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Les Misérables – Tome II – Cosette

Les Misérables – Tome II – Cosette

de Victor Hugo

Livre premier – Waterloo

Chapitre I – Ce qu’on rencontre en venant de Nivelles

L’an dernier (1861), par une belle matinée de mai, un passant, celui qui raconte cette histoire, arrivait de Nivelles et se dirigeait vers La Hulpe. Il allait à pied. Il suivait, entre deux rangées d’arbres, une large chaussée pavée ondulant sur des collines qui viennent l’une après l’autre, soulèvent la route et la laissent retomber, et font là comme des vagues énormes. Il avait dépassé Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. Il apercevait, à l’ouest, le clocher d’ardoise de Braine-l’Alleud qui a la forme d’un vase renversé. Il venait de laisser derrière lui un bois sur une hauteur, et, à l’angle d’un chemin de traverse, à côté d’une espèce de potence vermoulue portant l’inscription : Ancienne barrière n° 4, un cabaret ayant sur sa façade cet écriteau : Au quatre vents. Échabeau, café de particulier.

Un demi-quart de lieue plus loin que ce cabaret, il arriva au fond d’un petit vallon où il y a de l’eau qui passe sous une arche pratiquée dans le remblai de la route. Le bouquet d’arbres, clairsemé mais très vert, qui emplit le vallon d’un côté de la chaussée, s’éparpille de l’autre dans les prairies et s’en va avec grâce et comme en désordre vers Braine-l’Alleud.

Il y avait là, à droite, au bord de la route,une auberge, une charrette à quatre roues devant la porte, un grand faisceau de perches à houblon, une charrue, un tas de broussailles sèches près d’une haie vive, de la chaux qui fumait dans un trou carré, une échelle le long d’un vieux hangar à cloisons de paille.Une jeune fille sarclait dans un champ où une grande affiche jaune,probablement du spectacle forain de quelque kermesse, volait auvent. À l’angle de l’auberge, à côté d’une mare où naviguait uneflottille de canards, un sentier mal pavé s’enfonçait dans lesbroussailles. Ce passant y entra.

Au bout d’une centaine de pas, après avoirlongé un mur du quinzième siècle surmonté d’un pignon aigu àbriques contrariées, il se trouva en présence d’une grande porte depierre cintrée, avec imposte rectiligne, dans le grave style deLouis XIV, accostée de deux médaillons planes. Une façade sévèredominait cette porte ; un mur perpendiculaire à la façadevenait presque toucher la porte et la flanquait d’un brusque angledroit. Sur le pré devant la porte gisaient trois herses à traverslesquelles poussaient pêle-mêle toutes les fleurs de mai. La porteétait fermée. Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornésd’un vieux marteau rouillé.

Le soleil était charmant ; les branchesavaient ce doux frémissement de mai qui semble venir des nids plusencore que du vent. Un brave petit oiseau, probablement amoureux,vocalisait éperdument dans un grand arbre.

Le passant se courba et considéra dans lapierre à gauche, au bas du pied-droit de la porte, une assez largeexcavation circulaire ressemblant à l’alvéole d’une sphère. En cemoment les battants s’écartèrent et une paysanne sortit.

Elle vit le passant et aperçut ce qu’ilregardait.

– C’est un boulet français qui a fait ça,lui dit-elle.

Et elle ajouta :

– Ce que vous voyez là, plus haut, dansla porte, près d’un clou, c’est le trou d’un gros biscayen. Lebiscayen n’a pas traversé le bois.

– Comment s’appelle cet endroit-ci ?demanda le passant.

– Hougomont, dit la paysanne.

Le passant se redressa. Il fit quelques pas ets’en alla regarder au-dessus des haies. Il aperçut à l’horizon àtravers les arbres une espèce de monticule et sur ce monticulequelque chose qui, de loin, ressemblait à un lion.

Il était dans le champ de bataille deWaterloo.

Chapitre II – Hougomont

Hougomont, ce fut là un lieu funèbre, lecommencement de l’obstacle, la première résistance que rencontra àWaterloo ce grand bûcheron de l’Europe qu’on appelaitNapoléon ; le premier nœud sous le coup de hache.

C’était un château, ce n’est plus qu’uneferme. Hougomont, pour l’antiquaire, c’est Hugomons. Cemanoir fut bâti par Hugo[2], sire deSomerel, le même qui dota la sixième chapellenie de l’abbaye deVillers.

Le passant poussa la porte, coudoya sous unporche une vieille calèche, et entra dans la cour.

La première chose qui le frappa dans ce préau,ce fut une porte du seizième siècle qui y simule une arcade, toutétant tombé autour d’elle. L’aspect monumental naît souvent de laruine. Auprès de l’arcade s’ouvre dans un mur une autre porte avecclaveaux du temps de Henri IV, laissant voir les arbres d’unverger. À côté de cette porte un trou à fumier, des pioches et despelles, quelques charrettes, un vieux puits avec sa dalle et sontourniquet de fer, un poulain qui saute, un dindon qui fait laroue, une chapelle que surmonte un petit clocher, un poirier enfleur en espalier sur le mur de la chapelle, voilà cette cour dontla conquête fut un rêve de Napoléon. Ce coin de terre, s’il eût pule prendre, lui eût peut-être donné le monde. Des poules yéparpillent du bec la poussière. On entend un grondement ;c’est un gros chien qui montre les dents et qui remplace lesAnglais.

Les Anglais là ont été admirables. Les quatrecompagnies des gardes de Cooke y ont tenu tête pendant sept heuresà l’acharnement d’une armée.

Hougomont, vu sur la carte, en plan géométral,bâtiments et enclos compris, présente une espèce de rectangleirrégulier dont un angle aurait été entaillé. C’est à cet anglequ’est la porte méridionale, gardée par ce mur qui la fusille àbout portant. Hougomont a deux portes : la porte méridionale,celle du château, et la porte septentrionale, celle de la ferme.Napoléon envoya contre Hougomont son frère Jérôme ; lesdivisions Guilleminot, Foy et Bachelu s’y heurtèrent, presque toutle corps de Reille y fut employé et y échoua, les boulets deKellermann s’épuisèrent sur cet héroïque pan de mur. Ce ne fut pastrop de la brigade Bauduin pour forcer Hougomont au nord, et labrigade Soye ne put que l’entamer au sud, sans le prendre.

Les bâtiments de la ferme bordent la cour ausud. Un morceau de la porte nord, brisée par les Français, pendaccroché au mur. Ce sont quatre planches clouées sur deuxtraverses, et où l’on distingue les balafres de l’attaque.

La porte septentrionale, enfoncée par lesFrançais, et à laquelle on a mis une pièce pour remplacer lepanneau suspendu à la muraille, s’entre-bâille au fond dupréau ; elle est coupée carrément dans un mur, de pierre enbas, de brique en haut, qui ferme la cour au nord. C’est une simpleporte charretière comme il y en a dans toutes les métairies, deuxlarges battants faits de planches rustiques ; au delà, desprairies. La dispute de cette entrée a été furieuse. On a longtempsvu sur le montant de la porte toutes sortes d’empreintes de mainssanglantes. C’est là que Bauduin fut tué.

L’orage du combat est encore dans cettecour ; l’horreur y est visible ; le bouleversement de lamêlée s’y est pétrifié ; cela vit, cela meurt ; c’étaithier. Les murs agonisent, les pierres tombent, les brèchescrient ; les trous sont des plaies ; les arbres penchéset frissonnants semblent faire effort pour s’enfuir.

Cette cour, en 1815, était plus bâtie qu’ellene l’est aujourd’hui. Des constructions qu’on a depuis jetées bas yfaisaient des redans, des angles et des coudes d’équerre.

Les Anglais s’y étaient barricadés ; lesFrançais y pénétrèrent, mais ne purent s’y maintenir. À côté de lachapelle, une aile du château, le seul débris qui reste du manoird’Hougomont, se dresse écroulée, on pourrait dire éventrée. Lechâteau servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. On s’yextermina. Les Français, arquebuses de toutes parts, de derrièreles murailles, du haut des greniers, du fond des caves, par toutesles croisées, par tous les soupiraux, par toutes les fentes despierres, apportèrent des fascines et mirent le feu aux murs et auxhommes ; la mitraille eut pour réplique l’incendie.

On entrevoit dans l’aile ruinée, à travers desfenêtres garnies de barreaux de fer, les chambres démantelées d’uncorps de logis en brique ; les gardes anglaises étaientembusquées dans ces chambres ; la spirale de l’escalier,crevassé du rez-de-chaussée jusqu’au toit, apparaît commel’intérieur d’un coquillage brisé. L’escalier a deux étages ;les Anglais, assiégés dans l’escalier, et massés sur les marchessupérieures, avaient coupé les marches inférieures. Ce sont delarges dalles de pierre bleue qui font un monceau dans les orties.Une dizaine de marches tiennent encore au mur ; sur lapremière est entaillée l’image d’un trident. Ces degrésinaccessibles sont solides dans leurs alvéoles. Tout le resteressemble à une mâchoire édentée. Deux vieux arbres sont là ;l’un est mort, l’autre est blessé au pied, et reverdit en avril.Depuis 1815, il s’est mis à pousser à travers l’escalier.

On s’est massacré dans la chapelle. Le dedans,redevenu calme, est étrange. On n’y a plus dit la messe depuis lecarnage. Pourtant l’autel y est resté, un autel de bois grossieradossé à un fond de pierre brute. Quatre murs lavés au lait dechaux, une porte vis-à-vis l’autel, deux petites fenêtres cintrées,sur la porte un grand crucifix de bois, au-dessus du crucifix unsoupirail carré bouché d’une botte de foin, dans un coin, à terre,un vieux châssis vitré tout cassé, telle est cette chapelle. Prèsde l’autel est clouée une statue en bois de sainte Anne, duquinzième siècle ; la tête de l’enfant Jésus a été emportéepar un biscayen. Les Français, maîtres un moment de la chapelle,puis délogés, l’ont incendiée. Les flammes ont rempli cettemasure ; elle a été fournaise ; la porte a brûlé, leplancher a brûlé, le Christ en bois n’a pas brûlé. Le feu lui arongé les pieds dont on ne voit plus que les moignons noircis, puiss’est arrêté. Miracle, au dire des gens du pays. L’enfant Jésus,décapité, n’a pas été aussi heureux que le Christ.

Les murs sont couverts d’inscriptions. Prèsdes pieds du Christ on lit ce nom : Henquinez. Puisces autres : Conde de Rio Maïor. Marques y Marquesa deAlmagro (Habana). Il y a des noms français avec des pointsd’exclamation, signes de colère. On a reblanchi le mur en 1849. Lesnations s’y insultaient.

C’est à la porte de cette chapelle qu’a étéramassé un cadavre qui tenait une hache à la main. Ce cadavre étaitle sous-lieutenant Legros.

On sort de la chapelle, et à gauche, on voitun puits. Il y en a deux dans cette cour. On demande :pourquoi n’y a-t-il pas de seau et de poulie à celui-ci ?C’est qu’on n’y puise plus d’eau. Pourquoi n’y puise-t-on plusd’eau ? Parce qu’il est plein de squelettes.

Le dernier qui ait tiré de l’eau de ce puitsse nommait Guillaume Van Kylsom. C’était un paysan qui habitaitHougomont et y était jardinier. Le 18 juin 1815, sa famille prit lafuite et s’alla cacher dans les bois.

La forêt autour de l’abbaye de Villers abritapendant plusieurs jours et plusieurs nuits toutes ces malheureusespopulations dispersées. Aujourd’hui encore de certains vestigesreconnaissables, tels que de vieux troncs d’arbres brûlés, marquentla place de ces pauvres bivouacs tremblants au fond deshalliers.

Guillaume Van Kylsom demeura à Hougomont« pour garder le château » et se blottit dans une cave.Les Anglais l’y découvrirent. On l’arracha de sa cachette, et, àcoups de plat de sabre, les combattants se firent servir par cethomme effrayé. Ils avaient soif ; ce Guillaume leur portait àboire. C’est à ce puits qu’il puisait l’eau. Beaucoup burent làleur dernière gorgée. Ce puits, où burent tant de morts, devaitmourir lui aussi.

Après l’action, on eut une hâte, enterrer lescadavres. La mort a une façon à elle de harceler la victoire, etelle fait suivre la gloire par la peste. Le typhus est une annexedu triomphe. Ce puits était profond, on en fit un sépulcre. On yjeta trois cents morts. Peut-être avec trop d’empressement. Tousétaient-ils morts ? la légende dit non. Il paraît que, la nuitqui suivit l’ensevelissement, on entendit sortir du puits des voixfaibles qui appelaient.

Ce puits est isolé au milieu de la cour. Troismurs mi-partis pierre et brique, repliés comme les feuilles d’unparavent et simulant une tourelle carrée, l’entourent de troiscôtés. Le quatrième côté est ouvert. C’est par là qu’on puisaitl’eau. Le mur du fond a une façon d’œil-de-bœuf informe, peut-êtreun trou d’obus. Cette tourelle avait un plafond dont il ne resteque les poutres. La ferrure de soutènement du mur de droite dessineune croix. On se penche, et l’œil se perd dans un profond cylindrede brique qu’emplit un entassement de ténèbres. Tout autour dupuits, le bas des murs disparaît dans les orties.

Ce puits n’a point pour devanture la largedalle bleue qui sert de tablier à tous les puits de Belgique. Ladalle bleue y est remplacée par une traverse à laquelle s’appuientcinq ou six difformes tronçons de bois noueux et ankylosés quiressemblent à de grands ossements. Il n’a plus ni seau, ni chaîne,ni poulie ; mais il a encore la cuvette de pierre qui servaitde déversoir. L’eau des pluies s’y amasse, et de temps en temps unoiseau des forêts voisines vient y boire et s’envole.

Une maison dans cette ruine, la maison de laferme, est encore habitée. La porte de cette maison donne sur lacour. À côté d’une jolie plaque de serrure gothique il y a surcette porte une poignée de fer à trèfles, posée de biais. Au momentoù le lieutenant hanovrien Wilda saisissait cette poignée pour seréfugier dans la ferme, un sapeur français lui abattit la main d’uncoup de hache.

La famille qui occupe la maison a pourgrand-père l’ancien jardinier Van Kylsom, mort depuis longtemps.Une femme en cheveux gris vous dit : « J’étais là.J’avais trois ans. Ma sœur, plus grande, avait peur et pleurait. Onnous a emportées dans les bois. J’étais dans les bras de ma mère.On se collait l’oreille à terre pour écouter. Moi, j’imitais lecanon, et je faisais boum, boum[3]. »

Une porte de la cour, à gauche, nous l’avonsdit, donne dans le verger.

Le verger est terrible.

Il est en trois parties, on pourrait presquedire en trois actes. La première partie est un jardin, la deuxièmeest le verger, la troisième est un bois. Ces trois parties ont uneenceinte commune, du côté de l’entrée les bâtiments du château etde la ferme, à gauche une haie, à droite un mur, au fond un mur. Lemur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On entredans le jardin d’abord. Il est en contrebas, planté degroseilliers, encombré de végétations sauvages, fermé d’unterrassement monumental en pierre de taille avec balustres à doublerenflement. C’était un jardin seigneurial dans ce premier stylefrançais qui a précédé Lenôtre ; ruine et ronce aujourd’hui.Les pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets depierre. On compte encore quarante-trois[4] balustressur leurs dés ; les autres sont couchés dans l’herbe. Presquetous ont des éraflures de mousqueterie. Un balustre brisé est posésur l’étrave comme une jambe cassée.

C’est dans ce jardin, plus bas que le verger,que six voltigeurs du 1er léger, ayant pénétré là etn’en pouvant plus sortir, pris et traqués comme des ours dans leurfosse, acceptèrent le combat avec deux compagnies hanovriennes,dont une était armée de carabines. Les hanovriens bordaient cesbalustres et tiraient d’en haut. Ces voltigeurs, ripostant d’enbas, six contre deux cents, intrépides, n’ayant pour abri que lesgroseilliers, mirent un quart d’heure à mourir.

On monte quelques marches, et du jardin onpasse dans le verger proprement dit. Là, dans ces quelques toisescarrées, quinze cents hommes tombèrent en moins d’une heure. Le mursemble prêt à recommencer le combat. Les trente-huit meurtrièrespercées par les Anglais à des hauteurs irrégulières, y sont encore.Devant la seizième sont couchées deux tombes anglaises en granit.Il n’y a de meurtrières qu’au mur sud ; l’attaque principalevenait de là. Ce mur est caché au dehors par une grande haievive ; les Français arrivèrent, croyant n’avoir affaire qu’àla haie, la franchirent, et trouvèrent ce mur, obstacle etembuscade, les gardes anglaises derrière, les trente-huitmeurtrières faisant feu à la fois, un orage de mitraille et deballes ; et la brigade Soye s’y brisa. Waterloo commençaainsi.

Le verger pourtant fut pris. On n’avait pasd’échelles, les Français grimpèrent avec les ongles. On se battitcorps à corps sous les arbres. Toute cette herbe a été mouillée desang. Un bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyé là.Au dehors le mur, contre lequel furent braquées les deux batteriesde Kellermann, est rongé par la mitraille.

Ce verger est sensible comme un autre au moisde mai. Il a ses boutons d’or et ses pâquerettes, l’herbe y esthaute, des chevaux de charrue y paissent, des cordes de crin oùsèche du linge traversent les intervalles des arbres et fontbaisser la tête aux passants, on marche dans cette friche et lepied enfonce dans les trous de taupes. Au milieu de l’herbe onremarque un tronc déraciné, gisant, verdissant. Le major Blackmans’y est adossé pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tombéle général allemand Duplat, d’une famille française réfugiée à larévocation de l’édit de Nantes. Tout à côté se penche un vieuxpommier malade pansé avec un bandage de paille et de terre glaise.Presque tous les pommiers tombent de vieillesse. Il n’y en a pas unqui n’ait sa balle ou son biscayen[5]. Lessquelettes d’arbres morts abondent dans ce verger. Les corbeauxvolent dans les branches, au fond il y a un bois plein deviolettes.

Bauduin tué, Foy blessé, l’incendie, lemassacre, le carnage, un ruisseau fait de sang anglais, de sangallemand et de sang français, furieusement mêlés, un puits combléde cadavres, le régiment de Nassau et le régiment de Brunswickdétruits, Duplat tué, Blackman tué, les gardes anglaises mutilées,vingt bataillons français, sur les quarante du corps de Reille,décimés, trois mille hommes, dans cette seule masure de Hougomont,sabrés, écharpés, égorgés, fusillés, brûlés ; et tout celapour qu’aujourd’hui un paysan dise à un voyageur :Monsieur, donnez-moi trois francs ; si vous aimez, je vousexpliquerai la chose de Waterloo !

Chapitre III – Le 18 juin 1815

Retournons en arrière, c’est un des droits dunarrateur, et replaçons-nous en l’année 1815, et même un peu avantl’époque où commence l’action racontée dans la première partie dece livre.

S’il n’avait pas plu dans la nuit du 17 au 18juin 1815, l’avenir de l’Europe était changé. Quelques gouttesd’eau de plus ou de moins ont fait pencher Napoléon. Pour queWaterloo fût la fin d’Austerlitz, la providence n’a eu besoin qued’un peu de pluie, et un nuage traversant le ciel à contre-sens dela saison a suffi pour l’écroulement d’un monde.

La bataille de Waterloo, et ceci a donné àBlücher le temps d’arriver, n’a pu commencer qu’à onze heures etdemie. Pourquoi ? Parce que la terre était mouillée. Il afallu attendre un peu de raffermissement pour que l’artillerie pûtmanœuvrer.

Napoléon était officier d’artillerie, et ils’en ressentait. Le fond de ce prodigieux capitaine, c’étaitl’homme qui, dans le rapport au Directoire sur Aboukir,disait : Tel de nos boulets a tué six hommes. Tousses plans de bataille sont faits pour le projectile. Faireconverger l’artillerie sur un point donné, c’était là sa clef devictoire. Il traitait la stratégie du général ennemi comme unecitadelle, et il la battait en brèche. Il accablait le point faiblede mitraille ; il nouait et dénouait les batailles avec lecanon. Il y avait du tir dans son génie. Enfoncer les carrés,pulvériser les régiments, rompre les lignes, broyer et disperserles masses, tout pour lui était là, frapper, frapper, frapper sanscesse, et il confiait cette besogne au boulet. Méthode redoutable,et qui, jointe au génie, a fait invincible pendant quinze ans cesombre athlète du pugilat de la guerre.

Le 18 juin 1815, il comptait d’autant plus surl’artillerie qu’il avait pour lui le nombre. Wellington n’avait quecent cinquante-neuf bouches à feu ; Napoléon en avait deuxcent quarante.

Supposez la terre sèche, l’artillerie pouvantrouler, l’action commençait à six heures du matin. La batailleétait gagnée et finie à deux heures, trois heures avant lapéripétie prussienne.

Quelle quantité de faute y a-t-il de la partde Napoléon dans la perte de cette bataille ? le naufrageest-il imputable au pilote ?

Le déclin physique évident de Napoléon secompliquait-il à cette époque d’une certaine diminutionintérieure ? les vingt ans de guerre avaient-ils usé la lamecomme le fourreau, l’âme comme le corps ? le vétéran sefaisait-il fâcheusement sentir dans le capitaine ? en un mot,ce génie, comme beaucoup d’historiens considérables l’ont cru,s’éclipsait-il ? entrait-il en frénésie pour se déguiser àlui-même son affaiblissement ? commençait-il à osciller sousl’égarement d’un souffle d’aventure ? devenait-il, chose gravedans un général, inconscient du péril ? dans cette classe degrands hommes matériels qu’on peut appeler les géants de l’action,y a-t-il un âge pour la myopie du génie ? La vieillesse n’apas de prise sur les génies de l’idéal ; pour les Dantes etles Michel-Anges, vieillir, c’est croître ; pour les Annibalset les Bonapartes, est-ce décroître ? Napoléon avait-il perdule sens direct de la victoire ? en était-il à ne plusreconnaître l’écueil, à ne plus deviner le piège, à ne plusdiscerner le bord croulant des abîmes ? manquait-il du flairdes catastrophes ? lui qui jadis savait toutes les routes dutriomphe et qui, du haut de son char d’éclairs, les indiquait d’undoigt souverain, avait-il maintenant cet ahurissement sinistre demener aux précipices son tumultueux attelage de légions ?était-il pris, à quarante-six ans, d’une folie suprême ? cecocher titanique du destin n’était-il plus qu’un immensecasse-cou ?

Nous ne le pensons point.

Son plan de bataille était, de l’aveu de tous,un chef-d’œuvre. Aller droit au centre de la ligne alliée, faire untrou dans l’ennemi, le couper en deux, pousser la moitiébritannique sur Hal et la moitié prussienne sur Tongres, faire deWellington et de Blücher deux tronçons ; enleverMont-Saint-Jean, saisir Bruxelles, jeter l’Allemand dans le Rhin etl’Anglais dans la mer. Tout cela, pour Napoléon, était dans cettebataille. Ensuite on verrait.

Il va sans dire que nous ne prétendons pasfaire ici l’histoire de Waterloo ; une des scènes génératricesdu drame que nous racontons se rattache à cette bataille ;mais cette histoire n’est pas notre sujet ; cette histoired’ailleurs est faite, et faite magistralement, à un point de vuepar Napoléon, à l’autre point de vue par toute une pléiaded’historiens[6]. Quant à nous, nous laissons leshistoriens aux prises, nous ne sommes qu’un témoin à distance, unpassant dans la plaine, un chercheur penché sur cette terre pétriede chair humaine, prenant peut-être des apparences pour desréalités ; nous n’avons pas le droit de tenir tête, au nom dela science, à un ensemble de faits où il y a sans doute du mirage,nous n’avons ni la pratique militaire ni la compétence stratégiquequi autorisent un système ; selon nous, un enchaînement dehasards domine à Waterloo les deux capitaines ; et quand ils’agit du destin, ce mystérieux accusé, nous jugeons comme lepeuple, ce juge naïf.

Chapitre IV – A.

Ceux qui veulent se figurer nettement labataille de Waterloo n’ont qu’à coucher sur le sol par la pensée unA majuscule. Le jambage gauche de l’A est la route de Nivelles, lejambage droit est la route de Genappe, la corde de l’A est lechemin creux d’Ohain à Braine-l’Alleud. Le sommet de l’A estMont-Saint-Jean, là est Wellington ; la pointe gaucheinférieure est Hougomont, là est Reille avec JérômeBonaparte ; la pointe droite inférieure est la Belle-Alliance,là est Napoléon. Un peu au-dessous du point où la corde de l’Arencontre et coupe le jambage droit est la Haie-Sainte. Au milieude cette corde est le point précis où s’est dit le mot final de labataille. C’est là qu’on a placé le lion, symbole involontaire dusuprême héroïsme de la garde impériale.

Le triangle compris au sommet de l’A, entreles deux jambages et la corde, est le plateau de Mont-Saint-Jean.La dispute de ce plateau fut toute la bataille.

Les ailes des deux armées s’étendent à droiteet à gauche des deux routes de Genappe et de Nivelles ;d’Erlon faisant face à Picton, Reille faisant face à Hill.

Derrière la pointe de l’A, derrière le plateaude Mont-Saint-Jean, est la forêt de Soignes.

Quant à la plaine en elle-même, qu’on sereprésente un vaste terrain ondulant ; chaque pli domine lepli suivant, et toutes les ondulations montent versMont-Saint-Jean, et y aboutissent à la forêt.

Deux troupes ennemies sur un champ de bataillesont deux lutteurs. C’est un bras-le-corps. L’une cherche à faireglisser l’autre. On se cramponne à tout ; un buisson est unpoint d’appui ; un angle de mur est un épaulement ; fauted’une bicoque où s’adosser, un régiment lâche pied ; unravalement de la plaine, un mouvement de terrain, un sentiertransversal à propos, un bois, un ravin, peuvent arrêter le talonde ce colosse qu’on appelle une armée et l’empêcher de reculer. Quisort du champ est battu. De là, pour le chef responsable, lanécessité d’examiner la moindre touffe d’arbres, et d’approfondirle moindre relief.

Les deux généraux avaient attentivement étudiéla plaine de Mont-Saint-Jean, dite aujourd’hui plaine de Waterloo.Dès l’année précédente, Wellington, avec une sagacité prévoyante,l’avait examinée comme un en-cas de grande bataille. Sur ce terrainet pour ce duel, le 18 juin, Wellington avait le bon côté, Napoléonle mauvais. L’armée anglaise était en haut, l’armée française enbas.

Esquisser ici l’aspect de Napoléon, à cheval,sa lunette à la main, sur la hauteur de Rossomme, à l’aube du 18juin 1815, cela est presque de trop. Avant qu’on le montre, tout lemonde l’a vu. Ce profil calme sous le petit chapeau de l’école deBrienne, cet uniforme vert, le revers blanc cachant la plaque, laredingote grise cachant les épaulettes, l’angle du cordon rougesous le gilet, la culotte de peau, le cheval blanc avec sa houssede velours pourpre ayant aux coins des N couronnées et des aigles,les bottes à l’écuyère sur des bas de soie, les éperons d’argent,l’épée de Marengo, toute cette figure du dernier césar est deboutdans les imaginations, acclamée des uns, sévèrement regardée parles autres.

Cette figure a été longtemps toute dans lalumière ; cela tenait à un certain obscurcissement légendaireque la plupart des héros dégagent et qui voile toujours plus oumoins longtemps la vérité ; mais aujourd’hui l’histoire et lejour se font.

Cette clarté, l’histoire, estimpitoyable ; elle a cela d’étrange et de divin que, toutelumière qu’elle est, et précisément parce qu’elle est lumière, ellemet souvent de l’ombre là où l’on voyait des rayons ; du mêmehomme elle fait deux fantômes différents, et l’un attaque l’autre,et en fait justice, et les ténèbres du despote luttent avecl’éblouissement du capitaine. De là une mesure plus vraie dansl’appréciation définitive des peuples. Babylone violée diminueAlexandre ; Rome enchaînée diminue César ; Jérusalem tuéediminue Titus. La tyrannie suit le tyran. C’est un malheur pour unhomme de laisser derrière lui de la nuit qui a sa forme.

Chapitre V – Le quid obscurum desbatailles

[7]Tout lemonde connaît la première phase de cette bataille ; débuttrouble, incertain, hésitant, menaçant pour les deux armées, maispour les Anglais plus encore que pour les Français.

Il avait plu[8] toute lanuit ; la terre était défoncée par l’averse ; l’eaus’était çà et là amassée dans les creux de la plaine comme dans descuvettes ; sur de certains points les équipages du train enavaient jusqu’à l’essieu ; les sous-ventrières des attelagesdégouttaient de boue liquide ; si les blés et les seiglescouchés par cette cohue de charrois en masse n’eussent comblé lesornières et fait litière sous les roues, tout mouvement,particulièrement dans les vallons du côté de Papelotte, eût étéimpossible.

L’affaire commença tard ; Napoléon, nousl’avons expliqué, avait l’habitude de tenir toute l’artillerie danssa main comme un pistolet, visant tantôt tel point, tantôt telautre de la bataille, et il avait voulu attendre que les batteriesattelées pussent rouler et galoper librement ; il fallait pourcela que le soleil parût et séchât le sol. Mais le soleil ne parutpas. Ce n’était plus le rendez-vous d’Austerlitz. Quand le premiercoup de canon fut tiré, le général anglais Colville regarda à samontre et constata qu’il était onze heures trente-cinq minutes.

L’action s’engagea avec furie, plus de furiepeut-être que l’empereur n’eût voulu, par l’aile gauche françaisesur Hougomont. En même temps Napoléon attaqua le centre enprécipitant la brigade Quiot sur la Haie-Sainte, et Ney poussal’aile droite française contre l’aile gauche anglaise quis’appuyait sur Papelotte.

L’attaque sur Hougomont avait quelquesimulation : attirer là Wellington, le faire pencher à gauche,tel était le plan. Ce plan eût réussi, si les quatre compagnies desgardes anglaises et les braves Belges de la division Perponchern’eussent solidement gardé la position, et Wellington, au lieu des’y masser, put se borner à y envoyer pour tout renfort quatreautres compagnies de gardes et un bataillon de Brunswick.

L’attaque de l’aile droite française surPapelotte était à fond ; culbuter la gauche anglaise, couperla route de Bruxelles, barrer le passage aux Prussiens possibles,forcer Mont-Saint-Jean, refouler Wellington sur Hougomont, de làsur Braine-l’Alleud, de là sur Hal, rien de plus net. À partquelques incidents, cette attaque réussit. Papelotte futpris ; la Haie-Sainte fut enlevée.

Détail à noter. Il y avait dans l’infanterieanglaise, particulièrement dans la brigade de Kempt, force recrues.Ces jeunes soldats, devant nos redoutables fantassins, furentvaillants ; leur inexpérience se tira intrépidementd’affaire ; ils firent surtout un excellent service detirailleurs ; le soldat en tirailleur, un peu livré àlui-même, devient pour ainsi dire son propre général ; cesrecrues montrèrent quelque chose de l’invention et de la furiefrançaises. Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci déplut àWellington.

Après la prise de la Haie-Sainte, la bataillevacilla.

Il y a dans cette journée, de midi à quatreheures, un intervalle obscur ; le milieu de cette bataille estpresque indistinct et participe du sombre de la mêlée. Lecrépuscule s’y fait. On aperçoit de vastes fluctuations dans cettebrume, un mirage vertigineux, l’attirail de guerre d’alors presqueinconnu aujourd’hui, les colbacks à flamme, les sabretachesflottantes, les buffleteries croisées, les gibernes à grenade, lesdolmans des hussards, les bottes rouges à mille plis, les lourdsshakos enguirlandés de torsades, l’infanterie presque noire deBrunswick mêlée à l’infanterie écarlate d’Angleterre, les soldatsanglais ayant aux entournures pour épaulettes de gros bourreletsblancs circulaires, les chevau-légers hanovriens avec leur casquede cuir oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges,les Écossais aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandesguêtres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignesstratégiques, ce qu’il faut à Salvator Rosa[9], nonce qu’il faut à Gribeauval.

Une certaine quantité de tempête se mêletoujours à une bataille. Quid obscurum, quiddivinum[10] . Chaque historien trace un peu lelinéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle. Quelle que soit lacombinaison des généraux, le choc des masses armées ad’incalculables reflux ; dans l’action, les deux plans desdeux chefs entrent l’un dans l’autre et se déforment l’un parl’autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combattantsque tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boiventplus ou moins vite l’eau qu’on y jette. On est obligé de reverserlà plus de soldats qu’on ne voudrait. Dépenses qui sont l’imprévu.La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînéesde sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient,les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tousces écueils remuent continuellement les uns devant lesautres ; où était l’infanterie, l’artillerie arrive ; oùétait l’artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sontdes fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c’estdisparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis sombresavancent et reculent ; une sorte de vent du sépulcre pousse,refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu’est-cequ’une mêlée ? une oscillation. L’immobilité d’un planmathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindreune bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaosdans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Van Der Meulen. Vander Meulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrietrompe ; l’ouragan seul est vrai. C’est ce qui donne à Folardle droit de contredire Polybe. Ajoutons qu’il y a toujours uncertain instant où la bataille dégénère en combat, separticularise, et s’éparpille en d’innombrables faits de détailsqui, pour emprunter l’expression de Napoléon lui-même,« appartiennent plutôt à la biographie des régiments qu’àl’histoire de l’armée ». L’historien, en ce cas, a le droitévident de résumé. Il ne peut que saisir les contours principaux dela lutte, et il n’est donné à aucun narrateur, si consciencieuxqu’il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible,qu’on appelle une bataille.

Ceci, qui est vrai de tous les grands chocsarmés, est particulièrement applicable à Waterloo.

Toutefois, dans l’après-midi, à un certainmoment, la bataille se précisa.

Chapitre VI – Quatre heures del’après-midi

Vers quatre heures, la situation de l’arméeanglaise était grave. Le prince d’Orange commandait le centre, Hilll’aile droite, Picton l’aile gauche. Le prince d’Orange, éperdu etintrépide, criait aux Hollando-Belges : Nassau !Brunswick ! jamais en arrière ! Hill, affaibli,venait s’adosser à Wellington, Picton était mort. Dans la mêmeminute où les Anglais avaient enlevé aux Français le drapeau du105ème de ligne, les Français avaient tué aux Anglais legénéral Picton, d’une balle à travers la tête. La bataille, pourWellington, avait deux points d’appui, Hougomont et laHaie-Sainte ; Hougomont tenait encore, mais brûlait ; laHaie-Sainte était prise. Du bataillon allemand qui la défendait,quarante-deux hommes seulement survivaient ; tous lesofficiers, moins cinq, étaient morts ou pris. Trois millecombattants s’étaient massacrés dans cette grange. Un sergent desgardes anglaises, le premier boxeur de l’Angleterre, réputé par sescompagnons invulnérable, y avait été tué par un petit tambourfrançais. Baring était délogé. Alten était sabré. Plusieursdrapeaux étaient perdus, dont un de la division Alten, et un dubataillon de Lunebourg porté par un prince de la famille deDeux-Ponts. Les Écossais gris n’existaient plus ; les grosdragons de Ponsonby étaient hachés. Cette vaillante cavalerie avaitplié sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers deTravers ; de douze cents chevaux il en restait sixcents ; des trois lieutenants-colonels, deux étaient à terre,Hamilton blessé, Mater tué. Ponsonby était tombé, troué de septcoups de lance. Gordon était mort, Marsh était mort. Deuxdivisions, la cinquième et la sixième, étaient détruites.

Hougomont entamé, la Haie-Sainte prise, il n’yavait plus qu’un nœud, le centre. Ce nœud-là tenait toujours.Wellington le renforça. Il y appela Hill qui était à Merbe-Braine,il y appela Chassé qui était à Braine-l’Alleud.

Le centre de l’armée anglaise, un peu concave,très dense et très compact, était fortement situé. Il occupait leplateau de Mont-Saint-Jean, ayant derrière lui le village et devantlui la pente, assez âpre alors. Il s’adossait à cette forte maisonde pierre, qui était à cette époque un bien domanial de Nivelles etqui marque l’intersection des routes, masse du seizième siècle sirobuste que les boulets y ricochaient sans l’entamer. Tout autourdu plateau, les Anglais avaient taillé çà et là les haies, fait desembrasures dans les aubépines, mis une gueule de canon entre deuxbranches, crénelé les buissons. Leur artillerie était en embuscadesous les broussailles. Ce travail punique, incontestablementautorisé par la guerre qui admet le piège, était si bien fait queHaxo, envoyé par l’empereur à neuf heures du matin pour reconnaîtreles batteries ennemies, n’en avait rien vu, et était revenu dire àNapoléon qu’il n’y avait pas d’obstacle, hors les deux barricadesbarrant les routes de Nivelles et de Genappe. C’était le moment oùla moisson est haute ; sur la lisière du plateau, un bataillonde la brigade de Kempt, le 95ème, armé de carabines,était couché dans les grands blés.

Ainsi assuré et contre-buté, le centre del’armée anglo-hollandaise était en bonne posture.

Le péril de cette position était la forêt deSoignes, alors contiguë au champ de bataille et coupée par lesétangs de Grœnendael et de Boitsfort. Une armée n’eût pu y reculersans se dissoudre ; les régiments s’y fussent tout de suitedésagrégés. L’artillerie s’y fût perdue dans les marais. Laretraite, selon l’opinion de plusieurs hommes du métier, contestéepar d’autres, il est vrai, eût été là un sauve-qui-peut.

Wellington ajouta à ce centre une brigade deChassé, ôtée à l’aile droite, et une brigade de Wincke, ôtée àl’aile gauche, plus la division Clinton. À ses Anglais, auxrégiments de Halkett, à la brigade de Mitchell, aux gardes deMaitland, il donna comme épaulements et contreforts l’infanterie deBrunswick, le contingent de Nassau, les Hanovriens de Kielmanseggeet les Allemands d’Ompteda. Cela lui mit sous la main vingt-sixbataillons. L’aile droite, comme dit Charras, futrabattue derrière le centre. Une batterie énorme était masquéepar des sacs à terre à l’endroit où est aujourd’hui ce qu’onappelle « le musée de Waterloo ». Wellington avait enoutre dans un pli de terrain les dragons-gardes de Somerset,quatorze cents chevaux. C’était l’autre moitié de cette cavalerieanglaise, si justement célèbre. Ponsonby détruit, restaitSomerset.

La batterie, qui, achevée, eût été presque uneredoute, était disposée derrière un mur de jardin très bas, revêtuà la hâte d’une chemise de sacs de sable et d’un large talus deterre. Cet ouvrage n’était pas fini ; on n’avait pas eu letemps de le palissader.

Wellington, inquiet, mais impassible, était àcheval, et y demeura toute la journée dans la même attitude, un peuen avant du vieux moulin de Mont-Saint-Jean, qui existe encore,sous un orme qu’un Anglais, depuis, vandale enthousiaste, a achetédeux cents francs, scié et emporté. Wellington fut là froidementhéroïque. Les boulets pleuvaient. L’aide de camp Gordon venait detomber à côté de lui. Lord Hill, lui montrant un obus qui éclatait,lui dit : – Mylord, quelles sont vos instructions, et quelsordres nous laissez-vous si vous vous faites tuer ? – Defaire comme moi, répondit Wellington. À Clinton, il ditlaconiquement : – Tenir ici jusqu’au dernier homme. –La journée visiblement tournait mal. Wellington criait à sesanciens compagnons de Talavera, de Vitoria et de Salamanque :– Boys (garçons) ! est-ce qu’on peut songer àlâcher pied ? pensez à la vieille Angleterre !

Vers quatre heures, la ligne anglaises’ébranla en arrière. Tout à coup on ne vit plus sur la crête duplateau que l’artillerie et les tirailleurs, le restedisparut ; les régiments, chassés par les obus et les bouletsfrançais, se replièrent dans le fond que coupe encore aujourd’huile sentier de service de la ferme de Mont-Saint-Jean, un mouvementrétrograde se fit, le front de bataille anglais se déroba,Wellington recula. – Commencement de retraite ! criaNapoléon.

Chapitre VII – Napoléon de bellehumeur

L’empereur, quoique malade et gêné à chevalpar une souffrance locale, n’avait jamais été de si bonne humeurque ce jour-là. Depuis le matin, son impénétrabilité souriait. Le18 juin 1815, cette âme profonde, masquée de marbre, rayonnaitaveuglément. L’homme qui avait été sombre à Austerlitz fut gai àWaterloo. Les plus grands prédestinés font de ces contre-sens. Nosjoies sont de l’ombre. Le suprême sourire est à Dieu.

Ridet Caesar, Pompeiusflebit[11], disaient les légionnaires de la légionFulminatrix. Pompée cette fois ne devait pas pleurer, mais il estcertain que César riait.

Dès la veille, la nuit, à une heure, explorantà cheval, sous l’orage et sous la pluie, avec Bertrand, lescollines qui avoisinent Rossomme, satisfait de voir la longue lignedes feux anglais illuminant tout l’horizon de Frischemont àBraine-l’Alleud, il lui avait semblé que le destin, assigné par luià jour fixe sur ce champ de Waterloo, était exact ; il avaitarrêté son cheval, et était demeuré quelque temps immobile,regardant les éclairs, écoutant le tonnerre, et on avait entendu cefataliste jeter dans l’ombre cette parole mystérieuse :« Nous sommes d’accord. » Napoléon se trompait. Ilsn’étaient plus d’accord.

Il n’avait pas pris une minute de sommeil,tous les instants de cette nuit-là avaient été marqués pour lui parune joie. Il avait parcouru toute la ligne des grand’gardes, ens’arrêtent çà et là pour parler aux vedettes. À deux heures etdemie, près du bois d’Hougomont, il avait entendu le pas d’unecolonne en marche ; il avait cru un moment à la reculade deWellington. Il avait dit à Bertrand : C’estl’arrière-garde anglaise qui s’ébranle pour décamper. Je feraiprisonniers les six mille Anglais qui viennent d’arriver àOstende. Il causait avec expansion ; il avait retrouvécette verve du débarquement du 1er mars, quand ilmontrait au grand-maréchal le paysan enthousiaste du golfe Juan, ens’écriant : – Eh bien, Bertrand, voilà déjà durenfort ! La nuit du 17 au 18 juin, il raillaitWellington. – Ce petit Anglais a besoin d’une leçon,disait Napoléon. La pluie redoublait, il tonnait pendant quel’empereur parlait.

À trois heures et demie du matin, il avaitperdu une illusion ; des officiers envoyés en reconnaissancelui avaient annoncé que l’ennemi ne faisait aucun mouvement. Rienne bougeait ; pas un feu de bivouac n’était éteint. L’arméeanglaise dormait. Le silence était profond sur la terre ; iln’y avait de bruit que dans le ciel. À quatre heures, un paysan luiavait été amené par les coureurs ; ce paysan avait servi deguide à une brigade de cavalerie anglaise, probablement la brigadeVivian, qui allait prendre position au village d’Ohain, à l’extrêmegauche. À cinq heures, deux déserteurs belges lui avaient rapportéqu’ils venaient de quitter leur régiment, et que l’armée anglaiseattendait la bataille. Tant mieux ! s’était écriéNapoléon. J’aime encore mieux les culbuter que lesrefouler.

Le matin, sur la berge qui fait l’angle duchemin de Plancenoit, il avait mis pied à terre dans la boue,s’était fait apporter de la ferme de Rossomme une table de cuisineet une chaise de paysan, s’était assis, avec une botte de paillepour tapis, et avait déployé sur la table la carte du champ debataille, en disant à Soult : Joliéchiquier !

Par suite des pluies de la nuit, les convoisde vivres, empêtrés dans des routes défoncées, n’avaient pu arriverle matin, le soldat n’avait pas dormi, était mouillé, et était àjeun ; cela n’avait pas empêché Napoléon de crier allégrementà Ney : Nous avons quatrevingt-dix chances sur cent.À huit heures, on avait apporté le déjeuner de l’empereur. Il yavait invité plusieurs généraux. Tout en déjeunant, on avaitraconté que Wellington était l’avant-veille au bal à Bruxelles,chez la duchesse de Richmond, et Soult, rude homme de guerre avecune figure d’archevêque, avait dit : Le bal, c’estaujourd’hui. L’empereur avait plaisanté Ney qui disait :Wellington ne sera pas assez simple pour attendre VotreMajesté. C’était là d’ailleurs sa manière. Il badinaitvolontiers, dit Fleury de Chaboulon. Le fond de son caractèreétait une humeur enjouée, dit Gourgaud. Il abondait enplaisanteries, plutôt bizarres que spirituelles, dit BenjaminConstant. Ces gaîtés de géant valent la peine qu’on y insiste.C’est lui qui avait appelé ses grenadiers « lesgrognards » ; il leur pinçait l’oreille, il leur tiraitla moustache. L’empereur ne faisait que nous faire desniches ;ceci est un mot de l’un d’eux. Pendant lemystérieux trajet de l’île d’Elbe en France, le 27 février, enpleine mer, le brick de guerre français le Zéphir ayantrencontré le brick l’Inconstant où Napoléon était caché etayant demandé à l’Inconstant des nouvelles de Napoléon,l’empereur, qui avait encore en ce moment-là à son chapeau lacocarde blanche et amarante semée d’abeilles, adoptée par lui àl’île d’Elbe, avait pris en riant le porte-voix et avait répondului-même : L’empereur se porte bien. Qui rit de lasorte est en familiarité avec les événements. Napoléon avait euplusieurs accès de ce rire pendant le déjeuner de Waterloo. Aprèsle déjeuner il s’était recueilli un quart d’heure, puis deuxgénéraux s’étaient assis sur la botte de paille, une plume à lamain, une feuille de papier sur le genou, et l’empereur leur avaitdicté l’ordre de bataille.

À neuf heures, à l’instant où l’arméefrançaise, échelonnée et mise en mouvement sur cinq colonnes,s’était déployée, les divisions sur deux lignes, l’artillerie entreles brigades, musique en tête, battant aux champs, avec lesroulements des tambours et les sonneries des trompettes, puissante,vaste, joyeuse, mer de casques, de sabres et de bayonnettes surl’horizon, l’empereur, ému, s’était écrié à deux reprises :Magnifique ! magnifique !

De neuf heures à dix heures et demie, toutel’armée, ce qui semble incroyable, avait pris position et s’étaitrangée sur six lignes, formant, pour répéter l’expression del’empereur, « la figure de six V ». Quelques instantsaprès la formation du front de bataille, au milieu de ce profondsilence de commencement d’orage qui précède les mêlées, voyantdéfiler les trois batteries de douze, détachées sur son ordre destrois corps de d’Erlon, de Reille et de Lobau, et destinées àcommencer l’action en battant Mont-Saint-Jean où est l’intersectiondes routes de Nivelles et de Genappe, l’empereur avait frappé surl’épaule de Haxo en lui disant : Voilà vingt-quatre bellesfilles, général.

Sûr de l’issue, il avait encouragé d’unsourire, à son passage devant lui, la compagnie de sapeurs dupremier corps, désignée par lui pour se barricader dansMont-Saint-Jean, sitôt le village enlevé. Toute cette sérénitén’avait été traversée que par un mot de pitié hautaine ; envoyant à sa gauche, à un endroit où il y a aujourd’hui une grandetombe, se masser avec leurs chevaux superbes ces admirablesÉcossais gris, il avait dit : C’est dommage.

Puis il était monté à cheval, s’était porté enavant de Rossomme, et avait choisi pour observatoire une étroitecroupe de gazon à droite de la route de Genappe à Bruxelles, quifut sa seconde station pendant la bataille. La troisième station,celle de sept heures du soir, entre la Belle-Alliance et laHaie-Sainte, est redoutable ; c’est un tertre assez élevé quiexiste encore et derrière lequel la garde était massée dans unedéclivité de la plaine. Autour de ce tertre, les bouletsricochaient sur le pavé de la chaussée jusqu’à Napoléon. Comme àBrienne, il avait sur sa tête le sifflement des balles et desbiscayens. On a ramassé, presque à l’endroit où étaient les piedsde son cheval, des boulets vermoulus, de vieilles lames de sabre etdes projectiles informes, mangés de rouille. Scabrarubigine[12]. Il y a quelques années, on y adéterré un obus de soixante, encore chargé, dont la fusée s’étaitbrisée au ras de la bombe. C’est à cette dernière station quel’empereur disait à son guide Lacoste, paysan hostile, effaré,attaché à la selle d’un hussard, se retournant à chaque paquet demitraille, et tâchant de se cacher derrière lui : –Imbécile ! c’est honteux, tu vas te faire tuer dans ledos. Celui qui écrit ces lignes a trouvé lui-même dans letalus friable de ce tertre, en creusant le sable, les restes du cold’une bombe désagrégés par l’oxyde de quarante-six années[13], et de vieux tronçons de fer quicassaient comme des bâtons de sureau entre ses doigts.

Les ondulations des plaines diversementinclinées où eut lieu la rencontre de Napoléon et de Wellington nesont plus, personne ne l’ignore, ce qu’elles étaient le 18 juin1815. En prenant à ce champ funèbre de quoi lui faire un monument,on lui a ôté son relief réel, et l’histoire, déconcertée, ne s’yreconnaît plus. Pour le glorifier, on l’a défiguré. Wellington,deux ans après, revoyant Waterloo, s’est écrié : On m’achangé mon champ de bataille. Là où est aujourd’hui la grossepyramide de terre surmontée du lion, il y avait une crête qui, versla route de Nivelles, s’abaissait en rampe praticable, mais qui, ducôté de la chaussée de Genappe, était presque un escarpement.L’élévation de cet escarpement peut encore être mesurée aujourd’huipar la hauteur des deux tertres des deux grandes sépultures quiencaissent la route de Genappe à Bruxelles ; l’une, le tombeauanglais, à gauche ; l’autre, le tombeau allemand, à droite. Iln’y a point de tombeau français. Pour la France, toute cette plaineest sépulcre. Grâce aux mille et mille charretées de terreemployées à la butte de cent cinquante pieds de haut et d’undemi-mille de circuit, le plateau de Mont-Saint-Jean estaujourd’hui accessible en pente douce ; le jour de labataille, surtout du côté de la Haie-Sainte, il était d’un abordâpre et abrupt. Le versant là était si incliné que les canonsanglais ne voyaient pas au-dessous d’eux la ferme située au fond duvallon, centre du combat. Le 18 juin 1815, les pluies avaientencore raviné cette roideur, la fange compliquait la montée, et nonseulement on gravissait, mais on s’embourbait. Le long de la crêtedu plateau courait une sorte de fossé impossible à deviner pour unobservateur lointain.

Qu’était-ce que ce fossé ? Disons-le.Braine-l’Alleud est un village de Belgique, Ohain en est un autre.Ces villages, cachés tous les deux dans des courbes de terrain,sont joints par un chemin d’une lieue et demie environ qui traverseune plaine à niveau ondulant, et souvent entre et s’enfonce dansdes collines comme un sillon, ce qui fait que sur divers pointscette route est un ravin. En 1815, comme aujourd’hui, cette routecoupait la crête du plateau de Mont-Saint-Jean entre les deuxchaussées de Genappe et de Nivelles ; seulement, elle estaujourd’hui de plain-pied avec la plaine ; elle était alorschemin creux. On lui a pris ses deux talus pour la butte-monument.Cette route était et est encore une tranchée dans la plus grandepartie de son parcours ; tranchée creuse quelquefois d’unedouzaine de pieds et dont les talus trop escarpés s’écroulaient çàet là, surtout en hiver, sous les averses. Des accidents yarrivaient. La route était si étroite à l’entrée de Braine-l’Alleudqu’un passant y avait été broyé par un chariot, comme le constateune croix de pierre debout près du cimetière qui donne le nom dumort, Monsieur Bernard Debrye, marchand à Bruxelles, et ladate de l’accident, février 1637[14]. Elleétait si profonde sur le plateau du Mont-Saint-Jean qu’un paysan,Mathieu Nicaise, y avait été écrasé en 1783 par un éboulement dutalus, comme le constatait une autre croix de pierre dont le faîtea disparu dans les défrichements, mais dont le piédestal renverséest encore visible aujourd’hui sur la pente du gazon à gauche de lachaussée entre la Haie-Sainte et la ferme de Mont-Saint-Jean.

Un jour de bataille, ce chemin creux dont rienn’avertissait, bordant la crête de Mont-Saint-Jean, fossé au sommetde l’escarpement, ornière cachée dans les terres, était invisible,c’est-à-dire terrible.

Chapitre VIII – L’empereur fait unequestion au guide Lacoste

[15]Donc, lematin de Waterloo, Napoléon était content.

Il avait raison ; le plan de batailleconçu par lui, nous l’avons constaté, était en effet admirable.

Une fois la bataille engagée, ses péripétiestrès diverses, la résistance d’Hougomont, la ténacité de laHaie-Sainte, Bauduin tué, Foy mis hors de combat, la murailleinattendue où s’était brisée la brigade Soye, l’étourderie fatalede Guilleminot n’ayant ni pétards ni sacs à poudre, l’embourbementdes batteries, les quinze pièces sans escorte culbutées parUxbridge dans un chemin creux, le peu d’effet des bombes tombantdans les lignes anglaises, s’y enfouissant dans le sol détrempé parles pluies et ne réussissant qu’à y faire des volcans de boue, desorte que la mitraille se changeait en éclaboussure, l’inutilité dela démonstration de Piré sur Braine-l’Alleud, toute cettecavalerie, quinze escadrons, à peu près annulée, l’aile droiteanglaise mal inquiétée, l’aile gauche mal entamée, l’étrangemalentendu de Ney massant, au lieu de les échelonner, les quatredivisions du premier corps, des épaisseurs de vingt-sept rangs etdes fronts de deux cents hommes livrés de la sorte à la mitraille,l’effrayante trouée des boulets dans ces masses, les colonnesd’attaque désunies, la batterie d’écharpe brusquement démasquée surleur flanc Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis, Quiotrepoussé, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti de l’écolepolytechnique, blessé au moment où il enfonçait à coups de hache laporte de la Haie-Sainte sous le feu plongeant de la barricadeanglaise barrant le coude de la route de Genappe à Bruxelles, ladivision Marcognet, prise entre l’infanterie et la cavalerie,fusillée à bout portant dans les blés par Best et Pack, sabrée parPonsonby, sa batterie de sept pièces enclouée, le prince deSaxe-Weimar tenant et gardant, malgré le comte d’Erlon, Frischemontet Smohain, le drapeau du 105ème pris, le drapeau du45ème pris, ce hussard noir prussien arrêté par lescoureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs battantl’estrade entre Wavre et Plancenoit, les choses inquiétantes que ceprisonnier avait dites, le retard de Grouchy, les quinze centshommes tués en moins d’une heure dans le verger d’Hougomont, lesdix-huit cents hommes couchés en moins de temps encore autour de laHaie-Sainte, tous ces incidents orageux, passant comme les nuées dela bataille devant Napoléon, avaient à peine troublé son regard etn’avaient point assombri cette face impériale de la certitude.Napoléon était habitué à regarder la guerre fixement ; il nefaisait jamais chiffre à chiffre l’addition poignante dudétail ; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu’ilsdonnassent ce total : victoire ; que les commencementss’égarassent, il ne s’en alarmait point, lui qui se croyait maîtreet possesseur de la fin ; il savait attendre, se supposanthors de question, et il traitait le destin d’égal à égal. Ilparaissait dire au sort : tu n’oserais pas.

Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentaitprotégé dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyaitavoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire unecomplicité des événements, équivalente à l’antiqueinvulnérabilité.

Pourtant, quand on a derrière soi la Bérésina,Leipsick et Fontainebleau, il semble qu’on pourrait se défier deWaterloo. Un mystérieux froncement de sourcil devient visible aufond du ciel.

Au moment où Wellington rétrograda, Napoléontressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont-Saint-Jean sedégarnir et le front de l’armée anglaise disparaître. Elle seralliait, mais se dérobait. L’empereur se souleva à demi sur sesétriers. L’éclair de la victoire passa dans ses yeux.

Wellington acculé à la forêt de Soignes etdétruit, c’était le terrassement définitif de l’Angleterre par laFrance ; c’était Crécy, Poitiers, Malplaquet et Ramilliesvengés. L’homme de Marengo raturait Azincourt.

L’empereur alors, méditant la péripétieterrible, promena une dernière fois sa lunette sur tous les pointsdu champ de bataille. Sa garde, l’arme au pied derrière lui,l’observait d’en bas avec une sorte de religion. Il songeait ;il examinait les versants, notait les pentes, scrutait le bouquetd’arbres, le carré de seigles, le sentier ; il semblaitcompter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixité lesbarricades anglaises des deux chaussées, deux larges abatisd’arbres, celle de la chaussée de Genappe au-dessus de laHaie-Sainte, armée de deux canons, les seuls de toute l’artillerieanglaise qui vissent le fond du champ de bataille, et celle de lachaussée de Nivelles où étincelaient les bayonnettes hollandaisesde la brigade Chassé. Il remarqua près de cette barricade lavieille chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est à l’anglede la traverse vers Braine-l’Alleud. Il se pencha et parla àdemi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un signe de tête négatif,probablement perfide.

L’empereur se redressa et se recueillit.

Wellington avait reculé. Il ne restait plusqu’à achever ce recul par un écrasement.

Napoléon, se retournant brusquement, expédiaune estafette à franc étrier à Paris pour y annoncer que labataille était gagnée.

Napoléon était un de ces génies d’où sort letonnerre.

Il venait de trouver son coup de foudre.

Il donna l’ordre aux cuirassiers de Milhaudd’enlever le plateau de Mont-Saint-Jean.

Chapitre IX – L’inattendu

Ils étaient trois mille cinq cents. Ilsfaisaient un front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes géantssur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons ; etils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division deLefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d’élite, les chasseursde la garde, onze cent quatrevingt-dix-sept hommes, et les lanciersde la garde, huit cent quatrevingts lances. Ils portaient le casquesans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d’arçondans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l’armée lesavait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutesles musiques chantant Veillons au salut del’empire[16], ils étaient venus, colonne épaisse,une de leurs batteries à leur flanc, l’autre à leur centre, sedéployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe etFrischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissantedeuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayantà son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à sonextrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsidire, deux ailes de fer.

L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre del’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadronsénormes s’ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendardset trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit,d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’unbélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de laBelle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommesdéjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant decette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacteet serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraillecrevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau deMont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants,imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et del’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deuxdivisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathieravait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyaitvoir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immensescouleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

Rien de semblable ne s’était vu depuis laprise de la grande redoute de la Moskowa par la grossecavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Ilsemblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme.Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype.On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là.Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux descroupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte disciplinéet terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles surl’hydre.

Ces récits semblent d’un autre âge. Quelquechose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans lesvieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, lesantiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à poitrailéquestre dont le galop escalada l’Olympe, horribles, invulnérables,sublimes ; dieux et bêtes.

Bizarre coïncidence numérique, vingt-sixbataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière lacrête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterieanglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, etsur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, lacrosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme,muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers etles cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cettemarée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des troismille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots augrand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres,et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silenceredoutable, puis, subitement, une longue file de bras levésbrandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et lescasques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtesà moustaches grises criant : vive l’empereur !toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut commel’entrée d’un tremblement de terre.

Tout à coup, chose tragique, à la gauche desAnglais, à notre droite, la tête de colonne des cuirassiers secabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant dela crête, effrénés, tout à leur furie et à leur coursed’extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiersvenaient d’apercevoir entre eux et les Anglais un fossé, une fosse.C’était le chemin creux d’Ohain.

L’instant fut épouvantable. Le ravin était là,inattendu, béant, à pic sous les pieds des chevaux, profond de deuxtoises entre son double talus ; le second rang y poussa lepremier, et le troisième y poussa le second ; les chevaux sedressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la croupe,glissaient les quatre pieds en l’air, pilant et bouleversant lescavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n’était plusqu’un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais écrasales Français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que comblé,cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns surles autres, ne faisant qu’une chair dans ce gouffre, et, quandcette fosse fut pleine d’hommes vivants, on marcha dessus et lereste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cetabîme.

Ceci commença la perte de la bataille.

Une tradition locale, qui exagère évidemment,dit que deux mille chevaux et quinze cents hommes furent ensevelisdans le chemin creux d’Ohain. Ce chiffre vraisemblablement comprendtous les autres cadavres qu’on jeta dans ce ravin le lendemain ducombat.

Notons en passant que c’était cette brigadeDubois, si funestement éprouvée, qui, une heure auparavant,chargeant à part, avait enlevé le drapeau du bataillon deLunebourg.

Napoléon, avant d’ordonner cette charge descuirassiers de Milhaud, avait scruté le terrain, mais n’avait puvoir ce chemin creux qui ne faisait pas même une ride à la surfacedu plateau. Averti pourtant et mis en éveil par la petite chapelleblanche qui en marque l’angle sur la chaussée de Nivelles, il avaitfait, probablement sur l’éventualité d’un obstacle, une question auguide Lacoste. Le guide avait répondu non. On pourrait presque direque de ce signe de tête d’un paysan est sortie la catastrophe deNapoléon.

D’autres fatalités encore devaient surgir.

Était-il possible que Napoléon gagnât cettebataille ? Nous répondons non. Pourquoi ? À cause deWellington ? à cause de Blücher ? Non. À cause deDieu.

Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’étaitplus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série de faitsse préparait, où Napoléon n’avait plus de place. La mauvaisevolonté des événements s’était annoncée de longue date.

Il était temps que cet homme vaste tombât.

L’excessive pesanteur de cet homme dans ladestinée humaine troublait l’équilibre. Cet individu comptait à luiseul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute lavitalité humaine concentrée dans une seule tête, le monde montantau cerveau d’un homme, cela serait mortel à la civilisation si celadurait. Le moment était venu pour l’incorruptible équité suprêmed’aviser. Probablement les principes et les éléments, d’oùdépendent les gravitations régulières dans l’ordre moral comme dansl’ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-pleindes cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyersredoutables. Il y a, quand la terre souffre d’une surcharge, demystérieux gémissements de l’ombre, que l’abîme entend.

Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, etsa chute était décidée.

Il gênait Dieu.

Waterloo n’est point une bataille ; c’estle changement de front de l’univers.

Chapitre X – Le plateau deMont-Saint-Jean

En même temps que le ravin, la batteries’était démasquée.

Soixante canons et les treize carrésfoudroyèrent les cuirassiers à bout portant. L’intrépide généralDelord fit le salut militaire à la batterie anglaise.

Toute l’artillerie volante anglaise étaitrentrée au galop dans les carrés. Les cuirassiers n’eurent pas mêmeun temps d’arrêt. Le désastre du chemin creux les avait décimés,mais non découragés. C’étaient de ces hommes qui, diminués denombre, grandissent de cœur.

La colonne Wathier seule avait souffert dudésastre ; la colonne Delord, que Ney avait fait obliquer àgauche, comme s’il pressentait l’embûche, était arrivéeentière.

Les cuirassiers se ruèrent sur les carrésanglais.

Ventre à terre, brides lâchées, sabre auxdents, pistolets au poing, telle fut l’attaque.

Il y a des moments dans les batailles où l’âmedurcit l’homme jusqu’à changer le soldat en statue, et où toutecette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éperdumentassaillis, ne bougèrent pas.

Alors ce fut effrayant.

Toutes les faces des carrés anglais furentattaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa.Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genouen terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le secondrang les fusillait ; derrière le second rang les canonnierschargeaient les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissaitpasser une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiersrépondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient,enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes ettombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Lesboulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiersfaisaient des brèches dans les carrés. Des files d’hommesdisparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettess’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là unedifformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. Lescarrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sansbroncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion aumilieu des assaillants. La figure de ce combat était monstrueuse.Ces carrés n’étaient plus des bataillons, c’étaient descratères ; ces cuirassiers n’étaient plus une cavalerie,c’était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par unnuage ; la lave combattait la foudre.

Le carré extrême de droite, le plus exposé detous, étant en l’air, fut presque anéanti dès les premiers chocs.Il était formé du 75ème régiment de highlanders. Lejoueur de cornemuse au centre, pendant qu’on s’exterminait autourde lui, baissant dans une inattention profonde son œil mélancoliqueplein du reflet des forêts et des lacs, assis sur un tambour, sonpibroch sous le bras, jouait les airs de la montagne. CesÉcossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les Grecs en sesouvenant d’Argos. Le sabre d’un cuirassier, abattant lepibroch et le bras qui le portait, fit cesser le chant entuant le chanteur.

Les cuirassiers, relativement peu nombreux,amoindris par la catastrophe du ravin, avaient là contre euxpresque toute l’armée anglaise, mais ils se multipliaient, chaquehomme valant dix. Cependant quelques bataillons hanovriensplièrent. Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. Si Napoléon,en ce moment-là même, eût songé à son infanterie, il eût gagné labataille. Cet oubli fut sa grande faute fatale.

Tout à coup les cuirassiers, assaillants, sesentirent assaillis. La cavalerie anglaise était sur leur dos.Devant eux les carrés, derrière eux Somerset ; Somerset,c’étaient les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait à sadroite Dornberg avec les chevau-légers allemands, et à sa gaucheTrip avec les carabiniers belges ; les cuirassiers, attaquésen flanc et en tête, en avant et en arrière, par l’infanterie etpar la cavalerie, durent faire face de tous les côtés. Que leurimportait ? ils étaient tourbillon. La bravoure devintinexprimable.

En outre, ils avaient derrière eux la batterietoujours tonnante. Il fallait cela pour que ces hommes fussentblessés dans le dos. Une de leurs cuirasses, trouée à l’omoplategauche d’un biscayen, est dans la collection dite musée deWaterloo.

Pour de tels Français, il ne fallait pas moinsque de tels Anglais.

Ce ne fut plus une mêlée, ce fut une ombre,une furie, un vertigineux emportement d’âmes et de courages, unouragan d’épées éclairs. En un instant les quatorze centsdragons-gardes ne furent plus que huit cents ; Fuller, leurlieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les lanciers etles chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau deMont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiersquittaient la cavalerie pour retourner à l’infanterie, ou, pourmieux dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que l’unlâchât l’autre. Les carrés tenaient toujours. Il y eut douzeassauts. Ney eut quatre chevaux tués sous lui. La moitié descuirassiers resta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures.

L’armée anglaise en fut profondément ébranlée.Nul doute que, s’ils n’eussent été affaiblis dans leur premier chocpar le désastre du chemin creux, les cuirassiers n’eussent culbutéle centre et décidé la victoire. Cette cavalerie extraordinairepétrifia Clinton qui avait vu Talavera et Badajoz. Wellington, auxtrois quarts vaincu, admirait héroïquement. Il disait àdemi-voix : sublime[17] !

Les cuirassiers anéantirent sept carrés surtreize, prirent ou enclouèrent soixante pièces de canon, etenlevèrent aux régiments anglais six drapeaux, que troiscuirassiers et trois chasseurs de la garde allèrent porter àl’empereur devant la ferme de la Belle-Alliance.

La situation de Wellington avait empiré. Cetteétrange bataille était comme un duel entre deux blessés acharnésqui, chacun de leur côté, tout en combattant et en se résistanttoujours, perdent tout leur sang. Lequel des deux tombera lepremier ?

La lutte du plateau continuait.

Jusqu’où sont allés les cuirassiers ?personne ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est que, lelendemain de la bataille, un cuirassier et son cheval furenttrouvés morts dans la charpente de la bascule du pesage desvoitures à Mont-Saint-Jean, au point même où s’entrecoupent et serencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de La Hulpeet de Bruxelles. Ce cavalier avait percé les lignes anglaises. Undes hommes qui ont relevé ce cadavre vit encore à Mont-Saint-Jean.Il se nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans.

Wellington se sentait pencher. La crise étaitproche.

Les cuirassiers n’avaient point réussi, en cesens que le centre n’était pas enfoncé. Tout le monde ayant leplateau, personne ne l’avait, et en somme il restait pour la plusgrande part aux Anglais. Wellington avait le village et la plaineculminante ; Ney n’avait que la crête et la pente. Des deuxcôtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre.

Mais l’affaiblissement des Anglais paraissaitirrémédiable. L’hémorragie de cette armée était horrible. Kempt, àl’aile gauche, réclamait du renfort. – Il n’y en a pas,répondait Wellington, qu’il se fasse tuer ! – Presqueà la même minute, rapprochement singulier qui peint l’épuisementdes deux armées, Ney demandait de l’infanterie à Napoléon, etNapoléon s’écriait : De l’infanterie ! où veut-il quej’en prenne ? Veut-il que j’en fasse ?

Pourtant l’armée anglaise était la plusmalade. Les poussées furieuses de ces grands escadrons à cuirassesde fer et à poitrines d’acier avaient broyé l’infanterie. Quelqueshommes autour d’un drapeau marquaient la place d’un régiment, telbataillon n’était plus commandé que par un capitaine ou par unlieutenant ; la division Alten, déjà si maltraitée à laHaie-Sainte, était presque détruite ; les intrépides Belges dela brigade Van Kluze jonchaient les seigles le long de la route deNivelles ; il ne restait presque rien de ces grenadiershollandais[18] qui, en 1811, mêlés en Espagne à nosrangs, combattaient Wellington, et qui, en 1815, ralliés auxAnglais, combattaient Napoléon. La perte en officiers étaitconsidérable. Lord Uxbridge, qui le lendemain fit enterrer sajambe, avait le genou fracassé. Si, du côté des Français, danscette lutte des cuirassiers, Delord, Lhéritier, Colbert, Dnop,Travers et Blancard étaient hors de combat, du côté des Anglais,Alten était blessé, Barne était blessé, Delancey était tué, VanMerlen était tué, Ompteda était tué, tout l’état-major deWellington était décimé, et l’Angleterre avait le pire partage dansce sanglant équilibre. Le 2ème régiment des gardes àpied avait perdu cinq lieutenants-colonels, quatre capitaines ettrois enseignes ; le premier bataillon du 30èmed’infanterie avait perdu vingt-quatre officiers et cent douzesoldats ; le 79ème montagnards avait vingt-quatreofficiers blessés, dix-huit officiers morts, quatre cent cinquantesoldats tués. Les hussards hanovriens de Cumberland, un régimenttout entier, ayant à sa tête son colonel Hacke, qui devait plustard être jugé et cassé, avaient tourné bride devant la mêlée etétaient en fuite dans la forêt de Soignes, semant la déroutejusqu’à Bruxelles. Les charrois, les prolonges, les bagages, lesfourgons pleins de blessés, voyant les Français gagner du terrainet s’approcher de la forêt, s’y précipitaient ; lesHollandais, sabrés par la cavalerie française, criaient :alarme ! De Vert-Coucou jusqu’à Grœnendael, sur unelongueur de près de deux lieues dans la direction de Bruxelles, ily avait, au dire des témoins qui existent encore, un encombrementde fuyards. Cette panique fut telle qu’elle gagna le prince deCondé à Malines et Louis XVIII à Gand. À l’exception de la faibleréserve échelonnée derrière l’ambulance établie dans la ferme deMont-Saint-Jean et des brigades Vivian et Vandeleur qui flanquaientl’aile gauche, Wellington n’avait plus de cavalerie. Nombre debatteries gisaient démontées. Ces faits sont avoués parSiborne ; et Pringle, exagérant le désastre, va jusqu’à direque l’armée anglo-hollandaise était réduite à trente-quatre millehommes. Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lèvres avaientblêmi. Le commissaire autrichien Vincent, le commissaire espagnolAlava, présents à la bataille dans l’état-major anglais, croyaientle duc perdu. À cinq heures, Wellington tira sa montre, et onl’entendit murmurer ce mot sombre : Blücher, ou lanuit !

Ce fut vers ce moment-là qu’une lignelointaine de bayonnettes étincela sur les hauteurs du côté deFrischemont.

Ici est la péripétie de ce drame géant.

Chapitre XI – Mauvais guide à Napoléon,bon guide à Bülow

On connaît la poignante méprise deNapoléon : Grouchy espéré, Blücher survenant[19], la mort au lieu de la vie.

La destinée a de ces tournants ; ons’attendait au trône du monde ; on aperçoit Sainte-Hélène.

Si le petit pâtre, qui servait de guide àBülow, lieutenant de Blücher, lui eût conseillé de déboucher de laforêt au-dessus de Frischemont plutôt qu’au dessous de Plancenoit,la forme du dix-neuvième siècle eût peut-être été différente.Napoléon eût gagné la bataille de Waterloo. Par tout autre cheminqu’au-dessous de Plancenoit, l’armée prussienne aboutissait à unravin infranchissable à l’artillerie, et Bülow n’arrivait pas.

Or, une heure de retard, c’est le généralprussien Muffling qui le déclare, et Blücher n’aurait plus trouvéWellington debout ; « la bataille étaitperdue ».

