisait que del’entendre :

– Je priais le martyr qui estlà-haut.

Et il ajouta dans sa pensée : « Pourla martyre qui est ici-bas. »

M. Madeleine avait passé la nuit et lamatinée à s’informer. Il savait tout maintenant. Il connaissaitdans tous ses poignants détails l’histoire de Fantine. Ilcontinua :

– Vous avez bien souffert, pauvre mère.Oh ! ne vous plaignez pas, vous avez à présent la dot desélus. C’est de cette façon que les hommes font des anges. Ce n’estpoint leur faute ; ils ne savent pas s’y prendre autrement.Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme duciel. Il fallait commencer par là.

Il soupira profondément. Elle cependant luisouriait avec ce sublime sourire auquel il manquait deux dents.

Javert dans cette même nuit avait écrit unelettre. Il remit lui-même cette lettre le lendemain matin au bureaude poste de Montreuil-sur-mer. Elle était pour Paris, et lasuscription portait : À monsieur Chabouillet, secrétairede monsieur le préfet de police. Comme l’affaire du corps degarde s’était ébruitée, la directrice du bureau de poste etquelques autres personnes qui virent la lettre avant le départ etqui reconnurent l’écriture de Javert sur l’adresse, pensèrent quec’était sa démission qu’il envoyait.

M. Madeleine se hâta d’écrire auxThénardier. Fantine leur devait cent vingt francs. Il leur envoyatrois cents francs en leur disant de se payer sur cette somme, etd’amener tout de suite l’enfant à Montreuil-sur-mer où sa mèremalade la réclamait.

Ceci éblouit le Thénardier.

– Diable ! dit-il à sa femme, nelâchons pas l’enfant. Voilà que cette mauviette va devenir unevache à lait. Je devine. Quelque jocrisse se sera amouraché de lamère.

Il riposta par un mémoire de cinq cents etquelques francs fort bien fait. Dans ce mémoire figuraient pourplus de trois cents francs deux notes incontestables, l’une d’unmédecin, l’autre d’un apothicaire, lesquels avaient soigné etmédicamenté dans deux longues maladies Éponine et Azelma. Cosette,nous l’avons dit, n’avait pas été malade. Ce fut l’affaire d’unetoute petite substitution de noms. Thénardier mit au bas dumémoire : reçu à compte trois cents francs.

M. Madeleine envoya tout de suite troiscents autres francs et écrivit : Dépêchez-vous d’amenerCosette.

– Christi ! dit le Thénardier, nelâchons pas l’enfant.

Cependant Fantine ne se rétablissait point.Elle était toujours à l’infirmerie.

Les sœurs n’avaient d’abord reçu et soigné« cette fille » qu’avec répugnance. Qui a vu lesbas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de la lèvreinférieure des vierges sages regardant les vierges folles. Cetantique mépris des vestales pour les ambulaïes[165]est un des plus profonds instincts de la dignité féminine ;les sœurs l’avaient éprouvé, avec le redoublement qu’ajoute lareligion. Mais, en peu de jours, Fantine les avait désarmées. Elleavait toutes sortes de paroles humbles et douces, et la mère quiétait en elle attendrissait. Un jour les sœurs l’entendirent quidisait à travers la fièvre :

– J’ai été une pécheresse, mais quandj’aurai mon enfant près de moi, cela voudra dire que Dieu m’apardonné. Pendant que j’étais dans le mal, je n’aurais pas vouluavoir ma Cosette avec moi, je n’aurais pas pu supporter ses yeuxétonnés et tristes. C’était pour elle pourtant que je faisais lemal, et c’est ce qui fait que Dieu me pardonne. Je sentirai labénédiction du bon Dieu quand Cosette sera ici. Je la regarderai,cela me fera du bien de voir cette innocente. Elle ne sait rien dutout. C’est un ange, voyez-vous, mes sœurs. À cet âge-là, lesailes, ça n’est pas encore tombé.

M. Madeleine l’allait voir deux fois parjour, et chaque fois elle lui demandait :

– Verrai-je bientôt ma Cosette ?

Il lui répondait :

– Peut-être demain matin. D’un moment àl’autre elle arrivera, je l’attends.

Et le visage pâle de la mère rayonnait.

– Oh ! disait-elle, comme je vaisêtre heureuse !

Nous venons de dire qu’elle ne se rétablissaitpas. Au contraire, son état semblait s’aggraver de semaine ensemaine. Cette poignée de neige appliquée à nu sur la peau entreles deux omoplates avait déterminé une suppression subite detranspiration à la suite de laquelle la maladie qu’elle couvaitdepuis plusieurs années finit par se déclarer violemment. Oncommençait alors à suivre pour l’étude et le traitement desmaladies de poitrine les belles indications de Laënnec[166]. Le médecin ausculta Fantine et hochala tête.

M. Madeleine dit au médecin :

– Eh bien ?

– N’a-t-elle pas un enfant qu’elle désirevoir ? dit le médecin.

– Oui.

– Eh bien, hâtez-vous de le fairevenir.

M. Madeleine eut un tressaillement.

Fantine lui demanda :

– Qu’a dit le médecin ?

M. Madeleine s’efforça de sourire.

– Il a dit de faire venir bien vite votreenfant. Que cela vous rendra la santé.

– Oh ! reprit-elle, il araison ! Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ces Thénardier à megarder ma Cosette ! Oh ! elle va venir. Voici enfin queje vois le bonheur tout près de moi !

Le Thénardier cependant ne « lâchait pasl’enfant » et donnait cent mauvaises raisons. Cosette était unpeu souffrante pour se mettre en route l’hiver. Et puis il y avaitun reste de petites dettes criardes dans le pays dont ilrassemblait les factures, etc., etc.

– J’enverrai quelqu’un chercher Cosette,dit le père Madeleine. S’il le faut, j’irai moi-même.

Il écrivit sous la dictée de Fantine cettelettre qu’il lui fit signer :

« Monsieur Thénardier,

« Vous remettrez Cosette à lapersonne.

« On vous payera toutes les petiteschoses.

« J’ai l’honneur de vous saluer avecconsidération.

« Fantine. »

Sur ces entrefaites, il survint un graveincident. Nous avons beau tailler de notre mieux le bloc mystérieuxdont notre vie est faite, la veine noire de la destinée y reparaîttoujours.

Chapitre 2Comment Jean peut devenir Champ

Un matin, M. Madeleine était dans soncabinet, occupé à régler d’avance quelques affaires pressantes dela mairie pour le cas où il se déciderait à ce voyage deMontfermeil, lorsqu’on vint lui dire que l’inspecteur de policeJavert demandait à lui parler. En entendant prononcer ce nom,M. Madeleine ne put se défendre d’une impression désagréable.Depuis l’aventure du bureau de police, Javert l’avait plus quejamais évité, et M. Madeleine ne l’avait point revu.

– Faites entrer, dit-il.

Javert entra.

M. Madeleine était resté assis près de lacheminée, une plume à la main, l’œil sur un dossier qu’ilfeuilletait et qu’il annotait, et qui contenait des procès-verbauxde contraventions à la police de la voirie. Il ne se dérangea pointpour Javert. Il ne pouvait s’empêcher de songer à la pauvreFantine, et il lui convenait d’être glacial.

Javert salua respectueusement M. le maire quilui tournait le dos. M. le maire ne le regarda pas et continuad’annoter son dossier.

Javert fit deux ou trois pas dans le cabinet,et s’arrêta sans rompre le silence.

Un physionomiste qui eût été familier avec lanature de Javert, qui eût étudié depuis longtemps ce sauvage auservice de la civilisation, ce composé bizarre du Romain, duSpartiate, du moine et du caporal, cet espion incapable d’unmensonge, ce mouchard vierge, un physionomiste qui eût su sasecrète et ancienne aversion pour M. Madeleine, son conflitavec le maire au sujet de la Fantine, et qui eût considéré Javerten ce moment, se fût dit : que s’est-il passé ? Il étaitévident, pour qui eût connu cette conscience droite, claire,sincère, probe, austère et féroce, que Javert sortait de quelquegrand événement intérieur. Javert n’avait rien dans l’âme qu’il nel’eût aussi sur le visage. Il était, comme les gens violents, sujetaux revirements brusques. Jamais sa physionomie n’avait été plusétrange et plus inattendue. En entrant, il s’était incliné devantM. Madeleine avec un regard où il n’y avait ni rancune, nicolère, ni défiance, il s’était arrêté à quelques pas derrière lefauteuil du maire ; et maintenant il se tenait là, debout,dans une attitude presque disciplinaire, avec la rudesse naïve etfroide d’un homme qui n’a jamais été doux et qui a toujours étépatient ; il attendait, sans dire un mot, sans faire unmouvement, dans une humilité vraie et dans une résignationtranquille, qu’il plût à monsieur le maire de se retourner, calme,sérieux, le chapeau à la main, les yeux baissés, avec uneexpression qui tenait le milieu entre le soldat devant son officieret le coupable devant son juge. Tous les sentiments comme tous lessouvenirs qu’on eût pu lui supposer avaient disparu. Il n’y avaitplus rien sur ce visage impénétrable et simple comme le granit,qu’une morne tristesse. Toute sa personne respirait l’abaissementet la fermeté, et je ne sais quel accablement courageux.

Enfin M. le maire posa sa plume et se tourna àdemi.

– Eh bien ! qu’est-ce ? qu’ya-t-il, Javert ?

Javert demeura un instant silencieux commes’il se recueillait, puis éleva la voix avec une sorte de solennitétriste qui n’excluait pourtant pas la simplicité :

– Il y a, monsieur le maire, qu’un actecoupable a été commis.

– Quel acte ?

– Un agent inférieur de l’autorité amanqué de respect à un magistrat de la façon la plus grave. Jeviens, comme c’est mon devoir, porter le fait à votreconnaissance.

– Quel est cet agent ? demandaM. Madeleine.

– Moi, dit Javert.

– Vous ?

– Moi.

– Et quel est le magistrat qui aurait àse plaindre de l’agent ?

– Vous, monsieur le maire.

M. Madeleine se dressa sur son fauteuil.Javert poursuivit, l’air sévère et les yeux toujoursbaissés :

– Monsieur le maire, je viens vous prierde vouloir bien provoquer près de l’autorité ma destitution.

M. Madeleine stupéfait ouvrit la bouche.Javert l’interrompit.

– Vous direz, j’aurais pu donner madémission, mais cela ne suffit pas. Donner sa démission, c’esthonorable. J’ai failli, je dois être puni. Il faut que je soischassé.

Et après une pause, il ajouta :

– Monsieur le maire, vous avez été sévèrepour moi l’autre jour injustement. Soyez-le aujourd’huijustement.

– Ah çà ! pourquoi ? s’écriaM. Madeleine. Quel est ce galimatias ? qu’est-ce que celaveut dire ? où y a-t-il un acte coupable commis contre moi parvous ? qu’est-ce que vous m’avez fait ? quels tortsavez-vous envers moi ? Vous vous accusez, vous voulez êtreremplacé…

– Chassé, dit Javert.

– Chassé, soit. C’est fort bien. Je necomprends pas.

– Vous allez comprendre, monsieur lemaire.

Javert soupira du fond de sa poitrine etreprit toujours froidement et tristement :

– Monsieur le maire, il y a six semaines,à la suite de cette scène pour cette fille, j’étais furieux, jevous ai dénoncé.

– Dénoncé !

– À la préfecture de police de Paris.

M. Madeleine, qui ne riait pas beaucoupplus souvent que Javert, se mit à rire.

– Comme maire ayant empiété sur lapolice ?

– Comme ancien forçat.

Le maire devint livide.

Javert, qui n’avait pas levé les yeux,continua :

– Je le croyais. Depuis longtemps j’avaisdes idées. Une ressemblance, des renseignements que vous avez faitprendre à Faverolles, votre force des reins, l’aventure du vieuxFauchelevent, votre adresse au tir, votre jambe qui traîne un peu,est-ce que je sais, moi ? des bêtises ! mais enfin jevous prenais pour un nommé Jean Valjean.

– Un nommé ?… Comment dites-vous cenom-là ?

– Jean Valjean. C’est un forçat quej’avais vu il y a vingt ans quand j’étais adjudant-garde-chiourme àToulon. En sortant du bagne, ce Jean Valjean avait, à ce qu’ilparaît, volé chez un évêque, puis il avait commis un autre vol àmain armée, dans un chemin public, sur un petit savoyard. Depuishuit ans il s’était dérobé, on ne sait comment, et on le cherchait.Moi je m’étais figuré… – Enfin, j’ai fait cette chose ! Lacolère m’a décidé, je vous ai dénoncé à la préfecture.

M. Madeleine, qui avait ressaisi ledossier depuis quelques instants, reprit avec un accent de parfaiteindifférence :

– Et que vous a-t-on répondu ?

– Que j’étais fou.

– Eh bien ?

– Eh bien, on avait raison.

– C’est heureux que vous lereconnaissiez !

– Il faut bien, puisque le véritable JeanValjean est trouvé.

La feuille que tenait M. Madeleine luiéchappa des mains, il leva la tête, regarda fixement Javert, et ditavec un accent inexprimable :

– Ah !

Javert poursuivit :

– Voilà ce que c’est, monsieur le maire.Il paraît qu’il y avait dans le pays, du côtéd’Ailly-le-Haut-Clocher, une espèce de bonhomme qu’on appelait lepère Champmathieu. C’était très misérable. On n’y faisait pasattention. Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit.Dernièrement, cet automne, le père Champmathieu a été arrêté pourun vol de pommes à cidre, commis chez… – enfin n’importe ! Ily a eu vol, mur escaladé, branches de l’arbre cassées. On a arrêtémon Champmathieu. Il avait encore la branche de pommier à la main.On coffre le drôle. Jusqu’ici ce n’est pas beaucoup plus qu’uneaffaire correctionnelle. Mais voici qui est de la providence. Lageôle étant en mauvais état, monsieur le juge d’instruction trouveà propos de faire transférer Champmathieu à Arras où est la prisondépartementale. Dans cette prison d’Arras, il y a un ancien forçatnommé Brevet qui est détenu pour je ne sais quoi et qu’on a faitguichetier de chambrée parce qu’il se conduit bien. Monsieur lemaire, Champmathieu n’est pas plus tôt débarqué que voilà Brevetqui s’écrie : « Eh mais ! je connais cet homme-là.C’est un fagot[167]. Regardez-moi donc,bonhomme ! Vous êtes Jean Valjean ! – Jean Valjean !qui ça Jean Valjean ? Le Champmathieu joue l’étonné. – Ne faisdonc pas le sinvre, dit Brevet. Tu es Jean Valjean ! Tu as étéau bagne de Toulon. Il y a vingt ans. Nous y étions ensemble. – LeChampmathieu nie. Parbleu ! vous comprenez. On approfondit. Onme fouille cette aventure-là. Voici ce qu’on trouve : ceChampmathieu, il y a une trentaine d’années, a été ouvrier émondeurd’arbres dans plusieurs pays, notamment à Faverolles. Là on perd satrace. Longtemps après, on le revoit en Auvergne, puis à Paris, oùil dit avoir été charron et avoir eu une fille blanchisseuse, maiscela n’est pas prouvé ; enfin dans ce pays-ci. Or, avantd’aller au bagne pour vol qualifié, qu’était Jean Valjean ?émondeur. Où ? à Faverolles. Autre fait. Ce Valjean s’appelaitde son nom de baptême Jean et sa mère se nommait de son nom defamille Mathieu. Quoi de plus naturel que de penser qu’en sortantdu bagne il aura pris le nom de sa mère pour se cacher et se serafait appeler Jean Mathieu ? Il va en Auvergne. DeJean la prononciation du pays fait Chan, onl’appelle Chan Mathieu. Notre homme se laisse faire et le voilàtransformé en Champmathieu. Vous me suivez, n’est-ce pas ? Ons’informe à Faverolles. La famille de Jean Valjean n’y est plus. Onne sait plus où elle est. Vous savez, dans ces classes-là, il y asouvent de ces évanouissements d’une famille. On cherche, on netrouve plus rien. Ces gens-là, quand ce n’est pas de la boue, c’estde la poussière. Et puis, comme le commencement de ces histoiresdate de trente ans, il n’y a plus personne à Faverolles qui aitconnu Jean Valjean. On s’informe à Toulon. Avec Brevet, il n’y aplus que deux forçats qui aient vu Jean Valjean. Ce sont lescondamnés à vie Cochepaille et Chenildieu. On les extrait du bagneet on les fait venir. On les confronte au prétendu Champmathieu.Ils n’hésitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c’est Jean Valjean.Même âge, il a cinquante-quatre ans, même taille, même air, mêmehomme enfin, c’est lui. C’est en ce moment-là même que j’envoyaisma dénonciation à la préfecture de Paris. On me répond que je perdsl’esprit et que Jean Valjean est à Arras au pouvoir de la justice.Vous concevez si cela m’étonne, moi qui croyais tenir ici ce mêmeJean Valjean ! J’écris à monsieur le juge d’instruction. Il mefait venir, on m’amène le Champmathieu…

– Eh bien ? interrompitM. Madeleine.

Javert répondit avec son visage incorruptibleet triste :

– Monsieur le maire, la vérité est lavérité. J’en suis fâché, mais c’est cet homme-là qui est JeanValjean. Moi aussi je l’ai reconnu.

M. Madeleine reprit d’une voix trèsbasse :

– Vous êtes sûr ?

Javert se mit à rire de ce rire douloureux quiéchappe à une conviction profonde :

– Oh, sûr !

Il demeura un moment pensif, prenantmachinalement des pincées de poudre de bois dans la sébille àsécher l’encre qui était sur la table, et il ajouta :

– Et même, maintenant que je vois le vraiJean Valjean, je ne comprends pas comment j’ai pu croire autrechose. Je vous demande pardon, monsieur le maire.

En adressant cette parole suppliante et graveà celui qui, six semaines auparavant, l’avait humilié en pleincorps de garde et lui avait dit : « sortez ! »Javert, cet homme hautain, était à son insu plein de simplicité etde dignité. M. Madeleine ne répondit à sa prière que par cettequestion brusque :

– Et que dit cet homme ?

– Ah, dame ! monsieur le maire,l’affaire est mauvaise. Si c’est Jean Valjean, il y a récidive.Enjamber un mur, casser une branche, chiper des pommes, pour unenfant, c’est une polissonnerie ; pour un homme, c’est undélit ; pour un forçat, c’est un crime. Escalade et vol, touty est. Ce n’est plus la police correctionnelle, c’est la courd’assises. Ce n’est plus quelques jours de prison, ce sont lesgalères à perpétuité. Et puis, il y a l’affaire du petit savoyardque j’espère bien qui reviendra. Diable ! il y a de quoi sedébattre, n’est-ce pas ? Oui, pour un autre que Jean Valjean.Mais Jean Valjean est un sournois. C’est encore là que je lereconnais. Un autre sentirait que cela chauffe ; il sedémènerait, il crierait, la bouilloire chante devant le feu, il nevoudrait pas être Jean Valjean, et cætera. Lui, il n’a pas l’air decomprendre, il dit : Je suis Champmathieu, je ne sors pas delà ! Il a l’air étonné, il fait la brute, c’est bien mieux.Oh ! le drôle est habile. Mais c’est égal, les preuves sontlà. Il est reconnu par quatre personnes, le vieux coquin seracondamné. C’est porté aux assises, à Arras. Je vais y aller pourtémoigner. Je suis cité.

M. Madeleine s’était remis à son bureau,avait ressaisi son dossier, et le feuilletait tranquillement,lisant et écrivant tour à tour comme un homme affairé. Il se tournavers Javert :

– Assez, Javert. Au fait, tous cesdétails m’intéressent fort peu. Nous perdons notre temps, et nousavons des affaires pressées. Javert, vous allez vous rendresur-le-champ chez la bonne femme Buseaupied qui vend des herbeslà-bas au coin de la rue Saint-Saulve. Vous lui direz de déposer saplainte contre le charretier Pierre Chesnelong. Cet homme est unbrutal qui a failli écraser cette femme et son enfant. Il fautqu’il soit puni. Vous irez ensuite chez M. Charcellay, rueMontre-de-Champigny. Il se plaint qu’il y a une gouttière de lamaison voisine qui verse l’eau de la pluie chez lui, et quiaffouille les fondations de sa maison. Après vous constaterez descontraventions de police qu’on me signale rue Guibourg chez laveuve Doris, et rue du Garraud-Blanc chez madame Renée Le Bossé, etvous dresserez procès-verbal. Mais je vous donne là beaucoup debesogne. N’allez-vous pas être absent ? ne m’avez-vous pas ditque vous alliez à Arras pour cette affaire dans huit ou dixjours ?…

– Plus tôt que cela, monsieur lemaire.

– Quel jour donc ?

– Mais je croyais avoir dit à monsieur lemaire que cela se jugeait demain et que je partais par la diligencecette nuit.

M. Madeleine fit un mouvementimperceptible.

– Et combien de temps dureral’affaire ?

– Un jour tout au plus. L’arrêt seraprononcé au plus tard demain dans la nuit. Mais je n’attendrai pasl’arrêt, qui ne peut manquer. Sitôt ma déposition faite, jereviendrai ici.

– C’est bon, dit M. Madeleine.

Et il congédia Javert d’un signe de main.

Javert ne s’en alla pas.

– Pardon, monsieur le maire, dit-il.

– Qu’est-ce encore ? demandaM. Madeleine.

– Monsieur le maire, il me reste unechose à vous rappeler.

– Laquelle ?

– C’est que je dois être destitué.

M. Madeleine se leva.

– Javert, vous êtes un homme d’honneur,et je vous estime. Vous vous exagérez votre faute. Ceci d’ailleursest encore une offense qui me concerne. Javert, vous êtes digne demonter et non de descendre. J’entends que vous gardiez votreplace.

Javert regarda M. Madeleine avec saprunelle candide au fond de laquelle il semblait qu’on vit cetteconscience peu éclairée, mais rigide et chaste, et il dit d’unevoix tranquille :

– Monsieur le maire, je ne puis vousaccorder cela.

– Je vous répète, répliquaM. Madeleine, que la chose me regarde.

Mais Javert, attentif à sa seule pensée,continua :

– Quant à exagérer, je n’exagère point.Voici comment je raisonne. Je vous ai soupçonné injustement. Cela,ce n’est rien. C’est notre droit à nous autres de soupçonner,quoiqu’il y ait pourtant abus à soupçonner au-dessus de soi. Mais,sans preuves, dans un accès de colère, dans le but de me venger, jevous ai dénoncé comme forçat, vous, un homme respectable, un maire,un magistrat ! ceci est grave. Très grave. J’ai offensél’autorité dans votre personne, moi, agent de l’autorité ! Sil’un de mes subordonnés avait fait ce que j’ai fait, je l’auraisdéclaré indigne du service, et chassé. Eh bien ? – Tenez,monsieur le maire, encore un mot. J’ai souvent été sévère dans mavie. Pour les autres. C’était juste. Je faisais bien. Maintenant,si je n’étais pas sévère pour moi, tout ce que j’ai fait de justedeviendrait injuste. Est-ce que je dois m’épargner plus que lesautres ? Non. Quoi ! je n’aurais été bon qu’à châtierautrui, et pas moi ! mais je serais un misérable ! maisceux qui disent : ce gueux de Javert ! auraientraison ! Monsieur le maire, je ne souhaite pas que vous metraitiez avec bonté, votre bonté m’a fait faire assez de mauvaissang quand elle était pour les autres. Je n’en veux pas pour moi.La bonté qui consiste à donner raison à la fille publique contre lebourgeois, à l’agent de police contre le maire, à celui qui est enbas contre celui qui est en haut, c’est ce que j’appelle de lamauvaise bonté. C’est avec cette bonté-là que la société sedésorganise. Mon Dieu ! c’est bien facile d’être bon, lemalaisé c’est d’être juste. Allez ! si vous aviez été ce queje croyais, je n’aurais pas été bon pour vous, moi ! vousauriez vu ! Monsieur le maire, je dois me traiter comme jetraiterais tout autre. Quand je réprimais des malfaiteurs, quand jesévissais sur des gredins, je me suis souvent dit à moi-même :toi, si tu bronches, si jamais je te prends en faute, soistranquille ! – J’ai bronché, je me prends en faute, tantpis ! Allons, renvoyé, cassé, chassé ! c’est bon. J’aides bras, je travaillerai à la terre, cela m’est égal. Monsieur lemaire, le bien du service veut un exemple. Je demande simplement ladestitution de l’inspecteur Javert.

Tout cela était prononcé d’un accent humble,fier, désespéré et convaincu qui donnait je ne sais quelle grandeurbizarre à cet étrange honnête homme.

– Nous verrons, fitM. Madeleine.

Et il lui tendit la main.

Javert recula, et dit d’un tonfarouche :

– Pardon, monsieur le maire, mais cela nedoit pas être. Un maire ne donne pas la main à un mouchard.

Il ajouta entre ses dents :

– Mouchard, oui ; du moment où j’aimésusé de la police, je ne suis plus qu’un mouchard.

Puis il salua profondément, et se dirigea versla porte.

Là il se retourna, et, les yeux toujoursbaissés :

– Monsieur le maire, dit-il, jecontinuerai le service jusqu’à ce que je sois remplacé.

Il sortit. M. Madeleine resta rêveur,écoutant ce pas ferme et assuré qui s’éloignait sur le pavé ducorridor.

Partie 7
L’affaire Champmathieu

Chapitre 1La sœur Simplice

Les incidents qu’on va lire n’ont pas tous étéconnus à Montreuil-sur-mer, mais le peu qui en a percé a laissédans cette ville un tel souvenir, que ce serait une grave lacunedans ce livre si nous ne les racontions dans leurs moindresdétails.

Dans ces détails, le lecteur rencontrera deuxou trois circonstances invraisemblables que nous maintenons parrespect pour la vérité.

Dans l’après-midi qui suivit la visite deJavert, M. Madeleine alla voir la Fantine commed’habitude.

Avant de pénétrer près de Fantine, il fitdemander la sœur Simplice. Les deux religieuses qui faisaient leservice de l’infirmerie, dames lazaristes comme toutes les sœurs decharité, s’appelaient sœur Perpétue et sœur Simplice.

La sœur Perpétue était la première villageoisevenue, grossièrement sœur de charité, entrée chez Dieu comme onentre en place. Elle était religieuse comme on est cuisinière. Cetype n’est point très rare. Les ordres monastiques acceptentvolontiers cette lourde poterie paysanne, aisément façonnée encapucin ou en ursuline. Ces rusticités s’utilisent pour les grossesbesognes de la dévotion. La transition d’un bouvier à un carme n’arien de heurté ; l’un devient l’autre sans grandtravail ; le fond commun d’ignorance du village et du cloîtreest une préparation toute faite, et met tout de suite le campagnardde plain-pied avec le moine. Un peu d’ampleur au sarrau, et voilàun froc. La sœur Perpétue était une forte religieuse, de Marines,près Pontoise, patoisant, psalmodiant, bougonnant, sucrant latisane selon le bigotisme ou l’hypocrisie du grabataire, brusquantles malades, bourrue avec les mourants, leur jetant presque Dieu auvisage, lapidant l’agonie avec des prières en colère, hardie,honnête et rougeaude.

