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Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

de Victor Hugo

Livre premier – La guerre entre quatre murs

Chapitre I – La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple

Les deux plus mémorables barricades que l’observateur des maladies sociales puisse mentionner n’appartiennent point à la période où est placée l’action de ce livre. Ces deux barricades, symboles toutes les deux, sous deux aspects différents, d’une situation redoutable, sortirent de terre lors de la fatale insurrection de juin 1848, la plus grande guerre des rues qu’ait vue l’histoire.

Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l’égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses découragements, de ses dénûments, de ses fièvres, de ses détresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténèbres, cette grande désespérée, la canaille,proteste, et que la populace livre bataille au peuple.

Les gueux attaquent le droit commun ;l’ochlocratie s’insurge contre le démos.

Ce sont des journées lugubres ; car il y a toujours une certaine quantité de droit même dans cette démence,il y a du suicide dans ce duel ; et ces mots, qui veulent être des injures, gueux, canaille, ochlocratie, populace,constatent, hélas ! plutôt la faute de ceux qui règnent que la faute de ceux qui souffrent ; plutôt la faute des privilégiés que la faute des déshérités.

Quant à nous, ces mots-là, nous ne les prononçons jamais sans douleur et sans respect, car, lorsque la philosophie sonde les faits auxquels ils correspondent, elle y trouve souvent bien des grandeurs à côté des misères. Athènes était une ochlocratie ; les gueux ont fait la Hollande ; la populace a plus d’une fois sauvé Rome ; et la canaille suivait Jésus-Christ.

Il n’est pas de penseur qui n’ait parfois contemplé les magnificences d’en bas.

C’est à cette canaille que songeait sans doutesaint Jérôme, et à tous ces pauvres gens, et à tous ces vagabonds,et à tous ces misérables d’où sont sortis les apôtres et lesmartyrs, quand il disait cette parole mystérieuse : Fexurbis, lex orbis[3].

Les exaspérations de cette foule qui souffreet qui saigne, ses violences à contre-sens sur les principes quisont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont des coupsd’État populaires, et doivent être réprimés. L’homme probe s’ydévoue, et, par amour même pour cette foule, il la combat. Maiscomme il la sent excusable tout en lui tenant tête ! comme illa vénère tout en lui résistant ! C’est là un de ces momentsrares où, en faisant ce qu’on doit faire, on sent quelque chose quidéconcerte et qui déconseillerait presque d’aller plus loin ;on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite esttriste, et l’accomplissement du devoir se complique d’un serrementde cœur[4].

Juin 1848 fut, hâtons-nous de le dire, un faità part, et presque impossible à classer dans la philosophie del’histoire. Tous les mots que nous venons de prononcer doivent êtreécartés quand il s’agit de cette émeute extraordinaire où l’onsentit la sainte anxiété du travail réclamant ses droits. Il fallutla combattre, et c’était le devoir, car elle attaquait laRépublique. Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une révolte dupeuple contre lui-même.

Là où le sujet n’est point perdu de vue, iln’y a point de digression ; qu’il nous soit donc permisd’arrêter un moment l’attention du lecteur sur les deux barricadesabsolument uniques dont nous venons de parler et qui ontcaractérisé cette insurrection.

L’une encombrait l’entrée du faubourgSaint-Antoine ; l’autre défendait l’approche du faubourg duTemple ; ceux devant qui se sont dressés, sous l’éclatant cielbleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerrecivile, ne les oublieront jamais.

La barricade Saint-Antoine étaitmonstrueuse ; elle était haute de trois étages et large desept cents pieds. Elle barrait d’un angle à l’autre la vasteembouchure du faubourg, c’est-à-dire trois rues ; ravinée,déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d’une immense déchirure,contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions,poussant des caps çà et là, puissamment adossée aux deux grandspromontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme unelevée cyclopéenne au fond de la redoutable place qui a vu le 14juillet. Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur desrues derrière cette barricade mère. Rien qu’à la voir, on sentaitdans le faubourg l’immense souffrance agonisante arrivée à cetteminute extrême où une détresse veut devenir une catastrophe. Dequoi était faite cette barricade ? De l’écroulement de troismaisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du prodigede toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l’aspectlamentable de toutes les constructions de la haine : la ruine.On pouvait dire : qui a bâti cela ? On pouvait direaussi : qui a détruit cela ? C’était l’improvisation dubouillonnement. Tiens ! cette porte ! cette grille !cet auvent ! ce chambranle ! ce réchaud brisé !cette marmite fêlée ! Donnez tout ! jetez tout !poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écrouleztout ! C’était la collaboration du pavé, du moellon, de lapoutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de lachaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille,et de la malédiction. C’était grand et c’était petit. C’étaitl’abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près del’atome ; le pan de mur arraché et l’écuelle cassée ; unefraternisation menaçante de tous les débris ; Sisyphe avaitjeté là son rocher et Job son tesson. En somme, terrible. C’étaitl’acropole des va-nu-pieds. Des charrettes renversées accidentaientle talus ; un immense haquet y était étalé en travers,l’essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façadetumultueuse, un omnibus, hissé gaîment à force de bras tout ausommet de l’entassement, comme si les architectes de cettesauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie à l’épouvante,offrait son timon dételé à on ne sait quels chevaux de l’air. Cetamas gigantesque, alluvion de l’émeute, figurait à l’esprit un Ossasur Pélion de toutes les révolutions ; 93 sur 89, le 9thermidor sur le 10 août, le 18 brumaire sur le 21 janvier,vendémiaire sur prairial, 1848 sur 1830. La place en valait lapeine, et cette barricade était digne d’apparaître à l’endroit mêmeoù la Bastille avait disparu. Si l’océan faisait des digues, c’estainsi qu’il les bâtirait. La furie du flot était empreinte sur cetencombrement difforme. Quel flot ? la foule. On croyait voirdu vacarme pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus decette barricade, comme si elles eussent été là sur leur ruche, lesénormes abeilles ténébreuses du progrès violent. Était-ce unebroussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce uneforteresse ? Le vertige semblait avoir construit cela à coupsd’aile. Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chosed’olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un pêle-mêle pleinde désespoir, des chevrons de toits, des morceaux de mansardes avecleur papier peint, des châssis de fenêtres avec toutes leurs vitresplantés dans les décombres, attendant le canon, des cheminéesdescellées, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessusdessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts même dumendiant, qui contiennent à la fois de la fureur et du néant. Oneût dit que c’était le haillon d’un peuple, haillon de bois, defer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-Antoine l’avaitpoussé là à sa porte d’un colossal coup de balai, faisant de samisère sa barricade. Des blocs pareils à des billots, des chaînesdisloquées, des charpentes à tasseaux ayant forme de potences, desroues horizontales sortant des décombres, amalgamaient à cetédifice de l’anarchie la sombre figure des vieux supplicessoufferts par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme detout ; tout ce que la guerre civile peut jeter à la tête de lasociété sortait de là ; ce n’était pas du combat, c’était duparoxysme ; les carabines qui défendaient cette redoute, parmilesquelles il y avait quelques espingoles, envoyaient des miettesde faïence, des osselets, des boutons d’habit, jusqu’à desroulettes de tables de nuit, projectiles dangereux à cause ducuivre. Cette barricade était forcenée ; elle jetait dans lesnuées une clameur inexprimable ; à de certains moments,provoquant l’armée, elle se couvrait de foule et de tempête, unecohue de têtes flamboyantes la couronnait ; un fourmillementl’emplissait ; elle avait une crête épineuse de fusils, desabres, de bâtons, de haches, de piques et de bayonnettes ; unvaste drapeau rouge y claquait dans le vent ; on y entendaitles cris du commandement, les chansons d’attaque, des roulements detambours, des sanglots de femmes, et l’éclat de rire ténébreux desmeurt-de-faim. Elle était démesurée et vivante ; et, comme dudos d’une bête électrique, il en sortait un pétillement de foudres.L’esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondaitcette voix du peuple qui ressemble à la voix de Dieu ; unemajesté étrange se dégageait de cette titanique hottée de gravats.C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï.

Comme nous l’avons dit plus haut, elleattaquait au nom de la Révolution, quoi ? la Révolution. Elle,cette barricade, le hasard, le désordre, l’effarement, lemalentendu, l’inconnu, elle avait en face d’elle l’assembléeconstituante, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, lanation, la République ; et c’était la Carmagnoledéfiant la Marseillaise.

Défi insensé, mais héroïque, car ce vieuxfaubourg est un héros.

Le faubourg et sa redoute se prêtaientmain-forte. Le faubourg s’épaulait à la redoute, la redoutes’acculait au faubourg. La vaste barricade s’étalait comme unefalaise où venait se briser la stratégie des généraux d’Afrique.Ses cavernes, ses excroissances, ses verrues, ses gibbosités,grimaçaient, pour ainsi dire, et ricanaient sous la fumée. Lamitraille s’y évanouissait dans l’informe ; les obus s’yenfonçaient, s’y engloutissaient, s’y engouffraient ; lesboulets n’y réussissaient qu’à trouer des trous ; à quoi boncanonner le chaos ? Et les régiments, accoutumés aux plusfarouches visions de la guerre, regardaient d’un œil inquiet cetteespèce de redoute bête fauve, par le hérissement sanglier, et parl’énormité montagne.

À un quart de lieue de là, de l’angle de larue du Temple qui débouche sur le boulevard près du Château-d’Eau,si l’on avançait hardiment la tête en dehors de la pointe forméepar la devanture du magasin Dallemagne, on apercevait au loin, audelà du canal, dans la rue qui monte les rampes de Belleville, aupoint culminant de la montée, une muraille étrange atteignant audeuxième étage des façades, sorte de trait d’union des maisons dedroite aux maisons de gauche, comme si la rue avait repliéd’elle-même son plus haut mur pour se fermer brusquement. Ce murétait bâti avec des pavés. Il était droit, correct, froid,perpendiculaire, nivelé à l’équerre, tiré au cordeau, aligné au filà plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme à de certainsmurs romains, sans troubler sa rigide architecture. À sa hauteur ondevinait sa profondeur. L’entablement était mathématiquementparallèle au soubassement. On distinguait d’espace en espace, sursa surface grise, des meurtrières presque invisibles quiressemblaient à des fils noirs. Ces meurtrières étaient séparéesles unes des autres par des intervalles égaux. La rue était déserteà perte de vue. Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées.Au fond se dressait ce barrage qui faisait de la rue uncul-de-sac ; mur immobile et tranquille ; on n’y voyaitpersonne, on n’y entendait rien ; pas un cri, pas un bruit,pas un souffle. Un sépulcre.

L’éblouissant soleil de juin inondait delumière cette chose terrible.

C’était la barricade du faubourg duTemple.

Dès qu’on arrivait sur le terrain et qu’onl’apercevait, il était impossible, même aux plus hardis, de ne pasdevenir pensif devant cette apparition mystérieuse. C’était ajusté,emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. Il y avaitlà de la science et des ténèbres. On sentait que le chef de cettebarricade était un géomètre ou un spectre. On regardait cela etl’on parlait bas.

De temps en temps, si quelqu’un, soldat,officier ou représentant du peuple, se hasardait à traverser lachaussée solitaire, on entendait un sifflement aigu et faible, etle passant tombait blessé ou mort, ou, s’il échappait, on voyaits’enfoncer dans quelque volet fermé, dans un entre-deux demoellons, dans le plâtre d’un mur, une balle. Quelquefois unbiscayen. Car les hommes de la barricade s’étaient fait de deuxtronçons de tuyaux de fonte du gaz bouchés à un bout avec del’étoupe et de la terre à poêle, deux petits canons. Pas de dépensede poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelquescadavres çà et là, et des flaques de sang sur les pavés.Je[5] me souviens d’un papillon blanc quiallait et venait dans la rue. L’été n’abdique pas.

Aux environs, le dessous des portes cochèresétait encombré de blessés.

On se sentait là visé par quelqu’un qu’on nevoyait point, et l’on comprenait que toute la longueur de la rueétait couchée en joue.

Massés derrière l’espèce de dos d’âne que faità l’entrée du faubourg du Temple le pont cintré du canal, lessoldats de la colonne d’attaque observaient, graves et recueillis,cette redoute lugubre, cette immobilité, cette impassibilité, d’oùla mort sortait. Quelques-uns rampaient à plat ventre jusqu’au hautde la courbe du pont en ayant soin que leurs shakos ne passassentpoint.

Le vaillant colonel Monteynard admirait cettebarricade avec un frémissement. – Comme c’est bâti !disait-il à un représentant. Pas un pavé ne déborde de l’autre.C’est de la porcelaine. – En ce moment une balle lui brisa sacroix sur sa poitrine, et il tomba.

– Les lâches ! disait-on. Maisqu’ils se montrent donc ! qu’on les voie ! ils n’osentpas ! ils se cachent ! – La barricade du faubourg duTemple, défendue par quatrevingts hommes, attaquée par dix mille,tint trois jours. Le quatrième, on fit comme à Zaatcha et àConstantine[6], on perça les maisons, on vint par lestoits, la barricade fut prise. Pas un des quatrevingts lâches nesongea à fuir ; tous y furent tués, excepté le chef,Barthélemy, dont nous parlerons tout à l’heure.

La barricade Saint-Antoine était le tumultedes tonnerres ; la barricade du Temple était le silence. Il yavait entre ces deux redoutes la différence du formidable ausinistre. L’une semblait une gueule ; l’autre un masque.

En admettant que la gigantesque et ténébreuseinsurrection de juin fût composée d’une colère et d’une énigme, onsentait dans la première barricade le dragon et derrière la secondele sphinx.

Ces deux forteresses avaient été édifiées pardeux hommes nommés, l’un Cournet, l’autre Barthélemy. Cournet avaitfait la barricade Saint-Antoine ; Barthélemy[7] la barricade du Temple. Chacune d’ellesétait l’image de celui qui l’avait bâtie.

Cournet était un homme de haute stature ;il avait les épaules larges, la face rouge, le poing écrasant, lecœur hardi, l’âme loyale, l’œil sincère et terrible. Intrépide,énergique, irascible, orageux ; le plus cordial des hommes, leplus redoutable des combattants. La guerre, la lutte, la mêlée,étaient son air respirable et le mettaient de belle humeur. Ilavait été officier de marine, et, à ses gestes et à sa voix, ondevinait qu’il sortait de l’océan et qu’il venait de latempête ; il continuait l’ouragan dans la bataille. Au génieprès, il y avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, à ladivinité près, il y avait en Danton quelque chose d’Hercule.

Barthélemy, maigre, chétif, pâle, taciturne,était une espèce de gamin tragique qui, souffleté par un sergent deville, le guetta, l’attendit, et le tua, et, à dix-sept ans, futmis au bagne. Il en sortit, et fit cette barricade.

Plus tard, chose fatale, à Londres, proscritstous deux, Barthélemy tua Cournet. Ce fut un duel funèbre. Quelquetemps après, pris dans l’engrenage d’une de ces mystérieusesaventures où la passion est mêlée, catastrophes où la justicefrançaise voit des circonstances atténuantes et où la justiceanglaise ne voit que la mort, Barthélemy fut pendu. La sombreconstruction sociale est ainsi faite que, grâce au dénûmentmatériel, grâce à l’obscurité morale, ce malheureux être quicontenait une intelligence, ferme à coup sûr, grande peut-être,commença par le bagne en France et finit par le gibet enAngleterre. Barthélemy, dans les occasions, n’arborait qu’undrapeau ; le drapeau noir.

Chapitre II – Que faire dans l’abîme àmoins que l’on ne cause ?

[8]Seize anscomptent dans la souterraine éducation de l’émeute, et juin 1848 ensavait plus long que juin 1832. Aussi la barricade de la rue de laChanvrerie n’était-elle qu’une ébauche et qu’un embryon, comparéeaux deux barricades colosses que nous venons d’esquisser ;mais, pour l’époque, elle était redoutable.

Les insurgés, sous l’œil d’Enjolras, carMarius ne regardait plus rien, avaient mis la nuit à profit. Labarricade avait été non seulement réparée, mais augmentée. Onl’avait exhaussée de deux pieds. Des barres de fer plantées dansles pavés ressemblaient à des lances en arrêt. Toutes sortes dedécombres ajoutés et apportés de toutes parts compliquaientl’enchevêtrement extérieur. La redoute avait été savamment refaiteen muraille au dedans et en broussaille au dehors.

On avait rétabli l’escalier de pavés quipermettait d’y monter comme à un mur de citadelle.

On avait fait le ménage de la barricade,désencombré la salle basse, pris la cuisine pour ambulance, achevéle pansement des blessés, recueilli la poudre éparse à terre et surles tables, fondu des balles, fabriqué des cartouches, épluché dela charpie, distribué les armes tombées, nettoyé l’intérieur de laredoute, ramassé les débris, emporté les cadavres.

On déposa les morts en tas dans la ruelleMondétour dont on était toujours maître. Le pavé a été longtempsrouge à cet endroit. Il y avait parmi les morts quatre gardesnationaux de la banlieue. Enjolras fit mettre de côté leursuniformes.

Enjolras avait conseillé deux heures desommeil. Un conseil d’Enjolras était une consigne. Pourtant, troisou quatre seulement en profitèrent. Feuilly employa ces deux heuresà la gravure de cette inscription sur le mur qui faisait face aucabaret :

VIVENT LES PEUPLES !

Ces trois mots, creusés dans le moellon avecun clou, se lisaient encore sur cette muraille en 1848.

Les trois femmes avaient profité du répit dela nuit pour disparaître définitivement ; ce qui faisaitrespirer les insurgés plus à l’aise.

Elles avaient trouvé moyen de se réfugier dansquelque maison voisine.

La plupart des blessés pouvaient et voulaientencore combattre. Il y avait, sur une litière de matelas et debottes de paille, dans la cuisine devenue l’ambulance, cinq hommesgravement atteints, dont deux gardes municipaux. Les gardesmunicipaux furent pansés les premiers.

Il ne resta plus dans la salle basse queMabeuf sous son drap noir et Javert lié au poteau.

– C’est ici la salle des morts, ditEnjolras.

Dans l’intérieur de cette salle, à peineéclairée d’une chandelle, tout au fond, la table mortuaire étantderrière le poteau comme une barre horizontale, une sorte de grandecroix vague résultait de Javert debout et de Mabeuf couché.

Le timon de l’omnibus, quoique tronqué par lafusillade, était encore assez debout pour qu’on pût y accrocher undrapeau.

Enjolras, qui avait cette qualité d’un chef,de toujours faire ce qu’il disait, attacha à cette hampe l’habittroué et sanglant du vieillard tué.

Aucun repas n’était plus possible. Il n’yavait ni pain ni viande. Les cinquante hommes de la barricade,depuis seize heures qu’ils étaient là, avaient eu vite épuisé lesmaigres provisions du cabaret. À un instant donné, toute barricadequi tient devient inévitablement le radeau de la Méduse. Il fallutse résigner à la faim. On était aux premières heures de cettejournée spartiate du 6 juin où, dans la barricade Saint-Merry,Jeanne, entouré d’insurgés qui demandaient du pain, à tous cescombattants criant : À manger ! répondait :Pourquoi ? il est trois heures. À quatre heures nous seronsmorts.

Comme on ne pouvait plus manger, Enjolrasdéfendit de boire. Il interdit le vin et rationna l’eau-de-vie.

On avait trouvé dans la cave une quinzaine debouteilles pleines, hermétiquement cachetées. Enjolras etCombeferre les examinèrent. Combeferre en remontant dit : –C’est du vieux fonds du père Hucheloup qui a commencé par êtreépicier. – Cela doit être du vrai vin, observa Bossuet. Il estheureux que Grantaire dorme. S’il était debout, on aurait de lapeine à sauver ces bouteilles-là. – Enjolras, malgré les murmures,mit son veto sur les quinze bouteilles, et afin que personne n’ytouchât et qu’elles fussent comme sacrées, il les fit placer sousla table où gisait le père Mabeuf.

Vers deux heures du matin, on se compta. Ilsétaient encore trente-sept.

Le jour commençait à paraître. On venaitd’éteindre la torche qui avait été replacée dans son alvéole depavés. L’intérieur de la barricade, cette espèce de petite courprise sur la rue, était noyé de ténèbres et ressemblait, à traversla vague horreur crépusculaire, au pont d’un navire désemparé. Lescombattants allant et venant s’y mouvaient comme des formes noires.Au-dessus de cet effrayant nid d’ombre, les étages des maisonsmuettes s’ébauchaient lividement ; tout en haut les cheminéesblêmissaient. Le ciel avait cette charmante nuance indécise qui estpeut-être le blanc et peut-être le bleu. Des oiseaux y volaientavec des cris de bonheur. La haute maison qui faisait le fond de labarricade, étant tournée vers le levant, avait sur son toit unreflet rose. À la lucarne du troisième étage, le vent du matinagitait les cheveux gris sur la tête de l’homme mort.

– Je suis charmé qu’on ait éteint latorche, disait Courfeyrac à Feuilly. Cette torche effarée au ventm’ennuyait. Elle avait l’air d’avoir peur. La lumière des torchesressemble à la sagesse des lâches ; elle éclaire mal, parcequ’elle tremble.

L’aube éveille les esprits comme lesoiseaux ; tous causaient.

Joly, voyant un chat rôder sur une gouttière,en extrayait la philosophie.

– Qu’est-ce que le chat ?s’écriait-il. C’est un correctif. Le bon Dieu, ayant fait lasouris, a dit : Tiens, j’ai fait une bêtise. Et il a fait lechat. Le chat c’est l’erratum de la souris. La souris, plus lechat, c’est l’épreuve revue et corrigée de la création.

Combeferre, entouré d’étudiants et d’ouvriers,parlait des morts, de Jean Prouvaire, de Bahorel, de Mabeuf, etmême du Cabuc, et de la tristesse sévère d’Enjolras. Ildisait :

– Harmodius et Aristogiton, Brutus,Chéréas, Stephanus, Cromwell, Charlotte Corday, Sand, tous ont eu,après le coup, leur moment d’angoisse. Notre cœur est si frémissantet la vie humaine est un tel mystère que, même dans un meurtrecivique, même dans un meurtre libérateur, s’il y en a, le remordsd’avoir frappé un homme dépasse la joie d’avoir servi le genrehumain.

Et, ce sont là les méandres de la paroleéchangée, une minute après, par une transition venue des vers deJean Prouvaire, Combeferre comparait entre eux les traducteurs desGéorgiques, Raux à Cournand, Cournand à Delille, indiquant lesquelques passages traduits par Malfilâtre, particulièrement lesprodiges de la mort de César[9] ; etpar ce mot, César, la causerie revenait à Brutus.

– César, dit Combeferre, est tombéjustement. Cicéron a été sévère pour César, et il a eu raison.Cette sévérité-là n’est point la diatribe. Quand Zoïle[10] insulte Homère, quand Mævius insulteVirgile, quand Visé insulte Molière, quand Pope insulteShakespeare, quand Fréron insulte Voltaire, c’est une vieille loid’envie et de haine qui s’exécute ; les génies attirentl’injure, les grands hommes sont toujours plus ou moins aboyés.Mais Zoïle et Cicéron, c’est deux. Cicéron est un justicier par lapensée de même que Brutus est un justicier par l’épée. Je blâme,quant à moi, cette dernière justice-là, le glaive ; maisl’antiquité l’admettait. César, violateur du Rubicon, conférant,comme venant de lui, les dignités qui venaient du peuple, ne selevant pas à l’entrée du sénat, faisait, comme dit Eutrope, deschoses de roi et presque de tyran, regia ac pœnetyrannica. C’était un grand homme ; tant pis, ou tantmieux ; la leçon est plus haute. Ses vingt-trois blessures metouchent moins que le crachat au front de Jésus-Christ. César estpoignardé par les sénateurs ; Christ est souffleté par lesvalets. À plus d’outrage, on sent le dieu.

Bossuet, dominant les causeurs du haut d’untas de pavés, s’écriait, la carabine à la main :

– Ô Cydathenæum, ô Myrrhinus, ôProbalinthe[11], ô grâces de l’Æantide ! Oh !qui me donnera de prononcer les vers d’Homère comme un Grec deLaurium ou d’Édaptéon !

Chapitre III – Éclaircissement etassombrissement

Enjolras était allé faire une reconnaissance.Il était sorti par la ruelle Mondétour en serpentant le long desmaisons.

Les insurgés, disons-le, étaient pleinsd’espoir. La façon dont ils avaient repoussé l’attaque de la nuitleur faisait presque dédaigner d’avance l’attaque du point du jour.Ils l’attendaient et en souriaient. Ils ne doutaient pas plus deleur succès que de leur cause. D’ailleurs un secours allaitévidemment leur venir. Ils y comptaient. Avec cette facilité deprophétie triomphante qui est une des forces du Françaiscombattant, ils divisaient en trois phases certaines la journée quiallait s’ouvrir : à six heures du matin, un régiment,« qu’on avait travaillé », tournerait ; à midi,l’insurrection de tout Paris ; au coucher du soleil, larévolution.

On entendait le tocsin de Saint-Merry qui nes’était pas tu une minute depuis la veille ; preuve quel’autre barricade, la grande, celle de Jeanne, tenait toujours.

Toutes ces espérances s’échangeaient d’ungroupe à l’autre dans une sorte de chuchotement gai et redoutablequi ressemblait au bourdonnement de guerre d’une ruched’abeilles.

Enjolras reparut. Il revenait de sa sombrepromenade d’aigle dans l’obscurité extérieure. Il écouta un instanttoute cette joie les bras croisés, une main sur sa bouche. Puis,frais et rose dans la blancheur grandissante du matin, ildit :

– Toute l’armée de Paris donne. Un tiersde cette armée pèse sur la barricade où vous êtes. De plus la gardenationale. J’ai distingué les shakos du cinquième de ligne et lesguidons de la sixième légion. Vous serez attaqués dans une heure.Quant au peuple, il a bouillonné hier, mais ce matin il ne bougepas. Rien à attendre, rien à espérer. Pas plus un faubourg qu’unrégiment. Vous êtes abandonnés.

Ces paroles tombèrent sur le bourdonnement desgroupes, et y firent l’effet que fait sur un essaim la premièregoutte de l’orage. Tous restèrent muets. Il y eut un momentd’inexprimable angoisse où l’on eût entendu voler la mort.

Ce moment fut court.

Une voix, du fond le plus obscur des groupes,cria à Enjolras :

– Soit. Élevons la barricade à vingtpieds de haut, et restons-y tous. Citoyens, faisons la protectiondes cadavres. Montrons que, si le peuple abandonne lesrépublicains, les républicains n’abandonnent pas le peuple.

Cette parole dégageait du pénible nuage desanxiétés individuelles la pensée de tous. Une acclamationenthousiaste l’accueillit.

On n’a jamais su le nom de l’homme qui avaitparlé ainsi ; c’était quelque porte-blouse ignoré, un inconnu,un oublié, un passant héros, ce grand anonyme toujours mêlé auxcrises humaines et aux genèses sociales qui, à un instant donné,dit d’une façon suprême le mot décisif, et qui s’évanouit dans lesténèbres après avoir représenté une minute, dans la lumière d’unéclair, le peuple et Dieu.

Cette résolution inexorable était tellementdans l’air du 6 juin 1832 que, presque à la même heure, dans labarricade de Saint-Merry, les insurgés poussaient cette clameurdemeurée historique et consignée au procès : Qu’on vienne ànotre secours ou qu’on n’y vienne pas, qu’importe !Faisons-nous tuer ici jusqu’au dernier.

Comme on voit, les deux barricades, quoiquematériellement isolées, communiquaient.

Chapitre IV – Cinq de moins, un deplus

Après que l’homme quelconque, qui décrétait« la protestation des cadavres », eut parlé et donné laformule de l’âme commune, de toutes les bouches sortit un criétrangement satisfait et terrible, funèbre par le sens et triomphalpar l’accent :

– Vive la mort ! Restons icitous.

– Pourquoi tous ? dit Enjolras.

– Tous ! tous !

Enjolras reprit :

– La position est bonne, la barricade estbelle. Trente hommes suffisent. Pourquoi en sacrifierquarante ?

Ils répliquèrent :

– Parce que pas un ne voudra s’enaller.

– Citoyens, criait Enjolras, et il yavait dans sa voix une vibration presque irritée, la Républiquen’est pas assez riche en hommes pour faire des dépenses inutiles.La gloriole est un gaspillage. Si, pour quelques-uns, le devoir estde s’en aller, ce devoir-là doit être fait comme un autre.

Enjolras, l’homme principe, avait sur sescoreligionnaires cette sorte de toute-puissance qui se dégage del’absolu. Cependant, quelle que fût cette omnipotence, onmurmura.

Chef jusque dans le bout des ongles, Enjolras,voyant qu’on murmurait, insista. Il reprit avec hauteur :

– Que ceux qui craignent de n’être plusque trente le disent.

Les murmures redoublèrent.

– D’ailleurs, observa une voix dans ungroupe, s’en aller, c’est facile à dire. La barricade estcernée.

– Pas du côté des halles, dit Enjolras.La rue Mondétour est libre, et par la rue des Prêcheurs on peutgagner le marché des Innocents.

– Et là, reprit une autre voix du groupe,on sera pris. On tombera dans quelque grand’garde de la ligne ou dela banlieue. Ils verront passer un homme en blouse et en casquette.D’où viens-tu, toi ? serais-tu pas de la barricade ? Eton vous regarde les mains. Tu sens la poudre. Fusillé.

Enjolras, sans répondre, toucha l’épaule deCombeferre, et tous deux entrèrent dans la salle basse.

Ils ressortirent un moment après. Enjolrastenait dans ses deux mains étendues les quatre uniformes qu’ilavait fait réserver. Combeferre le suivait portant les buffleterieset les shakos.

– Avec cet uniforme, dit Enjolras, on semêle aux rangs et l’on s’échappe. Voici toujours pour quatre.

Et il jeta sur le sol dépavé les quatreuniformes.

Aucun ébranlement ne se faisait dans lestoïque auditoire. Combeferre prit la parole.

– Allons, dit-il, il faut avoir un peu depitié. Savez-vous de quoi il est question ici ? Il estquestion des femmes. Voyons. Y a-t-il des femmes, oui ou non ?y a-t-il des enfants, oui ou non ? y a-t-il, oui ou non, desmères, qui poussent des berceaux du pied et qui ont des tas depetits autour d’elles ? Que celui de vous qui n’a jamais vu lesein d’une nourrice lève la main. Ah ! vous voulez vous fairetuer, je le veux aussi, moi qui vous parle, mais je ne veux passentir des fantômes de femmes qui se tordent les bras autour demoi. Mourez, soit, mais ne faites pas mourir. Des suicides commecelui qui va s’accomplir ici sont sublimes, mais le suicide estétroit, et ne veut pas d’extension ; et dès qu’il touche à vosproches, le suicide s’appelle meurtre. Songez aux petites têtesblondes, et songez aux cheveux blancs. Écoutez, tout à l’heure,Enjolras, il vient de me le dire, a vu au coin de la rue du Cygneune croisée éclairée, une chandelle à une pauvre fenêtre, aucinquième, et sur la vitre l’ombre toute branlante d’une tête devieille femme qui avait l’air d’avoir passé la nuit et d’attendre.C’est peut-être la mère de l’un de vous. Eh bien, qu’il s’en aille,celui-là, et qu’il se dépêche d’aller dire à sa mère : Mère,me voilà ! Qu’il soit tranquille, on fera la besogne ici toutde même. Quand on soutient ses proches de son travail, on n’a plusle droit de se sacrifier. C’est déserter la famille, cela. Et ceuxqui ont des filles, et ceux qui ont des sœurs ! Ypensez-vous ? Vous vous faites tuer, vous voilà morts, c’estbon, et demain ? Des jeunes filles qui n’ont pas de pain, celaest terrible. L’homme mendie, la femme vend. Ah ! cescharmants êtres si gracieux et si doux qui ont des bonnets defleurs, qui chantent, qui jasent, qui emplissent la maison dechasteté, qui sont comme un parfum vivant, qui prouvent l’existencedes anges dans le ciel par la pureté des vierges sur la terre,cette Jeanne, cette Lise, cette Mimi, ces adorables et honnêtescréatures qui sont votre bénédiction et votre orgueil, ah mon Dieu,elles vont avoir faim ! Que voulez-vous que je vousdise ? Il y a un marché de chair humaine, et ce n’est pas avecvos mains d’ombres, frémissantes autour d’elles, que vous lesempêcherez d’y entrer ! Songez à la rue, songez au pavécouvert de passants, songez aux boutiques devant lesquelles desfemmes vont et viennent décolletées et dans la boue. Ces femmes-làaussi ont été pures. Songez à vos sœurs, ceux qui en ont. Lamisère, la prostitution, les sergents de ville, Saint-Lazare, voilàoù vont tomber ces délicates belles filles, ces fragiles merveillesde pudeur, de gentillesse et de beauté, plus fraîches que les lilasdu mois de mai. Ah ! vous vous êtes fait tuer ! ah !vous n’êtes plus là ! C’est bien ; vous avez voulusoustraire le peuple à la royauté, vous donnez vos filles à lapolice. Amis, prenez garde, ayez de la compassion. Les femmes, lesmalheureuses femmes, on n’a pas l’habitude d’y songer beaucoup. Onse fie sur ce que les femmes n’ont pas reçu l’éducation des hommes,on les empêche de lire, on les empêche de penser, on les empêche des’occuper de politique ; les empêcherez-vous d’aller ce soir àla morgue et de reconnaître vos cadavres ? Voyons, il faut queceux qui ont des familles soient bons enfants et nous donnent unepoignée de main et s’en aillent, et nous laissent faire icil’affaire tout seuls. Je sais bien qu’il faut du courage pour s’enaller, c’est difficile ; mais plus c’est difficile, plus c’estméritoire. On dit : J’ai un fusil, je suis à la barricade,tant pis, j’y reste. Tant pis, c’est bientôt dit. Mes amis, il y aun lendemain, vous n’y serez pas à ce lendemain, mais vos famillesy seront. Et que de souffrances ! Tenez, un joli enfant bienportant qui a des joues comme une pomme, qui babille, qui jacasse,qui jabote, qui rit, qu’on sent frais sous le baiser, savez-vous ceque cela devient quand c’est abandonné ? J’en ai vu un, toutpetit, haut comme cela. Son père était mort. De pauvres gensl’avaient recueilli par charité, mais ils n’avaient pas de painpour eux-mêmes. L’enfant avait toujours faim. C’était l’hiver. Ilne pleurait pas. On le voyait aller près du poêle où il n’y avaitjamais de feu et dont le tuyau, vous savez, était mastiqué avec dela terre jaune. L’enfant détachait avec ses petits doigts un peu decette terre et la mangeait. Il avait la respiration rauque, la facelivide, les jambes molles, le ventre gros. Il ne disait rien. Onlui parlait, il ne répondait pas. Il est mort. On l’a apportémourir à l’hospice Necker, où je l’ai vu. J’étais interne à cethospice-là. Maintenant, s’il y a des pères parmi vous, des pèresqui ont pour bonheur de se promener le dimanche en tenant dans leurbonne main robuste la petite main de leur enfant, que chacun de cespères se figure que cet enfant-là est le sien. Ce pauvre môme, jeme le rappelle, il me semble que je le vois, quand il a été nu surla table d’anatomie, ses côtes faisaient saillie sous sa peau commeles fosses sous l’herbe d’un cimetière. On lui a trouvé une espècede boue dans l’estomac. Il avait de la cendre dans les dents.Allons, tâtons-nous en conscience et prenons conseil de notre cœur.Les statistiques constatent que la mortalité des enfants abandonnésest de cinquante-cinq pour cent. Je le répète, il s’agit desfemmes, il s’agit des mères, il s’agit des jeunes filles, il s’agitdes mioches. Est-ce qu’on vous parle de vous ? On sait bien ceque vous êtes ; on sait bien que vous êtes tous des braves,parbleu ! on sait bien que vous avez tous dans l’âme la joieet la gloire de donner votre vie pour la grande cause ; onsait bien que vous vous sentez élus pour mourir utilement etmagnifiquement, et que chacun de vous tient à sa part du triomphe.À la bonne heure. Mais vous n’êtes pas seuls en ce monde. Il y ad’autres êtres auxquels il faut penser. Il ne faut pas êtreégoïstes[12].

Tous baissèrent la tête d’un air sombre.

Étranges contradictions du cœur humain à sesmoments les plus sublimes ! Combeferre, qui parlait ainsi,n’était pas orphelin. Il se souvenait des mères des autres, et iloubliait la sienne. Il allait se faire tuer. Il était« égoïste ».

Marius, à jeun, fiévreux, successivement sortide toutes les espérances, échoué dans la douleur, le plus sombredes naufrages, saturé d’émotions violentes, et sentant la finvenir, s’était de plus en plus enfoncé dans cette stupeurvisionnaire qui précède toujours l’heure fatale volontairementacceptée.

Un physiologiste eût pu étudier sur lui lessymptômes croissants de cette absorption fébrile connue et classéepar la science, et qui est à la souffrance ce que la volupté est auplaisir. Le désespoir aussi a son extase. Marius en était là. Ilassistait à tout comme du dehors ; ainsi que nous l’avons dit,les choses qui se passaient devant lui lui semblaientlointaines ; il distinguait l’ensemble, mais n’apercevaitpoint les détails. Il voyait les allants et venants à travers unflamboiement. Il entendait les voix parler comme au fond d’unabîme.

Cependant ceci l’émut. Il y avait dans cettescène une pointe qui perça jusqu’à lui, et qui le réveilla. Iln’avait plus qu’une idée, mourir, et il ne voulait pas s’endistraire ; mais il songea, dans son somnambulisme funèbre,qu’en se perdant, il n’est pas défendu de sauver quelqu’un.

Il éleva la voix :

– Enjolras et Combeferre ont raison,dit-il ; pas de sacrifice inutile. Je me joins à eux, et ilfaut se hâter. Combeferre vous a dit les choses décisives. Il y ena parmi vous qui ont des familles, des mères, des sœurs, desfemmes, des enfants. Que ceux-là sortent des rangs.

Personne ne bougea.

– Les hommes mariés et les soutiens defamille hors des rangs ! répéta Marius.

Son autorité était grande. Enjolras était bienle chef de la barricade, mais Marius en était le sauveur.

– Je l’ordonne ! cria Enjolras.

– Je vous en prie, dit Marius.

Alors, remués par la parole de Combeferre,ébranlés par l’ordre d’Enjolras, émus par la prière de Marius, ceshommes héroïques commencèrent à se dénoncer les uns les autres. –C’est vrai, disait un jeune à un homme fait. Tu es père de famille.Va-t’en. – C’est plutôt toi, répondait l’homme, tu as tes deuxsœurs que tu nourris. – Et une lutte inouïe éclatait. C’était à quine se laisserait pas mettre à la porte du tombeau.

– Dépêchons, dit Courfeyrac, dans unquart d’heure il ne serait plus temps.

– Citoyens, poursuivit Enjolras, c’estici la République, et le suffrage universel règne. Désignezvous-mêmes ceux qui doivent s’en aller.

On obéit. Au bout de quelques minutes, cinqétaient unanimement désignés, et sortaient des rangs.

– Ils sont cinq ! s’écriaMarius.

Il n’y avait que quatre uniformes.

– Eh bien, reprirent les cinq, il fautqu’un reste.

Et ce fut à qui resterait, et à qui trouveraitaux autres des raisons de ne pas rester. La généreuse querellerecommença.

– Toi, tu as une femme qui t’aime. – Toi,tu as ta vieille mère. – Toi, tu n’as plus ni père ni mère,qu’est-ce que tes trois petits frères vont devenir ? – Toi, tues père de cinq enfants. – Toi, tu as le droit de vivre, tu asdix-sept ans, c’est trop tôt.

Ces grandes barricades révolutionnairesétaient des rendez-vous d’héroïsmes. L’invraisemblable y étaitsimple. Ces hommes ne s’étonnaient pas les uns les autres.

– Faites vite, répétait Courfeyrac.

On cria des groupes à Marius :

– Désignez, vous, celui qui doitrester.

– Oui, dirent les cinq, choisissez. Nousvous obéirons.

Marius ne croyait plus à une émotion possible.Cependant à cette idée, choisir un homme pour la mort, tout sonsang reflua vers son cœur. Il eût pâli, s’il eût pu pâlirencore.

Il s’avança vers les cinq qui lui souriaient,et chacun, l’œil plein de cette grande flamme qu’on voit au fond del’histoire sur les Thermopyles, lui criait.

– Moi ! moi ! moi !

Et Marius, stupidement, les compta ; ilsétaient toujours cinq ! Puis son regard s’abaissa sur lesquatre uniformes.

En cet instant, un cinquième uniforme tomba,comme du ciel, sur les quatre autres.

Le cinquième homme était sauvé.

Marius leva les yeux et reconnutM. Fauchelevent.

Jean Valjean venait d’entrer dans labarricade.

Soit renseignement pris, soit instinct, soithasard, il arrivait par la ruelle Mondétour. Grâce à son habit degarde national, il avait passé aisément.

La vedette placée par les insurgés dans la rueMondétour, n’avait point à donner le signal d’alarme pour un gardenational seul. Elle l’avait laissé s’engager dans la rue en sedisant : c’est un renfort probablement, ou au pis aller unprisonnier. Le moment était trop grave pour que la sentinelle pûtse distraire de son devoir et de son poste d’observation.

Au moment où Jean Valjean était entré dans laredoute, personne ne l’avait remarqué, tous les yeux étant fixéssur les cinq choisis et sur les quatre uniformes. Jean Valjean,lui, avait vu et entendu, et, silencieusement, il s’était dépouilléde son habit et l’avait jeté sur le tas des autres.

L’émotion fut indescriptible.

– Quel est cet homme ? demandaBossuet.

– C’est, répondit Combeferre, un hommequi sauve les autres.

Marius ajouta d’une voix grave :

– Je le connais.

Cette caution suffisait à tous.

Enjolras se tourna vers Jean Valjean.

– Citoyen, soyez le bienvenu.

Et il ajouta :

– Vous savez qu’on va mourir.

Jean Valjean, sans répondre, aida l’insurgéqu’il sauvait à revêtir son uniforme.

Chapitre V – Quel horizon on voit du hautde la barricade

La situation de tous, dans cette heure fataleet dans ce lieu inexorable, avait comme résultante et comme sommetla mélancolie suprême d’Enjolras.

Enjolras avait en lui la plénitude de larévolution ; il était incomplet pourtant, autant que l’absolupeut l’être ; il tenait trop de Saint-Just, et pas assezd’Anacharsis Clootz ; cependant son esprit, dans la sociétédes Amis de l’A B C, avait fini par subir une certaineaimantation des idées de Combeferre ; depuis quelque temps, ilsortait peu à peu de la forme étroite du dogme et se laissait alleraux élargissements du progrès, et il en était venu à accepter,comme évolution définitive et magnifique, la transformation de lagrande république française en immense république humaine. Quantaux moyens immédiats, une situation violente étant donnée, il lesvoulait violents ; en cela, il ne variait pas ; et ilétait resté de cette école épique et redoutable que résume cemot : Quatrevingt-treize.

Enjolras était debout sur l’escalier de pavés,un de ses coudes sur le canon de sa carabine. Il songeait ; iltressaillait, comme à des passages de souffles ; les endroitsoù est la mort ont de ces effets de trépieds[13]. Ilsortait de ses prunelles, pleines du regard intérieur, des espècesde feux étouffés. Tout à coup, il dressa la tête, ses cheveuxblonds se renversèrent en arrière comme ceux de l’ange sur lesombre quadrige fait d’étoiles, ce fut comme une crinière de lioneffarée en flamboiement d’auréole, et Enjolras s’écria :

– Citoyens, vous représentez-vousl’avenir ? Les rues des villes inondées de lumières, desbranches vertes sur les seuils, les nations sœurs, les hommesjustes, les vieillards bénissant les enfants, le passé aimant leprésent, les penseurs en pleine liberté, les croyants en pleineégalité, pour religion le ciel, Dieu prêtre direct, la consciencehumaine devenue l’autel, plus de haines, la fraternité de l’atelieret de l’école, pour pénalité et pour récompense la notoriété, àtous le travail, pour tous le droit, sur tous la paix, plus de sangversé, plus de guerres, les mères heureuses ! Dompter lamatière, c’est le premier pas ; réaliser l’idéal, c’est lesecond. Réfléchissez à ce qu’a déjà fait le progrès. Jadis lespremières races humaines voyaient avec terreur passer devant leursyeux l’hydre qui soufflait sur les eaux, le dragon qui vomissait dufeu, le griffon qui était le monstre de l’air et qui volait avecles ailes d’un aigle et les griffes d’un tigre ; bêteseffrayantes qui étaient au-dessus de l’homme. L’homme cependant atendu ses pièges, les pièges sacrés de l’intelligence, et il a finipar y prendre les monstres.

Nous avons dompté l’hydre, et elle s’appellele steamer ; nous avons dompté le dragon, et il s’appelle lalocomotive ; nous sommes sur le point de dompter le griffon,nous le tenons déjà, et il s’appelle le ballon. Le jour où cetteœuvre prométhéenne sera terminée et où l’homme aura définitivementattelé à sa volonté la triple Chimère antique, l’hydre, le dragonet le griffon, il sera maître de l’eau, du feu et de l’air, et ilsera pour le reste de la création animée ce que les anciens dieuxétaient jadis pour lui. Courage, et en avant ! Citoyens, oùallons-nous ? À la science faite gouvernement, à la force deschoses devenue seule force publique, à la loi naturelle ayant sasanction et sa pénalité en elle-même et se promulguant parl’évidence, à un lever de vérité correspondant au lever du jour.Nous allons à l’union des peuples ; nous allons à l’unité del’homme. Plus de fictions ; plus de parasites. Le réelgouverné par le vrai, voilà le but. La civilisation tiendra sesassises au sommet de l’Europe, et plus tard au centre descontinents, dans un grand parlement de l’intelligence. Quelquechose de pareil s’est vu déjà. Les amphictyons[14]avaient deux séances par an, l’une à Delphes, lieu des dieux,l’autre aux Thermopyles, lieu des héros. L’Europe aura sesamphictyons ; le globe aura ses amphictyons. La France portecet avenir sublime dans ses flancs. C’est là la gestation dudix-neuvième siècle. Ce qu’avait ébauché la Grèce est digne d’êtreachevé par la France. Écoute-moi, toi Feuilly, vaillant ouvrier,homme du peuple, hommes des peuples. Je te vénère. Oui, tu voisnettement les temps futurs, oui, tu as raison. Tu n’avais ni pèreni mère, Feuilly ; tu as adopté pour mère l’humanité et pourpère le droit. Tu vas mourir ici, c’est-à-dire triompher. Citoyens,quoi qu’il arrive aujourd’hui, par notre défaite aussi bien que parnotre victoire, c’est une révolution que nous allons faire. De mêmeque les incendies éclairent toute la ville, les révolutionséclairent tout le genre humain. Et quelle révolutionferons-nous ? Je viens de le dire, la révolution du Vrai. Aupoint de vue politique, il n’y a qu’un seul principe – lasouveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi surmoi s’appelle Liberté. Là où deux ou plusieurs de ces souverainetéss’associent commence l’État. Mais dans cette association il n’y anulle abdication. Chaque souveraineté concède une certaine quantitéd’elle-même pour former le droit commun. Cette quantité est la mêmepour tous. Cette identité de concession que chacun fait à touss’appelle Égalité. Le droit commun n’est pas autre chose que laprotection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cetteprotection de tous sur chacun s’appelle Fraternité. Le pointd’intersection de toutes ces souverainetés qui s’agrègent s’appelleSociété. Cette intersection étant une jonction, ce point est unnœud. De là ce qu’on appelle le lien social. Quelques-uns disentcontrat social, ce qui est la même chose, le mot contrat étantétymologiquement formé avec l’idée de lien. Entendons-nous surl’égalité ; car, si la liberté est le sommet, l’égalité est labase. L’égalité, citoyens, ce n’est pas toute la végétation àniveau, une société de grands brins d’herbe et de petitschênes ; un voisinage de jalousies s’entre-châtrant ;c’est, civilement, toutes les aptitudes ayant la mêmeouverture ; politiquement, tous les votes ayant le mêmepoids ; religieusement, toutes les consciences ayant le mêmedroit. L’Égalité a un organe : l’instruction gratuite etobligatoire. Le droit à l’alphabet, c’est par là qu’il fautcommencer. L’école primaire imposée à tous, l’école secondaireofferte à tous, c’est là la loi. De l’école identique sort lasociété égale. Oui, enseignement ! Lumière !lumière ! tout vient de la lumière et tout y retourne.Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtièmesiècle sera heureux. Alors plus rien de semblable à la vieillehistoire ; on n’aura plus à craindre, comme aujourd’hui, uneconquête, une invasion, une usurpation, une rivalité de nations àmain armée, une interruption de civilisation dépendant d’un mariagede rois, une naissance dans les tyrannies héréditaires, un partagede peuples par congrès, un démembrement par écroulement dedynastie, un combat de deux religions se rencontrant de front,comme deux boucs de l’ombre, sur le pont de l’infini ; onn’aura plus à craindre la famine, l’exploitation, la prostitutionpar détresse, la misère par chômage, et l’échafaud, et le glaive,et les batailles, et tous les brigandages du hasard dans la forêtdes événements. On pourrait presque dire : il n’y aura plusd’événements. On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loicomme le globe terrestre accomplit la sienne ; l’harmonie serétablira entre l’âme et l’astre. L’âme gravitera autour de lavérité comme l’astre autour de la lumière. Amis, l’heure où noussommes et où je vous parle est une heure sombre ; mais ce sontlà les achats terribles de l’avenir. Une révolution est un péage.Oh ! le genre humain sera délivré, relevé et consolé !Nous le lui affirmons sur cette barricade. D’où poussera-t-on lecri d’amour, si ce n’est du haut du sacrifice ? Ô mes frères,c’est ici le lieu de jonction de ceux qui pensent et de ceux quisouffrent ; cette barricade n’est faite ni de pavés, ni depoutres, ni de ferrailles ; elle est faite de deux monceaux,un monceau d’idées et un monceau de douleurs. La misère y rencontrel’idéal. Le jour y embrasse la nuit et lui dit : Je vaismourir avec toi et tu vas renaître avec moi. De l’étreinte detoutes les désolations jaillit la foi. Les souffrances apportentici leur agonie, et les idées leur immortalité. Cette agonie etcette immortalité vont se mêler et composer notre mort. Frères, quimeurt ici meurt dans le rayonnement de l’avenir, et nous entronsdans une tombe toute pénétrée d’aurore.

Enjolras s’interrompit plutôt qu’il ne setut ; ses lèvres remuaient silencieusement comme s’ilcontinuait de se parler à lui-même, ce qui fit qu’attentifs, etpour tâcher de l’entendre encore, ils le regardèrent. Il n’y eutpas d’applaudissements ; mais on chuchota longtemps. La paroleétant souffle, les frémissements d’intelligences ressemblent à desfrémissements de feuilles.

Chapitre VI – Marius hagard, Javertlaconique

Disons ce qui se passait dans la pensée deMarius.

Qu’on se souvienne de sa situation d’âme. Nousvenons de le rappeler, tout n’était plus pour lui que vision. Sonappréciation était trouble. Marius, insistons-y, était sous l’ombredes grandes ailes ténébreuses ouvertes sur les agonisants. Il sesentait entré dans le tombeau, il lui semblait qu’il était déjà del’autre côté de la muraille, et il ne voyait plus les faces desvivants qu’avec les yeux d’un mort.

Comment M. Fauchelevent était-illà ? Pourquoi y était-il ? Qu’y venait-il faire ?Marius ne s’adressa point toutes ces questions. D’ailleurs, notredésespoir ayant cela de particulier qu’il enveloppe autrui commenous-mêmes, il lui semblait logique que tout le monde vîntmourir.

Seulement il songea à Cosette avec unserrement de cœur.

Du reste M. Fauchevelent ne lui parlapas, ne le regarda pas, et n’eut pas même l’air d’entendre lorsqueMarius éleva la voix pour dire : Je le connais.

Quant à Marius, cette attitude deM. Fauchelevent le soulageait, et si l’on pouvait employer untel mot pour de telles impressions, nous dirions, lui plaisait. Ils’était toujours senti une impossibilité absolue d’adresser laparole à cet homme énigmatique qui était à la fois pour luiéquivoque et imposant. Il y avait en outre très longtemps qu’il nel’avait vu ; ce qui, pour la nature timide et réservée deMarius, augmentait encore l’impossibilité.

Les cinq hommes désignés sortirent de labarricade par la ruelle Mondétour ; ils ressemblaientparfaitement à des gardes nationaux. Un d’eux s’en alla enpleurant. Avant de partir, ils embrassèrent ceux qui restaient.

Quand les cinq hommes renvoyés à la vie furentpartis, Enjolras pensa au condamné à mort. Il entra dans la sallebasse. Javert, lié au pilier, songeait.

– Te faut-il quelque chose ? luidemanda Enjolras.

Javert répondit :

– Quand me tuerez-vous ?

– Attends. Nous avons besoin de toutesnos cartouches en ce moment.

– Alors, donnez-moi à boire, ditJavert.

Enjolras lui présenta lui-même un verre d’eau,et, comme Javert était garrotté, il l’aida à boire.

– Est-ce là tout ? repritEnjolras.

– Je suis mal à ce poteau, réponditJavert. Vous n’êtes pas tendres de m’avoir laissé passer la nuitlà. Liez-moi comme il vous plaira, mais vous pouvez bien me couchersur une table comme l’autre.

Et d’un mouvement de tête il désignait lecadavre de M. Mabeuf.

Il y avait, on s’en souvient, au fond de lasalle une grande et longue table sur laquelle on avait fondu desballes et fait des cartouches. Toutes les cartouches étant faiteset toute la poudre étant employée, cette table était libre.

Sur l’ordre d’Enjolras, quatre insurgésdélièrent Javert du poteau. Tandis qu’on le déliait, un cinquièmelui tenait une bayonnette appuyée sur la poitrine. On lui laissales mains attachées derrière le dos, on lui mit aux pieds une cordeà fouet mince et solide qui lui permettait de faire des pas dequinze pouces comme à ceux qui vont monter à l’échafaud, et on lefit marcher jusqu’à la table au fond de la salle où on l’étendit,étroitement lié par le milieu du corps.

Pour plus de sûreté, au moyen d’une cordefixée au cou, on ajouta au système de ligatures qui lui rendaienttoute évasion impossible cette espèce de lien, appelé dans lesprisons martingale, qui part de la nuque, se bifurque surl’estomac, et vient rejoindre les mains après avoir passé entre lesjambes.

Pendant qu’on garrottait Javert, un homme, surle seuil de la porte, le considérait avec une attention singulière.L’ombre que faisait cet homme fit tourner la tête à Javert. Il levales yeux et reconnut Jean Valjean. Il ne tressaillit même pas,abaissa fièrement la paupière, et se borna à dire : C’est toutsimple.

Chapitre VII – La situations’aggrave

Le jour croissait rapidement. Mais pas unefenêtre ne s’ouvrait, pas une porte ne s’entre-bâillait ;c’était l’aurore, non le réveil. L’extrémité de la rue de laChanvrerie opposée à la barricade avait été évacuée par lestroupes, comme nous l’avons dit ; elle semblait libre ets’ouvrait aux passants avec une tranquillité sinistre. La rueSaint-Denis était muette comme l’avenue des Sphinx à Thèbes. Pas unêtre vivant dans les carrefours que blanchissait un reflet desoleil. Rien n’est lugubre comme cette clarté des ruesdésertes.

On ne voyait rien, mais on entendait. Il sefaisait à une certaine distance un mouvement mystérieux. Il étaitévident que l’instant critique arrivait. Comme la veille au soirles vedettes se replièrent ; mais cette fois toutes.

La barricade était plus forte que lors de lapremière attaque. Depuis le départ des cinq, on l’avait exhausséeencore.

Sur l’avis de la vedette qui avait observé larégion des halles, Enjolras, de peur d’une surprise par derrière,prit une résolution grave. Il fit barricader le petit boyau de laruelle Mondétour resté libre jusqu’alors. On dépava pour celaquelques longueurs de maisons de plus. De cette façon, labarricade, murée sur trois rues, en avant sur la rue de laChanvrerie, à gauche sur la rue du Cygne et de laPetite-Truanderie, à droite sur la rue Mondétour, était vraimentpresque inexpugnable ; il est vrai qu’on y était fatalementenfermé. Elle avait trois fronts, mais n’avait plus d’issue. –Forteresse, mais souricière, dit Courfeyrac en riant.

Enjolras fit entasser près de la porte ducabaret une trentaine de pavés, « arrachés de trop »,disait Bossuet.

Le silence était maintenant si profond du côtéd’où l’attaque devait venir qu’Enjolras fit reprendre à chacun leposte de combat.

On distribua à tous une rationd’eau-de-vie.

Rien n’est plus curieux qu’une barricade quise prépare à un assaut. Chacun choisit sa place comme au spectacle.On s’accote, on s’accoude, on s’épaule. Il y en a qui se font desstalles avec des pavés. Voilà un coin de mur qui gêne, on s’enéloigne ; voici un redan qui peut protéger, on s’y abrite. Lesgauchers sont précieux ; ils prennent les places incommodesaux autres. Beaucoup s’arrangent pour combattre assis. On veut êtreà l’aise pour tuer et confortablement pour mourir. Dans la funesteguerre de juin 1848, un insurgé qui avait un tir redoutable et quise battait du haut d’une terrasse sur un toit, s’y était faitapporter un fauteuil Voltaire ; un coup de mitraille vint l’ytrouver.

Sitôt que le chef a commandé le branle-bas decombat, tous les mouvements désordonnés cessent ; plus detiraillements de l’un à l’autre ; plus de coteries ; plusd’aparté ; plus de bande à part ; tout ce qui est dansles esprits converge et se change en attente de l’assaillant. Unebarricade avant le danger, chaos ; dans le danger, discipline.Le péril fait l’ordre.

Dès qu’Enjolras eut pris sa carabine à deuxcoups et se fut placé à une espèce de créneau qu’il s’étaitréservé, tous se turent. Un pétillement de petits bruits secsretentit confusément le long de la muraille de pavés. C’était lesfusils qu’on armait.

Du reste, les attitudes étaient plus fières etplus confiantes que jamais ; l’excès du sacrifice est unaffermissement ; ils n’avaient plus l’espérance, mais ilsavaient le désespoir. Le désespoir, dernière arme, qui donne lavictoire quelquefois ; Virgile l’a dit[15].Les ressources suprêmes sortent des résolutions extrêmes.S’embarquer dans la mort, c’est parfois le moyen d’échapper aunaufrage ; et le couvercle du cercueil devient une planche desalut.

Comme la veille au soir, toutes les attentionsétaient tournées, et on pourrait presque dire appuyées, sur le boutde la rue, maintenant éclairé et visible.

L’attente ne fut pas longue. Le remuementrecommença distinctement du côté de Saint-Leu, mais cela neressemblait pas au mouvement de la première attaque. Un clapotementde chaînes, le cahotement inquiétant d’une masse, un cliquetisd’airain sautant sur le pavé, une sorte de fracas solennel,annoncèrent qu’une ferraille sinistre s’approchait. Il y eut untressaillement dans les entrailles de ces vieilles rues paisibles,percées et bâties pour la circulation féconde des intérêts et desidées, et qui ne sont pas faites pour le roulement monstrueux desroues de la guerre.

La fixité des prunelles de tous lescombattants sur l’extrémité de la rue devint farouche.

Une pièce de canon apparut.

Les artilleurs poussaient la pièce ; elleétait dans son encastrement de tir ; l’avant-train avait étédétaché ; deux soutenaient l’affût, quatre étaient aux roues,d’autres suivaient avec le caisson. On voyait la mèche allumée.

– Feu ! cria Enjolras.

Toute la barricade fit feu, la détonation futeffroyable ; une avalanche de fumée couvrit et effaça la pièceet les hommes ; après quelques secondes le nuage se dissipa,et le canon et les hommes reparurent ; les servants de lapièce achevaient de la rouler en face de la barricade lentement,correctement, et sans se hâter. Pas un n’était atteint. Puis lechef de pièce, pesant sur la culasse pour élever le tir, se mit àpointer le canon avec la gravité d’un astronome qui braque unelunette.

– Bravo les canonniers ! criaBossuet.

Et toute la barricade battit des mains.

Un moment après, carrément posée au beaumilieu de la rue, à cheval sur le ruisseau, la pièce était enbatterie. Une gueule formidable était ouverte sur la barricade.

– Allons, gai ! fit Courfeyrac.Voilà le brutal. Après la chiquenaude, le coup de poing. L’arméeétend vers nous sa grosse patte. La barricade va être sérieusementsecouée. La fusillade tâte, le canon prend.

– C’est une pièce de huit, nouveaumodèle, en bronze, ajouta Combeferre. Ces pièces-là, pour peu qu’ondépasse la proportion de dix parties d’étain sur cent de cuivre,sont sujettes à éclater. L’excès d’étain les fait trop tendres. Ilarrive alors qu’elles ont des caves et des chambres dans lalumière. Pour obvier à ce danger et pouvoir forcer la charge, ilfaudrait peut-être en revenir au procédé du quatorzième siècle, lecerclage, et émenaucher extérieurement la pièce d’une suited’anneaux d’acier sans soudure, depuis la culasse jusqu’autourillon. En attendant, on remédie comme on peut au défaut ;on parvient à reconnaître où sont les trous et les caves dans lalumière d’un canon au moyen du chat. Mais il y a un meilleur moyen,c’est l’étoile mobile de Gribeauval.

– Au seizième siècle, observa Bossuet, onrayait les canons.

– Oui, répondit Combeferre, cela augmentela puissance balistique, mais diminue la justesse de tir. En outre,dans le tir à courte distance, la trajectoire n’a pas toute laroideur désirable, la parabole s’exagère, le chemin du projectilen’est plus assez rectiligne pour qu’il puisse frapper tous lesobjets intermédiaires, nécessité de combat pourtant, dontl’importance croît avec la proximité de l’ennemi et laprécipitation du tir. Ce défaut de tension de la courbe duprojectile dans les canons rayés du seizième siècle tenait à lafaiblesse de la charge ; les faibles charges, pour cetteespèce d’engins, sont imposées par des nécessités balistiques,telles, par exemple, que la conservation des affûts. En somme, lecanon, ce despote, ne peut pas tout ce qu’il veut ; la forceest une grosse faiblesse. Un boulet de canon ne fait que six centslieues par heure ; la lumière fait soixante-dix mille lieuespar seconde. Telle est la supériorité de Jésus-Christ surNapoléon.

– Rechargez les armes, dit Enjolras.

De quelle façon le revêtement de la barricadeallait-il se comporter sous le boulet ? Le coup ferait-ilbrèche ? Là était la question. Pendant que les insurgésrechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le canon.

L’anxiété était profonde dans la redoute.

Le coup partit, la détonation éclata.

– Présent ! cria une voixjoyeuse.

Et en même temps que le boulet sur labarricade, Gavroche s’abattit dedans.

Il arrivait du côté de la rue du Cygne et ilavait lestement enjambé la barricade accessoire qui faisait frontau dédale de la Petite-Truanderie.

Gavroche fit plus d’effet dans la barricadeque le boulet.

Le boulet s’était perdu dans le fouillis desdécombres. Il avait tout au plus brisé une roue de l’omnibus, etachevé la vieille charrette Anceau. Ce que voyant, la barricade semit à rire.

– Continuez, cria Bossuet auxartilleurs.

Chapitre VIII – Les artilleurs se fontprendre au sérieux

On entoura Gavroche.

Mais il n’eut le temps de rien raconter.Marius, frissonnant, le prit à part.

– Qu’est-ce que tu viens faireici ?

– Tiens ! dit l’enfant. Etvous ?

Et il regarda fixement Marius avec soneffronterie épique. Ses deux yeux s’agrandissaient de la clartéfière qui était dedans.

Ce fut avec un accent sévère que Mariuscontinua :

– Qui est-ce qui te disait derevenir ? As-tu au moins remis ma lettre à sonadresse ?

Gavroche n’était point sans quelque remords àl’endroit de cette lettre. Dans sa hâte de revenir à la barricade,il s’en était défait plutôt qu’il ne l’avait remise. Il était forcéde s’avouer à lui-même qu’il l’avait confiée un peu légèrement àcet inconnu dont il n’avait même pu distinguer le visage. Il estvrai que cet homme était nu-tête, mais cela ne suffisait pas. Ensomme, il se faisait à ce sujet de petites remontrances intérieureset il craignait les reproches de Marius. Il prit, pour se tirerd’affaire, le procédé le plus simple ; il mentitabominablement.

– Citoyen, j’ai remis la lettre auportier. La dame dormait. Elle aura la lettre en se réveillant.

Marius, en envoyant cette lettre, avait deuxbuts, dire adieu à Cosette et sauver Gavroche. Il dut se contenterde la moitié de ce qu’il voulait.

L’envoi de sa lettre, et la présence deM. Fauchelevent dans la barricade, ce rapprochement s’offrit àson esprit. Il montra à Gavroche M. Fauchelevent :

– Connais-tu cet homme ?

– Non, dit Gavroche.

Gavroche, en effet, nous venons de lerappeler, n’avait vu Jean Valjean que la nuit.

Les conjectures troubles et maladives quis’étaient ébauchées dans l’esprit de Marius se dissipèrent.Connaissait-il les opinions de M. Fauchelevent ?M. Fauchelevent était républicain peut-être. De là sa présencetoute simple dans ce combat.

Cependant Gavroche était déjà à l’autre boutde la barricade criant : mon fusil !

Courfeyrac le lui fit rendre.

Gavroche prévint « les camarades »,comme il les appelait, que la barricade était bloquée. Il avait eugrand’peine à arriver. Un bataillon de ligne, dont les faisceauxétaient dans la Petite-Truanderie, observait le côté de la rue duCygne ; du côté opposé, la garde municipale occupait la ruedes Prêcheurs. En face, on avait le gros de l’armée.

Ce renseignement donné, Gavrocheajouta :

– Je vous autorise à leur flanquer unepile indigne.

Cependant Enjolras à son créneau, l’oreilletendue, épiait.

Les assaillants, peu contents sans doute ducoup à boulet, ne l’avaient pas répété.

Une compagnie d’infanterie de ligne étaitvenue occuper l’extrémité de la rue, en arrière de la pièce. Lessoldats dépavaient la chaussée et y construisaient avec les pavésune petite muraille basse, une façon d’épaulement qui n’avait guèreplus de dix-huit pouces de hauteur et qui faisait front à labarricade. À l’angle de gauche de cet épaulement, on voyait la têtede colonne d’un bataillon de la banlieue, massé rueSaint-Denis.

Enjolras, au guet, crut distinguer le bruitparticulier qui se fait quand on retire des caissons les boîtes àmitraille, et il vit le chef de pièce changer le pointage etincliner légèrement la bouche du canon à gauche. Puis lescanonniers se mirent à charger la pièce. Le chef de pièce saisitlui-même le boutefeu et l’approcha de la lumière.

– Baissez la tête, ralliez le mur !cria Enjolras, et tous à genoux le long de la barricade !

Les insurgés, épars devant le cabaret et quiavaient quitté leur poste de combat à l’arrivée de Gavroche, seruèrent pêle-mêle vers la barricade ; mais avant que l’ordred’Enjolras fût exécuté, la décharge se fit avec le râle effrayantd’un coup de mitraille. C’en était un en effet.

La charge avait été dirigée sur la coupure dela redoute, y avait ricoché sur le mur, et ce ricochet épouvantableavait fait deux morts et trois blessés.

Si cela continuait, la barricade n’était plustenable. La mitraille entrait.

Il y eut une rumeur de consternation.

– Empêchons toujours le second coup, ditEnjolras.

Et, abaissant sa carabine, il ajusta le chefde pièce qui, en ce moment, penché sur la culasse du canon,rectifiait et fixait définitivement le pointage.

Ce chef de pièce était un beau sergent decanonniers, tout jeune, blond, à la figure très douce, avec l’airintelligent propre à cette arme prédestinée et redoutable qui, àforce de se perfectionner dans l’horreur, doit finir par tuer laguerre.

Combeferre, debout près d’Enjolras,considérait ce jeune homme.

– Quel dommage ! dit Combeferre. Lahideuse chose que ces boucheries ! Allons, quand il n’y auraplus de rois, il n’y aura plus de guerre. Enjolras, tu vises cesergent, tu ne le regardes pas. Figure-toi que c’est un charmantjeune homme, il est intrépide, on voit qu’il pense, c’est trèsinstruit, ces jeunes gens de l’artillerie ; il a un père, unemère, une famille, il aime probablement, il a tout au plusvingt-cinq ans, il pourrait être ton frère.

– Il l’est, dit Enjolras.

– Oui, reprit Combeferre, et le mienaussi. Eh bien, ne le tuons pas.

– Laisse-moi. Il faut ce qu’il faut.

Et une larme coula lentement sur la joue demarbre d’Enjolras.

En même temps il pressa la détente de sacarabine. L’éclair jaillit. L’artilleur tourna deux fois surlui-même, les bras étendus devant lui et la tête levée comme pouraspirer l’air, puis se renversa le flanc sur la pièce et y restasans mouvement. On voyait son dos du centre duquel sortait toutdroit un flot de sang. La balle lui avait traversé la poitrine depart en part. Il était mort.

Il fallut l’emporter et le remplacer.C’étaient en effet quelques minutes de gagnées.

Chapitre IX – Emploi de ce vieux talentde braconnier et de ce coup de fusil infaillible qui a influé surla condamnation de 1796

Les avis se croisaient dans la barricade. Letir de la pièce allait recommencer. On n’en avait pas pour un quartd’heure avec cette mitraille. Il était absolument nécessaired’amortir les coups.

Enjolras jeta ce commandement :

– Il faut mettre là un matelas.

– On n’en a pas, dit Combeferre, lesblessés sont dessus.

Jean Valjean, assis à l’écart sur une borne, àl’angle du cabaret, son fusil entre les jambes, n’avait jusqu’à cetinstant pris part à rien de ce qui se passait. Il semblait ne pasentendre les combattants dire autour de lui : Voilà un fusilqui ne fait rien.

À l’ordre donné par Enjolras, il se leva.

On se souvient qu’à l’arrivée du rassemblementrue de la Chanvrerie, une vieille femme, prévoyant les balles,avait mis son matelas devant sa fenêtre. Cette fenêtre, fenêtre degrenier, était sur le toit d’une maison à six étages située un peuen dehors de la barricade. Le matelas, posé en travers, appuyé parle bas sur deux perches à sécher le linge, était soutenu en hautpar deux cordes qui, de loin, semblaient deux ficelles et qui serattachaient à des clous plantés dans les chambranles de lamansarde. On voyait ces deux cordes distinctement sur le ciel commedes cheveux.

– Quelqu’un peut-il me prêter unecarabine à deux coups ? dit Jean Valjean.

Enjolras, qui venait de recharger la sienne,la lui tendit.

Jean Valjean ajusta la mansarde et tira.

Une des deux cordes du matelas étaitcoupée.

Le matelas ne pendait plus que par un fil.

Jean Valjean lâcha le second coup. La deuxièmecorde fouetta la vitre de la mansarde. Le matelas glissa entre lesdeux perches et tomba dans la rue.

La barricade applaudit.

Toutes les voix crièrent :

– Voilà un matelas.

– Oui, dit Combeferre, mais qui l’irachercher ?

Le matelas en effet était tombé en dehors dela barricade, entre les assiégés et les assiégeants. Or, la mort dusergent de canonniers ayant exaspéré la troupe, les soldats, depuisquelques instants, s’étaient couchés à plat ventre derrière laligne de pavés qu’ils avaient élevée, et, pour suppléer au silenceforcé de la pièce qui se taisait en attendant que son service fûtréorganisé, ils avaient ouvert le feu contre la barricade. Lesinsurgés ne répondaient pas à cette mousqueterie, pour épargner lesmunitions. La fusillade se brisait à la barricade ; mais larue, qu’elle remplissait de balles, était terrible.

Jean Valjean sortit de la coupure, entra dansla rue, traversa l’orage de balles, alla au matelas, le ramassa, lechargea sur son dos, et revint dans la barricade.

Lui-même mit le matelas dans la coupure. Ill’y fixa contre le mur de façon que les artilleurs ne le vissentpas.

Cela fait, on attendit le coup demitraille.

Il ne tarda pas.

Le canon vomit avec un rugissement son paquetde chevrotines. Mais il n’y eut pas de ricochet. La mitrailleavorta sur le matelas. L’effet prévu était obtenu. La barricadeétait préservée.

– Citoyen, dit Enjolras à Jean Valjean,la République vous remercie.

Bossuet admirait et riait. Ils’écria :

– C’est immoral qu’un matelas ait tant depuissance. Triomphe de ce qui plie sur ce qui foudroie. Mais c’estégal, gloire au matelas qui annule un canon !

Chapitre X – Aurore

En ce moment-là, Cosette se réveillait.

Sa chambre était étroite, propre, discrète,avec une longue croisée au levant sur l’arrière-cour de lamaison.

Cosette ne savait rien de ce qui se passaitdans Paris. Elle n’était point là la veille et elle était déjàrentrée dans sa chambre quand Toussaint avait dit : Il paraîtqu’il y a du train.

Cosette avait dormi peu d’heures, mais bien.Elle avait eu de doux rêves, ce qui tenait peut-être un peu à ceque son petit lit était très blanc. Quelqu’un qui était Marius luiétait apparu dans de la lumière. Elle se réveilla avec du soleildans les yeux, ce qui d’abord lui fit l’effet de la continuation dusonge.

Sa première pensée sortant de ce rêve futriante. Cosette se sentit toute rassurée. Elle traversait, commeJean Valjean quelques heures auparavant, cette réaction de l’âmequi ne veut absolument pas du malheur. Elle se mit à espérer detoutes ses forces sans savoir pourquoi. Puis un serrement de cœurlui vint. – Voilà trois jours qu’elle n’avait vu Marius. Mais ellese dit qu’il devait avoir reçu sa lettre, qu’il savait où elleétait, et qu’il avait tant d’esprit, et qu’il trouverait moyend’arriver jusqu’à elle. – Et cela certainement aujourd’hui, etpeut-être ce matin même. – Il faisait grand jour, mais le rayon delumière était très horizontal, elle pensa qu’il était de très bonneheure ; qu’il fallait se lever pourtant ; pour recevoirMarius.

Elle sentait qu’elle ne pouvait vivre sansMarius, et que par conséquent cela suffisait, et que Mariusviendrait. Aucune objection n’était recevable. Tout cela étaitcertain. C’était déjà assez monstrueux d’avoir souffert troisjours. Marius absent trois jours, c’était horrible au bon Dieu.Maintenant, cette cruelle taquinerie d’en haut était une épreuvetraversée. Marius allait arriver, et apporterait une bonnenouvelle. Ainsi est faite la jeunesse ; elle essuie vite sesyeux ; elle trouve la douleur inutile et ne l’accepte pas. Lajeunesse est le sourire de l’avenir devant un inconnu qui estlui-même. Il lui est naturel d’être heureuse. Il semble que sarespiration soit faite d’espérance.

Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à serappeler ce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence quine devait durer qu’un jour, et quelle explication il lui en avaitdonnée. Tout le monde a remarqué avec quelle adresse une monnaiequ’on laisse tomber à terre court se cacher, et quel art elle a dese rendre introuvable. Il y a des pensées qui nous jouent le mêmetour ; elles se blottissent dans un coin de notrecerveau ; c’est fini ; elles sont perdues ;impossible de remettre la mémoire dessus. Cosette se dépitaitquelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. Ellese disait que c’était bien mal à elle et bien coupable d’avoiroublié des paroles prononcées par Marius.

Elle sortit du lit et fit les deux ablutionsde l’âme et du corps, sa prière et sa toilette.

On peut à la rigueur introduire le lecteurdans une chambre nuptiale, non dans une chambre virginale. Le versl’oserait à peine, la prose ne le doit pas.

C’est l’intérieur d’une fleur encore close,c’est une blancheur dans l’ombre, c’est la cellule intime d’un lisfermé qui ne doit pas être regardé par l’homme tant qu’il n’a pasété regardé par le soleil. La femme en bouton est sacrée. Ce litinnocent qui se découvre, cette adorable demi-nudité qui a peurd’elle-même, ce pied blanc qui se réfugie dans une pantoufle, cettegorge qui se voile devant un miroir comme si ce miroir était uneprunelle, cette chemise qui se hâte de remonter et de cacherl’épaule pour un meuble qui craque ou pour une voiture qui passe,ces cordons noués, ces agrafes accrochées, ces lacets tirés, cestressaillements, ces petits frissons de froid et de pudeur, ceteffarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquiétudepresque ailée là où rien n’est à craindre, les phases successivesdu vêtement aussi charmantes que les nuages de l’aurore, il ne siedpoint que tout cela soit raconté, et c’est déjà trop del’indiquer.

L’œil de l’homme doit être plus religieuxencore devant le lever d’une jeune fille que devant le lever d’uneétoile. La possibilité d’atteindre doit tourner en augmentation derespect. Le duvet de la pêche, la cendre de la prune, le cristalradié de la neige, l’aile du papillon poudrée de plumes, sont deschoses grossières auprès de cette chasteté qui ne sait pas mêmequ’elle est chaste. La jeune fille n’est qu’une lueur de rêve etn’est pas encore une statue. Son alcôve est cachée dans la partiesombre de l’idéal. L’indiscret toucher du regard brutalise cettevague pénombre. Ici, contempler, c’est profaner.

Nous ne montrerons donc rien de tout ce suavepetit remue-ménage du réveil de Cosette.

Un conte d’orient dit que la rose avait étéfaite par Dieu blanche, mais qu’Adam l’ayant regardée au moment oùelle s’entrouvrait, elle eut honte et devint rose. Nous sommes deceux qui se sentent interdits devant les jeunes filles et lesfleurs, les trouvant vénérables.

Cosette s’habilla bien vite, se peigna, secoiffa, ce qui était fort simple en ce temps-là où les femmesn’enflaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec des coussinetset des tonnelets et ne mettaient point de crinolines dans leurscheveux. Puis elle ouvrit la fenêtre et promena ses yeux partoutautour d’elle, espérant découvrir quelque peu de la rue, un anglede maison, un coin de pavés, et pouvoir guetter là Marius. Mais onne voyait rien du dehors. L’arrière-cour était enveloppée de mursassez hauts, et n’avait pour échappée que quelques jardins. Cosettedéclara ces jardins hideux ; pour la première fois de sa vieelle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau ducarrefour eût été bien mieux son affaire. Elle prit le parti deregarder le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait veniraussi de là.

Subitement, elle fondit en larmes. Non que cefût mobilité d’âme ; mais, des espérances coupéesd’accablement, c’était sa situation. Elle sentit confusément on nesait quoi d’horrible. Les choses passent dans l’air en effet. Ellese dit qu’elle n’était sûre de rien, que se perdre de vue, c’étaitse perdre ; et l’idée que Marius pourrait bien lui revenir duciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

Puis, tels sont ces nuages, le calme luirevint, et l’espoir, et une sorte de sourire inconscient, maisconfiant en Dieu.

Tout le monde était encore couché dans lamaison. Un silence provincial régnait. Aucun volet n’était poussé.La loge du portier était fermée. Toussaint n’était pas levée, etCosette pensa tout naturellement que son père dormait. Il fallaitqu’elle eût bien souffert, et qu’elle souffrit bien encore, carelle se disait que son père avait été méchant ; mais ellecomptait sur Marius. L’éclipse d’une telle lumière était décidémentimpossible. Elle pria. Par instants elle entendait à une certainedistance des espèces de secousses sourdes, et elle disait :C’est singulier qu’on ouvre et qu’on ferme les portes cochères desi bonne heure. C’étaient les coups de canon qui battaient labarricade.