Il était temps, on le voit, que Bülow arrivât.Il avait du reste été fort retardé. Il avait bivouaqué àDion-le-Mont et était parti dès l’aube. Mais les chemins étaientimpraticables et ses divisions s’étaient embourbées. Les ornièresvenaient au moyeu des canons. En outre, il avait fallu passer laDyle sur l’étroit pont de Wavre ; la rue menant au pont avaitété incendiée par les Français ; les caissons et les fourgonsde l’artillerie, ne pouvant passer entre deux rangs de maisons enfeu, avaient dû attendre que l’incendie fût éteint. Il était midique l’avant-garde de Bülow n’avait pu encore atteindreChapelle-Saint-Lambert.

L’action, commencée deux heures plus tôt, eûtété finie à quatre heures, et Blücher serait tombé sur la bataillegagnée par Napoléon. Tels sont ces immenses hasards, proportionnésà un infini qui nous échappe.

Dès midi, l’empereur, le premier, avec salongue-vue, avait aperçu à l’extrême horizon quelque chose quiavait fixé son attention. Il avait dit : – Je vois là-bas unnuage qui me paraît être des troupes. Puis il avait demandé au ducde Dalmatie : – Soult, que voyez-vous versChapelle-Saint-Lambert ? – Le maréchal braquant sa lunetteavait répondu : – Quatre ou cinq mille hommes, sire.Évidemment Grouchy. – Cependant cela restait immobile dans labrume. Toutes les lunettes de l’état-major avaient étudié « lenuage » signalé par l’empereur. Quelques-uns avaientdit : Ce sont des colonnes qui font halte. La plupartavaient dit : Ce sont des arbres. La vérité est quele nuage ne remuait pas. L’empereur avait détaché en reconnaissancevers ce point obscur la division de cavalerie légère de Domon.

Bülow en effet n’avait pas bougé. Sonavant-garde était très faible, et ne pouvait rien. Il devaitattendre le gros du corps d’armée, et il avait l’ordre de seconcentrer avant d’entrer en ligne ; mais à cinq heures,voyant le péril de Wellington, Blücher ordonna à Bülow d’attaqueret dit ce mot remarquable : « Il faut donner de l’air àl’armée anglaise. »

Peu après, les divisions Losthin, Hiller,Hacke et Ryssel se déployaient devant le corps de Lobau, lacavalerie du prince Guillaume de Prusse débouchait du bois deParis, Plancenoit était en flammes, et les boulets prussienscommençaient à pleuvoir jusque dans les rangs de la garde enréserve derrière Napoléon.

Chapitre XII – La garde

On sait le reste : l’irruption d’unetroisième armée, la bataille disloquée, quatrevingt-six bouches àfeu tonnant tout à coup, Pirch Ier survenant avecBülow, la cavalerie de Zieten menée par Blücher en personne, lesFrançais refoulés, Marcognet balayé du plateau d’Ohain, Duruttedélogé de Papelotte, Donzelot et Quiot reculant, Lobau pris enécharpe, une nouvelle bataille se précipitant à la nuit tombantesur nos régiments démantelés, toute la ligne anglaise reprenantl’offensive et poussée en avant, la gigantesque trouée faite dansl’armée française, la mitraille anglaise et la mitraille prussiennes’entr’aidant, l’extermination, le désastre de front, le désastreen flanc, la garde entrant en ligne sous cet épouvantableécroulement.

Comme elle sentait qu’elle allait mourir, ellecria : vive l’empereur ! L’histoire n’a rien deplus émouvant que cette agonie éclatant en acclamations.

Le ciel avait été couvert toute la journée.Tout à coup, en ce moment-là même, il était huit heures du soir,les nuages de l’horizon s’écartèrent et laissèrent passer, àtravers les ormes de la route de Nivelles, la grande rougeursinistre du soleil qui se couchait. On l’avait vu se lever àAusterlitz.

Chaque bataillon de la garde, pour cedénouement, était commandé par un général. Friant, Michel, Roguet,Harlet, Mallet, Poret de Morvan, étaient là. Quand les hautsbonnets des grenadiers de la garde avec la large plaque à l’aigleapparurent, symétriques, alignés, tranquilles, superbes, dans labrume de cette mêlée, l’ennemi sentit le respect de laFrance ; on crut voir vingt victoires entrer sur le champ debataille, ailes déployées, et ceux qui étaient vainqueurs,s’estimant vaincus, reculèrent ; mais Wellington cria :Debout, gardes, et visez juste ! le régiment rougedes gardes anglaises, couché derrière les haies, se leva, une nuéede mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant autour de nosaigles, tous se ruèrent, et le suprême carnage commença. La gardeimpériale sentit dans l’ombre l’armée lâchant pied autour d’elle,et le vaste ébranlement de la déroute, elle entendit lesauve-qui-peut ! qui avait remplacé le vivel’empereur ! et, avec la fuite derrière elle, ellecontinua d’avancer, de plus en plus foudroyée et mourant davantageà chaque pas qu’elle faisait. Il n’y eut point d’hésitants ni detimides. Le soldat dans cette troupe était aussi héros que legénéral. Pas un homme ne manqua au suicide.

Ney, éperdu, grand de toute la hauteur de lamort acceptée, s’offrait à tous les coups dans cette tourmente. Ileut là son cinquième cheval tué sous lui. En sueur, la flamme auxyeux, l’écume aux lèvres, l’uniforme déboutonné, une de sesépaulettes à demi coupée par le coup de sabre d’un horse-guard, saplaque de grand-aigle bosselée par une balle, sanglant, fangeux,magnifique, une épée cassée à la main, il disait : Venezvoir comment meurt un maréchal de France sur le champ debataille ! Mais en vain ; il ne mourut pas. Il étaithagard et indigné. Il jetait à Drouet d’Erlon cette question :Est-ce que tu ne te fais pas tuer, toi ? Il criait aumilieu de toute cette artillerie écrasant une poignéed’hommes : – Il n’y a donc rien pour moi ! Oh !je voudrais que tous ces boulets anglais m’entrassent dans leventre ! – Tu étais réservé à des balles françaises,infortuné !

Chapitre XIII – La catastrophe

La déroute derrière la garde fut lugubre.

L’armée plia brusquement de tous les côtés àla fois, de Hougomont, de la Haie-Sainte, de Papelotte, dePlancenoit. Le cri Trahison ! fut suivi du criSauve-qui-peut ! Une armée qui se débande, c’est undégel. Tout fléchit, se fêle, craque, flotte, roule, tombe, seheurte, se hâte, se précipite. Désagrégation inouïe. Ney emprunteun cheval, saute dessus, et, sans chapeau, sans cravate, sans épée,se met en travers de la chaussée de Bruxelles, arrêtant à la foisles Anglais et les Français. Il tâche de retenir l’armée, il larappelle, il l’insulte, il se cramponne à la déroute. Il estdébordé. Les soldats le fuient, en criant : Vive lemaréchal Ney !Deux régiments de Durutte vont et viennenteffarés et comme ballottés entre le sabre des uhlans et lafusillade des brigades de Kempt, de Best, de Pack et deRylandt ; la pire des mêlées, c’est la déroute, les amiss’entre-tuent pour fuir ; les escadrons et les bataillons sebrisent et se dispersent les uns contre les autres, énorme écume dela bataille. Lobau à une extrémité comme Reille à l’autre sontroulés dans le flot. En vain Napoléon fait des murailles avec cequi lui reste de la garde ; en vain il dépense à un derniereffort ses escadrons de service. Quiot recule devant Vivian,Kellermann devant Vandeleur, Lobau devant Bülow, Morand devantPirch, Domon et Subervic devant le prince Guillaume de Prusse.Guyot, qui a mené à la charge les escadrons de l’empereur, tombesous les pieds des dragons anglais. Napoléon court au galop le longdes fuyards, les harangue, presse, menace, supplie. Toutes cesbouches qui criaient le matin vive l’empereur, restentbéantes ; c’est à peine si on le connaît. La cavalerieprussienne, fraîche venue, s’élance, vole, sabre, taille, hache,tue, extermine. Les attelages se ruent, les canons sesauvent ; les soldats du train détellent les caissons et enprennent les chevaux pour s’échapper ; des fourgons culbutésles quatre roues en l’air entravent la route et sont des occasionsde massacre. On s’écrase, on se foule, on marche sur les morts etsur les vivants. Les bras sont éperdus. Une multitude vertigineuseemplit les routes, les sentiers, les ponts, les plaines, lescollines, les vallées, les bois, encombrés par cette évasion dequarante mille hommes. Cris, désespoir, sacs et fusils jetés dansles seigles, passages frayés à coups d’épée, plus de camarades,plus d’officiers, plus de généraux, une inexprimable épouvante.Zieten sabrant la France à son aise. Les lions devenus chevreuils.Telle fut cette fuite.

À Genappe, on essaya de se retourner, de fairefront, d’enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. On barricadal’entrée du village ; mais à la première volée de la mitrailleprussienne, tout se remit à fuir, et Lobau fut pris. On voit encoreaujourd’hui cette volée de mitraille empreinte sur le vieux pignond’une masure en brique à droite de la route, quelques minutes avantd’entrer à Genappe. Les Prussiens s’élancèrent dans Genappe,furieux sans doute d’être si peu vainqueurs. La poursuite futmonstrueuse. Blücher ordonna l’extermination. Roguet avait donné celugubre exemple de menacer de mort tout grenadier français qui luiamènerait un prisonnier prussien. Blücher dépassa Roguet. Legénéral de la jeune garde, Ducesme, acculé sur la porte d’uneauberge de Genappe, rendit son épée à un hussard de la Mort quiprit l’épée et tua le prisonnier. La victoire s’acheva parl’assassinat des vaincus. Punissons, puisque nous sommesl’histoire : le vieux Blücher se déshonora. Cette férocité mitle comble au désastre. La déroute désespérée traversa Genappe,traversa les Quatre-Bras, traversa Gosselies, traversa Frasnes,traversa Charleroi, traversa Thuin, et ne s’arrêta qu’à lafrontière. Hélas ! et qui donc fuyait de la sorte ? lagrande armée.

Ce vertige, cette terreur, cette chute enruine de la plus haute bravoure qui ait jamais étonné l’histoire,est-ce que cela est sans cause ? Non. L’ombre d’une droiteénorme se projette sur Waterloo. C’est la journée du destin. Laforce au-dessus de l’homme a donné ce jour-là. De là le pliépouvanté des têtes ; de là toutes ces grandes âmes rendantleur épée. Ceux qui avaient vaincu l’Europe sont tombés terrassés,n’ayant plus rien à dire ni à faire, sentant dans l’ombre uneprésence terrible. Hoc erat in fatis[20]. Cejour-là, la perspective du genre humain a changé. Waterloo, c’estle gond du dix-neuvième siècle. La disparition du grand homme étaitnécessaire à l’avènement du grand siècle. Quelqu’un à qui on neréplique pas s’en est chargé. La panique des héros s’explique. Dansla bataille de Waterloo, il y a plus que du nuage, il y a dumétéore. Dieu a passé.

À la nuit tombante, dans un champ près deGenappe, Bernard et Bertrand saisirent par un pan de sa redingoteet arrêtèrent un homme hagard, pensif, sinistre, qui, entraînéjusque-là par le courant de la déroute, venait de mettre pied àterre, avait passé sous son bras la bride de son cheval, et, l’œilégaré, s’en retournait seul vers Waterloo. C’était Napoléonessayant encore d’aller en avant, immense somnambule de ce rêveécroulé.

Chapitre XIV – Le dernier carré

Quelques carrés de la garde, immobiles dans leruissellement de la déroute comme des rochers dans de l’eau quicoule, tinrent jusqu’à la nuit. La nuit venant, la mort aussi, ilsattendirent cette ombre double, et, inébranlables, s’en laissèrentenvelopper. Chaque régiment, isolé des autres et n’ayant plus delien avec l’armée rompue de toutes parts, mourait pour son compte.Ils avaient pris position, pour faire cette dernière action, lesuns sur les hauteurs de Rossomme, les autres dans la plaine deMont-Saint-Jean. Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carréssombres agonisaient formidablement. Ulm, Wagram, Iéna, Friedland,mouraient en eux.

Au crépuscule, vers neuf heures du soir, aubas du plateau de Mont-Saint-Jean, il en restait un. Dans ce vallonfuneste, au pied de cette pente gravie par les cuirassiers, inondéemaintenant par les masses anglaises, sous les feux convergents del’artillerie ennemie victorieuse, sous une effroyable densité deprojectiles, ce carré luttait. Il était commandé par un officierobscur nommé Cambronne. À chaque décharge, le carré diminuait, etripostait. Il répliquait à la mitraille par la fusillade,rétrécissant continuellement ses quatre murs. De loin les fuyards,s’arrêtant par moment essoufflés, écoutaient dans les ténèbres cesombre tonnerre décroissant.

Quand cette légion ne fut plus qu’une poignée,quand leur drapeau ne fut plus qu’une loque, quand leurs fusilsépuisés de balles ne furent plus que des bâtons, quand le tas decadavres fut plus grand que le groupe vivant, il y eut parmi lesvainqueurs une sorte de terreur sacrée autour de ces mourantssublimes, et l’artillerie anglaise, reprenant haleine, fit silence.Ce fut une espèce de répit. Ces combattants avaient autour d’euxcomme un fourmillement de spectres, des silhouettes d’hommes àcheval, le profil noir des canons, le ciel blanc aperçu à traversles roues et les affûts ; la colossale tête de mort que leshéros entrevoient toujours dans la fumée au fond de la bataille,s’avançait sur eux et les regardait. Ils purent entendre dansl’ombre crépusculaire qu’on chargeait les pièces, les mèchesallumées pareilles à des yeux de tigre dans la nuit firent uncercle autour de leurs têtes, tous les boute-feu des batteriesanglaises s’approchèrent des canons, et alors, ému, tenant laminute suprême suspendue au-dessus de ces hommes, un généralanglais, Colville selon les uns, Maitland selon les autres, leurcria : Braves Français, rendez-vous !Cambronnerépondit : Merde[21] !

Chapitre XV – Cambronne

Le lecteur français voulant être respecté, leplus beau mot peut-être qu’un Français ait jamais dit ne peut luiêtre répété. Défense de déposer du sublime dans l’histoire[22].

À nos risques et périls, nous enfreignonscette défense.

Donc, parmi tous ces géants, il y eut untitan, Cambronne.

Dire ce mot, et mourir ensuite. Quoi de plusgrand ! car c’est mourir que de le vouloir, et ce n’est pas lafaute de cet homme, si, mitraillé, il a survécu.

L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo,ce n’est pas Napoléon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant àquatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher qui ne s’estpoint battu ; l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo,c’est Cambronne.

Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui voustue, c’est vaincre.

Faire cette réponse à la catastrophe, direcela au destin, donner cette base au lion futur, jeter cetteréplique à la pluie de la nuit, au mur traître de Hougomont, auchemin creux d’Ohain, au retard de Grouchy, à l’arrivée de Blücher,être l’ironie dans le sépulcre, faire en sorte de rester deboutaprès qu’on sera tombé, noyer dans deux syllabes la coalitioneuropéenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des césars,faire du dernier des mots le premier en y mêlant l’éclair de laFrance, clore insolemment Waterloo par le mardi gras, compléterLéonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une parolesuprême impossible à prononcer, perdre le terrain et garderl’histoire, après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c’estimmense.

C’est l’insulte à la foudre. Cela atteint lagrandeur eschylienne.

Le mot de Cambronne fait l’effet d’unefracture. C’est la fracture d’une poitrine par le dédain ;c’est le trop plein de l’agonie qui fait explosion. Qui avaincu ? Est-ce Wellington ? Non. Sans Blücher il étaitperdu. Est-ce Blücher ? Non. Si Wellington n’eût pas commencé,Blücher n’aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernièreheure, ce soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sentqu’il y a là un mensonge, un mensonge dans une catastrophe,redoublement poignant, et, au moment où il en éclate de rage, onlui offre cette dérision, la vie ! Comment ne pasbondir ?

Ils sont là, tous les rois de l’Europe, lesgénéraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldatsvictorieux, et derrière les cent mille, un million, leurs canons,mèche allumée, sont béants, ils ont sous leurs talons la gardeimpériale et la grande armée, ils viennent d’écraser Napoléon, etil ne reste plus que Cambronne ; il n’y a plus pour protesterque ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot commeon cherche une épée. Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’estle mot. Devant cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cettevictoire sans victorieux, ce désespéré se redresse ; il ensubit l’énormité, mais il en constate le néant ; et il faitplus que cracher sur elle ; et sous l’accablement du nombre,de la force et de la matière, il trouve à l’âme une expression,l’excrément. Nous le répétons. Dire cela, faire cela, trouver cela,c’est être le vainqueur.

L’esprit des grands jours entra dans cet hommeinconnu à cette minute fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloocomme Rouget de l’Isle trouve la Marseillaise, par visitation dusouffle d’en haut. Un effluve de l’ouragan divin se détache etvient passer à travers ces hommes, et ils tressaillent, et l’unchante le chant suprême et l’autre pousse le cri terrible. Cetteparole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement àl’Europe au nom de l’empire, ce serait peu ; il la jette aupassé au nom de la révolution. On l’entend, et l’on reconnaît dansCambronne la vieille âme des géants. Il semble que c’est Danton quiparle ou Kléber qui rugit.

Au mot de Cambronne, la voix anglaiserépondit : feu !les batteries flamboyèrent, lacolline trembla, de toutes ces bouches d’airain sortit un derniervomissement de mitraille, épouvantable, une vaste fumée, vaguementblanchie du lever de la lune, roula, et quand la fumée se dissipa,il n’y avait plus rien. Ce reste formidable était anéanti ; lagarde était morte. Les quatre murs de la redoute vivante gisaient,à peine distinguait-on çà et là un tressaillement parmi lescadavres ; et c’est ainsi que les légions françaises, plusgrandes que les légions romaines, expirèrent à Mont-Saint-Jean surla terre mouillée de pluie et de sang, dans les blés sombres, àl’endroit où passe maintenant, à quatre heures du matin, ensifflant et en fouettant gaîment son cheval, Joseph, qui fait leservice de la malle-poste de Nivelles.

Chapitre XVI – Quot libras induce ?

[23]Labataille de Waterloo est une énigme. Elle est aussi obscure pourceux qui l’ont gagnée que pour celui qui l’a perdue. Pour Napoléon,c’est une panique[24]. Blüchern’y voit que du feu ; Wellington n’y comprend rien. Voyez lesrapports. Les bulletins sont confus, les commentaires sontembrouillés. Ceux-ci balbutient, ceux-là bégayent. Jomini partagela bataille de Waterloo en quatre moments ; Muffling la coupeen trois péripéties ; Charras, quoique sur quelques pointsnous ayons une autre appréciation que lui, a seul saisi de son fiercoup d’œil les linéaments caractéristiques de cette catastrophe dugénie humain aux prises avec le hasard divin. Tous les autreshistoriens ont un certain éblouissement, et dans cet éblouissementils tâtonnent. Journée fulgurante, en effet, écroulement de lamonarchie militaire qui, à la grande stupeur des rois, a entraînétous les royaumes, chute de la force, déroute de la guerre.

Dans cet événement, empreint de nécessitésurhumaine, la part des hommes n’est rien.

Retirer Waterloo à Wellington et à Blücher,est-ce ôter quelque chose à l’Angleterre et à l’Allemagne ?Non. Ni cette illustre Angleterre ni cette auguste Allemagne nesont en question dans le problème de Waterloo. Grâce au ciel, lespeuples sont grands en dehors des lugubres aventures de l’épée. Nil’Allemagne, ni l’Angleterre, ni la France, ne tiennent dans unfourreau. Dans cette époque où Waterloo n’est qu’un cliquetis desabres, au-dessus de Blücher l’Allemagne a Gœthe et au-dessus deWellington l’Angleterre a Byron. Un vaste lever d’idées est propreà notre siècle, et dans cette aurore l’Angleterre et l’Allemagneont leur lueur magnifique. Elles sont majestueuses par ce qu’ellespensent. L’élévation de niveau qu’elles apportent à la civilisationleur est intrinsèque ; il vient d’elles-mêmes, et non d’unaccident. Ce qu’elles ont d’agrandissement au dix-neuvième sièclen’a point Waterloo pour source. Il n’y a que les peuples barbaresqui aient des crues subites après une victoire. C’est la vanitépassagère des torrents enflés d’un orage. Les peuples civilisés,surtout au temps où nous sommes, ne se haussent ni ne s’abaissentpar la bonne ou mauvaise fortune d’un capitaine. Leur poidsspécifique dans le genre humain résulte de quelque chose de plusqu’un combat. Leur honneur, Dieu merci, leur dignité, leur lumière,leur génie, ne sont pas des numéros que les héros et lesconquérants, ces joueurs, peuvent mettre à la loterie desbatailles. Souvent bataille perdue, progrès conquis. Moins degloire, plus de liberté. Le tambour se tait, la raison prend laparole. C’est le jeu à qui perd gagne. Parlons donc de Waterloofroidement des deux côtés. Rendons au hasard ce qui est au hasardet à Dieu ce qui est à Dieu. Qu’est-ce que Waterloo ? Unevictoire ? Non. Un quine.

Quine gagné par l’Europe, payé par laFrance.

Ce n’était pas beaucoup la peine de mettre làun lion.

Waterloo du reste est la plus étrangerencontre qui soit dans l’histoire. Napoléon et Wellington. Ce nesont pas des ennemis, ce sont des contraires. Jamais Dieu, qui seplaît aux antithèses, n’a fait un plus saisissant contraste et uneconfrontation plus extraordinaire. D’un côté, la précision, laprévision, la géométrie, la prudence, la retraite assurée, lesréserves ménagées, un sang-froid opiniâtre, une méthodeimperturbable, la stratégie qui profite du terrain, la tactique quiéquilibre les bataillons, le carnage tiré au cordeau, la guerreréglée montre en main, rien laissé volontairement au hasard, levieux courage classique, la correction absolue ; de l’autrel’intuition, la divination, l’étrangeté militaire, l’instinctsurhumain, le coup d’œil flamboyant, on ne sait quoi qui regardecomme l’aigle et qui frappe comme la foudre, un art prodigieux dansune impétuosité dédaigneuse, tous les mystères d’une âme profonde,l’association avec le destin, le fleuve, la plaine, la forêt, lacolline, sommés et en quelque sorte forcés d’obéir, le despoteallant jusqu’à tyranniser le champ de bataille, la foi à l’étoilemêlée à la science stratégique, la grandissant, mais la troublant.Wellington était le Barème de la guerre, Napoléon en étaitle Michel-Ange ; et cette fois le génie fut vaincupar le calcul.

Des deux côtés on attendait quelqu’un. Ce futle calculateur exact qui réussit. Napoléon attendait Grouchy ;il ne vint pas. Wellington attendait Blücher ; il vint.

Wellington, c’est la guerre classique quiprend sa revanche. Bonaparte, à son aurore, l’avait rencontrée enItalie, et superbement battue. La vieille chouette avait fui devantle jeune vautour. L’ancienne tactique avait été non seulementfoudroyée, mais scandalisée. Qu’était-ce que ce Corse de vingt-sixans, que signifiait cet ignorant splendide qui, ayant tout contrelui, rien pour lui, sans vivres, sans munitions, sans canons, sanssouliers, presque sans armée, avec une poignée d’hommes contre desmasses, se ruait sur l’Europe coalisée, et gagnait absurdement desvictoires dans l’impossible ? D’où sortait ce forcenéfoudroyant qui, presque sans reprendre haleine, et avec le même jeude combattants dans la main, pulvérisait l’une après l’autre lescinq armées de l’empereur d’Allemagne, culbutant Beaulieu surAlvinzi, Wurmser sur Beaulieu, Mélas sur Wurmser, Mack surMélas ? Qu’était-ce que ce nouveau venu de la guerre ayantl’effronterie d’un astre ? L’école académique militairel’excommuniait en lâchant pied. De là une implacable rancune duvieux césarisme contre le nouveau, du sabre correct contre l’épéeflamboyante, et de l’échiquier contre le génie. Le 18 juin 1815,cette rancune eut le dernier mot, et au-dessous de Lodi, deMontebello, de Montenotte, de Mantoue, de Marengo, d’Arcole, elleécrivit : Waterloo. Triomphe des médiocres, doux auxmajorités. Le destin consentit à cette ironie. À son déclin,Napoléon retrouva devant lui Wurmser jeune.

Pour avoir Wurmser en effet, il suffît deblanchir les cheveux de Wellington.

Waterloo est une bataille du premier ordregagnée par un capitaine du second.

Ce qu’il faut admirer dans la bataille deWaterloo, c’est l’Angleterre, c’est la fermeté anglaise, c’est larésolution anglaise, c’est le sang anglais ; ce quel’Angleterre a eu là de superbe, ne lui en déplaise, c’estelle-même. Ce n’est pas son capitaine, c’est son armée.

Wellington, bizarrement ingrat, déclare dansune lettre à lord Bathurst que son armée, l’armée qui a combattu le18 juin 1815, était une « détestable armée ». Qu’en pensecette sombre mêlée d’ossements enfouis sous les sillons deWaterloo ?

L’Angleterre a été trop modeste vis-à-vis deWellington. Faire Wellington si grand, c’est faire l’Angleterrepetite. Wellington n’est qu’un héros comme un autre. Ces Écossaisgris, ces horse-guards, ces régiments de Maitland et de Mitchell,cette infanterie de Pack et de Kempt, cette cavalerie de Ponsonbyet de Somerset, ces highlanders jouant du pibroch sous lamitraille, ces bataillons de Rylandt, ces recrues toutes fraîchesqui savaient à peine manier le mousquet tenant tête aux vieillesbandes d’Essling et de Rivoli, voilà ce qui est grand. Wellington aété tenace, ce fut là son mérite, et nous ne le lui marchandonspas, mais le moindre de ses fantassins et de ses cavaliers a ététout aussi solide que lui. L’iron-soldier vautl’iron-duke[25]. Quant ànous, toute notre glorification va au soldat anglais, à l’arméeanglaise, au peuple anglais. Si trophée il y a, c’est àl’Angleterre que le trophée est dû. La colonne de Waterloo seraitplus juste si au lieu de la figure d’un homme, elle élevait dans lanue la statue d’un peuple.

Mais cette grande Angleterre s’irritera de ceque nous disons ici. Elle a encore, après son 1688 et notre 1789,l’illusion féodale. Elle croit à l’hérédité et à la hiérarchie. Cepeuple, qu’aucun ne dépasse en puissance et en gloire, s’estimecomme nation, non comme peuple. En tant que peuple, il sesubordonne volontiers et prend un lord pour une tête. Workman, ilse laisse dédaigner ; soldat, il se laisse bâtonner. On sesouvient qu’à la bataille d’Inkermann un sergent qui, à ce qu’ilparaît, avait sauvé l’armée, ne put être mentionné par lord Raglan,la hiérarchie militaire anglaise ne permettant de citer dans unrapport aucun héros au-dessous du grade d’officier.

Ce que nous admirons par-dessus tout, dans unerencontre du genre de celle de Waterloo, c’est la prodigieusehabileté du hasard. Pluie nocturne, mur de Hougomont, chemin creuxd’Ohain, Grouchy sourd au canon, guide de Napoléon qui le trompe,guide de Bülow qui l’éclaire ; tout ce cataclysme estmerveilleusement conduit.

Au total, disons-le, il y eut à Waterloo plusde massacre que de bataille.

Waterloo est de toutes les batailles rangéescelle qui a le plus petit front sur un tel nombre de combattants.Napoléon, trois quarts de lieue, Wellington, une demi-lieue ;soixante-douze mille combattants de chaque côté. De cette épaisseurvint le carnage.

On a fait ce calcul et établi cetteproportion : Perte d’hommes : à Austerlitz, Français,quatorze pour cent ; Russes, trente pour cent, Autrichiens,quarante-quatre pour cent. À Wagram, Français, treize pourcent ; Autrichiens, quatorze. À la Moskowa, Français,trente-sept pour cent ; Russes, quarante-quatre. À Bautzen,Français, treize pour cent ; Russes et Prussiens, quatorze. ÀWaterloo, Français, cinquante-six pour cent ; Alliés, trenteet un. Total pour Waterloo, quarante et un pour cent. Centquarante-quatre mille combattants ; soixante millemorts[26].

Le champ de Waterloo aujourd’hui a le calmequi appartient à la terre, support impassible de l’homme, et ilressemble à toutes les plaines.

La nuit pourtant une espèce de brumevisionnaire s’en dégage, et si quelque voyageur s’y promène, s’ilregarde, s’il écoute, s’il rêve comme Virgile devant les funestesplaines de Philippes[27],l’hallucination de la catastrophe le saisit. L’effrayant 18 juinrevit ; la fausse colline-monument s’efface, ce lionquelconque se dissipe, le champ de bataille reprend saréalité ; des lignes d’infanterie ondulent dans la plaine, desgalops furieux traversent l’horizon ! le songeur effaré voitl’éclair des sabres, l’étincelle des bayonnettes, le flamboiementdes bombes, l’entre-croisement monstrueux des tonnerres ; ilentend, comme un râle au fond d’une tombe, la clameur vague de labataille fantôme ; ces ombres, ce sont les grenadiers ;ces lueurs, ce sont les cuirassiers ; ce squelette, c’estNapoléon ; ce squelette, c’est Wellington ; tout celan’est plus et se heurte et combat encore ; et les ravinss’empourprent, et les arbres frissonnent, et il y a de la furiejusque dans les nuées, et, dans les ténèbres, toutes ces hauteursfarouches, Mont-Saint-Jean, Hougomont, Frischemont, Papelotte,Plancenoit, apparaissent confusément couronnées de tourbillons despectres s’exterminant.

Chapitre XVII – Faut-il trouver bonWaterloo ?

Il existe une école libérale très respectablequi ne hait point Waterloo. Nous n’en sommes pas. Pour nous,Waterloo n’est que la date stupéfaite de la liberté. Qu’un telaigle sorte d’un tel œuf, c’est à coup sûr l’inattendu.

Waterloo, si l’on se place au point de vueculminant de la question, est intentionnellement une victoirecontre-révolutionnaire. C’est l’Europe contre la France, c’estPétersbourg, Berlin et Vienne contre Paris, c’est le statuquo contre l’initiative, c’est le 14 juillet 1789 attaqué àtravers le 20 mars 1815[28], c’estle branle-bas des monarchies contre l’indomptable émeute française.Éteindre enfin ce vaste peuple en éruption depuis vingt-six ans,tel était le rêve. Solidarité des Brunswick, des Nassau, desRomanoff, des Hohenzollern, des Habsbourg, avec les Bourbons.Waterloo porte en croupe le droit divin. Il est vrai que, l’empireayant été despotique, la royauté, par la réaction naturelle deschoses, devait forcément être libérale, et qu’un ordreconstitutionnel à contre-cœur est sorti de Waterloo, au grandregret des vainqueurs. C’est que la révolution ne peut êtrevraiment vaincue, et qu’étant providentielle et absolument fatale,elle reparaît toujours, avant Waterloo, dans Bonaparte jetant basles vieux trônes, après Waterloo, dans Louis XVIII octroyant etsubissant la Charte. Bonaparte met un postillon sur le trône deNaples et un sergent[29] sur letrône de Suède, employant l’inégalité à démontrer l’égalité ;Louis XVIII à Saint-Ouen contresigne la déclaration des droits del’homme. Voulez-vous vous rendre compte de ce que c’est que larévolution, appelez-la Progrès ; et voulez-vous vousrendre compte de ce que c’est que le progrès, appelez-leDemain. Demain fait irrésistiblement son œuvre, et il lafait dès aujourd’hui. Il arrive toujours à son but, étrangement. Ilemploie Wellington à faire de Foy, qui n’était qu’un soldat, unorateur. Foy[30] tombe à Hougomont et se relève à latribune. Ainsi procède le progrès. Pas de mauvais outil pour cetouvrier-là. Il ajuste à son travail divin, sans se déconcerter,l’homme qui a enjambé les Alpes, et le bon vieux malade chancelantdu père Élysée[31]. Il se sert du podagre comme duconquérant ; du conquérant au dehors, du podagre au dedans.Waterloo, en coupant court à la démolition des trônes européens parl’épée, n’a eu d’autre effet que de faire continuer le travailrévolutionnaire d’un autre côté. Les sabreurs ont fini, c’est letour des penseurs. Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marchédessus et a poursuivi sa route. Cette victoire sinistre a étévaincue par la liberté.

En somme, et incontestablement, ce quitriomphait à Waterloo, ce qui souriait derrière Wellington, ce quilui apportait tous les bâtons de maréchal de l’Europe, y compris,dit-on, le bâton de maréchal de France, ce qui roulait joyeusementles brouettées de terre pleine d’ossements pour élever la butte dulion, ce qui a triomphalement écrit sur ce piédestal cettedate : 18 juin 1815, ce qui encourageait Blüchersabrant la déroute, ce qui du haut du plateau de Mont-Saint-Jean sepenchait sur la France comme sur une proie, c’était lacontre-révolution. C’est la contre-révolution qui murmurait ce motinfâme : démembrement. Arrivée à Paris, elle a vu le cratèrede près, elle a senti que cette cendre lui brûlait les pieds, etelle s’est ravisée. Elle est revenue au bégayement d’unecharte.

Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dansWaterloo. De liberté intentionnelle, point. La contre-révolutionétait involontairement libérale, de même que, par un phénomènecorrespondant, Napoléon était involontairement révolutionnaire. Le18 juin 1815, Robespierre à cheval fut désarçonné.

Chapitre XVIII – Recrudescence du droitdivin

Fin de la dictature. Tout un système d’Europecroula.

L’empire s’affaissa dans une ombre quiressembla à celle du monde romain expirant. On revit de l’abîmecomme au temps des barbares. Seulement la barbarie de 1815, qu’ilfaut nommer de son petit nom, la contre-révolution, avait peud’haleine, s’essouffla vite, et resta court. L’empire, avouons-le,fut pleuré, et pleuré par des yeux héroïques. Si la gloire est dansle glaive fait sceptre, l’empire avait été la gloire même. Il avaitrépandu sur la terre toute la lumière que la tyrannie peutdonner ; lumière sombre. Disons plus : lumière obscure.Comparée au vrai jour, c’est de la nuit. Cette disparition de lanuit fit l’effet d’une éclipse.

Louis XVIII rentra dans Paris. Les danses enrond du 8 juillet effacèrent les enthousiasmes du 20 mars. Le Corsedevint l’antithèse du Béarnais. Le drapeau du dôme des Tuileriesfut blanc. L’exil trôna. La table de sapin de Hartwell prit placedevant le fauteuil fleurdelysé de Louis XIV. On parla de Bouvineset de Fontenoy comme d’hier, Austerlitz ayant vieilli. L’autel etle trône fraternisèrent majestueusement. Une des formes les plusincontestées du salut de la société au dix-neuvième siècles’établit sur la France et sur le continent. L’Europe prit lacocarde blanche. Trestaillon[32] futcélèbre. La devise non pluribus impar[33]reparut dans des rayons de pierre figurant un soleil sur la façadede la caserne du quai d’Orsay. Où il y avait eu une gardeimpériale, il y eut une maison rouge. L’arc du carrousel, toutchargé de victoires mal portées, dépaysé dans ces nouveautés, unpeu honteux peut-être de Marengo et d’Arcole, se tira d’affaireavec la statue du duc d’Angoulême. Le cimetière de la Madeleine,redoutable fosse commune de 93, se couvrit de marbre et de jaspe,les os de Louis XVI et de Marie-Antoinette étant dans cettepoussière. Dans le fossé de Vincennes, un cippe sépulcral sortit deterre, rappelant que le duc d’Enghien était mort dans le mois mêmeoù Napoléon avait été couronné. Le pape Pie VII, qui avait fait cesacre très près de cette mort, bénit tranquillement la chute commeil avait béni l’élévation. Il y eut à Schœnbrunn une petite ombreâgée de quatre ans qu’il fut séditieux d’appeler le roi de Rome. Etces choses se sont faites, et ces rois ont repris leurs trônes, etle maître de l’Europe a été mis dans une cage, et l’ancien régimeest devenu le nouveau, et toute l’ombre et toute la lumière de laterre ont changé de place, parce que, dans l’après-midi d’un jourd’été, un pâtre a dit à un Prussien dans un bois : passez parici et non par là !

Ce 1815 fut une sorte d’avril lugubre. Lesvieilles réalités malsaines et vénéneuses se couvrirentd’apparences neuves. Le mensonge épousa 1789, le droit divin semasqua d’une charte, les fictions se firent constitutionnelles, lespréjugés, les superstitions et les arrière-pensées, avec l’article14[34] au cœur, se vernirent de libéralisme.Changement de peau des serpents.

L’homme avait été à la fois agrandi etamoindri par Napoléon. L’idéal, sous ce règne de la matièresplendide, avait reçu le nom étrange d’idéologie. Grave imprudenced’un grand homme, tourner en dérision l’avenir. Les peuplescependant, cette chair à canon si amoureuse du canonnier, lecherchaient des yeux. Où est-il ? Que fait-il ?Napoléon est mort, disait un passant à un invalide deMarengo et de Waterloo. – Lui mort ! s’écria cesoldat, vous le connaissez bien ! Les imaginationsdéifiaient cet homme terrassé. Le fond de l’Europe, après Waterloo,fut ténébreux. Quelque chose d’énorme resta longtemps vide parl’évanouissement de Napoléon.

Les rois se mirent dans ce vide. La vieilleEurope en profita pour se reformer. Il y eut une Sainte-Alliance.Belle-Alliance, avait dit d’avance le champ fatal de Waterloo.

En présence et en face de cette antique Europerefaite, les linéaments d’une France nouvelle s’ébauchèrent.L’avenir, raillé par l’empereur, fit son entrée. Il avait sur lefront cette étoile, Liberté. Les yeux ardents des jeunesgénérations se tournèrent vers lui. Chose singulière, on s’éprit enmême temps de cet avenir, Liberté, et de ce passé, Napoléon. Ladéfaite avait grandi le vaincu. Bonaparte tombé semblait plus hautque Napoléon debout. Ceux qui avaient triomphé eurent peur.L’Angleterre le fit garder par Hudson Lowe et la France le fitguetter par Montchenu. Ses bras croisés devinrent l’inquiétude destrônes. Alexandre le nommait : mon insomnie. Cet effroi venaitde la quantité de révolution qu’il avait en lui. C’est ce quiexplique et excuse le libéralisme bonapartiste. Ce fantôme donnaitle tremblement au vieux monde. Les rois régnèrent mal à leur aise,avec le rocher de Sainte-Hélène à l’horizon.

Pendant que Napoléon agonisait à Longwood, lessoixante mille hommes tombés dans le champ de Waterloo pourrirenttranquillement, et quelque chose de leur paix se répandit dans lemonde[35]. Le congrès de Vienne en fit lestraités de 1815, et l’Europe nomma cela la restauration.

Voilà ce que c’est que Waterloo.

Mais qu’importe à l’infini ? Toute cettetempête, tout ce nuage, cette guerre, puis cette paix, toute cetteombre, ne troubla pas un moment la lueur de l’œil immense devantlequel un puceron sautant d’un brin d’herbe à l’autre égale l’aiglevolant de clocher en clocher aux tours de Notre-Dame[36].

Chapitre XIX – Le champ de bataille lanuit

Revenons, c’est une nécessité de ce livre, surce fatal champ de bataille.

Le 18 juin 1815, c’était pleine lune. Cetteclarté favorisa la poursuite féroce de Blücher, dénonça les tracesdes fuyards, livra cette masse désastreuse à la cavalerieprussienne acharnée, et aida au massacre. Il y a parfois dans lescatastrophes de ces tragiques complaisances de la nuit.

Après le dernier coup de canon tiré, la plainede Mont-Saint-Jean resta déserte.

Les Anglais occupèrent le campement desFrançais, c’est la constatation habituelle de la victoire ;coucher dans le lit du vaincu. Ils établirent leur bivouac au delàde Rossomme. Les Prussiens, lâchés sur la déroute, poussèrent enavant. Wellington alla au village de Waterloo rédiger son rapport àlord Bathurst.

Si jamais le sic vos nonvobis[37] a été applicable, c’est à coup sûr à cevillage de Waterloo. Waterloo n’a rien fait, et est resté à unedemi-lieue de l’action. Mont-Saint-Jean a été canonné, Hougomont aété brûlé, Papelotte a été brûlé, Plancenoit a été brûlé, laHaie-Sainte a été prise d’assaut, la Belle-Alliance a vul’embrasement des deux vainqueurs ; on sait à peine ces noms,et Waterloo qui n’a point travaillé dans la bataille en a toutl’honneur.

Nous ne sommes pas de ceux qui flattent laguerre ; quand l’occasion s’en présente, nous lui disons sesvérités. La guerre a d’affreuses beautés que nous n’avons pointcachées ; elle a aussi, convenons-en, quelques laideurs. Unedes plus surprenantes, c’est le prompt dépouillement des mortsaprès la victoire. L’aube qui suit une bataille se lève toujourssur des cadavres nus.

Qui fait cela ? Qui souille ainsi letriomphe ? Quelle est cette hideuse main furtive qui se glissedans la poche de la victoire ? Quels sont ces filous faisantleur coup derrière la gloire ? Quelques philosophes, Voltaireentre autres, affirment que ce sont précisément ceux-là qui ontfait la gloire. Ce sont les mêmes, disent-ils, il n’ya pas de rechange, ceux qui sont debout pillent ceux qui sont àterre. Le héros du jour est le vampire de la nuit. Ona bien le droit, après tout, de détrousser un peu un cadavre donton est l’auteur. Quant à nous, nous ne le croyons pas. Cueillir deslauriers et voler les souliers d’un mort, cela nous sembleimpossible à la même main.

Ce qui est certain, c’est que, d’ordinaire,après les vainqueurs viennent les voleurs. Mais mettons le soldat,surtout le soldat contemporain, hors de cause.

Toute armée a une queue, et c’est là ce qu’ilfaut accuser. Des êtres chauves-souris, mi-partis brigands etvalets, toutes les espèces de vespertilio[38] qu’engendre ce crépuscule qu’on appellela guerre, des porteurs d’uniformes qui ne combattent pas, de fauxmalades, des éclopés redoutables, des cantiniers interlopestrottant, quelquefois avec leurs femmes, sur de petites charretteset volant ce qu’ils revendent, des mendiants s’offrant pour guidesaux officiers, des goujats, des maraudeurs, les armées en marcheautrefois, – nous ne parlons pas du temps présent[39], – traînaient tout cela, si bien que,dans la langue spéciale, cela s’appelait « lestraînards ». Aucune armée ni aucune nation n’étaientresponsables de ces êtres ; ils parlaient italien et suivaientles Allemands ; ils parlaient français et suivaient lesAnglais. C’est par un de ces misérables, traînard espagnol quiparlait français, que le marquis de Fervacques, trompé par sonbaragouin picard, et le prenant pour un des nôtres, fut tué entraître et volé sur le champ de bataille même, dans la nuit quisuivit la victoire de Cerisoles. De la maraude naissait le maraud.La détestable maxime : vivre sur l’ennemi, produisaitcette lèpre, qu’une forte discipline pouvait seule guérir. Il y ades renommées qui trompent ; on ne sait pas toujours pourquoide certains généraux, grands d’ailleurs, ont été si populaires.Turenne était adoré de ses soldats parce qu’il tolérait lepillage ; le mal permis fait partie de la bonté ; Turenneétait si bon qu’il a laissé mettre à feu et à sang lePalatinat[40]. On voyait à la suite des armées moinsou plus de maraudeurs selon que le chef était plus ou moins sévère.Hoche et Marceau n’avaient point de traînards ; Wellington,nous lui rendons volontiers cette justice, en avait peu.

Pourtant, dans la nuit du 18 au 19 juin, ondépouilla les morts. Wellington fut rigide ; ordre de passerpar les armes quiconque serait pris en flagrant délit ; maisla rapine est tenace. Les maraudeurs volaient dans un coin du champde bataille pendant qu’on les fusillait dans l’autre.

La lune était sinistre sur cette plaine.

Vers minuit, un homme rôdait, ou plutôtrampait, du côté du chemin creux d’Ohain. C’était, selon touteapparence, un de ceux que nous venons de caractériser, ni Anglais,ni Français, ni paysan, ni soldat, moins homme que goule, attirépar le flair des morts, ayant pour victoire le vol, venantdévaliser Waterloo. Il était vêtu d’une blouse qui était un peu unecapote, il était inquiet et audacieux, il allait devant lui etregardait derrière lui. Qu’était-ce que cet homme ? La nuitprobablement en savait plus sur son compte que le jour. Il n’avaitpoint de sac, mais évidemment de larges poches sous sa capote. Detemps en temps, il s’arrêtait, examinait la plaine autour de luicomme pour voir s’il n’était pas observé, se penchait brusquement,dérangeait à terre quelque chose de silencieux et d’immobile, puisse redressait et s’esquivait. Son glissement, ses attitudes, songeste rapide et mystérieux le faisaient ressembler à ces larvescrépusculaires qui hantent les ruines et que les anciennes légendesnormandes appellent les Alleurs.

De certains échassiers nocturnes font de cessilhouettes dans les marécages.

Un regard qui eût sondé attentivement toutecette brume eût pu remarquer, à quelque distance, arrêté et commecaché derrière la masure qui borde sur la chaussée de Nivellesl’angle de la route de Mont-Saint-Jean à Braine-l’Alleud, une façonde petit fourgon de vivandier à coiffe d’osier goudronnée, atteléd’une haridelle affamée broutant l’ortie à travers son mors, etdans ce fourgon une espèce de femme assise sur des coffres et despaquets. Peut-être y avait-il un lien entre ce fourgon et cerôdeur.

L’obscurité était sereine. Pas un nuage auzénith. Qu’importe que la terre soit rouge, la lune reste blanche.Ce sont là les indifférences du ciel. Dans les prairies, desbranches d’arbre cassées par la mitraille mais non tombées etretenues par l’écorce se balançaient doucement au vent de la nuit.Une haleine, presque une respiration, remuait les broussailles. Ily avait dans l’herbe des frissons qui ressemblaient à des départsd’âmes.

On entendait vaguement au loin aller et venirles patrouilles et les rondes-major du campement anglais.

Hougomont et la Haie-Sainte continuaient debrûler, faisant, l’un à l’ouest, l’autre à l’est, deux grossesflammes auxquelles venait se rattacher, comme un collier de rubisdénoué ayant à ses extrémités deux escarboucles, le cordon de feuxdu bivouac anglais étalé en demi-cercle immense sur les collines del’horizon.

Nous avons dit la catastrophe du chemind’Ohain. Ce qu’avait été cette mort pour tant de braves, le cœurs’épouvante d’y songer.

Si quelque chose est effroyable, s’il existeune réalité qui dépasse le rêve, c’est ceci : vivre, voir lesoleil, être en pleine possession de la force virile, avoir lasanté et la joie, rire vaillamment, courir vers une gloire qu’on adevant soi, éblouissante, se sentir dans la poitrine un poumon quirespire, un cœur qui bat, une volonté qui raisonne, parler, penser,espérer, aimer, avoir une mère, avoir une femme, avoir des enfants,avoir la lumière, et tout à coup, le temps d’un cri, en moins d’uneminute, s’effondrer dans un abîme, tomber, rouler, écraser, êtreécrasé, voir des épis de blé, des fleurs, des feuilles, desbranches, ne pouvoir se retenir à rien, sentir son sabre inutile,des hommes sous soi, des chevaux sur soi, se débattre en vain, lesos brisés par quelque ruade dans les ténèbres, sentir un talon quivous fait jaillir les yeux, mordre avec rage des fers de chevaux,étouffer, hurler, se tordre, être là-dessous, et se dire :tout à l’heure j’étais un vivant !

Là où avait râlé ce lamentable désastre, toutfaisait silence maintenant. L’encaissement du chemin creux étaitcomble de chevaux et de cavaliers inextricablement amoncelés.Enchevêtrement terrible. Il n’y avait plus de talus. Les cadavresnivelaient la route avec la plaine et venaient au ras du bord commeun boisseau d’orge bien mesuré. Un tas de morts dans la partiehaute, une rivière de sang dans la partie basse ; telle étaitcette route le soir du 18 juin 1815. Le sang coulait jusque sur lachaussée de Nivelles et s’y extravasait en une large mare devantl’abatis d’arbres qui barrait la chaussée, à un endroit qu’onmontre encore. C’est, on s’en souvient, au point opposé, vers lachaussée de Genappe, qu’avait eu lieu l’effondrement descuirassiers. L’épaisseur des cadavres se proportionnait à laprofondeur du chemin creux. Vers le milieu, à l’endroit où ildevenait plane, là où avait passé la division Delord, la couche desmorts s’amincissait.

Le rôdeur nocturne, que nous venons de faireentrevoir au lecteur, allait de ce côté. Il furetait cette immensetombe. Il regardait. Il passait on ne sait quelle hideuse revue desmorts. Il marchait les pieds dans le sang.

Tout à coup il s’arrêta.

À quelques pas devant lui, dans le chemincreux, au point où finissait le monceau des morts, de dessous cetamas d’hommes et de chevaux, sortait une main ouverte, éclairée parla lune.

Cette main avait au doigt quelque chose quibrillait, et qui était un anneau d’or.

L’homme se courba, demeura un moment accroupi,et quand il se releva, il n’y avait plus d’anneau à cette main.

Il ne se releva pas précisément ; ilresta dans une attitude fauve et effarouchée, tournant le dos autas de morts, scrutant l’horizon, à genoux, tout l’avant du corpsportant sur ses deux index appuyés à terre, la tête guettantpar-dessus le bord du chemin creux. Les quatre pattes du chacalconviennent à de certaines actions.

Puis, prenant son parti, il se dressa.

En ce moment il eut un soubresaut. Il sentitque par derrière on le tenait.

Il se retourna ; c’était la main ouvertequi s’était refermée et qui avait saisi le pan de sa capote.

Un honnête homme eût eu peur. Celui-ci se mità rire.

– Tiens, dit-il, ce n’est que le mort.J’aime mieux un revenant qu’un gendarme.

Cependant la main défaillit et le lâcha.L’effort s’épuise vite dans la tombe.

– Ah çà ! reprit le rôdeur, est-ilvivant ce mort ? Voyons donc.

Il se pencha de nouveau, fouilla le tas,écarta ce qui faisait obstacle, saisit la main, empoigna le bras,dégagea la tête, tira le corps, et quelques instants après iltraînait dans l’ombre du chemin creux un homme inanimé, au moinsévanoui. C’était un cuirassier, un officier, un officier même d’uncertain rang ; une grosse épaulette d’or sortait de dessous lacuirasse ; cet officier n’avait plus de casque. Un furieuxcoup de sabre balafrait son visage où l’on ne voyait que du sang.Du reste, il ne semblait pas qu’il eût de membre cassé, et parquelque hasard heureux, si ce mot est possible ici, les mortss’étaient arc-boutés au-dessus de lui de façon à le garantir del’écrasement. Ses yeux étaient fermés.

Il avait sur sa cuirasse la croix d’argent dela Légion d’honneur.

Le rôdeur arracha cette croix qui disparutdans un des gouffres qu’il avait sous sa capote.

Après quoi, il tâta le gousset de l’officier,y sentit une montre et la prit. Puis il fouilla le gilet, y trouvaune bourse et l’empocha.

Comme il en était à cette phase des secoursqu’il portait à ce mourant, l’officier ouvrit les yeux.

– Merci, dit-il faiblement.

La brusquerie des mouvements de l’homme qui lemaniait, la fraîcheur de la nuit, l’air respiré librement,l’avaient tiré de sa léthargie.

Le rôdeur ne répondit point. Il leva la tête.On entendait un bruit de pas dans la plaine ; probablementquelque patrouille qui approchait.

L’officier murmura, car il y avait encore del’agonie dans sa voix :

– Qui a gagné la bataille ?

– Les Anglais, répondit le rôdeur.

L’officier reprit :

– Cherchez dans mes poches. Vous ytrouverez une bourse et une montre. Prenez-les.

C’était déjà fait.

Le rôdeur exécuta le semblant demandé, etdit :

– Il n’y a rien.

– On m’a volé, reprit l’officier ;j’en suis fâché. C’eût été pour vous.

Les pas de la patrouille devenaient de plus enplus distincts.

– Voici qu’on vient, dit le rôdeur,faisant le mouvement d’un homme qui s’en va.

L’officier, soulevant péniblement le bras, leretint :

– Vous m’avez sauvé la vie. Quiêtes-vous ?

Le rôdeur répondit vite et bas :

– J’étais comme vous de l’arméefrançaise. Il faut que je vous quitte. Si l’on me prenait, on mefusillerait. Je vous ai sauvé la vie. Tirez-vous d’affairemaintenant.

– Quel est votre grade ?

– Sergent.

– Comment vous appelez-vous ?

– Thénardier.

– Je n’oublierai pas ce nom, ditl’officier. Et vous, retenez le mien. Je me nomme Pontmercy.

Livre deuxième – Le vaisseau L’Orion

Chapitre I – Le numéro 24601 devient lenuméro 9430

Jean Valjean avait été repris.

On nous saura gré de passer rapidement sur desdétails douloureux. Nous nous bornons à transcrire deux entrefiletspubliés par les journaux du temps[41],quelques mois après les événements surprenants accomplis àMontreuil-sur-mer.

Ces articles sont un peu sommaires. On sesouvient qu’il n’existait pas encore à cette époque de Gazettedes Tribunaux.

Nous empruntons le premier au Drapeaublanc. Il est daté du 25 juillet 1823 :

« Un arrondissement du Pas-de-Calaisvient d’être le théâtre d’un événement peu ordinaire. Un hommeétranger au département et nommé M. Madeleine avait relevédepuis quelques années, grâce à des procédés nouveaux, une ancienneindustrie locale, la fabrication des jais et des verroteriesnoires. Il y avait fait sa fortune, et, disons-le, celle del’arrondissement. En reconnaissance de ses services, on l’avaitnommé maire. La police a découvert que ce M. Madeleine n’étaitautre qu’un ancien forçat en rupture de ban, condamné en 1796 pourvol, et nommé Jean Valjean. Jean Valjean a été réintégré au bagne.Il paraît qu’avant son arrestation il avait réussi à retirer dechez M. Laffitte une somme de plus d’un demi-million qu’il yavait placée, et qu’il avait, du reste, très légitimement, dit-on,gagnée dans son commerce. On n’a pu savoir où Jean Valjean avaitcaché cette somme depuis sa rentrée au bagne de Toulon. »

Le deuxième article, un peu plus détaillé, estextrait du Journal de Paris, même date.

« Un ancien forçat libéré, nommé JeanValjean, vient de comparaître devant la cour d’assises du Var dansdes circonstances faites pour appeler l’attention. Ce scélératétait parvenu à tromper la vigilance de la police ; il avaitchangé de nom et avait réussi à se faire nommer maire d’une de nospetites villes du Nord. Il avait établi dans cette ville uncommerce assez considérable. Il a été enfin démasqué et arrêté,grâce au zèle infatigable du ministère public. Il avait pourconcubine une fille publique qui est morte de saisissement aumoment de son arrestation. Ce misérable, qui est doué d’une forceherculéenne, avait trouvé moyen de s’évader ; mais, trois ouquatre jours après son évasion, la police mit de nouveau la mainsur lui, à Paris même, au moment où il montait dans une de cespetites voitures qui font le trajet de la capitale au village deMontfermeil (Seine-et-Oise). On dit qu’il avait profité del’intervalle de ces trois ou quatre jours de liberté pour rentreren possession d’une somme considérable placée par lui chez un denos principaux banquiers. On évalue cette somme à six ou sept centmille francs. À en croire l’acte d’accusation, il l’aurait enfouieen un lieu connu de lui seul et l’on n’a pas pu la saisir. Quoiqu’il en soit, le nommé Jean Valjean vient d’être traduit auxassises du département du Var comme accusé d’un vol de grand chemincommis à main armée, il y a huit ans environ, sur la personne d’unde ces honnêtes enfants qui, comme l’a dit le patriarche de Ferneyen vers immortels,

… De Savoie arrivent tous les ans

Et dont la main légèrement essuie

Ces longs canaux engorgés par la suie[42].

« Ce bandit a renoncé à se défendre. Il aété établi, par l’habile et éloquent organe du ministère public,que le vol avait été commis de complicité, et que Jean Valjeanfaisait partie d’une bande de voleurs dans le Midi. En conséquenceJean Valjean, déclaré coupable, a été condamné à la peine de mort.Ce criminel avait refusé de se pourvoir en cassation. Le roi, dansson inépuisable clémence, a daigné commuer sa peine en celle destravaux forcés à perpétuité. Jean Valjean a été immédiatementdirigé sur le bagne de Toulon. »

On n’a pas oublié que Jean Valjean avait àMontreuil-sur-mer des habitudes religieuses. Quelques journaux,entre autres le Constitutionnel, présentèrent cettecommutation comme un triomphe du parti prêtre.

Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Ils’appela 9430.

Du reste, disons-le pour n’y plus revenir,avec M. Madeleine la prospérité de Montreuil-sur-merdisparut ; tout ce qu’il avait prévu dans sa nuit de fièvre etd’hésitation se réalisa ; lui de moins, ce fut en effet l’âmede moins. Après sa chute, il se fit à Montreuil-sur-mer ce partageégoïste des grandes existences tombées, ce fatal dépècement deschoses florissantes qui s’accomplit tous les jours obscurément dansla communauté humaine et que l’histoire n’a remarqué qu’une fois,parce qu’il s’est fait après la mort d’Alexandre. Les lieutenantsse couronnent rois ; les contre-maîtres s’improvisèrentfabricants. Les rivalités envieuses surgirent. Les vastes ateliersde M. Madeleine furent fermés ; les bâtiments tombèrenten ruine, les ouvriers se dispersèrent. Les uns quittèrent le pays,les autres quittèrent le métier. Tout se fit désormais en petit, aulieu de se faire en grand ; pour le lucre, au lieu de se fairepour le bien. Plus de centre ; la concurrence partout, etl’acharnement. M. Madeleine dominait tout, et dirigeait. Luitombé, chacun tira à soi ; l’esprit de lutte succéda àl’esprit d’organisation, l’âpreté à la cordialité, la haine de l’uncontre l’autre à la bienveillance du fondateur pour tous ; lesfils noués par M. Madeleine se brouillèrent et serompirent ; on falsifia les procédés, on avilit les produits,on tua la confiance ; les débouchés diminuèrent, moins decommandes ; le salaire baissa, les ateliers chômèrent, lafaillite vint. Et puis plus rien pour les pauvres. Touts’évanouit.

L’état lui-même s’aperçut que quelqu’un avaitété écrasé quelque part. Moins de quatre ans après l’arrêt de lacour d’assises constatant au profit du bagne l’identité deM. Madeleine et de Jean Valjean, les frais de perception del’impôt étaient doublés dans l’arrondissement de Montreuil-sur-mer,et M. de Villèle en faisait l’observation à la tribune au moisde février 1827.

Chapitre II – Où on lira deux vers quisont peut-être du diable

Avant d’aller plus loin, il est à propos deraconter avec quelque détail un fait singulier qui se passa vers lamême époque à Montfermeil et qui n’est peut-être pas sanscoïncidence avec certaines conjectures du ministère public.

Il y a dans le pays de Montfermeil unesuperstition très ancienne, d’autant plus curieuse et d’autant plusprécieuse qu’une superstition populaire dans le voisinage de Parisest comme un aloès en Sibérie. Nous sommes de ceux qui respectenttout ce qui est à l’état de plante rare. Voici donc la superstitionde Montfermeil. On croit que le diable a, de temps immémorial,choisi la forêt pour y cacher ses trésors. Les bonnes femmesaffirment qu’il n’est pas rare de rencontrer, à la chute du jour,dans les endroits écartés du bois, un homme noir, ayant la mined’un charretier ou d’un bûcheron, chaussé de sabots, vêtu d’unpantalon et d’un sarrau de toile, et reconnaissable en ce qu’aulieu de bonnet ou de chapeau il a deux immenses cornes sur la tête.Ceci doit le rendre reconnaissable en effet. Cet homme esthabituellement occupé à creuser un trou. Il y a trois manières detirer parti de cette rencontre. La première, c’est d’aborderl’homme et de lui parler. Alors on s’aperçoit que cet homme esttout bonnement un paysan, qu’il paraît noir parce qu’on est aucrépuscule, qu’il ne creuse pas le moindre trou, mais qu’il coupede l’herbe pour ses vaches, et que ce qu’on avait pris pour descornes n’est autre chose qu’une fourche à fumier qu’il porte surson dos et dont les dents, grâce à la perspective du soir,semblaient lui sortir de la tête. On rentre chez soi, et l’on meurtdans la semaine. La seconde manière, c’est de l’observer,d’attendre qu’il ait creusé son trou, qu’il l’ait refermé et qu’ils’en soit allé ; puis de courir bien vite à la fosse, de larouvrir et d’y prendre le « trésor » que l’homme noir y anécessairement déposé. En ce cas, on meurt dans le mois. Enfin latroisième manière, c’est de ne point parler à l’homme noir, de nepoint le regarder, et de s’enfuir à toutes jambes. On meurt dansl’année.

Comme les trois manières ont leursinconvénients, la seconde, qui offre du moins quelques avantages,entre autres celui de posséder un trésor, ne fût-ce qu’un mois, estla plus généralement adoptée. Les hommes hardis, que toutes leschances tentent, ont donc, assez souvent, à ce qu’on assure,rouvert les trous creusés par l’homme noir et essayé de voler lediable. Il paraît que l’opération est médiocre. Du moins, s’il fauten croire la tradition et en particulier les deux vers énigmatiquesen latin barbare qu’a laissés sur ce sujet un mauvais moinenormand, un peu sorcier, appelé Tryphon. Ce Tryphon est enterré àl’abbaye de Saint-Georges de Bocherville près Rouen, et il naît descrapauds sur sa tombe.

On fait donc des efforts énormes, cesfosses-là sont ordinairement très creuses, on sue, on fouille, ontravaille toute une nuit, car c’est la nuit que cela se fait, onmouille sa chemise, on brûle sa chandelle, on ébrèche sa pioche, etlorsqu’on est arrivé enfin au fond du trou, lorsqu’on met la mainsur « le trésor », que trouve-t-on ? qu’est-ce quec’est que le trésor du diable ? Un sou, parfois un écu, unepierre, un squelette, un cadavre saignant, quelquefois un spectreplié en quatre comme une feuille de papier dans un portefeuille,quelquefois rien. C’est ce que semblent annoncer aux curieuxindiscrets les vers de Tryphon :

Fodit, et in fossa thesauros condit opaca,

As, nummos, lapides, cadaver, simulacre, nihilque[43].

Il paraît que de nos jours on y trouve aussi,tantôt une poire à poudre avec des balles, tantôt un vieux jeu decartes gras et roussi qui a évidemment servi aux diables. Tryphonn’enregistre point ces deux dernières trouvailles, attendu queTryphon vivait au douzième siècle et qu’il ne semble point que lediable ait eu l’esprit d’inventer la poudre avant Roger Bacon etles cartes avant Charles VI.

Du reste, si l’on joue avec ces cartes, on estsûr de perdre tout ce qu’on possède ; et quant à la poudre quiest dans la poire, elle a la propriété de vous faire éclater votrefusil à la figure.

Or, fort peu de temps après l’époque où ilsembla au ministère public que le forçat libéré Jean Valjean,pendant son évasion de quelques jours, avait rôdé autour deMontfermeil, on remarqua dans ce même village qu’un certain vieuxcantonnier appelé Boulatruelle avait « des allures » dansle bois. On croyait savoir dans le pays que ce Boulatruelle avaitété au bagne ; il était soumis à de certaines surveillances depolice, et, comme il ne trouvait d’ouvrage nulle part,l’administration l’employait au rabais comme cantonnier sur lechemin de traverse de Gagny à Lagny.

Ce Boulatruelle était un homme vu de traverspar les gens de l’endroit, trop respectueux, trop humble, prompt àôter son bonnet à tout le monde, tremblant et souriant devant lesgendarmes, probablement affilié à des bandes, disait-on, suspectd’embuscade au coin des taillis à la nuit tombante. Il n’avait quecela pour lui qu’il était ivrogne.

Voici ce qu’on croyait avoirremarqué :

Depuis quelque temps, Boulatruelle quittait defort bonne heure sa besogne d’empierrement et d’entretien de laroute et s’en allait dans la forêt avec sa pioche. On lerencontrait vers le soir dans les clairières les plus désertes,dans les fourrés les plus sauvages, ayant l’air de chercher quelquechose, quelquefois creusant des trous. Les bonnes femmes quipassaient le prenaient d’abord pour Belzébuth, puis ellesreconnaissaient Boulatruelle, et n’étaient guère plus rassurées.Ces rencontres paraissaient contrarier vivement Boulatruelle. Ilétait visible qu’il cherchait à se cacher, et qu’il y avait unmystère dans ce qu’il faisait.

On disait dans le village : –C’est clair que le diable a fait quelque apparition. Boulatruellel’a vu, et cherche. Au fait, il est fichu pour empoigner le magotde Lucifer. – Les voltairiens ajoutaient : Sera-ceBoulatruelle qui attrapera le diable, ou le diable qui attraperaBoulatruelle ? – Les vieilles femmes faisaient beaucoup designes de croix.

 

Cependant les manèges de Boulatruelle dans lebois cessèrent, et il reprit régulièrement son travail decantonnier. On parla d’autre chose.

Quelques personnes toutefois étaient restéescurieuses, pensant qu’il y avait probablement dans ceci, non pointles fabuleux trésors de la légende, mais quelque bonne aubaine,plus sérieuse et plus palpable que les billets de banque du diable,et dont le cantonnier avait sans doute surpris à moitié le secret.Les plus « intrigués » étaient le maître d’école et legargotier Thénardier, lequel était l’ami de tout le monde etn’avait point dédaigné de se lier avec Boulatruelle.

– Il a été aux galères ? disaitThénardier. Eh ! mon Dieu ! on ne sait ni qui y est, niqui y sera.

Un soir le maître d’école affirmaitqu’autrefois la justice se serait enquise de ce que Boulatruelleallait faire dans le bois, et qu’il aurait bien fallu qu’il parlât,et qu’on l’aurait mis à la torture au besoin, et que Boulatruellen’aurait point résisté, par exemple, à la question de l’eau.

– Donnons-lui la question du vin, ditThénardier.

On se mit à quatre et l’on fit boire le vieuxcantonnier. Boulatruelle but énormément, et parla peu. Il combina,avec un art admirable et dans une proportion magistrale, la soifd’un goinfre avec la discrétion d’un juge. Cependant, à force derevenir à la charge, et de rapprocher et de presser les quelquesparoles obscures qui lui échappaient, voici ce que le Thénardier etle maître d’école crurent comprendre :

Boulatruelle, un matin, en se rendant au pointdu jour à son ouvrage, aurait été surpris de voir dans un coin dubois, sous une broussaille, une pelle et une pioche, comme quidirait cachées. Cependant, il aurait pensé que c’étaientprobablement la pelle et la pioche du père Six-Fours, le porteurd’eau, et il n’y aurait plus songé. Mais le soir du même jour, ilaurait vu, sans pouvoir être vu lui-même, étant masqué par un grosarbre, se diriger de la route vers le plus épais du bois « unparticulier qui n’était pas du tout du pays, et que lui,Boulatruelle, connaissait très bien ». Traduction parThénardier : un camarade du bagne. Boulatruelles’était obstinément refusé à dire le nom. Ce particulier portait unpaquet, quelque chose de carré, comme une grande boîte ou un petitcoffre. Surprise de Boulatruelle. Ce ne serait pourtant qu’au boutde sept ou huit minutes que l’idée de suivre « leparticulier » lui serait venue. Mais il était trop tard, leparticulier était déjà dans le fourré, la nuit s’était faite, etBoulatruelle n’avait pu le rejoindre. Alors il avait pris le partid’observer la lisière du bois. « Il faisait lune. » Deuxou trois heures après, Boulatruelle avait vu ressortir du taillisson particulier portant maintenant, non plus le petit coffre-malle,mais une pioche et une pelle. Boulatruelle avait laissé passer leparticulier et n’avait pas eu l’idée de l’aborder, parce qu’ils’était dit que l’autre était trois fois plus fort que lui, et arméd’une pioche, et l’assommerait probablement en le reconnaissant eten se voyant reconnu. Touchante effusion de deux vieux camaradesqui se retrouvent. Mais la pelle et la pioche avaient été un traitde lumière pour Boulatruelle ; il avait couru à la broussailledu matin, et n’y avait plus trouvé ni pelle ni pioche. Il en avaitconclu que son particulier, entré dans le bois, y avait creusé untrou avec la pioche, avait enfoui le coffre, et avait refermé letrou avec la pelle. Or, le coffre était trop petit pour contenir uncadavre, donc il contenait de l’argent. De là ses recherches.Boulatruelle avait exploré, sondé et fureté toute la forêt, etfouillé partout où la terre lui avait paru fraîchement remuée. Envain.

Il n’avait rien « déniché ».Personne n’y pensa plus dans Montfermeil. Il y eut seulementquelques braves commères qui dirent : Tenez pour certainque le cantonnier de Gagny n’a pas fait tout ce triquemaque pourrien ; il est sûr que le diable est venu.

Chapitre III – Qu’il fallait que lachaîne de la manille eut subit un certain travail préparatoire pourêtre ainsi brisée d’un coup de marteau

Vers la fin d’octobre de cette même année1823, les habitants de Toulon virent rentrer dans leur port, à lasuite d’un gros temps et pour réparer quelques avaries, le vaisseaul’Orion qui a été plus tard employé à Brest commevaisseau-école et qui faisait alors partie de l’escadre de laMéditerranée[44].

Ce bâtiment, tout éclopé qu’il était, car lamer l’avait malmené, fit de l’effet en entrant dans la rade. Ilportait je ne sais plus quel pavillon qui lui valut un salutréglementaire de onze coups de canon, rendus par lui coup pourcoup ; total : vingt-deux. On a calculé qu’en salves,politesses royales et militaires, échanges de tapages courtois,signaux d’étiquette, formalités de rades et de citadelles, leverset couchers de soleil salués tous les jours par toutes lesforteresses et tous les navires de guerre, ouvertures et fermeturesde portes, etc., etc., le monde civilisé tirait à poudre par toutela terre, toutes les vingt-quatre heures, cent cinquante millecoups de canon inutiles. À six francs le coup de canon, cela faitneuf cent mille francs par jour, trois cents millions par an, quis’en vont en fumée. Ceci n’est qu’un détail. Pendant ce temps-làles pauvres meurent de faim.

L’année 1823 était ce que la restauration aappelé « l’époque de la guerre d’Espagne[45]. »

Cette guerre contenait beaucoup d’événementsdans un seul, et force singularités. Une grosse affaire de famillepour la maison de Bourbon ; la branche de France secourant etprotégeant la branche de Madrid, c’est-à-dire faisant acted’aînesse ; un retour apparent à nos traditions nationalescompliqué de servitude et de sujétion aux cabinets du nord ;M. le duc d’Angoulême, surnommé par les feuilles libéralesle héros d’Andujar, comprimant, dans une attitudetriomphale un peu contrariée par son air paisible, le vieuxterrorisme fort réel du saint-office aux prises avec le terrorismechimérique des libéraux ; les sans-culottes ressuscités augrand effroi des douairières sous le nom dedescamisados ; le monarchisme faisant obstacle auprogrès qualifié anarchie ; les théories de 89 brusquementinterrompues dans la sape ; un holà européen intimé à l’idéefrançaise faisant son tour du monde ; à côté du fils de Francegénéralissime, le prince de Carignan, depuis Charles-Albert,s’enrôlant dans cette croisade des rois contre les peuples commevolontaire avec des épaulettes de grenadier en laine rouge ;les soldats de l’empire se remettant en campagne, mais après huitannées de repos, vieillis, tristes, et sous la cocardeblanche ; le drapeau tricolore agité à l’étranger par unehéroïque poignée de Français comme le drapeau blanc l’avait été àCoblentz trente ans auparavant ; les moines mêlés à nostroupiers ; l’esprit de liberté et de nouveauté mis à laraison par les bayonnettes ; les principes matés à coups decanon ; la France défaisant par ses armes ce qu’elle avaitfait par son esprit ; du reste, les chefs ennemis vendus, lessoldats hésitants, les villes assiégées par des millions ;point de périls militaires et pourtant des explosions possibles,comme dans toute mine surprise et envahie ; peu de sang versé,peu d’honneur conquis, de la honte pour quelques-uns, de la gloirepour personne ; telle fut cette guerre, faite par des princesqui descendaient de Louis XIV et conduite par des généraux quisortaient de Napoléon. Elle eut ce triste sort de ne rappeler ni lagrande guerre ni la grande politique.