La sœur Simplice était blanche d’une blancheurde cire. Près de sœur Perpétue, c’était le cierge à côté de lachandelle. Vincent de Paul a divinement fixé la figure de la sœurde charité dans ces admirables paroles où il mêle tant de liberté àtant de servitude : « Elles n’auront pour monastère quela maison des malades, pour cellule qu’une chambre de louage, pourchapelle que l’église de leur paroisse, pour cloître que les ruesde la ville ou les salles des hôpitaux, pour clôture quel’obéissance, pour grille que la crainte de Dieu, pour voile que lamodestie. » Cet idéal était vivant dans la sœur Simplice.Personne n’eût pu dire l’âge de la sœur Simplice ; ellen’avait jamais été jeune et semblait ne devoir jamais être vieille.C’était une personne – nous n’osons dire une femme – calme,austère, de bonne compagnie, froide, et qui n’avait jamais menti.Elle était si douce qu’elle paraissait fragile ; plus solided’ailleurs que le granit. Elle touchait aux malheureux avec decharmants doigts fins et purs. Il y avait, pour ainsi dire, dusilence dans sa parole ; elle parlait juste le nécessaire, etelle avait un son de voix qui eût tout à la fois édifié unconfessionnal et enchanté un salon. Cette délicatesse s’accommodaitde la robe de bure, trouvant à ce rude contact un rappel continueldu ciel et de Dieu. Insistons sur un détail. N’avoir jamais menti,n’avoir jamais dit, pour un intérêt quelconque, mêmeindifféremment, une chose qui ne fût la vérité, la sainte vérité,c’était le trait distinctif de la sœur Simplice ; c’étaitl’accent de sa vertu. Elle était presque célèbre dans lacongrégation pour cette véracité imperturbable. L’abbéSicard[168] parle de la sœur Simplice dans unelettre au sourd-muet Massieu. Si sincères, si loyaux et si purs quenous soyons, nous avons tous sur notre candeur au moins la fêluredu petit mensonge innocent. Elle, point. Petit mensonge, mensongeinnocent, est-ce que cela existe ? Mentir, c’est l’absolu dumal. Peu mentir n’est pas possible ; celui qui ment, ment toutle mensonge ; mentir, c’est la face même du démon ; Satana deux noms, il s’appelle Satan et il s’appelle Mensonge. Voilà cequ’elle pensait. Et comme elle pensait, elle pratiquait. Il enrésultait cette blancheur dont nous avons parlé, blancheur quicouvrait de son rayonnement même ses lèvres et ses yeux. Sonsourire était blanc, son regard était blanc. Il n’y avait pas unetoile d’araignée, pas un grain de poussière à la vitre de cetteconscience. En entrant dans l’obédience de saint Vincent de Paul,elle avait pris le nom de Simplice par choix spécial. Simplice deSicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux se laisserarracher les deux seins que de répondre, étant née à Syracuse,qu’elle était née à Ségeste, mensonge qui la sauvait. Cettepatronne convenait à cette âme.

La sœur Simplice, en entrant dans l’ordre,avait deux défauts dont elle s’était peu à peu corrigée ; elleavait eu le goût des friandises et elle avait aimé à recevoir deslettres. Elle ne lisait jamais qu’un livre de prières en groscaractères et en latin. Elle ne comprenait pas le latin, mais ellecomprenait le livre.

La pieuse fille avait pris en affectionFantine, y sentant probablement de la vertu latente, et s’étaitdévouée à la soigner presque exclusivement.

M. Madeleine emmena à part la sœurSimplice et lui recommanda Fantine avec un accent singulier dont lasœur se souvint plus tard.

En quittant la sœur, il s’approcha deFantine.

Fantine attendait chaque jour l’apparition deM. Madeleine comme on attend un rayon de chaleur et de joie.Elle disait aux sœurs :

– Je ne vis que lorsque monsieur le maireest là.

Elle avait ce jour-là beaucoup de fièvre. Dèsqu’elle vit M. Madeleine, elle lui demanda :

– Et Cosette ?

Il répondit en souriant :

– Bientôt.

M. Madeleine fut avec Fantine comme àl’ordinaire. Seulement il resta une heure au lieu d’une demi-heure,au grand contentement de Fantine. Il fit mille instances à tout lemonde pour que rien ne manquât à la malade. On remarqua qu’il y eutun moment où son visage devint très sombre. Mais cela s’expliquaquand on sut que le médecin s’était penché à son oreille et luiavait dit :

– Elle baisse beaucoup.

Puis il rentra à la mairie, et le garçon debureau le vit examiner avec attention une carte routière de Francequi était suspendue dans son cabinet. Il écrivit quelques chiffresau crayon sur un papier.

Chapitre 2Perspicacité de maître Scaufflaire

De la mairie il se rendit au bout de la villechez un Flamand, maître Scaufflaër, francisé Scaufflaire, quilouait des chevaux et des « cabriolets à volonté ».

Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus courtétait de prendre une rue peu fréquentée où était le presbytère dela paroisse que M. Madeleine habitait. Le curé était,disait-on, un homme digne et respectable, et de bon conseil. Àl’instant où M. Madeleine arriva devant le presbytère, il n’yavait dans la rue qu’un passant, et ce passant remarqua ceci :M. le maire, après avoir dépassé la maison curiale, s’arrêta,demeura immobile, puis revint sur ses pas et rebroussa cheminjusqu’à la porte du presbytère, qui était une porte bâtarde avecmarteau de fer. Il mit vivement la main au marteau, et lesouleva ; puis il s’arrêta de nouveau, et resta court, etcomme pensif, et, après quelques secondes, au lieu de laisserbruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et repritson chemin avec une sorte de hâte qu’il n’avait pas auparavant.

M. Madeleine trouva maître Scaufflairechez lui occupé à repiquer un harnais.

– Maître Scaufflaire, demanda-t-il,avez-vous un bon cheval ?

– Monsieur le maire, dit le Flamand, tousmes chevaux sont bons. Qu’entendez-vous par un boncheval ?

– J’entends un cheval qui puisse fairevingt lieues en un jour.

– Diable ! fit le Flamand, vingtlieues !

– Oui.

– Attelé à un cabriolet ?

– Oui.

– Et combien de temps se reposera-t-ilaprès la course ?

– Il faut qu’il puisse au besoin repartirle lendemain.

– Pour refaire le même trajet ?

– Oui.

– Diable ! diable ! et c’estvingt lieues ?

M. Madeleine tira de sa poche le papieroù il avait crayonné des chiffres. Il les montra au Flamand.C’étaient les chiffres 5, 6, 8 ½.

– Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf etdemi, autant dire vingt lieues.

– Monsieur le maire, reprit le Flamand,j’ai votre affaire. Mon petit cheval blanc. Vous avez dû le voirpasser quelquefois. C’est une petite bête du bas Boulonnais. C’estplein de feu. On a voulu d’abord en faire un cheval de selle.Bah ! il ruait, il flanquait tout le monde par terre. On lecroyait vicieux, on ne savait qu’en faire. Je l’ai acheté. Je l’aimis au cabriolet. Monsieur, c’est cela qu’il voulait ; il estdoux comme une fille, il va le vent. Ah ! par exemple, il nefaudrait pas lui monter sur le dos. Ce n’est pas son idée d’êtrecheval de selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui, porter,non ; il faut croire qu’il s’est dit ça.

– Et il fera la course ?

– Vos vingt lieues. Toujours au grandtrot, et en moins de huit heures. Mais voici à quellesconditions.

– Dites.

– Premièrement, vous le ferez soufflerune heure à moitié chemin ; il mangera, et on sera là pendantqu’il mangera pour empêcher le garçon de l’auberge de lui voler sonavoine ; car j’ai remarqué que dans les auberges l’avoine estplus souvent bue par les garçons d’écurie que mangée par leschevaux.

– On sera là.

– Deuxièmement… Est-ce pour monsieur lemaire le cabriolet ?

– Oui.

– Monsieur le maire saitconduire ?

– Oui.

– Eh bien, monsieur le maire voyageraseul et sans bagage afin de ne point charger le cheval.

– Convenu.

– Mais monsieur le maire, n’ayantpersonne avec lui, sera obligé de prendre la peine de surveillerlui-même l’avoine.

– C’est dit.

– Il me faudra trente francs par jour.Les jours de repos payés. Pas un liard de moins, et la nourriturede la bête à la charge de monsieur le maire.

M. Madeleine tira trois napoléons de sabourse et les mit sur la table.

– Voilà deux jours d’avance.

– Quatrièmement, pour une course pareilleun cabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. Ilfaudrait que monsieur le maire consentît à voyager dans un petittilbury que j’ai.

– J’y consens.

– C’est léger, mais c’est découvert.

– Cela m’est égal.

– Monsieur le maire a-t-il réfléchi quenous sommes en hiver ?…

M. Madeleine ne répondit pas. Le Flamandreprit :

– Qu’il fait très froid ?

M. Madeleine garda le silence. MaîtreScaufflaire continua :

– Qu’il peut pleuvoir ?

M. Madeleine leva la tête etdit :

– Le tilbury et le cheval seront devantma porte demain à quatre heures et demie du matin.

– C’est entendu, monsieur le maire,répondit Scaufflaire, puis, grattant avec l’ongle de son pouce unetache qui était dans le bois de la table, il reprit de cet airinsouciant que les Flamands savent si bien mêler à leurfinesse :

– Mais voilà que j’y songe àprésent ! monsieur le maire ne me dit pas où il va. Où est-ceque va monsieur le maire ?

Il ne songeait pas à autre chose depuis lecommencement de la conversation, mais il ne savait pourquoi iln’avait pas osé faire cette question.

– Votre cheval a-t-il de bonnes jambes dedevant ? dit M. Madeleine.

– Oui, monsieur le maire. Vous lesoutiendrez un peu dans les descentes. Y a-t-il beaucoup dedescentes d’ici où vous allez ?

– N’oubliez pas d’être à ma porte àquatre heures et demie du matin, très précises, réponditM. Madeleine ; et il sortit.

Le Flamand resta « tout bête »,comme il disait lui-même quelque temps après.

Monsieur le maire était sorti depuis deux outrois minutes, lorsque la porte se rouvrit ; c’était M. lemaire. Il avait toujours le même air impassible et préoccupé.

– Monsieur Scaufflaire, dit-il, à quellesomme estimez-vous le cheval et le tilbury que vous me louerez,l’un portant l’autre ?

– L’un traînant l’autre, monsieur lemaire, dit le Flamand avec un gros rire.

– Soit. Eh bien !

– Est-ce que monsieur le maire veut meles acheter ?

– Non, mais à tout événement, je veuxvous les garantir. À mon retour vous me rendrez la somme. Combienestimez-vous cabriolet et cheval ?

– À cinq cents francs, monsieur lemaire.

– Les voici.

M. Madeleine posa un billet de banque surla table, puis sortit et cette fois ne rentra plus.

Maître Scaufflaire regretta affreusement den’avoir point dit mille francs. Du reste le cheval et le tilbury,en bloc, valaient cent écus.

Le Flamand appela sa femme, et lui conta lachose. Où diable monsieur le maire peut-il aller ? Ils tinrentconseil.

– Il va à Paris, dit la femme.

– Je ne crois pas, dit le mari.

M. Madeleine avait oublié sur la cheminéele papier où il avait tracé des chiffres. Le Flamand le prit etl’étudia.

– Cinq, six, huit et demi ? celadoit marquer des relais de poste.

Il se tourna vers sa femme.

– J’ai trouvé.

– Comment ?

– Il y a cinq lieues d’ici à Hesdin, sixde Hesdin à Saint-Pol, huit et demie de Saint-Pol à Arras. Il va àArras.

Cependant M. Madeleine était rentré chezlui.

Pour revenir de chez maître Scaufflaire, ilavait pris le plus long, comme si la porte du presbytère avait étépour lui une tentation, et qu’il eût voulu l’éviter. Il était montédans sa chambre et s’y était enfermé, ce qui n’avait rien que desimple, car il se couchait volontiers de bonne heure. Pourtant laconcierge de la fabrique, qui était en même temps l’unique servantede M. Madeleine, observa que sa lumière s’éteignit à huitheures et demie, et elle le dit au caissier qui rentrait, enajoutant :

– Est-ce que monsieur le maire estmalade ? je lui ai trouvé l’air un peu singulier.

Ce caissier habitait une chambre situéeprécisément au-dessous de la chambre de M. Madeleine. Il neprit point garde aux paroles de la portière, se coucha ets’endormit. Vers minuit, il se réveilla brusquement ; il avaitentendu à travers son sommeil un bruit au-dessus de sa tête. Ilécouta. C’était un pas qui allait et venait, comme si l’on marchaitdans la chambre en haut. Il écouta plus attentivement, et reconnutle pas de M. Madeleine. Cela lui parut étrange ;habituellement aucun bruit ne se faisait dans la chambre deM. Madeleine avant l’heure de son lever. Un moment après lecaissier entendit quelque chose qui ressemblait à une armoire qu’onouvre et qu’on referme. Puis on dérangea un meuble, il y eut unsilence, et le pas recommença. Le caissier se dressa sur son séant,s’éveilla tout à fait, regarda, et à travers les vitres de sacroisée aperçut sur le mur d’en face la réverbération rougeâtred’une fenêtre éclairée. À la direction des rayons, ce ne pouvaitêtre que la fenêtre de la chambre de M. Madeleine. Laréverbération tremblait comme si elle venait plutôt d’un feu alluméque d’une lumière. L’ombre des châssis vitrés ne s’y dessinait pas,ce qui indiquait que la fenêtre était toute grande ouverte. Par lefroid qu’il faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Lecaissier se rendormit. Une heure ou deux après, il se réveillaencore. Le même pas, lent et régulier, allait et venait toujoursau-dessus de sa tête.

La réverbération se dessinait toujours sur lemur, mais elle était maintenant pâle et paisible comme le refletd’une lampe ou d’une bougie. La fenêtre était toujours ouverte.

Voici ce qui se passait dans la chambre deM. Madeleine.

Chapitre 3Une tempête sous un crâne

Le lecteur a sans doute deviné queM. Madeleine n’est autre que Jean Valjean.

Nous avons déjà regardé dans les profondeursde cette conscience ; le moment est venu d’y regarder encore.Nous ne le faisons pas sans émotion et sans tremblement. Iln’existe rien de plus terrifiant que cette sorte de contemplation.L’œil de l’esprit ne peut trouver nulle part plus d’éblouissementsni plus de ténèbres que dans l’homme ; il ne peut se fixer suraucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plusmystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que lamer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que leciel, c’est l’intérieur de l’âme.

Faire le poème de la conscience humaine, nefût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plusinfime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans uneépopée supérieure et définitive. La conscience, c’est le chaos deschimères, des convoitises et des tentatives, la fournaise desrêves, l’antre des idées dont on a honte ; c’est lepandémonium[169] des sophismes, c’est le champ debataille des passions. À de certaines heures, pénétrez à travers laface livide d’un être humain qui réfléchit, et regardez derrière,regardez dans cette âme, regardez dans cette obscurité. Il y a là,sous le silence extérieur, des combats de géants comme dans Homère,des mêlées de dragons et d’hydres et des nuées de fantômes commedans Milton, des spirales visionnaires comme chez Dante. Chosesombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel ilmesure avec désespoir les volontés de son cerveau et les actions desa vie !

Alighieri rencontra un jour une sinistre portedevant laquelle il hésita[170]. Envoici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hésitons.Entrons pourtant.

Nous n’avons que peu de chose à ajouter à ceque le lecteur connaît déjà de ce qui était arrivé à Jean Valjeandepuis l’aventure de Petit-Gervais. À partir de ce moment, on l’avu, il fut un autre homme. Ce que l’évêque avait voulu faire delui, il l’exécuta. Ce fut plus qu’une transformation, ce fut unetransfiguration.

Il réussit à disparaître, vendit l’argenteriede l’évêque, ne gardant que les flambeaux, comme souvenir, seglissa de ville en ville, traversa la France, vint àMontreuil-sur-mer, eut l’idée que nous avons dite, accomplit ce quenous avons raconté, parvint à se faire insaisissable etinaccessible, et désormais, établi à Montreuil-sur-mer, heureux desentir sa conscience attristée par son passé et la première moitiéde son existence démentie par la dernière, il vécut paisible,rassuré et espérant, n’ayant plus que deux pensées : cacherson nom, et sanctifier sa vie ; échapper aux hommes, etrevenir à Dieu.

Ces deux pensées étaient si étroitement mêléesdans son esprit qu’elles n’en formaient qu’une seule ; ellesétaient toutes deux également absorbantes et impérieuses, etdominaient ses moindres actions. D’ordinaire elles étaient d’accordpour régler la conduite de sa vie ; elles le tournaient versl’ombre ; elles le faisaient bienveillant et simple ;elles lui conseillaient les mêmes choses. Quelquefois cependant ily avait conflit entre elles. Dans ce cas-là, on s’en souvient,l’homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelaitM. Madeleine ne balançait pas à sacrifier la première à laseconde, sa sécurité à sa vertu. Ainsi, en dépit de toute réserveet de toute prudence, il avait gardé les chandeliers de l’évêque,porté son deuil, appelé et interrogé tous les petits savoyards quipassaient, pris des renseignements sur les familles de Faverolles,et sauvé la vie au vieux Fauchelevent, malgré les inquiétantesinsinuations de Javert. Il semblait, nous l’avons déjà remarqué,qu’il pensât, à l’exemple de tous ceux qui ont été sages, saints etjustes, que son premier devoir n’était pas envers lui.

Toutefois, il faut le dire, jamais rien depareil ne s’était encore présenté. Jamais les deux idées quigouvernaient le malheureux homme dont nous racontons lessouffrances n’avaient engagé une lutte si sérieuse. Il le compritconfusément, mais profondément, dès les premières paroles queprononça Javert, en entrant dans son cabinet. Au moment où fut siétrangement articulé ce nom qu’il avait enseveli sous tantd’épaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivré par lasinistre bizarrerie de sa destinée, et, à travers cette stupeur, ileut ce tressaillement qui précède les grandes secousses ; ilse courba comme un chêne à l’approche d’un orage, comme un soldat àl’approche d’un assaut. Il sentit venir sur sa tête des ombrespleines de foudres et d’éclairs. Tout en écoutant parler Javert, ileut une première pensée d’aller, de courir, de se dénoncer, detirer ce Champmathieu de prison et de s’y mettre ; cela futdouloureux et poignant comme une incision dans la chair vive, puiscela passa, et il se dit : « Voyons !voyons ! » Il réprima ce premier mouvement généreux etrecula devant l’héroïsme.

Sans doute, il serait beau qu’après lessaintes paroles de l’évêque, après tant d’années de repentir etd’abnégation, au milieu d’une pénitence admirablement commencée,cet homme, même en présence d’une si terrible conjoncture, n’eûtpas bronché un instant et eût continué de marcher du même pas versce précipice ouvert au fond duquel était le ciel ; cela seraitbeau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que nous rendionscompte des choses qui s’accomplissaient dans cette âme, et nous nepouvons dire que ce qui y était. Ce qui l’emporta tout d’abord, cefut l’instinct de la conservation ; il rallia en hâte sesidées, étouffa ses émotions, considéra la présence de Javert, cegrand péril, ajourna toute résolution avec la fermeté del’épouvante, s’étourdit sur ce qu’il y avait à faire, et reprit soncalme comme un lutteur ramasse son bouclier.

Le reste de la journée il fut dans cet état,un tourbillon au dedans, une tranquillité profonde au dehors ;il ne prit que ce qu’on pourrait appeler « les mesuresconservatoires ». Tout était encore confus et se heurtait dansson cerveau ; le trouble y était tel qu’il ne voyaitdistinctement la forme d’aucune idée ; et lui-même n’aurait purien dire de lui-même, si ce n’est qu’il venait de recevoir ungrand coup. Il se rendit comme d’habitude près du lit de douleur deFantine et prolongea sa visite, par un instinct de bonté, se disantqu’il fallait agir ainsi et la bien recommander aux sœurs pour lecas où il arriverait qu’il eût à s’absenter. Il sentit vaguementqu’il faudrait peut-être aller à Arras, et, sans être le moins dumonde décidé à ce voyage, il se dit qu’à l’abri de tout soupçoncomme il l’était, il n’y avait point d’inconvénient à être témoinde ce qui se passerait, et il retint le tilbury de Scaufflaire,afin d’être préparé à tout événement.

Il dîna avec assez d’appétit.

Rentré dans sa chambre il se recueillit.

Il examina la situation et la trouvainouïe ; tellement inouïe qu’au milieu de sa rêverie, par jene sais quelle impulsion d’anxiété presque inexplicable, il se levade sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il craignait qu’iln’entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre lepossible.

Un moment après il souffla sa lumière. Elle legênait.

Il lui semblait qu’on pouvait le voir.

Qui, on ?

Hélas ! ce qu’il voulait mettre à laporte était entré ; ce qu’il voulait aveugler, le regardait.Sa conscience.

Sa conscience, c’est-à-dire Dieu.

Pourtant, dans le premier moment, il se fitillusion ; il eut un sentiment de sûreté et de solitude ;le verrou tiré, il se crut imprenable ; la chandelle éteinte,il se sentit invisible. Alors il prit possession de lui-même ;il posa ses coudes sur la table, appuya la tête sur sa main, et semit à songer dans les ténèbres.

– Où en suis-je ? – Est-ce que je nerêve pas ? Que m’a-t-on dit ? – Est-il bien vrai quej’aie vu ce Javert et qu’il m’ait parlé ainsi ? – Que peutêtre ce Champmathieu ? – Il me ressemble donc ? – Est-cepossible ? – Quand je pense qu’hier j’étais si tranquille etsi loin de me douter de rien ! – Qu’est-ce que je faisais donchier à pareille heure ? – Qu’y a-t-il dans cet incident ?– Comment se dénouera-t-il ? – Que faire ?

Voilà dans quelle tourmente il était. Soncerveau avait perdu la force de retenir ses idées, elles passaientcomme des ondes, et il prenait son front dans ses deux mains pourles arrêter.

De ce tumulte qui bouleversait sa volonté etsa raison, et dont il cherchait à tirer une évidence et unerésolution, rien ne se dégageait que l’angoisse.

Sa tête était brûlante. Il alla à la fenêtreet l’ouvrit toute grande. Il n’y avait pas d’étoiles au ciel. Ilrevint s’asseoir près de la table.

La première heure s’écoula ainsi.

Peu à peu cependant des linéaments vaguescommencèrent à se former et à se fixer dans sa méditation, et ilput entrevoir avec la précision de la réalité, non l’ensemble de lasituation, mais quelques détails.

Il commença par reconnaître que, siextraordinaire et si critique que fût cette situation, il en étaittout à fait le maître.

Sa stupeur ne fit que s’en accroître.

Indépendamment du but sévère et religieux quese proposaient ses actions, tout ce qu’il avait fait jusqu’à cejour n’était autre chose qu’un trou qu’il creusait pour y enfouirson nom. Ce qu’il avait toujours le plus redouté, dans ses heuresde repli sur lui-même, dans ses nuits d’insomnie, c’étaitd’entendre jamais prononcer ce nom ; il se disait que ceserait là pour lui la fin de tout ; que le jour où ce nomreparaîtrait, il ferait évanouir autour de lui sa vie nouvelle, etqui sait même peut-être ? au dedans de lui sa nouvelle âme. Ilfrémissait de la seule pensée que c’était possible. Certes, siquelqu’un lui eût dit en ces moments-là qu’une heure viendrait oùce nom retentirait à son oreille, où ce hideux mot, Jean Valjean,sortirait tout à coup de la nuit et se dresserait devant lui, oùcette lumière formidable faite pour dissiper le mystère dont ils’enveloppait resplendirait subitement sur sa tête ; et que cenom ne le menacerait pas, que cette lumière ne produirait qu’uneobscurité plus épaisse, que ce voile déchiré accroîtrait lemystère ; que ce tremblement de terre consoliderait sonédifice, que ce prodigieux incident n’aurait d’autre résultat, sibon lui semblait, à lui, que de rendre son existence à la fois plusclaire et plus impénétrable, et que, de sa confrontation avec lefantôme de Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieurMadeleine sortirait plus honoré, plus paisible et plus respecté quejamais, – si quelqu’un lui eût dit cela, il eût hoché la tête etregardé ces paroles comme insensées. Eh bien ! tout celavenait précisément d’arriver, tout cet entassement de l’impossibleétait un fait, et Dieu avait permis que ces choses follesdevinssent des choses réelles !

Sa rêverie continuait de s’éclaircir. Il serendait de plus en plus compte de sa position.

Il lui semblait qu’il venait de s’éveiller deje ne sais quel sommeil, et qu’il se trouvait glissant sur unepente au milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain,sur le bord extrême d’un abîme. Il entrevoyait distinctement dansl’ombre un inconnu, un étranger, que la destinée prenait pour luiet poussait dans le gouffre à sa place. Il fallait, pour que legouffre se refermât, que quelqu’un y tombât, lui ou l’autre.

Il n’avait qu’à laisser faire.

La clarté devint complète, et il s’avouaceci : – Que sa place était vide aux galères, qu’il avait beaufaire, qu’elle l’y attendait toujours, que le vol de Petit-Gervaisl’y ramenait, que cette place vide l’attendrait et l’attireraitjusqu’à ce qu’il y fût, que cela était inévitable et fatal. – Etpuis il se dit : – Qu’en ce moment il avait un remplaçant,qu’il paraissait qu’un nommé Champmathieu avait cette mauvaisechance, et que, quant à lui, présent désormais au bagne dans lapersonne de ce Champmathieu, présent dans la société sous le nom deM. Madeleine, il n’avait plus rien à redouter, pourvu qu’iln’empêchât pas les hommes de sceller sur la tête de ce Champmathieucette pierre de l’infamie qui, comme la pierre du sépulcre, tombeune fois et ne se relève jamais.

Tout cela était si violent et si étrange qu’ilse fit soudain en lui cette espèce de mouvement indescriptiblequ’aucun homme n’éprouve plus de deux ou trois fois dans sa vie,sorte de convulsion de la conscience qui remue tout ce que le cœura de douteux, qui se compose d’ironie, de joie et de désespoir, etqu’on pourrait appeler un éclat de rire intérieur.

Il ralluma brusquement sa bougie.

– Eh bien quoi ! se dit-il, de quoiest-ce que j’ai peur ? qu’est-ce que j’ai à songer commecela ? Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n’avais plus qu’uneporte entr’ouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruptiondans ma vie ; cette porte, la voilà murée ! àjamais ! Ce Javert qui me trouble depuis si longtemps, ceredoutable instinct qui semblait m’avoir deviné, qui m’avaitdeviné, pardieu ! et qui me suivait partout, cet affreux chiende chasse toujours en arrêt sur moi, le voilà dérouté, occupéailleurs, absolument dépisté ! Il est satisfait désormais, ilme laissera tranquille, il tient son Jean Valjean ! Qui saitmême, il est probable qu’il voudra quitter la ville ! Et toutcela s’est fait sans moi ! Et je n’y suis pour rien ! Ahçà, mais ! qu’est-ce qu’il y a de malheureux dans ceci ?Des gens qui me verraient, parole d’honneur ! croiraient qu’ilm’est arrivé une catastrophe ! Après tout, s’il y a du malpour quelqu’un, ce n’est aucunement de ma faute. C’est laprovidence qui a tout fait. C’est qu’elle veut celaapparemment ! Ai-je le droit de déranger ce qu’ellearrange ? Qu’est-ce que je demande à présent ? De quoiest-ce que je vais me mêler ? Cela ne me regarde pas.Comment ! je ne suis pas content ! Mais qu’est-ce qu’ilme faut donc ? Le but auquel j’aspire depuis tant d’années, lesonge de mes nuits, l’objet de mes prières au ciel, la sécurité, jel’atteins ! C’est Dieu qui le veut. Je n’ai rien à fairecontre la volonté de Dieu. Et pourquoi Dieu le veut-il ? Pourque je continue ce que j’ai commencé, pour que je fasse le bien,pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pourqu’il soit dit qu’il y a eu enfin un peu de bonheur attaché à cettepénitence que j’ai subie et à cette vertu où je suis revenu !Vraiment je ne comprends pas pourquoi j’ai eu peur tantôt d’entrerchez ce brave curé et de tout lui raconter comme à un confesseur,et de lui demander conseil, c’est évidemment là ce qu’il m’auraitdit. C’est décidé, laissons aller les choses ! laissons fairele bon Dieu !