Il y avait, à quelques pieds au-dessous de lacroisée de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur, unnid de martinets ; l’encorbellement de ce nid faisait un peusaillie au-delà de la corniche si bien que d’en haut on pouvaitvoir le dedans de ce petit paradis. La mère y était, ouvrant sesailes en éventail sur sa couvée ; le père voletait, s’enallait, puis revenait, rapportant dans son bec de la nourriture etdes baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse, la grandeloi Multipliez était là souriante et auguste, et ce doux mystères’épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux dansle soleil, l’âme dans les chimères, éclairée par l’amour au dedanset par l’aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sanspresque oser s’avouer qu’elle pensait en même temps à Marius, semit à regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cettefemelle, cette mère et ces petits, avec le profond trouble qu’unnid donne à une vierge.

Chapitre XI – Le coup de fusil qui nemanque rien et qui ne tue personne

Le feu des assaillants continuait. Lamousqueterie et la mitraille alternaient, sans grand ravage à lavérité. Le haut de la façade de Corinthe souffrait seul ; lacroisée du premier étage et les mansardes du toit, criblées dechevrotines et de biscayens, se déformaient lentement. Lescombattants qui s’y étaient postés avaient dû s’effacer. Du reste,ceci est une tactique de l’attaque des barricades ; tiraillerlongtemps, afin d’épuiser les munitions des insurgés, s’ils font lafaute de répliquer. Quand on s’aperçoit, au ralentissement de leurfeu, qu’ils n’ont plus ni balles ni poudre, on donne l’assaut.Enjolras n’était pas tombé dans ce piège ; la barricade neripostait point.

À chaque feu de peloton, Gavroche se gonflaitla joue avec sa langue, signe de haut dédain.

– C’est bon, disait-il, déchirez de latoile. Nous avons besoin de charpie.

Courfeyrac interpellait la mitraille sur sonpeu d’effet et disait au canon :

– Tu deviens diffus, mon bonhomme.

Dans la bataille on s’intrigue comme au bal.Il est probable que ce silence de la redoute commençait à inquiéterles assiégeants et à leur faire craindre quelque incidentinattendu, et qu’ils sentirent le besoin de voir clair à travers cetas de pavés et de savoir ce qui se passait derrière cette murailleimpassible qui recevait les coups sans y répondre. Les insurgésaperçurent subitement un casque qui brillait au soleil sur un toitvoisin. Un pompier était adossé à une haute cheminée et semblait làen sentinelle. Son regard plongeait à pic dans la barricade.

– Voilà un surveillant gênant, ditEnjolras.

Jean Valjean avait rendu la carabined’Enjolras, mais il avait son fusil.

Sans dire un mot, il ajusta le pompier, et,une seconde après, le casque, frappé d’une balle, tombaitbruyamment dans la rue. Le soldat effaré se hâta dedisparaître.

Un deuxième observateur prit sa place.Celui-ci était un officier. Jean Valjean, qui avait rechargé sonfusil, ajusta le nouveau venu, et envoya le casque de l’officierrejoindre le casque du soldat. L’officier n’insista pas, et seretira très vite. Cette fois l’avis fut compris. Personne nereparut sur le toit ; et l’on renonça à espionner labarricade.

– Pourquoi n’avez-vous pas tuél’homme ? demanda Bossuet à Jean Valjean.

Jean Valjean ne répondit pas.

Chapitre XII – Le désordre partisan del’ordre

Bossuet murmura à l’oreille deCombeferre :

– Il n’a pas répondu à ma question.

– C’est un homme qui fait de la bonté àcoups de fusil, dit Combeferre.

Ceux qui ont gardé quelque souvenir de cetteépoque déjà lointaine savent que la garde nationale de la banlieueétait vaillante contre les insurrections. Elle fut particulièrementacharnée et intrépide aux journées de juin 1832. Tel bon cabaretierde Pantin, des Vertus[16] ou de laCunette, dont l’émeute faisait chômer« l’établissement », devenait léonin en voyant sa sallede danse déserte, et se faisait tuer pour sauver l’ordre représentépar la guinguette. Dans ce temps à la fois bourgeois et héroïque,en présence des idées qui avaient leurs chevaliers, les intérêtsavaient leurs paladins. Le prosaïsme du mobile n’ôtait rien à labravoure du mouvement. La décroissance d’une pile d’écus faisaitchanter à des banquiers la Marseillaise. On versaitlyriquement son sang pour le comptoir ; et l’on défendait avecun enthousiasme lacédémonien la boutique, cet immense diminutif dela patrie.

Au fond, disons-le, il n’y avait rien danstout cela que de très sérieux. C’étaient les éléments sociaux quientraient en lutte, en attendant le jour où ils entreront enéquilibre.

Un autre signe de ce temps, c’était l’anarchiemêlée au gouvernementalisme (nom barbare du parti correct). Onétait pour l’ordre avec indiscipline. Le tambour battaitinopinément, sur le commandement de tel colonel de la gardenationale, des rappels de caprice ; tel capitaine allait aufeu par inspiration ; tel garde national se battait« d’idée », et pour son propre compte. Dans les minutesde crise, dans les « journées », on prenait conseil moinsde ses chefs que de ses instincts. Il y avait dans l’armée del’ordre de véritables guérilleros, les uns d’épée comme Fannicot,les autres de plume comme Henri Fonfrède.

La civilisation, malheureusement représentée àcette époque plutôt par une agrégation d’intérêts que par un groupede principes, était ou se croyait en péril ; elle poussait lecri d’alarme ; chacun, se faisant centre, la défendait, lasecourait et la protégeait, à sa tête ; et le premier venuprenait sur lui de sauver la société.

Le zèle parfois allait jusqu’àl’extermination. Tel peloton de gardes nationaux se constituait deson autorité privée conseil de guerre, et jugeait et exécutait encinq minutes un insurgé prisonnier. C’est une improvisation decette sorte qui avait tué Jean Prouvaire. Féroce loi de Lynch,qu’aucun parti n’a le droit de reprocher aux autres, car elle estappliquée par la république en Amérique comme par la monarchie enEurope. Cette loi de Lynch se compliquait de méprises. Un jourd’émeute, un jeune poète, nommé Paul-Aimé Garnier[17], fut poursuivi place Royale, labayonnette aux reins, et n’échappa qu’en se réfugiant sous la portecochère du numéro 6. On criait : – En voilà encore un deces Saint-Simoniens ! et l’on voulait le tuer. Or, ilavait sous le bras un volume des mémoires du duc deSaint-Simon. Un garde national avait lu sur ce livre lemot : Saint-Simon, et avait crié : À mort !

Le 6 juin 1832, une compagnie de gardesnationaux de la banlieue, commandée par le capitaine Fannicot,nommé plus haut, se fit, par fantaisie et bon plaisir, décimer ruede la Chanvrerie. Le fait, si singulier qu’il soit, a été constatépar l’instruction judiciaire ouverte à la suite de l’insurrectionde 1832. Le capitaine Fannicot, bourgeois impatient et hardi,espèce de condottiere de l’ordre, de ceux que nous venons decaractériser, gouvernementaliste fanatique et insoumis, ne putrésister à l’attrait de faire feu avant l’heure et à l’ambition deprendre la barricade à lui tout seul, c’est-à-dire avec sacompagnie. Exaspéré par l’apparition successive du drapeau rouge etdu vieil habit qu’il prit pour le drapeau noir, il blâmait touthaut les généraux et les chefs de corps, lesquels tenaient conseil,ne jugeaient pas que le moment de l’assaut décisif fût venu, etlaissaient, suivant une expression célèbre de l’un d’eux,« l’insurrection cuire dans son jus ». Quant à lui, iltrouvait la barricade mûre, et, comme ce qui est mûr doit tomber,il essaya.

Il commandait à des hommes résolus comme lui,« à des enragés », a dit un témoin. Sa compagnie,celle-là même qui avait fusillé le poète Jean Prouvaire, était lapremière du bataillon posté à l’angle de la rue. Au moment où l’ons’y attendait le moins, le capitaine lança ses hommes contre labarricade. Ce mouvement, exécuté avec plus de bonne volonté que destratégie, coûta cher à la compagnie Fannicot. Avant qu’elle fûtarrivée aux deux tiers de la rue, une décharge générale de labarricade l’accueillit. Quatre, les plus audacieux, qui couraienten tête, furent foudroyés à bout portant au pied même de laredoute, et cette courageuse cohue de gardes nationaux, gens trèsbraves, mais qui n’avaient point la ténacité militaire, dut sereplier, après quelque hésitation, en laissant quinze cadavres surle pavé. L’instant d’hésitation donna aux insurgés le temps derecharger les armes, et une seconde décharge, très meurtrière,atteignit la compagnie avant qu’elle eût pu regagner l’angle de larue, son abri. Un moment, elle fut prise entre deux mitrailles, etelle reçut la volée de la pièce en batterie qui, n’ayant pasd’ordre, n’avait pas discontinué son feu. L’intrépide et imprudentFannicot fut un des morts de cette mitraille. Il fut tué par lecanon, c’est-à-dire par l’ordre.

Cette attaque, plus furieuse que sérieuse,irrita Enjolras.

– Les imbéciles ! dit-il. Ils fonttuer leurs hommes, et ils nous usent nos munitions, pour rien.

Enjolras parlait comme un vrai générald’émeute qu’il était. L’insurrection et la répression ne luttentpoint à armes égales. L’insurrection, promptement épuisable, n’aqu’un nombre de coups à tirer et qu’un nombre de combattants àdépenser. Une giberne vidée, un homme tué, ne se remplacent pas. Larépression, ayant l’armée, ne compte pas les hommes, et, ayantVincennes, ne compte pas les coups. La répression a autant derégiments que la barricade a d’hommes, et autant d’arsenaux que labarricade a de cartouchières. Aussi sont-ce là des luttes d’uncontre cent, qui finissent toujours par l’écrasement desbarricades ; à moins que la révolution, surgissantbrusquement, ne vienne jeter dans la balance son flamboyant glaived’archange. Cela arrive. Alors tout se lève, les pavés entrent enbouillonnement, les redoutes populaires pullulent, Paris tressaillesouverainement, le quid divinum[18] sedégage, un 10 août est dans l’air, un 29 juillet est dans l’air,une prodigieuse lumière apparaît, la gueule béante de la forcerecule, et l’armée, ce lion, voit devant elle, debout ettranquille, ce prophète, la France.

Chapitre XIII – Lueurs qui passent

Dans le chaos de sentiments et de passions quidéfendent une barricade, il y a de tout ; il y a de labravoure, de la jeunesse, du point d’honneur, de l’enthousiasme, del’idéal, de la conviction, de l’acharnement de joueur, et surtout,des intermittences d’espoir.

Une de ces intermittences, un de ces vaguesfrémissements d’espérance traversa subitement, à l’instant le plusinattendu, la barricade de la Chanvrerie.

– Écoutez, s’écria brusquement Enjolrastoujours aux aguets, il me semble que Paris s’éveille.

Il est certain que, dans la matinée du 6 juin,l’insurrection eut, pendant une heure ou deux, une certainerecrudescence. L’obstination du tocsin de Saint-Merry ranimaquelques velléités. Rue du Poirier, rue des Gravilliers, desbarricades s’ébauchèrent. Devant la porte Saint-Martin, un jeunehomme, armé d’une carabine, attaqua seul un escadron de cavalerie.À découvert, en plein boulevard, il mit un genou à terre, épaulason arme, tira, tua le chef d’escadron, et se retourna endisant : En voilà encore un qui ne nous fera plus demal. Il fut sabré. Rue Saint-Denis, une femme tirait sur lagarde municipale de derrière une jalousie baissée. On voyait àchaque coup trembler les feuilles de la jalousie. Un enfant dequatorze ans fut arrêté rue de la Cossonnerie avec ses pochespleines de cartouches. Plusieurs postes furent attaqués. À l’entréede la rue Bertin-Poirée, une fusillade très vive et tout à faitimprévue accueillit un régiment de cuirassiers, en tête duquelmarchait le général Cavaignac de Baragne. Rue Planche-Mibray, onjeta du haut des toits sur la troupe de vieux tessons de vaisselleet des ustensiles de ménage ; mauvais signe ; et quand onrendit compte de ce fait au maréchal Soult, le vieux lieutenant deNapoléon devint rêveur, se rappelant le mot de Suchet àSaragosse : Nous sommes perdus quand les vieilles femmesnous vident leur pot de chambre sur la tête.

Ces symptômes généraux qui se manifestaient aumoment où l’on croyait l’émeute localisée, cette fièvre de colèrequi reprenait le dessus, ces flammèches qui volaient çà et làau-dessus de ces masses profondes de combustible qu’on nomme lesfaubourgs de Paris, tout cet ensemble inquiéta les chefsmilitaires. On se hâta d’éteindre ces commencements d’incendie. Onretarda, jusqu’à ce que ces pétillements fussent étouffés,l’attaque des barricades Maubuée, de la Chanvrerie et deSaint-Merry, afin de n’avoir plus affaire qu’à elles, et de pouvoirtout finir d’un coup. Des colonnes furent lancées dans les rues enfermentation, balayant les grandes, sondant les petites, à droite,à gauche, tantôt avec précaution et lentement, tantôt au pas decharge. La troupe enfonçait les portes des maisons d’où l’on avaittiré ; en même temps des manœuvres de cavalerie dispersaientles groupes des boulevards. Cette répression ne se fit pas sansrumeur et sans ce fracas tumultueux propre aux chocs d’armée et depeuple. C’était là ce qu’Enjolras, dans les intervalles de lacanonnade et de la mousqueterie, saisissait. En outre, il avait vuau bout de la rue passer des blessés sur des civières, et il disaità Courfeyrac : – Ces blessés-là ne viennent pas de cheznous.

L’espoir dura peu ; la lueur s’éclipsavite. En moins d’une demi-heure, ce qui était dans l’airs’évanouit, ce fut comme un éclair sans foudre, et les insurgéssentirent retomber sur eux cette espèce de chape de plomb quel’indifférence du peuple jette sur les obstinés abandonnés.

Le mouvement général qui semblait s’êtrevaguement dessiné avait avorté ; et l’attention du ministre dela guerre et la stratégie des généraux pouvaient se concentrermaintenant sur les trois ou quatre barricades restées debout.

Le soleil montait sur l’horizon.

Un insurgé interpella Enjolras :

– On a faim ici. Est-ce que vraiment nousallons mourir comme ça sans manger ?

Enjolras, toujours accoudé à son créneau, sansquitter des yeux l’extrémité de la rue, fit un signe de têteaffirmatif.

Chapitre XIV – Où on lira le nom de lamaîtresse d’Enjolras

Courfeyrac, assis sur un pavé à côtéd’Enjolras, continuait d’insulter le canon, et chaque fois quepassait, avec son bruit monstrueux, cette sombre nuée deprojectiles qu’on appelle la mitraille, il l’accueillait par unebouffée d’ironie.

– Tu t’époumones, mon pauvre vieuxbrutal, tu me fais de la peine, tu perds ton vacarme. Ce n’est pasdu tonnerre, ça. C’est de la toux.

Et l’on riait autour de lui.

Courfeyrac et Bossuet, dont la vaillante bellehumeur croissait avec le péril, remplaçaient, comme madame Scarron,la nourriture par la plaisanterie, et, puisque le vin manquait,versaient à tous de la gaîté.

– J’admire Enjolras, disait Bossuet. Satémérité impassible m’émerveille. Il vit seul, ce qui le rendpeut-être un peu triste ; Enjolras se plaint de sa grandeurqui l’attache au veuvage. Nous autres, nous avons tous plus oumoins des maîtresses qui nous rendent fous, c’est-à-dire braves.Quand on est amoureux comme un tigre, c’est bien le moins qu’on sebatte comme un lion. C’est une façon de nous venger des traits quenous font mesdames nos grisettes. Roland se fait tuer pour fairebisquer Angélique[19]. Tousnos héroïsmes viennent de nos femmes. Un homme sans femme, c’est unpistolet sans chien ; c’est la femme qui fait partir l’homme.Eh bien, Enjolras n’a pas de femme. Il n’est pas amoureux, et iltrouve le moyen d’être intrépide. C’est une chose inouïe qu’onpuisse être froid comme la glace et hardi comme le feu.

Enjolras ne paraissait pas écouter, maisquelqu’un qui eût été près de lui l’eût entendu murmurer àdemi-voix : Patria.

Bossuet riait encore quand Courfeyracs’écria :

– Du nouveau !

Et, prenant une voix d’huissier qui annonce,il ajouta :

– Je m’appelle Pièce de Huit.

En effet, un nouveau personnage venaitd’entrer en scène. C’était une deuxième bouche à feu.

Les artilleurs firent rapidement la manœuvrede force, et mirent cette seconde pièce en batterie près de lapremière.

Ceci ébauchait le dénoûment.

Quelques instants après, les deux pièces,vivement servies, tiraient de front contre la redoute ; lesfeux de peloton de la ligne et de la banlieue soutenaientl’artillerie.

On entendait une autre canonnade à quelquedistance. En même temps que deux pièces s’acharnaient sur laredoute de la rue de la Chanvrerie, deux autres bouches à feu,braquées, l’une rue Saint-Denis, l’autre rue Aubry-le-Boucher,criblaient la barricade Saint-Merry. Les quatre canons se faisaientlugubrement écho.

Les aboiements des sombres chiens de la guerrese répondaient.

Des deux pièces qui battaient maintenant labarricade de la rue de la Chanvrerie, l’une tirait à mitraille,l’autre à boulet.

La pièce qui tirait à boulet était pointée unpeu haut et le tir était calculé de façon que le boulet frappait lebord extrême de l’arête supérieure de la barricade, l’écrêtait, etémiettait les pavés sur les insurgés en éclats de mitraille.

Ce procédé de tir avait pour but d’écarter lescombattants du sommet de la redoute, et de les contraindre à sepelotonner dans l’intérieur ; c’est-à-dire que cela annonçaitl’assaut.

Une fois les combattants chassés du haut de labarricade par le boulet et des fenêtres du cabaret par lamitraille, les colonnes d’attaque pourraient s’aventurer dans larue sans être visées, peut-être même sans être aperçues, escaladerbrusquement la redoute, comme la veille au soir, et, quisait ? la prendre par surprise.

– Il faut absolument diminuerl’incommodité de ces pièces, dit Enjolras, et il cria :« Feu sur les artilleurs ! »

Tous étaient prêts. La barricade, qui setaisait depuis si longtemps, fit feu éperdument, sept ou huitdécharges se succédèrent avec une sorte de rage et de joie, la rues’emplit d’une fumée aveuglante, et, au bout de quelques minutes, àtravers cette brume toute rayée de flamme, on put distinguerconfusément les deux tiers des artilleurs couchés sous les rouesdes canons. Ceux qui étaient restés debout continuaient de servirles pièces avec une tranquillité sévère ; mais le feu étaitralenti.

– Voilà qui va bien, dit Bossuet àEnjolras. Succès.

Enjolras hocha la tête et répondit :

– Encore un quart d’heure de ce succès,et il n’y aura plus dix cartouches dans la barricade.

Il paraît que Gavroche entendit ce mot.

Chapitre XV – Gavroche dehors

Courfeyrac tout à coup aperçut quelqu’un aubas de la barricade, dehors, dans la rue, sous les balles.

Gavroche avait pris un panier à bouteilles,dans le cabaret, était sorti par la coupure, et était paisiblementoccupé à vider dans son panier les gibernes pleines de cartouchesdes gardes nationaux tués sur le talus de la redoute.

– Qu’est-ce que tu fais là ? ditCourfeyrac.

Gavroche leva le nez :

– Citoyen, j’emplis mon panier.

– Tu ne vois donc pas lamitraille ?

Gavroche répondit :

– Eh bien, il pleut. Après ?

Courfeyrac cria :

– Rentre !

– Tout à l’heure, fit Gavroche.

Et, d’un bond, il s’enfonça dans la rue.

On se souvient que la compagnie Fannicot, ense retirant, avait laissé derrière elle une traînée decadavres.

Une vingtaine de morts gisaient çà et là danstoute la longueur de la rue sur le pavé. Une vingtaine de gibernespour Gavroche. Une provision de cartouches pour la barricade.

La fumée était dans la rue comme unbrouillard. Quiconque a vu un nuage tombé dans une gorge demontagnes entre deux escarpements à pic, peut se figurer cettefumée resserrée et comme épaissie par deux sombres lignes de hautesmaisons. Elle montait lentement et se renouvelait sans cesse ;de là un obscurcissement graduel qui blêmissait même le plein jour.C’est à peine si, d’un bout à l’autre de la rue, pourtant fortcourte, les combattants s’apercevaient.

Cet obscurcissement, probablement voulu etcalculé par les chefs qui devaient diriger l’assaut de labarricade, fut utile à Gavroche.

Sous les plis de ce voile de fumée, et grâce àsa petitesse, il put s’avancer assez loin dans la rue sans être vu.Il dévalisa les sept ou huit premières gibernes sans granddanger.

Il rampait à plat ventre, galopait à quatrepattes, prenait son panier aux dents, se tordait, glissait,ondulait, serpentait d’un mort à l’autre, et vidait la giberne oula cartouchière comme un singe ouvre une noix.

De la barricade, dont il était encore assezprès, on n’osait lui crier de revenir, de peur d’appelerl’attention sur lui.

Sur un cadavre, qui était un caporal, iltrouva une poire à poudre.

– Pour la soif, dit-il, en la mettantdans sa poche.

À force d’aller en avant, il parvint au pointoù le brouillard de la fusillade devenait transparent.

Si bien que les tirailleurs de la ligne rangéset à l’affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de labanlieue massés à l’angle de la rue, se montrèrent soudainementquelque chose qui remuait dans la fumée.

Au moment où Gavroche débarrassait de sescartouches un sergent gisant près d’une borne, une balle frappa lecadavre.

– Fichtre ! fit Gavroche. Voilàqu’on me tue mes morts.

Une deuxième balle fit étinceler le pavé àcôté de lui. Une troisième renversa son panier.

Gavroche regarda, et vit que cela venait de labanlieue.

Il se dressa tout droit, debout, les cheveuxau vent, les mains sur les hanches, l’œil fixé sur les gardesnationaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,

C’est la faute à Voltaire,

Et bête à Palaiseau,

C’est la faute à Rousseau[20].

Puis il ramassa son panier, y remit, sans enperdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et,avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Làune quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :

Je ne suis pas notaire,

C’est la faute à Voltaire,

Je suis petit oiseau,

C’est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer delui un troisième couplet :

Joie est mon caractère,

C’est la faute à Voltaire,

Misère est mon trousseau,

C’est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

Le spectacle était épouvantable et charmant.Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air des’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Ilrépondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sanscesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldatsriaient en l’ajustant. Il se couchait, puis se redressait,s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait,reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille pardes pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait lesgibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletantsd’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ;lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas unhomme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le naininvulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il étaitplus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu decache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde duspectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plustraître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. Onvit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricadepoussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans cepygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour legéant toucher la terre ; Gavroche n’était tombé que pour seredresser ; il resta assis sur son séant, un long filet desang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda ducôté d’où était venu le coup, et se mit à chanter.

Je suis tombé par terre,

C’est la faute à Voltaire,

Le nez dans le ruisseau,

C’est la faute à…

Il n’acheva point. Une seconde balle du mêmetireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre lepavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait des’envoler.

Chapitre XVI – Comment de frère ondevient père

Il y avait en ce moment-là même dans le jardindu Luxembourg – car le regard du drame doit être présent partout, –deux enfants qui se tenaient par la main. L’un pouvait avoir septans, l’autre cinq. La pluie les ayant mouillés, ils marchaient dansles allées du côté du soleil ; l’aîné conduisait lepetit ; ils étaient en haillons et pâles ; ils avaient unair d’oiseaux fauves. Le plus petit disait : J’ai bienfaim.

L’aîné, déjà un peu protecteur, conduisait sonfrère de la main gauche et avait une baguette dans sa maindroite.

Ils étaient seuls dans le jardin. Le jardinétait désert, les grilles étaient fermées par mesure de police àcause de l’insurrection. Les troupes qui y avaient bivouaqué enétaient sorties pour les besoins du combat.

Comment ces enfants étaient-ils là ?Peut-être s’étaient-ils évadés de quelque corps de gardeentrebâillé ; peut-être aux environs, à la barrière d’Enfer,ou sur l’esplanade de l’Observatoire, ou dans le carrefour voisindominé par le fronton où on lit : invenerunt parvulumpannis involutum[21], y avait-il quelque baraque desaltimbanques dont ils s’étaient enfuis ; peut-êtreavaient-ils, la veille au soir, trompé l’œil des inspecteurs dujardin à l’heure de la clôture, et avaient-ils passé la nuit dansquelqu’une de ces guérites où on lit les journaux ? Le faitest qu’ils étaient errants et qu’ils semblaient libres. Être errantet sembler libre, c’est être perdu. Ces pauvres petits étaientperdus en effet.

Ces deux enfants étaient ceux-là mêmes dontGavroche avait été en peine, et que le lecteur se rappelle[22]. Enfants des Thénardier, en locationchez la Magnon, attribués à M. Gillenormand, et maintenantfeuilles tombées de toutes ces branches sans racines, et rouléessur la terre par le vent.

Leurs vêtements, propres du temps de la Magnonet qui lui servaient de prospectus vis-à-vis deM. Gillenormand, étaient devenus guenilles.

Ces êtres appartenaient désormais à lastatistique des « Enfants Abandonnés » que la policeconstate, ramasse, égare et retrouve sur le pavé de Paris.

Il fallait le trouble d’un tel jour pour queces petits misérables fussent dans ce jardin. Si les surveillantsles eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. Les petitspauvres n’entrent pas dans les jardins publics : pourtant ondevrait songer que, comme enfants, ils ont droit aux fleurs.

Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées.Ils étaient en contravention. Ils s’étaient glissés dans le jardin,et ils y étaient restés. Les grilles fermées ne donnent pas congéaux inspecteurs, la surveillance est censée continuer, mais elles’amollit et se repose ; et les inspecteurs, émus eux aussipar l’anxiété publique et plus occupés du dehors que du dedans, neregardaient plus le jardin, et n’avaient pas vu les deuxdélinquants.

Il avait plu la veille, et même un peu lematin. Mais en juin les ondées ne comptent pas. C’est à peine sil’on s’aperçoit, une heure après un orage, que cette belle journéeblonde a pleuré. La terre en été est aussi vite sèche que la joued’un enfant.

À cet instant du solstice, la lumière du pleinmidi est, pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elles’applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. Ondirait que le soleil a soif. Une averse est un verre d’eau ;une pluie est tout de suite bue. Le matin tout ruisselait,l’après-midi tout poudroie.

Rien n’est admirable comme une verduredébarbouillée par la pluie et essuyée par le rayon ; c’est dela fraîcheur chaude. Les jardins et les prairies, ayant de l’eaudans leurs racines et du soleil dans leurs fleurs, deviennent descassolettes d’encens et fument de tous leurs parfums à la fois.Tout rit, chante et s’offre. On se sent doucement ivre. Leprintemps est un paradis provisoire ; le soleil aide à fairepatienter l’homme.

Il y a des êtres qui n’en demandent pasdavantage ; vivants qui, ayant l’azur du ciel, disent :c’est assez ! songeurs absorbés dans le prodige, puisant dansl’idolâtrie de la nature l’indifférence du bien et du mal,contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l’homme, qui necomprennent pas qu’on s’occupe de la faim de ceux-ci, de la soif deceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courburelymphatique d’une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, ducachot, et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand onpeut rêver sous les arbres ; esprits paisibles et terribles,impitoyablement satisfaits. Chose étrange, l’infini leur suffit. Cegrand besoin de l’homme, le fini, qui admet l’embrassement, ilsl’ignorent. Le fini, qui admet le progrès, ce travail sublime, ilsn’y songent pas. L’indéfini, qui naît de la combinaison humaine etdivine de l’infini et du fini, leur échappe. Pourvu qu’ils soientface à face avec l’immensité, ils sourient. Jamais la joie,toujours l’extase. S’abîmer, voilà leur vie. L’histoire del’humanité pour eux n’est qu’un plan parcellaire ; Tout n’yest pas ; le vrai Tout reste en dehors ; à quoi bons’occuper de ce détail, l’homme ? L’homme souffre, c’estpossible ; mais regardez donc Aldebaran qui se lève ! Lamère n’a plus de lait, le nouveau-né se meurt, je n’en sais rien,mais considérez donc cette rosace merveilleuse que fait unerondelle de l’aubier du sapin examinée au microscope !comparez-moi la plus belle malines à cela ! Ces penseursoublient d’aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de lesempêcher de voir l’enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l’âme.C’est là une famille d’esprits, à la fois petits et grands. Horaceen était, Gœthe en était, La Fontaine peut-être ; magnifiqueségoïstes de l’infini, spectateurs tranquilles de la douleur, qui nevoient pas Néron s’il fait beau, auxquels le soleil cache lebûcher, qui regarderaient guillotiner en y cherchant un effet delumière, qui n’entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, nile tocsin, pour qui tout est bien puisqu’il y a le mois de mai,qui, tant qu’il y aura des nuages de pourpre et d’or au-dessus deleur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à êtreheureux jusqu’à épuisement du rayonnement des astres et du chantdes oiseaux.

Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne sedoutent pas qu’ils sont à plaindre. Certes, ils le sont. Qui nepleure pas ne voit pas. Il faut les admirer et les plaindre, commeon plaindrait et comme on admirerait un être à la fois nuit et jourqui n’aurait pas d’yeux sous les sourcils et qui aurait un astre aumilieu du front.

L’indifférence de ces penseurs, c’est là,selon quelques-uns, une philosophie supérieure. Soit ; maisdans cette supériorité il y a de l’infirmité. On peut être immortelet boiteux ; témoin Vulcain. On peut être plus qu’homme etmoins qu’homme. L’incomplet immense est dans la nature. Qui sait sile soleil n’est pas un aveugle ?

Mais alors, quoi ! à qui se fier ?Solem quis dicere falsum audeat[23] ?Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains,des hommes astres, pourraient se tromper ? Ce qui est là-haut,au faîte, au sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant declarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas ? Celan’est-il pas désespérant ? Non. Mais qu’y a-t-il doncau-dessus du soleil ? Le dieu.

Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, leLuxembourg, solitaire et dépeuplé, était charmant. Les quinconceset les parterres s’envoyaient dans la lumière des baumes et deséblouissements. Les branches, folles à la clarté de midi,semblaient chercher à s’embrasser. Il y avait dans les sycomores untintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient, lespique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petitscoups de bec dans les trous de l’écorce. Les plates-bandesacceptaient la royauté légitime des lys ; le plus auguste desparfums, c’est celui qui sort de la blancheur. On respirait l’odeurpoivrée des œillets. Les vieilles corneilles de Marie de Médicisétaient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait,empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre chose quetoutes les variétés de la flamme, faites fleurs. Tout autour desbancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de cesfleurs flammes. Tout était grâce et gaîté, même la pluieprochaine ; cette récidive, dont les muguets et leschèvrefeuilles devaient profiter, n’avait rien d’inquiétant ;les hirondelles faisaient la charmante menace de voler bas. Quiétait là aspirait du bonheur ; la vie sentait bon ; toutecette nature exhalait la candeur, le secours, l’assistance, lapaternité, la caresse, l’aurore. Les pensées qui tombaient du cielétaient douces comme une petite main d’enfant qu’on baise.

Les statues sous les arbres, nues et blanches,avaient des robes d’ombre trouées de lumière ; ces déessesétaient toutes déguenillées de soleil ; il leur pendait desrayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la terre étaitdéjà séchée au point d’être presque brûlée. Il faisait assez devent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière.Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, sepoursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer.

L’abondance de la clarté avait on ne sait quoide rassurant. Vie, sève, chaleur, effluves, débordaient ; onsentait sous la création l’énormité de la source ; dans tousces souffles pénétrés d’amour, dans ce va-et-vient deréverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse dépense derayons, dans ce versement indéfini d’or fluide, on sentait laprodigalité de l’inépuisable ; et, derrière cette splendeurcomme derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, cemillionnaire d’étoiles.

Grâce au sable, il n’y avait pas une tache deboue ; grâce à la pluie, il n’y avait pas un grain de cendre.Les bouquets venaient de se laver ; tous les velours, tous lessatins, tous les vernis, tous les ors, qui sortent de la terre sousforme de fleurs, étaient irréprochables. Cette magnificence étaitpropre. Le grand silence de la nature heureuse emplissait lejardin. Silence céleste compatible avec mille musiques,roucoulements de nids, bourdonnements d’essaims, palpitations duvent. Toute l’harmonie de la saison s’accomplissait dans ungracieux ensemble ; les entrées et les sorties du printempsavaient lieu dans l’ordre voulu ; les lilas finissaient, lesjasmins commençaient ; quelques fleurs étaient attardées,quelques insectes en avance ; l’avant-garde des papillonsrouges de juin fraternisait avec l’arrière-garde des papillonsblancs de mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusaitdes ondulations dans l’énormité magnifique des marronniers. C’étaitsplendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à traversla grille disait : Voilà le printemps au port d’armes et engrande tenue.

Toute la nature déjeunait ; la créationétait à table ; c’était l’heure ; la grande nappe bleueétait mise au ciel et la grande nappe verte sur la terre ; lesoleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaqueêtre avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis,le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron,le rouge-gorge trouvait des vers, l’abeille trouvait des fleurs, lamouche trouvait des infusoires, le verdier trouvait des mouches. Onse mangeait bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystèredu mal mêlé au bien ; mais pas une bête n’avait l’estomacvide.

Les deux petits abandonnés étaient parvenusprès du grand bassin, et, un peu troublés par toute cette lumière,ils tâchaient de se cacher, instinct du pauvre et du faible devantla magnificence, même impersonnelle ; et ils se tenaientderrière la baraque des cygnes.

Çà et là, par intervalles, quand le ventdonnait, on entendait confusément des cris, une rumeur, des espècesde râles tumultueux qui étaient des fusillades, et des frappementssourds qui étaient des coups de canon. Il y avait de la fuméeau-dessus des toits du côté des halles. Une cloche, qui avait l’aird’appeler, sonnait au loin.

Ces enfants ne semblaient pas percevoir cesbruits. Le petit répétait de temps en temps à demi-voix : J’aifaim.

Presque au même instant que les deux enfants,un autre couple s’approchait du grand bassin. C’était un bonhommede cinquante ans qui menait par la main un bonhomme de six ans.Sans doute le père avec son fils. Le bonhomme de six ans tenait unegrosse brioche.

À cette époque, de certaines maisonsriveraines, rue Madame et rue d’Enfer, avaient une clef duLuxembourg dont jouissaient les locataires quand les grillesétaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père et ce filssortaient sans doute d’une de ces maisons-là.

Les deux petits pauvres regardèrent venir ce« monsieur » et se cachèrent un peu plus.

Celui-ci était un bourgeois. Le même[24] peut-être qu’un jour Marius, à traverssa fièvre d’amour, avait entendu, près de ce même grand bassin,conseillant à son fils « d’éviter les excès ». Il avaitl’air affable et altier, et une bouche qui, ne se fermant pas,souriait toujours. Ce sourire mécanique, produit par trop demâchoire et trop peu de peau, montre les dents plutôt que l’âme.L’enfant, avec sa brioche mordue qu’il n’achevait pas, semblaitgavé. L’enfant était vêtu en garde national à cause de l’émeute, etle père était resté habillé en bourgeois à cause de laprudence.

Le père et le fils s’étaient arrêtés près dubassin où s’ébattaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissaitavoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur ressemblaiten ce sens qu’il marchait comme eux.

Pour l’instant les cygnes nageaient, ce quiest leur talent principal, et ils étaient superbes.

Si les deux petits pauvres eussent écouté eteussent été d’âge à comprendre, ils eussent pu recueillir lesparoles d’un homme grave. Le père disait au fils :

– Le sage vit content de peu.Regarde-moi, mon fils. Je n’aime pas le faste. Jamais on ne me voitavec des habits chamarrés d’or et de pierreries ; je laisse cefaux éclat aux âmes mal organisées.

Ici les cris profonds qui venaient du côté deshalles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeur.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda l’enfant.

Le père répondit :

– Ce sont des saturnales.

Tout à coup, il aperçut les deux petitsdéguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte descygnes.

– Voilà le commencement, dit-il.

Et après un silence il ajouta :

– L’anarchie entre dans ce jardin.

Cependant le fils mordit la brioche, larecracha, et brusquement se mit à pleurer.

– Pourquoi pleures-tu ? demanda lepère.

– Je n’ai plus faim, dit l’enfant.

Le sourire du père s’accentua.

– On n’a pas besoin de faim pour mangerun gâteau.

– Mon gâteau m’ennuie. Il est rassis.

– Tu n’en veux plus ?

– Non.

Le père lui montra les cygnes.

– Jette-le à ces palmipèdes.

L’enfant hésita. On ne veut plus de songâteau ; ce n’est pas une raison pour le donner.

Le père poursuivit :

– Sois humain. Il faut avoir pitié desanimaux.

Et, prenant à son fils le gâteau, il le jetadans le bassin.

Le gâteau tomba assez près du bord.

Les cygnes étaient loin, au centre du bassin,et occupés à quelque proie. Ils n’avaient vu ni le bourgeois, ni labrioche.

Le bourgeois, sentant que le gâteau risquaitde se perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à uneagitation télégraphique qui finit par attirer l’attention descygnes.

Ils aperçurent quelque chose qui surnageait,virèrent de bord comme des navires qu’ils sont, et se dirigèrentvers la brioche lentement, avec la majesté béate qui convient à desbêtes blanches.

– Les cygnes comprennent les signes, ditle bourgeois, heureux d’avoir de l’esprit.

En ce moment le tumulte lointain de la villeeut encore un grossissement subit. Cette fois, ce fut sinistre. Ily a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement qued’autres. Celle qui soufflait en cet instant-là apporta nettementdes roulements de tambour, des clameurs, des feux de peloton, etles répliques lugubres du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec unnuage noir qui cacha brusquement le soleil.

Les cygnes n’étaient pas encore arrivés à labrioche.

– Rentrons, dit le père, on attaque lesTuileries. Il ressaisit la main de son fils. Puis ilcontinua :

– Des Tuileries au Luxembourg, il n’y aque la distance qui sépare la royauté de la pairie ; ce n’estpas loin. Les coups de fusil vont pleuvoir.

Il regarda le nuage.

– Et peut-être aussi la pluie elle-mêmeva pleuvoir ; le ciel s’en mêle ; la branche cadette estcondamnée. Rentrons vite.

– Je voudrais voir les cygnes manger labrioche, dit l’enfant.

Le père répondit :

– Ce serait une imprudence.

Et il emmena son petit bourgeois.

Le fils, regrettant les cygnes, tourna la têtevers le bassin jusqu’à ce qu’un coude des quinconces le lui eûtcaché.

Cependant, en même temps que les cygnes, lesdeux petits errants s’étaient approchés de la brioche. Elleflottait sur l’eau. Le plus petit regardait le gâteau, le plusgrand regardait le bourgeois qui s’en allait.

Le père et le fils entrèrent dans lelabyrinthe d’allées qui mène au grand escalier du massif d’arbresdu côté de la rue Madame.

Dès qu’ils ne furent plus en vue, l’aîné secoucha vivement à plat ventre sur le rebord arrondi du bassin, et,s’y cramponnant de la main gauche, penché sur l’eau, presque prêt ày tomber, étendit avec sa main droite sa baguette vers le gâteau.Les cygnes, voyant l’ennemi, se hâtèrent, et en se hâtant firent uneffet de poitrail utile au petit pêcheur ; l’eau devant lescygnes reflua, et l’une de ces molles ondulations concentriquespoussa doucement la brioche vers la baguette de l’enfant. Comme lescygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau. L’enfant donna uncoup vif, ramena la brioche, effraya les cygnes, saisit le gâteau,et se redressa. Le gâteau était mouillé ; mais ils avaientfaim et soif. L’aîné fit deux parts de la brioche, une grosse etune petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à son petitfrère, et lui dit :

– Colle-toi ça dans le fusil[25].

Chapitre XVII – Mortuus pater filiummoriturum expectat

[26]Mariuss’était élancé hors de la barricade. Combeferre l’avait suivi. Maisil était trop tard. Gavroche était mort. Combeferre rapporta lepanier de cartouches ; Marius rapporta l’enfant.

Hélas ! pensait-il, ce que le père avaitfait pour son père, il le rendait au fils ; seulementThénardier avait rapporté son père vivant ; lui, il rapportaitl’enfant mort.

Quand Marius rentra dans la redoute avecGavroche dans ses bras, il avait, comme l’enfant, le visage inondéde sang.

À l’instant où il s’était baissé pour ramasserGavroche, une balle lui avait effleuré le crâne ; il ne s’enétait pas aperçu.

Courfeyrac défit sa cravate et en banda lefront de Marius.

On déposa Gavroche sur la même table queMabeuf, et l’on étendit sur les deux corps le châle noir. Il y eneut assez pour le vieillard et pour l’enfant.

Combeferre distribua les cartouches du panierqu’il avait rapporté.

Cela donnait à chaque homme quinze coups àtirer.

Jean Valjean était toujours à la même place,immobile sur sa borne. Quand Combeferre lui présenta ses quinzecartouches, il secoua la tête.

– Voilà un rare excentrique, ditCombeferre bas à Enjolras. Il trouve moyen de ne pas se battre danscette barricade.

– Ce qui ne l’empêche pas de la défendre,répondit Enjolras.

– L’héroïsme a ses originaux, repritCombeferre.

Et Courfeyrac, qui avait entendu,ajouta :

– C’est un autre genre que le pèreMabeuf.

Chose qu’il faut noter, le feu qui battait labarricade en troublait à peine l’intérieur. Ceux qui n’ont jamaistraversé le tourbillon de ces sortes de guerre, ne peuvent se faireaucune idée des singuliers moments de tranquillité mêlés à cesconvulsions. On va et vient, on cause, on plaisante, on flâne.Quelqu’un que nous connaissons a entendu un combattant lui dire aumilieu de la mitraille : Nous sommes ici comme à undéjeuner de garçons. La redoute de la rue de la Chanvrerie,nous le répétons, semblait au dedans fort calme. Toutes lespéripéties et toutes les phases avaient été ou allaient êtreépuisées. La position, de critique, était devenue menaçante, et, demenaçante, allait probablement devenir désespérée. À mesure que lasituation s’assombrissait, la lueur héroïque empourprait de plus enplus la barricade. Enjolras, grave, la dominait, dans l’attituded’un jeune Spartiate dévouant son glaive nu au sombre génieÉpidotas.

Combeferre, le tablier sur le ventre, pansaitles blessés ; Bossuet et Feuilly faisaient des cartouches avecla poire à poudre cueillie par Gavroche sur le caporal mort, etBossuet disait à Feuilly : Nous allons bientôt prendrela diligence pour une autre planète ;Courfeyrac, sur les quelques pavés qu’il s’était réservés prèsd’Enjolras, disposait et rangeait tout un arsenal, sa canne à épée,son fusil, deux pistolets d’arçon et un coup de poing, avec le soind’une jeune fille qui met en ordre un petit dunkerque. JeanValjean, muet, regardait le mur en face de lui. Un ouvriers’assujettissait sur la tête avec une ficelle un large chapeau depaille de la mère Hucheloup, de peur des coups de soleil,disait-il. Les jeunes gens de la Cougourde d’Aix devisaient gaîmententre eux, comme s’ils avaient hâte de parler patois une dernièrefois. Joly, qui avait décroché le miroir de la veuve Hucheloup, yexaminait sa langue. Quelques combattants, ayant découvert descroûtes de pain, à peu près moisies, dans un tiroir, les mangeaientavidement. Marius était inquiet de ce que son père allait luidire.

Chapitre XVIII – Le vautour devenuproie

Insistons sur un fait psychologique propre auxbarricades. Rien de ce qui caractérise cette surprenante guerre desrues ne doit être omis.

Quelle que soit cette étrange tranquillitéintérieure dont nous venons de parler, la barricade, pour ceux quisont dedans, n’en reste pas moins vision.

Il y a de l’apocalypse dans la guerre civile,toutes les brumes de l’inconnu se mêlent à ces flamboiementsfarouches, les révolutions sont sphinx, et quiconque a traversé unebarricade croit avoir traversé un songe.

Ce qu’on ressent dans ces lieux-là, nousl’avons indiqué à propos de Marius, et nous en verrons lesconséquences, c’est plus et c’est moins que de la vie. Sorti d’unebarricade, on ne sait plus ce qu’on y a vu. On a été terrible, onl’ignore. On a été entouré d’idées combattantes qui avaient desfaces humaines ; on a eu la tête dans de la lumière d’avenir.Il y avait des cadavres couchés et des fantômes debout. Les heuresétaient colossales et semblaient des heures d’éternité. On a vécudans la mort. Des ombres ont passé. Qu’était-ce ? On a vu desmains où il y avait du sang ; c’était un assourdissementépouvantable, c’était aussi un affreux silence ; il y avaitdes bouches ouvertes qui criaient, et d’autres bouches ouvertes quise taisaient ; on était dans de la fumée, dans de la nuitpeut-être. On croit avoir touché au suintement sinistre desprofondeurs inconnues ; on regarde quelque chose de rougequ’on a dans les ongles. On ne se souvient plus.

Revenons à la rue de la Chanvrerie.

Tout à coup, entre deux décharges, on entenditle son lointain d’une heure qui sonnait.

– C’est midi, dit Combeferre.

Les douze coups n’étaient pas sonnésqu’Enjolras se dressait tout debout, et jetait du haut de labarricade cette clameur tonnante :

– Montez des pavés dans la maison.Garnissez-en le rebord de la fenêtre et des mansardes. La moitiédes hommes aux fusils, l’autre moitié aux pavés. Pas une minute àperdre.

Un peloton de sapeurs-pompiers, la hache àl’épaule, venait d’apparaître en ordre de bataille à l’extrémité dela rue.

Ceci ne pouvait être qu’une tête decolonne ; et de quelle colonne ? de la colonne d’attaqueévidemment ; les sapeurs-pompiers chargés de démolir labarricade devant toujours précéder les soldats chargés del’escalader.

On touchait évidemment à l’instant queM. de Clermont-Tonnerre, en 1822, appelait « le coupde collier »[27].

L’ordre d’Enjolras fut exécuté avec la hâtecorrecte propre aux navires et aux barricades, les deux seuls lieuxde combat d’où l’évasion soit impossible. En moins d’une minute,les deux tiers des pavés qu’Enjolras avait fait entasser à la portede Corinthe furent montés au premier étage et au grenier, et, avantqu’une deuxième minute fût écoulée, ces pavés, artistement posésl’un sur l’autre, muraient jusqu’à moitié de la hauteur la fenêtredu premier et les lucarnes des mansardes. Quelques intervalles,ménagés soigneusement par Feuilly, principal constructeur,pouvaient laisser passer des canons de fusil. Cet armement desfenêtres put se faire d’autant plus facilement que la mitrailleavait cessé. Les deux pièces tiraient maintenant à boulet sur lecentre du barrage afin d’y faire une trouée, et, s’il étaitpossible, une brèche, pour l’assaut.

Quand les pavés, destinés à la défensesuprême, furent en place, Enjolras fit porter au premier étage lesbouteilles qu’il avait placées sous la table où était Mabeuf.

– Qui donc boira cela ? lui demandaBossuet.

– Eux, répondit Enjolras.

Puis on barricada la fenêtre d’en bas, et l’ontint toutes prêtes les traverses de fer qui servaient à barrerintérieurement la nuit la porte du cabaret.

La forteresse était complète. La barricadeétait le rempart, le cabaret était le donjon.

Des pavés qui restaient, on boucha lacoupure.

Comme les défenseurs d’une barricade sonttoujours obligés de ménager les munitions, et que les assiégeantsle savent, les assiégeants combinent leurs arrangements avec unesorte de loisir irritant, s’exposent avant l’heure au feu, mais enapparence plus qu’en réalité, et prennent leurs aises. Les apprêtsd’attaque se font toujours avec une certaine lenteurméthodique ; après quoi, la foudre.

Cette lenteur permit à Enjolras de tout revoiret de tout perfectionner. Il sentait que puisque de tels hommesallaient mourir, leur mort devait être un chef-d’œuvre.

Il dit à Marius : – Nous sommes les deuxchefs. Je vais donner les derniers ordres au dedans. Toi, restedehors et observe.

Marius se posta en observation sur la crête dela barricade.

Enjolras fit clouer la porte de la cuisinequi, on s’en souvient, était l’ambulance.

– Pas d’éclaboussures sur les blessés,dit-il.

Il donna ses dernières instructions dans lasalle basse d’une voix brève, mais profondément tranquille ;Feuilly écoutait et répondait au nom de tous.

– Au premier étage, tenez des hachesprêtes pour couper l’escalier. Les a-t-on ?

– Oui, dit Feuilly.

– Combien ?

– Deux haches et un merlin.

– C’est bien. Nous sommes vingt-sixcombattants debout. Combien y a-t-il de fusils ?

– Trente-quatre.

– Huit de trop. Tenez ces fusils chargéscomme les autres, et sous la main. Aux ceintures les sabres et lespistolets. Vingt hommes à la barricade. Six embusqués aux mansardeset à la fenêtre du premier pour faire feu sur les assaillants àtravers les meurtrières des pavés. Qu’il ne reste pas ici un seultravailleur inutile. Tout à l’heure, quand le tambour battra lacharge, que les vingt d’en bas se précipitent à la barricade. Lespremiers arrivés seront les mieux placés.

Ces dispositions faites, il se tourna versJavert, et lui dit :

– Je ne t’oublie pas.

Et, posant sur la table un pistolet, ilajouta :

– Le dernier qui sortira d’ici cassera latête à cet espion.

– Ici ? demanda une voix.

– Non, ne mêlons pas ce cadavre auxnôtres. On peut enjamber la petite barricade sur la ruelleMondétour. Elle n’a que quatre pieds de haut. L’homme est biengarrotté. On l’y mènera, et on l’y exécutera.

Quelqu’un, en ce moment-là, était plusimpassible qu’Enjolras ; c’était Javert.

Ici Jean Valjean apparut.

Il était confondu dans le groupe des insurgés.Il en sortit, et dit à Enjolras :

– Vous êtes le commandant ?

– Oui.

– Vous m’avez remercié tout àl’heure.

– Au nom de la République. La barricade adeux sauveurs : Marius Pontmercy et vous.

– Pensez-vous que je mérite unerécompense ?

– Certes.

– Eh bien, j’en demande une.

– Laquelle ?

– Brûler moi-même la cervelle à cethomme-là.

Javert leva la tête, vit Jean Valjean, eut unmouvement imperceptible, et dit :

– C’est juste.

Quant à Enjolras, il s’était mis à rechargersa carabine ; il promena ses yeux autour de lui :

– Pas de réclamations ?

Et il se tourna vers Jean Valjean :

– Prenez le mouchard.

Jean Valjean, en effet, prit possession deJavert en s’asseyant sur l’extrémité de la table. Il saisit lepistolet, et un faible cliquetis annonça qu’il venait del’armer.

Presque au même instant, on entendit unesonnerie de clairons.

– Alerte ! cria Marius du haut de labarricade.

Javert se mit à rire de ce rire sans bruit quilui était propre, et, regardant fixement les insurgés, leurdit :

– Vous n’êtes guère mieux portants quemoi.

– Tous dehors ! cria Enjolras.

Les insurgés s’élancèrent en tumulte, et, ensortant, reçurent dans le dos, qu’on nous passe l’expression, cetteparole de Javert :

– À tout à l’heure !

Chapitre XIX – Jean Valjean se venge

Quand Jean Valjean fut seul avec Javert, ildéfit la corde qui assujettissait le prisonnier par le milieu ducorps, et dont le nœud était sous la table. Après quoi, il lui fitsigne de se lever.

Javert obéit, avec cet indéfinissable sourireoù se condense la suprématie de l’autorité enchaînée.

Jean Valjean prit Javert par la martingalecomme on prendrait une bête de somme par la bricole, et,l’entraînant après lui, sortit du cabaret, lentement, car Javert,entravé aux jambes, ne pouvait faire que de très petits pas.

Jean Valjean avait le pistolet au poing.

Ils franchirent ainsi le trapèze intérieur dela barricade. Les insurgés, tout à l’attaque imminente, tournaientle dos.

Marius, seul, placé de côté à l’extrémitégauche du barrage, les vit passer. Ce groupe du patient et dubourreau s’éclaira de la lueur sépulcrale qu’il avait dansl’âme.

Jean Valjean fit escalader, avec quelquepeine, à Javert garrotté, mais sans le lâcher un seul instant, lepetit retranchement de la ruelle Mondétour.

Quand ils eurent enjambé ce barrage, ils setrouvèrent seuls tous les deux dans la ruelle. Personne ne lesvoyait plus. Le coude des maisons les cachait aux insurgés. Lescadavres retirés de la barricade faisaient un monceau terrible àquelques pas.

On distinguait dans le tas des morts une facelivide, une chevelure dénouée, une main percée, et un sein de femmedemi-nu. C’était Éponine.

Javert considéra obliquement cette morte, et,profondément calme, dit à demi-voix :

– Il me semble que je connais cettefille-là.

Puis il se tourna vers Jean Valjean.

Jean Valjean mit le pistolet sous son bras, etfixa sur Javert un regard qui n’avait pas besoin de paroles pourdire : – Javert, c’est moi.

Javert répondit :

– Prends ta revanche.

Jean Valjean tira de son gousset un couteau,et l’ouvrit.

– Un surin ! s’écria Javert. Tu asraison. Cela te convient mieux.

Jean Valjean coupa la martingale que Javertavait au cou, puis il coupa les cordes qu’il avait aux poignets,puis se baissant, il coupa la ficelle qu’il avait aux pieds et, seredressant, il lui dit :

– Vous êtes libre.

Javert n’était pas facile à étonner.Cependant, tout maître qu’il était de lui, il ne put se soustraireà une commotion. Il resta béant et immobile.

Jean Valjean poursuivit :

– Je ne crois pas que je sorte d’ici.Pourtant, si, par hasard, j’en sortais, je demeure, sous le nom deFauchelevent, rue de l’Homme-Armé, numéro sept.

Javert eut un froncement de tigre qui luientr’ouvrit un coin de la bouche, et il murmura entre sesdents :

– Prends garde.

– Allez, dit Jean Valjean.

Javert reprit :

– Tu as dit Fauchelevent, rue del’Homme-Armé ?

– Numéro sept.

Javert répéta à demi-voix : – Numérosept.

Il reboutonna sa redingote, remit de laroideur militaire entre ses deux épaules, fit demi-tour, croisa lesbras en soutenant son menton dans une de ses mains, et se mit àmarcher dans la direction des halles. Jean Valjean le suivait desyeux. Après quelques pas, Javert se retourna, et cria à JeanValjean :

– Vous m’ennuyez. Tuez-moi plutôt.

Javert ne s’apercevait pas lui-même qu’il netutoyait plus Jean Valjean :

– Allez-vous-en, dit Jean Valjean.

Javert s’éloigna à pas lents. Un moment après,il tourna l’angle de la rue des Prêcheurs.

Quand Javert eut disparu, Jean Valjeandéchargea le pistolet en l’air.

Puis il rentra dans la barricade etdit :

– C’est fait.

Cependant voici ce qui s’étaitpassé :

Marius, plus occupé du dehors que du dedans,n’avait pas jusque-là regardé attentivement l’espion garrotté aufond obscur de la salle basse.

Quand il le vit au grand jour, enjambant labarricade pour aller mourir, il le reconnut. Un souvenir subit luientra dans l’esprit. Il se rappela l’inspecteur de la rue dePontoise, et les deux pistolets qu’il lui avait remis et dont ils’était servi, lui Marius, dans cette barricade même ; et nonseulement il se rappela la figure, mais il se rappela le nom.

Ce souvenir pourtant était brumeux et troublecomme toutes ses idées. Ce ne fut pas une affirmation qu’il se fit,ce fut une question qu’il s’adressa : – Est-ce que ce n’estpas là cet inspecteur de police qui m’a dit s’appelerJavert ?

Peut-être était-il encore temps d’intervenirpour cet homme ? Mais il fallait d’abord savoir si c’étaitbien ce Javert.

Marius interpella Enjolras qui venait de seplacer à l’autre bout de la barricade.

– Enjolras ?

– Quoi ?

– Comment s’appelle cethomme-là ?

– Qui ?

– L’agent de police. Sais-tu sonnom ?

– Sans doute. Il nous l’a dit.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Javert.

Marius se dressa.

En ce moment on entendit le coup depistolet.

Jean Valjean reparut et cria : C’estfait.

Un froid sombre traversa le cœur deMarius.

Chapitre XX – Les morts ont raison et lesvivants n’ont pas tort

L’agonie de la barricade allait commencer.

Tout concourait à la majesté tragique de cetteminute suprême ; mille fracas mystérieux dans l’air, lesouffle des masses armées mises en mouvement dans des rues qu’on nevoyait pas, le galop intermittent de la cavalerie, le lourdébranlement des artilleries en marche, les feux de peloton et lescanonnades se croisant dans le dédale de Paris, les fumées de labataille montant toutes dorées au-dessus des toits, on ne saitquels cris lointains vaguement terribles, des éclairs de menacepartout, le tocsin de Saint-Merry qui maintenant avait l’accent dusanglot, la douceur de la saison, la splendeur du ciel plein desoleil et de nuages, la beauté du jour et l’épouvantable silencedes maisons.

Car, depuis la veille, les deux rangées demaisons de la rue de la Chanvrerie étaient devenues deuxmurailles ; murailles farouches. Portes fermées, fenêtresfermées, volets fermés.

Dans ces temps-là, si différents de ceux oùnous sommes, quand l’heure était venue où le peuple voulait enfinir avec une situation qui avait trop duré, avec une charteoctroyée ou avec un pays légal, quand la colère universelle étaitdiffuse dans l’atmosphère, quand la ville consentait au soulèvementde ses pavés, quand l’insurrection faisait sourire la bourgeoisieen lui chuchotant son mot d’ordre à l’oreille, alors l’habitant,pénétré d’émeute, pour ainsi dire, était l’auxiliaire ducombattant, et la maison fraternisait avec la forteresse improviséequi s’appuyait sur elle. Quand la situation n’était pas mûre, quandl’insurrection n’était décidément pas consentie, quand la massedésavouait le mouvement, c’en était fait des combattants, la villese changeait en désert autour de la révolte, les âmes se glaçaient,les asiles se muraient, et la rue se faisait défilé pour aiderl’armée à prendre la barricade.

On ne fait pas marcher un peuple par surpriseplus vite qu’il ne veut. Malheur à qui tente de lui forcer lamain ! Un peuple ne se laisse pas faire. Alors il abandonnel’insurrection à elle-même. Les insurgés deviennent des pestiférés.Une maison est un escarpement, une porte est un refus, une façadeest un mur. Ce mur voit, entend, et ne veut pas. Il pourraits’entrouvrir et vous sauver. Non. Ce mur, c’est un juge. Il vousregarde et vous condamne. Quelle sombre chose que ces maisonsfermées ! Elles semblent mortes, elles sont vivantes. La vie,qui y est comme suspendue, y persiste. Personne n’en est sortidepuis vingt-quatre heures, mais personne n’y manque. Dansl’intérieur de cette roche, on va, on vient, on se couche, on selève ; on y est en famille ; on y boit et on ymange ; on y a peur, chose terrible ! La peur excusecette inhospitalité redoutable ; elle y mêle l’effarement,circonstance atténuante. Quelquefois même, et cela s’est vu, lapeur devient passion ; l’effroi peut se changer en furie,comme la prudence en rage ; de là ce mot si profond :Les enragés de modérés. Il y a des flamboiementsd’épouvante suprême d’où sort, comme une fumée lugubre, la colère.– Que veulent ces gens-là ? ils ne sont jamais contents. Ilscompromettent les hommes paisibles. Comme si l’on n’avait pas assezde révolutions comme cela ! Qu’est-ce qu’ils sont venus faireici ? Qu’ils s’en tirent. Tant pis pour eux. C’est leur faute.Ils n’ont que ce qu’ils méritent. Cela ne nous regarde pas. Voilànotre pauvre rue criblée de balles. C’est un tas de vauriens.Surtout n’ouvrez pas la porte. – Et la maison prend une figure detombe. L’insurgé devant cette porte agonise ; il voit arriverla mitraille et les sabres nus ; s’il crie, il sait qu’onl’écoute, mais qu’on ne viendra pas ; il y a là des murs quipourraient le protéger, il y a là des hommes qui pourraient lesauver, et ces murs ont des oreilles de chair, et ces hommes ontdes entrailles de pierre.

Qui accuser ?

Personne, et tout le monde.

Les temps incomplets où nous vivons.

C’est toujours à ses risques et périls quel’utopie se transforme en insurrection, et se fait de protestationphilosophique protestation armée, et de Minerve Pallas. L’utopiequi s’impatiente et devient émeute sait ce qui l’attend ;presque toujours elle arrive trop tôt. Alors elle se résigne, etaccepte stoïquement, au lieu du triomphe, la catastrophe. Ellesert, sans se plaindre, et en les disculpant même, ceux qui larenient, et sa magnanimité est de consentir à l’abandon. Elle estindomptable contre l’obstacle et douce envers l’ingratitude.

Est-ce l’ingratitude d’ailleurs ?

Oui, au point de vue du genre humain.

Non, au point de vue de l’individu.

Le progrès est le mode de l’homme. La viegénérale du genre humain s’appelle le Progrès ; le pascollectif du genre humain s’appelle le Progrès. Le progrèsmarche ; il fait le grand voyage humain et terrestre vers lecéleste et le divin ; il a ses haltes où il rallie le troupeauattardé ; il a ses stations où il médite, en présence dequelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon ;il a ses nuits où il dort ; et c’est une des poignantesanxiétés du penseur de voir l’ombre sur l’âme humaine et de tâterdans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le progrèsendormi.

– Dieu est peut-être mort,disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard deNerval[28], confondant le progrès avec Dieu, etprenant l’interruption du mouvement pour la mort de l’Être.

Qui désespère a tort. Le progrès se réveilleinfailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il a marché mêmeendormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouveplus haut. Être toujours paisible, cela ne dépend pas plus duprogrès que du fleuve ; n’y élevez point de barrage, n’y jetezpas de rocher ; l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonnerl’humanité. De là des troubles ; mais après ces troubles, onreconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, quin’est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu’à ceque l’harmonie et l’unité règnent, le progrès aura pour étapes lesrévolutions.

Qu’est-ce donc que le Progrès ? Nousvenons de le dire. La vie permanente des peuples.

Or, il arrive quelquefois que la viemomentanée des individus fait résistance à la vie éternelle dugenre humain.

Avouons-le sans amertume, l’individu a sonintérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêtet le défendre ; le présent a sa quantité excusabled’égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n’est pas tenuede se sacrifier sans cesse à l’avenir. La génération qui aactuellement son tour de passage sur la terre n’est pas forcée del’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui aurontleur tour plus tard. – J’existe, murmure ce quelqu’un qui se nommeTous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veuxme reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, jefais de bonnes affaires, j’ai des maisons à louer, j’ai de l’argentsur l’État, je suis heureux, j’ai femme et enfants, j’aime toutcela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. – De là, à decertaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardesdu genre humain.

L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sasphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain,elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle,l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devientvoie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont ilest juste qu’elle réponde ; violence d’occasion etd’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalementpunie. L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire aupoing ; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres,elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbresinconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble quel’utopie n’ait plus foi dans le rayonnement, sa force irrésistibleet incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or, aucun glaiven’est simple. Toute épée a deux tranchants ; qui blesse avecl’un se blesse à l’autre.

Cette réserve faite, et faite en toutesévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ilsréussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, lesconfesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sontvénérables, et c’est peut-être dans l’insuccès qu’ils ont plus demajesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, méritel’applaudissement des peuples ; mais une défaite héroïquemérite leur attendrissement. L’une est magnifique, l’autre estsublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, JohnBrown[29] est plus grand que Washington, etPisacane est plus grand que Garibaldi.

Il faut bien que quelqu’un soit pour lesvaincus.

On est injuste pour ces grands essayeurs del’avenir quand ils avortent.

On accuse les révolutionnaires de semerl’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leursthéories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, ondénonce leur conscience. On leur reproche d’élever, d’échafauder etd’entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, dedouleurs, d’iniquités, de griefs, de désespoirs, et d’arracher desbas-fonds des blocs de ténèbres pour s’y créneler et y combattre.On leur crie : Vous dépavez l’enfer ! Ils pourraientrépondre : C’est pour cela que notre barricade est faite debonnes intentions.

Le mieux, certes, c’est la solution pacifique.En somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours,et c’est une bonne volonté dont la société s’inquiète. Mais ildépend de la société de se sauver elle-même ; c’est à sapropre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violentn’est nécessaire. Étudier le mal à l’amiable, le constater, puis leguérir. C’est à cela que nous la convions.

Quoi qu’il en soit, même tombés, surtouttombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points del’univers, l’œil fixé sur la France, luttent pour la grande œuvreavec la logique inflexible de l’idéal ; ils donnent leur vieen pur don pour le progrès ; ils accomplissent la volonté dela providence ; ils font un acte religieux. À l’heure dite,avec autant de désintéressement qu’un acteur qui arrive à saréplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau.Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ilsl’acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquencesuniverselles le magnifique mouvement humain irrésistiblementcommencé le 14 juillet 1789. Ces soldats sont des prêtres. LaRévolution française est un geste de Dieu.

Du reste il y a, et il convient d’ajoutercette distinction aux distinctions déjà indiquées dans un autrechapitre, il y a les insurrections acceptées qui s’appellentrévolutions ; il y a les révolutions refusées qui s’appellentémeutes. Une insurrection qui éclate, c’est une idée qui passe sonexamen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire,l’idée est fruit sec, l’insurrection est échauffourée.

L’entrée en guerre à toute sommation et chaquefois que l’utopie le désire n’est pas le fait des peuples. Lesnations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament deshéros et des martyrs.

Elles sont positives. À priori, l’insurrectionleur répugne ; premièrement, parce qu’elle a souvent pourrésultat une catastrophe, deuxièmement, parce qu’elle a toujourspour point de départ une abstraction.

Car, et ceci est beau, c’est toujours pourl’idéal, et pour l’idéal seul que se dévouent ceux qui se dévouent.Une insurrection est un enthousiasme. L’enthousiasme peut se mettreen colère ; de là les prises d’armes. Mais toute insurrectionqui couche en joue un gouvernement ou un régime vise plus haut.Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient les chefs del’insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastesde la rue de la Chanvrerie, ce n’était pas précisémentLouis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert, rendaientjustice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à larévolution ; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient labranche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils enavaient attaqué la branche aînée dans Charles X ; et cequ’ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nousl’avons expliqué, c’était l’usurpation de l’homme sur l’homme et duprivilège sur le droit dans l’univers entier. Paris sans roi a pourcontre-coup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte.Leur but était lointain sans doute, vague peut-être, et reculantdevant l’effort ; mais grand.

Cela est ainsi. Et l’on se sacrifie pour cesvisions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presquetoujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute lacertitude humaine est mêlée. L’insurgé poétise et dorel’insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisantde ce qu’on va faire. Qui sait ? on réussira peut-être. On estle petit nombre ; on a contre soi toute une armée ; maison défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sursoi-même qui n’a pas d’abdication possible, la justice, la vérité,et au besoin on mourra comme les trois cents Spartiates. On nesonge pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et l’on va devant soi,et, une fois engagé, on ne recule plus, et l’on se précipite têtebaissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolutioncomplétée, le progrès remis en liberté, l’agrandissement du genrehumain, la délivrance universelle ; et pour pis aller lesThermopyles.

Ces passes d’armes pour le progrès échouentsouvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive àl’entraînement des paladins. Ces lourdes masses, les multitudes,fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent lesaventures ; et il y a de l’aventure dans l’idéal.

D’ailleurs, qu’on ne l’oublie pas, lesintérêts sont là, peu amis de l’idéal et du sentimental.Quelquefois l’estomac paralyse le cœur.

La grandeur et la beauté de la France, c’estqu’elle prend moins de ventre que les autres peuples ; elle senoue plus aisément la corde aux reins. Elle est la premièreéveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. Elle estchercheuse.

Cela tient à ce qu’elle est artiste.

L’idéal n’est autre chose que le pointculminant de la logique, de même que le beau n’est autre chose quela cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuplesconséquents. Aimer la beauté, c’est vouloir la lumière. C’est cequi fait que le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de lacivilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé àl’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peupleséclaireurs ! Vitaï lampada tradunt[30].

Chose admirable, la poésie d’un peuple estl’élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure àla quantité d’imagination. Seulement un peuple civilisateur doitrester un peuple mâle. Corinthe, oui ; Sybaris, non. Quis’effémine s’abâtardit. Il ne faut être ni dilettante, nivirtuose ; mais il faut être artiste. En matière decivilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. Àcette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal.

L’idéal moderne a son type dans l’art, et sonmoyen dans la science. C’est par la science qu’on réalisera cettevision auguste des poètes : le beau social. On refera l’Édenpar A + B. Au point où la civilisation est parvenue,l’exact est un élément nécessaire du splendide, et le sentimentartiste est non seulement servi, mais complété par l’organescientifique ; le rêve doit calculer. L’art, qui est leconquérant, doit avoir pour point d’appui la science, qui est lemarcheur. La solidité de la monture importe. L’esprit moderne,c’est le génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie del’Inde ; Alexandre sur l’éléphant.

Les races pétrifiées dans le dogme oudémoralisées par le lucre sont impropres à la conduite de lacivilisation. La génuflexion devant l’idole ou devant l’écuatrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L’absorptionhiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d’un peuple,abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cetteintelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui faitles nations missionnaires. Babylone n’a pas d’idéal ; Carthagen’a pas d’idéal. Athènes et Rome ont et gardent, même à traverstoute l’épaisseur nocturne des siècles, des auréoles decivilisation.

La France est de la même qualité de peuple quela Grèce et l’Italie. Elle est athénienne par le beau et romainepar le grand. En outre, elle est bonne. Elle se donne. Elle estplus souvent que les autres peuples en humeur de dévouement et desacrifice. Seulement, cette humeur la prend et la quitte. Et c’estlà le grand péril pour ceux qui courent quand elle ne veut quemarcher, ou qui marchent quand elle veut s’arrêter. La France a sesrechutes de matérialisme, et, à de certains instants, les idées quiobstruent ce cerveau sublime n’ont plus rien qui rappelle lagrandeur française et sont de la dimension d’un Missouri ou d’uneCaroline du Sud. Qu’y faire ? La géante joue la naine ;l’immense France a ses fantaisies de petitesse. Voilà tout.

À cela rien à dire. Les peuples comme lesastres ont le droit d’éclipse. Et tout est bien, pourvu que lalumière revienne et que l’éclipse ne dégénère pas en nuit. Aube etrésurrection sont synonymes. La réapparition de la lumière estidentique à la persistance du moi.

Constatons ces faits avec calme. La mort surla barricade, ou la tombe dans l’exil, c’est pour le dévouement unen-cas acceptable. Le vrai nom du dévouement, c’estdésintéressement. Que les abandonnés se laissent abandonner, queles exilés se laissent exiler, et bornons-nous à supplier lesgrands peuples de ne pas reculer trop loin quand ils reculent. Ilne faut pas, sous prétexte de retour à la raison, aller trop avantdans la descente.

La matière existe, la minute existe, lesintérêts existent, le ventre existe ; mais il ne faut pas quele ventre soit la seule sagesse. La vie momentanée a son droit,nous l’admettons, mais la vie permanente a le sien. Hélas !être monté, cela n’empêche pas de tomber. On voit ceci dansl’histoire plus souvent qu’on ne voudrait. Une nation estillustre ; elle goûte à l’idéal, puis elle mord dans la fange,et elle trouve cela bon ; et si on lui demande d’où vientqu’elle abandonne Socrate pour Falstaff, elle répond : C’estque j’aime les hommes d’état.

Un mot encore avant de rentrer dans lamêlée.

Une bataille comme celle que nous racontons ence moment n’est autre chose qu’une convulsion vers l’idéal. Leprogrès entravé est maladif, et il a de ces tragiques épilepsies.Cette maladie du progrès, la guerre civile, nous avons dû larencontrer sur notre passage. C’est là une des phases fatales, à lafois acte et entr’acte, de ce drame dont le pivot est un damnésocial, et dont le titre véritable est : leProgrès.

Le Progrès !

Ce cri que nous jetons souvent est toute notrepensée ; et, au point de ce drame où nous sommes, l’idée qu’ilcontient ayant encore plus d’une épreuve à subir, il nous estpermis peut-être, sinon d’en soulever le voile, du moins d’enlaisser transparaître nettement la lueur.

Le livre que le lecteur a sous les yeux en cemoment, c’est, d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans sesdétails, quelles que soient les intermittences, les exceptions oules défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste,du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience,de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enferau ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière, pointd’arrivée : l’âme. L’hydre au commencement, l’ange à lafin.

Chapitre XXI – Les héros

Tout à coup le tambour battit la charge.

L’attaque fut l’ouragan. La veille, dansl’obscurité, la barricade avait été approchée silencieusement commepar un boa. À présent, en plein jour, dans cette rue évasée, lasurprise était décidément impossible, la vive force d’ailleurss’était démasquée, le canon avait commencé le rugissement, l’arméese rua sur la barricade. La furie était maintenant l’habileté. Unepuissante colonne d’infanterie de ligne, coupée à intervalles égauxde garde nationale et de garde municipale à pied, et appuyée surdes masses profondes qu’on entendait sans les voir, déboucha dansla rue au pas de course, tambour battant, clairon sonnant,bayonnettes croisées, sapeurs en tête, et, imperturbable sous lesprojectiles, arriva droit sur la barricade avec le poids d’unepoutre d’airain sur un mur.

Le mur tint bon.

Les insurgés firent feu impétueusement. Labarricade escaladée eut une crinière d’éclairs. L’assaut fut siforcené qu’elle fut un moment inondée d’assaillants ; maiselle secoua les soldats ainsi que le lion les chiens, et elle ne secouvrit d’assiégeants que comme la falaise d’écume, pour reparaîtrel’instant d’après, escarpée, noire et formidable.

La colonne, forcée de se replier, resta masséedans la rue, à découvert, mais terrible, et riposta à la redoutepar une mousqueterie effrayante. Quiconque a vu un feu d’artificese rappelle cette gerbe faite d’un croisement de foudres qu’onappelle le bouquet. Qu’on se représente ce bouquet, non plusvertical, mais horizontal, portant une balle, une chevrotine ou unbiscayen à la pointe de chacun de ses jets de feu, et égrenant lamort dans ses grappes de tonnerres. La barricade étaitlà-dessous.

Des deux parts résolution égale. La bravoureétait là presque barbare et se compliquait d’une sorte de férocitéhéroïque qui commençait par le sacrifice de soi-même. C’étaitl’époque où un garde national se battait comme un zouave. La troupevoulait en finir ; l’insurrection voulait lutter.L’acceptation de l’agonie en pleine jeunesse et en pleine santéfait de l’intrépidité une frénésie. Chacun dans cette mêlée avaitle grandissement de l’heure suprême. La rue se joncha decadavres.

La barricade avait à l’une de ses extrémitésEnjolras et à l’autre Marius. Enjolras, qui portait toute labarricade dans sa tête, se réservait et s’abritait ; troissoldats tombèrent l’un après l’autre sous son créneau sans l’avoirmême aperçu ; Marius combattait à découvert. Il se faisaitpoint de mire. Il sortait du sommet de la redoute plus qu’àmi-corps. Il n’y a pas de plus violent prodigue qu’un avare quiprend le mors aux dents ; il n’y a pas d’homme plus effrayantdans l’action qu’un songeur. Marius était formidable et pensif. Ilétait dans la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantômequi fait le coup de fusil.

Les cartouches des assiégéss’épuisaient ; leurs sarcasmes non. Dans ce tourbillon dusépulcre où ils étaient, ils riaient.

Courfeyrac était nu-tête.

– Qu’est-ce que tu as donc fait de tonchapeau ? lui demanda Bossuet.

Courfeyrac répondit :

– Ils ont fini par me l’emporter à coupsde canon.

Ou bien ils disaient des choses hautaines.

– Comprend-on, s’écriait amèrementFeuilly, ces hommes – (et il citait les noms, des noms connus,célèbres même, quelques-uns de l’ancienne armée) – qui avaientpromis de nous rejoindre et fait serment de nous aider, et qui s’yétaient engagés d’honneur, et qui sont nos généraux, et qui nousabandonnent !

Et Combeferre se bornait à répondre avec ungrave sourire :

– Il y a des gens qui observent lesrègles de l’honneur comme on observe les étoiles, de très loin.

L’intérieur de la barricade était tellementsemé de cartouches déchirées qu’on eût dit qu’il y avait neigé.

Les assaillants avaient le nombre ; lesinsurgés avaient la position. Ils étaient au haut d’une muraille,et ils foudroyaient à bout portant les soldats trébuchant dans lesmorts et les blessés et empêtrés dans l’escarpement. Cettebarricade, construite comme elle l’était et admirablementcontrebutée, était vraiment une de ces situations où une poignéed’hommes tient en échec une légion. Cependant, toujours recrutée etgrossissant sous la pluie de balles, la colonne d’attaque serapprochait inexorablement, et maintenant, peu à peu, pas à pas,mais avec certitude, l’amenée serrait la barricade comme la vis lepressoir.

Les assauts se succédèrent. L’horreur allagrandissant.

Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cetterue de la Chanvrerie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ceshommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuisvingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plusque quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides decartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’unlinge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’oùle sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabresébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée,assaillie, escaladée, et jamais prise.

Pour se faire une idée de cette lutte, ilfaudrait se figurer le feu mis à un tas de courages terribles, etqu’on regarde l’incendie. Ce n’était pas un combat, c’était lededans d’une fournaise ; les bouches y respiraient de laflamme ; les visages y étaient extraordinaires, la formehumaine y semblait impossible, les combattants y flamboyaient, etc’était formidable de voir aller et venir dans cette fumée rougeces salamandres de la mêlée. Les scènes successives et simultanéesde cette tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. L’épopéeseule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille.

On eût dit cet enfer du brahmanisme, le plusredoutable des dix-sept abîmes, que le Véda appelle la Forêt desÉpées.

On se battait corps à corps[31],pied à pied, à coups de pistolet, à coups de sabre, à coups depoing, de loin, de près, d’en haut, d’en bas, de partout, des toitsde la maison, des fenêtres du cabaret, des soupiraux des caves oùquelques-uns s’étaient glissés. Ils étaient un contre soixante. Lafaçade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. La fenêtre,tatouée de mitraille, avait perdu vitres et châssis, et n’étaitplus qu’un trou informe, tumultueusement bouché avec des pavés.Bossuet fut tué ; Feuilly fut tué ; Courfeyrac futtué ; Joly fut tué ; Combeferre, traversé de trois coupsde bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un soldatblessé, n’eut que le temps de regarder le ciel, et expira.

Marius, toujours combattant, était si cribléde blessures, particulièrement à la tête, que son visagedisparaissait dans le sang et qu’on eût dit qu’il avait la facecouverte d’un mouchoir rouge.

Enjolras seul n’était pas atteint. Quand iln’avait plus d’arme, il tendait la main à droite ou à gauche et uninsurgé lui mettait une lame quelconque au poing. Il n’avait plusqu’un tronçon de quatre épées ; une de plus queFrançois Ier à Marignan.