Quelques faits d’armes furent sérieux ;la prise du Trocadéro, entre autres, fut une belle actionmilitaire ; mais en somme, nous le répétons, les trompettes decette guerre rendent un son fêlé, l’ensemble fut suspect,l’histoire approuve la France dans sa difficulté d’acceptation dece faux triomphe. Il parut évident que certains officiers espagnolschargés de la résistance cédèrent trop aisément, l’idée decorruption se dégagea de la victoire ; il sembla qu’on avaitplutôt gagné les généraux que les batailles, et le soldat vainqueurrentra humilié. Guerre diminuante en effet où l’on put lireBanque de France dans les plis du drapeau.

Des soldats de la guerre de 1808, sur lesquelss’était formidablement écroulée Saragosse, fronçaient le sourcil en1823 devant l’ouverture facile des citadelles, et se prenaient àregretter Palafox. C’est l’humeur de la France d’aimer encore mieuxavoir devant elle Rostopchine que Ballesteros.

À un point de vue plus grave encore, et surlequel il convient d’insister aussi, cette guerre, qui froissait enFrance l’esprit militaire, indignait l’esprit démocratique. C’étaitune entreprise d’asservissement. Dans cette campagne, le but dusoldat français, fils de la démocratie, était la conquête d’un jougpour autrui. Contresens hideux. La France est faite pour réveillerl’âme des peuples, non pour l’étouffer. Depuis 1792, toutes lesrévolutions de l’Europe sont la révolution française ; laliberté rayonne de France. C’est là un fait solaire. Aveugle qui nele voit pas ! c’est Bonaparte qui l’a dit.

La guerre de 1823, attentat à la généreusenation espagnole, était donc en même temps un attentat à larévolution française. Cette voie de fait monstrueuse, c’était laFrance qui la commettait ; de force ; car, en dehors desguerres libératrices, tout ce que font les armées, elles le font deforce. Le mot obéissance passive[46]l’indique. Une armée est un étrange chef-d’œuvre de combinaison oùla force résulte d’une somme énorme d’impuissance. Ainsi s’expliquela guerre, faite par l’humanité contre l’humanité malgrél’humanité.

Quant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur futfatale[47]. Ils la prirent pour un succès. Ils nevirent point quel danger il y a à faire tuer une idée par uneconsigne. Ils se méprirent dans leur naïveté au point d’introduiredans leur établissement comme élément de force l’immenseaffaiblissement d’un crime. L’esprit de guet-apens entra dans leurpolitique. 1830 germa dans 1823. La campagne d’Espagne devint dansleurs conseils un argument pour les coups de force et pour lesaventures de droit divin. La France, ayant rétabli el reyneto[48] en Espagne, pouvait bien rétablir leroi absolu chez elle. Ils tombèrent dans cette redoutable erreur deprendre l’obéissance du soldat pour le consentement de la nation.Cette confiance-là perd les trônes. Il ne faut s’endormir, ni àl’ombre d’un mancenillier ni à l’ombre d’une armée.

Revenons au navire l’Orion.

Pendant les opérations de l’armée commandéepar le prince-généralissime, une escadre croisait dans laMéditerranée. Nous venons de dire que l’Orion était decette escadre et qu’il fut ramené par des événements de mer dans leport de Toulon.

La présence d’un vaisseau de guerre dans unport a je ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C’estque cela est grand, et que la foule aime ce qui est grand.

Un vaisseau de ligne est une des plusmagnifiques rencontres qu’ait le génie de l’homme avec la puissancede la nature.

Un vaisseau de ligne est composé à la fois dece qu’il y a de plus lourd et de ce qu’il y a de plus léger, parcequ’il a affaire en même temps aux trois formes de la substance, ausolide, au liquide, au fluide, et qu’il doit lutter contre toutesles trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit au fondde la mer, et plus d’ailes et plus d’antennes que labigaille[49] pour prendre le vent dans les nuées.Son haleine sort par ses cent vingt canons comme par des claironsénormes, et répond fièrement à la foudre. L’océan cherche àl’égarer dans l’effrayante similitude de ses vagues, mais levaisseau a son âme, sa boussole, qui le conseille et lui montretoujours le nord. Dans les nuits noires ses fanaux suppléent auxétoiles. Ainsi, contre le vent il a la corde et la toile, contrel’eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb,contre l’ombre la lumière, contre l’immensité une aiguille.

Si l’on veut se faire une idée de toutes cesproportions gigantesques dont l’ensemble constitue le vaisseau deligne, on n’a qu’à entrer sous une des cales couvertes, à sixétages, des ports de Brest ou de Toulon. Les vaisseaux enconstruction sont là sous cloche, pour ainsi dire. Cette poutrecolossale, c’est une vergue ; cette grosse colonne de boiscouchée à terre à perte de vue, c’est le grand mât. À le prendre desa racine dans la cale à sa cime dans la nuée, il est long desoixante toises, et il a trois pieds de diamètre à sa base. Legrand mât anglais s’élève à deux cent dix-sept pieds au-dessus dela ligne de flottaison. La marine de nos pères employait descâbles, la nôtre emploie des chaînes. Le simple tas de chaînes d’unvaisseau de cent canons a quatre pieds de haut, vingt pieds delarge, huit pieds de profondeur. Et pour faire ce vaisseau, combienfaut-il de bois ? Trois mille stères. C’est une forêt quiflotte.

Et encore, qu’on le remarque bien, il nes’agit ici que du bâtiment militaire d’il y a quarante ans, dusimple navire à voiles ; la vapeur, alors dans l’enfance, adepuis ajouté de nouveaux miracles à ce prodige qu’on appelle levaisseau de guerre. À l’heure qu’il est, par exemple, le naviremixte à hélice est une machine surprenante traînée par une voilurede trois mille mètres carrés de surface et par une chaudière de laforce de deux mille cinq cents chevaux.

Sans parler de ces merveilles nouvelles,l’ancien navire de Christophe Colomb et de Ruyter est un des grandschefs-d’œuvre de l’homme. Il est inépuisable en force commel’infini en souffles, il emmagasine le vent dans sa voile, il estprécis dans l’immense diffusion des vagues, il flotte et ilrègne.

Il vient une heure pourtant où la rafale brisecomme une paille cette vergue de soixante pieds de long, où le ventploie comme un jonc ce mât de quatre cents pieds de haut, où cetteancre qui pèse dix milliers se tord dans la gueule de la vaguecomme l’hameçon d’un pêcheur dans la mâchoire d’un brochet, où cescanons monstrueux poussent des rugissements plaintifs et inutilesque l’ouragan emporte dans le vide et dans la nuit, où toute cettepuissance et toute cette majesté s’abîment dans une puissance etdans une majesté supérieures.

Toutes les fois qu’une force immense sedéploie pour aboutir à une immense faiblesse, cela fait rêver leshommes. De là, dans les ports, les curieux qui abondent, sansqu’ils s’expliquent eux-mêmes parfaitement pourquoi, autour de cesmerveilleuses machines de guerre et de navigation.

Tous les jours donc, du matin au soir, lesquais, les musoirs et les jetées du port de Toulon étaient couvertsd’une quantité d’oisifs et de badauds, comme on dit à Paris, ayantpour affaire de regarder l’Orion.

L’Orion était un navire malade depuislongtemps. Dans ses navigations antérieures, des couches épaissesde coquillages s’étaient amoncelées sur sa carène au point de luifaire perdre la moitié de sa marche ; on l’avait mis à secl’année précédente pour gratter ces coquillages, puis il avaitrepris la mer. Mais ce grattage avait altéré les boulonnages de lacarène. À la hauteur des Baléares, le bordé s’était fatigué etouvert, et, comme le vaigrage ne se faisait pas alors en tôle, lenavire avait fait de l’eau. Un violent coup d’équinoxe étaitsurvenu, qui avait défoncé à bâbord la poulaine et un sabord etendommagé le porte-haubans de misaine. À la suite de ces avaries,l’Orion avait regagné Toulon.

Il était mouillé près de l’Arsenal. Il étaiten armement et on le réparait. La coque n’avait pas été endommagéeà tribord, mais quelques bordages y étaient décloués çà et là,selon l’usage, pour laisser pénétrer de l’air dans la carcasse.

Un matin la foule qui le contemplait futtémoin d’un accident[50].

L’équipage était occupé à enverguer lesvoiles. Le gabier chargé de prendre l’empointure du grand huniertribord perdit l’équilibre. On le vit chanceler, la multitudeamassée sur le quai de l’Arsenal jeta un cri, la tête emporta lecorps, l’homme tourna autour de la vergue, les mains étendues versl’abîme ; il saisit, au passage, le faux marchepied d’une maind’abord, puis de l’autre, et il y resta suspendu. La mer étaitau-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. La secousse de sachute avait imprimé au faux marchepied un violent mouvementd’escarpolette. L’homme allait et venait au bout de cette cordecomme la pierre d’une fronde.

Aller à son secours, c’était courir un risqueeffrayant. Aucun des matelots, tous pêcheurs de la côtenouvellement levés pour le service, n’osait s’y aventurer.Cependant le malheureux gabier se fatiguait ; on ne pouvaitvoir son angoisse sur son visage, mais on distinguait dans tous sesmembres son épuisement. Ses bras se tendaient dans un tiraillementhorrible. Chaque effort qu’il faisait pour remonter ne servait qu’àaugmenter les oscillations du faux marchepied. Il ne criait pas depeur de perdre de la force. On n’attendait plus que la minute où illâcherait la corde et par instants toutes les têtes se détournaientafin de ne pas le voir passer. Il y a des moments où un bout decorde, une perche, une branche d’arbre, c’est la vie même, et c’estune chose affreuse de voir un être vivant s’en détacher et tombercomme un fruit mûr.

Tout à coup, on aperçut un homme qui grimpaitdans le gréement avec l’agilité d’un chat-tigre. Cet homme étaitvêtu de rouge, c’était un forçat ; il avait un bonnet vert,c’était un forçat à vie. Arrivé à la hauteur de la hune, un coup devent emporta son bonnet et laissa voir une tête toute blanche, cen’était pas un jeune homme.

Un forçat en effet, employé à bord avec unecorvée du bagne, avait dès le premier moment couru à l’officier dequart et au milieu du trouble et de l’hésitation de l’équipage,pendant que tous les matelots tremblaient et reculaient, il avaitdemandé à l’officier la permission de risquer sa vie pour sauver legabier. Sur un signe affirmatif de l’officier, il avait rompu d’uncoup de marteau la chaîne rivée à la manille de son pied, puis ilavait pris une corde, et il s’était élancé dans les haubans.Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle facilité cettechaîne fut brisée. Ce ne fut que plus tard qu’on s’en souvint.

En un clin d’œil il fut sur la vergue. Ils’arrêta quelques secondes et parut la mesurer du regard. Cessecondes, pendant lesquelles le vent balançait le gabier àl’extrémité d’un fil, semblèrent des siècles à ceux quiregardaient. Enfin le forçat leva les yeux au ciel, et fit un pasen avant. La foule respira. On le vit parcourir la vergue encourant. Parvenu à la pointe, il y attacha un bout de la cordequ’il avait apportée, et laissa pendre l’autre bout, puis il se mità descendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce futune inexplicable angoisse, au lieu d’un homme suspendu sur legouffre, on en vit deux.

On eût dit une araignée venant saisir unemouche ; seulement ici l’araignée apportait la vie et non lamort. Dix mille regards étaient fixés sur ce groupe. Pas un cri,pas une parole, le même frémissement fronçait tous les sourcils.Toutes les bouches retenaient leur haleine, comme si elles eussentcraint d’ajouter le moindre souffle au vent qui secouait les deuxmisérables.

Cependant le forçat était parvenu à s’affalerprès du matelot. Il était temps ; une minute de plus, l’homme,épuisé et désespéré, se laissait tomber dans l’abîme ; leforçat l’avait amarré solidement avec la corde à laquelle il setenait d’une main pendant qu’il travaillait de l’autre. Enfin on levit remonter sur la vergue et y haler le matelot ; il lesoutint là un instant pour lui laisser reprendre des forces, puisil le saisit dans ses bras et le porta, en marchant sur la verguejusqu’au chouquet, et de là dans la hune où il le laissa dans lesmains de ses camarades.

À cet instant la foule applaudit ; il yeut de vieux argousins de chiourme qui pleurèrent, les femmess’embrassaient sur le quai, et l’on entendit toutes les voix crieravec une sorte de fureur attendrie : « La grâce de cethomme ! »

Lui, cependant, s’était mis en devoir deredescendre immédiatement pour rejoindre sa corvée. Pour être pluspromptement arrivé, il se laissa glisser dans le gréement et se mità courir sur une basse vergue. Tous les yeux le suivaient. À uncertain moment, on eut peur ; soit qu’il fût fatigué, soit quela tête lui tournât, on crut le voir hésiter et chanceler. Tout àcoup la foule poussa un grand cri, le forçat venait de tomber à lamer.

La chute était périlleuse. La frégatel’Algésiras était mouillée auprès de l’Orion, etle pauvre galérien était tombé entre les deux navires. Il était àcraindre qu’il ne glissât sous l’un ou sous l’autre. Quatre hommesse jetèrent en hâte dans une embarcation. La foule lesencourageait, l’anxiété était de nouveau dans toutes les âmes.L’homme n’était pas remonté à la surface. Il avait disparu dans lamer sans y faire un pli, comme s’il fût tombé dans une tonned’huile. On sonda, on plongea. Ce fut en vain. On chercha jusqu’ausoir ; on ne retrouva pas même le corps.

Le lendemain, le journal de Toulon imprimaitces quelques lignes : – « 17 novembre 1823. – Hier, unforçat, de corvée à bord de l’Orion, en revenant de portersecours à un matelot, est tombé à la mer et s’est noyé. On n’a puretrouver son cadavre. On présume qu’il se sera engagé sous lepilotis de la pointe de l’Arsenal. Cet homme était écroué sous len° 9430 et se nommait Jean Valjean[51]. »

Livre troisième – Accomplissement de lapromesse faite à la morte

Chapitre I – La question de l’eau àMontfermeil

[52]Montfermeil est situé entre Livry etChelles, sur la lisière méridionale de ce haut plateau qui séparel’Ourcq de la Marne. Aujourd’hui c’est un assez gros bourg orné,toute l’année, de villas en plâtre, et, le dimanche, de bourgeoisépanouis. En 1823, il n’y avait à Montfermeil ni tant de maisonsblanches ni tant de bourgeois satisfaits. Ce n’était qu’un villagedans les bois. On y rencontrait bien çà et là quelques maisons deplaisance du dernier siècle, reconnaissables à leur grand air, àleurs balcons en fer tordu et à ces longues fenêtres dont lespetits carreaux font sur le blanc des volets fermés toutes sortesde verts différents. Mais Montfermeil n’en était pas moins unvillage. Les marchands de drap retirés et les agréés envillégiature ne l’avaient pas encore découvert. C’était un endroitpaisible et charmant, qui n’était sur la route de rien ; on yvivait à bon marché de cette vie paysanne si abondante et sifacile. Seulement l’eau y était rare à cause de l’élévation duplateau.

Il fallait aller la chercher assez loin. Lebout du village qui est du côté de Gagny puisait son eau auxmagnifiques étangs qu’il y a là dans les bois ; l’autre bout,qui entoure l’église et qui est du côté de Chelles, ne trouvaitd’eau potable qu’à une petite source à mi-côte, près de la route deChelles, à environ un quart d’heure de Montfermeil.

C’était donc une assez rude besogne pourchaque ménage que cet approvisionnement de l’eau. Les grossesmaisons, l’aristocratie, la gargote Thénardier en faisait partie,payaient un liard par seau d’eau à un bonhomme dont c’était l’étatet qui gagnait à cette entreprise des eaux de Montfermeil environhuit sous par jour ; mais ce bonhomme ne travaillait quejusqu’à sept heures du soir l’été et jusqu’à cinq heures l’hiver,et une fois la nuit venue, une fois les volets des rez-de-chausséeclos, qui n’avait pas d’eau à boire en allait chercher ou s’enpassait.

C’était là la terreur de ce pauvre être que lelecteur n’a peut-être pas oublié, de la petite Cosette. On sesouvient que Cosette était utile aux Thénardier de deux manières,ils se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir parl’enfant. Aussi quand la mère cessa tout à fait de payer, on vientde lire pourquoi dans les chapitres précédents, les Thénardiergardèrent Cosette. Elle leur remplaçait une servante. En cettequalité, c’était elle qui courait chercher de l’eau quand il enfallait. Aussi l’enfant, fort épouvantée de l’idée d’aller à lasource la nuit, avait-elle grand soin que l’eau ne manquât jamais àla maison.

La Noël de l’année 1823 fut particulièrementbrillante à Montfermeil. Le commencement de l’hiver avait étédoux ; il n’avait encore ni gelé ni neigé. Des bateleurs venusde Paris avaient obtenu de M. le maire la permission dedresser leurs baraques dans la grande rue du village, et une bandede marchands ambulants avait, sous la même tolérance, construit seséchoppes sur la place de l’église et jusque dans la ruelle duBoulanger, où était située, on s’en souvient peut-être, la gargotedes Thénardier. Cela emplissait les auberges et les cabarets, etdonnait à ce petit pays tranquille une vie bruyante et joyeuse.Nous devons même dire, pour être fidèle historien, que parmi lescuriosités étalées sur la place, il y avait une ménagerie danslaquelle d’affreux paillasses, vêtus de loques et venus on ne saitd’où, montraient en 1823 aux paysans de Montfermeil un de ceseffrayants vautours du Brésil que notre Muséum royal ne possède quedepuis 1845, et qui ont pour œil une cocarde tricolore. Lesnaturalistes appellent, je crois, cet oiseau CaracaraPolyborus[53] : il est de l’ordre desapicides et de la famille des vautouriens. Quelques bons vieuxsoldats bonapartistes retirés dans le village allaient voir cettebête avec dévotion. Les bateleurs donnaient la cocarde tricolorecomme un phénomène unique et fait exprès par le bon Dieu pour leurménagerie.

Dans la soirée même de Noël, plusieurs hommes,rouliers et colporteurs, étaient attablés et buvaient autour dequatre ou cinq chandelles dans la salle basse de l’aubergeThénardier. Cette salle ressemblait à toutes les salles decabaret ; des tables, des brocs d’étain, des bouteilles, desbuveurs, des fumeurs ; peu de lumière, beaucoup de bruit. Ladate de l’année 1823 était pourtant indiquée par les deux objets àla mode alors dans la classe bourgeoise qui étaient sur une table,savoir un kaléidoscope et une lampe de fer-blanc moiré. LaThénardier surveillait le souper qui rôtissait devant un bon feuclair ; le mari Thénardier buvait avec ses hôtes et parlaitpolitique.

Outre les causeries politiques, qui avaientpour objets principaux la guerre d’Espagne et M. le ducd’Angoulême, on entendait dans le brouhaha des parenthèses touteslocales comme celles-ci :

– Du côté de Nanterre et de Suresnes levin a beaucoup donné. Où l’on comptait sur dix pièces on en a eudouze. Cela a beaucoup juté sous le pressoir. – Mais le raisin nedevait pas être mûr ? – Dans ces pays-là il ne faut pas qu’onvendange mûr. Si l’on vendange mûr, le vin tourne au gras sitôt leprintemps. – C’est donc tout petit vin ? – C’est des vinsencore plus petits que par ici. Il faut qu’on vendange vert.

Etc…

Ou bien, c’était un meunier quis’écriait :

– Est-ce que nous sommes responsables dece qu’il y a dans les sacs ? Nous y trouvons un tas de petitesgraines que nous ne pouvons pas nous amuser à éplucher, et qu’ilfaut bien laisser passer sous les meules ; c’est l’ivraie,c’est la luzette, la nielle, la vesce, le chènevis, la gaverolle,la queue-de-renard[54], et unefoule d’autres drogues, sans compter les cailloux qui abondent dansde certains blés, surtout dans les blés bretons. Je n’ai pasl’amour de moudre du blé breton, pas plus que les scieurs de longde scier des poutres où il y a des clous. Jugez de la mauvaisepoussière que tout cela fait dans le rendement. Après quoi on seplaint de la farine. On a tort. La farine n’est pas notrefaute.

Dans un entre-deux de fenêtres, un faucheur,attablé avec un propriétaire qui faisait prix pour un travail deprairie à faire au printemps, disait :

– Il n’y a point de mal que l’herbe soitmouillée. Elle se coupe mieux. La rousée est bonne, monsieur. C’estégal, cette herbe-là, votre herbe, est jeune et bien difficileencore. Que voilà qui est si tendre, que voilà qui plie devant laplanche de fer.

Etc…

Cosette était à sa place ordinaire, assise surla traverse de la table de cuisine près de la cheminée. Elle étaiten haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots, et elletricotait à la lueur du feu des bas de laine destinés aux petitesThénardier. Un tout jeune chat jouait sous les chaises. Onentendait rire et jaser dans une pièce voisine deux fraîches voixd’enfants ; c’était Éponine et Azelma.

Au coin de la cheminée, un martinet étaitsuspendu à un clou.

Par intervalles, le cri d’un très jeuneenfant, qui était quelque part dans la maison, perçait au milieu dubruit du cabaret. C’était un petit garçon que la Thénardier avaiteu un des hivers précédents, – « sans savoir pourquoi,disait-elle, effet du froid, » – et qui était âgé d’un peuplus de trois ans. La mère l’avait nourri, mais ne l’aimait pas.Quand la clameur acharnée du mioche devenait trop importune :– Ton fils piaille, disait Thénardier, va donc voir ce qu’il veut.– Bah ! répondait la mère, il m’ennuie. – Et le petitabandonné continuait de crier dans les ténèbres[55].

Chapitre II – Deux portraitscomplétés

On n’a encore aperçu dans ce livre lesThénardier que de profil ; le moment est venu de tournerautour de ce couple et de le regarder sous toutes ses faces.

Thénardier venait de dépasser ses cinquanteans ; madame Thénardier touchait à la quarantaine, qui est lacinquantaine de la femme ; de façon qu’il y avait équilibred’âge entre la femme et le mari.

Les lecteurs ont peut-être, dès sa premièreapparition, conservé quelque souvenir de cette Thénardier grande,blonde, rouge, grasse, charnue, carrée, énorme et agile ; elletenait, nous l’avons dit, de la race de ces sauvagesses colossesqui se cambrent dans les foires avec des pavés pendus à leurchevelure. Elle faisait tout dans le logis, les lits, les chambres,la lessive, la cuisine, la pluie, le beau temps, le diable. Elleavait pour tout domestique Cosette ; une souris au serviced’un éléphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, lesmeubles et les gens. Son large visage, criblé de taches derousseur, avait l’aspect d’une écumoire. Elle avait de la barbe.C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. Elle juraitsplendidement ; elle se vantait de casser une noix d’un coupde poing. Sans les romans qu’elle avait lus, et qui, par moments,faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l’ogresse, jamaisl’idée ne fût venue à personne de dire d’elle : c’est unefemme. Cette Thénardier était comme le produit de la greffed’une donzelle sur une poissarde. Quand on l’entendait parler, ondisait : C’est un gendarme ; quand on laregardait boire, on disait : C’est uncharretier ; quand on la voyait manier Cosette, ondisait : C’est le bourreau. Au repos, il lui sortaitde la bouche une dent.

Le Thénardier était un homme petit, maigre,blême, anguleux, osseux, chétif, qui avait l’air malade et qui seportait à merveille ; sa fourberie commençait là. Il souriaithabituellement par précaution, et était poli à peu près avec toutle monde, même avec le mendiant auquel il refusait un liard. Ilavait le regard d’une fouine et la mine d’un homme de lettres. Ilressemblait beaucoup aux portraits de l’abbé Delille. Sacoquetterie consistait à boire avec les rouliers. Personne n’avaitjamais pu le griser. Il fumait dans une grosse pipe. Il portait uneblouse et sous sa blouse un vieil habit noir. Il avait desprétentions à la littérature et au matérialisme. Il y avait desnoms qu’il prononçait souvent, pour appuyer les choses quelconquesqu’il disait, Voltaire, Raynal, Parny, et, chose bizarre, saintAugustin. Il affirmait avoir « un système ». Du restefort escroc. Un filousophe[56]. Cettenuance existe. On se souvient qu’il prétendait avoir servi ;il contait avec quelque luxe qu’à Waterloo, étant sergent dans un6ème ou un 9ème léger quelconque, il avait,seul contre un escadron de hussards de la Mort, couvert de soncorps et sauvé à travers la mitraille « un généraldangereusement blessé ». De là, venait, pour son mur, saflamboyante enseigne, et, pour son auberge, dans le pays, le nom de« cabaret du sergent de Waterloo ». Il était libéral,classique et bonapartiste. Il avait souscrit pour le champd’Asile[57]. On disait dans le village qu’il avaitétudié pour être prêtre.

Nous croyons qu’il avait simplement étudié enHollande pour être aubergiste. Ce gredin de l’ordre compositeétait, selon les probabilités, quelque Flamand de Lille en Flandre,Français à Paris, Belge à Bruxelles, commodément à cheval sur deuxfrontières. Sa prouesse à Waterloo, on la connaît[58]. Comme on voit, il l’exagérait un peu.Le flux et le reflux, le méandre, l’aventure, était l’élément deson existence ; conscience déchirée entraîne viedécousue ; et vraisemblablement, à l’orageuse époque du 18juin 1815, Thénardier appartenait à cette variété de cantiniersmaraudeurs dont nous avons parlé, battant l’estrade, vendant àceux-ci, volant ceux-là, et roulant en famille, homme, femme etenfants, dans quelque carriole boiteuse, à la suite des troupes enmarche, avec l’instinct de se rattacher toujours à l’arméevictorieuse. Cette campagne faite, ayant, comme il disait,« du quibus », il était venu ouvrir gargote àMontfermeil.

Ce quibus, composé des bourses et desmontres, des bagues d’or et des croix d’argent récoltées au tempsde la moisson dans les sillons ensemencés de cadavres, ne faisaitpas un gros total et n’avait pas mené bien loin ce vivandier passégargotier.

Thénardier avait ce je ne sais quoi derectiligne dans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserneet, avec un signe de croix, le séminaire. Il était beau parleur. Ilse laissait croire savant. Néanmoins, le maître d’école avaitremarqué qu’il faisait – « des cuirs ». Il composait lacarte à payer des voyageurs avec supériorité, mais des yeux exercésy trouvaient parfois des fautes d’orthographe. Thénardier étaitsournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas sesservantes, ce qui faisait que sa femme n’en avait plus. Cettegéante était jalouse. Il lui semblait que ce petit homme maigre etjaune devait être l’objet de la convoitise universelle.

Thénardier, par-dessus tout, homme d’astuce etd’équilibre, était un coquin du genre tempéré. Cette espèce est lapire ; l’hypocrisie s’y mêle.

Ce n’est pas que Thénardier ne fût dansl’occasion capable de colère au moins autant que sa femme ;mais cela était très rare, et dans ces moments-là, comme il envoulait au genre humain tout entier, comme il avait en lui uneprofonde fournaise de haine, comme il était de ces gens qui sevengent perpétuellement, qui accusent tout ce qui passe devant euxde tout ce qui est tombé sur eux, et qui sont toujours prêts àjeter sur le premier venu, comme légitime grief, le total desdéceptions, des banqueroutes et des calamités de leur vie, commetout ce levain se soulevait en lui et lui bouillonnait dans labouche et dans les yeux, il était épouvantable. Malheur à quipassait sous sa fureur alors !

Outre toutes ses autres qualités, Thénardierétait attentif et pénétrant, silencieux ou bavard à l’occasion, ettoujours avec une haute intelligence. Il avait quelque chose duregard des marins accoutumés à cligner des yeux dans les lunettesd’approche. Thénardier était un homme d’État.

Tout nouveau venu qui entrait dans la gargotedisait en voyant la Thénardier : Voilà le maître de lamaison. Erreur. Elle n’était même pas la maîtresse. Le maîtreet la maîtresse, c’était le mari. Elle faisait, il créait. Ildirigeait tout par une sorte d’action magnétique invisible etcontinuelle. Un mot lui suffisait, quelquefois un signe ; lemastodonte obéissait. Le Thénardier était pour la Thénardier, sansqu’elle s’en rendit trop compte, une espèce d’être particulier etsouverain. Elle avait les vertus de sa façon d’être ; jamais,eût-elle été en dissentiment sur un détail avec « monsieurThénardier », hypothèse du reste inadmissible, elle n’eûtdonné publiquement tort à son mari, sur quoi que ce soit. Jamaiselle n’eût commis « devant des étrangers » cette fauteque font si souvent les femmes, et qu’on appelle, en langageparlementaire : découvrir la couronne. Quoique leur accordn’eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dansla soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruitet de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle.C’était, vu par son côté nain et grotesque, cette grande choseuniverselle : l’adoration de la matière pour l’esprit ;car de certaines laideurs ont leur raison d’être dans lesprofondeurs mêmes de la beauté éternelle. Il y avait de l’inconnudans Thénardier ; de là l’empire absolu de cet homme sur cettefemme. À de certains moments, elle le voyait comme une chandelleallumée ; dans d’autres, elle le sentait comme une griffe.

Cette femme était une créature formidable quin’aimait que ses enfants et ne craignait que son mari. Elle étaitmère parce qu’elle était mammifère. Du reste, sa maternités’arrêtait à ses filles, et, comme on le verra, ne s’étendait pasjusqu’aux garçons. Lui, l’homme, n’avait qu’une pensée :s’enrichir.

Il n’y réussissait point. Un digne théâtremanquait à ce grand talent. Thénardier à Montfermeil se ruinait, sila ruine est possible à zéro ; en Suisse ou dans les Pyrénées,ce sans-le-sou serait devenu millionnaire. Mais où le sort attachel’aubergiste, il faut qu’il broute.

On comprend que le mot aubergiste estemployé ici dans un sens restreint, et qui ne s’étend pas à uneclasse entière. En cette même année 1823, Thénardier était endettéd’environ quinze cents francs de dettes criardes, ce qui le rendaitsoucieux.

Quelle que fût envers lui l’injusticeopiniâtre de la destinée, le Thénardier était un des hommes quicomprenaient le mieux, avec le plus de profondeur et de la façon laplus moderne, cette chose qui est une vertu chez les peuplesbarbares et une marchandise chez les peuples civilisés,l’hospitalité. Du reste braconnier admirable et cité pour son coupde fusil. Il avait un certain rire froid et paisible qui étaitparticulièrement dangereux.

Ses théories d’aubergiste jaillissaientquelquefois de lui par éclairs. Il avait des aphorismesprofessionnels qu’il insérait dans l’esprit de sa femme. –« Le devoir de l’aubergiste, lui disait-il un jour violemmentet à voix basse, c’est de vendre au premier venu du fricot, durepos, de la lumière, du feu, des draps sales, de la bonne, despuces, du sourire ; d’arrêter les passants, de vider lespetites bourses et d’alléger honnêtement les grosses, d’abriteravec respect les familles en route, de râper l’homme, de plumer lafemme, d’éplucher l’enfant ; de coter la fenêtre ouverte, lafenêtre fermée, le coin de la cheminée, le fauteuil, la chaise, letabouret, l’escabeau, le lit de plume, le matelas et la botte depaille ; de savoir de combien l’ombre use le miroir et detarifer cela, et, par les cinq cent mille diables, de faire toutpayer au voyageur, jusqu’aux mouches que son chienmange ! »

Cet homme et cette femme, c’était ruse et ragemariés ensemble, attelage hideux et terrible.

Pendant que le mari ruminait et combinait, laThénardier, elle, ne pensait pas aux créanciers absents, n’avaitsouci d’hier ni de demain, et vivait avec emportement, toute dansla minute.

Tels étaient ces deux êtres. Cosette étaitentre eux, subissant leur double pression, comme une créature quiserait à la fois broyée par une meule et déchiquetée par unetenaille. L’homme et la femme avaient chacun une manièredifférente ; Cosette était rouée de coups, cela venait de lafemme ; elle allait pieds nus l’hiver, cela venait dumari.

Cosette montait, descendait, lavait, brossait,frottait, balayait, courait, trimait, haletait, remuait des choseslourdes, et, toute chétive, faisait les grosses besognes. Nullepitié ; une maîtresse farouche, un maître venimeux. La gargoteThénardier était comme une toile où Cosette était prise ettremblait. L’idéal de l’oppression était réalisé par cettedomesticité sinistre. C’était quelque chose comme la moucheservante des araignées[59].

La pauvre enfant, passive, se taisait.

Quand elles se trouvent ainsi, dès l’aube,toutes petites, toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-ildans ces âmes qui viennent de quitter Dieu ?

Chapitre III – Il faut du vin aux hommeset de l’eau aux chevaux

Il était arrivé quatre nouveaux voyageurs.

Cosette songeait tristement ; car,quoiqu’elle n’eût que huit ans, elle avait déjà tant souffertqu’elle rêvait avec l’air lugubre d’une vieille femme.

Elle avait la paupière noire d’un coup depoing que la Thénardier lui avait donné, ce qui faisait dire detemps en temps à la Thénardier : – Est-elle laide avec sonpochon sur l’œil !

Cosette pensait donc qu’il était nuit, trèsnuit, qu’il avait fallu remplir à l’improviste les pots et lescarafes dans les chambres des voyageurs survenus, et qu’il n’yavait plus d’eau dans la fontaine.

Ce qui la rassurait un peu, c’est qu’on nebuvait pas beaucoup d’eau dans la maison Thénardier. Il ne manquaitpas là de gens qui avaient soif ; mais c’était de cette soifqui s’adresse plus volontiers au broc qu’à la cruche. Qui eûtdemandé un verre d’eau parmi ces verres de vin eût semblé unsauvage à tous ces hommes. Il y eut pourtant un moment où l’enfanttrembla : la Thénardier souleva le couvercle d’une casserolequi bouillait sur le fourneau, puis saisit un verre et s’approchavivement de la fontaine. Elle tourna le robinet, l’enfant avaitlevé la tête et suivait tous ses mouvements. Un maigre filet d’eaucoula du robinet et remplit le verre à moitié.

– Tiens, dit-elle, il n’y a plusd’eau ! puis elle eut un moment de silence.

L’enfant ne respirait pas.

– Bah, reprit la Thénardier en examinantle verre à demi plein, il y en aura assez comme cela.

Cosette se remit à son travail, mais pendantplus d’un quart d’heure elle sentit son cœur sauter comme un grosflocon dans sa poitrine.

Elle comptait les minutes qui s’écoulaientainsi, et eût bien voulu être au lendemain matin.

De temps en temps, un des buveurs regardaitdans la rue et s’exclamait : – Il fait noir comme dans unfour ! – Ou : – Il faut être chat pour aller dans la ruesans lanterne à cette heure-ci ! – Et Cosettetressaillait.

Tout à coup, un des marchands colporteurslogés dans l’auberge entra, et dit d’une voix dure :

– On n’a pas donné à boire à moncheval.

– Si fait vraiment, dit laThénardier.

– Je vous dis que non, la mère, reprit lemarchand.

Cosette était sortie de dessous la table.

– Oh ! si ! monsieur !dit-elle, le cheval a bu, il a bu dans le seau, plein le seau, etmême que c’est moi qui lui ai porté à boire, et je lui aiparlé.

Cela n’était pas vrai. Cosette mentait.

– En voilà une qui est grosse comme lepoing et qui ment gros comme la maison, s’écria le marchand. Je tedis qu’il n’a pas bu, petite drôlesse ! Il a une manière desouffler quand il n’a pas bu que je connais bien.

Cosette persista, et ajouta d’une voix enrouéepar l’angoisse et qu’on entendait à peine :

– Et même qu’il a bien bu !

– Allons, reprit le marchand avec colère,ce n’est pas tout ça, qu’on donne à boire à mon cheval et que celafinisse !

Cosette rentra sous la table.

– Au fait, c’est juste, dit laThénardier, si cette bête n’a pas bu, il faut qu’elle boive.

Puis, regardant autour d’elle :

– Eh bien, où est donc cetteautre ?

Elle se pencha et découvrit Cosette blottie àl’autre bout de la table, presque sous les pieds des buveurs.

– Vas-tu venir ? cria laThénardier.

Cosette sortit de l’espèce de trou où elles’était cachée. La Thénardier reprit :

– Mademoiselle Chien-faute-de-nom, vaporter à boire à ce cheval.

– Mais, madame, dit Cosette faiblement,c’est qu’il n’y a pas d’eau.

La Thénardier ouvrit toute grande la porte dela rue.

– Eh bien, va en chercher !

Cosette baissa la tête, et alla prendre unseau vide qui était au coin de la cheminée.

Ce seau était plus grand qu’elle, et l’enfantaurait pu s’asseoir dedans et y tenir à l’aise.

La Thénardier se remit à son fourneau, etgoûta avec une cuillère de bois ce qui était dans la casserole,tout en grommelant :

– Il y en a à la source. Ce n’est pasplus malin que ça. Je crois que j’aurais mieux fait de passer mesoignons.

Puis elle fouilla dans un tiroir où il y avaitdes sous, du poivre et des échalotes.

– Tiens, mamzelle Crapaud, ajouta-t-elle,en revenant tu prendras un gros pain chez le boulanger. Voilà unepièce-quinze-sous[60].

Cosette avait une petite poche de côté à sontablier ; elle prit la pièce sans dire un mot, et la mit danscette poche.

Puis elle resta immobile, le seau à la main,la porte ouverte devant elle. Elle semblait attendre qu’on vînt àson secours.

– Va donc ! cria la Thénardier.

Cosette sortit. La porte se referma.

Chapitre IV – Entrée en scène d’unepoupée

La file de boutiques en plein vent qui partaitde l’église se développait, on s’en souvient, jusqu’à l’aubergeThénardier. Ces boutiques, à cause du passage prochain desbourgeois allant à la messe de minuit, étaient toutes illuminées dechandelles brûlant dans des entonnoirs de papier, ce qui, comme ledisait le maître d’école de Montfermeil attablé en ce moment chezThénardier, faisait « un effet magique ». En revanche, onne voyait pas une étoile au ciel.

La dernière de ces baraques, établieprécisément en face de la porte des Thénardier, était une boutiquede bimbeloterie, toute reluisante de clinquants, de verroteries etde choses magnifiques en fer-blanc. Au premier rang, et en avant,le marchand avait placé, sur un fond de serviettes blanches, uneimmense poupée haute de près de deux pieds qui était vêtue d’unerobe de crêpe rose avec des épis d’or sur la tête et qui avait devrais cheveux[61] et des yeux en émail. Tout le jour,cette merveille avait été étalée à l’ébahissement des passants demoins de dix ans, sans qu’il se fût trouvé à Montfermeil une mèreassez riche, ou assez prodigue, pour la donner à son enfant.Éponine et Azelma avaient passé des heures à la contempler, etCosette elle-même, furtivement, il est vrai, avait osé laregarder.

Au moment où Cosette sortit, son seau à lamain, si morne et si accablée qu’elle fût, elle ne put s’empêcherde lever les yeux sur cette prodigieuse poupée, vers la dame, commeelle l’appelait. La pauvre enfant s’arrêta pétrifiée. Elle n’avaitpas encore vu cette poupée de près. Toute cette boutique luisemblait un palais ; cette poupée n’était pas une poupée,c’était une vision. C’étaient la joie, la splendeur, la richesse,le bonheur, qui apparaissaient dans une sorte de rayonnementchimérique à ce malheureux petit être englouti si profondément dansune misère funèbre et froide. Cosette mesurait avec cette sagaciténaïve et triste de l’enfance l’abîme qui la séparait de cettepoupée. Elle se disait qu’il fallait être reine ou au moinsprincesse pour avoir une « chose » comme cela. Elleconsidérait cette belle robe rose, ces beaux cheveux lisses, etelle pensait : Comme elle doit être heureuse, cettepoupée-là ! Ses yeux ne pouvaient se détacher de cetteboutique fantastique. Plus elle regardait, plus elle s’éblouissait.Elle croyait voir le paradis. Il y avait d’autres poupées derrièrela grande qui lui paraissaient des fées et des génies. Le marchandqui allait et venait au fond de sa baraque lui faisait un peul’effet d’être le Père éternel.

Dans cette adoration, elle oubliait tout, mêmela commission dont elle était chargée. Tout à coup, la voix rude dela Thénardier la rappela à la réalité : – Comment, péronnelle,tu n’es pas partie ! Attends ! je vais à toi ! Jevous demande un peu ce qu’elle fait là ! Petit monstre,va !

La Thénardier avait jeté un coup d’œil dans larue et aperçu Cosette en extase.

Cosette s’enfuit emportant son seau et faisantles plus grands pas qu’elle pouvait.

Chapitre V – La petite toute seule

Comme l’auberge Thénardier était dans cettepartie du village qui est près de l’église, c’était à la source dubois du côté de Chelles que Cosette devait aller puiser del’eau.

Elle ne regarda plus un seul étalage demarchand. Tant qu’elle fut dans la ruelle du Boulanger et dans lesenvirons de l’église, les boutiques illuminées éclairaient lechemin, mais bientôt la dernière lueur de la dernière baraquedisparut. La pauvre enfant se trouva dans l’obscurité. Elle s’yenfonça. Seulement, comme une certaine émotion la gagnait, tout enmarchant elle agitait le plus qu’elle pouvait l’anse du seau. Celafaisait un bruit qui lui tenait compagnie.

Plus elle cheminait, plus les ténèbresdevenaient épaisses. Il n’y avait plus personne dans les rues.Pourtant, elle rencontra une femme qui se retourna en la voyantpasser, et qui resta immobile, marmottant entre ses lèvres :« Mais où peut donc aller cet enfant ? Est-ce que c’estun enfant-garou ? » Puis la femme reconnut Cosette.« Tiens, dit-elle, c’est l’Alouette ! »

Cosette traversa ainsi le labyrinthe de ruestortueuses et désertes qui termine du côté de Chelles le village deMontfermeil. Tant qu’elle eut des maisons et même seulement desmurs des deux côtés de son chemin, elle alla assez hardiment. Detemps en temps, elle voyait le rayonnement d’une chandelle àtravers la fente d’un volet, c’était de la lumière et de la vie, ily avait là des gens, cela la rassurait. Cependant, à mesure qu’elleavançait, sa marche se ralentissait comme machinalement. Quand elleeut passé l’angle de la dernière maison, Cosette s’arrêta. Aller audelà de la dernière boutique, cela avait été difficile ; allerplus loin que la dernière maison, cela devenait impossible. Elleposa le seau à terre, plongea sa main dans ses cheveux et se mit àse gratter lentement la tête, geste propre aux enfants terrifiés etindécis. Ce n’était plus Montfermeil, c’étaient les champs.L’espace noir et désert était devant elle. Elle regarda avecdésespoir cette obscurité où il n’y avait plus personne, où il yavait des bêtes, où il y avait peut-être des revenants. Elleregarda bien, et elle entendit les bêtes qui marchaient dansl’herbe, et elle vit distinctement les revenants qui remuaient dansles arbres. Alors elle ressaisit le seau, la peur lui donna del’audace.

– Bah ! dit-elle, je lui dirai qu’iln’y avait plus d’eau !

Et elle rentra résolument dansMontfermeil.

À peine eut-elle fait cent pas qu’elles’arrêta encore, et se remit à se gratter la tête. Maintenant,c’était la Thénardier qui lui apparaissait ; la Thénardierhideuse avec sa bouche d’hyène et la colère flamboyante dans lesyeux. L’enfant jeta un regard lamentable en avant et en arrière.Que faire ? que devenir ? où aller ? Devant elle lespectre de la Thénardier ; derrière elle tous les fantômes dela nuit et des bois. Ce fut devant la Thénardier qu’elle recula.Elle reprit le chemin de la source et se mit à courir. Elle sortitdu village en courant, elle entra dans le bois en courant, neregardant plus rien, n’écoutant plus rien. Elle n’arrêta sa courseque lorsque la respiration lui manqua, mais elle n’interrompitpoint sa marche. Elle allait devant elle, éperdue.

Tout en courant, elle avait envie depleurer.

Le frémissement nocturne de la forêtl’enveloppait tout entière. Elle ne pensait plus, elle ne voyaitplus. L’immense nuit faisait face à ce petit être. D’un côté, toutel’ombre ; de l’autre, un atome.

Il n’y avait que sept ou huit minutes de lalisière du bois à la source. Cosette connaissait le chemin pourl’avoir fait bien souvent le jour. Chose étrange, elle ne se perditpas. Un reste d’instinct la conduisait vaguement. Elle ne jetaitcependant les yeux ni à droite ni à gauche, de crainte de voir deschoses dans les branches et dans les broussailles. Elle arrivaainsi à la source.

C’était une étroite cuve naturelle creusée parl’eau dans un sol glaiseux, profonde d’environ deux pieds, entouréede mousses et de ces grandes herbes gaufrées qu’on appellecollerettes de Henri IV, et pavée de quelques grosses pierres. Unruisseau s’en échappait avec un petit bruit tranquille.

Cosette ne prit pas le temps de respirer. Ilfaisait très noir, mais elle avait l’habitude de venir à cettefontaine. Elle chercha de la main gauche dans l’obscurité un jeunechêne incliné sur la source qui lui servait ordinairement de pointd’appui, rencontra une branche, s’y suspendit, se pencha et plongeale seau dans l’eau. Elle était dans un moment si violent que sesforces étaient triplées. Pendant qu’elle était ainsi penchée, ellene fit pas attention que la poche de son tablier se vidait dans lasource. La pièce de quinze sous tomba dans l’eau. Cosette ne la vitni ne l’entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et leposa sur l’herbe.

Cela fait, elle s’aperçut qu’elle étaitépuisée de lassitude. Elle eût bien voulu repartir tout desuite ; mais l’effort de remplir le seau avait été tel qu’illui fut impossible de faire un pas. Elle fut bien forcée des’asseoir. Elle se laissa tomber sur l’herbe et y demeuraaccroupie.

Elle ferma les yeux, puis elle les rouvrit,sans savoir pourquoi, mais ne pouvant faire autrement.

À côté d’elle l’eau agitée dans le seaufaisait des cercles qui ressemblaient à des serpents de feublanc.

Au-dessus de sa tête, le ciel était couvert devastes nuages noirs qui étaient comme des pans de fumée. Letragique masque de l’ombre semblait se pencher vaguement sur cetenfant.

Jupiter se couchait dans les profondeurs.

L’enfant regardait d’un œil égaré cette grosseétoile qu’elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. Laplanète, en effet, était en ce moment très près de l’horizon ettraversait une épaisse couche de brume qui lui donnait une rougeurhorrible. La brume, lugubrement empourprée, élargissait l’astre. Oneût dit une plaie lumineuse.

Un vent froid soufflait de la plaine. Le boisétait ténébreux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune deces vagues et fraîches lueurs de l’été. De grands branchages s’ydressaient affreusement. Des buissons chétifs et difformessifflaient dans les clairières. Les hautes herbes fourmillaientsous la bise comme des anguilles. Les ronces se tordaient comme delongs bras armés de griffes cherchant à prendre des proies ;quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaientrapidement et avaient l’air de s’enfuir avec épouvante devantquelque chose qui arrivait. De tous les côtés il y avait desétendues lugubres.

L’obscurité est vertigineuse. Il faut àl’homme de la clarté. Quiconque s’enfonce dans le contraire du jourse sent le cœur serré. Quand l’œil voit noir, l’esprit voittrouble. Dans l’éclipse, dans la nuit, dans l’opacité fuligineuse,il y a de l’anxiété, même pour les plus forts. Nul ne marche seulla nuit dans la forêt sans tremblement. Ombres et arbres, deuxépaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans laprofondeur indistincte. L’inconcevable s’ébauche à quelques pas devous avec une netteté spectrale. On voit flotter, dans l’espace oudans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague etd’insaisissable comme les rêves des fleurs endormies. Il y a desattitudes farouches sur l’horizon. On aspire les effluves du grandvide noir. On a peur et envie de regarder derrière soi. Les cavitésde la nuit, les choses devenues hagardes, des profils taciturnesqui se dissipent quand on avance, des échevellements obscurs, destouffes irritées, des flaques livides, le lugubre reflété dans lefunèbre, l’immensité sépulcrale du silence, les êtres inconnuspossibles, des penchements de branches mystérieux, d’effrayantstorses d’arbres, de longues poignées d’herbes frémissantes, on estsans défense contre tout cela. Pas de hardiesse qui ne tressailleet qui ne sente le voisinage de l’angoisse. On éprouve quelquechose de hideux comme si l’âme s’amalgamait à l’ombre. Cettepénétration des ténèbres est inexprimablement sinistre dans unenfant.

Les forêts sont des apocalypses ; et lebattement d’ailes d’une petite âme fait un bruit d’agonie sous leurvoûte monstrueuse.

Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait,Cosette se sentait saisir par cette énormité noire de la nature. Cen’était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c’étaitquelque chose de plus terrible même que la terreur. Ellefrissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu’avaitd’étrange ce frisson qui la glaçait jusqu’au fond du cœur. Son œilétait devenu farouche. Elle croyait sentir qu’elle ne pourraitpeut-être pas s’empêcher de revenir là à la même heure lelendemain.

Alors, par une sorte d’instinct, pour sortirde cet état singulier qu’elle ne comprenait pas, mais quil’effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, deux, trois,quatre, jusqu’à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Celalui rendit la perception vraie des choses qui l’entouraient. Ellesentit le froid à ses mains qu’elle avait mouillées en puisant del’eau. Elle se leva. La peur lui était revenue, une peur naturelleet insurmontable. Elle n’eut plus qu’une pensée, s’enfuir ;s’enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs,jusqu’aux maisons, jusqu’aux fenêtres, jusqu’aux chandellesallumées. Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. Telétait l’effroi que lui inspirait la Thénardier qu’elle n’osa pass’enfuir sans le seau d’eau. Elle saisit l’anse à deux mains. Elleeut de la peine à soulever le seau.

Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais leseau était plein, il était lourd, elle fut forcée de le reposer àterre. Elle respira un instant, puis elle enleva l’anse de nouveau,et se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais ilfallut s’arrêter encore. Après quelques secondes de repos, ellerepartit. Elle marchait penchée en avant, la tête baissée, commeune vieille ; le poids du seau tendait et raidissait ses brasmaigres ; l’anse de fer achevait d’engourdir et de geler sespetites mains mouillées ; de temps en temps elle était forcéede s’arrêter, et chaque fois qu’elle s’arrêtait l’eau froide quidébordait du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait aufond d’un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regardhumain ; c’était un enfant de huit ans. Il n’y avait que Dieuen ce moment qui voyait cette chose triste.

Et sans doute sa mère, hélas !

Car il est des choses qui font ouvrir les yeuxaux mortes dans leur tombeau.

Elle soufflait avec une sorte de râlementdouloureux ; des sanglots lui serraient la gorge, mais ellen’osait pas pleurer, tant elle avait peur de la Thénardier, mêmeloin. C’était son habitude de se figurer toujours que la Thénardierétait là.

Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoupde chemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle avaitbeau diminuer la durée des stations et marcher entre chaque le pluslongtemps possible, elle pensait avec angoisse qu’il lui faudraitplus d’une heure pour retourner ainsi à Montfermeil et que laThénardier la battrait. Cette angoisse se mêlait à son épouvanted’être seule dans le bois la nuit. Elle était harassée de fatigueet n’était pas encore sortie de la forêt. Parvenue près d’un vieuxchâtaignier qu’elle connaissait, elle fit une dernière halte pluslongue que les autres pour se bien reposer, puis elle rassemblatoutes ses forces, reprit le seau et se remit à marchercourageusement. Cependant le pauvre petit être désespéré ne puts’empêcher de s’écrier : Ô mon Dieu ! mon Dieu !

En ce moment, elle sentit tout à coup que leseau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait desaisir l’anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête.Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elledans l’obscurité. C’était un homme qui était arrivé derrière elleet qu’elle n’avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot,avait empoigné l’anse du seau qu’elle portait.

Il y a des instincts pour toutes lesrencontres de la vie. L’enfant n’eut pas peur.

Chapitre VI – Qui peut-être prouvel’intelligence de Boulatruelle

Dans l’après-midi de cette même journée deNoël 1823, un homme se promena assez longtemps dans la partie laplus déserte du boulevard de l’Hôpital à Paris. Cet homme avaitl’air de quelqu’un qui cherche un logement, et semblait s’arrêterde préférence aux plus modestes maisons de cette lisière délabréedu faubourg Saint-Marceau.

On verra plus loin que cet homme avait eneffet loué une chambre dans ce quartier isolé.

Cet homme, dans son vêtement comme dans toutesa personne, réalisait le type de ce qu’on pourrait nommer lemendiant de bonne compagnie, l’extrême misère combinée avecl’extrême propreté. C’est là un mélange assez rare qui inspire auxcœurs intelligents ce double respect qu’on éprouve pour celui quiest très pauvre et pour celui qui est très digne. Il avait unchapeau rond fort vieux et fort brossé, une redingote râpée jusqu’àla corde en gros drap jaune d’ocre, couleur qui n’avait rien detrop bizarre à cette époque, un grand gilet à poches de formeséculaire, des culottes noires devenues grises aux genoux, des basde laine noire et d’épais souliers à boucles de cuivre. On eût ditun ancien précepteur de bonne maison revenu de l’émigration. À sescheveux tout blancs, à son front ridé, à ses lèvres livides, à sonvisage où tout respirait l’accablement et la lassitude de la vie,on lui eût supposé beaucoup plus de soixante ans. À sa démarcheferme, quoique lente, à la vigueur singulière empreinte dans tousses mouvements, on lui en eût donné à peine cinquante. Les rides deson front étaient bien placées, et eussent prévenu en sa faveurquelqu’un qui l’eût observé avec attention. Sa lèvre se contractaitavec un pli étrange, qui semblait sévère et qui était humble. Il yavait au fond de son regard on ne sait quelle sérénité lugubre. Ilportait de la main gauche un petit paquet noué dans unmouchoir ; de la droite il s’appuyait sur une espèce de bâtoncoupé dans une haie. Ce bâton avait été travaillé avec quelquesoin, et n’avait pas trop méchant air ; on avait tiré partides nœuds, et on lui avait figuré un pommeau de corail avec de lacire rouge ; c’était un gourdin, et cela semblait unecanne.

Il y a peu de passants sur ce boulevard,surtout l’hiver. Cet homme, sans affectation pourtant, paraissaitles éviter plutôt que les chercher.

À cette époque le roi Louis XVIII allaitpresque tous les jours à Choisy-le-Roi. C’était une de sespromenades favorites. Vers deux heures, presque invariablement, onvoyait la voiture et la cavalcade royale passer ventre à terre surle boulevard de l’Hôpital.

Cela tenait lieu de montre et d’horloge auxpauvresses du quartier qui disaient : – Il est deux heures, levoilà qui s’en retourne aux Tuileries.

Et les uns accouraient, et les autres serangeaient ; car un roi qui passe, c’est toujours un tumulte.Du reste l’apparition et la disparition de Louis XVIII faisaient uncertain effet dans les rues de Paris. Cela était rapide, maismajestueux. Ce roi impotent avait le goût du grand galop ; nepouvant marcher, il voulait courir ; ce cul-de-jatte se fûtfait volontiers traîner par l’éclair. Il passait, pacifique etsévère, au milieu des sabres nus. Sa berline massive, toute dorée,avec de grosses branches de lys peintes sur les panneaux, roulaitbruyamment. À peine avait-on le temps d’y jeter un coup d’œil. Onvoyait dans l’angle du fond à droite, sur des coussins capitonnésde satin blanc, une face large, ferme et vermeille, un front fraispoudré à l’oiseau royal, un œil fier, dur et fin, un sourire delettré, deux grosses épaulettes à torsades flottantes sur un habitbourgeois, la Toison d’or, la croix de Saint-Louis, la croix de laLégion d’honneur, la plaque d’argent du Saint-Esprit, un grosventre et un large cordon bleu ; c’était le roi. Hors deParis, il tenait son chapeau à plumes blanches sur ses genouxemmaillottés de hautes guêtres anglaises ; quand il rentraitdans la ville, il mettait son chapeau sur sa tête, saluant peu. Ilregardait froidement le peuple, qui le lui rendait. Quand il parutpour la première fois dans le quartier Saint-Marceau, tout sonsuccès fut ce mot d’un faubourien à son camarade :« C’est ce gros-là qui est le gouvernement[62]. »

Cet infaillible passage du roi à la même heureétait donc l’événement quotidien du boulevard de l’Hôpital.

Le promeneur à la redingote jaune n’étaitévidemment pas du quartier, et probablement pas de Paris, car ilignorait ce détail. Lorsqu’à deux heures la voiture royale,entourée d’un escadron de gardes du corps galonnés d’argent,déboucha sur le boulevard, après avoir tourné la Salpêtrière, ilparut surpris et presque effrayé. Il n’y avait que lui dans lacontre-allée, il se rangea vivement derrière un angle de murd’enceinte, ce qui n’empêcha pas M. le duc d’Havré del’apercevoir. M. le duc d’Havré, comme capitaine des gardes deservice ce jour-là, était assis dans la voiture vis-à-vis du roi.Il dit à Sa Majesté : « Voilà un homme d’assez mauvaisemine[63]. » Des gens de police, quiéclairaient le passage du roi, le remarquèrent également, et l’und’eux reçut l’ordre de le suivre. Mais l’homme s’enfonça dans lespetites rues solitaires du faubourg, et comme le jour commençait àbaisser, l’agent perdit sa trace, ainsi que cela est constaté parun rapport adressé le soir même à M. le comte Anglès, ministred’État, préfet de police.

Quand l’homme à la redingote jaune eut dépistél’agent, il doubla le pas, non sans s’être retourné bien des foispour s’assurer qu’il n’était pas suivi. À quatre heures un quart,c’est-à-dire à la nuit close, il passait devant le théâtre de laPorte-Saint-Martin où l’on donnait ce jour-là les deuxForçats[64]. Cette affiche, éclairée par lesréverbères du théâtre, le frappa, car, quoiqu’il marchât vite, ils’arrêta pour la lire. Un instant après, il était dans lecul-de-sac de la Planchette, et il entrait au Platd’étain, où était alors le bureau de la voiture de Lagny.Cette voiture partait à quatre heures et demie. Les chevaux étaientattelés, et les voyageurs, appelés par le cocher, escaladaient enhâte le haut escalier de fer du coucou.

L’homme demanda :

– Avez-vous une place ?

– Une seule, à côté de moi, sur le siège,dit le cocher.

– Je la prends.

– Montez.

Cependant, avant de partir, le cocher jeta uncoup d’œil sur le costume médiocre du voyageur, sur la petitesse deson paquet, et se fit payer.

– Allez-vous jusqu’à Lagny ? demandale cocher.

– Oui, dit l’homme.

Le voyageur paya jusqu’à Lagny.

On partit. Quand on eut passé la barrière, lecocher essaya de nouer la conversation, mais le voyageur nerépondait que par monosyllabes. Le cocher prit le parti de siffleret de jurer après ses chevaux.

Le cocher s’enveloppa dans son manteau. Ilfaisait froid. L’homme ne paraissait pas y songer. On traversaainsi Gournay et Neuilly-sur-Marne.

Vers six heures du soir on était à Chelles. Lecocher s’arrêta pour laisser souffler ses chevaux, devant l’aubergeà rouliers installée dans les vieux bâtiments de l’abbayeroyale.

– Je descends ici, dit l’homme.

Il prit son paquet et son bâton, et sauta àbas de la voiture.

Un instant après, il avait disparu.

Il n’était pas entré dans l’auberge.

Quand, au bout de quelques minutes, la voiturerepartit pour Lagny, elle ne le rencontra pas dans la grande rue deChelles.

Le cocher se tourna vers les voyageurs del’intérieur.

– Voilà, dit-il, un homme qui n’est pasd’ici, car je ne le connais pas. Il a l’air de n’avoir pas lesou ; cependant il ne tient pas à l’argent ; il paye pourLagny, et il ne va que jusqu’à Chelles. Il est nuit, toutes lesmaisons sont fermées, il n’entre pas à l’auberge, et on ne leretrouve plus. Il s’est donc enfoncé dans la terre.

L’homme ne s’était pas enfoncé dans la terre,mais il avait arpenté en hâte dans l’obscurité la grande rue deChelles ; puis il avait pris à gauche avant d’arriver àl’église le chemin vicinal qui mène à Montfermeil, comme quelqu’unqui eût connu le pays et qui y fût déjà venu.

Il suivit ce chemin rapidement. À l’endroit oùil est coupé par l’ancienne route bordée d’arbres qui va de Gagny àLagny, il entendit venir des passants. Il se cacha précipitammentdans un fossé, et y attendit que les gens qui passaient se fussentéloignés. La précaution était d’ailleurs presque superflue, car,comme nous l’avons déjà dit, c’était une nuit de décembre trèsnoire. On voyait à peine deux ou trois étoiles au ciel.

C’est à ce point-là que commence la montée dela colline. L’homme ne rentra pas dans le chemin deMontfermeil ; il prit à droite, à travers champs, et gagna àgrands pas le bois.

Quand il fut dans le bois, il ralentit samarche, et se mit à regarder soigneusement tous les arbres,avançant pas à pas, comme s’il cherchait et suivait une routemystérieuse connue de lui seul. Il y eut un moment où il parut seperdre et où il s’arrêta indécis. Enfin il arriva, de tâtonnementsen tâtonnements, à une clairière où il y avait un monceau degrosses pierres blanchâtres. Il se dirigea vivement vers cespierres et les examina avec attention à travers la brume de lanuit, comme s’il les passait en revue. Un gros arbre, couvert deces excroissances qui sont les verrues de la végétation, était àquelques pas du tas de pierres. Il alla à cet arbre, et promena samain sur l’écorce du tronc, comme s’il cherchait à reconnaître et àcompter toutes les verrues.

Vis-à-vis de cet arbre, qui était un frêne, ily avait un châtaignier malade d’une décortication, auquel on avaitmis pour pansement une bande de zinc clouée. Il se haussa sur lapointe des pieds et toucha cette bande de zinc.

Puis il piétina pendant quelque temps sur lesol dans l’espace compris entre l’arbre et les pierres, commequelqu’un qui s’assure que la terre n’a pas été fraîchementremuée.

Cela fait, il s’orienta et reprit sa marche àtravers le bois.

C’était cet homme qui venait de rencontrerCosette.

En cheminant par le taillis dans la directionde Montfermeil, il avait aperçu cette petite ombre qui se mouvaitavec un gémissement, qui déposait un fardeau à terre, puis lereprenait, et se remettait à marcher. Il s’était approché et avaitreconnu que c’était un tout jeune enfant chargé d’un énorme seaud’eau. Alors il était allé à l’enfant, et avait prissilencieusement l’anse du seau.

Chapitre VII – Cosette côte à côte dansl’ombre avec l’inconnu

Cosette, nous l’avons dit, n’avait pas eupeur.

L’homme lui adressa la parole. Il parlaitd’une voix grave et presque basse.

– Mon enfant, c’est bien lourd pour vousce que vous portez là.

Cosette leva la tête et répondit :

– Oui, monsieur.

– Donnez, reprit l’homme. Je vais vous leporter.

Cosette lâcha le seau. L’homme se mit àcheminer près d’elle.

– C’est très lourd en effet, dit-il entreses dents.

Puis il ajouta :

– Petite, quel âge as-tu ?

– Huit ans, monsieur.

– Et viens-tu de loin commecela ?

– De la source qui est dans le bois.

– Et est-ce loin où tu vas ?

– À un bon quart d’heure d’ici.

L’homme resta un moment sans parler, puis ildit brusquement :

– Tu n’as donc pas de mère ?

– Je ne sais pas, répondit l’enfant.

Avant que l’homme eût eu le temps de reprendrela parole, elle ajouta :

– Je ne crois pas. Les autres en ont.Moi, je n’en ai pas.

Et après un silence, elle reprit :

– Je crois que je n’en ai jamais eu.

L’homme s’arrêta, il posa le seau à terre, sepencha et mit ses deux mains sur les deux épaules de l’enfant,faisant effort pour la regarder et voir son visage dansl’obscurité.

La figure maigre et chétive de Cosette sedessinait vaguement à la lueur livide du ciel.

– Comment t’appelles-tu ? ditl’homme.

– Cosette.

L’homme eut comme une secousse électrique. Illa regarda encore, puis il ôta ses mains de dessus les épaules deCosette, saisit le seau, et se remit à marcher.

Au bout d’un instant il demanda :

– Petite, où demeures-tu ?

– À Montfermeil, si vous connaissez.

– C’est là que nous allons ?

– Oui, monsieur.

Il fit encore une pause, puisrecommença :

– Qui est-ce donc qui t’a envoyée à cetteheure chercher de l’eau dans le bois ?

– C’est madame Thénardier.

L’homme repartit d’un son de voix qu’ilvoulait s’efforcer de rendre indifférent, mais où il y avaitpourtant un tremblement singulier :

– Qu’est-ce qu’elle fait, ta madameThénardier ?

– C’est ma bourgeoise, dit l’enfant. Elletient l’auberge.

– L’auberge ? dit l’homme. Eh bien,je vais aller y loger cette nuit. Conduis-moi.

– Nous y allons, dit l’enfant.

L’homme marchait assez vite. Cosette lesuivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps entemps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte detranquillité et d’abandon inexprimables. Jamais on ne lui avaitappris à se tourner vers la providence et à prier. Cependant ellesentait en elle quelque chose qui ressemblait à de l’espérance et àde la joie et qui s’en allait vers le ciel.

Quelques minutes s’écoulèrent. L’hommereprit :

– Est-ce qu’il n’y a pas de servante chezmadame Thénardier ?

– Non, monsieur.

– Est-ce que tu es seule ?

– Oui, monsieur.

Il y eut encore une interruption. Cosetteéleva la voix :

– C’est-à-dire il y a deux petitesfilles.

– Quelles petites filles ?

– Ponine et Zelma.

L’enfant simplifiait de la sorte les nomsromanesques chers à la Thénardier.

– Qu’est-ce que c’est que Ponine etZelma ?

– Ce sont les demoiselles de madameThénardier. Comme qui dirait ses filles.

– Et que font-elles, celles-là ?

– Oh ! dit l’enfant, elles ont debelles poupées, des choses où il y a de l’or, tout pleind’affaires. Elles jouent, elles s’amusent.

– Toute la journée ?

– Oui, monsieur.

– Et toi ?

– Moi, je travaille.

– Toute la journée ?

L’enfant leva ses grands yeux où il y avaitune larme qu’on ne voyait pas à cause de la nuit, et réponditdoucement :

– Oui, monsieur.

Elle poursuivit après un intervalle desilence :

– Des fois, quand j’ai fini l’ouvrage etqu’on veut bien, je m’amuse aussi.

– Comment t’amuses-tu ?

– Comme je peux. On me laisse. Mais jen’ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas que jejoue avec leurs poupées. Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pasplus long que ça.

L’enfant montrait son petit doigt.

– Et qui ne coupe pas ?

– Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe lasalade et les têtes de mouches.

Ils atteignirent le village ; Cosetteguida l’étranger dans les rues. Ils passèrent devant laboulangerie ; mais Cosette ne songea pas au pain qu’elledevait rapporter. L’homme avait cessé de lui faire des questions etgardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissél’église derrière eux, l’homme, voyant toutes ces boutiques enplein vent, demanda à Cosette :

– C’est donc la foire ici ?

– Non, monsieur, c’est Noël.

Comme ils approchaient de l’auberge, Cosettelui toucha le bras timidement.

– Monsieur ?

– Quoi, mon enfant ?

– Nous voilà tout près de la maison.

– Eh bien ?

– Voulez-vous me laisser reprendre leseau à présent ?

– Pourquoi ?

– C’est que, si madame voit qu’on me l’aporté, elle me battra.

L’homme lui remit le seau. Un instant après,ils étaient à la porte de la gargote.

Chapitre VIII – Désagrément de recevoirchez soi un pauvre qui est peut-être un riche

Cosette ne put s’empêcher de jeter un regardde côté à la grande poupée toujours étalée chez le bimbelotier,puis elle frappa. La porte s’ouvrit. La Thénardier parut unechandelle à la main.

– Ah ! c’est toi, petitegueuse ! Dieu merci, tu y as mis le temps ! elle se seraamusée, la drôlesse !

– Madame, dit Cosette toute tremblante,voilà un monsieur qui vient loger.

La Thénardier remplaça bien vite sa minebourrue par sa grimace aimable, changement à vue propre auxaubergistes, et chercha avidement des yeux le nouveau venu.

– C’est monsieur ? dit-elle.

– Oui, madame, répondit l’homme enportant la main à son chapeau.

Les voyageurs riches ne sont pas si polis. Cegeste et l’inspection du costume et du bagage de l’étranger que laThénardier passa en revue d’un coup d’œil firent évanouir lagrimace aimable et reparaître la mine bourrue. Elle repritsèchement :

– Entrez, bonhomme.

Le « bonhomme » entra. La Thénardierlui jeta un second coup d’œil, examina particulièrement saredingote qui était absolument râpée et son chapeau qui était unpeu défoncé, et consulta d’un hochement de tête, d’un froncement denez et d’un clignement d’yeux, son mari, lequel buvait toujoursavec les rouliers. Le mari répondit par cette imperceptibleagitation de l’index qui, appuyée du gonflement des lèvres,signifie en pareil cas : débine complète. Sur ce, laThénardier s’écria :

– Ah ! çà, brave homme, je suis bienfâchée, mais c’est que je n’ai plus de place.

– Mettez-moi où vous voudrez, ditl’homme, au grenier, à l’écurie. Je payerai comme si j’avais unechambre.

– Quarante sous.

– Quarante sous. Soit.

– À la bonne heure.

– Quarante sous ! dit un roulier basà la Thénardier, mais ce n’est que vingt sous.

– C’est quarante sous pour lui, répliquala Thénardier du même ton. Je ne loge pas des pauvres à moins.

– C’est vrai, ajouta le mari avecdouceur, ça gâte une maison d’y avoir de ce monde-là.

Cependant l’homme, après avoir laissé sur unbanc son paquet et son bâton, s’était assis à une table où Cosettes’était empressée de poser une bouteille de vin et un verre. Lemarchand qui avait demandé le seau d’eau était allé lui-même leporter à son cheval. Cosette avait repris sa place sous la table decuisine et son tricot.

L’homme, qui avait à peine trempé ses lèvresdans le verre de vin qu’il s’était versé, considérait l’enfant avecune attention étrange.

Cosette était laide. Heureuse, elle eûtpeut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figuresombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans,on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans unesorte d’ombre profonde étaient presque éteints à force d’avoirpleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l’angoissehabituelle, qu’on observe chez les condamnés et chez les maladesdésespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l’avait deviné,« perdues d’engelures ». Le feu qui l’éclairait en cemoment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreuraffreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avaitpris l’habitude de serrer ses deux genoux l’un contre l’autre. Toutson vêtement n’était qu’un haillon qui eût fait pitié l’été et quifaisait horreur l’hiver. Elle n’avait sur elle que de la toiletrouée ; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là,et l’on y distinguait partout des taches bleues ou noires quiindiquaient les endroits où la Thénardier l’avait touchée. Sesjambes nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses claviculesétait à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, sonallure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre unmot et l’autre, son regard, son silence, son moindre geste,exprimaient et traduisaient une seule idée : la crainte.

La crainte était répandue sur elle ; elleen était pour ainsi dire couverte ; la crainte ramenait sescoudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, luifaisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait desouffle que le nécessaire, et était devenue ce qu’on pourraitappeler son habitude de corps, sans variation possible qued’augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné oùétait la terreur.

Cette crainte était telle qu’en arrivant,toute mouillée comme elle était, Cosette n’avait pas osé s’allersécher au feu et s’était remise silencieusement à son travail.

L’expression du regard de cette enfant de huitans était habituellement si morne et parfois si tragique qu’ilsemblait, à de certains moments, qu’elle fût en train de devenirune idiote ou un démon.

Jamais, nous l’avons dit, elle n’avait su ceque c’est que prier, jamais elle n’avait mis le pied dans uneéglise. « Est-ce que j’ai le temps ? » disait laThénardier.

L’homme à la redingote jaune ne quittait pasCosette des yeux.

Tout à coup la Thénardier s’écria :

– À propos ! et ce pain ?

Cosette, selon sa coutume toutes les fois quela Thénardier élevait la voix, sortit bien vite de dessous latable.

Elle avait complètement oublié ce pain. Elleeut recours à l’expédient des enfants toujours effrayés. Ellementit.

– Madame, le boulanger était fermé.

– Il fallait cogner.

– J’ai cogné, madame.

– Eh bien ?

– Il n’a pas ouvert.

– Je saurai demain si c’est vrai, dit laThénardier, et si tu mens, tu auras une fière danse. En attendant,rends-moi la pièce-quinze-sous.

Cosette plongea sa main dans la poche de sontablier, et devint verte. La pièce de quinze sous n’y étaitplus.

– Ah çà ! dit la Thénardier, m’as-tuentendue ?

Cosette retourna la poche, il n’y avait rien.Qu’est-ce que cet argent pouvait être devenu ? La malheureusepetite ne trouva pas une parole. Elle était pétrifiée.