Il se parlait ainsi dans les profondeurs de saconscience, penché sur ce qu’on pourrait appeler son propre abîme.Il se leva de sa chaise, et se mit à marcher dans la chambre. –Allons, dit-il, n’y pensons plus. Voilà une résolution prise !– Mais il ne sentit aucune joie.

Au contraire.

On n’empêche pas plus la pensée de revenir àune idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, celas’appelle la marée ; pour le coupable, cela s’appelle leremords. Dieu soulève l’âme comme l’océan.

Au bout de peu d’instants, il eut beau faire,il reprit ce sombre dialogue dans lequel c’était lui qui parlait etlui qui écoutait, disant ce qu’il eût voulu taire, écoutant cequ’il n’eût pas voulu entendre, cédant à cette puissancemystérieuse qui lui disait : pense ! comme elle disait ily a deux mille ans à un autre condamné, marche !

Avant d’aller plus loin et pour êtrepleinement compris, insistons sur une observation nécessaire.

Il est certain qu’on se parle à soi-même, iln’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire mêmeque le verbe n’est jamais un plus magnifique mystère que lorsqu’ilva, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience etqu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sensseulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans cechapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie ensoi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grandtumulte ; tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalitésde l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pasmoins des réalités.

Il se demanda donc où il en était. Ils’interrogea sur cette « résolution prise ». Il seconfessa à lui-même[171] quetout ce qu’il venait d’arranger dans son esprit était monstrueux,que « laisser aller les choses, laisser faire le bonDieu », c’était tout simplement horrible. Laisser s’accomplircette méprise de la destinée et des hommes, ne pas l’empêcher, s’yprêter par son silence, ne rien faire enfin, c’était fairetout ! c’était le dernier degré de l’indignitéhypocrite ! c’était un crime bas, lâche, sournois, abject,hideux !

Pour la première fois depuis huit années, lemalheureux homme venait de sentir la saveur amère d’une mauvaisepensée et d’une mauvaise action.

Il la recracha avec dégoût.

Il continua de se questionner. Il se demandasévèrement ce qu’il avait entendu par ceci : « Mon butest atteint ! » Il se déclara que sa vie avait un but eneffet. Mais quel but ? cacher son nom ? tromper lapolice ? Était-ce pour une chose si petite qu’il avait faittout ce qu’il avait fait ? Est-ce qu’il n’avait pas un autrebut, qui était le grand, qui était le vrai ? Sauver, non sapersonne, mais son âme. Redevenir honnête et bon. Être unjuste ! est-ce que ce n’était pas là surtout, là uniquement,ce qu’il avait toujours voulu, ce que l’évêque lui avaitordonné ? – Fermer la porte à son passé ? Mais il ne lafermait pas, grand Dieu ! il la rouvrait en faisant une actioninfâme ! mais il redevenait un voleur, et le plus odieux desvoleurs ! il volait à un autre son existence, sa vie, sa paix,sa place au soleil ! il devenait un assassin ! il tuait,il tuait moralement un misérable homme, il lui infligeait cetteaffreuse mort vivante, cette mort à ciel ouvert, qu’on appelle lebagne ! Au contraire, se livrer, sauver cet homme frappé d’unesi lugubre erreur, reprendre son nom, redevenir par devoir leforçat Jean Valjean, c’était là vraiment achever sa résurrection,et fermer à jamais l’enfer d’où il sortait ! Y retomber enapparence, c’était en sortir en réalité ! Il fallait fairecela ! il n’avait rien fait s’il ne faisait pas cela !toute sa vie était inutile, toute sa pénitence était perdue, et iln’y avait plus qu’à dire : à quoi bon ? Il sentait quel’évêque était là, que l’évêque était d’autant plus présent qu’ilétait mort, que l’évêque le regardait fixement, que désormais lemaire Madeleine avec toutes ses vertus lui serait abominable, etque le galérien Jean Valjean serait admirable et pur devant lui.Que les hommes voyaient son masque, mais que l’évêque voyait saface. Que les hommes voyaient sa vie, mais que l’évêque voyait saconscience. Il fallait donc aller à Arras, délivrer le faux JeanValjean, dénoncer le véritable ! Hélas ! c’était là leplus grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, ledernier pas à franchir ; mais il le fallait. Douloureusedestinée ! il n’entrerait dans la sainteté aux yeux de Dieuque s’il rentrait dans l’infamie aux yeux des hommes !

– Eh bien, dit-il, prenons ceparti ! faisons notre devoir ! sauvons cethomme !

Il prononça ces paroles à haute voix, sanss’apercevoir qu’il parlait tout haut.

Il prit ses livres, les vérifia et les mit enordre. Il jeta au feu une liasse de créances qu’il avait sur depetits commerçants gênés. Il écrivit une lettre qu’il cacheta etsur l’enveloppe de laquelle on aurait pu lire, s’il y avait euquelqu’un dans sa chambre en cet instant : À MonsieurLaffitte, banquier, rue d’Artois, à Paris.

Il tira d’un secrétaire un portefeuille quicontenait quelques billets de banque et le passeport dont ils’était servi cette même année pour aller aux élections.

Qui l’eût vu pendant qu’il accomplissait cesdivers actes auxquels se mêlait une méditation si grave, ne se fûtpas douté de ce qui se passait en lui. Seulement par moments seslèvres remuaient ; dans d’autres instants il relevait la têteet fixait son regard sur un point quelconque de la muraille, commes’il y avait précisément là quelque chose qu’il voulait éclaircirou interroger.

La lettre à M. Laffitte terminée, il lamit dans sa poche ainsi que le portefeuille, et recommença àmarcher.

Sa rêverie n’avait point dévié. Il continuaitde voir clairement son devoir écrit en lettres lumineuses quiflamboyaient devant ses yeux et se déplaçaient avec sonregard : – Va ! nomme-toi !dénonce-toi ! –

Il voyait de même, et comme si elles sefussent mues devant lui avec des formes sensibles, les deux idéesqui avaient été jusque-là la double règle de sa vie : cacherson nom, sanctifier son âme. Pour la première fois, elles luiapparaissaient absolument distinctes, et il voyait la différencequi les séparait. Il reconnaissait que l’une de ces idées étaitnécessairement bonne, tandis que l’autre pouvait devenirmauvaise ; que celle-là était le dévouement et que celle-ciétait la personnalité ; que l’une disait : leprochain, et que l’autre disait : moi ;que l’une venait de la lumière et que l’autre venait de lanuit.

Elles se combattaient, il les voyait secombattre. À mesure qu’il songeait, elles avaient grandi devantl’œil de son esprit ; elles avaient maintenant des staturescolossales ; et il lui semblait qu’il voyait lutter au dedansde lui-même, dans cet infini dont nous parlions tout à l’heure, aumilieu des obscurités et des lueurs, une déesse et une géante.

Il était plein d’épouvante, mais il luisemblait que la bonne pensée l’emportait.

Il sentait qu’il touchait à l’autre momentdécisif de sa conscience et de sa destinée ; que l’évêqueavait marqué la première phase de sa vie nouvelle, et que ceChampmathieu en marquait la seconde. Après la grande crise, lagrande épreuve.

Cependant la fièvre, un instant apaisée, luirevenait peu à peu. Mille pensées le traversaient, mais ellescontinuaient de le fortifier dans sa résolution.

Un moment il s’était dit : – qu’ilprenait peut-être la chose trop vivement, qu’après tout ceChampmathieu n’était pas intéressant, qu’en somme il avaitvolé.

Il se répondit : – Si cet homme a eneffet volé quelques pommes, c’est un mois de prison. Il y a loin delà aux galères. Et qui sait même ? a-t-il volé ? est-ceprouvé ? Le nom de Jean Valjean l’accable et semble dispenserde preuves. Les procureurs du roi n’agissent-ils pas habituellementainsi ? On le croit voleur, parce qu’on le sait forçat.

Dans un autre instant, cette idée lui vintque, lorsqu’il se serait dénoncé, peut-être on considéreraitl’héroïsme de son action, et sa vie honnête depuis sept ans, et cequ’il avait fait pour le pays, et qu’on lui ferait grâce.

Mais cette supposition s’évanouit bien vite,et il sourit amèrement en songeant que le vol des quarante sous àPetit-Gervais le faisait récidiviste, que cette affairereparaîtrait certainement et, aux termes précis de la loi, leferait passible des travaux forcés à perpétuité.

Il se détourna de toute illusion, se détachade plus en plus de la terre et chercha la consolation et la forceailleurs. Il se dit qu’il fallait faire son devoir ; quepeut-être même ne serait-il pas plus malheureux après avoir faitson devoir qu’après l’avoir éludé ; que s’il laissaitfaire, s’il restait à Montreuil-sur-mer, sa considération, sabonne renommée, ses bonnes œuvres, la déférence, la vénération, sacharité, sa richesse, sa popularité, sa vertu, seraientassaisonnées d’un crime ; et quel goût auraient toutes ceschoses saintes liées à cette chose hideuse ! tandis que, s’ilaccomplissait son sacrifice, au bagne, au poteau, au carcan, aubonnet vert, au travail sans relâche, à la honte sans pitié, il semêlerait une idée céleste !

Enfin il se dit qu’il y avait nécessité, quesa destinée était ainsi faite, qu’il n’était pas maître de dérangerles arrangements d’en haut, que dans tous les cas il fallaitchoisir : ou la vertu au dehors et l’abomination au dedans, oula sainteté au dedans et l’infamie au dehors.

À remuer tant d’idées lugubres, son courage nedéfaillait pas, mais son cerveau se fatiguait. Il commençait àpenser malgré lui à d’autres choses, à des chosesindifférentes.

Ses artères battaient violemment dans sestempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d’abord à laparoisse, puis à la maison de ville. Il compta les douze coups auxdeux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappelaà cette occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez unmarchand de ferrailles une vieille cloche à vendre sur laquelle cenom était écrit : Antoine Albin deRomainville[172].

Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il nesongea pas à fermer la fenêtre.

Cependant il était retombé dans sa stupeur. Illui fallait faire un assez grand effort pour se rappeler à quoi ilsongeait avant que minuit sonnât. Il y parvint enfin.

– Ah ! oui, se dit-il, j’avais prisla résolution de me dénoncer.

Et puis tout à coup il pensa à la Fantine.

– Tiens ! dit-il, et cette pauvrefemme !

Ici une crise nouvelle se déclara.

Fantine, apparaissant brusquement dans sarêverie, y fut comme un rayon d’une lumière inattendue. Il luisembla que tout changeait d’aspect autour de lui, ils’écria :

– Ah çà, mais ! jusqu’ici je n’aiconsidéré que moi ! je n’ai eu égard qu’à ma convenance !Il me convient de me taire ou de me dénoncer, – cacher ma personneou sauver mon âme, – être un magistrat méprisable et respecté ou ungalérien infâme et vénérable, c’est moi, c’est toujours moi, cen’est que moi ! Mais, mon Dieu, c’est de l’égoïsme toutcela ! Ce sont des formes diverses de l’égoïsme, mais c’est del’égoïsme ! Si je songeais un peu aux autres ? Lapremière sainteté est de penser à autrui. Voyons, examinons. Moiexcepté, moi effacé, moi oublié, qu’arrivera-t-il de toutceci ? – Si je me dénonce ? on me prend. On lâche ceChampmathieu, on me remet aux galères, c’est bien. Et puis ?Que se passe-t-il ici ? Ah ! ici, il y a un pays, uneville, des fabriques, une industrie, des ouvriers, des hommes, desfemmes, des vieux grands-pères, des enfants, des pauvresgens ! J’ai créé tout ceci, je fais vivre tout cela ;partout où il y a une cheminée qui fume, c’est moi qui ai mis letison dans le feu et la viande dans la marmite ; j’ai faitl’aisance, la circulation, le crédit ; avant moi il n’y avaitrien ; j’ai relevé, vivifié, animé, fécondé, stimulé, enrichitout le pays ; moi de moins, c’est l’âme de moins. Je m’ôte,tout meurt. – Et cette femme qui a tant souffert, qui a tant demérites dans sa chute, dont j’ai causé sans le vouloir tout lemalheur ! Et cet enfant que je voulais aller chercher, quej’ai promis à la mère ! Est-ce que je ne dois pas aussiquelque chose à cette femme, en réparation du mal que je lui aifait ? Si je disparais, qu’arrive-t-il ? La mère meurt.L’enfant devient ce qu’il peut. Voilà ce qui se passe, si je medénonce. – Si je ne me dénonce pas ? Voyons, si je ne medénonce pas ?

Après s’être fait cette question, ils’arrêta ; il eut comme un moment d’hésitation et detremblement ; mais ce moment dura peu, et il se répondit aveccalme :

– Eh bien, cet homme va aux galères,c’est vrai, mais, que diable ! il a volé ! J’ai beau medire qu’il n’a pas volé, il a volé ! Moi, je reste ici, jecontinue. Dans dix ans j’aurai gagné dix millions, je les répandsdans le pays, je n’ai rien à moi, qu’est-ce que cela me fait ?Ce n’est pas pour moi ce que je fais ! La prospérité de tousva croissant, les industries s’éveillent et s’excitent, lesmanufactures et les usines se multiplient, les familles, centfamilles, mille familles ! sont heureuses ; la contrée sepeuple ; il naît des villages où il n’y a que des fermes, ilnaît des fermes où il n’y a rien ; la misère disparaît, etavec la misère disparaissent la débauche, la prostitution, le vol,le meurtre, tous les vices, tous les crimes ! Et cette pauvremère élève son enfant ! et voilà tout un pays riche ethonnête ! Ah çà, j’étais fou, j’étais absurde, qu’est-ce queje parlais donc de me dénoncer ? Il faut faire attention,vraiment, et ne rien précipiter. Quoi ! parce qu’il m’aura plude faire le grand et le généreux, – c’est du mélodrame, aprèstout ! – parce que je n’aurai songé qu’à moi, qu’à moi seul,quoi ! pour sauver d’une punition peut-être un peu exagérée,mais juste au fond, on ne sait qui, un voleur, un drôle évidemment,il faudra que tout un pays périsse ! il faudra qu’une pauvrefemme crève à l’hôpital ! qu’une pauvre petite fille crève surle pavé ! comme des chiens ! Ah ! mais c’estabominable ! Sans même que la mère ait revu son enfant !sans que l’enfant ait presque connu sa mère ! Et tout ça pource vieux gredin de voleur de pommes qui, à coup sûr, a mérité lesgalères pour autre chose, si ce n’est pour cela ! Beauxscrupules qui sauvent un coupable et qui sacrifient des innocents,qui sauvent un vieux vagabond, lequel n’a plus que quelques annéesà vivre au bout du compte et ne sera guère plus malheureux au bagneque dans sa masure, et qui sacrifient toute une population, mères,femmes, enfants ! Cette pauvre petite Cosette qui n’a que moiau monde et qui est sans doute en ce moment toute bleue de froiddans le bouge de ces Thénardier ! Voilà encore des canaillesceux-là ! Et je manquerais à mes devoirs envers tous cespauvres êtres ! Et je m’en irais me dénoncer ! Et jeferais cette inepte sottise ! Mettons tout au pis. Supposonsqu’il y ait une mauvaise action pour moi dans ceci et que maconscience me la reproche un jour, accepter, pour le bien d’autrui,ces reproches qui ne chargent que moi, cette mauvaise action qui necompromet que mon âme, c’est là qu’est le dévouement, c’est làqu’est la vertu.

Il se leva, il se remit à marcher. Cette foisil lui semblait qu’il était content.

On ne trouve les diamants que dans lesténèbres de la terre ; on ne trouve les vérités que dans lesprofondeurs de la pensée. Il lui semblait qu’après être descendudans ces profondeurs, après avoir longtemps tâtonné au plus noir deces ténèbres, il venait enfin de trouver un de ces diamants, une deces vérités, et qu’il la tenait dans sa main ; et ils’éblouissait à la regarder.

– Oui, pensa-t-il, c’est cela. Je suisdans le vrai. J’ai la solution. Il faut finir par s’en tenir àquelque chose. Mon parti est pris. Laissons faire ! Nevacillons plus, ne reculons plus. Ceci est dans l’intérêt de tous,non dans le mien. Je suis Madeleine, je reste Madeleine. Malheur àcelui qui est Jean Valjean ! Ce n’est plus moi. Je ne connaispas cet homme[173], je ne sais plus ce que c’est,s’il se trouve que quelqu’un est Jean Valjean à cette heure, qu’ils’arrange ! cela ne me regarde pas. C’est un nom de fatalitéqui flotte dans la nuit, s’il s’arrête et s’abat sur une tête, tantpis pour elle !

Il se regarda dans le petit miroir qui étaitsur sa cheminée, et dit :

– Tiens ! cela m’a soulagé deprendre une résolution ! Je suis tout autre à présent.

Il marcha encore quelques pas, puis ils’arrêta court :

– Allons ! dit-il, il ne fauthésiter devant aucune des conséquences de la résolution prise. Il ya encore des fils qui m’attachent à ce Jean Valjean. Il faut lesbriser ! Il y a ici, dans cette chambre même, des objets quim’accuseraient, des choses muettes qui seraient des témoins, c’estdit, il faut que tout cela disparaisse.

Il fouilla dans sa poche, en tira sa bourse,l’ouvrit, et y prit une petite clef.

Il introduisit cette clef dans une serruredont on voyait à peine le trou, perdu qu’il était dans les nuancesles plus sombres du dessin qui couvrait le papier collé sur le mur.Une cachette s’ouvrit, une espèce de fausse armoire ménagée entrel’angle de la muraille et le manteau de la cheminée. Il n’y avaitdans cette cachette que quelques guenilles, un sarrau de toilebleue, un vieux pantalon, un vieux havresac, et un gros bâtond’épine ferré aux deux bouts. Ceux qui avaient vu Jean Valjean àl’époque où il traversait Digne, en octobre 1815, eussent aisémentreconnu toutes les pièces de ce misérable accoutrement.

Il les avait conservées[174]comme il avait conservé les chandeliers d’argent, pour se rappelertoujours son point de départ. Seulement il cachait ceci qui venaitdu bagne, et il laissait voir les flambeaux qui venaient del’évêque.

Il jeta un regard furtif vers la porte, commes’il eût craint qu’elle ne s’ouvrît malgré le verrou qui lafermait ; puis d’un mouvement vif et brusque et d’une seulebrassée, sans même donner un coup d’œil à ces choses qu’il avait sireligieusement et si périlleusement gardées pendant tant d’années,il prit tout, haillons, bâton, havresac, et jeta tout au feu.

Il referma la fausse armoire, et, redoublantde précautions, désormais inutiles puisqu’elle était vide, en cachala porte derrière un gros meuble qu’il y poussa.

Au bout de quelques secondes, la chambre et lemur d’en face furent éclairés d’une grande réverbération rouge ettremblante. Tout brûlait. Le bâton d’épine pétillait et jetait desétincelles jusqu’au milieu de la chambre.

Le havresac, en se consumant avec d’affreuxchiffons qu’il contenait, avait mis à nu quelque chose qui brillaitdans la cendre. En se penchant, on eût aisément reconnu une pièced’argent. Sans doute la pièce de quarante sous volée au petitsavoyard.

Lui ne regardait pas le feu et marchait,allant et venant toujours du même pas.

Tout à coup ses yeux tombèrent sur les deuxflambeaux d’argent que la réverbération faisait reluire vaguementsur la cheminée.

– Tiens ! pensa-t-il, tout JeanValjean est encore là-dedans. Il faut aussi détruire cela.

Il prit les deux flambeaux.

Il y avait assez de feu pour qu’on pût lesdéformer promptement et en faire une sorte de lingotméconnaissable.

Il se pencha sur le foyer et s’y chauffa uninstant. Il eut un vrai bien-être. – La bonne chaleur !dit-il.

Il remua le brasier avec un des deuxchandeliers.

Une minute de plus, et ils étaient dans lefeu.

En ce moment il lui sembla qu’il entendait unevoix qui criait au dedans de lui :

– Jean Valjean ! JeanValjean !

Ses cheveux se dressèrent, il devint comme unhomme qui écoute une chose terrible.

– Oui, c’est cela, achève ! disaitla voix. Complète ce que tu fais ! détruis cesflambeaux ! anéantis ce souvenir ! oublie l’évêque !oublie tout ! perds ce Champmathieu ! va, c’est bien.Applaudis-toi ! Ainsi, c’est convenu, c’est résolu, c’est dit,voilà un homme, voilà un vieillard qui ne sait ce qu’on lui veut,qui n’a rien fait peut-être, un innocent, dont ton nom fait tout lemalheur, sur qui ton nom pèse comme un crime, qui va être pris pourtoi, qui va être condamné, qui va finir ses jours dans l’abjectionet dans l’horreur ! c’est bien. Sois honnête homme, toi. Restemonsieur le maire, reste honorable et honoré, enrichis la ville,nourris des indigents, élève des orphelins, vis heureux, vertueuxet admiré, et pendant ce temps-là, pendant que tu seras ici dans lajoie et dans la lumière, il y aura quelqu’un qui aura ta casaquerouge, qui portera ton nom dans l’ignominie et qui traînera tachaîne au bagne ! Oui, c’est bien arrangé ainsi !Ah ! misérable !

La sueur lui coulait du front. Il attachaitsur les flambeaux un œil hagard. Cependant ce qui parlait en luin’avait pas fini. La voix continuait :

– Jean Valjean ! il y aura autour detoi beaucoup de voix qui feront un grand bruit, qui parleront bienhaut, et qui te béniront, et une seule que personne n’entendra etqui te maudira dans les ténèbres. Eh bien ! écoute,infâme ! toutes ces bénédictions retomberont avant d’arriverau ciel, et il n’y aura que la malédiction qui montera jusqu’àDieu !

Cette voix, d’abord toute faible et quis’était élevée du plus obscur de sa conscience, était devenue pardegrés éclatante et formidable, et il l’entendait maintenant à sonoreille. Il lui semblait qu’elle était sortie de lui-même etqu’elle parlait à présent en dehors de lui. Il crut entendre lesdernières paroles si distinctement qu’il regarda dans la chambreavec une sorte de terreur.

– Y a-t-il quelqu’un ici ?demanda-t-il à haute voix, et tout égaré.

Puis il reprit avec un rire qui ressemblait aurire d’un idiot :

– Que je suis bête ! il ne peut yavoir personne.

Il y avait quelqu’un ; mais celui qui yétait n’était pas de ceux que l’œil humain peut voir.

Il posa les flambeaux sur la cheminée.

Alors il reprit cette marche monotone etlugubre qui troublait dans ses rêves et réveillait en sursautl’homme endormi au-dessous de lui.

Cette marche le soulageait et l’enivrait enmême temps. Il semble que parfois dans les occasions suprêmes on seremue pour demander conseil à tout ce qu’on peut rencontrer en sedéplaçant. Au bout de quelques instants il ne savait plus où il enétait.

Il reculait maintenant avec une égaleépouvante devant les deux résolutions qu’il avait prises tour àtour. Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussifunestes l’une que l’autre. – Quelle fatalité ! quellerencontre que ce Champmathieu pris pour lui ! Être précipitéjustement par le moyen que la providence paraissait d’abord avoiremployé pour l’affermir !

Il y eut un moment où il considéra l’avenir.Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea avecun immense désespoir tout ce qu’il faudrait quitter, tout ce qu’ilfaudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à cette existencesi bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l’honneur,à la liberté ! Il n’irait plus se promener dans les champs, iln’entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne feraitplus l’aumône aux petits enfants ! Il ne sentirait plus ladouceur des regards de reconnaissance et d’amour fixés surlui ! Il quitterait cette maison qu’il avait bâtie, cettechambre, cette petite chambre ! Tout lui paraissait charmant àcette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n’écrirait plussur cette petite table de bois blanc ! Sa vieille portière, laseule servante qu’il eût, ne lui monterait plus son café le matin.Grand Dieu ! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la vesterouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp,toutes ces horreurs connues ! À son âge, après avoir été cequ’il était ! Si encore il était jeune ! Mais, vieux,être tutoyé par le premier venu, être fouillé par legarde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l’argousin !avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin etsoir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille !subir la curiosité des étrangers auxquels on dirait :Celui-là, c’est le fameux Jean Valjean, qui a été maire àMontreuil-sur-mer ! Le soir, ruisselant de sueur, accabléde lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter deux à deux,sous le fouet du sergent, l’escalier-échelle du bagneflottant ! Oh ! quelle misère ! La destinéepeut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenirmonstrueuse comme le cœur humain !

Et, quoi qu’il fît, il retombait toujours surce poignant dilemme qui était au fond de sa rêverie : – resterdans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l’enfer, ety devenir ange !

Que faire, grand Dieu ! quefaire ?

La tourmente dont il était sorti avec tant depeine se déchaîna de nouveau en lui. Ses idées recommencèrent à semêler. Elles prirent ce je ne sais quoi de stupéfié et de machinalqui est propre au désespoir. Ce nom de Romainville lui revenaitsans cesse à l’esprit avec deux vers d’une chanson qu’il avaitentendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit boisprès Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas aumois d’avril.

Il chancelait au dehors comme au dedans. Ilmarchait comme un petit enfant qu’on laisse aller seul.

À de certains moments, luttant contre salassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Iltâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, leproblème sur lequel il était en quelque sorte tombé d’épuisement.Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ? – Il neréussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous lesraisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaientl’un après l’autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelqueparti qu’il s’arrêtât, nécessairement, et sans qu’il fût possibled’y échapper, quelque chose de lui allait mourir ; qu’ilentrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu’ilaccomplissait une agonie, l’agonie de son bonheur ou l’agonie de savertu.

Hélas ! toutes ses irrésolutionsl’avaient repris. Il n’était pas plus avancé qu’aucommencement.

Ainsi se débattait sous l’angoisse cettemalheureuse âme. Dix-huit cents ans avant cet homme infortuné,l’être mystérieux, en qui se résument toutes les saintetés ettoutes les souffrances de l’humanité, avait aussi lui, pendant queles oliviers frémissaient au vent farouche de l’infini, longtempsécarté de la main l’effrayant calice qui lui apparaissaitruisselant d’ombre et débordant de ténèbres dans des profondeurspleines d’étoiles.

Chapitre 4Formes que prend la souffrance pendant le sommeil

Trois heures du matin venaient de sonner, etil y avait cinq heures qu’il marchait ainsi, presque sansinterruption, lorsqu’il se laissa tomber sur sa chaise.

Il s’y endormit et fit un rêve[175].

Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne serapportait à la situation que par je ne sais quoi de funeste et depoignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappatellement que plus tard il l’a écrit. C’est un des papiers écritsde sa main qu’il a laissés. Nous croyons devoir transcrire icicette chose textuellement.

Quel que soit ce rêve, l’histoire de cettenuit serait incomplète si nous l’omettions. C’est la sombreaventure d’une âme malade.

Le voici. Sur l’enveloppe nous trouvons cetteligne écrite : Le rêve que j’ai eu cette nuit-là.

« J’étais dans une campagne. Une grandecampagne triste où il n’y avait pas d’herbe. Il ne me semblait pasqu’il fît jour ni qu’il fît nuit.

« Je me promenais avec mon frère, lefrère de mes années d’enfance, ce frère auquel je dois dire que jene pense jamais et dont je ne me souviens presque plus[176].

« Nous causions, et nous rencontrions despassants. Nous parlions d’une voisine que nous avions eueautrefois, et qui, depuis qu’elle demeurait sur la rue, travaillaitla fenêtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid àcause de cette fenêtre ouverte.

« Il n’y avait pas d’arbres dans lacampagne.

« Nous vîmes un homme qui passa près denous. C’était un homme tout nu, couleur de cendre, monté sur uncheval couleur de terre. L’homme n’avait pas de cheveux ; onvoyait son crâne et des veines sur son crâne. Il tenait à la mainune baguette qui était souple comme un sarment de vigne et lourdecomme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.