Homère dit[32] :« Diomède égorge Axyle, fils de Teuthranis, qui habitaitl’heureuse Arisba ; Euryale, fils de Mécistée, extermineDrésos, et Opheltios, Ésèpe, et ce Pédasus que la naïade Abarbaréeconçut de l’irréprochable Boucolion ; Ulysse renverse Pidytede Percose ; Antiloque, Ablère ; Polypætès,Astyale ; Polydamas, Otos de Cyllène, et Teucer, Arétaon.Méganthios meurt sous les coups de pique d’Euripyle. Agamemnon, roides héros, terrasse Élatos né dans la ville escarpée que baigne lesonore fleuve Satnoïs. » Dans nos vieux poèmes de Gestes,Esplandian attaque avec une bisaiguë de feu le marquis géantSwantibore, lequel se défend en lapidant le chevalier avec destours qu’il déracine. Nos anciennes fresques murales nous montrentles deux ducs de Bretagne et de Bourbon, armés, armoriés et timbrésen guerre, à cheval, et s’abordant, la hache d’armes à la main,masqués de fer, bottés de fer, gantés de fer, l’un caparaçonnéd’hermine, l’autre drapé d’azur ; Bretagne avec son lion entreles deux cornes de sa couronne, Bourbon casqué d’une monstrueusefleur de lys à visière. Mais pour être superbe, il n’est pasnécessaire de porter, comme Yvon, le morion ducal, d’avoir aupoing, comme Esplandian, une flamme vivante, ou, comme Phylès, pèrede Polydamas, d’avoir rapporté d’Éphyre une bonne armure, présentdu roi des hommes Euphète ; il suffit de donner sa vie pourune conviction ou pour une loyauté. Ce petit soldat naïf, hierpaysan de la Beauce ou du Limousin, qui rôde, le coupe-chou aucôté, autour des bonnes d’enfants dans le Luxembourg, ce jeuneétudiant pâle penché sur une pièce d’anatomie ou sur un livre,blond adolescent qui fait sa barbe avec des ciseaux, prenez-lestous les deux, soufflez-leur un souffle de devoir, mettez-les enface l’un de l’autre dans le carrefour Boucherat ou dans lecul-de-sac Planche-Mibray, et que l’un combatte pour son drapeau,et que l’autre combatte pour son idéal, et qu’ils s’imaginent tousles deux combattre pour la patrie ; la lutte seracolossale ; et l’ombre que feront, dans le grand champ épiqueoù se débat l’humanité, ce pioupiou et ce carabin aux prises,égalera l’ombre que jette Mégaryon, roi de la Lycie pleine detigres, étreignant corps à corps l’immense Ajax, égal auxdieux.

Chapitre XXII – Pied à pied

Quand il n’y eut plus de chefs vivantsqu’Enjolras et Marius aux deux extrémités de la barricade, lecentre, qu’avaient si longtemps soutenu Courfeyrac, Joly, Bossuet,Feuilly et Combeferre, plia. Le canon, sans faire de brèchepraticable, avait assez largement échancré le milieu de laredoute ; là, le sommet de la muraille avait disparu sous leboulet, et s’était écroulé ; et les débris, qui étaienttombés, tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur, avaient fini,en s’amoncelant, par faire, des deux côtés du barrage, deux espècesde talus, l’un au dedans, l’autre au dehors. Le talus extérieuroffrait à l’abordage un plan incliné.

Un suprême assaut y fut tenté et cet assautréussit. La masse hérissée de bayonnettes et lancée au pasgymnastique arriva irrésistible, et l’épais front de bataille de lacolonne d’attaque apparut dans la fumée au haut de l’escarpement.Cette fois c’était fini. Le groupe d’insurgés qui défendait lecentre recula pêle-mêle.

Alors le sombre amour de la vie se réveillachez quelques-uns. Couchés en joue par cette forêt de fusils,plusieurs ne voulurent plus mourir. C’est là une minute oùl’instinct de la conservation pousse des hurlements et où la bêtereparaît dans l’homme. Ils étaient acculés à la haute maison à sixétages qui faisait le fond de la redoute. Cette maison pouvait êtrele salut. Cette maison était barricadée et comme murée du haut enbas. Avant que la troupe de ligne fût dans l’intérieur de laredoute, une porte avait le temps de s’ouvrir et de se fermer, ladurée d’un éclair suffisait pour cela, et la porte de cette maison,entre-bâillée brusquement et refermée tout de suite, pour cesdésespérés c’était la vie. En arrière de cette maison, il y avaitles rues, la fuite possible, l’espace. Ils se mirent à frappercontre cette porte à coups de crosse et à coups de pied, appelant,criant, suppliant, joignant les mains. Personne n’ouvrit. De lalucarne du troisième étage, la tête morte les regardait.

Mais Enjolras et Marius, et sept ou huitralliés autour d’eux, s’étaient élancés et les protégeaient.Enjolras avait crié aux soldats : N’avancez pas ! et unofficier n’ayant pas obéi, Enjolras avait tué l’officier. Il étaitmaintenant dans la petite cour intérieure de la redoute, adossé àla maison de Corinthe, l’épée d’une main, la carabine de l’autre,tenant ouverte la porte du cabaret qu’il barrait aux assaillants.Il cria aux désespérés : – Il n’y a qu’une porte ouverte.Celle-ci. – Et, les couvrant de son corps, faisant à lui seul faceà un bataillon, il les fit passer derrière lui. Tous s’yprécipitèrent. Enjolras, exécutant avec sa carabine, dont il seservait maintenant comme d’une canne, ce que les bâtonnistesappellent la rose couverte, rabattit les bayonnettes autour de luiet devant lui, et entra le dernier ; et il y eut un instanthorrible, les soldats voulant pénétrer, les insurgés voulantfermer. La porte fut close avec une telle violence qu’en seremboîtant dans son cadre, elle laissa voir coupés et collés à sonchambranle les cinq doigts d’un soldat qui s’y était cramponné.

Marius était resté dehors. Un coup de feuvenait de lui casser la clavicule ; il sentit qu’ils’évanouissait et qu’il tombait. En ce moment, les yeux déjàfermés, il eut la commotion d’une main vigoureuse qui lesaisissait, et son évanouissement, dans lequel il se perdit, luilaissa à peine le temps de cette pensée mêlée au suprême souvenirde Cosette : – Je suis fait prisonnier. Je serai fusillé.

Enjolras, ne voyant pas Marius parmi lesréfugiés du cabaret, eut la même idée. Mais ils étaient à cetinstant où chacun n’a que le temps de songer à sa propre mort.Enjolras assujettit la barre de la porte, et la verrouilla, et enferma à double tour la serrure et le cadenas, pendant qu’on labattait furieusement au dehors, les soldats à coups de crosse, lessapeurs à coups de hache. Les assaillants s’étaient groupés surcette porte. C’était maintenant le siège du cabaret quicommençait.

Les soldats, disons-le, étaient pleins decolère.

La mort du sergent d’artillerie les avaitirrités, et puis, chose plus funeste, pendant les quelques heuresqui avaient précédé l’attaque, il s’était dit parmi eux que lesinsurgés mutilaient les prisonniers, et qu’il y avait dans lecabaret le cadavre d’un soldat sans tête. Ce genre de rumeursfatales est l’accompagnement ordinaire des guerres civiles, et cefut un faux bruit de cette espèce qui causa plus tard lacatastrophe de la rue Transnonain.

Quand la porte fut barricadée, Enjolras ditaux autres :

– Vendons-nous cher.

Puis il s’approcha de la table où étaientétendus Mabeuf et Gavroche. On voyait sous le drap noir deux formesdroites et rigides, l’une grande, l’autre petite, et les deuxvisages se dessinaient vaguement sous les plis froids du suaire.Une main sortait de dessous le linceul et pendait vers la terre.C’était celle du vieillard.

Enjolras se pencha et baisa cette mainvénérable, de même que la veille il avait baisé le front.

C’étaient les deux seuls baisers qu’il eûtdonnés dans sa vie.

Abrégeons. La barricade avait lutté comme uneporte de Thèbes, le cabaret lutta comme une maison de Saragosse.Ces résistances-là sont bourrues. Pas de quartier. Pas deparlementaire possible. On veut mourir pourvu qu’on tue. QuandSuchet dit : – Capitulez, Palafox répond : « Aprèsla guerre au canon, la guerre au couteau. » Rien ne manqua àla prise d’assaut du cabaret Hucheloup ; ni les pavés pleuvantde la fenêtre et du toit sur les assiégeants et exaspérant lessoldats par d’horribles écrasements, ni les coups de feu des caveset des mansardes, ni la fureur de l’attaque, ni la rage de ladéfense, ni enfin, quand la porte céda, les démences frénétiques del’extermination. Les assaillants, en se ruant dans le cabaret, lespieds embarrassés dans les panneaux de la porte enfoncée et jetée àterre, n’y trouvèrent pas un combattant. L’escalier en spirale,coupé à coups de hache, gisait au milieu de la salle basse,quelques blessés achevaient d’expirer, tout ce qui n’était pas tuéétait au premier étage, et là, par le trou du plafond, qui avaitété l’entrée de l’escalier, un feu terrifiant éclata. C’étaient lesdernières cartouches. Quand elles furent brûlées, quand cesagonisants redoutables n’eurent plus ni poudre ni balles, chacunprit à la main deux de ces bouteilles réservées par Enjolras etdont nous avons parlé, et ils tinrent tête à l’escalade avec cesmassues effroyablement fragiles. C’étaient des bouteillesd’eau-forte. Nous disons telles qu’elles sont ces choses sombres ducarnage. L’assiégé, hélas, fait arme de tout. Le feu grégeois n’apas déshonoré Archimède ; la poix bouillante n’a pas déshonoréBayard. Toute la guerre est de l’épouvante, et il n’y a rien à ychoisir. La mousqueterie des assiégeants, quoique gênée et de basen haut, était meurtrière. Le rebord du trou du plafond fut bientôtentouré de têtes mortes d’où ruisselaient de longs fils rouges etfumants. Le fracas était inexprimable ; une fumée enfermée etbrûlante faisait presque la nuit sur ce combat. Les mots manquentpour dire l’horreur arrivée à ce degré. Il n’y avait plus d’hommesdans cette lutte maintenant infernale. Ce n’étaient plus des géantscontre des colosses. Cela ressemblait plus à Milton et à Dante qu’àHomère. Des démons attaquaient, des spectres résistaient.

C’était l’héroïsme monstre.

Chapitre XXIII – Oreste à jeun et Pyladeivre

Enfin, se faisant la courte échelle, s’aidantdu squelette de l’escalier, grimpant aux murs, s’accrochant auplafond, écharpant, au bord de la trappe même, les derniers quirésistaient, une vingtaine d’assiégeants, soldats, gardesnationaux, gardes municipaux, pêle-mêle, la plupart défigurés pardes blessures au visage dans cette ascension redoutable, aveugléspar le sang, furieux, devenus sauvages, firent irruption dans lasalle du premier étage. Il n’y avait plus là qu’un seul qui fûtdebout, Enjolras. Sans cartouches, sans épée, il n’avait plus à lamain que le canon de sa carabine dont il avait brisé la crosse surla tête de ceux qui entraient. Il avait mis le billard entre lesassaillants et lui ; il avait reculé à l’angle de la salle, etlà, l’œil fier, la tête haute, ce tronçon d’arme au poing, il étaitencore assez inquiétant pour que le vide se fût fait autour de lui.Un cri s’éleva :

– C’est le chef. C’est lui qui a tuél’artilleur. Puisqu’il s’est mis là, il y est bien. Qu’il y reste.Fusillons-le sur place.

– Fusillez-moi, dit Enjolras.

Et, jetant le tronçon de sa carabine, etcroisant les bras, il présenta sa poitrine.

L’audace de bien mourir émeut toujours leshommes. Dès qu’Enjolras eut croisé les bras, acceptant la fin,l’assourdissement de la lutte cessa dans la salle, et ce chaoss’apaisa subitement dans une sorte de solennité sépulcrale. Ilsemblait que la majesté menaçante d’Enjolras désarmé et immobilepesât sur ce tumulte, et que, rien que par l’autorité de son regardtranquille, ce jeune homme, qui seul n’avait pas une blessure,superbe, sanglant, charmant, indifférent comme un invulnérable,contraignît cette cohue sinistre à le tuer avec respect. Sa beauté,en ce moment-là augmentée de sa fierté, était un resplendissement,et, comme s’il ne pouvait pas plus être fatigué que blessé, aprèsles effrayantes vingt-quatre heures qui venaient de s’écouler, ilétait vermeil et rose. C’était de lui peut-être que parlait letémoin qui disait plus tard devant le conseil de guerre :« Il y avait un insurgé que j’ai entendu nommerApollon. » Un garde national qui visait Enjolras abaissa sonarme en disant : « Il me semble que je vais fusiller unefleur. »

Douze hommes se formèrent en peloton à l’angleopposé à Enjolras, et apprêtèrent leurs fusils en silence.

Puis un sergent cria : – Joue.

Un officier intervint.

– Attendez.

Et s’adressant à Enjolras :

– Voulez-vous qu’on vous bande lesyeux ?

– Non.

– Est-ce bien vous qui avez tué lesergent d’artillerie ?

– Oui.

Depuis quelques instants Grantaire s’étaitréveillé.

Grantaire, on s’en souvient, dormait depuis laveille dans la salle haute du cabaret, assis sur une chaise,affaissé sur une table.

Il réalisait, dans toute son énergie, lavieille métaphore : ivre mort. Le hideux philtreabsinthe-stout[33]-alcool l’avait jeté en léthargie. Satable étant petite et ne pouvant servir à la barricade, on la luiavait laissée. Il était toujours dans la même posture, la poitrinepliée sur la table, la tête appuyée à plat sur les bras, entouré deverres, de chopes et de bouteilles. Il dormait de cet écrasantsommeil de l’ours engourdi et de la sangsue repue. Rien n’y avaitfait, ni la fusillade, ni les boulets, ni la mitraille quipénétrait par la croisée dans la salle où il était, ni leprodigieux vacarme de l’assaut. Seulement, il répondait quelquefoisau canon par un ronflement. Il semblait attendre là qu’une ballevînt lui épargner la peine de se réveiller. Plusieurs cadavresgisaient autour de lui ; et, au premier coup d’œil, rien ne ledistinguait de ces dormeurs profonds de la mort.

Le bruit n’éveille pas un ivrogne, le silencele réveille. Cette singularité a été plus d’une fois observée. Lachute de tout, autour de lui, augmentait l’anéantissement deGrantaire ; l’écroulement le berçait. L’espèce de halte quefit le tumulte devant Enjolras fut une secousse pour ce pesantsommeil. C’est l’effet d’une voiture au galop qui s’arrête court.Les assoupis s’y réveillent. Grantaire se dressa en sursaut,étendit les bras, se frotta les yeux, regarda, bâilla, etcomprit.

L’ivresse qui finit ressemble à un rideau quise déchire. On voit, en bloc et d’un seul coup d’œil, tout cequ’elle cachait. Tout s’offre subitement à la mémoire ; etl’ivrogne qui ne sait rien de ce qui s’est passé depuisvingt-quatre heures, n’a pas achevé d’ouvrir les paupières, qu’ilest au fait. Les idées lui reviennent avec une luciditébrusque ; l’effacement de l’ivresse, sorte de buée quiaveuglait le cerveau, se dissipe, et fait place à la claire etnette obsession des réalités.

Relégué qu’il était dans son coin et commeabrité derrière le billard, les soldats, l’œil fixé sur Enjolras,n’avaient pas même aperçu Grantaire, et le sergent se préparait àrépéter l’ordre : En joue ! quand tout à coup ilsentendirent une voix forte crier à côté d’eux :

– Vive la République ! J’ensuis.

Grantaire s’était levé.

L’immense lueur de tout le combat qu’il avaitmanqué, et dont il n’avait pas été, apparut dans le regard éclatantde l’ivrogne transfiguré.

Il répéta : Vive la République !traversa la salle d’un pas ferme, et alla se placer devant lesfusils debout près d’Enjolras.

– Faites-en deux d’un coup, dit-il.

Et, se tournant vers Enjolras avec douceur, illui dit :

– Permets-tu ?

Enjolras lui serra la main en souriant.

Ce sourire n’était pas achevé que ladétonation éclata.

Enjolras, traversé de huit coups de feu, restaadossé au mur comme si les balles l’y eussent cloué. Seulement ilpencha la tête.

Grantaire, foudroyé, s’abattit à sespieds.

Quelques instants après, les soldatsdélogeaient les derniers insurgés réfugiés au haut de la maison.Ils tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier. Onse battait dans les combles. On jetait des corps par les fenêtres,quelques-uns vivants. Deux voltigeurs, qui essayaient de releverl’omnibus fracassé, étaient tués de deux coups de carabine tirésdes mansardes. Un homme en blouse en était précipité, un coup debayonnette dans le ventre, et râlait à terre. Un soldat et uninsurgé glissaient ensemble sur le talus de tuiles du toit, et nevoulaient pas se lâcher, et tombaient, se tenant embrassés d’unembrassement féroce. Lutte pareille dans la cave. Cris, coups defeu, piétinement farouche. Puis le silence. La barricade étaitprise.

Les soldats commencèrent la fouille desmaisons d’alentour et la poursuite des fuyards.

Chapitre XXIV – Prisonnier

Marius était prisonnier en effet. Prisonnierde Jean Valjean.

La main qui l’avait étreint par derrière aumoment où il tombait, et dont, en perdant connaissance, il avaitsenti le saisissement, était celle de Jean Valjean.

Jean Valjean n’avait pris au combat d’autrepart que de s’y exposer[34]. Sanslui, à cette phase suprême de l’agonie, personne n’eût songé auxblessés. Grâce à lui, partout présent dans le carnage comme uneprovidence, ceux qui tombaient étaient relevés, transportés dans lasalle basse, et pansés. Dans les intervalles, il réparait labarricade. Mais rien qui pût ressembler à un coup, à une attaque,ou même à une défense personnelle, ne sortit de ses mains. Il setaisait et secourait. Du reste, il avait à peine quelqueségratignures. Les balles n’avaient pas voulu de lui. Si le suicidefaisait partie de ce qu’il avait rêvé en venant dans ce sépulcre,de ce côté-là il n’avait point réussi. Mais nous doutons qu’il eûtsongé au suicide, acte irréligieux.

Jean Valjean, dans la nuée épaisse du combat,n’avait pas l’air de voir Marius ; le fait est qu’il ne lequittait pas des yeux. Quand un coup de feu renversa Marius, JeanValjean bondit avec une agilité de tigre, s’abattit sur lui commesur une proie, et l’emporta.

Le tourbillon de l’attaque était en cetinstant-là si violemment concentré sur Enjolras et sur la porte ducabaret que personne ne vit Jean Valjean, soutenant dans ses brasMarius évanoui, traverser le champ dépavé de la barricade etdisparaître derrière l’angle de la maison de Corinthe.

On se rappelle cet angle qui faisait une sortede cap dans la rue ; il garantissait des balles et de lamitraille, et des regards aussi, quelques pieds carrés de terrain.Il y a ainsi parfois dans les incendies une chambre qui ne brûlepoint, et dans les mers les plus furieuses, en deçà d’unpromontoire ou au fond d’un cul-de-sac d’écueils, un petit cointranquille. C’était dans cette espèce de repli du trapèze intérieurde la barricade qu’Éponine avait agonisé.

Là Jean Valjean s’arrêta, il laissa glisser àterre Marius, s’adossa au mur et jeta les yeux autour de lui.

La situation était épouvantable.

Pour l’instant, pour deux ou trois minutespeut-être, ce pan de muraille était un abri ; mais commentsortir de ce massacre ? Il se rappelait l’angoisse où ils’était trouvé rue Polonceau, huit ans auparavant, et de quellefaçon il était parvenu à s’échapper ; c’était difficile alors,aujourd’hui c’était impossible. Il avait devant lui cetteimplacable et sourde maison à six étages qui ne semblait habitéeque par l’homme mort penché à sa fenêtre ; il avait à sadroite la barricade assez basse qui fermait laPetite-Truanderie ; enjamber cet obstacle paraissait facile,mais on voyait au-dessus de la crête du barrage une rangée depointes de bayonnettes. C’était la troupe de ligne, postée au delàde cette barricade, et aux aguets. Il était évident que franchir labarricade c’était aller chercher un feu de peloton, et que toutetête qui se risquerait à dépasser le haut de la muraille de pavésservirait de cible à soixante coups de fusil. Il avait à sa gauchele champ du combat. La mort était derrière l’angle du mur.

Que faire ?

Un oiseau seul eût pu se tirer de là.

Et il fallait se décider sur-le-champ, trouverun expédient, prendre un parti. On se battait à quelques pas delui ; par bonheur tous s’acharnaient sur un point unique, surla porte du cabaret ; mais qu’un soldat, un seul, eût l’idéede tourner la maison, ou de l’attaquer en flanc, tout étaitfini.

Jean Valjean regarda la maison en face de lui,il regarda la barricade à côté de lui, puis il regarda la terre,avec la violence de l’extrémité suprême, éperdu, et comme s’il eûtvoulu y faire un trou avec ses yeux.

À force de regarder, on ne sait quoi devaguement saisissable dans une telle agonie se dessina et pritforme à ses pieds, comme si c’était une puissance du regard defaire éclore la chose demandée. Il aperçut à quelques pas de lui,au bas du petit barrage si impitoyablement gardé et guetté audehors, sous un écroulement de pavés qui la cachait en partie, unegrille de fer posée à plat et de niveau avec le sol. Cette grille,faite de forts barreaux transversaux, avait environ deux piedscarrés. L’encadrement de pavés qui la maintenait avait été arraché,et elle était comme descellée. À travers les barreaux onentrevoyait une ouverture obscure, quelque chose de pareil auconduit d’une cheminée ou au cylindre d’une citerne. Jean Valjeans’élança. Sa vieille science des évasions lui monta au cerveaucomme une clarté. Écarter les pavés, soulever la grille, chargersur ses épaules Marius inerte comme un corps mort, descendre, avecce fardeau sur les reins, en s’aidant des coudes et des genoux,dans cette espèce de puits heureusement peu profond, laisserretomber au-dessus de sa tête la lourde trappe de fer sur laquelleles pavés ébranlés croulèrent de nouveau, prendre pied sur unesurface dallée à trois mètres au-dessous du sol, cela fut exécutécomme ce qu’on fait dans le délire, avec une force de géant et unerapidité d’aigle ; cela dura quelques minutes à peine.

Jean Valjean se trouva, avec Marius toujoursévanoui, dans une sorte de long corridor souterrain.

Là, paix profonde, silence absolu, nuit.

L’impression qu’il avait autrefois éprouvée entombant de la rue dans le couvent, lui revint. Seulement, ce qu’ilemportait aujourd’hui, ce n’était plus Cosette ; c’étaitMarius[35].

C’est à peine maintenant s’il entendaitau-dessus de lui, comme un vague murmure, le formidable tumulte ducabaret pris d’assaut.

Livre deuxième – L’intestin deLéviathan

Chapitre I – La terre appauvrie par lamer

[36]Parisjette par an vingt-cinq millions à l’eau. Et ceci sans métaphore.Comment, et de quelle façon ? jour et nuit. Dans quelbut ? sans aucun but. Avec quelle pensée ? sans y penser.Pourquoi faire ? pour rien. Au moyen de quel organe ? aumoyen de son intestin. Quel est son intestin ? c’est sonégout[37].

Vingt-cinq millions, c’est le plus modéré deschiffres approximatifs que donnent les évaluations de la sciencespéciale.

La science, après avoir longtemps tâtonné,sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace desengrais, c’est l’engrais humain. Les Chinois, disons-le à notrehonte, le savaient avant nous. Pas un paysan chinois, c’estEckeberg qui le dit, ne va à la ville sans rapporter, aux deuxextrémités de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommonsimmondices. Grâce à l’engrais humain, la terre en Chine est encoreaussi jeune qu’au temps d’Abraham. Le froment chinois rend jusqu’àcent vingt fois la semence. Il n’est aucun guano comparable enfertilité au détritus d’une capitale. Une grande ville est le pluspuissant des stercoraires. Employer la ville à fumer la plaine, ceserait une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche,notre fumier est or.

Que fait-on de cet or fumier ? On lebalaye à l’abîme.

On expédie à grands frais des convois denavires afin de récolter au pôle austral la fiente des pétrels etdes pingouins, et l’incalculable élément d’opulence qu’on a sous lamain, on l’envoie à la mer. Tout l’engrais humain et animal que lemonde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffiraità nourrir le monde.

Ces tas d’ordures du coin des bornes, cestombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreuxtonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraineque le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de laprairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et duthym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est lemugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foinparfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est dusang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie,c’est de la vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui estla transformation sur la terre et la transfiguration dans leciel.

Rendez cela au grand creuset ; votreabondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourrituredes hommes.

Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, etde me trouver ridicule par-dessus le marché. Ce sera là lechef-d’œuvre de votre ignorance.

La statistique a calculé que la France à elleseule fait tous les ans à l’Atlantique par la bouche de sesrivières un versement d’un demi-milliard. Notez ceci : avecces cinq cents millions on payerait le quart des dépenses dubudget. L’habileté de l’homme est telle qu’il aime mieux sedébarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C’est lasubstance même du peuple qu’emportent, ici goutte à goutte, là àflots, le misérable vomissement de nos égouts dans les fleuves etle gigantesque vomissement de nos fleuves dans l’océan. Chaquehoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. À cela deuxrésultats : la terre appauvrie et l’eau empestée. La faimsortant du sillon et la maladie sortant du fleuve.

Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure,la Tamise empoisonne Londres[38].

Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans cesderniers temps, transporter la plupart des embouchures d’égouts enaval au-dessous du dernier pont.

Un double appareil tubulaire, pourvu desoupapes et d’écluses de chasse, aspirant et refoulant, un systèmede drainage élémentaire, simple comme le poumon de l’homme, et quiest déjà en pleine fonction dans plusieurs communes d’Angleterre,suffirait pour amener dans nos villes l’eau pure des champs et pourrenvoyer dans nos champs l’eau riche des villes, et ce facileva-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous lescinq cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.

Le procédé actuel fait le mal en voulant fairele bien. L’intention est bonne, le résultat est triste. On croitexpurger la ville, on étiole la population. Un égout est unmalentendu. Quand partout le drainage, avec sa fonction double,restituant ce qu’il prend, aura remplacé l’égout, simple lavageappauvrissant, alors, ceci étant combiné avec les données d’uneéconomie sociale nouvelle, le produit de la terre sera décuplé, etle problème de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez lasuppression des parasitismes, il sera résolu[39].

En attendant, la richesse publique s’en va àla rivière, et le coulage a lieu. Coulage est le mot. L’Europe seruine de la sorte par épuisement.

Quant à la France, nous venons de dire sonchiffre. Or, Paris contenant le vingt-cinquième de la populationfrançaise totale, et le guano parisien étant le plus riche de tous,on reste au-dessous de la vérité en évaluant à vingt-cinq millionsla part de perte de Paris dans le demi-milliard que la Francerefuse annuellement. Ces vingt-cinq millions, employés enassistance et en jouissance, doubleraient la splendeur de Paris. Laville les dépense en cloaques. De sorte qu’on peut dire que lagrande prodigalité de Paris, sa fête merveilleuse, saFolie-Beaujon[40], son orgie, son ruissellement d’or àpleines mains, son faste, son luxe, sa magnificence, c’est sonégout.

C’est de cette façon que, dans la cécité d’unemauvaise économie politique, on noie et on laisse aller à vau-l’eauet se perdre dans les gouffres le bien-être de tous. Il devrait yavoir des filets de Saint-Cloud pour la fortune publique.

Économiquement, le fait peut se résumerainsi : Paris panier percé.

Paris, cette cité modèle, ce patron descapitales bien faites dont chaque peuple tâche d’avoir une copie,cette métropole de l’idéal, cette patrie auguste de l’initiative,de l’impulsion et de l’essai, ce centre et ce lieu des esprits,cette ville nation, cette ruche de l’avenir, ce composé merveilleuxde Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue que nous venonsde signaler, hausser les épaules à un paysan du Fo-Kian.

Imitez Paris, vous vous ruinerez.

Au reste, particulièrement en ce gaspillageimmémorial et insensé, Paris lui-même imite.

Ces surprenantes inepties ne sont pasnouvelles ; ce n’est point là de la sottise jeune. Les anciensagissaient comme les modernes. « Les cloaques de Rome, ditLiebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan romain. »Quand la campagne de Rome fut ruinée par l’égout romain, Romeépuisa l’Italie, et quand elle eut mis l’Italie dans son cloaque,elle y versa la Sicile, puis la Sardaigne, puis l’Afrique. L’égoutde Rome a engouffré le monde. Ce cloaque offrait sonengloutissement à la cité et à l’univers. Urbi etorbi[41]. Ville éternelle, égout insondable.

Pour ces choses-là comme pour d’autres, Romedonne l’exemple.

Cet exemple, Paris le suit, avec toute labêtise propre aux villes d’esprit.

Pour les besoins de l’opération sur laquellenous venons de nous expliquer, Paris a sous lui un autreParis ; un Paris d’égouts ; lequel a ses rues, sescarrefours, ses places, ses impasses, ses artères, et sacirculation, qui est de la fange, avec la forme humaine demoins.

Car il ne faut rien flatter, pas même un grandpeuple ; là où il y a tout, il y a l’ignominie à côté de lasublimité ; et, si Paris contient Athènes, la ville delumière, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la ville de vertu,Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutèce, la ville deboue[42].

D’ailleurs le cachet de sa puissance est làaussi, et la titanique sentine de Paris réalise, parmi lesmonuments, cet idéal étrange réalisé dans l’humanité par quelqueshommes tels que Machiavel, Bacon et Mirabeau : le grandioseabject.

Le sous-sol de Paris, si l’œil pouvait enpénétrer la surface, présenterait l’aspect d’un madrépore colossal.Une éponge n’a guère plus de pertuis et de couloirs que la motte deterre de six lieues de tour sur laquelle repose l’antique grandeville. Sans parler des catacombes, qui sont une cave à part, sansparler de l’inextricable treillis des conduits du gaz, sans compterle vaste système tubulaire de la distribution d’eau vive quiaboutit aux bornes-fontaines, les égouts à eux seuls font sous lesdeux rives un prodigieux réseau ténébreux ; labyrinthe qui apour fil sa pente.

Là apparaît, dans la brume humide, le rat, quisemble le produit de l’accouchement de Paris.

Chapitre II – L’histoire ancienne del’égout

Qu’on s’imagine Paris ôté comme un couvercle,le réseau souterrain des égouts, vu à vol d’oiseau[43], dessinera sur les deux rives uneespèce de grosse branche greffée au fleuve. Sur la rive droitel’égout de ceinture sera le tronc de cette branche, les conduitssecondaires seront les rameaux et les impasses seront lesramuscules.

Cette figure n’est que sommaire et à demiexacte, l’angle droit, qui est l’angle habituel de ce genre deramifications souterraines, étant très rare dans la végétation.

On se fera une image plus ressemblante de cetétrange plan géométral en supposant qu’on voie à plat sur un fondde ténèbres quelque bizarre alphabet d’orient brouillé comme unfouillis, et dont les lettres difformes seraient soudées les unesaux autres, dans un pêle-mêle apparent et comme au hasard, tantôtpar leurs angles, tantôt par leurs extrémités.

Les sentines et les égouts jouaient un grandrôle au moyen-âge, au Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La pestey naissait, les despotes y mouraient. Les multitudes regardaientpresque avec une crainte religieuse ces lits de pourriture,monstrueux berceaux de la Mort. La fosse aux vermines de Bénarèsn’est pas moins vertigineuse que la fosse aux lions de Babylone.Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par lasentine de Ninive. C’est de l’égout de Munster que Jean de Leydefaisait sortir sa fausse lune, et c’est du puits-cloaque deKekhscheb que son ménechme[44]oriental, Mokannâ, le prophète voilé du Khorassan, faisait sortirson faux soleil.

L’histoire des hommes se reflète dansl’histoire des cloaques. Les gémonies racontaient Rome. L’égout deParis a été une vieille chose formidable. Il a été sépulcre, il aété asile. Le crime, l’intelligence, la protestation sociale, laliberté de conscience, la pensée, le vol, tout ce que les loishumaines poursuivent ou ont poursuivi, s’est caché dans cetrou ; les maillotins au quatorzième siècle, les tire-laine auquinzième, les huguenots au seizième, les illuminés de Morin audix-septième, les chauffeurs[45] audix-huitième. Il y a cent ans, le coup de poignard nocturne ensortait, le filou en danger y glissait ; le bois avait lacaverne, Paris avait l’égout. La truanderie, cettepicareria gauloise, acceptait l’égout comme succursale dela Cour des Miracles, et le soir, narquoise et féroce, rentraitsous le vomitoire Maubuée comme dans une alcôve.

Il était tout simple que ceux qui avaient pourlieu de travail quotidien le cul-de-sac Vide-Gousset ou la rueCoupe-Gorge eussent pour domicile nocturne le ponceau duChemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De là un fourmillement desouvenirs. Toutes sortes de fantômes hantent ces longs corridorssolitaires ; partout la putridité et le miasme ; çà et làun soupirail où Villon dedans cause avec Rabelais dehors.

L’égout, dans l’ancien Paris, est lerendez-vous de tous les épuisements et de tous les essais.L’économie politique y voit un détritus, la philosophie sociale yvoit un résidu.

L’égout, c’est la conscience de la ville. Touty converge, et s’y confronte. Dans ce lieu livide, il y a desténèbres, mais il n’y a plus de secrets. Chaque chose a sa formevraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d’ordures a celapour lui qu’il n’est pas menteur. La naïveté s’est réfugiée là. Lemasque de Basile s’y trouve, mais on en voit le carton, et lesficelles, et le dedans comme le dehors, et il est accentué d’uneboue honnête. Le faux nez de Scapin l’avoisine. Toutes lesmalpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombentdans cette fosse de vérité où aboutit l’immense glissement social,elles s’y engloutissent, mais elles s’y étalent. Ce pêle-mêle estune confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtragepossible, l’ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute desillusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant lasinistre figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un culde bouteille avoue l’ivrognerie, une anse de panier raconte ladomesticité ; là, le trognon de pomme qui a eu des opinionslittéraires redevient le trognon de pomme ; l’effigie du grossou se vert-de-grise franchement, le crachat de Caïphe rencontre levomissement de Falstaff, le louis d’or qui sort du tripot heurte leclou où pend le bout de corde du suicide, un fœtus livide rouleenveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras dernier àl’Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre près d’unepourriture qui a été la jupe de Margoton ; c’est plus que dela fraternité, c’est du tutoiement. Tout ce qui se fardait sebarbouille. Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique.Il dit tout.

Cette sincérité de l’immondice nous plaît, etrepose l’âme. Quand on a passé son temps à subir sur la terre lespectacle des grands airs que prennent la raison d’état, leserment, la sagesse politique, la justice humaine, les probitésprofessionnelles, les austérités de situation, les robesincorruptibles, cela soulage d’entrer dans un égout et de voir dela fange qui en convient.

Cela enseigne en même temps. Nous l’avons dittout à l’heure, l’histoire passe par l’égout. Les Saint-Barthélemyy filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les grands assassinatspublics, les boucheries politiques et religieuses, traversent cesouterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. Pourl’œil du songeur, tous les meurtriers historiques sont là, dans lapénombre hideuse, à genoux, avec un pan de leur suaire pourtablier, épongeant lugubrement leur besogne. Louis XI y estavec Tristan, François Ier y est avec Duprat,Charles IX y est avec sa mère, Richelieu y est avecLouis XIII, Louvois y est, Letellier y est, Hébert et Maillardy sont, grattant les pierres et tâchant de faire disparaître latrace de leurs actions. On entend sous ces voûtes le balai de cesspectres. On y respire la fétidité énorme des catastrophessociales. On voit dans des coins des miroitements rougeâtres. Ilcoule là une eau terrible où se sont lavées des mainssanglantes.

L’observateur social doit entrer dans cesombres. Elles font partie de son laboratoire. La philosophie est lemicroscope de la pensée. Tout veut la fuir, mais rien ne luiéchappe. Tergiverser est inutile. Quel côté de soi montre-t-on entergiversant ? le côté honte. La philosophie poursuit de sonregard probe le mal, et ne lui permet pas de s’évader dans lenéant. Dans l’effacement des choses qui disparaissent, dans lerapetissement des choses qui s’évanouissent, elle reconnaît tout.Elle reconstruit la pourpre d’après le haillon et la femme d’aprèsle chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville ; avec laboue elle refait les mœurs. Du tesson elle conclut l’amphore, ou lacruche. Elle reconnaît à une empreinte d’ongle sur un parchemin ladifférence qui sépare la juiverie de la Judengasse de la juiveriedu Ghetto. Elle retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le bien,le mal, le faux, le vrai, la tache de sang du palais, le pâtéd’encre de la caverne, la goutte de suif du lupanar, les épreuvessubies, les tentations bien venues, les orgies vomies, le pliqu’ont fait les caractères en s’abaissant, la trace de laprostitution dans les âmes que leur grossièreté en faisaitcapables, et sur la veste des portefaix de Rome la marque du coupde coude de Messaline[46].

Chapitre III – Bruneseau

L’égout de Paris, au moyen-âge, étaitlégendaire. Au seizième siècle Henri II essaya un sondage quiavorta. Il n’y a pas cent ans, le cloaque, Mercierl’atteste[47], était abandonné à lui-même et devenaitce qu’il pouvait.

Tel était cet ancien Paris, livré auxquerelles, aux indécisions et aux tâtonnements. Il fut longtempsassez bête. Plus tard, 89 montra comment l’esprit vient aux villes.Mais, au bon vieux temps, la capitale avait peu de tête ; ellene savait faire ses affaires ni moralement ni matériellement, etpas mieux balayer les ordures que les abus. Tout était obstacle,tout faisait question. L’égout, par exemple, était réfractaire àtout itinéraire. On ne parvenait pas plus à s’orienter dans lavoirie qu’à s’entendre dans la ville ; en hautl’inintelligible, en bas l’inextricable ; sous la confusiondes langues il y avait la confusion des caves ; Dédaledoublait Babel.

Quelquefois, l’égout de Paris se mêlait dedéborder, comme si ce Nil méconnu était subitement pris de colère.Il y avait, chose infâme, des inondations d’égout. Par moments, cetestomac de la civilisation digérait mal, le cloaque refluait dansle gosier de la ville, et Paris avait l’arrière-goût de sa fange.Ces ressemblances de l’égout avec le remords avaient du bon ;c’étaient des avertissements ; fort mal pris du reste ;la ville s’indignait que sa boue eût tant d’audace, et n’admettaitpas que l’ordure revînt. Chassez-la mieux.

L’inondation de 1802[48] est undes souvenirs actuels des Parisiens de quatrevingts ans. La fangese répandit en croix place des Victoires, où est la statue deLouis XIV ; elle entra rue Saint-Honoré par les deuxbouches d’égout des Champs-Élysées, rue Saint-Florentin par l’égoutSaint-Florentin, rue Pierre-à-Poisson par l’égout de la Sonnerie,rue Popincourt par l’égout du Chemin-Vert, rue de la Roquette parl’égout de la rue de Lappe ; elle couvrit le caniveau de larue des Champs-Élysées jusqu’à une hauteur de trente-cinqcentimètres ; et, au midi, par le vomitoire de la Seinefaisant sa fonction en sens inverse, elle pénétra rue Mazarine, ruede l’Échaudé, et rue des Marais, où elle s’arrêta à une longueur decent neuf mètres, précisément à quelques pas de la maison qu’avaithabitée Racine, respectant, dans le dix-septième siècle, le poèteplus que le roi. Elle atteignit son maximum de profondeur rueSaint-Pierre où elle s’éleva à trois pieds au-dessus des dalles dela gargouille, et son maximum d’étendue rue Saint-Sabin où elles’étala sur une longueur de deux cent trente-huit mètres.

Au commencement de ce siècle, l’égout de Parisétait encore un lieu mystérieux. La boue ne peut jamais être bienfamée ; mais ici le mauvais renom allait jusqu’à l’effroi.Paris savait confusément qu’il avait sous lui une cave terrible. Onen parlait comme de cette monstrueuse souille de Thèbes oùfourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et qui eûtpu servir de baignoire à Béhémoth. Les grosses bottes des égoutiersne s’aventuraient jamais au delà de certains points connus. Onétait encore très voisin du temps où les tombereaux des boueurs, duhaut desquels Sainte-Foix fraternisait avec le marquis deCréqui[49], se déchargeaient tout simplement dansl’égout. Quant au curage, on confiait cette fonction aux averses,qui encombraient plus qu’elles ne balayaient. Rome laissait encorequelque poésie à son cloaque et l’appelait Gémonies ; Parisinsultait le sien et l’appelait Trou punais. La science et lasuperstition étaient d’accord pour l’horreur. Le Trou punais nerépugnait pas moins à l’hygiène qu’à la légende. Le Moine-Bourruétait éclos sous la voussure fétide de l’égout Mouffetard ;les cadavres des Marmousets avaient été jetés dans l’égout de laBarillerie ; Fagon avait attribué la redoutable fièvre malignede 1685 au grand hiatus de l’égout du Marais qui resta béantjusqu’en 1833 rue Saint-Louis presque en face de l’enseigne duMessager galant. La bouche d’égout de la rue de la Mortellerieétait célèbre par les pestes qui en sortaient ; avec sa grillede fer à pointes qui simulait une rangée de dents, elle était danscette rue fatale comme une gueule de dragon soufflant l’enfer surles hommes. L’imagination populaire assaisonnait le sombre évierparisien d’on ne sait quel hideux mélange d’infini. L’égout étaitsans fond. L’égout, c’était le barathrum[50]. L’idéed’explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police.Tenter cet inconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller à ladécouverte dans cet abîme, qui l’eût osé ? C’était effrayant.Quelqu’un se présenta pourtant. Le cloaque eut son ChristopheColomb.

Un jour, en 1805, dans une de ces raresapparitions que l’empereur faisait à Paris, le ministre del’intérieur, un Decrès ou un Crétet quelconque, vint au petit leverdu maître. On entendait dans le Carrousel le traînement des sabresde tous ces soldats extraordinaires de la grande république et dugrand empire ; il y avait encombrement de héros à la porte deNapoléon ; hommes du Rhin, de l’Escaut, de l’Adige et duNil ; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de Hoche,de Kléber ; aérostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence,pontonniers de Gênes, hussards que les Pyramides avaient regardés,artilleurs qu’avait éclaboussés le boulet de Junot, cuirassiers quiavaient pris d’assaut la flotte à l’ancre dans le Zuyderzée ;les uns avaient suivi Bonaparte sur le pont de Lodi, les autresavaient accompagné Murat dans la tranchée de Mantoue, les autresavaient devancé Lannes dans le chemin creux de Montebello. Toutel’armée d’alors était là, dans la cour des Tuileries, représentéepar une escouade ou par un peloton, et gardant Napoléon aurepos ; et c’était l’époque splendide où la grande armée avaitderrière elle Marengo et devant elle Austerlitz. – Sire, dit leministre de l’intérieur à Napoléon, j’ai vu hier l’homme le plusintrépide de votre empire. – Qu’est-ce que cet homme ? ditbrusquement l’empereur, et qu’est-ce qu’il a fait ? – Il veutfaire une chose, sire. – Laquelle ? – Visiter les égouts deParis.

Cet homme existait et se nommaitBruneseau.

Chapitre IV – Détails ignorés

La visite eut lieu. Ce fut une campagneredoutable ; une bataille nocturne contre la peste etl’asphyxie. Ce fut en même temps un voyage de découvertes. Un dessurvivants de cette exploration, ouvrier intelligent, très jeunealors, en racontait encore il y a quelques années les curieuxdétails que Bruneseau crut devoir omettre dans son rapport aupréfet de police, comme indignes du style administratif. Lesprocédés désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires. Àpeine Bruneseau eut-il franchi les premières articulations duréseau souterrain, que huit des travailleurs sur vingt refusèrentd’aller plus loin. L’opération était compliquée ; la visiteentraînait le curage ; il fallait donc curer, et en même tempsarpenter : noter les entrées d’eau, compter les grilles et lesbouches, détailler les branchements, indiquer les courants à pointsde partage, reconnaître les circonscriptions respectives des diversbassins, sonder les petits égouts greffés sur l’égout principal,mesurer la hauteur sous clef de chaque couloir, et la largeur, tantà la naissance des voûtes qu’à fleur du radier, enfin déterminerles ordonnées du nivellement au droit de chaque entrée d’eau, soitdu radier de l’égout, soit du sol de la rue. On avançaitpéniblement. Il n’était pas rare que les échelles de descenteplongeassent dans trois pieds de vase. Les lanternes agonisaientdans les miasmes. De temps en temps on emportait un égoutierévanoui. À de certains endroits, précipice. Le sol s’étaiteffondré, le dallage avait croulé, l’égout s’était changé en puitsperdu ; on ne trouvait plus le solide ; un homme disparutbrusquement ; on eut grand’peine à le retirer. Par le conseilde Fourcroy, on allumait de distance en distance, dans les endroitssuffisamment assainis, de grandes cages pleines d’étoupe imbibée derésine. La muraille, par places, était couverte de fongusdifformes, et l’on eût dit des tumeurs, la pierre elle-mêmesemblait malade dans ce milieu irrespirable.

Bruneseau, dans son exploration, procédad’amont en aval. Au point de partage des deux conduites d’eau duGrand-Hurleur, il déchiffra sur une pierre en saillie la date1550 ; cette pierre indiquait la limite où s’était arrêtéPhilibert Delorme, chargé par Henri II de visiter la voiriesouterraine de Paris. Cette pierre était la marque du seizièmesiècle à l’égout. Bruneseau retrouva la main-d’œuvre dudix-septième dans le conduit du Ponceau et dans le conduit de larue Vieille-du-Temple, voûtés entre 1600 et 1650, et lamain-d’œuvre du dix-huitième dans la section ouest du canalcollecteur, encaissée et voûtée en 1740. Ces deux voûtes, surtoutla moins ancienne, celle de 1740, étaient plus lézardées et plusdécrépites que la maçonnerie de l’égout de ceinture, laquelledatait de 1412, époque où le ruisseau d’eau vive de Ménilmontantfut élevé à la dignité de grand égout de Paris, avancement analogueà celui d’un paysan qui deviendrait premier valet de chambre duroi ; quelque chose comme Gros-Jean transformé en Lebel.

On crut reconnaître çà et là, notamment sousle Palais de justice, des alvéoles d’anciens cachots pratiqués dansl’égout même. In pace hideux. Un carcan de fer pendaitdans l’une de ces cellules. On les mura toutes. Quelquestrouvailles furent bizarres ; entre autres le squelette d’unorang-outang disparu du Jardin des plantes en 1800, disparitionprobablement connexe à la fameuse et incontestable apparition dudiable rue des Bernardins dans la dernière année du dix-huitièmesiècle. Le pauvre diable avait fini par se noyer dans l’égout.

Sous le long couloir cintré qui aboutit àl’Arche-Marion, une hotte de chiffonnier, parfaitement conservée,fit l’admiration des connaisseurs. Partout, la vase, que leségoutiers en étaient venus à manier intrépidement, abondait enobjets précieux, bijoux d’or et d’argent, pierreries, monnaies. Ungéant qui eût filtré ce cloaque eût eu dans son tamis la richessedes siècles. Au point de partage des deux branchements de la rue duTemple et de la rue Sainte-Avoye, on ramassa une singulièremédaille huguenote en cuivre, portant d’un côté un porc coiffé d’unchapeau de cardinal et de l’autre un loup la tiare en tête.

La rencontre la plus surprenante fut àl’entrée du Grand Égout. Cette entrée avait été autrefois ferméepar une grille dont il ne restait plus que les gonds. À l’un de cesgonds pendait une sorte de loque informe et souillée qui, sansdoute arrêtée là au passage, y flottait dans l’ombre et achevait des’y déchiqueter. Bruneseau approcha sa lanterne et examina celambeau. C’était de la batiste très fine, et l’on distinguait àl’un des coins moins rongé que le reste une couronne héraldiquebrodée au-dessus de ces sept lettres : LAVBESP. La couronneétait une couronne de marquis et les sept lettres signifiaientLaubespine. On reconnut que ce qu’on avait sous les yeuxétait un morceau du linceul de Marat. Marat, dans sa jeunesse,avait eu des amours. C’était quand il faisait partie de la maisondu comte d’Artois en qualité de médecin des écuries. De ces amours,historiquement constatés, avec une grande dame, il lui était restéce drap de lit. Épave ou souvenir. À sa mort, comme c’était le seullinge un peu fin qu’il eût chez lui, on l’y avait enseveli. Devieilles femmes avaient emmailloté pour la tombe, dans ce lange oùil y avait eu de la volupté, le tragique Ami du Peuple.

Bruneseau passa outre. On laissa cetteguenille où elle était ; on ne l’acheva pas. Fut-ce mépris ourespect ? Marat méritait les deux. Et puis, la destinée yétait assez empreinte pour qu’on hésitât à y toucher. D’ailleurs,il faut laisser aux choses du sépulcre la place qu’elleschoisissent. En somme, la relique était étrange. Une marquise yavait dormi ; Marat y avait pourri ; elle avait traverséle Panthéon pour aboutir aux rats d’égout. Ce chiffon d’alcôve,dont Watteau eût jadis joyeusement dessiné tous les plis, avaitfini par être digne du regard fixe de Dante.

La visite totale de la voirie immonditiellesouterraine de Paris dura sept ans, de 1805 à 1812. Tout encheminant, Bruneseau désignait, dirigeait et mettait à fin destravaux considérables ; en 1808, il abaissait le radier duPonceau, et, créant partout des lignes nouvelles, il poussaitl’égout, en 1809, sous la rue Saint-Denis jusqu’à la fontaine desInnocents ; en 1810, sous la rue Froidmanteau et sous laSalpêtrière, en 1811, sous la rue Neuve-des-Petits-Pères, sous larue du Mail, sous la rue de l’Écharpe, sous la place Royale, en1812, sous la rue de la Paix et sous la chaussée d’Antin. En mêmetemps, il faisait désinfecter et assainir tout le réseau. Dès ladeuxième année, Bruneseau s’était adjoint son gendre Nargaud.

C’est ainsi qu’au commencement de ce siècle lavieille société cura son double-fond et fit la toilette de sonégout. Ce fut toujours cela de nettoyé.

Tortueux, crevassé, dépavé, craquelé, coupé defondrières, cahoté par des coudes bizarres, montant et descendantsans logique, fétide, sauvage, farouche, submergé d’obscurité, avecdes cicatrices sur ses dalles et des balafres sur ses murs,épouvantable, tel était, vu rétrospectivement, l’antique égout deParis. Ramifications en tous sens, croisements de tranchées,branchements, pattes d’oie, étoiles comme dans les sapes, cæcums,culs-de-sac, voûtes salpêtrées, puisards infects, suintementsdartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds,ténèbres ; rien n’égalait l’horreur de cette vieille crypteexutoire, appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffrepercé de rues, taupinière titanique où l’esprit croit voir rôder àtravers l’ombre, dans de l’ordure qui a été de la splendeur, cetteénorme taupe aveugle, le passé.

Ceci, nous le répétons, c’était l’égoutd’Autrefois.

Chapitre V – Progrès actuel

Aujourd’hui l’égout est propre, froid, droit,correct. Il réalise presque l’idéal de ce qu’on entend enAngleterre par le mot « respectable ». Il est convenableet grisâtre[51] ; tiré au cordeau ; onpourrait presque dire à quatre épingles. Il ressemble à unfournisseur devenu conseiller d’État. On y voit presque clair. Lafange s’y comporte décemment. Au premier abord, on le prendraitvolontiers pour un de ces corridors souterrains si communs jadis etsi utiles aux fuites de monarques et de princes, dans cet ancienbon temps « où le peuple aimait ses rois ». L’égoutactuel est un bel égout ; le style pur y règne ; leclassique alexandrin rectiligne qui, chassé de la poésie, paraîts’être réfugié dans l’architecture, semble mêlé à toutes lespierres de cette longue voûte ténébreuse et blanchâtre ;chaque dégorgeoir est une arcade ; la rue de Rivoli fait écolejusque dans le cloaque. Au reste, si la ligne géométrique estquelque part à sa place, c’est à coup sûr dans la tranchéestercoraire d’une grande ville. Là, tout doit être subordonné auchemin le plus court. L’égout a pris aujourd’hui un certain aspectofficiel. Les rapports mêmes de police dont il est quelquefoisl’objet ne lui manquent plus de respect. Les mots qui lecaractérisent dans le langage administratif sont relevés et dignes.Ce qu’on appelait boyau, on l’appelle galerie ; ce qu’onappelait trou, on l’appelle regard. Villon ne reconnaîtrait plusson antique logis en-cas. Ce réseau de caves a bien toujours sonimmémoriale population de rongeurs, plus pullulante quejamais ; de temps en temps, un rat, vieille moustache, risquesa tête à la fenêtre de l’égout et examine les Parisiens ;mais cette vermine elle-même s’apprivoise, satisfaite qu’elle estde son palais souterrain. Le cloaque n’a plus rien de sa férocitéprimitive. La pluie, qui salissait l’égout d’autrefois, lavel’égout d’à présent. Ne vous y fiez pas trop pourtant. Les miasmesl’habitent encore. Il est plutôt hypocrite qu’irréprochable. Lapréfecture de police et la commission de salubrité ont eu beaufaire. En dépit de tous les procédés d’assainissement, il exhaleune vague odeur suspecte, comme Tartuffe après la confession.

Convenons-en, comme, à tout prendre, lebalayage est un hommage que l’égout rend à la civilisation, etcomme, à ce point de vue, la conscience de Tartuffe est un progrèssur l’étable d’Augias, il est certain que l’égout de Paris s’estamélioré.

C’est plus qu’un progrès ; c’est unetransmutation. Entre l’égout ancien et l’égout actuel, il y a unerévolution. Qui a fait cette révolution ?

L’homme que tout le monde oublie et que nousavons nommé, Bruneseau.

Chapitre VI – Progrès futur

Le creusement de l’égout de Paris n’a pas étéune petite besogne. Les dix derniers siècles y ont travaillé sansle pouvoir terminer, pas plus qu’ils n’ont pu finir Paris. L’égout,en effet, reçoit tous les contre-coups de la croissance de Paris.C’est, dans la terre, une sorte de polype ténébreux aux milleantennes qui grandit dessous en même temps que la ville dessus.Chaque fois que la ville perce une rue, l’égout allonge un bras. Lavieille monarchie n’avait construit que vingt-trois mille troiscents mètres d’égouts ; c’est là que Paris en était le1er janvier 1806. À partir de cette époque, dont nousreparlerons tout à l’heure, l’œuvre a été utilement eténergiquement reprise et continuée ; Napoléon a bâti, ceschiffres sont curieux, quatre mille huit cent quatre mètres ;Louis XVIII, cinq mille sept cent neuf ; Charles X,dix mille huit cent trente-six ; Louis-Philippe,quatrevingt-neuf mille vingt ; la République de 1848,vingt-trois mille trois cent quatrevingt-un ; le régimeactuel, soixante-dix mille cinq cents ; en tout, à l’heurequ’il est, deux cent vingt-six mille six cent dix mètres, soixantelieues d’égout ; entrailles énormes de Paris. Ramificationobscure, toujours en travail ; construction ignorée etimmense.

Comme on le voit, le dédale souterrain deParis est aujourd’hui plus que décuple de ce qu’il était aucommencement du siècle. On se figure malaisément tout ce qu’il afallu de persévérance et d’efforts pour amener ce cloaque au pointde perfection relative où il est maintenant. C’était à grand’peineque la vieille prévôté monarchique et, dans les dix dernièresannées du dix-huitième siècle, la mairie révolutionnaire étaientparvenues à forer les cinq lieues d’égouts qui existaient avant1806. Tous les genres d’obstacles entravaient cette opération, lesuns propres à la nature du sol, les autres inhérents aux préjugésmêmes de la population laborieuse de Paris. Paris est bâti sur ungisement étrangement rebelle à la pioche, à la houe, à la sonde, aumaniement humain. Rien de plus difficile à percer et à pénétrer quecette formation géologique à laquelle se superpose la merveilleuseformation historique nommée Paris ; dès que, sous une formequelconque, le travail s’engage et s’aventure dans cette napped’alluvions, les résistances souterraines abondent. Ce sont desargiles liquides, des sources vives, des roches dures, de ces vasesmolles et profondes que la science spéciale appelle moutardes. Lepic avance laborieusement dans des lames calcaires alternées defilets de glaises très minces et de couches schisteuses auxfeuillets incrustés d’écailles d’huîtres contemporaines des océanspréadamites. Parfois un ruisseau crève brusquement une voûtecommencée et inonde les travailleurs ; ou c’est une coulée demarne qui se fait jour et se rue avec la furie d’une cataracte,brisant comme verre les plus grosses poutres de soutènement. Toutrécemment, à la Villette, quand il a fallu, sans interrompre lanavigation et sans vider le canal, faire passer l’égout collecteursous le canal Saint-Martin, une fissure s’est faite dans la cuvettedu canal, l’eau a abondé subitement dans le chantier souterrain, audelà de toute la puissance des pompes d’épuisement ; il afallu faire chercher par un plongeur la fissure qui était dans legoulet du grand bassin, et on ne l’a point bouchée sans peine.Ailleurs, près de la Seine, et même assez loin du fleuve, comme parexemple à Belleville, Grande-Rue et passage Lumière, on rencontredes sables sans fond où l’on s’enlise et où un homme peut fondre àvue d’œil. Ajoutez l’asphyxie par les miasmes, l’ensevelissementpar les éboulements, les effondrements subits. Ajoutez le typhus,dont les travailleurs s’imprègnent lentement. De nos jours, aprèsavoir creusé la galerie de Clichy, avec banquette pour recevoir uneconduite maîtresse d’eau de l’Ourcq, travail exécuté en tranchée, àdix mètres de profondeur ; après avoir, à travers leséboulements, à l’aide des fouilles, souvent putrides, et desétrésillonnements, voûté la Bièvre du boulevard de l’Hôpitaljusqu’à la Seine ; après avoir, pour délivrer Paris des eauxtorrentielles de Montmartre et pour donner écoulement à cette marefluviale de neuf hectares qui croupissait près de la barrière desMartyrs ; après avoir, disons-nous, construit la ligned’égouts de la barrière Blanche au chemin d’Aubervilliers, enquatre mois, jour et nuit, à une profondeur de onze mètres ;après avoir, chose qu’on n’avait pas vue encore, exécutésouterrainement un égout rue Barre-du-Bec, sans tranchée, à sixmètres au-dessous du sol, le conducteur Monnot est mort. Aprèsavoir voûté trois mille mètres d’égouts sur tous les points de laville, de la rue Traversière-Saint-Antoine à la rue de Lourcine,après avoir, par le branchement de l’Arbalète, déchargé desinondations pluviales le carrefour Censier-Mouffetard, après avoirbâti l’égout Saint-Georges sur enrochement et béton dans des sablesfluides, après avoir dirigé le redoutable abaissement de radier dubranchement Notre-Dame-de-Nazareth, l’ingénieur Duleau est mort. Iln’y a pas de bulletin pour ces actes de bravoure-là, plus utilespourtant que la tuerie bête des champs de bataille.

Les égouts de Paris, en 1832, étaient loind’être ce qu’ils sont aujourd’hui. Bruneseau avait donné le branle,mais il fallait le choléra pour déterminer la vaste reconstructionqui a eu lieu depuis. Il est surprenant de dire, par exemple, qu’en1821, une partie de l’égout de ceinture, dit Grand Canal, comme àVenise, croupissait encore à ciel ouvert, rue des Gourdes. Ce n’estqu’en 1823 que la ville de Paris a trouvé dans son gousset les deuxcent soixante-six mille quatrevingts francs six centimesnécessaires à la couverture de cette turpitude. Les trois puitsabsorbants du Combat, de la Cunette et de Saint-Mandé, avec leursdégorgeoirs, leurs appareils, leurs puisards et leurs branchementsdépuratoires, ne datent que de 1836. La voirie intestinale de Parisa été refaite à neuf et, comme nous l’avons dit, plus que décupléedepuis un quart de siècle.

Il y a trente ans, à l’époque del’insurrection des 5 et 6 juin, c’était encore, dans beaucoupd’endroits, presque l’ancien égout. Un très grand nombre de rues,aujourd’hui bombées, étaient alors des chaussées fendues. On voyaittrès souvent, au point déclive où les versants d’une rue ou d’uncarrefour aboutissaient, de larges grilles carrées à gros barreauxdont le fer luisait fourbu par les pas de la foule, dangereuses etglissantes aux voitures et faisant abattre les chevaux. La langueofficielle des ponts et chaussées donnait à ces points déclives età ces grilles le nom expressif de cassis. En 1832, dansune foule de rues, rue de l’Étoile, rue Saint-Louis, rue du Temple,rue Vieille-du-Temple, rue Notre-Dame-de-Nazareth, rueFolie-Méricourt, quai aux Fleurs, rue du Petit-Musc, rue deNormandie, rue Pont-aux-Biches, rue des Marais, faubourgSaint-Martin, rue Notre-Dame-des-Victoires, faubourg Montmartre,rue Grange-Batelière, aux Champs-Élysées, rue Jacob, rue deTournon, le vieux cloaque gothique montrait encore cyniquement sesgueules. C’étaient d’énormes hiatus de pierre à cagnards,quelquefois entourés de bornes, avec une effronteriemonumentale.

Paris, en 1806, en était encore presque auchiffre d’égouts constaté en mai 1663 : cinq mille trois centvingt-huit toises. Après Bruneseau, le 1er janvier 1832,il en avait quarante mille trois cents mètres. De 1806 à 1831, onavait bâti annuellement, en moyenne, sept cent cinquantemètres ; depuis on a construit tous les ans huit et même dixmille mètres de galeries, en maçonnerie de petits matériaux à bainde chaux hydraulique sur fondation de béton. À deux cents francs lemètre, les soixante lieues d’égouts du Paris actuel représententquarante-huit millions.

Outre le progrès économique que nous avonsindiqué en commençant, de graves problèmes d’hygiène publique serattachent à cette immense question : l’égout de Paris.

Paris est entre deux nappes, une nappe d’eauet une nappe d’air. La nappe d’eau, gisante à une assez grandeprofondeur souterraine, mais déjà tâtée par deux forages, estfournie par la couche de grès vert située entre la craie et lecalcaire jurassique ; cette couche peut être représentée parun disque de vingt-cinq lieues de rayon ; une foule derivières et de ruisseaux y suintent ; on boit la Seine, laMarne, l’Yonne, l’Oise, l’Aisne, le Cher, la Vienne et la Loiredans un verre d’eau du puits de Grenelle. La nappe d’eau estsalubre, elle vient du ciel d’abord, de la terre ensuite ; lanappe d’air est malsaine, elle vient de l’égout. Tous les miasmesdu cloaque se mêlent à la respiration de la ville ; de làcette mauvaise haleine. L’air pris au-dessus d’un fumier, ceci aété scientifiquement établi, est plus pur que l’air pris au-dessusde Paris. Dans un temps donné, le progrès aidant, les mécanismes seperfectionnant, et la clarté se faisant, on emploiera la napped’eau à purifier la nappe d’air. C’est-à-dire à laver l’égout. Onsait que par : lavage de l’égout, nous entendons :restitution de la fange à la terre ; renvoi du fumier au solet de l’engrais aux champs. Il y aura, par ce simple fait, pourtoute la communauté sociale, diminution de misère et augmentationde santé. À l’heure où nous sommes, le rayonnement des maladies deParis va à cinquante lieues autour du Louvre, pris comme moyeu decette route pestilentielle.

On pourrait dire que, depuis dix siècles, lecloaque est la maladie de Paris. L’égout est le vice que la ville adans le sang. L’instinct populaire ne s’y est jamais trompé. Lemétier d’égoutier était autrefois presque aussi périlleux, etpresque aussi répugnant au peuple, que le métier d’équarrisseur,frappé d’horreur et si longtemps abandonné au bourreau. Il fallaitune haute paye pour décider un maçon à disparaître dans cette sapefétide ; l’échelle du puisatier hésitait à s’y plonger ;on disait proverbialement : descendre dans l’égout, c’estentrer dans la fosse ; et toutes sortes de légendeshideuses, nous l’avons dit, couvraient d’épouvante ce colossalévier ; sentine redoutée qui a la trace des révolutions duglobe comme des révolutions des hommes, et où l’on trouve desvestiges de tous les cataclysmes depuis le coquillage du délugejusqu’au haillon de Marat.

Livre troisième – La boue, maisl’âme

Chapitre I – Le cloaque et sessurprises

C’est dans l’égout de Paris que se trouvaitJean Valjean.

Ressemblance de plus de Paris avec la mer.Comme dans l’océan, le plongeur peut y disparaître.

La transition était inouïe. Au milieu même dela ville, Jean Valjean était sorti de la ville ; et, en unclin d’œil, le temps de lever un couvercle et de le refermer, ilavait passé du plein jour à l’obscurité complète, de midi à minuit,du fracas au silence, du tourbillon des tonnerres à la stagnationde la tombe, et, par une péripétie bien plus prodigieuse encore quecelle de la rue Polonceau, du plus extrême péril à la sécurité laplus absolue.

Chute brusque dans une cave ; disparitiondans l’oubliette de Paris ; quitter cette rue où la mort étaitpartout pour cette espèce de sépulcre où il y avait la vie ;ce fut un instant étrange. Il resta quelques secondes commeétourdi ; écoutant, stupéfait. La chausse-trape du saluts’était subitement ouverte sous lui. La bonté céleste l’avait enquelque sorte pris par trahison. Adorables embuscades de laprovidence !

Seulement le blessé ne remuait point, et JeanValjean ne savait pas si ce qu’il emportait dans cette fosse étaitun vivant ou un mort.

Sa première sensation fut l’aveuglement.Brusquement il ne vit plus rien. Il lui sembla aussi qu’en uneminute il était devenu sourd. Il n’entendait plus rien. Lefrénétique orage de meurtre qui se déchaînait à quelques piedsau-dessus de lui n’arrivait jusqu’à lui, nous l’avons dit, grâce àl’épaisseur de terre qui l’en séparait, qu’éteint et indistinct, etcomme une rumeur dans une profondeur. Il sentait que c’était solidesous ses pieds ; voilà tout ; mais cela suffisait. Ilétendit un bras, puis l’autre, et toucha le mur des deux côtés, etreconnut que le couloir était étroit ; il glissa, et reconnutque la dalle était mouillée. Il avança un pied avec précaution,craignant un trou, un puisard, quelque gouffre ; il constataque le dallage se prolongeait. Une bouffée de fétidité l’avertit dulieu où il était.

Au bout de quelques instants, il n’était plusaveugle. Un peu de lumière tombait du soupirail par où il s’étaitglissé, et son regard s’était fait à cette cave. Il commença àdistinguer quelque chose. Le couloir où il s’était terré, nul autremot n’exprime mieux la situation, était muré derrière lui. C’étaitun de ces culs-de-sac que la langue spéciale appelle branchements.Devant lui, il y avait un autre mur, un mur de nuit. La clarté dusoupirail expirait à dix ou douze pas du point où était JeanValjean, et faisait à peine une blancheur blafarde sur quelquesmètres de la paroi humide de l’égout. Au delà l’opacité étaitmassive ; y pénétrer paraissait horrible, et l’entrée ysemblait un engloutissement. On pouvait s’enfoncer pourtant danscette muraille de brume, et il le fallait. Il fallait même sehâter. Jean Valjean songea que cette grille, aperçue par lui sousles pavés, pouvait l’être par les soldats, et que tout tenait à cehasard. Ils pouvaient descendre eux aussi dans ce puits et lefouiller. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il avait déposéMarius sur le sol, il le ramassa, ceci est encore le mot vrai, lereprit sur ses épaules et se mit en marche. Il entra résolûmentdans cette obscurité.

La réalité est qu’ils étaient moins sauvés queJean Valjean ne le croyait. Des périls d’un autre genre et nonmoins grands les attendaient peut-être. Après le tourbillonfulgurant du combat, la caverne des miasmes et des pièges ;après le chaos, le cloaque. Jean Valjean était tombé d’un cercle del’enfer dans l’autre.

Quand il eut fait cinquante pas, il falluts’arrêter. Une question se présenta. Le couloir aboutissait à unautre boyau qu’il rencontrait transversalement. Là s’offraient deuxvoies. Laquelle prendre ? fallait-il tourner à gauche ou àdroite ? Comment s’orienter dans ce labyrinthe noir ? Celabyrinthe, nous l’avons fait remarquer, a un fil ; c’est sapente. Suivre la pente, c’est aller à la rivière.

Jean Valjean le comprit sur-le-champ.

Il se dit qu’il était probablement dansl’égout des Halles ; que, s’il choisissait la gauche etsuivait la pente, il arriverait avant un quart d’heure à quelqueembouchure sur la Seine entre le Pont-au-Change et le Pont-Neuf,c’est-à-dire à une apparition en plein jour sur le point le pluspeuplé de Paris. Peut-être aboutirait-il à quelque cagnard decarrefour. Stupeur des passants de voir deux hommes sanglantssortir de terre sous leurs pieds. Survenue des sergents de ville,prise d’armes du corps de garde voisin. On serait saisi avantd’être sorti. Il valait mieux s’enfoncer dans le dédale, se fier àcette noirceur, et s’en remettre à la providence quant àl’issue.

Il remonta la pente et prit à droite.

Quand il eut tourné l’angle de la galerie, lalointaine lueur du soupirail disparut, le rideau d’obscuritéretomba sur lui et il redevint aveugle. Il n’en avança pas moins,et aussi rapidement qu’il put. Les deux bras de Marius étaientpassés autour de son cou et les pieds pendaient derrière lui. Iltenait les deux bras d’une main et tâtait le mur de l’autre. Lajoue de Marius touchait la sienne et s’y collait, étant sanglante.Il sentait couler sur lui et pénétrer sous ses vêtements unruisseau tiède qui venait de Marius. Cependant une chaleur humide àson oreille que touchait la bouche du blessé indiquait de larespiration, et par conséquent de la vie. Le couloir où JeanValjean cheminait maintenant était moins étroit que le premier.Jean Valjean y marchait assez péniblement. Les pluies de la veillen’étaient pas encore écoulées et faisaient un petit torrent aucentre du radier, et il était forcé de se serrer contre le mur pourne pas avoir les pieds dans l’eau. Il allait ainsi ténébreusement.Il ressemblait aux êtres de nuit tâtonnant dans l’invisible etsouterrainement perdus dans les veines de l’ombre.

Pourtant, peu à peu, soit que des soupirauxlointains envoyassent un peu de lueur flottante dans cette brumeopaque, soit que ses yeux s’accoutumassent à l’obscurité, il luirevint quelque vision vague, et il recommença à se rendreconfusément compte, tantôt de la muraille à laquelle il touchait,tantôt de la voûte sous laquelle il passait. La pupille se dilatedans la nuit et finit par y trouver du jour, de même que l’âme sedilate dans le malheur et finit par y trouver Dieu.

Se diriger était malaisé.

Le tracé des égouts répercute, pour ainsidire, le tracé des rues qui lui est superposé. Il y avait dans leParis d’alors deux mille deux cents rues. Qu’on se figurelà-dessous cette forêt de branches ténébreuses qu’on nomme l’égout.Le système d’égouts existant à cette époque, mis bout à bout, eûtdonné une longueur de onze lieues. Nous avons dit plus haut que leréseau actuel, grâce à l’activité spéciale des trente dernièresannées, n’a pas moins de soixante lieues.

Jean Valjean commença par se tromper. Il crutêtre sous la rue Saint-Denis, et il était fâcheux qu’il n’y fûtpas. Il y a sous la rue Saint-Denis un vieil égout en pierre quidate de Louis XIII et qui va droit à l’égout collecteur ditGrand Égout, avec un seul coude, à droite, à la hauteur del’ancienne cour des Miracles, et un seul embranchement, l’égoutSaint-Martin, dont les quatre bras se coupent en croix. Mais leboyau de la Petite-Truanderie dont l’entrée était près du cabaretde Corinthe n’a jamais communiqué avec le souterrain de la rueSaint-Denis ; il aboutit à l’égout Montmartre et c’est là queJean Valjean était engagé. Là, les occasions de se perdreabondaient. L’égout Montmartre est un des plus dédaléens du vieuxréseau. Heureusement Jean Valjean avait laissé derrière lui l’égoutdes Halles dont le plan géométral figure une foule de mâts deperroquet enchevêtrés ; mais il avait devant lui plus d’unerencontre embarrassante et plus d’un coin de rue – car ce sont desrues – s’offrant dans l’obscurité comme un pointd’interrogation : premièrement, à sa gauche, le vaste égoutPlâtrière, espèce de casse-tête chinois, poussant et brouillant sonchaos de T et de Z sous l’hôtel des Postes et sous la rotonde de lahalle aux blés jusqu’à la Seine où il se termine en Y ;deuxièmement, à sa droite, le corridor courbe de la rue du Cadranavec ses trois dents qui sont autant d’impasses ;troisièmement, à sa gauche, l’embranchement du Mail, compliqué,presque à l’entrée, d’une espèce de fourche, et allant de zigzag enzigzag aboutir à la grande crypte exutoire du Louvre tronçonnée etramifiée dans tous les sens ; enfin, à droite, le couloircul-de-sac de la rue des Jeûneurs, sans compter de petits réduitsçà et là, avant d’arriver à l’égout de ceinture, lequel seulpouvait le conduire à quelque issue assez lointaine pour êtresûre.

Si Jean Valjean eût eu quelque notion de toutce que nous indiquons ici, il se fût vite aperçu, rien qu’en tâtantla muraille, qu’il n’était pas dans la galerie souterraine de larue Saint-Denis. Au lieu de la vieille pierre de taille, au lieu del’ancienne architecture, hautaine et royale jusque dans l’égout,avec radier et assises courantes en granit et mortier de chauxgrasse, laquelle coûtait huit cents livres la toise, il eût sentisous sa main le bon marché contemporain, l’expédient économique, lameulière à bain de mortier hydraulique sur couche de béton quicoûte deux cents francs le mètre, la maçonnerie bourgeoise dite àpetits matériaux ; mais il ne savait rien de toutcela.

Il allait devant lui, avec anxiété, mais aveccalme, ne voyant rien, ne sachant rien, plongé dans le hasard,c’est-à-dire englouti dans la providence.

Par degrés, disons-le, quelque horreur legagnait. L’ombre qui l’enveloppait entrait dans son esprit. Ilmarchait dans une énigme. Cet aqueduc du cloaque estredoutable ; il s’entre-croise vertigineusement. C’est unechose lugubre d’être pris dans ce Paris de ténèbres. Jean Valjeanétait obligé de trouver et presque d’inventer sa route sans lavoir. Dans cet inconnu, chaque pas qu’il risquait pouvait être ledernier. Comment sortirait-il de là ? Trouverait-il uneissue ? La trouverait-il à temps ? Cette colossale épongesouterraine aux alvéoles de pierre se laisserait-elle pénétrer etpercer ? Y rencontrerait-on quelque nœud inattendud’obscurité ? Arriverait-on à l’inextricable et àl’infranchissable ? Marius y mourrait-il d’hémorragie, et luide faim ? Finiraient-ils par se perdre là tous les deux, etpar faire deux squelettes dans un coin de cette nuit ? Ill’ignorait. Il se demandait tout cela et ne pouvait se répondre.L’intestin de Paris est un précipice. Comme le prophète, il étaitdans le ventre du monstre.

Il eut brusquement une surprise. À l’instantle plus imprévu, et sans avoir cessé de marcher en ligne droite, ils’aperçut qu’il ne montait plus ; l’eau du ruisseau luibattait les talons au lieu de lui venir sur la pointe des pieds.L’égout maintenant descendait. Pourquoi ? Allait-il doncarriver soudainement à la Seine ? Ce danger était grand, maisle péril de reculer l’était plus encore. Il continua d’avancer.

Ce n’était point vers la Seine qu’il allait.Le dos d’âne que fait le sol de Paris sur la rive droite vide un deses versants dans la Seine et l’autre dans le Grand Égout. La crêtede ce dos d’âne qui détermine la division des eaux dessine uneligne très capricieuse. Le point culminant, qui est le lieu departage des écoulements, est, dans l’égout Sainte-Avoye, au delà dela rue Michel-le-Comte, dans l’égout du Louvre, près desboulevards, et dans l’égout Montmartre, près des Halles. C’est à cepoint culminant que Jean Valjean était arrivé. Il se dirigeait versl’égout de ceinture ; il était dans le bon chemin. Mais iln’en savait rien.

Chaque fois qu’il rencontrait unembranchement, il en tâtait les angles, et s’il trouvaitl’ouverture qui s’offrait moins large que le corridor où il était,il n’entrait pas et continuait sa route, jugeant avec raison quetoute voie plus étroite devait aboutir à un cul-de-sac et nepouvait que l’éloigner du but, c’est-à-dire de l’issue. Il évitaainsi le quadruple piège qui lui était tendu dans l’obscurité parles quatre dédales que nous venons d’énumérer.

À un certain moment il reconnut qu’il sortaitde dessous le Paris pétrifié par l’émeute, où les barricadesavaient supprimé la circulation et qu’il rentrait sous le Parisvivant et normal. Il eut subitement au-dessus de sa tête comme unbruit de foudre, lointain, mais continu. C’était le roulement desvoitures.

Il marchait depuis une demi-heure environ, dumoins au calcul qu’il faisait en lui-même, et n’avait pas encoresongé à se reposer ; seulement il avait changé la main quisoutenait Marius. L’obscurité était plus profonde que jamais, maiscette profondeur le rassurait.

Tout à coup il vit son ombre devant lui. Ellese découpait sur une faible rougeur presque indistincte quiempourprait vaguement le radier à ses pieds et la voûte sur satête, et qui glissait à sa droite et à sa gauche sur les deuxmurailles visqueuses du corridor. Stupéfait, il se retourna.

Derrière lui, dans la partie du couloir qu’ilvenait de dépasser, à une distance qui lui parut immense,flamboyait, rayant l’épaisseur obscure, une sorte d’astre horriblequi avait l’air de le regarder.

C’était la sombre étoile de la police qui selevait dans l’égout.

Derrière cette étoile remuaient confusémenthuit ou dix formes noires, droites, indistinctes, terribles.

Chapitre II – Explication

Dans la journée du 6 juin, une battue deségouts avait été ordonnée. On craignit qu’ils ne fussent pris pourrefuge par les vaincus, et le préfet Gisquet dut fouiller le Parisocculte pendant que le général Bugeaud balayait le Parispublic ; double opération connexe qui exigea une doublestratégie de la force publique représentée en haut par l’armée eten bas par la police. Trois pelotons d’agents et d’égoutiersexplorèrent la voirie souterraine de Paris, le premier, rivedroite, le deuxième, rive gauche, le troisième, dans la Cité.

Les agents étaient armés de carabines, decasse-tête, d’épées et de poignards.

Ce qui était en ce moment dirigé sur JeanValjean, c’était la lanterne de la ronde de la rive droite.

Cette ronde venait de visiter la galeriecourbe et les trois impasses qui sont sous la rue du Cadran.Pendant qu’elle promenait son falot au fond de ces impasses, JeanValjean avait rencontré sur son chemin l’entrée de la galerie,l’avait reconnue plus étroite que le couloir principal et n’y avaitpoint pénétré. Il avait passé outre. Les hommes de police, enressortant de la galerie du Cadran, avaient cru entendre un bruitde pas dans la direction de l’égout de ceinture. C’étaient les pasde Jean Valjean en effet. Le sergent chef de ronde avait élevé salanterne, et l’escouade s’était mise à regarder dans le brouillarddu côté d’où était venu le bruit.