– Est-ce que tu l’as perdue, lapièce-quinze-sous ? râla la Thénardier, ou bien est-ce que tuveux me la voler ?

En même temps elle allongea le bras vers lemartinet suspendu à la cheminée.

Ce geste redoutable rendit à Cosette la forcede crier :

– Grâce ! madame !madame ! je ne le ferai plus.

La Thénardier détacha le martinet.

Cependant l’homme à la redingote jaune avaitfouillé dans le gousset de son gilet, sans qu’on eût remarqué cemouvement. D’ailleurs les autres voyageurs buvaient ou jouaient auxcartes et ne faisaient attention à rien.

Cosette se pelotonnait avec angoisse dansl’angle de la cheminée, tâchant de ramasser et de dérober sespauvres membres demi-nus. La Thénardier leva le bras.

– Pardon, madame, dit l’homme, mais toutà l’heure j’ai vu quelque chose qui est tombé de la poche dutablier de cette petite et qui a roulé. C’est peut-être cela.

En même temps il se baissa et parut chercher àterre un instant.

– Justement. Voici, reprit-il en serelevant.

Et il tendit une pièce d’argent à laThénardier.

– Oui, c’est cela, dit-elle.

Ce n’était pas cela, car c’était une pièce devingt sous, mais la Thénardier y trouvait du bénéfice. Elle mit lapièce dans sa poche, et se borna à jeter un regard farouche àl’enfant en disant : – Que cela ne t’arrive plus,toujours !

Cosette rentra dans ce que la Thénardierappelait « sa niche », et son grand œil, fixé sur levoyageur inconnu, commença à prendre une expression qu’il n’avaitjamais eue. Ce n’était encore qu’un naïf étonnement, mais une sortede confiance stupéfaite s’y mêlait.

– À propos, voulez-vous souper ?demanda la Thénardier au voyageur.

Il ne répondit pas. Il semblait songerprofondément.

– Qu’est-ce que c’est que cethomme-là ? dit-elle entre ses dents. C’est quelque affreuxpauvre. Cela n’a pas le sou pour souper. Me payera-t-il monlogement seulement ? Il est bien heureux tout de même qu’iln’ait pas eu l’idée de voler l’argent qui était à terre.

Cependant une porte s’était ouverte et Éponineet Azelma étaient entrées.

C’étaient vraiment deux jolies petites filles,plutôt bourgeoises que paysannes, très charmantes, l’une avec sestresses châtaines bien lustrées, l’autre avec ses longues nattesnoires tombant derrière le dos, toutes deux vives, propres,grasses, fraîches et saines à réjouir le regard. Elles étaientchaudement vêtues, mais avec un tel art maternel, que l’épaisseurdes étoffes n’ôtait rien à la coquetterie de l’ajustement. L’hiverétait prévu sans que le printemps fût effacé. Ces deux petitesdégageaient de la lumière. En outre, elles étaient régnantes. Dansleur toilette, dans leur gaîté, dans le bruit qu’elles faisaient,il y avait de la souveraineté. Quand elles entrèrent, la Thénardierleur dit d’un ton grondeur, qui était plein d’adoration :

– Ah ! vous voilà donc, vousautres !

Puis, les attirant dans ses genoux l’une aprèsl’autre, lissant leurs cheveux, renouant leurs rubans, et leslâchant ensuite avec cette douce façon de secouer qui est propreaux mères, elle s’écria :

– Sont-elles fagotées !

Elles vinrent s’asseoir au coin du feu. Ellesavaient une poupée qu’elles tournaient et retournaient sur leursgenoux avec toutes sortes de gazouillements joyeux. De temps entemps, Cosette levait les yeux de son tricot, et les regardaitjouer d’un air lugubre.

Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette.C’était pour elles comme le chien. Ces trois petites fillesn’avaient pas vingt-quatre ans à elles trois, et ellesreprésentaient déjà toute la société des hommes ; d’un côtél’envie, de l’autre le dédain[65].

La poupée des sœurs Thénardier était trèsfanée et très vieille et toute cassée, mais elle n’en paraissaitpas moins admirable à Cosette, qui de sa vie n’avait eu une poupée,une vraie poupée, pour nous servir d’une expression quetous les enfants comprendront.

Tout à coup la Thénardier, qui continuaitd’aller et de venir dans la salle, s’aperçut que Cosette avait desdistractions et qu’au lieu de travailler elle s’occupait despetites qui jouaient.

– Ah ! je t’y prends !cria-t-elle. C’est comme cela que tu travailles ! Je vais tefaire travailler à coups de martinet, moi.

L’étranger, sans quitter sa chaise, se tournavers la Thénardier.

– Madame, dit-il en souriant d’un airpresque craintif, bah ! laissez-la jouer !

De la part de tout voyageur qui eût mangé unetranche de gigot et bu deux bouteilles de vin à son souper et quin’eût pas eu l’air d’un affreux pauvre, un pareil souhaiteût été un ordre. Mais qu’un homme qui avait ce chapeau se permîtd’avoir un désir et qu’un homme qui avait cette redingote se permîtd’avoir une volonté, c’est ce que la Thénardier ne crut pas devoirtolérer. Elle repartit aigrement :

– Il faut qu’elle travaille, puisqu’ellemange. Je ne la nourris pas à rien faire.

– Qu’est-ce qu’elle fait donc ?reprit l’étranger de cette voix douce qui contrastait siétrangement avec ses habits de mendiant et ses épaules deportefaix.

La Thénardier daigna répondre :

– Des bas, s’il vous plaît. Des bas pourmes petites filles qui n’en ont pas, autant dire, et qui vont toutà l’heure pieds nus.

L’homme regarda les pauvres pieds rouges deCosette, et continua :

– Quand aura-t-elle fini cette paire debas ?

– Elle en a encore au moins pour trois ouquatre grands jours, la paresseuse.

– Et combien peut valoir cette paire debas, quand elle sera faite ?

La Thénardier lui jeta un coup d’œilméprisant.

– Au moins trente sous.

– La donneriez-vous pour cinqfrancs ? reprit l’homme.

– Pardieu ! s’écria avec un grosrire un roulier qui écoutait, cinq francs ? je crois fichtrebien ! cinq balles !

Le Thénardier crut devoir prendre laparole.

– Oui, monsieur, si c’est votrefantaisie, on vous donnera cette paire de bas pour cinq francs.Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.

– Il faudrait payer tout de suite, dit laThénardier avec sa façon brève et péremptoire.

– J’achète cette paire de bas, réponditl’homme, et, ajouta-t-il en tirant de sa poche une pièce de cinqfrancs qu’il posa sur la table, – je la paye.

Puis il se tourna vers Cosette.

– Maintenant ton travail est à moi. Joue,mon enfant.

Le roulier fut si ému de la pièce de cinqfrancs, qu’il laissa là son verre et accourut.

– C’est pourtant vrai ! cria-t-il enl’examinant. Une vraie roue de derrière ! et pasfausse !

Le Thénardier approcha et mit silencieusementla pièce dans son gousset.

La Thénardier n’avait rien à répliquer. Ellese mordit les lèvres, et son visage prit une expression dehaine.

Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua àdemander :

– Madame, est-ce que c’est vrai ?est-ce que je peux jouer ?

– Joue ! dit la Thénardier d’unevoix terrible.

– Merci, madame, dit Cosette.

Et pendant que sa bouche remerciait laThénardier, toute sa petite âme remerciait le voyageur.

Le Thénardier s’était remis à boire. Sa femmelui dit à l’oreille :

– Qu’est-ce que ça peut être que cethomme jaune ?

– J’ai vu, répondit souverainementThénardier, des millionnaires qui avaient des redingotes commecela.

Cosette avait laissé là son tricot, mais ellen’était pas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moinspossible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle quelquesvieux chiffons et son petit sabre de plomb.

Éponine et Azelma ne faisaient aucuneattention à ce qui se passait. Elles venaient d’exécuter uneopération fort importante ; elles s’étaient emparées du chat.Elles avaient jeté la poupée à terre, et Éponine, qui étaitl’aînée, emmaillottait le petit chat, malgré ses miaulements et sescontorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges etbleues. Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle disaità sa sœur dans ce doux et adorable langage des enfants dont lagrâce, pareille à la splendeur de l’aile des papillons, s’en vaquand on veut la fixer :

– Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là estplus amusante que l’autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude.Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je seraisune dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à peu tuverrais ses moustaches, et cela t’étonnerait. Et puis tu verraisses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t’étonnerait. Ettu me dirais : Ah ! mon Dieu ! et je tedirais : Oui, madame, c’est une petite fille que j’aicomme ça. Les petites filles sont comme ça à présent.

Azelma écoutait Éponine avec admiration.

Cependant, les buveurs s’étaient mis à chanterune chanson obscène dont ils riaient à faire trembler le plafond.Le Thénardier les encourageait et les accompagnait.

Comme les oiseaux font un nid avec tout, lesenfants font une poupée avec n’importe quoi. Pendant qu’Éponine etAzelma emmaillottaient le chat, Cosette de son côté avaitemmaillotté le sabre. Cela fait, elle l’avait couché sur ses bras,et elle chantait doucement pour l’endormir.

La poupée est un des plus impérieux besoins eten même temps un des plus charmants instincts de l’enfanceféminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller,enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurerque quelque chose est quelqu’un, tout l’avenir de la femme est là.Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petitstrousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petitesrobes, de petits corsages et de petites brassières, l’enfantdevient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grandefille devient femme. Le premier enfant continue la dernièrepoupée.

Une petite fille sans poupée est à peu prèsaussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu’une femme sansenfant.

Cosette s’était donc fait une poupée avec lesabre.

La Thénardier, elle, s’était rapprochée del’homme jaune.

– Mon mari a raison, pensait-elle, c’estpeut-être monsieur Laffitte. Il y a des riches si farces !

Elle vint s’accouder à sa table.

– Monsieur… dit-elle.

À ce mot monsieur, l’homme seretourna. La Thénardier ne l’avait encore appelé que bravehomme ou bonhomme.

– Voyez-vous, monsieur, poursuivit-elleen prenant son air douceâtre qui était encore plus fâcheux à voirque son air féroce, je veux bien que l’enfant joue, je ne m’yoppose pas, mais c’est bon pour une fois, parce que vous êtesgénéreux. Voyez-vous, cela n’a rien. Il faut que celatravaille.

– Elle n’est donc pas à vous, cetteenfant ? demanda l’homme.

– Oh mon Dieu non, monsieur ! c’estune petite pauvre que nous avons recueillie comme cela, parcharité. Une espèce d’enfant imbécile. Elle doit avoir de l’eaudans la tête. Elle a la tête grosse, comme vous voyez. Nous faisonspour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes pas riches. Nousavons beau écrire à son pays, voilà six mois qu’on ne nous répondplus. Il faut croire que sa mère est morte.

– Ah ! dit l’homme, et il retombadans sa rêverie.

– C’était une pas grand’chose que cettemère, ajouta la Thénardier. Elle abandonnait son enfant.

Pendant toute cette conversation, Cosette,comme si un instinct l’eût avertie qu’on parlait d’elle, n’avaitpas quitté des yeux la Thénardier. Elle écoutait vaguement. Elleentendait çà et là quelques mots.

Cependant les buveurs, tous ivres aux troisquarts, répétaient leur refrain immonde avec un redoublement degaîté. C’était une gaillardise de haut goût où étaient mêlés laVierge et l’enfant Jésus. La Thénardier était allée prendre sa partdes éclats de rire. Cosette, sous la table, regardait le feu qui seréverbérait dans son œil fixe ; elle s’était remise à bercerl’espèce de maillot qu’elle avait fait, et, tout en le berçant,elle chantait à voix basse : « Ma mère est morte !ma mère est morte ! ma mère est morte ! »

Sur de nouvelles insistances de l’hôtesse,l’homme jaune, « le millionnaire », consentit enfin àsouper.

– Que veut monsieur ?

– Du pain et du fromage, dit l’homme.

– Décidément c’est un gueux, pensa laThénardier.

Les ivrognes chantaient toujours leur chanson,et l’enfant, sous la table, chantait aussi la sienne.

Tout à coup Cosette s’interrompit. Elle venaitde se retourner et d’apercevoir la poupée des petites Thénardierqu’elles avaient quittée pour le chat et laissée à terre à quelquespas de la table de cuisine.

Alors elle laissa tomber le sabre emmaillottéqui ne lui suffisait qu’à demi, puis elle promena lentement sesyeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari, etcomptait de la monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec le chat, lesvoyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regardn’était fixé sur elle. Elle n’avait pas un moment à perdre. Ellesortit de dessous la table en rampant sur ses genoux et sur sesmains, s’assura encore une fois qu’on ne la guettait pas, puis seglissa vivement jusqu’à la poupée, et la saisit. Un instant aprèselle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement demanière à faire de l’ombre sur la poupée qu’elle tenait dans sesbras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pourelle qu’il avait toute la violence d’une volupté.

Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur,qui mangeait lentement son maigre souper.

Cette joie dura près d’un quart d’heure.

Mais, quelque précaution que prit Cosette,elle ne s’apercevait pas qu’un des pieds de la poupée –passait, – et que le feu de la cheminée l’éclairait trèsvivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de l’ombre frappasubitement le regard d’Azelma qui dit à Éponine : –Tiens ! ma sœur !

Les deux petites filles s’arrêtèrent,stupéfaites. Cosette avait osé prendre la poupée !

Éponine se leva, et, sans lâcher le chat, allavers sa mère et se mit à la tirer par sa jupe.

– Mais laisse-moi donc ! dit lamère. Qu’est-ce que tu me veux ?

– Mère, dit l’enfant, regardedonc !

Et elle désignait du doigt Cosette.

Cosette, elle, tout entière aux extases de lapossession, ne voyait et n’entendait plus rien.

Le visage de la Thénardier prit cetteexpression particulière qui se compose du terrible mêlé aux riensde la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes :mégères.

Cette fois, l’orgueil blessé exaspérait encoresa colère. Cosette avait franchi tous les intervalles, Cosetteavait attenté à la poupée de « ces demoiselles ».

Une czarine qui verrait un mougick essayer legrand cordon bleu de son impérial fils n’aurait pas une autrefigure.

Elle cria d’une voix que l’indignationenrouait.

– Cosette !

Cosette tressaillit comme si la terre eûttremblé sous elle. Elle se retourna.

– Cosette, répéta la Thénardier.

Cosette prit la poupée et la posa doucement àterre avec une sorte de vénération mêlée de désespoir. Alors, sansla quitter des yeux, elle joignit les mains, et, ce qui esteffrayant à dire dans un enfant de cet âge, elle se lestordit ; puis, ce que n’avait pu lui arracher aucune desémotions de la journée, ni la course dans le bois, ni la pesanteurdu seau d’eau, ni la perte de l’argent, ni la vue du martinet, nimême la sombre parole qu’elle avait entendu dire à la Thénardier, –elle pleura. Elle éclata en sanglots.

Cependant le voyageur s’était levé.

– Qu’est-ce donc ? dit-il à laThénardier.

– Vous ne voyez pas ? dit laThénardier en montrant du doigt le corps du délit qui gisait auxpieds de Cosette.

– Hé bien, quoi ? repritl’homme.

– Cette gueuse, répondit la Thénardier,s’est permis de toucher à la poupée des enfants !

– Tout ce bruit pour cela ! ditl’homme. Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupée ?

– Elle y a touché avec ses mainssales ! poursuivit la Thénardier, avec ses affreusesmains !

Ici Cosette redoubla ses sanglots.

– Te tairas-tu ? cria laThénardier.

L’homme alla droit à la porte de la rue,l’ouvrit et sortit.

Dès qu’il fut sorti, la Thénardier profita deson absence pour allonger sous la table à Cosette un grand coup depied qui fit jeter à l’enfant les hauts cris.

La porte se rouvrit, l’homme reparut, ilportait dans ses deux mains la poupée fabuleuse dont nous avonsparlé, et que tous les marmots du village contemplaient depuis lematin, et il la posa debout devant Cosette en disant :

– Tiens, c’est pour toi.

Il faut croire que, depuis plus d’une heurequ’il était là, au milieu de sa rêverie, il avait confusémentremarqué cette boutique de bimbeloterie éclairée de lampions et dechandelles si splendidement qu’on l’apercevait à travers la vitredu cabaret comme une illumination.

Cosette leva les yeux, elle avait vu venirl’homme à elle avec cette poupée comme elle eût vu venir le soleil,elle entendit ces paroles inouïes : c’est pour toi,elle le regarda, elle regarda la poupée, puis elle reculalentement, et s’alla cacher tout au fond sous la table dans le coindu mur.

Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus,elle avait l’air de ne plus oser respirer.

La Thénardier, Éponine, Azelma étaient autantde statues. Les buveurs eux-mêmes s’étaient arrêtés. Il s’étaitfait un silence solennel dans tout le cabaret.

La Thénardier, pétrifiée et muette,recommençait ses conjectures : – Qu’est-ce que c’est que cevieux ? est-ce un pauvre ? est-ce un millionnaire ?C’est peut-être les deux, c’est-à-dire un voleur.

La face du mari Thénardier offrit cette rideexpressive qui accentue la figure humaine chaque fois quel’instinct dominant y apparaît avec toute sa puissance bestiale. Legargotier considérait tour à tour la poupée et le voyageur ;il semblait flairer cet homme comme il eût flairé un sac d’argent.Cela ne dura que le temps d’un éclair. Il s’approcha de sa femme etlui dit bas :

– Cette machine coûte au moins trentefrancs. Pas de bêtises. À plat ventre devant l’homme.

Les natures grossières ont cela de commun avecles natures naïves qu’elles n’ont pas de transitions.

– Eh bien, Cosette, dit la Thénardierd’une voix qui voulait être douce et qui était toute composée de cemiel aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas tapoupée ?

Cosette se hasarda à sortir de son trou.

– Ma petite Cosette, reprit la Thénardierd’un air caressant, monsieur te donne une poupée. Prends-la. Elleest à toi.

Cosette considérait la poupée merveilleuseavec une sorte de terreur. Son visage était encore inondé delarmes, mais ses yeux commençaient à s’emplir, comme le ciel aucrépuscule du matin, des rayonnements étranges de la joie. Cequ’elle éprouvait en ce moment-là était un peu pareil à ce qu’elleeût ressenti si on lui eût dit brusquement : Petite, vousêtes la reine de France.

Il lui semblait que si elle touchait à cettepoupée, le tonnerre en sortirait.

Ce qui était vrai jusqu’à un certain point,car elle se disait que la Thénardier gronderait, – et labattrait.

Pourtant l’attraction l’emporta. Elle finitpar s’approcher, et murmura timidement en se tournant vers laThénardier :

– Est-ce que je peux, madame ?

Aucune expression ne saurait rendre cet air àla fois désespéré, épouvanté et ravi.

– Pardi ! fit la Thénardier, c’est àtoi. Puisque monsieur te la donne.

– Vrai, monsieur ? reprit Cosette,est-ce que c’est vrai ? c’est à moi, la dame ?

L’étranger paraissait avoir les yeux pleins delarmes. Il semblait être à ce point d’émotion où l’on ne parle paspour ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à Cosette, et mit lamain de « la dame » dans sa petite main.

Cosette retira vivement sa main, comme sicelle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé.Nous sommes forcé d’ajouter qu’en cet instant-là elle tirait lalangue d’une façon démesurée. Tout à coup elle se retourna etsaisit la poupée avec emportement.

– Je l’appellerai Catherine[66], dit-elle.

Ce fut un moment bizarre que celui où leshaillons de Cosette rencontrèrent et étreignirent les rubans et lesfraîches mousselines roses de la poupée.

– Madame, reprit-elle, est-ce que je peuxla mettre sur une chaise ?

– Oui, mon enfant, répondit laThénardier.

Maintenant c’étaient Éponine et Azelma quiregardaient Cosette avec envie.

Cosette posa Catherine sur une chaise, puiss’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un motdans l’attitude de la contemplation.

– Joue donc, Cosette, dit l’étranger.

– Oh ! je joue, réponditl’enfant.

Cet étranger, cet inconnu qui avait l’aird’une visite que la providence faisait à Cosette, était en cemoment-là ce que la Thénardier haïssait le plus au monde. Pourtantil fallait se contraindre. C’était plus d’émotions qu’elle n’enpouvait supporter, si habituée qu’elle fût à la dissimulation parla copie qu’elle tâchait de faire de son mari dans toutes sesactions. Elle se hâta d’envoyer ses filles coucher, puis elledemanda à l’homme jaune la permission d’y envoyer aussiCosette, – qui a bien fatigué aujourd’hui, ajouta-t-elled’un air maternel. Cosette s’alla coucher emportant Catherine entreses bras.

La Thénardier allait de temps en temps àl’autre bout de la salle où était son homme, pour se soulagerl’âme, disait-elle. Elle échangeait avec son mari quelquesparoles d’autant plus furieuses qu’elle n’osait les direhaut :

– Vieille bête ! qu’est-ce qu’il adonc dans le ventre ? Venir nous déranger ici ! vouloirque ce petit monstre joue ! lui donner des poupées !donner des poupées de quarante francs à une chienne que jedonnerais moi pour quarante sous ! Encore un peu il lui diraitvotre majesté comme à la duchesse de Berry ! Y a-t-il du bonsens ? il est donc enragé, ce vieux mystérieux-là ?

– Pourquoi ? C’est tout simple,répliquait le Thénardier. Si ça l’amuse ! Toi, ça t’amuse quela petite travaille, lui, ça l’amuse qu’elle joue. Il est dans sondroit. Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. Si cevieux est un philanthrope, qu’est-ce que ça te fait ? Si c’estun imbécile, ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu, puisqu’il ade l’argent ?

Langage de maître et raisonnement d’aubergistequi n’admettaient ni l’un ni l’autre la réplique.

L’homme s’était accoudé sur la table et avaitrepris son attitude de rêverie. Tous les autres voyageurs,marchands et rouliers, s’étaient un peu éloignés et ne chantaientplus. Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainterespectueuse. Ce particulier si pauvrement vêtu, qui tirait de sapoche les roues de derrière avec tant d’aisance et qui prodiguaitdes poupées gigantesques à de petites souillons en sabots, étaitcertainement un bonhomme magnifique et redoutable.

Plusieurs heures s’écoulèrent. La messe deminuit était dite, le réveillon était fini, les buveurs s’enétaient allés, le cabaret était fermé, la salle basse étaitdéserte, le feu s’était éteint, l’étranger était toujours à la mêmeplace et dans la même posture. De temps en temps il changeait lecoude sur lequel il s’appuyait. Voilà tout. Mais il n’avait pas ditun mot depuis que Cosette n’était plus là.

Les Thénardier seuls, par convenance et parcuriosité, étaient restés dans la salle. – Est-ce qu’il va passerla nuit comme ça ? grommelait la Thénardier. Comme deux heuresdu matin sonnaient, elle se déclara vaincue et dit à sonmari : – Je vais me coucher. Fais-en ce que tu voudras. – Lemari s’assit à une table dans un coin, alluma une chandelle et semit à lire le Courrier français[67].

Une bonne heure se passa ainsi. Le digneaubergiste avait lu au moins trois fois le Courrierfrançais, depuis la date du numéro jusqu’au nom del’imprimeur. L’étranger ne bougeait pas.

Le Thénardier remua, toussa, cracha, semoucha, fit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l’homme. – Est-cequ’il dort ? pensa Thénardier. – L’homme ne dormait pas, maisrien ne pouvait l’éveiller.

Enfin Thénardier ôta son bonnet, s’approchadoucement, et s’aventura à dire :

– Est-ce que monsieur ne va pasreposer ?

Ne va pas se coucher lui eût sembléexcessif et familier. Reposer sentait le luxe et était durespect. Ces mots-là ont la propriété mystérieuse et admirable degonfler le lendemain matin le chiffre de la carte à payer. Unechambre où l’on couche coûte vingt sous ; une chambreoù l’on repose coûte vingt francs.

– Tiens ! dit l’étranger, vous avezraison. Où est votre écurie ?

– Monsieur, fit le Thénardier avec unsourire, je vais conduire monsieur.

Il prit la chandelle, l’homme prit son paquetet son bâton, et Thénardier le mena dans une chambre au premier quiétait d’une rare splendeur, toute meublée en acajou avec unlit-bateau et des rideaux de calicot rouge.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? ditle voyageur.

– C’est notre propre chambre de noce, ditl’aubergiste. Nous en habitons une autre, mon épouse et moi. Onn’entre ici que trois ou quatre fois dans l’année.

– J’aurais autant aimé l’écurie, ditl’homme brusquement.

Le Thénardier n’eut pas l’air d’entendre cetteréflexion peu obligeante.

Il alluma deux bougies de cire toutes neuvesqui figuraient sur la cheminée. Un assez bon feu flambait dansl’âtre.

Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal,une coiffure de femme en fils d’argent et en fleurs d’oranger.

– Et ceci, qu’est-ce que c’est ?reprit l’étranger.

– Monsieur, dit le Thénardier, c’est lechapeau de mariée de ma femme.

Le voyageur regarda l’objet d’un regard quisemblait dire : il y a donc eu un moment où ce monstre aété une vierge !

Du reste le Thénardier mentait. Quand il avaitpris à bail cette bicoque pour en faire une gargote, il avaittrouvé cette chambre ainsi garnie, et avait acheté ces meubles etbrocanté ces fleurs d’oranger, jugeant que cela ferait une ombregracieuse sur « son épouse », et qu’il en résulteraitpour sa maison ce que les Anglais appellent de larespectabilité.

Quand le voyageur se retourna, l’hôte avaitdisparu. Le Thénardier s’était éclipsé discrètement, sans oser direbonsoir, ne voulant pas traiter avec une cordialité irrespectueuseun homme qu’il se proposait d’écorcher royalement le lendemainmatin.

L’aubergiste se retira dans sa chambre. Safemme était couchée, mais elle ne dormait pas. Quand elle entenditle pas de son mari, elle se tourna et lui dit :

– Tu sais que je flanque demain Cosette àla porte.

Le Thénardier répondit froidement :

– Comme tu y vas !

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles, etquelques minutes après leur chandelle était éteinte.

De son côté le voyageur avait déposé dans uncoin son bâton et son paquet. L’hôte parti, il s’assit sur unfauteuil et resta quelque temps pensif. Puis il ôta ses souliers,prit une des deux bougies, souffla l’autre, poussa la porte etsortit de la chambre, regardant autour de lui comme quelqu’un quicherche. Il traversa un corridor et parvint à l’escalier. Là ilentendit un petit bruit très doux qui ressemblait à une respirationd’enfant. Il se laissa conduire par ce bruit et arriva à une espèced’enfoncement triangulaire pratiqué sous l’escalier ou pour mieuxdire formé par l’escalier même. Cet enfoncement n’était autre choseque le dessous des marches. Là, parmi toutes sortes de vieuxpaniers et de vieux tessons, dans la poussière et dans les toilesd’araignées, il y avait un lit ; si l’on peut appeler lit unepaillasse trouée jusqu’à montrer la paille et une couverture trouéejusqu’à laisser voir la paillasse. Point de draps. Cela était poséà terre sur le carreau. Dans ce lit Cosette dormait.

L’homme s’approcha, et la considéra.

Cosette dormait profondément. Elle était toutehabillée. L’hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moinsfroid.

Elle tenait serrée contre elle la poupée dontles grands yeux ouverts brillaient dans l’obscurité. De temps entemps elle poussait un grand soupir comme si elle allait seréveiller, et elle étreignait la poupée dans ses bras presqueconvulsivement. Il n’y avait à côté de son lit qu’un de sessabots.

Une porte ouverte près du galetas de Cosettelaissait voir une assez grande chambre sombre. L’étranger ypénétra. Au fond, à travers une porte vitrée, on apercevait deuxpetits lits jumeaux très blancs. C’étaient ceux d’Azelma etd’Éponine. Derrière ces lits disparaissait à demi un berceaud’osier sans rideaux où dormait le petit garçon qui avait criétoute la soirée.

L’étranger conjectura que cette chambrecommuniquait avec celle des époux Thénardier. Il allait se retirerquand son regard rencontra la cheminée ; une de ces vastescheminées d’auberge où il y a toujours un si petit feu, quand il ya du feu, et qui sont si froides à voir. Dans celle-là il n’y avaitpas de feu, il n’y avait pas même de cendre ; ce qui y étaitattira pourtant l’attention du voyageur. C’étaient deux petitssouliers d’enfant de forme coquette et de grandeur inégale ;le voyageur se rappela la gracieuse et immémoriale coutume desenfants qui déposent leur chaussure dans la cheminée le jour deNoël pour y attendre dans les ténèbres quelque étincelant cadeau deleur bonne fée. Éponine et Azelma n’avaient eu garde d’y manquer,et elles avaient mis chacune un de leurs souliers dans lacheminée.

Le voyageur se pencha.

La fée, c’est-à-dire la mère, avait déjà faitsa visite, et l’on voyait reluire dans chaque soulier une bellepièce de dix sous toute neuve.

L’homme se relevait et allait s’en allerlorsqu’il aperçut au fond, à l’écart, dans le coin le plus obscurde l’âtre, un autre objet. Il regarda, et reconnut un sabot, unaffreux sabot du bois le plus grossier, à demi brisé, et toutcouvert de cendre et de boue desséchée. C’était le sabot deCosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants quipeut être trompée toujours sans se décourager jamais, avait mis,elle aussi, son sabot dans la cheminée.

C’est une chose sublime et douce quel’espérance dans un enfant qui n’a jamais connu que ledésespoir.

Il n’y avait rien dans ce sabot.

L’étranger fouilla dans son gilet, se courba,et mit dans le sabot de Cosette un louis d’or[68].

Puis il regagna sa chambre à pas de loup.

Chapitre IX – Thénardier à lamanœuvre

Le lendemain matin, deux heures au moins avantle jour, le mari Thénardier, attablé près d’une chandelle dans lasalle basse du cabaret, une plume à la main, composait la carte duvoyageur à la redingote jaune.

La femme debout, à demi courbée sur lui, lesuivait des yeux. Ils n’échangeaient pas une parole. C’était, d’uncôté, une méditation profonde, de l’autre, cette admirationreligieuse avec laquelle on regarde naître et s’épanouir unemerveille de l’esprit humain. On entendait un bruit dans lamaison ; c’était l’Alouette qui balayait l’escalier.

Après un bon quart d’heure et quelquesratures, le Thénardier produisit ce chef-d’œuvre.

Note du Monsieur du N° 1.

Souper………… Fr. 3

Chambre………… Fr. 10

Bougie………… Fr. 5

Feu………… Fr. 4

Service………… Fr. 1

Total………… Fr. 23

Service était écrit servisse.

– Vingt-trois francs ! s’écria lafemme avec un enthousiasme mêlé de quelque hésitation.

Comme tous les grands artistes, le Thénardiern’était pas content.

– Peuh ! fit-il.

C’était l’accent de Castlereagh rédigeant aucongrès de Vienne la carte à payer de la France.

– Monsieur Thénardier, tu as raison, ildoit bien cela, murmura la femme qui songeait à la poupée donnée àCosette en présence de ses filles, c’est juste, mais c’est trop. Ilne voudra pas payer.

Le Thénardier fit son rire froid, etdit :

– Il payera.

Ce rire était la signification suprême de lacertitude et de l’autorité. Ce qui était dit ainsi devait être. Lafemme n’insista point. Elle se mit à ranger les tables ; lemari marchait de long en large dans la salle. Un moment après ilajouta :

– Je dois bien quinze cents francs,moi !

Il alla s’asseoir au coin de la cheminée,méditant, les pieds sur les cendres chaudes.

– Ah çà ! reprit la femme, tun’oublies pas que je flanque Cosette à la porte aujourd’hui ?Ce monstre ! elle me mange le cœur avec sa poupée !J’aimerais mieux épouser Louis XVIII que de la garder un jour deplus à la maison.

Le Thénardier alluma sa pipe et répondit entredeux bouffées.

– Tu remettras la carte à l’homme.

Puis il sortit.

Il était à peine hors de la salle que levoyageur y entra.

Le Thénardier reparut sur-le-champ derrièrelui et demeura immobile dans la porte entre-bâillée, visibleseulement pour sa femme.

L’homme jaune portait à la main son bâton etson paquet.

– Levé si tôt ! dit la Thénardier,est-ce que monsieur nous quitte déjà ?

Tout en parlant ainsi, elle tournait d’un airembarrassé la carte dans ses mains et y faisait des plis avec sesongles. Son visage dur offrait une nuance qui ne lui était pashabituelle, la timidité et le scrupule.

Présenter une pareille note à un homme quiavait si parfaitement l’air d’« un pauvre », cela luiparaissait malaisé.

Le voyageur semblait préoccupé et distrait. Ilrépondit :

– Oui, madame. Je m’en vais.

– Monsieur, reprit-elle, n’avait donc pasd’affaires à Montfermeil ?

– Non. Je passe par ici. Voilà tout. –Madame, ajouta-t-il, qu’est-ce que je dois ?

La Thénardier, sans répondre, lui tendit lacarte pliée.

L’homme déplia le papier, le regarda, mais sonattention était visiblement ailleurs.

– Madame, reprit-il, faites-vous debonnes affaires dans ce Montfermeil ?

– Comme cela, monsieur, répondit laThénardier stupéfaite de ne point voir d’autre explosion.

Elle poursuivit d’un accent élégiaque etlamentable :

– Oh ! monsieur, les temps sont biendurs ! et puis nous avons si peu de bourgeois dans nosendroits ! C’est tout petit monde, voyez-vous. Si nousn’avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches commemonsieur ! Nous avons tant de charges. Tenez, cette petitenous coûte les yeux de la tête.

– Quelle petite ?

– Eh bien, la petite, vous savez !Cosette ! l’Alouette, comme on dit dans le pays !

– Ah ! dit l’homme.

Elle continua :

– Sont-ils bêtes, ces paysans, avec leurssobriquets ! elle a plutôt l’air d’une chauve-souris que d’unealouette. Voyez-vous, monsieur, nous ne demandons pas la charité,mais nous ne pouvons pas la faire. Nous ne gagnons rien, et nousavons gros à payer. La patente, les impositions, les portes etfenêtres, les centimes ! Monsieur sait que le gouvernementdemande un argent terrible ! Et puis j’ai mes filles, moi. Jen’ai pas besoin de nourrir l’enfant des autres.

L’homme reprit, de cette voix qu’ils’efforçait de rendre indifférente et dans laquelle il y avait untremblement :

– Et si l’on vous endébarrassait ?

– De qui ? de la Cosette ?

– Oui.

La face rouge et violente de la gargotières’illumina d’un épanouissement hideux.

– Ah, monsieur ! mon bonmonsieur ! prenez-la, gardez-la, emmenez-la, emportez-la,sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez béni de labonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis !

– C’est dit.

– Vrai ? vous l’emmenez ?

– Je l’emmène.

– Tout de suite ?

– Tout de suite. Appelez l’enfant.

– Cosette ! cria la Thénardier.

– En attendant, poursuivit l’homme, jevais toujours vous payer ma dépense. Combien est-ce ?

Il jeta un coup d’œil sur la carte et ne putréprimer un mouvement de surprise :

– Vingt-trois francs !

Il regarda la gargotière et répéta :

– Vingt-trois francs ?

Il y avait dans la prononciation de ces deuxmots ainsi répétés l’accent qui sépare le point d’exclamation dupoint d’interrogation.

La Thénardier avait eu le temps de se préparerau choc. Elle répondit avec assurance :

– Dame oui, monsieur ! c’estvingt-trois francs.

L’étranger posa cinq pièces de cinq francs surla table.

– Allez chercher la petite, dit-il.

En ce moment, le Thénardier s’avança au milieude la salle et dit :

– Monsieur doit vingt-six sous.

– Vingt-six sous ! s’écria lafemme.

– Vingt sous pour la chambre, reprit leThénardier froidement, et six sous pour le souper. Quant à lapetite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous,ma femme.

La Thénardier eut un de ces éblouissements quedonnent les éclairs imprévus du talent. Elle sentit que le grandacteur entrait en scène, ne répliqua pas un mot, et sortit.

Dès qu’ils furent seuls, le Thénardier offritune chaise au voyageur. Le voyageur s’assit ; le Thénardierresta debout, et son visage prit une singulière expression debonhomie et de simplicité.

– Monsieur, dit-il, tenez, je vais vousdire. C’est que je l’adore, moi, cette enfant.

L’étranger le regarda fixement.

– Quelle enfant ?

Thénardier continua :

– Comme c’est drôle ! on s’attache.Qu’est-ce que c’est que tout cet argent-là ? reprenez donc vospièces de cent sous. C’est une enfant que j’adore.

– Qui ça ? demanda l’étranger.

– Hé, notre petite Cosette ! nevoulez-vous pas nous l’emmener ? Eh bien, je parlefranchement, vrai comme vous êtes un honnête homme, je ne peux pasy consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J’ai vu ça toutpetit. C’est vrai qu’elle nous coûte de l’argent, c’est vraiqu’elle a des défauts, c’est vrai que nous ne sommes pas riches,c’est vrai que j’ai payé plus de quatre cents francs en droguesrien que pour une de ses maladies ! Mais il faut bien fairequelque chose pour le bon Dieu. Ça n’a ni père ni mère, je l’aiélevée. J’ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j’y tiens, àcette enfant. Vous comprenez, on se prend d’affection ; jesuis une bonne bête, moi ; je ne raisonne pas ; jel’aime, cette petite ; ma femme est vive, mais elle l’aimeaussi. Voyez-vous, c’est comme notre enfant. J’ai besoin que çababille dans la maison.

L’étranger le regardait toujours fixement. Ilcontinua :

– Pardon, excuse, monsieur, mais on nedonne point son enfant comme ça à un passant. Pas vrai que j’airaison ? Après cela, je ne dis pas, vous êtes riche, vous avezl’air d’un bien brave homme, si c’était pour son bonheur ?Mais il faudrait savoir. Vous comprenez ? Une supposition queje la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudraissavoir où elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudraissavoir chez qui elle est, pour l’aller voir de temps en temps,qu’elle sache que son bon père nourricier est là, qu’il veille surelle. Enfin il y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne saisseulement pas votre nom ? Vous l’emmèneriez, je dirais :eh bien, l’Alouette ? Où donc a-t-elle passé ?Il faudrait au moins voir quelque méchant chiffon de papier, unpetit bout de passeport, quoi !

L’étranger, sans cesser de le regarder de ceregard qui va, pour ainsi dire, jusqu’au fond de la conscience, luirépondit d’un accent grave et ferme :

– Monsieur Thénardier, on n’a pas depasseport pour venir à cinq lieues de Paris. Si j’emmène Cosette,je l’emmènerai, voilà tout. Vous ne saurez pas mon nom, vous nesaurez pas ma demeure, vous ne saurez pas où elle sera, et monintention est qu’elle ne vous revoie de sa vie. Je casse le filqu’elle a au pied, et elle s’en va. Cela vous convient-il ?Oui ou non.

De même que les démons et les géniesreconnaissaient à de certains signes la présence d’un dieusupérieur, le Thénardier comprit qu’il avait affaire à quelqu’un detrès fort. Ce fut comme une intuition ; il comprit cela avecsa promptitude nette et sagace. La veille, tout en buvant avec lesrouliers, tout en fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avaitpassé la soirée à observer l’étranger, le guettant comme un chat etl’étudiant comme un mathématicien. Il l’avait à la fois épié pourson propre compte, pour le plaisir et par instinct, et espionnécomme s’il eût été payé pour cela. Pas un geste, pas un mouvementde l’homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant même quel’inconnu manifestât si clairement son intérêt pour Cosette, leThénardier l’avait deviné. Il avait surpris les regards profonds dece vieux qui revenaient toujours à l’enfant. Pourquoi cetintérêt ? Qu’était-ce que cet homme ? Pourquoi, avec tantd’argent dans sa bourse, ce costume si misérable ? Questionsqu’il se posait sans pouvoir les résoudre et qui l’irritaient. Il yavait songé toute la nuit. Ce ne pouvait être le père de Cosette.Était-ce quelque grand-père ? Alors pourquoi ne pas se faireconnaître tout de suite ? Quand on a un droit, on le montre.Cet homme évidemment n’avait pas de droit sur Cosette. Alorsqu’était-ce ? Le Thénardier se perdait en suppositions. Ilentrevoyait tout, et ne voyait rien. Quoi qu’il en fût, en entamantla conversation avec l’homme, sûr qu’il y avait un secret dans toutcela, sûr que l’homme était intéressé à rester dans l’ombre, il sesentait fort ; à la réponse nette et ferme de l’étranger,quand il vit que ce personnage mystérieux était mystérieux sisimplement, il se sentit faible. Il ne s’attendait à rien depareil. Ce fut la déroute de ses conjectures. Il rallia ses idées.Il pesa tout cela en une seconde. Le Thénardier était un de ceshommes qui jugent d’un coup d’œil une situation. Il estima quec’était le moment de marcher droit et vite. Il fit comme les grandscapitaines à cet instant décisif qu’ils savent seuls reconnaître,il démasqua brusquement sa batterie.

– Monsieur, dit-il, il me faut quinzecents francs.

L’étranger prit dans sa poche de côté un vieuxportefeuille en cuir noir, l’ouvrit et en tira trois billets debanque qu’il posa sur la table. Puis il appuya son large pouce surces billets, et dit au gargotier :

– Faites venir Cosette.

Pendant que ceci se passait, que faisaitCosette ?

Cosette, en s’éveillant, avait couru à sonsabot. Elle y avait trouvé la pièce d’or. Ce n’était pas unnapoléon, c’était une de ces pièces de vingt francs toutes neuvesde la restauration sur l’effigie desquelles la petite queueprussienne avait remplacé la couronne de laurier. Cosette futéblouie. Sa destinée commençait à l’enivrer. Elle ne savait pas ceque c’était qu’une pièce d’or, elle n’en avait jamais vu, elle lacacha bien vite dans sa poche comme si elle l’avait volée.Cependant elle sentait que cela était bien à elle, elle devinaitd’où ce don lui venait, mais elle éprouvait une sorte de joiepleine de peur. Elle était contente ; elle était surtoutstupéfaite. Ces choses si magnifiques et si jolies ne luiparaissaient pas réelles. La poupée lui faisait peur, la pièce d’orlui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant cesmagnificences. L’étranger seul ne lui faisait pas peur. Aucontraire, il la rassurait. Depuis la veille, à travers sesétonnements, à travers son sommeil, elle songeait dans son petitesprit d’enfant à cet homme qui avait l’air vieux et pauvre et sitriste, et qui était si riche et si bon. Depuis qu’elle avaitrencontré ce bonhomme dans le bois, tout était comme changé pourelle. Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel,n’avait jamais su ce que c’est que de se réfugier à l’ombre de samère et sous une aile. Depuis cinq ans, c’est-à-dire aussi loin quepouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait etgrelottait. Elle avait toujours été toute nue sous la bise aigre dumalheur, maintenant il lui semblait qu’elle était vêtue. Autrefoisson âme avait froid, maintenant elle avait chaud. Elle n’avait plusautant de crainte de la Thénardier. Elle n’était plus seule ;il y avait quelqu’un là.

Elle s’était mise bien vite à sa besogne detous les matins. Ce louis, qu’elle avait sur elle, dans ce mêmegousset de son tablier d’où la pièce de quinze sous était tombée laveille, lui donnait des distractions. Elle n’osait pas y toucher,mais elle passait des cinq minutes à le contempler, il faut ledire, en tirant la langue. Tout en balayant l’escalier, elles’arrêtait, et restait là, immobile, oubliant le balai et l’universentier, occupée à regarder cette étoile briller au fond de sapoche.

Ce fut dans une de ces contemplations que laThénardier la rejoignit.

Sur l’ordre de son mari, elle l’était alléechercher. Chose inouïe, elle ne lui donna pas une tape et ne luidit pas une injure.

– Cosette, dit-elle presque doucement,viens tout de suite.

Un instant après, Cosette entrait dans lasalle basse.

L’étranger prit le paquet qu’il avait apportéet le dénoua. Ce paquet contenait une petite robe de laine, untablier, une brassière de futaine, un jupon, un fichu, des bas delaine, des souliers, un vêtement complet pour une fille de huitans. Tout cela était noir.

– Mon enfant, dit l’homme, prends ceci etva t’habiller bien vite.

Le jour paraissait lorsque ceux des habitantsde Montfermeil qui commençaient à ouvrir leurs portes virent passerdans la rue de Paris un bonhomme pauvrement vêtu donnant la main àune petite fille tout en deuil qui portait une grande poupée rosedans ses bras. Ils se dirigeaient du côté de Livry.

C’étaient notre homme et Cosette.

Personne ne connaissait l’homme ; commeCosette n’était plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurentpas.

Cosette s’en allait. Avec qui ? ellel’ignorait. Où ? elle ne savait. Tout ce qu’elle comprenait,c’est qu’elle laissait derrière elle la gargote Thénardier.Personne n’avait songé à lui dire adieu, ni elle à dire adieu àpersonne. Elle sortait de cette maison haïe et haïssant.

Pauvre doux être dont le cœur n’avait jusqu’àcette heure été que comprimé !

Cosette marchait gravement, ouvrant ses grandsyeux et considérant le ciel. Elle avait mis son louis dans la pochede son tablier neuf. De temps en temps elle se penchait et luijetait un coup d’œil, puis elle regardait le bonhomme. Elle sentaitquelque chose comme si elle était près du bon Dieu.

Chapitre X – Qui cherche le mieux peuttrouver le pire

La Thénardier, selon son habitude, avaitlaissé faire son mari. Elle s’attendait à de grands événements.Quand l’homme et Cosette furent partis, le Thénardier laissas’écouler un grand quart d’heure, puis il la prit à part et luimontra les quinze cents francs.

– Que ça ! dit-elle.

C’était la première fois, depuis lecommencement de leur ménage, qu’elle osait critiquer un acte dumaître.

Le coup porta.

– Au fait, tu as raison, dit-il, je suisun imbécile. Donne-moi mon chapeau.

Il plia les trois billets de banque, lesenfonça dans sa poche et sortit en toute hâte, mais il se trompa etprit d’abord à droite. Quelques voisines auxquelles il s’informa leremirent sur la trace, l’Alouette et l’homme avaient été vus allantdans la direction de Livry. Il suivit cette indication, marchant àgrands pas et monologuant.

– Cet homme est évidemment un millionhabillé en jaune, et moi je suis un animal. Il a d’abord donnévingt sous, puis cinq francs, puis cinquante francs, puis quinzecents francs, toujours aussi facilement. Il aurait donné quinzemille francs. Mais je vais le rattraper.

Et puis ce paquet d’habits préparés d’avancepour la petite, tout cela était singulier ; il y avait biendes mystères là-dessous. On ne lâche pas des mystères quand on lestient. Les secrets des riches sont des éponges pleines d’or ;il faut savoir les presser. Toutes ces pensées lui tourbillonnaientdans le cerveau. – Je suis un animal, disait-il.

Quand on est sorti de Montfermeil et qu’on aatteint le coude que fait la route qui va à Livry, on la voit sedévelopper devant soi très loin sur le plateau. Parvenu là, ilcalcula qu’il devait apercevoir l’homme et la petite. Il regardaaussi loin que sa vue put s’étendre, et ne vit rien. Il s’informaencore. Cependant il perdait du temps. Des passants lui dirent quel’homme et l’enfant qu’il cherchait s’étaient acheminés vers lesbois du côté de Gagny. Il se hâta dans cette direction.

Ils avaient de l’avance sur lui, mais unenfant marche lentement, et lui il allait vite. Et puis le pays luiétait bien connu.

Tout à coup il s’arrêta et se frappa le frontcomme un homme qui a oublié l’essentiel, et qui est prêt à revenirsur ses pas.

– J’aurais dû prendre mon fusil ! sedit-il.

Thénardier était une de ces natures doublesqui passent quelquefois au milieu de nous à notre insu et quidisparaissent sans qu’on les ait connues parce que la destinée n’ena montré qu’un côté. Le sort de beaucoup d’hommes est de vivreainsi à demi submergés. Dans une situation calme et plate,Thénardier avait tout ce qu’il fallait pour faire – nous ne disonspas pour être – ce qu’on est convenu d’appeler un honnêtecommerçant, un bon bourgeois. En même temps, certainescirconstances étant données, certaines secousses venant à souleversa nature de dessous, il avait tout ce qu’il fallait pour être unscélérat. C’était un boutiquier dans lequel il y avait du monstre.Satan devait par moments s’accroupir dans quelque coin du bouge oùvivait Thénardier et rêver devant ce chef-d’œuvre hideux.

Après une hésitation d’un instant :

– Bah ! pensa-t-il, ils auraient letemps d’échapper !

Et il continua son chemin, allant devant luirapidement, et presque d’un air de certitude, avec la sagacité durenard flairant une compagnie de perdrix.

En effet, quand il eut dépassé les étangs ettraversé obliquement la grande clairière qui est à droite del’avenue de Bellevue, comme il arrivait à cette allée de gazon quifait presque le tour de la colline et qui recouvre la voûte del’ancien canal des eaux de l’abbaye de Chelles, il aperçutau-dessus d’une broussaille un chapeau sur lequel il avait déjàéchafaudé bien des conjectures. C’était le chapeau de l’homme. Labroussaille était basse. Le Thénardier reconnut que l’homme etCosette étaient assis là. On ne voyait pas l’enfant à cause de sapetitesse, mais on apercevait la tête de la poupée.

Le Thénardier ne se trompait pas. L’hommes’était assis là pour laisser un peu reposer Cosette. Le gargotiertourna la broussaille et apparut brusquement aux regards de ceuxqu’il cherchait.

– Pardon excuse, monsieur, dit-il toutessoufflé, mais voici vos quinze cents francs.

En parlant ainsi, il tendait à l’étranger lestrois billets de banque.

L’homme leva les yeux.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

Le Thénardier réponditrespectueusement :

– Monsieur, cela signifie que je reprendsCosette.

Cosette frissonna et se serra contre lebonhomme.

Lui, il répondit en regardant le Thénardierdans le fond des yeux et en espaçant toutes les syllabes.

– Vous re-pre-nez Cosette ?

– Oui, monsieur, je la reprends. Je vaisvous dire. J’ai réfléchi. Au fait, je n’ai pas le droit de vous ladonner. Je suis un honnête homme, voyez-vous. Cette petite n’estpas à moi, elle est à sa mère. C’est sa mère qui me l’a confiée, jene puis la remettre qu’à sa mère. Vous me direz : Mais lamère est morte. Bon. En ce cas je ne puis rendre l’enfant qu’àune personne qui m’apporterait un écrit signé de la mère comme quoije dois remettre l’enfant à cette personne-là. Cela est clair.

L’homme, sans répondre, fouilla dans sa pocheet le Thénardier vit reparaître le portefeuille aux billets debanque.

Le gargotier eut un frémissement de joie.

– Bon ! pensa-t-il, tenons-nous. Ilva me corrompre !

Avant d’ouvrir le portefeuille, le voyageurjeta un coup d’œil autour de lui. Le lieu était absolument désert.Il n’y avait pas une âme dans le bois ni dans la vallée. L’hommeouvrit le portefeuille et en tira, non la poignée de billets debanque qu’attendait Thénardier, mais un simple petit papier qu’ildéveloppa et présenta tout ouvert à l’aubergiste endisant :

– Vous avez raison. Lisez.

Le Thénardier prit le papier, etlut :

« Montreuil-sur-Mer, le 25 mars 1823

« Monsieur Thénardier,

« Vous remettrez Cosette à la personne.On vous payera toutes les petites choses.

« J’ai l’honneur de vous saluer avecconsidération.

« Fantine[69]. »

– Vous connaissez cette signature ?reprit l’homme.

C’était bien la signature de Fantine. LeThénardier la reconnut.

Il n’y avait rien à répliquer. Il sentit deuxviolents dépits, le dépit de renoncer à la corruption qu’ilespérait, et le dépit d’être battu. L’homme ajouta :

– Vous pouvez garder ce papier pour votredécharge.

Le Thénardier se replia en bon ordre.

– Cette signature est assez bien imitée,grommela-t-il entre ses dents. Enfin, soit !

Puis il essaya un effort désespéré.

– Monsieur, dit-il, c’est bon. Puisquevous êtes la personne. Mais il faut me payer « toutes lespetites choses ». On me doit gros.

L’homme se dressa debout, et dit enépoussetant avec des chiquenaudes sa manche râpée où il y avait dela poussière.

– Monsieur Thénardier, en janvier la mèrecomptait qu’elle vous devait cent vingt francs ; vous lui avezenvoyé en février un mémoire de cinq cents francs ; vous avezreçu trois cents francs fin février et trois cents francs aucommencement de mars. Il s’est écoulé depuis lors neuf mois àquinze francs, prix convenu, cela fait cent trente-cinq francs.Vous aviez reçu cent francs de trop. Reste trente-cinq francs qu’onvous doit. Je viens de vous donner quinze cents francs.

Le Thénardier éprouva ce qu’éprouve le loup aumoment où il se sent mordu et saisi par la mâchoire d’acier dupiège.

– Quel est ce diable d’homme ?pensa-t-il.

Il fit ce que fait le loup. Il donna unesecousse. L’audace lui avait déjà réussi une fois.

– Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom,dit-il résolument et mettant cette fois les façons respectueuses decôté, je reprendrai Cosette ou vous me donnerez mille écus.

L’étranger dit tranquillement.

– Viens, Cosette.

Il prit Cosette de la main gauche, et de ladroite il ramassa son bâton qui était à terre.

Le Thénardier remarqua l’énormité de la triqueet la solitude du lieu.

L’homme s’enfonça dans le bois avec l’enfant,laissant le gargotier immobile et interdit.

Pendant qu’ils s’éloignaient, le Thénardierconsidérait ses larges épaules un peu voûtées et ses grospoings.

Puis ses yeux, revenant à lui-même,retombaient sur ses bras chétifs et sur ses mains maigres. – Ilfaut que je sois vraiment bien bête, pensait-il, de n’avoir paspris mon fusil, puisque j’allais à la chasse !

Cependant l’aubergiste ne lâcha pas prise.

– Je veux savoir où il ira, dit-il.

Et il se mit à les suivre à distance. Il luirestait deux choses dans les mains, une ironie, le chiffon depapier signé Fantine, et une consolation, les quinze centsfrancs.

L’homme emmenait Cosette dans la direction deLivry et de Bondy. Il marchait lentement, la tête baissée, dans uneattitude de réflexion et de tristesse. L’hiver avait fait le bois àclaire-voie, si bien que le Thénardier ne les perdait pas de vue,tout en restant assez loin. De temps en temps l’homme se retournaitet regardait si on ne le suivait pas. Tout à coup il aperçutThénardier. Il entra brusquement avec Cosette dans un taillis oùils pouvaient tous deux disparaître.

– Diantre ! dit le Thénardier.

Et il doubla le pas.

L’épaisseur du fourré l’avait forcé de serapprocher d’eux. Quand l’homme fut au plus épais, il se retourna.Thénardier eut beau se cacher dans les branches ; il ne putfaire que l’homme ne le vît pas. L’homme lui jeta un coup d’œilinquiet, puis hocha la tête et reprit sa route. L’aubergiste seremit à le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. Tout àcoup l’homme se retourna encore. Il aperçut l’aubergiste. Cettefois il le regarda d’un air si sombre que le Thénardier jugea« inutile » d’aller plus loin. Thénardier rebroussachemin.

Chapitre XI – Le numéro 9430 reparaît etCosette le gagne à la loterie

Jean Valjean n’était pas mort[70].

En tombant à la mer, ou plutôt en s’y jetant,il était, comme on l’a vu, sans fers. Il nagea entre deux eauxjusque sous un navire au mouillage, auquel était amarrée uneembarcation. Il trouva moyen de se cacher dans cette embarcationjusqu’au soir. À la nuit, il se jeta de nouveau à la nage, etatteignit la côte à peu de distance du cap Brun. Là, comme cen’était pas l’argent qui lui manquait, il put se procurer desvêtements. Une guinguette aux environs de Balaguier était alors levestiaire des forçats évadés, spécialité lucrative. Puis, JeanValjean, comme tous ces tristes fugitifs qui tâchent de dépister leguet de la loi et la fatalité sociale, suivit un itinéraire obscuret ondulant. Il trouva un premier asile aux Pradeaux, prèsBeausset. Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, prèsBriançon, dans les Hautes-Alpes. Fuite tâtonnante et inquiète,chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. On a pu,plus tard, retrouver quelque trace de son passage dans l’Ain sur leterritoire de Civrieux, dans les Pyrénées, à Accons au lieu dit laGrange-de-Doumecq, près du hameau de Chavailles, et dans lesenvirons de Périgueux, à Brunies, canton de la Chapelle-Gonaguet.Il gagna Paris. On vient de le voir à Montfermeil.

Son premier soin, en arrivant à Paris, avaitété d’acheter des habits de deuil pour une petite fille de sept àhuit ans, puis de se procurer un logement. Cela fait, il s’étaitrendu à Montfermeil.

On se souvient que déjà, lors de sa précédenteévasion, il y avait fait, ou dans les environs, un voyagemystérieux dont la justice avait eu quelque lueur.

Du reste on le croyait mort, et celaépaississait l’obscurité qui s’était faite sur lui. À Paris, il luitomba sous la main un des journaux qui enregistraient le fait. Ilse sentit rassuré et presque en paix comme s’il était réellementmort.

Le soir même du jour où Jean Valjean avaittiré Cosette des griffes des Thénardier, il rentrait dans Paris. Ily rentrait à la nuit tombante, avec l’enfant, par la barrière deMonceaux. Là il monta dans un cabriolet qui le conduisit àl’esplanade de l’Observatoire. Il y descendit, paya le cocher, pritCosette par la main, et tous deux, dans la nuit noire, par les ruesdésertes qui avoisinent l’Ourcine et la Glacière, se dirigèrentvers le boulevard de l’Hôpital.

La journée avait été étrange et remplied’émotions pour Cosette ; on avait mangé derrière des haies dupain et du fromage achetés dans des gargotes isolées, on avaitsouvent changé de voiture, on avait fait des bouts de chemin àpied, elle ne se plaignait pas, mais elle était fatiguée, et JeanValjean s’en aperçut à sa main qu’elle tirait davantage enmarchant. Il la prit sur son dos ; Cosette, sans lâcherCatherine, posa sa tête sur l’épaule de Jean Valjean, et s’yendormit.

Livre quatrième – La masure Gorbeau

Chapitre I – Maître Gorbeau

Il y a quarante ans, le promeneursolitaire[71] qui s’aventurait dans les pays perdusde la Salpêtrière, et qui montait par le boulevard jusque vers labarrière d’Italie, arrivait à des endroits où l’on eût pu dire queParis disparaissait. Ce n’était pas la solitude, il y avait despassants ; ce n’était pas la campagne, il y avait des maisonset des rues ; ce n’était pas une ville, les rues avaient desornières comme les grandes routes et l’herbe y poussait ; cen’était pas un village, les maisons étaient trop hautes.Qu’était-ce donc ? C’était un lieu habité où il n’y avaitpersonne, c’était un lieu désert où il y avait quelqu’un ;c’était un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plusfarouche la nuit qu’une forêt, plus morne le jour qu’uncimetière.

C’était le vieux quartier duMarché-aux-Chevaux.

Ce promeneur, s’il se risquait au delà desquatre murs caducs de ce Marché-aux-Chevaux, s’il consentait même àdépasser la rue du Petit-Banquier, après avoir laissé à sa droiteun courtil gardé par de hautes murailles, puis un pré où sedressaient des meules de tan pareilles à des huttes de castorsgigantesques, puis un enclos encombré de bois de charpente avec destas de souches, de sciures et de copeaux en haut desquels aboyaitun gros chien, puis un long mur bas tout en ruine, avec une petiteporte noire et en deuil, chargé de mousses qui s’emplissaient defleurs au printemps, puis, au plus désert, une affreuse bâtissedécrépite sur laquelle on lisait en grosses lettres : DÉFENCED’AFFICHER, ce promeneur hasardeux atteignait l’angle de la rue desVignes-Saint-Marcel, latitudes peu connues. Là, près d’une usine etentre deux murs de jardins, on voyait en ce temps-là une masurequi, au premier coup d’œil, semblait petite comme une chaumière etqui en réalité était grande comme une cathédrale. Elle seprésentait sur la voie publique de côté, par le pignon ; de làson exiguïté apparente. Presque toute la maison était cachée. Onn’en apercevait que la porte et une fenêtre.

Cette masure n’avait qu’un étage.

En l’examinant, le détail qui frappaitd’abord, c’est que cette porte n’avait jamais pu être que la ported’un bouge, tandis que cette croisée, si elle eût été coupée dansla pierre de taille au lieu de l’être dans le moellon, aurait puêtre la croisée d’un hôtel.

La porte n’était autre chose qu’un assemblagede planches vermoulues grossièrement reliées par des traversespareilles à des bûches mal équarries. Elle s’ouvrait immédiatementsur un roide escalier à hautes marches, boueux, plâtreux, poudreux,de la même largeur qu’elle, qu’on voyait de la rue monter droitcomme une échelle et disparaître dans l’ombre entre deux murs. Lehaut de la baie informe que battait cette porte était masqué d’unevolige étroite au milieu de laquelle on avait scié un jourtriangulaire, tout ensemble lucarne et vasistas quand la porteétait fermée. Sur le dedans de la porte un pinceau trempé dansl’encre avait tracé en deux coups de poing le chiffre 52, etau-dessus de la volige le même pinceau avait barbouillé le numéro50 ; de sorte qu’on hésitait. Où est-on ? Le dessus de laporte dit : au numéro 50 ; le dedans réplique : non,au numéro 52[72]. On ne sait quels chiffons couleurde poussière pendaient comme des draperies au vasistastriangulaire.

La fenêtre était large, suffisamment élevée,garnie de persiennes et de châssis à grands carreaux ;seulement ces grands carreaux avaient des blessures variées, à lafois cachées et trahies par un ingénieux bandage en papier, et lespersiennes, disloquées et descellées, menaçaient plutôt lespassants qu’elles ne gardaient les habitants. Les abat-jourhorizontaux y manquaient çà et là et étaient naïvement remplacéspar des planches clouées perpendiculairement ; si bien que lachose commençait en persienne et finissait en volet.

Cette porte qui avait l’air immonde et cettefenêtre qui avait l’air honnête, quoique délabrée, ainsi vues surla même maison, faisaient l’effet de deux mendiants dépareillés quiiraient ensemble et marcheraient côte à côte avec deux minesdifférentes sous les mêmes haillons, l’un ayant toujours été ungueux, l’autre ayant été un gentilhomme.

L’escalier menait à un corps de bâtiment trèsvaste qui ressemblait à un hangar dont on aurait fait une maison.Ce bâtiment avait pour tube intestinal un long corridor sur lequels’ouvraient, à droite et à gauche, des espèces de compartiments dedimensions variées, à la rigueur logeables et plutôt semblables àdes échoppes qu’à des cellules. Ces chambres prenaient jour sur desterrains vagues des environs. Tout cela était obscur, fâcheux,blafard, mélancolique, sépulcral ; traversé, selon que lesfentes étaient dans le toit ou dans la porte, par des rayons froidsou par des bises glacées. Une particularité intéressante etpittoresque de ce genre d’habitation, c’est l’énormité desaraignées.

À gauche de la porte d’entrée, sur leboulevard, à hauteur d’homme, une lucarne qu’on avait murée faisaitune niche carrée pleine de pierres que les enfants y jetaient enpassant.

Une partie de ce bâtiment a été dernièrementdémolie. Ce qui en reste aujourd’hui peut encore faire juger de cequ’il a été. Le tout, dans son ensemble, n’a guère plus d’unecentaine d’années. Cent ans, c’est la jeunesse d’une église et lavieillesse d’une maison. Il semble que le logis de l’hommeparticipe de sa brièveté et le logis de Dieu de son éternité.

Les facteurs de la poste appelaient cettemasure le numéro 50-52 ; mais elle était connue dans lequartier sous le nom de maison Gorbeau.

Disons d’où lui venait cette appellation.

Les collecteurs de petits faits, qui se fontdes herbiers d’anecdotes et qui piquent dans leur mémoire les datesfugaces avec une épingle, savent qu’il y avait à Paris, au siècledernier, vers 1770, deux procureurs au Châtelet, appelés, l’unCorbeau, l’autre Renard. Deux noms prévus par La Fontaine.L’occasion était trop belle pour que la basoche n’en fît pointgorge chaude. Tout de suite la parodie courut, en vers quelque peuboiteux, les galeries du Palais :

Maître Corbeau, sur un dossier perché,

Tenait dans son bec une saisie exécutoire ;

Maître Renard, par l’odeur alléché,

Lui fit à peu près cette histoire :

Hé bonjour ! etc.

Les deux honnêtes praticiens, gênés par lesquolibets et contrariés dans leur port de tête par les éclats derire qui les suivaient, résolurent de se débarrasser de leurs nomset prirent le parti de s’adresser au roi. La requête fut présentéeà Louis XV le jour même où le nonce du pape, d’un côté, et lecardinal de La Roche-Aymon, de l’autre, dévotement agenouillés tousles deux, chaussèrent, en présence de sa majesté, chacun d’unepantoufle les deux pieds nus de madame Du Barry sortant du lit. Leroi, qui riait, continua de rire, passa gaîment des deux évêquesaux deux procureurs, et fit à ces robins grâce de leurs noms, ou àpeu près. Il fut permis, de par le roi, à maître Corbeau d’ajouterune queue à son initiale et de se nommer Gorbeau ; maîtreRenard fut moins heureux, il ne put obtenir que de mettre un Pdevant son R et de s’appeler Prenard ; si bien que le deuxièmenom n’était guère moins ressemblant que le premier.

Or, selon la tradition locale, ce maîtreGorbeau avait été propriétaire de la bâtisse numérotée 50-52boulevard de l’Hôpital. Il était même l’auteur de la fenêtremonumentale.

De là à cette masure le nom de maisonGorbeau.

Vis-à-vis le numéro 50-52 se dresse, parmi lesplantations du boulevard, un grand orme aux trois quartsmort ; presque en face s’ouvre la rue de la barrière desGobelins, rue alors sans maisons, non pavée, plantée d’arbres malvenus, verte ou fangeuse selon la saison, qui allait aboutircarrément au mur d’enceinte de Paris. Une odeur de couperose sortpar bouffées des toits d’une fabrique voisine.

La barrière était tout près. En 1823, le murd’enceinte existait encore.

Cette barrière elle-même jetait dans l’espritdes figures funestes. C’était le chemin de Bicêtre. C’est par làque, sous l’Empire et la Restauration, rentraient à Paris lescondamnés à mort le jour de leur exécution. C’est là que fut commisvers 1829 ce mystérieux assassinat dit « de la barrière deFontainebleau » dont la justice n’a pu découvrir les auteurs,problème funèbre qui n’a pas été éclairci, énigme effroyable quin’a pas été ouverte. Faites quelques pas, vous trouvez cette fatalerue Croulebarbe où Ulbach[73]poignarda la chevrière d’Ivry au bruit du tonnerre, comme dans unmélodrame. Quelques pas encore, et vous arrivez aux abominablesormes étêtés de la barrière Saint-Jacques, cet expédient desphilanthropes cachant l’échafaud, cette mesquine et honteuse placede Grève d’une société boutiquière et bourgeoise, qui a reculédevant la peine de mort, n’osant ni l’abolir avec grandeur, ni lamaintenir avec autorité.

Il y a trente-sept ans, en laissant à partcette place Saint-Jacques qui était comme prédestinée et qui atoujours été horrible, le point le plus morne peut-être de tout cemorne boulevard était l’endroit, si peu attrayant encoreaujourd’hui, où l’on rencontrait la masure 50-52.

Les maisons bourgeoises n’ont commencé àpoindre là que vingt-cinq ans plus tard. Le lieu était morose. Auxidées funèbres qui vous y saisissaient, on se sentait entre laSalpêtrière dont on entrevoyait le dôme et Bicêtre[74] dont on touchait la barrière ;c’est-à-dire entre la folie de la femme et la folie de l’homme. Siloin que la vue pût s’étendre, on n’apercevait que les abattoirs,le mur d’enceinte et quelques rares façades d’usines, pareilles àdes casernes ou à des monastères ; partout des baraques et desplâtras, de vieux murs noirs comme des linceuls, des murs neufsblancs comme des suaires ; partout des rangées d’arbresparallèles, des bâtisses tirées au cordeau, des constructionsplates, de longues lignes froides, et la tristesse lugubre desangles droits. Pas un accident de terrain, pas un capriced’architecture, pas un pli. C’était un ensemble glacial, régulier,hideux. Rien ne serre le cœur comme la symétrie. C’est que lasymétrie, c’est l’ennui, et l’ennui est le fond même du deuil. Ledésespoir bâille. On peut rêver quelque chose de plus terriblequ’un enfer où l’on souffre, c’est un enfer où l’on s’ennuierait.Si cet enfer existait, ce morceau du boulevard de l’Hôpital en eûtpu être l’avenue.

Cependant, à la nuit tombante, au moment où laclarté s’en va, l’hiver surtout, à l’heure où la bise crépusculairearrache aux ormes leurs dernières feuilles rousses, quand l’ombreest profonde et sans étoiles, ou quand la lune et le vent font destrous dans les nuages, ce boulevard devenait tout à coup effrayant.Les lignes droites s’enfonçaient et se perdaient dans les ténèbrescomme des tronçons de l’infini. Le passant ne pouvait s’empêcher desonger aux innombrables traditions patibulaires du lieu. Lasolitude de cet endroit où il s’était commis tant de crimes avaitquelque chose d’affreux. On croyait pressentir des pièges danscette obscurité, toutes les formes confuses de l’ombre paraissaientsuspectes, et les longs creux carrés qu’on apercevait entre chaquearbre semblaient des fosses. Le jour, c’était laid ; le soir,c’était lugubre ; la nuit, c’était sinistre.

L’été, au crépuscule, on voyait çà et làquelques vieilles femmes, assises au pied des ormes sur des bancsmoisis par les pluies. Ces bonnes vieilles mendiaientvolontiers.

Du reste ce quartier, qui avait plutôt l’airsuranné qu’antique, tendait dès lors à se transformer. Dès cetteépoque, qui voulait le voir devait se hâter. Chaque jour quelquedétail de cet ensemble s’en allait. Aujourd’hui, et depuis vingtans, l’embarcadère du chemin de fer d’Orléans est là, à côté duvieux faubourg, et le travaille. Partout où l’on place, sur lalisière d’une capitale, l’embarcadère d’un chemin de fer, c’est lamort d’un faubourg et la naissance d’une ville. Il semble qu’autourde ces grands centres du mouvement des peuples, au roulement de cespuissantes machines, au souffle de ces monstrueux chevaux de lacivilisation qui mangent du charbon et vomissent du feu, la terrepleine de germes tremble et s’ouvre pour engloutir les anciennesdemeures des hommes et laisser sortir les nouvelles. Les vieillesmaisons croulent, les maisons neuves montent.

Depuis que la gare du railway d’Orléans aenvahi les terrains de la Salpêtrière, les antiques rues étroitesqui avoisinent les fossés Saint-Victor et le Jardin des Plantess’ébranlent, violemment traversées trois ou quatre fois chaque jourpar ces courants de diligences, de fiacres et d’omnibus qui, dansun temps donné, refoulent les maisons à droite et à gauche ;car il y a des choses bizarres à énoncer qui sont rigoureusementexactes, et de même qu’il est vrai de dire que dans les grandesvilles le soleil fait végéter et croître les façades des maisons aumidi, il est certain que le passage fréquent des voitures élargitles rues. Les symptômes d’une vie nouvelle sont évidents. Dans cevieux quartier provincial, aux recoins les plus sauvages, le pavése montre, les trottoirs commencent à ramper et à s’allonger, mêmelà où il n’y a pas encore de passants. Un matin, matin mémorable,en juillet 1845, on y vit tout à coup fumer les marmites noires dubitume ; ce jour-là on put dire que la civilisation étaitarrivée rue de Lourcine et que Paris était entré dans le faubourgSaint-Marceau[75].

Chapitre II – Nid pour hibou etfauvette

Ce fut devant cette masure Gorbeau que JeanValjean s’arrêta. Comme les oiseaux fauves, il avait choisi le lieule plus désert pour y faire son nid.

Il fouilla dans son gilet, y prit une sorte depasse-partout, ouvrit la porte, entra, puis la referma avec soin,et monta l’escalier, portant toujours Cosette.

Au haut de l’escalier, il tira de sa poche uneautre clef avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre oùil entra et qu’il referma sur-le-champ était une espèce de galetasassez spacieux meublé d’un matelas posé à terre, d’une table et dequelques chaises. Un poêle allumé et dont on voyait la braise étaitdans un coin. Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cetintérieur pauvre. Au fond il y avait un cabinet avec un lit desangle. Jean Valjean porta l’enfant sur ce lit et l’y déposa sansqu’elle s’éveillât.