« Mon frère me dit : Prenons par lechemin creux.

« Il y avait un chemin creux où l’on nevoyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout était couleurde terre, même le ciel. Au bout de quelques pas, on ne me réponditplus quand je parlais. Je m’aperçus que mon frère n’était plus avecmoi.

« J’entrai dans un village que je vis. Jesongeai que ce devait être là Romainville (pourquoiRomainville ?) [177].

« La première rue où j’entrai étaitdéserte. J’entrai dans une seconde rue. Derrière l’angle quefaisaient les deux rues, il y avait un homme debout contre le mur.Je dis à cet homme : – Quel est ce pays ? oùsuis-je ? L’homme ne répondit pas. Je vis la porte d’unemaison ouverte, j’y entrai.

« La première chambre était déserte.J’entrai dans la seconde. Derrière la porte de cette chambre, il yavait un homme debout contre le mur. Je demandai à cet homme :– À qui est cette maison ? où suis-je ? L’homme nerépondit pas. La maison avait un jardin.

« Je sortis de la maison et j’entrai dansle jardin. Le jardin était désert. Derrière le premier arbre, jetrouvai un homme qui se tenait debout. Je dis à cet homme : –Quel est ce jardin ? où suis-je ? L’homme ne réponditpas.

« J’errai dans le village, et jem’aperçus que c’était une ville. Toutes les rues étaient désertes,toutes les portes étaient ouvertes. Aucun être vivant ne passaitdans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se promenaitdans les jardins. Mais il y avait derrière chaque angle de mur,derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un homme debout quise taisait. On n’en voyait jamais qu’un à la fois. Ces hommes meregardaient passer.

« Je sortis de la ville et je me mis àmarcher dans les champs.

« Au bout de quelque temps, je meretournai, et je vis une grande foule qui venait derrière moi. Jereconnus tous les hommes que j’avais vus dans la ville. Ils avaientdes têtes étranges. Ils ne semblaient pas se hâter, et cependantils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient aucun bruit enmarchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m’entoura. Lesvisages de ces hommes étaient couleur de terre.

« Alors le premier que j’avais vu etquestionné en entrant dans la ville me dit : – Oùallez-vous ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mortdepuis longtemps ?

« J’ouvris la bouche pour répondre, et jem’aperçus qu’il n’y avait personne autour de moi. »

Il se réveilla. Il était glacé. Un vent quiétait froid comme le vent du matin faisait tourner dans leurs gondsles châssis de la croisée restée ouverte. Le feu s’était éteint. Labougie touchait à sa fin. Il était encore nuit noire.

Il se leva, il alla à la fenêtre. Il n’y avaittoujours pas d’étoiles au ciel.

De sa fenêtre on voyait la cour de la maisonet la rue. Un bruit sec et dur qui résonna tout à coup sur le sollui fit baisser les yeux.

Il vit au-dessous de lui deux étoiles rougesdont les rayons s’allongeaient et se raccourcissaient bizarrementdans l’ombre.

Comme sa pensée était encore à demi submergéedans la brume des rêves, – tiens ! songea-t-il, il n’y en apas dans le ciel. Elles sont sur la terre maintenant.

Cependant ce trouble se dissipa, un secondbruit pareil au premier acheva de le réveiller ; il regarda,et il reconnut que ces deux étoiles étaient les lanternes d’unevoiture. À la clarté qu’elles jetaient, il put distinguer la formede cette voiture. C’était un tilbury attelé d’un petit chevalblanc. Le bruit qu’il avait entendu, c’étaient les coups de pied ducheval sur le pavé.

– Qu’est-ce que c’est que cettevoiture ? se dit-il. Qui est-ce qui vient donc simatin ?

En ce moment on frappa un petit coup à laporte de sa chambre.

Il frissonna de la tête aux pieds, et criad’une voix terrible :

– Qui est là ?

Quelqu’un répondit :

– Moi, monsieur le maire.

Il reconnut la voix de la vieille femme, saportière.

– Eh bien, reprit-il, qu’est-ce quec’est ?

– Monsieur le maire, il est tout àl’heure cinq heures du matin.

– Qu’est-ce que cela me fait ?

– Monsieur le maire, c’est lecabriolet.

– Quel cabriolet ?

– Le tilbury.

– Quel tilbury ?

– Est-ce que monsieur le maire n’a pasfait demander un tilbury ?

– Non, dit-il.

– Le cocher dit qu’il vient cherchermonsieur le maire.

– Quel cocher ?

– Le cocher de M. Scaufflaire.

– M. Scaufflaire ?

Ce nom le fit tressaillir comme si un éclairlui eût passé devant la face.

– Ah ! oui ! reprit-il,M. Scaufflaire.

Si la vieille femme l’eût pu voir en cemoment, elle eût été épouvantée.

Il se fit un assez long silence. Il examinaitd’un air stupide la flamme de la bougie et prenait autour de lamèche de la cire brûlante qu’il roulait dans ses doigts. La vieilleattendait. Elle se hasarda pourtant à élever encore lavoix :

– Monsieur le maire, que faut-il que jeréponde ?

– Dites que c’est bien, et que jedescends.

Chapitre 5Bâtons dans les roues

Le service des postes d’Arras àMontreuil-sur-mer se faisait encore à cette époque par de petitesmalles du temps de l’empire. Ces malles étaient des cabriolets àdeux roues, tapissés de cuir fauve au dedans, suspendus sur desressorts à pompe, et n’ayant que deux places, l’une pour lecourrier, l’autre pour le voyageur. Les roues étaient armées de ceslongs moyeux offensifs qui tiennent les autres voitures à distanceet qu’on voit encore sur les routes d’Allemagne. Le coffre auxdépêches, immense boîte oblongue, était placé derrière le cabrioletet faisait corps avec lui. Ce coffre était peint en noir et lecabriolet en jaune.

Ces voitures, auxquelles rien ne ressembleaujourd’hui, avaient je ne sais quoi de difforme et de bossu, et,quand on les voyait passer de loin et ramper dans quelque route àl’horizon, elles ressemblaient à ces insectes qu’on appelle, jecrois, termites, et qui, avec un petit corsage, traînent un grosarrière-train. Elles allaient, du reste, fort vite. La malle partied’Arras toutes les nuits à une heure, après le passage du courrierde Paris, arrivait à Montreuil-sur-mer un peu avant cinq heures dumatin.

Cette nuit-là, la malle qui descendait àMontreuil-sur-mer par la route de Hesdin accrocha, au tournantd’une rue, au moment où elle entrait dans la ville, un petittilbury attelé d’un cheval blanc, qui venait en sens inverse etdans lequel il n’y avait qu’une personne, un homme enveloppé d’unmanteau. La roue du tilbury reçut un choc assez rude. Le courriercria à cet homme d’arrêter, mais le voyageur n’écouta pas, etcontinua sa route au grand trot.

– Voilà un homme diablement pressé !dit le courrier.

L’homme qui se hâtait ainsi, c’est celui quenous venons de voir se débattre dans des convulsions dignes à coupsûr de pitié.

Où allait-il ? Il n’eût pu le dire.Pourquoi se hâtait-il ? Il ne savait. Il allait au hasarddevant lui. Où ? À Arras sans doute ; mais il allaitpeut-être ailleurs aussi. Par moments il le sentait, et iltressaillait.

Il s’enfonçait dans cette nuit comme dans ungouffre. Quelque chose le poussait, quelque chose l’attirait. Cequi se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous lecomprendront. Quel homme n’est entré, au moins une fois en sa vie,dans cette obscure caverne de l’inconnu ?

Du reste il n’avait rien résolu, rien décidé,rien arrêté, rien fait. Aucun des actes de sa conscience n’avaitété définitif. Il était plus que jamais comme au premiermoment.

Pourquoi allait-il à Arras ?

Il se répétait ce qu’il s’était déjà dit enretenant le cabriolet de Scaufflaire, – que, quel que dût être lerésultat, il n’y avait aucun inconvénient à voir de ses yeux, àjuger les choses par lui-même ; – que cela même était prudent,qu’il fallait savoir ce qui se passerait ; qu’on ne pouvaitrien décider sans avoir observé et scruté ; – que de loin onse faisait des montagnes de tout ; qu’au bout du compte,lorsqu’il aurait vu ce Champmathieu, quelque misérable, saconscience serait probablement fort soulagée de le laisser aller aubagne à sa place ; – qu’à la vérité il y aurait là Javert, etce Brevet, ce Chenildieu, ce Cochepaille, anciens forçats quil’avaient connu ; mais qu’à coup sûr ils ne le reconnaîtraientpas ; – bah ! quelle idée ! – que Javert en était àcent lieues ; – que toutes les conjectures et toutes lessuppositions étaient fixées sur ce Champmathieu, et que rien n’estentêté comme les suppositions et les conjectures ; – qu’il n’yavait donc aucun danger.

Que sans doute c’était un moment noir, maisqu’il en sortirait ; – qu’après tout il tenait sa destinée, simauvaise qu’elle voulût être, dans sa main ; – qu’il en étaitle maître. Il se cramponnait à cette pensée.

Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé nepoint aller à Arras.

Cependant il y allait.

Tout en songeant, il fouettait le cheval,lequel trottait de ce bon trot réglé et sûr qui fait deux lieues etdemie à l’heure.

À mesure que le cabriolet avançait, il sentaitquelque chose en lui qui reculait.

Au point du jour il était en rasecampagne ; la ville de Montreuil-sur-mer était assez loinderrière lui. Il regarda l’horizon blanchir ; il regarda, sansles voir, passer devant ses yeux toutes les froides figures d’uneaube d’hiver. Le matin a ses spectres comme le soir. Il ne lesvoyait pas, mais, à son insu, et par une sorte de pénétrationpresque physique, ces noires silhouettes d’arbres et de collinesajoutaient à l’état violent de son âme je ne sais quoi de morne etde sinistre.

Chaque fois qu’il passait devant une de cesmaisons isolées qui côtoient parfois les routes, il sedisait : il y a pourtant là-dedans des gens quidorment !

Le trot du cheval, les grelots du harnais, lesroues sur le pavé, faisaient un bruit doux et monotone. Ceschoses-là sont charmantes quand on est joyeux et lugubres quand onest triste.

Il était grand jour lorsqu’il arriva à Hesdin.Il s’arrêta devant une auberge pour laisser souffler le cheval etlui faire donner l’avoine.

Ce cheval était, comme l’avait ditScaufflaire, de cette petite race du Boulonnais qui a trop de tête,trop de ventre et pas assez d’encolure, mais qui a le poitrailouvert, la croupe large, la jambe sèche et fine et le piedsolide ; race laide, mais robuste et saine. L’excellente bêteavait fait cinq lieues en deux heures et n’avait pas une goutte desueur sur la croupe.

Il n’était pas descendu du tilbury. Le garçond’écurie qui apportait l’avoine se baissa tout à coup et examina laroue de gauche.

– Allez-vous loin comme cela ? ditcet homme.

Il répondit, presque sans sortir de sarêverie :

– Pourquoi ?

– Venez-vous de loin ? reprit legarçon.

– De cinq lieues d’ici.

– Ah !

– Pourquoi dites-vous :ah ?

Le garçon se pencha de nouveau, resta unmoment silencieux, l’œil fixé sur la roue, puis se redressa endisant :

– C’est que voilà une roue qui vient defaire cinq lieues, c’est possible, mais qui à coup sûr ne fera pasmaintenant un quart de lieue.

Il sauta à bas du tilbury.

– Que dites-vous là, mon ami ?

– Je dis que c’est un miracle que vousayez fait cinq lieues sans rouler, vous et votre cheval, dansquelque fossé de la grande route. Regardez plutôt.

La roue en effet était gravement endommagée.Le choc de la malle-poste avait fendu deux rayons et labouré lemoyeu dont l’écrou ne tenait plus.

– Mon ami, dit-il au garçon d’écurie, ily a un charron ici ?

– Sans doute, monsieur.

– Rendez-moi le service de l’allerchercher.

– Il est là, à deux pas. Hé ! maîtreBourgaillard !

Maître Bourgaillard, le charron, était sur leseuil de sa porte. Il vint examiner la roue et fit la grimace d’unchirurgien qui considère une jambe cassée.

– Pouvez-vous raccommoder cette rouesur-le-champ ?

– Oui, monsieur.

– Quand pourrai-je repartir ?

– Demain.

– Demain !

– Il y a une grande journée d’ouvrage.Est-ce que monsieur est pressé ?

– Très pressé. Il faut que je repartedans une heure au plus tard.

– Impossible, monsieur.

– Je payerai tout ce qu’on voudra.

– Impossible.

– Eh bien ! dans deux heures.

– Impossible pour aujourd’hui. Il fautrefaire deux rais et un moyeu. Monsieur ne pourra repartir avantdemain.

– L’affaire que j’ai ne peut attendre àdemain. Si, au lieu de raccommoder cette roue, on laremplaçait ?

– Comment cela ?

– Vous êtes charron ?

– Sans doute, monsieur.

– Est-ce que vous n’auriez pas une roue àme vendre ? Je pourrais repartir tout de suite.

– Une roue de rechange ?

– Oui.

– Je n’ai pas une roue toute faite pourvotre cabriolet. Deux roues font la paire. Deux roues ne vont pasensemble au hasard.

– En ce cas, vendez-moi une paire deroues.

– Monsieur, toutes les roues ne vont pasà tous les essieux.

– Essayez toujours.

– C’est inutile, monsieur. Je n’ai àvendre que des roues de charrette. Nous sommes un petit paysici.

– Auriez-vous un cabriolet à melouer ?

Le maître charron, du premier coup d’œil,avait reconnu que le tilbury était une voiture de louage. Il haussales épaules.

– Vous les arrangez bien, les cabrioletsqu’on vous loue ! j’en aurais un que je ne vous le loueraispas.

– Eh bien, à me vendre ?

– Je n’en ai pas.

– Quoi ! pas une carriole ? Jene suis pas difficile, comme vous voyez.

– Nous sommes un petit pays. J’ai bien làsous la remise, ajouta le charron, une vieille calèche qui est à unbourgeois de la ville qui me l’a donnée en garde et qui s’en serttous les trente-six du mois. Je vous la louerais bien, qu’est-ceque cela me fait ? mais il ne faudrait pas que le bourgeois lavît passer ; et puis, c’est une calèche, il faudrait deuxchevaux.

– Je prendrai des chevaux de poste.

– Où va monsieur ?

– À Arras.

– Et monsieur veut arriveraujourd’hui ?

– Mais oui.

– En prenant des chevaux deposte ?

– Pourquoi pas ?

– Est-il égal à monsieur d’arriver cettenuit à quatre heures du matin ?

– Non certes.

– C’est que, voyez-vous bien, il y a unechose à dire, en prenant des chevaux de poste…

– Monsieur a son passeport ?

– Oui.

– Eh bien, en prenant des chevaux deposte, monsieur n’arrivera pas à Arras avant demain. Nous sommes unchemin de traverse. Les relais sont mal servis, les chevaux sontaux champs. C’est la saison des grandes charrues qui commence, ilfaut de forts attelages, et l’on prend les chevaux partout, à laposte comme ailleurs. Monsieur attendra au moins trois ou quatreheures à chaque relais. Et puis on va au pas. Il y a beaucoup decôtes à monter.

– Allons, j’irai à cheval. Dételez lecabriolet. On me vendra bien une selle dans le pays.

– Sans doute. Mais ce cheval-ciendure-t-il la selle ?

– C’est vrai, vous m’y faites penser. Ilne l’endure pas.

– Alors…

– Mais je trouverai bien dans le villageun cheval à louer ?

– Un cheval pour aller à Arras d’unetraite !

– Oui.

– Il faudrait un cheval comme on n’en apas dans nos endroits. Il faudrait l’acheter d’abord, car on nevous connaît pas. Mais ni à vendre ni à louer, ni pour cinq centsfrancs, ni pour mille, vous ne le trouveriez pas !

– Comment faire ?

– Le mieux, là, en honnête homme, c’estque je raccommode la roue et que vous remettiez votre voyage àdemain.

– Demain il sera trop tard.

– Dame !

– N’y a-t-il pas la malle-poste qui va àArras ? Quand passe-t-elle ?

– La nuit prochaine. Les deux malles fontle service la nuit, celle qui monte comme celle qui descend.

– Comment ! il vous faut une journéepour raccommoder cette roue ?

– Une journée, et une bonne !

– En mettant deux ouvriers ?

– En en mettant dix !

– Si on liait les rayons avec descordes ?

– Les rayons, oui ; le moyeu, non.Et puis la jante aussi est en mauvais état.

– Y a-t-il un loueur de voitures dans laville ?

– Non.

– Y a-t-il un autre charron ?

Le garçon d’écurie et le maître charronrépondirent en même temps en hochant la tête.

– Non.

Il sentit une immense joie.

Il était évident que la providence s’enmêlait. C’était elle qui avait brisé la roue du tilbury et quil’arrêtait en route. Il ne s’était pas rendu à cette espèce depremière sommation ; il venait de faire tous les effortspossibles pour continuer son voyage ; il avait loyalement etscrupuleusement épuisé tous les moyens ; il n’avait reculé nidevant la saison, ni devant la fatigue, ni devant la dépense ;il n’avait rien à se reprocher. S’il n’allait pas plus loin, celane le regardait plus. Ce n’était plus sa faute, c’était, non lefait de sa conscience, mais le fait de la providence.

Il respira. Il respira librement et à pleinepoitrine pour la première fois depuis la visite de Javert. Il luisemblait que le poignet de fer qui lui serrait le cœur depuis vingtheures venait de le lâcher.

Il lui paraissait que maintenant Dieu étaitpour lui, et se déclarait.

Il se dit qu’il avait fait tout ce qu’ilpouvait, et qu’à présent il n’avait qu’à revenir sur ses pas,tranquillement.

Si sa conversation avec le charron eût eu lieudans une chambre de l’auberge, elle n’eût point eu de témoins,personne ne l’eût entendue, les choses en fussent restées là, et ilest probable que nous n’aurions eu à raconter aucun des événementsqu’on va lire ; mais cette conversation s’était faite dans larue. Tout colloque dans la rue produit inévitablement un cercle. Ily a toujours des gens qui ne demandent qu’à être spectateurs.Pendant qu’il questionnait le charron, quelques allants et venantss’étaient arrêtés autour d’eux. Après avoir écouté pendant quelquesminutes, un jeune garçon, auquel personne n’avait pris garde,s’était détaché du groupe en courant.

Au moment où le voyageur, après ladélibération intérieure que nous venons d’indiquer, prenait larésolution de rebrousser chemin, cet enfant revenait. Il étaitaccompagné d’une vieille femme.

– Monsieur, dit la femme, mon garçon medit que vous avez envie de louer un cabriolet.

Cette simple parole, prononcée par une vieillefemme que conduisait un enfant, lui fit ruisseler la sueur dans lesreins. Il crut voir la main qui l’avait lâché reparaître dansl’ombre derrière lui, toute prête à le reprendre.

Il répondit :

– Oui, bonne femme, je cherche uncabriolet à louer.

Et il se hâta d’ajouter :

– Mais il n’y en a pas dans le pays.

– Si fait, dit la vieille.

– Où ça donc ? reprit lecharron.

– Chez moi, répliqua la vieille.

Il tressaillit. La main fatale l’avaitressaisi.

La vieille avait en effet sous un hangar unefaçon de carriole en osier. Le charron et le garçon d’auberge,désolés que le voyageur leur échappât, intervinrent.

– C’était une affreuse guimbarde, – celaétait posé à cru sur l’essieu, – il est vrai que les banquettesétaient suspendues à l’intérieur avec des lanières de cuir, – ilpleuvait dedans, – les roues étaient rouillées et rongéesd’humidité, – cela n’irait pas beaucoup plus loin que le tilbury, –une vraie patache ! – Ce monsieur aurait bien tort de s’yembarquer, – etc., etc.

Tout cela était vrai, mais cette guimbarde,cette patache, cette chose, quelle qu’elle fût, roulait sur sesdeux roues et pouvait aller à Arras.

Il paya ce qu’on voulut, laissa le tilbury àréparer chez le charron pour l’y retrouver à son retour, fitatteler le cheval blanc à la carriole, y monta, et reprit la routequ’il suivait depuis le matin.

Au moment où la carriole s’ébranla, il s’avouaqu’il avait eu l’instant d’auparavant une certaine joie de songerqu’il n’irait point où il allait. Il examina cette joie avec unesorte de colère et la trouva absurde. Pourquoi de la joie à reveniren arrière ? Après tout, il faisait ce voyage librement.Personne ne l’y forçait. Et, certainement, rien n’arriverait que cequ’il voudrait bien.

Comme il sortait de Hesdin, il entendit unevoix qui lui criait : arrêtez ! arrêtez ! Il arrêtala carriole d’un mouvement vif dans lequel il y avait encore je nesais quoi de fébrile et de convulsif qui ressemblait à del’espérance.

C’était le petit garçon de la vieille.

– Monsieur, dit-il, c’est moi qui vous aiprocuré la carriole.

– Eh bien !

– Vous ne m’avez rien donné.

Lui qui donnait à tous et si facilement, iltrouva cette prétention exorbitante et presque odieuse.

– Ah ! c’est toi, drôle ?dit-il, tu n’auras rien !

Il fouetta le cheval et repartit au grandtrot.

Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, ileût voulu le rattraper. Le petit cheval était courageux et tiraitcomme deux ; mais on était au mois de février, il avait plu,les routes étaient mauvaises. Et puis, ce n’était plus le tilbury.La carriole était dure et très lourde. Avec cela force montées.

Il mit près de quatre heures pour aller deHesdin à Saint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues.

À Saint-Pol il détela à la première aubergevenue, et fit mener le cheval à l’écurie. Comme il l’avait promis àScaufflaire, il se tint près du râtelier pendant que le chevalmangeait. Il songeait à des choses tristes et confuses.

La femme de l’aubergiste entre dansl’écurie.

– Est-ce que monsieur ne veut pasdéjeuner ?

– Tiens, c’est vrai, dit-il, j’ai mêmebon appétit.

Il suivit cette femme qui avait une figurefraîche et réjouie. Elle le conduisit dans une salle basse où il yavait des tables ayant pour nappes des toiles cirées.

– Dépêchez-vous, reprit-il, il faut queje reparte. Je suis pressé.

Une grosse servante flamande mit son couverten toute hâte. Il regardait cette fille avec un sentiment debien-être.

– C’est là ce que j’avais, pensa-t-il. Jen’avais pas déjeuné.

On le servit. Il se jeta sur le pain, morditune bouchée, puis le reposa lentement sur la table et n’y touchaplus.

Un routier mangeait à une autre table. Il dità cet homme :

– Pourquoi leur pain est-il donc siamer ?

Le routier était allemand et n’entenditpas.

Il retourna dans l’écurie près du cheval.

Une heure après, il avait quitté Saint-Pol etse dirigeait vers Tinques qui n’est qu’à cinq lieues d’Arras.

Que faisait-il pendant ce trajet ? À quoipensait-il ? Comme le matin, il regardait passer les arbres,les toits de chaume, les champs cultivés, et les évanouissements dupaysage qui se disloque à chaque coude du chemin. C’est là unecontemplation qui suffit quelquefois à l’âme et qui la dispensepresque de penser. Voir mille objets pour la première et pour ladernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond !Voyager, c’est naître et mourir à chaque instant. Peut-être, dansla région la plus vague de son esprit, faisait-il desrapprochements entre ces horizons changeants et l’existencehumaine. Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuitedevant nous. Les obscurcissements et les clartéss’entremêlent : après un éblouissement, une éclipse ; onregarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce quipasse ; chaque événement est un tournant de la route ; ettout à coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout estnoir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la viequi vous traînait s’arrête, et l’on voit quelqu’un de voilé etd’inconnu qui le dételle dans les ténèbres.

Le crépuscule tombait au moment où des enfantsqui sortaient de l’école regardèrent ce voyageur entrer dansTinques. Il est vrai qu’on était encore aux jours courts del’année. Il ne s’arrêta pas à Tinques. Comme il débouchait duvillage, un cantonnier qui empierrait la route dressa la tête etdit :

– Voilà un cheval bien fatigué.

La pauvre bête en effet n’allait plus qu’aupas.

– Est-ce que vous allez à Arras ?ajouta le cantonnier.

– Oui.

– Si vous allez de ce train, vous n’yarriverez pas de bonne heure.

Il arrêta le cheval et demanda aucantonnier :

– Combien y a-t-il encore d’ici àArras ?

– Près de sept grandes lieues.

– Comment cela ? le livre de postene marque que cinq lieues et un quart.

– Ah ! reprit le cantonnier, vous nesavez donc pas que la route est en réparation ? Vous allez latrouver coupée à un quart d’heure d’ici. Pas moyen d’aller plusloin.

– Vraiment.

– Vous prendrez à gauche, le chemin quiva à Carency, vous passerez la rivière ; et, quand vous serezà Camblin, vous tournerez à droite ; c’est la route deMont-Saint-Éloy qui va à Arras.

– Mais voilà la nuit, je me perdrai.

– Vous n’êtes pas du pays ?

– Non.

– Avec ça, c’est tout chemins detraverse. – Tenez, Monsieur, reprit le cantonnier, voulez-vous queje vous donne un conseil ? Votre cheval est las, rentrez dansTinques. Il y a une bonne auberge. Couchez-y. Vous irez demain àArras.

– Il faut que j’y sois ce soir.

– C’est différent. Alors allez tout demême à cette auberge et prenez-y un cheval de renfort. Le garçon ducheval vous guidera dans la traverse.

Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussachemin, et une demi-heure après il repassait au même endroit, maisau grand trot, avec un bon cheval de renfort. Un garçon d’écuriequi s’intitulait postillon était assis sur le brancard de lacarriole.

Cependant il sentait qu’il perdait dutemps.

Il faisait tout à fait nuit.

Ils s’engagèrent dans la traverse. La routedevint affreuse. La carriole tombait d’une ornière dans l’autre. Ildit au postillon :

– Toujours au trot, et doublepourboire.

Dans un cahot le palonnier cassa.

– Monsieur, dit le postillon, voilà lepalonnier cassé, je ne sais plus comment atteler mon cheval, cetteroute-ci est bien mauvaise la nuit ; si vous vouliez revenircoucher à Tinques, nous pourrions être demain matin de bonne heureà Arras.

Il répondit :

– As-tu un bout de corde et uncouteau ?

– Oui, monsieur.

Il coupa une branche d’arbre et en fit unpalonnier.

Ce fut encore une perte de vingtminutes ; mais ils repartirent au galop.

La plaine était ténébreuse. Des brouillardsbas, courts et noirs rampaient sur les collines et s’en arrachaientcomme des fumées. Il y avait des lueurs blanchâtres dans lesnuages. Un grand vent qui venait de la mer faisait dans tous lescoins de l’horizon le bruit de quelqu’un qui remue des meubles.Tout ce qu’on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que dechoses frissonnent sous ces vastes souffles de la nuit !

Le froid le pénétrait. Il n’avait pas mangédepuis la veille. Il se rappelait vaguement son autre coursenocturne dans la grande plaine aux environs de Digne. Il y avaithuit ans ; et cela lui semblait hier[178].

Une heure sonna à quelque clocher lointain. Ildemanda au garçon :

– Quelle est cette heure ?

– Sept heures, monsieur. Nous serons àArras à huit. Nous n’avons plus que trois lieues.

En ce moment il fit pour la première foiscette réflexion, – en trouvant étrange qu’elle ne lui fût pas venueplus tôt : – que c’était peut-être inutile, toute la peinequ’il prenait ; qu’il ne savait seulement pas l’heure duprocès ; qu’il aurait dû au moins s’en informer ; qu’ilétait extravagant d’aller ainsi devant soi sans savoir si celaservirait à quelque chose. – Puis il ébaucha quelques calculs dansson esprit : – qu’ordinairement les séances des coursd’assises commençaient à neuf heures du matin ; – que cela nedevait pas être long, cette affaire-là ; – que le vol depommes, ce serait très court ; – qu’il n’y aurait plus ensuitequ’une question d’identité ; – quatre ou cinq dépositions, peude chose à dire pour les avocats ; – qu’il allait arriverlorsque tout serait fini !