Ce fut pour Jean Valjean une minuteinexprimable.

Heureusement, s’il voyait bien la lanterne, lalanterne le voyait mal. Elle était la lumière et il était l’ombre.Il était très loin, et mêlé à la noirceur du lieu. Il se rencognale long du mur et s’arrêta.

Du reste, il ne se rendait pas compte de cequi se mouvait là derrière lui. L’insomnie, le défaut denourriture, les émotions, l’avaient fait passer, lui aussi, àl’état visionnaire. Il voyait un flamboiement, et autour de ceflamboiement, des larves. Qu’était-ce ? Il ne comprenaitpas.

Jean Valjean s’étant arrêté, le bruit avaitcessé.

Les hommes de la ronde écoutaient etn’entendaient rien, ils regardaient et ne voyaient rien. Ils seconsultèrent.

Il y avait à cette époque sur ce point del’égout Montmartre une espèce de carrefour dit de servicequ’on a supprimé depuis à cause du petit lac intérieur qu’y formaiten s’y engorgeant dans les forts orages, le torrent des eauxpluviales. La ronde put se pelotonner dans ce carrefour.

Jean Valjean vit ces larves faire une sorte decercle. Ces têtes de dogues se rapprochèrent et chuchotèrent.

Le résultat de ce conseil tenu par les chiensde garde fut qu’on s’était trompé, qu’il n’y avait pas eu de bruit,qu’il n’y avait là personne, qu’il était inutile de s’engager dansl’égout de ceinture, que ce serait du temps perdu, mais qu’ilfallait se hâter d’aller vers Saint-Merry, que s’il y avait quelquechose à faire et quelque « bousingot » à dépister,c’était dans ce quartier-là.

De temps en temps les partis remettent dessemelles neuves à leurs vieilles injures. En 1832, le motbousingot faisait l’intérim entre le mot jacobinqui était éculé, et le mot démagogue alors presque inusitéet qui a fait depuis un si excellent service.

Le sergent donna l’ordre d’obliquer à gauchevers le versant de la Seine. S’ils eussent eu l’idée de se diviseren deux escouades et d’aller dans les deux sens, Jean Valjean étaitsaisi. Cela tint à ce fil. Il est probable que les instructions dela préfecture, prévoyant un cas de combat et les insurgés ennombre, défendaient à la ronde de se morceler. La ronde se remit enmarche, laissant derrière elle Jean Valjean. De tout ce mouvementJean Valjean ne perçut rien, sinon l’éclipse de la lanterne qui seretourna subitement.

Avant de s’en aller, le sergent, pour l’acquitde la conscience de la police, déchargea sa carabine du côté qu’onabandonnait, dans la direction de Jean Valjean. La détonation roulad’écho en écho dans la crypte comme le borborygme de ce boyautitanique. Un plâtras qui tomba dans le ruisseau et fit clapoterl’eau à quelques pas de Jean Valjean, l’avertit que la balle avaitfrappé la voûte au-dessus de sa tête.

Des pas mesurés et lents résonnèrent quelquetemps sur le radier, de plus en plus amortis par l’augmentationprogressive de l’éloignement, le groupe des formes noiress’enfonça, une lueur oscilla et flotta, faisant à la voûte uncintre rougeâtre qui décrut, puis disparut, le silence redevintprofond, l’obscurité redevint complète, la cécité et la surditéreprirent possession des ténèbres ; et Jean Valjean, n’osantencore remuer, demeura longtemps adossé au mur, l’oreille tendue,la prunelle dilatée, regardant l’évanouissement de cette patrouillede fantômes.

Chapitre III – L’homme filé

Il faut rendre à la police de ce temps-làcette justice que, même dans les plus graves conjoncturespubliques, elle accomplissait imperturbablement son devoir devoirie et de surveillance. Une émeute n’était point à ses yeux unprétexte pour laisser aux malfaiteurs la bride sur le cou, et pournégliger la société par la raison que le gouvernement était enpéril. Le service ordinaire se faisait correctement à travers leservice extraordinaire, et n’en était pas troublé. Au milieu d’unincalculable événement politique commencé, sous la pression d’unerévolution possible, sans se laisser distraire par l’insurrectionet la barricade, un agent « filait » un voleur.

C’était précisément quelque chose de pareilqui se passait dans l’après-midi du 6 juin au bord de la Seine, surla berge de la rive droite, un peu au delà du pont desInvalides.

Il n’y a plus là de berge aujourd’hui.L’aspect des lieux a changé.

Sur cette berge, deux hommes séparés par unecertaine distance semblaient s’observer, l’un évitant l’autre.Celui qui allait en avant tâchait de s’éloigner, celui qui venaitpar derrière tâchait de se rapprocher.

C’était comme une partie d’échecs qui sejouait de loin et silencieusement. Ni l’un ni l’autre ne semblaitse presser, et ils marchaient lentement tous les deux, comme sichacun d’eux craignait de faire par trop de hâte doubler le pas àson partenaire.

On eût dit un appétit qui suit une proie, sansavoir l’air de le faire exprès. La proie était sournoise et setenait sur ses gardes.

Les proportions voulues entre la fouinetraquée et le dogue traqueur étaient observées. Celui qui tâchaitd’échapper avait peu d’encolure et une chétive mine ; celuiqui tâchait d’empoigner, gaillard de haute stature, était de rudeaspect et devait être de rude rencontre.

Le premier, se sentant le plus faible, évitaitle second ; mais il l’évitait d’une façon profondémentfurieuse ; qui eût pu l’observer eût vu dans ses yeux lasombre hostilité de la fuite, et toute la menace qu’il y a dans lacrainte.

La berge était solitaire ; il n’y avaitpoint de passant ; pas même de batelier ni de débardeur dansles chalands amarrés çà et là.

On ne pouvait apercevoir aisément ces deuxhommes que du quai en face, et pour qui les eût examinés à cettedistance, l’homme qui allait devant eût apparu comme un êtrehérissé, déguenillé et oblique, inquiet et grelottant sous uneblouse en haillons, et l’autre comme une personne classique etofficielle, portant la redingote de l’autorité boutonnée jusqu’aumenton.

Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deuxhommes, s’il les voyait de plus près.

Quel était le but du dernier ?

Probablement d’arriver à vêtir le premier pluschaudement.

Quand un homme habillé par l’État poursuit unhomme en guenilles, c’est afin d’en faire aussi un homme habillépar l’État. Seulement la couleur est toute la question. Êtrehabillé de bleu, c’est glorieux ; être habillé de rouge, c’estdésagréable.

Il y a une pourpre d’en bas.

C’est probablement quelque désagrément etquelque pourpre de ce genre que le premier désirait esquiver.

Si l’autre le laissait marcher devant et ne lesaisissait pas encore, c’était, selon toute apparence, dansl’espoir de le voir aboutir à quelque rendez-vous significatif et àquelque groupe de bonne prise. Cette opération délicate s’appelle« la filature ».

Ce qui rend cette conjecture tout à faitprobable, c’est que l’homme boutonné, apercevant de la berge sur lequai un fiacre qui passait à vide, fit signe au cocher ; lecocher comprit, reconnut évidemment à qui il avait affaire, tournabride et se mit à suivre au pas du haut du quai les deux hommes.Ceci ne fut pas aperçu du personnage louche et déchiré qui allaiten avant.

Le fiacre roulait le long des arbres desChamps-Élysées. On voyait passer au-dessus du parapet le buste ducocher, son fouet à la main.

Une des instructions secrètes de la police auxagents contient cet article : – « Avoir toujours à portéeune voiture de place, en cas ».

Tout en manœuvrant chacun de leur côté avecune stratégie irréprochable, ces deux hommes approchaient d’unerampe du quai descendant jusqu’à la berge qui permettait alors auxcochers de fiacre arrivant de Passy de venir à la rivière faireboire leurs chevaux. Cette rampe a été supprimée depuis, pour lasymétrie ; les chevaux crèvent de soif, mais l’œil estflatté.

Il était vraisemblable que l’homme en blouseallait monter par cette rampe afin d’essayer de s’échapper dans lesChamps-Élysées, lieu orné d’arbres, mais en revanche fort croiséd’agents de police, et où l’autre aurait aisément main-forte.

Ce point du quai est fort peu éloigné de lamaison apportée de Moret à Paris en 1824 par le colonel Brack, etdite maison de François Ier[52]. Uncorps de garde est là tout près.

À la grande surprise de son observateur,l’homme traqué ne prit point par la rampe de l’abreuvoir. Ilcontinua de s’avancer sur la berge le long du quai.

Sa position devenait visiblement critique.

À moins de se jeter à la Seine, qu’allait-ilfaire ?

Aucun moyen désormais de remonter sur lequai ; plus de rampe et pas d’escalier ; et l’on étaittout près de l’endroit, marqué par le coude de la Seine vers lepont d’Iéna, où la berge, de plus en plus rétrécie, finissait enlangue mince et se perdait sous l’eau. Là, il allait inévitablementse trouver bloqué entre le mur à pic à sa droite, la rivière àgauche et en face, et l’autorité sur ses talons.

Il est vrai que cette fin de la berge étaitmasquée au regard par un monceau de déblais de six à sept pieds dehaut, produit d’on ne sait quelle démolition. Mais cet hommeespérait-il se cacher utilement derrière ce tas de gravats qu’ilsuffisait de tourner ? L’expédient eût été puéril. Il n’ysongeait certainement pas. L’innocence des voleurs ne va pointjusque-là.

Le tas de déblais faisait au bord de l’eau unesorte d’éminence qui se prolongeait en promontoire jusqu’à lamuraille du quai.

L’homme suivi arriva à cette petite colline etla doubla, de sorte qu’il cessa d’être aperçu par l’autre.

Celui-ci, ne voyant pas, n’était pas vu ;il en profita pour abandonner toute dissimulation et pour marchertrès rapidement. En quelques instants il fut au monceau de déblaiset le tourna. Là, il s’arrêta stupéfait. L’homme qu’il chassaitn’était plus là.

Éclipse totale de l’homme en blouse.

La berge n’avait guère à partir du monceau dedéblais qu’une longueur d’une trentaine de pas, puis elle plongeaitsous l’eau qui venait battre le mur du quai.

Le fuyard n’aurait pu se jeter à la Seine niescalader le quai sans être vu par celui qui le suivait.Qu’était-il devenu ?

L’homme à la redingote boutonnée marchajusqu’à l’extrémité de la berge, et y resta un moment pensif, lespoings convulsifs, l’œil furetant. Tout à coup il se frappa lefront. Il venait d’apercevoir, au point où finissait la terre et oùl’eau commençait, une grille de fer large et basse, cintrée, garnied’une épaisse serrure et de trois gonds massifs. Cette grille,sorte de porte percée au bas du quai, s’ouvrait sur la rivièreautant que sur la berge. Un ruisseau noirâtre passait dessous. Ceruisseau se dégorgeait dans la Seine.

Au delà de ses lourds barreaux rouillés ondistinguait une sorte de corridor voûté et obscur.

L’homme croisa les bras et regarda la grilled’un air de reproche.

Ce regard ne suffisant pas, il essaya de lapousser ; il la secoua, elle résista solidement. Il étaitprobable qu’elle venait d’être ouverte, quoiqu’on n’eût entenduaucun bruit, chose singulière d’une grille si rouillée ; maisil était certain qu’elle avait été refermée. Cela indiquait quecelui devant qui cette porte venait de tourner avait non uncrochet, mais une clef.

Cette évidence éclata tout de suite à l’espritde l’homme qui s’efforçait d’ébranler la grille et lui arracha cetépiphonème indigné :

– Voilà qui est fort ! une clef dugouvernement !

Puis, se calmant immédiatement, il exprimatout un monde d’idées intérieures par cette bouffée de monosyllabesaccentués presque ironiquement :

– Tiens ! tiens ! tiens !tiens !

Cela dit, espérant on ne sait quoi, ou voirressortir l’homme, ou en voir entrer d’autres, il se posta auxaguets derrière le tas de déblais, avec la rage patiente du chiend’arrêt.

De son côté, le fiacre, qui se réglait surtoutes ses allures, avait fait halte au-dessus de lui près duparapet. Le cocher, prévoyant une longue station, emboîta le museaude ses chevaux dans le sac d’avoine humide en bas, si connu desParisiens, auxquels les gouvernements, soit dit par parenthèse, lemettent quelquefois. Les rares passants du pont d’Iéna, avant des’éloigner, tournaient la tête pour regarder un moment ces deuxdétails du paysage immobiles, l’homme sur la berge, le fiacre surle quai.

Chapitre IV – Lui aussi porte sacroix

Jean Valjean avait repris sa marche et nes’était plus arrêté. Cette marche était de plus en plus laborieuse.Le niveau de ces voûtes varie ; la hauteur moyenne estd’environ cinq pieds six pouces, et a été calculée pour la tailled’un homme ; Jean Valjean était forcé de se courber pour nepas heurter Marius à la voûte ; il fallait à chaque instant sebaisser, puis se redresser, tâter sans cesse le mur. La moiteur despierres et la viscosité du radier en faisaient de mauvais pointsd’appui, soit pour la main, soit pour le pied. Il trébuchait dansle hideux fumier de la ville. Les reflets intermittents dessoupiraux n’apparaissaient qu’à de très longs intervalles, et siblêmes que le plein soleil y semblait clair de lune ; tout lereste était brouillard, miasme, opacité, noirceur. Jean Valjeanavait faim et soif ; soif surtout ; et c’est là, comme lamer, un lieu plein d’eau où l’on ne peut boire.

Sa force, qui était prodigieuse, on le sait,et fort peu diminuée par l’âge, grâce à sa vie chaste et sobre,commençait pourtant à fléchir. La fatigue lui venait, et la forceen décroissant faisait croître le poids du fardeau. Marius, mortpeut-être, pesait comme pèsent les corps inertes. Jean Valjean lesoutenait de façon que la poitrine ne fût pas gênée et que larespiration pût toujours passer le mieux possible. Il sentait entreses jambes le glissement rapide des rats. Un d’eux fut effaré aupoint de le mordre. Il lui venait de temps en temps par lesbavettes des bouches de l’égout un souffle d’air frais qui leranimait.

Il pouvait être trois heures de l’après-midiquand il arriva à l’égout de ceinture.

Il fut d’abord étonné de cet élargissementsubit. Il se trouva brusquement dans une galerie dont ses mainsétendues n’atteignaient point les deux murs et sous une voûte quesa tête ne touchait pas. Le Grand Égout en effet a huit pieds delarge sur sept de haut.

Au point où l’égout Montmartre rejoint leGrand Égout, deux autres galeries souterraines, celle de la rue deProvence et celle de l’Abattoir, viennent faire un carrefour. Entreces quatre voies, un moins sagace eût été indécis. Jean Valjeanprit la plus large, c’est-à-dire l’égout de ceinture. Mais icirevenait la question : descendre, ou monter ? Il pensaque la situation pressait, et qu’il fallait, à tout risque, gagnermaintenant la Seine. En d’autres termes, descendre. Il tourna àgauche.

Bien lui en prit. Car ce serait une erreur decroire que l’égout de ceinture a deux issues, l’une vers Bercy,l’autre vers Passy, et qu’il est, comme l’indique son nom, laceinture souterraine du Paris de la rive droite. Le Grand Égout,qui n’est, il faut s’en souvenir, autre chose que l’ancien ruisseauMénilmontant, aboutit, si on le remonte, à un cul-de-sac,c’est-à-dire à son ancien point de départ, qui fut sa source, aupied de la butte Ménilmontant. Il n’a point de communicationdirecte avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris à partirdu quartier Popincourt, et qui se jette dans la Seine par l’égoutAmelot au-dessus de l’ancienne île Louviers. Ce branchement, quicomplète l’égout collecteur, en est séparé, sous la rueMénilmontant même, par un massif qui marque le point de partage deseaux en amont et en aval. Si Jean Valjean eût remonté la galerie,il fût arrivé, après mille efforts, épuisé de fatigue, expirant,dans les ténèbres, à une muraille. Il était perdu.

À la rigueur, en revenant un peu sur ses pas,en s’engageant dans le couloir des Filles-du-Calvaire, à lacondition de ne pas hésiter à la patte d’oie souterraine ducarrefour Boucherat, en prenant le corridor Saint-Louis, puis, àgauche, le boyau Saint-Gilles, puis en tournant à droite et enévitant la galerie Saint-Sébastien, il eût pu gagner l’égoutAmelot, et de là, pourvu qu’il ne s’égarât point dans l’espèce d’Fqui est sous la Bastille, atteindre l’issue sur la Seine près del’Arsenal. Mais, pour cela, il eût fallu connaître à fond, et danstoutes ses ramifications et dans toutes ses percées, l’énormemadrépore de l’égout. Or, nous devons y insister, il ne savait riende cette voirie effrayante où il cheminait ; et, si on lui eûtdemandé dans quoi il était, il eût répondu : dans de lanuit.

Son instinct le servit bien. Descendre,c’était en effet le salut possible.

Il laissa à sa droite les deux couloirs qui seramifient en forme de griffe sous la rue Laffitte et la rueSaint-Georges et le long corridor bifurqué de la chausséed’Antin.

Un peu au-delà d’un affluent qui étaitvraisemblablement le branchement de la Madeleine, il fit halte. Ilétait très las. Un soupirail assez large, probablement le regard dela rue d’Anjou, donnait une lumière presque vive. Jean Valjean,avec la douceur de mouvements qu’aurait un frère pour son frèreblessé, déposa Marius sur la banquette de l’égout. La facesanglante de Marius apparut sous la lueur blanche du soupirailcomme au fond d’une tombe. Il avait les yeux fermés, les cheveuxappliqués aux tempes comme des pinceaux séchés dans de la couleurrouge, les mains pendantes et mortes, les membres froids, du sangcoagulé au coin des lèvres. Un caillot de sang s’était amassé dansle nœud de la cravate ; la chemise entrait dans les plaies, ledrap de l’habit frottait les coupures béantes de la chair vive.Jean Valjean, écartant du bout des doigts les vêtements, lui posala main sur la poitrine ; le cœur battait encore. Jean Valjeandéchira sa chemise, banda les plaies le mieux qu’il put et arrêtale sang qui coulait ; puis, se penchant dans ce demi-jour surMarius toujours sans connaissance et presque sans souffle, il leregarda avec une inexprimable haine.

En dérangeant les vêtements de Marius, ilavait trouvé dans les poches deux choses, le pain qui y étaitoublié depuis la veille, et le portefeuille de Marius. Il mangea lepain et ouvrit le portefeuille. Sur la première page, il trouva lesquatre lignes écrites par Marius. On s’en souvient :

« Je m’appelle Marius Pontmercy. Portermon cadavre chez mon grand-père M. Gillenormand, rue desFilles-du-Calvaire, n° 6, au Marais. »

Jean Valjean lut, à la clarté du soupirail,ces quatre lignes, et resta un moment comme absorbé en lui-même,répétant à demi-voix : Rue des Filles-du-Calvaire, numéro six,monsieur Gillenormand. Il replaça le portefeuille dans la poche deMarius. Il avait mangé, la force lui était revenue ; il repritMarius sur son dos, lui appuya soigneusement la tête sur son épauledroite, et se remit à descendre l’égout.

Le Grand Égout, dirigé selon le thalweg de lavallée de Ménilmontant, a près de deux lieues de long. Il est pavésur une notable partie de son parcours.

Ce flambeau du nom des rues de Paris dont nouséclairons pour le lecteur la marche souterraine de Jean Valjean,Jean Valjean ne l’avait pas. Rien ne lui disait quelle zone de laville il traversait, ni quel trajet il avait fait. Seulement lapâleur croissante des flaques de lumière qu’il rencontrait de tempsen temps lui indiqua que le soleil se retirait du pavé et que lejour ne tarderait pas à décliner ; et le roulement desvoitures au-dessus de sa tête, étant devenu de continuintermittent, puis ayant presque cessé, il en conclut qu’il n’étaitplus sous le Paris central et qu’il approchait de quelque régionsolitaire, voisine des boulevards extérieurs ou des quais extrêmes.Là où il y a moins de maisons et moins de rues, l’égout a moins desoupiraux. L’obscurité s’épaississait autour de Jean Valjean. Iln’en continua pas moins d’avancer, tâtonnant dans l’ombre.

Cette ombre devint brusquement terrible.

Chapitre V – Pour le sable comme pour lafemme il y a une finesse qui est perfidie

Il sentit qu’il entrait dans l’eau, et qu’ilavait sous ses pieds, non plus du pavé, mais de la vase.

Il arrive parfois, sur de certaines côtes deBretagne ou d’Écosse, qu’un homme, un voyageur ou un pêcheur,cheminant à marée basse sur la grève loin du rivage, s’aperçoitsoudainement que depuis plusieurs minutes il marche avec quelquepeine. La plage est sous ses pieds comme de la poix ; lasemelle s’y attache ; ce n’est plus du sable, c’est de la glu.La grève est parfaitement sèche, mais à tous les pas qu’on fait,dès qu’on a levé le pied, l’empreinte qu’il laisse se remplitd’eau. L’œil, du reste, ne s’est aperçu d’aucun changement ;l’immense plage est unie et tranquille, tout le sable a le mêmeaspect, rien ne distingue le sol qui est solide du sol qui ne l’estplus ; la petite nuée joyeuse des pucerons de mer continue desauter tumultueusement sur les pieds du passant. L’homme suit saroute, va devant lui, appuie vers la terre, tâche de se rapprocherde la côte. Il n’est pas inquiet. Inquiet de quoi ? Seulementil sent quelque chose comme si la lourdeur de ses pieds croissait àchaque pas qu’il fait. Brusquement, il enfonce. Il enfonce de deuxou trois pouces. Décidément il n’est pas dans la bonne route ;il s’arrête pour s’orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds.Ses pieds ont disparu. Le sable les couvre. Il retire ses pieds dusable, il veut revenir sur ses pas, il retourne en arrière ;il enfonce plus profondément. Le sable lui vient à la cheville, ils’en arrache et se jette à gauche, le sable lui vient à mi-jambe,il se jette à droite, le sable lui vient aux jarrets. Alors ilreconnaît avec une indicible terreur qu’il est engagé dans de lagrève mouvante, et qu’il a sous lui le milieu effroyable où l’hommene peut pas plus marcher que le poisson n’y peut nager. Il jetteson fardeau s’il en a un, il s’allège comme un navire endétresse ; il n’est déjà plus temps, le sable est au-dessus deses genoux.

Il appelle, il agite son chapeau ou sonmouchoir, le sable le gagne de plus en plus ; si la grève estdéserte, si la terre est trop loin, si le banc de sable est tropmal famé, s’il n’y a pas de héros dans les environs, c’est fini, ilest condamné à l’enlisement. Il est condamné à cet épouvantableenterrement long, infaillible, implacable, impossible à retarder nià hâter, qui dure des heures, qui n’en finit pas, qui vous prenddebout, libre et en pleine santé, qui vous tire par les pieds, qui,à chaque effort que vous tentez, à chaque clameur que vous poussez,vous entraîne un peu plus bas, qui a l’air de vous punir de votrerésistance par un redoublement d’étreinte, qui fait rentrerlentement l’homme dans la terre en lui laissant tout le temps deregarder l’horizon, les arbres, les campagnes vertes, les fuméesdes villages dans la plaine, les voiles des navires sur la mer, lesoiseaux qui volent et qui chantent, le soleil, le ciel.L’enlisement, c’est le sépulcre qui se fait marée et qui monte dufond de la terre vers un vivant. Chaque minute est uneensevelisseuse inexorable. Le misérable essaye de s’asseoir, de secoucher, de ramper ; tous les mouvements qu’il faitl’enterrent ; il se redresse, il enfonce ; il se sentengloutir ; il hurle, implore, crie aux nuées, se tord lesbras, désespère. Le voilà dans le sable jusqu’au ventre ; lesable atteint la poitrine ; il n’est plus qu’un buste. Ilélève les mains, jette des gémissements furieux, crispe ses onglessur la grève, veut se retenir à cette cendre, s’appuie sur lescoudes pour s’arracher de cette gaine molle, sanglotefrénétiquement ; le sable monte. Le sable atteint les épaules,le sable atteint le cou ; la face seule est visiblemaintenant. La bouche crie, le sable l’emplit ; silence. Lesyeux regardent encore, le sable les ferme ; nuit. Puis lefront décroît, un peu de chevelure frissonne au-dessus dusable ; une main sort, troue la surface de la grève, remue ets’agite, et disparaît. Sinistre effacement d’un homme.

Quelquefois le cavalier s’enlise avec lecheval ; quelquefois le charretier s’enlise avec lacharrette ; tout sombre sous la grève. C’est le naufrageailleurs que dans l’eau. C’est la terre noyant l’homme. La terre,pénétrée d’océan, devient piège. Elle s’offre comme une plaine ets’ouvre comme une onde. L’abîme a de ces trahisons.

Cette funèbre aventure, toujours possible surtelle ou telle plage de la mer, était possible aussi, il y a trenteans, dans l’égout de Paris.

Avant les importants travaux commencés en1833, la voirie souterraine de Paris était sujette à deseffondrements subits.

L’eau s’infiltrait dans de certains terrainssous-jacents, particulièrement friables ; le radier, qu’il fûtde pavé, comme dans les anciens égouts, ou de chaux hydraulique surbéton, comme dans les nouvelles galeries, n’ayant plus de pointd’appui, pliait. Un pli dans un plancher de ce genre, c’est unefente ; une fente, c’est l’écroulement. Le radier croulait surune certaine longueur. Cette crevasse, hiatus d’un gouffre de boue,s’appelait dans la langue spéciale fontis. Qu’est-ce qu’unfontis ? C’est le sable mouvant des bords de la mer tout àcoup rencontré sous terre ; c’est la grève du montSaint-Michel dans un égout. Le sol, détrempé, est comme enfusion ; toutes ses molécules sont en suspension dans unmilieu mou ; ce n’est pas de la terre et ce n’est pas del’eau. Profondeur quelquefois très grande. Rien de plus redoutablequ’une telle rencontre. Si l’eau domine, la mort est prompte, il ya engloutissement ; si la terre domine, la mort est lente, ily a enlisement.

Se figure-t-on une telle mort ? sil’enlisement est effroyable sur une grève de la mer, qu’est-ce dansle cloaque ? Au lieu du plein air, de la pleine lumière, dugrand jour, de ce clair horizon, de ces vastes bruits, de ceslibres nuages d’où pleut la vie, de ces barques aperçues au loin,de cette espérance sous toutes les formes, des passants probables,du secours possible jusqu’à la dernière minute, au lieu de toutcela, la surdité, l’aveuglement, une voûte noire, un dedans detombe déjà tout fait, la mort dans de la bourbe sous uncouvercle ! l’étouffement lent par l’immondice, une boîte depierre où l’asphyxie ouvre sa griffe dans la fange et vous prend àla gorge ; la fétidité mêlée au râle ; la vase au lieu dela grève, l’hydrogène sulfuré au lieu de l’ouragan, l’ordure aulieu de l’océan ! et appeler, et grincer des dents, et setordre, et se débattre, et agoniser, avec cette ville énorme quin’en sait rien, et qu’on a au-dessus de sa tête !

Inexprimable horreur de mourir ainsi ! Lamort rachète quelquefois son atrocité par une certaine dignitéterrible. Sur le bûcher, dans le naufrage, on peut êtregrand ; dans la flamme comme dans l’écume, une attitudesuperbe est possible ; on s’y transfigure en s’y abîmant. Maisici point. La mort est malpropre. Il est humiliant d’expirer. Lessuprêmes visions flottantes sont abjectes. Boue est synonyme dehonte. C’est petit, laid, infâme. Mourir dans une tonne demalvoisie, comme Clarence, soit ; dans la fosse du boueur,comme d’Escoubleau, c’est horrible. Se débattre là-dedans esthideux ; en même temps qu’on agonise, on patauge. Il y a assezde ténèbres pour que ce soit l’enfer, et assez de fange pour que cene soit que le bourbier, et le mourant ne sait pas s’il va devenirspectre ou s’il va devenir crapaud.

Partout ailleurs le sépulcre estsinistre ; ici il est difforme.

La profondeur des fontis variait, et leurlongueur, et leur densité, en raison de la plus ou moins mauvaisequalité du sous-sol. Parfois un fontis était profond de trois ouquatre pieds, parfois de huit ou dix ; quelquefois on netrouvait pas le fond. La vase était ici presque solide, là presqueliquide. Dans le fontis Lunière, un homme eût mis un jour àdisparaître, tandis qu’il eût été dévoré en cinq minutes par lebourbier Phélippeaux. La vase porte plus ou moins selon son plus oumoins de densité. Une enfant se sauve où un homme se perd. Lapremière loi de salut, c’est de se dépouiller de toute espèce dechargement. Jeter son sac d’outils, ou sa hotte ou son auge,c’était par là que commençait tout égoutier qui sentait le solfléchir sous lui.

Les fontis avaient des causes diverses :friabilité du sol ; quelque éboulement à une profondeur horsde la portée de l’homme ; les violentes averses del’été ; l’ondée incessante de l’hiver ; les longuespetites pluies fines. Parfois le poids des maisons environnantessur un terrain marneux ou sablonneux chassait les voûtes desgaleries souterraines et les faisait gauchir, ou bien il arrivaitque le radier éclatait et se fendait sous cette écrasante poussée.Le tassement du Panthéon a oblitéré de cette façon, il y a unsiècle, une partie des caves de la montagne Sainte-Geneviève. Quandun égout s’effondrait sous la pression des maisons, le désordre,dans certaines occasions, se traduisait en haut dans la rue par uneespèce d’écarts en dents de scie entre les pavés ; cettedéchirure se développait en ligne serpentante dans toute lalongueur de la voûte lézardée, et alors, le mal étant visible, leremède pouvait être prompt. Il advenait aussi que souvent le ravageintérieur ne se révélait par aucune balafre au dehors. Et dans cecas-là, malheur aux égoutiers. Entrant sans précaution dans l’égoutdéfoncé, ils pouvaient s’y perdre. Les anciens registres fontmention de quelques puisatiers ensevelis de la sorte dans lesfontis. Ils donnent plusieurs noms ; entre autres celui del’égoutier qui s’enlisa dans un effondrement sous le cagnard de larue Carême-Prenant, un nommé Blaise Poutrain ; ce BlaisePoutrain était frère de Nicolas Poutrain qui fut le dernierfossoyeur du cimetière dit charnier des Innocents en 1785, époqueoù ce cimetière mourut.

Il y eut aussi ce jeune et charmant vicomted’Escoubleau dont nous venons de parler, l’un des héros du siège deLérida où l’on donna l’assaut en bas de soie, violons en tête.D’Escoubleau, surpris une nuit chez sa cousine, la duchesse deSourdis, se noya dans une fondrière de l’égout Beautreillis où ils’était réfugié pour échapper au duc. Madame de Sourdis, quand onlui raconta cette mort, demanda son flacon, et oublia de pleurer àforce de respirer des sels. En pareil cas, il n’y a pas d’amour quitienne ; le cloaque l’éteint. Héro refuse de laver le cadavrede Léandre. Thisbé se bouche le nez devant Pyrame et dit :Pouah !

Chapitre VI – Le fontis

Jean Valjean se trouvait en présence d’unfontis.

Ce genre d’écroulement était alors fréquentdans le sous-sol des Champs-Élysées, difficilement maniable auxtravaux hydrauliques et peu conservateur des constructionssouterraines à cause de son excessive fluidité. Cette fluiditédépasse l’inconsistance des sables même du quartier Saint-Georges,qui n’ont pu être vaincus que par un enrochement sur béton, et descouches glaiseuses infectées de gaz du quartier des Martyrs, siliquides que le passage n’a pu être pratiqué sous la galerie desMartyrs qu’au moyen d’un tuyau en fonte. Lorsqu’en 1836 on a démolisous le faubourg Saint-Honoré, pour le reconstruire, le vieil égouten pierre où nous voyons en ce moment Jean Valjean engagé, le sablemouvant, qui est le sous-sol des Champs-Élysées jusqu’à la Seine,fit obstacle au point que l’opération dura près de six mois, augrand récri des riverains, surtout des riverains à hôtels et àcarrosses. Les travaux furent plus que malaisés ; ils furentdangereux. Il est vrai qu’il y eut quatre mois et demi de pluie ettrois crues de la Seine.

Le fontis que Jean Valjean rencontrait avaitpour cause l’averse de la veille. Un fléchissement du pavé malsoutenu par le sable sous-jacent avait produit un engorgement d’eaupluviale. L’infiltration s’étant faite, l’effondrement avait suivi.Le radier, disloqué, s’était affaissé dans la vase. Sur quellelongueur ? Impossible de le dire. L’obscurité était là plusépaisse que partout ailleurs. C’était un trou de boue dans unecaverne de nuit.

Jean Valjean sentit le pavé se dérober souslui. Il entra dans cette fange. C’était de l’eau à la surface, dela vase au fond. Il fallait bien passer. Revenir sur ses pas étaitimpossible. Marius était expirant, et Jean Valjean exténué. Oùaller d’ailleurs ? Jean Valjean avança. Du reste la fondrièreparut peu profonde aux premiers pas. Mais à mesure qu’il avançait,ses pieds plongeaient. Il eut bientôt de la vase jusqu’à mi-jambeet de l’eau plus haut que les genoux. Il marchait, exhaussant deses deux bras Marius le plus qu’il pouvait au-dessus de l’eau. Lavase lui venait maintenant aux jarrets et l’eau à la ceinture. Ilne pouvait déjà plus reculer. Il enfonçait de plus en plus. Cettevase, assez dense pour le poids d’un homme, ne pouvait évidemmenten porter deux. Marius et Jean Valjean eussent eu chance de s’entirer, isolément. Jean Valjean continua d’avancer, soutenant cemourant, qui était un cadavre peut-être.

L’eau lui venait aux aisselles ; il sesentait sombrer ; c’est à peine s’il pouvait se mouvoir dansla profondeur de bourbe où il était. La densité, qui était lesoutien, était aussi l’obstacle. Il soulevait toujours Marius, et,avec une dépense de force inouïe, il avançait ; mais ilenfonçait. Il n’avait plus que la tête hors de l’eau, et ses deuxbras élevant Marius. Il y a, dans les vieilles peintures du déluge,une mère qui fait ainsi de son enfant.

Il enfonça encore, il renversa sa face enarrière pour échapper à l’eau et pouvoir respirer ; qui l’eûtvu dans cette obscurité eût cru voir un masque flottant sur del’ombre ; il apercevait vaguement au-dessus de lui la têtependante et le visage livide de Marius ; il fit un effortdésespéré, et lança son pied en avant ; son pied heurta on nesait quoi de solide. Un point d’appui. Il était temps.

Il se dressa et se tordit et s’enracina avecune sorte de furie sur ce point d’appui. Cela lui fit l’effet de lapremière marche d’un escalier remontant à la vie.

Ce point d’appui, rencontré dans la vase aumoment suprême, était le commencement de l’autre versant du radier,qui avait plié sans se briser et s’était courbé sous l’eau commeune planche et d’un seul morceau. Les pavages bien construits fontvoûte et ont de ces fermetés-là. Ce fragment de radier, submergé enpartie, mais solide, était une véritable rampe, et, une fois surcette rampe, on était sauvé. Jean Valjean remonta ce plan inclinéet arriva de l’autre côté de la fondrière.

En sortant de l’eau, il se heurta à une pierreet tomba sur les genoux. Il trouva que c’était juste, et y restaquelque temps, l’âme abîmée dans on ne sait quelle parole àDieu.

Il se redressa, frissonnant, glacé, infect,courbé sous ce mourant qu’il traînait, tout ruisselant de fange,l’âme pleine d’une étrange clarté.

Chapitre VII – Quelque fois on échoue oùl’on croit débarquer

Il se remit en route encore une fois.

Du reste, s’il n’avait pas laissé sa vie dansle fontis, il semblait y avoir laissé sa force. Ce suprême effortl’avait épuisé. Sa lassitude était maintenant telle, que tous lestrois ou quatre pas, il était obligé de reprendre haleine, ets’appuyait au mur. Une fois, il dut s’asseoir sur la banquette pourchanger la position de Marius, et il crut qu’il demeurerait là.Mais si sa vigueur était morte, son énergie ne l’était point. Il sereleva.

Il marcha désespérément, presque vite, fitainsi une centaine de pas, sans dresser la tête, presque sansrespirer, et tout à coup se cogna au mur. Il était parvenu à uncoude de l’égout, et, en arrivant tête basse au tournant, il avaitrencontré la muraille. Il leva les yeux, et à l’extrémité dusouterrain, là-bas, devant lui, loin, très loin, il aperçut unelumière. Cette fois, ce n’était pas la lumière terrible ;c’était la lumière bonne et blanche. C’était le jour.

Jean Valjean voyait l’issue.

Une âme damnée qui, du milieu de la fournaise,apercevrait tout à coup la sortie de la géhenne, éprouverait cequ’éprouva Jean Valjean. Elle volerait éperdument avec le moignonde ses ailes brûlées vers la porte radieuse. Jean Valjean ne sentitplus la fatigue, il ne sentit plus le poids de Marius, il retrouvases jarrets d’acier, il courut plus qu’il ne marcha. À mesure qu’ilapprochait, l’issue se dessinait de plus en plus distinctement.C’était une arche cintrée, moins haute que la voûte qui serestreignait par degrés et moins large que la galerie qui seresserrait en même temps que la voûte s’abaissait. Le tunnelfinissait en intérieur d’entonnoir ; rétrécissement vicieux,imité des guichets de maisons de force, logique dans une prison,illogique dans un égout, et qui a été corrigé depuis.

Jean Valjean arriva à l’issue. Là, ils’arrêta.

C’était bien la sortie, mais on ne pouvaitsortir.

L’arche était fermée d’une forte grille, et lagrille, qui, selon toute apparence, tournait rarement sur ses gondsoxydés, était assujettie à son chambranle de pierre par une serrureépaisse qui, rouge de rouille, semblait une énorme brique. Onvoyait le trou de la clef, et le pêne robuste profondément plongédans la gâche de fer. La serrure était visiblement fermée à doubletour. C’était une de ces serrures de bastilles que le vieux Parisprodiguait volontiers.

Au delà de la grille, le grand air, larivière, le jour, la berge très étroite, mais suffisante pour s’enaller, les quais lointains, Paris, ce gouffre où l’on se dérobe siaisément, le large horizon, la liberté. On distinguait à droite, enaval, le pont d’Iéna, et à gauche, en amont, le pont desInvalides ; l’endroit eût été propice pour attendre la nuit ets’évader. C’était un des points les plus solitaires de Paris ;la berge qui fait face au Gros-Caillou. Les mouches entraient etsortaient à travers les barreaux de la grille.

Il pouvait être huit heures et demie du soir.Le jour baissait.

Jean Valjean déposa Marius le long du mur surla partie sèche du radier, puis marcha à la grille et crispa sesdeux poings sur les barreaux ; la secousse fut frénétique,l’ébranlement nul. La grille ne bougea pas. Jean Valjean saisit lesbarreaux l’un après l’autre, espérant pouvoir arracher le moinssolide et s’en faire un levier pour soulever la porte ou pourbriser la serrure. Aucun barreau ne remua. Les dents d’un tigre nesont pas plus solides dans leurs alvéoles. Pas de levier ; pasde pesée possible. L’obstacle était invincible. Aucun moyend’ouvrir la porte.

Fallait-il donc finir là ? Quefaire ? que devenir ? Rétrograder ; recommencer letrajet effrayant qu’il avait déjà parcouru ; il n’en avait pasla force. D’ailleurs, comment traverser de nouveau cette fondrièred’où l’on ne s’était tiré que par miracle ? Et après lafondrière, n’y avait-il pas cette ronde de police à laquelle,certes, on n’échapperait pas deux fois ? Et puis, oùaller ? quelle direction prendre ? Suivre la pente, cen’était point aller au but. Arrivât-on à une autre issue, on latrouverait obstruée d’un tampon ou d’une grille. Toutes les sortiesétaient indubitablement closes de cette façon. Le hasard avaitdescellé la grille par laquelle on était entré, mais évidemmenttoutes les autres bouches de l’égout étaient fermées. On n’avaitréussi qu’à s’évader dans une prison.

C’était fini. Tout ce qu’avait fait JeanValjean était inutile. Dieu refusait.

Ils étaient pris l’un et l’autre dans lasombre et immense toile de la mort, et Jean Valjean sentait courirsur ces fils noirs tressaillant dans les ténèbres l’épouvantablearaignée.

Il tourna le dos à la grille, et tomba sur lepavé, plutôt terrassé qu’assis, près de Marius, toujours sansmouvement et sa tête s’affaissa entre ses genoux. Pas d’issue.C’était la dernière goutte de l’angoisse.

À qui songeait-il dans ce profondaccablement ? Ni à lui-même, ni à Marius. Il pensait àCosette.

Chapitre VIII – Le pan de l’habitdéchiré

Au milieu de cet anéantissement, une main seposa sur son épaule, et une voix qui parlait bas lui dit :

– Part à deux.

Quelqu’un dans cette ombre ? Rien neressemble au rêve comme le désespoir. Jean Valjean crut rêver. Iln’avait point entendu de pas. Était-ce possible ? Il leva lesyeux.

Un homme était devant lui.

Cet homme était vêtu d’une blouse ; ilavait les pieds nus ; il tenait ses souliers dans sa maingauche ; il les avait évidemment ôtés pour pouvoir arriverjusqu’à Jean Valjean, sans qu’on l’entendît marcher.

Jean Valjean n’eut pas un moment d’hésitation.Si imprévue que fût la rencontre, cet homme lui était connu. Cethomme était Thénardier.

Quoique réveillé, pour ainsi dire, en sursaut,Jean Valjean, habitué aux alertes et aguerri aux coups inattendusqu’il faut parer vite, reprit possession sur-le-champ de toute saprésence d’esprit. D’ailleurs la situation ne pouvait empirer, uncertain degré de détresse n’est plus capable de crescendo, etThénardier lui-même ne pouvait ajouter de la noirceur à cettenuit.

Il y eut un instant d’attente.

Thénardier, élevant sa main droite à lahauteur de son front, s’en fit un abat-jour, puis il rapprocha lessourcils en clignant les yeux, ce qui, avec un léger pincement dela bouche, caractérise l’attention sagace d’un homme qui cherche àen reconnaître un autre. Il n’y réussit point. Jean Valjean, onvient de le dire, tournait le dos au jour, et était d’ailleurs sidéfiguré, si fangeux et si sanglant qu’en plein midi il eût étéméconnaissable. Au contraire, éclairé de face par la lumière de lagrille, clarté de cave, il est vrai, livide, mais précise dans salividité, Thénardier, comme dit l’énergique métaphore banale, sautatout de suite aux yeux de Jean Valjean. Cette inégalité deconditions suffisait pour assurer quelque avantage à Jean Valjeandans ce mystérieux duel qui allait s’engager entre les deuxsituations et les deux hommes. La rencontre avait lieu entre JeanValjean voilé et Thénardier démasqué.

Jean Valjean s’aperçut tout de suite queThénardier ne le reconnaissait pas.

Ils se considérèrent un moment dans cettepénombre, comme s’ils se prenaient mesure. Thénardier rompit lepremier le silence.

– Comment vas-tu faire poursortir ?

Jean Valjean ne répondit pas.

Thénardier continua :

– Impossible de crocheter la porte. Ilfaut pourtant que tu t’en ailles d’ici.

– C’est vrai, dit Jean Valjean.

– Eh bien, part à deux.

– Que veux-tu dire ?

– Tu as tué l’homme ; c’est bien.Moi, j’ai la clef.

Thénardier montrait du doigt Marius. Ilpoursuivit :

– Je ne te connais pas, mais je veuxt’aider. Tu dois être un ami.

Jean Valjean commença à comprendre. Thénardierle prenait pour un assassin.

Thénardier reprit :

– Écoute, camarade. Tu n’as pas tué cethomme sans regarder ce qu’il avait dans ses poches. Donne-moi mamoitié. Je t’ouvre la porte.

Et, tirant à demi une grosse clef de dessoussa blouse toute trouée, il ajouta :

– Veux-tu voir comment est faite la clefdes champs ? Voilà.

Jean Valjean « demeura stupide », lemot est du vieux Corneille[53], aupoint de douter que ce qu’il voyait fût réel. C’était la providenceapparaissant horrible, et le bon ange sortant de terre sous laforme de Thénardier.

Thénardier fourra son poing dans une largepoche cachée sous sa blouse, en tira une corde et la tendit à JeanValjean.

– Tiens, dit-il, je te donne la cordepar-dessus le marché.

– Pourquoi faire, une corde ?

– Il te faut aussi une pierre, mais tu entrouveras dehors. Il y a là un tas de gravats.

– Pourquoi faire, une pierre ?

– Imbécile, puisque tu vas jeter lepantre[54] à la rivière, il te faut une pierre etune corde, sans quoi ça flotterait sur l’eau.

Jean Valjean prit la corde. Il n’est personnequi n’ait de ces acceptations machinales.

Thénardier fit claquer ses doigts comme àl’arrivée d’une idée subite :

– Ah çà, camarade, comment as-tu faitpour te tirer là-bas de la fondrière ? je n’ai pas osé m’yrisquer. Peuh ! tu ne sens pas bon.

Après une pause, il ajouta :

– Je te fais des questions, mais tu asraison de ne pas y répondre. C’est un apprentissage pour le fichuquart d’heure du juge d’instruction. Et puis, en ne parlant pas dutout, on ne risque pas de parler trop haut. C’est égal, parce queje ne vois pas ta figure et parce que je ne sais pas ton nom, tuaurais tort de croire que je ne sais pas qui tu es et ce que tuveux. Connu. Tu as un peu cassé ce monsieur ; maintenant tuvoudrais le serrer quelque part. Il te faut la rivière, le grandcache-sottise. Je vas te tirer d’embarras. Aider un bon garçon dansla peine, ça me botte.

Tout en approuvant Jean Valjean de se taire,il cherchait visiblement à le faire parler. Il lui poussa l’épaule,de façon à tâcher de le voir de profil, et s’écria sans sortirpourtant du médium où il maintenait sa voix :

– À propos de la fondrière, tu es un fieranimal. Pourquoi n’y as-tu pas jeté l’homme ?

Jean Valjean garda le silence.

Thénardier reprit en haussant jusqu’à sa pommed’Adam la loque qui lui servait de cravate, geste qui complètel’air capable d’un homme sérieux :

– Au fait, tu as peut-être agi sagement.Les ouvriers demain en venant boucher le trou auraient, à coup sûr,trouvé le pantinois oublié là, et on aurait pu, fil à fil, brin àbrin, pincer ta trace, et arriver jusqu’à toi. Quelqu’un a passépar l’égout. Qui ? par où est-il sorti ? l’a-t-on vusortir ? La police est pleine d’esprit. L’égout est traître,et vous dénonce. Une telle trouvaille est une rareté, cela appellel’attention, peu de gens se servent de l’égout pour leurs affaires,tandis que la rivière est à tout le monde. La rivière, c’est lavraie fosse. Au bout d’un mois, on vous repêche l’homme aux filetsde Saint-Cloud. Eh bien, qu’est-ce que cela fiche ? c’est unecharogne, quoi ! Qui a tué cet homme ? Paris. Et lajustice n’informe même pas. Tu as bien fait.

Plus Thénardier était loquace, plus JeanValjean était muet, Thénardier lui secoua de nouveau l’épaule.

– Maintenant, concluons l’affaire.Partageons. Tu as vu ma clef, montre-moi ton argent.

Thénardier était hagard, fauve, louche, un peumenaçant, pourtant amical.

Il y avait une chose étrange ; lesallures de Thénardier n’étaient pas simples ; il n’avait pasl’air tout à fait à son aise ; tout en n’affectant pas d’airmystérieux, il parlait bas ; de temps en temps, il mettait sondoigt sur sa bouche et murmurait : chut ! Il étaitdifficile de deviner pourquoi. Il n’y avait là personne qu’euxdeux. Jean Valjean pensa que d’autres bandits étaient peut-êtrecachés dans quelque recoin, pas très loin, et que Thénardier ne sesouciait pas de partager avec eux.

Thénardier reprit :

– Finissons. Combien le pantre[55] avait-il dans ses profondes ?

Jean Valjean se fouilla.

C’était, on s’en souvient[56],son habitude, d’avoir toujours de l’argent sur lui. La sombre vied’expédients à laquelle il était condamné lui en faisait une loi.Cette fois pourtant il était pris au dépourvu. En mettant, laveille au soir, son uniforme de garde national, il avait oublié,lugubrement absorbé qu’il était, d’emporter son portefeuille. Iln’avait que quelque monnaie dans le gousset de son gilet. Cela semontait à une trentaine de francs. Il retourna sa poche, toutetrempée de fange, et étala sur la banquette du radier un louisd’or, deux pièces de cinq francs et cinq ou six gros sous.

Thénardier avança la lèvre inférieure avec unetorsion de cou significative.

– Tu l’as tué pour pas cher, dit-il.

Il se mit à palper, en toute familiarité, lespoches de Jean Valjean et les poches de Marius. Jean Valjean,préoccupé surtout de tourner le dos au jour, le laissait faire.Tout en maniant l’habit de Marius, Thénardier, avec une dextéritéd’escamoteur, trouva moyen d’en arracher, sans que Jean Valjeans’en aperçût, un lambeau qu’il cacha sous sa blouse, pensantprobablement que ce morceau d’étoffe pourrait lui servir plus tardà reconnaître l’homme assassiné et l’assassin. Il ne trouva dureste rien de plus que les trente francs.

– C’est vrai, dit-il, l’un portantl’autre, vous n’avez pas plus que ça.

Et, oubliant son mot : part àdeux, il prit tout.

Il hésita un peu devant les gros sous.Réflexion faite, il les prit aussi en grommelant :

– N’importe ! c’est suriner les gensà trop bon marché.

Cela fait, il tira de nouveau la clef dedessous sa blouse.

– Maintenant, l’ami, il faut que tusortes. C’est ici comme à la foire, on paye en sortant. Tu as payé,sors.

Et il se mit à rire.

Avait-il, en apportant à un inconnu l’aide decette clef et en faisant sortir par cette porte un autre que lui,l’intention pure et désintéressée de sauver un assassin ?c’est ce dont il est permis de douter.

Thénardier aida Jean Valjean à replacer Mariussur ses épaules, puis il se dirigea vers la grille sur la pointe deses pieds nus, faisant signe à Jean Valjean de le suivre, ilregarda au dehors, posa le doigt sur sa bouche, et demeura quelquessecondes comme en suspens ; l’inspection faite, il mit la clefdans la serrure. Le pêne glissa et la porte tourna. Il n’y eut nicraquement, ni grincement. Cela se fit très doucement. Il étaitvisible que cette grille et ces gonds, huilés avec soin,s’ouvraient plus souvent qu’on ne l’eût pensé. Cette douceur étaitsinistre ; on y sentait les allées et venues furtives, lesentrées et les sorties silencieuses des hommes nocturnes, et lespas de loup du crime. L’égout était évidemment en complicité avecquelque bande mystérieuse. Cette grille taciturne était unereceleuse.

Thénardier entre-bâilla la porte, livra toutjuste passage à Jean Valjean, referma la grille, tourna deux foisla clef dans la serrure, et replongea dans l’obscurité, sans faireplus de bruit qu’un souffle. Il semblait marcher avec les pattes develours du tigre. Un moment après, cette hideuse providence étaitrentrée dans l’invisible.

Jean Valjean se trouva dehors.

Chapitre IX – Marius fait l’effet d’êtremort à quelqu’un qui s’y connaît

Il laissa glisser Marius sur la berge.

Ils étaient dehors !

Les miasmes, l’obscurité, l’horreur, étaientderrière lui. L’air salubre, pur, vivant, joyeux, librementrespirable, l’inondait. Partout autour de lui le silence, mais lesilence charmant du soleil couché en plein azur. Le crépuscules’était fait ; la nuit venait, la grande libératrice, l’amiede tous ceux qui ont besoin d’un manteau d’ombre pour sortir d’uneangoisse[57]. Le ciel s’offrait de toutes partscomme un calme énorme. La rivière arrivait à ses pieds avec lebruit d’un baiser. On entendait le dialogue aérien des nids qui sedisaient bonsoir dans les ormes des Champs-Élysées. Quelquesétoiles, piquant faiblement le bleu pâle du zénith et visibles à laseule rêverie, faisaient dans l’immensité de petitsresplendissements imperceptibles. Le soir déployait sur la tête deJean Valjean toutes les douceurs de l’infini.

C’était l’heure indécise et exquise qui ne ditni oui ni non. Il y avait déjà assez de nuit pour qu’on pût s’yperdre à quelque distance, et encore assez de jour pour qu’on pûts’y reconnaître de près.

Jean Valjean fut pendant quelques secondesirrésistiblement vaincu par toute cette sérénité auguste etcaressante ; il y a de ces minutes d’oubli ; lasouffrance renonce à harceler le misérable ; tout s’éclipsedans la pensée ; la paix couvre le songeur comme unenuit ; et sous le crépuscule qui rayonne, et à l’imitation duciel qui s’illumine, l’âme s’étoile. Jean Valjean ne put s’empêcherde contempler cette vaste ombre claire qu’il avait au-dessus delui ; pensif, il prenait dans le majestueux silence du cieléternel un bain d’extase et de prière. Puis, vivement, comme si lesentiment d’un devoir lui revenait, il se courba vers Marius, et,puisant de l’eau dans le creux de sa main, il lui en jeta doucementquelques gouttes sur le visage. Les paupières de Marius ne sesoulevèrent pas ; cependant sa bouche entrouverterespirait.

Jean Valjean allait plonger de nouveau sa maindans la rivière, quand tout à coup il sentit je ne sais quellegêne, comme lorsqu’on a, sans le voir, quelqu’un derrière soi.

Nous avons déjà indiqué ailleurs cetteimpression, que tout le monde connaît.

Il se retourna.

Comme tout à l’heure, quelqu’un en effet étaitderrière lui.

Un homme de haute stature, enveloppé d’unelongue redingote, les bras croisés, et portant dans son poing droitun casse-tête dont on voyait la pomme de plomb, se tenait debout àquelques pas en arrière de Jean Valjean accroupi sur Marius.

C’était, l’ombre aidant, une sorted’apparition. Un homme simple en eût eu peur à cause du crépuscule,et un homme réfléchi à cause du casse-tête.

Jean Valjean reconnut Javert.

Le lecteur a deviné sans doute que le traqueurde Thénardier n’était autre que Javert. Javert, après sa sortieinespérée de la barricade, était allé à la préfecture de police,avait rendu verbalement compte au préfet en personne, dans unecourte audience, puis avait repris immédiatement son service, quiimpliquait, on se souvient de la note saisie sur lui, une certainesurveillance de la berge de la rive droite aux Champs-Élysées,laquelle depuis quelque temps éveillait l’attention de la police.Là, il avait aperçu Thénardier et l’avait suivi. On sait lereste.

On comprend aussi que cette grille, siobligeamment ouverte devant Jean Valjean, était une habileté deThénardier. Thénardier sentait Javert toujours là ; l’hommeguetté a un flair qui ne le trompe pas ; il fallait jeter unos à ce limier. Un assassin, quelle aubaine ! C’était la partdu feu, qu’il ne faut jamais refuser. Thénardier, en mettant dehorsJean Valjean à sa place, donnait une proie à la police, lui faisaitlâcher sa piste, se faisait oublier dans une plus grosse aventure,récompensait Javert de son attente, ce qui flatte toujours unespion, gagnait trente francs, et comptait bien, quant à lui,s’échapper à l’aide de cette diversion.

Jean Valjean était passé d’un écueil àl’autre.

Ces deux rencontres coup sur coup, tomber deThénardier en Javert, c’était rude.

Javert ne reconnut pas Jean Valjean qui, nousl’avons dit, ne se ressemblait plus à lui-même. Il ne décroisa pasles bras, assura son casse-tête dans son poing par un mouvementimperceptible, et dit d’une voix brève et calme :

– Qui êtes-vous ?

– Moi.

– Qui, vous ?

– Jean Valjean.

Javert mit le casse-tête entre ses dents,ploya les jarrets, inclina le torse, posa ses deux mains puissantessur les épaules de Jean Valjean, qui s’y emboîtèrent comme dansdeux étaux, l’examina, et le reconnut. Leurs visages se touchaientpresque. Le regard de Javert était terrible.

Jean Valjean demeura inerte sous l’étreinte deJavert comme un lion qui consentirait à la griffe d’un lynx.

– Inspecteur Javert, dit-il, vous metenez. D’ailleurs, depuis ce matin je me considère comme votreprisonnier. Je ne vous ai point donné mon adresse pour chercher àvous échapper. Prenez-moi. Seulement, accordez-moi une chose.

Javert semblait ne pas entendre. Il appuyaitsur Jean Valjean sa prunelle fixe. Son menton froncé poussait seslèvres vers son nez, signe de rêverie farouche. Enfin, il lâchaJean Valjean, se dressa tout d’une pièce, reprit à plein poignet lecasse-tête, et, comme dans un songe, murmura plutôt qu’il neprononça cette question :

– Que faites-vous là ? et qu’est-ceque c’est que cet homme ?

Il continuait de ne plus tutoyer JeanValjean.

Jean Valjean répondit, et le son de sa voixparut réveiller Javert :

– C’est de lui précisément que je voulaisvous parler. Disposez de moi comme il vous plaira ; maisaidez-moi d’abord à le rapporter chez lui. Je ne vous demande quecela.

La face de Javert se contracta comme cela luiarrivait toutes les fois qu’on semblait le croire capable d’uneconcession. Cependant il ne dit pas non.

Il se courba de nouveau, tira de sa poche unmouchoir qu’il trempa dans l’eau, et essuya le front ensanglanté deMarius.

– Cet homme était à la barricade, dit-ilà demi-voix et comme se parlant à lui-même. C’est celui qu’onappelait Marius.

Espion de première qualité, qui avait toutobservé, tout écouté, tout entendu et tout recueilli, croyantmourir ; qui épiait même dans l’agonie, et qui, accoudé sur lapremière marche du sépulcre, avait pris des notes.

Il saisit la main de Marius, cherchant lepouls.

– C’est un blessé, dit Jean Valjean.

– C’est un mort, dit Javert.

Jean Valjean répondit :

– Non. Pas encore.

– Vous l’avez donc apporté de labarricade ici ? observa Javert.

Il fallait que sa préoccupation fût profondepour qu’il n’insistât point sur cet inquiétant sauvetage parl’égout, et pour qu’il ne remarquât même pas le silence de JeanValjean après sa question.

Jean Valjean, de son côté, semblait avoir unepensée unique. Il reprit :

– Il demeure au Marais, rue desFilles-du-Calvaire, chez son aïeul… – Je ne sais plus le nom.

Jean Valjean fouilla dans l’habit de Marius,en tira le portefeuille, l’ouvrit à la page crayonnée par Marius,et le tendit à Javert.

Il y avait encore dans l’air assez de clartéflottante pour qu’on pût lire. Javert, en outre, avait dans l’œilla phosphorescence féline des oiseaux de nuit. Il déchiffra lesquelques lignes écrites par Marius, et grommela :

– Gillenormand, rue desFilles-du-Calvaire, numéro 6.

Puis il cria :

– Cocher !

On se rappelle le fiacre qui attendait, encas.

Javert garda le portefeuille de Marius.

Un moment après, la voiture, descendue par larampe de l’abreuvoir, était sur la berge, Marius était déposé surla banquette du fond, et Javert s’asseyait près de Jean Valjean surla banquette de devant.

La portière refermée, le fiacre s’éloignarapidement, remontant les quais dans la direction de laBastille.

Ils quittèrent les quais et entrèrent dans lesrues. Le cocher, silhouette noire sur son siège, fouettait seschevaux maigres. Silence glacial dans le fiacre. Marius, immobile,le torse adossé au coin du fond, la tête abattue sur la poitrine,les bras pendants, les jambes roides, paraissait ne plus attendrequ’un cercueil ; Jean Valjean semblait fait d’ombre, et Javertde pierre ; et dans cette voiture pleine de nuit, dontl’intérieur, chaque fois qu’elle passait devant un réverbère,apparaissait lividement blêmi comme par un éclair intermittent, lehasard réunissait et semblait confronter lugubrement les troisimmobilités tragiques, le cadavre, le spectre, la statue.

Chapitre X – Rentrée de l’enfant prodiguede sa vie

À chaque cahot du pavé, une goutte de sangtombait des cheveux de Marius.

Il était nuit close quand le fiacre arriva aunuméro 6 de la rue des Filles-du-Calvaire.

Javert mit pied à terre le premier, constatad’un coup d’œil le numéro au-dessus de la porte cochère, et,soulevant le lourd marteau de fer battu, historié à la vieille moded’un bouc et d’un satyre qui s’affrontaient, frappa un coupviolent. Le battant s’entr’ouvrit, et Javert le poussa. Le portierse montra à demi, bâillant, vaguement réveillé, une chandelle à lamain.

Tout dormait dans la maison. On se couche debonne heure au Marais ; surtout les jours d’émeute. Ce bonvieux quartier, effarouché par la révolution, se réfugie dans lesommeil, comme les enfants, lorsqu’ils entendent venirCroquemitaine, cachent bien vite leur tête sous leurcouverture.

Cependant Jean Valjean et le cocher tiraientMarius du fiacre, Jean Valjean le soutenant sous les aisselles etle cocher sous les jarrets.

Tout en portant Marius de la sorte, JeanValjean glissa sa main sous les vêtements qui étaient largementdéchirés, tâta la poitrine et s’assura que le cœur battait encore.Il battait même un peu moins faiblement, comme si le mouvement dela voiture avait déterminé une certaine reprise de la vie.

Javert interpella le portier du ton quiconvient au gouvernement en présence du portier d’un factieux.

– Quelqu’un qui s’appelleGillenormand ?

– C’est ici. Que luivoulez-vous ?

– On lui rapporte son fils.

– Son fils ? dit le portier avechébétement.

– Il est mort.

Jean Valjean, qui venait, déguenillé etsouillé, derrière Javert, et que le portier regardait avec quelquehorreur, lui fit signe de la tête que non.

Le portier ne parut comprendre ni le mot deJavert, ni le signe de Jean Valjean.

Javert continua :

– Il est allé à la barricade, et levoilà.

– À la barricade ! s’écria leportier.

– Il s’est fait tuer. Allez réveiller lepère.

Le portier ne bougeait pas.

– Allez donc ! reprit Javert.

Et il ajouta :

– Demain il y aura ici del’enterrement.

Pour Javert, les incidents habituels de lavoie publique étaient classés catégoriquement, ce qui est lecommencement de la prévoyance et de la surveillance, et chaqueéventualité avait son compartiment ; les faits possiblesétaient en quelque sorte dans des tiroirs d’où ils sortaient, selonl’occasion, en quantités variables ; il y avait, dans la rue,du tapage, de l’émeute, du carnaval, de l’enterrement.

Le portier se borna à réveiller Basque. Basqueréveilla Nicolette ; Nicolette réveilla la tante Gillenormand.Quant au grand-père, on le laissa dormir, pensant qu’il sauraittoujours la chose assez tôt.

On monta Marius au premier étage, sans quepersonne, du reste, s’en aperçût dans les autres parties de lamaison, et on le déposa sur un vieux canapé dans l’antichambre deM. Gillenormand ; et, tandis que Basque allait chercherun médecin et que Nicolette ouvrait les armoires à linge, JeanValjean sentit Javert qui lui touchait l’épaule. Il comprit, etredescendit, ayant derrière lui le pas de Javert qui lesuivait.

Le portier les regarda partir comme il lesavait regardés arriver, avec une somnolence épouvantée.

Ils remontèrent dans le fiacre, et le cochersur son siège.

– Inspecteur Javert, dit Jean Valjean,accordez-moi encore une chose.

– Laquelle ? demanda rudementJavert.

– Laissez-moi rentrer un moment chez moi.Ensuite vous ferez de moi ce que vous voudrez.

Javert demeura quelques instants silencieux,le menton rentré dans le collet de sa redingote, puis il baissa lavitre de devant.

– Cocher, dit-il, rue de l’Homme-Armé,numéro 7.

Chapitre XI – Ébranlement dansl’absolu

Ils ne desserrèrent plus les dents de tout letrajet.

Que voulait Jean Valjean ? Achever cequ’il avait commencé ; avertir Cosette, lui dire où étaitMarius, lui donner peut-être quelque autre indication utile,prendre, s’il le pouvait, de certaines dispositions suprêmes. Quantà lui, quant à ce qui le concernait personnellement, c’étaitfini ; il était saisi par Javert et n’y résistait pas ;un autre que lui, en une telle situation, eût peut être vaguementsongé à cette corde que lui avait donnée Thénardier et aux barreauxdu premier cachot où il entrerait ; mais, depuis l’évêque, ily avait dans Jean Valjean devant tout attentat, fût-ce contrelui-même, insistons-y, une profonde hésitation religieuse.

Le suicide, cette mystérieuse voie de fait surl’inconnu, laquelle peut contenir dans une certaine mesure la mortde l’âme, était impossible à Jean Valjean.

À l’entrée de la rue de l’Homme-Armé, lefiacre s’arrêta, cette rue étant trop étroite pour que les voiturespuissent y pénétrer. Javert et Jean Valjean descendirent.

Le cocher représenta humblement à« monsieur l’inspecteur » que le velours d’Utrecht de savoiture était tout taché par le sang de l’homme assassiné et par laboue de l’assassin. C’était là ce qu’il avait compris. Il ajoutaqu’une indemnité lui était due. En même temps, tirant de sa pocheson livret, il pria monsieur l’inspecteur d’avoir la bonté de luiécrire dessus « un petit bout d’attestation commequoi ».

Javert repoussa le livret que lui tendait lecocher, et dit :

– Combien te faut-il, y compris tastation et la course ?

– Il y a sept heures et quart, réponditle cocher, et mon velours était tout neuf. Quatrevingts francs,monsieur l’inspecteur.

Javert tira de sa poche quatre napoléons etcongédia le fiacre.

Jean Valjean pensa que l’intention de Javertétait de le conduire à pied au poste des Blancs-Manteaux ou auposte des Archives, qui sont tout près.

Ils s’engagèrent dans la rue. Elle était,comme d’habitude, déserte. Javert suivait Jean Valjean. Ilsarrivèrent au numéro 7. Jean Valjean frappa. La porte s’ouvrit.

– C’est bien, dit Javert. Montez.

Il ajouta avec une expression étrange et commes’il faisait effort en parlant de la sorte :

– Je vous attends ici.

Jean Valjean regarda Javert. Cette façon defaire était peu dans les habitudes de Javert. Cependant, que Javerteût maintenant en lui une sorte de confiance hautaine, la confiancedu chat qui accorde à la souris une liberté de la longueur de sagriffe, résolu qu’était Jean Valjean à se livrer et à en finir,cela ne pouvait le surprendre beaucoup. Il poussa la porte, entradans la maison, cria au portier qui était couché et qui avait tiréle cordon de son lit : C’est moi ! et montal’escalier.

Parvenu au premier étage, il fit une pause.Toutes les voies douloureuses ont des stations. La fenêtre dupalier, qui était une fenêtre-guillotine, était ouverte. Comme dansbeaucoup d’anciennes maisons, l’escalier prenait jour et avait vuesur la rue. Le réverbère de la rue, situé précisément en face,jetait quelque lumière sur les marches, ce qui faisait une économied’éclairage.

Jean Valjean, soit pour respirer, soitmachinalement, mit la tête à cette fenêtre. Il se pencha sur larue. Elle est courte et le réverbère l’éclairait d’un bout àl’autre. Jean Valjean eut un éblouissement de stupeur ; il n’yavait plus personne.

Javert s’en était allé.

Chapitre XII – L’aïeul

Basque et le portier avaient transporté dansle salon Marius toujours étendu sans mouvement sur le canapé où onl’avait déposé en arrivant. Le médecin, qu’on avait été chercher,était accouru. La tante Gillenormand s’était levée.

La tante Gillenormand allait et venait,épouvantée, joignant les mains, et incapable de faire autre choseque de dire : Est-il Dieu possible ! Elle ajoutait parmoments : Tout va être confondu de sang ! Quand lapremière horreur fut passée, une certaine philosophie de lasituation se fit jour jusqu’à son esprit et se traduisit par cetteexclamation : Cela devait finir comme ça ! Elle n’allapoint jusqu’au : Je l’avais bien dit ! qui estd’usage dans les occasions de ce genre.

Sur l’ordre du médecin, un lit de sangle avaitété dressé près du canapé. Le médecin examina Marius et, aprèsavoir constaté que le pouls persistait, que le blessé n’avait à lapoitrine aucune plaie pénétrante, et que le sang du coin des lèvresvenait des fosses nasales, il le fit poser à plat sur le lit, sansoreiller, la tête sur le même plan que le corps, et même un peuplus basse, le buste nu, afin de faciliter la respiration.Mademoiselle Gillenormand, voyant qu’on déshabillait Marius, seretira. Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre.

Le torse n’était atteint d’aucune lésionintérieure ; une balle, amortie par le portefeuille, avaitdévié et fait le tour des côtes avec une déchirure hideuse, maissans profondeur, et par conséquent sans danger. La longue marchesouterraine avait achevé la dislocation de la clavicule cassée, etil y avait là de sérieux désordres. Les bras étaient sabrés. Aucunebalafre ne défigurait le visage ; la tête pourtant était commecouverte de hachures ; que deviendraient ces blessures à latête ? s’arrêtaient-elles au cuir chevelu ?entamaient-elles le crâne ? On ne pouvait le dire encore. Unsymptôme grave, c’est qu’elles avaient causé l’évanouissement, etl’on ne se réveille pas toujours de ces évanouissements-là.L’hémorragie, en outre, avait épuisé le blessé. À partir de laceinture, le bas du corps avait été protégé par la barricade.

Basque et Nicolette déchiraient des linges etpréparaient des bandes ; Nicolette les cousait, Basque lesroulait. La charpie manquant, le médecin avait provisoirementarrêté le sang des plaies avec des galettes d’ouate. À côté du lit,trois bougies brûlaient sur une table où la trousse de chirurgieétait étalée. Le médecin lava le visage et les cheveux de Mariusavec de l’eau froide. Un seau plein fut rouge en un instant. Leportier, sa chandelle à la main, éclairait.

Le médecin semblait songer tristement. Detemps en temps, il faisait un signe de tête négatif, comme s’ilrépondait à quelque question qu’il s’adressait intérieurement.Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux dialogues du médecinavec lui-même.

Au moment où le médecin essuyait la face ettouchait légèrement du doigt les paupières toujours fermées, uneporte s’ouvrit au fond du salon, et une longue figure pâleapparut.

C’était le grand-père.

L’émeute, depuis deux jours, avait fort agité,indigné et préoccupé M. Gillenormand. Il n’avait pu dormir lanuit précédente, et il avait eu la fièvre toute la journée. Lesoir, il s’était couché de très bonne heure, recommandant qu’onverrouillât tout dans la maison, et, de fatigue, il s’étaitassoupi.

Les vieillards ont le sommeil fragile ;la chambre de M. Gillenormand était contiguë au salon, et,quelques précautions qu’on eût prises, le bruit l’avait réveillé.Surpris de la fente de lumière qu’il voyait à sa porte, il étaitsorti de son lit et était venu à tâtons.

Il était sur le seuil, une main sur lebec-de-cane de la porte entre-bâillée, la tête un peu penchée enavant, et branlante, le corps serré dans une robe de chambreblanche, droite et sans plis comme un suaire, étonné ; et ilavait l’air d’un fantôme qui regarde dans un tombeau.

Il aperçut le lit, et sur le matelas ce jeunehomme sanglant, blanc d’une blancheur de cire, les yeux fermés, labouche ouverte, les lèvres blêmes, nu jusqu’à la ceinture, tailladépartout de plaies vermeilles, immobile, vivement éclairé.

L’aïeul eut de la tête aux pieds tout lefrisson que peuvent avoir des membres ossifiés, ses yeux dont lacornée était jaune à cause du grand âge se voilèrent d’une sorte demiroitement vitreux, toute sa face prit en un instant les anglesterreux d’une tête de squelette, ses bras tombèrent pendants commesi un ressort s’y fût brisé, et sa stupeur se traduisit parl’écartement des doigts de ses deux vieilles mains toutestremblantes, ses genoux firent un angle en avant, laissant voir parl’ouverture de la robe de chambre ses pauvres jambes nues hérisséesde poils blancs, et il murmura :

– Marius !

– Monsieur, dit Basque, on vient derapporter monsieur. Il est allé à la barricade, et…

– Il est mort ! cria le vieillardd’une voix terrible. Ah ! le brigand !

Alors une sorte de transfiguration sépulcraleredressa ce centenaire droit comme un jeune homme.

– Monsieur, dit-il, c’est vous lemédecin. Commencez par me dire une chose. Il est mort, n’est-cepas ?

Le médecin, au comble de l’anxiété, garda lesilence.

M. Gillenormand se tordit les mains avecun éclat de rire effrayant.

– Il est mort ! il est mort !Il s’est fait tuer aux barricades ! en haine de moi !C’est contre moi qu’il a fait ça ! Ah ! buveur desang ! c’est comme cela qu’il me revient ! Misère de mavie, il est mort !

Il alla à la fenêtre, l’ouvrit toute grandecomme s’il étouffait, et, debout devant l’ombre, il se mit à parlerdans la rue à la nuit :

– Percé, sabré, égorgé, exterminé,déchiqueté, coupé en morceaux ! voyez-vous ça, le gueux !Il savait bien que je l’attendais, et que je lui avais faitarranger sa chambre, et que j’avais mis au chevet de mon lit sonportrait du temps qu’il était petit enfant ! Il savait bienqu’il n’avait qu’à revenir, et que depuis des ans je le rappelais,et que je restais le soir au coin de mon feu les mains sur mesgenoux ne sachant que faire, et que j’en étais imbécile ! Tusavais bien cela, que tu n’avais qu’à rentrer, et qu’à dire :C’est moi, et que tu serais le maître de la maison, et que jet’obéirais, et que tu ferais tout ce que tu voudrais de ta vieilleganache de grand-père ! Tu le savais bien, et tu as dit :Non, c’est un royaliste, je n’irai pas ! Et tu es allé auxbarricades, et tu t’es fait tuer par méchanceté ! pour tevenger de ce que je t’avais dit au sujet de monsieur le duc deBerry[58] ! C’est ça qui est infâme !Couchez-vous donc et dormez donc tranquillement ! Il est mort.Voilà mon réveil.

Le médecin, qui commençait à être inquiet dedeux côtés, quitta un moment Marius et alla à M. Gillenormand,et lui prit le bras. L’aïeul se retourna, le regarda avec des yeuxqui semblaient agrandis et sanglants, et lui dit aveccalme :

– Monsieur, je vous remercie. Je suistranquille, je suis un homme, j’ai vu la mort de Louis XVI, jesais porter les événements. Il y a une chose qui est terrible,c’est de penser que ce sont vos journaux qui font tout le mal. Vousaurez des écrivassiers, des parleurs, des avocats, des orateurs,des tribunes, des discussions, des progrès, des lumières, desdroits de l’homme, de la liberté de la presse, et voilà comment onvous rapportera vos enfants dans vos maisons ! Ah !Marius ! c’est abominable ! Tué ! mort avantmoi ! Une barricade ! Ah ! le bandit ! Docteur,vous demeurez dans le quartier, je crois ? Oh ! je vousconnais bien. Je vois de ma fenêtre passer votre cabriolet. Je vaisvous dire. Vous auriez tort de croire que je suis en colère. On nese met pas en colère contre un mort. Ce serait stupide. C’est unenfant que j’ai élevé. J’étais déjà vieux, qu’il était encore toutpetit. Il jouait aux Tuileries avec sa petite pelle et sa petitechaise, et, pour que les inspecteurs ne grondassent pas, jebouchais à mesure avec ma canne les trous qu’il faisait dans laterre avec sa pelle. Un jour il a crié : À basLouis XVIII ! et s’en est allé. Ce n’est pas ma faute. Ilétait tout rose et tout blond. Sa mère est morte. Avez-vousremarqué que tous les petits enfants sont blonds ? À quoi celatient-il ? C’est le fils d’un de ces brigands de la Loire.Mais les enfants sont innocents des crimes de leurs pères. Je me lerappelle quand il était haut comme ceci. Il ne pouvait pas parvenirà prononcer les d. Il avait un parler si doux et si obscurqu’on eût cru un oiseau. Je me souviens qu’une fois, devantl’Hercule Farnèse, on faisait cercle pour s’émerveiller etl’admirer, tant il était beau, cet enfant ! C’était une têtecomme il y en a dans les tableaux. Je lui faisais ma grosse voix,je lui faisais peur avec ma canne, mais il savait bien que c’étaitpour rire. Le matin, quand il entrait dans ma chambre, jebougonnais, mais cela me faisait l’effet du soleil. On ne peut passe défendre contre ces mioches-là. Ils vous prennent, ils voustiennent, ils ne vous lâchent plus. La vérité est qu’il n’y avaitpas d’amour comme cet enfant-là. Maintenant, qu’est-ce que vousdites de vos Lafayette, de vos Benjamin Constant, et de vosTirecuir de Corcelles[59], qui mele tuent ! Ça ne peut pas passer comme ça.

Il s’approcha de Marius toujours livide etsans mouvement, et auquel le médecin était revenu, et il recommençaà se tordre les bras. Les lèvres blanches du vieillard remuaientcomme machinalement, et laissaient passer, comme des souffles dansun râle, des mots presque indistincts qu’on entendait àpeine : – Ah ! sans cœur ! Ah ! clubiste !Ah ! scélérat ! Ah ! septembriseur ! –Reproches à voix basse d’un agonisant à un cadavre.

Peu à peu, comme il faut toujours que leséruptions intérieures se fassent jour, l’enchaînement des parolesrevint, mais l’aïeul paraissait n’avoir plus la force de lesprononcer ; sa voix était tellement sourde et éteinte qu’ellesemblait venir de l’autre bord d’un abîme :

– Ça m’est bien égal, je vais mouriraussi, moi. Et dire qu’il n’y a pas dans Paris une drôlesse quin’eût été heureuse de faire le bonheur de ce misérable ! Ungredin qui, au lieu de s’amuser et de jouir de la vie, est allé sebattre et s’est fait mitrailler comme une brute ! Et pour qui,pourquoi ? Pour la république ! Au lieu d’aller danser àla Chaumière, comme c’est le devoir des jeunes gens ! C’estbien la peine d’avoir vingt ans. La république, belle fichuesottise ! Pauvres mères, faites donc de jolis garçons !Allons, il est mort. Ça fera deux enterrements sous la portecochère. Tu t’es donc fait arranger comme cela pour les beaux yeuxdu général Lamarque ! Qu’est-ce qu’il t’avait fait, ce généralLamarque ! Un sabreur ! un bavard ! Se faire tuerpour un mort ! S’il n’y a pas de quoi rendre fou !Comprenez cela ! À vingt ans ! Et sans retourner la têtepour regarder s’il ne laissait rien derrière lui ! Voilàmaintenant les pauvres vieux bonshommes qui sont forcés de mourirtout seuls. Crève dans ton coin, hibou ! Eh bien, au fait,tant mieux, c’est ce que j’espérais, ça va me tuer net. Je suistrop vieux, j’ai cent ans, j’ai cent mille ans, il y a longtempsque j’ai le droit d’être mort. De ce coup-là, c’est fait. C’estdonc fini, quel bonheur ! À quoi bon lui faire respirer del’ammoniaque et tout ce tas de drogues ? Vous perdez votrepeine, imbécile de médecin ! Allez, il est mort, bien mort. Jem’y connais, moi qui suis mort aussi. Il n’a pas fait la chose àdemi. Oui, ce temps-ci est infâme, infâme, infâme, et voilà ce queje pense de vous, de vos idées, de vos systèmes, de vos maîtres, devos oracles, de vos docteurs, de vos garnements d’écrivains, de vosgueux de philosophes, et de toutes les révolutions qui effarouchentdepuis soixante ans les nuées de corbeaux des Tuileries ! Etpuisque tu as été sans pitié en te faisant tuer comme cela, jen’aurai même pas de chagrin de ta mort, entends-tu,assassin !