Il battit le briquet, et alluma unechandelle ; tout cela était préparé d’avance sur latable ; et, comme il l’avait fait la veille, il se mit àconsidérer Cosette d’un regard plein d’extase où l’expression de labonté et de l’attendrissement allait presque jusqu’à l’égarement.La petite fille, avec cette confiance tranquille qui n’appartientqu’à l’extrême force et qu’à l’extrême faiblesse, s’était endormiesans savoir avec qui elle était, et continuait de dormir sanssavoir où elle était.

Jean Valjean se courba et baisa la main decette enfant.

Neuf mois auparavant il baisait la main de lamère qui, elle aussi, venait de s’endormir.

Le même sentiment douloureux, religieux,poignant, lui remplissait le cœur.

Il s’agenouilla près du lit de Cosette.

Il faisait grand jour que l’enfant dormaitencore. Un rayon pâle du soleil de décembre traversait la croiséedu galetas et traînait sur le plafond de longs filandres d’ombre etde lumière. Tout à coup une charrette de carrier, lourdementchargée, qui passait sur la chaussée du boulevard, ébranla labaraque comme un roulement d’orage et la fit trembler du haut enbas.

– Oui, madame ! cria Cosetteréveillée en sursaut, voilà ! voilà !

Et elle se jeta à bas du lit, les paupièresencore à demi fermées par la pesanteur du sommeil, étendant le brasvers l’angle du mur.

– Ah ! mon Dieu ! monbalai ! dit-elle.

Elle ouvrit tout à fait les yeux, et vit levisage souriant de Jean Valjean.

– Ah ! tiens, c’est vrai ! ditl’enfant. Bonjour, monsieur.

Les enfants acceptent tout de suite etfamilièrement la joie et le bonheur, étant eux-mêmes naturellementbonheur et joie.

Cosette aperçut Catherine au pied de son lit,et s’en empara, et, tout en jouant, elle faisait cent questions àJean Valjean. – Où elle était ? Si c’était grand, Paris ?Si madame Thénardier était bien loin ? Si elle ne reviendraitpas ? etc., etc. Tout à coup elle s’écria : – Comme c’estjoli ici !

C’était un affreux taudis ; mais elle sesentait libre.

– Faut-il que je balaye ?reprit-elle enfin.

– Joue, dit Jean Valjean.

La journée se passa ainsi. Cosette, sanss’inquiéter de rien comprendre, était inexprimablement heureuseentre cette poupée et ce bonhomme.

Chapitre III – Deux malheurs mêlés fontdu bonheur

Le lendemain au point du jour, Jean Valjeanétait encore près du lit de Cosette. Il attendit là, immobile, etil la regarda se réveiller.

Quelque chose de nouveau lui entrait dansl’âme.

Jean Valjean n’avait jamais rien aimé. Depuisvingt-cinq ans il était seul au monde. Il n’avait jamais été père,amant, mari, ami. Au bagne il était mauvais, sombre, chaste,ignorant et farouche. Le cœur de ce vieux forçat était plein devirginités. Sa sœur et les enfants de sa sœur ne lui avaient laisséqu’un souvenir vague et lointain qui avait fini par s’évanouirpresque entièrement. Il avait fait tous ses efforts pour lesretrouver, et, n’ayant pu les retrouver, il les avait oubliés. Lanature humaine est ainsi faite. Les autres émotions tendres de sajeunesse, s’il en avait, étaient tombées dans un abîme.

Quand il vit Cosette, quand il l’eut prise,emportée et délivrée, il sentit se remuer ses entrailles. Tout cequ’il y avait de passionné et d’affectueux en lui s’éveilla et seprécipita vers cet enfant. Il allait près du lit où elle dormait,et il y tremblait de joie ; il éprouvait desépreintes[76] comme une mère et il ne savait ce quec’était ; car c’est une chose bien obscure et bien douce quece grand et étrange mouvement d’un cœur qui se met à aimer.

Pauvre vieux cœur tout neuf !

Seulement, comme il avait cinquante-cinq anset que Cosette en avait huit, tout ce qu’il aurait pu avoir d’amourdans toute sa vie se fondit en une sorte de lueur ineffable.

C’était la deuxième apparition blanche qu’ilrencontrait. L’évêque avait fait lever à son horizon l’aube de lavertu ; Cosette y faisait lever l’aube de l’amour.

Les premiers jours s’écoulèrent dans cetéblouissement.

De son côté, Cosette, elle aussi, devenaitautre, à son insu, pauvre petit être ! Elle était si petitequand sa mère l’avait quittée qu’elle ne s’en souvenait plus. Commetous les enfants, pareils aux jeunes pousses de la vigne quis’accrochent à tout, elle avait essayé d’aimer. Elle n’y avait puréussir. Tous l’avaient repoussée, les Thénardier, leurs enfants,d’autres enfants. Elle avait aimé le chien, qui était mort. Aprèsquoi, rien n’avait voulu d’elle, ni personne. Chose lugubre à dire,et que nous avons déjà indiquée, à huit ans elle avait le cœurfroid. Ce n’était pas sa faute, ce n’était point la faculté d’aimerqui lui manquait ; hélas ! c’était la possibilité. Aussi,dès le premier jour, tout ce qui sentait et songeait en elle se mità aimer ce bonhomme. Elle éprouvait ce qu’elle n’avait jamaisressenti, une sensation d’épanouissement.

Le bonhomme ne lui faisait même plus l’effetd’être vieux, ni d’être pauvre. Elle trouvait Jean Valjean beau, demême qu’elle trouvait le taudis joli.

Ce sont là des effets d’aurore, d’enfance, dejeunesse, de joie. La nouveauté de la terre et de la vie y est pourquelque chose. Rien n’est charmant comme le reflet colorant dubonheur sur le grenier. Nous avons tous ainsi dans notre passé ungaletas bleu.

La nature, cinquante ans d’intervalle, avaientmis une séparation profonde entre Jean Valjean et Cosette ;cette séparation, la destinée la combla. La destinée unitbrusquement et fiança avec son irrésistible puissance ces deuxexistences déracinées, différentes par l’âge, semblables par ledeuil. L’une en effet complétait l’autre. L’instinct de Cosettecherchait un père comme l’instinct de Jean Valjean cherchait unenfant. Se rencontrer, ce fut se trouver. Au moment mystérieux oùleurs deux mains se touchèrent, elles se soudèrent. Quand ces deuxâmes s’aperçurent, elles se reconnurent comme étant le besoin l’unede l’autre et s’embrassèrent étroitement.

En prenant les mots dans leur sens le pluscompréhensif et le plus absolu, on pourrait dire que, séparés detout par des murs de tombe, Jean Valjean était le Veuf commeCosette était l’Orpheline. Cette situation fit que Jean Valjeandevint d’une façon céleste le père de Cosette.

Et, en vérité, l’impression mystérieuseproduite à Cosette, au fond du bois de Chelles, par la main de JeanValjean saisissant la sienne dans l’obscurité, n’était pas uneillusion, mais une réalité. L’entrée de cet homme dans la destinéede cet enfant avait été l’arrivée de Dieu.

Du reste, Jean Valjean avait bien choisi sonasile. Il était là dans une sécurité qui pouvait semblerentière.

La chambre à cabinet qu’il occupait avecCosette était celle dont la fenêtre donnait sur le boulevard. Cettefenêtre étant unique dans la maison, aucun regard de voisin n’étaità craindre, pas plus de côté qu’en face.

Le rez-de-chaussée du numéro 50-52, espèced’appentis délabré, servait de remise à des maraîchers, et n’avaitaucune communication avec le premier. Il en était séparé par leplancher qui n’avait ni trappe ni escalier et qui était comme lediaphragme de la masure. Le premier étage contenait, comme nousl’avons dit, plusieurs chambres et quelques greniers, dont unseulement était occupé par une vieille femme qui faisait le ménagede Jean Valjean. Tout le reste était inhabité.

C’était cette vieille femme, ornée du nom deprincipale locataire et en réalité chargée des fonctions deportière, qui lui avait loué ce logis dans la journée de Noël. Ils’était donné à elle pour un rentier ruiné par les bons d’Espagne,qui allait venir demeurer là avec sa petite-fille. Il avait payésix mois d’avance et chargé la vieille de meubler la chambre et lecabinet comme on a vu. C’était cette bonne femme qui avait alluméle poêle et tout préparé le soir de leur arrivée.

Les semaines se succédèrent. Ces deux êtresmenaient dans ce taudis misérable une existence heureuse.

Dès l’aube Cosette riait, jasait, chantait.Les enfants ont leur chant du matin comme les oiseaux.

Il arrivait quelquefois que Jean Valjean luiprenait sa petite main rouge et crevassée d’engelures et labaisait. La pauvre enfant, accoutumée à être battue, ne savait ceque cela voulait dire, et s’en allait toute honteuse.

Par moments elle devenait sérieuse et elleconsidérait sa petite robe noire. Cosette n’était plus enguenilles, elle était en deuil. Elle sortait de la misère et elleentrait dans la vie.

Jean Valjean s’était mis à lui enseigner àlire. Parfois, tout en faisant épeler l’enfant, il songeait quec’était avec l’idée de faire le mal qu’il avait appris à lire aubagne. Cette idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. Alorsle vieux galérien souriait du sourire pensif des anges.

Il sentait là une préméditation d’en haut, unevolonté de quelqu’un qui n’est pas l’homme, et il se perdait dansla rêverie. Les bonnes pensées ont leurs abîmes comme lesmauvaises.

Apprendre à lire à Cosette, et la laisserjouer, c’était à peu près là toute la vie de Jean Valjean. Et puisil lui parlait de sa mère et il la faisait prier.

Elle l’appelait : père, et nelui savait pas d’autre nom.

Il passait des heures à la contempler,habillant et déshabillant sa poupée, et à l’écouter gazouiller. Lavie lui paraissait désormais pleine d’intérêt, les hommes luisemblaient bons et justes, il ne reprochait dans sa pensée plusrien à personne, il n’apercevait aucune raison de ne pas vieillirtrès vieux maintenant que cette enfant l’aimait. Il se voyait toutun avenir éclairé par Cosette comme par une charmante lumière. Lesmeilleurs ne sont pas exempts d’une pensée égoïste. Par moments ilsongeait avec une sorte de joie qu’elle serait laide.

Ceci n’est qu’une opinion personnelle ;mais pour dire notre pensée tout entière, au point où en était JeanValjean quand il se mit à aimer Cosette, il ne nous est pas prouvéqu’il n’ait pas eu besoin de ce ravitaillement pour persévérer dansle bien. Il venait de voir sous de nouveaux aspects la méchancetédes hommes et la misère de la société, aspects incomplets et qui nemontraient fatalement qu’un côté du vrai, le sort de la femmerésumé dans Fantine, l’autorité publique personnifiée dansJavert ; il était retourné au bagne, cette fois pour avoirbien fait ; de nouvelles amertumes l’avaient abreuvé ; ledégoût et la lassitude le reprenaient ; le souvenir même del’évêque touchait peut-être à quelque moment d’éclipse, sauf àreparaître plus tard lumineux et triomphant ; mais enfin cesouvenir sacré s’affaiblissait. Qui sait si Jean Valjean n’étaitpas à la veille de se décourager et de retomber ? Il aima, etil redevint fort. Hélas ! il n’était guère moins chancelantque Cosette. Il la protégea et elle l’affermit. Grâce à lui, elleput marcher dans la vie ; grâce à elle, il put continuer dansla vertu. Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut sonpoint d’appui. Ô mystère insondable et divin des équilibres de ladestinée !

Chapitre IV – Les remarques de laprincipale locataire

Jean Valjean avait la prudence de ne sortirjamais le jour. Tous les soirs, au crépuscule, il se promenait uneheure ou deux, quelquefois seul, souvent avec Cosette, cherchantles contre-allées du boulevard les plus solitaires, ou entrant dansles églises à la tombée de la nuit. Il allait volontiers àSaint-Médard qui est l’église la plus proche. Quand il n’emmenaitpas Cosette, elle restait avec la vieille femme ; mais c’étaitla joie de l’enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait uneheure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Ilmarchait en la tenant par la main et en lui disant des chosesdouces.

Il se trouva que Cosette était très gaie.

La vieille faisait le ménage et la cuisine etallait aux provisions.

Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peude feu, mais comme des gens très gênés. Jean Valjean n’avait rienchangé au mobilier du premier jour ; seulement il avait faitremplacer par une porte pleine la porte vitrée du cabinet deCosette.

Il avait toujours sa redingote jaune, saculotte noire et son vieux chapeau. Dans la rue on le prenait pourun pauvre. Il arrivait quelquefois que des bonnes femmes seretournaient et lui donnaient un sou. Jean Valjean recevait le souet saluait profondément. Il arrivait aussi parfois qu’ilrencontrait quelque misérable demandant la charité, alors ilregardait derrière lui si personne ne le voyait, s’approchaitfurtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce demonnaie, souvent une pièce d’argent, et s’éloignait rapidement.Cela avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans lequartier sous le nom du mendiant qui fait l’aumône.

La vieille principale locataire,créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain del’attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sansqu’il s’en doutât. Elle était un peu sourde, ce qui la rendaitbavarde. Il lui restait de son passé deux dents, l’une en haut,l’autre en bas, qu’elle cognait toujours l’une contre l’autre. Elleavait fait des questions à Cosette qui, ne sachant rien, n’avait purien dire, sinon qu’elle venait de Montfermeil. Un matin, cetteguetteuse aperçut Jean Valjean qui entrait, d’un air qui sembla àla commère particulier, dans un des compartiments inhabités de lamasure. Elle le suivit du pas d’une vieille chatte, et putl’observer, sans en être vue, par la fente de la porte qui étaittout contre. Jean Valjean, pour plus de précaution sans doute,tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sapoche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit àdécoudre la doublure d’un pan de sa redingote et il tira del’ouverture un morceau de papier jaunâtre qu’il déplia. La vieillereconnut avec épouvante que c’était un billet de mille francs.C’était le second ou le troisième qu’elle voyait depuis qu’elleétait au monde. Elle s’enfuit très effrayée.

Un moment après, Jean Valjean l’aborda et lapria d’aller lui changer ce billet de mille francs, ajoutant quec’était le semestre de sa rente qu’il avait touché la veille. –Où ? pensa la vieille. Il n’est sorti qu’à six heures du soir,et la caisse du gouvernement n’est certainement pas ouverte à cetteheure-là. La vieille alla changer le billet et fit ses conjectures.Ce billet de mille francs, commenté et multiplié, produisit unefoule de conversations effarées parmi les commères de la rue desVignes-Saint-Marcel.

Les jours suivants, il arriva que JeanValjean, en manches de veste, scia du bois dans le corridor. Lavieille était dans la chambre et faisait le ménage. Elle étaitseule, Cosette étant occupée à admirer le bois qu’on sciait, lavieille vit la redingote accrochée à un clou, et la scruta :la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpaattentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournuresdes épaisseurs de papier. D’autres billets de mille francs sansdoute !

Elle remarqua en outre qu’il y avait toutessortes de choses dans les poches, non seulement les aiguilles, lesciseaux et le fil qu’elle avait vus, mais un gros portefeuille, untrès grand couteau, et, détail suspect, plusieurs perruques decouleurs variées. Chaque poche de cette redingote avait l’aird’être une façon d’en-cas pour des événements imprévus.

Les habitants de la masure atteignirent ainsiles derniers jours de l’hiver.

Chapitre V – Une pièce de cinq francs quitombe à terre fait du bruit

Il y avait près de Saint-Médard un pauvre quis’accroupissait sur la margelle d’un puits banal condamné, etauquel Jean Valjean faisait volontiers la charité. Il ne passaitguère devant cet homme sans lui donner quelques sous. Parfois illui parlait. Les envieux de ce mendiant disaient qu’il était dela police. C’était un vieux bedeau de soixante-quinze ans quimarmottait continuellement des oraisons.

Un soir que Jean Valjean passait par là, iln’avait pas Cosette avec lui, il aperçut le mendiant à sa placeordinaire sous le réverbère qu’on venait d’allumer. Cet homme,selon son habitude, semblait prier et était tout courbé. JeanValjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône accoutumée.Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement JeanValjean, puis baissa rapidement la tête. Ce mouvement fut comme unéclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu’ilvenait d’entrevoir, à la lueur du réverbère, non le visage placideet béat du vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Ileut l’impression qu’on aurait en se trouvant tout à coup dansl’ombre face à face avec un tigre. Il recula terrifié et pétrifié,n’osant ni respirer, ni parler, ni rester, ni fuir, considérant lemendiant qui avait baissé sa tête couverte d’une loque etparaissait ne plus savoir qu’il était là. Dans ce moment étrange,un instinct, peut-être l’instinct mystérieux de la conservation,fit que Jean Valjean ne prononça pas une parole. Le mendiant avaitla même taille, les mêmes guenilles, la même apparence que tous lesjours. – Bah !… dit Jean Valjean, je suis fou ! jerêve ! impossible ! – Et il rentra profondémenttroublé.

C’est à peine s’il osait s’avouer à lui-mêmeque cette figure qu’il avait cru voir était la figure deJavert.

La nuit, en y réfléchissant, il regretta den’avoir pas questionné l’homme pour le forcer à lever la tête uneseconde fois.

Le lendemain à la nuit tombante il y retourna.Le mendiant était à sa place. – Bonjour, bonhomme, dit résolumentJean Valjean en lui donnant un sou. Le mendiant leva la tête, etrépondit d’une voix dolente : – Merci, mon bon monsieur. –C’était bien le vieux bedeau.

Jean Valjean se sentit pleinement rassuré. Ilse mit à rire. – Où diable ai-je été voir là Javert ?pensa-t-il. Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue àprésent ? – Il n’y songea plus.

Quelques jours après, il pouvait être huitheures du soir, il était dans sa chambre et il faisait épelerCosette à haute voix, il entendit ouvrir, puis refermer la porte dela masure. Cela lui parut singulier. La vieille, qui seule habitaitavec lui la maison, se couchait toujours à la nuit pour ne pointuser de chandelle. Jean Valjean fit signe à Cosette de se taire. Ilentendit qu’on montait l’escalier. À la rigueur ce pouvait être lavieille qui avait pu se trouver malade et aller chez l’apothicaire.Jean Valjean écouta. Le pas était lourd et sonnait comme le pasd’un homme ; mais la vieille portait de gros souliers et rienne ressemble au pas d’un homme comme le pas d’une vieille femme.Cependant Jean Valjean souffla sa chandelle.

Il avait envoyé Cosette au lit en lui disanttout bas : – Couche-toi bien doucement ; et, pendantqu’il la baisait au front, les pas s’étaient arrêtés. Jean Valjeandemeura en silence, immobile, le dos tourné à la porte, assis sursa chaise dont il n’avait pas bougé, retenant son souffle dansl’obscurité. Au bout d’un temps assez long, n’entendant plus rien,il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les yeuxvers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de laserrure. Cette lumière faisait une sorte d’étoile sinistre dans lenoir de la porte et du mur. Il y avait évidemment là quelqu’un quitenait une chandelle à la main, et qui écoutait.

Quelques minutes s’écoulèrent, et la lumières’en alla. Seulement il n’entendit plus aucun bruit de pas, ce quisemblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte avaitôté ses souliers.

Jean Valjean se jeta tout habillé sur son litet ne put fermer l’œil de la nuit.

Au point du jour, comme il s’assoupissait defatigue, il fut réveillé par le grincement d’une porte quis’ouvrait à quelque mansarde du fond du corridor, puis il entenditle même pas d’homme qui avait monté l’escalier la veille. Le pass’approchait. Il se jeta à bas du lit et appliqua son œil au troude sa serrure, lequel était assez grand, espérant voir au passagel’être quelconque qui s’était introduit la nuit dans la masure etqui avait écouté à sa porte. C’était un homme en effet qui passa,cette fois sans s’arrêter, devant la chambre de Jean Valjean. Lecorridor était encore trop obscur pour qu’on pût distinguer sonvisage ; mais quand l’homme arriva à l’escalier, un rayon dela lumière du dehors le fit saillir comme une silhouette, et JeanValjean le vit de dos complètement. L’homme était de haute taille,vêtu d’une redingote longue, avec un gourdin sous son bras. C’étaitl’encolure formidable de Javert.

Jean Valjean aurait pu essayer de le revoirpar sa fenêtre sur le boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cettefenêtre, il n’osa pas.

Il était évident que cet homme était entréavec une clef, et comme chez lui. Qui lui avait donné cetteclef ? qu’est-ce que cela voulait dire ?

À sept heures du matin, quand la vieille vintfaire le ménage, Jean Valjean lui jeta un coup d’œil pénétrant,mais il ne l’interrogea pas. La bonne femme était comme àl’ordinaire.

Tout en balayant, elle lui dit :

– Monsieur a peut-être entendu quelqu’unqui entrait cette nuit ?

À cet âge et sur ce boulevard, huit heures dusoir, c’est la nuit la plus noire.

– À propos, c’est vrai, répondit-il del’accent le plus naturel. Qui était-ce donc ?

– C’est un nouveau locataire, dit lavieille, qu’il y a dans la maison.

– Et qui s’appelle ?

– Je ne sais plus trop. Monsieur Dumontou Daumont. Un nom comme cela.

– Et qu’est-ce qu’il est, ce monsieurDumont.

La vieille le considéra avec ses petits yeuxde fouine, et répondit :

– Un rentier, comme vous.

Elle n’avait peut-être aucune intention. JeanValjean crut lui en démêler une.

Quant la vieille fut partie, il fit un rouleaud’une centaine de francs qu’il avait dans une armoire et le mitdans sa poche. Quelque précaution qu’il prit dans cette opérationpour qu’on ne l’entendît pas remuer de l’argent, une pièce de centsous lui échappa des mains et roula bruyamment sur le carreau.

À la brune, il descendit et regarda avecattention de tous les côtés sur le boulevard. Il n’y vit personne.Le boulevard semblait absolument désert. Il est vrai qu’on peut s’ycacher derrière les arbres.

Il remonta.

– Viens, dit-il à Cosette.

Il la prit par la main, et ils sortirent tousdeux.

Livre cinquième – À chasse noire, meutemuette

Chapitre I – Les zigzags de lastratégie

Ici, pour les pages qu’on va lire et pourd’autres encore qu’on rencontrera plus tard, une observation estnécessaire.

Voilà bien des années déjà que l’auteur de celivre, forcé, à regret, de parler de lui, est absent[77] de Paris. Depuis qu’il l’a quitté,Paris s’est transformé[78]. Uneville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte inconnue. Iln’a pas besoin de dire qu’il aime Paris ; Paris est la villenatale de son esprit. Par suite des démolitions et desreconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu’il areligieusement emporté dans sa mémoire, est à cette heure un Parisd’autrefois. Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’ilexistait encore. Il est possible que là où l’auteur va conduire leslecteurs en disant : « Dans telle rue il y a tellemaison », il n’y ait plus aujourd’hui ni maison ni rue. Leslecteurs vérifieront, s’ils veulent en prendre la peine. Quant àlui, il ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris anciendevant les yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C’est unedouceur pour lui de rêver qu’il reste derrière lui quelque chose dece qu’il voyait quand il était dans son pays, et que tout ne s’estpas évanoui. Tant qu’on va et vient dans le pays natal, ons’imagine que ces rues vous sont indifférentes, que ces fenêtres,ces toits et ces portes ne vous sont de rien, que ces murs voussont étrangers, que ces arbres sont les premiers arbres venus, queces maisons où l’on n’entre pas vous sont inutiles, que ces pavésoù l’on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n’y est plus,on s’aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits, cesfenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sontnécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons oùl’on n’entrait pas on y entrait tous les jours, et qu’on a laisséde ses entrailles, de son sang et de son cœur dans ces pavés. Tousces lieux qu’on ne voit plus, qu’on ne reverra jamais peut-être, etdont on a gardé l’image, prennent un charme douloureux, vousreviennent avec la mélancolie d’une apparition, vous font la terresainte visible, et sont, pour ainsi dire, la forme même de laFrance ; et on les aime et on les invoque tels qu’ils sont,tels qu’ils étaient, et l’on s’y obstine, et l’on n’y veut rienchanger, car on tient à la figure de la patrie comme au visage desa mère.

Qu’il nous soit donc permis de parler du passéau présent. Cela dit, nous prions le lecteur d’en tenir note, etnous continuons.

Jean Valjean avait tout de suite quitté leboulevard et s’était engagé dans les rues, faisant le plus delignes brisées qu’il pouvait, revenant quelquefois brusquement surses pas pour s’assurer qu’il n’était point suivi.

Cette manœuvre est propre au cerf traqué. Surles terrains où la trace peut s’imprimer, cette manœuvre a, entreautres avantages, celui de tromper les chasseurs et les chiens parle contre-pied. C’est ce qu’en vénerie on appelle fauxrembuchement.

C’était une nuit de pleine lune. Jean Valjeann’en fut pas fâché. La lune, encore très près de l’horizon, coupaitdans les rues de grands pans d’ombre et de lumière. Jean Valjeanpouvait se glisser le long des maisons et des murs dans le côtésombre et observer le côté clair. Il ne réfléchissait peut-être pasassez que le côté obscur lui échappait. Pourtant, dans toutes lesruelles désertes qui avoisinent la rue de Poliveau, il crut êtrecertain que personne ne venait derrière lui.

Cosette marchait sans faire de questions. Lessouffrances des six premières années de sa vie avaient introduitquelque chose de passif dans sa nature. D’ailleurs, et c’est là uneremarque sur laquelle nous aurons plus d’une occasion de revenir,elle était habituée, sans trop s’en rendre compte, aux singularitésdu bonhomme et aux bizarreries de la destinée. Et puis elle sesentait en sûreté, étant avec lui.

Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savaitoù il allait. Il se confiait à Dieu comme elle se confiait à lui.Il lui semblait qu’il tenait, lui aussi, quelqu’un de plus grandque lui par la main ; il croyait sentir un être qui le menait,invisible. Du reste il n’avait aucune idée arrêtée, aucun plan,aucun projet. Il n’était même pas absolument sûr que ce fût Javert,et puis ce pouvait être Javert sans que Javert sût que c’était luiJean Valjean. N’était-il pas déguisé ? ne le croyait-on pasmort ? Cependant depuis quelques jours il se passait deschoses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pasdavantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maisonGorbeau. Comme l’animal chassé du gîte, il cherchait un trou où secacher, en attendant qu’il en trouvât un où se loger.

Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthesvariés dans le quartier Mouffetard, déjà endormi comme s’il avaitencore la discipline du moyen-âge et le joug du couvre-feu ;il combina de diverses façons, dans des stratégies savantes, la rueCensier et la rue Copeau, la rue du Battoir-Saint-Victor et la ruedu Puits-l’Ermite. Il y a par là des logeurs, mais il n’y entraitmême pas, ne trouvant point ce qui lui convenait. Par exemple, ilne doutait pas que, si, par hasard, on avait cherché sa piste, onne l’eût perdue.

Comme onze heures sonnaient àSaint-Etienne-du-Mont, il traversait la rue de Pontoise devant lebureau du commissaire de police qui est au n° 14. Quelquesinstants après, l’instinct dont nous parlions plus haut fit qu’ilse retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à lalanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui lesuivaient d’assez près passer successivement sous cette lanternedans le côté ténébreux de la rue. L’un de ces trois hommes entradans l’allée de la maison du commissaire. Celui qui marchait entête lui parut décidément suspect.

– Viens, enfant, dit-il à Cosette, et ilse hâta de quitter la rue de Pontoise.

Il fit un circuit, tourna le passage desPatriarches qui était fermé à cause de l’heure, arpenta la rue del’Épée-de-Bois et la rue de l’Arbalète et s’enfonça dans la rue desPostes.

Il y a là un carrefour, où est aujourd’hui lecollège Rollin et où vient s’embrancher la rueNeuve-Sainte-Geneviève.

(Il va sans dire que la rueNeuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue, et qu’il ne passe pasune chaise de poste tous les dix ans rue des Postes. Cette rue desPostes était au treizième siècle habitée par des potiers et sonvrai nom est rue des Pots.)

La lune jetait une vive lumière dans cecarrefour. Jean Valjean s’embusqua sous une porte, calculant que sices hommes le suivaient encore, il ne pourrait manquer de les trèsbien voir lorsqu’ils traverseraient cette clarté.

En effet, il ne s’était pas écoulé troisminutes que les hommes parurent. Ils étaient maintenantquatre ; tous de haute taille, vêtus de longues redingotesbrunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à la main. Ilsn’étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et leursvastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. Oneût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.

Ils s’arrêtèrent au milieu du carrefour etfirent groupe, comme des gens qui se consultent. Ils avaient l’airindécis. Celui qui paraissait les conduire se tourna et désignavivement de la main droite la direction où s’était engagé JeanValjean ; un autre semblait indiquer avec une certaineobstination la direction contraire. À l’instant où le premier seretourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjeanreconnut parfaitement Javert.

Chapitre II – Il est heureux que le pontd’Austerlitz porte voitures

[79]L’incertitude cessait pour JeanValjean ; heureusement elle durait encore pour ces hommes. Ilprofita de leur hésitation ; c’était du temps perdu pour eux,gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s’était tapi,et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin desPlantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans sesbras, et la porta. Il n’y avait point un passant, et l’on n’avaitpas allumé les réverbères à cause de la lune.

Il doubla le pas.

En quelques enjambées, il atteignit la poterieGoblet sur la façade de laquelle le clair de lune faisait trèsdistinctement lisible la vieille inscription :

De Goblet fils c’est ici la fabrique ;

Venez choisir des cruches et des brocs,

Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique.

À tout venant le Cœur vend des Carreaux.

Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puisla fontaine Saint-Victor, longea le Jardin des Plantes par les ruesbasses, et arriva au quai. Là il se retourna. Le quai était désert.Les rues étaient désertes. Personne derrière lui. Il respira.

Il gagna le pont d’Austerlitz[80].

Le péage y existait encore à cette époque.

Il se présenta au bureau du péager, et donnaun sou.

– C’est deux sous, dit l’invalide dupont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez pourdeux.

Il paya, contrarié que son passage eût donnélieu à une observation. Toute fuite doit être un glissement.

Une grosse charrette passait la Seine en mêmetemps que lui et allait comme lui sur la rive droite. Cela lui fututile. Il put traverser tout le pont dans l’ombre de cettecharrette.

Vers le milieu du pont, Cosette, ayant lespieds engourdis, désira marcher. Il la posa à terre et la repritpar la main.

Le pont franchi, il aperçut un peu à droitedes chantiers devant lui ; il y marcha. Pour y arriver, ilfallait s’aventurer dans un assez large espace découvert etéclairé. Il n’hésita pas. Ceux qui le traquaient étaient évidemmentdépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger. Cherché,oui ; suivi, non.

Une petite rue, la rue duChemin-Vert-Saint-Antoine, s’ouvrait entre deux chantiers enclos demurs. Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pourlui. Avant d’y entrer, il regarda en arrière.

Du point où il était, il voyait dans toute salongueur le pont d’Austerlitz.

Quatre ombres venaient d’entrer sur lepont.

Ces ombres tournaient le dos au Jardin desPlantes et se dirigeaient vers la rive droite.

Ces quatre ombres, c’étaient les quatrehommes.

Jean Valjean eut le frémissement de la bêtereprise.

Il lui restait une espérance ; c’est queces hommes peut-être n’étaient pas encore entrés sur le pont et nel’avaient pas aperçu au moment où il avait traversé, tenant Cosettepar la main, la grande place éclairée.

En ce cas-là, en s’enfonçant dans la petiterue qui était devant lui, s’il parvenait à atteindre les chantiers,les marais, les cultures, les terrains non bâtis, il pouvaitéchapper.

Il lui sembla qu’on pouvait se confier à cettepetite rue silencieuse. Il y entra.

Chapitre III – Voir le plan de Paris de1727

Au bout de trois cents pas, il arriva à unpoint où la rue se bifurquait. Elle se partageait en deux rues,obliquant l’une à gauche, l’autre à droite. Jean Valjean avaitdevant lui comme les deux branches d’un Y[81].Laquelle choisir ?

Il ne balança point, il prit la droite.

Pourquoi ?

C’est que la branche gauche allait vers lefaubourg, c’est-à-dire vers les lieux habités, et la branche droitevers la campagne, c’est-à-dire vers les lieux déserts.

Cependant ils ne marchaient plus trèsrapidement. Le pas de Cosette ralentissait le pas de JeanValjean.

Il se remit à la porter. Cosette appuyait satête sur l’épaule du bonhomme et ne disait pas un mot.

Il se retournait de temps en temps etregardait. Il avait soin de se tenir toujours du côté obscur de larue. La rue était droite derrière lui. Les deux ou trois premièresfois qu’il se retourna, il ne vit rien, le silence était profond,il continua sa marche un peu rassuré. Tout à coup, à un certaininstant, s’étant retourné, il lui sembla voir dans la partie de larue où il venait de passer, loin dans l’obscurité, quelque chosequi bougeait.

Il se précipita en avant, plutôt qu’il nemarcha, espérant trouver quelque ruelle latérale, s’évader par là,et rompre encore une fois sa piste.

Il arriva à un mur.

Ce mur pourtant n’était point uneimpossibilité d’aller plus loin ; c’était une muraille bordantune ruelle transversale à laquelle aboutissait la rue où s’étaitengagé Jean Valjean.

Ici encore il fallait se décider ;prendre à droite ou à gauche.

Il regarda à droite. La ruelle se prolongeaiten tronçon entre des constructions qui étaient des hangars ou desgranges, puis se terminait en impasse. On voyait distinctement lefond du cul-de-sac ; un grand mur blanc.

Il regarda à gauche. La ruelle de ce côtéétait ouverte, et, au bout de deux cents pas environ, tombait dansune rue dont elle était l’affluent. C’était de ce côté-là qu’étaitle salut.

Au moment où Jean Valjean songeait à tourner àgauche, pour tâcher de gagner la rue qu’il entrevoyait au bout dela ruelle, il aperçut, à l’angle de la ruelle et de cette rue verslaquelle il allait se diriger, une espèce de statue noire,immobile.

C’était quelqu’un, un homme, qui venait d’êtreposté là évidemment, et qui, barrant le passage, attendait.

Jean Valjean recula.

Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean,situé entre le faubourg Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceuxqu’ont transformés de fond en comble les travaux récents,enlaidissements selon les uns, transfiguration selon les autres.Les cultures, les chantiers et les vieilles bâtisses se sonteffacés. Il y a là aujourd’hui de grandes rues toutes neuves, desarènes, des cirques, des hippodromes, des embarcadères de chemin defer, une prison, Mazas[82] ;le progrès, comme on voit, avec son correctif.

Il y a un demi-siècle, dans cette langueusuelle populaire, toute faite de traditions, qui s’obstine àappeler l’Institut les Quatre-Nations et l’Opéra-ComiqueFeydeau, l’endroit précis où était parvenu Jean Valjean senommait le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porteParis, la barrière des Sergents, les Porcherons, la Galiote, lesCélestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l’Arbre-de-Cracovie,la Petite-Pologne, le Petit-Picpus[83], ce sontles noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire dupeuple flotte sur ces épaves du passé.

Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peineet n’a jamais été qu’une ébauche de quartier, avait presquel’aspect monacal d’une ville espagnole[84]. Leschemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. Excepté lesdeux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était murailleet solitude. Pas une boutique, pas une voiture ; à peine çà etlà une chandelle allumée aux fenêtres ; toute lumière éteinteaprès dix heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, desmarais ; de rares maisons basses, et de grands murs aussihauts que les maisons.

Tel était ce quartier au dernier siècle. Larévolution l’avait déjà fort rabroué. L’édilité républicainel’avait démoli, percé, troué. Des dépôts de gravats y avaient étéétablis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous larature des constructions nouvelles. Aujourd’hui il est biffé tout àfait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n’a gardé trace, estassez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris chezDenis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et àLyon chez Jean Girin, rue Mercière, à la Prudence. Le Petit-Picpusavait ce que nous venons d’appeler un Y de rues, formé par la ruedu Chemin-Vert-Saint-Antoine s’écartant en deux branches et prenantà gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de ruePolonceau. Les deux branches de l’Y étaient réunies à leur sommetcomme par une barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La ruePolonceau y aboutissait ; la petite rue Picpus passait outre,et montait vers le marché Lenoir. Celui qui, venant de la Seine,arrivait à l’extrémité de la rue Polonceau, avait à sa gauche larue Droit-Mur, tournant brusquement à angle droit, devant lui lamuraille de cette rue, et à sa droite un prolongement tronqué de larue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de-sac Genrot.

C’est là qu’était Jean Valjean.

Comme nous venons de le dire, en apercevant lasilhouette noire, en vedette à l’angle de la rue Droit-Mur et de lapetite rue Picpus, il recula. Nul doute. Il était guetté par cefantôme.

Que faire ?

Il n’était plus temps de rétrograder. Ce qu’ilavait vu remuer dans l’ombre à quelque distance derrière lui lemoment d’auparavant, c’était sans doute Javert et son escouade.Javert était probablement déjà au commencement de la rue à la finde laquelle était Jean Valjean. Javert, selon toute apparence,connaissait ce petit dédale, et avait pris ses précautions enenvoyant un de ses hommes garder l’issue. Ces conjectures, siressemblantes à des évidences, tourbillonnèrent tout de suite,comme une poignée de poussière qui s’envole à un vent subit, dansle cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de-sacGenrot ; là, barrage. Il examina la petite rue Picpus ;là, une sentinelle. Il voyait cette figure sombre se détacher ennoir sur le pavé blanc inondé de lune. Avancer, c’était tomber surcet homme. Reculer, c’était se jeter dans Javert. Jean Valjean sesentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement. Ilregarda le ciel avec désespoir.

Chapitre IV – Les tâtonnements del’évasion

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut sefigurer d’une manière exacte la ruelle Droit-Mur, et en particulierl’angle qu’on laissait à gauche quand on sortait de la ruePolonceau pour entrer dans cette ruelle. La ruelle Droit-Mur étaità peu près entièrement bordée à droite jusqu’à la petite rue Picpuspar des maisons de pauvre apparence ; à gauche par un seulbâtiment d’une ligne sévère composé de plusieurs corps de logis quiallaient se haussant graduellement d’un étage ou deux à mesurequ’ils approchaient de la petite rue Picpus ; de sorte que cebâtiment, très élevé du côté de la petite rue Picpus, était assezbas du côté de la rue Polonceau. Là, à l’angle dont nous avonsparlé, il s’abaissait au point de n’avoir plus qu’une muraille.Cette muraille n’allait pas aboutir carrément à la rue ; elledessinait un pan coupé fort en retraite, dérobé par ses deux anglesà deux observateurs qui eussent été l’un rue Polonceau, l’autre rueDroit-Mur.

À partir des deux angles du pan coupé, lamuraille se prolongeait sur la rue Polonceau jusqu’à une maison quiportait le n° 49 et sur la rue Droit-Mur, où son tronçon étaitbeaucoup plus court, jusqu’au bâtiment sombre dont nous avons parléet dont elle coupait le pignon, faisant ainsi dans la rue un nouvelangle rentrant. Ce pignon était d’un aspect morne ; on n’yvoyait qu’une seule fenêtre, ou, pour mieux dire, deux voletsrevêtus d’une feuille de zinc, et toujours fermés.

L’état de lieux que nous dressons ici estd’une rigoureuse exactitude et éveillera certainement un souvenirtrès précis dans l’esprit des anciens habitants du quartier.

Le pan coupé était entièrement rempli par unechose qui ressemblait à une porte colossale et misérable. C’étaitun vaste assemblage informe de planches perpendiculaires, cellesd’en haut plus larges que celles d’en bas, reliées par de longueslanières de fer transversales. À côté il y avait une porte cochèrede dimension ordinaire et dont le percement ne remontait évidemmentpas à plus d’une cinquantaine d’années.

Un tilleul montrait son branchage au-dessus dupan coupé, et le mur était couvert de lierre du côté de la ruePolonceau.

Dans l’imminent péril où se trouvait JeanValjean, ce bâtiment sombre avait quelque chose d’inhabité et desolitaire qui le tentait. Il le parcourut rapidement des yeux. Ilse disait que s’il parvenait à y pénétrer, il était peut-êtresauvé. Il eut d’abord une idée et une espérance.

Dans la partie moyenne de la devanture de cebâtiment sur la rue Droit-Mur, il y avait à toutes les fenêtres desdivers étages de vieilles cuvettes-entonnoirs en plomb. Lesembranchements variés des conduits qui allaient d’un conduitcentral aboutir à toutes ces cuvettes dessinaient sur la façade uneespèce d’arbre. Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent coudesimitaient ces vieux ceps de vigne dépouillés qui se tordent sur lesdevantures des anciennes fermes.

Ce bizarre espalier aux branches de tôle et defer fut le premier objet qui frappa le regard de Jean Valjean. Ilassit Cosette le dos contre une borne en lui recommandant lesilence et courut à l’endroit où le conduit venait toucher le pavé.Peut-être y avait-il moyen d’escalader par là et d’entrer dans lamaison. Mais le conduit était délabré et hors de service et tenaità peine à son scellement. D’ailleurs toutes les fenêtres de celogis silencieux étaient grillées d’épaisses barres de fer, mêmeles mansardes du toit. Et puis la lune éclairait pleinement cettefaçade, et l’homme qui l’observait du bout de la rue aurait vu JeanValjean faire l’escalade. Enfin que faire de Cosette ? commentla hisser au haut d’une maison à trois étages ?

Il renonça à grimper par le conduit et rampale long du mur pour rentrer dans la rue Polonceau.

Quand il fut au pan coupé où il avait laisséCosette, il remarqua que, là, personne ne pouvait le voir. Iléchappait, comme nous venons de l’expliquer, à tous les regards, dequelque côté qu’ils vinssent. En outre il était dans l’ombre. Enfinil y avait deux portes. Peut-être pourrait-on les forcer. Le murau-dessus duquel il voyait le tilleul et le lierre donnaitévidemment dans un jardin où il pourrait tout au moins se cacher,quoiqu’il n’y eût pas encore de feuilles aux arbres, et passer lereste de la nuit.

Le temps s’écoulait. Il fallait fairevite.

Il tâta la porte cochère et reconnut tout desuite qu’elle était condamnée au dedans et au dehors.

Il s’approcha de l’autre grande porte avecplus d’espoir. Elle était affreusement décrépite, son immensitémême la rendait moins solide, les planches étaient pourries, lesligatures de fer, il n’y en avait que trois, étaient rouillées. Ilsemblait possible de percer cette clôture vermoulue.

En l’examinant, il vit que cette porte n’étaitpas une porte. Elle n’avait ni gonds, ni pentures, ni serrure, nifente au milieu. Les bandes de fer la traversaient de part en partsans solution de continuité. Par les crevasses des planches ilentrevit des moellons et des pierres grossièrement cimentés que lespassants pouvaient y voir encore il y a dix ans. Il fut forcé des’avouer avec consternation que cette apparence de porte étaitsimplement le parement en bois d’une bâtisse à laquelle elle étaitadossée. Il était facile d’arracher une planche, mais on setrouvait face à face avec un mur.

Chapitre V – Qui serait impossible avecl’éclairage au gaz

En ce moment un bruit sourd et cadencécommença à se faire entendre à quelque distance. Jean Valjeanrisqua un peu son regard en dehors du coin de la rue. Sept ou huitsoldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la ruePolonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait verslui.

Ces soldats, en tête desquels il distinguaitla haute stature de Javert, s’avançaient lentement et avecprécaution. Ils s’arrêtaient fréquemment. Il était visible qu’ilsexploraient tous les recoins des murs et toutes les embrasures deportes et d’allées.

C’était, et ici la conjecture ne pouvait setromper, quelque patrouille que Javert avait rencontrée et qu’ilavait requise.

Les deux acolytes de Javert marchaient dansleurs rangs.

Du pas dont ils marchaient, et avec lesstations qu’ils faisaient, il leur fallait environ un quart d’heurepour arriver à l’endroit où se trouvait Jean Valjean. Ce fut uninstant affreux. Quelques minutes séparaient Jean Valjean de cetépouvantable précipice qui s’ouvrait devant lui pour la troisièmefois. Et le bagne maintenant n’était plus seulement le bagne,c’était Cosette perdue à jamais ; c’est-à-dire une vie quiressemblait au dedans d’une tombe.

Il n’y avait plus qu’une chose possible.

Jean Valjean avait cela de particulier qu’onpouvait dire qu’il portait deux besaces ; dans l’une il avaitles pensées d’un saint, dans l’autre les redoutables talents d’unforçat. Il fouillait dans l’une ou dans l’autre, selonl’occasion.

Entre autres ressources, grâce à sesnombreuses évasions du bagne de Toulon, il était, on s’en souvient,passé maître dans cet art incroyable de s’élever, sans échelles,sans crampons, par la seule force musculaire, en s’appuyant de lanuque, des épaules, des hanches et des genoux, en s’aidant à peinedes rares reliefs de la pierre, dans l’angle droit d’un mur, aubesoin jusqu’à la hauteur d’un sixième étage ; art qui a rendusi effrayant et si célèbre le coin de la cour de la Conciergerie deParis par où s’échappa, il y a une vingtaine d’années, le condamnéBattemolle[85].

Jean Valjean mesura des yeux la murailleau-dessus de laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environdix-huit pieds de haut. L’angle qu’elle faisait avec le pignon dugrand bâtiment était rempli, dans sa partie inférieure, d’un massifde maçonnerie de forme triangulaire, probablement destiné àpréserver ce trop commode recoin des stations de ces stercorairesqu’on appelle les passants. Ce remplissage préventif des coins demur est fort usité à Paris.

Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Dusommet de ce massif l’espace à franchir pour arriver sur le murn’était guère que de quatorze pieds.

Le mur était surmonté d’une pierre plate sanschevron.

La difficulté était Cosette. Cosette, elle, nesavait pas escalader un mur. L’abandonner ? Jean Valjean n’ysongeait pas. L’emporter était impossible. Toutes les forces d’unhomme lui sont nécessaires pour mener à bien ces étrangesascensions. Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité etle précipiterait.

Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n’enavait pas. Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau ?Certes, en cet instant-là, si Jean Valjean avait eu un royaume, ill’eût donné pour une corde[86].

Toutes les situations extrêmes ont leurséclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent.

Le regard désespéré de Jean Valjean rencontrala potence du réverbère du cul-de-sac Genrot.

À cette époque il n’y avait point de becs degaz dans les rues de Paris. À la nuit tombante on y allumait desréverbères placés de distance en distance, lesquels montaient etdescendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part enpart et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquetoù se dévidait cette corde était scellé au-dessous de la lanternedans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et lacorde elle-même était protégée jusqu’à une certaine hauteur par unétui de métal.

Jean Valjean, avec l’énergie d’une luttesuprême, franchit la rue d’un bond, entra dans le cul-de-sac, fitsauter le pêne de la petite armoire avec la pointe de son couteau,et un instant après il était revenu près de Cosette. Il avait unecorde. Ils vont vite en besogne, ces sombres trouveursd’expédients, aux prises avec la fatalité.

Nous avons expliqué que les réverbèresn’avaient pas été allumés cette nuit-là. La lanterne du cul-de-sacGenrot se trouvait donc naturellement éteinte comme les autres, etl’on pouvait passer à côté sans même remarquer qu’elle n’était plusà sa place.

Cependant l’heure, le lieu, l’obscurité, lapréoccupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, ses allées etvenues, tout cela commençait à inquiéter Cosette. Tout autre enfantqu’elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. Elle se bornaà tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. On entendaittoujours de plus en plus distinctement le bruit de la patrouillequi approchait.

– Père, dit-elle tout bas, j’ai peur.Qu’est-ce qui vient donc là ?

– Chut ! répondit le malheureuxhomme. C’est la Thénardier.

Cosette tressaillit. Il ajouta :

– Ne dis rien. Laisse-moi faire. Si tucries, si tu pleures, la Thénardier te guette. Elle vient pour teravoir.

Alors, sans se hâter, mais sans s’y reprendreà deux fois pour rien, avec une précision ferme et brève, d’autantplus remarquable en un pareil moment que la patrouille et Javertpouvaient survenir d’un instant à l’autre, il défit sa cravate, lapassa autour du corps de Cosette sous les aisselles en ayant soinqu’elle ne pût blesser l’enfant, rattacha cette cravate à un boutde la corde au moyen de ce nœud que les gens de mer appellent nœudd’hirondelle, prit l’autre bout de cette corde dans ses dents, ôtases souliers et ses bas qu’il jeta par-dessus la muraille, montasur le massif de maçonnerie, et commença à s’élever dans l’angle dumur et du pignon avec autant de solidité et de certitude que s’ileût eu des échelons sous les talons et sous les coudes. Unedemi-minute ne s’était pas écoulée qu’il était à genoux sur lemur.

Cosette le considérait avec stupeur, sans direune parole. La recommandation de Jean Valjean et le nom de laThénardier l’avaient glacée.

Tout à coup elle entendit la voix de JeanValjean qui lui criait, tout en restant très basse :

– Adosse-toi au mur.

Elle obéit.

– Ne dis pas un mot et n’aie pas peur,reprit Jean Valjean.

Et elle se sentit enlever de terre.

Avant qu’elle eût eu le temps de sereconnaître, elle était au haut de la muraille.

Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos,lui prit ses deux petites mains dans sa main gauche, se coucha àplat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu’au pan coupé. Commeil l’avait deviné, il y avait là une bâtisse dont le toit partaitdu haut de la clôture en bois et descendait fort près de terre,selon un plan assez doucement incliné, en effleurant letilleul.

Circonstance heureuse, car la muraille étaitbeaucoup plus haute de ce côté que du côté de la rue. Jean Valjeann’apercevait le sol au-dessous de lui que très profondément.

Il venait d’arriver au plan incliné du toit etn’avait pas encore lâché la crête de la muraille lorsqu’un hourvariviolent annonça l’arrivée de la patrouille. On entendit la voixtonnante de Javert :

– Fouillez le cul-de-sac ! La rueDroit-Mur est gardée, la petite rue Picpus aussi. Je réponds qu’ilest dans le cul-de-sac !

Les soldats se précipitèrent dans lecul-de-sac Genrot.

Jean Valjean se laissa glisser le long dutoit, tout en soutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta àterre. Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflé.Elle avait les mains un peu écorchées.

Chapitre VI – Commencement d’uneénigme

Jean Valjean se trouvait dans une espèce dejardin fort vaste et d’un aspect singulier ; un de ces jardinstristes qui semblent faits pour être regardés l’hiver et la nuit.Ce jardin était d’une forme oblongue, avec une allée de grandspeupliers au fond, des futaies assez hautes dans les coins, et unespace sans ombre au milieu, où l’on distinguait un très grandarbre isolé, puis quelques arbres fruitiers tordus et hérisséscomme de grosses broussailles, des carrés de légumes, unemelonnière dont les cloches brillaient à la lune, et un vieuxpuisard[87]. Il y avait çà et là des bancs depierre qui semblaient noirs de mousse. Les allées étaient bordéesde petits arbustes sombres, et toutes droites. L’herbe enenvahissait la moitié et une moisissure verte couvrait lereste.

Jean Valjean avait à côté de lui la bâtissedont le toit lui avait servi pour descendre, un tas de fagots, etderrière les fagots, tout contre le mur, une statue de pierre dontla face mutilée n’était plus qu’un masque informe qui apparaissaitvaguement dans l’obscurité.

La bâtisse était une sorte de ruine où l’ondistinguait des chambres démantelées dont une, tout encombrée,semblait servir de hangar.

Le grand bâtiment de la rue Droit-Mur quifaisait retour sur la petite rue Picpus développait sur ce jardindeux façades en équerre. Ces façades du dedans étaient plustragiques encore que celles du dehors. Toutes les fenêtres étaientgrillées. On n’y entrevoyait aucune lumière. Aux étages supérieursil y avait des hottes comme aux prisons. L’une de ces façadesprojetait sur l’autre son ombre qui retombait sur le jardin commeun immense drap noir.

On n’apercevait pas d’autre maison. Le fond dujardin se perdait dans la brume et dans la nuit. Cependant on ydistinguait confusément des murailles qui s’entrecoupaient commes’il y avait d’autres cultures au delà, et les toits bas de la ruePolonceau.

On ne pouvait rien se figurer de plus faroucheet de plus solitaire que ce jardin. Il n’y avait personne, ce quiétait tout simple à cause de l’heure ; mais il ne semblait pasque cet endroit fût fait pour que quelqu’un y marchât, même enplein midi.

Le premier soin de Jean Valjean avait été deretrouver ses souliers et de se rechausser, puis d’entrer dans lehangar avec Cosette. Celui qui s’évade ne se croit jamais assezcaché. L’enfant, songeant toujours à la Thénardier, partageait soninstinct de se blottir le plus possible.

Cosette tremblait et se serrait contre lui. Onentendait le bruit tumultueux de la patrouille qui fouillait lecul-de-sac et la rue, les coups de crosse contre les pierres, lesappels de Javert aux mouchards qu’il avait postés, et sesimprécations mêlées de paroles qu’on ne distinguait point.

Au bout d’un quart d’heure, il sembla quecette espèce de grondement orageux commençait à s’éloigner. JeanValjean ne respirait pas.

Il avait posé doucement sa main sur la bouchede Cosette.

Au reste la solitude où il se trouvait étaitsi étrangement calme que cet effroyable tapage, si furieux et siproche, n’y jetait même pas l’ombre d’un trouble. Il semblait queces murs fussent bâtis avec ces pierres sourdes dont parlel’Écriture.

Tout à coup, au milieu de ce calme profond, unnouveau bruit s’éleva ; un bruit céleste, divin, ineffable,aussi ravissant que l’autre était horrible. C’était un hymne quisortait des ténèbres, un éblouissement de prière et d’harmonie dansl’obscur et effrayant silence de la nuit ; des voix de femmes,mais des voix composées à la fois de l’accent pur des vierges et del’accent naïf des enfants, de ces voix qui ne sont pas de la terreet qui ressemblent à celles que les nouveau-nés entendent encore etque les moribonds entendent déjà. Ce chant venait du sombre édificequi dominait le jardin. Au moment où le vacarme des démonss’éloignait, on eût dit un chœur d’anges qui s’approchait dansl’ombre.

Cosette et Jean Valjean tombèrent àgenoux.

Ils ne savaient pas ce que c’était, ils nesavaient pas où ils étaient, mais ils sentaient tous deux, l’hommeet l’enfant, le pénitent et l’innocent, qu’il fallait qu’ilsfussent à genoux.

Ces voix avaient cela d’étrange qu’ellesn’empêchaient pas que le bâtiment ne parût désert. C’était comme unchant surnaturel dans une demeure inhabitée.

Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjeanne songeait plus à rien. Il ne voyait plus la nuit, il voyait unciel bleu. Il lui semblait sentir s’ouvrir ces ailes que nous avonstous au dedans de nous.

Le chant s’éteignit. Il avait peut-être durélongtemps. Jean Valjean n’aurait pu le dire. Les heures de l’extasene sont jamais qu’une minute.

Tout était retombé dans le silence. Plus riendans la rue, plus rien dans le jardin. Ce qui menaçait, ce quirassurait, tout s’était évanoui. Le vent froissait dans la crête dumur quelques herbes sèches qui faisaient un petit bruit doux etlugubre.

Chapitre VII – Suite de l’énigme

La bise de nuit s’était levée, ce quiindiquait qu’il devait être entre une et deux heures du matin. Lapauvre Cosette ne disait rien. Comme elle s’était assise à terre àson côté et qu’elle avait penché sa tête sur lui, Jean Valjeanpensa qu’elle s’était endormie. Il se baissa et la regarda. Cosetteavait les yeux tout grands ouverts et un air pensif qui fit mal àJean Valjean.

Elle tremblait toujours.

– As-tu envie de dormir ? dit JeanValjean.

– J’ai bien froid, répondit-elle.

Un moment après elle reprit :

– Est-ce qu’elle est toujourslà ?

– Qui ? dit Jean Valjean.

– Madame Thénardier.

Jean Valjean avait déjà oublié le moyen dontil s’était servi pour faire garder le silence à Cosette.

– Ah ! dit-il, elle est partie. Necrains plus rien.

L’enfant soupira comme si un poids sesoulevait de dessus sa poitrine.

La terre était humide, le hangar ouvert detoute part, la bise plus fraîche à chaque instant. Le bonhomme ôtasa redingote et en enveloppa Cosette.

– As-tu moins froid ainsi ?dit-il.

– Oh oui, père !

– Eh bien, attends-moi un instant. Jevais revenir.

Il sortit de la ruine, et se mit à longer legrand bâtiment, cherchant quelque abri meilleur. Il rencontra desportes, mais elles étaient fermées. Il y avait des barreaux àtoutes les croisées du rez-de-chaussée.

Comme il venait de dépasser l’angle intérieurde l’édifice, il remarqua qu’il arrivait à des fenêtres cintrées,et il y aperçut quelque clarté. Il se haussa sur la pointe du piedet regarda par l’une de ces fenêtres. Elles donnaient toutes dansune salle assez vaste, pavée de larges dalles, coupée d’arcades etde piliers, où l’on ne distinguait rien qu’une petite lueur et degrandes ombres. La lueur venait d’une veilleuse allumée dans uncoin. Cette salle était déserte et rien n’y bougeait. Cependant, àforce de regarder, il crut voir à terre, sur le pavé, quelque chosequi paraissait couvert d’un linceul et qui ressemblait à une formehumaine. Cela était étendu à plat ventre, la face contre la pierre,les bras en croix, dans l’immobilité de la mort. On eût dit, à unesorte de serpent qui traînait sur le pavé, que cette forme sinistreavait la corde au cou.

Toute la salle baignait dans cette brume deslieux à peine éclairés qui ajoute à l’horreur.

Jean Valjean a souvent dit depuis que, quoiquebien des spectacles funèbres eussent traversé sa vie, jamais iln’avait rien vu de plus glaçant et de plus terrible que cettefigure énigmatique accomplissant on ne sait quel mystère inconnudans ce lieu sombre et ainsi entrevue dans la nuit. Il étaiteffrayant de supposer que cela était peut-être mort, et pluseffrayant encore de songer que cela était peut-être vivant.

Il eut le courage de coller son front à lavitre et d’épier si cette chose remuerait. Il eut beau rester untemps qui lui parut très long, la forme étendue ne faisait aucunmouvement. Tout à coup il se sentit pris d’une épouvanteinexprimable, et il s’enfuit. Il se mit à courir vers le hangarsans oser regarder en arrière. Il lui semblait que s’il tournait latête il verrait la figure marcher derrière lui à grands pas enagitant les bras.

Il arriva à la ruine haletant. Ses genouxpliaient ; la sueur lui coulait dans les reins.

Où était-il ? qui aurait jamais pus’imaginer quelque chose de pareil à cette espèce de sépulcre aumilieu de Paris ? qu’était-ce que cette étrange maison ?Édifice plein de mystères nocturnes, appelant les âmes dans l’ombreavec la voix des anges et, lorsqu’elles viennent, leur offrantbrusquement cette vision épouvantable, promettant d’ouvrir la porteradieuse du ciel et ouvrant la porte horrible du tombeau ! Etcela était bien en effet un édifice, une maison qui avait sonnuméro dans une rue ! Ce n’était pas un rêve ! Il avaitbesoin d’en toucher les pierres pour y croire.

Le froid, l’anxiété, l’inquiétude, lesémotions de la soirée, lui donnaient une véritable fièvre, ettoutes ces idées s’entre-heurtaient dans son cerveau.

Il s’approcha de Cosette. Elle dormait.

Chapitre VIII – L’énigme redouble

L’enfant avait posé sa tête sur une pierre ets’était endormie.

Il s’assit auprès d’elle et se mit à laconsidérer. Peu à peu, à mesure qu’il la regardait, il se calmait,et il reprenait possession de sa liberté d’esprit.

Il percevait clairement cette vérité, le fondde sa vie désormais, que tant qu’elle serait là, tant qu’ill’aurait près de lui, il n’aurait besoin de rien que pour elle, nipeur de rien qu’à cause d’elle. Il ne sentait même pas qu’il avaittrès froid, ayant quitté sa redingote pour l’en couvrir.

Cependant, à travers la rêverie où il étaittombé, il entendait depuis quelque temps un bruit singulier.C’était comme un grelot qu’on agitait. Ce bruit était dans lejardin. On l’entendait distinctement, quoique faiblement. Celaressemblait à la petite musique vague que font les clarines desbestiaux la nuit dans les pâturages.

Ce bruit fit retourner Jean Valjean.

Il regarda, et vit qu’il y avait quelqu’undans le jardin.

Un être qui ressemblait à un homme marchait aumilieu des cloches de la melonnière, se levant, se baissant,s’arrêtant, avec des mouvements réguliers, comme s’il traînait ouétendait quelque chose à terre. Cet être paraissait boiter.

Jean Valjean tressaillit avec ce tremblementcontinuel des malheureux. Tout leur est hostile et suspect. Ils sedéfient du jour parce qu’il aide à les voir et de la nuit parcequ’elle aide à les surprendre. Tout à l’heure il frissonnait de ceque le jardin était désert, maintenant il frissonnait de ce qu’il yavait quelqu’un.

Il retomba des terreurs chimériques auxterreurs réelles. Il se dit que Javert et les mouchards n’étaientpeut-être pas partis, que sans doute ils avaient laissé dans la ruedes gens en observation, que, si cet homme le découvrait dans cejardin, il crierait au voleur, et le livrerait. Il prit doucementCosette endormie dans ses bras et la porta derrière un tas de vieuxmeubles hors d’usage, dans le coin le plus reculé du hangar.Cosette ne remua pas.

De là il observa les allures de l’être quiétait dans la melonnière. Ce qui était bizarre, c’est que le bruitdu grelot suivait tous les mouvements de cet homme. Quand l’hommes’approchait, le bruit s’approchait ; quand il s’éloignait, lebruit s’éloignait ; s’il faisait quelque geste précipité, untrémolo accompagnait ce geste ; quand il s’arrêtait, le bruitcessait. Il paraissait évident que le grelot était attaché à cethomme ; mais alors qu’est-ce que cela pouvait signifier ?qu’était-ce que cet homme auquel une clochette était suspenduecomme à un bélier ou à un bœuf ?

Tout en se faisant ces questions, il touchales mains de Cosette. Elles étaient glacées.

– Ah mon Dieu ! dit-il.

Il appela à voix basse :

– Cosette !

Elle n’ouvrit pas les yeux.

Il la secoua vivement.

Elle ne s’éveilla pas.

– Serait-elle morte ! dit-il, et ilse dressa debout, frémissant de la tête aux pieds.

Les idées les plus affreuses lui traversèrentl’esprit pêle-mêle. Il y a des moments où les suppositions hideusesnous assiègent comme une cohue de furies et forcent violemment lescloisons de notre cerveau. Quand il s’agit de ceux que nous aimons,notre prudence invente toutes les folies. Il se souvint que lesommeil peut être mortel en plein air dans une nuit froide.

Cosette, pâle, était retombée étendue à terreà ses pieds sans faire un mouvement.

Il écouta son souffle ; ellerespirait ; mais d’une respiration qui lui paraissait faibleet prête à s’éteindre.

Comment la réchauffer ? comment laréveiller ? Tout ce qui n’était pas ceci s’effaça de sapensée. Il s’élança éperdu hors de la ruine.

Il fallait absolument qu’avant un quartd’heure Cosette fût devant un feu et dans un lit.

Chapitre IX – L’homme au grelot

Il marcha droit à l’homme qu’il apercevaitdans le jardin. Il avait pris à sa main le rouleau d’argent quiétait dans la poche de son gilet.

Cet homme baissait la tête et ne le voyait pasvenir. En quelques enjambées, Jean Valjean fut à lui.

Jean Valjean l’aborda en criant :

– Cent francs !

L’homme fit un soubresaut et leva lesyeux.

– Cent francs à gagner, reprit JeanValjean, si vous me donnez asile pour cette nuit !

La lune éclairait en plein le visage effaré deJean Valjean.

– Tiens, c’est vous, pèreMadeleine ! dit l’homme.

Ce nom, ainsi prononcé, à cette heure obscure,dans ce lieu inconnu, par cet homme inconnu, fit reculer JeanValjean.

Il s’attendait à tout, excepté à cela. Celuiqui lui parlait était un vieillard courbé et boiteux, vêtu à peuprès comme un paysan, qui avait au genou gauche une genouillère decuir où pendait une assez grosse clochette[88]. On nedistinguait pas son visage qui était dans l’ombre.

Cependant ce bonhomme avait ôté son bonnet, ets’écriait tout tremblant :

– Ah mon Dieu ! comment êtes-vousici, père Madeleine ? Par où êtes-vous entré, DieuJésus ? Vous tombez donc du ciel ! Ce n’est pasl’embarras, si vous tombez jamais, c’est de là que vous tomberez.Et comme vous voilà fait ! Vous n’avez pas de cravate, vousn’avez pas de chapeau, vous n’avez pas d’habit ! Savez-vousque vous auriez fait peur à quelqu’un qui ne vous aurait pasconnu ? Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennentfous à présent ? Mais comment donc êtes-vous entréici ?

Un mot n’attendait pas l’autre. Le vieux hommeparlait avec une volubilité campagnarde où il n’y avait riend’inquiétant. Tout cela était dit avec un mélange de stupéfactionet de bonhomie naïve.

– Qui êtes-vous ? et qu’est-ce quec’est que cette maison-ci ? demanda Jean Valjean.

– Ah, pardieu, voilà qui est fort !s’écria le vieillard, je suis celui que vous avez fait placer ici,et cette maison est celle où vous m’avez fait placer.Comment ! vous ne me reconnaissez pas ?

– Non, dit Jean Valjean. Et comment sefait-il que vous me connaissiez, vous ?

– Vous m’avez sauvé la vie, ditl’homme.

Il se tourna, un rayon de lune lui dessina leprofil, et Jean Valjean reconnut le vieux Fauchelevent.

– Ah ! dit Jean Valjean, c’estvous ? oui, je vous reconnais.

– C’est bien heureux ! fit le vieuxd’un ton de reproche.

– Et que faites-vous ici ? repritJean Valjean.

– Tiens ! je couvre mes melonsdonc !

Le vieux Fauchelevent tenait en effet à lamain, au moment où Jean Valjean l’avait accosté, le bout d’unpaillasson qu’il était occupé à étendre sur la melonnière. Il enavait déjà ainsi posé un certain nombre depuis une heure environqu’il était dans le jardin. C’était cette opération qui lui faisaitfaire les mouvements particuliers observés du hangar par JeanValjean.

Il continua :

– Je me suis dit : la lune estclaire, il va geler. Si je mettais à mes melons leurscarricks ? – Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec ungros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant ! Maiscomment donc êtes-vous ici ?

Jean Valjean, se sentant connu par cet homme,du moins sous son nom de Madeleine, n’avançait plus qu’avecprécaution. Il multipliait les questions. Chose bizarre, les rôlessemblaient intervertis. C’était lui, intrus, qui interrogeait.

– Et qu’est-ce que c’est que cettesonnette que vous avez au genou ?

– Ça ? répondit Fauchelevent, c’estpour qu’on m’évite.

– Comment ! pour qu’on vousévite ?

Le vieux Fauchelevent cligna de l’œil d’un airinexprimable.

– Ah dame ! il n’y a que des femmesdans cette maison-ci ; beaucoup de jeunes filles. Il paraîtque je serais dangereux à rencontrer. La sonnette les avertit.Quand je viens, elles s’en vont.

– Qu’est-ce que c’est que cettemaison-ci ?

– Tiens ! vous savez bien.

– Mais non, je ne sais pas.

– Puisque vous m’y avez fait placerjardinier !

– Répondez-moi comme si je ne savaisrien.

– Eh bien, c’est le couvent duPetit-Picpus donc !

Les souvenirs revenaient à JeanValjean[89]. Le hasard, c’est-à-dire la providence,l’avait jeté précisément dans ce couvent du quartier Saint-Antoineoù le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa charrette,avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela.Il répéta comme se parlant à lui-même :

– Le couvent du Petit-Picpus !

– Ah çà mais, au fait, repritFauchelevent, comment diable avez-vous fait pour y entrer, vous,père Madeleine ? Vous avez beau être un saint, vous êtes unhomme, et il n’entre pas d’hommes ici.

– Vous y êtes bien.

– Il n’y a que moi.

– Cependant, reprit Jean Valjean, il fautque j’y reste.

– Ah mon Dieu ! s’écriaFauchelevent.

Jean Valjean s’approcha du vieillard et luidit d’une voix grave :

– Père Fauchelevent, je vous ai sauvé lavie.

– C’est moi qui m’en suis souvenu lepremier, répondit Fauchelevent.

– Eh bien, vous pouvez faire aujourd’huipour moi ce que j’ai fait autrefois pour vous.

Fauchelevent prit dans ses vieilles mainsridées et tremblantes les deux robustes mains de Jean Valjean, etfut quelques secondes comme s’il ne pouvait parler. Enfin ils’écria :

– Oh ! ce serait une bénédiction dubon Dieu si je pouvais vous rendre un peu cela ! Moi !vous sauver la vie ! Monsieur le maire, disposez du vieuxbonhomme !

Une joie admirable avait comme transfiguré cevieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage.

– Que voulez-vous que je fasse ?reprit-il.

– Je vous expliquerai cela. Vous avez unechambre ?

– J’ai une baraque isolée, là, derrièrela ruine du vieux couvent, dans un recoin que personne ne voit. Ily a trois chambres.

La baraque était en effet si bien cachéederrière la ruine et si bien disposée pour que personne ne la vît,que Jean Valjean ne l’avait pas vue.

– Bien, dit Jean Valjean. Maintenant jevous demande deux choses.

– Lesquelles, monsieur lemaire ?

– Premièrement, vous ne direz à personnece que vous savez de moi. Deuxièmement, vous ne chercherez pas à ensavoir davantage.

– Comme vous voudrez. Je sais que vous nepouvez rien faire que d’honnête et que vous avez toujours été unhomme du bon Dieu. Et puis d’ailleurs, c’est vous qui m’avez misici. Ça vous regarde. Je suis à vous.

– C’est dit. À présent, venez avec moi.Nous allons chercher l’enfant.

– Ah ! dit Fauchelevent. Il y a unenfant !

Il n’ajouta pas une parole et suivit JeanValjean comme un chien suit son maître.

Moins d’une demi-heure après, Cosette,redevenue rose à la flamme d’un bon feu, dormait dans le lit duvieux jardinier. Jean Valjean avait remis sa cravate et saredingote ; le chapeau lancé par-dessus le mur avait étéretrouvé et ramassé ; pendant que Jean Valjean endossait saredingote, Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, quimaintenant, accrochée à un clou près d’une hotte, ornait le mur.Les deux hommes se chauffaient accoudés sur une table oùFauchelevent avait posé un morceau de fromage, du pain bis, unebouteille de vin et deux verres, et le vieux disait à Jean Valjeanen lui posant la main sur le genou :

– Ah ! père Madeleine ! vous nem’avez pas reconnu tout de suite ! Vous sauvez la vie auxgens, et après vous les oubliez ! Oh ! c’est mal !eux ils se souviennent de vous ! vous êtes uningrat !

Chapitre X – Où il est expliqué commentJavert a fait buisson creux

Les événements dont nous venons de voir, pourainsi dire, l’envers, s’étaient accomplis dans les conditions lesplus simples.

Lorsque Jean Valjean, dans la nuit même dujour où Javert l’arrêta près du lit de mort de Fantine, s’échappade la prison municipale de Montreuil-sur-mer, la police supposa quele forçat évadé avait dû se diriger vers Paris. Paris est unmaelström où tout se perd, et tout disparaît dans ce nombril dumonde comme dans le nombril de la mer. Aucune forêt ne cache unhomme comme cette foule. Les fugitifs de toute espèce le savent.Ils vont à Paris comme à un engloutissement ; il y a desengloutissements qui sauvent. La police aussi le sait, et c’est àParis qu’elle cherche ce qu’elle a perdu ailleurs. Elle y cherchal’ex-maire de Montreuil-sur-mer. Javert fut appelé à Paris afind’éclairer les perquisitions. Javert en effet aida puissamment àreprendre Jean Valjean. Le zèle et l’intelligence de Javert encette occasion furent remarqués de M. Chabouillet, secrétairede la préfecture sous le comte Anglès. M. Chabouillet, qui dureste avait déjà protégé Javert, fit attacher l’inspecteur deMontreuil-sur-mer à la police de Paris. Là Javert se renditdiversement et, disons-le, quoique le mot semble inattendu pour depareils services, honorablement utile.

Il ne songeait plus à Jean Valjean, – à ceschiens toujours en chasse, le loup d’aujourd’hui fait oublier leloup d’hier, – lorsqu’en décembre 1823 il lut un journal, lui quine lisait jamais de journaux ; mais Javert, homme monarchique,avait tenu à savoir les détails de l’entrée triomphale du« prince généralissime » à Bayonne. Comme il achevaitl’article qui l’intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au basd’une page, appela son attention. Le journal annonçait que leforçat Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes siformels que Javert n’en douta pas. Il se borna à dire :c’est là le bon écrou. Puis il jeta le journal, et n’ypensa plus.