Le postillon fouettait les chevaux. Ilsavaient passé la rivière et laissé derrière euxMont-Saint-Éloy.

La nuit devenait de plus en plus profonde.

Chapitre 6La sœur Simplice mise à l’épreuve

Cependant, en ce moment-là même, Fantine étaitdans la joie.

Elle avait passé une très mauvaise nuit. Touxaffreuse, redoublement de fièvre ; elle avait eu des songes.Le matin, à la visite du médecin, elle délirait. Il avait eu l’airalarmé et avait recommandé qu’on le prévînt dès queM. Madeleine viendrait.

Toute la matinée elle fut morne, parla peu, etfit des plis à ses draps en murmurant à voix basse des calculs quiavaient l’air d’être des calculs de distances. Ses yeux étaientcaves et fixes. Ils paraissaient presque éteints, et puis, parmoments, ils se rallumaient et resplendissaient comme des étoiles.Il semble qu’aux approches d’une certaines heure sombre, la clartédu ciel emplisse ceux que quitte la clarté de la terre.

Chaque fois que la sœur Simplice lui demandaitcomment elle se trouvait, elle répondait invariablement :

– Bien. Je voudrais voir monsieurMadeleine.

Quelques mois auparavant, à ce moment oùFantine venait de perdre sa dernière pudeur, sa dernière honte etsa dernière joie, elle était l’ombre d’elle-même ; maintenantelle en était le spectre. Le mal physique avait complété l’œuvre dumal moral. Cette créature de vingt-cinq ans avait le front ridé,les joues flasques, les narines pincées, les dents déchaussées, leteint plombé, le cou osseux, les clavicules saillantes, les membreschétifs, la peau terreuse, et ses cheveux blonds poussaient mêlésde cheveux gris. Hélas ! comme la maladie improvise lavieillesse !

À midi, le médecin revint, il fit quelquesprescriptions, s’informa si M. le maire avait paru à l’infirmerie,et branla la tête.

M. Madeleine venait d’habitude à troisheures voir la malade. Comme l’exactitude était de la bonté, ilétait exact.

Vers deux heures et demie, Fantine commença às’agiter. Dans l’espace de vingt minutes, elle demanda plus de dixfois à la religieuse :

– Ma sœur, quelle heure est-il ?

Trois heures sonnèrent. Au troisième coup,Fantine se dressa sur son séant, elle qui d’ordinaire pouvait àpeine remuer dans son lit ; elle joignit dans une sorted’étreinte convulsive ses deux mains décharnées et jaunes, et lareligieuse entendit sortir de sa poitrine un de ces soupirsprofonds qui semblent soulever un accablement. Puis Fantine setourna et regarda la porte.

Personne n’entra ; la porte ne s’ouvritpoint.

Elle resta ainsi un quart d’heure, l’œilattaché sur la porte, immobile et comme retenant son haleine. Lasœur n’osait lui parler. L’église sonna trois heures un quart.Fantine se laissa retomber sur l’oreiller.

Elle ne dit rien et se remit à faire des plisà son drap.

La demi-heure passa, puis l’heure. Personne nevint. Chaque fois que l’horloge sonnait, Fantine se dressait etregardait du côté de la porte, puis elle retombait.

On voyait clairement sa pensée, mais elle neprononçait aucun nom, elle ne se plaignait pas, elle n’accusaitpas. Seulement elle toussait d’une façon lugubre. On eût dit quequelque chose d’obscur s’abaissait sur elle. Elle était livide etavait les lèvres bleues. Elle souriait par moments.

Cinq heures sonnèrent. Alors la sœurl’entendit qui disait très bas et doucement :

– Mais puisque je m’en vais demain, il atort de ne pas venir aujourd’hui !

La sœur Simplice elle-même était surprise duretard de M. Madeleine.

Cependant Fantine regardait le ciel de sonlit. Elle avait l’air de chercher à se rappeler quelque chose. Toutà coup elle se mit à chanter d’une voix faible comme un souffle. Lareligieuse écouta. Voici ce que Fantine chantait :

Nous achèterons de bien belles choses

En nous promenant le long des faubourgs.

Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,

Les bleuets sont bleus, j’aime mes amours.

La vierge Marie auprès de mon poêle

Est venue hier en manteau brodé,

Et m’a dit : – Voici, caché sous mon voile,

Le petit qu’un jour tu m’as demandé.

Courez à la ville, ayez de la toile,

Achetez du fil, achetez un dé.

Nous achèterons de bien belles choses

En nous promenant le long des faubourgs.

Bonne sainte Vierge, auprès de mon poêle

J’ai mis un berceau de rubans orné

Dieu me donnerait sa plus belle étoile,

J’aime mieux l’enfant que tu m’as donné.

– Madame, que faire avec cette toile ?

– Faites un trousseau pour mon nouveau-né.

Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,

Les bleuets sont bleus, j’aime mes amours.

– Lavez cette toile. – Où ? – Dansla rivière.

Faites-en, sans rien gâter ni salir,

Une belle jupe avec sa brassière

Que je veux broder et de fleurs emplir.

– L’enfant n’est plus là, madame, qu’enfaire ?

– Faites-en un drap pour m’ensevelir.

Nous achèterons de bien belles choses

En nous promenant le long des faubourgs.

Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,

Les bleuets sont bleus, j’aime mes amours.

Cette chanson était une vieille romance deberceuse avec laquelle autrefois elle endormait sa petite Cosette,et qui ne s’était pas offerte à son esprit depuis cinq ans qu’ellen’avait plus son enfant. Elle chantait cela d’une voix si triste etsur un air si doux que c’était à faire pleurer, même unereligieuse. La sœur, habituée aux choses austères, sentit une larmelui venir.

L’horloge sonna six heures. Fantine ne parutpas entendre. Elle semblait ne plus faire attention à aucune choseautour d’elle.

La sœur Simplice envoya une fille de services’informer près de la portière de la fabrique si M. le maire étaitrentré et s’il ne monterait pas bientôt à l’infirmerie. La fillerevint au bout de quelques minutes.

Fantine était toujours immobile et paraissaitattentive à des idées qu’elle avait.

La servante raconta très bas à la sœurSimplice que M. le maire était parti le matin même avant six heuresdans un petit tilbury attelé d’un cheval blanc, par le froid qu’ilfaisait, qu’il était parti seul, pas même de cocher, qu’on nesavait pas le chemin qu’il avait pris, que des personnes disaientl’avoir vu tourner par la route d’Arras, que d’autres assuraientl’avoir rencontré sur la route de Paris. Qu’en s’en allant il avaitété comme à l’ordinaire très doux, et qu’il avait seulement dit àla portière qu’on ne l’attendît pas cette nuit.

Pendant que les deux femmes, le dos tourné aulit de la Fantine, chuchotaient, la sœur questionnant, la servanteconjecturant, la Fantine, avec cette vivacité fébrile de certainesmaladies organiques qui mêle les mouvements libres de la santé àl’effrayante maigreur de la mort, s’était mise à genoux sur sonlit, ses deux poings crispés appuyés sur le traversin, et, la têtepassée par l’intervalle des rideaux, elle écoutait. Tout à coupelle cria :

– Vous parlez là de monsieurMadeleine ! pourquoi parlez-vous tout bas ? Qu’est-cequ’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ?

Sa voix était si brusque et si rauque que lesdeux femmes crurent entendre une voix d’homme ; elles seretournèrent effrayées.

– Répondez donc ! cria Fantine.

La servante balbutia :

– La portière m’a dit qu’il ne pourraitpas venir aujourd’hui.

– Mon enfant, dit la sœur, tenez-voustranquille, recouchez-vous.

Fantine, sans changer d’attitude, reprit d’unevoix haute et avec un accent tout à la fois impérieux etdéchirant :

– Il ne pourra venir ? Pourquoicela ? Vous savez la raison. Vous la chuchotiez là entre vous.Je veux la savoir.

La servante se hâta de dire à l’oreille de lareligieuse :

– Répondez qu’il est occupé au conseilmunicipal.

La sœur Simplice rougit légèrement ;c’était un mensonge que la servante lui proposait. D’un autre côtéil lui semblait bien que dire la vérité à la malade ce serait sansdoute lui porter un coup terrible et que cela était grave dansl’état où était Fantine. Cette rougeur dura peu. La sœur leva surFantine son œil calme et triste, et dit :

– Monsieur le maire est parti.

Fantine se redressa et s’assit sur ses talons.Ses yeux étincelèrent. Une joie inouïe rayonna sur cettephysionomie douloureuse.

– Parti ! s’écria-t-elle. Il estallé chercher Cosette !

Puis elle tendit ses deux mains vers le cielet tout son visage devint ineffable. Ses lèvres remuaient ;elle priait à voix basse.

Quand sa prière fut finie :

– Ma sœur, dit-elle, je veux bien merecoucher, je vais faire tout ce qu’on voudra ; tout à l’heurej’ai été méchante, je vous demande pardon d’avoir parlé si haut,c’est très mal de parler haut, je le sais bien, ma bonne sœur, maisvoyez-vous, je suis très contente. Le bon Dieu est bon, monsieurMadeleine est bon, figurez-vous qu’il est allé chercher ma petiteCosette à Montfermeil.

Elle se recoucha, aida la religieuse àarranger l’oreiller et baisa une petite croix d’argent qu’elleavait au cou et que la sœur Simplice lui avait donnée.

– Mon enfant, dit la sœur, tâchez dereposer maintenant, et ne parlez plus.

Fantine prit dans ses mains moites la main dela sœur, qui souffrait de lui sentir cette sueur.

– Il est parti ce matin pour aller àParis. Au fait il n’a pas même besoin de passer par Paris.Montfermeil, c’est un peu à gauche en venant. Vous rappelez-vouscomme il me disait hier quand je lui parlais de Cosette :bientôt, bientôt ? C’est une surprise qu’il veut me faire.Vous savez ? il m’avait fait signer une lettre pour lareprendre aux Thénardier. Ils n’auront rien à dire, pas vrai ?Ils rendront Cosette. Puisqu’ils sont payés. Les autorités nesouffriraient pas qu’on garde un enfant quand on est payé. Ma sœur,ne me faites pas signe qu’il ne faut pas que je parle. Je suisextrêmement heureuse, je vais très bien, je n’ai plus de mal dutout, je vais revoir Cosette, j’ai même très faim. Il y a près decinq ans que je ne l’ai vue. Vous ne vous figurez pas, vous, commecela vous tient, les enfants ! Et puis elle sera si gentille,vous verrez ! Si vous saviez, elle a de si jolis petits doigtsroses ! D’abord elle aura de très belles mains. À un an, elleavait des mains ridicules. Ainsi ! – Elle doit être grande àprésent. Cela vous a sept ans. C’est une demoiselle. Je l’appelleCosette, mais elle s’appelle Euphrasie. Tenez, ce matin, jeregardais de la poussière qui était sur la cheminée et j’avais bienl’idée comme cela que je reverrais bientôt Cosette. Mon Dieu !comme on a tort d’être des années sans voir ses enfants ! ondevrait bien réfléchir que la vie n’est pas éternelle !Oh ! comme il est bon d’être parti, monsieur le maire !C’est vrai ça, qu’il fait bien froid ? avait-il son manteau aumoins ? Il sera ici demain, n’est-ce pas ? Ce sera demainfête. Demain matin, ma sœur, vous me ferez penser à mettre monpetit bonnet qui a de la dentelle. Montfermeil, c’est un pays. J’aifait cette route-là, à pied, dans le temps. Il y a eu bien loinpour moi. Mais les diligences vont très vite ! Il sera icidemain avec Cosette. Combien y a-t-il d’ici Montfermeil ?

La sœur, qui n’avait aucune idée desdistances, répondit :

– Oh ! je crois bien qu’il pourraêtre ici demain.

– Demain ! demain ! ditFantine, je verrai Cosette demain ! Voyez-vous, bonne sœur dubon Dieu, je ne suis plus malade. Je suis folle. Je danserais, sion voulait.

Quelqu’un qui l’eût vue un quart d’heureauparavant n’y eût rien compris. Elle était maintenant toute rose,elle parlait d’une voix vive et naturelle, toute sa figure n’étaitqu’un sourire. Par moments elle riait en se parlant tout bas. Joiede mère, c’est presque joie d’enfant.

– Eh bien, reprit la religieuse, vousvoilà heureuse, obéissez-moi, ne parlez plus.

Fantine posa sa tête sur l’oreiller et dit àdemi-voix :

– Oui, recouche-toi, sois sage puisque tuvas avoir ton enfant. Elle a raison, sœur Simplice. Tous ceux quisont ici ont raison.

Et puis, sans bouger, sans remuer la tête,elle se mit à regarder partout avec ses yeux tout grands ouverts etun air joyeux, et elle ne dit plus rien.

La sœur referma ses rideaux, espérant qu’elles’assoupirait.

Entre sept et huit heures le médecin vint.N’entendant aucun bruit, il crut que Fantine dormait, entradoucement et s’approcha du lit sur la pointe du pied. Il entrouvritles rideaux, et à la lueur de la veilleuse il vit les grands yeuxcalmes de Fantine qui le regardaient.

Elle lui dit :

– Monsieur, n’est-ce pas, on me laisserala coucher à côté de moi dans un petit lit ?

Le médecin crut qu’elle délirait. Elleajouta :

– Regardez plutôt, il y a juste de laplace.

Le médecin prit à part la sœur Simplice quilui expliqua la chose, que M. Madeleine était absent pour unjour ou deux, et que, dans le doute, on n’avait pas cru devoirdétromper la malade qui croyait monsieur le maire parti pourMontfermeil ; qu’il était possible en somme qu’elle eût devinéjuste. Le médecin approuva.

Il se rapprocha du lit de Fantine, quireprit :

– C’est que, voyez-vous, le matin, quandelle s’éveillera, je lui dirai bonjour à ce pauvre chat, et lanuit, moi qui ne dors pas, je l’entendrai dormir. Sa petiterespiration si douce, cela me fera du bien.

– Donnez-moi votre main, dit lemédecin.

Elle tendit son bras, et s’écria en riant.

– Ah ! tiens ! au fait, c’estvrai, vous ne savez pas c’est que je suis guérie. Cosette arrivedemain.

Le médecin fut surpris. Elle était mieux.L’oppression était moindre. Le pouls avait repris de la force. Unesorte de vie survenue tout à coup ranimait ce pauvre êtreépuisé.

– Monsieur le docteur, reprit-elle, lasœur vous a-t-elle dit que monsieur le maire était allé chercher lechiffon ?

Le médecin recommanda le silence et qu’onévitât toute émotion pénible. Il prescrivit une infusion dequinquina pur, et, pour le cas où la fièvre reprendrait dans lanuit, une potion calmante. En s’en allant, il dit à lasœur :

– Cela va mieux. Si le bonheur voulaitqu’en effet monsieur le maire arrivât demain avec l’enfant, quisait ? il y a des crises si étonnantes, on a vu de grandesjoies arrêter court des maladies ; je sais bien que celle-ciest une maladie organique, et bien avancée, mais c’est un telmystère que tout cela ! Nous la sauverions peut-être.

Chapitre 7Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir

Il était près de huit heures du soir quand lacarriole que nous avons laissée en route entra sous la portecochère de l’hôtel de la Poste à Arras. L’homme que nous avonssuivi jusqu’à ce moment en descendit, répondit d’un air distraitaux empressements des gens de l’auberge, renvoya le cheval derenfort, et conduisit lui-même le petit cheval blanc àl’écurie ; puis il poussa la porte d’une salle de billard quiétait au rez-de-chaussée, s’y assit, et s’accouda sur une table. Ilavait mis quatorze heures à ce trajet qu’il comptait faire en six.Il se rendait la justice que ce n’était pas sa faute ; mais aufond il n’en était pas fâché.

La maîtresse de l’hôtel entra.

– Monsieur couche-t-il ? monsieursoupe-t-il ?

Il fit un signe de tête négatif.

– Le garçon d’écurie dit que le cheval demonsieur est bien fatigué !

Ici il rompit le silence.

– Est-ce que le cheval ne pourra pasrepartir demain matin ?

– Oh ! monsieur ! il lui fautau moins deux jours de repos.

Il demanda :

– N’est-ce pas ici le bureau deposte ?

– Oui, monsieur.

L’hôtesse le mena à ce bureau ; il montrason passeport et s’informa s’il y avait moyen de revenir cette nuitmême à Montreuil-sur-mer par la malle ; la place à côté ducourrier était justement vacante ; il la retint et lapaya.

– Monsieur, dit le buraliste, ne manquezpas d’être ici pour partir à une heure précise du matin.

Cela fait, il sortit de l’hôtel et se mit àmarcher dans la ville.

Il ne connaissait pas Arras, les rues étaientobscures, et il allait au hasard. Cependant il semblait s’obstinerà ne pas demander son chemin aux passants. Il traversa la petiterivière Crinchon et se trouva dans un dédale de ruelles étroites oùil se perdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. Après quelquehésitation, il prit le parti de s’adresser à ce bourgeois, non sansavoir d’abord regardé devant et derrière lui, comme s’il craignaitque quelqu’un n’entendit la question qu’il allait faire.

– Monsieur, dit-il, le palais de justice,s’il vous plaît ?

– Vous n’êtes pas de la ville,monsieur ? répondit le bourgeois qui était un assez vieuxhomme, eh bien, suivez-moi. Je vais précisément du côté du palaisde justice, c’est-à-dire du côté de l’hôtel de la préfecture. Caron répare en ce moment le palais, et provisoirement les tribunauxont leurs audiences à la préfecture.

– Est-ce là, demanda-t-il, qu’on tientles assises ?

– Sans doute, monsieur. Voyez-vous, cequi est la préfecture aujourd’hui était l’évêché avant larévolution. Monsieur de Conzié, qui était évêque enquatrevingt-deux, y a fait bâtir une grande salle. C’est dans cettegrande salle qu’on juge.

Chemin faisant, le bourgeois luidit :

– Si c’est un procès que monsieur veutvoir, il est un peu tard. Ordinairement les séances finissent à sixheures.

Cependant, comme ils arrivaient sur la grandeplace, le bourgeois lui montra quatre longues fenêtres éclairéessur la façade d’un vaste bâtiment ténébreux.

– Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps,vous avez du bonheur. Voyez-vous ces quatre fenêtres ? c’estla cour d’assises. Il y a de la lumière. Donc ce n’est pas fini.L’affaire aura traîné en longueur et on fait une audience du soir.Vous vous intéressez à cette affaire ? Est-ce que c’est unprocès criminel ? Est-ce que vous êtes témoin ?

Il répondit :

– Je ne viens pour aucune affaire, j’aiseulement à parler à un avocat.

– C’est différent, dit le bourgeois.Tenez, monsieur, voici la porte. Où est le factionnaire. Vousn’aurez qu’à monter le grand escalier.

Il se conforma aux indications du bourgeois,et, quelques minutes après, il était dans une salle où il y avaitbeaucoup de monde et où des groupes mêlés d’avocats en robechuchotaient çà et là.

C’est toujours une chose qui serre le cœur devoir ces attroupements d’hommes vêtus de noir qui murmurent entreeux à voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rareque la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui ensort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d’avance.Tous ces groupes semblent à l’observateur qui passe et qui rêveautant de ruches sombres où des espèces d’esprits bourdonnantsconstruisent en commun toutes sortes d’édifices ténébreux.

Cette salle, spacieuse et éclairée d’une seulelampe, était une ancienne antichambre de l’évêché et servait desalle des pas perdus. Une porte à deux battants, fermée en cemoment, la séparait de la grande chambre où siégeait la courd’assises.

L’obscurité était telle qu’il ne craignit pasde s’adresser au premier avocat qu’il rencontra.

– Monsieur, dit-il, où enest-on ?

– C’est fini, dit l’avocat.

– Fini !

Ce mot fut répété d’un tel accent que l’avocatse retourna.

– Pardon, monsieur, vous êtes peut-êtreun parent ?

– Non. Je ne connais personne ici. Et ya-t-il eu condamnation ?

– Sans doute. Cela n’était guère possibleautrement.

– Aux travaux forcés ?…

– À perpétuité.

Il reprit d’une voix tellement faible qu’onl’entendait à peine :

– L’identité a donc étéconstatée ?

– Quelle identité ? réponditl’avocat. Il n’y avait pas d’identité à constater. L’affaire étaitsimple. Cette femme avait tué son enfant, l’infanticide a étéprouvé, le jury a écarté la préméditation, on l’a condamnée àvie.

– C’est donc une femme ? dit-il.

– Mais sûrement. La fille Limosin. Dequoi me parlez-vous donc ?

– De rien. Mais puisque c’est fini,comment se fait-il que la salle soit encore éclairée ?

– C’est pour l’autre affaire qu’on acommencée il y a à peu près deux heures.

– Quelle autre affaire ?

– Oh ! celle-là est claire aussi.C’est une espèce de gueux, un récidiviste, un galérien, qui a volé.Je ne sais plus trop son nom. En voilà un qui vous a une mine debandit. Rien que pour avoir cette figure-là, je l’enverrais auxgalères.

– Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il moyende pénétrer dans la salle ?

– Je ne crois vraiment pas. Il y abeaucoup de foule. Cependant l’audience est suspendue. Il y a desgens qui sont sortis, et, à la reprise de l’audience, vous pourrezessayer.

– Par où entre-t-on ?

– Par cette grande porte.

L’avocat le quitta. En quelques instants, ilavait éprouvé, presque en même temps, presque mêlées, toutes lesémotions possibles. Les paroles de cet indifférent lui avaient tourà tour traversé le cœur comme des aiguilles de glace et comme deslames de feu. Quand il vit que rien n’était terminé, ilrespira ; mais il n’eût pu dire si ce qu’il ressentait étaitdu contentement ou de la douleur.

Il s’approcha de plusieurs groupes et ilécouta ce qu’on disait. Le rôle de la session étant très chargé, leprésident avait indiqué pour ce même jour deux affaires simples etcourtes. On avait commencé par l’infanticide, et maintenant on enétait au forçat, au récidiviste, au « cheval de retour ».Cet homme avait volé des pommes, mais cela ne paraissait pas bienprouvé ; ce qui était prouvé, c’est qu’il avait été déjà auxgalères à Toulon. C’est ce qui faisait son affaire mauvaise. Dureste, l’interrogatoire de l’homme était terminé et les dépositionsdes témoins ; mais il y avait encore les plaidoiries del’avocat et le réquisitoire du ministère public ; cela nedevait guère finir avant minuit. L’homme serait probablementcondamné ; l’avocat général était très bon, – et nemanquait pas ses accusés ; – c’était un garçond’esprit qui faisait des vers.

Un huissier se tenait debout près de la portequi communiquait avec la salle des assises. Il demanda à cethuissier :

– Monsieur, la porte va-t-elle bientôts’ouvrir ?

– Elle ne s’ouvrira pas, ditl’huissier.

– Comment ! on ne l’ouvrira pas à lareprise de l’audience ? est-ce que l’audience n’est passuspendue ?

– L’audience vient d’être reprise,répondit l’huissier, mais la porte ne se rouvrira pas.

– Pourquoi ?

– Parce que la salle est pleine.

– Quoi ? il n’y a plus uneplace ?

– Plus une seule. La porte est fermée.Personne ne peut plus entrer.

L’huissier ajouta après un silence :

– Il y a bien encore deux ou trois placesderrière monsieur le président, mais monsieur le président n’yadmet que les fonctionnaires publics.

Cela dit, l’huissier lui tourna le dos.

Il se retira la tête baissée, traversal’antichambre et redescendit l’escalier lentement, comme hésitant àchaque marche. Il est probable qu’il tenait conseil avec lui-même.Le violent combat qui se livrait en lui depuis la veille n’étaitpas fini ; et, à chaque instant, il en traversait quelquenouvelle péripétie. Arrivé sur le palier de l’escalier, il s’adossaà la rampe et croisa les bras. Tout à coup il ouvrit sa redingote,prit son portefeuille, en tira un crayon, déchira une feuille, etécrivit rapidement sur cette feuille à la lueur du réverbère cetteligne : – M. Madeleine, maire deMontreuil-sur-mer. Puis il remonta l’escalier à grands pas,fendit la foule, marcha droit à l’huissier, lui remit le papier, etlui dit avec autorité :

– Portez ceci à monsieur leprésident.

L’huissier prit le papier, y jeta un coupd’œil et obéit.

Chapitre 8Entrée de faveur

Sans qu’il s’en doutât, le maire deMontreuil-sur-mer avait une sorte de célébrité. Depuis sept ans quesa réputation de vertu remplissait tout le bas Boulonnais, elleavait fini par franchir les limites d’un petit pays et s’étaitrépandue dans les deux ou trois départements voisins. Outre leservice considérable qu’il avait rendu au chef-lieu en y restaurantl’industrie des verroteries noires, il n’était pas une des centquarante et une communes de l’arrondissement de Montreuil-sur-merqui ne lui dût quelque bienfait. Il avait su même au besoin aideret féconder les industries des autres arrondissements. C’est ainsiqu’il avait dans l’occasion soutenu de son crédit et de ses fondsla fabrique de tulle de Boulogne, la filature de lin à la mécaniquede Frévent et la manufacture hydraulique de toiles deBoubers-sur-Canche. Partout on prononçait avec vénération le nom deM. Madeleine. Arras et Douai enviaient son maire à l’heureusepetite ville de Montreuil-sur-mer.

Le conseiller à la cour royale de Douai, quiprésidait cette session des assises à Arras, connaissait comme toutle monde ce nom si profondément et si universellement honoré. Quandl’huissier, ouvrant discrètement la porte qui communiquait de lachambre du conseil à l’audience, se pencha derrière le fauteuil duprésident et lui remit le papier où était écrite la ligne qu’onvient de lire, en ajoutant : Ce monsieur désire assister àl’audience, le président fit un vif mouvement de déférence,saisit une plume, écrivit quelques mots au bas du papier, et lerendit à l’huissier en lui disant : Faites entrer.

L’homme malheureux dont nous racontonsl’histoire était resté près de la porte de la salle à la même placeet dans la même attitude où l’huissier l’avait quitté. Il entendit,à travers sa rêverie, quelqu’un qui lui disait : Monsieurveut-il bien me faire l’honneur de me suivre ? C’était ce mêmehuissier qui lui avait tourné le dos l’instant d’auparavant et quimaintenant le saluait jusqu’à terre. L’huissier en même temps luiremit le papier. Il le déplia, et, comme il se rencontrait qu’ilétait près de la lampe, il put lire :

« Le président de la cour d’assisesprésente son respect à M. Madeleine. »

Il froissa le papier entre ses mains, comme sices quelques mots eussent eu pour lui un arrière-goût étrange etamer.

Il suivit l’huissier.

Quelques minutes après, il se trouvait seuldans une espèce de cabinet lambrissé, d’un aspect sévère, éclairépar deux bougies posées sur une table à tapis vert. Il avait encoredans l’oreille les dernières paroles de l’huissier qui venait de lequitter – « Monsieur, vous voici dans la chambre duconseil ; vous n’avez qu’à tourner le bouton de cuivre decette porte, et vous vous trouverez dans l’audience derrière lefauteuil de monsieur le président. » – Ces paroles se mêlaientdans sa pensée à un souvenir vague de corridors étroits etd’escaliers noirs qu’il venait de parcourir.