En ce moment, Marius ouvrit lentement lespaupières, et son regard, encore voilé par l’étonnementléthargique, s’arrêta sur M. Gillenormand.

– Marius ! cria le vieillard.Marius ! mon petit Marius ! mon enfant ! mon filsbien-aimé ! Tu ouvres les yeux, tu me regardes, tu es vivant,merci !

Et il tomba évanoui.

Livre quatrième – Javert déraillé

Chapitre I – Javert déraillé

Javert s’était éloigné à pas lents de la ruede l’Homme-Armé.

Il marchait la tête baissée, pour la premièrefois de sa vie, et, pour la première fois de sa vie également, lesmains derrière le dos.

Jusqu’à ce jour, Javert n’avait pris, dans lesdeux attitudes de Napoléon, que celle qui exprime la résolution,les bras croisés sur la poitrine, celle qui exprime l’incertitude,les mains derrière le dos, lui était inconnue. Maintenant, unchangement s’était fait ; toute sa personne, lente et sombre,était empreinte d’anxiété.

Il s’enfonça dans les rues silencieuses.

Cependant, il suivait une direction.

Il coupa par le plus court vers la Seine,gagna le quai des Ormes, longea le quai, dépassa la Grève, ets’arrêta, à quelque distance du poste de la place du Châtelet, àl’angle du pont Notre-Dame. La Seine fait là, entre le pontNotre-Dame et le Pont au Change d’une part, et d’autre part entrele quai de la Mégisserie et le quai aux Fleurs, une sorte de laccarré traversé par un rapide.

Ce point de la Seine est redouté desmariniers. Rien n’est plus dangereux que ce rapide, resserré àcette époque et irrité par les pilotis du moulin du pont,aujourd’hui démoli. Les deux ponts, si voisins l’un de l’autre,augmentent le péril ; l’eau se hâte formidablement sous lesarches. Elle y roule de larges plis terribles ; elle s’yaccumule et s’y entasse ; le flot fait effort aux piles desponts comme pour les arracher avec de grosses cordes liquides. Leshommes qui tombent là ne reparaissent pas ; les meilleursnageurs s’y noient.

Javert appuya ses deux coudes sur le parapet,son menton dans ses deux mains, et, pendant que ses ongles secrispaient machinalement dans l’épaisseur de ses favoris, ilsongea.

Une nouveauté, une révolution, unecatastrophe, venait de se passer au fond de lui-même ; et il yavait de quoi s’examiner.

Javert souffrait affreusement.

Depuis quelques heures Javert avait cesséd’être simple. Il était troublé ; ce cerveau, si limpide danssa cécité, avait perdu sa transparence ; il y avait un nuagedans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le devoir sedédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler. Quand il avaitrencontré si inopinément Jean Valjean sur la berge de la Seine, ily avait eu en lui quelque chose du loup qui ressaisit sa proie etdu chien qui retrouve son maître.

Il voyait devant lui deux routes égalementdroites toutes deux, mais il en voyait deux ; et cela leterrifiait, lui qui n’avait jamais connu dans sa vie qu’une lignedroite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires.L’une de ces deux lignes droites excluait l’autre. Laquelle desdeux était la vraie ?

Sa situation était inexprimable.

Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cettedette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain-piedavec un repris de justice, et lui payer un service avec un autreservice ; se laisser dire : Va-t’en, et lui dire à sontour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels ledevoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifspersonnels quelque chose de général aussi, et de supérieurpeut-être ; trahir la société pour rester fidèle à saconscience ; que toutes ces absurdités se réalisassent etqu’elles vinssent s’accumuler sur lui-même, c’est ce dont il étaitatterré.

Une chose l’avait étonné, c’était que JeanValjean lui eût fait grâce, et une chose l’avait pétrifié, c’étaitque, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean.

Où en était-il ? Il se cherchait et ne setrouvait plus.

Que faire maintenant ? Livrer JeanValjean, c’était mal ; laisser Jean Valjean libre, c’étaitmal. Dans le premier cas, l’homme de l’autorité tombait plus basque l’homme du bagne ; dans le second, un forçat montait plushaut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas,déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu’on pouvaitprendre, il y avait de la chute. La destinée a de certainesextrémités à pic sur l’impossible, et au delà desquelles la vien’est plus qu’un précipice. Javert était à une de cesextrémités-là.

Une de ses anxiétés, c’était d’être contraintde penser. La violence même de toutes ces émotions contradictoiresl’y obligeait. La pensée, chose inusitée pour lui, etsingulièrement douloureuse.

Il y a toujours dans la pensée une certainequantité de rébellion intérieure ; et il s’irritait d’avoircela en lui.

La pensée, sur n’importe quel sujet en dehorsdu cercle étroit de ses fonctions, eût été pour lui, dans tous lescas, une inutilité et une fatigue ; mais la pensée sur lajournée qui venait de s’écouler était une torture. Il fallait biencependant regarder dans sa conscience après de telles secousses, etse rendre compte de soi-même à soi-même.

Ce qu’il venait de faire lui donnait lefrisson. Il avait, lui Javert, trouvé bon de décider, contre tousles règlements de police, contre toute l’organisation sociale etjudiciaire, contre le code tout entier, une mise en liberté ;cela lui avait convenu ; il avait substitué ses propresaffaires aux affaires publiques ; n’était-ce pasinqualifiable ? Chaque fois qu’il se mettait en face de cetteaction sans nom qu’il avait commise, il tremblait de la tête auxpieds. À quoi se résoudre ? Une seule ressource luirestait : retourner en hâte rue de l’Homme-Armé, et faireécrouer Jean Valjean. Il était clair que c’était cela qu’il fallaitfaire. Il ne pouvait.

Quelque chose lui barrait le chemin de cecôté-là.

Quelque chose ? Quoi ? Est-ce qu’ily a au monde autre chose que les tribunaux, les sentencesexécutoires, la police et l’autorité ? Javert étaitbouleversé.

Un galérien sacré ! un forçat imprenableà la justice ! et cela par le fait de Javert !

Que Javert et Jean Valjean, l’homme fait poursévir, l’homme fait pour subir, que ces deux hommes, qui étaientl’un et l’autre la chose de la loi, en fussent venus à ce point dese mettre tous les deux au-dessus de la loi, est-ce que ce n’étaitpas effrayant ?

Quoi donc ! de telles énormitésarriveraient, et personne ne serait puni ! Jean Valjean, plusfort que l’ordre social tout entier, serait libre, et lui Javertcontinuerait de manger le pain du gouvernement !

Sa rêverie devenait peu à peu terrible.

Il eût pu à travers cette rêverie se faireencore quelque reproche au sujet de l’insurgé rapporté rue desFilles-du-Calvaire ; mais il n’y songeait pas. La fautemoindre se perdait dans la plus grande. D’ailleurs cet insurgéétait évidemment un homme mort, et, légalement, la mort éteint lapoursuite.

Jean Valjean, c’était là le poids qu’il avaitsur l’esprit.

Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomesqui avaient été les points d’appui de toute sa vie s’écroulaientdevant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers lui Javertl’accablait. D’autres faits, qu’il se rappelait et qu’il avaitautrefois traités de mensonges et de folies, lui revenaientmaintenant comme des réalités. M. Madeleine reparaissaitderrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient defaçon à n’en plus faire qu’une, qui était vénérable. Javert sentaitque quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’admirationpour un forçat. Le respect d’un galérien, est-ce que c’estpossible ? Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. Ilavait beau se débattre, il était réduit à confesser dans son forintérieur la sublimité de ce misérable. Cela était odieux.

Un malfaiteur bienfaisant, un forçatcompatissant, doux, secourable, clément, rendant le bien pour lemal, rendant le pardon pour la haine, préférant la pitié à lavengeance, aimant mieux se perdre que de perdre son ennemi, sauvantcelui qui l’a frappé, agenouillé sur le haut de la vertu, plusvoisin de l’ange que de l’homme ! Javert était contraint des’avouer que ce monstre existait.

Cela ne pouvait durer ainsi.

Certes, et nous y insistons, il ne s’était pasrendu sans résistance à ce monstre, à cet ange infâme, à ce héroshideux, dont il était presque aussi indigné que stupéfait. Vingtfois, quand il était dans cette voiture face à face avec JeanValjean, le titre légal avait rugi en lui. Vingt fois, il avait ététenté de se jeter sur Jean Valjean, de le saisir et de le dévorer,c’est-à-dire de l’arrêter. Quoi de plus simple en effet ?Crier au premier poste devant lequel on passe : – Voilà unrepris de justice en rupture de ban ! appeler les gendarmes etleur dire : – Cet homme est pour vous ! ensuite s’enaller, laisser là ce damné, ignorer le reste, et ne plus se mêlerde rien. Cet homme est à jamais le prisonnier de la loi ; laloi en fera ce qu’elle voudra. Quoi de plus juste ? Javerts’était dit tout cela ; il avait voulu passer outre, agir,appréhender l’homme, et, alors comme à présent, il n’avait paspu ; et chaque fois que sa main s’était convulsivement levéevers le collet de Jean Valjean, sa main, comme sous un poidsénorme, était retombée, et il avait entendu au fond de sa penséeune voix, une étrange voix qui lui criait : – C’est bien.Livre ton sauveur. Ensuite fais apporter la cuvette dePonce-Pilate, et lave-toi les griffes.

Puis sa réflexion tombait sur lui-même, et àcôté de Jean Valjean grandi, il se voyait, lui Javert, dégradé.

Un forçat était son bienfaiteur !

Mais aussi pourquoi avait-il permis à cethomme de le laisser vivre ? Il avait, dans cette barricade, ledroit d’être tué. Il aurait dû user de ce droit. Appeler les autresinsurgés à son secours contre Jean Valjean, se faire fusiller deforce, cela valait mieux.

Sa suprême angoisse, c’était la disparition dela certitude. Il se sentait déraciné. Le code n’était plus qu’untronçon dans sa main. Il avait affaire à des scrupules d’une espèceinconnue. Il se faisait en lui une révélation sentimentale,entièrement distincte de l’affirmation légale, son unique mesurejusqu’alors. Rester dans l’ancienne honnêteté, cela ne suffisaitplus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et lesubjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait à son âme : lebienfait accepté et rendu, le dévouement, la miséricorde,l’indulgence, les violences faites par la pitié à l’austérité,l’acception de personnes, plus de condamnation définitive, plus dedamnation, la possibilité d’une larme dans l’œil de la loi, on nesait quelle justice selon Dieu allant en sens inverse de la justiceselon les hommes. Il apercevait dans les ténèbres l’effrayant leverd’un soleil moral inconnu ; il en avait l’horreur etl’éblouissement. Hibou forcé à des regards d’aigle.

Il se disait que c’était donc vrai, qu’il yavait des exceptions, que l’autorité pouvait être décontenancée,que la règle pouvait rester court devant un fait, que tout nes’encadrait pas dans le texte du code, que l’imprévu se faisaitobéir, que la vertu d’un forçat pouvait tendre un piège à la vertud’un fonctionnaire, que le monstrueux pouvait être divin, que ladestinée avait de ces embuscades-là, et il songeait avec désespoirque lui-même n’avait pas été à l’abri d’une surprise.

Il était forcé de reconnaître que la bontéexistait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, ilvenait d’être bon. Donc il se dépravait.

Il se trouvait lâche. Il se faisaithorreur.

L’idéal pour Javert, ce n’était pas d’êtrehumain, d’être grand, d’être sublime ; c’était d’êtreirréprochable.

Or, il venait de faillir.

Comment en était-il arrivé là ? commenttout cela s’était-il passé ? Il n’aurait pu se le dire àlui-même. Il prenait sa tête entre ses deux mains, mais il avaitbeau faire, il ne parvenait pas à se l’expliquer.

Il avait certainement toujours eu l’intentionde remettre Jean Valjean à la loi, dont Jean Valjean était lecaptif, et dont lui, Javert, était l’esclave. Il ne s’était pasavoué un seul instant, pendant qu’il le tenait, qu’il eût la penséede le laisser aller. C’était en quelque sorte à son insu que samain s’était ouverte et l’avait lâché.

Toutes sortes de nouveautés énigmatiquess’entr’ouvraient devant ses yeux. Il s’adressait des questions, etil se faisait des réponses, et ses réponses l’effrayaient. Il sedemandait : Ce forçat, ce désespéré, que j’ai poursuivijusqu’à le persécuter, et qui m’a eu sous son pied, et qui pouvaitse venger, et qui le devait tout à la fois pour sa rancune et poursa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce, qu’a-t-ilfait ? Son devoir. Non. Quelque chose de plus. Et moi, en luifaisant grâce à mon tour, qu’ai-je fait ? Mon devoir. Non.Quelque chose de plus. Il y a donc quelque chose de plus que ledevoir ? Ici il s’effarait ; sa balance sedisloquait ; l’un des plateaux tombait dans l’abîme, l’autres’en allait dans le ciel ; et Javert n’avait pas moinsd’épouvante de celui qui était en haut que de celui qui était enbas. Sans être le moins du monde ce qu’on appelle voltairien, ouphilosophe, ou incrédule, respectueux au contraire, par instinct,pour l’église établie, il ne la connaissait que comme un fragmentauguste de l’ensemble social ; l’ordre était son dogme et luisuffisait ; depuis qu’il avait l’âge d’homme et defonctionnaire, il mettait dans la police à peu près toute sareligion, étant, et nous employons ici les mots sans la moindreironie et dans leur acception la plus sérieuse, étant, nous l’avonsdit, espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur,M. Gisquet ; il n’avait guère songé jusqu’à ce jour à cetautre supérieur, Dieu.

Ce chef nouveau, Dieu, il le sentaitinopinément, et en était troublé.

Il était désorienté de cette présenceinattendue ; il ne savait que faire de ce supérieur-là, luiqui n’ignorait pas que le subordonné est tenu de se courbertoujours, qu’il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter, etque, vis-à-vis d’un supérieur qui l’étonne trop, l’inférieur n’ad’autre ressource que sa démission.

Mais comment s’y prendre pour donner sadémission à Dieu ?

Quoi qu’il en fût, et c’était toujours làqu’il en revenait, un fait pour lui dominait tout, c’est qu’ilvenait de commettre une infraction épouvantable. Il venait defermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture de ban. Ilvenait d’élargir un galérien. Il venait de voler aux lois un hommequi leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se comprenait plus.Il n’était pas sûr d’être lui-même. Les raisons mêmes de son actionlui échappaient, il n’en avait que le vertige. Il avait vécujusqu’à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probitéténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisaitdéfaut. Tout ce qu’il avait cru se dissipait. Des vérités dont ilne voulait pas l’obsédaient inexorablement. Il fallait désormaisêtre un autre homme. Il souffrait les étranges douleurs d’uneconscience brusquement opérée de la cataracte. Il voyait ce qu’illui répugnait de voir. Il se sentait vidé, inutile, disloqué de savie passée, destitué, dissous. L’autorité était morte en lui. Iln’avait plus de raison d’être.

Situation terrible ! être ému.

Être le granit, et douter ! être lastatue du châtiment fondue tout d’une pièce dans le moule de laloi, et s’apercevoir subitement qu’on a sous sa mamelle de bronzequelque chose d’absurde et de désobéissant qui ressemble presque àun cœur ! en venir à rendre le bien pour le bien, quoiqu’on sesoit dit jusqu’à ce jour que ce bien-là c’est le mal ! être lechien de garde, et lécher ! être la glace, et fondre !être la tenaille, et devenir une main ! se sentir tout à coupdes doigts qui s’ouvrent ! lâcher prise, choseépouvantable !

L’homme projectile ne sachant plus sa route,et reculant !

Être obligé de s’avouer ceci :l’infaillibilité n’est pas infaillible, il peut y avoir de l’erreurdans le dogme, tout n’est pas dit quand un code a parlé, la sociétén’est pas parfaite, l’autorité est compliquée de vacillation, uncraquement dans l’immuable est possible, les juges sont des hommes,la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre !voir une fêlure dans l’immense vitre bleue du firmament !

Ce qui se passait dans Javert, c’était leFampoux[60] d’une conscience rectiligne, la misehors de voie d’une âme, l’écrasement d’une probité irrésistiblementlancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes, cela étaitétrange. Que le chauffeur de l’ordre, que le mécanicien del’autorité, monté sur l’aveugle cheval de fer à voie rigide, puisseêtre désarçonné par un coup de lumière ! que l’incommutable,le direct, le correct, le géométrique, le passif, le parfait,puisse fléchir ! qu’il y ait pour la locomotive un chemin deDamas !

Dieu, toujours intérieur à l’homme, etréfractaire, lui la vraie conscience, à la fausse, défense àl’étincelle de s’éteindre, ordre au rayon de se souvenir du soleil,injonction à l’âme de reconnaître le véritable absolu quand il seconfronte avec l’absolu fictif, l’humanité imperdable, le cœurhumain inamissible, ce phénomène splendide, le plus beau peut-êtrede nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il ? Javertle pénétrait-il ? Javert s’en rendait-il compte ?Évidemment non. Mais sous la pression de cet incompréhensibleincontestable, il sentait son crâne s’entr’ouvrir.

Il était moins le transfiguré que la victimede ce prodige. Il le subissait, exaspéré. Il ne voyait dans toutcela qu’une immense difficulté d’être. Il lui semblait quedésormais sa respiration était gênée à jamais.

Avoir sur sa tête de l’inconnu, il n’était pasaccoutumé à cela.

Jusqu’ici tout ce qu’il avait au-dessus de luiavait été pour son regard une surface nette, simple, limpide ;là rien d’ignoré, ni d’obscur ; rien qui ne fût défini,coordonné, enchaîné, précis, exact, circonscrit, limité,fermé ; tout prévu ; l’autorité était une choseplane ; aucune chute en elle, aucun vertige devant elle.Javert n’avait jamais vu de l’inconnu qu’en bas. L’irrégulier,l’inattendu, l’ouverture désordonnée du chaos, le glissementpossible dans un précipice, c’était là le fait des régionsinférieures, des rebelles, des mauvais, des misérables. MaintenantJavert se renversait en arrière, et il était brusquement effaré parcette apparition inouïe : un gouffre en haut.

Quoi donc ! on était démantelé de fond encomble ! on était déconcerté, absolument ! À quoi sefier ! Ce dont on était convaincu s’effondrait !

Quoi ! le défaut de la cuirasse de lasociété pouvait être trouvé par un misérable magnanime !Quoi ! un honnête serviteur de la loi pouvait se voir tout àcoup pris entre deux crimes, le crime de laisser échapper un homme,et le crime de l’arrêter ! Tout n’était pas certain dans laconsigne donnée par l’état au fonctionnaire ! Il pouvait yavoir des impasses dans le devoir ! Quoi donc ! tout celaétait réel ! était-il vrai qu’un ancien bandit, courbé sousles condamnations, pût se redresser et finir par avoirraison ? était-ce croyable ? y avait-il donc des cas oùla loi devait se retirer devant le crime transfiguré en balbutiantdes excuses !

Oui, cela était ! et Javert levoyait ! et Javert le touchait ! et non seulement il nepouvait le nier, mais il y prenait part. C’étaient là des réalités.Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une telledifformité.

Si les faits faisaient leur devoir, ils seborneraient à être les preuves de la loi ; les faits, c’estDieu qui les envoie. L’anarchie allait-elle donc maintenantdescendre de là-haut ?

Ainsi, – et dans le grossissement del’angoisse, et dans l’illusion d’optique de la consternation, toutce qui eût pu restreindre et corriger son impression s’effaçait, etla société, et le genre humain, et l’univers se résumaientdésormais à ses yeux dans un linéament simple et terrible, – ainsila pénalité, la chose jugée, la force due à la législation, lesarrêts des cours souveraines, la magistrature, le gouvernement, laprévention et la répression, la sagesse officielle,l’infaillibilité légale, le principe d’autorité, tous les dogmessur lesquels repose la sécurité politique et civile, lasouveraineté, la justice, la logique découlant du code, l’absolusocial, la vérité publique, tout cela, décombre, monceau,chaos ; lui-même Javert, le guetteur de l’ordre,l’incorruptibilité au service de la police, la providence-dogue dela société, vaincu et terrassé ; et sur toute cette ruine unhomme debout, le bonnet vert sur la tête et l’auréole aufront ; voilà à quel bouleversement il en était venu ;voilà la vision effroyable qu’il avait dans l’âme.

Que cela fût supportable. Non.

État violent, s’il en fut. Il n’y avait quedeux manières d’en sortir. L’une d’aller résolûment à Jean Valjean,et de rendre au cachot l’homme du bagne. L’autre… –

Javert quitta le parapet, et, la tête hautecette fois, se dirigea d’un pas ferme vers le poste indiqué par unelanterne à l’un des coins de la place du Châtelet.

Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergentde ville, et entra. Rien qu’à la façon dont ils poussent la ported’un corps de garde, les hommes de police se reconnaissent entreeux. Javert se nomma, montra sa carte au sergent, et s’assit à latable du poste où brûlait une chandelle. Il y avait sur la tableune plume, un encrier de plomb, et du papier en cas pour lesprocès-verbaux éventuels et les consignations des rondes denuit.

Cette table, toujours complétée par sa chaisede paille, est une institution ; elle existe dans tous lespostes de police ; elle est invariablement ornée d’unesoucoupe en buis pleine de sciure de bois et d’une grimace encarton pleine de pains à cacheter rouges, et elle est l’étageinférieur du style officiel. C’est à elle que commence lalittérature de l’État.

Javert prit la plume et une feuille de papieret se mit à écrire. Voici ce qu’il écrivit :

QUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN DUSERVICE.

« Premièrement : je prie monsieur lepréfet de jeter les yeux.

« Deuxièmement : les détenusarrivant de l’instruction ôtent leurs souliers et restent pieds nussur la dalle pendant qu’on les fouille. Plusieurs toussent enrentrant à la prison. Cela entraîne des dépenses d’infirmerie.

« Troisièmement : la filature estbonne, avec relais des agents de distance en distance, mais ilfaudrait que, dans les occasions importantes, deux agents au moinsne se perdissent pas de vue, attendu que, si, pour une causequelconque, un agent vient à faiblir dans le service, l’autre lesurveille et le supplée.

« Quatrièmement : on ne s’expliquepas pourquoi le règlement spécial de la prison des Madelonnettesinterdit au prisonnier d’avoir une chaise, même en la payant.

« Cinquièmement : aux Madelonnettes,il n’y a que deux barreaux à la cantine, ce qui permet à lacantinière de laisser toucher sa main aux détenus.

« Sixièmement : les détenus, ditsaboyeurs, qui appellent les autres détenus au parloir, se fontpayer deux sous par le prisonnier pour crier son nom distinctement.C’est un vol.

« Septièmement : pour un filcourant, on retient dix sous au prisonnier dans l’atelier destisserands ; c’est un abus de l’entrepreneur, puisque la toilen’est pas moins bonne.

« Huitièmement : il est fâcheux queles visitants de la Force aient à traverser la cour des mômes pourse rendre au parloir de Sainte-Marie-l’Égyptienne.

« Neuvièmement : il est certainqu’on entend tous les jours des gendarmes raconter dans la cour dela préfecture des interrogatoires de prévenus par les magistrats.Un gendarme, qui devrait être sacré, répéter ce qu’il a entendudans le cabinet de l’instruction, c’est là un désordre grave.

« Dixièmement :Mme Henry est une honnête femme ; sa cantineest fort propre ; mais il est mauvais qu’une femme tienne leguichet de la souricière du secret. Cela n’est pas digne de laConciergerie d’une grande civilisation. »

Javert écrivit ces lignes de son écriture laplus calme et la plus correcte, n’omettant pas une virgule, etfaisant fermement crier le papier sous la plume. Au-dessous de ladernière ligne il signa :

« Javert.

« Inspecteur de 1reclasse.

« Au poste de la place du Châtelet.

« 7 juin 1832, environ une heure dumatin. »

Javert sécha l’encre fraîche sur le papier, leplia comme une lettre, le cacheta, écrivit au dos : Notepour l’administration, le laissa sur la table, et sortit duposte. La porte vitrée et grillée retomba derrière lui.

Il traversa de nouveau diagonalement la placedu Châtelet, regagna le quai, et revint avec une précisionautomatique au point même qu’il avait quitté un quart d’heureauparavant ; il s’y accouda, et se retrouva dans la mêmeattitude sur la même dalle du parapet. Il semblait qu’il n’eût pasbougé.

L’obscurité était complète. C’était le momentsépulcral qui suit minuit. Un plafond de nuages cachait lesétoiles. Le ciel n’était qu’une épaisseur sinistre. Les maisons dela Cité n’avaient plus une seule lumière ; personne nepassait ; tout ce qu’on apercevait des rues et des quais étaitdésert ; Notre-Dame et les tours du Palais de justicesemblaient des linéaments de la nuit. Un réverbère rougissait lamargelle du quai. Les silhouettes des ponts se déformaient dans labrume les unes derrière les autres. Les pluies avaient grossi larivière.

L’endroit où Javert s’était accoudé était, ons’en souvient, précisément situé au-dessus du rapide de la Seine, àpic sur cette redoutable spirale de tourbillons qui se dénoue et serenoue comme une vis sans fin.

Javert pencha la tête et regarda. Tout étaitnoir. On ne distinguait rien. On entendait un bruit d’écume ;mais on ne voyait pas la rivière. Par instants, dans cetteprofondeur vertigineuse, une lueur apparaissait et serpentaitvaguement, l’eau ayant cette puissance, dans la nuit la pluscomplète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer encouleuvre. La lueur s’évanouissait, et tout redevenait indistinct.L’immensité semblait ouverte là. Ce qu’on avait au-dessous de soi,ce n’était pas de l’eau, c’était du gouffre. Le mur du quai,abrupt, confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisaitl’effet d’un escarpement de l’infini.

On ne voyait rien, mais on sentait la froideurhostile de l’eau et l’odeur fade des pierres mouillées. Un soufflefarouche montait de cet abîme. Le grossissement du fleuve plutôtdeviné qu’aperçu, le tragique chuchotement du flot, l’énormitélugubre des arches du pont, la chute imaginable dans ce videsombre, toute cette ombre était pleine d’horreur.

Javert demeura quelques minutes immobile,regardant cette ouverture de ténèbres ; il considéraitl’invisible avec une fixité qui ressemblait à de l’attention. L’eaubruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le posa sur le reborddu quai. Un moment après, une figure haute et noire, que de loinquelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme, apparutdebout sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se redressa,et tomba droite dans les ténèbres ; il y eut un clapotementsourd, et l’ombre seule fut dans le secret des convulsions de cetteforme obscure disparue sous l’eau.

Livre cinquième – Le petit-fils et legrand-père

Chapitre I – Où l’on revoit l’arbre àl’emplâtre de zinc

[61]Quelquetemps après les événements que nous venons de raconter, le sieurBoulatruelle eut une émotion vive.

Le sieur Boulatruelle est ce cantonnier deMontfermeil qu’on a déjà entrevu dans les parties ténébreuses de celivre[62].

Boulatruelle, on s’en souvient peut-être,était un homme occupé de choses troubles et diverses. Il cassaitdes pierres et endommageait des voyageurs sur la grande route.Terrassier et voleur, il avait un rêve ; il croyait auxtrésors enfouis dans la forêt de Montfermeil. Il espérait quelquejour trouver de l’argent dans la terre au pied d’un arbre ; enattendant, il en cherchait volontiers dans les poches despassants.

Néanmoins, pour l’instant, il était prudent.Il venait de l’échapper belle. Il avait été, on le sait[63], ramassé dans le galetas Jondrette avecles autres bandits. Utilité d’un vice : son ivrognerie l’avaitsauvé. On n’avait jamais pu éclaircir s’il était là comme voleur oucomme volé. Une ordonnance de non-lieu, fondée sur son étatd’ivresse bien constaté dans la soirée du guet-apens, l’avait misen liberté. Il avait repris la clef des bois. Il était revenu à sonchemin de Gagny à Lagny faire, sous la surveillance administrative,de l’empierrement pour le compte de l’état, la mine basse, fortpensif, un peu refroidi pour le vol, qui avait failli le perdre,mais ne se tournant qu’avec plus d’attendrissement vers le vin, quivenait de le sauver.

Quant à l’émotion vive qu’il eut peu de tempsaprès sa rentrée sous le toit de gazon de sa hutte de cantonnier,la voici :

Un matin, Boulatruelle, en se rendant commed’habitude à son travail, et à son affût peut-être, un peu avant lepoint du jour, aperçut parmi les branches un homme dont il ne vitque le dos, mais dont l’encolure, à ce qui lui sembla, à travers ladistance et le crépuscule, ne lui était pas tout à fait inconnue.Boulatruelle, quoique ivrogne, avait une mémoire correcte etlucide, arme défensive indispensable à quiconque est un peu enlutte avec l’ordre légal.

– Où diable ai-je vu quelque chose commecet homme-là ? se demanda-t-il.

Mais il ne put rien se répondre, sinon quecela ressemblait à quelqu’un dont il avait confusément la tracedans l’esprit.

Boulatruelle, du reste, en dehors del’identité qu’il ne réussissait point à ressaisir, fit desrapprochements et des calculs. Cet homme n’était pas du pays. Il yarrivait. À pied, évidemment. Aucune voiture publique ne passe àces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute la nuit. D’oùvenait-il ? De pas loin. Car il n’avait ni havre-sac, nipaquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois ?pourquoi y était-il à pareille heure ? qu’y venait-ilfaire ?

Boulatruelle songea au trésor. À force decreuser dans sa mémoire, il se rappela vaguement avoir eu déjà,plusieurs années auparavant, une semblable alerte au sujet d’unhomme qui lui faisait bien l’effet de pouvoir être cethomme-là.

Tout en méditant, il avait, sous le poids mêmede sa méditation, baissé la tête, chose naturelle, mais peu habile.Quand il la releva, il n’y avait plus rien. L’homme s’était effacédans la forêt et dans le crépuscule.

– Par le diantre, dit Boulatruelle, je leretrouverai. Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Cepromeneur de patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n’a pasde secret dans mon bois sans que je m’en mêle.

Il prit sa pioche qui était fort aiguë.

– Voilà, grommela-t-il, de quoi fouillerla terre et un homme.

Et, comme on rattache un fil à un autre fil,emboîtant le pas de son mieux dans l’itinéraire que l’homme avaitdû suivre, il se mit en marche à travers le taillis.

Quand il eut fait une centaine d’enjambées, lejour, qui commençait à se lever, l’aida. Des semelles empreintessur le sable çà et là, des herbes foulées, des bruyères écrasées,de jeunes branches pliées dans les broussailles et se redressantavec une gracieuse lenteur comme les bras d’une jolie femme quis’étire en se réveillant, lui indiquèrent une sorte de piste. Il lasuivit puis il la perdit. Le temps s’écoulait. Il entra plus avantdans le bois et parvint sur une espèce d’éminence. Un chasseurmatinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l’air deGuillery lui donna l’idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux,il était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne deTityre et de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plushaut qu’il put.

L’idée était bonne. En explorant la solitudedu côté où le bois est tout à fait enchevêtré et farouche,Boulatruelle aperçut tout à coup l’homme.

À peine l’eut-il aperçu qu’il le perdit devue.

L’homme entra, ou plutôt se glissa, dans uneclairière assez éloignée, masquée par de grands arbres, mais queBoulatruelle connaissait très bien, pour y avoir remarqué près d’ungros tas de pierres meulières, un châtaignier malade pansé avec uneplaque de zinc clouée à même sur l’écorce. Cette clairière estcelle qu’on appelait autrefois le fonds Blaru[64]. Letas de pierres, destiné à on ne sait quel emploi, qu’on y voyait ily a trente ans, y est sans doute encore. Rien n’égale la longévitéd’un tas de pierres, si ce n’est celle d’une palissade en planches.C’est là provisoirement. Quelle raison pour durer !

Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, selaissa tomber de l’arbre plutôt qu’il n’en descendit. Le gîte étaittrouvé, il s’agissait de saisir la bête. Ce fameux trésor rêvéétait probablement là.

Ce n’était pas une petite affaire d’arriver àcette clairière. Par les sentiers battus, qui font mille zigzagstaquinants, il fallait un bon quart d’heure. En ligne droite, parle fourré, qui est là singulièrement épais, très épineux et trèsagressif, il fallait une grande demi-heure. C’est ce queBoulatruelle eut le tort de ne point comprendre. Il crut à la lignedroite ; illusion d’optique respectable, mais qui perdbeaucoup d’hommes. Le fourré, si hérissé qu’il fût, lui parut lebon chemin.

– Prenons par la rue de Rivoli des loups,dit-il.

Boulatruelle, accoutumé à aller de travers,fit cette fois la faute d’aller droit.

Il se jeta résolument dans la mêlée desbroussailles.

Il eut affaire à des houx, à des orties, à desaubépines, à des églantiers, à des chardons, à des ronces fortirascibles. Il fut très égratigné.

Au bas du ravin, il trouva de l’eau qu’ilfallut traverser.

Il arriva enfin à la clairière Blaru, au boutde quarante minutes, suant, mouillé, essoufflé, griffé, féroce.

Personne dans la clairière.

Boulatruelle courut au tas de pierres. Ilétait à sa place. On ne l’avait pas emporté.

Quant à l’homme, il s’était évanoui dans laforêt. Il s’était évadé. Où ? de quel côté ? dans quelfourré ? Impossible de le deviner.

Et, chose poignante, il y avait derrière letas de pierres, devant l’arbre à la plaque de zinc, de la terretoute fraîche remuée, une pioche oubliée ou abandonnée, et untrou.

Ce trou était vide.

– Voleur ! cria Boulatruelle enmontrant les deux poings à l’horizon.

Chapitre II – Marius, en sortant de laguerre civile, s’apprête à la guerre domestique

Marius fut longtemps ni mort ni vivant. Il eutdurant plusieurs semaines une fièvre accompagnée de délire, etd’assez graves symptômes cérébraux causés plutôt encore par lescommotions des blessures à la tête que par les blessureselles-mêmes.

Il répéta le nom de Cosette pendant des nuitsentières dans la loquacité lugubre de la fièvre et avec la sombreopiniâtreté de l’agonie. La largeur de certaines lésions fut unsérieux danger, la suppuration des plaies larges pouvant toujoursse résorber, et par conséquent tuer le malade, sous de certainesinfluences atmosphériques ; à chaque changement de temps, aumoindre orage, le médecin était inquiet. – Surtout que le blessén’ait aucune émotion, répétait-il. Les pansements étaientcompliqués et difficiles[65], lafixation des appareils et des linges par le sparadrap n’ayant pasencore été imaginée à cette époque. Nicolette dépensa en charpie undrap de lit « grand comme un plafond », disait-elle. Cene fut pas sans peine que les lotions chlorurées et le nitrated’argent vinrent à bout de la gangrène. Tant qu’il y eut péril,M. Gillenormand, éperdu au chevet de son petit-fils, fut commeMarius ; ni mort ni vivant.

Tous les jours, et quelquefois deux fois parjour, un monsieur en cheveux blancs, fort bien mis, tel était lesignalement donné par le portier, venait savoir des nouvelles dublessé, et déposait pour les pansements un gros paquet decharpie.

Enfin, le 7 septembre, quatre mois[66], jour pour jour, après la douloureusenuit où on l’avait rapporté mourant chez son grand-père, le médecindéclara qu’il répondait de lui. La convalescence s’ébaucha. Mariusdut pourtant rester encore plus de deux mois étendu sur une chaiselongue à cause des accidents produits par la fracture de laclavicule. Il y a toujours comme cela une dernière plaie qui neveut pas se fermer et qui éternise les pansements, au grand ennuidu malade.

Du reste, cette longue maladie et cette longueconvalescence le sauvèrent des poursuites. En France, il n’y a pasde colère, même publique, que six mois n’éteignent. Les émeutes,dans l’état où est la société, sont tellement la faute de tout lemonde qu’elles sont suivies d’un certain besoin de fermer lesyeux.

Ajoutons que l’inqualifiable ordonnanceGisquet, qui enjoignait aux médecins de dénoncer les blessés, ayantindigné l’opinion, et non seulement l’opinion, mais le roi tout lepremier, les blessés furent couverts et protégés par cetteindignation ; et, à l’exception de ceux qui avaient été faitsprisonniers dans le combat flagrant, les conseils de guerren’osèrent en inquiéter aucun. On laissa donc Marius tranquille.

M. Gillenormand traversa toutes lesangoisses d’abord, et ensuite toutes les extases. On eut beaucoupde peine à l’empêcher de passer toutes les nuits près dublessé ; il fit apporter son grand fauteuil à côté du lit deMarius ; il exigea que sa fille prît le plus beau linge de lamaison pour en faire des bandes. Mademoiselle Gillenormand, enpersonne sage et aînée, trouva moyen d’épargner le beau linge, touten laissant croire à l’aïeul qu’il était obéi. M. Gillenormandne permit pas qu’on lui expliquât que pour faire de la charpie labatiste ne vaut pas la grosse toile, ni la toile neuve la toileusée. Il assistait à tous les pansements dont mademoiselleGillenormand s’absentait pudiquement. Quand on coupait les chairsmortes avec des ciseaux, il disait : aïe ! aïe !Rien n’était touchant comme de le voir tendre au blessé une tassede tisane avec son doux tremblement sénile. Il accablait le médecinde questions. Il ne s’apercevait pas qu’il recommençait toujoursles mêmes.

Le jour où le médecin lui annonça que Mariusétait hors de danger, le bonhomme fut en délire. Il donna troislouis de gratification à son portier. Le soir, en rentrant dans sachambre, il dansa une gavotte, en faisant des castagnettes avec sonpouce et son index, et il chanta une chanson que voici :

Jeanne est née à Fougère[67],

Vrai nid d’une bergère ;

J’adore son jupon

Fripon.

Amour, tu vis en elle ;

Car c’est dans sa prunelle

Que tu mets ton carquois,

Narquois !

Moi, je la chante, et j’aime

Plus que Diane même

Jeanne et ses durs tétons

Bretons.

Puis il se mit à genoux sur une chaise, etBasque, qui l’observait par la porte entrouverte, crut être sûrqu’il priait.

Jusque-là, il n’avait guère cru en Dieu.

À chaque nouvelle phase du mieux, qui allaitse dessinant de plus en plus, l’aïeul extravaguait. Il faisait untas d’actions machinales pleines d’allégresse, il montait etdescendait les escaliers sans savoir pourquoi. Une voisine, joliedu reste, fut toute stupéfaite de recevoir un matin un grosbouquet ; c’était M. Gillenormand qui le lui envoyait. Lemari fit une scène de jalousie. M. Gillenormand essayait deprendre Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur lebaron. Il criait : Vive la république !

À chaque instant, il demandait aumédecin : N’est-ce pas qu’il n’y a plus de danger ? Ilregardait Marius avec des yeux de grand’mère. Il le couvait quandil mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait plus,Marius était le maître de la maison, il y avait de l’abdicationdans sa joie, il était le petit-fils de son petit-fils.

Dans cette allégresse où il était, c’était leplus vénérable des enfants. De peur de fatiguer ou d’importuner leconvalescent, il se mettait derrière lui pour lui sourire. Il étaitcontent, joyeux, ravi, charmant, jeune. Ses cheveux blancsajoutaient une majesté douce à la lumière gaie qu’il avait sur levisage. Quand la grâce se mêle aux rides, elle est adorable. Il y aon ne sait quelle aurore dans de la vieillesse épanouie.

Quant à Marius, tout en se laissant panser etsoigner, il avait une idée fixe : Cosette.

Depuis que la fièvre et le délire l’avaientquitté, il ne prononçait plus ce nom, et l’on aurait pu croirequ’il n’y songeait plus. Il se taisait, précisément parce que sonâme était là.

Il ne savait ce que Cosette était devenue,toute l’affaire de la rue de la Chanvrerie était comme un nuagedans son souvenir ; des ombres presque indistinctes flottaientdans son esprit, Éponine, Gavroche, Mabeuf, les Thénardier, tousses amis lugubrement mêlés à la fumée de la barricade ;l’étrange passage de M. Fauchelevent dans cette aventuresanglante lui faisait l’effet d’une énigme dans une tempête ;il ne comprenait rien à sa propre vie, il ne savait comment ni parqui il avait été sauvé, et personne ne le savait autour delui ; tout ce qu’on avait pu lui dire, c’est qu’il avait étérapporté la nuit dans un fiacre rue des Filles-du-Calvaire ;passé, présent, avenir, tout n’était plus en lui que le brouillardd’une idée vague, mais il y avait dans cette brume un pointimmobile, un linéament net et précis, quelque chose qui était engranit, une résolution, une volonté : retrouver Cosette. Pourlui, l’idée de la vie n’était pas distincte de l’idée deCosette ; il avait décrété dans son cœur qu’il n’accepteraitpas l’une sans l’autre, et il était inébranlablement décidé àexiger de n’importe qui voudrait le forcer à vivre, de songrand-père, du sort, de l’enfer, la restitution de son édendisparu.

Les obstacles, il ne se les dissimulaitpas.

Soulignons ici un détail : il n’étaitpoint gagné et était peu attendri par toutes les sollicitudes ettoutes les tendresses de son grand-père. D’abord il n’était pasdans le secret de toutes ; ensuite, dans ses rêveries demalade, encore fiévreuses peut-être, il se défiait de cesdouceurs-là comme d’une chose étrange et nouvelle ayant pour but dele dompter. Il y restait froid. Le grand-père dépensait en pureperte son pauvre vieux sourire. Marius se disait que c’était bontant que lui Marius ne parlait pas et se laissait faire ; maisque, lorsqu’il s’agirait de Cosette, il trouverait un autre visage,et que la véritable attitude de l’aïeul se démasquerait. Alors ceserait rude ; recrudescence des questions de famille,confrontation des positions, tous les sarcasmes et toutes lesobjections à la fois, Fauchelevent, Coupelevent, la fortune, lapauvreté, la misère, la pierre au cou, l’avenir. Résistanceviolente ; conclusion, refus. Marius se roidissaitd’avance.

Et puis, à mesure qu’il reprenait vie, sesanciens griefs reparaissaient, les vieux ulcères de sa mémoire serouvraient, il resongeait au passé, le colonel Pontmercy sereplaçait entre M. Gillenormand et lui Marius, il se disaitqu’il n’avait aucune vraie bonté à espérer de qui avait été siinjuste et si dur pour son père. Et avec la santé, il lui revenaitune sorte d’âpreté contre son aïeul. Le vieillard en souffraitdoucement.

M. Gillenormand, sans en rien témoignerd’ailleurs, remarquait que Marius, depuis qu’il avait été rapportéchez lui et qu’il avait repris connaissance, ne lui avait pas ditune seule fois mon père. Il ne disait point monsieur, cela estvrai ; mais il trouvait moyen de ne dire ni l’un ni l’autre,par une certaine manière de tourner ses phrases.

Une crise approchait évidemment.

Comme il arrive presque toujours en pareilcas, Marius, pour s’essayer, escarmoucha avant de livrer bataille.Cela s’appelle tâter le terrain. Un matin il advint queM. Gillenormand, à propos d’un journal qui lui était tombésous la main, parla légèrement de la Convention et lâcha unépiphonème royaliste sur Danton, Saint-Just et Robespierre.

– Les hommes de 93 étaient des géants,dit Marius avec sévérité. Le vieillard se tut et ne souffla pointdu reste de la journée.

Marius, qui avait toujours présent à l’espritl’inflexible grand-père de ses premières années, vit dans cesilence une profonde concentration de colère, en augura une lutteacharnée, et augmenta dans les arrière-recoins de sa pensée sespréparatifs de combat.

Il arrêta qu’en cas de refus il arracheraitses appareils, disloquerait sa clavicule, mettrait à nu et à vif cequ’il lui restait de plaies, et repousserait toute nourriture. Sesplaies, c’étaient ses munitions. Avoir Cosette ou mourir.

Il attendit le moment favorable avec lapatience sournoise des malades.

Ce moment arriva.

Chapitre III – Marius attaque

Un jour, M. Gillenormand, tandis que safille mettait en ordre les fioles et les tasses sur le marbre de lacommode, était penché sur Marius, et lui disait de son accent leplus tendre :

– Vois-tu, mon petit Marius, à ta placeje mangerais maintenant plutôt de la viande que du poisson. Unesole frite, cela est excellent pour commencer une convalescence,mais, pour mettre le malade debout, il faut une bonnecôtelette.

Marius, dont presque toutes les forces étaientrevenues, les rassembla, se dressa sur son séant, appuya ses deuxpoings crispés sur les draps de son lit, regarda son grand-père enface, prit un air terrible et dit :

– Ceci m’amène à vous dire une chose.

– Laquelle ?

– C’est que je veux me marier.

– Prévu, dit le grand-père. Et il éclatade rire.

– Comment, prévu ?

– Oui, prévu. Tu l’auras, tafillette.

Marius, stupéfait et accablé parl’éblouissement, trembla de tous ses membres.

M. Gillenormand continua :

– Oui, tu l’auras, ta belle jolie petitefille. Elle vient tous les jours sous la forme d’un vieux monsieursavoir de tes nouvelles. Depuis que tu es blessé, elle passe sontemps à pleurer et à faire de la charpie. Je me suis informé. Elledemeure rue de l’Homme-Armé, numéro sept. Ah, nous y voilà !Ah ! tu la veux. Eh bien, tu l’auras. Ça t’attrape. Tu avaisfait ton petit complot, tu t’étais dit : – Je vais luisignifier cela carrément à ce grand-père, à cette momie de larégence et du directoire, à cet ancien beau, à ce Dorante devenuGéronte ; il a eu ses légèretés aussi, lui, et ses amourettes,et ses grisettes, et ses Cosettes ; il a fait son frou-frou,il a eu ses ailes, il a mangé du pain du printemps ; il faudrabien qu’il s’en souvienne. Nous allons voir. Bataille. Ah ! Tuprends le hanneton par les cornes. C’est bon. Je t’offre unecôtelette, et tu me réponds : À propos, je veux me marier.C’est ça qui est une transition ! Ah ! tu avais comptésur de la bisbille ! Tu ne savais pas que j’étais un vieuxlâche. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Tu bisques. Trouver tongrand-père encore plus bête que toi, tu ne t’y attendais pas, tuperds le discours que tu devais me faire, monsieur l’avocat, c’esttaquinant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu veux, ça tela coupe, imbécile ! Écoute. J’ai pris des renseignements, moiaussi je suis sournois ; elle est charmante, elle est sage, lelancier n’est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, c’est unbijou, elle t’adore. Si tu étais mort, nous aurions ététrois ; sa bière aurait accompagné la mienne. J’avais bien eul’idée, dès que tu as été mieux, de te la camper tout bonnement àton chevet, mais il n’y a que dans les romans qu’on introduit toutde go les jeunes filles près du lit des jolis blessés qui lesintéressent. Ça ne se fait pas. Qu’aurait dit ta tante ? Tuétais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. Demande àNicolette, qui ne t’a pas quitté une minute, s’il y avait moyenqu’une femme fût là. Et puis qu’aurait dit le médecin ? Ça neguérit pas la fièvre, une jolie fille. Enfin, c’est bon, n’enparlons plus, c’est dit, c’est fait, c’est bâclé, prends-la. Telleest ma férocité. Vois-tu, j’ai vu que tu ne m’aimais pas, j’aidit : Qu’est-ce que je pourrais donc faire pour que cetanimal-là m’aime ? J’ai dit : Tiens, j’ai ma petiteCosette sous la main, je vais la lui donner, il faudra bien qu’ilm’aime alors un peu, ou qu’il dise pourquoi. Ah ! tu croyaisque le vieux allait tempêter, faire la grosse voix, crier non, etlever la canne sur toute cette aurore. Pas du tout. Cosette,soit ; amour, soit. Je ne demande pas mieux. Monsieur, prenezla peine de vous marier. Sois heureux, mon enfant bien-aimé.

Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.

Et il prit la tête de Marius, et il la serradans ses deux bras contre sa vieille poitrine, et tous deux semirent à pleurer. C’est là une des formes du bonheur suprême.

– Mon père ! s’écria Marius.

– Ah ! tu m’aimes donc ! dit levieillard.

Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaientet ne pouvaient parler.

Enfin le vieillard bégaya :

– Allons ! le voilà débouché. Il m’adit : Mon père.

Marius dégagea sa tête des bras de l’aïeul, etdit doucement :

– Mais, mon père, à présent que je meporte bien, il me semble que je pourrais la voir.

– Prévu encore, tu la verras demain.

– Mon père !

– Quoi ?

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

– Eh bien, aujourd’hui. Va pouraujourd’hui. Tu m’as dit trois fois « mon père », ça vautbien ça. Je vais m’en occuper. On te l’amènera. Prévu, te dis-je.Ceci a déjà été mis en vers. C’est le dénouement de l’élégie duJeune malade[68] d’AndréChénier, d’André Chénier qui a été égorgé par les scélér… – par lesgéants de 93.

M. Gillenormand crut apercevoir un légerfroncement du sourcil de Marius, qui, en vérité, nous devons ledire, ne l’écoutait plus, envolé qu’il était dans l’extase, etpensant beaucoup plus à Cosette qu’à 1793. Le grand-père, tremblantd’avoir introduit si mal à propos André Chénier, repritprécipitamment :

– Égorgé n’est pas le mot. Le fait estque les grands génies révolutionnaires, qui n’étaient pas méchants,cela est incontestable, qui étaient des héros, pardi !trouvaient qu’André Chénier les gênait un peu, et qu’ils l’ont faitguillot… – c’est-à-dire que ces grands hommes, le sept thermidor,dans l’intérêt du salut public, ont prié André Chénier de vouloirbien aller… –

M. Gillenormand, pris à la gorge par sapropre phrase, ne put continuer ; ne pouvant ni la terminer,ni la rétracter, pendant que sa fille arrangeait derrière Mariusl’oreiller, bouleversé de tant d’émotions, le vieillard se jeta,avec autant de vitesse que son âge le lui permit, hors de lachambre à coucher, en repoussa la porte derrière lui, et, pourpre,étranglant, écumant, les yeux hors de la tête, se trouva nez à nezavec l’honnête Basque qui cirait les bottes dans l’antichambre. Ilsaisit Basque au collet et lui cria en plein visage avecfureur : – Par les cent mille Javottes du diable, ces brigandsl’ont assassiné !

– Qui, monsieur ?

– André Chénier !

– Oui, monsieur, dit Basqueépouvanté.

Chapitre IV – Mademoiselle Gillenormandfinit par ne plus trouver mauvais que M. Fauchelevent soitentré avec quelque chose sous le bras

Cosette et Marius se revirent.

Ce que fut l’épreuve, nous renonçons à ledire. Il y a des choses qu’il ne faut pas essayer de peindre ;le soleil est du nombre.

Toute la famille, y compris Basque etNicolette, était réunie dans la chambre de Marius au moment oùCosette entra.

Elle apparut sur le seuil ; il semblaitqu’elle était dans un nimbe.

Précisément à cet instant-là, le grand-pèreallait se moucher ; il resta court, tenant son nez dans sonmouchoir et regardant Cosette par-dessus.

– Adorable ! s’écria-t-il.

Puis il se moucha bruyamment.

Cosette était enivrée, ravie, effrayée, auciel. Elle était aussi effarouchée qu’on peut l’être par lebonheur. Elle balbutiait, toute pâle, toute rouge, voulant se jeterdans les bras de Marius, et n’osant pas. Honteuse d’aimer devanttout ce monde. On est sans pitié pour les amants heureux ; onreste là quand ils auraient le plus envie d’être seuls. Ils n’ontpourtant pas du tout besoin des gens.

Avec Cosette et derrière elle, était entré unhomme en cheveux blancs, grave, souriant néanmoins, mais d’un vagueet poignant sourire. C’était « monsieurFauchelevent » ; c’était Jean Valjean.

Il était très bien mis, comme avaitdit le portier, entièrement vêtu de noir et de neuf et en cravateblanche.

Le portier était à mille lieues de reconnaîtredans ce bourgeois correct, dans ce notaire probable, l’effrayantporteur de cadavres qui avait surgi à sa porte dans la nuit du 7juin, déguenillé, fangeux, hideux, hagard, la face masquée de sanget de boue, soutenant sous les bras Marius évanoui ; cependantson flair de portier était éveillé. Quand M. Faucheleventétait arrivé avec Cosette, le portier n’avait pu s’empêcher deconfier à sa femme cet aparté : Je ne sais pourquoi je mefigure toujours que j’ai déjà vu ce visage-là.

M. Fauchelevent, dans la chambre deMarius, restait comme à l’écart près de la porte. Il avait sous lebras un paquet assez semblable à un volume in-octavo, enveloppédans du papier. Le papier de l’enveloppe était verdâtre et semblaitmoisi.

– Est-ce que ce monsieur a toujours commecela des livres sous le bras ? demanda à voix basse àNicolette mademoiselle Gillenormand qui n’aimait point leslivres.

– Eh bien, répondit du même tonM. Gillenormand qui l’avait entendue, c’est un savant.Après ? Est-ce sa faute ? Monsieur Boulard[69], que j’ai connu, ne marchait jamaissans un livre, lui non plus, et avait toujours comme cela unbouquin contre son cœur.

Et, saluant, il dit à haute voix :

– Monsieur Tranchelevent…

Le père Gillenormand ne le fit pas exprès,mais l’inattention aux noms propres était chez lui une manièrearistocratique.

– Monsieur Tranchelevent, j’ai l’honneurde vous demander pour mon petit-fils, monsieur le baron MariusPontmercy, la main de mademoiselle.

« Monsieur Tranchelevent »s’inclina.

– C’est dit, fit l’aïeul.

Et, se tournant vers Marius et Cosette, lesdeux bras étendus et bénissant, il cria :

– Permission de vous adorer.

Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tantpis ! le gazouillement commença. Ils se parlaient bas, Mariusaccoudé sur sa chaise longue, Cosette debout près de lui. – Ô monDieu ! murmurait Cosette, je vous revois. C’est toi !c’est vous ! Être allé se battre comme cela ! Maispourquoi ? C’est horrible. Pendant quatre mois, j’ai étémorte. Oh ! que c’est méchant d’avoir été à cettebataille ! Qu’est-ce que je vous avais fait ? Je vouspardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l’heure, quand on estvenu nous dire de venir, j’ai encore cru que j’allais mourir, maisc’était de joie. J’étais si triste ! Je n’ai pas pris le tempsde m’habiller, je dois faire peur. Qu’est-ce que vos parents dirontde me voir une collerette toute chiffonnée ? Mais parlezdonc ! Vous me laissez parler toute seule. Nous sommestoujours rue de l’Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c’étaitterrible. On m’a dit qu’on pouvait mettre le poing dedans. Et puisil paraît qu’on a coupé les chairs avec des ciseaux. C’est ça quiest affreux. J’ai pleuré, je n’ai plus d’yeux. C’est drôle qu’onpuisse souffrir comme cela. Votre grand-père a l’air trèsbon ! Ne vous dérangez pas, ne vous mettez pas sur le coude,prenez garde, vous allez vous faire du mal. Oh ! comme je suisheureuse ! C’est donc fini, le malheur ! Je suis toutesotte. Je voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout.M’aimez-vous toujours ? Nous demeurons rue de l’Homme-Armé. Iln’y a pas de jardin. J’ai fait de la charpie tout le temps ;tenez, monsieur, regardez, c’est votre faute, j’ai un durillon auxdoigts. – Ange ! disait Marius.

Ange est le seul mot de la langue quine puisse s’user. Aucun autre mot ne résisterait à l’emploiimpitoyable qu’en font les amoureux.

Puis, comme il y avait des assistants, ilss’interrompirent et ne dirent plus un mot, se bornant à se touchertout doucement la main.

M. Gillenormand se tourna vers tous ceuxqui étaient dans la chambre et cria :

– Parlez donc haut, vous autres. Faitesdu bruit, la cantonade. Allons, un peu de brouhaha, quediable ! que ces enfants puissent jaser à leur aise.

Et, s’approchant de Marius et de Cosette, illeur dit tout bas :

– Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.

La tante Gillenormand assistait avec stupeur àcette irruption de lumière dans son intérieur vieillot. Cettestupeur n’avait rien d’agressif ; ce n’était pas le moins dumonde le regard scandalisé et envieux d’une chouette à deuxramiers ; c’était l’œil bête d’une pauvre innocente decinquante-sept ans ; c’était la vie manquée regardant cetriomphe, l’amour.

– Mademoiselle Gillenormand aînée, luidisait son père, je t’avais bien dit que cela t’arriverait.

Il resta un moment silencieux etajouta :

– Regarde le bonheur des autres.

Puis il se tourna vers Cosette :

– Qu’elle est jolie ! qu’elle estjolie ! C’est un Greuze. Tu vas donc avoir cela pour toi seul,polisson ! Ah ! mon coquin, tu l’échappes belle avec moi,tu es heureux, si je n’avais pas quinze ans de trop, nous nousbattrions à l’épée à qui l’aurait. Tiens ! je suis amoureux devous, mademoiselle. C’est tout simple. C’est votre droit. Ah !la belle jolie charmante petite noce que cela va faire ! C’estSaint-Denis du Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j’auraiune dispense pour que vous vous épousiez à Saint-Paul[70]. L’église est mieux. C’est bâti par lesjésuites. C’est plus coquet. C’est vis-à-vis la fontaine ducardinal de Birague. Le chef-d’œuvre de l’architecture jésuite està Namur[71]. Ça s’appelle Saint-Loup. Il faudra yaller quand vous serez mariés. Cela vaut le voyage. Mademoiselle,je suis tout à fait de votre parti, je veux que les filles semarient, c’est fait pour ça. Il y a une certaine sainte Catherineque je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille, c’est beau,mais c’est froid. La Bible dit : Multipliez. Pour sauver lepeuple, il faut Jeanne d’Arc ; mais, pour faire le peuple, ilfaut la mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne voisvraiment pas à quoi bon rester fille ? Je sais bien qu’on aune chapelle à part dans l’église et qu’on se rabat sur laconfrérie de la Vierge ; mais, sapristi, un joli mari, bravegarçon, et, au bout d’un an, un gros mioche blond qui vous tettegaillardement, et qui a de bons plis de graisse aux cuisses, et quivous tripote le sein à poignées dans ses petites pattes roses enriant comme l’aurore, cela vaut pourtant mieux que de tenir uncierge à vêpres et de chanter Turriseburnea[72] !

Le grand-père fit une pirouette sur ses talonsde quatrevingt-dix ans, et se remit à parler, comme un ressort quirepart :

– Ainsi, bornant le cours de tesrêvasseries,

Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu temaries[73].

« À propos !

– Quoi ? mon père ?

– N’avais-tu pas un ami intime ?

– Oui, Courfeyrac.

– Qu’est-il devenu ?

– Il est mort.

– Ceci est bon.

Il s’assit près d’eux, fit asseoir Cosette, etprit leurs quatre mains dans ses vieilles mains ridées.

– Elle est exquise, cette mignonne. C’estun chef-d’œuvre, cette Cosette-là ! Elle est très petite filleet très grande dame. Elle ne sera que baronne, c’est déroger ;elle est née marquise. Vous a-t-elle des cils ! Mes enfants,fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans le vrai.Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L’amour, c’est la bêtise des hommes etl’esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni toutà coup, quel malheur ! Voilà que j’y pense ! Plus de lamoitié de ce que j’ai est en viager ; tant que je vivrai, celaira encore, mais après ma mort, dans une vingtaine d’années d’ici,ah ! mes pauvres enfants, vous n’aurez pas le sou ! Vosbelles mains blanches, madame la baronne, feront au diablel’honneur de le tirer par la queue.

Ici on entendit une voix grave et tranquillequi disait :

– Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent asix cent mille francs.

C’était la voix de Jean Valjean.

Il n’avait pas encore prononcé une parole,personne ne semblait même plus savoir qu’il était là, et il setenait debout et immobile derrière tous ces gens heureux.

– Qu’est-ce que c’est que mademoiselleEuphrasie en question ? demanda le grand-père effaré.

– C’est moi, reprit Cosette.

– Six cent mille francs ! réponditGillenormand.

– Moins quatorze ou quinze mille francspeut-être, dit Jean Valjean.

Et il posa sur la table le paquet que la tanteGillenormand avait pris pour un livre.

Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet ;c’était une liasse de billets de banque. On les feuilleta et on lescompta. Il y avait cinq cents billets de mille francs et centsoixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent quatrevingt-quatremille francs.

– Voilà un bon livre, ditM. Gillenormand.

– Cinq cent quatrevingt-quatre millefrancs ! murmura la tante.

– Ceci arrange bien des choses, n’est-cepas, mademoiselle Gillenormand aînée, reprit l’aïeul. Ce diable deMarius, il vous a déniché dans l’arbre des rêves une grisettemillionnaire ! Fiez-vous donc maintenant aux amourettes desjeunes gens ! Les étudiants trouvent des étudiantes de sixcent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.

– Cinq cent quatrevingt-quatre millefrancs ! répétait à demi-voix mademoiselle Gillenormand. Cinqcent quatrevingt-quatre ! autant dire six cent mille,quoi !

Quant à Marius et à Cosette, ils seregardaient pendant ce temps-là ; ils firent à peine attentionà ce détail.

Chapitre V – Déposez plutôt votre argentdans telle forêt que chez tel notaire

On a sans doute compris, sans qu’il soitnécessaire de l’expliquer longuement, que Jean Valjean, aprèsl’affaire Champmathieu, avait pu, grâce à sa première évasion dequelques jours, venir à Paris, et retirer à temps de chez Laffittela somme gagnée par lui, sous le nom de monsieur Madeleine, àMontreuil-sur-Mer ; et que, craignant d’être repris, ce quilui arriva en effet peu de temps après, il avait caché et enfouicette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le fondsBlaru. La somme, six cent trente mille francs, toute en billets debanque, avait peu de volume et tenait dans une boîte ;seulement, pour préserver la boîte de l’humidité, il l’avait placéedans un coffret en chêne plein de copeaux de châtaignier. Dans lemême coffret, il avait mis son autre trésor, les chandeliers del’évêque. On se souvient qu’il avait emporté ces chandeliers ens’évadant de Montreuil-sur-mer. L’homme aperçu un soir une premièrefois par Boulatruelle, c’était Jean Valjean. Plus tard, chaque foisque Jean Valjean avait besoin d’argent, il venait en chercher à laclairière Blaru. De là les absences dont nous avons parlé. Il avaitune pioche quelque part dans les bruyères, dans une cachette connuede lui seul. Lorsqu’il vit Marius convalescent, sentant que l’heureapprochait où cet argent pourrait être utile, il était allé lechercher ; et c’était encore lui que Boulatruelle avait vudans le bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruellehérita de la pioche.

La somme réelle était cinq centquatrevingt-quatre mille cinq cents francs. Jean Valjean retira lescinq cents francs pour lui. – Nous verrons après[74],pensa-t-il.

La différence entre cette somme et les sixcent trente mille francs retirés de chez Laffitte représentait ladépense de dix années, de 1823 à 1833. Les cinq années de séjour aucouvent n’avaient coûté que cinq mille francs.

Jean Valjean mit les deux flambeaux d’argentsur la cheminée où ils resplendirent à la grande admiration deToussaint.

Du reste, Jean Valjean se savait délivré deJavert. On avait raconté devant lui, et il avait vérifié le faitdans le Moniteur, qui l’avait publié, qu’un inspecteur depolice nommé Javert avait été trouvé noyé sous un bateau deblanchisseuses entre le Pont au Change et le Pont-Neuf, et qu’unécrit laissé par cet homme, d’ailleurs irréprochable et fort estiméde ses chefs, faisait croire à un accès d’aliénation mentale et àun suicide. – Au fait, pensa Jean Valjean, puisque, me tenant, ilm’a laissé en liberté, c’est qu’il fallait qu’il fût déjà fou.

Chapitre VI – Les deux vieillards fonttout, chacun à leur façon, pour que Cosette soit heureuse

On prépara tout pour le mariage. Le médecinconsulté déclara qu’il pourrait avoir lieu en février. On était endécembre. Quelques ravissantes semaines de bonheur parfaits’écoulèrent.

Le moins heureux n’était pas le grand-père. Ilrestait des quarts d’heure en contemplation devant Cosette.

– L’admirable jolie fille !s’écriait-il. Et elle a l’air si douce et si bonne ! Il n’y apas à dire mamie mon cœur, c’est la plus charmante fille que j’aievue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec odeur deviolette. C’est une grâce, quoi ! On ne peut que vivrenoblement avec une telle créature. Marius, mon garçon, tu es baron,tu es riche, n’avocasse pas, je t’en supplie.

Cosette et Marius étaient passés brusquementdu sépulcre au paradis. La transition avait été peu ménagée, et ilsen auraient été étourdis s’ils n’en avaient été éblouis.

– Comprends-tu quelque chose àcela ? disait Marius à Cosette.

– Non, répondait Cosette, mais il mesemble que le bon Dieu nous regarde.

Jean Valjean fit tout, aplanit tout, conciliatout, rendit tout facile. Il se hâtait vers le bonheur de Cosetteavec autant d’empressement, et, en apparence, de joie, que Cosetteelle-même.

Comme il avait été maire, il sut résoudre unproblème délicat, dans le secret duquel il était seul, l’état civilde Cosette. Dire crûment l’origine, qui sait ? cela eût puempêcher le mariage. Il tira Cosette de toutes les difficultés. Illui arrangea une famille de gens morts, moyen sûr de n’encouriraucune réclamation. Cosette était ce qui restait d’une familleéteinte. Cosette n’était pas sa fille à lui, mais la fille d’unautre Fauchelevent. Deux frères Fauchelevent avaient été jardiniersau couvent du Petit-Picpus. On alla à ce couvent ; lesmeilleurs renseignements et les plus respectables témoignagesabondèrent ; les bonnes religieuses, peu aptes et peu enclinesà sonder les questions de paternité, et n’y entendant pas malice,n’avaient jamais su bien au juste duquel des deux Fauchelevent lapetite Cosette était la fille. Elles dirent ce qu’on voulut, et ledirent avec zèle. Un acte de notoriété fut dressé. Cosette devintdevant la loi mademoiselle Euphrasie Fauchelevent. Elle futdéclarée orpheline de père et de mère. Jean Valjean s’arrangea defaçon à être désigné, sous le nom de Fauchelevent, comme tuteur deCosette, avec M. Gillenormand comme subrogé tuteur.

Quant aux cinq cent quatrevingt-quatre millefrancs, c’était un legs fait à Cosette par une personne morte quidésirait rester inconnue. Le legs primitif avait été de cinq centquatrevingt-quatorze mille francs ; mais dix mille francsavaient été dépensés pour l’éducation de mademoiselle Euphrasie,dont cinq mille francs payés au couvent même. Ce legs, déposé dansles mains d’un tiers, devait être remis à Cosette à sa majorité ouà l’époque de son mariage. Tout cet ensemble était fort acceptable,comme on voit, surtout avec un appoint de plus d’un demi-million.Il y avait bien çà et là quelques singularités, mais on ne les vitpas ; un des intéressés avait les yeux bandés par l’amour, lesautres par les six cent mille francs.

Cosette apprit qu’elle n’était pas la fille dece vieux homme qu’elle avait si longtemps appelé père. Ce n’étaitqu’un parent ; un autre Fauchelevent était son père véritable.Dans tout autre moment, cela l’eût navrée. Mais à l’heure ineffableoù elle était, ce ne fut qu’un peu d’ombre, un rembrunissement, etelle avait tant de joie que ce nuage dura peu. Elle avait Marius.Le jeune homme arrivait, le bonhomme s’effaçait ; la vie estainsi.

Et puis, Cosette était habituée depuis delongues années à voir autour d’elle des énigmes ; tout êtrequi a eu une enfance mystérieuse est toujours prêt à de certainsrenoncements.

Elle continua pourtant de dire à JeanValjean : Père.

Cosette, aux anges, était enthousiasmée dupère Gillenormand. Il est vrai qu’il la comblait de madrigaux et decadeaux. Pendant que Jean Valjean construisait à Cosette unesituation normale dans la société et une possession d’étatinattaquable, M. Gillenormand veillait à la corbeille denoces. Rien ne l’amusait comme d’être magnifique. Il avait donné àCosette une robe de guipure de Binche qui lui venait de sa propregrand’mère à lui. – Ces modes-là renaissent, disait-il, lesantiquailles font fureur, et les jeunes femmes de ma vieillesses’habillent comme les vieilles femmes de mon enfance.

Il dévalisait ses respectables commodes delaque de Coromandel à panse bombée qui n’avaient pas été ouvertesdepuis des ans. – Confessons ces douairières, disait-il ;voyons ce qu’elles ont dans la bedaine. Il violait bruyamment destiroirs ventrus pleins des toilettes de toutes ses femmes, detoutes ses maîtresses[75], et detoutes ses aïeules. Pékins, damas, lampas, moires peintes, robes degros de Tours flambé, mouchoirs des Indes brodés d’un or qui peutse laver, dauphines sans envers en pièces, points de Gênes etd’Alençon, parures en vieille orfèvrerie, bonbonnières d’ivoireornées de batailles microscopiques, nippes, rubans, il prodiguaittout à Cosette. Cosette, émerveillée, éperdue d’amour pour Mariuset effarée de reconnaissance pour M. Gillenormand, rêvait unbonheur sans bornes vêtu de satin et de velours. Sa corbeille denoces lui apparaissait soutenue par les séraphins. Son âmes’envolait dans l’azur avec des ailes de dentelle de Malines.

L’ivresse des amoureux n’était égalée, nousl’avons dit, que par l’extase du grand-père. Il y avait comme unefanfare dans la rue des Filles-du-Calvaire.

Chaque matin, nouvelle offrande de bric-à-bracdu grand-père à Cosette. Tous les falbalas possibless’épanouissaient splendidement autour d’elle.

Un jour Marius, qui, volontiers, causaitgravement à travers son bonheur, dit à propos de je ne sais quelincident :

– Les hommes de la révolution sonttellement grands, qu’ils ont déjà le prestige des siècles, commeCaton et comme Phocion, et chacun d’eux semble une mémoireantique.

– Moire antique ! s’écria levieillard. Merci, Marius. C’est précisément l’idée que jecherchais.

Et le lendemain une magnifique robe de moireantique couleur thé s’ajoutait à la corbeille de Cosette.

Le grand-père extrayait de ces chiffons unesagesse.

– L’amour, c’est bien ; mais il fautcela avec. Il faut de l’inutile dans le bonheur. Le bonheur, cen’est que le nécessaire. Assaisonnez-le-moi énormément de superflu.Un palais et son cœur. Son cœur et le Louvre. Son cœur et lesgrandes eaux de Versailles. Donnez-moi ma bergère, et tâchezqu’elle soit duchesse. Amenez-moi Philis couronnée de bleuets etajoutez-lui cent mille livres de rente. Ouvrez-moi une bucolique àperte de vue sous une colonnade de marbre. Je consens à labucolique et aussi à la féerie de marbre et d’or. Le bonheur secressemble au pain sec. On mange, mais on ne dîne pas. Je veux dusuperflu, de l’inutile, de l’extravagant, du trop, de ce qui nesert à rien. Je me souviens d’avoir vu dans la cathédrale deStrasbourg une horloge haute comme une maison à trois étages quimarquait l’heure, qui avait la bonté de marquer l’heure, mais quin’avait pas l’air faite pour cela ; et qui, après avoir sonnémidi ou minuit, midi, l’heure du soleil, minuit, l’heure del’amour, ou toute autre heure qu’il vous plaira, vous donnait lalune et les étoiles, la terre et la mer, les oiseaux et lespoissons, Phébus et Phébé, et une ribambelle de choses quisortaient d’une niche, et les douze apôtres, et l’empereurCharles-Quint, et Éponine et Sabinus, et un tas de petitsbonshommes dorés qui jouaient de la trompette, par-dessus lemarché. Sans compter de ravissants carillons qu’elle éparpillaitdans l’air à tout propos sans qu’on sût pourquoi. Un méchant cadrantout nu qui ne dit que les heures vaut-il cela ? Moi je suisde l’avis de la grosse horloge de Strasbourg, et je la préfère aucoucou de la Forêt-Noire.

M. Gillenormand déraisonnait spécialementà propos de la noce, et tous les trumeaux du dix-huitième sièclepassaient pêle-mêle dans ses dithyrambes.

– Vous ignorez l’art des fêtes. Vous nesavez pas faire un jour de joie dans ce temps-ci, s’écriait-il.Votre dix-neuvième siècle est veule. Il manque d’excès. Il ignorele riche, il ignore le noble. En toute chose, il est tondu ras.Votre tiers état est insipide, incolore, inodore et informe. Rêvesde vos bourgeoises qui s’établissent, comme elles disent : unjoli boudoir fraîchement décoré, palissandre et calicot.Place ! place ! le sieur Grigou épouse la demoiselleGrippesou. Somptuosité et splendeur ! on a collé un louis d’orà un cierge. Voilà l’époque. Je demande à m’enfuir au delà dessarmates. Ah ! dès 1787, j’ai prédit que tout était perdu, lejour où j’ai vu le duc de Rohan, prince de Léon, duc de Chabot, ducde Montbazon, marquis de Soubise, vicomte de Thouars, pair deFrance, aller à Longchamp en tapecul[76] !Cela a porté ses fruits. Dans ce siècle on fait des affaires, onjoue à la Bourse, on gagne de l’argent, et l’on est pingre. Onsoigne et on vernit sa surface ; on est tiré à quatreépingles, lavé, savonné, ratissé, rasé, peigné, ciré, lissé,frotté, brossé, nettoyé au dehors, irréprochable, poli comme uncaillou, discret, propret, et en même temps, vertu de ma mie !on a au fond de la conscience des fumiers et des cloaques à fairereculer une vachère qui se mouche dans ses doigts. J’octroie à cetemps-ci cette devise : Propreté sale. Marius, ne te fâchepas, donne-moi la permission de parler, je ne dis pas de mal dupeuple, tu vois, j’en ai plein la bouche de ton peuple, mais trouvebon que je flanque un peu une pile à la bourgeoisie. J’en suis. Quiaime bien cingle bien. Sur ce, je le dis tout net, aujourd’hui onse marie, mais on ne sait plus se marier. Ah ! c’est vrai, jeregrette la gentillesse des anciennes mœurs. J’en regrette tout.Cette élégance, cette chevalerie, ces façons courtoises etmignonnes, ce luxe réjouissant que chacun avait, la musique faisantpartie de la noce, symphonie en haut, tambourinage en bas, lesdanses, les joyeux visages attablés, les madrigaux alambiqués, leschansons, les fusées d’artifice, les francs rires, le diable et sontrain, les gros nœuds de rubans. Je regrette la jarretière de lamariée. La jarretière de la mariée est cousine de la ceinture deVénus. Sur quoi roule la guerre de Troie ? Parbleu, sur lajarretière d’Hélène. Pourquoi se bat-on, pourquoi Diomède le divinfracasse-t-il sur la tête de Mérionée ce grand casque d’airain àdix pointes, pourquoi Achille et Hector se pignochent-ils à grandscoups de pique ? Parce que Hélène a laissé prendre à Pâris sajarretière. Avec la jarretière de Cosette, Homère feraitl’Iliade. Il mettrait dans son poème un vieux bavard commemoi, et il le nommerait Nestor. Mes amis, autrefois, dans cetaimable autrefois, on se mariait savamment ; on faisait un boncontrat, et ensuite une bonne boustifaille. Sitôt Cujas sorti,Gamache[77] entrait. Mais, dame ! c’est quel’estomac est une bête agréable qui demande son dû, et qui veutavoir sa noce aussi. On soupait bien, et l’on avait à table unebelle voisine sans guimpe qui ne cachait sa gorge quemodérément ! Oh ! les larges bouches riantes, et comme onétait gai dans ce temps-là ! la jeunesse était unbouquet ; tout jeune homme se terminait par une branche delilas ou par une touffe de roses ; fût-on guerrier, on étaitberger ; et si, par hasard, on était capitaine de dragons, ontrouvait moyen de s’appeler Florian[78]. Ontenait à être joli. On se brodait, on s’empourprait. Un bourgeoisavait l’air d’une fleur, un marquis avait l’air d’une pierrerie. Onn’avait pas de sous-pieds, on n’avait pas de bottes. On étaitpimpant, lustré, moiré, mordoré, voltigeant, mignon, coquet, ce quin’empêchait pas d’avoir l’épée au côté. Le colibri a bec et ongles.C’était le temps des Indes galantes. Un des côtés dusiècle était le délicat, l’autre était le magnifique ; et, parla vertuchou ! on s’amusait. Aujourd’hui on est sérieux. Lebourgeois est avare, la bourgeoise est prude ; votre siècleest infortuné. On chasserait les Grâces comme trop décolletées.Hélas ! on cache la beauté comme une laideur. Depuis larévolution, tout a des pantalons, même les danseuses ; unebaladine doit être grave ; vos rigodons sont doctrinaires. Ilfaut être majestueux. On serait bien fâché de ne pas avoir lementon dans sa cravate. L’idéal d’un galopin de vingt ans qui semarie, c’est de ressembler à monsieur Royer-Collard. Et savez-vousà quoi l’on arrive avec cette majesté là ? à être petit.Apprenez ceci : la joie n’est pas seulement joyeuse ;elle est grande. Mais soyez donc amoureux gaîment, quediable ! mariez-vous donc, quand vous vous mariez, avec lafièvre et l’étourdissement et le vacarme et le tohu-bohu dubonheur ! De la gravité à l’église, soit. Mais, sitôt la messefinie, sarpejeu ! il faudrait faire tourbillonner un songeautour de l’épousée. Un mariage doit être royal etchimérique ; il doit promener sa cérémonie de la cathédrale deReims à la pagode de Chanteloup. J’ai horreur d’une noce pleutre.Ventregoulette ! soyez dans l’olympe, au moins ce jour-là.Soyez des dieux. Ah ! l’on pourrait être des sylphes, des Jeuxet des Ris, des argyraspides[79] ;on est des galoupiats ! Mes amis, tout nouveau marié doit êtrele prince Aldobrandini. Profitez de cette minute unique de la viepour vous envoler dans l’empyrée avec les cygnes et les aigles,quitte à retomber le lendemain dans la bourgeoisie des grenouilles.N’économisez point sur l’hyménée, ne lui rognez pas sessplendeurs ; ne liardez pas le jour où vous rayonnez. La nocen’est pas le ménage. Oh ! si je faisais à ma fantaisie, ceserait galant. On entendrait des violons dans les arbres. Voici monprogramme : bleu de ciel et argent. Je mêlerais à la fête lesdivinités agrestes, je convoquerais les dryades et les néréides.Les noces d’Amphitrite, une nuée rose, des nymphes bien coiffées ettoutes nues, un académicien offrant des quatrains à la déesse, unchar traîné par des monstres marins.

Triton trottait devant, et tirait de sa conque

Des sons si ravissants qu’il ravissaitquiconque !

– Voilà un programme de fête, en voilàun, ou je ne m’y connais pas, sac à papier !

Pendant que le grand-père, en pleine effusionlyrique, s’écoutait lui-même, Cosette et Marius s’enivraient de seregarder librement.