Quelque temps après il arriva qu’une note depolice fut transmise par la préfecture de Seine-et-Oise à lapréfecture de police de Paris sur l’enlèvement d’un enfant, quiavait eu lieu, disait-on, avec des circonstances particulières,dans la commune de Montfermeil. Une petite fille de sept à huitans, disait la note, qui avait été confiée par sa mère à unaubergiste du pays, avait été volée par un inconnu ; cettepetite répondait au nom de Cosette et était l’enfant d’une fillenommée Fantine, morte à l’hôpital, on ne savait quand ni où. Cettenote passa sous les yeux de Javert, et le rendit rêveur.

Le nom de Fantine lui était bien connu. Il sesouvenait que Jean Valjean l’avait fait éclater de rire, luiJavert, en lui demandant un répit de trois jours pour allerchercher l’enfant de cette créature. Il se rappela que Jean Valjeanavait été arrêté à Paris au moment où il montait dans la voiture deMontfermeil. Quelques indications avaient même fait songer à cetteépoque que c’était la seconde fois qu’il montait dans cettevoiture, et qu’il avait déjà, la veille, fait une premièreexcursion aux environs de ce village, car on ne l’avait point vudans le village même. Qu’allait-il faire dans ce pays deMontfermeil ? on ne l’avait pu deviner. Javert le comprenaitmaintenant. La fille de Fantine s’y trouvait. Jean Valjean l’allaitchercher. Or, cette enfant venait d’être volée par un inconnu. Quelpouvait être cet inconnu ? Serait-ce Jean Valjean ? maisJean Valjean était mort. Javert, sans rien dire à personne, prit lecoucou du Plat d’étain, cul-de-sac de la Planchette, etfit le voyage de Montfermeil.

Il s’attendait à trouver là un grandéclaircissement ; il y trouva une grande obscurité.

Dans les premiers jours, les Thénardier,dépités, avaient jasé. La disparition de l’Alouette avait faitbruit dans le village. Il y avait eu tout de suite plusieursversions de l’histoire qui avait fini par être un vol d’enfant. Delà, la note de police. Cependant, la première humeur passée, leThénardier, avec son admirable instinct, avait très vite comprisqu’il n’est jamais utile d’émouvoir monsieur le procureur du roi,et que ses plaintes à propos de l’enlèvement de Cosetteauraient pour premier résultat de fixer sur lui, Thénardier, et surbeaucoup d’affaires troubles qu’il avait, l’étincelante prunelle dela justice. La première chose que les hiboux ne veulent pas, c’estqu’on leur apporte une chandelle. Et d’abord, comment setirerait-il des quinze cents francs qu’il avait reçus ? Iltourna court, mit un bâillon à sa femme, et fit l’étonné quand onlui parlait de l’enfant volé. Il n’y comprenaitrien ; sans doute il s’était plaint dans le moment de ce qu’onlui « enlevait » si vite cette chère petite ; il eûtvoulu par tendresse la garder encore deux ou trois jours ;mais c’était son « grand-père » qui était venu lachercher le plus naturellement du monde. Il avait ajouté legrand-père, qui faisait bien. Ce fut sur cette histoire que Javerttomba en arrivant à Montfermeil. Le grand-père faisait évanouirJean Valjean.

Javert pourtant enfonça quelques questions,comme des sondes, dans l’histoire de Thénardier. – Qu’était-ce quece grand-père, et comment s’appelait-il ? – Thénardierrépondit avec simplicité : – C’est un riche cultivateur. J’aivu son passeport. Je crois qu’il s’appelle M. GuillaumeLambert.

Lambert est un nom bonhomme et très rassurant.Javert s’en revint à Paris.

– Le Jean Valjean est bien mort, sedit-il, et je suis un jobard.

Il recommençait à oublier toute cettehistoire, lorsque, dans le courant de mars 1824, il entendit parlerd’un personnage bizarre qui habitait sur la paroisse deSaint-Médard et qu’on surnommait « le mendiant qui faitl’aumône ». Ce personnage était, disait-on, un rentier dontpersonne ne savait au juste le nom et qui vivait seul avec unepetite fille de huit ans, laquelle ne savait rien elle-même sinonqu’elle venait de Montfermeil. Montfermeil ! ce nom revenaittoujours, et fit dresser l’oreille à Javert. Un vieux mendiantmouchard, ancien bedeau, auquel ce personnage faisait la charité,ajoutait quelques autres détails. – Ce rentier était un être trèsfarouche, – ne sortant jamais que le soir, – ne parlant à personne,– qu’aux pauvres quelquefois, – et ne se laissant pas approcher. Ilportait une horrible vieille redingote jaune qui valait plusieursmillions, étant toute cousue de billets de banque. – Ceci piquadécidément la curiosité de Javert. Afin de voir ce rentierfantastique de très près sans l’effaroucher, il emprunta un jour aubedeau sa défroque et la place où le vieux mouchard s’accroupissaittous les soirs en nasillant des oraisons et en espionnant à traversla prière.

« L’individu suspect » vint en effetà Javert ainsi travesti, et lui fit l’aumône. En ce moment Javertleva la tête, et la secousse que reçut Jean Valjean en croyantreconnaître Javert, Javert la reçut en croyant reconnaître JeanValjean.

Cependant l’obscurité avait pu letromper ; la mort de Jean Valjean était officielle ; ilrestait à Javert des doutes, et des doutes graves ; et dans ledoute Javert, l’homme du scrupule, ne mettait la main au collet depersonne.

Il suivit son homme jusqu’à la masure Gorbeau,et fit parler « la vieille », ce qui n’était pas malaisé.La vieille lui confirma le fait de la redingote doublée demillions, et lui conta l’épisode du billet de mille francs. Elleavait vu ! elle avait touché ! Javert loua une chambre.Le soir même il s’y installa. Il vint écouter à la porte dulocataire mystérieux, espérant entendre le son de sa voix, maisJean Valjean aperçut sa chandelle à travers la serrure et déjoual’espion en gardant le silence.

Le lendemain Jean Valjean décampait. Mais lebruit de la pièce de cinq francs qu’il laissa tomber fut remarquéde la vieille qui, entendant remuer de l’argent, songea qu’onallait déménager et se hâta de prévenir Javert. À la nuit, lorsqueJean Valjean sortit, Javert l’attendait derrière les arbres duboulevard avec deux hommes.

Javert avait réclamé main-forte à lapréfecture, mais il n’avait pas dit le nom de l’individu qu’ilespérait saisir. C’était son secret ; et il l’avait gardé pourtrois raisons : d’abord, parce que la moindre indiscrétionpouvait donner l’éveil à Jean Valjean ; ensuite, parce quemettre la main sur un vieux forçat évadé et réputé mort, sur uncondamné que les notes de justice avaient jadis classé à jamaisparmi les malfaiteurs de l’espèce la plus dangereuse,c’était un magnifique succès que les anciens de la policeparisienne ne laisseraient certainement pas à un nouveau venu commeJavert, et qu’il craignait qu’on ne lui prît son galérien ;enfin, parce que Javert, étant un artiste, avait le goût del’imprévu. Il haïssait ces succès annoncés qu’on déflore en enparlant longtemps d’avance. Il tenait à élaborer ses chefs-d’œuvredans l’ombre et à les dévoiler ensuite brusquement.

Javert avait suivi Jean Valjean d’arbre enarbre, puis de coin de rue en coin de rue, et ne l’avait pas perdude vue un seul instant. Même dans les moments où Jean Valjean secroyait le plus en sûreté, l’œil de Javert était sur lui.

Pourquoi Javert n’arrêtait-il pas JeanValjean ? c’est qu’il doutait encore.

Il faut se souvenir qu’à cette époque lapolice n’était pas précisément à son aise ; la presse libre lagênait. Quelques arrestations arbitraires, dénoncées par lesjournaux, avaient retenti jusqu’aux chambres, et rendu lapréfecture timide. Attenter à la liberté individuelle était un faitgrave. Les agents craignaient de se tromper ; le préfet s’enprenait à eux ; une erreur, c’était la destitution. Sefigure-t-on l’effet qu’eût fait dans Paris ce bref entrefiletreproduit par vingt journaux : – Hier, un vieux grand-père encheveux blancs, rentier respectable, qui se promenait avec sapetite-fille âgée de huit ans, a été arrêté et conduit au Dépôt dela Préfecture comme forçat évadé !

Répétons en outre que Javert avait sesscrupules à lui ; les recommandations de sa consciences’ajoutaient aux recommandations du préfet. Il doutaitréellement.

Jean Valjean tournait le dos et marchait dansl’obscurité.

La tristesse, l’inquiétude, l’anxiété,l’accablement, ce nouveau malheur d’être obligé de s’enfuir la nuitet de chercher un asile au hasard dans Paris pour Cosette et pourlui, la nécessité de régler son pas sur le pas d’un enfant, toutcela, à son insu même, avait changé la démarche de Jean Valjean etimprimé à son habitude de corps une telle sénilité que la policeelle-même, incarnée dans Javert, pouvait s’y tromper, et s’ytrompa. L’impossibilité d’approcher de trop près, son costume devieux précepteur émigré, la déclaration de Thénardier qui lefaisait grand-père, enfin la croyance de sa mort au bagne,ajoutaient encore aux incertitudes qui s’épaississaient dansl’esprit de Javert.

Il eut un moment l’idée de lui demanderbrusquement ses papiers. Mais si cet homme n’était pas JeanValjean, et si cet homme n’était pas un bon vieux rentier honnête,c’était probablement quelque gaillard profondément et savammentmêlé à la trame obscure des méfaits parisiens, quelque chef debande dangereux, faisant l’aumône pour cacher ses autres talents,vieille rubrique. Il avait des affidés, des complices, des logisen-cas où il allait se réfugier sans doute. Tous ces détours qu’ilfaisait dans les rues semblaient indiquer que ce n’était pas unsimple bonhomme. L’arrêter trop vite, c’était « tuer la pouleaux œufs d’or ». Où était l’inconvénient d’attendre ?Javert était bien sûr qu’il n’échapperait pas.

Il cheminait donc assez perplexe, en se posantcent questions sur ce personnage énigmatique.

Ce ne fut qu’assez tard, rue de Pontoise, que,grâce à la vive clarté que jetait un cabaret, il reconnutdécidément Jean Valjean.

Il y a dans ce monde deux êtres quitressaillent profondément : la mère qui retrouve son enfant,et le tigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillementprofond.

Dès qu’il eut positivement reconnu JeanValjean, le forçat redoutable, il s’aperçut qu’ils n’étaient quetrois, et il fit demander du renfort au commissaire de police de larue de Pontoise. Avant d’empoigner un bâton d’épines, on met desgants.

Ce retard et la station au carrefour Rollinpour se concerter avec ses agents faillirent lui faire perdre lapiste. Cependant, il eut bien vite deviné que Jean Valjean voudraitplacer la rivière entre ses chasseurs et lui. Il pencha la tête etréfléchit comme un limier qui met le nez à terre pour être juste àla voie. Javert, avec sa puissante rectitude d’instinct, alla droitau pont d’Austerlitz. Un mot au péager le mit au fait : –Avez-vous vu un homme avec une petite fille ? – Je lui ai faitpayer deux sous, répondit le péager. Javert arriva sur le pont àtemps pour voir de l’autre côté de l’eau Jean Valjean traverseravec Cosette à la main l’espace éclairé par la lune. Il le vits’engager dans la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine ; il songeaau cul-de-sac Genrot disposé là comme une trappe et à l’issueunique de la rue Droit-Mur sur la petite rue Picpus. Il assurales grands devants, comme parlent les chasseurs ; ilenvoya en hâte par un détour un de ses agents garder cette issue.Une patrouille, qui rentrait au poste de l’Arsenal, ayant passé, illa requit et s’en fit accompagner. Dans ces parties-là, les soldatssont des atouts. D’ailleurs, c’est le principe que, pour venir àbout d’un sanglier, il faut faire science de veneur et force dechiens. Ces dispositions combinées, sentant Jean Valjean saisientre l’impasse Genrot à droite, son agent à gauche, et lui Javertderrière, il prit une prise de tabac.

Puis il se mit à jouer. Il eut un momentravissant et infernal ; il laissa aller son homme devant lui,sachant qu’il le tenait, mais désirant reculer le plus possible lemoment de l’arrêter, heureux de le sentir pris et de le voir libre,le couvant du regard avec cette volupté de l’araignée qui laissevoleter la mouche et du chat qui laisse courir la souris. La griffeet la serre ont une sensualité monstrueuse ; c’est lemouvement obscur de la bête emprisonnée dans leur tenaille. Queldélice que cet étouffement !

Javert jouissait. Les mailles de son filetétaient solidement attachées. Il était sûr du succès ; iln’avait plus maintenant qu’à fermer la main.

Accompagné comme il l’était, l’idée même de larésistance était impossible, si énergique, si vigoureux, et sidésespéré que fût Jean Valjean.

Javert avança lentement, sondant et fouillantsur son passage tous les recoins de la rue comme les poches d’unvoleur.

Quand il arriva au centre de sa toile, il n’ytrouva plus la mouche.

On imagine son exaspération.

Il interrogea sa vedette des rues Droit-Mur etPicpus ; cet agent, resté imperturbable à son poste, n’avaitpoint vu passer l’homme.

Il arrive quelquefois qu’un cerf est brisé latête couverte, c’est-à-dire s’échappe, quoique ayant la meute surle corps, et alors les plus vieux chasseurs ne savent que dire.Duvivier, Ligniville et Desprez restent court. Dans une déconvenuede ce genre, Artonge s’écria : Ce n’est pas un cerf, c’estun sorcier.

Javert eût volontiers jeté le même cri.

Son désappointement tint un moment dudésespoir et de la fureur.

Il est certain que Napoléon fit des fautesdans la guerre de Russie, qu’Alexandre fit des fautes dans laguerre de l’Inde, que César fit des fautes dans la guerred’Afrique, que Cyrus fit des fautes dans la guerre de Scythie, etque Javert fit des fautes dans cette campagne contre Jean Valjean.Il eut tort peut-être d’hésiter à reconnaître l’ancien galérien. Lepremier coup d’œil aurait dû lui suffire. Il eut tort de ne pasl’appréhender purement et simplement dans la masure. Il eut tort dene pas l’arrêter quand il le reconnut positivement rue de Pontoise.Il eut tort de se concerter avec ses auxiliaires en plein clair delune dans le carrefour Rollin ; certes, les avis sont utiles,et il est bon de connaître et d’interroger ceux des chiens quiméritent créance. Mais le chasseur ne saurait prendre trop deprécautions quand il chasse des animaux inquiets, comme le loup etle forçat. Javert, en se préoccupant trop de mettre les limiers demeute sur la voie, alarma la bête en lui donnant vent du trait etla fit partir. Il eut tort surtout, dès qu’il eut retrouvé la pisteau pont d’Austerlitz, de jouer ce jeu formidable et puéril de tenirun pareil homme au bout d’un fil. Il s’estima plus fort qu’iln’était, et crut pouvoir jouer à la souris avec un lion. En mêmetemps, il s’estima trop faible quand il jugea nécessaire des’adjoindre du renfort. Précaution fatale, perte d’un tempsprécieux. Javert commit toutes ces fautes, et n’en était pas moinsun des espions les plus savants et les plus corrects qui aientexisté. Il était, dans toute la force du terme, ce qu’en vénerie onappelle un chien sage. Mais qui est-ce qui estparfait ?

Les grands stratégistes ont leurséclipses.

Les fortes sottises sont souvent faites, commeles grosses cordes, d’une multitude de brins. Prenez le câble fil àfil, prenez séparément tous les petits motifs déterminants, vousles cassez l’un après l’autre, et vous dites : Ce n’estque cela ! Tressez-les et tordez-les ensemble, c’est uneénormité ; c’est Attila qui hésite entre Marcien à l’Orient etValentinien à l’Occident ; c’est Annibal qui s’attarde àCapoue ; c’est Danton qui s’endort à Arcis-sur-Aube.

Quoi qu’il en soit, au moment même où ils’aperçut que Jean Valjean lui échappait, Javert ne perdit pas latête. Sûr que le forçat en rupture de ban ne pouvait être bienloin, il établit des guets, il organisa des souricières et desembuscades et battit le quartier toute la nuit. La première chosequ’il vit, ce fut le désordre du réverbère, dont la corde étaitcoupée. Indice précieux, qui l’égara pourtant en ce qu’il fitdévier toutes ses recherches vers le cul-de-sac Genrot. Il y a dansce cul-de-sac des murs assez bas qui donnent sur des jardins dontles enceintes touchent à d’immenses terrains en friche. JeanValjean avait dû évidemment s’enfuir par là. Le fait est que, s’ileût pénétré un peu plus avant dans le cul-de-sac Genrot, il l’eûtfait probablement, et il était perdu. Javert explora ces jardins etces terrains comme s’il y eût cherché une aiguille.

Au point du jour, il laissa deux hommesintelligents en observation et il regagna la préfecture de police,honteux comme un mouchard qu’un voleur aurait pris[90].

Livre sixième – Le Petit-Picpus

Chapitre I – Petite rue Picpus, numéro62

Rien ne ressemblait plus, il y a undemi-siècle, à la première porte cochère venue que la porte cochèredu numéro 62[91] de la petite rue Picpus. Cetteporte, habituellement entrouverte de la façon la plus engageante,laissait voir deux choses qui n’ont rien de très funèbre, une courentourée de murs tapissés de vigne et la face d’un portier quiflâne. Au-dessus du mur du fond on apercevait de grands arbres.Quand un rayon de soleil égayait la cour, quand un verre de vinégayait le portier, il était difficile de passer devant le numéro62 de la petite rue Picpus sans en emporter une idée riante.C’était pourtant un lieu sombre qu’on avait entrevu.

Le seuil souriait, la maison priait etpleurait.

Si l’on parvenait, ce qui n’était pointfacile, à franchir le portier, – ce qui même pour presque tousétait impossible, car il y avait un sésame,ouvre-toi ! qu’il fallait savoir ; – si, le portierfranchi, on entrait à droite dans un petit vestibule où donnait unescalier resserré entre deux murs et si étroit qu’il n’y pouvaitpasser qu’une personne à la fois, si l’on ne se laissait paseffrayer par le badigeonnage jaune serin avec soubassement chocolatqui enduisait cet escalier, si l’on s’aventurait à monter, ondépassait un premier palier, puis un deuxième, et l’on arrivait aupremier étage dans un corridor où la détrempe jaune et la plinthechocolat vous suivaient avec un acharnement paisible. Escalier etcorridor étaient éclairés par deux belles fenêtres. Le corridorfaisait un coude et devenait obscur. Si l’on doublait ce cap, onparvenait après quelques pas devant une porte d’autant plusmystérieuse qu’elle n’était pas fermée. On la poussait, et l’on setrouvait dans une petite chambre d’environ six pieds carrés,carrelée, lavée, propre, froide, tendue de papier nankin àfleurettes vertes, à quinze sous le rouleau. Un jour blanc et matvenait d’une grande fenêtre à petits carreaux qui était à gauche etqui tenait toute la largeur de la chambre. On regardait, on nevoyait personne ; on écoutait, on n’entendait ni un pas, ni unmurmure humain. La muraille était nue ; la chambre n’étaitpoint meublée ; pas une chaise.

On regardait encore, et l’on voyait au mur enface de la porte un trou quadrangulaire d’environ un pied carré,grillé d’une grille en fer à barreaux entre-croisés, noirs, noueux,solides, lesquels formaient des carreaux, j’ai presque dit desmailles, de moins d’un pouce et demi de diagonale. Les petitesfleurettes vertes du papier nankin arrivaient avec calme et enordre jusqu’à ces barreaux de fer, sans que ce contact funèbre leseffarouchât et les fît tourbillonner. En supposant qu’un êtrevivant eût été assez admirablement maigre pour essayer d’entrer oude sortir par le trou carré, cette grille l’en eût empêché. Elle nelaissait point passer le corps, mais elle laissait passer les yeux,c’est-à-dire l’esprit. Il semblait qu’on eût songé à cela, car onl’avait doublée d’une lame de fer-blanc sertie dans la muraille unpeu en arrière et piquée de mille trous plus microscopiques que lestrous d’une écumoire. Au bas de cette plaque était percée uneouverture tout à fait pareille à la bouche d’une boîte aux lettres.Un ruban de fil attaché à un mouvement de sonnette pendait à droitedu trou grillé.

Si l’on agitait ce ruban, une clochettetintait et l’on entendait une voix, tout près de soi, ce quifaisait tressaillir.

– Qui est là ? demandait lavoix.

C’était une voix de femme, une voix douce, sidouce qu’elle en était lugubre.

Ici encore il y avait un mot magique qu’ilfallait savoir. Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et lemur redevenait silencieux comme si l’obscurité effarée du sépulcreeût été de l’autre côté.

Si l’on savait le mot, la voixreprenait :

– Entrez à droite.

On remarquait alors à sa droite, en face de lafenêtre, une porte vitrée surmontée d’un châssis vitré et peinte engris. On soulevait le loquet, on franchissait la porte, et l’onéprouvait absolument la même impression que lorsqu’on entre auspectacle dans une baignoire grillée avant que la grille soitbaissée et que le lustre soit allumé. On était en effet dans uneespèce de loge de théâtre, à peine éclairée par le jour vague de laporte vitrée, étroite, meublée de deux vieilles chaises et d’unpaillasson tout démaillé, véritable loge avec sa devanture àhauteur d’appui qui portait une tablette en bois noir. Cette logeétait grillée, seulement ce n’était pas une grille de bois dorécomme à l’Opéra, c’était un monstrueux treillis de barres de feraffreusement enchevêtrées et scellées au mur par des scellementsénormes qui ressemblaient à des poings fermés.

Les premières minutes passées, quand le regardcommençait à se faire à ce demi-jour de cave, il essayait defranchir la grille, mais il n’allait pas plus loin que six poucesau delà. Là il rencontrait une barrière de volets noirs, assurés etfortifiés de traverses de bois peintes en jaune pain d’épice. Cesvolets étaient à jointures, divisés en longues lames minces, etmasquaient toute la largeur de la grille. Ils étaient toujoursclos.

Au bout de quelques instants, on entendait unevoix qui vous appelait de derrière ces volets et qui vousdisait :

– Je suis là. Que mevoulez-vous ?

C’était une voix aimée, quelquefois une voixadorée. On ne voyait personne. On entendait à peine le bruit d’unsouffle. Il semblait que ce fût une évocation qui vous parlait àtravers la cloison de la tombe.

Si l’on était dans de certaines conditionsvoulues, bien rares, l’étroite lame d’un des volets s’ouvrait enface de vous, et l’évocation devenait une apparition. Derrière lagrille, derrière le volet, on apercevait, autant que la grillepermettait d’apercevoir, une tête dont on ne voyait que la boucheet le menton ; le reste était couvert d’un voile noir. Onentrevoyait une guimpe noire et une forme à peine distinctecouverte d’un suaire noir. Cette tête vous parlait, mais ne vousregardait pas et ne vous souriait jamais.

Le jour qui venait de derrière vous étaitdisposé de telle façon que vous la voyiez blanche et qu’elle vousvoyait noir. Ce jour était un symbole.

Cependant les yeux plongeaient avidement, parcette ouverture qui s’était faite, dans ce lieu clos à tous lesregards. Un vague profond enveloppait cette forme vêtue de deuil.Les yeux fouillaient ce vague et cherchaient à démêler ce qui étaitautour de l’apparition. Au bout de très peu de temps ons’apercevait qu’on ne voyait rien. Ce qu’on voyait, c’était lanuit, le vide, les ténèbres, une brume de l’hiver mêlée à unevapeur du tombeau, une sorte de paix effrayante, un silence où l’onne recueillait rien, pas même des soupirs, une ombre où l’on nedistinguait rien, pas même des fantômes.

Ce qu’on voyait, c’était l’intérieur d’uncloître.

C’était l’intérieur de cette maison morne etsévère qu’on appelait le couvent des bernardines de l’AdorationPerpétuelle[92]. Cette loge où l’on était, c’était leparloir. Cette voix, la première qui vous avait parlé, c’était lavoix de la tourière qui était toujours assise, immobile etsilencieuse, de l’autre côté du mur, près de l’ouverture carrée,défendue par la grille de fer et par la plaque à mille trous commepar une double visière.

L’obscurité où plongeait la loge grilléevenait de ce que le parloir qui avait une fenêtre du côté du monden’en avait aucune du côté du couvent. Les yeux profanes ne devaientrien voir de ce lieu sacré.

Pourtant il y avait quelque chose au delà decette ombre, il y avait une lumière ; il y avait une vie danscette mort. Quoique ce couvent fût le plus muré de tous, nousallons essayer d’y pénétrer, et d’y faire pénétrer le lecteur, etde dire, sans oublier la mesure, des choses que les raconteursn’ont jamais vues et par conséquent jamais dites.

Chapitre II – L’obédience de MartinVerga

Ce couvent, qui en 1824 existait depuislongues années déjà petite rue Picpus, était une communauté debernardines de l’obédience de Martin Verga[93].

Ces bernardines, par conséquent, serattachaient non à Clairvaux, comme les bernardins, mais à Cîteaux,comme les bénédictins. En d’autres termes, elles étaient sujettes,non de saint Bernard, mais de saint Benoît.

Quiconque a un peu remué des in-folio sait queMartin Verga fonda en 1425 une congrégation debernardines-bénédictines, ayant pour chef d’ordre Salamanque etpour succursale Alcala.

Cette congrégation avait poussé des rameauxdans tous les pays catholiques de l’Europe.

Ces greffes d’un ordre sur l’autre n’ont riend’inusité dans l’église latine. Pour ne parler que du seul ordre desaint Benoît dont il est ici question, à cet ordre se rattachent,sans compter l’obédience de Martin Verga, quatrecongrégations : deux en Italie, le Mont-Cassin etSainte-Justine de Padoue, deux en France, Cluny etSaint-Maur ; et neuf ordres, Valombrosa, Grammont, lescélestins, les camaldules, les chartreux, les humiliés, lesolivateurs, et les silvestrins, enfin Cîteaux ; car Cîteauxlui-même, tronc pour d’autres ordres, n’est qu’un rejeton poursaint Benoît. Cîteaux date de saint Robert, abbé de Molesme dans lediocèse de Langres en 1098. Or c’est en 529 que le diable, retiréau désert de Subiaco (il était vieux ; s’était-il faitermite ?), fut chassé de l’ancien temple d’Apollon où ildemeurait par saint Benoît, âgé de dix-sept ans.

Après la règle des carmélites, lesquelles vontpieds nus, portent une pièce d’osier sur la gorge et ne s’asseyentjamais, la règle la plus dure est celle desbernardines-bénédictines de Martin Verga. Elles sont vêtues de noiravec une guimpe qui, selon la prescription expresse de saintBenoît, monte jusqu’au menton. Une robe de serge à manches larges,un grand voile de laine, la guimpe qui monte jusqu’au menton coupéecarrément sur la poitrine, le bandeau qui descend jusqu’aux yeux,voilà leur habit. Tout est noir, excepté le bandeau qui est blanc.Les novices portent le même habit, tout blanc. Les professes ont enoutre un rosaire au côté.

Les bernardines-bénédictines de Martin Vergapratiquent l’Adoration Perpétuelle, comme les bénédictines ditesdames du Saint-Sacrement, lesquelles, au commencement de ce siècle,avaient à Paris deux maisons, l’une au Temple, l’autre rueNeuve-Sainte-Geneviève. Du reste les bernardines-bénédictines duPetit-Picpus, dont nous parlons, étaient un ordre absolument autreque les dames du Saint-Sacrement cloîtrées rueNeuve-Sainte-Geneviève et au Temple. Il y avait de nombreusesdifférences dans la règle ; il y en avait dans le costume. Lesbernardines-bénédictines du Petit-Picpus portaient la guimpe noire,et les bénédictines du Saint-Sacrement et de la rueNeuve-Sainte-Geneviève la portaient blanche, et avaient de plus surla poitrine un Saint-Sacrement d’environ trois pouces de haut envermeil ou en cuivre doré. Les religieuses du Petit-Picpus neportaient point ce Saint-Sacrement. L’Adoration Perpétuelle,commune à la maison du Petit-Picpus et à la maison du Temple,laisse les deux ordres parfaitement distincts. Il y a seulementressemblance pour cette pratique entre les dames du Saint-Sacrementet les bernardines de Martin Verga, de même qu’il y avaitsimilitude, pour l’étude et la glorification de tous les mystèresrelatifs à l’enfance, à la vie et à la mort de Jésus-Christ, et àla Vierge, entre deux ordres pourtant fort séparés et dansl’occasion ennemis : l’Oratoire d’Italie, établi à Florencepar Philippe de Néri, et l’Oratoire de France, établi à Paris parPierre de Bérulle. L’Oratoire de Paris prétendait le pas, Philippede Néri n’étant que saint, et Bérulle étant cardinal.

Revenons à la dure règle espagnole de MartinVerga.

Les bernardines-bénédictines de cetteobédience font maigre toute l’année, jeûnent le carême et beaucoupd’autres jours qui leur sont spéciaux, se relèvent dans leurpremier sommeil depuis une heure du matin jusqu’à trois pour lirele bréviaire et chanter matines, couchent dans des draps de sergeen toute saison et sur la paille, n’usent point de bains,n’allument jamais de feu, se donnent la discipline tous lesvendredis, observent la règle du silence, ne se parlent qu’auxrécréations, lesquelles sont très courtes, et portent des chemisesde bure pendant six mois, du 14 septembre, qui est l’exaltation dela sainte-croix, jusqu’à Pâques. Ces six mois sont unemodération ; la règle dit toute l’année ; mais cettechemise de bure, insupportable dans les chaleurs de l’été,produisait des fièvres et des spasmes nerveux. Il a fallu enrestreindre l’usage. Même avec cet adoucissement, le 14 septembre,quand les religieuses mettent cette chemise, elles ont trois ouquatre jours de fièvre. Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilitésous clôture ; voilà leurs vœux, fort aggravés par larègle.

La prieure est élue pour trois ans par lesmères, qu’on appelle mères vocales parce qu’elles ont voixau chapitre. Une prieure ne peut être réélue que deux fois, ce quifixe à neuf ans le plus long règne possible d’une prieure.

Elles ne voient jamais le prêtre officiant,qui leur est toujours caché par une serge tendue à neuf pieds dehaut. Au sermon, quand le prédicateur est dans la chapelle, ellesbaissent leur voile sur leur visage. Elles doivent toujours parlerbas, marcher les yeux à terre et la tête inclinée. Un seul hommepeut entrer dans le couvent, l’archevêque diocésain.

Il y en a bien un autre, qui est lejardinier ; mais c’est toujours un vieillard, et afin qu’ilsoit perpétuellement seul dans le jardin et que les religieusessoient averties de l’éviter, on lui attache une clochette augenou.

Elles sont soumises à la prieure d’unesoumission absolue et passive. C’est la sujétion canonique danstoute son abnégation. Comme à la voix du Christ, ut vociChristi, au geste, au premier signe, ad nutum, ad primumsignum, tout de suite, avec bonheur, avec persévérance, avecune certaine obéissance aveugle, prompte, hilariterperseveranter et cæca quadam obedientia, comme la lime dans lamain de l’ouvrier, quasi limam in manibus fabri, nepouvant lire ni écrire quoi que ce soit sans permission expresse,legere vel scribere non addiscerit sine expressa superiorislicentia[94].

À tour de rôle chacune d’elles fait cequ’elles appellent la réparation. La réparation, c’est laprière pour tous les péchés, pour toutes les fautes, pour tous lesdésordres, pour toutes les violations, pour toutes les iniquités,pour tous les crimes qui se commettent sur la terre. Pendant douzeheures consécutives, de quatre heures du soir à quatre heures dumatin, ou de quatre heures du matin à quatre heures du soir, lasœur qui fait la réparation reste à genoux sur la pierredevant le Saint-Sacrement, les mains jointes, la corde au cou.Quand la fatigue devient insupportable, elle se prosterne à platventre, la face contre terre, les bras en croix ; c’est làtout son soulagement. Dans cette attitude, elle prie pour tous lescoupables de l’univers. Ceci est grand jusqu’au sublime.

Comme cet acte s’accomplit devant un poteau auhaut duquel brûle un cierge, on dit indistinctement faire laréparation ou être au poteau. Les religieusespréfèrent même, par humilité, cette dernière expression quicontient une idée de supplice et d’abaissement.

Faire la réparation est une fonctionoù toute l’âme s’absorbe. La sœur au poteau ne se retournerait paspour le tonnerre tombant derrière elle.

En outre, il y a toujours une religieuse àgenoux devant le Saint-Sacrement. Cette station dure une heure.Elles se relèvent comme des soldats en faction. C’est làl’Adoration Perpétuelle.

Les prieures et les mères portent presquetoujours des noms empreints d’une gravité particulière, rappelant,non des saintes et des martyres, mais des moments de la vie deJésus-Christ, comme la mère Nativité, la mère Conception, la mèrePrésentation, la mère Passion. Cependant les noms de saintes nesont pas interdits.

Quand on les voit, on ne voit jamais que leurbouche. Toutes ont les dents jaunes. Jamais une brosse à dentsn’est entrée dans le couvent. Se brosser les dents, est au hautd’une échelle au bas de laquelle il y a : perdre son âme.

Elles ne disent de rien ma nimon. Elles n’ont rien à elles et ne doivent tenir à rien.Elles disent de toute chose notre ;ainsi : notrevoile, notre chapelet ; si elles parlaient de leur chemise,elles diraient notre chemise. Quelquefois elless’attachent à quelque petit objet, à un livre d’heures, à unerelique, à une médaille bénie. Dès qu’elles s’aperçoivent qu’ellescommencent à tenir à cet objet, elles doivent le donner. Elles serappellent le mot de sainte Thérèse à laquelle une grande dame, aumoment d’entrer dans son ordre, disait : Permettez, ma mère,que j’envoie chercher une sainte bible à laquelle je tiensbeaucoup. – Ah ! vous tenez à quelque chose ! En cecas, n’entrez pas chez nous.

Défense à qui que ce soit de s’enfermer, etd’avoir un chez-soi, une chambre. Elles viventcellules ouvertes. Quand elles s’abordent, l’une dit :Loué soit et adoré le Très Saint-Sacrement del’autel ! L’autre répond : À jamais. Mêmecérémonie quand l’une frappe à la porte de l’autre. À peine laporte a-t-elle été touchée qu’on entend de l’autre côté une voixdouce dire précipitamment : À jamais ! Comme toutes lespratiques, cela devient machinal par l’habitude ; et l’une ditquelquefois à jamais avant que l’autre ait eu le temps dedire, ce qui est assez long d’ailleurs : Loué soit etadoré le Très Saint-Sacrement de l’autel !

Chez les visitandines, celle qui entredit : Ave Maria, et celle chez laquelle on entredit : Gratiâ plena. C’est leur bonjour, qui est« plein de grâce » en effet.

À chaque heure du jour, trois coupssupplémentaires sonnent à la cloche de l’église du couvent. À cesignal, prieure, mères vocales, professes, converses, novices,postulantes, interrompent ce qu’elles disent, ce qu’elles font ouce qu’elles pensent, et toutes disent à la fois, s’il est cinqheures, par exemple : – À cinq heures et à toute heure,loué soit et adoré le Très Saint-Sacrement de l’autel !S’il est huit heures : – À huit heures et à touteheure, etc., et ainsi de suite, selon l’heure qu’il est.

Cette coutume, qui a pour but de rompre lapensée et de la ramener toujours à Dieu, existe dans beaucoup decommunautés ; seulement la formule varie. Ainsi, àl’Enfant-Jésus, on dit : – À l’heure qu’il est et à touteheure que l’amour de Jésus enflamme mon cœur !

Les bénédictines-bernardines de Martin Verga,cloîtrées il y a cinquante ans au Petit-Picpus, chantent lesoffices sur une psalmodie grave, plain-chant pur, et toujours àpleine voix toute la durée de l’office. Partout où il y a unastérisque dans le missel, elles font une pause et disent à voixbasse : Jésus-Marie-Joseph. Pour l’office des morts,elles prennent le ton si bas, que c’est à peine si des voix defemmes peuvent descendre jusque-là. Il en résulte un effetsaisissant et tragique.

Celles du Petit-Picpus avaient fait faire uncaveau sous leur maître-autel pour la sépulture de leur communauté.Le gouvernement, comme elles disent, ne permit pas que cecaveau reçût les cercueils. Elles sortaient donc du couvent quandelles étaient mortes. Ceci les affligeait et les consternait commeune infraction.

Elles avaient obtenu, consolation médiocre,d’être enterrées à une heure spéciale et en un coin spécial dansl’ancien cimetière Vaugirard, qui était fait d’une terreappartenant jadis à leur communauté[95].

Le jeudi ces religieuses entendent lagrand’messe, vêpres et tous les offices comme le dimanche. Ellesobservent en outre scrupuleusement toutes les petites fêtes,inconnues aux gens du monde, que l’église prodiguait autrefois enFrance et prodigue encore en Espagne et en Italie. Leurs stations àla chapelle sont interminables. Quant au nombre et à la durée deleurs prières, nous ne pouvons en donner une meilleure idée qu’encitant le mot naïf de l’une d’elles : Les prières despostulantes sont effrayantes, les prières desnovices encore pires, et les prières des professes encorepires.

Une fois par semaine, on assemble lechapitre ; la prieure préside, les mères vocales assistent.Chaque sœur vient à son tour s’agenouiller sur la pierre, etconfesser à haute voix, devant toutes, les fautes et les péchésqu’elle a commis dans la semaine. Les mères vocales se consultentaprès chaque confession, et infligent tout haut les pénitences.

Outre la confession à haute voix, pourlaquelle on réserve toutes les fautes un peu graves, elles ont pourles fautes vénielles ce qu’elles appellent la coulpe.Faire sa coulpe, c’est se prosterner à plat ventre durant l’officedevant la prieure jusqu’à ce que celle-ci, qu’on ne nomme jamaisautrement que notre mère, avertisse la patiente par unpetit coup frappé sur le bois de sa stalle qu’elle peut se relever.On fait sa coulpe pour très peu de chose. Un verre cassé, un voiledéchiré, un retard involontaire de quelques secondes à un office,une fausse note à l’église, etc., cela suffit, on fait sa coulpe.La coulpe est toute spontanée ; c’est la coupableelle-même (ce mot est ici étymologiquement à sa place) qui se jugeet qui se l’inflige. Les jours de fêtes et les dimanches il y aquatre mères chantres qui psalmodient les offices devant un grandlutrin à quatre pupitres. Un jour une mère chantre entonna unpsaume qui commençait par Ecce, et, au lieu deEcce, dit à haute voix ces trois notes : ut, si,sol ; elle subit pour cette distraction une coulpe quidura tout l’office. Ce qui rendait la faute énorme, c’est que lechapitre avait ri.

Lorsqu’une religieuse est appelée au parloir,fût-ce la prieure, elle baisse son voile de façon, l’on s’ensouvient, à ne laisser voir que sa bouche.

La prieure seule peut communiquer avec desétrangers. Les autres ne peuvent voir que leur famille étroite, ettrès rarement. Si par hasard une personne du dehors se présentepour voir une religieuse qu’elle a connue ou aimée dans le monde,il faut toute une négociation. Si c’est une femme, l’autorisationpeut être quelquefois accordée ; la religieuse vient et on luiparle à travers les volets, lesquels ne s’ouvrent que pour une mèreou une sœur. Il va sans dire que la permission est toujours refuséeaux hommes.

Telle est la règle de saint Benoît, aggravéepar Martin Verga.

Ces religieuses ne sont point gaies, roses etfraîches comme le sont souvent les filles des autres ordres. Ellessont pâles et graves. De 1825 à 1830 trois sont devenuesfolles.

Chapitre III – Sévérités

On est au moins deux ans postulante, souventquatre ; quatre ans novice. Il est rare que les vœuxdéfinitifs puissent être prononcés avant vingt-trois ouvingt-quatre ans. Les bernardines-bénédictines de Martin Vergan’admettent point de veuves dans leur ordre.

Elles se livrent dans leurs cellules àbeaucoup de macérations inconnues dont elles ne doivent jamaisparler.

Le jour où une novice fait profession, onl’habille de ses plus beaux atours, on la coiffe de roses blanches,on lustre et on boucle ses cheveux, puis elle se prosterne ;on étend sur elle un grand voile noir et l’on chante l’office desmorts. Alors les religieuses se divisent en deux files, une filepasse près d’elle en disant d’un accent plaintif : notresœur est morte, et l’autre file répond d’une voixéclatante : vivante en Jésus-Christ !

À l’époque où se passe cette histoire, unpensionnat était joint au couvent. Pensionnat de jeunes fillesnobles, la plupart riches, parmi lesquelles on remarquaitmesdemoiselles de Sainte-Aulaire et de Bélissen et une anglaiseportant l’illustre nom catholique de Talbot. Ces jeunes filles,élevées par ces religieuses entre quatre murs, grandissaient dansl’horreur du monde et du siècle. Une d’elles nous disait unjour : Voir le pavé de la rue me faisait frissonner de latête aux pieds. Elles étaient vêtues de bleu avec un bonnetblanc et un Saint-Esprit de vermeil ou de cuivre fixé sur lapoitrine. À de certains jours de grande fête, particulièrement à laSainte-Marthe, on leur accordait, comme haute faveur et bonheursuprême, de s’habiller en religieuses et de faire les offices etles pratiques de saint Benoît pendant toute une journée. Dans lespremiers temps, les religieuses leur prêtaient leurs vêtementsnoirs. Cela parut profane, et la prieure le défendit. Ce prêt nefut permis qu’aux novices. Il est remarquable que cesreprésentations, tolérées sans doute et encouragées dans le couventpar un secret esprit de prosélytisme, et pour donner à ces enfantsquelque avant-goût du saint habit, étaient un bonheur réel et unevraie récréation pour les pensionnaires. Elles s’en amusaient toutsimplement. C’était nouveau, cela les changeait. Candidesraisons de l’enfance qui ne réussissent pas d’ailleurs à fairecomprendre à nous mondains cette félicité de tenir en main ungoupillon et de rester debout des heures entières chantant à quatredevant un lutrin.

Les élèves, aux austérités près, seconformaient à toutes les pratiques du couvent. Il est telle jeunefemme qui, entrée dans le monde et après plusieurs années demariage, n’était pas encore parvenue à se déshabituer de dire entoute hâte chaque fois qu’on frappait à sa porte : àjamais !Comme les religieuses, les pensionnaires nevoyaient leurs parents qu’au parloir. Leurs mères elles-mêmesn’obtenaient pas de les embrasser. Voici jusqu’où allait lasévérité sur ce point. Un jour une jeune fille fut visitée par samère accompagnée d’une petite sœur de trois ans. La jeune fillepleurait[96], car elle eût bien voulu embrasser sasœur. Impossible. Elle supplia du moins qu’il fût permis à l’enfantde passer à travers les barreaux sa petite main pour qu’elle pût labaiser. Ceci fut refusé, presque avec scandale.

Chapitre IV – Gaîtés

Ces jeunes filles n’en ont pas moins remplicette grave maison de souvenirs charmants.

À de certaines heures, l’enfance étincelaitdans ce cloître. La récréation sonnait. Une porte tournait sur sesgonds. Les oiseaux disaient : Bon ! voilà lesenfants ! Une irruption de jeunesse inondait ce jardin coupéd’une croix comme un linceul. Des visages radieux, des frontsblancs, des yeux ingénus pleins de gaie lumière, toutes sortesd’aurores, s’éparpillaient dans ces ténèbres. Après les psalmodies,les cloches, les sonneries, les glas, les offices, tout à coupéclatait ce bruit des petites filles, plus doux qu’un bruitd’abeilles. La ruche de la joie s’ouvrait, et chacune apportait sonmiel. On jouait, on s’appelait, on se groupait, on courait ;de jolies petites dents blanches jasaient dans des coins ; lesvoiles, de loin, surveillaient les rires, les ombres guettaient lesrayons[97], mais qu’importe ! on rayonnait eton riait. Ces quatre murs lugubres avaient leur minuted’éblouissement. Ils assistaient, vaguement blanchis du reflet detant de joie, à ce doux tourbillonnement d’essaims. C’était commeune pluie de roses traversant ce deuil. Les jeunes fillesfolâtraient sous l’œil des religieuses ; le regard del’impeccabilité ne gêne pas l’innocence. Grâce à ces enfants, parmitant d’heures austères, il y avait l’heure naïve. Les petitessautaient, les grandes dansaient. Dans ce cloître, le jeu étaitmêlé de ciel. Rien n’était ravissant et auguste comme toutes cesfraîches âmes épanouies. Homère fût venu rire là avec Perrault, etil y avait, dans ce jardin noir, de la jeunesse, de la santé, dubruit, des cris, de l’étourdissement, du plaisir, du bonheur, àdérider toutes les aïeules, celles de l’épopée comme celles duconte, celles du trône comme celles du chaume, depuis Hécubejusqu’à la Mère-Grand.

Il s’est dit dans cette maison, plus quepartout ailleurs peut-être, de ces mots d’enfants qui onttoujours tant de grâce et qui font rire d’un rire plein de rêverie.C’est entre ces quatre murs funèbres qu’une enfant de cinq anss’écria un jour : – Ma mère ! une grande vient de medire que je n’ai plus que neuf ans et dix mois à rester ici. Quelbonheur !

C’est là encore qu’eut lieu ce dialoguemémorable :

Une mère vocale. – Pourquoi pleurez-vous, monenfant ?

L’enfant (six ans), sanglotant :– J’ai dit à Alix que je savais mon histoire de France. Elle me ditque je ne la sais pas, et je la sais.

Alix (la grande, neuf ans). – Non.Elle ne la sait pas.

La mère. – Comment cela, mon enfant ?

Alix. – Elle m’a dit d’ouvrir le livre auhasard et de lui faire une question qu’il y a dans le livre, etqu’elle répondrait.

– Eh bien ?

– Elle n’a pas répondu.

– Voyons. Que lui avez-vousdemandé ?

– J’ai ouvert le livre au hasard commeelle disait, et je lui ai demandé la première demande que j’aitrouvée.

– Et qu’est-ce que c’était que cettedemande ?

– C’était : Qu’arriva-t-ilensuite ?

C’est là qu’a été faite cette observationprofonde sur une perruche un peu gourmande qui appartenait à unedame pensionnaire :

– Est-elle gentille ! elle mangele dessus de sa tartine, comme une personne !

C’est sur une des dalles de ce cloître qu’aété ramassée cette confession, écrite d’avance, pour ne pasl’oublier, par une pécheresse âgée de sept ans :

« – Mon père, je m’accuse d’avoir étéavarice.

« – Mon père, je m’accuse d’avoir étéadultère.

« – Mon père, je m’accuse d’avoir élevémes regards vers les monsieurs. »

C’est sur un des bancs de gazon de ce jardinqu’a été improvisé par une bouche rose de six ans ce conte écoutépar des yeux bleus de quatre à cinq ans :

« – Il y avait trois petits coqs quiavaient un pays où il y avait beaucoup de fleurs. Ils ont cueilliles fleurs, et ils les ont mises dans leur poche. Après ça, ils ontcueilli les feuilles, et ils les ont mises dans leurs joujoux. Il yavait un loup dans le pays, et il y avait beaucoup de bois ;et le loup était dans le bois ; et il a mangé les petitscoqs. »

Et encore cet autre poème :

« – Il est arrivé un coup de bâton.

« C’est Polichinelle qui l’a donné auchat.

« Ça ne lui a pas fait de bien, ça lui afait du mal.

« Alors une dame a mis Polichinelle enprison. »

C’est là qu’a été dit, par une petiteabandonnée, enfant trouvé que le couvent élevait par charité, cemot doux et navrant. Elle entendait les autres parler de leursmères, et elle murmura dans son coin :

– Moi, ma mère n’était pas là quandje suis née !

Il y avait une grosse tourière qu’on voyaittoujours se hâter dans les corridors avec son trousseau de clefs etqui se nommait sœur Agathe. Les grandes grandes, au-dessusde dix ans, – l’appelaient Agathoclès.

Le réfectoire, grande pièce oblongue etcarrée, qui ne recevait de jour que par un cloître à archivoltes deplain-pied avec le jardin, était obscur et humide, et comme disentles enfants, – plein de bêtes. Tous les lieux circonvoisins yfournissaient leur contingent d’insectes. Chacun des quatre coinsen avait reçu, dans le langage des pensionnaires, un nomparticulier et expressif. Il y avait le coin des Araignées, le coindes Chenilles, le coin des Cloportes et le coin des Cricris. Lecoin des Cricris était voisin de la cuisine et fort estimé. On yavait moins froid qu’ailleurs. Du réfectoire les noms avaient passéau pensionnat et servaient à y distinguer comme à l’ancien collègeMazarin quatre nations. Toute élève était de l’une de ces quatrenations selon le coin du réfectoire où elle s’asseyait aux heuresdes repas. Un jour, M. l’archevêque, faisant la visitepastorale, vit entrer dans la classe où il passait une jolie petitefille toute vermeille avec d’admirables cheveux blonds, il demandaà une autre pensionnaire, charmante brune aux joues fraîches quiétait près de lui :

– Qu’est-ce que c’est quecelle-ci ?

– C’est une araignée, monseigneur.

– Bah ! et cette autre ?

– C’est un cricri.

– Et celle-là ?

– C’est une chenille.

– En vérité, et vous-même ?

– Je suis un cloporte, monseigneur.

Chaque maison de ce genre a sesparticularités. Au commencement de ce siècle, Écouen était un deces lieux gracieux et sévères où grandit, dans une ombre presqueauguste, l’enfance des jeunes filles. À Écouen, pour prendre rangdans la procession du Saint-Sacrement, on distinguait entre lesvierges et les fleuristes. Il y avait aussi « les dais »et « les encensoirs », les unes portant les cordons dudais, les autres encensant le Saint-Sacrement. Les fleursrevenaient de droit aux fleuristes. Quatre « vierges »marchaient en avant. Le matin de ce grand jour, il n’était pas rared’entendre demander dans le dortoir :

– Qui est-ce qui est vierge ?

Madame Campan citait ce mot d’une« petite » de sept ans à une « grande » deseize, qui prenait la tête de la procession pendant qu’elle, lapetite, restait à la queue :

– Tu es vierge, toi ; moi, je ne lesuis pas.

Chapitre V – Distractions

Au-dessus de la porte du réfectoire étaitécrite en grosses lettres noires cette prière qu’on appelait laPatenôtre blanche, et qui avait pour vertu de mener lesgens droit en paradis :

« Petite patenôtre blanche, que Dieu fit,que Dieu dit, que Dieu mit en paradis. Au soir, m’allant coucher,je trouvis (sic) trois anges à mon lit couchis, un auxpieds, deux au chevet, la bonne vierge Marie au milieu, qui me ditque je m’y couchis, que rien ne doutis. Le bon Dieu est mon père,la bonne Vierge est ma mère, les trois apôtres sont mes frères, lestrois vierges sont mes sœurs. La chemise où Dieu fut né, mon corpsen est enveloppé ; la croix Sainte-Marguerite à ma poitrineest écrite ; madame la Vierge s’en va sur les champs, Dieupleurant, rencontrit M. saint Jean. Monsieur saint Jean, d’oùvenez-vous ? Je viens d’Ave Salus. Vous n’avez pas vule bon Dieu, si est ? Il est dans l’arbre de la croix, lespieds pendants, les mains clouants, un petit chapeau d’épineblanche sur la tête. Qui la dira trois fois au soir, trois fois aumatin, gagnera le paradis à la fin. »

En 1827, cette oraison caractéristique avaitdisparu du mur sous une triple couche de badigeon. Elle achève àcette heure de s’effacer dans la mémoire de quelques jeunes fillesd’alors, vieilles femmes aujourd’hui.

Un grand crucifix accroché au mur complétaitla décoration de ce réfectoire, dont la porte unique, nous croyonsl’avoir dit, s’ouvrait sur le jardin. Deux tables étroites,côtoyées chacune de deux bancs de bois, faisaient deux longueslignes parallèles d’un bout à l’autre du réfectoire. Les mursétaient blancs, les tables étaient noires ; ces deux couleursdu deuil sont le seul rechange des couvents. Les repas étaientrevêches et la nourriture des enfants eux-mêmes sévère. Un seulplat, viande et légumes mêlés, ou poisson salé, tel était le luxe.Ce bref ordinaire, réservé aux pensionnaires seules, était pourtantune exception. Les enfants mangeaient et se taisaient sous le guetde la mère semainière qui, de temps en temps, si une mouches’avisait de voler et de bourdonner contre la règle, ouvrait etfermait bruyamment un livre de bois. Ce silence était assaisonné dela vie des saints, lue à haute voix dans une petite chaire àpupitre située au pied du crucifix. La lectrice était une grandeélève, de semaine. Il y avait de distance en distance sur la tablenue des terrines vernies où les élèves lavaient elles-mêmes leurtimbale et leur couvert, et quelquefois jetaient quelque morceau derebut, viande dure ou poisson gâté ; ceci était puni. Onappelait ces terrines ronds d’eau.

L’enfant qui rompait le silence faisait une« croix de langue ». Où ? à terre. Elle léchait lepavé. La poussière, cette fin de toutes les joies, était chargée dechâtier ces pauvres petites feuilles de rose, coupables degazouillement[98].

Il y avait dans le couvent un livre qui n’ajamais été imprimé qu’à exemplaire unique, et qu’il estdéfendu de lire. C’est la règle de saint Benoît. Arcane où nul œilprofane ne doit pénétrer. Nemo regulas, seu constitutionesnostras, externis communicabit[99].

Les pensionnaires parvinrent un jour à déroberce livre, et se mirent à le lire avidement, lecture souventinterrompue par des terreurs d’être surprises qui leur faisaientrefermer le volume précipitamment. Elles ne tirèrent de ce granddanger couru qu’un plaisir médiocre. Quelques pages inintelligiblessur les péchés des jeunes garçons, voilà ce qu’elles eurent de« plus intéressant ».

Elles jouaient dans une allée du jardin,bordée de quelques maigres arbres fruitiers. Malgré l’extrêmesurveillance et la sévérité des punitions, quand le vent avaitsecoué les arbres, elles réussissaient quelquefois à ramasserfurtivement une pomme verte, ou un abricot gâté, ou une poirehabitée. Maintenant je laisse parler une lettre que j’ai sous lesyeux, lettre écrite il y a vingt-cinq ans par une anciennepensionnaire[100], aujourd’hui madame la duchesse de–, une des plus élégantes femmes de Paris. Je citetextuellement : « On cache sa poire ou sa pomme comme onpeut. Lorsqu’on monte mettre le voile sur le lit en attendant lesouper, on les fourre sous son oreiller et le soir on les mangedans son lit, et lorsqu’on ne peut pas, on les mange dans lescommodités. » C’était là une de leurs voluptés les plusvives.

Une fois, c’était encore à l’époque d’unevisite de M. l’archevêque au couvent, une des jeunes filles,mademoiselle Bouchard, qui était un peu Montmorency, gagea qu’ellelui demanderait un jour de congé, énormité dans une communauté siaustère. La gageure fut acceptée, mais aucune de celles quitenaient le pari n’y croyait. Au moment venu, comme l’archevêquepassait devant les pensionnaires, mademoiselle Bouchard, àl’indescriptible épouvante de ses compagnes, sortit des rangs, etdit : « Monseigneur, un jour de congé. »Mademoiselle Bouchard était fraîche et grande, avec la plus joliepetite mine rose du monde. M. de Quélen sourit et dit :Comment donc, ma chère enfant, un jour de congé ! Troisjours, s’il vous plaît. J’accorde trois jours. La prieure n’ypouvait rien, l’archevêque avait parlé. Scandale pour le couvent,mais joie pour le pensionnat. Qu’on juge de l’effet.

Ce cloître bourru n’était pourtant pas si bienmuré que la vie des passions du dehors, que le drame, que le romanmême, n’y pénétrassent. Pour le prouver, nous nous bornerons àconstater ici et à indiquer brièvement un fait réel etincontestable, qui d’ailleurs n’a en lui-même aucun rapport et netient par aucun fil à l’histoire que nous racontons. Nousmentionnons ce fait pour compléter dans l’esprit du lecteur laphysionomie du couvent.

Vers cette époque donc, il y avait dans lecouvent une personne mystérieuse qui n’était pas religieuse, qu’ontraitait avec grand respect, et qu’on nommait madameAlbertine[101]. On ne savait rien d’elle sinonqu’elle était folle, et que dans le monde elle passait pour morte.Il y avait sous cette histoire, disait-on, des arrangements defortune nécessaires pour un grand mariage.

Cette femme, de trente ans à peine, brune,assez belle, regardait vaguement avec de grands yeux noirs.Voyait-elle ? On en doutait. Elle glissait plutôt qu’elle nemarchait ; elle ne parlait jamais ; on n’était pas biensûr qu’elle respirât. Ses narines étaient pincées et livides commeaprès le dernier soupir. Toucher sa main, c’était toucher de laneige. Elle avait une étrange grâce spectrale. Là où elle entrait,on avait froid. Un jour une sœur, la voyant passer, dit à uneautre : Elle passe pour morte. – Elle l’est peut-être,répondit l’autre.

On faisait sur madame Albertine cent récits.C’était l’éternelle curiosité des pensionnaires. Il y avait dans lachapelle une tribune qu’on appelait l’Œil-de-Bœuf. C’estde cette tribune qui n’avait qu’une baie circulaire, unœil-de-bœuf, que madame Albertine assistait aux offices.Elle y était habituellement seule, parce que de cette tribune,placée au premier étage, on pouvait voir le prédicateur oul’officiant ; ce qui était interdit aux religieuses. Un jourla chaire était occupée par un jeune prêtre de haut rang,M. le duc de Rohan, pair de France, officier des mousquetairesrouges en 1815 lorsqu’il était prince de Léon, mort après 1830cardinal et archevêque de Besançon. C’était la première fois queM. de Rohan prêchait au couvent du Petit-Picpus. MadameAlbertine assistait ordinairement aux sermons et aux offices dansun calme profond et dans une immobilité complète. Ce jour-là, dèsqu’elle aperçut M. de Rohan, elle se dressa à demi, et dit àhaute voix dans le silence de la chapelle : Tiens !Auguste ! Toute la communauté stupéfaite tourna la tête,le prédicateur leva les yeux, mais madame Albertine était retombéedans son immobilité. Un souffle du monde extérieur, une lueur devie avait passé un moment sur cette figure éteinte et glacée, puistout s’était évanoui, et la folle était redevenue cadavre.

Ces deux mots cependant firent jaser tout cequi pouvait parler dans le couvent. Que de choses dans cetiens ! Auguste !que derévélations ! M. de Rohan s’appelait en effet Auguste. Ilétait évident que madame Albertine sortait du plus grand monde,puisqu’elle connaissait M. de Rohan, qu’elle y était elle-mêmehaut placée, puisqu’elle parlait d’un si grand seigneur sifamilièrement, et qu’elle avait avec lui une relation, de parentépeut-être, mais à coup sûr bien étroite, puisqu’elle savait son« petit nom ».

Deux duchesses très sévères, mesdames deChoiseul et de Sérent, visitaient souvent la communauté, où ellespénétraient sans doute en vertu du privilège Magnatesmulieres, et faisaient grand’peur au pensionnat. Quand lesdeux vieilles dames passaient, toutes les pauvres jeunes fillestremblaient et baissaient les yeux.

M. de Rohan était du reste, à son insu,l’objet de l’attention des pensionnaires. Il venait à cette époqued’être fait, en attendant l’épiscopat, grand vicaire del’archevêque de Paris. C’était une de ses habitudes de venir assezsouvent chanter aux offices de la chapelle des religieuses duPetit-Picpus. Aucune des jeunes recluses ne pouvait l’apercevoir, àcause du rideau de serge[102], maisil avait une voix douce et un peu grêle qu’elles étaient parvenuesà reconnaître et à distinguer. Il avait été mousquetaire ; etpuis on le disait fort coquet, fort bien coiffé avec de beauxcheveux châtains arrangés en rouleau autour de la tête, et qu’ilavait une large ceinture noire magnifique, et que sa soutane noireétait coupée le plus élégamment du monde. Il occupait fort toutesces imaginations de seize ans.

Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans lecouvent. Cependant il y eut une année où le son d’une flûte yparvint. Ce fut un événement, et les pensionnaires d’alors s’ensouviennent encore.

C’était une flûte dont quelqu’un jouait dansle voisinage. Cette flûte jouait toujours le même air, un airaujourd’hui bien lointain : Ma Zétulbé, viens régner surmon âme, et on l’entendait deux ou trois fois dans lajournée.

Les jeunes filles passaient des heures àécouter, les mères vocales étaient bouleversées, les cervellestravaillaient, les punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois.Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses dumusicien inconnu. Chacune se rêvait Zétulbé. Le bruit de flûtevenait du côté de la rue Droit-Mur ; elles auraient toutdonné, tout compromis, tout tenté, pour voir, ne fût-ce qu’uneseconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le « jeunehomme » qui jouait si délicieusement de cette flûte et qui,sans s’en douter, jouait en même temps de toutes ces âmes. Il y eneut qui s’échappèrent par une porte de service et qui montèrent autroisième sur la rue Droit-Mur, afin d’essayer de voir par lesjours de souffrance. Impossible. Une alla jusqu’à passer son brasau-dessus de sa tête par la grille et agita son mouchoir blanc.Deux furent plus hardies encore. Elles trouvèrent moyen de grimperjusque sur un toit et s’y risquèrent et réussirent enfin à voir« le jeune homme ». C’était un vieux gentilhomme émigré,aveugle et ruiné, qui jouait de la flûte dans son grenier pour sedésennuyer[103].

Chapitre VI – Le petit couvent

Il y avait dans cette enceinte du Petit-Picpustrois bâtiments parfaitement distincts, le grand couventqu’habitaient les religieuses, le pensionnat où logeaient lesélèves, et enfin ce qu’on appelait le petit couvent. C’était uncorps de logis avec jardin où demeuraient en commun toutes sortesde vieilles religieuses de divers ordres, restes des cloîtresdétruits par la révolution ; une réunion de toutes lesbigarrures noires, grises et blanches, de toutes les communautés etde toutes les variétés possibles ; ce qu’on pourrait appeler,si un pareil accouplement de mots était permis, une sorte decouvent-arlequin.

Dès l’Empire, il avait été permis à toutes cespauvres filles dispersées et dépaysées de venir s’abriter là sousles ailes des bénédictines-bernardines. Le gouvernement leur payaitune petite pension ; les dames du Petit-Picpus les avaientreçues avec empressement. C’était un pêle-mêle bizarre. Chacunesuivait sa règle. On permettait quelquefois aux élèvespensionnaires, comme grande récréation, de leur rendrevisite ; ce qui fait que ces jeunes mémoires ont gardé entreautres le souvenir de la mère Saint-Basile, de la mèreSainte-Scolastique et de la mère Jacob.

Une de ces réfugiées se retrouvait presquechez elle. C’était une religieuse de Sainte-Aure, la seule de sonordre qui eût survécu. L’ancien couvent des dames de Sainte-Aureoccupait dès le commencement du XVIIIème siècleprécisément cette même maison du Petit-Picpus qui appartint plustard aux bénédictines de Martin Verga. Cette sainte fille, troppauvre pour porter le magnifique habit de son ordre, qui était unerobe blanche avec le scapulaire écarlate, en avait revêtupieusement un petit mannequin qu’elle montrait avec complaisance etqu’à sa mort elle a légué à la maison. En 1824, il ne restait decet ordre qu’une religieuse ; aujourd’hui il n’en reste qu’unepoupée.

Outre ces dignes mères, quelques vieillesfemmes du monde avaient obtenu de la prieure, comme madameAlbertine, la permission de se retirer dans le petit couvent. De cenombre étaient madame de Beaufort d’Hautpoul et madame la marquiseDufresne. Une autre n’a jamais été connue dans le couvent que parle bruit formidable qu’elle faisait en se mouchant. Les élèvesl’appelaient madame Vacarmini.

Vers 1820 ou 1821, madame de Genlis, quirédigeait à cette époque un petit recueil périodique intitulél’Intrépide, demanda à entrer dame en chambre au couventdu Petit-Picpus. M. le duc d’Orléans la recommandait. Rumeurdans la ruche ; les mères vocales étaient toutestremblantes ; madame de Genlis avait fait des romans. Maiselle déclara qu’elle était la première à les détester, et puis elleétait arrivée à sa phase de dévotion farouche. Dieu aidant, et leprince aussi, elle entra. Elle s’en alla au bout de six ou huitmois, donnant pour raison que le jardin n’avait pas d’ombre. Lesreligieuses en furent ravies. Quoique très vieille, elle jouaitencore de la harpe, et fort bien.

En s’en allant, elle laissa sa marque à sacellule. Madame de Genlis était superstitieuse et latiniste. Cesdeux mots donnent d’elle un assez bon profil. On voyait encore, ily a quelques années, collés dans l’intérieur d’une petite armoirede sa cellule où elle serrait son argent et ses bijoux, ces cinqvers latins écrits de sa main à l’encre rouge sur papier jaune, etqui, dans son opinion, avaient la vertu d’effaroucher lesvoleurs :

Imparibus meritis pendent tria corpora ramis :

Dismas et Gesmas, media est divina potestas ;

Alta petit Dismas, infelix, infima, Gesmas.

Nos et res nostras conservet summa potestas.

Hos versus dicas, ne tu furto tua perdas[104].

Ces vers, en latin du sixième siècle,soulèvent la question de savoir si les deux larrons du calvaires’appelaient, comme on le croit communément, Dimas et Gestas, ouDismas et Gesmas. Cette orthographe eût pu contrarier lesprétentions qu’avait, au siècle dernier, le vicomte de Gestas àdescendre du mauvais larron. Du reste, la vertu utile attachée àces vers fait article de foi dans l’ordre des hospitalières.

L’église de la maison, construite de manière àséparer, comme une véritable coupure, le grand couvent dupensionnat, était, bien entendu, commune au pensionnat, au grandcouvent et au petit couvent. On y admettait même le public par unesorte d’entrée de lazaret ménagée sur la rue. Mais tout étaitdisposé de façon qu’aucune des habitantes du cloître ne pût voir unvisage du dehors. Supposez une église dont le chœur serait saisipar une main gigantesque, et plié de manière à former, non plus,comme dans les églises ordinaires, un prolongement derrièrel’autel, mais une sorte de salle ou de caverne obscure à la droitede l’officiant ; supposez cette salle fermée par le rideau desept pieds de haut dont nous avons déjà parlé ; entassez dansl’ombre de ce rideau, sur des stalles de bois, les religieuses dechœur à gauche, les pensionnaires à droite, les converses et lesnovices au fond, et vous aurez quelque idée des religieuses duPetit-Picpus, assistant au service divin. Cette caverne, qu’onappelait le chœur, communiquait avec le cloître par un couloir.L’église prenait jour sur le jardin. Quand les religieusesassistaient à des offices où leur règle leur commandait le silence,le public n’était averti de leur présence que par le choc desmiséricordes des stalles se levant ou s’abaissant avec bruit.

Chapitre VII – Quelques silhouettes decette ombre

Pendant les six années qui séparent 1819 de1825, la prieure du Petit-Picpus était mademoiselle de Blemeur quien religion s’appelait mère Innocente. Elle était de la famille dela Marguerite de Blemeur, auteur de la Vie des saints del’ordre de Saint-Benoît. Elle avait été réélue. C’était unefemme d’une soixantaine d’années, courte, grosse, « chantantcomme un pot fêlé », dit la lettre que nous avons déjàcitée ; du reste excellente, la seule gaie dans tout lecouvent, et pour cela adorée.

Mère Innocente tenait de son ascendanteMarguerite, la Dacier de l’Ordre. Elle était lettrée, érudite,savante, compétente, curieusement historienne, farcie de latin,bourrée de grec, pleine d’hébreu, et plutôt bénédictin quebénédictine.

La sous-prieure était une vieille religieuseespagnole presque aveugle, la mère Cineres.

Les plus comptées parmi les vocalesétaient la mère Sainte-Honorine, trésorière, la mèreSainte-Gertrude, première maîtresse des novices, la mèreSainte-Ange, deuxième maîtresse, la mère Annonciation, sacristaine,la mère Saint-Augustin, infirmière, la seule dans tout le couventqui fût méchante ; puis mère Sainte-Mechtilde(Mlle Gauvain)[105],toute jeune, ayant une admirable voix ; mère des Anges(Mlle Drouet), qui avait été au couvent desFilles-Dieu et au couvent du Trésor entre Gisors et Magny ;mère Saint-Joseph (Mlle de Cogolludo) ; mèreSainte-Adélaïde (Mlle d’Auverney) ; mèreMiséricorde (Mlle de Cifuentes, qui ne put résisteraux austérités) ; mère Compassion (Mlle de laMiltière, reçue à soixante ans, malgré la règle, très riche) ;mère Providence (Mlle de Laudinière) ; mèrePrésentation (Mlle de Siguenza), qui fut prieure en1847 ; enfin, mère Sainte-Céligne (la sœur du sculpteurCeracchi), devenue folle ; mère Sainte-Chantal(Mlle de Suzon), devenue folle.

Il y avait encore parmi les plus jolies unecharmante fille de vingt-trois ans, qui était de l’île Bourbon etdescendante du chevalier Roze, qui se fût appelée dans le mondemademoiselle Roze et qui là s’appelait mère Assomption.

La mère Sainte-Mechtilde, chargée du chant etdu chœur, y employait volontiers les pensionnaires. Elle en prenaitordinairement une gamme complète, c’est-à-dire sept, de dix ans àseize inclusivement, voix et tailles assorties, qu’elle faisaitchanter debout, alignées côte à côte par rang d’âge de la pluspetite à la plus grande. Cela offrait aux regards quelque chosecomme un pipeau de jeunes filles, une sorte de flûte de Pan vivantefaite avec des anges.

Celles des sœurs converses que lespensionnaires aimaient le mieux, c’étaient la sœurSainte-Euphrasie, la sœur Sainte-Marguerite, la sœur Sainte-Marthe,qui était en enfance, et la sœur Saint-Michel, dont le long nez lesfaisait rire.

Toutes ces femmes étaient douces pour tous cesenfants. Les religieuses n’étaient sévères que pour elles-mêmes. Onne faisait de feu qu’au pensionnat, et la nourriture, comparée àcelle du couvent, y était recherchée. Avec cela mille soins.Seulement, quand un enfant passait près d’une religieuse et luiparlait, la religieuse ne répondait jamais.

Cette règle du silence avait engendré cecique, dans tout le couvent, la parole était retirée aux créatureshumaines et donnée aux objets inanimés. Tantôt c’était la cloche del’église qui parlait, tantôt le grelot du jardinier. Un timbre trèssonore, placé à côté de la tourière et qu’on entendait de toute lamaison, indiquait par des sonneries variées, qui étaient une façonde télégraphe acoustique, toutes les actions de la vie matérielle àaccomplir, et appelait au parloir, si besoin était, telle ou tellehabitante de la maison. Chaque personne et chaque chose avait sasonnerie. La prieure avait un et un ; la sous-prieure un etdeux. Six-cinq annonçait la classe, de telle sorte que les élèvesne disaient jamais rentrer en classe, mais aller à six-cinq.Quatre-quatre était le timbre de madame de Genlis. On l’entendaittrès souvent. C’est le diable à quatre, disaient cellesqui n’étaient point charitables. Dix-neuf coups annonçaient ungrand événement. C’était l’ouverture de la porte declôture, effroyable planche de fer hérissée de verrous qui netournait sur ses gonds que devant l’archevêque.

Lui et le jardinier exceptés, nous l’avonsdit, aucun homme n’entrait dans le couvent. Les pensionnaires envoyaient deux autres ; l’un, l’aumônier, l’abbé Banès, vieuxet laid, qu’il leur était donné de contempler au chœur à traversune grille ; l’autre, le maître de dessin, M. Ansiaux,que la lettre[106] dont on a déjà lu quelques lignesappelle M. Anciot, et qualifie vieuxaffreux bossu.

On voit que tous les hommes étaientchoisis.

Telle était cette curieuse maison.

Chapitre VIII – Post corda lapides

[107]Aprèsen avoir esquissé la figure morale, il n’est pas inutile d’enindiquer en quelques mots la configuration matérielle. Le lecteuren a déjà quelque idée.