L’huissier l’avait laissé seul. Le momentsuprême était arrivé. Il cherchait à se recueillir sans pouvoir yparvenir. C’est surtout aux heures où l’on aurait le plus besoin deles rattacher aux réalités poignantes de la vie que tous les filsde la pensée se rompent dans le cerveau. Il était dans l’endroitmême où les juges délibèrent et condamnent. Il regardait avec unetranquillité stupide cette chambre paisible et redoutable où tantd’existences avaient été brisées, où son nom allait retentir tout àl’heure, et que sa destinée traversait en ce moment. Il regardaitla muraille, puis il se regardait lui-même, s’étonnant que ce fûtcette chambre et que ce fût lui.

Il n’avait pas mangé depuis plus devingt-quatre heures, il était brisé par les cahots de la carriole,mais il ne le sentait pas ; il lui semblait qu’il ne sentaitrien.

Il s’approcha d’un cadre noir qui étaitaccroché au mur et qui contenait sous verre une vieille lettreautographe de Jean-Nicolas Pache, maire de Paris et ministre,datée, sans doute par erreur, du 9 juin an II[179], et dans laquelle Pache envoyait à lacommune la liste des ministres et des députés tenus en arrestationchez eux. Un témoin qui l’eût pu voir et qui l’eût observé en cetinstant eût sans doute imaginé que cette lettre lui paraissait biencurieuse, car il n’en détachait pas ses yeux, et il la lut deux outrois fois. Il la lisait sans y faire attention et à son insu. Ilpensait à Fantine et à Cosette.

Tout en rêvant, il se retourna, et ses yeuxrencontrèrent le bouton de cuivre de la porte qui le séparait de lasalle des assises. Il avait presque oublié cette porte. Son regard,d’abord calme, s’y arrêta, resta attaché à ce bouton de cuivre,puis devint effaré et fixe, et s’empreignit peu à peu d’épouvante.Des gouttes de sueur lui sortaient d’entre les cheveux etruisselaient sur ses tempes.

À un certain moment, il fit avec une sorted’autorité mêlée de rébellion ce geste indescriptible qui veut direet qui dit si bien : Pardieu ! qui est-ce qui m’yforce ? Puis il se tourna vivement, vit devant lui laporte par laquelle il était entré, y alla, l’ouvrit, et sortit. Iln’était plus dans cette chambre, il était dehors, dans un corridor,un corridor long, étroit, coupé de degrés et de guichets, faisanttoutes sortes d’angles, éclairé çà et là de réverbères pareils àdes veilleuses de malades, le corridor par où il était venu. Ilrespira, il écouta ; aucun bruit derrière lui, aucun bruitdevant lui ; il se mit à fuir comme si on le poursuivait.

Quand il eut doublé plusieurs des coudes de cecouloir, il écouta encore. C’était toujours le même silence et lamême ombre autour de lui. Il était essoufflé, il chancelait, ils’appuya au mur. La pierre était froide, sa sueur était glacée surson front, il se redressa en frissonnant.

Alors, là, seul, debout dans cette obscurité,tremblant de froid et d’autre chose peut-être, il songea.

Il avait songé toute la nuit, il avait songétoute la journée ; il n’entendait plus en lui qu’une voix quidisait : hélas !

Un quart d’heure s’écoula ainsi. Enfin, ilpencha la tête, soupira avec angoisse, laissa pendre ses bras, etrevint sur ses pas. Il marchait lentement et comme accablé. Ilsemblait que quelqu’un l’eût atteint dans sa fuite et leramenât.

Il rentra dans la chambre du conseil. Lapremière chose qu’il aperçut, ce fut la gâchette de la porte. Cettegâchette, ronde et en cuivre poli, resplendissait pour lui commeune effroyable étoile. Il la regardait comme une brebis regarderaitl’œil d’un tigre.

Ses yeux ne pouvaient s’en détacher.

De temps en temps il faisait un pas et serapprochait de la porte.

S’il eût écouté, il eût entendu, comme unesorte de murmure confus, le bruit de la salle voisine ; maisil n’écoutait pas, et il n’entendait pas.

Tout à coup, sans qu’il sût lui-même comment,il se trouva près de la porte. Il saisit convulsivement lebouton ; la porte s’ouvrit.

Il était dans la salle d’audience.

Chapitre 9Un lieu où des convictions sont en train de se former

Il fit un pas, referma machinalement la portederrière lui, et resta debout, considérant ce qu’il voyait.

C’était une assez vaste enceinte à peineéclairée, tantôt pleine de rumeur, tantôt pleine de silence, oùtout l’appareil d’un procès criminel se développait avec sa gravitémesquine et lugubre au milieu de la foule.

À un bout de la salle, celui où il setrouvait, des juges à l’air distrait, en robe usée, se rongeant lesongles ou fermant les paupières ; à l’autre bout, une foule enhaillons ; des avocats dans toutes sortes d’attitudes ;des soldats au visage honnête et dur ; de vieilles boiseriestachées, un plafond sale, des tables couvertes d’une serge plutôtjaune que verte, des portes noircies par les mains ; à desclous plantés dans le lambris, des quinquets d’estaminet donnantplus de fumée que de clarté ; sur les tables, des chandellesdans des chandeliers de cuivre ; l’obscurité, la laideur, latristesse ; et de tout cela se dégageait une impressionaustère et auguste, car on y sentait cette grande chose humainequ’on appelle la loi et cette grande chose divine qu’on appelle lajustice.

Personne dans cette foule ne fit attention àlui. Tous les regards convergeaient vers un point unique, un bancde bois adossé à une petite porte, le long de la muraille, à gauchedu président. Sur ce banc, que plusieurs chandelles éclairaient, ily avait un homme entre deux gendarmes.

Cet homme, c’était l’homme[180].

Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeuxallèrent là naturellement, comme s’ils avaient su d’avance où étaitcette figure.

Il crut se voir lui-même, vieilli, non passans doute absolument semblable de visage, mais tout pareild’attitude et d’aspect, avec ces cheveux hérissés, avec cetteprunelle fauve et inquiète, avec cette blouse, tel qu’il était lejour où il entrait à Digne, plein de haine et cachant dans son âmece hideux trésor de pensées affreuses qu’il avait mis dix-neuf ansà ramasser sur le pavé du bagne.

Il se dit avec un frémissement :

– Mon Dieu ! est-ce que jeredeviendrai ainsi ?

Cet être paraissait au moins soixante ans. Ilavait je ne sais quoi de rude, de stupide et d’effarouché.

Au bruit de la porte, on s’était rangé pourlui faire place, le président avait tourné la tête, et comprenantque le personnage qui venait d’entrer était M. le maire deMontreuil-sur-mer, il l’avait salué. L’avocat général, qui avait vuM. Madeleine à Montreuil-sur-mer où des opérations de sonministère l’avaient plus d’une fois appelé, le reconnut, et saluaégalement. Lui s’en aperçut à peine. Il était en proie à une sorted’hallucination ; il regardait.

Des juges, un greffier, des gendarmes, unefoule de têtes cruellement curieuses, il avait déjà vu cela unefois, autrefois, il y avait vingt-sept ans. Ces choses funestes, illes retrouvait ; elles étaient là, elles remuaient, ellesexistaient. Ce n’était plus un effort de sa mémoire, un mirage desa pensée, c’étaient de vrais gendarmes et de vrais juges, unevraie foule et de vrais hommes en chair et en os. C’en était fait,il voyait reparaître et revivre autour de lui, avec tout ce que laréalité a de formidable, les aspects monstrueux de son passé.

Tout cela était béant devant lui.

Il en eut horreur, il ferma les yeux, ets’écria au plus profond de son âme : jamais !

Et par un jeu tragique de la destinée quifaisait trembler toutes ses idées et le rendait presque fou,c’était un autre lui-même qui était là ! Cet homme qu’onjugeait, tous l’appelaient Jean Valjean !

Il avait sous les yeux, vision inouïe, unesorte de représentation du moment le plus horrible de sa vie, jouéepar son fantôme.

Tout y était, c’était le même appareil, lamême heure de nuit, presque les mêmes faces de juges, de soldats etde spectateurs. Seulement, au-dessus de la tête du président, il yavait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux du temps de sacondamnation. Quand on l’avait jugé, Dieu était absent.

Une chaise était derrière lui ; il s’ylaissa tomber, terrifié de l’idée qu’on pouvait le voir. Quand ilfut assis, il profita d’une pile de cartons qui était sur le bureaudes juges pour dérober son visage à toute la salle. Il pouvaitmaintenant voir sans être vu. Peu à peu il se remit. Il rentrapleinement dans le sentiment du réel ; il arriva à cette phasede calme où l’on peut écouter.

M. Bamatabois était au nombre desjurés.

Il chercha Javert, mais il ne le vit pas. Lebanc des témoins lui était caché par la table du greffier. Et puis,nous venons de le dire, la salle était à peine éclairée.

Au moment où il était entré, l’avocat del’accusé achevait sa plaidoirie. L’attention de tous était excitéeau plus haut point ; l’affaire durait depuis trois heures.Depuis trois heures, cette foule regardait plier peu à peu sous lepoids d’une vraisemblance terrible un homme, un inconnu, une espèced’être misérable, profondément stupide ou profondément habile. Cethomme, on le sait déjà, était un vagabond qui avait été trouvé dansun champ, emportant une branche chargée de pommes mûres, cassée àun pommier dans un clos voisin, appelé le clos Pierron[181]. Qui était cet homme ? Uneenquête avait eu lieu ; des témoins venaient d’être entendus,ils avaient été unanimes, des lumières avaient jailli de tout ledébat. L’accusation disait :

– Nous ne tenons pas seulement un voleurde fruits, un maraudeur ; nous tenons là, dans notre main, unbandit, un relaps en rupture de ban, un ancien forçat, un scélératdes plus dangereux, un malfaiteur appelé Jean Valjean que lajustice recherche depuis longtemps, et qui, il y a huit ans, ensortant du bagne de Toulon, a commis un vol de grand chemin à mainarmée sur la personne d’un enfant savoyard appelé Petit-Gervais,crime prévu par l’article 383 du code pénal, pour lequel nous nousréservons de le poursuivre ultérieurement, quand l’identité serajudiciairement acquise. Il vient de commettre un nouveau vol. C’estun cas de récidive. Condamnez-le pour le fait nouveau ; ilsera jugé plus tard pour le fait ancien.

Devant cette accusation, devant l’unanimitédes témoins, l’accusé paraissait surtout étonné. Il faisait desgestes et des signes qui voulaient dire non, ou bien il considéraitle plafond. Il parlait avec peine, répondait avec embarras, mais dela tête aux pieds toute sa personne niait. Il était comme un idioten présence de toutes ces intelligences rangées en bataille autourde lui, et comme un étranger au milieu de cette société qui lesaisissait. Cependant il y allait pour lui de l’avenir le plusmenaçant, la vraisemblance croissait à chaque minute, et toutecette foule regardait avec plus d’anxiété que lui-même cettesentence pleine de calamités qui penchait sur lui de plus en plus.Une éventualité laissait même entrevoir, outre le bagne, la peinede mort possible, si l’identité était reconnue et si l’affairePetit-Gervais se terminait plus tard par une condamnation.Qu’était-ce que cet homme ? De quelle nature était sonapathie ? Était-ce imbécillité ou ruse ? Comprenait-iltrop, ou ne comprenait-il pas du tout ? Questions quidivisaient la foule et semblaient partager le jury. Il y avait dansce procès ce qui effraye et ce qui intrigue ; le drame n’étaitpas seulement sombre, il était obscur.

Le défenseur avait assez bien plaidé, danscette langue de province qui a longtemps constitué l’éloquence dubarreau et dont usaient jadis tous les avocats, aussi bien à Parisqu’à Romorantin ou à Montbrison, et qui aujourd’hui, étant devenueclassique, n’est plus guère parlée que par les orateurs officielsdu parquet, auxquels elle convient par sa sonorité grave et sonallure majestueuse ; langue où un mari s’appelle un époux, unefemme, une épouse, Paris, le centre des arts et de la civilisation,le roi, le monarque, monseigneur l’évêque, un saint pontife,l’avocat général, l’éloquent interprète de la vindicte, laplaidoirie, les accents qu’on vient d’entendre, le siècle deLouis XIV, le grand siècle, un théâtre, le temple deMelpomène, la famille régnante, l’auguste sang de nos rois, unconcert, une solennité musicale, monsieur le général commandant ledépartement, l’illustre guerrier qui, etc., les élèves duséminaire, ces tendres lévites, les erreurs imputées aux journaux,l’imposture qui distille son venin dans les colonnes de cesorganes, etc., etc. – L’avocat donc avait commencé par s’expliquersur le vol des pommes, – chose malaisée en beau style ; maisBénigne Bossuet lui-même a été obligé de faire allusion à une pouleen pleine oraison funèbre, et il s’en est tiré avec pompe[182]. L’avocat avait établi que le vol depommes n’était pas matériellement prouvé. – Son client, qu’en saqualité de défenseur, il persistait à appeler Champmathieu, n’avaitété vu de personne escaladant le mur ou cassant la branche. Onl’avait arrêté nanti de cette branche (que l’avocat appelait plusvolontiers rameau) ; mais il disait l’avoir trouvée à terre etramassée. Où était la preuve du contraire ? – Sans doute cettebranche avait été cassée et dérobée après escalade, puis jetée làpar le maraudeur alarmé ; sans doute il y avait un voleur.Mais qu’est-ce qui prouvait que ce voleur était Champmathieu ?Une seule chose. Sa qualité d’ancien forçat. L’avocat ne niait pasque cette qualité ne parût malheureusement bien constatée ;l’accusé avait résidé à Faverolles ; l’accusé y avait étéémondeur ; le nom de Champmathieu pouvait bien avoir pourorigine Jean Mathieu ; tout cela était vrai ; enfinquatre témoins reconnaissaient sans hésiter et positivementChampmathieu pour être le galérien Jean Valjean ; à cesindications, à ces témoignages, l’avocat ne pouvait opposer que ladénégation de son client, dénégation intéressée ; mais ensupposant qu’il fût le forçat Jean Valjean, cela prouvait-il qu’ilfût le voleur des pommes ? C’était une présomption, tout auplus ; non une preuve. L’accusé, cela était vrai, et ledéfenseur « dans sa bonne foi » devait en convenir, avaitadopté « un mauvais système de défense » – Il s’obstinaità nier tout, le vol et sa qualité de forçat. Un aveu sur ce dernierpoint eût mieux valu, à coup sûr, et lui eût concilié l’indulgencede ses juges ; l’avocat le lui avait conseillé ; maisl’accusé s’y était refusé obstinément, croyant sans doute sauvertout en n’avouant rien. C’était un tort ; mais ne fallait-ilpas considérer la brièveté de cette intelligence ? Cet hommeétait visiblement stupide. Un long malheur au bagne, une longuemisère hors du bagne, l’avaient abruti, etc., etc. Il se défendaitmal, était-ce une raison pour le condamner ? Quant à l’affairePetit-Gervais, l’avocat n’avait pas à la discuter, elle n’étaitpoint dans la cause. L’avocat concluait en suppliant le jury et lacour, si l’identité de Jean Valjean leur paraissait évidente, delui appliquer les peines de police qui s’adressent au condamné enrupture de ban, et non le châtiment épouvantable qui frappe leforçat récidiviste.

L’avocat général répliqua au défenseur. Il futviolent et fleuri, comme sont habituellement les avocatsgénéraux.

Il félicita le défenseur de sa« loyauté », et profita habilement de cette loyauté. Ilatteignit l’accusé par toutes les concessions que l’avocat avaitfaites. L’avocat semblait accorder que l’accusé était Jean Valjean.Il en prit acte. Cet homme était donc Jean Valjean. Ceci étaitacquis à l’accusation et ne pouvait plus se contester. Ici, par unehabile antonomase, remontant aux sources et aux causes de lacriminalité, l’avocat général tonna contre l’immoralité de l’écoleromantique, alors à son aurore sous le nom d’école satanique quelui avaient décerné les critiques de l’Oriflamme et de laQuotidienne, il attribua, non sans vraisemblance, à l’influence decette littérature perverse le délit de Champmathieu, ou pour mieuxdire, de Jean Valjean. Ces considérations épuisées, il passa à JeanValjean lui-même. Qu’était-ce que Jean Valjean ? Descriptionde Jean Valjean. Un monstre vomi, etc. Le modèle de ces sortes dedescriptions est dans le récit de Théramène, lequel n’est pas utileà la tragédie, mais rend tous les jours de grands services àl’éloquence judiciaire. L’auditoire et les jurés« frémirent ». La description achevée, l’avocat généralreprit, dans un mouvement oratoire fait pour exciter au plus hautpoint le lendemain matin l’enthousiasme du Journal de laPréfecture :

– Et c’est un pareil homme, etc., etc.,etc., vagabond, mendiant, sans moyens d’existence, etc., etc., –accoutumé par sa vie passée aux actions coupables et peu corrigépar son séjour au bagne, comme le prouve le crime commis surPetit-Gervais, etc., etc., – c’est un homme pareil qui, trouvé surla voie publique en flagrant délit de vol, à quelques pas d’un murescaladé, tenant encore à la main l’objet volé, nie le flagrantdélit, le vol, l’escalade, nie tout, nie jusqu’à son nom, niejusqu’à son identité ! Outre cent autres preuves surlesquelles nous ne revenons pas, quatre témoins le reconnaissent,Javert, l’intègre inspecteur de police Javert, et trois de sesanciens compagnons d’ignominie, les forçats Brevet, Chenildieu etCochepaille. Qu’oppose-t-il à cette unanimité foudroyante ? Ilnie. Quel endurcissement ! Vous ferez justice, messieurs lesjurés, etc., etc.

Pendant que l’avocat général parlait, l’accuséécoutait, la bouche ouverte, avec une sorte d’étonnement où ilentrait bien quelque admiration. Il était évidemment surpris qu’unhomme pût parler comme cela. De temps en temps, aux moments lesplus « énergiques » du réquisitoire, dans ces instants oùl’éloquence, qui ne peut se contenir, déborde dans un fluxd’épithètes flétrissantes et enveloppe l’accusé comme un orage, ilremuait lentement la tête de droite à gauche et de gauche à droite,sorte de protestation triste et muette dont il se contentait depuisle commencement des débats. Deux ou trois fois les spectateursplacés le plus près de lui l’entendirent dire àdemi-voix :

– Voilà ce que c’est, de n’avoir pasdemandé à M. Baloup !

L’avocat général fit remarquer au jury cetteattitude hébétée, calculée évidemment, qui dénotait, nonl’imbécillité, mais l’adresse, la ruse, l’habitude de tromper lajustice, et qui mettait dans tout son jour « la profondeperversité » de cet homme. Il termina en faisant ses réservespour l’affaire Petit-Gervais, et en réclamant une condamnationsévère.

C’était, pour l’instant, on s’en souvient, lestravaux forcés à perpétuité.

Le défenseur se leva, commença parcomplimenter « monsieur l’avocat général » sur son« admirable parole », puis répliqua comme il put, mais ilfaiblissait ; le terrain évidemment se dérobait sous lui.

Chapitre 10Le système de dénégations

L’instant de clore les débats était venu. Leprésident fit lever l’accusé et lui adressa la questiond’usage :

– Avez-vous quelque chose à ajouter àvotre défense ?

L’homme, debout, roulant dans ses mains unaffreux bonnet qu’il avait, sembla ne pas entendre.

Le président répéta la question.

Cette fois l’homme entendit. Il parutcomprendre, il fit le mouvement de quelqu’un qui se réveille,promena ses yeux autour de lui, regarda le public, les gendarmes,son avocat, les jurés, la cour, posa son poing monstrueux sur lerebord de la boiserie placée devant son banc, regarda encore, ettout à coup, fixant son regard sur l’avocat général, il se mit àparler. Ce fut comme une éruption. Il sembla, à la façon dont lesparoles s’échappaient de sa bouche, incohérentes, impétueuses,heurtées, pêle-mêle, qu’elles s’y pressaient toutes à la fois poursortir en même temps. Il dit :

– J’ai à dire ça. Que j’ai été charron àParis, même que c’était chez monsieur Baloup. C’est un état dur.Dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dansdes cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans desateliers fermés, parce qu’il faut des espaces, voyez-vous. L’hiver,on a si froid qu’on se bat les bras pour se réchauffer ; maisles maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps.Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c’est rude.Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cetétat-là. À quarante ans, un homme est fini. Moi, j’en avaiscinquante-trois, j’avais bien du mal. Et puis c’est si méchant lesouvriers ! Quand un bonhomme n’est plus jeune, on vousl’appelle pour tout vieux serin, vieille bête ! Je ne gagnaisplus que trente sous par jour, on me payait le moins cher qu’onpouvait, les maîtres profitaient de mon âge. Avec ça, j’avais mafille qui était blanchisseuse à la rivière. Elle gagnait un peu deson côté. À nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi.Toute la journée dans un baquet jusqu’à mi-corps, à la pluie, à laneige, avec le vent qui vous coupe la figure ; quand il gèle,c’est tout de même, il faut laver ; il y a des personnes quin’ont pas beaucoup de linge et qui attendent après ; si on nelavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont maljointes et il vous tombe des gouttes d’eau partout. On a ses jupestoutes mouillées, dessus et dessous. Ça pénètre. Elle a aussitravaillé au lavoir des Enfants-Rouges, où l’eau arrive par desrobinets. On n’est pas dans le baquet. On lave devant soi aurobinet et on rince derrière soi dans le bassin. Comme c’est fermé,on a moins froid au corps. Mais il y a une buée d’eau chaude quiest terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait à sept heuresdu soir, et se couchait bien vite ; elle était si fatiguée.Son mari la battait. Elle est morte. Nous n’avons pas été bienheureux. C’était une brave fille qui n’allait pas au bal, qui étaitbien tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle était couchéeà huit heures[183]. Voilà. Je dis vrai. Vous n’avezqu’à demander. Ah, bien oui, demander ! que je suisbête ! Paris, c’est un gouffre. Qui est-ce qui connaît le pèreChampmathieu ? Pourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyezchez monsieur Baloup. Après ça, je ne sais pas ce qu’on meveut.

L’homme se tut, et resta debout. Il avait ditces choses d’une voix haute, rapide, rauque, dure et enrouée, avecune sorte de naïveté irritée et sauvage. Une fois il s’étaitinterrompu pour saluer quelqu’un dans la foule. Les espècesd’affirmations qu’il semblait jeter au hasard devant lui, luivenaient comme des hoquets, et il ajoutait à chacune d’elles legeste d’un bûcheron qui fend du bois. Quand il eut fini,l’auditoire éclata de rire. Il regarda le public, et voyant qu’onriait, et ne comprenant pas, il se mit à rire lui-même[184].

Cela était sinistre.

Le président, homme attentif et bienveillant,éleva la voix.

Il rappela à « messieurs les jurés »que « le sieur Baloup, l’ancien maître charron chez lequell’accusé disait avoir servi, avait été inutilement cité. Il étaiten faillite, et n’avait pu être retrouvé. » Puis se tournantvers l’accusé, il l’engagea à écouter ce qu’il allait lui dire etajouta :

– Vous êtes dans une situation où il fautréfléchir. Les présomptions les plus graves pèsent sur vous etpeuvent entraîner des conséquences capitales. Accusé, dans votreintérêt, je vous interpelle une dernière fois, expliquez-vousclairement sur ces deux faits : – Premièrement, avez-vous, ouiou non, franchi le mur du clos Pierron, cassé la branche et voléles pommes, c’est-à-dire commis le crime de vol avecescalade ? Deuxièmement, oui ou non, êtes-vous le forçatlibéré Jean Valjean ?

L’accusé secoua la tête d’un air capable,comme un homme qui a bien compris et qui sait ce qu’il va répondre.Il ouvrit la bouche, se tourna vers le président et dit :

– D’abord…

Puis il regarda son bonnet, il regarda leplafond, et se tut.

– Accusé, reprit l’avocat général d’unevoix sévère, faites attention. Vous ne répondez à rien de ce qu’onvous demande. Votre trouble vous condamne. Il est évident que vousne vous appelez pas Champmathieu, que vous êtes le forçat JeanValjean caché d’abord sous le nom de Jean Mathieu qui était le nomde sa mère, que vous êtes allé en Auvergne, que vous êtes né àFaverolles où vous avez été émondeur. Il est évident que vous avezvolé avec escalade des pommes mûres dans le clos Pierron. Messieursles jurés apprécieront.

L’accusé avait fini par se rasseoir ; ilse leva brusquement quand l’avocat général eut fini, ets’écria :

– Vous êtes très méchant, vous !Voilà ce que je voulais dire. Je ne trouvais pas d’abord. Je n’airien volé. Je suis un homme qui ne mange pas tous les jours. Jevenais d’Ailly, je marchais dans le pays après une ondée qui avaitfait la campagne toute jaune, même que les mares débordaient etqu’il ne sortait plus des sables que de petits brins d’herbe aubord de la route, j’ai trouvé une branche cassée par terre où il yavait des pommes, j’ai ramassé la branche sans savoir qu’elle meferait arriver de la peine. Il y a trois mois que je suis en prisonet qu’on me trimballe. Après ça, je ne peux pas dire, on parlecontre moi, on me dit : répondez ! le gendarme, qui estbon enfant, me pousse le coude et me dit tout bas : répondsdonc. Je ne sais pas expliquer, moi, je n’ai pas fait les études,je suis un pauvre homme. Voilà ce qu’on a tort de ne pas voir. Jen’ai pas volé, j’ai ramassé par terre des choses qu’il y avait.Vous dites Jean Valjean, Jean Mathieu ! Je ne connais pas cespersonnes-là. C’est des villageois. J’ai travaillé chez monsieurBaloup, boulevard de l’Hôpital[185]. Jem’appelle Champmathieu. Vous êtes bien malins de me dire où je suisné. Moi, je l’ignore. Tout le monde n’a pas des maisons pour yvenir au monde. Ce serait trop commode. Je crois que mon père et mamère étaient des gens qui allaient sur les routes. Je ne sais pasd’ailleurs. Quand j’étais enfant, on m’appelait Petit, maintenant,on m’appelle Vieux. Voilà mes noms de baptême. Prenez ça comme vousvoudrez. J’ai été en Auvergne, j’ai été à Faverolles, pardi !Eh bien ? est-ce qu’on ne peut pas avoir été en Auvergne etavoir été à Faverolles sans avoir été aux galères ? Je vousdis que je n’ai pas volé, et que je suis le père Champmathieu. J’aiété chez monsieur Baloup, j’ai été domicilié. Vous m’ennuyez avecvos bêtises à la fin ! Pourquoi donc est-ce que le monde estaprès moi comme des acharnés !

L’avocat général était demeuré debout ;il s’adressa au président :

– Monsieur le président, en présence desdénégations confuses, mais fort habiles de l’accusé, qui voudraitbien se faire passer pour idiot, mais qui n’y parviendra pas, –nous l’en prévenons, – nous requérons qu’il vous plaise et qu’ilplaise à la cour appeler de nouveau dans cette enceinte lescondamnés Brevet, Cochepaille et Chenildieu et l’inspecteur depolice Javert, et les interpeller une dernière fois sur l’identitéde l’accusé avec le forçat Jean Valjean.

– Je fais remarquer à monsieur l’avocatgénéral, dit le président, que l’inspecteur de police Javert,rappelé par ses fonctions au chef-lieu d’un arrondissement voisin,a quitté l’audience et même la ville, aussitôt sa déposition faite.Nous lui en avons accordé l’autorisation, avec l’agrément demonsieur l’avocat général et du défenseur de l’accusé.