La tante Gillenormand considérait tout celaavec sa placidité imperturbable. Elle avait eu depuis cinq ou sixmois une certaine quantité d’émotions ; Marius revenu, Mariusrapporté sanglant, Marius rapporté d’une barricade, Marius mort,puis vivant, Marius réconcilié, Marius fiancé, Marius se mariantavec une pauvresse, Marius se mariant avec une millionnaire. Lessix cent mille francs avaient été sa dernière surprise. Puis sonindifférence de première communiante lui était revenue. Elle allaitrégulièrement aux offices, égrenait son rosaire, lisait soneucologe[80], chuchotait dans un coin de la maisondes Ave pendant qu’on chuchotait dans l’autre des Ilove you, et, vaguement, voyait Marius et Cosette comme deuxombres. L’ombre, c’était elle.

Il y a un certain état d’ascétisme inerte oùl’âme, neutralisée par l’engourdissement, étrangère à ce qu’onpourrait appeler l’affaire de vivre, ne perçoit, à l’exception destremblements de terre et des catastrophes, aucune des impressionshumaines, ni les impressions plaisantes, ni les impressionspénibles. – Cette dévotion-là, disait le père Gillenormand à safille, correspond au rhume de cerveau. Tu ne sens rien de la vie.Pas de mauvaise odeur, mais pas de bonne.

Du reste, les six cent mille francs avaientfixé les indécisions de la vieille fille. Son père avait prisl’habitude de la compter si peu qu’il ne l’avait pas consultée surle consentement au mariage de Marius. Il avait agi de fougue, selonsa mode, n’ayant, despote devenu esclave, qu’une pensée, satisfaireMarius. Quant à la tante, que la tante existât, et qu’elle pûtavoir un avis, il n’y avait pas même songé, et, toute moutonnequ’elle était, ceci l’avait froissée. Quelque peu révoltée dans sonfor intérieur, mais extérieurement impassible, elle s’étaitdit : Mon père résout la question du mariage sans moi ;je résoudrai la question de l’héritage sans lui. Elle était riche,en effet, et le père ne l’était pas. Elle avait donc réservélà-dessus sa décision. Il est probable que si le mariage eût étépauvre, elle l’eût laissé pauvre. Tant pis pour monsieur monneveu ! Il épouse une gueuse, qu’il soit gueux. Mais ledemi-million de Cosette plut à la tante et changea sa situationintérieure à l’endroit de cette paire d’amoureux. On doit de laconsidération à six cent mille francs, et il était évident qu’ellene pouvait faire autrement que de laisser sa fortune à ces jeunesgens, puisqu’ils n’en avaient plus besoin.

Il fut arrangé que le couple habiterait chezle grand-père. M. Gillenormand voulut absolument leur donnersa chambre, la plus belle de la maison. – Cela merajeunira, déclarait-il. C’est un ancien projet. J’avaistoujours eu l’idée de faire la noce dans ma chambre.Il meubla cette chambre d’un tas de vieux bibelots galants. Il lafit plafonner et tendre d’une étoffe extraordinaire qu’il avait enpièce et qu’il croyait d’Utrecht, fond satiné bouton-d’or avecfleurs de velours oreilles-d’ours. – C’est de cetteétoffe-là, disait-il, qu’était drapé le lit de la duchessed’Anville à La Roche-Guyon[81]. – Ilmit sur la cheminée une figurine de Saxe portant un manchon sur sonventre nu.

La bibliothèque de M. Gillenormand devintle cabinet d’avocat dont avait besoin Marius, un cabinet, on s’ensouvient, étant exigé par le conseil de l’ordre.

Chapitre VII – Les effets de rêve mêlésau bonheur

Les amoureux se voyaient tous les jours.Cosette venait avec M. Fauchelevent. – C’est le renversementdes choses, disait mademoiselle Gillenormand, que la future vienneà domicile se faire faire la cour comme ça. – Mais la convalescencede Marius avait fait prendre l’habitude, et les fauteuils de la ruedes Filles-du-Calvaire, meilleurs aux tête-à-tête que les chaisesde paille de la rue de l’Homme-Armé, l’avaient enracinée. Marius etM. Fauchelevent se voyaient, mais ne se parlaient pas. Ilsemblait que cela fût convenu. Toute fille a besoin d’un chaperon.Cosette n’aurait pu venir sans M. Fauchelevent. Pour Marius,M. Fauchelevent était la condition de Cosette. Il l’acceptait.En mettant sur le tapis, vaguement et sans préciser, les matièresde la politique, au point de vue de l’amélioration générale du sortde tous, ils parvenaient à se dire un peu plus que oui ou non. Unefois, au sujet de l’enseignement, que Marius voulait gratuit etobligatoire, multiplié sous toutes les formes, prodigué à touscomme l’air et le soleil, en un mot, respirable au peuple toutentier, ils furent à l’unisson et causèrent presque. Mariusremarqua à cette occasion que M. Fauchelevent parlait bien, etmême avec une certaine élévation de langage. Il lui manquaitpourtant on ne sait quoi. M. Fauchelevent avait quelque chosede moins qu’un homme du monde, et quelque chose de plus.

Marius, intérieurement et au fond de sapensée, entourait de toutes sortes de questions muettes ceM. Fauchelevent qui était pour lui simplement bienveillant etfroid. Il lui venait par moments des doutes sur ses propressouvenirs. Il y avait dans sa mémoire un trou, un endroit noir, unabîme creusé par quatre mois d’agonie. Beaucoup de choses s’yétaient perdues. Il en était à se demander s’il était bien réelqu’il eût vu M. Fauchelevent, un tel homme si sérieux et sicalme, dans la barricade.

Ce n’était pas d’ailleurs la seule stupeur queles apparitions et les disparitions du passé lui eussent laisséedans l’esprit. Il ne faudrait pas croire qu’il fût délivré detoutes ces obsessions de la mémoire qui nous forcent, même heureux,même satisfaits, à regarder mélancoliquement en arrière. La têtequi ne se retourne pas vers les horizons effacés ne contient nipensée ni amour. Par moments, Marius prenait son visage dans sesmains et le passé tumultueux et vague traversait le crépusculequ’il avait dans le cerveau. Il revoyait tomber Mabeuf, ilentendait Gavroche chanter sous la mitraille, il sentait sous salèvre le froid du front d’Éponine ; Enjolras, Courfeyrac, JeanProuvaire, Combeferre, Bossuet, Grantaire, tous ses amis, sedressaient devant lui, puis se dissipaient. Tous ces êtres chers,douloureux, vaillants, charmants ou tragiques, étaient-ce dessonges ? avaient-ils en effet existé ? L’émeute avaittout roulé dans sa fumée. Ces grandes fièvres ont de grands rêves.Il s’interrogeait ; il se tâtait ; il avait le vertige detoutes ces réalités évanouies. Où étaient-ils donc tous ?était-ce bien vrai que tout fût mort ? Une chute dans lesténèbres avait tout emporté, excepté lui. Tout cela lui semblaitavoir disparu comme derrière une toile de théâtre. Il y a de cesrideaux qui s’abaissent dans la vie. Dieu passe à l’actesuivant.

Et lui-même, était-il bien le mêmehomme ? Lui, le pauvre, il était riche ; lui,l’abandonné, il avait une famille ; lui, le désespéré, ilépousait Cosette. Il lui semblait qu’il avait traversé une tombe,et qu’il y était entré noir, et qu’il en était sorti blanc. Etcette tombe, les autres y étaient restés. À de certains instants,tous ces êtres du passé, revenus et présents, faisaient cercleautour de lui et l’assombrissaient ; alors il songeait àCosette, et redevenait serein ; mais il ne fallait rien moinsque cette félicité pour effacer cette catastrophe.

M. Fauchelevent avait presque place parmices êtres évanouis. Marius hésitait à croire que le Fauchelevent dela barricade fût le même que ce Fauchelevent en chair et en os, sigravement assis près de Cosette. Le premier était probablement unde ces cauchemars apportés et remportés par ses heures de délire.Du reste, leurs deux natures étant escarpées, aucune questionn’était possible de Marius à M. Fauchelevent. L’idée ne lui enfût pas même venue. Nous avons indiqué déjà ce détailcaractéristique.

Deux hommes qui ont un secret commun, et qui,par une sorte d’accord tacite, n’échangent pas une parole à cesujet, cela est moins rare qu’on ne pense.

Une fois seulement, Marius tenta un essai. Ilfit venir dans la conversation la rue de la Chanvrerie, et, setournant vers M. Fauchelevent, il lui dit :

– Vous connaissez bien cetterue-là ?

– Quelle rue ?

– La rue de la Chanvrerie ?

– Je n’ai aucune idée du nom de cetterue-là, répondit M. Fauchelevent du ton le plus naturel dumonde.

La réponse, qui portait sur le nom de la rue,et point sur la rue elle-même, parut à Marius plus concluantequ’elle ne l’était.

– Décidément, pensa-t-il, j’ai rêvé. J’aieu une hallucination. C’est quelqu’un qui lui ressemblait.M. Fauchelevent n’y était pas.

Chapitre VIII – Deux hommes impossibles àretrouver

L’enchantement, si grand qu’il fût, n’effaçapoint dans l’esprit de Marius d’autres préoccupations.

Pendant que le mariage s’apprêtait et enattendant l’époque fixée, il fit faire de difficiles etscrupuleuses recherches rétrospectives.

Il devait de la reconnaissance de plusieurscôtés ; il en devait pour son père, il en devait pourlui-même.

Il y avait Thénardier ; il y avaitl’inconnu qui l’avait rapporté, lui Marius, chezM. Gillenormand.

Marius tenait à retrouver ces deux hommes,n’entendant point se marier, être heureux et les oublier, etcraignant que ces dettes du devoir non payées ne fissent ombre sursa vie, si lumineuse désormais. Il lui était impossible de laissertout cet arriéré en souffrance derrière lui, et il voulait, avantd’entrer joyeusement dans l’avenir, avoir quittance du passé.

Que Thénardier fût un scélérat, cela n’ôtaitrien à ce fait qu’il avait sauvé le colonel Pontmercy. Thénardierétait un bandit pour tout le monde, excepté pour Marius.

Et Marius, ignorant la véritable scène duchamp de bataille de Waterloo, ne savait pas cette particularité,que son père était vis-à-vis de Thénardier dans cette situationétrange de lui devoir la vie sans lui devoir de reconnaissance.

Aucun des divers agents que Marius employa neparvint à saisir la piste de Thénardier. L’effacement semblaitcomplet de ce côté-là. La Thénardier était morte en prison pendantl’instruction du procès. Thénardier et sa fille Azelma, les deuxseuls qui restassent de ce groupe lamentable, avaient replongé dansl’ombre. Le gouffre de l’inconnu social s’était silencieusementrefermé sur ces êtres. On ne voyait même plus à la surface cefrémissement, ce tremblement, ces obscurs cercles concentriques quiannoncent que quelque chose est tombé là, et qu’on peut y jeter lasonde.

La Thénardier étant morte, Boulatruelle étantmis hors de cause, Claquesous ayant disparu, les principaux accuséss’étant échappés de prison, le procès du guet-apens de la masureGorbeau avait à peu près avorté. L’affaire était restée assezobscure. Le banc des assises avait dû se contenter de deuxsubalternes, Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, etDemi-Liard, dit Deux-Milliards, qui avaient été condamnéscontradictoirement à dix ans de galères. Les travaux forcés àperpétuité avaient été prononcés contre leurs complices évadés etcontumaces. Thénardier, chef et meneur, avait été, par contumaceégalement, condamné à mort. Cette condamnation était la seule chosequi restât sur Thénardier, jetant sur ce nom enseveli sa lueursinistre, comme une chandelle à côté d’une bière.

Du reste, en refoulant Thénardier dans lesdernières profondeurs par la crainte d’être ressaisi, cettecondamnation ajoutait à l’épaississement ténébreux qui couvrait cethomme.

Quant à l’autre, quant à l’homme ignoré quiavait sauvé Marius, les recherches eurent d’abord quelque résultat,puis s’arrêtèrent court. On réussit à retrouver le fiacre qui avaitrapporté Marius rue des Filles-du-Calvaire dans la soirée du 6juin. Le cocher déclara que le 6 juin, d’après l’ordre d’un agentde police, il avait « stationné » depuis trois heures del’après-midi jusqu’à la nuit, sur le quai des Champs-Élysées,au-dessus de l’issue du Grand Égout ; que, vers neuf heures dusoir, la grille de l’égout qui donne sur la berge de la rivières’était ouverte ; qu’un homme en était sorti, portant sur sesépaules un autre homme, qui semblait mort ; que l’agent,lequel était en observation sur ce point, avait arrêté l’hommevivant et saisi l’homme mort ; que, sur l’ordre de l’agent,lui cocher avait reçu « tout ce monde-là » dans sonfiacre ; qu’on était allé d’abord rue desFilles-du-Calvaire ; qu’on y avait déposé l’homme mort ;que l’homme mort, c’était monsieur Marius, et que lui cocher lereconnaissait bien, quoiqu’il fût vivant « cettefois-ci » ; qu’ensuite on était remonté dans sa voiture,qu’il avait fouetté ses chevaux, que, à quelques pas de la portedes Archives, on lui avait crié de s’arrêter, que là, dans la rue,on l’avait payé et quitté, et que l’agent avait emmené l’autrehomme ; qu’il ne savait rien de plus ; que la nuit étaittrès noire.

Marius, nous l’avons dit, ne se rappelaitrien. Il se souvenait seulement d’avoir été saisi en arrière parune main énergique au moment où il tombait à la renverse dans labarricade ; puis tout s’effaçait pour lui. Il n’avait reprisconnaissance que chez M. Gillenormand.

Il se perdait en conjectures.

Il ne pouvait douter de sa propre identité.Comment se faisait-il pourtant que, tombé rue de la Chanvrerie, ileût été ramassé par l’agent de police sur la berge de la Seine,près du pont des Invalides ? Quelqu’un l’avait emporté duquartier des halles aux Champs-Élysées. Et comment ? Parl’égout. Dévouement inouï !

Quelqu’un ? Qui ?

C’était cet homme que Marius cherchait.

De cet homme, qui était son sauveur,rien ; nulle trace ; pas le moindre indice.

Marius, quoique obligé de ce côté-là à unegrande réserve, poussa ses recherches jusqu’à la préfecture depolice. Là, pas plus qu’ailleurs, les renseignements prisn’aboutirent à aucun éclaircissement. La préfecture en savait moinsque le cocher de fiacre. On n’y avait connaissance d’aucunearrestation opérée le 6 juin à la grille du Grand Égout ; onn’y avait reçu aucun rapport d’agent sur ce fait qui, à lapréfecture, était regardé comme une fable. On y attribuaitl’invention de cette fable au cocher. Un cocher qui veut unpourboire est capable de tout, même d’imagination. Le fait,pourtant, était certain, et Marius n’en pouvait douter, à moins dedouter de sa propre identité, comme nous venons de le dire.

Tout, dans cette étrange énigme, étaitinexplicable.

Cet homme, ce mystérieux homme, que le cocheravait vu sortir de la grille du Grand Égout portant sur son dosMarius évanoui, et que l’agent de police aux aguets avait arrêté enflagrant délit de sauvetage d’un insurgé, qu’était-il devenu ?qu’était devenu l’agent lui-même ? Pourquoi cet agent avait-ilgardé le silence ? l’homme avait-il réussi à s’évader ?avait-il corrompu l’agent ? Pourquoi cet homme ne donnait-ilaucun signe de vie à Marius qui lui devait tout ? Ledésintéressement n’était pas moins prodigieux que le dévouement.Pourquoi cet homme ne reparaissait-il pas ? Peut-être était-ilau-dessus de la récompense, mais personne n’est au-dessus de lareconnaissance. Était-il mort ? quel homme était-ce ?quelle figure avait-il ? Personne ne pouvait le dire. Lecocher répondait : La nuit était très noire. Basque etNicolette, ahuris, n’avaient regardé que leur jeune maître toutsanglant. Le portier, dont la chandelle avait éclairé la tragiquearrivée de Marius, avait seul remarqué l’homme en question, etvoici le signalement qu’il en donnait : « Cet homme étaitépouvantable. »

Dans l’espoir d’en tirer parti pour sesrecherches, Marius fit conserver les vêtements ensanglantés qu’ilavait sur le corps, lorsqu’on l’avait ramené chez son aïeul. Enexaminant l’habit, on remarqua qu’un pan était bizarrement déchiré.Un morceau manquait.

Un soir, Marius parlait, devant Cosette etJean Valjean, de toute cette singulière aventure, des informationssans nombre qu’il avait prises et de l’inutilité de ses efforts. Levisage froid de « monsieur Fauchelevent » l’impatientait.Il s’écria avec une vivacité qui avait presque la vibration de lacolère :

– Oui, cet homme-là, quel qu’il soit, aété sublime. Savez-vous ce qu’il a fait, monsieur ? Il estintervenu comme l’archange. Il a fallu qu’il se jetât au milieu ducombat, qu’il me dérobât, qu’il ouvrît l’égout, qu’il m’y traînât,qu’il m’y portât ! Il a fallu qu’il fît plus d’une lieue etdemie dans d’affreuses galeries souterraines, courbé, ployé, dansles ténèbres, dans le cloaque, plus d’une lieue et demie, monsieur,avec un cadavre sur le dos ! Et dans quel but ? Dansl’unique but de sauver ce cadavre. Et ce cadavre, c’était moi. Ils’est dit : Il y a encore là peut-être une lueur de vie ;je vais risquer mon existence à moi pour cette misérableétincelle ! Et son existence, il ne l’a pas risquée une fois,mais vingt ! Et chaque pas était un danger. La preuve, c’estqu’en sortant de l’égout il a été arrêté. Savez-vous, monsieur, quecet homme a fait tout cela ? Et aucune récompense à attendre.Qu’étais-je ? Un insurgé. Qu’étais-je ? Un vaincu.Oh ! si les six cent mille francs de Cosette étaient àmoi…

– Ils sont à vous, interrompit JeanValjean.

– Eh bien, reprit Marius, je lesdonnerais pour retrouver cet homme !

Jean Valjean garda le silence.

Livre sixième – La nuit blanche

Chapitre I – Le 16 février 1833

La nuit du 16 au 17 février 1833 fut une nuitbénie. Elle eut au-dessus de son ombre le ciel ouvert. Ce fut lanuit de noces de Marius et de Cosette.

La journée avait été adorable.

Ce n’avait pas été la fête bleue rêvée par legrand-père, une féerie avec une confusion de chérubins et decupidons au-dessus de la tête des mariés, un mariage digne de faireun dessus de porte ; mais cela avait été doux et riant.

La mode du mariage n’était pas en 1833 cequ’elle est aujourd’hui. La France n’avait pas encore emprunté àl’Angleterre cette délicatesse suprême d’enlever sa femme, des’enfuir en sortant de l’église, de se cacher avec honte de sonbonheur, et de combiner les allures d’un banqueroutier avec lesravissements du cantique des cantiques. On n’avait pas encorecompris tout ce qu’il y a de chaste, d’exquis et de décent àcahoter son paradis en chaise de poste, à entrecouper son mystèrede clic-clacs, à prendre pour lit nuptial un lit d’auberge, et àlaisser derrière soi, dans l’alcôve banale à tant par nuit, le plussacré des souvenirs de la vie pêle-mêle avec le tête-à-tête duconducteur de diligence et de la servante d’auberge.

Dans cette seconde moitié du dix-neuvièmesiècle où nous sommes, le maire et son écharpe, le prêtre et sachasuble, la loi et Dieu, ne suffisent plus ; il faut lescompléter par le postillon de Longjumeau ; veste bleue auxretroussis rouges et aux boutons grelots, plaque en brassard,culotte de peau verte, jurons aux chevaux normands à la queuenouée, faux galons, chapeau ciré, gros cheveux poudrés, foueténorme et bottes fortes. La France ne pousse pas encore l’élégancejusqu’à faire, comme la nobility anglaise, pleuvoir sur la calèchede poste des mariés une grêle de pantoufles éculées et de vieillessavates, en souvenir de Churchill, depuis Marlborough, ouMalbrouck, assailli le jour de son mariage par une colère de tantequi lui porta bonheur. Les savates et les pantoufles ne font pointencore partie de nos célébrations nuptiales ; mais patience,le bon goût continuant à se répandre, on y viendra.

En 1833, il y a cent ans, on ne pratiquait pasle mariage au grand trot.

On s’imaginait encore à cette époque, chosebizarre, qu’un mariage est une fête intime et sociale, qu’unbanquet patriarcal ne gâte point une solennité domestique, que lagaîté, fût-elle excessive, pourvu qu’elle soit honnête, ne faitaucun mal au bonheur, et qu’enfin il est vénérable et bon que lafusion de ces deux destinées d’où sortira une famille commence dansla maison, et que le ménage ait désormais pour témoin la chambrenuptiale.

Et l’on avait l’impudeur de se marier chezsoi.

Le mariage se fit donc, suivant cette modemaintenant caduque, chez M. Gillenormand.

Si naturelle et si ordinaire que soit cetteaffaire de se marier, les bans à publier, les actes à dresser, lamairie, l’église, ont toujours quelque complication. On ne put êtreprêt avant le 16 février.

Or, nous notons ce détail pour la puresatisfaction d’être exact[82], il setrouva que le 16 était un mardi gras. Hésitations, scrupules,particulièrement de la tante Gillenormand.

– Un mardi gras ! s’écria l’aïeul,tant mieux. Il y a un proverbe :

Mariage un mardi gras

N’aura point d’enfants ingrats.

Passons outre. Va pour le 16 ! Est-ce quetu veux retarder, toi, Marius ?

– Non, certes ! réponditl’amoureux.

– Marions-nous, fit le grand-père.

Le mariage se fit donc le 16, nonobstant lagaîté publique. Il pleuvait ce jour-là, mais il y a toujours dansle ciel un petit coin d’azur au service du bonheur, que les amantsvoient, même quand le reste de la création serait sous unparapluie.

La veille, Jean Valjean avait remis à Marius,en présence de M. Gillenormand, les cinq centquatrevingt-quatre mille francs.

Le mariage se faisant sous le régime de lacommunauté, les actes avaient été simples.

Toussaint était désormais inutile à JeanValjean ; Cosette en avait hérité et l’avait promue au gradede femme de chambre.

Quant à Jean Valjean, il y avait dans lamaison Gillenormand une belle chambre meublée exprès pour lui, etCosette lui avait si irrésistiblement dit : « Père, jevous en prie », qu’elle lui avait fait à peu près promettrequ’il viendrait l’habiter.

Quelques jours avant le jour fixé pour lemariage, il était arrivé un accident à Jean Valjean ; ils’était un peu écrasé le pouce de la main droite. Ce n’était pointgrave ; et il n’avait pas permis que personne s’en occupât, nile pansât, ni même vit son mal, pas même Cosette. Cela pourtantl’avait forcé de s’emmitoufler la main d’un linge, et de porter lebras en écharpe, et l’avait empêché de rien signer.M. Gillenormand, comme subrogé tuteur de Cosette, l’avaitsuppléé.

Nous ne mènerons le lecteur ni à la mairie nià l’église. On ne suit guère deux amoureux jusque-là, et l’on al’habitude de tourner le dos au drame dès qu’il met à saboutonnière un bouquet de marié. Nous nous bornerons à noter unincident qui, d’ailleurs inaperçu de la noce, marqua le trajet dela rue des Filles-du-Calvaire à l’église Saint-Paul.

On repavait à cette époque l’extrémité nord dela rue Saint-Louis. Elle était barrée à partir de la rue duParc-Royal. Il était impossible aux voitures de la noce d’allerdirectement à Saint-Paul. Force était de changer l’itinéraire, etle plus simple était de tourner par le boulevard. Un des invitésfit observer que c’était le mardi gras, et qu’il y aurait làencombrement de voitures. – Pourquoi ? demandaM. Gillenormand. – À cause des masques. – À merveille, dit legrand-père. Allons par là. Ces jeunes gens se marient ; ilsvont entrer dans le sérieux de la vie. Cela les préparera de voirun peu de mascarade.

On prit par le boulevard. La première desberlines de la noce contenait Cosette et la tante Gillenormand,M. Gillenormand et Jean Valjean. Marius, encore séparé de safiancée, selon l’usage, ne venait que dans la seconde. Le cortègenuptial, au sortir de la rue des Filles-du-Calvaire, s’engagea dansla longue procession de voitures qui faisait la chaîne sans fin dela Madeleine à la Bastille et de la Bastille à la Madeleine.

Les masques abondaient sur le boulevard. Ilavait beau pleuvoir par intervalles, Paillasse, Pantalon et Gilles’obstinaient. Dans la bonne humeur de cet hiver de 1833, Pariss’était déguisé en Venise. On ne voit plus de ces mardis gras-làaujourd’hui. Tout ce qui existe étant un carnaval répandu, il n’y aplus de carnaval.

Les contre-allées regorgeaient de passants etles fenêtres de curieux. Les terrasses qui couronnent lespéristyles des théâtres étaient bordées de spectateurs. Outre lesmasques, on regardait ce défilé, propre au mardi gras comme àLongchamp, de véhicules de toutes sortes, fiacres, citadines,tapissières, carrioles, cabriolets, marchant en ordre,rigoureusement rivés les uns aux autres par les règlements depolice et comme emboîtés dans des rails. Quiconque est dans un deces véhicules-là est tout à la fois spectateur et spectacle. Dessergents de ville maintenaient sur les bas côtés du boulevard cesdeux interminables files parallèles se mouvant en mouvementcontrarié, et surveillaient, pour que rien n’entravât leur doublecourant, ces deux ruisseaux de voitures coulant, l’un en aval,l’autre en amont, l’un vers la chaussée d’Antin, l’autre vers lefaubourg Saint-Antoine. Les voitures armoriées des pairs de Franceet des ambassadeurs tenaient le milieu de la chaussée, allant etvenant librement. De certains cortèges magnifiques et joyeux,notamment le Bœuf Gras, avaient le même privilège. Dans cette gaîtéde Paris, l’Angleterre faisait claquer son fouet ; la chaisede poste de lord Seymour[83],harcelée d’un sobriquet populacier, passait à grand bruit.

Dans la double file, le long de laquelle desgardes municipaux galopaient comme des chiens de berger, d’honnêtesberlingots de famille, encombrés de grand’tantes et d’aïeules,étalaient à leurs portières de frais groupes d’enfants déguisés,pierrots de sept ans, pierrettes de six ans, ravissants petitsêtres, sentant qu’ils faisaient officiellement partie del’allégresse publique, pénétrés de la dignité de leur arlequinadeet ayant une gravité de fonctionnaires.

De temps en temps un embarras survenaitquelque part dans la procession des véhicules, et l’une ou l’autredes deux files latérales s’arrêtait jusqu’à ce que le nœud fûtdénoué ; une voiture empêchée suffisait pour paralyser toutela ligne. Puis on se remettait en marche.

Les carrosses de la noce étaient dans la fileallant vers la Bastille et longeant le côté droit du boulevard. Àla hauteur de la rue du Pont-aux-Choux, il y eut un temps d’arrêt.Presque au même instant, sur l’autre bas côté, l’autre file quiallait vers la Madeleine s’arrêta également. Il y avait à cepoint-là de cette file une voiture de masques.

Ces voitures, ou, pour mieux dire, cescharretées de masques sont bien connues des Parisiens. Si ellesmanquaient à un mardi gras ou à une mi-carême, on y entendraitmalice, et l’on dirait : Il y a quelque chose là-dessous.Probablement le ministère va changer. Un entassement deCassandres, d’Arlequins et de Colombines, cahoté au-dessus despassants, tous les grotesques possibles depuis le turc jusqu’ausauvage, des hercules supportant des marquises, des poissardes quiferaient boucher les oreilles à Rabelais de même que les ménadesfaisaient baisser les yeux à Aristophane, perruques de filasse,maillots roses, chapeaux de faraud, lunettes de grimacier,tricornes de Janot taquinés par un papillon, cris jetés auxpiétons, poings sur les hanches, postures hardies, épaules nues,faces masquées, impudeurs démuselées ; un chaos d’effronteriespromené par un cocher coiffé de fleurs ; voilà ce que c’estque cette institution.

La Grèce avait besoin du chariot de Thespis,la France a besoin du fiacre de Vadé[84].

Tout peut être parodié, même la parodie. Lasaturnale, cette grimace de la beauté antique, arrive, degrossissement en grossissement, au mardi gras ; et labacchanale, jadis couronnée de pampres, inondée de soleil, montrantdes seins de marbre dans une demi-nudité divine, aujourd’huiavachie sous la guenille mouillée du nord, a fini par s’appeler lachie-en-lit.

La tradition des voitures de masques remonteaux plus vieux temps de la monarchie. Les comptes de Louis XIallouent au bailli du palais « vingt sous tournois pour troiscoches de mascarades ès carrefours ». De nos jours, cesmonceaux bruyants de créatures se font habituellement charrier parquelque ancien coucou dont ils encombrent l’impériale, ou accablentde leur tumultueux groupe un landau de régie dont les capotes sontrabattues. Ils sont vingt dans une voiture de six. Il y en a sur lesiège, sur le strapontin, sur les joues des capotes, sur le timon.Ils enfourchent jusqu’aux lanternes de la voiture. Ils sont debout,couchés, assis, jarrets recroquevillés, jambes pendantes. Lesfemmes occupent les genoux des hommes. On voit de loin sur lefourmillement des têtes leur pyramide forcenée. Ces carrossées fontdes montagnes d’allégresse au milieu de la cohue. Collé, Panard etPiron[85] en découlent, enrichis d’argot. Oncrache de là-haut sur le peuple le catéchisme poissard. Ce fiacre,devenu démesuré par son chargement, a un air de conquête. Brouhahaest à l’avant, Tohubohu est à l’arrière. On y vocifère, on yvocalise, on y hurle, on y éclate, on s’y tord de bonheur ; lagaîté y rugit, le sarcasme y flamboie, la jovialité s’y étale commeune pourpre ; deux haridelles y traînent la farce épanouie enapothéose ; c’est le char de triomphe du Rire.

Rire trop cynique pour être franc. Et en effetce rire est suspect. Ce rire a une mission. Il est chargé deprouver aux parisiens le carnaval.

Ces voitures poissardes, où l’on sent on nesait quelles ténèbres, font songer le philosophe. Il y a dugouvernement là-dedans. On touche là du doigt une affinitémystérieuse entre les hommes publics et les femmes publiques.

Que des turpitudes échafaudées donnent untotal de gaîté, qu’en étageant l’ignominie sur l’opprobre onaffriande un peuple, que l’espionnage servant de cariatide à laprostitution amuse les cohues en les affrontant, que la foule aimeà voir passer sur les quatre roues d’un fiacre ce monstrueux tasvivant, clinquant-haillon, mi-parti ordure et lumière, qui aboie etqui chante, qu’on batte des mains à cette gloire faite de toutesles hontes, qu’il n’y ait pas de fête pour les multitudes si lapolice ne promène au milieu d’elles ces espèces d’hydres de joie àvingt têtes, certes, cela est triste. Mais qu’y faire ? Cestombereaux de fange enrubannée et fleurie sont insultés etamnistiés par le rire public. Le rire de tous est complice de ladégradation universelle. De certaines fêtes malsaines désagrègentle peuple et le font populace ; et aux populaces comme auxtyrans il faut des bouffons. Le roi a Roquelaure, le peuple aPaillasse. Paris est la grande ville folle, toutes les fois qu’iln’est pas la grande cité sublime. Le carnaval y fait partie de lapolitique. Paris, avouons-le, se laisse volontiers donner lacomédie par l’infamie. Il ne demande à ses maîtres, – quand il ades maîtres, – qu’une chose : fardez-moi la boue. Rome étaitde la même humeur. Elle aimait Néron. Néron était un débardeurtitan.

Le hasard fit, comme nous venons de le dire,qu’une de ces difformes grappes de femmes et d’hommes masqués,trimballée dans une vaste calèche, s’arrêta à gauche du boulevardpendant que le cortège de la noce s’arrêtait à droite. D’un bord duboulevard à l’autre, la voiture où étaient les masques aperçutvis-à-vis d’elle la voiture où était la mariée.

– Tiens ! dit un masque, unenoce.

– Une fausse noce, reprit un autre. C’estnous qui sommes la vraie.

Et, trop loin pour pouvoir interpeller lanoce, craignant d’ailleurs le holà des sergents de ville, les deuxmasques regardèrent ailleurs.

Toute la carrossée masquée eut fort à faire aubout d’un instant, la multitude se mit à la huer, ce qui est lacaresse de la foule aux mascarades ; et les deux masques quivenaient de parler durent faire front à tout le monde avec leurscamarades, et n’eurent pas trop de tous les projectiles durépertoire des halles pour répondre aux énormes coups de gueule dupeuple. Il se fit entre les masques et la foule un effrayantéchange de métaphores.

Cependant, deux autres masques de la mêmevoiture, un espagnol au nez démesuré avec un air vieillot etd’énormes moustaches noires, et une poissarde maigre, et toutejeune fille, masquée d’un loup, avaient remarqué la noce, euxaussi, et, pendant que leurs compagnons et les passantss’insultaient, avaient un dialogue à voix basse.

Leur aparté était couvert par le tumulte ets’y perdait. Les bouffées de pluie avaient mouillé la voiture toutegrande ouverte ; le vent de février n’est pas chaud ;tout en répondant à l’Espagnol, la poissarde, décolletée,grelottait, riait, et toussait.

Voici le dialogue :

– Dis donc.

– Quoi, daron[86] ?

– Vois-tu ce vieux ?

– Quel vieux ?

– Là, dans la première roulotte[87] de la noce, de notre côté.

– Qui a le bras accroché dans une cravatenoire ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Je suis sûr que je le connais.

– Ah !

– Je veux qu’on me fauche le colabre etn’avoir de ma vioc dit vousaille, tonorgue ni mézig, si je necolombe pas ce pantinois-là.[88]

– C’est aujourd’hui que Paris estPantin.

– Peux-tu voir la mariée, en tepenchant ?

– Non.

– Et le marié ?

– Il n’y a pas de marié dans cetteroulotte-là.

– Bah !

– À moins que ce ne soit l’autrevieux.

– Tâche donc de voir la mariée en tepenchant bien.

– Je ne peux pas.

– C’est égal, ce vieux qui a quelquechose à la patte, j’en suis sûr, je connais ça.

– Et à quoi ça te sert-il de leconnaître ?

– On ne sait pas. Des fois !

– Je me fiche pas mal des vieux, moi.

– Je le connais !

– Connais-le à ton aise.

– Comment diable est-il à lanoce ?

– Nous y sommes bien, nous.

– D’où vient-elle, cette noce ?

– Est-ce que je sais ?

– Écoute.

– Quoi ?

– Tu devrais faire une chose.

– Quoi ?

– Descendre de notre roulotte etfiler[89] cette noce-là.

– Pourquoi faire ?

– Pour savoir où elle va, et ce qu’elleest. Dépêche-toi de descendre, cours, ma fée[90],toi qui es jeune.

– Je ne peux pas quitter la voiture.

– Pourquoi ça ?

– Je suis louée.

– Ah fichtre !

– Je dois ma journée de poissarde à lapréfecture.

– C’est vrai.

– Si je quitte la voiture, le premierinspecteur qui me voit m’arrête. Tu sais bien.

– Oui, je sais.

– Aujourd’hui, je suis achetée parPharos[91].

– C’est égal. Ce vieux m’embête.

– Les vieux t’embêtent. Tu n’es pourtantpas une jeune fille.

– Il est dans la première voiture.

– Eh bien ?

– Dans la roulotte de la mariée.

– Après ?

– Donc il est le père.

– Qu’est-ce que cela me fait ?

– Je te dis qu’il est le père.

– Il n’y a pas que ce père-là.

– Écoute.

– Quoi ?

– Moi, je ne peux guère sortir quemasqué. Ici, je suis caché, on ne sait pas que j’y suis. Maisdemain, il n’y a plus de masques. C’est mercredi des cendres. Jerisque de tomber[92]. Il fautque je rentre dans mon trou. Toi, tu es libre.

– Pas trop.

– Plus que moi toujours.

– Eh bien, après ?

– Il faut que tu tâches de savoir où estallée cette noce-là ?

– Où elle va ?

– Oui.

– Je le sais.

– Où va-t-elle donc ?

– Au Cadran Bleu.

– D’abord ce n’est pas de ce côté-là.

– Eh bien ! à la Râpée.

– Ou ailleurs.

– Elle est libre. Les noces sontlibres.

– Ce n’est pas tout ça. Je te dis qu’ilfaut que tu tâches de me savoir ce que c’est que cette noce-là,dont est ce vieux, et où cette noce-là demeure.

– Plus souvent ! voilà qui seradrôle. C’est commode de retrouver, huit jours après, une noce qui apassé dans Paris le mardi gras. Une tiquante[93]dans un grenier à foin ! Est-ce que c’est possible ?

– N’importe, il faudra tâcher.Entends-tu, Azelma ?

Les deux files reprirent des deux côtés duboulevard leur mouvement en sens inverse, et la voiture des masquesperdit de vue « la roulotte » de la mariée.

Chapitre II – Jean Valjean a toujours sonbras en écharpe

Réaliser son rêve. À qui cela est-ildonné ? Il doit y avoir des élections pour cela dans leciel ; nous sommes tous candidats à notre insu ; lesanges votent. Cosette et Marius avaient été élus.

Cosette, à la mairie et dans l’église, étaitéclatante et touchante. C’était Toussaint, aidée de Nicolette, quil’avait habillée.

Cosette avait sur une jupe de taffetas blancsa robe de guipure de Binche, un voile de point d’Angleterre, uncollier de perles fines, une couronne de fleurs d’oranger ;tout cela était blanc, et, dans cette blancheur, elle rayonnait.C’était une candeur exquise se dilatant et se transfigurant dans laclarté. On eût dit une vierge en train de devenir déesse.

Les beaux cheveux de Marius étaient lustrés etparfumés ; on entrevoyait çà et là, sous l’épaisseur desboucles, des lignes pâles qui étaient les cicatrices de labarricade.

Le grand-père, superbe, la tête haute,amalgamant plus que jamais dans sa toilette et dans ses manièrestoutes les élégances du temps de Barras, conduisait Cosette. Ilremplaçait Jean Valjean qui, à cause de son bras en écharpe, nepouvait donner la main à la mariée.

Jean Valjean, en noir, suivait etsouriait.

– Monsieur Fauchelevent, lui disaitl’aïeul, voilà un beau jour. Je vote la fin des afflictions et deschagrins ! Il ne faut plus qu’il y ait de tristesse nulle partdésormais. Pardieu ! je décrète la joie ! Le mal n’a pasle droit d’être. Qu’il y ait des hommes malheureux, en vérité, celaest honteux pour l’azur du ciel. Le mal ne vient pas de l’hommequi, au fond, est bon. Toutes les misères humaines ont pourchef-lieu et pour gouvernement central l’enfer, autrement dit lesTuileries du diable. Bon, voilà que je dis des mots démagogiques àprésent ! Quant à moi, je n’ai plus d’opinion politique ;que tous les hommes soient riches, c’est-à-dire joyeux, voilà àquoi je me borne.

Quand, à l’issue de toutes les cérémonies,après avoir prononcé devant le maire et devant le prêtre tous lesoui possibles, après avoir signé sur les registres à lamunicipalité et à la sacristie, après avoir échangé leurs anneaux,après avoir été à genoux coude à coude sous le poêle de moireblanche dans la fumée de l’encensoir, ils arrivèrent se tenant parla main, admirés et enviés de tous, Marius en noir, elle en blanc,précédés du suisse à épaulettes de colonel frappant les dalles desa hallebarde, entre deux haies d’assistants émerveillés, sous leportail de l’église ouvert à deux battants, prêts à remonter envoiture et tout étant fini, Cosette ne pouvait encore y croire.Elle regardait Marius, elle regardait la foule, elle regardait leciel ; il semblait qu’elle eût peur de se réveiller. Son airétonné et inquiet lui ajoutait on ne sait quoi d’enchanteur. Pours’en retourner, ils montèrent ensemble dans la même voiture, Mariusprès de Cosette ; M. Gillenormand et Jean Valjean leurfaisaient vis-à-vis. La tante Gillenormand avait reculé d’un plan,et était dans la seconde voiture. – Mes enfants, disait legrand-père, vous voilà monsieur le baron et madame la baronne avectrente mille livres de rente. Et Cosette, se penchant tout contreMarius, lui caressa l’oreille de ce chuchotement angé©lique :– C’est donc vrai. Je m’appelle Marius. Je suis madame Toi.

Ces deux êtres resplendissaient. Ils étaient àla minute irrévocable et introuvable, à l’éblouissant pointd’intersection de toute la jeunesse et de toute la joie. Ilsréalisaient le vers de Jean Prouvaire[94] ; àeux deux, ils n’avaient pas quarante ans. C’était le mariagesublimé ; ces deux enfants étaient deux lys. Ils ne sevoyaient pas, ils se contemplaient. Cosette apercevait Marius dansune gloire ; Marius apercevait Cosette sur un autel. Et surcet autel et dans cette gloire, les deux apothéoses se mêlant, aufond, on ne sait comment, derrière un nuage pour Cosette, dans unflamboiement pour Marius, il y avait la chose idéale, la choseréelle, le rendez-vous du baiser et du songe, l’oreillernuptial.

Tout le tourment qu’ils avaient eu leurrevenait en enivrement. Il leur semblait que les chagrins, lesinsomnies, les larmes, les angoisses, les épouvantes, lesdésespoirs, devenus caresses et rayons, rendaient plus charmanteencore l’heure charmante qui approchait ; et que lestristesses étaient autant de servantes qui faisaient la toilette dela joie. Avoir souffert, comme c’est bon ! Leur malheurfaisait auréole à leur bonheur. La longue agonie de leur amouraboutissait à une ascension.

C’était dans ces deux âmes le mêmeenchantement, nuancé de volupté dans Marius et de pudeur dansCosette. Ils se disaient tout bas : Nous irons revoir notrepetit jardin de la rue Plumet. Les plis de la robe de Cosetteétaient sur Marius.

Un tel jour est un mélange ineffable de rêveet de certitude. On possède et on suppose. On a encore du tempsdevant soi pour deviner. C’est une indicible émotion ce jour-làd’être à midi et de songer à minuit. Les délices de ces deux cœursdébordaient sur la foule et donnaient de l’allégresse auxpassants.

On s’arrêtait rue Saint-Antoine devantSaint-Paul pour voir à travers la vitre de la voiture trembler lesfleurs d’oranger sur la tête de Cosette.

Puis ils rentrèrent rue desFilles-du-Calvaire, chez eux. Marius, côte à côte avec Cosette,monta, triomphant et rayonnant, cet escalier où on l’avait traînémourant. Les pauvres, attroupés devant la porte et se partageantleurs bourses, les bénissaient. Il y avait partout des fleurs. Lamaison n’était pas moins embaumée que l’église ; aprèsl’encens, les roses. Ils croyaient entendre des voix chanter dansl’infini ; ils avaient Dieu dans le cœur ; la destinéeleur apparaissait comme un plafond d’étoiles ; ils voyaientau-dessus de leurs têtes une lueur de soleil levant. Tout à coupl’horloge sonna. Marius regarda le charmant bras nu de Cosette etles choses roses qu’on apercevait vaguement à travers les dentellesde son corsage, et Cosette, voyant le regard de Marius, se mit àrougir jusqu’au blanc des yeux.

Bon nombre d’anciens amis de la familleGillenormand avaient été invités ; on s’empressait autour deCosette. C’était à qui l’appellerait madame la baronne.

L’officier Théodule Gillenormand, maintenantcapitaine, était venu de Chartres où il tenait garnison, pourassister à la noce de son cousin Pontmercy. Cosette ne le reconnutpas.

Lui, de son côté, habitué à être trouvé jolipar les femmes, ne se souvint pas plus de Cosette que d’uneautre.

– Comme j’ai eu raison de ne pas croire àcette histoire du lancier ! disait à part soi le pèreGillenormand.

Cosette n’avait jamais été plus tendre avecJean Valjean. Elle était à l’unisson du père Gillenormand ;pendant qu’il érigeait la joie en aphorismes et en maximes, elleexhalait l’amour et la bonté comme un parfum. Le bonheur veut toutle monde heureux.

Elle retrouvait, pour parler à Jean Valjean,des inflexions de voix du temps qu’elle était petite fille. Elle lecaressait du sourire.

Un banquet avait été dressé dans la salle àmanger.

Un éclairage à giorno est l’assaisonnementnécessaire d’une grande joie. La brume et l’obscurité ne sont pointacceptées par les heureux. Ils ne consentent pas à être noirs. Lanuit, oui ; les ténèbres, non. Si l’on n’a pas de soleil, ilfaut en faire un.

La salle à manger était une fournaise dechoses gaies. Au centre, au-dessus de la table blanche etéclatante, un lustre de Venise à lames plates, avec toutes sortesd’oiseaux de couleur, bleus, violets, rouges, verts, perchés aumilieu des bougies ; autour du lustre des girandoles, sur lemur des miroirs-appliques à triples et quintuples branches ;glaces, cristaux, verreries, vaisselles, porcelaines, faïences,poteries, orfèvreries, argenteries, tout étincelait et seréjouissait. Les vides entre les candélabres étaient comblés parles bouquets, en sorte que, là où il n’y avait pas une lumière, ily avait une fleur.

Dans l’antichambre trois violons et une flûtejouaient en sourdine des quatuors de Haydn.

Jean Valjean s’était assis sur une chaise dansle salon derrière la porte, dont le battant se repliait sur lui defaçon à le cacher presque. Quelques instants avant qu’on se mît àtable, Cosette vint, comme par coup de tête, lui faire une granderévérence en étalant de ses deux mains sa toilette de mariée, et,avec un regard tendrement espiègle, elle lui demanda :

– Père, êtes-vous content ?

– Oui, dit Jean Valjean, je suiscontent.

– Eh bien, riez alors.

Jean Valjean se mit à rire.

Quelques instants après, Basque annonça que ledîner était servi.

Les convives, précédés de M. Gillenormanddonnant le bras à Cosette, entrèrent dans la salle à manger, et serépandirent, selon l’ordre voulu, autour de la table.

Deux grands fauteuils y figuraient, à droiteet à gauche de la mariée, le premier pour M. Gillenormand, lesecond pour Jean Valjean. M. Gillenormand s’assit. L’autrefauteuil resta vide.

On chercha des yeux « monsieurFauchelevent ».

Il n’était plus là.

M. Gillenormand interpella Basque.

– Sais-tu où est monsieurFauchelevent ?

– Monsieur, répondit Basque, précisément.Monsieur Fauchelevent m’a dit de dire à monsieur qu’il souffrait unpeu de sa main malade, et qu’il ne pourrait dîner avec monsieur lebaron et madame la baronne. Qu’il priait qu’on l’excusât. Qu’ilviendrait demain matin. Il vient de sortir.

Ce fauteuil vide refroidit un momentl’effusion du repas de noces. Mais, M. Fauchelevent absent,M. Gillenormand était là, et le grand-père rayonnait pourdeux. Il affirma que M. Fauchelevent faisait bien de secoucher de bonne heure, s’il souffrait, mais que ce n’était qu’un« bobo ». Cette déclaration suffit. D’ailleurs, qu’est-cequ’un coin obscur dans une telle submersion de joie ? Cosetteet Marius étaient dans un de ces moments égoïstes et bénis où l’onn’a pas d’autre faculté que de percevoir le bonheur. Et puis,M. Gillenormand eut une idée. – Pardieu, ce fauteuil est vide.Viens-y, Marius. Ta tante, quoiqu’elle ait droit à toi, te lepermettra. Ce fauteuil est pour toi. C’est légal, et c’est gentil.Fortunatus près de Fortunata. – Applaudissement de toute la table.Marius prit près de Cosette la place de Jean Valjean ; et leschoses s’arrangèrent de telle sorte que Cosette, d’abord triste del’absence de Jean Valjean, finit par en être contente. Du moment oùMarius était le remplaçant, Cosette n’eût pas regretté Dieu. Ellemit son doux petit pied chaussé de satin blanc sur le pied deMarius.

Le fauteuil occupé, M. Fauchelevent futeffacé ; et rien ne manqua. Et, cinq minutes après, la tableentière riait d’un bout à l’autre avec toute la verve del’oubli.

Au dessert, M. Gillenormand debout, unverre de vin de champagne en main, à demi plein pour que letremblement de ses quatrevingt-douze ans ne le fît pas déborder,porta la santé des mariés.

– Vous n’échapperez pas à deux sermons,s’écria-t-il. Vous avez eu le matin celui du curé, vous aurez lesoir celui du grand-père. Écoutez-moi ; je vais vous donner unconseil : adorez-vous. Je ne fais pas un tas de giries, jevais au but, soyez heureux. Il n’y a pas dans la création d’autressages que les tourtereaux. Les philosophes disent : Modérezvos joies. Moi je dis : Lâchez-leur la bride, à vos joies.Soyez épris comme des diables. Soyez enragés. Les philosophesradotent. Je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans lagargoine[95]. Est-ce qu’il peut y avoir trop deparfums, trop de boutons de rose ouverts, trop de rossignolschantants, trop de feuilles vertes, trop d’aurore dans lavie ? est-ce qu’on peut trop s’aimer ? est-ce qu’on peuttrop se plaire l’un à l’autre ? Prends garde, Estelle, tu estrop jolie ! Prends garde, Némorin, tu es trop beau ! Labonne balourdise ! Est-ce qu’on peut trop s’enchanter, trop secajoler, trop se charmer ? est-ce qu’on peut trop êtrevivant ? est-ce qu’on peut trop être heureux ? Modérezvos joies. Ah ouiche ! À bas les philosophes ! Lasagesse, c’est la jubilation. Jubilez, jubilons. Sommes-nousheureux parce que nous sommes bons, ou sommes-nous bons parce quenous sommes heureux ? Le Sancy[96]s’appelle-t-il le Sancy parce qu’il a appartenu à Harlay de Sancy,ou parce qu’il pèse cent six carats ? Je n’en sais rien ;la vie est pleine de ces problèmes-là ; l’important c’estd’avoir le Sancy, et le bonheur. Soyons heureux sans chicaner.Obéissons aveuglément au soleil. Qu’est-ce que le soleil ?C’est l’amour. Qui dit amour, dit femme. Ah ! ah ! voilàune toute-puissance, c’est la femme. Demandez à ce démagogue deMarius s’il n’est pas l’esclave de cette petite tyranne de Cosette.Et de son plein gré, le lâche ! La femme ! Il n’y a pasde Robespierre qui tienne, la femme règne. Je ne suis plusroyaliste que de cette royauté-là. Qu’est-ce qu’Adam ? C’estle royaume d’Ève. Pas de 89 pour Ève. Il y avait le sceptre royalsurmonté d’une fleur de lys, il y avait le sceptre impérialsurmonté d’un globe, il y avait le sceptre de Charlemagne qui étaiten fer, il y avait le sceptre de Louis le Grand qui était en or, larévolution les a tordus entre son pouce et son index, comme desfétus de paille de deux liards ; c’est fini, c’est cassé,c’est par terre, il n’y a plus de sceptre ; mais faites-moidonc des révolutions contre ce petit mouchoir brodé qui sent lepatchouli ! Je voudrais vous y voir. Essayez. Pourquoi est-cesolide ? Parce que c’est un chiffon. Ah ! vous êtes ledix-neuvième siècle ? Eh bien, après ? Nous étions ledix-huitième, nous ! Et nous étions aussi bêtes que vous. Nevous imaginez pas que vous ayez changé grand’chose à l’univers,parce que votre trousse-galant[97]s’appelle le choléra-morbus, et parce que votre bourrée s’appellela cachucha. Au fond, il faudra bien toujours aimer les femmes. Jevous défie de sortir de là. Ces diablesses sont nos anges. Oui,l’amour, la femme, le baiser, c’est un cercle dont je vous défie desortir ; et, quant à moi, je voudrais bien y rentrer. Lequelde vous a vu se lever dans l’infini, apaisant tout au-dessousd’elle, regardant les flots comme une femme, l’étoile Vénus, lagrande coquette de l’abîme, la Célimène de l’océan ? L’océan,voilà un rude Alceste. Eh bien, il a beau bougonner, Vénus paraît,il faut qu’il sourie. Cette bête brute se soumet. Nous sommes tousainsi. Colère, tempête, coups de foudre, écume jusqu’au plafond.Une femme entre en scène, une étoile se lève ; à platventre ! Marius se battait il y a six mois ; il se marieaujourd’hui. C’est bien fait. Oui, Marius, oui, Cosette, vous avezraison. Existez hardiment l’un pour l’autre, faites-vous desmamours, faites-nous crever de rage de n’en pouvoir faire autant,idolâtrez-vous. Prenez dans vos deux becs tous les petits brins defélicité qu’il y a sur la terre, et arrangez-vous en un nid pour lavie. Pardi, aimer, être aimé, le beau miracle quand on estjeune ! Ne vous figurez pas que vous ayez inventé cela. Moiaussi, j’ai rêvé, j’ai songé, j’ai soupiré ; moi aussi, j’aieu une âme clair de lune. L’amour est un enfant de six mille ans.L’amour a droit à une longue barbe blanche. Mathusalem est un gaminprès de Cupidon. Depuis soixante siècles, l’homme et la femme setirent d’affaire en aimant. Le diable, qui est malin, s’est mis àhaïr l’homme ; l’homme, qui est plus malin, s’est mis à aimerla femme. De cette façon, il s’est fait plus de bien que le diablene lui a fait de mal. Cette finesse-là a été trouvée dès le paradisterrestre. Mes amis, l’invention est vieille, mais elle est touteneuve. Profitez-en. Soyez Daphnis et Chloé en attendant que voussoyiez Philémon et Baucis. Faites en sorte que, quand vous êtesl’un avec l’autre, rien ne vous manque, et que Cosette soit lesoleil pour Marius, et que Marius soit l’univers pour Cosette.Cosette, que le beau temps, ce soit le sourire de votre mari ;Marius, que la pluie, ce soit les larmes de ta femme. Et qu’il nepleuve jamais dans votre ménage. Vous avez chipé à la loterie lebon numéro, l’amour dans le sacrement ; vous avez le gros lot,gardez-le bien, mettez-le sous clef, ne le gaspillez pas,adorez-vous, et fichez-vous du reste. Croyez ce que je dis là.C’est du bon sens. Bon sens ne peut mentir. Soyez-vous l’un pourl’autre une religion. Chacun a sa façon d’adorer Dieu.Saperlotte ! la meilleure manière d’adorer Dieu, c’est d’aimersa femme. Je t’aime ! voilà mon catéchisme. Quiconque aime estorthodoxe. Le juron de Henri IV met la sainteté entre laripaille et l’ivresse. Ventre-saint-gris ! je ne suis pas dela religion de ce juron-là. La femme y est oubliée. Cela m’étonnede la part du juron de Henri IV. Mes amis, vive lafemme ! je suis vieux, à ce qu’on dit ; c’est étonnantcomme je me sens en train d’être jeune. Je voudrais aller écouterdes musettes dans les bois. Ces enfants-là qui réussissent à êtrebeaux et contents, cela me grise. Je me marierais bellement siquelqu’un voulait. Il est impossible de s’imaginer que Dieu nousait faits pour autre chose que ceci : idolâtrer, roucouler,adoniser, être pigeon, être coq, becqueter ses amours du matin ausoir, se mirer dans sa petite femme, être fier, être triomphant,faire jabot ; voilà le but de la vie. Voilà, ne vous endéplaise, ce que nous pensions, nous autres, dans notre temps dontnous étions les jeunes gens. Ah ! vertu-bamboche ! qu’ily en avait donc de charmantes femmes, à cette époque-là, et desminois, et des tendrons ! J’y exerçais mes ravages. Doncaimez-vous. Si l’on ne s’aimait pas, je ne vois pas vraiment à quoicela servirait qu’il y eût un printemps ; et, quant à moi, jeprierais le bon Dieu de serrer toutes les belles choses qu’il nousmontre, et de nous les reprendre, et de remettre dans sa boîte lesfleurs, les oiseaux et les jolies filles. Mes enfants, recevez labénédiction du vieux bonhomme.

La soirée fut vive, gaie, aimable. La bellehumeur souveraine du grand-père donna l’ut à toute la fête, etchacun se régla sur cette cordialité presque centenaire. On dansaun peu, on rit beaucoup ; ce fut une noce bonne enfant. On eûtpu y convier le bonhomme Jadis[98]. Dureste il y était dans la personne du père Gillenormand.

Il y eut tumulte, puis silence. Les mariésdisparurent.

Un peu après minuit la maison Gillenormanddevint un temple.

Ici nous nous arrêtons. Sur le seuil des nuitsde noce un ange est debout, souriant, un doigt sur la bouche.

L’âme entre en contemplation devant cesanctuaire où se fait la célébration de l’amour.

Il doit y avoir des lueurs au-dessus de cesmaisons-là. La joie qu’elles contiennent doit s’échapper à traversles pierres des murs en clarté et rayer vaguement les ténèbres. Ilest impossible que cette fête sacrée et fatale n’envoie pas unrayonnement céleste à l’infini. L’amour, c’est le creuset sublimeoù se fait la fusion de l’homme et de la femme ; l’être un,l’être triple, l’être final, la trinité humaine en soit. Cettenaissance de deux âmes en une doit être une émotion pour l’ombre.L’amant est prêtre ; la vierge ravie s’épouvante. Quelquechose de cette joie va à Dieu. Là où il y a vraiment mariage,c’est-à-dire où il y a amour, l’idéal s’en mêle. Un lit nuptialfait dans les ténèbres un coin d’aurore. S’il était donné à laprunelle de chair de percevoir les visions redoutables etcharmantes de la vie supérieure, il est probable qu’on verrait lesformes de la nuit, les inconnus ailés, les passants bleus del’invisible, se pencher, foule de têtes sombres, autour de lamaison lumineuse, satisfaits, bénissants, se montrant les uns auxautres la vierge épouse, doucement effarés, et ayant le reflet dela félicité humaine sur leurs visages divins. Si, à cette heuresuprême, les époux éblouis de volupté, et qui se croient seuls,écoutaient, ils entendraient dans leur chambre un bruissementd’ailes confuses. Le bonheur parfait implique la solidarité desanges. Cette petite alcôve obscure a pour plafond tout le ciel.Quand deux bouches, devenues sacrées par l’amour, se rapprochentpour créer, il est impossible qu’au-dessus de ce baiser ineffableil n’y ait pas un tressaillement dans l’immense mystère desétoiles.

Ces félicités sont les vraies. Pas de joiehors de ces joies-là. L’amour, c’est là l’unique extase. Tout lereste pleure.

Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandezrien ensuite. On n’a pas d’autre perle à trouver dans les plisténébreux de la vie. Aimer est un accomplissement.

Chapitre III – L’inséparable

Qu’était devenu Jean Valjean ?

Immédiatement après avoir ri, sur la gentilleinjonction de Cosette, personne ne faisant attention à lui, JeanValjean s’était levé, et, inaperçu, il avait gagné l’antichambre.C’était cette même salle où, huit mois auparavant, il était entrénoir de boue, de sang et de poudre, rapportant le petit-fils àl’aïeul. La vieille boiserie était enguirlandée de feuillages et defleurs ; les musiciens étaient assis sur le canapé où l’onavait déposé Marius. Basque en habit noir, en culotte courte, enbas blancs et en gants blancs, disposait des couronnes de rosesautour de chacun des plats qu’on allait servir. Jean Valjean luiavait montré son bras en écharpe, l’avait chargé d’expliquer sonabsence, et était sorti.

Les croisées de la salle à manger donnaientsur la rue. Jean Valjean demeura quelques minutes debout etimmobile dans l’obscurité sous ces fenêtres radieuses. Il écoutait.Le bruit confus du banquet venait jusqu’à lui. Il entendait laparole haute et magistrale du grand-père, les violons, le cliquetisdes assiettes et des verres, les éclats de rire, et dans toutecette rumeur gaie il distinguait la douce voix joyeuse deCosette.

Il quitta la rue des Filles-du-Calvaire ets’en revint rue de l’Homme-Armé.

Pour s’en retourner, il prit par la rueSaint-Louis, la rue Culture-Sainte-Catherine et lesBlancs-Manteaux ; c’était un peu le plus long, mais c’était lechemin par où, depuis trois mois, pour éviter les encombrements etles boues de la rue Vieille-du-Temple, il avait coutume de venirtous les jours de la rue de l’Homme-Armé à la rue desFilles-du-Calvaire, avec Cosette.

Ce chemin où Cosette avait passé excluait pourlui tout autre itinéraire.

Jean Valjean rentra chez lui. Il alluma sachandelle et monta. L’appartement était vide. Toussaint elle-mêmen’y était plus. Le pas de Jean Valjean faisait dans les chambresplus de bruit qu’à l’ordinaire. Toutes les armoires étaientouvertes. Il pénétra dans la chambre de Cosette. Il n’y avait pasde draps au lit. L’oreiller de coutil, sans taie et sans dentelles,était posé sur les couvertures pliées au pied des matelas dont onvoyait la toile et où personne ne devait plus coucher. Tous lespetits objets féminins auxquels tenait Cosette avaient étéemportés ; il ne restait que les gros meubles et les quatremurs. Le lit de Toussaint était également dégarni. Un seul litétait fait et semblait attendre quelqu’un ; c’était celui deJean Valjean.

Jean Valjean regarda les murailles, fermaquelques portes d’armoires, alla et vint d’une chambre àl’autre.

Puis il se retrouva dans sa chambre, et ilposa sa chandelle sur une table.

Il avait dégagé son bras de l’écharpe, et ilse servait de la main droite comme s’il n’en souffrait pas.

Il s’approcha de son lit, et ses yeuxs’arrêtèrent, fut-ce par hasard ? fut-ce avec intention ?sur l’inséparable, dont Cosette avait été jalouse, sur lapetite malle qui ne le quittait jamais. Le 4 juin, en arrivant ruede l’Homme-Armé, il l’avait déposée sur un guéridon près de sonchevet. Il alla à ce guéridon avec une sorte de vivacité, prit danssa poche une clef, et ouvrit la valise.

Il en tira lentement les vêtements aveclesquels, dix ans auparavant, Cosette avait quittéMontfermeil ; d’abord la petite robe noire, puis le fichunoir, puis les bons gros souliers d’enfant que Cosette auraitpresque pu mettre encore, tant elle avait le pied petit, puis labrassière de futaine bien épaisse, puis le jupon de tricot, puis letablier à poches, puis les bas de laine. Ces bas, où était encoregracieusement marquée la forme d’une petite jambe, n’étaient guèreplus longs que la main de Jean Valjean. Tout cela était de couleurnoire. C’était lui qui avait apporté ces vêtements pour elle àMontfermeil. À mesure qu’il les ôtait de la valise, il les posaitsur le lit. Il pensait. Il se rappelait. C’était en hiver, un moisde décembre très froid, elle grelottait à demi nue dans desguenilles, ses pauvres petits pieds tout rouges dans des sabots.Lui Jean Valjean, il lui avait fait quitter ces haillons pour luifaire mettre cet habillement de deuil. La mère avait dû êtrecontente dans sa tombe de voir sa fille porter son deuil, etsurtout de voir qu’elle était vêtue et qu’elle avait chaud. Ilpensait à cette forêt de Montfermeil ; ils l’avaient traverséeensemble, Cosette et lui ; il pensait au temps qu’il faisait,aux arbres sans feuilles, au bois sans oiseaux, au ciel sanssoleil ; c’est égal, c’était charmant. Il rangea les petitesnippes sur le lit[99], lefichu près du jupon, les bas à côté des souliers, la brassière àcôté de la robe, et il les regarda l’une après l’autre. Ellen’était pas plus haute que cela, elle avait sa grande poupée dansses bras, elle avait mis son louis d’or dans la poche de cetablier, elle riait, ils marchaient tous les deux se tenant par lamain, elle n’avait que lui au monde.

Alors sa vénérable tête blanche tomba sur lelit, ce vieux cœur stoïque se brisa, sa face s’abîma pour ainsidire dans les vêtements de Cosette, et si quelqu’un eût passé dansl’escalier en ce moment, on eût entendu d’effrayants sanglots.

Chapitre IV – Immortale jecur

[100]Lavieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases,recommença.

Jacob ne lutta avec l’ange qu’une nuit.Hélas ! combien de fois avons-nous vu Jean Valjean saisi corpsà corps dans les ténèbres par sa conscience et luttant éperdumentcontre elle !

Lutte inouïe ! À de certains moments,c’est le pied qui glisse ; à d’autres instants, c’est le solqui croule. Combien de fois cette conscience, forcenée au bien,l’avait-elle étreint et accablé ! Combien de fois la vérité,inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la poitrine !Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il criégrâce ! Combien de fois cette lumière implacable, allumée enlui et sur lui par l’évêque, l’avait-elle ébloui de force alorsqu’il souhaitait être aveuglé ! Combien de fois s’était-ilredressé dans le combat, retenu au rocher, adossé au sophisme,traîné dans la poussière, tantôt renversant sa conscience sous lui,tantôt renversé par elle ! Combien de fois, après uneéquivoque, après un raisonnement traître et spécieux de l’égoïsme,avait-il entendu sa conscience irritée lui crier à l’oreille :Croc-en-jambe ! misérable ! Combien de fois sa penséeréfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l’évidence dudevoir ! Résistance à Dieu. Sueurs funèbres. Que de blessuressecrètes, que lui seul sentait saigner ! Que d’écorchures à salamentable existence ! Combien de fois s’était-il relevésanglant, meurtri, brisé, éclairé, le désespoir au cœur, lasérénité dans l’âme ! et, vaincu, il se sentait vainqueur. Et,après l’avoir disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience, deboutau-dessus de lui, redoutable, lumineuse, tranquille, luidisait : Maintenant, va en paix !

Mais, au sortir d’une si sombre lutte, quellepaix lugubre, hélas !

Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentitqu’il livrait son dernier combat.

Une question se présentait, poignante.

Les prédestinations ne sont pas toutesdroites ; elles ne se développent pas en avenue rectilignedevant le prédestiné ; elles ont des impasses, des cæcums, destournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant plusieursvoies. Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux deces carrefours.

Il était parvenu au suprême croisement du bienet du mal. Il avait cette ténébreuse intersection sous les yeux.Cette fois encore, comme cela lui était déjà arrivé dans d’autrespéripéties douloureuses, deux routes s’ouvraient devant lui ;l’une tentante, l’autre effrayante. Laquelle prendre ?

Celle qui effrayait était conseillée par lemystérieux doigt indicateur que nous apercevons tous chaque foisque nous fixons nos yeux sur l’ombre.

Jean Valjean avait, encore une fois, le choixentre le port terrible et l’embûche souriante.

Cela est-il donc vrai ? l’âme peutguérir ; le sort, non. Chose affreuse ! une destinéeincurable !

La question qui se présentait, lavoici :

De quelle façon Jean Valjean allait-il secomporter avec le bonheur de Cosette et de Marius ? Cebonheur, c’était lui qui l’avait voulu, c’était lui qui l’avaitfait ; il se l’était lui-même enfoncé dans les entrailles, età cette heure, en le considérant, il pouvait avoir l’espèce desatisfaction qu’aurait un armurier qui reconnaîtrait sa marque defabrique sur un couteau, en se le retirant tout fumant de lapoitrine.

Cosette avait Marius, Marius possédaitCosette. Ils avaient tout, même la richesse. Et c’était sonœuvre.

Mais ce bonheur, maintenant qu’il existait,maintenant qu’il était là, qu’allait-il en faire, lui JeanValjean ? S’imposerait-il à ce bonheur ? Le traiterait-ilcomme lui appartenant ? Sans doute Cosette était à unautre ; mais lui Jean Valjean retiendrait-il de Cosette toutce qu’il en pourrait retenir ? Resterait-il l’espèce de père,entrevu, mais respecté, qu’il avait été jusqu’alors ?S’introduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette ?Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir ? Seprésenterait-il là comme ayant droit, et viendrait-il s’asseoir,voilé, à ce lumineux foyer ? Prendrait-il, en leur souriant,les mains de ces innocents dans ses deux mains tragiques ?Poserait-il sur les paisibles chenets du salon Gillenormand sespieds qui traînaient derrière eux l’ombre infamante de laloi ? Entrerait-il en participation de chances avec Cosette etMarius ? Épaissirait-il l’obscurité sur son front et le nuagesur le leur ? Mettrait-il en tiers avec leurs deux félicitéssa catastrophe ? Continuerait-il de se taire ? En un motserait-il, près de ces deux êtres heureux, le sinistre muet de ladestinée ?

Il faut être habitué à la fatalité et à sesrencontres pour oser lever les yeux quand de certaines questionsnous apparaissent dans leur nudité horrible. Le bien ou le mal sontderrière ce sévère point d’interrogation. Que vas-tu faire ?demande le sphinx.

Cette habitude de l’épreuve, Jean Valjeanl’avait. Il regarda le sphinx fixement.

Il examina l’impitoyable problème sous toutesses faces.

Cosette, cette existence charmante, était leradeau de ce naufragé. Que faire ? S’y cramponner, ou lâcherprise ?

S’il s’y cramponnait, il sortait du désastre,il remontait au soleil, il laissait ruisseler de ses vêtements etde ses cheveux l’eau amère, il était sauvé, il vivait.

Allait-il lâcher prise ?

Alors, l’abîme.

Il tenait ainsi douloureusement conseil avecsa pensée. Ou, pour mieux dire, il combattait ; il se ruait,furieux, au dedans de lui-même, tantôt contre sa volonté, tantôtcontre sa conviction.

Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d’avoir pupleurer. Cela l’éclaira peut-être. Pourtant le commencement futfarouche. Une tempête, plus furieuse que celle qui autrefoisl’avait poussé vers Arras, se déchaîna en lui. Le passé luirevenait en regard du présent ; il comparait et il sanglotait.Une fois l’écluse des larmes ouvertes, le désespéré se tordit.

Il se sentait arrêté.

Hélas, dans ce pugilat à outrance entre notreégoïsme et notre devoir, quand nous reculons ainsi pas à pas devantnotre idéal incommutable, égarés, acharnés, exaspérés de céder,disputant le terrain, espérant une fuite possible, cherchant uneissue, quelle brusque et sinistre résistance derrière nous que lepied du mur !

Sentir l’ombre sacrée qui faitobstacle !

L’invisible inexorable, quelleobsession !

Donc avec la conscience on n’a jamais fini.Prends-en ton parti, Brutus ; prends-en ton parti, Caton. Elleest sans fond, étant Dieu. On jette dans ce puits le travail detoute sa vie, on y jette sa fortune, on y jette sa richesse, on yjette son succès, on y jette sa liberté ou sa patrie, on y jetteson bien-être, on y jette son repos, on y jette sa joie.Encore ! encore ! encore ! Videz le vase !penchez l’urne ! Il faut finir par y jeter son cœur.

Il y a quelque part dans la brume des vieuxenfers un tonneau comme cela.

N’est-on pas pardonnable de refuserenfin ? Est-ce que l’inépuisable peut avoir un droit ?Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la forcehumaine ? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean dedire : c’est assez !

L’obéissance de la matière est limitée par lefrottement ; est-ce qu’il n’y a pas une limite à l’obéissancede l’âme ? Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ceque le dévouement perpétuel est exigible ?

Le premier pas n’est rien ; c’est ledernier qui est difficile. Qu’était-ce que l’affaire Champmathieu àcôté du mariage de Cosette et de ce qu’il entraînait ?Qu’est-ce que ceci : rentrer au bagne, à côté de ceci :entrer dans le néant ?

Ô première marche à descendre, que tu essombre ! Ô seconde marche, que tu es noire !

Comment ne pas détourner la tête cettefois ?

Le martyre est une sublimation, sublimationcorrosive. C’est une torture qui sacre. On peut y consentir lapremière heure ; on s’assied sur le trône de fer rouge, on metsur son front la couronne de fer rouge, on accepte le globe de ferrouge, on prend le sceptre de fer rouge, mais il reste encore àvêtir le manteau de flamme, et n’y a-t-il pas un moment où la chairmisérable se révolte, et où l’on abdique le supplice[101] ?

Enfin Jean Valjean entra dans le calme del’accablement.

Il pesa, il songea, il considéra lesalternatives de la mystérieuse balance de lumière et d’ombre.

Imposer son bagne à ces deux enfantséblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiableengloutissement. D’un côté le sacrifice de Cosette, de l’autre lesien propre.

À quelle solution s’arrêta-t-il ? Quelledétermination prit-il ? Quelle fut, au dedans de lui-même, saréponse définitive à l’incorruptible interrogatoire de lafatalité ? Quelle porte se décida-t-il à ouvrir ? Quelcôté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner ?Entre tous ces escarpements insondables qui l’entouraient, quel futson choix ? Quelle extrémité accepta-t-il ? Auquel de cesgouffres fit-il un signe de tête ?

Sa rêverie vertigineuse dura toute lanuit.

Il resta là jusqu’au jour, dans la mêmeattitude, ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l’énormité dusort, écrasé peut-être, hélas ! les poings crispés, les brasétendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jetéla face contre terre. Il demeura douze heures, les douze heuresd’une longue nuit d’hiver, glacé, sans relever la tête et sansprononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendantque sa pensée se roulait à terre et s’envolait, tantôt commel’hydre, tantôt comme l’aigle. À le voir ainsi sans mouvement oneût dit un mort ; tout à coup il tressaillait convulsivementet sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait[102] ; alors on voyait qu’ilvivait.

Qui ? on ? puisque Jean Valjeanétait seul et qu’il n’y avait personne là ?

Le On qui est dans les ténèbres.

Livre septième – La dernière gorgée ducalice

Chapitre I – Le septième cercle et lehuitième ciel

[103][104]Leslendemains de noce sont solitaires. On respecte le recueillementdes heureux. Et aussi un peu leur sommeil attardé. Le brouhaha desvisites et des félicitations ne commence que plus tard. Le matin du17 février, il était un peu plus de midi quand Basque, la servietteet le plumeau sous le bras, occupé « à faire sonantichambre », entendit un léger frappement à la porte. Onn’avait point sonné, ce qui est discret un pareil jour. Basqueouvrit et vit M. Fauchelevent. Il l’introduisit dans le salon,encore encombré et sens dessus dessous, et qui avait l’air du champde bataille des joies de la veille.

– Dame, monsieur, observa Basque, nousnous sommes réveillés tard.

– Votre maître est-il levé ? demandaJean Valjean.

– Comment va le bras de monsieur ?répondit Basque.

– Mieux. Votre maître est-illevé ?

– Lequel ? l’ancien ou lenouveau ?

– Monsieur Pontmercy.

– Monsieur le baron ? fit Basque ense redressant.

On est surtout baron pour ses domestiques. Illeur en revient quelque chose ; ils ont ce qu’un philosopheappellerait l’éclaboussure du titre, et cela les flatte. Marius,pour le dire en passant, républicain militant, et il l’avaitprouvé, était maintenant baron malgré lui. Une petite révolutions’était faite dans la famille sur ce titre ; c’était à présentM. Gillenormand qui y tenait et Marius qui s’en détachait.Mais le colonel Pontmercy avait écrit : Mon fils porteramon titre. Marius obéissait. Et puis Cosette, en qui la femmecommençait à poindre, était ravie d’être baronne.

– Monsieur le baron ? répéta Basque.Je vais voir. Je vais lui dire que monsieur Fauchelevent estlà.

– Non. Ne lui dites pas que c’est moi.Dites-lui que quelqu’un demande à lui parler en particulier, et nelui dites pas de nom.

– Ah ! fit Basque.

– Je veux lui faire une surprise.

– Ah ! reprit Basque, se donnant àlui-même son second Ah ! comme explication du premier.

Et il sortit.

Jean Valjean resta seul.

Le salon, nous venons de le dire, était touten désordre. Il semblait qu’en prêtant l’oreille on eût pu yentendre encore la vague rumeur de la noce. Il y avait sur leparquet toutes sortes de fleurs tombées des guirlandes et descoiffures. Les bougies brûlées jusqu’au tronçon ajoutaient auxcristaux des lustres des stalactites de cire. Pas un meuble n’étaità sa place. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils, rapprochésles uns des autres et faisant cercle, avaient l’air de continuerune causerie. L’ensemble était riant. Il y a encore une certainegrâce dans une fête morte. Cela a été heureux. Sur ces chaises endésarroi, parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces lumièreséteintes, on a pensé de la joie. Le soleil succédait au lustre, etentrait gaîment dans le salon.

Quelques minutes s’écoulèrent. Jean Valjeanétait immobile à l’endroit où Basque l’avait quitté. Il était trèspâle. Ses yeux étaient creux et tellement enfoncés par l’insomniesous l’orbite qu’ils y disparaissaient presque. Son habit noiravait les plis fatigués d’un vêtement qui a passé la nuit. Lescoudes étaient blanchis de ce duvet que laisse au drap lefrottement du linge. Jean Valjean regardait à ses pieds la fenêtredessinée sur le parquet par le soleil.

Un bruit se fit à la porte, il leva lesyeux.

Marius entra, la tête haute, la bouche riante,on ne sait quelle lumière sur le visage, le front épanoui, l’œiltriomphant. Lui aussi n’avait pas dormi.

– C’est vous, père ! s’écria-t-il enapercevant Jean Valjean ; cet imbécile de Basque qui avait unair mystérieux ! Mais vous venez de trop bonne heure. Il n’estencore que midi et demi. Cosette dort.

Ce mot : Père, dit à M. Faucheleventpar Marius, signifiait : Félicité suprême. Il y avait toujourseu, on le sait, escarpement, froideur et contrainte entre eux,glace à rompre ou à fondre. Marius en était à ce point d’enivrementque l’escarpement s’abaissait, que la glace se dissolvait, et queM. Fauchelevent était pour lui, comme pour Cosette, unpère.

Il continua ; les paroles débordaient delui, ce qui est propre à ces divins paroxysmes de lajoie :

– Que je suis content de vous voir !Si vous saviez comme vous nous avez manqué hier ! Bonjour,père. Comment va votre main ? Mieux, n’est-ce pas ?

Et, satisfait de la bonne réponse qu’il sefaisait à lui-même, il poursuivit :

– Nous avons bien parlé de vous tous lesdeux. Cosette vous aime tant ! Vous n’oubliez pas que vousavez votre chambre ici. Nous ne voulons plus de la rue del’Homme-Armé. Nous n’en voulons plus du tout. Comment aviez-vous pualler demeurer dans une rue comme ça, qui est malade, qui estgrognon, qui est laide, qui a une barrière à un bout, où l’on afroid, où l’on ne peut pas entrer ? Vous viendrez vousinstaller ici. Et dès aujourd’hui. Ou vous aurez affaire à Cosette.Elle entend nous mener tous par le bout du nez, je vous enpréviens. Vous avez vu votre chambre, elle est tout près de lanôtre ; elle donne sur des jardins ; on a fait arrangerce qu’il y avait à la serrure, le lit est fait, elle est touteprête, vous n’avez qu’à arriver. Cosette a mis près de votre litune grande vieille bergère en velours d’Utrecht, à qui elle adit : tends-lui les bras. Tous les printemps, dans le massifd’acacias qui est en face de vos fenêtres, il vient un rossignol.Vous l’aurez dans deux mois. Vous aurez son nid à votre gauche etle nôtre à votre droite. La nuit il chantera, et le jour Cosetteparlera. Votre chambre est en plein midi. Cosette vous y rangeravos livres, votre voyage du capitaine Cook, et l’autre, celui deVancouver, toutes vos affaires. Il y a, je crois, une petite valiseà laquelle vous tenez, j’ai disposé un coin d’honneur pour elle.Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. Nous vivronsensemble. Savez-vous le whist ? vous comblerez mon grand-pèresi vous savez le whist. C’est vous qui mènerez promener Cosette mesjours de palais, vous lui donnerez le bras, vous savez, comme auLuxembourg autrefois. Nous sommes absolument décidés à être trèsheureux. Et vous en serez, de notre bonheur, entendez-vous,père ? Ah çà, vous déjeunez avec nous aujourd’hui ?