Le couvent du Petit-Picpus-Saint-Antoineemplissait presque entièrement le vaste trapèze qui résultait desintersections de la rue Polonceau, de la rue Droit-Mur, de lapetite rue Picpus et de la ruelle condamnée nommée dans les vieuxplans rue Aumarais. Ces quatre rues entouraient ce trapèze commeferait un fossé. Le couvent se composait de plusieurs bâtiments etd’un jardin. Le bâtiment principal, pris dans son entier, était unejuxtaposition de constructions hybrides qui, vues à vol d’oiseau,dessinaient assez exactement une potence posée sur le sol. Le grandbras de la potence occupait tout le tronçon de la rue Droit-Murcompris entre la petite rue Picpus et la rue Polonceau ; lepetit bras était une haute, grise et sévère façade grillée quiregardait la petite rue Picpus ; la porte cochère n° 62en marquait l’extrémité. Vers le milieu de cette façade, lapoussière et la cendre blanchissaient une vieille porte bassecintrée où les araignées faisaient leur toile et qui ne s’ouvraitqu’une heure ou deux le dimanche et aux rares occasions où lecercueil d’une religieuse sortait du couvent. C’était l’entréepublique de l’église. Le coude de la potence était une salle carréequi servait d’office et que les religieuses nommaient ladépense. Dans le grand bras étaient les cellules des mères etdes sœurs et le noviciat. Dans le petit bras les cuisines, leréfectoire, doublé du cloître, et l’église. Entre la porten° 62 et le coin de la ruelle fermée Aumarais était lepensionnat, qu’on ne voyait pas du dehors. Le reste du trapèzeformait le jardin qui était beaucoup plus bas que le niveau de larue Polonceau ; ce qui faisait les murailles bien plus élevéesencore au dedans qu’à l’extérieur. Le jardin, légèrement bombé,avait à son milieu, au sommet d’une butte, un beau sapin aigu etconique duquel partaient, comme du rond-point à pique d’unbouclier, quatre grandes allées, et, disposées deux par deux dansles embranchements des grandes, huit petites, de façon que, sil’enclos eût été circulaire, le plan géométral des allées eûtressemblé à une croix posée sur une roue. Les allées, venant toutesaboutir aux murs très irréguliers du jardin, étaient de longueursinégales. Elles étaient bordées de groseilliers. Au fond une alléede grands peupliers allait des ruines du vieux couvent, qui était àl’angle de la rue Droit-Mur, à la maison du petit couvent, quiétait à l’angle de la ruelle Aumarais. En avant du petit couvent,il y avait ce qu’on intitulait le petit jardin. Qu’on ajoute à cetensemble une cour, toutes sortes d’angles variés que faisaient lescorps de logis intérieurs, des murailles de prison, pour touteperspective et pour tout voisinage la longue ligne noire de toitsqui bordait l’autre côté de la rue Polonceau, et l’on pourra sefaire une image complète de ce qu’était, il y a quarante-cinq ans,la maison des bernardines du Petit-Picpus. Cette sainte maisonavait été bâtie précisément sur l’emplacement d’un jeu de paumefameux du quatorzième au seizième siècle qu’on appelait letripot des onze mille diables.

Toutes ces rues du reste étaient des plusanciennes de Paris. Ces noms, Droit-Mur et Aumarais, sont bienvieux ; les rues qui les portent sont beaucoup plus vieillesencore. La ruelle Aumarais s’est appelée la ruelle Maugout ;la rue Droit-Mur s’est appelée la rue des Églantiers, car Dieuouvrait les fleurs avant que l’homme taillât les pierres.

Chapitre IX – Un siècle sous uneguimpe

Puisque nous sommes en train de détails sur cequ’était autrefois le couvent du Petit-Picpus et que nous avons oséouvrir une fenêtre sur ce discret asile, que le lecteur nouspermette encore une petite digression, étrangère au fond de celivre, mais caractéristique et utile en ce qu’elle fait comprendreque le cloître lui-même a ses figures originales.

Il y avait dans le petit couvent unecentenaire qui venait de l’abbaye de Fontevrault. Avant larévolution elle avait même été du monde. Elle parlait beaucoup deM. de Miromesnil, garde des sceaux sous Louis XVI, et d’uneprésidente Duplat qu’elle avait beaucoup connue. C’était sonplaisir et sa vanité de ramener ces deux noms à tout propos. Elledisait merveilles de l’abbaye de Fontevrault, que c’était comme uneville, et qu’il y avait des rues dans le monastère.

Elle parlait avec un parler picard qui égayaitles pensionnaires. Tous les ans, elle renouvelait solennellementses vœux, et, au moment de faire serment, elle disait auprêtre : Monseigneur saint François l’a baillé à monseigneursaint Julien, monseigneur saint Julien l’a baillé à monseigneursaint Eusèbe, monseigneur saint Eusèbe l’a baillé à monseigneursaint Procope, etc., etc. ; ainsi je vous le baille, mon père.– Et les pensionnaires de rire, non sous cape, mais sousvoile ; charmants petits rires étouffés qui faisaient froncerle sourcil aux mères vocales.

Une autre fois, la centenaire racontait deshistoires. Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins nele cédaient pas aux mousquetaires. C’était un siècle quiparlait, mais c’était le dix-huitième siècle. Elle contait lacoutume champenoise et bourguignonne des quatre vins. Avant larévolution, quand un grand personnage, un maréchal de France, unprince, un duc et pair, traversait une ville de Bourgogne ou deChampagne, le corps de ville venait le haranguer et lui présentaitquatre gondoles d’argent dans lesquelles on avait versé de quatrevins différents. Sur le premier gobelet on lisait cetteinscription : vin de singe, sur le deuxième :vin de lion, sur le troisième : vin demouton, sur le quatrième : vin de cochon. Cesquatre légendes exprimaient les quatre degrés que descendl’ivrogne : la première ivresse, celle qui égaye ; ladeuxième, celle qui irrite ; la troisième, celle quihébète ; la dernière enfin, celle qui abrutit.

Elle avait dans une armoire, sous clef, unobjet mystérieux auquel elle tenait fort. La règle de Fontevraultne le lui défendait pas. Elle ne voulait montrer cet objet àpersonne. Elle s’enfermait, ce que sa règle lui permettait, et secachait chaque fois qu’elle voulait le contempler. Si elleentendait marcher dans le corridor, elle refermait l’armoire aussiprécipitamment qu’elle le pouvait avec ses vieilles mains. Dèsqu’on lui parlait de cela, elle se taisait, elle qui parlait sivolontiers. Les plus curieuses échouèrent devant son silence et lesplus tenaces devant son obstination. C’était aussi là un sujet decommentaires pour tout ce qui était désœuvré ou ennuyé dans lecouvent. Que pouvait donc être cette chose si précieuse et sisecrète qui était le trésor de la centenaire ? Sans doutequelque saint livre ? quelque chapelet unique ? quelquerelique prouvée ? On se perdait en conjectures. À la mort dela pauvre vieille, on courut à l’armoire plus vite peut-être qu’iln’eût convenu, et on l’ouvrit. On trouva l’objet sous un triplelinge comme une patène bénite. C’était un plat de Faenzareprésentant des amours qui s’envolent poursuivis par des garçonsapothicaires armés d’énormes seringues. La poursuite abonde engrimaces et en postures comiques. Un des charmants petits amoursest déjà tout embroché. Il se débat, agite ses petites ailes etessaye encore de voler, mais le matassin[108] ritd’un rire satanique. Moralité : l’amour vaincu par la colique.Ce plat, fort curieux d’ailleurs, et qui a peut-être eu l’honneurde donner une idée à Molière, existait encore en septembre1845 ; il était à vendre chez un marchand de bric-à-brac duboulevard Beaumarchais.

Cette bonne vieille ne voulait recevoir aucunevisite du dehors, à cause, disait-elle, que le parloirest trop triste.

Chapitre X – Origine de l’AdorationPerpétuelle

Du reste, ce parloir presque sépulcral dontnous avons essayé de donner une idée est un fait tout local qui nese reproduit pas avec la même sévérité dans d’autres couvents. Aucouvent de la rue du Temple en particulier qui, à la vérité, étaitd’un autre ordre, les volets noirs étaient remplacés par desrideaux bruns, et le parloir lui-même était un salon parqueté dontles fenêtres s’encadraient de bonnes-grâces en mousseline blancheet dont les murailles admettaient toutes sortes de cadres, unportrait d’une bénédictine à visage découvert, des bouquets enpeinture, et jusqu’à une tête de turc.

C’est dans le jardin du couvent de la rue duTemple que se trouvait ce marronnier d’Inde qui passait pour leplus beau et le plus grand de France et qui avait parmi le bonpeuple du dix-huitième siècle la renommée d’être le père detous les marronniers du royaume[109].

Nous l’avons dit, ce couvent du Temple étaitoccupé par des bénédictines de l’Adoration Perpétuelle,bénédictines tout autres que celles qui relevaient de Cîteaux. Cetordre de l’Adoration Perpétuelle n’est pas très ancien et neremonte pas à plus de deux cents ans. En 1649, le Saint-Sacrementfut profané deux fois, à quelques jours de distance, dans deuxéglises de Paris, à Saint-Sulpice et à Saint-Jean en Grève,sacrilège effrayant et rare qui émut toute la ville. M. leprieur-grand vicaire de Saint-Germain-des-Prés ordonna uneprocession solennelle de tout son clergé où officia le nonce dupape. Mais l’expiation ne suffit pas à deux dignes femmes, madameCourtin, marquise de Boucs, et la comtesse de Châteauvieux. Cetoutrage, fait au « très auguste sacrement de l’autel »,quoique passager, ne sortait pas de ces deux saintes âmes, et leurparut ne pouvoir être réparé que par une « AdorationPerpétuelle » dans quelque monastère de filles. Toutes deux,l’une en 1652, l’autre en 1653, firent donation de sommes notablesà la mère Catherine de Bar, dite du Saint-Sacrement, religieusebénédictine, pour fonder, dans ce but pieux, un monastère del’ordre de Saint-Benoît ; la première permission pour cettefondation fut donnée à la mère Catherine de Bar par M. deMetz, abbé de Saint-Germain, « à la charge qu’aucune fille nepourrait être reçue qu’elle n’apportât trois cents livres depension, qui font six mille livres au principal ». Aprèsl’abbé de Saint-Germain, le roi accorda des lettres patentes, et letout, charte abbatiale et lettres royales, fut homologué en 1654 àla chambre des comptes et au parlement.

Telle est l’origine et la consécration légalede l’établissement des bénédictines de l’Adoration Perpétuelle duSaint-Sacrement à Paris. Leur premier couvent fut « bâti àneuf », rue Cassette, des deniers de mesdames de Boucs et deChâteauvieux.

Cet ordre, comme on voit, ne se confondaitpoint avec les bénédictines dites de Cîteaux. Il relevait de l’abbéde Saint-Germain-des-Prés, de la même manière que les dames duSacré-Cœur relèvent du général des jésuites et les sœurs de charitédu général des lazaristes.

Il était également tout à fait différent desbernardines du Petit-Picpus dont nous venons de montrerl’intérieur. En 1657, le pape Alexandre VII avait autorisé, parbref spécial, les bernardines du Petit-Picpus à pratiquerl’Adoration Perpétuelle comme les bénédictines du Saint-Sacrement.Mais les deux ordres n’en étaient pas moins restés distincts.

Chapitre XI – Fin du Petit-Picpus

Dès le commencement de la Restauration, lecouvent du Petit-Picpus dépérissait, ce qui fait partie de la mortgénérale de l’ordre, lequel, après le dix-huitième siècle, s’en vacomme tous les ordres religieux. La contemplation est, ainsi que laprière, un besoin de l’humanité ; mais, comme tout ce que laRévolution a touché, elle se transformera, et, d’hostile au progrèssocial, lui deviendra favorable.

La maison du Petit-Picpus se dépeuplaitrapidement. En 1840, le petit couvent avait disparu, le pensionnatavait disparu. Il n’y avait plus ni les vieilles femmes, ni lesjeunes filles ; les unes étaient mortes, les autres s’enétaient allées. Volaverunt[110].

La règle de l’Adoration Perpétuelle est d’unetelle rigidité qu’elle épouvante ; les vocations reculent,l’ordre ne se recrute pas. En 1845, il se faisait encore çà et làquelques sœurs converses ; mais de religieuses de chœur,point. Il y a quarante ans, les religieuses étaient près decent ; il y a quinze ans, elles n’étaient plus que vingt-huit.Combien sont-elles aujourd’hui ? En 1847, la prieure étaitjeune, signe que le cercle du choix se restreint. Elle n’avait pasquarante ans. À mesure que le nombre diminue, la fatigueaugmente ; le service de chacune devient plus pénible ;on voyait dès lors approcher le moment où elles ne seraient plusqu’une douzaine d’épaules douloureuses et courbées pour porter lalourde règle de saint Benoît. Le fardeau est implacable et reste lemême à peu comme à beaucoup. Il pesait, il écrase. Aussi ellesmeurent. Du temps que l’auteur de ce livre habitait encore Paris,deux sont mortes. L’une avait vingt-cinq ans, l’autre vingt-trois.Celle-ci peut dire comme Julia Alpinula : Hic jaceo, vixiannos viginti et tres[111].C’est à cause de cette décadence que le couvent a renoncé àl’éducation des filles.

Nous n’avons pu passer devant cette maisonextraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faireentrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutentraconter, pour l’utilité de quelques-uns peut-être, l’histoiremélancolique de Jean Valjean. Nous avons jeté un coup d’œil danscette communauté toute pleine de ces vieilles pratiques quisemblent si nouvelles aujourd’hui. C’est le jardin fermé.Hortus conclusus[112]. Nousavons parlé de ce lieu singulier avec détail, mais avec respect,autant du moins que le respect et le détail sont conciliables. Nousne comprenons pas tout, mais nous n’insultons rien. Nous sommes àégale distance de l’hosanna de Joseph de Maistre qui aboutit àsacrer le bourreau et du ricanement de Voltaire qui va jusqu’àrailler le crucifix.

Illogisme de Voltaire, soit dit enpassant ; car Voltaire eût défendu Jésus comme il défendaitCalas ; et, pour ceux-là mêmes qui nient les incarnationssurhumaines, que représente le crucifix ? Le sageassassiné.

Au dix-neuvième siècle, l’idée religieusesubit une crise. On désapprend de certaines choses, et l’on faitbien, pourvu qu’en désapprenant ceci, on apprenne cela. Pas de videdans le cœur humain. De certaines démolitions se font, et il estbon qu’elles se fassent, mais à la condition d’être suivies dereconstructions.

En attendant, étudions les choses qui ne sontplus. Il est nécessaire de les connaître, ne fût-ce que pour leséviter. Les contrefaçons du passé prennent de faux noms ets’appellent volontiers l’avenir. Ce revenant, le passé, est sujet àfalsifier son passeport. Mettons-nous au fait du piège.Défions-nous. Le passé a un visage, la superstition, et un masque,l’hypocrisie. Dénonçons le visage et arrachons le masque.

Quant aux couvents, ils offrent une questioncomplexe. Question de civilisation, qui les condamne ;question de liberté, qui les protège.

Livre septième – Parenthèse

Chapitre I – Le couvent, idéeabstraite

Ce livre est un drame dont le premierpersonnage est l’infini.

L’homme est le second.

Cela étant, comme un couvent s’est trouvé surnotre chemin, nous avons dû y pénétrer. Pourquoi ? C’est quele couvent, qui est propre à l’orient comme à l’occident, àl’antiquité comme aux temps modernes, au paganisme, au bouddhisme,au mahométisme, comme au christianisme, est un des appareilsd’optique appliqués par l’homme sur l’infini.

Ce n’est point ici le lieu de développer horsde mesure de certaines idées ; cependant, tout en maintenantabsolument nos réserves, nos restrictions, et même nosindignations, nous devons le dire, toutes les fois que nousrencontrons dans l’homme l’infini, bien ou mal compris, nous noussentons pris de respect. Il y a dans la synagogue, dans la mosquée,dans la pagode, dans le wigwam, un côté hideux que nous exécrons etun côté sublime que nous adorons. Quelle contemplation pourl’esprit et quelle rêverie sans fond ! la réverbération deDieu sur le mur humain.

Chapitre II – Le couvent, faithistorique

Au point de vue de l’histoire, de la raison etde la vérité, le monachisme est condamné.

Les monastères, quand ils abondent chez unenation, sont des nœuds à la circulation, des établissementsencombrants, des centres de paresse là où il faut des centres detravail. Les communautés monastiques sont à la grande communautésociale ce que le gui est au chêne, ce que la verrue est au corpshumain. Leur prospérité et leur embonpoint sont l’appauvrissementdu pays. Le régime monacal, bon au début des civilisations, utile àproduire la réduction de la brutalité par le spirituel, est mauvaisà la virilité des peuples. En outre, lorsqu’il se relâche et qu’ilentre dans sa période de dérèglement, comme il continue à donnerl’exemple il devient mauvais par toutes les raisons qui lefaisaient salutaire dans sa période de pureté.

Les claustrations ont fait leur temps. Lescloîtres, utiles à la première éducation de la civilisationmoderne, ont été gênants pour sa croissance et sont nuisibles à sondéveloppement. En tant qu’institution et que mode de formation pourl’homme, les monastères, bons au dixième siècle, discutables auquinzième, sont détestables au dix-neuvième. La lèpre monacale apresque rongé jusqu’au squelette deux admirables nations, l’Italieet l’Espagne, l’une la lumière, l’autre la splendeur de l’Europependant des siècles, et, à l’époque où nous sommes, ces deuxillustres peuples ne commencent à guérir que grâce à la saine etvigoureuse hygiène de 1789.

Le couvent, l’antique couvent de femmesparticulièrement, tel qu’il apparaît encore au seuil de ce siècleen Italie, en Autriche, en Espagne, est une des plus sombresconcrétions du moyen-âge. Le cloître, ce cloître-là, est le pointd’intersection des terreurs. Le cloître catholique proprement ditest tout rempli du rayonnement noir de la mort.

Le couvent espagnol surtout est funèbre. Làmontent dans l’obscurité, sous des voûtes pleines de brume, sousdes dômes vagues à force d’ombre, de massifs autels babéliques,hauts comme des cathédrales ; là pendent à des chaînes dansles ténèbres d’immenses crucifix blancs ; là s’étalent, nussur l’ébène, de grands Christs d’ivoire ; plus que sanglants,saignants ; hideux et magnifiques, les coudes montrant les os,les rotules montrant les téguments, les plaies montrant les chairs,couronnés d’épines d’argent, cloués de clous d’or, avec des gouttesde sang en rubis sur le front et des larmes en diamants dans lesyeux. Les diamants et les rubis semblent mouillés, et font pleureren bas dans l’ombre des êtres voilés qui ont les flancs meurtrispar le cilice et par le fouet aux pointes de fer, les seins écraséspar des claies d’osier, les genoux écorchés par la prière ;des femmes qui se croient des épouses ; des spectres qui secroient des séraphins. Ces femmes pensent-elles ? non.Veulent-elles ? non. Aiment-elles ? non.Vivent-elles ? non. Leurs nerfs sont devenus des os ;leurs os sont devenus des pierres. Leur voile est de la nuittissue. Leur souffle sous le voile ressemble à on ne sait quelletragique respiration de la mort. L’abbesse, une larve, lessanctifie et les terrifie. L’immaculé est là, farouche. Tels sontles vieux monastères d’Espagne. Repaires de la dévotion terrible,antres de vierges, lieux féroces.

L’Espagne catholique était plus romaine queRome même. Le couvent espagnol était par excellence le couventcatholique. On y sentait l’orient. L’archevêque,kislar-aga[113] du ciel, verrouillait et espionnaitce sérail d’âmes réservé à Dieu. La nonne était l’odalisque, leprêtre était l’eunuque. Les ferventes étaient choisies en songe etpossédaient Christ. La nuit, le beau jeune homme nu descendait dela croix et devenait l’extase de la cellule. De hautes muraillesgardaient de toute distraction vivante la sultane mystique quiavait le crucifié pour sultan. Un regard dehors était uneinfidélité. L’in-pace remplaçait le sac de cuir. Ce qu’onjetait à la mer en orient, on le jetait à la terre en occident. Desdeux côtés, des femmes se tordaient les bras ; la vague auxunes, la fosse aux autres ; ici les noyées, là les enterrées.Parallélisme monstrueux.

Aujourd’hui les souteneurs du passé, nepouvant nier ces choses, ont pris le parti d’en sourire. On a mis àla mode une façon commode et étrange de supprimer les révélationsde l’histoire, d’infirmer les commentaires de la philosophie, etd’élider tous les faits gênants et toutes les questions sombres.Matière à déclamations, disent les habiles. Déclamations,répètent les niais. Jean-Jacques, déclamateur ; Diderot,déclamateur ; Voltaire sur Calas, Labarre et Sirven,déclamateur. Je ne sais qui a trouvé dernièrement que Tacite étaitun déclamateur, que Néron était une victime, et que décidément ilfallait s’apitoyer « sur ce pauvre Holopherne ».

Les faits pourtant sont malaisés àdéconcerter, et s’obstinent. L’auteur de ce livre a vu, de sesyeux, à huit lieues de Bruxelles, c’est là du moyen-âge que tout lemonde a sous la main, à l’abbaye de Villers[114],le trou des oubliettes au milieu du pré qui a été la cour ducloître et, au bord de la Dyle, quatre cachots de pierre, moitiésous terre, moitié sous l’eau. C’étaient des in-pace.Chacun de ces cachots a un reste de porte de fer, une latrine, etune lucarne grillée qui, dehors, est à deux pieds au-dessus de larivière, et, dedans, à six pieds au-dessus du sol. Quatre pieds derivière coulent extérieurement le long du mur. Le sol est toujoursmouillé. L’habitant de l’in-pace avait pour lit cetteterre mouillée. Dans l’un des cachots, il y a un tronçon de carcanscellé au mur ; dans un autre, on voit une espèce de boîtecarrée faite de quatre lames de granit, trop courte pour qu’on s’ycouche, trop basse pour qu’on s’y dresse. On mettait là dedans unêtre avec un couvercle de pierre par-dessus. Cela est. On le voit.On le touche. Ces in-pace, ces cachots, ces gonds de fer,ces carcans, cette haute lucarne au ras de laquelle coule larivière, cette boîte de pierre fermée d’un couvercle de granitcomme une tombe, avec cette différence qu’ici le mort était unvivant, ce sol qui est de la boue, ce trou de latrines, ces mursqui suintent, quels déclamateurs !

Chapitre III – À quelle condition on peutrespecter le passé

Le monachisme, tel qu’il existait en Espagneet tel qu’il existe au Thibet, est pour la civilisation une sortede phtisie. Il arrête net la vie. Il dépeuple, tout simplement.Claustration, castration. Il a été fléau en Europe. Ajoutez à celala violence si souvent faite à la conscience, les vocationsforcées, la féodalité s’appuyant au cloître, l’aînesse versant dansle monachisme le trop-plein de la famille, les férocités dont nousvenons de parler, les in-pace, les bouches closes, lescerveaux murés, tant d’intelligences infortunées mises au cachotdes vœux éternels, la prise d’habit, enterrement des âmes toutesvives. Ajoutez les supplices individuels aux dégradationsnationales, et, qui que vous soyez, vous vous sentirez tressaillirdevant le froc et le voile, ces deux suaires d’inventionhumaine.

Pourtant, sur certains points et en certainslieux, en dépit de la philosophie, en dépit du progrès, l’espritclaustral persiste en plein dix-neuvième siècle, et une bizarrerecrudescence ascétique étonne en ce moment le monde civilisé.L’entêtement des institutions vieillies à se perpétuer ressemble àl’obstination du parfum ranci qui réclamerait votre chevelure, à laprétention du poisson gâté qui voudrait être mangé, à lapersécution du vêtement d’enfant qui voudrait habiller l’homme, età la tendresse des cadavres qui reviendraient embrasser lesvivants.

Ingrats ! dit le vêtement, je vous aiprotégés dans le mauvais temps. Pourquoi ne voulez-vous plus demoi ? Je viens de la pleine mer, dit le poisson. J’ai été larose, dit le parfum. Je vous ai aimés, dit le cadavre. Je vous aicivilisés, dit le couvent.

À cela une seule réponse : Jadis.

Rêver la prolongation indéfinie des chosesdéfuntes et le gouvernement des hommes par embaumement, restaurerles dogmes en mauvais état, redorer les châsses, recrépir lescloîtres, rebénir les reliquaires, remeubler les superstitions,ravitailler les fanatismes, remmancher les goupillons et lessabres, reconstituer le monachisme et le militarisme, croire ausalut de la société par la multiplication des parasites, imposer lepassé au présent, cela semble étrange. Il y a cependant desthéoriciens pour ces théories-là. Ces théoriciens, gens d’espritd’ailleurs, ont un procédé bien simple, ils appliquent sur le passéun enduit qu’ils appellent ordre social, droit divin, morale,famille, respect des aïeux, autorité antique, tradition sainte,légitimité, religion ; et ils vont criant : –Voyez ! prenez ceci, honnêtes gens. – Cette logique étaitconnue des anciens. Les aruspices la pratiquaient. Ils frottaientde craie une génisse noire, et disaient : Elle est blanche.Bos cretatus[115].

Quant à nous, nous respectons çà et là et nousépargnons partout le passé, pourvu qu’il consente à être mort. S’ilveut être vivant, nous l’attaquons, et nous tâchons de le tuer.

Superstitions, bigotismes, cagotismes,préjugés, ces larves, toutes larves qu’elles sont, sont tenaces àla vie, elles ont des dents et des ongles dans leur fumée ; etil faut les étreindre corps à corps, et leur faire la guerre, et laleur faire sans trêve, car c’est une des fatalités de l’humanitéd’être condamnée à l’éternel combat des fantômes. L’ombre estdifficile à prendre à la gorge et à terrasser.

Un couvent en France, en plein midi dudix-neuvième siècle, c’est un collège de hiboux faisant face aujour. Un cloître, en flagrant délit d’ascétisme au beau milieu dela cité de 89, de 1830 et de 1848, Rome s’épanouissant dans Paris,c’est un anachronisme. En temps ordinaire, pour dissoudre unanachronisme et le faire évanouir, on n’a qu’à lui faire épeler lemillésime. Mais nous ne sommes point en temps ordinaire.

Combattons.

Combattons, mais distinguons. Le propre de lavérité, c’est de n’être jamais excessive. Quel besoin a-t-elled’exagérer ? Il y a ce qu’il faut détruire, et il y a ce qu’ilfaut simplement éclairer et regarder. L’examen bienveillant etgrave, quelle force ! N’apportons point la flamme là où lalumière suffit.

Donc, le dix-neuvième siècle étant donné, noussommes contraire, en thèse générale, et chez tous les peuples, enAsie comme en Europe, dans l’Inde comme en Turquie, auxclaustrations ascétiques. Qui dit couvent dit marais. Leurputrescibilité est évidente, leur stagnation est malsaine, leurfermentation enfièvre les peuples et les étiole ; leurmultiplication devient plaie d’Égypte. Nous ne pouvons penser sanseffroi à ces pays où les fakirs, les bonzes, les santons, lescaloyers, les marabouts, les talapoins et les derviches pullulentjusqu’au fourmillement vermineux.

Cela dit, la question religieuse subsiste.Cette question a de certains côtés mystérieux, presqueredoutables ; qu’il nous soit permis de la regarderfixement.

Chapitre IV – Le couvent au point de vuedes principes

Des hommes se réunissent et habitent encommun. En vertu de quel droit ? en vertu du droitd’association.

Ils s’enferment chez eux. En vertu de queldroit ? en vertu du droit qu’a tout homme d’ouvrir ou defermer sa porte.

Ils ne sortent pas. En vertu de queldroit ? en vertu du droit d’aller et de venir, qui implique ledroit de rester chez soi.

Là, chez eux, que font-ils ?

Ils parlent bas ; ils baissent lesyeux ; ils travaillent. Ils renoncent au monde, aux villes,aux sensualités, aux plaisirs, aux vanités, aux orgueils, auxintérêts. Ils sont vêtus de grosse laine ou de grosse toile. Pas und’eux ne possède en propriété quoi que ce soit. En entrant là,celui qui était riche se fait pauvre. Ce qu’il a, il le donne àtous. Celui qui était ce qu’on appelle noble, gentilhomme etseigneur, est l’égal de celui qui était paysan. La cellule estidentique pour tous. Tous subissent la même tonsure, portent lemême froc, mangent le même pain noir, dorment sur la même paille,meurent sur la même cendre. Le même sac sur le dos, la même cordeautour des reins. Si le parti pris est d’aller pieds nus, tous vontpieds nus. Il peut y avoir là un prince, ce prince est la mêmeombre que les autres. Plus de titres. Les noms de famille même ontdisparu. Ils ne portent que des prénoms. Tous sont courbés sousl’égalité des noms de baptême. Ils ont dissous la famille charnelleet constitué dans leur communauté la famille spirituelle. Ils n’ontplus d’autres parents que tous les hommes. Ils secourent lespauvres, ils soignent les malades. Ils élisent ceux auxquels ilsobéissent. Ils se disent l’un à l’autre : mon frère.

Vous m’arrêtez, et vous vous écriez : –Mais c’est là le couvent idéal !

Il suffit que ce soit le couvent possible,pour que j’en doive tenir compte.

De là vient que, dans le livre précédent, j’aiparlé d’un couvent avec un accent respectueux. Le moyen-âge écarté,l’Asie écartée, la question historique et politique réservée, aupoint de vue philosophique pur, en dehors des nécessités de lapolémique militante, à la condition que le monastère soitabsolument volontaire et ne renferme que des consentements, jeconsidérerai toujours la communauté claustrale avec une certainegravité attentive et, à quelques égards, déférente. Là où il y a lacommunauté, il y a la commune ; là où il y a la commune, il ya le droit. Le monastère est le produit de la formule :Égalité, Fraternité. Oh ! que la Liberté est grande ! etquelle transfiguration splendide ! la Liberté suffit àtransformer le monastère en république.

Continuons.

Mais ces hommes, ou ces femmes, qui sontderrière ces quatre murs, ils s’habillent de bure, ils sont égaux,ils s’appellent frères ; c’est bien ; mais ils fontencore autre chose ?

Oui.

Quoi ?

Ils regardent l’ombre, ils se mettent àgenoux, et ils joignent les mains.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Chapitre V – La prière

Ils prient.

Qui ?

Dieu.

Prier Dieu, que veut dire ce mot ?

Y a-t-il un infini hors de nous ? Cetinfini est-il un, immanent, permanent ; nécessairementsubstantiel, puisqu’il est infini, et que, si la matière luimanquait, il serait borné là, nécessairement intelligent, puisqu’ilest infini, et que, si l’intelligence lui manquait, il serait finilà ? Cet infini éveille-t-il en nous l’idée d’essence, tandisque nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’idéed’existence ? En d’autres termes, n’est-il pas l’absolu dontnous sommes le relatif ?

En même temps qu’il y a un infini hors denous, n’y a-t-il pas un infini en nous ? Ces deux infinis(quel pluriel effrayant !) ne se superposent-ils pas l’un àl’autre ? Le second infini n’est-il pas pour ainsi diresous-jacent au premier ? n’en est-il pas le miroir, le reflet,l’écho, abîme concentrique à un autre abîme ? Ce second infiniest-il intelligent lui aussi ? Pense-t-il ?aime-t-il ? veut-il ? Si les deux infinis sontintelligents, chacun d’eux a un principe voulant, et il y a un moidans l’infini d’en haut comme il y a un moi dans l’infini d’en bas.Ce moi d’en bas, c’est l’âme ; ce moi d’en haut, c’estDieu.

Mettre, par la pensée, l’infini d’en bas encontact avec l’infini d’en haut, cela s’appelle prier.

Ne retirons rien à l’esprit humain ;supprimer est mauvais. Il faut réformer et transformer. Certainesfacultés de l’homme sont dirigées vers l’Inconnu ; la pensée,la rêverie, la prière. L’Inconnu est un océan. Qu’est-ce que laconscience ? C’est la boussole de l’Inconnu. Pensée, rêverie,prière ; ce sont là de grands rayonnements mystérieux.Respectons-les. Où vont ces irradiations majestueuses del’âme ? à l’ombre ; c’est-à-dire à la lumière.

La grandeur de la démocratie, c’est de ne riennier et de ne rien renier de l’humanité. Près du droit de l’Homme,au moins à côté, il y a le droit de l’Âme.

Écraser les fanatismes et vénérer l’infini,telle est la loi. Ne nous bornons pas à nous prosterner sousl’arbre Création, et à contempler ses immenses branchages pleinsd’astres. Nous avons un devoir : travailler à l’âme humaine,défendre le mystère contre le miracle, adorer l’incompréhensible etrejeter l’absurde, n’admettre, en fait d’inexplicable, que lenécessaire, assainir la croyance, ôter les superstitions de dessusla religion ; écheniller Dieu[116].

Chapitre VI – Bonté absolue de laprière

Quant au mode de prier, tous sont bons, pourvuqu’ils soient sincères. Tournez votre livre à l’envers, et soyezdans l’infini.

Il y a, nous le savons, une philosophie quinie l’infini. Il y a aussi une philosophie, classéepathologiquement, qui nie le soleil ; cette philosophies’appelle cécité.

Ériger un sens qui nous manque en source devérité, c’est un bel aplomb d’aveugle.

Le curieux, ce sont les airs hautains,supérieurs et compatissants que prend, vis-à-vis de la philosophiequi voit Dieu, cette philosophie à tâtons. On croit entendre unetaupe s’écrier : Ils me font pitié avec leur soleil !

Il y a, nous le savons, d’illustres etpuissants athées. Ceux-là, au fond, ramenés au vrai par leurpuissance même, ne sont pas bien sûrs d’être athées, ce n’est guèreavec eux qu’une affaire de définition, et, dans tous les cas, s’ilsne croient pas Dieu, étant de grands esprits, ils prouventDieu.

Nous saluons en eux les philosophes, tout enqualifiant inexorablement leur philosophie.

Continuons.

L’admirable aussi, c’est la facilité à sepayer de mots. Une école métaphysique du nord, un peu imprégnée debrouillard[117], a cru faire une révolution dansl’entendement humain en remplaçant le mot Force par le motVolonté.

Dire : la plante veut ; au lieude : la plante croît ; cela serait fécond, en effet, sil’on ajoutait : l’univers veut. Pourquoi ? C’est qu’il ensortirait ceci : la plante veut, donc elle a un moi ;l’univers veut, donc il a un Dieu.

Quant à nous, qui pourtant, au rebours decette école, ne rejetons rien à priori, une volonté dans la plante,acceptée par cette école, nous paraît plus difficile à admettrequ’une volonté dans l’univers, niée par elle.

Nier la volonté de l’infini, c’est-à-direDieu, cela ne se peut qu’à la condition de nier l’infini. Nousl’avons démontré.

La négation de l’infini mène droit aunihilisme. Tout devient « une conception del’esprit ».

Avec le nihilisme pas de discussion possible.Car le nihilisme logique doute que son interlocuteur existe, etn’est pas bien sûr d’exister lui-même.

À son point de vue, il est possible qu’il nesoit lui-même pour lui-même qu’une « conception de sonesprit ».

Seulement, il ne s’aperçoit point que tout cequ’il a nié, il l’admet en bloc, rien qu’en prononçant cemot : Esprit.

En somme, aucune voie n’est ouverte pour lapensée par une philosophie qui fait tout aboutir au monosyllabeNon.

À : Non, il n’y a qu’une réponse :Oui.

Le nihilisme est sans portée.

Il n’y a pas de néant. Zéro n’existe pas. Toutest quelque chose. Rien n’est rien.

L’homme vit d’affirmation plus encore que depain.

Voir et montrer, cela même ne suffit pas. Laphilosophie doit être une énergie ; elle doit avoir poureffort et pour effet d’améliorer l’homme. Socrate doit entrer dansAdam et produire Marc-Aurèle ; en d’autres termes, fairesortir de l’homme de la félicité l’homme de la sagesse. Changerl’Éden en Lycée[118]. Lascience doit être un cordial. Jouir, quel triste but et quelleambition chétive ! La brute jouit. Penser, voilà le triomphevrai de l’âme. Tendre la pensée à la soif des hommes, leur donner àtous en élixir la notion de Dieu, faire fraterniser en eux laconscience et la science, les rendre justes par cette confrontationmystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. Lamorale est un épanouissement de vérités. Contempler mène à agir.L’absolu doit être pratique. Il faut que l’idéal soit respirable,potable et mangeable à l’esprit humain. C’est l’idéal qui a ledroit de dire : Prenez, ceci est ma chair, ceci est monsang[119]. La sagesse est une communion sacrée.C’est à cette condition qu’elle cesse d’être un stérile amour de lascience pour devenir le mode un et souverain du ralliement humain,et que de philosophie elle est promue religion.

La philosophie ne doit pas être un simpleencorbellement bâti sur le mystère pour le regarder à son aise,sans autre résultat que d’être commode à la curiosité.

Pour nous, en ajournant le développement denotre pensée à une autre occasion[120], nousnous bornons à dire que nous ne comprenons ni l’homme comme pointde départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui sontles deux moteurs : croire et aimer.

Le progrès est le but ; l’idéal est letype.

Qu’est-ce que l’idéal ? C’est Dieu.

Idéal, absolu, perfection, infini ; motsidentiques.

Chapitre VII – Précautions à prendre dansle blâme

L’histoire et la philosophie ont d’éternelsdevoirs qui sont en même temps des devoirs simples ; combattreCaïphe évêque, Dracon juge, Trimalcion législateur, Tibèreempereur ; cela est clair, direct et limpide et n’offre aucuneobscurité. Mais le droit de vivre à part, même avec sesinconvénients et ses abus, veut être constaté et ménagé. Lecénobitisme est un problème humain.

Lorsqu’on parle des couvents, ces lieuxd’erreur, mais d’innocence, d’égarement, mais de bonne volonté,d’ignorance, mais de dévouement, de supplice, mais de martyre, ilfaut presque toujours dire oui et non.

Un couvent, c’est une contradiction. Pour but,le salut ; pour moyen, le sacrifice. Le couvent, c’est lesuprême égoïsme ayant pour résultante la suprême abnégation.

Abdiquer pour régner, semble être la devise dumonachisme.

Au cloître, on souffre pour jouir. On tire unelettre de change sur la mort. On escompte en nuit terrestre lalumière céleste. Au cloître, l’enfer est accepté en avance d’hoiriesur le paradis.

La prise de voile ou de froc est un suicidepayé d’éternité.

Il ne nous paraît pas qu’en un pareil sujet lamoquerie soit de mise. Tout y est sérieux, le bien comme lemal.

L’homme juste fronce le sourcil, mais nesourit jamais du mauvais sourire. Nous comprenons la colère, non lamalignité.

Chapitre VIII – Foi, loi

Encore quelques mots.

Nous blâmons l’Église quand elle est saturéed’intrigue, nous méprisons le spirituel âpre au temporel ;mais nous honorons partout l’homme pensif.

Nous saluons qui s’agenouille.

Une foi ; c’est là pour l’homme lenécessaire. Malheur à qui ne croit rien !

On n’est pas inoccupé parce qu’on est absorbé.Il y a le labeur visible et le labeur invisible.

Contempler, c’est labourer ; penser,c’est agir. Les bras croisés travaillent, les mains jointes font.Le regard au ciel est une œuvre.

Thalès resta quatre ans immobile. Il fonda laphilosophie.

Pour nous les cénobites ne sont pas desoisifs, et les solitaires ne sont pas des fainéants.

Songer à l’Ombre est une chose sérieuse.

Sans rien infirmer de ce que nous venons dedire, nous croyons qu’un perpétuel souvenir du tombeau convient auxvivants. Sur ce point le prêtre et le philosophe sont d’accord.Il faut mourir. L’abbé de La Trappe donne la réplique àHorace.

Mêler à sa vie une certaine présence dusépulcre, c’est la loi du sage ; et c’est la loi de l’ascète.Sous ce rapport l’ascète et le sage convergent.

Il y a la croissance matérielle ; nous lavoulons. Il y a aussi la grandeur morale ; nous y tenons.

Les esprits irréfléchis et rapidesdisent :

– À quoi bon ces figures immobiles ducôté du mystère ? À quoi servent-elles ? qu’est-cequ’elles font ?

Hélas ! en présence de l’obscurité quinous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que ladispersion immense fera de nous, nous répondons : Il n’y a pasd’œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces âmes. Et nousajoutons : Il n’y a peut-être pas de travail plus utile.

Il faut bien ceux qui prient toujours pourceux qui ne prient jamais.

Pour nous, toute la question est dans laquantité de pensée qui se mêle à la prière.

Leibnitz priant, cela est grand ;Voltaire adorant, cela est beau. Deo erexitVoltaire[121].

Nous sommes pour la religion contre lesreligions.

Nous sommes de ceux qui croient à la misèredes oraisons et à la sublimité de la prière.

Du reste, dans cette minute que noustraversons, minute qui heureusement ne laissera pas au dix-neuvièmesiècle sa figure, à cette heure où tant d’hommes ont le front baset l’âme peu haute, parmi tant de vivants ayant pour morale dejouir, et occupés des choses courtes et difformes de la matière,quiconque s’exile nous semble vénérable. Le monastère est unrenoncement. Le sacrifice qui porte à faux est encore le sacrifice.Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur.

Pris en soi, et idéalement, et pour tournerautour de la vérité jusqu’à épuisement impartial de tous lesaspects, le monastère, le couvent de femmes surtout, car dans notresociété c’est la femme qui souffre le plus, et dans cet exil ducloître il y a de la protestation, le couvent de femmes aincontestablement une certaine majesté.

Cette existence claustrale si austère et simorne, dont nous venons d’indiquer quelques linéaments, ce n’estpas la vie, car ce n’est pas la liberté ; ce n’est pas latombe, car ce n’est pas la plénitude ; c’est le lieu étranged’où l’on aperçoit, comme de la crête d’une haute montagne, d’uncôté l’abîme où nous sommes, de l’autre l’abîme où nousserons ; c’est une frontière étroite et brumeuse séparant deuxmondes, éclairée et obscurcie par les deux à la fois, où le rayonaffaibli de la vie se mêle au rayon vague de la mort ; c’estla pénombre du tombeau.

Quant à nous, qui ne croyons pas ce que cesfemmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nousn’avons jamais pu considérer sans une espèce de terreur religieuseet tendre, sans une sorte de pitié pleine d’envie, ces créaturesdévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes humbles et augustesqui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le mondequi est fermé et le ciel qui n’est pas ouvert, tournées vers laclarté qu’on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penserqu’elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l’inconnu,l’œil fixé sur l’obscurité immobile, agenouillées, éperdues,stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heurespar les souffles profonds de l’éternité.

Livre huitième – Les cimetières prennentce qu’on leur donne

Chapitre I – Où il est traité de lamanière d’entrer au couvent

C’est dans cette maison que Jean Valjeanétait, comme avait dit Fauchelevent, « tombé duciel ».

Il avait franchi le mur du jardin qui faisaitl’angle de la rue Polonceau. Cet hymne des anges qu’il avaitentendu au milieu de la nuit, c’étaient les religieuses chantantmatines ; cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscurité,c’était la chapelle ; ce fantôme qu’il avait vu étendu àterre, c’était la sœur faisant la réparation ; ce grelot dontle bruit l’avait si étrangement surpris, c’était le grelot dujardinier attaché au genou du père Fauchelevent.

Une fois Cosette couchée, Jean Valjean etFauchelevent avaient, comme on l’a vu, soupé d’un verre de vin etd’un morceau de fromage devant un bon fagot flambant ; puis,le seul lit qu’il y eût dans la baraque étant occupé par Cosette,ils s’étaient jetés chacun sur une botte de paille. Avant de fermerles yeux, Jean Valjean avait dit : – Il faut désormais que jereste ici. – Cette parole avait trotté toute la nuit dans la têtede Fauchelevent.

À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaientdormi.

Jean Valjean, se sentant découvert et Javertsur sa piste, comprenait que lui et Cosette étaient perdus s’ilsrentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venaitde souffler sur lui l’avait échoué dans ce cloître, Jean Valjeann’avait plus qu’une pensée, y rester. Or, pour un malheureux danssa position, ce couvent était à la fois le lieu le plus dangereuxet le plus sûr ; le plus dangereux, car, aucun homme nepouvant y pénétrer, si on l’y découvrait, c’était un flagrantdélit, et Jean Valjean ne faisait qu’un pas du couvent à laprison ; le plus sûr, car si l’on parvenait à s’y faireaccepter et à y demeurer, qui viendrait vous chercher là ?Habiter un lieu impossible, c’était le salut.

De son côté, Fauchelevent se creusait lacervelle. Il commençait par se déclarer qu’il n’y comprenait rien.Comment M. Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu’il yavait ? Des murs de cloître ne s’enjambent pas. Comment s’ytrouvait-il avec un enfant ? On n’escalade pas une muraille àpic avec un enfant dans ses bras. Qu’était-ce que cet enfant ?D’où venaient-ils tous les deux ? Depuis que Faucheleventétait dans le couvent, il n’avait plus entendu parler deMontreuil-sur-mer, et il ne savait rien de ce qui s’était passé. Lepère Madeleine avait cet air qui décourage les questions ; etd’ailleurs Fauchelevent se disait : On ne questionne pas unsaint. M. Madeleine avait conservé pour lui tout son prestige.Seulement, de quelques mots échappés à Jean Valjean, le jardiniercrut pouvoir conclure que M. Madeleine avait probablement faitfaillite par la dureté des temps, et qu’il était poursuivi par sescréanciers ; ou bien qu’il était compromis dans une affairepolitique et qu’il se cachait ; ce qui ne déplut point àFauchelevent, lequel, comme beaucoup de nos paysans du nord, avaitun vieux fond bonapartiste. Se cachant, M. Madeleine avaitpris le couvent pour asile, et il était simple qu’il voulût yrester. Mais l’inexplicable, où Fauchelevent revenait toujours etoù il se cassait la tête, c’était que M. Madeleine fût là, etqu’il y fût avec cette petite. Fauchelevent les voyait, lestouchait, leur parlait, et n’y croyait pas. L’incompréhensiblevenait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent.Fauchelevent était à tâtons dans les conjectures, et ne voyait plusrien de clair sinon ceci : M. Madeleine m’a sauvé la vie.Cette certitude unique suffisait, et le détermina. Il se dit à partlui : C’est mon tour. Il ajouta dans sa conscience :M. Madeleine n’a pas tant délibéré quand il s’est agi de sefourrer sous la voiture pour m’en tirer. Il décida qu’il sauveraitM. Madeleine.

Il se fit pourtant diverses questions etdiverses réponses : – Après ce qu’il a été pour moi, sic’était un voleur, le sauverais-je ? Tout de même. Si c’étaitun assassin, le sauverais-je ? Tout de même. Puisque c’est unsaint, le sauverai-je ? Tout de même.

Mais le faire rester dans le couvent, quelproblème ! Devant cette tentative presque chimérique,Fauchelevent ne recula point ; ce pauvre paysan picard, sansautre échelle que son dévouement, sa bonne volonté, et un peu decette vieille finesse campagnarde mise cette fois au service d’uneintention généreuse, entreprit d’escalader les impossibilités ducloître et les rudes escarpements de la règle de saint Benoît. Lepère Fauchelevent était un vieux qui toute sa vie avait étéégoïste, et qui, à la fin de ses jours, boiteux, infirme, n’ayantplus aucun intérêt au monde, trouva doux d’être reconnaissant, et,voyant une vertueuse action à faire, se jeta dessus comme un hommequi, au moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d’unbon vin dont il n’aurait jamais goûté et le boirait avidement. Onpeut ajouter que l’air qu’il respirait depuis plusieurs années déjàdans ce couvent avait détruit la personnalité en lui, et avait finipar lui rendre nécessaire une bonne action quelconque.

Il prit donc sa résolution : se dévouer àM. Madeleine.

Nous venons de le qualifier pauvre paysanpicard. La qualification est juste, mais incomplète. Au pointde cette histoire où nous sommes, un peu de physiologie du pèreFauchelevent devient utile. Il était paysan, mais il avait ététabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse, et de lapénétration à sa naïveté. Ayant, pour des causes diverses, échouédans ses affaires, de tabellion il était tombé charretier etmanœuvre. Mais, en dépit des jurons et des coups de fouet,nécessaires aux chevaux, à ce qu’il paraît, il était resté dutabellion en lui. Il avait quelque esprit naturel ; il nedisait ni j’ons ni j’avons ; il causait, chose rare auvillage ; et les autres paysans disaient de lui : Ilparle quasiment comme un monsieur à chapeau. Fauchelevent était eneffet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et léger dudernier siècle qualifiait : demi-bourgeois,demi-manant[122] ;et que les métaphorestombant du château sur la chaumière étiquetaient dans le casier dela roture : un peu rustre, un peu citadin ; poivre etsel. Fauchelevent, quoique fort éprouvé et fort usé par lesort, espèce de pauvre vieille âme montrant la corde, étaitpourtant homme de premier mouvement, et très spontané ;qualité précieuse qui empêche qu’on soit jamais mauvais. Sesdéfauts et ses vices, car il en avait eu, étaient de surface ;en somme, sa physionomie était de celles qui réussissent près del’observateur. Ce vieux visage n’avait aucune de ces fâcheusesrides du haut du front qui signifient méchanceté ou bêtise.

Au point du jour, ayant énormément songé, lepère Fauchelevent ouvrit les yeux et vit M. Madeleine qui,assis sur sa botte de paille, regardait Cosette dormir.Fauchelevent se dressa sur son séant et dit :

– Maintenant que vous êtes ici, commentallez-vous faire pour y entrer ?

Ce mot résumait la situation, et réveilla JeanValjean de sa rêverie.

Les deux bonshommes tinrent conseil.

– D’abord, dit Fauchelevent, vous allezcommencer par ne pas mettre les pieds hors de cette chambre. Lapetite ni vous. Un pas dans le jardin, nous sommes flambés.

– C’est juste.

– Monsieur Madeleine, repritFauchelevent, vous êtes arrivé dans un moment très bon, je veuxdire très mauvais, il y a une de ces dames fort malade. Cela faitqu’on ne regardera pas beaucoup de notre côté. Il paraît qu’elle semeurt. On dit les prières de quarante heures. Toute la communautéest en l’air. Ça les occupe. Celle qui est en train de s’en allerest une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. Toute ladifférence entre elles et moi, c’est qu’elles disent : notrecellule, et que je dis : ma piolle[123].Il va y avoir l’oraison pour les agonisants, et puis l’oraison pourles morts. Pour aujourd’hui nous serons tranquilles ici ; maisje ne réponds pas de demain.

– Pourtant, observa Jean Valjean, cettebaraque est dans le rentrant du mur, elle est cachée par une espècede ruine, il y a des arbres, on ne la voit pas du couvent.

– Et j’ajoute que les religieuses n’enapprochent jamais.

– Eh bien ? fit Jean Valjean.

Le point d’interrogation qui accentuaitcet : eh bien, signifiait : il me semble qu’on peut ydemeurer caché. C’est à ce point d’interrogation que Faucheleventrépondit :

– Il y a les petites.

– Quelles petites ? demanda JeanValjean.

Comme Fauchelevent ouvrait la bouche pourexpliquer le mot qu’il venait de prononcer, une cloche sonna uncoup.

– La religieuse est morte, dit-il. Voicile glas.

Et il fit signe à Jean Valjean d’écouter.

La cloche sonna un second coup.

– C’est le glas, monsieur Madeleine. Lacloche va continuer de minute en minute pendant vingt-quatre heuresjusqu’à la sortie du corps de l’église. Voyez-vous, ça joue. Auxrécréations, il suffit qu’une balle roule pour qu’elles s’enviennent, malgré les défenses, chercher et fourbanser partout parici. C’est des diables, ces chérubins-là.

– Qui ? demanda Jean Valjean.

– Les petites. Vous seriez bien vitedécouvert, allez. Elles crieraient : Tiens ! unhomme ! Mais il n’y a pas de danger aujourd’hui. Il n’y aurapas de récréation. La journée va être tout prières. Vous entendezla cloche. Comme je vous le disais, un coup par minute. C’est leglas.

– Je comprends, père Fauchelevent. Il y ades pensionnaires.

Et Jean Valjean pensa à part lui :

– Ce serait l’éducation de Cosette toutetrouvée.

Fauchelevent s’exclama :

– Pardine ! s’il y a des petitesfilles ! Et qui piailleraient autour de vous ! et qui sesauveraient ! Ici, être homme, c’est avoir la peste. Vousvoyez bien qu’on m’attache un grelot à la patte comme à une bêteféroce.

Jean Valjean songeait de plus en plusprofondément. – Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. Puis iléleva la voix :

– Oui, le difficile, c’est de rester.

– Non, dit Fauchelevent, c’est desortir.

Jean Valjean sentit le sang lui refluer aucœur.

– Sortir !

– Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer,il faut que vous sortiez.

Et, après avoir laissé passer un coup decloche du glas, Fauchelevent poursuivit :

– On ne peut pas vous trouver ici commeça. D’où venez-vous ? Pour moi vous tombez du ciel, parce queje vous connais ; mais des religieuses, ça a besoin qu’onentre par la porte.

Tout à coup on entendit une sonnerie assezcompliquée d’une autre cloche.

– Ah ! dit Fauchelevent, on sonneles mères vocales. Elles vont au chapitre. On tient toujourschapitre quand quelqu’un est mort. Elle est morte au point du jour.C’est ordinairement au point du jour qu’on meurt. Mais est-ce quevous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ? Voyons,ce n’est pas pour vous faire une question, par où êtes-vousentré ?

Jean Valjean devint pâle. La seule idée deredescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. Sortezd’une forêt pleine de tigres, et, une fois dehors, imaginez-vous unconseil d’ami qui vous engage à y rentrer. Jean Valjean se figuraittoute la police encore grouillante dans le quartier, des agents enobservation, des vedettes partout, d’affreux poings tendus vers soncollet, Javert peut-être au coin du carrefour.

– Impossible ! dit-il. PèreFauchelevent, mettez que je suis tombé de là-haut.

– Mais je le crois, je le crois, repritFauchelevent. Vous n’avez pas besoin de me le dire. Le bon Dieuvous aura pris dans sa main pour vous regarder de près, et puisvous aura lâché. Seulement il voulait vous mettre dans un couventd’hommes ; il s’est trompé. Allons, encore une sonnerie.Celle-ci est pour avertir le portier d’aller prévenir lamunicipalité pour qu’elle aille prévenir le médecin des morts pourqu’il vienne voir qu’il y a une morte. Tout ça, c’est la cérémoniede mourir. Elles n’aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnesdames. Un médecin, ça ne croit à rien. Il lève le voile. Il lèvemême quelquefois autre chose. Comme elles ont vite fait avertir lemédecin, cette fois-ci ! Qu’est-ce qu’il y a donc ? Votrepetite dort toujours. Comment se nomme-t-elle ?

– Cosette.

– C’est votre fille ? comme quidirait : vous seriez son grand-père ?

– Oui.

– Pour elle, sortir d’ici, ce serafacile. J’ai ma porte de service qui donne sur la cour. Je cogne.Le portier ouvre. J’ai ma hotte sur le dos, la petite est dedans.Je sors. Le père Fauchelevent sort avec sa hotte, c’est toutsimple. Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille. Ellesera sous la bâche. Je la déposerai le temps qu’il faudra chez unevieille bonne amie de fruitière que j’ai rue du Chemin-Vert, quiest sourde et où il y a un petit lit. Je crierai dans l’oreille àla fruitière que c’est une nièce à moi, et de me la garder jusqu’àdemain. Puis la petite rentrera avec vous. Car je vous ferairentrer. Il le faudra bien. Mais vous, comment ferez-vous poursortir ?

Jean Valjean hocha la tête.

– Que personne ne me voie. Tout est là,père Fauchelevent. Trouvez moyen de me faire sortir comme Cosettedans une hotte et sous une bâche.

Fauchelevent se grattait le bas de l’oreilleavec le médium de la main gauche, signe de sérieux embarras.

Une troisième sonnerie fit diversion.

– Voici le médecin des morts qui s’en va,dit Fauchelevent. Il a regardé, et dit : elle est morte, c’estbon. Quand le médecin a visé le passeport pour le paradis, lespompes funèbres envoient une bière. Si c’est une mère, les mèresl’ensevelissent ; si c’est une sœur, les sœursl’ensevelissent. Après quoi, je cloue. Cela fait partie de monjardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans unesalle basse de l’église qui communique à la rue et où pas un hommene peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour deshommes les croque-morts et moi. C’est dans cette salle que je clouela bière. Les croque-morts viennent la prendre, et fouettecocher ! c’est comme cela qu’on s’en va au ciel. On apporteune boîte où il n’y a rien, on la remporte avec quelque chosededans. Voilà ce que c’est qu’un enterrement. Deprofundis.

Un rayon de soleil horizontal effleurait levisage de Cosette endormie qui entr’ouvrait vaguement la bouche, etavait l’air d’un ange buvant de la lumière. Jean Valjean s’étaitmis à la regarder. Il n’écoutait plus Fauchelevent.

N’être pas écouté, ce n’est pas une raisonpour se taire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement sonrabâchage :

– On fait la fosse au cimetièreVaugirard. On prétend qu’on va le supprimer, ce cimetièreVaugirard. C’est un ancien cimetière qui est en dehors desrèglements, qui n’a pas l’uniforme, et qui va prendre sa retraite.C’est dommage, car il est commode. J’ai là un ami, le pèreMestienne, le fossoyeur. Les religieuses d’ici ont un privilège,c’est d’être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il ya un arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais qued’événements depuis hier ! la mère Crucifixion est morte, etle père Madeleine…

– Est enterré, dit Jean Valjean sourianttristement.

Fauchelevent fit ricocher le mot.

– Dame ! si vous étiez ici tout àfait, ce serait un véritable enterrement.

Une quatrième sonnerie éclata. Faucheleventdétacha vivement du clou la genouillère à grelot et la reboucla àson genou.

– Cette fois, c’est moi. La mère prieureme demande. Bon, je me pique à l’ardillon de ma boucle. MonsieurMadeleine, ne bougez pas, et attendez-moi. Il y a du nouveau. Sivous avez faim, il y a là le vin, le pain et le fromage.

Et il sortit de la cahute en disant : Ony va ! on y va !

Jean Valjean le vit se hâter à travers lejardin, aussi vite que sa jambe torse le lui permettait, tout enregardant de côté ses melonnières.

Moins de dix minutes après, le pèreFauchelevent, dont le grelot mettait sur son passage lesreligieuses en déroute, frappait un petit coup à une porte, et unevoix douce répondait : À jamais. À jamais,c’est-à-dire : Entrez.

Cette porte était celle du parloir réservé aujardinier pour les besoins du service. Ce parloir était contigu àla salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise duparloir, attendait Fauchelevent.

Chapitre II – Fauchelevent en présence dela difficulté

Avoir l’air agité et grave, cela estparticulier, dans les occasions critiques, à de certains caractèreset à de certaines professions, notamment aux prêtres et auxreligieux. Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme dela préoccupation était empreinte sur la physionomie de la prieure,qui était cette charmante et savante Mlle deBlemeur, mère Innocente, ordinairement gaie.

Le jardinier fit un salut craintif, et restasur le seuil de la cellule. La prieure, qui égrenait son rosaire,leva les yeux et dit :

– Ah ! c’est vous, père Fauvent.

Cette abréviation avait été adoptée dans lecouvent.

Fauchelevent recommença son salut.

– Père Fauvent, je vous ai faitappeler.

– Me voici, révérende mère.

– J’ai à vous parler.

– Et moi, de mon côté, dit Faucheleventavec une hardiesse dont il avait peur intérieurement, j’ai quelquechose à dire à la très révérende mère.

La prieure le regarda.

– Ah ! vous avez une communication àme faire.

– Une prière.

– Eh bien, parlez.

Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion,appartenait à la catégorie des paysans qui ont de l’aplomb. Unecertaine ignorance habile est une force ; on ne s’en défie paset cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu’il habitaitle couvent, Fauchelevent avait réussi dans la communauté. Toujourssolitaire, et tout en vaquant à son jardinage, il n’avait guèreautre chose à faire que d’être curieux. À distance comme il étaitde toutes ces femmes voilées allant et venant, il ne voyait guèredevant lui qu’une agitation d’ombres. À force d’attention et depénétration, il était parvenu à remettre de la chair dans tous cesfantômes, et ces mortes vivaient pour lui. Il était comme un sourddont la vue s’allonge et comme un aveugle dont l’ouïe s’aiguise. Ils’était appliqué à démêler le sens des diverses sonneries, et il yétait arrivé, de sorte que ce cloître énigmatique et taciturnen’avait rien de caché pour lui ; ce sphinx lui bavardait tousses secrets à l’oreille. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout.C’était là son art. Tout le couvent le croyait stupide. Grandmérite en religion. Les mères vocales faisaient cas deFauchelevent. C’était un curieux muet. Il inspirait la confiance.En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les nécessitésdémontrées du verger et du potager. Cette discrétion d’allures luiétait comptée. Il n’en avait pas moins fait jaser deuxhommes : au couvent, le portier, et il savait lesparticularités du parloir ; et, au cimetière, le fossoyeur, etil savait les singularités de la sépulture ; de la sorte ilavait, à l’endroit de ces religieuses, une double lumière, l’unesur la vie, l’autre sur la mort. Mais il n’abusait de rien. Lacongrégation tenait à lui. Vieux, boiteux, n’y voyant goutte,probablement un peu sourd, que de qualités ! On l’eûtdifficilement remplacé.

Le bonhomme, avec l’assurance de celui qui sesent apprécié, entama, vis-à-vis de la révérende prieure, uneharangue campagnarde assez diffuse et très profonde. Il parlalonguement de son âge, de ses infirmités, de la surcharge desannées comptant double désormais pour lui, des exigencescroissantes du travail, de la grandeur du jardin, des nuits àpasser, comme la dernière, par exemple, où il avait fallu mettredes paillassons sur les melonnières à cause de la lune, et il finitpar aboutir à ceci : qu’il avait un frère, – (la prieure fitun mouvement) – un frère point jeune, – (second mouvement de laprieure, mais mouvement rassuré) – que, si on le voulait bien, cefrère pourrait venir loger avec lui et l’aider, qu’il étaitexcellent jardinier, que la communauté en tirerait de bonsservices, meilleurs que les siens à lui ; – que, autrement, sil’on n’admettait point son frère, comme, lui, l’aîné, il se sentaitcassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du regret,obligé de s’en aller ; – et que son frère avait une petitefille qu’il amènerait avec lui, qui s’élèverait en Dieu dans lamaison, et qui peut-être, qui sait ? ferait une religieuse unjour.

Quand il eut fini de parler, la prieureinterrompit le glissement de son rosaire entre ses doigts, et luidit :

– Pourriez-vous, d’ici à ce soir, vousprocurer une forte barre de fer ?

– Pour quoi faire ?

– Pour servir de levier.

– Oui, révérende mère, réponditFauchelevent.

La prieure, sans ajouter une parole, se leva,et entra dans la chambre voisine, qui était la salle du chapitre etoù les mères vocales étaient probablement assemblées. Faucheleventdemeura seul.

Chapitre III – Mère Innocente

Un quart d’heure environ s’écoula. La prieurerentra et revint s’asseoir sur la chaise.

Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés.Nous sténographions de notre mieux le dialogue qui s’engagea.

– Père Fauvent ?

– Révérende mère ?

– Vous connaissez la chapelle ?

– J’y ai une petite cage pour entendre lamesse et les offices.

– Et vous êtes entré dans le chœur pourvotre ouvrage ?

– Deux ou trois fois.

– Il s’agit de soulever une pierre.

– Lourde ?

– La dalle du pavé qui est à côté del’autel.

– La pierre qui ferme lecaveau ?

– Oui.

– C’est là une occasion où il serait bond’être deux hommes.

– La mère Ascension, qui est forte commeun homme, vous aidera.

– Une femme n’est jamais un homme.

– Nous n’avons qu’une femme pour vousaider. Chacun fait ce qu’il peut. Parce que dom Mabillon donnequatre cent dix-sept épîtres de saint Bernard et que MerlonusHorstius n’en donne que trois cent soixante-sept, je ne méprisepoint Merlonus Horstius.

– Ni moi non plus.

– Le mérite est de travailler selon sesforces. Un cloître n’est pas un chantier.

– Et une femme n’est pas un homme. C’estmon frère qui est fort !

– Et puis vous aurez un levier.

– C’est la seule espèce de clef qui ailleà ces espèces de portes.

– Il y a un anneau à la pierre.

– J’y passerai le levier.

– Et la pierre est arrangée de façon àpivoter.

– C’est bien, révérende mère. J’ouvriraile caveau.

– Et les quatre mères chantres vousassisteront.

– Et quand le caveau seraouvert ?

– Il faudra le refermer.

– Sera-ce tout ?

– Non.

– Donnez-moi vos ordres, très révérendemère.

– Fauvent, nous avons confiance envous.

– Je suis ici pour tout faire.

– Et pour tout taire.

– Oui, révérende mère.

– Quand le caveau sera ouvert…

– Je le refermerai.

– Mais auparavant…

– Quoi, révérende mère ?

– Il faudra y descendre quelquechose.

Il y eut un silence. La prieure, après unemoue de la lèvre inférieure qui ressemblait à de l’hésitation, lerompit.

– Père Fauvent ?

– Révérende mère ?

– Vous savez qu’une mère est morte cematin.

– Non.

– Vous n’avez donc pas entendu lacloche ?

– On n’entend rien au fond du jardin.

– En vérité ?

– C’est à peine si je distingue masonnerie.

– Elle est morte à la pointe du jour.

– Et puis, ce matin, le vent ne portaitpas de mon côté.

– C’est la mère Crucifixion. Unebienheureuse.

La prieure se tut, remua un moment les lèvres,comme pour une oraison mentale, et reprit :

– Il y a trois ans, rien que pour avoirvu prier la mère Crucifixion, une janséniste, madame de Béthune,s’est faite orthodoxe.

– Ah oui, j’entends le glas maintenant,révérende mère.

– Les mères l’ont portée dans la chambredes mortes qui donne dans l’église.

– Je sais.

– Aucun autre homme que vous ne peut etne doit entrer dans cette chambre-là. Veillez-y bien. Il feraitbeau voir qu’un homme entrât dans la chambre des mortes !

– Plus souvent !

– Hein ?

– Plus souvent !

– Qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis plus souvent.

– Plus souvent que quoi ?

– Révérende mère, je ne dis pas plussouvent que quoi, je dis plus souvent.

– Je ne vous comprends pas. Pourquoidites-vous plus souvent ?

– Pour dire comme vous, révérendemère.

– Mais je n’ai pas dit plus souvent.

– Vous ne l’avez pas dit, mais je l’aidit pour dire comme vous.

En ce moment neuf heures sonnèrent.

– À neuf heures du matin et à toute heureloué soit et adoré le très saint-sacrement de l’autel, dit laprieure.

– Amen, dit Fauchelevent.

L’heure sonna à propos. Elle coupa court àPlus Souvent. Il est probable que sans elle la prieure etFauchelevent ne se fussent jamais tirés de cet écheveau.

Fauchelevent s’essuya le front.

La prieure fit un nouveau petit murmureintérieur, probablement sacré, puis haussa la voix.

– De son vivant, mère Crucifixion faisaitdes conversions ; après sa mort, elle fera des miracles.

– Elle en fera ! réponditFauchelevent emboîtant le pas, et faisant effort pour ne plusbroncher désormais.

– Père Fauvent, la communauté a été bénieen la mère Crucifixion. Sans doute il n’est point donné à tout lemonde de mourir comme le cardinal de Bérulle en disant la saintemesse, et d’exhaler son âme vers Dieu en prononçant cesparoles : Hanc igitur oblationem[124].Mais, sans atteindre à tant de bonheur, la mère Crucifixion a euune mort très précieuse. Elle a eu sa connaissance jusqu’au dernierinstant. Elle nous parlait, puis elle parlait aux anges. Elle nousa fait ses derniers commandements. Si vous aviez un peu plus defoi, et si vous aviez pu être dans sa cellule, elle vous auraitguéri votre jambe en y touchant. Elle souriait. On sentait qu’elleressuscitait en Dieu. Il y a eu du paradis dans cette mort-là.

Fauchelevent crut que c’était une oraison quifinissait.

– Amen, dit-il.

– Père Fauvent, il faut faire ce queveulent les morts.

La prieure dévida quelques grains de sonchapelet. Fauchelevent se taisait. Elle poursuivit.

– J’ai consulté sur cette questionplusieurs ecclésiastiques travaillant en Notre-Seigneur quis’occupent dans l’exercice de la vie cléricale et qui font un fruitadmirable[125].

– Révérende mère, on entend bien mieux leglas d’ici que dans le jardin.

– D’ailleurs, c’est plus qu’une morte,c’est une sainte.

– Comme vous, révérende mère.

– Elle couchait dans son cercueil depuisvingt ans, par permission expresse de notre saint-père Pie VII.

– Celui qui a couronné l’emp…Buonaparte.

Pour un habile homme comme Fauchelevent, lesouvenir était malencontreux. Heureusement la prieure, toute à sapensée, ne l’entendit pas. Elle continua :

– Père Fauvent ?

– Révérende mère ?

– Saint Diodore, archevêque de Cappadoce,voulut qu’on écrivît sur sa sépulture ce seul mot :Acarus[126], quisignifie ver de terre ; cela fut fait. Est-ce vrai ?

– Oui, révérende mère.

– Le bienheureux Mezzocane, abbéd’Aquila, voulut être inhumé sous la potence ; cela futfait.

– C’est vrai.

– Saint Térence, évêque de Port surl’embouchure du Tibre dans la mer, demanda qu’on gravât sur sapierre le signe qu’on mettait sur la fosse des parricides, dansl’espoir que les passants cracheraient sur son tombeau. Cela futfait. Il faut obéir aux morts.

– Ainsi soit-il.

– Le corps de Bernard Guidonis, né enFrance près de Roche-Abeille, fut, comme il l’avait ordonné etmalgré le roi de Castille, porté en l’église des Dominicains deLimoges, quoique Bernard Guidonis fût évêque de Tuy en Espagne.Peut-on dire le contraire ?

– Pour ça non, révérende mère.

– Le fait est attesté par Plantavit de laFosse.

Quelques grains du chapelet s’égrenèrentencore silencieusement. La prieure reprit :

– Père Fauvent, la mère Crucifixion seraensevelie dans le cercueil où elle a couché depuis vingt ans.

– C’est juste.

– C’est une continuation de sommeil.

– J’aurai donc à la clouer dans cecercueil-là ?

– Oui.

– Et nous laisserons de côté la bière despompes ?

– Précisément.

– Je suis aux ordres de la très révérendecommunauté.

– Les quatre mères chantres vousaideront.

– À clouer le cercueil ? Je n’ai pasbesoin d’elles.

– Non. À le descendre.

– Où ?

– Dans le caveau.

– Quel caveau ?

– Sous l’autel.

Fauchelevent fit un soubresaut.

– Le caveau sous l’autel !

– Sous l’autel.

– Mais…

– Vous aurez une barre de fer.

– Oui, mais…

– Vous lèverez la pierre avec la barre aumoyen de l’anneau.

– Mais…

– Il faut obéir aux morts. Être enterréedans le caveau sous l’autel de la chapelle, ne point aller en solprofane, rester morte là où elle a prié vivante ; ç’a été levœu suprême de la mère Crucifixion. Elle nous l’a demandé,c’est-à-dire commandé.

– Mais c’est défendu.

– Défendu par les hommes, ordonné parDieu.

– Si cela venait à se savoir ?

– Nous avons confiance en vous.

– Oh, moi, je suis une pierre de votremur.

– Le chapitre s’est assemblé. Les mèresvocales, que je viens de consulter encore et qui sont endélibération, ont décidé que la mère Crucifixion serait, selon sonvœu, enterrée dans son cercueil sous notre autel. Jugez, pèreFauvent, s’il allait se faire des miracles ici ! quelle gloireen Dieu pour la communauté ! Les miracles sortent destombeaux.

– Mais, révérende mère, si l’agent de lacommission de salubrité…

– Saint Benoît II, en matière desépulture, a résisté à Constantin Pogonat.

– Pourtant le commissaire de police…

– Chonodemaire, un des sept roisallemands qui entrèrent dans les Gaules sous l’empire de Constance,a reconnu expressément le droit des religieux d’être inhumés enreligion, c’est-à-dire sous l’autel.

– Mais l’inspecteur de la préfecture…

– Le monde n’est rien devant la croix.Martin, onzième général des chartreux, a donné cette devise à sonordre : Stat crux dum volvitur orbis[127].

– Amen, dit Fauchelevent, imperturbabledans cette façon de se tirer d’affaire toutes les fois qu’ilentendait du latin.