– C’est juste, monsieur le président,reprit l’avocat général. En l’absence du sieur Javert, je croisdevoir rappeler à messieurs les jurés ce qu’il a dit ici-même, il ya peu d’heures. Javert est un homme estimé qui honore par sarigoureuse et stricte probité des fonctions inférieures, maisimportantes. Voici en quels termes il a déposé : – « Jen’ai pas même besoin des présomptions morales et des preuvesmatérielles qui démentent les dénégations de l’accusé. Je lereconnais parfaitement. Cet homme ne s’appelle pasChampmathieu ; c’est un ancien forçat très méchant et trèsredouté nommé Jean Valjean. On ne l’a libéré à l’expiration de sapeine qu’avec un extrême regret. Il a subi dix-neuf ans de travauxforcés pour vol qualifié. Il avait cinq ou six fois tenté des’évader. Outre le vol Petit-Gervais et le vol Pierron, je lesoupçonne encore d’un vol commis chez sa grandeur le défunt évêquede Digne. Je l’ai souvent vu, à l’époque où j’étais adjudantgarde-chiourme au bagne de Toulon. Je répète que je le reconnaisparfaitement. » Cette déclaration si précise parut produireune vive impression sur le public et le jury. L’avocat généraltermina en insistant pour qu’à défaut de Javert, les trois témoinsBrevet, Chenildieu et Cochepaille fussent entendus de nouveau etinterpellés solennellement.

Le président transmit un ordre à un huissier,et un moment après la porte de la chambre des témoins s’ouvrit.L’huissier, accompagné d’un gendarme prêt à lui prêter main-forte,introduisit le condamné Brevet. L’auditoire était en suspens ettoutes les poitrines palpitaient comme si elles n’eussent eu qu’uneseule âme.

L’ancien forçat Brevet portait la veste noireet grise des maisons centrales. Brevet était un personnage d’unesoixantaine d’années qui avait une espèce de figure d’hommed’affaires et l’air d’un coquin. Cela va quelquefois ensemble. Ilétait devenu, dans la prison où de nouveaux méfaits l’avaientramené, quelque chose comme guichetier. C’était un homme dont leschefs disaient : Il cherche à se rendre utile. Les aumôniersportaient bon témoignage de ses habitudes religieuses. Il ne fautpas oublier que ceci se passait sous la restauration.

– Brevet, dit le président, vous avezsubi une condamnation infamante et vous ne pouvez prêterserment…

Brevet baissa les yeux.

– Cependant, reprit le président, mêmedans l’homme que la loi a dégradé, il peut rester, quand la pitiédivine le permet, un sentiment d’honneur et d’équité. C’est à cesentiment que je fais appel à cette heure décisive. S’il existeencore en vous, et je l’espère, réfléchissez avant de me répondre,considérez d’une part cet homme qu’un mot de vous peut perdre,d’autre part la justice qu’un mot de vous peut éclairer. L’instantest solennel, et il est toujours temps de vous rétracter, si vouscroyez vous être trompé. – Accusé, levez-vous. – Brevet, regardezbien l’accusé, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votreâme et conscience, si vous persistez à reconnaître cet homme pourvotre ancien camarade de bagne Jean Valjean.

Brevet regarda l’accusé, puis se retourna versla cour.

– Oui, monsieur le président. C’est moiqui l’ai reconnu le premier et je persiste. Cet homme est JeanValjean. Entré à Toulon en 1796 et sorti en 1815. Je suis sortil’an d’après. Il a l’air d’une brute maintenant, alors ce seraitque l’âge l’a abruti ; au bagne il était sournois. Je lereconnais positivement.

– Allez vous asseoir, dit le président.Accusé, restez debout.

On introduisit Chenildieu, forçat à vie, commel’indiquaient sa casaque rouge et son bonnet vert. Il subissait sapeine au bagne de Toulon, d’où on l’avait extrait pour cetteaffaire. C’était un petit homme d’environ cinquante ans, vif, ridé,chétif, jaune, effronté, fiévreux, qui avait dans tous ses membreset dans toute sa personne une sorte de faiblesse maladive et dansle regard une force immense. Ses compagnons du bagne l’avaientsurnommé Je-nie-Dieu.

Le président lui adressa à peu près les mêmesparoles qu’à Brevet. Au moment où il lui rappela que son infamielui ôtait le droit de prêter serment, Chenildieu leva la tête etregarda la foule en face. Le président l’invita à se recueillir etlui demanda, comme à Brevet, s’il persistait à reconnaîtrel’accusé.

Chenildieu éclata de rire.

– Pardine ! si je lereconnais ! nous avons été cinq ans attachés à la même chaîne.Tu boudes donc, mon vieux ?

– Allez vous asseoir, dit leprésident.

L’huissier amena Cochepaille. Cet autrecondamné à perpétuité, venu du bagne et vêtu de rouge commeChenildieu, était un paysan de Lourdes et un demi-ours desPyrénées. Il avait gardé des troupeaux dans la montagne, et depâtre il avait glissé brigand. Cochepaille n’était pas moinssauvage et paraissait plus stupide encore que l’accusé. C’était unde ces malheureux hommes que la nature à ébauchés en bêtes fauveset que la société termine en galériens.

Le président essaya de le remuer par quelquesparoles pathétiques et graves et lui demanda, comme aux deuxautres, s’il persistait, sans hésitation et sans trouble, àreconnaître l’homme debout devant lui.

– C’est Jean Valjean, dit Cochepaille.Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant il était fort.

Chacune des affirmations de ces trois hommes,évidemment sincères et de bonne foi, avait soulevé dans l’auditoireun murmure de fâcheux augure pour l’accusé, murmure qui croissaitet se prolongeait plus longtemps chaque fois qu’une déclarationnouvelle venait s’ajouter à la précédente. L’accusé, lui, les avaitécoutées avec ce visage étonné qui, selon l’accusation, était sonprincipal moyen de défense. À la première, les gendarmes sesvoisins l’avaient entendu grommeler entre ses dents : Ahbien ! en voilà un ! Après la seconde il dit un peu plushaut, d’un air presque satisfait : Bon ! À la troisièmeil s’écria : Fameux !

Le président l’interpella.

– Accusé, vous avez entendu. Qu’avez-vousà dire ?

Il répondit :

– Je dis – Fameux !

Une rumeur éclata dans le public et gagnapresque le jury. Il était évident que l’homme était perdu.

– Huissiers, dit le président, faitesfaire silence. Je vais clore les débats.

En ce moment un mouvement se fit tout à côtédu président. On entendit une voix qui criait :

– Brevet, Chenildieu, Cochepaille !regardez de ce côté-ci.

Tous ceux qui entendirent cette voix sesentirent glacés, tant elle était lamentable et terrible. Les yeuxse tournèrent vers le point d’où elle venait. Un homme, placé parmiles spectateurs privilégiés qui étaient assis derrière la cour,venait de se lever, avait poussé la porte à hauteur d’appui quiséparait le tribunal du prétoire, et était debout au milieu de lasalle. Le président, l’avocat général, M. Bamatabois, vingtpersonnes, le reconnurent, et s’écrièrent à la fois :

– Monsieur Madeleine !

Chapitre 11Champmathieu de plus en plus étonné

C’était lui en effet. La lampe du greffieréclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n’y avaitaucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnéeavec soin. Il était très pâle et il tremblait légèrement. Sescheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, étaientmaintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heurequ’il était là.

Toutes les têtes se dressèrent. La sensationfut indescriptible. Il y eut dans l’auditoire un instantd’hésitation. La voix avait été si poignante, l’homme qui était làparaissait si calme, qu’au premier abord on ne comprit pas. On sedemanda qui avait crié. On ne pouvait croire que ce fût cet hommetranquille qui eût jeté ce cri effrayant.

Cette indécision ne dura que quelquessecondes. Avant même que le président et l’avocat général eussentpu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pufaire un geste, l’homme que tous appelaient encore en ce momentM. Madeleine s’était avancé vers les témoins Cochepaille,Brevet et Chenildieu.

– Vous ne me reconnaissez pas ?dit-il.

Tous trois demeurèrent interdits etindiquèrent par un signe de tête qu’ils ne le connaissaient point.Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine setourna vers les jurés et vers la cour et dit d’une voixdouce :

– Messieurs les jurés, faites relâcherl’accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L’homme quevous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis JeanValjean.

Pas une bouche ne respirait. À la premièrecommotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. Onsentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisitla foule lorsque quelque chose de grand s’accomplit.

Cependant le visage du président s’étaitempreint de sympathie et de tristesse ; il avait échangé unsigne rapide avec l’avocat et quelques paroles à voix basse avecles conseillers assesseurs. Il s’adressa au public, et demanda avecun accent qui fut compris de tous :

– Y a-t-il un médecin ici ?

L’avocat général prit la parole :

– Messieurs les jurés, l’incident siétrange et si inattendu qui trouble l’audience ne nous inspire,ainsi qu’à vous, qu’un sentiment que nous n’avons pas besoind’exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation,l’honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer. S’il y aun médecin dans l’auditoire, nous nous joignons à monsieur leprésident pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleineet le reconduire à sa demeure.

M. Madeleine ne laissa point acheverl’avocat général. Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétudeet d’autorité. Voici les paroles qu’il prononça ; les voicilittéralement, telles qu’elles furent écrites immédiatement aprèsl’audience par un des témoins de cette scène ; telles qu’ellessont encore dans l’oreille de ceux qui les ont entendues, il y après de quarante ans aujourd’hui.

– Je vous remercie, monsieur l’avocatgénéral, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez surle point de commettre une grande erreur, lâchez cet homme,j’accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis leseul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je faisen ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit.Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J’avais pourtant fait demon mieux. Je me suis caché sous un nom ; je suis devenuriche, je suis devenu maire ; j’ai voulu rentrer parmi leshonnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y abien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vousraconter ma vie, un jour on saura. J’ai volé monseigneur l’évêque,cela est vrai ; j’ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On aeu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux trèsméchant. Toute la faute n’est peut-être pas à lui. Écoutez,messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n’a pas deremontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à lasociété ; mais, voyez-vous, l’infamie d’où j’avais essayé desortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien.Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j’étais un pauvrepaysan très peu intelligent, une espèce d’idiot ; le bagne m’achangé. J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étaisbûche, je suis devenu tison. Plus tard l’indulgence et la bontém’ont sauvé, comme la sévérité m’avait perdu. Mais, pardon, vous nepouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi,dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j’aivolée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n’ai plus rien à ajouter.Prenez-moi. Mon Dieu ! monsieur l’avocat général remue latête, vous dites : M. Madeleine est devenu fou, vous neme croyez pas ! Voilà qui est affligeant. N’allez pointcondamner cet homme au moins ! Quoi ! ceux-ci ne mereconnaissent pas ! Je voudrais que Javert fût ici. Il mereconnaîtrait, lui !

Rien ne pourrait rendre ce qu’il y avait demélancolie bienveillante et sombre dans l’accent qui accompagnaitces paroles.

Il se tourna vers les trois forçats :

– Eh bien, je vous reconnais, moi !Brevet ! vous rappelez-vous ?…

Il s’interrompit, hésita un moment, etdit :

– Te rappelles-tu ces bretelles en tricotà damier que tu avais au bagne ?

Brevet eut comme une secousse de surprise etle regarda de la tête aux pieds d’un air effrayé. Luicontinua :

– Chenildieu, qui te surnommais toi-mêmeJe-nie-Dieu, tu as toute l’épaule droite brûlée profondément, parceque tu t’es couché un jour l’épaule sur un réchaud plein de braise,pour effacer les trois lettres T. F. P., qu’on y voittoujours cependant. Réponds, est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit Chenildieu.

Il s’adressa à Cochepaille :

– Cochepaille, tu as près de la saignéedu bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudrebrûlée. Cette date, c’est celle du débarquement de l’empereur àCannes, 1er mars 1815. Relève ta manche.

Cochepaille releva sa manche, tous les regardsse penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approchaune lampe ; la date y était.

Le malheureux homme se tourna vers l’auditoireet vers les juges avec un sourire dont ceux qui l’ont vu sontencore navrés lorsqu’ils y songent. C’était le sourire du triomphe,c’était aussi le sourire du désespoir.

– Vous voyez bien, dit-il, que je suisJean Valjean.

Il n’y avait plus dans cette enceinte nijuges, ni accusateurs, ni gendarmes ; il n’y avait que desyeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait plus le rôleque chacun pouvait avoir à jouer ; l’avocat général oubliaitqu’il était là pour requérir, le président qu’il était là pourprésider, le défenseur qu’il était là pour défendre. Chosefrappante, aucune question ne fut faite, aucune autoritén’intervint. Le propre des spectacles sublimes, c’est de prendretoutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs.Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu’il éprouvait ;aucun, sans doute, ne se disait qu’il voyait resplendir là unegrande lumière ; tous intérieurement se sentaient éblouis.

Il était évident qu’on avait sous les yeuxJean Valjean. Cela rayonnait. L’apparition de cet homme avait suffipour remplir de clarté cette aventure si obscure le momentd’auparavant. Sans qu’il fût besoin d’aucune explication désormais,toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique,comprit tout de suite et d’un seul coup d’œil cette simple etmagnifique histoire d’un homme qui se livrait pour qu’un autrehomme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations,les petites résistances possibles se perdirent dans ce vaste faitlumineux.

Impression qui passa vite, mais qui dansl’instant fut irrésistible[186].

– Je ne veux pas déranger davantagel’audience, reprit Jean Valjean. Je m’en vais, puisqu’on nem’arrête pas. J’ai plusieurs choses à faire. Monsieur l’avocatgénéral sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêterquand il voudra.

Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas unevoix ne s’éleva, pas un bras ne s’étendit pour l’empêcher. Touss’écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin quifait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Iltraversa la foule à pas lents. On n’a jamais su qui ouvrit laporte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu’ily parvint. Arrivé là, il se retourna et dit :

– Monsieur l’avocat général, je reste àvotre disposition.

Puis il s’adressa à l’auditoire :

– Vous tous, tous ceux qui sont ici, vousme trouvez digne de pitié, n’est-ce pas ? Mon Dieu !quand je pense à ce que j’ai été sur le point de faire, je metrouve digne d’envie. Cependant j’aurais mieux aimé que tout cecin’arrivât pas.

Il sortit, et la porte se referma comme elleavait été ouverte, car ceux qui font de certaines chosessouveraines sont toujours sûrs d’être servis par quelqu’un dans lafoule.

Moins d’une heure après, le verdict du jurydéchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu ; etChampmathieu, mis en liberté immédiatement, s’en allait stupéfait,croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cettevision.

Partie 8
Contre-coup

Chapitre 1Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux

Le jour commençait à poindre. Fantine avait euune nuit de fièvre et d’insomnie, pleine d’ailleurs d’imagesheureuses ; au matin, elle s’endormit. La sœur Simplice quil’avait veillée profita de ce sommeil pour aller préparer unenouvelle potion de quinquina. La digne sœur était depuis quelquesinstants dans le laboratoire de l’infirmerie, penchée sur sesdrogues et sur ses fioles et regardant de très près à cause decette brume que le crépuscule répand sur les objets. Tout à coupelle tourna la tête et fit un léger cri. M. Madeleine étaitdevant elle. Il venait d’entrer silencieusement.

– C’est vous, monsieur le maire !s’écria-t-elle.

Il répondit, à voix basse :

– Comment va cette pauvrefemme ?

– Pas mal en ce moment. Mais nous avonsété bien inquiets, allez !

Elle lui expliqua ce qui s’était passé, queFantine était bien mal la veille et que maintenant elle étaitmieux, parce qu’elle croyait que monsieur le maire était alléchercher son enfant à Montfermeil. La sœur n’osa pas interrogermonsieur le maire, mais elle vit bien à son air que ce n’étaitpoint de là qu’il venait.

– Tout cela est bien, dit-il, vous avezeu raison de ne pas la détromper.

– Oui, reprit la sœur, mais maintenant,monsieur le maire, qu’elle va vous voir et qu’elle ne verra pas sonenfant, que lui dirons-nous ?

Il resta un moment rêveur.

– Dieu nous inspirera, dit-il.

– On ne pourrait cependant pas mentir,murmura la sœur à demi-voix.

Le plein jour s’était fait dans la chambre. Iléclairait en face le visage de M. Madeleine. Le hasard fit quela sœur leva les yeux.

– Mon Dieu, monsieur !s’écria-t-elle, que vous est-il donc arrivé ? vos cheveux sonttout blancs !

– Blancs ! dit-il.

La sœur Simplice n’avait point demiroir ; elle fouilla dans une trousse et en tira une petiteglace dont se servait le médecin de l’infirmerie pour constaterqu’un malade était mort et ne respirait plus. M. Madeleineprit la glace, y considéra ses cheveux, et dit :

– Tiens !

Il prononça ce mot avec indifférence et commes’il pensait à autre chose.

La sœur se sentit glacée par je ne sais quoid’inconnu qu’elle entrevoyait dans tout ceci.

Il demanda :

– Puis-je la voir ?

– Est-ce que monsieur le maire ne luifera pas revenir son enfant ? dit la sœur, osant à peinehasarder une question.

– Sans doute, mais il faut au moins deuxou trois jours.

– Si elle ne voyait pas monsieur le maired’ici là, reprit timidement la sœur, elle ne saurait pas quemonsieur le maire est de retour, il serait aisé de lui faireprendre patience, et quand l’enfant arriverait elle penserait toutnaturellement que monsieur le maire est arrivé avec l’enfant. Onn’aurait pas de mensonge à faire.

M. Madeleine parut réfléchir quelquesinstants, puis il dit avec sa gravité calme :

– Non, ma sœur, il faut que je la voie.Je suis peut-être pressé.

La religieuse ne sembla pas remarquer ce mot« peut-être », qui donnait un sens obscur et singulieraux paroles de M. le maire. Elle répondit en baissant les yeux etla voix respectueusement :

– En ce cas, elle repose, mais monsieurle maire peut entrer.

Il fit quelques observations sur une porte quifermait mal, et dont le bruit pouvait réveiller la malade, puis ilentra dans la chambre de Fantine, s’approcha du lit et entrouvritles rideaux. Elle dormait. Son souffle sortait de sa poitrine avecce bruit tragique qui est propre à ces maladies, et qui navre lespauvres mères lorsqu’elles veillent la nuit près de leur enfantcondamné et endormi. Mais cette respiration pénible troublait àpeine une sorte de sérénité ineffable, répandue sur son visage, quila transfigurait dans son sommeil. Sa pâleur était devenue de lablancheur ; ses joues étaient vermeilles. Ses longs cilsblonds, la seule beauté qui lui fût restée de sa virginité et de sajeunesse, palpitaient tout en demeurant clos et baissés. Toute sapersonne tremblait de je ne sais quel déploiement d’ailes prêtes às’entrouvrir et à l’emporter, qu’on sentait frémir, mais qu’on nevoyait pas. À la voir ainsi, on n’eût jamais pu croire que c’étaitlà une malade presque désespérée. Elle ressemblait plutôt à ce quiva s’envoler qu’à ce qui va mourir.

La branche, lorsqu’une main s’approche pourdétacher la fleur, frissonne, et semble à la fois se dérober ets’offrir. Le corps humain a quelque chose de ce tressaillement,quand arrive l’instant où les doigts mystérieux de la mort vontcueillir l’âme.

M. Madeleine resta quelque temps immobileprès de ce lit, regardant tour à tour la malade et le crucifix,comme il faisait deux mois auparavant, le jour où il était venupour la première fois la voir dans cet asile. Ils étaient encore làtous les deux dans la même attitude, elle dormant, luipriant ; seulement maintenant, depuis ces deux mois écoulés,elle avait des cheveux gris et lui des cheveux blancs.

La sœur n’était pas entrée avec lui. Il setenait près de ce lit, debout, le doigt sur la bouche, comme s’il yeût eu dans la chambre quelqu’un à faire taire.

Elle ouvrit les yeux, le vit, et ditpaisiblement, avec un sourire :

– Et Cosette ?

Chapitre 2Fantine heureuse

Elle n’eut pas un mouvement de surprise, ni unmouvement de joie ; elle était la joie même. Cette simplequestion : « Et Cosette ? » fut faite avec unefoi si profonde, avec tant de certitude, avec une absence sicomplète d’inquiétude et de doute, qu’il ne trouva pas une parole.Elle continua :

– Je savais que vous étiez là. Jedormais, mais je vous voyais. Il y a longtemps que je vous vois. Jevous ai suivi des yeux toute la nuit. Vous étiez dans une gloire etvous aviez autour de vous toutes sortes de figures célestes.

Il leva son regard vers le crucifix.

– Mais, reprit-elle, dites-moi donc oùest Cosette ? Pourquoi ne l’avoir pas mise sur mon lit pour lemoment où je m’éveillerais ?

Il répondit machinalement quelque chose qu’iln’a jamais pu se rappeler plus tard.

Heureusement le médecin, averti, étaitsurvenu. Il vint en aide à M. Madeleine.

– Mon enfant, dit le médecin,calmez-vous. Votre enfant est là.

Les yeux de Fantine s’illuminèrent etcouvrirent de clarté tout son visage. Elle joignit les mains avecune expression qui contenait tout ce que la prière peut avoir à lafois de plus violent et de plus doux.

– Oh ! s’écria-t-elle,apportez-la-moi !

Touchante illusion de mère ! Cosetteétait toujours pour elle le petit enfant qu’on apporte.

– Pas encore, reprit le médecin, pas ence moment. Vous avez un reste de fièvre. La vue de votre enfantvous agiterait et vous ferait du mal. Il faut d’abord vousguérir.

Elle l’interrompit impétueusement.

– Mais je suis guérie ! je vous disque je suis guérie ! Est-il âne, ce médecin ! Ahçà ! je veux voir mon enfant, moi !

– Vous voyez, dit le médecin, comme vousvous emportez. Tant que vous serez ainsi, je m’opposerai à ce quevous ayez votre enfant. Il ne suffit pas de la voir, il faut vivrepour elle. Quand vous serez raisonnable, je vous l’amèneraimoi-même.

La pauvre mère courba la tête.

– Monsieur le médecin, je vous demandepardon, je vous demande vraiment bien pardon. Autrefois, jen’aurais pas parlé comme je viens de faire, il m’est arrivé tant demalheurs que quelquefois je ne sais plus ce que je dis. Jecomprends, vous craignez l’émotion, j’attendrai tant que vousvoudrez, mais je vous jure que cela ne m’aurait pas fait de mal devoir ma fille. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hierau soir. Savez-vous ? on me l’apporterait maintenant que je memettrais à lui parler doucement. Voilà tout. Est-ce que ce n’estpas bien naturel que j’aie envie de voir mon enfant qu’on a été mechercher exprès à Montfermeil ? Je ne suis pas en colère. Jesais bien que je vais être heureuse. Toute la nuit j’ai vu deschoses blanches et des personnes qui me souriaient. Quand monsieurle médecin voudra, il m’apportera ma Cosette. Je n’ai plus defièvre, puisque je suis guérie ; je sens bien que je n’ai plusrien du tout ; mais je vais faire comme si j’étais malade etne pas bouger pour faire plaisir aux dames d’ici. Quand on verraque je suis bien tranquille, on dira : il faut lui donner sonenfant.

M. Madeleine s’était assis sur une chaisequi était à côté du lit. Elle se tourna vers lui ; ellefaisait visiblement effort pour paraître calme et « biensage », comme elle disait dans cet affaiblissement de lamaladie qui ressemble à l’enfance, afin que, la voyant si paisible,on ne fît pas difficulté de lui amener Cosette. Cependant, tout ense contenant, elle ne pouvait s’empêcher d’adresser àM. Madeleine mille questions.

– Avez-vous fait un bon voyage, monsieurle maire ? Oh ! comme vous êtes bon d’avoir été me lachercher ! Dites-moi seulement comment elle est. A-t-elle biensupporté la route ? Hélas ! elle ne me reconnaîtrapas ! Depuis le temps, elle m’a oubliée, pauvre chou !Les enfants, cela n’a pas de mémoire. C’est comme des oiseaux.Aujourd’hui cela voit une chose et demain une autre, et cela nepense plus à rien. Avait-elle du linge blanc seulement ? CesThénardier la tenaient-ils proprement ? Comment lanourrissait-on ? Oh ! comme j’ai souffert, si voussaviez ! de me faire toutes ces questions-là dans le temps dema misère ! Maintenant, c’est passé. Je suis joyeuse.Oh ! que je voudrais donc la voir ! Monsieur le maire,l’avez-vous trouvée jolie ? N’est-ce pas qu’elle est belle, mafille ? Vous devez avoir eu bien froid dans cettediligence ! Est-ce qu’on ne pourrait pas l’amener rien qu’unpetit moment ? On la remporterait tout de suite après.Dites ! vous qui êtes le maître, si vous vouliez !

Il lui prit la main :

– Cosette est belle, dit-il, Cosette seporte bien, vous la verrez bientôt, mais apaisez-vous. Vous parleztrop vivement, et puis vous sortez vos bras du lit, et cela vousfait tousser.

En effet, des quintes de toux interrompaientFantine presque à chaque mot.

Fantine ne murmura pas, elle craignait d’avoircompromis par quelques plaintes trop passionnées la confiancequ’elle voulait inspirer, et elle se mit à dire des parolesindifférentes.

– C’est assez joli, Montfermeil,n’est-ce-pas ? L’été, on va y faire des parties de plaisir.Ces Thénardier font-ils de bonnes affaires ? Il ne passe pasgrand monde dans leur pays. C’est une espèce de gargote que cetteauberge-là.

M. Madeleine lui tenait toujours la main,il la considérait avec anxiété ; il était évident qu’il étaitvenu pour lui dire des choses devant lesquelles sa pensée hésitaitmaintenant. Le médecin, sa visite faite, s’était retiré. La sœurSimplice était seule restée auprès d’eux.

Cependant, au milieu de ce silence, Fantines’écria :

– Je l’entends ! mon Dieu ! jel’entends !

Elle étendit le bras pour qu’on se tût autourd’elle, retint son souffle, et se mit à écouter avecravissement.

Il y avait un enfant qui jouait dans lacour ; l’enfant de la portière ou d’une ouvrière quelconque.C’est là un de ces hasards qu’on retrouve toujours et qui semblentfaire partie de la mystérieuse mise en scène des événementslugubres. L’enfant, c’était une petite fille, allait, venait,courait pour se réchauffer, riait et chantait à haute voix.Hélas ! à quoi les jeux des enfants ne se mêlent-ilspas ! C’était cette petite fille que Fantine entendaitchanter.

– Oh ! reprit-elle, c’est maCosette ! je reconnais sa voix !

L’enfant s’éloigna comme il était venu, lavoix s’éteignit, Fantine écouta encore quelque temps, puis sonvisage s’assombrit, et M. Madeleine l’entendit qui disait àvoix basse :

– Comme ce médecin est méchant de ne pasme laisser voir ma fille ! Il a une mauvaise figure, cethomme-là !

Cependant le fond riant de ses idées revint.Elle continua de se parler à elle-même, la tête sur l’oreiller.

– Comme nous allons être heureuses !Nous aurons un petit jardin, d’abord ! M. Madeleine mel’a promis. Ma fille jouera dans le jardin. Elle doit savoir seslettres maintenant. Je la ferai épeler. Elle courra dans l’herbeaprès les papillons. Je la regarderai. Et puis elle fera sapremière communion. Ah çà ! quand fera-t-elle sa premièrecommunion ?

Elle se mit à compter sur ses doigts.

– … Un, deux, trois, quatre… elle a septans. Dans cinq ans. Elle aura un voile blanc, des bas à jour, elleaura l’air d’une petite femme. Ô ma bonne sœur, vous ne savez pascomme je suis bête, voilà que je pense à la première communion dema fille !

Et elle se mit à rire.

Il avait quitté la main de Fantine. Ilécoutait ces paroles comme on écoute un vent qui souffle, les yeuxà terre, l’esprit plongé dans des réflexions sans fond. Tout à coupelle cessa de parler, cela lui fit lever machinalement la tête.Fantine était devenue effrayante.

Elle ne parlait plus, elle ne respiraitplus ; elle s’était soulevée à demi sur son séant, son épaulemaigre sortait de sa chemise, son visage, radieux le momentd’auparavant, était blême, et elle paraissait fixer sur quelquechose de formidable, devant elle, à l’autre extrémité de lachambre, son œil agrandi par la terreur.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il.Qu’avez-vous, Fantine ?