– Monsieur, dit Jean Valjean, j’ai unechose à vous dire. Je suis un ancien forçat.

La limite des sons aigus perceptibles peutêtre tout aussi bien dépassée pour l’esprit que pour l’oreille. Cesmots : Je suis un ancien forçat, sortant de la bouchede M. Fauchelevent et entrant dans l’oreille de Marius,allaient au delà du possible. Marius n’entendit pas. Il lui semblaque quelque chose venait de lui être dit ; mais il ne sutquoi. Il resta béant.

Il s’aperçut alors que l’homme qui lui parlaitétait effrayant. Tout à son éblouissement, il n’avait pas jusqu’àce moment remarqué cette pâleur terrible.

Jean Valjean dénoua la cravate noire qui luisoutenait le bras droit, défit le linge roulé autour de sa main,mit son pouce à nu et le montra à Marius.

– Je n’ai rien à la main, dit-il.

Marius regarda le pouce.

– Je n’y ai jamais rien eu, reprit JeanValjean.

Il n’y avait en effet aucune trace deblessure.

Jean Valjean poursuivit :

– Il convenait que je fusse absent devotre mariage. Je me suis fait absent le plus que j’ai pu. J’aisupposé cette blessure pour ne point faire un faux, pour ne pasintroduire de nullité dans les actes du mariage, pour être dispenséde signer.

Marius bégaya :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Cela veut dire, répondit Jean Valjean,que j’ai été aux galères.

– Vous me rendez fou ! s’écriaMarius épouvanté.

– Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean,j’ai été dix-neuf ans aux galères. Pour vol. Puis j’ai été condamnéà perpétuité. Pour vol. Pour récidive. À l’heure qu’il est, je suisen rupture de ban.

Marius avait beau reculer devant la réalité,refuser le fait, résister à l’évidence, il fallait s’y rendre. Ilcommença à comprendre, et comme cela arrive toujours en pareil cas,il comprit au delà. Il eut le frisson d’un hideux éclairintérieur ; une idée, qui le fit frémir, lui traversal’esprit. Il entrevit dans l’avenir, pour lui-même, une destinéedifforme.

– Dites tout, dites tout !cria-t-il. Vous êtes le père de Cosette !

Et il fit deux pas en arrière avec unmouvement d’indicible horreur.

Jean Valjean redressa la tête dans une tellemajesté d’attitude qu’il sembla grandir jusqu’au plafond.

– Il est nécessaire que vous me croyiezici, monsieur ; et, quoique notre serment à nous autres nesoit pas reçu en justice…

Ici il fit un silence, puis, avec une sorted’autorité souveraine et sépulcrale, il ajouta en articulantlentement et en pesant sur les syllabes :

– … Vous me croirez. Le père de Cosette,moi ! devant Dieu, non. Monsieur le baron Pontmercy, je suisun paysan de Faverolles. Je gagnais ma vie à émonder des arbres. Jene m’appelle pas Fauchelevent, je m’appelle Jean Valjean. Je nesuis rien à Cosette. Rassurez-vous.

Marius balbutia :

– Qui me prouve ?…

– Moi. Puisque je le dis.

Marius regarda cet homme. Il était lugubre ettranquille. Aucun mensonge ne pouvait sortir d’un tel calme. Ce quiest glacé est sincère. On sentait le vrai dans cette froideur detombe.

– Je vous crois, dit Marius.

Jean Valjean inclina la tête comme pourprendre acte, et continua :

– Que suis-je pour Cosette ? unpassant. Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât. Jel’aime, c’est vrai. Une enfant qu’on a vue petite, étant soi-mêmedéjà vieux, on l’aime. Quand on est vieux, on se sent grand-pèrepour tous les petits enfants. Vous pouvez, ce me semble, supposerque j’ai quelque chose qui ressemble à un cœur. Elle étaitorpheline. Sans père ni mère. Elle avait besoin de moi. Voilàpourquoi je me suis mis à l’aimer. C’est si faible les enfants, quele premier venu, même un homme comme moi, peut être leurprotecteur. J’ai fait ce devoir-là vis-à-vis de Cosette. Je necrois pas qu’on puisse vraiment appeler si peu de chose une bonneaction ; mais si c’est une bonne action, eh bien, mettez queje l’ai faite. Enregistrez cette circonstance atténuante.Aujourd’hui Cosette quitte ma vie ; nos deux chemins seséparent. Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est madamePontmercy. Sa providence a changé. Et Cosette gagne au change. Toutest bien. Quant aux six cent mille francs, vous ne m’en parlez pas,mais je vais au-devant de votre pensée, c’est un dépôt. Comment cedépôt était-il entre mes mains ? Qu’importe ? Je rends ledépôt. On n’a rien de plus à me demander. Je complète larestitution en disant mon vrai nom. Ceci encore me regarde. Jetiens, moi, à ce que vous sachiez qui je suis.

Et Jean Valjean regarda Marius en face.

Tout ce qu’éprouvait Marius était tumultueuxet incohérent. De certains coups de vent de la destinée font de cesvagues dans notre âme.

Nous avons tous eu de ces moments de troubledans lesquels tout se disperse en nous ; nous disons lespremières choses venues, lesquelles ne sont pas toujoursprécisément celles qu’il faudrait dire. Il y a des révélationssubites qu’on ne peut porter et qui enivrent comme un vin funeste.Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui luiapparaissait, au point de parler à cet homme presque commequelqu’un qui lui en aurait voulu de cet aveu.

– Mais enfin, s’écria-t-il, pourquoi medites-vous tout cela ? Qu’est-ce qui vous y force ? Vouspouviez vous garder le secret à vous-même. Vous n’êtes ni dénoncé,ni poursuivi, ni traqué ? Vous avez une raison pour faire, degaîté de cœur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre chose. Àquel propos faites-vous cet aveu ? Pour quel motif ?

– Pour quel motif ? répondit JeanValjean d’une voix si basse et si sourde qu’on eût dit que c’étaità lui-même qu’il parlait plus qu’à Marius. Pour quel motif, eneffet, ce forçat vient-il dire : Je suis un forçat ? Ehbien oui ! le motif est étrange. C’est par honnêteté. Tenez,ce qu’il y a de malheureux, c’est un fil que j’ai là dans le cœuret qui me tient attaché. C’est surtout quand on est vieux que cesfils-là sont solides. Toute la vie se défait alentour ; ilsrésistent. Si j’avais pu arracher ce fil, le casser, dénouer lenœud ou le couper, m’en aller bien loin, j’étais sauvé, je n’avaisqu’à partir ; il y a des diligences rue du Bouloi ; vousêtes heureux, je m’en vais. J’ai essayé de le rompre, ce fil, j’aitiré dessus, il a tenu bon, il n’a pas cassé, je m’arrachais lecœur avec. Alors j’ai dit : Je ne puis pas vivre ailleurs quelà. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, jesuis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement ?Vous m’offrez une chambre dans la maison, madame Pontmercy m’aimebien, elle dit à ce fauteuil : tends-lui les bras, votregrand-père ne demande pas mieux que de m’avoir, je lui vas, noushabiterons tous ensemble, repas en commun, je donnerai le bras àCosette… – à madame Pontmercy, pardon, c’est l’habitude, – nousn’aurons qu’un toit, qu’une table, qu’un feu, le même coin decheminée l’hiver, la même promenade l’été, c’est la joie cela,c’est le bonheur cela, c’est tout, cela. Nous vivrons en famille.En famille !

À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Ilcroisa les bras, considéra le plancher à ses pieds comme s’ilvoulait y creuser un abîme, et sa voix fut tout à coupéclatante :

– En famille ! non. Je ne suisd’aucune famille, moi. Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pasde celle des hommes. Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis detrop. Il y a des familles, mais ce n’est pas pour moi. Je suis lemalheureux ; je suis dehors. Ai-je eu un père et unemère ? j’en doute presque[105]. Lejour où j’ai marié cette enfant, cela a été fini, je l’ai vueheureuse, et qu’elle était avec l’homme qu’elle aime, et qu’il yavait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes lesjoies dans cette maison, et que c’était bien, et je me suisdit : Toi, n’entre pas. Je pouvais mentir, c’est vrai, voustromper tous, rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a étépour elle, j’ai pu mentir ; mais maintenant ce serait pourmoi, je ne le dois pas. Il suffisait de me taire, c’est vrai, ettout continuait. Vous me demandez ce qui me force à parler ?une drôle de chose, ma conscience. Me taire, c’était pourtant bienfacile. J’ai passé la nuit à tâcher de me le persuader ; vousme confessez, et ce que je viens vous dire est si extraordinaireque vous en avez le droit ; eh bien oui, j’ai passé la nuit àme donner des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons,j’ai fait ce que j’ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n’aipas réussi ; ni à casser le fil qui me tient par le cœur fixé,rivé et scellé ici, ni à faire taire quelqu’un qui me parle basquand je suis seul. C’est pourquoi je suis venu vous avouer tout cematin. Tout, ou à peu près tout. Il y a de l’inutile à dire qui neconcerne que moi ; je le garde pour moi. L’essentiel, vous lesavez. Donc j’ai pris mon mystère, et je vous l’ai apporté. Et j’aiéventré mon secret sous vos yeux. Ce n’était pas une résolutionaisée à prendre. Toute la nuit je me suis débattu. Ah ! vouscroyez que je ne me suis pas dit que ce n’était point là l’affaireChampmathieu, qu’en cachant mon nom je ne faisais de mal àpersonne, que le nom de Fauchelevent m’avait été donné parFauchelevent lui-même en reconnaissance d’un service rendu, et queje pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cettechambre que vous m’offrez, que je ne gênerais rien, que je seraisdans mon petit coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moij’aurais l’idée d’être dans la même maison qu’elle. Chacun auraiteu son bonheur proportionné. Continuer d’être monsieurFauchelevent, cela arrangeait tout. Oui, excepté mon âme. Il yavait de la joie partout sur moi, le fond de mon âme restait noir.Ce n’est pas assez d’être heureux, il faut être content. Ainsi jeserais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai visage, jel’aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement,j’aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour,j’aurais eu des ténèbres ; ainsi, sans crier gare, toutbonnement, j’aurais introduit le bagne à votre foyer, je me seraisassis à votre table avec la pensée que, si vous saviez qui je suis,vous m’en chasseriez, je me serais laissé servir par desdomestiques qui, s’ils avaient su, auraient dit : Quellehorreur ! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avezdroit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées demain ! Il y aurait eu dans votre maison un partage de respectentre des cheveux blancs vénérables et des cheveux blancsflétris ; à vos heures les plus intimes, quand tous les cœursse seraient crus ouverts jusqu’au fond les uns pour les autres,quand nous aurions été tous quatre ensemble, votre aïeul, vousdeux, et moi, il y aurait eu là un inconnu ! J’aurais été côteà côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin de nejamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, unmort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, jel’aurais condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nousaurions été trois têtes dans le bonnet vert ! Est-ce que vousne frissonnez pas ? Je ne suis que le plus accablé des hommes,j’en aurais été le plus monstrueux. Et ce crime, je l’aurais commistous les jours ! Et ce mensonge, je l’aurais fait tous lesjours ! Et cette face de nuit, je l’aurais eue sur mon visagetous les jours ! Et ma flétrissure, je vous en aurais donnévotre part tous les jours ! tous les jours ! à vous mesbien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents ! Setaire n’est rien ? garder le silence est simple ? Non, cen’est pas simple. Il y a un silence qui ment. Et mon mensonge, etma fraude, et mon indignité, et ma lâcheté, et ma trahison, et moncrime, je l’aurais bu goutte à goutte, je l’aurais recraché, puisrebu, j’aurais fini à minuit et recommencé à midi, et mon bonjouraurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et j’aurais dormilà-dessus, et j’aurais mangé cela avec mon pain, et j’auraisregardé Cosette en face, et j’aurais répondu au sourire de l’angepar le sourire du damné, et j’aurais été un fourbeabominable ! Pourquoi faire ? pour être heureux. Pourêtre heureux, moi ! Est-ce que j’ai le droit d’êtreheureux ? Je suis hors de la vie, monsieur.

Jean Valjean s’arrêta. Marius écoutait. Detels enchaînements d’idées et d’angoisses ne se peuventinterrompre. Jean Valjean baissa la voix de nouveau, mais cen’était plus la voix sourde, c’était la voix sinistre.

– Vous demandez pourquoi je parle ?je ne suis ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué, dites-vous.Si ! je suis dénoncé ! si ! je suis poursuivi !si ! je suis traqué ! Par qui ? par moi. C’est moiqui me barre à moi-même le passage, et je me traîne, et je mepousse, et je m’arrête, et je m’exécute, et quand on se tientsoi-même, on est bien tenu.

Et, saisissant son propre habit à poigne-mainet le tirant vers Marius :

– Voyez donc ce poing-ci, continua-t-il.Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il tient ce collet-là de façon àne pas le lâcher ? Eh bien ! c’est bien un autre poignet,la conscience ! Il faut, si l’on veut être heureux, monsieur,ne jamais comprendre le devoir ; car, dès qu’on l’a compris,il est implacable. On dirait qu’il vous punit de lecomprendre ; mais non ; il vous en récompense ; caril vous met dans un enfer où l’on sent à côté de soi Dieu. On nes’est pas sitôt déchiré les entrailles qu’on est en paix avecsoi-même.

Et, avec une accentuation poignante, ilajouta :

– Monsieur Pontmercy, cela n’a pas lesens commun, je suis un honnête homme. C’est en me dégradant à vosyeux que je m’élève aux miens. Ceci m’est déjà arrivé une fois,mais c’était moins douloureux ; ce n’était rien. Oui, unhonnête homme. Je ne le serais pas si vous aviez, par ma faute,continué de m’estimer ; maintenant que vous me méprisez, je lesuis. J’ai cette fatalité sur moi que, ne pouvant jamais avoir quede la considération volée, cette considération m’humilie etm’accable intérieurement, et que, pour que je me respecte, il fautqu’on me méprise. Alors je me redresse. Je suis un galérien quiobéit à sa conscience. Je sais bien que cela n’est pas ressemblant.Mais que voulez-vous que j’y fasse ? cela est. J’ai pris desengagements envers moi-même ; je les tiens. Il y a desrencontres qui nous lient, il y a des hasards qui nous entraînentdans des devoirs. Voyez-vous, monsieur Pontmercy, il m’est arrivédes choses dans ma vie.

Jean Valjean fit encore une pause, avalant sasalive avec effort comme si ses paroles avaient un arrière-goûtamer, et il reprit :

– Quand on a une telle horreur sur soi,on n’a pas le droit de la faire partager aux autres à leur insu, onn’a pas le droit de leur communiquer sa peste, on n’a pas le droitde les faire glisser dans son précipice sans qu’ils s’enaperçoivent, on n’a pas le droit de laisser traîner sa casaquerouge sur eux, on n’a pas le droit d’encombrer sournoisement de samisère le bonheur d’autrui. S’approcher de ceux qui sont sains etles toucher dans l’ombre avec son ulcère invisible, c’est hideux.Fauchelevent a eu beau me prêter son nom, je n’ai pas le droit dem’en servir ; il a pu me le donner, je n’ai pas pu le prendre.Un nom, c’est un moi[106].Voyez-vous, monsieur, j’ai un peu pensé, j’ai un peu lu, quoique jesois un paysan ; et je me rends compte des choses. Vous voyezque je m’exprime convenablement. Je me suis fait une éducation àmoi. Eh bien oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c’estdéshonnête. Des lettres de l’alphabet, cela s’escroque comme unebourse ou comme une montre. Être une fausse signature en chair eten os, être une fausse clef vivante, entrer chez d’honnêtes gens entrichant leur serrure, ne plus jamais regarder, loucher toujours,être infâme au dedans de moi, non ! non ! non !non ! Il vaut mieux souffrir, saigner, pleurer, s’arracher lapeau de la chair avec les ongles, passer les nuits à se tordre dansles angoisses, se ronger le ventre et l’âme. Voilà pourquoi jeviens vous raconter tout cela. De gaîté de cœur, comme vousdites.

Il respira péniblement, et jeta ce derniermot :

– Pour vivre, autrefois, j’ai volé unpain ; aujourd’hui, pour vivre, je ne veux pas voler unnom.

– Pour vivre ! interrompit Marius.Vous n’avez pas besoin de ce nom pour vivre ?

– Ah ! je m’entends, répondit JeanValjean, en levant et en abaissant la tête lentement plusieurs foisde suite.

Il y eut un silence. Tous deux se taisaient,chacun abîmé dans un gouffre de pensées. Marius s’était assis prèsd’une table et appuyait le coin de sa bouche sur un de ses doigtsreplié. Jean Valjean allait et venait. Il s’arrêta devant une glaceet demeura sans mouvement. Puis, comme s’il répondait à unraisonnement intérieur, il dit en regardant cette glace où il ne sevoyait pas :

– Tandis qu’à présent je suissoulagé !

Il se remit à marcher et alla à l’autre boutdu salon. À l’instant où il se retourna, il s’aperçut que Marius leregardait marcher. Alors il lui dit avec un accentinexprimable :

– Je traîne un peu la jambe. Vouscomprenez maintenant pourquoi.

Puis il acheva de se tourner versMarius :

– Et maintenant, monsieur, figurez-vousceci : Je n’ai rien dit, je suis resté monsieur Fauchelevent,j’ai pris ma place chez vous, je suis des vôtres, je suis dans machambre, je viens déjeuner le matin, en pantoufles, les soirs nousallons au spectacle tous les trois, j’accompagne madame Pontmercyaux Tuileries et à la place Royale, nous sommes ensemble, vous mecroyez votre semblable ; un beau jour, je suis là, vous êteslà, nous causons, nous rions, tout à coup vous entendez une voixcrier ce nom : Jean Valjean ! et voilà que cette mainépouvantable, la police, sort de l’ombre et m’arrache mon masquebrusquement !

Il se tut encore ; Marius s’était levéavec un frémissement. Jean Valjean reprit :

– Qu’en dites-vous ?

Le silence de Marius répondait.

Jean Valjean continua :

– Vous voyez bien que j’ai raison de nepas me taire. Tenez, soyez heureux, soyez dans le ciel, soyezl’ange d’un ange, soyez dans le soleil, et contentez-vous-en, et nevous inquiétez pas de la manière dont un pauvre damné s’y prendpour s’ouvrir la poitrine et faire son devoir ; vous avez unmisérable homme devant vous, monsieur.

Marius traversa lentement le salon, et quandil fut près de Jean Valjean, lui tendit la main.

Mais Marius dut aller prendre cette main quine se présentait point, Jean Valjean se laissa faire, et il semblaà Marius qu’il étreignait une main de marbre.

– Mon grand-père a des amis, ditMarius ; je vous aurai votre grâce.

– C’est inutile, répondit Jean Valjean.On me croit mort, cela suffit. Les morts ne sont pas soumis à lasurveillance. Ils sont censés pourrir tranquillement. La mort,c’est la même chose que la grâce.

Et, dégageant sa main que Marius tenait, ilajouta avec une sorte de dignité inexorable :

– D’ailleurs, faire mon devoir, voilàl’ami auquel j’ai recours ; et je n’ai besoin que d’une grâce,celle de ma conscience.

En ce moment, à l’autre extrémité du salon, laporte s’entrouvrit doucement et dans l’entre-bâillement la tête deCosette apparut. On n’apercevait que son doux visage, elle étaitadmirablement décoiffée, elle avait les paupières encore gonfléesde sommeil. Elle fit le mouvement d’un oiseau qui passe sa têtehors du nid, regarda d’abord son mari, puis Jean Valjean, et leurcria en riant, on croyait voir un sourire au fond d’unerose :

– Parions que vous parlezpolitique ! Comme c’est bête, au lieu d’être avecmoi !

Jean Valjean tressaillit.

– Cosette !… balbutia Marius. – Etil s’arrêta. On eût dit deux coupables.

Cosette, radieuse, continuait de les regardertour à tour tous les deux. Il y avait dans ses yeux comme deséchappées de paradis.

– Je vous prends en flagrant délit, ditCosette. Je viens d’entendre à travers la porte mon pèreFauchelevent qui disait : – La conscience… – Faire son devoir…– C’est de la politique, ça. Je ne veux pas. On ne doit pas parlerpolitique dès le lendemain. Ce n’est pas juste.

– Tu te trompes, Cosette, réponditMarius. Nous parlons affaires. Nous parlons du meilleur placement àtrouver pour tes six cent mille francs…

– Ce n’est pas tout ça, interrompitCosette. Je viens. Veut-on de moi ici ?

Et, passant résolûment la porte, elle entradans le salon. Elle était vêtue d’un large peignoir blanc à milleplis et à grandes manches qui, partant du cou, lui tombaitjusqu’aux pieds. Il y a, dans les ciels d’or des vieux tableauxgothiques, de ces charmants sacs à mettre un ange.

Elle se contempla de la tête aux pieds dansune grande glace, puis s’écria avec une explosion d’extaseineffable :

– Il y avait une fois un roi et unereine. Oh ! comme je suis contente !

Cela dit, elle fit la révérence à Marius et àJean Valjean.

– Voilà, dit-elle, je vais m’installerprès de vous sur un fauteuil, on déjeune dans une demi-heure, vousdirez tout ce que vous voudrez, je sais bien qu’il faut que leshommes parlent, je serai bien sage.

Marius lui prit le bras, et lui ditamoureusement :

– Nous parlons affaires.

– À propos, répondit Cosette, j’ai ouvertma fenêtre, il vient d’arriver un tas de pierrots dans le jardin.Des oiseaux, pas des masques. C’est aujourd’hui mercredi descendres ; mais pas pour les oiseaux.

– Je te dis que nous parlons affaires,va, ma petite Cosette, laisse-nous un moment. Nous parlonschiffres. Cela t’ennuierait.

– Tu as mis ce matin une charmantecravate, Marius. Vous êtes fort coquet, monseigneur. Non, cela nem’ennuiera pas.

– Je t’assure que cela t’ennuiera.

– Non. Puisque c’est vous. Je ne vouscomprendrai pas, mais je vous écouterai. Quand on entend les voixqu’on aime, on n’a pas besoin de comprendre les mots qu’ellesdisent. Être là ensemble, c’est tout ce que je veux. Je reste avecvous, bah !

– Tu es ma Cosette bien-aimée !Impossible.

– Impossible !

– Oui.

– C’est bon, reprit Cosette. Je vousaurais dit des nouvelles. Je vous aurais dit que mon grand-pèredort encore, que votre tante est à la messe, que la cheminée de lachambre de mon père Fauchelevent fume, que Nicolette a fait venirle ramoneur, que Toussaint et Nicolette se sont déjà disputées, queNicolette se moque du bégayement de Toussaint. Eh bien, vous nesaurez rien ! Ah ! c’est impossible ? Moi aussi, àmon tour, vous verrez, monsieur, je dirai : c’est impossible.Qui est-ce qui sera attrapé ? Je t’en prie, mon petit Marius,laisse-moi ici avec vous deux.

– Je te jure qu’il faut que nous soyonsseuls.

– Eh bien, est-ce que je suisquelqu’un ?

Jean Valjean ne prononçait pas une parole.Cosette se tourna vers lui :

– D’abord, père, vous, je veux que vousveniez m’embrasser. Qu’est-ce que vous faites là à ne rien dire aulieu de prendre mon parti ? qui est-ce qui m’a donné un pèrecomme ça ? Vous voyez bien que je suis très malheureuse enménage. Mon mari me bat. Allons, embrassez-moi tout de suite.

Jean Valjean s’approcha.

Cosette se retourna vers Marius.

– Vous, je vous fais la grimace.

Puis elle tendit son front à Jean Valjean.

Jean Valjean fit un pas vers elle.

Cosette recula.

– Père, vous êtes pâle. Est-ce que votrebras vous fait mal ?

– Il est guéri, dit Jean Valjean.

– Est-ce que vous avez maldormi ?

– Non.

– Est-ce que vous êtes triste ?

– Non.

– Embrassez-moi. Si vous vous portezbien, si vous dormez bien, si vous êtes content, je ne vousgronderai pas.

Et de nouveau elle lui tendit son front.

Jean Valjean déposa un baiser sur ce front oùil y avait un reflet céleste.

– Souriez.

Jean Valjean obéit. Ce fut le sourire d’unspectre.

– Maintenant, défendez-moi contre monmari.

– Cosette !… fit Marius.

– Fâchez-vous, père. Dites-lui qu’il fautque je reste. On peut bien parler devant moi. Vous me trouvez doncbien sotte. C’est donc bien étonnant ce que vous dites ! desaffaires, placer de l’argent à une banque, voilà grand’chose. Leshommes font les mystérieux pour rien. Je veux rester. Je suis trèsjolie ce matin ; regarde-moi, Marius.

Et avec un haussement d’épaules adorable et onne sait quelle bouderie exquise, elle regarda Marius. Il y eutcomme un éclair entre ces deux êtres. Que quelqu’un fût là, peuimportait.

– Je t’aime ! dit Marius.

– Je t’adore ! dit Cosette.

Et ils tombèrent irrésistiblement dans lesbras l’un de l’autre.

– À présent, reprit Cosette en rajustantun pli de son peignoir avec une petite moue triomphante, jereste.

– Cela, non, répondit Marius d’un tonsuppliant. Nous avons quelque chose à terminer.

– Encore non ?

Marius prit une inflexion de voixgrave :

– Je t’assure, Cosette, que c’estimpossible.

– Ah ! vous faites votre voixd’homme, monsieur. C’est bon, on s’en va. Vous, père, vous nem’avez pas soutenue. Monsieur mon mari, monsieur mon papa, vousêtes des tyrans. Je vais le dire à grand-père. Si vous croyez queje vais revenir et vous faire des platitudes, vous vous trompez. Jesuis fière. Je vous attends à présent. Vous allez voir que c’estvous qui allez vous ennuyer sans moi. Je m’en vais, c’est bienfait.

Et elle sortit.

Deux secondes après, la porte se rouvrit, safraîche tête vermeille passa encore une fois entre les deuxbattants, et elle leur cria :

– Je suis très en colère.

La porte se referma et les ténèbres serefirent.

Ce fut comme un rayon de soleil fourvoyé qui,sans s’en douter, aurait traversé brusquement de la nuit.

Marius s’assura que la porte était bienrefermée.

– Pauvre Cosette ! murmura-t-il,quand elle va savoir…

À ce mot, Jean Valjean trembla de tous sesmembres. Il fixa sur Marius un œil égaré.

– Cosette ! oh oui, c’est vrai, vousallez dire cela à Cosette. C’est juste. Tiens, je n’y avais paspensé. On a de la force pour une chose, on n’en a pas pour uneautre. Monsieur, je vous en conjure, je vous en supplie, monsieur,donnez-moi votre parole la plus sacrée, ne le lui dites pas. Est-cequ’il ne suffit pas que vous le sachiez, vous ? J’ai pu ledire de moi-même sans y être forcé, je l’aurais dit à l’univers, àtout le monde, ça m’était égal. Mais elle, elle ne sait pas ce quec’est, cela l’épouvanterait. Un forçat, quoi ! on serait forcéde lui expliquer, de lui dire : C’est un homme qui a été auxgalères. Elle a vu un jour passer la chaîne[107].Oh mon Dieu !

Il s’affaissa sur un fauteuil et cacha sonvisage dans ses deux mains. On ne l’entendait pas, mais auxsecousses de ses épaules, on voyait qu’il pleurait. Pleurssilencieux, pleurs terribles.

Il y a de l’étouffement dans le sanglot. Unesorte de convulsion le prit, il se renversa en arrière sur ledossier du fauteuil comme pour respirer, laissant pendre ses braset laissant voir à Marius sa face inondée de larmes, et Mariusl’entendit murmurer si bas que sa voix semblait être dans uneprofondeur sans fond : – Oh, je voudrais mourir !

– Soyez tranquille, dit Marius, jegarderai votre secret pour moi seul.

Et, moins attendri peut-être qu’il n’aurait dûl’être, mais obligé depuis une heure de se familiariser avec uninattendu effroyable, voyant par degrés un forçat se superposersous ses yeux à M. Fauchelevent, gagné peu à peu par cetteréalité lugubre, et amené par la pente naturelle de la situation àconstater l’intervalle qui venait de se faire entre cet homme etlui, Marius ajouta :

– Il est impossible que je ne vous disepas un mot du dépôt que vous avez si fidèlement et si honnêtementremis. C’est là un acte de probité. Il est juste qu’une récompensevous soit donnée. Fixez la somme vous-même, elle vous sera comptée.Ne craignez pas de la fixer très haut.

– Je vous remercie, monsieur, réponditJean Valjean avec douceur.

Il resta pensif un moment, passantmachinalement le bout de son index sur l’ongle de son pouce, puisil éleva la voix :

– Tout est à peu près fini. Il me resteune dernière chose…

– Laquelle ?

Jean Valjean eut comme une suprême hésitation,et, sans voix, presque sans souffle, il balbutia plus qu’il nedit :

– À présent que vous savez, croyez-vous,monsieur, vous qui êtes le maître, que je ne dois plus voirCosette ?

– Je crois que ce serait mieux, réponditfroidement Marius.

– Je ne la verrai plus, murmura JeanValjean.

Et il se dirigea vers la porte.

Il mit la main sur le bec-de-cane, le pênecéda, la porte s’entre-bâilla, Jean Valjean l’ouvrit assez pourpouvoir passer, demeura une seconde immobile, puis referma la porteet se retourna vers Marius.

Il n’était plus pâle, il était livide, il n’yavait plus de larmes dans ses yeux, mais une sorte de flammetragique. Sa voix était redevenue étrangement calme.

– Tenez, monsieur, dit-il, si vousvoulez, je viendrai la voir. Je vous assure que je le désirebeaucoup. Si je n’avais pas tenu à voir Cosette, je ne vous auraispas fait l’aveu que je vous ai fait, je serais parti ; maisvoulant rester dans l’endroit où est Cosette et continuer de lavoir, j’ai dû honnêtement tout vous dire. Vous suivez monraisonnement, n’est-ce pas ? c’est là une chose qui secomprend. Voyez-vous, il y a neuf ans passés que je l’ai près demoi. Nous avons demeuré d’abord dans cette masure du boulevard,ensuite dans le couvent, ensuite près du Luxembourg. C’est là quevous l’avez vue pour la première fois. Vous vous rappelez sonchapeau de peluche bleue. Nous avons été ensuite dans le quartierdes Invalides où il y avait une grille et un jardin. Rue Plumet.J’habitais une petite arrière-cour d’où j’entendais son piano.Voilà ma vie. Nous ne nous quittions jamais. Cela a duré neuf anset des mois. J’étais comme son père, et elle était mon enfant. Jene sais pas si vous me comprenez, monsieur Pontmercy, mais s’enaller à présent, ne plus la voir, ne plus lui parler, n’avoir plusrien, ce serait difficile. Si vous ne le trouvez pas mauvais, jeviendrai de temps en temps voir Cosette. Je ne viendrais passouvent. Je ne resterais pas longtemps. Vous diriez qu’on mereçoive dans la petite salle basse. Au rez-de-chaussée. J’entreraisbien par la porte de derrière, qui est pour les domestiques, maiscela étonnerait peut-être. Il vaut mieux, je crois, que j’entre parla porte de tout le monde. Monsieur, vraiment. Je voudrais bienvoir encore un peu Cosette. Aussi rarement qu’il vous plaira.Mettez-vous à ma place, je n’ai plus que cela. Et puis, il fautprendre garde. Si je ne venais plus du tout, il y aurait un mauvaiseffet, on trouverait cela singulier. Par exemple, ce que je puisfaire, c’est de venir le soir, quand il commence à être nuit.

– Vous viendrez tous les soirs, ditMarius, et Cosette vous attendra.

– Vous êtes bon, monsieur, dit JeanValjean.

Marius salua Jean Valjean, le bonheurreconduisit jusqu’à la porte le désespoir, et ces deux hommes sequittèrent.

Chapitre II – Les obscurités que peutcontenir une révélation

Marius était bouleversé.

L’espèce d’éloignement qu’il avait toujours eupour l’homme près duquel il voyait Cosette lui était désormaisexpliqué. Il y avait dans ce personnage un on ne sait quoiénigmatique dont son instinct l’avertissait. Cette énigme, c’étaitla plus hideuse des hontes, le bagne. Ce M. Fauchelevent étaitle forçat Jean Valjean.

Trouver brusquement un tel secret au milieu deson bonheur, cela ressemble à la découverte d’un scorpion dans unnid de tourterelles.

Le bonheur de Marius et de Cosette était-ilcondamné désormais à ce voisinage ? Était-ce là un faitaccompli ? L’acceptation de cet homme faisait-elle partie dumariage consommé ? N’y avait-il plus rien à faire ?

Marius avait-il épousé aussi leforçat ?

On a beau être couronné de lumière et de joie,on a beau savourer la grande heure de pourpre de la vie, l’amourheureux, de telles secousses forceraient même l’archange dans sonextase, même le demi-dieu dans sa gloire, au frémissement.

Comme il arrive toujours dans les changementsà vue de cette espèce, Marius se demandait s’il n’avait pas dereproche à se faire à lui-même ? Avait-il manqué dedivination ? Avait-il manqué de prudence ? S’était-ilétourdi involontairement ? Un peu, peut-être. S’était-ilengagé, sans assez de précaution pour éclairer les alentours, danscette aventure d’amour qui avait abouti à son mariage avecCosette ? Il constatait, – c’est ainsi, par une série deconstatations successives de nous-mêmes sur nous-mêmes, que la vienous amende peu à peu, – il constatait le côté chimérique etvisionnaire de sa nature, sorte de nuage intérieur propre àbeaucoup d’organisations, et qui, dans les paroxysmes de la passionet de la douleur, se dilate, la température de l’âme changeant, etenvahit l’homme tout entier, au point de n’en plus faire qu’uneconscience baignée d’un brouillard. Nous avons plus d’une foisindiqué cet élément caractéristique de l’individualité de Marius.Il se rappelait que, dans l’enivrement de son amour, rue Plumet,pendant ces six ou sept semaines extatiques, il n’avait pas mêmeparlé à Cosette de ce drame énigmatique du bouge Gorbeau où lavictime avait eu un si étrange parti pris de silence pendant lalutte et d’évasion après. Comment se faisait-il qu’il n’en eûtpoint parlé à Cosette ? Cela pourtant était si proche et sieffroyable ! Comment se faisait-il qu’il ne lui eût pas mêmenommé les Thénardier, et, particulièrement, le jour où il avaitrencontré Éponine ? Il avait presque peine à s’expliquermaintenant son silence d’alors. Il s’en rendait compte cependant.Il se rappelait son étourdissement, son ivresse de Cosette, l’amourabsorbant tout, cet enlèvement de l’un par l’autre dans l’idéal, etpeut-être aussi, comme la quantité imperceptible de raison mêlée àcet état violent et charmant de l’âme, un vague et sourd instinctde cacher et d’abolir dans sa mémoire cette aventure redoutabledont il craignait le contact, où il ne voulait jouer aucun rôle, àlaquelle il se dérobait, et où il ne pouvait être ni narrateur nitémoin sans être accusateur. D’ailleurs, ces quelques semainesavaient été un éclair ; on n’avait eu le temps de rien, que des’aimer. Enfin, tout pesé, tout retourné, tout examiné, quand ileût raconté le guet-apens Gorbeau à Cosette, quand il lui eût nomméles Thénardier, quelles qu’eussent été les conséquences, quand mêmeil eût découvert que Jean Valjean était un forçat, cela l’eût-ilchangé, lui Marius, cela l’eût-il changée, elle Cosette ?Eût-il reculé ? L’eût-il moins adorée ? L’eût-il moinsépousée ? Non. Cela eût-il changé quelque chose à ce quis’était fait ? Non. Rien donc à regretter, rien à sereprocher. Tout était bien. Il y a un dieu pour ces ivrognes qu’onappelle les amoureux. Aveugle, Marius avait suivi la route qu’ileût choisie clairvoyant. L’amour lui avait bandé les yeux, pour lemener où ? Au paradis.

Mais ce paradis était compliqué désormais d’uncôtoiement infernal.

L’ancien éloignement de Marius pour cet homme,pour ce Fauchelevent devenu Jean Valjean, était à présent mêléd’horreur.

Dans cette horreur, disons-le, il y avaitquelque pitié, et même une certaine surprise.

Ce voleur, ce voleur récidiviste, avaitrestitué un dépôt. Et quel dépôt ? Six cent mille francs. Ilétait seul dans le secret du dépôt. Il pouvait tout garder, ilavait tout rendu.

En outre, il avait révélé de lui-même sasituation. Rien ne l’y obligeait. Si l’on savait qui il était,c’était par lui. Il y avait dans cet aveu plus que l’acceptation del’humiliation, il y avait l’acceptation du péril. Pour un condamné,un masque n’est pas un masque, c’est un abri. Il avait renoncé àcet abri. Un faux nom, c’est de la sécurité ; il avait rejetéce faux nom. Il pouvait, lui galérien, se cacher à jamais dans unefamille honnête ; il avait résisté à cette tentation. Et pourquel motif ? par scrupule de conscience. Il l’avait expliquélui-même avec l’irrésistible accent de la réalité. En somme, quelque fût ce Jean Valjean, c’était incontestablement une consciencequi se réveillait. Il y avait là on ne sait quelle mystérieuseréhabilitation commencée ; et, selon toute apparence, depuislongtemps déjà le scrupule était maître de cet homme. De tels accèsdu juste et du bien ne sont pas propres aux natures vulgaires.Réveil de conscience, c’est grandeur d’âme.

Jean Valjean était sincère. Cette sincérité,visible, palpable, irréfragable, évidente même par la douleurqu’elle lui faisait, rendait les informations inutiles et donnaitautorité à tout ce que disait cet homme. Ici, pour Marius,interversion étrange des situations. Que sortait-il deM. Fauchelevent ? la défiance. Que se dégageait-il deJean Valjean ? la confiance.

Dans le mystérieux bilan de ce Jean Valjeanque Marius pensif dressait, il constatait l’actif, il constatait lepassif, et il tâchait d’arriver à une balance. Mais tout cela étaitcomme dans un orage. Marius, s’efforçant de se faire une idée nettede cet homme, et poursuivant, pour ainsi dire, Jean Valjean au fondde sa pensée, le perdait et le retrouvait dans une brumefatale.

Le dépôt honnêtement rendu, la probité del’aveu, c’était bien. Cela faisait comme une éclaircie dans lanuée, puis la nuée redevenait noire.

Si troubles que fussent les souvenirs deMarius, il lui en revenait quelque ombre.

Qu’était-ce décidément que cette aventure dugaletas Jondrette ? Pourquoi, à l’arrivée de la police, cethomme, au lieu de se plaindre, s’était-il évadé ? ici Mariustrouvait la réponse. Parce que cet homme était un repris de justiceen rupture de ban.

Autre question : Pourquoi cet hommeétait-il venu dans la barricade ? Car à présent Mariusrevoyait distinctement ce souvenir, reparu dans ces émotions commel’encre sympathique au feu. Cet homme était dans la barricade. Iln’y combattait pas. Qu’était-il venu y faire ? Devant cettequestion un spectre se dressait, et faisait la réponse. Javert.Marius se rappelait parfaitement à cette heure la funèbre vision deJean Valjean entraînant hors de la barricade Javert garrotté, et ilentendait encore derrière l’angle de la petite rue Mondétourl’affreux coup de pistolet. Il y avait, vraisemblablement, haineentre cet espion et ce galérien. L’un gênait l’autre. Jean Valjeanétait allé à la barricade pour se venger. Il y était arrivé tard.Il savait probablement que Javert y était prisonnier. La vendettecorse a pénétré dans de certains bas-fonds et y fait loi ;elle est si simple qu’elle n’étonne pas les âmes même à demiretournées vers le bien ; et ces cœurs-là sont ainsi faitsqu’un criminel, en voie de repentir, peut être scrupuleux sur levol et ne l’être pas sur la vengeance. Jean Valjean avait tuéJavert. Du moins, cela semblait évident.

Dernière question enfin ; mais à celle-cipas de réponse. Cette question, Marius la sentait comme unetenaille. Comment se faisait-il que l’existence de Jean Valjean eûtcoudoyé si longtemps celle de Cosette ? Qu’était-ce que cesombre jeu de la providence qui avait mis cet enfant en contactavec cet homme ? Y a-t-il donc aussi des chaînes à deuxforgées là-haut, et Dieu se plaît-il à accoupler l’ange avec ledémon ? Un crime et une innocence peuvent donc être camaradesde chambrée dans le mystérieux bagne des misères ? Dans cedéfilé de condamnés qu’on appelle la destinée humaine, deux frontspeuvent passer l’un près de l’autre, l’un naïf, l’autre formidable,l’un tout baigné des divines blancheurs de l’aube, l’autre à jamaisblêmi par la lueur d’un éternel éclair ? Qui avait pudéterminer cet appareillement inexplicable ? De quelle façon,par suite de quel prodige, la communauté de vie avait-elle pus’établir entre cette céleste petite et ce vieux damné ? Quiavait pu lier l’agneau au loup, et, chose plus incompréhensibleencore, attacher le loup à l’agneau ? Car le loup aimaitl’agneau, car l’être farouche adorait l’être faible, car, pendantneuf années, l’ange avait eu pour point d’appui le monstre.L’enfance et l’adolescence de Cosette, sa venue au jour, savirginale croissance vers la vie et la lumière, avaient étéabritées par ce dévouement difforme. Ici, les questionss’exfoliaient, pour ainsi parler, en énigmes innombrables, lesabîmes s’ouvraient au fond des abîmes, et Marius ne pouvait plus sepencher sur Jean Valjean sans vertige. Qu’était-ce donc que cethomme précipice ?

Les vieux symboles génésiaques sontéternels ; dans la société humaine, telle qu’elle existe,jusqu’au jour où une clarté plus grande la changera, il y a àjamais deux hommes, l’un supérieur, l’autre souterrain ; celuiqui est selon le bien, c’est Abel ; celui qui est selon lemal, c’est Caïn. Qu’était-ce que ce Caïn tendre ? Qu’était-ceque ce bandit religieusement absorbé dans l’adoration d’une vierge,veillant sur elle, l’élevant, la gardant, la dignifiant, etl’enveloppant, lui impur, de pureté ? Qu’était-ce que cecloaque qui avait vénéré cette innocence au point de ne pas luilaisser une tache ? Qu’était-ce que ce Jean Valjean faisantl’éducation de Cosette ? Qu’était-ce que cette figure deténèbres ayant pour unique soin de préserver de toute ombre et detout nuage le lever d’un astre ?

Là était le secret de Jean Valjean ; làaussi était le secret de Dieu.

Devant ce double secret, Marius reculait. L’unen quelque sorte le rassurait sur l’autre. Dieu était dans cetteaventure aussi visible que Jean Valjean. Dieu a ses instruments. Ilse sert de l’outil qu’il veut. Il n’est pas responsable devantl’homme. Savons-nous comment Dieu s’y prend ? Jean Valjeanavait travaillé à Cosette. Il avait un peu fait cette âme. C’étaitincontestable. Eh bien, après ? L’ouvrier étaithorrible ; mais l’œuvre était admirable. Dieu produit sesmiracles comme bon lui semble. Il avait construit cette charmanteCosette, et il y avait employé Jean Valjean. Il lui avait plu de sechoisir cet étrange collaborateur. Quel compte avons-nous à luidemander ? Est-ce la première fois que le fumier aide leprintemps à faire la rose ?

Marius se faisait ces réponses-là et sedéclarait à lui-même qu’elles étaient bonnes. Sur tous les pointsque nous venons d’indiquer, il n’avait pas osé presser Jean Valjeansans s’avouer à lui-même qu’il ne l’osait pas. Il adorait Cosette,il possédait Cosette, Cosette était splendidement pure. Cela luisuffisait. De quel éclaircissement avait-il besoin ? Cosetteétait une lumière. La lumière a-t-elle besoin d’êtreéclaircie ? Il avait tout ; que pouvait-il désirer ?Tout, est-ce que ce n’est pas assez ? Les affairespersonnelles de Jean Valjean ne le regardaient pas. En se penchantsur l’ombre fatale de cet homme, il se cramponnait à cettedéclaration solennelle du misérable : Je ne suis rien àCosette. Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât.

Jean Valjean était un passant. Il l’avait ditlui-même. Eh bien, il passait. Quel qu’il fût, son rôle était fini.Il y avait désormais Marius pour faire les fonctions de laprovidence près de Cosette. Cosette était venue retrouver dansl’azur son pareil, son amant, son époux, son mâle céleste. Ens’envolant, Cosette, ailée et transfigurée, laissait derrière elleà terre, vide et hideuse, sa chrysalide, Jean Valjean.

Dans quelque cercle d’idées que tournâtMarius, il en revenait toujours à une certaine horreur de JeanValjean. Horreur sacrée peut-être, car, nous venons de l’indiquer,il sentait un quid divinum[108] danscet homme. Mais, quoi qu’on fit, et quelque atténuation qu’on ycherchât, il fallait bien toujours retomber sur ceci : c’étaitun forçat ; c’est-à-dire l’être qui, dans l’échelle sociale,n’a même pas de place, étant au-dessous du dernier échelon. Aprèsle dernier des hommes vient le forçat. Le forçat n’est plus, pourainsi dire, le semblable des vivants. La loi l’a destitué de toutela quantité d’humanité qu’elle peut ôter à un homme. Marius, surles questions pénales, en était encore, quoique démocrate, ausystème inexorable, et il avait, sur ceux que la loi frappe, toutesles idées de la loi. Il n’avait pas encore, disons-le, accomplitous les progrès. Il n’en était pas encore à distinguer entre cequi est écrit par l’homme et ce qui est écrit par Dieu, entre laloi et le droit. Il n’avait point examiné et pesé le droit queprend l’homme de disposer de l’irrévocable et de l’irréparable. Iln’était pas révolté du mot vindicte. Il trouvait simpleque de certaines effractions de la loi écrite fussent suivies depeines éternelles, et il acceptait, comme procédé de civilisation,la damnation sociale. Il en était encore là, sauf à avancerinfailliblement plus tard, sa nature étant bonne, et au fond toutefaite de progrès latent.

Dans ce milieu d’idées, Jean Valjean luiapparaissait difforme et repoussant. C’était le réprouvé. C’étaitle forçat. Ce mot était pour lui comme un son de trompette dujugement ; et, après avoir considéré longtemps Jean Valjean,son dernier geste était de détourner la tête. Vaderetro[109].

Marius, il faut le reconnaître et même yinsister, tout en interrogeant Jean Valjean au point que JeanValjean lui avait dit : vous me confessez, ne luiavait pourtant pas fait deux ou trois questions décisives. Cen’était pas qu’elles ne se fussent présentées à son esprit, mais ilen avait eu peur. Le galetas Jondrette ? La barricade ?Javert ? Qui sait où se fussent arrêtées lesrévélations ? Jean Valjean ne semblait pas homme à reculer, etqui sait si Marius, après l’avoir poussé, n’aurait pas souhaité leretenir ? Dans de certaines conjonctures suprêmes, ne nousest-il pas arrivé à tous, après avoir fait une question, de nousboucher les oreilles pour ne pas entendre la réponse ? C’estsurtout quand on aime qu’on a de ces lâchetés-là. Il n’est pas sagede questionner à outrance les situations sinistres, surtout quandle côté indissoluble de notre propre vie y est fatalement mêlé. Desexplications désespérées de Jean Valjean, quelque épouvantablelumière pouvait sortir, et qui sait si cette clarté hideusen’aurait pas rejailli jusqu’à Cosette ? Qui sait s’il n’en fûtpas resté une sorte de lueur infernale sur le front de cetange ? L’éclaboussure d’un éclair, c’est encore de la foudre.La fatalité a de ces solidarités-là, où l’innocence elle-mêmes’empreint de crime par la sombre loi des reflets colorants. Lesplus pures figures peuvent garder à jamais la réverbération d’unvoisinage horrible. À tort ou à raison, Marius avait eu peur. Il ensavait déjà trop. Il cherchait plutôt à s’étourdir qu’à s’éclairer.Éperdu, il emportait Cosette dans ses bras en fermant les yeux surJean Valjean.

Cet homme était de la nuit, de la nuit vivanteet terrible. Comment oser en chercher le fond ? C’est uneépouvante de questionner l’ombre. Qui sait ce qu’elle varépondre ? L’aube pourrait en être noircie pour jamais.

Dans cette situation d’esprit, c’était pourMarius une perplexité poignante de penser que cet homme auraitdésormais un contact quelconque avec Cosette. Ces questionsredoutables, devant lesquelles il avait reculé, et d’où aurait pusortir une décision implacable et définitive, il se reprochaitpresque à présent de ne pas les avoir faites. Il se trouvait tropbon, trop doux, disons le mot, trop faible. Cette faiblesse l’avaitentraîné à une concession imprudente. Il s’était laissé toucher. Ilavait eu tort. Il aurait dû purement et simplement rejeter JeanValjean. Jean Valjean était la part du feu, il aurait dû la faire,et débarrasser sa maison de cet homme. Il s’en voulait, il envoulait à la brusquerie de ce tourbillon d’émotions qui l’avaitassourdi, aveuglé, et entraîné. Il était mécontent de lui-même.

Que faire maintenant ? Les visites deJean Valjean lui répugnaient profondément. À quoi bon cet hommechez lui ? que faire ? Ici il s’étourdissait, il nevoulait pas creuser, il ne voulait pas approfondir ; il nevoulait pas se sonder lui-même. Il avait promis, il s’était laisséentraîner à promettre ; Jean Valjean avait sa promesse ;même à un forçat, surtout à un forçat, on doit tenir sa parole.Toutefois, son premier devoir était envers Cosette. En somme, unerépulsion, qui dominait tout, le soulevait.

Marius roulait confusément tout cet ensembled’idées dans son esprit, passant de l’une à l’autre, et remué partoutes. De là un trouble profond. Il ne lui fut pas aisé de cacherce trouble à Cosette, mais l’amour est un talent, et Marius yparvint.

Du reste, il fit, sans but apparent, desquestions à Cosette, candide comme une colombe est blanche, et nese doutant de rien ; il lui parla de son enfance et de sajeunesse, et il se convainquit de plus en plus que tout ce qu’unhomme peut être de bon, de paternel et de respectable, ce forçatl’avait été pour Cosette. Tout ce que Marius avait entrevu etsupposé était réel. Cette ortie sinistre avait aimé et protégé celys.

Livre huitième – La décroissancecrépusculaire

Chapitre I – La chambre d’en bas

Le lendemain, à la nuit tombante, Jean Valjeanfrappait à la porte cochère de la maison Gillenormand. Ce futBasque qui le reçut. Basque se trouvait dans la cour à point nommé,et comme s’il avait eu des ordres. Il arrive quelquefois qu’on dità un domestique : Vous guetterez monsieur un tel, quand ilarrivera.

Basque, sans attendre que Jean Valjean vînt àlui, lui adressa la parole :

– Monsieur le baron m’a chargé dedemander à monsieur s’il désire monter ou rester en bas ?

– Rester en bas, répondit JeanValjean.

Basque, d’ailleurs absolument respectueux,ouvrit la porte de la salle basse et dit : Je vais prévenirmadame.

La pièce où Jean Valjean entra était unrez-de-chaussée voûté et humide, servant de cellier dansl’occasion, donnant sur la rue, carrelé de carreaux rouges, et maléclairé d’une fenêtre à barreaux de fer.

Cette chambre n’était pas de celles queharcèlent le houssoir, la tête de loup et le balai. La poussière yétait tranquille. La persécution des araignées n’y était pasorganisée. Une telle toile, largement étalée, bien noire, ornée demouches mortes, faisait la roue sur une des vitres de la fenêtre.La salle, petite et basse, était meublée d’un tas de bouteillesvides amoncelées dans un coin. La muraille, badigeonnée d’unbadigeon d’ocre jaune, s’écaillait par larges plaques. Au fond, ily avait une cheminée de bois peinte en noir à tablette étroite. Unfeu y était allumé ; ce qui indiquait qu’on avait compté surla réponse de Jean Valjean : Rester en bas.

Deux fauteuils étaient placés aux deux coinsde la cheminée. Entre les fauteuils était étendue, en guise detapis, une vieille descente de lit montrant plus de corde que delaine.

La chambre avait pour éclairage le feu de lacheminée et le crépuscule de la fenêtre.

Jean Valjean était fatigué. Depuis plusieursjours il ne mangeait ni ne dormait. Il se laissa tomber sur un desfauteuils.

Basque revint, posa sur la cheminée une bougieallumée et se retira. Jean Valjean, la tête ployée et le menton surla poitrine, n’aperçut ni Basque, ni la bougie.

Tout à coup, il se dressa comme en sursaut.Cosette était derrière lui.

Il ne l’avait pas vue entrer, mais il avaitsenti qu’elle entrait. Il se retourna. Il la contempla. Elle étaitadorablement belle. Mais ce qu’il regardait de ce profond regard,ce n’était pas la beauté, c’était l’âme.

– Ah bien, s’écria Cosette, voilà uneidée ! père, je savais que vous étiez singulier, mais jamaisje ne me serais attendue à celle-là. Marius me dit que c’est vousqui voulez que je vous reçoive ici.

– Oui, c’est moi.

– Je m’attendais à la réponse. Tenez-vousbien. Je vous préviens que je vais vous faire une scène. Commençonspar le commencement. Père, embrassez-moi.

Et elle tendit sa joue.

Jean Valjean demeura immobile.

– Vous ne bougez pas. Je le constate.Attitude de coupable. Mais c’est égal, je vous pardonne.Jésus-Christ a dit : Tendez l’autre joue. La voici.

Et elle tendit l’autre joue.

Jean Valjean ne remua pas. Il semblait qu’ileût les pieds cloués dans le pavé.

– Ceci devient sérieux, dit Cosette.Qu’est-ce que je vous ai fait ? Je me déclare brouillée. Vousme devez mon raccommodement. Vous dînez avec nous.

– J’ai dîné.

– Ce n’est pas vrai. Je vous feraigronder par monsieur Gillenormand. Les grands-pères sont faits pourtancer les pères. Allons. Montez avec moi dans le salon. Tout desuite.

– Impossible.

Cosette ici perdit un peu de terrain. Ellecessa d’ordonner et passa aux questions.

– Mais pourquoi ? Et vous choisissezpour me voir la chambre la plus laide de la maison. C’est horribleici.

– Tu sais…

Jean Valjean se reprit.

– Vous savez, madame, je suisparticulier, j’ai mes lubies.

Cosette frappa ses petites mains l’une contrel’autre.

– Madame !… vous savez !…encore du nouveau ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Jean Valjean attacha sur elle ce sourirenavrant auquel il avait parfois recours.

– Vous avez voulu être madame. Vousl’êtes.

– Pas pour vous, père.

– Ne m’appelez plus père.

– Comment ?

– Appelez-moi monsieur Jean. Jean, sivous voulez.

– Vous n’êtes plus père ? je ne suisplus Cosette ? monsieur Jean ? Qu’est-ce que celasignifie ? mais c’est des révolutions, ça ! que s’est-ildonc passé ? Regardez-moi donc un peu en face. Et vous nevoulez pas demeurer avec nous ! Et vous ne voulez pas de machambre ! Qu’est-ce que je vous ai fait ? Qu’est-ce queje vous ai fait ? Il y a donc eu quelque chose ?

– Rien.

– Eh bien alors ?

– Tout est comme à l’ordinaire.

– Pourquoi changez-vous de nom ?

– Vous en avez bien changé, vous.

Il sourit encore de ce même sourire etajouta :

– Puisque vous êtes madame Pontmercy, jepuis bien être monsieur Jean.

– Je n’y comprends rien. Tout cela estidiot. Je demanderai à mon mari la permission que vous soyezmonsieur Jean. J’espère qu’il n’y consentira pas. Vous me faitesbeaucoup de peine. On a des lubies, mais on ne fait pas du chagrinà sa petite Cosette. C’est mal. Vous n’avez pas le droit d’êtreméchant, vous qui êtes bon.

Il ne répondit pas.

Elle lui prit vivement les deux mains, et,d’un mouvement irrésistible, les élevant vers son visage, elle lespressa contre son cou sous son menton, ce qui est un profond gestede tendresse.

– Oh ! lui dit-elle, soyezbon !

Et elle poursuivit :

– Voici ce que j’appelle être bon :être gentil, venir demeurer ici, reprendre nos bonnes petitespromenades, il y a des oiseaux ici comme rue Plumet, vivre avecnous, quitter ce trou de la rue de l’Homme-Armé, ne pas nous donnerdes charades à deviner, être comme tout le monde, dîner avec nous,déjeuner avec nous, être mon père.

Il dégagea ses mains.

– Vous n’avez plus besoin de père, vousavez un mari.

Cosette s’emporta.

– Je n’ai plus besoin de père ! Deschoses comme ça qui n’ont pas le sens commun, on ne sait que direvraiment !

– Si Toussaint était là, reprit JeanValjean comme quelqu’un qui en est à chercher des autorités et quise rattache à toutes les branches, elle serait la première àconvenir que c’est vrai que j’ai toujours eu mes manières à moi. Iln’y a rien de nouveau. J’ai toujours aimé mon coin noir.

– Mais il fait froid ici. On n’y voit pasclair. C’est abominable, ça, de vouloir être monsieur Jean. Je neveux pas que vous me disiez vous.

– Tout à l’heure, en venant, réponditJean Valjean, j’ai vu rue Saint-Louis un meuble. Chez un ébéniste.Si j’étais une jolie femme, je me donnerais ce meuble-là. Unetoilette très bien ; genre d’à présent. Ce que vous appelez dubois de rose, je crois. C’est incrusté. Une glace assez grande. Ily a des tiroirs. C’est joli.

– Hou ! le vilain ours !répliqua Cosette.

Et avec une gentillesse suprême, serrant lesdents et écartant les lèvres, elle souffla contre Jean Valjean.C’était une Grâce copiant une chatte.

– Je suis furieuse, reprit-elle. Depuishier vous me faites tous rager. Je bisque beaucoup. Je ne comprendspas. Vous ne me défendez pas contre Marius. Marius ne me soutientpas contre vous. Je suis toute seule. J’arrange une chambregentiment. Si j’avais pu y mettre le bon Dieu, je l’y aurais mis.On me laisse ma chambre sur les bras. Mon locataire me faitbanqueroute. Je commande à Nicolette un bon petit dîner. On n’enveut pas de votre dîner, madame. Et mon père Fauchelevent veut queje l’appelle monsieur Jean, et que je le reçoive dans une affreusevieille laide cave moisie où les murs ont de la barbe, et où il ya, en fait de cristaux, des bouteilles vides, et en fait derideaux, des toiles d’araignées ! Vous êtes singulier, j’yconsens, c’est votre genre, mais on accorde une trêve à des gensqui se marient. Vous n’auriez pas dû vous remettre à être singuliertout de suite. Vous allez donc être bien content dans votreabominable rue de l’Homme-Armé. J’y ai été bien désespérée,moi ! Qu’est-ce que vous avez contre moi ? Vous me faitesbeaucoup de peine. Fi !

Et, sérieuse subitement, elle regarda fixementJean Valjean, et ajouta :

– Vous m’en voulez donc de ce que je suisheureuse ?

La naïveté, à son insu, pénètre quelquefoistrès avant. Cette question, simple pour Cosette, était profondepour Jean Valjean. Cosette voulait égratigner ; elledéchirait.

Jean Valjean pâlit. Il resta un moment sansrépondre, puis, d’un accent inexprimable et se parlant à lui-même,il murmura :

– Son bonheur, c’était le but de ma vie.À présent Dieu peut me signer ma sortie. Cosette, tu esheureuse ; mon temps est fait.

– Ah ! vous m’avez dittu ! s’écria Cosette.

Et elle lui sauta au cou.

Jean Valjean, éperdu, l’étreignit contre sapoitrine avec égarement. Il lui sembla presque qu’il lareprenait.

– Merci, père ! lui dit Cosette.

L’entraînement allait devenir poignant pourJean Valjean. Il se retira doucement des bras de Cosette, et pritson chapeau.

– Eh bien ? dit Cosette.

Jean Valjean répondit :

– Je vous quitte, madame, on vousattend.

Et, du seuil de la porte, il ajouta :

– Je vous ai dit tu. Dites à votre marique cela ne m’arrivera plus. Pardonnez-moi.

Jean Valjean sortit, laissant Cosettestupéfaite de cet adieu énigmatique.

Chapitre II – Autre pas en arrière

Le jour suivant, à la même heure, Jean Valjeanvint.

Cosette ne lui fit pas de questions, nes’étonna plus, ne s’écria plus qu’elle avait froid, ne parla plusdu salon ; elle évita de dire ni père ni monsieur Jean. Ellese laissa dire vous. Elle se laissa appeler madame. Seulement elleavait une certaine diminution de joie. Elle eût été triste, si latristesse lui eût été possible.

Il est probable qu’elle avait eu avec Mariusune de ces conversations dans lesquelles l’homme aimé dit ce qu’ilveut, n’explique rien, et satisfait la femme aimée. La curiositédes amoureux ne va pas très loin au delà de leur amour.

La salle basse avait fait un peu de toilette.Basque avait supprimé les bouteilles, et Nicolette lesaraignées.

Tous les lendemains qui suivirent ramenèrent àla même heure Jean Valjean. Il vint tous les jours, n’ayant pas laforce de prendre les paroles de Marius autrement qu’à la lettre.Marius s’arrangea de manière à être absent aux heures où JeanValjean venait. La maison s’accoutuma à la nouvelle manière d’êtrede M. Fauchelevent. Toussaint y aida. Monsieur a toujoursété comme ça, répétait-elle. Le grand-père rendit cedécret : – C’est un original. Et tout fut dit. D’ailleurs, àquatrevingt-dix ans il n’y a plus de liaison possible ; toutest juxtaposition ; un nouveau venu est une gêne. Il n’y aplus de place, toutes les habitudes sont prises.M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le père Gillenormandne demanda pas mieux que d’être dispensé de « cemonsieur ». Il ajouta : – Rien n’est plus commun que cesoriginaux-là. Ils font toutes sortes de bizarreries. De motif,point. Le marquis de Canaples était pire. Il acheta un palais pourloger dans le grenier. Ce sont des apparences fantasques qu’ont lesgens.

Personne n’entrevit le dessous sinistre. Quieût d’ailleurs pu deviner une telle chose ? Il y a de cesmarais dans l’Inde ; l’eau semble extraordinaire,inexplicable, frissonnante sans qu’il y ait de vent, agitée là oùelle devrait être calme. On regarde à la superficie cesbouillonnements sans cause ; on n’aperçoit pas l’hydre qui setraîne au fond.

Beaucoup d’hommes ont ainsi un monstre secret,un mal qu’ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un désespoirqui habite leur nuit[110]. Telhomme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas qu’il a enlui une effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vitdans ce misérable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme estun gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps untrouble auquel on ne comprend rien se fait à sa surface. Une ridemystérieuse se plisse, puis s’évanouit, puis reparaît ; unebulle d’air monte et crève. C’est peu de chose, c’est terrible.C’est la respiration de la bête inconnue.

De certaines habitudes étranges, arriver àl’heure où les autres partent, s’effacer pendant que les autress’étalent, garder dans toutes les occasions ce qu’on pourraitappeler le manteau couleur de muraille, chercher l’allée solitaire,préférer la rue déserte, ne point se mêler aux conversations,éviter les foules et les fêtes, sembler à son aise et vivrepauvrement, avoir, tout riche qu’on est, sa clef dans sa poche etsa chandelle chez le portier, entrer par la petite porte, monterpar l’escalier dérobé, toutes ces singularités insignifiantes,rides, bulles d’air, plis fugitifs à la surface, viennent souventd’un fond formidable.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Une vienouvelle s’empara peu à peu de Cosette ; les relations quecrée le mariage, les visites, le soin de la maison, les plaisirs,ces grandes affaires. Les plaisirs de Cosette n’étaient pascoûteux ; ils consistaient en un seul : être avec Marius.Sortir avec lui, rester avec lui, c’était là la grande occupationde sa vie. C’était pour eux une joie toujours toute neuve de sortirbras dessus bras dessous, à la face du soleil, en pleine rue, sansse cacher, devant tout le monde, tous les deux tout seuls. Cosetteeut une contrariété. Toussaint ne put s’accorder avec Nicolette, lesoudage de deux vieilles filles étant impossible, et s’en alla. Legrand-père se portait bien ; Marius plaidait çà et là quelquescauses ; la tante Gillenormand menait paisiblement près dunouveau ménage cette vie latérale qui lui suffisait. Jean Valjeanvenait tous les jours.

Le tutoiement disparu, le vous, le madame, lemonsieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. Le soinqu’il avait pris lui-même à la détacher de lui, lui réussissait.Elle était de plus en plus gaie et de moins en moins tendre.Pourtant elle l’aimait toujours bien, et il le sentait. Un jourelle lui dit tout à coup : vous étiez mon père, vous n’êtesplus mon père, vous étiez mon oncle, vous n’êtes plus mon oncle,vous étiez monsieur Fauchelevent, vous êtes Jean. Qui êtes-vousdonc ? Je n’aime pas tout ça. Si je ne vous savais pas si bon,j’aurais peur de vous.

Il demeurait toujours rue de l’Homme-Armé, nepouvant se résoudre à s’éloigner du quartier qu’habitaitCosette.

Dans les premiers temps il ne restait près deCosette que quelques minutes, puis s’en allait.

Peu à peu il prit l’habitude de faire sesvisites moins courtes. On eût dit qu’il profitait de l’autorisationdes jours qui s’allongeaient ; il arriva plus tôt et partitplus tard.

Un jour il échappa à Cosette de luidire : Père. Un éclair de joie illumina le vieux visage sombrede Jean Valjean. Il la reprit : Dites Jean, – Ah ! c’estvrai, répondit-elle avec un éclat de rire, monsieur Jean. – C’estbien, dit-il. Et il se détourna pour qu’elle ne le vît pas essuyerses yeux.

Chapitre III – Ils se souviennent dujardin de la rue Plumet

Ce fut la dernière fois. À partir de cettedernière lueur, l’extinction complète se fit. Plus de familiarité,plus de bonjour avec un baiser, plus jamais ce mot si profondémentdoux : mon père ! il était, sur sa demande et par sapropre complicité, successivement chassé de tous sesbonheurs ; et il avait cette misère qu’après avoir perduCosette tout entière en un jour, il lui avait fallu ensuite lareperdre en détail.

L’œil finit par s’habituer aux jours de cave.En somme, avoir tous les jours une apparition de Cosette, cela luisuffisait. Toute sa vie se concentrait dans cette heure-là. Ils’asseyait près d’elle, il la regardait en silence, ou bien il luiparlait des années d’autrefois, de son enfance, du couvent, de sespetites amies d’alors.

Une après-midi, – c’était une des premièresjournées d’avril, déjà chaude, encore fraîche, le moment de lagrande gaîté du soleil, les jardins qui environnaient les fenêtresde Marius et de Cosette avaient l’émotion du réveil, l’aubépineallait poindre, une bijouterie de giroflées s’étalait sur les vieuxmurs, les gueules-de-loup roses bâillaient dans les fentes despierres, il y avait dans l’herbe un charmant commencement depâquerettes et de boutons-d’or, les papillons blancs de l’annéedébutaient, le vent, ce ménétrier de la noce éternelle, essayaitdans les arbres les premières notes de cette grande symphonieaurorale que les vieux poètes appelaient le renouveau, – Marius dità Cosette : – Nous avons dit que nous irions revoir notrejardin de la rue Plumet. Allons-y. Il ne faut pas être ingrats. –Et ils s’envolèrent comme deux hirondelles vers le printemps. Cejardin de la rue Plumet leur faisait l’effet de l’aube. Ils avaientdéjà derrière eux quelque chose qui était comme le printemps deleur amour. La maison de la rue Plumet, étant prise à bail,appartenait encore à Cosette. Ils allèrent à ce jardin et à cettemaison. Ils s’y retrouvèrent, ils s’y oublièrent. Le soir, àl’heure ordinaire, Jean Valjean vint rue des Filles-du-Calvaire. –Madame est sortie avec monsieur, et n’est pas rentrée encore, luidit Basque. Il s’assit en silence et attendit une heure. Cosette nerentra point. Il baissa la tête et s’en alla.

Cosette était si enivrée de sa promenade à« leur jardin » et si joyeuse d’avoir « vécu tout unjour dans son passé » qu’elle ne parla pas d’autre chose lelendemain.

Elle ne s’aperçut pas qu’elle n’avait point vuJean Valjean.

– De quelle façon êtes-vous alléslà ? lui demanda Jean Valjean.

– À pied.

– Et comment êtes-vous revenus ?

– En fiacre.

Depuis quelque temps Jean Valjean remarquaitla vie étroite que menait le jeune couple. Il en était importuné.L’économie de Marius était sévère, et le mot pour Jean Valjeanavait son sens absolu. Il hasarda une question :

– Pourquoi n’avez-vous pas une voiture àvous ? Un joli coupé ne vous coûterait que cinq cents francspar mois. Vous êtes riches.

– Je ne sais pas, répondit Cosette.

– C’est comme Toussaint, reprit JeanValjean. Elle est partie. Vous ne l’avez pas remplacée.Pourquoi ?

– Nicolette suffit.

– Mais il vous faudrait une femme dechambre.

– Est-ce que je n’ai pasMarius ?

– Vous devriez avoir une maison à vous,des domestiques à vous, une voiture, loge au spectacle. Il n’y arien de trop beau pour vous. Pourquoi ne pas profiter de ce quevous êtes riches ? La richesse, cela s’ajoute au bonheur.

Cosette ne répondit rien.

Les visites de Jean Valjean ne s’abrégeaientpoint. Loin de là. Quand c’est le cœur qui glisse, on ne s’arrêtepas sur la pente.

Lorsque Jean Valjean voulait prolonger savisite et faire oublier l’heure, il faisait l’éloge deMarius ; il le trouvait beau, noble, courageux, spirituel,éloquent, bon. Cosette enchérissait. Jean Valjean recommençait. Onne tarissait pas. Marius, ce mot était inépuisable ; il yavait des volumes dans ces six lettres. De cette façon Jean Valjeanparvenait à rester longtemps. Voir Cosette, oublier près d’elle,cela lui était si doux ! C’était le pansement de sa plaie. Ilarriva plusieurs fois que Basque vint dire à deux reprises :Monsieur Gillenormand m’envoie rappeler à Madame la baronne que ledîner est servi.

Ces jours-là, Jean Valjean rentrait chez luitrès pensif.

Y avait-il donc du vrai dans cette comparaisonde la chrysalide qui s’était présentée à l’esprit de Marius ?Jean Valjean était-il en effet une chrysalide qui s’obstinerait, etqui viendrait faire des visites à son papillon ?

Un jour il resta plus longtemps encore qu’àl’ordinaire. Le lendemain, il remarqua qu’il n’y avait point de feudans la cheminée. – Tiens ! pensa-t-il. Pas de feu. – Et il sedonna à lui-même cette explication : – C’est tout simple. Noussommes en avril. Les froids ont cessé.

– Dieu ! qu’il fait froid ici !s’écria Cosette en entrant.

– Mais non, dit Jean Valjean.

– C’est donc vous qui avez dit à Basquede ne pas faire de feu ?

– Oui. Nous sommes en mai tout àl’heure.

– Mais on fait du feu jusqu’au mois dejuin. Dans cette cave-ci, il en faut toute l’année.

– J’ai pensé que le feu étaitinutile.

– C’est bien là une de vos idées !reprit Cosette.

Le jour d’après, il y avait du feu. Mais lesdeux fauteuils étaient rangés à l’autre bout de la salle près de laporte. – Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa JeanValjean.

Il alla chercher les fauteuils, et les remit àleur place ordinaire près de la cheminée.

Ce feu rallumé l’encouragea pourtant. Il fitdurer la causerie plus longtemps encore que d’habitude. Comme il selevait pour s’en aller, Cosette lui dit :

– Mon mari m’a dit une drôle de chosehier.

– Quelle chose donc ?

– Il m’a dit : Cosette, nous avonstrente mille livres de rente. Vingt-sept que tu as, trois que mefait mon grand-père. J’ai répondu : Cela fait trente. Il arepris : Aurais-tu le courage de vivre avec les troismille ? J’ai répondu : Oui, avec rien. Pourvu que ce soitavec toi. Et puis j’ai demandé : Pourquoi me dis-tu ça ?Il m’a répondu : Pour savoir.

Jean Valjean ne trouva pas une parole. Cosetteattendait probablement de lui quelque explication ; ill’écouta dans un morne silence. Il s’en retourna rue del’Homme-Armé ; il était si profondément absorbé qu’il setrompa de porte, et qu’au lieu de rentrer chez lui, il entra dansla maison voisine. Ce ne fut qu’après avoir monté presque deuxétages qu’il s’aperçut de son erreur et qu’il redescendit.

Son esprit était bourrelé de conjectures. Ilétait évident que Marius avait des doutes sur l’origine de ces sixcent mille francs, qu’il craignait quelque source non pure, quisait ? qu’il avait même peut-être découvert que cet argentvenait de lui Jean Valjean, qu’il hésitait devant cette fortunesuspecte, et répugnait à la prendre comme sienne, aimant mieuxrester pauvres, lui et Cosette, que d’être riches d’une richessetrouble.

En outre, vaguement, Jean Valjean commençait àse sentir éconduit.

Le jour suivant, il eut, en pénétrant dans lasalle basse, comme une secousse. Les fauteuils avaient disparu. Iln’y avait pas même une chaise.

– Ah çà, s’écria Cosette en entrant, pasde fauteuils ! Où sont donc les fauteuils ?

– Ils n’y sont plus, répondit JeanValjean.

– Voilà qui est fort !

Jean Valjean bégaya :

– C’est moi qui ai dit à Basque de lesenlever.

– Et la raison ?

– Je ne reste que quelques minutesaujourd’hui.

– Rester peu, ce n’est pas une raisonpour rester debout.

– Je crois que Basque avait besoin desfauteuils pour le salon.

– Pourquoi ?

– Vous avez sans doute du monde cesoir.

– Nous n’avons personne.

Jean Valjean ne put dire un mot de plus.

Cosette haussa les épaules.

– Faire enlever les fauteuils !L’autre jour vous faites éteindre le feu. Comme vous êtessingulier !

– Adieu, murmura Jean Valjean.

Il ne dit pas : Adieu, Cosette. Mais iln’eut pas la force de dire : Adieu, madame.

Il sortit accablé.

Cette fois il avait compris.

Le lendemain il ne vint pas. Cosette ne leremarqua que le soir.

– Tiens, dit-elle, monsieur Jean n’estpas venu aujourd’hui.

Elle eut comme un léger serrement de cœur,mais elle s’en aperçut à peine, tout de suite distraite par unbaiser de Marius.

Le jour d’après, il ne vint pas.

Cosette n’y prit pas garde, passa sa soirée etdormit sa nuit, comme à l’ordinaire, et n’y pensa qu’en seréveillant. Elle était si heureuse ! Elle envoya bien viteNicolette chez monsieur Jean savoir s’il était malade, et pourquoiil n’était pas venu la veille. Nicolette rapporta la réponse demonsieur Jean. Il n’était point malade. Il était occupé. Ilviendrait bientôt. Le plus tôt qu’il pourrait. Du reste, il allaitfaire un petit voyage. Que madame devait se souvenir que c’étaitson habitude de faire des voyages de temps en temps. Qu’on n’eûtpas d’inquiétude. Qu’on ne songeât point à lui.

Nicolette, en entrant chez monsieur Jean, luiavait répété les propres paroles de sa maîtresse. Que madameenvoyait savoir « pourquoi monsieur Jean n’était pas venu laveille ». Il y a deux jours que je ne suis venu, dit JeanValjean avec douceur.

Mais l’observation glissa sur Nicolette quin’en rapporta rien à Cosette.

Chapitre IV – L’attraction etl’extinction

Pendant les derniers mois du printemps et lespremiers mois de l’été de 1833, les passants clairsemés du Marais,les marchands des boutiques, les oisifs sur le pas des portes,remarquaient un vieillard proprement vêtu de noir, qui, tous lesjours, vers la même heure, à la nuit tombante, sortait de la rue del’Homme-Armé, du côté de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie,passait devant les Blancs-Manteaux, gagnait la rueCulture-Sainte-Catherine, et, arrivé à la rue de l’Écharpe,tournait à gauche, et entrait dans la rue Saint-Louis.

Là il marchait à pas lents, la tête tendue enavant, ne voyant rien, n’entendant rien, l’œil immuablement fixésur un point toujours le même, qui semblait pour lui étoilé, et quin’était autre que l’angle de la rue des Filles-du-Calvaire. Plus ilapprochait de ce coin de rue, plus son œil s’éclairait ; unesorte de joie illuminait ses prunelles comme une aurore intérieureil avait l’air fasciné et attendri, ses lèvres faisaient desmouvements obscurs, comme s’il parlait à quelqu’un qu’il ne voyaitpas, il souriait vaguement, et il avançait le plus lentement qu’ilpouvait. On eût dit que, tout en souhaitant d’arriver, il avaitpeur du moment où il serait tout près. Lorsqu’il n’y avait plus quequelques maisons entre lui et cette rue qui paraissait l’attirer,son pas se ralentissait au point que par instants on pouvait croirequ’il ne marchait plus. La vacillation de sa tête et la fixité desa prunelle faisaient songer à l’aiguille qui cherche le pôle.Quelque temps qu’il mît à faire durer l’arrivée, il fallait bienarriver ; il atteignait la rue des Filles-du-Calvaire ;alors il s’arrêtait, il tremblait, il passait sa tête avec unesorte de timidité sombre au delà du coin de la dernière maison, etil regardait dans cette rue, et il y avait dans ce tragique regardquelque chose qui ressemblait à l’éblouissement de l’impossible età la réverbération d’un paradis fermé. Puis une larme, qui s’étaitpeu à peu amassée dans l’angle des paupières, devenue assez grossepour tomber, glissait sur sa joue, et quelquefois s’arrêtait à sabouche. Le vieillard en sentait la saveur amère. Il restait ainsiquelques minutes comme s’il eût été de pierre ; puis il s’enretournait par le même chemin et du même pas, et, à mesure qu’ils’éloignait son regard s’éteignait.

Peu à peu, ce vieillard cessa d’aller jusqu’àl’angle de la rue des Filles-du-Calvaire ; il s’arrêtait àmi-chemin dans la rue Saint-Louis ; tantôt un peu plus loin,tantôt un peu plus près. Un jour, il resta au coin de la rueCulture-Sainte-Catherine et regarda la rue des Filles-du-Calvairede loin. Puis il hocha silencieusement la tête de droite à gauche,comme s’il se refusait quelque chose, et rebroussa chemin.

Bientôt, il ne vint même plus jusqu’à la rueSaint-Louis. Il arrivait jusqu’à la rue Pavée, secouait le front,et s’en retournait ; puis il n’alla plus au delà de la rue desTrois-Pavillons ; puis il ne dépassa plus les Blancs-Manteaux.On eût dit un pendule qu’on ne remonte plus et dont lesoscillations s’abrègent en attendant qu’elles s’arrêtent.

Tous les jours il sortait de chez lui à lamême heure, il entreprenait le même trajet, mais il ne l’achevaitplus, et, peut-être sans qu’il en eût conscience, il leraccourcissait sans cesse. Tout son visage exprimait cette uniqueidée : À quoi bon ? La prunelle était éteinte ; plusde rayonnement. La larme aussi était tarie ; elle nes’amassait plus dans l’angle des paupières ; cet œil pensifétait sec. La tête du vieillard était toujours tendue enavant ; le menton par moments remuait ; les plis de soncou maigre faisaient de la peine. Quelquefois, quand le temps étaitmauvais, il avait sous le bras un parapluie, qu’il n’ouvrait point.Les bonnes femmes du quartier disaient : C’est un innocent.Les enfants le suivaient en riant.