Un auditoire quelconque suffit à qui s’est tutrop longtemps. Le jour où le rhéteur Gymnastoras sortit de prison,ayant dans le corps beaucoup de dilemmes et de syllogismes rentrés,il s’arrêta devant le premier arbre qu’il rencontra, le harangua,et fit de très grands efforts pour le convaincre. La prieure,habituellement sujette au barrage du silence, et ayant dutrop-plein dans son réservoir, se leva et s’écria avec uneloquacité d’écluse lâchée :

– J’ai à ma droite Benoît et à ma gaucheBernard. Qu’est-ce que Bernard ? c’est le premier abbé deClairvaux. Fontaines en Bourgogne est un pays béni pour l’avoir vunaître. Son père s’appelait Técelin et sa mère Alèthe. Il acommencé par Cîteaux pour aboutir à Clairvaux ; il a étéordonné abbé par l’évêque de Châlon-sur-Saône, Guillaume deChampeaux ; il a eu sept cents novices et fondé cent soixantemonastères ; il a terrassé Abeilard au concile de Sens, en1140, et Pierre de Bruys et Henry son disciple, et une autre sortede dévoyés qu’on nommait les Apostoliques ; il a confonduArnaud de Bresce, foudroyé le moine Raoul, le tueur de juifs,dominé en 1148 le concile de Reims, fait condamner Gilbert de laPorée, évêque de Poitiers, fait condamner Éon de l’Étoile, arrangéles différends des princes, éclairé le roi Louis le Jeune,conseillé le pape Eugène III, réglé le Temple, prêché la croisade,fait deux cent cinquante miracles dans sa vie, et jusqu’àtrente-neuf en un jour. Qu’est-ce que Benoît ? c’est lepatriarche de Mont-Cassin ; c’est le deuxième fondateur de lasainteté claustrale, c’est le Basile de l’occident. Son ordre aproduit quarante papes, deux cents cardinaux, cinquantepatriarches, seize cents archevêques, quatre mille six centsévêques, quatre empereurs, douze impératrices, quarante-six rois,quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés, etsubsiste depuis quatorze cents ans. D’un côté saint Bernard ;de l’autre l’agent de la salubrité ! D’un côté saintBenoît ; de l’autre l’inspecteur de la voirie ! L’état,la voirie, les pompes funèbres, les règlements, l’administration,est-ce que nous connaissons cela ? Aucuns passants seraientindignés de voir comme on nous traite. Nous n’avons même pas ledroit de donner notre poussière à Jésus-Christ ! Votresalubrité est une invention révolutionnaire. Dieu subordonné aucommissaire de police ; tel est le siècle. Silence,Fauvent !

Fauchelevent, sous cette douche, n’était pasfort à son aise. La prieure continua.

– Le droit du monastère à la sépulture nefait doute pour personne. Il n’y a pour le nier que les fanatiqueset les errants. Nous vivons dans des temps de confusion terrible.On ignore ce qu’il faut savoir, et l’on sait ce qu’il faut ignorer.On est crasse et impie. Il y a dans cette époque des gens qui nedistinguent pas entre le grandissime saint Bernard et le Bernarddit des Pauvres Catholiques, certain bon ecclésiastique qui vivaitdans le treizième siècle. D’autres blasphèment jusqu’à rapprocherl’échafaud de Louis XVI de la croix de Jésus-Christ. Louis XVIn’était qu’un roi. Prenons donc garde à Dieu ! Il n’y a plusni juste ni injuste. On sait le nom de Voltaire et l’on ne sait pasle nom de César de Bus. Pourtant César de Bus est un bienheureux,et Voltaire est un malheureux. Le dernier archevêque, le cardinalde Périgord, ne savait même pas que Charles de Gondren a succédé àBérulle, et François Bourgoin à Gondren, et Jean-François Senault àBourgoin, et le père de Sainte-Marthe à Jean-François Senault. Onconnaît le nom du père Coton, non parce qu’il a été un des troisqui ont poussé à la fondation de l’Oratoire, mais parce qu’il a étématière à juron pour le roi huguenot Henri IV. Ce qui fait saintFrançois de Sales aimable aux gens du monde, c’est qu’il trichaitau jeu. Et puis on attaque la religion. Pourquoi ? Parce qu’ily a eu de mauvais prêtres, parce que Sagittaire, évêque de Gap,était frère de Salone, évêque d’Embrun, et que tous les deux ontsuivi Mommol. Qu’est-ce que cela fait ? Cela empêche-t-ilMartin de Tours d’être un saint et d’avoir donné la moitié de sonmanteau à un pauvre ? On persécute les saints. On ferme lesyeux aux vérités. Les ténèbres sont l’habitude. Les plus férocesbêtes sont les bêtes aveugles. Personne ne pense à l’enfer pour debon. Oh ! le méchant peuple ! De par le Roi signifieaujourd’hui de par la Révolution. On ne sait plus ce qu’on doit, niaux vivants, ni aux morts. Il est défendu de mourir saintement. Lesépulcre est une affaire civile. Ceci fait horreur. Saint Léon II aécrit deux lettres exprès, l’une à Pierre Notaire, l’autre au roides Visigoths, pour combattre et rejeter, dans les questions quitouchent aux morts, l’autorité de l’exarque et la suprématie del’empereur. Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cettematière à Othon, duc de Bourgogne. L’ancienne magistrature entombait d’accord. Autrefois nous avions voix au chapitre même dansles choses du siècle. L’abbé de Cîteaux, général de l’ordre, étaitconseiller-né au parlement de Bourgogne. Nous faisons de nos mortsce que nous voulons. Est-ce que le corps de saint Benoît lui-mêmen’est pas en France dans l’abbaye de Fleury, diteSaint-Benoît-sur-Loire, quoiqu’il soit mort en Italie auMont-Cassin, un samedi 21 du mois de mars de l’an 543 ? Toutceci est incontestable. J’abhorre les psallants, je hais lesprieurs, j’exècre les hérétiques, mais je détesterais plus encorequiconque me soutiendrait le contraire. On n’a qu’à lire ArnoulWion, Gabriel Bucelin, Trithème, Maurolicus et dom Lucd’Achery.

La prieure respira, puis se tourna versFauchelevent :

– Père Fauvent, est-ce dit ?

– C’est dit, révérende mère.

– Peut-on compter sur vous ?

– J’obéirai.

– C’est bien.

– Je suis tout dévoué au couvent.

– C’est entendu. Vous fermerez lecercueil. Les sœurs le porteront dans la chapelle. On dira l’officedes morts. Puis on rentrera dans le cloître. Entre onze heures etminuit, vous viendrez avec votre barre de fer. Tout se passera dansle plus grand secret. Il n’y aura dans la chapelle que les quatremères chantres, la mère Ascension, et vous.

– Et la sœur qui sera au poteau.

– Elle ne se retournera pas.

– Mais elle entendra.

– Elle n’écoutera pas. D’ailleurs, ce quele cloître sait, le monde l’ignore.

Il y eut encore une pause. La prieurepoursuivit :

– Vous ôterez votre grelot. Il estinutile que la sœur au poteau s’aperçoive que vous êtes là.

– Révérende mère ?

– Quoi, père Fauvent ?

– Le médecin des morts a-t-il fait savisite ?

– Il va la faire aujourd’hui à quatreheures. On a sonné la sonnerie qui fait venir le médecin des morts.Mais vous n’entendez donc aucune sonnerie ?

– Je ne fais attention qu’à lamienne.

– Cela est bien, père Fauvent.

– Révérende mère, il faudra un levierd’au moins six pieds.

– Où le prendrez-vous ?

– Où il ne manque pas de grilles, il nemanque pas de barres de fer. J’ai mon tas de ferrailles au fond dujardin.

– Trois quarts d’heure environ avantminuit ; n’oubliez pas.

– Révérende mère ?

– Quoi ?

– Si jamais vous aviez d’autres ouvragescomme ça, c’est mon frère qui est fort. Un Turc !

– Vous ferez le plus vite possible.

– Je ne vais pas hardi vite. Je suisinfirme ; c’est pour cela qu’il me faudrait un aide. Jeboite.

– Boiter n’est pas un tort, et peut êtreune bénédiction. L’empereur Henri II, qui combattit l’antipapeGrégoire et rétablit Benoît VIII, a deux surnoms : le Saint etle Boiteux.

– C’est bien bon deux surtouts, murmuraFauchelevent, qui, en réalité, avait l’oreille un peu dure.

– Père Fauvent, j’y pense, prenons uneheure entière. Ce n’est pas trop. Soyez près du maître-autel avecvotre barre de fer à onze heures. L’office commence à minuit. Ilfaut que tout soit fini un bon quart d’heure auparavant.

– Je ferai tout pour prouver mon zèle àla communauté. Voilà qui est dit. Je clouerai le cercueil. À onzeheures précises je serai dans la chapelle. Les mères chantres yseront, la mère Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait mieux.Enfin, n’importe ! J’aurai mon levier. Nous ouvrirons lecaveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons lecaveau. Après quoi, plus trace de rien. Le gouvernement ne s’endoutera pas. Révérende mère, tout est arrangé ainsi ?

– Non.

– Qu’y a-t-il donc encore ?

– Il reste la bière vide.

Ceci fit un temps d’arrêt. Faucheleventsongeait. La prieure songeait.

– Père Fauvent, que fera-t-on de labière ?

– On la portera en terre.

– Vide ?

Autre silence. Fauchelevent fit de la maingauche cette espèce de geste qui donne congé à une questioninquiétante.

– Révérende mère, c’est moi qui cloue labière dans la chambre basse de l’église, et personne n’y peutentrer que moi, et je couvrirai la bière du drap mortuaire.

– Oui, mais les porteurs, en la mettantdans le corbillard et en la descendant dans la fosse, sentirontbien qu’il n’y a rien dedans.

– Ah ! di… ! s’écriaFauchelevent.

La prieure commença un signe de croix, etregarda fixement le jardinier. Able lui resta dans legosier.

Il se hâta d’improviser un expédient pourfaire oublier le juron.

– Révérende mère, je mettrai de la terredans la bière. Cela fera l’effet de quelqu’un.

– Vous avez raison. La terre, c’est lamême chose que l’homme. Ainsi vous arrangerez la bièrevide ?

– J’en fais mon affaire.

Le visage de la prieure, jusqu’alors troubleet obscur, se rasséréna. Elle lui fit le signe du supérieurcongédiant l’inférieur. Fauchelevent se dirigea vers la porte.Comme il allait sortir, la prieure éleva doucement lavoix :

– Père Fauvent, je suis contente devous ; demain, après l’enterrement, amenez-moi votre frère, etdites-lui qu’il m’amène sa fille.

Chapitre IV – Où Jean Valjean a tout àfait l’air d’avoir lu Austin Castillejo

[128]Desenjambées de boiteux sont comme des œillades de borgne ; ellesn’arrivent pas vite au but. En outre, Fauchelevent était perplexe.Il mit près d’un quart d’heure à revenir dans la baraque du jardin.Cosette était éveillée. Jean Valjean l’avait assise près du feu. Aumoment où Fauchelevent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte dujardinier accrochée au mur et lui disait :

– Écoute-moi bien, ma petite Cosette. Ilfaudra nous en aller de cette maison, mais nous y reviendrons etnous y serons très bien. Le bonhomme d’ici t’emportera sur son doslà-dedans. Tu m’attendras chez une dame. J’irai te retrouver.Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te reprenne, obéis etne dis rien !

Cosette fit un signe de tête d’un airgrave.

Au bruit de Fauchelevent poussant la porte,Jean Valjean se retourna.

– Eh bien ?

– Tout est arrangé, et rien ne l’est, ditFauchelevent. J’ai permission de vous faire entrer ; maisavant de vous faire entrer, il faut vous faire sortir. C’est làqu’est l’embarras de charrettes. Pour la petite, c’est aisé.

– Vous l’emporterez ?

– Et elle se taira ?

– J’en réponds.

– Mais vous, père Madeleine ?

Et, après un silence où il y avait del’anxiété, Fauchelevent s’écria :

– Mais sortez donc par où vous êtesentré !

Jean Valjean, comme la première fois, se bornaà répondre :

– Impossible.

Fauchelevent, se parlant plus à lui-même qu’àJean Valjean, grommela :

– Il y a une autre chose qui metourmente. J’ai dit que j’y mettrais de la terre. C’est que jepense que de la terre là-dedans, au lieu d’un corps, ça ne sera pasressemblant, ça n’ira pas, ça se déplacera, ça remuera. Les hommesle sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s’enapercevra.

Jean Valjean le considéra entre les deux yeux,et crut qu’il délirait.

Fauchelevent reprit :

– Comment di… – antre allez-voussortir ? C’est qu’il faut que tout cela soit faitdemain ! C’est demain que je vous amène. La prieure vousattend.

Alors il expliqua à Jean Valjean que c’étaitune récompense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait à lacommunauté. Qu’il entrait dans ses attributions de participer auxsépultures, qu’il clouait les bières et assistait le fossoyeur aucimetière. Que la religieuse morte le matin avait demandé d’êtreensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et enterrée dansle caveau sous l’autel de la chapelle. Que cela était défendu parles règlements de police, mais que c’était une de ces mortes à quil’on ne refuse rien. Que la prieure et les mères vocalesentendaient exécuter le vœu de la défunte. Que tant pis pour legouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans lacellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait lamorte dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieureadmettait dans la maison son frère comme jardinier et sa niècecomme pensionnaire. Que son frère, c’était M. Madeleine, etque sa nièce, c’était Cosette. Que la prieure lui avait ditd’amener son frère le lendemain soir, après l’enterrement posticheau cimetière. Mais qu’il ne pouvait pas amener du dehorsM. Madeleine, si M. Madeleine n’était pas dehors. Quec’était là le premier embarras. Et puis qu’il avait encore unembarras : la bière vide.

– Qu’est-ce que c’est que la bièrevide ? demanda Jean Valjean.

Fauchelevent répondit :

– La bière de l’administration.

– Quelle bière ? et quelleadministration ?

– Une religieuse meurt. Le médecin de lamunicipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. Legouvernement envoie une bière. Le lendemain il envoie un corbillardet des croque-morts pour reprendre la bière et la porter aucimetière. Les croque-morts viendront, et soulèveront labière ; il n’y aura rien dedans.

– Mettez-y quelque chose.

– Un mort ? je n’en ai pas.

– Non.

– Quoi donc ?

– Un vivant.

– Quel vivant ?

– Moi, dit Jean Valjean.

Fauchelevent, qui s’était assis, se leva commesi un pétard fût parti sous sa chaise.

– Vous !

– Pourquoi pas ?

Jean Valjean eut un de ces rares sourires quilui venaient comme une lueur dans un ciel d’hiver.

– Vous savez, Fauchelevent, que vous avezdit : La mère Crucifixion est morte, et j’ai ajouté : Etle père Madeleine est enterré. Ce sera cela.

– Ah, bon, vous riez. Vous ne parlez passérieusement.

– Très sérieusement. Il faut sortird’ici ?

– Sans doute.

– Je vous ai dit de me trouver pour moiaussi une hotte et une bâche.

– Eh bien ?

– La hotte sera en sapin, et la bâchesera un drap noir.

– D’abord, un drap blanc. On enterre lesreligieuses en blanc.

– Va pour le drap blanc.

– Vous n’êtes pas un homme comme lesautres, père Madeleine.

Voir de telles imaginations, qui ne sont pasautre chose que les sauvages et téméraires inventions du bagne,sortir des choses paisibles qui l’entouraient et se mêler à cequ’il appelait le « petit train-train du couvent »,c’était pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle d’unpassant qui verrait un goéland pêcher dans le ruisseau de la rueSaint-Denis.

Jean Valjean poursuivit :

– Il s’agit de sortir d’ici sans être vu.C’est un moyen. Mais d’abord renseignez-moi. Comment cela sepasse-t-il ? Où est cette bière ?

– Celle qui est vide ?

– Oui.

– En bas, dans ce qu’on appelle la salledes mortes. Elle est sur deux tréteaux et sous le drapmortuaire.

– Quelle est la longueur de labière ?

– Six pieds.

– Qu’est-ce que c’est que la salle desmortes ?

– C’est une chambre du rez-de-chausséequi a une fenêtre grillée sur le jardin qu’on ferme du dehors avecun volet, et deux portes ; l’une qui va au couvent, l’autrequi va à l’église.

– Quelle église ?

– L’église de la rue, l’église de tout lemonde.

– Avez-vous les clefs de ces deuxportes ?

– Non. J’ai la clef de la porte quicommunique au couvent ; le concierge a la clef de la porte quicommunique à l’église.

– Quand le concierge ouvre-t-il cetteporte-là ?

– Uniquement pour laisser entrer lescroque-morts qui viennent chercher la bière. La bière sortie, laporte se referme.

– Qui est-ce qui cloue labière ?

– C’est moi.

– Qui est-ce qui met le drapdessus ?

– C’est moi.

– Êtes-vous seul ?

– Pas un autre homme, excepté le médecinde la police, ne peut entrer dans la salle des mortes. C’est mêmeécrit sur le mur.

– Pourriez-vous, cette nuit, quand toutdormira dans le couvent, me cacher dans cette salle ?

– Non. Mais je puis vous cacher dans unpetit réduit noir qui donne dans la salle des mortes, où je metsmes outils d’enterrement, et dont j’ai la garde et la clef.

– À quelle heure le corbillardviendra-t-il chercher la bière demain ?

– Vers trois heures du soir.L’enterrement se fait au cimetière Vaugirard, un peu avant la nuit.Ce n’est pas tout près.

– Je resterai caché dans votre réduit àoutils toute la nuit et toute la matinée. Et à manger ?J’aurai faim.

– Je vous porterai de quoi.

– Vous pourriez venir me clouer dans labière à deux heures.

Fauchelevent recula et se fit craquer les osdes doigts.

– Mais c’est impossible !

– Bah ! prendre un marteau et clouerdes clous dans une planche !

Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était,nous le répétons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avaittraversé de pires détroits. Quiconque a été prisonnier sait l’artde se rapetisser selon le diamètre des évasions. Le prisonnier estsujet à la fuite comme le malade à la crise qui le sauve ou qui leperd. Une évasion, c’est une guérison. Que n’accepte-t-on pas pourguérir ? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme uncolis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l’air où il n’yen a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoirétouffer sans mourir, c’était là un des sombres talents de JeanValjean.

Du reste, une bière dans laquelle il y a unêtre vivant, cet expédient de forçat, est aussi un expédientd’empereur. S’il faut en croire le moine Austin Castillejo, ce futle moyen que Charles-Quint, voulant après son abdication revoir unedernière fois la Plombes, employa pour la faire entrer dans lemonastère de Saint-Just et pour l’en faire sortir[129].

Fauchelevent, un peu revenu à lui,s’écria :

– Mais comment ferez-vous pourrespirer ?

– Je respirerai.

– Dans cette boîte ! Moi, seulementd’y penser, je suffoque.

– Vous avez bien une vrille, vous ferezquelques petits trous autour de la bouche çà et là, et vousclouerez sans serrer la planche de dessus.

– Bon ! Et s’il vous arrive detousser ou d’éternuer ?

– Celui qui s’évade ne tousse pas etn’éternue pas.

Et Jean Valjean ajouta :

– Père Fauchelevent, il faut sedécider : ou être pris ici, ou accepter la sortie par lecorbillard.

Tout le monde a remarqué le goût qu’ont leschats de s’arrêter et de flâner entre les deux battants d’une porteentre-bâillée. Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc !Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ontaussi une tendance à rester indécis entre deux résolutions, aurisque de se faire écraser par le destin fermant brusquementl’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parcequ’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que lesaudacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtantle sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Ilgrommela :

– Au fait, c’est qu’il n’y a pas d’autremoyen.

Jean Valjean reprit :

– La seule chose qui m’inquiète, c’est cequi se passera au cimetière.

– C’est justement cela qui nem’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. Si vous êtes sûr de voustirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer de la fosse. Lefossoyeur est un ivrogne de mes amis. C’est le père Mestienne. Unvieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans lafosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui sepassera, je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune,trois quarts d’heure avant la fermeture des grilles du cimetière.Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. Je suivrai ; c’est mabesogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans mapoche. Le corbillard s’arrête, les croque-morts vous nouent unecorde autour de votre bière et vous descendent. Le prêtre dit lesprières, fait le signe de croix, jette l’eau bénite, et file. Jereste seul avec le père Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. Dedeux choses l’une, ou il sera soûl, ou il ne sera pas soûl. S’iln’est pas soûl, je lui dis : Viens boire un coup pendant quele Bon Coing est encore ouvert. Je l’emmène, je le grise,le père Mestienne n’est pas long à griser, il est toujourscommencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa cartepour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui. Vous n’avez plusaffaire qu’à moi. S’il est soûl, je lui dis : Va-t’en, je vaisfaire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou.

Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelleFauchelevent se précipita avec une touchante effusion paysanne.

– C’est convenu, père Fauchelevent. Toutira bien.

– Pourvu que rien ne se dérange, pensaFauchelevent. Si cela allait devenir terrible !

Chapitre V – Il ne suffit pas d’êtreivrogne pour être immortel

Le lendemain, comme le soleil déclinait, lesallants et venants fort clairsemés du boulevard du Maine ôtaientleur chapeau au passage d’un corbillard vieux modèle, orné de têtesde mort, de tibias et de larmes. Dans ce corbillard il y avait uncercueil couvert d’un drap blanc sur lequel s’étalait une vastecroix noire, pareille à une grande morte dont les bras pendent. Uncarrosse drapé, où l’on apercevait un prêtre en surplis et unenfant de chœur en calotte rouge, suivait. Deux croque-morts enuniforme gris à parements noirs marchaient à droite et à gauche ducorbillard. Derrière venait un vieux homme en habits d’ouvrier, quiboitait. Ce cortège se dirigeait vers le cimetièreVaugirard[130].

On voyait passer de la poche de l’homme lemanche d’un marteau, la lame d’un ciseau à froid, et la doubleantenne d’une paire de tenailles.

Le cimetière Vaugirard faisait exception parmiles cimetières de Paris. Il avait ses usages particuliers, de mêmequ’il avait sa porte cochère et sa porte bâtarde que, dans lequartier, les vieilles gens, tenaces aux vieux mots, appelaient laporte cavalière et la porte piétonne. Les bernardines-bénédictinesdu Petit-Picpus avaient obtenu, nous l’avons dit, d’y êtreenterrées dans un coin à part, et le soir, ce terrain ayant jadisappartenu à leur communauté. Les fossoyeurs, ayant de cette façondans le cimetière un service du soir l’été et de nuit l’hiver, yétaient astreints à une discipline particulière. Les portes descimetières de Paris se fermaient à cette époque au coucher dusoleil, et, ceci étant une mesure d’ordre municipal, le cimetièreVaugirard y était soumis comme les autres. La porte cavalière et laporte piétonne étaient deux grilles contiguës, accostées d’unpavillon bâti par l’architecte Perronet et habité par le portier ducimetière. Ces grilles tournaient donc inexorablement sur leursgonds à l’instant où le soleil disparaissait derrière le dôme desInvalides. Si quelque fossoyeur, à ce moment-là, était attardé dansle cimetière, il n’avait qu’une ressource pour sortir, sa carte defossoyeur délivrée par l’administration des pompes funèbres. Uneespèce de boîte aux lettres était pratiquée dans le volet de lafenêtre du concierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans cetteboîte, le concierge l’entendait tomber, tirait le cordon, et laporte piétonne s’ouvrait. Si le fossoyeur n’avait pas sa carte, ilse nommait, le concierge, parfois couché et endormi, se levait,allait reconnaître le fossoyeur, et ouvrait la porte avec laclef ; le fossoyeur sortait, mais payait quinze francsd’amende.

Ce cimetière, avec ses originalités en dehorsde la règle, gênait la symétrie administrative. On l’a supprimé peuaprès 1830. Le cimetière Montparnasse, dit cimetière de l’Est, luia succédé, et a hérité de ce fameux cabaret mitoyen au cimetièreVaugirard qui était surmonté d’un coing peint sur une planche, etqui faisait angle, d’un côté sur les tables des buveurs, de l’autresur les tombeaux, avec cette enseigne : Au BonCoing.

Le cimetière Vaugirard était ce qu’on pourraitappeler un cimetière fané. Il tombait en désuétude. La moisissurel’envahissait, les fleurs le quittaient. Les bourgeois sesouciaient peu d’être enterrés à Vaugirard ; cela sentait lepauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! Être enterré auPère-Lachaise, c’est comme avoir des meubles en acajou. L’élégancese reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était un enclos vénérable,planté en ancien jardin français. Des allées droites, des buis, desthuias, des houx, de vieilles tombes sous de vieux ifs, l’herbetrès haute. Le soir y était tragique. Il y avait là des lignes trèslugubres.

Le soleil n’était pas encore couché quand lecorbillard au drap blanc et à la croix noire entra dans l’avenue ducimetière Vaugirard. L’homme boiteux qui le suivait n’était autreque Fauchelevent.

L’enterrement de la mère Crucifixion dans lecaveau sous l’autel, la sortie de Cosette, l’introduction de JeanValjean dans la salle des mortes, tout s’était exécuté sansencombre, et rien n’avait accroché.

Disons-le en passant, l’inhumation de la mèreCrucifixion sous l’autel du couvent est pour nous choseparfaitement vénielle. C’est une de ces fautes qui ressemblent à undevoir. Les religieuses l’avaient accomplie, non seulement sanstrouble, mais avec l’applaudissement de leur conscience. Aucloître, ce qu’on appelle « le gouvernement » n’estqu’une immixtion dans l’autorité, immixtion toujours discutable.D’abord la règle ; quant au code, on verra. Hommes, faites deslois tant qu’il vous plaira, mais gardez-les pour vous. Le péage àCésar n’est jamais que le reste du péage à Dieu. Un prince n’estrien près d’un principe.

Fauchelevent boitait derrière le corbillard,très content. Ses deux mystères, ses deux complots jumeaux, l’unavec les religieuses, l’autre avec M. Madeleine, l’un pour lecouvent, l’autre contre, avaient réussi de front. Le calme de JeanValjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent.Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à fairen’était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois lefossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il enjouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu’il voulait. Il lecoiffait de sa volonté et de sa fantaisie. La tête de Mestiennes’ajustait au bonnet de Fauchelevent. La sécurité de Faucheleventétait complète.

Au moment où le convoi entra dans l’avenuemenant au cimetière, Fauchelevent, heureux, regarda le corbillardet se frotta ses grosses mains en disant à demi-voix :

– En voilà une farce !

Tout à coup le corbillard s’arrêta ; onétait à la grille. Il fallait exhiber le permis d’inhumer. L’hommedes pompes funèbres s’aboucha avec le portier du cimetière. Pendantce colloque, qui produit toujours un temps d’arrêt d’une ou deuxminutes, quelqu’un, un inconnu, vint se placer derrière lecorbillard à côté de Fauchelevent. C’était une espèce d’ouvrier quiavait une veste aux larges poches, et une pioche sous le bras.

Fauchelevent regarda cet inconnu.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

L’homme répondit :

– Le fossoyeur.

Si l’on survivait à un boulet de canon enpleine poitrine, on ferait la figure que fit Fauchelevent.

– Le fossoyeur !

– Oui.

– Vous ?

– Moi.

– Le fossoyeur, c’est le pèreMestienne.

– C’était.

– Comment ! c’était ?

– Il est mort.

Fauchelevent s’était attendu à tout, excepté àceci, qu’un fossoyeur pût mourir. C’est pourtant vrai ; lesfossoyeurs eux-mêmes meurent. À force de creuser la fosse desautres, on ouvre la sienne.

Fauchelevent demeura béant. Il eut à peine laforce de bégayer :

– Mais ce n’est pas possible !

– Cela est.

– Mais, reprit-il faiblement, lefossoyeur, c’est le père Mestienne.

– Après Napoléon, Louis XVIII. AprèsMestienne, Gribier. Paysan, je m’appelle Gribier.

Fauchelevent, tout pâle, considéra ceGribier.

C’était un homme long, maigre, livide,parfaitement funèbre. Il avait l’air d’un médecin manqué tournéfossoyeur.

Fauchelevent éclata de rire.

– Ah ! comme il arrive de drôles dechoses ! le père Mestienne est mort. Le petit père Mestienneest mort, mais vive le petit père Lenoir ! Vous savez ce quec’est que le petit père Lenoir ? C’est le cruchon du rouge àsix sur le plomb. C’est le cruchon du Suresne, morbigou ! duvrai Suresne de Paris ! Ah ! il est mort, le vieuxMestienne ! J’en suis fâché ; c’était un bon vivant. Maisvous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai, camarade ? Nousallons aller boire ensemble un coup, tout à l’heure.

L’homme répondit : – J’ai étudié. J’aifait ma quatrième. Je ne bois jamais.

Le corbillard s’était remis en marche etroulait dans la grande allée du cimetière.

Fauchelevent avait ralenti son pas. Ilboitait, plus encore d’anxiété que d’infirmité.

Le fossoyeur marchait devant lui.

Fauchelevent passa encore une fois l’examen duGribier inattendu.

C’était un de ces hommes qui, jeunes, ontl’air vieux, et qui, maigres, sont très forts.

– Camarade ! cria Fauchelevent.

L’homme se retourna.

– Je suis le fossoyeur du couvent.

– Mon collègue, dit l’homme.

Fauchelevent, illettré, mais très fin, compritqu’il avait affaire à une espèce redoutable, à un beau parleur.

Il grommela :

– Comme ça, le père Mestienne estmort.

L’homme répondit :

– Complètement. Le bon Dieu a consultéson carnet d’échéances. C’était le tour du père Mestienne. Le pèreMestienne est mort.

Fauchelevent répéta machinalement :

– Le bon Dieu…

– Le bon Dieu, fit l’homme avec autorité.Pour les philosophes, le Père éternel ; pour les jacobins,l’Être suprême.

– Est-ce que nous ne ferons pasconnaissance ? balbutia Fauchelevent.

– Elle est faite. Vous êtes paysan, jesuis parisien.

– On ne se connaît pas tant qu’on n’a pasbu ensemble. Qui vide son verre vide son cœur. Vous allez venirboire avec moi. Ça ne se refuse pas.

– D’abord la besogne.

Fauchelevent pensa : je suis perdu.

On n’était plus qu’à quelques tours de roue dela petite allée qui menait au coin des religieuses.

Le fossoyeur reprit :

– Paysan, j’ai sept mioches qu’il fautnourrir. Comme il faut qu’ils mangent, il ne faut pas que jeboive.

Et il ajouta avec la satisfaction d’un êtresérieux qui fait une phrase :

– Leur faim est ennemie de ma soif.

Le corbillard tourna un massif de cyprès,quitta la grande allée, en prit une petite, entra dans les terreset s’enfonça dans un fourré. Ceci indiquait la proximité immédiatede la sépulture. Fauchelevent ralentissait son pas, mais ne pouvaitralentir le corbillard. Heureusement la terre meuble, et mouilléepar les pluies d’hiver, engluait les roues et alourdissait lamarche.

Il se rapprocha du fossoyeur.

– Il y a un si bon petit vind’Argenteuil, murmura Fauchelevent.

– Villageois, reprit l’homme, cela nedevrait pas être que je sois fossoyeur. Mon père était portier auPrytanée. Il me destinait à la littérature. Mais il a eu desmalheurs. Il a fait des pertes à la Bourse. J’ai dû renoncer àl’état d’auteur. Pourtant je suis encore écrivain public.

– Mais vous n’êtes donc pasfossoyeur ? repartit Fauchelevent, se raccrochant à cettebranche, bien faible.

– L’un n’empêche pas l’autre. Jecumule.

Fauchelevent ne comprit pas ce derniermot.

– Venons boire, dit-il.

Ici une observation est nécessaire.Fauchelevent, quelle que fût son angoisse, offrait à boire, mais nes’expliquait pas sur un point : qui payera ? D’ordinaireFauchelevent offrait, et le père Mestienne payait. Une offre àboire résultait évidemment de la situation nouvelle créée par lefossoyeur nouveau, et cette offre, il fallait la faire, mais levieux jardinier laissait, non sans intention, le proverbial quartd’heure, dit de Rabelais, dans l’ombre. Quant à lui, Fauchelevent,si ému qu’il fût, il ne se souciait point de payer.

Le fossoyeur poursuivit, avec un souriresupérieur :

– Il faut manger. J’ai accepté lasurvivance du père Mestienne. Quand on a fait presque ses classes,on est philosophe. Au travail de la main, j’ai ajouté le travail dubras. J’ai mon échoppe d’écrivain au marché de la rue de Sèvres.Vous savez ? le marché aux Parapluies. Toutes les cuisinièresde la Croix-Rouge s’adressent à moi. Je leur bâcle leursdéclarations aux tourlourous. Le matin j’écris des billets doux, lesoir je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard.

Le corbillard avançait. Fauchelevent, aucomble de l’inquiétude, regardait de tous les côtés autour de lui.De grosses larmes de sueur lui tombaient du front.

– Pourtant, continua le fossoyeur, on nepeut pas servir deux maîtresses. Il faudra que je choisisse de laplume ou de la pioche. La pioche me gâte la main.

Le corbillard s’arrêta.

L’enfant de chœur descendit de la voituredrapée, puis le prêtre.

Une des petites roues de devant du corbillardmontait un peu sur un tas de terre au delà duquel on voyait unefosse ouverte.

– En voilà une farce ! répétaFauchelevent consterné.

Chapitre VI – Entre quatre planches

Qui était dans la bière ? on le sait.Jean Valjean.

Jean Valjean s’était arrangé pour vivre làdedans, et il respirait à peu près.

C’est une chose étrange à quel point lasécurité de la conscience donne la sécurité du reste. Toute lacombinaison préméditée par Jean Valjean marchait, et marchait bien,depuis la veille. Il comptait, comme Fauchelevent, sur le pèreMestienne. Il ne doutait pas de la fin. Jamais situation pluscritique, jamais calme plus complet.

Les quatre planches du cercueil dégagent unesorte de paix terrible. Il semblait que quelque chose du repos desmorts entrât dans la tranquillité de Jean Valjean.

Du fond de cette bière, il avait pu suivre etil suivait toutes les phases du drame redoutable qu’il jouait avecla mort.

Peu après que Fauchelevent eut achevé declouer la planche de dessus, Jean Valjean s’était senti emporter,puis rouler. À moins de secousses, il avait senti qu’on passait dupavé à la terre battue, c’est-à-dire qu’on quittait les rues etqu’on arrivait aux boulevards. À un bruit sourd, il avait devinéqu’on traversait le pont d’Austerlitz. Au premier temps d’arrêt, ilavait compris qu’on entrait dans le cimetière ; au secondtemps d’arrêt, il s’était dit : voici la fosse.

Brusquement il sentit que des mainssaisissaient la bière, puis un frottement rauque sur lesplanches ; il se rendit compte que c’était une corde qu’onnouait autour du cercueil pour le descendre dans l’excavation.

Puis il eut une espèce d’étourdissement.

Probablement les croque-morts et le fossoyeuravaient laissé basculer le cercueil et descendu la tête avant lespieds. Il revint pleinement à lui en se sentant horizontal etimmobile. Il venait de toucher le fond.

Il sentit un certain froid.

Une voix s’éleva au-dessus de lui, glaciale etsolennelle. Il entendit passer, si lentement qu’il pouvait lessaisir l’un après l’autre, des mots latins qu’il ne comprenaitpas :

– Qui dormiunt in terrae pulvere,evigilabunt ; alii in vitam aeternam, et alii in opprobrium,ut videant semper[131].

Une voix d’enfant dit :

– De profundis.

La voix grave recommença :

– Requiem aeternam dona ei,Domine.

La voix d’enfant répondit :

– Et lux perpetua luceatei[132].

Il entendit sur la planche qui le recouvraitquelque chose comme le frappement doux de quelques gouttes depluie. C’était probablement l’eau bénite.

Il songea : Cela va être fini. Encore unpeu de patience. Le prêtre va s’en aller. Fauchelevent emmèneraMestienne boire. On me laissera. Puis Fauchelevent reviendra seul,et je sortirai. Ce sera l’affaire d’une bonne heure.

La voix grave reprit :

– Requiescat in pace.

Et la voix d’enfant dit :

– Amen.

Jean Valjean, l’oreille tendue, perçut quelquechose comme des pas qui s’éloignaient.

– Les voilà qui s’en vont, pensa-t-il. Jesuis seul.

Tout à coup il entendit sur sa tête un bruitqui lui sembla la chute du tonnerre.

C’était une pelletée de terre qui tombait surle cercueil.

Une seconde pelletée de terre tomba.

Un des trous par où il respirait venait de seboucher.

Une troisième pelletée de terre tomba.

Puis une quatrième.

Il est des choses plus fortes que l’homme leplus fort. Jean Valjean perdit connaissance.

Chapitre VII – Où l’on trouvera l’originedu mot : – ne pas perdre la carte

[133]Voicice qui se passait au-dessus de la bière où était Jean Valjean.

Quand le corbillard se fut éloigné, quand leprêtre et l’enfant de chœur furent remontés en voiture et partis,Fauchelevent, qui ne quittait pas des yeux le fossoyeur, le vit sepencher et empoigner sa pelle, qui était enfoncée droite dans letas de terre.

Alors Fauchelevent prit une résolutionsuprême.

Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur,croisa les bras, et dit :

– C’est moi qui paye !

Le fossoyeur le regarda avec étonnement, etrépondit :

– Quoi, paysan ?

Fauchelevent répéta :

– C’est moi qui paye !

– Quoi ?

– Le vin.

– Quel vin ?

– L’Argenteuil.

– Où ça l’Argenteuil ?

– Au Bon Coing.

– Va-t’en au diable ! dit lefossoyeur.

Et il jeta une pelletée de terre sur lecercueil.

La bière rendit un son creux. Fauchelevent sesentit chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. Il cria,d’une voix où commençait à se mêler l’étranglement durâle :

– Camarade, avant que le Bon Coing soitfermé !

Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle.Fauchelevent continua :

– Je paye !

Et il saisit le bras du fossoyeur.

– Écoutez-moi, camarade. Je suis lefossoyeur du couvent. Je viens pour vous aider. C’est une besognequi peut se faire la nuit. Commençons donc par aller boire uncoup.

Et tout en parlant, tout en se cramponnant àcette insistance désespérée, il faisait cette réflexionlugubre :

– Et quand il boirait ! segriserait-il ?

– Provincial, dit le fossoyeur, si vousle voulez absolument, j’y consens. Nous boirons. Après l’ouvrage,jamais avant.

Et il donna le branle à sa pelle. Faucheleventle retint.

– C’est de l’Argenteuil à six !

– Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtessonneur de cloches. Din don, din don ; vous ne savez dire queça. Allez vous faire lanlaire.

Et il lança la seconde pelletée.

Fauchelevent arrivait à ce moment où l’on nesait plus ce qu’on dit.

– Mais venez donc boire, cria-t-il,puisque c’est moi qui paye !

– Quand nous aurons couché l’enfant, ditle fossoyeur.

Il jeta la troisième pelletée.

Puis il enfonça la pelle dans la terre etajouta :

– Voyez-vous, il va faire froid cettenuit, et la morte crierait derrière nous si nous la plantions làsans couverture.

En ce moment, tout en chargeant sa pelle, lefossoyeur se courbait et la poche de sa veste bâillait.

Le regard égaré de Fauchelevent tombamachinalement dans cette poche, et s’y arrêta.

Le soleil n’était pas encore caché parl’horizon ; il faisait assez jour pour qu’on pût distinguerquelque chose de blanc au fond de cette poche béante.

Toute la quantité d’éclair que peut avoirl’œil d’un paysan picard traversa la prunelle de Fauchelevent. Ilvenait de lui venir une idée.

Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée deterre, s’en aperçût, il lui plongea par derrière la main dans lapoche, et il retira de cette poche la chose blanche qui était aufond.

Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrièmepelletée.

Au moment où il se retournait pour prendre lacinquième, Fauchelevent le regarda avec un profond calme et luidit :

– À propos, nouveau, avez-vous votrecarte ?

Le fossoyeur s’interrompit.

– Quelle carte ?

– Le soleil va se coucher.

– C’est bon, qu’il mette son bonnet denuit.

– La grille du cimetière va sefermer.

– Eh bien, après ?

– Avez-vous votre carte ?

– Ah, ma carte ! dit lefossoyeur.

Et il fouilla dans sa poche.

Une poche fouillée, il fouilla l’autre. Ilpassa aux goussets, explora le premier, retourna le second.

– Mais non, dit-il, je n’ai pas ma carte.Je l’aurai oubliée.

– Quinze francs d’amende, ditFauchelevent.

Le fossoyeur devint vert. Le vert est lapâleur des gens livides.

– AhJésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune ! s’écria-t-il. Quinzefrancs d’amende !

– Trois pièces-cent-sous, ditFauchelevent.

Le fossoyeur laissa tomber sa pelle.

Le tour de Fauchelevent était venu.

– Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pasde désespoir. Il ne s’agit pas de se suicider, et de profiter de lafosse. Quinze francs, c’est quinze francs, et d’ailleurs vouspouvez ne pas les payer. Je suis vieux, vous êtes nouveau. Jeconnais les trucs, les trocs, les trics et les tracs. Je vas vousdonner un conseil d’ami. Une chose est claire, c’est que le soleilse couche, il touche au dôme, le cimetière va fermer dans cinqminutes.

– C’est vrai, répondit le fossoyeur.

– D’ici à cinq minutes, vous n’avez pasle temps de remplir la fosse, elle est creuse comme le diable,cette fosse, et d’arriver à temps pour sortir avant que la grillesoit fermée.

– C’est juste.

– En ce cas quinze francs d’amende.

– Quinze francs.

– Mais vous avez le temps… – Oùdemeurez-vous ?

– À deux pas de la barrière. À un quartd’heure d’ici. Rue de Vaugirard, numéro 87.

– Vous avez le temps, en pendant vosguiboles à votre cou, de sortir tout de suite.

– C’est exact.

– Une fois hors de la grille, vousgalopez chez vous, vous prenez votre carte, vous revenez, leportier du cimetière vous ouvre. Ayant votre carte, rien à payer.Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas vous le garder enattendant pour qu’il ne se sauve pas.

– Je vous dois la vie, paysan.

– Fichez-moi le camp, ditFauchelevent.

Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, luisecoua la main, et partit en courant.

Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré,Fauchelevent écouta jusqu’à ce qu’il eût entendu le pas se perdre,puis il se pencha vers la fosse et dit à demi-voix :

– Père Madeleine !

Rien ne répondit.

Fauchelevent eut un frémissement. Il se laissarouler dans la fosse plutôt qu’il n’y descendit, se jeta sur latête du cercueil et cria :

– Êtes-vous là ?

Silence dans la bière.

Fauchelevent, ne respirant plus à force detremblement, prit son ciseau à froid et son marteau, et fit sauterla planche de dessus. La face de Jean Valjean apparut dans lecrépuscule, les yeux fermés, pâle.

Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, ilse leva debout, puis tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt às’affaisser sur la bière. Il regarda Jean Valjean.

Jean Valjean gisait, blême et immobile.

Fauchelevent murmura d’une voix basse comme unsouffle :

– Il est mort !

Et se redressant, croisant les bras siviolemment que ses deux poings fermés vinrent frapper ses deuxépaules, il cria :

– Voilà comme je le sauve, moi !

Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter.Monologuant, car c’est une erreur de croire que le monologue n’estpas dans la nature. Les fortes agitations parlent souvent à hautevoix.

– C’est la faute au père Mestienne.Pourquoi est-il mort, cet imbécile-là ? qu’est-ce qu’il avaitbesoin de crever au moment où on ne s’y attend pas ? c’est luiqui fait mourir monsieur Madeleine. Père Madeleine ! Il estdans la bière. Il est tout porté. C’est fini. – Aussi, ceschoses-là, est-ce que ça a du bon sens ? Ah ! monDieu ! il est mort ! Eh bien, et sa petite, qu’est-ce queje vas en faire ? qu’est-ce que la fruitière va dire ?Qu’un homme comme çà meure comme ça, si c’est Dieu possible !Quand je pense qu’il s’était mis sous ma charrette ! PèreMadeleine ! père Madeleine ! Pardine, il a étouffé, jedisais bien. Il n’a pas voulu me croire. Eh bien, voilà une joliepolissonnerie de faite ! Il est mort, ce brave homme, le plusbon homme qu’il y eût dans les bonnes gens du bon Dieu ! Et sapetite ! Ah ! d’abord je ne rentre pas là-bas, moi. Jereste ici. Avoir fait un coup comme çà ! C’est bien la peined’être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais d’abord commentavait-il fait pour entrer dans le couvent ? c’était déjà lecommencement. On ne doit pas faire de ces choses-là. PèreMadeleine ! père Madeleine ! père Madeleine !Madeleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le maire !Il ne m’entend pas. Tirez-vous donc de là à présent !

Et il s’arracha les cheveux.

On entendit au loin dans les arbres ungrincement aigu. C’était la grille du cimetière qui se fermait.

Fauchelevent se pencha sur Jean Valjean, ettout à coup eut une sorte de rebondissement et tout le recul qu’onpeut avoir dans une fosse. Jean Valjean avait les yeux ouverts, etle regardait.

Voir une mort est effrayant, voir unerésurrection l’est presque autant. Fauchelevent devint comme depierre, pâle, hagard, bouleversé par tous ces excès d’émotions, nesachant s’il avait affaire à un vivant ou à un mort, regardant JeanValjean qui le regardait.

– Je m’endormais, dit Jean Valjean.

Et il se mit sur son séant.

Fauchelevent tomba à genoux.

– Juste bonne Vierge ! m’avez-vousfait peur !

Puis il se releva et cria :

– Merci, père Madeleine !

Jean Valjean n’était qu’évanoui. Le grand airl’avait réveillé.

La joie est le reflux de la terreur.Fauchelevent avait presque autant à faire que Jean Valjean pourrevenir à lui.

– Vous n’êtes donc pas mort !Oh ! comme vous avez de l’esprit, vous ! Je vous ai tantappelé que vous êtes revenu. Quand j’ai vu vos yeux fermés, j’aidit : bon ! le voilà étouffé. Je serais devenu foufurieux, vrai fou à camisole. On m’aurait mis à Bicêtre. Qu’est-ceque vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? Et votrepetite ! c’est la fruitière qui n’y aurait rien compris !On lui campe l’enfant sur les bras, et le grand-père estmort ! Quelle histoire ! mes bons saints du paradis,quelle histoire ! Ah ! vous êtes vivant, voilà lebouquet.

– J’ai froid, dit Jean Valjean.

Ce mot rappela complètement Fauchelevent à laréalité, qui était urgente. Ces deux hommes, même revenus à eux,avaient, sans s’en rendre compte, l’âme trouble, et en eux quelquechose d’étrange qui était l’égarement sinistre du lieu.

– Sortons vite d’ici, s’écriaFauchelevent.

Il fouilla dans sa poche, et en tira unegourde dont il s’était pourvu.

– Mais d’abord la goutte !dit-il.

La gourde acheva ce que le grand air avaitcommencé. Jean Valjean but une gorgée d’eau-de-vie et reprit pleinepossession de lui-même.

Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent àen reclouer le couvercle.

Trois minutes après, ils étaient hors de lafosse.

Du reste Fauchelevent était tranquille. Ilprit son temps. Le cimetière était fermé. La survenue du fossoyeurGribier n’était pas à craindre. Ce « conscrit » étaitchez lui, occupé à chercher sa carte, et bien empêché de la trouverdans son logis puisqu’elle était dans la poche de Fauchelevent.Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière.

Fauchelevent prit la pelle et Jean Valjean lapioche, et tous deux firent l’enterrement de la bière vide.

Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit àJean Valjean :

– Venons-nous-en. Je garde lapelle ; emportez la pioche.

La nuit tombait.

Jean Valjean eut quelque peine à se remuer età marcher. Dans cette bière, il s’était roidi et était devenu unpeu cadavre. L’ankylose de la mort l’avait saisi entre ces quatreplanches. Il fallut, en quelque sorte, qu’il se dégelât dusépulcre.

– Vous êtes gourd, dit Fauchelevent.C’est dommage que je sois bancal, nous battrions la semelle.

– Bah ! répondit Jean Valjean,quatre pas me mettront la marche dans les jambes.

Ils s’en allèrent par les allées où lecorbillard avait passé. Arrivés devant la grille fermée et lepavillon du portier, Fauchelevent, qui tenait à sa main la carte dufossoyeur, la jeta dans la boîte, le portier tira le cordon, laporte s’ouvrit, ils sortirent.

– Comme tout cela va bien ! ditFauchelevent ; quelle bonne idée vous avez eue, pèreMadeleine !

Ils franchirent la barrière Vaugirard de lafaçon la plus simple du monde. Aux alentours d’un cimetière, unepelle et une pioche sont deux passeports.

La rue de Vaugirard était déserte.

– Père Madeleine, dit Fauchelevent touten cheminant et en levant les yeux vers les maisons, vous avez demeilleurs yeux que moi. Indiquez-moi donc le numéro 87.

– Le voici justement, dit JeanValjean.

– Il n’y a personne dans la rue, repritFauchelevent. Donnez-moi la pioche, et attendez-moi deuxminutes.

Fauchelevent entra au numéro 87, monta tout enhaut, guidé par l’instinct qui mène toujours le pauvre au grenier,et frappa dans l’ombre à la porte d’une mansarde. Une voixrépondit :

– Entrez.

C’était la voix de Gribier.

Fauchelevent poussa la porte. Le logis dufossoyeur était, comme toutes ces infortunées demeures, un galetasdémeublé et encombré. Une caisse d’emballage, – une bièrepeut-être, – y tenait lieu de commode, un pot à beurre y tenaitlieu de fontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le carreau ytenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un coin, surune loque qui était un vieux lambeau de tapis, une femme maigre etforce enfants, faisant un tas. Tout ce pauvre intérieur portait lestraces d’un bouleversement. On eût dit qu’il y avait eu là untremblement de terre « pour un ». Les couvercles étaientdéplacés, les haillons étaient épars, la cruche était cassée, lamère avait pleuré, les enfants probablement avaient étébattus ; traces d’une perquisition acharnée et bourrue. Ilétait visible que le fossoyeur avait éperdument cherché sa carte,et fait tout responsable de cette perte dans le galetas, depuis sacruche jusqu’à sa femme. Il avait l’air désespéré.

Mais Fauchelevent se hâtait trop vers ledénouement de l’aventure pour remarquer ce côté triste de sonsuccès.

Il entra et dit :

– Je vous rapporte votre pioche et votrepelle.

Gribier le regarda stupéfait.

– C’est vous, paysan ?

– Et demain matin chez le concierge ducimetière vous trouverez votre carte.

Et il posa la pelle et la pioche sur lecarreau.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda Gribier.

– Cela veut dire que vous aviez laissétomber votre carte de votre poche, que je l’ai trouvée à terrequand vous avez été parti, que j’ai enterré le mort, que j’airempli la fosse, que j’ai fait votre besogne, que le portier vousrendra votre carte, et que vous ne payerez pas quinze francs.Voilà, conscrit.

– Merci, villageois ! s’écriaGribier ébloui. La prochaine fois, c’est moi qui paye à boire.

Chapitre VIII – Interrogatoireréussi

Une heure après, par la nuit noire, deuxhommes et un enfant se présentaient au numéro 62 de la petite ruePicpus. Le plus vieux de ces hommes levait le marteau etfrappait.

C’étaient Fauchelevent, Jean Valjean etCosette.

Les deux bonshommes étaient allés chercherCosette chez la fruitière de la rue du Chemin-Vert, où Faucheleventl’avait déposée la veille. Cosette avait passé ces vingt-quatreheures à ne rien comprendre et à trembler silencieusement. Elletremblait tant qu’elle n’avait pas pleuré. Elle n’avait pas mangénon plus, ni dormi. La digne fruitière lui avait fait centquestions, sans obtenir d’autre réponse qu’un regard morne,toujours le même. Cosette n’avait rien laissé transpirer de tout cequ’elle avait entendu et vu depuis deux jours. Elle devinait qu’ontraversait une crise. Elle sentait profondément qu’il fallait« être sage ». Qui n’a éprouvé la souveraine puissance deces trois mots prononcés avec un certain accent dans l’oreille d’unpetit être effrayé : Ne dis rien ! La peur estune muette. D’ailleurs, personne ne garde un secret comme unenfant[134].

Seulement, quand, après ces lugubresvingt-quatre heures, elle avait revu Jean Valjean, elle avaitpoussé un tel cri de joie, que quelqu’un de pensif qui l’eûtentendu eût deviné dans ce cri la sortie d’un abîme.

Fauchelevent était du couvent et savait lesmots de passe. Toutes les portes s’ouvrirent.

Ainsi fut résolu le double et effrayantproblème : sortir, et entrer.

Le portier, qui avait ses instructions, ouvritla petite porte de service qui communiquait de la cour au jardin,et qu’il y a vingt ans on voyait encore de la rue, dans le mur dufond de la cour, faisant face à la porte cochère. Le portier lesintroduisit tous les trois par cette porte, et, de là, ilsgagnèrent ce parloir intérieur réservé où Fauchelevent, la veille,avait pris les ordres de la prieure.

La prieure, son rosaire à la main, lesattendait. Une mère vocale, le voile bas, était debout près d’elle.Une chandelle discrète éclairait, on pourrait presque dire faisaitsemblant d’éclairer le parloir.

La prieure passa en revue Jean Valjean. Rienn’examine comme un œil baissé.

Puis elle le questionna :

– C’est vous le frère ?

– Oui, révérende mère, réponditFauchelevent.

– Comment vous appelez-vous ?

Fauchelevent répondit :

– Ultime Fauchelevent.

Il avait eu en effet un frère nommé Ultime quiétait mort.

– De quel pays êtes-vous ?

Fauchelevent répondit :

– De Picquigny, près Amiens.

– Quel âge avez-vous ?

Fauchelevent répondit :

– Cinquante ans.

– Quel est votre état ?

Fauchelevent répondit :

– Jardinier.

– Êtes-vous bon chrétien ?

Fauchelevent répondit :

– Tout le monde l’est dans lafamille.

– Cette petite est à vous ?

Fauchelevent répondit :

– Oui, révérende mère.

– Vous êtes son père ?

Fauchelevent répondit :

– Son grand-père.

La mère vocale dit à la prieure àdemi-voix :

– Il répond bien.

Jean Valjean n’avait pas prononcé un mot.

La prieure regarda Cosette avec attention, etdit à demi-voix à la mère vocale :

– Elle sera laide.

Les deux mères causèrent quelques minutes trèsbas dans l’angle du parloir, puis la prieure se retourna etdit :

– Père Fauvent, vous aurez une autregenouillère avec grelot. Il en faut deux maintenant.

Le lendemain en effet on entendait deuxgrelots dans le jardin, et les religieuses ne résistaient pas àsoulever un coin de leur voile. On voyait au fond sous les arbresdeux hommes bêcher côte à côte, Fauvent et un autre. Événementénorme. Le silence fut rompu jusqu’à s’entre-dire : C’est unaide-jardinier.

Les mères vocales ajoutaient : C’est unfrère au père Fauvent.

Jean Valjean en effet était régulièrementinstallé ; il avait la genouillère de cuir et le grelot ;il était désormais officiel. Il s’appelait Ultime Fauchelevent.

La plus forte cause déterminante del’admission avait été l’observation de la prieure surCosette : Elle sera laide.

La prieure, ce pronostic prononcé, pritimmédiatement Cosette en amitié, et lui donna place au pensionnatcomme élève de charité.

Ceci n’a rien que de très logique. On a beaun’avoir point de miroir au couvent, les femmes ont une consciencepour leur figure ; or, les filles qui se sentent jolies selaissent malaisément faire religieuses ; la vocation étantassez volontiers en proportion inverse de la beauté, on espère plusdes laides que des belles. De là un goût vif pour leslaiderons.

Toute cette aventure grandit le bon vieuxFauchelevent ; il eut un triple succès ; auprès de JeanValjean qu’il sauva et abrita ; auprès du fossoyeur Gribierqui se disait : il m’a épargné l’amende ; auprès ducouvent qui, grâce à lui, en gardant le cercueil de la mèreCrucifixion sous l’autel, éluda César et satisfit Dieu[135]. Il y eut une bière avec cadavre auPetit-Picpus et une bière sans cadavre au cimetièreVaugirard ; l’ordre public en fut sans doute profondémenttroublé, mais ne s’en aperçut pas. Quant au couvent, sareconnaissance pour Fauchelevent fut grande. Fauchelevent devint lemeilleur des serviteurs et le plus précieux des jardiniers. À laplus prochaine visite de l’archevêque, la prieure conta la chose àSa Grandeur, en s’en confessant un peu et en s’en vantant aussi.L’archevêque, au sortir du couvent, en parla, avec applaudissementet tout bas, à M. de Latil, confesseur de Monsieur, plus tardarchevêque de Reims et cardinal. L’admiration pour Fauchelevent fitdu chemin, car elle alla à Rome. Nous avons eu sous les yeux unbillet adressé par le pape régnant alors, Léon XII, à un de sesparents, monsignor dans la nonciature de Paris, et nommé comme luiDella Genga ; on y lit ces lignes : « Il paraîtqu’il y a dans un couvent de Paris un jardinier excellent, qui estun saint homme, appelé Fauvan. » Rien de tout ce triomphe neparvint jusqu’à Fauchelevent dans sa baraque ; il continua degreffer, de sarcler, et de couvrir ses melonnières, sans être aufait de son excellence et de sa sainteté. Il ne se douta pas plusde sa gloire que ne s’en doute un bœuf de Durham ou de Surrey dontle portrait est publié dans l’Illustrated London News aveccette inscription : Bœuf qui a remporté le prix auconcours des bêtes à cornes.

Chapitre IX – Clôture

Cosette au couvent continua de se taire.

Cosette se croyait tout naturellement la fillede Jean Valjean. Du reste, ne sachant rien, elle ne pouvait riendire, et puis, dans tous les cas, elle n’aurait rien dit. Nousvenons de le faire remarquer, rien ne dresse les enfants au silencecomme le malheur. Cosette avait tant souffert qu’elle craignaittout, même de parler, même de respirer. Une parole avait si souventfait crouler sur elle une avalanche ! À peine commençait-elleà se rassurer depuis qu’elle était à Jean Valjean. Elle s’habituaassez vite au couvent. Seulement elle regrettait Catherine, maiselle n’osait pas le dire. Une fois pourtant elle dit à JeanValjean : – Père, si j’avais su, je l’aurais emmenée.

Cosette, en devenant pensionnaire du couvent,dut prendre l’habit des élèves de la maison. Jean Valjean obtintqu’on lui remît les vêtements qu’elle dépouillait. C’était ce mêmehabillement de deuil qu’il lui avait fait revêtir lorsqu’elle avaitquitté la gargote Thénardier. Il n’était pas encore très usé. JeanValjean enferma ces nippes, plus les bas de laine et les souliers,avec force camphre et tous les aromates dont abondent les couvents,dans une petite valise qu’il trouva moyen de se procurer. Il mitcette valise sur une chaise près de son lit, et il en avaittoujours la clef sur lui[136]. –Père, lui demanda un jour Cosette, qu’est-ce que c’est donc quecette boîte-là qui sent si bon ?

Le père Fauchelevent, outre cette gloire quenous venons de raconter et qu’il ignora, fut récompensé de sa bonneaction ; d’abord il en fut heureux ; puis il eut beaucoupmoins de besogne, la partageant. Enfin, comme il aimait beaucoup letabac, il trouvait à la présence de M. Madeleine cet avantagequ’il prenait trois fois plus de tabac que par le passé, et d’unemanière infiniment plus voluptueuse, attendu que M. Madeleinele lui payait.

Les religieuses n’adoptèrent point ce nomd’Ultime ; elles appelèrent Jean Valjean l’autreFauvent.

Si ces saintes filles avaient eu quelque chosedu regard de Javert, elles auraient pu finir par remarquer que,lorsqu’il y avait quelque course à faire au dehors pour l’entretiendu jardin, c’était toujours l’aîné Fauchelevent, le vieux,l’infirme, le bancal, qui sortait, et jamais l’autre ; mais,soit que les yeux toujours fixés sur Dieu ne sachent pas espionner,soit qu’elles fussent, de préférence, occupées à se guetter entreelles, elles n’y firent point attention.

Du reste bien en prit à Jean Valjean de setenir coi et de ne pas bouger. Javert observa le quartier plus d’ungrand mois.

Ce couvent était pour Jean Valjean comme uneîle entourée de gouffres. Ces quatre murs étaient désormais lemonde pour lui. Il y voyait le ciel assez pour être serein etCosette assez pour être heureux.

Une vie très douce recommença pour lui.

Il habitait avec le vieux Fauchelevent labaraque du fond du jardin[137].Cette bicoque, bâtie en plâtras, qui existait encore en 1845, étaitcomposée, comme on sait, de trois chambres, lesquelles étaienttoutes nues et n’avaient que les murailles. La principale avait étécédée de force, car Jean Valjean avait résisté en vain, par le pèreFauchelevent à M. Madeleine. Le mur de cette chambre, outreles deux clous destinés à l’accrochement de la genouillère et de lahotte, avait pour ornement un papier-monnaie royaliste de 93appliqué à la muraille au-dessus de la cheminée et dont voici lefac-similé exact :

Cet assignat vendéen avait été cloué au murpar le précédent jardinier, ancien chouan qui était mort dans lecouvent et que Fauchelevent avait remplacé.

Jean Valjean travaillait tout le jour dans lejardin et y était très utile. Il avait été jadis émondeur et seretrouvait volontiers jardinier. On se rappelle qu’il avait toutessortes de recettes et de secrets de culture. Il en tira parti.Presque tous les arbres du verger étaient des sauvageons ; illes écussonna et leur fit donner d’excellents fruits.

Cosette avait permission de venir tous lesjours passer une heure près de lui. Comme les sœurs étaient tristeset qu’il était bon, l’enfant le comparait et l’adorait. À l’heurefixée elle accourait vers la baraque. Quand elle entrait dans lamasure, elle l’emplissait de paradis. Jean Valjean s’épanouissait,et sentait son bonheur s’accroître du bonheur qu’il donnait àCosette. La joie que nous inspirons a cela de charmant que, loin des’affaiblir comme tout reflet, elle nous revient plus rayonnante.Aux heures des récréations, Jean Valjean regardait de loin Cosettejouer et courir, et il distinguait son rire du rire des autres.

Car maintenant Cosette riait.

La figure de Cosette en était même jusqu’à uncertain point changée. Le sombre en avait disparu. Le rire, c’estle soleil ; il chasse l’hiver du visage humain.

Cosette, toujours pas jolie, devenait biencharmante d’ailleurs. Elle disait des petites choses raisonnablesavec sa douce voix enfantine.

La récréation finie, quand Cosette rentrait,Jean Valjean regardait les fenêtres de sa classe, et la nuit il serelevait pour regarder les fenêtres de son dortoir.

Du reste Dieu a ses voies ; le couventcontribua, comme Cosette, à maintenir et à compléter dans JeanValjean l’œuvre de l’évêque. Il est certain qu’un des côtés de lavertu aboutit à l’orgueil. Il y a là un pont bâti par le diable.Jean Valjean était peut-être à son insu assez près de ce côté-là etde ce pont-là, lorsque la providence le jeta dans le couvent duPetit-Picpus. Tant qu’il ne s’était comparé qu’à l’évêque, ils’était trouvé indigne et il avait été humble ; mais depuisquelque temps il commençait à se comparer aux hommes, et l’orgueilnaissait. Qui sait ? il aurait peut-être fini par revenir toutdoucement à la haine.

Le couvent l’arrêta sur cette pente.

C’était le deuxième lieu de captivité qu’ilvoyait. Dans sa jeunesse, dans ce qui avait été pour lui lecommencement de la vie, et plus tard, tout récemment encore, il enavait vu un autre, lieu affreux, lieu terrible, et dont lessévérités lui avaient toujours paru être l’iniquité de la justiceet le crime de la loi. Aujourd’hui après le bagne il voyait lecloître ; et songeant qu’il avait fait partie du bagne etqu’il était maintenant, pour ainsi dire, spectateur du cloître, illes confrontait dans sa pensée avec anxiété.

Quelquefois il s’accoudait sur sa bêche etdescendait lentement dans les spirales sans fond de la rêverie.

Il se rappelait ses anciens compagnons ;comme ils étaient misérables ; ils se levaient dès l’aube ettravaillaient jusqu’à la nuit ; à peine leur laissait-on lesommeil ; ils couchaient sur des lits de camp, où l’on ne leurtolérait que des matelas de deux pouces d’épaisseur, dans dessalles qui n’étaient chauffées qu’aux mois les plus rudes del’année ; ils étaient vêtus d’affreuses casaques rouges ;on leur permettait, par grâce, un pantalon de toile dans lesgrandes chaleurs et une roulière de laine sur le dos dans lesgrands froids ; ils ne buvaient de vin et ne mangeaient deviande que lorsqu’ils allaient « à la fatigue ». Ilsvivaient, n’ayant plus de noms, désignés seulement par des numéroset en quelque sorte faits chiffres, baissant les yeux, baissant lavoix, les cheveux coupés, sous le bâton, dans la honte.

Puis son esprit retombait sur les êtres qu’ilavait devant les yeux.

Ces êtres vivaient, eux aussi, les cheveuxcoupés, les yeux baissés, la voix basse, non dans la honte, mais aumilieu des railleries du monde, non le dos meurtri par le bâton,mais les épaules déchirées par la discipline. À eux aussi, leur nomparmi les hommes s’était évanoui ; ils n’existaient plus quesous des appellations austères. Ils ne mangeaient jamais de viandeet ne buvaient jamais de vin ; ils restaient souvent jusqu’ausoir sans nourriture ; ils étaient vêtus, non de vestesrouges, mais de suaires noirs, en laine, pesants l’été, légersl’hiver, sans pouvoir y rien retrancher ni y rien ajouter ;sans même avoir, selon la saison, la ressource du vêtement de toileou du surtout de laine ; et ils portaient six mois de l’annéedes chemises de serge qui leur donnaient la fièvre. Ils habitaient,non des salles chauffées seulement dans les froids rigoureux, maisdes cellules où l’on n’allumait jamais de feu ; ilscouchaient, non sur des matelas épais de deux pouces, mais sur lapaille. Enfin on ne leur laissait pas même le sommeil ; toutesles nuits, après une journée de labeur, il fallait, dansl’accablement du premier repos, au moment où l’on s’endormait et oùl’on se réchauffait à peine, se réveiller, se lever, et s’en allerprier dans une chapelle glacée et sombre, les deux genoux sur lapierre.

À de certains jours, il fallait que chacun deces êtres, à tour de rôle, restât douze heures de suite agenouillésur la dalle ou prosterné la face contre terre et les bras encroix.

Les autres étaient des hommes ; ceux-ciétaient des femmes.

Qu’avaient fait ces hommes ? Ils avaientvolé, violé, pillé, tué, assassiné. C’étaient des bandits, desfaussaires, des empoisonneurs, des incendiaires, des meurtriers,des parricides. Qu’avaient fait ces femmes ? Elles n’avaientrien fait.

D’un côté le brigandage, la fraude, le dol, laviolence, la lubricité, l’homicide, toutes les espèces dusacrilège, toutes les variétés de l’attentat ; de l’autre uneseule chose, l’innocence.

L’innocence parfaite, presque enlevée dans unemystérieuse assomption, tenant encore à la terre par la vertu,tenant déjà au ciel par la sainteté.

D’un côté des confidences de crimes qu’on sefait à voix basse ; de l’autre la confession des fautes qui sefait à voix haute. Et quels crimes ! et quellesfautes !

D’un côté des miasmes, de l’autre un ineffableparfum. D’un côté une peste morale, gardée à vue, parquée sous lecanon, et dévorant lentement ses pestiférés ; de l’autre unchaste embrasement de toutes les âmes dans le même foyer. Là lesténèbres ; ici l’ombre ; mais une ombre pleine declartés, et des clartés pleines de rayonnements.

Deux lieux d’esclavage ; mais dans lepremier la délivrance possible, une limite légale toujoursentrevue, et puis l’évasion. Dans le second, la perpétuité ;pour toute espérance, à l’extrémité lointaine de l’avenir, cettelueur de liberté que les hommes appellent la mort.

Dans le premier, on n’était enchaîné que pardes chaînes ; dans l’autre, on était enchaîné par sa foi.

Que se dégageait-il du premier ? Uneimmense malédiction, le grincement de dents, la haine, laméchanceté désespérée, un cri de rage contre l’association humaine,un sarcasme au ciel.

Que sortait-il du second ? La bénédictionet l’amour.

Et dans ces deux endroits si semblables et sidivers, ces deux espèces d’êtres si différents accomplissaient lamême œuvre, l’expiation.

Jean Valjean comprenait bien l’expiation despremiers ; l’expiation personnelle, l’expiation pour soi-même.Mais il ne comprenait pas celle des autres, celle de ces créaturessans reproche et sans souillure, et il se demandait avec untremblement : Expiation de quoi ? quelleexpiation ?

Une voix répondait dans sa conscience :La plus divine des générosités humaines, l’expiation pourautrui.

Ici toute théorie personnelle est réservée,nous ne sommes que narrateur ; c’est au point de vue de JeanValjean que nous nous plaçons, et nous traduisons sesimpressions.

Il avait sous les yeux le sommet sublime del’abnégation, la plus haute cime de la vertu possible ;l’innocence qui pardonne aux hommes leurs fautes et qui les expie àleur place ; la servitude subie, la torture acceptée, lesupplice réclamé par les âmes qui n’ont pas péché pour en dispenserles âmes qui ont failli ; l’amour de l’humanité s’abîmant dansl’amour de Dieu, mais y demeurant distinct, et suppliant ; dedoux êtres faibles ayant la misère de ceux qui sont punis et lesourire de ceux qui sont récompensés.

Et il se rappelait qu’il avait osé seplaindre !

Souvent, au milieu de la nuit, il se relevaitpour écouter le chant reconnaissant de ces créatures innocentes etaccablées de sévérités, et il se sentait froid dans les veines ensongeant que ceux qui étaient châtiés justement n’élevaient la voixvers le ciel que pour blasphémer, et que lui, misérable, il avaitmontré le poing à Dieu.

Chose frappante et qui le faisait rêverprofondément comme un avertissement à voix basse de la providencemême : l’escalade, les clôtures franchies, l’aventure acceptéejusqu’à la mort, l’ascension difficile et dure, tous ces mêmesefforts qu’il avait faits pour sortir de l’autre lieu d’expiation,il les avait faits pour entrer dans celui-ci. Était-ce un symbolede sa destinée ?

Cette maison était une prison aussi, etressemblait lugubrement à l’autre demeure dont il s’était enfui, etpourtant il n’avait jamais eu l’idée de rien de pareil.

Il revoyait des grilles, des verrous, desbarreaux de fer, pour garder qui ? Des anges.

Ces hautes murailles qu’il avait vues autourdes tigres, il les revoyait autour des brebis.

C’était un lieu d’expiation, et non dechâtiment ; et pourtant il était plus austère encore, plusmorne et plus impitoyable que l’autre. Ces vierges étaient plusdurement courbées que les forçats. Un vent froid et rude, ce ventqui avait glacé sa jeunesse, traversait la fosse grillée etcadenassée des vautours ; une bise plus âpre et plusdouloureuse encore soufflait dans la cage des colombes.

Pourquoi ?

Quand il pensait à ces choses, tout ce quiétait en lui s’abîmait devant ce mystère de sublimité.

Dans ces méditations l’orgueil s’évanouit. Ilfit toutes sortes de retours sur lui-même ; il se sentitchétif et pleura bien des fois. Tout ce qui était entré dans sa viedepuis six mois le ramenait vers les saintes injonctions del’évêque, Cosette par l’amour, le couvent par l’humilité.

Quelquefois, le soir, au crépuscule, à l’heureoù le jardin était désert, on le voyait à genoux au milieu del’allée qui côtoyait la chapelle, devant la fenêtre où il avaitregardé la nuit de son arrivée, tourné vers l’endroit où il savaitque la sœur qui faisait la réparation était prosternée et enprière. Il priait, ainsi agenouillé devant cette sœur.

Il semblait qu’il n’osait s’agenouillerdirectement devant Dieu.

Tout ce qui l’entourait, ce jardin paisible,ces fleurs embaumées, ces enfants poussant des cris joyeux, cesfemmes graves et simples, ce cloître silencieux, le pénétraientlentement, et peu à peu son âme se composait de silence comme cecloître, de parfum comme ces fleurs, de paix comme ce jardin, desimplicité comme ces femmes, de joie comme ces enfants. Et puis ilsongeait que c’étaient deux maisons de Dieu qui l’avaientsuccessivement recueilli aux deux instants critiques de sa vie, lapremière lorsque toutes les portes se fermaient et que la sociétéhumaine le repoussait, la deuxième au moment où la société humainese remettait à sa poursuite et où le bagne se rouvrait ; etque sans la première il serait retombé dans le crime et sans laseconde dans le supplice.

Tout son cœur se fondait en reconnaissance etil aimait de plus en plus.

Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ;Cosette grandissait.

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Tags: Victor Hugo