Elle ne répondit pas, elle ne quitta point desyeux l’objet quelconque qu’elle semblait voir, elle lui toucha lebras d’une main et de l’autre lui fit signe de regarder derrièrelui.

Il se retourna, et vit Javert.

Chapitre 3Javert content

Voici ce qui s’était passé.

Minuit et demi venait de sonner, quandM. Madeleine était sorti de la salle des assises d’Arras. Ilétait rentré à son auberge juste à temps pour repartir par lamalle-poste où l’on se rappelle qu’il avait retenu sa place. Un peuavant six heures du matin, il était arrivé à Montreuil-sur-mer, etson premier soin avait été de jeter à la poste sa lettre àM. Laffitte, puis d’entrer à l’infirmerie et de voirFantine.

Cependant, à peine avait-il quitté la salled’audience de la cour d’assises, que l’avocat général, revenu dupremier saisissement, avait pris la parole pour déplorer l’acte defolie de l’honorable maire de Montreuil-sur-mer, déclarer que sesconvictions n’étaient en rien modifiées par cet incident bizarrequi s’éclaircirait plus tard, et requérir, en attendant, lacondamnation de ce Champmathieu, évidemment le vrai Jean Valjean.La persistance de l’avocat général était visiblement encontradiction avec le sentiment de tous, du public, de la cour etdu jury. Le défenseur avait eu peu de peine à réfuter cetteharangue et à établir que, par suite des révélations deM. Madeleine, c’est-à-dire du vrai Jean Valjean, la face del’affaire était bouleversée de fond en comble, et que le juryn’avait plus devant les yeux qu’un innocent. L’avocat avait tiré delà quelques épiphonèmes, malheureusement peu neufs, sur les erreursjudiciaires, etc., etc., le président dans son résumé s’était jointau défenseur, et le jury en quelques minutes avait mis hors decause Champmathieu.

Cependant il fallait un Jean Valjean àl’avocat général, et, n’ayant plus Champmathieu, il pritMadeleine.

Immédiatement après la mise en liberté deChampmathieu, l’avocat général s’enferma avec le président. Ilsconférèrent « de la nécessité de se saisir de la personne deM. le maire de Montreuil-sur-mer ». Cette phrase, où il y abeaucoup de de, est de M. l’avocat général, entièrementécrite de sa main sur la minute de son rapport au procureurgénéral. La première émotion passée, le président fit peud’objections. Il fallait bien que justice eût son cours. Et puis,pour tout dire, quoique le président fût homme bon et assezintelligent, il était en même temps fort royaliste et presqueardent, et il avait été choqué que le maire de Montreuil-sur-mer,en parlant du débarquement à Cannes, eût dit l’empereur etnon Buonaparte.

L’ordre d’arrestation fut donc expédié.L’avocat général l’envoya à Montreuil-sur-mer par un exprès, àfranc étrier, et en chargea l’inspecteur de police Javert.

On sait que Javert était revenu àMontreuil-sur-mer immédiatement après avoir fait sa déposition.

Javert se levait au moment où l’exprès luiremit l’ordre d’arrestation et le mandat d’amener.

L’exprès était lui-même un homme de policefort entendu qui, en deux mots, mit Javert au fait de ce qui étaitarrivé à Arras. L’ordre d’arrestation, signé de l’avocat général,était ainsi conçu : – L’inspecteur Javert appréhendera aucorps le sieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer, qui, dansl’audience de ce jour, a été reconnu pour être le forçat libéréJean Valjean.

Quelqu’un qui n’eût pas connu Javert et quil’eût vu au moment où il pénétra dans l’antichambre de l’infirmerien’eût pu rien deviner de ce qui se passait, et lui eût trouvé l’airle plus ordinaire du monde. Il était froid, calme, grave, avait sescheveux gris parfaitement lissés sur les tempes et venait de monterl’escalier avec sa lenteur habituelle. Quelqu’un qui l’eût connu àfond et qui l’eût examiné attentivement eût frémi. La boucle de soncol de cuir, au lieu d’être sur sa nuque, était sur son oreillegauche. Ceci révélait une agitation inouïe.

Javert était un caractère complet, ne laissantfaire de pli ni à son devoir, ni à son uniforme ; méthodiqueavec les scélérats, rigide avec les boutons de son habit.

Pour qu’il eût mal mis la boucle de son col,il fallait qu’il y eût en lui une de ces émotions qu’on pourraitappeler des tremblements de terre intérieurs.

Il était venu simplement, avait requis uncaporal et quatre soldats au poste voisin, avait laissé les soldatsdans la cour, et s’était fait indiquer la chambre de Fantine par laportière sans défiance, accoutumée qu’elle était à voir des gensarmés demander monsieur le maire.

Arrivé à la chambre de Fantine, Javert tournala clef, poussa la porte avec une douceur de garde-malade ou demouchard, et entra.

À proprement parler, il n’entra pas. Il setint debout dans la porte entrebâillée, le chapeau sur la tête, lamain gauche dans sa redingote fermée jusqu’au menton. Dans le plidu coude on pouvait voir le pommeau de plomb de son énorme canne,laquelle disparaissait derrière lui.

Il resta ainsi près d’une minute sans qu’ons’aperçût de sa présence. Tout à coup Fantine leva les yeux, levit, et fit retourner M. Madeleine.

À l’instant où le regard de Madeleinerencontra le regard de Javert, Javert, sans bouger, sans remuer,sans approcher, devint épouvantable. Aucun sentiment humain neréussit à être effroyable comme la joie.

Ce fut le visage d’un démon qui vient deretrouver son damné.

La certitude de tenir enfin Jean Valjean fitapparaître sur sa physionomie tout ce qu’il avait dans l’âme. Lefond remué monta à la surface. L’humiliation d’avoir un peu perdula piste et de s’être mépris quelques minutes sur ce Champmathieu,s’effaçait sous l’orgueil d’avoir si bien deviné d’abord et d’avoireu si longtemps un instinct juste. Le contentement de Javert éclatadans son attitude souveraine. La difformité du triomphe s’épanouitsur ce front étroit. Ce fut tout le déploiement d’horreur que peutdonner une figure satisfaite.

Javert en ce moment était au ciel. Sans qu’ils’en rendit nettement compte, mais pourtant avec une intuitionconfuse de sa nécessité et de son succès, il personnifiait, luiJavert, la justice, la lumière et la vérité dans leur fonctioncéleste d’écrasement du mal. Il avait derrière lui et autour delui, à une profondeur infinie, l’autorité, la raison, la chosejugée, la conscience légale, la vindicte publique, toutes lesétoiles ; il protégeait l’ordre, il faisait sortir de la loila foudre, il vengeait la société, il prêtait main-forte àl’absolu ; il se dressait dans une gloire ; il y avaitdans sa victoire un reste de défi et de combat ; debout,altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité surhumained’un archange féroce ; l’ombre redoutable de l’action qu’ilaccomplissait faisait visible à son poing crispé le vagueflamboiement de l’épée sociale ; heureux et indigné, il tenaitsous son talon le crime, le vice, la rébellion, la perdition,l’enfer, il rayonnait, il exterminait, il souriait et il y avaitune incontestable grandeur dans ce saint Michel monstrueux.

Javert, effroyable, n’avait riend’ignoble.

La probité, la sincérité, la candeur, laconviction, l’idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant,peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restentgrandes ; leur majesté, propre à la conscience humaine,persiste dans l’horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice,l’erreur. L’impitoyable joie honnête d’un fanatique en pleineatrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrementvénérable. Sans qu’il s’en doutât, Javert, dans son bonheurformidable, était à plaindre comme tout ignorant qui triomphe. Rienn’était poignant et terrible comme cette figure où se montrait cequ’on pourrait appeler tout le mauvais du bon.

Chapitre 4L’autorité reprend ses droits

La Fantine n’avait point vu Javert depuis lejour où M. le maire l’avait arrachée à cet homme. Son cerveaumalade ne se rendit compte de rien, seulement elle ne douta pasqu’il ne revint la chercher. Elle ne put supporter cette figureaffreuse, elle se sentit expirer, elle cacha son visage de ses deuxmains et cria avec angoisse :

– Monsieur Madeleine,sauvez-moi !

Jean Valjean, – nous ne le nommerons plusdésormais autrement, – s’était levé. Il dit à Fantine de sa voix laplus douce et la plus calme :

– Soyez tranquille. Ce n’est pas pourvous qu’il vient.

Puis il s’adressa à Javert et luidit :

– Je sais ce que vous voulez.

Javert répondit :

– Allons, vite !

Il y eut dans l’inflexion qui accompagna cesdeux mots je ne sais quoi de fauve et de frénétique. Javert ne ditpas : « Allons, vite ! » il dit :« Allonouaite ! » Aucune orthographe ne pourraitrendre l’accent dont cela fut prononcé ; ce n’était plus uneparole humaine, c’était un rugissement.

Il ne fit point comme d’habitude ; iln’entra point en matière ; il n’exhiba point de mandatd’amener. Pour lui, Jean Valjean était une sorte de combattantmystérieux et insaisissable, un lutteur ténébreux qu’il étreignaitdepuis cinq ans sans pouvoir le renverser. Cette arrestationn’était pas un commencement, mais une fin. Il se borna àdire : « Allons, vite ! »

En parlant ainsi, il ne fit point unpas ; il lança sur Jean Valjean ce regard qu’il jetait commeun crampon, et avec lequel il avait coutume de tirer violemment lesmisérables à lui[187].

C’était ce regard que la Fantine avait sentipénétrer jusque dans la moelle de ses os deux mois auparavant.

Au cri de Javert, Fantine avait rouvert lesyeux. Mais M. le maire était là. Que pouvait-ellecraindre ?

Javert avança au milieu de la chambre etcria :

– Ah çà ! viendras-tu ?

La malheureuse regarda autour d’elle. Il n’yavait personne que la religieuse et monsieur le maire. À quipouvait s’adresser ce tutoiement abject ? À elle seulement.Elle frissonna.

Alors elle vit une chose inouïe, tellementinouïe que jamais rien de pareil ne lui était apparu dans les plusnoirs délires de la fièvre.

Elle vit le mouchard Javert saisir au colletmonsieur le maire ; elle vit monsieur le maire courber latête. Il lui sembla que le monde s’évanouissait.

Javert, en effet, avait pris Jean Valjean aucollet.

– Monsieur le maire ! criaFantine.

Javert éclata de rire, de cet affreux rire quilui déchaussait toutes les dents.

– Il n’y a plus de monsieur le maireici !

Jean Valjean n’essaya pas de déranger la mainqui tenait le col de sa redingote. Il dit :

– Javert…

Javert l’interrompit :

– Appelle-moi monsieur l’inspecteur.

– Monsieur, reprit Jean Valjean, jevoudrais vous dire un mot en particulier.

– Tout haut ! parle tout haut !répondit Javert ; on me parle tout haut à moi !

Jean Valjean continua en baissant lavoix :

– C’est une prière que j’ai à vousfaire…

– Je te dis de parler tout haut.

– Mais cela ne doit être entendu que devous seul…

– Qu’est-ce que cela me fait ? jen’écoute pas !

Jean Valjean se tourna vers lui et lui ditrapidement et très bas :

– Accordez-moi trois jours ! troisjours pour aller chercher l’enfant de cette malheureusefemme ! Je payerai ce qu’il faudra. Vous m’accompagnerez sivous voulez.

– Tu veux rire ! cria Javert. Ahçà ! je ne te croyais pas bête ! Tu me demandes troisjours pour t’en aller ! Tu dis que c’est pour aller chercherl’enfant de cette fille ! Ah ! ah ! c’est bon !voilà qui est bon !

Fantine eut un tremblement.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle, allerchercher mon enfant ! Elle n’est donc pas ici ! Ma sœur,répondez-moi, où est Cosette ? Je veux mon enfant !Monsieur Madeleine ! monsieur le maire !

Javert frappa du pied.

– Voilà l’autre, à présent ! Tetairas-tu, drôlesse ! Gredin de pays où les galériens sontmagistrats et où les filles publiques sont soignées comme descomtesses ! Ah mais ! tout ça va changer ; il étaittemps !

Il regarda fixement Fantine et ajouta enreprenant à poignée la cravate, la chemise et le collet de JeanValjean :

– Je te dis qu’il n’y a point de monsieurMadeleine et qu’il n’y a point de monsieur le maire. Il y a unvoleur, il y a un brigand, il y a un forçat appelé JeanValjean ! c’est lui que je tiens ! voilà ce qu’il ya !

Fantine se dressa en sursaut, appuyée sur sesbras roides et sur ses deux mains, elle regarda Jean Valjean, elleregarda Javert, elle regarda la religieuse, elle ouvrit la bouchecomme pour parler, un râle sortit du fond de sa gorge, ses dentsclaquèrent, elle étendit les bras avec angoisse, ouvrantconvulsivement les mains, et cherchant autour d’elle commequelqu’un qui se noie, puis elle s’affaissa subitement surl’oreiller. Sa tête heurta le chevet du lit et vint retomber sur sapoitrine, la bouche béante, les yeux ouverts et éteints.

Elle était morte.

Jean Valjean posa sa main sur la main deJavert qui le tenait, et l’ouvrit comme il eût ouvert la main d’unenfant, puis il dit à Javert :

– Vous avez tué cette femme.

– Finirons-nous ! cria Javertfurieux. Je ne suis pas ici pour entendre des raisons. Économisonstout ça. La garde est en bas. Marchons tout de suite, ou lespoucettes !

Il y avait dans un coin de la chambre un vieuxlit en fer en assez mauvais état qui servait de lit de camp auxsœurs quand elles veillaient. Jean Valjean alla à ce lit, disloquaen un clin d’œil le chevet déjà fort délabré, chose facile à desmuscles comme les siens, saisit à poigne-main la maîtresse-tringle,et considéra Javert. Javert recula vers la porte.

Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marchalentement vers le lit de Fantine. Quand il y fut parvenu, il seretourna, et dit à Javert d’une voix qu’on entendait àpeine :

– Je ne vous conseille pas de me dérangeren ce moment.

Ce qui est certain, c’est que Javerttremblait.

Il eut l’idée d’aller appeler la garde, maisJean Valjean pouvait profiter de cette minute pour s’évader. Ilresta donc, saisit sa canne par le petit bout, et s’adossa auchambranle de la porte sans quitter du regard Jean Valjean.

Jean Valjean posa son coude sur la pomme duchevet du lit et son front sur sa main, et se mit à contemplerFantine immobile et étendue. Il demeura ainsi, absorbé, muet, et nesongeant évidemment plus à aucune chose de cette vie. Il n’y avaitplus rien sur son visage et dans son attitude qu’une inexprimablepitié. Après quelques instants de cette rêverie, il se pencha versFantine et lui parla à voix basse.

Que lui dit-il ? Que pouvait dire cethomme qui était réprouvé à cette femme qui était morte ?Qu’était-ce que ces paroles ? Personne sur la terre ne les aentendues. La morte les entendit-elle ? Il y a des illusionstouchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. Ce qui esthors de doute, c’est que la sœur Simplice, unique témoin de lachose qui se passait, a souvent raconté qu’au moment où JeanValjean parla à l’oreille de Fantine, elle vit distinctementpoindre un ineffable sourire sur ces lèvres pâles et dans cesprunelles vagues, pleines de l’étonnement du tombeau.

Jean Valjean prit dans ses deux mains la têtede Fantine et l’arrangea sur l’oreiller comme une mère eût faitpour son enfant, il lui rattacha le cordon de sa chemise et rentrases cheveux sous son bonnet. Cela fait, il lui ferma les yeux.

La face de Fantine en cet instant semblaitétrangement éclairée.

La mort, c’est l’entrée dans la grandelueur.

La main de Fantine pendait hors du lit. JeanValjean s’agenouilla devant cette main, la souleva doucement, et labaisa.

Puis il se redressa, et, se tournant versJavert :

– Maintenant, dit-il, je suis à vous.

Chapitre 5Tombeau convenable

Javert déposa Jean Valjean à la prison de laville.

L’arrestation de M. Madeleine produisit àMontreuil-sur-mer une sensation, ou pour mieux dire une commotionextraordinaire. Nous sommes triste de ne pouvoir dissimuler que surce seul mot : c’était un galérien, tout le monde àpeu près l’abandonna. En moins de deux heures tout le bien qu’ilavait fait fut oublié, et ce ne fut plus « qu’ungalérien ». Il est juste de dire qu’on ne connaissait pasencore les détails de l’événement d’Arras. Toute la journée onentendait dans toutes les parties de la ville des conversationscomme celle-ci :

– Vous ne savez pas ? c’était unforçat libéré ! – Qui ça ? – Le maire. – Bah !M. Madeleine ? – Oui. – Vraiment ? – Il nes’appelait pas Madeleine, il a un affreux nom, Béjean, Bojean,Boujean. – Ah, mon Dieu ! – Il est arrêté. – Arrêté ! –En prison à la prison de la ville, en attendant qu’on le transfère.– Qu’on le transfère ! On va le transférer ! Où va-t-onle transférer ? – Il va passer aux assises pour un vol degrand chemin qu’il a fait autrefois. – Eh bien ! je m’endoutais. Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. Ilrefusait la croix, il donnait des sous à tous les petits drôlesqu’il rencontrait. J’ai toujours pensé qu’il y avait là-dessousquelque mauvaise histoire.

« Les salons » surtout abondèrentdans ce sens.

Une vieille dame, abonnée au Drapeaublanc, fit cette réflexion dont il est presque impossible desonder la profondeur :

– Je n’en suis pas fâchée. Cela apprendraaux buonapartistes !

C’est ainsi que ce fantôme qui s’était appeléM. Madeleine se dissipa à Montreuil-sur-mer. Trois ou quatrepersonnes seulement dans toute la ville restèrent fidèles à cettemémoire. La vieille portière qui l’avait servi fut du nombre.

Le soir de ce même jour, cette digne vieilleétait assise dans sa loge, encore tout effarée et réfléchissanttristement. La fabrique avait été fermée toute la journée, la portecochère était verrouillée, la rue était déserte. Il n’y avait dansla maison que deux religieuses, sœur Perpétue et sœur Simplice, quiveillaient près du corps de Fantine.

Vers l’heure où M. Madeleine avaitcoutume de rentrer, la brave portière se leva machinalement, pritla clef de la chambre de M. Madeleine dans un tiroir et lebougeoir dont il se servait tous les soirs pour monter chez lui,puis elle accrocha la clef au clou où il la prenait d’habitude, etplaça le bougeoir à côté, comme si elle l’attendait. Ensuite ellese rassit sur sa chaise et se remit à songer. La pauvre bonnevieille avait fait tout cela sans en avoir conscience.

Ce ne fut qu’au bout de plus de deux heuresqu’elle sortit de sa rêverie et s’écria : « Tiens !mon bon Dieu Jésus ! moi qui ai mis sa clef auclou ! »

En ce moment la vitre de la loge s’ouvrit, unemain[188] passa par l’ouverture, saisit la clefet le bougeoir et alluma la bougie à la chandelle qui brûlait.

La portière leva les yeux et resta béante,avec un cri dans le gosier qu’elle retint.

Elle connaissait cette main, ce bras, cettemanche de redingote.

C’était M. Madeleine.

Elle fut quelques secondes avant de pouvoirparler, saisie, comme elle le disait elle-même plus tard enracontant son aventure.

– Mon Dieu, monsieur le maire,s’écria-t-elle enfin, je vous croyais…

Elle s’arrêta, la fin de sa phrase eût manquéde respect au commencement. Jean Valjean était toujours pour ellemonsieur le maire.

Il acheva sa pensée.

– En prison, dit-il. J’y étais. J’aibrisé un barreau d’une fenêtre, je me suis laissé tomber du hautd’un toit, et me voici. Je monte à ma chambre, allez me chercher lasœur Simplice. Elle est sans doute près de cette pauvre femme.

La vieille obéit en toute hâte.

Il ne lui fit aucune recommandation ; ilétait bien sûr qu’elle le garderait mieux qu’il ne se garderaitlui-même.

On n’a jamais su comment il avait réussi àpénétrer dans la cour sans faire ouvrir la porte cochère. Il avait,et portait toujours sur lui, un passe-partout qui ouvrait unepetite porte latérale ; mais on avait dû le fouiller et luiprendre son passe-partout. Ce point n’a pas été éclairci.

Il monta l’escalier qui conduisait à sachambre. Arrivé en haut, il laissa son bougeoir sur les dernièresmarches de l’escalier, ouvrit sa porte avec peu de bruit, et allafermer à tâtons sa fenêtre et son volet, puis il revint prendre sabougie et rentra dans sa chambre.

La précaution était utile ; on sesouvient que sa fenêtre pouvait être aperçue de la rue.

Il jeta un coup d’œil autour de lui, sur satable, sur sa chaise, sur son lit qui n’avait pas été défait depuistrois jours. Il ne restait aucune trace du désordre del’avant-dernière nuit. La portière avait « fait lachambre ». Seulement elle avait ramassé dans les cendres etposé proprement sur la table les deux bouts du bâton ferré et lapièce de quarante sous noircie par le feu.

Il prit une feuille de papier sur laquelle ilécrivit : Voici les deux bouts de mon bâton ferré et lapièce de quarante sous volée à Petit-Gervais dont j’ai parlé à lacour d’assises, et il posa sur cette feuille la pièce d’argentet les deux morceaux de fer, de façon que ce fût la première chosequ’on aperçût en entrant dans la chambre. Il tira d’une armoire unevieille chemise à lui qu’il déchira. Cela fit quelques morceaux detoile dans lesquels il emballa les deux flambeaux d’argent. Dureste il n’avait ni hâte ni agitation, et, tout en emballant leschandeliers de l’évêque, il mordait dans un morceau de pain noir.Il est probable que c’était le pain de la prison qu’il avaitemporté en s’évadant.

Ceci a été constaté par les miettes de painqui furent trouvées sur le carreau de la chambre, lorsque lajustice plus tard fit une perquisition.

On frappa deux petits coups à la porte.

– Entrez, dit-il.

C’était la sœur Simplice.

Elle était pâle, elle avait les yeux rouges,la chandelle qu’elle tenait vacillait dans sa main. Les violencesde la destinée ont cela de particulier que, si perfectionnés ou sirefroidis que nous soyons, elles nous tirent du fond des entraillesla nature humaine et la forcent de reparaître au dehors. Dans lesémotions de cette journée, la religieuse était redevenue femme.Elle avait pleuré, et elle tremblait.

Jean Valjean venait d’écrire quelques lignessur un papier qu’il tendit à la religieuse en disant :

– Ma sœur, vous remettrez ceci à monsieurle curé.

Le papier était déplié. Elle y jeta lesyeux.

– Vous pouvez lire, dit-il.

Elle lut. – « Je prie monsieur le curé deveiller sur tout ce que je laisse ici. Il voudra bien payerlà-dessus les frais de mon procès et l’enterrement de la femme quiest morte aujourd’hui. Le reste sera aux pauvres. »

La sœur voulut parler, mais elle put à peinebalbutier quelques sons inarticulés. Elle parvint cependant àdire :

– Est-ce que monsieur le maire ne désirepas revoir une dernière fois cette pauvre malheureuse ?

– Non, dit-il, on est à ma poursuite, onn’aurait qu’à m’arrêter dans sa chambre, cela la troublerait.

Il achevait à peine qu’un grand bruit se fitdans l’escalier. Ils entendirent un tumulte de pas qui montaient,et la vieille portière qui disait de sa voix la plus haute et laplus perçante :

– Mon bon monsieur, je vous jure le bonDieu qu’il n’est entré personne ici de toute la journée ni de toutela soirée, que même je n’ai pas quitté ma porte !

Un homme répondit :

– Cependant il y a de la lumière danscette chambre.

Ils reconnurent la voix de Javert.

La chambre était disposée de façon que laporte en s’ouvrant masquait l’angle du mur à droite. Jean Valjeansouffla la bougie et se mit dans cet angle.

La sœur Simplice tomba à genoux près de latable.

La porte s’ouvrit.

Javert entra.

On entendait le chuchotement de plusieurshommes et les protestations de la portière dans le corridor.

La religieuse ne leva pas les yeux. Ellepriait.

La chandelle était sur la cheminée et nedonnait que peu de clarté.

Javert aperçut la sœur et s’arrêtainterdit.

On se rappelle que le fond même de Javert, sonélément, son milieu respirable, c’était la vénération de touteautorité. Il était tout d’une pièce et n’admettait ni objection, nirestriction. Pour lui, bien entendu, l’autorité ecclésiastiqueétait la première de toutes. Il était religieux, superficiel etcorrect sur ce point comme sur tous. À ses yeux un prêtre était unesprit qui ne se trompe pas, une religieuse était une créature quine pèche pas. C’étaient des âmes murées à ce monde avec une seuleporte qui ne s’ouvrait jamais que pour laisser sortir lavérité.

En apercevant la sœur, son premier mouvementfut de se retirer.

Cependant il y avait aussi un autre devoir quile tenait, et qui le poussait impérieusement en sens inverse. Sonsecond mouvement fut de rester, et de hasarder au moins unequestion.

C’était cette sœur Simplice qui n’avait mentide sa vie. Javert le savait, et la vénérait particulièrement àcause de cela.

– Ma sœur, dit-il, êtes-vous seule danscette chambre ?

Il y eut un moment affreux pendant lequel lapauvre portière se sentit défaillir.

La sœur leva les yeux et répondit :

– Oui.

– Ainsi, reprit Javert, excusez-moi sij’insiste, c’est mon devoir, vous n’avez pas vu ce soir unepersonne, un homme. Il s’est évadé, nous le cherchons, – ce nomméJean Valjean, vous ne l’avez pas vu ?

La sœur répondit :

– Non.

Elle mentit. Elle mentit deux fois de suite,coup sur coup, sans hésiter, rapidement, comme on se dévoue.

– Pardon, dit Javert, et il se retira ensaluant profondément.

Ô sainte fille ! vous n’êtes plus de cemonde depuis beaucoup d’années ; vous avez rejoint dans lalumière vos sœurs les vierges et vos frères les anges ; que cemensonge vous soit compté dans le paradis !

L’affirmation de la sœur fut pour Javertquelque chose de si décisif qu’il ne remarqua même pas lasingularité de cette bougie qu’on venait de souffler et qui fumaitsur la table.

Une heure après, un homme, marchant à traversles arbres et les brumes, s’éloignait rapidement deMontreuil-sur-mer dans la direction de Paris. Cet homme était JeanValjean. Il a été établi, par le témoignage de deux ou troisrouliers qui l’avaient rencontré, qu’il portait un paquet et qu’ilétait vêtu d’une blouse. Où avait-il pris cette blouse ? On nel’a jamais su. Cependant un vieux ouvrier était mort quelques joursauparavant à l’infirmerie de la fabrique, ne laissant que sablouse. C’était peut-être celle-là.

Un dernier mot sur Fantine.

Nous avons tous une mère, la terre. On renditFantine à cette mère.

Le curé crut bien faire, et fit bienpeut-être, en réservant, sur ce que Jean Valjean avait laissé, leplus d’argent possible aux pauvres. Après tout, de quis’agissait-il ? d’un forçat et d’une fille publique. C’estpourquoi il simplifia l’enterrement de Fantine, et le réduisit à cestrict nécessaire qu’on appelle la fosse commune.

Fantine fut donc enterrée dans ce coin gratisdu cimetière qui est à tous et à personne, et où l’on perd lespauvres. Heureusement Dieu sait où retrouver l’âme. On couchaFantine dans les ténèbres parmi les premiers os venus ; ellesubit la promiscuité des cendres. Elle fut jetée à la fossepublique. Sa tombe ressembla à son lit.

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Tags: Victor Hugo