Livre neuvième – Suprême ombre, suprêmeaurore

Chapitre I – Pitié pour les malheureux,mais indulgence pour les heureux

C’est une terrible chose d’être heureux !Comme on s’en contente ! Comme on trouve que celasuffit ! Comme, étant en possession du faux but de la vie, lebonheur, on oublie le vrai but, le devoir !

Disons-le pourtant, on aurait tort d’accuserMarius.

Marius, nous l’avons expliqué, avant sonmariage, n’avait pas fait de questions à M. Fauchelevent, et,depuis, il avait craint d’en faire à Jean Valjean. Il avaitregretté la promesse à laquelle il s’était laissé entraîner. Ils’était beaucoup dit qu’il avait eu tort de faire cette concessionau désespoir. Il s’était borné à éloigner peu à peu Jean Valjean desa maison et à l’effacer le plus possible dans l’esprit de Cosette.Il s’était en quelque sorte toujours placé entre Cosette et JeanValjean, sûr que de cette façon elle ne l’apercevrait pas et n’ysongerait point. C’était plus que l’effacement, c’étaitl’éclipse.

Marius faisait ce qu’il jugeait nécessaire etjuste. Il croyait avoir, pour écarter Jean Valjean, sans dureté,mais sans faiblesse, des raisons sérieuses qu’on a vues déjà etd’autres encore qu’on verra plus tard. Le hasard lui ayant faitrencontrer, dans un procès qu’il avait plaidé, un ancien commis dela maison Laffitte, il avait eu, sans les chercher, de mystérieuxrenseignements qu’il n’avait pu, à la vérité, approfondir, parrespect même pour ce secret qu’il avait promis de garder, et parménagement pour la situation périlleuse de Jean Valjean. Ilcroyait, en ce moment-là même, avoir un grave devoir à accomplir,la restitution des six cent mille francs à quelqu’un qu’ilcherchait le plus discrètement possible. En attendant, ils’abstenait de toucher à cet argent.

Quant à Cosette, elle n’était dans aucun deces secrets-là ; mais il serait dur de la condamner, elleaussi.

Il y avait de Marius à elle un magnétismetout-puissant, qui lui faisait faire, d’instinct et presquemachinalement, ce que Marius souhaitait. Elle sentait, du côté de« monsieur Jean », une volonté de Marius ; elle s’yconformait. Son mari n’avait eu rien à lui dire ; ellesubissait la pression vague, mais claire, de ses intentionstacites, et obéissait aveuglément. Son obéissance ici consistait àne pas se souvenir de ce que Marius oubliait. Elle n’avait aucuneffort à faire pour cela. Sans qu’elle sût elle-même pourquoi, etsans qu’il y ait à l’en accuser, son âme était tellement devenuecelle de son mari, que ce qui se couvrait d’ombre dans la pensée deMarius s’obscurcissait dans la sienne.

N’allons pas trop loin cependant ; en cequi concerne Jean Valjean, cet oubli et cet effacement n’étaientque superficiels. Elle était plutôt étourdie qu’oublieuse. Au fond,elle aimait bien celui qu’elle avait si longtemps nommé son père.Mais elle aimait plus encore son mari. C’est ce qui avait un peufaussé la balance de ce cœur, penchée d’un seul côté.

Il arrivait parfois que Cosette parlait deJean Valjean et s’étonnait. Alors Marius la calmait : – Il estabsent, je crois. N’a-t-il pas dit qu’il partait pour unvoyage ? C’est vrai, pensait Cosette. Il avait l’habitude dedisparaître ainsi. Mais pas si longtemps. – Deux ou trois fois elleenvoya Nicolette rue de l’Homme-Armé s’informer si monsieur Jeanétait revenu de son voyage. Jean Valjean fit répondre que non.

Cosette n’en demanda pas davantage, n’ayantsur la terre qu’un besoin, Marius.

Disons encore que, de leur côté, Marius etCosette avaient été absents. Ils étaient allés à Vernon. Mariusavait mené Cosette au tombeau de son père.

Marius avait peu à peu soustrait Cosette àJean Valjean. Cosette s’était laissé faire.

Du reste, ce qu’on appelle beaucoup tropdurement, dans de certains cas, l’ingratitude des enfants, n’estpas toujours une chose aussi reprochable qu’on le croit. C’estl’ingratitude de la nature. La nature, nous l’avons dit ailleurs,« regarde devant elle ». La nature divise les êtresvivants en arrivants et en partants. Les partants sont tournés versl’ombre, les arrivants vers la lumière. De là un écart qui, du côtédes vieux, est fatal, et, du côté des jeunes, involontaire. Cetécart, d’abord insensible, s’accroît lentement comme touteséparation de branches. Les rameaux, sans se détacher du tronc,s’en éloignent. Ce n’est pas leur faute. La jeunesse va où est lajoie, aux fêtes, aux vives clartés, aux amours. La vieillesse va àla fin. On ne se perd pas de vue, mais il n’y a plus d’étreinte.Les jeunes gens sentent le refroidissement de la vie ; lesvieillards celui de la tombe. N’accusons pas ces pauvresenfants.

Chapitre II – Dernières palpitations dela lampe sans huile

Jean Valjean un jour descendit son escalier,fit trois pas dans la rue, s’assit sur une borne, sur cette mêmeborne où Gavroche, dans la nuit du 5 au 6 juin, l’avait trouvésongeant ; il resta là quelques minutes, puis remonta. Ce futla dernière oscillation du pendule. Le lendemain, il ne sortit pasde chez lui. Le surlendemain, il ne sortit pas de son lit.

Sa portière, qui lui apprêtait son maigrerepas, quelques choux ou quelques pommes de terre avec un peu delard, regarda dans l’assiette de terre brune ets’exclama :

– Mais vous n’avez pas mangé hier, pauvrecher homme !

– Si fait, répondit Jean Valjean.

– L’assiette est toute pleine.

– Regardez le pot à l’eau. Il estvide.

– Cela prouve que vous avez bu ;cela ne prouve pas que vous avez mangé.

– Eh bien, fit Jean Valjean, si je n’aieu faim que d’eau ?

– Cela s’appelle la soif, et, quand on nemange pas en même temps, cela s’appelle la fièvre.

– Je mangerai demain.

– Ou à la Trinité. Pourquoi pasaujourd’hui ? Est-ce qu’on dit : Je mangeraidemain ! Me laisser tout mon plat sans y toucher ! Mesviquelottes[111] qui étaient si bonnes !

Jean Valjean prit la main de la vieillefemme :

– Je vous promets de les manger, luidit-il de sa voix bienveillante.

– Je ne suis pas contente de vous,répondit la portière.

Jean Valjean ne voyait guère d’autre créaturehumaine que cette bonne femme. Il y a dans Paris des rues oùpersonne ne passe et des maisons où personne ne vient. Il étaitdans une de ces rues-là et dans une de ces maisons-là.

Du temps qu’il sortait encore, il avait achetéà un chaudronnier pour quelques sous un petit crucifix de cuivrequ’il avait accroché à un clou en face de son lit. Ce gibet-là esttoujours bon à voir.

Une semaine s’écoula sans que Jean Valjean fîtun pas dans sa chambre. Il demeurait toujours couché. La portièredisait à son mari : – Le bonhomme de là-haut ne se lève plus,il ne mange plus, il n’ira pas loin. Ça a des chagrins, ça. On nem’ôtera pas de la tête que sa fille est mal mariée.

Le portier répliqua avec l’accent de lasouveraineté maritale :

– S’il est riche, qu’il ait un médecin.S’il n’est pas riche, qu’il n’en ait pas. S’il n’a pas de médecin,il mourra.

– Et s’il en a un ?

– Il mourra, dit le portier.

La portière se mit à gratter avec un vieuxcouteau de l’herbe qui poussait dans ce qu’elle appelait son pavé,et tout en arrachant l’herbe, elle grommelait :

– C’est dommage. Un vieillard qui est sipropre ! Il est blanc comme un poulet.

Elle aperçut au bout de la rue un médecin duquartier qui passait ; elle prit sur elle de le prier demonter.

– C’est au deuxième, lui dit-elle. Vousn’aurez qu’à entrer. Comme le bonhomme ne bouge plus de son lit, laclef est toujours à la porte.

Le médecin vit Jean Valjean et lui parla.

Quand il redescendit, la portièrel’interpella :

– Eh bien, docteur ?

– Votre malade est bien malade.

– Qu’est-ce qu’il a ?

– Tout et rien. C’est un homme qui, selontoute apparence, a perdu une personne chère. On meurt de cela.

– Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

– Il m’a dit qu’il se portait bien.

– Reviendrez-vous, docteur ?

– Oui, répondit le médecin. Mais ilfaudrait qu’un autre que moi revînt.

Chapitre III – Une plume pèse à quisoulevait la charrette Fauchelevent

Un soir Jean Valjean eut de la peine à sesoulever sur le coude ; il se prit la main et ne trouva passon pouls ; sa respiration était courte et s’arrêtait parinstants ; il reconnut qu’il était plus faible qu’il nel’avait encore été. Alors, sans doute sous la pression de quelquepréoccupation suprême, il fit un effort, se dressa sur son séant,et s’habilla. Il mit son vieux vêtement d’ouvrier. Ne sortant plus,il y était revenu, et il le préférait. Il dut s’interrompreplusieurs fois en s’habillant ; rien que pour passer lesmanches de la veste, la sueur lui coulait du front.

Depuis qu’il était seul, il avait mis son litdans l’antichambre, afin d’habiter le moins possible cetappartement désert.

Il ouvrit la valise et en tira le trousseau deCosette.

Il l’étala sur son lit.

Les chandeliers de l’évêque étaient à leurplace sur la cheminée. Il prit dans un tiroir deux bougies de cireet les mit dans les chandeliers. Puis, quoiqu’il fît encore grandjour, c’était en été, il les alluma. On voit ainsi quelquefois desflambeaux allumés en plein jour dans les chambres où il y a desmorts.

Chaque pas qu’il faisait en allant d’un meubleà l’autre l’exténuait, et il était obligé de s’asseoir. Ce n’étaitpoint de la fatigue ordinaire qui dépense la force pour larenouveler ; c’était le reste des mouvements possibles ;c’était la vie épuisée qui s’égoutte dans des efforts accablantsqu’on ne recommencera pas.

Une des chaises où il se laissa tomber étaitplacée devant le miroir, si fatal pour lui, si providentiel pourMarius, où il avait lu sur le buvard l’écriture renversée deCosette. Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas. Il avaitquatrevingts ans ; avant le mariage de Marius, on lui eût àpeine donné cinquante ans ; cette année avait compté trente.Ce qu’il avait sur le front, ce n’était plus la ride de l’âge,c’était la marque mystérieuse de la mort. On sentait là lecreusement de l’ongle impitoyable. Ses joues pendaient ; lapeau de son visage avait cette couleur qui ferait croire qu’il y adéjà de la terre dessus ; les deux coins de sa bouches’abaissaient comme dans ce masque que les anciens sculptaient surles tombeaux ; il regardait le vide avec un air dereproche ; on eût dit un de ces grands êtres tragiques qui ontà se plaindre de quelqu’un.

Il était dans cette situation, la dernièrephase de l’accablement, où la douleur ne coule plus ; elleest, pour ainsi dire, coagulée ; il y a sur l’âme comme uncaillot de désespoir.

La nuit était venue. Il traîna laborieusementune table et le vieux fauteuil près de la cheminée, et posa sur latable une plume, de l’encre et du papier.

Cela fait, il eut un évanouissement. Quand ilreprit connaissance, il avait soif. Ne pouvant soulever le pot àl’eau, il le pencha péniblement vers sa bouche, et but unegorgée.

Puis il se tourna vers le lit, et, toujoursassis, car il ne pouvait rester debout, il regarda la petite robenoire et tous ces chers objets.

Ces contemplations-là durent des heures quisemblent des minutes. Tout à coup il eut un frisson, il sentit quele froid lui venait ; il s’accouda à la table que lesflambeaux de l’évêque éclairaient, et prit la plume.

Comme la plume ni l’encre n’avaient servidepuis longtemps, le bec de la plume était recourbé, l’encre étaitdesséchée, il fallut qu’il se levât et qu’il mît quelques gouttesd’eau dans l’encre, ce qu’il ne put faire sans s’arrêter ets’asseoir deux ou trois fois, et il fut forcé d’écrire avec le dosde la plume. Il s’essuyait le front de temps en temps.

Sa main tremblait. Il écrivit lentementquelques lignes que voici :

« Cosette, je te bénis. Je vaist’expliquer. Ton mari a eu raison de me faire comprendre que jedevais m’en aller ; cependant il y a un peu d’erreur dans cequ’il a cru, mais il a eu raison. Il est excellent. Aime-letoujours bien quand je serai mort. Monsieur Pontmercy, aimeztoujours mon enfant bien-aimé. Cosette, on trouvera ce papier-ci,voici ce que je veux te dire, tu vas voir les chiffres, si j’ai laforce de me les rappeler, écoute bien, cet argent est bien à toi.Voici toute la chose : Le jais blanc vient de Norvège, le jaisnoir vient d’Angleterre, la verroterie noire vient d’Allemagne. Lejais est plus léger, plus précieux, plus cher. On peut faire enFrance des imitations comme en Allemagne. Il faut une petiteenclume de deux pouces carrés et une lampe à esprit de vin pouramollir la cire. La cire autrefois se faisait avec de la résine etdu noir de fumée et coûtait quatre francs la livre. J’ai imaginé dela faire avec de la gomme laque et de la térébenthine. Elle necoûte plus que trente sous, et elle est bien meilleure. Les bouclesse font avec un verre violet qu’on colle au moyen de cette cire surune petite membrure en fer noir. Le verre doit être violet pour lesbijoux de fer et noir pour les bijoux d’or. L’Espagne en achètebeaucoup. C’est le pays du jais… »

Ici il s’interrompit, la plume tomba de sesdoigts, il lui vint un de ces sanglots désespérés qui montaient parmoments des profondeurs de son être, le pauvre homme prit sa têtedans ses deux mains, et songea.

– Oh ! s’écria-t-il au dedans delui-même (cris lamentables, entendus de Dieu seul), c’est fini. Jene la verrai plus. C’est un sourire qui a passé sur moi. Je vaisentrer dans la nuit sans même la revoir. Oh ! une minute, uninstant, entendre sa voix, toucher sa robe, la regarder, elle,l’ange ! et puis mourir ! Ce n’est rien de mourir, ce quiest affreux, c’est de mourir sans la voir. Elle me sourirait, elleme dirait un mot. Est-ce que cela ferait du mal à quelqu’un ?Non, c’est fini, jamais. Me voilà tout seul. Mon Dieu ! monDieu ! je ne la verrai plus.

En ce moment on frappa à sa porte.

Chapitre IV – Bouteille d’encre qui neréussit qu’à blanchir

Ce même jour, ou, pour mieux dire, ce mêmesoir, comme Marius sortait de table et venait de se retirer dansson cabinet, ayant un dossier à étudier, Basque lui avait remis unelettre en disant : La personne qui a écrit la lettre est dansl’antichambre.

Cosette avait pris le bras du grand-père etfaisait un tour dans le jardin.

Une lettre peut, comme un homme, avoirmauvaise tournure. Gros papier, pli grossier, rien qu’à les voir,de certaines missives déplaisent. La lettre qu’avait apportéeBasque était de cette espèce.

Marius la prit. Elle sentait le tabac. Rienn’éveille un souvenir comme une odeur. Marius reconnut ce tabac. Ilregarda la suscription : À monsieur, monsieur le baronPommerci. En son hôtel. Le tabac reconnu lui fit reconnaîtrel’écriture. On pourrait dire que l’étonnement a des éclairs. Mariusfut comme illuminé d’un de ces éclairs-là.

L’odorat, ce mystérieux aide-mémoire, venaitde faire revivre en lui tout un monde. C’était bien là le papier,la façon de plier, la teinte blafarde de l’encre, c’était bien làl’écriture connue ; surtout c’était là le tabac. Le galetasJondrette lui apparaissait.

Ainsi, étrange coup de tête du hasard !une des deux pistes qu’il avait tant cherchées, celle pour laquelledernièrement encore il avait fait tant d’efforts et qu’il croyait àjamais perdue, venait d’elle-même s’offrir à lui.

Il décacheta avidement la lettre, et illut :

« Monsieur le baron,

« Si l’Être Suprême m’en avait donné lestalents, j’aurais pu être le baron Thénard[112],membre de l’institut (académie des ciences), mais je ne le suispas. Je porte seulement le même nom que lui, heureux si ce souvenirme recommande à l’excellence de vos bontés. Le bienfait dont vousm’honorerez sera réciproque. Je suis en possession d’un secretconsernant un individu. Cet individu vous conserne. Je tiens lesecret à votre disposition désirant avoir l’honneur de vous êtrehutile. Je vous donnerai le moyen simple de chaser de votrehonorable famille cet individu qui n’y a pas droit, madame labarone étant de haute naissance. Le sanctuaire de la vertu nepourrait coabiter plus longtemps avec le crime sans abdiquer.

« J’atends dans l’antichambre les ordresde monsieur le baron.

« Avec respect. »

La lettre était signée« Thénard ».

Cette signature n’était pas fausse. Elle étaitseulement un peu abrégée.

Du reste l’amphigouri et l’orthographeachevaient la révélation. Le certificat d’origine était complet.Aucun doute n’était possible.

L’émotion de Marius fut profonde. Après lemouvement de surprise, il eut un mouvement de bonheur. Qu’iltrouvât maintenant l’autre homme qu’il cherchait, celui qui l’avaitsauvé lui Marius, et il n’aurait plus rien à souhaiter.

Il ouvrit un tiroir de son secrétaire, y pritquelques billets de banque, les mit dans sa poche, referma lesecrétaire et sonna. Basque entre-bâilla la porte.

– Faites entrer, dit Marius.

Basque annonça :

– Monsieur Thénard.

Un homme entra.

Nouvelle surprise pour Marius. L’homme quientra lui était parfaitement inconnu.

Cet homme, vieux du reste, avait le nez gros,le menton dans la cravate, des lunettes vertes à double abat-jourde taffetas vert sur les yeux, les cheveux lissés et aplatis sur lefront au ras des sourcils comme la perruque des cochers anglais dehigh life. Ses cheveux étaient gris. Il était vêtu de noir de latête aux pieds, d’un noir très râpé, mais propre ; untrousseau de breloques, sortant de son gousset, y faisait supposerune montre. Il tenait à la main un vieux chapeau. Il marchaitvoûté, et la courbure de son dos s’augmentait de la profondeur deson salut.

Ce qui frappait au premier abord, c’est quel’habit de ce personnage, trop ample, quoique soigneusementboutonné, ne semblait pas fait pour lui.

Ici une courte digression est nécessaire.

Il y avait à Paris, à cette époque, dans unvieux logis borgne, rue Beautreillis, près de l’Arsenal, un juifingénieux qui avait pour profession de changer un gredin en honnêtehomme. Pas pour trop longtemps, ce qui eût pu être gênant pour legredin. Le changement se faisait à vue, pour un jour ou deux, àraison de trente sous par jour, au moyen d’un costume ressemblantle plus possible à l’honnêteté de tout le monde. Ce loueur decostumes s’appelait le Changeur ; les filousparisiens lui avaient donné ce nom, et ne lui en connaissaient pasd’autre. Il avait un vestiaire assez complet. Les loques dont ilaffublait les gens étaient à peu près possibles. Il avait desspécialités et des catégories ; à chaque clou de son magasinpendait, usée et fripée, une condition sociale ; ici l’habitde magistrat, là l’habit de curé, là l’habit de banquier, dans uncoin l’habit de militaire en retraite, ailleurs l’habit d’homme delettres, plus loin l’habit d’homme d’État. Cet être était lecostumier du drame immense que la friponnerie joue à Paris. Sonbouge était la coulisse d’où le vol sortait et où l’escroquerierentrait. Un coquin déguenillé arrivait à ce vestiaire, déposaittrente sous, et choisissait, selon le rôle qu’il voulait jouer cejour-là, l’habit qui lui convenait, et, en redescendant l’escalier,le coquin était quelqu’un. Le lendemain les nippes étaientfidèlement rapportées, et le Changeur, qui confiait tout auxvoleurs, n’était jamais volé. Ces vêtements avaient uninconvénient, ils « n’allaient pas » ; n’étant pointfaits pour ceux qui les portaient, ils étaient collants pourcelui-ci, flottants pour celui-là, et ne s’ajustaient à personne.Tout filou qui dépassait la moyenne humaine en petitesse ou engrandeur, était mal à l’aise dans les costumes du Changeur. Il nefallait être ni trop gras ni trop maigre. Le Changeur n’avait prévuque les hommes ordinaires. Il avait pris mesure à l’espèce dans lapersonne du premier gueux venu, lequel n’est ni gros, ni mince, nigrand, ni petit. De là des adaptations quelquefois difficiles dontles pratiques du Changeur se tiraient comme elles pouvaient. Tantpis pour les exceptions ! L’habit d’homme d’État, par exemple,noir du haut en bas, et par conséquent convenable, eût été troplarge pour Pitt et trop étroit pour Castelcicala. Le vêtementd’homme d’état était désigné comme il suit dans lecatalogue du Changeur ; nous copions : « Un habit dedrap noir, un pantalon de cuir de laine noir, un gilet de soie, desbottes et du linge. » Il y avait en marge : Ancienambassadeur, et une note que nous transcrivonségalement : « Dans une boîte séparée, une perruqueproprement frisée, des lunettes vertes, des breloques, et deuxpetits tuyaux de plume d’un pouce de long enveloppés decoton. » Tout cela revenait à l’homme d’État, ancienambassadeur. Tout ce costume était, si l’on peut parler ainsi,exténué ; les coutures blanchissaient, une vague boutonnières’entrouvrait à l’un des coudes ; en outre, un bouton manquaità l’habit sur la poitrine ; mais ce n’est qu’un détail ;la main de l’homme d’État, devant toujours être dans l’habit et surle cœur, avait pour fonction de cacher le bouton absent.

Si Marius avait été familier avec lesinstitutions occultes de Paris, il eût tout de suite reconnu, surle dos du visiteur que Basque venait d’introduire, l’habit d’hommed’État[113] emprunté au Décroche-moi-ça duChangeur.

Le désappointement de Marius, en voyant entrerun homme autre que celui qu’il attendait, tourna en disgrâce pourle nouveau venu. Il l’examina des pieds à la tête, pendant que lepersonnage s’inclinait démesurément, et lui demanda d’un tonbref :

– Que voulez-vous ?

L’homme répondit avec un rictus aimable dontle sourire caressant d’un crocodile donnerait quelqueidée :

– Il me semble impossible que je n’aiepas déjà eu l’honneur de voir monsieur le baron dans le monde. Jecrois bien l’avoir particulièrement rencontré, il y a quelquesannées, chez madame la princesse Bagration et dans les salons de saseigneurie le vicomte Dambray, pair de France.

C’est toujours une bonne tactique encoquinerie que d’avoir l’air de reconnaître quelqu’un qu’on neconnaît point.

Marius était attentif au parler de cet homme.Il épiait l’accent et le geste, mais son désappointementcroissait ; c’était une prononciation nasillarde, absolumentdifférente du son de voix aigre et sec auquel il s’attendait. Ilétait tout à fait dérouté.

– Je ne connais, dit-il, ni madameBagration, ni M. Dambray. Je n’ai de ma vie mis le pied nichez l’un ni chez l’autre.

La réponse était bourrue. Le personnage,gracieux quand même, insista.

– Alors, ce sera chez Chateaubriand quej’aurai vu monsieur ! Je connais beaucoup Chateaubriand. Ilest très affable. Il me dit quelquefois : Thénard, mon ami…est-ce que vous ne buvez pas un verre avec moi ?

Le front de Marius devint de plus en plussévère :

– Je n’ai jamais eu l’honneur d’être reçuchez monsieur de Chateaubriand. Abrégeons. Qu’est-ce que vousvoulez ?

L’homme, devant la voix plus dure, salua plusbas.

– Monsieur le baron, daignez m’écouter.Il y a en Amérique, dans un pays qui est du côté de Panama, unvillage appelé la Joya[114]. Cevillage se compose d’une seule maison. Une grande maison carrée detrois étages en briques cuites au soleil, chaque côté du carré longde cinq cents pieds, chaque étage en retraite de douze pieds surl’étage inférieur de façon à laisser devant soi une terrasse quifait le tour de l’édifice, au centre une cour intérieure où sontles provisions et les munitions, pas de fenêtres, des meurtrières,pas de porte, des échelles, des échelles pour monter du sol à lapremière terrasse, et de la première à la seconde, et de la secondeà la troisième, des échelles pour descendre dans la courintérieure, pas de portes aux chambres, des trappes, pasd’escaliers aux chambres, des échelles ; le soir on ferme lestrappes, on retire les échelles, on braque des tromblons et descarabines aux meurtrières ; nul moyen d’entrer ; unemaison le jour, une citadelle la nuit, huit cents habitants, voilàce village. Pourquoi tant de précautions ? c’est que ce paysest dangereux ; il est plein d’anthropophages. Alors pourquoiy va-t-on ? c’est que ce pays est merveilleux ; on ytrouve de l’or.

– Où voulez-vous en venir ?interrompit Marius qui du désappointement passait àl’impatience.

– À ceci, monsieur le baron. Je suis unancien diplomate fatigué. La vieille civilisation m’a mis sur lesdents. Je veux essayer des sauvages.

– Après ?

– Monsieur le baron, l’égoïsme est la loidu monde. La paysanne prolétaire qui travaille à la journée seretourne quand la diligence passe, la paysanne propriétaire quitravaille à son champ ne se retourne pas. Le chien du pauvre aboieaprès le riche, le chien du riche aboie après le pauvre. Chacunpour soi. L’intérêt, voilà le but des hommes. L’or, voilàl’aimant.

– Après ? Concluez.

– Je voudrais aller m’établir à la Joya.Nous sommes trois. J’ai mon épouse et ma demoiselle ; unefille qui est fort belle. Le voyage est long et cher. Il me faut unpeu d’argent.

– En quoi cela me regarde-t-il ?demanda Marius.

L’inconnu tendit le cou hors de sa cravate,geste propre au vautour, et répliqua avec un redoublement desourire :

– Est-ce que monsieur le baron n’a pas luma lettre ?

Cela était à peu près vrai. Le fait est que lecontenu de l’épître avait glissé sur Marius. Il avait vu l’écritureplus qu’il n’avait lu la lettre. Il s’en souvenait à peine. Depuisun moment un nouvel éveil venait de lui être donné. Il avaitremarqué ce détail : mon épouse et ma demoiselle. Il attachaitsur l’inconnu un œil pénétrant. Un juge d’instruction n’eût pasmieux regardé. Il le guettait presque. Il se borna à luirépondre :

– Précisez.

L’inconnu inséra ses deux mains dans ses deuxgoussets, releva sa tête sans redresser son épine dorsale, mais enscrutant de son côté Marius avec le regard vert de seslunettes.

– Soit, monsieur le baron. Je précise.J’ai un secret à vous vendre.

– Un secret !

– Un secret.

– Qui me concerne ?

– Un peu.

– Quel est ce secret ?

Marius examinait de plus en plus l’homme, touten l’écoutant.

– Je commence gratis, dit l’inconnu. Vousallez voir que je suis intéressant.

– Parlez.

– Monsieur le baron, vous avez chez vousun voleur et un assassin.

Marius tressaillit.

– Chez moi ? non, dit-il.

L’inconnu, imperturbable, brossa son chapeaudu coude, et poursuivit :

– Assassin et voleur. Remarquez, monsieurle baron, que je ne parle pas ici de faits anciens, arriérés,caducs, qui peuvent être effacés par la prescription devant la loiet par le repentir devant Dieu. Je parle de faits récents, de faitsactuels, de faits encore ignorés de la justice à cette heure. Jecontinue. Cet homme s’est glissé dans votre confiance, et presquedans votre famille, sous un faux nom. Je vais vous dire son nomvrai. Et vous le dire pour rien.

– J’écoute.

– Il s’appelle Jean Valjean.

– Je le sais.

– Je vais vous dire, également pour rien,qui il est.

– Dites.

– C’est un ancien forçat.

– Je le sais.

– Vous le savez depuis que j’ai eul’honneur de vous le dire.

– Non. Je le savais auparavant.

Le ton froid de Marius, cette double répliqueje le sais, son laconisme réfractaire au dialogue,remuèrent dans l’inconnu quelque colère sourde. Il décocha à ladérobée à Marius un regard furieux, tout de suite éteint. Si rapidequ’il fût, ce regard était de ceux qu’on reconnaît quand on les avus une fois ; il n’échappa point à Marius. De certainsflamboiements ne peuvent venir que de certaines âmes ; laprunelle, ce soupirail de la pensée, s’en embrase ; leslunettes ne cachent rien ; mettez donc une vitre àl’enfer.

L’inconnu reprit, en souriant :

– Je ne me permets pas de démentirmonsieur le baron. Dans tous les cas, vous devez voir que je suisrenseigné. Maintenant ce que j’ai à vous apprendre n’est connu quede moi seul. Cela intéresse la fortune de madame la baronne. C’estun secret extraordinaire. Il est à vendre. C’est à vous que jel’offre d’abord. Bon marché. Vingt mille francs.

– Je sais ce secret-là comme je sais lesautres, dit Marius.

Le personnage sentit le besoin de baisser unpeu son prix :

– Monsieur le baron, mettez dix millefrancs, et je parle.

– Je vous répète que vous n’avez rien àm’apprendre. Je sais ce que vous voulez me dire.

Il y eut dans l’œil de l’homme un nouveléclair. Il s’écria :

– Il faut pourtant que je dîneaujourd’hui. C’est un secret extraordinaire, vous dis-je. Monsieurle baron, je vais parler. Je parle. Donnez-moi vingt francs.

Marius le regarda fixement :

– Je sais votre secretextraordinaire ; de même que je savais le nom de Jean Valjean,de même que je sais votre nom.

– Mon nom ?

– Oui.

– Ce n’est pas difficile, monsieur lebaron. J’ai eu l’honneur de vous l’écrire et de vous le dire.Thénard.

– Dier.

– Hein ?

– Thénardier.

– Qui ça ?

Dans le danger, le porc-épic se hérisse, lescarabée fait le mort, la vieille garde se forme en carré ;cet homme se mit à rire.

Puis il épousseta d’une chiquenaude un grainde poussière sur la manche de son habit.

Marius continua :

– Vous êtes aussi l’ouvrier Jondrette, lecomédien Fabantou, le poëte Genflot, l’espagnol don Alvarès, et lafemme Balizard.

– La femme quoi ?

– Et vous avez tenu une gargote àMontfermeil.

– Une gargote ! Jamais.

– Et je vous dis que vous êtesThénardier.

– Je le nie.

– Et que vous êtes un gueux. Tenez.

Et Marius, tirant de sa poche un billet debanque, le lui jeta à la face.

– Merci ! pardon ! cinq centsfrancs ! monsieur le baron !

Et l’homme, bouleversé, saluant, saisissant lebillet, l’examina.

– Cinq cents francs ! reprit-il,ébahi. Et il bégaya à demi-voix : Un fafiot sérieux !

Puis brusquement :

– Eh bien soit, s’écria-t-il.Mettons-nous à notre aise.

Et, avec une prestesse de singe, rejetant sescheveux en arrière, arrachant ses lunettes, retirant de son nez etescamotant les deux tuyaux de plume dont il a été question tout àl’heure, et qu’on a d’ailleurs déjà vus à une autre page de celivre[115], il ôta son visage comme on ôte sonchapeau.

L’œil s’alluma ; le front inégal, raviné,bossu par endroits, hideusement ridé en haut, se dégagea, le nezredevint aigu comme un bec ; le profil féroce et sagace del’homme de proie reparut.

– Monsieur le baron est infaillible,dit-il d’une voix nette et d’où avait disparu tout nasillement, jesuis Thénardier.

Et il redressa son dos voûté.

Thénardier, car c’était bien lui, étaitétrangement surpris ; il eût été troublé s’il avait pu l’être.Il était venu apporter de l’étonnement, et c’était lui qui enrecevait. Cette humiliation lui était payée cinq cents francs, et,à tout prendre, il l’acceptait ; mais il n’en était pas moinsabasourdi.

Il voyait pour la première fois ce baronPontmercy, et, malgré son déguisement, ce baron Pontmercy lereconnaissait, et le reconnaissait à fond. Et non seulement cebaron était au fait de Thénardier, mais il semblait au fait de JeanValjean. Qu’était-ce que ce jeune homme presque imberbe, si glacialet si généreux, qui savait les noms des gens, qui savait tous leursnoms, et qui leur ouvrait sa bourse, qui malmenait les friponscomme un juge et qui les payait comme une dupe ?

Thénardier, on se le rappelle[116], quoique ayant été voisin de Marius,ne l’avait jamais vu, ce qui est fréquent à Paris ; il avaitautrefois entendu vaguement ses filles parler d’un jeune homme trèspauvre appelé Marius qui demeurait dans la maison. Il lui avaitécrit, sans le connaître, la lettre qu’on sait. Aucun rapprochementn’était possible dans son esprit entre ce Marius-là et M. lebaron Pontmercy.

Quant au nom de Pontmercy, on se rappelle que,sur le champ de bataille de Waterloo, il n’en avait entendu que lesdeux dernières syllabes, pour lesquelles il avait toujours eu lelégitime dédain qu’on doit à ce qui n’est qu’un remercîment.

Du reste, par sa fille Azelma, qu’il avaitmise à la piste des mariés du 16 février, et par ses fouillespersonnelles, il était parvenu à savoir beaucoup de choses, et, dufond de ses ténèbres, il avait réussi à saisir plus d’un filmystérieux. Il avait, à force d’industrie, découvert, ou, tout aumoins, à force d’inductions, deviné, quel était l’homme qu’il avaitrencontré un certain jour dans le Grand Égout. De l’homme, il étaitfacilement arrivé au nom. Il savait que madame la baronnePontmercy, c’était Cosette. Mais de ce côté-là, il comptait êtrediscret. Qui était Cosette ? Il ne le savait pas au justelui-même. Il entrevoyait bien quelque bâtardise, l’histoire deFantine lui avait toujours semblé louche, mais à quoi bon enparler ? Pour se faire payer son silence ? Il avait, oucroyait avoir, à vendre mieux que cela. Et, selon toute apparence,venir faire, sans preuve, cette révélation au baronPontmercy : Votre femme est bâtarde, cela n’eûtréussi qu’à attirer la botte du mari vers les reins durévélateur.

Dans la pensée de Thénardier, la conversationavec Marius n’avait pas encore commencé. Il avait dû reculer,modifier sa stratégie, quitter une position, changer defront ; mais rien d’essentiel n’était encore compromis, et ilavait cinq cents francs dans sa poche. En outre, il avait quelquechose de décisif à dire, et même contre ce baron Pontmercy si bienrenseigné et si bien armé, il se sentait fort. Pour les hommes dela nature de Thénardier, tout dialogue est un combat. Dans celuiqui allait s’engager, quelle était sa situation ? Il ne savaitpas à qui il parlait, mais il savait de quoi il parlait. Il fitrapidement cette revue intérieure de ses forces, et après avoirdit : Je suis Thénardier, il attendit.

Marius était resté pensif. Il tenait doncenfin Thénardier. Cet homme, qu’il avait tant désiré retrouver,était là. Il allait donc pouvoir faire honneur à la recommandationdu colonel Pontmercy. Il était humilié que ce héros dût quelquechose à ce bandit, et que la lettre de change tirée du fond dutombeau par son père sur lui Marius fût jusqu’à ce jour protestée.Il lui paraissait aussi, dans la situation complexe où était sonesprit vis-à-vis de Thénardier, qu’il y avait lieu de venger lecolonel du malheur d’avoir été sauvé par un tel gredin. Quoi qu’ilen fût, il était content. Il allait donc enfin délivrer de cecréancier indigne l’ombre du colonel, et il lui semblait qu’ilallait retirer de la prison pour dettes la mémoire de son père.

À côté de ce devoir, il en avait un autre,éclaircir, s’il se pouvait, la source de la fortune de Cosette.L’occasion semblait se présenter. Thénardier savait peut-êtrequelque chose. Il pouvait être utile de voir le fond de cet homme.Il commença par là.

Thénardier avait fait disparaître le« fafiot sérieux » dans son gousset, et regardait Mariusavec une douceur presque tendre.

Marius rompit le silence.

– Thénardier, je vous ai dit votre nom. Àprésent, votre secret, ce que vous veniez m’apprendre, voulez-vousque je vous le dise ? J’ai mes informations aussi, moi. Vousallez voir que j’en sais plus long que vous. Jean Valjean, commevous l’avez dit, est un assassin et un voleur. Un voleur, parcequ’il a volé un riche manufacturier dont il a causé la ruine,M. Madeleine. Un assassin, parce qu’il a assassiné l’agent depolice Javert.

– Je ne comprends pas, monsieur le baron,fit Thénardier.

– Je vais me faire comprendre. Écoutez.Il y avait, dans un arrondissement du Pas-de-Calais, vers 1822, unhomme qui avait eu quelque ancien démêlé avec la justice, et qui,sous le nom de M. Madeleine, s’était relevé et réhabilité. Cethomme était devenu, dans toute la force du terme, un juste. Avecune industrie, la fabrique des verroteries noires, il avait fait lafortune de toute une ville. Quant à sa fortune personnelle, ill’avait faite aussi, mais secondairement et, en quelque sorte, paroccasion. Il était le père nourricier des pauvres. Il fondait deshôpitaux, ouvrait des écoles, visitait les malades, dotait lesfilles, soutenait les veuves, adoptait les orphelins ; ilétait comme le tuteur du pays. Il avait refusé la croix, on l’avaitnommé maire. Un forçat libéré savait le secret d’une peine encourueautrefois par cet homme ; il le dénonça et le fit arrêter, etprofita de l’arrestation pour venir à Paris et se faire remettrepar le banquier Laffitte, – je tiens le fait du caissier lui-même,– au moyen d’une fausse signature, une somme de plus d’undemi-million qui appartenait à M. Madeleine. Ce forçat, qui avolé M. Madeleine, c’est Jean Valjean. Quant à l’autre fait,vous n’avez rien non plus à m’apprendre. Jean Valjean a tué l’agentJavert ; il l’a tué d’un coup de pistolet. Moi qui vous parle,j’étais présent.

Thénardier jeta à Marius le coup d’œilsouverain d’un homme battu qui remet la main sur la victoire et quivient de regagner en une minute tout le terrain qu’il avait perdu.Mais le sourire revint tout de suite ; l’inférieur vis-à-visdu supérieur doit avoir le triomphe câlin, et Thénardier se borna àdire à Marius :

– Monsieur le baron, nous faisons fausseroute.

Et il souligna cette phrase en faisant faire àson trousseau de breloques un moulinet expressif.

– Quoi ! repartit Marius,contestez-vous cela ? Ce sont des faits.

– Ce sont des chimères. La confiance dontmonsieur le baron m’honore me fait un devoir de le lui dire. Avanttout la vérité et la justice. Je n’aime pas voir accuser les gensinjustement. Monsieur le baron, Jean Valjean n’a point voléM. Madeleine, et Jean Valjean n’a point tué Javert.

– Voilà qui est fort ! commentcela ?

– Pour deux raisons.

– Lesquelles ? parlez.

– Voici la première : il n’a pasvolé M. Madeleine, attendu que c’est lui-même Jean Valjean quiest M. Madeleine.

– Que me contez-vous là ?

– Et voici la seconde : il n’a pasassassiné Javert, attendu que celui qui a tué Javert, c’estJavert.

– Que voulez-vous dire ?

– Que Javert s’est suicidé.

– Prouvez ! prouvez ! criaMarius hors de lui.

Thénardier reprit en scandant sa phrase à lafaçon d’un alexandrin antique :

– L’agent-de-police-Ja-vert-a-été-trouvé-noyé-sous-un-bateau-du-Pont-au-Change.

– Mais prouvez donc !

Thénardier tira de sa poche de côté une largeenveloppe de papier gris qui semblait contenir des feuilles pliéesde diverses grandeurs.

– J’ai mon dossier, dit-il aveccalme.

Et il ajouta :

– Monsieur le baron, dans votre intérêt,j’ai voulu connaître à fond mon Jean Valjean. Je dis que JeanValjean et Madeleine, c’est le même homme, et je dis que Javert n’aeu d’autre assassin que Javert, et quand je parle, c’est que j’aides preuves. Non des preuves manuscrites, l’écriture est suspecte,l’écriture est complaisante, mais des preuves imprimées.

Tout en parlant, Thénardier extrayait del’enveloppe deux numéros de journaux jaunis, fanés, et fortementsaturés de tabac. L’un de ces deux journaux, cassé à tous les pliset tombant en lambeaux carrés, semblait beaucoup plus ancien quel’autre.

– Deux faits, deux preuves, fitThénardier. Et il tendit à Marius les deux journaux déployés.

Ces deux journaux, le lecteur les connaît.L’un, le plus ancien, un numéro du Drapeau blanc du 25juillet 1823, dont on a pu voir le texte à la page 148 du tometroisième de ce livre[117],établissait l’identité de M. Madeleine et de Jean Valjean.L’autre, un Moniteur du 15 juin 1832, constatait lesuicide de Javert, ajoutant qu’il résultait d’un rapport verbal deJavert au préfet que, fait prisonnier dans la barricade de la ruede la Chanvrerie, il avait dû la vie à la magnanimité d’un insurgéqui, le tenant sous son pistolet, au lieu de lui brûler lacervelle, avait tiré en l’air.

Marius lut. Il y avait évidence, datecertaine, preuve irréfragable, ces deux journaux n’avaient pas étéimprimés exprès pour appuyer les dires de Thénardier ; la notepubliée dans le Moniteur était communiquéeadministrativement par la préfecture de police. Marius ne pouvaitdouter. Les renseignements du commis-caissier étaient faux etlui-même s’était trompé. Jean Valjean, grandi brusquement, sortaitdu nuage. Marius ne put retenir un cri de joie :

– Eh bien alors, ce malheureux est unadmirable homme ! toute cette fortune était vraiment àlui ! c’est Madeleine, la providence de tout un pays !c’est Jean Valjean, le sauveur de Javert ! c’est unhéros ! c’est un saint !

– Ce n’est pas un saint, et ce n’est pasun héros, dit Thénardier. C’est un assassin et un voleur.

Et il ajouta du ton d’un homme qui commence àse sentir quelque autorité : – Calmons-nous.

Voleur, assassin, ces mots que Marius croyaitdisparus, et qui revenaient, tombèrent sur lui comme une douche deglace.

– Encore ! dit-il.

– Toujours, fit Thénardier. Jean Valjeann’a pas volé Madeleine, mais c’est un voleur. Il n’a pas tuéJavert, mais c’est un meurtrier.

– Voulez-vous parler, reprit Marius, dece misérable vol d’il y a quarante ans, expié, cela résulte de vosjournaux mêmes, par toute une vie de repentir, d’abnégation et devertu ?

– Je dis assassinat et vol, monsieur lebaron. Et je répète que je parle de faits actuels. Ce que j’ai àvous révéler est absolument inconnu. C’est de l’inédit. Etpeut-être y trouverez-vous la source de la fortune habilementofferte par Jean Valjean à madame la baronne. Je dis habilement,car, par une donation de ce genre, se glisser dans une honorablemaison dont on partagera l’aisance, et, du même coup, cacher soncrime, jouir de son vol, enfouir son nom, et se créer une famille,ce ne serait pas très maladroit.

– Je pourrais vous interrompre ici,observa Marius, mais continuez.

– Monsieur le baron, je vais vous diretout, laissant la récompense à votre générosité. Ce secret vaut del’or massif. Vous me direz : Pourquoi ne t’es-tu pas adressé àJean Valjean ? Par une raison toute simple : je saisqu’il s’est dessaisi, et dessaisi en votre faveur, et je trouve lacombinaison ingénieuse ; mais il n’a plus le sou, il memontrerait ses mains vides, et, puisque j’ai besoin de quelqueargent pour mon voyage à la Joya, je vous préfère, vous qui aveztout, à lui qui n’a rien. Je suis un peu fatigué, permettez-moi deprendre une chaise.

Marius s’assit et lui fit signe des’asseoir.

Thénardier s’installa sur une chaisecapitonnée, reprit les deux journaux, les replongea dansl’enveloppe, et murmura en becquetant avec son ongle le Drapeaublanc : Celui-ci m’a donné du mal pour l’avoir. Celafait, il croisa les jambes et s’étala sur le dos, attitude propreaux gens sûrs de ce qu’ils disent, puis entra en matière, gravementet en appuyant sur les mots :

– Monsieur le baron, le 6 juin 1832, il ya un an environ, le jour de l’émeute, un homme était dans le GrandÉgout de Paris, du côté où l’égout vient rejoindre la Seine, entrele pont des Invalides et le pont d’Iéna.

Marius rapprocha brusquement sa chaise decelle de Thénardier. Thénardier remarqua ce mouvement et continuaavec la lenteur d’un orateur qui tient son interlocuteur et quisent la palpitation de son adversaire sous ses paroles :

– Cet homme, forcé de se cacher, pour desraisons du reste étrangères à la politique, avait pris l’égout pourdomicile et en avait une clef. C’était, je le répète, le 6juin ; il pouvait être huit heures du soir. L’homme entenditdu bruit dans l’égout. Très surpris, il se blottit, et guetta.C’était un bruit de pas, on marchait dans l’ombre, on venait de soncôté. Chose étrange, il y avait dans l’égout un autre homme quelui. La grille de sortie de l’égout n’était pas loin. Un peu delumière qui en venait lui permit de reconnaître le nouveau venu etde voir que cet homme portait quelque chose sur son dos. Ilmarchait courbé. L’homme qui marchait courbé était un ancienforçat, et ce qu’il traînait sur ses épaules était un cadavre.Flagrant délit d’assassinat, s’il en fut. Quant au vol, il va desoi ; on ne tue pas un homme gratis. Ce forçat allait jeter cecadavre à la rivière. Un fait à noter, c’est qu’avant d’arriver àla grille de sortie, ce forçat, qui venait de loin dans l’égout,avait nécessairement rencontré une fondrière épouvantable où ilsemble qu’il eût pu laisser le cadavre ; mais, dès lelendemain, les égoutiers, en travaillant à la fondrière, y auraientretrouvé l’homme assassiné, et ce n’était pas le compte del’assassin. Il avait mieux aimé traverser la fondrière, avec sonfardeau, et ses efforts ont dû être effrayants, il est impossiblede risquer plus complètement sa vie ; je ne comprends pasqu’il soit sorti de là vivant.

La chaise de Marius se rapprocha encore.Thénardier en profita pour respirer longuement. Ilpoursuivit :

– Monsieur le baron, un égout n’est pasle Champ de Mars. On y manque de tout, et même de place. Quand deuxhommes sont là, il faut qu’ils se rencontrent. C’est ce qui arriva.Le domicilié et le passant furent forcés de se dire bonjour, àregret l’un et l’autre. Le passant dit au domicilié : – Tuvois ce que j’ai sur le dos, il faut que je sorte, tu as la clef,donne-la-moi. Ce forçat était un homme d’une force terrible.Il n’y avait pas à refuser. Pourtant celui qui avait la clefparlementa, uniquement pour gagner du temps. Il examina ce mort,mais il ne put rien voir, sinon qu’il était jeune, bien mis, l’aird’un riche, et tout défiguré par le sang. Tout en causant, iltrouva moyen de déchirer et d’arracher par derrière, sans quel’assassin s’en aperçût, un morceau de l’habit de l’hommeassassiné. Pièce à conviction, vous comprenez ; moyen deressaisir la trace des choses et de prouver le crime au criminel.Il mit la pièce à conviction dans sa poche. Après quoi il ouvrit lagrille, fit sortir l’homme avec son embarras sur le dos, referma lagrille et se sauva, se souciant peu d’être mêlé au surplus del’aventure et surtout ne voulant pas être là quand l’assassinjetterait l’assassiné à la rivière. Vous comprenez à présent. Celuiqui portait le cadavre, c’est Jean Valjean ; celui qui avaitla clef vous parle en ce moment ; et le morceau del’habit…

Thénardier acheva la phrase en tirant de sapoche et en tenant, à la hauteur de ses yeux, pincé entre ses deuxpouces et ses deux index, un lambeau de drap noir déchiqueté, toutcouvert de taches sombres.

Marius s’était levé, pâle, respirant à peine,l’œil fixé sur le morceau de drap noir, et, sans prononcer uneparole, sans quitter ce haillon du regard, il reculait vers le muret, de sa main droite étendue derrière lui, cherchait en tâtonnantsur la muraille une clef qui était à la serrure d’un placard prèsde la cheminée. Il trouva cette clef, ouvrit le placard, et yenfonça son bras sans y regarder, et sans que sa prunelle effaréese détachât du chiffon que Thénardier tenait déployé.

Cependant Thénardier continuait :

– Monsieur le baron, j’ai les plus fortesraisons de croire que le jeune homme assassiné était un opulentétranger attiré par Jean Valjean dans un piège et porteur d’unesomme énorme.

– Le jeune homme était moi, et voicil’habit ! cria Marius, et il jeta sur le parquet un vieilhabit noir tout sanglant.

Puis, arrachant le morceau des mains deThénardier, il s’accroupit sur l’habit, et rapprocha du pandéchiqueté le morceau déchiré. La déchirure s’adaptait exactement,et le lambeau complétait l’habit.

Thénardier était pétrifié. Il pensaceci : Je suis épaté.

Marius se redressa frémissant, désespéré,rayonnant.

Il fouilla dans sa poche, et marcha, furieux,vers Thénardier, lui présentant et lui appuyant presque sur levisage son poing rempli de billets de cinq cents francs et de millefrancs.

– Vous êtes un infâme ! vous êtes unmenteur, un calomniateur, un scélérat. Vous veniez accuser cethomme, vous l’avez justifié ; vous vouliez le perdre, vousn’avez réussi qu’à le glorifier. Et c’est vous qui êtes unvoleur ! Et c’est vous qui êtes un assassin ! Je vous aivu, Thénardier Jondrette, dans ce bouge du boulevard de l’Hôpital.J’en sais assez sur vous pour vous envoyer au bagne, et plus loinmême, si je voulais. Tenez, voilà mille francs, sacripant que vousêtes !

Et il jeta un billet de mille francs àThénardier.

– Ah ! Jondrette Thénardier, vilcoquin ! que ceci vous serve de leçon, brocanteur de secrets,marchand de mystères, fouilleur de ténèbres, misérable !Prenez ces cinq cents francs, et sortez d’ici ! Waterloo vousprotège.

– Waterloo ! grommela Thénardier, enempochant les cinq cents francs avec les mille francs.

– Oui, assassin ! vous y avez sauvéla vie à un colonel…

– À un général, dit Thénardier, enrelevant la tête.

– À un colonel ! reprit Marius avecemportement. Je ne donnerais pas un liard pour un général. Et vousveniez ici faire des infamies ! Je vous dis que vous avezcommis tous les crimes. Partez ! disparaissez ! Soyezheureux seulement, c’est tout ce que je désire. Ah !monstre ! Voilà encore trois mille francs. Prenez-les. Vouspartirez dès demain, pour l’Amérique, avec votre fille ; carvotre femme est morte, abominable menteur ! Je veillerai àvotre départ, bandit, et je vous compterai à ce moment-là vingtmille francs. Allez vous faire pendre ailleurs !

– Monsieur le baron, répondit Thénardieren saluant jusqu’à terre, reconnaissance éternelle.

Et Thénardier sortit, n’y concevant rien,stupéfait et ravi de ce doux écrasement sous des sacs d’or et decette foudre éclatant sur sa tête en billets de banque.

Foudroyé, il l’était, mais contentaussi ; et il eût été très fâché d’avoir un paratonnerrecontre cette foudre-là.

Finissons-en tout de suite avec cet homme.Deux jours après les événements que nous racontons en ce moment, ilpartit, par les soins de Marius, pour l’Amérique, sous un faux nom,avec sa fille Azelma, muni d’une traite de vingt mille francs surNew York. La misère morale de Thénardier, ce bourgeois manqué,était irrémédiable ; il fut en Amérique ce qu’il était enEurope. Le contact d’un méchant homme suffit quelquefois pourpourrir une bonne action et pour en faire sortir une chosemauvaise. Avec l’argent de Marius, Thénardier se fitnégrier[118].

Dès que Thénardier fut dehors, Marius courutau jardin où Cosette se promenait encore.

– Cosette ! Cosette !cria-t-il. Viens ! viens vite. Partons. Basque, unfiacre ! Cosette, viens. Ah ! mon Dieu ! C’est luiqui m’avait sauvé la vie ! Ne perdons pas une minute !Mets ton châle.

Cosette le crut fou, et obéit.

Il ne respirait pas, il mettait la main surson cœur pour en comprimer les battements. Il allait et venait àgrands pas, il embrassait Cosette : – Ah ! Cosette !je suis un malheureux ! disait-il.

Marius était éperdu. Il commençait à entrevoirdans ce Jean Valjean on ne sait quelle haute et sombre figure. Unevertu inouïe lui apparaissait, suprême et douce, humble dans sonimmensité. Le forçat se transfigurait en Christ. Marius avaitl’éblouissement de ce prodige. Il ne savait pas au juste ce qu’ilvoyait, mais c’était grand.

En un instant, un fiacre fut devant la porte.Marius y fit monter Cosette et s’y élança.

– Cocher, dit-il, rue de l’Homme-Armé,numéro 7.

Le fiacre partit.

– Ah ! quel bonheur ! fitCosette, rue de l’Homme-Armé. Je n’osais plus t’en parler. Nousallons voir monsieur Jean.

– Ton père, Cosette ! ton père plusque jamais. Cosette, je devine. Tu m’as dit que tu n’avais jamaisreçu la lettre que je t’avais envoyée par Gavroche. Elle seratombée dans ses mains. Cosette, il est allé à la barricade, pour mesauver. Comme c’est son besoin d’être un ange, en passant, il en asauvé d’autres ; il a sauvé Javert. Il m’a tiré de ce gouffrepour me donner à toi. Il m’a porté sur son dos dans cet effroyableégout. Ah ! je suis un monstrueux ingrat. Cosette, après avoirété ta providence, il a été la mienne. Figure-toi qu’il y avait unefondrière épouvantable, à s’y noyer cent fois, à se noyer dans laboue, Cosette ! il me l’a fait traverser. J’étaisévanoui ; je ne voyais rien, je n’entendais rien, je nepouvais rien savoir de ma propre aventure. Nous allons le ramener,le prendre avec nous, qu’il le veuille ou non, il ne nous quitteraplus. Pourvu qu’il soit chez lui ! Pourvu que nous letrouvions ! Je passerai le reste de ma vie à le vénérer. Oui,ce doit être cela, vois-tu, Cosette ? C’est à lui que Gavrocheaura remis ma lettre. Tout s’explique. Tu comprends.

Cosette ne comprenait pas un mot.

– Tu as raison, lui dit-elle.

Cependant le fiacre roulait.

Chapitre V – Nuit derrière laquelle il ya le jour

Au coup qu’il entendit frapper à sa porte,Jean Valjean se retourna.

– Entrez, dit-il faiblement.

La porte s’ouvrit. Cosette et Mariusparurent.

Cosette se précipita dans la chambre.

Marius resta sur le seuil, debout, appuyécontre le montant de la porte.

– Cosette ! dit Jean Valjean, et ilse dressa sur sa chaise, les bras ouverts et tremblants, hagard,livide, sinistre, une joie immense dans les yeux.

Cosette, suffoquée d’émotion, tomba sur lapoitrine de Jean Valjean.

– Père ! dit-elle.

Jean Valjean, bouleversé, bégayait :

– Cosette ! elle ! vous,madame ! c’est toi ! Ah mon Dieu !

Et, serré dans les bras de Cosette, ils’écria :

– C’est toi ! tu es là ! Tu mepardonnes donc !

Marius, baissant les paupières pour empêcherses larmes de couler, fit un pas et murmura entre ses lèvrescontractées convulsivement pour arrêter les sanglots :

– Mon père !

– Et vous aussi, vous me pardonnez !dit Jean Valjean.

Marius ne put trouver une parole, et JeanValjean ajouta : – Merci.

Cosette arracha son châle et jeta son chapeausur le lit.

– Cela me gêne, dit-elle.

Et, s’asseyant sur les genoux du vieillard,elle écarta ses cheveux blancs d’un mouvement adorable, et luibaisa le front.

Jean Valjean se laissait faire, égaré.

Cosette, qui ne comprenait que trèsconfusément, redoublait ses caresses, comme si elle voulait payerla dette de Marius.

Jean Valjean balbutiait :

– Comme on est bête ! Je croyais queje ne la verrais plus. Figurez-vous, monsieur Pontmercy, qu’aumoment où vous êtes entré, je me disais : C’est fini. Voilà sapetite robe, je suis un misérable homme, je ne verrai plus Cosette,je disais cela au moment même où vous montiez l’escalier. Étais-jeidiot ! Voilà comme on est idiot ! Mais on compte sans lebon Dieu. Le bon Dieu dit : Tu t’imagines qu’on vat’abandonner, bêta ! Non, non, ça ne se passera pas comme ça.Allons, il y a là un pauvre bonhomme qui a besoin d’un ange. Etl’ange vient ; et l’on revoit sa Cosette, et l’on revoit sapetite Cosette ! Ah ! j’étais bien malheureux !

Il fut un moment sans pouvoir parler, puis ilpoursuivit :

– J’avais vraiment besoin de voir Cosetteune petite fois de temps en temps. Un cœur, cela veut un os àronger. Cependant je sentais bien que j’étais de trop. Je medonnais des raisons : Ils n’ont pas besoin de toi, reste danston coin, on n’a pas le droit de s’éterniser. Ah ! Dieu béni,je la revois ! Sais-tu, Cosette, que ton mari est trèsbeau ? Ah ! tu as un joli col brodé, à la bonne heure.J’aime ce dessin-là. C’est ton mari qui l’a choisi, n’est-cepas ? Et puis, il te faudra des cachemires. MonsieurPontmercy, laissez-moi la tutoyer. Ce n’est pas pour longtemps.

Et Cosette reprenait :

– Quelle méchanceté de nous avoir laisséscomme cela ! Où êtes-vous donc allé ? pourquoi avez-vousété si longtemps ? Autrefois vos voyages ne duraient pas plusde trois ou quatre jours. J’ai envoyé Nicolette, on répondaittoujours : Il est absent. Depuis quand êtes-vous revenu ?Pourquoi ne pas nous l’avoir fait savoir ? Savez-vous que vousêtes très changé ? Ah ! le vilain père ! il a étémalade, et nous ne l’avons pas su ! Tiens, Marius, tâte samain comme elle est froide !

– Ainsi vous voilà ! MonsieurPontmercy, vous me pardonnez ! répéta Jean Valjean.

À ce mot, que Jean Valjean venait de redire,tout ce qui se gonflait dans le cœur de Marius trouva une issue, iléclata :

– Cosette, entends-tu ? il en estlà ! il me demande pardon. Et sais-tu ce qu’il m’a fait,Cosette ? Il m’a sauvé la vie. Il a fait plus. Il t’a donnée àmoi. Et après m’avoir sauvé et après t’avoir donnée à moi, Cosette,qu’a-t-il fait de lui-même ? il s’est sacrifié. Voilàl’homme[119]. Et, à moi l’ingrat, à moil’oublieux, à moi l’impitoyable, à moi le coupable, il medit : Merci ! Cosette, toute ma vie passée aux pieds decet homme, ce sera trop peu. Cette barricade, cet égout, cettefournaise, ce cloaque, il a tout traversé pour moi, pour toi,Cosette ! Il m’a emporté à travers toutes les morts qu’ilécartait de moi et qu’il acceptait pour lui. Tous les courages,toutes les vertus, tous les héroïsmes, toutes les saintetés, il lesa ! Cosette, cet homme-là, c’est l’ange !

– Chut ! chut ! dit tout basJean Valjean. Pourquoi dire tout cela ?

– Mais vous ! s’écria Marius avecune colère où il y avait de la vénération, pourquoi ne l’avez-vouspas dit ? C’est votre faute aussi. Vous sauvez la vie auxgens, et vous le leur cachez ! Vous faites plus, sous prétextede vous démasquer, vous vous calomniez. C’est affreux.

– J’ai dit la vérité, répondit JeanValjean.

– Non, reprit Marius, la vérité, c’esttoute la vérité ; et vous ne l’avez pas dite. Vous étiezmonsieur Madeleine, pourquoi ne pas l’avoir dit ? Vous aviezsauvé Javert, pourquoi ne pas l’avoir dit ? Je vous devais lavie, pourquoi ne pas l’avoir dit ?

– Parce que je pensais comme vous. Jetrouvais que vous aviez raison. Il fallait que je m’en allasse. Sivous aviez su cette affaire de l’égout, vous m’auriez fait resterprès de vous. Je devais donc me taire. Si j’avais parlé, celaaurait tout gêné.

– Gêné quoi ! gêné qui !repartit Marius. Est-ce que vous croyez que vous allez resterici ? Nous vous emmenons. Ah ! mon Dieu ! quand jepense que c’est par hasard que j’ai appris tout cela ! Nousvous emmenons. Vous faites partie de nous-mêmes. Vous êtes son pèreet le mien. Vous ne passerez pas dans cette affreuse maison un jourde plus. Ne vous figurez pas que vous serez demain ici.

– Demain, dit Jean Valjean, je ne seraipas ici, mais je ne serai pas chez vous.

– Que voulez-vous dire ? répliquaMarius. Ah çà, nous ne permettons plus de voyage. Vous ne nousquitterez plus. Vous nous appartenez. Nous ne vous lâchons pas.

– Cette fois-ci, c’est pour de bon,ajouta Cosette. Nous avons une voiture en bas. Je vous enlève. S’ille faut, j’emploierai la force.

Et, riant, elle fit le geste de soulever levieillard dans ses bras.

– Il y a toujours votre chambre dansnotre maison, poursuivit-elle. Si vous saviez comme le jardin estjoli dans ce moment-ci ! Les azalées y viennent très bien. Lesallées sont sablées avec du sable de rivière ; il y a depetits coquillages violets. Vous mangerez de mes fraises. C’est moiqui les arrose. Et plus de madame, et plus de monsieur Jean, noussommes en république, tout le monde se dit tu, n’est-cepas, Marius ? Le programme est changé. Si vous saviez, père,j’ai eu un chagrin, il y avait un rouge-gorge qui avait fait sonnid dans un trou du mur, un horrible chat me l’a mangé. Mon pauvrejoli petit rouge-gorge qui mettait sa tête à sa fenêtre et qui meregardait ! J’en ai pleuré. J’aurais tué le chat ! Maismaintenant personne ne pleure plus. Tout le monde rit, tout lemonde est heureux. Vous allez venir avec nous. Comme le grand-pèreva être content ! Vous aurez votre carré dans le jardin, vousle cultiverez, et nous verrons si vos fraises sont aussi belles queles miennes. Et puis, je ferai tout ce que vous voudrez, et puis,vous m’obéirez bien.

Jean Valjean l’écoutait sans l’entendre. Ilentendait la musique de sa voix plutôt que le sens de sesparoles ; une de ces grosses larmes, qui sont les sombresperles de l’âme, germait lentement dans son œil. Ilmurmura :

– La preuve que Dieu est bon, c’est quela voilà.

– Mon père ! dit Cosette.

Jean Valjean continua :

– C’est bien vrai que ce serait charmantde vivre ensemble. Ils ont des oiseaux plein leurs arbres. Je mepromènerais avec Cosette. Être des gens qui vivent, qui se disentbonjour, qui s’appellent dans le jardin, c’est doux. On se voit dèsle matin. Nous cultiverions chacun un petit coin. Elle me feraitmanger ses fraises, je lui ferais cueillir mes roses. Ce seraitcharmant. Seulement…

Il s’interrompit, et dit doucement :

– C’est dommage.

La larme ne tomba pas, elle rentra, et JeanValjean la remplaça par un sourire.

Cosette prit les deux mains du vieillard dansles siennes.

– Mon Dieu ! dit-elle, vos mainssont encore plus froides. Est-ce que vous êtes malade ? Est-ceque vous souffrez ?

– Moi ? non, répondit Jean Valjean,je suis très bien. Seulement…

Il s’arrêta.

– Seulement quoi ?

– Je vais mourir tout à l’heure.

Cosette et Marius frissonnèrent.

– Mourir ! s’écria Marius.

– Oui, mais ce n’est rien, dit JeanValjean.

Il respira, sourit, et reprit :

– Cosette, tu me parlais, continue, parleencore, ton petit rouge-gorge est donc mort, parle, que j’entendeta voix !

Marius pétrifié regardait le vieillard.

Cosette poussa un cri déchirant.

– Père ! mon père ! vousvivrez. Vous allez vivre. Je veux que vous viviez,entendez-vous !

Jean Valjean leva la tête vers elle avecadoration.

– Oh oui, défends-moi de mourir. Quisait ? j’obéirai peut-être. J’étais en train de mourir quandvous êtes arrivés. Cela m’a arrêté, il m’a semblé que jerenaissais.

– Vous êtes plein de force et de vie,s’écria Marius. Est-ce que vous vous imaginez qu’on meurt commecela ? Vous avez eu du chagrin, vous n’en aurez plus. C’estmoi qui vous demande pardon, et à genoux encore ! Vous allezvivre, et vivre avec nous, et vivre longtemps. Nous vous reprenons.Nous sommes deux ici qui n’aurons désormais qu’une pensée, votrebonheur !

– Vous voyez bien, reprit Cosette tout enlarmes, que Marius dit que vous ne mourrez pas.

Jean Valjean continuait de sourire.

– Quand vous me reprendriez, monsieurPontmercy, cela ferait-il que je ne sois pas ce que je suis ?Non, Dieu a pensé comme vous et moi, et il ne change pasd’avis ; il est utile que je m’en aille. La mort est un bonarrangement. Dieu sait mieux que nous ce qu’il nous faut. Que voussoyez heureux, que monsieur Pontmercy ait Cosette, que la jeunesseépouse le matin, qu’il y ait autour de vous, mes enfants, des lilaset des rossignols, que votre vie soit une belle pelouse avec dusoleil, que tous les enchantements du ciel vous remplissent l’âme,et maintenant, moi qui ne suis bon à rien, que je meure, il est sûrque tout cela est bien. Voyez-vous, soyons raisonnables, il n’y aplus rien de possible maintenant, je sens tout à fait que c’estfini. Il y a une heure, j’ai eu un évanouissement. Et puis, cettenuit, j’ai bu tout ce pot d’eau qui est là. Comme ton mari est bon,Cosette ! tu es bien mieux qu’avec moi.

Un bruit se fit à la porte. C’était le médecinqui entrait.

– Bonjour et adieu, docteur, dit JeanValjean. Voici mes pauvres enfants.

Marius s’approcha du médecin. Il lui adressace seul mot : Monsieur ?… mais dans la manière de leprononcer, il y avait une question complète.

Le médecin répondit à la question par un coupd’œil expressif.

– Parce que les choses déplaisent, ditJean Valjean, ce n’est pas une raison pour être injuste enversDieu.

Il y eut un silence. Toutes les poitrinesétaient oppressées.

Jean Valjean se tourna vers Cosette. Il se mità la contempler comme s’il voulait en prendre pour l’éternité. À laprofondeur d’ombre où il était déjà descendu, l’extase lui étaitencore possible en regardant Cosette. La réverbération de ce douxvisage illuminait sa face pâle. Le sépulcre peut avoir sonéblouissement.

Le médecin lui tâta le pouls.

– Ah ! c’est vous qu’il luifallait ! murmura-t-il en regardant Cosette et Marius.

Et, se penchant à l’oreille de Marius, ilajouta très bas :

– Trop tard.

Jean Valjean, presque sans cesser de regarderCosette, considéra Marius et le médecin avec sérénité. On entenditsortir de sa bouche cette parole à peine articulée :

– Ce n’est rien de mourir ; c’estaffreux de ne pas vivre.

Tout à coup il se leva. Ces retours de forcesont quelquefois un signe même de l’agonie. Il marcha d’un pasferme à la muraille, écarta Marius et le médecin qui voulaientl’aider, détacha du mur le petit crucifix de cuivre qui y étaitsuspendu, revint s’asseoir avec toute la liberté de mouvement de lapleine santé, et dit d’une voix haute en posant le crucifix sur latable :

– Voilà le grand martyr.

Puis sa poitrine s’affaissa, sa tête eut unevacillation, comme si l’ivresse de la tombe le prenait, et ses deuxmains, posées sur ses genoux, se mirent à creuser de l’onglel’étoffe de son pantalon.

Cosette lui soutenait les épaules, etsanglotait, et tâchait de lui parler sans pouvoir y parvenir. Ondistinguait, parmi les mots mêlés à cette salive lugubre quiaccompagne les larmes, des paroles comme celles-ci : –Père ! ne nous quittez pas. Est-il possible que nous ne vousretrouvions que pour vous perdre ?

On pourrait dire que l’agonie serpente. Elleva, vient, s’avance vers le sépulcre, et se retourne vers la vie.Il y a du tâtonnement dans l’action de mourir.

Jean Valjean, après cette demi-syncope, seraffermit, secoua son front comme pour en faire tomber lesténèbres, et redevint presque pleinement lucide. Il prit un pan dela manche de Cosette et le baisa.

– Il revient ! docteur, ilrevient ! cria Marius.

– Vous êtes bons tous les deux, dit JeanValjean. Je vais vous dire ce qui m’a fait de la peine. Ce qui m’afait de la peine, monsieur Pontmercy, c’est que vous n’ayez pasvoulu toucher à l’argent. Cet argent-là est bien à votre femme. Jevais vous expliquer, mes enfants, c’est même pour cela que je suiscontent de vous voir. Le jais noir vient d’Angleterre, le jaisblanc vient de Norvège. Tout ceci est dans le papier que voilà, quevous lirez. Pour les bracelets, j’ai inventé de remplacer lescoulants en tôle soudée par des coulants en tôle rapprochée. C’estplus joli, meilleur, et moins cher. Vous comprenez tout l’argentqu’on peut gagner. La fortune de Cosette est donc bien à elle. Jevous donne ces détails-là pour que vous ayez l’esprit en repos.

La portière était montée et regardait par laporte entrebâillée. Le médecin la congédia, mais il ne put empêcherqu’avant de disparaître cette bonne femme zélée ne criât aumourant :

– Voulez-vous un prêtre ?

– J’en ai un, répondit Jean Valjean.

Et, du doigt, il sembla désigner un pointau-dessus de sa tête où l’on eût dit qu’il voyait quelqu’un.

Il est probable que l’évêque en effetassistait à cette agonie.

Cosette, doucement, lui glissa un oreillersous les reins.

Jean Valjean reprit :

– Monsieur Pontmercy, n’ayez pas decrainte, je vous en conjure. Les six cent mille francs sont bien àCosette. J’aurais donc perdu ma vie si vous n’en jouissiezpas ! Nous étions parvenus à faire très bien cetteverroterie-là. Nous rivalisions avec ce qu’on appelle les bijoux deBerlin. Par exemple, on ne peut pas égaler le verre noird’Allemagne. Une grosse, qui contient douze cents grains très bientaillés, ne coûte que trois francs.

Quand un être qui nous est cher va mourir, onle regarde avec un regard qui se cramponne à lui et qui voudrait leretenir. Tous deux, muets d’angoisse, ne sachant que dire à lamort, désespérés et tremblants, étaient debout devant lui, Cosettedonnant la main à Marius.

D’instant en instant, Jean Valjean déclinait.Il baissait ; il se rapprochait de l’horizon sombre. Sonsouffle était devenu intermittent ; un peu de râlel’entrecoupait. Il avait de la peine à déplacer son avant-bras, sespieds avaient perdu tout mouvement, et en même temps que la misèredes membres et l’accablement du corps croissait, toute la majestéde l’âme montait et se déployait sur son front. La lumière du mondeinconnu était déjà visible dans sa prunelle.

Sa figure blêmissait et en même tempssouriait. La vie n’était plus là, il y avait autre chose. Sonhaleine tombait, son regard grandissait. C’était un cadavre auquelon sentait des ailes.

Il fit signe à Cosette d’approcher, puis àMarius ; c’était évidemment la dernière minute de la dernièreheure, et il se mit à leur parler d’une voix si faible qu’ellesemblait venir de loin, et qu’on eût dit qu’il y avait dès àprésent une muraille entre eux et lui.

– Approche, approchez tous deux. Je vousaime bien. Oh ! c’est bon de mourir comme cela ! Toiaussi, tu m’aimes, ma Cosette. Je savais bien que tu avais toujoursde l’amitié pour ton vieux bonhomme. Comme tu es gentille dem’avoir mis ce coussin sous les reins ! Tu me pleureras unpeu, n’est-ce pas ? Pas trop. Je ne veux pas que tu aies devrais chagrins. Il faudra vous amuser beaucoup, mes enfants. J’aioublié de vous dire que sur les boucles sans ardillons on gagnaitencore plus que sur tout le reste. La grosse, les douze douzaines,revenait à dix francs, et se vendait soixante. C’était vraiment unbon commerce. Il ne faut donc pas s’étonner des six cent millefrancs, monsieur Pontmercy. C’est de l’argent honnête. Vous pouvezêtre riches tranquillement. Il faudra avoir une voiture, de tempsen temps une loge aux théâtres, de belles toilettes de bal, maCosette, et puis donner de bons dîners à vos amis, être trèsheureux. J’écrivais tout à l’heure à Cosette. Elle trouvera malettre. C’est à elle que je lègue les deux chandeliers qui sont surla cheminée. Ils sont en argent ; mais pour moi ils sont enor, ils sont en diamant ; ils changent les chandelles qu’on ymet, en cierges. Je ne sais pas si celui qui me les a donnés estcontent de moi là-haut. J’ai fait ce que j’ai pu. Mes enfants, vousn’oublierez pas que je suis un pauvre, vous me ferez enterrer dansle premier coin de terre venu sous une pierre pour marquerl’endroit. C’est là ma volonté. Pas de nom sur la pierre. SiCosette veut venir un peu quelquefois, cela me fera plaisir. Vousaussi, monsieur Pontmercy. Il faut que je vous avoue que je ne vousai pas toujours aimé ; je vous en demande pardon. Maintenant,elle et vous, vous n’êtes qu’un pour moi. Je vous suis trèsreconnaissant. Je sens que vous rendez Cosette heureuse. Si voussaviez, monsieur Pontmercy, ses belles joues roses, c’était majoie ; quand je la voyais un peu pâle, j’étais triste. Il y adans la commode un billet de cinq cents francs. Je n’y ai pastouché. C’est pour les pauvres. Cosette, vois-tu ta petite robe,là, sur le lit ? la reconnais-tu ? Il n’y a pourtant quedix ans de cela. Comme le temps passe ! Nous avons été bienheureux. C’est fini. Mes enfants, ne pleurez pas, je ne vais pastrès loin. Je vous verrai de là. Vous n’aurez qu’à regarder quandil fera nuit, vous me verrez sourire. Cosette, te rappelles-tuMontfermeil ? Tu étais dans le bois, tu avais bien peur ;te rappelles-tu quand j’ai pris l’anse du seau d’eau ? C’estla première fois que j’ai touché ta pauvre petite main. Elle étaitsi froide ! Ah ! vous aviez les mains rouges dans cetemps-là, mademoiselle, vous les avez bien blanches maintenant. Etla grande poupée ! te rappelles-tu ? Tu la nommaisCatherine. Tu regrettais de ne pas l’avoir emmenée aucouvent ! Comme tu m’as fait rire des fois, mon douxange ! Quand il avait plu, tu embarquais sur les ruisseaux desbrins de paille, et tu les regardais aller. Un jour, je t’ai donnéune raquette en osier, et un volant avec des plumes jaunes, bleues,vertes. Tu l’as oublié, toi. Tu étais si espiègle toutepetite ! Tu jouais. Tu te mettais des cerises aux oreilles. Cesont là des choses du passé. Les forêts où l’on a passé avec sonenfant, les arbres où l’on s’est promené, les couvents où l’ons’est caché, les jeux, les bons rires de l’enfance, c’est del’ombre. Je m’étais imaginé que tout cela m’appartenait. Voilà oùétait ma bêtise. Ces Thénardier ont été méchants. Il faut leurpardonner. Cosette, voici le moment venu de te dire le nom de tamère. Elle s’appelait Fantine. Retiens ce nom-là : – Fantine.Mets-toi à genoux toutes les fois que tu le prononceras. Elle abien souffert. Elle t’a bien aimée. Elle a eu en malheur tout ceque tu as en bonheur. Ce sont les partages de Dieu. Il est là-haut,il nous voit tous, et il sait ce qu’il fait au milieu de sesgrandes étoiles. Je vais donc m’en aller, mes enfants. Aimez-vousbien toujours. Il n’y a guère autre chose que cela dans lemonde : s’aimer. Vous penserez quelquefois au pauvre vieux quiest mort ici. Ô ma Cosette ! ce n’est pas ma faute, va, si jene t’ai pas vue tous ces temps-ci, cela me fendait le cœur ;j’allais jusqu’au coin de ta rue, je devais faire un drôle d’effetaux gens qui me voyaient passer, j’étais comme fou, une fois jesuis sorti sans chapeau. Mes enfants, voici que je ne vois plustrès clair, j’avais encore des choses à dire, mais c’est égal.Pensez un peu à moi. Vous êtes des êtres bénis. Je ne sais pas ceque j’ai, je vois de la lumière. Approchez encore. Je meursheureux. Donnez-moi vos chères têtes bien-aimées, que je mette mesmains dessus.

Cosette et Marius tombèrent à genoux, éperdus,étouffés de larmes, chacun sur une des mains de Jean Valjean. Cesmains augustes ne remuaient plus.

Il était renversé en arrière, la lueur desdeux chandeliers l’éclairait ; sa face blanche regardait leciel, il laissait Cosette et Marius couvrir ses mains debaisers ; il était mort.

La nuit était sans étoiles et profondémentobscure. Sans doute, dans l’ombre, quelque ange immense étaitdebout, les ailes déployées, attendant l’âme.

Chapitre VI – L’herbe cache et la pluieefface

Il y a, au cimetière du Père-Lachaise, auxenvirons de la fosse commune, loin du quartier élégant de cetteville des sépulcres, loin de tous ces tombeaux de fantaisie quiétalent en présence de l’éternité les hideuses modes de la mort,dans un angle désert, le long d’un vieux mur, sous un grand ifauquel grimpent, parmi les chiendents et les mousses, les liserons,une pierre. Cette pierre n’est pas plus exempte que les autres deslèpres du temps, de la moisissure, du lichen, et des fientesd’oiseaux. L’eau la verdit, l’air la noircit. Elle n’est voisined’aucun sentier, et l’on n’aime pas aller de ce côté-là, parce quel’herbe est haute et qu’on a tout de suite les piedsmouillés[120]. Quand il y a un peu de soleil, leslézards y viennent. Il y a, tout autour, un frémissement de follesavoines. Au printemps, les fauvettes chantent dans l’arbre.

Cette pierre est toute nue. On n’a songé en lataillant qu’au nécessaire de la tombe, et l’on n’a pris d’autresoin que de faire cette pierre assez longue et assez étroite pourcouvrir un homme.

On n’y lit aucun nom.

Seulement, voilà de cela bien des années déjà,une main y a écrit au crayon ces quatre vers qui sont devenus peu àpeu illisibles sous la pluie et la poussière, et qui probablementsont aujourd’hui effacés :

Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,

Il vivait. Il mourut quand il n’eut plus sonange ;

La chose simplement d’elle-même arriva,

Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va.

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Tags: Victor Hugo